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Maître Eckhart Et Jan Van Ruusbroec

DIERKENS Alain,

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UNIVERSIT LIBRE DE BRUXELLES, UNIVERSIT D'EUROPE

DIGITHQUE
Universit libre de Bruxelles
___________________________

DIERKENS Alain, BEYER DE RYKE Benot, Matre Eckhart et Jan


van Ruusbroec. Etudes sur la mystique rhno-flamande (XIIIeXIVe sicle) , in Problmes dhistoire des religions, Volume 14,
Bruxelles, Editions de lUniversit de Bruxelles, 2004.
___________________________

Cette uvre littraire est soumise la lgislation belge en


matire de droit dauteur.
Elle a t publie par les
Editions de lUniversit de Bruxelles
http://www.editions-universite-bruxelles.be/
Les rgles dutilisation de la prsente copie numrique de cette
uvre sont visibles sur la dernire page de ce document.
L'ensemble des documents numriss mis disposition par les
Archives & Bibliothques de l'ULB sont accessibles partir du site
http://digitheque.ulb.ac.be/

Accessible : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2012/i2800413476_000_f.pdf

Centre interdisciplinaire d'tude des religions et de la lacit (CIERL)


Directeur : Jean-Philippe Schreiber
Directeurs-adjoints : Anne Morelli et Jean-Luc Solre

Illustration de couverture : d'aprs une peinture figurant au folio 68 verso


de l'Eocemphxr de Henri Suso, Strasbourg, B.N.U.S., MS 2929.

Matre Eckhart et
Jan van Ruusbroec
Etudes sur la mystique rhno-flamande
(Xnie-XIVe sicle)

Dans la mme srie


1. Religion et tabou sexuel, d. Jacques Marx, 1990
2. Apparitions et miracles, d. Alain Dierkens, 1991
3. Le libralisme religieux, d. Alain Dierkens, 1992
4. Les courants antimaonniques hier et aujourdhui, d. Alain Dierkens, 1993
5. Pluralisme religieux et lacits dans lUnion europenne, d. Alain Dierkens, 1994
6. Eugne Goblet dAlviella, historien et franc-maon, d. Alain Dierkens, 1995
7. Le penseur, la violence, la religion, d. Alain Dierkens, 1996
8. Lantimachiavlisme, de la Renaissance aux Lumires, d. Alain Dierkens, 1997
9. Lintelligentsia europenne en mutation 1850-1875. Darwin, le Syllabus et leurs
consquences, d. Alain Dierkens, 1998
10. Dimensions du sacr dans les littratures profanes, d. Alain Dierkens, 1999
11. Le marquis de Gages (1739-1787). La franc-maonnerie dans les Pays-Bas
autrichiens, d. Alain Dierkens, 2000
13. La sacralisation du pouvoir. Images et mises en scne, d. Alain Dierkens et
Jacques Marx, 2003

Matre Eckhart et
Jan van Ruusbroec
Etudes sur la mystique rhno-flamande
(Xme-XIVe sicle)
EDITE

PAR ALAIN

DIERKENS

ET B E N O I T B E Y E R

DE R Y K E

Publis avec le concours de la Direction gnrale de lenseignement suprieur et


de la recherche scientifique de la Communaut Wallonie-Bruxelles

ISBN 2-8004-1347-6
D/2004/0171/17
2004 by Editions de lUniversit de Bruxelles
Avenue Paul Hger 26 - 1000 Bruxelles (Belgique)
[email protected]
www.editions-universite-bruxelles.be
Imprim en Belgique

Note de lditeur de la collection


A la in D i e r k e n s

Depuis une quinzaine d annes, la trs grande majorit des volumes des
Problmes d histoire du christianisme, auxquels ont succd en 1991 les Problmes
d histoire des religions, regroupent les textes des communications prsentes lors des
colloques annuels de lInstitut d tude des religions et de la lacit de lUniversit libre
de Bruxelles. La toute rcente modification structurelle des organismes universitaires
de recherche et d enseignement en Communaut franaise de Belgique (Communaut
Wallonie-Bruxelles) concerne aussi le vnrable Institut d tude des religions et de la
lacit fond en 1965 linitiative de Charles Delvoye et de Jean Praux.
Recentr sur les activits de recherches, le nouveau CIERL (Centre interdisciplinaire
d tude des religions et de la lacit ; www.ulb.ac.be/philo/cierl) a repris certaines
entreprises de lInstitut et en a dvelopp d autres. Ainsi est organis un sminaire
international d histoire religieuse compare, dont les premiers rsultats ont fait lobjet
du prcdent volume des Problmes d histoire des religions (La sacralisation du
pouvoir. Images et mises en scne, coordonn par Jacques Marx). Les contributions
relatives au thme actuel du Sminaire, la thologie de la guerre (sous la direction
de Jean-Philippe Schreiber), devraient, elles aussi, tre regroupes et faire lobjet d un
prochain volume des PHR.
Le prsent livre, consacr Matre Eckhart et Jan van Ruusbroec. Etudes sur la
mystique rhno-flamande (XIIIe-XIVe sicle) a t entirement conu par Benot
Beyer de Ryke, qui en a tabli le sommaire, a pris contact avec les auteurs pressentis,
assur le suivi ditorial et rdig lintroduction thmatique. Ce philosophe et historien
mdiviste, assistant lULB, achve une thse de doctorat sur les encyclopdies
mdivales ; il est lui-mme spcialiste de Matre Eckhart, qui il a consacr un beau
petit livre paru aux ditions Ousia en 2000 et un autre, qui vient de paratre aux ditions
Entrelacs. Il tmoigne d un dynamisme incontestable dans le domaine scientifique et
culturel, depuis les programmes de France Culture, le rseau Mnestrel (Mdivistes

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

sur lInternet : sources, travaux, rfrences en ligne ; http://web.ccr.jussieu.fr/urfist/


mediev.htm) et le Rseau des mdivistes belges de langue franaise (www.ulb.ac.be/
philo/rmblf) ju sq u au secrtariat de lUnit de recherches en histoire mdivale de
lULB (www.ulb.ac.be/philo/urhm).
Ce volume, trs homogne, s inscrit dans un secteur particulirement vivant de la
recherche, lintersection entre histoire, philosophie et religion la fin du Moyen Age.
Il annonce le prochain colloque du CIERL, lui aussi conu par Benot Beyer de Ryke :
Mystique : la passion de l Un, de l Antiquit nos jo u rs (9-11 dcembre 2004), dont
les Actes formeront le tome XV (2005) des Problmes d histoire des religions.

INTRODUCTION

Entre Rhin et Escaut :


la mystique rhno-flamande
(XIIIe-XIVe sicle)
B e n o t B e y e r d e R y k e

Le courant spirituel des XIIIe et X IVe sicles que lon a coutume de dsigner par
lexpression de mystique rhno-flamande 1 regroupe en ralit deux ensembles
distincts, puisant aux mmes sources mais allant parfois dans des directions opposes :
une tradition allemande , reprsente par la bguine Mechtilde de Magdebourg
et surtout par les dominicains Matre Eckhart, Henri Suso et Jean Tauler ; et une
tradition flamande , illustre par la bguine Hadewijch d Anvers, par lanonyme
Hadewijch II, par la moniale cistercienne Batrice de Nazareth, et par les chanoines
augustins Jan van Ruusbroec et Jan van Leeuwen. Les tudes sur ces auteurs tant en
plein essor, en particulier sur les Rhnans (Eckhart, Suso, Tauler) et sur Ruusbroec,
il nous a paru intressant de rassembler dans cet ouvrage plusieurs contributions
portant sur quelques aspects majeurs de la recherche actuelle 2. Si, aprs quelques
hsitations, nous avons finalement opt pour une publication commune regroupant
des travaux sur certains des mystiques rhnans et flamands , nous n avons pas
voulu passer sous silence les diffrences qui existent entre ces auteurs, diffrences que
lexpression historiographique quelque peu impropre de mystique rhno-flamande
risque prcisment de gommer. D o, vers la fin de louvrage, un article critique
propos de la notion de mystique rhno-flamande , notion qui a cependant prsid
au rassemblement de ces articles. Pour plus de clart, nous avons regroup les
contributions sur les mystiques rhnans ou allemands dans la premire partie
du livre, la plus volumineuse, rservant la seconde partie Ruusbroec, ainsi qu la
remise en cause de la notion de mystique rhno-flamande et linstrumentalisation
de Ruusbroec par la propagande allemande dans le courant du XXe sicle, fonde
prcisment sur les rapports rels ou supposs entres les mystiques allemands et
flamands . Dans la mesure du possible, nous nous sommes efforcs de suivre un
plan chronologique et, lintrieur de celui-ci, thmatique. Deux ensembles donc, de

10

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

tailles ingales puisque le prem ier est nettement plus important, qui refltent les deux
composantes de la mystique rhno-flamande .
Le prsent ouvrage est largement redevable lapport de lEquipe de recherche
sur les mystiques rhnans (ERMR) que dirige M arie-Anne Vannier lUniversit
de Metz (aprs lavoir dirige Strasbourg) et dont les liens avec lULB sont trs
nourris. LEquipe de recherche sur les mystiques rhnans rassemble des universitaires
uvrant au sein des Universits de Metz, Strasbourg, Bruxelles et Lyon. Son objectif
est d approfondir la connaissance des mystiques rhnans : Matre Eckhart, Jean
Tauler, Henri Suso et Rulman Merswin, en tirant profit des ressources disponibles
Strasbourg (lun des principaux foyers de la mystique rhnane au XIVe sicle) et
en suscitant des changes avec les autres centres de l axe Rhin. Que les membres de
cette quipe, commencer par sa directrice, soient ici remercis de leur participation.
Bien entendu, nous souhaitons remercier aussi les autres collaborateurs de ce volume
qui n appartiennent pas cette quipe. Si ce dernier est russi, c est en bonne partie
cette synergie entre des auteurs venus de diffrents horizons quil le doit. Par ailleurs,
il faut galement remercier le professeur Alain Dierkens, qui a accept d accueillir ce
volume dans la collection des Problmes d histoire des religions quil dirige, ainsi que
Michle Mat, directrice des Editions de lUniversit de Bruxelles, et Betty Prvost,
pour leur travail ditorial.
Depuis un quart de sicle environ, les tudes eckhartiennes sont en plein
essor 3. Les travaux bibliographiques de Niklaus Largier permettent d en prendre
toute la mesure. Auteur en 1989 d une bibliographie sur Eckhart ( Bibliographie
zu M eister Eckhart, publie Fribourg, en Suisse) qui reprenait tout ce qui avait
paru sur M atre Eckhart depuis 1800, Niklaus Largier n a cess depuis de suivre la
production littraire sur le Thuringien. Il en a ainsi rendu compte dans trois articles
ou bulletins bibliographiques : en 1995, dans la Zeitschrift fu r deutsche Philologie
(pour la priode allant de 1980 1993), en 1998 dans les Recherches de thologie et
philosophie mdivales (pour les annes 1990 1997) et, toujours en 1998, dans The
Eckhart Review. Depuis lors, Niklaus Largier publie chaque anne un supplment
bibliographique dans The Eckhart Review. Pour une cartographie de la recherche
sur le matre rhnan, on se reportera donc aux publications de Largier. Notons en
outre que les colloques et autres vnements scientifiques organiss sur Eckhart au
cours de ces deux dernires dcennies ont t nombreux. Il ne saurait tre question
d en reprendre la liste ici. Nous voudrions cependant en rappeler deux. Il y a environ
une quinzaine d annes, linitiative d un dominicain anglais, une commission
rassemblant diffrents spcialistes s est runie. Le rsultat de leurs travaux a t publi
en 1992 dans un gros volume, dit par Heinrich Stimimann et Ruedi Imbach sous le
titre latin Eckardus Theutonicus, homo doctus et sanctus, soit en franais : Eckhart
teutonique, homme docte et saint . Ce titre m ontre assez que pour eux, Eckhart
devrait tre non seulement rhabilit mais galement canonis ! Enfin, il convient de
signaler qua eu lieu en 2003 un grand colloque sur Eckhart Erfurt (M eister Eckhart
in Erfurt), organis par Andreas Speer loccasion du 700e anniversaire de larrive
d Eckhart dans cette ville en tant que prem ier prieur provincial de la province de Saxe
en 1303 (Eckhart avait bien sr dj sjourn de longues annes Erfurt, d abord
au cours de son noviciat, ensuite comme prieur du couvent des dominicains). Ce

INTRODUCTION

11

colloque a soulign limportance dcisive du temps pass par Eckhart Erfurt, temps
qui jusque-l avait t quelque peu nglig.
La recherche eckhartienne dans lespace francophone a bnfici ces dernires
annes des travaux mens au sein de lEquipe de recherche sur les mystiques rhnans.
Depuis le numro spcial de la Revue des sciences religieuses sur Les mystiques
rhnans (1996), dirig par M arie-Anne Vannier, les manifestations scientifiques
organises par cette quipe se sont multiplies, avec notamment un grand colloque
Strasbourg en 2001 pour le 700e anniversaire de la naissance de Jean Tauler et, en
2004, un colloque Metz sur la naissance de Dieu dans lme chez Eckhart et Nicolas
de Cues. Ce dernier thme tant, selon Marie-Anne Vannier qui a rassembl les actes
de ces colloques, le cur de l uvre d Eckhart . Or c est prcisment avec un
article sur les nouvelles perspectives sur la naissance de Dieu dans lme chez Eckhart
que Marie-Anne Vannier nous fait lhonneur d ouvrir ce volume. Cette nouvelle
lecture d Eckhart sappuie sur les Sermons 101 104, qui ont t reconnus comme
authentiques par Georg Steer au terme d un long travail philologique et qui viennent
d tre publis par lui en allemand dans ldition critique, chez Kohlhammer Stuttgart
(2002-2003), et en traduction franaise par Grard Pfister avec la collaboration de
Marie-Anne Vannier aux ditions Arfuyen (2004). Il s agit, Marie-Anne Vannier le
souligne, d un vnement pour les tudes eckhartiennes. Dans ces quatre sermons,
auxquels il faut joindre les Sermons 105 et 106, on trouve un p e tit trait de la
naissance de Dieu dans lme . Dans ces sermons, Eckhart apparat comme un
penseur authentiquement chrtien : le thme de la naissance de Dieu dans lme
ayant le sens d une Incarnation continue 4, puisqu lvnement historique de
l Incarnation rpond la naissance actuelle du Verbe dans lme du chrtien. Selon les
mots d Irne ou d Athanase : Dieu sest fait homme pour que lhomme devienne
Dieu . Ou pour reprendre lexpression de M axime le Confesseur, souvent cite par
Matre Eckhart : il faut devenir par grce ce que Dieu est par nature . C est l le
sens de ces sermons, prchs dans le cadre de la priode de Nol, et c est l aussi
lapport mme du christianisme. Eckhart termine ce cycle de quatre sermons sur la
naissance de Dieu dans lme par une mditation trinitaire. En portant laccent sur
ces sermons et sur leur contenu incamationiste et trinitaire, Marie-Anne Vannier
entend rappeler la spcificit proprement chrtienne de Matre Eckhart, que risquent
de faire oublier des versions New Age, bouddhiste ou exclusivement philosophique de
sa pense. Mme si d autres approches sont possibles, la voie ouverte par Marie-Anne
Vannier a le mrite de resituer Eckhart dans le contexte de la religion dont il est issu
et laquelle il croyait.
Dans la foule des travaux d Alain de Libera, mais selon une approche quelque
peu diffrente, Sbastien Milazzo, membre de lERMR, se penche ensuite sur la
gense de la mystique rhnane : savoir Albert le Grand, auquel il consacre par
ailleurs lessentiel de ses recherches et travaux. C est dans le thme de la dification
de lhomme ( devenir par grce ce que Dieu est par nature ) quil situe lapport
principal d Albert la mystique rhnane. Si Albert le Grand fut mystique , c est
avant tout parce qu il a comment, lun des premiers en Occident, les uvres de
Denys lAropagite, abordant la connaissance de Dieu de faon originale comme un
experimentum de Dieu par lintellect . Et certes, ce thme de lintellect est trs

12

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

prsent dans lalbertisme, comme le montre Sbastien Milazzo dans les pages quil
consacre la deificatio chez Albert le Grand. Mais Albert est aussi un anctre de la
mystique rhnane sur le plan de la gographie, ayant voyag et sjourn dans la valle
du Rhin, de Cologne Strasbourg et Ble. Albert aura deux disciples, qui seront
les relais doctrinaux de sa pense : Hugues Ripelin et Ulrich Engelbert. Toutefois,
si Albert le Grand a effectivement pos les bases thologiques de la mystique
rhnane comme le soutient Sbastien Milazzo, il faut cependant prciser que cest
avec Matre Eckhart et ses disciples Henri Suso et Jean Tauler que cette thologie
rhnane et devenue une mystique rhnane. C est de la rencontre entre des thologiens
dominicains et des religieuses de leur ordre places sous leur direction ainsi que des
bguines et de pieux lacs en qute de spiritualit quest ne la mystique rhnane,
produit de la transposition en vernaculaire des subtiles rflexions thologiques et
philosophiques labores en latin au sein du Studium dominicain de Cologne ou de
lUniversit de Paris.
Herv Pasqua aborde une notion centrale chez Eckhart, quoique peu fonde
textuellement dans luvre du matre rhnan : celle de la Dit. Eckhart distingue
en effet Dieu (Got) et la Dit (Gotheit). Notons que cette distinction est purement
formelle car le second (Got) dpend de la prem ire (Gotheit). La Dit, c est lUn
d o tout procde, lessence divine en soi inconnaissable que lon ne peut voquer
que par ngation, en cartant toute multiplicit. C est en quelque sorte Dieu au-del
de Dieu. Dieu, c est la Dit qui entre en rapport avec les cratures, c est le Dieu
trinitaire manifest, rvl, et, ds lors, connaissable. Herv Pasqua propose une
lecture fortement noplatonicienne de Matre Eckhart, envisageant la Dit comme
Unit pure et nue . A linverse de la prsentation de Marie-Anne Vannier visant
redonner Eckhart un sens authentiquement chrtien et orthodoxe, Herv Pasqua
accentue pour sa part la dimension noplatonicienne de Matre Eckhart, montrant par
l que le matre rhnan sest laiss entraner dans une pense htrodoxe, du point de
vue de lEglise, qui suscite nombre de difficults au regard du dogme. Dans cet article
prsentant Eckhart comme un noplatonicien (peu) chrtien pour qui Dieu est lUn
sans ltre , Herv Pasqua nous prsente les premiers lments d un rquisitoire
contre le Thuringien, dont on pourra lire la suite dans un important ouvrage paratre
prochainement aux ditions du Cerf, intitul M atre Eckhart ou le procs de l Un.
Dans celui-ci, aprs avoir dpeint Eckhart comme le penseur de lUn sans ltre ,
Herv Pasqua entend dnoncer les faiblesses de cette pense et faire le procs de
lUn , qui est aussi par consquent un nouveau procs contre Matre Eckhart, mais
plus philosophique que celui dont le matre rhnan fut victime son poque, ayant t
comme on le sait condamn de manire posthume par lEglise en 1329.
Grande spcialiste de Denys lAropagite sur lequel elle a fait (en plus d une
thse en thologie la Grgorienne sur Irne de Lyon) sa thse de philosophie la
Sorbonne et auquel elle a consacr de nombreux travaux 5, Ysabel de Andia nous
livre ici une tude fine de la thologie ngative de Matre Eckhart, appuye sur
une relecture attentive de la thse de V ladim ir Lossky, prpare sous la direction
dEtienne Gilson et publie de manire posthume en 1960 chez Vrin, sous le titre :
Thologie ngative et connaissance de Dieu chez Matre Eckhart. Ysabel de Andia
souligne dans cet article les ressemblances autant que les diffrences entre la thologie

INTRODUCTION

13

ngative de Denys et celle de Matre Eckhart, qui est le fruit d influences croises,
directes et indirectes : noplatonicienne, dionysienne, augustinienne et thomiste . En
conclusion, elle retient deux points de divergence entre Matre Eckhart et Denys : la
negatio negationis du matre rhnan n est pas identique la ngation transcendante
(aphairesis hyperoch) de Denys, et le dtachement eckhartien n est pas lextase
dionysienne. Si ces diffrences valent la peine d tre soulignes, elles ne sauraient
cependant occulter lappartenance d Eckhart la famille dionysienne. Mais le mrite
de cette contribution d Ysabel de Andia est de faire apercevoir les distinctions subtiles
qui existent entre les multiples approches de la thologie ngative, distinctions quun
point de vue de survol ne permet pas toujours de voir.
Spcialiste d Eckhart, Wolfgang W ackemagel aborde ensuite un thme quil
connat bien : lapproche eckhartienne de limage. Wackemagel est en effet lauteur
d une thse, remarque ajuste titre, sur le statut de limage chez Matre Eckhart, thse
qui est parue en 1991 aux ditions Vrin : Ymagine denudari. Ethique de l image et
mtaphysique de l abstraction chez Matre Eckhart. Depuis, Wolfgang Wackemagel
a continu d explorer le sens de limage plutt de la dsymagination spirituelle
chez le matre rhnan. Il s est aussi pench sur Eckhart et son double :
savoir tout ce qui participe du phnomne eckhartien sans tre authentiquement
d Eckhart, comme les lgendes et les aphorismes diffusant ou dformant sa pense.
Selon Wackemagel, le pseudo-Eckhart ne saurait tre dissoci du phnomne
authentiquement eckhartien. Par ailleurs, W ackemagel a retraduit rcemment aux
ditions Payot et Rivages trois des quatre traits de Matre Eckhart, sous les titres
suivants : Conseils spirituels, 24 discours du discernement (2003) et La Divine
Consolation, suivi de L'hom m e noble (2004). Dans l article qui figure ici, Wolfgang
Wackemagel m et en rapport de faon fort intressante le concept eckhartien de
limage avec la connaissance de soi. Il en ressort que limage est une tape dans lveil
de la connaissance de soi, selon une perspective aussi loigne de liconoclasme que
de la fascination de limage pour limage. Dans sa qute d une image au-del de
l image, crit Wolfgang Wackemagel, Eckhart nous fait comprendre quil n est pas
ncessaire de dtruire un tat d veil pour parvenir un autre . Dans la vie spirituelle,
il convient, soutient encore Wackemagel, de ne pas mpriser les images extrieures
des choses de ce monde : car celles-ci sont en mesure de rendre lintellect et les
motions sensibles un au-del invisible des images sensibles .
Larticle suivant est celui de Pierre Gire, membre de lERMR et doyen de la
Facult de Philosophie de lUniversit catholique de Lyon, qui envisage lunion
essentielle du Crateur et de la crature au travers d une analyse de la mtaphysique
et mystique du Verbe chez M atre Eckhart. Pierre Gire, qui a traduit et prsent
le Commentaire de l Exode d Eckhart paratre aux ditions du Cerf, sintresse
particulirement la philosophie de la religion. On en trouve une belle illustration
dans ce texte, qui, partant d une triple rflexion sur la thologie, la mtaphysique et la
mystique, conclut que chez Matre Eckhart lexprience mystique se donne comme
la rvlation, par lpreuve mtaphysique de l'incarnation du Verbe, de la vrit
ultime de la vie humaine .
C est aussi le rle du Verbe chez Eckhart qu tudie Julien Bacq dans sa contribution,
envisageant le statut mdiateur de celui-ci. Dans ce texte, issu d un brillant mmoire

14

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

de philosophie fait lULB sous la direction de Lambros Couloubaritsis et Jean-Luc


Solre, Julien Bacq montre quil n y a pas chez Eckhart d union directe entre Dieu et
lhomme sans la mdiation du Verbe. Dans limion mystique, lunion immdiate n a
pas lieu avec Dieu mais avec le Verbe mdiateur.
Jean Devriendt, auteur d une thse en thologie sur Joachim de Flore et par
ailleurs crateur et responsable du site Internet de lERM R [www.chez.com/eckhart],
propose ici une traduction d un sermon latin de Matre Eckhart, portant sur un
principe eckhartien peu soulign : Dieu comme amour. En effet, lamour est un
thme peu tudi chez Eckhart, en qui l on voit davantage un penseur du dtachement
intellectuel quun thoricien de l amour divin. Et de fait, comme Thomas d Aquin
avant lui, Eckhart place l union intellectuelle au-dessus de lunion par lamour.
C tait d ailleurs lobjet de sa polmique, lors de son prem ier magistre parisien
(1302-1303), avec le franciscain augustinien Gonzalve d Espagne. Contre ce dernier,
Eckhart a soutenu la primaut, dans lapproche de Dieu, du connatre (intellectus)
sur la volont (qui implique lamour). Cependant, ainsi que le montre Jean Devriendt
dans cette traduction du Sermon VI et dans le commentaire quil en donne, lamour
joue malgr tout un rle chez Eckhart. Bien plus, il est le thme central de plusieurs
prdications latines du matre rhnan. Ceci doit nous amener nuancer le portrait
que lon fait parfois de Matre Eckhart comme un froid mtaphysicien . Ainsi que
le dit Jean Devriendt : Il convient dsormais d ajouter lamour, sous tous ses sens,
aux rares noncs positifs qu Eckhart accepte pour Dieu .
Dans son article, M axime M aurige envisage la faon dont, partir d une base
exgtique, Matre Eckhart interprte la gense de lhomme qui, cherchant la raison
de sa venue au monde, fait l exprience de Dieu et de lui-mme jusqu comprendre la
relation essentielle qui le lie son crateur en tant que celui-ci est au commencement et
la fin de sa ralisation. Il sagit pour Maurige de m ontrer comment, en rinscrivant
la divinisation au sein de la cration, Eckhart entend ramener Dieu la mesure de
lhomme et faire de celui-ci un homme-selon-Dieu que ce dernier considrera
comme son fils.
Aprs ces contributions qui clairent un aspect ou lautre de luvre d Eckhart,
viennent ensuite quatre articles portant sur la reprise (par Suso et Tauler notamment)
ou la rception de cette uvre (aux XIXe et XXe sicles).
M onique Gruber est membre de lERM R et prpare une thse sur le rapport
entre texte et image chez Suso. Elle nous propose ici une trs belle tude de la
Sagesse temelle chez Suso dans les textes et d aprs limage (elle commente cette
occasion six illustrations extraites de certains manuscrits enlumins de Suso). Aprs
avoir racont la rencontre entre Suso et la Sagesse temelle, telle que Suso en parle
lui-mme, Monique Gruber montre que pour Suso c est finalement le Christ qui est
cette Sagesse temelle.
Egalement membre de lERMR, Fr. Rmy Valljo, O.R, nous convie, dans un
article passionnant, un voyage dans le Strasbourg du XIVe sicle, devenu capitale
de la mystique rhnane. Aprs une prsentation du contexte historique, envisageant
aussi bien les aspects politiques que religieux, Rmy Valljo en vient au thme de la
mystique chrtienne du dsert et sa reprise chez les dominicaines, les bguines et les
lacs de Strasbourg, puis chez Matre Eckhart, Jean Tauler, et pour finir chez les Amis

INTRODUCTION

15

de Dieu et Rulman Merswin ainsi que Ruusbroec avec lequel ces derniers ont t en
contact. C est en somme un brillant tour d horizon du Strasbourg mystique du
XIVe sicle qui nous est ici propos, ce sicle au cours duquel, selon Rmy Valljo, la
ville de Strasbourg est devenue une solitude , comme au temps de saint Antoine
le Grand le dsert de Sct devint une cit .
Avec la contribution de Simon Knaebel, ancien doyen de lInstitut de Thologie
catholique de lUniversit Marc Bloch de Strasbourg et membre de lERMR, nous
franchissons les sicles, puisquil y est question de la rception de la mystique rhnane
dans lidalisme allemand. A la suite du livre d Em st Benz sur Les sources mystiques
de la philosophie romantique allemande, Simon Knaebel passe en revue les sources
mystiques de certaines ides matresses de lidalisme allemand et en particulier de la
dialectique hglienne. Lauteur montre les ressemblances mais souligne galement
les divergences.
Dans son article, Sbastien Laoureux, charg de recherches du FNRS lULg,
sinterroge sur les concepts eckhartiens de pli et de causalit essentielle . A
partir de l, il envisage la place de M atre Eckhart dans une histoire de limmanence,
gale distance du panthisme et de la transcendance d un Dieu crateur. Auteur de
plusieurs articles sur Matre Eckhart, Sbastien Laoureux poursuit ici son dialogue
fcond avec la pense eckhartienne, en partant plus particulirement de deux
philosophes contemporains, Michel Henry auquel il a consacr sa thse et Gilles
Deleuze.
Ici, nous quittons la mystique rhnane. Larticle de Luc Richir sur Marguerite
Porete sert de transition. Brle Paris, en place de Grve le 1er juin 1310 avec
son Miroir des simples mes ananties, Marguerite tait une bguine originaire
de Valenciennes dans le Hainaut. Ceci nous loigne en apparence du mouvement
rhno-flamand : Marguerite sy rattache cependant en quelque manire par son
appartenance au mouvement bguinal. Psychanalyste, diplm de lULB et docteur
en philosophie de 1U niversit Paris XII, Luc Richir est l auteur d un ouvrage sur
Marguerite Porete, paru aux ditions Ousia. Il revient ici sur les raisons de son intrt
pour cette grande mystique du M oyen Age.
Les trois dernires contributions de ce volume portent, directement ou
indirectement, sur Jan van Ruusbroec. C est la partie qui concerne la mystique
flamande , aprs celle, nettement plus volumineuse, sur la mystique rhnane
ou allemande .
Tout d abord, on trouve larticle du P. Paul Verdeyen, S.J. Grand spcialiste de
Guillaume de Saint-Thierry et de Ruusbroec auquel il a consacr un excellent ouvrage
paru aux ditions du Cerf, Verdeyen jette ici un pav dans la mare de la mystique
rhno-flamande , remettant nettement en cause cette notion historiographique,
issue selon lui d une proximit gographique indment tendue au domaine spirituel.
Par ailleurs, si lon peut en effet qualifier Eckhart, Suso et Tauler d auteurs rhnans,
il ne lui semble pas lgitime de considrer Hadewijch et Ruusbroec comme des
flamands, tant donn quils appartenaient au duch de Brabant et non au comt de
Flandre. Or, on ne parle pas de mystique rhno-brabanonne , ce qui serait plus
cohrent. Mais surtout, fondamentalement, Paul Verdeyen estime que les diffrences
entre les Rhno-flamands sont plus importantes que ce qui les unit. Son jugement

16

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

est sans appel : Disons-le franchement : ils s opposent plus les uns aux autres
quils ne se ressemblent . La mystique de Ruusbroec est ime mystique amoureuse
inspire par saint Bernard et par Hadewijch. Celle de Matre Eckhart est une mystique
de la naissance du Verbe divin dans lme, inspire par Albert le Grand et Thomas
d Aquin.
Claude-Henri Rocquet est lauteur d une Petite vie de Ruysbroeck, parue chez
Descle de Brouwer. Chez le mme diteur, il a traduit et prsent Les sept degrs
de l chelle d amour spirituel de Ruusbroec. Un dialogue avec Michel Cazenave
layant amen s interroger nouveaux frais sur la part du fminin dans luvre de
Ruusbroec, il envisage ici la mystique nuptiale en relation avec la mystique maternelle
chez le bon prieur de Groenendael.
Le volume sachve avec la trs intressante contribution historiographique
d Hubert Roland, chercheur qualifi du FNRS et charg de cours en littrature
allemande lUCL, qui montre comment Ruusbroec (ou Ruysbroeck) et la mystique
flamande ont t assimils par la propagande allemande, d abord dans le cadre de la
Flamenpolitik de 1914-1918 puis dans le contexte de la drive national-socialiste.
Au passage, Hubert Roland envisage galement la manire dont Ruusbroec a t
rquisitionn au profit de lidentit belge, paralllement aux tentatives germaniques
de rcupration. Ce type d instrumentalisation politique est, souligne Hubert Roland,
le lot des personnalits dont le rayonnement intellectuel a acquis une diffusion
au-del des frontires et, ajoute-t-il juste titre, dont la teneur se situe prcisment
au-del de semblables considrations .

Notes
1 Sur la spiritualit rhno-flamande , voir S.G. A x t e r s , La spiritualit des Pays-Bas :
l'volution d une doctrine mystique avec une liste des traductions franaises des auteurs
nerlandais, Louvain, Nauwelaerts, 1948 ( Bibliotheca Mechliniensis. 2e srie , 1) ; L. C o g n et ,
Introduction aux mystiques rhno-flamands, Paris, Descle, 1968 ( Spiritualit dhier et
daujourdhui ).
2 Tous les Rhno-flamands ne seront pas envisags dans cette publication, qui porte en
priorit sur Eckhart et (de manire moindre) sur Ruusbroec.
3 Pour un tat rcent de la question propos du matre rhnan, nous nous permettons
de renvoyer notre ouvrage, voir B . B e y e r d e R y k e , Matre Eckhart, Paris, Entrelacs, 2004
( Sagesses temelles ).
4 Voir M.-A. V a n n ie r , dans M a t r e E c k h a r t , Sur la naissance de Dieu dans l me, Sermons
101-104, traduit du moyen haut allemand par G. P f is t e r en collaboration avec M.-A. V a n n ier ,
prface de M.-A. V a n n ie r , Orbey, Arfuyen, 2004, p . 8 ( Les Carnets Spirituels , 2 7 ) .
5 Y. d e A n d ia , Henosis, L'Union Dieu chez Denys l Aropagite, Leiden-New York-Kln,
E.J. Brill, 1996 ( Philosophia antiqua , 71) ; I d . (d.), Denys l Aropagite et sa postrit en
Orient et en Occident, Actes du Colloque International Paris, 21-24 septembre 1994, Paris,
Institut dEtudes Augustiniennes, 1997 ( Etudes Augustiniennes, Srie Antiquit , 151).

Nouvelles perspectives
sur la naissance de Dieu dans lme
chez Eckhart
M arie -A n n e V a n n i e r

Lidentification et la publication par Georg Steer des Sermons 101 104 d Eckhart
son petit trait sur la naissance de Dieu dans lme, et leur traduction rcente en
franais 2 sont un vnement pour les tudes eckhartiennes, comme la montr le
rcent colloque de Metz 3. C est, en effet, le cur de luvre d Eckhart qui nous est
dsormais accessible.
Sans doute disposait-on auparavant de ces Sermons dans ldition de Franz
Pfeiffer 4, mais peu en avaient vu la porte, ils avaient t laisss pour compte.
D autre part, il existe de nombreux autres passages 5 o Eckhart parle de la naissance
de Dieu dans lme, ce qui a amen les commentateurs 6 expliquer quil sagit l
d un thme central dans la pense du Thuringien, mais ces passages restent pars
dans son uvre 1. Au contraire, avec les Sermons 101 104, c est la premire fois
quEckhart propose un cycle complet sur la question et quil a lui-mme rdig, alors
que les autres sermons sont des notes prises par ses auditeurs. On dispose dsormais
de la problmatique quil a mise en uvre.
De plus, dans ce cycle, le Sermon 101 est, en quelque sorte, le programme, dont les
trois points vont tre repris et discuts dans les trois sermons suivants : le lieu de cette
naissance (la noblesse de lme, qui reprsente galement le troisime point de son
programme de prdication, tel qu il la prsent dans le Sermon 53 et qui constitue une
rinterprtation de la cration de ltre humain l image de Dieu), lattitude adopter
(laccueil, le silence, le ptir Dieu, qui est une autre expression du dtachement : le
premier point de son programme de prdication) et le profit qui en rsulte (la filiation
divine), autant dire que tout est bien construit et sinscrit dans les rgles mmes de la
prdication mdivale 8. Ltude de ces Sermons va donc permettre de renouveler les
tudes eckhartiennes, non seulement quant la chronologie 9 des uvres d Eckhart,
mais aussi quant leur contenu et ltude de leurs sources.

18

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

En effet, le sens de ces Sermons, sil est li au temps de Nol, est galement
plus vaste, il propose un Cur Deus homo. C est l lapport mme du christianisme,
lexpression du m otif de lIncarnation, quIrne et Athanase avaient magistralement
exprim avant Eckhart : Dieu s est fait homme pour que lhomme devienne Dieu .
Eckhart n a peut-tre pas eu directement accs leurs textes, qui taient en grec, qui
n avaient pas t traduits par Jean Scot Erigne et qui ne se trouvaient pas dans la
Glose ordinaire, mais il en a lui-mme peru le sens en scrutant lEcriture. Il emploie,
maintes reprises, une formule analogue, la phrase de Maxime le Confesseur :
devenir par grce ce que Dieu est par nature 10. En s attachant la naissance
de Dieu dans lme, Eckhart reprend une perspective johannique. Il sinscrit dans la
Tradition u, synthtise avant lui par saint Thomas. Il la suit dans ses grandes lignes,
tout en lui donnant un tour personnel.

1.

Des trois naissances la naissance ternelle

A u lieu d opter pour le schma classique des trois naissances auxquelles


correspondent les trois messes de Nol, schma qui s est progressivement constitu
lpoque patristique, avant d tre fix dans lcole cistercienne au XIIe sicle 12 et
d tre thmatis par Grgoire II 13 et saint Thomas 14 en ces termes : Triple est la
naissance : temelle au sein du Pre, dans le temps, du sein de la mre, spirituelle en
nos curs , Eckhart ne retient que la naissance temelle. A u prem ier abord, cela peut
surprendre, mais comme le disait Jean Tauler : Il parlait partir de ltemit et vous
lavez compris partir du temps 15. En fait, Eckhart va lessentiel : il sintresse
la gnration du Verbe dans la Trinit et notre adoption filiale par lintermdiaire du
Verbe, notre gnration comme fils par et dans le Fils et l Esprit Saint. Sans doute
Eckhart adopte-t-il des raccourcis qui peuvent tonner, mais, en ralit, il reprend
la pense de saint Thomas et s appuie sur une solide thologie trinitaire quil avait
labore dans son uvre latine, en particulier dans les Sermons II et IV.
A la diffrence de Jean Tauler qui donne plus de place lexplication, qui est
plus pdagogue et qui, justem ent, dans son Premier Sermon, dveloppe le schma des
trois naissances pour rendre compte de la naissance de Dieu dans lme, Eckhart, lui,
sarrte la naissance temelle. Est-ce dire quil se situe lintrieur de la Trinit ?
Ce serait excessif, mais il s attache essentiellement comprendre la gnration du
Verbe et notre adoption filiale. Il n omet pas pour autant les deux autres naissances
et sy rfre de temps autre, mais elles interviennent comme le dploiement d un
processus et n ont pas de rle principici. Au contraire, la naissance temelle est celle
o le Fils nat en nous, lorsque nous sommes sans pourquoi, et nous renaissons
dans le Fils. Origne crit une trs belle parole, et si c tait moi qui la prononais,
elle paratrait incroyable : Nous ne sommes pas seulement ns dans le Fils, nous
sommes ns et rens, et ns de nouveau immdiatement dans le Fils. Je le dis, et
c est vrai, que dans chaque bonne pense ou intention ou action, nous renaissons
dj en Dieu 16. C est ce passage des Homlies d Origne sur Jrmie (9, 4) qui a
apparemment amen Eckhart se concentrer sur la naissance temelle, qui relve
la fois de la gnration temelle et de la cration continue. Comment concilier ces
deux ralits ? Leur rapprochement est paradoxal, mais Eckhart use des paradoxes
pour faire comprendre le mystre de ladoption filiale quOrigne a exprim de

NOUVELLES PERSPECTIVES

19

manire remarquable : Si le Seigneur nat toujours du Pre, toi aussi, dans sa


ressemblance, tu as un tel esprit d adoption que tu nais toujours de Dieu, dans chaque
acte de comprhension, dans chaque uvre, de sorte que tu es fait fils de Dieu dans
le Christ Jsus 11. En bon thologien, Eckhart sait que cration et gnration sont
distinctes, mais s il les rapproche, c est pour montrer que nous sommes constamment
crs et recrs dans le Fils, tout en proposant en filigrane une thologie de l image
qui, comme il le dit, dans son Commentaire de la Gense (n. 115) n est pas tant fonde
sur Gense 1, 26 que sur Colossiens 1,15, dans la mesure o nous sommes justement
crs dans lImage quest le Fils.
Il n est donc pas tonnant qu Eckhart sintresse surtout au lieu de la naissance,
cette image de Dieu laquelle nous sommes crs. L encore il reprend Origne,
cette fois, le dbut de L homlie 26 sur Josu, o Origne disait : Notre Seigneur
Jsus-Christ nous demande un emplacement pour y construire et y habiter ; et nous
devons si bien nous transformer dans la puret du cur, la sincrit de lme, la
saintet du corps et de lesprit - que le Seigneur daigne recevoir une place dans notre
me, y btir sa demeure et y habiter 18. On pourrait voir aussi ime influence de
Grgoire de Nysse 19 et de Jean Cassien 20 qui invitent, la suite de lEcriture, faire
de notre cur l arche d alliance ou encore saint Augustin qui propose une thologie
du cur 21. Sans doute Eckhart se rfre-t-il un lieu sans lieu, au fond sans fond
qui n est autre que limage de Dieu en chacun pour dire o se ralise la naissance
temelle. Comme il le dit dans le Sermon 101, c est dans ce fond que se trouve une
demeure pour cette naissance et cette opration par laquelle Dieu le Pre prononce sa
Parole. Car, de par sa nature, ce fond ne peut rien recevoir d autre que la seule essence
divine, sans aucun intermdiaire. Dieu entre ici dans lme en son entiret et non pas
seulement en partie. Dieu pntre ici le fond de lme. Personne ne peut entrer dans
le fond de lme que Dieu seul 22. Lexpression quEckhart donne est originale : il
prend limage du Grund ohne Grund, du fond sans fond pour voquer le lieu de la
naissance de Dieu dans lme 23.
Sans doute son originalit n est-elle pas entire, car il sinspire la fois d Origne
et de saint Thomas pour essayer de faire comprendre le sens de limage de Dieu dans
ltre humain.

2.

Une remarquable expression de limage de Dieu

Eckhart, qui est un grand lecteur des Pres, n a pas manqu d tre marqu par
leurs multiples commentaires de Gense 1, 26 24, dont il se fait lcho dans son
Commentaire de la Gense (n. 115-120), mais parmi les Pres, c est d Origne 25
et d Augustin (quil a lus dans la Glose ordinaire) quil sinspire le plus pour cette
question. Il emprunte, en particulier, Origne limage du puits pour rendre compte
de limage de Dieu. Sans doute lAlexandrin n apporte-t-il pas une entire nouveaut,
dans la mesure o il se fait essentiellement le commentateur du livre des Nombres,
mais il donne penser et, en un raccourci tonnant, Eckhart reprend linterprtation
d Origne pour donner tout son sens limage de Dieu en lhomme. Ainsi crit-il dans
le Sermon de l homme noble : Limage de Dieu, le Fils de Dieu, est dans le fond de
l me comme dans un puits d eau vive . C est l une autre manire de parler de la
naissance temelle et il est lun des seuls proposer une formule aussi synthtique.

20

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Eckhart emprunte galement saint Thomas son ide que si lon doit trouver
l image de la Trinit dans lme, il faut la prendre dans ce qui sapproche le plus,
autant que la chose est possible, d une reprsentation spcifique des personnes
divines. Or, les Personnes divines se distinguent selon la procession du Verbe partir
de celui qui le profre et selon celle de lAmour qui unit l un et l autre 26. En se
rfrant saint Thomas, Eckhart rend compte de la dimension trinitaire de limage
dans son surgissement mme dans la vie trinitaire 27. C est, en fait, partir d une
rflexion sur limage de Dieu en lhomme, taye sur les Pres et sur saint Thomas,
quEckhart dveloppe une thologie morale fonde sur la thologie trinitaire et quil
exprime par la naissance temelle. Sa rflexion sur limage de Dieu, il la reprend tout
au long de son uvre 28 et en particulier dans sa cration verbale autour du terme de
Bild, mais il lui donne son sens dans son tude de la naissance de Dieu dans lme, car
cette image est le lieu mme de cette naissance.

3.

Une nouvelle thologie morale

On sest souvent demand pourquoi Eckhart ne dveloppait pas de thologie


morale, alors quen tant que provincial, il mettait en question, juste titre d ailleurs,
un certain nombre de drives de la morale chrtienne et qu son poque, presque tous
les grands thologiens ont propos une thologie morale. En fait, sa thologie morale
existe et il la dploie partir de la naissance de Dieu dans lme, en particulier en
fonction du second point quil envisage ce propos dans le Sermon 101 et auquel il
consacre le Sermon 103 : laccueil de cette naissance.
L encore, Eckhart est marqu par saint Thomas et plus prcisment par larticle 2
de la Question 112 de la Ia IIae de la Somme thologique, o ce dernier prcisait
les diffrentes formes de prparation laccueil de la grce, avant de conclure
qu aucune prparation n est requise pour que Dieu infuse la grce dans une me, si
ce n est la prparation quil produit lui-mme . En d autres termes, tout est grce .
C est dj le point de vue d Augustin, ce sera galement celui d Eckhart qui opte pour
le silence et qui dit que si prparation il y a laccueil de la grce, elle n est autre que
le ptir Dieu.
Eckhart peut en venir cette affirmation, parce que sa thologie morale est tout
entire ancre dans la thologie trinitaire. En effet, laccueil de la naissance de Dieu
dans lme n est autre que laccueil du Verbe que le Pre envoie et cet accueil est rendu
possible par la grce. De nouveau, Eckhart est dpendant des Pres, en particulier des
Pres grecs, pour lesquels la morale n existe que fonde ontologiquement 29. Elle a
une dimension constitutive de ltre humain et le situe dans la vie trinitaire, elle le met
en relation avec une personne, avec le Verbe qui nat continuellement dans lme.
En prcisant lattitude adopter par rapport la naissance de Dieu dans lme,
Eckhart explicite le sens de la vie chrtienne et lui donne son orientation thique 30,
dans la mesure o il n envisage pas seulement la vie nouvelle, la filiation divine, donne
au baptme, mais aussi ses prolongements par laccueil de la grce baptismale.
Par le fait mme, la thologie morale d Eckhart sinscrit dans une vision ecclsiale
et comporte une dimension trinitaire quon a parfois oublie.

NOUVELLES PERSPECTIVES

4.

21

Devenir par grce ce que Dieu est par nature

Non seulement, Eckhart propose une thologie de la grce 31, mais c est l cho
de sa thologie trinitaire. L encore, il part de lacquis de ses prdcesseurs : Maxime
le Confesseur, Denys PAropagite, saint Thomas, mais il les rinterprte galement
de manire originale pour parler, au XIVe sicle, de la divinisation et dvelopper une
thologie mystique de lEglise d Occident.
Il
s en explique en ces termes au dbut du Sermon 104 : cette naissance
temelle, qui vient de se produire dans le temps, chaque jour encore se produit dans
le plus intime et le fond de lme, sans aucune interruption 32. C est, en quelque
sorte, d une divinisation continue 33 qu il est question, comme lexprimait d ailleurs
le Prologue de lEvangile de Jean. Entre ce Prologue et Eckhart, il existe un certain
nombre d intermdiaires : non seulement Origne et Augustin qui ont longuement
comment lEvangile de Jean, mais aussi Guerric d Igny, quEckhart a d connatre,
et qui disait dans son Deuxime sermon p o u r la Nativit : La naissance du Fils aurait
t inutile sil n avait pas aussi t donn ; et c est en vain quil serait devenu fils de
lhomme, sil n avait pas t reu par les fils des hommes auxquels il devait donner
aussi le pouvoir de devenir fils de Dieu 34. C est la filiation divine, lintroduction
la vie trinitaire qui est le don mme de Dieu, par laquelle Eckhart ouvre d ailleurs son
cycle des sermons, en disant : Que cette naissance se produise toujours, dit saint
Augustin, quoi cela me sert-il si elle ne se produit pas en moi ? Q uelle se produise
en moi, c est cela qui m importe 35.
Pour en rendre compte, Eckhart sappuie sur M axime le Confesseur, en particulier
sur sa XXIIe Question Thalassios, o il expliquait que c est le propre de la seule
grce divine d accorder aux tres, analogiquement, la dification en illuminant la
nature par la lumire surnaturelle en la hissant, au-dessus de ses propres limites,
la splendeur de la gloire ( . . . ) : devenir Dieu par grce (...). Celui qui laccorde ses
lus, tant par essence infini, a une puissance infinie pour le faire au-del mme de
toute infinit, qui ne sarrte jam ais avec ceux qui naissent d elle. Toujours plutt
retient-elle elle ceux qui d elle reoivent ltre et ne peuvent tre sans elle. De l
aussi quil parle de la richesse de sa bont en tant quelle n arrte jam ais sa disposition
divine et radieuse de bont pour notre transformation difiante 36. La dification est
luvre mme de la grce. Dieu y communique quelque chose de sa nature divine.
Ainsi l tre humain devient-il par grce ce que Dieu est par nature .
Sil emprunte cette ide Maxime le Confesseur, Eckhart peut galement la
fonder davantage, en se rfrant saint Thomas, en particulier la Question 23, art. 1
de la IIIa Pars de la Somme thologique, o il est dit que de mme que par lacte
crateur, la bont divine est communique toutes les cratures, de mme, par lacte
d adoption, une ressemblance de la filiation naturelle est communique aux hommes,
selon l Eptre aux Romains : Ceux quil a distingus d avance pour tre conformes
limage de son Fils (8, 29) . On comprend donc que c est partir d un solide
ancrage dans la Tradition quEckhart parle de la naissance de Dieu dans lme lors de
son sjour Erfurt.

22

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

*
*

C est, en fait, une magistrale synthse sur la question de la naissance de Dieu


dans lme qu Eckhart prsente dans les Sermons 101 104. Il dit quil sadresse un
public choisi, certainement celui de ses frres dominicains et des habitus du couvent
d Erfurt qui il n a pas besoin de prciser toutes les auctoritates sur lesquelles il
sappuie et quils connaissent ou quils peuvent retrouver dans la Glose ordinaire.
De plus, son public est de plain-pied avec la ralit qu il voque, celle de la filiation
divine et il la laisse advenir en lui. S il nous faut retrouver Parrire-fond culturel
d Eckhart et prciser quelles uvres des Pres et des mdivaux Eckhart se rfre,
en revanche, linvitation la filiation divine, laisser advenir en nous la naissance de
Dieu, nous est galement adresse, autant dire que le message d Eckhart traverse les
sicles. C est vritablement une parole jaillie du cur de Dieu, sa Parole mme quest
le Fils et qui nous exhorte devenir fils dans le Fils, ce qui est le message mme du
christianisme et quEckhart reprend en une remarquable synthse dans la prire qui
clt ce cycle de sermons et o il dit : Afin que nous observions ici ce repos et ce
silence tourn vers le dedans, de sorte que la Parole temelle soit en nous prononce
et comprise, et que nous devenions un avec Elle, que le Pre nous vienne en aide et la
Parole elle-mme et lEsprit 37.

Notes
1 M e is t e r E c k h a r t , Die deutschen und die lateinischen Werke. Die deutschen Werke,
Band IV, 1, Stuttgart, Kohlhammer, 2003.
2 Sur la naissance de Dieu dans l me, Orbey, Arfuyen, 2004.
3 Rflexions sur la naissance de Dieu dans l me, Paris, Cerf, sous presse (coll.
Patrimoines).
4 Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts, t. II, Leipzig, 1857. Les sermons
103 et 104 taient inverss, comme dans la traduction quen avait donne P. P e t it dans
Sermons-Traits, Paris, Gallimard, 1942, p. 36-67.

NOUVELLES PERSPECTIVES

23

5 G eorg S teer les a relevs dans les Serm ons allem ands , dans G. S teer et L. S turlese
(d.), Lectura Eckhardi. Predigten Meister Eckharts von Fachgelehrten gelesen und gedeutet,
1.1, Stuttgart, K ohlham m er, 1998, p. 279, n. 1.
6 N . L argier, Bibliographie zu Meister Eckhart, F ribourg, Ed. U niversitaires, 1989 (coll.

Dokimion).
7 G eorg S teer en a relev les occurrences dans les Serm ons allem ands (voir supra,
n. 1).
8 H . M artin , Le mtier de prdicateur lafin du Moyen Age, Paris, C erf, 1988.
9 C om m e l a m ontr G. S teer, D e l authenticit et de la datation des Sermons 101
106 [ paratre]. A lors q u o n av ait tendance ju s q u ici situer l apport d E ckhart sur la
question de la n aissance de D ieu d ans l m e l poque de Strasbourg, force est dsorm ais de le
situer plus tt, ds le tem ps d E rfurt.

10 Question 22 Thalassios.
11 H. R a h n er, G ottesgeburt , dans Zeitschrift fu r katholische Theologie, 1935,
p. 333-418 ; P. M iq u e l, L a naissance d e D ieu dans l m e , dans Revue des sciences
religieuses, 35, 1961, p. 378-406.
12 E n particu lier p a r Isaac de l Etoile, qui expliquait dans le Sermon 42 sur l A scension
(PL 194, col. 1831c-1832ab) que la prem ire gnration, tem elle, s est faite sans m re, la
deuxim e, tem porelle, s est faite sans pre, q uant la troisim e, elle se fait selon la substance
sans pre ni m re, m ais, selon le sacrem ent de D ieu le Pre p a r l E sprit Saint, e t de l Eglise,
vierge e t m re .
13 Epistula 2 l em pereur L on de B yzance.
14 Sermon 2 pour Nol, P aris, V ivs, t. X X IX , p. 287.

15 Sermon 15.
Sermon 41, trad. J. A ncelet-H ustache, t. II, p. 72.
Homlies sur Jrmie 9, 4 : Si semper ex Patre nascitur Dominus, etiam tu in
similitudinem ejus tantum adoptionis spiritum habens, semper generaris a Deo per singulos
intellectus, per singula opera, et effeceris filius Dei in Christo Jesu . C est p a r la Glose
ordinaire su r Jrm ie 1 1 ,9 q u E ckhart a d connatre ce texte.
16
17

18 E d. Sources C hrtiennes, 71, p. 491.


19 Vie de Mose 174-188.
20 Confrence XIV, 10.
21 H . R ahner, G ottesgeburt , p. 335-339, p. 388-390 ; I. B ochet, Le cur selon saint
Augustin, Paray-le-M onial, 2000.
22 Sermon 101, O rbey, A rfuyen, 2004, p. 41-42.
23 H. F ischer, F ond de l m e , dans Dictionnaire de spiritualit, 5, col. 650-661 ;
B. M cG inn, T he Spiritual H eritage o f O rigen in the W est. A spects o f the H istory o f O rig en s
Influence in the M iddle A ges , dans Origene maestro di vita spirituale. M ilan, 2001, p. 283.
24 P o u r u n aperu, v o ir Biblia patristica, CADP, Strasbourg.
25 Homlie XII sur les Nombres; H . R ahner, G o tte s g e b u rt , p. 334, 3 5 1 -3 5 9 ;
H. F ischer, Fond de l me, op. cit., col. 651-653 ; D. M ieth, G otteschau un d G ottesgeburt.
Z w ei T ypen ch ristlicher G otteserfahrung in der T radition , dans Freiburger Zeitschrift fur
Philosophie und Theologie, 27, 1980, p. 215-217 ; B. M cG inn, The Spiritual Heritage, op. cit.,
p. 282-289.
26 Somme thologique I, qu. 93, art. 7.
27 J.-P. Torrell, Saint Thomas d Aquin, matre spirituel, P aris-Fribourg, C erf-E d.
U niversitaires, 1996, p. 75-82, 118-119 et 232-237.
28 W. W ackernagel, Ymagine denudari. Ethique de l image et mtaphysique de
l abstraction chez Matre Eckhart, P aris, V rin, 1991 (Etudes de philosophie mdivale, 68).

24

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Voir plus loin dans ce volume larticle de W . W a c k e r n a g e l , Image et connaissance de soi


chez Matre Eckhart .
29 D. M ie t h , Gotteschau, p. 216-217.
30 Ibid., p. 218-219.
31 E.-H. W e b e r , La thologie de la grce chez Eckhart , dans Revue des sciences
religieuses, 70, 1996, p. 48-72.
32 E ck ha rt , Sermon 104, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 119.
33 Ide frquente chez les Pres grecs et chez Jean Scot Erigne, en particulier, De la
division de la nature II, 33.
34 G u e r r ic d I g n y , Sermons, 1.1 (d. S.C. 166), p. 177.
35 E c k h a r t , Sermon 1 0 1 , Orbey, Arfuyen, p . 3 5
36 M a x im e l e C o n f e ss e u r , Questions Thalassios, Suresnes, LAncre, 1992, p. 112-113.
37 Sermon 104, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 151.

Albert le Grand ou la gense


de la mystique rhnane
S b astien M i l a z z o

1.

Prolgom nes

A. L a deificatio .* une identit constitutive de la m ystique rhnane


S il est un thme rcurrent autour duquel a pu se forger lidentit de ce quon
allait appeler la mystique rhnane, cest bien celui de la dification de lhomme. Cette
thmatique est lempreinte de cette cole laquelle on rattache les noms d un Eckhart,
d un Tauler et d un Suso. La citation de Maxime le Confesseur, devenir par grce ce
que Dieu est par nature devient chez ces derniers un adage, un leitmotiv, une regula
sous leurs plumes de thologiens comme dans leurs bouches de Prcheurs. Outre
linfluence des auctoritates patristiques (Maxime le Confesseur, Augustin, Denys),
cette thorie de la dification a galement t consolide par un important appareillage
conceptuel philosophico-thologique (Aristote, Avicenne). Ainsi, le noplatonisme
grco-arabe ne fut pas sans influences : Y auctoritas des Pres, il fallait adjoindre
ime armature philosophique dont largumentaire complterait la validit, logique et
mtaphysique, d une telle thorie par la ratio. C est sur ces fondations patristiques
d une part, et par cette armature philosophique d autre part, qua pu ainsi sriger,
telle une cathdrale, luvre monumentale de la mystique rhnane. Mais loriginalit
de la mystique rhnane ne se rduit pas cette jointure entre Y auctoritas des Pres
et la ratio des philosophes : cette originalit d ordre spculatif et doctrinal vient
sajouter une dimension exprimentale existentielle dirions-nous aujourdhui
- dans sa relation au transcendant, autrement dit une mystique. Si le XIIe sicle a t
celui d une pistm spirituelle (lectio divina) de la thologie (sacra scriptura) et le
XIIIe celui d une pistm scientifique (scientia) de la thologie (doctrina sacra), le
XIVe sicle rhnan sera les deux la fois. C est lune des richesses de la mystique
rhnane que d avoir concili la thologie institutionnellement universitaire avec
la thologie essentiellement mystique : deux versants d une mme pice qui ont

26

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

manqu de divorcer, notamment lors de la crise dite de 1 averrosme latin dans


les annes 1270. Le discours thologique, dans ses tenants les plus techniques, se
fait lcho et lanalyse de lexprience spirituelle de Dieu et de lInhabitation de son
Verbe dans lhomme. La thologie, si elle est technique, universitaire, et dogmatique
dans sa forme, n en demeure pas moins minemment mystique dans son fond. De
fait, la theologia comme scientia trouve ses racines dans la mystique, et la mystique
trouve son achvement discursif dans la theologia. Nul ne saurait donc sparer chez
les mystiques rhnans la thologie de la mystique, le Lesemeister du Lebemeister. La
thologie est le lieu discursif de lindicible mystique. Lindicible mystique est le lieu
d exprimentation du discours thologique. A l image de cette architectonique - dans
laquelle les commentaires sur les uvres de Denys jourent un rle important - le
thme de la dification se trouve aux confins des spculations les plus techniquement
labores et des expriences mystiques et pratiques de Dieu. Q uest-ce dire sinon
que le thme de la deificatio est le vivant trait d union entre deux pistmologies,
lune thologique en tant que scientia, lautre mystique en tant quexperimentum,
qui ne se distinguent en ralit que par leur mthode, et non par leur principe et leur
finalit : c est le mme intellect qui parle de Dieu, avec Dieu, et considre les effets de
la grce divine sur la nature humaine dans son processus de dification. On comprend
en ce sens en quoi un Albert le Grand dfinira la thologie comme pieuse science
pratique '.

B. Albert le Grand : prmisses gographiques et doctrinaux


de la mystique rhnane
Mystique, Albert le Grand le fut bien des gards comme peut en tmoigner
limportance de ses commentaires sur Y opus dionysiacum. Rhnan, il le fut galement
par ses priples dans la valle du Rhin, de Cologne Ble, en passant et sjournant
plusieurs reprises en Alsace. Pour autant est-il judicieux de qualifier Albert le Grand
de mystique rhnan ? Ce serait se prcipiter sans se soucier des diffrences
conjoncturelles, historiques, sociales et thologiques entre le sicle d Albert le Grand
et celui de Matre Eckhart. Ce serait galement se confronter la dlicate question de
lidentit d une mystique rhnane. S il est peu prudent de qualifier Albert de mystique
rhnan, on peut nanmoins le qualifier sans aucun abus de prdcesseur des mystiques
rhnans, gographiquement et doctrinalement. Nous nous attacherons dans un premier
temps analyser historiquement les priples rhnans d Albert le Grand, notamment
dans la plaine d Alsace. Il serait opportun - dans la mesure du possible - d oprer
une tentative de datation des deux sjours strasbourgeois d Albert. Pour cela nous
nous appuierons sur les chroniques ou lgendes - essentiellement Jean Meyer Les
rudits contemporains situent les premiers lectorats d Albert dans diffrentes villes
rhnanes (Hildesheim, Fribourg, Ratisbonne, Strasbourg) entre 1233 et 1245, date
o lon retrouve Albert M agister Paris. Il s agit d une priode de la vie d Albert
peu connue, et nanmoins relativement longue. Les sources sont rares. Les Chronica
brevis 2 de Jean M eyer donnent cependant quelques lments quil conviendrait
d exploiter, malgr leur brivet sur ce point : nous ne traiterons pas de ce premier
sjour strasbourgeois d Albert le Grand afin de garder une taille convenable au prsent
article. Le second sjour strasbourgeois offre, quant lui, des sources plus explicites :

ALBERT LE GRAND

27

aux Chronica brevis qui rendent compte des activits d Albert Strasbourg, on peut
ajouter des lettres d Albert lui-mme datant de ce sjour. Le second lectorat d Albert
Strasbourg se situe la pleine maturit de sa vie (1267-1269/70) ; Albert tait
g : lessentiel de son uvre tait derrire lui, except sa Somme thologique qui
demeurera inacheve. Que retenir de ce second sjour Strasbourg ? Ne s agirait-il
pas l d une priptie sans importance de lexercice d un vieux matre arrivant la
fin de sa carrire, n esprant quune seule chose : que son Matre gnral le nomme
lector emeritus au studium generale de Cologne, studium quAlbert avait fond et
dirig auparavant ? Car de Strasbourg, que pouvait-il sortir de bon ? Nous verrons
que si Cologne a t incontestablement le berceau de YAlbertschule, Strasbourg ne se
rduisait pas une simple antichambre de Cologne : Strasbourg, avec Cologne a t le
berceau non seulement de YAlbertschule mais aussi de la progniture de cette dernire
quil convient d appeler mystique rhnane. Quelles ont t les activits d Albert dans
cette rgion de YAlsatia qui allait tre le grenier spirituel o mrira une vritable cole
de pense et de spiritualit ? Quel tait le statut du studium dominicain de Strasbourg
dans lequel le matre colonais a enseign ? Ces questions se rduisent la question
suivante : quelles ont t les prmisses conjoncturelles - gographiques, historiques
et sociales - de la mystique rhnane chez Albert le Grand lors de ses lectorats
Strasbourg ? La question d une gense de la mystique rhnane ne saurait cependant
se rduire ime conjoncture exclusivement historique, ou plutt historiographique. A
cette conjoncture historique se joint une conjoncture thologique comme peuvent en
tmoigner les deux disciples et contemporains d Albert le Grand : Hugues Ripelin et
Ulrich de Strasbourg. Ces deux disciples seront les propagateurs de la pense d Albert
le Grand : ils dvelopperont notamment un thme qui sera cher la postrit rhnane,
celui de la dification de lhomme.

2. Le second sjour strasbourgeois dAlbert le Grand


A. Les raisons du second sjour strasbourgeois d Albert le Grand :
une conjoncture loquente
Si lon doit procder par hypothses quant au premier sjour strasbourgeois,
sa date ainsi quaux fonctions et activits d Albert le Grand Strasbourg, et que lon
manque cruellement de documents sources ce sujet, lhistorien sestimera davantage
heureux quant au second sjour strasbourgeois d Albert et pour cause : Albert ayant
accept d tre vque de Ratisbonne (1260), puis ayant dmissionn (1262), les
voyages d un tel vque qui plus est magister de Paris, n allaient pas passer inaperus.
On peut dater le second sjour strasbourgeois d Albert entre 1268, au plus tt
lautomne 1267 selon H.-C. Scheeben, et 1270, date laquelle il fut envoy nouveau
Cologne accompagn de Gottfried de Duisbourg - un frre de Strasbourg, ejus
socius et minister 3 - comme lector emeritus par le Matre gnral de lOrdre Jean
de Verceil. Nous ne reviendrons pas sur la nature de lenseignement du studium lors
du second lectorat strasbourgeois d Albert le Grand : les exemples d Hugues Ripelin
et d Ulrich Engelbert, respectivement prdcesseur et successeur la tte du studium
de Strasbourg, nous ont permis de penser que le studium tait un studium solemne
dans les annes 1260-1270, qui prparait probablement ses meilleurs lments au
studium generale de Cologne. On peut signaler trois raisons qui ont fait revenir

28

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Albert pour une seconde fois Strasbourg : la premire est certaine et est d ordre
diplomatique ; la deuxime est probable et interne lOrdre et au fonctionnement du
studium de Strasbourg ; enfin la troisime est d ordre personnel et nous renseigne sur
ce quauraient pu tre les activits d Albert Strasbourg comme lecteur.
La premire raison de la venue d Albert Strasbourg est d ordre diplomatique :
un conflit clata entre lvque de Strasbourg et les bourgeois de la ville, le pape
Clment IV envoya Albert pour trouver une issue la crise, mais peut-tre aussi
pour protger le couvent de ce conflit. Le couvent avait en effet dj eu souffrir
de lvque et des bourgeois de la ville, notamment lors de son dpart, du quartier
Finkwiller, quartier extra-muros, pour le centre-ville, prs de la cathdrale 4 : il tait
normal que, pour sa protection, le couvent ait eu besoin d un frre-vque, comme
quelques annes auparavant (1251) il avait fait appel au frre-cardinal Hugues de
Saint-Cher, le mme qui insista auprs d Alexandre IV pour la nomination piscopale
dAlbert.
La deuxime raison est peut-tre due la mort d Hugues Ripelin (un peu avant
1268). Etudiant Strasbourg o il dut suivre sa formation, prieur du couvent de Zurich
dabord de 1232 1242 puis de 1252-1259 sous le provincialat d Albert (1254-1257),
il ne fait aucun doute quHugues connaissait Albert. De retour Strasbourg en 1260,
Hugues Ripelin devient prieur du couvent en 1261 o son autorit thologique fut
sans doute mise au service du studium du mme couvent. En fut-il le lecteur ? Rien ne
nous permet de le soutenir avec certitude mais c est fort probable. On peut nanmoins
penser que Hugues, par son autorit thologique, faisait sans doute parti du personnel
enseignant du studium. Toujours est-il que, lorsquil m eurt avant 1268, une autorit
thologique de son envergure tait ncessaire au fonctionnement et la rputation
du studium de Strasbourg : Albert le Grand, dont Hugues avait tant emprunt la
thologie, aurait pu venir au secours du studium orphelin d un tel auctor comme
lecteur.
La troisime raison rside dans les motifs qui ont pouss Albert le Grand
dmissionner du sige piscopal de Ratisbonne afin de rejoindre ses frres en religion.
Le chroniqueur Jean M eyer nous apporte des lments non ngligeables sur ce point :
il signale quAlbert dmissionna de sa charge d vque pour servir Dieu dans la vita
contemplativa 5, et dans la doctrina sacra, prcher a d populum et enfin donner des
monitions salutaires et des conseils utiles. Servir Dieu dans la vita contemplativa,
c tait revenir une structure conventuelle lui permettant de vivre une vie spirituelle
et mystique ; servir Dieu dans la doctrina sacra, c tait revenir sa fonction de
thologien et de lecteur : ces deux tches semblant ici insparables et ayant la mme
finalit, le service de Dieu in ordine predicatorum. Prcher ad populum , c tait prcher
chez les gens de peu de science, c est--dire en langue vernaculaire. Enfin, donner des
monitions salutaires-sa lu ta ria m onitaet des conseils utiles - utilia consilia - , c tait
sacquitter d une fonction de matre spirituel pour la cura animarum. Ce passage de
la vie d Albert relat par Jean M eyer se situe immdiatement avant l pisode de ses
prgrinations p e r Theutoniam ju sq u son second sjour strasbourgeois comme
lector. On peut se douter que ces activits tant dsires par Albert, et que son ministre
piscopal empchait, furent effectives aprs sa dmission et son retour dans lOrdre,
notamment comme lector Strasbourg. On prendra soin de noter en passant que ces

ALBERT LE GRAND

29

activits dsires par Albert, vie contemplative, enseignement, prdication en langue


vernaculaire ad populum et cura animarum seront les activits principales d un
Eckhart, d un Tauler et d un Suso. En ce sens, Albert le Grand apparat comme un
prdcesseur des mystiques rhnans non seulement par sa thologie mais aussi par sa
vie et sa conjoncture.
Aprs ce passage sur les raisons de la dmission d Albert, Jean M eyer semble
retracer les activits d Albert en partie Strasbourg : il mentionne quAlbert consacra
des autels et des glises p e r Theutoniam, non seulement chez des frres et surs de
son Ordre, mais aussi chez des religieux et religieuses d autres ordres ainsi que chez
le clerg sculier : Basilicas et altaria p e r Theutoniam in diversis locis consecrabat,
non solum in monasteriis fratrum et sororum sui ordinis, verum etiam et in aliis
religiosorum et secularium clericorum locis, et ordines in dyocesibus episcoporum
Theutonie propter suam gratiositatem celebravit 6.
De fait, comme peuvent en tmoigner ses lettres strasbourgeoises publies par
H.-C. Scheeben, Albert consacra des glises et des autels Strasbourg, Slestat,
Colmar (il consacra notamment le chur de lglise d Unterlinden en 1269),
Mulhouse et Ble 1. Il dlivra entre autres des lettres d indulgence, lettres qui
tmoignent donc d une activit pastorale intense dans la plaine de VAlsatia. On peut
notamment signaler une lettre de protection et d indulgence d Albert adresse la
prieure et aux surs du monastre Sainte- Catherine de Strasbourg : elle tmoignerait
de ce quAlbert a eu assurer la cura monialium des surs Strasbourg.
Ses activits sont aussi celles d un vque, ainsi Jean M eyer relate quAlbert
aurait ordonn cent cinquante prtres et quatre cents autres personnes aux ordres
mineurs dans lglise des dominicains : in choro fratrum ibidem consecravit CL
sacerdotes et alios fe re quadringentos 8.
Lensemble des activits d Albert lors de son second lectorat strasbourgeois
illustre les raisons de sa dmission du sige de Ratisbonne et laisserait penser quil
eut non seulement une fonction intellectuelle et de type universitaire au studium, mais
galement une fonction pastorale celle d un vque conjugue une fonction
spirituelle qui avait t celle de son prdcesseur Walther de Strasbourg, accompagner
les surs dominicaines de la ville. Il semble bien qutant lectorfratrum in Argentina,
Albert et t non seulement un Lesemeister pour les tudiants, mais aussi un
Lebemeister par sa cura monialium et sa prdication ad populum. Telle tait la
conjoncture dans laquelle a vcu Albert le Grand lors de ses sjours strasbourgeois,
telle tait galement la conjoncture quil allait lguer ses successeurs. Il semble bien
que cette conjoncture ait assis les bases institutionnelles et thologiques de ce quallait
devenir la mystique rhnane. Mais cette conjoncture ne fut pas exclusivement
historique et institutionnelle, elle fut galement scolaire.

B.
I.

Le studium de Strasbourg
Codification des studia

Il est certain que Strasbourg et Cologne taient les deux poumons de la province
de Teutonie : lanciennet de lrection de ces couvents joua srement en ce sens,
leur rayonnement intellectuel et spirituel en dcoula. On ne peut dterminer le statut
exact du studium de Strasbourg, ni celui de Cologne dans les annes 1230-1240, en

30

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

particulier lors du premier lectorat strasbourgeois d Albert le Grand : cela aurait


t utile pour sinformer sur la nature de lenseignement du Doctor universalis,
du moins lors de son premier sjour strasbourgeois. Ce n est quen mai 1259, au
chapitre gnral de Valenciennes, qu apparut une sorte de codification relativement
approfondie - une sorte de ratio studiorum - sur les statuts des studia de lOrdre.
Les thologiens renomms de lOrdre Thomas d Aquin, Pierre Bonhomme,
Florent de Hesdin, Pierre de Tarentaise et Albert le Grand - taient amens durant ce
chapitre rflchir lorganisation des tudes dans l Ordre. Ainsi assistons-nous
une classification des studia en fonction des cursus d tudes suivis par les tudiants.
P. Glorieux 9 distribua les studia et leurs objets d tudes de la manire suivante : le
studium artium constituait la formation initiale de ltudiant, le studium naturalium
tait essentiellement consacr aux sciences naturelles, enfin, le studium solemne offrait
une formation proprement thologique et particulirem ent biblique. Il est difficile de
savoir quel tait le statut du studium de Strasbourg mais coup sr, il ne fut pas un
studium generale mais probablement lun de ces studia d initiation. C est en 1248 que
le chapitre gnral opta pour lrection de studia dj existants en studia generalia
(Paris, Bologne, Oxford, Cologne) : Albert sera envoy de Paris pour ltablissement
et lorganisation du studium generale de Cologne. U n studium generale avait un statut
particulier dans lOrdre : celui d accueillir des tudiants d autres provinces, pour les
former en vue d tre lecteurs dans d autres studia, avec pour Paris en particulier, le
soin de former des bacheliers et des matres en thologie. Il sagissait d une sorte
d cole suprieure de thologie rayonnement international. Les tudiants envoys
dans un studium generale taient dj passs dans un studium solemne, studium qui
limitait son recrutement aux frres de la province dans laquelle il tait implant : il
sen suivait un rayonnement intellectuel davantage local, mais avec possibilit pour
les tudiants de se faire connatre du studium generale et d y tre, le cas chant et
moyennant performances intellectuelles, envoys. Le studium solemne tait une sorte
de prparation au studium generale. Selon P. Glorieux 10, il y avait deux studium
solemne stables par province : vu lanciennet du couvent de Strasbourg, il ne serait
pas tonnant que son studium ft un studium solemne, du moins lorsque le studium
de Cologne devint studium generale en 1248. Ce qui est fort probable lorsque lon
considre les uvres de deux disciples d Albert le Grand passs par Strasbourg :
Hugues Ripelin et Ulrich Engelbert.
2.

Deux disciples d Albert le G rand : H ugues Ripelin et Ulrich Engelbert

Les changes taient frquents entre le studium de Strasbourg et celui de Cologne.


Deux disciples d Albert le Grand, ont bnfici des formations de ces deux studia :
Hugues Ripelin de Strasbourg et Ulrich Engelbert de Strasbourg. Hugues Ripelin
(mort avant 1268) entra dans lOrdre peu aprs la fondation du couvent de Strasbourg
(avant 1232 o on le retrouve prieur du couvent de Zurich) et en reut donc
vraisemblablement la formation initiale, peut-tre avant de la complter Cologne 11.
Il est lauteur d un Compendium theologicae veritatis qui est une synthse de thmes
thologiques emprunts notamment Albert le Grand (notique augustino-avicennienne
d Albert, thorie du fluxus entis auxquels on peut ajouter le thme de lme comme
image de la Trinit, thme qui sera notamment repris dans le Sermon 53 de Tauler l2).

ALBERT LE GRAND

31

Prieur du couvent de Strasbourg en 1261, Hugues Ripelin fut probablement lecteur du


mme couvent avant sa mort aux alentours de 1268 : il ne serait donc pas impossible
que son Compendium, qui fut par la suite utilis comme un manuel de thologie
dans la province et traduit en moyen haut-allemand, laisse transparatre la nature des
enseignements dispenss au studium strasbourgeois dans les annes 1260, soit juste
avant le second lectorat strasbourgeois d Albert le Grand. On aurait tort de considrer
le Compendium d Hugues Ripelin exclusivement comme luvre d un compilator
se limitant une collection d autorits thologiques. Loriginalit et 1'auctoritas
du Compendium se trouvent en ralit non pas tant dans le contenu thologique de
luvre que dans sa structure et son plan l3, qui en disent long sur le projet thologique
d Hugues. Les structures littraires et d ordonnancement des arguments diffrent
effectivement des structures des diffrentes Sommes du XIIIe sicle, notamment celle
de Thomas d Aquin, et trouvent l une marque qui sera certes une marque typiquement
albertinienne mais aussi une marque de ce quallait devenir la mystique rhnane. En
ce sens A. de Libera a eu raison de souligner ce point : Lensemble du Compendium
constitue un systme qui, partant de la thologie du Dieu un et trine, descend
progressivement vers le mal travers une thorie de la cration, puis, sur le fondement
d une christologie, remonte travers la thorie de la grce et celle des sacrements vers
la rnovation des temps et la sanctification. Lhumanit du Christ est ainsi le point qui
signe le terme de lmanation divine et de sa descente dans le cr en mme temps
que le principe de la remonte de la crature vers lunion bienheureuse, anticipe et
fortifie par la frquentation des sacrements. C est donc tout le dynamisme du cycle
noplatonicien qui reoit ici une traduction chrtienne, dans un lan thologique qui
rappelle la fois celui de Denys, celui d Augustin et celui d Albert 14. La notique
d Hugues Ripelin se fond dans la notique albertinienne et pose ainsi les jalons de ce
qui allait devenir un thme clef chez les mystiques rhnans, celui de la dification de
lhomme : Y intellectus adeptus est lintellect qui s unit formellement la lumire
dgage par lespce intelligible ; Y intellectus adeptus, ou intellect acquis,
est lintellect en voie d acquisition d intelligible. La sanctification, cest--dire la
dification de lhomme, si elle utilise videmment la notique grco-arabe d Albert
o lintellect devient semblable lintelligible quil intellige, se fonde galement
sur une thologie trinitaire (lme comme image de la Trinit) et sur une thologie
noplatonisante de la Cration (les processions divines manant leur Bont dans
lhomme en vue de sa sanctification), toutes deux se joignant en une thologie de la
grce qui simultanment prpare la dification, lopre et lachve. La conjoncture
historique d Albert quil lgua ses successeurs est donc galement thologique
comme peut en tmoigner le Compendium d Hugues Ripelin, dont la structure est
fortement teinte par la thologie d Albert le Grand, tant dans sa forme que dans son
fond : la dification de lhomme est justifie dans son argumentaire par une notique
grco-arabe, notique dcline sous les grands thmes de ce que pourrait tre une
thologie pistmologiquement structure par lconomie du Salut, de la Trinit
en passant par la Cration, lIncarnation et la grce ; cest dans larticulation entre
ces deux pistms, distinctes, que se situe loriginalit du disciple et compagnon
dAlbert le Grand, originalit certes reprise son matre.

32

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Ulrich Engelbert de Strasbourg (1220/25-1277) tait un parent loign d Hugues


Ripelin. Il semble quil et suivre de prs les enseignements d Albert. Entr vers
1240 au couvent de Strasbourg, il aurait donc connu Albert lors de son premier lectorat
strasbourgeois. Il suit les cours d Albert Paris puis au nouveau studium generale de
Cologne, o il a pour condisciple Thomas d Aquin. Il reoit vraisemblablement sa
licentia Strasbourg sous le second lectorat strasbourgeois d Albert (1268-1270) 15.
Il dirige le studium de Strasbourg en 1272, succdant ainsi son matre lorsquil est
nomm, malgr ses rticences, prieur provincial de Teutonie. Il se dmet de cette
charge en 1277 pour aller Paris enfin obtenir ses grades universitaires en vue de la
matrise, mais m eurt avant d avoir pu commencer enseigner. Il est lauteur d une
Summa de summo bono o il se fait lcho d Albert le Grand : structure par un
schma noplatonicien - exitus/reditus - , la Summa d Ulrich conjugue les grands
thmes dionysiens (thologie ngative, thologie symbolique, thologie affirmative,
thologie mystique) aux thmes du Liber de causis et la notique aristotlicienne.
Le plan de la Summa de summo bono est, comme celui du Compendium d Hugues
Ripelin, loquent quant au projet thologique de son auteur. A. de Libera le dcrit
en ces termes : Telle quelle, la Somme d Ulrich se prsente comme un ensemble
systmatiquement ordonn qui descend du Bien suprme pris en lui-mme
la Batitude, c est--dire au Bien particip, et en mme temps s lve de la
connaissance des principes les plus gnraux du savoir thologique la formulation
des conditions et des ralits de lunion bienheureuse. La trame tisse donc deux
mouvements distincts qui se confondent ultimement : lexposition, le dploiement de
lessence absolue (sortie), la monte progressive de la connaissance vers lexprience
du Principe (retour). Le Bien suprme donne lire dans son articulation la circularit
de lAbsolu : cette Somme du noplatonisme mdival est littralement une somme
noplatonicienne 16. Certes, le plan de la Summa de summo bono est nettement
noplatonicien dans son articulation, mais sa typologie noplatonicienne ne doit pas
clipser pour autant son contenu : la Somme d Ulrich ne se rduit pas son plan ; la
forme ne doit pas clipser le fond mais lintroduire : les deux sont inluctablement lis
et font systme. Ce mouvement noplatonicien de sortie et de retour s inscrit dans une
thologie trinitaire o le Pre cre, le Fils sincarne, et lEsprit Saint donne la grce afin
que lhomme se tourne vers sa fin ultime : la Batitude qui est participation au Bien
suprme. En ce sens, la Somme d Ulrich est proche dans sa texture du Compendium
d Hugues Ripelin 17. C est sur cette toile de fond quUlrich, comme Hugues et
la suite d Albert le Grand, adopte la hirarchie des intellects qui va lui permettre
de dvelopper le thme de la dification de lhomme : lintellect acquis, appel
devenir intellect saint - c est--dire pur de toute matrialit , puis intellect assimil
c est--dire assimilant la lumire des intelligibles - pour devenir intellect divin :
C est l ce qui arrive quand nous recevons la lumire divine dans la lumire de
lintelligence. En effet, par cette lumire de l intelligence nous connaissons davantage
les ralits divines et, unis Dieu par la connaissance, nous sommes illumins par
lui 18. Si la dification est justifie par la thse du contact notique - thse chre
Albert - , elle est scelle par une doctrine augustinienne de lillumination : la notique
d Albert - et celle de son disciple Ulrich - , si elle sinspire de la notique grco-arabe,
trouve galement sa source chez Augustin.

ALBERT LE GRAND

33

La Summa de summo bono - comme le Compendium d Hugues Ripelin - laisse


transparatre quel point la pense d Albert le Grand faisait cole ; en outre, elle
suggre lenseignement qui pouvait tre dispens au studium de Strasbourg en
1270 lorsquUlrich devint le successeur d Albert la tte de ce mme studium. La
conjoncture est la fois historique et thologique : historique parce quAlbert le
Grand connaissait Hugues Ripelin et Ulrich de Strasbourg ; thologique parce que
ses deux disciples se font, dans leurs uvres, lcho de leur matre. Il sagit de la
naissance d une vritable cole, naissance o le studium de Strasbourg eut sa part.
On peut penser que si le studium de Cologne tait un studium generale, le studium
de Strasbourg pouvait tre apparent un studium solemne. Comme le soulignait
H.-C. Scheeben 19, l o le studium de Cologne jouait un rle prpondrant pour le
Nord de la Germania et les pays de lEst, le studium de Strasbourg jouait ce mme
rle pour le Sud de la Germania, en particulier VAlsatia (lAlsace) et VAlsatia in
Suevia (la Suisse). On comprend davantage, de par cette conjoncture institutionnelle
et scolaire, en quoi Cologne et Strasbourg furent des foyers vivants et vhiculaires de
lalbertisme et, bientt, de la mystique rhnane, notamment par ses deux lves-relais,
Hugues Ripelin de Strasbourg et Ulrich Engelbert de Strasbourg. Lapport des disciples
d Albert le Grand laisse transparatre ce quauraient pu tre les enseignements au
studium strasbourgeois dans les annes 1260 et par consquent lors du second lectorat
strasbourgeois du Doctor Universalis : dsormais la naissance de lcole d Albert ne
se limitait pas au studium de Cologne dont il prit la direction de 1248 1254, mais
fermentait galement au studium de Strasbourg ds les annes 1260. A la conjoncture
institutionnelle, historique et gographique s adjoint une conjoncture proprement
doctrinale et thologique qui allait marquer de son sceau la postrit rhnane : celle
dune thse soutenant la dification de lhomme au moyen de son intellect et de ce
que Dieu lui imprime.
3.

L a deificatio chez A lb ert le G ran d

Entre ces deux sjours strasbourgeois, Albert le Grand commente les uvres de
Denys, la fin de son magistre parisien et durant la direction du studium generale
de Cologne (1248-1254), approximativement la mme poque o il rdige
son commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard. Il est lun des premiers
commentateurs des uvres de Denys : ses commentaires marqueront un tournant
dcisif pour le XIIIe sicle et la postrit en abordant la question de la connaissance
de Dieu d une manire fort originale, celle d un experimentum de Dieu par lintellect,
autrement dit une mystique. A u cur de cette thologie constitue comme mystique,
la question de la dification va revtir un sens la fois traditionnel et novateur.
Hrite de la tradition des Pres, le thme de la dification de l homme chez Albert
le Grand revt diffrentes dimensions : elle est en ralit la clef de vote de ce que
lon pourrait qualifier d une part de thologie du haut (thologie trinitaire dans ses
processions a d intra) et d autre part de thologie du bas (thologie trinitaire dans
son mouvement crateur a d extra, c est--dire une thologie de la cration). La
dification revt donc diffrentes formes en fonction des problmatiques et des
questions que traite Albert, mais soutient constamment le mme schma quon peut
rsumer par ladage de Maxime le Confesseur, Devenir par grce ce que Dieu est

34

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

par nature : car c est bien au cur d une dialectique entre la grce et la nature que
se dnoue la question de la dification de lhomme, notamment quant la question de
la connaissance de Dieu par lhomme. C est cette question que se confrontera Albert
dans ses commentaires de Denys : une connaissance de Dieu est-elle possible ? Si oui,
quelle est la nature de cette connaissance ? Enfin, quel est le statut d un tel intellect
qui prtendrait arriver la connaissance de Dieu ? Dieu est incomprhensible, si par
comprhension (comprehensio) on entend ime connaissance totale, parfaite et finie
d une ralit. Pour autant, Dieu serait-il totalement inconnaissable ? La question de
la connaissance de Dieu - et a fortiori de la thologie - revt donc une importance
particulire dans la question de la dification de lhomme. Plus encore : comment la
dification de lhomme, qui est une union Dieu, ne pourrait-elle pas tomber dans ce
qui fut lcueil de laverrosme latin, c est--dire une sorte de monopsychisme o il
n y aurait aucune distinction ontologique entre lintellect et Dieu et o les intellects
seraient numriquement identiques ? Le choix d Albert a t de confronter la tradition
des Pres aux courants de pense qui lui taient contemporains, en particulier le
courant grco-arabe (Aristote, Avicenne). En ce sens, l originalit d Albert le Grand
n a pas t seulement d avoir t un relais de la tradition des Pres, mais aussi davoir
consolid cette tradition par la ratio philosophorum l o il aurait pu les faire entrer
en conflit l une lautre. Outre le thme de lhomme imago Dei, de sa ressemblance,
et de lunion Dieu, Albert le Grand qualifie le terme de deificatio d assimilitio et
d illuminatio : quoi correspondent ces qualificatifs chez le Colonais ?

A. La deificatio comme assimilatio


Dans son Super Dionysium de ecclesiastica hierarchia (Col. XXXVI, 2) Albert
le Grand qualifie la deificatio 'assimilatio : deificatio sacra idest assimilatio
a d deum 20, deificatio, quae est assimilatio a d deum 21. Comment entendre
ce terme 'assimilatio ? On ne peut traduire ici le m ot assimilatio au sens d une
assimilation fusionnelle de l intellect Dieu : la deificatio se trouverait tre dans
ce cas de figure une sorte de monopsychisme annihilant l identit ontologique
distincte de lintellect cr de lhomme d une part, et de lintellect incr de Dieu
d autre part. Par ailleurs, il est impossible, chez Albert le Grand, quun intellect cr
puisse tre une seule entit avec Dieu : ce serait rduire linfini divin la finitude
de lintellect cr ; l intellect cr ne peut comprendre comprehendere Dieu,
mais il peut le connatre en adhrant - attingere - Lui moyennant la vacance des
facults naturelles. C est par la Rvlation et par la grce que lintellect peut tre
difi, non par son propre travail. Il semble quen employant le terme d'assimilatio,
Albert fait appel la notique grco-arabe : celle d Aristote revisite par Avicenne.
Le sens du m ot assimilatio semble dsigner ici la facult de lintellect lorsquil est en
voie d acquisition d intelligibles : il sagit de 1'intellectus adeptus d Avicenne que
lon traduit par intellect acquis ou intellect en voie d assimilation ou d acquisition.
Avicenne formule son concept d 'intellectus adeptus partir du De anima d Aristote :
il y a d une part, lintellect capable de devenir toutes choses, d autre part lintellect
capable de les produire toutes 22. Lintellectus adeptus correspond au premier type
d intellect cit ici. De plus, cet intellect est identique aux intelligibles 23. En
intelligeant les intelligibles, l intellect devient semblable ces intelligibles, de mme

ALBERT LE GRAND

35

en intelligeant lintelligible Dieu, Vintellectus adeptus assimile l intelligible Dieu,


il devient semblable (similitudo) Lui : la diffrence que dans le cas de Dieu, c est
plus Dieu qui se donne intelliger sous mode de Rvlation que lhomme lui-mme
qui, par ses propres moyens, cherche intelliger Dieu ; Dieu reste le principe de
la deificatio. Enfin le mouvement dynamique de Y intellectus adeptus, celui d une
acquisition de lintelligible Dieu qui se rvle, est celui d un mouvement d adhsion
Dieu, non d une comprehensio de Dieu. Quel est le principe de dification ? Dieu
ou lintellect ? Dans son Super Dionysium de theologia mystica, il prend lexemple
de la thophanie dont a t tmoin Mose : ce n est pas tant Mose qui sest appropri
Dieu par ladhsion de son intellect , que Dieu qui sest appropri Mose par sa
Rvlation 24. Dans son commentaire de Y Epistula secunda de Denys, Albert reprend
limage du fer ign chez Hugues de Saint-Victor - image chre aux Pres , pour
faire comprendre quel est le type d acquisition (assimilatio) de lintellect lorsquil y
a dification (deificatio) : dicuntur aliqua deificari p e r maximam assimilationem ad
deum, sicut ferrum ignitur, secundum quod recipit qualits ignis . Lanalogie entre
le feu (Dieu) et le fer ign (lhomme) est forte : Le matre Hugues, en avanant la
comparaison du fer ign qui n est semblable au feu par rien d autre que le feu, dit
que pareillement ceux qui sont difis sont constitus semblable Dieu par ce qui
n est nullement autre que Dieu lui-mme. Or ce par quoi on est constitu semblable
Dieu, c est le principe de la dification. Donc Dieu seul est la Dit-Principe. D o
lon conclut comme plus haut . Et Albert continue ses objections que Dieu seul est
principe de dification, et non la disposition de lintellect : Si lon soutient que
quelque chose d autre [que Dieu] est difiant, par exemple une disposition, alors
objection : toute disposition dispose par rapport quelque chose d autre. Or rien de
tel n est ultime. Donc cela n est pas ultime et n est pas le difiant principal, lequel
est uniquement Dieu 2S. Albert reste donc prudent : formellement (formaliter) le
principe de dification concerne la participation la Dit - et donc la fonction de
Y intellectus adeptus , au sens efficient (effective), Dieu seul est principe difiant.
Albert, tout en utilisant des sources grco-arabes (Aristote et Avicenne), reste
nanmoins fidle Denys en renversant le sujet de Y assimilatio ad deum, c est--dire
de la deificatio : l o pour Aristote et Avicenne ce sera lhomme qui arrivera
une acquisition de Dieu dans son intellect, pour Albert ce sera Dieu qui arrivera
faire adhrer l homme sa lumire surressentielle par la conversio de ses facults
naturelles 26. Cela signifie-t-il que l intellect de lhomme soit exclusivement passif
face la lumire de Dieu ? Non, car pour recevoir la lumire de Dieu, lintellect
doit se dpouiller de tout mode de connaissance naturel : Dieu tant suressentiel,
les facults naturelles de lhomme ne peuvent tre adquates Dieu. Lhomme est
difi par le travail d acquisition de son intellect lorsquil met en vacance ses facults
naturelles, et non lorsquil cherche intelliger Dieu naturellement ; c est alors que
Dieu par sa lumire surressentielle peut faire adhrer lintellect cr sa lumire. La
question de la lumire de Dieu (lumen gloriae, lumen gratiae) amne Albert penser
la deificatio non seulement comme assimilatio mais aussi comme illuminatio.

36

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

B. La deificatio comme illuminatio


Dans son Super Dionysium de ecclesiastica hierarchia (Col. XXXVI, 2), Albert
le Grand dfinit la deificatio comme illuminatio : tota deificatio perficitur per
illuminationem secundum substantiam . 7, 61. Q uest-ce que cette illuminatio et
quelle est sa place dans le processus de la deificatio ? Il semble que Y illuminatio
soit lie au mode de connaissance de Dieu par lintellect cr, essentiellement la
comprehensio 21 et Yadhaesio ou coniunctio. Comprendre Dieu, qui est incr et
infini, est impossible l intellect humain, cr et fini : soutenir que lintellect humain
arriverait une comprehensio de Dieu reviendrait dire que Dieu est fini et cr, cest-dire quil aurait la mme nature intelligible et intellective que lintellect humain : cela
est impossible. D abord parce que Dieu est infini : sa comprehensio ne peut donc tre
acquise. Ensuite parce que la nature intelligible et intellective de Dieu est minemment
suprieure la nature intelligible et intellective de lintellect humain car II en est
son Principe et son Crateur, en ce qui concerne tant sa nature que son processus
d intellection des intelligibles. La comprehensio de Dieu tant impossible, cela veut-il
dire pour autant quaucune connaissance de Dieu n est possible ? Assurment non : le
seul moyen de connatre Dieu, c est de latteindre (attingere) par Y illuminatio : Bien
que du fait de lobscurit provoque en nous par lminence de la splendeur [de Dieu]
nous soyons dficients quant la comprhension de cette transcendance, cependant,
parce que nous l atteignons d une certaine faon en dpassant toutes choses, notre
intelligence est illumine et difie. Aussi lauteur [Denys] ajoute-t-il : en comblant
les intelligences, les ntres et celles des esprits angliques qui n ont pas d yeux
corporels, par les clarts plus quadmirables des illuminations divines, par un don
sublime tout fait impalpable, car non connu par le sens externe, et invisible, quant
la vue intrieure 28. Illuminatio et deificatio semblent ici tre un aboutissement de
Yadhaesio : lorsque lintellect cr adhre (attingere) Dieu, alors il est illumin et
difi. Lilluminatio semble sinscrire dans un processus dynamique, inhabitant
et inform atif, en ce sens il est perfectible : Y illuminatio rend la fois possible
et perfectible la connaissance de Dieu par Yadhaesio. On peut rpondre que Dieu,
du fait de la transcendance de sa nature, est de soi cach, mais quil est lumire
superbrillante pour autant quil se rend prsent nous, se nobis immitit . Comme le
souligne E.-H. Weber, le se nobis immitit voque en fait la doctrine de Pinhabitation
par la grce des Personnes divines 29. Sur ce point Albert est clair dans son Super
Dionysium de caelestia hierarchia : le Rayon [divin] est la Personne divine qui
procde pour illuminer [notre] esprit, savoir la Fils quant notre intellect et lEsprit
Saint quant notre affect 30. Ce thme de Y illuminatio est galement rapprocher
du thme de Y informatio : la foi elle-mme est une lumire informant lintellect 31
qui suscite la conviction au-del de ce que la raison naturelle et ses capacits peuvent
connatre de Dieu. Soutenir que Y illuminatio est intrinsquement lie aux Processions
divines d une part et la foi d autre part, quest-ce dire sinon que la deificatio, chez
Albert le Grand, est insparable de sa thologie trinitaire et de son discours sur la foi
thologale ?

ALBERT LE GRAND

4.

37

Conclusion

Les conjonctures, en ce qui concerne la gense d une mystique rhnane chez


Albert le Grand, furent donc multiples et de diffrents ordres. Sur le plan historique
et institutionnel, les sjours strasbourgeois d Albert le Grand ont laiss des traces
certaines pour la postrit par sa double fonction de lecteur, intellectuelle et pastorale.
En dirigeant l un des plus grands studium de Teutonie - avec Cologne - , Albert a
su tre un vritable Lesemeister, en faisant des mules chez ses frres, notamment
Hugues Ripelin et Ulrich Engelbert, lesquels seront les relais doctrinaux entre
lalbertisme et la mystique rhnane. En ayant voulu dmissionner du sige piscopal
de Ratisbonne pour la predicatio a d populum et la cura animarum d une part, et
en ayant certainement eu charge la cura monialium des monastres de surs
dominicaines de Strasbourg (notamment le monastre Sainte-Catherine) d autre part,
Albert ne sest pas seulement rvl comme un M agister in sacra theologia ou lector,
mais aussi comme un pasteur d me exemplaire, un Lebemeister. C est de ce schma
conjoncturel quhriteront Eckhart et Tauler. Sur le plan doctrinal, si Albert a t
lintroducteur d Aristote aux Latins, il fut sans aucun doute aussi lminent introducteur
dun autre Grec : Denys. Par sa reprise, chre aux Pres, du thme de la deificatio, il
sut en faire un aggiornamento : reprenant la tradition des Pres, il n a pas craint de la
confronter aux courants de pense de son poque, notamment le pripattisme grcoarabe. Comment concilier la notique grco-arabe (Aristote et Avicenne) et le thme
de la coniunctio de lintellect avec le Premier moteur (Averros) avec la thorie de
la deificatio qui, si elle provient des Pres, n en demeure pas moins une notique
solidement construite ? Comment soutenir que lhomme puisse tre uni Dieu et
difi sans pour autant tomber dans ce qui fut lcueil du mythe de 1 averrosme
latin , savoir le monopsychisme ? Lenjeu tait de taille. C est, semble-t-il, par la
formulation d une thologie de Y assimilatio en tant quadhaesio - et non en tant que
comprehensio d une part, et d une thologie de la grce illuminatrice 32 d autre
part, quAlbert a su sauvegarder la distinction ontologique de lhomme et de Dieu
lors de la deificatio : ime thologie de la participation en somme, quillustrera ladage
des mystiques rhnans, repris Maxime le Confesseur : Devenir par grce, ce que
Dieu est par nature . Les bases thologiques de la mystique rhnane taient ds lors
assises et solidement structures : il ne restait plus qu les assimiler, les approfondir
et les propager.

Notes
1
A l b e r t u s M a g n u s , Opera omnia. Summa theologiae sive de mirabili scientia Dei,
Cologne, XXXIV, 1, tr. 1, q. 1, p. 6, 1. 52 : theologia verissime scientia est et quod plus est
sapientia . Voir aussi A l b e r t u s M a g n u s , op. cit., tr. 1, q. 2, p. 8,1. 47 : theologia scientia est
secundum pietatem .

d.

38

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

2 La partie de la Chronica brevis ordinis praedicatorum de Jean Meyer concernant


Albert le Grand est publie dans H.-C. S c heeben , Albert der Grosse, Zur Chronologie,
seines Lebens , dans Quellen und Forschungen zur Geschichte des Dominikanerordens in
Deutschland, 12, 1931, p. 156-157.
3 Ibid., p. 90.
4 Sur les conflits des bourgeois et du clerg sculier contre les dominicains de Strasbourg,
voir S. T u r ck , Les dominicains Strasbourg entre prche, prire et mendicit (1224-1420),
Strasbourg, Publications de la socit savante dAlsace, 2002 (Recherches et documents, 68),
p. 34-38.
5 H.-C. S c h e e b e n , op. cit., p . 1 5 6 - 1 5 7 : Post hec Albertus factus est episcopus
Ratisponensis per Urbanum papam predictum. Sed post tres annos resignavit, in Coloniam ad
fraters suos rediit, nolens ab eorum conversatione et studio alienari, sed in vita contemplative
et doctrina sacra in ordine predicatorum deo servire. Ferventer orabat, verbum Dei ad
populum libenter predicabat, salutaria monita et utilia consilia requirentibus dulciter et
affectuose dabat .
6 Ibid., p. 157.
7 On retrouve les lettres de la seconde priode strasbourgeoise dans H.-C. S cheeben ,
op. cit., p. 144-147.
8 Ibid., p. 157.
9 P. G lorieux , Rpertoire des matres en thologie de Paris au XIIIe sicle, Paris, Vrin,
2 vol., 1933 (Etudes de philosophie mdivale, 17 et 18), p. 34-37.
10 Ibid., p. 34.
11 S. T u r c k , op. cit., p . 2 0 7 .
12 J. T auler , Sermons. Traduction de E. H ugueny , G. T hry et A .-L . C o r in , Paris, Descle,
1927-1935 (rdition, Paris, Cerf, 1991 ; coll. Sagesses chrtiennes). Sermon 53, 2, p. 430 :
De cette noblesse intrieure, cache dans le fond, beaucoup de docteurs ont parl, anciens
ou modernes : lvque Albert, matre Dietrich, matre Eckhart. Lun lappelle une tincelle
de lme, un autre un fond ou une cime, un troisime un principe. Quant lvque Albert, il
appelle cette noblesse une image dans laquelle est reprsente et rside la Sainte Trinit . Jean
Tauler semble ici se rfrer au De incarnatione dAlbert le Grand : in homine legitur esse
imago trinitatis (A lbertus M agnu s , Opera omnia. De incarnatione, d. Cologne, XXVI,
tr. II, qu. 2, art. l,p . 196,1. 68).
13 A la suite de H. Fischer, A. de Libera a not ce sujet que le plan du Compendium
dHugues Ripelin suit le plan du Breviloquium de Bonaventure. Sur ce point, voir H. F ischer,
Hugues de Strasbourg , dans Dictionnaire de spiritualit, t. 7, col. 894 et A. de L ibera , La
mystique rhnane. D Albert le Grand Matre Eckhart, Paris, Seuil, 1994 (Points Sagesses,
68), p. 74 et 89.
14 A. d e L ib e r a , op. cit., p . 7 6 - 7 7 .
15 S. T u r c k , op. cit., p . 2 0 8 .
16 A . d e L ibera , op. cit. p. 102.
17 Ibid., p . 1 4 7 , n . 11.
18 Cit et traduit par A . de L ibera , op. cit., p. 111-112.
19 H.-C S cheeben , op. cit., p. 20.
20 A l b e r t u s M a g n u s , Opera omnia. Super Dionysium de ecclesiastica hierarchia, d.
Cologne, XXXVI, 2, c. 1, p. 9,1. 42
21 A l b e r t u s M a g n u s , op. cit., c. 1, p . 16,1. 68.
22 A r is t o t e , De l me, trad. E. B a r b o t in , Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 82.
23 A r is t o t e , op. cit., p . 8 1 .

ALBERT LE GRAND

39

24 A lbert le G rand , Commentaire de la Thologie mystique de Denys le pseudoaropagite suivi de celui des ptres I-V, trad. E.-H W eber , Paris, Cerf, 1993 (Sagesses
chrtiennes), p. 105.
25 A lbertus M agnus, Opera omnia, d. Cologne, XXXVII, 2, Super Dionysii mysticam
theologiam et epistulas, Epistula secunda, p. 482, 1. 33-58 : Praetera, ipse idem Magister
Hugo ponit exemplum de ferro ignito, quod sicut per nihil aliud est simile igni nisi per ignem,
ita deificati per nihil aliud sunt similes deo quam per ipsum deum ; sed id per quod similatur
aliquid deo, est principium deificationis ; ergo tantum deus est principalis deitas, et sic idem
quod prius. Si dicatur, quod aliquid aliud est deificans, sicut dispositiones, contra : omnis
dispositio ad aliquid aliud ; sed nullum tale est ultimum ; ergo illud non erit ultimum et
principale deificans, sed tantum deus. (...) Solutio : Dicendum, quod aliquid est prinicipium
deificationis dupliciter, scilicet effective, et sic solus deus est principium deificans ; est
etiam aliquid deificans formaliter, sicut ipsa participatio deitatis assimilons deo vel per
gratiam vel per gloriam, et hoc est aliud quam deus. Si igitur thearchia dicatur principium
deificans effective, sic deus non est super thearchiam, sed est super thearchiam, quae est
principium formaliter deificans ; et secundum hoc procedit solutio Dionysii . Albert le
Grand, Commentaire de la Thologie mystique de Denys lepseudo-aropagite..., op. cit.,
p. 179. Albert crit dans sa solutio : Principe de la dification a deux sens. A lentendre au
sens efficient, Dieu seul est le principe difiant. Mais on peut lentendre au sens formel, ainsi
concernant la participation la Dit, participation qui est assimilante Dieu soit par la grce,
soit par la gloire. Si donc la Tharchie est qualifi de principe difiant au sens efficient, alors
Dieu n est pas au-dessus delle. Cest de ce point de vue que procde la rponse de Denys. Cela
rsout toutes les objections (p. 180). Limage du feu ign est galement exploite en Super
Dionysium De divinis nominibus, d. Cologne, XXXVII, 1, c. 1, p. 18,1. 35 et sq. : dicuntur

aliqua deificari per maximam assimilationem ad deum, sicut ferrum ignitur, secundum quod
recipit qualits ignis .
26 Sur ce point de la conversio de la connaissance naturelle : De la sorte, par ladhsion
de son intellect ce qui est tout fait impossible toucher et voir, car ce quil dcouvre
nest ni ne semble apte tre compris, Mose, dis-je, se constitue tout entier appropri Celui
qui est au-del de tout, savoir Dieu, au moyen dune conversion radicale Dieu. Nexistant
pour nul autre que Dieu seul, il est dsappropri de lui-mme et de tout autre, car il est tourn
uniquement vers Dieu. Mais il est alors uni selon un mode meilleur, cest--dire selon le mode
le plus noble de son union avec Celui qui reste tout fait inconnu, savoir Dieu, par la vacance
de toute connaissance naturelle, car il nest pas orient vers les ralits autres connues de faon
naturelles, mais seulement vers Dieu qui nest pas connu de connaissance naturelle, de sorte que
les connaissances naturelles sont en vacance. De ce fait, cest--dire la mesure de ce fait, il ne
connat rien de connaissances connaturelles, et il est connaissant de faon suprieure lesprit,
cest--dire dune manire qui est suprieure la nature de son esprit, grce la lumire divine
qui lui est infuse den haut et par laquelle son esprit est lev au-dessus de lui-mme . A lbert
le G r and , Commentaire de la Thologie mystique de Denys le pseudo-aropagite. ..,op. cit.,
p. 104-105. Voir aussi Super Dionysium de divinis nominibus, c. 9, sol, d. Cologne, t. XXXVII,
1, c. 9, p. 383, 1. 60 : Deus seipsum dat in gratiis gratum facientibus, ut hi qui ad ipsum
convertuntus, deificentur, idest deo similes efficiantur . Si la conversio des facults naturelles
en facults vacantes de tout contenu permet, dans le cadre dune thologie ngative, une union
Dieu, il serait nanmoins impropre de soutenir que lintellect est dtruit par cette union ; par
sa connaissance de Dieu, lintellect nest pas dtruit, mais bien au contraire accompli : Pour
toute ralit la meilleure union est celle o il est conjoint sa perfection ultime et uni ce qui
est le plus excellent. Or Dieu est ce qui est le plus excellent et est la perfection ultime de notre
intellect qui lui est uni selon le meilleur de lui-mme. Le premier argument nonce ce qui est

40

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

vrai des pouvoirs sensitifs qui, par suite de leur nature matrielle et de leurs connexions avec
les organes corporels, sont dtruits lors de la corruption de leur organe par un objet dopration
excessif. Mais il nen est pas de mme, comme lexplique Aristote, pour lintellect qui, lorsquil
reoit un intelligible de rang lev, nen devient pas moins apte recevoir des intelligibles
minimes, mais sen trouve bien plutt renforc. Donc lintellect nest pas dtruit mais bien
plutt confort par son union la lumire divine. On peut encore rpondre que mme sil se
corrompait en ses dispositions naturelles une fois uni une lumire trop excellente, lintellect
uni des dispositions qui lui sont suprieures en sa nature et llvent au-dessus delle nest
pas dtruit mais bien plutt accompli . A lbert le G r a n d , Commentaire de la Thologie
mystique de Denys le pseudo-aropagite..., op. cit., p. 110-111.
27 Sur comprendere et attingere, voir A lbertus M a g n u s , Opera omnia. De resurrectione,
d. Cologne, t. XXVI, tr. 4, q. 1, art. 9, p. 328,1. 71 : attingimus esse [dei] sine medio per
intellectum, sed nequaquam comprehendimus et p. 329, 1. 8 : secundum quid est deus
non finitur a nostro intellectu, sed secundum esse attingitur per quodlibet attribitum quod est
essentia .
28 A l b e r t l e G r a n d , Commentaire de la Thologie mystique deDenyslepseudo-aropagite...,
op. cit., p. 82-83.
29 Ibid., p. 80, note 26. Sur la thse de linhabitation chez Albert le Grand, voir In I Sent.,
d. 14 et s., t. 25, dition B orgnet , p. 385 et s.
30 A lbertu s M ag nu s , Opera omnia, Super Dionysium de cadesti hierarchia, d. Cologne,
t. XXXVI, 1, c. 3, p. 50,1. 33.
31 A lb e r t le G ra n d , In III Sent., d. 23, a. 10, sol., dition Borgnet, p. 424.
32 A lbertus M ag nu s , Opera omnia, De natura boni, d. Cologne, XXV, 1, tr. 2, prs 3, c. 2,
p. 75,1. 88 : [Gratia] est unio esse dei et esse hominis . Voir aussi A lbertu s M a g nu s , Opera
omnia, Super Dionysium de divinis nominibus, d. Cologne, XXXVII, 1, c. 9, p. 383,1. 60 :
Deus seipsum dat in gratiis gratum facientibus, ut hi qui ad ipsum convertuntus, deificentur,
idest deo similes efficiantur .

La Dit comme Unit pure et nue 1


H erv P a s q u a

Saisir Dieu dans locan sans fond de son infinit , tel est le dessein de Matre
Eckhart. Chercher Dieu quand il n tait pas Dieu et tait ce quil tait 2,
c est--dire Dit, cela signifie dpasser Dieu. Dieu au-del de Dieu, autrement dit,
la Dit conue comme Unit piare et nue dans laquelle lEtre de Dieu lui-mme doit
sabmer avec tout ce qui est, tel est le terme ultime et impensable au seuil duquel la
pense nous conduit en s effaant.
Mme si nous devons reconnatre, avec Wolfgang Wackemagel, que la notion
de Dit est peu fonde textuellement 3, il faut bien admettre que les passages ne
manquent pas o Eckhart distingue nettement la Dit (Deitas, Gotheit) et Dieu
(Got) 4. Les textes les distinguent comme Unit pure et nue et comme Etre : Lorsque
je me tenais dans le fond, dans le sol, dans la rivire et la source de la Dit, personne
ne me demanda ce que je voulais ni ce que je faisais. Il n y avait personne pour
m interroger 5. Lorsque je sortis, alors toutes les cratures dirent : Dieu. Si lon m et
demand : frre Eckhart, quand tes-vous sorti de la maison ? J eusse rpondu :
j y tais linstant . C est ainsi que toutes les cratures parlent de Dieu. Et pourquoi
ne parlent-elles pas de la Dit ? Tout ce qui est dans la Dit, cela est Un, et il n y a
rien en dire. Dieu opre, la Dit n opre pas, elle n a rien oprer, il n y a en elle
aucune opration. Elle n a jam ais connu aucune opration. Dieu et la Dit diffrent
comme lopration et la non-opration 6. Et ailleurs, Eckhart parle dans le mme
sens : Un Dieu . Du fait que Dieu est Un, la Dit de Dieu est accomplie. Je dis
que Dieu ne pourrait jam ais engendrer son Fils unique s il n tait pas Un . Du fait
que Dieu est Un, il prend l tout ce quil accomplit dans les cratures et dans la Dit.
Je dis en outre que Dieu seul possde la Dit. La nature propre de Dieu est lUnit ;
c est de l que Dieu tire le fait qu il est Dieu, sans quoi il ne serait pas Dieu. Tout ce
qui est nombre dpend de lUn et l Un ne dpend de rien. La richesse, la sagesse et la
vrit de Dieu sont absolument Un en Dieu ; il n est pas Un, il est lUnit 7.

42

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Ces passages affirment nettement la distinction opre entre Dieu et la Dit,


en montrant la dpendance du premier par rapport au second. La nature propre de
Dieu est lUnit , l Unit est la Dit, nous disent-ils : Dieu n est pas Un, il est lUn.
Pourquoi le frre dominicain prche-t-il cette distinction ? Parce que, sans la Dit,
Dieu ne serait pas Dieu. La Dit dsigne, en effet, la nature de Dieu, son essence
pure et nue ou, en d autres termes, son intriorit la plus profonde, son Fond sans
fond, lUnit. Aprs avoir distingu le fait d tre Un et l Unit, le Thuringien identifie
lUn au Tout : Dieu a tout ce quil a dans lUn, prcise-t-il, c est Un en lui . Il
parle, cette fois, de Dieu et non de la Dit. Que veut-il dire par l ? Son propos est-il
contradictoire ? Il veut dire que, en tant que tel, le Pre contient tout dans le Fils quil
engendre, lIntellect ou le Verbe. Mais, quand rien n est pens encore, il n y a que
lUnit pure et nue c est--dire la Dit. Voil pourquoi il n y a pas de contradiction
entre les deux affirmations du Dieu-Un et lUnit de la Dit. La Dit, en effet, se
situe au-del du pensable et du nommable. Les Sermons 22 et 51 interprtent la Dit
comme tnbres caches , comme Tout-Autre situant ainsi Eckhart parmi les
tenants de l apophatisme. Dieu lui-mme ne peut y pntrer. Cette Unit pure et
nue, sans lEtre, est en effet imparticipe et imparticipable, elle rappelle lUn de la
premire hypothse du Parmnide, qui n est plus s il est 8 et elle renvoie peut-tre
davantage la monade plotinienne, qui demeure en elle-mme et de laquelle mane la
dyade renvoyant au Pre qui est tout ce quil pense. Le Nos, ou lIntellect, apparat
en effet au niveau de la dyade uniquement. Cette distinction entre Dieu qui est tout
dans lUn qui pense son Etre et lUnit de la Dit qui n est rien recoupe donc la
distinction noplatonicienne entre lU n-qui-nest-pas de la monade plotinienne et
lUn-qui-est de la dyade.
Il y a donc bien distinction entre Dieu et Dit, et telle quelle va conduire Eckhart
exalter le dsert de la Dit en la situant au-dessus de la Trinit. Les textes sont
explicites :
LUn est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple, de sorte
que lon nest capable selon aucun mode dy regarder. En toute vrit, et aussi vrai
que Dieu vit, Dieu lui-mme ne le pntrera jamais un instant, ne la encore jamais
pntr de son regard selon quil possde un mode et la proprit de ses Personnes.
On le comprend aisment, car cet un unique est sans mode et sans proprit. Cest
pourquoi, si Dieu doit jamais le pntrer de son regard, cela lui cotera tous ses noms
divins et la proprit de ses Personnes. Il lui faut les laisser toutes lextrieur pour
que son regard y pntre. Il faut quil soit lUn dans sa simplicit, sans aucun mode ni
proprit, l o il nest en ce sens ni Pre ni Fils ni Saint-Esprit, et o il est cependant
un quelque chose qui nest ni ceci ni cela 9.
Lme doit demeurer dans sa nudit, sans aucun besoin ; cest ainsi qu laide de
lgalit, elle russit parvenir Dieu. Rien nunit mieux, en effet, que lgalit ; car
Dieu aussi est dans sa nudit et sans aucun besoin. En dautres termes, cest dpouille
de la matire que lme parvient Dieu. Cest ainsi quelle arrive dans lunition de la
sainte Trinit. Mais son bonheur peut encore devenir plus grand, si elle recherche la
Dit toute nue, car la Trinit nest quune manifestation de cette Dit '.
Dans la pure Dit il ny a absolument plus aucune activit ; aussi bien lme
natteint-elle la batitude parfaite quen se jetant dans le dsert de la Dit, l o il
ny a plus ni oprations ni images, pour sy plonger et se perdre dans le dsert o son
moi sanantit et o elle se soucie aussi peu de toutes choses que du temps o elle

LA DIT COMME UNIT PURE ET NUE

43

ntait pas encore. Alors seulement elle est morte elle-mme et ne vit plus quen
Dieu 11.
La Dit est au-del de la Trinit parce que dans lUnit pure et nue aucune
distinction ne peut se concevoir, pas mme celle des Personnes divines. Marie-Anne
Vannier crit en ce sens : En se rfrant lide de Dit, Eckhart introduit une
notion spcifique qui loriente, non vers la thologie trinitaire, mais vers ce Grundlose
tie f apgrunt, cet abme sans fond quest Dieu, cette essence divine absolue,
suprieure tout et dont on ne peut rien affirmer, sinon quelle est unit. Si Eckhart
introduit cette notion de Dit, c est pour essayer de rendre compte de la nature de
Dieu, pour faire comprendre quil est le Tout-Autre qui appelle un dpassement
continuel ( ...) 12. Quand, en effet, lunit n est plus en elle-mme, c est--dire dans
la Dit, mais en Dieu alors elle peut recevoir une distinction. Eckhart est accul
instaurer un rapport dialectique entre le Dieu-Trine de la Rvlation et la Dit-Une
du noplatonisme : Aucune distinction n existe ni dans la nature de Dieu ni dans les
Personnes divines d aprs lunit de leur nature. La nature divine est Un, et chaque
Personne est galement Un ce mme Un qui est leur nature. La distinction entre ltre
et lessence se rsorbe ici dans lUn et ne fait qu Un. C est seulement lUn cesse dtre
en lui-mme qu il reoit, a et donne une distinction. Voil pourquoi c est dans lUn
que lon trouve Dieu et pourquoi celui qui veut trouver Dieu doit devenir Un 13.
Ici , crit Pierre Gire, laccent de la simplification noplatonicienne est pos
sur la nature divine. Appliqu Dieu-Trinit, le processus de rduction hnologique
insiste sur l Origine de la diffusion des Personnes divines, savoir sur la nature
thologique envisage comme Fond sans fond (ce qui va soutenir lide d une
Gotheit des Personnes d o flue la Gotheit des cratures ). (...) Le mouvement
de rduction hnologique implique la critique de toute dtermination, linsistance
linguistique maximale sur laffirmation de lAbsolu divin comme Un et lorientation
de la pense en direction de lide d Origine radicale 14.
Cette distinction, pour inquitante quelle paraisse, est cependant une exigence
essentielle de la pense du matre rhnan et lui donne son orientation dcisive. La
conception eckhartienne de lUn implique en effet de comprendre la nature de Dieu
comme Deit, c est--dire, comme Unit sans lEtre. Elle rsulte, d un ct, de son
point de dpart hnologique qui ramne lUn au Non-Etre ; et rpond, de lautre, la
logique quelle entrane en imposant lidentification de lIntellect et de Dieu. Tourn
vers son origine, lIntellect voit le Non-Etre de lUn qui se confond avec la Dit ;
tourn vers le bas 15, il voit le nant des cratures alors mme que lEtre surgit
auquel Dieu sidentifie : on reconnat le schma plotinien du passage hypostatique de
la monade la dyade, de lUn-pur-qui-nest-pas lUn-qui-est, c est--dire au Nos
qui rassemble en lui tout ce qui est .
LUn sans lEtre est le Fond sans fond , le Principe sans principe . Il est
le point immobile , lanneau merveilleux , le pur jaillissem ent que chante
le Pome Granum sinopsis. Telle est la Dit, boucle des Trois . LUnit entoure
sans se confondre avec ce quelle entoure. Ainsi, elle est source de la Trinit sans
tre la Trinit. La Trinit n est pas sans elle, mais lUnit est sans les Trois. Car,
tout ce qui est plus quUn est de trop 17. C est seulement l o cet Un n est plus
en lui-mme quil reoit, possde et produit une distinction l8. Tout ce qui, hors

44

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

d elle, se distingue de lUnit est sans distinction en elle. La Trinit est donc sans
distinction dans la Dit, quand bien mme il y aurait cent personnes en elle on
n y reconnatrait quun Dieu : Pour celui qui pourrait saisir la distinction sans
nombre et sans multitude, cent serait autant que un . Mme s il y avait cent
personnes dans la Dit, celui qui pourrait saisir la distinction sans nombre et sans la
multitude n y reconnatrait cependant quun Dieu 19. Origine de toute distinction,
elle est indistincte et elle est d autant plus indistincte quelle se distingue de toute
distinction 20. LUn pur et nu demeure en retrait de tout ce qui le nie, il est negatio
negationis. Mais il demeure faible. Sans Etre pour se recevoir, il glisse sur lui-mme,
il a besoin d un rcepteur, ce Fond sans fond a besoin dun fond pour se reposer. Toute
sa Dit en dpend : Et c est une vrit si sre et une vrit ncessaire que Dieu a
un tel besoin de nous chercher, comme si vraiment toute sa Dit en dpendait, ainsi
quil en est rellement 2I.
Ainsi, en tant reu, lUn demeure en lui-mme sans dehors et sans dedans :
Tout demeure lUn qui jaillit en lui-mme 22. Le point immobile devient source
et jaillissement, labme de la Dit devient plnitude, l Un devient Pre. LUn
qui-nest-pas engendre lUn-qui-est. A partir de l Unit pure et nue, crit Eckhart,
Dieu, le Pre temel, diffuse la plnitude de labme de toute sa Dit. Il l engendre
ici dans son Fils unique et pour que nous soyons le mme Fils. Et engendrer est pour lui
demeurer en lui-mme, et demeurer en lui-mme est engendrer hors de lui-mme 23.
Ce passage permet de comprendre pourquoi la notion de naissance a un sens majeur
dans la pense de matre Eckhart, quil rsume lui seul. Le commencement sans
commencement de la Dit commence enfin avec la naissance du Verbe qui flue sans
trve : o commencement fait natre commencement 24. Le Pre, qui n est que
par la gnration du Fils, est le commencement de la Dit 25, au sens o elle se
distingue de toute distinction. Et en tant que naissance, il dsigne lUn-qui-est en qui
le dsir de lEtre sapaise 26.
La Dit-Une surplombe donc le Dieu-Etre. Elle est la puret premire , la
plnitude de toute puret , d o se rpand sa lumire 11. Cette transcendance de
l Un pur et nu se caractrise par la communicabilit. Si la Dit ne se communiquait
pas, en effet, non seulement elle ne serait pas la Dit, mais Dieu ne serait pas Dieu :
Et je dis que sa Dit dpend de ce quil peut se communiquer tout ce qui lui est
rceptif et sil ne se communiquait pas, il ne serait pas Dieu 28. La communicabilit
de lUn traduit le double mouvement de transdescendance et de transcendance 29 :
descente de lUn dans lEtre, par laquelle il dborde de lui-mme en perdant sa
puret ; remonte de lEtre vers lUn dans lequel il se perd en seffaant. Dieu est
ainsi la manifestation de la Dit et la Dit le voilement du Dieu cach. Cette
double relation dans le sens de la descente et celui de la monte est sans mdiation.
Absence de mdiation qui explique que lUn continue de se communiquer jusque
dans le fond de lme dans lequel il se retrouve. Le nant de lUnit pure et nue de la
Dit et le nant de la crature se rejoignent ainsi dans le fond de lme : Dans le
fond de lme ne peut tre que la pure et nue Dit 30. Sois un et tu trouveras Dieu,
enseigne le matre. Le retour de lme Dieu et de Dieu la Dit seffectue par la
conversion de lIntellect lui-mme qui se dtourne de lEtre pour se tourner vers lUn
dans le Nant duquel tout est appel s abmer : lme doit sanantir en se jetant

LA DIT COMME UNIT PURE ET NUE

45

dans le dsert de la Dit, l o il n y a plus ni oprations ni images, pour sy plonger


et se perdre . Cette conversion est-elle un dpassement destructeur ? Oui, dans la
mesure o elle sobtient par le dtachement conduisant la perce qui dbouche sur
le nant.
Lunion Dieu, d ordre intellectif dans un prem ier temps, transcende dans un
deuxime temps l intellection pour accder lunion mystique, ineffable, sans voix
et sans regard 31, avec la Dit. C est pourquoi nous ne saurions confondre la Dit
et lIntellect 32. Tout ce qui est aspire retourner vers ce dont tout est issu. Ce qui
sest dploy dans le multiple, qui est pur nant, doit se replier dans lunit pure de
lUn-qui-nest-pas. Et ce repli est une perte. Car l o deux doivent devenir Un, il y
en a un de trop : O deux doivent devenir un, lun doit perdre son tre. De mme,
si Dieu et l me doivent devenir un, lme doit perdre son tre et sa vie. Autant il en
demeurerait, autant certes ils seraient unis, mais sils doivent devenir Un, lun d eux
doit perdre entirement son tre et lautre conserver son tre, ainsi ils sont Un 33.
Unie Dieu, lme serait encore quelque chose, Eckhart insiste en prcisant quelle
doit devenir un avec lui et non unie 34, ce qui signifie quelle doit tre rduite nant.
Cest lexact oppos de la vision batifique o la dification culmine dans un face
face : Et quand lme parvient l, elle perd son nom et Dieu lattire en lui, en sorte
quen elle-mme elle est rduite nant, comme le soleil attire en lui laurore, en sorte
quelle est anantie 3S. Lme de retour en Dieu cesse d ex-sister pour in-sister. Elle
perd son tant qui est non-tre, parce quil est - comme on le verra - par un autre, et
se retrouve dans lEtre divin qui est un non-tant. Quand, au terme du mouvement
din-sistence, lEtre et lIntellect se seront retrouvs galit grce au rassemblement
en Dieu de tout ce qui s tait dispers dans la multiplicit extrieure du monde
cr, alors ltant pens et lEtre pensant se perdront leur tour dans lunit pure et
impensable de la Dit. Lunion sans diffrence sera atteinte entre le fond de lme et
linsondable Dit 3S.
Pour rejoindre la Dit, conue comme lUn sans lEtre, au-del de ltant cr
et de son nant, Eckhart recourt limage du dsert. On la retrouve dans le pome
Granum sinapsis :
Deviens tel un enfant,
Rends-toi sourd et aveugle!
Tout ton tre
doit devenir nant,
dpasse tout tre
et tout nant !
Laisse le lieu, laisse le temps,
Et les images galement !
Si tu vas par aucune voie
Sur le sentier troit,
^
Tu parviendras jusqu lempreinte du dsert
Le dsert est limage de lUn sans lEtre, de la Dit pure et nue ; et son
empreinte, ou sa trace 38, est la figure de lEtre dans lequel le cr est appel se
rassembler avant de rejoindre avec lui le Fond sans fond de lOrigine : Je conduirai
la noble me dans un dsert et l je parlerai son cur. LUn avec lUn, lUn venant

46

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

de lUn, lUn dans lUn et, dans lUn, ternellem ent 39. Lexpression potique
empreinte du dsert runit Dieu et sa Dit. Trace de lUn-qui-est qui sest effac
dans lUn-qui-nest-pas : d o viendrait, en effet, lempreinte dans ce dsert par
aucun pied foul 40 si elle n tait lempreinte de lEtre arriv jusqu lUn pur et
nu en seffaant, ou celle de lIntellect en se taisant ? Nul n entre dans lUnit pure
et nue sans sanantir ! Pour devenir un avec lUn, il faut que le dsert croisse ,
pour reprendre un mot de Nietzsche ; Simone Weil dira il faut se dcrer ; Eckhart
prche : il faut d-devenir (entwerden), c est--dire, perdre son ex-sistence. LUn et
lEtre ne sauraient, en effet, se confondre dans la Dit.
Notre lecture diffre sur ce point de celle d Emilie Zum Brunn et d Alain de
Libera qui crivent que lUn - le Fond ou la Dit - finit par devenir chez Eckhart
un synonyme de Yesse divin. Cette assimilation est quelque peu rapide, elle rduit
la monade de lU n-qui-nest-pas la dyade de l Un-qui-est. Or, Y esse ne sajoute
lUn que dans la dyade qui devient source de distinction et, ds lors, incompatible
avec lUnit pure de la monade 41. De fait, nos auteurs finissent par affirmer cette
synonymie en rappelant que la conception eckhartienne se raccroche celle de
Denys selon lequel Dieu est surtre , c est--dire, non-tre au sens de non-tant.
Ainsi, au-del de ltant, il y a lEtre. Nous ajoutons : au-del de lEtre, il y a lUn
qui est un Non-Etre : un dsert. Parler de Y esse divin selon Eckhart, c est donc parler
de Dieu, non de la Dit. C est pourquoi le Thuringien prend garde d expliquer que,
quand il dit que Dieu n est pas un tre , et que par consquent il ne lui conteste
pas ltre, il veut dire que Dieu n est pas un tre cr, un tant, mais quil est un Etre
au-dessus de ltre ainsi entendu : Mais quand j ai dit que Dieu n tait pas un tre et
quil tait au-dessus de ltre, je ne lui ai pas par l contest ltre, au contraire, je lui
ai attribu un tre plus lev .
Que signifie en effet : Dieu n est pas un tre et quil est un tre, un tre plus
lev ? Q uest-ce que cet tre plus lev ? Eckhart veut dire que Dieu n est pas un
tre au sens d tant, il est lUn-qui-est : l Un de la deuxime hypostase plotinienne.
Sil en est bien ainsi, il ne sagit donc pas de lUn pur de la Dit. Selon nous, cest
cela quil faut comprendre, car il ne faut pas confondre ltant pens, puis projet
au-dehors, de la crature et l Etre pensant (lIntellect) du Crateur. En ce sens,
lEtre-Dieu est bien un tre plus lev que ltre de lange ou celui d un moucheron
qui sont des cratures, des tants, qui n ont Y esse quen Dieu. Mais, il y a encore
quelque chose d innommable et de plus lev que lEtre-Dieu lui-mme : c est lUn
pur de la Dit. Il y a donc une transascendance effectuer en trois tapes : de ltant
pens lEtre pensant, puis de lEtre pensant lUn impensable.
Dieu, en sa Dit, est dpouill de tout ce qui en lui impliquerait de la diffrence,
c est--dire, du non-un. Car l Un pur et nu exige le dpouillement de tout ce qui est
source de distinction : il s affirme en niant tout ce qui le nie, c est--dire tout ce qui
s ajoutant lui, lui ferait perdre sa puret, il est negatio negationis. Si en effet la Dit
est lUn pur et nu, elle n est pas et elle n est pas lEtre, mais au-del de lEtre-Dieu.
Autrement dit, l Un pur de la Dit n est pas considr comme un transcendantal
pouvant se convertir avec lEtre : il est au-del de lEtre 42.
Alors que la Dit demeure en retrait dans son intouchable Unit, Dieu advient
lEtre en se laissant participer par tout ce qui est, il est parce quil intellige et il

LA DIT COMME UNIT PURE ET NUE

47

intellige en s intelligeant comme le quo est des tants. LEtre constitue avec lIntellect
la dyade. Dterminant limmensit divine, il ne saurait concider avec lUn pur de la
monade. La negatio negationis traduit la vacuit de lUn d o lEtre est exclu, alors
que le sum qui sum de lExode indique plutt la plnitude de lEtre qui s adresse
la crature en la tournant vers soi. Il en dcoule que la libert divine, en tant
quindtermination pure, ne peut oprer que dans le non-tre de la Dit-Une en se
mouvant sans se mouvoir dans ltendue sans extension et vide de tout ce qui est :
Tout ce qui est dans la Dit, cela est Un, et il n y a rien en dire. Dieu opre, la
Dit n opre pas, elle n a rien oprer, il n y a en elle aucune opration. Elle n a
jamais connu aucune opration. Dieu et la Dit diffrent comme lopration et la
non-opration .
Quand Vladimir Lossky affirme que lUn manifeste dynamiquement lidentit
de lEtre 43, il se situe donc au niveau de la dyade. Il saisit, en effet, la production
de lEtre comme une activit intrinsque lUn-qui-est. Cette activit consiste en
un bouillonnement intrieur qui finira par se traduire en bullition extrieure : la
cration. La procession partir de lEtre est, en mme temps, une conversion qui est
un retour sur soi de lEtre. A ce stade, il n y a pas de sortie, mais une compntration
des Personnes divines qui restent immanentes lUn-qui-est dans leur procession
mme. La gnration de la deuxime Personne, le Fils, impliquant la rflexion de
lardeur amoureuse, est inconcevable en dehors de la spiration par le Pre et le Fils de
la troisime Personne, lEsprit-Saint 44.
Cette interprtation orthodoxe de la doctrine trinitaire repose sur laffirmation
du lien qui relie lUn lEtre en tant que transcendantal. Mais, en est-il vraiment
ainsi pour le Thuringien ? Dtermine par lUn , poursuit Vladimir Lossky, la
procession hypostatique, chez Matre Eckhart, est donc ime action intrieure dans
laquelle lidentit de Y Esse se manifeste par son retour complet sur lui-mme. Cette
conversion rflexive, dans la ralit divine, n est pas une rcupration de lidentit
perdue, comme chez Proclus, o Yepistrophe devait rtablir lunit de la mone
rompue dans le proodos. Pour Eckhart, limmanence au principe de la production
n est rompue que par la sortie des cratures, tombes dans la dualit, o tout est
connu extrieurement, comme Cause premire et Fin dernire de tout ce qui est 45.
Cette lecture, tout fait correcte si lUn est un transcendantal de lEtre, ce qui est
exact au niveau de la dyade, ne lest plus ds quil est question de la monade. Or, le
matre thuringien ne considre pas uniquement lUn-qui-est, mais aussi lUn pur de la
Dit qui se situe au-del de lEtre de Dieu et, par consquent, de la Trinit : Aucune
distinction n existe ni dans la nature de Dieu ni dans les Personnes divines d aprs
lunit de leur nature. La nature divine est Un, et chaque Personne est galement Un
ce mme Un qui est leur nature 46. Il est, ici, plus proche de la doctrine proclusienne
que de la pense du Docteur anglique. Vladimir Lossky lui-mme se sent comme
contraint de revenir sur son interprtation quand il crit : A certains gards,
lEssence divine ou Deus sub ratione Esse, chez Matre Eckhart, peut tre rapproche
de 1 Un qui n est pas plotinien : en effet, non seulement lEssence est indicible,
mais aussi, dans son indtermination absolue, elle ne saurait tre oppose quoi que
ce soit, mme au non-tre 47. Puis, il fait mention de la deuxime hypostase des

48

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

noplatoniciens pour lesquels 1 Un est tout . Enfin, il rappelle que lUn d Eckhart
est Principe de production. Principe non principi, lUn se donne en se retirant.
Le bouillonnement commence dans le commencement sans commencement de
lUn sans lEtre. Bouillonnement d unit qui dborde hors de lUn pur pour former la
dyade de lUn qui contient tout ce qui est : lEtre-Un, source de la premire distinction
qui correspond la naissance du Verbe. Cet Un-l est lIntellect paternel qui contient
les raisons de toutes choses dans son Verbe unique, en les rduisant lunit . Il n est
pas lUn pur sans lEtre du Principe plotinien, mais lUn-Intellect embrassant tout
ce qui est et exprimant la plnitude de lEtre dans lUn. Il sagit bien de la dyade,
source du nombre et de toutes choses. C est cet Un quEckhart identifie le Pre. On
comprend mieux pourquoi le Crateur de toutes choses apparat en mme temps que
le cr et que lUn pur, rest en retrait, prcde la Trinit.
Ce que nous venons de dire nous conduit penser que lEtre est un premier
casus ab uno entranant l Un sa suite dans la dyade, puis que la chute se poursuit
dans les choses cres, dans un mouvement de transdescendance entranant le monde
multiple toujours plus loin de lUn-Etre, aprs que celui-ci se soit lui-mme loign
de lUn-Nant.
Telle est linterprtation que nous tentons de la pense du Thuringien. Ray L.
Hart affirme quil n y a pas deux Eckhart : le mtaphysicien de lExode pour qui Dieu
est lEtre, Yesse ipsum, et le mtaphysicien noplatonicien pour qui Dieu est lUn. Il
ajoute quil n y a pas davantage un seul Eckhart qui serait lun ou lautre. Nous nous
trouvons, dit-il, devant un penseur profondment original, o s entremlent deux
courants, dans lesquels les mots cls (Etre, Nant, Intellect), appliqus la Dit,
prennent un autre sens que chez ses prdcesseurs et ses contemporains 48. Nous
partageons cet avis selon lequel il n y a pas deux Eckhart, mais nous n en tirons pas
la mme conclusion que l auteur, savoir quil n y a pas davantage un seul Eckhart
qui serait le mtaphysicien de lEtre ou celui de l Un : il y a un seul Eckhart, dont la
profonde originalit se trouve, selon nous, dans son hnologie de lUn divinis
pour laquelle les mots cls d Etre et d intellect s appliquent Dieu et celui de
Non-Etre 49 la Dit.
A la Dit seule sapplique la notion de Non-Etre parce que lUn n est pas. Si
lon parle du nant de Dieu, c est au sens de non-tant et non de non-Etre. La Dit
sidentifie, en effet, au non-tre de lUn. LUn n est pas, il prcde tout ce qui est.
LEtre, lui, surgit avec le cr sans se confondre avec lui, il est Dieu en tant que
Crateur : il est lEtre pour tout ce qui est. Mais, nous le verrons, Dieu n est pas lEtre
par essence, il est essentiellement Intellect. En tant quintellect, il sidentifie ce
quil intellige parce que lIntellect en se dtournant de lUn s affirme comme Etre se
tournant vers soi. LIntellect est la vie de lEtre.
La Dit est non-tre, non au sens o elle soppose l Etre, mais en celui o elle
s affirme comme lUn sans lEtre. Elle n est pas davantage le nant compris comme
absence de toute dtermination caractrisant Dieu qui n est ni ceci, ni cela. La Dit
en tant que non-tre de l Un est bien Dieu au-del de Dieu . C est pourquoi elle ne
saurait se confondre avec le Dieu trinitaire et crateur.
Telle est la Dit, identique lUn pur et clair .

LA DIT COMME UNIT PURE ET NUE

49

N otes
1 Le contenu de cet article rep ren d la substance d u n chapitre extrait d un ouvrage
paratre aux ditions du C erf, intitul Matre Eckhart ou le procs de l'Un.
2 Voir Sermon ou Predigt 52, dsorm ais cit Pr. 52.
3 W. W ackernagel, Ymagine denudari. Ethique de l image et mtaphysique de
l abstraction chez Matre Eckhart, P aris, V rin, 1991 (Etudes de philosophie mdivale, 68),
p. 154 ; B. M c G inn , M eister E ckhart on G od as A bsolute U nity , dans D. J. O M eara (d.),
Neoplatonism and Christian Thought, A lbany, State U niversity o f N ew Y ork Press, 1981
(Studies in Neoplatonism, 3), p. 128-139. D e W. W ackernagel, on p o u rra lire, dans ce volum e,
l article sur Im age et connaissance de soi chez M atre E ckhart .
4 Sur la d istinction entre D it et D ieu, v o ir aussi les dveloppem ents dans l article de
S. L a o u r e u x , L e pli. A pproche du sens de l im m anence chez M atre E ckhart .
5 C est n ous qui soulignons.
6 M atre E ckhart, Traits et Sermons. T raduction J. M olitor et F. A ubier, introduction
M. d e G andillac , Paris, A ubier-M ontaigne, 1942, p. 246.
I Pr. 21 dans M a t r e E c k h a r t , Sermons. 3 tom es. Introduction et traduction de
J. A n c e l e t - H u s t a c h e , Paris, Seuil, 1974-1979. t. I, 1974, p. 187 (N ous citerons dans cette
dition les serm ons non traduits p a r A lain d e L ibera).
8 Voir Parm., 155e.
9 Intravit lesus in quoddam castellum, Pr. 2, dans E c k h a r t , Traits et sermons. T raduction,
introduction et n otes p a r A . d e L i b e r a , Paris, Flam m arion, 1993 ( GF, 703), p. 236.
10 Expedit vobis, p. 395, trad. A . d e L i b e r a .
II Nolite timere eos, p. 388, trad. A. d e L i b e r a .
12 M .- A . V a n n ie r , L a D it chez E ckhart , dans F. L e n o i r et Y.T. M a s q u e l i e r (dir.),
Encyclopdie des Religions, Paris, B ayard, 1997, t. II, p. 151 0 -1 5 1 1 .; voir g alem e n t:
E a d ., Lexprience spirituelle de la non-dualit chez E ckhart , dans Revue des Sciences
Religieuses, 1413, 2000, p. 344 et s. D e M .- A . V a n n ie r , v o ir aussi l article, dans cet ouvrage,
intitul : N ouvelles p erspectives sur la n aissance de D ieu dans l m e chez E ckhart .
13 De l homme noble, p. 178, trad. A . de L ibera .
14 P. G i r e , M ystique et christianism e chez M atre E ckhart , dans Revue des
Sciences Religieuses, 76/1, 2002, p. 7. Voir galem ent, dans ce volum e, l article de P. G i r e ,
M taphysique et m ystique du V erbe chez M atre E ckhart .
15 Vir meus servus tuus mortuus est, Pr. 37, II, p. 44, trad. A ncelet-H ustache .
16 Voir notre article, M isre de l U n sans l E tre , dans Revue des Sciences Philosophiques
et Thologiques, 11, 1993, 77/1, p. 53-65.
17 Misit dominus . .. Pr. 53, II, p. 154, trad. A ncelet H ustache.
18 De l'homme noble, p. 178, trad. A . d e L i b e r a .
19 In illo tempore ...Pr. 38, II, p. 50, trad. A ncelet-H ustache.
20 Pr. 1 0 ,1, p. 112, trad. A ncelet-H ustache.
21 Pr. 2 6 , 1, p. 221, trad. A ncelet-H ustache.
22 Pr. 28, p. 234, trad. A ncelet-H ustache.

23 Ibid.
24 Granum sinopsis, Strophe I. Il existe p lusieurs traductions de ce pom e : G. J a r c z y c k
et P .-J. L a b a r r i r e , Les Traits et le Pome, Paris, A lbin M ichel, 1996 ( Spiritualits vivantes) ;
A. d e L i b e r a , Le grain de snev, Paris, A rfuyen, 1988 [rd. 2004].
25 Pr. 1 5 ,1, p. 142, trad. A ncelet-H ustache.
26 Voir L e livre de la consolation divine, dans M atre E ckhart, Les Traits. Introduction et
traduction de J. A ncelet-H ustache, IV. Du dtachement, Paris, Seuil, 1971, p. 115.
27 Pr. 1 3 , 1, p. 128, trad. A ncelet-H ustache.

50

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

28 Pr. 73, p. 90-91, trad. A n c e l e t - H u s t a c h e . Voir E. Z u m B r u n n et A . d e L ib e r a , Matre


Eckhart. Mtaphysique du Verbe et thologie ngative, Paris, Beauchesne, 1984, p. 18-19.
29 Voir notre article Hnsis et Ereignis , dans Revue Philosophique de Louvain, 100,
2002, p. 681-696.
30 Pr. 21, Unus deus est pater omnium, I, p. 187, trad. A n c e l e t - H u s t a c h e .
31 Rappelons que la racine tymologique du mot mystique est muo qui signifie fermer
les yeux .
32 Notre point de vue diffre ici de celui de R.L. H a r t pour qui la Dit est par
excellence Intellect , voir La ngativit dans lordre du divin , dans E. Z u m B r u n n (d.),
Voici Matre Eckhart, Grenoble, Jrme Milln, 1994 [rd., 1998], p. 199-208. Nous pensons
que la Dit est au-del de tout Intellect, elle est impensable. Certes Eckhart lui-mme emploie
lexpression la Dit est Intellect, par exemple dans Deus unus est, mais il parle alors de Dieu,
son vocabulaire ntant pas fix. Voir W. G o r is , Einheit als Prinzip und Ziel. Versuch iiber die
Einheitsmetaphysik der Opus Tripartitum Meister Eckharts, Leiden, Brill, 1997 (Studien und
Texte zur Geschiechte des Mittelalters, 109).
33 Pr. 65, III, p. 38, trad. A n c e l e t - H u s t a c h e .
34 Pr. 27,1, p. 226, trad. A n c e l e t - H u s t a c h e .
35 Du dtachement, A H , Traits, p. 169, trad. A n c e l e t - H u s t a c h e .
36 Voir M atre E ckhart, Le chteau de l me. Texte traduit et prsent par G. J a r c z y k et
P.-J. L a b a r r i r e , Paris, Descle De Brouwer, 1995 (Les Carnets), p. 10. Les auteurs relvent
la passion de Matre Eckhart de comprendre et de dire en quoi lhomme, dans la lumire de
son origine temelle, ne trouve sens qu consentir activement une unit plnire entre le plus
intime de lui-mme - le quelque chose, tincelle, le petit chteau de lme - et la dit sans fond
et sans mesure qui est au-del de toute image, au-del mme dun Dieu dans sa reprsentation
trinitaire et dans son rapport la crature .
37 Matre E ckhart, Le grain de snev. Traduction de A. d e L i b e r a , Paris, Arfuyen, 1988
(rd. 1996), VII, p. 27 ; voir galement G. J a r c z y c k et P.-J. L a b a r r i r e , Matre Eckhart ou
l empreinte du dsert, Paris, Albin Michel, 1995 (Spiritualits vivantes) ; Les Traits et le
Pome, Paris, Albin Michel, 1996 (Spiritualits vivantes) ; D. B r e m e r - B r u n o , L e langage
de la mystique dans luvre allemande de Matre Eckhart , dans E. Z u m B r u n n (d.), Voici

Matre Eckhart, op. cit., p. 242-268.


38 Le mot trace, ixtos, est utilis une soixantaine de fois par Plotin. Voir Misre de lUn
sans l Etre, art. cit., p. 60.
39 Sermon de l homme noble, trad. A. d e L ib e r a , p. 183 ; voir Voici Matre Eckhart,
p. 93.
40 Granum sinopsis, Strophe V.
41 Op. cit., p. 166 : Eckhart conservera, dans sa conception de la ralit ultime, Un,
Fond ou Dit, qui deviendront ou redeviendront chez lui synonymes de lesse divin, la voie
dminence et la voie ngative de Denys, selon lesquelles Dieu est la fois surtre et nant de
ltre .
42 Voir V. L o ssk y , Thologie ngative et connaissance de Dieu chez Matre Eckhart, Paris,
Vrin, 1960 (2e d., 1998) (Etudes de philosophie mdivale, 48), p. 66-67. Notre lecture du
rapport entre lUn et lEtre diffre de celle de lauteur qui fait de lUn la premire dtermination
transcendantale de lEtre . Sur la lecture que propose Lossky de Matre Eckhart, voir dans le
prsent volume, larticle de Y. d e A ndla , La thologie ngative de Matre Eckhart .
43 Op. cit., p. 70.
44 V. L o s s k y , op. cit., p. 112.
45 Ibid.
46 De l Homme noble, p. 178, trad. A. d e L ib e r a .

LA DIT COMME UNIT PURE ET NUE

47 Ibid., p. 72.
48 Op. cit., p. 200.
49 On pourrait rserver au mot nant le sens de non-tant.

La thologie ngative de Matre Eckhart


Y sab el

de

A n d ia

Vladimir Lossky a choisi comme thme de sa thse posthume Thologie ngative


et connaissance de Dieu chez Matre Eckhart prpare sous la direction d Etienne
Gilson, un thme dionysien. C est en effet par Denys que Lossky a t conduit
Matre Eckhart, car Denys lAropagite est le matre de la thologie mystique de
l Eglise d O rien t2 et Matre Eckhart sinscrit dans la tradition dionysienne. Or la
thologie ngative est le cur de la thologie mystique et c est sous langle de la
thologie ngative que Lossky aborde Eckhart.
Le thologien orthodoxe, en choisissant de faire une thse de philosophie
mdivale sur un auteur latin, a fait uvre cumnique, sintressant un auteur qui
se situe dans la rception occidentale du Corpus Dionysiacum, plus particulirement
dans la tradition dominicaine : Albert le Grand et Thomas d Aquin ont comment les
Noms divins de Denys lAropagite et cest travers leurs commentaires quEckhart
lit Denys. Vladimir Lossky a raison de signaler d autres influences sur la conception
eckhartienne de l Etre et Gilson, dans son introduction, marque loriginalit de
linterprtation de Lossky :
Le mrite le plus rare de cette longue tude est prcisment son refus de
rduire la thologie dEckhart au dveloppement systmatique dune seule notion
fondamentale... Sil y a chez Eckhart une seule notion fondamentale, cest celle de
Dieu ou plutt cest celle de lineffabilit de Dieu. Le titre de ce livre en situe donc
lobjet au cur de la doctrine, mais Eckhart a conu son uvre comme une enqute
minemment positive sur notre nescience de la divinit. Tentant successivement toutes
les avenues dj connues et poussant chacune delles son terme, il fait voir que tout
ce quon peut affirmer bon droit de Dieu peut, et doit mme en tre finalement ni
pour faire place une affirmation apparemment contraire. Dieu est lEtre, assurment,
mais nest-il pas plutt lUn ? ou lIntellect ? Comprendre quil est chacune de ces
perfections, absolument, purement, donc en apparence lexclusion des autres, cest

54

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

justement en quoi consiste lignorance transcendante qui lve Dieu au-del de toutes
les affirmations 3.
Nous verrons M atre Eckhart essayer de dfinir Dieu tantt par rapport lEtre,
lUn ou lIntellect. Ce sont, comme le dit Denys, des noms divins et Dieu est
au-del de tous noms.
Il sagit de suivre cette via negativa dans la question du nom de Dieu , la
fois nomen innominabile et nomen omninominabile et dans lexgse du nom divin :
Ego sum qui sum, pour se demander, travers le jeu de la ressemblance et de la
dissemblance , en quoi lhomme est limage et la ressemblance de Dieu.
Cet essai, en montrant les diffrentes avenues pour pntrer dans luvre
d Eckhart, veut privilgier la perspective orientale la fois dans la rception de Denys
lAropagite par M atre Eckhart et dans linterprtation d Eckhart par Vladimir
Lossky.

1. Lineffable et lesse absconditum


Le nom de Dieu est un nomen innominabile et omninominabile (polunumon
- annumori). Ce sont les deux premires hypothses du Parmnide de Platon :
Si lUn est Un et Si lUn est qui sont lorigine de la distinction entre
1 innommable et le nommable . Ce qui est, pour Platon, des hypothses
concernant lUn devient, pour Denys, des voies concernant lunique Dieu, un et trine :
la voie affirmative, la voie ngative et la voie par minence. Ds le dbut des Noms
divins, Denys dfinit son propos en disant que Dieu est ineffable, en tant que Cause
suressentielle, mais quil est susceptible de multiples noms, en tant que Cause de tout
ce qui est, et quil se limite donner lexplication de ces noms dans son trait.
Dieu a des noms multiples dans l Ecriture sainte : il est la Vie (Jn 14, 6), la
Lumire (Jn 8, 12 ; 12, 46), Dieu (Gn 17, 1 ; Ex 3, 6 ; Dt 5, 6), la Vrit
(Jn 14, 6) ; il se rvle au buisson ardent en disant : Je suis Celui qui suis (Ex 3,
14). M ais son nom propre est au-dessus de tout nom (Ph 2, 9), le nom qui est
exalt au-dessus de tout nom qui peut tre nomm en ce sicle ou dans le sicle
venir (Ep 1,21).
Le Dieu suressentiel demeure ineffable et, comme lUn du Parmnide, il n y a
de lui ni logos ni nom (Parm . 142 a).
LIneffable de Matre Eckhart est-il celui de Denys, d Augustin ou de Thomas
d Aquin ?

A. Les thologies ngatives


Lossky m et en garde contre la rduction ime seule conception de la thologie
ngative :
Il y a autant dineffabilits que de thologies ngatives. En effet lineffable de
Plotin nest pas le mme que celui du Pseudo-Denys, qui est, son tour, diffrent
de lineffable de saint Augustin ; et il faudra encore distinguer cet Ineffable de celui
dun saint Thomas dAquin. Or cest lide quun thologien se fait de lineffabilit
de Dieu qui dtermine le rle que le moment apophatique aura jouer dans sa pense.
Cest la raison pour laquelle nous avons voulu commencer notre tude sur lide de

LA THOLOGIE NGATIVE DE MATRE ECKHART

55

Dieu chez Matre Eckhart et, en particulier, sur la thologie ngative qui lui est propre,
par le thme et la qute de l'ineffable 4.
Pour Denys 5, Dieu est ineffable, parce quil est suressentiel. Le nom
innommable dsigne Celui qui est au-del de tout (M T 1048 B), au-del de
ce qui peut tre nomm et au-del de ltre. Et la multiplicit des noms divins, dont
le premier est le Bien (Noms divins, ch. IV) et le dernier lUn (ch. XIII), en
passant par lEtre (ch. V), la Vie (ch. VI), la Sagesse ou lIntellect (ch.
VII), sont des puissances , des communications ou des participations de la
Cause suressentielle.
Selon les trois voies de la thologie affirmative, ngative et par minence, les
noms divins sont soit positifs : lEtre, la Vie ou lIntellect, soit ngatifs, en alpha
privatif : ce qui est sans essence (anousios), sans vie (azos) ou sans intellect
(anous) (M T 1040 D), soit en hyper pour exprimer la transcendance : la Trinit
est suressentielle (hyperousios), au-del de la bont (hyperagathos) et de la
divinit (hypertheos), selon la prire qui commence la Thologie mystique ( 9 9 7 A).
Pour Eckhart, Dieu est ineffable parce que sa nature est cache : mirabile
quaerere nomen eius, cuius natura est esse absconditum . C est en tant qutre sub
ratione esse - que Dieu est ineffable.
Ainsi les diffrentes sortes d ineffabilits correspondent diffrentes conceptions
de ltre. Celle d Eckhart se diffrencie de celle de Denys et sapparente la fois
celles de Thomas d Aquin et d Augustin : Eckhart n a pas retenu le suressentiel
dionysien et il prtend tre fidle la conception thomiste de ltre, mais nous verrons
quil ne lest point.
Or Eckhart pousse lineffabilit divine son comble : ce qui peut tre encore
dsign par un nom n est pas Dieu.
Mme sil y avait mille Dieux, l o Dieu a un nom, (lintelligence) ferait
encore la perce (Durchbruch), car elle veut entrer l o il ny a pas de nom ; elle
veut quelque chose de plus noble, de meilleur que Dieu, pour autant quil ait un nom
(Serm. 9, Quasi stella matutina, Pf., p. 59, 16-21).
Aucun nom ne peut dire Dieu qui est sans nom (sunder namen,
namels) ou au-del de tous noms (fiber alle namen). C est le jeu des trois voies,
positive, ngative et d minence, qui conduit lintelligence aller au-del du dicible
et de lindicible. Mais, dans son sermon latin sur saint Augustin 6, Eckhart dit que le
thologien peut connatre Dieu ablatione, eminentia et causa, sans sengager dans la
voie de lexprience mystique.
Pour Thomas d Aquin 1, lineffabilit qui convient Dieu, en tant quil est
transcendant tout, segregatus ab omnibus, n exclut pas ltre et dire que Dieu
n est pas , c est dire quil n est pas un existant (non est existens), mais suprieur
lexistence des existants (supra existentia).
Nous disons que, lorsquon parle de Dieu comme d un non-existant (non
existens), cela ne veut pas dire quil soit priv de toute existence, mais quil est
au-dessus de tout existant (supra omne existens) en tant quil est son propre exister
(suum esse). D o il ne suit pas que Dieu soit absolument inconnaissable, mais quil
excde toute connaissance, c est--dire ne peut tre compris (S.T., la, q. 12, a .l,
ad 3um),

56

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

priv de toute existence : la ngation n est pas une privation (stersis) Denys
le dit aussi - , mais une ngation des limites ou des dterminations qui ne peuvent
convenir celui qui est lillim it ou lInfini (Yapeiron est exorcis),
-

au-dessus de tout existant : Denys le dit aussi, et ajoute : en tant quil est
suressentiel (hyperousios), alors que Thomas ajoute : en tant quil est son
propre exister (suum esse) , ce qui est le propre de Dieu la diffrence de tous
les tres crs, composs d tre et d existence.

Dans le D e ente et essentia, Thomas prcise que lacte pur d exister (puritas
essendi), dont c est lessence mme que d exister, Y ipsum esse subsistens, est le
Qui est de lExode :
Hoc enim esse, quod Deus est, huius conditionis est, ut nulla additio sibi fieri
possit : unde per ipsam suam puritatem est esse distinctum ab omni esse (De ente et
essentia, ch. V).
Eckhart reprendra avec prdilection lexpression puritas essendi dont l esse
est distinct de tout esse . Lchelle ascendante des ngations de tout ce qui aboutit
la puritas essendi, transcendante tout esse cr. Eckhart retient de Thomas 8 une
autre notion pour expliquer le Deus absconditus : c est celle de lintimit de
ltre : ... esse autem est illud quod est magis intimum cuilibet, et quodprofondius
omnibus inest... Unde opportet quod D eus sit in omnibus rebus, et intime (S.T., la,
q. 8, a .l, res p.). Il y a une intimit de l acte d exister dans tout tre concret cr
par Dieu et cet acte d exister est plus intime toute chose que ce qui dtermine son
tre (II Sent., d. 1, q .l, a .l, soluti).
Mais cette reconnaissance de 1 intimit de lacte d exister dans tout tre n est
pas encore la recherche de Dieu dans lintime de lme, comme chez Augustin : Tu
autem eras interior intimo meo et superior summo meo (Confessions III, 6, 11).
Eckhart parle, comme Augustin, d une prsence de Dieu dans 1 homme
intrieur : Item nota, quod in homine interiori, secundum Augustinum, habitat
veritas, deus, cuius natura est semper et solum esse intus et in intimis 9, ou dans le
fond de lme et la cime de lme : in abditis intimis et supremis ipsius animae 10.
Il y a un ordre entre Yinterior et le superior ou Y intimis et le supremis : il faut que
lme rentre d abord au fond d elle-mme pour trouver Dieu au-del d elle-mme.
Cette recherche de Dieu qui sachemine de lextrieur, par l intrieur, vers le
suprieur, n est pas thomiste : elle appartient la tradition plotinienne christianise
par saint Augustin , dit Lossky u .

B. L esse absconditum
La question de l Ange de Yahv Manoah, au Livre des Juges : Cur queris nomen
meum, quod est mirabile ? (Jug 13,18), cite par Denys dans les Noms divins (ch. 1,6,
596 A), nous place devant un paradoxe dj vu par A ugustin : le nom que lon cherche
est admirable parce que, tout en tant un nom, il est au-dessus de tout nom
(Ph 2,9). C est pourquoi c est un nom innommable .
Mais il y a encore une autre interprtation, celle d Eckhart dans YExpositio in
Iohannem : celui qui ne peut tre nomm, c est celui dont la nature est d tre cache :
nomen eius cuius natura est esse absconditum . Vere tu es Deus absconditus dit le

LA THOLOGIE NGATIVE DE MATRE ECKHART

57

prophte Isae (45,15) et ltre divin lui-mme, dit Eckhart, est un Esse absconditum.
D o le rapprochement avec le nom de lExode : Ego sum qui sum (Ex 3, 14) :
Si Dieu peut tre nomm Esse, c est justem ent en tant quEtre quil est un Deus
absconditus, dont le vrai nom nous chappe. Or c est ce que Matre Eckhart dit
clairement ailleurs : deus sub ratione esse et essentie est quasi dormiens et latens
absconditus in se ipso 12. Et plus loin, il ajoute : ubi et quando deus non queritur,
dicitur deus dormire . Limage du sommeil de Dieu indique cette ignorance dont
il senveloppe lorsquil n est point cherch.
Pour trouver ce Dieu qui est cach dans 1 intime ou le fond de lme,
lme doit descendre en elle-mme, mais cette descente est aussi celle de Dieu. Dans
le sermon latin Qui cepit in vobis opus bonum, perficiet usque in diem Christi Iesu
(Ph 1, 6), Eckhart dit que Dieu sentnbre dans cette descente dans ce qui est (id
quod est) et se clarifie dans le retour lorigine de ltre (esse). Or cet homme
intrieur o Dieu accomplit son uvre bonne n est pas dans le temps, mais dans
lternit. Lesse intimum est l esse absconditum, comme le Dieu cach d Isae
(45,15) est le Dieu qui se rvle dans la Tnbre du Sina (Ex 20,21).
La doctrine de ltre d Eckhart sloigne insensiblement de celle de Thomas
d Aquin : lacte d tre distinct de lessence a un sens quivoque, cr et incr, la fois
constitutif de la substance humaine et marque de la prsence de Dieu dans lhomme.
Lesse est la porte ferme de la Maison de Dieu 13 de la vision d Ezchiel (44,1).
Lesse innominabile de Thomas n est pas lesse absconditum d Eckhart, qui est la
raison de lineffabilit d un D ieu cuius natura est semper et solum esse intus et
intimis 14.
La thologie ngative de Matre Eckhart dpend de sa conception de ltre, c est
pourquoi Vladimir Lossky conclut cette analyse de Yesse absconditum de Matre
Eckhart en disant :
Lesse absconditum de Matre Eckhart est une notion mystique de ltre ; elle se
rfre en mme temps Dieu et au vrai esse que la crature ne peut avoir que dans son
fond secret. Lorsque, en partant de cette ralit mystique quil ne perd jamais de vue,
Eckhart cherchera dvelopper sa doctrine de ltre dans les termes dune thologie
spculative, il se verra oblig de distinguer lEtre divin et ltre cr dans un jeu de
positions contradictoires, o la pointe de la ngation se tournera tantt vers Dieu,
tantt vers la crature 15.
La conception mystique de lesse absconditum recouvre : a) lesse qui est Dieu,
b) lesse, opration divine dans le fond de lme, et c) lesse parfait que les cratures
ont en Dieu 16. Lorsque saint Jean dit : Q uod factum est in eo vita erat (Jn 1,3-4),
cela signifie que les choses cres, c est--dire dotes d esse par Dieu, en lui sont
vie ; elles sont dans le Crateur ou la Cause premire comme les raisons incres
des cratures.
Eckhart est la fois m ystique et dialecticien l7, mystique , dans sa
conception de ltre et dialecticien dans son langage thologique. On peut se
demander si la source de ses propositions contradictoires et quelquefois hrtiques
n est pas l.
Mais en mme temps ses propositions contradictoires le conduisent vers
une nouvelle conception de la thologie ngative qui intresse particulirement

58

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

les modernes : la suppression de la dualit. Voulant dpasser lopposition entre le


transcendant et limmanent, Dieu et la crature, il cherche une apophase de la
non-opposition, de la non-distinction, une apophase qui n exclut pas ltre parce
quelle ne veut exclure que la distinction 18. C est pourquoi Rudolph Otto, dans son
livre Mystique d Orient et d Occident 19, fera une comparaison entre Matre Eckhart
et Shankara 20, ce grand mystique indien qui recherche la non-dualit, ladvaita.
A la fin, la qute de lineffable est elle-mme supprime, comme Eckhart le dit
dans le sermon allemand Homo quidam nobilis abiit in regionem longinquam (Lc 19,
12):
Le principe na pas dautre raison que la fin, car, dans la fin dernire, se repose
tout ce qui fut jamais dou de raison. La fin dernire de ltre, ce sont les tnbres
ou la non-connaissance de la divinit cache (das vinstemiss oder unbekantniss der
verborgenen gothait), o la lumire luit et les tnbres ne lont pas comprise (Jn
1, 5). Cest pourquoi Mose dit : Celui qui ma envoy vers vous (Ex 3,14), Celui
qui est sans nom. Et cest pourquoi le prophte a dit : Vraiment tu es le Dieu cach
(Is 45, 15) au fond de lme, le Fond de Dieu et le fond de lme ntant quun seul
et mme fond (grund). Plus on te cherche, moins on te trouve. Tu dois le chercher de
faon jamais le trouver ; si tu ne le cherches pas, tu le trouves. Puissions-nous le
chercher ainsi et rester ternellement en lui, avec laide de Dieu. Amen 21.
Retenons deux propositions :
-

La fin dernire de l tre, ce sont les tnbres ou la non-connaissance de la


divinit cache : c est dans cette fin dernire de ltre quEckhart retrouve
la Tnbre dionysienne. Il y a deux tnbres, celle de lIndistinction de lEssence
divine et celle de la particularit des essences cres, l une au-del, lautre en
de de lintellect. Entre les deux tnbres, stend la rgion de lintellect o
les choses sont essentiellement vraies dans leurs principes . Lintellect
humain dpouille les cratures de leur esse secundum pour slever vers l'esse
prim um de leurs raisons temelles. Il dcouvre alors la lumire intelligible de
la Cause essentielle, qui luit dans les tnbres (Jn 1, 5), tant Tnbre
inconnaissable en elle-mme : Tenebrae abscondita Dei super faciem
abyssi - super rationem omnis creaturae (Exp. In Ex., C., L W II, p. 18,
n. 13).

Le Fond de Dieu et le fond de lme n tant quun seul et mme fond (grund) :
ce qui intresse Eckhart c est lunion de l me et de Dieu.

2.

L'Ego sum qui sum et la negatio negationis

C est dans I'Expositio in Exodum, qu Eckhart fait lexgse du Nom de lExode


Ego sum qui sum (Ex 3, 14) 22 et dfinit la ngation qui lui correspond, savoir la
negatio negationis.

A. La negatio negationis
Pour Eckhart, la ngation ne convient qu ltre cr, oppos ce quil n est pas,
mais non lEtre mme, car il est impossible de nier quoi que ce soit de lui :

LA THOLOGIE NGATIVE DE MATRE ECKHART

59

Aucune ngation, rien de ngatif ne convient donc Dieu, sinon la ngation de


la ngation, signifie par lUn dit ngativement (Unum dictum negative) (Exp. In Ex.,
C., f. 44).
L Unum negative dictum, attribu lEtre absolu, reoit la forme d une ngation
gmine, celle de la negatio negationis qui est laffirmation pure de lEtre. La ngation
de la ngation rejoint ainsi, sous la forme ngative, la double affirmation d Exode 3,
14 : Ego sum qui sum. Dans les deux cas, c est par un retour complet sur soi-mme
que lEtre affirme son identit absolue.
Negatio vero negationis purissima et plenissima est affirmatio : ego sum qui sum.
Super se ipsum redit reditione completa, sibi ipsi inititur, se ipso est, ipsum esse est
(Exp. In Ex., C., f. 46).
Le Nom de lExode exprime laffirmation plnire de lEtre par la negatio
negationis et la conversion rflexive ou le retour complet de lEtre sur
soi-mme (epistroph pros eauto) par le sum qui sum .
Ce retour sur soi est celui de la Monade dans le Liber X X IV Philosophorum :
Monas monadem gignit vel genuit, et in seipsum reflexit amorem sive ardorem
(proposition 1) 23.
La conversion rflexive du Nom de lExode rpond la ralit trinitaire : le
Pre engendre le Fils et rflchit sur lui-mme 1 ardeur ou lamour, cest--dire
lEsprit Saint qui procde des deux.
La conversion rflexive est une sorte de bouillonnement ou d effervescence
de lEtre qui se liqufie et bouillonne en se pntrant soi-mme, comme la lumire
qui se pntre totalement - lux in luce et in lucem. Ainsi lEtre revient sur lui-mme et
se rflchit totalement sur sa propre totalit (Exp. In Ex., C., f. 46).
Cette ide d une negatio negationis est la diffrence fondamentale entre
la thologie ngative de Denys et celle d Eckhart : pour Denys, la ngation
transcendante (aphairesis hyperoch) ne comporte pas un redoublement de la
ngation sur elle-mme, mais un dpassement de ce tout ce qui est dans lacte de
la ngation de ce qui est, dpassement qui exprime la transcendance de la ralit
vise. Mais l encore, la conception de lEtre est diffrente : pour lun, la Divinit est
suressentielle et le nom de l'Exode, lEtre, n est quun des noms divins, pour lautre,
il exprime la ralit divine comme telle, dans sa puret et sa plnitude.
La puritas essendi affirme la puret de lEtre absolu par limination de tout
ce quil n est pas.
La plenitudo essendi absorbe en Dieu tout tre dans la mesure o il est.
La puritas essendi sexprime par la negatio negationis et la plenitudo
essendi par le sum qui sum .
La plnitude d Etre est telle que lEtre absolu ne peut sopposer au nant,
mais c est l'esse comme premire chose cre qui s oppose au nant, comme
toutes choses aucune chose : omnia-nihil. Compar Dieu, lunivers est un
nant (nihil ex se et in se), ou plutt il est le moyen terme entre Dieu et le nant.

B. Le Nom de l Exode : Ego sum qui sum (Ex 3,14)


Avec la maxime du Liber X X IV Philosophorum, le Ego sum qui sum reoit le sens
dun retour de lEtre sur lui-mme.

60

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Dieu se rvle comme Etre dans le processus trinitaire qui a pour principe lUn
appropri au Pre.
Si lEgo sum qui sum de lExode est la rvlation de lEtre, lEtre qui se rvle
apparat comme Unit essentielle et les modalits de sa rvlation, comme Trinit de
personnes 24.
Avec M amonide, Eckhart interprte le geste de M ose se voilant la face devant le
buisson ardent (Ex 3,6) comme lattitude de lintellect devant la rvlation divine.
Avec Avicenne, Eckhart dit que la quidditas divine n est rien d autre que son
anitas, le Je du Je suis est ce quil est : nec habet quidditatem praeter
solam anitatem quant esse signal (Exp. In Ex., L W II, p. 21, n. 15). Dieu n a pas de
quiddit ou d essence, mais seulement Y anitas ou Yesse.
Pour Mamonide, le nom de Yahv, le tetragrammaton, doit dsigner le
N cessairem ent existant, dont l essence est identique avec lexistence. Le
premier sum dsignerait, d aprs Rabymoses , le sujet qui est nomm et doit
se rapporter Y essentia, alors que le second sum est le prdicat qui le nomme ou
sa nomination (agnominatio) qui correspond Yesse (E xp. In Ex., LW II, p. 25,
n. 19). D o le caractre unique de la proposition Ego sum qui sum : le sujet est
identique avec son prdicat , Yagnominatum avec Yagnominans et la quidditas
avec Y anitas.
Pour Thomas d Aquin, YIpsum esse subsistens est un Esse comme Acte pur
d exister, diffrent de tout tre fini qui actualise une essence dont il se distingue.
La thologie ngative de Thomas se situera dans cette ngation du compos
d 'essentia et d esse, ngation qui n est valable que pour Dieu.
Pour Matre Eckhart, - je suis ici linterprtation de Lossky - , il y a une
rduction de lexister lessence 2S. C est un Etre qui se suffit soi-mme. La
sufficientia de lEtre ou de Dieu soppose Y indigentia des tres crs qui n ont pas
leur tre ex se mais ab alio. Cette sufficientia de lEtre est un autre aspect de sa puritas
ou de sa plenitudo.
Si Matre Eckhart rapproche avec insistance le Ego sum qui sum de la Monade
qui engendre la Monade et se rflchit sur elle-mme, c est parce que les deux
propositions - la premire du Liber X X IV Philosophorum : Monas monadem gignit
vel genuit, et in seipsum reflexit amorem sive ardorem , et la quinzime du Liber
de causis ont pour lui un sens trinitaire : Omnis sciens scit essentiam suam, ergo est
rediens ad essentiam suam reditione completa 26.
La reduplicatio a aussi le sens de la reditio.
Matre Eckhart trouve un sens trinitaire dans toutes les propositions o lidentit
de lEtre est prdique dans ime rptition ( sum qui sum , bonum bonum ), mais
aussi dans lexpression inquantum, en tant que . Dieu aime , dit saint Bernard
au V6 livre du D e consideratione, en tant que charit , connat , en tant que
Vrit , etc.
Un exemple similaire est donn par la proposition : Je vis parce q ueje vis . La
Vie ja illit d elle-mme et demeure en elle-mme , c est pourquoi elle n a pas
d autre raison d tre quelle-mme :
Vous demanderiez mille ans durant la Vie : Pourquoi vis-tu ? , elle rpondrait
toujours : Je vis pour vivre . La raison en est que la Vie tire la vie de son propre

LA THOLOGIE NGATIVE DE MAITRE ECKHART

61

fond et jaillit de son tre propre : cest pour cela qu elle vit sans demander le pourquoi,
parce quelle ne vit quen soi-mme (Sermon allemand 5b, D W I, p. 91-92) 27.
La sentence d Angelius Silesius : La rose est sans pourquoi, fleurit parce quelle
fleurit, n a besoin d elle-mme, ne dsire tre v u e ... 28, reprise dans Le principe de
raison suffisante de M artin Heidegger, vient d Eckhart.
C. Intelligere et esse
Etre , c est rester absolument identique soi-mme, se suffire en tant
quessence. U U num negative dictum, la negatio negationis est laffirmation la plus
pure de YEgo sum qui sum. Dire que Dieu est lEtre ou qu il est Un , c est
exprimer la mme vrit qui a t rvle Mose.
La l re proposition de Y Opus tripartitum : Esse est Deus , signifie que lEtre
absolu est Dieu. Le Dieu acte pur d exister chez Thomas correspond lacte
intellectuel par lequel lUn revient sur sa propre essence, en manifestant son identit
avec soi-mme et avec tout ce qui est. U lpsum esse est donc Ylpsum intelligere.
Cependant il y a une opposition, dans les choses cres, entre leur raison temelle
et leur substantialit, leur esse prim um et leur esse secundum.
Dans le sermon latin Deus unus est, dont la copie manuscrite est couverte de
notes par Nicolas de Cues, lunit veut dire identit. Elle est rserve lIntellect,
ce dernier tant appropri Dieu-Un. Lesse unum cum Deo, lidentit avec Dieu,
appartient tout tre cr dans la mesure o il a part lintellectualit. Les tres crs
sont donc simultanment unum et non-unum et les tres intellectuels sont constitus
ex esse et essentia, vel ex esse et intelligere (Opus sermonum, C., f. 150). Lintelligere
est la facult d union Dieu des tres crs limage de Dieu ; en revanche, Yesse
marque la distinction, la non-identit. C est sur le plan de lunion ou de Yunum que
Yintelligere est suprieur Yesse.
Sans accepter les thses de M81 Grabmann, dans son analyse du sermon Deus
unus est, sur le caractre proprement incr et divin de lintellect humain, il suffit
de remarquer que lincrabilit de Y intelligere des cratures faites limage de
Dieu correspond labandon de ltre dtermin, la sortie de ce monde et de
soi-mme , 1 Abgescheidenheit sans laquelle on ne peut atteindre ltre un
avec Dieu (esse unum cum Deo) ou lunion mystique avec Dieu.
Ascendere igitur ad intellectum, subdi ipsi, est uniri Deo ; uniri, unum esse, est
unum cum Deo esse : deus enim unus est (Op. serm., C., f. 151).
Le sermon Deus unus est sur lUn-Intellect, dit Lossky, runit les lments de la
spculation mtaphysique d Eckhart avec sa doctrine de lunion mystique. Le retour
(epistroph) par lintellect et la grce vers lidentit de ltre en Dieu, d o toutes les
choses sont sorties par la cration. Uepistroph dpasse la dualit de Crateur
et de crature pour dcouvrir, au-del de leur opposition, lidentit initiale de toutes
choses avec elles-mmes et avec Dieu 29.
C est plutt dans la mon, principe de la proodos et fin de Yepistroph, selon
le schma noplatonicien, ou dans le fond (Grund) qui est la fois le fonds
de Dieu et le fonds de lme , dans son origine et sa fin divine que se dcouvre
lidentit initiale - et finale - de toutes choses avec elles-mmes et avec Dieu .
C est l que se fait le dpassement de la dualit.

62

3.

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Locan de la dissemblance

Et je suis trouv loin de toi dans la rgion de la dissemblance , disait


Augustin dans les Confessions (VII, 9, 17) 30. Pour lui, cette dissemblance tait
dabord celle du pch. Mais la dissemblance n est pas seulement due au pch,
elle indique aussi la diffrence ontologique entre Dieu et les cratures. La regio
dissimilitudinis dsigne, chez M atre Eckhart la distance entre Dieu innommable
dans son immensit, et ses uvres extrieures partir desquelles il se fait connatre et
nommer. La connaissance de lintellect humain est p e r speculum et in nigmate.

A. Opposition de Deus et esse


En tant que fin de 1 assimilation , Dieu s enfonce de plus en plus dans la
rgion de dissemblance infinie o lhomme ne pourra latteindre quen slevant
au-del de tout ce qui est connu, en dpassant finalement lintellect, in extasi mentis.
Dans le Sermon allem and 9, Quasi stella matutina, qui est un cho de la dispute
entre Matre Eckhart et un Matre franciscain, Gonsalve d Espagne 3I, Eckhart nie, de
Dieu, lEtre ou lEssence :
Des matres grossiers disent que Dieu est un Etre pur. Il dpasse lEtre autant que
le plus haut des anges dpasse ime mouche. Je dirais quelque chose daussi injuste si
j appelais Dieu une essence que si j appelais le soleil ple ou noir. Dieu nest ni ceci
ni cela. Et un matre 32 dit : Qui simagine avoir connu Dieu et qui a connu quelque
chose, celui-l na pas connu Dieu (Sermon allemand 9, Quasi stella matutina,
D W I,p. 147) 33.
Eckhart ajoute aussitt : En disant que Dieu n est pas un tre et quil est
suprieur ltre, je ne lui ai pas refus ltre ; au contraire, j ai exalt ltre en Dieu
(ibid., p. 146-147).
Dieu se rvle, dans lessence nue de lme, comme Esse nu sans aucun voile :
Esse autem deus esse nudum sine velamine est (Sermon latin IX, ibid., p. 94, n. 99).
Cependant Y Esse est encore un voile qui doit disparatre dans la rvlation
batifique (Sermon latin IX, ibid., p. 114, n. 120).
Pour atteindre Dieu sans voiles , lintellect commence une ascension o il
faudra abandonner les concepts, mme celui d Etre, afin de connatre Dieu au-del de
tout ce qui est objet de connaissance ou d amour, dpouill de la Bont, de lEtre et
de tout nom (Sermon allem and 9, D W I, p. 152) 34. Cette saisie du Dieu nu ne
peut se faire que par lintellect.
Dpasser lEtre, dpasser Dieu, c est le chercher dans 1 ocan sans fond de
son infinit , o il n est plus objet de connaissance, mais rgion de dissemblance
infinie , par rapport tout ce qui est et peut tre connu.
La conversion de l intellect vers Dieu, par la grce, ouvre une voie d ascension
assimilatrice qui n a point de terme. Lintellect sera capable de crotre toujours, de
recevoir Dieu indfiniment (Die Rede der Unterscheidungen, XXII). Cette ide est
proche de lpectase de Grgoire de Nysse.

LA THOLOGIE NGATIVE DE MATRE ECKHART

63

B. Opposition entre intelligere et esse


C est partir du sermon allemand Quasi stella matutina du sermon latin Deus
unus est et des Questions Parisiennes que nous pourrons dfinir la relation de
Y intelligere Yesse.
Lexamen du Sermon allemand 9, Quasi stella matutina nous a montr comment,
sur la voie du retour Dieu, la monte de lintellect (ou loraison) se traduit par une
dialectique ascendante qui dirige la pense ngative vers lIntellectualit pure d un
Dieu en soi , conue par opposition lEtre et la Bont de Dieu. Quand Matre
Eckhart parle de Dieu en termes d 'Esse, il donne lidentit de lEtre divin un sens
dynamique : elle se prsente comme lActe intellectuel de retour sur sa propre
essence . L'Ipsum Intelligere n est pas distingu de YIpsum Esse. Et YEgo sum qui
sum doit exprimer aussi bien 1 Etre soi-mme que le Connatre soi-mme .
Ce qui fait la difficult de la pense d Eckhart, c est que la ngation est tourne
tantt vers Dieu, tantt vers les cratures : dans la dialectique descendante du sermon
Esse est Deus, sans supprimer lopposition, les cratures sont vues dans leur nant ;
dans la dialectique ascendante des Questions Parisiennes, lopposition de Y intelligere
incr Yesse attribu aux cratures et la ngation de Yesse en Dieu, considr dans
sa dissemblance, ne conduit pas un nant pur divin, privation de ltre, mais
une puret subsistante en soi, suprieure ltre dont elle est cause. Dans la
1K Question Parisienne, Y Ego sum qui sum apparat sous un jour nouveau : lidentit
avec soi-mme, dissocie avec ltre, reoit lexpression ngative de puritas essendi.
Cest un refus de se nommer :
Lorsque dans la nuit on demande quelquun qui veut rester cach et ne pas se
nommer : qui es-tu ? Il rpond : Je suis quije suis . Ainsi fit le Seigneur voulant
montrer la puret de ltre qui est en lui.
Eckhart ajoute : Deo ergo non competit esse, nisi talem puritatem voces
esse 35.
Puisque les Questions Parisiennes rservent les termes esse et ens aux cratures
( Deus qui est creator et non creabilis, est intellectus et intelligere et non ens vel
esse 36), labstraction opre par les intelligences cres est une sorte de rduction
au non-tre ou ltat non-cr , une sorte de transcendance par en bas .
Ce dpouillement de tout ce qui dtermine les cratures dans leur tre propre est
une condition ngative du retour ltat diforme quelles ont dans leur Cause, la fin
de Yepistroph est le principe de laproodos, la mon. Lens cr doit tre dpouill de
son esse secundum, ltre d une substance concrte, pour situer les cratures dans la
lumire de leurs raisons temelles. Lintellect humain doit les dcrer en quelque
sorte, en les rduisant au non-tre intentionnel. L incrabilit de Yintelligere
des cratures a ce sens de puret , de libert vis--vis de ltre conu comme
substantialit cre. L'intelligere des tres crs est pur de tout ce qui est tre,
cest--dire de tout ce qu une forme dtermine tre ceci ou cela . En cela, il est
limage de Dieu.
Dans le Livre de la consolation divine, M atre Eckhart parle de puret
(lterkeit) ou de sparation (abgescheiden von zt und von stai) comme d un
caractre propre aux facults suprieures qui font de lhomme un tre limage de
Dieu. La puret, ou l incrabilit ngative de son intelligere rapproche lhomme

64

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

de Dieu. Il est comme ltoile du matin qui fait face au soleil. C est le thme du
sermon Quasi stella matutina.
Pour se trouver dans lUnit divine, lhomme doit sanantir dans sa crabilit :
Si tu pouvais tanantir toi-mme, ne ft-ce quun instant ou mme pour moins
de temps quun instant, alors tout tappartiendrait en propre qui rside dans ce mystre
incr du dedans de toi-mme.
Cet anantissement est celui de lAbgescheidenheit et c est en considrant ce
point de vue, que Vladimir Lossky n envisage pas, que nous voulons achever cette
rflexion sur la thologie ngative de Matre Eckhart.

4.

Le dtachement (Abgescheidenheit)

1. Le dtachement 37 est la plus haute des vertus, il est suprieur lamour, la


misricorde, qui les dpasse, selon le Sermon allem and 9, Quasi stella matutina, et
lhumilit, parce que ces vertus se rapportent aux cratures, alors que le dtachement
n a plus rien voir avec elles, puisquil est une sparation d avec elles. Le pur
dtachement est au-dessus de toutes choses , c est 1 unique ncessaire que Marie
a choisi, laissant les affaires du monde Marthe 38.
Le dtachement est au-dessus de l amour pour cette raison , dit Eckhart,
que : ce que lamour a de meilleur, c est quil me force aimer Dieu, alors que le
dtachement force Dieu m aimer 39. Eckhart ne dit pas pourquoi le dtachement
force Dieu aimer lme. Nous savons seulement que le dtachement tant une
vertu divine, il est produit par Dieu en elle et attire Dieu elle.
Le dtachement est au-dessus de lhumilit, car elle ne peut exister sans lui, alors
quil peut exister sans elle. La raison donne de la prfrence du dtachement sur
lhumilit, c est que la parfaite humilit tend un anantissement de soi-mme ,
alors que le dtachement est si proche du nant quil ne peut rien y avoir entre le
parfait dtachement et le nant 40, lune est un anantissement de soi-mme,
lautre si proche du nant qu il est dtach de lanantissement lui-mme, lune
est encore un acte, lautre un tat immobile. C est pourquoi Marie, dans le Magnificat,
demeurait immobile dans son dtachement et se loua de son humilit, non de son
dtachem ent 41.
2. Le dtachement cre la plus grande ressemblance possible de lhomme avec
Dieu, puisque la nature de Dieu a pour fondement son dtachement immuable par
rapport la cration, lincarnation ou les prires des hommes.
Dieu est Dieu du fait de son dtachement immuable, et cest aussi du dtachement
quil tient sa puret et sa simplicit et son immutabilit. Et cest pourquoi, si lhomme
doit devenir semblable Dieu, dans la mesure o ime crature doit avoir une
ressemblance avec Dieu, ce sera par le dtachement. Celui-ci conduit lhomme la
puret, de la puret la simplicit, de la simplicit limmutabilit ; il en rsulte une
ressemblance entre Dieu et lhomme, mais il faut que cette ressemblance soit leffet
de la grce, car la grce dtache lhomme de toutes choses temporelles et le purifie de
toutes les choses passagres. Et sache-le : tre vide de toutes les cratures, cest tre
rempli de Dieu, et tre rempli de toutes les cratures, cest tre vide de Dieu 42.
Lchelle des vertus est le dtachement qui conduit lhomme de la puret
l immutabilit et c est limmutabilit qui est la vraie ressemblance entre Dieu

LA THOLOGIE NGATIVE DE MATRE ECKHART

65

et lhomme . Dieu tant immuable, les choses temporelles ou passagres


loignent lme de Dieu, alors que le vide de toutes les cratures fait place la
plnitude de Dieu. Nous retrouvons lopposition du cr et de l incr. Auparavant, le
dtachement tait dfini comme nant de tout ce qui est, maintenant, comme vide
du cr en vue de la plnitude de lincr.
3.

D o la dfinition du dtachement :
Or je demande ici quel est lobjet du pur dtachement. Je rponds ainsi : ni ceci ni
cela nest lobjet du pur dtachement. Il repose sur le nant absolu et voici pourquoi il
en est ainsi : le pur dtachement se situe au sommet. Or celui-l est au sommet en qui
Dieu peut agir selon son absolue volont 43.

Lobjet du dtachement n est ni ceci ni cela , mais le nant absolu .


Lhomme veut toujours tre ceci ou cela ou possder ceci ou cela , mais le pur
dtachement laisse Dieu faire en lui ce quil veut et tre en lui ce quil est : ni ceci,
ni cela , selon le Sermon 9 Quasi stella matutina, qui affirme que Dieu n est ni
ceci, ni cela .
Quelle sera alors la prire du cur dtach ?
Je rponds en disant que la puret du dtachement ne peut pas prier, car celui qui
prie dsire obtenir quelque chose ou que Dieu lui enlve quelque chose. Or le cur
dtach ne dsire rien et na rien non plus dont il aimerait tre libr. Cest pourquoi
il est dtach de toute prire, et sa prire nest rien dautre que dtre conforme
Dieu 44.
La prire du cur dtach est le dtachement de toute prire, si la prire est
un dsir de quelque chose. Eckhart illustre sa dfinition de sa prire en se rfrant
Denys lAropagite 45 et saint Augustin.
Nous pouvons encore citer cette parole de saint Augustin : lme a une entre
secrte dans la nature divine o toutes choses ne sont plus rien pour elle. Sur terre
cette entre nest rien dautre que le pur dtachement. Et lorsque le dtachement
parvient son sommet, sa connaissance le rend inconnaissant, lamour le rend non
aimant et la lumire le rend tnbreux 4.
C est Augustin et non Denys qui indique ici la voie de linconnaissance et de la
Tnbre.
4. Mais la voie la plus directe pour atteindre le dtachement est la passion du Christ
et son ascension. Lhomme doit se dpouiller de tout pour se revtir du Christ. C est
la suite de la knose du Christ qui sest ananti ou vid lui-mme (Ph 2, 7)
quil apprendra le dtachement. Mais, un moment donn, celui de lascension du
Christ, il doit se sparer de la prsence sensible du Christ qui est un obstacle au don
de lEsprit, comme la consolation chamelle empche la consolation de Dieu .
La sparation du Christ, ou son dtachement, est ici ce qui est ncessaire pour
pouvoir recevoir l Esprit et sunir lEtre sans forme :
Il est ncessaire que je vous quitte, car si je ne vous quitte pas, l Esprit Saint
ne viendra pas en vous (Jn 16, 7). Cest comme sil disait : Vous avez trouv trop de
joie ma prsence, cest pourquoi vous ne pouvez recevoir la joie parfaite de lEsprit
Saint. Rejetez donc les images et unissez-vous lEtre sans forme, car la consolation

66

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

de Dieu est subtile, cest pourquoi elle ne sofre qu celui qui rejette la consolation
chamelle 47.
Rejetez donc les images et unissez-vous l Etre sans forme : Eckhart rejoint
Evagre pour qui la contemplation de la lumire sans forme est une contemplation
sans forme 48, et, au-del d Evagre, Plotin pour qui lUn est sans forme 49. Mais
l o Plotin parle de lUn, Evagre de la Trinit, et Denys de la Trinit suressentielle
(dbut de la Thologie mystique, 997 A) ou de la Divinit suressentielle , Eckhart
parle encore de lEtre sans forme .

5.

Conclusion

La thologie ngative de Matre Eckhart (ne devrait-on pas plutt dire les
thologies ngatives ?) est le fruit d influences croises, directes et indirectes :
noplatonicienne, dionysienne, augustinienne et thomiste.
Comme le noplatonisme et Denys lAropagite, Eckhart se place dans la tradition
du Parmnide de Platon, qui distingue les deux premires hypothses sur lUn, dont
lune conduit lineffable et lautre la multiplicit des assertions sur lUn, au nomen
innominabile et au nomen omninominabile de Dieu.
De Thomas, Eckhart retient la distinction de Yesse et de Y essentia, acte dexister,
mais cet esse est en mme temps Yesse absconditum, notion que Lossky qualifie de
mystique . C est Augustin quil doit la dcouverte de la prsence divine intus et
intimis et la descente dans lintriorit, condition de llvation vers la transcendance.
D o la conclusion du sermon sur L homme noble : le Deus absconditus dIsae
(45,15) est Celui qui n a pas de nom et le fond de lme et le fond de Dieu ne
sont quun seul fond o le Verbe nat.
Mais c est dans YExpositio in Exodum quEckhart applique Y Ego sum qui
sum la conversion rflexive de lEtre sur lui-mme que mentionnaient la fois le
Liber X X IV Philosophorum, propos de la Monade, et le Liber de causis. Ce retour
sur soi-mme perm et de donner au Nom de lExode (3, 14) un sens trinitaire. Une
premire dfinition de la ngation en dcoulera : c est la negatio negationis qui
convient la puritas essendi.
Mais il y a d autres interprtations d Exode 3, 14 et d autres dfinitions de la
ngation en fonction de ses diffrentes approches de Dieu : la regio dissimilitudinis
est ime autre voie ngative . Dans le Sermon 9, Quasi stella matutina, lintellect,
au terme de son ascension, dcouvre le Dieu nu , dpouill du bien et de ltre,
dpouill et non au-del du bien et de ltre, comme chez Denys. Dieu
lui-mme n est plus lOcan de ltre , selon lexpression de Grgoire de Naziance
reprise par Jean Damascne (De Fide orthodoxa I, c. 9) et par Thomas d Aquin dans
la Somme thologique (la, q. 13, a. 11, resp.) 50, mais lOcan sans fond de son
infinit ou lOcan de la dissemblance.
La notion d minence, chre Thomas d Aquin et Denys lAropagite, doit
elle-mme tre limine et remplace par ce que Vladimir Lossky appelle le principe
d opposition . Quant Dieu, il est tantt le Dieu-Intellect qui se connat au-del
de tout ce qui est, tantt le Dieu-Un , Identit 'intelligere et esse.
1. L'Ego sum qui sum reoit une interprtation nouvelle dans la I re Question
Parisienne : c est un refus pur et simple de se nommer ; et la puritas est dissocie

LA THOLOGIE NGATIVE DE MATRE ECKHART

67

de lesse, moins que lesse ne soit la puritas. Si lesse et Verts sont rservs aux
cratures, alors Vintelligere doit les dpouiller de leur esse secundum, en quelque
sorte les dcrer pour les rduire au non-tre intentionnel. La puret est la libert
vis--vis de ltre conu comme substantialit cre.
2. Cette opration de Vintelligere de lesse se retrouve au niveau de lhomme dont
seul lintellect peut saisir le Dieu nu , comme Eckhart laffirme dans son dbat
avec le Matre franciscain.
Dans le Livre de la consolation divine, Matre Eckhart parle de la puret et du
dtachement comme ce qui fait lhomme limage de Dieu, et, dans son trait Sur
le dtachement ( Von Abgesheidenheit), il montre que c est le dtachement qui cre la
plus grande ressemblance de lhomme avec Dieu. La prire du cur dtach est la
conformit avec Dieu , la dification.
3. Ds lors, quelle comparaison tablir entre Matre Eckhart et ses sources ? Les
variations sur le nom de lExode nous ont montr que les thologies ngatives
d Eckhart dpendent de ses diffrentes approches de ltre.
Je voudrais retenir seulement deux points de divergence entre Matre Eckhart et
Denys ou deux questions : la negatio negationis rejoint-elle la ngation transcendante
(aphairesis hyperoch) ? Et le dtachement est-il lextase ?
La negatio negationis est une reduplication de la ngation qui aboutit
une suppression de la ngation et laffirmation de la puritas essendi divine, car la
ngation ne peut convenir Dieu. Dieu, en tant quEgo sum qui sum, ne peut tre ni,
mais, dans le trait D u dtachement, il est nomm nant absolu par opposition
Vesse des cratures, ou encore, dans le mme trait, Etre sans forme .
La ngation transcendante (aphairesis hyperoch), pour Denys, n est pas
du tout une suppression de la ngation (car l aphairesis ne se confond pas avec
Vapophasis), mais le mouvement de dpassement du sensible et de lintelligible,
selon le titre des deux derniers chapitres de la Thologie mystique, pour viser Celui
qui est au-del de tout et s unir lui dans la Tnbre. Laphairesis hyperoch pouse
ce mouvement de transcendance de la Cause suressentielle, mais Celle-ci et encore
au-del et la Thologie mystique sachve par cette reconnaissance que Celui qui est
au-del de tout est la fois au-del de toute affirmation et de toute ngation.
Le dtachement eckhartien n est pas lextase dionysienne (on pourrait plutt
parler denstase). Certes, dans les deux cas, il y a quelque chose d abandonn : chez
Eckhart, c est le soi qui est encore ceci ou cela et qui sattache au sensible ou
la prsence sensible du Christ. Mais le dtachement ou la sparation suppose
une coupure qui ne se retrouve pas chez Denys : lextase comme sortie de tout et
de soi-mme , selon la Thologie mystique (M T 997 B), est le mouvement de Vros
qui jette lintellect, nu et aveugle, dans la Tnbre divine. C est une mainmise de Dieu
sur lhomme ou une appartenance de lhomme Dieu, selon la phrase de saint
Paul cite par Denys lAropagite propos du caractre extatique de lros : Ce
n 'estplus moi qui vis, c est le Christ qui vit en moi (Ga 2, 20). Dieu, ou le Christ, a
pris toute la place, la place du cr ou du moi , mais, pour Denys, la plonge
dans la Tnbre est encore luvre de lamour.

68

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Notes
1 V. L o s s k y , Thologie ngative et connaissance de Dieu chez Matre Eckhart, Paris, Vrin,
1960 (2e d., 1998) (Etudes de philosophie mdivale, 48).
2 V. L o ssk y , Essai sur la thologie mystique de l'Eglise d Orient, Paris, Cerf, 1990 (lred.,
Paris, Aubier, 1944) (Foi vivante, 246).
3 V. L o s s k y , Thologie ngative..., op. cit., p. 10.
4 Ibid., p. 13.
5 Sur la thologie ngative chez Denys, voir Y. de Andia, Henosis. L union Dieu chez
Denys l Aropagite, Leiden, Brill, 1996 (Philosophia antiqua, 71), chap. XV : L apophase et
le silence, p. 375-398.
6 Sermo de beato Augustino Parisius habitus, LW (= Lateinische Werke) V, p. 92.
7 Sur la thologie ngative chez Thomas, voir Y. d e A n d ia , Remotio et negatio , dans
Archives d'histoire doctrinale et littraire du Moyen Age, 68, 2001, p. 45-71 ; repris dans le
volume paratre : Y. d e A n d ia , Denys l Aropagite. Tradition et mtamorphoses.
8 Pour V. L o s s k y , Thologie ngative..., op. cit., p. 27 : Il serait aussi faux de vouloir
conclure au caractre foncirement thomiste de la pense dEckhart (M. Otto Karrer) que de
chercher tout prix le sparer totalement du thomisme (Denifle et le P. Thry) .
9 E c k h a r t , Opus sermonum, Cus. 21, f. 164.
10 E c k h a r t , Exp. In lo., Cus. 21, f. 123.
11 V. L o s s k y , Thologie ngative..., op. cit., p. 31.
12 E c k h a r t , Exp. In Io., C., f., 122, lb. 51-52 ; V. L o s s k y , Thologie ngative..., op. cit.,
p. 16.
13 E c k h a r t , Sermon latin Cuius est ymago, Cus. f. 160-161.
14 E c k h a r t , Thologie ngative..., Op. serm., Cus. f. 140.
15 V. L o s s k y , op. cit., p. 37. Voir dans le prsent ouvrage, larticle de S. L a o u r e u x , Le
pli. Approche du sens de limmanence chez Matre Eckhart (en particulier : Dieu et Dit :
lquivocit de 1 tre chez Matre Eckhart). Voir aussi larticle de H. P a s q u a , L a Dit
comme Unit pure et nue .
16 V. L o s s k y , Thologie ngative..., op. cit., p. 44.
17 Pour Stanislas Breton, il ny a pas dopposition, mais une insertion, au cur mme du
problme intellectuel, dune exigence mystique , voir S. B r e t o n , Mtaphysique et mystique
chez Matre Eckhart , dans Recherches de Science religieuse, 64/2,1976, p. 161 et s. et p. 176
et s. Il est revenu sur Eckhart dans son livre : Philosophie et mystique, Existence et surexistence.
Grenoble, Jrme Million, 1996, chap. IV.
18 V. L o s s k y , Thologie ngative..., op. cit., p. 38.
19 Voir R. O tto , Weststliche Mystik. Vergleich und Untersheidung zur Wesesdeutung,
G otha, 1926 (3e d., M nich, 1971), et trad u ctio n franaise p a r J. G ouillard , Mystique d Orient
et mystique d Occident : distinction et unit, Paris, P ayot, 1951 (rd., 1996). D ans l Appendice
au livre de E. Z um B runn et A . de L ibera , Matre Eckhart. Mtaphysique du Verbe et thologie
ngative, Paris, B eauchesne, 1984, sur L ontologie de M atre E ckhart et la philosophie
com pare (p. 221-234), les auteurs m ontrent l im portance d E ckhart p o u r la philosophie
com pare et les religions, en p articu lier le b ouddhism e (v o ir D . T. S uzuki, Mysticism, Christian
and Buddhist, N e w York, M acm illan, 1957, rd., N e w York, R outledge, 2002) e t l hindouisme
(v o ir B. B arzel , Mystique de l ineffable dans l Hindouisme et le Christianisme. ankara et
Eckhart, Paris, C erf, 1982). Sur la m ystique rhnane, v o ir La mystique rhnane. Colloque
de Strasbourg, 16-19 mai 1961, Paris, PUF, 1963 (Travaux du Centre d'tudes suprieures
spcialis d histoire des religions de Strasbourg) ; M .-A . Vannier (d.), Les mystiques rhnans,
nu m ro spcial de la Revue des sciences religieuses, 70/1, 1996 ; A . de L ibera , La mystique
rhnane. D A lbert le Grand Matre Eckhart, P aris, Seuil, 1994 (Points Sagesses, 68),

LA THOLOGIE NGATIVE DE MATRE ECKHART

69

nouvelle dition de Introduction la mystique rhnane. D'Albert le Grand Matre Eckhart,


Paris, OEIL, 1984 (Sagesse chrtienne, 3).
20 Voir M. Hulin, Shankara et la non-dualit, Paris, Bayard, 2001.
21 E c k h a r t , Sermon allemand 15, dans M a t r e E c k h a r t , Sermons (1-30). Introduction et
traduction de J. A n c e l e t - H u s t a c h e , 1.1, Paris, Seuil, 1974, p. 138.
22 Voir Celui qui est. Interprtations juives et chrtiennes d'Exode 3, 14, A. d e L ib e r a et
E. Zum B r u n n (d.), Paris, Cerf, 1986 (Patrimoines).
23 Le Livre des XXIVPhilosophes. Traduit du latin, dit et annot par F. Hudry, Grenoble,
Jrme Milln, 1989, p. 89 : Deus est monos, monadem ex se gignens, in se unum rejectens
ardorem.
24 V. L o ssk y , Thologie ngative..., op. cit., p . 98.
25 Ibid., p. 107.
26 T h o m a s d A q u in , Super Librum de Causis expositio. Edition critique par H. D. S a ff r e y ,
Paris, Vrin, 2002 (Textes philosophiques du Moyen Age), p. 8 8 et P. M a g n a r d , O. B o u l n o is ,
B.
P in c h a r d et J.-L. S o l r e , La demeure de l tre. Autour d un anonyme. Etude et traduction du
Liber de causis, Paris, Vrin, 1990, p. 63 : Tout tre connaissant qui connat sa propre essence,
vers elle fait retour, dun retour total .
27 Sermon allemand 5b, DW (Deutsche Werke) I, p. 91-92 ; Sermons (1-30). Introduction
et traduction de J. A n c e l e t - H u s t a c h e , op. cit., p. 78.
28 A n g e liu s S il e s iu s , L errant chrubinique. Traduction de R. M u n ie r , Paris, Arfuyen,
1993, p. 65.
29 V. L o s s k y , Thologie ngative..., op. cit., p . 173.
30 Voir P l o t in , Enn. I, 8 (51) 13, 1.16-17. Eckhart revient, sans le savoir, la source
premire de lexpression regio dissimilitudinis, en appliquant Dieu ce que Platon disait de
lindtermination primitive du monde qui apparat, dans le Politique, comme locan sans
fond de la dissemblance ( Plo. 273 d).
31 K. Ruh, Initiation Matre Eckhart. Thologien, prdicateur, mystique, Paris-Fribourg,
Cerf-Ed. Universitaires, 1997 (Vestigia, 23), p. 22-23 ; 88 et 97.
32 D e n y s , Ep I, 1065 ; cit par Thomas dans la traduction de Jean Sarrazin, S.T. Ha Ilae,
q. 180, a.5, ad lum.
33 M a tr e E c k h a r t , Sermons, p . 1 0 1 .
34 M a tr e E c k h a r t , Sermons, p . 1 0 2 .
35 E c k h a r t , Utrum in Deo..., LWV, p. 45, n 9.
36 E c k h a r t , ibid., p. 41, n 4.
37 Voir A. d e L ib e r a , Eckhart, Suso, Tauler ou la divinisation de l homme, Paris,
Bayard, 1996, p. 100-109. R. S c h r m a n n , dans son livre : Matre Eckhart et la joie errante,
Paris, 1972, p. 329-367, fait une comparaison entre la Gelassenheit de Martin Heidegger et
l 'Abgescheidenheit dEckhart.
38 M a t r e E c k h a r t , Les Traits. Introduction et traduction de J. A n c e l e t - H u s t a c h e , IV.
Du dtachement, Paris, Seuil, 1971, p. 160 : Le pur dtachement est au-dessus de toutes
choses, car toutes les vertus ont quelque peu en vue la crature, alors que le dtachement
est affranchi de toutes les cratures. Voil pourquoi Notre Seigneur dit Marthe : Unum est
necessarium (Le 10, 42), cest--dire : Marthe, celui qui veut tre en paix et pur doit possder
une chose : le dtachement .
39 Ibid., p. 160 : Les matres louent grandement lamour comme le fait saint Paul quand
il dit : Quelque uvre que j accomplisse, si je nai pas lamour, je ne suis rien (1 Co 13,
3). Quant moi, je loue le dtachement plus que lamour. Et dabord pour cette raison : ce que
lamour a de meilleur, cest quil me force aimer Dieu, alors que le dtachement force Dieu
maimer .

70

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

40 Ibid., p. 161 : Les matres louent aussi lhumilit plus que beaucoup dautres vertus.
Mais je loue le dtachement plus que toute humilit et voici pourquoi : lhumilit peut exister
sans le dtachement, alors que le parfait dtachement ne peut pas exister sans parfaite humilit,
car la parfaite humilit tend un anantissement de soi-mme. Or le dtachement est si proche
du nant quil ne peut rien y avoir entre le parfait dtachement et le nant .
41 Ibid., p. 162.
42 Ibid., p. 164.
43 Ibid., p. 167.
44 Ibid., p. 168-169.
45 Ibid., p. 169 : Denys dit : Cette course ne consiste en rien dautre qu se dtourner
de toutes les cratures pour sunir lIncr . Et quand lme parvient l, elle perd son nom et
Dieu lattire en lui, de sorte quelle na plus rien en soi, de mme que le soleil attire laurore de
sorte quelle nest plus rien. Rien dautre ny amne lhomme que le pur dtachement .
44 Ibid., p. 169.
47 Ibid., p. 170.
48 Voir R. Beulay, La lumire sans forme. Introduction l tude de la mystique chrtienne
syro-orientale. Chevetogne, 1987 (coll. L Esprit et le feu).
49 Plotin, Trait 38. (Enn. VI,7) 33, par P. Hadot, Paris, Cerf, 1988, p. 168-170.
50 T hom as d A q u in , Somme thologique, la, q. 13, a. 11, resp. : Notre esprit ne peut, en
cette vie, connatre lessence de Dieu telle quelle est en soi, et quelque dtermination quil
prte ce quil conoit de Dieu, il est en dfaut par rapport ce quest Dieu en lui-mme. Aussi,
moins les noms sont dtermins, plus ils sont gnraux et abstraits, et plus il est convenable
nous de les employer signifier Dieu. Cest ce qui fait dire saint Jean Damascne : De
tous les noms que nous donnons Dieu, nous devons regarder comme suprieur Celui qui
est (qui est) ; car, comprenant tout en soi, ce nom prsente ltre mme comme une sorte
docan de substance infinie et sans bords (velut quoddam pelagus substantiae infinitum et
indeterminatum) . Tout autre nom dtermine en quelque manire la substance de la chose quil
nomme, tandis que ce nom : Celui qui est , ne dtermine aucun mode dtre ; il se comporta
indterminment lgard de tous, et cest en cela quil nomme locan infini de substance
(pelagus substantiae infinitum) .

Image et connaissance de soi


chez Matre Eckhart
W olfgang W

ackernagel

Il
existe de nombreuses manires de dire limage et de parler des concepts qui en
drivent. Dans cet article, nous allons aborder diffrentes facettes d une thmatique
riche et complexe, en prenant comme repres quelques lments reprsentatifs d une
approche eckhartienne du concept de limage.
Matre Eckhart est sans doute lune des figures les plus originales de cette
tradition mystique dite rhnane ou rhno-flamande - et cependant plus vaste que cela
- puisquelle remonte une antique double tradition, pour ne pas dire tradition aux
multiples racines. En effet, mystique leusinienne, connaissance de soi delphique et
philosophie platonicienne d une part - sources juives, chrtiennes et mme arabes
de lautre - cest--dire, paganismes d une part et monothismes de lautre,
ne font quun dans la pense de Matre Eckhart. Ceci explique peut-tre le got
du paradoxe, si caractristique de ce mystique, que lon a parfois aussi qualifi de
thuringien . Au-del de Matre Eckhart, cette tradition se prolonge cependant aussi
dans une continuit bien atteste au moins jusqu la Renaissance. Outre ses disciples
Tauler et Suso, Ruusbroec (de faon moins directe), voire des mouvances marginales
comme les Bguines ou la fraternit du Libre Esprit, sy inscrivent aussi des noms
tels que Nicolas de Cues (1401-1464), Thrse d Avila (1515-1582), Jean de la Croix
(1542-1591) et Angelus Silesius (1624-1677).
Cependant, tradition et connaissance de soi se rfrent aussi lusage d une,
voire de nombreuses langues. Et ce titre, Eckhart est encore une fois tributaire d une
double, voire d une multiple tradition. Il en rsulte une grande difficult comprendre
la philosophie eckhartienne de limage, car elle sinspire la fois de Y imago latine et
du vocable ouest-germanique b ilidi.
Cest pourquoi il est utile de reprendre dans cet article quelques considrations
prliminaires, relevant en partie d une philologie quasi prhistorique de limage,
avant de mettre ces dernires en relation avec le vocabulaire eckhartien de limage.

72

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

1.

Philologie de limage : imago et bilidi

Q uest-ce quune image ? On peut dire que limage est une sorte d amiti entre le
mdium et le modle quil pouse pour le reproduire et se rendre semblable lui. Car
de mme quil existe une quivalence anagrammique (ou mtathtique), somme toute
assez amusante, entre imago et amigo (entre ima- et ami-, latin : amicus), certains
lexicographes ont pendant longtemps voqu lhypothse d une parent rellement
philologique entre le grec philos, c est--dire ami , et la vtuste racine *bhilo(juste proportion, appropri, bien, amical), d o driverait image en allemand,
c est--dire B ild et le verbe bilden (voir aussi le verbe anglais to build au sens de
former et d assembler ) l.
Mme si cette hypothse a t conteste ultrieurement, notamment par Benveniste,
lide de B ild n en reste pas moins compatible avec le triple sens de philos, nonc par
ce dernier : marque de possession (non sentimentale), ami et, par drivation
verbale, le baiser 2. Car, indpendamment de toute preuve de parent immdiate,
et en plus du rapport d amiti , limage ne pourrait-elle pas aussi tre perue comme
ime appartenance au modle, et mme comme un baiser , c est--dire comme une
empreinte de celui-ci ?
Tout en ne dvoilant que trs partiellement la gnalogie ancienne du bilde
eckhartien, il faut bien avouer quune association avec lide d amiti n aurait pas
dplu ce grand innovateur de la terminologie de limage qutait Matre Eckhart. En
effet, on imagine peine toutes les retombes quaurait pu avoir un tel rapprochement
entre la notion d image et celles d amour, d appartenance et d amiti. Ainsi, par
exemple, la dfinition mme de la philosophie acquiert une profondeur nouvelle et
insouponne, du moment quelle n est plus seulement amour de la sagesse , mais
aussi image de la sagesse . En outre, la vision noplatonicienne de lmanation
divine d un Etre intermdiaire entre Dieu et le Monde, ainsi que la thorie stocienne
du Logos (ou Verbe-Image, que lon retrouve dans la doctrine trinitaire chrtienne en la
personne du Fils), deviendraient explicitement prsentes dans le mot philosophie
- travers cette perspective d une parent originelle entre amour et image.
Mais, pour en venir effectivement lapproche eckhartienne de limage, on
relvera quelle est la premire sinspirer non seulement des contextes philosophiques
et thologiques sous-jacents la dfinition latine de Y imago, mais aussi du contexte
surnaturel, magique et religieux du vocable ouest-germanique bilidi. Deux sicles
avant Eckhart (cest--dire au moins jusquau XIe sicle), bilidi aurait encore dsign,
une force magique , une entit magique spirituelle , un signe miraculeux
( Wunderzeichen) ou un archtype (Urbild), avant de nommer, par la suite, un Etre ,
une forme ou une chose forme , et finalement une image au sens profane,
telle la reprsentation ou la copie (Abbild) ralise par le peintre ; contenu smantique
auquel sajoute encore le sens mtaphorique de limage peinte avec les Mots 3. Au
carrefour des langues latine et germanique, luvre de Matre Eckhart a donc largement
contribu au dveloppement des possibilits philosophiques de la langue allemande,
notamment en ce qui concerne le vocabulaire de limage.
On peut dire, ce propos, que le couple verbal bilden et entbilden - de mme que
les substantifs Bildung et Entbildung qui en drivent - constituent lune des crations les
plus caractristiques de ce vocabulaire, mais aussi, comme on le verra, Fune de celles
qui demeurent les plus difficiles traduire et interprter.

IMAGE ET CONNAISSANCE DE SOI

73

2. Bildung versus Entbildung


Selon Hans-Georg Gadamer, la notion de Bildung (formation, ducation) devrait
figurer en premire place parmi les concepts directeurs de lhumanisme, tant il est
vrai que ce terme a connu un dveloppement et un approfondissement exceptionnels,
depuis son introduction, gnralement attribue Matre Eckhart 4. Mais quen est-il
de sa contrepartie, savoir la notion d 'Entbildung ?
Entbildung signifie, littralement, dpouillement, dsencombrement ou
dsappropriation des images, d-reprsentation ou plus simplement, ds imagination
(ou dsymagination, si lon respecte la graphie mdivale en y de certains
manuscrits eckhartiens). On a aussi suggr de traduire ce terme par dsillusion ou
dsalination, comme dans le contexte de la rflexion philosophique sur la Ralit
Virtuelle . Ces rapprochements sont certes fconds, condition de ne pas en faire
des traductions, voire des quations. Car les ides de dsalination, et surtout de
dsillusion, ne comportent pas la mme dynamique. Il leur manque notamment la
dimension notique, thique et mditative du concept d Entbildung. De mme, il
vaudrait mieux viter de traduire Entbildung par iconoclasme ou dconstruction.
Mme si le verbe entbilden n apparat que tardivement dans luvre de Matre
Eckhart, lide quil traduit est nettement antrieure. En tant que driv complmentaire
et indissociable du verbe bilden, Y Entbildung traduit elle aussi un moment essentiel, de
la pense eckhartienne. Cependant, au cours du dveloppement ultrieur du vocabulaire
philosophique et thologique, aussi bien que dans lusage courant de la langue
allemande, il a t presque entirement oubli. Parmi les rares auteurs faire usage
de ce mot inconnu de la langue contemporaine, on ne trouve d abord que des lves
de Matre Eckhart : Suso et Tauler, ainsi quun lecteur de ce dernier, savoir Angelus
Silesius 5. Parmi tous ces auteurs, il est remarquable de constater que le sens par
dfinition quivoque de la notion d image se traduit par un mme dcalage smantique
entre les verbes bilden et entbilden : en effet, Bildung ne saurait se traduire par
imagination, c est--dire Einbildung, en allemand moderne. De plus, il savre que chez
Eckhart, entbilden ne signifie pas ncessairement le contraire de bilden. Il importe donc
de revenir sur la gense du verbe bilden, et de ses drivs dans luvre eckhartienne :
car, malgr ime norme disparit dans leur dveloppement historique, les deux verbes,
bilden et entbilden, devraient tre considrs ensemble, en tant que cration conjointe et
originale de Matre Eckhart 6.

3. Les trois niveaux cognitifs ou smantiques de limage


Pour viter de se laisser porter la drive par des usages apparemment
contradictoires du vocabulaire eckhartien de limage, il importe de retenir que
chez Matre Eckhart, la notion d image (bilde) se rfre trois niveaux cognitifs ou
smantiques, savoir : thologique, anthropologique et plastique. Le premier niveau,
thologique, relve de la spculation trinitaire, savoir que le Fils, le Logos ou le
Verbe est Image consubstantielle du Pre. Le second niveau, anthropologique, se
rfre lhomme, cr limage et la similitude de Dieu (Gense 1, 26). Alors
que le troisime niveau, le niveau plastique, se rfre limage en tant que statue ou
image peinte sur quelque support, par exemple une fresque ou un tableau.

74

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Ces trois niveaux cognitifs ou smantiques couvrent ainsi toute ltendue du


rapport entre ltre divin et ltre cr, du plus sacr au plus profane : depuis la
doctrine du Verbe-Image (Logos), comme lment essentiel de la spculation trinitaire,
en passant par lhomme cr, intelligent et contem platif limage du crateur,
ju sq u aux fantasmes intrieurs et aux images dissemblables du monde extrieur.
Ainsi, le prem ier niveau concerne la Trinit, le second dfinit lhomme, tandis que
le troisime concerne le monde des perceptions sensibles. Les premier et troisime
niveaux constituent donc les deux ples de ltre dialectique de limage. Si le premier
niveau constitue limage, alors le troisime constitue la non-image et le deuxime, la
rgion de ressemblance-dissemblance entre le prem ier et le troisime. Inversement,
par ime sorte d oscillation du champ smantique de limage, si le troisime niveau
constitue limage, alors le prem ier devient la non-image et le deuxime, la rgion de
dissemblance-ressemblance entre le troisime et le premier.
Le troisime niveau constitue ainsi la dissemblance du deuxime face au premier,
en sorte que c est sur ce ple antithtique du champ smantique de limage que
va porter VEntbildung. Alors que le verbe bilden m et gnralement laccent sur le
premier niveau smantique, ainsi que sur la ressemblance du deuxime niveau avec
ce premier, le verbe entbilden met laccent sur le troisime niveau smantique, ainsi
que sur la dissemblance du deuxime niveau face au premier, c est--dire sur la
ressemblance du second avec le troisime.
Bilden repose donc sur une valuation positive de limage et de la Bildung
comme paideia, c est--dire comme formation de ce quil y a de semblable au
divin et de meilleur en lhomme - cependant que le verbe entbilden est issu dune
apprciation ngative de limage, puisquil dsigne une dsappropriation de ce quil
y a de non-divin et de dissemblable en l homme. En prenant simultanment
en compte une apprciation positive et ngative de limage, il rsulte que bilden et
entbilden dsignent non pas deux oprations distinctes, mais bien un seul et mme
processus constitutif de la connaissance de soi, mais qui se dcline selon deux points
de vue diffrents.

4.

Limage rvle lart du matre

En considrant lontologie eckhartienne de l image, C est--dire sa doctrine du


rapport entre ltre divin et ltre cr, on dbouche toujours sur la mme antinomie,
qui tait dj prsente dans les voies noplatoniciennes de labstraction (aphairesis) et
de la ngation (apophasis). Principalement sous l influence dionysienne, cette dernire
a volu vers la conception mdivale d une thologie dite ngative. Conscient de
lorigine paenne de la rflexion philosophique et thologique, Matre Eckhart
se propose dans son Commentaire de lEvangile selon Jean, comme dans tous ses
crits, d expliquer par les raisons naturelles des philosophes les affirmations de la
sainte foi chrtienne et de lEcriture dans les deux testaments 1. C est ainsi que
lEntbildung (qui drive notamment, comme on le verra, de Y aphairesis plotinienne)
peut effectivement tre mise en rapport avec le fameux interdit des images du
Dcalogue, Exode 20, 4 : tu ne feras pas de similitude de ce qui est dans le ciel en
haut, ou de ce qui est sur la terre en bas .

IMAGE ET CONNAISSANCE DE SOI

75

Prenant d abord similitude au sens concret d une reprsentation de Dieu


faite de main d homme, Eckhart sexclame : Comment, en effet, donnerait-on
une similitude visible l infini, limmense, linvisible, et la forme d une image
lincrable ? Aussi quelques docteurs anciens admettaient-ils que mme les
bienheureux ne pouvaient voir Dieu en lui-mme, mais seulement dans certaines
thophanies. Cependant, Dieu dit dans Gense 1 (26) : Faisons lhomme notre
image et notre similitude . Et I Jean 3 (2) : Nous lui serons semblables et nous le
verrons tel quil est 8. A partir de cette confrontation entre linterdit des images
et laffirmation d une cration et d une connaissance de lhomme limage et la
similitude de Dieu, Matre Eckhart parvient rsumer dans son commentaire toute la
doctrine de la double perspective, c est--dire le paradoxe d une polarit smantique
inhrente la dfinition de limage, dans cette formule d une tonnante densit :
Il
faut donc savoir quil ny a rien daussi dissemblable que Dieu et une crature
quelconque. Ensuite, deuximement, il ny a rien daussi semblable que Dieu et
une crature quelconque. Enfin, troisimement, il ny a rien qui soit la fois aussi
dissemblable et semblable un autre, que Dieu et une crature quelconque le sont
entre eux 9.
En trois temps, Eckhart cerne merveille lapparente antinomie de la ressemblance
et de la dissemblance, travers une dialectique o la synthse fait concider de
manire inclusive les opposs de la thse et de lantithse : Q uy a-t-il en effet daussi
dissemblable et semblable autre chose que ce dont la dissimilitude est la similitude
mme et ce dont lindistinction est la distinction mme ? 10.
Ce paradoxe dialectique se laisse illustrer par diffrents exemples : Dieu tant
au-del de tout genre et de toute comparaison, il ne saurait y avoir aucune ressemblance
entre Dieu et une crature quelconque, car Dieu est indistinct de tout tant, comme
ltre lui-mme est indistinct de n importe quel tant (...). Tout cr, au contraire,
par cela mme quil est cr, est distinct ". Aussi, dans un autre commentaire, il
est dit que lindistinct diffre davantage du distinct que deux quelconques distincts
ne diffrent lun de lautre 12. Avec de tels arguments, Matre Eckhart fonde la
dissemblance absolue entre le crateur et toute crature.
Cependant, lorsquon veut parler de lart d un matre, on parle de limage quil a
cre ; limage rvle lart du matre 13. C est ainsi quil doit ncessairement y avoir
ressemblance entre le crateur et sa cration, ne serait-ce quen vertu de labsolue
dpendance ontologique de cette dernire : Q uy a-t-il en effet d aussi semblable
un autre que ce qui tient ltre et reoit ltre totalement de son ordre et de son
rapport cet autre, que ce dont ltre tout entier est dduit et imit de lui ? 14. Sous
ce rapport, la crature ne se distingue plus du crateur, et elle n est, en quelque sorte,
plus distincte de son indistinction, comme limage n est plus distincte du modle, lart
de lartiste, ou le raisin de la vigne. Eckhart se souvient alors de Boce, qui, dans un
rsum potique du Tinte de Platon, nous parle ainsi de Dieu :
Forme immacule du Bien, cest toi qui conduis toutes choses
Daprs le modle den haut,...
Dirigeant le monde par ton esprit et formant de lui
une image semblable ( toi) 15.

76

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Dans son commentaire, Eckhart affirme d abord linfinie distance qualitative entre
Dieu et la crature, leur absolue incommensurabilit. Ensuite, il enchane avec des
considrations proches du panthisme - avant de runir les deux points de vue dans
une seule et mme phrase : Ainsi donc, parce quil se distingue par son indistinction
et quil sassimile par sa dissimilitude, plus grande est la dissimilitude, plus grande
est la similitude. De mme, en vrit, plus on parle de lineffable, moins on parle de
lineffable en tant quineffable, (...). Ainsi encore celui qui nie le temps laffirme, (...)
car la ngation du temps s effectue dans le temps 16. Deux perspectives saffrontent,
et, ne pouvant pouser ou exclure ni lune ni lautre, il ne reste point d autre choix
pour l intellect que de slever vers ime intuition directe de la transcendance.
C est ainsi que le paradoxe de la dissemblante ressemblance dbouche sur une
connaissance de soi qui ne saurait se rduire lapprhension des images extrieures.
La plus haute vrit est sans images, et cependant, les images sont aussi porteuses
d une vrit certaine.

5.

UEntbildung comme mthode aphairtique

D une faon gnrale, on peut dire que YEntbildung implique un certain


dgagement de limage de Dieu dans lme, qui est en quelque sorte recouverte par
d autres images, lies la perception du monde extrieur. En loccurrence, il y a lieu
de parler d une image palimpseste, puisque il sagit d une image sur laquelle dautres
images sont inscrites, sans pour autant altrer la premire image, qui se trouve
toujours sous les autres qui la recouvrent. Ainsi, il est toujours possible de retrouver
limage originelle - la manire d un palographe, qui retrouve un ancien texte
sous une criture plus rcente, inscrite sur le mme parchemin. En voici quelques
exemples tirs de luvre eckhartienne, en tenant compte des sources inspirant cette
thmatique.
N e prenez pas garde mon teint brun, dit le Livre de l'Amour, je suis belle
et bien faite, mais le soleil m a hle . Le soleil est la lumire de ce monde, et cela
signifie que ce qui est le plus lev et le meilleur, parmi les choses faites et cres,
cache et recouvre limage de Dieu en nous 17. Avec ce commentaire peu ordinaire
du Cantique (1,5-6), il est possible de rsumer toute la thmatique de YEntbildung. Le
teint hl , comme au soir d une longue journe d t, s associe avec la thmatique
augustinienne de la connaissance vesprale : Lorsquon connat la crature en
elle-mme, c est une connaissance vesprale , car ainsi on voit les cratures par
images avec de multiples distinctions, mais lorsque lon connat les cratures en
Dieu, cette connaissance se nomme et est une connaissance matutinale , et ainsi
on contemple les cratures sans aucune distinction, dsappropries de toute image
(aller Bilde entbildet) et dgages de toute ressemblance dans lUn que Dieu est
lui-mme 18. Le soir, c est dj presque la nuit, au seuil crpusculaire du nant de
la crature. Du nant terrestre au nant divin, la conversion de lhomme noble
mne ici travers le sentier troit et abrupt de YEntbildung : du crpuscule laube,
c est--dire de lme aline jusquau fond de lme.
C est encore une fois d Augustin que provient la doctrine des Sept degrs de
l'homm e intrieur et nouveau, que M atre Eckhart enrichit mtaphoriquement. Le
degr ultime (le sixime ou septime) est atteint quand lhomme est dtach des

IMAGE ET CONNAISSANCE DE SOI

77

images (entbildet) et transform au-dessus de lui-mme par l ternit de Dieu, quand


il est parvenu loubli total et parfait de la vie phmre et temporelle, transform
en une image divine 19. Les matres paens Tullius (Cicron) et Snque sont
galement cits, propos du thme voisin de la semence de Dieu , tout comme le
grand matre Origne : Puisque Dieu lui-mme a sem, enfoui, engendr cette
semence, elle peut bien tre recouverte et cache, elle n est jam ais anantie ni teinte ;
elle est ardente, elle brille, elle claire et brle et tend sans cesse vers Dieu (...) limage
de Dieu, le Fils de Dieu est dans le fond de lme comme une source vive 20.
Mais on peut aussi faire remonter lide d Entbildung directement vers la
thmatique noplatonicienne de labstraction (aphairesis) : Quand un matre fait
une image de bois ou de pierre, il n introduit pas limage dans le bois, il enlve les
copeaux qui avaient cach et recouvert limage ; il n ajoute rien au bois, au contraire,
il enlve et creuse ce qui le recouvre, il te les scories - brille alors ce qui tait cach
dessous 21. Eckhart ne cite pas de nom en cet endroit, mais il est probable quil a
repris cette comparaison - que l on retrouve aussi chez Michel-Ange - dans le second
livre de la Thologie mystique de Denys lAropagite 22. Et dj Plotin parle d un
sculpteur qui enlve (aphairei) les copeaux, pour dgager les belles lignes de la statue
de marbre. C est ainsi que lon peut aussi entendre son invocation aphairtique en
conclusion du troisime livre de la cinquime Ennade : aphele panta 23 ! Laisse
toutes choses ! .
Loriginalit de Matre Eckhart rside donc principalement dans une reformulation
et dans un enrichissement mtaphorique des enseignements des Pres de lEglise,
ainsi que des matres paens de lAntiquit. Sil n y avait rien de nouveau, il n y
aurait rien d ancien 24. On peut dire que, chez Matre Eckhart, loriginalit consiste
rendre l origine (origo) vivante. Lopposition entre lancien et le nouveau en rsulte
de lui-mme, travers la ncessit du renouvellement perptuel de la vie : rendre
nouveau ne signifie pas ncessairement rendre diffrent , mais tout simplement
rendre vivant , conformment aux exigences du matre de vie (Lebemeister). Et
cest encore ainsi que les doctrines labores dans le domaine de la physique ainsi que
de la thorie aristotlicienne de la perception se voient transformes en directives pour
le domaine thique et conseils de vie spirituelle.
6. Le nant fonde ltre de lim age
A prsent, coutez-moi trs attentivement ! Ce quest rellement une image,
vous le reconnatrez quatre points, ou peut-tre davantage. Une image n est pas par
elle-mme ni pour elle-mme ; elle provient bien plutt de ce dont elle est limage et
lui appartient avec tout ce quelle est. Elle n est pas la proprit et elle ne provient pas
de ce qui est tranger ce dont elle est limage. Une image prend son tre directement
et uniquement de ce dont elle est limage, elle a un mme tre avec ce dont elle
est limage et elle est le mme tre 25. Ce rsum de la doctrine eckhartienne de
limage, qui se rfre exclusivement au modle (Urbild), et dont limage est la copie
(Abbild), peut, comme on le voit, se traduire directement en termes ontologiques. En
loccurrence, il sagit d une dfinition unilatralement mimtique , dans la mesure
o elle tend mettre exclusivement laccent sur le ple transcendental-univoque
du rapport analogique entre le modle et limage, c est--dire entre ltre divin et

78

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

ltre cr 26. A linverse, on devrait donc aussi pouvoir mieux comprendre cette
mme approche de limage en se servant de la doctrine eckhartienne de ltre, telle
quelle se trouve dans le Prologue l'uvre des propositions ( Ltre est Dieu ) 11.
En effet, les rapports entre ltre (esse) et l tant (ens - littralement : ce qui est en
vertu de ltre), entre le modle et limage, tout comme le rapport entre les ples
smantiques de limage, peuvent se dcrire de manire quivalente et convertible.
Ainsi, par exemple, il devient possible de dire que limage signifie le modle
seulement , en partant d une dfinition tire de ce Prologue, savoir que ltant
signifie ltre seulement (ens solum esse significat) 28. Ce rapport entre ltre et
ltant est interprter de telle faon que l tant n est quun signe (ou une image) de
ltre, tout comme le cercle (du tonneau, ou la couronne, accroche sur la devanture
de lauberge), qui n a rien du vin en lui, (signifie) le vin. Or, ltant ou ltre et toute
perfection, surtout gnrale, comme ltre, l un, le vrai, le bon, la lumire, la justice, et
les autres (termes) de ce genre, se disent de Dieu et des cratures analogiquement .
Au carrefour de lontologie et de la philosophie de limage, on trouve le motif de
lanalogie, qui sert dfinir le rapport de ressemblance/dissemblance entre Dieu et
la crature. Ontologiquement parlant, cela signifie quil faudrait parler autrement de
ltre (pris) absolument et simplement, sans aucune adjonction, et de ltre de ceci
ou de cela 30.
On peut donc mettre en rapport les quatre ou davantage thses sur limage,
esquisses dans le Sermon 16b, avec les quatre thses sur ltre, rigoureusement
dveloppes dans le Prologue l'uvre des propositions :
Il
faut donc remarquer titre dintroduction, premirement, que Dieu seul est
au sens propre tant, un, vrai et bon. Deuximement, que par lui toutes choses sont,
sont unes, sont vraies et sont bonnes. Troisimement, que cest de lui immdiatement
que toutes choses tiennent le fait quelles sont, sont unes, sont vraies, sont bonnes.
Quatrimement, lorsque je dis cet-tant-ci , ou un-ceci ou un-cela ,
vrai-ceci et cela , le ceci et le cela (hoc et istud, ou hoc et hoc) najoutent ou
nadjoignent absolument rien en fait dentit dunit, de vrit ou de bont ltant,
lun, au vrai et au bon 31.
Dans un tel rapprochement, ltre (esse), ou ltant en tant qutant (ens
inquantum ens), pourrait se substituer au modle, tandis que limage ou la copie
dissemblante/ressemblante occupe la position de Ptant-ceci-ou-cela (ens hoc aut
hoc). Limage est donc de la mme essence et ressemble au modle, du moment
quelle est , et quelle participe dans son tre-image ltre du modle ; cependant,
elle est aussi dissemblable et diffre dans son essence du modle, dans la mesure o
elle est un ceci-ou-cela (hoc aut hoc) distinct du modle. La premire thse se rfre
au thme principal du Prologue ( Ltre est Dieu ), et sexplique notamment par
rfrence Exode 3, 14 (ego sum qui sum). La deuxime et la troisime thse servent
montrer que toutes choses obtiennent ltre sans aucun intermdiaire de Dieu
seulement : Comment, en effet, quelque chose serait-il, si ce n tait par ltre (...)
et Comment, en effet, une chose pourrait-elle tre, si un intermdiaire se glissait
entre elle et ltre et si, par consquent, elle se tenait en dehors de ltre, comme
ct, lextrieur de lui ? 32. Dans loptique d un rapprochement entre la doctrine

IMAGE ET CONNAISSANCE DE SOI

79

de limage et la doctrine de ltre, c est--dire dans une ontologie de limage, le


commentaire la quatrime thse est de premire importance :
Mais pour ce qui vient dtre dit, savoir que tout et chaque tant (ou individu)
tient de Dieu lui-mme immdiatement tout son tre, toute son unit, sa vrit et sa
bont, cette thse sexplique encore ainsi : il est impossible que quelque tre ou quelque
mode ou diffrence de ltre manque ltre lui-mme ou en soit absent. Par cela mme
quil manque ltre ou en est absent, il nest pas ou nest rien. Or, Dieu est ltre.
Donc, en rgle universelle, rien qui soit entit ne peut tre ni ltant lui-mme
ou ltre lui-mme. Cest pourquoi de ltant lui-mme, Dieu, rien ne peut tre ni,
si ce nest par la ngation de la ngation de tout tre. (...)
Donc, ltant-ceci-ou-cela (ens hoc aut hoc), lun-ceci-ou-cela, le vrai-ceci-ou-cela,
le bon-ceci-ou-cela, en tant que ceci ou cela (in quantum hoc vel hoc), najoutent ni ne
confrent absolument la moindre entit, unit, vrit et bont ( ltre, le vrai, lun et
le bon). Telle est la quatrime thse principale avance plus haut. Or, en disant cela,
nous nenlevons pas ltre aux choses ni ne dtruisons ltre des choses, mais nous
ltablissons 33.
Le fait de ne pas attribuer l tre ltant-ceci-ou-cela (ens hoc aut hoc),
pris en tant que ceci-ou-cela (in quantum hoc vel hoc), ne revient pas dtruire
Ptant-ceci-ou-cela, ni mme lanantir conceptuellement. Cela revient, bien au
contraire, tablir ltre en tant qu tre (ens inquantum ens), par lequel la diversit
de ltre-ceci-ou-cela des choses cres existe, dans ltre mme de la dit. De plus,
si lon reconnat limmdiate dpendance rciproque entre la dfinition de ltre et
celle de limage, il devient possible de comprendre pourquoi Y Entbildung, en tant que
ngation de la ngation de toutes les images, peut s avrer tre une ngation
minemment affirmative de celles-ci : le fait mme de parler du nant des images
conduit directement la reconnaissance de la plnitude de ltre du modle, de
larchtype, ou de la ralit insaisissable par laquelle ces dernires existent. C est
alors seulement que ltre de limage, en tant qu tre-ceci-ou-cela, est fond.
Par extension, il en va aussi de mme pour la connaissance de soi : elle est
certes forme par le ceci-ou-cela de lexprience des choses extrieures, mais elle ne
trouve son vritable fondement que dans linconnaissance divine, que Matre Eckhart
dsigne comme ltre en tant qu tre.

7. Les sept degrs de la vie contemplative


En termes eckhartiens, lexercice spirituel qui ressemble le plus une telle
approche de la connaissance de soi se trouve dans Y Aphorisme 53 34. En considrant
ces Sept degrs de la vie contemplative de faon analytique, on remarque quils
se subdivisent en deux groupes. Les quatre premiers degrs constituent une invitation
la vie contemplative, en partant de quatre considrations successives, savoir : 1)
quil faut se rjouir de la noblesse de lme ; 2) que cette joie grandit limage de la
Trinit ; 3) que Dieu est amour ; 4) quon est invit au partage de cette mme ralit
divine.
La phase proprement contemplative est dcrite dans les trois degrs suivants,
qui constituent la mise en uvre de cette invitation : lhomme doit rentrer en
lui-mme (...) et trouver Dieu en lui-mme . Ils sont donc placs sous le signe de la
connaissance vcue et immdiate, savoir : 5) connatre Dieu dans ltre qui est en

80

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

soi ; 6) se connatre soi-mme comme image tem elle en Dieu - o pour la troisime
fois, Eckhart insiste sur la joie qui en rsulte : une telle joie quil ne peut rien en dire
personne ; 7) au-del du commencement - la connaissance intemporelle de ltre
divin. Eckhart prcise que ce dernier degr ne peut jam ais tre entirement atteint
dans cette vie.
Si la notion d image est explicitement mentionne dans le deuxime et le sixime
degr, on remarque quelle est aussi implicitement prsente dans les autres degrs.
Dans le premier degr, lme est considre comme une manation divine, ce qui
revient dire, selon la formule bien connue de la Gense (1, 26), quelle a t cre
l image et la ressemblance de Dieu. Cette mme ide est dveloppe en
termes trinitaires dans le deuxime degr. De mme, lamour et linvitation qui
en rsulte - aux troisime et quatrime degrs - sont une caractristique intrinsque
de ltemelle Trinit. Cette dernire constitue en effet le principe par excellence du
rapport (Saint Esprit) entre image (Fils) et modle (Pre), sous-jacent la dfinition
eckhartienne de limage.
Au cinquime degr, la notion d image sert dcrire le rapport entre ltre divin
(modle) et ltre cr (image), tel que l tre humain peut en prendre connaissance
en rentrant en lui-mme. Si ltre humain est cr limage de ltre divin, il doit y
avoir une certaine parent d tre entre lhumain et le divin. En prenant pleinement
conscience de ltre divin qui le fait tre ceci ou cela, lhomme peut donc connatre
Dieu en lui-mme. Au sixime degr, cette connaissance est explicitement dcrite en
termes d image : mon image est en Dieu de faon temelle, puisque Dieu ma conu
dans ltemit divine de son esprit.
Seul le septime degr constitue un dpassement de toute relation dimage,
au-del du commencement, de qui toutes choses ont flu . La connaissance de soi
y est fonde dans la conscience intemporelle de ltre divin.

8.

Le double regard de lme

Conscient de limportance du discernement dans la vie spirituelle, Matre Eckhart


voque aussi la ncessit d une intgration de la vie contemplative dans la vie active.
Dans le Sermon 86, il est mme question d une rhabilitation du rle de Marthe. En
effet le clbre pisode de Luc (10, 38-40) est traditionnellement voqu comme
exemple dmontrant la supriorit de la vie contemplative (Marie) sur la vie active
(Marthe). Sans remettre en cause la meilleure part accorde Marie, Eckhart
s intresse avant tout la personnalit de Marthe, pour mettre en valeur sa plus grande
maturit existentielle :
Marthe connaissait Marie mieux que Marie ne connaissait Marthe, celle-ci ayant
longtemps men une vie bonne, car la vie donne la connaissance la plus noble. La vie
connat mieux que la joie ou la lumire tout ce que lon peut obtenir en ce corps, Dieu
except ; dune certaine manire, la vie connat plus purement que ne peut laccorder
la lumire temelle. La lumire temelle donne connatre soi-mme et Dieu, mais
non pas soi-mme sans Dieu ; tandis que la vie permet de se connatre soi-mme sans
Dieu. O elle se voit elle-mme seulement, elle discerne mieux ce qui est semblable
ou dissemblable. Cest ce que prouvent saint Paul et aussi les matres paens. Dans
son ravissement, saint Paul vit Dieu et lui-mme en Dieu selon le mode de lesprit,
et ce ntait cependant pas par mode dimages (bildelche ws) quil reconnut chaque

IMAGE ET CONNAISSANCE DE SOI

81

vertu en lui (Dieu) ; et cela provenait du fait quil ne les avait pas exerces dans les
uvres. Les matres [paens] parvinrent par lexercice des vertus une contemplation
si leve, quils connaissaient chaque vertu [par mode] dimages de manire plus
proche que Paul ou quelque autre saint dans son premier ravissement 35.
Plus loin, il est prcis que Marthe est prs des choses sans que les choses
soient en elle, ce qui veut dire quelle ne sest pas perdue dans la vie active, mais que
tout en se souciant du monde extrieur, elle n en demeure pas moins tablie dans ltre
- au pourtour de lternit . Et comme elle est tablie dans la srnit intrieure,
elle ne connat pas non plus d obstacles dans son activit : C est pourquoi il dit tu
es soucieuse . Il voulait dire : tu te tiens prs des choses, et les choses ne sont pas en
toi ; et ceux-l sont avec (et non pas dans) le souci qui sont sans obstacles dans toute
leur activit. Sont sans obstacles ceux qui accomplissent comme il convient toutes
leurs uvres selon limage de la lumire temelle ; et ces gens sont prs des choses et
non pas dans les choses. Ils sont trs proches [des choses] et n ont pas moins que sils
taient l-haut, au pourtour de ltemit 36.
Selon Eckhart, il importe donc de rquilibrer une contemplation unilatralement
extatique (Marie), en revalorisant l accomplissement des uvres (Marthe) sans
pour autant nier la valeur minente d une exprience vcue de ravissement par le
dtachement intrieur.
Dans une autre perspective, lie la connaissance de soi, Eckhart explique aussi
quil y a deux types de connaissances, qui correspondent aux deux yeux - ou si lon
veut - au double regard de lme :
Lme a deux yeux, lun intrieur, lautre extrieur. Lil intrieur de lme est
celui qui regarde dans ltre et reoit son tre de Dieu sans aucun intermdiaire :
ceci est luvre qui lui est propre. Lil extrieur de lme est celui qui est tourn
vers toutes les cratures et les peroit selon le mode dimages et selon le mode dune
puissance. Or lhomme qui sest tourn en lui-mme, en sorte quil connat Dieu dans
son propre got et dans le propre fond de celui-ci - cet homme est affranchi de toutes
choses cres, il est enferm en lui-mme dans une vritable citadelle de vrit 37.
Si
lil qui est ouvert au monde extrieur obit aux lois traditionnelles de la
perception, en percevant les choses par mode d images ou de simulacres ; on
ne peut pas en dire autant de lil qui est ferm au dehors et ouvert en dedans.
Ce dernier plonge en effet dans ltre sans aucun intermdiaire , cest--dire
quil voit sans images extrieures et mme travers et au-del des images et des
reprsentations intrieures - dans une perce (Durchbruch) que lon pourrait
qualifier de transimaginaire . Et Matre Eckhart de prciser que ceci est la propre
image de lme o rien n est form d extrieur ni d intrieur sinon ce que Dieu est
lui-mme .
Cependant, on ne saurait simplement assimiler la connaissance intrieure et
extrieure Marie et Marthe respectivement. Si lil intrieur correspond bien la
vie contemplative, c est--dire Marie, on ne saurait dire que Marthe est simplement
le contraire de Marie, c est--dire la vie active exclusivement mais bien les deux
la fois. En ce sens, Marthe personnifie le double regard de lme nonc ci-dessus.
Dans les annes 1294-1298, le jeune Eckhart dit la mme chose, au commencement
du 23e chapitre des Conseils Spirituels (Discours du Discernement) :

82

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Voudrais-tu plonger en toi-mme avec toutes tes facults intrieures et


extrieures, tu parviendrais alors un tat sans images ni contrainte, sans aucune
activit intrieure ou extrieure. Il faudrait alors bien affiner ta perception pour
sentir si quelque chose veut te faire revenir toi-mme. Mais si aucune inclination
vers lactivit ne se manifeste de manire spontane, il faut alors faire irruption
vers quelque activit, quelle soit intrieure ou extrieure. Car tu ne dois jamais te
laisser contenter par un tat, quelque bon quil puisse tapparatre ou mme tre. Car
sil advient que tu te trouves en butte ladversit ou pris dans quelque contrainte,
donnant limpression d tre agi plutt que d agir toi-mme, il te faut apprendre agir
ensemble avec ton Dieu 38.

Cette considration sainement quilibre est sans doute bien antrieure Matre
Eckhart. On la retrouve notamment sur une image illustrant la transcription des
visions de Hildegarde de Bingen (1098-1179) : lesyeux ouverts (en fait, ils pourraient
tout aussi bien tre ferms, puisquelle se dit savante lintrieur de son me ), la
bndictine du Disibodenberg est plonge dans un tat contemplatif et visionnaire
(comme Marie), tandis que sa fille spirituelle Richardis von Stade (comme Marthe
- ou le Dieu borgne de Nerval ?) semble la fois regarder au-dehors et plonger
au-dedans delle-mme, la source intrieure de la connaissance 39. La mme source
qui est peinte, de manire allgorique, au-dessus du visage de Hildegarde. Tout porte
croire que loeil singulirement ferm de Richardis symbolise lintgration de la vie
contemplative dans la vie active.
9.

Limage est une tape dans lveil de la connaissance de soi

Aprs avoir considr ces diffrents aspects de la notion d image, savoir:


les difficults philologiques sous-jacentes au vocabulaire eckhartien de limage
(imago et bilde - en rappelant que lusage dune, voire de nombreuses langues est
un facteur constitutif de la connaissance de soi) ; aprs avoir vu limportance de la
notion de Bildung comme paideia, cest--dire comme formation de ce quil y a
de semblable au divin et de meilleur en lhomme, et constat que chez Eckhart,
cette Bildung comprend ncessairement une phase dEntbildung ; aprs avoir nonc
trois niveaux cognitifs ou smantiques de limage; aprs avoir parl de la dialectique
de limage (ressemblance/dissemblance) et not que limage rvle lart du matre,
de manire plus ou moins ressemblante ; aprs avoir conclu que YEntbildung est
une sorte de mthode aphairtique (voir Pierre Hadot) ; parl dontologie de
limage, en constatant que cest justement le nant de limage qui fonde ltre de
limage ; comment Les sept degrs de la vie contemplative , meilleur rsum dun
exercice spirituel de type eckhartien ; et finalement, aprs avoir expos pourquoi
la vie contemplative n est pas forcment oppose la vie active, en vertu dun certain
double regard de lme ; on conviendra que la problmatique de limage nest
pas dpourvue de paradoxes, mais aussi, que telle est bien sa richesse. Dun point de
vue dialectique, ces aspects contradictoires de limage sont du reste dans un quilibre
certain. Par extension, la connaissance de soi est aussi une affaire dquilibre.
Chez Matre Eckhart, comme dans la plupart des religions, limage est dabord
ime tape dans lveil de la connaissance de soi, pour ne pas dire de la vie spirituelle.
Dans sa qute d une image au-del de limage, Eckhart nous fait aussi comprendre
quil n est pas ncessaire de dtruire un tat d veil pour parvenir un autre. Telle

IMAGE ET CONNAISSANCE DE SOI

83

serait lerreur de liconoclasme. Par un dpouillement intrieur, quil assimile une


perce vers la Dit, Eckhart cherche joindre la ralit la plus transcendante,
sans pour autant remettre en cause limmanence de la crature.
Mais au Moyen Age, comme de nos jours, limage en particulier limage
artistique - est aussi une tape dans lveil de la sensibilit. Comme nonc au dbut
de cet article : une sorte d amiti entre le mdium et le modle quil pouse pour le
reproduire et se rendre semblable lui. Cet veil de la sensibilit et mme d une
certaine sensualit n est pas ncessairement oppos la vie spirituelle, puisque
toute crature est pleine de Dieu et est un livre 40. Cependant, il y a toujours
laspiration vers un au-del de limage. Jusque dans lart abstrait, o limage aspire
devenir elle-mme son propre au-del , en abolissant toute rfrence au modle
- alors que Matre Eckhart semble au contraire vouloir abolir limage pour devenir
le modle divin.
Mais par-del ces tentatives extrmes, qui se ressemblent dans leur effort
de surmonter la dualit image-modle (cest--dire, pour Eckhart : la dualit
crature-crateur), il n en demeure pas moins que limage renvoie par dfinition autre
chose quelle-mme, que ce soit une ralit plus transcendante ou plus immanente.
Comme par exemple chez ce bachelier anonyme, sans doute contemporain de Matre
Eckhart (et prcurseur de la renaissance d un imaginaire plus charnel ?), qui prfre
la vrit du modle sensible lartifice illusoire ou virtuel d une image peinte
- en loccurrence la bouche vermeille de son amie ( Prends Fleur cette fleur (...) sa
rougeur convient ta bouche ! ), et de conclure :
Fleur dans limage nest pas fleur, juste une figure ;
Qui peint une fleur na lodeur que de la peinture 41.
Mais c est surtout dans la vie spirituelle quil convient de ne pas mpriser les
images extrieures des choses de ce monde. Mme si, selon une manire de dire qui
remonte Platon, elles sont entaches de dissemblance et d imperfection. La magie
des images rside justement en cela quelles sont en mesure de rendre lintellect et
les motions sensibles un au-del invisible des images sensibles. Grce la divine
tincelle , qui rside dans le regard de celui qui contemple, elles laissent entrevoir
quelque chose d une mystrieuse affinit lective que la matrialit de la chose
visible ne saurait elle seule rvler. Pour Eckhart comme pour Angelus Silesius,
la signification de la Vierge Apocalyptique (apocalypse au sens de dvoilement,
rvlation et non pas fin du monde !) ne se trouve nulle part, hormis dans lme de
celui qui la contemple :
Quel est le sens de ta profonde mditation ? La Femme Solaire
Avec la lune sous ses pieds/eh bien ce doit tre ton me 42.
Cet aphorisme d Angelus Silesius pourrait rconcilier, en guise de conclusion, le
monde sensible avec le domaine spirituel et mystique, pour en faire une seule et mme
thorie de limage, alliant connaissance de soi et apprciation du monde sensible.
Ces deux perspectives, souvent dites contradictoires et divergentes, se retrouvent en
effet dans la joie de la contemplation. Les yeux ouverts en-dedans, ou tourns vers
le monde extrieur, se rjouissent de ce qu on peut appeler, selon divers degrs et
selon les circonstances : sduction, charisme, merveille ou beaut ineffable. Reste

84

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

alors la question : quest-ce que la beaut ? - M atre Eckhart utilise cet adjectif
propos des femmes, notamment propos de lpouse du Cantique, mais encore : rien
n est plus beau, selon lui, que le ciel et belle est aussi la nature qui verdoie et fleurit.
Cependant, la plus ineffable beaut rside dans la connaissance silencieuse du temple
de lme 43.

Notes
1 L tymologie de Bild n a pas encore t dfinitivement claircie, tout comme lautre
thse, selon laquelle il y aurait une parent entre philos et le sanscrit priy (aim, chri).
Voir notamment M. L a n d f e s t e r , Das griechische Nomen philos und seine Ableitungen,
Hildesheim, Georg Olms, 1966, p. 34-38.
2 Voir E. B enveniste , Le Vocabulaire des institutions indo-europennes. I. Economie,
parent, socit, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 337-340.
3 En vieil islandais, bil possde une fonction temporelle : le moment, cest aussi
linstant dune image, le temps dun clin dil, do galement lide dintermittence, voire
de dfaillance. Bil-rst - ou bifrst - serait la via tremula, cest--dire larc-en-ciel. Dans

IMAGE ET CONNAISSANCE DE SOI

85

bil-skimir dsigne la dem eure divine de Thor, d aprs l clair de lum ire ; alors que
bil-eygr {unsteady eyes) serait u n surnom d Odin. Voir R. C leasby & G. V igfusson, An (Old)
Icelandic-English Dictionary, O xford, 1874.
4 Voir H .-G . G adamer, Wahrheit und Methode, T bingen, M ohr, 1960, 1975, p. 7.
5 Voir A nglus S ilesius (J ohannes S cheffler ), Cherubinischer Wandersmann II, 54,
l Edda,

dition critique de L. G ndinger, S tuttgart, R eclam , 1984, p. 79.


6 L a cration verbale de M atre E ckhart ne s est p as arrte l. A insi,
associ berbilden, et o n no tera aussi les drivs suivants : erbilden,

entbilden est souvent


nbilden, inerbilden,

verbilden.
7 M eister E ckhart , Die deutschen und lateinischen Werke, Stuttgart, K ohlham m er (en
cours depuis 1936). Lateinische Werke (LW) III, p. 4, n. 2 (trad. A . de L ibera , F.B runner,
E. W eber et E. Z um B runn , dans L'uvre latine de MatreEckhart, vol. I et V I, Paris, Cerf,
1984 et 1989 ; ici : C erf, vol. V I, p. 27). S ur l origine grecque de la rflexion thologique, voir
W. J aeger, Die Theologie derfriihen griechischen Denker, Stuttgart, K ohlham m er, 1953 (trad. :
A la naissance de la thologie. Paris, C erf, 1966).
8 LW II, p. 109, n. I l l (trad. F. B runner, Matre Eckhart, Paris, Seghers, 1969, p. 137).
9 Ibid., p. 110, n. 112 (trad. p. 138).
10 Ibid., p. 112, n. 117 (trad. p. 140).
11 Ibid., p. 110, n. 112 (trad. p. 138).
12 LW II, p. 489, n. 154 (trad. W.W.).
13 Predigt 20b, DW I, p. 346, 11-13 (trad. J. A ncelet -H ustache , dans M a Itre E ckhart ,
Sermons, vol. 1-3. Paris, Seuil, 1974, 1978 et 1979 ; ici : A nc., vol. I, p. 179).
14 LW II, p. 111, n. 115 (trad. B runner, Seghers, p. 139).
15 Ibid., v o ir aussi LW III, p. 583, n. 670.
16 LW II, p. 112, n. 117 (trad. B runner, Seghers, p. 140).
17 DWV, p. 114, 11-14 (trad. A nc ., T raits, p. 148). C ette interprtation eckhartienne du
Cantique est, notre connaissance, u nique en son genre. Q uint, dans son appareil critique, ne
donne aucune indication su r son origine.
18 Ibid., p. 116, 12-17 (trad. p. 150).
19 Ibid., p. 112, 19-21 (trad. p. 147). C hez A ugustin, v o ir le De vera religione c. 2 6 n. 49
- PL 34, 143, s. : Sextam omnimodae mutationis in aeternam vitam, et usque ad totam

oblivionem vitae temporalis transeuntem in perfectam formam, quae facta est ad imaginem et
similitudinem Dei .
20 Ibid., p. 111, 18 - 133, 5 (trad. p. 146-147).
21 Ibid., p. 113, 18-20 (trad. p. 147-148).
22 Voir D W V ,p . 126, n. 30.
23 P lo tin , Enneade V 3 , 17. V oir ce propos : P. H a d o t, Exercices spirituels et philosophie
antique, Paris, E tudes A ugustiniennes, 19872, p. 185-188 ; et W. B e ie rw a lte s, Selbsterkenntnis
und Erfahrung der Einheit. Plotins Enneade V 3, Francfort-sur-le-M ain, K losterm ann, 1991,
p. 250-253.
24 DWV, p. 61, 1 (trad. A nc ., Traits, p. 137).
25 Predigt \6b,D W \, p. 2 7 0 ,1 -8 (trad. A n c ., vol. l , p . 150). P our u n e dfinition de l im age
plus labore, v o i r i e I I I , p. 19-33, n. 23-27.
26 Voir B. M ojsisch, Meister Eckhart. Analogie, Univozitt und Einheit, H am burg, Felix
Meiner, 1983, p. 79.
27 LW 1, p. 166, n. 1 (trad. Cerf, vol. 1, p. 71).
28 Ibid., p. 166, n. 2 (trad. p. 71).
29 LW II, p. 281, n. 52 (trad. B runner , Seghers, p. 153).
30 LW I, p. 166-167, n. 3 (trad. Cerf, vol. 1, p. 73).

86

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

31 Id., n. 4.
32 Id., n. 9.
33 Id.,n. 15.
34 Voir F. P feiffer (d.), Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts. Vol. 2 : Meister
Eckhart, Leipzig, 1857 (Aalen, Scientia, 1991), p. 618-619. Les sept degrs de la vie
contemplative , dans M a tre E ckhart , La divine consolation, trad. W . W ackernagel, Paris,
Payot et Rivages, 2004, p. 107-111.
35 Sermon 86, DW III, p. 482-483 (trad. W.W.). Voir A n c . 3, p. 172-173.
36 Id., D W ill, p. 485 (trad. W.W.). Voir A n c . 3, p. 172-174.
37 Sermon 10, DWI, p. 165 (trad. W.W.). Voir A n c . 1, p. 109.
38 Rede der Underscheidunge, DWV, p. 290, 5-291, 2. Eckhart utilise tantt du et
tantt der mensche . Ici, nous avons toujours traduit par tu , pour souligner le caractre
personnel de lexprience nonce dans ce passage.
39 II y aurait peut-tre ici ime analogie avec Mimir , la source de la sagesse o le Pre
de toutes choses (lfathir) aurait dpos son il (les avis divergent quant savoir lequel). Voir
notamment la strophe 28 du pome eddique de la Voluspa, et le chapitre 14 du Gylfagiming.
40 Sermon 9, DWI, p. 156 (trad. A n c . 1, p. 104).
41 Flos in pictura non estflos, immofigura ; Qui pingitflorem, non pingitfloris odorem. Voir
Carmina Burana, n 186, B . B ischoff , W. M eyer , A. H ilka et O. S chumann (d.), Heidelberg,
Carl Winter, 1970.
42 A ng elus S ilesius , op. cit., II, 9, p. 73.
43 Voir Predigt 1, DW I, p. 12, 9-12 : Swenne dirre tempel alsus ledic wirt von alien
hindernissen, daz ist eigenschaft und unbekantheit, s blicket er als schne und liuhtet also
luter und klr iiber allez, daz got geschaffen ht, und durch allez, daz got geschaffen ht, daz
im nieman widerschinen mac dan der ungeschaffene got aleine .

M taphysique et m ystique du Verbe


chez M atre Eckhart
Pierre G ir e

La lecture attentive des textes disponibles de Matre Eckhart rvle, dans la


profondeur hermneutique de 1uvre, l unit d une pense tourne vers 1intelligibilit
de lunion essentielle du Crateur et de la crature. Pntrer dans lexprience de cette
union exige la convocation des trois dimensions fondamentales de la recherche de
Matre Eckhart : la thologie, la mtaphysique et la mystique.
Ces dimensions, distinctes sur le plan de l criture, restent unies dans lexprience
du Dieu vivant, savoir celle de l inscription de la vie humaine dans la Vie absolue
de Dieu.
La thologie reprsente lhorizon thorique labor de la tradition chrtienne
dans la thmatisation des Mystres fondamentaux du christianisme. La mtaphysique
offre lespace spculatif d une problmatisation de la question de lAbsolu partir
dune rflexion sur les transcendantaux. La mystique signifie le mouvement de
lunion absolue de la crature et de Dieu dans lunit du fond de lme et du Fond
sans fond de la Dit. Chaque dimension, sans cesser de requrir les autres, dploie
son propre langage au cur d une exprience spirituelle essentielle dont le Verbe
incarn demeure le vritable mdiateur . Dans cette perspective, nous voudrions
insister sur trois moments logiques d un mme mouvement de pense : les axes
fondamentaux de la mtaphysique du Verbe ; le Verbe et le destin de la cration ; le
Verbe mdiateur de la perce de lme en Dieu.

1. Les axes fondamentaux de la mtaphysique du Verbe


A. L Etre de Dieu ou la Rvlation de l Exode
Dans certains textes latins dont nous savons aujourdhui limportance thorique
au sein de luvre elle-mme (le Prologue gnral de l uvre des propositions,
le Commentaire du livre de l Exode, le Commentaire du livre de la Gense, le

88

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Commentaire de l Evangile de Jean de l' uvre des expositions), Matre Eckhart


pense D ieu en rfrence la mtaphysique de lEtre '. Certes cette perspective nest
pas exempte de la prsence des thses mtaphysiques dveloppes dans lEcole
dominicaine par Thomas d Aquin. Il s agit l des thses relatives la conception de
Dieu comme Acte pur o se recouvrent lessence et lexistence, la diffrence entre
lEtre et l tant, la position privilgie de lintellect dans la notique thologique
et aux langages appliqus lEtre divin. Sans doute est-ce dans le Commentaire
du livre de l Exode que le M atre rhnan rvle son originalit spculative quant
linterprtation mtaphysique de la parole rvle : Ego sum qui sum (Exode 3,14) 2.
Son commentaire de la Rvlation faite Mose envisage la nomination divine sous
le mode d une ontognie fondamentale dont la formule noplatonicienne extraite
du Livre des XXIVphilosophes indique lorientation d intelligibilit 3. La formule
cite explicitement suggre le trac ontologique d une Vie primordiale ou dun Agir
fondamental auto-constitutif tirant de son propre fond sa gnrosit principielle.
Dans cette Vie originelle de lAbsolu se distinguent des oprations essentielles
dsignes par une terminologie latine approprie : mansio (la profondeur infinie de
lEtre divin demeurant en lui-mme), bullitio (la puissance absolue de fcondit
cratrice), reflexio ou conversio (le mouvement de rflexivit unificateur de soi 4).
Ces trois oprations rvlent le mouvement infini d auto-position de lEtre divin dont
la substance reste immanente sa manifestation. A partir de ce dynamisme divin
fondamental mis en perspective par la monade noplatonicienne, Matre Eckhart
pense l manation des Personnes trinitaires et la gense de la cration (emanatio
personarum , pr via creationis). Le Commentaire de l Evangile de Jean ne contredit
pas lapplication la Trinit de cette extraordinaire ontognie de la Nature
divine perue dans le schmatisme ternaire de la monade 5. Cette comprhension
mtaphysique de lEtre divin fait apparatre lhorizon ontologique du Verbe.
Le dynamisme de la Nature divine inclut la gnration temelle du Verbe en Dieu
dans la mesure o sintellectualise lEtre absolu rflchissant sur lui-mme sa propre
Vie.

B. La gnration intellectuelle du Verbe


M atre Eckhart pense la naissance divine du Verbe comme un engendrement
intellectuel. Certes l activit de la pense humaine permet, en son exprience et
par analogie, d clairer cette gnration absolue. Dans lvnement de la pense
sunissent, de manire indfectible, la puissance de lintelligence, lactivit de celle-ci
en son intentionnalit et la dtermination de lopration intellectuelle (le corrlat de
lintentionnalit). Projete en Dieu, lpreuve humaine du penser est indicatrice de
ce procs d engendrement - transcendant la gnration naturelle lie au rappel de
limperfection de la matire - qui maintient Pinsparabilit de lIntellect divin et du
Verbe intrieur identifi la Forme intelligible du Principe absolu 6.
Le Commentaire de l Evangile de Jean voque le dynamisme notique de Dieu
comme Principe absolu en rfrence la thse noplatonicienne de la causalit
essentielle 7 applique lIntellect divin gnrant de lui-mme son propre effet
intrieur 8. Par la spontanit de sa pense, Dieu objective en lui-mme son Image
absolue ; ainsi nat son Verbe dont lengendrement dans lAbsolu prsuppose

MTAPHYSIQUE ET MYSTIQUE DU VERBE

89

lintellectualisation de lEtre divin, la fcondit notique immdiate de lIntellect


de Dieu et la conversion actuelle de l Essence divine en Forme intelligible au sein
de lactivit intellectuelle temelle. Engendr dans le Principe absolu, le Verbe
soffre comme lobjectivation de lEssence divine. Dans cette perspective sinscrit
la thmatique de limage qui revt une dimension mtaphysique, transcendant sa
signification cognitive lintrieur de la notique aristotlicienne. Au niveau de la
ralit divine, le Verbe est identifi limage de Dieu, ce qui exige, dans lpistmologie
chrtienne, quil y ait identit de nature entre limage et son prototype, quoique soit
maintenue une prsance logique de celui-ci sur celle-l. Nous ne sommes pas dans
le rgime de la cration. Ici la seule causalit effective a la forme de lunivocit en
laquelle la gnration se donne comme une manation, ce qui explique linsistance de
Matre Eckhart sur lidentit, dans la divinit, entre le Verbe et le Principe absolu 9.
En langage thologique interviennent, sur cette question, les concepts de nature et de
Personne comme le suggre le sermon Intravit lesus in templum : Q uest-il donc ?
Il est le Verbe du Pre. Dans ce mme Verbe, le Pre s exprime lui-mme et toute la
nature divine, et tout ce que Dieu est et tel quil le connat, et il le connat tel quil est.
Et comme il est parfait dans sa connaissance et dans sa puissance, il est parfait aussi
dans sa parole. En exprimant le Verbe, il sexprime lui-mme et toutes choses dans
ime autre Personne ; il lui donne la mme nature quil a lui-mme, et il exprime dans
le mme Verbe tous les esprits dous d intellect, semblables ce mme Verbe selon
limage, dans la mesure o celle-ci demeure lintrieur, non pas cependant semblable
de toute manire ce mme Verbe, selon quelle se rpand au dehors, chaque image
ayant son tre propre, mais les images ont reu la possibilit d obtenir par la grce une
similitude avec ce mme Verbe. Et ce mme Verbe, tel quil est en lui-mme, le Pre
la totalement exprim : le Verbe, et tout ce qui est dans le Verbe 10.
Le mme dynamisme divin tablit le Pre dans sa puissance opratrice et le Fils
dans sa fonction rvlatrice. En tant quil est le Verbe-Image absolu du Pre (Principe
absolu), le Fils, en sa Personne, se donne comme la rvlation de la vrit de Dieu, ce
quindique le sermon Gaudete in domino, iterum gaudete : Q uest-ce que la vrit ?
Seul le Fils est la vrit, non pas le Pre ni lEsprit-Saint, sinon quils sont une seule
vrit dans leur essence... La rvlation, c est la vrit. Le Fils seul est donc la vrit.
Tout ce que le Pre possde et peut raliser, il lexprime totalement dans son Fils.
Cette rvlation et cette opration, telle est la vrit
Insparable de la spculation mtaphysique sur la causalit essentielle de
lIntellect (produisant en lui-mme sa propre pense) au niveau de lAbsolu, le
langage thologique de la Nature divine et de la Procession interne des Personnes
permet d identifier le Verbe la vrit de Dieu. Parce quil est le Verbe de Dieu,
Origine radicale de toute existence, le Verbe porte en lui la vrit de la cration.

2. Le Verbe et le destin de la cration


A. La thse de la prexistence
Le Commentaire de l Evangile de Jean implique une interprtation mtaphysique
du Prologue de Jean. Nous savons que dans la Tradition chrtienne mdivale, sous
linspiration des traits connus sur la Trinit, coexistaient plusieurs lectures de ce
texte vanglique extraordinaire :

90

a)

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

une premire lecture classique (sine ipso nihil factum est quod factum est)
rappelant luniversalit de la puissance divine en sa causalit absolue,

b) une deuxime lecture insistant sur la vie originelle de toutes choses en Dieu sous
la modalit des causes primordiales (quodfactum est in ipso, vita erat),
c)

une troisime lecture oriente vers l tre, le statut et le dynamisme du Verbe


en lequel sont pr-conues toutes les cratures sous la forme deleurs ides
principielles (quodfactum est, in ipso vita erat 12).

Aux yeux de Matre Eckhart qui soutient cette dernire lecture, le Verbe, Logos
divin, constitue le dynamisme a priori d existence et d intelligibilit des cratures
prexistant en lui sous le mode de leurs principes.
Le Verbe est la Raison absolue, savoir la loi de gnration de toute forme
(Forme des formes 13). Sans doute y a-t-il l une lointaine rminiscence de la thorie
platonicienne des Ides rinterprte dans le noplatonisme chrtien connu du Matre
rhnan. Ainsi la gense de la cration a son enracinement mtaphysique dans lhorizon
ultime de la Trinit par la mdiation essentielle du Verbe. En celui-ci toute crature a
son tre temel (sa vie transcendantale) qui inscrit dans son immanence mondaine son
vritable principe de transcendance 14. Ainsi il devient possible d envisager le statut
mtaphysique de la crature partir de ses diffrentes positions dans ltre :
a)

son ide principielle dans le Verbe,

b)

sa contingence mondaine dans lespace et le temps,

c)

sa potentialit d assomption en Dieu.

La cration extriorise s offre alors comme la projection spatio-temporelle,


dans la matire du monde, de sa pr-conception dans le Verbe divin. Sans doute,
est-ce dans cette perspective que doit tre comprise la problmatique des causes
secondes. Celles-ci, chez le Matre dominicain, n ont pas, sur le plan ontologique,
la puissance constitutive que leur reconnaissent d autres systmes de pense de la
priode mdivale ; ici elles dterminent des modalits d existence dans la position
de ltant sur lhorizon de la cration spatio-temporelle. En consquence, se trouve
renforce la causalit de la Cause premire dont le langage de lanalogie dattribution
(extrinsque) traduit la signification, de manire privilgie eu gard dautres
logiques linguistiques. Sur lhorizon mtaphysique de la prexistence est tablie la
rfrence de la crature humaine lEssence divine ; la cration de lhomme
limage et la ressemblance de Dieu signifie, au regard de Matre Eckhart, sa
procession ontologique partir de Dieu lui-mme (nullement en raison de telle ou
telle proprit divine 15).

B.

L incarnation du Verbe

Sans doute devrions-nous commencer par voquer les trois naissances du Verbe,
thme rcurrent dans la mystique rhnane :
a)

la gnration temelle du Verbe en Dieu,

b)

la venue historique du Verbe dans le monde,

c)

la naissance spirituelle du Verbe au plus profond de lme 16.

MTAPHYSIQUE ET MYSTIQUE DU VERBE

91

La premire sorigine la problmatique de la procession trinitaire dans la


Divinit, interprte par Matre Eckhart la lumire du paradigme de la gnration
intellectuelle. La deuxime se rfre au procs de lincarnation du Verbe divin venant
dans son bien propre et revtant la nature humaine. La troisime dsigne la
prsence et lactivit du Verbe dans lme, auquel celle-ci se conforme et prte son
humanit. Ainsi leffectivit spatio-temporelle de lIncarnation reprsente seulement
une dimension de la vie transcendantale du Verbe.
Dans son Commentaire de l Evangile de Jean, Matre Eckhart dveloppe, en
quelques pages, sa problmatique tout autant philosophique que thologique de
lIncarnation, reprise de manire spirituelle dans ses Traits et Sermons. Rfr
mtaphysiquement au Dieu-Trinit, le Verbe se fait chair , alors quen lui
prexistent toutes les cratures sous le mode de leurs ides principielles, autant dire
quen lui, lhumanit en sa vrit absolue (du point de vue de Dieu) demeure jamais
prsente en son accomplissement ultime. Il se fait chair par la Grce de Dieu,
nullement par ncessit, et revt la nature humaine 17.
Faut-il rappeler incidemment que la Grce de lIncarnation n est quune
forme d expression de lunique Grce divine, galement relative la cration
et linhabitation ! LIncarnation, en son procs divin, saisit ltre humain et,
par celui-ci, la cration elle-mme, parce que l homme est labrg du cosmos
(paralllisme philosophique entre le microcosme et le macrocosme) quil ennoblit
dans sa spiritualit, ce qui implique la double nature du Verbe : divine et humaine en
la Personne du Christ, ainsi que lvoque le sermon Qui sequitur iustitiam diligetur
a Domino : Notre Seigneur Jsus-Christ est un Fils unique du Pre et lui seul
est homme et Dieu. Il n y a donc quun Fils en un tre, et c est ltre divin 18.
Lhomognit ontologique du Pre et du Fils fonde lunion hypostatique du Fils et
de la nature humaine du fait mme que le Verbe est engendr en Dieu et que lhomme
tient de cette gnration son essence mme.
Incarn au cur du monde, le Christ sapproprie la ralit de ltre humain en son
me et son corps, comme le suggre le Trait du dtachement : Lorsque le Christ se
fit homme, il ne revtit pas seulement un homme, il revtit la nature humaine. C est
pourquoi dpouille-toi de toutes choses, il restera seulement ce que le Christ revtit
et ainsi tu seras revtu du Christ l9. C est le propre de lhumain que le Christ saisit
en lui-mme par son incarnation, autant dire, au-del de toute crature singulire,
ce qui, dans lhumanit, demeure tout autant structurant quuniversel. Cette position
thologique inclut une anthropologie philosophique qui reste classique dans lesprit
du Moyen Age et sur laquelle il n y a pas lieu d insister 20. Ainsi laccent spculatif du
Matre rhnan reste plac sur lessence de lhomme (nullement sur les contingences
individuelles de lexistence) dont le Verbe incarn est la signification mtaphysique,
comme lvoque le sermon In diebus suis placuit Deo : Entre le Fils unique et lme,
il ny a pas de distinction 21.

C. L adoption de l homme et la rintgration de la cration


Lincarnation du Verbe dans le Christ concerne la totalit de la cration dans la
mesure o dans le Verbe prexistent toutes les cratures sous la forme de leurs ides
principielles et du fait mme que lhomme saisi par le Verbe est labrg du monde.

92

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Aussi M atre Eckhart insiste-t-il sur la venue du Verbe dans son domaine (m
propria venit) caractris par les ralits qui constituent la maison de Dieu ,
savoir ltre (ou ltant), lun, le vrai, le bien 22. De ce point de vue, en correction du
mouvement de sparation vis--vis de la Nature divine (parfois assimil une chute
eu gard au Principe absolu), la visitation du Verbe incarn interdit tout abandon de
la cration elle-mme. Car en elle, le Verbe ne cesse d tre luvre ; mieux, il
accomplit son assomption en Dieu. Dans le Verbe incarn, la cration a son destin
ontologique et reoit son ennoblissement mtaphysique dont la vie temelle demeure
le schme thologique fondamental.
Sur lhorizon de la cration accueillant le Verbe divin, la logique de lIncarnation
fonde la ralit et la vrit de ladoption de lhomme dans la Vie absolue de Dieu.
Dans cette perspective, M atre Eckhart insiste sur lunicit de la Vie divine qui porte
tout tre vivant. Dieu seul est Vie 23. En cette Vie qui est celle du Verbe incarn, autant
dire du Fils Unique, lhomme est tabli comme le fils par grce. Il est fils dans le Fils
au cur de cette Vie que le Fils rvle dans le monde o il advient 24. Ici ladoption
a le sens d un engendrement divin de lhomme mme d prouver sa propre filiation
surnaturelle, ainsi que parat le suggrer le sermon Iusti vivent in temum : Le Pre
engendre sans cesse son Fils et je dis plus encore : il m engendre en tant que son Fils
et le mme Fils... Mon pre selon la chair n est pas proprement parler mon pre,
mais seulement par une petite parcelle de sa nature et je suis spar de lui ; il peut tre
mort et moi vivant. C est pourquoi le Pre cleste est vritablement mon pre, car je
suis son fils et j ai de lui tout ce que j ai et je suis le mme Fils et non un autre 25.
LIncarnation soffre comme le dynamisme d ennoblissement de lhomme ; en ce
sens, elle rvle, dans le propre de lhumain, la signification ultime de la cration. En
dfinitive, il n est quune Vie, celle de Dieu en laquelle tout homme se reoit vivant
pour lternit. Entre le Verbe incarn et ltre humain, la confusion ontologique
demeure impossible parce que c est dans le Verbe que se rvle la Vie absolue de
Dieu ; et c est encore le Christ, comme Verbe incarn, qui manifeste, dans lespace
et le temps du monde, la vraie Vie de l homme, irrductible lhorizon du cosmos.
Aussi lhomme ne se comprend en vrit (en son essence) qu partir de Dieu mme,
dans la continuit de la Vie absolue exprime par le Christ. Ladoption nest donc pas
ime nouvelle cration (ce qui dnaturerait laction divine), mais elle a le sens dun
accomplissement intgral de lhomme dans cette Vie que lIncarnation du Verbe fait
paratre.

3.

Le Verbe mdiateur 26 de la perce de lme en Dieu

A. Le Verbe et l me
Dans les textes spirituels de Matre Eckhart (plus fortement que dans les
commentaires latins), il est une insistance sur l immanence du Verbe dans lme
humaine. Sans doute cette prsence, toujours active, dont la thse des missions
divines traduit la fcondit, pourrait-elle se comprendre en rfrence la doctrine
de la prexistence, lide d une connaturalit spirituelle entre lactivit du Verbe et
celle de lme, et au procs de lIncarnation intgrant la nature humaine. Linsistance
eckhartienne sur cette immanence exclut toute allusion la possibilit d une origine
naturelle de l me 27. En effet, lme se situe au maximum de la ressemblance entre la

MTAPHYSIQUE ET MYSTIQUE DU VERBE

93

crature et le Verbe, sachant que celui-ci est la Forme gnratrice des formes, lieu
mtaphysique d engendrement la forme. Lme soffre comme la forme de lhomme
dans cet a priori d existence et d intelligibilit de la cration, que constitue le Verbe
en tant quil demeure lexpression immdiate de lIntellect divin. En tant quelle est
forme, elle est inscrite dans le Verbe qui lui est prsent selon la limitation de son
dynamisme (du seul fait qu elle est forme engendre). En elle-mme, elle exprime la
causalit du Verbe par le pouvoir qui lui est propre.
Sur cet arrire-fond mtaphysique (non dli de rfrences aux spculations des
philosophies arabes sur la procession le flux des intellects et la conception de
lIntellect divin comme Principe du dynamisme des intellects drivs), se dveloppe
dans lcriture eckhartienne la profonde thmatique de linhabitation du Verbe dans
lme, sachant alors que le rapport entre le Verbe et l me se trouve ici envisag du
point de vue de lme tout autant que du point de vue du Verbe.
Le sermon In hoc apparuit caritas D ei voque cette perspective : Aussi
vritablement que, dans sa nature simple, le Pre engendre naturellement son Fils,
aussi vritablement il l engendre dans le plus intime de lesprit et c est l le monde
intrieur. Ici le fond de Dieu est mon fond, et mon fond est le fond de Dieu 2S. Certes
il ne sagit pas d interprter cet engendrement comme la gnration ontologique du
Verbe partir de lme elle-mme. Une telle lecture reviendrait mconnatre la
continuit de la Vie absolue de Dieu. Mais il sagit plutt d une gnration spirituelle
du Verbe en lme, comprendre dans le sens d un don actuel qui lui est toujours
offert par Dieu dans la Personne du Pre. Sans doute y a-t-il dans cette thmatique
la mise en exergue d un aspect matriciel de lme (passer de la condition de vierge
la condition de femme-mre) laquelle il appartient de prter au Verbe son propre
dynamisme spirituel.
Limmanence du Verbe dans lme (en rfrence notamment au Verbe comme
Forme gnratrice et la logique de l Incarnation) rend possible pour celle-ci
lexprience actuelle de la vie temelle, ce qui appelle un processus de configuration
au Christ lui-mme en tout tre humain, ainsi que lenvisage le sermon Iustus in
perpetuum vivet : Saint Paul dit : Nous sommes ternellement lus dans le Fils .
Cest pourquoi nous ne devons jam ais avoir de repos avant de devenir ce que nous
avons t ternellement en lui, car le Pre presse et poursuit, afin que nous naissions
dans le Fils et devenions ce quest le Fils 29.
B. La conformit au Christ
La conformit de lme au Christ requiert la connaissance de celui-ci, venu
dans le monde chez les siens. A ce niveau lEcriture, transmise et explique par
lEglise, sinsre dans le dynamisme de la vie mystique. Le Christ des Evangiles
chez Matre Eckhart reste celui qui, indissociablement, fonde, ralise et rvle la
vrit de laccomplissement ontologique de lhomme, comme le laisse entrevoir le
sermon Beatus venter, qui te portavit : Le Christ, Notre-Seigneur, est seul notre fin
que nous devons suivre, notre but au-dessous duquel nous devons demeurer et auquel
nous devons tre unis, semblables tout son honneur, ainsi quune telle union nous
sied 30.

94

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Se conformer au Christ des Evangiles revient, pour lhomme, retrouver son tre
en Dieu. Autant dire quici les Evangiles constituent la vritable pdagogie en faveur
d une prise de conscience de la vrit de la vie humaine, parce quils montrent le Verbe
incarn saisissant en lui-mme la totalit de lexistence humaine du point de vue de
Dieu. En somme se reconnatre en sa vritable essence quivaut se rendre conforme
au Fils unique qui a revtu la nature humaine dans la perspective mtaphysique
rappele par le sermon Hc est vita tem a : Le Verbe temel n assuma pas cet
homme-ci ni cet homme-l, mais il assuma une nature humaine libre, indivise, qui
tait simple, sans trait particulier, car la forme simple de lhumanit est sans figure.
Et c est pourquoi, lorsque la nature humaine fut assume par le Verbe temel,
simplement, sans figure particulire, limage du Pre q uest le Fils temel est devenue
la figure de la nature humaine... Et ainsi si vous devez tre un seul Fils, il faut que vous
soyez dtachs et spars de tout ce qui introduit en vous une diffrence 31.
Linterprtation de lidentification de lme au Christ intgre une thorie de
limage 32; ainsi le Verbe est Image de Dieu (Pre), lhomme est image du Verbe,
sachant que limage n est telle que par son rapport au prototype quelle exprime en
elle-mme. Cette thorie de limage soutient la thse de limitation spirituelle du
Christ et la pratique d une dsimagination de soi comme un exercice de dtachement
soutenu par la prsence de lEsprit-Saint.
Limitation du Christ a la signification, pour lme, d tre image dans lImage,
ce qui exige un dynamisme du dtachement exerc vis--vis non seulement du
monde et de la temporalit, mais aussi de soi-mme. Le sermon In diebus suis placuit
Deo insiste sur cette exigence : Or lhomme doit vivre de telle sorte quil soit un
avec le Fils unique et quil soit le Fils unique 33. Le mouvement du dtachement
(iabgescheidenheit) convoque lactivit de lme saisissant le corps (action extrieure
et intrieure) dans ses puissances fondamentales (mmoire, volont/amour, intellect)
en donnant l intellect (tte de lme) une position spcifique en raison de sa capacit
d abstraction et, partant, d affranchissement.
Lintellect, en effet, envisag dans sa montologie propre, soffre comme
puissance de dnudation tout autant dans la connaissance (recherche de lide
principielle) que dans lexistence (recherche de la vrit ultime de la vie humaine dans
la continuit de la Vie absolue de Dieu). Sur son pouvoir de dpouillement sappuie
le processus de dtachement exprim comme ime conversion essentielle, chez ltre
humain, de lexistence (avec la multiplicit de ses contingences) vers lessence (la
nature humaine) et de celle-ci vers le Verbe incam, ainsi que semble le suggrer le
sermon Quasi stella matutina : Lintellect opre sans cesse vers lintrieur. Plus
une chose est subtile et spirituelle, plus elle opre fortement vers lintrieur, et plus
lintellect est fort et subtil, plus ce quil connat s unit lui et devient un avec lui...
La batitude de Dieu rside dans lopration vers lintrieur de lintellect o rside
le Verbe. Lme doit tre l un adverbe et oprer une seule uvre avec Dieu,
afin de puiser sa batitude dans la connaissance qui plane en elle-mme... 34. La
conversion que met en uvre le dtachement a sa vrit dans lidentification de lme
au Christ, comme elle est indique dans le Trait du dtachement : Et sache-le :
lorsque le Christ se fit homme, il ne revtit pas seulement un homme, il revtit la

MTAPHYSIQUE ET MYSTIQUE DU VERBE

95

nature humaine. C est pourquoi : dpouille-toi de toutes choses il restera seulement ce


que le Christ revtit, et ainsi tu seras revtu du Christ 35.

C. Le chemin de l me en Dieu
Appuye, au plan existentiel, sur la puissance de ngativit de lintellect (actif
dans la connaissance comme dans lexistence), l identification de lme au Verbe
incarn (voir les thmes de la naissance du Verbe dans lme et de limitation du
Christ) prend sa vritable radicalit mystique dans lopration de la perce en retour
(idurchbruch). Celle-ci senvisage tout autant du point de vue de Dieu que de celui de
lme elle-mme.
Sur le plan de la Divinit, il y a distinction chez Matre Eckhart entre Dieu (Got,
Deus) et la Dit (Gotheit, Deitas). Sans doute cette distinction a-t-elle son trac
spculatif dans les textes de Grgoire de Nysse, d Augustin, de Denys lAropagite,
de lEcole de Chartres, sachant que la mtaphysique de lUn des noplatoniciens
nest nullement trangre cette thmatique. Dans la spculation eckhartienne, sous
le nom de Dieu est voque la Trinit de la Rvlation chrtienne dont la Tradition
a tent de penser (voir les traits sur la Trinit) la dialectique entre la substance et la
relation en rfrence la ralit des Personnes. C est en continuit avec Dieu-Trinit
que doivent tre compris les grands M ystres du christianisme. Quant la Dit,
elle dsigne lOrigine de la diffusion des Personnes, savoir la Nature divine dans
sa profondeur infinie, essentielle, irrductible toute possibilit d appropriation
(impossibilit de lobjectivation par la nomination 36). A ce niveau se dveloppe
le langage eckhartien du Fond sans fond (grunt) indiquant labme (abgrunt) de la
Divinit (Nant incr), comme lImpossible absolu de toute procdure de rduction,
ainsi que semble le suggrer le sermon Surrexit autem Saulus de terra : Il me semble
que ce petit mot (nant, nihil, niht) a quatre significations. Lune d elles est : quand il
se releva de terre, les yeux ouverts, il vit le nant et ce nant tait Dieu, car lorsquil
vit Dieu, il le nomme un N ant... 37. Probablement sommes-nous ici en cart avec
le Nant de transcendance de la thologie ngative, encore dtermin par sa richesse
dtre ineffable, dans une mtaphysique montologique qui sefforce de penser
lindisponibilit absolue de la Divinit contestant radicalement toute possibilit de
figuration (positive ou ngative).
Au plan de Pme, la perce en retour, par del toute vocation d une quelconque
performance spirituelle, se prsente comme un ptir-Dieu qui exige simultanment
une dsappropriation de soi (la pauvret essentielle), un abandon de tout ancrage en ce
monde et un enracinement en Dieu la manire d une habitation fondamentale (dans
la Contre des Contres). Seul le Verbe incarn demeure le chemin de vrit pour
lentre dans la Dit, parce quil procde de cette Origine radicale dont la Trinit est
lauthentique rvlation, ainsi que le laisse percevoir le sermon Gott ist diu minne,
und der inder minne wonet : Etant selon mon humanit, de la mme nature que le
Christ, je suis uni son tre personnel de telle sorte que je suis par grce dans ltre
personnel un avec lui, et mme cet tre personnel lui-mme. Comme Dieu (le Christ)
demeure ternellement dans le fond du Pre, et q u eje suis en lui comme un seul fond
et le mme Christ, porteur de mon humanit, celle-ci est aussi bien moi qu lui dans

96

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

lunique substance de ltre temel, en sorte que ltre de lme aussi bien que celui
du corps sont parfaits en un Christ : un Dieu, un Fils 38.
Il y a, dans la perce en retour, ime exprience mystique du mourir (les
trois morts de lme) pour renatre la Vie essentielle o lme sprouve dans son
appartenance principielle, dans la Possibilit de toute possibilit. Par cette opration
surnaturelle saccomplit un triple passage existentiel, thologique et mtaphysique:
de lindividualit empirique la nature humaine, de la nature humaine au Verbe
incarn, du Verbe incam la Nature divine (le Fond sans fond de la Dit), ce
quinvite penser le somptueux pome Granum sinapis : O mon me, sors ! Dieu,
entre ! Sombre tout mon tre en Dieu qui est non-tre, sombre en ce fleuve sans
fond ! 39. Demeurer dans le Fond de Dieu, c est prouver la Grce vritable, celle
du sans pourquoi de Dieu dont lEtre est de donner ltre au-del de toute raison.
Dans labme de la profondeur divine (sans fond, sans forme, sans nom) pens en
rfrence l Un-pur du noplatonisme, lme, en son propre fond, fait lexprience
de la Vie tem elle qui saisit et transfigure la temporalit ; Un avec lUn, un de lUn,
un dans lUn et, dans lUn, un ternellement , ainsi sachve le sermon De l homme
noble 40. De cette union essentielle dont la mystique reste lblouissant tmoignage
vivant, le Verbe incam est le chemin vritable. Il sofifre comme la Voie par laquelle
lme prouve ternellement sa diformit , ainsi que le laisse entrevoir le sermon
Renovamini... spiritu mentis vestr : Je dis davantage : Dieu doit absolument
devenir moi, et moi absolument devenir Dieu, si totalement un que ce lui et ce
moi deviennent et soient un est , et oprent ternellement une (seule) uvre,
dans ltre-Lui car ce lui et ce moi , Dieu et lme, sont trs fconds 41.
3.

C onclusion

En conclusion de cette tude sur la thmatique du Verbe chez Matre Eckhart,


nous retenons quelques propositions synthtiques :
-

l uvre eckhartienne rfre, en sa double dimension (commentaires latins et


textes spirituels en moyen haut-allemand pour la plupart d entre eux), lEcriture
du christianisme, dveloppe une authentique mtaphysique du Verbe sur lhorizon
ontologique de la Divinit,

le Verbe divin portant le destin ontologique de la cration se rvle dans le


Christ en qui lhomme prouve linfinie profondeur de sa filiation surnaturelle
irrductible au monde cr,

ici, il n est quune seule Vie, savoir la Vie absolue de Dieu ; en cette Vie
temelle, lme reconnat sa propre divinisation.

Ainsi lexprience mystique se donne comme la rvlation, par lpreuve


mtaphysique de lincamation du Verbe, de la vrit ultime de la vie humaine.
Notes
1
M eister E ckhart , Die deutschen und lateinischen Werke, d. Deutsche Forschungsgemeinschaft, Stuttgart, Kohlhammer, 1937 ; L uvre latine de Matre Eckhart. 1. Commentaire
du livre de la Gense prcd des Prologues. Texte latin, introduction, traduction et notes par

MTAPHYSIQUE ET MYSTIQUE DU VERBE

97

F. B runner, A. de L ib era, E. W eber e t E. Zum B ru n n , Paris, C erf, 1984 ; 6, Commentaire sur


le Prologue de Jean. Texte latin, avant-propos e t notes p a r A . de L ib era, E. W eber et E. Zum
Brunn, Paris, C erf, 1989. Voir Prologue gnral n 12 (LW 1) ; Commentaire du livre de
l'Exode n 21, n 102, n 105, n 168 ( L W 2) ; Commentaire du livre de la Gense, II, n 174
(LW 1). Commentaire de l Evangile de Jean n 164 (LW 3) ; ce sont l quelques rfrences
significatives de l identification eckhartienne d e D ieu e t de l Etre.
2 N ous nous perm ettons de re n v o y er le lecteur notre tude : P. G ire , Q uelques
perspectives de la m taphysique de M atre E ckhart en son criture latine , dans Revue des
Sciences religieuses, 73/3, 1999.
3 Le Livre des XXIVPhilosophes. T raduit d u latin, dit e t annot p a r F. H u d ry , G renoble,
Jrme M illn, 1989. Voir Monas monadem gignit - vel genuit et in se ipsum reflexit amorem
sive ardorem (prop. 1).
4 M a tre E c k h a rt, Commentaire du livre de l'Exode n 16 (LW 2) : ... rursus ipsius esse

quandam in se ipsum et super se ipsum reflexivam conversionem et in se ipso mansionem sive


fixionem ; adhuc autem quandam bullitionem sive parturitionem sui in se fervens et in ipso et in
se ipsum liquescens et bulliens, lux in luce et in lucem se toto se totum penetrans, et se toto per
super se totum conversum et reflexum undique... .
5 M a tre E c k h a rt, Commentaire de l Evangile de Jean n 164 (LW 3). Voir L uvre
latine de Matre Eckhart, op. cit. : ... Patet ergo quod in Deo, utpote causa prima et exemplari
omnis entis et entitatis, est pater, filius et amor procedens spiritus sanctus est hi tres unum
sunt : una substantia, unum esse, vivere et intelligere . A ntrieurem ent cette phrase,
Matre Eckhart cite la form ule noplatonicienne concernant la m onade q u il attribue H erm s
Trismgiste.
6 II y aurait intrt, su r ce point, se rep o rter aux thses aristotliciennes sur l intellect :
a) lidentit de l intellect et de l intelligible, b) la libert e t la pu ret de l intellect, c) la
transcendance de la vie intellectuelle dans l A b so lu divin ; v o ir Trait de l me, III, 4 e t 5.
Trad., notes et index p a r J. T ric o t, P aris, V rin, 1982 ; La Mtaphysique, t. II, livre X II. Trad,
nouv. et notes p a r J. T ric o t, P aris, V rin, 1948. M a tr e E c k h a rt, Commentaire de l Evangile de
Jean, n 4, n 6 (LW 3) ; Questions parisiennes n 2, 1 (LW 5) ; Matre Eckhart Paris. Une
critique mdivale de l ontothologie. Les Q uestions parisiennes n 1 et n 2 d 'Eckhart. E tudes,
textes et traductions par E. Zum B ru n n , Z. K a lu z a , A . de L ib e ra, P. V ignaux et E. W eber, Paris,
PUF, 1984 (Bibliothque de l'Ecole des Hautes Etudes, Sciences religieuses, 86).
7 Voir dans le prsent ouvrage l article de S. L aoureux , L e pli. A pproche du sens de
limmanence chez M atre E ckhart [en particu lier : L e concept de causalit essentielle : la
vie chez M atre Eckhart],
8 M a tre E c k h a rt, Commentaire de l'Evangile de Jean, n 31 (LW 3), v o ir L'uvre latine
de Matre Eckhart, op. cit. : E t propter hoc in intellectu non solum effectus suus in ipso est

verbum, sed est verbum et ratio, quod utrumque significat logos, ut dictum est... Vel apud ipsum,
quia semper actu inteiligit, et intelligendo gignit rationem ; et ipsa ratio, quam gignit ipsum
intelligere suum, est ipse deus ; deus erat verbum, et hoc erat in principio apud deum, quia
semper intellexit, semper filium genuit . L a thse de la causalit essentielle est prsente dans
les Elments de thologie de P ro c lu s , traduction, introduction et notes p a r J. T r o u illa r d , Paris,
Aubier-M ontaigne, 1965, propositions 18 et 174. Il s agit de la thse de l agir p a r son tre
mme applique l In tellect divin (thse dveloppe dans l Ecole de C ologne).
9 M a tre E c k h a r t, Commentaire de l'Evangile de Jean, n 25 (LW 3) ; v o ir L'uvre latine
de Matre Eckhart, op. cit. : Imago et exemplar cova sunt et hoc est quod hic dicitur, quod

verbum, imago, erat in principio apud deum -, ita ut nec exemplar sine imagine nec imago sine
exemplari possit intelligi, Loh.14 qui videt me, videt et patrem meum .

98

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

10 M atre E ckhart, Sermons. 3 tom es. In troduction e t traduction de J. A ncelet-H ustache,


Paris, Seuil, 1 9 7 4 -1 9 7 9 ,1 .1, Sermon 1 : Intravit Iesus in templum.
11 M atre E ckhart, Sermons, op. cit., t. II, Sermon 34 : Gaudete in domino, iterum
gaudete.
12 M atre E ckhart, Commentaire de l Evangile de Jean, n 13 (LW 3) ; voir L uvre
latine de Matre Eckhart, op. cit. : Ipse enim filius dei, verbum in principio, ratio est, ars
qudam piena omnium rationum viventium incommutabilium, et omnes unum in ea , ut
ait Augustinus De Trinitate 1, VI capitulo ultimo .
13 M atre E ckhart, Commentaire de l Evangile de Jean, n 12 (LW 3) ; voir Luvre
latine de Matre Eckhart, op. cit. : Et hoc est quod in De Causis dicitur : causa prima regit
res omnes prter quod commisceatur cum eis . Causa prima omnis rei ratio est, logos est,
verbum in principio .
14 M atre E ckhart, Commentaire du livre de la Gense, I, 6, n 77 (LW 1) ; voir L'uvre
latine de Matre Eckhart, op. cit. : Nota quod omnis creatura duplex habet esse. Unum in
causis suis originalibus, saltem in verbo dei ; et hoc est esse firmum et stabile... Aliud est esse
rerum extra in rerum natura, quod habent res in forma propria .
15 M atre E ckhart, Commentaire du livre de la Gense, n 15 (LW I) ; voir L'uvre latine
de Matre Eckhart, op. cit. : Hinc est quod homo procedit a deo in similitudinem divina
substanti , propter quod capax est sola intellectualis natura perfectionum substantialium
divin essenti... Et hoc est quod hic dicitur :faciamus hominem ad imaginem et similitudinem
nostram, non alicuius nostri... creavit deus hominem ad imaginem suam , non alicuius sui ;
ad imaginem dei , non alicuius in Deo . C e q u il im porte de rem arq u er ici reste la rfrence
de l hom m e la N ature divine ; certes n est p as d considre la relatio n de l tre humain
a u Verbe (centrale dans la p ense eckhartienne), m ais est rvle l E ssence divine comme
l horizon m taphysique ultim e de l hom m e lui-m m e.
16 Voir su r cette q uestion l article de M .-A . Vannier, N ouvelles perspectives sur la
naissance de D ieu dans l m e chez E ckhart .
17 M atre E ckhart , Commentaire de l Evangile de Jean, n 102 (LW 3) ; voir Luvre

latine de Matre Eckhart, op. cit. : Rursus docemur secundo in his verbis quomodo verbum
caro factum naturam hominis assumpsit gratia, scilicet mera, non ex meritis natura
quibuslibet prcedentibus... Adhuc autem posset dici : in propia venit, propria scilicet homini
et natur human. Assumpsit enim mortalitatem et possibilitatem, qu non deo, sed homini
sunt propria .
18 M atre E ckhart, Sermons, op. cit., t. II, Sermon 41, t. II, Sermon 41 : Qui sequitur
iustitiam, diligetur a Domino.
19 M atre E ckhart, Les Traits. Introduction et trad u ctio n de J. A ncelet-H ustache, Paris,
Seuil, 1971, IV. Trait du dtachement, p. 160-171. Se rep o rter galem ent M atre E ckhart,
Du dtachement et autres textes. T raduction et prsen tatio n p a r G . J arczyk e t P.-J. L abarrire,
P aris, P ayot-R ivages, 1995.
20 N ous n ous perm ettons de re nvoyer le lecteur notre tude : P. G ire , Ltre, le statut et
le dynam ism e de l m e dans la vie m ystique chez M atre E ckhart , dans Revue des Sciences
religieuses, 76/4, 2002, p. 467-481.
21 M atre E ckhart, Sermons, op. cit., 1.1, Sermon 10 : In diebus suis placuit Deo.
22 M atre E ckhart, Commentaire de l Evangile de Jean, n 97 (LW 3) ; voir uvre

latine de Matre Eckhart, op. cit. : Secundo sic exponatur : propria ista, in qu Deus venit,
sunt esse sive ens, unum, verum, bonum... Prdicta enim quattuor omnibus citra primum
hospites sunt et adven , domestica Deo ; M atre E ckhart, ibid., n 103 : Deas
ergo in hunc mundum veniens, creaturam assumens, factus homo, quasi de fastigio communis
venit in propria . Lincarnation du Verbe est le p ro cs d asso m p tio n de la cration en Dieu;

MTAPHYSIQUE ET MYSTIQUE DU VERBE

99

ce qui permet Matre Eckhart, la suite dAugustin, daffirmer que rien de ce qui est cr ne
demeure extrieur la prsence du Verbe et en dfinitive la Vie divine.
23 M atre E ckhart , Commentaire de l Evangile de Jean, n 62 (LW 3) ; voirL'uvre
latine de Matre Eckhart, op. cit. : Solus deus, utpotefinis ultimus et movens primum, vivit et
vita est .
24 M atre E ckhart , ibid., n 106 : Primo, quod fructus incarnationis Christi, filii dei,
primus est quod homo sit per gratiam adoptionis quod ipse est per naturam, secundum quod
hic dicitur: dedit eis potestatem filios dei fieri... . Nous savons quil sagit dune reprise
eckhartienne de la doctrine de la divinisation de lhomme, trs prsente dans la patristique
grecque. Au Moyen Age, Jean Scot Erigne inspir par Maxime le Confesseur, les Victorins et
ultrieurement Hugues de Saint-Cher et Thomas dAquin reviennent sur ce thme thologique
exaltant la noblesse de lhomme dans lIncarnation du Fils de Dieu par nature.
25 M atre E ckhart , Sermons, op. cit., 1.1, Sermon 6 : Iusti vivent in ternum ; chez Matre
Eckhart, le thme de ladoption-filiation est frquemment li lide de gnration du juste par
la Justice.
26 Voir dans ce volume larticle de J. B a c q , Le Verbe mdiateur chez Matre Eckhart .
27 M a tr e E c k h a r t , Commentaire du livre de la Gense, n 182 (LfV 1) ; voir L uvre
latine de Matre Eckhart, op. cit. : Notatur primo per hc verba quod spiritus vitee hominis
est ab extra, a deo scilicet, per creationem, non ex traduce .
28 M atre E ckhart , Sermons, op. cit., 1.1, Sermon 5b : In hoc apparuit caritas Dei.
29 M atre E ckhar t , Sermons, op. cit., t. II, Sermon 39 : Iustus in perpetuum vivet.
30 M atre E ckhart , Sermons, op. cit., t. II, Sermon 49 : Beatus venter, qui te portavit.
31 M atre E ckhart , Sermons, op. cit., t. II, Sermon 46 : Hc est vita tema.
32 Voir W. W ackernagel , Ymagine denudari. Ethique de l image et mtaphysique de
l'abstraction chez Matre Eckhart, Paris, Vrin, 1991 (Etudes de philosophie mdivale, 68).
Voir galement, dans ce volume, larticle de W. W ackernagel , Image et connaissance de soi
chez Matre Eckhart .
33 M atre E ckhart , Sermons, op. cit., t. I, Sermon 10 : In diebus suis placit Deo.
Voir E. Z um B runn et A . de L ibera , Matre Eckhart. Mtaphysique du Verbe et thologie
ngative, Paris, Beauchesne, 1984, p. 153 : LIncarnation est la fois la condition de possibilit
et le noyau rationnel de la Filiation de la crature. La nature humaine que le Verbe a assume en
sincarnant est cette mme nature qui, dtache de tout ce qui la particularise, reoit Dieu dans
la gnration. La nature humaine en moi est la mme nature humaine que dans le Christ .
34 M atre E ckhart , Sermons, op. cit., 1.1, Sermon 9 : Quasi stella matutina.
35 M atre E ckhart , Traits, op. cit. ; Trait du dtachement. La conformit au Christ ne va
pas chez Matre Eckhart sans la traverse de la souffrance, voir M atre E ckhart , Traits, op.
cit., Le livre de la consolation divine.
36 J. A ncelet -H ustache , Matre Eckhart et la mystique rhnane, Paris, Seuil, 1956 (coll.
Matres spirituels, 7) [rimpr., 1991],
37 M atre E ckhart , Sermons, op. cit. ; Sermon 71 : Surrexit autem Saulus de terra ;
voir R. S chrmann , Matre Eckhart ou la joie errante, Paris, Denol, 1972. Pour ime juste
comprhension de la problmatique du nant dans ses interprtations multiples au sein de la
pense occidentale, se reporter la contribution trs clairante de S. B reton , La pense du Rien,
Kampen, Editions Pharos, 1992. Sans jamais ngliger la culture de lOccident, tout en honorant
des courants de pense orientaux, lauteur construit une vritable matrice dintelligibilit de la
question du nant.
38 M atre E ckhart , Sermons, op. cit., t. III, Sermon 67 : Gott ist diu minne, undder inder
mime wonet.

100

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

39 E c k h a r t , Pome, suivi d un commentaire latin anonyme. Traduction et postface de


A. d e L ib e ra , Paris, Arfuyen, 1988. Voir galement M a t r e E c k h a r t , Les Traits et le Pome.
Traduction de G. J a r c z y k et P.-J. L a b a r r i r e , Paris, Albin Michel, 1996 (coll. Spiritualits
vivantes).
40 M a t r e E c k h a r t , Traits, op. cit. ; De l'homme noble. Dans la m m e perspective, se
r e p o rte r a u c l b re se rm o n c o n n u d e s le c te u rs d e M a tr e E c k h a rt, Beati pauperes spiritu, dans
M a t r e E c k h a r t , Sermons, op. cit., t. II ; Sermon 52 : Beati pauperes spiritu.
41 M a t r e E c k h a r t , Sermons, op. cit., t. III, Sermon 83 : Renovamini... spiritu mentis
vestr. Nous retrouvons ici, dans la thmatique de lunion essentielle, les thmes sous-jacents
de la diformit, de la participation, de lunit immdiate avec Dieu..., des thmes inspirs par
les textes dionysiens repris par Jean Scot Erigne, Albert le Grand et Thomas dAqu'n-

Le Verbe mdiateur chez Matre Eckhart


Ju lie n B acq

1. Lincarnation
(L)a ncessit du Mdiateur tient la fois la nature de Dieu et de lhomme.
En raison de sa dpendance totale vis--vis de Dieu, lhomme ne peut atteindre Dieu
par lui-mme ; en raison de sa transcendance, Dieu ne peut atteindre lhomme quen
descendant son niveau
La pense d Eckhart se dploie comme une pense de l union de lhomme
Dieu in via. Si cette union pose ime difficult d interprtation, c est justement
lorsquil sagit de prciser en quoi elle n est pas absolue. Malgr cela, le point de
dpart dEckhart est lopposition de ltre de Dieu et du nant de la crature. Entre
cette opposition initiale et lunion terminale, le Thuringien devra insrer deux
concepts fondamentaux, lun porte philosophique, lautre porte thologique,
en loccurrence lanalogie et lIncarnation. Lanalogie met tour tour en rapport
Dieu et la crature sur le mode de la plus grande dissimilitude puis de la plus grande
similitude, pour conclure en conservant distinctement ces deux rapports tout en y
ajoutant un troisime qui regroupe les deux premiers dans leur simultanit 2. Par
lintroduction de ce concept, vraisemblablement hrit de lanalogie d attribution de
saint Thomas, la crature et Dieu entrent en relation, selon ce que l on peut identifier
comme une similitude dissemblable , en rfrence lusage que faisait Pseudo
Denys de ce terme. Cependant, lanalogie ne fait qutablir un lien ontologique entre
toute crature et le Crateur 3, sorte de cordon ombilical indpendant de la volont de
la chose, et donc ne privilgiant pas les tres crs intellectuels.
Pour vritablement tablir une possibilit d ascension vers le crateur, autrement
dit pour que les cratures doues d intellect tirent parti de la liaison intime quelles
conservent avec leur Seigneur depuis leur sortie , il manque encore une mdiation
permettant de convertir la similitude dissemblable en union. La tche assigne aux

102

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

hommes est de mettre au jo u r cette liaison, de la faire passer de dissimule quelle


tait, patente 4, mais pour cela, ils ont besoin d un instructor 5. Par lanalogie, le
nant des cratures n tait plus oppos ltre de Dieu, mais spar de lui par un
abme ; c est grce lIncarnation que lhomme aura la possibilit d enjamber cet
abme.
Parce quil possde les deux natures, le Christ occupe une position intermdiaire
entre les deux extrmes purs . Ainsi se trouve interprt Jn 1, 14 : puisque le
Verbe s est fait chair et puisquil est dit en Ga, 4, Dieu a envoy son Fils, fait dune
femme , pour que nous recevions ladoption des fils de Dieu , il semble quil soit
juste d ajouter ceci : la Sagesse de Dieu a daign se faire chair, de telle faon que
lIncarnation elle-mme, se trouvant pour ainsi dire tenir le milieu entre la Procession
des Personnes divines et la production des cratures, comprenne la nature de lune et
de lautre 6.
Le Christ, Dieu fait homme, est de la sorte le parangon de lhomme divin ; il
constitue la promesse de la grce d adoption ou plutt le rappel de sa possibilit
toujours renouvele. Eckhart ne fait pas peu de cas de lIncarnation, contrairement
ce matre pour qui tout le genre humain se trouve lev et ennobli de ce
que Dieu sest fait homme 1. Ce pas que Dieu fait vers les hommes n est pas un
petit acte de charit sans consquence ; tout au contraire, il sadresse directement
et personnellement chaque homme, puisque :
(l)e premier fruit de lIncarnation du Christ, Fils de Dieu, cest que lhomme soit
par Grce dadoption ce quil est, lui, par nature 8.
Car il serait de peu de prix pour moi que le Verbe se ft fait chair pour lhomme
dans le Christ - en supposant quil soit spar de moi - sil ne stait pas aussi fait
chair en moi personnellement, afin que moi aussi je sois fils de Dieu. (...) Le Verbe
s'est fait chair, savoir dans le Christ premier engendr, et il a habit en nous, quand
nous sommes fils de Dieu par adoption. Aussi est-il dit plus bas, au chapitre seizime
(Jn 16, 22) Je vous verrai de nouveau, et votre cur se rjouira, et personne ne vous
ravira votre joie Car Dieu nous vit lorsquil fut fait homme pour nous dans le Christ,
et il nous voit de nouveau en nous adoptant pour fils et en habitant en nous comme le
pre dans ses fils. Cest ce que signifie : Le Verbe s'est fa it chair et il a habit parmi
nous 9.
Dieu sest rapproch de lhomme dans le sens d un abaissement ', tout en
exhaussant la nature humaine. Il ne sest pas simplement fait homme, il a assum
la nature humaine
Cette assomption de la nature humaine est capitale, car
elle permet de comprendre larticulation de la grce d incarnation et de la grce
d adoption. D emble, puisquelle porte sur la nature humaine, l Incarnation a une
porte universelle, elle n assuma pas Jsus de Nazareth, mais ce quen tant quhomme,
il partage avec tous les autres hommes. En effet, le Verbe temel n assuma pas un
homme ; c est pourquoi loigne-toi de ce qui est de lhomme en toi et de ce que tu es,
et assume-toi selon la nature humaine nue, ainsi tu es la mme chose dans le Verbe
temel que ce quest la nature humaine en Lui. Car ta nature humaine et la sienne
n ont pas de diffrence : elle est ime, car ce quelle est en Christ elle lest en toi 12.
C est par le Verbe 13 que Jsus est Christ, et c est par le mme Verbe que
lhomme est noble lorsquil se retranche en lui, dans la nature humaine assume par
l Incarnation. Lhomme ne sera jam ais Christ par lui-mme, il ne pourra sassimiler

LE VERBE MDIATEUR CHEZ MATRE ECKHART

103

ce que le Christ est par nature que par linterposition de la grce, selon la clbre
maxime 14. Partageant le mme tre et la mme nature galit, le Pre et le Fils
communiquent sur le mode de la connaissance absolue, puisque dans lidentit : nul
ne connat limage, except le modle, et nul ne connat le modle, except limage,
Mt 11 : Personne ne connat le Fils, si ce n est le Pre, personne non plus ne connat
le Pre, si ce n est le Fils 15. Compltude de la connaissance, compltude du dire
dans la mission terrestre :
En disant le Verbe, (le Pre) se dit Lui-mme et toutes choses en une autre
Personne et donne au Verbe la nature quil a Lui-mme, et, dans le mme Verbe, Il
dit tous les esprits dous dun intellect comme tant, la fois, semblables en image
ce mme Verbe dans la mesure o ce Verbe vit lintrieur, et comme ntant pas
semblables en tous points ce mme Verbe en tant quil projette sa lumire au-dehors,
puisque chaque esprit est pour soi. Mais, ces esprits ont reu le pouvoir dacqurir, du
fait de la grce, une galit avec ce mme Verbe. Et ce mme Verbe, tel quil est en
lui-mme, le Pre la dit compltement : Le Verbe et tout ce qui est dans le Verbe.
Le Pre ayant ainsi parl, que dira donc Jsus dans lme ? Ainsi queje lai dj
dit, le Pre dit le Verbe et dit dans le Verbe, et II na pas dautre faon de dire, mais
Jsus, lui, dit dans lme. Le mode de son dire cest quil se rvle lui-mme et quil
rvle en mme temps tout ce que le Pre a dit en lui, a proportion de ce que lesprit
est capable de recevoir l6.
Voil le sens de lunion hypostatique : le Verbe du Pre dans la Personne du
Fils, le Christ comme Verbe incarn le communique aux hommes. Ceci implique
dabord une thologie de la Rvlation comme Parole divine adresse aux hommes
collectivement, et ensuite une thorie de la grce, porte thique, s adressant
chaque homme individuellement, lune comme lautre tant articule autour de la
structure aristotlicienne de laltration et de la gnration, elle-mme cense rendre
compte de lintroduction d une nouvelle forme dans une matire donne. C est donc
un schme initialement inscrit dans le cadre de la Physique qui donnera la thologie
de la Rvlation et de la Grce un clairage neuf 17.
Nous sommes ici en prsence des thmes majeurs permettant de penser
lIncarnation, mdiane entre lAncien Testament et le Nouveau Testament, en
homologie avec la gnration laquelle aboutit la mutatio. Non seulement en effet la
proximit de lincr et du cr trouve en la Personne du Christ la force d une union
hypostatique, mais encore la priode historique prcdant lintroduction de la Bonne
Nouvelle peut s assimiler une re prparatoire celle-ci, s accomplissant dans la
venue du Messie :
Do il apparat que dans la nature aussi tout ce qui relve de limperfection,
comme le devenir, laltration, le changement, le corporel, la division, la corruption,
le nombre, le multiple ou la multiplicit et autres ralits de ce genre appartient
Mose et au Vieux Testament - car le temps rend vieux, comme dit Aristote 18-,
et nappartient pas encore au Christ. Au Fils, la vrit, ce qui appartient, cest le
contraire de ces ralits imparfaites, autrement dit ltre, la gnration, limmutabilit,
lternit, lesprit, la simplicit, lincorruptibilit, linfinit, lun ou lunit. Or le
mme jugement sapplique aux actions qui prcdent la forme substantielle dans la
matire, et celles qui lui sont conscutives dans les choses naturelles. Il en est de
mme pour les activits qui prcdent lacquisition de la vertu et pour celles qui sont

104

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

conscutives Yhabitus de vertu dans lordre moral (...). Ainsi donc la Sagesse de
Dieu, en assumant la chair, a voulu se rvler notre rdempteur pour commmorer
quelle est notre instructeur dans les choses divines, naturelles ou morales 19.
LIncarnation du Verbe engendr est comme la gnration de la forme divine dans
le monde ; elle est le point de communication entre les deux ordres. Grce elle, le
travail men durant la priode de lAncien Testament prend un terme dans le rgne de
la Vrit. La Sagesse divine 20 claire dsormais le monde et le guide sur la voie du
retour lUn.
C est elle qui met en place la possibilit universelle d une conversion individuelle
Dieu in via, ainsi que de la batitude qui y est lie. Si la Sagesse divine a voulu
se rvler notre rdempteur pour commmorer qu elle est notre instructeur 2I, cest
parce qu il serait de peu de prix pour moi que le Verbe se ft fait chair pour lhomme
dans le Christ - en supposant quil soit spar de m oi - sil ne stait pas aussi fait
chair en moi personnellement, afin que m oi aussi je sois fils de Dieu 22. Ainsi, le
message apport par le Christ sadresse tous pour, ultimement, sadresser chacun.
La mission du Verbe dans le monde, qui est la fois un abaissement vers lhomme
et un exhaussement de celui-ci, est donc mdiatrice entre deux priodes historiques :
celle de lAncien Testament, et celle du Nouveau Testament. Ce faisant, lIncarnation
rend possible pour le Verbe d accomplir la grce seconde, et lui attribue ipso facto un
second rle mdiateur, lchelle microcosmique cette fois, entre lhomme extrieur
et lhomme intrieur.

2.

La grce dadoption
Personne ne vient au Pre, si ce nest par le Fils 23.

Matre Eckhart interprte l Incamation la lumire du couple altration gnration. Pour ce qui concerne la grce, c est la notion de forme substantielle
ou forme essentielle que nous devrons avoir recours, et dont lunit apparat, selon
Alain de Libra, comme laboutissement mtaphysique de la physique de linstant
du changement substantiel 24. C est--dire que la forme qui, physiquement, met un
terme au processus d intensification de la dispositio a d form am et qui, de la sorte,
se fait le point de pivot entre deux substances, se dcline sous langle mtaphysique
comme lhritire directe de la thorie des formes substantielles chres Thomas
d Aquin. Le changement substantiel, en effet, se produit par lintroduction dans le
compos d'une nouvelle forme substantielle et qui lui donne ltre en totalit. De ceci
rsulte que du m oment que la forme essentielle sintroduit dans un compos, il ne
demeure en celui-ci rien de la forme prcdente, lunit de la forme impliquant leur
exclusion mutuelle. Certes, une mme chose en nombre peut tre simultanment
blanche et noire sous un acte incomplet, comme lorsque de noire elle devient
blanche. M ais que la mme chose soit simultanment en acte complet blanche et
noire, c est impossible 2S. En relativisant la notion d acte, Eckhart suit Platon qui
distinguait ltre relatif et l tre absolu pour penser le devenir et ltre proprement dit.
De la sorte, le thologien sautorise penser le devenir dans sa ralit physique, tout
en conservant la thorie de lunit des formes essentielles.
La notion d acte se fait alors capitale. En effet, en traitant de faon gnrale
des rapports entre forme et matire, Matre Eckhart laisse voir comment c est dans

LE VERBE MDIATEUR CHEZ MAITRE ECKHART

105

lactualit que ces deux principes trouvent leur unit, unit qui, portant sur leurs
essences respectives , ne se borne pas les unir, mais les rend un au sens
propre 26. Afin que cette unit substantielle puisse prendre , il faut que le principe
actif - la forme - et le principe passif - la matire - soient purs, ou nus , c est--dire
dpouills respectivement de toute passion et de tout acte. Car c est leur nudit
respective et rciproque qui permet aux deux principes d tre un en acte. Lil,
rceptacle de la chose vue, doit ainsi tre dpouill de toute couleur pour pouvoir la
recevoir, de mme que la matire doit tre nue de tout acte pour accueillir une forme
essentielle. C est par le mme acte simple et en dehors de toute composition que la
vue voit en acte et que le visible est vu en acte 27.
Le Logos proprement dit se prsente comme lunit du Verbe non-dit et du Verbe
dit. En ce sens, le Logos peut tre compris comme Y action unique par laquelle Dieu
engendre le Fils, (...) et (...) cre la crature 28. Il en va ici selon irne structure
identique lorsquEckhart identifie limit du compos de matire et.de forme Y acte
lui-mme qui les assemble. Pris en eux-mmes, la forme et la matire sont bien
distincts, mais dans et p a r cet acte, matire et forme, sensible et sens, corps et me
sont un au sens propre ; dans et par la gnration de la forme essentielle, le ce
que cest et le ce par quoi c est , qui sont deux et non un en tout cr 29,
trouvent une unit qui dpasse ce quils sont en eux-mmes. Eckhart y insiste : Que
sil advient que mon il, qui est un et simple en lui-mme, et se trouve ouvert et porte
son regard sur le bois, chacun demeure ce quil est, et cependant, dans la ralit de
la vision, ils deviennent un au point que lon peut dire en vrit : il-bois, et le bois
est mon il. Que si le bois tait sans matire et sil tait pleinement spirituel comme
lest le regard de mon il, lon pourrait dire en vrit que dans lacte de la vision
le bois et mon il constitueraient un seul tre 30. Ainsi donc, malgr leur dualit
constitutive, matire et forme se trouvent sur le mode de lunit par lengendrement
dans la matire de la forme essentielle. Cette unit duelle dans lacte signifie que
les deux principes constituants du compos, en tant qu il sont en contact, sont un.
La batitude, par exemple, consiste en une seule et mme chose, qui est action en
Dieu et passion dans lme 31. Ceci n est pas sans rappeler 1 unum in duobus
qui caractrise lunivocit. Tout en effet laisse penser que le ce que c est et le
ce par quoi c est s associent selon ce schme ; c est--dire quen tant quils sont
en acte, ils sont identiques selon lessence, mais n en demeurent pas moins autres
selon la personne , conformment au programme de concordance des divinia et
des naturalia :
En toutes nos puissances sensibles ou rationnelles il faut quavant toute chose
soit engendre une espce, rejeton de lobjet, de sorte que la vue en acte savre tre
autre sans tre autre chose que le visible en acte et quils soient un, comme le dit
Aristote : le visible qui engendre et son rejeton dans la vision, le pre et le fils, limage
elle-mme et ce dont elle est limage, sont cotemels en tant que tels, cest--dire en
tant quils sont en acte 32.
Il nous reste ds lors envisager, dans un troisime temps, les consquences de
ce programme in moralibus.
VEntbildung, thme capital de la prdication en langue allemande, apparat ici
sous un jour particulier la lumire de la thmatique de la matire et de la forme 33.

106

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Elle est entendre comme le mouvement unique et simple de la double purification du


corps et de lme, de la matire et de la forme du compos quest lhomme, laquelle
purification, progressive, sert la gnration de la forme essentielle. Cette gnration,
puisquelle ne peut se voir imbrique dans le droulement temporel 34, a lieu dans
l instant de lternit. La retombe directe pour lhomme est que la gnration de
sa forme essentielle sous un acte complet signe laccomplissement de son me
au del (et en de) du devenir : dans ltre. Comprenons : ltre au sens premier,
l tre vritable de lhomme accompli, de celui qui ptit pleinement la gnration du
Fils hors du temps. A nouveau, dans un souci d unit de la pense, Matre Eckhart
superpose en toute cohrence une panoplie htroclite de schmes, en loccurrence la
physique aristotlicienne , le schme de la parent dans sa version johannique axe
autour de la gnration, ainsi qu une thique chrtienne du retour Dieu.
En outre, la gnration du Verbe en lme accomplit lunit en acte complet de
la matire et de la forme, en sorte que ltre de l me aussi bien que celui du corps
sont parfaits en un Christ : un Dieu, un Fils 35. Ame et corps doivent par linitiative
humaine tre expurgs de ce qui les rend impropres ; ensuite, le Pre accomplit leur
perfection en engendrant son Fils. Il y a donc une totale passivit de lhomme dans
ce saut.
Lhomme parviendra cet tat par ime humble et patiente assimilation au Christ :
ne reconnatre d autre Pre que Dieu seul 36, c est se positionner en fils, pour faire
advenir la promesse suprme, la sortie de la condition humaine, car qui dit Pre
ne dit pas ressemblance, mais naissance 37. Il faut tre transforms en Lui 38.
Lexpression est prendre au sens fort, car le dtachement prpare en lme la
vacance d un lieu o, littralement, Dieu accomplit lengendrement de la forme
christique, au sens o la forme est 1 tre par quoi . Moyennant la grce, lhomme,
en qui le Pre engendre son Fils (...) de la manire mme dont il lengendre dans
lternit 39, acquiert l accomplissement de son tre-par-le-Fils :
Il y a deux modes dtre. Lun est le pur tre substantiel selon la dit, lautre,
est ltre personnel. Tous deux cependant ne sont quune substance (...). Etant, selon
mon humanit, de la mme nature que le Christ, je suis uni son tre personnel de
telle sorte que je suis par grce dans ltre personnel un avec lui, et mme, cet tre
personnel lui-mme. Comme Dieu le Christ demeure ternellement dans le Fond du
Pre, et que je suis en lui comme un seul fond et le mme Christ, porteur de mon
humanit, celle-ci est aussi bien moi qu lui dans lunique substance de lEtre
temel, en sorte que ltre de lme aussi bien que celui du corps sont parfaits en un
Christ : un Dieu, un Fils 40.
Lasctique qute du chrtien cherchant la justification travers la ressemblance
au Christ se consomme, par la grce, dans la co-appartenance de ltre personnel
avec le Fils. Et puisque le Christ, comme deuxime Personne de la Trinit, en vertu
de la relation d univocit qui gouverne celle-ci, demeure ternellement dans le
Fond du Pre , c est--dire partage galit 1 unique substance de ltre temel ,
lhumanit qu il a assume lui appartient autant quau chrtien justifi dans lUn. En
somme, c est uniquement lidentification - m odre par la notion d appartenance en
propre et en prt - de la nature de lhomme celle du Christ qui permet de passer
l ide d une identification, elle aussi gracieuse, du fond de lme lUn-Etre, et

LE VERBE MDIATEUR CHEZ MATRE ECKHART

107

cela n est pensable quen posant un monothisme trinitaire au demeurant tout fait
orthodoxe.

3. Les uvres
Parce que nous sommes semblables Dieu par les dons de la nature que nous
portons en notre entendement, volont et mmoire ; et cette image devient bien plus
brillante en nous, tant par les dons de la grce et des vertus que par les actes saints
que nous posons 4I.
Il
nous semble ncessaire de prciser, premirement, que lunion au Verbe ne
stablit pas seulement par un rapport intellectuel intime et immdiat de lhomme
son crateur, et secondairement que cette union, la grce d adoption, est bien le centre
et non seulement le but de la pense eckhartienne. La cl de ces deux interprtations
rside dans la notion d uvre, dont il nous faut commencer par tablir une typologie
succincte.
A un premier niveau, luvre est obstacle la progression de lhomme,
un deuxime niveau, c est au contraire par lentremise des uvres que lhomme
parvient la saintet, et au niveau ultime se situe luvre vivante, qui n est autre que
lextriorisation de ltre du Christ qui vit en lhomme noble.
Luvre-obstacle tant trop aisment accollable lintriorit de la qute
mystique, la tentation put tre grande d escamoter le degr suivant, voire les deux
suivants, menant linvention d un quitisme chez Eckhart. Certes, certaines
affirmations peuvent voquer ime pure et simple dprciation de lactivit mondaine :
lhomme qui voudrait se rendre rceptif la plus haute vrit et y vivre sans avant et
sans aprs, (devrait vivre) sans lobstacle de toutes les uvres et de toutes les images
quil a pu concevoir 42. Mais ce qui est ici vis, c est laffairement soucieux dans le
monde, qui laisse entrer les choses dans lme comme autant de ses proprits ; ces
uvres-l sont lexact corollaire des images mentales incrimines dans YEntbildung,
et dont il faut se dfaire. Elles sont multiples et portent lhomme la multiplicit.
Elles sont presque, pourrait-on dire, humaines, trop humaines en ce quelles
appartiennent lhomme 43 : quand nous n accomplissons nos uvres qu la
manire des hommes, ivraie et mauvaises herbes se glissent frquemment parmi ces
uvres humaines 44.
Mais il est un deuxime genre d actions, qui sont accomplies selon lordre du
royaume de Dieu ; celles-l sont toutes parfaites . Or la perfection exige que
l homme s lve de telle manire dans ses uvres que toutes soient faites comme
si elles n en taient quune 45. Lunit de laction est ici le corollaire de lgalit
dhumeur, mais ce qui nous importe, c est que la perfection (morale) elle-mme
require un travail de lhomme sur le plan des uvres. Celles-ci peuvent donc
contribuer larrive dans la grce. Comment cette uvre ennoblissante peut-elle
tre mise en rapport avec luvre-obstacle et les images assimiles, alors quil semble
que toute action soit prcde par lengendrement d une image dans lesprit ?
Dans un sermon allemand, Eckhart insiste longuement sur le fait que les uvres
ne sont pas bonnes par elles-mmes, n ont pas d existence propre, etc. Aussi,
strictement parler, les bonnes uvres n existent pas. Ce que dsigne cette locution,
cest luvre en relation lme de lhomme qui laccomplit. Une uvre ne peut tre

108

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

bonne que pour un homme intrieur, lorsquelle lui sert se librer. Bien plus :
lesprit partir duquel luvre est faite se libre de limage, et celle-ci n y peut plus
revenir 46. C est ici que la problmatique de YEntbildung prend un aspect tout
fait nouveau. Elle dsigne non pas deux mouvements, mais lunique mouvement qui
la fois soulve lobturation des images mentales, et dvoile ce qui en est la toile de
fond, ou plus prcisment le fond. Il apparat ici clairement que le point de pivot de
ce mouvement se trouve dans luvre mme. Luvre bonne tant celle qui engendre
le dtachement des images, Y thique d Eckhart se rvle indissolublement lie une
pratique. Et comme les uvres appartenant au royaume de Dieu sont gales ,
puisque alors la plus petite de mes uvres y est la plus grande et la plus grande la plus
petite 47, il faut en conclure que ce n est pas ponctuellement, mais continuellement,
dans le plus banal coulement de la vie, que les uvres bonnes expurgent lme des
images qui loblitrent. C est donc travers toutes les uvres, y compris les plus
infimes, que le chrtien trouve le biais de sa proximit avec Dieu, toute uvre pouvant
de la sorte constituer un pas vers la perfection spirituelle. LEntbildung, qui avait
t identifie un double mouvement, se rvle tre en ralit un triple mouvement
de rvlation, de dsobturation, et extriorisation, qui embrasse la fois lhomme
intrieur et lhomme viateur.
Ce troisime moment de la progression spirituelle (qui est bien le deuxime
niveau de notre typologie des uvres) trouve son appui thorique dans ce qui est peuttre le principe mme du christianisme originaire : l imitation du Christ. En suivant
son exemple, en se conformant au modle quil constitue pour le chrtien, lhomme
fait pnitence de lui-mme, il se fait violence tout en dcouvrant le sens de la Passion
du Christ. Il est ncessaire, en effet, de souffrir dans son moi cr et particulier, car
sen dfaire, c est le mettre mort. Le dtachement ne se passe pas sans heurts, sans
une rsistance, un crpitement, un travail et une lutte 48. Le terme travail est
loquent, puisque la mort soi-mme dbouche sur une nouvelle naissance, cest
ce que Notre-Seigneur a galement en vue lorsquil dit : Lorsque la femme donne
naissance lenfant, elle a douleurs, souffrance et tristesse ; mais quand lenfant est
n, elle oublie douleurs et souffrances 49.
Les douleurs de lengendrement et celles de la Passion prcdant la rsurrection
posent les linaments de la progression humaine : En tout ce quil a fait et en
tous temps lhomme doit aussi shabituer entrer dans la vie et les uvres de
Notre-Seigneur Jsus-Christ, quelles que soient ses actions et ses omissions, avec
ses souffrances et sa vie 50. Pour recevoir la grce, il faut souffrir le monde comme
Jsus a souffert dans le monde 51 ; de la sorte, souffrance et uvres ont une position
gale dans la progression thique selon Eckhart, savoir celle du mdiateur vers la
grce : Voil ce quest cette vraie pnitence : c est un esprit qui, en Dieu, sest
entirement lev au-del de toutes choses. Les uvres travers lesquelles il test
possible d avoir le mieux et de possder le plus rellement un tel cur, accomplis-les
donc en toute libert 52.
La pnitence par les uvres, voil qui immunise bien Eckhart contre tout
quitisme, et rend son thique le fort accent pratique qui est le sien. Lon peroit
dj cette inclination au deuxime degr de laction, et elle samplifie encore en son

LE VERBE MDIATEUR CHEZ MATRE ECKHART

109

troisime niveau, puisquau-del de la grce d adoption, luvre humaine senfle


dun surcrot de valeur.
La grce , certes, est un accomplissement 53 dans ltre vritable,
cependant il existe un prolongement au moment de lengendrement du Verbe dans
lessence de lme. Car la naissance est aussi un commencement, un principe, suite
auquel la grce peut encore sintensifier : (Saint Jean dit) grce sur grce cause
dune diffrence dans les degrs de la grce, car la parfaite charit ou grce crot
toujours, devient plus grande par lexercice 54. La grce, nous lavons vu, met un
terme un cheminement la fois intellectuel-spirituel et thique, et dbouche sur ce
que lon pourrait appeler une connaissance vivante, c est--dire sur une connaissance
leve au-dessus d elle-mme par une inscription dans le monde :
Cest la vie qui confre la connaissance la plus noble. (...) La Lumire temelle
donne de se connatre soi-mme et Dieu, mais non soi-mme sans Dieu. (...) Saint
Paul, dans son ravissement, vit Dieu et soi-mme la manire de lesprit en Dieu,
et pourtant il net pas de mode figuratif qui en lui ft connatre lultime toutes
le vertus ; et la raison en tait quil ne les avait pas exerces dans les uvres. Les
Matres, par lexercice des vertus, parvenaient des connaissances si leves quils
connaissaient toutes vertus par mode figuratif de faon plus prcise que Paul ou
nimporte quel saint dans son premier ravissement 5S.
La connaissance abstraite, la Lumire temelle est bien un sommet, Eckhart ne
le nie pas, mais du fait mme de son extriorit aux choses, elle est comme inanime.
Duniverselle quelle est ce stade, la connaissance doit se faire individuelle et, pour
cela, doit se placer, comme d ailleurs lensemble du Sermon 86, sous le signe de la
vie.
Cest en ce sens que la grce est un centre et non un terme, en ce quelle appelle
un abaissement jusquauprs des choses. Si en effet la grce accomplit lhomme,
ce sont les uvres qui peuvent entriner et amplifier linhabitation du Verbe. Elles
prolongent alors la grce aboutie dans Y habitus de vertu. Ces uvres bonnes, qui sont
rendues par la grce vritablement vivantes par la Vie du Verbe travers lhomme
ennobli, sont alors tout la fois consquence et cause de linsistance de cet habitus,
puisquelles en dcoulent, et en constituent aussitt lancrage matriel 56. Agir avec
noblesse, cest poursuivre sa vie terrestre en inversant son rapport aux extra fa cta ;
cest se tenir, comme Marthe, mme les choses, non pas dans les choses 57, et
sans que les choses soient en elle , c est--dire sans entraves 58, sans que les
choses et laction parmi elles soient un obstacle la proximit de Dieu. A ce stade,
les choses n exercent plus de causalit sur lhomme, ne le dterminent plus. Ailleurs,
Eckhart voque un agir sans mode , qui provient de la demeure de lhomme
intrieur accompli : C est de ce fond le plus intime que tu dois oprer toutes tes
uvres, sans pourquoi 59. Depuis le fond de lme, depuis ce lieu o lhomme n est
plus lui-mme, car Notre-Seigneur dit dans lEvangile : Ma doctrine n est pas ma
doctrine, mais celle de celui qui m a envoy ; il doit en tre de mme de lhomme
bon : son uvre n est pas son uvre et sa vie n est pas sa vie
Eckhart ne se limite quapparemment prcher la naissance du Verbe. En
ralit, son action vise autre chose : elle vise ce que par une prdication fonde
thologiquement sopre au sein de la communaut la co-naissance du Verbe en lme

110

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

et de lme dans le Verbe, travers laquelle se perptue la transmission de la Bonne


Nouvelle. La prdication se fait mdiatrice, messagre au service de la Parole. Pour
que ce cycle de la naissance par le verbe et dans le Verbe se continue, il faut que
ltre-par-le-Christ, la Grce d adoption, se mue en un agir-par-le-Christ. Il faut que
les enseigns relaient le Christ en faisant de ce quils sont une place vacante do II
puisse exercer sa volont, quils se fassent, eux aussi, messagers. Viser la grce pour
elle-mme, ce serait une dlectation personnelle, mais ne rien viser jusqu agir pour
Dieu, c est la relle humilit : lhumilit dsire du serviteur volontaire et libre. Cela,
la grce y mne quasi naturellement , et c est pourquoi la prdication se centre sur
lAdoption qui n est cependant, comme toute naissance, quun dbut. Car comme
le rpte inlassablement Eckhart, ceux qui ont compris un seul de ses sermons ne
doivent plus tre prchs.
Ceux-l ont non seulement rencontr le Fils, mais ils ont, compltement, ritr la
dynamique de la Trinit en se faisant aptres, en accueillant le Saint-Esprit :
... celui qui veut trouver Dieu en soi doit tre Fils de Dieu. Car le Pre et le Fils
sont ensemble, ce sont des corrlatifs. LEsprit-Saint procde du Fils dans la Trinit.
De la mme faon, en nous il ne procde et nest donn quaux fils, Ga 4, : Parce
que vous tes fils, Dieu a envoy lEsprit du Fils dans vos curs . Or nous sommes
fils, si nous oprons quelque chose par amour du seul bien, en tant quil est bien. Fils
drive en effet de philos qui est amour en grec 61.
C est parce que lamour, sous la forme de lEsprit-Saint, flue du Fils en lme du
chrtien que la grce aboutit dans une activit extrieure qui manifeste la perfection
intrieure, et agit comme une vanglisation par l exemple , plus efficace encore
que les discours :
Jn, 10 : Croyez en mes uvres pour que vous sachiez que le Pre est en
moi . Il en va de mme aussi de toute forme substantielle unie une matire : elle
communique son tre la matire et elle habite la matire par son propre tre, et en
lhabitant lui communique ses uvres ; et grce ses uvres, elle rvle lextrieur
quelle lhabite, quelle est prsente la matire et en elle (...) Cest--dire que
toutes nos bonnes uvres (...) montrent, expriment et attestent que Dieu est en
nous 62.
une telle vie difie et claire le prochain plus que des paroles (...) Et Snque
dans son Eptre : Longue est la voie des prceptes, courte et sre celle de
lexemple 63.
Le parcours spirituel selon Eckhart ne se prsente donc pas comme une simple
ascension, mais comme un mouvement d lvation et de retour enrichi. Le premier
versant est fait d oprations intrieures et extrieures, qui purifient lme comme le
corps, en dvoilant lincessant engendrement du Fils qui se droule, son insu, dans
lme de lhomme. Dans le don de la grce culmine ce mouvement, avec la rencontre
du cr et de lincr, qui transfigure dans son rapport aux choses, lhomme tant
intrieur que viateur. Cette transfiguration trouve son expression dans la vie sainte,
dont le rayonnement mue les hommes en adverbes ct du Verbe 64.

LE VERBE MDIATEUR CHEZ MATRE ECKHART

111

4. Le statut de la mdiation
La difficult technique consiste dlimiter, entre les ordres temel et temporel,
un tiers qui amorce une ouverture, sans cependant former lui-mme un ordre
supplmentaire. Le Verbe, cette tierce Personne, est dans ce contexte le principe
dexistence des choses et de leur cognoscibilit. Il contient les choses elles-mmes
sur un mode proprement spcifique, qui permet, dans le cours de lextriorisation, la
cration, et en sens inverse, la connaissance.
Dans le rapport de cration, lexigence fondamentale peut se rsumer dans la
citation suivante :
tout tant et chacun non seulement tient de Dieu son tre entier, son unit entire,
sa vrit et sa bont entires, mais encore (...) il les tient de lui immdiatement, sans
aucune sorte dintermdiaire. Comment, en effet, ime chose pourrait-elle tre, si un
intermdiaire se glissait entre elle et ltre et si, par consquent, elle se tenait hors de
ltre, comme ct, lextrieur de lui ? Or, ltre est Dieu 65.
Tout comme le Verbe prfigure un abaissement de ltemit vers le temps,
lhomme, par sa dualit particulire, reprsente, linverse, le rehaussement de lordre
cr. Il conserve toujours ce quil est par lui-mme, et qui relve de limperfection (le
quod est), mais recle en son sein la racine de son tre, qui lui vient immdiatement
de Dieu (le quo est), l o a lieu la naissance du Verbe, et donc aussi la cration, in
principio :
Tout ce que lme opre lextrieur, elle le fait par des intermdiaires. Mais
dans lessence, il ny a pas dopration : lme en son essence nopre pas, car les
puissances au moyen desquelles elle agit manent du fond de lessence, mais dans le
fond mme, les intermdiaires sont rduits au silence ; il ny a l que repos : C est le
lieu de la naissance divine o Dieu prononce son Verbe. Ce fond, par nature, ne peut
rien recevoir, en effet, que le seul tre divin, sans aucun intermdiaire 66.
Ce qui cohabite, aussi bien dans le Verbe que dans lhomme, ce sont les deux
ordres : incr et cr, immdiat et mdiat.
Voil pourquoi, chez Eckhart, il ne peut y avoir d union directe au crateur
faisant fi du monde dans lequel lhomme est inscrit. Lintriorisation est une
traverse intrieure qui se double d une traverse du monde dans lequel sinscrit
lhomme. L inversion du rapport aux images et aux choses est, en tant que processus
mondain, progressive, soumise au labeur et la mdiatet dans l opration, et cela
bien qu 'elle ait p our fin et p o u r terme un tat de repos dans l immdiatet. De ces
contraintes, lintellectualisme ne peut faire limpasse. Il n y a donc, pour Eckhart, ni
une simple mdiatet du rapport Dieu, ni, non plus, une immdiatet intellectuelle et
personnelle. Un extrait assez long nous permettra d illustrer ce propos. Il met en scne
sans les citer Dmocrite et Aristote :
Tous deux ont raison.
Sil ny avait pas dintermdiaire, dit le premier, lil pourrait distinguer
une fourmi sur la vote cleste . Ce quil veut dire est juste. Sil ny avait pas
dintermdiaire entre Dieu et lme, elle verrait Dieu linstant mme ; car Dieu na
pas besoin de mdiateur et ne tolre pas dintermdiaire. Si lme tait compltement
dnude et dpouille dintermdiaire, Dieu lui apparatrait sans voile ni enveloppe et
se donnerait entirement elle (...). Cest pourquoi Boce dit : si tu veux connatre la

112

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

vrit dans toute sa puret, abandonne joie et crainte, assurance et espoir et tout effort
ardent. La joie nest en effet quun intermdiaire, la crainte nest quun intermdiaire,
lassurance et lespoir et les efforts ardents, tout cela nest quintermdiaire. Pendant
que tu regardes ces choses et quelles te regardent, tu ne vois pas Dieu.
Mais lautre matre dit : Sans intermdiaire, mon il ne verrait rien . Quand
je pose la main sur mes yeux, je ne vois pas la main ; il faut quelle soit au pralable
purifie et crible dans lair et la lumire, pour arriver, ensuite, sous forme dimage,
mon il. Vous pouvez vous en rendre compte en prenant un miroir. Si vous le tenez
devant vous, votre image sy montre. Or lil et lme sont tous deux comme ce
miroir o apparat tout ce quon lui prsente. Cest pourquoi je ne vois pas non plus
la main ni la pierre, mais leur image ; mais cette image, je ne la vois pas dans ime
autre image ou dans un mdiateur, je la vois directement et sans image, parce que
limage est elle-mme la mdiatrice et quil ny a pas dautre mdiateur (...). Cest en
ce sens que limage est sans image, parce quelle nest pas vue dans une autre image.
Le Verbe temel est le mdiateur, lImage elle-mme qui est sans mdiateur ni image
pour que lme comprenne et connaisse Dieu dans le Verbe temel immdiatement et
sans image 67.
Alors que la premire partie du texte laisse entendre lventualit de lunion
immdiate avec Dieu, la seconde prcise que lunion immdiate a lieu avec le Verbe
comme mdiateur.
Le Verbe est donc cette instance au statut hybride qui opre la jonction entre
deux autres soi-mme . Mdiateur, il se caractrise par ce que lon pourrait appeler
une double ambivalence . A lune des extrmits, il est tout la fois identique au
Pre par la nature, et distinct de lui par la Personne ; lautre extrmit, il est le plus
intime de la cration tout en la transcendant. De mme que la ngation de la ngation
est principe de dynamisme au sein de la stabilit de ltre, de mme le redoublement
de lambivalence gnrant la Personne du Verbe, tout en actualisant la cration, est le
principe de l unit de lincr et du cr.

Notes
1 H. S t p h a n e , Introduction l sotrisme chrtien. Traits recueillis et annots par
F. C h e n iq u e , avec postface de J. B o r e l l a , Paris, Dervy-Livres, 1983, vol. 1, p. 80.
2 Du moins si on lenvisage sous la forme particulire quelle prend dans la dialectique
de la (dis)similitude, dans VExpositio in libri Exodi, LW II, p . 109, n. 112, trad. F. B runner,
Matre Eckhart, approche de l uvre, Genve, Ad Solem, 1999 (rd. de Matre Eckhart,
Paris, Seghers, 1969), p. 138 : Il faut donc savoir quil ny a rien daussi dissemblable que
Dieu et une crature quelconque. Ensuite, deuximement, il ny a rien daussi semblable que
Dieu et une crature quelconque. Enfin, troisimement, il ny a rien qui soit la fois aussi
dissemblable et semblable un autre, que Dieu et une crature quelconque le sont entre eux .

LE VERBE MDIATEUR CHEZ MATRE ECKHART

1 13

Voir galement les commentaires de V. L o s s k y , Thologie ngative et connaissance de Dieu


chez Matre Eckhart, Paris, Vrin, 1960 (2' d., 1998) (Etudes de philosophie mdivale, 48),
p. 267 et s. Voir aussi, dans le prsent ouvrage, larticle de Y. d e A n d ia , La thologie ngative
de Matre Eckhart (qui suit dans les grandes lignes la lecture propose par Vladimir Lossky
dans son livre).
3 Comme en tmoigne la dialectique de la (dis)similitude, le rapport homme-Dieu se
situe toujours au seuil de l'opposition, mnageant une liaison tnue des deux ples. Ceci se
comprend quand on garde lesprit que lanalogie concerne le rapport de la crature son
Seigneur, cest--dire Dieu en tant que cause trine de lexistence des extra facta. La liaison
introduisant une sorte de parent entre lhomme et Dieu pourrait sembler outrecuidante, ntait
la suressentialit de Dieu. Celle-ci rappelle que la Trinit se pose en rapport avec la cration,
mais que Dieu en lui-mme et pour lui-mme, dans son unit, indpendamment de son acte
crateur, surplombe cette relation crateur-crature. Par cette transcendance, Eckhart, tout en
fondant la liaison du Dieu-crateur et de la crature, place le retour de lhomme Dieu en de
de la Trinit, dans lUn qui, ncessairement, est sans rapport ( Quand lme devint crature
elle eut un Dieu : si elle perd son caractre cr, Dieu reste Lui-mme ce quil est , voir
Sermon Comment l me suit sa propre voie et se trouve elle-mme, dans E c k h a r t , Traits
et Sermons. Traduction, introduction et notes par A. d e L ib e r a , Paris, Flammarion, 1993
(GF, 703), dsormais cit TS, p. 399). Cest la raison pour laquelle il nous semble dlicat
de saccorder avec A. de Libera lorsquil crit que la mtaphysique de lanalogie a pour
perspective lopposition du fini et de linfini , avec pour but ultime de rendre pensable
cette opposition (A. d e L ib e r a et E . Z u m B r u n n , Matre Eckhart. Mtaphysique du verbe et
thologie ngative, Paris, Beauchesne, 1984, p. 72), sauf considrer que lanalogie, parce
quelle sinscrit directement dans le cadre dune relation Seigneur-serf, est dj la leve de
F opposition , ce qui signifie quelle prsente immdiatement une similitude dissemblable.
4 Voir Sermon 5b, TS, 254 : le Christ nous a apport notre batitude , mais la batitude
quil nous a apporte tait nous .
5 Ainsi donc la Sagesse de Dieu, en assumant la chair, a voulu se rvler notre
rdempteur, pour commmorer quelle est notre instructeur (instructor) dans les choses divines,
naturelles ou morales , L'uvre latine de Matre Eckhart. 6, Commentaire sur le Prologue de
Jean. Texte latin, avant-propos et notes par A. d e L ib e r a , E. W e b e r , E. Z u m B r u n n , Paris, Cerf,
1989 (dsormais cit OLME 6), 186, p. 337.
6 OLME 6, 185, p. 333-335.
7 Sermon 5b, TS, p. 253.
8 OLME 6, 106, p. 207-209.
9 OLME 6, 117, p. 231-233.
10 Comme le propose, par exemple, le Sermon 22, (dans G . J a r c z y c k et P.-J. L a b a r r i r e ,
Ltincelle de l me, Sermons I XXX, Paris, Albin Michel, 1998 (Spiritualits Vivantes),
p. 210-211), o Eckhart compare lme une pouse ayant perdu un il par un accident , et
dont le mari sarrache lui-mme un il par preuve damour, pou se rendre gal elle. Voir
galement S. E c k , Le salut par le Christ daprsMatre Eckhart ,dans Revue des Sciences
Religieuses, 75/4, 2001, (= numro spcial 700e anniversairede la naissance de Jean Tauler),
p. 359-543, et plus spcialement p. 539-541 pour des rapprochements avec les Sermons 5b et
29.
" Sermon 5b, TS, p. 253.
12 Sermon 24, dans L'tincelle de l'me, p. 227-228 (modifie).
13 Voir dans ce volume larticle de P. G i r e , Mtaphysique et mystique du Verbe chez
Matre Eckhart .

114

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

14 D evenir p a r grce ce que le Fils est par nature. S ur cette question, voir dans cette
publicatio n l article de M .-A . Vannier, N ouvelles perspectives sur la naissance de Dieu dans
l m e chez E ckhart .
15 OLME 6, 26, p. 63. L e passage cit est, plus p rcism ent, M t, 11, 27.
16 Sermon 1, TS, p. 228.
17 Sur la physique de la grce chez M atre E ckhart, nous renvoyons aux multiples
analyses d e A . de L ib e ra, qui a m is au jo u r cette c le f d e lecture : L instant du changement
selon saint T hom as d A q u in , dans Mtaphysique, histoire de la philosophie, Recueil d tudes
offert Fernand Brunner, N euchtel, Baconnire, 1981, p. 99-109, ainsi que Matre Eckhart,
Mtaphysique du Verbe et thologie ngative,op. cit., p. 111-120 : Linstant du changement
selon A ristote e t saint T hom as d Aquin , ainsi que la n. 9, p. 76-77. Signalons encore, sans
doute d u m m e auteur, OLME 6, note com plm entaire n 1, A lt ra tio n e t gnration: la
physique d e la grce , p. 365-371.
18 A r is to te , Physique, 221 a 31, trad. A . S tevens, P aris, V rin, 1999 (Bibliothque des
textes philosophiques), avec introduction de L. C o u lo u b a ritsis, p. 189.
19 OLME 6, 186, p. 337.
20 A p ropos de la Sagesse divine et de sa figuration c h ez Suso, voir dans ce volume
l article de M . G ruber, A sp e c ts de la Sagesse tem elle dans le texte et dans l image chez
H enri Suso .
21 OLME 6, 186, p. 337.
22 OLME 6, 117, p. 231.
23 Sermon 10, TS, p. 282.
24 Matre Eckhart, mtaphysique du Verbe..., p. 121.
25 Exposition de la Gense, 196, L W I, p. 342, traduit p a r F. B ru n n e r, Matre Eckhart...,
p. 131, n. 1, p o u r clairer le texte obscur du Liv. parab. Gen. : e t ce (rceptacle est) le mme
(sous diffrentes form es) quant au devenir. M ais il en v a au trem en t dans l tre .
26 Livre des paraboles de la Gense, 31, trad. F. B ru n n e r, Matre Eckhart..., p. 132.
27 Liv. parab. Gen., trad. F. B runner, Matre Eckhart..., p. 132.
28 OLME 6, 73, p. 149.
29 Liv. parab. Gen., trad. F. B ru n n e r Matre Eckhart..., p. 133.
30 Sermon 4 8 , tr a d . G . J a r c z y c k e t P .-J . L a b a r r i r e , Dieu au-del de Dieu, Sermons
XXXI IX , P a r is , A l b i n M ic h e l, 1 9 9 9 ( Spiritualits Vivantes), p . 1 2 3 . L e s tra d u c te u r s rendent
o p r a tiv it p o u r Wrklicheit , q u i s ig n if ie d a v a n t a g e r a l i t , e n o p p o s itio n
p u i s s a n c e , s a v o i r c e q u i e s t e f f e c tiv e m e n t le c a s . E t a n t d o n n e la p r o x im it thm atique
a v e c le t e x t e d u

Liv. parab. Gen., d o n t le

Wrklicheit p a r

a c te .

la tin n e la is s e p a s d e d o u t e d e tr a d u c tio n , n o u s rendons

31 Sermon latin IX , F. B ru n n e r, Matre Eckhart..., p. 161.


32 OLME 6, 57, p. 121-123 (italiques ajouts).
33 C e st v raisem blablem ent cette adaptabilit des contextes thoriques varis qui fait crire
W. W a c k e rn a g e l, Ymagine denudari. Ethique de l image et mtaphysique de l abstraction
chez Matre Eckhart, Paris, Vrin, 1991 (Etudes de philosophie mdivale, 68), p. 156, que
la n o tion 'Entbildung dpasse celle som m e toute assez vague, de dtachem ent ou de
Gelassenheit . Voir galem ent, dans ce volum e, l article de W. W a c k e rn a g e l, Image et
c onnaissance d e soi chez M atre E ckhart .
34 OLME 6, 8, p. 37 : L a gnration se fait sans m ou v em en t et ne se produit pas dans
le tem ps, au contraire c est la fin et le term e de tout m ouvem ent, c ar elle regarde la substance
et l tre de la chose. C est p o u rquoi elle ne p a sse pas ensuite dans le non-tre ni ne glisse dans
le pass .

LE VERBE MDIATEUR CHEZ MATRE ECKHART

115

35 M a tr e E c k h a r t , Sermons. 3 tomes. Introduction et traduction de J. A n c e l e t - H u s t a c h e ,


Paris, Seuil, 1974-1979. Sermon 67, t. III, 1979, p. 51.
36 Le livre de la consolation divine, TS, p. 132. Avanons dores et dj que cette
reconnaissance ne sera pas sans passer par une souffrance semblable celle du Christ, puisque
la vritable pnitence, la meilleure de toutes, par laquelle on samende puissamment et au
plus haut point, cest que lhomme se dtourne (...) de tout ce qui nest pas compltement Dieu
(...) Elle nous est enseigne surtout et de la faon la plus profitable par la chre Passion, la
Pnitence parfaite de Notre-Seigneur Jsus-Christ (Entretiens spirituels, TS, p. 101).
37 Le livre de la consolation divine, TS, p. 148.
38 Entretiens spirituels, TS, p. 109.
39 Sermon 6, TS, p. 262.
40 Sermon 67, trad. J. A n c e l e t - H u s t a c h e , t. III, p. 51.
41 D enys l e C h a r t r e u x , Enarratio in epistolam I beati Pauli ad Corinthios, dans Vers la
ressemblance. Textes runis et prsents par C . B a g o n n e a u , Paris, d. Parole et Silence, 2003,
p. 40.
42 Sermon 1, TS, p. 226.
43 Rappelons la critique eckhartienne de YEigenschaft, la proprit, dont il faut,
littralement, se librer, non seulement en tant quelles dterminent lhomme - et donc le
rduisent -, mais galement en tant quelles lui appartiennent en propre, lancrent de facto dans
la craturalit, et non dans ltre simpliciter.
44 Sermon Comment l me suit sa propre voie et se trouve elle-mme, TS, p. 405.
45 Ibid, (italiques ajouts).
46 Sermon J ai dit un jour dans un sermon propos d un homme qui aurait fait de
bonnes uvres en tat de pch mortel, TS, p. 382. On remarquera, ds ici et pour ce qui
suit, quEckhart dveloppe une thique de lintention avant la lettre, en ceci que luvre nest
envisage que dans son rle purificateur pour celui qui laccomplit, mais pour ainsi dire jamais
dans ses consquences mondaines.
47 Sermon Comment l me suit sa propre voie et se trouve elle-mme, TS, p. 405.
48 Le Livre de la consolation divine, TS, op. cit., p. 147.
49 Ibid., p. 148. Eckhart cite Jn 16, 21.
50 Entretiens spirituels, 16, T-.s., op. cit., p. 101.
51 Voirie livre de la consolation divine, TS, p. 160 : Cest parce que le Fils de Dieu, tant
quil restait dans lternit et la dit, ne pouvait pas souffrir, que le Pre cleste la envoy dans
le temps, pour quil devnt homme et pt souffrir .
52 Entretiens spirituels, 16, TS, op. cit., p. 102.
53 Sermon 21, trad. J. A n c e l e t - H u s t a c h e , dans Matre Eckhart, Sermons (1 30), Paris,
Seuil, 1974, p. 207, ou encore Entretiens spirituels, 22, TS, op. cit., p. 120 : La grce ne
dtruit pas la nature, elle laccomplit .
54 OLME 6, 179, p. 321, et Jn 1, 16.
55 Sermon 86, trad. G. J a r c z y c k et P .-J. L a b a r r i r e , Et ce nant tait Dieu, Sermons LXI
XC, Paris, Albin Michel, 2000 (Spiritualits Vivantes), p. 185 (remanie).
56 Nous ne voulons pas dire par l que la grce soit ancre matriellement en lhomme
par laccomplissement duvres vertueuses. Seul le principe possde en propre la grce. Mais
il y a une certaine autonomisation extrieure de lhabitude dexercer des vertus, qui maintient
lhomme en tat de grce, luvre bonne appelant luvre bonne, en un cercle vertueux, qui est
par ailleurs le corollaire de ltat intrieur de lhomme graci.
57 Sermon 86, trad. G . J a r c z y c k et P.-J. L a b a r r i r e , dans Et ce nant tait Dieu, p. 191.
Il sagit de la Marthe apparaissant en L e 10, 36-42. Pour une analyse de ce sermon seul, voir
M. de G a n d ill a c , Deux figures eckhartiennes de Marthe , dans Mtaphysique, Histoire

116

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

de la philosophie, Recueil d tudes offert Fernand Brunner, Neuchtel, Baconnire, 1981,


p. 119-134.
58 Sermon 86, Et ce nant tait Dieu, p. 187.
59 Sermon 5b, TS, p. 255.
60 Sermon 25, TS, p. 319.
61 OLME 6, 115, p. 229 ; Eckhart cite Ga 4, 8.
62 OLME 6, 156-157, p. 283-285.
63 OLME 6, 69, p. 143. Pour la citation : S n q u e , Lettre Lucilius, 1,6, 5, Paris, Belles
Lettres, p. 17-18.
64 Sermon 9, TS, p. 280.
65 Prologue l uvre des propositions, 13, OLME 1, p. 81.
66 Cet extrait est cit et traduit par E. Z um B r u n n , dans Mtaphysique du Verbe..., p. 58.
67 Sermon 69, TS, p. 371-372.

Dieu est amour (Op. Ser. VI) :


un principe eckhartien peu soulign
Je a n D evriendt

Lamour est la totale totalit totalisant le


tout tout le temps.
Raoul D u g u a y

1.

Traduction de : Opus Sermonum, VI. Premier dimanche aprs la Trinit,


1
Jn. 4,8-21, Dieu est amour...

( 52) Par le fait que Dieu est abstraitement nomm amour ,


Premirement, la simplicit absolue, la plus pure, de Dieu est tablie, puis, partir
de l, la primaut de Celui-ci en toutes choses, et, plus encore : ltre lui-mme est un
tre simple (Ex 3, 14 : moi j e suis qui j e suis ).
1. Il apparat partir de l que toutes choses sont, et sont contenues, en lui. : Tb. 10,
5
: ... ayant toutes choses en toi, le Un .
2. Ensuite partir de l il apparat que lui seul rend heureux, tantt parce quen lui
seul sont toutes choses, tantt parce que toutes sont une.
3. Il apparat troisimement, qu il y a quelque chose d temel, et qui n est pas
soumis au temps. Il faut donc que ceux qui veulent tre unis passent au-dessus du
temps.
Deuximement, dis pourquoi il est prfrable de lappeler amour, alors que, de
faon gale, il est sagesse, beaut et autres choses semblables : savoir que lamour
est unifiant et se diffusant.
Troisimement de mme : il commence l o cesse lintellect. Aprs cela,
dveloppe cette [citation] qui sige au-dessus des chrubins . Explique :
4. de quelle manire lamour ou bien la charit est unifiant, et combien cette union
est grande ;
5. de mme, de quelle manire lamour se diffuse abstraitement tout entier.
( 53) Dieu est amour .
Premirement, parce que lamour est commun, n excluant personne. A partir de
cette communaut, remarque deux choses.

118

1.

2.

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Premirement, que Dieu est commun. Lui-mme est tout tant et tout tre de
toutes choses : en lui, pour lui, par lui (Rm., 11, 36). Mais remarque que
D ieu est tout ce que chacun, et tous, p eu t se penser, ou se dsirer, de meilleur
et encore d avantage . Mais tout ce qui peut tre dsir par tous, au regard de
d avantage est une sorte de nant. L, ajoute ceci : Dieu est l antithse du
nant p a r la mdiation de l tant .
Deuximement, remarque que tout ce qui est commun ( tout), dans la mesure o
c est commun, est Dieu, et tout ce qui n est pas commun, dans la mesure o ce
n est pas commun, n est pas Dieu, mais est cr. Toute crature est quelque chose
de fini, limit, distinct, et particulier : ainsi, elle n est dj plus lamour. Mais,
Dieu, lui, est tout entier amour commun.

( 54) Deuximement, en premier lieu, Dieu est et est nomm amour,


1.
2.
3.
4.

5.

Parce que lui-mme est celui qui aime, et cherche tout ce quil peut aimer.
Et encore : lui-mme est celui qui seul est aim et recherch par tous et en tous.
Ensuite, lui-mme est celui en lequel tout ce qui est ou peut tre subsiste en
cherchant et en aimant.
A nouveau, lui-mme est, celui en qui quoi que ce soit d amer, de contraire, de
triste, d inexistant est doux, est beau, et est, et sans lequel quoi que ce soit de beau
est am er et nant.
Ensuite : Dieu est amour parce que lui est tout entier aimable, lui est tout entier
amour.

( 55) Troisimement, Dieu est amour, parce que lui aime tout entier.
1.

2.
3.

4.
5.
6.

7.

8.

A cet endroit, note en premier, autour de lam our de Dieu pour nous, combien il
nous aime, celui qui nous aime tout entier, et il nous aime par tout ce qui est
lui.
Deuximement, il nous aime d un amour pareil et gal celui par lequel il saime
ou se chrit lui-mme, et son Fils cotemel, et lEsprit-Saint.
Troisimement, par consquent, il nous aime en vue de la mme gloire par
laquelle il s aime lui-mme. Cite cela : afin que vous mangiez et buviez ma
table , etc. aussi l o je suis, cet endroit, sera mon serviteur .
Quatrimement, parce que lamour par lequel il nous aime, est le Saint-Esprit
lui-mme.
Cinquimement, celui qui selon Hugues de Saint Victor nous aime, comme un
oubli de tous les autres , ou bien, comme si les autres taient presque oublis.
Siximement, parce qu il aime comme si c tait son bonheur de nous aimer. De
l : je t ai aim d un amour temel , et mes dlices sont d tre avec les fils
des hommes .
Septimement, parce quil aime en nous ju sq u ses ennemis. D o : il se donne
nous lui-mme en premier avant ses dons, comme sil ne pouvait pas attendre les
prparatifs et les mises au point.
Huitimement, parce quil dorme tout ce qui est lui, et lui-mme. L, dis que
rien de cr ne donne de ce qui est soi, ni de mme, ne donne tout de soi, ni ne
se donne lui-mme.

UN PRINCIPE ECKHARTIEN PEU SOULIGN

119

9. Alors, neuvimement, dis que la nature, la vie et ltre de Dieu consiste se


communiquer, et se donner soi-mme tout entier. Le Premier Principe en effet
est abondant de par soi-mme . Il est donc pour lui lui-mme, pour lui-mme.
De l, selon le Pseudo-Denys, il ne se donne pas saimer lui-mme par calcul,
mais la faon dont le soleil irradie.
(56) A la suite de ces prliminaires, note trois choses.
Premirement, quon ne doit pas rendre grce Dieu de ce quil nous aime.
Cest une ncessit qui lui incombe. Mais je rends grce quil soit si bon quil soit
ncessaire lui-mme d aimer.
Deuximement, note quel point cette me, que Dieu, qui possde et possde en
provision en soi toute chose aime ainsi, doit tre de noble substance.
Troisimement, que l me est dans lintimit de Dieu, et Dieu dans celle de lme,
quil aime de la sorte : il n aime rien hors de lui, ni n aime rien de dissemblable ou
de dtranger.
Ensuite, note qu il ne faut pas prier Dieu quil rpande sur nous la lumire de sa
grce, ou quoi ce que soit du mme genre, mais il faut prier que nous devenions dignes
de la recevoir. Dieu, en effet, donne toujours ou jamais. Il donne tous ou bien ne
donne aucun.

2. Elments de lecture
A. LOpus Sermonum
Quest-ce que : les Sermons latins ? Si ces mots dsignent un ensemble de
prdications conserves en langue latine, il n y a gure de problme. Mais, si seule
la langue diffre, et non le contenu, pourquoi avoir distingu entre des sermons
allemands et ceux-ci ? Un seul volume regroupant les sermons d Eckhart serait
suffisant. Le titre mme de louvrage pourrait tre critiqu, ainsi que le suggre
K.Ruh : N ous pouvons (...) concevoir les Sermons (latins) comme l Opus
Sermonum initialement prvu par Eckhart '. A la diffrence des sermons allemands,
corpus en partie reconstitu d aprs des notes d auditeurs, l'Opus Sermonum est de la
main mme d Eckhart. Il appartiendrait, cette thse ne fait pas lunanimit 2, l Opus
Expositionum, troisime volet de l Opus Tripartitum inachev. LOpus Expositionum
se veut lexpos des autorits : cette expression sans cesse reprise dans le texte
actuel desdits Sermons latins , quand lauteur conclut une citation par le simple
mot pertracta : approfondis-le ! . Eckhart lui-mme propose comme titre Opus
Sermonum. Il serait plus juste d aller contre lusage tabli et de le lui restituer.
Une des meilleures copies en a t corrige par Nicolas de Cues 3, en particulier
pour ce sermon VI. Lintrt de Nicolas de Cues pour ce volume souligne limportance
et la qualit de luvre. Celle-ci, en juger par le peu d tudes systmatiques qui
lui ont t consacres, a bien besoin de recevoir de tels appuis. Outre la force de la
recherche allemande sur les sources de la culture germanique, qui a pu favoriser un
corpus de sermons sur un autre, l uvre des Sermons souffre de plusieurs handicaps.
Dune part, sa forme gnrale parat inacheve, la fois dans le contenu (il manque
un bon nombre de sermons traditionnels dans un sermonnaire) et la fois dans sa
forme actuelle qui est - volontairement ou non - une suite de pistes plus ou moins
elliptiques. Les sous-entendus, les points de suspension, les allusions obscurcissent un

120

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

texte dj ardu en lui-mme, car, et c est l lautre diffrence de taille avec les sermons
allemands, le public vis tait un public de lettrs, principalement d tudiants 4. Trs
peu d 'exempla sont dvelopps. Bien des rfrences patristiques et scripturaires sont
seulement signales : elles semblent appartenir ime culture acquise ou requise.
Outre ces difficults, lintrt de cet ouvrage demeure : il nous restitue dans un guide
de prdications, certes lacunaire, larchitecture dogmatique de la pense d Eckhart.
Pour chaque sermon, un examen attentif du texte est ncessaire afin de dterminer si
la trame homiltique est constitue, finie, comme un plan type en quelque sorte, ou sil
faut se contenter de possder des notes qui, inacheves ou extraites, de leur contexte
sont devenues pour nous plus ou moins hermtiques.

B. Le sermon VI
Dans le cadre du sermon VI, Du prem ier dimanche aprs la Trinit, le sermon
ici traduit est suivi de trois autres propositions de prdications pour le mme jour.
Le texte suivi travers ces trois propositions est 1 Jn 4, 8 ;9 ; 16 ; 18. Il est donc
convenable de voir en ce sermon un commentaire de la premire ptre de Jean.
Le sermon VI, 2 porte sur la citation 5 : Voici en quoi est apparue la grce,
lamour, de Dieu : il a envoy son Fils unique dans le monde pour que nous vivions
par lui . Tout le commentaire ds lors portera sur la naissance du Fils, manifestation
gracieuse de lamour de Dieu. Cette naissance est principalement lengendrement du
Verbe par le Pre dans une me pure. Cette dimension vient en complment de ce qui a
t expos dans le sermon VI, 1. Dans ce deuxime axe de prdication, le commentaire
est nettement noplatonicien. Outre une rfrence directe au monde des ides 6, la
question de lincarnation du Fils est aborde selon les termes mmes qui ont aliment
les dbats au sujet du nihilisme christologique dans la seconde moiti du XIIe sicle :
Note quil a assum la nature non la personne . Il n est pas tonnant que sur ce
thme aussi dlicat, le Protocole de Cologne ait requis une mise au point. Ces dbats
du XIIe sicle 7 n ont trouv quau XIIIe sicle leur conclusion, grce au travail de
Thomas d Aquin 8. Eckhart ne prcisera pas outre mesure sa pense. Ayant pos cette
base, il va argumenter de la prsence de Dieu au c ur des mes pures pour prsenter
lamour de Dieu. Dans Y Opus Sermonum, lexpos de cette inhabitation est plac
sous le registre de linhabitation trinitaire et de la grce, amour de Dieu, qui divinise
et enfante Dieu dans lme 9. Ici, lme pure, peut dans un contexte eckhartien tre
associe une me dtache, vide de tout ce qui n est pas Dieu, disponible la grce. A
cette disponibilit rpond la proximit aimante d un Dieu qui a un dessein particulier
pour lhomme quil a cr.
Le sermon VI, 3 se centre ensuite sur le verbe demeurer : qui manet in
caritate. Le champ ouvert est celui de limmanence. U n ensemble d expressions
latines, typiques de la pense d Eckhart, et une dialectique entre le dtachement et
lamour fait de ce sermon une pice aussi importante que mconnue. Le centre du
sermon est introduit non sans humour par les mots Ceci tant vu, les choses sont
claires . Ce qui a t vu, c est que Dieu tant l amour, demeurer en Dieu et demeurer
en lamour sont des locutions interchangeables. La suite 10 mrite d tre traduite :
Mais Dieu nest un amour ni moins ni autre que son propre tre. Il est reconnu
que celui qui demeure dans ltre de Dieu, demeure en Dieu 11 et Dieu en lui. L,

UN PRINCIPE ECKHARTIEN PEU SOULIGN

121

note que lamour n a rien faire avec la rcompense : tout son tre est dans le
mrite ; et ensuite rien avec laction ou lagir, avec natre, avec tre disponible, avec
se mouvoir. Cependant, il a faire avec la volont. Ensuite : en raison de lui seul,
nous sommes bons, mais par un intellect nu, et plus que nu (supemudo ) nous nous ne
sommes pas bons, mais heureux. Lintellect et la volont, lamour et la batitude se
tiennent comme la servante face la femme libre 12, comme la forme substantielle,
la disposition face cette dernire, comme ltre face au devenir, comme se mouvoir
vers le haut face se reposer l3. Voir le psaume : je serai rassasi quand apparatra ta
gloire , tout comme la faim face la nourriture, la soif la boisson. Voir le psaume :
Prs de toi est la fontaine de la vie etc. ils senivreront etc. Note que Platon
disait que les formes taient donnes selon le mrite de la matire. A travers cela,
il apparat que la volont et lamour, qui concernent le mrite, se tiennent vis--vis de
la batitude comme des rcompenses la faon de la disposition laccident vis--vis
de la forme substantielle.
Le fond platonicien est fortement confirm. Le dbat sur le primat de lintellect
agent ou de la volont, ce qui est peut-tre un faible indice de lorigine parisienne de
ce paragraphe, est pouss plus avant. Le dtachement (intellectum supemudurri) perd
son primat absolu. Largument final de tous ces points capitaux est la comprhension
de Dieu comme tre, comme Un et comme amour.
Le sermon VI, 4 est plus tourn vers lexhortation spirituelle. Eckhart y examine
les diffrences entre la crainte de Dieu et lamour de Dieu. Il sy exprime d une faon
classique. Ce texte n est pas pour autant mineur dans luvre d Eckhart. Ce rappel du
christianisme d Eckhart, matre dominicain, comme les Entretiens Spirituels, invite
lui aussi, avoir lesprit libre et s engager en vue de la conformation au C hrist...
sur le chemin pascal de lamour I4. Le sermon VI, 1 ouvre donc un commentaire de
la premire ptre de Jean, et place lamour qui est Dieu et qui vient de Dieu comme
un lment clef de sa mystique.

G Le sermon VI, 1
La traduction de telles trames homiltiques est soumise au respect de lellipse, qui
est ltat dans lequel Eckhart a laiss son texte, mais galement soumis lexigence de
clart venue du respect du lecteur moderne. Elle comporte donc un ensemble de choix
trs particuliers. Parmi ceux effectus ici, le choix de la forme littraire est important.
Ldition latine de rfrence, celle de Josef Koch, prsente un texte organis en
paragraphes. Pourtant certains textes, dont le sermon VI, 1, sont des plans de travail,
et mritent dtre rdigs comme tels : une srie de points dvelopper, organise
en partie et sous parties. Ainsi, les nombreux primo, secundo, tertio en retrouvant
une hirarchie visible, peuvent jouer parfaitement leur rle d oprateurs logiques. La
division en paragraphes, nots de 53 56 dans ldition latine devient artificielle.
Le texte obtenu forme un ensemble qui sorganise alors en trois parties, littrairement
discernables. La mthode par laquelle Eckhart construit ses commentaires dans lOpus
Sermonum consiste suivre le verset choisi, et le dcouper en units grammaticales
les plus petites possibles. Ici, ayant retenu les mots Dieu est amour , il se contente de
cette proposition.
Le travail littraire fourni par Eckhart est nettement visible dans sa construction :
des expressions types inaugurent et closent chaque partie et sous-partie. La premire

122

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

partie est incluse entre deux rptitions des mots : in abstracto, la deuxime partie
de mme par les mots communis est. La troisime partie possde ime structure plus
complexe. Les premiers mots qui marquent son ouverture sont se toto ( lui-mme
tout entier ), qui mnent lexpression toto sui nos am at : la proposition prcdente
est rajout nos. Eckhart, de faon linaire, alterne nos amat et se amat. Ce glissement
de se nos, sera repris, mais invers, dans le deuxime mouvement de ce paragraphe :
en retournant se partir de nos. Incidemment, la grammaire montre un mouvement
soulignant la dynamique noplatonicienne creatio-redditio, travers la squence se,
nos, se. Mais Eckhart va l insrer dans la dogmatique chrtienne.
Pour ce faire, le Matre a recours un nouveau verbe : dat. Larrive du verbe
donner n est pas incongrue : au milieu du paragraphe, le quatrime argument
est le seul qui ne soit porteur d aucun des mots-clefs. Ce paragraphe est le pivot
hermneutique qui relie lamour de Dieu pour lhomme, et lamour de Dieu en Dieu.
Il est au sens propre et figur le centre du paragraphe. Ce pivot est : Lamour par
lequel Dieu nous aime est FEsprit-Saint .
Cette trame homiltique peut tre, par consquent, considre comme un travail
fini. Il ne reste q u expliquer plus simplement, d o les remarques Explique cela ,
la fin de certaines phrases. C est une architecture complexe, mais assez construite
pour qu il ne reste plus qu la dvelopper. Elle possde mme dj un exemplum,
celui du soleil, et une parnse qui la fois donne une indication sur la mise en
pratique de ces enseignements, et une formule aise retenir pour ouvrir la question
sur un champ beaucoup plus vaste.
Rsumons donc. Premirement, ce sermon montre combien Y Opus Sermonum est
peut-tre sous cette forme compos d crits achevs, destins donner un fil directeur,
et combien, parce que rduits leur plus simple expression, ces crits sont rvlateurs
de la stylistique eckhartienne, aptes devenir de prcieux outils pour lidentification
de certains passages douteux de son uvre.

D. L Un, l amour et Dieu


Lamour est un thme peu tudi en soi dans luvre d Eckhart, hormis ltude
comparative de K. Knotzingzer 15. Pourtant, il est le thme central de plusieurs
prdications latines. Outre le sermon VI, il structure 16, les sermons XXX, XL et
XLVII 2, 3. A ces quatre sermons o ce thme est longuement dvelopp, il faudrait
encore ajouter le sermon I, L amour de D ieu a t rpandu, qui en posant le choix
entre lamour de ce monde et lamour de Dieu annonce le long dveloppement du
sermon LV, 4 : Celui qui hait son me en ce monde. Loriginalit de ce sermon VI est
d tre centr non sur lamour du prochain, ou le mpris du monde , mais sur lamour
quest Dieu. Il place d emble une affirmation positive au sujet de Dieu : Dieu est
amour. La thologie d Eckhart est largement apparente la voie ngative 17, mais
il construit cette dernire sur un ensemble rduit d affirmations, largement tudies :
Dieu est , Dieu est Un 18, Dieu est Trinit , Dieu est intelligere 19.
Une srie d appropriations trinitaires o apparat lamour peut tre extraite des
sermons latins. Elle complte celles qui clairent le dbat sur le primat de lintellect
en Dieu, dont la plus connue est tre, vivre, intelligere , respectivement en fonction
de lEsprit-Saint, du Fils et du Pre 20. La plus complte de ces appropriations est

UN PRINCIPE ECKHARTIEN PEU SOULIGN

123

celle qui associe Jsus-Christ la grce, Dieu lamour, et lEsprit-Saint la


communication 21. Mais Eckhart suit ici la lettre lintitul du sermon extrait de la
deuxime ptre aux Corinthiens et pose une rserve de taille : le nom de Dieu, dont
nous parlons ici, peut changer 22. C est pourquoi, l amour s attribue tout autant au
Pre : Note que le Pre est le nom de lamour, en considration de la gnration du
Fils, mais non de la cration, en considration de laquelle il est plutt seigneur 23.
Dans le sermon VI, c est le Saint-Esprit qui est associ l amour, sans cependant
nuire la simplicit divine. Cette affirmation est place, y compris grammaticalement,
au centre du point trois : lamour par lequel il nous aime, (s.e. est) le Saint-Esprit
lui-mme . Il y a donc dans luvre de Matre Eckhart une double considration.
Premirement, Dieu est amour, et les mots se toto qui amplifient cette affirmation
peuvent tre compris dans un sens trs fort d identification, autant selon lusage latin,
que selon une grille de pense noplatonicienne 24. Et selon lagir divin quil veut
souligner, Eckhart associe cet amour tantt lune, tantt lautre des personnes
divines. Il se rfre lcole de Saint-Victor, qui a sans doute le plus approfondi
lamour comme relation au sein de la Trinit 25, sans pour autant ngliger la base
augustinienne que lusage du m ot nexus travers son uvre vient souligner, ainsi
que la dmontr B. McGinn. Enfin, largumentaire proprement mtaphysique
dEckhart sera approfondi dans la deuxime partie du sermon dans un commentaire
noplatonicien. Cet aspect noplatonicien, enrichi de la considration de lamour
unifiant amne la considration de Dieu comme lUn unifiant.
Ainsi, le lecteur est invit comprendre le mot amour soit au sens fort, comme
une identit divine, soit en un sens plus faible comme une vertu. Le rappel du niveau
de lecture est donn dans la seconde partie du sermon : ... Note que Platon disait...
A travers cela, il apparat que la volont et lamour, qui concernent le mrite, se
tiennent vis--vis de la batitude comme des rcompenses la faon de la disposition
laccident vis--vis de la forme substantielle . Ce passage une autre mthodologie
permet M. Heidegger d affirmer que Lexamen des rapports qui existent entre le
modus essendi et les modes subjectifs que sont le modus significandi et le modus
intelligendi ramne au principe de la dtermination matrielle de toute forme qui
implique son tour la corrlation fondamentale d objet et de sujet , en ajoutant en
note ce paragraphe : J espre pouvoir montrer, en une autre occasion, comment
cest partir de l, en liaison avec la mtaphysique, laquelle on fera bientt allusion,
du problme de la vrit, que la mystique d Eckhart est susceptible de sa premire
explication et mise en valeur philosophiques 26. Or lamour au fil des textes
eckhartiens est autant un modus essendi, Dieu est amour, quun modus significandi,
lamour dit Dieu, ou mme un modus intelligendi, o la connaissance et lamour
sont conjoints la racine de la similitude, dans un mouvement plus gnral encore
menant lenfantement de Dieu dans lme 21. La ressemblance, ou similitude, est
elle-mme une condition ncessaire ltre-Un, lunit, condition que lamour
permet en cherchant la ressemblance, et parce que lUn aimant veut tre aim 28.
Peu peu, lamour apparat comme la condition ncessaire du un 29. Sans amour,
il ny pas d union mystique, lamour sera dans les sermons allemands directement
li la dification : Cela a lair incroyable que lon puisse ainsi devenir Dieu dans
lamour ! Pourtant c est vrai dans ltemelle vrit 30.

124

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Ds lors il se comprend quen tant que vertu thologale, associe lesprance et


la foi, la vertu amour soit la plus haute des vertus 31, en accord avec les relectures
de la premire ptre de Paul aux Corinthiens, et avec toute la Tradition chrtienne. Le
dtachement vient ensuite comme premire des vertus humaines 32, non thologales.
Sil manque encore des rfrences portant sur lesprance eckhartienne, la foi et
lamour sont clairement annoncs comme des vertus suprieures, toujours en lien
avec lunion Dieu 33.
De multiples autres points mriteraient d tre souligns dans cette prsentation.
Premirement, Eckhart, trop souvent peru comme un froid mtaphysicien, y parle
de bonheur. Deuximement, la phrase Il apparat qu il y a quelque chose dtemel,
et qui n est pas soumis au temps. Il faut donc que ceux qui veulent tre unis passent
au-dessus du temps est assez quivoque pour sous-entendre ltincelle de lme,
un quelque chose d temel qui serait lam our de Dieu vivant en lhomme.
Troisimement, la mention de la noblesse de lme fait cho dans luvre allemande
au thme de lhomme noble. Sans aller plus loin, grce ces trois points, ce sermon
vient la convergence de nombreux thmes eckhartiens de premier plan et lamour
dans la pense de Matre Eckhart est sans doute un des aspects ngligs tort dans
la recherche eckhartienne. Il n est pas tonnant vu son importance d en retrouver
des chos dans la bulle In agro dominico : les formulations abmptes, et des prises de
position fermes requraient des clarifications. Ainsi, les articles 7 et 25. Si demander
Dieu de nous aimer, revient confondre nos dsirs avec les obligations de sa nature
aimante, alors la prire de demande est un non-sens (article 7), au mme titre que
d effectuer une graduation, une sparation en lAmour, qui est Dieu (article 25) ;
lamour est tout entier, il est donn : tout entier et donn par nature. Il convient
dsormais d ajouter lamour, sous tous ses sens, aux rares noncs positifs quEckhart
accepte pour Dieu.

Notes
1 K. R uh , Initiation Matre Eckhart. Thologien, prdicateur, mystique, Paris-Fribourg,
C erf-E d. U niversitaires, 1997 (Vestigia, 23), p. 107.
2 L es argum ents avancs p a r J. K o c h , Magistri Echardi Sermones. Die deutschen und
lateinischen Werken, IV, 1987, Sermones, Vorwort, p X X III-X X V , sont tout autant valables
p o u r qualifier les actuels serm ons latins 'Opus Sermonum inachev.
3 J. K oc h , Sermones, Vorwort, p . X IX -X X .
4 Et aliis actibus scholasticis, tum in praedicationibus, dans Prologus Gen. In Opus

Tripartitum, 2.

UN PRINCIPE ECKHARTIEN PEU SOULIGN

125

5 La citation de 1 Jn, 4, 9 est littralem ent in hoc apparuit caritas Dei in nobis etc. .
Lincipit du serm on ajoute le m ot gratia : in hoc apparuit gratia, caritas Dei in nobis , en
accord non avec le texte biblique qui ensuite est cit sans cette addition, m ais en accord avec
une citation d A ugustin, afin de m arquer l orientation du com m entaire.
6 Opus Sermonum V I, 2, 58 Non dicit in hoc mundum , sed in mundum simpliciter.

Igitur in mundum intellectualem secundum Platonem .


7 Pour ces dbats, v o ir l excellente synthse de H . C. V an E lsw ijk, Gilbert Porreta, sa vie,
son uvre, sa pense, L ouvain, 1966 (Spicilegium sacrum Lovaniense, Etudes et documents,
33), p. 403-454.
8 E.-H. W eber, M atre E ckhart e t la grande tradition thologique , dans H. S tirnim ann
et R. Imbach, Eckhardus Theutonicus, homo doctus et sanctus, Nachweise und Berichte zum
Prozess gegen Meister Eckhart, Fribourg, U niversitt Verlag, 1992 (Dokimion, 11).
9 Sermon X L, 3 ; voir J. D e v rie n d t : D e qui vous sem ble-t-il que le C hrist soit le
Fils ? , La naissance de D ieu dans l m e dans les serm ons latins de M aitre E ckhart , dans
M.-A. Vannier (d.), Rflexions sur la naissance de Dieu dans l me, Paris, C e rf (Patrimoines)
[sous presse],
10 Opus Sermonum, V I, 3, 64.
11 Litt. Deo immanet au lieu in deo manet. L e vocabulaire se centre sur l im m anence et
linhabitation trinitaire.
12 Larrire-plan exgtique est p eut-tre celui d A g ar et de Sarah, qui sont frquem m ent
associes aux m ots ancilla e t libera.
13 Quiescere appartient au vocabulaire technique de la m ystique m divale. J. L e c le rc q ,
Otia Monastica. Etudes sur le vocabulaire de la contemplation au Moyen Age, R om e, Ed.
Anselmiana, 1963 (Studia Anselmiana, 51).
14 M.-A. V annier, Prface M a tr e E c k h a r t, Sur la naissance de Dieu dans l me,
Semons 101-104. Traduction G. P fis te r, Orbey, A rfuyen, 2004, p. 15. Voir galem ent, dans le
prsent ouvrage, l article de M .-A . V annier, N ouvelles perspectives sur la naissance de D ieu
dans lme chez E ckhart .
15 K. K notzingzer, G eistliche L ehre. C hristus L iebe bei B ernard vo n C lairvaux, O skar
Katann, M eister E ckharts G leichnis vo n Spiegelbild geistliches L eben , dans A . C o re th ,
Die Gesitliche Gestalt des Heiligen Petrus Canisius, H eiler, 1961 (Jahrbuch fu r Mythische
Thologie, 7).
16 Opus Sermonum X X X , Diliges dominum tuum ; X L , 1 Diliges dominum deum tuum ex
toto corde tuo ; 2 Diliges proximum tuum ; O S XLVTI, 2, 3, Hoc oro ut caritas vestra magis ac
magis abundet. C es serm ons sont l tude au sein de l E R M R afin d en dgager lim portance
dans lensemble de pense de M atre E ckhart.
17 Voir l article de Y. de A ndia , L a thologie ngative de M atre E ckhart .
18 Voir dans le prsent volum e, les articles de H. P asqua, L a D it com m e U nit p ure et
nue et de S. L aoureux, Le pli. A pproche du sens de l 'im m anence chez M atre E ckhart .
19 R. Imbach, Deus est intelligere. Das Verhltnis von Sein und Denken in seiner

Bedeutungfu r das Gottesverstndnis bei Thomas von Aquin und in den Pariser Quaestionen
Meister Eckharts, Fribourg, U niversitt V erlag, 1976 (Studia Friburgensia, 53).
20 B. B eyer de Ryke, Matre Eckhart, une mystique du dtachement, B ruxelles, O usia,
2000, p. 88 : O n retrouve ici une ide noplatonicienne, celle de la seconde hypostase
- Intelligence ou E sprit - qui est au-del de l tre m ais cependant en-dessous de l U n. D ans la
triade - classique au M oyen A ge - esse, vivere, intelligere, c est le troisim e term e q u E ckhart
place au prem ier rang car c est celui qui prsente le plus haut degr d indterm ination. C est
pourquoi, dans l application q u il fait de ce ternaire la T rinit, il attribue au Pre Y intelligere,
au Fils le vivere et au S aint-E sprit Y esse .

126

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

21 Opus Sermonum, II, 2, 10, Gratia domini nostri Iesu Christi...


22 Ibidem 13, Verbi gratia varietur nomen Dei, de quo nobis sermo.
23 Opus Sermonum XIV, Ascendens lesus in unam navim 151 Secundo nota quodpater
est nomen amoris, respectu generationis filii, non autem creationis cuius est potius dominus.
24 M. H e i d e g g e r , Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, Le principe didentit (trad.
A. P rau ; confrence prononce le 27 juin 1957), p. 258 : Platon ne dit pas seulement:
eskaton auto tauton, chacun est lui-mme le mme , mais bien : ekaston... auto d eauto
tauton, Chacun est lui-mme lui-mme le mme . Le datif eauto veut dire que chaque
chose est elle-mme restitue elle-mme, quelle-mme est la mme - savoir pour
elle-mme avec elle-mme .
25 F. G uimet , Caritas ordinata et amor discretus dans la thologie trinitaire de Richard
de Saint-V ictor , dans Revue du Moyen Age Latin, 1948, p. 225-253.
26 M . H eidegger, Trait des catgories et de la signification chez Duns Scot, Paris,
G allim ard, 1970 (NRF, Classiques de la philosophie), p. 224.
27 Opus Sermonum LI, Ecce dies veniunt, 518 : Secundo nota : quia similitudo radix
cognitionis et amoris, solum Deum scit, et haec est vita aeterna . loh 17, rursus, solus
Deus est amor eius. Secundum Augustinum parturitfilium compater Dei patris .
28 Opus Sermonum X X IX , Deus unus est, 297 : omnis creatura amat in Deo unum et
ipsum amat propter unum et amat ipsum ; quia unus est. Primo quia omne quod est amat et
quaerit dei similitudinem. Similitudo autem est queadam unitas sive quorundam unitas .
29 Opus Sermonum X X IX , Deus unus est, 298 : vere amans non potest amare nisi unum.
Propter quodpraemisso Deus unus sequitur : diliges dominum tuum ex toto corde tuo, et procul
dubio, nollet esse nisi unum, quod se toto amat .
30 Sermon 5a, dans E ckhart, Traits et sermons. T raduction, introduction et notes par
A . de L ibera , Paris, F lam m arion, 1993 ( GF, 703), p. 250. C e serm on com m ente le mme verset
que Opus Sermonum V I, 2. L es deux textes offrent de gran d es ressem blances et mriteraient
une tude com m une.
31 Voir Opus Sermonum X LVII, 3

: Sol est maximum planetarum et stellarum omnium.


Sic maior virtutum est caritas. Cor 13. Sol illuminat totam regionem et mundanam et caelestem.
Sic caritas format et superirridiat omnia dona virtutum. Cor 13. Unde augustinum : quanta est
caritas, quae si desit ; frustra habentur cetera, si assit, habentur omnia Col 3 super omnia
caritatem habentes, quae est vinculum perfectionis. (...) Numquam caritas est sine spiritu
sancto .
32 B. M ojsisch , C e m oi : la conception du m oi de m atre E ckhart : une contribution
aux L um ires du M oyen A ge , dans M .-A . V annier (d.), Les mystiques rhnans (numro
spcial de la Revue des sciences religieuses, 70/1, 1996) : L a supriorit du dtachement
sur les plus grandes vertus traditionnelles ( lam our, l h um ilit, la m isricorde), l essence du
d tachem ent com m e m anire fondam entale d tre D ieu, l objet du dtachem ent : le nant
p u r .
33 Opus Sermonum X X X II, 330 : Fides, Boethius De Trinitate : fides est principium et

fondamentum earum virtutum sine quibus christianis aeterna vita non speratur . Quia ratio :
fides sine operibus mortua est lac 2. Idem ibidem :fides virtus est prima mentis unio cum
Deo, quia cum fidem hanc recipimus uniri cum Deo incipimus. Applica .

La gense de lhomme eckhartien :


une cration continue
M ax im e M a u r i g e

Grand restaurateur d un quilibre thologique entre lhomme et Dieu


grce au Fils, Matre Eckhart nous a lgu une juste combinaison de sa force
spculative au-dedans d un corpus latin qui revt limage d une grande entreprise
dexgse scientifique. Appel devenir la Grande uvre du Thuringien, lOpus
tripartitum 1 entendait enseigner au lecteur la gense de luvre divine, soit une
autre ralit. Commentant lautorit biblique, Eckhart nous y propose, expose et
questionne le fond de sa doctrine ; car, ce que lEvangile contemple, c est ltre en
tant qutre 2.
Maintenant, si lOpus Tripartitum nous apparat comme la grande uvre de
systmatisation d Eckhart, quelle place occupe lhomme dans ce systme ? Et
peut-on vraiment parler de systme ? Dans le Commentaire de la Gense, y a-t-il
une logique et une physique nous enseignant la Cration ? Sagit-il d une exposition
systmatique de certains axiomes suivant un ordre biblique dtermin, le tout formant
une cosmologie lintrieur de laquelle se rvle une exprience ontologique et
anthropologique que le Thuringien se propose d tudier ? Ainsi, comment Matre
Eckhart, dans son Expositio Libri Genesis, prend-il en compte lanthropologie, mais
aussi la cosmologie, travers une rflexion sur la Cration ? Lunion mystique,
travers le krygme ou lauto-manifestation de Dieu dans la Cration, nous apprend-elle
en mme temps qui nous sommes et qui est Dieu ? Ds lors, rpondre la question :
quest-ce que l homme ?, n est-ce pas dj commencer par rpondre la question :
quest-ce que Dieu ? ou q u est-ce que l Etre ? Lexprience mme d tre humain
prsuppose cette recherche ontologique indispensable toute tude anthropologique
srieuse, car elle renferme cette relation dialectique de Dieu, c est--dire lEtre (Deus
esse est), lhomme qui, ds lors, ne peut se comprendre vritablement quau sein de
la Cration, en ce commencement originaire o lhomme est un tre (en Dieu) avant

128

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

d tre humain ; un homme-selon-Dieu dont la cration n a de raison dtre que


dans son retour vers le Crateur, c est--dire en Dieu, fin de lhomme.
Le concept de cration continue nat alors de la volont de situer, chez
Matre Eckhart, la Cration par rapport au temps et lternit, autrement dit, par
rapport lhomme et Dieu. Ainsi, le concept de cration continue embrassant
une pluralit de termes (cration, homme, Dieu, temps, ternit), et sachant que Dieu
est par dfinition (Deus esse est) et que lhomme est par Dieu (Creatio est collatio
esse), il convient d analyser l homme eckhartien partir de Dieu et de la relation de
Cration - ou relation crationnelle - qui s instaure entre eux deux. Car il est
videmment ncessaire que, si on connat d une faon dfinie un relatif, on connaisse
d une faon dfinie ce quoi il est relatif 3.

1.

Dieu, ratio creandi de lhomme

Chez Matre Eckhart, lhomme ne peut tre pens en dehors de la Cration, du


Cosmos et, a fortiori, en dehors de Dieu ; car, comme le souligne Berdiaeff : Les
mystiques rptent souvent que Dieu et homme, que Crateur et crature sont des
termes corrlatifs 4. C est pourquoi lhomme ne peut vritablement se comprendre
que gntiquement, en tant quil procde de Dieu, cet in principio lorigine de toutes
choses quEckhart identifie cette ratio idealis et universalis et donc au Principe 5,
raison d tre de tout ce qui est, en tant que tout a t fait par lui, et que, sans lui,
rien n a t fait 6.
Seul vrai Etre en tant qutre : Je suis celui qui suis 7, Dieu pose alors comme
possible, ou potentiellement crable, en Lui, tous les tres finis. Et parce quils sont
encore ltat de possibles, ces tres ne sont que virtuels en Dieu qui les pense : ils
n ont ds lors d autre ralit que celle de Dieu et demeurent ab aeterno dans lunit
et la simplicit de son Logos. Dieu s identifie donc au monde intelligible des Ides 8
dans lequel la Gense est avant tout intellectuelle et o ces exemplaires clestes
constituent la matire prime de toute cration. On peut ds lors reconnatre, en Dieu,
une certaine prexistence de ces ides comme modles de toute cration 9, car ce qui
est produit par une chose prexiste en elle comme la semence dans son principe 10.
Mais si Dieu exerce in principio - c est--dire en Lui-mme - une fonction
prnotique sur les cratures, ces dernires, en tant que substituts immuables de ce
qui est et devient a d extra, prexistent avant tout comme Ides dans ce cleste
exemplaire , qui est le modle et la raison idelle de toutes choses 11 ; cest--dire
dans le Fils, qui est l Intellect de Dieu : Au commencement tait le Verbe 12, et le
commencement dans lequel Dieu cra le ciel et la terre est la nature de lIntellect 13.
Par sa nature intellective, le Fils, ou Logos, ou Verbe 14, est le principe de toutes
choses : Ego principium 15, car le principe de tous les effets produits dans la nature
est un Intellect suprieur la nature et toute crature 16. Aussi, le Fils, qui est
locus proprissime omnium entium, se veut donc une sphre intelligible, une me du
monde et de toute la cration, un macrocosme , en tant quil prcontient tous les
tres crables.
Lhomme, quant lui, est alors comme le coffre dans lesprit de lartisan,
c est--dire quil n est pas en tant que crature mais seulement en tant que pense
et vie du Fils : Ce qui fut en lui tait la vie 17. A ltat virtuel, lhomme nest

LA GENSE DE L HOMME ECKHARTIEN

129

quun concept vital en Dieu, dans son Verbe de vie 18, c est--dire un a
priori dexistence, de vrit et d intelligibilit. Matre Eckhart slve ici au-dessus
du niveau craturel en tant que ces Ides de toutes choses se rsument en une seule
et unique Raison, celle du Fils, et sont, par cette indistinction dans la raison du
vivant 19, au-del des espces et des genres. Par consquent, procdant du mme
acte dintellection que le Verbe, ou Logos, il faut noter que les Ides, hypostases
de toutes cratures, prises dans la raison du vivant, ne sont ni cres ni faites mais
incres et incrables 20 ; c est--dire que dans le Verbe, une Ide est lumire non
cre, mais engendre 21. D o Augustin a dit : Celui qui nie les Ides, nie le Fils
de Dieu 22.
Les Ides sont donc des paradigmes transcendants, des archtypes dont les tres
crs ne sont que les copies ; elles reprsentent un modle limage duquel lagent
crateur va modeler son effet 23. Aussi, chaque chose tant cre dans la Raison et
daprs une raison idelle, je veux dire lhomme par une, le lion par ime autre, et ainsi
de chaque chose 24, lappartenance de plusieurs cratures une mme espce - telle
lespce homme , lion , etc. - a pour cause la prsence en chacun d eux d une
mme ide cratrice : Il faut donc savoir qu en rgle universelle, la vertu sminale
des choses, quelles quelles soient, rside dans les replis de leurs principes les plus
secrets tels que le genre et la diffrence, qui fondent ou constituent lespce ou la
nature et lessence (...) C est la raison pour laquelle Augustin appelle les causes
originaires des choses raisons sminales 25. Eckhart donne ainsi aux Ides un
rle causal rel dans la Cration. Car ici, idelle ne soppose pas relle ; les
Ides saffirment comme des ralits temelles qui, en soi, dans la Raison idelle, sont
incorporelles en tant que fondement ontologique de toute cration. Parfaites, elles
sont les exemplaires que Dieu pense quand il cre lunivers ; mais, en tant quides,
elles demeurent dans la Raison divine, ou Logos, qui est le Fils, qui n est avec le Pre
quun seul Principe, lunique vrai Dieu 26, Crateur du ciel et de la terre.
Aussi, en substituant le Verbe, Fils de Dieu, lIntelligence premire de Plotin
ou au monde intelligible de Platon, Eckhart se dmarque de l exemplarisme 27
noplatonicien. Avec lmanation du Fils comme seconde personne en Dieu, distincte
comme hypostase, identique comme nature, lexemplarisme est christianis, le monde
intelligible est tabli en Dieu, et tous les intelligibles procdent alors ternellement
dun mme acte unique et simple. Le terme de lacte est multiple, lacte lui-mme
est simple. En termes platoniciens, nous dirions donc quin principio, toutes choses
sont intelligibles, suprasensibles , et que le Logos en est le Principe, ou Cause
premire ; car, comme il est dit dans le Time 28, sans cause, il est impossible
que quoi que ce soit puisse natre 29. Ainsi, le caus prexistant dans la cause, il
faut donc admettre quavant la constitution du monde et que toutes choses fussent,
tout tait dans sa cause primordiale, essentielle et originelle, cest--dire ltat
dtre virtuel. S inscrivant ici dans la problmatique scolastique de lessence et de
lexistence, Eckhart entend alors dfinir lhomme autant dans sa quiddit que dans
lordre de sa dtermination, en tant qutant, plac dans un genre et une espce.
La raison transcendante de notre existence prexiste donc en Dieu et dans son
Verbe, l o tous les existants sont sous un mode synthtique ; et la Cration sinscrit
comme le moment o lhomme tient sa forme et reoit son tre formel, son esse rerum

130

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

extra in rerum natura 30. Cette cration est lacte par lequel Dieu tire toutes choses du
nant (et non de sa propre substance), partir de raisons prexistantes en Lui, et les
fait apparatre hors de Lui, l o rien n existait. La Cration requiert alors un Principe
transcendant. - le Crateur - un terme qui n existe pas de lui-mme - la crature - et
un influx qui le fait passer du non-tre ltre et le constitue comme ime ralit
distincte - la Grce premire qui est collatio esse. Cette creatio prim a n est donc pas
une procession substantielle, en tant que toute chose cre ne procde pas de la nature
immuable de Dieu mais de son agir 31 : une creatio activa, quil importe de distinguer
de la creatio principiative, la Cration entendue en son Principe o lmanation des
Personnes, et notamment du Fils, cet exemplar rerum creatum, n est que le prototype
principici, c est--dire la raison et le prambule de la Cration 32. Ainsi, comme
lenseignait dj Jean Scot Erigne, la cause prototypique de toutes les cratures qui
ont reu leur tre de Dieu a prcd leur cration 33.
Du nant ltre, la cration est a d esse et implique ds lors un changement;
lhomme porte la mutabilit inscrite dans sa nature. C est l prcisment ce qui
diffrencie limage de son archtype : lun est immuable par nature, lautre au
contraire tient d un changement son existence et, tant proie au changement, ne
saurait persvrer dans ltre 34. Nanmoins, l homme est soutenu continuellement
par Dieu en tant qu il reoit sans cesse son tre du jaillissem ent temel de lEtre
incr. Tir de la terre, lhomme est nant, et, de lui-mme, il ne peut que retourner
la terre 35 ; sil subsiste, c est uniquement grce Dieu qui lui a insuffl la vie et
ltre qui font de lui ce quil est : et l homme devint un tre vivant 36. Lexistence
de lhomme est donc tout entire suspendue l tre et l esprit de vie qui lui sont
confrs, ainsi qu la Parole de Celui qui la cr. Dfinie comme collatio esse, la
Cration apparat alors comme une relation de dpendance de la crature vis--vis de
Dieu ; une relation proclamant par l-mme lindigence de la crature et de son tre
relatif.
Lhomme a donc deux modes d tre : le premier, ltat sminal, dans le Verbe
o il n est pas encore crature mais seulement raison , le second dans lunivers
temporel, lieu de la ralisation (extra-stantia) de ce que produit le Verbe en son
principe. Ltre de lhomme s envisage alors sous un double rapport : un rapport
qualitatif ou d essence, et un rapport d actualit ou d existence. Ds lors, cr
limage de Dieu, comme sa ressemblance, l homme n est pas Dieu, il est cet esse ab
alio, cet tant-ci l image de lEtre suprme, c est--dire un ens cr (ens hoc) en
dehors de sa raison idale.
2.

Dieu, fin de lhom m e (et de la cration)

Laiss dans la main de son propre conseil suite au firmament, lhomme peut alors
m archer dans les voies de Dieu ou sengager dans la voie des impies 37. Mais
la notion de Cration comporte en elle la fin de tout tre cr, le pourquoi de leur appel
lexistence, qui est un appel la Vie en Dieu. Car si c est la Gense que lhomme
doit d exister, on constate que cette premire cration n est que lannonce dune
nouvelle cration en laquelle lhomme, qui est capax dei, optimise son statut
'im ago D ei ju sq u tre assimil au Fils.

LA GENSE DE L HOMME ECKHARTIEN

131

Ici, fin n est plus seulement entendue comme cause ou raison , mais
aussi comme but . Nanmoins, il est impossible quun tre agisse pour une fin
comme but si, d abord, son existence et sa nature ne dpendent d une fin comme
cause. La fin de lagir humain renvoie donc une finalit plus profonde, in
principio, o Dieu est au commencement - en tant quil confre ltre lhomme,
quil en est la Cause premire - et au terme de la cration de lhomme - en tant
que la perfection dernire de celui-ci se trouve en Dieu. Soit une interprtation de la
causalit comme mode de fin ; car pour Dieu, produire les tres, c est ncessairement
se constituer leur fin : lhomme a donc t cr par Dieu, son image, car c est Dieu
mme que lhomme est appel atteindre comme objet propre de sa connaissance
et de son amour 38. Nous sommes ainsi crs par un don de Dieu en vue d un don
de Dieu : nous sommes crs par Dieu et pour Dieu, dpendant de lui, tenu de se
soumettre et de se rfrer lui en cela mme qui nous unit lui depuis la Cration.
La finalit cratrice, cest Dieu et lui seul ; car si Dieu cre, il se pose lui-mme en
fin de son uvre. Le dsir et la recherche du Bien apparaissent donc comme suscits
gntiquement par Dieu et comme rpondant son initiative 39. Ce dsir et cette
recherche constituent la rponse de lhomme la sollicitation de Dieu par essence.
Dieu est la fin de lhomme, et cette fin est principe d tre, c est--dire aussi bien
cause de ltre de l homme que raison d tre de celui-ci. Ds lors, sil ne lui
tait donn de dsirer et de chercher Dieu, il serait contradictoire que lhomme puisse
exister. La finalit humaine suppose la cration, et inversement. Donc lhomme est un
tre finalis dont Dieu est au commencement et la fin de sa cration. Et la fin de
lhomme exige quil tende une parfaite ressemblance avec son Crateur. Car Dieu
perfectionne lhomme en se communiquant lui, en l attirant soi dans lunion, et en
ne faisant quun avec lui. Dans ces deux termes unir, Dieu et lhomme, le premier
est lunit et la simplicit mmes ; le second est nativement pos dans le multiple et le
divers. Lunion Dieu va donc dclencher dans lhomme un processus d unification
intrieur. Quand celle-ci sera ralise, c est tout ltre de lhomme qui se trouvera
orient in actu vers Dieu.
De la Cration la divinisation, il y a donc continuit ; et tout ce qui a t
donn lhomme en condition d imperfection suite sa chute de lEtre premier doit
devenir parfait, car ce qui sera perfection se trouve dj en ce qui demande tre
perfectionn. Ainsi, la perfection cause en nous par la grce divine est donne ltat
initial, in principio. La cration de lhomme est donc tendue vers une fin : lhomme est
en devenir, sujet croissance dans une relation de plus en plus intime Dieu. Et cette
perfection laquelle tend lhomme, en tant qu tre finalis, c est limitation du Christ
et la parfaite conformit avec Dieu. La fin remplit alors un double rle : mouvoir le
dsir de Dieu pour une croissance de lhomme qui, n tant pas encore parfait, chemine
vers Dieu avec le Christ ; et, en tant que ce que toute chose dsire, c est ltre et la
perfection de ltre en tant quil est ltre 40, conduire lhomme ltre de toutes
choses afin quil puisse reposer en Dieu : ltre mme et seul ltre mme donne le
repos et fait reposer en lui et en lui seul tout ce qui est en de de lui. Or Dieu est ltre
mme. Donc Dieu repose en lui-mme et fait reposer en lui-mme toute chose 4l. La
divinisation sintgre ici dans le schme noplatonicien du retour Dieu, contre-partie
de lmanation hirarchique des cratures.

132

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Il
est donc clair que Dieu est au principe et la fin de toutes choses, et donc
de lhomme et de son agir. Ce mouvement d 'exitus-reditus, dj prsent chez saint
Thomas, montre que Dieu est la fin qui attire Lui tout ce qui est sorti de Lui et, par l,
suscite lagir libre de ses cratures, un agir qui consiste aller de limage lexemplaire
originaire ; d o le caractre relationnel non seulement de ltre de lhomme mais
aussi de son agir. Ainsi, Dieu se dfinit comme la condition de possibilit de notre
tre et de notre agir. Il est donc noter que la dialectique eckhartienne sinspire du
mouvement d exitus-reditus de Thomas que ce dernier explicite notamment in 1 Sent.,
d. 14, q. 2, a. 2 :
Dans Y exitus des cratures partir du premier Principe on observe une sorte
de circulatio ou de regiratio, du fait que toutes choses reviennent comme leur fin
ce dont elles sont issues comme de leur principe. Et cest pourquoi il faut sattendre
ce que leur retour vers la fin saccomplisse par les mmes causes que leur sortie
du principe... (Or) la procession des personnes est la ratio 42 de la production des
cratures par le premier Principe, cette mme procession est donc aussi la raison du
retour leur fin, car de mme que nous avons t crs par le Fils et par lEsprit Saint,
de mme cest par eux que nous sommes unis notre fin.
Le concept de cration continue traduit donc lui seul toute la dialectique
eckhartienne ! Et plus quune complmentarit du temps et de lternit, il convient
aussi de discerner une complmentarit entre Dieu et lhomme (complmentarit qui
se rvle tre une coopration ) ; car sil n y a de cration (creatio et creatura)
que par Dieu qui lui confre son principe d existence tout en conservant en Lui
son essence, inversement et rciproquement, il n y a Dieu que parce quil y a une
Cration, parce que pour Dieu, tre c est uvrer : Et c est pourquoi aussi, lorsquon
m a demand un jo u r pourquoi Dieu n avait pas cr le monde plus tt, j ai rpondu
quil n avait pas pu, parce quil n tait pas. Il n avait pas t auparavant, avant que
le monde ne fut. En outre, comment pouvait-il crer avant quand cest dans linstant
mme o il est quil cre le monde ? 43.
Les termes embrasss par le concept de cration continue sont donc relatifs,
ou corrlatifs (voire dpendants) les uns par rapports aux autres. Il semble aussi quil
y ait simultanit entre les relatifs, car en labsence d un des relatifs, la corrlation
ne peut exister ; par exemple, sans Dieu, il n y a pas d homme, et la corrlation entre
Dieu et lhomme ne peut exister. Ainsi, lhomme sera toujours exprim par rapport
Dieu, car lhomme est dit crature de Dieu ; et inversement, toujours Dieu sera
exprim par rapport sa crature, car Dieu est le Dieu des cratures 44. Prsence
de Dieu sa cration et prsence en Dieu de la Cration , le connu se trouve dans
le connaissant ; et si toutes choses prexistent en Dieu dans le Verbe, cela reste vrai
aprs la Cration, et il faut alors tenir simultanment la position complmentaire :
Dieu reste prsent en toutes choses .
Ensuite, la relation ne constitue-t-elle pas alors une mdiation ncessaire entre
exitus et reditus, entre Cration et divinisation ? Et doit-on identifier relation et
mdiation ; cette relation entre lhomme et Dieu tant mdiatise a d extra par le
Christ, ce dernier doit-il tre identifi au principe relationnel ? Le Christ, ou Verbe
incarn, est-il lunique mdiateur 45 qui imprime le dynamisme d un reditus, tel un
guide suprme, celui de notre retour vers Dieu ? Car le Christ est le premier-n de

LA GENSE DE L HOMME ECKHARTIEN

133

toute crature 46, lan d une multitude de frres 47, et il rcapitule en lui tout ce
qui demeure en Dieu ; d o son rle de mdiateur en tant que modle et exemplaire
ontologique. Il apporte un concours indispensable leffet produit par la Cause
premire, et se veut lui-mme une cause au sens o s il n intervient pas, il ne peut
imprimer lhomme une modification de son action en lamenant limiter, et il
ne peut y avoir ds lors de fin au processus. Seul le Christ peut communiquer ses
frres la qualit de fils adoptifs . La mdiation christique se veut donc une
christoconformation ncessaire la dialectique, car ncessaire lhomme pour
parvenir un agir surnaturel en Dieu.
En tout cas, la divinisation n annule pas la Cration ; elle la dpasse, la continue,
lachve. Le monde notique est ici dpass par lillumination d un monde plus
essentiel, en Dieu, un monde mtanotique , identique celui prnotique .
Cration et divinisation sont donc eux aussi deux aspects complmentaires dun mme
processus, dune mme dialectique, d une seule et unique Vie 48, en Dieu. La Cration
(anonyme) devient alors le prsuppos ontologique indispensable la divinisation
(personnelle) ; soit une prsence premire et une prsence dernire de Dieu
sa cration, prsence qui du point de vue de Dieu est toujours identique. C est
uniquement la crature quil revient d prouver tantt une transcendance infinie
(un abme), tantt une proximit immanente. Et lintrieur de cette dialectique, le
monde et le temps deviennent des instruments de la cration continue et de la relation
entre lhomme et Dieu. Le monde et le temps sont donc conditions de la relation, car,
sans Cration, pas de distinction, pas de multiple, pas de relation. Et il nous revient
den conclure que cration, relation, mdiation naissent simultanment dans l instant
originaire, en Dieu.
Ds lors, Matre Eckhart n a-t-il pas synthtis lUn plotinien avec le Dieu-Etre
des scolastiques, c est--dire pens la procession plotinienne partir du Bien dans le
cadre de la cration des tres par lEtre, runissant par l mme ontologie et hnologie
afin que la cration devienne un processus temel en vertu duquel les tres sortent
de lEtre. Et bien que ce qui est selon lternit soit antrieur en dignit ce qui est
selon le temps, comme le ciel lest la terre, tous deux coexistent par le temps, c est
ce que proclame la Cration 49. Lternit contient le temps, de mme que le ciel
contient toutes choses : caelum autem non locatum ab alio, sed locus potius locans
omnia 50. Et lternit est cause de ce qui est selon le temps ; la notion de cause
impliquant lextranit de l effet (soit le statut extrieur de la crature), c est--dire
un flux ad extra. Ce qui est selon le temps est donc limage de ce qui est temel ; et
ce qui est cr est limage de Dieu. La bullitio ou gnration sert ainsi, et de toute
ternit, de principe exemplaire, de prambule Y ebullitio, c est--dire la cration
ad extra. Mais cette sortie (exitus) hors de Dieu et de ltemit, cette grce
premire (ou premire cration ), implique en elle-mme un reflux, ou retour
(ireditus) en Dieu, la grce seconde (ou cration seconde ). La cration peut
ainsi se rsumer laccomplissement d une journe : Il faut noter que la production
dune chose dans ltre constitue son lever ou son matin. Voil pourquoi, une fois les
choses cres, il fallut d abord que le soir vnt et qu ainsi, le matin revenant son tour,
ft accompli le cours naturel de tout un jour 5I.

134

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

La divinisation est donc inhrente lide de Cration et prexiste au sein mme


de lide de cration en Dieu, in principio. Et notons enfin que cette inscription de
la fin au sein mme du commencement , ce prsuppos de divinisation inhrent
la Cration, traduit bel et bien cette volont de Dieu de rester prsent sa cration
et de nouer des relations avec elle. Mais la vritable raison d une telle relation nous
est dvoile en Hbr. 2, 11 : Car le sanctificateur et les sanctifis ont tous mme
origine , savoir lEtre, lUn, le Vrai et le Bon.

3.

Eckhart et la cration continue

Ce propos nat donc d une considration humaine de la Cration, et, a fortiori,


d un point de vue de lecteur qui, en tant que tel, entend trouver sa place et son
implication au sein de luvre eckhartienne. Car la thologie spculative dEckhart
n a de sens pour son lecteur quen invitant celui-ci vivre l exprience mystique qui,
selon Berdiaeff, signifie la victoire sur ltat de crature 52 ; soit une exprience
qui se veut une psychologie des profondeurs de lhomme, une pratique qui consiste
rnover son me, cette ralit divinement objective, sur une base exgtique.
Lvnement historique, biblique, est en soi (cest--dire que le fond de vrit
inhrent au rcit yahviste se situe dans le fond de lhomme, en ce lieu o Dieu se
dvoile et se donne tel quil est) et on ne le saisit pleinement que dans un acte de
connaissance par lequel l homme tudie lobjet de son plus v if dsir (Dieu) afin de
mieux le comprendre.
Eckhart nous m et sur la voie de cette connaissance ; un itinraire spirituel allant,
d une part, de lunivers idal des archtypes lunivers phnomnal des ralits
concrtes, et d autre part, de l introversion lextriorisation de lintriorit, par un
retour laction 53 et au monde en tant qutre diforme. Cet itinraire commence donc
avec le Commentaire de la Gense ; ce texte rpondant un besoin de clarification,
pour lhomme, de son passage de lessence lexistence. Il sagit l d une exposition
ncessaire de lensemble des bases spculatives pour intgrer lexprience mystique
au cours de laquelle Eckhart nous interpelle intrieurement, car il sait que tout homme
a bon fond en tant que c est Dieu qui l a cr et qui y rside.
Nanmoins, si le Commentaire de la Gense sinscrit comme la base thologique
de la mystique eckhartienne, elle n en demande pas moins tre dpasse, et
notamment par lEvangile de Jean, qui, par son dveloppement sur lincarnation du
Christ, rsorbe labme apparent qui spare lhomme de Dieu depuis la Cration, en
ramenant Dieu la mesure de lhomme. Ainsi, autant la Gense nous montre tel que
nous sommes, autant lEvangile de Jean nous annonce ce que nous pouvons devenir.
Car force est de constater que certains points ne sont que prsupposs par cette
exposition du rcit yahviste, notamment la thmatique christique, qui prend toute sa
valeur et son importance dans la relation de lhomme Dieu en tant que le Christ sy
inscrit comme un mdiateur ncessaire laccomplissement humain. La Gense nous
enseigne donc le statut et le rle de lhomme partir de sa cration, lEvangile de Jean
fait, quant lui, fructifier cet enseignement en nous donnant lexemple parfait quest
le Christ et en nous invitant nous conformer lui. Le commentaire du rcit yahviste
est donc une anthropogense que le reste de luvre du Thuringien conduit son
accomplissement, c est--dire un retour aux origines mme de lhomme, en Dieu.

LA GENSE DE LHOMME ECKHARTIEN

135

*
*

Dans cette invitation dpasser le Commentaire de la Gense, lobjectif de dpart


ne sen trouve pas pour autant affaibli, mais, bien au contraire, il sen voit renforc
dans sa manire de rinscrire la divinisation de lhomme au sein de la Cration qui,
dun point de vue humain, est plus importante que la Cration en tant quelle rvle
lhomme qui il est et d o il vient, alors que la Cration lui montre simplement quil
est ( travers la dfinition de la Cration comme collatio esse).
La Cration est ainsi qualifie, chez Eckhart, de continue par rapport
Dieu, qui en est le commencement et la fin et qui, conservant en Lui toutes choses,
reste ternellement prsent toute la Cration ; mais aussi par rapport lhomme, ou
cration (creatura) de la cration (creatio) continue , par lequel, a d extra Deum,
elle se ralise. Car la Cration, tout comme la relation, est ad aliquid, c est--dire vers
la cration du monde et du temps et de l homme.
Deux conclusions s imposent : premirement, il n y a pas de relation sans
Cration, et la relation n est quun effet de la Cration qui ne surgit que dans le
moment de la dissemblance ad extra Deum et sachve in Deo, comme son origine.
Aussi, il ny a pas de cration continue sans relation, car c est par ltemelle prsence
de Dieu sa crature (en son fond incr et par lintermdiaire du Christ) que cette
dernire se met en chemin vers sa propre ralisation et ralise par la mme occasion,
simultanment, celle de la Cration. Deuximement, et par voie d analogie, il n y
a de cratures l extrieur qu en vue de leur retour en Dieu ; et lhomme, en sa
prexistence idelle contient d avance le principe de sa propre dification, principe
qui sexprimera sous la forme d un dsir, cette faim et cette soif 54 de ressemblance
Dieu en ce monde cr. Le moment a d extra de la cration saffirme donc comme
le moment humain de la dialectique eckhartienne et comme celui de la relation entre
lhomme et Dieu : Dieu cre lhomme qui, se positionnant lextrieur, prouvera par
cette transcendance un chec de son dploiement en ce monde, dans une condition
dtermine. Dans ce passage de lIde lme, Dieu devient invisible lme,
mais sans lui tre absent ; soit une relative trans-immanence de Dieu lme : un
au-del au-dedans de lhomme , une prsence hyper-notique qui relie lhomme
linitiative qui le cre et lui insuffle ime libre conversion vers son Crateur. Ds
lors, il se dpassera lui-mme, et, en sanantissant, participera au plan dialectique
suivant, cest--dire le retour en Dieu. Le dpassement de la Cration a d extra
sinscrit donc comme une voie ngative que toute me doit parcourir pour rejoindre
son origine ; et cette ngativit se veut alors un instrument de la cration continue en
en garantissant lachvement.

Notes
1
J. A ncelet -H ustache , Matre Eckhart et la mystique rhnane, Paris, Seuil, 1956 (Matres
spirituels, 7) (rimp., 1991), p. 46 : Nous ignorons la date, mais sans doute la-t-il entreprise
aprs son retour en Allemagne, vers 1314, car cest l luvre dun homme parvenu la

136

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

m aturit qui ordonne ses connaissances . R frences d es traductions utilises pour cet article :
M a tr e E c k h a r t, Le Commentaire de la Gense, prcd des Prologues. L'uvre latine de
Matre Eckhart (OLME), tom e 1. Texte latin, introduction, trad u ctio n e t notes par F. Brunner,
A. de L ib e ra , E. W eber et E. Zum B ru n n , Paris, C erf, 1984 ; M a tr e E c k h a r t, Le Commentaire
de l Evangile selon saint Jean. Le Prologue (chap. 1, 1-18). L uvre latine de Matre Eckhart
(OLME), to m e 6. Texte latin, introduction, trad u ctio n e t notes p a r A . de L ibera, E. Weber et
E. Zum B ru n n , Paris, C erf, 1989.
2 M a tr e E c k h a r t, Exp. in loa., n. 444.
3 A r i s t o t e , Cat., 7 , 1 0 .
4 N. B e rd ia e ff, Esprit et ralit, Paris, A ubier-M ontaigne, 1943 (Philosophie de l'esprit),
p. 169.
5 M a tr e E c k h a r t, Exp. in Gen., n. 20, p. 27 0 : creavit in principio, id est in ratione .
6 Jn 1 , 3 ; Ibid. : Ratio enim, logos sive verbum, principium et causa est omnium .
7 Ex. 3, 14.
8 C e m onde intelligible des Ides n est p lu s ici spar d e D ieu, com m e dans le platonisme,
ni m m e d istin c t en D ieu de l essence divine ; il n a donc aucune causalit indpendante et les
Ides n e sont productrices q u en tan t q ue la V olont divine s applique les raliser.
9 T hse dont on p eu t d celer l influence in Ex. 25, 40 o il est d it : Regarde et fais selon
le m odle qui t es m ontr sur la m ontagne .
' M a tr e E c k h a r t, Exp. in loa., n. 4, p. 31.
11 M a tr e E c k h a r t, Exp. Gen., n. 5, p. 245.
12 Jn 1, 1.
13 M a tr e E c k h a r t, Exp. Gen., n. 6, p. 247.
14 A p ro p o s du rle du Verbe dans la p ense d E ckhart, voir, dans ce volum e, les articles de
P. G ire , M taphysique et m ystique du V erbe chez M atre E ckhart et de J. B acq, Le Verbe
m d iateu r chez M atre E ckhart .
15 Jn 8, 25.
16 M a tr e E c k h a r t, Exp. Gen., n. 168, p. 457.
17 Jn 1 ,4 .
18 1 Jn 1, 1.
19 M a tr e E c k h a r t, Exp. in Gen., n. 112, p. 379.
20 M a tr e E c k h a r t, Exp. in Gen., n. 112, p. 378.
21 V oir A u g u stin , D e Gen. ad litt., 1. II, c. V III, n. 16.
22 M a tr e E c k h a r t, Exp. in Gen., n. 5, p. 244.
23 E n ce sens, leur causalit p e u t se rap p ro ch er d e la causalit form elle : elles sont des
form es, m ais extrieures l effet. D e plus, sans ces e xem plaires intellectuels, la cause efficiente
n agirait pas. D s lors, son influx p eu t tre aussi rapproch de la causalit efficiente.
24 M a tr e E c k h a r t, Exp. in Gen., n. 5, p. 247.
23
Ibid., n. 98, p. 363. Il im porte ici de p rciser q u A u g u stin appliquait sa doctrine des
raisons sm inales au devenir tem porel, au sein d u n e c ratio n dveloppe ; soit une
p erm anence de l acte crateur dans l h istoire de l u nivers (A u g u stin , De Gen. ad litt., BA 48,
n o te 21, p. 661). O r E ckhart, q u an t lui, re p re n d e t rinterprte cette doctrine en fonction
des causes prim o rd iales - m entionnes p a r Jean S c o t E rig n e (DDN, II, 529 B, p. 289)
- , dans la S agesse de D ieu, et, ds lors, fait plus rfrence aux raisons divines (rationes
incommutabiles) voques p a r A u gustin in Verbo q u au x rationes seminales, ex illis, lieu du
d veloppem ent des uvres de la prima conditio. L es semina sont considres par lvque
d H ippone com m e le quatrim e m ode d existence des raisons, in saeculo, car ces choses sont
autrem ent dans le Verbe de D ieu (in Verbo Dei) o elles sont, n on p as cres, m ais temelles ;
au trem ent dans les lm ents d u m onde (in elementis mundi), o toutes les choses venir furent

LA GENSE DE L HOMME ECKHARTIEN

137

cres sim ultanm ent ; au trem ent dans les choses (in rerum) qui, conform m ent leurs causes
cres sim ultanm ent, sont cres no n plus sim ultanm ent, m ais chacune en leur tem ps (suo
quaeque tempore creantur) (De Gen. ad liti., 1. V I, X , 17, BA 48, p. 469).
26 A ugustin, De Trinitate, L. V I, c. X , Paris, G allim ard, 2002 (Pliade), p. 436.
27 Cette thorie de l exem plarism e est avant to u t prsente chez Platon, m ais aussi chez
Plotin et chez les A rabes. N anm oins, c est surtout de saint A ugustin et du P seudo-D enys - dont
linfluence sera si grande sur la thorie de l exem plarism e scolastique - que M atre E ckhart
reoit la thorie des Ides. E n effet, aucune rfrence prcise u n dialogue platonicien n tant
mentionne par le T huringien dans son Commentaire de la Gense, il est donc fortem ent
souponner que sa dcouverte des thses de l A cadm icien survint la suite de sa lecture
d auteurs interm diaires , et n o tam m ent d A u gustin p o u r qui : E ntre les disciples de
Socrate, il en est un toutefois qui a brill d u n clat incom parable, au point d clipser tous les
autres : cest Platon (A u g u stin , De civitate Dei, L. V III, c. IV, op. cit., p. 299).
28 Time, 28 b-c ; notons que le Time est le seul dialogue de Platon m entionn p a r M atre
Eckhart dans son Exp. in Gen. (n. 31). N otons aussi q u E ckh art confre aux Ides un rle
plus cosmologique et plus religieux que ne l avait fait Platon. P rincipalem ent influenc p a r
Augustin, il s agit plus ici d un e inspiration platonicienne que d un rel platonism e. Car,
en assimilant le Logos platonicien au Fils, le D ieu d E ckhart d evient m oins im personnel que
celui de Platon, qui p ensait p lus un dm iurge organisateur du cosm os - en l absence de toute
doctrine crationniste - q u u n D ieu-P rincipe de toutes choses : l auteur de la cration .
29 N de Dieu, la cration ad extra a ce d ernier p o u r Pre (qui l a tir du nant), tel u n fils.
Faut-il donc parler de parent p o u r voquer la relation entre C rateur et C ration ?
30 M a tre E c k h a r t, Exp. in Gen., n. 77, p. 334.
31 II y a une distinction entre procession p a r cration et procession p a r g nration .
32 M a tre E c k h a r t, Comm. Ex., n. 16, p. 25.
33 Jean S c o t E rigne, DDN, 1. III, 641 B.
34 Grgoire de N ysse, Trait catchtique, 2 1 ,1 -2 , 51 d.
35 Gn 6, 3.
36 Gn 2, 7.
37 Ps 1, 1.
38 Soit une union la connaissance que D ieu a de lui-m m e et l am our q u il a p o u r
lui-mme.
39 M a tre E c k h a rt, Exp. in Gen., n. 170, p. 459 : B ien et fin tant identiques, l Ecriture
nous apprend que D ieu est p rincipe de toutes choses de faon telle q u il est galem ent leu r fin
toutes et par l m m e il attire lui l am our e t la volont de toutes les cratures, en tan t q u il est
le bien et la fin de chacune d entre elles .
40 M a tre E c k h a rt, Exp. in Gen., n. 174, p. 467.
41 Ibid., n. 143, p. 427.
42 C est--dire une raison explicative e t exem plaire.
43 M a tre E c k h a rt, Exp. in Gen., n. 7, p. 248.
44 Cette dm onstration de la relation est inspire des Catgories d A ristote, 7.
45 Voir J. B acq , L e V erbe m diateur chez M atre E ckhart , op. cit.
46 / C o l., 1, 15.
47 In R om ., 8 ,2 9 .
48 Voir dans le p rsent ouvrage, l 'article de S. L aoureux, Le pli. A pproche du sens de
l 'immanence chez M atre E ckhart (en p articulier : L e concept de causalit essentielle : la
vie chez M atre E ckhart).
49 M a tre E c k h a rt, Exp. in Gen., n. 24, p. 277.
50 Ibid., n. 172, p. 462.

138

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

51 M a t r e E c k h a r t , Exp. in Gen., n. 71, p. 329.


52 N. B erdiaeff , Esprit et ralit, op. cit., p. 171.
53 Voir sur ce point le Sermon 86.
54 M a t r e E c k h a r t , Exp. in Gen., n. 176, p. 469.

Aspects de la Sagesse temelle


dans le texte et dans limage
chez Henri Suso
Monique G r u b e r

La Sagesse temelle est partout prsente dans luvre de Suso (1295-1366).


Disciple d Eckhart et contemporain de Tauler, il a, comme ses frres, t responsable
de la cura monialium des dominicaines de la rgion rhnane, et, comme ses frres, il
a prch et crit en langue vernaculaire, comprise et employe par toutes. Cependant
il les dpasse en originalit car plusieurs de ses uvres sont agrmentes de dessins
explicatifs.
Le premier ouvrage est VExemplar, livre de rfrence compos la fin de sa vie,
vers 1362, et qui regroupe quatre crits : la Vie, le p etit Livre de la Sagesse temelle,
le petit Livre de la Vrit et le p etit Livre des Lettres. La Vie est accompagne de
onze enluminures, le p etit Livre de la Sagesse en contient une. Le deuxime ouvrage
illustr est l Horloge de la Sagesse, seule uvre latine de Suso, trs diffuse dans
toute lEurope mdivale, souvent traduite - particulirement en franais - illustre
ds 1406, avec des miniatures trs diverses, parfois fort nombreuses et rvlant
dhabiles artistes, suivant la puissance et la richesse des commanditaires
Beaucoup d images reviennent sur ce thme de la Sagesse temelle en lillustrant
souvent de faon nouvelle. Ainsi ces uvres offrent-elles une pdagogie originale :
il existe bien un lien entre la prdication, les textes et les illustrations. Les sermons
de Suso parvenus jusqu nous tant fort rares nous n en connaissons que quatre
-nous insisterons particulirement sur le rapport des textes et des images : ainsi, aprs
avoir relat la rencontre du Serviteur avec la Sagesse temelle, et lambigut de cette
dernire, nous essaierons de voir comment pour Suso, lvocation de la Sagesse de
lAncienne Alliance est toute oriente vers le Christ, Sagesse temelle, enfin comment
la Sagesse uvre, en vue de conduire Suso et ses diriges vers lunion mystique avec
elle.

140

1.

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

L a ren co n tre de Suso et de la Sagesse ternelle

A. Dans les textes 2


Suso a laiss plusieurs rcits de sa premire entrevue avec la Sagesse : lun
dans la Vie 3, repris dans l Horloge de la Sagesse 4, le troisime dans le Livre de la
Sagesse ternelle 5.
Le premier ressemble aux prmices d un roman d amour : le Serviteur (Suso)
entendait au rfectoire la lecture des Livres sapientiaux o l temelle Sagesse invite
lme aux enchantements de son amour. La Sagesse, qui est amour, demande au
Serviteur son amour. Une proche intimit stablit entre eux : est-ce un mariage
spirituel, ou bien une union de courtoisie unissant un chevalier sa dame ? Il
n importe, puisque la Sagesse quil supplie ne lui refuse aucune grce. Elle est
attirante : elle se comporta son gard comme une panthre qui exhale sa douce
odeur et attire ainsi les animaux sauvages de la fort 6.
La Sagesse est non seulement attirante, mais sduisante : le Serviteur sprend
d elle ; aussitt cependant, la souffrance devient envahissante, et selon ce que Dieu
lui dclare : nul prtendant qui ne soit un souffrant, nul amoureux qui ne soit un
martyr 7. Cependant, elle linvite dpasser sa douleur, car elle est diffrente de
toute autre bien-aime : Je suis une amie florissante, odorante, sans mlange, sans
dsagrment et sans amertume, dans une douceur d amour insondable... 8. A partir
de l, Suso se veut Serviteur : Je lai aime et recherche ds ma jeunesse et j ai
cherch la prendre pour pouse (Sg. 8, 2). C est par cette citation du Livre de la
Sagesse que dbute le Livre I de l H orloge 9 et le chapitre III de la Vie se termine
ainsi : O Seigneur, si j avais pous une reine, mon me sen rjouirait. Oh !
maintenant, tu es limpratrice de mon cur, la dispensatrice de toutes grces. En toi
j ai la plnitude de richesse, autant de puissance que j en dsire. Je ne veux plus rien
de tous les biens de la terre .
Ici, on croit lire un roman de chevalerie. Cependant, de Dame aime quelle
semble tre, la Sagesse, plus profondment, va guider le cur de son amant vers
lamour divin : c est ce qu exprime la rencontre narre dans le Petit livre de la
Sagesse ternelle : quelle est cette puissance inconnue qui la attir ds sa jeunesse
et qui, soit se manifeste par une pulsion intrieure, soit lentrane vers la rpulsion
des choses attirantes ? C est la Sagesse de Dieu, ime providence qui lui servira de
guide 11. Cependant, le Serviteur a bien tard la reconnatre, comme saint Augustin :
Depuis les jours de mon enfance, mon cur a cherch avec une soif ardente sans
savoir quoi, Seigneur, et je n ai pas encore tout fait compris ce quil dsirait... 12.
Mais la Sagesse prsente quelques aspects ambigus ; on ne peut se lapproprier
Comme le Disciple (Suso) voulait familirement lui parler, elle paraissait tre assez
proche. Peu aprs, il la voyait une trs grande distance (...). Elle tait prsente, et
pourtant on ne la voyait pas, elle se laissait atteindre, et pourtant on ne ltreignait
pas 13.
Non seulement la Sagesse chappe toute treinte, mais son aspect est droutant ;
elle est la fois masculine et fminine : E t quand on croyait voir en elle une dlicate
jeune fille, tout coup on trouvait que c tait un jeune homme trs beau... 14. Elle
lui dit, reprenant une expression de Pr. XXIII, 26 : Donne moi ton cur, mon
enfant 15.

ASPECTS DE LA SAGESSE TERNELLE

141

Au commencement de cette tude, nous avions soulign loriginalit de Suso,


dans la prsentation de ses textes : lui-mme et les imagiers qui se succderont aux
deux sicles suivants auront recours une iconographie clairante.

B. La rencontre de Suso et de la Sagesse d aprs l image


Le rapport que Suso entretient avec limage est des plus intimes : elle peut tre
une vision - il en prouva cinquante-trois ! - mais aussi une figure explique, ou la
simple rptition d un thme quil affectionne. Notons que ds son plus jeune ge
le Serviteur sentoure de celle de la Sagesse : la Vie nous dit quil avait, dans sa
jeunesse, fait peindre sur un parchemin la Sagesse temelle qui a le ciel et la terre en
son pouvoir et qui surpasse par sa beaut ravissante et sa forme aimable la beaut de
toutes les cratures . Le texte ajoute que Suso emporta cette image au Studium de
Cologne et la regardait tendrement, le cur plein de dsirs 16.
Le texte susonien est illustr par des enluminures : ainsi Y Exemplar ; illustr une
fois au XIVe sicle, cinq fois au XVe, deux fois par des xylographies, la fin du XVe
et au XVI' sicle.
Examinons plus prcisment le ms. 2929 de Strasbourg, contemporain du
Serviteur (1 3 6 0 -1 3 7 0 ?). Dans la seule Vie, sur onze enluminures, cinq mettent en
scne la Sagesse. Elle est prsente ds le Prologue (fig. 1), Suso et la Sagesse sont
entours de quatre figures en bustes.
Pour lheure, examinons simplement les deux personnages centraux, qui, au
premier abord, sont deux figures conventionnelles, telles quon les reprsente
lpoque : lauteur et le sujet de son uvre, de mme taille, et face face. Couronne,
vtue dune parure de femme, la Sagesse ressemble une madone gothique du
XIVe sicle dont le corps suit une courbe en S . Des pieds jusquaux paules, c est
une effigie fminine ; le haut du corps est masculinis car la Sagesse porte ime barbe :
lambigut est donc patente. En face de la Sagesse se tient le Serviteur, en habit de
chur dominicain, le monogramme sacr J.H.S. bien imprim sur la poitrine ; mais
Suso nest pas encore couronn des roses de la souffrance. Sil est imberbe, son crne
est ras et tonsur ; cependant son allure gnrale rappelle celle de la Sagesse, ce
quaccentue encore lhabit religieux. Mais la banderole sur laquelle est crit : Je lai
aime et je lai dcouverte aux jours de m a jeunesse et je lai choisie comme fiance ,
infirme tout ceci.
Sur une autre image du ms. 2929 (fig. 2), lambivalence est plus grande encore :
le Serviteur, agenouill, est prsent par un ange la Sagesse tenant dans ses bras un
enfant nu qui lui caresse le visage. La Sagesse, ici, n est pas couronne, mais nimbe,
comme sur un autre document montrant la Vierge Marie. S agit-il ici de Marie, dont
lEnfant tient un rosaire ? Ce que peut expliciter la vision suivante de Suso : Il
regarda et vit Notre-Dame qui avait pench son enfant, la Sagesse temelle, sur son
cur maternel. Or le dbut du chant tait crit au-dessus de la Tte de lenfant en belles
lettres ornes quon ne pouvait pas lire facilement : seuls pouvaient les dchiffrer ceux
qui lavaient mrit en exerant leur sensibilit : le texte tait : A m i de c u r 17.
La Sagesse temelle serait-elle donc lenfant? Karl Bihlmeyer pensait quil
sagissait de Marie et de l Enfant tenant un rosaire 18. Mais, objectrent plus
rcemment Colledge et Marier, Bihlmeyer se fondait, non sur le ms. 2929, mais sur

142

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

un ouvrage postrieur du XVe sicle, dit par Anton Sorg, o la Vierge tait prsente
sans quivoque l9.
Si la Sagesse tem elle se prsente toujours, dans les textes de Suso et dans
liconographie qui les accompagne, comme masculine ou fminine selon les cas, si de
plus, elle ne se laisse pas saisir facilement, telle le poisson nomm anguille , mais
alors qui donc est-elle ? LEcriture Sainte lvoque constamment. Ici nous ferons donc
intervenir, non plus Suso, lamoureux de la Sagesse, mais Suso le thologien.

2.

La Sagesse ternelle, de lAncienne Alliance Jsus-Christ

Dans lAncien Testament, dj, la Sagesse est personnifie : cest une hypostase
fminine aux cts du Dieu-Pre ; non seulement elle a assist au travail crateur,
mais elle a coopr la Cration : Je fus matre-duvre son ct (Pr. 8,30). Le
texte de la Septante traduit : j tais auprs de Lui pour ajuster - et donc pour finir
son travail crateur - la Vulgate indique : disposant toutes choses .
D autres lectures bibliques ont t reprises ultrieurement : Avant toutes choses
fut cre la Sagesse , dit le Siracide (Si. 1 , 4 ) ; ainsi elle est donc premire cre,
antrieure au monde : Avant le Temps, ds le commencement, il m a cre, et
jam ais je ne disparatrai (Si. 24, 9). N on seulement la Sagesse prexiste, mais elle
est immortelle. D autre part, elle connat et elle sait : ... elle sait ce qui est agrable
tes yeux, ce qui est droit selon tes commandements (Sg. 9, 9).
Cependant, on ne peut la cerner de faon prcise, elle se drobe toute
description.
Chez Suso, mention est faite des trois reprsentations de la Sagesse tires des
Livres Sapientiaux ds les premiers chapitres de la Vie, de l Horloge de la Sagesse et
du Petit Livre de la Sagesse temelle. Tout ceci prend corps dans le dessin. Reprenons
donc la figure 1 et sa traduction ; le Serviteur et la Sagesse redisent des paroles du
Livre de la Sagesse, et prononces par Salomon (Sg. 8, 2).
La Sagesse temelle est reprsente comme cratrice : elle tient un disque
contenant le soleil, la lune, des plantes, symboles de la Cration.
Si nous examinons maintenant les quatre figures entourant les personnages
principaux, nous voyons, en haut, les protagonistes de lAncienne Alliance, couronns,
David et Salomon, anctres du Christ. David fait allusion aux Psaumes : Le principe
de la Sagesse c est de craindre le Seigneur : tous ceux qui font cela sont bien aviss
(Ps. 110, 10). Salomon cite le Livre de la Sagesse : Elle est plus radieuse que le
soleil et surpasse toute constellation (Sg. 7, 29), tablissant par l un lien entre ses
paroles et la Sagesse cratrice.
En bas, Job et Aristote, coiffs de bonnets pointus, citent d autres textes. Job dit :
Mais la Sagesse, o la trouver ? O rside lintelligence ? On en ignore le prix chez
les hommes, elle ne se trouve pas au pays des vivants (Jb 28, 12-13). Cet extrait
est suivi des propres rflexions de Job sur le ncessaire abandon du monde et de
soi-mme. Aristote dit que la sagesse est d abord d ordonner sa propre vie.
Les bulles ainsi prsentes ne sont pas le texte lui-mme, cependant elles le
rsument de faon incisive : lme de Suso, prise de la Sagesse cratrice, dialogue
avec elle, mais, les entourant, David et Salomon dpeignent la nature de la Sagesse,
Job et Aristote donnent la cl des conditions pour lacqurir. Si, comme le rptait

ASPECTS DE LA SAGESSE TERNELLE

143

lenvi Roland Barthes, les mots mis sous une image ne peuvent tre que des relais
ou des ancrages , il nous est clairement donn de constater ceci dans le dessin ; mais
il ne sagit pas l d une bande dessine, luvre crite est prpondrante. Cependant,
notre attention est constamment attire par le texte, lenluminure, et le commentaire
de celle-ci. Mieux : mme notre imagination est sollicite : ainsi de David Aristote
et de Salomon Job peut-on dessiner une grande croix dont le centre est situ, entre la
Sagesse et Suso, croix laquelle rpond le monogramme sacr J.H.S. sur la poitrine
du Serviteur.
Trs prsente durant lAncienne Alliance, vnre par Suso qui ne cesse de
chercher quelle est sa nature, la Sagesse temelle va se dvoiler sous un jour nouveau
et Suso va dcouvrir que c est le Christ qui est la Sagesse temelle.
Cest le Fils qui rvle les secrets de Dieu et qui, par son sacrifice, devient
Sagesse de Dieu : c est par lui que vous tes dans le Christ Jsus, qui est devenu
pour nous Sagesse venant de Dieu, justice, sanctification et dlivrance ... , crit saint
Paul (I Co. 1,30).
Le Christ est la Sagesse ; Suso reprend en partie la thse de Matre Eckhart.
Dans le Sermon 4, sur la Trinit, ce dernier, commentant quelques versets de Sg. 13,
14, dit que Dieu uvre par les personnes, mais il insiste sur le rle important de
lEsprit-Saint : la Sagesse divine est gote dans la contemplation, laide du don de
lEsprit.
Suso crit : Chaque personne divine prise en soi est la Sagesse, et les trois
personnes sont ensemble une Sagesse ; cependant parce que la Sagesse est attribue
au Fils et lui convient en fonction de sa gnration, cest le Fils bien-aim du Pre
quil prit lhabitude de dsigner ainsi, tantt il est vrai comme Dieu, tantt comme
homme, pour trouver en lui, sous les deux rapports, exercices dvots et consolations
damour 20.
Les enluminures explicatives suivent cette volution : alors que le ms. 2929
du XIVe sicle montre cinq figures de la Sagesse, toutes fminines, les manuscrits
postrieurs du XVe sicle - rappelons q u il en existe cinq agrments de miniatures
-prsentent presque tous la Sagesse sous l apparence d un homme. Un bois grav
du XVIe sicle accentue encore la masculinisation de la figure divine (fig. 3),
preuve que les imagiers, dans leur ensemble, avaient retenu l interprtation de
la Sagesse-Jsus , restant plutt fidles au texte de Suso quaux figurations du
XIVe sicle - mais sans doute Suso, s il avait supervis le ms. 2929, avait-il eu
lhabilet de mler, d une part dans ses textes, d autre part dans les images, Sagesse
masculine et Sagesse fminine.
Revenons sur la xylographie du XVIe sicle (1512), intressante plusieurs titres :
la Sagesse est figure sous les traits d un noble vieillard charg d ans et de majest :
la couronne sest agrandie et laurole rayonne de toutes parts ; il tient fermement
linsigne du pouvoir : le sceptre, et le monde cr ; il les montre ostensiblement : la
Sagesse serait-elle un Dieu omnipotent, plus prompt la colre qu la misricorde ?
Nous reverrons la mme image : puise dans le ms. 2929, son esprit est diffrent. Mais
en 1512, la Rforme est toute proche ; n oublions pas que les Thses de Luther sont
dveloppes en 1517, prludes une Contre-Rforme efficace et une imagerie qui

144

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

restera trs prgnante jusqu nos jours. Cependant, la lgende de la gravure est en
tous points conforme celles des images antrieures.
Un point de dtail noter : le graveur ne matrisait pas encore bien la technique
de la taille d pargne, limage... est lenvers.
Rsumons : la Sagesse est renvoye soit ime figure masculine, soit une figure
fminine, soit aux deux, voire celle d un enfant, dans de rares cas. Et si elle tait
tout ceci la fois ?
Pour Suso, mystique du XIVe sicle, Dieu possde une certaine fminit. En
mourant sur la croix, le Christ nous a engendrs la vie temelle, les douleurs de la
Passion ont t les douleurs de notre enfantement spirituel, et donc Jsus est notre
mre 21.
Dj saint Anselme et Hildegarde de Bingen avaient donn le titre de mre
au Christ. Mais c est peut-tre une mystique contemporaine de Suso, Julienne de
Norwich, qui, propos de la rvlation de la Sainte-Trinit, explicite le mieux ce que
Jsus reprsente : Jsus est notre vraie mre : nous lui devons lexistence, condition
premire de toute maternit, et notre conservation avec une tendresse d amour sans
cesse renouvele. Dieu est notre Mre aussi vritablement quil est notre Pre. Jsus
est donc notre vraie mre quant la nature, en vertu de notre cration, et notre vraie
mre par la grce, en consquence de son incarnation... 22. En ralit, Julienne ne
voit pas le Christ comme une femme, mais elle comprend des attributs fminins dans
lessence de Dieu.
Notons enfin que la fminisation de Dieu peut recouvrir des thmes familiers
au M oyen Age, tels que celui du maternage et des noces spirituelles, voire de
lEsprit-Saint. D autres visionnaires sont aussi explicites : dj, au XIIe sicle,
Elisabeth de Schnau voit le Christ comme une vierge, le jour de Nol, et cest un
ange qui lui explique sa vision : Mre et corps fminin sont compris comme une
image du Christ. C est lui dans une forme fminine 23.
Suso, quant lui, noue un dialogue avec la Sagesse, mais il se fait de plus en
plus humble. Les dessins expriment ceci : le Serviteur, agenouill, est de plus en
plus petit ; alors que sa taille diminue, sa couronne de roses rouges de la souffrance
s agrandit, premier signe d un accord avec la souffrance du Christ. Et c est toujours le
Christ douloureux qui est lobjet de lamour du Serviteur.
Si lon veut tre form avec le Christ, il faut passer de la dissemblance la
ressemblance, cette dernire ne pouvant s acqurir qu en se modelant sur lhumanit
souffrante de Jsus. Il faut devenir une image du Crucifi et pour cela, non seulement
contempler la Passion, mais s abandonner la souffrance. Linfluence franciscaine a
sans doute t dterminante pour Suso, particulirem ent celle de saint Bonaventure.
Pour Suso, la conformation au Christ douloureux est un guide du chrtien
vers lextase , mais il ne pourra raliser cette dernire sans un dtachement absolu,
appelant lhumilit et toutes sortes d preuves.
D aspect ambigu, changeant, tour tour aimante et svre, la Sagesse de
lAncienne Alliance sest transforme dans le Christ Jsus. Elle n abandonne jamais
le Serviteur. Son rle est de l amener Elle ; elle va laider y parvenir par divers
moyens.

F ig u r e 1.

Cette enluminure, qui se trouve en ouverture de / Exemplar, ce livre qui reprend quatre des
ouvrages de Henri Suso, montre la rencontre entre ce dernier et la Sagesse temelle.
La composition est encadre par les bustes des sages de lAncienne Alliance : David, Salomon,
Job; et de lAntiquit : Aristote, en bas droite (folio 1 verso de I Exemplar de Henri Suso,
Strasbourg, B.N.U.S., MS 2929).

ja

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' ** .dCRifJ*'?<&#&*;'..

^ihgStjKtdiC^msc
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*1}t*:gfe_
idttgcKncit

ig u r e

2.

Suso, agenouill, est prsent par un ange


la Sagesse tenant dans ses bras un enfant
nu qui lui caresse le visage (folio 6 2 recto
de I Exemplar de Henri Suso, Strasbourg,
B.N.U.S., MS 2 9 2 9 ) ,

ig u r e

3.

Un bois grav du XVIe sicle accentue


la masculinisation de la figure divine,
preuve que les imagiers avaient retenu
linterprtation de la Sagesse-Jsus,
restant plutt fidles au texte de Suso
quaux figurations du XIVe sicle
(folio LXI recto de / Exemplar de Henri
Suso, Strasbourg, B.N.U.S., R 10861).

F ig u r e 4.
La Sagesse est p rotectrice, c o m m e le
manifeste cette en lu m in u re d e la Vie de
Henri Suso : L im a g e su iv a n te m ontre
comment D ieu partage jo y e u s e m e n t so n
cur dbordant a v e c b e a u c o u p d autres
hommes (fo lio 68 v e r so d e I'Exemplar
de Henri S u so, Strasb ourg, B .N .U .S .,
M S 2 9 2 9 ).

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\ IHV^Uyf fi *11VMOI

Nrlrtvt+v~-j(iVfpnn?
/ fy nn*v ptfTi

V!*1V-i

F ig u r e 6.
La B iblioth q ue N a tio n a le d e F ran ce
possde un curieux m an u scrit d u X V e s i c le
o plusieurs sc n e s m on tren t la S a g e ss e
entranant le D isc ip le q u e lle sa isit so u v e n t
par la main, lui ind iq uant u n e v a ste sc n e
quelle c o m m e n te : ic i, il s a g it de
la Passion (fo lio 12 recto d e l Horloge de
Sapience de H enri S u so , P aris, B .N .F .,
M S FR 2 2 9 2 2 ).

ilf S S

ngx

F ig u r e 5.

Suso fait tat d une vision : il distingue une sphre d or quoccupent d innombrables matres
et coliers; divise en deux, elle reprsente en bas les sept arts libraux, o nombre de savants
saffairent. Le Disciple sarrta ces coles; ayant got ce breuvage, il commena davoir
la nause; il renona donc ces coles et sapprocha de la seconde dem eure... (folio 90
verso de l Orloge de Sapience de Henri Suso, Bibliothque royale de Bruxelles, MS IV 111).

ASPECTS DE LA SAGESSE TERNELLE

145

3. La Sagesse ternelle luvre


A. La Sagesse est protectrice
Elle ne dlaisse jam ais, avons-nous dit, celui qui met en Elle sa confiance.
Nous retrouvons ceci dans une enluminure de la Vie (fig. 4) 24 : Limage
suivante montre comment Dieu partage joyeusement son cur dbordant avec
beaucoup d autres hommes .
La Sagesse temelle, en robe rouge, couronne comme une reine, tend son
manteau sur tous ses protgs. Notons au passage sa figure fminine, commune la
figuration de la Sagesse dans le ms. 2929. Au centre, Elisabeth de Hongrie (ou bien
Elsbeth Stagel ?), genoux, en habit dominicain, voile, mais aussi couronne par un
ange. En face se tient le Serviteur : tous deux prsentent la Sagesse une couronne
de roses, encerclant le monogramme sacr ; au-dessus de la scne se tient un ange. La
Sagesse temelle dclare : Je prendrai sous ma divine protection ceux qui dsireront
mon nom, Jsus .
Les personnages sont entours de huit figures, hommes et femmes : l une d entre
elles est une moniale, lautre un frre dominicain ; au-dessous se trouvent une
femme vtue de faon bourgeoise, deux jeunes filles et trois jeunes gens ; tous les
six brandissent le monogramme sacr, en rouge (comme la couleur de la robe de la
Sagesse : rouge, couleur royale, mais aussi de souffrance, de sacrifice, et d ardente
charit).
Cette illustration se rapporte au chap. XXXV de la Vie o Suso dcrit limage
suivante de la Sagesse qui a le ciel et la terre en son pouvoir, et qui surpasse par sa
beaut ravissante et sa forme aimable la beaut de toutes les cratures 25.
Au XIVe sicle, la Vierge au manteau est trs vnre chez les dominicains,
bien quelle soit d origine cistercienne ; son culte se dveloppe paralllement la
rcitation du Rosaire et au chant du Salve Regina, ceci dans tous les couvents des
fils de saint Dominique. Ici, lenluminure est non pas consacre Marie, mais la
Sagesse temelle. Chez Suso, on peut parfois discerner des allusions la Vierge,
dans les textes : Regarde sous mon manteau, je lai en ma protection... , dit
Notre-Dame en parlant du Serviteur ime femme de haute naissance quelle incite
aller se confesser lui 26.
Dans le dessin du ms. 2929, Suso partage sa couronne de roses avec Elisabeth
- ou Elsbeth - puis ils loffrent ensemble la Sagesse.
Tels Suso et Elisabeth, les personnages brandissant le signe J.H.S. sont tous ceux
que magnifie la bont divine. Dieu offre son salut toutes les mes de bonne volont :
avec le Serviteur et lhumble religieuse, elles sont divinises. D ailleurs cette image
pourrait sintituler : Des consolations apportes ceux qui souffrent avec le Christ
et de la rcompense obtenue .
Dans une autre image prcdant la figure 4, la Sagesse tend un anneau d or au
Serviteur et linvestit d une tenue de chevalier. Il est crit : celui qui est embrass
par la Sagesse temelle et par lange saint, celui-l ne sera jam ais atteint par nul
accident nfaste . Le chevalier, sorte d homme noble tel que le dcrivait
Eckhart : lhomme intrieur, en qui est imprime limage divine et qui prend et
puise tout son tre, toute sa vie et toute sa batitude, uniquement de Dieu, par Dieu et
en Dieu seul 11.

146

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Par lascse, le renoncement, le combat, le chevalier gagnera la vie temelle,


noces temelles avec la Sagesse, qui a veill sur lui tout au long de ses luttes.
Mais la Sagesse temelle n est pas quune force protectrice. Apte secourir, elle
doit expliquer aussi le pourquoi de la qute mystique et les moyens pour y parvenir.
C est ainsi quelle devient un matre d tudes.

B. Un matre d tudes
Nous avons vu que la notion de sagesse joue un rle important dans les rcits
bibliques ; au M oyen Age, elle est la fois un attribut divin, une qualit humaine, et
un don de lEsprit. Mais la Sagesse chrtienne, c est le Christ mdiateur : en Christ
pensait saint Bonaventure, sont cachs les trsors de la Sagesse et de toute science,
et donc il est le centre de Tout. Pour Suso, la Sagesse est la fois le Christ mais aussi
l Epoux, qui entend le chant d amour du Serviteur. La vie mystique, dit la Sagesse, est
ime actualisation de la Passion, mais aussi sa continuation.
Et donc la Sagesse exhorte et enseigne : limmense noblesse des souffrances
temporelles, la prparation la mort - tout un ars moriendi peut tre dcel chez Suso
- quelle doit tre la vie intrieure - comment on doit recevoir lEucharistie - comment
on doit louer Dieu, quelles prires on doit dire... Ceci est toujours enseign sous forme
de dialogues, fiction particulirement habile, car toutes les objections sont permises,
toutes sont galement claires, voire rfutes. La Sagesse temelle ne cesse jamais
d tablir une profonde intimit entre elle et son Disciple.
Mais lenseignement n est pas rserv qu lui seul. Tous les hommes de bonne
volont sont concerns ; mais tant s en faut, les leons de la Sagesse ne sont pas
toujours coutes. Suso met une forte critique vis--vis de ses frres et du clerg
en gnral. Le premier chapitre du Livre II de Y H orloge de la Sagesse est fort disert
ce sujet 28 : lui correspond une enluminure trs fouille du XVe sicle, fidle au
texte (fig. 5) 29. Suso fait tat d une vision : il distingue une sphre d or quoccupent
dinnombrables matres et coliers ; divise en deux, elle reprsente en bas les
sept arts libraux, o nombre de savants saffairent. La musique coute ses notes,
larithmtique tale des chiffres sur une tablette, l astronomie joue avec un astrolabe,
la grammaire enseigne la lecture aux enfants... Le Disciple sarrta ces coles;
ayant got ce breuvage, il commena d avoir la nause ; il renona donc ces
coles et s approcha de la seconde dem eure... 30.
LEcole de Thologie dont le matre est Sapience, la doctrine vrit et la fin
gloire pardurable , est-il indiqu au-dessus de la scne.
La Sagesse domine tout le tableau et nos yeux sont attirs par elle. Assise dans une
cathdre, vtue d un habit doctoral, aurole d un nimbe crucifre, elle tient en mains
un livre ouvert, et des rayons lumineux manent de son sige. Ils schappent vers
les trois bancs d tudiants placs devant elle, o lon distingue des matres coiffs de
bonnets, des moines bndictins, des franciscains, des chanoines augustins, et mme
un vque mitr. La miniature suit fidlement le texte de Suso : droite on distingue
les distraits, tents par les convoitises des dmons, noirs comme Ethiopiens et
proposant soit des chaises d honneur - lune est place bien en vue - soit de largent.
Une boule court parmi eux, en mtal prcieux, dont ils veulent se saisir, la disputant
leurs voisins : tous veulent s arroger la boule, vrit de la doctrine sacre. A gauche

ASPECTS DE LA SAGESSE TERNELLE

147

se trouve ime autre catgorie d tudiants : cherchant le salut uniquement dans ltude,
mais ngligeant les uvres. Enfin, en face du Matre, se tiennent les derniers, ravis
en la contemplation des choses divines ; on les reconnat lattention dont ils font
preuve, mais aussi aux gestes de la prire qui les animent. Ce sont les autres (qui) au
milieu estudient pour Dieu aimer et pour acqurir la gloire pardurable . Ceux-l ont
choisi la meilleure part.
Le dessinateur a-t-il voulu montrer latmosphre du Studium generale de Paris,
qui correspondait galement celle des lieux d tudes de Suso, Constance ou
Cologne ?
Quimporte : nous avons ici un rapport trs troit entre le texte et limage.
On le voit : la Sagesse enseigne, mais peu en tirent profit. Aussi va-t-elle, par sa
prsence, entourer son Disciple, afin quil soit instruit sur le terrain , et que les
questions quil se pose soient rsolues plus simplement.

C. La Sagesse ternelle, conseillre et guide


Non seulement elle est un Lesemeister, mais en accompagnant le Serviteur, elle se
rvle un matre de vie, un Lebemeister remarquable.
Nous avons dj mentionn qu elle intervient dans presque tous les crits de Suso :
cest une conseillre avise qui enseigne comment il faut progresser moralement et
spirituellement. Par le biais d entretiens familiers, elle dispense ses conseils ; en
quelques phrases elle explique quelle doit tre la vie intrieure : Demeure spar
de tous les hommes. Garde-toi pur de toutes les images venues du dehors. Libre-toi
de tout ce qui peut produire pour Toi accident, attachement ou souci, et dirige en tout
temps ton esprit vers la contemplation secrte de Dieu, me gardant sans cesse prsent
tes yeux sans jamais dtourner de moi ton regard 3I. Elle explique aussi le sens
de la Passion : cest moi, la douce Sagesse, qui me fis pauvre et misrable afin de te
ramener ta dignit ; c est moi qui ai souffert la mort cruelle afin de te rendre la vie ,
ajoute-t-elle. Elle est sans cesse active aux ct de Suso.
Mais les images sont parfois trs clairantes. Ainsi la Bibliothque nationale de
France possde un curieux manuscrit du XVe sicle 32 o plusieurs scnes montrent
la Sagesse entranant le Disciple quelle saisit souvent par la main, lui indiquant une
vaste scne quelle commente : c est ainsi quelle lincite franchir une rivire et
gravir une haute montagne pour rencontrer lermite Arsne ; quelle est son chevet
lorsque le pauvre plerin (le Christ) fait irruption devant le lit de douleurs de Suso, ou
encore quelle commente la Passion (fig. 6).
Dans une pice bourgeoise, le Disciple, vtu de lhabit dominicain, mains jointes,
est agenouill devant la Sagesse ; cette dernire, habille d une robe bleue et d un
ample manteau rouge, montre un vaste tableau : deux anges portent les instruments
de la Passion ; au-dessus d eux, dans ime mandorle entoure par des sraphins
embrass, sige la Trinit, d o mergent des rayons d or : le Pre esquisse un geste
de bndiction, le Fils enserre une immense croix et la colombe de lEsprit joint les
visages des deux autres Personnes Trinitaires.
En fait, la Sagesse guide Suso pour mieux lui expliquer le sens de son propre
supplice. Mais lenlumineur a insist la fois sur la Passion et sur la Trinit : l
encore, la Sagesse explique ce mystre, et nous pensons ici au beau texte de L a Vie,

148

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

o Elsbeth se demande comment Dieu, si simple, peut tre Un et Trine. Le Serviteur


le lui explique longuement, clairement 33, vers la fin de louvrage.
Ici c est la Sagesse elle-mme qui conduit Suso vers cette dcouverte - rvlation
qui sera le point de dpart de son enseignement futur : le guide spirituel est dabord
guid par la Sagesse

4.

Conclusion

Suso a montr longuement avec force dtails les conditions de sa rencontre


avec la Sagesse temelle. Jeune novice - il tait entr au couvent treize ansparticulirement sensible et trs ardent, il explique quil la voulait pour amante
chrie . Serait-elle un amour non purem ent divin ni pleinement humain ? Le jeune
dominicain, la lecture des Livres sapientiaux et la faveur de visions, fut amen
- ou plutt la Sagesse lamena - une dcouverte diffrente. Se prsentant sous divers
aspects, sentretenant familirement, elle lui fit dcouvrir quelle tait le Christ mme.
Le Serviteur, amateur d images, mais aussi trs rceptif elles, en fut un usager zl :
toute son uvre est consacre la Sagesse et /'Exemplar du XIVe sicle latteste,
qui mle au texte nombre de reprsentations de la Sagesse. Si Le petit Livre de la
Sagesse tem elle est dpourvu de reprsentations iconographiques, le texte nest
quun dialogue continu entre Suso et le Christ-Sagesse o limagination est partout
prsente.
En revanche, le bonheur du Serviteur fut intense et la Sagesse temelle le
protgea, lui enseigna le chemin suivre, et fut le guide de toute sa vie : textes et
images, ensemble, nous le font comprendre.
Cependant, terminons par un rapport texte-image encore plus troit : Suso nous
dit qu il grava sur sa poitrine, laide d un stylet, le signe J.H.S. Limage du Seigneur
fut ainsi mle sa chair, et par l il identifia son corps au corps du Christ de faon
immdiate et douloureuse. Mais limage devint alors vivante : Chaque fois que son
cur battait, le nom palpitait 34.
Le texte devenait image, le corps de Suso devenait texte , comme lexprime
clairement lhistorien de lart J.F. Hamburger 35. Texte et image taient confondus
dans la chair mme du Serviteur, douleur et bonheur mlangs : la Sagesse pouvait
donc tre identifie ce Christ souffrant dont Suso avait tant recherch lunion.

Notes
1 Cest le cas dun manuscrit de la Bibliothque royale de Bruxelles: L'Orloge de
Sapience (ms. IV 111). Destin un riche mcne, le cardinal Jean Rolin, il a t enlumin par
un artiste parisien connu sous le nom de Matre de Jean Rolin II .
2 L es textes de Suso cits sont extraits de H enri Suso, uvres. T raduites et commentes
par J. A ncelet -H ustache (A .H .), Paris, Seuil, 1977 e t H enri Suso, L Horloge de la Sagesse.
T raduction d e B. L avaud , Paris, E ditions E gloff, 1948.
3 H . Suso, La Vie, chap. Ill A .H ., p. 158-162.

ASPECTS DE LA SAGESSE TERNELLE

149

4 H. Suso, L'Horloge de la Sagesse, L ivre I, chap. I L av a u d , p. 39.


5 H. Suso, Le livre de la Sagesse temelle.
4
La Vie ayant t publie assez tardivem ent, Suso a sans doute t inspir p ar u ne im age
familire son contem porain e t am i K onrad vo n M egenberg, tire de l ouvrage Das Buch der
Natur (1350), prem ier ouvrage de sciences naturelles crit en langue allem ande.
7 H. Suso, La Vie, chap. I ll A .H ., p. 160.
8 Ibid., chap. III A .H .,p . 160.
9 H. Suso, L'Horloge de la sagesse, L ivre I, chap. I L av au d , p. 29.
10 H. Suso, La Vie, op. cit., p. 162.
11 H. Suso, Le petit livre de la Sagesse ternelle, chap. I A .H ., p. 318-321.
12 Voir s a in t A u g u stin , les Confessions, X , 6 ou encore I, 1.
13 H. Suso, L'Horloge de la Sagesse, chap I L av a u d , p. 39.
14 Ibid., chap. I L av a u d , p. 40.
15 Cest la traduction donne p a r la Vulgate, B ible de rfrence de toute l poque
mdivale.
16 Mit herzklich begirde.
17 H. Suso, La Vie, chap. X L I A .H ., p. 263.
18 K. Bihlm eyer, Heinrich Seuse Deutsche Schriften, Stuttgart, 1907, p. 50.
19 E. C o lle d g e e t J. C. M a r l e r , M ystical Pictures in the Suso E xem plar , dans
Archivum Fratrum praedicatorum, 54, 1984. p. 322-323 : m s. Strasbourg 2929.
20 H. Suso, L Horloge de la Sagesse, L ivre I chap. I L av au d , p. 42.
21 Voir l tude de A . C a b a s su t, U ne dvotion m divale peu connue : Jsus notre
mre , dans Revue d asctique et de mystique, 1949.
22 Julienne de N orw ich, Le petit Livre des Rvlations selon le m anuscrit du B ritish
Museum. Trad. R. M aisonneuve, H auteville (Suisse), d. du Parvis, 1976, chap. 59.
23 Voir R. B e rlin e r, G od is L ove , dans Gazette des Beaux-Arts, 42, 1953, p. 15.
24 Voir aussi la rubrique, en haut de l im age.
25 H. Suso, La Vie, chap. X X X V A .H . p. 233.
26 Ibid., chap. X X X V II A .H . p. 245.
27 E c k h a rt, Traits et sermons. T raduction, introduction et notes p a r A. de L ibera, P aris,
Flammarion, 1993 (GF, 703). Ici, le Trait de l homme noble, p. 173-183.
28 H. Suso, L'Horloge de la Sagesse, L ivre II chap I L av a u d , p. 276-287.
29 H. Suso , L Orloge de Sapience, B ibliothque royale de B ruxelles m s. IV 111, fol. 90v :
lcole de Thologie, les sept arts libraux.
30 H. Suso, L Horloge de la Sagesse, L av au d , p. 277.
31 H. Suso, Le petit Livre de la Sagesse temelle, chap. X X II A .H ., p. 393.
32 H. Suso, L Horloge de Sapience, Paris, B N F (Site R ichelieu), m s. fr. 22922.
33 H. Suso, La Vie, chap. L I A .H ., p. 297-299.
34 Ibid., chap. IV A .H ., p. 163. Le m onogram m e sacr est d ailleurs dessin en p lein texte
de 'Exemplar.
35 As text becomes image, Suso s body becomes text, a reciprocity expressed in ideal
form by the sacred monogram itself... , J.F. H am burger, Nuns as artists. The Visual Culture o f
a Medieval Convent, B erkeley, U niversity o f C alifornia Press, 1997 ( C alifornia Studies in the
History o f A rt , 37), p. 180.

Rfrences des illustrations (fig. 1-6)

Photos et collections de la Bibliothque Nationale et Universitaire de S t r a sb o u r g


H. Suso, Exemplar
- Ms. 2929
- Fig (1) : fol. l v
- Fig (2) : fol. 62R
- Fig (4) : fol. 68v
H. Suso, Exemplar
- R. 10861
- Fig (3) : fol. LXP
Copyright Bibliothque Royale de Belgique, B r u x e l l e s
H. Suso, L 'Orloge de Sapience
- Ms. IV 111
- Fig (5) : fol. 90v
Clich Bibliothque Nationale de France, P a r is
H. Suso, L Horloge de Sapience
- Ms. Fr. 22922/12
- Fig (6)

Cit, dsert et solitude


Strasbourg et la mystique rhnane
au XIVe sicle
Rmy V a l l j o ,

o.p .

Au XIVe sicle, la ville de Strasbourg devient une solitude , comme au


temps de saint Antoine le Grand le dsert de Sct devint une cit
Certes, la cit
strasbourgeoise n est pas une rpublique monastique et la ralit urbaine qui est la
sienne ne concide pas avec les exigences de lanachorse. Cependant, force est de
constater qu Strasbourg lexprience du dsert n est pas lapanage de rares ermitages.
En effet, la dimension spirituelle de la solitude est une ralit pour une foule de
religieuses, de bguines et de lacs en recherche d une authentique rencontre de Dieu.
Au XIIIe sicle, en Occident, lattrait pour la solitude participe lessor des ordres
mendiants. Grce la prdication et lexemple des Franciscains et des Dominicains,
cest donc en ville que l exprience du dsert devient une nouvelle ralit sociale et
religieuse, thologique et spirituelle. Vhicule par la prdication de Matre Eckhart
et de Jean Tauler, elle reprsente une manire de demeurer au cur d une socit qui
souffre les bouleversements sociaux, politiques et religieux de lautomne du Moyen
Age . Cependant aprs avoir t un facteur d intgration sociale, lexprience du
dsert redevient un signe de contradiction lanc la face du monde. En effet, en 1366,
la fondation Strasbourg de lermitage de Rulman M erswin marque la fin d une
manire dtre au monde qui distingue la mystique rhnane de la premire moiti du
XIVe de la mystique flamande de la deuxime moiti du XIVe sicle.

1. La ville de Strasbourg au XIVe sicle


Au XIVe sicle, Strasbourg prsente une situation conomique, politique, sociale
et religieuse contraste 2. Depuis lessor urbain du XIIIe sicle, ses privilges de ville
libre, freie Stadt intgre au Saint Empire, et son activit commerciale favorise par
la proximit du Rhin contribuent pour une bonne part sa prosprit. La ville de
Strasbourg frappe sa monnaie, bnficie d une foire reconnue par Louis de Bavire
en 1336 et ngocie lexportation d un vin qui assure sa renomme jusqu Bruges,

152

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Liibeck et Danzig. Cependant, dans cette cit fire et jalouse de sa souverainet, la


prosprit engendre une crise endmique des institutions municipales. En effet, une
forte revendication d mancipation et d autonomie conjugue une lutte de pouvoir,
oppose, divise et entredchire toutes les sphres de la socit civile et religieuse. Ce
sont les vques et le Conseil de la ville, le clerg sculier et les ordres mendiants,
les partisans du pape et de lempereur, mais aussi et surtout les patriciens et les
corporations. Tout au long du XIVe sicle, ces conflits participent aux malheurs qui
s abattent sur Strasbourg, la valle rhnane et la chrtient.
Pendant la premire moiti du XIVe sicle, Strasbourg bnficie dvques
probes et soucieux du bien de la cit, de leur diocse et du corpus mysticum. Dans
le conflit qui oppose le pape Jean XXII et lempereur Louis de Bavire, Jean I de
Dirpheim (1306-1328) fait preuve d une diplomatie avise et Berthold II de Bucheck
(1328-1352) obtient en 1350 la leve du Grand Interdit qui pse sur la ville depuis
quelle a pris le parti de lempereur ds 1322. Face aux prrogatives grandissantes du
Conseil de la ville, qui depuis 1263 tient les rnes du pouvoir aux dpens de lvque,
Jean II de Lichtenberg (1353-1365) oppose une vive rsistance. Elle lui assure tout
au long de son piscopat de prserver une autorit mise au service d une rforme du
clerg et de la vie religieuse sur son diocse 3. Cependant, en raison de lincurie de ses
successeurs et de la confusion engendre par le Grand Schisme de 1378, cette uvre
rformatrice sombre dans une mdiocrit vigoureusement dnonce par Rulman
M erswin et ses contemporains.
A u XIVe sicle, Strasbourg est le thtre de deux rvolutions au cours
desquelles les membres des corporations saisissent les rnes d un pouvoir dtenu
depuis 1263 par les Zom et contest par les Mullenheim. En 1332, loccasion dune
querelle entre ces deux grandes familles du patriciat noble, le patriciat bourgeois
impose un nouveau Conseil. Ce Conseil est constitu pour une moiti de patriciens
nobles et bourgeois, et pour lautre moiti de membres des corporations. En 1349,
mcontents de la place prise par le patriciat bourgeois, les artisans, avec lappui de la
noblesse, destituent ce Conseil et redistribuent une partie du pouvoir en leur faveur.
A la veille de la peste noire, c est cette deuxime rvolution qui est lorigine
du pogrom de la communaut juive de Strasbourg le 14 fvrier 1348. Injustement
accuse d avoir empoisonn les puits, mais nanmoins protge par les bourgeois
dont elle est lallie conomique, elle devient le bouc missaire d un conflit dautorit
entre le patriciat noble, le patriciat bourgeois et les artisans. C est donc lmancipation
politique, dans sa revendication du pouvoir, qui a dfigur le paysage religieux
strasbourgeois o coexistaient ju sq u alors juifs et chrtiens.
A u XIVe sicle, la prosprit de la ville de Strasbourg favorise les chantiers
d difices religieux qui bnficient de riches donations 4. C est non seulement le
chantier de la cathdrale conduit par Erwin de Steinbach (vers 1250-1318), mais
aussi ime multitude de chantiers comme lagrandissement de lglise du couvent
des Dominicains 5. Commenc vers 1308, le nouvel difice suscite ladmiration des
fidles et la jalousie du clerg sculier. Depuis le XIIIe sicle, le crdit des Dominicains
auprs des fidles et leur capacit acqurir des donations et des biens fonciers
exaspre le clerg, mais aussi le Conseil de la ville. Au XIVe sicle, au grand dam de la
municipalit, les Dominicains deviennent lun des principaux propritaires du centre

CIT, DSERT ET SOLITUDE

153

ville. Cest en grande partie pour cette raison que le Conseil de Strasbourg n hsite
pas les exiler lorsquen 1338, aprs avoir rsist aux injonctions pontificales, ils se
rsignent respecter le Grand Interdit 6.
La seconde moiti du XIVe sicle est marque par une suite d vnements et
de catastrophes qui veillent dans la population le doute, leffroi et la peur d un
chtiment divin. Outre lconomie, c est linstitution ecclsiale qui souffre le plus
des flaux du sicle. Le Grand Interdit (1322-1341) gnre le trouble et la confusion
chez les fidles qui ne savent plus qui accorder leur confiance pour faire et obtenir
leur salut. Si, pendant plus de vingt ans, les Strasbourgeois bnficient encore de la
clbration des sacrements, lInterdit disqualifie la mdiation ecclsiale que le Grand
schisme discrdite encore davantage. Ds 1347, le dferlement de la Mort noire
suscite des pew s sauvages que la population tente d exorciser dans le pogrom du
14 fvrier 1348 et les processions de Flagellants. En 1348, la peste tue plus d un
sixime de la population. Les rcidives de 1358 et 1381 achvent de bouleverser
la dmographie de la ville. Atteints de plein fouet, les couvents se dpeuplent et ne
bnficient plus que d un mdiocre recrutement. La seconde moiti du XIVe sicle est
donc marque par une dcadence de la vie religieuse, mais aussi par un affadissement
de la vie spirituelle en gnral. En effet, chez les fidles la peur se substitue aux vertus
cardinales, et lorsquen 1356, un tremblement de terre dtruit la ville de Ble, c est
limminence des fins dernires qui devient la seule parole audible.

2. Strasbourg et la mystique rhnane


Tout au long du XIVe sicle, les dissensions, les heurts et les malheurs ne cessent
dveiller la peur, la suspicion et lamertume au sein d une population meurtrie,
due et dsoriente. Mais ce n est pas ce climat de confusion qui est lorigine de
la mystique rhnane 7. En effet, la mystique rhnane est lexpression de loptimisme
conqurant de la prdication dominicaine. Elle ne reprsente pas une quelconque fuite
du monde et des responsabilits quil incombe d y assumer, mais la conqute d une
terra incognita. Forte des acquis thologiques du XIIIe sicle, la prdication de Matre
Eckhart, Jean Tauler et Henri Suso, reprsente une conqute des terres inconnues de la
Dit dans le plus haut abandon de lhomme pauvre qui n a rien, ne sait et ne
veut rien . Il ne sagit donc pas seulement d une notique, mais d un combat spirituel
livr sur les terres du renoncement. Car jam ais il n y eut plus grand hrosme, plus
grande guerre, plus grand combat que d oublier et de se renoncer soi-mme 8.
Ce combat spirituel reprsente une rponse toutes les guerres intestines que les
Strasbourgeois se livrent entre eux au cours du XIVe sicle. En effet, la libert, selon
la mystique rhnane, ne relve pas d une mancipation sociale, politique et religieuse
revendique corps et cris. Car elle est le renoncement tout esprit de proprit
jusque dans la connaissance du mystre divin. Forte de son esprit d abandon, la
mystique rhnane reprsente la qute de ce qui fonde la libert de lhomme par-del
toutes les fausses liberts rencontres dans la vie spirituelle. Initialement adresse
des mes troubles par la secte des frres et des surs du Libre Esprit, la prdication
de Matre Eckhart trouve un cho dans lensemble d une socit en bullition.
Relaye par la vie des moniales, des bguines et des lacs, elle atteint lensemble du
tissu social strasbourgeois.

154

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

A Strasbourg, la diffusion de la mystique rhnane relve non seulement dune


authentique qute de vie spirituelle mais aussi du besoin de trouver un appui dans
un monde o tout s croule. Ne de la volont conqurante du XIIIe sicle, la
mystique rhnane se rvle minemment pertinente lorsquau cours du XIV sicle,
les contemporains de Matre Eckhart et de Jean Tauler se confrontent un temps
dinquitude, de flaux et de chaos. En effet, pour les Strasbourgeois malmens par
les malheurs du sicle, la prdication dominicaine incarne une vritable parole de
rsistance et d esprance lorsquelle rvle lme humaine le seul lieu o se
tenir, le dsert de la Dit, ce fond sans fond que rien ne peut branler, dtruire
ou anantir.

3.

Le studium du couvent des Dominicains de Strasbourg

Confront ds ses origines au manichisme de lhrsie cathare, lordre des


frres prcheurs reoit de saint Dominique, en 1215, la mission de dfendre la foi
chrtienne verbo et exemplo. Forte de sa foi en un Dieu crateur de toutes choses et
manifest en Jsus-Christ, la prdication dominicaine cherche faire sortir la cration
du pessimisme dans lequel le mal et le malheur pourraient lenfermer. Hritier dune
tradition lance par saint Dominique, Matre Eckhart ose donc affirmer que celui qui
ne connatrait que les cratures, n aurait plus besoin de mditer sur aucun sermon, car
toute crature est pleine de Dieu et est, elle seule, un livre 9.
Les Dominicains sinstallent Strasbourg en 1224 avec la permission (ou sur
linvitation) de lvque Henri de Verringen. C est un mouvement d hrsie lanc
par le Strasbourgeois Ortlieb, proche du catharisme et condamn par Innocent III,
qui pourrait avoir dcid de leur installation dans la cit rhnane. Aprs avoir rsid
dans le quartier du Finkwiller, aux portes de la ville, les frres stablissent, en 1248,
au cur de la cit, non loin de la cathdrale. Ils bnficient de la donation dune
maison et d une petite chapelle place sous le patronage de saint Barthlmy. Au
dbut du XIV6 sicle, le couvent Saint-Barthlemy accueille plus d une centaine de
frres et dispose d un studium dont le rayonnement participe lessor de la mystique
rhnane 10.
Influenc par lalbertisme ds la seconde moiti du XIIIe sicle, et attach la
pense de Thomas d Aquin, le studium de Strasbourg est marqu par la thologie
rhnane. Inaugure par Albert le Grand et Ulrich de Strasbourg, cette thologie
est systmatise par Hugues Ripelin de Strasbourg, Dietrich de Freiberg et Matre
Eckhart. Dfendue dans ses orientations eckhartiennes par Nicolas de Strasbourg,
elle est largement diffuse par Jean Tauler et Henri Suso. Si le studium generale de
Cologne reprsente le principal foyer de la thologie rhnane, la vie intellectuelle
du couvent de Strasbourg n a rien lui envier et participe directement ce rseau
d influences que reprsente lEcole dominicaine de Cologne . Albert le Grand
enseigne une premire fois au studium de Strasbourg vers 1240, puis ime seconde fois
entre 1268 et 1270. Ulrich de Strasbourg y reoit lenseignement d Albert et y devient
lecteur en 1272. La Summa de summo bono dont il est lauteur est une vritable
somme du noplatonisme mdival. Hugues Ripelin de Strasbourg, lve puis prieur
du couvent en 1261, est l auteur d un Compendium theologicae veritatis longtemps

CIT, DSERT ET SOLITUDE

155

attribu Albert. Enfin, sans avoir charge d enseignement, Matre Eckhart y exerce
une influence dont tmoigne la prdication de Jean Tauler.
Nourrie dun noplatonisme o saccordent lontologie d Augustin et lhnologie
de Denys lAropagite, la thologie rhnane dsigne un retour in principio o
lunion de lme Dieu tend se confondre avec la tradition chrtienne de la solitude.
DAlbert le Grand M atre Eckhart, elle est une notique qui offre penser un
lieu qui est Dieu dans lme , lorsque Dieu se communiquant lme demeure
en Lui-mme . Considre comme une mtaphysique de la conversion , la
thologie rhnane accorde une place lexprience du dsert. En effet, dans une
relecture de la tradition biblique, le fond de lme se substitue aux confins du dsert et
dsigne le lieu de linhabitation divine. C est Vadyton ou ce sanctuaire qui, dans
lappel quil reprsente, mobilise la volont, le dsir et lintellect. Dans la qute de ce
lieu o sont ltre et les choses, la thologie rhnane reprsente donc une nouvelle
invention - au sens mdival du terme - de la ralit thologique du dsert.

4. La mystique chrtienne du dsert


Selon la rvlation biblique, le dsert, midbar en hbreu, c est le lieu de
la parole. C est le lieu sauvage, vide et nu de tout artifice, o Dieu se manifeste
sans dtour par la parole quil adresse son peuple. Le dsert, c est non seulement
une ralit gographique mais aussi une exprience historique dont la dimension
thologique demeure centrale. En effet, selon les livres de lExode, du Deutronome
et des Prophtes, Dieu ne se rencontre nulle part ailleurs quau dsert, ou plus
exactement lcart de tout ce qui occulte sa rvlation. C est d ailleurs lcart,
dans un lieu dsert que, selon les Evangiles, Jsus conduit ses disciples pour leur
rvler son identit profonde 11.
Daprs la Vie d A ntoine par saint Athanase, le dsert, ou eremos, reprsente une
exprience spirituelle o c est lascse qui assure la fonction de lcart. Lascse est
un combat contre tout ce qui s oppose la rencontre de Dieu dans la vie et le cur
de lhomme. La vie rmitique est un combat contre toutes les passions qui occultent
lunit essentielle recherche par lanachorte. Au cur de ce combat spirituel,
lexprience d Antoine incarne donc une spiritualit de lcart o le dsert dans
sa ralit physique communique son propre langage lexpression religieuse. Strile,
inachev et chaotique, le dsert est un chemin de dpouillement. Au terme, la privation
rvle ce qui fondamentalement demeure fcond et accomplit la promesse de Dieu. Le
dsert n est donc pas une fin en soi. Il dsigne un lieu d inhabitation o l absolu divin
offre lhumanit de devenir elle-mme terre de la promesse. C est d ailleurs dans ces
termes que le dsir de perfection devient proprement vanglique. Par la rupture quil
dtermine, le dsert caractrise la condition de lanachorte comme un nouveau lieu
habiter : la solitude de son tre propre. Car labsolu appelle la solitude. Selon Athanase,
Antoine persuada ainsi beaucoup de gens d embrasser la vie solitaire. C est ainsi
que ds lors, dans les montagnes aussi des ermitages s levrent et que le dsert devint
comme une cit de moines qui avaient quitt leurs biens et reproduisaient la vie de
la cit cleste 12. A lexemple d Antoine, lanachorte se retire donc aux confins du
dsert, loin des affaires de ce monde. Soucieux de perfection, il tente de se soustraire
une chrtient naissante en contradiction avec lidal de la premire communaut des

156

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

aptres. Mais loin de la cit et de la vie urbaine, lanachorte n en demeure pas moins
plong au cur d une nouvelle vie en socit lorsque dans le dsert se multiplient les
ermitages, les laures et les monastres. La ralit gographique du dsert noblitre
donc pas la dimension sociale du salut. Ds lors, pour lanachorte en qute dabsolu,
la solitude ne se limite pas aux confins des terres sauvages et arides. Apprhende
comme un tat, la solitude est de tous les lieux.
A partir du XIIIe sicle, dans la mouvance des ordres mendiants, la solitude
senracine dans la ralit thologique du dsert. Cet enracinement sinscrit dans
ime tradition sculaire dont tmoignent Bernard de Clairvaux et Guillaume de
Saint-Thierry. D autre part, cet enracinement reprsente une rponse aux excs du
mouvement rmitique 13 et aux erreurs de l insaisissable secte des frres et des surs
Libre Esprit. Conjugus aux conditions sociales relatives lessor des villes, ce sont
lEvangile de Jean et les ptres pauliennes qui caractrisent cette ralit thologique
du dsert. Le dsert, c est Jsus lui-mme 14. La suite du Christ ne consiste donc pas
seulement tout quitter sur lordre de Jsus, mais vivre de la condition du Fils de
Dieu qui s est dpouill de tout. Enfin, le dsert, c est le temps de lEglise quand
celle-ci accomplit dans sa mission ce qui reste au Christ ptir en ce monde. Les
tribulations de laptre et des fidles participent donc pleinement lavnement du
salut en Jsus-Christ. Fonde sur une ontologie, c est cette ralit du dsert qui offre
la mystique rhnane sa terre d lection.

5.

La mystique du dsert selon les moniales, les bguines et les lacs


de Strasbourg

Celui qui a Dieu pour compagnon n est jam ais moins seul que quand il est
seul 15. Alors il jouit librement de sa joie ; alors il est lui-mme pour jouir de Dieu
en soi et de soi en Dieu l6. Reue comme de la main de saint Bernard, La Lettre
d or de Guillaume de Saint-Thierry a profondment marqu le mouvement bguinal.
Non seulement dans les Flandres mais aussi dans la valle rhnane. Aux XIIIe et
XIV6 sicles, pour un citoyen de la ville libre de Strasbourg, le dsert n est pas une
ralit gographique qui relve uniquement des Saintes Ecritures ou de lhagiographie,
ni mme de lun ou lautre ermitage fond aux confins de la valle rhnane. En effet,
le dsert est une ralit qui relve d une attitude de fond. C est une manire dtre
Dieu, une pit, qui offre non seulement des moniales mais aussi des bguines et
des lacs de vivre la solitude au cur de la cit.
Il n est pas exagr d affirmer que le mouvement bguinal a boulevers le paysage
urbain strasbourgeois aux XIIIe et XIVe sicles 17. En effet, il a suscit la fondation
de plus de quatre-vingts bguinages dont certains sont lorigine de couvents de
dominicaines. Au XIVe sicle, Strasbourg compte prs d un millier de moniales et de
bguines. Ce nombre, considrable pour une cit qui compte quinze mille habitants,
relve trs certainement d un dsquilibre dmographique. Cependant, ces institutions
ne sont pas seulement une rponse un problme de surpopulation fminine. Ils sont
aussi et surtout le signe d un authentique dsir de vie spirituelle. En effet, la cellule
du bguinage et la cellule du couvent reprsentent un profond dsir de rencontre de
Dieu. Selon Guillaume de Saint-Thierry, lme solitaire doit exclure de chez elle le
monde entier pour s enfermer avec Dieu dans sa cellule qui n est autre que le ciel. Car

CIT, DSERT ET SOLITUDE

157

la cellule et le ciel, sont des demeures parentes. Tout comme ciel et cellule
manifestent une certaine parent quant au nom, de mme aussi quant la pit. C est
en effet de celer que les mots ciel et cellule tirent, semble-t-il, leur origine. Et ce
quon cle dans les cieux, on le fait aussi en cellule. Q uest-ce donc ? Vaquer
Dieu, jouir de Dieu 18.
Pour les bguines qui cherchent vivre lcart, le bguinage demeure une
institution au coeur de la vie civile. A Strasbourg, les premires bguines sont signales
dans les annes 1230 et la premire communaut fut fonde en 1244 par Conrad
Vimekom 19. Elles vivent, selon leur niveau social, de leurs rentes ou de menus
travaux, et se vouent en gnral des uvres de bienfaisance. Elles se dvouent aux
ncessiteux, malades et mourants. A Strasbourg, reconnaissante pour leur bont, la
foule les appelle brot durch got, c est--dire du pain par Dieu . Dans le tmoignage
de leur vie simple, humble, indpendante, gnreuse et fervente se reconnaissent les
traits du meilleur rmitisme mdival. Si la bguine ne recherche pas le dsert en
soi, sa vie rvle nanmoins un vritable climat de solitude. Quelle soit seule ou en
communaut, la bguine conoit sa vie comme un dsert et son union Dieu comme
une authentique solitude.
Affranchie du vu d obissance, cette solitude ne tarde pas inquiter les
autorits ecclsiastiques qui somment les bguines d tre accompagnes par des frres
mendiants. A Strasbourg, au dbut du XIVe sicle, le soupon sexacerbe lgard des
bguines. Non seulement en raison du climat d mancipation qui bouleverse la vie
sociale, politique et religieuse de la cit. Mais aussi cause de la condamnation de
Marguerite Porte par les matres de lUniversit de Paris. Le propos de son ouvrage,
Le Miroir des simples mes ananties, ayant t confondu tort avec la doctrine du
Libre Esprit, la bguine de Valenciennes est brle en place de Grve le 1erjuin 1310.
Prsent dans les Flandres et la valle du Rhin, de la fin du XIIIe au dbut du XIV6 sicle,
le Libre Esprit est un mouvement htrodoxe dont la doctrine de lhomme difi, libre
de toute contingence, confine la licence religieuse et sociale. Il est condamn
Vienne, en 1311, par le concile convoqu par Clment V, et Strasbourg, en 1317,
par une lettre de lvque Jean de Dirpheim 20. Cette condamnation qui ne met pas en
cause lauthenticit spirituelle du mouvement bguinal en ralentit nanmoins lessor.
Aprs une priode d apoge vers 1325, plus aucun bguinage nest fond Strasbourg
aprs 1350. Si les bguinages disparaissent du paysage strasbourgeois, les couvents
se prennisent. Au XIVe sicle, outre lantique communaut des chanoinesses du
couvent Saint-tienne, Strasbourg compte deux communauts de Clarisses, une
communaut de Pnitentes et sept communauts de Dominicaines. Fondes
Strasbourg entre 1225 et 1240, ces sept communauts sont officiellement incorpores
lordre dominicain par une bulle de juillet 1245. Il sagit des couvents Saint-Marc,
Sainte-Catherine, Saint-Nicolas-aux-Ondes, Sainte-Agns, Saint-Jean-aux-Ondes
et Sainte-Elisabeth. Issu d une communaut fonde ds 1224 Eckbolsheim et qui
obtient de sinstaller Strasbourg en 1270, le couvent Sainte-Marguerite est incorpor
lOrdre en juillet 1246 21. Au XIVs sicle, la vie conventuelle reprsente un dsert
dans la cit que les surs dominicaines strasbourgeoises ont le souci de prserver.
Directement confrontes aux effets de la dcadence du couvent Saint-Barthlmy,
dans la deuxime moiti du XIVe sicle, elles n hsitent pas recourir lautorit de

158

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

lvque pour se soustraire l indigence de la cura monialum assure d ordinaire par


les frres dominicains.
C est non seulement la direction spirituelle des moniales, mais aussi celle des
bguines et des lacs qui contribue pour lessentiel l essor de la mystique rhnane.
En effet, la mystique rhnane est avant toute chose une uvre de prdication. Il sagit
de la prdication verbo et exemplo, laquelle Matre Eckhart est dput en vertu de
sa vocation de frre prcheur. Matre Eckhart est assign en 1313, Strasbourg par le
matre de l Ordre, Branger de Landore. Et c est en qualit de vicaire pour la province
de Teutonie quil a charge de visiter les quarante couvents des frres de Souabe,
Alsace, Bavire et Brabant, et de veiller la vie spirituelle des surs dominicaines
et du tiers ordre de la valle rhnane. A u lendemain du concile de Vienne et de la
condamnation de Marguerite Porte, il incombe Matre Eckhart de combattre la
doctrine htrodoxe du Libre Esprit dans les couvents et les bguinages. Mais contre
toute attente, le matre en thologie de l Universit de Paris ne simpose pas comme
un pourfendeur d hrsie mais comme un matre de vie.

6.

La mystique du dsert selon Matre Eckhart

Le sjour de Matre Eckhart Strasbourg entre 1313 et 1323 reprsente un


vritable chemin de Damas pour le frre dominicain. Loin des questions disputes
de lUniversit de Paris, le Lesemeister devient un pasteur et un Lebemeister 22.
Soucieux de son auditoire, il abandonne le latin, prche en langue vernaculaire,
en moyen haut allemand, et emprunte lexpression mystique ses plus pertinentes
images potiques. Parmi ces images, le dsert tient une place centrale 23.
Dans les Sermons et les Traits de luvre allemande, le dsert dsigne une ralit
existentielle. C est ime exigence de vie pour lme qui consent se perdre elle-mme
pour se laisser envahir par le mystre de Dieu. Dans les Entretiens spirituels, adresss
aux novices d Erfurt entre 1294 et 1298, Matre Eckhart met de vives rserves
lgard de lrmitisme qui pousse le chrtien se retirer compltement du monde
et vivre dans la solitude, pour y trouver la paix . Car, qui possde Dieu en vrit
le possde en tous lieux et dans la rue et avec tout le monde, aussi bien qu lglise ou
dans la solitude ou dans une cellule. Pourvu qu il le possde droitement, pourvu quil
le possde toujours, nul ne peut len distraire 24. Lexigence du dsert n est donc
pas chercher au-del des murs de la cit, mais en demeurant lcart au cur
de la vie en socit. Car il est plus dur d tre isol dans la foule que dans le dsert
( Wste) 25. Loin des pratiques asctiques de lrmitisme mdival, la rupture tient
donc d une exigence essentiellement spirituelle. Dans le Sermon 104, le dsert nest
plus seulement un lieu mais une manire d tre qui rvle lauthenticit de lappel
de Dieu. Parce que tu t es dpouill de toutes tes proprits et rduit un dsert
- comme il est crit : La voix appelle dans le dsert , laisse cette voix temelle
appeler en toi comme il lui plat, et sois toi-mme et toutes choses un dsert M.
Comme pour Antoine le Grand, c est donc ltre qui est la terra incognita conqurir.
A Erfurt, Matre Eckhart s adresse non seulement de jeunes religieux plus ou moins
rompus aux exercices de la vie asctique, mais aussi et dj au simple lac en
recherche d une authentique vie spirituelle. Ds avant son arrive Strasbourg en

CIT, DSERT ET SOLITUDE

159

1313, la prdication de M atre Eckhart est donc en parfaite consonance avec lidal
du mouvement bguinal 27.
Comme beaucoup d autres expressions de luvre allemande, le dsert n est
pas une image directement emprunte au langage potique de la Brautmystik. Car
cest dabord une mtaphore du noplatonisme dionysien. Les pomes de Hadewijch
dAnvers, les ouvrages de Batrice de Nazareth, les lettres de Mechtilde de Madebourg
et Le miroir des simples mes ananties de Marguerite Porte sont tous, sous des
modes diffrents, marqus par la ralit du dsert. Cette ralit relve davantage du
langage de la Brautmystik que de celui de la Wesenmystik ou de la Gottesmystik. Il y
a nanmoins dans luvre de Hadwijch d Anvers une volution sensible en faveur de
la Wesenmystik. En effet, dans un premier temps, le dsert sauvage des Strophische
gedichten reprsente lexil o vivent les amants de Dieu lorsquils sont spars de
lobjet de leur amour. Ce dsert est cruel et nul ne lui ressemble, que lamour fait
en son domaine lorsque notre dsir languit vers lui et que nous lprouvons sans le
connatre jamais 28. Par la suite, dans les Mengeldichten, teints de noplatonisme
dionysien, le dsert n est plus un lieu mais un tat. Il exprime la ncessaire simplicit
de ltre dans son union Dieu. Ce n est point tout de sexiler, de mendier son
pain et le reste, les pauvres d esprit doivent tre sans ides dans la vaste simplicit
qui na ni fin, ni commencement, ni forme, ni mode, ni raison, ni sens, ni opinion,
ni pense, ni intention, ni science : qui est orbe sans limites. C est cette simplicit
dserte et sauvage qu habitent dans lunit les pauvres d esprit : ils n y trouvent rien,
sinon le silence libre qui rpond toujours lEternit 29. C est cette expression
de lapophatisme dionysien qui, dans la mystique fminine, prlude la mystique
rhnane.
Si Matre Eckhart a une quelconque connaissance du Miroir des simples mes
ananties, il n est pas certain quil ait frquent luvre d Hadewijch d Anvers 30.
Par ailleurs, conscient des soupons d htrodoxie qui psent sur la mystique de
la tradition bguinale, il prfre se rfrer aux auctoritates qui la nourrissent. La
chane que reprsente l uvre d Origne, Ambroise, Augustin, Grgoire, Bernard de
Clairvaux, et Guillaume de Saint-Thierry est en soi une autorit 31. Linfluence de
cette chane est sensible dans lutilisation que Matre Eckhart fait du texte biblique
dOse 2, 14 dans son uvre allemande 32. Le et ducam eam in solitudinem et
loquar ad cor eius du livre d Ose est cit non seulement dans le Trait de la divine
consolation mais aussi dans le Trait de l homme noble. Dans chacun des deux traits,
solitudo est traduit par einoede. En insistant sur le mot ein, Matre Eckhart donne
au dsert le sens d unit 33. Le dsert se confond donc avec lUn de Proclus et du
Pseudo-Denys lAropagite. Dans le Trait de la divine consolation, cette rfrence
noplatonicienne enracine le propos d Eckhart dans la Wesenmystik. Je les conduirai
dans le dsert (einoede) et l je parlerai leur cur , dit le Pre. Cur cur, un
dans lUn, voil ce que Dieu aime. Tout ce qui est tranger lUn et loin de lUn,
Dieu le hait. C est vers lUn que Dieu appelle et attire. C est lUn que recherchent
toutes les cratures, mme les plus infimes, et c est lUn que les plus leves trouvent.
Emportes au-dessus de la nature et transformes, elles cherchent lun dans l Un, lUn
en lui-mme. C est sans doute pour cela que le Fils dit : Dans la Dit, Fils dans le
Pre, l o je suis doit tre celui qui me sert, me suit et vient moi 34. Dans le Trait

160

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

de l homme noble, c est lUn, en lunit qu il dtermine, qui fonde et manifeste la


noblesse de l me. Qui donc est plus noble que celui qui est n, d une part du plus
haut et du meilleur de la crature, et d autre part du fond le plus intime de la nature
divine et de sa solitude ? Notre Seigneur dit par la voix du prophte Ose : Je veux
conduire la noble me dans le dsert (einoede) et l je parlerai son cur . LUn
avec l Un, lUn de lUn, lUn dans lUn et, dans lUn, ternellement Un 35. Dans
le Granum Sinapis, le dsert est exprim par die Wste. Il se rapporte tout comme
einoede au caractre insondable de la divinit : Ce dsert (die Wste) est le Bien
par aucun pied foul, le sens cr jam ais n y est all. Cela est, mais personne ne sait
quoi. C est ici et c est l, c est loin et c est prs, c est profond et c est haut, cest donc
ainsi que ce n est a ni ci . Irrductible un tat, ou une manire d tre, le dsert
demeure l expression d un lieu o lme doit se tenir. Le propos de Matre Eckhart
est donc essentiellement topologique . En effet, dans les Traits et les Sermons
allemands la premire question ne porte pas sur ce que sont les tres et les choses
et comment elles sont, mais o elles sont. Selon Matre Eckhart, dans le Sermon 21,
toutes les cratures sont en Dieu 36. Il y a donc une concidence entre le lieu
o se situent les tres et les choses et leur lieu d origine. Ce lieu c est la Dit
elle-mme, ou lutopie de Dieu, quand le dsert reprsente une des plus anciennes
personnalisations mtaphoriques de la divinit. Dans le Granum sinapis, le dsert,
ou cette utopie, reprsente un appel. C est non seulement lappel abandonner tous
ses biens, lexemple d Antoine et d une foule d anachortes, mais aussi et surtout
sabandonner soi-mme : Deviens tel un enfant, rends-toi sourd et aveugle ! Tout
ton tre doit devenir nant ! Laisse le lieu, laisse le temps, et les images galement !
Si tu vas par aucune voie sur le sentier troit, tu parviendras jusqu lempreinte du
dsert (der Wste spr) . Si limage du dsert voque un chemin, le dsert excde
la prgrination qui lui est traditionnellement attache. En effet, la nature du dsert
est une reprsentation de lunit divine. C est d ailleurs cette nature qui dtermine
lattitude du fidle dans sa relation Dieu. Le dsert de Dieu n a ni lieu ni temps, il
a sa propre guise . De mme le dsert du recueillement n a ni lieu ni temps privilgi,
il a sa propre attitude. C est cette attitude qui, dans lunification, la simplification et
la ressemblance avec Dieu, reprsente la plus authentique fuite du monde 37. Chez
Matre Eckhart, le dsert est donc une ralit thologique qui, forte d une utopie ,
commande une exigence de vie.
C est le dsert, ou plus exactement ltre nu exprim d un mot unique,
sans forme en soi (...) auquel rien ne sajoute ni ne se retranche qui caractrise
la prdication de Matre Eckhart 38. Enracine dans une tradition biblique, et
nourrie de noplatonisme, luvre allemande reprsente bien plus quune simple
rponse thologique rserve la solitude des bguines et des moniales de la valle
rhnane. En effet, elle est lexpression du dsert constitutif d une authentique vie
spirituelle offerte tous. A Strasbourg, le dsert, c est une utopie pour tous. Malgr
la condamnation de dix-sept propositions en 1329 par la bulle In agro dominico,
la rception de l uvre de Matre Eckhart manifeste la pertinence de cette utopie
jusquau milieu du XIVe sicle.

CIT, DSERT ET SOLITUDE

1 61

7. La solitude selon Jean Tauler


Selon Jean Tauler, disciple de Matre Eckhart, le dsert n est pas une contre
habiter loin des affaires de la cit. C est une utopie qui appartient tous ceux qui,
libres et dgags de tout, traversent n importe quel vnement comme un dsert o
demeure le seul agir de Dieu. Vhicul par une prdication riche en images, lhritage
eckhartien trouve une nouvelle pertinence dans une cit bouleverse par les troubles
du XIVs sicle. En effet, Jean Tauler sadresse des hommes et des femmes qui,
dsorients par la fatalit, ont reconnu dans sa parole un chemin de vraie libert.
N Strasbourg vers 1300, Jean Tauler entre au couvent des Dominicains vers
1315. Au studium, il se familiarise avec la thologie rhnane et assimile la pense
de Dietrich de Freiberg. Dput la cura monialum, Jean Tauler diffuse la doctrine
de Matre Eckhart en traduisant le langage traditionnel de la contemplation dans les
termes de la naissance de Dieu dans lme. Aprs un sjour Ble puis Cologne,
entre 1338 et 1341, lors de lexil des Dominicains de Strasbourg, il revient dans sa cit
o il meurt le 16 juillet 13 61. Sa prdication ne porte pas les stigmates des vicissitudes
de son sicle mais dsigne lattitude o lhomme libre et dgag de tout peut passer
travers tout.
Les Sermons de Jean Tauler accordent une place importante la solitude.
Commente par Matre Eckhart, la citation du prophte Ose rapparat dans le
Sermon 82. C est la ralit thologique de la solitude qui commande lapprciation
de la vie solitaire et de la vritable retraite au dsert. Il faut selon Jean Tauler,
considrer la solitude de Dieu (gotlichen wustenung) dans son isolement tranquille,
et dans laquelle jam ais une parole n est prononce, jamais une uvre n est opre
dans ltre d une faon essentielle. Il y a l tant de calme, tant de secret, tant de
solitude (so wust). Il n y a l rien que Dieu tout pur, rien d tranger n y est jamais
entr, ni crature, ni image, ni modalit. C est de cette solitude (dise wustenunge) que
parlait Notre Seigneur quand il disait par la bouche du prophte Jol : Je conduirai
les miens au dsert (wustenunge), et je parlerai au cur . Cette solitude (wuste) est
sa divinit calme et solitaire (sin stille wuste gotheit). Il y introduit tous ceux qui sont
susceptibles de recevoir le souffle de Dieu maintenant et dans lternit. Cette divinit
solitaire, calme et dserte porte ton fond libre et dsert (wusten grunt) 39. Le Sermon
82 de Jean Tauler reprsente un rsum de la doctrine eckhartienne du dsert, die
Wste. En effet, cest le dsert ontologique de la Dit qui appelle la solitude du fidle
recueilli en lui-mme. Corrlatif la doctrine de la naissance de Dieu dans lme, cet
appel est une exigence de vie qui caractrise lensemble de la prdication taulrienne.
Constitutifs de lhomme cr limage et la ressemblance de Dieu, le dsert et la
solitude exigent une intriorit que Tauler dsigne rgulirement en affirmant que le
royaume est en nous 40.
Cest bien videmment lhritage eckhartien qui fait de Tauler un Lebemeister
parmi ses contemporains. Mais cest aussi et surtout son exprience de vie marque,
entre autres, par lexil de 1348-1351. Lexil des frres dominicains de Strasbourg
reprsente une tape importante dans la vie de Jean Tauler. Douloureuse, tant pour
les fidles que pour les frres, cette exprience de dracinement renouvelle le propos
du prdicateur. En effet, pour Jean Tauler, le dsert n est plus seulement la ralit
thologique quexprime lutopie de la Dit, mais ime ralit concrte, humaine et

162

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

sociale. Le dsert ne reprsente plus seulement la qute d un absolu mais laccueil


d une condition d humanit, pauvre et dmunie. Ds lors, la prdication taulrienne,
nourrie de spculation dionysienne, devient lexpression des ralits d une existence
humaine travers laquelle le dsir d absolu tente de se frayer un chemin. Sur ce
chemin dsert (in diserri wilden wege) les hommes doivent continuellement renoncer
aux choses qui peuvent s offrir eux. Et sans cesse Notre Seigneur dit Suis-moi
passe travers tout, je ne suis rien de tout cela. Va de lavant, suis-moi, va de lavant .
Lhomme pourrait bien dire alors Seigneur, qui es-tu pour que je doive te suivre
ainsi au plus profond de la solitude et de la dsolation ? Le Seigneur alors pourra
lui rpondre : Je suis homme et Dieu, je suis bien plus que Dieu . Ah ! Si lhomme
pouvait alors lui rpondre de son fond essentiel maintenant reconnu : Et moi je ne
suis rien, bien moins que rien . Mes enfants, luvre serait alors vite acheve, car
la divinit qui n a pas de nom et les dpasse tous, n a nulle part un lieu dactivit qui
lui soit mieux appropri que dans le fond du plus complet de tous les reniements de
nous-mme 4I. Lexil met en relief la condition de lhomme dmuni et abandonn
qui trouve en Dieu s il y consent, non pas un refuge, mais une force d activit en tout
lieu et tout temps.
A Ble, Cologne et finalement Strasbourg au retour dexil, la prdication
de Tauler devient pertinente pour une foule de bguines, de moniales et de lacs
dsorients par les malheurs du sicle. Elle ne reprsente pas une quelconque fuite
du monde mais le plus court moyen pour aller Dieu dans un monde qui sombre
dans la confusion, la dissension et le chaos. Il est remarquable que lapparition du
Seigneur au prophte Elie sur le mont Horeb, selon le Livre des Rois, soit lpisode
biblique le plus rgulirement cit dans les Sermons 42. Emprunt la tradition des
Pres, ce paradigme de la naissance de Dieu dans lme est en troite rsonance avec
les bouleversements du sicle de Jean Tauler. Dans un monde et une socit o tout
scroule et n offre plus aucun appui, l homme fait lexprience de son tre nu
et dmuni. Ltre nu n est pas seulement ime expression emprunte au langage
de la tradition dionysienne. C est une ralit vcue. C est une exprience de vie qui
offre un authentique lieu d incarnation l exprience spirituelle 43. Ltre nu,
c est non seulement le dsert de la divinit, mais aussi le dsert de lhumanit qui,
libre, dgage de tout et totalement abandonne, offre Dieu non seulement un lieu
d activit mais aussi un lieu de naissance.
Dans le cheminement et la pense de Jean Tauler, l exprience de lexil reprsente
donc un tournant. Le prdicateur y trouve lessence de la rvlation biblique marque
par le langage du dsert. Lieu de lpreuve pour ltre nu et dmuni, le dsert
rvle l agir libre et divin qui sorigine dans le fond sans fond . Car selon le
Tauler de Strasbourg (qui) parle uniformment : celui qui se dnude de soi-mme
et de Dieu, est dgag de tout agir. Alors Dieu agit lui-mme en lui : libre quil est
d agir 44. La prdication de Jean Tauler est donc une rponse ses contemporains
qui, dans un monde boulevers, ne sachant plus quoi faire et comment obtenir leur
salut, n ont d autre choix que de s appuyer sur l agir de Dieu en eux-mmes.

CIT, DSERT ET SOLITUDE

163

8. La solitude des Amis de Dieu et de R ulm an M erswin


Si luvre allemande d Eckhart bnficie de la rencontre du milieu bguinal,
la prdication de Jean Tauler s enrichit de la rencontre des Amis de Dieu. Dcisive
dans le cheminement et la prdication de Jean Tauler, linfluence de ce groupe est
lorigine d un changement dans le paysage spirituel strasbourgeois de la seconde
moiti du XIVs sicle.
Les Amis de Dieu sont une diaspora de prtres, de moines, de lacs qui
essaiment en Allemagne du Sud-Ouest, entre le Main et Ble, Constance et
Strasbourg, entre 1330 et 1349. La cohrence de cette diaspora de la dvotion 45,
ne tient pas d un programme, mais du dsir de perfection qui habite tous ses membres
disperss. Solitaires, ils vivent une vritable solidarit dans la communion fraternelle.
Soucieux du corpus mysticum, ils se soutiennent et se fortifient au gr d changes
de visites, de lettres et de manuscrits 46. Au cours de son exil, Jean Tauler rencontre
Marguerite Ebner et Henri Nrdlingen qui sont deux figures charismatiques de
cette diaspora . M arguerite Ebner (1291-1351) est une mystique du couvent des
dominicaines de Medigen. Isole par la maladie ds 1312, elle vit le dsert dans un
abandon o ses visions deviennent exhortatives. Henri de Nrdlingen ( f vers 1373),
originaire de Strasbourg, est un prdicateur itinrant fix Ble entre 1339 et 1349.
Sa correspondance avec Marguerite Ebner, la plus ancienne quon ait conserve en
langue allemande, rvle en sa personne un fin connaisseur des mes et un directeur
spirituel avis. La parole et lexemple de Marguerite Ebner et du prtre Henri de
Nrdlingen engagent Jean Tauler susciter ds son retour d exil un cnacle des Amis
de Dieu Strasbourg. C est ce cnacle, ou cette communion d esprit, qui ds lors tient
lieu de dsert, lcart mais non pas hors de la vie citadine. Dans le Sermon 76, Jean
Tauler propose tout un chacun de rester lcart dans les clotres ou au dehors
et ajoute qu il n y a aucun esprit de secte en ce que les amis de Dieu se comportent
autrement que les amis du monde 47. Cependant, au lendemain de la mort de Jean
Tauler, cet cart ne tarde pas devenir une rupture.
Lorsque dans la seconde moiti du XIVs, le mouvement bguinal tend disparatre
du paysage strasbourgeois, la spiritualit des Amis de Dieu devient la proprit
exclusive de lacs, prtres et religieux qui, issus du patriciat noble et bourgeois, peinent
trouver leur place dans la vie de la cit 48. La mystique rhnane strasbourgeoise subit
une transformation qui se caractrise par la fondation de la Commanderie Saint-Jean.
En effet, cette fondation de Rulman Merswin, bien loin d exprimer la spiritualit du
dsert selon Matre Eckhart et Jean Tauler, resserre lessence du propos de la mystique
rhnane dans le cadre troit d un ermitage.
La vie et luvre de Rulman M erswin (1307-1382) reprsentent une variante
bourgeoise du phnomne d anachorse 49. A Strasbourg, au XIVs sicle, la famille
Merswin occupe une place influente et lors des deux rvolutions , ses membres
usent habilement de leur qualit de banquier et de leurs ascendances noble et
bourgeoise. Mais entre 1347 et 1362, au plus fort des vnements qui bouleversent
la ville de Strasbourg, Rulman M erswin dcide de se retirer de la vie publique. Aprs
avoir bnfici de la direction spirituelle de Jean Tauler, il fonde avec laide de lordre
des Johannites la commanderie Saint-Jean sur le site de lIle verte, dea Grne Woerth,
aux portes de la ville. Il s agit d un lieu de retraite et de refuge o, la fin de sa vie,

164

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

il se fait construire ct de l glise une demeure part dans laquelle il vit dans
une rclusion absolue, sans plus sortir ni le jour, ni la nuit, pas mme pour se rendre
lglise, puisquil peut assister de sa chambre la clbration de la messe . La
commanderie Saint-Jean est une maison de refuge , o peuvent se retirer tous les
hommes honntes et pieux, lacs ou ecclsiastiques, chevaliers, cuyers et bourgeois,
qui dsireraient fuir le monde et se consacrer Dieu, sans cependant entrer dans un
ordre monastique . Ils doivent y vivre de leurs propres deniers en toute simplicit
et honntet, se contenter de deux repas par jo u r et tenir une conduite irrprochable
de manire ne pas causer de drangement aux ecclsiastiques de la maison ^
Si la commanderie Saint-Jean, comme le couvent des ermites de Saint-Augustin Sl,
devient une maison de retraite pour familles distingues , elle est essentiellement
un refuge pour fuir le monde et la socit.
Selon Rulman Merswin, les temps sont devenus si durs quil n est un homme
parfait, aprs renonciation, qui ne prfrait - telles sont ses angoisses, telles sont ses
souffrances dans le temps - tre en dehors du temps qutre dans le temps 52. Le
propos du fondateur de lermitage de lIle verte reprsente ime rduction symptomatique
de la mystique rhnane une dimension strictement morale. Loptimisme conqurant
qui fut l origine de la prdication de M atre Eckhart disparat dans le pessimisme
ambiant de lautomne du Moyen Age . Lermitage de lIle verte reprsente donc
une fuite du monde que la mystique rhnane a toujours dnonce.
Avec une bibliothque riche en manuscrits, l ermitage de lIle verte est un vritable
conservatoire de la mystique rhnane. Mais, c est l influence de la mystique flamande
qui dcide de son orientation spirituelle, jusque dans la critique de la thologie de
Matre Eckhart. Ainsi, aprs avoir bnfici de laccompagnement spirituel de Jean
Tauler, Rulman Merswin se dtourne en partie de la prdication dominicaine. Non
seulement parce que la spculation convient mal son temprament, mais aussi
parce que le couvent des dominicains de Strasbourg tombe en dcadence. Ds lors,
dans le paysage spirituel de lIle verte, les frres prcheurs disparaissent au profit
des johannites, des ermites de Saint-Augustin et des frres mineurs. Le plus clbre,
M arquard de Lindau, provincial des cordeliers Strasbourg de 1389 1392, offre au
cnacle de Rulman Merswin lbauche d un catchisme populaire et une meilleure
connaissance de la doctrine de Ruysbroeck 53. A la fin du XIVe sicle, le dsert de
lIle verte ne relve donc pas directement de la mystique rhnane mais de linfluence
Strasbourg du renouveau rmitique des terres flamandes.
Jean de Ruysbroeck (1293-1381) est prtre et chapelain de Sainte-Gudule
Bruxelles 54. Vers 1343, il quitte le monde et se retire dans la fort de Soignes. En
1350, il est rejoint par quelques amis et disciples, lacs et religieux, avec lesquels il
dcide d adopter la rgle des chanoines rguliers de Saint-Augustin. Selon Pomrius,
lun de ses biographes, il vint Groenendael pour s adonner une contemplation
plus pure des mystres divins, du fait quchappant tous les bruits du monde
agit, il y trouvait plus de paix pour vaquer Dieu seul . La retraite Groenendael
devient constitutive de luvre de Ruysbroeck. Nourrie de tradition cartusienne et
oriente vers la prire contemplative la plus pure, luvre de Ruysbroeck dsigne le
dsert comme la solitude parfaite de lessence de lme lorsque lombre de Dieu
(...) claire notre dsert intrieur 55. Mais, comme en tmoignent les conseils de

CIT, DSERT ET SOLITUDE

165

vie religieuse du Livre des sept cltures, les soucis des besoins concrets de la vie
claustrale contraignent Ruysbroeck faire une large place aux lments asctiques
et moraux. Malgr linfluence dionysienne encore sensible dans luvre du mystique
flamand, la ralit thologique du dsert tend disparatre au profit d une manire
dtre, dtermine par la qute de perfection.
Dans le contexte troubl de la seconde moiti du X IV sicle, ce n est pas la
prdication de Matre Eckhart mais lexemple de vie de Ruysbroeck qui parle
Rulman Merswin et ses contemporains. Influenc par la spiritualit de Groenendael
quil reoit des Amis de Dieu, le disciple de Jean Tauler quitte donc la cit pour le
dsert et la solitude de lIle verte. Il dlaisse la dimension thologique du dsert
eckhartien pour ime vision plus troite et traditionnelle de la solitude. Ce choix
nest pas sans consquence sur le paysage spirituel strasbourgeois et sur lessor de la
mystique rhnane Strasbourg.

9. Conclusion
A Strasbourg, au dbut du XIVe sicle, le dsert n est pas seulement une ralit
sociale et religieuse marque par une authentique recherche de vie spirituelle. Cest
aussi ime mtaphore centrale dans la prdication de Matre Eckhart et de Jean Tauler.
En effet, le dsert des mystiques rhnans reprsente toujours le chemin privilgi
dune recherche de Dieu. Mais, aprs dix sicles de vie rmitique, la ralit physique
du dsert est dmatrialise pour dsigner la prsence de la Dit elle-mme. Le
dsert n est plus seulement un lieu qui se confond avec une ralit extrieure. C est
un tat et une manire d tre qui, libre de tout, offre Dieu seul d agir lui-mme. Le
dsert reprsente lutopie d une prgrination au fond de l me . C est ltre
nu de lhomme qui atteint son identit essentielle dans le fond sans fond de
la Dit . C est enfin le mystre de lunit divine quand lhomme est appel
devenir par grce ce que Dieu est par nature . Le dsert, c est donc une ralit
intrieure foncirement thologique. A la diffrence d Antoine qui inaugure une
cit des citoyens des cieux dans le dsert de Sct, Matre Eckhart et Jean Tauler
prchent la divine solitude qui, dans la Gelassenheit, offre tout homme de
parvenir jusqu lempreinte du dsert . Le dsert n est donc pas un quelconque
au-del de la cit puisquen Dieu il est de tous les temps et de tous les lieux.
Cependant dans la seconde moiti du XIVe sicle, chez les hritiers spirituels
de Jean Tauler, le dsert n exprime plus une ralit thologique mais la qute d un
refuge. En effet, pour Rulman Merswin et ses contemporains, confronts aux
graves difficults de leur sicle, le dsert redevient une fuite du monde. Marqu
par linfluence de la mystique flamande, ce retrait rmitique dimension asctique
bouleverse le paysage spirituel strasbourgeois. La solitude redevient lapanage de
quelques institutions pieuses ou religieuses et lutopie du dsert se perd nouveau
aux marges de la cit. Aprs avoir t une solitude pour une foule de moniales
de bguines et de lacs, la cit redevient un lieu fuir pour quelques solitaires. La
fondation de l ermitage de lIle verte marque donc une rupture dans la rception de la
prdication de Matre Eckhart Strasbourg.
Malgr cette rupture, la dimension thologique du dsert demeure une ralit
minemment vivante dans les sicles qui suivent. En effet, aux X VI' et XVII' sicles,

166

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Strasbourg est encore un foyer de la plus authentique mystique rhnane. Certes, il ny


a plus de bguinages et, depuis la Rforme, pratiquement plus de couvents
Mais
avec des bibliothques riches en manuscrits, dont celle de lIle verte, la cit reprsente
un conservatoire spirituel dont bnficient catholiques et protestants. Cest grce
ce patrimoine que nat le pitisme de Phillip Jacob Spener qui, dans une volont de
rveil de lEglise luthrienne, propose tous les fidles de vivre le dsert dans la
cit 57. Et c est toujours ce mme patrimoine spirituel qui inspire Angelus Silesius
sa mystique du dsert de la Dit 5S.
O se tient mon sjour? O moi et toi ne sommes.
O est ma fin ultime quoi je dois atteindre ?
O lon nen trouve point. O dois-je tendre alors ?
Jusque dans un dsert, au-del de Dieu mme 59.

Notes
1 Dans la premire dition de The Desert a City, D. J. Chitty emprunte la Vie d Antoinefia
Athanase le titre de son ouvrage : D. J. Chitty, Et le dsert devint une cit . Une introduction
l tude du monachisme gyptien et palestinien dans l'Empire chrtien, Bgrolles-en-Mauges,
Abbaye de Bellefontaine, 1980 (Spiritualit orientale, 31).
2 G. L ivet et F. Rapp (dir.), Strasbourg des grandes invasions au X V Ie sicle , dans
Histoire de Strasbourg des origines nosjours, t. II, Strasbourg, Dernires Nouvelles dAlsace,
1981.
3 F. Rapp, Les vques de Strasbourg lpoque de Jean Tauler , dans 700eanniversaire
de la naissance de Jean Tauler ( = Revue des sciences religieuses, 75/4, 2001), p. 410-421.

CIT, DSERT ET SOLITUDE

167

4 En 1298, un violent incendie dtruit le centre ville et endommage le chantier de la


cathdrale.
5 Ce btiment a t dtruit de fond en comble par un incendie lors du sige de Strasbourg en
1870. Ce dsastre a entran la disparition du fond de la Bibliothque municipale de Strasbourg
entrepos dans le chur de lglise depuis 1834. Seul L Exemplar du Bienheureux Henri Suso,
aujourdhui conserv la BNUS a chapp cet incendie. Quant aux principaux manuscrits
strasbourgeois de Matre Eckhart et de Jean Tauler, ils sont dfinitivement perdus.
6 Les Dominicains ont t exils de Strasbourg une premire fois entre 1287 et 1290.
7 Ph. D o llin g er , Strasbourg et Colmar, foyers de la mystique rhnane (XIII'-XTV* sicles) ,
dans La mystique rhnane. Colloque de Strasbourg, 16-19 mai 1961, Paris, PUF, 1963, p. 3-12
(Travaux du Centre d tudes suprieures spcialis d histoire des religions de Strasbourg).
8 E c k h a r t , Les Dits de Matre Eckhart, traduit du moyen haut-allemand par G. P fist e r ,
Orbey, Arfuyen, 2003, n 24, p. 53.
9 E c k h a r t , Traits et sermons. Traduction par A. d e L ib e r a , Paris, Flammarion, 1993 (GF,
703). Sermon 9, p. 280.
10 S. T u r c k , Les Dominicains Strasbourg, entre prche, prire et mendicit (1224-1420),
Strasbourg, Publications de la Socit savante dAlsace, 2002 (Recherches et documents, 68).
11 Me 6, 31 et ses parallles.
12 A t h a n a se d A l e x a n d r ie , Vie d Antoine. Introduction, texte critique, traduction, notes et
index par G. J. M . B a r t e l in k , Paris, Cerf, 1994, p. 175 (Sources chrtiennes, 400).
13 En 1298, Boniface VIII formule dans son Liber sextus (1298) une srie de nouvelles
ordonnances canoniques sopposant la vie rmitique.
14 P. B o n n a r d , La signification du dsert selon le Nouveau Testament , dans Hommage
et reconnaissance, Recueil de travaux publis l'occasion du soixantime anniversaire de
K. Barth, Neuchtel-Paris, 1946, p. 9-8.
15 P. D o y e r e , Ermitisme , dans Dictionnaire de spiritualit, t. 4, 1961, col 936-982 :
Numquam minus solus quam cum solus sum est une maxime stocienne qui a acquis droit de
cit dans toute la littrature spirituelle chrtienne par le fait de saint Ambroise. Il la transcrivait
du De Officiis (III, 1) de Cicron dans son propre De Officiis, en lui donnant une tonalit
religieuse et chrtienne .
16 Guillaume d e S a in t - T h ie r r y , Lettre aux frres du Mont-Dieu. Introduction, texte
critique, traduction et notes par J. D c h a n e t , Paris, Cerf, 1975, p. 168-169 (Sources chrtiennes,
223).
17 D . P h il l ip s , Beguines in Medieval Strasburg. A Study o f the Social Aspect o f Beguine
Life, Stanford, 1941.
18 Guillaume d e S a in t - T h ie r r y , Lettre auxfrres du Mont-Dieu, op. cit., p. 168-169.
19 Prs de 170 bguinages strasbourgeois ont t recenss pour tout le Moyen Age
Strasbourg.
20 E. M a n g in , La lettre du 13 aot 1317 crite par lvque de Strasbourg contre les
disciples du Libre Esprit , dans 700e anniversaire de la naissance de Jean Tauler, op. cit.
21 Au XIII' sicle, les femmes ne sont nulle part ailleurs aussi nombreuses se constituer
en communaut dominicaine que dans la valle rhnane. En 1277, la province dominicaine de
Teutonie compte quarante couvents de femmes, alors que toutes les provinces dEspagne et
dItalie runies nen comptent que douze.
22 M.-A. V a n n ier , Matre Eckhart Strasbourg , dans E. Z u m B r u n n (d.), Voici Matre
Eckhart. Grenoble, Jrme Millon, 1994 [rd., 1998], p. 341-353.
23 D . B r e m e r - B u o n o , Le langage de la mystique dans luvre allemande de Matre
Eckhart , dans Voici Matre Eckhart, op. cit., p. 259.

168

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

24 E c k h a r t , Traits et sermons, traduction par A . d e L ib e r a , op. cit., p. 83 (D. W., t. 5,


p. 201, 5-9).
25 E c k h a r t , Traits et sermons, op. cit., p. 105 (D. W., t. 5, p. 254,12).
26 E c k h a r t , Sur la naissance de Dieu dans l me, Sermons 101-104, traduit du moyen
haut-allemand par G. P f is t e r . Prface de M.-A. V a n n ie r , Orbey, Arfuyen, 2004, p. 143.
27 Les Sermons 101 104 dateraient soit du premier sjour Erfurt entre 1294-1298, soit
du second sjour Erfurt entre 1303 et 1305 (M.-A. V a n n ie r , dans E c k h a r t , Sur la naissance
de Dieu dans l me, op. cit. p. 14-18). Voir dans le prsent volume, larticle de M.-A. Vannier,
Nouvelles perspectives sur la naissance de Dieu dans lme chez Eckhart .
28 Hadewijch d A n v e r s , Pomes des bguines. Traduits du moyen-nerlandais par
J.-B. O r io n . Paris, Seuil, 1954 [rimpr., 1985], p. 94, Strophische gedichten n XXII.
29 Ibid., p. 174, Mengeldichten n XXVI.
30 K. R u h , Initiation Matre Eckhart. Thologien, prdicateur, mystique, Paris-Fribourg,
Cerf-Ed. Universitaires, 1997 (Vestigia, 23), p. 139-170.
31 Commentateurs du Cantique des cantiques, Ambroise, Grgoire, Bernard de Clairvaux,
et Guillaume de Saint-Thierry ont tous profondment marqu la Brautmystik inaugure par le
commentaire dOrigne.
32 Dans les Oraisons mditatives de Guillaume de Saint-Thierry, le et ducam earn in
solitudinem et loquas ad cor eius du livre dOse est paraphras en un tu mas conduit
dehors (eduxisti), dans la solitude (in solitudinem), promettant que l tu parlerais au cur de
ton serviteur . Cette paraphrase insuffle une dimension contemplative la ralit du dsert que
Matre Eckhart ne manque pas dexploiter. Guillaume d e Saint-Thierry, Oraisons mditatives.
Introduction, texte latin et traduction par J. H ourlier, Paris, Cerf, 1985, p. 87 (Sources

chrtiennes, 324).
33 V. L o ssk y , Thologie ngative et connaissance de Dieu chez Matre Eckhart, Paris,
Vrin, 1960 [2e d., 1998], p. 118-119 (Etudes de philosophie mdivale, 48).
34 E c k h a r t , Traits et sermons, op. cit., p. 158 (D. W., t. 5, p. 46, 14-16).
35 Dans le Trait de l homme noble, Eckhart conclut son propos avec la citation dOse 2,
14. E c k h a r t , Traits et sermons, op. cit, p. 183 (D.W., t.5, p. 119, 2-8).
36 M a t r e E c k h a r t , Sermons. Introduction et traduction de J. A n c e l e t - H ustache , 1.1,
Paris, Seuil, 1974, p. 186.
37 Cest avec Platon et le Thtte quapparat le thme de la fuite du monde dans la
ressemblance avec Dieu. Il faut tcher de fuir au plus vite de ce monde dans lautre. Or fuir
ainsi, cest se rendre autant que possible semblable Dieu, et tre semblable Dieu, cest tre
juste et saint, avec laide de lintelligence . Lide est reprise telle quelle chez Plotin qui dans
les Ennades dfinit la perfection comme une fuite du seul vers le seul . A. d e L ibera , dans
E c k h a r t , Traits et sermons, op. cit., p. 206, n. 180.
38 W . W a c k e r n a g e l , Vingt-quatre aphorismes autour de Matre Eckhart , dans Les
mystiques rhnans ( = Revue des sciences religieuses, 70/1, 1996), p. 90-101.
39 J. T a u l e r , Sermons. Traduction de E . H u g u e n y , G. T h r y et A.-L. C o r in , Paris, Descle,
1927-1935 (rd. Paris, Cerf, 1991, coll. Sagesses chrtiennes). Sermon 82, p. 651-652 (Vetter
60, p. 277, 30-278, 6).
40 J. T a u l e r , Sermons, op. cit., Sermon 37, p. 292 (Vetter 37, p. 144,4), Sermon 29, p. 217
(Vetter 60d, p. 301, 4), Sermon 57, p. 466 (Vetter 52, p. 236, 13). Dans chacun de ces sermons,
Jean Tauler paraphrase Le 17, 21.
41 J. T a u l e r , Sermons, op. cit., Sermon 64, p. 527 (Vetter 55, p. 257, 3-13).
42 Lapparition du Seigneur au prophte Elie, selon 1 Rois 19, est la rfrence scripturaire
la plus souvent cite, mentionne et commente dans les sermons de Jean Tauler. Il sagit des
Sermons 56, 65, 52, 64 et 74 (Vetter 50, 53, 54, 55 et 74). Cette rfrence scripturaire nest pas

CIT, DSERT ET SOLITUDE

169

directement emprunte aux Ecritures mais aux Moralia in Job, de Grgoire le Grand. Compare
dautres, cette rfrence scripturaire ne constitue pas un simple argument dautorit. En effet,
elle fonde et illustre loriginalit dune prdication centre sur la naissance de Dieu dans
lme. Lutilisation rcurrente de 1 Rois 19 reprsente donc le paradigme dun thme qui, sous
diffrentes harmoniques, traverse et dtermine lensemble du corpus taulrien.
43 Dans le Sermon 64 (Vetter 55), aprs avoir parl de labandon dans les termes de
lobissance qui le lie personnellement ses suprieurs, dont le pape et la sainte Eglise, Jean
Tauler ajoute que tout cela est extrieur, mais il faudrait quil en fut de mme pour les choses
intrieures. Quavons-nous que Dieu nous ait donn ? Cest pourquoi lon doit laisser dans un
parfait abandon tout ce quil nous a donn, comme si lon ne lavait jamais reu .
44 W . W a c k e r n a g e l , Vingt-quatre aphorismes au tour de Matre Eckhart, op. cit.,
p. 98.
45 B. G o r c e ix , Amis de Dieu en Allemagne au sicle de Matre Eckhart, Paris, Albin
Michel, 1984 (Spiritualits vivantes), p. 79.
46 F. R a p p , L Eglise et la vie religieuse en Occident la fin du Moyen Age, Paris, PUF,
1971 (Nouvelle Clio) , p. 227.
47 J. T a u l er , Sermons, op. cit., Sermon 76, p. 622 (Vetter 76, p. 411, 1-4).
48 En 1362 les gens du mtier qui tiennent les rnes du pouvoir sefforcent de tarir le
recrutement du patriarcat en interdisant aux bourgeois de quitter les corporations et de se faire
anoblir ; voir Ph. D o l l in g e r , Patriciat noble et patriciat bourgeois Strasbourg au 14' sicle ,
dans Revue d'Alsace, 91, 1951, p. 52-82.
49 B. G o r c e ix , Amis de Dieu en Allemagne au sicle de Matre Eckhart, op. cit., p. 90.
50 Grosses deutsche Memorial, Strasbourg, BNUS, n 24, publi dans A. J u n d t , Les amis
de Dieu au XIV sicle, Paris, 1879.
51 Fond en 1265, le couvent des ermites de Saint-Augustin se trouve aux portes de la cit
strasbourgeoise.
52 L'escalier spirituel (das buch von dem geistlichen stegen) publi dans A. J u n d t , Rulman
Merswin et l'Ami de Dieu de l'Oberland. Un problme de psychologie religieuse, Paris 1890.
53 Influenc par Eckhart, Tauler, et Suso, Maquard de Lindau participe la diffusion
de luvre de Ruysbroek en Allemagne ; voir C. S c h m it t , Maquard de Lindau , dans
Dictionnaire de spiritualit, t. 8, 1974, col. 659- 697.
54 A . A m p e , Jean Ruusbroec , dans Dictionnaire de spiritualit, t. 10,1980, col. 1056-1058.
55 J. R u y s b r o e c k , L anneau ou La pierre brillante. Traduction du flamand par les
bndictins de Saint-Paul de Wisques, Bruxelles, Vromant et Cie, 1920, t. III, p. 263.
56 Seules subsistent les communauts dominicaines de Sainte-Marguerite et de
Sainte-Agns.
57 N Ribeauvill, Philipp Jacob Spener (1635-1705) fait des tudes aux Facults
de philosophie et de thologie de Strasbourg. Il fonde et institutionnalise le pitisme
Francfort-sur-le-Main, Dresde et Berlin.
58 Johannes Scheffler (1643-1677), dit Angelus Silesius, fait des tudes aux Facults de
philosophie et de mdecine de Strasbourg. N dans une famille protestante, il se convertit au
catholicisme et entre dans la Compagnie de Jsus.
59 A n g e lu s S il s iu s , L errant chrubinique. Traduction de R. M u n ier , Paris, Arfuyen,
1993,11, 7, p. 15.

La rception de la mystique rhnane


dans lidalisme allemand
S im o n K n a e b e l

Il existe dans notre modernit une face cache et marginalise au moins


jusquau dbut du X IX ' sicle, et mme aprs. Nombreux sont ceux qui estiment
aujourdhui que la science moderne a en partie dstabilis lquilibre de la pense
occidentale qui reposait sur la rencontre fructueuse de la rflexion grecque et de la
tradition judo-chrtienne. Survenue la fin du Moyen Age, avec la Renaissance,
cette rupture atteignit un maximum de nettet au sicle des Lumires en France et
avec VAufklrung dans les pays germaniques. Il y eut pourtant des poques o lon
a refus ce constat de divorce. Le XIXe sicle, dans sa conjonction du romantisme
et de lidalisme spculatif, fut une tentative remarquable de rconciliation entre la
science et la sagesse. C est laxe mystique-pitisme-idalisme qui en fut le support.
Cette rencontre se joua sur le terrain de la philosophie et de la thologie. Elle eut
pour champ d intervention la mystique rhnane et flamande que lon redcouvrit
cette occasion et qui suscita un regain d intrt, de nombreuses tudes et de multiples
ditions de textes '.
Dans la vision de cette poque, comme encore en partie aujourdhui, la mystique
rhno-flamande du XIVe sicle forme une unit 2. On n en voudra pour indice que
le propos suivant de L. Cognet : Que le XIV6 sicle ait t lapoge du mysticisme
rhno-flamand, ce n est pas douteux ; les uvres du X V ' sicle (...) se maintiennent
bien au-dessous du niveau des quatre matres que sont Eckhart, Tauler, Suso et
Ruysbroek, o lon reconnat sans hsitation quelques-uns des plus grands noms de
la spiritualit chrtienne. Ce dclin de la production va ensuite en saccentuant 3.
Mais le propos de L. Cognet rappelle aussi le niveau d minence auquel se situe cette
priode sur laquelle les six sicles qui nous en sparent vont rgulirement, et malgr
des clipses, revenir pour sy rfrer et sy ressourcer. Le XIXe sicle philosophique et
thologique allemand en particulier prsente cette caractristique d avoir redcouvert
la mystique rhnane et d y avoir trouv les sources de ses propres dveloppements.

172

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

La priode prcdente n a pourtant pas particulirement prpar cette re


nouvelle. L'Aujklrung fut un mouvement marqu par lopposition entre dune
part la philosophie et la thologie, et d autre part la mystique. Mais cette opposition
finit par se retourner pour faire apparatre au grand jour la relation entre les deux
approches. Ce changement intervint ds le tournant du XIXe sicle. La philosophie
de Y Aujklrung dominante moralisante et intellectualiste apparat alors comme
dpasse. Kant lui-mme connat une certaine dsaffection. Ce tournant se dispose
autour du nom de Franz von Baader. Ds son retour d Angleterre en 1796, on
constate chez lui un refus des positions philosophiques de YAujklrung. En mme
temps se fait jo u r un engouement assez gnral des philosophes pour la mystique.
Ce dveloppement connat d abord en Allemagne un cheminement souterrain autour
des annes 1780. Les noms de Kleuker, Claudius ou Lavater sont rests attachs au
dbut de ce mouvement. Mais c est Baader qui va vritablement porter cet intrt
pour la mystique lattention des cercles philosophiques 4. Non sans lien avec ce
que nous venons de dire, on trouve aussi la mme priode une redcouverte de
Platon, ou plus exactement d un Platon sotrique (...) (qui) peut se rfrer la
pense mystique de Plotin aussi bien quau Platon chrtien de Marsile Ficin 5. Or
on connat limportance de la rfrence des mystiques rhnans au platonisme et plus
encore au noplatonisme.
E. Benz rappelle cette ampleur du mouvement de retour aux mystiques rhnans
au dbut de son ouvrage sur Les sources mystiques de la philosophie romantique
allemande 6. Il rapporte notamment ce qu crit en 1845 F. Pfeiffer, premier diteur
des Ecrits allemands de M atre Eckhart : Les mystiques allemands sont les
patriarches (Erzvter) de la spculation allemande. Ils reprsentent les origines
d une philosophie allemande indpendante. Enfin, les principes sur lesquels se
construisaient des systmes devenus clbres cinq sicles plus tard, se trouvaient chez
eux non seulement dans leur germe, mais en partie dj dans leur totalit 7. Ce nest
que la deuxime gnration de lidalisme allemand, celle des disciples de Schelling,
Hegel et Baader, qui attira lattention sur cet hritage 8. Et c est seulement la fin du
XIXe sicle que les historiens de la philosophie se penchrent plus attentivement sur
lhritage mystique de la philosophie allemande du XIXe sicle. W. Dilthey revint
sur la continuit de tradition entre la mystique allemande mdivale et la philosophie
idaliste. A sa suite, H. M aier dveloppa la continuit mtaphysique qui va de Matre
Eckhart Fichte, Schelling et Hegel.

1. Les mystiques rhnans, prcurseurs de lidalisme spculatif


Le prem ier constat qui ressort de ltude du XIXe sicle allemand est la
convergence nette des mmes sources chez presque tous les penseurs, chez Fichte,
chez Hegel, chez Schelling, chez Franz von Baader ; on pourrait mme parler dune
mode, qui les fit revenir tous sur les mmes sources religieuses de la spculation
mystique des sicles antrieurs, avec une spontanit presquinconsciente. Le
phnomne le plus excitant fut la redcouverte de la mystique du Moyen Age en
langue allemande, des oeuvres de M atre Eckhart, de Tauler, Suso, de la Thologie
Allemande (Theologia deulsch) et de successeurs de cette tradition aux Pays-Bas,
surtout de Ruysbroek 9.

LA RCEPTION DE LA MYSTIQUE RHNANE

173

On ne peut donc viter de revenir ici sur la redcouverte de la mystique rhnane


que fit F. von Baader au dbut du XIXe sicle 10. Ce dernier tait professeur Munich
dont luniversit venait d tre fonde en 1826 et tait rapidement devenue le centre
du mouvement idaliste et romantique en Allemagne du sud. Les historiens attribuent
Baader davoir nouveau attir lattention sur les crits de Matre Eckhart, aprs
quils aient t retirs des centres d tudes en France et en Allemagne la suite de ses
deux condamnations de Cologne et de Rome (1329). Il lut Munich des manuscrits
des sermons allemands et de quelques crits mystiques et estimait que Matre
Eckhart tait le plus lumineux des thologiens du M oyen Age . Hoffmann, le
biographe et lditeur des uvres compltes (en 16 volumes) de Baader rapporte une
conversation sur Matre Eckhart quil eut avec Baader peu avant sa mort, en 1841.
Baader y dclare : J tais Berlin trs souvent en compagnie de Hegel. Un jour, en
1824, je lui lus des textes de Matre Eckhart, dont il ne connaissait jusque-l que le
nom. Il fut si enthousiasm quil donna lautre jour toute une confrence sur Matre
Eckhart devant moi, et quil finit sur les paroles : D a haben wir es ja , was wir wollen,
Voil exactement ce que nous voulons . Baader continua : Je vous dis, Matre
Eckhart fut appel Matre avec bon droit. Il surpasse tous les autres mystiques... Je
remercie Dieu d avoir daign me le faire connatre dans les troubles philosophiques
de notre poque. Alors les cris de singes, pousss contre la mystique d une manire
si arrogante et sotte, ne purent plus m irriter, et il me permit d accder Jacob
Boehme n .
A la fois Hegel et Baader trouvent donc en Matre Eckhart la forme anticipe
et mme dj acheve de l tat de la philosophie de leur temps. Le premier y voit
lanticipation et la confirmation de sa propre philosophie de lesprit. Le second y
trouve la source de ses propres ides et louverture vers J. Boehme.
Que Hegel rencontre chez Matre Eckhart lattestation et la confirmation de sa
propre philosophie de lesprit, on le trouve dans ses Leons sur la Philosophie de
la religion. Il y prsente Eckhart comme celui qui a russi lever la religion dans
la sphre du concept, car, dit-il, la thologie est le contenu de la religion port au
concept. Des thologiens plus anciens ont saisi cette profondeur son niveau le plus
intime, mais ce sont surtout des thologiens catholiques ; dans lEglise protestante,
la philosophie et cette science thologique ont t entirement laisses de ct.
Matre Eckhart, un moine dominicain 13 du XIVe sicle, dit entre autres choses dans
un de ses sermons, au sujet de cette intimit : Lil avec lequel Dieu me voit est
lil avec lequel je le vois ; mon il et son il ne font quun. Dans la justice je suis
pes en Dieu et lui en moi. Si Dieu n tait pas, je ne serais pas ; si je n tais pas, il
ne serait pas. Il n est toutefois pas ncessaire de savoir cela, car ce sont des choses
qui sont facilement mal comprises et qui ne peuvent tre apprhendes que dans le
concept l4. Du coup, Hegel critique les thologiens qui selon lui ne parviennent
pas apprhender dans le concept , c est--dire de manire spculative, le contenu
religieux que les thologiens classiques envisageaient en termes de grce de Dieu
comme efficace dans le cur de lhomme, (en termes) d Esprit Saint qui est efficace
dans la communaut, qui introduit les membres de cette communaut dans la vrit (et
encore en termes) de justification de lhomme 15. Le concept est pour Hegel la vrit
de la thologie, laquelle est appele apprhender les profondeurs les plus intimes

174

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

de lessence divine. On peut ici comprendre pourquoi Hegel a besoin des mystiques
rhnans pour rendre compte de sa philosophie de lesprit.
De son ct, Baader regrette galement que la philosophie de son temps, en
particulier la philosophie de la religion, ne soit pas tourne vers Matre Eckhart et les
autres mystiques mdivaux 16. Il se sent donc investi de la double tche de redonner
sa place la tradition mystique mdivale dans la philosophie contemporaine et ainsi
de refonder sur ces bases la spculation philosophique moderne. Voici par exemple ce
quil dclare en ouverture de son enseignement sur la dogmatique spculative : Je
me permets d attirer votre attention sur les deux causes de la stagnation qui a frapp
depuis longtemps la thologie spculative : la premire est le mpris des efforts et des
rsultats de la spculation appele mystique surtout pendant le XIVe et le X V sicles,
et la deuxime est le mpris de la philosophie de la religion, ou, si vous voulez, de la
mystique des Juifs. Je trouve d autant plus ncessaire de m tendre sur la premire de
ces deux causes de la dcadence de la philosophie religieuse, que ma propre vocation
et mon but personnel est de rintroduire les uvres oublies ou mprises de cette
spculation ancienne dans la philosophie moderne 17. Ailleurs, il dclare encore :
Je crois rendre un service essentiel la thologie spculative d aujourdhui par
mes efforts pour propager les uvres mconnues et limines de cette spculation
(...) et pour dmontrer que les recherches les plus profondes des temps rcents se
rattachent aux spculations les plus anciennes 18. Baader est conscient de se trouver
au tournant d une poque et d en tre un acteur. Il estime que le temps est venu de
rompre avec la philosophie de YAujklrung marque par lrudition, lattirance des
sciences et la dimension critique. Cette philosophie a abouti la rupture et au rejet des
positions philosophiques et thologiques plus anciennes. Il faut, estime au contraire
Baader, revenir la philosophie ancienne de la nature et de la religion.
On trouve des apprciations analogues chez Schelling, dont la correspondance
rvle quil a procur son ami Baader un exemplaire de louvrage dAngelus
Silesius, le plerin chrubinique . Dans cet crit, on trouve la thologie mystique de
Matre Eckhart et de Tauler dispose en pigrammes. Dans une autre correspondance,
Schelling prie son ami Schubert de lui trouver un exemplaire des crits de Tauler,
non pas ime rdaction moderne, mais ime dition aussi ancienne que possible, qui
ait fidlement gard toutes les particularits de lauteur. Car ces crits sont presque
aussi importants pour ltude de notre langue que pour celle de la mystique, et ils
sont aussi puissants pour la richesse de l expression littraire que pour llvation
de l esprit . Comme on le voit, les proccupations de la langue et de la mystique
sont toujours troitement associes chez les trois auteurs que nous avons voqus. En
mme temps, ces auteurs ont conscience de limportance dcisive de lensemble de la
tradition mystique mdivale pour la mise au jo u r de la terminologie philosophique
de leur systme spculatif. Voyons d un peu plus prs ce rapport, propre lunivers
germanique, de la langue la spculation philosophique.
2.

L angage des m ystiques et term inologie spculative

Ainsi que le note encore E. Benz, ce retour vers la mystique du Moyen Age
n est pas seulement d la sentimentalit romantique qui la inspir. Nous sommes
plutt en prsence d une inspiration spculative qui est cratrice de la terminologie

LA RCEPTION DE LA MYSTIQUE RHNANE

175

philosophique allemande 19. Lauteur poursuit par une notation sur lvolution
diffrencie de la langue franaise et de la langue allemande, qui vaut d tre rapporte.
Elle explique en effet pourquoi, selon lui, la mystique sest dveloppe dans le cadre
de la langue allemande :
La langue franaise a particip normalement, et pas pas, au dveloppement
du latin comme langue philosophique et scientifique. La philosophie scolastique du
Moyen Age, surtout dans son centre, luniversit de Paris, a fait du latin un instrument
parfait pour exprimer en catgories exactes et prcises toutes les dmarches de la
logique et de la pense abstraite. La langue franaise a particip cette volution
dune terminologie exacte philosophique, substantia devint substance , identitas
devint identit , ladaptation de la langue philosophique et scolastique latine par
la langue franaise progressa naturellement et de faon continue puisque la langue
franaise est elle-mme dorigine latine.
En Allemagne la situation fut compltement diffrente. La langue philosophique
et thologique, la langue des coles et des universits allemandes, fut le mme latin
quen France, puisque le latin tait la langue europenne des thologiens et des savants.
Une terminologie philosophique ny existait pas hors des disputations et des leons
latines et des livres scolastiques latins. Par contre la langue allemande du haut Moyen
Age fut une langue essentiellement potique. La littrature allemande du Moyen Age
fut la littrature du Minnesang, des troubadours, du Heldenlied, des chants piques
comme le Nibelungenlied, et cela veut dire, que cette langue fut une langue dimages,
dallgories, de paraboles, pas une langue de concepts abstraits et de termes logiques
et philosophiques. Il ny eut pas de terminologie philosophique en langue allemande,
et il ny eut pas de traductions allemandes de traits philosophiques ou thologiques
latins. Le besoin ne sen faisait pas sentir, et loutil linguistique nexistait pas. La
langue allemande du Moyen Age ne participa pas au dveloppement scolastique de la
philosophie, de la thologie et des sciences.
Ce nest quavec la mystique thomiste allemande que cela changea, cest--dire
avec Matre Eckhart, professeur dabord luniversit de Paris, puis luniversit de
Cologne 20, et au fond ce furent les religieuses allemandes des couvents dominicains
qui provoqurent la grande rvolution spirituelle, dont nous parlons, par le simple fait
de leur ignorance du latin 21.
Cette intention spculative qui est lorigine de la terminologie philosophique
allemande est ne de la contrainte que rencontre Matre Eckhart dans son activit
de prdicateur. Pour se faire comprendre de ses auditeurs, il est plac devant deux
possibilits : 1. rendre les formulations thologiques abstraites en langage potique,
ce quoi lallemand de ce temps se prte particulirement bien ; 2. crer une
terminologie nouvelle pour exprimer les concepts thologiques en allemand. On
imagine aisment les inconvnients de lune et lautre solutions. Le recours au gnie
propre de la langue allemande et ses images pour traduire les termes scolastiques
latins peuvent conduire le prdicateur des formulations paradoxales risques,
malsonnantes ou hrtiques pour des auditeurs attentifs. De l autre ct, la cration de
concepts nouveaux, inous en allemand, pouvait rendre le sermon inaccessible pour la
plupart des auditeurs.
Dans son ouvrage Initiation Matre Eckhart. Thologien, prdicateur,
mystique 22, K. Ruh attire particulirement lattention sur le paradoxe qui veut que
Eckhart soit un auteur latin des plus importants, alors que sa mystique ne sexprime

176

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

quen langue allemande (p. 300). Il explicite limportance de la langue dans le


propos d Eckhart en ajoutant plus loin : (Le degr mystagogique) est dtermin,
comme toute littrature, par le verbe et la phrase, par leurs multiples combinaisons ;
il peut ltre ainsi par la richesse de la langue, la formulation de mots et de concepts,
par le langage des images et des paraboles, par les structures des phrases, ensuite
par les multiples usages de la rhtorique. L aussi, une certaine plus-value en
rsulte de toute vidence : dans la cration de nouveaux concepts et images partir
de la substance de la langue - c est sur elle surtout que lintrt sest port jusqu
maintenant - , mais dans une mme mesure dans une mobilit encore jamais atteinte
du droulement de la langue, dans une nouvelle transparence et une nouvelle dignit
du discours (p. 304).
Le dbat qui eut lieu autour d Eckhart, les incomprhensions dont il fit lobjet
et les accusations d hrsie confirment aprs coup la ralit des deux risques
encourus. Il reste que Matre Eckhart est bien le crateur d une terminologie nouvelle,
philosophique et thologique, en langue allemande. Par ailleurs, c est bien dans la
thologie mystique que la spculation philosophique en langue allemande plonge
ses racines. Jacob Boehme, qui appartient la mme tradition mystique allemande,
poursuivra dans la voie de la cration d une langue philosophique allemande. Les
crits des successeurs directs d Eckhart, notamment Tauler et lauteur de la Theologia
Deutsch, ont connu une grande diffusion auprs du clerg et des lacs cultivs
allemands 23. Tous les termes ontologiques par exemple, Sein, Wesen, Wesenheit,
das Seiende, das Nichts, Nichtigkeit, nichtigen, tous les termes comme Form, Gestalt,
Anschauung, Erkenntnis, Erkennen, Vemunft, Vemiinftigkeit, Verstand, Verstndnis,
Verstandigkeit, Bild, Abbild, Bildhaftigkeit, entbilden, tous les concepts comme
Grund, Ungrund, Urgrund, ergriinden, Ich, Ichheit, Nicht-Ich, entichen, Entichung,
sont des crations provenant de la spculation mystique allemande, et il est bien
comprhensible que les philosophes de lidalisme et du romantisme allemand
soient retourns cette source en considrant la mystique allemande du Moyen Age
comme base d un ressourcement de philosophie religieuse considr comme la tche
principale de leur propre temps 24.
Linfluence du langage des mystiques rhno-flamands sur la philosophie idaliste
allemande se retrouve galement dans un certain nombre d ides directrices de cette
philosophie. C est ce que nous pourrions prsent inventorier, au moins pour les
principales d entre elles.

3.

Sources mystiques de certaines ides matresses de lidalisme allemand

Parmi les concepts de lidalisme allemand qui ont t influencs par la mystique
rhnane, figure d abord le terme idalisme . Il est inutile de discuter ici la justesse
ou la fausset de ce concept en gnral. Dans la philosophie idaliste allemande, le
terme idalisme dsigne lordre de considration : ce ne sont pas les objets de la
ralit qui sont pris en compte pour linterprtation de la ralit, mais la conscience
humaine, lesprit devenu conscient de soi, le Moi. L idalisme allemand apparat
donc comme un effort pour surmonter la distance entre rel et connaissance, et lier
dans une unique vidence ltre et le phnomne, la vrit et la certitude, len-soi et le
pour-soi. Pour cela, Fichte rduit le premier terme au second et pose lactivit idale

LA RCEPTION DE LA MYSTIQUE RHNANE

177

du sujet comme lunique substance relle. Schelling voit au contraire dans le rel et
la nature le substrat et le chiffre de lidal et de la conscience. Hegel refuse toute
rduction de lun des termes lautre pour affirmer lesprit absolu comme unique
ralit ( Wirklichkeit) de ce qui est chez soi. La personnalit humaine, prenant la place
de lontologie classique, devient le centre de toute connaissance et de toute activit.
Labsolu, renvoy jusque-l dans un au-del transcendant, se ralise dans lesprit
conscient de soi, dans le Moi de lhomme. Lacte intellectuel n est donc pas une
instance denregistrement du rel, mais un acte crateur qui pose le monde (Fichte).
Dieu lui-mme se ralise dans lesprit humain. La consquence en est que le monde
spirituel n est pas, comme chez Descartes, du domaine de labstraction. Il est, comme
chez Eckhart, une manifestation de Dieu.
Or cest la thorie mystique de 1 tincelle de lme , enseigne par Eckhart,
qui reprsente ce passage la philosophie de lidalisme allemand. Dj prsente
dans lontologie thomiste, lide de ltincelle de lme ne signifie cependant pas
chez Eckhart une dcouverte intellectuelle. Elle est plutt le fruit d une exprience
personnelle, celle de lunion du mystique avec Dieu 25. A partir de l, tant la fois
philosophe, thologien et mystique, Eckhart cherche interprter cette union, partir
de lhorizon d intelligibilit qui lui vient des traditions intellectuelles multiples dans
lesquelles il a t form et dont il se sent hritier : coles philosophiques grecques,
noplatonisme chrtien, thologie scolastique, traditions de la thologie ngative et
de lapophatisme, cole dominicaine, etc. Ltincelle de lme veut dire que lme
humaine cre comprend quelque chose d inn. Eckhart peut donc dire quune
puissance est dans lme qui spare le plus grossier et le jette dehors et se trouve
unie Dieu. C est la petite tincelle de lme. Lme est encore plus unie avec Dieu
que la nourriture avec le corps 26. Au sujet de cette tincelle de lme, Eckhart articule
des affirmations opposes quil faut conjoindre : lme est de nature divine mais
elle est aussi cre par Dieu , une lumire imprime den haut , une image de
nature divine 21. C-est dans cette tincelle de lme que Dieu et lme se touchent et
que saccomplit leur union.
La description eckhartienne de lexprience d union actualise dans ltincelle
de lme se droule en permanence sur les deux plans divin et humain. A la fois et
en mme temps, Dieu fait irruption dans lme et lhomme slve vers Dieu jusqu
participer sa vie intrieure ainsi qu son action de cration et de salut. Il ne sagit
pas dun transfert de laction de Dieu, de la transcendance de Dieu vers lactivit
humaine. Pour Eckhart, il y a une force dans lme qui opre et cre avec Dieu.
On constate lvidence la parent entre la prsentation eckhartienne de lunion
avec Dieu et la thorie idaliste de lesprit absolu qui se ralise et sactualise dans
lme humaine. Eckhart va mme jusqu parler d auto-cration de lhomme
pour dire que, dans lacte suprme de la conscience, lhomme se cre lui-mme
dans lunion mystique. Bien compris, de tels propos ne sont pas dnus d intrt
thologique. En effet, lorsque dans lunion mystique lhomme et Dieu ne sont pas
spars, on parvient de telles conclusions. Ces dernires ont simplement le tort
dtre exprimes sur le plan de la logique alors quelles ne sentendent adquatement
que sur le plan de limion mystique. Il reste que ce qui sexprimente sur le plan
de la mystique est comme attir, par une contrainte interne de lesprit humain, vers

178

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

son expression logique et requiert lintervention de cette dernire. On est ici devant
le paradoxe de la pense et de luvre d Eckhart, celui-l mme qui lui valut la
condamnation de 1329.
La reprise par les idalistes allemands de ces thses sur un plan philosophique et
thologique ne pouvait que faire davantage ressortir lhtrodoxie de ces positions.
Elle fait aussi apparatre au grand jo u r la parent entre Eckhart et la philosophie
idaliste. Louvrage de Von Bracken, M eister Eckhart und Fichte, paru en 1943,
montre comment le concept idaliste du m oi chez Fichte est directement influenc
par la mystique mdivale. Pour lauteur, l idalisme allemand est directement n
de lesprit de la mystique . Il ajoute que le Moi fichten est mutatis mutandis
ltincelle de lme chez Matre Eckhart sous la forme d une actualisation plnire de
la connaissance intelligible 28. Lunion mystique d Eckhart se retrouve galement
comme lide centrale de la philosophie religieuse du philosophe allemand.
Baader sappuie lui aussi sur la doctrine de ltincelle de lme pour dvelopper
sa spculation. Il rfute lide que chez les mystiques il se produit une dissolution du
Moi dans lunion. Il y a seulement, explique-t-il, une suppression (Aufhebung) du
mauvais Moi, born et limit, afin que le vrai M oi slve sa puissance vritable
et devienne le lieu de lunion 29. Baader trouve la mme ide chez Tauler dans son
exprience de la naissance de Dieu dans l me . Il explique quil sagit pour lme
de sapproprier le divin qui est aussi la source du gnie crateur 30.
Ici sopre un glissement caractristique de lidalisme : l o le mystique
prouve lunion avec Dieu et sa propre participation luvre cratrice, le philosophe
idaliste voit l uvre le gnie crateur reflter la ralisation et lactualisation de
lesprit absolu. Une scularisation est luvre, qui se poursuivra dans le Sturm und
D rang par une transformation du sens de la notion de gnie, ce qui signifiera sa sortie
de lespace chrtien. Mais si nous nous en tenons au concept idaliste du gnie, ce
dernier est vritablement hrit de l union mystique et le Blick ins Wesen aller Wesen,
ce que lon a traduit dans la philosophie idaliste par vision centrale , est bien
lhritage direct de lexprience mystique.
On ne saurait omettre, dans ce rapide parcours, de mentionner la pratique idaliste
de la philosophie de la religion comme discipline. Toute une terminologie est plus
ou moins consciemment tire de la langue des mystiques qui a servi interprter
l exprience de la divinisation. On n en veut pour preuve que les dveloppements de
Hegel, dans l ensemble de ses crits et en particulier dans les Leons sur la philosophie
de la religion, sur les rapports entre finitude et infinit, religion et concept spculatif,
ou encore sur le savoir immdiat, le sentiment, la reprsentation de Dieu et le rapport
entre foi et savoir 31. Chacun de ces termes m riterait une analyse plus prcise sous
l aspect de ses sources dans les spculations mystiques mdivales.
Sur le plan de lhistoire des ides, Hegel a donc trouv dans les Sermons
d Eckhart lannonce de son propre systme philosophique. Il se rfre au matre
thuringeois comme tmoin de la vrit de son systme, et ce particulirement sur
un point : le reproche de panthisme qui fut fait au philosophie mdival ainsi
qu Hegel. Il oppose de la sorte la profondeur d Eckhart la superficialit des
Protestants de son temps. Alors que ces derniers se contentent de pratiquer la critique
et l histoire, Eckhart a saisi sa racine le rapport de Dieu au monde. Des disciples de

LA RCEPTION DE LA MYSTIQUE RHNANE

179

Hegel comme Rosenkranz vont continuer de dvelopper lide de lanticipation par


Eckhart de la philosophie hglienne. Dans un contexte polmique lencontre de
lorthodoxie luthrienne, K. Mager, philosophe et pdagogue, crit en 1837 : Nos
thologiens actuels doivent tre saisis d effroi lorsquils entendent ce que Matre
Eckhart, un moine dominicain, et des lves du bienheureux Johann Tauler ont
prch au X IV sicle 32. La raction protestante ne va pas tarder. Elle sera luvre
du thologien strasbourgeois C.W.A. Schmidt dans son tude : Meister Eckhart. Ein
Beitrag zur Geschichte der Theologie und Philosophie des Mittelalters 33. Ainsi une
initiative venant paradoxalement du protestantisme ouvrit ime nouvelle re des tudes
eckhartiennes, marque par un abord historique et critique des textes, en rupture avec
lapproche spculative. Mais elle m it par l galement fin lapproche si particulire
et spcifique des mystiques rhnans par les tenants de lidalisme philosophique.

4. Sources mystiques de la dialectique spculative


Dans la deuxime partie de notre expos, nous avons montr comment Matre
Eckhart est le crateur, en langue allemande, d une terminologie nouvelle aussi
bien philosophique que thologique. Nous avons aussi vu que cette spculation
philosophique en langue allemande plonge ses racines dans la thologie mystique.
Cest cette source que les philosophes de lidalisme allemand, qui sont aussi
dextraordinaires thologiens, sont retourns, estimant que la mystique allemande du
Moyen Age reprsentait la base d un renouvellement de la philosophie religieuse
laquelle ils taient, pour la plupart d entre eux, attels. On comprend d autant mieux
quun des concepts centraux de lidalisme allemand, la dialectique, plonge galement
ses racines dans la mystique mdivale. On trouve ces racines en particulier chez
Matre Eckhart. On ne peut ici viter, malgr les limites de cette contribution, de
fournir quelques indications sur la rception de la dialectique eckhartienne chez le
philosophe qui la le plus dveloppe dans lidalisme allemand du XIXe sicle,
savoir Hegel.
Comme Hegel, Matre Eckhart sinscrit dans la tradition platonicienne de la
dialectique. Comme le philosophe berlinois, il a en vue une dialectique du rel qui
nest pas seulement celle des concepts et du discours 34. Il met en uvre une mthode
qui se propose de comprendre la nature vritable des choses et de lesprit. Pour cela, il
faut passer au-del des oppositions et surmonter le caractre unilatral des termes 35.
Mais, pour parvenir sa fin, Eckhart cultive, la diffrence de Hegel, la voie du
dpouillement spirituel 36, alors que Hegel procde par accumulation en ce sens
qu travers lanalyse du dveloppement historique de lesprit, il met en vidence les
dterminations de plus en plus riches des choses, des concepts et de Dieu 37.
Beaucoup de formules paradoxales que lon trouve chez Eckhart sont tires d une
tradition thologique et mystique qui ne pratique gure le raisonnement dialectique
au sens aristotlicien 38. C est ainsi que, dans le commentaire de lExode, Eckhart
dclare que ce quil sait de Dieu est seulement quil ne sait rien de lui 39. Il ne
sagit l ni de la nescience socratique ni des expressions en forme d oxymorons de
lapophase patristique. Il sagit d abord du Deus absconditus au sens biblique du
terme (Is 45, 15). Car avant les traditions des coles philosophiques et thologiques,
cest dabord le texte biblique qui parle de Yahv comme d un Dieu cach. Il n y a

180

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

pas de difficult pour le lecteur apprhender des propositions thologiques fondes


sur des attestations scripturaires. La difficult survient lorsque Eckhart introduit des
expressions comme enim et ergo, par lesquelles il tablit une relation causale l o on
ne trouve tout d abord quun nonc contradictoire simple. Eckhart superpose donc
au texte biblique son horizon d interprtation o se croisent philosophie, thologie,
noplatonisme chrtien, tradition de thologie ngative, thologie d cole, etc. Il nous
loigne ainsi de la proverbiale simplicit biblique , mais fournit en revanche des
cls d intelligibilit.
On peut juger de leffet produit par lopration dialectique eckhartienne sur le
texte biblique quand on lit par exemple dans le commentaire du livre de la Sagesse :
Toute crature est de soi nant, car (Dieu) a cr (toutes choses) pour quelles
fussent, et avant toutes choses il n y a rien. Celui, par consquent, qui aime les
cratures n aime rien et devient nant 40. Un peu plus loin, Eckhart crit encore :
Dieu est tout entier en n importe quoi, de telle sorte quil est tout entier hors de
n importe quoi 41.
De plus on peut, avec Gandillac, sans conteste galement appliquer le terme
dialectique lentreprise d Eckhart mme l o font dfaut les enim et les ergo.
(Car) la simple juxtaposition d noncs littralement contradictoires (y) apparat bien
plutt comme le signe d une structure dialectique que comme ltablissement dune
liste d apories (...). Lon peut croire que la juxtaposition d noncs littralement
contradictoires, mais en ralit complmentaires, traduit de la faon la moins inexacte
la conception eckhartienne de ltre 42. Il reste que Matre Eckhart n utilise pas le
terme dialectique pour dfinir sa mthode. Ce sont les commentateurs d Eckhart et
les historiens de la dialectique qui parlent de la dialectique d Eckhart.
Cela dit, est-il possible de dterminer ce qui est commun Eckhart et Hegel
en matire de dialectique ? Dans un ouvrage rest clbre, J. Wahl relve combien
les Ecrits de jeunesses de Hegel comportent des formules et des couples conceptuels
familiers de la mystique, rhnane en particulier 43. Certains rapprochements htifs
devraient certes tre passs pralablement au crible de la critique historique. Mais il
reste remarquable que parmi les papiers (du jeune) Hegel, on ait retrouv, copis
de sa propre main, plusieurs des articles condamns dans la bulle In agro, tels que le
philosophe avait pu les lire chez lhistorien M osheim 44.
Eckhart inclut dans sa d ialectiq u e trois sujets m ajeurs: 1.1e mystre de
Dieu qui est unit pure au sein de laquelle toute opposition est la fois intgre et
dpasse 45 ; 2. le rapport de cration de Dieu avec lunivers. Se pose ici le problme
du temps et de lternit 46 ; 3. la crature, c est--dire d abord la personne humaine
comme imago Dei, mais aussi luvre de la cration, toujours prise dans lalternative
entre demeurer dans son nant et revenir vers la Dit qui est au-del de toute
procession 47.
Ces trois problmes, qui n en font en ralit quun, Eckhart les aborde en
juxtaposant, selon sa mthode dialectique, deux principes opposs : Tout ou rien et
Oui et non 48. Cet ensemble est constitu, chez lui, de deux ples : la question de Dieu
en son mystre d unit et la question, plus complexe, du rapport lunivers cr et
la crature.

LA RCEPTION DE LA MYSTIQUE RHNANE

181

Pour Eckhart, Dieu est mystre d unit o toute opposition est la fois intgre
et dpasse. Il professe une autre ontologie que Thomas d Aquin. Chez ce dernier,
Dieu est acte parfait d tre (actus essendi) et comme tel, il est la fois puissance,
sagesse et bont parfaites. Eckhart, de son ct, professe que Dieu est unit pure (pura
unitas), qui exclut toute diversit, car la diversit, selon le no-platonisme, implique
imperfection, voire faute et souillure.
Mais en mme temps lUn divin n est pas spar de son uvre, puisquil se
manifeste travers elle. Les perfections divines appartiennent donc galement la
crature parvenue au stade de la purification, de l illumination et de la perfection.
Pour autant, cette crature n a pas quitt les pesanteurs de lexistence. Cette situation
dialectique de la crature sillustre abondamment, aussi bien dans les Sermons que
dans les Traits. Dans le commentaire de lExode, on trouve, propos de Ex 20,4, des
formulations paradoxales qui expriment bien ce que nous venons de dire :
Rien nest en mme temps si dissemblable et si semblable autre chose... que
Dieu et la crature. Quy a-t-il, en effet, de si dissemblable et semblable autre
chose que ceci dont la dissimilitude est la similitude mme, dont lindistinction est la
distinction mme ?... Etant distinct par son indistinction, plus il est indistinct, plus il
est distinct ; tant semblable par sa dissemblance, plus il est dissemblant, plus il est
semblable 49.
Derrire ce langage abstrait se tiennent des vrits spirituelles. Cette formulation
veut dire, notamment, que le poids de lexistence, le travail et la souffrance ne sont
pas inessentiels mais forment une seule et unique ralit avec lapaisement et le
repos. La Passion du Christ, tout comme la participation humaine lvnement
historique qua reprsent sa mort, comporte la fois les marques de la temporalit
et de lintemporalit. Ainsi, quand le fidle souffre avec le Christ, il sait que Dieu
lui enverra sa consolation 50. Une place particulire peut ici tre faite au prcepte
vanglique Tolle crucem. Tout en se situant dans le cadre de la temporalit, ce
prcepte lexcde en mme temps. La formulation, en Mt 16, 24, ( Si quelquun veut
venir derrire moi, quil se renonce lui-mme, quil se charge de sa croix et quil me
suive ) veut aussi et dj dire pour Eckhart : Deviens Fils comme je suis Fils, n
de Dieu, le mme Un q u eje suis, puisant dans le sein et le cur du Pre o sont mon
lieu et ma demeure 51.
Tout en reconnaissant la ncessit d en passer par lascse, le chemin de Croix,
la sequella Christi et la participation aux souffrances du Christ, il y a dj, par-del
la promesse de la rcompense ou lannonce de la joie venir, la certitude que, dans
la vraie vie chrtienne, toute peine et tout labeur sont ds prsent abolis : Pour
celui qui se serait renonc et totalement dpouill de lui-mme, il ne pourrait y avoir
ni croix ni souffrance ni souffrir ; tout lui serait dlices, joie, plaisir du cur, et un tel
homme viendrait et suivrait vritablement Dieu 52.
Ce que nous venons de dvelopper manifeste la dialectique luvre dans la
pense dEckhart. Il sagit d une dialectique du rel et de la pense la fois, un
processus du rel et de l esprit la fois. Or, dans ce dveloppement du Livre de la
Consolation divine, ime trace linguistique nous remet directement en prsence du
point central de notre interrogation, la dialectique eckhartienne comme annonciatrice
de la dialectique hglienne. Eckhart rend le prcepte vanglique Tolle crucem

182

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

par l allemand jheben. La charge smantique du terme allemand est double, dj


chez Eckhart : il signifie lever, soulever, prendre sur ses paules, assumer, mais
aussi enlever, dposer, ter, supprimer. Eckhart joue de ce double sens 53, ainsi que
lindique le contexte 54.
La mtaphore jheben quutilise Eckhart pour rendre l expression prendre sa
croix , permet ce dernier de passer bien au-del du sens obvie du verset vanglique.
Lauteur fait porter ce terme une charge de dpassement qui ne manque pas dvoquer
lusage que Hegel fera du mme terme aujheben au centre de sa dialectique. Mme si
Eckhart n explicite pas le troisime moment de ce que sera la dialectique hglienne,
ce quon a appel la synthse , il est lgitime de considrer que ce moment y figure
in nuce. En effet, la position et la ngation de la position ne font pas passer le croyant
en dehors de lexistence croyante, mais se situent toujours au cur de cette dernire,
au sens o toute peine et tout labeur sont ds prsent abolis.
Il reste que, dans sa prdication, Eckhart m et beaucoup moins en vidence que
Tauler et Suso l vnement de la Crucifixion et la Rsurrection. Sa proccupation
essentielle est la vie glorieuse au sein de la Dit temelle. Sa dmarche peut et doit
cependant tre qualifie de dialectique puisquil ne fait jam ais, tout au contraire,
abstraction du moment ngatif de la faute, de la repentance, de la souffrance et de
la mort. Eckhart pense en fait lunit deux niveaux : il y a d abord le niveau de la
batitude o la procession et le retour sont, selon lui, deux moments insparablement
lis et qui sont envisager du point de vue de cette batitude ; il y a ensuite le point de
vue historique et vnementiel de la faute et du salut.
Peut-on dfinir le lien qui existe entre les deux niveaux ? Pour Eckhart, ce
lien est bien rel en ce sens que les donnes auxquelles la foi nous donne accs,
savoir celles qui concernent la vie du Christ et la Passion rdemptrice, sont
elles-mmes envisages du point de vue de la batitude, c est--dire de ltemit. En
tant quassertion, une telle position peut paratre thologiquement sujette caution.
Mais Eckhart situe lhistoricit de la foi sous lhorizon de lidal : si limpossible
ncessaire de YAbgeschiedenheit, dit-il, devenait pour la crature une ralit, alors
la batitude serait atteinte. Il sagit donc d un idal, d une limite inaccessible.
Il
manque ici Eckhart la prise en compte directe de lpaisseur existentielle
et historique de la vie et de la mort du Christ. En tout cas, loriginalit d Eckhart
rside en ce que c est bien la fois dans lternit et ici et maintenant quest exig
de lhomme le vide intrieur qui lui vaut aussitt la plnitude surabondante. Cette
condition paradoxale, Eckhart la signifie par une accumulation de mtaphores
paradoxales (ou oxymorons) qui font aller au-del .
Quelle fut la rception par Hegel de la dialectique d Eckhart ? Etant donn
lnormit de la question et les limites de la prsente contribution, nous sommes
oblig de nous rsumer. Nous avons vu que Eckhart pensait lunit deux niveaux,
celui de la batitude et celui, historique et vnementiel - conomique dirions-nous -,
de la faute et du salut. Nous avons galement indiqu que Eckhart situe lhistoricit de
la foi sous lhorizon de l idal. Chez Hegel, au contraire, la question conomique
de lincamation-mort-rsurrection est envisage dans le cadre du traitement de
la question de la contingence (Zujlligkeit) 55. Dans ses textes thologiques et
christologiques le philosophe de Berlin ne perd jam ais de vue limmdiatet du

LA RCEPTION DE LA MYSTIQUE RHNANE

183

rapport au Christ (la figure historique de Jsus et le Christ de la foi). La mort de ce


dernier manifeste son humanit jusqu lultime degr.
Dautre part, la contradiction que dcrit Eckhart se rsout dans ltat d extase
mystique. Celle quenvisage Hegel trouve au contraire sa rsolution dans le savoir
absolu ou lide absolue. Mais il nous faut avant tout ajouter ceci : la diffrence
entre la dialectique d Eckhart et celle de Hegel ne rside pas seulement dans une
explicitation conceptuelle plus labore et plus puissante chez ce dernier. Elle
rside dans une prise en compte plus patiente par Hegel - la fameuse patience du
concept - , plus leste d humanit, c est--dire aussi de ngativit, de la vie-mortrsurrection du Sauveur. De la mme manire, sur le plan de la vie du croyant,
Eckhart manifeste la fulgurance du passage la fruitio l o Hegel refuse le saut et
prfre le long cheminement de la foi et, selon une mtaphore admirable, et lourde
dincarnation, de la prface de la Phnomnologie, le srieux, la douleur, la patience
et le travail du ngatif .
Pour Hegel pas plus que pour Eckhart, le point de vue de la connaissance et le
point de vue de ltre ne sopposent. C est dans un acte unique que la manifestation
du sujet et de lobjet, lun par et dans lautre, saccomplit : Si je n tais pas, Dieu ne
serait pas , peut dire Hegel avec Matre Eckhart. Si lun et lautre se sont confronts
avec la tradition biblique, ce n est pas tant cause de la majestueuse puissance
originaire 56 dont nous aurions connatre, que d une inclination initiale de Dieu
pour sa cration et son peuple. Le fondement (Grund) dont il est trait dans la Science
de la Logique de Hegel, comme chez Matre Eckhart, rappelle manifestement le
gouffre ( YU n-G rund eckhartien) de lAmour absolu de Dieu, comme Balthasar la
exprim 57.

Notes
1
Pour le XVIII' et le XIXe sicle, jusquen 1930, ces tudes et travaux sur les mystiques
ihnans sont recenss par G. F is c h e r dans son ouvrage : Geschichte der Entdeckung der
deutschen Mystiker Eckhart, Tauler und Seuse im XIX. Jahrhundert, J. & F. Hess A.G., 1931.
Louvrage de E. B e n z , Les sources mystiques de la philosophie romantique allemande, Paris,
Vrin, 1987 (1 d. 1968), traite plus spcifiquement des influences philosophiques de la
mystique rhnane sur lidalisme philosophique et plus largement la philosophie romantique
allemande.

184

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

2 Cest le point de vue traditionnel dans lhistoriographie. Toutefois, ce point de vue est
contest par P. V e r d e y e n , dont on pourra lire dans ce volume lintressant article intitul :
Une remise en cause de la notion de mystique rhno-flamande . Selon lui, Eckhart
et Ruusbroec sopposent plus lun lautre quils ne se ressemblent . Voir galement,
toujours dans ce volume, les articles de H. R o l a n d , Un vritable esprit germanique .
Lassimilation de Ruysbroeck et de la mystique flamande par la propagande allemande et, sur
la pense spirituelle de Ruusbroec, C.-H. R o c q u e t , Ruysbroeck, Mystique nuptiale, mystique
maternelle .
3 L. C o g n e t , Introduction aux mystiques rhno-flamands. Paris, Descle, 1968, p . 317.
4 D. B a u m g a r d t , Franz von Baader und die philosophische Romantik, Halle/Saale, Max
Niemeyer Verlag, 1927, p. 177.
5 J.-L. V ie il l a r d - B a r o n , Platon et l idalisme allemand(1770-1830), Paris, Beauchesne,
1979, p. 78. Lauteur consacre un chapitre entier dvelopper ce retour de lidalisme allemand
un Platon sotrique et chrtien (p. 78-91). Il lannonce dans les termes suivants:
Hamann sest surtout intress Socrate, dans un esprit irrationaliste. Hemsterhuis, oppos
la christianisation de Platon, a cherch dans les dialogues une pense qui alliait la science
et la mystique. Plessing et Kleuker ont rapproch la doctrine platonicienne de lenseignement
de Zoroastre. Stolberg a surtout montr la concordance du platonisme et du christianisme.
Malgr cette diversit, tous ont cherch chez Platon ce qui montre un dpassement de la
raison raisonnante, de ce que la Rpublique nomme dianoia, et la Critique de la Raison pure,
Verstand (p. 78).
6 E . B e n z , Les sources mystiques de la philosophie romantique allemande, op. cit., p. 7-32.
7 E. B e n z , Les sources mystiques..., op. cit., p. 8 . F. P f e if f e r , Deutsche Mystiker des
14. Jahrhunderts, Bd I, 1845, p. IX.
8 On pense F.Th. Vischer et H. Martensen, tous deux disciples de Hegel. Dans louvrage
de H. M a r t e n s e n : Meister Eckhart, Hamburg, 1842, on trouve notamment lide que la
mystique allemande est la premire forme (Gestalt) dans laquelle la philosophie allemande
sest prsente dans lhistoire de la pense.
9 E . B e n z , Les sources mystiques..., op. cit., p . 11.
10 Nous retrouvons ici, ainsi que dans la section suivante, des lments de notre article :
S. K n a e b e l , Matre Eckhart, prcurseur de la dialectique hglienne ? , dans Revue des
Sciences religieuses, 76/1, 2002, p. 14-32, aux p. 19-22.
11 F. v o n B a a d e r , Smtliche Werke, B d . 1 4 , p . 93.
12 Ibid., Bd. 15, p. 159.
13 En fait, les Dominicains ne sont pas des moines ; ils appartiennent aux ordres mendiants,
apparus en Occident au XIIIe sicle.
14 G.W.F. H e g e l , Leons sur la philosophie de la religion, I, Paris, Vrin, 1971, p. 215 ;
Leons sur la philosophie de la religion, Premire partie, Paris, PUF, 1996 (coll. Epimthe),
p. 232. Cest cette dernire traduction, ralise partir de ldition scientifique des Gesammelte
Werke de Hegel, que nous avons retenue.
15 G.W.F. H e g e l , Leons sur la philosophie de la religion, I, op. cit., p. 214-215 ; Id.,
Leons sur la philosophie de la religion, Premire partie, op. cit., p. 231.
16 F. v o n B a a d e r , Smtliche Werke, B d 5, p . 263.
17 F. v o n B a a d e r , Einleitung in die Vorlesung ber spekulative Dogmatik. Smtliche
Werke. B d 8 , p . 300 e t s u iv .
18 F. v o n B a a d e r , Vorlesung ber spekulative Dogmatik. Heft 2, Smtliche Werke, Bd 8,
p. 199 et suiv.
19 E. B e n z , Les sources mystiques..., op. cit., p . 1 4 .
20 En fait, le Studium generale des Dominicains de Cologne.

LA RCEPTION DE LA MYSTIQUE RHNANE

185

21 E. B e n z , Les sources mystiques..., op. cit., p. 14-15.


22 K. R uh , Initiation Matre Eckhart. Thologien, prdicateur, mystique, Paris-Fribourg,
Cerf-Ed. Universitaires, 1997 ( Vestigia, 23), p. 300-305.
23 E. B e n z , Les sources mystiques..., op. cit., p. 16-17.
24 Ibid., p. 17.
2i
Ce thme est aujourdhui bien dvelopp dans les commentaires sur Eckhart, ainsi que
le montrent entre autres des publications rcentes comme : M a tr e E c k h a r t , L tincelle de
lme, Sermons I XXX. Traduits et prsents par G. J a r c z y k et R - J . L a b a r r i r e , Paris, Albin
Michel, 1998 (Spiritualits vivantes), p. 22-30 ; M a t r e E c k h a r t , Le chteau de l'me. Texte
traduit et prsent par G. J a r c z y k et P.-J. L a b a r r i r e , Paris, Descle De Brouwer, 1995 (Les
Carnets), p. 13-47 ; G. J a r c z y k , P .-J. L a b a r r i r e , Matre Eckhart ou l empreinte du dsert,
Paris, Albin Michel, 1995 (Spiritualits vivantes), p. 164-187 ; S. E c k , Jetez-vous en Dieu .
Initiation Matre Eckhart, Paris, Cerf, 2000, p. 51-56.
26 Sermon 20a, M a t r e E c k h a r t , L tincelle de l me, op. cit., p. 188.
27 Ibid., p. 190.
28 E . v o n B r a c k e n , Meister Eckhart und Fichte, Wrzburg, 1943, p. 423.
29 F. v o n B a a d e r , Smtliche Werke, B d 12, p. 346 et B d 2, p. 354.
30 Ibid., Bd 15, p. 427.
31 G.W.F. H e g e l , Leons sur la philosophie de la religion, Paris, Vrin, 1970-1975 ; Id.,
Leons sur la philosophie de la religion, PUF, 1996- (coll. Epimth).
32 G. F isc h er , Geschichte der Entdeckung der deutschen Mystiker..., op. cit., p. 50.
33 C.W.A. S c h m id t , Meister Eckhart. Ein Beitrag zur Geschichte der Theologie und
Philosophie des Mittelalters. 1839 (Theologische Studien u. Kritiken), p. 663-744.
34 Autre est la notion de dialectique issue de la tradition aristotlicienne o le terme
dialectique est entendu au sens rhtorique comme une art extrieur . Sinscrivant dans la
mme tradition, Ablard utilise le terme dialectique au sens dhabilet logique.
35 M. de G a n d il l a c , La dialectique de Matre Eckhart , dans La mystique rhnane,
Colloque de Strasbourg, 16-19 mai 1961, Paris, PUF, 1963 (Travaux du Centre d tudes
suprieures spcialis d histoire des religions de Strasbourg), p. 59-94 en particulier les
p. 60-61 et 65-66.
36 Ibid., p. 60-62.
37 Voir notre article Matre Eckhart... , loc. cit., p. 22-28.
38 M. d e G a n d il l a c , op. cit., p. 61.
39 In Exod., n. 184, LW II, p. 158.
40 In Sap., d. K o c h , n. 34, LW 11, p. 354, cit par M. d e G a n d il l a c , op. cit., p. 61.
41 In Sap., d. T h r y , Archives, IV, p. 240, cit par M. d e G a n d il l a c , op. cit., p. 61.
42 M. de G a n d il l a c , op. cit., p. 62-63.
43 J. W a h l , Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, Paris, PUF, 1951.
Lauteur montre comment le jeune Hegel dveloppe, par exemple, les thmes de lchange et
du combat fcond entre la mort et la vie, de la complmentarit du dsespoir et de la batitude,
du rapport essentiel entre prsence et absence, sparation et retour lunit, ou encore de la
rencontre de la divinit et de lhumanit dans le Christ mdiateur.
44 M. de G a n d il l a c , op. cit., p. 65. Ces notes manuscrites du jeune Hegel se trouvent dans
Theologische Jugendschriflen, Tbingen, d. Nohl, 1907, p. 367.
45 Comme a tent de le faire M. d e G a n d il l a c , op. cit., p. 67-71.
46 Ibid., p. 71-86.
47 Ibid., p. 87-92.
48 Ibid., p. 66.
49 InEx.,n. 117,LWII,p. 112. Cit par M. d e G a n d il l a c , op. cit., p. 87.

186

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

50 Goti, troest., p. 15 ; trad. fr. : M atre E c k hart , Les Traits. Introduction et traduction de
J. A nc elet -H ustache , Paris, Seuil, 1971, p. 97.
51 Goti, troest., p. 46 ; trad. fr. : M atre E c k hart , Les Traits, op. cit., p. 125.
52 Goti, troest., p. 45-46 ; trad. fr. : M a tre E c khar t , Les Traits, op. cit., p. 124.
53 Comme le rappelle J. A n c ele t -H ustache , en note, p. 124.
54 Goti, troest., p. 45 ; trad. fr. : M atre E c k h a r t , Les Traits, op. cit., p. 124 : Cest l
le vrai sens de ce que dit Notre Seigneur : Si quelquun veut venir moi, quil se dpouille
de soi-mme, se renonce et soulve sa croix , cest--dire quil dpose et te tout ce qui est
croix et souffrance. Car certainement, pour celui qui se serait renonc et totalement dpouill
de lui-mme, il ne pourrait y avoir ni croix ni souffrance ni souffrir ; tout lui serait dlices, joie,
plaisir du cur, et un tel homme viendrait et suivrait vritablement Dieu .
55 Hegel aborde cette question dans lensemble des textes thologiques et christologiques,
les Ecrits de Jeunesse, la fin de la Phnomnologie de l Esprit, la Doctrine de l'Essence de la
Science de la Logique, troisime section, au chapitre second, o nous trouvons une relecture
de la figure de la contingence telle quelle prend son point de dpart dans la Phnomnologie.
Telle quelle se trouve aborde dans la Doctrine de l Essence, la question de la contingence
appelle deux remarques. Premirement, elle ne donne pas lieu un dveloppement sous ce titre,
mais sous celui de lEffectivit (Die Wirklichkeit). On sait ainsi demble que la contingence
sera seulement aborde dans son rapport dialectique avec leffectivit. Deuximement, elle est
dveloppe dans les trois parties de lexpos consacr leffectivit : effectivit formelle, relle
et absolue. La question de la contingence est donc indissociable de celle de leffectivit.
56 E . B rito , Hegel et la tche actuelle de la christologie, Paris, Lethielleux, 1979, p. 140.
57 H. U . v o n B a l t h a s a r , Pques, le mystre, Paris, Cerf, 1972, p. 10.

Le pli
Approche du sens de limmanence
chez Matre Eckhart
S b astien L a o u r e u x

Quest-ce que la vie ? Ltre de


Dieu est ma vie. Mais si ltre de Dieu est
ma vie, ce qui est Dieu doit tre moi, et
ltantit (isticheit) de Dieu doit tre mon
tantit (isticheit), ni plus ni moins '.

A frquenter luvre de Matre Eckhart, on ne peut manquer d tre frapp par le


langage extrme dont il fait usage. La citation que nous plaons en exergue, qui fut
dailleurs examine lors du procs d inquisition, est un exemple parmi bien d autres.
Les phrases qui affirment lunit, lgalit ou labsence de toute distinction entre
lhomme et Dieu en la Dit ne sont pas rares. Quel sens, nanmoins, faut-il leur
attribuer ? Doit-on parler de la pense eckhartienne comme dune forme de panthisme ?
La Dit est-elle lindice de lexprience dune fusion avec Dieu o lme perdrait sa
singularit ? Autour de ces questions, dj poses de nombreuses reprises sa pense,
se joue ce que lon se risquera nommer le sens de l immanence chez Matre Eckhart.
Aussi voudrions-nous, dans ces quelques pages, tenter de ressaisir modestement le
sens philosophique qui se dissimule derrire de telles affirmations. Deux concepts,
troitement lis, nous serviront de fils conducteurs : ceux de causalit essentielle et de
pli. Ces concepts se rvlent, selon nous, les meilleurs outils pour comprendre, avec
toutes les nuances qui simposent, la conception eckhartienne de limmanence. Mais
ils permettent galement d esquisser une hypothse de travail beaucoup plus vaste
que nous ne ferons quvoquer dans la conclusion de ces quelques pages. Il sagirait
de sinterroger sur linsertion de cette conception de l immanence dans lhistoire de la
philosophie. Un tel travail, comme nous lindiquerons brivement, pourrait mettre en
lumire la complexe gnalogie philosophique du concept d immanence tel quon le
retrouve sous diverses formes, au sein mme de la philosophie la plus contemporaine.
Nous pensons des auteurs comme Michel Henry et Gilles Deleuze qui, tout en se
rclamant tous deux de limmanence, n en dveloppent pas moins deux conceptions
radicalement diffrentes. En sattachant aux philosophes dont ils se rclament, on peut
esprer tisser patiemment les mutations des figures de limmanence dans lhistoire
de la philosophie. Mais avant d en arriver ces hypothses, et pour approcher notre

188

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

problmatique du pli, il convient de ressaisir certaines distinctions essentielles qui


traversent luvre eckhartienne.

1. Dieu et Dit : lquivocit de 1 tre chez Matre Eckhart


Mme si le terme de Dit (Gotheit ou Deitas) n est pas utilis de faon
systmatique chez Eckhart 2, la distinction Dieu-Dit se prsente nanmoins comme
une cl d intelligibilit possible de luvre eckhartienne dans son ensemble. Comme
nous aurons loccasion de le redire, Matre Eckhart utilise nombre de terminologies
si diffrentes quelles peuvent laisser croire des changements doctrinaux.
Nanmoins, derrire ce foisonnement des formules, luvre eckhartienne apparat
cohrente et extrmement homogne d un bout lautre de son parcours. La diversit
terminologique serait une faon d affronter le problme du langage, une faon de ne
pas verser dans lidoltrie du concept, une faon de dsigner ce quelque chose qui
chappe pourtant au langage 3. On trouve chez Eckhart cette ide que Dieu ne prend
son sens que pens corrlativement la cration : Quand je (...) reus mon tre cr,
j eus un Dieu ; car avant quil y eut des cratures, Dieu n tait pas Dieu, Il tait ce
quil tait 4. Dans ce passage, le concept de Dieu implique clairement une relation
laltrit, il est relatif la cration. On ne pourrait parler de Dieu (cause) sans voquer
dans le mme mouvement son rapport aux cratures (effets). Nous serions l dans
lordre de l extriorit, de l efficience. Dieu ne prend son sens que pens comme
corrlat ou vis--vis de la crature. Il renvoie la figure du Crateur ou du fondement.
Au contraire, la Dit n implique quune relation soi. Et peut-tre augure-t-elle une
faon de ne pas recourir au concept de transcendance : Penser lorigine comme
Dit, c est refuser de la reprsenter la manire d un arrire-monde transcendant
le monde cr, c est probablement labrogation d une telle transcendance. La Dit
est la destruction de toute configuration mtaphysique, extrieure ou intrieure
Dieu 5.
En d autres termes, cette distinction entre la Dit et Dieu offre la possibilit
d envisager le rapport de Dieu et l tre cr selon deux points de vue. Ce passage
nous lindique clairement : Si lon prend une mouche en Dieu, elle est plus noble
en Dieu que lange le plus lev ne lest en lui-mme. En Dieu, donc, toutes choses
sont gales et sont Dieu lui-mme 6 . Les termes Dieu , Dieu lui-mme ,
tels quils apparaissent dans ce passage, renvoient la Dit. On peut chercher
apprhender Dieu lui-mme . A ce niveau, toutes choses sont gales. On
peut galement considrer les cratures non plus en Dieu ou In principio, mais en
elle-mme. Nanmoins, comme la crature possde son esse ab alio, si on la considre
en elle-mme, nous n avons que du nant : Toutes les cratures sont en elles-mmes
nant 7. C est pour cette raison que lange pris en lui-mme est bien infrieur la
mouche prise en Dieu.
La possibilit d apprhender les choses selon cette dualit de point de vue se
retrouverait galement dans l uvre eckhartienne travers lquivocit frappant
le terme d tre lui-mme. Certains textes eckhartiens semblent en apparence
contradictoires. D aucuns attribuent ltre Dieu en tant que Dit - dautres
lui dnient formellement. Il ne faut point y voir une contradiction, mais plutt un
changement de point de vue. Le jeu smantique travaillant certains termes au cur

LE PU

189

mme de luvre eckhartienne, ne signifie pas quil y ait une rvolution, un tournant,
ou de quelconques contradictions dans sa pense. Si ltre est attribu Dieu, comme
cest le cas dans les Prologues, qui dclarent - Ltre est Dieu - Esse est Deus 8 ltre ne peut tre attribu la crature.
Si ltre - en accord avec la proposition IV du Liber de causis - dsigne la
premire chose cre, il ne peut en aucun cas tre attribu Dieu. Une telle perspective
est dfendue dans les clbres Questions parisiennes : Lauteur du De causis dit que
la premire des choses cres est ltre . Aussi, ds que nous accdons ltre, nous
accdons la crature. Ltre a donc en premier lieu la raison du crable (...). C est
pourquoi Dieu, qui est crateur et non crable, est intellect et connatre intellectif,
et non pas tant ni tre deus, qui est creator et non creabilis, est intellectus et
intelligere et non est vel esse 9. Ou plus loin : Puisque ltre sapplique en propre
aux cratures, il n est pas en Dieu si ce n est comme dans sa cause ; c est pourquoi
ltre ne se trouve pas en Dieu, mais la puret de ltre - puritas essendi 10. Dans
ce contexte prcis, o il sattache pourtant dnier ltre Dieu, Matre Eckhart
nhsite pas s affronter Exode 3, 14. Bien loin d y voir laffirmation de Dieu
comme tre, il y voit une tout autre interprtation : De mme lorsquon demande de
nuit quelquun qui veut se cacher et ne pas dire son nom : qui es-tu ? , il rpond :
je suis qui je suis ; de la mme faon, le Seigneur, voulant montrer quen lui est la
puret de ltre, dit : Je suis qui je suis . Il ne dit pas simplement : je suis , mais
il ajouta : Qui je suis ". En d autres termes, travers la formule Ego sum qui
sum, il ne faut pas voir laffirmation de ltre comme nom propre de Dieu 12. C est
bien plutt le contraire ; par cette formule Dieu refuse de donner son nom, de la mme
faon que quelquun cherchant ne pas tre reconnu dans la nuit dclare : je suis qui
je suis, et tu ne le sauras point. Une telle interprtation repose sur la rptition, ou
mieux la reduplication : Il ne dit pas simplement : Je suis [auquel cas, la rponse
et t claire], mais il ajouta : Qui je suis .
Dans le non moins clbre Sermon 9 Quasi stella matutina Matre Eckhart
revient sur ce quil a dclar dans les Questions parisiennes. C est pour lui loccasion
de prciser ce quil faut entendre par la ngation de ltre en Dieu. Ces prcisions, nous
allons le voir, permettent de rconcilier les passages en apparence contradictoires
de son uvre. Matre Eckhart dclare : Des matres frustres disent que Dieu est un
Etre pur (lter wesen), mais il est aussi au-dessus de ltre que lange le plus lev
lest au-dessus d une mouche. Je parlerai aussi incorrectement de Dieu en lappelant
un tre, que si je disais du soleil quil est blme ou noir. Dieu n est ni ceci ni cela.
(...) Quand j ai dit [dans les Questions parisiennes] que Dieu n tait pas un tre et
qu 'il tait au-dessus de l tre, j e ne lui ai pas p a r l dni l tre, au contraire : j'a i
exhauss l tre en Lui . Et pour expliciter cette conception, Eckhart donne un
exemple tir de lalchimie : Si je prends le cuivre dans lor, il y est sur un mode
suprieur celui quil a en lui-mme 14. On le voit : dire que Dieu n est pas un tre,
ce nest pas lui dnier ltre, c est Vexhausser en lui. On voit galement comment les
contradictions apparentes de luvre eckhartienne seffacent. Il sagit en dfinitive
dune diffrence de point de vue 15. Matre Eckhart affirme lirrductibilit entre deux
modes dtre. Le problme n est pas tellement d attribuer ltre Dieu, limportant est
de ne point se mprendre sur le sens donner cet tre si lon se risque lattribuer

190

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Dieu : Ltre ne s applique pas en propre Dieu, moins que lon appelle tre une
telle puret 16.
Comme nous le m ontre lensemble de ces remarques, si lon en reste au niveau
de l tre cr, on est ncessairement m aintenu un point de vue dualiste. Dieu se
prsente ncessairement comme une Cause extrieure (efficiente ou finale) lordre
craturel. Il en est en quelque sorte au fondement. Les choses cres possdent alors
un esse ab alio. Et lon peut apprhender le rapport Crateur-crature de faon somme
toute classique : en termes d analogie. Il y a ime production analogique. Et dans une
telle production, ce qui est produit n a plus la mme nature que son producteur. Tout
cela suppose lintervention de la causalit efficiente, lefficience cratrice. Il y a donc
bien chez Matre Eckhart une doctrine de lanalogie - l analogie dite d attribution l7.
Nanmoins, celle-ci demeure une simple ontologie de la finitude 18.
Mais ce n est pas l le dernier mot de Matre Eckhart. Comme nos citations
prcdentes lindiquent, on peut galement considrer les choses ltre cr - en
Dieu (dans la Dit) ou dans la puritas essendi, dont parlent les Questions
parisiennes. Comme nous lavons vu galement, ce qui caractrise les choses en la
Dit, c est Y galit : A toutes choses Dieu donne de faon gale (glch) et durant
que ces choses manent de Dieu, elles sont gales (glch) 19. D autres concepts
sont mme de caractriser ce qu il faut entendre par cette galit. Comme nous
le montrent ces autres citations, on peut galement parler d'immanence, d'unit,
d absence d altrit ou de transcendance : Dieu est une fixation sa pure et propre
essentialit, quoi rien n arrive d extrieur 20 ; Il n y a rien d tranger dans lunit
(einicheit) 21 ; Tout ce qui est en Dieu est Dieu 22 ; Dieu et moi sommes un
dans lopration 23 ; Dieu engendre l homme sans aucune distinction 24 ;
Celui qui veut saisir en son entier Y uvre intrieure (...) se confie l unit qui est
libre de toute diversit et de toute limitation, lunit o se dpouille et se perd toute
diffrence 25.
Face ce court brviaire de citations, la question se pose de savoir quel sens il
convient de donner cette galit, ou encore / unit propre la Dit. Comment
Eckhart dcrit-il cette unit ? S agit-il d une suppression pure et simple de toute
distinction ? Faut-il parler de la pense eckhartienne comme d une forme de
panthisme ? La Dit est-elle lindice de lexprience d une fusion avec labsoluDieu o lme perdrait sa singularit ? A utour de ces questions se joue sans aucun
doute le sens de l immanence chez Matre Eckhart. Alors que chez Spinoza, cest
le recours la causalit immanente qui perm et de comprendre le rapport immanent
substance-mode, chez Eckhart, il convient d tre attentif au concept de causalit
essentielle 26 pour tenter d apporter des lments aux questions que nous posons. Il
s agit l d une notion qui serait implique dans la plupart des passages-cls de luvre
eckhartienne et qui ne serait in fin e qu une autre faon d envisager la spcificit de
la Dit.

2.

Le concept de causalit essentielle : la vie chez Matre Eckhart

En adoptant le point de vue de la Dit ou de la puret de ltre , il ne sagitplus


de connatre la cause dans ses effets crs. Il s agit d inverser lanalyse et de ressaisir
les choses dans leur vritable cause, leur cause essentielle, qui diffre radicalement de

LE PLI

1 91

toute causalit efficiente ou finale. Comme lcrit Vladimir Lossky : Avant d tre la
cause cratrice de tout ce qui existe extrieurement, (Dieu) est le principe formel
et essentiel de tout ce qui vit, tant par soi-mme, sans cause extrieure 27. Si la
notion de cause implique lextriorit de leffet, la causalit essentielle n a sans doute
plus de la causalit que le nom. En considrant les choses dans leur cause essentielle,
il sagit de ne plus les considrer comme des effets produits ad extra. Il sagit de les
considrer l o elles sont vraiment ce quelles sont : Ce quil faut connatre, il
faut le connatre dans sa cause. Jamais on ne peut connatre une chose en elle-mme,
si on ne la connat pas dans sa cause 28. En se plaant du point de vue de la cause
essentielle (ou de la Dit), il sagit de connatre les effets extrieurs dans lintriorit
de leur cause. L, leffet est le verbe et la cause, le principe. La distinction entre
lintriorit et lextriorit ne prend son sens que du point de vue de ltre cr. Le
point de vue divin ou de la Dit exclut toute dualit de cette sorte.
Cette causalit essentielle se trouve tout particulirement explicite dans le
Commentaire sur le Prologue de Jean. Au 38, dans lexgse de Jean 1, 1 In
principio erat verbum - Matre Eckhart sexprime ainsi : Il faut remarquer quil y a
quatre conditions concernant la nature de tout principe essentiel. La premire : ce dont
il est le principe doit tre contenu en lui comme leffet dans sa cause. Et c est ce qui
est indiqu par la parole Dans le Principe tait. La deuxime : cet effet dont il est le
principe non seulement doit tre dans sa cause, mais encore y prexister de faon plus
minente quen lui-mme. La troisime : le principe lui-mme est toujours lintellect
pur en qui ltre ne saurait diffrer du connatre, puisquil n a rien de commun avec
quoi que ce soit (...). La quatrime : leffet qui est dans le principe et auprs de lui doit
tre en vertu (oprative) contemporain de ce principe. Ces trois dernires conditions
sont indiques par le Verbe 29. Sans vouloir nous engager dans un commentaire
exhaustif de ces quelques lignes 30, nous en retiendrons pour notre problmatique
cette ide : la causalit essentielle dsigne limmanence du Principe au principi et du
principi au Principe.
Comme on pouvait s y attendre dans une exgse de lEvangile de Jean, la
causalit essentielle est troitement lie au concept de vie : De plus, toute cause
et tout principe essentiel sont quelque chose de vivant et sont vie ; or ce qui est
dans la vie est vie 31. Dans ce sens, tout ce qui est de lordre de lextriorit ou de
lapparatre ek-statique, tout ce qui relve de la causalit en gnral - et non plus de
la causalit essentielle - est extrieur la vie : Rien de ce qui a une cause efficiente
antrieure ou suprieure soi, ou une fin extrieure soi ou autre que soi, ne vit au
sens propre. Mais c est le cas de tout ce qui est cr. Dieu seul vit et est vie 32.
En dautres termes, tout ce qui trouve son principe d intelligibilit - son principe de
raison - lextrieur de soi, n est pas vie. C est ce que confirme le commentaire de
Jean 1 ,4 : en lui tait la vie, c est--dire principe sans principe . En effet, au sens
propre, ce qui vit est sans principe, car tout ce qui tient d un autre en tant quautre le
principe de son opration proprement parler ne vit pas 33.
Cest de cette faon que sexplicite le thme fameux du sans pourquoi des
sermons allemands. La vie est sans pourquoi , parce quelle possde son propre
pourquoi. Le p o u rq u o i de la vie lui est totalement immanent. C est ce
quexprime de faon exemplaire cette formule du Sermon 5b : Vous demanderiez

192

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

mille ans durant la vie : Pourquoi vis-tu ? , si elle pouvait rpondre, elle ne dirait
rien d autre que : Je vis parce que je vis (ich lebe dar umbe daz ich lebe). La
raison en est que la vie tire sa vie de son propre fond et jaillit de ce qui lui est propre :
c est pour cela quelle vit sans demander le pourquoi, parce quelle ne vit que dellemme 34. De faon toute aussi limpide, le Sermon 6 : De toutes les choses, aucune
ne nous est si chre ni dsirable que la vie. Il n est vie si misrable et si pesante quun
homme ne veuille cependant vivre. (...) Pourquoi vis-tu ? Pour vivre, et cependant tu
ne sais pas pourquoi tu vis. La vie est si dsirable en elle-mme quon la dsire pour
elle-mme. (...) Q uest-ce que la vie ? Ltre de Dieu est ma vie. Mais si ltre de Dieu
est m a vie, ce qui est Dieu doit tre moi, et l tantit (isticheit) de Dieu doit tre
mon tantit (isticheit), ni plus ni moins 35.

3.

Le pli, le sens de limmanence chez Matre Eckhart

Lensemble de nos derniers dveloppements l indique, la notion de causalit


essentielle serait troitement lie celle de vie. Peut-on trouver des passages qui
permettraient d en dire plus au sujet de ces notions ? Certes, nous avons parl de
limmanence de l effet sa cause. Nous avons vu galement de quelle faon la vie
- ou la causalit essentielle - ne renvoyait rien d autre qu elle-mme. Mais ne
peut-on caractriser plus avant le sens attribuer cette immanence ? Nous nous
tournerons vers un passage o lon trouve, sans doute, lune des plus belles dfinitions
de la vie dans l uvre eckhartienne. Passage qui relie directement Exode 3,14 et Jean
1, 4. Il sagit du 16 du Commentaire du Livre de l Exode. Matre Eckhart crit :
En lui tait la vie . La vie, en effet, signifie ime sorte de jaillissement par lequel
une chose, senflant intrieurement par soi-mme, se rpand en elle-mme totalement,
toutes ses parties en toutes ses parties - In ipso vita erat . Vita enim quondam dicit
exseritionem, qua res in se ipsa intumescens se profundit prim o in se toto, quodlibet
sui in quodlibet sui 36. On trouve dans les sermons allemands des dfinitions fort
similaires. Ainsi dans le Sermon 5a : Q uest-ce donc que ma vie ? Quelque chose
qui est m de lintrieur par soi-mme. Ce qui est m de lextrieur ne vit pas 37.
La vie est ce qui a le principe de son mouvement lintrieur de soi. Dans le 16 du
Commentaire du Livre de l Exode, cette dfinition est pose travers une interprtation
et une paraphrase de la premire proposition du Liber X X IV philosophorum : La
monade engendre la monade ou a engendr la monade - et rflchit sur elle-mme
son amour et son ardeur 38. Cette conversion rflexive - qui indique un aspect
dynamique - est interprte travers la mtaphore du bouillonnement (bullitio) 39.
Comme nous lindiquions, ces dfinitions surgissent dans le contexte dune
exgse d Exode 3, 14. Celle-ci apparat radicalement diffrente de celle offerte
par les Questions parisiennes. Ici, en effet, ltre est attribu Dieu. Mais un tel
changement de vocabulaire ne change rien la conception bien spcifique de la
causalit essentielle. Bien plus, elle perm et d en donner des lments supplmentaires.
Lorsque Dieu-Etre est considr en lui-mme Ego sum qui sum , sans rapport la
crature, il apparat comme ce retour complet sur soi . Je suis celui qui suis
(...) dsigne un certain bouillonnement ou parturition de soi, schauffant en soi et
se liqufiant et bouillonnant par soi-mme et en soi-mme, lumire dans la lumire
et vers la lumire se pntrant totalement tout entire, rflchie tout entire sur

LE PLI

193

elle-mme totalement et renvoye de partout Sum qui sum (...) adhuc autem
quondam bullitionem sive parturitionem sui in se fervens et in se ipso et in se ipsum
liquescens et bulliens, lux in luce et in lucem se toto se totum penetrans, et se toto
super se totum conversum et reflexum undique 40. Cette citation nous le montre :
tout en attribuant une conception essentiellement dynamique ltre - ou la vie - , on
ne sort pourtant pas de limmanence. De la sorte, lexgse d Exode 3 ,1 4 permet
de dcrire la structure interne de limmanence comme un mouvement.
En effet, toutes les analyses de ce 16 reposent sur une analyse bien spcifique
de la reduplication. Exode 3, 14, mais tout aussi bien d autres formules qui
mettent e n je u une rptition (reduplicatio) 41, sont interprtes par Eckhart comme
un redoublement de la proposition o le prdicat est rpt et rflchit sur luimme. Matre Eckhart refuse d analyser Y Ego sum qui sum partir du schma
propositionnel traditionnellement centr sur la copule : s est p (o le Saint-Esprit
serait comme une copule logique reliant le prdicat au sujet dans les propositions
de tertio adiacente') 42. Selon Eckhart, Ego sum qui sum renvoie plutt lide
dun bouillonnement dans lequel 1 Etre se retourne sur lui-mme dans un retour
complet. Dans ce retour ou ce repliement de la monade sur elle-mme, il faut voir
la gnration du Fils qui implique la rflexion de lardeur ou de lamour et reste donc
inconcevable en dehors de la troisime personne par le Pre et le Fils. En effet, ce repli
ne renvoie pas deux termes, mais trois - permettant par l-mme de retrouver un
sens trinitaire.
Dans ce sens, c est le concept de p li qui est le plus mme d exprimer le processus
ici en question. On peut d ailleurs en trouver lillustration concrte au moins dans
une occurrence chez Matre Eckhart. Dans son Commentaire sur l Evangile de saint
Jean, la reduplicatio est explicitement associe la notion de p li : Dicitur enim
reduplicatio duorum replicatio, plica et nexus duorum. Sic spiritus, tertia in trinitate
persona, nexus est duorum, patris et filii La reduplication est dite au sens de
rplication des deux, de p li et de n ud des deux, du Pre et du Fils, et de lEsprit saint,
troisime Personne dans la Trinit 43. Le pli 44 qui se forme dans ce repliement,
le pli qui signale lidentit essentielle et le rapport mutuel du Fils et du Pre,
renvoie la troisime personne, le Saint-Esprit. Ds lors, mme si ce concept de p li
napparat que rarement explicitement 45, il permet d approfondir considrablement
la comprhension de la pense eckhartienne. On peut d ailleurs considrer le concept
de n u d -nexus - qui apparat galement dans ce passage comme un strict synonyme.
Ce concept se retrouve en d autres lieux de luvre eckhartienne. Par exemple : Ex
quo sequitur quod ubi procedit aequalitas ab unitate, filius a patre, necessario ponitur
hoc ipso immediate spiritus sanctus, nexus patris et filii Voici ce qui sensuit : l o
lgalit procde de lunit, le fils du pre, ncessairement est tabli par le fait mme,
dune manire immdiate, lesprit saint, nud entre le pre et le fils 46.
En dautres termes, la Vie dsignerait un bouillonnement formel dans lequel les
trois Personnes sont absolument un. La relation ou la dpendance formelle que dsigne
ce repliement exclut toute extriorit ou altrit. Aucun des termes n est proprement
transcendant l autre. Il ne sagirait que d un pli. Un pli qui permet d carter toute
approche causaliste. Lenjeu de ce concept est ds lors de penser une distinction dans
Pindistinction. Un et indistinct du Pre, le Fils doit cependant s en distinguer pour le

194

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

manifester. Le Vivre dsigne ainsi une actualit de lEtre qui produit (ou plutt qui
se produit) sans q u il y ait une dpendance causale, d efficience ou de finalit, entre
le produit et le principe de production 47. Voil donc le sens de l immanence chez
Matre Eckhart.
Dans un langage qui n est pas, et pour cause, celui de Matre Eckhart, on peut se
demander si lon ne peut reconnatre la Vie un vritable statut transcendantal 4S. En
effet, la Vie ne dsigne rien d autre que la condition de possibilit de tout rapport au
monde. La Vie pour Matre Eckhart renvoie bien un bouillonnement intrieur, mais
elle peut galement tre considre du point de vue de ltre cr. De ce point de vue,
la causalit retrouve ses droits, et la Vie apparat comme un principe producteur ad
extra. Une citation de Matre Eckhart que nous donnions plus haut pour illustrer sa
conception de la vie , ime fois reprise dans son ensemble, exprime cette possibilit :
La vie signifie un certain jaillissement par lequel une chose, senflant intrieurement
par soi-mme, se rpand en elle-mme totalement, toutes ses parties en toutes ses
parties, avant de se dverser et de dborder de l extrieur 49. Ce dversement ,
ce dbordement est dsign par Matre Eckhart non plus comme bullitio, mais
comme ebullitio 50. La condition de possibilit de Y ebullitio rside dans la bullitio.
Ltre cr est d abord donn lui-mme dans la bullitio qui est le prambule
de la cration. En forant le geste, on pourrait donc attribuer la bullitio un statut
transcendantal. Avec Y ebullitio, Dieu retrouve une stature classique . Il apparat
comme Cause de ses effets crs. Et une apprhension en termes d analogie devient
possible. Le repliement de la monade ou de lEtre sur lui-mme signifie galement
la production du verbe extrieur, des effets crs qui sont dans la mesure o ils
participent l Un. S il n y avait cette participation, les effets crs seraient rduits au
nant, puisque, comme on la vu, leffet cr pris en lui-mme est un nant.
Au demeurant, ce concept de pli perm et d clairer ce qui fait le propre de la
dmarche mtaphysicienne selon Eckhart 51. Celle-ci consiste considrer les tres
crs dans leur cause essentielle. Il s agit donc de s intresser plus proprement la
bullitio qu Vebullitio - plus limmanence qu lextriorit. Le mtaphysicien
s intresse la quiddit des choses, laspect essentiel des tres. Il sagit l en
quelque sorte d un geste rductif. Il s agit de faire tomber sous le coup d une espce
de rduction tout ce qui concerne lefficience ou la finalit. Il s agit d une rduction
qui ramne le concret cr au principe abstrait incr. L abstrait dont il sagit
doit tre bien compris. Il ne s agit pas d un appauvrissement. Abstrait dsigne la
ralit suprme dans laquelle le concret prexiste. Rduire signifie donc exalter 52,
ramener au bouillonnement formel . Cette rduction s opre prcisment par la
reduplicatio ou le repliement sur soi-mme. Ce repliement ou ce retour complet sur sa
propre essence est une fonction de la troisime Personne. Il exprime lunit des deux
opposs dans la vie trinitaire.
On peut voir des exemples prcis de cette rduction chaque fois quest utilise
la formule en tant que - inquantum. Par exemple dans la formule le juste en
tant que juste . Comme lcrit Vladimir Lossky : En se repliant sur lui-mme
par Yinquantum, un terme concret (iustus) dgage la forme abstraite qui le dfinit
(iustitia), pure de toute autre attribution qui pourrait dterminer le sujet dans lordre
concret de son existence 53. Il s agit donc de dpouiller le terme concret de tout

LE PLI

195

ce qui le particularise - il n est ni ceci, ni cela , trouve-t-on souvent dans les


sermons allemands. Et ce dpouillement ou ce dtachement sopre par la rptition.
Eckhart sexprime de la sorte dans le Commentaire sur le Prologue de Jean : Si
lon considre le juste dans la justice qui lengendre en tant (in quantum) quil est
juste. 1. Il est certain que le juste en tant que tel est dans la justice mme. (...) 2. De
plus, le juste est l avance dans la justice mme, comme le concret dans labstrait et
le participant dans le particip 5A. La justice engendre le juste, mais le juste reste
identique la justice en tant quil est juste 55. On retrouve donc bien un troisime
terme, un pli, qui sexprime travers Y inquantum. Il est le lien, le pli entre les deux qui
signale lidentit formelle du concret et de labstrait. Il y a donc trois moments 56: 1.
la justice inengendre, 2. la justice engendre (le juste) et 3. le lien entre lengendrant
et lengendr.

4. Vers une histoire du concept dimmanence ?


Matre Eckhart et lhistoire de la philosophie
Pour clturer ces pages, nous souhaiterions nous interroger brivement sur
la place occupe par la conception eckhartienne de limmanence - la causalit
essentielle et le pli - dans lhistoire de la philosophie. Poser cette question, c est se
demander, en d autres termes, quelle est la spcificit de la conception de limmanence
propre Matre Eckhart par rapport d autres penses de limmanence. C est
sinterroger galement sur les traces qui persistent de la pense de Matre Eckhart
dans la philosophie la plus contemporaine, chez des penseurs qui se rclament de
limmanence. Il sagit l d un trs vaste chantier. Mais on peut tenter de le dlimiter
sommairement. Pour ce faire, nous repartirons de deux penseurs contemporains :
Michel Henry et Gilles Deleuze 57. En dpit de tout ce qui spare leurs conceptions
respectives de limmanence, Deleuze et Henry se rclament parfois de la mme
tradition et des mmes auteurs. Spinoza est l une de ces figures communes 58. On peut
se demander si, pour expliciter les divergences dans leur conception respective de
limmanence, il ne convient pas de prolonger le geste rebours jusquau Moyen Age
finissant. En effet, on trouve l deux rfrences distinctes et peu compatibles. Deleuze
se rfre plutt Duns Scot en insistant notamment sur llaboration de lunivocit
de ltre 59 ; Henry se rfre plutt Matre Eckhart. Pourrait-on mettre lide que
ces rfrences diffrentes au sein mme de la philosophie mdivale affecteraient de
faon dcisive le rapport respectif de Henry et Deleuze Spinoza, et par suite, leur
propre conception de limmanence ?
Pour rpondre une telle question, qui pourrait permettre de retracer une
vritable gnalogie philosophique du concept d immanence travers lhistoire de
la philosophie, il conviendrait de sinterroger sur les carts qui se creusent entre
Eckhart et Spinoza. Dans ce sens, on peut se demander ce que donnerait une approche
de limmanence propre la pense de Spinoza en termes de pli, celui-l mme que
nous avons point chez Eckhart ? Caractriser la pense spinozienne en termes de
pli est un geste suggr par Jean-Luc Marion partir de son propre travail sur la
donation : Mme un penseur de limmanence aussi rsolu que Spinoza marque
ce caractre d avnement contraignant de la donne, que nous dsignons sous le
titre de donation. (...) La donne sarticule selon une donation - sa propre advenue,

196

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

puis la production de leffet - qui ne la transcende pas, ni ne la surdtermine de


l extrieur, mais en dplie seulement le caractre de donne en tant que donne. (...)
Ce n est pas limmanentisme suppos de Spinoza qui retiendrait la donne de virer
la transcendance, mais au contraire c est larticulation du donn comme tel sur la
donation qui sauvegarde limmanence 60.
S il en va du p li tout la fois chez Eckhart et Spinoza, n est-ce pas en dfinitive
parce que ces deux penses dveloppent une conception de limmanence fort proche ?
Une telle interrogation revient demander : qu en est-il de Ycart entre causalit
essentielle et causalit immanente ? Certes, toutes deux trouvent leurs racines dans le
noplatonisme, mais q u est-ce qui les diffrencie ? Voil donc le vaste chantier de
recherches quil conviendrait d exploiter. Il ne nous appartient pas dans le cadre de ce
bref article d entamer un tel travail. Pour le prciser quelque peu, on se tournera vers
un ouvrage de Gilles Deleuze - Spinoza et le problm e de l expression - dans lequel
il dveloppe une interprtation prcise des caractristiques de la causalit immanente
propre Spinoza par rapport la causalit manative noplatonicienne 61.
Dans ces pages, en sappuyant plus particulirem ent sur Plotin, Deleuze sattache
montrer ce qui rapproche, mais surtout ce qui distingue, causalit manative et
causalit immanente. Leur caractre commun, c est quelles ne sortent pas de soi :
elles restent en soi pour produire 62. La diffrence porte sur la faon dont ces deux
causes produisent : Si la cause manative reste en soi, l effet produit n est pas en
elle et ne reste p a s en elle. (...) Leffet sort de la cause, n existe quen sortant de la
cause, et ne dtermine son existence quen se retournant vers la cause dont il est sorti.
(...) Une cause est immanente au contraire, quand leffet lui-mme est imman
dans la cause au lieu d en maner. Ce qui dfinit la cause immanente, c est que leffet
est en elle, sans doute comme dans autre chose, mais est et reste en elle. (...) Du point
de vue de limmanence, la distinction d essence n exclut pas, mais implique une
galit d tre 63.
Nanmoins, sil y a autant de diffrences entre causalit manative et causalit
immanente, on peut se demander ce qui peut justifier quelles soient associes
historiquement de cette faon. C est la question que pose Deleuze. Et pour y rpondre,
il s attache montrer que dans le noplatonisme - associ essentiellement Plotin
dans son analyse - , une cause vritablement immanente se joint la cause manative.
Celle-ci est trouver tout particulirement au niveau de la premire manation, au
niveau de lEtre. LEtre complique tous les tres, et tous les tres expliquent lEtre.
Aussi, Deleuze relve chez Plotin le doublet compliquer-expliquer. Un tel couple de
notions, selon Deleuze, prendra une importance considrable au cours du Moyen Age
et de la Renaissance, pour devenir : Toutes choses sont prsentes Dieu qui les
complique, Dieu est prsent toutes choses qui lexpliquent et limpliquent M. La
fameuse mtaphore du cercle dont le centre est partout et la circonfrence nulle partmtaphore tire du Liber X X IV philosophorum 65 illustre au mieux cette ide : Le
mme tre est prsent en Dieu qui complique toutes choses suivant sa propre essence,
et dans les choses qui lexpliquent suivant leur propre essence ou leur mode 66.
Le rapport entre Dieu et le monde serait celui d une galit d tre. Et il convient
d tre attentif au fait que cette galit ou identit dans la distinction, constitue deux
moments pour lensemble de lexpression : Dieu sexprime dans son Verbe, son Verbe

LE PLI

197

exprime lessence divine ; mais le Verbe s exprime son tour dans limivers, lunivers
exprimant toutes choses suivant le mode qui revient chacune essentiellement 67.
Cependant, selon Deleuze, chez Plotin, comme dans la suite des volutions
du noplatonisme et notamment dans le christianisme, la cause immanente est
toujours subordonne une cause manative. Ltre se comporte comme une cause
immanente vis--vis des tres, mais lUn se comporte vis--vis de lEtre comme
une cause manative. Ainsi, explique Deleuze, durant les volutions successives du
noplatonisme durant le Moyen Age, la Renaissance et la Rforme, la cause immanente
( travers la catgorie d expression) prend une importance considrable. Toutefois
cette tendance expressionniste n aboutit pas pleinement. Les thmes de la cration
ou de lmanation ne peuvent pas se passer d un minimum de transcendance, qui
empche 1 expressionnisme d aller jusquau bout de limmanence quil implique.
Limmanence est prcisment le vertige philosophique 68. Le spinozisme, selon
Deleuze, est prcisment ce vertige philosophique , et sa signification, en rsum,
est la suivante : affirmer limmanence comme principe ; dgager lexpression de toute
subordination lgard d une cause manative ou exemplaire. (...) Dieu est cause de
toute chose au mme sens que cause de soi 69. Dieu n est jamais, proprement
parler, une cause loigne. (...) C est pourquoi tout effet est en Dieu et reste en Dieu,
c estpourquoi Dieu lui-mme est prsent dans chacun de ses effets 70.
Nous ne nous avancerons pas plus avant dans lanalyse de Deleuze. On retiendra
cette ide que Spinoza se forgerait sa conception de la causalit immanente partir
du noplatonisme, mais pour sen distinguer fermement. Quoique radicalement
diffrente, la causalit immanente serait en dfinitive une mutation supplmentaire
dans lhistoire du noplatonisme. A partir de l, notre hypothse de travail peut
tre prcise. En effet, la causalit essentielle eckhartienne est elle-mme issue du
noplatonisme. Aussi, conviendrait-il de situer dans cette histoire des mutations,
la place occupe par la causalit essentielle propre Matre Eckhart - et plus
largement lcole dominicaine allemande. Q uest-ce qui la diffrencie de la causalit
immanente ? On pourrait de la sorte approcher lintelligence du rapport entre Spinoza
et Matre Eckhart 7I. Les choses pourraient se rsumer de la sorte : du trajet qui
mne de la causalit manative la causalit immanente, la causalit essentielle
aurait une place privilgie, mettant dj en place, sans pourtant s y rduire,
certaines des caractristiques qui seront celles de la causalit immanente.
Ds lors, il conviendrait d insister sur tout ce qui pourrait rapprocher la
perspective eckhartienne de celle dgage par Spinoza selon Deleuze. Dans ce sens,
on signalera simplement quavec Matre Eckhart - tout le moins tel que nous avons
tent de le lire - il sagit de dgager une perspective qui sloigne tout la fois du
panthisme (mais peut-on vritablement parler de panthisme chez Spinoza ?) et de
la transcendance d un Dieu crateur. La question du rapport de la crature un Dieucrateur-transcendant disparat chez Eckhart lorsque lon considre les choses en la
Dit. Il n y a donc pas sauver la transcendance d un Dieu crateur. Il faut plutt
slever une juste comprhension de limmanence - qui ne renvoie nullement un
panthisme 72. Pour Matre Eckhart, Dieu n 'est jam ais une cause loigne. Pour lui,
tout effet est en Dieu et reste en Dieu, c est pourquoi Dieu lui-mme est prsent dans
chacun de ses effets.

198

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Notes
1 Sermon 6 ou Predigt 6 (dsormais cit Pr. 6), dans E ckhart , Traits et sermons.
Traduction, introduction et notes par A. d e L ib er a , Paris, Flammarion, 1993 (GF, 703),
p. 260-261 (dsormais cit TS). Pour le texte moyen haut-allemand, voir M eister E ckhart,
Die deutschen und lateinischen Werke, d. de la Deutsche Forschungsgemeinschaft, Stuttgart,
1937, (dsormais cit DW), ici : D W I, p. 105, 4-106, 3.
2 La distinction Dit-Dieu est plus propre aux sermons allemands. Elle est pratiquement
absente de luvre latine.
3 Comme lcrit E. Z u m B r unn : Il est dans la logique de la dmarche eckhartienne
de ne pas sinfoder un seul systme de concepts ( Dieu n est pastre , dans Matre
Eckhart Paris. Une critique mdivale de l ontothologie, Les Questions parisiennes n I
et n 2 dEckhart. Etudes, textes et traductions par E. Z u m B runn , Z . K a lu z a , A. de L ibera,
P. V ignaux et E. W eber , Paris, PUF, 1984, p. 103 (Bibliothque de l Ecole des Hautes Etudes,
Sciences religieuses, 86) (dsormais cit QP). On trouve cette mme ide exprime de manire
sensiblement diffrente chez R. Schrmann : Pareille mallabilit des formules est trop
frquente dans sa prdication pour quun tel procd doive nous surprendre (R. S chrmann,
Matre Eckhart ou la joie errante, Paris, Denol, 1972, p. 135).
4 Pr. 52, TS, p. 350 ; D W II, p. 492, 7-9. Passage dans lequel Il tait ce quil tait peut
tre lu comme un synonyme de Dit.
5 R. S chrm ann , Matre Eckhart ou la joie errante, op. cit., p. 216 (nous soulignons).
6 Pr. 12, TS, p. 298 ; D W I, p. 199, 5-6.
7 Pr. 10, TS, p. 286 ; D W I,
p. 170, 3.
8 Prologus Generalis in Opus tripartitum, n 12, OLME 1, p. 54-55, Prologus in Opus
Propositionum, n 1, OLME 1, p. 70-71.
9 QP, 1, n 4, p. 180-181.
10 QP, 1, n 9, p. 184.
11 Ibid.
12 Rappelons la thse de E. Gilson : Cest lExode qui pose le principe auquel la
philosophie chrtienne tout entire sera dsormais suspendue. A partir de ce moment, il est
entendu une fois pour toutes que ltre est le nom propre de Dieu (E. G ilson , L esprit de la
philosophie mdivale, Paris, Vrin, 1978, p. 54).
13 Pr. 9, TS, p. 276 ; D W I, p. 145, 7-146, 6 (nous soulignons). Lallusion aux matres
frustres ne renvoie pas Thomas dAquin, comme le dclarait par exemple E. G ilson, La
philosophie au Moyen Age, Paris, Payot, 1945, p. 695. Lallusion est directement lie au
contexte des Questions parisiennes, et renvoie ainsi son adversaire , Gonzalve dEspagne,
voire Duns Scot (l-dessus, voir la note de A. d e L ib er a , TS, p. 447-448).
14 Pr. 9, TS, p. 276 ; D W I, p. 146, 6-147, 1. Sur la possibilit dinterprter Matre Eckhart
en parallle avec lalchimie, voir les analyses de R. S chrm an n , Des hgmonies brises,
Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1996, p. 356 et s.
15 A ce sujet, voir V. L ossky , Thologie ngative et connaissance de Dieu chez Matre
Eckhart, Paris, Vrin, 1960 (2' d., 1998), p. 210-217 (Etudes de philosophie mdivale, 48) ;
p. 320. Sur la lecture de Matre Eckhart par Lossky, voir dans le prsent volume larticle de
Y. d e A n d ia , L a thologie ngative de Matre Eckhart .
16 QP, 1, n 9, p. 184.
17 La doctrine de lanalogie chez Matre Eckhart ne concerne pas directement notre
problmatique. Signalons simplement quelle possde une spcificit. Il sagit de maintenir une
certaine univocit ltre. Si ltre de Dieu et le nant de la crature nont aucune commune
mesure, la crature possde nanmoins analogiquement un certain tre. Les exemples utiliss
par Eckhart sont ceux de la sant et de lurine, ainsi que celui du cercle de vin et du vin

LE PLI

199

(voir In Eccl., LWII, n. 52, p. 280-281 ; In Ex., LWII, n. 54, p. 58-60). La sant ne se trouve
pas rellement dans lurine qui est pourtant dite saine . Lurine saine est simplement le
signe de la sant. De la mme faon, le cercle de vin plac sur la devanture dune taverne
pour signaler quil y a du vin (quun tonneau t mis en perce), est simplement le signe
du vin. La crature a le mme type dtre. Cest--dire ltre du signe ou ltre-signe. Dans le
mme sens, les noms divins ou les transcendantaux ne peuvent sattribuer la crature que
par analogie. Par analogie, cest--dire en vertu du rapport de signe chose signifie que les
cratures entretiennent avec Dieu. Sur lanalogie chez Matre Eckhart, voir parmi dautres
rfrences : V. L ossky , op. cit., p. 286 et s. ; F. B runner , Lanalogie chez Matre Eckhart ,
dans Freiburger Zeitschriftfiir Philosophie und Theologie, 1 6 , 1 9 6 9 , p. 3 3 3 - 3 4 9 ; B. M ojsisch ,
Meister Eckhart. Analogie, Univozitt und Einheit, Hamburg, Felix Meiner, 1 9 8 3 .
18 A ce sujet, voir A. de Libera et E. Zum Brunn, Matre Eckhart. Mtaphysique du verbe
et thologie ngative, Paris, Beauchesne, 1984, notamment p. 72.
19 Pr. 12, TS, p. 297-298 ;D W I, p. 199, 1-2.
20 Pr. 3, TS, p. 240. EM, 39, p. 392. Er ist ein nhangen in sn selbes lter weselicheit, d
niht zuohangendes enist (DWI, p. 56, 5-6). Voir la note de A. de Libera, dans TS, p. 423, n. 55 :
Le mot nhangen correspond lide de rsidence, de fixation en soi-mme, de manence
intrieure, dim-manence ou dattache intrieure de Dieu .
21 Pr. 13, TS, p. 303 ; DW I, p. 216, 6. EM, 39, p. 396. Cette formule a t examine lors
du procs dEckhart. Pour les rfrences, voir A. de Libera, TS, p. 468, n. 374.
22 Pr. 3, TS, p. 240 ; D W I, p. 56, 8. EM, 39, p. 401. Cette formule a t censure mais
aprs avoir t modifie. Non plus : wan swaz in gotes ist, daz ist got, que lon trouve dans le
texte moyen haut-allemand, mais Omne quod est est Deus - Tout ce qui est est Dieu . Voir
A. de Libera, TS, p. 424, n. 58 ; R. Schrmann, Matre Eckhart ou la joie errante, op. cit.,
p. 202 et s.
23 Got und ich wir sint ein in disent gewiirke. Pr. 6, TS, p. 263 ; DW I, p. 114, 4-5. EM,
39, p. 405.
24 Pr. 6, TS, p. 262 ; DW I, p. 110, 1-2. EM, 39, p. 397. Sur cet nonc - lun des plus
incrimins de toute la pense eckhartienne - voir A. de Libera, TS, p. 437, n. 146.
25 BgT, TS, p. 154. EM, 39, p. 403 ; DWV, p. 41, 16-20.
26 Les dveloppements qui suivent ne donneront que quelques sommaires indications au
sujet de cette notion. Celle-ci demanderait une tude autonome. Signalons que ce concept nest
pas propre la pense eckhartienne. Il apparat dans lEcole dominicaine allemande, dabord
chez Albert le Grand. On le retrouve galement et surtout chez Dietrich de Freiberg ( ce sujet,
voir F.-X. Putallaz, La connaissance de soi au XIIIe sicle, Paris, Vrin, 1991, p. 316-321).
Plus largement, cette notion de causalit essentielle trouve ses sources dans le noplatonisme
et le thme de la prcontenance . Elle possde nanmoins, tout la fois chez Dietrich de
Freiberg et Matre Eckhart de faon diffrente, une originalit spcifique. Pour une approche
de cette question, voir B. Mojsisch, Causa essentialis bei Dietrich von Freiberg und Meister
Eckhart , dans K. Flasch (d.), Von Meister Dietrich zu Meister Eckhart, Hambourg, 1984,
p. 106-114. Voir aussi Id., Meister Eckhart. Analoge, Univozitt und Einheit, op. cit., en
particulier p. 24-29. Sur cette notion de causalit voir galement OLME 6, p. 371-381 : Note
complmentaire n 2 : Eckhart et le thorie de la causalit essentielle .
27 V. Lossky, op. c it., p. 125.
28 Pr. 8, TS, p. 272 ; DWI, p. 135, 5-7.
29 In. Joh., n. 38, OLME 6, p. 88-89. Sur la causalit essentielle, voir galement et entre
autres les n 31,40, 45, 66, 195.
30 Pour le commentaire, voir notamment B. Mojsisch, Meister Eckhart. Analogie,
Univozitt und Einheit, op. cit., p. 27 et s.

200

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

31 In. Joh., n. 139, OLME 6, p. 262-263.


32 In. Joh., n. 62, OLME 6, p. 129-131.
33 In. Joh., n. 19, OLME 6, p. 54-55. Le commentaire de Jean1, 4 est plusspcifiquement
donn du 61 au 69.
34 Pr. 5b, AdL, p. 256 ; D W I, p. 91, 10-92, 3.
35 Pr. 6, TS, p. 260-261 ; D W I, p. 105, 4-106, 3. Pour un commentaire de ce passage, voir
les belles analyses de J.-L. C hrtien , La joie dtre , dans La voix nue. Phnomnologie de
la promesse, Paris, Minuit, 1990, p. 291 et s. Dans ce contexte, on se permettra dvoquer les
versets dAngelus Silesius directement inspirs de Matre Eckhart : La rose est sans pourquoi/
fleurit parce quelle fleurit/na souci delle mme ni ne dsire tre vue .
36 In Ex., LWII, n. 16, p. 22, 3-5, trad. P. G ire , Lyon, Association des Facults catholiques
de Lyon, 1980, p. 25 (Cahiers de l Institut catholique de Lyon, 2).
37 Pr. 5a, TS, p. 250 ;D W l,p . 80, 19-20.
38 In Ex., LW II, n. 16, p. 22, 2-3 : Monasmonadem gignit - vel genuit et in se ipsum
reflexit amorem - sive ardorem. La premire proposition du Liber XXIV philosophorum dit
exactement : Deus est monos, monadem ex se gignens, in se unum reflectens ardorem Dieu est unique, faisant natre lunit de lui-mme, renvoyant sur lui-mme un seul ther
flamboyant (trad. F. H udry , Le livre des XXIVphilosophes, Grenoble, Milln, 1989, p. 91).
Sur cette prop. I du Liber XXIVphilosophorum, voir aussi par exemple, In Joh., n. 164, OLME
6, p. 296-297.
39 Sur cette mtaphore, voir V. L ossky , op. cit., p. 69-70, 92, 109, 117 n. 73, 159.
40 In Ex., LWII, n. 16, p. 21, 10-22, 1, trad. P. G ir e , op. cit., p. 25.
41 Par exemple le bonum bonum dAugustin comme on le trouve explicit sous le n 17 du
Commentaire du Livre de l Exode. Voir galement la formule du Sermon 5b, Je vis parce que
je vis que nous avons cite plus haut.
42 A. d e L ib er a et E. Z um B ru n n , Matre Eckhart. Mtaphysique du verbe et thologie
ngative, op. cit., p. 143.
43 In. Joh., LWIII, n. 438, p. 376, 3-5 (nous soulignons).
44 Sur ce concept de pli, voir V. L ossky , op. cit., p. 111 sv., 350, 356. Voir galement, qui
reprennent et nuancent linterprtation de V. Lossky : A. de L ibera et E. Z u m B runn , Matre
Eckhart. Mtaphysique du verbe et thologie ngative, op. cit., p. 141-144. Pour les nuances ,
p. 152-153. Voir encore A. de L ibera , Le problme de l tre chez Matre Eckhart. Logique et
mtaphysique de l analogie, Genve-Lausanne-Neuchtel, 1980, p. 26, n. 78 (Cahiers de la
Revue de Thologie et de Philosophie, 4).
45 Nous ne connaissons pas dautres occurrences du plica.
46 In. Joh., LW III, n. 556, p. 486, 4-5 (nous soulignons). Voir aussi, exemple parmi
dautres, In. Joh.,LWIII, n. 513, p. 444, 9-11 : E t quia (...)pater etfllius unumsunt, hincest
quod ab uno et vero producitur bonum ad amorem et nexum quendam duorum pertinens, aut est
potius ipse nexus - Et parce que (...) le pre et le fils sont Un, il en dcoule que de lUn et
du Vrai est produit le Bien, qui relve de lamour et dun certain nud entre les deux, moins
que ce ne soit plutt le nud mme .
47 V. L ossky , op. cit., p. 117 (nous soulignons).
48 On trouve les linaments dune telle interprtation dans la phnomnologie de Michel
Henry. Voir notamment M. H enry , L essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, 39-40
et 49, p. 385-418 et p. 532-549. Le 49 est repris dans E. Z um B r unn (d.), Voici Matre
Eckhart, Grenoble, Jrme Milln, 1994(rd., 1998),p. 175-185. Sur lintervention de Matre
Eckhart dans le parcours de Michel Henry, nous nous permettons de renvoyer notre travail,
La rfrence Matre Eckhart dans la phnomnologie de Michel Henry , dans Revue
philosophique de Louvain, 99/2, 2001, p. 220-253. Voir galement, N. D epraz , En qute

LE PLI

201

dune mtaphysique phnomnologique : la rfrence henryenne Matre Eckhart , dans


A. David et J. Greisch (d.), Michel Henry. L'preuve de la vie, Paris, Cerf, 2001, p. 255-279.
49 In Ex., LWII, p. 21, n. 16 : Vita enim quondam dicit exseritionem, qua res in se ipsa
intumescens se profundit primo in se toto, quodlibet sui in quodlibet sui, antequam effundat et
ebulliat extra (trad. P. Gire, op. cit., 25. Nous soulignons).
50 Voir V. L ossky , op. cit., p. 117, n. 73. Voir galement R. S chrm ann , Matre Eckhart
ou lajoie errante, op. cit., p. 140. Ou encore, W. B eierw altes , Platonisme et idalisme, trad.
M.-C. C halliol -G illet , J.-F. C ourtine et P. D avid , Paris, Vrin, 2000, p. 60-63, ainsi que les
n. 235 et 244 qui indique que la distinction bullitio-ebullitio nest pas toujours respecte.
51 Sur cette question, voir V. L ossky , op. cit., p. 120-127, 158, 283, 347, 374, 376.
Voir galement J.-F. C ou rtin e , Suarez et le systme de la mtaphysique, Paris, PUF, 1990
(Epimthe), p. 281-285.
52 Voir V. L ossky , op. cit., p. 110.
53 Ibid., p. 110 (nous soulignons).
54 In. Joh., n. 14, OLME 6, p. 47.
55 Une demi-justice nest pas la justice (In Joh., n. 22, OLME 6, p. 58-59).
56 Voir V. L ossky , op. cit., p. 112.
57 L e rapport Henry - Deleuze est un thme qui, notre connaissance, na pour ainsi
dire jamais t abord. On trouvera nanmoins des remarques intressantes dans le travail
de F. L aruelle , Rponse Deleuze , dans La non-philosophie des contemporains, Paris,
Kim, 1995, p. 49-78, en particulier p. 63 et s. Voir galement notre L immanence la limite.
Recherches sur la phnomnologie de Michel Henry, chap. 1, 10, paratre au Cerf, 2005.
58 Sur le rapport de Michel Henry Spinoza, voir J.-M. Longneaux, Etude sur le
spinozisme de Michel Henry , dans M. Henry, Le bonheur de Spinoza, Paris, PUF, 2003.
59 Voir par exemple G . D eleuze , Diffrence et rptition, Paris, PUF, 1968, 19896, Les
moments de lunivoque : Scot, Spinoza, Nietzsche , p. 52 et s.
60 J.-L. Marion, Etant donn, Paris, PUF, 1997, p. 95-96 (nous soulignons).
61 G. D eleuze , Spinoza et le problme de l expression, Paris, Minuit, 1968, en particulier
le chap. XI L immanence et les lments historiques de lexpression, p. 153-169. Voir
galement le chap. III Attributs et noms divins , p. 44-58.
62 Ibid., p. 155.
63 Ibid., p. 155-156.
64 Ibid., p. 159.
65 Deus est sphera infinita cuius centrum est ubique, circumferentia vero nusquam
- Dieu est la sphre infinie dont le centre est partout et la circonfrence nulle part (trad.
F. Hudry, Le livre des XXIVphilosophes, op. cit., p. 95). Cette mtaphore est reprise par
Eckhart. Voir par exemple, In Ex., LW II, n. 91, p. 94, 17-95, 3 ; In Gen., OLME 1, n. 155,
p. 440-441.
66 Ibid., p. 160.
67 Ibid. A ce sujet, Deleuze renvoie explicitement Eckhart : Ce thme classique
dune double expression se retrouve chez Eckhart : Dieu sexprime dans le Verbe, qui est
parole intrieure et silencieuse ; le Verbe sexprime dans le monde, qui est figure ou parole
extriorise . Sur Eckhart dans cet ouvrage, voir galement p. 300, n. 1. Sur Eckhart chez
Deleuze, voir galement Qu est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 47 : Chaque
philosophe doit faire la preuve, au pril de son uvre et parfois de sa vie, que la dose
dimmanence quil injecte dans le monde et dans lesprit ne compromet pas la transcendance
dun Dieu auquel limmanence ne doit tre attribue que secondairement (Nicolas de Cues,
Eckhart, Bruno) . Ne devrait-on pas dire quil sagit chez Eckhart de slever une juste

202

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

comprhension de limmanence, qui sloigne tout la fois de la transcendance dun Dieu


crateur et dune immanence lallure panthistique ?
68 Ibid., p. 164.
69 Ibid., p. 164.
70 Ibid., p. 167-168 (nous soulignons).
71 A notre connaissance, peu de travaux sattachent une tude systmatique des rapports
entre ces deux penses. Citons nanmoins un travail que nous navons pu consulter et qui
serait teint par lidologie nationale-socialiste : H. A a l b e r s , Meister Eckhart en Spinoza,
dans Spinozistisch Bulletin, 3, 1939, p. 66-91. En dpit dune tude systmatique, les rapports
entre Eckhart et Spinoza sont frquemment suggrs, mais souvent pour marquer la diffrence
entre les deux penseurs. Voir par exemple R. S c h r m a n n , Matre Eckhart..., op. cit., p. 66
n. 46 ; 313. Mais cest en faisant du spinozisme un panthisme que de telles diffrences sont
envisageables. Peut-tre trouverait-on chez S. Breton lide que notre hypothse de travail
voudrait pousser plus loin. Parlant de Matre Eckhart, il crit : Ladverbe, comme le verbe,
exige une procession interne, lintriorit, celui qui la dit, de la parole quil profre. Ltre du
cr, parce quil est parole, ne se rfre plus comme simple effet une causalit transitive. Il
relve, comme on la prcis propos du verbe mental , d une procession gnratrice, de ce
que Spinoza appelait causalit immanente (S . B r e t o n , Philosophie et mystique. Existence
et surexistence, Grenoble, Jrme Milln, 1996, p. 54 ; nous soulignons).
72 Cest l finalement tout le sens de la dfense de Matre Eckhart lors de son procs
Cologne.

Marguerite Porete et les bguines


L uc R ic h ir

Mon intrt pour la mystique est n d une question suscite par les propos de
Lacan en 1973 : Ce qui se tentait la fin du sicle dernier, au temps de Freud, ce
quils cherchaient, toutes sortes de braves gens dans lentourage de Charcot et des
autres, ctait de ramener la mystique des affaires de foutre. Si vous y regardez
de plus prs, c est pas a du tout. Cette jouissance quon prouve et dont on ne sait
rien, n est-ce pas ce qui nous met sur la voie de lex-sistence ? Et pourquoi ne pas
interprter une face de lAutre, la face Dieu, comme supporte par la jouissance
fminine ? . Je dois avouer que ni la lecture de Thrse d Avila ni celle des
pomes dHadewijch d Anvers ne m ont clair sur le renouvellement de la question
promis par Lacan dans le sminaire Encore. Il a fallu une rencontre, celle du Miroir
des simples mes ananties, pour me donner un regain d espoir. Ce n est quen 1946
que lauteur de cet ouvrage pour moi providentiel a pu tre authentifi, et ce grce
la perspicacit de Romana Guamieri. Le Miroir des simples mes ananties a connu
bien des vicissitudes. Compos au X III' sicle par une certaine Marguerite Porete,
il sagit, selon Romana Guamieri, d un chef-duvre de la littrature spirituelle de
tous les temps. Incontestablement. Lorsquon connat ce texte fulgurant, on n a gure
de peine suivre le fil qui va de M atre Eckhart Schelling en passant par Luther et
Angelus Silesius. Cet ouvrage est capital pour la comprhension de certains aspects
de la pense occidentale.
On le doit une bguine qui sexprimait en picard, encore que le peu de
renseignements sur la vie de Marguerite Porete incite la prudence. Ne Valenciennes
en 1250 (certains disent 1260) et brle trs officiellement en place de Grve Paris le
1erjuin 1310, elle fut, comme pratiquement toutes les femmes qui osrent rompre avec
le mle Moyen Age , perscute par lInquisition.

204

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Amis, que diront beguines


et gens de religion,
Quand ilz orront lexcellence
de vostre divine chanon ?
Beguines disent queje erre,
prestres, clers, et prescheurs,
Augustins, et carmes,
et les freres mineurs,
Pource que j escri de lestre
de Faffinee Amour.
Marguerite reconnat l son hrsie - si lhrtique est celui qui choisit le chemin
de la vrit. Hrtiques, les bguines ltaient aux XIIIe et XIV6 sicles. Tour tour
discutes - ce fut le rle de M atre Eckhart - et perscutes, elles ont manifestement
excd toutes les couches de la socit urbaine, lexception peut-tre des pauvres
auxquels elles prodiguaient des soins hospitaliers. Q uont-elles fait pour inspirer une
telle hostilit ? Ltymologie du mot bguine est trs instructive cet gard. Pierre
Guiraud crit, dans son remarquable D ictionnaire des tymologies obscures 2 : Le
sens ancien de bguin faux dvot (XIIIe sicle), bguinage fausse dvotion
(ca 1250), d o, en fr. mod., bguine fausse dvote , suggre une parent de bguine
avec bigote . Toujours selon Pierre Guiraud, la racine big- reprsente ladjectif bigus,
qui avait dj en latin classique le sens de double. Boiteux, courbe, oblique, bifide, les
sens divers associs aux mots composs partir de cette racine attestent ime duplicit
que les clercs singniaient retrouver dans les doctrines prches par les bguines
et jusque dans leur gestuelle. D une prolixit maladive (n y a-t-il pas une tymologie
qui associe le masculin bghard bgue ?), leur bavardage intempestif trahissait
leurs propos hrtiques. Jean-Claude Schmitt rapporte quelles cheminaient par deux
comme des chevaux attels au mme joug (voir le latin bigus) 3, jumeles en un
conciliabule suspect aux yeux d une socit obsde par la transparence.
En fait, il leur fut reproch de sassocier librement, d objecter aux contraintes
de la socit fodale discutes - au devoir de procration impos par les rformes du
droit successoral - un mode de vie et de penser rebelle la fonction parasitaire du
clerg : la fonction d intermdiaire. En dpit d une pit souvent ostentatoire (do
le rapprochement de bguine avec bigote), le mouvement bguinal est profondment
anti-clrical. Il suffit pour sen convaincre de lire les attaques virulentes que
Marguerite Porete ne manque pas d adresser aux nes qui composent llite
savante et religieuse. De lire la superbe avec laquelle Sur Katrei retourne la
pdanterie sentencieuse de son directeur de conscience 4. J ai toujours t frapp par
lhumour du Miroir des simples mes ananties. Cet aspect a hlas chapp ses trop
rares lecteurs. C est sans doute cet hum our qui faisait jubiler les bguines :
Elle jubilait tandis quune excitation joyeuse semparait de tout son corps, et cela
ressemblait un sautillement assez insolite, crit Petrus Dracus loccasion de sa visite
chez Christine von Stommelen. Lacte jubilatoire saccomplissait en une respiration,
en une apne, le temps dun miserere, et ensuite se produisit une immobilisation
durant un laps de temps quivalent 5. La jubilation, cest lexaltation dun bonheur
analogue au joi des troubadours ; cest lexpression dune joie qui doit son essor
lclosion de la pure amour dans le chant. Ce qui la saisit le temps dun clair, lme

MARGUERITE PORETE ET LES BGUINES

205

lignore au point que lclipse de sa volont est la preuve - lpreuve mme de son
ravissement. Exalte au-del de son lieu naturel (le corps), elle a perdu lusage de
ses sens - non mye ses sens, mais lusage. Car Amour la ravie du lieu o elle estoit,
en laissant en paix ses sens, et ainsi a ravi son usage 6.
Lorsquil surgit, le jubilus 7 ne conserve du langage quune vocalisation
tourdissante. Cette modulation syncope du signifiant, nous la retrouvons dans luvre
vocale de Hildegarde de Bingen, mais aussi dans la prosodie ludique du Miroir. Le
livre de Porete ne connaissait pas la rvolution amorce par Hugues de Saint-Victor,
sa lecture tait faite pour un public d auditeurs et non de lecteurs silencieux, absorbs
par lordonnance scripturale de la page, soucieux d ordre acadmique 8. Le Miroir
est un livre plusieurs voix qui sapparente davantage la partition musicale qu
lcrit proprement dit. Prendre la parole sans y tre autorises, lors des prches et des
sermons, voil donc ce qui dplut tellement au clerg. Qui sait si linvention du Texte,
en oprant le passage du visible au lisible, n a pas confisqu la parole ? Puisque tel
est le cas, le mouvement bguinal peut enfin nous apparatre comme la manifestation
collective des interdits de parole que la politique de lEglise rangeait dans la catgorie
maudite des hrtiques . Cette jouissance quon prouve et dont on ne sait rien ,
cette jubilation cense nous mettre sur la voie de lex-sistence , serait-elle lie aux
sursauts dune oralit asphyxie par la religion mortifre de l crit. Les bguines, dont
la dviance fut liquide en 1311 au concile de Vienne, renouaient-elles avec la voix
vivante du Verbe incarn ? Il est clair que les plus doues d entre elles ont substitu
les liens de la finamor aux rigueurs livresques de la Loi.
Je voudrais, pour conclure, attirer lattention sur un tableau remarquable. Il sagit
dune Mise au tombeau due un anonyme du XVIe sicle. Luvre se trouve dans
une pice retire de lhpital Notre-Dame la Rose de Lessines. Ce quelle nous
montre sans ambigut, c est une version peu connue de lhumanit du Christ. Si lon
nglige le collier de barbe qui cerne le bas du visage, on a la surprise de dcouvrir un
corps parfaitement fminin. Des hanches, des seins, quune main pudibonde aurait
lgrement peinturlurs afin de ne pas troubler les prlats auxquels la chambre tait
rserve. Cette uvre visible ne fait-elle pas cho aux visions de Julienne de Norwich ?
Je vis encore , crit la grande mystique anglaise, que la deuxime Personne qui
est notre mre par rapport notre tre substantiel est devenue notre mre en ce qui
concerne notre partie sensitive, car Dieu, en nous crant, nous a crs doubles,
substantiels et sensitifs. Notre tre substantiel est la partie suprieure que nous tenons
de notre pre, Dieu tout-puissant. Et la seconde Personne de la Trinit, le Fils, est
notre mre quant notre nature, par sa participation, notre tre substantiel 9.
Jai parl d une version peu connue de lhumanit du Christ. Et si cette humanit,
telle quelle se prsente dans le tableau conserv Lessines, tait en fait la rvlation
de sa divinit, rvlation laquelle seules des femmes peuvent avoir accs ? Jsus
est notre vraie mre , crit encore Julienne de Norwich. Nous tenons de lui ltre,
fondement de la maternit, et toute cette suave sauvegarde d amour qui sensuit
jamais 10. Au chapitre 88 du Miroir, Marguerite Porete expose une gnalogie
peu orthodoxe des Vertus : elles seraient filles dune mme mre, Humilit, laquelle
descendrait directement d une Mre qui n est autre que la Dit. Au vu et au lu de ces
lments pour le moins singuliers, je demeure interdit. A supposer quune doctrine

206

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

cohrente ait circul l intrieur du mouvement bguinal, il est plausible d admettre


quelle refltait le mode de vie quasi matriarcal des bguinages ". N oublions pas que
la tutelle de certains ordres monastiques leur fut impose, sous peine de liquidation
des biens et des personnes, par la Sainte Inquisition. Ces bigotes clotres dans
de charmants jardins sous la surveillance rien moins que touristique des autorits
ecclsiastiques et communales, ces recluses que j ai vues Bruges, dans les annes
cinquante, tourner comme des abeilles autour d une ruche dont la reine sest teinte,
taient-elles les hritires assagies d un christianisme double, hrtique coup sr,
dont nous ne mesurons toujours pas lextraordinaire fcondit puisque nous lui
devons le concept le plus problmatique de la pense occidentale : la libert ?

Notes
1 J. L a c a n , Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 71.
2 P. G u ira ud , Dictionnaire des tymologies obscures, Paris, Payot, 1982 (rd. 1994),
p. 96 et p. 108-110.
3 J.-C. S chm itt , Mort d une hrsie. L Eglise et les clercsface aux bguines et aux bgards
du Rhin suprieur du X IV au X V sicle, Paris/La Haye/New York, Mouton, 1978, p. 99-100.
4 M atre E ckhart , Telle tait Sur Katrei, d a n s Traits et sermons. Texte trad u it par
A. M ayrisch S ain t -H u b er t , Paris, Cahiers d u S u d , 1954 (.Documents spirituels, 9), p. 23-73.
M atre E ckhart , Les dialogues de Matre Eckhart avec sur Catherine de Strasbourg. Texte
tr a d u it p a r G. P fister , p r fa c e d e M.-A. V annier , Orbey, A rfu y e n , 2004.
5 P. M om m aers , Hadewijch d Anvers, Paris, Cerf, 1994, p . 40-41.
6 M arguerite P o r ete , Le Mirouer des simples ames, dit par R. G uarnieri/M argaretae
P o r ete , Speculum animarum simplicium. Cura et studio P. V erdeyen , Tumhout, Brepols, 1986
(Corpus Christianorum, Continuatio Medioevalis, 59). Voir ici-mme larticle de P. V erdeyen,
Une remise en cause de la notion de mystique rhno-flamande .
7 Le terme est vraisemblablement d Richard de Saint-Victor. Dans le Miroir des mes
simples, les allusions au chant sont suffisamment nombreuses pour veiller la curiosit quant
la composition musicale de louvrage.
8 I. I llich , D u visible au lisible : la naissance du texte, Paris, 1991.
9 Julienne d e N o r w ic h , Livre des rvlations, Paris, Cerf, 1992, p . 197.
10 Julienne d e N o r w ic h , op. cit., p . 199.
11 Ce mode tait institutionnellement double puisque la vie contemplative, symbolise par
la rfrence vanglique Marie, tait jumele lexercice du travail symbolis par Marthe.

Une remise en cause de la notion


de mystique rhno-flamande
Paul V e r d e y e n ,

s.j.

Grce la gographie, nous savons que les eaux de lOberland coulent vers le Nord
par les trois fleuves (Rhin, Meuse et Escaut) qui sentremlent dans le grand estuaire
des anciens Pays-Bas. C est par l quils atteignent la mer du Nord et dversent leurs
eaux dans le fond insondable du monde marin. C est sans doute grce cette situation
gographique quon a invent la notion de mystique rhno-flamande .
Mais cette notion exprime-t-elle aussi la ralit intrieure d un mme paysage
spirituel ? Il nous semble permis d en douter. En effet, la mystique rhno-flamande
rassemble en son sein plusieurs auteurs bien diffrents. Si on peut qualifier Eckhart,
Tauler et Suso d auteurs rhnans, il nous semble plus difficile de considrer Hadewijch
et Ruusbroec comme des Flamands. Lune et lautre appartiennent au duch de
Brabant, mais on ne parle pas de mystique rhno-brabanonne .
De plus, il y a des diffrences non ngligeables entre les tmoignages de ces cinq
auteurs. Disons-le franchement : ils sopposent plus les uns aux autres quils ne se
ressemblent. Sil y a une grande parent entre Hadewijch et Ruusbroec, on ne peut
affirmer la mme chose propos des rapports entre Eckhart et Ruusbroec. Et pourtant
ces trois auteurs appartiennent au mme sicle (1250 1350). De surcrot, Ruusbroec
a connu aussi bien les uvres de la grande bguine que plusieurs textes de Matre
Eckhart. Mais le paysage intrieur de ces auteurs est bien diffrent.
Comment exprimer cette diffrence ? On pourrait signaler quelques diffrences
doctrinales (Ruusbroec, Miroir de la Batitude ternelle, propos de dsaffect ')
Mais il me semble indiqu de signaler une diffrence plus fondamentale. Ruusbroec
dcrit une mystique amoureuse, inspire par Bernard et par Hadewijch. Eckhart dcrit
la naissance du Verbe divin dans lme 2 (die Gottesgeburt) inspir par Albert le
Grand et Thomas d Aquin. Q uon me permette de citer un assez long paragraphe des
Noces spirituelles. Ruusbroec y dcrit le colloque amoureux de lEsprit divin avec
lme aimante. On ne lit rien de tel dans les uvres d Eckhart :

208

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Dans cette tempte damour deux esprits sont en lutte : lEsprit de Dieu et notre
esprit. Par son Esprit Saint, Dieu se penche vers notre fond le plus intime et l, son
amour nous touche. Et notre esprit - sous leffet de laction divine et de notre capacit
daimer - se presse vers Dieu et se penche vers son trfonds, et ainsi Dieu se trouve
touch. De ce double mouvement nat la lutte amoureuse : en la rencontre la plus
profonde et en la visite la plus intime et la plus pntrante, chaque esprit est bless
damour.
Ces deux esprits - lEsprit de Dieu et le ntre - projettent lun sur lautre leur
clat et leur lumire, et lun dcouvre lautre son visage. De sorte que ces deux
esprits aspirent galement lun vers lautre. Chacun rclame de lautre tout ce quil
est, et chacun offre lautre tout ce quil est et le convie y puiser. De telle manire
ceux qui aiment sortent deux-mmes. Le fait que Dieu nous touche et nous comble
de son don, le fait que nous aspirons Lui en laimant et que nous nous donnons Lui
en retour, voil ce qui donne lamour sa stabilit. Ce flux et ce reflux font dborder
la source de lamour. Ainsi, le toucher de Dieu et notre rponse amoureuse constituent
un seul et simple amour. Lhomme est tel point possd par lamour quil doit
oublier Dieu et soi-mme pour ne plus rien savoir que lamour lui-mme 3.
On pourrait se dire que Ruusbroec a m ieux connu la littrature courtoise et quil
a interprt la rencontre amoureuse comme un vnement religieux dans un contexte
de dvotion. Constatation tout fait lgitime. Mais d une faon plus profonde il faut
signaler aussi sa conception trs humaniste de la crature humaine. Dieu respecte
pleinement la libert et les sentiments humains de sa crature. Ruusbroec ne veut
d aucune faon volatiliser la ralit terrestre et temporelle. Si lme humaine se
perdait dans locan divin, ce serait la fin de laventure amoureuse. La rencontre
humano-divine n est possible que grce laltrit entre Dieu et sa cration. Mais
cette altrit doit rester ouverte la richesse divine qui la comble tout en garantissant
sa permanence, ncessaire la lutte amoureuse. Tout cela ne semble pas tellement
loign de lamour purement humain et terrestre. On pourrait conclure en disant que
le partenaire divin intensifie les appels et les exigences, mais quil prodigue aussi une
douceur inconnue et infiniment respectueuse.
Comment prsenter maintenant la mystique du dtachement (Gelassenheit) de
Matre Eckhart ? On trouve une conception plutt pessimiste et ngative de la cration
dans le clbre sermon Beati pauperes spiritu ( Heureux sont les pauvres en esprit ).
Ce sermon - connu aussi sous lappellation de Sermon 52 - a t admirablement
traduit et comment par Jeanne Ancelet-Hustache 4. Nous en reprenons les thmes
les plus significatifs.
A. Il est deux sortes de pauvret : une pauvret extrieure. Celle-ci est bonne et il faut
hautement la louer chez lhomme qui la pratique volontairement pour lamour de
Notre Seigneur Jsus-Christ. Mais nous parlerons encore mieux et considrerons
la pauvret selon une signification plus haute : est un homme pauvre celui qui ne
veut rien, et qui ne sait rien, et qui n a rien 5.
B. Si on me demandait ce quest un homme pauvre, qui ne veut rien, je rpondrais :
tout le temps que lhomme a la volont de vouloir accomplir la toute chre
volont de Dieu, cet homme n a pas la pauvret dont nous voulons parler ici. Car
cet homme a sa volont par laquelle il veut satisfaire la volont de Dieu et ceci
n est pas la vraie pauvret. Car si lhomme doit tre vritablement pauvre, il doit

UNE REMISE EN CAUSE

209

tre aussi dpris de sa volont cre quil ltait quand il n tait p as... Car seul est
un homme pauvre celui qui ne veut rien et ne dsire rien 6.
Notons, en passant, que cette pense a t reprise par Marguerite Porte 7,
bguine brle sur le bcher Paris le 1er juin 1310. En effet, dans son Miroir des
mes simples, on retrouve la mme conception de la pauvret spirituelle : Aussi
cette me ne peut-elle rien vouloir de son propre pouvoir. Car son vouloir n est pas
elle, ni en elle, mais il est plutt en celui qui l aime. Ce n est pas l son opration, mais
plutt celle de la Trinit, qui opre en cette me selon sa volont 8.
Quel que soit le sens orthodoxe de cette pense, il est clair que ces textes
expliquent la rencontre mystique d une autre faon que Ruusbroec. Matre Eckhart et
la bguine Marguerite Porte dcrivent lexprience mystique comme un retour la
pense divine o tous les tres existent depuis toute ternit, mme avant d tre crs.
Cette prexistence est sans doute indique par le premier rcit de la Gense propos
de lorigine humaine. Lhomme y est conu comme tant fait limage de Dieu et
donc comme temel avec le Dieu temel. Cette approche sintresse beaucoup moins
lhistoire temporelle de la cration et il considre la cration temporelle comme une
chute dans la matire et comme un oubli du projet initial. La vie mystique assurerait le
retour de la crature au premier projet de son Crateur. La rencontre amoureuse n est
srement pas exclue, mais elle n occupe pas la mme place centrale que celle que l on
trouve chez les deux grands mystiques du Brabant.
Il est donc ncessaire de bien distinguer les conceptions de Matre Eckhart de
celles de Ruusbroec. Aprs avoir distingu ces deux voies, il faut admettre que Jean
Tauler n a gure distingu les eaux de ces sources diffrentes. Et bien sr, tous ces
auteurs, brabanons aussi bien que rhnans, s intressent la vie intrieure et aux
diffrentes tapes de la prire contemplative.

Notes
1 J. Van R uusbroec , Ecrits, t. III : Le Royaume des amants. Le Miroir de la Batitude
temelle. Prsentation et traduction par dom A. L ouf , Bgrolles-en-Mauges, Abbaye de
Bellefontaine, 1997 (Spiritualit occidentale, 4), p. 269.
2 Sur cette question, voir larticle de M.-A. Vannier , Nouvelles perspectives sur la
naissance de Dieu dans lme chez Eckhart .
3 uvres de Ruysbroeck l Admirable. Traduction du flamand par les Bndictins de
Saint-Paul de de Wisques, Bruxelles, Vromant et Cie, t. 3,1920, p. 158-159. J. Va n R uusbroec ,
Ecrits, t. II : Les Noces spirituelles. Prsentation et traduction par dom A. L ouf , Abbaye de
Bellefontaine, Bgrolles-en-Mauges, 1993 (Spiritualit occidentale, 3), p. 153-154.

210

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

4 M a t r e E c k h a r t , Sermons. Introduction et traduction de J. A n c e le t - H u s ta c h e , t. II,


Paris, Seuil, 1978, p. 138-149
5 M a t r e E c k h a r t , op. cit., p . 1 4 4 - 1 4 5 .
6 Ibid., p . 1 4 5 -1 4 6 .
7 Voir, dans le prsent volume, larticle de L. R ichir , Marguerite Porete et les
bguines .
8 M. P o r t e , Miroir des mes simples, 2 7 .

Ruysbroeck. Mystique nuptiale,


mystique maternelle
Claude-Henri R o c q u e t

1. Ruysbroeck et la sainte Belgique 1


Maeterlinck aurait pu dcouvrir Ruysbroeck grce aux jsuites du collge
Sainte-Barbe, Gand, mais il le dcouvre dans la bibliothque de Des Esseintes,
semble-t-il, vingt-trois ans, en 1885 : A rebours venait de paratre. Cette rencontre
lblouit et linfluence. Il traduit L ornement des noces spirituelles peu de temps
avant de publier Pellas et Mlisande. Dans sa prface, reprise en partie dans Le
trsor des humbles, il voque lAdmirable - mais si trangement ! Presque rien de
ce quil dit de la doctrine et de lenseignement de Jean Ruysbroeck ne correspond
notre lecture. Plotin dix fois nomm, pas une fois le Christ. Et des images d un lieu
noir et polaire , des vertiges fin de sicle , une admiration mle d une espce
deffroi. Maeterlinck a rv Ruysbroeck. Sa mysticit est d une autre nature que le
mysticisme, ou, pour mieux dire, la mystique, orthodoxe et traditionnelle, classique,
de Ruysbroeck. La fontaine de Mlisande ne reflte pas le mme ciel que ltang de
la fort de Soignes le long duquel, prs de quarante annes, mditant, priant, chemina
le saint prieur, bientt sous lhabit noir et blanc des augustins, aprs quil eut quitt
la collgiale Sainte-Gudule, sa premire paroisse, et le bruit de Bruxelles, pour vivre
en plnitude la lumire et le silence ardent de Dieu, au sein d une valle verte, dsert
tout proche, image de lEden.
Quelle diffrence de regard, d intelligence, entre la prsentation dErnest Hello,
parue en 1869 (vingt-deux ans plus tt !) et celle de Maeterlinck. Mais le travail de
Maeterlinck, lui aussi, fut un barrage contre loubli, un rappel. Sans lui, Michaux
aurait-il compt Ruysbroeck parmi ses amis ? Et Norge, dans sa jeunesse, bruxellois,
na pu manquer de lire Le trsor des humbles, et d y rencontrer, grce Maeterlinck,
sans doute, lermite illumin.

212

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Discret, un fil issu de Groenendael, un fil spirituel, circule travers les uvres
des potes et des crivains de Belgique, du Nord. Le mettre en vidence contribuerait
situer Ruysbroeck non dans la seule histoire de la spiritualit, de la mystique,
mais dans lhistoire littraire et faire que lon considre davantage en lui lcrivain,
le pote, et l un de ceux qui laissrent la langue des clercs, la langue ancienne et
savante, la langue d Eglise, - le latin, pour sadresser au peuple en sa langue natale
et quotidienne, avec des mots de tous les jours et parfois invents, comme lavait fait,
un sicle plus tt, Hadewijch d Anvers. Portant lcriture, au livre, aprs Jacob van
Maerlant, cette langue vernaculaire - et son beau brabanon de Bruxelles que loue
chez Ruysbroeck un chartreux de Hrinnes, son contemporain. Pre spirituel, auteur
inspir, mais ouvrier, fondateur, p a r surcrot, d une littrature : le pre de la prose
flamande , dit Roger Bodart.
Je n aurais pas rapproch Ruysbroeck et M ichel de Ghelderode si je n avais
ces temps-ci, et alors que je relisais Le Livre des X II bguines, port la scne Les
Femmes au Tombeau. Dans la nuit du Vendredi saint, Jrusalem, tandis que des morts
soudain sortis de la tombe vont par les rues, la Laveuse de morts et lAccoucheuse
trouvent refuge dans une maison vide. Bientt, lune aprs lautre, lune avec lautre,
d autres femmes les rejoignent, apeures, gares, inquites : Madeleine, Marthe et
Marie, Vronique, la Femme gurie, la Femme adultre, Madame Pilate, une vieille
femme qu un homme jeune accompagne et dont un voile cache le visage : Marie,
Jean. Au moment o les femmes sapprtent se rendre au tombeau de Christus, pour
lensevelir, surgit comme une furie Yochabeth, la femme de Judas : cette maison,
quelles occupent ! est la sienne. Et o est son mari ? Jean lui rpond quil est la
morgue. Elle disparat en criant. Les femmes se remettent en marche pour ensevelir
Jsus. Toutes, dignes et indignes , les voici, au del de leurs faiblesses, de leurs
vanits, de leurs mchancets, de leur pch, de leur mdiocrit, runies, unies,
sanctifies, sauves. Quelle grce les a transformes, cette nuit, et ressuscites ? Jean
et Marie demeurent seuls. Jean s endort. - Douze personnages, douze figures, comme
furent douze les aptres, et comme sont douze les bguines du Livre de Ruysbroeck ;
onze femmes et Jean, le plus fm inin des aptres, le plus intrieur.
Et voici la fin de luvre :
LA VIEILLE FEMME. - Cest le matin ! Il dort, Jean ; il ne peut plus me
surveiller... (Elle s'agenouille.) Jsus, mon enfant, j ai refoul ma peine tant quil la
fallu. Maintenant, je pleure sur toi, loin des regards... Je ne suis plus la mre du Dieu
quon crucifia, je suis la mre du condamn mort... .
Marie, la Sainte Vierge, dans sa douleur et sa fatigue, sa solitude, nettoie la
maison du tratre, du criminel, cependant que les Femmes sen vont vers le Tombeau
embaumer le corps de son Fils. Marie, comme son Fils, la veille, a lav les pieds de
ses disciples, tous ses disciples, Marie balaie la maison de Judas.
Cette note finale est Yhumilit mme. Lhumilit divine.
Ghelderode, quand lui vint cette note, mais peut-tre tout le drame est-il n en
lui de cette note, premire, sminale, inspire - , a-t-il entendu rsonner en lui la parole
initiale de lIncarnation : - Voici la servante du Seigneur ? Ecce ancilla...
Nous-mmes, lcoutant, voyant en elle comme la clef de vote de tout ldifice
dont l Accoucheuse et la Laveuse de morts - l humaine condition - sont les

MYSTIQUE NUPTIALE, MYSTIQUE MATERNELLE

213

arcs-boutants ; nous-mme, entendons-nous que notre seigneur est dsormais notre


frre ? Ft-il Can, fut-il Judas, - le pire et le plus malheureux des hommes.
Oui, cest dans lesprit des Primitifs flamands - comme il le dit - que Ghelderode,
qui crivit La fo lie cTHugo van der Goes, a conu ce petit drame admirable, ce prisme
de la Passion, - qui est prisme d humanit. On dirait que laile d un ange de lumire
est venue soudain effleurer le coeur et le front de ce pote si souvent tourment, si
souvent fascin par des fastes d enfer, le macabre, et qui en fut avec gnie le peintre,
le dramaturge. Dans cette uvre-l, qui pourrait tre anonyme - et pur diamant
populaire - , surgit ou ressurgit lesprit d une Flandre anglique, vanglique,
ancienne, que je voudrais nommer la sainte Belgique . - Sainte Belgique dont le
bienheureux Ruysbroeck, notre Sraphim de Sarov, est le staretz.
Sainte Belgique : tout territoire, toute contre, a vocation d tre une patrie,
toute patrie est appele devenir patrie spirituelle et enrichir, de sa note particulire,
la patrie humaine, notre patrie. Le plus humble des hommes, le plus solitaire des
artistes, transfigure parfois, et pour toujours, le pays de sa naissance, ou de sa vie
quotidienne. Les htres de Groenendael, ni mme ses oiseaux, ne sont pour nous ce
quils seraient ailleurs, ordinaires, depuis que leurs anctres ont accueilli lermite
empli de ciel ; de mme que les oliviers d Arles, et les cyprs, et les bls et le chemin
dAuvers-sur-Oise entre les bls, portent dsormais le regard et la passion de Vincent
van Gogh, en sont revtus. Les lieux, certains lieux, sont comme des reliques dont le
sens est de rappeler la source cleste, intrieure, dont un vivant a tmoign, vcu. Et
ces reliques sont laimant et la raison de nos plerinages.
Je rappelais la pice, trs brve, que Ghelderode - bruxellois - consacra au peintre
qui, en proie des visions infernales, devenu fou, se voyant damn, se croyant damn,
fut recueilli par les moines de Rouge-Clotre, dans la fort de Soignes, tout prs de
Groenendael, et apais par leurs chants et leur musique, leur bont. Je viens de rouvrir
le livre, je lis : Je suis votre prieur, je serais votre pre si Dieu n tait notre pre
tous. Voyons, mon frre ?... C est le printemps ; une lumire merveilleuse caresse les
cimes de la vieille fort brabanonne ; les tangs sont d argent v if ; tous les oiseaux,
tous les insectes chantent et bourdonnent ; et sur nos ttes, comme une tente d azur
orne de petits nuages blancs, le znith rgne, si pur, si translucide quon peut voir les
volutions des anges du matin .
Un peu plus loin, vers la fin de la pice, Hugo, dlivr du mal, scrie : Mes
frres... mes bons frres !... Jtais dans les tnbres... Et me voici inond de clart...
Je vous reconnais tous... Ayez piti de moi... Je serai fort... Je peindrai un grand
tableau pour vous... o u i... un tableau o les couleurs seront aussi harmonieuses que
ces voix, un tableau o vous verrez Christus, et Madame sa Mre, et lEsprit-Saint
sur un fond d or. Aucun dmon ne pourra m empcher de le peindre... Je suis encore
chancelant, et je deviens vieux, mais j ai la foi... Credo !... Les anges ont effleur mon
front de leur aile compatissante... Je n ai plus mal... Credo !...
Ce tableau de Van der Goes, sans doute imaginaire, n est-ce pas Les Femmes au
Tombeau, de Ghelderode ? Et cette aile, cet ange, que j imaginais rafrachissant son
front, son cur, Ghelderode en a donc ressenti la prsence, la douceur. Je limagine
cherchant la paix, certains jours, solitaire, promeneur, plerin, entre Groenendael
et Rouge-Clotre, et le temps aboli entre les jours de Ruysbroeck et les ntres, la

214

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

transparence des sicles. Il est certains lieux, rels, qui sont le seuil et lore dun lieu
d une tout autre nature, o ne rgnent plus notre temps et notre espace. Lieux comme dj
transfigurs. Par une brche sensible dans la lumire du jour, nous sommes entrs presque
en nous-mme. On croirait quil sagit d un songe et cependant nous sommes veills.

2.

Traduire Ruysbroeck

Traduire Ruysbroeck. Le traduire en franais.


Pour la prose, faut-il respecter un certain pas pesant, voire quelque maladresse ?
Vaut-il mieux, renonant labondance des conjonctions, des articulations,
quelques rptitions, lui donner de laile, une lgret, une fermet, un ton classique,
une allure franaise ?
La question est plus dlicate encore lorsquil sagit de pomes qui ouvrent tel
ouvrage en prose, le concluent, ou surgissent en chemin. Pour respecter la rime, le
rythme, le sens, tout la fois, il faudrait l art et linspiration d un pre Cyprien de la
Nativit de la Vierge qui traduisit Jean de la Croix, et qu admirait Valry. Il faudrait le
talent de Liliane Wouters lorsquelle traduit Hadewijch :
Crainte, amour et connaissance,
espoir, dsir perdu,
got, esprit et jouissance
me quittent. Jai tout perdu.
Nescience o je me plonge
Ce que j prouve ma fui.
Nul cho ne se prolonge
en moi. Je reste o je suis
dans un dsert dont la nuit
toute description arrte.
Aucun mot ne le traduit.
Rien ne peut dire o vous tes.
J ai dcouvert, chez un bouquiniste, Le Livre des X II bguines ou de la vraie
contemplation. Traduit du flamand avec introduction par labb P. Cuylits, Bruxelles,
Librairie Albert Dewit, 1909 . Et c est pour la traduction du chapitre premier en vers
rims ou assonancs quil a pris place dans m a bibliothque ruysbroeckienne. Voici la
strophe que le traducteur estime la m ieux venue :
Son amour est si parfume,
Que mon me en reste pme...
Je menivre pleines gorges
Du noble et divin cordial.
Dieu ! Puiss-je tre plus joyeuse,
Quand je vois sa face glorieuse,
Et bois sa boisson gnreuse !
Mauvais, ceux qui en parlent mal.
Ihessus minne die is soe fijn ;
Si heeft vervult die siele mijn.
Hi send mij sinert edelen wijn
Altoes met vollen tappen.

MYSTIQUE NUPTIALE, MYSTIQUE MATERNELLE

215

Detis ! hoe mochtic blider sijn


Als hi mij toent sijn scoen aenscijn,
En ic drinke den edelen wijn ?
Sie hebben onrecht die quaet clappen.
Mme celui dont le flamand n est pas langue natale, ni mme familire, entend
quil manque aux vers traduits la musique de Ruysbroeck, son charme.
Succdant aux bndictins de Saint-Paul de Wisques, les bndictins de Saint-Paul
dOosterhout - on leur doit la premire traduction complte de Ruysbroeck en
franais, hormis les Lettres - proposent :
Lamour de Jsus est si beau,
il a rempli mon me :
il me verse son vin gnreux,
toujours des coupes pleines.
Mon Dieu, quelle sera donc ma joie,
lorsquil me montrera sa face si belle,
et que je boirai ce vin gnreux !
Elles ont tort celles qui nen parlent pas bien.
Nous n entendons pas le cantique de la bguine extasie, son bruissement
namour de parole, ce battement d aile d une colombe qui vole, d un trait, de ce trou
de rocher dans le Cantique des cantiques, o elle sabrite, niche, cette vigne quil
faut prserver des renards ! cette Vigne de la Sulamite. Nous n entendrons pas cette
chorale ou ce murmure de bguines, ce chur, ce cur, dans le jardin du bguinage,
ou dans la chapelle, loratoire, dans la salle blanche et nue o elles cousent et filent
pour les pauvres, toutes ensemble, levant parfois les yeux vers les nuages de Bruxelles
ou de Bruges, de Malines, par ltroite fentre, vers le bleu du ciel, ou haussant vers
les toiles leur lampe, attendant lEpoux, veillant nuit et jour, pour lEternit. Douze
bguines, parlant de lAmour indicible, tandis que leurs mains charitables, actives,
travaillent. Douze bguines, et au milieu d elles, invisible, indicible, prsent, le
Christ, lamour, au milieu d elles, en elles, qui sont runies en son nom.
La traduction prcite date de 1938. Rcente, voici celle de Dom Louf, moine au
Mont-des-Cats :
Lamour de Jsus est si exquis,
il a empli mon cur.
Un noble vin, il me verse,
grands flots sans cesse.
Mon Dieu ! Comment tre plus joyeux
lorsquil me prsente son gracieux visage,
et que je mabreuve dun si noble vin ?
Ils ont tort qui mal en prtendent.
Entre la traduction littrale et le dfi - la gageure, d une traduction rime et
rythme, rgulire, j essaierai, pour faire entendre la musique qui prlude au trait,
la mditation, une voie mdiane :
Douze bguines runies, assises en cercle, conversaient ensemble du trs noble
Seigneur Jsus, chacune selon sa pense, selon son cur : Venez, mes surs !
venez ! chantons ! louons lAmour ! Il est suave en ses prmices ! Rien nest plus
doux que sa douceur .

216

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

La premire dit :
Je veux porter lamour de Jsus sans le secours de rien au monde, ni de personne,
sans aide aucune. Que Dieu m en donne la force ! Cest justice que nous aimions ce
fils de si pur lignage, de si haute extrace.
La deuxime dit :
Jaimerais laimer ! las, ne sais my prendre. Il se cache mon regard, mon cur
distrait se disperse. Mea culpa ! mea culpa ! mea maxima culpa ! Mille fois je men
accuse et je le confesse : hlas ! ma vie est un tissu de vains soucis.
La troisime dit :
Il vint moi comme un saint personnage et me fit mille promesses, tel quun ami
vritable. Mais il a fui ! loin de moi, inconstant, volage, voleur. Je nai plus rien. Je
le recherche et le poursuis, nuit et jour, jour et nuit, tant queje puis. Cest folie de se
rjouir du jour avant que soit venu le soir, suave et doux, avant nuit close.
La quatrime dit :
Lamour de Jsus ma trahie. Il marracha cur et sens. A qui porter mon grief?
Nuit et jour il me dvore. Il exige de moi plus que je ne possde, et plus encore.
Linjuste salaire !
La cinquime dit :
De ne rien avoir reu dj, rien reu encore, j aurais grand tort de mtonner et
de me plaindre. Il est juste, il est ordinaire, que celui qui na que peu travaill reoive
un maigre salaire.
La sixime dit :
Quelles paroles entends-je ? Quelles querelles on ose ? Jsus vous a rendues
folles ? Et sur quels chemins tranges, bguines, mes surs, vos pas maintenant se
posent ? Vous faites honte Jsus ! Taisez-vous, et ne parlez plus sauf en confession.
La septime dit :
Si grande la faim de mon me! quavoir tout ce que Dieu possde, tout ce quil
donne, cela ne me pourrait suffire. Sil ne se donne lui-mme, je vais mourir, je meurs.
Ma famine de Dieu est telle, mon impatience, nul ne peut les concevoir.
La huitime dit :
Le Seigneur Jsus est fontaine pure do coule un torrent de joie : cette enseigne
je mattable. Il est mien et je suis sienne : je ne puis vivre sans lui. Il mest donn en
partage. Noix trs douce, trs suave ! fou qui ne la brise pas. Son dlice est au plus
intime. Son dlice est au dedans. Quand sur toute chose j aurais tout pouvoir, quand
mappartiendrait le monde, je choisirais Jsus pour Dieu : ma joie est de le servir.
La neuvime dit :
Lamour du Seigneur ma abandonne. Je le poursuis sur des chemins inous, je
vis errante, perdue. Jadis, j tais riche, aujourdhui, je suis sans rien. Je souffre un
brlant chagrin. Mon cur ! il me la vol.
La dixime dit :
Lamour de Jsus est si beau ! Il emplit mon me. A pleines coupes, Jsus me
verse son noble vin. Mon Dieu ! Mon Dieu ! quelle sera ma joie, quand il me fera voir
la beaut de son visage et que je boirai ce vin ineffable ? Celles qui en mdisent ont
grand tort.
La onzime dit :
Ai-je un dsir ? Je ne sais. Dans une ignorance sans fond, je suis perdue

MYSTIQUE NUPTIALE, MYSTIQUE MATERNELLE

217

moi-mme. Comme en un gouffre insondable, un abme, je mengloutis dans sa


bouche, je sombre. Chemin sans retour.
La douzime dit :
Agir, faire le bien toujours, telle est ma volont : lamour ne saurait demeurer
oisif. Faire le bien, pratiquer la vertu, sincrement, fidlement, et, au del de toute
vertu, contempler Dieu, voici la voie estimable, juste.
Contempler le divin visage, fondre damour en face de lamour, ivre ! toujours
damour tre ivre, telle est en vrit la voie.
Restons ensemble, parlons encore, toujours, des choses du ciel, mes surs : il
nest point de vie plus haute, plus noble.
Notre Pre cleste nous a aimes,
Il nous a envoy son Fils,
Il nous la donn :
Sa mort nous dlivre.
Tel est notre baume temel.
Cest pour le Christ quil nous faut vivre.
Et prions notre Dieu du ciel
Afin daccomplir son commandement
A sa seule gloire, ternellement.
Et pour que dans ce val de larmes
Nous triomphions du mal et de lenfer
Et puissions gagner le chteau de Dieu.
Ici sachve le dialogue des bguines mais Ruysbroeck n abandonne pas encore
la rime. En vers, il commente ce quil vient d entendre, de transcrire. Les bguines
daujourdhui n ont plus la mme vertu que jadis, on le sait, mais il reste encore de
saintes bguines. Et Ruysbroeck abandonne la rime quand il sagit de leur enseigner
les voies de la contemplation. Quand il sagit d tre prcis, quand il est question de
doctrine, cest la prose qui convient, et la raison, non plus livresse potique, le chant.
Le dialogue des amoureuses du Christ n est pas sans voquer les pomes de
Hadewijch, dont Ruysbroeck a pu sinspirer, se souvenir ici : la lecture de Hadewjich,
bguine du treizime sicle, lui tait familire, dit son premier biographe. Telle
strophe de Ruysbroeck - la troisime ou la quatrime - est toute proche de Hadewijch,
dans son septime pome :
Au temps de mes jeunes annes, quand j tais novice en amour, quel grand festin
il me promit ! Sa bont, son savoir, sa richesse, sa force... Le jour o je fus prte me
donner entire, il sembla vouloir munir lui pour toujours. Amour ! que reste-t-il de
cette belle flamme ?
Amour ainsi ma trahie, mayant montr table servie, et riche en mets dlicieux
(...). Pour ce festin, j ai endur mille douleurs. Aujourdhui je renouvelle ma plainte,
je porte plainte contre lui, lui jadis si fastueux.
Mais les pomes qui chez Ruysbroeck suivent le dialogue des bguines, et o
sentretiennent lme et le Christ, il n est pas impossible quils aient inspir Thomas a
Kempis, et dans leur forme mme. Lorsquon ne connat l'Imitation qu travers une
traduction en prose, on ne devine pas que ce livre est uvre de posie.
Le Livre des douze bguines : leur livre, en effet. Celui que Ruysbroeck a
crit pour elles, et qu il leur confie, pour quelles cheminent dans lamour du Christ.

218

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Aprs ce livre, Ruysbroeck, durant les quelque vingt annes quil vcut encore
Groenendael, cessa d crire. N on de parler, certes, ceux qui venaient lui demander
de ces paroles qui font vivre. Lui-mme nourri de silence et de prire, doraison, sans
quoi toute parole est vaine.

3.

Mystique nuptiale, mystique maternelle


La premire naissance et la plus sublime est celle du Fils unique engendr par
le Pre cleste dans lessence divine, dans la distinction des personnes. La seconde
naissance fte aujourdhui est celle qui saccomplit par une mre qui dans sa
fcondit garda labsolue puret de sa chastet virginale. La troisime est celle par
laquelle Dieu, tous les jours et chaque heure, nat en vrit, spirituellement, par la
grce et lamour, dans une me bonne.
Tauler, Sermon pour lafte de Nol
Je dois tre Marie et donner le jour Dieu pour quil me dorme la joie temelle.
A ngelus S ilesius

Les liens de Ruysbroeck avec la mouvance bguinale, et en particulier avec les


crits de Hadewijch d Anvers, de Batrice de Nazareth, sont vidents, attests. Sa
mystique, comme celle des bguines, est mystique de lEssence et mystique nuptiale,
dont le Cantique des cantiques est la source. Et peut-tre la forme la plus haute quait
revtue lAmour entre lme et Dieu amour courtois se trouve-t-elle aux
Pays-Bas anciens dans les pomes de Hadewijch. Ces pomes sont traduits en franais
comme lensemble de son uvre : Pomes, Visions, Lettres. Ils demeurent dans une
certaine pnombre. Les potes mystiques du Nord n ont pas dans la culture franaise
la place des espagnols et des italiens. Est-ce parce que les langues latines nous sont
d emble moins trangres ?
Au-del de la relation de Ruysbroeck avec le mouvement bguinal, un dialogue
avec Michel Cazenave m a conduit rflchir la part du fm inin dans lenseignement
du prieur de Groenendael, dans sa doctrine, sa vision de lhomme et du surnaturel.
Non moins importante, peut-tre, que la mystique nuptiale, on pourrait parler
chez lui d une mystique maternelle .
Dans la mystique nuptiale, lme est lpouse de Dieu, lpouse du Christ
- et le mariage mystique de sainte Catherine, tel que l a reprsent Memling dans
le triptyque de Bruges, est lune des figures majeures de cette mystique. Dans la
mystique maternelle , lme est la mre de Dieu, la mre du Christ. Elle est, comme
Marie selon Dante, fille de son Fils .
Marie n est pas seulement une femme dans lhistoire, une personne, ni la figure
d Isral, ni la nouvelle Eve, rdime, salvatrice par son assentiment, et ni seulement
lEglise notre sainte Mre lEglise : elle est la figure de lhumanit, elle
reprsente lhumanit, elle m et au monde le crateur du monde, elle donne lEtemel
son corps charnel, mortel. Elle est mre de Dieu, Theotokos.
M re de Dieu ! Cela est impensable, inconcevable. Cela passe toutes les
catgories et les degrs du raisonnable. Il a fallu des sicles pour que la chrtient
lnonce, et fixe en un mot le vertige, lextase. Comment le fini contiendrait-il linfini,
comment le temporel, et le mortel, donnerait-il naissance ltemel, limmortel,
ce qui est qui au del mme de lorigine ? Ce paradoxe, ce renversement, est au cur,

MYSTIQUE NUPTIALE, MYSTIQUE MATERNELLE

219

au centre, de la foi chrtienne. Il est analogue, sinon identique, au paradoxe d une


vierge mre, d une mre virginale, et peut-tre en recle-t-il quelque chose comme
lessence, le secret - de mme que le sens du dogme, plus tard venu, de limmacule
Conception : conciliant lhistorique et le transhistorique, le temps et lEden. Il est
insparable de laffirmation : Dieu sest fait homme , - vrai Dieu, vrai homme .
- Il sest fait homme et il a habit parmi nous : habit : en premier lieu dans le
ventre dune femme, notre premire demeure. Ce paradoxe inconcevable est au cur
de la mystique chrtienne - de la Foi.
Peut-tre la mystique maternelle est-elle cependant plus facile mditer,
vivre, pour un homme, un mle, que la mystique nuptiale, o il faut que lhomme se
conoive pouse, femme. Un homme plus facilement sans doute se conoit comme
une mre que comme une pouse, une amante ; maternel plutt quamoureuse. Cette
mditation mystique transcende les deux sexes - comme si, dj, dans lme en Dieu,
il ny avait plus ni homme ni femme . (Et dans nos langues romanes, en franais,
l'me, grce au mot qui la dsigne, fminin de genre, fminin de son et de rime, se vit
et simagine au fminin : chacun prouve en soi-mme, trs naturellement, le dialogue
et lalliance d'animus et 'anima.)
Cette mystique maternelle fait apparatre aussi, du mme coup, aux yeux de
lme, en Dieu non seulement le Pre, mais la Mre. Landrogynat divin. Mais Dieu
dit ses enfants, son peuple, dans Isae : Est-ce quune femme oublie son nourrisson,
na-t-elle pas piti de lenfant de ses entrailles ? Loublierait-elle, je ne t oublierai pas.
Je tai grav sur la paume de mes mains...
Ainsi voit-on, la fois, que lme est homme et femme, lun et lautre, et ni lun
ni lautre ; et que Dieu, me de notre me, est pre et mre.
Ainsi sommes-nous crs limage et la ressemblance de Dieu : homme et
femme il le cra .
Comme la Toute-Puissance de Dieu est Bethlem faiblesse extrme de
lenfant, dnuement, la paternit est maternit ; c est--dire, pour nos reprsentations
daujourdhui, - d aujourdhui encore : plus misricordieuse, plus douce, plus
indulgente. Les entrailles sont la fois le lieu de la conception et le lieu de lamour,
de la tendresse, du pardon. Le pre de lEnfant prodigue est tendre comme une mre,
- et cest sans doute la raison et le sens de labsence de la mre dans cette parabole.
Peut-tre cette absence nous dit-elle que Dieu est pre et mre.
Ce paradoxe est analogue, identique, lidentit de Dieu et de lhomme, de la
Vierge et de la Mre, de la M ort et de la Rsurrection, ou, plutt, du Christ mort,
vritablement mort, et du Christ ressuscit, vritablement ressuscit. Dpassement
de tous les contraires. Concidence des opposs. Du non-savoir et du haut savoir, de
la folie et de la sagesse. Passage la limite, linfini. Chemin de la docte ignorance.
Impensable qui est la condition et le terme de la pense. Tnbre lumineuse. Vide
fondamental. Abme germinal. Inaccessible plus proche de nous que notre cur.
Concevoir Dieu. Lui donner corps, notre corps. Ce n est plus moi qui vis, mais
le Christ vit en moi.
Imiter le Christ, imitatio Christi ? Oui, mais imiter aussi Marie, mre du
Christ, mre de Dieu, - tre Marie. Ce n est pas seulement aux mains de ses bourreaux
- les ntres, nos mains que Dieu, le Christ, se remet, comme un agneau qu'on mne

220

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

l'abattoir ; il se remet aux mains humaines et charitables de lhomme, ses mains


maternelles. Et lhomme n est pas seulement duqu, enseign, par Dieu, lev,
mais Dieu reoit enseignement de lhomme, et de la condition de l homme quil a
faite sienne : ne serait-ce que par lexprience de la douleur de vivre et de mourir, de
compatir notre condition, de connatre la tentation, de souffrir jusqu labandon
de Dieu. Il apprend grce nous ce que c est que de natre et de mourir, la gestation
et lagonie, lembryon et le cadavre. LEtemel apprend grce nous le temps, sa
finitude. Il apprend ju sq u ' la lie les tnbres et lamertume du cur de lhomme,
sa cruaut, sa dtresse, sa folie. Comment ds lors pourrait-il condamner lhomme,
ternellement ? - Pre, pardonnez-leur, ils ne savent ce q u ils font ! Lhomme
quil est enseigne Dieu la misre de l homme sans Dieu, q u il connat en son abme
comme aucun homme ne la connat : ignorant Dieu, et s ignorant ainsi soi-mme. Les
tables de la loi nouvelle, temelle, sont notre corps, que Dieu a revtu - comme par le
baptme nous revtons le Christ - et Dieu, s incarnant, se les enseigne soi-mme, en
cet homme semblable tous les hommes quil est lui-mme, comme il nous enseigne
mystrieusement la Rsurrection. Dieu, s tant fait homme grce aufia t d une femme,
est lui-mme la table de la loi nouvelle, il est la parole, la parole de vie. Et lalpha
et lomga de cette parole est lAmour, - le commandement qui rsume tous les
commandements, en quoi tout se cristallise, corps, esprit, terre, ternit, - lhomme
et Dieu : Aime .
Mais pour que Dieu soit homme, il lui fallut une mre. Il a fallu quune femme,
lhumanit entire en elle, comme en Adam toute lhumanit, soit la mre de Dieu.
Eternellement Mre de Dieu comme le Pre et le Fils ternellement sont le Pre et le Fils.
Cette mystique maternelle, cette imitation de Marie , cet appel devenir mre
de Dieu se trouve clairement exprim dans la treizime Vision de Hadewijch.
Un nouveau ciel me fut manifest, qui jamais auparavant ne mtait apparu, et
lalleluia que chantent les sraphins. Et lun des sraphins, clamant grande voix,
disait : Voici le nouveau ciel cach, ferm pour toute me qui na pas t la mre
de Dieu, qui ne la pas port dans son sein jusquau terme de lattente, qui na pas
err avec lui en Egypte et ailleurs, ne la pas prsent (au temple) lorsque le glaive
des prophties a travers lme (de Marie), qui ne la pas nourri enfant jusqu lge
dhomme et ne la pas accompagn finalement jusqu la tombe : tous ceux qui nont
point fait ainsi, ce ciel restera ternellement cach .
Et vers la fin de cette Vision, ceci encore :
Et Marie qui tait la plus leve des vingt-neuf (parfaits) me dit : Vois, tout est
accompli : parcours ces trois modes et gote pleinement lAmour que tu as allait par
lhumilit, que tu as orn et dirig par la fidle raison, que tu soumets enfin et parfais
dans lunit par ton haut dfi et la plnitude de la force .
Je cite crivant Amour, plutt qu'am our cette Vision dans la traduction
de Fr. J.-B. M.P, dite par O.E.I.L. Le mme traducteur la commente dans son
introduction aux Lettres spirituelles de Hadewijch (chez Claude Martingay) : Le
passage est significatif de lorientation de notre auteur, car les actions et les passions
de la Mre du Christ y sont prsentes lme comme ce qu'elle doit vivre : lhistoire
sacre est intriorise, selon cette tendance gnrale de la mystique, qui sera pousse
trs avant chez les contemplatifs brabanons et rhnans de la gnration suivante .

MYSTIQUE NUPTIALE, MYSTIQUE MATERNELLE

221

Cette mystique maternelle, cette mystique de la misricorde, cette vision de


lhumanit mre de Dieu, aurait pu dlivrer Ruysbroeck de sa croyance lenfer,
lternit de lenfer. LEglise s est dlivre des bchers, de ses bchers, - sa pratique
infernale. Elle sest dlivre de limage d un pre bourreau de son fils sur la croix,
crancier froce. Quand se dlivrera-t-elle de la croyance au Bcher temel ?
Vcue plus profondment - oui, j ose crire cela ! la mystique maternelle aurait
amen Ruysbroeck dlivrer, pour sa part, l humanit de ses terreurs, ou de son esprit
de vengeance, de lenfer de sa conscience.
Quel usage le chrtien fait-il, quel usage lEglise, de cette parole du Christ
Pierre : Ce que vous lierez sur la terre sera li dans les deux, ce que vous dlierez
sur la terre sera dli dans les d e u x ? Dans cette parole solennelle, fondamentale,
fondatrice, essentielle, il ne peut sagir de peccadilles. Il sagit de lessentiel. Dans
cette remise des clefs du Royaume entre les mains de lhomme, il sagit du pouvoir de
Dieu remis entre les mains de lhomme. Le pouvoir de dlier. De dlier lenfer.
J entends, par cette parole, inoue, que mme si lenfer temel tait prvu par
Dieu, il appartient lhomme, tel homme, de lteindre. Geste maternel, acte
maternel !
Quand la parabole du Livre de Jonas, et ce pardon accord Ninive, figure du
monde, par un Dieu plus misricordieux que lamer et vindicatif prophte, - quand
cette figure du Christ, le signe de Jonas, n a pu conduire tous les curs chrtiens
vers lesprance en l apocatastase, la mditation de Marie, du lait de son humaine
tendresse, aurait d les y convertir.
Nourrir Dieu.
Et dabord, le nourrir, enfant, du lait de la tendresse humaine , - the milk o f
human kindness. Le nourrir dans lhomme, - le pauvre, l affam : Ce que vous aurez
fait au plus petit d entre les miens, c est moi-mme que vous laurez fait .
Humanit, fille de lhumanit, mre de lhumanit.
Nourrir Dieu en nourrissant lhomme - tel est le sacrement du frre , le
sacrement fraternel. Lacte d amour, lacte de charit. En lhomme, en chacun de
nous, Dieu a faim, c est Dieu qui a faim, comme chacun de nous.
Et de quoi avons-nous faim ? De ce qui va au corps, certes, nourriture physique,
et en premier lieu ; mais aussi de ce qui va au cur, et vient du cur. - Lhomme ne
vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu .
Nourrir Dieu. Mais se nourrir de Dieu.
Proche de la mystique maternelle, la mystique de lEucharistie. Et cette mystique,
cette dvotion, tient une place majeure chez Ruysbroeck, dans son enseignement et
dans sa vie quotidienne, jusquen ses derniers jours, o il supplie quon n attribue pas
la faiblesse d un vieil homme ses dfaillances lautel, au moment de la conscration
du pain et du vin, mais lextase, lexcs de lumire et de grce. Et quimporte s il
ne tient pas alors le crucifix dans son bon sens ou la parfaite verticale ! Il est ivre du
vin et du sang de Dieu, il est ivre, comme la Pentecte les aptres dans le vent et
le feu de l Esprit parurent d abord aux gens de la rue, sous le balcon d o Pierre les
interpellait, ivres d un vin d ici-bas, malgr lheure encore matinale. Et les langues
de feu, par la voix de Pierre, parlaient chacun d eux, fils de tous les horizons, une

222

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

mme langue : la langue du cur. Au m ilieu des aptres, dans la maison, silencieuse,
la Mre de Dieu, Marie.
Jsus nourrit ses disciples de sa chair et de son sang comme sa mre la nourri de
son lait - mais aussi de sa chair, de son sang : Faites ceci en mmoire de moi . La
sainte Cne institue la sainte Messe, la divine Liturgie, sacrifice raisonnable, non
sanglant .
On ne saurait sparer la mystique de Ruysbroeck de sa foi catholique, de sa
religion, dont le sacrement de lEucharistie forme le cur.
Dans nombre de ses livres, Ruysbroeck a parl de lEucharistie, mais la plus
grande part du Miroir de la batitude tem elle lui est consacre, et c est dans ce
trait que lui-mme a rapproch lme portant Dieu, comme Marie la port, et la
communion au Corps et au Sang du Christ :
Si
tu veux recevoir le Corps de Notre Seigneur dans le sacrement de faon
glorieuse pour Dieu et pour toi-mme salutaire, il te faut quatre qualits qui taient
celles de Marie, la Mre de Dieu, lorsquelle conut Notre Seigneur. La premire est la
puret, la deuxime une connaissance vridique de Dieu, la troisime est lhumilit, la
quatrime est un dsir n du libre vouloir. (...) Elle remit sa volont tout entire au bon
plaisir de Dieu, fervemment, disant lange : Quil madvienne selon ta parole !
LEsprit-Saint lentendit et Dieu dans son amour en fut si touch quil envoya aussitt
dans le sein de Marie le Christ qui nous a librs de tout mal. Marie et lange nous
enseignent comment nous avons reu dans notre nature le Fils de Dieu.
Nous nous nourrissons de Dieu. Nous lui donnons notre vie, notre chair, notre
sang. Il nat au sein de notre me, pour nous faire renatre ( nul n entre au Royaume
de Dieu, s il ne nat une seconde fois ).
Ainsi, entre lacte d pouser Dieu et de lengendrer, de le nourrir ; d en tre
intrieurement l pouse et la mre, et cela, que nous soyons homme ou femme ;
entre lacte de donner corps Dieu, chair et sang, souffle, regard, et lacte de nourrir et
vtir ceux qui ont faim et soif, ceux qui sont nus ; entre la contemplation mystique et
luvre charitable, entre lextase et la charit, entre lEtemel et le quotidien, entre le
Ciel et la Terre ; entre le pain essentiel et le pain de la boulangerie et du fournil ; entre
la Naissance de Dieu, sa Nativit, au sein de Marie, au sein de lhumanit, en chacun
de nous, et lEucharistie ; entre lAnnonciation et la Rsurrection, le Pain de vie, le
pain des anges, - tout un rseau d images et de symboles (mais, pour le chrtien, pour
le catholique, lorthodoxe, il ne sagit pas seulement d images et de symboles, mais de
ralits, d une ralit essentielle, une ralit qui est en son essence vrit) - il stablit
tout un rseau spirituel, une correspondance, un tissu d analogies, une symphonie, o
les ralits chamelles sont le miroir de ce qui ne peut se concevoir ni se dire dans les
bornes de notre exprience.
Noces, Conception et Nativit, Eucharistie, autant de figures ou de ralits de
lUnit, de l Union, de la Communion.
Du prem ier miracle du Christ son dernier repas avant sa rsurrection, de
Cana au Jeudi saint, le mme signe de Vie est donn. Le mme signe, des Noces
lEucharistie. Mais c est la Mre, aux noces de Cana, qui obtient de son Fils que leau
soit change en vin comme le vin sera chang en sang spirituel, et comme le sang de
ses entrailles et le lait de son sein a form et nourri Dieu le Verbe.

MYSTIQUE NUPTIALE, MYSTIQUE MATERNELLE

223

Et la naissance de Dieu a lieu Bethlem, Maison du Pain. La Vierge, ce jour


mme, livre au monde, pour son salut, le corps et le sang de son Fils, de son enfant.
Elle le sait, tandis que les bergers et les mages sinclinent, radieux, et que les milices
dHrode sapprtent au massacre des petits encore la mamelle. Elle sait le faisceau
des glaives qui lui traverse dj le cur. - Fiat.
Nous mettons au monde notre Crateur, le crateur du monde. Nous lengendrons,
nous le concevons, nous lenfantons. Et Dieu change le corps et le sang de la terre en
son corps, change le pain et le vin, pour que son corps soit le ntre. Il change le fruit
du travail en contemplation. S il s est fait homme, c est pour que l homme devienne
Dieu. Quel change ! et quel renversement.
Mais voil bien le sens des longues gnalogies, dans lAncien Testament, et
au seuil de lEvangile. Genuit... Voil bien le sens de larbre de Jess, le sens de
Bethlem : M aison du Pain . La terre, notre humanit, est le lieu du pain, la maison
mme du pain, et cet humble pain, ce produit de la terre et du travail, de la sueur
dAdam, cette chose naturelle et physique, donne lhomme lumire de vie ; ce pain
est substance cleste, vie temelle. La terre a le got de Dieu.
A Bethlem, la naissance du Christ, gnalogie et nourriture se lient - comme
Cana, en prsence de Marie, les Noces et le Repas, et lEau de la nature change en
Vin de grce.
A Bethlem, Dieu lau del de tout, nourrisson, boit le lait dune femme, le lait
dune vierge : pouse inpouse .
Tout le travail d Adam, laboureur, depuis le dbut du temps et la naissance de
la mort, se change en cette goutte de lait entre les lvres du Verbe. Au Fruit de la
Connaissance du Bien et du Mal, quAdam et Eve avaient mang pour leur malheur et
le ntre, le Fruit de lArbre de Vie est substitu, par la grce et le Fiat dune femme,
Eve nouvelle. F iat Lux !
Ruysbroeck prend soin d tablir une diffrence entre la connaissance mystique
et la connaissance sacramentelle, entre la contemplation et lEucharistie. A lhorizon,
pourtant, c est une mme connaissance, un seul mystre : comme laliment terreste
est mystrieusement consubstantiel avec le Corps et le Sang, comme le Fils est
consubstantiel au Pre. Et c est des mains du Christ lui-mme que Hadewijch, dans
lune de ses Visions, la septime, reoit lEucharistie, - communion sans intermdiaire,
et grce, que connurent d autres bguines 2, d autres mystiques. N est-ce pas le signe
que lextase extraordinaire de quelques-uns et la pratique ordinaire des fidles sont
une en leur essence ?
Il
mapparut alors dans le vtement et la figure quil eut au jour o pour la
premire fois il nous donna son Corps : sous la forme virile, doux et beau dans la riche
splendeur de son visage, il vint moi, si humblement, comme un amant qui se soumet
tout lautre. Et il me fit don de lui-mme sous les espces et figures du Sacrement,
comme dusage ; puis il me fit boire du calice, sous laspect et la saveur accoutums.
Enfin, savanant vers moi, il me prit toute en ses bras et me serra contre lui ; et tous
mes membres sentirent les siens dans la plnitude que j avais dsire de cur, selon
ma propre humanit.

224

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Ici, dans cette Vision de Hadewijch, se joignent la mystique de lAliment


- disons-la : maternelle - et la mystique nuptiale, de mme que lunion
extrieure , sensible, et lunion sans intermdiaire, ineffable.
Nourrir Dieu. Se nourrir de Dieu. Nous avons faim de Dieu. Nous sommes
affams de Dieu. Nous avons faim et soif de Dieu. Heureux ceux qui ont faim et
soif de justice, de vrit, de la parole de Dieu : Dieu les rassasiera. Il les rassasiera
de lui-mme ! C est lui-mme quil multiplie sur la montagne des Batitudes, quil
multiplie, linfini, comme est infini le nombre des toiles dont Abraham entendit
le nom, et c tait le nombre innombrable et le nom de ceux qui sortiraient de lui et
peupleraient la terre et l ternit, - les toiles humaines, les toiles divines, nous tous,
ici-bas.
Nous avons faim de Dieu, le divin moissonneur. Mais voici un autre renversement.
Dieu a faim de nous. Dieu, le premier, a faim de nous. Qui a la plus grande faim
de lautre ? Mais saurions-nous dire, des amants, lequel a le plus violent dsir de
lautre ? Le dsir de lun avive le dsir de lautre. Le dsir de lun dsire le dsir de
lautre et se nourrit de ce dsir. Inextinguible amour ! Une seule flamme sunit et se
tresse elle-mme. Trois Personnes brlaient dans le Buisson qui ne se consumait
pas, et disaient d une seule voix : Je suis ! Je suis celui qui suis . LEtre embrasait
et embrassait lEtre. A utour de soi, et travers la flamme, le voile de la flamme,
Mose, pieds nus dans le cercle de la terre sainte, sanctifie, voyait l Egypte, le cercle
de la terre, l horizon. Tte nue, debout devant la ramure de feu, - comme Abraham
jadis, sous le chne de lhospitalit, face aux trois anges de lumire, ses visiteurs,
leur promesse d un fils, en sa vieillesse. Il voyait le mystre de la naissance de Dieu,
son fils, lobscurit lumineuse de la M aison du Pain. Berger, anctre des bergers de
Bethlem.
Ce Buisson, ce Dieu parlant en lvres de feu M ose au milieu de ses troupeaux,
le voici, sous la forme d un enfant, d un nourrisson, nourri du lait d une femme, vierge
et mre, et c est le Feu qui n a quun seul dsir, c est q u il brle et nous consume : le
Feu vorace, insatiable, - le Feu d Amour, qui ne brle et n a faim et soif que de brler,
qui ne dsire que se donner pour que lhomme se donne lhomme, et soit ainsi Dieu
lui-mme, amour absolu.
J ai dsir, d un grand dsir, manger cette Pque avec vous . - Je suis venu
jeter sur la terre le F eu ... .
On est saisi, lisant Ruysbroeck quand il dit la faim de Dieu pour lhomme, et la
ntre pour Dieu, par la violence de ses images, de ses mots. Personne aujourdhui,
certainement, n oserait plus s exprimer comme il le fit.
Nous ne sparons pas mystique nuptiale et mystique maternelle. Et la mystique
maternelle est mystique de la conception et mystique de la nourriture. Lamour lie ciel
et terre. Lamour est corps et me.
Nous disions aussi que la mystique de Ruybroeck, comme celle des bguines, est
mystique de l Essence et mystique nuptiale. Mais diffrent-elles dans leur essence,
leur accomplissement ? Elles sont, lime et lautre, mystique de lUnit, - de lUnion
mystrieuse. Est-il une autre mystique que la mystique de lU n ?

MYSTIQUE NUPTIALE, MYSTIQUE MATERNELLE

225

4. Saint Luc et sainte Vronique


Luvre de Ruysbroeck vient un sicle aprs celle de Hadewijch et un sicle plus
tard nat la peinture des Primitifs flamands. J imagine pourtant un lieu o les thmes
de Ruysbroeck seraient accompagns par Van Eyck, Memling, Rogier de la Pasture,
Hugo van der Goes... On constaterait que les crits de Ruysbroeck sont d un homme
qui voyait , - d un voyant, d un visionnaire. Un crivain qui se reprsentait, avec
force et acuit, ce qu il voquait. Mais rien n empche de penser que les peintres de
Bruges ou de Gand, de Bruxelles, au XVe sicle, se nourrirent, dans leur atelier, et dans
le cours de leur apprentissage, au sein d une vie dvote, des crits de Ruysbroeck, de
son plerinage intrieur.
Il serait bon qu une anthologie rassemble toutes les pages - du moins
quelques-unes - o Ruysbroeck reprsente avec prcision ce qui est pourtant au-del
de toute reprsentation. Elle pourrait s ouvrir aux Visions de Hadewijch. C est en
peintre que la bguine d Anvers crit ce quelle contemple et voit dans linvisible.
On pourrait distinguer, chez les peintres mdivaux, et en particulier les flamands,
deux familles : ceux qui par essence sont les peintres du Christ, de son visage, de
sa Passion, de lHomme de Douleur, et ceux qui par essence, prdilection, sont les
peintres de la Vierge, de la Nativit, la Vierge de Tendresse. - Les peintres du Lait et
les peintres du Sang.
Ceux qui se placent sous linvocation de saint Luc, patron des peintres et
des iconographes, - les peintres de Marie ; et ceux dont la sainte patronne serait
Vronique. Deux confrries, en somme ; deux guildes. Mais il serait plus juste de
discerner, pour chaque peintre de ce temps, de quelle faon le sens spirituel du Lait et
celui du Sang se joignent en lui, sunissent ; - avec celui de la lumire et de la Gloire.
Plus judicieux de vouloir comprendre et voir comment se joignent en tel peintre le
sens de linvisible et le sens de l'Incarnation ; le sens du sjour terrestre, o Dieu se
fit homme, habitant parmi nous, et le sens du haut sjour divin, Royaume temel. - Et
quand se rejoignent, chez un peintre, un sculpteur, la mditation du Christ crucifi et
la maternit de Marie, alors se forme limage de la Piet.
Mais Bosch ?
Le verrons-nous plutt parmi les peintres du Lait ou parmi les peintres du
Sang ?
Vronique, dans L e Portement de croix, qui est Gand, seule figure fminine,
seule femme au milieu des bourreaux du Christ, nous pouvons voir en elle la premire
bguine. Elle porte sur un linge limage et lempreinte du Christ, de son Visage. Elle
porte limage de Dieu, ensanglant, supplici, humili, qui se livre la mort, par
amour, et pour le salut de tous, - oui, de ceux-l mmes qui le condamnent et le tuent,
dont le visage n est plus qu peine un visage humain, presque un mufle, ime face de
bte ! Oh ! celui-l qui portait un collier gam i de pointes comme le collier des dogues.
Ces faces de doctes, ces faces de brutes. Et la pauvre face, le pauvre visage, du bon
larron quun prtre confesse au nom du Christ !
Au centre de la foule serre, le visage du Christ, les yeux clos, dans la douleur de
Gethsmani. Il porte la croix. Il porte lhomme, o il est crucifi.
Vronique, doux visage, se dtourne du visage de douleur. Mais elle emporte et
serre contre elle ce visage, empreinte intrieure, empreinte imprgne en elle, dans le

226

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

tissu de son corps, avec le sang et les larmes de son cur. Elle emporte avec elle, elle
porte en elle limage de Dieu. Elle porte Dieu. Elle tient ici la place de Marie. Elle est
une figure de Marie, mre de Dieu. Comme il y eut le lange de la naissance, voici le
linge de lagonie, le linceul, le suaire.
Et comme M adeleine dans sa grotte mditera devant un crne et devant un
crucifix, face au miroir qui lui rappelle ce quelle fut et lui rappelle ce quelle est dans
l amour et le regard de Dieu, Vronique face au Visage de douleur, dans sa cellule, sa
retraite, mditera la Passion. Elle fut, dans cette foule qui serrait le Christ, elle aussi,
enserre dans ltau froce des hommes, des bourreaux de lhomme et de Dieu. Elle
se dtourne de la clameur des assassins. Elle est la sainte femme de la Sainte Face.
Peut-tre ne regardera-t-elle jam ais quune seule fois en face le visage empreint sur
le linge, mais il rayonne en elle, inoubliable. Elle a pos dans la nuit ses lvres sur
la sueur et le sang de ce linge, sans ouvrir les yeux sur limage, comme Jsus sous la
croix, le fardeau de la croix humaine, avait aussi ferm les yeux. Elle pose ses lvres
sur le sang et la sueur, leur relique dans la trame, comme Madeleine ses lvres sur le
clou et les pieds bleuis et sanglants du Christ crucifi.
Pour qui Bosch a-t-il peint cette terrible et tendre image, ce tableau? Pour
lui-mme, peut-tre. Mais il se peut quil ait peint cette peinture, cette Passion,
pour la mditation de quelques bguines. Il se peut que, tout en laccomplissant, il
lt et mditt les dernires pages du Livre des douze bguines, o Jsus monte au
Golgotha.
Ce n est plus du dehors que le peintre voudrait peindre le Visage de Dieu fait
homme, lheure de la mort, mais du dedans, et que ce Visage lui apparaisse du
fond de soi-mme, naissant au cur de son me. Il veut tre, non le fils de saint Luc
seulement, son disciple, mais une autre Vronique. C est du dedans de lui-mme
que lImage se forme en son regard, en son esprit. Il aspire voir limage du Christ
comme lme recueillie, visite, inspire, il arrive d entendre le Christ lui parler.
Regard intrieur ! Regard dans la tnbre ! Et quelle chose profonde quil soit donn
au peintre, Jrme Bosch, non seulement de reprsenter le visage du Christ mais
son empreinte, mais un acte de charit. Le mtier de peintre devient alors lui-mme
charit.
Le linge o le visage du Christ s imprime est la mtaphore de ltre, homme
ou femme, qui compatit la douleur du Christ, la douleur de Dieu, plac l sur
le chemin du Christ, venu, tmoin, sur la monte au calvaire, et qui entend cette
question : Est-il une douleur comparable la mienne ? Le cur humain est ce
tissu, ce linge de piti, o la bouche et le front de Dieu, son visage, un instant, a trouv
refuge dans la compassion humaine d une femme, entre ses mains.

Notes de la rdaction
1 Sur Ruusbroec, voir dans ce volume les articles de H. R oland , Un vritable esprit
germanique. Lassimilation de Ruysbroeck et de la mystique flamande par la propagande
allemande , et de P. V erdeyen , Une remise en cause de la notion de mystique rhno-flamande
(o Ruusbroec est considr comme essentiellement diffrent dEckhart de la mystique rhnane).
2 Voir dans le prsent volume larticle de L. R ichir , Marguerite Porete et les bguines .

Un vritable esprit germanique


Lassimilation de Ruysbroeck
et de la mystique flamande
par la propagande allemande
H u b ert R o l a n d

Il
ne sera pas question dans cette contribution des fondements thologiques de la
pense de Ruysbroeck
ni de ceux de la mystique dite rhno-flamande, mais avant
tout de questions relevant d une part de limagologie, d autre part de la pragmatique
du discours. Au dpart de ma rflexion se trouve l intrumentalisation politique de
la figure de Ruysbroeck comme minent reprsentant de la culture flamande par
la propagande culturelle mene par l occupant allemand en 1914-1918, dans le
cadre de la Flamenpolitik. Ce terme, on le sait, dsigne lensemble des mesures
politiques et administratives prises alors par loccupant, dans le but de soutenir les
revendications flamandes au sein de lEtat belge et d ainsi diviser le pays pour mieux
le contrler 2. Cette politique fut donc relaye par une intense activit de propagande
culturelle, destine renforcer les liens intellectuels entre la Flandre et lAllemagne
et ainsi favoriser un climat de sympathie mutuelle entre les deux populations
- indpendamment in fin e de lvolution politico-militaire du conflit, voire de son
dnouement 3.
Un des acteurs de terrain de ce travail fut lcrivain et publiciste Friedrich Markus
Huebner, qui traduisit notamment des textes de Ruysbroeck et de Hadewijch vers
lallemand dans ce contexte 4 et consacra quelques articles de revue aux liens entre
les mystiques allemande et flamande. Il va sans dire que les affinits lectives entre
ces deux courants y sont prsentes comme partie intgrante d un hritage commun
et que lintention sous-jacente au travail du traducteur - souvent mise explicitement
en vidence dans une brve introduction - vient troubler la rception du sens du texte
religieux. Les lecteurs avertis de luvre du mystique seront trs certainement moins
nombreux que ceux qui, dans un lan associatif rapide et sans ncessairement avoir
pris connaissance du texte, y reconnatront ime partie de leur hritage culturel et
national. C est donc le contexte de la publication qui oriente sa rception. Peu importe
que cette association prsente un caractre annexionniste ou quelle reconnaisse

228

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

une assez grande autonomie une identit flamande distincte, lobjectif est atteint
travers le postulat d une communaut imaginaire entre lespace culturel flamand/belge
et lespace culturel allemand. La mise en valeur des auteurs mystiques - ct des
chansons populaires flamandes, qui font galement lobjet d une traduction - confre
une dimension diachronique lgitimante cette communaut de pense. Celle-ci fut
bien entendu complte par ldition allemande d auteurs contemporains comme
Felix Timmermans (qui jouit depuis lors d une grande notorit en Allemagne) et
Stijn Streuvels, en ce compris des Flamands francophones comme Charles De
Coster et Georges Eekhoud.

Les changes rhno-flamands vus par la propagande


Dans le numro daot 1916 de la revue gnraliste Siiddeutsche Monatshefte,
Huebner consacre encore un essai aux changes entre la mystique flamande et la
mystique allemande 5. Lensemble de cette publication constitue un numro spcial de
la revue sur les Pays-Bas ; celui-ci prsente un aspect d objectivit, si pas scientifique,
du moins de vulgarisation de qualit ladresse d un grand public cultiv . On y
trouve entre autres un article sur le mouvement flamand, une introduction la langue
flamande, une tude sur lenseignement moyen en Belgique et mme un article
consacr au luxembourgeois. Quelques articles de nature politique, notamment de la
plume de Friedrich Wilhelm Bissing, fils du gouverneur gnral allemand en Belgique
et incontestable faucon au sein des milieux occupants, fournissent au lecteur les
bases idologiques ncessaires pour interprter lobjet de recherche en question : la
ou les civilisation(s) de langue nerlandaise, soit dans un amalgame tout sauf innocent
lactuel espace du Benelux ! A supposer que Huebner ait voulu livrer ici une tude
objective et dnue d intentions politiques sur un de ses thmes de prdilection, le
contexte de la publication fait de lui un artisan de la propagande officielle, quil lait
souhait ou non.
Ds les premires lignes du texte, il est toutefois vident que Huebner a
largement respect le schma d interprtation quon attendait des collaborateurs au
numro : posant d emble le postulat d affinits de prdilection entre la mystique
allemande et la mystique flamande, il relie aussi directement ce courant spirituel
la civilisation et la mentalit collective qui lont vu surgir. Lemploi des termes
quil utilise est univoque. La mystique allemande est intimement noue (aufs innigste
angeknpft) une humanit (Menschheit), lhumanit flamande, qui sest depuis
lors dtache de la communaut allemande (die aus der deutschen Gemeinschaft
sich seither ganz ablste). La fin du paragraphe d introduction reprend cet argument
de nature essentialiste, qui, dans la ligne des thses positivistes de Taine, associe
troitement lauteur d un texte littraire son milieu : il n est pas de manire de
penser (Denkungsart) dont les mystiques allemands ne soient aussi naturellement
proches et apparents que la constitution dme (Gemiitsverfassung) de cette petite
famille frre (enes kleinen Bruderstamms) entre lEscaut et le Bas-Rhin 6.
Indpendamment de la qualit de lrudition du propos dans les considrations
qui suivront, les prsupposs du discours sont ainsi dfinis et en constitueront le
soubassement, la grille de lecture . La question ne consistera donc pas vraiment
attester lexactitude positive des faits sur lesquels Huebner tayera par la suite

UN VRITABLE ESPRIT GERMANIQUE

229

cette thse. Peu importe que Tauler ait effectivement rendu visite Ruysbroeck
Groenendael, question rgulirement discute par la recherche, ou non. Quelle
que soit la rponse cette question, le prsuppos a de toute manire t inscrit
ds le dpart dans lnonc. Il se peut que, pour lamateur spcialis de mystique
principalement intress par les phnomnes spirituels, il ne sagisse pas l de
lobjet vritable du dire ; en revanche, pour le plus large public de la revue, en qute
dinformations gnrales sur le phnomne, c est probablement cet aspect culturel et
civilisationnel quil retiendra au premier plan. Laura de comptence scientifique,
que celle-ci soit fonde ou non, fait partie intgrante du travail de propagande.
Lintention principale consistant dmontrer une communaut de pense entre
culture allemande et culture flamande, il importe avant tout de rassembler le plus
darguments possibles pour tayer cette thse.
Quels sont ceux utiliss par Huebner ? Tout d abord le fait que cette rgion ,
notamment le diocse de Lige, a constitu un des foyers d origine du mouvement :
mystique fminine au XIIIe sicle, mouvement des bguines. Il est intressant de
constater que Huebner prsente lespace culturel flamand comme la terre d origine du
courant, qui se serait par la suite tendu la rgion du Rhin (Cologne, puis Strasbourg
pour les bguines). Lnumration des femmes laquelle il se livre (Christine de
Saint-Trond, Marguerite d Ypres, Lutgarde de Tongres, etc.) culmine bien entendu
sur Hadewijch, chez qui il met en avant llment linguistique, vu que, comme
Ruysbroeck, elle n crit pas en latin mais dans la langue du pays . Bien entendu,
laccent est galement mis sur les contacts entretenus avec les mystiques allemandes,
de Saxe et de Thuringe, et ceux, fort peu probables, avec Hildegarde de Bingen.
Huebner invoque ici les textes de Hadewijch elle-mme, quil paraphrase et cite sans
aucune rigueur 7. La transmission des connaissances mystiques se serait faite aussi
bien par voie orale - via les prches des frres intinrants qui auraient arpent le Rhin
hinauf und hinab, que par voie crite, par l change de manuscrits.
Un autre argument en faveur des affinits entre les mystiques des deux rgions
repose d aprs Huebner sur le manque de rigueur des textes de lpoque, se prsentant
pour certains d entre eux sous forme de compilations, dans lesquelles des passages
entiers auraient t retranscrits sans mentionner la source. C est ainsi que, chez
Ruysbroeck, se retrouvent des penses de Matre Eckhart parfois dans leur forme
littrale ; inversement il est avr que Tauler reprend des concepts, des expressions,
des phrases de R uysbroeck 8. Ensuite, il est question des voyages dEckhart
en Flandre, qui auraient t rapports par Jan van Leeuwen, le bon cuisinier de
Groenendael . Huebner cite toutefois le texte de celui-ci en vieux nerlandais
pour illustrer lhostilit de ce dernier aux propos panthistes d Eckhart, hostilit
galement attribue Ruysbroeck. Le plaidoyer contre la secte du Libre Esprit dans
le 20e chapitre du Livre des douze bguines ou dans le 76e chapitre de L'Ornement des
noces spirituelles peut galement sans difficult (unschwer) sappliquer Eckhart,
constate Huebner sans dvelopper, avant d ajouter que les deux auteurs auraient pu
incidemment (beilufig) se rencontrer en Flandre ou Cologne 9.
La mauvaise vulgarisation scientifique ici luvre saccommode parfois d une
rhtorique de propagande qui, si elle ne caractrise pas le texte dans son ensemble,
influence nanmoins une fois encore les lignes de fond de son interprtation. C est

230

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

ainsi que Ruysbroeck est tout coup assimil la mystique basse-allemande


(niederdeutsch) puisquil reprsente un vritable esprit germanique, dans sa stature
et sa faon d tre (ein in Statur und A rt echt germanischer Geist) et que sans
sa voix masculine, la mystique allemande ne possderait pas sa sublime harmonie
en dgrad (ihre abgestufte, erhabene Harmonie) . Et bien entendu, il devait tre
question dans larticle du rayonnement international de la personne et de luvre
de Ruysbroeck et des nombreux plerins venus Groenendael depuis la Flandre,
la Hollande, les rgions du Rhin (de Strasbourg Ble), de France . Linfluence
en aval de Ruysbroeck sur Tauler est lobjet de quelques dveloppements ; il est
question des quatre voyages de ce dernier Groenendael et de la grande influence
du mystique flamand sur ses textes, m me si Huebner n entend pas reconnatre un
lien de dpendance directe 10. Si aucune rencontre entre Ruysbroeck et Suso n est
enfin atteste, Huebner termine sur la grande influence du premier sur le Nerlandais
du nord Geert Groote, tendant par l la communaut de pense qui devait tre
dmontre ju sq u cette rgion.
Ce n est pas lendroit, rptons-le, de discuter de la validit scientifique des faits
rapports dans l argumentation. Ce qui importe davantage, c est linstrumentalisation
d un fond d informations plus ou moins bien tabli et plus ou moins bien trait
au service d une idologie politique. Par ailleurs, si les thses essentialistes et
raciales rattachant naturellem ent lesprit flamand lesprit allemand prtent,
indpendamment du contexte de la guerre, sourire, on est pris d un malaise certain
quand elles se radicalisent et sombrent dans le racisme caractristique de la future
rhtorique Blut und Boden, dj en germe dans lessai que Huebner intitule en
1917 la sparation administrative belge sur ime base mystique . Peu aprs que
loccupant ait en effet dcid de scinder administrativement la Flandre de la Wallonie,
la propagande sempresse de justifier cette m esure par tous les moyens possibles. Et
Huebner d invoquer un ordre mystique contraire celui de la constitution belge,
ayant institu un peuple artificiel. En Belgique, en effet, on parlerait non seulement
deux langues, mais il y aurait galement deux statures et deux couleurs de peau
diffrentes (zweierlei Wuchs und Hautfarbe), de mme quon retirerait du sol des
richesses diffrentes .

Lamalgame bas-allemand au XIXe sicle


La thse des affinits naturelles entre lAllemagne et le petit frre flamand
reut donc un soutien m assif lors de la politisation de l enjeu belge en 1914-1918.
Elle n a toutefois pas surgi de toutes pices avec le dclenchement de la guerre mais
circulait dj dans certains milieux intellectuels allemands fort marqus par lhritage
romantique et donc convaincus qu une nation ne pouvait tre fonde que sur une
communaut de langue. A cela sajoutait que la cration de lEtat belge fut interprte
par beaucoup comme un complot franais, dans la lutte d influence caractristique
de l antagonisme franco-allemand. Dans les cercles pangermanistes, on estimait,
comme le germaniste Ernst M oritz Amdt, que les frontires naturelles franaises
s arrtaient hauteur des Ardennes, du Jura et des Vosges, et que tout ce qui stendait
au-del devait revenir de droit lAllemagne. D autre part, les milieux progressistes,
notamment ceux du Vormrz et de la rvolution de 1848, se sont sentis profondment

UN VRITABLE ESPRIT GERMANIQUE

231

trahis par la confiscation de lidal rvolutionnaire par lambition conqurante de


Napolon et ressentent, l image de Heinrich Heine, la rvolution belge comme
ayant t de nature restauratrice 12. D autres que lui imaginent encore ime singulire
alliance entre le clerg, la noblesse et les forces franaises l uvre contre lesprit de
YAufklrung et contre la philosophie allemande 13 !
La mainmise des milieux politiques et conomiques francophones sur les
structures de lEtat et de la socit belges par la suite devait bien entendu appuyer la
conviction d une conjuration franaise dans le chef de ces cercles, dont il ne faut pas
surestimer limportance certes, mais qui surent diffuser leurs thses avec beaucoup
de persvrance, notamment dans les milieux universitaires. La crainte de la menace
franaise y est combine avec une sympathie relle pour le peuple flamand, considr
comme un missaire de la germanit quil faut tout prix protger contre linfluence
de la romanit. Encore une fois, prcisons limportance de lhritage romantique dans
cette conception, qui entend figer lespace des civilisations en privilgiant le critre
de la langue. Peter Nelde et Ulrike Kloos ont tudi en profondeur les tendances de
ce courant, dont le plus clbre reprsentant fut Hoffmann von Fallersleben, auteur
des Horae Belgicae, mais qui compta galement parmi ses membres Jacob Grimm,
dont on connat non seulement les contes mais aussi linfluence dans les milieux de
la philologie 14. Il n est pas rare de lire sous la plume de certains d entre eux, comme
lcrivain Ludwig Uhland, que la vieille posie nerlandaise mdivale possderait
un caractre plus prim itif , pur et original que celui de la langue allemande.
Par un curieux dtour de la pense, lassimilation de la langue nerlandaise au
patrimoine allemand se fait ainsi travers l idalisation d un hritage mdival, m otif
minemment romantique.
C est dans ce contexte quil faut certainement situer la traduction de quatre textes
de Ruysbroeck en bas-allemand, publie Hanovre en 1848. La prface de cet ouvrage,
rdige par un certain Dr Ullmann de Heidelberg, illustre bien le mlange d intrt
pour lobjet de recherche et de volont d assimiler la mystique flamande au patrimoine
allemand. D emble, il est question des mystiques chrtiens du Moyen Age parlant
allemand , et qui font lobjet d un regain d intrt au moment de la publication.
Celui-ci serait d limportance nouvelle des ides de nation et de peuple, et surtout
au fait que ces auteurs, longtemps avant Luther et Zwingli, s adressent au peuple
dans sa langue maternelle, avec les mots comprhensibles du cur 1S. Llment
linguistique remplirait donc une fonction primordiale dans le rle prcurseur de la
Rforme qui est prt la mystique de Ruysbroeck et de Hadewijch. (Il reste toutefois
se demander si la langue de Ruysbroeck tait effectivement aussi accessible au
peuple que ne l entendait Luther, qui dans sa Sendbref vom Dolmetschen expliquait
quil se rendait sur les marchs pour se familiariser avec les expressions populaires et
adapter son style en consquence !). Dans le rapprochement effectu entre mystiques
nerlandais et allemands, la nostalgie d une langue empreinte de profondeur sincre
(Innigkeit), de simplicit nave (Einfalt) et enfantine (Kindlichkeit) et bien entendu
foncirement originelle ( Ursprnglichkeit) renvoie encore une fois limage idalise
que lpoque se fait du M oyen Age.
En mme temps, la volont d intgrer pleinement la mystique flamande dans la
tradition allemande est inscrite explicitement dans lnonc ; dans lintroduction

232

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

louvrage, le traducteur, avant d expliquer avec rigueur les principes philologiques


de son dition, postule qu il contribue la connaissance des mystiques allemands
du XIVe sicle et de leur importance pour lhistoire de lEglise . Ces auteurs se
distinguaient donc par lusage de la langue allemande , dont le nerlandais est
manifestement considr comme une sous-composante 16. La filiation spirituelle
directe tablie entre les mystiques flamands et les penseurs de la Rforme
- entre autres fonde sur largument du recours la langue vernaculaire - renforce
videmment pour le lecteur de lpoque l impression quil sagit l d un seul et mme
patrimoine germanique.

Ruysbroeck au service de lidentit belge


Dans le mme temps que certains voulaient assimiler Ruysbroeck au patrimoine
allemand, des images concurrentes voyaient le jo u r et faisaient du mystique un
prcurseur de l identit flamande, mais aussi d une Belgique avant la Belgique . Car
la carte germanique constituait galement ime pice essentielle dans la construction
d une nation belge, qui chercha consolider son identit tout au long du XIXe sicle.
La valorisation d un patrimoine artistique et intellectuel commun participe ainsi la
dfinition d une me belge , qu crivains et historiens du pays conoivent avec
ime belle unanimit comme une synthse de romanisme et de germanisme . Au
moment o la thorisation de ce concept culmine travers diffrents textes d Edmond
Picard et la monumentale entreprise d criture de Y Histoire de Belgique par Henri
Pirenne, les crivains belges francophones de la gnration symboliste contribuent
ainsi pleinement ce que Jean-M arie Klinkenberg a appel le mythe nordique .
Celui-ci postule la spcificit de la culture belge par le biais de ses affinits spirituelles
avec un vague complexe des cultures germaniques et du nord 17. La combinaison
langue franaise + nordicit perm et en outre aux crivains belges francophones
d afficher leur spcificit par rapport leurs collgues franais, les empchant surtout
d tre rduits au statut de province franaise !
On laura compris, la traduction q u offre M aeterlinck de L ornement des noces
spirituelles en 1891 et quil double d une copieuse introduction dont Benot Beyer
de Ryke a rcemment reprcis les m rites et les approximations 18, surgit point
nomm pour consolider cette construction identitaire. Car cette traduction sinscrit
dans la constellation du programme nordique du symbolisme belge, qui comprend
aussi le romantisme allemand (M aeterlinck traduit galement Novalis) et un attrait
marqu pour le wagnrisme et la philosophie de Schopenhauer, de mme que pour la
peinture des Prraphalites. Cette traduction contribua grandement la renomme de
Ruysbroeck dans le monde francophone et lui perm it entre autres de faire son entre
dans Y Histoire des Lettres franaises de Belgique des origines nos jours de Maurice
Gauchez. Les quelques lignes consacres ici au mystique, si elles mettent en avant
bien entendu son identit flamande, n en vhiculent pas moins de manire exemplaire
le statut de terre d entre-deux cher Pirenne et Picard d une Belgique projete
au dbut du XIVe sicle, au moment o linfluence franaise diminue et le flamand
gagne en importance : Fondateur de la prose flamande, Ruusbroec, contemporain
de Boendale, exprima ensuite lamour divin avec des accents d une tendresse et d une
puret exquise, et son influence fut d autant plus grande, que son mysticisme trs

UN VRITABLE ESPRIT GERMANIQUE

233

personnel sinspirait la fois du mysticisme franais et du mysticisme allemand de


lpoque 19.
Sous le couvert d une rfrence Pirenne quil ne prcise malheureusement
pas, Gauchez fait donc de Ruysbroeck un exemple du syncrtisme culturel dj
caractristique d une Belgique avant la Belgique .
Certes, il convient de ne pas exagrer la porte identitaire dans le travail de
mise en valeur de Ruysbroeck par Maeterlinck, tant on sait que lengouement pour le
Moyen Age et sa spiritualit ressort galement au no-romantisme des crivains de la
fin du XIXe sicle, lan perceptible galement en France, puisque c est apparemment
la lecture de VA Rebours de Joris-Karl Huysmans qui aurait mis Maeterlinck sur la
piste du matre. Lidalisation du M oyen Age, et travers elle la projection d une
civilisation empreinte d un caractre la fois prim itif et originel prsente une
alternative sduisante au matrialisme et au positivisme ambiants. La citation bien
connue, dans laquelle Maeterlinck vante lme ignorante et simple du gnial
mystique, qui reoit, sans quelle le sache, les aveuglants reflets de tous les sommets
solitaires et mystrieux de la pense humaine est en ce sens bien ancre dans son
poque 20. Il n empche que, pour en revenir notre propos, limage de Ruysbroeck
sinscrit pleinement dans la polarit sensualit-mysticisme/religiosit , qui permet
de caractriser les cultures flamande et belge dans ce XIXe sicle finissant 21. Aux
dbordements de la peinture de Rubens et Jordaens et au raffinement sensuel de celle
de Flicien Rops doit correspondre ime civilisation la spiritualit forte, celle qui a
engendr la mystique flamande et les bguinages. La Belgique picturale contraste
ainsi avec la Belgique mystique, autoimage vhicule par bon nombre d crivains
belges symbolistes de lpoque, mais galement heteroimage diffuse par le jeune
Stefan Zweig dans son texte sur la nouvelle Belgique , qui sert de prface sa
monographie sur Verhaeren 22.
On le constate, l image de Ruysbroeck prsente suffisamment d atouts pour
pouvoir tre revendique dans le cadre de la construction d identits diffrentes,
supposes tre concurrentes - le cas de lidentit flamande n ayant mme pas t
abord ici, alors que le critre de la langue la rendrait a priori la plus lgitime pour
assimiler Ruysbroeck. Ces mouvements d assimilation n ont pu se faire quau prix
dune dformation de la pense originale du mystique, au profit d une relecture
stimulante mais anachronique dans le cas de Maeterlinck, voire d une trahison
vritable quand cette pense fut malmene ou simplement ignore pour chercher
lui faire porter l tendard d une nation, comble d absurdit. Cette trahison culminera
quand, de surcrot, lassimilation sera aussi imprgne de lidologie raciste du
national-socialisme.

La drive idologique sous le national-socialisme


Au moment de la drive national-socialiste, ce ne sont plus uniquement les
considrations nationalistes qui occupent l avant-plan des textes de propagande, mais
bien des considrations idologiques. En effet, larrire-fond imagologique dj
luvre dans les textes prcdents se trouve prsent simplifi outrance, et surtout
unilatralement mis au pas de ldification et de la glorification du hros. Il en
est par exemple ainsi dans la brochure de Cyriel Verschaeve, collaborateur notoire

234

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

issu de la frange extrmiste du mouvement flamand, publie en allemand sous le


titre Christlich-nordischer Geist in der flm ischen M ystik (Ruusbroec bis Meister
Eckehart) 23.
Sur le plan mme des clichs et strotypes, Verschaeve n en est pas une
contradiction prs. Il inscrit par exemple ce quil appelle lesprit chrtien-nordique
dans la ligne de YEdda scandinave, car on y percevrait les forces tumultueuses du
cosmos et des profondeurs originelles, qui dtermineraient la nature minemment
mystique (die mystisch veranlagte N atur eines Volkes) du peuple du nord. Le sud
tempr de Rome, de la Grce et mme de lEgypte verrait pour sa part de
manire trop claire pour quelle ne soit pas limite ! Ses dieux seraient ainsi debout
et lis la terre (erdverbunden), tandis que ceux du nord seraient associs au ciel
et la nuit 24. Ce qu entend Verschaeve au-del de ces propos qui ne valent pas la
peine quon sy attarde, c est mettre en vidence la valeur hroque du parcours
mystique dans les profondeurs (mystische Fahrt durch den Abgrund), que fut celui
des mystiques allemands et flamands.
A la base de son argumentation , on trouve un usage abondant de la rhtorique
militaire et des mtaphores : les assauts amoureux (Liebesstiirme) de Ruysbroeck,
Hadewijch et Eckhart ne constitueraient rien d autre quun combat avec les
profondeurs (Kam pfm it dem Abgrund). La mystique flam ande-m ais aussi allemande
(Verschaeve maintient cette distinction) - a construit la ville de Dieu , au-dessus
de laquelle planent les aigles de Dieu comme Mechthilde de M agdebourg... : le
cur aventureux du nord a ici russi son aventure la plus tmraire (sein khnstes
Abenteuer) et lassaut du nord, fouett par le vent de Pentecte (vom Pfingstwind
gepeitscht) a os la pousse (den Ruck) dans l ternit 25. C est donc le saut dans
les profondeurs (der Sprung in den Abgrund), qui caractrise pour Verschave le ct
minemment et spcifiquement hroque des civilisations du nord : Das ist heldisch,
und heldisch soil nordisch sein 26. Recourant encore la mtaphore du plongeur,
inspire d une ballade de Schiller, il prcise que le hros cherche atteindre son but
travers son propre cur et son me, comme les mystiques, adeptes de lhumilit,
cette vertu qui dpasse le plus grand courage et la plus grande audace : D em ut ist Mut,
mehr, viel mehr als Wagemut 27.
Par ailleurs, Verschave, qui tient tablir une distinction entre mystique
allemande et flamande, fonde nouveau celle-ci sur une mtaphore militaire. Eckhart
est en effet qualifi de membre des troupes d assaut de la mystique (gehrtzu den
Stofitruppen der Mystik), tandis que Ruysbroeck serait davantage un btisseur, qui
ordonne et construit la cathdrale de la mystique 28, les deux missions s avrant
bien entendu complmentaires. Afin de rappeler les spcificits d une identit
flamande, Verschaeve tablit enfin un lien entre Ruysbroeck et les peintres flamands
Memling et Rubens travers le topos du mystre flamand , mlange de fantaisie
mystique et de prcision raliste 29.
Le caractre outrancier de la brochure de Verschaeve tient autant au manque de
respect fondamental de la personne et de l uvre de Ruysbroeck qu la mobilisation
d un patrimoine spirituel au service de lidologie national-socialiste. Sa responsabilit
en est d autant plus lourde que - dans la logique dj voque de complmentarit
entre autoimage et heteroimage - Verschaeve apporte une caution supplmentaire aux

UN VRITABLE ESPRIT GERMANIQUE

235

thses allemandes, car il parle en tant quautochtone propos d un sujet peu connu
et bnficie au premier abord de la confiance du lecteur non averti. La propagande
allemande voulut d ailleurs en faire un meneur spirituel du peuple flamand. En outre,
ce texte est cit dans une dition autrement plus scientifique, publie par Joseph
Kuckhoff en 1938. Ce dernier y publie une slection des traductions allemandes de
luvre de Ruysbroeck, prcde d une longue introduction (80 p.) 30. Celle-ci se
prsente donc comme une vritable tude, commente la biographie du matre sur
la base du texte de Pomerius, explique les bases de son apprentissage et sattarde
galement sur les attaques menes par Gerson. Le style de Kuckhoff est beaucoup
plus sobre et rigoureux que celui de Verschaeve, ce qui ne signifie pas quil soit dnu
d accents patriotiques. La propagande sest ici infiltre dans les propos d introduction
relatifs au contexte historique et civilisationnel dont est issu lcrivain :
Sa patrie se situe l o le territoire linguistique allemand se tourne avec coupant
vers louest, partir de la Meuse, et repousse la frontire linguistique franaise
jusqu Dunkerque (Dnkirchen), au cur des Pays-Bas. Ce nom ne dsigne pas
pour le Moyen Age un espace politique. Les habitants de la Meuse et de lEscaut
avaient la conscience dappartenir au Reich ; ils se sentaient en particulier apparents
au peuple du Rhin. La Flandre flamande - cest--dire le pays avec Bruges, Gand et
Courtrai est devenue lavant-garde de la germanit dans le combat contre louest,
parce quelle y avait le plus avanc. Le Brabant, le pays dAnvers, de Bruxelles et de
Louvain, appartenait encore incontestablement au Reich au XIV sicle ; comme en
Flandre, le peuple y tait de sang flamand. Jusquau milieu du XVI' sicle, il existait
une relation culturelle trs troite de ces pays Cologne. Ils formaient le noyau des
Pays-Bas allemands 31.
Lauteur assimile alors Ruysbroeck au patrimoine de la mystique allemande car il
a parl, crit, pens et pri comme tous ceux de lespace bas-allemand du Rhin
lEscaut, entre Cologne et Bruges, d Utrecht Lige . On ne peut donc faire de
Ruysbroeck le centre d une mystique flamande et il faut par consquent le voir comme
un mystique allemand. Fort habilement, Kuckhoff cite dans ce contexte un article en
franais, qui rfuterait le concept d une cole flamande homogne d ascse et de
mystique 32. Cette source trangre se veut galement une caution supplmentaire des
thses allemandes, vu quelle mane d un regard extrieur suppos plus objectif .
Le cadre tant ainsi rapidement mais efficacement esquiss, Kuckhoff peut entrer
dans le v if du sujet et dans ltude du sicle de Ruysbroeck et de sa vie.
Le ton scientifique et nuanc de cet article rudit n empche pas quil vhicule
certains endroits les valeurs idologiques en cours de faon pernicieuse :
En tant que matre de la langue, Ruysbroeck mrite galement une place
dhonneur dans lhistoire de la littrature allemande. Son uvre a grandi de la terre,
tout comme sa nature entire. On ne peut simaginer ce Bas-Allemand autrement
quun homme aux yeux bleus pensifs, qui regardent en permanence dans le lointain
de lhorizon illimit
Le thme du regard, particulirement important chez Ruysbroeck, comme on
le sait, puisquil est au service de la contemplation, se trouve ici particulirement
malmen, comme il ltait d ailleurs dj chez Verschaeve. La fin du texte dbouche
sur le rapprochement ordinaire relatif la filiation entre Ruysbroeck et les futurs

236

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

Rformateurs. K uckhoff y arrive par le biais des critiques de Ruysbroeck ladresse


des mauvais moines et des mauvais prlats, quil compare avec celles d Erasme (lui
aussi assimil par la mme occasion), tout en admettant la nature fondamentalement
diffrente du style des deux hommes. Nanmoins, il en fait deux prcurseurs de la
Rforme : De lui (Ruysbroeck) part le chemin vers Thomas a Kempis et donc
vers les efforts de renouvellement qui permirent de sauver l Eglise de sa situation
dsespre 34.
Conclusion
On le constate, l assimilation de la personne et de la pense de Ruysbroeck
s inscrit dans le besoin fondamental de la propagande de revendiquer un patrimoine
spirituel et philosophique, pour accorder du crdit lidologie en place. A cela
sajoute l'affirm ation d un espace commun du Rhin la Flandre. Cette manipulation
grossire suit bien la mme logique de tromperie inflige par ailleurs aux concepts
d bermensch ou d impratif catgorique, tels que les a vhiculs la rhtorique
national-socialiste. Si lon connat certes la teneur de ces malversations, il n est peuttre pas si ais de se rendre compte que la propagande intellectuelle - contrairement
une ide reue - accomplit son travail de manire d autant plus efficace quelle
reste d une part discrte et sappuie d autre part sur des comptences intellectuelles
reconnues. Louvrage de Kuckhoff illustre galement ce constat bien mis en vidence
par le rcent volume collectif consacr par des chercheurs allemands, nerlandais et
belges la Westforschung pendant la priode national-socialiste 3S.
Lautre constat qui s impose au terme de cette tude rside bien entendu dans le
caractre minemment arbitraire des critres d appartenance des mystiques flamands
une communaut nationale ou identitaire. En fonction de lintention sous-jacente,
chacun pourra trouver des arguments plus ou m oins convaincants pour faire de
Ruysbroeck un prcurseur de la nation allemande ou belge, ou encore un chantre
de l identit flamande, problmatique que nous n avons mme pas aborde. C est
en mme temps le lot des personnalits dont le rayonnement intellectuel a acquis
une diffusion au-del des frontires et u n hors-propos vident par rapport la nature
vritable de cet hritage, dont la teneur se situe prcisment au-del de semblables
considrations.

Notes
1 Sur Ruusbroec, voir dans ce volume les articles de C.-H. R o c q u e t , Ruysbroeck. Mystique
nuptiale, mystique maternelle , et de R V e r d e y e n , Une remise en cause de la notion de mystique
rhno-flamande (o lauteur prend le contre-pied de lhistoriographie traditionnelle et insiste
davantage sur les diffrences entre Ruusbroec et Eckhart que sur les ressemblances).
2 Les deux mesures les plus spectaculaires de la Flamenpolitik furent la rouverture de
luniversit de Gand en nerlandais en 1916 et la sparation administrative de la Flandre et de
la Wallonie lanne suivante. Cette politique choua du fait du manque de soutien quelle reut
des milieux flamands eux-mmes, desquels ne se dgagea quune minorit dite activiste .
Voir S . D e S c h a e p d r ijv e r , La Belgique et la Premire Guerre mondiale, Bruxelles (e.a.),
Pie-Peter Lang, 2004 (sous presse).

UN VRITABLE ESPRIT GERMANIQUE

237

3 Jai tent de resituer limportance de cette donne culturelle dans la politique de


loccupant dans ma thse de doctorat, La colonie littraire allemande en Belgique
1914-1918, Bruxelles, Labor/Archives et Muse de la Littrature, 2003 (coll. Archives du
futur).
4 S c h w e s t e r H a d e w ic h , Visionen. Aus dem Flamischen von Friedrich Markus Huebner,
Leipzig, Insel-Verlag, 1917 ; Jan v a n R u is b r o e c k , Das Buch von den zwlf Beghinen, Leipzig,
Insel-Verlag, 1917. Huebner traduisit et dita encore Die Zierde der geistlichen Hochzeit chez
Insel en 1924.
3
F. M. H u e b n e r , Die Wechselbeziehungen deutscher und flmischer Mystik , dans
Siiddeutsche Monatshefte, 13/11, 1916 : Die Niederlande, p. 563-570. La rdaction de la
revue met en exergue sous le titre de larticle la mention Von Dr. Friedrich Markus Huebner
in Brssel , renforant ainsi doublement sa lgitimit scientifique : lauteur est docteur
duniversit et vit sur place ; il est implicitement suggr au lecteur quil matrise de ce fait
dautant mieux son sujet.
6 Ibid., p. 563. Jai traduit toutes les citations de lallemand.
7 Ibid., p. 565.
8 Ibid., p. 566.
9 Ibid., p. 567. On connat le caractre trs improbable dune rencontre entre les deux
hommes.
10 Ibid., p. 568.
11 F. M. H u e b n e r , Belgische Verwaltungstrennung auf mystischer Grundlage. Zum
Verstndnis der Flamen , dans Deutscher Wille des Kunstwarts, 30/16, 1917, p. 180.
12 Apropos de lavis de Heine sur la rvolution belge, voir lexcellent article de G. P a u l s ,
Das de Pottersche Viehstck. Heine, Borne und die belgische Revolution von 1830 , dans
Revue Belge de Philologie et d Histoire, 65/3-4,1987, p. 789. Mal inform sur les vnements,
Heine considre Guillaume dOrange comme le type du chef politique libral clair, de
mme quil ignore le ct unioniste de la rvolution, soit lalliance des forces librales et
catholiques contre la politique de Guillaume.
13 Pour davantage de dtails, je renvoie larticle Die belgischen Gegenstze
aus deutscher Sicht. Zwiespalt und/oder Kultursynthese que j ai donn dans H. R o l a n d et
S. S c h m it z (d.), Pour une iconographie des identits culturelles et nationales/Ikonographie
kultureller undnationaler Identitt, Frankfurt/M. (e.a.), Peter Lang, 2004, p. 137-158.
14 P. H. N e l d e , Flandem aus der Sicht Hoffmanns vonFallersleben, Wilrijk, Oranje-Verlag,
1967 ; U. K l o o s , Niederlandbild und deutsche Germanistik 1800-1933. Ein Beitrag zur
komparatistischen Imagologie, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1992.
15 Prface Vier Schriften von Johann Rusbroek in niederdeutscher Sprache. Schrift und
Druck von Fr. Eulemann, Hannover, Hahnsche Hof-Buchhandlung, 1848, p. VI.
16 Ibid., p. XI-XII.
17 J.-M. K l in k e n b e r g , La production littraire en Belgique francophone. Esquisse
dune sociologie historique , dans Littrature, 44 (Linstitution littraire II), dcembre 1981,
p. 42-43.
18 B. B e y e r d e Ryke, Ruusbroec, en son temps et dans les sicles , dans Textyles. Revue
des Lettres belges de langue franaise, 27, 2004, sous presse.
19 M. G a u c h e z , Histoire des Lettres franaises de Belgique des origines nos jours,
Bruxelles, La Renaissance dOccident, 1922, p. 78-79.
20 L ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck l'Admirable, traduit du flamand et
accompagn dune introduction par Maurice M a e t e r l in c k , Bruxelles, Les peronniers (coll.
Pass Prsent), 1990, p. 9. La suite de cette citation se prsente comme la synthse de toutes
les utopies orientalisantes du moment : Il (Ruysbroeck) sait, son insu, le platonisme de

238

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

la Grce ; il sait le soufisme de la Perse, le brahmanisme de lInde et le bouddhisme du Tibet ;


et son ignorance merveilleuse retrouve la sagesse de sicles ensevelis et prvoit la science de
sicles qui ne sont pas ns .
21 A ce propos, voir les considrations de H. D y s e r in c k , thoricien de limagologie
compare, Komparatistische Imagologie. Zur politischen Tragweite einer europischen
Wissenschaft von der Literatur , dans Idem et K. U. S y n d r a m , Europa und das nationale
Selbstverstndnis. Imagologische Problme in Literatur, Kunst und Kultur des 19. und 20.
Jahrhunderts, Bonn, Bouvier, 1988, p. 22.
22 S. Z w e ig , Das neue Belgien , dans I d ., Emile Verhaeren, Leipzig, Insel-Verlag, 1910,
p. 12-13.
23 C. V e r s c h a e v e , Christlich-nordischer Geist in der flmischen Mystik (Ruusbroec
bis Meister Eckehart), Wolfshagen-Scharbeutz (Lbecker Bucht), Franz Westphal Verlag,
s.d. Verschaeve pronona cette confrence Aix-la-Chapelle le 11 juin 1934 ; le texte en fut
publi en nerlandais sous le titre Vlaamsche Mystiek . A propos de la personnalit de
Verschaeve, voir la notice que lui consacre R. V a n l a n d s c h o o t dans le vol. 3 de la Nieuwe
Encyclopdie van de Vlaamse Beweging, Tielt, Lannoo 1998, p. 3277-3283.
24 C. V e r s c h a e v e , op. cit., p . 11.
25 Ibid., p. 13-14.
26 Ibid., p. 26.
27 Ibid., p. 28.
28 Ibid., p. 16-17 et 28.
29 Ibid, p. 29.
30 J. K u c k h o f f , Johannes von Ruysbroeck der Wunderbare 1291-1381. Einfuhrung in sein
Leben. Auswahl aus seinen Werken, Mnchen, Verlag Ksel-Pustet, 1938, p. 22.
31 Ibid., p. 9-10.
32 Ibid., p. 10. Ltude cite est celle de J. H u ijb e n , Y atyil (sic) une spiritualit flamande ,
dans a Vie spirituelle, 19/3 (1937), p. 129-147.
33 J. K u c k h o f f , op. cit., p . 5 5 .
34 Ibid., p. 80.
35 Voir B. D ietz , H. G a b e l et U. T ie d a u (d.), Griff nach dem Westen. Die Westforschung
der vlkisch-nationalen Wissenschaften zum nordwesteumpischen Raum (1919-1960), Mnster/
New York/Mnchen/Berlin, Waxmann, 2003, 2 vol., 1296 p. Le terme Westforschung dsigne
lintrt culturel, rgional et anthropologique pour les pays voisins de louest que
portaient en Allemagne les diffrentes disciplines universitaires (sciences historico-politiques,
sociales et anthropologiques, gographiques, philologiques etc.) avant la Seconde guerre
mondiale. Si ce champ de recherche existait dj avant 1933, la drive idologique dont il
fait lobjet suite la mise au pas (Gleichschaltung) est claire. Lhorizon dune communaut
de destin visionnaire au service du Reich impose alors une grille danalyse de type
national-populaire (vlkisch-national) et imprialiste toutes les disciplines dont lobjet de
recherche porte sur les cultures des voisins de louest. La fondation dun Deutsches Institut
Bruxelles pendant la guerre rpondait par exemple la ncessit de montrer que la propagation
dun hritage de pense de type pangermaniste pouvait aussi tre ralise par le biais de la
diffusion dune recherche universitaire objective , apparemment indpendante du pouvoir
(ibid., p. 464-465). La publication de Kuckhoff sur Ruysbroeck obit selon moi la mme
logique, vu quelle rpond en premier lieu une logique dobjectivit scientifique, tout en
introduisant discrtement et trs subversivement certains clichs racistes.

Liste des auteurs

Julien B acq , diplm de lULB, auteur d un mmoire de philosophie sur Le


Verbe mdiateur chez M atre Eckhart .
Benot B eyer de R yke, philosophe et historien, assistant lULB et membre
de lEquipe de recherche sur les mystiques rhnans (Universit de Metz), auteur
notamment de deux livres sur Eckhart et de nombreux articles dans le Dictionnaire du
Moyen Age (PUF, 2002).
Ysabel de A ndia, directeur de recherche au CNRS, dans un laboratoire de
philosophie antique et mdivale, a fait un doctorat de thologie la Grgorienne sur
Irne de Lyon et un doctorat de philosophie la Sorbonne sur Denys l Aropagite
auquel elle a consacr de nombreux travaux.
Jean D evriendt, membre de lEquipe de recherche sur les mystiques rhnans
(Universit de Metz) dont il a ralis le site Internet, auteur d une thse sur Joachim
de Flore et de travaux sur Eckhart, Tauler et la mystique rhnane.
Alain D ierkens, historien et archologue, professeur lULB et directeur
du Sminaire d histoire du M oyen Age de cette universit. Depuis 1991, diteur
scientifique des Problmes d histoire des religions.
P. Pierre G ire, doyen de la Facult de Philosophie de lUniversit catholique
de Lyon, membre de lEquipe de recherche sur les mystiques rhnans (Universit
de Metz), a traduit et prsent le Commentaire de l Exode d Eckhart paratre aux
ditions du Cerf.
Monique G ruber, agrge d histoire mdivale, membre de lEquipe de recherche
sur les mystiques rhnans (Universit de Metz), prpare une thse sur le rapport entre
texte et image chez Suso.

240

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

P. Simon K n a e b e l , professeur lInstitut de Thologie catholique de lUniversit


Marc Bloch de Strasbourg, ancien doyen, membre de lEquipe de recherche sur les
mystiques rhnans (Universit de Metz), spcialiste de lidalisme allemand.
Sbastien L a o u r e u x , charg de recherches du FNRS, attach lULg, ses travaux
portent principalement sur la phnomnologie franaise et son histoire. Auteur
notamment d un ouvrage sur M ichel Henry paratre aux ditions du Cerf.
Maxime M a u r i g e , matrise en philosophie avec un mmoire rdig sous la
direction de Marie-Anne Vannier, intitul Le statut et le rle de lhomme dans le
Commentaire de la Gense de M atre Eckhart .
Sbastien M i l a z z o , membre de lEquipe de recherche sur les mystiques rhnans
(Universit de Metz), poursuit un troisime cycle en philosophie mdivale
lUniversit Paris IV-Sorbonne. Ses travaux portent essentiellement sur Albert le
Grand et sur les courants dominicains des XIIIe et XIVe sicles.
Herv P a s q u a , directeur de lInstitut catholique de Rennes, effectue des recherches
sur le noplatonisme dans le cadre d une vaste rflexion sur le rapport entre lUn et
lEtre. Auteur notamment d un Matre Eckhart ou le procs de l Un paratre aux
ditions du Cerf.
Luc R i c h i r , psychanalyste, diplm de lULB et docteur en philosophie de
l Universit Paris XII, fondateur de la revue L a P art de l il et auteur de deux
ouvrages, lun sur la sculpture, et lautre sur Marguerite Porete.
Claude-Henri R o c q u e t a publi ou fait jouer une trentaine d ouvrages, parmi
lesquels : Petite vie de Ruysbroeck, Descle de Brouwer. Chez le mme diteur, il a
traduit et prsent Les sept degrs de l chelle d amour spirituel de Ruysbroeck.
Hubert R o l a n d , chercheur qualifi du FNRS et charg de cours en littrature
allemande lUCL, spcialiste de lhistoire des relations littraires et culturelles entre
la Belgique et lAllemagne, auteur de La colonie littraire allemande en Belgique
1914-1918 (AML/Labor, 2003).
Fr. Rmy V a l l j o , O.P., couvent des Dominicains de Strasbourg, membre de
lEquipe de recherche sur les mystiques rhnans (Universit de Metz), auteur de
travaux sur Tauler et la mystique rhnane.
Marie-Anne V a n n i e r , professeur lUniversit de Metz o elle dirige lEquipe de
recherche sur les mystiques rhnans, auteur de nombreux travaux sur Eckhart et sur
saint Augustin.
P. Paul V e r d e y e n , S.J., membre de la Ruusbroec-Genootschap de lUniversit
d Anvers, dont il est professeur mrite. Grand spcialiste de Guillaume de Saint-Thierry
et de Ruusbroec lAdmirable auquel il a consacr un livre paru aux ditions du Cerf.
Wolfgang W a c k e r n a g e l , docteur en philosophie de lUniversit de Genve,
confrencier invit dans diverses universits (notamment Oxford et Zurich en
2003-2004), auteur de nombreuses publications en trois langues, dont quatre livres en
franais sur Matre Eckhart.

Table des matires

Note de lditeur de la collection


Alain D i e r k e n s .......................................................................................................

Introduction.
Entre Rhin et Escaut : la mystique rhno-flamande (XIIP-XIV' sicle)
Benot B e y e r d e R y k e ..........................................................................................

Nouvelles perspectives sur la naissance de Dieu dans lme chez Eckhart


Marie-Anne V a n n i e r ..................................................................................................................................

17

Albert le Grand ou la gense de la mystique rhnane


Sbastien M i l a z z o .................................................................................................

25

La Dit comme Unit pure et nue


Herv P a s q u a ...................................................................................................................................................

41

La thologie ngative de Matre Eckhart


Ysabel d e A n d i a ....................................................................................................

53

Image et connaissance de soi chez Matre Eckhart


Wolfgang W a c k e r n a g e l .......................................................................................

71

Mtaphysique et mystique du Verbe chez Matre Eckhart


Pierre G i r e ...........................................................................................................................................................

87

Le Verbe mdiateur chez M atre Eckhart


Julien B a c q .............................................................................................................101
Dieu est amour (Op. Ser. VI) : un principe eckhartien peu soulign
Jean D e v r i e n d t ...................................................................................................... 117

242

MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

La gense de lhomme eckhartien : une cration continue


M axime M a urige ..................................................................................................127
Aspects de la Sagesse temelle dans le texte et dans limage
chez Henri Suso
M onique G r u b e r .......................................................................................................139
Cit, dsert et solitude. Strasbourg et la mystique rhnane au XIVe sicle
Rmy Va lljo .............................................................................................................151
La rception de la mystique rhnane dans lidalisme allemand
Simon K naebel ......................................................................................................... 171
Le pli. Approche du sens de limmanence chez Matre Eckhart
Sbastien L aoureux ................................................................................................. 187
Marguerite Porete et les bguines
Luc R ichir ................................................................................................................. 203
Une remise en cause de la notion de mystique rhno-flamande
Paul Verdeyen ...........................................................................................................207
Ruysbroeck. Mystique nuptiale, mystique maternelle
Claude-Henri R o c q u e t .............................................................................................211
Un vritable esprit germanique : lassimilation de Ruysbroeck
et de la mystique flamande par la propagande allemande
Hubert R o l a n d ..........................................................................................................227
Liste des a u te u rs............................................................................................................... 239
Table des matires

241

La mystique rhno-flamande regroupe deux ensembles, puisant aux mmes sources


mais allant parfois dans des directions opposes : une tradition allemande , reprsente
essentiellement par les dominicains Matre Eckhart, Henri Suso et Jean Tauler ; et une
tradition flamande , illustre par la bguine Hadewijch dAnvers et par Jan van Ruusbroec
Cet ouvrage traite de quelques aspects majeurs de la recherche actuelle sur ces auteurs.

TABLE

DES

MATIERES

Note de l'diteur de la collection


BENOIT BEYER DE RYKE, Introduction. Entre Rhin et Escaut : la mystique
rhno-flamande (XIIP-XTV6 sicle)
MARIE-ANNE VANNIER, Nouvelles perspectives sur la naissance de Dieu dans l m e chez
Eckhart

ALAIN DIERKENS,

SEBASTIEN MILAZZO,
HERVE PASQUA,

Albert le Grand ou la gense de la mystique rhnane

La Dit comme Unit pure et nue

YSABEL DE ANDIA,

La thologie ngative de Matre Eckhart

WOLFGANG WACKERNAGEL,
PIERRE GIRE,

Image et connaissance de soi chez Matre Eckhart

Mtaphysique et mystique du Verbe chez Matre Eckhart

JULIEN BACQ,

Le Verbe mdiateur chez Matre Eckhart


Dieu est amour (Op. Ser. VI) : un principe eckhartien peu soulign

JEAN DEVRIENDT,

MAXIME MAURIEGE,

La g en se d e l h o m m e e c k h a rtie n : u n e c r a tio n c o n tin u e

MONIQUE GRUBER, Aspects

de la Sagesse temelle dans le texte et dans limage


chez Henri Suso
________________________________________________________________________ !
REMY VALLEJO, Cit, dsert et solitude, Strasbourg et la mystique rhnane au XIVe sicle
SIMON KNAEBEL,

La rception de la mystique rhnane dans lidalisme allemand

SEBASTIEN LAOUREUX,
LUC RICHIR,

Le pli. Approche du sens de limmanence chez Matre Eckhart

Marguerite Porete et les bguines

PAUL VERDEYEN,

Une remise en cause de la notion de mystique rhno-flamande

CLAUDE-HENRIROCQUET,

Ruysbroeck. Mystique nuptiale, mystique maternelle

Un vritable esprit germanique : lassimilation de Ruysbroeck et de la


mystique flamande par la propagande allemande
HUBERT ROLAND,

7 8 2 8 0 0 413471

w w w . e d it io n s - u n iv e r s it e - b r u x e lle s . b e

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