Fabre D Olivet-Histoire Philosophique Du Genre Humain-Tome 1
Fabre D Olivet-Histoire Philosophique Du Genre Humain-Tome 1
ou
Tome 1
9HSMJLH*aeaaad+
- Page 1 -
- Page 2 -
- Page 3 -
- Page 4 -
Leurs Emblmes. Loi salique..................................................................................................103 CHAPITRE II - Unit divine admise dans IEmpire universel. Dtails historiques. Origine du Zodiaque..................................................................................................................................105 CHAPITRE III - Consquences dun Empire universel. Etude de lUnivers. Est-il le produit dune Unit absolue ou dune Duit combine ?.................................................................... 108 CHAPITRE IV. - Huitime Rvolution. Division des Principes universels. Influence de la Musique. Questions sur la Cause premire : est-elle mle ou femelle ? Schisme dans lEmpire ce sujet.....................................................................................................................................111 CHAPITRE V. - Origine des Pasteurs phniciens ; leurs opinions sur la Cause premire de lUnivers. Leurs conqutes. Nouveaux Schismes, do proviennent les Persans et les Chinois. tablissement des Mystres : pourquoi...................................................................................115 CHAPITRE VI. - Rflexions sur le dmembrement de lEmpire universel........................... 119 CHAPITRE VII - Les Phniciens se divisent ; leur culte saltre. Fondation de lEmpire assyrien. Premier conqurant politique. Neuvime Rvolution dans ltat social................. 121 CHAPITRE VIII. - Nouveaux dveloppements de la sphre intellectuelle. Autre Envoy divin : Krishnen. Origine de la Magie parmi les Chaldens, et de la Thurgie en gypte. Nouvelle vue sur lUnivers. Admission dune Triade dans lUnit divine.............................125 CHAPITRE IX. - Lapparition du Conqurant politique entrane le Despotisme et la chute de la Thocratie. Suite de ces vnements. Mission dOrphe, de Mose et de Fo. Fondation de Troie........................................................................................................................................ 129 CHAPITRE X. - Quels taient Orphe, Mose et Fo. Leur doctrine. tablissement des Amphictyon en Grce. Origine des Confdrations et de la Reprsentation nationale. Dixime Rvolution dans ltat social.................................................................................................. 133 CHAPITRE XI. - Quel tait le but de la mission dOrphe, de Mose et de Fo. Mouvement politique et moral du Monde, pendant lespace denviron mille ans. Apparition de Pythagore et de plusieurs autres Grands Hommes................................................................................... 138 CHAPITRE XII. - Rcapitulation........................................................................................... 144
- Page 6 -
Note de l'diteur.
Ce livre en rdition est mis en page avec des logiciels Open Source : Systme Linux Ubuntu Open Office 2.0 pour la manipulation des textes Gimp pour les images Nat pour la traduction en braille Tous les ouvrages papier vendus sont accompagns d'un cd contenant l'e.book du livre ainsi que le pdf en braille prt tre imprim. Du fait qu'il s'agit d'un ensemble, ils ont tous le mme ISBN.
Avertissements
Ce livre vient d'tre achev en ce 11 Fvrier 2007, jour d'anniversaire d'Anas ! Il est ddi, bien sr ma compagne, mes enfants, toutes celles et tous ceux que j'aime ; mais il t'es aussi destin, toi le chercheur sincre, qui s'obstine retrouver l'esprit d'une poque qui nous a laiss tant de Lumire en hritage. Les noms ont t laiss dans l'orthographe de l'poque, dans le but de facilit les recherches dans des ouvrages du mme auteur, voire dans d'autres auteurs du mme sicle. Nous ne saurions trop, cependant, vous conseiller de vous rfr le plus possible des dictionnaires de l'poque comme celui-ci qui est en ligne : http://portail.atilf.fr/dictionnaires/onelook.htm. En effet, le sens des mots varie, parfois grandement, au fil des annes, plus forte raison au fil des sicles. Bonne lecture donc... La Lumire peut tre dans l'une des prochaine page... Avec tout mon amour Fraternel Zanoni
- Page 7 -
- Page 8 -
Dissertation Introductive.
ouvrage que je publie sur ltat social de lhomme fut dabord destin faire partie dun ouvrage plus considrable que javais mdit sur lhistoire de la terre et de ses habitants, et pour lequel javais rassembl un grand nombre de matriaux. Mon intention tait de runir sous un mme point de vue, et dans lordonnance dun mme tableau, lhistoire gnrale du globe que nous habitons, sous tous les rapports dhistoire naturelle et politique, physique et mtaphysique, civile et religieuse, depuis lorigine des choses jusqu leurs derniers dveloppements; de manire exposer sans aucun prjug les systmes cosmogoniques et gologiques de tous les peuples, leurs doctrines religieuses et politiques, leurs gouvernements, leurs murs, leurs relations diverses, linfluence rciproque quils ont exerce sur la civilisation, leurs mouvements sur la terre, et les vnements heureux ou malheureux qui signalrent leur existence plus ou moins agite, plus ou moins longue, plus ou moins intressante ; afin de tirer de tout cela des lumires plus tendues et plus sres quon ne les a obtenues jusquici sur la nature intime des choses, et surtout celle de lhomme, quil nous importe tant de connatre. Quand je formai ce dessein, jtais encore jeune, et plein de cette esprance que donne une jeunesse trop prsomptueuse ; je ne voyais aucun des obstacles qui devaient marrter dans limmense carrire que je me flattais de par courir : fier de quelque force morale, et dtermin un travail opinitre, je croyais que rien ne rsisterait au double ascendant de la persvrance et de lamour de la vrit. Je me livrais donc ltude avec une insatiable ardeur, et jaugmentais sans cesse lamas de mes connaissances, sans trop minquiter de lusage que jen pourrais faire un jour. Il faut dire que jtais un peu forc, par ma position politique, la rclusion que ncessitait un pareil dvouement. Quoique je neusse nullement marqu dans le cours de la rvolution, que je me fusse tenu une gale distance des partis, tranger toute brigue, toute ambition, javais assez connu les choses et les hommes pour que mes opinions et mon caractre ne restassent pas tout fait dans lobscurit. Des circonstances indpendantes de ma volont les avaient fait connatre Bonaparte, en exagrant encore ses yeux ce quils pouvaient avoir de contraire ses desseins ; en sorte que, ds son entre au consulat il avait pris contre moi une haine assez forte pour le dterminer me proscrire sans motifs, en insrant exprs mon nom parmi ceux de deux cents infortuns quil envoya prir sur les bords inhospitaliers de lAfrique. Si, par un bienfait signal de la Providence, jchappai cette proscription, je dus agir avec beaucoup de prudence, tant que dura le rgne de Napolon, pour viter les piges quil aurait pu former le dessein de me tendre. Mon got et ma situation concidaient donc me faire chrir la retraite, et me livraient de concert ltude. Cependant, lorsque, me reposant un moment de mes travaux explorateurs, je vins jeter les yeux sur les fruits de mon exploration, je vis avec un peu de surprise que les plus grandes difficults ntaient pas l o je les avais dabord imagines, et quil ntait pas tant question de ramasser des matriaux pour en construire ldifice que je mditais, que de bien connatre leur nature, afin de les ranger, non selon leur forme dpendant presque toujours du temps et des circonstances extrieures, et leur homognit tenant lessence mme des choses. Cette rflexion mayant amen examiner profondment plusieurs doctrines que les savants classaient ordinairement comme disparates et opposes, je me convainquis que cette disparit et cette opposition consistaient uniquement dans les formes, le fond tant essentiellement le mme. Je pressentis ds lors lexistence dune grande Unit, source ternelle do tout dcoule ; et je vis clairement que les hommes ne sont pas aussi loin de la vrit quils le croient gnralement. Leur plus grande erreur est de la chercher l ou elle nest pas, et de sattacher aux formes, tandis quils devraient les viter, au contraire, pour approfondir lessence; surtout en considrant que - Page 9 -
ces formes sont le plus souvent leur propre ouvrage, comme cela est arriv dans des monuments littraires de la plus haute importance, et principalement dans la cosmogonie de Mose. Je demande la libert de marrter un moment sur ce fait extraordinaire, parce quil claircira plusieurs choses qui paratraient, sans cela, obscures par la suite. Si, lorsquon veut crire lhistoire de la terre, on prend cette cosmogonie selon ses formes vulgaires, telles que les donnent des traductions errones, on se trouve tout coup dans une contradiction choquante avec les cosmogonies des nations les plus illustres, les plus anciennes et les plus claires du monde : alors il faut de toute ncessit, ou la rejeter linstant, ou considrer les crivains sacrs des Chinois, des Hindous, des Perses, des Chaldens, des Egyptiens, des Grecs, des Etrusques, des Celtes nos aeux, comme des imposteurs ou des imbciles ; car tous, sans exception, donnent la terre une antiquit incomparablement plus grande que cette cosmogonie. Il faut renverser toute la chronologie des nations, tronquer leur histoire, rapetisser tout ce quelles ont vu de grand, agrandir tout ce qui leur a t imperceptible, et renoncer cette sagesse si vante des gyptiens, cette sagesse que les plus grands hommes ont t chercher au pril de leur vie, et dont Pythagore et Platon nous ont transmis les irrfragables monuments. Mais comment rejeter une telle cosmogonie ? Cela ne se peut pas ; car, outre quelle sert de base aux trois plus puissants cultes de la terre, soit par leur antiquit, soit par leur clat ou leur tendue, le judasme, le christianisme et lislamisme, il est vident, pour quiconque peut sentir les choses divines, que, mme travers le voile pais que les traducteurs de Mose ont tendu sur les crits de cet habile thocrate, on y dcouvre des traces non quivoques de linspiration dont il tait anim. Cependant doit-on, en consacrant cette cosmogonie telle quelle est contenue dans les traductions vulgaires, continuer sisoler du reste du monde, regarder comme impie ou mensonger tout ce qui ny est pas conforme, et faire que lEurope claire et puissante traite comme sacrilge le reste de la terre, et se comporte son gard comme se comportait, il y a quelques mille ans, une petite contre ignorante et pauvre, appele la .Jude ? Cela se peut encore moins. Mais, dira-t-on, pourquoi sinquiter dune chose quon devrait paisiblement laisser tomber dans loubli ? Les livres de la nature de ceux de Moise sont crits pour des temps de tnbres. Le mieux quon ait faire, dans des sicles radieux comme les ntres, cest de les abandonner au peuple, qui les rvre sans les comprendre. Les savants nont pas besoin dtre instruits de ce que pensait, il y a quatre mille ans, le lgislateur des Hbreux, pour btir des systmes cosmogoniques et gologiques ; nos encyclopdies sont pleines de choses admirables ce sujet. Admirables, en effet, si on en juge par le nombre ; mais tellement vaines, tellement futiles, que, tandis que le livre de Mose se soutient depuis quarante sicles, et fixe les regards des peuples, quelques jours suffisent pour renverser ceux quon prtend lui opposer, et pour teindre les frivoles bluettes qui slvent contre cet imposant mtore. Croyez-moi, savants de la terre, ce nest point en ddaignant les livres sacres des nations que vous montrerez votre science ; cest en les expliquant. On ne peut point crire lhistoire sans monuments ; et celle de la terre nen a pas dautres. Ces livres sont les vritables archives o ses titres sont contenus. Il faut en explorer les pages vnrables, les comparer entre elles, et savoir y trouver la vrit, qui souvent y languit couverte par la rouille des ges. Voil ce que je pensai. Je vis que, si je voulais crire lhistoire de la terre, je devais connatre les monuments qui la contiennent et surtout massurer si jtais en tat de les bien expliquer. Or, que la cosmogonie de Moise soit un de ces monuments, est assurment hors de doute. II se rait donc ridicule de prtendre lignorer, et de vouloir, sans y faire attention, marcher sur une route dont il occupe toute ltendue. Mais si lhistorien est forc, comme je le dis, de sarrter devant ce colosse monumental, et den adopter les principe que deviendront tous les autres monuments quil rencontrera sur ses pas, et dont les principes galement imposants et vnrs se trouveront contredits ? Que fera- t-il de toutes les dcouvertes modernes qui ne pourront pas sy adapter ? Dira-t-il lvidence quelle est trompeuse, et lexprience quelle a cess de montrer lenchanement des effets aux causes ? Non; moins que lignorance et le prjug naient davance tendu un double bandeau sur ses yeux. Cet historien raisonnera sans doute comme je raisonnai sa place. Je me dis: Puisque le Spher de Mose, qui contient la cosmogonie de cet homme clbre, est videmment le fruit dun gnie trs lev, conduit par une inspiration divine, il ne peut contenir que des principes vrais. Si ce gnie a quelquefois err, ce ne peut tre que dans lenchanement des - Page 10 -
consquences, en franchissant des ides intermdiaires, ou en rapportant une certaine cause des effets qui appartenaient lautre; mais ces erreurs lgres, qui tiennent souvent la promptitude de llocution et lclat des images, ne font rien la vrit fondamentale qui est lme de ses crits, et qui doit se trouver essentiellement identique dans tous les livres sacrs des nations, mans comme le sien de la source unique et fconde do dcoule toute vrit. Si cela ne parait pas ainsi, cest que le Spher, compos dans une langue depuis longtemps ignore ou perdue, nest plus entendu, et que ses traducteurs en ont volontairement ou involontairement dnatur ou perverti le sens. Aprs avoir fait ce raisonnement, je passai de suite son application. Jexaminai de toute la force dont jtais capable lhbreu du Spher, et je ne tardai pas voir, comme je lai dit ailleurs, quil ntait pas rendu dans les traductions vulgaires, et que Mose ne disait presque pas un mot en hbreu de ce quon lui faisait dire en grec ou en latin. II est compltement inutile que je rpte ici plus au long ce quon peut trouver entirement dvelopp dans louvrage que jai compos exprs sur ce sujet1 ; quil me suffise de dire, pour lintelligence de celui-ci, que le temps que javais destin pour crire lhistoire la terre, aprs que jen aurais rassembl les matriaux, fut presque entirement employ expliquer un seul des monuments qui les contenait en partie, afin que ce monument dune irrfragable authenticit ne contrarit pas, par son opposition formelle, lordonnance de ldifice, et ne le fit pas crouler par sa base, en lui refusant son appui fondamental. Cette explication mme, faite la manire ordinaire, naurait pas suffi. Il fallut prouver aux autres, avec beaucoup de travail et de peine, ce que je mtais assez facilement prouv moi-mme ; et pour restituer une langue perdue depuis plus de vingt-quatre sicles, crer une grammaire et un dictionnaire radical, appuyer la traduction verbale de quelques chapitres du Spher dune multitude de notes puises dans toutes les langues de lOrient; et pour tout dire enfin, lever vingt pages de texte jusqu la hauteur de deux volumes in-quarto dexplications et de preuves. Ce ne fut pas tout : pour tirer ces deux volumes de lobscurit de mon portefeuille, o ils seraient rests infailliblement, faute davoir les moyens de subvenir aux frais considrables de leur impression, il fallut attirer les regards sur eux ; ce que je ne pus faire sans me mettre moi-mme dans une sorte dvidence qui dplut Napolon, alors tout-puissant, et qui me rendit la victime dune perscution sourde, la vrit, mais non moins pnible, puisquelle me priva des seuls moyens que jeusse de subsister 2. Mes deux volumes furent, il est vrai, imprims, mais plus tard, et par un concours de circonstances particulires que je puis bien, juste titre, regarder comme providentielles. Limpression de mon livre sur la langue hbraque, loin de me donner les facilits sur les quelles je comptais pour poursuivre mon dessein sur lhistoire de la terre, parut achever de me les ravir, au contraire, en me livrant des discussions mtaphysiques et littraires qui, se changeant en dissensions, portrent leur venin jusque dans lenceinte de mes foyers domestiques. Cependant le temps sest pass; et puisque, favoris de toute la force de lage, jai vainement essay de remplir un dessein peut.tre hors de proportion avec mes moyens physiques et moraux, dois-je esprer davantage dy atteindre aujourdhui que lautomne de ma vie en laisse tous les jours vaporer les feux ? Il y au rait de la prsomption le croire. Mais ce que je naurai pas pu faire, un autre le pourra peut tre, plac dans des circonstances plus heureuses que moi. Ma gloire, si je puis en obtenir une, sera de lui avoir trac et aplani la route. Dj je lui ai donn, dans ma traduction du Spher de Moise, un inbranlable fondement. Si je puis jamais en terminer le commentaire, je montrerai que la cosmogonie de ce grand homme est conforme, pour lessence des choses, avec toutes les cosmogonie, sacres reues par les nations. Je ferai pour elle ce que jai fait pour les Vers dors de Pythagore, dans les examens desquels jai prouv que les ides philosophiques et thosophiques qui y sont contenues avaient t les mmes dans tous les temps et chez tous les hommes capables de les concevoir. Javais
1 La Langue hbraque restitue, etc., 2 vol. in-4, dans lesquels on trouve la cosmogonie de Mose, telle quelle est contenue dans les dix premiers chapitres du Baeroeshith, vulgairement dit la Gense. Cet Ouvrage se trouve la mme adresse que celui-ci. 2 Voyez une petite brochure intitule: Notions sur le sens de loue, etc., dans laquelle il est parl en dtail de ces tracasseries.
- Page 11 -
auparavant indiqu lorigine de la posie, et fait voir en quoi son essence diffre de sa forme : ceci tenait toujours lhistoire de la terre; car les premiers oracles sy sont rendus en vers; et ce nest pas tort que la posie a t nomme la langue des Dieux. Parmi les morceaux que javais travaills pour entrer dans le grand ouvrage dont jai parl, ceux qui mont paru le plus dignes de voir le jour sont ceux qui ont rapport ltat social de lhomme, et aux diverses formes de gouvernement. Quand mme je naurais pas t pouss les publier pour fournir des matriaux utiles ceux qui voudront se livrer aux mmes tudes que moi, il me semble que les circonstances imminentes dans lesquelles nous nous trouvons my auraient dtermin. Tout le monde est occup de politique, chacun rve son utopie, et je ne vois pas, parmi les ouvrages innombrables qui paraissent sur cette matire, quaucun touche aux vritables principes : la plupart, loin dclaircir cet important mystre de la socit humaine, du nud qui la forme et de la lgislation qui la conduit, paraissent, au contraire, destins le couvrir des plus paisses tnbres. Eu gnral, ceux qui crivent sur ce grave sujet, plus occups deux-mmes et de leurs passions particulires, que de luniversalit des choses, dont lensemble leur chappe, circonscrivent trop leurs vues, et montrent trop videmment quils ne connaissent rien lhistoire de la terre. Parce quils ont entendu parler des Grecs et des Romains, ou quils ont lu les annales de ces deux peuples dans Hrodote ou Thucydide, dans Tite-Live ou Tacite, ils simaginent que tout est connu : tromps par des guides, enivrs de leur propre ide, ils tracent leur suite, de mille manires, le mme chemin dans des sables mouvants ; ils impriment sans cesse de nouveaux pas sur des vestiges effacs, et finissent toujours par sgarer dans des dserts ou se perdre dans des prcipices. Ce qui leur manque, cest, je le rpte, la connaissance des vritables principes ; et cette connaissance qui dpend de celle de luniversalit des choses, en est toujours produite, ou la produit irrsistiblement. Jai bien longtemps mdit sur ces principes, et je crois les avoir pntrs. Mon dessein est de les faire connatre ; mais cette entreprise nest pas sans quelque difficult ; car, quoique ces principes aient un nom trs connu et trs usit, il sen faut de beaucoup que ce nom donne la juste ide de la chose immense quil exprime. Il ne suffirait donc pas de nommer ces principes pour en donner mme la plus vague connaissance; il ne suffirait pas non plus de les dfinir, puisque toute dfinition de principes est incomplte, par cela mme quelle dfinit ce qui est indfinissable, et donne des bornes ce qui nen a pas. Il faut, de toute ncessit, les voir agir pour les comprendre, et chercher les distinguer dans leurs effets, puisquil est absolument impossible de les saisir dans leur cause. Ces considrations, et dautres qui se dcouvriront facilement dans le cours de cet ouvrage, mont dtermin laisser dabord de ct la forme didactique ou dogmatique, pour prendre la forme historique, afin davoir occasion, de mettre en action ou en rcit plusieurs choses dont les dveloppements mauraient t interdits autrement, ou mauraient entran dans des longueurs interminables. Cette forme historique que jai principalement adopte ma dailleurs offert plusieurs avantages : elle ma permis non seulement de mettre souvent en scne et de personnifier mme les principes politiques, pour en faire mieux sentir laction ; mais elle ma donn lieu de prsenter en abrg le tableau particulier de lhistoire de la terre sous le rapport politique, tel que je lavais originellement conu, et que je lavais dj esquiss, pour le faire entrer comme partie intgrante dans le tableau gnral dont je moccupais. Jose me flatter quun lecteur, curieux de remonter des effets aux causes, et de connatre les vnements antrieurs, me pardonnera les dtails trop connus dans lesquels je suis forc dentrer, en faveur des choses peu connues ou compltement ignores que je lui montrerai pour la premire fois. Je pense aussi quil me permettra quelques hypothses indispensables dans le mouvement transcendantal que jai pris vers lorigine des socits humaines. Sans doute quil ne me demandera pas des preuves historiques lpoque o il nexistait pas dhistoire, et quil se contentera de preuves morales ou physiques que je lui donnerai; preuves tires des dductions rationnelles ou des analogies tymologiques. Il lui suffira de voir, quand les preuves historiques viendront, quelles ne contredisent en aucune manire ces premires hypothses, quelles les soutiennent, au contraire, et quelles en sont soutenues. Il ne me reste plus, pour terminer ce prambule, quun mot dire, et ce mot est peut-tre le plus important. Nous allons nous entretenir de lHomme ; et cet tre ne nous est encore connu ni dans son origine, ni dans ses facults, ni dans lordre hirarchique quil occupe dans lunivers. Le connatre dans - Page 12 -
son origine, cest--dire dans son principe ontologique, nous est inutile pour le moment, puisque nous navons pas besoin de savoir ce quil a t hors de lordre actuel des choses, niais seulement de connatre ce quil est dans cet ordre : ainsi nous pouvons laisser la cosmogonie, dont lontologie proprement dite constitue une partie, le soin de nous enseigner lorigine de lhomme, comme elle nous enseigne lorigine de la terre ; cest dans les crits de Moise et des autres crivains hirographes que nous pouvons apprendre ces choses ; mais nous ne pouvons nous dispenser dinterroger la science anthropologique si elle existe, ou de la crer si elle nexiste pas, pour nous instruire de ce quest lhomme eu tant quhomme, quelles sont ses facults morales et physiques, comment il est constitu intellectuellement et corporellement, de la mme manire que nous interrogerions la science gologique ou gographique, si nous voulions nous occuper des formes intrieures ou extrieures de la terre. Je suppose que ces deux dernires sciences sont connues de mes lecteurs, du moins en gnral, et quil a sur lhomme corporel autant de notions positives quil lui en est ncessaire pour lire lhistoire commune, telle quelle est vulgairement crite. Mais mon intention, en traitant de ltat social de lhomme, et de lhistoire politique et philosophique du genre humain, ntant pas de rpter ce quon trouve partout ; mais voulant, au contraire, exposer des choses nouvelles, et mlever des hauteurs peu frquentes, jai besoin de faire connatre davance la constitution intellectuelle, mtaphysique de lhomme, telle que je la conois, afin que je puisse me faire entendre quand je parlerai du dveloppement successif de ses facults morales, et de leur action.
II Que la connaissance de lhomme est indispensable au lgislateur. En quoi consiste cette connaissance.
Je rclame ici un peu plus dattention quon nen accorde ordinairement des discours prliminaires, parce quil ne sagit pas tant de prparer lesprit recevoir de certaines ides, que de le mettre en tat de les bien comprendre avant de les recevoir. Puisque cest de lhomme et pour lhomme que les crivains politiques et les lgislateurs ont crit, il est vident que la premire et la plus indispensable connaissance devait tre pour eux, lHomme ; et nanmoins cest une connaissance que la plupart ne possdaient pas, quils ne cherchaient pas acqurir, et quils auraient t souvent incapables de trouver, quand mme ils lauraient cherche. Ils recevaient lhomme tel que les naturalistes et les physiciens le leur prsentaient, selon la science anthropographique plus quanthropologique, pour un animal, faisant partie du rgne animal, et ne diffrant des autres animaux que par un certain principe de raison, que Dieu,ou plutt la Nature dcore de ce nom, lui avait donn, comme elle avait donn des plumes aux oiseaux et la fourrure aux ours : ce qui pouvait aller jusqu le faire dsigner par lpithte danimal raisonnable. Mais attendu que ce principe de raison, suivant les plus profonds physiologistes, paraissait ntre pas tranger certaines classes danimaux, aux chiens, aux chevaux, aux lphants, etc. ; et quon avait vu des perroquets apprendre mme une langue, et se servir de la parole pour exprimer des ides raisonnables, soit en rpondant aux interrogations, soit en interrogeant eux-mmes, ainsi que le rapporte Locke ; il dcoulait de cette observation, que lhomme ne jouissait de ce principe que du plus au moins lgard des autres animaux, et quil ne devait cette supriorit accidentelle qu la souplesse de ses membres, la perfection de ses organes, qui lui en permettaient lentier dveloppement. On attribuait la forme de sa main, par exemple, tous ses progrs dans les sciences et dans les arts ; et lon ne craignait pas dinsinuer quun cheval aurait pu galer Archimde comme gomtre, ou Timothe comme musicien, sil avait reu de la nature des membres aussi souples et des doigts aussi heureusement conforms. Le prjug cet gard tait si profondment enracin, quun historien moderne osait bien avouer quil ne voyais entre lanimal et lhomme de diffrence relle que celle des vtements ; et quun autre crivain bien plus clbre, considrant cette supriorit de raison que lhomme manifeste quelquefois comme une lueur mensongre qui affaiblit la force de son instinct, drange sa sant et trouble son repos, ainsi quen effet
- Page 13 -
il sen trouvait peut-tre malade et troubl lui-mme, assurait que si la nature nous a destins tre sains, lhomme qui mdite est un animal dprav. Or, si pour mditer seulement lhomme se dprave, plus forte raison sil contemple, sil admire, et surtout sil adore! Lorsque, aprs avoir pos de semblables prmisses, on raisonne sur lEtat social, et que, ne voyant dans lhomme quun animal plus ou moins parfait, on srige en lgislateur, il est vadent qu moins dtre inconsquent, on ne peut proposer que des lois instinctives, dont leffet certain est de ramener le Genre humain vers une nature pre et sauvage, dont son intelligence tend toujours lloigner. Cest bien ce que voient dautres crivains qui, runissant une plus grande exaltation dides la mme ignorance de principes, et se trouvant effrays des consquences o ces tristes prcepteurs les entranent, se jettent avec force du ct oppos, et franchissent le juste milieu si recommand par les sages. Ceux-l faisaient de lhomme un pur animal ; ceux-ci en font une intelligence pure. Les uns plaaient leur point dappui dans ses besoins les plus physiques ; les autres le posent dans ses esprances les plus spirituelles ; et tandis que les premiers le resserrent dans un cercle matriel, dont toutes les puissances de son tre le poussent sortir, les seconds, se perdant dans les plus vagues abstractions, le lancent dans une sphre illimite, laspect de laquelle son imagination mme recule pouvante. Non : lhomme nest ni un animal ni une intelligence ; cest un tre mitoyen, plac entre la matire et lesprit, entre le ciel et la terre, pour en tre le lien. Les dfinitions quon a essay den donner pchent toutes par dfaut ou par excs. Quand on lappelle un animal raisonnable, on dit trop peu ; quand on le dsigne comme une intelligence servie par des organes, on dit trop. Lhomme, en prenant mme ses formes physiques pour celles dun animal, est plus que raisonnable ; il est intelligent et libre. En accordant quil soit une intelligence dans sa partie purement spirituelle, il nest pas vrai que cette intelligence soit toujours servie par des organes, puisque ces organes, visiblement indpendants delle, sont entrans souvent par des impulsions aveugles, et produisent des actes quelle dsavoue. Si jtais interpell de donner moi-mme une dfinition de lHomme, je dirais que cest un tre corporel lev la vie intellectuelle, susceptible dadmiration et dadoration ; ou bien un tre intellectuel asservi des organes, susceptible de dgradation. Mais les dfinitions, telles quelles soient, reprsenteront toujours assez mal un tre aussi compliqu : il vaut mieux tcher de le faire connatre. Interrogeons un moment les archives sacres du genre humain. Les philosophes, naturalistes ou physiciens qui ont renferm lhomme dans la classe des animaux ont commis une faute norme. Tromps par leurs superficielles observations, par leurs frivoles expriences, ils ont nglig de consulter la voix des sicles, les traditions de tous les peuples. Sils avaient ouverts les livres sacrs des plus anciennes nations du monde, ceux des Chinois, des Hindous, des hbreux ou des Parses, ils y auraient vu que le rgne animal existait tout entier avant que lHomme existt. Lorsque lHomme parut sur la scne de lunivers, il forma lui seul un quatrime rgne, le Rgne hominal. Ce rgne est nomm Pan Kou par les Chinois, Pourou par les Brahmes, Kai-Omordz ou Meschia par les sectateurs de Zoroastre, et Adam par les Hbreux et par tous les peuples qui reoivent le Spher de Moise, soit quils sy rattachent par lEvangile comme les Chrtiens, soit quils y remontent par le Coran et lEvangile comme les Musulmans. Je sais bien que ceux des interprtes de ces livres qui ne sarrtent quaux formes littrales et vulgaires, qui restent trangers la manire dcrire des anciens, prennent galement aujourdhui Pan-Kou, Pourou, Kai-Omordz ou Adam pour un seul homme, le premier individu de lespce ; mais jai assez prouv dans ma traduction de la Cosmogonie de Mose, contenue dans les dix premiers chapitres du Spher, qu fallait entendre par Adam, non pas lhomme en particulier, mais lHomme en gnral, lHomme universel, le Genre humain tout entier, le Rgne hominal enfin. Si les circonstances me permettent un jour de donner sur cette Cosmogonie le commentaire que jai promis, je prouverai de la mme manire, que le premier homme des Chinois, des Hindous ou des Parses, PanKou, Pourou ou Kai-Omordz, doit tre galement universalis, et conu, non comme un seul homme, mais comme la runion de tous les hommes qui sont entrs, entrent ou entreront dans la composition de ce grand tout que jappelle le Rgne hominal. - Page 14 -
Mais enfin en supposant, malgr les preuves nombreuses apportes lappui de ma traduction, preuves que nul na os encore attaquer srieusement depuis cinq ans quelles sont mises et connues ; en supposant, dis-je, quon voult prendre Adam et les diffrents tres cosmogoniques qui lui correspondent dans les livres sacrs des autres nations, pour un homme individuel, il restera toujours certain que tous ces livres saccordent distinguer ces tres du rgne animal, en les faisant paratre seuls une poque diffrente, et en les rendant lobjet dune cration spciale ; ce qui mautorise assez ne point confondre lhomme avec les animaux en les renfermant avec eux dans la mme catgorie ; mais, au contraire, faire du genre humain un rgne suprieur comme je lai fait. Dailleurs que lon interroge les plus savants gologistes, ceux qui ont pntr le plus avant dans la connaissance matrielle de notre globe, ils vous diront que, parvenus une certaine profondeur, on ne trouve plus aucun vestige, aucun dtriment qui annonce la prsence de lhomme dans les premiers ges du monde, tandis que les dbris et les ossements des animaux sy rencontrent avec profusion ; ce qui saccorde parfaitement avec tes traditions sacres dont jai parl3. Jai dj eu occasion dans mes Examens sur les Vers dors de Pythagore, de parler de lHomme, et de runir comme en un faisceau les traditions sacres, conserves dans les mystres antiques, les penses des thosophes et des philosophes les plus clbres, pour en former un tout qui pt nous clairer sur lessence intime de cet tre, dautant plus important et plus difficile connatre quil nappartient pas une nature simple, matrielle ou spirituelle, ni mme une nature double, matrielle et spirituelle tout ensemble ; mais, comme je lai montr dans cet ouvrage, une nature triple enchane elle-mme une quatrime puissance qui le constitue. Je reproduirai tout lheure ce rsultat de mes tudes antrieures, et jen rapprocherai les traits dissmins ailleurs, en y ajoutant quelques dveloppements que la mditation et lexprience mont suggrs depuis. Posons dabord quelques ides gnrales. Au moment o lHomme parut sur la terre, les trois rgnes qui en forment lensemble et la divisent existaient. Le rgne minral, le vgtal et lanimal avaient t lobjet de trois crations successives, de trois apparitions ou de trois dveloppements ; lHomme, ou plutt le rgne hominal, fut le quatrime. Lintervalle qui spara ces diverses apparitions est mesur, dans le Spher de Mose, par un mot qui ex prime une manifestation phnomnale ; en sorte quen le prenant dans le sens le plus restreint, on a pu lui faire signifier un jour : mais ce sens est videmment forc, et on ne peut se refuser dy voir un priode de temps indtermin, toujours relatif ltre auquel il est appliqu. Chez les nations dont jai parl, o les divers dveloppements de la nature se trouvent noncs peu prs comme dans le Spher de Mose, on mesure ordinairement ce priode par la dure de la grande anne, quivalente cette rvolution astronomique, appele aujourdhui prcession des quinoxes, ou par une de ses divisions ; en sorte quon peut la concevoir comme 9, 18, 27 ou 36 mille de nos annes ordinaires. Mais quelle que soit la longueur temporelle de ce priode, nomm par Mose une manifestation, une immensit, une mer, ou un jour, ce nest pas ici de quoi il sagit : le point important est davoir dmontr, par laccord de toutes les cosmogonies, que lHomme ne fut jamais compris dans le rgne animal. Ce rgne, au contraire, ainsi que les deux autres plus infrieurs, le vgtal et le minral, furent compris dans le sien, et lui furent entirement subordonns. LHomme, destin tre le noeud qui unit la Divinit la matire, fut, selon lexpression dun moderne naturaliste, la chane de communication entre tous les tres. Plac aux confins de deux mondes, il devint la voie dexaltation dans le corps, et celle dabaissement dans lesprit divin. Lessence labore des trois rgnes de la nature se runit en lui une puissance volitive, libre dans son essor, qui en fit le type vivant de lunivers, et timage de Dieu mme. Dieu est le centre et la circonfrence de tout ce qui est : lHomme, limitation de Dieu, est le centre et la circonfrence de la sphre quil habite ; il nexiste
3 Si mon intention avait t de faire un ouvrage drudition jaurais pu entasser ici les citations et appeler toute lantiquit en tmoignage, non seulement de ce que jai dit jusquici, mais de ce que jai dire encore ; mais comme cet appareil scolastique ne servirait qua retarder ma marche dans un ouvrage destin exposer plutt des penses que des faits, je me suis abstenu et je mabstiendrai de rien citer ; priant seulement le lecteur de croire que toutes les autorits sur lesquelles je mappuierai sont inattaquables du ct de la science, et reposent sur des bases historiques inbranlables.
- Page 15 -
que lui seul dans cette sphre qui soit compos de quatre essences : aussi est-ce lui que Pythagore dsignait par son mystrieux quaternaire: .Immense et pur symbole, Source de la nature, et modle des Dieux. La notion de toutes choses est congnre lHomme; la science de limmensit et de lternit est dans son esprit. Des tnbres paisses lui en drobent souvent, il est vrai, le discernement et lusage ; mais il suffit de lexercice assidu de ses facults pour changer ces tnbres en lumire, et lui rendre la possession de ses trsors. Rien ne peut rsister la puissance de sa volont, quand sa volont, mue par lamour divin, principe de toute vertu, agit daccord avec La Providence. Mais, sans nous engager plus avant dans ces ides, qui trouveront mieux leur place ailleurs, continuons nos recherches.
Pour la sphre intellectuelle: lassentiment, lintelligence, la sagacit Lorigine de toutes ces facults est dabord dans la sphre instinctive : cest l quelles prennent toutes naissance, et quelles reoivent toutes leurs premires formes. Les deux autres sphres, qui ne se dveloppent quaprs nacquirent leurs facults relatives que secondairement, et par transformation ; cest--dire que la sphre instinctive tant entirement dveloppe, et portant par son point circonfrentiel, la sensation, par exemple, au centre animique, ce centre est branl ; il se dploie, sempare de cette facult qui lmeut, et transforme la sensation en sentiment. Ce sentiment, port de la mme manire, et lorsque toutes les conditions sont remplies pour cela, au centre intellectuel, y est saisi son tour par ce centre, et transform en assentiment. Ainsi linstinct proprement dit, passant de la sphre instinctive dans lanimique, sy transforme en entendement ; et lentendement devient intelligence, par une suite de son passage de cette dernire sphre dans la sphre intellectuelle. Cette transformation a lieu par toutes les autres facults de ce genre, quel quen soit le nombre. Mais cette transformation qui sexcute sur les facults du genre de la sensation, que je considre comme des affections circonfrentielles, et par consquent extrieures, sexcute aussi sur les besoins, qui sont des affections centrales, intrieures ; de manire que le besoin, port du centre instinctif au centre animique, y devient ou peut y devenir passion ; et que si cette passion passe du centre animique au centre intellectuel, elle peut y prendre le caractre dune inspiration, et ragir sur la passion, comme la passion ragit sur le besoin. A prsent, considrons que toute affection circonfrentielle du genre de la sensation excite un mouvement plus ou moins fort dans le centre instinctif, et sy reprsente linstant comme plaisir ou douleur, selon que ce mouvement est agrable ou fcheux, et quil prend sa source dans le bien ou dans le mal physiques. Lintensit du plaisir ou de la douleur est relative celle du mouvement excit, et sa nature. Si ce mouvement a une certaine force, il fait natre, selon quil est agrable ou douloureux, deux effets invitables; lattrait qui lattire, ou la crainte qui le repousse sil est faible et douteux, il produit lindolence. De mme que le centre instinctif peroit par la sensation le bien et le mal physiques sous les noms de plaisir ou de douleur, le centre animique dveloppe par le sentiment le bien et le mal moraux sous les noms damour ou de haine ; et le centre intellectuel se reprsente le bien et le mal intellectuels sous les noms de vrit ou derreur. Mais ces effets invitables dattrait ou de crainte qui sattachent la sensation instinctive, selon quelle excite le plaisir ou la douleur, ne survivent pas cette sensation, et disparaissent avec elle ; tandis que, dans la sphre animique, le sentiment qui fait natre lamour ou la haine, amenant galement deux effets certains, le dsir ou la terreur, loin de disparatre avec la cause du sentiment qui les a produits, persistent, au contraire, encore longtemps aprs avec ce mme sentiment, prennent le caractre de passions, et appellent ou repoussent la cause qui les a fait natre. La diffrence notable de la vie instinctive et de la vie animique est l ; le lecteur attentif et curieux doit le remarquer et y rflchir. Les sensations instinctives sont toutes actuelles, et leurs effets instantans ; mais les sentiments animiques sont durables, indpendamment du mouvement physique qui les produit. Quant aux assentiments intellectuels qui affirment la vrit ou lerreur, ils sont non seulement durables comme les sentiments, mais influents, encore mme quils sont passs. Pour ce qui est de lindolence, quexcite un mouvement faible ou douteux dans la sensation physique, elle se transforme en apathie dans le sentiment moral, et en cette sorte dindiffrence dans lassentiment intellectuel, qui confond la vrit et lerreur, et laisse insouciant sur lune comme sur lautre. Cet tat, habituel dans lenfance de lindividu, comme dans lenfance du rgne, domine galement dans celle des socits4.
4 Comme mon intention na pas t de donner ici un systme complet de la science anthropologique, mais seulement den tablir les principes, je nentrerai pas dans le dtail de toutes les transformations qui ont lieu entre les besoins de toutes sortes, les passions et les inspirations qui en naissent et les ractionnent ; ni dans celui plus considrable encore des innombrables variations quamnent dans les sensations, dans les sentiments ou dans les assentiments, les six sens dont lhomme est dou, le tact, le got, lodorat, loue, la vue et le sens mental, qui, runissant tous les autres, les conoit, les compare, et les ramne lunit dont leur nature les loigne. Un pareil travail comporterait seul un long ouvrage qui sortirait ncessairement des bornes dune simple dissertation.
- Page 17 -
Cette existence tripliforme de lhomme, quoiquelle paraisse dj trs complique, cause des actions nombreuses et des ractions quoprent incessamment, les uns lgard des autres, les besoins instinctifs, les passions animiques et les inspirations intellectuelles, serait encore trs simple, et noffrirait gure que celle dun tre ncessit, si nous navions pas considrer cette quatrime vie, qui renferme les trois autres, et donne lhomme la libert, quil naurait pas sans elle. Redoublons ici dattention, car le sujet est important et difficile. Sur le centre mme de la sphre animique, premier mobile de ltre spirituel humain, porte un autre centre qui y est inhrent, dont la circonfrence, en se dployant, atteint les points extrmes des sphres instinctive et intellectuelle, et les enveloppe galement. Cette quatrime sphre, dans lintrieur de laquelle se meuvent les trois sphres de linstinct, de lme et de lesprit, la place et selon le mode que jai tch de dcrire, est celle de la puissance efficiente, volitive, dont lessence, mane de la Divinit, est indestructible et irrfragable comme elle. Cette sphre, dont la vie incessamment rayonne du centre la circonfrence, peut stendre ou se resserrer dans lespace thr jusqu des bornes qui pourraient sappeler infinies, si DIEU ntait pas le seul tre infini. Voil quelle est la sphre lumineuse dont jai parl au commencement de cet article. Lorsque cette sphre est suffisamment dveloppe, sa circonfrence, dtermine par ltendue de son rayon, admet un grand nombre de facults ; les unes primordiales, les autres secondaires, faibles dabord, mais qui se renforcent graduellement mesure que le rayon qui les produit acquiert de la force et de la grandeur. Parmi ces facults, nous en nommerons seulement douze, six primordiales, et six secondaires, en commenant par les plus infrieures, et finissant par les plus leves. Ces douze facults sont : lattention et la perception, la rflexion et la rptition, la comparaison et le jugement, la rtention et la mmoire, le discernement et la comprhension, limagination et la cration. La puissance volitive, qui porte ses facults partout avec elle, les place o elle veut, dans la sphre instinctive, dans lanimique, dans lintellectuelle ; car cette puissance est toujours l o elle veut tre. La triple vie que jai dcrite est son domaine, elle en use son gr, sans que rien puisse attenter sa libert quelle-mme, ainsi que je le dirai dans la suite de cet ouvrage. Ds quune sensation, un sentiment, un assentiment, se manifestent dans lune des trois vies qui lui sont soumises, elle en a la perception, par lattention quelle leur donne ; et, usant de sa facult de sen procurer la rptition, mme en labsence de leur cause, elle les examine par la rflexion. La comparaison quelle en fait, selon le type de ce quelle approuve ou de ce quelle napprouve pas, dtermine son jugement. Ensuite elle forme sa mmoire par la rtention de son propre travail, arrive au discernement, et par consquent la comprhension, et enfin rassemble, rapproche par limagination, les ides dissmines, et parvient la cration de sa pense. Cest bien tort, comme on voit, que lon confond, dans le langage vulgaire, une ide avec une pense. Une ide est leffet simple dune sensation, dun sentiment ou dun assentiment ; tandis quune pense est un effet compos, un rsultat quelquefois immense. Avoir des ides, cest sentir; avoir des penses, cest oprer. La mme opration que je viens de dcrire succinctement, sexcute de la mme manire sur les besoins, les passions et les inspirations : mais, dans ce dernier cas, le travail de la puissance volitive est central ; au lieu que, dans le premier cas, il tait circonfrentiel. Cest ici o cette magnifique puissance se montre dans tout son clat, devient le type de lunivers, et mrite le nom de microcosme, que toute lantiquit lui a donn. De mme que la sphre instinctive agit par besoin, lanimique par passion, lintellectuelle par inspiration, la sphre volitive agit par dtermination ; et de l dpend la libert de lhomme, sa force, et la manifestation de sa cleste origine. Rien nest si simple que cette action que les philosophes et les moralistes ont eu tant de peine expliquer. Je vais tcher de la faire sentir. La prsence dun besoin, dune passion, ou dune inspiration, excite dans la sphre o elle est produite un mouvement giratoire plus ou moins rapide, selon lintensit de lun ou de lautre : ce mouvement est ordinairement appel apptit ou apptence dans linstinct, motion ou entranement dans lme et dans lesprit ; - Page 18 -
souvent ces termes se substituent les uns aux autres, et se varient par des synonymes dont le sens exprime plus ou moins de force dans le mouvement. La puissance volitive, qui en est branle, a trois dterminations dont elle est libre de faire usage : premirement, elle cde au mouvement, et sa sphre tourne du mme ct que la sphre agite ; secondement, elle y rsiste, et tourne du ct oppos ; troisimement, elle demeure en repos. Dans le premier cas, elle se laisse ncessiter par linstinct, entraner par lme, ou mouvoir par lesprit, et connive avec le besoin, la passion ou linspiration ; dans le second, elle les combat, et amortit leur mouvement par le sien ; dans le troisime, elle suspend lacquiescement ou le rejet, et examine ce quil lui convient le mieux de faire. Quelle que soit sa dtermination, sa volont efficiente, qui se manifeste librement, trouve des moyens de servir ses diverses apptences, de les combattre, ou de mditer sur leurs causes, leurs formes et leurs consquences. Ces moyens, qui sont dans le rayonnement continuel du centre la circonfrence, et de la circonfrence au centre, sont trs nombreux. Je vais seulement signaler ici ceux qui sattachent plus particulirement aux douze facults que jai dj nommes. Lattention et la perception agissent par individualisation et numration. La rflexion et la rptition par dcomposition et analyse. La comparaison et le jugement, par analogie et synthse. La rtention et la mmoire, par mthode et catgorie. Le discernement et la comprhension, par induction et dduction. Limagination et la cration, par abstraction et gnralisation. Lemploi de ces moyens, et de beaucoup dautres quil serait trop long de nommer sappelle mditation. La mditation constitue la force de la volont qui lemploie. Lacquiescement de cette volont, ou sa rsistance, selon quils sont bien ou mal appliqus, selon quils sont simultans ou longtemps dbattus, font de lhomme un tre puissant on faible, lev ou vil, sage ou ignorant, vertueux ou vicieux : les oppositions, les contradictions, les orages de toutes sortes qui slvent dans son sein, nont point dautres causes que les mouvements des trois sphres vitales, linstinctive, lanimique et lintellectuelle, souvent opposs entre eux, et plus souvent encore contradictoires avec le mouvement rgulateur de la puissance volitive, qui refuse son adhsion dterminative, ou qui ne la donne quaprs de violents combats. Lorsque les dterminations de la volont ont lieu sur des objets du ressort de la sensation, du sentiment ou de lassentiment, lacquiescement ou la rsistance suivent simultanment limpulsion de linstinct, de lentendement ou de lintelligence, et portent leur nom : quand ils sont prcds de la mditation, ils prennent le caractre du sens commun, de la raison ou de la sagacit, et sont dits leur appartenir, et mme tre leur propre cration. Aprs avoir trac ce rapide tableau de la constitution intellectuelle, mtaphysique, de lhomme, je nai pas besoin, je pense, de dire quil nest quesquiss, et quil demande, de la part de celui qui voudra le saisir dans son ensemble et dans ses dtails, une grande force dattention et une tude rpte. Jaurais bien voulu viter tant de peine mes lecteurs ; et lon pensera peut-tre que jy serais parvenu en entrant moi-mme dans plus de dtails ; mais on se trompe ; je naurais fait quallonger ma description, sans autre fruit que den diminuer la clart. Jai dit tout ce quil tait essentiel de dire ; jai apport tous mes soins bien distinguer les masses. Quant aux dtails, il faut les viter tant quon peut dans un sujet o ils sont infinis, et cest prcisment ici le cas. Il se prsentera dailleurs, dans louvrage qui va suivre, plusieurs occasions dappliquer et de dvelopper les principes que jai poss. Tout ce qui me reste faire pour le moment, cest de prvenir sur quelques difficults qui pourront se rencontrer dans leur application. Lhomme, nayant jamais t analys aussi rigoureusement que je viens de le faire dans son ensemble, et son anatomie mtaphysique nayant jamais t aussi nettement prsente, on sest habitu prendre trs souvent pour le tout une seule de ses parties, et appeler me, par exemple, non seulement lme proprement dite, mais encore les trois sphres vitales, et mme la sphre volitive qui les enveloppe. - Page 19 -
Dautres fois on sest content de nommer cet ensemble esprit, par opposition au corps ; et puis encore, intelligence, par opposition linstinct. Tantt on a considr le seul entendement comme la runion de toutes les facults, et la raison comme la rgle universelle, vraie ou fausse, de toutes les dterminations de la volont. Cet abus de termes ne saurait tre dangereux quand il peut tre apprci. Ce quon a fait par habitude, on peut le continuer pour la commodit du discours, et pour viter les longueurs dune locution embarrasse ; mais il faut prendre garde de ne pas le faire par ignorance. Si lon veut connatre lhomme en lui mme, il faut le considrer tel que je viens den tracer le tableau, car il est ainsi. Quand je dis nanmoins que lhomme est ainsi, cela ne doit sentendre que de lHomme en gnral, considr abstractivement dans la possibilit de son essence. Lhomme individuel est trs rarement dvelopp dans toutes ses modifications mentales, mme aujourdhui que le rgne hominal jouit dune grande puissance dans la nature. Dans lenfance du rgne, la masse de lhumanit tait loin dtre ce quelle est prsent ; la vie instinctive tait dans lindividu la vie prpondrante, lanimique ne jetait que de faibles lueurs, et lintellectuelle nexistait encore quen germe. Tel on voit lenfant natre dans la dbilit de tous ses organes, priv mme de la plupart des sens physiques, sans aucun indice des facults imposantes quil doit avoir un jour, se dvelopper peu peu, prendre des forces, acqurir loue et la vue qui lui manquaient, crotre, connatre ses besoins, manifester ses passions, donner des preuves de son intelligence, sinstruire, sclairer, et devenir enfin un homme parfait par lusage de sa volont ; tel on doit considrer le rgne hominal passant par toutes les phases de lenfance, de ladolescence, de la jeunesse et de lage viril. Un homme particulier est une grande nation, comme une grande nation est au rgne en gnral. Qui sait, par exemple, combien dhommes avaient fourni leur carrire depuis la plus faible aurore de la vie jusqu son extrme dclin, parmi les peuples dAssyrie ou dgypte, durant la longue existence de ces deux peuples ? et qui sait combien de peuples semblables sont destins encore briller et steindre sur la scne du monde, avant que lHomme universel arrive la caducit ? En traant le tableau mtaphysique quon a vu, jai considr lhomme dans le plus grand dveloppement quil puisse atteindre aujourdhui. Ce dveloppement mme nappartient pas tous les hommes ; il nappartient pas mme la plus grande partie dentre eux ; il nest lapanage que du petit nombre. La nature ne fait pas les hommes gaux ; les mes diffrent encore plus que les corps. Jai dj nonc cette grande vrit dans mes Examens des Vers dors de Pythagore, en montrant que telle tait la doctrine des mystres et la pense de tous les sages de lantiquit. Lgalit sans doute est dans lessence volitive de tous, puisque cette essence est divine ; mais lingalit sest glisse dans les facults par la diversit de lemploi et la diffrence de lexercice ; le temps ne sest point mesur galement pour les uns comme pour les autres ; les positions ont chang, les routes de la vie se sont raccourcies ou allonges ; et, quoiquil soit bien certain que tous les hommes partis du mme principe doivent parvenir au mme but, il y en a beaucoup, et cest le plus grand nombre, qui sont trs loin dtre arrivs, tandis que quelques uns le sont, que dautres sont prs de ltre, et que plusieurs, obligs de recommencer leur carrire, ne font quchapper au nant qui les aurait engloutis si lternit de leur existence ntait pas assure par lternit de son auteur. Lgalit animique est donc, dans lactualit des choses, une chimre encore plus grande que lgalit des forces instinctives du corps. Lingalit est partout, et dans lintelligence encore plus que dans tout le reste ; puisquil y a parmi les hommes existants, et surtout parmi ceux dont la civilisation nest qubauche, un grand nombre dhommes dont le centre intellectuel nest pas mme encore en voie de dveloppement. Quant lingalit politique, nous verrons plus loin, dans louvrage qui va suivre, ce quon doit en penser.
- Page 20 -
IV Lhomme est une des trois grandes puissances de lUnivers : quelles sont les deux autres.
vitons la faute que presque tous les philosophes ont commise, surtout dans ces temps modernes, et songeons que sil est ridicule de prtendre crire sur lhomme sans le connatre, il est la fois ridicule et odieux de prtendre lui tracer une route sans tre parfaitement instruit du lieu do il part, du but o il tend, et de lobjet de son voyage. Connaissons bien surtout sa position, et cherchons avec soin, puisquil est lui-mme une puissance, quelles sont les puissances suprieures ou infrieures avec lesquelles il doit se trouver en contact. Que Lhomme universel soit une puissance, cest ce qui est constat par tous les codes sacrs des nations ; cest ce qui est senti par tous les sages ; cest ce qui est mme avou par tous les vrais savants. Je lis dans un Dictionnaire dhistoire naturelle, imprim tout rcemment, ces phrases remarquables : Lhomme possde lextrait de la puissance organisatrice ; cest dans son cerveau que vient aboutir lintelligence qui a prsid la formation des tres.... Il nat ministre et interprte des volonts divines sur tout ce qui respire.... Le sceptre de la terre lui est confi . Environ quinze sicles avant notre re, Mose avait mis ces paroles dans la bouche de la Divinit sadressant lhomme : Fructifiez et multipliez-vous, et remplissez ltendue terrestre. Que la splendeur blouissante, que lclat terrifiant qui vous entourera frappe de respect lanimalit entire, depuis loiseau des rgions les plus leves jusquau reptile qui reoit le mouvement originel de llment adamique, et jusquau poisson des mers ; sous votre puissance ils sont galement mis . Et longtemps avant Mose, le lgislateur des Chinois avait dit, en propres termes et sans figures, que lhomme est une des trois puissances qui rgissent lunivers. Il vaut mieux sans doute recevoir ces textes et une infinit dautres que je pourrais citer dans le mme sens, que de croire avec Anaxagore, copi par Helvtius, que lhomme est un animal dont toute lintelligence vient de la conformation de sa main ; ou bien avec Hobbes, suivi par Locke et Condillac, quil ne porte avec lui rien dinn, quil ne peut user de rien sans habitude, et quil nat mchant et dans un tat de guerre avec ses semblables. Mais quoiquil soit trs vrai, comme laffirment tous les sages et tous les thosophes en attestant le nom de la Divinit, que lhomme soit une puissance destine par lternelle sagesse dominer la nature infrieure, ramener lharmonie dans la discordance de ses lmens, coordonner ses trois rgnes entre eux, et les lever de la diversit lunit, il nest pourtant pas vrai, comme lont cru sans rflexion et sans examen des hommes plus enthousiastes que judicieux, que cette puissance ait paru sur la terre toute faite, munie de toutes ses forces, possdant tous ses dveloppements, et, pour ainsi dire, descendant du ciel environne dune gloire recueillie sans trouble, et dune science acquise sans peine. Cette ide exagre qui sort du juste milieu, si recommand par les sages, sort aussi de la vrit. LHomme est une puissance sans doute, mais une puissance en germe, laquelle, pour manifester ses proprits, pour atteindre la hauteur o ses destines lappellent, a besoin dune action intrieure vertue par une action extrieure qui la ractionne. Cest une plante cleste dont les racines attaches la terre doivent y pomper les forces lmentaires, afin de les laborer par un travail particulier ; et qui, levant peu peu sa tige majestueuse, et se couvrant en sa saison de fleurs et de fruits intellectuels, les mrisse aux rayons de la lumire divine, et les offre en holocauste au Dieu de lunivers. Cette comparaison, qui est trs juste, peut tre continue. Un arbre, quand il est encore jeune, ne porte point encore des fruits, et le cultivateur ne lui en demande pas. Il lui en demande mme dautant moins quil sait que leur importance et leur utilit plus grandes exigent une laboration plus longue, et rendent son espce moins htive ; mais quand le temps est arriv de faire la rcolte, il la fait ; et chaque saison qui la renouvelle doit en augmenter la quantit, si la bont de larbre rpond la bont de la culture. Quand la rcolte manque plusieurs fois de suite sans que des accidens extrieurs, des orages ou des - Page 21 -
souffles destructeurs aient nui sa fcondit, larbre est rput mauvais, vicieux,et comme tel, suivant lexpression nergique de Jsus, arrach et jet au feu. Or, ce quest la culture larbre, la civilisation lest lhomme. Sans lune, la plante abandonne une nature pauvre et dgrade, ne porterait que des fleurs simples et sans clat, que des fruits lactescents ou rsineux, fades ou acerbes, et souvent empoisonns ; sans lautre, lhomme livr une nature martre, svre pour lui, parce quelle ne le reconnat pas pour son propre enfant, ne dvelopperait que des facults sauvages, et noffrirait que le caractre dun tre dplac, souffrant et froce, avide et malheureux. Cest donc de la civilisation que tout dpend dans lhomme ; cest donc sur son tat social que se fonde ldifice de sa grandeur. Attachons avec force nos regards sur ces points importants, et ne craignons pas den faire notre tude. Il nest point dobjet plus digne de notre examen. Il nest pas dtude dont les rsultats nous promettent plus davantages. Mais si lhomme nest dabord, comme je viens de le dire, quune puissance en germe que la civilisation doive dvelopper, do lui viendront les principes de cette indispensable culture ? Je rponds que ce sera de deux puissances auxquelles il se trouve li, et dont il doit former la troisime, selon la tradition du thosophe chinois dj cite. Ces deux puissances, au milieu desquelles il se trouve plac, sont le Destin et la Providence. Au-dessous de lui est le Destin, nature ncessite et nature ; au-dessus de lui est la Providence, nature libre et naturante. Il est, lui, comme rgne hominal, la volont mdiatrice, la force efficiente, place entre ces deux natures pour leur servir de lien, de moyen de communication, et runir deux actions, deux mouvements, qui seraient incompatibles sans lui. Les trois puissances que je viens de nommer, la Providence, lHomme considr comme rgne hominal, et le Destin, constituent le ternaire universel. Rien nchappe leur action ; tout leur est soumis dans lunivers ; tout, except Dieu lui-mme qui, les enveloppant de son insondable unit, forme avec elle cette ttrade sacre des anciens, cet immense quaternaire, qui est tout dans tout, et hors duquel il nest rien. Jaurai beaucoup parler dans louvrage qui va suivre de ces trois puissances ; et je signalerai, autant quil sera en moi, leur action respective, et la part que chacune delles prend dans les vnements divers qui varient la scne du monde et changent la face de lunivers. Ce sera pour la premire fois quon les verra paratre ensemble comme causes motrices, indpendantes lune de lautre, quoique galement lies la cause unique qui les rgit, agir selon leur nature, conjointes ou spares, et donner ainsi la raison suffisante de toutes choses. Ces trois puissances, considres comme principes principiants, sont trs difficiles dfinir ; car, ainsi que je lai dj nonc, on ne saurait jamais dfinir un principe ; mais elles peuvent tre connues par leurs actes, et saisies dans leurs mouvements, puisquelles ne sortent pas de la sphre o lhomme individu est renferm comme partie intgrante de lHomme universel. Ce qui soppose ce que Dieu puisse tre connu et saisi de la mme manire que ces trois puissances qui en manent, cest parce que cet tre absolu les contient sans en tre contenu, et les enchane sans en tre enchan. Il tient, selon la belle mtaphore dHomre, la chane dor qui enveloppe tous les tres, et qui descend des hauteurs du brillant Olympe jusquau centre du tnbreux Tartare ; mais cette chane, quil branle son gr, le laisse toujours immobile et libre. Contentons-nous dadorer en silence cet tre ineffable, ce Dieu hors duquel il nest point de Dieux ; et, sans chercher sonder son insondable essence, cherchons connatre le puissant ternaire dans lequel il se rflchit : La Providence, lHomme et le Destin. Ce que je vais dire ici ne sera en substance que ce que jai dj dit dans mes Examens sur les Vers dors de Pythagore, ou ailleurs ; mais dans une matire aussi difficile il est impossible de ne pas se rpter. Le Destin est la partie infrieure et instinctive de la Nature universelle, que jai appele nature nature. On nomme son action propre fatalit. La forme par laquelle il se manifeste nous se nomme ncessit ; cest elle qui lie la cause leffet. Les trois rgnes de la nature lmentaire, le minral, le vgtal et lanimal, sont le domaine du Destin ; cest--dire que tout sy passe dune manire fatale et force, selon des lois dtermines davance. Le Destin ne donne le principe de rien, mais il sen empare, ds quil est donn, pour en dominer les consquences. Cest par la ncessit seule de ces consquences quil influe - Page 22 -
sur lavenir, et se fait sentir dans le prsent ; car tout ce quil possde en propre est dans le pass. On peut donc entendre par le Destin, cette puissance daprs laquelle nous concevons que les choses faites sont faites, quelles sont ainsi et pas autrement, et que, poses une fois selon leur nature, elles ont des rsultats forcs qui se dveloppent successivement et ncessairement. Au moment o lhomme arrive sur la terre il appartient au Destin, qui lentrane longtemps dans le tourbillon de la fatalit. Mais quoique plong dans ce tourbillon, et dabord soumis son influence comme tous les tres lmentaires, il porte en lui un germe divin qui ne saurait jamais se confondre entirement avec lui. Ce germe, ractionn par le Destin lui mme, se dveloppe pour sy opposer. Cest une tincelle de la volont divine qui, participant la vie universelle, vient dans la nature lmentaire pour y ramener lharmonie. A mesure que ce germe se dveloppe il opre, selon son nergie, sur les choses forces, et opre librement sur elles. La libert est son essence. Le mystre de son principe est tel, que son nergie saugmente mesure quelle sexerce, et que sa force, quoique comprime indfiniment, nest jamais vaincue. Lorsque ce germe est entirement dvelopp, il constitue la Volont de lHomme universel, lune des trois grandes puissances de lunivers. Cette puissance, gale celle du Destin qui lui est infrieure, et mme celle de la Providence qui lui est suprieure, ne relve que de Dieu seul, auquel les autres sont galement soumises, chacune selon son rang, ainsi que je lai dj dit. Cest la Volont de lhomme, qui, comme puissance mdiane, runit le Destin et la Providence ; sans elle, ces deux puissances extrmes, non seulement ne se runiraient jamais, mais mme ne se connatraient pas. Cette volont, en dployant son activit, modifie les choses coexistantes, en cre de nouvelles, qui deviennent linstant la proprit du Destin, et prpare pour lavenir des mutations dans ce qui tait fait, et des consquences ncessaires dans ce qui vient de ltre. La Providence est la partie suprieure et intelligente de la Nature universelle, que jai appele nature naturante. Cest une loi vivante, mane de la Divinit, au moyen de laquelle toutes les choses se dterminent en puissance dtre. Tous les principes infrieurs manent delle ; toutes les causes puisent dans son sein leur origine et leur force. Le but de la Providence est la perfection de tous les tres ; et cette perfection, elle en reoit de Dieu mme le type irrfragable. Le moyen quelle a pour parvenir ce but est ce que nous appelons le temps. Mais le temps nexiste pas pour elle suivant lide que nous en avons. Elle le conoit comme un mouvement de lternit. Cette puissance suprme nagit immdiatement que sur les choses universelles ; mais cette action, par un enchanement de ses consquences, peut se faire sentir mdiatement sur les choses particulires ; en sorte que les plus petits dtails de la vie humaine peuvent y tre intresss, ou en tre dduits, selon quils se lient par des noeuds invisibles des vnements universels. Lhomme est un germe divin quelle sme dans la fatalit du Destin, afin de la changer et de sen rendre matresse au moyen de la volont de cet tre mdiane. Cette volont, tant essentiellement libre, peut sexercer aussi bien sur laction de la Providence que sur celle du Destin ; mais, avec cette diffrence nanmoins, que, si elle change rellement lvnement du Destin, qui tait fixe et ncessaire, et cela en opposant la ncessit la ncessit, et le Destin au Destin, elle ne peut rien contre lvnement providentiel, prcisment parce quil est indiffrent dans sa forme, et quil parvient toujours son but par quelque route que ce soit. Cest le temps seul et la forme qui varient. La Providence nest enchane ni lun ni lautre. La seule diffrence est pour lhomme qui change les formes de la vie, raccourcit ou allonge le temps, jouit ou souffre, selon quil fait le bien ou le mal ; cest--dire selon quil unit son action particulire laction universelle ou quil len distingue. Voil ce que je puis dire, en gnral, de ces trois grandes puissances qui composent le ternaire universel, et de laction desquelles dpendent toutes choses. Je sens bien que le 1ecteur, qui ne sera pas mme mdiocrement attentif, trouvera beaucoup dsirer dans ce que je viens de dire, et pourra se plaindre du vague et de lobscurit de mes expressions ; mais ce nest pas ma faute si la matire est en elle-mme vague et obscure. Si la distinction faire entre la Providence, le Destin et la Volont de lhomme, avait t tellement facile ; si lon avait pu arriver sans de pnibles efforts la connaissance de ces trois puissances, et qu lvidence de leur existence on et pu joindre la classification nette et prcise de leurs attributs, je ne vois pas pourquoi, dans ces temps modernes, aucun savant naurait encore signal leur action respective, ni essay de fonder sur elle les bases de leurs systmes, tant physiques que mtaphysiques, tant politiques que religieux. Il faut bien quil y ait quelque difficult faire la distinction - Page 23 -
que je tente pour la premire fois depuis Pythagore ou Kong-Tze, puisque la plupart des crivains qui mont prcd dans la carrire, nont vu quun principe l o il y en a trois. Les uns, comme Bossuet, ont tout attribu la Providence ; les autres, comme Hobbes, ont tout fait dcouler du Destin ; et les troisimes, comme Rousseau, nont voulut reconnatre partout que la Volont de lhomme. Une foule dhommes se sont gars sur les pas de ces deux derniers ; et, suivant la froideur de leur raison ou la fougue de leurs passions, ont cru voir la vrit tantt dans les crits de Hobbes, tantt dans ceux de Rousseau ; et cela, parce que le Destin et la Volont que lun et lautre avaient choisis pour mobile unique de leurs mditations, sont plus faciles saisir que la Providence, dont la marche plus leve et presque toujours couverte dun voile, demande, pour tre aperue, une intelligence plus calme ; et, pour tre admise, une foi moins assujettie la raison instinctive et moins trouble par les orages des passions animiques. Je voudrais de bon coeur, pour rpondre lattente de mes lecteurs, pouvoir leur dmontrer, la manire des gomtres, lexistence des trois puissances dont il sagit, et leur apprendre les reconnatre linstant partout o leur action propre se manifeste ; mais cela serait une entreprise aussi vaine que ridicule. Une pareille dmonstration ne peut se renfermer dans un syllogisme ; une connaissance aussi tendue ne peut rsulter dun dilemme. II faut toujours, quelques paroles que jemploie, que la mditation du lecteur supple linsuffisance du discours. Je me regarderais trs heureux si, parvenu la fin de louvrage dans lequel je vais mengager, cette dmonstration se trouvait dans lensemble des faits, et cette connaissance dans leur comparaison et dans lapplication quun lecteur judicieux ne manquera pas den faire. Je ne ngligerai rien pour lui faciliter ce travail ; et je saisirai toutes les occasions, eu grand nombre, qui se prsenteront pour revenir sur les notions gnrales que jai donnes, et pour les fortifier par des exemples. Cette Dissertation introductive pourrait tre termine ici, puisque, aprs y avoir expos loccasion et le sujet de mon ouvrage, y avoir prsent lanalyse des facults de ltre qui doit en tre le principal objet, jy ai dvoil davance les causes motrices des vnements que jallais y dcrire : cependant, pour rpondre autant quil est en moi au dsir de quelques amis dont le suffrage mest prcieux, et qui mont press dentrer dans quelques nouveaux dtails, lgard de ce que jentends par les trois grandes puissances qui rgissent lunivers, je vais ajouter ce que jai dit en gnral un exemple en particulier, tir du rgne vgtal, celui des trois rgnes infrieurs o laction de ces trois puissances, plus quilibre et plus uniforme, parat offrir plus de prise lexamen. Prenons un gland de chne. Je dis que dans ce gland est renferm la vie propre dun chne, la germination future de larbre qui porte ce nom, ses racines, son tronc, ses rameaux, son arborification, sa fructification, tout ce qui le constituera chne, avec la suite incalculable des chnes qui peuvent en provenir. Il y a ici pour moi deux puissances clairement manifestes. Premirement, jy sens une puissance occulte, incomprhensible, insaisissable dans son essence, qui a infus dans ce gland la vie en puissance dun chne, qui a spcifi cette vie, vie dun chne, et non pas vie dun orme, dun peuplier, dun noyer, ni daucun autre arbre. Cette vie, qui se manifeste sous la forme vgtale, et sous la forme vgtale du chne, tient nanmoins la vie universelle ; car tout ce qui vit, vit de cette vie. Tout ce qui est, est : il ny a pas deux verbes tre5. Or cette puissance occulte, qui donne la puissance dtre, et qui spcifie la vie dans cette puissance dtre sappelle PROVIDENCE. Secondement, je vois dans le gland une puissance patente, comprhensible, saisissable dans ses formes, qui se manifestant comme leffet ncessaire de linfusion vitale dont jai parl, et qui y a t faite on ne sait comment, en montrera irrsistiblement le pourquoi, cest--dire en fera rsulter un chne, toutes les fois que le gland se trouvera dans une situation convenable pour cela. Cette puissance, qui se montre toujours comme la consquence dun principe ou le rsultat dune cause, sappelle DESTIN. Il y a cette diffrence notable entre le Destin et la Providence, que le destin a besoin dune condition, comme nous venons de le voir, pour exister ; tandis que la Providence nen a pas besoin pour tre. Exister est donc le verbe du Destin; mais la Providence seule, est. Cependant, au moment o jexamine ce gland, jai le sentiment dune troisime puissance qui nest point dans le gland, et qui peut en disposer : cette puissance, qui tient lessence de la Providence parce quelle est, dpend aussi des formes du destin, parce quelle existe. Je la sens libre, puisquelle est en
5 On peut voir ce que jai dit, sur ce verbe unique dans ma Grammaire de la langue hbraque, ch. VII, .I.
- Page 24 -
moi, et que rien ne mempche de la dvelopper selon ltendue de mes forces. Je tiens le gland ; je puis le manger, et lassimiler ainsi ma substance ; je puis le donner un animal qui le mangera ; je puis le dtruire en lcrasant sous mes pieds ; je puis le semer, et lui faire produire un chne. Je lcrase sous mes pieds : le gland est dtruit. Son destin est-il ananti ? Non, il est chang ; un nouveau destin qui est mon ouvrage commence pour lui. Les dbris du gland se dcomposent selon des lois fatales, fixes et irrsistibles ; les lmens qui staient runis pour entrer dans sa composition, se dissolvent ; chacun revient sa place ; et la vie, laquelle ils servaient denveloppe, inaltrable dans son essence, porte de nouveau par son vhicule appropri dans les canaux nourriciers dun chne, va fconder un autre gland, et soffrir derechef aux chances du destin. La puissance qui peut ainsi semparer des principes donns par la Providence, et agir efficacement sur les consquences du Destin, sappelle VOLONT DE LHOMME. Cette volont peut agir de la mme manire sur toutes les choses, tant physiques que mtaphysiques, soumises sa sphre dactivit ; car la nature est semblable partout. Elle peut non seulement interrompre et changer le destin, mais en modifier toutes les consquences ; elle peut aussi transformer les principes providentiels, et cest l sans doute son plus brillant avantage. Je donnerai un exemple de cette modification et de cette transformation, en suivant la comparaison que jai prise dans le rgne vgtal, comme le plus facile saisir et gnraliser. Je suppose quau lieu dexaminer un gland, ce soit une pomme que jaie examine ; mais une pomme sauvage, acerbe, qui nait encore reu que les influences du destin : si je sme cette pomme, et que je cultive avec soin larbre qui en proviendra, les fruits qui en natront seront sensiblement amliors, et samlioreront de plus en plus par la culture. Sans cette culture, effet de ma volont, rien ne se serait amlior ; car le Destin est une puissance stationnaire qui ne porte rien la perfection : mais une fois que je possde un pommier amlior par la culture, je puis, au moyen de la greffe, me servir de ce pommier pour en amliorer une foule dautres, modifier leur destin, et, dacerbe quil tait, le rendre doux. Je puis faire plus ; je puis en transporter le principe sur des sauvageons dune autre espce, et transformer ainsi des arbustes striles en des arbres fructueux. Or, ce qui sopre dans un rgne au moyen de la culture, sopre dans un autre au moyen de la civilisation. Les institutions civiles et religieuses font ici ce que font l les cultures diverses et les greffes. Il me semble, daprs ce que je viens de dire, que laction respective de la Providence, du Destin et de la Volont de lhomme, est trs facile distinguer dans le rgne vgtal ; elle lest beaucoup moins sans doute dans le rgne animal, et beaucoup moins encore dans le rgne hominal ; mais elle nchappe pas tellement la vue de lesprit, que cette vue ne puisse bien la saisir, quand lesprit peut admettre une fois son existence. Laction du destin et celle de la volont y marchent mme assez dcouvert ; celle de la Providence est, je lavoue, plus ensevelie et plus voile : cela doit tre ainsi pour quelle ne puisse jamais tre comprise. Si lhomme pouvait prvoir davance quels sont les desseins de la Providence, il pourrait, en vertu de son libre arbitre, sopposer leur excution ; et cest ce qui ne doit jamais tre, du moins directement. Au reste, il est une dernire question quon peut madresser sur lessence des trois puissances universelles, dont je vais essayer, pour la premire fois, de signaler laction. Jai dit quelles manent de DIEU mme, et forment un ternaire que lunit divine enveloppe : mais doit-on les concevoir comme trois tres distincts ? Non : mais comme trois vies distinctes dans un mme tre ; trois lois, trois modes dtre, trois natures comprises dans une seule Nature. Lhomme, dont jai donn la constitution mtaphysique, est une image abrge de lunivers : il vit galement de trois vies que son unit volitive enveloppe. En comparant lunivers lhomme, nous pouvons concevoir que la Providence y reprsente la sphre intellectuelle ; le Destin, la sphre instinctive ; et la Volont de lhomme elle-mme, la sphre animique. Ces sphres ne sont pas trois tres distincts, quoique, pour viter les longueurs dlocution et les priphrases, je les personnifierai souvent en signalant leur action : ce sont, comme je viens de le dire, trois vies diverses, vivant de la vie universelle, et donnant la vie particulire une multitude dtres providentiels, instinctifs ou animiques ; cest--dire qui suivent la loi de la Providence, du Destin ou de la Volont : ainsi, quand je dirai plus loin que la Providence, le Destin ou la Volont agissent, cela voudra dire que la loi providentielle, fatidique ou volitive, se dploie, devient cause efficiente, et produit - Page 25 -
tel ou tel effet, tel ou tel vnement : cela voudra dire aussi, selon loccasion qui sera facilement sentie, que des tres quelconques soumis lune de ces lois, servent ce mouvement ou le provoquent ; et, pour citer un exemple entre mille, que je dise que la Providence conduit Mose ; cette phrase voudra dire que la loi providentielle est la loi de cet homme divin, et quil vit principalement de la vie intellectuelle dont elle est la rgulatrice. Que je dise que le Destin provoque la prise de Constantinople par les Turcs ; cela voudra dire que la prise de cette ville est une consquence fatale des vnements antrieurs, et que limpulsion des Turcs qui sen emparent tient la loi fatidique laquelle ils obissent. Que je dise enfin que Luther est linstrument de la Volont de lhomme qui provoque un schisme dans la chrtient; cela voudra dire que Luther, entran par des passions animiques trs fortes, se rend linterprte de toutes les passions analogues aux siennes, et leur prsente un foyer o leurs rayons venant se rencontrer et se rflchir, causent un embrasement moral qui met en lambeaux le culte chrtien. Aprs avoir donn ces claircissements et ces explications, je ne crois pas encore avoir tout clairci ni tout expliqu ; mais enfin je suis oblig de men reposer un peu sur la sagacit du lecteur, qui supplera ce que je puis avoir omis. Dtermin dvoiler ce que mes tudes et mes mditations mavaient appris sur lorigine des socits humaines et sur lhistoire de lhomme, jai os, en peu de pages, parcourir un intervalle de douze mille ans. Je me suis trouv en prsence dune multitude de faits que jai essay de classer, et dune foule dtres dont jai rapidement esquiss le caractre. Ma plume, consacre la vrit, na jamais flchi devant elle ; je lai toujours dite avec la forte conviction de la dire : si mes lecteurs peuvent la reconnatre au signe indlbile dont la Providence la marque, leur suffrage sera la plus douce rcompense de mes travaux. Si, aprs de mres rflexions, ils jugent que jai t dans lerreur, jose encore men reposer sur lquit de leur jugement pour croire quen doutant si je me suis tromp, ils ne douteront pas du moins de la parfaite bonne foi qui me rend impossible le dsir de tromper personne.
- Page 26 -
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE PREMIER DIVISION DU GENRE HUMAIN, CONSIDR COMME RGNE HOMINAL, EN QUATRE RACES PRINCIPALES. DIGRESSION SUR LA RACE BLANCHE, OBJET DE CET OUVRAGE.
e traiterai, dans cet Ouvrage, non de lorigine d lHomme, mais de celle des socits humaines. Lhistoire soccupe seulement de la seconde de ces origines. Cest la cosmogonie quil appartient de dvoiler la premire. Lhistoire prend lHomme au moment de son apparition sur la terre ; et, sans sinquiter de son principe ontologique, cherche trouver le principe de sociabilit qui le porte se rapprocher de ses semblables, et sortir de ltat disolement et dignorance o la nature semblait lavoir rduit, en ne le distinguant presque pas, pour la forme, de plusieurs autres animaux. Je dirai quel est le principe divin que la Providence a implant dans son sein ; je montrerai par quelles circonstances ncessaires, dpendantes du Destin, ce principe de perfectibilit se trouve ractionn ; comment il se dveloppe, et quels admirables secours il reoit de lui-mme, lorsque lhomme quil claire peut faire usage de sa volont pour adoucir de plus eu plus, par la culture de son esprit, ce que son destin a de rigoureux et de sauvage : afin de porter sa civilisation et son bonheur au dernier degr de perfection dont ils sont susceptibles. Je vais me transporter, cet effet, une poque assez recule de celle o nous vivons ; et, raffermissant mes yeux, quun long prjug pourrait avoir affaiblis, fixer, travers lobscurit des sicles, le moment o la Race blanche, dont nous faisons partie, vint paratre sur la scne du monde. A cette poque, dont plus tard je chercherai dterminer la date, la Race blanche tait encore faible, sauvage, sans lois, sans arts, sans culture daucune espce, dnue Je souvenirs, et trop dpourvue dentendement pour concevoir mme une esprance. Elle habitait les environs du ple boral, do elle avait tir son origine. La Race noire, plus ancienne quelle, dominait alors sur la terre, et y tenait le sceptre de la science et du pouvoir : elle possdait toute lAfrique et la plus grande partie de lAsie, o elle avait asservi et comprim la Race jaune. Quelques dbris de la Race rouge languissaient obscurment sur les sommets des plus hautes montagnes de lAmrique, et survivaient lhorrible catastrophe qui venait de les frapper : ces faibles dbris taient inconnus ; la Race rouge, la Race rouge, laquelle ils avaient appartenu, avait nagure possd lhmisphre occidental du globe ; la Race jaune, loriental ; la Race noire, alors souveraine, stendait au sud, sur la ligne quatoriale ; et, comme je viens de le dire, la Race blanche, qui ne faisait que de natre, errait aux environs du ple boral. Ces quatre Races principales, et les nombreuses varits qui peuvent rsulter de leurs mlanges, composent le Rgne hominal6. Elles sont, proprement dire, dans ce Rgne, ce que sont les genres dans les autres rgnes. On peur y concevoir les nations et les peuples divers comme des espces particulires dans ces genres. Ces quatre Races se sont heurtes et brises tour tour, distingues et confondues
6 Si on a lu la Dissertation introductive, en tte de cet Ouvrage, et ncessaire pour en donner lintelligence, on sait que jentends par le Rgne hominal la totalit des hommes, quon appelle ordinairement Genre humain.
- Page 27 -
souvent. Elles se sont disput plusieurs fois le sceptre du monde ; se le sont arrach ou partag plusieurs reprises. Mon intention nest point dentrer dans ces vicissitudes, antrieures lordre de choses actuel, dont les dtails infinis maccableraient dun inutile fardeau, et ne me conduiraient pas au but que je me propose. Je dois mattacher seulement la Race blanche, laquelle nous appartenons, et en crayonner lhistoire depuis lpoque de sa dernire apparition au environs du ple boral : cest de l quelle est descendue diverses reprises, par essaims, pour faire des incursions tant sur les autres races, quand elles dominaient encore, que sur elle- mme, quand elle a eu saisi la domination. Le vague souvenir de cette origine, surnageant sur le torrent des sicles, a fait surnommer le ple boral la ppinire du Genre humain. Il a donn naissance au nom des Hyperborens et toutes les fables allgoriques quon a dbites sur eux ; il a fourni enfin les nombreuses traditions qui ont conduit Olas Rudbeck placer en Scandinavie lAtlantide de Platon, et autoris Bailly voir sur les roches dsertes et blanchies par les frimas du Spitzberg, le berceau de toutes les sciences, de tous les arts, et de toutes les mythologies du monde7. Il est assurment trs difficile de dire quelle poque la Race blanche ou hyperborenne commena se runir par quelques formes de civilisation, et encore moins quelle poque plus recule elle commena exister. Mose, qui en parle au sixime chapitre du Brrshith8, sous le nom des Ghiborens, dont les noms ont t si clbres, dit-il, dans la profondeur des temps, rapporte leur origine aux premiers ages du monde. On trouve cent fois le nom des Hyperborens dans les crits des anciens, et jamais aucune lumire positive sur leur compte. Selon Diodore de Sicile, leur pays tait le plus voisin de la lune : ce qui peut sentendre de llvation du ple quils habitaient. Eschyle, dans son Promthe, les plaait sur les monts Riphes. Un certain Ariste de Proconse, qui avait fait, dit-on, un pome sur ces peuples, et qui prtendait les avoir visits, assurait quils occupaient la contre du nord-est de la Haute Asie, que nous nommons aujourdhui Sibrie. Hcate dAbdre, dans un ouvrage publi du temps dAlexandre, les rejetait encore plus loin, et les logeait parmi les ours blancs de la Nouvelle-Zemble, dans une le appele lixoa. La vrit pure est, comme lavouait Pindare plus de cinq sicles avant notre re, quon ignorait entirement dans quelle rgion tait situ le pays de ces peuples. Hrodote lui-mme, si curieux de rassembler toutes les traditions antiques, avait inutilement interrog les Scythes leur sujet ; il navait pu rien dcouvrir de certain. Toutes ces contradictions, toutes ces incertitudes, provenaient de la confusion quon faisait dune race dhommes, de laquelle tait issue une foule de peuples, avec un seul peuple. On tombait alors dans la mme erreur o nous tomberions aujourdhui, si, confondant la Race noire avec une des nations qui en tire son origine, nous voulions absolument circonscrire le pays de la race entire dans le pays occup par cette seule nation. La Race noire a pris certainement naissance dans le voisinage de la ligne quatoriale, et sest rpandue de l sur le continent africain, do elle a tendu ensuite son empire sur la terre entire et sur la Race blanche elle-mme avant que celle-ci et la force de le lui disputer. Il est possible qu une poque trs recule, la Race noire se soit appele sudenne ou suthenne, comme la Race blanche sest nomme borenne, ghiborenne ou hyperborenne ; et que de l soit venue lhorreur qui sest gnralement attache au nom de Suthen, parmi les nations dorigine blanche. On sait que ces nations ont toujours plac au sud le domicile de lEsprit infernal, appel par cette raison Suth, ou Soth par les gyptiens, Sath par les Phniciens et Sathan ou Satan par les Arabes et les Hbreux9.
7 On peut voir dans les crits de ces deux auteur, les preuves nombreuses quils apportent lappui de leurs assertions. Ces preuves, insuffisantes dans leurs hypothses, deviennent irrsistibles quand il nest question que de fixer la premire demeure de la Race blanche, et le lieu de son origine. 8 Cest le premier Livre du Spher appel vulgairement la Gense. 9 Ce nom a servi de racine celui de Saturne chez les trusques, et de Sathur, Suthur ou Surthur chez le Scandinave, divinit terrible ou bienfaisante, suivant la manire de lenvisager. Cest du celte-saxon Suth que drivent langlais South, le belge Suyd, et lallemand et le franais Sud, pour dsigner la partie du globe terrestre oppose au ple boral. Il est remarquer que ce mot, quon rend ordinairement par celui de Midi, ny a aucun rapport tymologique. Il dsigne proprement tout ce qui est oppos llvation, tout ce qui est bas, tout ce qui sert de base ou de sige. Le mot Sdiment en drive par le latin Sedere, qui lui-mme vient du celte-saxon Sitten, en allemand Sitzen sasseoir.
- Page 28 -
enouons prsent le fil de mes ides, que cette digression ncessaire a un peu interrompu, et voyons quels furent les commencements de la civilisation dans la Race borenne, dont je moccupe exclusivement.
Il est prsumable qua lpoque o cette Race parut sur la terre, sous des formes trs rapproches de celles de plusieurs espces danimaux, elle put, malgr la diffrence absolue de son origine, et, la tendance contraire de ses destines, rester assez longtemps confondue parmi elles. Cela dpendait de lassoupissement de ses facults, mme instinctives ; les deux sphres suprieures de lme et de lesprit ntant nullement dveloppes dans lhomme, il ne vivait alors que par la sensation, et, toujours ncessit par elle, navait dinstinct que pour la perception seule, sans atteindre mme lattention. Lindividualisation tait son seul moyen ; lattrait et la crainte taient ses seuls moteurs, et, dans leur absence, lindolence devenait son tat habituel10. Mais lhomme navait pas t destin vivre seul et isole sur la terre ; il portait en lui un principe de sociabilit et de perfectibilit qui ne pouvait pas rester toujours stationnaire : or, le moyen par lequel ce principe devait tre tir de sa lthargie, avait t plac par la haute sagesse de son auteur dans la compagne de lhomme, dans la femme, dont lorganisation dans des points trs importants, tant physiques que mtaphysiques, lui donnait des motions inverses. Tel avait t le dcret divin, ds lorigine mme des choses, que cet tre universel, destin mettre lharmonie dans les lments, et dominer les trois Rgnes de la Nature, recevrait ses premires impulsions de la femme, et tiendrait de lAmour ses premiers dveloppements. LAmour, origine de tous les tres, devait tre la source fconde de sa civilisation, et produire ainsi tant deffets opposs, tant de flicits et tant de peines, et un mlange si grand de science et daveuglement, de vertus et de vices. LAmour, principe de vie et de fcondit, avait donc t destin tre le conservateur du monde et son lgislateur. Vrit profonde que les anciens sages avaient connue, et quils avaient mme nonce clairement dans leurs cosmogonies, en lui attribuant le dbrouillement du chaos. Isis et Crs, si souvent appeles lgislatrices, ntaient que le type divinis de la nature fminine11, considr comme le foyer vivant do cet amour stait rflchi. Si lhomme navait t quun pur animal, toujours ncessit de la mme manire,et que sa compagne, semblable aux femelles des autres animaux, et prouv de la mme manire les mmes besoins que lui ; quils eussent t soumis lun et lautre aux crises rgulires des mmes dsirs, galement sentis, galement partags ; sils avaient eu enfin, et pour mexprimer en propres termes, des saisons priodiques dardeur amoureuse, de chaleur ou de rut, jamais lhomme ne se serait civilis. Mais ctait loin dtre ainsi. Les mmes sensations, quoique procdant des mmes causes, ne produisaient pas les mmes effets dans les deux sexes. Ceci est digne de la plus haute attention ; et je prie le lecteur de fixer un moment avec force sa vue mentale sur ce point presque imperceptible de la constitution humaine. Cest ici le germe de toute civilisation, le point sminal do tout doit clore, le puissant mobile duquel tout doit recevoir le mouvement dans lordre social. Jouir avant de possder, voil linstinct de lhomme : possder avant de jouir, voil linstinct de la femme. Expliquons ceci ; mais faisons un moment abstraction des passions que ltat social a fait natre, et des sentiments que limagination a exalts. Renfermons-nous dans le seul instinct, et voyons
10 Le lecteur doit ici revenir, sil ne la prsent la mmoire, sur ce que jai dit dans la Dissertation introductive, touchant la constitution mtaphysique de lhomme. 11 Le nom dIsis vient du mot Ishah, qui signifie la femme, la dame. Le nom de Crs a la mme racine que le mot her qui veut dire la souveraine. Ce mot her forme le nom de Junon en grec
- Page 29 -
comment il agit sous linfluence seule des besoins ; considrons lhomme de la nature, et non celui de la socit. Au moment o une sensation agrable viendra branler linstinct de cet homme, quprouvera-t-il ? Le voici. Il attachera lattrait dcoulant ncessairement de cette sensation, le besoin actuel de jouir de son objet, et celui plus loign de le possder : cest--dire, en supposant que ce soit un fruit quelconque qui ait frapp sa vue et excit son apptit, que lhomme instinctif prouvera le besoin de le manger avant dprouver celui daviser aux moyens de sen assurer la possession : ce qui le portera brusquement en avant, au hasard de tout ce qui peut en arriver ; de sorte que si une sensation de crainte, un bruit imprvu, laspect dun adversaire, venait le frapper, son ide premire serait den braver la cause au lieu de la fuir. Tandis que, si la femme purement instinctive se trouve place dans une pareille circonstance, elle prouvera prcisment tout le contraire. Elle attachera lattrait dcoulant dune sensation agrable, le besoin actuel den possder lobjet, et celui plus loign den jouir en toute scurit : ce qui la vue dun fruit quelle aura envie de manger, la fera songer dabord aux moyens de sen assurer la possession, et la tiendra en suspens ; de manire que si une sensation de crainte vient la saisir, sa premire ide sera den fuir la cause au lieu de la braver. Cette disposition contraire dans la constitution morale des deux sexes, tablissait entre eux, ds lorigine, une diffrence frappante, qui empchait leurs passions de se manifester sous les mmes formes, faisait natre, de la mme sensation, un autre sentiment ; du mme sentiment une autre pense ; et leur imprimait, par consquent, un mouvement tout oppos. Jouir avant de possder, et combattre avant de fuir, constituait donc linstinct de lhomme; tandis que possder avant de jouir, et fuir avant de combattre, constituait celui de la femme. Or, si lon veut examiner un moment les principales consquences qui devaient dcouler de cette diffrence notable, quand elle tait dcide entre les deux sexes ; cest--dire, quand il se trouvait une femme assez heureusement organise pour pousser seulement la perception jusqu lattention, on verra quil tait invitable quelle ne prsentt pas lhomme, conduit elle par lattrait sexuel, une rsistance relle et non attendue ; car beaucoup plus occupe de lide de possder que de celle de jouir, et nullement ncessite par lapptit qui matrisait lhomme, elle pouvait examiner dans son instinct quel avantage rel lui procurerait la sensation quon lui proposait. Le plaisir attach cette sensation nen tant pas un pour elle, et labsence de tout avantage se prsentant ses yeux avec le cortge insparable de la crainte, elle prenait soudain le parti de fuir. La nature de lhomme nest point, comme je lai dit, de reculer devant un obstacle. Son premier mouvement est, au contraire, de le braver et de le vaincre. A la vue de la femme qui le fuit, il ne reste donc pas en place, il ne lui tourne pas le dos ; mais pouss par lattrait qui le subjugue, il se prcipite sur ses traces. Souvent plus lgre que lui, elle lui chappe ; quelquefois il la saisit ; mais quel que soit lvnement, lattention de lhomme est veille. Le combat mme qui sengage lui fait sentir dans son rsultat, heureux ou malheureux, que son but nest pas rempli. Alors il rflchit, mais la femme a rflchi avant lui. Elle a vu quil nest pas bon pour elle de se laisser vaincre ; et il a senti quil et mieux valu pour lui quelle et cd. Pourquoi donc a-t-elle fui ? Sa rflexion encore faible ne lui permet pas de comprendre quon puisse rsister un penchant, et quil y ait surtout un autre penchant que le sien. Mais le fait existe, il se renouvelle. Lhomme rflchit encore. Il parvient, par la rptition intrieure de sa propre ide, la retenir, et sa mmoire se formant, son gnie fait un pas norme. Il trouve quil y a plusieurs besoins en lui, et pour la premire fois peut-tre il en compte jusqu trois, et il les distingue. Ainsi agissent dans la sphre de sa volont la numration et lindividualisation. Si la femme, vers laquelle un penchant irrsistible lentranait, a fui, sans doute quun autre penchant a ncessit sa fuite : quel pouvait tre ce penchant ? La faim peut tre ! Ce besoin terrible qui se reprsente dans la partie instinctive de son tre, en labsence de la sensation mme, y produit une rvolution importante et soudaine ; pour la premire fois la sphre animique est branle, et la piti sy manifeste. Cette douce passion, la premire dont lme soit affecte, est le vrai caractre de lhumanit. Cest elle qui fait de lhomme un tre vritablement sociable. Les philosophes qui ont cru que cette passion pourrait tre rveille ou produite, son origine, par laspect dun tre souffrant, se sont - Page 30 -
tromps. Laspect de la douleur veille la crainte, et la crainte, la terreur. Cette transformation de la sensation en sentiment est instantane. Il y a dans la piti limpression dune ide antrieure qui se transforme en sentiment sans le secours de la sensation. Aussi la piti est-elle plus profondment morale que la terreur, et tient plus intimement la nature de lhomme. Mais ds que lhomme a commenc sentir la piti, il nest pas loin de connatre lamour. Il rflchit dj aux moyens quil doit prendre pour empcher la femme de fuir son approche ; et, quoiquil se trompe absolument sur les motifs de cette fuite, il nen arrise pas moins au but de ses dsirs. Il saisit le moment o il a fait une double rcolte de fruits, une chasse ou une pche abondante, et lorsquil a trouv lobjet de ses vux, il lui offre ses prsents. A cette vue, la femme est touche, non pas de la manire dont le croit son amant, par la satisfaction dun besoin actuel, mais par le penchant inn qui la porte possder. Elle sent linstant tout le parti quelle petit tirer de cet vnement pour lavenir ; et comme elle lattribue, avec raison, un certain charme quelle inspire, elle prouve dans son instinct une sensation agrable, qui branle chez elle la sphre animique, et y rveille la vanit. Ds le moment que la femme a reu les prsents de lhomme, et quelle lui a tendu la main, le lien conjugal est ourdi, et la socit a commenc.
- Page 31 -
CHAPITRE III LE MARIAGE, BASE DE LDIFICE SOCIAL ; QUEL EST SON PRINCIPE, ET QUELLES SONT SES CONSQUENCES.
our peu quon soit instruit dans la connaissance des traditions antiques, on naura point de peine y retrouver les deux tableaux que je viens de tracer, parce quils sont vrais au fond, quoique les formes en aient pu varier de mille manires, diverses poques, et en divers lieux. La mythologie grecque, si brillante et si riche, offre un grand nombre dexemples de ces luttes amoureuses, entre des dieux ou des satyres poursuivant des nymphes qui les fuient. Tantt cest Apollon qui court sur les traces de Daphn, Jupiter qui presse les pas de Io, Pan qui cherche saisir Syrinx ou Pnlope. Dans les plus anciennes crmonies nuptiales, on voit toujours lpoux faire des cadeaux lpouse, et mme lui constituer une dot. Cette dot, que lhomme donnait autrefois, et quil donne mme encore chez quelques peuples, a chang de place parmi nous et chez la plupart des nations modernes, et a d tre principalement offerte du ct de la femme, par des raisons que je montrerai plus loin. Ce changement nempche pour tant pas lusage antique de survivre encore dans les prsents de noces quon appelle corbeille de mariage, comme si par ce mot de corbeille on voulait rappeler que ce prsent consista dabord en fruits, on en aliments quelconques. Cependant lvnement auquel jai attribu justement le commencement de la socit humaine, avait pu se rpter simultanment, ou des poques trs rapproches, en des endroits diffrents ; en sorte que des foyers de civilisation stablissaient en grand nombre dans la mme contre. Ctaient des germes que la Providence avait jets au sein de la race borenne, et qui devaient sy dvelopper sous linfluence du Destin et de la volont particulire de lhomme. Les sentiments qui avaient runi les deux sexes, non plus par leffet dun apptit aveugle, mais par celui dun acte rflchi, ntaient pas les mmes ainsi que je tai dit ; mais leur diffrence, ignore par les deux poux, disparaissait dans lidentit du but. La piti que lhomme avait ressentie lui laissait penser que sa compagne le choisissait comme un appui tutlaire ; et la femme, touche par la vanit, voyait son ouvrage dans le bonheur de son poux. Dun ct lorgueil naissait, et de lautre la compassion. Ainsi les sentiments sopposaient et senchanaient dans les deux sexes. Du moment que linstinct seul navait plus prpar la couche nuptiale, et quun sentiment animique plus noble et plus lev avait prsid aux mystres de lhymen, une sorte de pacte avait t tacitement pass entre les deux poux duquel il rsultait que le plus fort sengageait protger le plus faible, et le plus faible rester attach au plus fort. Ce pacte, en augmentant le bonheur de lhomme, en lui faisant connatre des plaisirs quil ignorait, augmenta aussi ses travaux. Il fallut quil pourvt non seulement sa nourriture, mais celle de sa femme, quand sa grossesse trop avance ne lui permettait plus de le suivre ; et ensuite celle de ses enfants. La raison instinctive, quon appelle aussi sens commun, ou bon sens, ne tarda pas lui faire comprendre que des moyens ordinaires, suffisants jusque l , ne lui suffisaient plus, et quil fallait en chercher dautres. Cette raison, ragissant sur linstinct, fit natre la ruse. Il tendit des piges au gibier dont il se nourrissait. Il inventa la flche et lpieu du chasseur ; il trouva lart de rendre sa pche plus abondante au moyen du hameon et du filet. Le besoin et lhabitude doublrent ses forces et son adresse. Sa femme, doue de plus de finesse dans les organes, joignit plus de ruse que lui une observation plus sre, et un pressentiment plus prompt. Elle apprit bientt tresser quelques joncs pour former des sortes de corbeilles qui, aprs avoir servi de berceau ses enfants, devinrent les premiers meubles de son informe mnage. En filant grossirement le poil de plusieurs espces danimaux, elle forma facilement des cordes, qui servirent tendre larc et faonner des filets. Ces cordes, entrelaces dune certaine manire, se changrent bientt sous ses doigts en des toffes grossires, sans doute linvention lui parut aussi admirable que lusage lui en sembla commode, tant
- Page 32 -
pour ses enfants que pour elle et pour son mari. Ces toffes, quun climat rigoureux rendait souvent ncessaires, supplrent aux peaux de btes, dont il ntait pas toujours facile de se pourvoir. Il est inutile, je pense, de pousser plus loin ces dtails, que chacun peut tendre son gr, et embellir des couleurs de son imagination. Lorsque les principes sont poss, les consquences deviennent faciles. Seulement, je prie le lecteur de prendre garde de tomber ici dans une erreur, dont limputation me serait fcheuse. Quoique je donne videmment pour principe ltat social le mariage, cest--dire le consentement libre et mutuel de lhomme et de la femme se runissant par un pacte tacite, pour supporter et partager ensemble les peines et les plaisirs de la vie, et que je fasse dcouler lexistence de ce lien des sensations opposes des deux sexes, et du dveloppement de leurs facults instinctives, il sen faut bien, ainsi que je crois avoir pris soin de le faire entendre, que je regarde la formation de ce lien comme fortuite. Si cette formation et d tre telle, jamais elle naurait eu lieu. Ceux des animaux que la nature na point runis ds lorigine de lespce ne se runissent jamais. Cest parce que lhomme nest point un animal, et surtout parce quil est perfectible, quil peut passer dun tat un autre, et devenir, de gnration en gnration, de plus en plus instinctif, animique ou intellectuel. Le mariage, sur lequel repose tout ldifice de la socit, est louvrage mme de la Providence, qui la dtermin en principe. Quand il passe en acte, cest une loi divine qui saccomplit, et qui saccomplit par des moyens arrts davance, et pour atteindre un but irrsistiblement fix. Que si lon me demande pourquoi ce lieu, tant dune indispensable ncessit la civilisation du Rgne hominal, si minemment ncessaire elle-mme, il na pas t tiss davance, comme on le remarque dans quelques espces danimaux ; je rpondrai que cest parce que la Providence et le Destin ont une manire contraire doprer, approprie leur essence oppose. Ce que fait le Destin, il le fait dabord tout entier, forc dans toutes ses parties ; et il le laisse tel quil la fait, sans le pousser jamais plus avant, de son propre mouvement : tandis que la Providence, ne produisant rien quen principe, donne toutes les choses qui manent delle une impulsion progressive, qui, les portant sans cesse de puissance en acte, les amne par degrs la perfection dont elles sont susceptibles. Si lhomme appartenait au Destin, il serait ce que des philosophes vue courte lui ont attribu dtre : sans progression dans sa marche, et par consquent sans avenir. Mais, comme ouvrage de la Providence, il avance librement dans la route qui lui est trace, se perfectionne mesure quil avance, et tend ainsi limmortalit. Voil ce quon doit bien se persuader, si lon veut pntrer dans lessence des choses, et comprendre le mot de cette profonde nigme de lunivers, que les anciens symbolisaient par la figure du Sphinx. Lhomme est la proprit de la Providence, qui, en tant que loi vivante, expression de la volont divine, en dtermine lexistence potentielle ; mais comme cet tre doit puiser tous les lments de son existence actuelle dans le domaine du Destin, dont il est charg de dominer et de rgulariser les productions, il doit le faire par le dploiement de sa volont efficiente, absolument libre dans son essence. De lusage de cette volont dpend son sort ultrieur. Tandis que la Providence lappelle et le dirige par ses inspirations, le Destin lui rsiste et larrte par ses besoins. Ses passions, qui lui appartiennent, linclinent avec force dun ou dautre ct, et, selon les dterminations quelles provoquent, livrent son avenir lune de ces deux puissances : car il ne peut tre sa proprit absolue, que tandis quil jouit de la vie lmentaire, passagre et borne. Son tat social dpend donc, ainsi que je lai montr, du dploiement de ses facults qui amne le mariage ; et ltat social, une fois constitu, donne naissance la proprit, do rsulte le droit politique. Mais puisque ltat social se trouve louvrage de trois puissances distinctes : la Providence, qui donne le principe ; le Destin, qui fournit les lment ; et la Volont humaine, qui trouve les moyens ; il est vident que le droit politique qui en mane doit galement recevoir linfluence de trois puissances, et, selon quelles le dominent lune ou lautre, sparment ou conjointement, prendre des formes analogues leur action. Ces formes qui, en dernire analyse, se rduisent trois principales, peuvent nanmoins varier et se nuancer de beaucoup de manires, par leurs mlanges et leurs oppositions, et amener des consquences presque infinies. Je signalerai ces formes diverses, simples ou mixtes, dans la suite de cet ouvrage, aprs avoir nettement tabli lordre, la nature et laction des trois puissances qui les crent. Je vais montrer dans le chapitre suivant lorigine dun des plus beaux rsultats et des plus brillants phnomnes qui sattachent la formation de la socit humaine : la parole. - Page 33 -
- Page 34 -
CHAPITRE IV QUE LHOMME EST DABORD MUET, ET QUE SON PREMIER LANGAGE CONSISTE EN SIGNES. DE LA PAROLE. TRANSFORMATION DU LANGAGE MUET EN LANGAGE ARTICUL, ET SUITE DE CETTE TRANSFORMATION.
HOMME, dou en principe de toutes les forces, de toutes les facults, de tous les moyens dont il peut titre revtu par la suite, ne possde en acte aucune de ces choses quand il parat la lumire. Il est faible et dbile, et dnu de tout. Lindividu nous donne cet gard un exemple frappant de ce quest le Rgne son origine. Les uns qui, pour se tirer dembarras sur des points trs difficiles, assurent que lhomme arrive sur la terre aussi robuste de corps quclair desprit, disent une chose que lexprience dment et que le raison rprouve. Les autres qui, en recevant cet tre admirable tel que la nature le donne, attribuent la conformation de ses organes et ses seules sensations physiques tant de sublimes conceptions qui y sont trangres, tombent dans la plus absurde des contradictions, et rvlent leur ignorance. Et ceux enfin qui se croient obligs, pour expliquer le moindre phnomne, dappeler Dieu lui-mme sur la scne pour le rendre le prcepteur dun tre si souvent rebelle ses leons, annoncent trop quils trouvent plus facile de trancher le nud gordien que de le dnouer. Ils agissent comme les auteurs des anciennes tragdies, qui, ne sachant plus que faire de leurs acteurs, les mettaient la raison par un coup de tonnerre. Je ne saurais trop le rpter : heureux si je parviens le faire comprendre ! Lhomme est un germe divin qui se dveloppe par la raction de ses sens. Tout est inn en lui, tout : ce quil reoit de lextrieur nest que loccasion de ses ides, et non pas ses ides elles-mmes. Cest une plante, comme je lai dj dit, qui porte des penses, comme un rosier porte des roses, et un pommier des pommes. Lun et lautre ont besoin de raction. Mais est-ce que leau ou lair, desquels le rosier ou le pommier tirent leur nutriment, ont quelques rapports avec lessence intime de la rose ou de la pomme ? Aucun. Ils y sont indiffrents, et font aussi bien crotre des orties ou des baies empoisonnes de morelle, si le germe en est offert leur action dans une situation convenable. Ainsi donc, quoique lhomme ait reu son origine une tincelle du Verbe divin, il napporte pas avec lui sur la terre une langue toute forme. Il recle bien en lui le principe de la parole en puissance mais non pas en acte. Pour quil parle, il faut quil ait senti la ncessit de parler, quil lait voulu fortement ; car cest une des oprations les plus difficiles son entendement. Tant quil vit isol et purement instinctif, il ne parle pas ; il ne sent pas mme le besoin de la parole ; il serait incapable de faire aucun effort de volont pour y atteindre : plong dans un mutisme absolu, il sy complat ; tout ce qui branle son oue est bruit ; il ne distingue pas les sons comme sons, niais comme branlements ; et ces branlements, analogues toutes ses autres sensations, nexcitent en lui que lattrait ou la crainte, selon quils veillent lide du plaisir ou de la douleur. Mais ds le moment quil est entr dans ltat social, par une suite de lvnement que jai racont, mille circonstances qui saccumulent autour de lui, lui rendent ncessaire un langage quelconque : il a besoin dun moyen de communication entre ses ides et celles de sa compagne. Il veut lui faire connatre ses dsirs et surtout ses esprances ; car depuis quil a de lorgueil, il a aussi des esprances ; et sa compagne est aussi dautant plus empresse lui communiquer les siennes, que sa vanit, plus active et plus circonscrite, les lui suggre plus souvent et en plus grand nombre. A peine cette volont est dtermine en eux, que les moyens de la satisfaire se prsentent : ces moyens sont tels, quils les emploient sans les chercher, et comme sils les avaient toujours eus. Ils ne se doutent pas, en les employant, quils posent les fondements du plus admirable difice. Ces moyens sont des signes quils effectuent par un mouvement dintention instinctive, et quils comprennent de mme. Ceci est extrmement remarquable, que les signes naient pas besoin dune Convention antrieure pour tre compris ; du moins ceux qui sont radicaux, comme par exemple les signes qui expriment ladhsion ou le refus, laffirmation ou la ngation, linvitation de sapprocher ou lordre de sloigner, la menace ou laccord, etc. Jengage le lecteur rflchir un moment sur ce point, car cest l quil trouvera lorigine de - Page 35 -
la parole, si longuement et si vainement cherche. Transportons-nous chez quelque peuple que ce soit, civilis ou sauvage, habitant le nord ou le midi de la terre, lancien ou le nouveau monde ; ncoutons pas les mots divers dont ils se servent pour exprimer lide de laffirmation ou de la ngation, oui et non, mais considrons les signes qui accompagnent ces mots : nous verrons quils sont partout les mmes. Cest linclination de la tte sur une ligne perpendiculaire qui exprime laffirmation ; et sa double rotation sur une ligne horizontale qui indique la ngation. Voyons-nous le bras tendu et la main ouverte se replier vers la poitrine, cela nous invite dapprocher. Voyons-nous, au contraire, le bras, dabord pli, se dplier avec violence en tendant la main, cela nous ordonne de nous loigner. Les bras de lhomme sont-ils tendus et les poings ferms, il menace. Les laisse-t-il tomber doucement en ouvrant les deux mains, il accde. Menons avec nous des muets de naissance ; plus le peuple sera sauvage et voisin de la nature, mieux il les comprendra, et mieux il en sera compris ; et cela par la raison toute simple quils seront plus prs les uns et les autres de la langue primitive du Genre humain. Ne craignons point dannoncer cette importante vrit : toutes les langues que les hommes parlent et quils ont parles sur la face de la terre, et la masse incalculable de mots qui entrent ou sont entrs dans la composition de ces langues, ont pris naissance dans une trs petite quantit de signes radicaux. En cherchant, il y a quelques annes, restituer la langue hbraque dans ses principes constitutifs, trouvant entre mes mains un idiome dont ltonnante simplicit rend lanalyse trs facile, jai vu la vrit que jannonce, et je lai prouve autant qu il ma t possible ; en montrant, dabord, que les caractres tracs ou les lettres navaient t, dans lorigine de cet idiome, que les signes mme quon avait dsigns par une sorte dhiroglyphe ; et ensuite, que ces caractres, en se rapprochant par groupes de deux ou de trois, avaient form des racines monosyllabiques, et ces racines, en sadjoignant un nouveau caractre, ou se runissant entre elles, une foule de mots. Ce nest pas ici le lieu dentrer dans des dtails grammaticaux qui y seraient dplacs. Je ne dois poser que des principes. Le lecteur curieux de ces sortes de recherches peut consulter, sil le juge propos, la grammaire et le vocabulaire que jai donns de la langue hbraque; je continue ma marche. Le premier langage connu de lhomme fut donc un langage muet. On nen peut concevoir dautre, sans admettre une infusion en lui de la parole divine ; ce qui, supposant une infusion semblable de toutes les autres sciences, est dmontr faux par le fait. Les philosophes qui ont recours une convention antrieure pour chaque terme de la langue, tombent dans une contradiction choquante. La Providence, je lai assez dit, ne donne que les principes de toutes choses : cest lhomme les dvelopper. Mais au moment o ce langage muet stablit entre les deux poux, au moment o un signe mis comme lexpression dune pense, porta cette pense de lme de lun dans celle de lautre, et quelle y fut comprise, elle excita dans la sphre animique un mouvement qui donna naissance lentendement. Cette facult centrale ne tarda pas produire ses facults circonfrentielles, analogues ; et ds lors lhomme put, jusqu un certain point, comparer et juger, discerner et comprendre. Bientt il saperut, en faisant usage de ces facults nouvelles, que la plupart des signes quil mettait pour exprimer sa pense, taient accompagns de certaines exclamations de voix, de certains cris plus ou moins faibles ou forts, plus ou moins pres ou doux, qui ne manquaient gure de se reprsenter ensemble. Il remarqua cette concidence que sa compagne avait remarque avant lui, et tous les deux jugrent que ce pouvait tre commode, soit dans lobscurit, soit lorsque lloignement ou un obstacle leur drobait la vue lun de lautre, de substituer ces diverses inflexions, de voix au divers signes quelles accompagnaient. Ils le firent peut-tre dans quelque circonstance urgente, mus par quelque crainte ou par quelque dsir vhment, et ils virent avec une bien vive joie quils staient entendus et compris. Dire combien cette substitution fut importante pour lhumanit, est sans doute inutile. Le lecteur sent bien que rien de plus grand ne pouvait avoir lieu dans la nature, et que si le moment ou un pareil vnement se prsenta pour la premire fois, et pu tre fix, il et mrit les honneurs dune commmoration ternelle. Mais il ne le fut pas. Eh! Qui peut savoir quand et comment, chez quel peuple, et dans quelle contre il arriva ? Peut-tre fut-il strile plusieurs fois de suite, ou bien linforme - Page 36 -
langage auquel il avait donn naissance disparut-il avec lhumble cahute qui le recelait. Car tandis que, pour plus de rapidit, je rapporte tout au mme couple, peut-on douter que plusieurs gnrations naient pu scouler entre les moindres vnements ? Les premiers pas que fait lhomme dans la carrire de la civilisation sont lents et pnibles. Il est souvent oblig de recommencer les mmes choses. Le Rgne hominal entier est sans doute indestructible, la race mme est forte ; mais lhomme individuel est trs faible, surtout son origine. Cest pourtant sur lui que reposent les fondements de tout ldifice. Cependant, comme je lai dit, plusieurs mariages stant forms simultanment ou peu dintervalle lun de lautre, dans la mme contre, et dans plusieurs contres la fois, avaient donn naissance un grand nombre de familles plus ou moins rapproches lune de lautre, qui suivaient peu prs la mme marche, et se dveloppaient de la mme manire, grce laction providentielle qui lavait ainsi dtermin. Ces familles, dont jai plac, dessein, lexistence dans la race borenne ou hyperborenne, habitaient, par consquent, les environs du ple boral, et recevaient ncessairement les influences du climat rigoureux, sous lequel elles taient obliges de vivre. Leurs habitudes, leurs moeurs, leurs manires de se nourrir, de se vtir, de se loger, tout sen ressentait ; tout, autour delles, prenait un caractre particulier. Leurs cahutes ressemblaient celles quhabitent encore de nos jours les peuples occupant les rgions les plus septentrionales de lEurope et de lAsie. Ce ntaient gure que des trous creuss en terre, dont quelques branchages couverts de peau bouchaient louverture. Le nom de tanire qui sen est perptu jusqu nous, signifiait dans le langage primitif de lEurope un feu en terre ; ce qui prouve que lusage du feu, trs promptement connu dune race dhommes laquelle il tait si ncessaire, remonte lantiquit la plus recule. Aucun sujet de discorde ou de haine ne pouvait natre au milieu de ces familles, quaucun intrt particulier ne divisait, et dont les chefs, ou chasseurs ou pcheurs, trouvaient facilement pourvoir leur subsistance. La paix profonde qui rgnait parmi elles, en les rapprochant par des loisirs communs, facilitait entre elles des alliances qui les rapprochaient chaque jour davantage, en les unissant par des liens de parent que les femmes furent les premires connatre et faire respecter. Lautorit quelles conservaient sur leurs filles, et lavantage quelles en retiraient, faisaient la force et lutilit de ces liens. Le langage, dabord muet et rduit au signe seul, tant devenu articul par la substitution qui se fit insensiblement de linflexion de voix qui accompagnait ordinairement le signe, au signe lui-mme, stendit assez rapidement. Il fut dabord trs pauvre, comme tous les idiomes sauvages ; mais, le nombre des ides tant trs born parmi ces familles, il suffisait leurs besoins. Il ne faut pas oublier que les langues les plus riches aujourdhui ont commenc par ntre composes que dune trs petite quantit de termes radicaux. Ainsi, par exemple, la langue chinoise qui se compose de plus de quatre vingt mille caractres, noffre gure que deux cent cinquante racines, qui forment peine douze cents mots primitifs par les variations de laccent. Je ne dirai pas ici, comment le signe stant dabord chang en nom, au moyen de linflexion vocale, le nom se changea en verbe par ladjonction qui sy fit du signe ; ni comment ce signe verbal, lui-mme stant encore vocalis, pour ainsi dire, se changea en une sorte daffixe, ou de prposition insparable qui verbalisa les noms sans le secours du signe. Je suis entr ailleurs dans des dtails plus que suffisants cet gard12. Tout ce que je dois ajouter, par occasion, cest que lorsque le langage se fut vocalis, et que les termes radicaux en furent gnralement admis dans une Peuplade forme par un certain nombre de familles runies et lies entre elles par tous les noeuds de la parent, celui qui trouvait ou qui inventait une chose nouvelle, lui donnait ncessairement un nom qui la caractrisait et lui restait attach. Ainsi, par exemple, le mot rn ou rn, stant appliqu au signe qui indiquait le mouvement de la course ou de la fuite, se donna la Rne, qui est un animal septentrional trs vite la course. Ainsi le mot vg, stant galement substitu au signe qui exprimait le mouvement daller en avant, se donna toute machine servant transporter dun lieu un autre, et particulirement au chariot, dont la Race borenne fit un grand usage, lorsque stant considrablement augmente, elle se rpandit au loin, et jeta des essaims sur lEurope et sur lAsie13.
12 Dans mon ouvrage sur la langue hbraque, et dans celui sur la langue dOc. 13 Le mot rn, nayant pas pu sappliquer dans des climats plus temprs la rne qui ny existe pas sest appliqu parmi nous au renard, et cela par la mme raison. Du mot vag qui signifiait un chariot, nous avons tir le verbe vaguer.
- Page 37 -
Tous les peuples du Nord ont nomm, veg la route trace par le chariot vag ; et ce mot, chang par la prononciation, est devenu pour les Latins via ; pour nous, voie ; pour les Anglais, way, etc. Je me retiens pour ne pas tomber dans une prolixit inutile et fatigante, dans laquelle mon penchant et mon occupation favorite mentraneraient peut-tre. Je dsire seulement que le lecteur reste persuad, lorsque je lui prsenterai plus loin une tymologie quelconque, que la racine sur laquelle je lappuierai, dorigine borenne ou sudenne, celtique ou atlantique, est rellement authentique, et ne peut tre attaque du ct de la science. Si je nen donne pas toujours la preuve, cest pour viter les longueurs et linutile talage dune rudition scolastique hors de place. La plupart de mes lecteurs le verront dailleurs facilement. Qui ne sait, par exemple, que la racine rn ou rn, que je viens de rapporter, exprime le sens de courir ou de couler, dans tous les idiomes celtiques ? Le celte gallique dit dho runnia ; larmorique, redek ; lirlandais, reathaim ou ruidim ; le saxon, rannian ; le belge, runne ; lallemand rennen, etc. Le grec xxx signifie scouler, senfuir. Cest cette racine que sattache loscitanique riu, un ruisseau, une rivire, et tous ses drivs ; de l viennent les noms du Rhin et du Rhne, etc.
- Page 38 -
CHAPITRE V DIGRESSIONS SUR LES QUATRE GES DU MONDE, ET RFLEXIONS CE SUJET. PREMIRE RVOLUTION DANS LTAT SOCIAL, ET PREMIRE MANIFESTATION DE LA VOLONT GNRALE.
es potes, et aprs eux les philosophes systmatiques, ont beaucoup parl des quatre ges du monde, connus dans les mystres antiques sous les noms dge dor, dargent, dairain, et de fer ; et sans sinquiter sils nintervertissaient pas lordre de ces ges, ont donn le nom dge dor cette poque o lhomme, peine chapp au influences du seul instinct, commenait faire le premier essai de se facults animiques, et jouir de leurs rsultats. Ctait sans doute lenfance du Rgne hominal, laurore de la vie sociale. Ces commencements ntaient pas sans douceur, compars surtout ltat dassoupissement absolu et de tnbres qui les avait prcds. Mais ce serait trangement sabuser, de croire que ctait l le point culminant de la flicit, le point o devait sarrter la civilisation. Une enfance, hors de ses limites naturelles, deviendrait imbcillit ; une aurore qui namnerait jamais le soleil frapperait la terre de strilit et de stupeur. Un auteur moderne a dj remarqu, avec beaucoup de sagacit, que les hommes, ports naturellement embellir le pass, surtout quand ils sont vieux, ont agi en corps de nation, prcisment comme ils agissent en simples particuliers ; ils ont toujours fait lloge des premiers ges du monde, sans trop rflchir que ces premiers moments de leur existence sociale furent bien loin dtre aussi agrables quils le prtendent. Limagination lgre et presque enfantine des Grecs a singulirement embrouill ce tableau, en le transportant dessein, et pour plaire la multitude, de la fin au commencement des temps. Ce quils ont nomm lge dor devait tre appel lge de fer ou de plomb, puisque ctait celui de Saturne, reprsent comme un tyran souponneux et cruel, mutilant et dtrnant son pre pour lui succder, et dvorant ses propres enfants pour se dlivrer de la crainte dun successeur. Saturne tait l le symbole du Destin. Selon la doctrine des mystres, le passage du rgne du Destin celui de la Providence tait prpar par deux rgnes mdianes : celui de Jupiter, et celui de Crs, appele Isis par les gyptiens. Lun de ces rgnes servait rprimer laudace des Titans, cest--dire subjuguer les espces animales, et tablir lharmonie dans la Nature par le redressement du cours des fleuves, le desschement des marais, linvention des arts, les travaux de lagriculture, etc. Lautre servait rgulariser la socit, par ltablissement des lois civiles, politiques et religieuses. On qualifiait ces deux rgnes, dges dairain et dargent. Le nom dge dor, qui suivait, tait rserv au rgne de Dionysos ou dOsiris. Ce rgne, qui devait apporter le bonheur sur la terre et ly maintenir longtemps, tait assujetti par des retours priodiques, qui se mesuraient par la dure de la grande anne. Ainsi, selon cette doctrine mystrieuse, les quatre ges devaient se succder incessamment sur la terre, comme les quatre saisons, jusqu la fin des temps, en commenant par lge de fer ou le rgne de Saturne, assimil lhiver. Le systme des Brahmes est, cet gard, conforme celui des mystres gyptiens, do les Grecs avaient tir les leurs. Le Satya-youg, qui rpond au premier ge, est celui de la ralit physique. Suivant ce quon dit dans les Pouranas, cest un ge rempli de catastrophes effrayantes, o les lments conjurs se livrent la guerre, o les Dieux sont assaillis par les dmons, o le globe terrestre, dabord enseveli sous les ondes, est chaque instant menac dune ruine totale. Le Tetra-youg, qui le suit, nest gure plus heureux. Ce nest qu lpoque du Douapar-youg que la terre commence prsenter une image plus riante et plus tranquille. La sagesse, runie la valeur, y parle par la bouche de Rama et de Krishnen. Les hommes coutent et suivent leurs leons. La sociabilit, les arts, les lois, la morale, la Religion, y fleurissent lenvie Le Kali-youg, qui a commenc, doit terminer ce quatrime priode par lapparition mme de Vishnou, dont les mains armes dun glaive tincelant frapperont les pcheurs incorrigibles, et feront disparatre jamais de dessus la terre les vices et les maux qui souillent et affligent lUnivers.
- Page 39 -
Au reste, les Grecs ne sont pas les seuls coupables davoir interverti lordre des ges, et port ainsi la confusion dans cette belle allgorie. Les Brahmes eux-mmes prconisent aujourdhui le Satya-youg, et calomnient lge actuel ; et cela en dpit de leurs propres annales, qui signalent le troisime age, le Douapar-youg, comme le plus brillant et le plus heureux. Ce fut lge de leur maturit ; ils sont aujourdhui dans leur dcrpitude ; et leurs regards, comme ceux des vieillards, se tournent souvent vers les temps de leur enfance. En gnral, les hommes que lorgueil rend mlancoliques, toujours mcontents du prsent, toujours incertains de lavenir, aiment se replier sur le pass dont ils ne croient avoir rien craindre ; ils le parent des couleurs riantes que leur imagination nose donner lavenir. Ils prfrent dans leur sombre mlancolie, des regrets superflus et sans fatigue, des dsirs rels, mais qui leur coteraient quelques efforts. J. J. Rousseau tait un de ces hommes. Dou de grands talents par la nature, il se trouva dplac par le Destin. Agit de passions ardentes quil ne pouvait satisfaire, voyant sans cesse le but quil et dsir datteindre sloigner de lui, il concentra en lui-mme lactivit de son me, et tournant en de vaines spculations, en des situations romanesques les lans de son imagination ou de son coeur, il nenfanta que des paradoxes politiques, ou des exagrations sentimentales. Lhomme le plus loquent de son sicle dclama contre lloquence ; celui qui pouvait tre un des plus savants, dnigra les sciences ; amant, il profana lamour ; artiste, il calomnia les arts ; et, craignant dtre clair sur ses propres erreurs, fuyant les lumires qui laccusaient, il osa bien tenter de les teindre. Il les aurait teintes, si la Providence ne se ft oppose ses aveugles emportements ; car sa volont tait une puissance terrible. En dclarant la souverainet du Peuple, en mettant la multitude au-dessus des lois, en lui soumettant ses magistrats et ses rois comme ses mandataires, en secouant entirement lautorit du sacerdoce, il lacra le contrat social quil prtendait tablir. Si le systme de cet homme mlancolique et t suivi, la Race humaine et rapidement rtrograd vers cette nature primordiale, que son imagination vaporeuse et malade lui reprsentait sous une forme enchanteresse, tandis quelle ne renferme en ralit rien que de discordant et de sauvage. Un homme atteint de la mme maladie, mais plus froid et plus systmatique, faillit amener en acte, ce que Rousseau avait laiss en puissance. Il sappelait Weishaupt ; il tait professeur dans une ville mdiocre dAllemagne. pris des ides du philosophe franais, il les revtit des formes mystrieuses de lIlluminisme, et les propagea dans les loges des francs-maons. On ne saurait se faire une ide de la rapidit avec laquelle cette propagation se fit, tant les hommes sont prompts accueillir ce qui flatte leurs passions ! Pendant un moment la socit europenne fut menace dun imminent danger. Si le mal navait pas t arrt il est impossible de dire jusqu quel point il aurait pu tendre ses ravages. On sait quun des adeptes de cette socit subversive, frapp dun coup de tonnerre dans la rue, et port vanoui dans la maison dun particulier, laissa saisir sur lui lcrit qui contenait le plan de la conspiration et les noms des principaux conjurs. Il ntait question de rien moins que de renverser partout les trnes et les autels, afin de ramener tous les hommes cette nature primitive, qui, selon ces visionnaires, en fait, sans distinction, des souverains pontifes et des rois. Quelle pouvantable erreur ! On a donn Weishaupt le titre dillumin. Ctait, au contraire, un aveugle fanatique, qui, de la meilleure foi du monde, croyant travailler au bonheur du genre humain, le poussait dans un abme effroyable. Cest parce que je sais qu la rception de plusieurs initis aux mystres de cet extravagant politique, on lisait une description de lge dor, que jai voulu dtruire la fausse ide qui pourrait subsister encore dans quelques ttes. Weishaupt, ainsi que Rousseau navait quune rudition mdiocre. Si lun et lautre avaient connu les vraies traditions, ils auraient su que lide de placer lge dor lorigine des socits, parmi des hommes privs de gouvernement et de culte, navait paru spcieuse quelques potes grecs et latins que parce quelle tait en harmonie avec lopinion errone de leur temps. A louverture des mystres antiques, fort au-dessus sans doute de ceux de Weishaupt, ce ntait point une description aussi brillante quon lisait, mais le commencement de la cosmogonie de Sanhoniaton, qui, comme on sait, prsente un tableau tout fait diffrent et fort tnbreux.
- Page 40 -
Quon ne soit pas surpris de me voir consacrer une assez longue digression combattre une ide aussi frivole que celle de lge dor ; il faut considrer que ceux qui crivent aujourdhui le plus froidement sur la politique, et qui riraient de piti si on les accusait de caresser une semblable ide, ne font pourtant quobir au mouvement dont elle a t loccasion. Si Rousseau nen et pas t pntr, il naurait pas dit, dans son Discours sur lOrigine de llngalit, que lhomme qui mdite est un animal dprav ; et, dans son mile, que plus les hommes savent, et plus ils se trompent ; le seul moyen dviter lerreur, est lignorance. Ce ne sont jamais les hommes que la raison conseille, ou dont lintrt guide la plume, qui sont dangereux en politique, dans quelque parti quils se rangent ; ce sont ceux qui, possds dune ide fixe, quelle quelle soit, crivent avec persuasion et enthousiasme. Je rentre dans mon sujet. Lhomme, tel que je lai laiss en terminant le dernier Chapitre, tait arriv, par le dveloppement successif de ses facults, au premier degr de ltat social ; il tait constitu en familles runies entre elles par les liens de la parent ; il avait invent plusieurs choses utiles ; il stait log ; il stait grossirement vtu ; il avait soumis au joug de la domesticit plusieurs espces danimaux ; il connaissait lusage du feu ; et par-dessus tout cela, il possdait un idiome articul, qui, quoique informe, suffisait ses besoins. Cet tat, que plusieurs potes complaisants et quelques mdiocres politiques ont cru tre lge dor, ntait rien moins que cela ; ctait un premier pas de fait dans la civilisation, lequel devait tre suivi dun second, et celui-ci dun troisime. La carrire avait t ouverte, et il tait aussi impossible lhomme de sy arrter ds le dbut, quil lui aurait t impossible de ne pas y entrer : laction de la Providence et celle du Destin agissaient de concert dans cet vnement. Cependant la femme, qui pouvait se glorifier juste titre de tout le bien qui en tait rsult, ne su pas le mettre profit : elle commit une faute bien grave dans ce commencement de civilisation, une faute dont les suites, terribles pour elle, faillirent entraner la perte de la Race entire. Contente du changement qui stait fait dans son sort, elle ne songea qu le fixer ; et, ne considrant que son intrt individuel oublia lintrt gnral de la socit. Comme son instinct la portait plutt possder qu jouir, et que sa vanit se montrait toujours dans son me avant tout autre sentiment, elle sattacha son poux plus par lintrt que par le plaisir, et mit sa vanit lui plaire, plutt pour sen assurer la possession, que pour lui rendre la sienne plus agrable. Elle voulut toujours tre aime avant daimer, afin de ne jamais risquer son empire. Lhomme, port par un instinct contraire jouir plutt qu possder, et mettant son orgueil cder ce que sa piti lui avait montr dabord comme de la faiblesse, facilita les projets intresss de sa compagne. Ses travaux extrieurs excitant son indolence casanire, il ne mit aucun obstacle aux usurpations journalires de la femme, qui se trouva bientt, selon ses dsirs, matresse absolue de tout le mnage : elle sen cra le centre, y disposa de tout, et commanda celui que la Nature avait destin tre son matre. Lducation quelle donna ses filles, conforme ses ides, augmenta en elles la force de linstinct, et les disposa de plus en plus suivre la route abusive quelle avait ouverte ; en sorte quau bout de quelques gnrations le despotisme fminin tait tabli. Mais ce que linstinct avait fait dun ct, linstinct devait le dfaire de lautre ; le mouvement commenc ne pouvait pas sarrter l ; il fallait que le Destin et son cours. Lhomme, stant soumis la femme par une sorte dindolence orgueilleuse, saperut bientt quil lui tait plus facile de renoncer possder qu jouir. Il rencontra hors de sa tanire quelque jeune fille qui veilla ses dsirs ; et comme peut-tre sa femme avait pass lge de la fcondit, il voulut en associer une autre son sort. A cette nouvelle, une passion jusqualors inconnue, la jalousie, salluma dans lme de sa premire pouse. La vanit blesse et lintrt alarm lui donnrent naissance ; les plus affreux orages en furent la suite. Ce qui se passait dans une seule famille les branla toutes ; pour la premire fois le trouble fut gnral ; pour la premire fois la Race borenne sentit quil pouvait y avoir pour elle des intrts gnraux. Les hommes dun ct, les femmes de lautre, dbattirent leur manire ce point de lgislation, le premier qui et t dbattu : Un homme peut avoir plusieurs femmes ? Comme il ny avait point l de culte exclusif qui pt dominer leur raison, et que les esprances dune autre existence ne pouvaient point natre dans leur intelligence encore engourdie, les hommes dcidrent que cela se pouvait. Rassembls pour la premire fois en grandes masses, et hors de leurs tanires, ils sentirent que leurs forces, en se confondant, augmentaient dintensit, et que leurs
- Page 41 -
rsolutions avaient quelque chose de solennel. Les plus timides taient tonns de leur audace. Telle fut loccasion, et tel fut le rsultat du premier usage que lhomme fit de sa Volont gnrale. Les femmes, irrites au dernier point dune dcision aussi contraire leur domination, rsolurent den empcher lexcution par tous les moyens. Elles ne concevaient pas comment ces mmes hommes, si faibles auprs delles, avaient pu montrer une audace aussi grande. Elles esprrent de les ramener, mais vainement ; parce que lacte qui venait de se passer avait cr une chose jusqualors inconnue, une chose dont les rsultats devaient tre immenses : Lopinion, qui, en imprimant lorgueil une nouvelle direction, le change en honneur, et lui donne le pas sur la piti. Dans cette situation, les femmes auraient d se laisser inspirer par la compassion ; mais leur vanit ne permettant pas ce mouvement ascendant qui aurait pu branler leur intelligence, elles se confirent leur instinct, qui les perdit. La ruse leur ayant persuad quelles pouvaient opposer la faiblesse la force, et que leurs maris effrays noseraient pas les combattre, elles les provoqurent imprudemment : mais peine eurent-elles lev le bras, quelles furent vaincues : le Destin, quelles avaient invoqu, les accabla.
- Page 42 -
CHAPITRE VI SUITE. SORT DPLORABLE DE LA FEMME LORIGINE DES SOCITS. SECONDE RVOLUTION. LA GUERRE ET SES CONSQUENCES. OPPOSITION DES RACES.
e funeste vnement que je viens de raconter en trs peu de mots nest point une oiseuse hypothse, imagine seulement pour tayer un systme ; cest un fait rel, qui na malheureusement laiss que trop de traces. Le torrent des sicles na pu les effacer encore ; elles soffrent partout aux regards de lhistorien et de lobservateur. Considrez les peuples sauvages qui, tenant de plus prs la Race Borenne, ont conserv ses moeurs originelles, les Samodes, par exemple ; vous y trouverez encore dans toute sa force la cause fatale des malheurs qui pendant un grand laps de temps ont pes sur la femme. Elle voulut dominer par la ruse, elle fut crase par la force. Elle voulut semparer de tout, et rien ne lui fut laiss. On ne peut penser sans frmir ltat horrible o elle fut rduite. Il nest que trop naturel lhomme de passer dune extrmit lautre dans ses sentiments, et de briser avec ddain les objets de son amour ou de sa vnration. II existe encore de nos jours des peuples que des situations locales ou des circonstances fatales ont loigne des bienfaits de la Religion et de la civilisation, chez lesquels linfortune de la femme sest perptue. La manire dont elle y est traite ne peut tre raconte sans dgot. Cest moins la compagne de lhomme que son esclave ; moins un tre humain quune bte de somme. La plus belle moiti du genre humain, celle que la Nature semble avoir pris plaisir former pour le bonheur, y a perdu jusqu lesprance. Leur sort y est tellement dplorable quil nest point rare dy voir des mres que la compassion rend dnatures, touffer en naissant leurs filles, pour leur pargner lhorrible avenir qui les attend. O femmes, femmes, objets chers et funestes ! Si cet crit tombe entre vos mains, ne vous htez pas de prendre des prventions contre son auteur. Cest le plus sincre de vos amis ; ce fut peut-tre Je plus tendre de vos amants ! Sil signale vos fautes, il signalera aussi vos bienfaits. Il les a mme dj signals, puisquil a dit que les commencements de la civilisation humaine taient votre ouvrage. Dfendez-vous dune vanit purile, production de votre instinct ; et cherchez dans votre me, et surtout dans votre intelligence, des sentiments plus doux et des inspirations plus gnreuses. Vous les y trouverez bien facilement, puisque la Divinit, qui en est la source, a voulu que tout se dveloppt dans votre sein avec une admirable promptitude. Vous offrez les charmes de ladolescence, lpoque o lhomme nest encore quun enfant, et vos tendres regards trahissent dj les motions de votre me, quand il ignore leur existence. Que vous seriez admirables si, toujours en garde contre les mouvements dune exclusive vanit, dun intrt jaloux, vous tourniez au profit de lhomme et de la socit les moyens enchanteurs que vous possdez ! Cest vritablement alors quon pourrait vous appeler le gnie tutlaire de lenfance, le charme de la jeunesse, le soutien et le conseil de lhomme. Vous embelliriez le songe de la vie ; et ce songe scoulerait pour vous. Les fautes que jai signales, et celles que je signalerai encore, vous les trouverez bien loin de vous : elles le sont en effet, et par le temps et par la forme. Mais le fond subsiste, et vous en pouvez commettre dun autre genre. Votre ducation, mal conue et mal conduite, vous y pousse ; prenez-y garde. LEurope est dans une sourde fermentation. Si vous ne vous conduisez pas avec sagesse, je tous le dis avec peine, mais il est certain que le sort des femmes de lAsie vous attend. Mais, sans rien anticiper sur ce que jai dire, revenons lhistoire des sicles passs. Tandis que la Race borenne se civilisait, comme je lai dit, et quelle augmentait en nombre de manire occuper danne en anne un plus grand espace de terrain, les sicles scoulaient en silence. Toutes les inventions se perfectionnaient, et lon pouvait dj remarquer parmi les diffrentes peuplades, dont la Race entire tait compose, quelques commencements de vie pastorale et dagriculture. On avait creuse des canots pour traverser les bras de mer et pour naviguer sur les fleuves. On avait fabriqu des - Page 43 -
chariots pour pntrer plus facilement dans lintrieur du pays. Quand les pturages taient puiss dans une contre on passait dans une autre. La terre, qui ne manquait jamais aux habitants, suffisait leurs besoins. Les profondes forts abondaient en gibier ; les mers, les fleuves, offraient une pche inpuisable et facile. Les discordes particulires qui pouvaient slever, promptement teintes, ne devenaient jamais gnrales ; et le Peuple destin tre le plus belliqueux du monde, en tait alors le plus pacifique. Ce Peuple aurait joui cette poque dun bonheur aussi grand que sa situation le lui permettait, si une partie de lui-mme net pas gmi sous le poids de loppression. Les femmes taient partout rduites ltat o on les voit aujourdhui parmi les Samodes. A peu prs communes, elles taient charges des travaux les plus pnibles. Quand elles devenaient ges, ce qui tait assez rare, et quon nen pouvait plus tirer aucun service, on poussait souvent la barbarie jusqu les noyer. Les gmissements de ces infortunes victimes veilla enfin la sollicitude de la Providence, qui, fatigue de tant de cruaut, et voulant dailleurs pousser en avant cette civilisation stagnante et peine bauche, dtermina un mouvement, en puissance, que le Destin fit passer en acte. Dans ce temps-l, la Race noire, que jappellerai toujours Sudenne cause de son origine quatoriale, et par opposition la Race blanche que jai nomme Borenne ; la Race noire, dis-je, existait dans toute la pompe de ltat social. Elle couvrait lAfrique entire de nations puissantes manes delle, possdait lArabie, et avait pouss ses colonies sur toutes les ctes mridionales de lAsie, et trs avant dans lintrieur des terres. Une infinit de monuments qui portent le caractre africain, existent encore de nos jours dans tous ces parages, et attestent la grandeur des peuples auxquels ils ont appartenu. Les normes constructions de Mahabalipouram, les cavernes dEllora, les temples dIsthakar, les remparts du Caucase, les pyramides de Memphis, les excavations de Thbes en gypte, et beaucoup dautres ouvrages, que limagination tonne attribue des Gants, prouvent la longue existence de la Race sudenne et les immenses progrs quelle avait faits dans les arts. On peut faire lgard de ces monuments une remarque intressante. Cest que le type daprs lequel ils sont tous construits est celui dune caverne creuse dans une montagne ; ce qui domine penser que les premires habitations des peuplades africaines furent des sortes de cryptes formes de cette manire, et que le nom de troglodytes dt tre dabord leur nom gnrique. Le type de lhabitation primitive des nations borennes, qui a t le chariot, se reconnat dans la lgret de larchitecture grecque, dans la forme des temples antiques, et mme dans celle des maisons. Quant au races mdianes qui ont domin ou qui dominent encore en Asie, et qui tiennent la Race jaune, la Tatre orientale et la chinoise, trs nombreuse quoi que trs avance dans sa vieillesse, il est vident que tous leurs monuments retracent fidlement la forme de la tente, qui fut leur premire demeure. Or, la Race sudenne, trs puissante et trs rpandue en Afrique et dans le midi de lAsie, ne connaissait quimparfaitement encore les contres septentrionales de cette partie du monde, et navait de lEurope quune trs vague ide. Lopinion gnrale tait sans doute que cette vaste tendue, occupe par des terres striles et frappes dun hiver ternel, devait tre inhabitable. Lopinion contraire eut lieu en Europe, lgard de lAfrique, lorsque la Race borenne parvenue un certain degr de civilisation commena avoir une science gographique. Quoi quil en soit, le nord de lAsie et lEurope vinrent tre connus des Sudens, au moment ou cet vnement devait avoir lieu. Quelles que fussent les circonstances qui lamenrent, et les moyens qui furent employs pour cela, il nimporte: la Providence lavait voulu, et il fut. Les hommes blancs aperurent pour la premire fois, la lueur de leurs forts incendies, des hommes dune couleur diffrente de la leur. Mais cette diffrence ne les frappa pas seule. Ces hommes couverts dhabits extraordinaires, de cuirasses resplendissantes maniaient avec adresse des armes redoutables, inconnues dans ces rgions. Ils avaient une cavalerie nombreuse ; ils combattaient sur des chars, et jusque sur des tours formidables, qui, savanant comme des colosses, lanaient la mort de tous les cts. Le premier mouvement fut pour la stupeur. Quelques femmes blanches dont ces trangers semparrent et dont ils cherchrent capter la bienveillance, ne furent pas difficiles sduire. Elles taient trop malheureuses dans leur propre patrie pour en avoir nourri lamour. De retour dans leurs tanires, elles montrrent les colliers brillants, les toffes dlicates et agrablement nuances quelles avaient reus. IL nen fallut pas davantage pour monter la tte de toutes les autres. Un grand nombre - Page 44 -
profitant des ombres de la nuit, senfuit, et alla rejoindre les nouveaux venus. Les pres, les maris, ncoutant que leur ressentiment, saisirent leurs faibles armes, et savancrent pour rclamer leurs filles ou leurs pouses. On avait prvu leur mouvement ; on les attendait. Le combat engag, lissue nen fut pas douteuse. Plusieurs furent tus, un plus grand nombre demeura prisonnier ; le reste prit la fuite. Lalarme gagnant de proche en proche, se rpandit en peu de temps dans la Race borenne. Les peuplades en grandes masses sassemblrent, dlibrrent sur ce quil y avait faire, sans avoir prvu davance quelles dlibreraient, ni su ce que ctait quune dlibration. Le pril commun veilla la Volont gnrale. Cette volont se manifesta, et le dcret quelle porta prit encore la forme dun plbiscite ; mais son excution ne fut plus aussi facile quelle lavait t autrefois. Elle nagissait plus sur elle-mme. Le peuple assembl le sentit, et vit bien que lintention de faire la guerre ne suffisait pas, et quil serait indubitablement vaincu, sil ne trouvait pas des moyens de la diriger. L-dessus, un homme que la Nature avait dou dune grande taille et dune force extraordinaire, savana au milieu de lassemble, et dclara quil se chargeait dindiquer ces moyens. Son aspect imposant, son assurance, lectrisrent lassemble. Un cri gnral sleva en sa faveur. Il fut proclam le Herman ou Gherman, cest--dire le chef des hommes. Tel fut le premier chef militaire14. Limportant dcret qui tablissait un homme au-dessus de tous navait nul besoin dtre crit ni promulgu. Il tait lexpression nergique de la Volont gnrale. La force et la vrit du mouvement lavaient grav dans toutes les mes. Lorsquil a t ncessaire dcrire les lois, cest que les lois ntaient plus unanimes. Le Herman divisa dabord les hommes en trois classes. Dans la premire, il plaa tous les vieillards hors dtat par leur ge de supporter les fatigues de la guerre ; il appela dans la seconde tous les hommes jeunes et robustes, dont il composa son arme ; et plaa dans la troisime les hommes faibles et gs mais encore actifs, quil destina pourvoir ses besoins de toute espce. Les femmes jeunes et les enfants furent renvoys au loin, au-del des fleuves ou dans la profondeur des forts. Les femmes ges et les jeunes garons servirent porter les vivres ou garder les chariots. Comme les vieillards taient chargs de distribuer chacun des combattants sa ration journalire, et quils veillaient sur les provisions, on leur donna le nom de Dite, cest--dire la subsistance ; et ce nom sest conserve jusqu nos jours dans celui de la Dite germanique15, non pas quelle soccupe comme autrefois de la subsistance ; proprement dite, mais de lexistence du corps politique. Cette Dite fut le modle de tous les snats qui furent institus par la suite en Europe, pour reprsenter la volont gnrale. Quant aux deux autres classes tablies dans la masse de la population, on donna lune, celle qui contenait les guerriers, le nom de Leyt, cest--dire llite ; et lautre, celui de Folk ou Volg, cest--dire ce qui suit, qui sert, la foule, le vulgaire16. Voil lorigine tant cherche de lingalit des conditions, tablie de si bonne heure parmi les nations septentrionales. Cette ingalit ne fut ni le rsultat du caprice, ni celui de loppression ; il fut la suite ncessaire de ltat de guerre dans lequel se trouvaient engages ces nations. Le Destin qui provoquait cet tat, en dterminait toutes les consquences. Il partageait irrsistiblement le peuple en deux classes: celle des forts et celle des faibles : celle des forts, appele combattre, et celle des faibles, rserve pour nourrir et servir les combattants. Cet tat de guerre, qui, par sa longue dure, devait devenir ltat habituel de la Race borenne, consolida ces deux classes, et en rendit, par la suite des temps, la dmarcation fixe et les emplois hrditaires. De l naquirent ait sein de cette mme Race, la noblesse et la roture avec toits leurs privilgis et tous leurs attributs ; et lorsque aprs avoir t longtemps asservie ou comprime, cette mme Race prit enfin le dessus sur la Race sudenne, et quelle
14 Cest de ce nom de Herman on Gherman, que drivent les noms de Germains et de Germanie, que nous donnons encore aux Allemands et lAllemagne. La racine her signifie au propre une minence, et au figur un souverain, un matre. 15 Ce mot a signifi la manire de se nourrir ou de pourvoir sa subsistance, tant dans le mot grec xxxxx, que dans le latin dita, dans le franais dite, dans langlais diet, etc. On dit encore aujourdhui en anglais to diet one, pour exprimer le soin quon prend de nourrir quelquun. Ce mot tient lancienne racine d, la nourriture runi larticle de, en anglais the, cri allemand die. De cette racine d, sont sortis les verbes edere en latin, tan en saxon, to eat en anglais, essen en allemand, etc. 16 Les mots leyt et volk sont encore usits en allemand. Le mot grec attique xxx sattache au mot leyt. Le latin vulgus drive du mot volg ainsi que notre mot foule.
- Page 45 -
en subjugua les diverses nations, elle y consigna encore lexistence de ces deux classes, dans les titres de Borens et dhyperborens17, ou de Barons et de Hauts-Barons, que sattriburent les vainqueurs, devenus matres souverains, ou fodaux.
17 Il faut considrer, comme une chose digne dattention, que tandis que le mot Boren est devenu un titre dhonneur dans celui de Baron, en Europe ; en Asie et en Afrique le mot Suden a pris le mme sens dans celui de Syd, quon crit trs mal propos Cid.
- Page 46 -
CHAPITRE VII PREMIRE ORGANISATION SOCIALE. TROISIME RVOLUTION. LA SERVITUDE ET SES SUITES.
orsque le Herman eut fait la division dont jai parl au chapitre prcdent, il songea tendre autant quil le put cette constitution guerrire, et choisit pour cet effet divers lieutenants, quil envoya au loin, parmi les peuplades borennes, pour les instruire de ce qui se passait, et les engager, au nom du salut commun, de sunir daprs les mme principes, et de venir en toute hte combattre lennemi. Cette ambassade, dont la ncessit suggra encore le moyen et la forme, eut tout le succs quon en pouvait attendre. Les diffrentes peuplades, alarmes par les rcits quelles entendirent, et dailleurs entranes par le mouvement imprim den haut, se constiturent toutes sur le mme plan, et crrent autant de Hermans quil y eut de congrgations. Ces divers Hermans en se runissant formrent un corps de chefs militaires, qui ne tardrent pas sentir, toujours guids par la force des choses, quil tait utile, autant pour eu que pour la chose publique, de se donner un chef suprme. Ce chef, proclam sur sa propre prsentation, et parce quil tait videmment le plus fort et le plus puissant, fut appel Herll, cest--dire le chef de tous18. Les Dites des diverses peuplades le reconnurent, et les diffrentes classes de Leyts et de Folks jurrent de lui obir. Tel fut le premier empereur, et telle fut la source du gouvernement fodal : car en Europe, et parmi les nations de Race borenne, le gouvernement imprial ou fodal ne diffre pas. Un empereur qui ne domine pas sur des chefs militaires, souverains des peuples quils gouvernent, nest pas un vritable empereur. Ce nest point un Herll proprement dit ; cest un Herman, un chef militaire plus ou moins puissant. Un empereur, tel que lAgamemnon dHomre, doit rgner sur des rois. Mais, outre les deux classes primordiales qui divisaient les peuplades entires en hommes darmes et en serfs, il se forma deux autres classes suprieures celles-l, qui se composrent dhommes de choix que sattachrent principalement le Herll ou le Herman, et qui formrent leur garde, leur suite, et enfin leur cour. Ces deux classes, auxquelles sattriburent avec le temps de grands privilges, donnrent leur nom la Race tout entire ; surtout lorsque cette Race, ayant saisi la domination, tendit au loin ses conqutes, et fonda des nations puissantes. De l sortirent les Hrules et les Germains. Et comme par imitation des Herlls ou des Hermans les chefs infrieurs, rendus puissants par la conqute, eurent aussi leurs suivants, appels Leudes, cause de la classe des hommes darmes do ils sortaient ; ils donnrent galement leurs noms des peuples entiers, lorsque ces peuples, conduits par eux, parvinrent se distinguer de la nation proprement dite, en stablissant au loin19. Mais tandis que la Race borenne stait ainsi prpare au combat, le combat avait continu. Les Sudens profitant de leurs avantages, staient avancs dans lintrieur du pays. La flamme et le fer leur ouvraient des routes travers des forts jusqualors impraticables. Ils franchissaient les fleuves avec facilit, au moyen de ponts de bateaux quils savaient construire. A mesure quils avanaient, ils devaient des forts inaccessibles. Les Boren malgr leur nombre et leur valeur, ne pouvaient point tenir la campagne devant ces redoutables ennemis, trop au-dessus deux par leur discipline, leur tactique, et la diffrence des armes. Sils essayaient de tomber sur eux limproviste, ou de les surprendre la faveur des ombres de la nuit, ils les trouvaient renferms dans des camps fortifis. Tout trahissait cette Race
18 Ce nom, en se chargeant de linflexion gutturale dans celui de Hercll ou Hercule, est devenu clbre par toute la terre. Il a t appliqu par la suite des temps la Divinit universelle, au soleil ; comme celui de Herman, a t donn au Dieu de la guerre. On appelait Irminsul, ou plu tt Herman-Sayl, le symbole de ce Dieu, reprsent par une lance. 19 Il faut noter avec soin que tous les Peuples dont on trouve les noms dans les anciens auteurs, compris ordinairement sous le nom gnrique de Celtes ou de Scythes, ntaient au fond que les divisions dun seul et mme Peuple, issu dune seule et mme Race. Le nom de Celtes quils se donnaient, en gnral, eux-mmes, signifiait les mles, les forts, les illustres ; il drivait directement du mot held, un hros, un prudhomme. Le nom de Scythes que leur donnaient leurs ennemis, signifiait, au contraire, les impurs, les rprouvs ; il venait du mot Cuth ou Scuth, appliqu toute chose quon loigne, quon repousse ou qui repousse. Il dsignait au propre un crachat. Ctait par ce mot injurieux que la Race noire caractrisait la blanche, cause de la couleur du crachat.
- Page 47 -
infortune, et semblait la conduire sa perte absolue. Les femmes mme des Borens les abandonnaient pour leurs vainqueurs. Les premires qui staient livres, ayant appris lidiome des Sudens, leur servaient de guides, et leur montraient les retraites les plus caches de leurs pres et de leurs poux. Ces malheureux, surpris, envelopps de toutes parts, coups, jets avec adresse sur le bord des fleuves, ou acculs contre les montagnes, taient obligs de se rendre ou de mourir de misre. Ceux qui taient faits prisonniers dans les combats, ou qui se rendaient, pour viter la mort, subissaient lesclavage. Cependant les Africains, dj matres dune grande partie du pays, en avaient fait explorer les richesses naturelles par leurs savants. On y avait dcouvert en abondance des mines de cuivre, dtain, de plomb, de mercure, et surtout de fer, que sa grande utilit rendait si prcieux ces peuples. On avait trouv des forts immenses, riches en bois de construction. Les plaines offraient aux agriculteurs qui voudraient les dfricher, lespoir de rcoltes magnifiques en bl. Des rivires en grand nombre prsentaient sur leurs rives de gras pturages, susceptibles de recevoir et de nourrir une quantit considrable de bestiaux. Ces nouvelles, apportes en Afrique et en Asie, attiraient une foule de colons. On commena par exploiter les mines. Les misrables Borens quon avait pris, et quon prenait tous les jours, furent livrs des matres avides, qui les employrent ce rude travail. Ils ntaient pas inhabiles creuser grossirement la terre. On leur apprit le faire avec mthode, en se servant dinstruments appropris. Ils pntrrent dans les entrailles des montagnes, ils en tirrent en grandes muasses le minerai du cuivre, du fer, et des autres mtaux. Ils furent obligs de les travailler et de les fondre. Ensevelis vivants dans des gouffres mphitiques, attaches des roues, forcs dentretenir des feux normes, et de battre sur lenclume des masses ardentes, combien de peines neurent-ils pas supporter ! Dautres, pendant ce temps, tranaient la charrue et arrosaient de leur sueur des sillons dont les vainqueurs devaient recueillir les moissons. Les femmes mme ne furent pas pargnes. Aprs que la victoire fut dcide, et quon neut plus besoin de leurs secours, on ne les traita gure mieux que leurs maris. On les vendit comme esclaves, et, ple-mle avec les hommes, on les fit passer en Afrique, o, tandis quon les employait au travaux les plus vils on spculait sur leur postrit. Si les Nations borennes, au lieu dtre encore nomades, eussent t fixes, si elles eussent habit des villes, comme celles que les Espagnols trouvrent en Amrique, elles taient entirement perdues. Mais il semblait que la Providence, voulant leur conservation, et imprim dans la profondeur de leur me une horreur invincible pour tout ce qui portait lapparence dune enceinte mure. Cette horreur, augmente sans doute par les calamits sans nombre quelles prouvrent dans les prisons de leurs tyrans, subsista un grand nombre de sicles mme aprs leur dlivrance, mme au milieu de leurs triomphes. Et malgr le mlange qui a eu lieu tant de fois entre les peuples du Midi et du Nord, on trouve encore un grand nombre de hordes, dorigine borenne, dont rien na pu vaincre la rpugnance pour les demeures fixes, mme aprs stre tablies dans des climats plus doux. Ce qui sauva la Race blanche dune destruction totale, ce fut la facilit quelle eut de fuir ses vainqueurs aprs quelle eut reconnu limpossibilit de leur rsister. Les dbris des diverses peuplades, recueillis par les Hermans, qui depuis leur cration navaient pas cess de se renouveler, se rfugirent dans le nord de lEurope et de lAsie ; et, parvenus dans ces immenses rgions qui leur avait servi de berceau, sy firent un rempart des glaces que la longueur des hivers y amoncelle. Leurs oppresseurs tchrent dabord de les y poursuivre ; mais, aprs plusieurs tentatives infructueuses, ils eu furent repousss par lpret du climat.
- Page 48 -
ependant une guerre implacable continua entre les deux Races : du ct des vainqueurs, on voulait faire des esclaves pour exploiter les mines et cultiver les terres ; du ct des vaincus, on voulait tirer dabord vengeance des maux quon avait soufferts, et quon souffrait encore, et ensuite sapproprier ce quon pouvait ravir des biens des Sudens. Il y avait parmi ces biens, outre les bestiaux et ce qui servait directement la subsistance, une foule dobjets dont les Borens avaient reconnu la grande utilit, et nommment les armes de cuivre et de fer, et les instruments de toutes sortes, fabriqus de ces deux mtaux. Souvent, au moment o lon sy attendait le moins, un dluge de Borens inondait les tablissements de leurs ennemis ; tout ce qui pouvait tre enlev ltait ; ce qui ne pouvait pas ltre tait dvast. Ctait ordinairement au cur de lhiver, et tandis quune vote de glace couvrait les fleuves et les lacs, que ces incursions avaient lieu. Toutes les prcautions des Africains devenaient inutiles contre la premire violence du torrent : moins habitus aux rigueurs du climat, ils ne pouvaient quitter aussi facilement leurs remparts : les campagnes sans dfenses devenaient la proie de leurs anciens possesseurs. Les Borens tombaient bien dans quelques embuscades, ils laissaient bien quelques morts et quelques prisonniers ; mais ce quils emportaient les ddommageait toujours au-del de leurs pertes ; en semparant de certaines mines, de certaines forges, ils dlivrrent souvent un grand nombre de leurs compatriotes, et emmenrent avec eux plusieurs habiles ouvriers des Sudens. Le parti quils surent tirer de ces captures fut un vnement dont les suites devinrent dune incalculable importance : un de leurs Hermans, qui peut-tre avait t esclave chez les ennemis, leur persuada dappliquer leurs prisonniers aux mmes travaux, afin de se procurer des armes gales en suffisante quantit. Leurs essais en ce genre furent dabord assez grossiers, mais enfin ils connurent lart de fondre le cuivre et le fer, et ce fut un pas norme quils firent. Leurs lances, leurs flches, leurs haches, quoique mal tailles et mal trempes, nen devinrent pas moins redoutables en des mains aussi robustes que les leurs ; car cest ici le lieu de dire que, quant la force physique, ils taient infiniment suprieurs aux Sudens. Leur taille leve les avait dabord fait prendre pour des Gants ; il parat mme certain que la fable des Titans, quoique ayant un objet cosmogonique en vue, a t matriellement conue daprs eux, lorsque, parvenus nettoyer lEurope de leurs adversaires, ils portrent la guerre en Afrique, et menacrent le temple de JupiterAmmon. Lorsque la saison devenait moins rigoureuse, les Sudens reprenaient bien loffensive ; mais cest en vain que, pendant six ou huit mois de lanne, ils couvraient la campagne de leurs armes ; les Borens, habiles les viter, se repliaient dans les vastes solitudes du nord de lAsie, et semblaient disparatre leurs regards. Aux premires approches de lhiver, au moment o les frimas obligeaient leurs ennemis la retraite, on les voyait de nouveau sortir de leurs asiles, et recommencer leurs dprdations. Cet tat hostile, qui dura sans doute longtemps, eut un rsultat invitable, celui de dvelopper dans lme des Borens la valeur guerrire, en changeant en passion permanente linstinct du courage quils avaient reu de la nature. Instruits par leurs nombreuses dfaites, ils apprirent de leurs ennemis mme lart de les combattre avec moins de dsavantage. Heureusement dgags de tous prjugs, sans autre opinitret que celle de la rsistance, ils changrent facilement leur mauvaise tactique en une meilleure, et ne gardrent pas leurs armes grossires et peu dangereuses, quand ils eurent trouv loccasion de sen procurer de plus redoutables. Au bout de quelques sicles, ces hommes que les superbes habitants de lAfrique et de lAsie regardaient comme de mprisables sauvages, dont la vie tait leur merci, devinrent des guerriers dont on ne pouvait plus, comme autrefois, ddaigner les attaques. Dj les frontires extrmes avaient t franchies plus dune fois, les forts enlevs et dtruits, les tablissements trop enfoncs dans lintrieur du pays pills ou dvasts, et bientt les villes mmes bties sur les - Page 49 -
rivages de la mer Mditerrane, depuis le Pont-Euxin jusqu la mer Atlantique, ne se crurent pas en sret, malgr les remparts dont elles taient environnes. Alors les nations sudennes, auxquelles ces colonies appartenaient, rflchirent sur cette situation critique, et jugrent quil valait mieux chercher les moyens de vivre en paix avec les naturels du pays, que davoir soutenir contre eux une guerre ternelle, dont ils ne recueillaient que les inconvnients sans avantage. Lune de ces nations, la premire peut-tre laquelle lide en tait venue, se dtermina envoyer une ambassade au Borens : ce fut encore la ncessit qui dtermina cet acte. Le Destin, en dveloppant les consquences dun premier vnement, mettait la Volont de lhomme aux prises avec elles, et lui fournissait les occasions dessayer ses forces. Ce fut sans doute un spectacle aussi nouveau quextraordinaire, pour des hommes dont ltat de guerre tait ltat naturel, qui ne connaissaient pas dautres manires dtre que celles de braver lennemi ou de le craindre, et qui, ns au milieu des alarmes, navaient jamais conu lide du repos, de voir arriser eux des ennemis dsarms, prcds par un grand nombre de leurs compatriotes dont les chanes taient non seulement brises, mais remplaces par de brillants emblmes : ces compatriotes, destins servir dinterprtes, ayant demand parler au Herman, commencrent par taler devant lui les riches prsents dont ils taient porteurs, et lui exposrent ensuite les dsirs des Sudens : mais comme il nexistait pas , dans lidiome boren , de mot propre pour exprimer lide de Paix, ils se servirent de celui qui exprimait celle de Libert20(i), et dirent quils venaient demander la libert et loffrir. Je me laisse persuader, entran par mon sujet, que le Herman eut dabord assez de peine concevoir ce quon lui demandait, et quil dut recourir aux vieillards pour savoir sil existait quelque chose de semblable dans la tradition, Il ny existait rien quon pt comparer cela. Depuis un temps immmorial on tait en guerre ; cet tat pouvait-il cesser ? Pourquoi et comment ? Les interprtes des Sudens, intresss faire agrer lambassade, ne manqurent pas de bonnes raisons : ils dmontrrent facilement la Dite, que la cessation des hostilits offrirait un grand avantage aux deux peuples, en leur laissant plus de loisir de vaquer leurs travaux, et plus de scurit pour en jouir. Au lieu de chercher se ravir mutuellement les objets dont on avait besoin, au lieu de les emporter presque toujours dgouttant de sang de ses amis et de ses frres, ne valait-il pas mieux les changer sans pril ? On pouvait fixer pour cela des limites quon sengagerait rciproquement ne point franchir ; on pouvait dterminer un lieu o se feraient les changes. On voulait du fer, des armes, des toffes : pourquoi ne point donner en change des bestiaux, des grains, des fourrures ? La Dite, compose des vieillards, gota ces raisons. La classe des guerriers, sentant par instinct que la paix diminuerait son influence, eut beaucoup de peine y consentir. Elle cda enfin, mais sans quitter les armes. Parmi les autres peuplades, la plupart suivirent lexemple de la premire ; mais il sen trouva plusieurs qui ne voulurent pas y accder. Pour la premire fois, on vit quil tait possible que la nation ft divise, et, pour la premire fois aussi, on sentit quil fallait que le petit nombre cdt au grand. Le Hrll, ayant assembl les Hermans, compta les voix ; et voyant que la majorit tait pour la paix, il usa de son autorit pour contraindre la minorit. Cet acte de la plus grande importance eut lieu sans que son importance ft souponne. La Race Borenne tait dj gouverne sans se douter quelle et un gouvernement ; elle obissait des lois sans savoir mme ce que ctait que des lois. Les vnements naissaient des vnements ; et la force des choses inclinait la volont. Ainsi le premier trait de paix qui fut conclu fut aussi un trait de commerce. Sans le second motif, on naurait pas conu le premier. Mais deux actes qui suivirent ce trait surprirent trangement ceux des Borens qui les virent. Le premier qui se fit, sans appareil, consista tracer avec la pointe dun stylet, sur une sorte de peau prpare, plusieurs caractres auxquels les Sudens qui les traaient paraissaient attacher une grande importance. Quelques vieillards ayant demand aux interprtes ce que cela signifiait, apprirent, avec un tonnement ml dadmiration, que ces hommes noirs reprsentaient ainsi tout ce qui venait de se passer, afin den garder la mmoire, et de pouvoir en rendre compte leurs Hermans quand ils seraient
20 Encore aujourdhui, en allemand, le mot frey signifie libre, et le mot frid signifie la Paix.
- Page 50 -
de retour chez eux. Un des vieillards, frapp de la beaut de cette ide, ne jugea point quil ft impossible de la raliser pour sa peuplade ; et ds le moment quil en eut conu la pense, et quil eut seulement essay de tracer avec son bton, sur le sable, de simples lignes droites ou croises pour exprimer les nombres, cen fut assez : lart de lcriture prit naissance, et rentra dans le domaine du Destin qui le dveloppa. Le second acte qui se fit, avec une grande solennit, eut pour objet un sacrifice que les Sudens firent au Soleil, leur grande Divinit. Le culte gnral de toutes ces nations dorigine africaine tait le sabme. Cette forme de culte est la plus ancienne dont le souvenir se soit conserv sur la terre 21. La pompe du spectacle, cet autel lev, cette victime immole, ces crmonies extraordinaires, ces hommes revtus dhabits magnifiques, invoquant genoux lAstre de la lumire, tout cela frappa dadmiration la foule des Borens accourue pour jouir dun spectacle si nouveau. Les interprtes, interrogs de nouveau sur cet objet, rpondirent que ctait ainsi que les Sudens se comportaient quand ils voulaient remercier le soleil de quelque grand bienfait, ou lengager leur en accorder un. Quoique les vieillards entendissent bien les mots dont les interprtes firent usage, ils ne comprirent pourtant rien lide que ces mots renfermaient. Celle quils en reurent leur parut extravagante. Comment croire que le soleil, qui tous les jours se lve pour clairer le monde, puisse accorder dautres bienfaits ? Est-il possible quil favorise plus un peuple que lautre, et quil soit plus ou moins bon aujourdhui que demain? Lintelligence de ces hommes encore assoupie ntait pas susceptible de slever rien de spirituel ; la sphre instinctive et la sphre animique taient seules dveloppes en eux ; leurs seules motions leur venaient encore des besoins ou des passions. Les inspirations taient nulles ; le moment ntait pas loin o ils devaient commencer prouver leurs influences ; mais ce ne devait tre par aucun moyen sensible. Tout a son principe, et nen peut avoir quun ; les formes seules peuvent varier. Quand les philosophes de tous les ges ont cherch lorigine des choses intellectuelles dans ce qui nest pas intellectuel, il ont tmoign leur ignorance. Le semblable seul produit le semblable. Ce nest pas la crainte qui fit natre les Dieux ; cest ltincelle divine confie notre intelligence, dont le rayonnement y manifeste tout ce qui est divin. Qui ne gmirait dentendre un des plus considrables philosophes du sicle pass, Voltaire, le coryphe de son temps, dire srieusement : Il tonne; qui fait tonner ? Ce pourrait bien tre un serpent du voisinage : il faut apaiser ce serpent. De l le culte. Quel pitoyable raisonnement ! Quel oubli de soi-mme ! Comment lhomme qui peut mettre une telle hypothse ose-t-il prtendre lorgueil dclairer les hommes ? Je ne veux pas oublier de dire, avant de terminer ce Chapitre, quon peut faire remonter au premier trait de paix qui fut conclu en Europe, le premier nom gnrique que se donnrent les nations autochtones qui lhabitaient. Il parait bien que, jusque-l, elles nen avaient pas pris dautres que celui de man, lhomme22. Mais ayant appris par leurs interprtes que les Sudens se donnaient eux-mmes le titre dAtlantes23, cest--dire les Matres de lUnivers, elles prirent celui de Celtes, les hros ; et sachant, en outre, qu cause de la couleur blanche de leur peau, on leur donnait le nom injurieux de Scythes, ils dsignrent leurs ennemis par le nom expressif de Pelasks24, cest--dire peaux tannes.
21 Le mot Zaab dsignait le soleil dans la langue primitive des peuples africains. Il signifiait proprement le Pre vivant ou resplendissant. De l, le mot hbreu zchb, lor. 22 Le mot man, qui sert encore dsigner lhomme dans presque tous les idiomes septentrionaux, signifie ltre par excellence. Il vient de la racine n ou n exprimant en celte le verbe unique tre ; de l le grec xxx, le latin ens, langlais ain, etc. 23 Ce nom assez connu se compose de deux mots : atta, le Matre, lAncien, le Pre ; et lant, ltendue universelle. 24 Jai expliqu dj le nom de Celtes. Jobserverai seulement ici quil devrait tre prononc Keltes, tant form sur le grec xxxx.. Jai aussi expliqu le nom de Scythes. Quant au nom de Pelasks souvent crit Pelasges, je dois dire quil peut signifier aussi les peuples noirs, parce que le mot Ask qui a dsign un bois, a aussi dsign un peuple. On a pu galement, sans beaucoup de difficult, y soir les peuples navigateurs, puisquils ltaient rellement.
- Page 51 -
- Page 52 -
usqualors les Borens avaient possd en propre un grand nombre de choses sans que lide abstraite de proprit entrt dans leur esprit. Il ne leur arrivait pas plus de mettre en doute la proprit de leur arc et de leurs flches, que celle de leurs bras ou de leurs mains. Leur tanire leur appartenait parce quils lavaient creuse, leur chariot tait eu parce quils lavaient fabriqu. Ceux qui possdaient quelques rennes, quelques lans, ou quelques autres bestiaux, en jouissaient sans trouble par cela seul quils les possdaient. La peine quils avaient prise de les lever, la peine quils continuaient prendre de les nourrir, leur en assurait la possession. Tous en a ou en pouvaient avoir au mme prix. Comme la terre ne manquait personne, personne ntait en droit de se plaindre. La proprit tait une telle consquence de ltat social, et ltat social une telle consquence de la nature de lhomme, que lide de la fixer et de la constater par une loi, ne pouvait pats seulement natre. Dailleurs, comment une loi quelconque aurait-elle pu tre faite ? Tout le droit politique ntait alors fond que sur des usages, et ces usages staient enchans les uns au autres avec la mme force que les actes de la vie. Or, chacun confondait avec la conscience de sa vie celle de sa proprit ; et il aurait paru aussi trange de chercher vivre de la vie dun autre, que de vouloir jouir du fruit de son travail, qui ntait autre chose que lexercice de sa vie. Les publicistes, qui ne voyant pas ce que je viens de dire, se sont tourments pour trouver lorigine du droit de proprit, se sont perdus dans des hypothses absurdes. Autant valait demander de quel droit lhomme possde son corps. Le corps de lhomme nest pas lhomme tout entier ; ce nest pas proprement lui, mais seulement ce qui est lui. Sa proprit nest pas son corps non plus, mais cest ce qui appartient son corps. Lui ravir son corps, cest lui ter la vie : lui ravir ce qui est son corps, cest lui enlever les moyens de la vie. La force peut sans doute le priver de lun et de lautre ; mais la force peut aussi les conserver ; et lhomme a autant de droit dfendre sa vie que les moyens de sa vie : cest-dire son corps et ce qui est son corps, ou sa proprit. Ainsi, ds le moment que la Providence a dtermin parmi les hommes un principe dtat social, il y a eu ncessairement un principe de proprit ; car lun ne saurait exister sans lautre. Les premires sensations instinctives dont le Rgne hominal ait la conscience, sont jouir et possder, pour lhomme, et possder et jouir pour la femme ; cest mme de ce contraste, comme je lai montr, que jaillit le premier branlement qui donne le mouvement tout le reste. La proprit est donc un besoin aussi inhrent lhomme que la jouissance. La sensation de ce besoin transform en sentiment dans la sphre animique, devenant permanent comme tous les autres sentiments dans labsence mme du besoin qui les a fait natre, y produit une foule de passions, dont la force se divulgue et stend mesure que la civilisation fait des progrs. Du sentiment de la proprit nat le droit ; des passions qui laccompagnent naissent les moyens dacqurir ce droit et de le conserver. il nest nullement besoin dune convention pour cela : la loi qui ltablit est grave davance dans tous les coeurs. Je ne veux pas dire par l quil ne puisse arriver que dans lorigine des socits un homme priv darc, par exemple, ne tentera pas de sapproprier celui dun autre ; quil ne lui drobera pas, sil le peut, le gibier quil aura chass, la renne quil aura leve et nourrie ; je dis seulement quen le faisant il saura quil agit contre un droit quil reconnat pour lui-mme, et quil veut quon respecte en lui ; un droit pour la conservation duquel il sait davance que lhomme quil veut dpouiller combattra de la mme manire quil combattrait lui- mme dans une semblable occasion. Sil ne savait pas cela, il nexisterait, pas dtat social, mme commenant ; et larc ne serait pas taill, et le gibier ne serait pas pris, et la renne ne serait pas asservie. De cette conscience nat une situation fcheuse pour le rfractaire ; car ses
- Page 53 -
forces en sont diminues dautant plus quil sent son tort, et celles de son adversaire, augmentes dautant plus quil sent son droit. Lhomme aimera donc mieux se faire un arc en repos, que den ravir un tout fait au pril de sa vie. Il prfrera daller la chasse ou la pche pour son propre compte, que davoir combattre sans cesse, et il jugera bien que la moindre fatigue et le moindre danger sont du ct du travail. A moins pourtant que lurgence du besoin ne le pousse irrsistiblement braver la mort pour conserver sa vie ; auquel cas, il rentrera momentanment dans ltat de nature do il tait sorti, et sexposera au hasard de perdre son corps pour atteindre aux moyens de le conserver. Il russira quelquefois, mais plus souvent il prira : et sa mort, qui sera connue dans la peuplade, sera une leon dont ltat social profitera. Telle tait la situation gnrale de la Race borenne, relativement au droit de proprit lpoque de lapparition des Sudens. Cette apparition et ltat de guerre dont elle fut la suite, apportrent ce droit quelques changements importants. Dabord les peuplades se divisrent en deux classes distinctes, et se donnrent plusieurs sortes de chefs. La division qui sopra tait dans la nature des choses. Car il nest point vrai, comme lont avanc quelques publicistes, ou mauvais observateurs, ou systmatiquement passionns, que tous les hommes naissent forts et guerriers. Les hommes naissent ingaux de toutes les manires et plus inclins vers certaines facults que vers dautres. Il y en a de faibles et de forts, de petits et de grands, de belliqueux et de pacifiques, de paresseux et dagiles. Tandis que les uns aiment lagitation, le bruit, les dangers ; les autres recherchent, au contraire, le repos et le calme, et prfrent le mtier de pasteur et dagriculteur celui de soldat. Le travail de la charrue leur convient davantage que les fatigues de la guerre, et la houlette a plus dattraits pour eux que la lance ou le javelot. Or, la division qui se lit entre les uns et les autres ne fut point arbitraire. Ce fut librement et par un mouvement instinctif que chacun se mit sa place. Il ntait pas encore l de point dhonneur qui fort les hommes paratre ce quils ntaient pas ; et encore moins de loi conscriptive qui leur ordonnt de prendre malgr eux un mtier pour lequel plusieurs se sentaient un invincible loignement. Aussi, ds que le Herman eut annonc son intention de former une classe dhommes darmes, destins combattre lennemi, et une classe dhommes de travail, rservs pour alimenter cette classe et lui fournir tous les objets dont elle ne pouvait plus se pourvoir elle-mme, cette formation eut-elle lieu sans la moindre difficult. Javoue quaucun des hommes qui entrrent dans lune ou dans lautre de ces classes, ne prvit les consquences que son choix pouvait avoir dans lavenir. Leur vue ne pouvait pas aller jusque-l. Comment prvoir quune simple ingalit naturelle de forces ou dinclinations se transformerait par la suite en une ingalit politique, et constituerait un droit ? Ce fut cependant ce qui arriva. Cette forme sociale, librement consentie, et confie au Destin, eut les rsultats quelle devait ncessairement avoir, et donna naissance au plus ancien gouvernement que lEurope ait connu, le gouvernement fodal.
- Page 54 -
ais peut-tre le lecteur attentif me demandera-t-il comment une simple ingalit physique put constituer un droit moral, et surtout comment le choix des pres put obliger les enfants. Car il parat bien que la premire division tant faite en deux classes, celle des hommes darmes et celle des hommes de travail, les enfants des uns et des autres restrent en gnral dans lune ou lautre de ces classes ; de manire quau bout dun certain temps, et lorsque les nations celtiques furent dfinitivement constitues, il se trouva que ceux de la premire classe furent les suprieurs des autres, et jouirent de certains privilges honorifiques qui les firent considrer comme nobles, et les autres comme roturiers. La rponse cette question est si simple, que je ne conois pas comment tant de publicistes auxquels on la propose ne lont pas rsolue. La voici : La classe des hommes darmes, par le fait seul de sa libre formation, se trouva charge non seulement de sa propre dfense, mais aussi de la dfense de lautre classe ; en sorte quelle ne pouvait prir sans que lautre ne prit galement. Toutes les destines de la Race borenne pesrent sur elle. Si elle et t vaincue, la race entire disparaissait. Son triomphe assura donc plus que son existence; il assura lexistence de toute la Race, et sa perptuit. Les enfants qui naquirent tant dans une classe que dans lautre, ne naquirent que parce quelle avait triomph. Il lui durent donc la vie ; et cette vie put tre classe, sans aucune injustice, selon lingalit politique dans laquelle et par laquelle il lui tait accord de se manifester. Cest ainsi que cette ingalit, dabord physique, ensuite politique put constituer un droit lgitime et moral, et passer des pres aux enfants, puisque sans elle les pres seraient morts ou auraient subi lesclavage, et que les enfants ne seraient pas ns. Le triomphe de la Race borenne, laquelle je donnerai maintenant le nom de Celtique, fut assur par le trait de paix et de commerce dont jai parl ; niais ce triomphe, qui garantit son existence, fut trs loin de lui donner le repos. Jusque-l, comme javais essay de le montrer au commencement du Chapitre prcdent, la proprit avait t plutt un fait quun droit chez les Celtes. Nul ne stait jamais avis dy arrter sa pense. Mais lorsque le commerce souvrit avec les Sudens, actuellement connus sous le nom dAtlantes, et que les changes eurent lieu entre les deux nations, il arriva que des peuplades, plus rapproches des frontires, eurent un plus grand avantage que dautres plus loignes, et se trouvrent porte de faire un meilleur trafic. Dautre ct, les fourrures que demandaient les Atlantes taient entre les mains des peuplades les plus recules dans le nord, do on ne pouvait les tirer quen faisant des changes multiplis. Les relations se compliqurent, les intrts se croisrent. Les richesses ingales firent natre lenvie. Ces motifs de msintelligence vinrent aux oreilles des Africains, qui en profitrent habilement. Ces hommes, trs avancs dans toutes les sciences physiques et morales, ne pouvaient ignorer celle de la politique ; il est vraisemblable quils mirent en usage ses ressorts les plus secrets, pour augmenter cette msintelligence qui leur tait favorable. Les ferments de discorde quils jetrent eurent tout le succs quils en pouvaient attendre. Les peuplades celtiques, irrites les unes contre les autres, cessrent de se considrer comme les parties insparables dun tout unique, et se comportrent les unes vis--vis des autres comme se seraient comports de simples individus. Or, la seule manire que les individus eussent connue jusqualors de vider leurs diffrends, avait t les combats particuliers. Ils navaient point dautre jurisprudence que celle du duel. Les Celtes se battaient pour toutes sortes de su jets, aussi-bien pour des intrts privs que pour des intrts gnraux. Quand une Peuplade tait assemble pour lire un Herman, celui qui se prsentait pour remplir cet emploi militaire, portait, par le seul fait de sa prsentation, un dfi tous ses concurrents. Sil sen trouvait un qui se juget plus digne que lui de commander aux autres, il acceptait le dfi, et k vainqueur tait proclam. Quand ces Hermans de toutes les Peuplades se runissaient pour lire un Hrll, on suivait la mme mthode. Ctait toujours le plus fort ou le plus heureux qui recevait - Page 55 -
cette dignit. Sil slevait un diffrent quelconque entre les particuliers, la Dite navait pas dautres manires de le juger que dordonner le combat entre les contendants. Celui qui savouait vaincu tait condamn. Les hommes darmes se battaient avec leurs armes, et presque toujours outrance. Les hommes de travail luttaient entre eux avec ceste, ou sarmaient seulement de la massue. Le combat tait termin ds que lun deux tait terrass. On voit clairement que ctait le Destin seul qui dominait encore cette race, et que la sphre intellectuelle ny tait ouverte aucune ide morale de juste ou dinjuste, de vrit ou derreur. Le juste tait pour elle le triomphant, et la vrit, lexercice de la force. La force tait tout pour ces hommes instinctifs ou passionns ; elle tait pour eux, ce qua nagure exprim nergiquement un homme qui sy connaissait, le vrai mis nu. Ds que, par une suite du changement qui se fit dans la manire de vivre, ce ne fut pas les particuliers seuls qui eurent des intrts opposs, mais que des Peuplades nombreuses se crurent lses par dautres peuplades, il ny eut pas dautres moyen de terminer les diffrents qui slevrent entre elles, que dinvoquer la force des armes. On se dclara la guerre de la mme manire, et presque avec les mmes formes, quon se serait appel en duel. Les Peuplades se battirent pour des objets souvent trs frivoles, et mme pour de simples offenses. Les Atlantes, tmoins de ces sanglants dmls, les excitaient sourdement ; faisaient adroitement pencher la balance dun ct ou dautre par leur secrte intervention, et trouvaient toujours les moyens de gagner l o leurs allis perdaient. Je ne crains pas de pousser ici lhypothse trop loin en disant que leur astucieuse politique alla jusquau point de se faire vendre comme esclaves les prisonniers que les misrables Celtes se faisaient les uns sur les autres. Si cela est, comme je le crois, et comme peut-tre jen trouverais des preuves dans la tradition crite, la fatalit du Destin avait t pousse aussi loin quelle peut aller. Car, considre sous un certain point de vue, la mort nest pas aussi cruelle que lesclavage. En voici la raison : la mort ne fait que remettre lhomme sous la puissance de la Providence, qui en dispose selon sa nature ; tandis que lesclavage le livre au Destin, qui lentrane dans le tourbillon de la ncessit25. Il est certain que lpoque o je me transporte fut la plus dsastreuse pour les Celtes. Leurs calamits saggravaient avec les fautes quils ne cessaient de commettre ; et peut-tre que la perfide paix quon leur avait donne, plus dangereuse que la guerre mme, et entran leur perte, si le moment marqu par la Providence ne ft arriv, o leur intelligence devait acqurir sou premier dveloppement.
25 Au reste, il nest encore question ici que de cette espce desclavage qui rsulte de la force des armes, et qui pse
sur lennemi vaincu. Cet esclavage, qui est purement de fait sans tre de droit, noblige nullement lesclave rester esclave ; car, comme cest la force seule qui la fait tel, la force aussi peut le dfaire. Il existe deux autres espces desclavages dont je parlerai plus tard : lesclavage domestique, qui stablit dans la rpublique ; et le servage fodal, qui a lieu dans les tats fodaux. Le plus terrible de ces trois esclavages est sans doute lesclavage domestique, parce quil est non seulement de fait, mais de droit ; quil devient lgitime a cause de la loi qui le fonde, et quil oblige lesclave rester esclave par devoir, et river ses chanes mmes par les vertus desclave quon lui inculque ds lenfance. Le servage fodal est moins rigoureux, parce quil ne porte que sur une convention, et quon peut le considrer plutt comme lgal que comme lgitime. Jexpliquerai plus loin ce que je ne fais quindiquer ici.
- Page 56 -
e voudrais quavant de lire ce Chapitre, et surtout avant de porter un jugement quelconque sur lide quil renferme, le lecteur se persuadt une vrit fondamentale, hors de laquelle il ny a querreur et prjug. Cest savoir : que rien dans la nature lmentaire ne se forme ni tout de suite ni tout la fois ; que tout y vient dun principe, dont les dveloppements, soumis linfluence du temps, ont leur commencement, leur milieu et leur fin. Larbre le plus vigoureux, lanimal le plus parfait, sortent dun germe imperceptible ; ils croissent lentement, et natteignent leur perfection relative quaprs avoir subi un nombre infini de vicissitudes. Ce qui arrive lhomme physique arrive galement lhomme instinctif, animique ou intellectuel ; et ce qui a lieu pour lindividu, a lieu aussi pour la Race entire, et pour le Rgne hominal mme qui comprend plusieurs races. Nous avons dj vu se dvelopper dans une de ces races que jai appele Race borenne, la sphre instinctive et la sphre animique, et nous avons pu suivre les divers mouvements de leurs facults respectives, autant que la marche rapide que jai adopte a pu nous le permettre. Je nai pas voulu faire un ouvrage volumineux, mais un ouvrage utile ; ce ntait pas le nombre des pages qui importait, ctait le nombre des penses. Or, le dveloppement des deux sphres infrieures, linstinctive et lanimique, tout important quil est, resterait pourtant infructueux, si celui de la sphre intellectuelle ne venait en son temps le corroborer. Lhomme, que ses besoins ncessitent et que ses passions entranent sans cesse, est loin davoir atteint la perfection dont il est susceptible. Il faut quune lumire plus pure que celle qui nat du choc des passions vienne son secours, pour le guider dans la carrire de la vie. Cette lumire, qui jaillit des deux grands flambeaux de la Religion et des lois, ne peut natre quaprs que le premier branlement de lintelligence a eu lien. Mais cet branlement nest pas tel que se le sont imagin quelques hommes plus forts denthousiasme que de sagacit ; cette lumire ne parait pas brusquement dans tout son clat ; elle souvre par le crpuscule comme celle du jour, et passe par tous les degrs de laube et de laurore avant darriser son midi. La Nature, je le rpte en dautres termes, ne montre dans rien des transitions brusques ; elle passe dun extrme lautre par des nuances presque insensibles On ne doit donc point stonner de voir chez les peuples enfants des notions intellectuelles obscures et mme quelquefois bizarres, des croyances superstitieuses, des cultes et des crmonies qui nous paraissent tantt ridicules, et tantt atroces, des lois extraordinaires, dont on ne saurait assigner le but moral ; toutes ces choses dpendent du mouvement encore dsordonn de la sphre intellectuelle et des milieux tnbreux que la lumire providentielle est oblige de traverser : ces milieux plus ou moins denses, en brisant cette lumire, en la rfractant de plusieurs manires, la dnaturent souvent, et transforment les plus sublimes images en des fantmes effrayants. Limagination individuelle des enfants, chez les nations les plus avances, offre encore le tableau fidle de limagination gnrale des peuples laurore de leur civilisation. Mais un cueil se prsente ici lobservateur, et je dois le signaler. De mme que les vieillards parvenus la dcrpitude ont beaucoup de traits de ressemblance avec les enfants, ainsi les nations, dans leur vieillesse, prtes disparatre de dessus la face de la terre, se rapprochent beaucoup de celles qui ne font que commencer leur carrire. La distinction entre elles est difficile faire, mais non pas impossible. Un homme habitu lobservation ne confond pas les derniers jours de lautomne avec les premiers jours du printemps, quoique la temprature soit la mme : il sent dans lair une certaine disposition qui lui annonce, dans les uns, la chute de la vie, et, dans les autres, son exaltation : ainsi, quoiquil y et beaucoup de ressemblance, par exemple, entre le culte des Pruviens et celui des Chinois, il sen fallait de beaucoup que la position des Peuples ft la mme. Les Celtes, lpoque o je les examine, ntaient pas loin de lge des Pruviens, lorsque ceux-ci furent dcouverts et dtruits par les Espagnols ; mais ils avaient sur eux des avantages incalculables ; la partie - Page 57 -
physique, en eux stait compltement dveloppe avant que lintellectuelle et commenc son travail : ils taient robustes et forts, et leurs passions taient dj excites quand les Africains les rencontrrent. Leurs corps endurcis par lpret du climat, leur vie errante, labsence de toute entrave civile et religieuse, leur donnrent un avantage que jai dj fait remarquer. Chez les Pruviens, au contraire, le dveloppement intellectuel avait t prcoce, et le dveloppement physique, tardif et touff. Jai quelques raisons de croire que, chez ce dernier peuple, lbranlement de la sphre intellectuelle avait t donn trop tt, par suite dun accident. Il est probable que des navigateurs chinois, carts par une tempte, ayant abord chez quelque peuplade de la baie de Panama, entreprirent sa civilisation, et russirent la porter trs loin sous plusieurs rapports. Malheureusement ils agirent comme ces prcepteurs imprudents qui, pour faire briller un moment leur lve, le rendent idiot pour tout le reste de sa vie. A lexception de la morale et de la politique, les Pruviens avaient fait peu de progrs dans les autres sciences. Ctaient des fruits de serre chaude, brillants la vue ; mais au got, flasques et sans saveur. Tandis quon reprsentait Cusco des comdies et des tragdies, quon y clbrait des ftes magnifiques, on y ignorait lart de la guerre, dont on navait fait encore lessai que dans une dissension civile de peu de dure. Quelques brigands avares, arms de frocit et de ruse, suffirent pour anantir ce peuple trop tt occup dides au-dessus de sa porte. Les Celtes, plus heureux, avaient rsist des Nations entires, aguerries et puissantes, par la seule opposition de leurs forces instinctives. Leurs ides staient dveloppes lentement et propos. A prsent leurs passions trop excites les mettaient en danger ; leurs forces surabondantes se tournaient contre eux-mmes. Il fallait leur donner un frein. Ce fut louvrage de la Providence. Encore cette fois le mouvement imprim commena se manifester par les femmes. Plus faibles, et par consquent plus accessibles que les hommes toutes les impressions, cest toujours elles qui font les premiers pas dans la carrire de la civilisation. Heureuses si, pour en profiter dignement, elles savaient confondre leur intrt propre dans lintrt gnral : mais cest ce qui narrive presque jamais. La guerre tait allume entre deux peuplades ; les deux Hermans, violemment irrits lun contre lautre, staient provoqus, la tte de leurs hommes darmes ; ils allaient vider leur diffrend par un combat singulier. Dj le fer brillait dans leurs mains, lorsque tout coup une femme chevele se jette au milieu deux, au hasard de recevoir la mort. Elle leur crie de sarrter, de suspendre leurs coups, de lcouter. Son action, son accent, la vivacit de ses regards, les tonnent. Ctait la femme de lun et la sur de lautre. Ils sarrtent ; ils lcoutent. Sa voix avait quelque chose de surnaturel, dont, malgr leur colre, ils se sentaient mus. Elle leur dit quaccable de douleur dans son chariot, elle stait sentie dfaillir, sans toutefois perdre entirement connaissance ; quappele, alors par une voix forte, elle avait lev les yeux, et quelle avait vu devant elle un guerrier dune taille colossale, tout resplendissant de lumire, qui lui avait dit : Descends, Voluspa, relve ta robe et cours vers le lieu o ton poux et ton frre vont rpandre le sang boren. Dis-leur que moi, le premier Herman, le premier hros de leur race, le vainqueur des peuples noirs, je suis descendu du palais des nuages, o rside mon me, pour leur ordonner par ta voix de cesser ce combat fratricide. Cest la ruse des peuples noirs qui les divise. Ils sont l, cachs dans lpaisseur de la fort. Ils attendent que la mort ait moissonn les plus vaillants pour tomber sur le reste, et senrichir de vos dpouilles. Nentendez-vous pas les cris de victoire quils poussent dj aux pieds de leur idole ? Allez, ne perdez pas un moment. Surprenez-les dans livresse de leur joie froce, et frappez-les de mort. Mon me tressaillira de plaisir au bruit de vos exploits. Port sur vos pas par le souffle des orages, je croirai manier encore la forte lance et labreuver du sang ennemi. Ce discours, prononc dune voix vhmente, souvre facilement la route de leur me ; il y pntre, il y cause un branlement jusqualors inconnu. La sensation quils en prouvent est forte et soudaine ; ils ne doutent pas de la vracit de la Voluspa26. Ils la croient : tout est accompli. Le sentiment se transforme en assentiment, et ladmiration prend la plaie de lestime. La sphre intellectuelle est mue pour la premire fois, et limagination y tablit son empire. Sans se donner le temps de rflchir, les deux guerriers se prennent la main. Ils jurent dobir au premier Herman, ce Herman dont le souvenir sest perptu dge en ge, pour servir de modle au
26 Voluspa signifie celle qui voit luniversalit des choses.
- Page 58 -
hros. Ils ne doutent point du tout quil nexiste encore dans les nuages. Ni le principe, ni le mode, ni le but de cette existence, nest point ce qui les inquite. Ils y ajoutent foi par une motion intuitive, qui est dj le fruit de la raction de leur admiration sur la valeur guerrire, leur passion favorite. A la hte ils haranguent leurs hommes darmes. Ils leur apprennent lvnement qui vient de se passer. Ils sont pntrs, ils pntrent ; leur enthousiasme se communique. Nul ne doute que le premier Herman ne soit invisible la tte de leurs bataillons. Ils lappellent leur Hrll27 (s), et ce nom, qui reste consacr lui seul, devient leur cri belliqueux. Ils atteignent le camp des Africains. Ils les trouvent dans lattitude quavait indique la prophtesse, attendant lissue du combat des deux peuplades, pour en profiter. Ils se prcipitent sur eux, ils les massacrent. La fuite la plus prompte peut peine en soustraire la mort un petit nombre, qui va semant au loin la terreur. Cependant les Celtes reviennent triomphants. A leur tte tait cette mme femme dont la voix inspire avait prpar leur triomphe. En traversant la fort, la fatigue loblige se reposer au pied dun chne. A peine y est-elle quelques instants, que larbre parat, au milieu du calme, agiter son feuillage mystrieux. La Voluspa elle-mme, saisie dun trouble inexprimable, se lve, scrie quelle sent lesprit de Herman. On se rassemble autour delle ; on lcoute. Elle parle avec une force qui en impose aux hommes les plus farouches. Malgr eux ils sentent leurs genoux flchir ; ils sinclinent avec respect. Une sainte terreur les pntre. Ils sont religieux pour la premire fois. La prophtesse poursuit. Lavenir se dvoile ses yeux. Elle voit les Celtes, vainqueurs de leurs ennemis, envahir tous les royaumes de la terre, sen partager les richesses et fouler aux pieds ces peuples noirs dont ils ont t longtemps les esclaves. Allez, dit-elle enfin, vaillants hros, marchez vos glorieuses destines, mais noubliez pas Herman, le chef des hommes, et surtout respectez Teut-tad, le Pre sublime28 ! Tel fut le premier oracle prononc parmi les Borens, et telle fut la premire impression religieuse quils reurent. Cet oracle fut rendu sous un chne et cet arbre devint sacr pour eux ; dans une fort, et les forts leur servirent de temple ; par une femme, et ds ce moment les femmes prirent leurs yeux un caractre divin. Cette femme fut le modle de toutes les Pythies, de toutes les Prophtesses qui furent connues par la suite des temps, tant en Europe quen Asie. Dabord elles prophtisrent sous des chnes, et cest ce qui rendit si fameux les chnes de la fort de Dodone. Lorsque les Celtes furent devenus les matres du monde, et quils eurent pris des nations quils avaient vaincues le got des arts et de la magnificence, ils levrent leurs Pythies des temples superbes, o le trpied symbolique, plac sur un gouffre, ou vritable ou artificiel, remplaa le chne et le fit oublier. Mais encore loin de cette poque, les Peuplades borennes ne songrent qu consacrer le lieu oit venait de se rendre le premier oracle. Elles levrent un autel, sur le modle de ceux quelles avaient vus parmi les Atlantes ; et, plaant au-dessus une lance ou un glaive, le ddirent au premier Herman, sous nom dHerman-Sayl29.
27 Jai dj dit que ce nom, arec linflexion gutturale, devint celui dHercule. Cest par la suppression de la premire syllabe, quil a fait celui de Rll ou Raoul. En y ajoutant le mot land, emprunt des Atlantes pour signifier ltendue terrestre, on a form Herolland, Orland ou Rolland cest--dire le matre de toute la terre. 28 Je traduis Teut-tad par Pre sublime ; mais il peut signifier aussi Pre infini, universel. Les Grecs et les Latins ont chang ce nom en celui de Teutats. Du mot Teut-sk, qui signifie le Peuple de Teut, nous avons fait Tudesque ; de Teut-Sohn, le fils de Teut, Teuton. Les Allemands appellent encore leur pays Deutsch-Land, cest--dire la terre de Teut. 29 Jai dj expliqu ce mot : il signifie littralement le poteau de Herman.
- Page 59 -
- Page 60 -
ans ce premier Livre jai fait connatre lobjet principal de cet ouvrage, et, prenant lhomme au moment de son apparition sur la scne du Monde, rduit encore aux plus simples perceptions se linstinct, tranger toute espce de civilisation, je lai conduit par le dveloppement des principales facults de son me, jusque sur le seuil de ldifice social, cette poque, quon a mal propos qualifie dge dor; aprs avoir dtruit cette erreur, et combattu plusieurs fausses thories qui sy rattachent, jai continu ma marche. Constitu en familles, possesseur dun idiome articul, lHomme tait arriv au point o se trouvent, mme de nos jours, un grand nombre de ses semblables. Il ne connaissait encore ni lois, ni gouvernement, ni religion. Jai d le mener la connaissance de ces objets importants, et montrer que ce nest pas par leur moyen quil peut devenir moral, puissant et vertueux, se rendre digne de ses hautes destines, et atteindre le but pour lequel il a t cr. Jai choisi pour cela la forme historique, afin dviter ou la scheresse des citations, ou lennui des raisonnements abstraits. Jespre que le Lecteur voudra bien me pardonner cette hardiesse. Je le prie de croire, quoiquil puisse prendre ce commencement dhistoire comme une hypothse, quelle nest, rellement hypothse que relativement aux dtails. Il ne me serait point du tout difficile, si le cas y tait, den prouver le fonds par un grand nombre dautorits, et mme de mettre la date sculaire aux principaux vnements. Mais cela tait tout fait inutile pour lobjet de cet ouvrage. Dabord jai prsent la Volont de lhomme, encore faible, luttant contre elle-mme, et ensuite plus forte, ayant rsister la puissance du Destin. Jai montr que les rsultats de cette lutte et de cette rsistance avaient t le dveloppement des deux sphres infrieures, linstinctive et lanimique, duquel dveloppement dpendait un grand nombre de ses facults. Jai attach ce mme dveloppement le principe du droit politique, et jai montr que ce principe qui est la Proprit, est un besoin aussi inhrent lhomme que celui de la jouissance sans lequel il ne pourrait ni vivre ni se propager. Aprs avoir prouv que la Proprit est un besoin, jai fait voir que lingalit de forces donnes par la Nature pour satisfaire ce besoin, en tablissant lingalit physique parmi les hommes, y dtermine ncessairement lingalit des conditions, laquelle constitue un droit moral qui passe lgitimement des pres aux enfants. Or, du droit politique qui est la proprit et du droit moral qui est lingalit des conditions, rsultent les lois et les formes diverses des divers gouvernements. Mais avant de distinguer aucune de ces formes par son principe constitutif, jai voulu arriver au dveloppement de la sphre intellectuelle, afin de conduire lhomme jusquau seuil du temple de la Divinit. L, je me suis arrt un moment ; content davoir bauch un sujet aussi vaste, et davoir indiqu, en passant, une foule de choses dont lorigine avait t peu connue jusquici.
- Page 61 -
- Page 62 -
LIVRE SECOND.
LOBJET principal de ce Livre sera de signaler les effets du premier branlement donn la sphre intellectuelle, et de conduire lHomme jusqu lentier dveloppement de ses facults.
VNEMENT providentiel qui stait manifest parmi les Celtes livrait leurs mditations deux grandes vrits : limmortalit de lme et lexistence de Dieu. La premire de ces vrits les frappa et les saisit davantage que la seconde. Ils comprirent assez bien comment la partie invisible deux-mmes qui sentait, se passionnait, pensait et voulait enfin, pouvait survivre la destruction du corps, puisquelle pouvait bien veiller tandis que le corps dormait, et offrir encore dans ses songes des images plus ou moins fortes des sensations, des passions, des penses et des volonts dont leffet actuel nexistait plus; mais ils purent difficilement slever jusqu lide dun tre universel, crateur et conservateur de tous les tres. Leur faible intelligence avait encore besoin de quelque chose de sensible sur quoi elle pt sappuyer. Les moyens dabstraction et de gnralisation ntaient pas assez forts pour les soutenir cette hauteur mtaphysique. Ce nest pas quils nadmissent bien le nom de Pre Sublime, que la Voluspa avait donn cet tre inconnu pour lequel elle avait command le respect ; mais ce nom mme de pre, au lieu de les lever jusqu lui, les engageait plutt le faire descendre jusqu eux, en le leur prsentant seulement comme le premier Pre de la Race borenne et le plus ancien de leurs anctres. Quant au premier Herman, il tait clairement dsign leurs yeux. Ils le voyaient tel que le souvenir sen tait conserv dans la tradition : terrible, indomptable dans les combats, leur appui, leur conseil, leur guide, et surtout limplacable ennemi des Peuples noirs. En sorte quon peut augurer, sans craindre de sgarer beaucoup, que le premier culte des Celtes fut celui des Anctres, ou plutt celui de lme humaine divinise, tel quil existe de temps immmorial en Chine, et chez le plus grand nombre des peuples tatars. Le culte Lamique, dont lanciennet ne cde quau sabisme, nest que ce mme culte des Anctres perfectionn, comme je le dirai plus loin. Le premier effet de ce culte, dont ltablissement fut d linspiration dune femme, fut de changer brusquement et compltement le sort des femmes. Autant elles taient humilies cause de leur faiblesse, autant elles furent exaltes cause de la nouvelle et merveilleuse facult quon dcouvrit en elles ; du dernier rang quelles tenaient dans la socit, elles passrent tout a coup au premier. Elles subissaient partout la loi du plus fort; elles la lui donnrent. On les dclara lgislatrices ; on les regarda comme les interprtes du ciel ; on reut leurs ordres comme des oracles. Revtues du suprme sacerdoce, elles exercrent la premire thocratie qui ait exist parmi les Celtes. Un collge de femmes fut charg de tout rgler dans le culte et dans le gouvernement. Cependant ce collge dont les lois taient toutes reues comme des inspirations divines, ne tarda pas sapercevoir quil tait ncessaire, pour les faire connatre et les faire excuter, de deux corps coercitifs, dpositaires de la science et du pouvoir, et tenant entre leurs mains les rcompenses et les punitions morales et civiles. La voix de la Voluspa se fit entendre, et le collge nomma un souverain Pontife, dune part, sous le nom de Drud ou Druid, et un Roi de lautre, sous le nom de Kanh, Kong ou Kung30.. Ces deux suprmes magistrats se regardrent, juste titre, comme les dlgus du ciel, 30 Le mot Drud signifie lenseignement radical, le principe de la science. Il vient du mot rad ou rud, qui veut dire une - Page 63 -
institus pour instruire et gouverner les hommes, et sintitulrent, en consquence, Pontife ou Roi par la faveur divine. Le Drud fut le chef de la Dite dans laquelle il se forma un corps sacerdotal, et le Kanh stablit galement la tte des Leyts et des Folks, ou des hommes darmes, et des hommes de travail, parmi lesquels il choisit les officiers qui devaient agir en son nom. il ne se confondit pas nanmoins dabord avec le Herman, qui fut toujours lu par ses pairs aprs lpreuve du combat, et port sur le pavois selon lantique coutume; mais ce chef militaire cessa de porter le nom de Herman, pour le laisser sans partage au premier Herman divinis, et se contenta du nom de Majer, cest- le plus fort ou le plus vaillant31 On sait assez quelles violentes rivalits se sont leves, par la suite des temps, entre le Kanh et le Mayer, ou le Roi investi de la puissance civile, rgnant de droit divin, et le Maire, possesseur de la force militaire, et commandant aux hommes darmes par droit dlection ; souvent le Roi a runi en lui les deux emplois ; et plus souvent encore le Maire a dpouill le Roi de sa couronne, quil a place sur sa tte. Mais ces dtails, qui appartiennent lhistoire proprement dite, ne sont pas de mon sujet ; je ne contente dexposer les origines, afin den tirer plus tard des inductions relatives lobjet important qui moccupe.
racine. De l, Le latin radix, langlais root, le galois gredhan etc. Le mot Lanh exprime la puissance morale. II tient la racine anh, qui dveloppe le sens du souffle, desprit, dme; de la, en tudesque Konnen, et en anglais can, pouvoir. 31 Le mot mayer vient de mah ou moh, force motrice. On dit encore en anglais may, en allemand mishe. Nous avons chang le mot Mayer en celui de Maire. Ainsi par le mot Drud les Celtes entendaient un Principe radical, une Puissance directrice, de laquelle dpendait toutes les autres puissances. Ils attachaient au mot Kanh lide de fonction morale, et au mot Mayer, celle le force physique. Le Druid tait donc parmi eux le chef de la doctrine religieuse; le Kanh, le lgislateur civil, le grand justicier ; et le Mayer, le chef militaire.
- Page 64 -
CHAPITRE II SIXIME RVOLUTION. SCHISME POLITIQUE ET RELIGIEUX. ORIGINE DES CELTES, BODOHNES OU NOMADES, ET DES AMAZONES.
evenons prsent un moment sur nos pas. Nous avons vu quavant le dveloppement de son instinct, lhomme vivait dans une anarchie absolue ; il navait pas mme cette sorte de gouvernement instinctif que lon remarque chez plusieurs espces danimaux ; et cela par la mme raison que jai expose loccasion du mariage. Rien ntait fait davance chez lui, quoi que tout y ft dtermin en principe. La Providence, dont il tait louvrage, voulait quil se dveloppt librement, et quen lui rien ne ft forc. Cette anarchie absolue cessa ds quil eut rflchi sur lui-mme, et que son mariage, rsultat de cette rflexion, eut constitu une famille. Le rapprochement de plusieurs familles forma une sorte de gouvernement domestique, dont la volont fminine usurpa peu peu la domination exclusive. Nous avons vu comment le Destin rompit ce gouvernement innaturel par lopposition soudaine de la Volont de lhomme. La femme, jusqualors matresse, devint esclave ; tout le fardeau de la socit tomba sur elle ; une sorte de tyrannie masculine eut lieu. Le peuple obissant se composait des mres et des filles ; le peuple commandant, des chefs de familles, dont chacun tait despote dans sa propre cahute. Ctait le rgne de la force instinctive toute seule. Un vnement que la Providence et le Destin amenrent de concert, en opposant la force animique la force instinctive, modifia cet tat de choses. La Race borenne, brusquement attaque par une Race aguerrie et puissante, fut oblige de chercher, hors de linstinct, des moyens de rsistance : ses facults animiques vivement excites par le danger, se dvelopprent ; la ncessit de se dfendre, jointe celle de se procurer des aliments, lui suggra lide heureuse de se diviser en deux classes ; lune destine combattre, et lautre travailler : les plus forts furent choisis pour guider les combattants ; les plus sages, pour surveiller les travailleurs. On cra des chefs particuliers relevant tous dun chef gnral ; on tablit une Dite. Ce fut un gouvernement militaire o se trouvrent runis les principes de la fodalit ceux du rgime imprial. Dabord la volont agissait dans linstinct, ensuite elle opra dans lentendement : voici qu prsent elle vient de se placer dans lintelligence. Mais le mme cueil qui sest dj prsent lpoque du dveloppement de linstinct, va se prsenter de nouveau sous dautres formes, et menacer le vaisseau social dun branlement encore plus grand. Comme cest par la Femme que le mouvement a commenc, nest-il pas craindre, quentrane par son caractre, sduite par lintrt ou la vanit, elle ne cherche faire tourner son seul profit un vnement que la Providence a destin lavancement gnral de la Race ? Le Ciel a parl par sa voix ; mais est-il sr quil parle toujours ? Et quand il ne parlera plus, ne le fera-t-elle pas parler ? Quoique ces considrations ne frappassent pas gnralement les esprits des Celtes, elles trouvaient assez de prise dans quelques uns dentre eux pour y lever de grandes difficults. Tous navaient pas t tmoins du premier mouvement de la Voluspa, le plus grand nombre navait pas entendu son oracle ; plusieurs refusaient dy croire ; ceux qui sen trouvaient pntrs jugeaient extraordinaire quon pt douter dune chose dont ils affirmaient la vracit. Ni les uns ni les autres ne savaient pas quil est de lessence des vnements providentiels de produire cet effet. Ils stonnaient dune chose qui constitue le plus bel apanage de lHomme : si la Providence lentranait dans un mouvement irrsistible, elle ne diffrerait pas du Destin, et la mme ncessit les dirigerait galement. La Volont de lhomme, force dans toutes les directions, naurait aucun choix faire, et ses actes, indiffrents son gard, ne seraient susceptibles ni de louange, ni de blme. Cest prcisment la libert mentale quun vnement laisse, quon peut reconnatre sil est providentiel. Plus il est lev, il est libre ; plus il est forc, plus il incline vers la fatalit du Destin. - Page 65 -
Cette libert mentale, inhrente aux vnements providentiels, se fit sentir ici pour la premire fois, et se fit sentir avec force. Les Celtes virent avec tonnement peut-tre, mais enfin ils virent quil tait possible quils ne pensassent pas la mme chose sur les mmes objets. Tandis que le plus grand nombre des peuplades recevaient avec respect les ordres du collge fminin, et se soumettaient sans aucune rsistance au souverain pontife et au roi quil avait nomm ; tandis que lenseignement sacerdotal et le gouvernement civil et militaire stendaient dans leur sein, et y jetaient de profondes racines ; tandis enfin que les oracles de la Voluspa y taient reus comme des lois sacres, il y avait dautres peuplades qui, tenant avec opinitret leurs anciennes formes, rejetaient toutes les innovations. Celle qui les choquait le plus, et laquelle il paraissait pourtant que le collge fminin tenait avec le plus de force, cause peut-tre dun peu dintrt particulier qui commenait se mler lintrt gnral, tait la fixation des demeures et la circonscription des familles ; ce qui tendait tablir la proprit territoriale, qui jusque-l avait t inconnue. Cette innovation fut le prtexte apparent du schisme qui se forma : il fut violent ; on en vint aux mains de part et dautre ; mais comme les dissidents taient dans une trs faible minorit, en comparaison de la masse qui voulait directement les innovations ou qui les recevait sans dbats, ils se virent obligs de se soumettre ou de se retirer. Ils prfrrent ce dernier parti ; et marchant toujours devant eux, du nord au midi de lEurope, arrivrent sur les bords de cette mer quon a depuis appele proprement la mer Noire, quoique ce nom appartint autrefois, en gnral, toute ltendue des flots qui baignent le midi de lEurope ; et cela, cause des peuples noirs qui la possdaient ; comme on appelait mer Blanche, par une raison contraire, cette partie de locan qui entoure lEurope et lAsie du ct du ple boral. Parvenus sur les bords de cette mer intrieure, les Celtes dissidents la ctoyrent lorient, et pntrrent dans cette partie de lAsie qui porte le nom dAsie Mineure. Les faibles colonies que les Sudens avaient pousses jusque-l furent facilement culbutes. Les vainqueurs, encourags par ce premier succs, savancrent rapidement, accroissant toujours leur butin et le nombre de leurs esclaves ; et bientt le bruit se rpandit au loin quun dluge de Scythes inondait les contres septentrionales de lAsie. Les efforts quon fit pour arrter le torrent ne firent quaccrotre son imptuosit et offrir de nouveaux aliments ses dprdations. Les Celtes, dans limpossibilit o ils taient de reculer, devaient avancer ou prir. Ils avancrent. A cause des opinions qui les avaient forcs abandonner leur patrie, ils staient donn le nom de Bodohnes32, cest--dire sans habitations fixes ; et ce nom, qui subsiste encore dans celui des Bdouins, a t fameux. Aprs plusieurs vicissitudes, sur les quelles il est tout fait inutile que je marrte, ces Celtes Bodohnes, devenus matres des bords de lEuphrate, si clbre par la suite, firent la conqute de lArabie, ou la plupart se fixrent enfin, aprs avoir pris une partie des murs et des habitudes des peuples quils avaient vaincus, et stre soumis leurs lois et leurs cultes. Cest du mlange qui seffectua alors du sang boren et du suden que sont issus les Arabes. Toutes les cosmogonies o lon trouve la Femme prsente comme la cause du mal, et la source fconde de tous les malheurs qui ont afflig la terre, sont sorties de l. Encore au temps de Mahomed, la femme tait considre comme impure par les peuples de lYmen, qui, comme leur prophte le leur reproche dans Coran, pleuraient la naissance des filles, et souvent les enterraient vivantes. Je ne veux pas abandonner ces Celtes dissidents, dont la fortune devint par la suite assez brillante, puisque ce fut deux que tirrent leur origine les Assyriens et les Arabes, sans rapporter un fait dont la singularit a fort embarrass les savants de tous les sicles. Ce fait est relatif aux Amazones. Je me garderai bien dentrer dans le dtail des controverses sans nombre qua fait natre lexistence de ce peuple de femmes guerrires. Ce qui rsulte de plus clair de tout ce quon a dit pour et contre, cest quen effet un tel peuple a exist ; dabord en Asie, auprs du Thermodon, et ensuite dans quelques les de la Mditerrane, et jusquen Europe mme. Les Hindous, qui en ont conserv le souvenir, appellent
32 Il est remarquable que ce nom, galement celte et phnicien, est encore parfaitement intelligible en allemand et en hbreu. La racine celtique bod ou bed signifie proprement un lit ; et la mme racine phnicienne beth ou beyth signifie une habitation. La racine ohn, conserve eu allemand, et ain, on oin, quon trouve en hbreu, exprimant une absence, une ngation. Notre verbe habiter tient la premire racine, bed ou beyth, ainsi que le saxon abidan, langlais to abide, abode, etc.
- Page 66 -
le pays des Amazones Stri-radjya, et les placent auprs des monts Coulas, sur les bords de la mer. Zoroastre dit dans le Boun-dehesh quelles habitent la ville de Salem. Pausanias parle de leur invasion dans la Grce, et les fait combattre jusque dans les murs dAthnes ; Apollonius raconte dans ses Argonautiques, quelles staient tablies dans lle de Lemnos et sur la terre ferme, auprs du cap Thmiscure. Ce qui parat le plus probable, cest que ce fut dabord dans lAsie Mineure que ces femmes extraordinaires commencrent exister. Sans doute quelques hordes de Bodohnes stant avances sans prcautions, tombrent dans une embuscade, o les hommes furent taills en pices. Les femmes, ayant eu le temps de se mettre labri, soit au-del dun fleuve, soit dans une le, se voyant les plus fortes, grce cet vnement, rsolurent den profiter pour saisir la domination. Il se trouva vraisemblablement parmi elles une femme dun caractre ferme et dcid, qui leur en inspira le dessein, et qui se mit leur tte. La tradition porte quelles massacrrent les vieillards qui taient rests avec elles, et mme quelques hommes qui avaient chapp lennemi. Quoi quil en soit, il parat certain quelles formrent un gouvernement monarchique, qui subsista pendant un temps assez long, puisque le nom de plusieurs de leurs reines est parvenu jusqu nous. Les historiens ne sont pas daccord sur la manire dont elles admettaient les hommes parmi elles ; tout ce quon peut infrer de plus conforme la vrit, cest quelles rduisaient en esclavage ceux quelles faisaient prisonniers, et quelles donnaient ceux qui naissaient de leurs unions passagres une ducation conforme leurs vues. Au reste le nom dAmazones, sous lequel lantiquit nous a fait connatre ces femmes guerrires, prouve la fois leur origine celtique, et leur demeure en Asie, par la manire dont il est compos 33. Il signifie proprement celles qui nont pas de mles ou de maris. On sent bien, sans quil soit besoin de sappesantir beaucoup sur cet objet, que si de pareilles femmes ont exist, il a fallu que lexcs du malheur les faisant sortir de leur nature, les ait port cet acte de dsespoir. Or, dans la position o jai reprsent les femmes les femmes Celtes bodohnes, leur malheur devait tre excessif, puisquil tait le rsultat dun schisme la fois politique et religieux. Leurs maris, en mconnaissant la voix de la Providence, qui les appelait des murs plus douces, en appesantissant sans raison un bras de fer sur un sexe dj trop puni de ses fautes, livraient au Destin des germes de calamit qui ne pouvaient pas manquer de produire des fruits funestes, ds que loccasion en favoriserait le dveloppement.
33 Ce mot se compose de la racine mas, conserve toute pure en latin, et reconnaissable dans lancien franais masle, dans litalien maschio, dans lirlandais moth, etc. ; cette racine runie la ngation ohne, constitue le mot mas-ohne, lequel ayant pris larticle phnicien ha; dans ha-mas-ohne, offre exactement le sens que jai indiqu.
- Page 67 -
- Page 68 -
ais tandis que ces vnements se passaient en Asie, les Celtes rests en Europe continuaient dy suivre le mouvement imprim par la Providence. Le gouvernement thocratique et royal sy tablissait et promettait les plus heureux rsultats. Dj un nombre considrable de Druides, instruits par les soins du souverain pontife, appel Drud, se rpandait de tous cts, et ajoutait aux deux classes dj existantes parmi les Borens, une classe minemment utile, puisquelle tendait maintenir lharmonie entre les deux autres, en empchant loppression dun ct, et la rvolte de lautre. Cette classe, compose des hommes appels Lhr, cest--dire les clairs ou les savants, est devenue parmi nous ce quon appelait autrefois la clergie, et que nous appelons aujourdhui le clerg. Beaucoup plus anciennement, et lorsque la thocratie domina seule en Europe, et dans labsence mme de la royaut, les souverains thocrates, dont les siges principaux taient en Thrace, en trurie, et dans les les Britanniques, prenaient le titre de Lar34. Ainsi donc la Race borenne se divisa en trois classes ; et, ce qui est digne de la plus grande attention, cest que chaque classe reprsenta une des trois sphres constitutives de lHomme, et suivit son dveloppement, de manire que celle des Folk, ou des hommes de travail, fut analogue la sphre instinctive ; celle des Leyt, ou des hommes darmes, lanimique ; et celle des Lhr, ou des hommes clairs, lintellectuelle. Cette marche, quoique trouble par quelques secousses, tait admirable jusquel. Comme la masse de la nation celtique tendait se fixer, on dut songer faire le partage des terres ; mais avant den venir ce point dcisif, il fallait dabord en connatre et en fixer les limites. Depuis lvnement providentiel que jai racont, la guerre stait rallume plus vive que jamais entre les deux Races blanche et noire. Les Celtes, pntrs dun enthousiasme religieux et guerrier, faisaient des prodiges de valeur. Les Atlantes, presss de toute part, ne pouvaient plus tenir la campagne devant eux. Le temps avait effac les diffrences qui existaient dabord. Les armes taient devenues peu prs gales, et les Celtes, instruits dans la tactique militaire, trouvaient dans leurs forces corporelles un avantage de plus en plus signal. Tout lintrieur du pays tait dj nettoy. Les Sudens, relgus aux extrmits mridionales de lEurope, sur les rives de la mer, ne pouvaient sy maintenir qu la faveur de leurs villes fortifies, dont les Celtes taient inhabiles encore faire le sige, et que dailleurs une marine puissante rendait imprenables par famine. Lorsque la possession de lEurope leur fut ainsi assure, lexception des ctes mridionales, les Druides en divisrent lintrieur en trois grandes rgions. La rgion centrale fut nomme Teuts-land, cest--dire la terre leve, sublime, ou la terre de Teut ; celle loccident reut le nom de Hl-land ou Ghl-land, la terre infrieure ; et celle lorient prit celui de Pl-land, la terre suprieure. Les contres places au nord de ces trois rgions furent appeles Dahn-mark, la limite des mes ; et celles du midi, occupes encore par les Atlantes, depuis le Tanas jusquaux colonnes dHercule, furent connues sous le nom gnrique dAsks-tan, la demeure des Asks ou des Peuples noirs35. Cette division gographique, quoique altre par une multitude de subdivisions, a survcu toutes les rvolutions politiques et religieuses, et se reconnat encore de nos jours dans ses points principaux. Quant aux immenses
34 De l, chez le Grecs, le mot XXXX appliqu celui X. qui fait le destin de quoi que ce soit ; chez les Latins les lares, et chez les Anglais modernes les Lords. 35 Le mot ask, tantt crit avec un c, tantt avec un q, tantt variant de voyelle, se trouve dans une foule de noms de peuples tablis dans ces parages : les Thraskes, les Osques, les Esques, les Tosques ou Toscans, les trusques, les Baskes ou Wasques, ou Vascons, ou Gascons, etc. Jai crit au long ma pense sur tous ces peuples dans ma Grammaire de la langue dOc. On entendait par les Thraskes, les Asks orientaux ; par les Tosques, les Asks mridionaux ; et par les Vasques, les Asks occidentaux Le nom de Plasges ou Pelasks dsignait les peuples noirs en gnral, et particulirement les marins. Le nom dAsks-tan sest conserv dans ceux dOccitanie et dAquitaine.
- Page 69 -
contres qui stendaient au-del du Borysthne regard comme la borne de lempire Boren 36, ainsi que son nom lindique assez, on les croyait absolument prives dhabitants, et seulement peuples danimaux sauvages parmi lesquels le cheval tait le plus estim. Ctait mme cause de cet animal belliqueux quon donnait ces contres le nom de Ross-land, la terre des chevaux37. En croyant les contres situes au-del du Borysthne et de la Duna entirement inhabites, les Celtes se trompaient beaucoup. Cette opinion errone indiquait seulement quils avaient perdu de vue le lieu de leur berceau, et quils ne se souvenaient plus dtre descendus eux-mmes de ces rgions glaces. Tandis quils avaient fait des pas normes dans la civilisation, et que, prts marcher la conqute du Monde, ils constituaient dj une nation nombreuse et puissante, des peuplades in connues franchissaient peine les premires limites de ltat social, se formaient en silence, croissaient en nombre, et nattendaient que le moment favorable pour descendre leur tour des hauteurs borales, et venir dans un climat plus doux leur en demander le partage.
36 Le nom de ce fleuve est compos des mots Bors-stein, la Borne de Bor. 37 Le mot Ross signifie encore un cheval en allemand ; notre mot Rosse en est une dgradation. - Page 70 -
ependant les Druides, toujours dociles aux oracles de la Voluspa, et soumis aux dcrets du Collge sacr, continurent leur division. Ils donnrent aux hommes darmes la proprit gnrale dune vaste tendue de terre ; et aux hommes de travail la proprit particulire dune petite tendue dans la grande. De manire que ce qui tait possd par dix familles ou cent familles de Folk, appartenait en totalit une famille de Leyt, qui sans tre oblige de travailler la terre, ni de soccuper daucun autre mtier que de celui des armes, jouissait dune certaine partie des revenus, du travail et de lindustrie de ces petits propritaires chargs de faire valoir sa grande proprit. Comme plusieurs petites proprits en formaient une grande, plusieurs grandes en formaient une plus grande ; et celles-ci runies en constituaient une autre encore plus grande : de manire que si le premier homme darmes qui dominait sur plusieurs hommes de travail, prenait le titre de baron, le second prenait celui de haut-baron, et le troisime celui de trs haut-baron. Le roi avait la domination sur tous les barons, et jouissait du droit honorifique de proprit universelle. Cest--dire que toutes les terres taient censes lui avoir appartenu, et que les grands et les petits propritaires reconnaissaient tenir de lui leurs droits respectifs. Toutes les terres non occupes dpendaient de lui ; il les donnait aux nouvelles familles mesure quelles se formaient, et disposait galement des domaines devenus vacants par lextinction des familles anciennes. Outre cela, il possdait en propre un domaine trs tendu, dont les revenus taient affects sa couronne. Il parat que dans lorigine de cette lgislation, les Druides neurent pas dautres proprits que celles des sanctuaires o ils logeaient avec leurs femmes et leurs enfants. Leur principal revenu consista en une sorte de dme prleve sur tous les biens de ltat ; mais les dons quon leur fit par la suite des temps, les rendirent propritaires dune grande quantit de terres attaches ces mmes sanctuaires, et mirent entre leurs mains des trsors immenses. On voit daprs cette esquisse rapide, que les proprits territoriales furent dabord dune triple nature, et pour ainsi dire instinctives, animiques et intellectuelles. Ceux qui se sont imagin quil a suffi un homme denclore le premier un espace de terrain, et de dire cela est moi, pour le possder, ont commis la plus lourde bvue. La possession relle de lhomme, sa possession instinctive, ne va pas au-del de son travail. La terre appartient tous, ou nappartient personne. Il faut une concession providentielle pour en assurer la proprit ; et cette concession ne peut tre leffet que dune lgislation thocratique. La Providence ne se manifeste pas immdiatement, elle ne vient pas en personne dicter ses lois aux hommes ; elle a toujours besoin dun organe humain pour faire entendre ses volonts. Ce nest que lorsque cet organe se rencontre que la lgislation thocratique commence. Cette lgislation, ainsi que je lai dit, avait commenc chez les Celtes lpoque dtermine pour cela. Elle avait ajout la force, la seule puissance qui existt alors, deux autres puissances destines se servir mutuellement dappui : la loi civile et la loi religieuse. Le chef militaire qui se trouvait au premier rang, avait d cder sa place deux nouveaux chefs institus pour tre ses suprieurs : le roi et le souverain pontife. Le roi, par le seul fait de son couronnement, avait t dclar le reprsentant temporel de la Providence, et par consquent, le propritaire universel de la terre. Il pouvait donc, en sa qualit de propritaire universel, crer des propritaires gnraux ; et ces propritaires gnraux, tablir leur tour des propritaires particuliers. Ce fut prcisment ce quil fit. Mais comme la Providence, reprsente temporellement par le roi, conservait nanmoins son action spirituelle, dont le souverain Pontife se trouvait revtu, il dcoulait de l, que le roi devait hommage de sa proprit universelle ce souverain Pontife, par la voix duquel son droit avait t promulgu ; et que ctait juste titre que celuici rclamait, tant pour lui que pour le corps sacerdotal, une portion lgale de tous les produits.
- Page 71 -
Si lon veut faire attention aux lois et surtout aux usages, qui malgr le nombre infini de rvolutions dont lEurope a t le thtre, se sont attachs au droit de proprit territoriale, on verra quils tendent tous prouver ce que javance, savoir : que ce droit na t primitivement quune concession. Au reste, il ne faut pas confondre ce que je dis ici de la proprit territoriale, avec ce que jai dit ailleurs de la proprit industrielle. Ces deux proprits ne se ressemblent pas du tout par le droit. La proprit industrielle constitue un droit naturel, inhrent lhomme, un besoin dont ltat social tire son principe ; tandis que la proprit territoriale repose, au contraire, sur une concession innaturelle, trangre lhomme, qui na lieu que longtemps aprs que ltat social est constitu. Il nest pas besoin de loi, comme je lai dit, pour tablir le droit de proprit industrielle, parce que chacun sent par instinct que le produit du travail dun homme lui appartient, de la mme manire que son corps ; mais ce nest jamais que par suite dune loi, et dune loi trs forte, que le droit de proprit territoriale peut tre admis ; parce que linstinct repousse lexistence dun pareil droit, et que jamais il naurait lieu, si lintelligence dans laquelle il a son principe ne parvenait le sanctifier. Aussi voit-on les hommes passionns, dont la volont se place dans linstinct, slever avec violence contre la possession exclusive des terres, et demander toujours pourquoi une grande portion du peuple en est dshrite. La seule rponse faire ces hommes, est celle-ci : cest parce que la Providence la voulu. Or, sans prtendre porter sur les voies de la Providence un tmraire flambeau, on peut bien signaler les motifs dune semblable volont. Ces motifs sont videmment de donner ldifice social une lvation et un clat quil naurait jamais obtenus sans cela.
- Page 72 -
nviron cette poque, et peut un peu avant, il se passa plusieurs choses qui influrent dune manire sensible sur la Civilisation des Celtes. Les Druides, en coutant les oracles de la Voluspa, saperurent que ces oracles taient toujours renferms dans des phrases mesures, dune forme constante, entranant avec elles une certaine harmonie qui se variait selon le sujet ; de manire que le ton avec lequel la prophtesse prononait ses sentences diffrait beaucoup du langage ordinaire. Ils examinrent attentivement cette singularit, et aprs stre habitus imiter les intonations diverses quils entendaient, parvinrent les reproduire, et virent quelles taient coordonnes daprs des rgles fixes. Ces rgles, quils finirent, force de travail, par rduire en systme, leur donnrent les principes des deux plus belles conceptions dont les hommes aient pu shonorer : la musique et la posie. Voil quelle fut lorigine de la mlodie et du rythme. Jusque-l les Celtes avaient t peu sensibles la musique. Celle des Atlantes, quils avaient entendue dans les combats ou dans quelques solennits, ne stait offerte eux que comme un bruit plus ou moins fort, aigu ou grave. Cherchant rivaliser leurs ennemis, ils avaient bien invent quelques instruments guerriers et monotones, tels que les tambours, la cymbale, le cornet et la bucine, avec lesquels ils parvenaient en effet remplir lair de bruits ou de sons formidables, mais sans aucune mlodie. Ce ne fut que quand leurs prtres eurent reu de la Voluspa les principes de lharmonie musicale et potique, quils commencrent y trouver quelques charmes. La flte, dont un gnie heureux fut linventeur, causa une rvolution dans les ides. On vit avec un ravissement inexprimable quon pouvait avec cet instrument suivre la voix de la Voluspa, et, pour ainsi dire, rappeler ses paroles par la seule rptition des sons quelle y avait attachs. La rptition de ces sons constitua le rythme potique. Ce rythme, prsent la nation comme un prsent du ciel, fut reu par elle avec un enthousiasme difficile exprimer. On lapprit par cur, on le chanta dans toutes les occasions, on linculqua ds le berceau dans lesprit des enfants ; de manire quen trs peu de temps il y devint comme instinctif, et quon put par son moyen rpandre avec la plus grande facilit le texte de tous les oracles ou de toutes les lois, que la Voluspa renfermait toujours dans la mme mesure. Telle fut la raison pour laquelle on ne spara jamais dans lantiquit la musique de la posie, et quon appela galement lune et lautre la langue des Dieux. Malgr le plaisir que je prendrais mtendre sur des objets aussi agrables, et vers lesquels mes gots particuliers mont souvent entran, je ne dois ici que les effleurer, de peur de trop ralentir ma marche, ayant dailleurs dans dautres ouvrages pris soin de les approfondir autant que je lai pu38. Linvention de la musique et de la posie, en lectrisant les esprits, donna lieu des observations, des recherches et des mditations, dont les rsultats furent des plus utiles. Pour la premire fois on examina ce phnomne brillant de la Parole, auquel on navait pas fait la moindre attention jusque-l. Les Druides, que la Voluspa avait rendus musiciens et potes, devinrent grammairiens. Ils examinrent la langue quils parlaient, et dcouvrirent avec surprise quelle sappuyait sur des principes fixes. Ils distingurent le substantif du verbe, et trouvrent les relations du nombre et du genre. Entrans par lesprit de leur culte, ils prononcrent le genre fminin le premier, et frapprent ainsi le langage boren dun caractre indlbile, dun caractre entirement oppos celui du langage suden. Ayant dsigner, par exemple, des objets dont le genre nexiste que dans les formes du langage, ils appliqurent le genre fminin ou masculin dune manire oppose lopinion constante du Rgne hominal,
38 Principalement dans mon Discours sur lEssence et la forme de la Posie, mis en tte de mes Examens sur les Vers dores de Pythagore ; dans mes Considrations sur le Rythme, et enfin dans mon ouvrage sur la Musique.
- Page 73 -
attribuant le genre fminin au soleil et le masculin la lune, et se mettant ainsi en contradiction avec la nature des choses39. Cette faute, qui fut une des premires o la vanit animique de la femme entrana lesprit de la prophtesse, ne fut malheureusement ni la dernire, ni la plus considrable. Je signalerai tout lheure la plus terrible de toutes, celle qui faillit encore perdre la Race entire. Je veux avant dire un mot sur linvention de lcriture, qui concida avec celle de la grammaire. Les Celtes, comme je lai dit, avaient acquis par la frquentation des Atlantes une vague connaissance de lcriture ; mais leur esprit, encore mal dvelopp, navait pas senti toute lutilit dun art aussi admirable ,et sen tait faiblement occup. Ce ne fut que lorsque les Druides vinrent rflchir sur leur idiome originel, quils sentirent la ncessit den fixer par lcriture les formes fluctuantes. Ce quil y de plus difficile dans cet art rside dans la conception de la premire ide ; une fois que cette ide est conue, et que son objet mtaphysique est saisi par lesprit, le reste na rien dembarrassant. Il serait trop hardi de dire aujourdhui si le premier inventeur des caractres littraux ne copia pas quelque chose de ce quil pouvait connatre de ceux des Atlantes, ou si les formes quil donna aux seize lettres de son alphabet furent absolument son ouvrage ; ce quil y a de certain, cest que ces seize lettres prirent sous sa main une direction absolument oppose celle que suivaient les caractres sudens ; cest--dire que chez les Atlantes, tandis que lcriture traait ses caractres sur une ligne horizontale allant de droite gauche, chez les Celtes il la plaa au contraire en procdant de gauche droite. Cette diffrence notable, dont personne, ce que je crois, na encore donn la cause, dpendait de celle que je ais dire. A lpoque trs recule o les caractres atlantiques furent invents, la Race sudenne, encore prs de son origine, habitait en Afrique, au-del de lquateur ; vers le pole sud ; de manire que lobservateur tourn vers le soleil, voyant cet astre se lever sa droite et se coucher sa gauche, suivait naturellement son cours dans le mouvement de son criture. Mais ce qui tait naturel dans cette position, ce qui mme pouvait tre considr comme sacr, par des peuples adorateurs du soleil, cessait de ltre du ct oppos du globe, pour des peuples septentrionaux placs trs loin mme du tropique. Parmi ces peuples, lobservateur, tourn vers le soleil, voyait cet astre au contraire se lever sa gauche et se coucher sa droite ; en sorte quen partant du mme principe qui avait dirig lcrivain suden, le celte, en suivant le cours du soleil, devait naturellement tracer une ligne directement oppose, et donner son criture le mouvement de gauche droite. La connaissance de cette cause, si simple en apparence, livre lobservateur une clef historique, qui ne lui sera pas dune mdiocre utilit ; car toutes les fois quil verra une criture quelconque suivre la direction de droite gauche, comme celle du Phnicien, de lHbreu, de lArabe, de ltrusque, etc. il peut en rapporter lorigine la Race sudenne ; et, tout au contraire, quand il verra cette criture suivre la direction oppose de gauche droite, comme la runique, larmnienne, la tibtaine, la sanscrite, etc. il ne se trompera pas en la considrant comme dorigine borenne. Les Celtes distingurent leurs caractres alphabtiques par lpithte de runiques ; et ce mot qui me frappe me persuade prsent quils les imitrent en quelque chose des caractres atlantiques. Voici pourquoi. Les Atlantes avaient deux sortes dcritures, lune hiroglyphique, et lautre vulgaire ou cursive, comme cela se prouve assez par le tmoignage de lgypte, le dernier lieu de la terre o leur puissance a jet son dernier clat. Or, le mot runique signifie dans un grand nombre de dialectes, cursif 40; de manire quon peut augurer que les caractres runiques ne sont que les caractres cursifs des Atlantes, un peu altrs dans leur forme, et tourns en sens inverse. Cette opinion reoit dailleurs un 39 Cette contradiction a disparu dans un grand nombre de dialectes celtiques, cause de lascendant quy ont pris les
dialectes atlantiques, avec lesquels ils se sont mls ; mais dans le centre de lEurope, le dialecte allemand a conserv cette singularit. Dans ce dialecte, le soleil, die sonne ; lair, die luft ; le temps, die zeit ; lamour, die liebe, etc. sont du genre fminin ; et la lune, der mond ; la mort, der tod, leau, das vasser ; la vie, das leben, etc. sont du masculin ou du neutre.
40 La racine celtique Ran ou Run, dveloppe lide de course et de fuite, ainsi que je me souviens de lavoir dj
dmontr. Le mot runig ou runik exprime donc la disposition courir.
- Page 74 -
grand degr de probabilit par la ressemblance frappante que lon remarque entre les caractres cursifs phniciens, et les caractres runiques ou cursifs des trusques et des Celtes. Mais avant mme que la posie et la musique, la grammaire et lcriture, fussent inventes, les sciences mathmatiques avaient fait quelques progrs. La numration na pas besoin du dveloppement de lintelligence pour donner les premiers lments de larithmtique ; et lon ne peut sempcher de croire que le partage qui se fit des possessions territoriales ne fournit bientt ceux de la gomtrie pratique, comme les besoins de lagriculture conduisirent ceux de lastronomie. Ces sciences, sans doute, taient encore loin de leur perfection ; mais il suffisait quelles eussent commenc dtre cultives, pour que le but de la Providence ft rempli. Jai assez dit que la Providence ne donne jamais que les principes des choses. Cest la Volont de lhomme quen appartient la culture, sous linfluence du Destin.
- Page 75 -
- Page 76 -
CHAPITRE VI DVIATION DU CULTE ; PAR QUOI CAUSE. SUPERSTITION ET FANATISME : LEUR ORIGINE.
i les principes donns par la Providence avaient continu se dvelopper avec la mme rectitude, la Race borenne, parvenue rapidement au point culminant de ldifice social, aurait offert un spectacle digne dadmiration. LEurope, quelle et illustre de bonne heure, naurait point t le jouet de tant de vicissitudes ; et, sans avoir besoin de se faire lesclave de lAsie pendant une si longue suite de sicles, aurait tenu beaucoup plus tt le sceptre du Monde. Mais le Destin, qui dterminait une srie dvnements tout opposs, aurait demand une volont aussi pure que forte, pour empcher leur ralisation ou rsister leurs effets ; et non seulement cette volont ne se trouve pas, mais celle qui existait, au lieu de suivre le mouvement que lui imprimait la Providence, lui rsista, voulut se faire centre, tre son propre moteur ; et, loin dviter le Destin, se laissa dominer par lui, et flchit sous sa loi. Une seule passion niai gouverne causa tout le mal : ce fut la vanit qui, sexaltant dans le sein de la Voluspa en particulier, et gnralement dans celui de toutes les femmes, y fit natre lgosme, dont les froides inspirations, au lieu dtendre la sphre intellectuelle, la resserrent au contraire, et portent dans lme lambition dnue de lamour de la gloire. On avait tabli, dans les diverses contres occupes par les Celtes, plusieurs collges de femmes, la tte desquelles tait une Druidesse qui ne relevait que de la Voluspa : ces Druidesses prsidaient au culte, et rendaient des oracles ; on les consultait dans les affaires particulires, comme lon consultait la Voluspa dans les affaires gnrales. Dabord leur autorit tait trs tendue ; les Druides ne faisaient rien sans prendre leur avis, et les Rois eux-mmes obissaient leurs ordres ; mais mesure que la classe sacerdotale sclaira, mesure que les sciences et les arts commencrent fleurir, elles saperurent que leur influence diminuait, que lautorit sloignait delles, et quon les rvrait moins pour elles-mmes, que pour la Divinit dont elles taient les instruments. Il tait vident que lhomme, tonn par la grandeur du mouvement qui avait eu lieu, revenait insensiblement de son tonnement, et tendait reprendre sa vritable place, que ce mouvement lui avait fait perdre. La mme chose qui stait passe loccasion du premier dveloppement de la sphre instinctive, se passait sous dautres rapports. Il tait question, prsent comme alors, de savoir lequel des deux sexes resterait le matre. Si la femme et t sage, elle et consenti se laisser considrer comme linstrument de la Divinit, comme le moyen de communication entre la Divinit et lhomme. Ce poste tait assurment assez beau pour satisfaire sa vanit. Sa vanit pourtant nen fut pas satisfaite, parce que lgosme veill lui persuada quil ny avait l-dedans rien pour elle. Quand elle parlait, tait-ce elle quon coutait ? Non ; ctait la Divinit qui parlait par sa bouche. Quand elle gardait le silence, quelle autorit avait-elle ? Aucune : ctait le Druide, ctait le Roi, ctait le Maire qui commandait. Devait-elle se renfermer dans ce rle insignifiant ? tait-ce assez pour son ambition ? Ses facults ne lappelaient-elles pas de plus hautes destines ? Ses facults ! Eh ! Qui pouvait les apprcier mieux quelle ? Tout ce qui stait pass nen dpendait-il pas ? On cherchait la Divinit dans le ciel, parce que sa voix ly avait mise. On lui demandait des oracles, parce que son intelligence en avait conu. Si lavenir avait t pntr, nest-ce pas la force de sa volont qui avait ralis les rves de son imagination ? Ne serait-il pas possible que lavenir dpendt delle, comme lexistence de la Divinit en avait dpendu ? A peine cette ide impie est conue, que la Providence pouvante a recul, et que le Destin a pris sa place. La Voluspa nest plus lorgane de la Divinit ; cest un instrument fatidique dont le Destin disposera. Cest en vain que vous chercherez dsormais, dans lidiome quelle emploiera, le futur vrai
- Page 77 -
daucun verbe. Le Verbe, dans sa langue, sen priv du futur41. La ncessit seule du Destin enfantera lavenir, en dveloppant les consquences du pass. Ainsi, ne pouvant plus rgner par la vrit, et voulant absolument conserver son empire, la femme chercha rgner par lerreur. Tous les oracles qui sortirent des sanctuaires furent amphibologiques et tnbreux ; on nentendit plus parler que de calamits, que de pchs commis, que dexpiations demandes, que de pnitences faire. La Divinit suprme, Teutad, jadis offerte sous limage bienveillante dun pre, ne parut plus que sous les traits austres dun tyran. Le premier Herman, devenu le Dieu de la guerre, sous le nom de Thor42, ne fut plus cet anctre protecteur, toujours occup du salut de la nation ; ce fut un Dieu terrible et svre, qui se donna lui-mme les titres les plus redoutables : on le nomma le pre du carnage, le dpopulateur, lincendiaire, lexterminateur. Il eut pour pouse Friga ou Freya, la dame par excellence, qui, non moins cruelle que son mari, dsignait davance, dans les combats, ceux qui devaient tre tus, et, par un contraste bizarre, tenait dans une main la coupe de la volupt, et dans lautre, le glaive qui dvouait la mort. Une superstition affreuse succda au culte simple suivi jusqualors : la religion devint intolrante et farouche ; toutes les passions qui agitaient lme de la Voluspa enflammrent les mes des anctres : ils devinrent comme elle jaloux, avides et souponneux ; les sacrifices innocents quon avait accoutum de leur faire ne furent plus capables de les contenter. On leur immola des animaux ; on remplaa les libations de lait par des libations de sang ; et, comme il fallut tablir une diffrence entre les anctres des particuliers et ceux de la nation, on fut conduit sacrifier Teutad, Thor, Freya, des victimes humaines, jugeant que le sang le plus pur et le plus noble devait leur tre aussi le plus prcieux43. Et quon ne se figure point que ces victimes se prissent parmi les captifs ou parmi les esclaves, non ; les ttes les plus nobles taient souvent les plus menaces. Les Druidesses, inspires par la Voluspa, taient parvenues frapper les esprits dune telle ivresse, quon regardait comme favoriss des Dieux ceux que le sort dsignait pour tre enterrs vivants, ou pour rpandre leur sang au pied des autels. Les victimes elles-mmes se flicitaient du choix qui tombait sur elles. Nul ntait except ; laveuglement allait au point, quon regardait comme du plus favorable augure quand le Roi lui-mme tait appel cet honneur. Sans respect pour son rang, on limmolait au milieu des applaudissements et des cris de joie de toute la nation. Les ftes o lon offrait ces sacrifices atroces se renouvelaient souvent : tous les neuf mois on en clbrait une durant laquelle neuf victimes par jour taient immoles pendant neuf jours conscutifs. A la moindre occasion, les Druidesses demandaient un messager pour aller visiter les anctres, et leur porter des nouvelles de leurs descendants. Tantt on prcipitait ce malheureux sur la lance du Hermansayl ; tantt on lcrasait entre deux pierres ; tantt on le noyait dans un gouffre ; plus souvent on laissait jaillir son sang, pour tirer un augure plus ou moins favorable du plus ou moins dimptuosit avec laquelle il jaillissait. Mais ctait lorsque la crainte dun malheur imminent agitait les esprits, que la superstition dployait ce quelle avait de plus horrible. Je naurais jamais fini si je voulais retracer la foule de tableaux qui viennent soffrir ma mmoire. Ici, cest une arme qui dvoue la mort son gnral ; l, cest un gnral qui dcime ses officiers. Je vois un monarque sexagnaire quon brle en lhonneur
41 Les idiomes celtiques, qui nont pas prouv le mlange des idiomes atlantiques, tels que le saxon, lallemand,
langlais, etc. nont point de futur simple. 42 Le mot thor, qui signifiait proprement un taureau, tait lemblme de la force. Le taureau servit plus tard denseigne aux Celtes, comme je le dirai. 43 Cest du nom de Thor, le Dieu de la guerre, que sont venus les mots terreur et terrible. Les mots effroi, effroyable, frayeur, etc. sattachent galement limpression que faisait le culte de Freya. On dit encore en saxon frihtan, en danois freyeter, en anglais to fright, pouvanter. Et ce qui est bizarre, cest que cest du nom de cette mme Desse, Friga ou Freya, que drive le verbe frigan, faire lamour ; en langue dOc fringar, et en franais mme fringuer. De l aussi les mots frai et frayer en parlant des poissons. Ce contraste singulier donne penser que, selon l doctrine des Celtes, cette Desse tait conue sous une double nature ; tantt comme prsidant lamour et la naissance, sous le nom de Friga ; et tantt la guerre et la mort, sous celui de Freya. Je reviendrai plus loin sur ce contraste que personne na encore assez remarqu.
- Page 78 -
de Teutad ; jentends les cris des neuf enfants de Haquin, quon gorge sur les autels de Thor ; cest pour Freya quon creuse ce puits profond o lon ensevelira les victimes qui lui sont dvoues. Sur quelque point que je jette mes regards en Europe, jy vois les traces empreintes de ces hideux sacrifices. Depuis les bords glacs de la Sude et de lIslande, jusquaux fertiles rivages de la Sicile ; et depuis le Borysthne jusquau Tage, je vois partout le sang humain fumer autour des autels ; et lEurope ne souffre pas seule de ce flau destructeur ; la funeste pidmie en franchit les limites arec les Celtes, et va infecter sur leurs pas les plages opposes de lAfrique et de lAsie. Que dis-je ? Elle en sort encore par lIslande, et porte son venin jusque dans lautre hmisphre. Oui, cest de lIslande que le Mexique a reu cet abominable usage. Dans quelque lieu quon le voie tabli, au nord ou au midi de la terre, lorient ou loccident, on peut sans erreur en rapporter lorigine lEurope : cest dans la sombre horreur de ses forts quil a pris naissance ; et son principe a t, comme je lai dit, la vanit blesse, et la faiblesse qui veut commander. Cette faiblesse, il est vrai, fut souvent punie de ses propres fautes ; souvent le glaive que les femmes tenaient suspendu sur un sexe quelles ne savaient gouverner que par la terreur, retombait sur leur sein. Sans parler ici des jeunes vierges quon enterrait vivantes ou quon prcipitait dans les fleuves en lhonneur de Freya, il ne faut point oublier que les femmes des Rois et des principaux de ltat, taient forces par lopinion superstitieuse quelles avaient cre elles-mmes, de suivre leurs poux au tombeau, en stranglant leurs funrailles, ou en se jetant dans les flammes de leur bcher. Cette coutume barbare, qui subsiste encore dans quelques endroits de lAsie, y a t porte par les Celtes vainqueurs.
- Page 79 -
- Page 80 -
e culte superstitieux et froce auquel une fatale dviation des lois providentielles avait soumis les Celtes, la terreur qui en tait la suite naturelle, et cette habitude de sentir toujours la mort planant sur leur tte, les rendaient inaccessibles la piti. Intolrants par systme et valeureux par instinct, ils donnaient la mort avec la mme facilit quils la recevaient. La guerre tait leur lment ; ce ntait quau milieu des batailles, et tandis que la fatigue accablait leur corps, que leur esprit, partout ailleurs assailli de fantmes, trouvait une sorte de repos. Dans quelque lieu que la victoire guidt leurs pas, la dvastation les suivait. Implacables ennemis des autres religions, ils en dtruisaient les symboles, renversaient les temples, brisaient les statues, et souvent, sur le point den venir une bataille dcisive, faisaient voeu dexterminer tous les hommes et tous les animaux qui tomberaient entre leurs mains : ce quils excutaient la manire de linterdit, comme les Hbreux le firent longtemps aprs. Ils croyaient honorer ainsi le terrible Thor, le plus vaillant de leurs anctres, et nimaginaient pas quil y et une autre manire pour Teutad lui-mme de montrer sa force et sa puissance, que le carnage et la destruction. La seule vertu tait pour eu la valeur ; le seul vice la lchet. Ils nommaient lenfer, Nifelheim44, le sjour des lches. Convaincus que la guerre est la source de la gloire dans ce monde, et celle du salut dans lautre, ils la regardaient comme un acte de justice, et pensaient que la force qui donne sur le faible un droit incontestable, tablit la marque visible de la Divinit. Quand malheureusement ils taient vaincus, ils recevaient la mort avec une intrpidit farouche, et sefforaient de rire, en sortant de la vie, mme au milieu des tourments. Dj ils avaient eu plus dune fois loccasion dexercer leur passion favorite. Les Atlantes, attaqus jusque dans lenceinte de leurs villes, avaient t vaincus sur tous les points. Les ctes de la Mditerrane, ravages depuis les bords de la mer Noire jusqu lOcan, appartenaient au Celtes. Le peu de Sudens qui taient rests avaient t rduits en esclavage. Matres dune grande quantit de ports, les vainqueurs navaient pas tard se crer une sorte de marine, avec laquelle, gagnant sans peine les ctes opposes de lAfrique, ils y avaient pos des colonies. Conduits par un de leurs maires, que sa grande valeur avait fait nommer Hrll, ils avaient parcouru lEspagne ; et, toujours pillant et dvastant les tablissements des Atlantes, taient parvenus jusquau fameux dtroit appel depuis les Colonnes dHercule. Je ne crois pas sue tromper beaucoup en avanant que ce fut cause de cet vnement que ce dtroit fut ainsi nomm ; car, comme je lai observ dj, le nom dHercule ne diffre pas de celui de Hrll. Il sest dailleurs conserv une ancienne tradition ce sujet. On dit que le surnom de cet Hercule, Celte dorigine, tait Ogmi ; or le mot Ogmi signifiait en celte la grande Puissance ou la grande Arme45. Ainsi les Celtes possdaient donc cette poque lEurope entire, poussaient des hordes jusquen Afrique, menaaient le temple dAmmon, et faisaient trembler lgypte. Il tait craindre que cette puissance farouche ne fit la conqute du Monde ; ce qui serait devenu irrsistible si elle se ft rendue matresse de cet antique royaume, dont la fondation, selon Hrodote, ne remontait pas moins de douze mille ans avant notre re. Cet vnement, sil avait eu lieu, aurait t un des plus funestes pour lhumanit. La Providence le prvint. Elle ne pouvait pas changer directement la volont pervertie de la Race borenne ; mais elle pouvait la chtier ; et cest ce quelle fit. Quelques Celtes, revenus dAfrique en Europe, y apportrent les germes dune maladie inconnue, dautant plus terrible dans ses effets quelle dtruisait lesprance mme de la population, en attaquant la
44 Le mot nifel exprime le reniflement des chevaux quand ils sont effrays. Nous en avons compos notre verbe renifler. On dit encore aujourdhui en langue dOc niflar, souffler avec le nez, et au figur saigner du nez. 45 Ce mot, compos de deux mots, devrait tre crit Hug muh, le premier, huge, conserv en anglais, signifie trs vaste ; il a servi de racine au latin augere, comme au franais augmenter ; le second, mh, conserv en allemand, est lanalogue de langlais may, do vient Mayer, un puissant, un Maire.
- Page 81 -
gnration dans ses principes. On la nommait lphantiase, peut-tre cause de llphant, qui paraissait y tre sujet. En peu de temps cette cruelle maladie, se propageant du midi ou nord, et de loccident lorient, fit des ravages effroyables. Les Celtes qui en taient attaqus perdaient subitement leurs forces, et mouraient dpuisement. Rien ne pouvait combattre son venin. La Voluspa, interroge, ordonna vainement des sacrifices expiatoires. Les victimes humaines, quon immola par milliers, ncartrent pas le flau. La nation prissait. Pour la premire fois depuis longtemps ces indomptables guerriers, qui mettaient leur unique recours dans la force, sentirent que la force ntait pas tout. Les armes tombrent de leurs mains. Incapables de la moindre action, ils se tranaient dans leurs camps solitaires, plutt semblables des spectres qu des soldats. Si les Atlantes avaient t alors en mesure de les attaquer, ils taient perdus. Il y avait en ce temps-l parmi les Druides un homme savant et vertueux, mais dont les sciences et les vertus paisibles avaient t peu remarques jusqualors. Cet homme, encore dans la fleur de lge, gmissait en secret sur les erreurs de ses compatriotes, et jugeait avec juste raison que leur culte, au lieu dhonorer la Divinit, loffensait. Il connaissait les traditions de son pays, et avait beaucoup tudi la nature. Ds quil vit la fatale maladie tendre ses ravages, il ne douta pas quelle ne ft un flau envoy par la Providence. Il lexamina avec soin, il en connut le principe ; mais ce fut en vain quil en chercha le remde. Dsespr de ne pouvoir oprer le bien dont il stait flatt, errant un jour dans la fort sacre, il sassit au pied dun chne et sy en dormit. Pendant son sommeil il lui sembla quune voix forte lappelait par son nom. Il crut sveiller et voir devant lui un homme dune taille majestueuse, revtu de la robe des Druides, et portant la main une baguette, autour de laquelle sentrelaait un serpent. tonn de ce phnomne, il allait demander linconnu ce que cela voulait dire, lorsque celui-ci le prenant par la main le fit lever, et lui montrant sur larbre mme au pied duquel il tait couch une trs belle branche de gui, lui dit : O Ram ! Le remde que tu cherches, le voil. Et tout coup tirant de son sein une petite serpette dor, en coupa la branche et la lui donna. Ensuite ayant ajout quelques mots sur la manire de prparer le gui et de sen servir, il disparut. Le Druide stant veill en sursaut, tout mu du rve quil venait de faire, ne douta point quil ne ft prophtique. Il se prosterna au pied de larbre sacr o la vision lui tait apparue, et remercia an fond de son coeur la Divinit protectrice qui la lui avait envoye. Ensuite, ayant vu quen effet cet arbre portait une branche de gui, il la dtacha avec respect, et lemporta dans sa cellule, proprement enveloppe dans un bout du voile qui lui servait de ceinture. Aprs stre mis encore en prires, pour appeler sur son travail la bndiction du ciel, il commena les oprations qui lui avaient t indiques, et russit heureusement les terminer. Quand il crut son gui suffisamment prpar, il sapprocha dun malade dsespr, et lui ayant fait avaler quelques gouttes de son divin remde, dans une liqueur fermente, vit avec une joie inexprimable que la vie, prte steindre, stait ranime, et que la mort, force dabandonner sa proie, avait t vaincue. Toutes les expriences quil fit eurent le mme succs ; en sorte que bientt le bruit de ses cures merveilleuses se rpandit au loin. On accourut vers lui de toutes parts. Le nom de Ram fut dans toutes les bouches, accompagn de mille bndictions. Le collge sacerdotal sassembla, et le souverain Pontife ayant demand Ram de lui dcouvrir par quels moyens un remde aussi admirable, auquel la nation devait son salut, tait venu en sa possession, le Druide ne fit aucune difficult de lui dire ; mais voulant donner au corps sacerdotal une puissance propre, quil navait pas eue jusque-l, il fit facilement sentir au Drud , quen faisant connatre la nation la plante indique par la Divinit, en loffrant mme sa vnration, comme sacre, il ne fallait pas en divulguer la prparation ; mais la renfermer, au contraire, avec soin dans le sanctuaire, afin de donner la religion plus dclat et plus de force, par des moyens moins violents que ceux employs jusqualors. Le souverain Pontife sentit la valeur de ces raisons, et les approuva. La nation celtique sut que ctait au Gui du chne, dsign par la bont divine, quelle devait la cessation du terrible flau qui la dvorait ; mais elle apprit en mme temps que la proprit mystrieuse de cette plante, la manire de la cueillir et de la prparer, taient rserves aux seuls Lehrs, lexclusion des deux autres classes, des Leyts et des Folks. Ce fut pour la premire fois que, relativement la caste sacerdotale, les deux autres castes des hommes darmes et des hommes de travail furent confondues en une seule ; ce qui donna lieu une nouvelle - Page 82 -
ide et un nouveau mot. En considrant les Leyts et les Folks comme un seul peuple sur lequel les Lehrs avaient la domination, ou contracta les deux mots en un seul, et on en forma le mot Leyolk devenu pour nous celui de Laque. En supposant que les Leyts prouvassent quelque peine confusion, ils ntaient pas du tout en mesure de sy opposer. La force des choses les entranait. Comme dans le principe de la socit les Folks, qui leur avaient d leur conservation, avaient bien t mis sous leur dpendance, il tait galement juste queux-mmes, qui devaient prsent leur conservation au Lehrs, reconnussent leur domination. Ce changement, qui parut peu considrable, au moment o il seffectua, eut les consquences les plus importantes par la suite, lorsque la Thocratie pure stant tablie, et toute ligne de dmarcation se trouvant efface, elle put dgnrer en despotisme absolu, ou en dmocratie anarchique, selon que le pouvoir fut usurp par la force dun seul ou par celui de la multitude. Ainsi dans lUnivers, le mal nat souvent du bien, et le bien du mal, comme la nuit succde au jour et le jour la nuit, afin que les lois du Destin saccomplissent, et que la Volont de lhomme, choisissant librement lun ou lautre, soit amene par la seule force des choses, la lumire et la vertu que lui prsente sans cesse la Providence.
- Page 83 -
- Page 84 -
ependant une fte solennelle fut tablie pour clbrer cet heureux vnement. On voulut que la commmoration de la dcouverte du Gui de chne concidt avec le commencement de lanne, que lon plaa au solstice dhiver. Comme la nuit la plus obscure couvrait le ple boral cette poque, ou saccoutuma considrer la nuit comme le principe du jour, et on appela Nuit-mre la premire nuit aprs le solstice. Ctait au milieu de cette nuit mystrieuse que lon clbrait le New-heyl46, cest--dire le nouveau salut, ou la nouvelle sant. La nuit devint donc sacre parmi les Celtes, et lon saccoutuma compter par nuits. Le souverain Pontife rgla la dure de lanne sur le cours du soleil, et celle du mois sur celui de la lune. On peut juger, daprs les traditions qui nous sont parvenues de ces temps reculs, que cette dure tait tablie daprs des calculs assez exacts, pour annoncer dj des connaissances tendues en astronomie47. Comme je me suis interdit les dtails dans cet ouvrage, je mabstiendrai de marrter sur les crmonies quon observait en cueillant le Gui de chne. On trouve dans mille endroits tout ce quon pourrait dsirer cet gard 48. Seulement je ne dois pas passer sous silence que ltre mystrieux qui lavait montr au druide Ram, honor commue un des anctres de la Race borenne, fut dsign par le nom dEsculape49, cest--dire lesprance du salut du Peuple, et considr comme le Gnie de la Mdecine. Quant au druide Ram, lui-mme, sa destine ne devait pas se borner l. La Divinit qui lavait choisi pour sauver les Celtes dune perte assure en arrtant le flau formidable qui les livrait la mort, lavait galement lu pour arracher de leurs yeux le bandeau de la superstition, et changer leur culte homicide. Mais ici, sa mission ntait pas aussi facile remplir. Lpidmie physique tait vidente pour tous, elle les menaait tous ; nul navait des motifs pour la conserver : tandis que non seulement lpidmie morale ne paraissait pas telle tous ; mais que, considre comme sacre par les uns, elle tait pour les autres un objet dintrt ou de vanit. Aussi, ds que le Druide eut fait connatre ses intentions, ds quil eut dit que le mme Gnie qui lui tait apparu pour lui montrer le Gui de chne, lui apparaissait encore pour lui ordonner de scher les traces de sang dont les autels taient inonds ; ds quil eut condamn les sacrifices humains, comme inutiles, atroces, en horreur aux Dieux de la Nation, il fut regard comme un novateur dangereux, dont lambition cherchait profiter dun vnement heureux pour assurer sa puissance. La Voluspa, consulte, nosa pas dabord le traiter dimpie et de rebelle : lascendant quil avait acquis sur une grande partie de la nation par limmense service quil venait de lui rendre, ne permettait pas encore de pareilles expressions ; mais aprs avoir fait son loge, avoir remerci le ciel de la faveur quil lui avait faite, elle sapitoya sur la faiblesse de son me, et le reprsenta comme un homme pusillanime, il est vrai plein de douceur et de bonnes intentions, mais tout fait incapable dlever ses penses jusqu laustre hauteur des penses divines. Cette explication de la Pythie trouva dabord un grand nombre dadhrents. Sans cesser daimer le bon Ram, on le plaignit de bonne foi de manquer de
46 Il est, je pense, inutile de dire que cest de l que prend son origine notre fte de Nol, inconnue aux premiers chrtiens. 47 II parait que le mois tait compos de trente jours, lanne de trois cent soixante-cinq jours et six heures, et les sicles de trente et de soixante ans. La fte de New-heyl, qui devait avoir lieu la premire nuit du solstice dHiver, se trouvait recule de quarante-cinq jours au temps dOlas Magnus, lan 1000 de Jesus-Christ ; et cela, par la raison que lanne celtique tant plus longue que la rvolution du soleil, donnait un jour derreur en cent trente-deux ans. Ces quarante-cinq jours de retard rpondent cinq mille neuf cent trente ans, et font remonter par consquent ltablissement du Calendrier celtique prs de cinq mille ans avant notre re, en supposant mme quil ny ait eu aucune rformation. 48 Particulirement dans Pline, Hist. Nat. L. XVI, C. 44. 49 Le mot sc-heyl-hopa, do drive le nom dEsculape, peut signifier aussi, lesprance du salut est au Bois ; ou, le Bois est lesprance du salut ; parce que le mot sc signifiait galement un Peuple et un Bois.
- Page 85 -
courage ; et comme ses ennemis virent cette disposition, ils en profitrent habilement en ajoutant le ridicule la piti. Son nom Ram, signifiait un blier ; ils le trouvrent trop fort pour lui, et par ladoucissement malin de la premire lettre, le changrent en celui de Lam, qui voulait dire un agneau. Ce nom de Lam, qui lui resta, devint clbre par toute la Terre, comme nous le verrons tout lheure. Lhomme peut rejeter les bienfaits de la Providence, mais la Providence nen marche pas moins son but. Les Celtes, en mconnaissant sa voix, en ddaignant, en perscutant son envoy, perdirent leur existence politique, et laissrent prendre lAsie une gloire quils auraient pu garder lEurope. Le Destin fut encore trop fort pour que laveugle Volont de lhomme ne flcht pas devant lui.
- Page 86 -
CHAPITRE IX SUITES DE CET VNEMENT. LENVOY DIVIN EST PERSCUT. IL SE SPARE DES CELTES.
algr la dcision de la Voluspa son gard, Ram nen continua pas moins son mouvement ; il manifesta hautement son intention dabolir les sacrifices sanglants de toute nature, et annona que telle tait la volont du ciel rvle par le grand Anctre de la nation Oghas 50. Ce nom quil substitua celui de Teutad, obtint leffet quil en dsirait. Les Celtes, selon quils adhrrent ses opinions ou quils sen cartrent, se trouvrent sur-le-champ diviss en Oghases ou en Teutades ; et lon put juger davance du succs du schisme qui se prparait. Afin de donner son parti un point de ralliement encore plus fixe et plus vident, le Druide novateur sempara de lallusion quon avait faite de son nom, et prit pour emblme un blier, quil laissa appeler par ses sectateurs Ram ou Lam selon quils voulurent le considrer sous le rapport de la force ou de la douceur. Les Celtes, attachs lancienne doctrine, opposrent, cause de Thor, leur premier Herman, le taureau au blier, et prirent cet animal robuste et fougueux pour symbole de leur audace et de leur fermet51. Telles furent les premires enseignes connues parmi la Race borenne, et telle fut lorigine de toutes les armoiries dont on fit usage par la suite pour distinguer entre elles les nations des nations, et les familles des familles. Chacun arborant selon son opinion ou le Blier ou le Taureau, on ne larda pas en venir, entre les partisans de lun ou de lautre, des injures aux menaces, et des menaces au combats. La nation se trouva un moment dans une situation minemment dangereuse. Ram le vit ; et comme son caractre pacifique lloignait de toute espce de moyen violent, il essaya de persuader ses adversaires. Il leur dmontra avec autant de sagacit que de talent, que la premire Voluspa, en fondant le culte des Anctres, avait donn moins de preuves que lui de sa cleste mission, puisque ne parlant jamais quau nom du premier Herman, elle navait arrt que des maux partiels, navait donn que des lois particulires souvent funestes ; tandis que lui, guid par le suprme Anctre, pre de la Race entire, il a eu le bonheur de sauver la nation dune ruine totale, et quil lui prsentait, en son nom , des lois gnrales et propices, au moyen desquelles elle serait jamais dlivre du joug odieux que lui imposaient les sacrifices sanglants. Ces raisons, qui entranaient les hommes pacifiques et de bonne foi, trouvaient dans lintrt, dans lorgueil, dans les passions belliqueuses des autres, une opposition invincible. La Voluspa, qui sentit que son autorit chancelante avait besoin dun coup dclat pour se raffermir, saisit loccasion dune fte et appela Ram au pied des autels. Ram, qui sentit le pige, refusa de sy rendre, ne voulant pas prsenter sa tte la hache des sacrificateurs. Il fut frapp danathme. Dans cette extrmit, voyant quil fallait ou combattre ou sexpatrier, il se dtermina pour ce dernier parti, rsolu ne point attirer sur sa patrie le flau dune guerre civile. Une foule immense de sectateurs de toutes les classes sattacha sa fortune. La nation, branle jusquen ses fondements, perdit par son opinitret une grande partie de ses habitants. Avant de partir, Ram tenta un dernier effort ; il rendit au nom dOghas, le suprme Anctre, un oracle dans lequel les Celtes taient menacs des plus grands malheurs sils continuaient rpandre le sang sur ses autels. Il lenvoya par un messager au Collge sacerdotal. La Voluspa, qui en fut informe, redoutant son effet
50 Le mot as, ans, ou hans, signifiait ancien ; et, comme je lai dj dit, og voulait dire trs grand. Notre mot anctre tient la racine ans ; cette racine qui a fourni dabord le nom du dieu Pnate des Celtes, As, s ou Esus, a fini par devenir un simple titre dhonneur, quon donnait aux hommes distingus en leur parlant : Ans-heaulme, Ans-carvel, s-menard, Ens-sordel, etc. Ce titre, prononc tout seul, a signifi souverain ; de l, la hanse germanique et le nom des villes hansatiques. 51 Comme jai fait remarquer dj que les mots terreur et terrible staient attachs au culte de Thor, symbolis par un taureau, je dois dire ici que, par un sentiment contraire, le culte de lagneau Lam produisit les mots lamenter, lamentable, lamentation, etc.
- Page 87 -
sur les esprits, prvint larrive du messager, et par un oracle contraire, layant dvou limpitoyable Thor, le fit gorger son arrive. Jamais sans doute la Race borenne ne stait trouve dans des circonstances aussi difficiles. Il semblait que ses Dieux mmes, partags dopinion, se livrassent au sein des nuages un combat, dont les malheureux mortels allaient tre les victimes. Ctaient, en effet, la Providence et le Destin qui luttaient ensemble. La Volont de lhomme tait comme le champ de bataille o ces deux formidables puissances se portaient leurs coups. Les diffrents noms que cette Volont leur donnait nimportaient pas. Les anciens potes ont bien senti cette vrit ; et, au-dessus deux tous, Homre la rendue avec une magnificence que nul autre na gale. Cest, au reste, dans la connaissance de cette vrit que rside la vritable Posie. Hors de l, il ny a que de la versification. Enfin priv de toute esprance daccommodement, Ram partit, entranant avec lui, comme je lai dit, la plus saine partie de la nation, et la plus claire. Il suivit dabord la mme route que les Celtes bodohnes avaient suivie ; mais quand il fut la vue du Caucase, au lieu de suivre les sinuosits de cette montagne fameuse, entre la mer Noire et la mer Caspienne, il remonta le Don, et passant ensuite la Volga, il parvint en ctoyant cette dernire mer, cette plaine leve qui domine la mer dAral. Avant darriver cette contre, occupe encore aujourdhui par des hordes nomades, il avait rencontr plusieurs de ces peuplades appartenant visiblement la Race borenne. Il en ignorait compltement lexistence, et ne fut pas mdiocrement surpris de trouver ces lieux quil croyait dserts, habits et fertiles. Ces peuplades, dabord effrayes laspect de tant de guerriers arms, sapprivoisrent facilement quand elles virent que ces hommes, dont elles partageaient la couleur, et presque le langage52, ne cherchaient leur faire aucun mal, et nappartenaient pas ces Peuples noirs, contre lesquels elles taient obliges dtre dans un tat continuel de guerre, pour viter lesclavage. Plusieurs se runirent mme aux Celtes, et leur servirent de guides dans ces nouvelles rgions. Leur idiome fut bientt connu, et lon apprit delles que le pays dans lequel on se trouvait se nommait Touran par opposition un pays moins lev, plus uni, plus agrable, situ au-del des montagnes, appel Iran, duquel elles avaient t chasses par des peuples conqurants venus du ct du midi. A la description que Ram se fit faire de ces peuples, il ne tarda pas les reconnatre pour appartenir la Race sudenne et il rsolut aussitt de leur enlever cette contre quils avaient usurpe, et de sy tablir. Il resta nanmoins quelque temps dans le Touran, pour y faire le dnombrement du peuple qui stait soumis sa doctrine, en rgulariser les diverses classes quun mouvement si brusque avait confondues, et donner au gouvernement thocratique quil mditait, le commencement de perfection que les circonstances pouvaient permettre. Il ne ngligea rien pour attirer lui toutes les peuplades Touraniennes, dont il put avoir connaissance ; et comme il sut quil existait vers le nord une immense contre, que ces peuplades appelaient la Terre paternelle, Tat-rah53, cause quelle avait t la demeure de leur premier Pre, il ne manqua pas de leur faire entendre que ctait au nom de leur grand Anctre Oghas54, qui tait aussi le sien, quil venait dlivrer leur patrie du joug des trangers. Cette ide qui flatta leur orgueil, gagna sans peine leur confiance. Plusieurs phnomnes qui ne les avaient pas frapps jusque-l, se prsentrent leur esprit. Lun se rappelait un rve ; lautre, une vision. Celui-ci racontait le discours dun vieillard mourant ; celui-l parlait dune antique tradition ; tous avaient des motifs pour regarder lvnement actuel comme une chose merveilleuse. Leur enthousiasme saugmentait en se communiquant. Bientt il fut son comble. Il est de la nature de lhomme de croire laction de la Providence sur lui : pour quil ny croie pas, il faut, ou que ses passions laveuglent, ou que des vnements antrieurs aient dtermin sa Volont flchir sous les lois du Destin ; ou bien que sa volont propre, lentranant, prenne la place de la Providence.
52 Il est remarquable que, encore de nos jours, le tatar Oighouri a des rapports trs troits avec le celte irlandais ; ou sait que le persan et lallemand ont aussi beaucoup de racines communes. 53 Cest du mot Tatrah que drive le nom de Tatare, que nous avons longtemps crit Tartare, en opposition la synonymie de tous les peuples asiatiques. 54 Les Tatares de nos jours rvrent encore Oghas ou Oghous comme leur premier Patriarche ; ceux quon appelle Oighours, cause de cela, sont les plus instruits et les plus anciennement civiliss.
- Page 88 -
lusieurs messagers furent dpchs dans la Haute-Asie pour porter des nouvelles de ce qui se passait ; le bruit en retentit jusque dans les contres les plus recules ; on vit arriver de toutes parts des peuplades curieuses de voir lenvoy de leur Grand Anctre, et jalouses de prendre part la guerre qui se prparait. Dans plusieurs occasions importantes, Ram se montra digne de sa haute rputation. Sou active sagesse prvenait tous les besoins, aplanissait toutes les difficults ; soit quil parlt, soit quil agit, on sentait dans ses paroles comme dans ses actions quelque chose de surnaturel. Il pntrait les penses, il prvoyait lavenir, il gurissait les maladies ; toute la nature semblait lui tre soumise. Ainsi le voulait la Providence, qui, destinant la Race borenne dominer sur la terre, lanait au-devant de ses pas les rayons lumineux qui devaient la conduire. Ram fut donc le premier homme de cette Race quelle inspira immdiatement. Cest lui que les Hindous honorent encore sous son propre nom de Rama ; cest lui que le Thibet, la Chine, le Japon et les immenses rgions du nord de lAsie, connaissent sous le nom de Lama, de Fo, de Pa-pa, de Padi-Shah, ou de Pa-si-pa55. Cest lui que les premiers anctres des Persans, les Iraniens, ont nomm Giam-Shyd, cause quil fut le premier monarque du monde, ou le premier dominateur du Peuple noir ; car ce Peuple tait appel le Peuple de Gian, ou de Gian-ben-Gian, comme disent les Arabes. On voit dans le Zend-Avesta, que le dernier Zoroastre lui rend hommage, en le plaant longtemps avant le premier prophte de ce nom, et le dsignant comme le premier homme quOrmuzd ait favoris de son inspiration56. Il le nomme partout le Chef des Peuples et des troupeaux, le trs puissant et trs fortun Monarque. Ce fut lui qui fit de lagriculture la premire des sciences, et qui apprit aux hommes la culture de la vigne et lusage du vin. Il fonda la ville de Ver, capitale du Var-Giam-Gherd. Ville admirable, dit Zoroastre ; semblable au Paradis, et dont les habitants taient tous heureux. Les Livres sacrs des Hindous sexpriment peu prs dans les mmes termes ; ils reprsentent Ram comme un puissant thocrate enseignant lagriculture aux hommes sauvages, donnant des lois nouvelles aux peuples dj civiliss, fondant des villes, terrassant les rois pervers, et rpandant partout la flicit. Arrien, qui donne Ram le nom de Dionysos, cest--dire lintelligence divine, rapporte que ce prince enseigna aux hommes qui menaient, avant sa venue, une vie errante et sauvage, ensemencer les terres, cultiver la vigne et faire la guerre.
55 Jai dit que le mot Ram signifie proprement un Blier : aussi est-ce par le symbole du blier quOsiris, Dionysos et mme Jupiter ont t dsigns. Lagneau, comme plus particulirement appliqu au mot Lam, na pas t moins fameux. Lagneau blanc on noir dsigne encore de nos jours les diverses hordes de Tatres. Par le nom de Fo, de pa, de pa-pa, on entend le Pre par excellence. Padi-Shah signifie le Monarque paternel, et pa-si-pa, le Pre des pres. 56 Voici ce quon lit dans le Zend-Avesta, 9 hd, page 108 : Zoroastre consulta Ormuzd en lui disant : O Ormuzd, absorb dans lexcellence, juste Juge du Monde.... quel est le premier homme qui vous ait consult comme je fais ?.... Alors Ormuzd dit : le pur Giam-Shyd, chef des peuples et des troupeaux, Saint Zoroastre ! est le premier homme qui mait consult comme tu fais maintenant. Je lui dis au commencement, moi qui suis Ormuzd, soumets-toi ma Loi... mdite-la et porte la ton peuple.... Ensuite il rgna.... Je lui mi entre les mains un glaive dor... Il savana vers la lumire, vers le pays du midi, et il le trouva beau... Anquetil du Perron a crit Djemschid, mais cest une mauvaise orthographe. Giam-Shyd peut signifier le Monarque du Monde ou le Soleil universel, ce qui revient au mme ; il peut signifier aussi le Dominateur ou le Soleil du Peuple noir, parce que ce peuple au temps de sa puissance portait le nom dUniversel, et se faisait appeler Gian, ou Gean, ou Jan, ou Zan, selon le dialecte ; mais comme le mot Gian, qui signifie proprement le Monde, sest appliqu lIntelligence qui le meut, LEsprit universel, tout ce qui est spirituel ou spiritueux, et enfin au vin, il est arriv que Ram, Osiris, Dionysos ou Bacchus, qui ne sont que le mme personnage sous diffrents noms, ont t considrs tantt comme le Principe universelle, tantt comme le Principe spirituel ou spiritueux de toutes choses, et enfin, par une matrialisation absolue de lide primitive, comme le Dieu du vin.
- Page 89 -
Zoroastre, dont lobjet tait la rformation du culte persan, accuse cependant Giam-Shyd dorgueil, et dit que la fin de son rgne ne rpondit pas au commencement. Quelques commentateurs ajoutent que ce thocrate offensa la Divinit, en tentant de se mettre sa place, et en usurpant les honneurs divins. Ce reproche aurait t mieux fond, si Ram et, en effet, annonc pour lobjet de son culte ltre des tres, le Trs-Haut, Dieu lui-mme dans son insondable unit ; mais ses ides ne pouvaient pas slever jusque-l ; et, en supposant quelles leussent pu, celles du peuple quil conduisait ne ly auraient pas suivi. Quoique la sphre intellectuelle et dj acquis de grands dveloppements parmi la Race borenne, elle ntait pas nanmoins parvenue au point datteindre de telles hauteurs. Lide quelle saisissait le plus facilement, tait, comme je lai dit, celle de limmortalit de lme : voil pourquoi le culte des Anctres tait celui qui lui convenait le mieux. Lide de lexistence de Dieu, qui se lie cellel, ne la frappait encore que dune manire vague et confuse. Les Celtes ne voyaient dans Teutad ou dans Oghas que la chose mme que ces mots exprimaient dans le sens le plus physique : le Pre universel ou le Grand Anctre de leur nation, Ram, en se donnant pour le reprsentant de ce Pre ou de cet Anctre commun, en affirmant que leur volont se rflchissait dans la sienne, en se revtissant pour ainsi dire, de limmortalit sacerdotale, et en persuadant ses sectateurs que son me ne quitterait son corps actuel que pour en prendre un autre, afin de continuer les instruire et les gouverner ainsi de corps en corps jusqu la consommation des sicles ; Ram, dis-je, ne fit pas une chose aussi audacieuse que celle que Krishnen, Fo, et Zoroastre lui-mme firent longtemps aprs. Il ne sortait pas de la sphre des choses sensibles et comprhensibles, tandis que les autres en sortaient. Limmortalit de lme tant reconnue, sa doctrine en tait une consquence toute simple. Il naffirmait du Grand Anctre que ce quil affirmait de lui-mme ; et quand il disait quil renatrait pour continuer son ministre, il ne disait pas autre chose, sinon que limmortalit de son me, au lieu de sexercer ailleurs dune manire invisible, sexercerait dune manire visible sur la terre ; en sorte que sa doctrine et les formes de son culte se servaient mutuellement de soutien et de preuves. Quand on juge aujourdhui, daprs les ides acquises depuis une longue suite de sicles, le culte lamique, il nest pas tonnant quon y trouve de grands dfauts, surtout si lon nen sait pas sparer la rouille des superstitions que les ges y ont attache, et dont son clat est terni ; mais si lon veut lexaminer dans le silence des prjugs, on sentira bien que ce culte tait le plus convenable qui pt tre offert, cette poque, lintelligence de lhomme. Il succdait au sabisme, qui, dj frapp de vtust, chancelait de toutes parts, et ne pouvait se soutenir que par son moyen. Ctait le culte des Anctres ramen sa plus haute perfection relative. Il tait simple dans ses dogmes, innocent dans ses rites, et trs pur dans la morale qui en rsultait. Il nlevait pas ; il est vrai, beaucoup les esprits ; mais aussi il ne leur causait pas de violents branlements. Sa vertu principale, qui tait la pit filiale, offrait aux institutions civiles une base presque inbranlable. Je reste persuad que si quelque chose sur la terre pouvait prtendre lindestructibilit, ce culte y prtendrait au-dessus de tout autre. Voyez aprs tant de sicles couls57, le Japon et la Chine entire, le Thibet et les immenses rgions de la Tatarie, le culte lamique y domine encore, malgr la foule de rvolutions dont ces contres ont t le thtre. Ram, chapp la perscution, dou dun caractre doux et compatissant, bannit toute perscution de son culte, et proscrivit toute idole et tout sacrifice sanglant : il divisa la nation en quatre classes, ajoutant ainsi une classe aux trois qui existaient dj chez les Celtes. Ces classes, qui ont survcu aux Indes, sont celles des Prtres, des Guerriers, des Laboureurs et des Artisans : ainsi il partagea en deux celle des Folks, et donna lune et lautre lindpendance de la proprit territoriale. Les souverains Pontifes appartinrent la classe des prtres et furent considrs comme immortels, leur me ne sortant jamais dun corps que pour en habiter un autre, et toujours celui dun jeune enfant lev cet effet. La dignit
57 Jose peine dire ici combien de sicles comptent les chronologistes. Jai dj montr quon peut, au moyen de calculs astronomiques, faire remonter lpoque de Ram prs de cinq mille ans au-dessus de notre re, en supposant quil ny et pas eu de corrections dans le Calendrier runique ; mais qui assurera quil ny en avait pas eu ? Arrien, qui sans doute avait crit daprs des traditions originales, rapporte que depuis ce Thocrate jusqu Sandrocottus, qui fut vaincu par Alexandre, on comptait six mille quatre cent deux ans. Pline saccorde parfaitement avec Arrien, quoiquil ne paraisse pas lavoir copi. Or, chacun sait que lexpdition dAlexandre aux Indes eut lieu trois cent vingt six ans avant Jsus-Christ, do il rsulte quon peut tablir depuis Ram jusqu la prsente anne 1821, une dure de huit mille cinq cent cinquante ans.
- Page 90 -
royale fut hrditaire dans une seule famille de la classe militaire ; et cette famille rpute sacre devint inviolable. Les magistrats civils furent choisis par le Roi dans la classe des Laboureurs, et drent tenir leurs pouvoirs judiciaires du souverain Pontife. Les Artisans fournirent les ouvriers et les serviteurs de toutes les sortes. Lesclavage fut aboli. Aprs avoir pos ces bases simples de son culte et de son gouvernement, Ram, environn de la vnration dun peuple immense et dvou ses ordres, descendit du Touran, o il stait tenu jusqualors, et entra dans lIran pour en faire la conqute, et y tablir le sige de sa thocratie.
- Page 91 -
- Page 92 -
omme je me suis interdit les dtails purement historiques, je marcherai rapidement dans cette partie de lhistoire de Ram. Tout ce qui sen est conserv dans la tradition parat allgorique. Les potes qui ont chant ses triomphes, longtemps aprs sans doute quil avait cess dtre, lont visiblement confondu, non seulement avec le Grand Anctre de la Race borenne, dont il tablit le culte, mais encore avec la race entire, quils ont personnifie dans lui, Cest ce qui est vident dans le Ramayan, le plus grand pome des Hindous, ouvrage du clbre Valmik, et dans les Dionysiaques de Nonnus58. Dans ces deux pomes, Rama et Dionysos sont galement perscuts dans leur jeunesse, livrs la haine dune femme artificieuse et cruelle qui les force dserter leur patrie. Aprs plusieurs aventures plus ou moins bizarres, lun et lautre finissent par triompher de tous leurs ennemis, et font la conqute de lInde, o ils obtiennent les honneurs divins. Sans nous arrter donc ce tissu dallgories qui seraient ici de peu dintrt, continuons notre exploration historique, afin den tirer, par la suite, dutiles inductions pour atteindre des connaissances morales et politiques vraies, et fondes sur la nature mme des choses. Ce qui a le plus gar les philosophes modernes, cest le dfaut drudition positive et traditionnelle. Non seulement ils ne connaissaient pas lHomme en lui-mme, mais ils ignoraient encore la route que cet tre avait dj parcourue, et les diverses modifications quil avait subies. Entre une multitude de situations, ils nen fixaient jamais que deux ou, tout au plus, que trois, et croyaient bonnement, quand leur imagination avait fait quelques voyages chez les anciens Romains, chez les Grecs, et, par manire dacquit, chez les Hbreux, que tout tait dit, quils connaissaient lhistoire du genre humain, et tout ce quil y avait de plus admirable tians cette histoire. Ils ne savaient pas que Rome et Athnes prsentaient seulement de petits accidents politiques dune certaine forme, dont la gnralisation tait impossible, et que les Hbreux, porteurs dune tradition quils ne comprenaient pas, ne pouvaient offrir leurs mditations quun livre ferm de sept sceaux, plus difficiles rompre que ceux dont il est parl dans lApocalypse. Nous toucherons toutes ces choses en leur lieu ; achevons auparavant de parcourir grands traits les sicles qui nous en sparent. Les Sudens, tablis depuis longtemps dans lIran, opposrent au thocrate celte une rsistance vigoureuse ; mais rien ne put arrter lenthousiasme religieux dont Ram avait pntr son arme. Leur ville sacre fut prise dassaut59. Une bataille gnrale et dcisive ayant t livre peu de distance de cette capitale, ils furent entirement vaincus. Tout ce qui refusa de se soumettre fut oblig de sortir de lIran, et se replia en dsordre, une partie vers lArabie, et lautre partie vers lIndostan, o le bruit de leur dfaite les avait prcds.
58 Les savants anglais qui ont lu le Pome de Valmik, assurent quil surpasse infiniment, pour lunit daction, la magnificence des dtails et llgance du style, louvrage poli, rudit, mais froid, de Nonnus. Il y a, au reste, des rapprochements singuliers faire entre ces deux pomes. 59 Le nom de cette ville antique devrait tre crit Ysdhan-Khdir, cest--dire la Ville divine. Il est remarquable que dans lancien idiome de lIran, Isdhan signifie Dieu ou Gnie, comme il le signifie encore en hongrois. On croit que cette ville tait la mme que les Grecs nommaient Perspolis. Elle est aujourdhui en ruines. On trouve sur plusieurs monuments, et principalement sur celui que les modernes Persans appellent le Trne de Giam-Shyd, des inscriptions traces en des caractres entirement inconnus. Ces caractres, visiblement crits de gauche droite, indiquent une origine borenne. Plusieurs potes persans, et entre autres Nizamy et Sahdy, ont couvert de sentences morales les ruines dIstha-Khar ; entre ces sentences la suivante est une des plus remarquables : Parmi les souverains de la Perse, depuis les sicles de Feridoun, de Zohak, de Giam-Shyd, en connais-tu quelquun dont le trne ait t labri de la destruction, et qui nait point t renvers par les mains de la fortune ?
- Page 93 -
Ram, ayant bti une ville pour tablir le sige de son souverain pontificat, la consacra la Vrit quil annonait, et la nomma, en consquence, Vahr60. Cependant il songea consolider et tendre son empire. Le Grand Kanh quil avait sacr tablit sa rsidence dans Isthakhar, et releva de lui seul. Les Kanhs infrieurs obirent ses ordres. Lun deux, la tte dune puissante arme, se porta vers lAsie Mineure, alors appele Plaksha, tandis quun autre, marchant du ct oppos, arriva sur les bords du Sind, aujourdhui lIndus ; et malgr lopposition formidable quil y rencontra, en franchit les ondes et pntra dans lIndostan. Ces deux Kanhs eurent des succs divers. Celui qui stait port vers le nord, ayant rencontr les Celtes bodohnes, avec lesquels il fit alliance, eut dabord combattre les Amazones, dont il renversa entirement la domination. Ces femmes guerrires, obliges de se soumettre ou de quitter le continent de lAsie, se rfugirent en petit nombre dans lle de Chypre, dans celle de Lesbos, et dans quelques autres de lArchipel. La conqute de Plaksha tant acheve, et le Tigre et lEuphrate coulant dsormais sous les lois de Ram, la ville de Ninveh fut btie pour servir de capitale un royaume, qui porta dabord le nom de Chalde, tant que la caste sacerdotale y domina, et qui prit plus tard le nom dempire syrien ou assyrien, lorsque la caste militaire parvint y prendre le dessus61. Les Arabes, qui cette poque taient dj un mlange de Celtes et dAtlantes, contractrent facilement alliance avec les sectateurs de Ram, et reurent sa doctrine. Les Sudens qui ne voulurent pas se soumettre la loi du vainqueur se portrent vers lgypte, ou, sembarquant sur le golfe Persique, gagnrent le midi de lAsie, o leurs plus grandes forces taient concentres, Cest l que la lutte fut rude. Le Kanh qui avait pass assez heureusement le Sind, battu ensuite par les ennemis, fut oblig de le repasser en dsordre. Le bruit de sa dfaite tant venu aux oreilles du Grand Kanh, il marcha son secours, mais vainement. Il fallait ici une puissance au-dessus de la sienne, Ram le sentit ; Il vit bien quil sagissait prsent dune conqute plus quordinaire, et que de la lutte qui stait engage dans lIndostan dpendait lavenir de la Race borenne, et le triomphe de sou culte. Ctait sur les bords du Gange quallait se dcider cette grande question ; auquel des deux Peuples, noir ou blanc, devait appartenir lempire du monde. Il sy porta donc en personne, et rassembla autour de lui tout ce quil avait de forces. La tradition raconte quun grand nombre de femmes, appeles Thyades combattaient sous ses ordres, ainsi quune foule dhommes sauvages, appels Satyres. Ctait sans doute une parte des Amazones quil avait soumises, et ces peuplades de Tatres errants quil avait runis et civiliss. Suivant cette mme tradition la guerre dura sept ans ; elle fut signale par les plus tonnants phnomnes. Ram y dploya, dans un grand nombre de circonstances, des moyens au-dessus de lhumanit. Au milieu des plus arides dserts, et tandis que ses troupes taient dvores par une soif ardente, il dcouvrit des sources abondantes, qui parurent sourdre sa voix du sein des rochers. Tandis que les vivres manquaient, il trouva des ressources inattendues dans une sorte de manne dont il enseigna lusage. Une pidmie cruelle stant manifeste, il reut encore de son Gnie lindication du remde qui en arrta les ravages. Il parait que ce fut dune plante nomme hom62, quil tira le suc salutaire dont il le composa. Cette plante, qui resta sacre parmi ses sectateurs, remplaa le Gui de chne et le fit oublier. Mais ce qui tonna le plus, ce fut de voir que ce puissant Thocrate, se trouvant transport par les vnements dune longue guerre au milieu dune nation ds longtemps parvenue au dernier degr de la civilisation, industrieuse et riche, lgala en industrie, et la surpassa en richesses.
60 On trouve dans le Zend-Avesta que la ville de Vahr fut la capitale du Vahr-Giam-Ghard, cest--dire dans lenceinte universelle de la Vrit On croit que la jolie ville dAmadan repose aujourdhui sur les ruines de lantique Vahr. En expliquant en chaldaque le nom dAmah-dan, on trouve quil signifie la mtropole de la justice. 61 On peut remarquer que les mot Chalde et Syrie sont galement interprtables par le celte on par lhbreu, comme la plupart de ceux qui remontent une haute antiquit. On trouve dans les mots Chalde et Syrie les racines Oald, un vieillard ; et Syr, un Matre, un Seigneur. La fondation de la ville dAsk-Chaldan, appele aujourdhui Ascalon, peut servir de nouvelle preuve ce que javance : le nom de cette ville antique, clbre par la naissance de Smiramis, peut signifier le Peuple celte, aussi bien que le Peuple chalden ; la racine primitive de ces deux mots tant la mme. Il est digne dattention que les Hindous considrent encore aujourdhui la ville dAsk-chala comme sacre. 62 On croit que cest la mme que les Grecs appelaient, Amomos, et les Latins Amomum ; les gyptiens qui la connurent, la nommrent Persea, peut-tre cause de son origine.
- Page 94 -
Parmi les choses que jaurais d rapporter en leur lieu, je vois que jen ai omis une, loubli de laquelle la sagacit du lecteur ne peut pas suppler. Cest linvention de la monnaie. Cette invention, comme toutes celles dune haute importance, se perd dans la nuit des temps. Ceux des crivains qui lont crue moderne, comme Wahter ou Sperling, ont tmoign bien peu de connaissance de lantiquit. A lpoque o lempire chinois fut fond, elle tait dj usite. On sait que lempereur Kang-hi ayant rassembl des pices de monnaie de toutes les dynasties, en possdait qui remontaient jusquau temps de Yao. Il en montra mme nos missionnaires quelques unes dorigine indienne, frappes au coin, et fort antrieures celles des premiers monarques chinois. On ne peut douter que certains mtaux, et sur tout lor, largent et le cuivre, naient t choisis de temps immmorial comme signes reprsentatifs de tous les autres objets, cause de la facilit avec laquelle on peut les diviser sans quils perdent rien de leur valeur. Il est des cas, comme lobserve trs bien Court de Gebelin, o lon a besoin dune trs petite valeur reprsentative ; et o trouver cette valeur dans une chose qui, sans saltrer en rien, puise se prsenter en masse, et offrir des divisions aussi petites que lon veut ? Une brebis, un buf, ne se partagent point sans se dtruire. Un cuir, une toffe, un vase, une fois diviss, ne peuvent plus se runir en masse. Les mtaux seuls ont cette facult ; et cest aussi ce qui les fit entrer dans la composition de ce signe, appel monnaie, signe admirable, sans lequel il ne peut exister ni vritable commerce, ni parfaite Civilisation. Je suppose que ce fut lpoque de la premire alliance que les Celtes contractrent avec les Atlantes quils reurent la premire connaissance de la monnaie, connaissance dabord assez confuse, comme toutes les autres, mais qui se fixa et se perfectionna peu peu. Les circonstances imminentes o se trouva Ram, en drent ncessairement tendre beaucoup lusage. Il avait parcourir des contres ou une longue habitude rendait lor et largent dune indispensable ncessit. Comme jamais il ne manqua de ces deux mtaux au besoin, cela fit dire quil avait un Gnie ses ordres, qui lui dcouvrait les trsors et les mines partout o il y en avait. La marque dont ce Thocrate frappait ses monnaies tait un blier ; voil pourquoi la figure et le nom mme de ce symbole se sont conservs parmi un grand nombre de nations. Il parait que le type usit par les Celtes autochtones tait un taureau. Quant la monnaie des Atlantes qui avait alors cours dans les Indes, tout porte croire quelle avait pour empreinte la figure dune sorte de serpent ail appel Dragon63. Le Dragon tait lenseigne de ces peuples. Leur souverain suprme portait le titre de Rawhan ou Rawhon cest--dire le Surveillant Universel, le Grand-Roi ; tandis que les souverains infrieurs qui relevaient de lui, comme celui dgypte, par exemple, sappelaient Pha-rawhon : ce qui signifiait la voix, lcho ou le reflet du Rawhon. Il est parl fort au long dans le pome du Ramayan, des combats terribles que se livrrent Ram et le Rawhon, pour savoir qui demeurerait lempire. Nonnus, dans ses Dionysiaques, a consacr vingt cinq chants les dcrire. Il appelle le Rawhon, Driades, sans doute son nom propre, et le qualifie toujours de Roi noir, chef du Peuple noir. Aprs un grand nombre de vicissitudes, sur lesquelles il est inutile de nous arrter, le Rawhon, forc dabandonner sa capitale Ayodhya64, et de sortir mme du continent, se retira dans lle de Lank, aujourdhui Ceylan, et sy crut labri des efforts de son ennemi, regardant les flots qui lenvironnaient comme un obstacle insurmontable ; mais il apprit bientt ses dpends ce que peut le vritable courage, soutenu par lenthousiasme religieux. La tradition rapporte que les compagnons de Ram, que nuls dangers, nuls travaux, nulle fatigue, ne pouvaient rebuter, profitrent de quelques rocs pars dans les ondes pour arrter et lier ensemble un nombre considrable de radeaux, dont ils formrent un immense pont, sur lequel ils passrent65. Le Grand Kanh porta par ce moyen
63 Cest de l que vient le mot antique Drach-mon une dragme cest--dire un dragon dargent. Si lon veut voir quelques dtails curieux sur les monnaies, on peut consulter mon Vocabulaire de la langue dOc, aux mots Monneda, Dardera, Escud, Piastra, Sol, Deniar, Liard, Patac, Pecugna etc. 64 Aujourdhui Aoud ou Haud, sur le bord mridional du Gagra ou Sardjou, qui se jette dans le Gange vers 26 degr de latitude. Si lon en croit les relations des Pouranas, cette ville antique fut une des plus considrables, des plus clbres et des plus saintes de la terre ; elle avait quinze lieues de long. 65 Les Hindous montrent encore les restes de ce fameux pont dans une suite de rochers, quils appellent le Pont de Ram. Les Musulmans ont cru devoir, par esprit de pit, changer le nom de Ram en celui dAdam. Au reste, on lit dans le Ramayan que le chef des compagnons de Ram sappelait Hanouman ; ce nom, celte dorigine, signifie le Roi des
- Page 95 -
lincendie dans le palais mme du Rawhon ; et Ram, qui le suivit de prs, dcida la victoire. Le Rawhon fut tu dans le combat, et son vainqueur demeura seul matre de lAsie. On dit que dans ce mmorable combat une pouse de Ram, appele Sita, prisonnire de lennemi, fut heureusement dlivre. Souponne davoir cd aux vux du Rawhon, elle prouva son innocence, en se soumettant lpreuve du feu. Cet vnement a fourni, et fournit encore aujourdhui le sujet dun grand nombre de drames, parmi les Indiens. Cest mme de l que lart du thtre a pris son origine, ainsi que jai essay de le montrer dans un autre ouvrage66. Aprs la conqute de Lank, rien ne rsista plus au Thocrate celte. Du midi au nord, et de lorient loccident, tout se soumit ses lois religieuses et civiles.
hommes, Kanh-of-man. 66 Discours sur lessence et la forme de la Posie, en tte des Vers dors.
- Page 96 -
oila quels furent les effets dun premier branlement intellectuel. Ces hommes que jai laisss, la fin du dernier Livre, chappant peine au joug dune race ennemie, sont devenus en peu de sicles les matres dun immense Empire, et les lgislateurs du Monde. Il est vrai que ce na point t sans trouble, sans erreurs, sans accidents de toutes les sortes. Mais connat-on quelque chose de grand sur la Terre, qui se fonde sans peine et qui sexcute sans pril ? Si les difices les plus mdiocres ont cot des fatigues, combien nen ont pas d entraner les remparts du Caucase, les pyramides dgypte, ou la grande muraille de la Chine ? Les politiques modernes, accoutums lire des histoires rdiges en miniature, voient tout en petit. Ils simaginent quune loi couche sur le papier est une loi, et quun Empire est constitu parce quune constitution a t crite. Ils ne sinquitent pas si la Providence, si le Destin, si la Volont de lhomme, entrent dans ces choses. Ils dclarent bonnement que la loi doit tre athe, et croient que tout est dit. Sils nomment la Providence, cest comme faisait picure, par manire dacquit, et pour dire seulement quils lont nomme. Mais ce nest point de cette manire que se droulent les vastes dcrets qui rgissent lUnivers. coutez, Lgislateurs ou Conqurants, et retenez ceci. Quels que soient vos desseins, si au moins une des trois grandes puissances que jai nomines ne les soutient pas, ils svanouiront dans les airs comme une vaine fume. Et voulez-vous savoir quelle espce de soutien leur prtera chacune de ces puissances, si elles sont isoles ? Le Destin leur prtera la force des armes ; la Volont de lhomme, la force de lopinion ; la Providence, la force morale qui nat de lenthousiasme politique ou religieux. La runion de ces trois forces donne seule la stabilit. Ds que lune flchit, ldifice est branl. Avec le seul Destin on fait des conqutes plus ou moins rapides, plus ou moins dsastreuses, et lon tonne le Monde, comme Attila, Gengis ou Tunourlenk. Avec la seule Volont, on institue des Rpubliques plus ou moins orageuses, plus ou moins transitoires, comme Lycurgue ou Brutus ; mais ce nest quavec lintervention de la Providence quon fonde des tats rguliers, des Thocraties, ou des Monarchies dont lclat couvre la Terre, et dont la dure fatigue le temps, comme celle de Tath, de Bharat, de Ram, de Fo-hi, de Zeradosht, de Krishnen ou de Mose. FIN DU LIVRE SECOND.
- Page 97 -
- Page 98 -
LIVRE TROISIME
es Nations ressemblent aux individus, ainsi que je lai rpt plusieurs fois ; et les Races entires se comportent comme les Nations. Elles ont leur commencement, leur milieu et leur fin. Elles passent par toutes les phases de ladolescence, de lge viril et de la vieillesse. Mais, comme parmi les individus la plupart meurent enfants, et sans atteindre mme ladolescence, il en est de mme parmi les nations. Il est de leur essence de sengloutir les unes les autres, et de sagrandir par la conqute et lagrgation. Rarement atteignent-elles leur extrme vieillesse. Jai expos dans le Livre prcdent le premier triomphe de la Race borenne. Ce triomphe signala son adolescence. Il fonda la Thocratie Lamique, et donna un nouvel clat lEmpire Indien. LAsie dtrna lAfrique, et prit en main le sceptre du Monde ; mais lEurope qui avait donn le mouvement ne fut rien encore ; et cela, par les raisons que jai assez clairement indiques : cest quau lieu dadhrer au mouvement Providentiel, elle tenta de ltouffer. Dans ce troisime Livre, jexaminerai les suites de ce premier triomphe, jen suivrai les phases les plus marques, et signalerai les vnements importants qui dcidrent du destin de lEurope.
- Page 99 -
- Page 100 -
CHAPITRE PREMIER DIGRESSION SUR LES CELTES. ORIGINE DES SALIENS ET DES RIPUAIRES. LEURS EMBLMES. LOI SALIQUE.
es Celtes dEurope qui persistrent dans le culte de Thor, et qui, malgr lopposition de Ram, continurent doffrir leurs farouches Divinits des sacrifices humains, regardrent dabord le schisme qui venait davoir lieu parmi eux, comme peu considrable ; ils donnrent mme aux sectateurs de Ram un nom qui peignait moins la haine que la piti. Ctait pour eux un Peuple gar, Esk wander67. Ce nom, illustr par le succs, transport, par la suite du temps, de tout le Peuple sur le chef en particulier, devint le nom gnrique de tous les hros qui se signalrent par des exploits clatants. Il y a peu de Nations qui ne se soient vantes dun Scander. Le premier de tous, Ram, a t dsign comme le Scander aux deux cornes, cause du Blier quil avait pris pour emblme. Ces deux cornes ont t singulirement clbres par la suite. On les a mises sur la tte de tous les personnages thocratiques. Elles ont donn la forme de la tiare et de la mitre. Enfin, il est remarquable que le dernier des Scanders, Alexandre-le-Grand, portait le nom par lequel ce hros antique avait t dsign68. On trouve dans les livres sacrs des Hindous, appels Pouranas, les plus grands dtails touchant les conqutes de Ram. Ces conqutes stendirent sur toute la terre habite. Comme il ne parait pas possible que la vie dun seul homme ait suffi tant dvnements, il est probable que, selon la manire dcrire lhistoire cette poque recule, on a mis sur le compte du premier fondateur du culte, tout ce qui fut fait par ses lieutenants ou ses successeurs. Quoi quil en soit, on trouve dans ces livres, que Ram, sous le nom de Deva-nahousha69, lEsprit divin, aprs stre assur de lle sacre de Lanka, revint dans les contres septentrionales de lAsie, et sen empara. Les villes saintes de Balk et de Bamiyan70 lui ouvrirent leurs portes et se soumirent son culte. De l, traversant lIran, il se porta vers lArabie, dont il reut les hommages. Aprs avoir visit la Chalde qui lui appartenait, il revint sur ses pas, et se prsenta sur les frontires de lEgypte. Le Pharaon qui y rgnait, jugeant que la rsistance serait inutile contre une puissance devenue si formidable, se dclara son tributaire. Celui dEthiopie imita son exemple. De manire que des bords du Nil ceux du Gange, et de lle de Lank aux montagnes du Caucase, tout subit ses lois. La partie occidentale de lEurope, que les livres hindous nomment Varaha, et la partie orientale quils nomment Kourou, furent galement visites par les armes de Ram qui y fondrent des colonies. Les Celtes autochtones, forcs de refluer vers les contres septentrionales, y rencontrrent des peuplades encore errantes, auxquelles il fallut disputer le terrain. Une lutte meurtrire sengagea. Egalement presss des deux cts, ces Celtes se trouvrent dans la situation la plus pnible. Tantt vaincus, tantt vainqueurs, ils passrent un grand nombre de sicles combattre pour conserver leur existence. Presque toujours repousss des ctes mridionales, sans cesse harcels par les hordes de Ttars qui
67Jai dj dit que la racine Ask, Osk, Esk, avait dsign un peuple sous le rapport de multitude ou darme. Cette racine dveloppait aussi, par la mme raison, lide dun bois, cause de la multitude des arbres qui le composent ; de l, le verbe xxx, exercer, former la manoeuvre, et aussi remuer, fourmiller ; de l, encore les mots xxx, touffu, et xxx, ombre. Le vieux mot franais ost, une arme, en drive. Le mot Wander runi au radical Esk, pour signifier un peuple errant ou gar, vient du primitif Wand, un tourbillon ; de cette dernire racine se sont forms le saxon, langlais, lallemand Wind, le franais Vent, et le latin Ventus. Au reste, cest du radical osk, un Peuple, que drive notre terminaison moderne ois. On disait autrefois Gt-osk ou Ghl-land-osk, pour Gaulois, ou Hollandais, le Peuple des Terres-Basses ; Pl-land-osk, pour Polonais, le Peuple des Terres-Hautes, etc 68Le nom dAlexandre se forme de lantique Scander, auquel est joint larticle arabe al. 69Il parait certain que cest de ce nom, vulgairement prononc Deo-nash, que les Grecs ont tir leur Dio-nysos. 70La ville de Bamiyan est une des villes les plus extraordinaires qui existent ; comme la fameuse Thbes gyptienne elle est entirement taille dans le roc. La tradition en fait remonter la construction au peuple de Gian-ben-Gian, cest--dire aux peuples noirs. On voit quelque distance deux statues colossales, dont lune sert de portique un temple dans lintrieur duquel une arme entire a pu se loger avec tous ses bagages.
- Page 101 -
staient accoutums franchir le Borysthne, ils ne jouirent pas dun moment de repos. Jouets dun impitoyable Destin, au lieu davancer dans la carrire de la civilisation, ils reculrent. Toutes leurs institutions se dtriorrent. Cachant dans lhorreur des forts leur culte sanguinaire, ils devinrent farouches et cruels. Leurs vertus mme prirent un caractre austre. Impatiens de toutes sortes de jougs, irrits de la moindre contrainte, ils se firent de la libert une sorte didole sauvage, laquelle ils sacrifirent tout, et jusqu eux-mmes. Toujours prompts exposer leur vie ou ravir celle des autres, leur courage devint frocit. Une sorte de vnration pour les femmes, quils continuaient regarder comme divines, adoucissait un peu, il est vrai, lpret de leurs murs ; mais cette vnration ne resta pas longtemps gnrale. Un vnement invitable vint diviser leur opinion cet gard. Depuis trs longtemps, ainsi que je lai dit, les femmes partageaient le sacerdoce, et mme le dominaient, puisque ctait de leur bouche que sortaient tous les oracles ; les Druidesses prsidaient aux crmonies du culte comme leurs maris, et mme au sacrifices, et comme eux immolaient les victimes ; mais il ntait pas encore arriv quune femme ft monte sur le trne. Tant que les chefs militaires avaient t lectifs cela avait t impossible ; car llection entranait presque toujours lpreuve du combat ; mais quand ils devinrent hrditaires, en prenant la place de chefs civils, le cas fut absolument diffrent. Il arriva quun Kanh mourant sans enfants mle ne laissa quune fille. La question fut de savoir si cette fille hriterait de la couronne : les uns crurent que cela devait tre ainsi ; les autres pensrent le contraire. La nation se divisa. On remarqua que dans cette querelle les habitants des plaines fertiles, ceux qui rsidaient sur les bords des fleuves et des mers, taient dans le premier parti, et soutenaient la lgitimit absolue de la naissance; tandis que les habitants des montagnes, ceux qui avaient lutter contre une nature plus agreste, ne voulaient la lgitimit de la naissance que dans les mles seulement. Cette remarque fut cause quon appela les premiers Ripuaires, et les seconds Saliens. Les Ripuaires passrent pour effmins et mous, et on leur donna le surnom de Grenouilles, cause de leurs marais. Les Saliens furent taxs, au contraire, de rusticit et de manque desprit, et on les dsigna par lpithte de Grues, cause des hauteurs quils cultivaient. Les deux partis saisirent ces allusions, et prirent pour emblme ces diffrents animaux ; de manire que le taureau ne parut plus seul sur les enseignes celtiques, mais accompagn de grenouilles ses pieds ou de grues sur son dos : de grenouilles, pour exprimer quil appartenait aux Ripuaires ; de grues, pour faire entendre quil dsignait les Saliens. Le taureau mme finit par disparatre, et les grenouilles et les grues restrent seules. Opposes les unes aux autres, elles se combattirent longtemps ; et leurs divers partisans se vourent une haine implacable71. Les misrables Celtes, ayant abandonn les voies de la Providence, ne marchaient plus que de divisions en divisions et de malheurs en malheurs. La nation celtique nexistait dj plus, proprement dire. On ne voyait parses dans les contres septentrionales de lEurope, que des fractions de ce grand tout, aussi divises dopinion que dintrt. Chaque fraction voulait commander ; aucune ne voulait obir. Lanarchie qui tait dans chacune delles, tait aussi dans chaque individu. Les noms quelles se donnaient exprimaient presque toujours leur indpendance. Ctaient les Alains, les Allemands, les Vandales, les Frisons, les Quades, les Cimbres, les Swabes, les Allobroges, les Scandinaves, les Francs, les Saxons, etc... dont on peut voir la signification en note72.
71Les Ripuaires taient ainsi appels du mot ripa ou riba, qui signifiait un rivage ; et les Saliens, cause du mot sal ou saul, qui exprimait une minence. Cest de ce dernier mot que sortent les mots sault, seuil, saillant, et lancien verbe saillir ; ils tiennent tous la racine hal, hel ou hil, dsignant une colline. A lpoque de la domination des trusques, dont je parlerai plus loin, les Celtes saliens fournissaient de certains prtres de Mars, dont la coutume tait de sauter en chantant des hymnes ce Dieu. Leur enseigne, qui tait une grue, sennoblit assez par la suite pour devenir laigle romaine. Il en arriva autant aux grenouilles des Ripuaires, qui, comme on le sait assez, sont devenues les fleurs de lis des Francs. 72Les Alains ou All-ans, les gaux en souverainet ; les Allemands, les gaux en virilit ; les Vandales, ceux qui sloignent de tous ; les Frisons, les Enfants de la Libert ; les Quades, les parleurs ; les Cimbres, les tnbreux ; les Swabes, les hautains; les Allobroges, les briseurs de tout lien ; les Scandinaves, ceux qui errent sur des navire ; les Francs, les fracasseurs, ceux que rien narrte ; les Saxons, les enfants de la nature, etc
- Page 102 -
Le mouvement Providentiel tait alors en Asie. Ctait l que la Race borenne avait transport sa force. Nous allons nous y transporter nous-mmes pendant un assez long espace de temps, avant de revenir en Europe.
CHAPITRE II UNIT DIVINE ADMISE DANS IEMPIRE UNIVERSEL. DTAILS HISTORIQUES. ORIGINE DU ZODIAQUE.
lpoque o Ram fit la conqute de lIndostan, cette contre ne portait pas ce nom. Aujourdhui mme, quoiquil y soit assez gnralement reu, les Brahmes ne lemploient quavec rpugnance. Ce nom signifiait la demeure du Peuple noir ; il lui avait t donn par les premires peuplades de lIran, en le tirant dun mot de leur idiome qui signifiait noir73. A cette poque recule le nom de Bhrat-Khant ou Bhrat-Versh tait celui que portait lInde entire. Ce nom exprimait dans lidiome africain, la possession ou le tabernacle de Bhrat74. Or, ce Bhrat, personnage trs clbre parmi les Hindous passait pour avoir t un de leurs premiers lgislateurs, celui de qui ils tenaient leur culte et leurs lois, leurs sciences et leurs arts, avant larrive de Ram. Le Dieu que Bhrat offrit ladoration des peuples se nommait Whdka, cest--dire lEternit, ou plutt le type de tout ce qui est ternel : lternelle bont, lternelle sagesse, lternelle puissance, etc. Les Hindous le connaissent encore aujourdhui sous le nom de Boudh, mais fort dgnr de son ancienne grandeur cause du nombre considrable de novateurs qui ont usurp son nom. Le nom de cet antique Wdh se trouve dans tous les cultes et dans toutes les mythologies de la terre. Le surnom le plus ordinaire que lui donnait Bhrat, tait Iswara, cest--dire ltre suprme. Ainsi, avant la conqute de linde par Ram, lunit divine y tait enseigne et reconnue. Ce puissant Thocrate ne la dtruisit pas ; mais comme il parat bien que cette unit tait prsente dans son incomprhensible immensit, il y adjoignit le culte des Anctres, quil fit considrer comme une hirarchie mdiane, ncessaire pour lier lHomme la Divinit ; et conduisit de cette manire lintelligence de son peuple, de la connaissance de ltre particulier celle de ltre absolu. Il nomma ces gnies mdianes Assour, de deux mots de sa langue, qui pouvaient signifier galement un Anctre ou un Prince75. Quant aux objets visibles du sabisme, tels que le soleil, la lune, et les autres plantes il les bannit de son culte, ne voulant y admettre absolument rien de sensible, ni aucune idole, ni aucune image, ni rien qui pt assigner une forme quelconque a ce qui nen a pas. Lorsquil arriva dans lInde, cette contre obissait deux Dynasties que les Atlantes sans doute y avaient tablies, et qui rgnaient conjointement sous le nom de Dynastie solaire ou lunaire. Dans la premire taient les enfants du Soleil, descendants dIkshakou et dans la seconde les enfants de la Lune, descendants du premier Boudha. Les Brahmes disent que cet Ikshakou, chef de la Dynastie solaire, tait fils du septime Menou, fils de Vaivasouata, qui fut sauv du Dluge 76. Le Rawhn, dtrn par Ram, tait le cinquante-cinquime monarque solaire depuis Ikshakou ; il se nommait Daaratha.
73Par consquent un Hindou signifiait un Ngre. Cest de ce mot quest sorti le mot indigo et peut-tre langlais et le belge ink de lencre. 74Le nom de Bhrat peut signifier le fils du Dominateur tutlaire. 75Ce sont les mots As et Syr, que jai dj cits plusieurs fois. 76On entend par Menou lintelligence lgislatrice, qui prside sur la Terre dun dluge lautre. Cest comme une Constitution Providentielle qui comprend plusieurs phases. Les Hindous admettent lapparition successive de quatorze Menous ; selon ce systme nous sommes arrivs au septime Menou, et au quatrime ge de ce Menou. Si, comme je le crois, on peut dater du rgne dIkshakou ltablissement des Atlantes en Asie, cet tablissement devait remonter environ deux mille deux cents ans avant Daaratha. Nonnus nomme ce dernier Monarque indien, dtrn par Dionysos, Deriads, nom qui nest pas trs loign de celui que lui donnent les Brahmes.
- Page 103 -
Le trne d la Dynastie solaire tait tabli dans la ville sacre dAyodhya, aujourdhui Adh et celui de la Dynastie lunaire dans celle de Pratishthana, aujourdhui Vitora. Ram, voulant, comme je lai dit, loigner de son culte tout ce qui pouvait rappeler les idoles du sabisme, runit ces deux Dynasties en une seule. Voil pourquoi on ne trouve dans la chronologie des Hindous aucune trace de la Dynastie lunaire, depuis Ram jusqu Krishnen qui la rtablit aprs un grand nombre de gnrations. Le premier Kanh que Ram sacra pour tre le souverain Roi du Monde, se nommait Kousha. Il rgnait sur un grand nombre de rois, qui, tels que ceux de lIran, de lArabie, de la Chalde, de lgypte, de lthiopie, de la Libye, et mme de lEurope, relevaient de lui. Le sige de son immense empire tait dans la ville dAyodhya. Ram tablit son suprme sacerdoce sur une montagne, auprs de Balk et de Bamiyan. Comme il stait donn limmortalit, selon le systme Lamique dont jai dj parl, on na connu le nom daucun de ses successeurs. Les Brahmes remplissent le long intervalle qui sest coul entre Ram et Krishnen, par le seul nom de Youdhistir77, qui ne signifie rien autre chose que le Reprsentant divin. De mme que le Roi suprme rgnait sur une foule de rois feudataires, le Pontife Suprme dominait sur une foule de souverains Pontifes. Le titre ordinaire de ces souverains Pontifes tait celui de pre ou de papa. Le Pontife Suprme portait celui de Pa-zi-pa, le Pre des pres. Partout o il y avait un roi, il y avait un souverain Pontife ; et toujours le lieu quil habitait tait rput sacr. Ainsi Balk ou Bamiyan devinrent le lieu sacr par excellence, cause que le Pontife Suprme y avait fix sa rsidence ; et le pays qui environnait ces deux villes fut appel Para-desa, la terre divinise. On pourrait encore, en cherchant sur lancien continent les lieux que la tradition a consacrs, y reconnatre les traces du culte Lamique, et juger de limmense tendue de lEmpire78. Je me laisse entraner dans des dtails historiques, qui peut-tre paratront dplacs ; je ne puis mempcher nanmoins, avant de clore ce chapitre, de rapporter une hypothse que je ne crois point dnue de fondement. Ainsi que je lai rapport plus haut, les Celtes avaient dj fait assez de progrs en Astronomie, pour avoir un calendrier rgulier ; mais il ne parat pas quils eussent arrang les toiles du ciel par groupes appels astrismes, pour en former le Zodiaque et le systme des constellations que nous connaissons aujourdhui. Court de Gbelin dit que ctait principalement lobservation du flux et du reflux de lOcan septentrional, que ces peuples devaient la rgularit de leur anne. Lorsque Ram eut achev la conqute de lInde, et que son autorit sacerdotale fut reconnue par toute la terre, il examina le Calendrier des peuples Atlantes, et vit quil tait suprieur en beaucoup de points celui des Celtes. Il rsolut donc de ladopter, surtout en ce qui avait rapport la forme de la sphre cleste ; mais usant de son droit de Pontife Suprme, il ta la plupart des figures que ces peuples antrieurs avait appliques aux diverses constellations, et en imagina de nouvelles, avec une sagacit et un talent assez rares pour faire que les constellations zodiacales que le soleil parcourt dans une anne, prsentassent dans une suite de figures emblmatiques trois sens parfaitement distincts : le premier ayant rapport la marche de cet astre et linfluence des saisons ; le second contenant lhistoire de ses propres voyages, de ses travaux et de ses succs ; et le troisime enveloppant, sous des hiroglyphes trs ingnieux, les moyens quil avait reus de la Providence pour atteindre un but aussi extraordinaire et aussi lev.
77Ce nom devrait tre crit Wdh-Ester, celui qui est eu place de Dieu. 78Au nombre des lieus sacrs les plus clbres, on peut mettre pour lInde, lle de Lank, aujourdhui Ceylan; les villes dAdh, de Vitora, les lieux appels Guyah, Methra, Devarkash, etc. ; pour lIran ou la Perse, la ville de Vahr aujourdhui Amadan ; celles de Balk, de Bamiyan, etc. ; pour le Thibet, la montagne Boutala, la ville de Lassa ; pour la Ttarie, la ville dAstrakhan, les lieux appels Gangawaz, Baharein, etc. ; pour lancienne Chalde, les villes de Ninive, de Babel ; pour la Syrie et lArabie, les villes dAskhala aujourdhui Ascalon ; celles de Balbec, de Mimbyce, de Jrusalem, de la Mecque, de Sanah ; pour lgypte, les villes deThbes, de Memphis, etc. ; pour lancienne thiopie, les villes de Rapta, de Mero ; pour lancienne Thrace, le mont Haemus et les lieux appels Balkan et Caucayon ; pour la Grce, le Mont Parnasse et la ville de Delphe ; pour lEtrurie, la ville de Bolsne ; pour lancienne Oscitanie, la ville de Nmes ; pour les Asques occidentaux, la ville de Huesca, celle de Gads ; pour les Gaules, la ville de Prigueux, celle de Bibracte aujourdhui Autun, celle de Chartre etc. etc.
- Page 104 -
Cette sphre cleste, ainsi conue, fut reue chez tous les peuples soumis la domination de Ram, et livra leurs mditations un livre admirable, qui, aprs une longue suite de sicles, fait encore de nos jours ltonnement ou ltude dune foule de savants. Il nentre point dans mon plan de mappesantir sur les secrets mystres que peut renfermer ce livre, ouvert la curiosit de tous ; il me suffit davoir montr quil ntait ni le fruit du hasard ni dune frivole imagination ; mais, au contraire, celui de lintelligence de lhomme dans la vigueur de son premier dveloppement79.
79Les signes du Zodiaque, au nombre de douze, sont ce quil y a de plus remarquable dans la sphre cleste ; les autres ne servent gure qu en dvelopper la triple expression. Cest dans linvention de ces signes que Ram a mis toute la force de son gnie. Celui qui porte son nom, le Blier, doit tre sans doute considr comme le premier. Mais a quelle partie de lanne doit-il correspondre? Si cest au commencement, comme cela parait certain, il faut donc le placer au solstice dhiver, cette nuit mre appele par les Celtes Modra-Noot. Alors, en examinant ltat du ciel, nous verrons aujourdhui que cette nuit tombe sur le Sagittaire ; ce qui donne une rtrogradation d prs de quatre signe, ou de cent vingt degrs. Or, en calculant ces cent vingt degrs raison de soixante-douze ans par degr nous trouvons par lanciennet du Zodiaque prcisment huit mille six cent quarante ans ; ce qui ne s loigne pas trop de la chronologie dArrien, que jai dj rapporte. En suivant cette hypothse, il se trouve que le signe de la Balance tombait au solstice dt, et divisait lanne en deux partie gales. Comme Ram a t confondu avec le Soleil, que lon a dsign aussi par le symbole du Blier, il a t tout simple, comme lont fait une foule dcrivains, de voir le cours de cet astre et ses diverses influences caractriss par les douze signes quil franchit ; mais en rflchissant sur lhistoire de ce clbre Thocrate, telle que je lai raconte, on voit quelle est assez bien exprime par les figures qui accompagnent ces signes. Dabord, cest un Blier qui fuit, la tte tourne en arrire, lil fix vers le pays quil quitte. Voil la situation de Ram abandonnant sa patrie. Un Taureau furieux parait vouloir sopposer sa marche ; mais la moiti de son corps, enfonce dans la vase, lempche dexcuter son dessein ; il tombe sur ses genoux. Ce sont les Celtes dsigns par leur propre symbole, qui, malgr tous leurs efforts, finissent par se soumettre Ram. Les Gmeaux qui suivent nexpriment pas mal sou alliance avec les sauvages Touraniens. Le Cancer signifie ses mditations et ses retours sur lui-mme ; le Lion, ses combats, et surtout lle de Lank dsigne par cet animal ; la Vierge aile, portant une palme la main, indique sa victoire. Par la Balance na-t-il pas caractris lgalit quil tablit entre les vaincus et les vainqueurs ? Le Scorpion peut retracer quelque rvolte, quelque trahison ; et le Sagittaire, la vengeance quil en tira. Le Capricorne, le Verseau et les Poissons tiennent la partie morale de son histoire ; ils retracent des vnements de sa vieillesse, et peut-tre par les deux Poissons a-t-il voulu exprimer la manire dont il croyait que son me serait enchane celle de sou successeur. Comme cest aux environs de Balk que les figures emblmatiques de la sphre ont t inventes, vers le trente-septime degr de latitude, les astronomes peuvent voir que le cercle trac du ct du ple austral par les constellations du Navire, de la Baleine, de lAutel et du Centaure, et le vide laiss au-dessous delles, dans les plus anciennes sphres, dessinent exactement lhorizon de cette latitude, et donnent, par consquent, le lieu de leur invention.
- Page 105 -
- Page 106 -
CHAPITRE III CONSQUENCES DUN EMPIRE UNIVERSEL. ETUDE DE LUNIVERS. EST-IL LE PRODUIT DUNE UNIT ABSOLUE OU DUNE DUIT COMBINE ?
insi la Race borenne avait dcidment pris la domination sur la sudenne. Les dbris de celleci, repousss de toutes parts vers les dserts de lAfrique, devaient finir par sy teindre. LEmpire indien stendait sur toute la terre habite. A lexception de quelques peuples rejets aux extrmits du Midi et du Nord, il nexistait pour tous les hommes quun seul culte, dont un seul Pontife Suprme maintenait les dogmes et rglait les crmonies ; et quun seul Gouvernement, dont un seul souverain Roi faisait agir les ressorts. Ce Pontife Suprme et ce souverain Roi, lis lun lautre par les noeuds les plus forts, libres sans tre indpendants, se prtaient un appui mutuel, et concouraient par leur action diverse, sans tre oppose, tout conserver dans une admirable unit. Un difice si majestueux ntait point louvrage du hasard ; il avait ses fondements dans la nature des choses, et recevait ses principes, ses formes et ses dveloppements, de laction simultane des trois grandes puissances qui rgissent lUnivers. Ainsi que deux mtaux se raffermissent en samalgamant, les deux Races donnaient aux, matriaux de ldifice plus de solidit, en se confondant lune dans lautre. Il est inutile de dire combien cette poque de la civilisation humaine eut dclat et procura de bonheur. Les Brahmes, qui la signalent comme leur troisime ge, ne se lassent pas den faire lloge ; leurs Pouranas retentissent lenvi des plus magnifiques descriptions. Un nombre considrable de sicles se passa sans laisser la moindre trace. Le bonheur de lhomme est comme le calme des mers, il prsente moins de tableaux et laisse moins de souvenirs que la calamit et la tempte. Mais enfin, ce ntait ici que la jeunesse de la Race ; quoique tout y ft brillant et fastueux, rien ntait encore profondment beau ; les passions dailleurs taient craindre : elles arrivrent. Lhomme avait encore besoin de leons ; il en reut. Jai signal, dans un autre ouvrage, la cause singulire qui vint troubler lharmonie qui rgnait dans le plus grand et le plus bel empire qui et paru jusqualors, et qui ait paru depuis sur la terre ; et je suis entr cet gard dans des dtails trs tendus qui me seraient interdits ici. Cette cause, qui le croirait ? Prit son faible commencement dans la musique. Pour comprendre ceci, il faut faire un moment trve aux prjugs de notre enfance, et bien comprendre ce quont dit Pythagore, Zoroastre, Kong-tze, Platon et tous les Sages de lantiquit, que la musique est la science universelle, la science sans laquelle on ne peut pntrer dans lessence intime daucune chose. Cette science ne fut pourtant ici que le prtexte du bouleversement qui arriva. Sa cause vritable fut dans la nature de lHomme, qui, le poussant toujours en avant Jans la carrire quil parcourt, ne peut le laisser que peu de moments stationnaire sur les mmes points. Son intelligence, une fois branle, ne peut plus sarrter ; une vrit profonde lmeut, mme son insu ; il sent quil nest pas sa place, et quil doit y arriver. Les hommes intellectuels ne tardent pas devenir contemplatifs ; ils veulent connatre les raisons de tout ; et, comme lUnivers est livr leur exploration, on sent quils ont beaucoup faire, et beaucoup doccasion de se tromper. Jai dj dit qu lpoque o les Celtes firent la conqute des Indes, ils y trouvrent tabli un systme complet de sciences mtaphysiques et physiques. Il parait certain qualors la cosmogonie atlantique rapportait tout lUnit absolue, et faisait tout maner et tout dpendre dun seul Principe. Ce Principe unique, nomm Iswara, tait conu purement spirituel. On ne peut nier que cette doctrine ne prsente de grands avantages ; mais aussi on doit convenir quelle entrane quelques inconvnients, surtout lorsque le peuple auquel elle est donne ne se trouve pas dans des circonstances propres la recevoir. Il faut, pour que le dogme de lUnit absolue reste dans le spiritualisme pur, et nentrane pas le Peuple dont il constitue le culte dans un matrialisme et un anthropomorphisme abject, que ce - Page 107 -
Peuple soit assez clair pour raisonner toujours juste, ou quil le soit assez peu pour ne raisonner jamais. Sil ne possde que de demi lumires intellectuelles, et que ses connaissances physiques le portent tirer des consquences justes de certains principes dont il ne peut pas apercevoir la fausset, sa dviation est invitable ; il deviendra athe ou il changera le dogme. Puisquil est prouve que les Atlantes avaient admis le dogme dun seul principe, et que ce principe avait t jusqualors en harmonie avec leur situation, on ne peut se refuser croire quils ne fussent parvenus au plus haut degr de ltat social. Leur empire avait embrass la terre ; mais sans doute quaprs avoir jet leur plus grand clat, les lumires commenaient sy obscurcir quand les Celtes en firent la conqute. Les Hindous, qui leur avaient succd sur une autre partie de la terre, quoique leurs disciples les plus instruits, taient loin de possder les mmes moyens. Leur gouvernement marchait encore, grce limpulsion quil avait reue ; mais dj les ressorts taient uss, et les principes de vie qui lanimaient ne se rparaient plus. Tel tait ltat de choses, plusieurs sicles mme avant larrive de Ram. Il est vident que si ce Thocrate net pas trouv lempire des Atlantes dans son dclin, et chancelant sur sa base, non seulement il ne sen serait pas si facilement empar, mais il net pas mme tent de le faire ; car la Providence ne ly aurait pas dtermin. Il adopta, comme je lai dit, lUnit divine, laquelle il adjoignit le culte des Anctres ; et trouvant toutes les sciences fondes sur un Principe unique, les livra ainsi ltude de ses peuples. Mais il arriva, aprs un laps de temps plus ou moins long, quun des Souverains Pontifes, examinant le systme musical de Bhrat, que lon croyait fond sur un seul principe, comme tout le reste, saperut quil nen tait pas ainsi, et quil tait ncessaire dadmettre deux principes dans la gnration des sons80. Or, ce qui faisait de la musique une science tellement importante pour les anciens, ctait la facult quils lui avaient reconnue de pouvoir facilement servir de moyen de passage du physique lintellectuel ; en sorte quen transportant les ides quelle fournissait dune nature lautre, ils se croyaient autoriss prononcer, par analogie, du connu linconnu. La musique tait donc entre leurs mains comme une sorte de mesure proportionnelle quils appliquaient aux essences spirituelles. La dcouverte que venait de faire ce Souverain Pontife dans le systme musical, ayant t divulgue et connue dans tout lEmpire, les savants contemplatifs ne tardrent pas sen emparer, et lemployer, selon lusage, pour expliquer par son moyen les lois cosmogoniques de lUnivers et bientt ils virent avec tonnement que ce quils avaient jusqualors considr comme le produit dune Unit absolue, tait celui dune Duit combine. Ils auraient pu sans doute, sans seffrayer de cette ide, remettre tout sa place, en regardant les deux Principes dont ils taient forcs dadmettre lexistence, comme principis, au lieu de les regarder comme principiants, ainsi que fit, quelques sicles plus tard, le premier Zoroastre ; mais il aurait fallu pour cela slever des hauteurs o leur intelligence ne pouvait pas encore atteindre. Accoutums tout voir dans Iswara, ils neurent pas la force de le dpossder de sa suprmatie, et ils aimrent mieux le doubler, pour ainsi dire, en lui adjoignant un nouveau principe quils appelrent Pracriti, cest--dire la Nature. Ce nouveau principe possda le sakti, ou le pouvoir concepif, et lancien Iswara, le bidja, ou le pouvoir gnratif et vivifiant. Le rsultat de ce premier pas, qui fut dassez longue dure, fut donc de faire considrer lUnivers comme le produit de deux principes possdant, chacun en son particulier, lun la facult du mle, et lautre, celle de la femelle. Ce systme dont la simplicit sduisit dabord, fut gnralement adopt. On trouve, chez la plupart des peuples, ces deux Principes invoqus sous une multitude de noms. Ce sont eux que Sanhoniaton appelait Hipsystos, le Trs-Haut ; et sa femme, Berouth, la Cration ou 1a Nature. Les Hindous possdent eux seuls plus de mille noms, quils ont donns en divers temps ces deux Principes Cosmogoniques. Les gyptiens, les Grecs, les Latins, avaient une infinit dpithtes pour les dsigner. Celles que nous employons aujourdhui le plus communment en posie se renferment dans les noms mythologiques de Saturne et de Rha, correspondant ceux dIswara et de Pracriti81.
80Je suis entr dans de trs grands dtails tant sur cet objet que sur tous ceux que je ne fais quindiquer ici, dans un ouvrage sur la Musique, qui sera publi incessamment.
- Page 108 -
CHAPITRE IV. HUITIME RVOLUTION. DIVISION DES PRINCIPES UNIVERSELS. INFLUENCE DE LA MUSIQUE. QUESTIONS SUR LA CAUSE PREMIRE : EST-ELLE MLE OU FEMELLE ? SCHISME DANS LEMPIRE CE SUJET.
ais ds que les nations dpendantes de lempire indien furent autorises considrer lUnivers comme le produit de deux Principes, lun mle et lautre femelle, elles furent insensiblement portes se faire sur la nature de ces mmes principes des questions que les circonstances amenrent, et devaient ncessairement amener. Puisque lUnivers, se demanda-t-on, est le rsultat de deux puissances principiantes, dont lune agit avec les facults du mle et lautre avec celles de la femelle, comment peut on considrer les rapports qui les lient ? Sont-elles indpendantes lune de lautre ? Egalement ingnres, et existantes de toute ternit ? Ou bien doit-on voir dans lune delles la cause prexistante de sa compagne ? Si elles sont toutes deux indpendantes, comment se sont-elles runies ? Et, si elles ne le sont pas, laquelle des deux doit tre soumise lautre ? Quelle est la premire en rang, soit dans lordre des temps, soit dans lordre comparatif de linfluence ? Est-ce Iswara qui produit Pracriti, Pracriti, Iswara? Lequel des deux agit-il plus ncessairement et plus nergiquement dans la procration des tres ? Qui nommer le premier, ou la premire, dans les sacrifices, dans les hymnes religieux quune immense multitude de peuples leur adresse ? Doit-on confondre ou sparer le culte quon leur rend ? Les hommes et les femmes doivent-ils, ou doivent-elles avoir des autels spars pour lun et pour lautre, ou pour tous les deux ensemble ? On dit, continua-t-on, que la musique sacre prsente des moyens srs et faciles de distinguer les deux principes universels : oui, quant leur nombre et leurs facults opposes ; mais non quant leur rang, et encore moins quant leur influence sexuelle82. L-dessus on interrogeait le Systme musical de Bhrat, qui, loin dclaircir toutes ces difficults, les embrouillait encore. Si le lecteur veut bien se rappeler ce que jai dit dans le premier Livre de cet Ouvrage, et sil considre lobstacle qui arrta la consolidation du premier ge de la civilisation, il verra que cest ici, sous des rapports plus levs, la mme difficult qui se prsente. Il ntait question alors que dune misrable tanire gouverner ; prsent il sagit de lUnivers. Les formes ont beaucoup vari ; le fond est toujours le mme. Que si des personnes, peu accoutumes lire dans les annales du Monde, trouvent oiseuses et mme ridicules ces questions dont les suites funestes firent couler tant de sang, quelles aient la bont de croire que ces questions sont dune norme profondeur, en comparaison de celles qui, longtemps aprs, et dans des sicles non loin de nous, ont caus des ravages proportionns ltendue du pays quelles pouvaient envahir. Car lpoque o lEmpire indien couvrait toute la terre, quoi se rduisaient, en effet, ces difficults qui tendaient le diviser ? A savoir si la Cause premire de lUnivers, en admettant quil ny en et quune, agissait dans la cration des choses selon les facults du mle ou de la femelle ; et dans le cas o cette Cause ft double, comme lindiquaient les analogies quon tirait de la science musicale, lequel des deux principes on devait placer le premier, soit dans lordre des temps, soit dans celui de la puissance, le masculin ou le fminin. Et lorsque cet empire, divis, dchir de toutes les manires, tait prs dexpirer dans le dernier de ses lambeaux, dans ce quon appelait lEmpire grec, ou plus justement le Bas-Empire, quoi taient venues aboutir les questions qui depuis mille ans avaient ravag lEmpire romain ? A savoir si la lumire que certains moines fanatiques nomms Hsicartes, voyaient lentour de leur nombril, compare celle qui clata sur le Mont Thabor, tait cre ou incre. On sait que plusieurs conciles, assembls pour prononcer sur cette singulire difficult, se
81Les noms de Saturne et de Rha signifient le Principe ign et le Principe aqueux. Les deux racines qui les composent se reconnaissent dans les noms des deux Races sudennc et borenne. 82On pourra voir ce que jai dit cet gard dans mon ouvrage sur la Musique, Liv. III, ch. 3.
- Page 109 -
partagrent, et, par leurs dissensions, facilitrent les progrs des Tatars, qui, sous le nom de Turcs, semparrent de Constantinople, et mirent fin lEmpire. Je tais, autant pour lhonneur de lhumanit que pour viter les longueurs, les questions en grand nombre, plus ridicules les unes que les autres, que je pourrais rapporter. Un lecteur instruit supplera facilement mon silence. Ainsi donc ce nest pas daprs lopinion particulire quon pourrait avoir, quil faut apprcier les questions dont je viens de parler ; mais daprs la situation gnrale des esprits, lpoque o elles eurent lieu. Dabord ces questions circulrent sourdement dans lEmpire, et sy propagrent en se renforant de tout ce que leur nature mme prsentait dinsoluble. Le Sacerdoce suprme soit quil feignit de les ignorer, ou que sen occupant il les condamnt, en irrita galement les auteurs. Les sectaires se multiplirent dans tous les partis, et lorsque, forc de prononcer en faveur de lun deux, il maintint la dominance du sexe masculin sur le fminin, lantriorit du principe mle et sa plus grande influence dans lUnivers, il passa pour tyrannique ; et son orthodoxie, quil fut oblig dappuyer dune certaine force lgale, devint une affreuse intolrance. Les esprits irrits fermentrent en secret, schauffrent, et nattendirent quune circonstance favorable pour faire explosion. Cette circonstance se prsenta ; car la circonstance opportune ne manque jamais lesprit qui la dsire et qui lattend. On lit dans plusieurs Pouranas83, que deux princes de la dynastie rgnante, galement issus du roi Ougra, ayant conu lun contre lautre beaucoup de haine, divisrent lEmpire indien, qui, suivant des opinions opposes, se partagea en leur faveur. Lan de ces princes, appel Tarakhya entrana dans son parti les grands de ltat, et les premires classes des citoyens ; tandis que le cadet, nomm Irshou, neut pour lui que les dernires classes, et pour ainsi dire la lie du peuple. Cest pourquoi on nomma dabord, par drision, les partisans dIrshou les Pallis84, cest--dire en samscrit, les Ptres. Ces Pallis, ou ces Ptres, devenus fameux dans lhistoire, sous le nom de Pasteurs, ne russirent pas dabord dans leurs projets ; car Tarakhya les ayant vigoureusement poursuivis, dtruisit leur principale place darmes, quils avaient tablie sur les bords du fleuve Narawind-hya, et appele de leur nom Pallisthan. Il est trs probable que si le mouvement caus par Irshou dans lEmpire indien, et t purement politique, ou ft rest tel, il aurait t, sans les moindres suites, touff ds sa naissance. Mais, soit quIrshou ft rellement un des sectateurs zls de Pracriti, ou quil crt utile ses intrts de le devenir, il rompit ouvertement avec le sacerdoce orthodoxe, et dclara quil adorait la facult fminine, comme appartenant la Cause premire de lUnivers et quil lui accordait lantriorit et la prminence sur la facult masculine. Ds ce moment tout changea de face. La guerre, qui navait t que civile prit une forme religieuse. Son parti se fortifia de tous ceux qui partageaient cette doctrine, quel que ft leur rang, et couvrit en peu de temps la face entire de la Terre, dont presque une moiti se dclara pour lui. Mon dessein nest point de dcrire ici les combats sans nombre que se livrrent les deux partis ; lorsque, tour tour vainqueurs ou vaincus, relevant et dtruisant cent fois les mmes trophes, ils couvrirent pendant plusieurs sicles, et lAsie, et lAfrique, et lEurope, de ruines sanglantes. Je ne me laisse que trop entraner, je le sens, au plaisir de retracer quelques faits extraordinaires de cette histoire antique, si intressante et si peu connue ! Venons prsent aux principaux rsultats de lvnement dont je viens de parler. Les sectateurs de la facult fminine, appels dabord Pallis, les Pasteurs, ayant pris pour symbole de leur culte le signe distinctif de cette facult, appel Yoni, en samscrit, furent surnomms par la suite Yonijas, Yawanas, Ioniol, cest--dire Ioniens ; et comme, pour des raisons mystrieuses quil est inutile dexpliquer ici, ils avaient pris pour enseigne la couleur rouge tirant sur le jaune, on leur donna aussi le nom de Pinkshas, ou de Phniciens, qui signifie les Roux. Tous ces noms, injurieux dans la bouche de leurs adversaires, devinrent glorieux dans la leur ; et reus ou traduits parmi toutes les nations o ils triomphrent, y devinrent autant de titres dhonneur85. 83Principalement dans le Scanda-powana, et dans le Brahmanda. 84Le mot samscrit Palli, analogue ltrusque et au latin Pals, le Dieu ou la Desse des Bergers, peut venir du celte
pal, dsignant un bton allong qui sert de houlette ou de sceptre. 85Le nom de Palli, chang en celui de Blli, par les Chaldens, les Arabes, les gyptiens, qui prononaient
- Page 110 -
De leur ct, les Hindous, leurs antagonistes, demeurs fidles au culte de la facult masculine dans la Divinit, eurent aussi leurs dnominations particulires ; mais comme ils triomphrent plus rarement en Europe, ces dnominations et ces symboles y sont devenus beaucoup moins communs. Cependant on peut reconnatre sur quelques monuments leur symbole le plus frappant, qui tait, par opposition celui de leurs ennemis, le signe distinctif de la facult masculine86. La couleur de leur enseigne, blanche comme celle des anciens Druides, leur fit donner le nom de Blancs ; et cest la faveur de ce nom, traduit en divers dialectes, quon peut distinguer, dans les temps trs anciens, la rsistance que rencontrrent, en diverses contres de lAsie et de lEurope, leurs adversaires, appels tantt Philistins, tantt Ioniens, tantt Phniciens ou Idumens selon quon les considrait comme Pasteurs, adorateurs de la facult fminine, ou portant la couleur rouge.
difficilement la consonne P, a signifi, selon la contre et selon le temps, Gouverneur, Seigneur, Souverain et mme Dieu. Il persiste encore parmi nous dans le titre de Bailli. Le nom de Palais, qui se donne la demeure du souverain, en drive. Cest cause de ce nom que celui de Pasteur ou de Berger est devenu, dans une foule de langues, synonyme damant ou dhomme aimable auprs des femmes. Cest cause du nom de Yoni, analogue celui de Ionch, une Colombe, que cet oiseau a t consacr la Desse de lAmour, Milydha, Aphrodite, Vnus, etc. ; et que tous les arts de luxe, toutes les inventions molles et dlicate, ont t rapports lIonie. Cest cause de la couleur phnicienne, appele ponceau, que la couleur pourpre a t lemblme de la souverainet ; enfin, cest cause de la Colombe rouge que ce peuple portait en armoiries, que loiseau blasonique appel Phnix, du nom mme des Phniciens, est devenu si clbre.
86Ce signe, appel Linga en samscrit, Phallos ou Phallus en grec et en latin, se reconnat, quoique dfigur, dans
lordre darchitecture dorique, par opposition lionique. Ce symbole se transforme ordinairement en tte de blier. Le Yoni prend aussi la forme dune fleur de violette ; et voil pourquoi cette fleur, consacre Junon, tait si chre aux Ioniens. La couleur blanche, qui tait celle des Druides, comme elle a t ensuite celle des Brahme, est cause que dans la plupart des dialectes celtiques, le mot blanc est synonyme de sage, de spirituel et de savant. On dit encore en allemand weis blanc, et wissen savoir : ich weis, Je sais; etc. En anglais, white blanc, et wit esprit ; wity, spirituel ; wisdom, sagesse ; etc. Il est prsumable que les Argiens et les Albains, cest--dire les Blancs, furent en Grce et en Italie des adversaires Phniciens.
- Page 111 -
- Page 112 -
CHAPITRE V. ORIGINE DES PASTEURS PHNICIENS ; LEURS OPINIONS SUR LA CAUSE PREMIRE DE LUNIVERS. LEURS CONQUTES. NOUVEAUX SCHISMES, DO PROVIENNENT LES PERSANS ET LES CHINOIS. TABLISSEMENT DES MYSTRES : POURQUOI.
es Indiens dissidents, ainsi que cela est constat par toutes les lgendes samscrites, ne parvinrent jamais faire de grands progrs dans lInde proprement dite ; mais cela nempcha pas que, dun autre ct, ils ne devinssent extrmement puissants. Leur premier tablissement considrable seffectua dabord sur le golfe Persique ; de l ils passrent dans lYmen, dont ils firent la conqute malgr la violente opposition quils y rencontrrent. Les Celtes bodohnes, depuis longtemps matres de lArabie, aprs avoir rsist autant quils le purent, obligs de cder au Destin, aimrent mieux sexpatrier que de se soumettre. Une grande partie passa en Ethiopie, le reste se rpandit dans les dserts, et sy divisa en peuples errants, quon appela Hbreux pour cette raison87. Cependant les Phniciens ayant pris la domination de la mer qui spare lArabie de lgypte, lui donnrent leur nom, et vinrent, comme le dit Hrodote, occuper le rivage de la Mditerrane, o ils tablirent le sige de leur Empire88. A cette poque, lempire chalden fut renvers. Un des chefs des Phniciens, connu sous le nom de Blli, fit la conqute de Plaksha, lAsie Mineure, et btit sur les bords de lEuphrate la clbre ville de Babel, laquelle il donna son nom. Ce Blli, appel Belos ou Belus, par les Grecs et par les Latins, fut donc le fondateur de cet empire clbre quon a appel tantt Babylonien, tantt Syrien ou Assyrien. Les Hbreux, ennemis implacables des Phniciens, cause quils taient issus de ces Celtes bodohnes, chasss par ces pasteurs de lArabie Heureuse, et contraints daller errer dans les dserts, les Hbreux, dis-je, donnrent ce Blli le nom de Nembrod, pour exprimer la violence et la tyrannie de son usurpation. Mais ce fut en vain quils tentrent darrter le torrent qui se dbordait sur eux. Depuis le Nil jusqu lEuphrate, tout subit en quelques sicles le joug de ces formidables Pasteurs, qui, quoique assis sur le trne, gardaient ce nom, quon leur avait donn comme injurieux. La Haute gypte rsista longtemps leurs efforts, cause des vigoureux partisans quy avait la facult masculine, sous le nom dIswara, Isral, ou Osyris ; mais enfin la facult oppose lemporta partout ; et la desse Isis, chez les Thbates, et la desse Milydha, chez les Babyloniens, furent galement places au-dessus dAdon. En Phrygie, la bonne Mre M, appele Dindymne par les Grecs, dpouilla Atis , le Pre souverain, de sa force virile ; et ses prtres ne purent se conserver, quen lui offrant en sacrifice la chose mme dont lOrthodoxie faisait ailleurs lemblme de son culte. Telle fut, dans les temps anciens, cette influence de la musique, dont on avait tant parl sans jamais chercher la comprendre. De l, les lois svres promulgues contre les innovateurs dans cette science ; et les efforts des Pontifes den cacher avec soin les principes constitutifs au fond des sanctuaires. Cest surtout ce que firent les prtres gyptiens, lorsque forcs de courber la tte sous le joug des rois pasteurs, et obligs de feindre des sentiments quils navaient pas, ils songrent tablir ces mystres secrets o la Vrit ensevelie, et rserve aux seuls initis, ne parut plus aux yeux des profanes que couverte des voiles les plus pais. Ce fut dans ces mystres quils consacrrent les vnements dont je viens desquisser le rcit ; et que, ne pouvant tmoigner ouvertement leur douleur touchant la dfaite du principe masculin dans la cause premire de lUnivers, ils inventrent cette allgorie si connue dOsiris trahi, dchir, dont les membres disperss ensanglantent lgypte ; tandis quIsis, livre au plus affreux dsespoir, quoique couronne des mains dAnubis, et souponne davoir pris part cette lche trahison, 87Le mot hebri, dont nous avons fait hbreu, signifie transport, deport, expatrie, pass au-del. Il a la mme racine
que le mot harbi, un Arabe ; mais il a plus de force, en ce quil exprime une dislocation plus grande.
88Les Pouranas des Hindous lui donnent le nom de Pallisthan cest la Palestine proprement dite, lIdume ou la
Phnicie.
- Page 113 -
rassemble en pleurant les membres de son poux, et les renferme dans un tombeau, lexception dun seul, perdu dans les flots du Nil. Cette ingnieuse allgorie, qui fut alors reue dans tous les sanctuaires o lorthodoxie conservait des partisans, se trouve avec quelque changement de nom dans toutes les mythologies de la terre89. Cependant les Hindous orthodoxes, justement effrays des succs de leurs adversaires, et voyant leur empire morcel scrouler lextrieur, mirent tous leurs soins dfendre du moins le centre, en y rassemblant toutes leurs forces. Il parut sur le trne pontifical un homme extraordinaire, qui fut compar au premier Ram, et honor de son nom, cause de la force quil manifesta. Pendant quelque temps, il soutint ldifice prt scrouler ; mais il tait rserv un homme plus grand den arrter la chute. Cependant les Yonijas furent dclars impies, anathmatiss et bannis perptuit. Tout commerce fut interdit avec eux. Il fit dfendu aux Hindous, non seulement de les recevoir, mais encore de les aller trouver dans leur propre pays. La couleur rouge, qui leur servait denseigne, fut regarde comme abominable. Les Brahmes drent sabstenir de jamais rien toucher qui portt cette couleur, mme dans leur plus grande dtresse ; et le fleuve Indus fut dsign comme la limite fatale que nul ne pouvait franchir sans encourir lanathme. Ces mesures rigoureuses, peut-tre ncessaires pour conserver le tout, eurent nanmoins linconvnient den dtacher encore plusieurs parties. Elles donnrent lieu un schisme presque aussi considrable que le premier. Ce nouveau schisme prit naissance au sein des plus chauds partisans du principe mle et des plus zls dfenseurs de son antriorit et de sa prminence. Parmi les Iraniens, un homme dou dune grande force dintelligence, nomm Zeradosht ou Zoroastre, prtendit quon stait tromp en concevant les deux principes cosmogoniques, Iswara et Pracriti, comme principiants, et possdant, lun la facult du mle, et lautre la facult de la femelle ; quil fallait, au contraire, les regarder comme principis, tous les deux mles tous les deux manant de lternit, Wdh ; mais lun agissant dans lesprit comme Principe du Bien, et lautre dans la matire, comme Principe du Mal ; le premier, appel Ormudz , le Gnie de la Lumire ; et lautre, Ariman, le Gnie des Tnbres. Parmi les Peuples qui habitaient au-del du Gange, un autre Thosophe, non moins audacieux, appel Fo-hi, prtendit que le premier schisme des Pallis avait pris naissance dans un malentendu, et quon laurait vit si lon et examine que les facults sexuelles avaient t mal poses sur les deux Principes cosmogoniques Iswara et Pracriti, ou lEsprit et la Matire ; que ctait Pracriti ou la matire qui possdait la facult masculine, fixe et igne, tandis quIswara ou lEsprit possdait la facult fminine, volatile et humide. En sorte que, selon lui, les Phniciens ntaient point schismatiques en mettant ta matire avant lesprit, mais seulement en lui attribuant des facults opposes celle quelle a rellement. Zradosht et Fo-hi apportaient lappui de leurs raisonnements des preuves tires de la science musicale, qui paraissaient premptoires ; mais qui seraient ici tout--fait hors de place90. Ils se flattaient lun et lautre de ramener le calme dans lEmpire, en satisfaisant une partie des prtentions des Pallis rfractaires ; leur esprance fut galement trompe. La Caste sacerdotale, voyant plus loin queux89Les chronologistes ont prouv de grandes difficults pour fixer lpoque de lapparition des Pasteurs phniciens en
gypte. Cela me parait pourtant trs ais quand on veut consulter les faits, et ne pas se renfermer dans des limites quon ne puisse franchir. Nous savons par les Livres sacrs des Hindous, que le schisme dIrshou qui donna naissance ces Pasteurs, eut lieu avant le commencement du Kali-youg, vers 3200 avant Jsus-Christ. Or, ces peuples, dabord fixs sur le golfe Persique, eurent besoin de plu sieurs sicles pour stablir solidement eu Palestine, et se mettre en tat dattaquer un royaume aussi puissant que lgypte. Ils drent certainement commencer par la conqute de lArabie et de la Chalde. Nous savons par la table des trente Dynasties gyptiennes de Manethon, conserves par Jules Africain, que les Pasteurs phniciens fournirent trois de ces Dynasties, depuis la XVme jusqu la XVIIme, dont la dure totale fut de 953 ans. Le Pharaon Amos qui les vainquit, monta sur le trne environ 1750 ans avant notre re, et prcda de 13o ans ce fameux Amnophis qui rigea en lhonneur du Soleil la statue colossale de Memnon. En sorte que, si lon runit ces 1750 ans, avec les premiers 953, on trouvera que ce fut vers lan 2703, avant notre re, que les Phniciens entrrent en gypte, environ cinq sicles aprs le schisme dIrshou. Daprs ces donnes, on peut raisonnablement infrer que les premiers mystres gyptiens furent clbrs vingt- cinq ou vingt-six sicles avant Jsus-Christ. Il existe une tradition portant qu lpoque o ils commencrent, lquinoxe du printemps tombait sur les premiers degrs du Taureau : ce qui donne un concidence remarquable. 90 On pourra les trouver dans louvrage dj cit.
- Page 114 -
mmes dans les consquences de leur propre ide, les rejeta et les condamna galement. Zradosht, plus irrit encore que Fo-hi, parce quil tait plus passionn, alluma une guerre civile et religieuse, dont le rsultat dfinitif fut la sparation absolue de lIran. Les Peuples qui le reconnurent pour leur souverain thocratique, prirent dornavant les noms de Parthes, Parses ou Perses, cause du nom de Paradas, que les Hindous orthodoxes leur avaient donne par drision. Ces peuples, qui semparrent plus tard de la domination de lAsie, y devinrent trs clbres et trs puissants. Ils eurent, des poques diffrentes, divers lgislateurs thocratiques, qui prirent successivement le nom du premier Zradosht91, que nous nommons Zoroastre. Le dernier qui parut du temps de Darius, fils dHystaspes, est celui dont les Ghbres suivent encore la doctrine, consigne dans le Zend-Avesta92. Les deux Principes opposs de la Lumire et des tnbres, Ormudz et Ariman, y sont prsents comme galement issus du Tempssans-bornes, autrement lEternit, seul Principe principiant auquel ils sont soumis. Le troisime Principe qui les runit sappelle Mithra. Ce Principe mdiateur reprsente la Volont de lhomme, comme Ormudz et Ariman reprsentent la Providence et le Destin. Ce systme cosmogonique est runi au culte des Anctres, comme tous ceux qui tiennent la mme origine. Le Principe principiant ternel y est ador sous lemblme du feu. Quant Fo-hi93, dou dun caractre plus pacifique et plus doux que Zeradosht, il ne voulut pas allumer une nouvelle guerre civile au sein de lEmpire, mais il sloigna, suivi de ses partisans ; et, franchissant les dserts qui bornaient linde lOrient, alla stablir sur les bords du fleuve Hoang-ho, quil nomma ainsi F1euve-Jaune, cause de la couleur jaune quil prit pour enseigne, tant pour se distinguer des Hindous orthodoxes, que pour ntre pas confondu avec les Phniciens. Il rassembla sur les bords de ce fleuve quelques hordes de Ttars errants, anciens dbris de la Race jaune, qui se runirent ses sectateurs, et leur donna sa doctrine, fort ressemblante pour le fond celle de Zoroastre. Selon lui, les deux Principes principis sont Yin, le repos, et Yang, le mouvement, tous deux issus dun seul Principe principiant appel Tai-ki le premier Moteur. Les deux principes Yin et Yang donnent, par leur action rciproque, naissance au troisime Principe mdiateur, appel Pan-Kou, ltre universel : alors il existe trois puissances appeles Tien-hoang, Ti-hoang et Gin-hoang ; cest--dire le Rgne cleste, le Rgne terrestre, et lhominal, ou, en dautres termes: la Providence, le Destin et la Volont de lhomme, les mmes que jai tablies au commencement de cet ouvrage. Le culte des Anctres fut admis dans la Religion de Fo-hi, plus expressment encore que dans celle de Zoroastre. Cest cette migration que les Livres samscrits rapportent lorigine de lempire chinois, quils nomment Tchandra-Doup le Pays de la Lune masculinise ; cest--dire le Pays o le Principe fminin est devenu le masculin. Le nom de Tchinas, que les Brahmes donnent aux peuples qui lhabitent, ne signifie pas absolument des impies et des rprouvs comme celui de Yawana dont ils signalent les Ioniens en gnral, et les Grecs en particulier ; mais seulement des schismatiques. Les Chinois, que nous nommons de ce nom injurieux, ne lont pas accept : ils se nomment, et ils nomment leur propre pays, Tien-hia, ce quil y a de plus prcieux sous le ciel94. Il est certain que parmi les dmembrements qui se firent, cette poque, de lEmpire indien, aucun, sans doute, ngala, ni pour ltendue, ni pour la puissance, celui des Tchinas ; mais aussi aucune nation 91 Je crois que ce nom, dont on a toujours manqu la signification, peut tre ramen aux deux racines celtiques et
phniciennes Syrah-dOsht, le Prince ou le chef de lAgression ou de lArme.
92 Les Ghbres, sont un reste des Peuples clbres que Mose appelle Ghiborim,et que les Grecs ont connus sous le
nom dHyperborens ; ce sont les seuls descendants des Peuples Borens qui en aient conserv le nom antique jusqu nos jours. Ils appellent Gustasps le Prince sous le rgne duquel parut leur dernier Zeradosht. Le Zend-Avesta, traduit par Anquetil-du-Perron, nest quune sorte de Brviaire de louvrage de cet ancien Thosophe. 93 Le nom de Fo-hi signifie le Pre de la Vie. Il faut remarquer, comme une chose trs digne dattention, que les deux racine qui composent ce nom sont dorigine celtique. 94 Il existe une tradition importante pour la chronologie. On trouve qu lpoque des premires observations astronomiques, parmi les Chinois, ltoile polaire, appele Yeu-tchu, cest--dire le Pivot de la droite, tait, dans la constellation du Dragon, celle que nous dsignons par Alpha. Cette tradition, qui nous reporte environ deux mille sept cents ans avant notre re, offre une nouvelle concidence qui corrobore tout ce que jai dit dans ma prcdente note.
- Page 115 -
ne garda avec un plus inviolable respect les lois et les coutumes de ses Anctres, dont le culte ne steignit jamais dans son sein. Cest encore aujourdhui un trs beau fragment de lEmpire universel, qui a surnag presque intact sur le torrent des ges. Tandis que lAsie a prouv une foule de rvolutions ; que les faibles restes de lempire indien ont t la proie de trente nations rivales ; que le sceptre des Phniciens, arrach de leurs mains par les Assyriens, est pass dans celles des gyptiens, des Arabes et mme des trusques ; quil est revenu de nouveau dans les mains des Assyriens, pour tomber dans celles des Mdes, des Perses, des Grecs, des Romains ; et quenfin ses dbris, chapps la ruine de Constantinople, ont t disperss sur toutes les contres de lEurope ; la Chine a survcu ces catastrophes, qui ont chang cent fois la face du Monde, et na jamais pu tre conquise sans que la force de sa constitution nait aussitt asservi ses propres conqurants.
- Page 116 -
vant de continuer cette exploration historique qui, comme on le sent bien, donne ma premire hypothse une force plus quhypothtique, il me semble important de faire ici une rflexion. On se demandera peut tre comment lempire de Ram, dont le principe tait videmment Providentiel, et duquel la Volont de lhomme avait jet les fondements, daccord avec la Providence, ntait pas plus durable. Si on borne l la difficult, et quon ne demande pas pourquoi il ntait pas ternel, je rpondrai facilement ; et si lon poussait la difficult jusqu ses dernires limites, je rpondrais plus facilement encore. Dabord je dirais ceux qui peuvent lignorer, que pour ce qui est de lternit absolue, Dieu seul la possde ; car on ne pourrait admettre deux tres absolus sans impliquer contradiction. Lternit que Dieu communique ne peut donc tre quune ternit relative, dont son ternit absolue dtermine le principe et le mode. Toutes les formes sont dans le domaine du temps ; le temps lui-mme nest que la succession des formes ; les essences seules sont indestructibles, parce quelles tiennent par leur principe lEssence absolue, qui ne saurait jamais passer : car, pour concevoir un passage, il faut concevoir un espace ; et comment concevoir un espace hors de lespace absolu ? Il faut donc distinguer la forme de lessence ; le temps, de lespace ; et lternit relative, de lternit absolue. La Forme, le Temps, lternit re1ative sont des manations ; lEssence, lEspace, lternit absolue, sont des identits divines. Tout ce qui constitue ces identits est immuable ; tout ce qui appartient ces manations peut changer. Les formes, en se succdant les unes aux autres, enfantent le Temps ; le Temps donne naissance lternit relative ; mais cette ternit, et le temps qui la mesure, et les formes qui la remplissent, svanouissent galement dans lEssence qui donne les formes, dans lEspace qui cre le temps, et dans lternit absolue qui enveloppe lternit relative. Tout a son poids, son nombre et sa mesure ; cest--dire, son rang dans lchelle des tres, ses facults propres et sa puissance relative. Rien ne peut paratre dans la vie lmentaire sans subir les lois de cette vie. Or, la premire de ces lois est dy paratre sous une forme, assujettie aux trois poques du commencement, du milieu et de la fin. Toute forme dont le mouvement propre nest pas drang par des vnements trangers, parcourt ces trois poques ; mais ce nest que le plus petit nombre qui les parcourt sans interruption. La plupart des formes sont brises ds le commencement, peu atteignent le milieu de leur existence, et encore moins parviennent la fin. Plus les formes sont multiplies dans une seule espce, et plus il en avorte dans lorigine. Qui pourrait nombrer, par exemple, combien un chne produit de glands, tous destins devenir des chnes avant quun autre chne prenne naissance dun seul de ces glands ? Si, parmi les trois Puissances qui rgissent lUnivers, le Destin obtenait seul la domination ; si la Volont de lhomme disparaissait ou se paralysait ; si la Providence tait absente, conoit-on quel pouvantable chaos suivrait cet tat de choses ? Toutes les espces, luttant les unes contre les autres, se dclareraient une guerre sans terme ; toutes voudraient occuper seules ltendue terrestre, et faire venir bien tous les germes quelles jettent ; en sorte quil ny aurait pas de raison pour que, dans le rgne vgtal, par exemple, lespce du chne, de lorme, ou de tel autre arbre, ntoufft toutes les autres, et ne couvrt toute la terre95. Mais la Volont de lhomme est l pour tout maintenir dans de justes bornes, tant dans le rgne vgtal que dans lanimal, et pour empcher que les plantes nuisibles et les animaux dangereux ne se multiplient autant que leurs forces le leur permettraient. Cette Volont, mue par son
95Buffon fait la remarque judicieuse que la Nature, qui tend organiser les corps autant quil est possible, met une immense quantit de germes. Ce Naturaliste a fait le calcul que si rien narrtait la puissance productrice dun seul germe, comme dune graine dorme, par exemple, il existerait an bout de cent cinquante ans, plus dun million de millions de lieues cube, de matire organise semblable au bois dorme ; en sorte que le globe terrestre tout entier serait converti en matire organise dune seule espce.
- Page 117 -
propre intrt, veille, au contraire, ce que les espces faibles, mais utiles, se propagent et se conservent, grce aux soins quelle leur donne. Mais quoique la Volont de lhomme puisse ainsi prfrer une espce une autre, et couvrir de magnifiques moissons de bl ou de riz des plaines immenses qui ne produiraient, sans elle, que des chardons ou quelques autres plantes striles ; quoiquelle puisse propager la vigne sur des coteaux ou ne crotraient que des bruyres, et promener de nombreux troupeaux danimaux pacifiques dans des lieux dserts quhabiteraient seules les btes farouches ; quoiquelle puisse tout perfectionner par la culture, cette Volont ne peut cependant pas changer la nature intime daucune chose, ni la soustraire aux lois du Destin, dans le domaine duquel elle est oblige de puiser son nutriment. Tout ce qu vit de la vie lmentaire en doit subir les lois. La plante annuelle ne peut pas voir deux hivers ; le chne robuste doit arriver au terme de sa dcomposition ; et tandis que la mouche phmre remplit sa carrire en un jour, llphant, qui peut atteindre deux sicles, est pourtant oblig de passer comme elle. Ainsi donc lHomme peut choisir, parmi les germes physiques ou les principes intellectuels que la Providence met sa disposition, ceux dont il veut protger le dveloppement ; il peut connatre leurs facults propres, leurs vertus diverses, leur force vitale, leur dure relative, et savoir davance quel sera le rsultat de ses soins. Un agriculteur saura bien, par exemple, que sil sme un grain de bl, il naura quune plante frle et passagre, tandis que sil sme un gland, il obtiendra un arbre robuste et vivace ; mais il saura aussi que la plante annuelle lui donnera une jouissance prompte et facile, tandis que larbre sculaire le laissera longtemps attendre ses fruits. Son choix sera donc, dans lun ou dans lautre cas, motiv par ses besoins, et fond sur ses lumires agricoles ; il se dterminera avec connaissance de cause. La position du lgislateur serait exactement la mme que celle de lagriculteur, si lun pouvait runir au mme degr lexprience qui claire la conduite de lautre. Cela est presque impossible ; cependant le lgislateur entirement aveugle et inexpriment, qui jettera au hasard des principes politiques, sans connatre davance, et la nature de ces principes, et celle du peuple auquel il les destine, ne mritera point du tout ce titre, et ressemblera lignorant agriculteur qui smerait du riz dans un sable aride, ou qui voudrait planter de la vigne dans un marais. Lun et lautre passeront, juste titre, pour des fous, dignes des calamits de tout genre qui les attendent. A prsent que jai assez clair le fond de la question que je me suis propos de rsoudre, je dirai que Ram ayant reu directement de la Providence le principe intellectuel dun Empire thocratique, en jeta le germe dans des circonstances favorables, qui en htrent le dveloppement. Mais ce germe, le plus robuste et le plus vivace de tous ceux de son espce, dut nanmoins subir les vicissitudes de toutes les choses confies au Destin ; et puisquil eut un commencement dexistence temporelle, il dut ncessairement, aprs avoir atteint son milieu, pencher vers sa fin. Jai montr, par plusieurs rapprochements chronologiques, que lpoque de son commencement pouvait remonter environ six mille sept cents ans avant notre re. Or le premier branlement qui sy fit sentir, et dont lhistoire ait conserv la mmoire, date de lan 3200. Cet empire resta donc dans tout lclat de sa jeunesse pendant trente-cinq sicles. A cette poque les passions commencrent sy faire sentir, et formrent dans son sein des orages plus ou moins violents. Il y survcut nanmoins malgr les dfections et les schismes dont jai parl ; et pendant encore onze ou douze sicles possda linde tout entire. Ce ne fut que vers lan 2100 avant Jsus-Christ, que lextinction de la Dynastie solaire, et celle mme de la Dynastie lunaire que Krishnen avait rtablie, comme je le dirai tout lheure, ayant entran sa chute politique, il se concentra dans la seule existence religieuse, et plaa son sige principal au Thibet, o il survit encore, malgr sa grande vieillesse, dans le culte Lamique. Si lon considre que ce culte, aujourdhui g de plus de quatre-vingt-cinq sicles, domine encore sur une grande partie de lAsie, aprs avoir joui pendant prs de quarante-six sicles de lEmpire universel, dont trente-cinq furent couverts dun clat exempt de tout nuage, on conviendra que son sort a t assez beau, et quon ne doit ni stonner ni saffliger de son dclin, ni de sa disparition mme prte seffectuer.
- Page 118 -
CHAPITRE VII LES PHNICIENS SE DIVISENT ; LEUR CULTE SALTRE. FONDATION DE LEMPIRE ASSYRIEN. PREMIER CONQURANT POLITIQUE. NEUVIME RVOLUTION DANS LTAT SOCIAL.
aintenant revenons au Phniciens, et continuons esquisser grands traits la suite de leur histoire. Les Pasteurs schismatiques, ayant caus la premire division de lEmpire indien, ne furent pas longtemps sans se diviser entre eux. La flamme de lincendie quils avaient allum, manquant daliments lextrieur, devait ncessairement ragir sur eux-mmes. Quoique dabord ils saccordassent sur le principal point du schisme, qui tait la prminence accorde dans lunivers la facult fminine, ils ne tardrent pas se proposer des difficults assez ardues, sur la nature de cette facult. Un grand nombre de sectes se formrent, dont la plus considrable prtendit quon ne devait point considrer cette facult comme simplement conceptive mais comme cratrice ; et quon devait la dsigner par le nom dHb, qui, dans lidiome phnicien, tait celui de lamour au fminin96. Cette secte tablit que, ds lorigine des choses, il exista deux tres, lAmour et le Chaos ; lAmour, principe fminin spirituel ; le Chaos, principe masculin matriel. Selon la doctrine quelle rpandit, ctait lAmour qui, en dbrouillant le Chaos, avait donn naissance lUnivers. Il parait bien certain que la secte phnicienne qui adopta cette Cosmogonie, et qui reconnut dans lAmour un principe fminin, crateur de toutes choses, fut trs rpandue et trs nombreuse. Les fragments qui nous restent de Sanhoniaton, et la Thogonie grecque dHsiode, en sont une preuve manifeste. On peut remarquer, comme une chose digne dattention, que cette doctrine ntait pas du tout loigne de celle des anciens Celtes dont Ram avait cru devoir se sparer, il y avait alors plus de quarante sicles. Aussi arriva-t-il, ds que les Phniciens se prsentrent sur tes ctes mridionales de lEurope, et quils semparrent de colonies que les Hindous y avaient poses sur les ruines de celles des Atlantes, quils neurent aucune peine sallier avec le reste des Celtes subsistant encore dans lintrieur des terres, sur les ctes septentrionales du Danemark, ou dans les les Britanniques. De manire mme quil se fit des deux cultes une sorte de fusion qui se reconnat facilement dans les livres mythologiques de lun et de lautre peuple97. Les Phniciens, possesseurs dune grande varit de connaissances physiques et morales, mais dont le culte se trouvait dpourvu de rites, firent alors un change assez malheureux. Ils apprirent aux Celtes leurs sciences, et reurent en retour une foule de superstitions, parmi lesquelles taient au premier rang les sacrifices humains. Comme ils taient sortis des voies de la Providence, et que, tombs dans celles du Destin, ils ne pouvaient lui opposer quune volont passionne et mal claire, ils sabandonnrent ces superstitions nouvelles avec plus de fureur que ceux mmes qui les leur livraient. Les aruspices, les augures, les divinations de toutes sortes, trouvrent place dans leur religion nouvelle. Ils adoptrent le culte de Thor, avec toutes ses atrocits, et sen engourent au point de nommer une de leurs mtropoles de son nom. Ce fut la fameuse ville de Tyr, dans laquelle ils lui levrent un temple magnifique sous son nom de Herhl. Ce nom, par une concidence qui ne doit pas chapper la sagacit du lecteur, se trouvait avoir le mme sens en celte quen phnicien. Cependant, comme les mots qui le composaient avaient dj quelque chose de trop antique, ils les traduisirent dans ceux plus modernes de Melicartz 98, le Roi de la Terre. Quant Teutad, quils empruntrent aussi aux Celtes, ils lui donnrent par excellence le nom de Moloch, le Roi, ou celui de Krn, le Couronn99. Ce fut par la suite des temps le fameux
96 Le mot allemand moderne liebe, amour, a la mme racine que le mot phnicien hbeh, et il est galement du genre fminin. Cette analogie est remarquable entre tous les mots qui remontent une haute antiquit. Le mot chaos oppos celui dhb, dveloppe lide de tout ce qui sert de base aux choses, comme le marc, lexcrment, la caput mortuum. Cest, en gnral, tout ce qui demeure dun tre aprs que lesprit en est sorti. 97 Il suffit de lire le fragment qui nous reste de Sanhoniaton, et les fables renfermes dans lEdda des Islandais, pour demeurer convaincu de ce que javance. 98 Les Grecs nous lont fait connatre sous le nom de Melicerte. 99 Le mot Krn signifie proprement une corne en phnicien. Mais jai dit que ce fut dans lorigine, cause de la corne
- Page 119 -
Kronos des Grecs, le Saturne des trusques, duquel sortirent tous les autres Dieux mythologiques des anciens Polythistes. Cest une chose trs singulire de voir comment ces Phniciens, aprs avoir pris presque toutes les divinits mythologiques des Celtes, et les avoir plies leurs divers systmes cosmogoniques, les leur rendirent plus tard sous mille noms nouveaux, et prsentes sous une infinit demblmes qui les rendaient mconnaissables ; car la lgret et linconstance, particulires ces peuples, les jetrent dans les ides les plus disparates et les plus extravagantes, ainsi que le prouve, dans ses contradictions et ses incohrences remarquables, leur mythologie, conserve en grande partie par les Grecs et par les Romains, qui en taient issus. Leur instabilit cet gard est aussi frappante que la tnacit et la persvrance des Chinois, leurs antagonistes les plus dcids. Il semblait que la facult fminine laquelle ils avaient accord la suprmatie universelle, agissait sur leur imagination versatile. Sil tait question dcrire leur histoire, on pourrait montrer facile ment que la multitude de noms quont ports en divers temps les nations dorigine phnicienne, et quelles ont donns leurs colonies, nont caractris que la versatilit de leurs opinions et lnorme quantit de leurs symboles cosmogoniques. Mais non seulement, comme je lai dit, les Phniciens se divisrent en un grand nombre de sectes qui les affaiblirent ; ils eurent encore lutter contre plusieurs nations attaches en secret lorthodoxie, et quils avaient plutt entranes par la force de leurs armes que par la justesse de leurs arguments. Parmi ces nations, celle des gyptiens fut toujours celle qui porta le plus impatiemment le joug de ces Rois pasteurs, et qui fit les plus frquents efforts pour le secouer, ainsi que latteste son histoire. Jai dj dit que ce fut mme son attachement secret pour lorthodoxie que drent leur origine ces Mystres dIsis, devenus si fameux par la suite, et qui servirent de modle tous les autres, mme ceux qui, cause de divers changements oprs dans le culte, eurent tout un autre but et une toute autre forme. Cependant, malgr cette opposition intrieure, tant religieuse que politique, ce ne fut point lgypte qui la premire eut la gloire de se soustraire au joug des Phniciens. Les Livres sacrs des Brahmes disent expressment que ce fut sur les bords du Kamoud-vati, ou de lEuphrate, que la facult masculine ayant repris la domination sur la facult fminine, on adora de nouveau son symbole sous le nom de Bl-IswaraLinga100. Les peuples de ces bords rentrrent ainsi dans lorthodoxie, mais sans se runir lEmpire indien ; ils en formrent un particulier, dont la dure et lclat furent trs considrables. Cest du sein de cet Empire que sortit le premier conqurant purement politique qui ait paru dans la Race borenne. Jusque l, toutes les guerres avaient eu pour objet, ou la conservation de la Race, ou des dissensions civiles ou religieuses. Lhistoire nomme ce conqurant Ninus, cest--dire le fils du Seigneur101 ; ce qui la fait considrer par la suite des temps comme le fils de Belus ; mais Belus, ou plutt Bl, tait le nom donn ltre suprme, celui que les Celtes nommaient Teutad ; les Indous, Iswara, et les Phniciens, Moloch. La premire conqute de Ninus fut celle de lIran, qui perdit alors son nom primitif pour prendre celui de Perse, conserv par cette contre jusqu nos jours. La dynastie que le premier Zoroastre y avait tablie, prs de mille ans avant cet vnement, sappelait Mahabad, cest--dire la Grande-Sagesse102 ; elle tait purement thocratique. Elle fut remplace par celle des Pishdadiens, ou des Juges, sortes de ViceRois que leur donna le monarque assyrien. Cette dernire dynastie ne finit qu lavnement de KaiKosrou, que nous nommons Cyrus. Ninus, aprs avoir tendu ses conqutes trs avant dans la Scythie et jusque chez les Celtes dEurope, tourna ses armes contre lInde, et se prtendit appel relever lEmpire de Ram ; mais la mort le surprit
du Blier Ram, que furent imagines toutes les coiffures sacerdotales et royales. Le mot celtique Krohne, une couronne, en drive. Les Grecs, en confondant le nom de Kronos, le Couronn, avec celui du temps Chronos, ce qui scoule, ont fini par faire de Saturne le Dieu du temps. 100 On peut dater cette poque de celle de lrection de la fameuse tour de Babel, qui, daprs les observations des Chaldens, envoys par Callisthne Alexandre remontait 1903 ans avant ce conqurant ; ce qui place cette poque lan 2230 avant notre re ; environ mille ans aprs le schisme dIrshou. 101 Nin-Iah signifiait en chaldaque, comme en phnicien la progniture de ltre souverain. 102 On devrait crire Maha-wdh, la Puissance ternelle ou la Grande ternit. Encore aujourdhui les Parses, appels Ghbres, donnent leurs prtres le nom de Mobd.
- Page 120 -
au milieu de ses vastes projets, dont son pouse, qui lui succda, accomplit une partie. Cette femme clbre, pour tmoigner quelle ne prenait aucune part au schisme des Pasteurs, et se donner un appui parmi les orthodoxes hindous, se fit appeler Smiramis, cest lclat de Ram103, et prit pour enseigne une colombe blanche. Mais longtemps avant cette poque, il stait pass aux Indes un vnement trs considrable, et qui devait avoir la plus grande influence sur les destines de lUnivers. Il est bon de revenir un moment sur nos pas.
103 Le mot Sem ou Shem signifie un signe, un lieu, un nom, une chose clatante.
- Page 121 -
- Page 122 -
CHAPITRE VIII. NOUVEAUX DVELOPPEMENTS DE LA SPHRE INTELLECTUELLE. AUTRE ENVOY DIVIN : KRISHNEN. ORIGINE DE LA MAGIE PARMI LES CHALDENS, ET DE LA THURGIE EN GYPTE. NOUVELLE VUE SUR LUNIVERS. ADMISSION DUNE TRIADE DANS LUNIT DIVINE.
l tait vident que le schisme des Pasteurs phniciens devait entraner la division et la chute de lEmpire universel de Ram ; et quil fallait trouver un moyen de conserver la force centrale aussi longtemps quil serait ncessaire, pour que les vrits qui devaient survivre cette catastrophe ne fussent pas englouties avec elle. La Providence le voulut, et un homme extraordinaire parut dans le monde : cet homme, n parmi les Pasteurs, comme lindique son premier nom Gopalla104, fut par la suite appel Krishnen, Bleu cleste, cause de la couleur bleue quil prit pour emblme. Les Brahmes le regardent encore aujourdhui comme une des plus brillantes manifestations de la Divinit, et le placent ordinairement la huitime incarnation de Vishnou. Ils conviennent gnralement que cet homme divin, voyant ltat dplorable o les sectes rivales des Lingajas et des Yonijas avaient rduit lEmpire indien, et gmissant sur les malheurs sans nombre que leur fanatisme avait causs, entreprit de rparer le mal qui en tait rsult, en ramenant les esprits une doctrine mitoyenne, tolrante dans ses principes, susceptible de satisfaire aux objections de tous les partis, et propre lever leurs doutes sans les aigrir les aigrir les uns contre les autres. Krishnen, disent-ils, commena par tablir que les deux facults, mle et femelle, taient galement essentielles, galement influentes dans la production des tres ; mais que ces facults resteraient ternellement spares lune de lautre, et par consquent inertes, si une troisime facult ne leur fournissait le moyen de se runir. Cette facult quil attribua Vishnou, fut conue par lui comme une sorte de lien mdiane entre Iswara et Pracriti ; en sorte que si par lun on entendait lEsprit et par lautre la Matire, on devait considrer la troisime facult comme lme qui opre la runion des deux. Cela pos, ce grand homme alla plus loin. Il fit concevoir que les deux facults qui se montrent indpendantes et isoles dans les tres physiques et principis, ne sont pas telles dans les tres intellectuels et principiants ; de manire que chaque facult mle possde sa facult femelle inhrente, et chaque facult femelle, sa facult mle. Ainsi, admettant une sorte dhermaphrodisme universel, Krishnen enseigna que chaque principe cosmogonique tait double. Alors, laissant de ct ltre absolu Wdh105, comme inaccessible lentendement humain, et considrant Iswara et Pracriti comme ses facults cratrices, inhrentes, il posa trois principes de lUnivers, mans de cet tre ineffable, quil nomma Brahm, Vishnou et Siva, auxquels il adjoignit, comme leurs facults inhrentes, Sarasvat, Lakshmi et Bhavani106. Telle fut lorigine de cette Trinit Indienne qui, sous diffrents noms et sous diffrents emblmes, a t admise ou connue de tous les Peuples de la Terre. Parmi les trois personnes de cette Trinit, le prophte Indien choisit Vishnou comme la principale, et loffrit de prfrence ladoration de ses disciples. Il loigna, en consquence, les symboles du Linga et du Yoni, qui avaient caus tant de troubles, et prit pour le sien la figure de lombilic, comme runissant les deux autres, et caractrisant la doctrine de lhermaphrodisme divin quil tablissait. Cette doctrine eut
104 Gopalla signifie proprement le Bouvier. Les Hindous, en faisant son apothose, le placrent parmi les constellations. Cest le Boots des Grecs, que les Arabes nomment encore Muphrid-al-Rami, celui qui explique Ram. 105 Les Brahmes nomment aussi ltre absolu Karta, le premier Moteur ; Baravastou, le Grand tre ; Parasashy, le seul Souverain, etc. Son nom mystrieux, quils ne profrent jamais, de peur de le profaner, est OM. Ce nom, compos des trois caractres, A, U, M, reprsente Vishnou, Shiva et Brahm. Ces trois Divinits, selon la doctrine de Krishnen, nen font quune, et ne sont que les facults manifestes de lternit absolue. 106 La doctrine du Thosophe indien, telle que je viens de lexposer en peu de mots, est contenue dans les Pouranas intituls Bagwhat-Vedam, et Bagwhat-ghita. On doit entendre par Brahm, lEsprit ou lintelligence ; par Vishnou, lme ou lEntendement ; et par Siva, le Corps on linstinct. Sarasvat reprsente la sphre intellectuelle ; Lakshmi, lanimique ; et Bhavani, linstinctive : et cela, tant dans la Nature universelle que dans la Nature particulire.
- Page 123 -
un succs prodigieux dans lInde proprement dite, o son premier effet fut de ramener la paix. Le fanatisme religieux sy teignit. Krishnen conut alors le vaste dessein de recommencer lEmpire universel. Il osa mme aller plus avant que Ram, et rtablir la dynastie lunaire que cet ancien Thocrate avait jug convenable dinterrompre, et qui tait reste interrompue depuis plus de trente-six sicles ; mais le mouvement providentiel nallait pas jusque-l. Les ides politiques ne pouvaient pas suivre le cours des ides morales ; et la scission qui stait opre tait trop forte pour que les parties dsunies pussent jamais se rapprocher et se confondre. Le bien vritable qui rsulta de la mission de Krishnen, aprs celui du rtablissement de la paix religieuse, fut de donner lInde une force morale capable de rsister toutes les invasions, et de la prsenter la tte de la civilisation universelle, comme digne dinstruire et de dominer ses propres conqurants. De manire que la conqute de cette contre fut longtemps considre comme le but dune gloire immortelle, plutt intellectuelle que physique. Tous les hros quune noble mulation poussa dans la carrire des conqutes, depuis Ninus jusqu Alexandre, envirent le surnom de vainqueur de lInde, et crurent ainsi marcher sur les traces de Ram, le premier Scander aux deux cornes. Ninus et Smiramis essayrent de triompher de lInde, et aprs eux le Larthe Sthos en fit la conqute. Ce Sthos, venu dtrurie, comme je le dirai plus loin, tait le dix-septime monarque aprs Amosis, celui mme qui mit fin, en gypte, au rgne des Pasteurs. Presque la mme poque o ces Pasteurs taient forcs de quitter le trne dgypte, environ mille huit cents ans avant notre re, ils taient galement chasss de lArabie, par les Peuples fatigus de leur joug. Ces Peuples, aprs stre rendus indpendants, se choisirent des rois de leur nation, auxquels ils donnrent le nom affectueux de Tobba, cest--dire celui qui fait le bien. Ainsi lEmpire phnicien, galement press de toutes parts, sur le continent de lAsie et de lAfrique, se bornait presque aux ctes de la Mditerrane, et ne se soutenait plus qu la faveur de son immense marine et de ses colonies, qui, soumettant toujours les mers sa puissance, rendaient le reste de la terre tributaire de son commerce. Tyr et Sidon taient cette poque lentrept des richesses du Monde. Quoiquil puisse paratre trange que je me laisse ainsi aller au plaisir dcrire lhistoire, jentrerai encore ici dans quelques dtails. Je ne veux pas ngliger, puisque loccasion sen prsente si naturellement , de faire voir quelle distance de la vrit nous a placs la mauvaise interprtation du Spher de Mose, et comment ou sest trouv forc, daprs cette interprtation, de mutiler lhistoire des nations antiques pour les renfermer dans la plus ridicule et la plus troite des chronologies peu prs de la mme manire que la mythologie grecque rapporte quun certain Procruste raccourcissait les trangers pour les faire entrer dans son lit de fer. Voici ces dtails que je crois de quelque importance. Quand lAssyrien Ninus fit la conqute de la Perse, il y trouva la doctrine de Zoroastre tablie depuis longtemps, et donna ainsi occasion aux prtres chaldens de la connatre. Cette doctrine, fonde sur les deux principes opposs du Bien et du Mal, plat singulirement aux hommes qui sadonnent aux sciences naturelles, parce quelle explique facilement un grand nombre de phnomnes. Les hommes animiques sen accommodent fort bien. Aussi trouve-t-on quelle fit de grands progrs dans la Babylonie. On place ordinairement vers cette poque lapparition dun second Zoroastre qui fut le crateur de cette espce de science appele Magie, cause des Mages107, qui sy rendirent savants. Les Hbreux, lpoque de leur captivit, sinitirent dans cette science, ainsi que dans la doctrine des deux principes, et ils donnrent lune et lautre une place dans leur culte. Cest par eux que nous les avons connues. Il ny a rien dans le Spher de Mose qui ait trait la chute de lAnge rebelle. La Magie, qui en est une sorte de rsultat, y est au contraire svrement dfendue. Voil donc la raison pour laquelle, dabord les Chaldens, et ensuite les Juifs, ont t cits parmi toutes les nations antiques, pour leurs oprations magiques et leurs connaissances occultes. A prsent voici pourquoi lgypte, au contraire, fut clbre parmi ces mmes nations, pour ses lumires thurgiques et sa sagesse, et pourquoi ses mystres o lon dvoilait les principes des choses, furent recherchs par les plus grands hommes, qui hasardrent souvent leur vie pour sy faire initier.
107 Le mot Mage signifiait galement grand et puissant ; on donnait ce titre aux Prtres Iraniens lpoque de leur thocratie. La Magie tait donc proprement la grande science, la connaissance de la Nature.
- Page 124 -
Lgypte, il ne faut point loublier, fut la dernire contre qui resta sous la domination des Atlantes. Elle conserva donc toujours le souvenir de ces peuples ; et lors mme quelle passa sous la puissance des Pasteurs phniciens, elle resta en possession de deux traditions importantes : la premire qui lui venait originellement de la Race sudenne, dont ses habitants avaient fait partie, et la seconde quelle avait acquise de la Race borenne, dont elle avait subi plus tard le culte et les lois. Elle pouvait mme, au moyen de la premire tradition, remonter une antrieure, et conserver quelque ide de la Race australe qui avait prcd la sudenne. Cette premire Race, laquelle appartenait peut-tre le nom primitif dAtlantique, avait pri tout entire au milieu dun dluge effroyable qui, couvrant la terre, lavait ravage dun ple lautre, et submerg lle immense et magnifique que cette Race habitait au del des mers. Au moment o cette le avait disparu avec tous les peuples qui lhabitaient, la Race australe tenait lEmpire universel et dominait sur la sudenne, qui sortait peine de ltat de barbarie, et se trouvait encore dans lenfance de ltat social. Le dluge qui lanantit fut tellement violent, quil nen laissa subsister quun souvenir confus dans la mmoire des Sudens qui y survcurent. Ces Sudens ne durent leur salut qu leur position quatoriale, et aux sommets des montagnes quils habitaient ; car il ny eut que ceux qui furent assez heureux pour se trouver sur les sommets les plus levs qui purent chapper au naufrage. Ces traditions, que le corps sacerdotal gyptien possdait presque seul, lui donnait une juste supriorit sur les autres. Les Prtres de Thbes ne pouvaient sans doute que rire de piti lorsque aprs une foule de sicles couls, ils entendaient les Grecs, peuples nouveaux, peine sortis de lenfance, se vanter dtre autochtones ; parler de quelques inondations partielles comme du Dluge universel, et donner Ogygs ou Deucalion, personnages mythologiques pour les anctres du Genre humain ; oublier plaisamment ce quils devaient aux Sudens, au Celtes, au Chaldens, aux Phniciens, au gyptiens euxmmes, pour se targuer de leur haute science ; placer eu Crte le tombeau de Zeus, le Dieu vivant ; faire natre dans une bourgade de la Botie, Dionysos, lIntelligence divine ; et dans une petite le de lArchipel, Apollon, le Pre universel, toutes ces choses, et une infinit dautres que je pourrais rapporter, taient bien faites pour autoriser ce Prtre qui disait Solon : Vous autres Grecs, vous tes comme des enfants qui battent leurs nourrices. Vous vous croyez fort savants, et vous ne connaissez encore rien de lhistoire du Monde.
- Page 125 -
- Page 126 -
CHAPITRE IX. LAPPARITION DU CONQURANT POLITIQUE ENTRANE LE DESPOTISME ET LA CHUTE DE LA THOCRATIE. SUITE DE CES VNEMENTS. MISSION DORPHE, DE MOSE ET DE FO. FONDATION DE TROIE.
Assyrien Ninus fut, comme je lai dit, le premier conqurant politique. Grce lui et Smiramis qui lui succda, Babylone tint le sceptre du Monde, jusqu lavnement des Pharaons, Amnophis et Orus, qui le donnrent lgypte, environ six sicles aprs. Mais durant cet intervalle il se passa plusieurs vnements remarquables. Les Pasteurs phniciens furent dtrns en gypte par Amosis, et chasss de lArabie. Les uns reflurent dans la Palestine ; les autres allrent stablir sur les ctes septentrionales de la Lybie, car alors on donnait le nom de Lybie tout le continent africain108 ; un grand nombre resta en gypte, et se soumit la domination du vainqueur. Cependant les successeurs de Ninus et de Smiramis, voyant tout obir leurs ordres, sendormirent sur leur trne et se livrrent la mollesse. Aralios et Armatristis furent les premiers monarques qui perdirent de vue leur haute destination, et qui, oubliant quils taient les reprsentants temporels de la Providence, et quils devaient hommage de leur dignit au souverain Pontife, cherchrent se rendre indpendants, et gouverner leurs tats despotiquement. Blohus, qui leur succda, eut mme laudace de porter la main sur la tiare sacre ; et soit quil profitt de la mort du souverain Pontife, ou quil et ht ses derniers moments, pour la runir sa couronne, il se dclara monarque absolu. Cette profanation eut les suites quelle devait avoir. Les Colonies europennes quil crasait du poids de sa tyrannie et de son orgueil, se rvoltrent. Elles coutrent la voix de leurs souverains Pontifes rsidant sur les montagnes sacres de la Thrace, de ltrurie et de lHesprie, et refusrent de le reconnatre. Les Anaxes des Thraces, les Larthes des trusques, les Rghes des Vasques, tous relevant jusque-l de lautorit suprme du souverain Roi, profitant de cette occasion favorable leur ambition, secourent le joug, et se dclarrent Rois eux-mmes de vice-rois quils taient. Toutes les forces de lEmpire assyrien, alors trs considrables, se levrent contre eux. Les Phniciens, obligs de suivre le mouvement, fournirent leur marine ; mais les Arabes et les gyptiens firent une puissante diversion. La guerre allume entre lAsie dune part, et lEurope de lautre, ayant lAfrique pour auxiliaire, fut longue et terrible. Pendant plus de trois sicles le sang ne cessa pas un moment de couler. Au milieu de ces troubles politiques, il sembla que la nature elle-mme, agite de convulsions intestines, voulait ajouter aux horreurs de la guerre. Les flaux les plus formidables se manifestrent. Des dluges effroyables inondrent plusieurs pays ; les mers surmontrent leurs bords et couvrirent lAttique ; les lacs souvrirent des passages travers les montagnes de la Thessalie ; et tandis que des peuples entiers taient entrans par les vagues courrouces, un ciel dairain couvrait dautres contres, et pendant lespace de sept annes les laissait sans une goutte de pluie ou de rose. Des volcans se dclarrent en plusieurs endroits. LEtna lana ses premiers tourbillons de flammes. Un furieux incendie clata dans les forts de la Gaule, sans quon st do en tait parti la premire tincelle. Presque toute lItalie brla. Les monts Hespriens furent embrass, et prirent cause de cet vnement le nom de monts Pyrnes. Pour la premire fois le sang des rois coula sur le trne. On vit des sclrats obscurs porter sur leur prince une main impie, et se mettre leur place. La terre trembla. Des montagnes furent renverses, et des villes entires ensevelies sous leurs dbris. De quelque ct que lon jette les yeux, quelque poque que lon considre ces temps dplorable, depuis le rgne lAssyrien Blohus jusqu celui de lgyptien Orus, on ne voit que dsastres et
108 Ce nom lui tait donn cause de sa forme. Dans le langage atlantique le mot Lyb voulait dire cur ; de l notre mot Lobe. LAfrique a reu son nom moderne du Celte Afri, qui signifie farouche, barbare ; de l notre mot affreux.
- Page 127 -
calamits109. Ce sont des fragments de peuple qui se heurtent, qui se brisent, qui passent dAsie en Europe, et dEurope en Asie, pour en abreuver les rivages de leur sang. Au milieu de cette confusion, on voit descendre des hauteurs septentrionales des hordes de Borens encore sauvages. Ils viennent, comme des oiseaux de proie, affams de carnage, pour dvorer les restes de lEmpire phnicien tombant en lambeaux. Laudace sacrilge de limpie Blohus avait donn le signal de tous ces malheurs. Linde et la Chine mme ntaient pas plus tranquilles que le reste du Monde : dj la Chine avait t le thtre de plusieurs rvolutions ; dans linde, les deux dynasties solaire et lunaire stant teintes par suite des conqutes de Smiramis, des aventuriers audacieux, sans autre titre que leur courage, sans autre droit que leur pe, avaient fond des royaumes plus ou moins puissants. Sans sinquiter de lassentiment du Pontife Suprme, relgu sur les montagnes du Thibet, ils staient mis eux-mmes la couronne sur la tte sexposant ainsi ce quelle en ft arrache par les mmes moyens qui la leur avaient acquise. Un certain Sahadeva dans le Magadha ; un certain Bohg-Dhant, dans la ville de Sirinagour, staient ainsi dclars rois, mais leur faible postrit, jouet des orages politiques, avait souvent ensanglant les marches du trne : tantt le premier ministre de lun, tantt le chef de la garde de lautre, les avaient supplants. On avait vu le vieux Nanda, assassin lge de plus de cent ans, remplac par un homme de la plus basse extraction. Telles taient les suites du schisme dIrshou. Le gnie puissant de Krishnen avait bien pu en arrter le dbordement pendant douze ou quinze sicles ; mais le mouvement comprim nen devenait que plus dangereux. La Volont de lhomme stant livre au Destin, en devait suivre le cours. Tout ce quil tait possible de faire prsent, tait de conserver le dpt des traditions antiques et les principes des sciences, afin de les livrer plus tard, et quand lorage serait pass, des Peuples nouveaux qui pussent en profiter. La Providence en conut la pense ; et ce dessein en puissance ne tarda pas passer en acte. Environ quatorze ou quinze sicles avant notre re, trois hommes extraordinaires parurent sur la terre : Orphe, chez les Thraces ; Mose, chez les gyptiens, et un troisime Boudha chez les Hindous. Ce Boudha fut appel dabord Fo, et ensuite surnomm Shakya. Le caractre de ces trois hommes, tout fait dissemblable, mais dune gale force dans son genre, se reconnat encore dans la doctrine quils ont laisse : son empreinte indlbile brav le torrent des ges. Rien de plus brillant dans les formes, rien de plus enchanteur dans les dtails que la mythologie dOrphe ; rien de plus profond, de plus vaste, mais aussi rien de plus austre que l cosmogonie de Mose ; rien de plus enivrant, de plus capable dinspirer lenthousiasme religieux que la Contemplation de Fo. Orphe a revtu des plus brillantes couleurs les ides de Ram, de Zoroastre et de Krishnen ; il a cr le polythisme des potes ; il a enflamm limagination instinctive des peuples. Mose, en nous transmettant lUnit divine des Atlantes, en droulant nos yeux les dcrets ternels, a port lintelligence humaine une hauteur o souvent elle a peine se tenir. Fo, en rvlant le mystre des existences successives, en expliquant la grande nigme de lUnivers, en montrant le but de la Vie, a parl au coeur de lhomme, a mu toutes ses passions, a surtout exalt limagination animique. Ces trois hommes, qui partent galement de la mme vrit, mais qui sattachent plus particulirement en faire ressortir une des faces, sils avaient pu tre runis, seraient peut-tre parvenus faire connatre la Divinit absolue : Mose, dans son insondable Unit ; Orphe, dans linfinit de ses facults et de ses attributs ; Fo, dans le principe et la fin de ses Conception. A lpoque o Orphe parut, lgypte dominait sur la terre : elle avait abaiss la puissance des Babyloniens, fait alliance avec les thiopiens et les Arabes, et forc les superbes successeurs de Ninus de reconnatre non seulement lindpendance des colonies phniciennes tablies en Europe, mais encore celles des Phniciens proprement dits, subsistant en Afrique et en Asie, sous les noms divers de Numides, de Lybiens, de Philistins, dIdumens, etc. Ces colonies, ayant acquis leur indpendance, furent trs loin, dtre tranquilles. Quoiquon pt reconnatre trois centres principaux sur les ctes mridionales de
109 Si lon place le rgne de Ninus, daprs le cucul de Callisthne, lan 2200 avant Jsus-Christ, on aura pour celui du rgne de Blohus, lan 1930 ; et pour celui du rgne dOrus, environ lan 1600 ; do il suit que lintervalle coul entre Blohus et Orus, est denviron trois sicles.
- Page 128 -
lEurope, depuis le Pont-Euxin jusquaux Colonnes dHercule, cause des trois souverains Pontifes tablis sur les monts Rhodopes, les Apennins et les Pyrnes, il sen fallait de beaucoup que les Thraces, les trusques et les Vasques formassent trois puissances distinctes et parfaitement unies entre elles. Une foule de petites souverainets staient formes au milieu delles, aussi diffrentes de noms que de prtentions, dtendue et de forces. Les Anaxes, les Larthes, les Rghes, staient multiplis linfini. Tous voulaient commander ; aucun ne voulait obir ; le souverain Pontife avait beau faire entendre sa voix, on ne lcoutait plus ; lanarchie tait complte110. A peine ces petits souverains avaient t dbarrasss du soin de combattre les Assyriens, quils avaient tourn leurs armes contre eux-mmes. De lOrient lOccident, et de lOccident lOrient, il y avait un mouvement continuel de petits peuples qui, cherchant se dominer mutuellement, se heurtaient et se brisaient tour tour. Les historiens et les chronologistes qui ont cherch pntrer dans cette poque des Annales du Monde, se sont perdus dans un ddale inextricable111. Au milieu de ces mouvements, de trop peu dimportance pour que je my arrte, il sen passa pourtant un que je dois rapporter, cause de linfluence singulire quil acquit par la suite. Un certain Jasius, tant un des Larthes des trusques, dclara la guerre un autre Larthe nomm Dardanus, qui vraisemblablement se trouvant trop faible pour lui rsister, invoqua lappui du roi de Babylone, Ascatade112. Aprs plusieurs combats o les deux Larthes furent tantt vaincus, tantt vainqueurs, Dardanus, ne se souciant plus de retourner en Italie, cda les droits quil avait sur cette contre un certain Tyrrhne, fils dAto, parent ou alli de lAssyrien Ascatade, et reut en change une partie des champs Moniens, o il stablit avec ceux des Aborignes qui avaient suivi ses drapeaux. Quant Tyrrhne, il arriva par mer en Italie, et y obtint, la suite dun trait, la ville de Razne, ou il fonda un petit royaume. Ce Dardanus fut le premier roi de Troie, petite ville quil trouva btie au pied du mont Ida, et quil agrandit considrablement. Ses successeurs, appels, Dardanides, quoique relevant toujours du monarque assyrien, jetrent un assez grand clat pour laisser leur nom au dtroit des Dardanelles, sur lequel ils dominaient. Leur ville capitale, embellie par trois sicles de prosprit, devint fameuse par le sige de dix ans quelle soutint contre les Grecs ; et sa chute occupa et occupe encore toutes les voix de la Renomme grce au gnie dHomre, qui la choisit pour sujet de ses chants piques et de ses allgories.
110 Cest mme cette poque quon peut faire remonter 1origine du mot Anarchie. 111 Pour se tirer dembarras ils ont appel ces temps de tumulte, les temps hroques ; cest au contraire des temps de dcadence, o lobscurcissement des lumires commenait se faire sentir. 112 Je fais remarquer le nom de ce Roi, qui, form de deux racines celtiques, signifie Pre du Peuple.
- Page 129 -
- Page 130 -
CHAPITRE X. QUELS TAIENT ORPHE, MOSE ET FO. LEUR DOCTRINE. TABLISSEMENT DES AMPHICTYON EN GRCE. ORIGINE DES CONFDRATIONS ET DE LA REPRSENTATION NATIONALE. DIXIME RVOLUTION DANS LTAT SOCIAL.
n ce temps-l, une dispute trs vive stant leve en gypte, entre deux frres qui prtendaient tous les deux la couronne, il sensuivit une guerre civile de longue dure. Lun deux, nomm Ramesss, fut, cause de ses manires fastueuses, surnomm Gopth, le Superbe ; et lautre, nomm Armesss, fut, cause de sa douceur et de sa modestie, surnomm Donth, le Modeste113. Le premier tant rest vainqueur, obligea son frre sexpatrier ; et celui-ci, suivi de tous ceux qui restrent attachs sa fortune, passa en Grce, o il tablit plusieurs colonies. Cest lui que les Grecs ont appel Danas, et sur le compte duquel ils ont bti plusieurs fables mythologiques. Gopth, dont le nom a t chang en celui dEgyptus, donna pour les Grecs son nom lgypte114, nomme avant cet vnement Chemi ou Mitzrah. Ce fut avec lune de ces colonies quOrphe, Thrace dorigine, mais initi Thbes aux mystres sacrs des prtres gyptiens, passa en Grce. Il trouva, comme je lai dit, cette belle contre en proie au double flau de lanarchie religieuse et politique. Favoris nanmoins par linfluence des gyptiens, et soutenu par son propre gnie, il excuta en peu de temps ce que la Providence exigeait de lui. Ne pouvant point reconstruire sur le mme plan un difice croul, il profita du moins avec une rare habilet des matriaux quil trouva sous sa main. Voyant la Grce divise en une certaine quantit de petits souverains qui ne voulaient absolument plus reconnatre la suprmatie des Thraces, il leur persuada de se runir ensemble par une confdration politique et religieuse, et leur offrit un point de ralliement sur le mont Parnasse, dans la ville de Pytho115, o il donna loracle dApollon, qui y tait dj tabli, une grande clbrit. La force et les charmes de son loquence, runis aux phnomnes quil opra, soit en prdisant lavenir, soit en gurissant les maladies, lui gagnrent tous les esprits, et lui fournirent les moyens dtablir le Conseil des Amphictyons, lune des plus admirables institutions qui aient honor lintelligence humaine. Rien na t plus clbre dans lantiquit que ce Conseil, lev au-dessus des peuples et des rois, pour les juger galement. Il sassemblait au nom de toute la Grce, deux fois lanne, au printemps et en automne, dans le temple de Crs, aux Thermopyles, prs lembouchure du fleuve Asope. Les dcrets de cet auguste Tribunal devaient tre soumis au souverain Pontife, rsidant sur le Mont Sacr, avant davoir force de lois ; et ce ntait quaprs avoir t approuvs et signs par lui, quils taient gravs sur des colonnes de marbre, et considrs comme authentiques. On voit quOrphe, ne pouvant plus conserver les formes de la royaut, que les rois eux-mmes avaient contribu dtruire, conservait du moins celles de la thocratie, afin dopposer une digue qui pt arrter les dbordements de lanarchie, que les excs du despotisme et ceux de la dmagogie provoquaient galement. Ce conseil amphictyonique offrit le premier exemple de la confdration de plusieurs peuples runis sous la dnomination dun seul, celui des Hellnes, et cra une nouveaut politique de la plus grande importance, celle de la reprsentation nationale, ainsi que son nom lexprime assez116. Heureux sil avait pu sentourer dune force assez grande pour empcher les entreprises
113 Il est prsumable que ces deux frres taient jumeaux, et quils rgnrent dabord ensemble avant de se brouiller. 114 Cest ici larticle phnicien ha, rendu par larticle grec O, quon a mis devant le mot Gopth pour en faire ha-Gopth, chang ensuite en XXXX, gyptus. Le nom moderne des Coptes prouve cette drivation. Les noms anciens Chemi ou Mitzrah expriment galement dans deux dialectes diffrents, la compression ou le resserrement, et font allusion la position gographique de cette contre. 115 Ctait lancien nom de la ville de Delphes, ainsi appele cause de la Pythie qui y prononait loracle dApollon. 116 Ce nom est compos de deux mots grecs XXX et XXX ; il signifie proprement ce qui fait une contre de plusieurs contres, ou un peuple de plusieurs peuples.
- Page 131 -
turbulentes de quelques cits qui, pour se donner une libert absolue, en opprimrent dautres, et donnrent naissance une nouvelle forme desclavage lgitime, dont jaurai plus loin occasion de parler117. Mais le mal dj conu dans la pense de lhomme, et servi par toute la puissance du Destin, tait invitable. Orphe ne pouvait quen retarder lexplosion, et prparer de loin le remde qui devait en arrter les effets. Je ne mtendrai pas davantage sur la doctrine dOrphe ; jen ai assez parl dans dautres ouvrages, pour me dispenser de grossir celui-ci par des rptitions inutiles. Il rsulte de tout ce que nous ont laiss les Anciens au sujet de cet homme justement admir, quil fut le crateur du systme musical des Grecs, et quil employa le premier le rythme illustr par Homre. Si la Grce a surpass toutes les autres nations du Monde dans la culture des beaux-arts ; si elle nous a ouvert la carrire des sciences morales, politiques et philosophiques, cest Orphe quelle a d cet avantage. Orphe a produit Pythagore, et cest Pythagore que lEurope a d Socrate, Platon, Aristote, et leurs nombreux disciples. Il parat quOrphe enseignait comme Krishnen lHermaphrodisme divin, et quil renfermait les principes cosmogoniques dans une triade sacre118. Sa morale tait la mme que celle du prophte indien ; il avait en horreur, comme lui, les sacrifices sanglants. Les tentatives quil fit pour substituer les mystres de Bacchus ceux de Crs, lui devinrent funestes. Il parat mme que les Ioniens, cest--dire les anciens partisans de la facult fminine, ayant rassembl leurs forces contre lui, parvinrent laccabler. Cest du moins ce qui rsulte de la tradition conserve dans une foule de fables, o lon raconte quOrphe fut dchir par des femmes furieuses, qui sopposrent au innovations quil voulait apporter leur culte. Quoiquil en soit, ses institutions lui survcurent, et ses disciples, appels Eumolpides, cest--dire les Parfaits, illustrrent longtemps la Grce. Le nom dOrphe, qui signifie le Gurisseur, le Mdecin clair, indique un titre donn ce Thocrate, cause des services quil rendit sa Patrie. II est vraisemblable que ctait le nom de quelque personnage mythologique, peut-tre celui dEsculape, dont la lgende fut, par la suite des temps, fondue dans son histoire. Cette remarque sapplique galement Mose, dont le nom signifie au contraire le Sauv. Mose, lev la cour du Pharaon gyptien, initi aux mystres sacrs, passa de bonne heure en thiopie, cause dun meurtre quil avait commis. Ce fut l quil connut la tradition primitive des Atlantes sur lUnit divine, et quil retrouva une partie de ces peuplades arabes que les Pasteurs phniciens avaient chasses de lYmen, ainsi que je lai dj racont. Ces Arabes, issus dun mlange dAtlantes et de Celtes bodohnes, avaient toutes sortes de motifs pour dtester ces Pasteurs, auxquels ils conservaient le nom de Philistins. Disperss dans lthiopie comme dans lgypte, ils y taient trs malheureux. Mose avait pris naissance parmi eux. Il tait errant, il en fut accueilli. Linfortune les lia.
117 Dans le septime Livre de cet Ouvrage, chapitre III. Je nai pas cru devoir interrompre ici le fil historique. 118 Aristote nous a conserv, au sujet de lHermaphrodisme divin, ce beau vers dOrphe : Jupiter est lpoux et lpouse immortelle. Cette doctrine fut reue de toute la terre ; mais chaque tat, en la recevant, se proclama le seul et vritable propritaire de lOmbilic, cest--dire du point central dont il tait lemblme. La ville de Delphes disputa cet honneur celle de Thbes en gypte, comme celle-ci lavait disput au fameux temple de Shakanadam, et lle sacre de Lank. Quant la Triade sacre de Krishnen, Brahm, Vishnou et Siva, il est vident que les ides varirent beaucoup sur le rang, sur lemploi, sur le degr de puissance de chacune de ces trois Divinit. Tantt on vit dans Vishnou un fluide aqueux, arien ou ign ; tantt on confondit Brahm avec la lumire ou lther ; et Siva avec le feu ou la terre. Osiris, Orus, Typhon, chez les gyptiens ; Zeus, Dionysos, Ads, chez les Grecs ; Jupiter, Bacchus, Pluton, ou Vejovis, nont pas, beaucoup prs, reprsent leurs modles ; ils ont mme souvent diffr entre eux : mais on a toujours pu reconnatre leur origine commune travers les variations quils ont prouves ; et voir que, produits par deux principes opposs, mle et femelle, ils pouvaient tre ramens un principe absolu, inaccessible toute recherche, appel Wdh ou Karta, par les Hindous ; Kneph ou Chnoun par les gyptiens ; et Phans, Faunus, Pan, Jan, Zan, Janus ou Ja, par les Romains et les Grecs. On trouve quelquefois la Trinit indienne reprsente par Saturne, Jupiter et Mars. Les trois autels de ces Dieux se voyaient souvent runis Rome.
- Page 132 -
On sait assez comment cet homme divin, appel par la Providence de si hautes destines, fut rduit garder les troupeaux de Jthro, dont il pousa la fille Zphora. Jthro tait un de prtres de ces Arabes expatris, dont jai dj fait mention. On les nommait hbreux pour la raison que jai dite. Jthro connaissait les traditions de ses anctres ; il les lui apprit. Peut-tre conservait-il quelques livres gnthliaques relatifs aux Atlantes ; il les lui donna. Le livre des Gnrations dAdam, celui des Guerres de Iha, celui des Prophties, sont cits par Mose. Le jeune Thocrate se pntra de toutes ces choses, et les mdita longtemps. Enfin il obtint sa premire inspiration tant au dsert. Le Dieu de ses pres, qui se nomma lui-mme Iha, ltre-tant, lui fit entendre sa voix du sein dun buisson ardent. Je ninsisterai point sur le sens mystrieux et secret du Spher de Mose, puisque jai dit ailleurs beaucoup de choses ce sujet119. Ce que jajouterai ici, comme ayant particulirement trait la matire que je traite, cest que Mose, aprs avoir rapport la lgende dlohim, ltre des tres, rapporte ensuite celle de No, le Repos de la Nature ; celle dAbraham, le Pre sublime ; celle de Mose, le Sauv, laquelle il mle habilement la sienne, laissant celui quil sest choisi thocratiquement pour lui succder, Josu, le Sauveur, le soin dachever son ouvrage. En sorte que les origines quil parat donner son peuple, et quil se donne lui mme, par la manire dont il lie ces lgendes son histoire propre, sont purement allgoriques, sattachent des objets cosmogoniques infiniment plus importants, et remontent des poques infiniment plus recules. Telle tait la mthode que suivaient les anciens Sages, et telle fut celle de Mose. Le Spher de cet homme extraordinaire, parvenu tout entier jusqu nous la faveur du triple voile dont il la couvert, nous a port la tradition la plus ancienne qui existe aujourdhui sur la terre. Elle atteint non seulement lpoque des Atlantes primitifs, mais slevant au-del de la catastrophe dont ils furent les victimes, slance travers limmensit des sicles jusquaux premiers principes des choses, quelle narre sous la forme dun Dcret divin, man de lternelle Sagesse. Les Hbreux ntaient point un reste des Pasteurs phniciens, comme lont cru quelques crivains, puisque ces Pasteurs navaient pas de plus mortels ennemis. Ce peuple tait le rsultat dun premier mlange, fait en Arabie, entre le sang suden et le boren. Leur opposition la doctrine Ionienne les contraignit dabord dabandonner leur patrie. Perscuts en gypte et en Abyssinie, ils y devinrent intolrants eux-mmes. La Doctrine de Krishnen les ayant trouvs ensuite aussi rfractaires que celle dIrshou, on les considra comme des hommes insociables, dont on ne pouvait flchir le caractre opinitre, et on les relgua dans les dserts, comme des sortes de Parias impurs 120. Ce fut l que les trouva Mose, et que, les ayant saisis dans leurs propres ides, il les conduisit la conqute de la Palestine, travers une foule dobstacles que son Gnie surmonta. Ce peuple, que Mose appelle un peuple de col roide, fut celui que la Providence choisit pour lui confier le dpt sacr dont jai parl. Ce dpt, dont les Hbreux ont rarement connu le vrai mrite, a travers intact le torrent des ges, a brav leffort de londe, et du feu, et du fer; grce aux mains ignorantes, mais robustes, qui le gardaient. Les noms dOrphe et de Mose sont, comme je lai nonc, plutt des titres rsultants de leur doctrine, que des noms propres. Dautres hommes ont pu les porter avant eux, et cest ce qui a jet quelque confusion dans leur histoire. Quant Fo, surnomm aussi Boudha ou Shakya, on connat son nom originel, comme on connaissait celui de Krishnen. Jai dit que ce dernier sappelait Gopalla. Le nom propre de Fo tait Sougot. Il ne prit celui de Fo quaprs sa vocation. Voici comment les Hindous racontent sa premire inspiration. Le jeune Sougot, disent-ils, tandis quil tait retir sur la montagne Solitaire, o il stait rfugi pour viter la colre de son pre qui voulait le marier, considrant un jour ltoile du matin, tomba dans une sorte dextase, pendant laquelle le ciel souvrit ses yeux. Il vit alors lessence du premier Principe. Des mystres ineffables lui furent rvls. Revenu de ltonnement o lavait jet cette vision, il prit le nom le Fo, le Pre vivant, et commena poser les premiers
119 Dans mon ouvrage sur la Langue hbraque restitue. 120 Les Parias constituent, aux Indes, une caste dhommes rprouvs, auxquels il est interdit de vivre dans la socit des autres hommes.
- Page 133 -
fondements de son culte. On le surnomma par la suite Boudha, la Sagesse ternelle, et Shakya, ltre toujours existant. Les points essentiels de sa doctrine se rduisent aux suivants : les mes des hommes et des animaux sont de la mme essence ; elles ne diffrent entre elles que selon le corps quelles animent, et sont galement immortelles. Les mes humaines, seules libres, sont rcompenses ou punies, suivant leurs bonnes ou leurs mauvaises actions. Le lieu o les mes vertueuses jouissent des plaisirs ternels est gouvern par Amida, le principe du Bien, qui rgle les rangs selon la saintet des hommes. Chaque habitant de ce lieu fortun, dans quelque degr quil soit plac, se fait une douce illusion de penser que son partage est le meilleur, et quil na point envier la flicit des autres. Tous les pchs y sont effacs par la misricorde et la mdiation dAmida. Les femmes et les hommes ne diffrent plus. Les deux sexes jouissent des mmes avantages, selon la doctrine de Krishnen. Le lieu rserv la punition des mchants ne renferme point de peines ternelles. Les mes coupables ny sont tourmentes que relativement aux crimes quelles ont commis, et leurs tourments sont plus ou moins longs, selon lintensit des crimes. Elles peuvent mme recevoir quelque soulagement par les prires et les bonnes uvres de leurs parents et de leurs amis ; et le misricordieux Amida peut flchir en leur faveur Yama, le Gnie du mal, suprme monarque des enfers. Lorsque ces mes ont expi leurs crimes, elles sont renvoyes sur la terre pour passer dans les corps des animaux immondes, dont les inclinations saccordent avec leurs anciens vices. Leur transmigration se fait ensuite des plus vils animaux aux plus nobles, jusqu ce quelles soient dignes, aprs une entire purification, de rentrer dans des corps humains : alors elles parcourent la mme carrire quelles ont dj parcourue, et subissent les mmes preuves121. Le culte de Fo, qui nest quune sorte de corollaire de celui de Ram, sy est facilement amalgam. Presque tous les Lamas sont aujourdhui Boudhistes ; de sorte quon peut admettre, sans erreur, que cest un des cultes les plus rpandus sur la face de notre hmisphre. Le systme de la mtempsycose en est n, et tous ceux qui lont reu de Pythagore nont fait que suivre les ides de Fo.
121 Cest pour spargner ces preuves ritres que les Sectateurs de Fo, rsolus, ne plus revivre sur la terre, ont outr les prceptes moraux de leur Prophte, et, par un esprit de pnitence, port labngation de soi un excs presque incroyable. Il nest pas rare aujourdhui mme, aprs plus de trois mille ans dexistence, de voir des fanatiques de ce culte, si tolrant et si doux, devenir leurs propres bourreau et de se dvouer une mort plus ou moins douloureuse ou violente : les uns se prcipitent dans leau, une pierre au cou ; les autres sensevelissent vivants ; ceux-ci vont se sacrifier la bouche des volcans ; ceux-l sexposent une mort plus lente sur des rochers arides et brls par le soleil ; les moins fervents se condamnent recevoir, au cur de lhiver, sur leur corps entirement nu, cent cruches deau glace ; ils se prosternent contre terre mille fois par jour, en frappant chaque fois le pav de leur front ; ils entreprennent nu-pieds des voyages prilleux sur des cailloux aigus, parmi des ronces, dans des routes semes de prcipices ; ils se font suspendre dans des balances sur des abmes affreux. Il nest pas rare de voir dans les solennits publiques une multitude de ces dvots Boudhistes se faire craser sous les roues des chariots ou sous les pieds des chevaux. Ainsi les extrmes se touchent. Limpitoyable Thor et le doux et favorable Amida ont eu galement leurs victimes dvoues : tant il est difficile de rencontrer ce juste milieu o rsident seulement la Vrit, la Sagesse et la Vertu !
- Page 134 -
CHAPITRE XI. QUEL TAIT LE BUT DE LA MISSION DORPHE, DE MOSE ET DE FO. MOUVEMENT POLITIQUE ET MORAL DU MONDE, PENDANT LESPACE DENVIRON MILLE ANS. APPARITION DE PYTHAGORE ET DE PLUSIEURS AUTRES GRANDS HOMMES.
insi la Providence, dans son intarissable bont, ne pouvant point empcher la dissolution de lEmpire universel quelle avait lev par les mains de Ram, voulait du moins en adoucir les suites, et conserver dans ses principaux fragments autant de force et dharmonie quil tait possible, afin de pouvoir les employer plus tard, pour lrection dun nouvel difice, plus grand encore et plus beau que le premier, lorsque les temps marqus pour cela seraient arrivs. Voil les raisons qui avaient dtermin la mission dOrphe, de Mose et de Fo. Ces trois hommes, trs dissemblables entre eux, taient appropris avec une admirable sagacit aux Peuples et aux circonstances qui les demandaient. Ces circonstances taient telles, que les trois grandes puissances qui rgissent lUnivers, ayant runi leur action pendant un long espace de temps dans lempire de Ram, prsent la sparaient ; mais de manire que le Destin restant presque uniquement matre en Asie et en Afrique, tandis que la Volont de lhomme sapprtait dominer toute lEurope, la Providence, oblige de se retirer, ne pouvait conserver, par-ci par-l, que quelques points circonscrits et cachs dans lombre. Orphe, destin contenir les emportements de la Volont, la saisissait par limagination, et, lui offrant la coupe enchanteresse de la volupt, lamenait par le prestige des beaux-arts, par les charmes de la posie et de la musique, par lclat et la majest des crmonies, venir puiser dans ses mystres des leons de morale, et des connaissances universelles, quon ne pouvait plus abandonner la multitude qui les aurait profanes. Puisque le lien de la politique devait se relcher, il fallait que celui de la religion et de la philosophie se resserrt proportionnellement. Dun autre ct, Fo dont linfluence intellectuelle devait sopposer ce que la fatalit du Destin avait de plus rigide, offrait les ddommagements dune vie future ; montrait que laction de cette puissance, en apparence si terrible, se renfermait dans des bornes fort troites ; et que la Volont de lhomme, en sy soumettant dans le cours dune vie passagre, pouvait lui chapper pour lternit. Il faisait voir, dailleurs, que les hommes les plus favoriss par cette puissance taient toujours les plus exposs, et que lclat et la pompe de ses prsents cachaient des dangers dautant plus grands, que leurs possesseurs taient plus disposs en abuser. Comme ctait en Asie que le despotisme absolu stablissait, parce que les rois, non contents de se soustraire partout la domination sacerdotale, avaient encore usurp la puissance des souverains Pontifes ; il fallait adoucir, autant quil tait possible, le joug quils faisaient peser sur la masse du Peuple, et montrer en mme temps ces monarques imprudents la situation prilleuse dans laquelle ils staient placs. Quant Mose, sa mission stait borne conserver les principes cosmogoniques de tous les genres, et renfermer comme dans une arche sainte, les germes de toutes les futures institutions. Le Peuple auquel il confia la garde de cette arche, tait un peuple grossier, mais robuste, dont sa lgislation exclusive augmenta encore la force. Les formes de son gouvernement nimportaient pas ; il suffisait pour que les vues de la Providence fussent remplies, que sa fusion dans aucun autre gouvernement ne pt avoir lieu. Si lon a bien compris ce que je viens de dire, on doit sentir combien cette poque de ltat social tait importante. Trois Principes longtemps confondus dans lUnit, donnaient, en se divisant, naissance trois formes de gouvernement entirement nouvelles. En Asie, la masse du Peuple soumise lindividu, subissait le despotisme sous les lois du Destin ; en Europe, lindividu soumis la masse, flchissait sous la dmocratie, et suivait limpulsion de la Volont de lhomme ; en Arabie, en gypte, en thiopie, et surtout en Palestine, une sorte de puissance intellectuelle, dnue de force et de moyens apparents, gouvernait invisiblement des Peuples indiffremment en proie toutes les formes de gouvernement, - Page 135 -
fluctuant entre mille visions et mille opinions diverses, et changeant au gr de ses caprices les plus sublimes vrits en des superstitions et des pratiques puriles. Depuis la guerre civile qui stait leve en gypte, entre Armesss et Ramesss, surnomms Donth et Gopth ou Danas et Egyptus, et dont le rsultat avait t lexpatriation de Danas, et le passage en Grce dun grand nombre de colonies gyptiennes, cette contre avait perdu une grande partie de sa force ; en sorte quaprs le faible rgne du second Amnophis, elle tomba sous la domination des trusques. Nous savons, par un fragment trs curieux de Manthon, que le fameux Sthos ntait point gyptien dorigine, puisquil ne porta pas sur le trne le titre de Pharaon, mais bien celui de Larthe, qui tait le titre que prenaient les souverains dtrurie. La dynastie de ce Sthos, qui rgna sur lgypte, et qui fit la conqute momentane de lArabie et de linde, fournit six Larthes, dont le dernier, appel Thuoris, mourut lanne mme de la prise de Troie par les Grecs. Aprs quelques dissensions intestines, les gyptiens parvinrent pourtant reprendre leur influence, mais ils en furent bientt dpouills par les Lydiens qui semparrent de lempire des mers. Ces Lydiens devinrent pendant quelque temps ce quavaient t les Phniciens dont ils taient issus ; mais dans la situation des choses, rien ne pouvait durer. Au bout de quelques sicles, ctaient les Rhodiens qui les avaient remplacs. Les mmes rvolutions qui se succdaient Memphis et Sardes, se succdaient aussi Babylone. LEmpire des Assyriens, autrefois si florissant, tait devenu si faible, que Teutamos, qui prenait encore le titre de Roi des rois, ne peut point dfendre Priam contre les Grecs, quoique ce monarque et implor son assistance, selon ce que rapporte Diodore. Le sige de Troie fut clbre dans lantiquit, prcisment cause de cela. Il parut tonnant que quelques faibles Peuplades, peine chappes au joug des Thraces, osassent assiger une ville royale, place sur la protection du Roi des rois, sans que Ninive ni Babylone, presque la vue desquelles elle se trouvait, pussent sopposer son embrasement. Aussi cet exploit enfla-t-il singulirement lorgueil de ces hommes dont la doctrine dOrphe avait dj exalt limagination. On les vit, poussant leurs entreprises militaires, possder en peu de sicles toutes les les de lArchipel122, et couvrir de leurs colonies le littoral presque entier de lAsie Mineure. Ce fut cette poque que Rhodes devint clbre par son commerce maritime, et quHomre parut123. Alors un branlement gnral eut lieu dans toute lEurope. La Volont de lhomme, slevant au-dessus de la Providence et du Destin, prtendit dominer et domina par la multitude. Toutes les lignes de dmarcation disparurent. On ne distingua plus parmi les Peuples que des hommes libres et des esclaves, selon quils furent vainqueurs ou vaincus. On et dit que la Race humaine, emporte par un mouvement rtrograde, revenait lenfance de la socit, et ne reconnaissait plus pour toute autorit que la force. Dans Athnes, un oracle dict par cette Volont dominatrice, force Codrus, son dernier roi, se dvouer la mort. A Lacdmone, Lycurgue, galement entran par lopinion dmocratique, abdique la royaut, et forme le projet hardi de rgulariser ce mouvement anarchique, en faisant de Sparte un couvent de soldats. Corinthe chasse ses rois. Partout la puissance royale est dtruite. Les rois qui rsistent au torrent, ou ceux qui, aprs avoir t renverss, parviennent ressaisir lautorit, obligs demployer une force extraordinaire pour la conserver, sont appels tyrans, et assimils aux vice-rois
122 Ce mot est remarquable ; il est un abrg du grec qui signifie exactement ce qui domine sur la Mer Noire. Ceci corrobore ce que jai dit ci-devant, que toute la mer Mditerrane portait autrefois le nom de Plaghe, ou mer Noire, cause des Plasques, on Peuples noirs, qui la possdaient. 123 Certains crivains, peu judicieux, reprsentent quelquefois cette poque comme laurore de la civilisation, tandis quelle en tait, an contraire, le dclin. Ils ne font pas attention que la langue grecque tait dj parvenue au plus haut point de perfection ; que dabord les Lydiens et ensuite les Rhodiens avaient acquis, par le commerce, des richesses immenses ; que les arts avaient fait de tels progrs quon avait pu modeler, fondre et lever le colosse de Rhodes, cette norme statue de bronze, reprsentant Apollon, place lentre du port, de manire ce que chacun de ses pieds portant sur lun des mles avancs, un vaisseau voguant pleines voiles pt passer entre ses jambes : ce qui annonait dans les sciences exactes, physiques et mcaniques, des moyens que nous navons pas encore renouvels. On croit gnralement quHomre a peint les murs de son sicle ; mais on se trompe. Ce pote a retrac les murs imaginaires des temps antiques telles que son gnie les lui reprsentait.
- Page 136 -
despotiques, que, durant la puissance des Phniciens, Tyr envoyait au loin pour gouverner ses colonies. La Grce entire se hrisse de Rpubliques. Cette forme de Gouvernement passe des les de lArchipel sur la partie de lAsie possde par les Grecs, et sy propage. Les Phniciens, eux-mmes, profitant de la faiblesse des Assyriens et des gyptiens, qui les tenaient asservis, secouent le joug, et forment plusieurs tats indpendants dont lArabie ressent linfluence. Deux tribus puissantes, celle des Hmyarites et celle de Carashites, se divisent dopinion. La premire, qui veut conserver les formes monarchiques, est attaque par lautre, qui cde au mouvement populaire. Il sensuit de violents combats, durant lesquels les deux tribus souffrent galement. La tribu des Hmyarites ayant triomph momentanment, un de leurs rois se crut assez fort pour faire une incursion en Perse, et y fonda la ville de Samarcand, sur les ruines de celle de Soghd, capitale de lancienne Soghdiane. Au milieu de ces troubles, les Grecs, devenus de plus en plus nombreux et formidables, envoyaient partout des colonies. Milet, dans lAsie Mineure ; Mytilne, dans 1le de Lesbos ; Samos, dans lle de ce nom ; Cumes, en Italie, slvent sous leur domination. Carthage, sur les ctes dAfrique, reoit un nouveau lustre par les soins des Tyriens. La ville de Syracuse est fonde en Sicile, et peu de temps aprs Rome commence paratre sur la scne du Monde. Cependant lEmpire des Assyriens se dmembrait. Un prfet de Mdie, nomm Arbace, second dun prtre babylonien, nomm Blsis, se rvolte contre Sardanapale, dernier roi dAssyrie, et le contraint mettre le feu son palais, dans Ninive et sy brler avec ses femmes et ses trsors. Peu de temps aprs, un roi de Babylone, nomm Nabon-Assar, rempli dun orgueil fanatique, irrit des loges quil entendait donner ses prdcesseurs, simagine quil suffit de faire disparatre ces exemples importuns pour remplir lUnivers de son nom. Il ordonne, en consquence, quon efface toutes les inscriptions, quon brise toutes les tables dairain, et quon brle les bibliothques. Il veut que lpoque de son avnement au trne soit celle o se rattachent tous les souvenirs124. Ainsi depuis que lUnit ntait plus dans les choses, cest--dire depuis que la Volont de lhomme, affaiblie dune part, ou livre de lautre une effervescence dsordonne, ne liait plus la Providence au Destin, les choses telles quelles fussent, bonnes ou mauvaises, navaient quune existence prcaire, et paraissaient dans une fluctuation continuelle. Si, au milieu des tnbres qui gagnaient de plus en plus, quelques lueurs brillantes se montraient par intervalle, semblables des mtores, elles disparaissaient avec la mme rapidit. La tendance gnrale, quoique imprime par deux causes opposes, le despotisme dun seul ou celui de la multitude, tait vers lextinction des lumires. Tout penchait vers sa dcadence. Les Empires et les Rpubliques portaient galement dans leur sein des germes de destruction, qui ne tardaient pas se dvelopper. Les lumires, insensiblement affaiblies, steignaient ; les souvenirs seffaaient dans les esprits ; lhistoire allgorique mal comprise, et la mythologie dfigure, se matrialisaient pour ainsi dire, en passant du moral au physique. Les voiles, prcurseurs dune obscurit de plus en plus profonde, se dployaient sur le monde intellectuel. La corruption faisait des progrs effrayants dans toutes les classes de la socit. Du haut des trnes de lAsie, quelle avait dabord envahis, elle se glissait dans les sanctuaires ; et si les Rpubliques europennes pouvaient sy soustraire, leur origine, ce ntait que par un effort violent, qui, venant bientt se lasser, les laissait tomber dans une dissolution encore plus profonde.
124 Cette re de destruction date de lan 747 avant Jsus-Christ. On assure quune semblable ide vint au Romain aprs ltablissement de la Rpublique, et que les Consuls firent secrtement dtruire les Livres de Numa, et tout ce qui pouvait rappeler lancienne domination des trusque sur eux, Il parait galement certain que les monuments des Thraces et des Vasques ont eu le mme sort que ceux des Chaldens et des trusques. Le souvenir dun pareil vnement sest perptu aux Indes. On sait assez quil eut lieu en Chine, et que lempereur Tsin-ch-hoang alla encore plus loin que Nabon-Assar, en dfendant, sous peine de mort, de garder aucun monument littraire antrieur son rgne. A une poque beaucoup plus rapproche de nous, Omar, le plus fougueux et le plus ignorant des disciples de Mahomed, fit brler la fameuse bibliothque dAlexandrie. Avant lui, plusieurs Papes chrtiens, non moins intolrants, avaient fait dtruire un grand nombre de monuments antiques. Les Archives du Mexique et celles du Prou ont disparu pour satisfaire le zle fanatique dun vque espagnol. Ainsi dun bout lautre de la terre, lorgueil et lignorance se sont ligus pour touffer la voix de lAntiquit, et priver les hommes de leur propre histoire. On pourrait viter ces vnements dsastreux en les prvenant.
- Page 137 -
La Providence, ne pouvant point suspendre entirement le mouvement dsorganisateur, en ralentissait du moins le cours, et prparait des moyens de salut pour lavenir. Dans lespace de quelques sicles, elle suscita une foule dhommes extraordinaires, qui, inspirs par elle, et dous de talents diffrents levrent des digues contre ce dbordement de vices et derreurs, et prsentrent des asiles la Vrit et la Vertu. Alors parurent, peu de distance les uns des autres, le dernier des Bouddhas aux Indes, Sin Mou au Japon, Lao-tze et Kong-tze en Chine, le dernier des Zoroastres en Perse, Esdras parmi les Juifs, Lycurgue Sparte, Numa en Italie, et Pythagore pour toute la Grce. Tous tendirent au mme but, quoique par des chemins opposs. A lpoque o Pythagore parut, riche de toutes les lumires de lAfrique et de lAsie, environ neuf sicles aprs Orphe, il y trouva le souvenir de ce Thosophe presque effac de la mmoire des hommes, et ses institutions les plus belles ou mconnues ou rapportes des origines fantastiques. Le misrable orgueil de passer pour autochtones, et de slever au-dessus des autres nations, en niant leurs bienfaits, faisait dbiter aux Grecs mille extravagances, dont celles que jai dj rapportes ne sont que la moindre partie. Profitant dune certaine analogie qui se trouvait entre les noms de leurs villes et ceux des villes de la Phnicie ou de lgypte, analogie qui prouvait leur origine, ils faisaient natre dans la Thbes botienne le Souverain Universel, hercule, sans sinquiter si mille autres lieux ne rclamaient pas cet insigne honneur. Pour eux le Menou des Indiens devenait le Minos de lle de Crte, et le Scander aux deux cornes, le fils de Sml. Ils assuraient que Perse, fils de Dana, avait t le lgislateur des Perses. Ils attriburent la dcouverte du fer aux Dactyles, linvention de la charrue Crs, celle des chars Erichthonius, et forgeaient une infinit de fables de cette espce, plus absurdes les unes que les autres125. Le Peuple devenu souverain, qui y croyait, commandait arrogamment aux plus fortes ttes dy croire. Les mystres tablis pour faire connatre la vrit, ouverts un trop grand nombre dinitis, perdaient leur influence. Les Hirophantes, intimids ou corrompus, se taisaient ou consacraient le mensonge. Il fallait ncessairement que la vrit se perdit tout fait, ou quil se trouvt une autre manire de la conserver. Pythagore fut lhomme auquel cette manire fut rvle. Il fit pour la science ce que Lycurgue avait fait pour la libert. Ne pouvant point arrter le torrent, il y cda, mais pour sen emparer et le matriser. Lycurgue, comme lgislateur, avait institu sur un seul point de la Grce une sorte de congrgation guerrire, mlange singulier de despotisme et de dmocratie, en apparence consacre la libert, mais destine au fond comprimer les excs de tous les genres. Cette formidable institution, contre laquelle vint se briser le despotisme persan, renversa lorgueil anarchique des Athniens, et prpara les triomphes dAlexandre. Pythagore, comme philosophe, institua une sorte de congrgation sacre, assemble secrte dhommes sages et religieux, qui, se rpandant en Europe, en Asie, et mme en Afrique, y lutta contre lignorance et limpit, qui tendaient devenir universelles. Les services quil rendit lhumanit furent immenses. La secte quil cra, et qui aujourdhui nest pas entirement teinte126, en traversant, comme un sillon de lumire, les tnbres amonceles sur nous par lirruption des barbares, la chute de lEmpire romain, et lrection ncessaire dun culte svre et lugubre, a rendu la restauration des sciences mille fois plus facile quelle net t sans elle, et nous a pargn plusieurs sicles de travaux. Cest elle qui a pouss en avant toutes les sciences physiques, qui a ranim la chimie, dbarrass lastronomie des prjugs ridicules qui arrtaient sa marche, conserv les principes de la
125 Jai sous les yeux un gros Livre qui traite de la Science de lHistoire, o la chronologie, fonde sur celle dUssrius, est prsente dans une srie de nombreux tableaux. On y voit entre autres choses, que Promthe enseigna aux hommes lusage du feu lan 1687 avant Jsus-Christ ; que Cadmus montra aux Grecs lart dcrire en lan 1493 ; quun heureux hasard procura aux Dactyle la dcouverte du fer lan 1406 ; que Crs donna lusage de la charrue lan 1385 ; et tout cela plusieurs sicles aprs la fondation des royaumes de Sicyone et dArgos, tandis que Phorone avait dj donn un code de lois aux Argiens ; que Sparte avait t btie ; quon avait frapp des monnaies dor dans Athnes ; et que Smiramis avait tonn le Monde par les magnifiques Jardins quelle avait fait construire dans Babylone. Certes, cest quelque chose dadmirable que des royaumes sans charrues, des codes de lois sans lettres, de la monnaie dor sans feu, et des villes bties sans fer ! 126 Il existe encore quelques formes et quelques prceptes parmi les Francs-maons, qui en ont hrit des Templiers. Ces derniers les avaient reus en Asie, lpoque des premires Croisades, dun reste de Manichens quils y trouvrent. Les Manichens les tenaient des Gnostiques, et ceux-ci les avaient puiss lcole dAlexandrie, o les Pythagoriciens, les Essniens et les Mithriaques staient fondus ensemble.
- Page 138 -
musique, appris connatre limportance des nombres, celle de la gomtrie et des mathmatiques, et donn des points dappui lhistoire naturelle. Elle a galement influ sur le dveloppement des sciences morales, mais avec moins de succs, cause des obstacles quelle a rencontrs dans la mtaphysique des coles. Jai assez parl de cet homme admirable, dans plusieurs autres de mes ouvrages127, pour devoir borner ici lnumration de ses bienfaits.
- Page 139 -
- Page 140 -
ai montr dans ce Livre, dune vaste tendue, lintelligence humaine parvenue son plus haut dveloppement, revtue de tout lclat que donne le gnie, telle que lastre du jour, arriv au solstice dt, demeurant comme en suspens au sommet de sa carrire, et nabandonnant qu regret cette sublime station pour descendre dabord lentement vers le point infrieur do elle tait partie. Jai dit quel avait t le dernier Empire universel, et je pense avoir assez fait entendre quun pareil Empire ne pouvait tre que thocratique. Il ne peut y avoir rien duniversel, rien de durable, rien de vritablement grand, l o la force divine nest pas ; cest--dire l o la Providence nest pas reconnue. Mais comme tout ce qui a commenc doit finir, jai tch dexpliquer par suite de quelles lois ternelles cet Empire universel, aprs avoir brill dun long clat, avait d pencher vers son dclin, et perdre peu peu son unit constitutive. On a vu quelle avait t la cause de sa premire division ; et je crois avoir dit ce sujet des choses aujourdhui peu connues. Si le lecteur a remarqu lorigine que je donne une foule de choses, jespre quil aura prouv quelque satisfaction de voir avec quelle fcondit se sont dvelopps les principes simples poss dabord dans le premier Livre. Si, ds le commencement de cet Ouvrage, il a considr seulement comme des hypothses les vnements que jai raconts, il aura d convenir, du moins, quil tait difficile den trouver de plus analogues ceux qui devaient suivre. Au point o nous en sommes par venus, il y a longtemps que lhistoire positive a commenc ; et je ne sais trop quelle serait la main assez hardie pour oser poser la ligne de dmarcation. Dans une chane o tous les chanons se lient, lequel faudra-t-il regarder comme premier ? Si la moiti de cette chane a t longtemps cache dans lobscurit, est-ce une raison pour en nier lexistence ? Si, lorsque je la montre en lclairant, on dit que je la cre, quon prenne un autre flambeau, et quon me fasse voir, en la frappant dune clart plus vive, ou quelle nexiste pas, ou quelle existe autrement.
- Page 141 -
- Page 142 -
Les ditions d'Agap 11 Fvrier 2007 128 Place Saint Sauveur 62920 CHOCQUES [email protected]
ISBN : 978-2-917040-00-3
9HSMJLH*aeaaad+
- Page 143 -