Les grandes comdies
Il y a trois uvres o Molire semble avoir atteint nonseulement lidal quil se proposait, mais lidal mme de ce quon a raill sous le nom de grand art : cest le Misanthrope, Tartuffe et Dom Juan ou le Festin de Pierre.i L, il nous offre non-seulement les exemplaires les plus admirables de son gnie, mais les plus admirables peut-tre du thtre universel. Nulle part, dans aucune langue, on ne trouverait en effet tant de puissance unie tant de bon sens, une pondration telle, une telle mesure jointe une telle profondeur de pense, une justesse de ton aussi profonde, une prcision, une clart, une harmonie aussi tonnantes. Le Misanthrope est luvre o Molire a sans doute mis le plus de lui-mme. On a cherch dans les traits de M. de Montausier le portrait dAlceste. Ce portrait, Molire le portait dans son propre cur. Lamour dont il brlait pour lindigne Bjart, cest lamour du misanthrope pour Climne. Je suis dcid vivre avec elle comme si elle nexistait pas, disait, en parlant de la femme, Molire Chapelle, son ami, mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez piti de moi ! Ce quil souffrait, on le sait lorsquon coute la plainte mle dAlceste, et la piti que rclamait Molire, on lprouve pour lhonnte homme quune coquette soufflette, pour ainsi dire, ou nargue du bout de son ventail. Je ne sait rien de plus tragique que cette confession publique dun homme qui vient dire a une
foule : Voici quelles tortures supporte un homme de bien bafou par une coquine, et moquez-vous-en ensuite, sil vous plat de le faire ! Quant la raillerie de la misanthropie quon a voulu y voir, elle est luvre de lauteur dramatique, non du philosophe. Molire, comme Cervantes, bafouait son hros tout en ladorant. Il ne dtestait point, il ne pouvait dtester la misanthropie, ce travers de lesprit humain ou plutt de lme humaine, qui nat toujours de lexagration dune honntet ou de lgitimes espoirs dus. Branger, qui tait loin de dtester les hommes, a dit de la misanthropie : La misanthropie nest quun amour rentr . Cela est trs vrai. Il faut avoir beaucoup aim les hommes, avoir mis en eux une foi profonde et une vaste esprance, pour en arriver les har comme le Timon dAthnes de Shakespeare ou comme lAlceste de Molire. Quelquun a dit, propos de misanthropie, avec assez de justesse, que les femmes ne sont jamais atteintes par la misanthropie : jeunes, elles lui chappent par le cur, elles ont toujours aimer ; plus avances en ge, elles lui chappent encore, car elles se consolent du prsent par les souvenances du pass. Il y a, en effet, chez la femme, un besoin naturel de dvouement qui empche la misanthropie de se dvelopper ltat aigu, si je puis dire ; mais la misanthropie nen existe pas moins dans certains curs fminins, qui sont des curs dlite, seulement elle se
dissimule sous une tristesse souriante qui peut donner le change. Lorsque Madame du Deffant, devenue vieille, parle de sa jeunesse en disant : Du temps que jtais femme , on sent bien, sans chercher, une espce de cruaut dans le regret, mais lesprit, la bonne grce, la rsignation, effacent bientt, comme dun coup daile, toute cette mlancolie. En revanche, si la femme nest point misanthrope, elle cre des misanthropes, et les Climne font les Alceste comme les Armande Bjart font les Molire. Tartuffe est moins intressant peut-tre que le Misanthrope pour ltude de la personnalit mme de Molire, mais il est beaucoup plus complet comme drame. En mars-avril 1664, Molire crit un premier Tartuffe, en trois actes, un moment o les dvots, groups autour de la puissance Compagnie du Saint-Sacrement de lAutel, sont choqus par la vie prive de Louis XIV, amant de Mademoiselle de La Vallire. A loccasion des Plaisirs de lle enchante, en mai de la mme anne, la somptueuse fte donne Versailles par le roi, la troupe de Molire joue La princesse dElide, les Fcheux et Le Tartuffe. Cette dernire uvre connat un vif succs, et les spectateurs cherchent deviner quel contemporain a pu servir de modle au personnage du hros. Aussitt, la cabale mene par la Compagnie du Saint-Sacrement se
dchane avec une violence bien plus grande qu loccasion de la querelle de lEcole des femmes, car cette fois la lutte revt galement une porte doctrinale avec la Querelle de la moralit du thtre , dbat ancien qui se ranime alors. Le parti dvot se lance dans la bataille, avec, sa tte, Anne dAutriche, devenue lennemie de Molire, et remporte une premire victoire en faisant interdire la pice par le roi. Molire entreprend des dmarches pour dfendre son uvre, mais en vain ; il reprend espoir quand un lgat du Pape, le cardinal Chigi, sy montre favorable, aprs une lecture prive. Les amis de Molire se regroupent autour de Madame de La Sablire et de Ninon de Lenclos ; le 14 aot 1665, Louis XIV prend la troupe sous sa protection, et, enfin, Anne dAutriche et Conti meurent peu de jours dintervalle, ce qui dcapite le parti dvot. Molire remanie Le Tartuffe, fait de son hros un lac, Panulphe, et attenue certains passages, de sorte que le roi en autorise verbalement la reprsentation avant son dpart pour les Flandres. Ds sa premire reprsentation en 1664, Tartuffe est interdit ; trois ans plus tard, aprs avoir remani sa pice, Molire la prsente sous le titre Un Imposteur, mais elle est encore interdite. A cette poque, Don Juan fut galement interdit. Enfin, en 1669, entirement remani, Tartuffe tel que nous le connaissons fut publi et jou avec succs. Don Juan cest uvre la plus curieuse et la plus imprvue de Molire.
Dans ce chef duvre de Molire se rencontre les meilleures inspirations de Molire, les plus charmantes sans aucun doute et la fois les plus hardies. La varit des scnes, la faon magistrale avec laquelle lauteur passe du plaisant au tragique, puis ramne au rire la comdie qui sloigne vers le drame tout est parfait, tout est achev. Suprme qualit, en outre : elle est essentiellement moderne, cette pice vivante, et pour ainsi dire contemporaine. De toutes les pices de Molire, Don Juan est assurment celle qui convient le mieux nos gots et nos ides. Cest Tartuffe dramatis. Et ce nest plus seulement le bon sens qui raille ou sindigne, il y a l une grandeur vritable, je ne sais quoi de plus profond, un sentiment plus lev, une conception plus humaine et plus haute. Partout ailleurs il semble, en effet, que le gnie de Molire soit retenu terre, enchan par certaines proccupations dune sagesse bourgeoise, ennemi de lidal et se moquant de toute chimre, comme Sancho peut railler Don Quichotte. Dans Don Juan, au contraire, les liens sont briss ; Molire a donn comme un coup daile et regarde en face les grands problmes. Cest nest plus seulement Sganarelle qui sagite aux cts de son matre, lanant ses lazzis pour gayer le parterre ; cest le bon sens pratique, la croyance aveugle, la superstition regardant le doute avec de gros yeux effars. Matre sceptique et valet crdule deviennent aussitt la personnification des deux sentiments
qui divisent le monde et la comdie, cette fois, nous prsente, dans leur antagonisme ternel, les deux types de lignorant que son ignorance charme, qui sy complat, qui sy carre, et du chercheur que le doute accable, torture et finira par touer. Il tait crit que Don Juan serait le grand fascinateur. Il a sduit le gnie lui-mme. De Tirso de Molina Musset, en passant par Molire et Mozart, il a arrt, fix lattention de tous les crateurs et de tous les critiques. Il est comme un Sphinx moral que chacun veut deviner, ou du moins tudier. Mais le plus complet de ces Don Juan est, mon avis, celui de Molire. Cest quil nest pas seulement Don Juan le coureur de ruelles et laventurier damour, mais encore le libre esprit, lesprit fort, le libertin, comme on disait alors. Il semble en effet que ce type lgendaire ait tourn dans la main de louvrier. Molire, auteur dramatique, se proposait simplement dcrire une pice intressante, curieuse et dramatique, mais le philosophe a prt, je pense, un peu de ses ides ce personnage quil fait beaucoup aimer tout en le faisant beaucoup har.
Il faudrait peut-tre ajouter une quatrime pice celles-ci, lEcole des femmes, une incomparable, cruelle et charmante comdie, o Arnolphe gale Othello.