Marine VIGNAT-CERASA
11/03/2013
LE BIEN, LE DEVOIR ET LETRE : THEORIE DE LA RESPONSABILITE HANS JONAS
Dans cet essai mtaphysique au fondement des grands enjeux thiques actuels tel que le dveloppement durable, Hans Jonas, philosophe allemand du XXme sicle principalement connu pour ses travaux sur lthique de lge technologique et luvre tudie ici, soulve la question suivante : Dans quelle mesure pouvons-nous aujourdhui tre responsables dune ralit qui nous est encore inconnue ? Cette ralit nous est actuellement inconnue dans la mesure o elle nexiste pas encore : elle appartient aux gnrations futures. Cest ainsi que cet essai simpose comme fondement incontournable du concept de dveloppement durable, dfini en 1987 par le rapport Brundtland comme le dveloppement qui rpond aux besoins du prsent sans compromettre la capacit des gnrations futures rpondre leur propres besoins . Ainsi le dveloppement durable saffirme comme une solution privilgie la problmatique du rchauffement climatique, qui accuse essentiellement une surproduction accrue dans un monde en constante expansion. Or, il convient de remarquer que laccroissement de la population sur une plante dont la superficie reste inchange est corrl un phnomne de complexification des rapports sociaux et de leurs instruments caractristiques de nos socits modernes. Partant, ce texte dHans Jonas sur la thorie de la responsabilit, sinscrit dautant plus comme un pilier de lthique contemporaine quil est novateur et fondamental dans sa nouvelle conceptualisation de la responsabilit. Hans Jonas amorce ici une remise en question du concept de responsabilit judiciaire individualiste selon laquelle un sujet nest responsable que de son action quil doit rparer lorsque celle-ci sexprime sous forme de dommage conformment au droit en vigueur, pour ltendre une responsabilit collective au sein dune socit internationale complexifie. Lauteur affirme que nous sommes collectivement responsables dactions globalises dont nous ne pouvons assumer directement les consquences dans la mesure o elles relvent de lavenir et ds lors dune ralit encore inconnue lors du dclenchement de la cause. Le concept de responsabilit repose sur trois conditions interdpendantes : une cause, une consquence et un lien de causalit direct qui unit la consquence la cause. Ainsi la charge de la responsabilit peut soulever des problmes lorsque le lien de causalit est dilu dans le temps. Cette problmatique est au cur du phnomne contemporain multiforme par lequel les gnrations actuelles compromettent-ou ont le pouvoir de compromettre-le bien-tre et lavenir des gnrations futures tel que
cristallis travers les soucis de rchauffement climatique, de rarfaction des ressources naturelles, et mme dusage de lnergie nuclaire. En effet, les gnrations actuelles par leurs diverses activits causent du tort aux gnrations futures mais ne sen sentent pas directement car leffet de causalit ntant pas immdiat, elles ne sont pas confrontes aux consquences de leurs actes. Les dommages que nous causons aujourdhui sont encore inexistants, ou du moins ils ne revtent pas toute leur gravit, nous nen avons que les indices. Cest partir de cette problmatique contemporaine quHans Jonas propose une thorie de la responsabilit qui serait viable sur le long terme en rendant possible le lien de causalit entre la cause inscrite dans le prsent et ses consquences futures. La clef de vote de cette ncessaire thorie de la responsabilit rside en lanticipation rendue possible par la mise en lumire de la notion de finalit comme bien en soi dynamique par lequel ltre sautoaffirme en luttant pour sa vie. Notons cependant que ceci nest possible qu condition dun ancrage de la notion de bien dans ltre afin quil revte une valeur objective. Au terme de la rflexion nous tudierons consciencieusement la dmonstration dHans Jonas qui dbute par un chiasme entre ltre et le devoir pour finalement tmoigner de leur concomitance en montrant que ltre en saffirmant comme fin en soi dans la lutte pour sa vie fait du devoir un synonyme du vouloir dans la mesure o la finalit de conservation qui ralise ltre fait de lautoconservation un phnomne naturel qui se dispense du devoir. Ainsi lautorit du devoir nappartient pas la morale mais la force morale qui est force des fins. Or il existe une hirarchie des fins ; la fin rellement valable est celle dont lobjet est bon universellement. Le bien est une force objective qui transcende le subjectivisme de la volont, ainsi sil en sinscrit pas directement comme fin dun individu, il simpose nanmoins sa volont et la meilleure preuve de ceci nest autre que laveu de culpabilit par ce dernier. Par consquent, Hans Jonas dcrit le grand paradoxe de la morale comme la ncessit pour le soi de soublier au profit de la cause afin de laisser place un soi qui soit bien en soi. Laction dun individu doit tre motive par lappel du bien en soi conformment la loi morale qui exige lcoute de cet appel. Or, nous verrons que la cause de cet appel du bien rside dans le sentiment de responsabilit.
Hans Jonas dbute son essai sur la thorie de la responsabilit par un chiasme entre tre et devoir. Il affirme en premier lieu que le devoir se diffrencie de ltre de par son caractre de commandement. Le devoir ne peut maner simplement dune volont capable de percevoir une exigence et de la traduire en agir. Ainsi le devoir nest pas naturel, immanent ltre. Or pour fonder le bien comme valeur dans ltre, il est ncessaire de dpasser cette dichotomie entre tre et devoir. Notons cette fin, quHans Jonas affirme lexistence dun bien en soi. Ainsi, le bien simpose de lui-mme et non dun choix command par la volont de ltre, revendiquant sa propre effectivit. Or, notons quaffirmer lexistence de ltre-en-soi
du bien cest affirmer que le bien est inhrent ltre. Cest ainsi, par larticulation du bien en soi, que lon dpasse la dichotomie entre tre et devoir. Le devoir est consubstantiel, et non diffrent, de ltre ds lors quil a pour objet la ralisation naturelle dun bien en soi qui relve de ltre.
Lexistence dun bien, inhrent ltre suppose lexistence dune fin prdtermine : une orientation de ltre vers un but. La fin exerce un pouvoir sur la volont de ltre dont la matrialisation est exprime dans ses dcisions. Les dcisions revtent alors un caractre bon, si lagir est conforme la fin de bien pralablement dtermine ou un caractre mauvais, si la fin reste irralise car lagir sexprime en chec. Partant, Bien et Mal sont les corrlats dune orientation vers une fin pralablement dtermine car inhrente ltre.
Ainsi la facult davoir des fins, propre lhomme, tant un bien en soi, Hans Jonas met en chec la doctrine du Nirvana selon laquelle la fin de ltre est labsence de fin. En effet, laffirmation dune fin ngatrice de fin est essentiellement paradoxale dans la mesure o la fin de navoir aucune fin est une fin en soi. Lintuition du contenu dune fin tant la premire preuve de la dtermination dune fin, ceci permet de conclure quil y a une suprmatie de la fin en soi sur labsence de fin.
Or, cette suprmatie de la fin en soi sur labsence de fin est significative dune auto-affirmation fondamentale de ltre comme suprieur au non tre. Rciproquement, la ngation de ltre trahit un intrt et une fin, confirmant une nouvelle fois labsurdit dune fin ngatrice des fins. En effet, ltre et le non tre sont soumis limpratif naturel de fin comme elle est un pralable inhrent la nature humaine : ltre saffirme en tant qutre en y adhrant et en tant que non tre en ny adhrant pas. La diffrence entre ltre et le non tre relativement la fin rside dans lintrt du premier pour la fin tandis que lautre y est indiffrent. Or, ltre en exprimant un intrt pour la fin affirme une considration pour lui-mme et ainsi fonde sa valeur. Finalement la fin est le propre de ltre, elle fonde sa valeur.
Hans Jonas conclue quil existe une dialectique immanente la vie entre ltre (le OUI) et le non tre (le NON). La vie permet le choix de soi-mme, rparti entre le choix de ltre et son antithse : le choix du non tre. Ltre sautoaffirme donc dans le choix de la prservation de soimme (la lutte pour la vie) ou du non tre (labsence de vie, la mort). La fin de la
nature est la vie qui justifie ltre. Ltre en sautoaffirmant dans la vie fait de la vie une cause et une fin en soi.
Ainsi, la vie permet lhomme le libre arbitre cristallis dans le double choix possible de vie (tre) ou de destruction de la vie (non tre). Daprs Hans Jonas ce pouvoir de destruction de la vie par lhomme rside dans le savoir. Cependant, lauteur affirme que lhomme a le devoir dassumer le OUI la vie dans sa volont car la vie est fin en soi et lhomme doit lutter pour son autoprservation mme si cest au prix de la rduction de son libre arbitre. Ltre tant valeur en soi, le dcret de lexistence de ltre exige ladhsion de ltre sa conservation. Cest ainsi que sarticule le passage du vouloir au devoir. Le devoir de prservation de la vie devient volont de prservation de la vie car la vie est une fin en soi indniable inscrite dans la nature de lhomme. Lhomme intgre donc naturellement le devoir sa volont. Par la mise en lumire du passage dun vouloir individuel un devoir commun, Hans Jonas formule ici lessence de lanthropologie morale du dveloppement durable.
En outre, il convient de remarquer que vouloir des fins cest exprimer la volont de se vouloir. Se vouloir soi-mme est la fin suprme qui subordonne les autres fins. Ainsi, lautoconservation se dispense du devoir : la finalit inhrente la nature se charge de sa revendication dtre. Ainsi le devoir se confond au vouloir dans la mesure o le vouloir entraine automatiquement lagir. Ainsi vouloir la vie engendre la conservation de la vie par ltre. De surcroit, le devoir est subordonn la fin de vouloir une fin. La ralisation dune fin suggre lusage du meilleur moyen conformment limpratif hypothtique kantien. Alors que limpratif hypothtique kantien ne sapplique quaux moyens subordonn la ralisation dune fin, limpratif inconditionnel de moralit, lui, doit stendre aux fins elles-mmes. Cet impratif inconditionnel de moralit suggre lexistence dune hirarchie des fins conditionne par une loi suprme. Il existe une gradation au sein du bien soi et aux devoirs qui en incombent, commande par le passage du temporel latemporel.
Puisque le devoir est le corollaire du vouloir alors Hans Jonas accuse lautomystification de la morale comme autosatisfaction de pulsions dguises. Les dsirs prennent forme de devoir au moyen de lthique afin de devenir lgitimes. Tout vouloir se justifie sous prtexte de devoir moral. Aussi, daprs lauteur, ce nest pas le bien qui revte lautorit de commander mais la force des causes, comme force des fins.
Le bien a une valeur transcendante qui le rend indpendant de nos dsirs et de nos opinions il revte la plus grande dignit de ltre-en-soi. La valeur est un degr du vouloir, toute fin est donc valeur pour celui qui la vise. Or si un fin a de la valeur pour ltre cest parce quelle sest dj, impose comme fin sa nature dtre de besoin antrieurement tout choix : elle est fin naturelle qui commande lagir. Ltre poursuit une fin parce qu elle en vaut la peine , et que la contrepartie de leffort se traduit en jouissance. Nanmoins ce qui vaut la peine pour un individu nen vaut pas forcment la peine pour un autre. Il y a une part de subjectivit inhrente la poursuite des fins en concurrence, du moins dans leur moyen de concrtisation.
Partant, pour articuler le passage dun choix des fins selon une apprciation subjective de ce qui en faut la peine, une obligation de raliser une certaine fin, Hans Jonas rappelle lexistence dune fin suprme prdtermine et inhrente la nature humaine qui subordonne les autres fins. Il tablit donc une distinction entre les fins valables et les fins rellement valables ; celle dont lobjet la peine est universellement et objectivement bon. Cette fin-l est source de devoir dans la mesure o elle oblige le sujet la conservation de cet objet bon. Cette fin dont lobjet est le bien est enracin dans la nature humaine de sorte que si un individu ne lintgre pas sa volont, il reconnaitre le cas chant que telle serait pourtant son obligation dans laveux de culpabilit. Le bien est valeur transcendante, dpourvue de lautorit de la volont.
Cependant, lindividu qui fait le bien pour le bien, indpendamment du succs ou de son acte, se demande si cela lui est profitable dans la mesure o ce nest pas un bien quil visait ncessairement. Hans Jonas affirme que si, que ltre qui fait le bien gagne du fait de rpondre lappel de lobligation morale en sy pliant. Il affirme que le soi doit tre oubli au nom de la prvalence de la cause afin de laisser place un soi dordre suprieur qui soit un bien en soi. La cause prdomine sur le soi et le soi se laisse diriger par la cause du bien. le bien est la cause du monde . Ainsi la morale est reniement de soi au profit de la cause. Le contenu de lagir est don motiv par lappel du bien en soi conformment la loi morale qui exige lcoute de cet appel. Cette fin de faire le bien mrite en soi dexister et a besoin de notre agir pour exister rellement. Nous devons donc tre sensibles la cause, et cest ainsi que la perception du bien par le sentiment est importante, la cause doit nous mouvoir motionnellement afin de motiver lagir.
Hans Jonas conclue que la cause de lappel du bien rside dans le sentiment de responsabilit. La thorie de la responsabilit sappuie donc sur un fondement psychologique li au sentiment qui permet de soumettre le vouloir la ralisation de la cause par lmotion, ainsi que sur un fondement rationnel qui rige la cause du bien en fin
prdtermine objective et universelle et lui donne valeur obligatoire. La thorie de la responsabilit se fonde donc sur la raison et le sentiment en interdpendance. Il convient alors de sinterroger sur lequel des fondements parmi le sentiment et la raison prvaut. Lobjectivit comme force motivant tendance voir sa validit conteste, tandis que le sentiment comme datum cardinal de la moral tend tre autosuffisante. Les hommes sont des tres moraux qui ont cette capacit dtre affects. il ny aurait pas de tu dois sil ny avait personne qui puisse lentendre . Cest larche du sentiment qui permet efficacement dbranler la volont. Finalement, Hans Jonas affirme que daprs lordre logique la validit des obligations viendrait dabord et le sentiment leur rpondrait ensuite mais que dans lordre de laccs il est prfrable de commencer par le sentiment parce quil est connu par ltre de faon immanente.