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Le Concept de Wihdat El Wujud Chez Ibn Tophail Et Moise de Narbonneaboura

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Annales du patrimoine N 02 / 2004

Le concept de wihdat el wujud chez Ibn Tophal et Mose de Narbonne


Abdelmadjid Aboura Universit de Tiaret Aborder les concepts dAltrit, didentit et dAlter nest pas sans ambigut dans le domaine des spiritualits surtout que cette terminologie sest forge la seule lumire des tudes anthropologiques. Nous ne connaissons pas encore des tudes qui ont investi ces concepts dans la thosophie musulmane mis part toutes les investigations sur le soufisme qui curieusement occupent de nos jours des espaces non ngligeables. De ce fait nous allons essayer daborder la question de lAltrit et de spiritualit levant quelques voiles sur cette question de lUnit de lexistence vue sous langle de lAltrit. Nous irons de la simple tymologie la redfinition de lAltrit dans le domaine de la thosophie, puis dpassant le conflit Alter - Ego nous conclurons notre expos sur la grande problmatique de lAltrit : repenser lAltrit qui longtemps fut considre de lexclusivit des sciences anthropologiques. De ltymologie au concept : Le sens classique et commun du terme altrit vient de son tymologie: autrui (lat.) altrui, de alter, l'autre "Autrui" est nom commun, mais utilis comme un nom propre, sans article et toujours au singulier, la manire d'un pronom. En disant autrui la langue distingue - parmi tous les tres diffrents de nous - un tre dfini exclusivement par la proprit de ne pas tre celui qui le dsigne, tout en tant identique lui. Ainsi "autrui" dsigne-t-il quiconque est un autre moi que moi, un alter ego !Autrui est ainsi pens comme tant le mme et un autre, le mme que moi et un autre que moi, ayant un rapport de soi soi, comme moi, sans tre moi ! Cf. Lvinas (1905 - 1995), pour ma part, lAltrit que je conois comme le concept opratoire dfinissant les rapports cognitifs sur lhorizontalit et la verticalit en qute ontologique et identitaire voire civilisationelle est admis dans le domaine de la thosophie musulmane (soufisme thologique) comme le ple (-) par rapport au ple (+) positivisant qui permet lalternance et le dynamisme de la qute vers la vrit immuable et sans alter / ego donc vers Dieu : source contingente de laltrit dans ses diffrents rceptacles (forme et substance) et aussi source originelle de sa propre unicit et unit dans/par ltre, lhomme archtype de lessence mme de la vrit gnostique. Jai choisi de vous parler du contenu doctrinal de Hayy Ibn Yaqdhan car cest lexemple mme du dialogue des religions, la preuve en est l, il a t traduit presque dans toutes les langues indo-europennes et lorsquun
Annales du patrimoine, Mostaganem (Algrie)

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peuple possde cette volont de traduire cest quil cherche le dialogue et la coexistence ontologique La premire traduction hbraque : Elle a t faite par un auteur anonyme au dbut du 13 sicle. Nous n'avons trouv aucune indication sur ce traducteur, si ce n'est par l'intermdiaire du commentaire de Mose de Narbonne fait sur cette mme traduction. Les indices sur les conditions des penseurs juifs ouverts la rflexion sur l'averrosme nous sont donns dans le commentaire de Mose lorsqu'il dit dans son introduction : "Nous avions dj promis ce commentaire de Hayy la fin de notre explication de l'ptre sur la possibilit de la conjonction avec l'intellect agent d'Averros mais nous en fmes empchs par des vicissitudes et par d'autres sujets de la spculation". Nous pouvons deviner le sort de ceux qui osaient se rallier la pense musulmane mme lorsquil sagissait de pures spculations philosophiques : L'inquisition est un phnomne religieux qui npargne aucune religion soumise la doxa de sa paroisse. La premire traduction latine : Elle est de Pococke Edward (1671 et 1700), elle comporte les textes en arabe du rcit de notre auteur sous le titre : Philosophus auto-didactitus, sive epistola ABI jafar ebn thophal de ha ebn yaqdan, qwa ostenditur quomodo ex inferioum contemplative ad superirum notition ratio human asendere possit ex arabia in lingum latina versa ab edwardo pocockio . Cette traduction a t considre comme trs illisible puisquil fallait recourir larabe pour comprendre le contenu. Selon Lon Gauthier, il la qualifie dexacte, mais dune fidlit pousse jusqu la servilit . Nous pouvons l aussi deviner que Pococke voulait restituer le sens exact de loeuvre en sefforant de se substituer lintuition extatique de notre auteur. La premire traduction hollandaise : Elle fut ralise partir de la traduction de Pococke en 1672 sous ce titre : Het Leeven Van Hai Ebn Yakdhan, in het Arabisch beschreven door Abu Jaafar ebn Thophal, en uit de latynsche overzettinge van Eduard Pocock, A.M., in het nederduitsch vertaald . (La seconde dition ajoute Door S.D.B). Concernant ces dernires initiales donnes la fin de la deuxime traduction, elles demeurent une nigme car lues de droite gauche, elles dsignent Benedict de Spinoza. A ce sujet Lon Gauthier nous apporte quelques explications. Le mot de cette nigme a t donn semble-t-il, par W. Meijer, de la Haye, au cours dun article paru en 1920 dans la revue hollandaise de philosophie, tijdschrift voor wijsbegeerte . Lauteur de cet article avait constat, dit-il, quun exemplaire des opra posthuma de Despinosa, appartenant la bibliotheca Rosenthaliana dAmsterdam, tait reli avec une traduction dun auteur arabe du XIIe sicle intitule het leven Hayy ben 4

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yoqdhan, il sagit de Hayy Ibn Yaqdhn dIbn Thophal) (...) Spinosa, ds sa jeunesse, stait de plus en plus cart du systme de Descarte pour fonder sur la philosophie judo-musulmane son propre systme philosophicoreligieux. (...) cest cette conformit de la pense de Spinosa avec celle des philosophes arabes qui le conduisit recommander particulirement le roman dIbn Tophal ses amis, ce qui ensuite a donn lieu la traduction de Johan Bouwmeester et laddition des lettres B.D.S . Rappelons, pour le besoin de notre cause, que Spinosa stait assign comme objectif fondamental, la transmission dun message librateur lgard de toutes les servitudes, un message qui se veut porteur de joie pour donner la connaissance de la nature, cest dire de Dieu. Pour arriver cette station de contemplation de la nature divine des choses, il faut accder celle des causalits qui donnent chaque tre, dont lhomme, sa spcificit. De cette substance essentielle des choses, lhomme ne peut percevoir que deux attributs : Ltendue, cest dire le corps ternel dans une sorte dide platonicienne et la pense qui ne peut apprhender que les moments du corps dans ses manifestations accidentelles ou temporelles. Pour Spinosa, il existe trois modes de connaissance : 1) la croyance. 2) le raisonnement. 3) lintuition rationnelle. Hayy ibn Yaqdhn et les Quakers : Cest en 1674 que parut la traduction de George Keith partir de celle de Pococke. Elle fut intitule sous lexplication suivante : an account of the oriental philosophy sheiwing the wisdom of some renanned men of the east and particulary the profound wisdom of hay ben Yaqdhn, both in natural and devine things which men perfection writ originally in arabic by abi Jaafr ebn Thophal, a philosopher by profession and mohametan by religion is demostrated by what steps and degrees, human reason, improved by dilligent observation and experience, may arrive at the knowledge qf natural things and from thence to dicovery of supernaturals, more especially of god the concenments of the word . Les quakers avaient trouv dans luvre dIbn Tophal un topos commun avec leur vision mystique chrtienne qui conoit la vrit en dehors de toute hirarchie ecclsiastique, et que seule la lumire de lesprit peut guider lhomme rentrer en union avec Dieu. Robert Barcaly avait trouv dans son ouvrage, the apology , un exemple suivre dans lexprience mystique. Il y avait trouv des arguments convaincants pour soutenir la thse de la lumire de lesprit quil avait dveloppe dans son ouvrage. Il avait obtenu que lexemple de Hayy Ibn Yaqdhn tait une ide quil avait dveloppe dans la doctrine des quakers : Lhomme sincre et pur de son esprit, dont le cur est ouvert la rflexion 5

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profonde, parvient aux lumires divines sans avoir recours la tradition religieuse hrite. Il peut se dispenser de la pense sociale qui ne voit que lintrt du groupe dominant. Seule la lumire intrieure prsente dans chaque me peut apprhender ses vrits. Cependant, les quakers, pour des raisons que lon ignore, se sont runis en 1779 et ont dcrt une loi intrieure qui interdit la lecture du roman de Hayy ibn Yaqdhn. Ils ont supprim ainsi le rapport de Barcaly dans les ditions suivantes de son ouvrage the apology dans lequel il incitait la lecture de luvre dIbn Tophal. En 1686 apparut une autre traduction en anglais. Elle fut faite partir de celle de Pococke par George Achwell sous le titre et lexplication suivante : The history of Ha ebn Yokdhan, the indian prince or the self taught philosopher, written originally in arabic by abi Jaafar ebn Tophail, a philosopher by profession and mohametan by religion is demostrated by what steps and degrees, human reason improved by diligent observation and experience, may arrive at the knowledge of natural things and from thence to discovery of supernaturals, more especialy of gold the concenments of the world . A la suite de cette traduction, Achwell, Keith et Barcaly se sont mis daccord sur le contenu doctrinal de Hayy qui ne contredit pas les rvlations ni ne sloigne des religions dAbraham, sauf quil expose une exprience mystique dans laquelle il montre la possibilit daccder la connaissance divine par lexprimentation et lintuition dans le rgime du solitaire. La traduction allemande : Faite sur la version latine de Pococke et sur la version anglaise de Simon Ockley par J.George. Elle fut intitule : der von sich sebt gelehrte weltweise. Fransfort, 1726 . La deuxime traduction allemande : par J.G. Eichlorn intitule: der naturmensch, oder geschichte des Hai ebn Joktan, Berlin, 1783 . La traduction franaise de Lon Gauthier faite en 1900 (premire dition) puis en 1936 (deuxime dition). Cette deuxime dition plus exhaustive et rudite nous renseigne sur la rception de loeuvre dIbn Tophal par loccident et sa comprhension partir des connaissances compiles dans les diffrentes universits europennes. La traduction espagnole : Elle est faite partir des textes arabes par D. Francisco Pons Boigues, publie en 1900 sous le titre : el filosofo autodidactico de aben Tofail Sans doute dautres traductions ont vu le jour depuis la dernire cite mais il est maintenant vident. Que la connaissance de lautre doit passer imprativement par la connaissance de ses crits et non par les mdiats instrumentalisant la violence et laffrontement. Quavons-nous fait nous dans les domaines e la traduction, peu ou rien. 6

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Toutes ces traductions et commentaires ont admis que Hayy Ibn Yaqdhn rvle une alternative aux deux fondements thologiques et philosophiques: la foi ontologique, celle o le seul prophtisme agent demeure la raison illuminative: l'homme peut accder aux vrits suprieures par sa simple raison spculative mais en dehors du groupe humain donc de lalter. Laltrit de lptre dibn Tophal intgre lautre non dans un processus de dmystification mais dans celui de lidentit voire de lunit : le regard extrieur saccomplit seulement dans le regard intrieur en qute de la vrit qui nourrit tous les tres. La lecture de cet ptre nous claire cette problmatique de lAlter - Ego car nous comprendrons que ce sont l les deux faces dune mme vrit, lune ne peut exister sans lautre sinon, croire que laltrit est la seule opration cognitive percevoir lautre sans rechercher son propre moi dans lautre cest construire un univers mental monolithique, sans principe alternant le dynamisme interactif entre les tres condamns vivre ensemble sur la terre de Dieu. Le racisme, le nazisme, linquisition, le rejet, lmigration, lexclusion, la marginalisation sont l tant dexemples difiants qui prennent leur source dans lidocentrisme et le thocentrisme. Les actes politiques nen sont que des structures excutantes. Quant Mose de Narbonne, disciple dAverros, et du panthon soufi andalou, il intgre dans sa doctrine mystique les fondements de la thorie de l'me universelle de la thosophie musulmane. Il explique dans son commentaire(1) : Tout prophte ne fait pas ncessairement savoir qui il est et nen remontre pas au peuple en excipant de ses dons de prophte, ni nenseigne les vrits comme il les a apprhendes par une voie cre ou par un autre biais propre aux prophtes, ainsi que lexplique le mtaphysicien Rabbi Mosh au sujet de Shem, de Eber et dAbraham notre patriarche quil repose en paix : car je lai lu pour quil ordonne ses fils et sa maison aprs lui... (Gen. 18 ; 19). Et il arrive tant aux mdecins des mes qu ceux des corps que tout sage expert en science mdicale ne la pratique pas ncessairement. Tu pourras en saisir le motif en scrutant une allusion dans ce trait, car je ne puis lexpliciter en ce lieu. Sache que lhomme doit, suivant son poque et sa gnration, apprcier ses actes et ses propos ; il en rsulte que, de mme que certains se vantent de cette perfection que dautres nont pas acquise, ainsi il existe des hommes qui lont acquise mais qui lattribuent dautres, parce que leur perfection les contraint de ne rvler les choses parfaites quaux hommes parfaits. Et Ibn Tophal, lauteur de cette ptre, est de la catgorie des hommes parfaits, parvenu une vision sans tache, et son intention profonde sera explicite pour tout homme intelligent . C est cette interactivit alter/ego dans la pense mystique judochrtienne et musulmane et cette possibilit de la raison humaine et la foi illuminative qui permet de dpasser la pense thocentrique et eschatologique de toute religion afin d'accder la quintessence de la foi monothiste. Donc 7

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d'atteindre la gnose parfaite de toute religion qui, loin de s'opposer l'une l'autre, se complmentarisent dans la foi unitive o Dieu et l'me universelle sont les deux faces d'une seule vrit. C'est ce que le grand matre Al-Allaoui, sur la ligne de ses prdcesseurs (Ibn el Arabi et Ibn Tophal) laissa comme enseignements de paix de l'me et de libert de l'homme, si l'on croit son Mdecin Martin Lings(2) aussi sur la base de notre approche de lAltrit o autrui n'est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas."Linteractivit alter / ego enter Narboni et Ibn Tophal intgre dans les systmes de pense une reconnaissance d'une unit et ainsi exercice d'une sollicitude, avec tous les sentiments thiques, que l'origine, religieuse, de l'expression implique. Cf. E. Leclerc : "C'est moi de m'approcher de l'autre; alors je deviens son prochain". En 1980, K. Wojtyla, alias Jean-Paul II, crivait : "Le terme de prochain ne prend en considration que la seule humanit de l'autre... Il fournit la base la plus large pour la communaut, une base qui s'tend par-del toute altrit". Dans cet altruisme unitif, la thosophie rejette la tradition excluant de lalter : autrui dit n'importe qui d'"autre" que moi pour peu qu'il ne soit pas moi. Avec le mot autrui, s'affirmait un gocentrisme radical qui dfinissait l'autre par rapport soi : Sous couvert de neutralit, le mot autrui vhiculait l'ide d'une priorit, et ainsi d'un privilge de chacun par rapport aux autres : je passe avant l'autre ! Pour ma part, la reconnaissance de lesprit (lme) de lautre est une condition thologique de la voie soufie. Je ne rfute pas les thse classiques de laltrit anthropologique mais, il est grand temps de repenser ce concept qui tait du seul domaine de lanthropologie et de lidologie du colonialisme qui concevait que nous nous connatrions d'abord, et, forts de cette connaissance, nous irions la rencontre d'autrui, que nous identifierions alors, par analogie avec nous-mme : solipsisme. Autrui ne serait que l'objet d'une connaissance seconde et incertaine. Si je respecte lavis des anthropologues, il nen demeure pas moins que je nadhre pas la thse de Lucien Malson, Les enfants sauvages (1964) qui voit dans la conscience collective, une source didentification du moi parlant du domaine de la psychologie gntique, il pense que priv trs tt du contact de ses semblables, l'enfant sauvage est dans l'impossibilit jamais d'accder la conscience de soi. Lexprience de Hayy se propose comme une antithse car lobjectif ultime, la raison dtre du hros dIbn Tophal, Hayy Ibn Yaqdhn, est de montrer comment on peut raliser la conjonction de lintellect hylique avec lintellect agent, lintelligence prpose au gouvernement de ce monde selon la cosmogonie noplatonicienne mdivale. Pour rendre compte de sa naissance, lauteur expose deux hypothses : lune tant la gnration spontane, la croissance de lenfant va de paire avec le dveloppement de ses 8

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facults mentales. Il commence donc par connatre les choses sensibles et dcouvre, peu peu, que derrire la multiplicit ici-bas, se profile un principe dunit qui coordonne tout. Voyant que toute chose dpend dune autre pour sa venue ltre. Hayy comprend enfin que lunivers, dans son ensemble, doit former un tout qui a peut-tre t cr, ou bien qui a exist de tous les temps. Refltant les hsitations des penseurs de son temps, Ibn Tophal se garde bien de faire trancher cette question pineuse de lternit ou de ladventicit de lunivers par Hayy. De manire assez significative, il insiste sur le fait que lunivers, dans un cas comme dans lautre requiert un agent pour le maintenir dans ltre. Cet agent est ncessairement une forme, que Hayy ne peut tenter dapprhender quau moyen de son intellect mais en dehors de tout groupe social ou culturel. Dsireux de pousser le plus loin possible cette apprhension de la forme de lunivers ou de lintellect premier, Hayy comprend enfin quil doit tenter de ressembler au seul tre qui soit vritablement un, savoir Dieu. Grce des exercices assidus, il parvient sabstraire de toute matire, accder un tat dextase. Dans ces pages qui comptent parmi les plus belles du mysticisme philosophique, Ibn Tophal fait dcouvrir Hayy, non point ltre suprme, mais son reflet dans lUnivers. Cest une sorte de soleil, source surabondante dune aveuglante lumire qui surgit soudain la vue du solitaire, et qui diffuse ses rayons travers les niveaux dtre pour aboutir un reflet dans une eau tremblotante . Ibn Tophal insiste bien sur le caractre ineffable de cette vision et sur le complet anantissement de soi pour y parvenir. Il est dailleurs intressant de noter que cest en commentant cette vision extatique de Hayy que Mose de Narbonne tablit une sorte de tableau de correspondances entre les sfirot des Kabbalistiques, les intellects spars des philosophes et les sphres. Cest probablement le passage de toute luvre de ce thosophe juif o il pousse aussi loin une volont dharmonisation entre lenseignement de la kabbale et celui de la tradition thosophique de lIslam. En guise de conclusion, Ibn Tophal montrera que ce que vit Hayy dans sa vision ne diffrait pas, quant au fond, de ce que pouvait voir le fidle de la religion rvle; le premier voit la vrit dans sa splendeur presque originelle tandis que le second en peroit la figure symbolique. Or une vrit ne saurait contredire une autre. En vue de vrifier ce postulat, Ibn Tophal fait en sorte que Hayy sorte de son isolement. Il organise une rencontre avec Aal (Abal), homme religieux dsirant fuir la solitude des hommes. Grce cette rencontre Hayy sera instruit des vrits enseignes par les religions rvles; confrontant ses vues avec celles de son nouveau compagnon, il constatera que les rsultats de sa propre sagesse ou philosophie, ainsi que les enseignements de la religion positive ne font quun, 9

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si ce nest que cette dernire a ressenti la ncessit de graduer la vrit selon la capacit dassimilation de ses auditeurs. Les deux hommes comprennent que les anthropomorphismes du Coran (et de la Bible pour Narboni) ne servent qu rendre certaines choses sublimes un peu plus accessibles aux vulgaires. Intervient alors un pisode dans la vie des deux hommes qui nous fournit dimportantes indications sur les conceptions politiques dIbn Tophal. En effet, voulant que les autres tirent profit de leurs dcouvertes, les deux compagnons embarquent dans un navire qui les conduit vers lle voisine habite par des hommes de non-aloi. On leur fit initialement bon accueil, mais les visages de leurs interlocuteurs devenaient plus sombres au fur et mesure quon leur exposait les ides nouvelles. Dcourags, les deux hommes sen retournrent vivre dans leur le dserte, convaincus que toute socit tait irrmdiablement corrompue. Il ne faudrait pas y voir une condamnation dfinitive de toute vie en socit par Ibn Tophal ; son enseignement est plus nuanc : la religion est un phnomne social qui englobe les ralits dun groupe humain donn une poque donne. Par consquent, Lme raisonnable dun homme atteindra par elle-mme les mmes ralits suprieures auxquelles la religion rvle est cense faire accder ses tenants. Il reste que cest la spiritualit qui lemporte sur lexigut de la religion positive, laquelle nen demeure pas moins, la norme dans tout groupe humain. Sur le plan discursif, jadhre par contre la thorie de Sartre, l'tre et le Nant (1943) o il conclut son analyse: "Autrui est le mdiateur indispensable entre moi et moi-mme". (Sartre) et dans lptre de Hayy autrui cest tout simplement la qute existentielle de lme universelle donc de lunit de lexistence. Cest pour cette raison que nous avions innov dans notre thse de Magister(3) en introduisant le concept dauto psychgraphie en donnant au mot psych son sens premier: lme. Lauteur Ibn Tophal lui mme explique que son rcit est le reflet de sa propre exprience mystique : nous voulons te faire suivre les chemins que nous avons suivis avant toi, te faire nager dans la mer que nous avons dj traverse, afin que tu arrives o nous sommes nous-mmes arriv, que tu constates toi-mme ce que nous avons constat, et que tu puisses te dispenser dasservir ta connaissance la notre (...) je te conduirai par le chemin le plus droit, le plus exempt daccidents et de dommages, quoique prsentement il ne mait t donn dapercevoir quune faible lueur, titre de stimulation et dencouragement entrer dans la voie. H.I.Y.P. 17(4). Cette parole merge donc dun univers de lumire et de connaissance; celui qui la dtient remonte des profondeurs de sa propre me et sengage crire ses tats. Mais la question fondamentale et qui est certainement lun des objectifs de ce colloque est comment dpasser le conflit entre Soi-mme et lAutre ? 10

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Comment dpasser le conflit alter / ego : Il est important de souligner que Freud reprenant la formule Homo homini lupus voulait prouver que l'homme tait naturellement enclin nuire ses semblables. Son argument : Si l'homme tait bon de lui-mme il ne serait pas ncessaire de lui demander d'aimer son prochain ! On voit que cest Rousseau qui tait sa cible, mais vitons de rentrer dans cette polmique thoricienne. Le soufisme est la doctrine qui conoit juste titre que laltrit et lego sont les deux faces dune mme vrit. Les crits dans la tradition thosophique ne manquent pas mais citons titre dexemple ce modle potique : Mon cur est devenu capable de toutes les formes Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines, Un temple pour les idoles, la Kaba du plerin, Les tables de la Thora, le livre du Coran Ibn Arabi. Ou encore, de notre cole soufie : Celui qui a ralis la vrit immuable ne trouve plus de place lAltrit Cheikh Al-Allaoui. Cependant, le dpassement Alter / ego ne peut tre accompli que par lAmour sublime, l'amour de lessence divine, l'lan vers cette inaccessible vrit qui se trouve en chacun de nous, au cur de chacun de nous, et vers laquelle, de faon consciente ou inconsciente, tout notre tre raisonnable aspire. Je mets l'accent sur l'inaccessibilit, sur la distance, sur le Tout Autre, parce que dans cette relation-l, la vritable unit ne peut se raliser que dans la conscience d'une transcendance voire dune mortification de lEgo la vrit doit nous attirer en permanence, au-del de nous-mmes, et ce n'est que dans ce lieu o il n'y a plus de conscience de laltrit et de lEgo, o il n'y a plus qu'unit, que se ralise la vritable union. Ecoutons, par exemple, Rmi, le saint de Konya, fondateur des derviches tourneurs, parler de ce passage de la dualit l'unit. L'Amour s'exprime vraiment lorsque l'Amant, l'Aim et l'Amour lui-mme ne font plus qu'un : Quand l'homme et la femme deviennent un, tu es cet un. Quand les units sont effaces, tu es cette unit. Tu as faonn ce "je" et ce "nous" afin de pouvoir jouer au jeu de l'adoration avec toi-mme, afin que tous les "je", les "tu" et les nous fassent leur communion. Ecoutons cet autre pome de Rmi : Si je cherche mon cur, je le trouve dans ton quartier. Si je cherche mon me, je la trouve dans tes cheveux. Cet amour est un remde - l'amour nous dlivre du mal le plus profond, ce mal toujours prsent pour dtourner les choses, leur finalit, leur ralit, le mal de notre moi, de notre ego. L'amour vritable, l'amour absolu, l'amour profond nous dlivre de cet ego - il est le seul pouvoir le faire et nous faire. De mme, l'amour vritable ne laisse rien, nous dpouille de tout. Aucun reflet de notre moi ne subsiste, tout est consum. Nous sommes maintenant mme de comprendre la thse 11

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fondamentale de lunit de lexistence : Lhomme vertueux est avec son ami (Dieu ) dans une relation semblable celle quil entretient avec lui-mme, car son ami est un autre lui-mme Cest en partant de cette relation de soi soi que tous les sentiments qui constituent lamiti (al khilat) se sont ensuite tendus aux autres . De la mme vision de lAlter qua eu Moise de Narbonne(5) sur lIslam, nous ne pouvons que glorifier sa dmarche et ainsi considrer que toutes les autres religions ne peuvent que nous clairer sur le fait humain et renforcer davantage le lien existentiel qui existent entre les hommes. Conclusion : Pour conclure, permettez-moi de reposer cette problmatique de lAltrit par cette judicieuse rflexion de Grald Baril(6). Je finirai par proposer au colloque une problmatique des concepts car je conois que el ghariya en thosophie musulmane signifierait autre que Dieu lui-mme par rapport au concept dAltrit anthropologique qui dsignerait plutt le regard identificateur dans le rapport dominant vs domin et observant vs observ. Nouvelle problmatique de lAltrit discursive : Prenant la parole lors du 25e anniversaire de fondation du dpartement danthropologie de lUniversit Laval, Maurice Godelier concluait son allocution en prdisant "de beaux jours pour lanthropologie". Pique au vif, semble-t-il, une personne prsente (de sexe fminin et la peau noire) se leva alors pour dclarer sur le ton de la provocation : "lanthropologie doit mourir pour que nous, Africains, puissions enfin retrouver notre identit". Considrant quaucun individu et quaucun groupe ne veut plus tre dfini comme autre de quelquun (ou compar une culture talon) et que tous revendiquent tre pleinement quelquun, nest-ce pas lassociation entre altrit et anthropologie qui est mise en cause ? Faut-il que lanthropologie meure pour que vive lidentit ou faut-il plutt que meure une certaine ide de laltrit ? Selon Hegel, "Les choses finies (...) Sont finies dans la mesure o elles nont pas compltement en elles-mmes la ralit de leur concept, mais ont besoin dautres pour cela" (Hegel 1816 : 276). Le philosophe situe la vrit dans un rapport entre la pense et le fait, entre subjectivit et existence objective, ou, plus gnralement, entre intriorit et extriorit. Dans son acception hglienne, laltrit est au fondement de la rflexivit humaine et ne saurait tre lapanage de lanthropologie, ni mme des sciences sociales. Par contre, Barthes montre bien que laltrit peut tre explore dans une perspective sociologique, comme rvlateur de processus didentification. Vue travers ce prisme, la recherche de lautre propose par la discipline anthropologique rvlerait-elle son vrai visage ? Il est connu et admis que lanthropologie, en tant que discipline distincte, est 12

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ne du colonialisme. lorigine de lanthropologie sociale et culturelle, lautre est exotique, associ au lointain, un tranger qui nest pas sans exercer une certaine fascination. Les observateurs. Puis, la discipline adopte progressivement une vision synchronique de laltrit, o les socits exotiques sont vues non plus comme des stades plus ou moins antrieurs la modernit mais comme des voies parallles. Sil est vrai, comme Mauss nous la appris, que lethnologie est un mode original de connaissance plutt quune source de connaissances particulires, nous en conclurons seulement quaujourdhui, lethnologie sadministre de deux manires : ltat pur, et ltat dilu. Chercher lapprofondir l o sa mthode se mlange dautres mthodes, o son objet se confond avec dautres objets, nest pas le fait dune saine attitude scientifique". La notion de puret est une cl de luvre de Lvi-Strauss. En termes lvi-straussiens, lanthropologie pure nest possible que dans les limites dun rapport dobservation dont loptimisation est assure par le statut dtranger de lobservateur au sein de la communaut tudie. L"tranger" doit tre entendu dans ce contexte comme membre dune socit moderne et "communaut tudie" comme socit chappant la modernit. Il y a donc l implication dun double niveau de puret, o la relation pure est conditionnelle un observateur et un objet ayant t en quelque sorte protgs lun de lautre. Mais le monde ne peut tre prserv de lui-mme et Lvi-Strauss a admis que lanthropologie pure, telle quil la conoit, devient de moins en moins praticable au fur et mesure que ces petites socits isoles sont intgres dans le rseau plantaire dchanges matriels et symboliques. La difficult rsiderait donc dsormais dans la ncessit de recrer, mthodologiquement, le "regard loign" lintrieur dun monde unifi et sur le plan de la thosophie seuls lamour du divin et de lhumain par thophanie peuvent sauver lanthropologie de sa crise rcente car il ny a plus de dominant/domin ni observant/observ mais plutt une altrit en paradigme et en verticalit. Lvi-Strauss rvle ainsi le lien entre sa conception de lanthropologie et sa conception de la science, dont tmoigne aussi son dsir de voir un jour lanthropologie se faire une place dans le giron des sciences de la nature et pourquoi pas dans les sciences de la sagesse unitive. On comprend alors son insistance vouloir maintenir une nette dmarcation entre lobservateur et son objet. Certes, toute recherche scientifique postule un dualisme de lobservateur et de son objet. Si les sciences sociales et humaines sont vritablement des sciences, elles doivent prserver ce dualisme, quelles dplacent seulement pour linstaller au sein mme de lhomme : la coupure 13

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passant alors entre lhomme qui observe et celui ou ceux qui sont observs". Or, cette recherche de la puret dans la distance et, pourrait-on dire, dans lexotisme, naurait-elle pas t une limitation scientifique de lanthropologie, quelle que soit la socit tudie ? Il semble en effet que cette orientation ait produit une anthropologie des socits industrialises qui sest intress aux phnomnes de priphrie, aux groupes et aux individus marginaux. Ainsi, lanthropologie aurait toujours tendance marginaliser ce quelle touche. Un des effets de cette distance, mthodologiquement entretenue, est certainement didaliser lautre, cest--dire de renforcer la relation daltrit au point de ne pas se sentir concern par son vis--vis. Dans la relation anthropologique pure, lautre est avant tout objet dtude, objet de curiosit. "Le sociologue objectivise, de peur dtre dupe. Lethnologue ne ressent pas cette peur, puisque la socit lointaine quil tudie ne lui est rien, et quil ne se condamne pas, par avance, en extirper toutes les nuances et tous les dtails, et jusquaux valeurs; en un mot, tout ce dans quoi lobservateur de sa propre socit risque dtre impliqu". Bien sr, lanthropologie nest pas monolithique et lon pourrait sans doute recenser maintes expriences de recherche contrevenant, dune manire ou dune autre, au modle dominant. Il reste que ce patron est encore celui sur lequel repose largement la dfense institutionnelle de la spcificit de la discipline lintrieur des sciences sociales quand, dans le mme temps, on dit lanthropologie en crise, en mal de son objet. Ce quil est convenu dappeler la crise de lanthropologie nest pas sans avoir entran des ractions dsempars (Copans 1987). Par contre, un certain nombre danthropologues, qui voient leur dmarche comme "offensive, non comme position de repli des dus de lexotisme" (Aug 1994 b : 7), veulent aujourdhui pratiquer une anthropologie dont lobjet est une humanit contemporaine o se redfinissent laltrit et lidentit, au contact dune diversit de dimensions en constante composition et recomposition. Ces anthropologues, en tentant de redfinir la mthode anthropologique travers leurs pratiques, diriges principalement + mais non exclusivement + vers leurs propres socits, souhaitent lmergence dune anthropologie renouvele, dont les contours sont encore prciser. Pour Marc Abls, par exemple, la difficult commence lorsque lon se tourne vers les socits modernes, parce qualors lobservateur se situe dans son propre univers; il ne peut donc plus compter sur la distance qui simpose delle-mme dans la rencontre avec une socit loigne. Lanthropologue peut alors tre tent de chercher, comme plusieurs lont fait, le relief, ltrange, lexotique lintrieur de sa propre socit, mais alors, cette voie, si elle devait tre gnralise, condamnerait lanthropologie ltude des marginalits. Abls laisse entendre que lanthropologie europaniste a fait 14

Le concept de wihdat el wujud

fausse route en considrant lloignement comme une qualit de lobjet tudi. Il propose plutt de voir autrement ce qui nous est familier, cest-dire de recrer une distance par rapport lobjet au moyen de lapproche. Pour un ethnologue habitu aux univers exotiques, cest bien une anthropologie de la platitude qui simpose quand il tente dappliquer ses mthodes la socit franaise. Il ne sagit plus dsormais de se familiariser avec une autre culture inconnue, mais au contraire de crer artificiellement une distance par rapport aux vidences de notre monde quotidien, dchapper en quelque sorte cette proximit aveuglante de lobjet" (Abls 1989 : 17). Un constat similaire est fait, lendroit de lanthropologie britannique, par Anthony Cohen (1989). Ce dernier met en lumire le fait que, surtout au cours des annes 1960 et 1970, les anthropologues britanniques ont eu tendance, mme lintrieur des frontires nationales, concentrer leurs recherches sur les communauts les plus loignes, ou sur les plus manifestement diffrentes, comme il tait dailleurs de mise dans lensemble des travaux anthropologiques du monde industrialis. Cohen voit dans cette tendance la manifestation dune double erreur : la confusion entre altrit et diffrence manifeste, et, ultimement, la surestimation de laltrit au dtriment de lidentit. Selon cet auteur il faudra, pour sortir de lornire, admettre que les problmes qui nous proccupent chez les autres sont avant tout les ntres, et agir en consquence. Autrement dit, si on ne veut pas limiter lanthropologie une qute de lexotisme chez soi, il faudrait replacer les vnements familiers dans une perspective qui en rvle le sens non immdiatement peru. Mais alors, on se dit quil sagit l dune dmarche privilgie depuis toujours par la sociologie et que, si lanthropologie doit dmontrer une spcificit, on na peut-tre pas le choix, aprs tout, de lui dfinir un objet spcifique. Cest la conclusion laquelle semble en tre arriv Marc Aug, pour qui les rapports historiques de lanthropologie laltrit prdisposent la discipline ltude de caractristiques particulires du monde moderne, quil qualifie de "surmoderne". Aug tente de tirer leon la fois des expriences de recherche en milieu exotique et des recherches diriges vers les socits modernes occidentales. Ainsi, il dira (1989) quen tudiant des socits loignes nous avions vu du mme dans lautre et que ltude de nos socits nous a appris quil y a aussi de lautre dans le mme. De l, il semblerait vident que lanthropologie ait construit historiquement sa spcificit : ltude des questions didentit et de culture, vues comme indissociables; une spcificit par ailleurs gnralement reconnue lextrieure de la discipline. "Lobjet ultime de la recherche anthropologique (...) est, selon Grald Baril, ltude des procdures de construction du sens luvre dans les diverses socits et qui dpendent la fois dinitiatives individuelles et de symboliques collectives" (Aug 1994 a : 21). 15

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Pour prciser davantage, Aug attire lattention sur le fait que les structures et les processus mis au jour par lanthropologie dans les socits exotiques ntaient pas totalement trangers ce quon peut observer aujourdhui lchelle de la plante. Le stade actuel de dveloppement des changes de biens et dinformations, qui donne lieu ce que Aug appelle le "rtrcissement de la plante", saccompagne dun emballement des processus gnrateurs daltrit. Pour Aug (et l-dessus il emporte ladhsion de Grald Baril), il ny a plus de socit autre, il y a une contemporanit unique : "le monde lignager et le monde industriel sont non seulement tous deux contemporains mais appartiennent une mme modernit" (ibid. : 21). Cest donc dire que cette contemporanit implique des ralits nouvelles qui peuvent tre apprhendes par la sensibilit particulire de lanthropologie, telle quelle sest faite au contact premier des socits autres. "Or lheure des mdias et de la mort de lexotisme, il se produit un court-circuit qui confronte directement chaque individualit limage du monde : la difficile symbolisation des rapports entre hommes succdent une multiplication et une individualisation des cosmologies qui constituent par elles-mmes, aux yeux de lanthropologue, un objet dtudes dmultipli, fascinant, paradoxal et indit". Le dfi lanc lanthropologie par le monde contemporain (ou "les" mondes), serait donc de comprendre une humanit la fois intgre dans un mme rseau et engage dans une diversit de processus didentification. Pour relever ce dfi, les anthropologues devraient selon Aug : "(...) tudier la "crise du sens", la "crise de laltrit" l o elle se manifeste sous ses formes les plus diverses et ventuellement les moins attendues. Il lui faut choisir des terrains et construire des objets la croise des mondes nouveaux o se perd la trace mythique des lieux anciens" (Aug 1994 b : 131). Cest donc dire que la spcificit de lanthropologie ne serait plus ni une connaissance de lintrieur de socits loignes ni un "regard loign" sur des socits proches, mais le reprage et la caractrisation de mondes particuliers qui interagissent pour constituer le monde global. Parmi ces mondes "nouveaux" sur lesquels lanthropologie doit porter son regard, Aug propose de concentrer notre attention sur lindividu, les phnomnes religieux et la ville (1994 b : 131 - 132). Il prcise bien, cependant, que ces mondes apparaissent comme nouveaux parce quon ne peut plus dsormais les voir que dans un contexte global. Chacun des ces mondes ne peut donc tre vu dsormais que dans ses relations aux autres mondes. Lobjet de lanthropologie ne serait donc plus des entits autonomes et isoles mais bien des carrefours, en quelque sorte, des changeurs o se rencontrent diverses tendances. Le projet de Marc Aug, avanc sous forme de manifeste dans Pour 16

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une anthropologie des mondes contemporains (1994 b) semble au premier abord saccorder avec la mort de lexotisme, mais, dun autre ct, il assigne lanthropologie des secteurs de la contemporanit qui seraient davantage de son ressort exclusif. Faisant cela, il tend ritrer lenfermement de la discipline dans un domaine clos, un peu la manire de ce que Marc Abls et dautres ont fustig comme travers de lethnologie europaniste. En ce sens, Marc Aug fait resurgir un nouvel exotisme, interne la culture contemporaine globale, dont les manifestations seraient parses et difficilement saisissables, et la mission de lanthropologie serait toujours de traquer une altrit qui, plutt que de samenuiser et de disparatre, emprunterait de nouveaux masques. Deux questions demeurent alors ouvertes et valent quon y prte attention : premirement, est-il possible quune spcificit de lanthropologie saffirme sans risquer dentraver sa porte scientifique et, deuximement, la solution la crise de lanthropologie ne rside-t-elle pas dans une critique approfondie de la notion mme daltrit ? Notion obsolte dans lespace o la dualit et la pluralit se fondent dans un monde o toutes les frontires sestompent. Notes :
1 - Le commentaire de Mose de Narbonne (1300 - 1362) sur le Hayy Ibn Yaqdhan dIbn Tufal (mort en 1185). Hayoun M. (Archives d histoire doctrinal et littraire du moyen ge) INIST, CNRS. 2 - Martin Lings : un Saint musulman du vingtime sicle, le cheikh Ahmed al Alaoui, Edition traditionnelle, Paris V, 1978. 3 - Aspects et fonctions du rcit initiatique dans la tradition thosophique de lIslam, soutenue luniversit dOran, 2002. 4 - Lon Gauthier : Hayy Ibn Yaqdhn, Roman philosophique dIbn Tophal, traduction franaise, 2e dition, imprimerie catholique, Beyrouth 1936, p. IX. 5 - Moise ben Josu de Narbonne, dit Mosh Narboni ou encore de son nom provenal Maestro Vidal Belshom, est n aux alentours de 1300 Perpignan dans une famille issue de Narbonne. Il mourut probablement vers 1362. Mose de Narbonne a constamment cherch mettre en harmonie la tradition bibliotalmudique la tradition thosophique de lIslam de son temps Averroste, convaincu, il du sexiler Fs (Maroc) o il embrassa lIslam aprs avoir t excommuni par ses semblables du fait daffirmer que lIslam est en fait une vritable religion rvle et que la pense unitive de la Kabbale (le Zohar) est en fait lannonce de la vrit musulmane. 6 - Chercheur post-doctoral INRS - Culture et Socit, Montral. http://annales.univ-mosta.dz

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