LE SENS COMMUN
pierre bourdieu
le sens pratiquepierre bourdieu
le sens pratique
autres ouvrages de pierre bourdieu
SOCIOLOGIE DE WALGéRIE, P.U.F., 2° éd., 1961.
THE ALGERIANS, Boston, Beacon Press, 1962.
LE DERACINEMENT, Ed. de Minuit, 1964, nouvelle dition, 1977 (en collabora-
tion avec A, Sayad)
Les £TUDIANTS ET LEURS ETUDES, Ed. Mouton, 1964 (en collaboration avec
J.C. Passeron). ®
Les wéritieRS, Ed. de Minuit, 1964 (en collaboration avec J.-C. Passeron).
YRAVAIL ET TRAVAILLEURS EN ALGERIE, Ed. Mouton, 1964 (en collaboration
avec A. Darbel, J.-P. Rivet et C. Seibel).
UN ART MOYEN, Ed. de Minuit, 1965 (en collaboration avec L. Boltanski,
R. Castel et J~C. Chamboredon).
RAPPORT PEDAGOGIQUE ET COMMUNICATION, Ed, Mouton, 1965 (en colla-
boration avec J.C. Passeton et M. de Saint-Martin).
L’AMOUR DE L’/ART, Ed, de Minuit, 1966, nouvelle édition 1969 (en colla-
boration avec A. Darbel).
LE METIER DE SOCIOLOGUE, Ed. Mouton/Bordas, 1968, nouvelle édition, 1973
(en collaboration avec J~C. Passeron et J.C. Chamboredon).
ZUR SOZIOLOGIE DER SYMBOLISCHEN FORMEN, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp,
1970.
LA REPRODUCTION, Ed. de Minuit, 1970, nouvelle édition 1971 (en colla-
boration avec J.-C. Passeron).
ESQUISSE D'UNE THEORIE DE LA PRATIQUE, précédée de trois études d’ethno-
logie kabyle, Ed. Droz, Genéve, 1972.
ALGERIE 60, Ed. de Minuit, 1977.
LA DISTINCTION, Ed. de Minuit, 1979.
LES EDITIONS DE MINUIT
avec le concours de la maison des sciences de Vhomme© 1980 by Les Eprrions pe Minurr
7, tue Berard Palissy — 75006 Paris
Tous droits réservés pour tous pays
ISBN 2-7073-0298-8
ob RENEE Se
Quelles affinités particuligres lui paraissaient exister entre
la lune et la femme ?
Son antiquité qui a précédé la succession des générations
telluriennes et leur a survécu; sa prédominance nocturne ;
sa dépendance de satellite; sa réflexion luminaire ; sa cons-
tance durant toute ses phases, se levant et se couchant aux
temps fixés, grandissante et déclinante; l'invariabilité obli-
gée de son aspect; sa réponse indéterminée aux interroga-
tions non affirmatives ; sa puissance sur le flux et le reflux;
son pouvoir de rendre amoureux, de mortifier, de revétir
de beauté, de rendre fou, de pousser au mal et d’y aider;
la calme impénétrabilité de son visage; I’horreur sacrée de
son voisinage solitaire, dominateur, implacable et resplen-
dissant ; ses présages de tempéte et de bonasse; l’excitation
de son rayonnement, de sa marche et de sa présence ; l’aver-
tissement de ses cratéres, ses mers -pétrées, son silence; sa
splendeur quand elle est visible; son attirance quand elle
est invisible.
i Joyce, Ulysse.
Le progrés de la connaissance, dans le cas de la science
Sociale, suppose un Di s dans, daconngissance des condi-.
tions de la connaissance ; c’est pourquoi il exige des retours
“Ghats aax mths objets (ici, ceux de l’Esquisse d’une
théorie de la prati ue et, secondairement, de La distinction),
qui sont autant d occasions d’objectiver plus completement
le rapport objectit et subjectif a l'objet. Et, s’il faut essayer
’en reconstruire rétrospectivement les étapes, c'est que ce
travail qui s’exerce d’abord sur celui qui l'accomplit, et que
certains écrivains ont tenté d’inscrive fans Vceuvre méme en
train de se faire, work in progress, comme disait Joyce, tend
a faire disparaitre ses propres traces. Or l’essentiel de ce que _
jessaie de communiquer ici, et qui n’a rien de personnel » VES-
it de perdre de son sens et de son efficacité si, en le
se dissocier de la pratique d’ox il est parti et @
laquelle il devrait revenir, on lui permettait d’exister dé.
cette existence irréelle et neutralisée qui est celle des « thé-
“ses » théoriques ou des discours épistémologiques. -
~ IL n'est pas facile d’évoquer les effets sociaux qu’a produits,
7LE SENS PRATIQUE
dans le champ intellectuel francais, Vapparition de Vceuvre
de Claude Lévi-Strauss et les médiations concrétes a travers
lesquelles s’est imposée a toute une génération une nouvelle
maniere de concevoir l’activité intellectuelle qui sopposait de
facon. tout a fait dialectique a la figure de Vintellectuel
« total », décisoirement tourné vers la politique, qu’incar-
nait Jean-Paul Sartre. Cette confrontation exemplaire Wa
sans doute pas peu contribué a4 encourager, chez nombre de
ceux qui se sont orientés a ce moment vers les sciences
sociales, V’ambition de réconcilier les intentions théoriques
et les intentions pratiques, la vocation scientifique et la voca-
tion éthique, ou politique, si souvent dédoublées, dans une
maniere plus humble et plus responsable d’accomplir leur
tache de chercheurs, sorte de métier militant, aussi éloigné
de la science pure que de la prophétie exemplaire.
Travailler, dans l’Algérie en lutte pour son indépendance,
4 une analyse scientifique de la société algérienne, C était
essayer de comprendre et de faire comprendre les fonde- -
ments et les objectifs réels de cette lutte, objectifs dont
il était clair qu’ils étaient socialement différenciés, voire
antagonistes, par-dela Vunité stratégiquement nécessaire, et
tenter ainsi non, évidemment, d’en orienter le cours, mats de
rendre prévisibles, donc plus difficiles, les détournements
probables. C’est pourquoi je ne puis pas renier, dans leurs
naivetés mémes, des écrits qui, bien qu’ils m’aient paru
alors réaliser la réconciliation poursuivie de Vintention pra-
tique et de l’intention scientifique, doivent beaucoup au
contexte émotionnel dans lequel ils ont été écrits 1 et
moins encore les anticipations ou, plus exactement, les mises
en garde par lesquelles se concluaient les deux études empiri-
ques sur la société algérienne, Travail et travailleurs en
Algérie et Le déracinement, méme si ces études ont servi
depuis (surtout la deuxiéme) a justifier certains des détour-
nements probables qu’elles sefforcaient par avance dé pré-
venir.
S'l nest pas besoin de dire que, dans un tel contexte, ott
le probleme du racisme se posait, a chaque moment, comme
1. Cf. P. Bourdieu, « Révolution dans la révolution », Esprit, n° 1,
janvier 1961, p. 27-40 et « De la guerre révolutionnaire 2 la révolution »,
in Algérie de demain, Paris, P.U.F., 1962, p. 5-13.
8
PREFACE
une question de vie ou de mort, un livre comme Race et
histoire était autre chose qu’une prise de position intellec-
tuelle contre l’évolutionnisme, il est plus difficile de com-
muniquer le choc inséparablement intellectuel et émotion-
nel que pouvait susciter le fait de voir analyser comme un
langage ayant en lui-méme sa raison et sa raison d’étre les
mythologies des Indiens d’Amérique. Cela surtout lorsqu’on
venait de lire, au hasard de la recherche, telle ou telle des
innombrables recollections de faits rituels, enregistrés sou-
vent sans ordre ni méthode et voués a apparaitre comme
totalement dépourvus de rime et de raison, dont regorgent
les bibliothéques et les bibliographies consacrées a l'Afrique
du Nord. La minutie et la patience respectueuses avec les-
quelles Claude Lévi-Strauss, dans son séminaire du Collége
de France, décomposait et recomposait les séquences a pre-
mire apparence dépourvues de sens de ces récits ne pou-
vaient manquer d’apparaitre comme une réalisation exem-
plaire d'une sorte d’humanisme scientifique. Si je risque cette
expression malgré tout ce qu'elle peut avoir de dérisoire
c'est qu’elle me parait dire assez exactement cette espace
a : hs
d’enthousiasme métascientifique pour la science avec lequel
Pat entrepris étude du rituel Rabyle, objet que j’avais
d abord exclu de mes recherches, au nom de Vidée qui porte
aujourd hui certains, surtout dans les pays anciennement
colonisés, @ tenir V’ethnologie pour une maniére d’essentia-
lisme fixiste, attentif aux aspects de la pratique les mieux
faits pour renforcer les représentations racistes. Et de fait
la quasi-totalité des travaux partiellement ou totalement
consacrés au rituel qui étaient disponibles au moment ot je
préparais ma Sociologie de |’Algérie me paraissaient coupa-
bles, au moins dans leur intention objective et dans leurs
effets sociaux, d’une forme particuliérement scandaleuse
d ethnocentrisme, celle gui consiste & livrer, sans autre
justification qu'un vague évolutionnisme frazérien bien fait
pour justifier Vordre colonial, des pratiques vouées a étre
apercues comme injustifiables. C’est pourquoi je m’orientais
alors dans de tout autres directions, désignées par quelques
travaux exemplaires : ceux de Jacques Berque, dont Les
structures sociales du Haut Atlas, modéle, particulicrement
précieux sur ce terrain, de méthodologie matérialiste, et les
trés beaux articles, « Qu’est-ce qu’une tribu nord-africaine P»
9LE SENS PRATIQUE
et « Cent vingt-cing ans de sociologie maghrébine’ », m’ont
fourni des points de départs innombrables et des points de
référence inestimables ; ceux d’André Nouschi, dont les étu-
des d’histoire agraire m’ont incité 4 chercher dans l'histoire de
la politique coloniale et en particulier dans les grandes lois
fonciéres le principe des transformations qu’ont connues I’éco-
nomie et la société paysannes, et cela jusque dans les régions
en apparence les moins directement touchées par la coloni-
sation + ; ceux de Emile Dermenghem et Charles-André Julien
enfin qui, dans des domaines différents, ont orienté mes
regards de débutant.
Je n’aurais jamais pu venir a Vétude des traditions rituelles
si la méme intention de « réhabilitation » qui m’avait porté
a exclure d’abord le rituel de l’univers des objets légitimes
et & suspecter tous les travaux qui lui faisaient une place ne
m avait poussé, a partir de 1958, 4 essayer de Varracher a la
fausse sollicitude primitiviste et 4 forcer, jusque dans ses
derniers retranchements, le mépris raciste qui, par la honte
de soi qu’il parvient 4 imposer a ses propres victimes, contri-
bue & leur interdire la connaissance et la reconnaissance de
leur propre tradition. En effet, pour grand que puisse étre
Veffet de licitation et d’incitation que peut produire, plus
inconsciemment que consciemment, le fait qu’un probleme
ou une méthode vienne a étre constitué comme hautement
légitime dans le champ scientifique, il ne pouvait faire oublier
completement Vincongruité, voire Vabsurdité d’une enquéte
sur les pratiques rituelles menée dans les circonstances tra-
giques de la guerre ; jen ai revécu récemment V’évidence en
retrouvant des photographies de jarres maconnées, décorées
de serpents, et destinées 4 recevoir le grain pour la semence,
que j’avais prises vers les années 60 au cours d’une enquéte
menée dans la région de Collo et qui doivent leur bonne
qualité, bien qu’elles aient été prises sans flash, au fait que
le toit de la maison a laquelle étaient incorporés ces « meu-
2. J. Berque, Les structures sociales du Haut Atlas, Paris, P.U.F., 1955;
« Qu’est-ce qu'une tribu nord-africaine ? », Hommage a4 Lucien Febvre,
Paris, 1954; « Cent vingt-cing ans de sociologie maghrébine », Avzzales,
3. A. Nouschi, Enxquéte sur le niveau de vie des populations rurales
constantinoises de la conguéte jusqu’en 1919, Essai d’bistoire économique
et sociale, Paris, P.U.F., 1961; La maissance du nationalisme algérien,
1914-1954, Paris, Ed. de Minuit, 1962.
10
+ cameramen oe SILL 4 OS
relations.
PREF,
bles » immobiles (puisque « maconnés ») avait été détr
lorsque ses habitants avaient été expulsés par Varmée fran
gaise. Il n’était donc pas besoin d’étre d’une lucidité épisté
mologique particuliére ou d’une vigilance éthique ou politique
spéciale pour s’interroger sur les déterminants profonds
d'une libido sciendi si évidemment « déplacée ». Cette inquié-
tude inévitable trouvait quelque apaisement dans Vintérét
que les informateurs prenaient toujours & cette recherche
lorsqu’elle devenait aussi la leur, c’est-a-dire un effort pour
se réapproprier un sens a la fois « propre et autre ». Il reste
que c’est sans aucun doute le sentiment de la « gratuité »
de l'enquéte purement ethnographique qui m’incita a entre-
prendre, dans le cadre de l'Institut de statistiques d’ Alger,
avec Alain Darbel, Jean-Paul River, Claude Seibel et tout un
groupe d’étudiants algériens, les deux enquétes qui devaient
servir de base aux deux ouvrages consacrés a l’analyse de la
structure sociale de la société colonisée et de ses transforma-
tions, Travail et travailleurs en Algérie ef Le déracinement,
ainsi qu’a différents articles plus ethnograpbiques, dans les-
quels j’essayais d’analyser les attitudes temporelles qui sont
au principe des conduites économiques précapitalistes.
Les gloses philosophiques qui ont entouré un moment le
structuralisme ont oublié et fait oublier ce qui en faisait sans
‘doute la nouveauté essentielle : introduire dans les sciences
Sociales la méthode structurale ou, plus simplement, le mode
e pensée relationnel gui, rompant avec 1
f Z ec le mode de pensée
ub stantialiste conduit a ca
ye GGUS £8 SCI
ia
e.
elations gui l’unissent aux a -ysteme,
tient son sens et sa fonction, Ce qui ésf difficile autant que
rare, ce nest pas le fatt Cavoir ce gue l'on appelle des « idées
personnelles », mais de contribuer tant soit peu & produire
et @ imposer de ces modes de pensée impersonnels qui per-
mettent aux personnes les plus diverses de produire des
pensées jusque-la impensables. Si l’on sait la difficulté et la
lenteur avec lesquelles le mode de pensée relationnel (ou
structural) s’est imposé dans le cas des mathématiques et de
la physique elles-mémes et les obstacles spécifiques qui
s’opposent, dans le cas des sciences sociales, @ sa mise en
@euvre, on mesure la conquéte que représente le fait d’avoir
étendu aux systémes symboliques « naturels », langue, mythe,
religion, art, V'application de ce mode de pensée. Ce qui
11LE SENS PRATIQUE
supposait entre autres choses que, comme le remarque Cas-
Sirer, on parvienne aS er BLa Ucn la_ distinction
établie par Leibniz et tout le rationalisme “classique, enire les
vérités de raison_et les vérités de fait. pour_traiter Jes. faits.
bistoriques comme des systemes de relations intelligibles, et.
“cela dans une pratique. scientifique, et pas seulement dans le
discours ow cela se faisait depuis Hegel’.
En effet, ce qui, autant que Vapparence de l’absurdité
ou de Vincohérence, protége les mythes ou les rites contre
Pinterprétation relationnelle, c’est le fait qu’ils offrent parfois
Vapparence du sens a des lectures partielles et sélectives qui
attendent le sens de chaque élément d’une révélation spéciale
plutét que d’une mise en relation systématique avec tous les
éléments de la méme classe. C’est ainsi que la mythologie
comparée qui, plus attentive au vocabulaire du mythe ou du
rite qu’a sa syntaxe, identifie le déchiffrement a une traduc-
tion mot @ mot, ne travaille en définitive qu’a produire une
sorte d’immense dictionnaire de tous les symboles de toutes
les traditions possibles, constitués en essences susce ptibles
d'étre définies en elles-mémes et pour elles-mémes, indépen-
damment du systeme, et donne ainsi une image concrete
de ces bibliothéques révées par Borges qui enfermeraient
« tout ce qu’il est possible d’exprimer dans toutes les lan-
gues® ». Prendre le raccourci qui conduit directement de
4, Ma seule contribution au discours sur le structuralisme (dont la
surabondance et le style n’ont sans doute pas peu contribué 4 me décou-
rager de déclarer plus fortement ma dette) est née d’un effort pour
expliciter —- et, par 1a, mieux maitriser — la logique de ce mode de
pensée relationnel et transformationnel, les obstacles spécifiques auxquels
il se heurte dans le cas des sciences sociales et, surtout, pour préciser les
conditions auxquelles i] peut étre étendu, au-dela des systémes culturels,
aux relations sociales elles-mémes, c’est-a-dire 4 la sociologie (cf. P. Bour-
dieu, « Structuralism and theory of sociological knowledge », Social
Research, XXXV, 4, hiver 1969, p. 681-706).
5. La table des matidres du Traité d’bistoire des religions de Mircea
Eliade, publié en 1953, donne une idée assez juste de la thématique
quia orienté Ja plupart des recollections de rites réalisées en Algérie (par
exemple, la lune, la femme et Je serpent ; les pierres sacrées ; la terre, la
femme et la fécondité ; sacrifice et régénération ; les morts et les semences ;
divinités agraires et funéraires, etc.) La méme inspiration thématique se
retrouve dans les travaux de l’école de Cambridge, avec par exemple From
Religion to Philosophy, A Study in the Origins of Western Speculation, de
F.M. Cornford (New York and Evanston, Harper Torchbooks, Harper and
Row, 1957, 1" éd. 1914), Thespis, Ritual, Myth and Drama in the Ancient
12
PREFACE
chaque signifiant au signifié correspondant, faire l'économie
du long détour par le systéme complet des signifiants a l’inté-
rieur duquel se définit la valeur relationnelle de chacun d’eux
(qui n'a rien @ voir avec un « sens » intuitivement appreé-
hendé), c’est se vouer a un discours approximatif qui, dans
le meilleur des cas, tombe sur les significations les plus appa-
rentes (par exemple, la correspondance entre le labour et
Vacte sexuel) en s’armant d’une sorte d’intuition anthropo-
logique de type jungien, soutenue par une culture compara-
tive d’inspiration fraxérienne qui préléve dans Vunivers des
systemes mythiques et des religions universelles des thémes
décontextualisés °.
Ainsi isolés, ces thémes n’opposent plus aucune résistance
aux reconiexiualisations que leur font inévitablement subir
les interprétes inspirés lorsque, préchant le « ressourcement
spirituel » par le retour aux sources communes des grandes
traditions, ils cherchent dans Vhistoire des religions ou dans
Pethnologie des civilisations archaiques le fondement d’une
religiosité savante et d’une science édifiante, obtenues par une
respiritualisation de la science déspiritualisante. C’est un
autre mérite de Claude Lévi-Strauss que d’avoir donné les
moyens d’accomplir jusqu’au bout la rupture, instaurée par
Durkheim et Mauss, avec l’usage du mode de pensée mytholo-
gique dans la science des mythologies, en prenant résolument
pour objet ce mode de pensée au lieu de le faire fonctionner,
comme l’ont toujours fait les mythologues indigenes, pour
résoudré mythologiquement des problémes mythologiques.
Comme on le voit bien lorsque les mythologies étudiées sone
des enjeux sociaux, et en particulier dans le cas des religions
dites universelles, cette rupture scientifique est inséparable
d’une rupture sociale avec les lectures équivoques des mythoa-
Near East, de Th. H. Gaster (New York, Anchor Books, Doubleday and
Company Inc., 1961) ou encore Themis, A Study of the Social Origins of
Greek Religion, de J. Harrison (Londres, Merlin Press, 1963, 1°¢ éd. 1912).
6. Jean-Pierre Vernant indique de méme que Ja rupture avec les inter-
prétations de type frazérien (qui voient par exemple en. Adonis une incarna-
tion de l « esprit de la végétation ») et le refus d’vn « comparatisme
global, procédant par assimilation directe, sans tenir compte des spécificités
de chaque systéme de culture » sont la condition d’une lecture adéquate
des cycles de légendes grecques et d’un déchiffrement juste des éléments
mythiques, définis par leur position relative au sein d'un systéme parti-
culier (cf. J.P. Vernant, Introduction 4 M. Détienne, Les jardins d’Adonis,
Paris, Gallimard, 1972, p. III-V). .
13LE SENS PRATIQUE
logues « philomythes » qui, par, une sorte de double jeu
conscient ou inconscient, transforment la science comparée
des mythes en une quéte des invariants des grandes Tradi-
tions, tachant ainsi de cumuler les profits de la luctdité scien-
tifique et les profits de la fidélité religieuse. Sans parler de
ceux qui jouent de l'ambiguité inévitable d’un discours savant
empruntant a Vexpérience religieuse les mots employés a
décrire cette expérience pour produire les apparences de la
participation sympathique et de la proximité enthoustaste et
trouver dans l’exaltation des mystéres primitifs le prétexte a
un culte régressif et irrationaliste de l’originel.
C’est dire qu'il est 4 peine besoin d’invoquer la situation
coloniale et les dispositions qu’elle. favorise pour expliquer
ce qu’était Vethnologie des pays maghrébins autour des an-
nées 60 et tout spécialement dans le domaine des traditions
vituelles. Ceux qui aimeni aujourd’hui a se constituer en
juges et a se faire plaisir, Comme on dit, en distribuant le
blame et Véloge entre les sociologues et les ethnologues du
passé colonial feraient un travail plus utile s’ils s’efforcaient
de comprendre ce qui fait que les plus lucides et les mieux
intentionnés de ceux qu’ils condamnent ne pouvaient pas
comprendre certaines des choses qui sont devenues évidenies
pour les moins lucides et parfois pour les plus mal intention-
nés : dans Vimpensable d'une époque, il ya tout ce que
Von ne peut pas penser faute de dispositions éthiques ou
politiques inclinant gle prendre en compte et en considération”
mais aussi ce que l’on ne peut pas penser faute d’instr .
de_pensée tels que problématiques, concepts, méthodes, tech-.
niques, (ce qui explique que les bons sentiments fassent si
“souvent de la mauvaise sociologie’).
Il reste qu’on se trouvait en présence d’une masse de
recollections dont on peut dire simplement qu’elles sont
d’autant plus imparfaites dans leur qualité technique et affec-
7. Cf. P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la production sociologi-
que : sociologie coloniale et décolonisation de la sociologie », in Le Mal de
voir, Cahiers Jussieu, n° 2, Paris, 10/18, 1976, p. 416-427. Les conditions
dune véritable science de Vethnologie et de la sociologie coloniale seront
remplies lorsqu’il sera possible de mettre en relation V’analyse du contenu
des ceuvres et les caractéristiques sociales des producteurs (telles que les
établissent par exemple les travaux de Victor Karady) et en particulier leur
position dans le champ de production (et spécialement dans le sous-champ
colonial),
14
PREFACE
tées de lacunes d’autant plus graves que leurs auteurs sont
plus complétement dépourvus de formation spécifique, donc
démunis ala fois de méthodes d’envegistrement et d’hypothe-
ses capables d’orienter l’observation et interrogation (bien
qu’il arrive souvent que les amateurs — ou du moins les
professionnels d’une autre discipline, comme les linguistes —
fournissent des matériaux rigoureusement enregistrés qui ne
sont pas amputés de tout ce que les attentes constitutives
d@’une problématique « savante » portent a tenir pour insi-
gnifiant). C’est ainsi que, sur fond des recollections impar-
faites et incomplétes de calendriers agraires, de rituels de
mariage ou de contes, pour la plupart collectés et interprétés
dans une logique vaguement frazérienne, se détachaient quel-
ques sources de grande qualité. Je citerai le Fichier de docu-
mentation berbére (en particulier les excellents travaux des
R. P. Dallet — Le verbe kabyle — et Genevois — sur la
maison, le tissage et maint autre objet —, de Yasmina AtL-S,
et Sr Louis de Vincennes —~ sur le mariage et le tournant de
Vannée) sans lequel la plupart des travaux publiés depuis
la guerre n’auraient pas été ou pas été ce qu’ils sont, les
textes berbéres publiés par les linguistes (et en particulier
les travaux de E. Laoust et de A. Picard) et quelques mono-
graphies comme celles de Germaine Chantréaux, étude capi-
tale, publiée dés 1941 dans la Revue africaine, sur le tissage
a Ait Hichem, qui m’a déterminé a m’intéresser a la fois a
Ait Hichem et au rituel, celles de Slimane Rabmani sur les
populations du Cap Aokas et en particulier ses études sur le
tir a la cible, sur le mois de mai, sur les rites relatifs a la
vache et au lait, celles du R. P. Devulder (dont Vhospitalité
_chaleureuse m’a offert un des lieux d’asile qui m’étaient
nécessaires pour mener mes enquétes) sur les peintures mura-
les et les pratiques magiques chez les Ouadbias. .
A cété de ces contributions ethnographiques sont apparues,
apres que jeus entrepris de travailler sur le rituel, trois ten-
tatives d’interprétation ethnologique qui mévitent une men-
tion spéciale. L’article de Paulette Galand-Pernet, paru en
1958, sur « les jours de la vieille » s’efforce de dégager la
signification d’une tradition particuliére, trés anciennement
attestée et sur une aire culturelle trés vaste, par un recense-
ment et une analyse « dumézilienne » des variantes visant a
établir les traits invariants (période de transition, laideur et
15LE SENS PRATIQUE
cruauté, tourbillon, rocher, forces mauvaises, etc.) : il est
remarquable que cette forme de comparatisme méthodique,
qui resitue le trait culturel considéré dans Vunivers des,
variantes géographiques, parvienne a des interprétations tres
proches de celles auxquelles on arrive en le replacant dans le
systéme culturel oi il fonctionne *. Parmi les tres nombreuses
publications dont. ont fait V’objet le cycle de l'année agraire
dans les populations berbérophones et, plus précisément,
Popposition entre les labours et les moissons, les deux ouvra-
ges de Jean Servier, Les portes de l’année, paru en 1962, et
L’homme et Vinvisible, en 1964 °, se distinguent en ce qu’ils
s’efforcent de montrer, en s'appuyant sur un tres riche maté-
riel ethnographique, que tous les gestes de la vie quotidienne
se conforment au symbole de chaque saison, instaurant une
correspondance entre le symbolisme des rites agraires et le
symbolisme des rites de passage. Mais V’interprétation pro-
posée doit sans doute ses limites au fait qu'elle cherche dans
le symbolisme universel du cycle de la mort et de la résurrec-
tion, plutédt que dans la logique méme des pratiques et des
objets rituels apprébendés dans leurs telations mutuelles, de
principe des correspondances apercues entre les différents
domaines de la pratique. Bien que les contes qui sont le plus
souvent des variations relativement libres sur des thémes fon-
damentaux de la tradition introduisent moins directement aux
schemes profonds de I’habitus que les pratiques rituelles elles-
mémes ou, dans lordre du discours, les énigmes, les dictons
ou les proverbes, le livre de Camille Lacoste sur Le conte
kabyle, paru en 1970", rassemble des informations ethnogra-
phiques intéressantes, en particulier sur le monde féminin,
et il ale mérite de rompre avec les facilités du comparatisme
en ce qu'il cherche la clé d’un discours historique dans ce dis-
cours méme. Mais il ne suffit pas de prendre acte du fait que
le langage mythico-rituel ne peut jamais étre apprébendé en
dehors d’une langue déterminée pour aller au-dela d’un dic-
tionnaire des traits fondamentaux' d’une culture particuliére,
8, P. Galand-Pernet, « La vieille et les jours d’emprunt au Maroc »,
Hesperis, 1958, 1° et 2° trimestre, p. 29-94,
9, J. Servier, Les portes de l’année, Rites et symboles, Paris, Laffont,
1962; L’homme et Vinvisible, Paris, Laffont, 1964.
10. C. Lacoste, Le conte kabyle, Etude etbnologique, Paris, Maspero,
Mouton, 1962.
16
1970; et aussi Bibliographie ethnographique de la Grande Kabylie, Paris,
PREFACE
contribution qui est par soi extrémement précieuse (comme
suffit a Vattester index du Conte kabyle).
On ne voit que trop bien en quoi les signes neythiques,
plus « motivés » dans leur apparence sensible et leurs réso-
nances psychologiques, donnent prise a4 toutes les formes
d’intuitionnisme qui tentent de dégager directement la signi-
fication (par opposition a la valeur) des traits culturels pris
isolément ou fondus dans V'unité sentie d’une vision globale ;
et cela d’autant que la compréhension que l'on dit intuitive
est le produit inévitable de l’apprentissage par familiarisation
qui est impliqué dans tout travail approfondi d’enquéte et
d analyse. Mais on voit moins qu’on n’a pas @ choisir entre
Vévocation de l’ensemble des traits intuitivement mattrisables
et la compilation indéfinie d’éléments épars ou W’analyse.
(apparemment) impeccable de tel canton bien délimité et
imprenable dont on ne pourrait rendre raison vraiment qu’en
le réinsérant dans le réseau complet des relations constitutives
du systéme. Appréhender les élé des
thémes wscopbles “d’étre int 2 ou a
échelle densembles partiels, c’est
mule de Saussure, « arbitra
{12s corrdlatives”” >> que d
ment ce que les autre
(partiellement) indétermine e_recoit, sa déterr
complete que de sa relation a l’ensemble des autres traits,
eset dite en tan ie différence dans un systtme de différen-
ces. Ainsi, par exemple, s ton armée de l’ethnologue
“poit d’emblée dans un trait comme le carrefour, lien dange- -
veux, fréquenté par les esprits, et souvent marqué de tas de
pierres, comme les endroits ot le sang a été versé, le point
ou se croisent, se mélent, s’accouplent deux directions oppo-
sées, VEst, masculin, sec, et l’Ouest, féminin, humide, c’est
évidemment qu'elle le rapproche implicitement de tous les
lieux ou les actes de croisement, comme lendroit ou se,
croisent les fils du tissage et le montage, dangereux, du
métier a tisser, ou comme l’eau de trempe et la trempe du
. fer, ou encore comme le labour et l’acte sexuel. Mais, en fait,
la relation de ce trait avec la fécondité, ou, plus exactement,
11. F. de Saussure, Codrs de linguistique générale, 2¢ i
§ 3, Paris, Payot, 1960, p. 163. Bee BLES partie, ch. 4,
17LE SENS PRATIQUE
avec la fertilité masculine, attestée par certains rites 2 ne
peut étre comprise réellement que par la reconstruction de
ensemble des différences qui, de proche en proche, le déter-
minent : ainsi, par opposition & la fourche qui, comme dit un
informateur, « est le lieu ou les chemins se divisent, se sépa-
rent » (anidha itsamfaragen ibardhan), c’est-d-dire un lieu
vide (4 la facon de thigejdith, la fourche centrale de la maison
que doit venir remplir asalas, la poutre principale}, il se
trouve constitué comme lieu « ot les chemins se rencon-
trent » (anidha itsamyagaran ibardhan), c’est-a-dire comme
plein ; par opposition a la maison, c’est-d-dire au plein fémi-
nin (ladmara) et aux champs ou a la forét, comme vide mas-
culin (lakhla), il se trouve défini comme le plein masculin,
etc. Pour rendre raison complétement du moindre rite, pour
Varracher complétement a Vabsurdité d'une séquence immo-
tivée d’actes et de symboles immotivés, il faudrait ainsi
resituer chacun des actes et des symboles qu’il met en jeu
dans le systéme des différences qui le déterminent le plus
12. « Lorsqu’une jeune fille est atteinte de la djennaba — une malédiction
qui empéche son mariage et la laisse solitaire prés du foyer —, c'est le
forgeron ‘qui lui donne de l’eau prise dans Lbilu, la cave 4 tremper, pour
qu’elle fasse ses ablutions nue, avant le lever du soleil, 4 la fontaine d’un
marché, 2 un cartefour ou sur la place du village. Cette eau a en effet la
propriété de rendre féconds les instruments de fer rougis av feu. » Jean
Servier qui rapporte ce rituel (J. Servier, 1962, p. 246), le livre sans autre
commentaire, comme un exemple du réle du forgeron dans certains rites de
fécondité (réle qu'il explique en invoquant les ressources de la mythologie
comparée — avec le théme du vol du feu, rapproché du vol de la semence
sur Vaire & battre tel qu’il se pratique chez les Bambara, ot il symboliserait
la mort suivie de la résurrection — et aussi le réle du forgeron dans la
fabrication du soc et Pinauguration des labours). Un rite trés semblable est
rapporté par le R.P. Devulder : pour libérer une jeune fille de elbur
(la friche, la virginité forcée), la gibla (« sagefemme ») place un pot
plein d’eau pendant toute une. nuit sur un arbre, puis lave avec cette eau
la jeune fille placée debout sur un plat 4 galette ow est posé un morceau
de fer. Ensuite, elle allume la lampe, symbole de homme, puis va verser
eau au marché, « ot les hommes passent et 4 Yendroit ot: les bouchers
égorgent les animaux » (Devulder, 1951, 35-38). Ces différents rites appa:
raissent comme une variante du rite qui est pratiqué a la veille du mariage
et dans lequel la qibla lave 1a jeune fille, placée debout dans un grand plat,
entre deux lampes allumées, avant de lui appliquer le henné. Ce rituel
est désigné, dans les formules magiques qui I’accompagnent, comme destiné
3 enlever la fucherka, mot a mot Lassociation, c’est-a-dire la malchance
et toutes les formes d’inaptitude a la procréation. (Afin de faciliter la
lecture et le travail d’édition, on a adopté ici, la transcription la plus
commune et la plus économique — dont le principe a été décrit en détail
in P. Bourdieu et A. Sayad, Le déracinement, Paris, Ed. de Minuit, 1964,
p. 181-185).
18
la_science physique, « tableau synopti
PREFACE
directement et, de proche en proche, dans le systéme mythico-
rituel en son entier ; et aussi, simultanément, a Vintérieur de
la séquence syntagmatique qui le définit dans sa singulavité et
qui, en tant qu’intersection de tous les ensembles de diffé-
rences C carrefour, point du jour, eau de trempe, etc.), limite
Varbitraire de ses propres éléments. C’est ainsi que l’on_ peut
dans tes.
décrire le _progrés de toute recherche structurale
mots mémes que Duhem emploie pour décrire le progrés de_
vol dk é.
nuelles retouches donnent de plus en plus d’éte et
Dunité (..), tandis que chaque détail de Vensemble découpé
fF isolé du tout perd toute 2 signification et ne représente plus
rene pecemenn
rien” », snes nasiy meter? ay ipo
seisarsitgs
dessinant les grandes lignes du systéme, au tableau provisoi-
rement final qui enferme beaucoup plus de faits dans_un
réseau_beaucoup plus serré de relati
évoquer, comme seul pourrait le fair
che, tous les petits progrés successifs, les innombrables
trouvailles, vouées a échapper aux regards peu avertis, les
multiples restructurations entratnant & chaque fois une redé-
inition du_sens des faits déja intégrés dans le modéle, je me
contenterai de reproduire une de ces synopsis anticipées qui,
proposée dés 1959 au colloque d’ethnologie méditerranéenne
de Burg Wartenstein, pourrait servir encore, au prix de
quelques retouches, de « résumé » de Vanalyse finale, si
précisément le propre de cette sorte d’analyse n’était qu'elle
ne souffre pas d’étre résumée : « L’automne et Vhiver s’op-
posent au printemps et a l’été comme Vhumide s’oppose au
sec, le bas au haut, le froid au chaud, la gauche 4 la droite,
Pouest et le nord a lest et au sud, la nuit au jour. Le prin-
cipe d’organisation de la succession temporelle est le méme
qui détermine la division des travaux entre les sexes, la
distinction entre la nourriture bumide de la saison humide et
la nourriture séche de la saison séche, les alternances de la
vie sociale, fétes, rites, jeux, travaux, Vorganisation de l’es-
pace. C’est le méme principe qui fonde certains traits struc-
La phrase de Dubem évoque bien les innombrables retou-
A tout . UE COnaUISEF seins tn eetMamnth a oar ACO
ches, toutes infimes, qui conduisént dés prémiéres esquisse
“43, P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa St i
M. Riviste, 1914, 2 édit.. p. Sib ysique, jet, sa structure, Paris,
19LE SENS PRATIQUE
turaux du groupe, comme l’opposition enire les « lignes »
(stuf), qui détermine Vorganisation intérieure de Vespace
‘de la maison et Vopposition fondamentale du systéme de
valeurs (nif, point d’bonneur et h’urma, hbonneur). Ainsi, a
Vopposition entre la saison humide, associée 21a fécondité et
a la germination, et la saison seche, associée 4 la mort de la
nature cultivée, correspondent opposition entre le labour et
le tissage, associés a Vacte sexuel, d’un cété, et la moisson,
associée & la mort, de l'autre et Uopposition entre la charrue
qui donne la vie et la faucille qui la détruit. Toutes ces oppo-
sitions sintégrent dans un systéme plus vaste, o& la vie
soppose a la mort, Veau au feu, les pouvoirs de la nature
quil sagit de se concilier aux techniques de la culture qui
doivent étre maniées avec précaution “ ».
Pour aller au-dela de cette construction provisoire qui des-
sinait la premiére esquisse d’un réseau de relations d’opposi-
tion demandant a étre complété et compliqué, fai entrepris,
en 1962, de reporter sur des cartes @ perforation marginale
(au nombre de 1500 environ) Vensemble des données
publiées que javais pu controler par l’enquéte et les données
nouvelles que j’avais moi-méme recueillies, soit en tachant de
mener Vobservation et Vinterrogation plus systématique-
ment dans des domaines déja beaucoup étudiés, comme le
calendrier agraire, le mariage, le tissage, soit en faisant surgir,
en fonction d’une autre problématique (c’est-a-dire, est-il
besoin de le préciser, d’une autre culture théorique) des
domaines entiers de la pratique que les auteurs antérieurs
avaient & peu prés systématiquement ignorés (bien que l’on
puisse toujours trouver, ici ou la, des notations), comme la
structure et Vorientation du temps (divisions de l’année, de
la journée, de la vie humaine), la structure et Vorientation
de Vespace — et en particulier de Vespace intérieur de la
maison —, les jeux d’enfanis et les mouvements du corps,
les rituels de la prime enfance et les parties du corps, les
valeurs (nif et h’urma) et la division sexuelle du travail, les
14, P. Bourdieu, « The Attitude of the algerian Peasant toward Time »,
in Mediterranean Countrymen, J. Pitt-Rivers ed., Paris-La Haye, Mouton,
1963, p. 56-57; cf. aussi, pour une exposition analogue, P. Bourdieu,
% The sentiment of honour in Kabyle Society », in J-G. Peristiany ed.,
Honour and Shame, Chicago, The University of Chicago Press, 1966, notatn-
ment p. 221-222.
20
Hons fe pense par exemp eau lien entire le soc et la foudre
que révele, outre l’étymologie populaire des deux mots, le.
PREFACE
couleurs et les interprétation traditionnelles des réves, etc. A
quoi il faut ajouter les informations que m’a permis de décou-
vrir, dans la derniére phase de mon travail, une interrogation
des informateurs et des textes systématiquement orientée non
vers des « symboles » mais vers des pratiques symboliques
telles que entrer et sortir, remplir et vider, fermer et ouvrir
lier et délier, etc. Tous ces faits nouveaux étaient importants
ames yeur,.moins par leur « nouveauté ». on ne finira jamais,
aussi longtemps que fonctionnera quelqué part un habitus
générateur, de « découvrir » des données nouvelles), que
par leur réle stratégique de « termes intermédiaires » comme
es nomme Wittgenstein, pérmettant d’établir des corréla-
fait que le soc peut étre employé a titre d’euphémisme pour
dire la foudre ou la croyance que la foudre laisse dans le sol
une trace identique a celle du soc, ou la légende selon laquelle
2 A : .
_‘Vancétre de la famille chargée de faire « la sortie vers le pre-
_ mier des labours » aurait vu la foudre tomber dans une de ses
parcelles et, ayant creusé la terre a cet endroit, aurait trouvé
un morceau de métal qu’il aurait « greffé » sur le soc de sa
charrue ; ou au lien marqué par le verbe qabel entre les
valeurs d’honneur et les orientations spatiales et tempo-
relles ; ou encore @ celui qui, a travers le métier a tisser et les
propriétés associées & sa position différentielle dans l’espace
de la maison, unit lorientation de V’espace, la division du
travail entre les sexes et les valeurs d’honneur ; ou, enfin,
a tous les liens qui, par Vintermédiaire de l’opposition entre
1 ‘oncle paternel et l’oncle maternel, s’établissent entre le sys-
téeme officiel des relations de parenté et le systéme mythico-
rituel,
La constitution d’un fichier permettant de procéder faci-
lement a tous les tris croisés possibles devait permetire de
dessiner, pour chacun des actes ou des symboles fondamen-
taux, le réseau des relations d’opposition et d’équivalence
qui le déterminent, cela au prix d’un codage simple permet-
tant de repéver manuellement les co-occurrences et les
exclusions mutuelles. Parallélement, favais pu trouver une
solution aux antinomies pratiques découlant de la volonté de
réaliser la mise en relation systématique de la totalité des
détails observés, en me limitant a Vanalyse de Vespace inté-
aiLE SENS PRATIQUE
rieur de la maison qui, en tant que cosmos en miniature,
constituait un objet ala fois complet et circonscrit. En fait,
Particle, écrit en 1963 et publié dans le recueil de textes
réunis par Jean Pouillon et Pierre Maranda, en hommage a
Claude Lévi-Strauss, est sans doute mon dernier travail de
structuraliste heureux®, En effet, il commencait a m’ap-
paraitre que pour rendre raison de la nécessité quasi mira-
culeuse, et par la un peu incroyable, que l’analyse révélait,
et cela en V’absence de toute intention organisatrice, il fallait
chercher du cété des dispositions incorporées, voire du
schéma corporel, le principe ordonnateur (principium impor-
tans ordinem ad actum, comme disait Ja scolastique) capable
d’orienter les pratiques de. maniére a la fois inconsciente et
systématique : javais en effet été frappé par le fait que les
végles de transformation permettant de passer de Vespace
intérieur 2. Vespace extérieur dea maison peuve
nées a. des mouvements du corps, tels que le demi-tour, dont
on sait par ailleurs le réle qu’ils jouent dans les rites ou il
S’agit sans cesse de retourner, de mettre sens dessus dessaus,
ou devant derriére, des objets, des animaux, des vétements,
ou de tourner dans un sens ou dans Uautre, vers la droite ou
vers la gauche, etc.
Mais ce sont surtout les ambiguités et les contradictions
que Veffort méme pour pousser l’application de la méthode
structurale jusque dans ses derniéres conséquences ne cessait
de faire apparaitre qui m’ont amené & m’interroger moins
sur la méthode elle-méme que sur les théses anthropologiques
qui se trouvaient tacitement posées dans le fait méme de son
application conséquente a des pratiques. Pour fixer les dif-
férentes oppositions ou équivalences que Vanalyse me per-
mettait de dégager, javais construit, pour les différents
domaines de la pratique, rites agraires, cuisine, activités fémi-
nines, périodes du cycle de vie, moments de la journée, etc.,
des diagrammes qui, tirant pratiquement parti de cette pro-
priété qu’a le schéma synoptique, selon Wittgenstein, « de
nous permettre de comprendre, c’est-a-dire précisément de
15. P. Bourdieu, « La maison kabyle ou le monde renversé », in Echan-
ges et communications. Mélanges offerts a C. Lévi-Strauss & Voccasion de
son 60° anniversaire, Paris-La Haye, Mouton, 1970, p. 739-758.
22
aison, peuvent étre rame-,
PREFACE
“voir les corrélations” “ », donnaient une forme visible aux
relations d’homologie ou d’opposition tout en restituant
Vordre linéaire de la succession temporelle. Le « groupement
du matérian factuel » quiopére te schéma conic Pier par
Jor seul un acte de construction, plus, un acte d’interpréiation
Cite Guil porte au jour l'ensemble du systeme de relations —
ef quil fait disparaitre les facilités que l'on se donne lors-
guon manipule les relations @ Vétat séparé, au hasard des
vencontres de Vintuifion, en contraignant pratiquement a
rapporter chacune des oppositions &@ toutes les autres.
C’est cette propriété méme du schéma synoptique qui m’a_
amené a découvrir, sous la forme des contradictions manifes-_
iées par Veffet de synchronisation qu’il opére, les limites de
la logigue imimanente aux pratiques qu'il s’efforcait de mani-
Jester, En effet, ayant essayé de cumuler sur un méme schéma
‘circulaire l'ensemble des informations disponibles ad propos
du « calendrier agraire », je me heurtais & d’innombrables
contradictions dés que je m’efforcais de fixer simultanément
plus d’un certain nombre d’oppositions fondamentales, quelles
qu’elles fussent. Et des difficultés ; analogues ne cessaient de
surgir lorsque j’essayais de superposer les schémas corres-
pondant aux differents domaines dé la pr e : si P iablis-
sais “fel ensemble a’ equivalences, telle autre équivalence,
incontestablement attestée, devenait impossible, et ainsi de
suite. Si 7 évoque les heures que j'ai passées, avec Abdelmalek
Sayad (avec qui j’avais entrepris, pour le méme résultat, un
travail analogue sur différentes variantes du rituel du mariage,
et qui m’a beaucoup aidé dans mon analyse du rituel), a
essayer de résoudre ces contradictions au lieu d’en prendre
acte d’emblée et d'y apercevoir V’effet des limites inbérentes..
4 Ia logique pratique qui n'est jamais cohérente qu'en gros,
Lisp d wn certain pei, c'est surtout pour faire voir combien _
i était difficile d’échapper a cette sorte de demande sociale, ..
yenforcée par la vulgate structuraliste, qut me portatt a ..
Fechercher la cobérence parfaite du systeme”. Sans parler du
16. L. Wittgenstein, « Remarques sur le Rameau d’or de Frazer »,
Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 16, septembre 1977, p. 35-42.
17. Sil n’est évidemment pas inscrit dans la pensée de Claude Lévi-
Strauss, toujours attaché a rappeler V’existence de décalages entre les
différents aspects de la réalité sociale (mythe, rituel ou art et morphologic
ou économie), ce_panlogisme est. sans aucun doute partie intégrante de
Vimage sociale du structuralisme et dé ses effets sociaux. | oes
aaa v ISFE TEN OER em ti NOAA ARES
23LE SENS PRATIQUE
fait que Vintention méme de comprendre les logiques prati-
ques suppose une véritable conversion de toutes les dispo-
sitions acquises, et en particulier une sorte d’oblation de tout
ce qui s’associe d’ordinaire a la réflexion, a la logique et ala
théorie, activités « nobles », tout entiéres dressées contre les
modes de pensées « communs », la difficulté était d’autant
plus grande que Vinterprétation ne peut avancer a’autre
preuve de sa vérité que sa capacité de rendre raison de la
totalité des faits et de maniére totalement cohérente. Ainsi
s’explique, il me semble, que j’aie eu tant de peine a accep-,
ter et 2 prendre réellement en compte dans mon analyse Vam-,
Biguite objective (du point de. vue méme du systéme de
classement) de tout un ensemble de syneboles ou de_prati-
ues (la braise, la louche, la poupée utilisée dans certains
rites, etc.), & les classer comme inclassables et a inscrire cette.
incapacité de tout classer dans la logique méme du systeme d
classement.
J'ai été aussi tres long @ comprendre que Von ne, peut.
saisir la logique de la pratique que par des constructions qui
la_détruisent en tant que telle aussi longtemps que l'on ne
oo para ; OM EL OH
S'est pas interroge sur ce que sont Ou, mieux, Ce que font les
instruments de jectivation, généalogies, schémas, tableaux
Synoptiques, plans, cartes, a quoi j'ai ajouté depuis, grace
aux travaux les plus récents de Jack Goody, la simple trans-
cription écrite™. Sans doute parce que cette interrogation ne
s’est jamais inspirée d’un souct pur et purement théorique
de clarification épistémologique, je n’ai jamais songé a passer,
comme cela se fait volontiers aujourd’bui, d’une analyse cri-
tique des conditions sociales et techniques de Vobjectivation
et de la définition des limites de validité des produits obtenus
‘dans ces conditions, 4 une critique « radicale » de. toute
objectivation et, par la, de la science elle-méme : sous peine
Niassa
de n’étre que projection d’états d’ame, la science soctale sup-
pose nécessairement Te moment de l’objectivation et ce sont.
encore les acquis de Pobjectivisme structuraliste qui_rendent
possiblele dépassement qwil exige. =
Cela dit, it n’est pas si facile de comprendre et de faire com-
prendre pratiquement que, en tant que modéle d'une pratique
18. J. Goudy, La raison graphique, traduction et présentation de J. Bazin
et A. Bensa, Paris, Ed. de Minuit, 1979.
24
PREFACE
(seul regard ne. qu’aussi longtemps quwils sont
fenus pour ce qwils sont, Cest-a-dire des modéles logiques.
rendant raison de la maniére a la fois la plus cobérente et la
plus économique du plus grand nombre possible de faits.
. es modéles deviennent faux
me les principes réels
des qu'on les traite comm es réels des pratiques,
ce gui_revient, inséparablement, a surestimer la logique des
pratiques et d laisser échapper ce qui en fait le principe véri-
igu
table, Une des contradictions pratiques ¢
fique d'une logique pratique réside dans le
berent ef aussi lé
‘rend raison de la maniére la plus simple et la plus systé:
matique de l'ensemble des faits observés, n'est pas le principe.
des pratigues dont il rend rat une autre COnS-
x4 i
que la pratique n’int-
truction ; | A meme, OG Eon ct dapecnintanon
plique pas la maitrise de la logique qui s'y
exprity,
ae on le verra mieux par un exemple. On sait que Uho-
mologie entre le cycle agraire et le cycle du tissage, dont
Basset énoncait déja le principe”, se double d’une homologie,
souvent notée, entre le cycle du tissage et le cycle de la vie
19. « Par rapport au tissu qui se crée en lui, le métier est comme le
champ par rapport a la moisson qu’il porte. Tout le temps que le grain
est en lui, le champ vit d’une vie merveilleuse dont la récolte est le pro-
duit. Cette vie germe avec le grain, croit avec les épis, s’épanouit en
méme temps qu’eux, et se retire au moment ot ils tombent sous la faucille
du moissonneur. Le champ demeure alors comme mort : il mourrait tout 4
fait si par d’habiles pratiques le laboureur ne savait lui restituer une
parcelle de cette vie, pour que l’année d’aprés il puisse encore une fois
renaitre, et préter sa force au grain. Croyances analogues, et rites tres
semblables. Entre la cérémonie de Venlévement du tapis et celle de la
moisson, il y a une analogie frappante. C’est de part et d’autre le méme
respect religieux devant cette vie magique qu’on va_supprimer, en prenant
toutes Jes ptécautions pour qu’elle puisse renaitre. De méme, que dans le
premier cas, c’est la maitresse ouvriére qui joue le principal rdle, de méme
la coupe des premiers épis doit @tre faite par le maitre du champ ou par
le chef des moissonneurs qui porte le titre de rais ou celui @agellid (roi)
chez les Berbéres. Comme le fer est prescrit pour couper les fils de laine,
de méme ces épis doivent @tre cueillis 4 la main. Dans l'un et autre cas,
on chante des formules et, ce qui montre le mieux combien la similitude
des deux opérations est sentie profondément par les indigenes eux-
mémes, c'est que ces formules sont identigques. Les tisseuses ont adopté
sans en changer un mot les formules méme de la moisson » (H. Basset,
« Les rites du travail de la laine A Rabat », Hesperis, 1922, p. 157-158).
25LE SENS PRATIQUE
humaine ; ceci, bien stir, a condition que l’on s’en tienne au
plus petit commun dénominateur des trois cycles dont les
« correspondances » sont évoquées, par pieces et par mor-
ceaux, en fonction de la logique de la situation considérée,
tant par les informateurs que par les interprétes qui repro-
duisent sans le savoir la logique de la compréhension pratique
du systeme mythico-rituel. C’est dire que, dans le cas parti-
culier, le modéle complet pourrait se résumer par la formule
suivante : le métier & tisser est au tissage, produit d’une opé-
ration dangereuse d’union des contraires, qui lui sera arraché
par une opération violente de coupure, ce que le champ (ou
la terre) est au blé et ce que la femme (ou le ventre de la
femme) est a l'enfant. Cette construction, qu’accepteratent
sans doute les utilisateurs, ef qui permet de rendre compte
de la quasi-totalité des faits pertinents (ou produits par une
observation ou une interrogation armée de ce modéle), ou,
mieux, de les réengendrer (théoriquement) sans étre obligé
d’entrer dans un récit interminable, n’est pas en tant que
telle le principe des pratiques des agents : formule généra-_
irice qui_ permet de reproduire V'essentiel des pratiques
traitées comme opus operatum, elle n’est pas le principe géné-
‘rateur_des pratiques, le modus operandi. S’il en était autre-
ment, et st les pratiques avaient pour principe la formule
génératrice que l’on doit construire pour en rendre raison,
c'est-a-dire un ensemble d’axiomes a la fois indépendants et
cohérents, les pratiques produites selon des régles d’engendre-
ment parfattement conscientes se trouveraient dépouillées. de
tout ce qui les définit en propre en tant que pratiques, c'est-a-
dire Vincertitude et le flou résultant du fait qu'elles ont pour
principe non des régles conscientes et constantes. mais des _.
schémes pratiques, Opaques a eux-mémes, sujets 4 varier selon
Ta logique de la situation, le point de vue, presque toujours
partiel, qu'elle impose, etc, Ainsi, les démarches de la logique
Bratique sont rarement tout 4 ait cobérentes et rarement
tout a fait ohérentes. Pour le faire voir, il faudrait, au
risque de lasser, Citér én vrac tous les faits recueillis, sans
méme leur imposer ce minimum de construction que repré-
sente Uordre chronologique (dans la mesure ou il évoque
pratiquement la correspondance entre les cycles et, en partt-
culier, avec le cycle agraire) : la fenimte qui commence le tis-
sage s’abstient de toute nourriture séche et le soir du montage
26
PREFACE
du métier la famille mange un repas fait de couscous et de
beignets ; le montage se fait 4 Vautomne et le gros du travail
s’accomplit pendant V’hiver ; l'art de décorer le tissage fut
enseigné par Titem Tabittust, qui avait trouvé un fragment
d’un tissage merveilleux dans du fumier ; les triangles, vides
ou pleins, qui décorent le tissage, représentent une étoile lors-
quils sont accolés par leur base (ou s’ils sont plus grands, la
lune) et sont appelés thanslith, symbole qui, comme son nom
Vindique, « se trouve a lorigine de tout dessin », lorsqu’ils
sont accolés par leur pointe ; les jeunes filles ne doivent pas
enjamber le tissage ; le lieu ow se croisent les fils est dit
erruh’, l’dme ; lorsqu’on soubaite la pluie, on place le peigne
4 carder sur le seuil et on l’asperge d’eau, etc.”.
Il faudrait surtout montrer comment, guidées par une
sorte de sens des compatibilités et des incompatibilités qui
laisse beaucoup de choses dans l’indétermination, les prati-
ques rituelles peuvent appréhender le méme objet de maniére
tres différente, dans les limites définies par les incompatibi-
lités les plus criantes (et aussi, bien sir, par les contraintes
techniques), ou des objets différents de maniére identique, |
traitant pratiquement le métier a@ tisser tant6t comme une
personne qui nait, grandit et meurt, tant6t comme un champ
qui est ensemencé puis vidé de son produit ou comme une
femme, ce qui assimile le tissage a un enfantement, ou encore,
dans tel autre de ses usages sociaux, comme un héte — il
est adossé comme lui au mur de la lumiére — a qui on
soubaite la bienvenue, ou comme un asile sacré ou un syt-
bole de « droiture » et de dignité™. Bref, les pratiques obser-__
vées sont aux pratiques qui se régleraient expressément sur...
les principes gue Vanalysté doit produire pour en rendre
compte — si tant est que cela soit “possible et soubaitable dans~
20, Jai choisi, pour éviter un effet facile de disparate, de ne retenir
ici que ceux des faits pertinents qui ont été recueillis par le méme obser-
vateur (G. Chantréaux, « Le tissage sur métier de haute lisse A Ait Hichem
et dans le Haut Sébaou », Revue africaine, LXXXV, 1941, p. 78-116,.
212-229, LXXXVI, 1942, p. 261-313) dans le méme lieu (le village d’Ait
Hichem) et que j’ai pu vérifier (en les complétant sur certains points).
21. La logique pratique réussit aussi en plus d’un cas (par exemple,
dans Vorientation de la maison et de son espace intérieur ou dans l’usage
du métier 4 tisser) des conciliations qui peuvent paraitre miraculeuses,
pour une pensée portée a les dissocier, entre Jes contraintes que nous
appellerions proprement techniques et les contraintes que nous dirions
rituelles.
27LE SENS PRATIQUE
la pratique, ou la cobérence parfaite n’est pas toujours avan-
tageuse — ce gue les viéilles maisons, avec leurs adjonctions |
Successives et tous les objets, partiellement discordants. et
fondamentalement accordés, qui s’y sont accumulés au cours
du temps, sont aux.appartements agencés de part en part selon
un parti esthétique, imposé d’un coup et du dehors par un
décorateur. La cohérence sans intention apparente et Vunité
‘Sans principe unificateur immédiatement visible de toutes les
réalités culturelles qui sont habitées par une logique quasi
naturelle (n’est-ce pas la ce qui fait le « charme éternel de
Vart grec » dont parlait Marx ?) sont le produit de Vappli-
cation millénaire des mémes schémes de perception et d’ac-
tion qui, n’étant jamais constitués en principes explicites, ne
peuvent produire qu’une nécessité non voulue, donc néces-
sairement imparfaite, mais aussi un peu mivaculeuse, et tres
proche en cela de celle de l’ceuvré d’art. L’ambiguité de
nombre de symboles et d’actes rituels, les contradictions qui,
bien quw’ils soient pratiquement compatibles, les opposent sur
tel ou tel point, et Vimpossibilité de les faire tous entrer dans
un seul et néme systéme qui se déduirait de facon simple a
partir d’un petit nombre de principes, tout cela résulte du fait
que les agents, conduits par une comprébension pratique de
Véquivalence globale entre tel moment du cycle agraire et tel
moment du tissage (par exemple, le montage du métier et
Vouverture des labours), appliquent, sans avoir besoin d’éta-
blir explicitement V’homologie, les mémes schemes de percep-
tion et d’action a l'une et 4 Vautre situation ou iransferent de
Vune & Vautre les mémes séquences ritualisées (c'est par
exemple le cas des chants funébres qui peuvent étre chantés
par les hommes 2 l'occasion de la mtoisson et par les femmes
4 Voccasion de la coupe du tissage). Ce sens pratique n’a rien
de plus ni de moins mystérieux, quand on y songe, que celui
qui confere leur unité de style 4 tous les choix qu’une méme
personne, c’est-a-dire un méme gott, peut opérer dans les
domaines les plus différents de la pratique, ou celui qui per-
met d’appliquer un schéme d’appréciation tel que Vopposi-
tion entre fade et savoureux ou plat et relevé, insipide et
piquant, doucedtre et salé, a un plat, une couleur, une per-
sonne (et plus précisément a ses yeux, ses traits, sa beauté),
et aussi -a des propos, des plaisanteries, un style, une piéce
de théétre ou un tableau. Il est au principe de ces réalités
28
PREFACE
surdéterminées et indéterminées a la fois qui, méme lorsqu’on
en a compris le principe, restent trés difficiles a maitriser
complétement, sinon dans une sorte de paraphrase lyrique qui
est aussi inadéquate et stérile que le discours ordinaire sur
Veeuvre d'art. Je pense par exemple aux innombrables conso-
nances et dissonances qui résultent de la superposition d’ap-
plications approximatives des mémes schemes de pensée :
ainsi, le métier & tisser qui est lui-méme un monde, avec son
haut et son bas, son est et son ouest, son ciel et sa terre, son
champ et ses récoltes, ses labours et ses moissons, ses car-
refours, entrecroisements dangereux de principes contraires,
doit une part de ses propriétés et de ses usages (par exemple,
dans les serments) a4 sa position, déterminée selon le prin-
cipe méme de ses divisions internes, dans espace de la mai-
son, elle-méme placée dans le méme rapport, celui du micro-
cosme au macrocosme, avec le monde dans son ensemble. Il.
n’y a de maitrise réelle de cette logique que pour qui est.
complétement maitrisé par elle, qui la posséde, mais au point
d'en étre totalement possédé, c’est-a-dire dépossédé. Et, s'il
i, crest qu'il n’y a d’apprentissage que pratique des
en est ains
schémes de perception, d’appréciation et d’action qui sont la
condition de toute pensée et de toute pratique sensées et qui,
continuellement renforcés par des actions et des discours
‘produits selon. les mémes schémes, sont exclus de Vunivers
des objets de pensée.
omme je n'ai cessé de le suggérer en multipliant les rap-
prochements délibérément ethnocentriques, jaurais sans
doute été moins porté a faire un retour critique sur les actes
élémentaires de l’ethnologie si je ne m’étais senti mal a Vaise
dans la définition du rapport 4Vobjet que proposait le struc-
turalisme en affirmant, avec une audace qui m’était inacces-
sible, le privilége épistémologique de l’observateur. Si, contre
Vintuitionnisme, qui nie fictivement la distance entre lob-
servateur et l’observé, je me tenais du coté de Vobjectivisme
soucieux de comprendre la logique des pratiques, au prix
d'une rupture méthodique avec l’expérience premiére, je ne
cessais de penser qu’il fallait aussi comprendre la logique
spécifique de cette forme de « compréhension » sans expé-
rience que donne la maitrise des principes de l’expérience ;
qu'il fallait non abolir magiquement la distance par une
fausse participation primitiviste mais objectiver cette distance
29LE SENS PRATIQUE
objectivante et les conditions sociales qui la rendent pos-
sible, comme Vextériorité de Vobservateur, les techniques
d’objectivation dont il dispose, etc. Peut-éire parce que j’avais
une idée moins abstraite que d’autres de ce que c’est que
d'étre un paysan montagnard, javais aussi, et dans cette
mesute méme, une plus grande conscience de la distance
insurmontable, ineffacable, sous peine de double jeu ou, si
Von permet le jeu de mots, de double je. Parce que 2 la théorie,
le mot le dit, est spectacle, qui ne peut se contempler quia
‘partir d'un point de vue situé bors de la scene o@ se joue.
Paction. la distance est sans doute moins la ot on la cherche |
entre les ivaditions culiu-
béo-
d'ordinaire, c’est-a-dire dans l’écart Fa
relles, que dans l’écart entre deux rapports au monde, th
rigue_et pratique ; elle est par. da méme_associée. dans. les
faits. 3 une distance sociale, quil faut r itre comme
ielle et dont il faut connaltre le véritable principe, ¢est-a-
dire la distance différente a la nécessité, sous peine de_s’ex-
“poser 2 inaputer a V’écart des « cultures » ow des «mentalités »
ce qui est un effet de Vécart des conditions (ef qui se ren-
Zontre dans Vexpérience indigéne de l’ethnologue Sous: la
forme de différences de classe). La familiarité, qui_ne_s.ac-.
quiert pas dans Jes livres, avec le mode Pexistence pratique
@ ceux gui n ont pas.la liberté
de mettre le monde a distance’
be de mettre te monde a GIStANCe |
1 acmneeenornas pat
peut ainsi étre au principe-tout.a.la fois d’une conscience plus
aigué de la distance et d’une proximité réelle, sorte de solida-
rité par-deld les différences culiurelles.
“Crest dire qué; sans y apporter, il me semble, aucune
complaisance, jai été coniraint de m’interroger sans cesse sur
mon rapport 4 l'objet dans ce qu’il avait de générique, et ausst
de particulier. Et il se pourrait que Vobjectivation de la rela-
tion générique de Vobservateur a V’observé que jai essayé
d’accomplir, par une série d’ « épreuves » qui tendaient tou-
jours davantage 4 devenir des expérimentations, constiine le
principal produit de toute mon entreprise, non en elle-méme,
au titre de contribution théorique 4 une théorie de la pratique,
mais en tant que principe d’une définition plus rigoureuse,
moins livrée au basard des dispositions individuelles, du rap-
port juste a l'objet qui est une des conditions les plus déter-
minantes d’une pratique proprement scientifique en sciences
sociales.
30
“gua condition
PREFACE
C'est dans le cas de mes recherches sur le mariage que les
effets scientifiques de ce travail d’objectivation du rapport &
Vobjet me paraissent particulidrement visibles, Ayant essayé,
avec Abdelmalek Sayad, de calculer — a partir de généalogies
établies en différents villages de Kabylie, puis dans la région
de Collo, enfin dans la vallée du Chélif et dans VOuarsenis —
la fréquence, dans D'univers des formes de mariage possibles,
du mariage avec la cousine paralléle que la tradition ethnolo-
gique considérait comme la « norme » dans cette aire, nous
avions apercu que les taux obtenus étaient totalement dépour-
vus de sens du fait qu’ils dépendaient de Vétendue de Vunité
sociale par rapport a laquelle s’effectuait le calcul et qui,
loin de pouvoir étre déterminée en toute objectivité, était un
enjeu de stratégies dans la réalité sociale elie-méme. Par suite,
ayant dit abandonner une recherche qui n’apportait d’ensei-
gnements que négatifs et reporter tous les efforts sur l’ana-
lyse du rituel du mariage, il m’est apparu que les variations
observées dans le déroulement des cérémonies, loin de se
réduire a de simples variantes comme prédisposées a servir
Vinterprétation structurale, correspondaient & des variations
dans les relations généalogiques, économiques et sociales
entre les conjoints et du méme coup dans la signification et
la fonction sociales des unions sanctionnées par le rituel : il
suffisait en effet d’observer que le rituel qui se déploie dans
toute son ampleur @ V’occasion des mariages entre grandes
familles de tribus différentes se trouve réduit a sa plus simple
expression dans le cas du mariage entre cousins paralléles
pour apercevoir que chacune des formes du vituel qui accom-
agne chacune des formes de mariage est, non une simple
variante, née_d’une sorte de jeu sémiologique, mais une.
dimension d'une stratégie qui prend son sens a l’intérieur de
espace des stratégies possibles. Cette stratégie étant le pro-.
uit, non de l’obéissance. a.une norme explicitement posée et.
obéie ou_de la régulation exercée par un « modéle. » incons-
cient, mais d’une évaluation de la position relative des.groupes
considérés,, il devenait clair qwon ne peut en rendre raison
de prendre en compte, outre la relation pure-
ment généadlogique entre les conjoints (qui peut elle-méme
faire l'objet de manipulations giques), tout un ensemble
informations sur les groupes unis par le mariage, comme
ee ESTO IES EE 2
31LE SENS PRATIQUE
leur position relative dans le groupe, l’bistoire de leurs
échanges passés et le bilan de ces transactions au moment
considéré, sur les conjoints (leur age, leurs mariages anté-
rieurs, leur aspect physique, etc.), sur Vhistoire de la négo-
ciation qui a conduit a cette union et les échanges auxquels
elle a donné lieu, ete. :
« Il suffisait d’observer que le tituel... pour aperce-
voir... » La rbétorique a des raccourcis qui _feraient presque
-oublier que la pratique scientifique te prend jamais la forme
dé cette cansécuiion nécessaire d’actes intellectuels miracu-
leux, sinon dans la méthodologie de manuel et Vépistémo-
logie d’école. Comment évoquer sans emphase ni recons-
truction rétrospective le long travail sur soi qui conduit peu
@ peu & la conversion de toute la vision de Vaction et du
monde social que suppose I’ « observation » de ces faits tota-
lement nouveaux, parce que totalement invisibles pour la
vision antérieure : le rituel du mariage concu non plus seu-
lement comme ensemble d’actes symboliques signifiant par
leur différence dans un systeme de différences (ce qu’il est
aussi) mais comme stratégie sociale définie par sa position
dans un systéme de stratégies orientées vers la maximisation
du profit matériel et symbolique ? Ou le mariage « préféren-
tiel » traité non plus comme le produit de Vobéissance
une norme ou de la conformité a un modéle inconscient
mais comme une stratégie de reproduction, prenant son
sens dans un systéme de stratésies engendrées par I’habitus
et orientées vers la réalisation de la méme fonction sociale ?
Ou les conduites d’honneur, appréhendées non plus comme
le produit de Vobéissance & des régles ou de la soumission &
des valeurs (ce qu’elles sont aussi, puisqu’elles sont vécues
comme telles) mais comme le produit d’une recherche plus
ou moins consciente de lV’accumulation du capital symbo-
ligue ?
Je crois que ce n'est pas par hasard qu'entre le moment
ou j'ai dé abandonner le probleme du mariage en Kabylie
et le moment ot j'ai pu le reprendre, vers les années 70,
favais entrepris une sorte de révision de Venquéte que j’avais
menée, en 1960, dans un village du Béarn et que j’avais
consciemment concue comme une sorte de contre-épreuve de
mon expérience ethnologique de la familiarisation avec un
32
“Terespect dela r
PREFACE
monde étranger™. Alerté par une simple phrase prononcée en
situation réelle (« les Untel se sont découverts trés parents
des Untel depuis qu'il y a un polytechnicien chez eux »},
javais pu voir ce que toutes les sociétés et toutes les théories
de la parenté s’attachent refouler en faisant comme si les
relations réelles entre les parents se déduisaient des relations
de parenté telles que les définit le modéle généalogique : on
est plus ou moins « parent », a distance généalogique égale,
selon que Von y a plus ou moins intérét et que les parents
considérés sont plus ou moins « intéressants ». Apercevoir
que les relations entre les parents sont aussi des relations
@intérét, que la relation socialement exaltée entr&Jes fréres
peut, dans le cas de la Kabylie, cacher des conflits structu-
raux d’intérét ou, dans le cas du Béarn, servir de masque
et de justification & V’ exploitation économique, le cadet étant
souvent pour V’ainé, de V'aveu de tous, un « domestique sans
salaire », souvent voué au célibat ; apercevoir que l’unité
domestique, lien d’une concurrence pour le capital écono-
mique et symbolique (terres, nom, etc.) dont elle ala pro-
priété exclusive, est divisée par des luttes pour l’appropria-
tion de ce capital dans lesquelles la force de chacun dépend
du capital économique et symbolique qu'il posséde én propre
en fonction de sa position inséparablement généalogique et
économique et du degré auquel il sait mettre le groupe de son
cété en se mettant en régle avec les régles régissant offictelle-
ment les rapports de parenté ; apercevoir que les échanges
matrimoniaux de la tradition structuraliste > i qu'un.
moment d'une économie des échanges entre les sexes et entre _
les générations gui ne cesse pas d’obéw 4 la logique des couts
ef des profits, Sagirait-il des cotits qu’entraine la transgression
de lan
ielle et des profits de respectabilité qu’assure
égle ; apercevoir tout cela non dans uné dé
ces relations sociales hautement neutralisées que connatt d’or-
dinaire ethnologue (si tant est que ce soit alors possible,
parce qu’il est partout des choses qu’on ne dit pas ou qu’on ne
fait pas devant un étranger), mais dans une relation d ’enquéte
qui était une sorte de relation de parenté, c’était opérer une
Ea
22. Cf. P. Bourdieu, « Célibat et condition paysanne », Etudes rurales,
1962, 5-6, p. 32-136, et « Les stratégies matrimoniales dans le systéme des
strategies de reproduction », Annales, 4-5, juillet-octobre 1972, p. 1105-
1125.
33LE SENS PRATIQUE
véritable conversion de tout le rapport @ Vobjet et @ soi-
méme et une rupture pratique avec l’humanisme naif qui
nest peut-étre qu'une forme de complaisance a une image
complaisante de soi-méme et qui, associé @ la volonté de
réhabiliter, compréhensible en ces temps de mépris, m’avait
porté & emprunier parfois, pour parler de Vhonneur kabyle,
un langage proche des dissertations sur les béros de Cor-
neille. (Je dois dire que, sur ce point décisif, la fréquentation
de Weber qui, loin d’opposer. a Marx, comme on le croit d’or-,
dinaire, une théorie spiritualiste de V’histoire, a porté le mode
de pense matérialiste sur des terrains que le matérialisme
marxiste abandonne d ivitualisme, ma beaucoup.
aidé a er 4 cette sorte de-matérialisme généralisé : ceci
napparaltra commeé un paradoxe qu’a ceux qui, par l’effet
conjugué de la rareté des traductions, de Vunilatéralité des
premiéres interprétations francaises et américaines et des
anathémes, fort économiques, de l’orthodoxie « marxiste »,
ont de la pensée de cet auteur une représentation simpliste.)
La distance que Vethnologue met entre lui-méme et son
objet — et qui se trouve institutionnalisée dans la coupure
entre Vethuologie et la sociologie —- est aussi ce qui lui
permet de se mettre hors jeu, avec tout ce par quoi il parti-
cipe réellement de la logique de son objet. Il n’est sans
doute pas de plus bel exemple de ce dédoublement qui
empéche les chercheurs d’inscrire dans leur pratique scientift-
que la comprébension pratique qu’ils ont de la logique de la
pratique que. ce que Volochinov appelle le philologisme,
c’est-a-dire la propension & traiter les mots et les textes
comme s’ils n'avaient d’autre raison d’étre que d’étre déchif-
frés par les savants : rien de plus paradoxal par exemple
que le fait que des gens dont toute la vie se passe a lutter a
propos de mots puissent essayer de fixer @ tout prix ce qui
leur apparait comme le seul sens vrai de synboles, de mots,
de textes ou d’événements qui, étant objectivement ambi-
gus, surdéterminés ou indéterminés, doivent souvent leur
survie et l’intérét méme dont ils sont Vobjet au fait qu’ils
n'ont cessé d’éire Venjeu de luttes visant précisément a fixer
le seul sens « vrai » ; c’est le cas de tous les textes sacrés qui,
étant investis d’une autorité collective comme les dictons, les
sentences ou les poémes gnomiques dans les sociétés sans
écriture, peuvent fonctionner comme les instruments d’un
34
PREFACE
pouvoir reconnu sur le monde social, pouvoir que l’on peut
S‘approprier en se les appropriant par l’interprétation ®.
Est-ce assez de rendre raison des pratiques par un « grou-
pement du matériel factuel » qui permet de « voir les cor-
rélations » et n’est-ce pas une autre facon de les abandonner
a Vabsurdité que de les réduire tacitement aux jeux d’écriture
sémiologique qu’en fait le discours d’interpréte ? Ce n’est
pas dans une intention polémique que je rappellerai que
Lethnologue rendrait sans doute mieux raison des rituels ou
des relations de parenté s'il introduisait dans sa théorie la
S$, combrchension.. » —— au_sens witigen en de capacite _
‘utiliser correctement —, dont témoignent ses relations avec.
es founding fathers de la discipline ou Sacrifier
aux rituels sociaux.dela vie académique. Pour échapper vrai-
ment, dans Vanalyse d'un rituel, a Vethnocentrisme d’obser-
vateur sans retomber dans la fausse participation intuitive
des nostalgiques des origines patriarcales ou dans le culte néo-
frazérien des survivances, il faut et il suffit en effet de com-
prendre cette comprébension pratique, celle qui fait que,
devant un rite dont la raison nous échappe, nous comprenons
au moins qu’il s’agit d’un rite, et ce qui la sépare de Vinter-
prétation que l’on ne peut se donner qu’en se situant a l’exté-
rieur de la pratique™. Autrement dit, il faut réintégrer dans
23. Le corpus sur Jequel travaille le philologue ou Vethnologue est
luirméme pour une part le produit de ces luttes entre les interprétes
indigénes qu’évoque si bien Mouloud Mammeri (cf. M. Mammeri et
P. Bourdieu, « Dialogue sur la poésie orale en Kabylie », Actes de la
recherche en sciences sociales, 23, septembre 1978, p. 51-66) et que la
défiance 4 Végard de l’erreur (symbolisée par l’cocuvre de Griaule) consis-
tant 4 reprendre les théories indigénes, m’avait conduit 4 sous-estimer
(au profit d’une représentation durkheimienne de la production culturelle
comme collective, impersonnelle, bref, sans producteurs).
24, Le fait que l’ethnologue, en tant qu’observateur étranger, soit
nécessairement renvoyé 4 cette position d’extériorité n’est en rien un
privilége, d’autant que rien n’interdit que Vindigéne puisse occuper une
telle position par rapport 4 ses propres traditions, pouvu qu'il soit en
mesure de s’approprier les instruments d’objectivation et qu’il soit disposé,
ce qui ne va pas nécessairement de pair, 4 assumer le cod#t de la mise
hors jeu que l’objectivation suppose et engendre. On comprend l’impor-
tance que revét le développement d’une ethnologie de l’Algérie faite par
des Algétiens. Je pense en particulier aux recherches menées dans le cadre
du CRAPE, autour de Mouloud Mammeri, dont on connait les trés beaux
travaux sur la « littérature » orale — et en particulier, Pahellil du Gourara
(Je citerai seulement 4 titre d’exemple l’étude de R. Bassapana-et A. Sayad,
Habitat traditionnel et structures familiales en Kabylie, Préface de M. Mam-
meri, Alger, Mémoires du CRAPE, 1974).
35LE SENS PRATIQUE
la théorie des rituels la théorie de la compréhension pratique
de tous les actes et de tous les discours rituels auxquels nous
nous livrons, et pas seulement a l’église ou au cimeticre, et
dont la particularité réside précisément dans le fait que nul
ne s’avise de les vivre comme absurdes, arbitraires ou immo-
tivés, bien qu’ils n’aient d’autre raison d’étre que d’étre ou
a’étre socialement reconnus comme dignes d’exister™. Les
rites sont des pratiques qui sont a elles-mémes leur fin, qui
trouvent leur accomplissement dans leur accomplissement
méme ; des actes que l'on fail parce que « ¢a se fait » ou que
« Cest d faire », mais aussi parfois parce qu’on ne peut faire
autrement que de les faire, sans avoir besoin de savoir pour-
equ ils signifient, comme les
quoi et pour qui on les fait, 3
ates de piété funéraire, C'est ce que le travail d’interpréta-
tion, qui vise a leur restituer un sens, 4 en ressaisir la logique,
orte a oublier ; ils peuvent n’avoir & proprement parler ni
“Sens ni fonction, sinon la fonction qu’implique leur existence
méme, et le sens objectivemeni inscrit dans la logique des
gestes ou des paroles que l’on fait ou dit « pour dire ou
faire quelque chose » (lorsqu’il n'y a « rien d’autre é faire »),
ou plus exactement dans les structures génératives dont ces
gestes ou ces mots sont le produit — ou, cas limite, dans
Pespace orienté ow ils s’accomplissent.
De méme qu’on ne peut parler justement du rituel que si
Von Sait la vérité du rituel comme conduite ala fois sensée et
dépourvue de raison et la vérité de Vintention scientifique.
Comme. projet de rendre raison, de méme, on ne peut rendre
compte réellement des usages sociaux des parents et de la,
barenté qu’a condition d’objectiver la relation objectivante et
d’apercevoir ce qu'elle dissimule : les agents (et l'observateur |
lui-méme quil cesse d’étre observateur) n’entretiennent.
pas avec les rs parents et leur parenté la relation qui s’instaure
dans l’observation et qui suppose que l'on n’ait en vue aucun
Usage pratique des «de la parenté. Bref, il faut tout
simplement faire entrer dans le travail scientifique et dans
25, L’analyse sociologique doit aussi établir les conditions de possi-
bilité et de validité de cette compréhension et de ces actes (cf. P. Bourdieu,
« Le langage autorisé, note sur les conditions sociales de lefficacité du
discours rituel », Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6, novembte
1975, p. 183-190; et P. Bourdieu avec Y, Delsaut, « Le couturier et sa
gtiffe, contribution 4 une théorie de la magie », Actes de la recherche en
Sciences sociules, 1, janvier 1975, p. 7-36).
36
PREFACE
la théorie des pratiques qu’il vise 4 produire une théorie
— qui ne sé découvre pas par la seule expérience théorique —
de ce que c'est que @éire indigéene, c’est-d-dire dans cette
relation de « docte ignorance », de comprébension immédiate
mais aveugle a elle-méme, qui définit-le rapport pratique au
monde. (Ceite démarche est strictement & Vopposé — faut-il
le dire ? — de celle qui consiste a fonder la compréhension
historique ou sociologique soit sur une « participation psy-
chique » ou une « reproduction psychique », pour parler
comme Dilthey, soit sur une « modification intentionnelle »
Ou une « transposition intentionnelle en autrui », pour parler
comme Husserl, autant de retraductions faussement savantes
de la théorie spontanée de la compréhension comme « se
mettre ala place. »)
La représentation que l’on se fait d’ordinaire de Voppo-
_Sition entre le « primitif » et le « civilisé » vient de ce que
Von ignore que la relation qui_s’établit,. en..ce.cas. comme
ailleurs, entre Vobservateur_et Vobservé est un cas particulier
‘Ta relation entre le connaitre et.le faire, entre Vinterpré-
tation et l'utilisation, entre la maitrise symbolique et la mai-
trise pratique, entre la logique logique, c’est-a-dire armée de
tous les instruments accumulés de l’objectivation, et la logi-
fae universellement prélogique de la pratique *,.Ez cetie.
difSience qui_est constitutive de l’activité intellectuelle et
de la condition 1 tuelle est sans doute ce que le discours
intellectuel a le moins de chance J exprimer dans. sa vérité..
Ce qui est en jeu en effet, c'est le degré auquel celui.qui.
objective accepte d’étre pris dans son travail d’objectivation.
Le rapport objectivisie a Vobjet est une maniére de maintenir
les distances, un refus de se prendre pour objet, d’étre pris
dans Vobjet. Ainsi, par exemple, je ne suis pas sir que j'au-
‘yais approché ce qui me parait étre aujourd’hui le sens de
Vexpérience rituelle et la fonction des schémes générateurs
qu'elle met en ceuvre si je m’étais contenté de pousser l’anam-
nese du refoulé social jusqu’a me rappeler que, comme les
26. Il ne faut pas nier évidemment, et c’est le mérite de Jack Goody
de Vavoir rappelé, que les différentes formations sociales soient séparées
par des différences considérables du point de vue des techniques d’objecti-
vation (A commencer par l’éctiture et tout ce que rend possible la « raison
graphique »), done des conditions génériques d’accés 4 la logique qui.
s’arme de ces techniques. o
37
“hsmLE SENS PRATIQUE
Kabyles condensent dans le mot qabel, faire face, faire face a
Vest, & Vavenir, tout leur systéme de valeurs, les vieux
paysans béarnais disaient capbat (mot 4 mot, téte vers le
bas) pour signifier vers le bas, en descendant, mais aussi
vers le nord, et capsus ou catsus (mot a mot, téte vers le
haut) pour vers le haut, en montant, mais aussi vers le sud
(ow encore cap-aban, téte vers l’avant, pour Vest, et cap-arré,
téte vers l’arriére, pour Vouest), et que des mots comme
capbacha, baisser le front, ou capbach étaient associés a Vidée
de bonte, d’humiliation, de déshonneur ou d’affront ; ou
méme de découvrir que les garants les plus légitimes de ma
culture la plus légitime succombaient parfois a cette logique
dite prélogique, que Platon, au livre X de la République,
: associe les justes @ la droite, au mouvement vers le haut, au
ciel, au devant, et les méchants 4 la gauche, a la descente,
a la terre et a l’arviére”, ou encore que la théorie des climats
de Montesquieu repose sur des oppositions mythiques dont
le principe n’est autre que tout ce que nous mettons dans
Vantithése entre le « sang froid » et le « sang chaud »
et, par la, entre le nord et le midi*. Il fallait aller a. des
usages plus proches, plus quotidiens, avec l'analyse du gout,
ce systéme de schémes générateurs et classificatoires (mani-
testés dans des couples d’adjectifs antagonistes comme unique
et commun, brillant et terne, lourd et léger, etc.) qui fone-
27. « Ils ordonnaient aux justes de prendre @ droite la toute qui montait
dans le ciel, aprés leur avoir attaché par devant un écriteau relatant leur
jugement, et aux criminels de prendre 4 gauche la route descendante, portant
eux aussi, mais par derridre, un écriteau ob étaient matquées toutes leurs
actions » (Platon, République, X, 614 c-d).On voit en passant que, si
Von a beaucoup usé de la Gréce, surtout dans l’ethnologie maghrébine,
pout faire des effets bumanistes (A tous les sens du terme), on peut aussi
se servir d’une connaissance de la Gréce ethnologisée (et non héroisée)
pour comprendre les sociétés sans écriture (et réciproquement) et en parti-
culier tout ce qui touche A la production culturelle et aux producteuts
culturels.
28. Pierre Gourou, qui reléve toutes les inconséquences des livres XIV
& XVII de V'Esprit de lois sans apercevoir le principe, proprement mythi-
que, qui donne sa véritable cohérence A ce discours apparemment incohé-
rent, a raison d’observer : « Il était intéressant de relever ces vues de
Montesquieu parce qu’elles dorment en nous — prétes A se réveiller —
comme elles vivaient en lui. Nous aussi, nous pensons, quelque démenti
que puisse apporter une observation plus correcte qu’au temps de Montes-
quieu, que les gens du Nord sont plus gtands, plus calmes, plus
travailleurs, plus honnétes, plus entreprenants, plus dignes de fol, plus
désintéressés que les gens du Sud » (P. Gourou, « Le déterminisme phy-
sique dans l'Esprit des lois », L’homme, septembre-décembre 1963, p. 5-11).
38
PREFACE
tionnent dans les champs les plus différents de la pratique
et qui sont au principe des valeurs ultimes, indiscutées et
ineffables, qu’exaltent tous les rituels sociaux, et en parti-
culier le culte de l’euvre d’art”,
Mais je n’aurais sans doute pas levé les derniers obstacles
qui m'enspéchaient de reconnattre dans la logique de la pra-
tigue les formes de pensée les plus caractéristiques de la
logique prélogique si je n’avais rencontré, un peu par basard,
cette logique « sauvage » au coeur méme du monde familier,
dans les jugements que des Francais interrogés en 1975 par
un institut de sondage portaient sur leurs hommes politi-
ques” : possédant en ce cas la pleine maitrise indigéne du
systéme de schémes qui inclinent 4 attribuer 2 Georges Mar-
chais le sapin, le noir ou le corbeau et & Valéry Giscard
d’Estaing le chéne, le blanc ou le muguet, je pouvais tenir
ensemble et Vexpérience indigéne de la familiarité pares-
seuse avec un symbolisme ni tout a fait logique ni tout 2 fait
illogique, ni tout @ fait controlé ni tout 4 fait inconscient, et
la connaissance savante de la logique, surprenante pour l’expé-
rience indigéne, qui se dégage de l’ensemble des attributions,
et Vobservation quasi expérimentale du fonctionnement de
cette pensée par couples qui, laissant dans l’indétermination
les principes de ses distinctions ou de ses assimilations, ne
précise jamais sous quel rapport s’oppose ou se ressemble
ce qu'elle oppose ou rassemble. Découvrir que, dans nombre
de ses opérations, la pensée ordinaire, guidée, comme toutes
les pensées que l’on dit « prélogiques », c’est-a-dire pratiques,
par un simple « sentiment du contratre », procéde par oppo-
sitions, forme élémentaire de spécification gui la conduit par
exemple a donner au méme terme autant de contraires qu'il
y ade rapports pratiques dans lesquels il peut entrer avec ce
29. Cf. P. Bourdieu et M. de Saint-Martin, « Les catégories de lenten-
dement professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, 3, mai
1975, p. 69-93; P. Bourdieu, « L’ontologie politique de Martin Heideg-
ger », Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6, novembre 1975,
p. 109-156 et La distinction, Paris, Ed. de Minuit, 1979.
30. Pour une description précise de ce « test » (dans lequel lenqué-
teur présentait des listes de six objets — couleurs, arbres, héros classi-
ques, etc. — en demandant d’en attribuer un et un seul a4 Pun des six
grands leaders de partis politiques) et une analyse de la logique selon
laquelle s’opérent les attributions, voir P. Bourdieu, La distinction, op.
cit., p. 625-640,
39LE SENS PRATIQUE
qui nest pas lui, c’est apercevoir concrétement que la_réifi-
cation de V’objet de la science dans V’altérité essentielle d’une
« mentalité.». suppose l’adhésion triomphante a un sujet non.
objectivé. Pour abolir la distance, il_ne_s’agit pas, comme
_ on fait-d ordinaire, de rapprocher fictivement Vétranger d’un
indigene. imaginaire : cest en éloignant par Vobjectivation
rapproche de Vétranger.
Ce dernier exemple n’est pas la, pas plus que tous les
autres, pour faire voir et faire valoir les difficultés parti-
culiéres (qui sont trés réelles) de la sociologie, ou les mérites
particuliers du sociologue, mais pour*essayer de faire sentir,
ou mieux, de faire comprendre pratiquement, d’une compré-
hension impliquant la pratique, que toute entreprise sociolo-
gique véritable est, inséparablement, une socio-analyse, et
tacher de contribuer ainsi a ce que son produit devienne a
son tour Vinstrument d’une socio-analyse, Il ne s’agit pas
seulement de faire de analyse de la position sociale 2 partir
de laquelle se produisent les discours sur le monde social
—~ @ commencer par le discours prétendant @ la scientifi-
cité — une des armes les plus efficaces de la critique scienti-
fique et politique du discours scientifique et politique, et tout
spécialement des usages politiques de la légitimité « scienti-
fique ». A Vopposé de la dénégation personnaliste qui, refu-
sant Vobjectivation scientifique, ne peut construire qu’une
personne de fantaisie ou dé phantasme, l’analyse sociologique,
en particulier lorsqu’elle se situe dans la tradition proprement
etbnologique de l’exploration des formes dé classification,
rend possible une véritable réappropriation de soi par Vobjec-
tivation de Vobjectivité qui hante le lieu prétendu de la sub-
jectivité, telles ces catégories sociales de pensée, de perception
et d’appréciation qui sont le principe impensé de toute repré-
sentation du monde dit objectif. En_forcant,4 découvrir
Vextériorité au cceeur de Vintériorité, la banalité dans Villusion
ELS
Vindigene ge est_en tout observateur étranger qu’on le”
2 e
31. Plutét que d’argumenter longuement sur les fonctions libératrices
que peut remplir la sociologie en fournissant les instruments d’une réappro-
pridtion des schémes de perception et d’appréciation qui sont souvent au
principe d’une misére proprement sociale, je me contenterai de renvoyer
4 Particle d’Abdelmalek Sayad, « Les enfants illégitimes » (Actes de la
recherche en sciences sociales, 25, janvier 1979, p. 61-82 et 26, mars 1979,
p. 68-83) et a l’ensemble de ses travaux sur les émigrés algériens.
40
a PREFACE
de la rareté, le commun dans la recherche de l'unique, la
sociologie n'a pas seulement pour effer dé dénoncer toutes
les impostures de V’égotisme narcissique ; elle offre un moyen,
peut-étre le seul, de contribuer, ne fit-ce que par la cons-
C 5, a la construction, autrement aban-
penrenarivit ares
donnée aux forces du monde, de quelque chose comme un
cience des détermination
gonne RONGE, GO TUNGUE
sujet.
massvvgpnerer ROT
41livre 1 “
CRITIQUE DE LA RAISON
THEORIQUE
Comment puisje suivre une régle ? — Si ce n’est pas une
question sur les causes, alors c’en est une concernant la
justification que jai pour agir ainsi d’aprés elle.
Si j'ai épuisé Ies raisons, alors je suis maintenant parvenu
tau rocher dur, et ma béche se recourbe. J’incline a ce moment-
ila a dire : « C’est ainsi, tout simplement, que j’agis ».
L. Wittgenstein, Investigations philosophiques.
L’homme (...) est le plus mimeur (#imetikotaton) de tous
les animaux et c’est en mimant (dia mimeseos) qu'il‘ acquiert
ses premiéres connaissances.
Aristote, Poétigue.
De toutes les oppositions qui divisent_artificiellement la
science sociale, la plus fondamentale, et la plus _ruineuse,
nee Rn IS
est_celle qui s "établit entre le Te subjectivisme epee!
Le fait méme que cette division renaisse sans cesse sous des
formes 4 peine renouvelées suffirait 4 témoigner que les
modes de connaissance qu’elle distingue sont également indis-
pensables 4 une science du monde social qui ne peut se
réduire ni 4 une phénoménologie sociale ni 4 une physique
sociale. Pour dépasser Vantagonisme qui oppose ces deux
modes de connaissance tout en conservant les acquis de
chacun d’eux (sans omettte ce que produit la lucidité inté-
ressée sur la position opposée), il faut, expliciter les présup-
posés_qu’ils ont en commun en tant que modes de connais-,
sance_savants, également. ¢ opposés” au mode de connaissance _
pratique qui est_au principe de Texpérience ordinaire. du
monde social. Ce qui suppose que l’on soumette 4 une objec-
tivation critique les conditions épistémologiques et sociales
qui rendent possibles aussi bien le retour réflexif sur l’expé-
rience subjective du monde social que l’objectivation des
conditions objectives de cette expérience.
Le mode de connais app
nologique se donne pour objet“de réfléchir eric
qui, par définition, ne’se réfléchit”pas, la relation | premiére
43LE SENS PRATIQUE
de = familiarité_avec. l'environnement. familier, et de porter
ainsi au jour la vérité de cette expérience qui, pour si illu-
soire qu’elle puisse parattre d’un point de vue « objectif »,
reste parfaitement certaine en tant qu’expérience |,
ga propre l'expérience « vécue » du monde’ social, c’est-d-
dite Tappréhiension de ce monde comme évident, comme
allant de soi (taken for granted) : s'il en est ainsi, c'est qu’il
exclut la question. des conditions de possibilité”de cette
experience, a savoir la coincidence des’ structures objectives
et d , jetuctures. incorporées qui procure Lillusion de la
comprehension immédiate, caractéristique de lexpérience
et oeenpen ym ACER EISEN ,
pfatique“dé Punivers familiet; é¢ exclut du méme coup de
cette expérience” toute interrogation sur ses propres condi-
tions de possibilité. Cest aussi, plus profondément, que,
comme. la connaissance. pratique qu’il prend pour objet, il
exclut toute int ; $0
de possibilité éf plus précisément sur la signification sociale de
Vepoché pratique qui est nécessaire pour accéder 4 Vinten.
tion de comprendre la compréhension premiére ou, si l’on
veut, sur le rapport social tout A fait paradoxal que suppose
le retour réflexif sur V’expérience doxique.
L’objectivisme qui se donne our projet d’établir des régu-
arités objectives (structures, lois, systémes de relations, etc.)
indépendantes des consciences et des volontés individuelles,
Wiroduit une discon inuité tranchée entre la connaissance
savante et la connaissan pratique, rejetant a l'état de
« tationalisations », de « prénotions » ou d? « idéologies » les
représentations plus ow moifis explicites dont elle s’arme.
Jepresentations | pit
1. Cest I’évidence et Ia transparence 4 soi-méme de Vexpériencé se
réfléchissant (celle du cogito), que le phénornénologue (par exemple, le
Sartre de L'imaginaire) Opposait comme le « certain » au « probable »
de la connaissance objective : « Il est nécessaire de répéter ici ce qu’on
sait depuis Descartes : une conscience réflexive nous livre des données abso-
lument certaines ; Phomme qui, dans un acte de réflexion, prend conscience
davoir une image ne saurait se tromper. (...) Ce qu’on est convenu d’appe-
ler “image” se donne immédiatement comme telle 4 la réflexion, (...) Si
ces consciences se distinguent immédiatement de toutes les autres, c’est
qu’elles. se présentent A la réflexion avec certaines marques, certaines
caractéristiques, qui déterminent aussitét le jugement “j’ai une image”.
facte de réflexion a donc un contenu immédiatement certain que nous
appellerons Vessence de Vimage » (J.P. Sartre, L’imaginaire, Paris, Galli-
mard, 1948, p. 13-14),
44
Mais il
ne peut aller au-dela d'une. description de ce qui caractérise
ogation sur Ses propres Conditions sociales
compréhension immédiate 5” elle en.
AVANT-PROPOS
ise ainsi le projet d’identifier la science du monde social _
une description scientifique de T’expérience préscientifique
ce monde plus précisément, de réduire la science
sociale, comme Schiitz et la phénoménologie, 4 des « construc-
tions du second degré, c’est-d-dire 4 des constructions des
constructions produites par les acteurs sur Ja scéne sociale? »
ou, comme Garfinkel et ethnométhodologie, a des « comptes
tendus des comptes rendus » (accounts) que produisent les
agents *. Il fait surgir, au moins objectivement, la question
oubliée des conditions particuliéres qui rendent. possible
Pexpérience doxique du monde social. Ainsi, par exemple, en
rappelant que la compréhension immédiate n’est possible que
si et seulement si les agents sont objectivement accordés de
maniére a associer le méme sens au méme signe, parole,
pratique ou ceuvre, et le méme signe au m&me sens ou, en
d’autres termes, de maniére 4 se référer, dans leurs opéra-
tions de chiffrement et de déchiffrement, 4 un seul et méme
systéme de relations constantes, indépendantes des conscien-
ces et des volontés individuelles et irréductibles 4 leur
exécution dans des pratiques ou des ceuvres (par exemple,
la langue comme code ou chiffre), la sémiologie saussurienne
(ou ses dérivés, comme le structuralisme anthropologique)
ne contredit pas a2. Proprement parler l’analyse phénoméno-_
ogique de l’expérience premiére d _ Social comme
‘Cor éfnit seulement les
limites de validité en “établissant les conditions particuliéres
dans lésquelles elle est possible (c’est-a-dire la coincidence
partaite des chiffres employés dans le codage et le décodage)
et_que l’analyse phénoménologique ignore, .
Reste que, dans toutes ces op€rations, l’objectivisme ne
prend nullement en compte ce qui est inscrit dans la distance
et lextériorité par rapport 4 l’expérience premiere qui est
a la fois la condition et le produit des opérations d’objectiva-
tion : oubliant ce que rappelle l’analyse phénoménologique
de. l’expérience du monde familier, 4 savoir l’apparence de
Vimmédiateté avec laquelle se livre le sens de ce monde, il
2. Cf. A. Schiitz, Collected Papers, I, The Problem of Social Reality, 4
Maurice Nathanson ed., La Haye, Martinus Nijhoff, 1962, p. 59. me
3. H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs,
N. J., Prentice-Hall, 1967.
45LE SENS PRATIQUE
omet d’objectiver la relation objectivante, c’est-a-dire la
rupture épistémologique qui est aussi une rupture sociale.
Et, du fait qu’il ignore Ja relation entre le sens vécu_qu’expli-
cite la phénoménélogie sociale et le séns _objectif que cons-
truit_la_physique_soc la sémiologie objectiviste, il
s’interdit analyser les conditions de la production et du
fonctionnement du sens du je ial qui permet de vivre.
comme allant de soi Je sens objective dans les institutions,
On ne peut donc dépasser l’antinomie apparente des deux
m connaissance et_en_intégrer
tion de subordonner la pratique scientifigue 4 une connais-
ment critique des limites inhéréntes 4 toute connaissance
théorique, ‘subjectiviste autant qu’objectiviste, qui aurait
toutes les apparences d’une shéorie négative, n’étaient les
effets proprement scientifiques qu’elle ptoduit en contrai-
gnant 4 poser les questions occultées par toute connaissance
savante. La science sociale ne doit pas seulement, comme le
veut l’objectivisme, rompre avec l’expérience indigéne et la
représentation indigéne de cette expérience; il lui faut
encore, par une seconde rupture, mettre en question les
présupposés inhérents & la position d’observateur « objec-
tif » qui, attaché a interpréter des ptatiques, tend & importer
dans l’objet les principes de sa relation A Vobjet, comme en
témoigne par exemple le privilége qu’il accorde aux fonctions
de communication et de connaissance et qui l’incline 4 réduire
les interactions 4 de purs échanges symboliques. La connais-
sance ne dépend pas seulement, comme Penseigne un rela-
tivisme élémentaire, du point de vue particulier qu’un
observateur « situé et daté » prend sur Pobjet : c’est une
altération beaucoup plus fondamentale, et beaucoup plus per-
nicieuse, puisque, étant constitutive de l’opération de connais-
sance, elle est vouée 4 passer inapercue, que l’on fait subir &
la pratique jpar le seul fait de prendre sur elle un « point de
vue » et de la constituer ainsi en objet (d’observation et
d’analyse). Etant entendu que ce point de vue souverain ne
se prend jamais aussi aisément que depuis les positions
élevées de l’espace social d’ot le monde social se donne
comme un spectacle que l’on contemple de loin et de haut,
comme une représentation,
Cette réflexion critique sur les limites de Pentendement
46
acquis qu’a condi--
sance du « sujet de connaissance », connaissance essentielle- _
AVANT-PROPOS
savant a pour fin non de discréditer la connaissance savante
sous l’une ou J’autre de ses formes pour lui opposer ou
lui substituer, comme on I’a souvent fait, une connaissance
pratique plus ou moins idéalisée ; mais de la fonder comple-
tement en I’affranchissant des biais que lui imposent les
conditions épistémologiques et sociales de sa production.
Tout a fait étrangére 4 l’intention de réhabilitation, qui a
dévoyé la plupart des. discours sur la pratique, elle vise seule-
ment 4 porter au jour la théorie de la pratique que la
connaissance savante engage implicitement et 4 rendre ainsi
possible une véritable connaissance savante de la pratique et
du mode de connaissance ptatique. _
L’analyse de la logique de la pratique serait sans doute_
lus_avancée_si_la tradition ‘scolaire n’avait toujotrs posé _
la question des rapports entre la théorie et la pratique en
“imes de valeur. C’est ainsi que, dans le passage fameux du
Théététe, Platon fausse d’emblée le jeu lorsque, au travers
d’une description toute négative de la logique de la pratique ;
qui n’est que l’envers d’une exaltation de la skholé, liberté
4 l’égard des contraintes et des urgences de la pratique qui
est donnée pour la condition sine gua non de l’accés a la verte
(« nos propos sont 4 nous comme des domestiques »), i
offre aux intellectuels une « théodicée de leur propre prvi:
lege ». A ce discours justificateur qui, dans ses formes es
plus extrémes, définit l’action comme «: impuissance a
contempler » (astheneia theorias), la philosophie (5 agirait-i
de la philosophia plebeia que Paristocratisme platonicien
constitue négativement) n’a jamais oppose quune inversion
de signe, un renversement de la table des valeurs, comme
dans ce texte idéaltypique ot Nietzsche conclut la critique
la plus aigué de la connaissance « pure > en reven iquant
pour le mode de connaissance qu’il lui préfére es vertus
mémes qu’elle professe, comme Pobjectivité i« Tenons-nous
dorénavant mieux en garde, messieurs les philosophes, contre
4. A travers ]’évocation des intellectuels « pratiques », Platon dégage
deux des propriétés les plus importantes de la pratique, gett « course pe ar
la vie » (peri psychés 0 dromos), A savoit la pression de wr genc fempo-
relle (« Peau de la clepsydre se hate de couler ») qui inter ie le arr er
aux problémes intéressants, de les reprendre plusieurs ois, de rev nir en
arriére, et existence d’enjeux pratiques, parfois vitaux (Théététe,
173b).
47LE SENS PRATIQUE
cette fabulation de concepts anciens et dangereux qui a fixé
un “sujet de connaissance, sujet pur, sans volonté, sans dou-
leur, libéré du temps”, gardons-nous des tentacules de notions
contradictoires telles que “raison pure”, “esprit absolu”,
connaissance en soi” : — ici l’on demande de penser & un
ceil qui ne peut pas du tout étre imaginé, un ceil dont,
a tout prix, le regard ne doit pas avoir de direction, dont
les fonctions actives et interprétatives seraient liées, seraient
absentes, ces fonctions seules qui donnent son objet a
Taction de voir, on demande donc quelque chose d’insensé
et d’absurde. Il n’existe qu’une vision perspective, une
“connaissance” perspective ; et plus “notre état affectif entre
en jeu vis-a-vis d’une chose, pls nous avons d’yeux, d’yeux
différents pour cette chose, et plus compléte sera notre
notion” de cette chose, notre “objectivité" 5, » Le. difficile
gst. sans doute qu’on ne peut sortir du jeu des préférences
inversées_ pour produire une véritable description de la logi-
que de la pratique sans mettre en jeu la situation théorique,
contemplative, scolaire, 4 partir de laquelle se tiennent_tous
les discours, y compris Tes plus acharnés a valoriser la pra-
Mais le plus redoutable obstacle a_la construction. d’une
gs
science adéquate de la pratique réside sans doute dans le fait
ue la solidatité qui lie les savants A leur science ‘(éf au
privilége social qui la rend possible et qu’elle justifie ou pro-
cure) les prédispose a professer la supériorité de leur savoir,
souvent conquis, au prix d’immenses efforts, contre le sens
commun, voire 4 trouver dans cette supériorité une justifica-
tion de leur privilége, plutét qu’a produire une connaissance
scientifique du mode de connaissance ‘pratique et des limites
que Ie connaissance savante doit au fait qu’elle repose sur le
privilége.“Ainsi, tel traitéclassique “d’économie n’évoquera
la Togique spécifique de la pratique et du sens commun que
pour la rejeter dans l’indignité : dénoneant la prétention des
agents économiques 4 posséder une connaissance adéquate des
mécanismes économiques, l’économiste « savant » revendique
le monopole du point de vue total sur le tout et s’affirme
capable de transcender les points de vue partiels et particu-
5. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, trad. H. Albert, Paris,
Mercure de France, 1948, p. 206.
48
AVANT-PROPOS
liers des groupes particuliers et d’échapper aux erreurs qui
ont pour principe le paralogisme de composition (fallacy of
composition *), Toute connaissance objectiviste enferme une
prétention 4 la domination légitime : de méme que, dans
Troilus et Cressida, les idées générales du général réduisent
a Paveuglement intéressé les critiques que Thersite, le simple
soldat, oppose aux grands desseins stratégiques, de méme la
prétention du théoricien au point de vue absolu, « géométral
de toutes les perspectives », comme aurait dit Leibniz,
enferme la revendication d’un pouvoir fondé en raison sur
les simples particuliers voués a Verreur, qui est privation, par
la partialité partisane de leurs points de vue particuliers.
L’inanalysé de toute analyse savante (subjectiviste autant
qu’objectiviste) est le rapport subjectif du savant au monde
social et le rapport (social) objectif que suppose ce rapport
subjectif 7. L’intellectualisme est, si l’on permet 1’expression,
un_intellectualocentrisme conduisant 4 mettre au principe
dela pratique analysée, a travers les représentations construi-
tes pour en rendre raison (régles, modeéles, etc.), le rapport
‘au monde social qui est celui de l’observateur et, par la, le
_Tapport social qui rend ‘possible Pobservation. Le fait de
projeter un rapport théorique non. objectivé dans la pratique
que l’on s’efforce d’objectiver est au principe d’un ensemble
d’erreurs scientifiques, toutes liées entre elles (en sorte que
ce serait déja un progrés considérable si_l’on faisait précéder_
tout discours savant sur le monde social d’un signe qui se
Titait_« tout se passe comme si... » et qui, fonctionnant a la ~
acon des quantificateurs de la logique, rappellerait conti-
niment_le statut épistémologique du_discours savant). Ce
west donc pas pour sacrifier 4 une sorte de gout gratuit des
préalables théoriques mais afin de répondre aux besoins les
plus pratiques de la pratique scientifique qu’il faut procéder a
une analyse de la logique spécifique et des conditions
6. P.A. Samuelson, Economics, New York, Londres, Mac Graw Hill Co,
1951, p. 6-10 (trad. fse, Paris, Armand-Colin, 1972, p. 33)._ ,
7. Le producteur de discours sur des objets du monde social qui. omet
Wobjectiver le point de vue a partir duquel il produit ce discours a de
bonnes chances de ne rien livrer d’autre que ce point de vue : témoins
tous ces discours sur le « peuple » qui parlent moins du peuple que de
Ja relation au peuple de celui qui les tient ou, plus simplement, de la
position sociale A partir de laquelle il parle du peuple.
49LE SENS PRATIQUE
sociales de possibilité de la connaissance savante (et tout
spécialement des théories de la pratique qu’elle engage impli-
citement) qui est inséparablement une analyse de la logique
spécifique de la connaissance pratique.
50
une dimension ‘de mméme que Saussure pose que le médium de la commu-
: chapitre 1
objectiver l’objectivation
Tl n’est sans doute pas de moyen plus approprié de saisir
les présupposés épistémologiques et sociologiques de l’objec-
tivisme que de revenir aux opérations inaugurales par les-
quelles Saussure a construit objet propre de la linguistique :
ignorées et occultées par tous les emprunts mécaniques 4 la
discipline alors dominante et par toutes les traductions litté-
rales d’un lexique autonomisé sur lesquels se sont hativement
fondées les nouvelles sciences dites structurales, ces opéra-
tions sont devenues Vinconscient épistémologique du struc-
turalisme ',
Poser, comme le fait Saussure, que le médium véritable
de la communication n’est pas la parole comme donnée immé-
diate considérée dans sa matérialité observable mais la langue
comme systéme de relations objectives qui rend ‘possibles et
‘la production du discours et son déchiftrement, c’est opérer
un renversement complet des apparences en subordonnant
4 un pur constructum, dont il n’est pas d’expérience sensible,
la matiére méme de la communication, ce qui se donne comme
le plus visible et le plus réel?. Conscient de la rupture para-
1. Il est significatif par exemple que, si l’on excepte Sapir, prédisposé
par sa double formation de linguiste et d’ethnologue 4 poser le probléme
des rapports entre la culture et la langue, aucun anthropologue n’ait essayé
de dégager toutes les implications de l’homologie (que Leslie White est &
peu ie Te seul a founicler éxplicitement) entre Jes oppositions .qui sont.
au. ent, de Jl’anthropologie culturelle (ou structurale) et de la .
inguistique, celle de la langue et de la parole et celle de la cultuté“ét de~
Psat Z
conduite,
“2. On peut étendre a la relation entre la culture et la conduite tout ce
Saussure di : rol 1 4
que t de la relation. entre la ‘Tangue’ et la est
nication n’est pas le discours mais la langue, de méme l’anthropologie
culturelle (ou Viconologie, au sens de Panofsky) pose que Vinterprétation
scientifique traite les propriétés sensibles de a pratique ou des ceuvres
comme des signes ou des « symptémes culturels » qui ne livrent compléte-
ment Jeur sens qu’a une lecture armée d’un chiffre culturel transcendant
@ ses actualisations (entendant ainsi que le « sens objectif » de lceuvre ou
de la pratique est irréductible 4 la volonté et 4 Ja conscience de son auteur
aussi bien qu’aux expériences vécues de 1’observateur).
31LE SENS PRATIOUE
doxale avec l’expérience doxique qu’implique la thése fonda-
mentale du primat de la langue (en faveur de laquelle il invo-
que cependant l’existence des langues mortes et le mutisme
tardif qui atteste que l’on peut perdre la parole tout en
conservant Ja langue ou encore la faute de langue qui désigne
la langue comme norme objective de la parole), Saussure
remarque bien que tout incline a croire que la parole est « la
condition de la langue » : en effet, outre que la langue ne
peut étre appréhendée en dehors de la parole, l’apprentissage
de la langue se fait par la parole et la parole est a l’origine
des innovations et des transformations de la langue. Mais il
observe aussitét que les deux processus invoqués n’ont de
priorité que chronologique et -que la relation s’invetse dés
que l’on quitte le terrain de l’histoire individuelle ou collec-
tive pour s’interroger sur les conditions logiques du déchif-
frement : de ce point de vue, la langue, en tant que médium
qui assure l’identité des associations de sons et de sens opérés
par les interlocuteurs et, par 1a, la compréhension mutuelle,
est premiére, en tant que condition de l’intelligibilité de la
parole ’, Saussure qui professe ailleurs que « le point de vue
ctée lobjet », désigne ici trés clairement le point de vue
auquel il faut se situer pour produire « l’objet propre » de la
nouvelle science structurale : on ne peut faire de Ja parole le
produit de la Jangue que si et seulement si on se situe dans
Lordre logique de l'intelligibilité.
Tl vaudrait sans doute la peine d’essayer d’énoncer com-
plétement l'ensemble des postulats théoriques qui se trouvent
impliqués dans le fait d’adopter ce point de vue, comme le
primat de la logique et de la structure, synchroniquement
appréhendée, sur V’histoire individuelle ou collective (c’est-a-
dire l’apprentissage de la langue et, pour parler comme Marx,
« le mouvement historique qui ui a donné naissance »), ou
le privilge accordé aux relations internes et spécifiques, justi-
ciables d’une analyse « tautégorique » (selon le mot de
Schelling) ou structurale, par rapport aux déterminations
externes, Economiques et sociales. Mais, outre que cela a été
souvent fait, au moins partiellement, il parait plus important
de porter l’attention sur le point de vue lui-méme, sur le
; rae Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1960,
p. 37-38.
32
Wapparaitre dans sa vérité aux esprits faconnés par l’institu-
OBJECTIVER L’OBJECTIVATION
rapport 4 Vobjet qui s’y affirmie et tout ce qui en découle,
4 commencer par une théorie déterminée de la pratique. Ce
qui suppose qu’on abandonne un moment, pour tenter de
Pobjectiver, la place d’avance assignée et reconnue de l’obser-
vateur objectif et objectivant qui, tel un metteur en scéne
jouant a sa guise des possibilités offertes par les instruments
d’objectivation pour rapprocher ou éloigner, grandir ou
réduire, impose 4 son objet ses propres normes de construc-
tion, dans une sorte de réve de puissance.
Se_situer dans l’ordre de J'intelligibilité. comme le fait
Saussure, c’est adopter le point de vue du « spectateur impar-
tial » qui, attaché a comprendre pour comprendre, est. porté_
A mettre cette intention herméneutique au principe de la pra-
tique des agents, a faire comme s’ils se posaient les questions
quil se pose a leur propos. A la différence de l’orateur, le
grammairien n’a rien a faire du langage que de |’étudier pour
le codifier. Par le traitement méme qu’il lui fait subir, en le
prenant pour objet d’analyse au lieu de s’en servir pour pen-
ser et parler, il le constitue en tant que Jogos opposé 4 la
praxis (et aussi, bien sir, au langage pratiqué) : est-il besoin
de dire que cette opposition typiquement scolaire est un pro-
duit_de la situation scolaire, au_sens fort dé situation de.
skholé, Wotium, WVinaction, qui_n’a que peu de chance
tion scolaite ? Faute d’une théorie de la différence entre le
rapport purement théorique au langage de celui qui, comme
lui, n’a tien d’autre a faire du langage que de le comprendre
et le rapport pratique au langage de celui qui, attaché 4 com-
prendre pour agir, se sert du langage en vue de fins pratiques,
juste assez pour les besoins de la pratique et dans les limites
de l’urgence pratique, le grammairien est enclin a traiter taci-
tement le langage comme un objet autonome et autosuffisant,
c’est-a-dire comme finalité sans fin, sans autre fin, en tout cas,
que d’étre interprété, 4 la facon de l’ceuvre d’art. Le principe.
_des erreurs des grammairiens ne réside donc pas tant dans le
fait que, comme le leur reproche la sociolinguistique, ils pren-
nent pour objet un langage scolaire ou savant, mais dans le,
fait qu’ils entretiennent sans.le savoir avec le langage, popu-
laire aussi bien que savant, un rapport scolaire ou savant.
Les tendances les plus constantes de cette gtammaire for-
melle qu’est et qu’a toujours été la linguistique sont inscrites
53LE SENS PRATIQUE
dans la situation scolaire qui, au travers du rapport au langage
qu'elle favorise et de la neutralisation des fonctions inscrites
dans I’usage ordinaire du langage qu’elle opére, commande
de mainte facon le traitement savant de la langue. Que lon
songe seulement A ces inimitables exemples qu’engendre l’ima-
gination grammaitienne, rois de France chauves ou Wittgen-
steins faisant la vaisselle, et qui, a la facon des paradoxes
chers a tous les formalismes, ne doivent de pouvoir déployer
toutes leurs ambiguités et leurs énigmes qu’a la mise entre
parenthéses de toute situation pratique qu’assute l’epoché
scolaire. Le discours scolaire a pour « condition de satisfac-
tion » Vinstitution scolaire, et tout ce qurelle implique,
comme la disposition des locuteurs et des récepteurs A accep-
ter, sinon a croire ce qui est dit. Cela n’a pas échappé A
Valéry : « Quia nominor Leo ne signifie point : Car Lion je
me nomme, mais bien : Je suis un exemple de grammaire*. »
La chaine des commentaires déclenchés par les analyses aus-
tiniennes des actes illocutionnaires n’a aucune raison de
s’interrompre aussi longtemps que l’ignorance des conditions
de production et de circulation du commentaire autorise et
incline 4 chercher dans le seul discours commenté des « condi-
tions de satisfaction » qui, indissociables, théoriquement et
pratiquement, des conditions institutionnelles du fonctionne-
ment du discours, ont été renvoyées, dés l’origine, dans
Yordre de la linguistique externe, c’est-a-dire abandonnées
a la sociologie.
Instrument d’intellection et objet d’analyse, la langue saus-
surienne est bien la langue morte, écrite et étrangére dont
parle Bakhtine, le systéme autosuffisant qui, arraché é Pusage
réel et totalement dépouillé de ses fonctions, appelle une
compréhension purement passive (avec pour limite la séman-
tique pure 4 la maniére de Fodor et Katz). L’illusion de Pauto-
nomie de l’ordre proprement linguistique qui s’affirme dans
le privilége accordé 4 la logique interne de la langue au
détriment des conditions sociales de son utilisation oppor-
tune ° ouvre la carriére A toutes les recherches ultétieures qui
4k Valéry, « Tel Quel », in CEwvres, II, Paris, Gallimard (La Pléiade),
p. +
3. Ce n’est pas par hasard que les Sophistes (on pense en particulier a
Protagoras et au Gorgias de Platon) qui, A la différence des purs grammai-
fiens, visaient a s’assurer et 4 transmettre la maitrise pratique d’un langage
34
‘Tité était condition nécessaire et suffisante de la production
OBJECTIVER L’OBJECTIVATION
suffisait.a conférer Ia.
feront comme si la maftrise du code
maitrise des usages app comme si l'on pouvait
intérer d’une analyse de leur structure formelle l’usage et le
sens des expressions linguistiques, comme si la grammatica-
ornime si'l’On igiorait que le langage est fait
pour étre parlé e
fa_sens, bref, comme”
semana
St _parlé A propos : rien d’étonnant si les
apories de la linguistique chomskyenne, qui a poussé jusque
dans leurs derniéres conséquences les présupposés de toutes
les grammaires, obligent 4 redécouvrir aujourd’hui que,
comme le note Jacques Bouveresse, ce qui fait probléme,
ce n’est pas la possibilité de produire des phrases « gramma-
ticales » en nombre infini mais la possibilité de produire un
nombre infini de phrases réellement adaptées 4 un nombre
infini de situations.
L’indépendance du discours par rapport 4 la situation dans
laquelle il fonctionne et la mise entre parenthéses de toutes
les fonctions se trouvent impliquées dans l’opération initiale
qui produit la langue en réduisant I’acte de parole 4 une
simple exécution. Et Von n’aurait pas de peine A montrer
que tous Jes présupposés — et_toutes les difficultés. consé-
cutives — de tous les structuralismes découlent de cette...
soite de division originaire entre la langue et sa réalisation
ans la parole, c’est-a-dire
ns Ja pratique, et aussi dans
‘histoire, et de l’incapacité de penser la relation entre_ les.
deux éntités autrementque comme celle du modéle et de
Pexécution, de l’essence et de l’existence — ce qui revient
a placer le savant, détenteur du modéle, dans la position
dun Dieu leibnizien possédant en acte le sens objectif des pra-
tiques.
Pour délimiter, a Pintérieur des faits de langage, le « ter-
tain de la langue », Saussure écarte « la partie physique
de la communication », c’est-a-dire la parole en tant qu’objet
préconstruit, puis il isole, 4 Vintérieur du « circuit de
d'action, ont
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