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Giovanni Della Croce La Nuit Obscure

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Jean de la Croix

La Nuit Obscure
5
EXPLICATION DES STROPHES QUI NOUS MONTRENT COMMENT L'ME DOIT SE CONDUIRE DANS LA
VOIE SPIRITUELLE POUR ARRIVER L'UNION D'AMOUR AVEC DIEU AUSSI PARFAITE QU'ELLE EST
POSSIBLE SUR LA TERRE. ON DCLARE EN OUTRE D'APRS CES MMES STROPHES QUELLES SONT
LES PROPRITS DONT JOUIT CELUI QUI ARRIVE CETTE PERFECTION.

10

EXPOSITION DU SUJET
Ce livre commence par donner toutes les strophes. Il expliquera ensuite chaque strophe
sparment, en donnant tout d'abord la strophe elle-mme; puis il expliquera chaque verset de la
strophe, en ayant soin de le rappeler tout d'abord.

15

Les deux premires strophes montrent les effets des deux purifications spirituelles de la partie
sensible de l'homme et de la partie spirituelle. Les six autres exposent les effets divers et
admirables qui proviennent de l'illumination spirituelle et de l'union d'amour avec Dieu.
CANTIQUES DE L'ME
I

20

Par une nuit profonde, tant pleine d'angoisse et enflamme d'amour, Oh! l'heureux sort! Je
sortis sans tre vue, Tandis que ma demeure tait dj en paix.
II
J'tais dans les tnbres et en sret Quand je sortis dguis par l'escalier secret, Oh! l'heureux
sort! J'tais dans les tnbres et en cachette, Tandis que ma demeure tait dj en paix.
III

25

Dans cette heureuse nuit, Je me tenais dans le secret, personne ne me voyait, Et je n'apercevais
rien Pour me guider que la lumire Qui brlait dans mon coeur.
IV
Elle me guidait Plus srement que la lumire du midi Au but o m'attendait Celui qui m'aimais,
L o nul autre ne se voyait.

30

V
O nuit qui m'avez guide! O nuit plus aimable que l'aurore! O nuit qui avez uni L'aim avec sa
bien-aime Qui a t transforme en lui!
VI

Sur mon sein orn de fleurs, Que je gardais tout entier pour lui seul, Il resta endormi, Et moi je
le caressais Et avec un ventail de cdre je le rafrachissais.
VII

Quand le souffle provenant du fort Soulevait dj sa chevelure, De sa douce main Pose sur
mon cou il me blessait, Et tous mes sens furent suspendus.
VIII
Je restai l et m'oubliai, Le visage pench sur le Bien-Aim. Tout cessa pour moi, et je
m'abandonnai lui. Je lui confiai tous mes soucis Et m'oubliai au milieu des lis.

10

15

20

ON COMMENCE L'EXPLICATION DES STROPHES QUI MONTRENT COMMENT ET DE


QUELLE MANIRE L'ME DOIT SE DIRIGER DANS CE CHEMIN DE L'UNION
D'AMOUR AVEC DIEU.
Avant de commencer l'explication de ces strophes il est bon de rappeler ici que l'me les
prononce lors qu'elle est dj parvenue la perfection, c'est--dire l'union d'amour avec Dieu.
Elle est dj passe par de rudes preuves et angoisses en pratiquant les exercices spirituels du
chemin troit de la vie ternelle dont le Sauveur parle dans l'vangile et par lequel passe
d'ordinaire l'me qui doit arriver cette sublime union avec Dieu. Et ds lors que ce chemin est
si troit et qu'il y en a si peu qui le suivent, au dire mme de Notre-Seigneur (Mat. VII, 14),
l'me considre comme un grand bonheur et une heureuse fortune de l'avoir parcouru pour
arriver la perfection de l'amour. C'est ce qu'elle chante dans cette premire strophe; elle donne
bon droit le nom de nuit profonde ce chemin troit, comme elle va l'expliquer dans les
versets de cette strophe: aussi, tout heureuse d'avoir pass par ce chemin troit d'o lui est venu
un si grand bien, elle fait entendre ce chant:
NUIT DES SENS
STROPHE PREMIRE

25

Par une nuit profonde, tant pleine d'angoisse et enflamme d'amour, Oh! heureux sort! Je suis
sortis sans tre vue! Tandis que ma demeure tait dj en paix.
EXPLICATION

30

35

L'me raconte dans cette premire strophe de quelle manire elle est sortie pas ses affections et
d'elle-mme et de tout le cr; et comment elle a pratiqu le vritable renoncement pour mourir
elle-mme et tout le cr; c'est ainsi qu'elle est arrive vivre d'une vie d'amour pleine de
douceur et de suavit en Dieu. Elle dit que cette sortie s'est accomplie la faveur d'une nuit
profonde, c'est--dire l'aide de la contemplation purgative, qui, comme elle l'expliquera plus
loin, opre passivement dans l'me le renoncement elle-mme et tout le cr. Si elle a pu
sortir, ajoute-t-elle, c'est grce la force et la vhmence de l'amour que son divin poux lui a
donn dans cette contemplation obscure. Par l elle exalte l'heureuse fortune qu'elle a eue
d'arriver Dieu si heureusement par cette nuit; car aucun des trois ennemis qui sont le monde, le
dmon et la chair, et qui ne cessent de lui barrer le chemin, n'a pu l'empcher d'avancer. Cette
nuit de la contemplation purgative a assoupi et endormi dans la maison de la sensualit toutes
les passions et tendances qui lui taient opposes.

Le vers dit en effet:


Par une nuit profonde.
PREMIERS VERS
I

10

15

20

25

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(CHAPITRE I)
L'me commence entrer dans cette nuit profonde quand Dieu l'lve au-dessus de l'tat de
ceux qui dbutent, c'est--dire de ceux qui se servent encore de la mditation dans la voie
spirituelle; Dieu la met peu peu dans l'tat de ceux qui sont avancs, c'est--dire celui des
contemplatifs, afin de l'amener ainsi l'tat des parfaits, qui est celui o l'me s'unit Dieu.
Aussi afin de mieux expliquer et montrer ce qu'est cette nuit par laquelle l'me passe et pour
quel motif elle y est mise par Dieu, il convient tout d'abord de parler rapidement ici de quelques
imperfections des commenants, et cet expos, si bref qu'il soit, ne manquera pas de leur tre
utile. Ils comprendront par l quelle est l'infriorit de l'tat o ils sont; ils se stimuleront et
dsireront que Dieu les introduise dans cette nuit o l'me se fortifie par l'exercice des vertus et
gote les dlices inestimables de l'amour de Dieu. Mais bien que nous nous arrtions un peu
cet expos, nous ne le ferons que dans la mesure qui est ncessaire, car nous avons hte de
traiter de la nuit obscure.
Or, sachons-le bien, quand l'me se dtermine gnreusement servir Dieu, elle est d'ordinaire
leve par lui dans voie spirituelle et l'objet de ses attentions. Voyez la conduite d'une tendre
mre pour son enfant chri; elle le rchauffe sur son sein; elle le nourrit d'un lait savoureux ainsi
que de mets dlicats et doux; elle le porte dans ses bras; elle le couvre de ses caresses. A mesure
que son enfant grandit, elle s'applique peu peu lui enlever les caresse, lui cacher la
tendresse de son amour, l'loigner de son doux sein sur lequel elle a mis du suc amer d'alos,
le poser terre, pour qu'il s'exerce marcher par lui-mme, laisse les imperfections de l'enfance
et acquire de la force et de la virilit. C'est ce que fait la grce de Dieu; elle imite cette mre
pleine d'amour, ds que l'me a t engendre de nouveau par le dsir ardent de servir Dieu.
(Sap. XVI, 25). Elle lui fait trouver sans travail la douceur et la saveur du lait spirituel qui se
trouve dans toutes les choses de Dieu et goter une joie profonde dans les exercices spirituels.
Dieu, en effet, porte ici cette me sur son sein qui distille l'amour le plus tendre, comme le fait
une mre pour son cher petit enfant. Aussi met-elle ses dlices rester longtemps en oraison et
y passer peut-tre des nuits entires. Son got est de faire pnitence, sa joie de jener, sa
consolation de frquenter les sacrements et de s'occuper des choses divines. Sans doute elle
s'adonne ces pratiques avec profit et assiduit, elle en profite et s'en sert avec le plus grand
soin, mais au point de vue spirituel elle se conduit d'une manire trs faible et trs imparfaite.
En effet, elle se porte ces pratiques et ces exercices spirituels cause de la consolation et du
got qu'elle y trouve. Or comme elle n'a pas encore lutt gnreusement pour acqurir les vertus
solides, elle apporte dans toutes ses pratiques de pit une foule de fautes et d'imperfections;
car, en dfinitive, chaque me agit d'aprs le degr de perfection o elle se trouve. Mais comme
elle n'a pas eu d'occasion d'acqurir des habitudes fortes, il s'ensuit de toute ncessit qu'elle
agira comme l'enfant, d'une manire faible.
Nous devons exposer plus clairement cette vrit et montrer combien sont imparfaits dans la
vertu ces commenants qui agissent avec cette facilit et ce got dont nous avons parl. Nous
traiterons donc des sept pchs capitaux et, au fur et mesure, nous montrerons quelques-unes
des nombreuses imperfections que les commenants commettent en chacun d'eux; c'est alors

ainsi qu'on verra comment ils se conduisent en enfants; mais on verra, en outre, quels avantages
apporte avec elle la nuit obscure dont nous allons parler tout de suite, puisque c'est elle qui
purifie et dlivre l'me de toutes ces imperfections.
II

(CHAPITRE II)
DE QUELQUES IMPERFECTIONS SPIRITUELLES DES COMMENANTS PAR
RAPPORT L'ORGUEIL.

10

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Les commenants dont nous parlons se sentent remplis de ferveur et d'entrain pour ce qui
concerne les choses spirituelles et les exercices de pit. Et, s'il est vrai que les choses saintes
portent par elles-mmes l'humilit, cette heureuse disposition, par suite de son imperfection,
engendre souvent un certain orgueil secret qui porte les commenants avoir quelque
satisfaction de leurs oeuvres et d'eux-mmes. De l leur vient une certaine vanit, parfois trs
grande, de parler des choses spirituelles en prsence des autres, et mme quelquefois de vouloir
les enseigner plutt que de les apprendre. Voil pourquoi, en outre, on condamne intrieurement
les autres quand on ne les voit pas entendre la dvotion de la mme manire. Il arrive mme
qu'on les blme de vive voix, comme le pharisien qui, tout en louant Dieu, se vantait de ses
bonnes oeuvres et mprisait le publicain (Luc, XVIII, 11). Mais bien souvent c'est le dmon qui
suggre ce zle et ce dsir d'entreprendre ces oeuvres et d'autres encore dans le but d'augmenter
en nous l'orgueil et la prsomption. Le dmon, en effet, sait fort bien que toutes ces oeuvres et
tous ces actes de vertus que les commenants accomplissent alors, non seulement ne leur sont
d'aucun mrite, mais qu'ils se transforment plutt en vices. Quelques-uns mme en viennent
tel point qu'ils ne veulent pas que personne paraisse bon en dehors d'eux; aussi les voit-on,
l'occasion, parler et agir pour condamner et rabaisser le prochain; ils voient la paille qui est dans
l'oeil de leur frre, mais ils ne voient pas la poutre qui est dans le leur; ils chassent des autres un
moucheron, et ils avalent un chameau (Mat. VII, 3; XXIII, 24).
Parfois aussi, quand le matre spirituel, c'est--dire le confesseur ou suprieur, n'approuve pas
leur esprit et leur manire d'agir, car ils veulent qu'on estime et qu'on loue leurs oeuvres, ils
dclarent qu'ils ne sont pas compris. D'aprs eux ce directeur n'est pas un homme spirituel, ds
lors qu'il n'approuve pas leur conduite et ne se prte pas leur manire de voir. Voil pourquoi
ils conoivent aussitt le dsir d'avoir un autre guide; ils s'appliquent en trouver un qui
s'accommode leur got; d'ordinaire, en effet, ils recherchent celui qu'ils croient dispos
donner des louanges et de l'estime leurs oeuvres. Ils fuient comme la mort celui qui s'oppose
de telles oeuvres, pour les remettre eux-mmes dans le droit chemin: et ils le prennent mme en
aversion. Comme ils prsument beaucoup d'eux-mmes, ils font d'ordinaire beaucoup de projets
et agissent peu. Quelquefois ils dsirent que les autres connaissent leur genre de spiritualit et
leur dvotion, et dans ce but ils se donnent beaucoup de mouvement, ils poussent des soupirs, ils
prennent des attitudes tranges. Ils ont l'habitude d'avoir de temps en temps quelques
ravissements, mais en public plutt qu'en secret, parce que c'est le dmon qui leur prte la main;
ils se complaisent lorsque ces effets extraordinaires, qu'ils convoitent tant, sont connus autour
d'eux. Beaucoup cherchent capter les bonnes grces et la faveur du confesseur; et de l
naissent mille sentiments d'envie et sujets de troubles. Ils prouvent de la rpugnance
confesser clairement leurs pchs, dans la crainte d'tre moins estims du confesseur; ils les
colorent pour en attnuer la malice et s'ingnient s'excuser, au lieu de s'accuser. Parfois mme
ils iront trouver un autre confesseur pour lui dclarer ce qu'ils ont de grave, et que le confesseur
ordinaire ne trouve en eux rien de mauvais ou ne connaisse que ce qu'il y a de bon. Aussi sontils trs contents de lui raconter frquemment ce qu'ils font de bien; ils le font mme en termes

exagrs, ou du moins avec l'intention que leur oeuvre paraisse bonne. En tout cas il serait plus
humble, comme nous le dirons bientt, de les passer sous silence et de souhaiter que ni le
confesseur ni personne n'en fasse cas.

10

Quelques-uns de ces commenants considrent parfois leurs fautes, comme peu de chose, et
dans d'autre circonstances ils se laissent aller une trop grande tristesse la vue de leurs chutes.
Ils s'imaginent qu'ils devraient tre dj des saints; et ils se fchent contre eux-mmes ou
s'impatientent, ce qui est encore une imperfection. Ils supplient Dieu avec les plus vives
instances de les dlivrer de leurs imperfections et de leurs fautes, plutt pour n'en tre plus
ennuys et vivre en paix que par amour pour lui. Ils ne considrent pas que si Dieu les exauait,
ils n'en seraient peut-tre que plus orgueilleux. Ils se gardent bien de louer les autres, tandis
qu'ils aiment tre lous et que parfois mme ils le prtendent; ils sont semblables ces vierges
folles qui tenaient la main des lampes teintes et demandaient de l'huile au dehors (Mat. XXV,
8, 9).
III

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(CHAPITRE II, SUITE)


SUITE DU MME SUJET.

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Quelques-uns tombent de l dans des imperfections plus nombreuses et trs graves; ils arrivent
mme commettre beaucoup de mal. Pour les uns le mal est plus ou moins grand; d'autres n'en
subissent que les premiers mouvements ou un peu plus; mais c'est peine s'il y en a qui en
soient exempts au temps de la premire ferveur. Ceux qui alors suivent le chemin de la
perfection agissent d'une toute autre manire et avec une trempe d'esprit toute diffrente. Ils font
des progrs dans l'humilit et s'y affermissent profondment. Non seulement ils comptent pour
rien leurs oeuvres, mais ils sont trs peu satisfaits d'eux-mmes; ils regardent tous les autres
comme bien meilleurs, et d'ordinaire ils leur portent une sainte envie qui leur fait concevoir le
dsir de servir Dieu comme eux. Plus leur ferveur est grande, plus ils accomplissent de bonnes
oeuvres et y trouvent de joie, pourvu qu'ils se tiennent dans l'humilit, plus aussi ils
reconnaissent combien Dieu est digne de tous nos hommages, combien est peu de chose tout ce
qu'ils font pour lui; voil pourquoi ils ont beau travailler sa gloire, ils ne sont jamais satisfaits.
Leur charit et leur amour pour Dieu sont si intenses que tout ce qu'ils font pour lui ne leur
parat rien en considration de ce qu'ils voudraient faire. Cet amour les presse, les proccupe, les
enivre tel point, qu'ils ne remarquent point ce que les autres font ou ne font pas, s'ils le
remarquent, ils s'imaginent toujours que tous les autres sont meilleurs qu'eux. Ds lors qu'ils ont
peu d'estime d'eux-mmes, ils dsirent tre peu estims des autres et mme en tre blms et
mpriss. Ce n'est pas tout. Viendrait-on louer leurs oeuvres et en faire l'loge, ils ne
pourraient y croire; car il leur parat trange qu'on les flicite du bien qu'ils ont accompli.
Ces mes sont dans une grande paix et une humilit profonde. Elles ont un vif dsir qu'on leur
enseigne tout ce qui peut leur tre utile. C'est l une disposition bien diffrente de celle des
commenants dont nous avons parl. Ceux-ci, en effet, prtendent faire la leon tout le monde:
ds qu'ils s'aperoivent qu'on va leur enseigner quelque chose, ils s'empressent de prendre euxmmes la parole, comme s'ils savaient dj ce qu'on va dire. Les humbles, au contraire, sont
bien loin de chercher s'riger en matres de personne. Ils sont tout disposs suivre leur voie
ou en prendre une autre au moindre commandement, car la pense ne leur vient jamais qu'ils
ont raison. Ils se rjouissent quand on loue les autres, et leur seule peine, c'est de ne pas servir
Dieu comme eux. Ils ne sont point ports parler de leurs oeuvres personnelles, parce qu'ils en
ont si peu d'estime qu'ils sont mme confus de les exposer leur directeur; d'aprs eux, elles ne

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mritent pas qu'on en parle. Ils sont ports parler de leurs fautes et de leurs pchs, plutt qu'
faire connatre leurs vertus. Aussi recherchent-ils de prfrence le directeur qui estime le moins
leurs oeuvres et leur manire d'agir. C'est l le propre d'un esprit simple, pur, droit et trs
agrable Dieu. Comme, en effet, Dieu a infus l'esprit de sagesse dans ces mes humbles, il les
meut et les porte garder leurs trsors dans le secret du coeur et manifester leurs misres.
Dieu donne aux humbles cette grce, en mme temps que les autres vertus, mais il la refuse aux
superbes.
Les humbles de cette trempe donneraient le sang de leur coeur celui qui sert Dieu et qui les
aiderait de tout son pouvoir le servir. Quant aux imperfections dans lesquelles ils se voient
tombs, elles sont pour eux l'occasion de se supporter avec humilit, avec douceur d'esprit
comme aussi avec une crainte amoureuse de Dieu et une pleine confiance en lui. Mais les mes
qui, ds le dbut, marchent par cette voie de perfection sont, mon avis, comme je l'ai dit, le
petit nombre, et encore nous nous contenterions qu'ils y en et trs peu ne point tomber dans
les dfauts contraires. Voil pourquoi, comme nous le dirons plus loin, Dieu introduit dans la
nuit obscure ceux qu'il veut purifier de toutes ces imperfections pour les faire monter.
IV
(CHAPITRE III)

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IMPERFECTIONS SPIRITUELLES O TOMBENT ORDINAIREMENT QUELQUES-UNS


DE CES COMMENANTS, PAR RAPPORT L'AVARICE SPIRITUELLE, QUI EST LE
SECOND DES PCHS CAPITAUX.
Il y a beaucoup de ces commenants qui tombent aussi parfois dans une grande avarice
spirituelle. C'est peine si vous les verrez contents de la vie spirituelle que Dieu leur donne; ils
se laissent aller la plus grande tristesse et ils gmissent parce qu'ils ne trouvent pas la
consolation qu'ils attendaient dans les pratiques de pit. Ils n'en finissent plus de demander des
conseils, des rgles de vie spirituelle, ou de garder et de lire des quantits de livres qui traitent
de ces matires; ils passent plus de temps cela qu' pratiquer la mortification et la pauvret
d'esprit intrieure. Outre cela, ils se chargent d'images, de chapelets, de croix trs belles et fort
coteuses; ils prennent les uns, laissent les autres, les changent et les rechangent de nouveau, les
veulent de telle sorte, puis d'une autre, prfrent celui-ci celui-l, parce qu'il est plus beau et
plus riche. On en voit qui sont pars d'Agnus Dei, de reliques, ou de listes de saints, comme des
enfants de leurs jouets.
Et tout cela, je condamne l'esprit de proprit; car l'attachement que l'on porte la forme, la
multiplicit et la richesse de ces objets, est trs oppos la pauvret spirituelle: celle-ci ne
regarde en effet que la substance de la dvotion et ne se sert que de ce qui suffit pour la
favoriser; au contraire, la multiplicit et la richesse de ces objets n'est qu'un ennui pour elle.
La vraie dvotion doit partir du coeur et n'avoir en vue que la vrit et la substance de ce que
reprsentent les objets de dvotion; tout le reste n'est qu'attachement et esprit de proprit
imparfait; aussi pour arriver l'tat de perfection est-il ncessaire d'en finir avec cette tendance.

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J'ai connu une personne qui durant plus de dix ans s'est servie d'une croix fabrique
grossirement avec le bois d'un rameau bnit et dont les deux morceaux taient fixs par une
pingle tordue autour; elle ne l'avait jamais laisse et elle l'avait sur elle jusqu'au jour o je la lui
ai enleve; or ce n'tait pas une personne de peu de jugement et de bon sens. J'en ai vu une autre

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qui se servait d'un chapelet fabriqu avec des os d'artes de poisson, et, coup sr, sa dvotion
n'avait pas pour cela moins de valeur devant Dieu; il est certain que ces deux personnes n'taient
pas arrtes dans leur dvotion par la forme et la valeur de ces objets. Ceux-l donc qui sont
bien dirigs par ces principes ne s'attachent pas tous ces instruments visibles et ne s'en
chargent pas; ils ne se proccupent nullement de savoir plus qu'il ne faut pour se diriger; ils ne
visent qu' se procurer l'amiti de Dieu et lui tre agrable. Telle est leur seule ambition. Tout
ce qu'ils possdent, ils le donnent de grand coeur; leur joie est de s'en priver par amour pour
Dieu et par charit pour le prochain, qu'il s'agisse de choses spirituelles ou de choses
temporelles. Ceux-l, je le rpte n'ont vritablement en vue que la perfection de l'me qui
consiste plaire Dieu et se refuser soi-mme toute satisfaction. videmment l'me ne peut
pas se purifier compltement de ces imperfections dont nous parlons, ni des autres d'ailleurs,
jusqu' ce que Dieu la place dans la purification passive de la nuit obscure dont nous allons
parler sous peu. Mais il lui convient de faire, de son ct, tout ce qu'elle peut pour s'en purifier
et se perfectionner, afin de mriter que Dieu lui applique ce traitement qui la gurit de toutes les
misres auxquelles il lui est impossible de remdier par elle-mme. Malgr toute son industrie
elle ne peut par ses propres ressources atteindre cette puret qui la dispose tant soit peu l'union
Dieu dans la perfection de l'amour. Il faut que Dieu y mette la main et la purifie dans ce feu
qui est obscur pour elle, et cela de manire dont nous parlerons plus loin.
V

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(CHAPITRE IV)
AUTRES IMPERFECTIONS DANS LESQUELLES TOMBENT ORDINAIREMENT LES
COMMENANTS PAR RAPPORT LA LUXURE, TROISIME PCH CAPITAL.

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Outre les imperfections qui dcoulent de chacun des pchs capitaux dont je parle, un grand
nombre de commenants en ont encore beaucoup d'autres; je les laisse de ct pour viter des
longueurs, et je me contente de toucher quelques-unes des plus importantes qui sont comme la
cause et l'origine des autres. J'arrive au pch capital qui s'appelle la luxure; mon intention n'est
pas de parler des pchs dans lesquels les personnes spirituelles tombent sur ce point, mais de
m'occuper des imperfections qui doivent disparatre dans la nuit obscure. Or les imperfections
des commenants sur ce point sont nombreuses; et on peut trs bien leur donner le nom de
luxure spirituelle, non parce qu'elles le sont en ralit, mais parce qu'elles procdent de choses
spirituelles. Il arrive souvent en effet que, au milieu des exercices spirituels eux-mmes,
s'lvent et arrivent, malgr nous, des mouvements de sensualit et des actes dsordonns. Cela
se produit mme parfois quand l'esprit est plong dans une profonde oraison, ou que l'on reoit
les sacrements de Pnitence et d'Eucharistie. Ces sensations, je le rpte, ne dpendent pas de
nous: elles viennent de l'une des trois causes suivantes.
Tout d'abord, elles ont souvent pour cause le plaisir que la nature gote dans les choses
spirituelles. Comme l'esprit et le sens le gotent, chacune de ces deux parties de l'homme se
porte vers la satisfaction qui lui est propre et spciale. L'esprit ou partie suprieure se porte se
rjouir en Dieu et le goter, mais la sensualit, ou partie infrieure, recherche le plaisir et la
satisfaction des sens, car elle est incapable d'en possder ou d'en goter d'autres; elle prend le
plaisir qui lui est le plus proportionn, c'est--dire le plaisir dsordonn des sens. Il arrive donc
que l'me, tout en ayant l'esprit plong dans une profonde oraison devant Dieu, prouve dans les
sens des rbellions, des rvoltes et des actes de sensualit, et cela passivement, malgr toute sa
rpugnance. Cela lui arrive souvent quand elle reoit la communion. Comme en effet elle
prouve de la joie et de la satisfaction accomplir cet acte d'amour parce que le Seigneur lui fait
cette grce et se donne dans ce but, la sensualit veut avoir elle aussi sa faveur comme nous

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l'avons dit, et en jouir sa manire. En effet, ces deux parties ne forment qu'un tout, et
d'ordinaire chacune d'elles participe sa manire ce que l'autre reoit. Car, a dit le philosophe,
tout ce qui est reu, est reu selon le mode de celui qui reoit. Voil pourquoi, dans les
commencements et mme lorsque l'me est dj avance, la sensualit tant imparfaite, elle
reoit souvent l'esprit de Dieu selon ce degr d'imperfection o elle est. Mais lorsque la partie
sensitive a t rforme par la purification de la nuit obscure dont nous parlerons, elle n'a plus
ces faiblesses; car alors ce n'est plus elle qui reoit l'esprit divin, mais plutt elle est dj reue
dans l'esprit divin; aussi tout ce qu'elle possde alors, elle le possde la faon de cet esprit
divin.
La seconde cause d'o procdent parfois ces rvoltes vient du dmon. Il cherche inquiter et
troubler l'me l'heure o elle est en oraison ou se dispose la faire; aussi soulve-t-il dans la
nature ces mouvements dsordonns, et porte-il l'me un trs grand tort, quand il russit la
troubler quelque peu. Non seulement par la crainte qu'il lui suggre il la porte se relcher dans
l'oraison, et c'est l le but qu'il poursuit afin de lutter contre elle, mais encore il en pousse
quelques-unes abandonner compltement cet exercice. Ces mes se figurent que ces rvoltes
leur arrivent plus l'oraison qu'ailleurs, et c'est la vrit; car le dmon les provoque plus ce
moment qu' un autre, pour leur faire abandonner cet exercice spirituel. Ce n'est pas tout. Il leur
reprsente au vif les images les plus grossires et les plus honteuses; parfois mme il y joint
l'image d'un objet spirituel ou de personnes qui leur font du bien, pour les terroriser et les rendre
pusillanimes. Aussi les personnes qui subissent son influence n'osent mme plus rien regarder ni
penser quoi que ce soit, car elles se heurtent partout des tentations. Les personnes
mlancoliques en particulier sont harceles d'une faon si forte et si vhmente qu'elles font
piti; leur vie est triste; l'preuve est telle quand elles souffrent de cette humeur qu'il leur semble
vident qu'elles sont possdes du dmon, et qu'elles sont dans l'impossibilit de le fuir;
quelques-unes pourraient nanmoins le repousser en s'armant de courage et d'nergie. Quand ces
preuves arrivent ces personnes cause de la mlancolie, elles ne s'en dlivrent pas d'ordinaire
jusqu' ce qu'elles se gurissent de cette humeur et entrant dans la nuit obscure qui les gurit peu
peu de tous leurs maux.
La troisime source d'o procdent ordinairement ces mouvements dsordonns qui leur font la
guerre est en gnral la crainte elle-mme d'prouver encore ces sensations et reprsentation
grossires. Cette crainte, en effet, se rveille subitement par ce qu'elles voient, ce qu'elles disent
ou ce qu'elles imaginent, et elles subissent ces impressions sans qu'il y ait faute de leur part.
Il y a aussi des mes d'une nature tendre et dlicate qui ont peine prouv quelque got de
pit ou de prire, qu'elles se voient envahies par l'esprit de luxure; c'est tel point que leur
sensualit en est enivre, rjouie; elles sont comme submerges par l'attrait et les douceurs de ce
vice. Ces deux impressions persvrent en mme temps d'une manire passive, parfois mme on
constate qu'il y a eu des effets honteux et des actes humiliants. La cause en vient, je le rpte, de
ce que cette nature est tendre et dlicate; la moindre motion, les humeurs et le sang s'agitent
et provoquent ces bouleversements. D'ailleurs il en est de mme pour les personnes de cette
sorte quand elles sont sous le coup de la colre, d'un chagrin ou d'une peine.
Quelquefois ces personnes adonnes la spiritualit, tout en parlant de sujets de dvotion ou en
accomplissant des actes de pit, se laissent aller une certaine jactance et emphase; elles
songent ceux qui sont prsents, et agissent avec quelque vaine complaisance; et d'ordinaire la
volont y consent; ce sentiment vient aussi de la luxure spirituelle, telle que nous l'entendons ici.

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Quelque-unes de ces personnes contractent de l'affection avec d'autres sous prtexte de


spiritualit. Mais bien souvent ces amitis proviennent de la sensualit plutt que de l'esprit de

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foi. On le reconnat quand leur souvenir, au lieu de rappeler la pense de Dieu et d'augmenter
son amour, ne produit que le remords de la conscience. Car l'amiti, si elle est vraiment
spirituelle, peut grandir, elle fera grandir aussi l'amour de Dieu; plus on se souviendra de cette
amiti, plus aussi on se souvient de celle de Dieu et on se porte vers lui; ainsi, au fur et mesure
qu'une amiti grandit, l'autre grandit aussi. L'esprit de Dieu a ceci de particulier qu'il augmente
un bien par un autre bien, cause de la similitude et de la ressemblance qu'il y a entre l'un et
l'autre. Quand au contraire l'affection vient de ce vice de la sensualit dont nous parlons, elle a
des effets tout opposs: car plus l'un grandit, plus l'autre diminue et teint en mme temps le
souvenir de Dieu. Si en effet l'amour sensuel grandit, on voit aussitt l'me se refroidir dans
l'amour de Dieu, l'oublier peu peu et tomber dans le remords de conscience. Au contraire, si
l'amour de Dieu grandit dans une me, elle se refroidit dans l'amour sensuel et l'oublie, parce
que ce sont l deux amours opposs; non seulement l'un n'aide pas l'autre, mais celui qui domine
teint l'autre et l'touffe pour se fortifier lui-mme, comme l'enseignent les philosophes. Aussi
notre Sauveur a dit dans l'vangile: Quod autem est ex carme, caro est; et quod natum est ex
spiritu, spiritus est: Ce qui est n de la chair est chair; et ce qui est n de l'esprit est esprit
(Jean, III, 6). Cela signifie que l'amour qui nat de la sensualit aboutit la sensualit, et celui
qui nat de Dieu aboutit l'esprit de Dieu et le fait grandir en nous. Telle est la diffrence qu'il y
a entre ces deux amours et qui nous sert les connatre. Lorsque l'me entre dans la nuit
obscure, tous ces amours sont soumis la raison. Le premier, elle le fortifie et purifie parce qu'il
est selon Dieu; l'autre, elle le fait disparatre ou le dtruit, ou le mortifie. Mais ds le principe
elle les fait perdre de vue l'un et l'autre, comme nous le dirions plus loin.
VI
(CHAPITRE V)

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IMPERFECTIONS O TOMBENT LES COMMENANTS PROPOS DU PCH


CAPITAL, LA COLRE.
Beaucoup de commenants sont ports rechercher les gots spirituels; cela est cause qu'ils
commettent d'ordinaire beaucoup d'imperfections en se laissant aller au vice de la colre.
Quand, en effet, ils n'prouvent plus de suavits ni de dlices dans les choses spirituelles, ils se
trouvent dsorients; ils sont tristes, ils agissent de mauvaise grce; ils se fchent facilement la
moindre occasion; et parfois mme ils sont insupportables. Ces dispositions se manifestent
souvent quand ils ont eu l'oraison quelque recueillement sensible plein de suavit. Ds qu'ils
n'ont plus cette jouissance et cette suavit, ils se trouvent naturellement dans l'aridit et la
scheresse. Ils ressemblent au petit enfant que l'on a loign du sein maternel o il trouvait son
got et ses dlices. Si la nature ne se laisse pas entraner alors par le dgot, il n'y a pas de faute;
ce n'est qu'une imperfection dont l'me sera purifie par les aridits et les tourments de la nuit
obscure.
Il y a encore de ces commenants qui tombent dans une autre sorte de colre spirituelle; ils
s'animent d'un zle hors de propos et se fchent contre les dfauts du prochain; ils observent les
autres et parfois ils se sentent ports les reprendre violemment; ils le font mme comme s'ils
taient les matres de la vertu. Or, une telle conduite est bien contraire la mansutude
spirituelle.
Il y en a d'autres qui, la vue de leurs imperfections, s'impatientent parce qu'ils manquent
d'humilit, et se fchent contre eux-mmes. La patience leur fait tellement dfaut, qu'ils
voudraient tre saints dans un jour. Un grand nombre d'entre eux font force projets et prennent
d'nergiques rsolutions. Mais comme ils ne sont pas humbles et qu'ils sont pleins de confiance

en eux-mmes, ils ont beau faire des projets, ils ne font que tomber, ils s'irritent; ils n'ont pas la
patience d'attendre le moment o il plaira Dieu de les exaucer. Cette disposition est galement
oppose la mansutude spirituelle dont nous avons parl. On ne peut y remdier compltement
que par la purification de la nuit obscure. Il y en a d'autres nanmoins qui ont tant de calme et
montrent tant de lenteur dans la recherche de leur avancement que Dieu ne voudrait pas qu'ils
fussent si patients.
VII
(CHAPITRE VI)
DES IMPERFECTIONS QUI PROVIENNENT DE LA GOURMANDISE SPIRITUELLE.

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Le quatrime vice s'appelle la gourmandise spirituelle, sur laquelle il y a beaucoup dire. A


peine si parmi les commenants on en trouve un qui, malgr sa vertu ne tombe pas dans
quelqu'une des nombreuses imperfections dont ce vice est la source, vu la saveur qu'ils gotent
ds le dbut dans les exercices spirituels. Beaucoup d'entre eux, attirs par le got et les suavits
de ces exercices, recherchent plutt cette saveur elle-mme que la puret du coeur et la
discrtion requise, que Dieu pourtant a en vue et a pour agrable dans tout le parcours de la voie
spirituelle. Aussi, outre l'imperfection qu'ils commettent en recherchant ces suavits, la
gourmandise les fait dj passer d'un extrme l'autre, sans s'arrter au juste milieu, l o rside
et se perfectionne la vertu.
Attirs par le got qu'ils y trouvent, ils se tuent force de pnitences, ou s'extnuent dans les
jenes, se livrent des pratiques au-dessus de leurs forces, sans attendre l'ordre et le conseil de
personne: ils se cachent mme de ceux qui ils devraient obir sur ce point. Quelques-uns ne
craignent mme pas d'aller l'encontre de ce qui leur a t command. Ce sont des personnes
trs imparfaites, des gens sans raison. Ils laissent de ct la soumission et l'obissance, qui sont
pourtant la pnitence de la raison et de la discrtion. Ce serait l le sacrifice le plus agrable
Dieu et le plus mritoire ses yeux. Mais, au lieu de se sacrifice, on recherche la pnitence
corporelle, qui n'est plus qu'une pnitence animale vers laquelle on est port comme les
animaux cause du got qu'on y trouve: comme tous les extrmes sont mauvais, et que dans
cette manire d'agir tous font leur volont propre, ils progressent dans la voie du vice plutt que
dans celle de la vertu. Ils acquirent pour le moins de la gourmandise spirituelle et de l'orgueil,
car ils ne suivent pas la voie de l'obissance.
D'un autre ct, le dmon en sduit si bien un grand nombre qu'il les porte la gourmandise en
excitant leurs gots et leurs apptits. Aussi ces dbutants sont impuissants lui rsister. Ils
changent l'ordre qui leur est donn; ils y ajoutent, ou ils le modifient, parce que l'obissance sur
ce point leur est un joug trop dur et trop troit; quelques-uns mme arrivent une telle extrmit
que, par le fait mme qu'ils vont par obissance certains exercices de pit, ils perdent le got
et la dvotion de les accomplir. Ils n'ont d'autre got et d'autre dsir que de suivre leur propre
penchant. Voil pourquoi il serait peut-tre mieux pour eux de ne pas accomplir de semblables
exercices de pit.
Vous verrez beaucoup d'entre eux insister prs de leurs matres spirituels pour en obtenir ce qui
leur plat, et, moiti par force, ils leur arrachent le consentement. Quand ils n'y russissent pas,
ils se laissent aller la tristesse comme des enfants, ils se montrent de mauvaise humeur, et ils
s'imaginent qu'ils ne servent pas Dieu quand on ne les laisse pas suivre leur caprices. Comme ils
sont attachs leurs gots et leur volont propre qu'ils considrent comme leur dieu, ds qu'on
les en spare et qu'on veut les contraindre accomplir la volont de Dieu, ils deviennent tristes;

ils sont abattus et dcourags. Ils s'imaginent que s'ils sont contents et satisfaits, Dieu sera
glorifi et satisfait.

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Il y en a encore d'autres qui par suite de cette passion de la gourmandise ont si peu conscience
de leur bassesse et de leur misre, et ont si bien mis de ct la crainte amoureuse et le respect
que l'on doit la majest divine, qu'ils ne craignent pas d'importuner leurs confesseurs pour en
obtenir l'autorisation de se confesser et de communier souvent. Le pire c'est que bien souvent ils
osent communier sans la permission ou le conseil du ministre du Christ et du dispensateur de
ses dons. Ils veillent ne point lui dire la vrit et agissent d'aprs leur propre manire de voir.
Voil pourquoi, avec cette ide d'aller communier, ils font une confession quelconque et songent
plus la communion elle-mme qu' la communion faite avec une conscience bien prpare. En
tout cas, il serait plus raisonnable et plus parfait d'avoir une tout autre disposition et de prier le
confesseur de ne pas les laisser s'approcher si souvent des sacrements; cependant le mieux pour
eux, entre ces deux extrmes, serait de se tenir dans une humble rsignation. Quant ces
audaces excessives dont nous avons parl, elles sont pour eux la cause des plus grands maux;
aussi peut-on redouter les chtiments que leur attirera une telle tmrit.
Lorsqu'ils vont communier, ils songent beaucoup plus se procurer quelque got sensible qu'
adorer et louer en toute humilit ce grand Dieu qu'ils viennent de recevoir. C'est tellement leur
ide que s'ils n'y trouvent pas quelque got ou consolation sensible, ils croient n'avoir rien fait.
C'est l une manire trs basse de juger de Dieu. Ils ne comprennent pas que le moindre des
avantages que procure le Saint-Sacrement est la dlectation sensible, tandis que le plus grand,
celui qui ne se voit pas, c'est la grce; voil pourquoi Dieu leur enlve souvent ces gots et ces
faveurs sensibles pour qu'ils les considrent avec les yeux de la foi. Ils veulent sentir Dieu et le
goter comme s'il tait comprhensible et accessible nos sens, non seulement quand il s'agit du
point qui nous occupe, mais encore quand il s'agit des autres exercices spirituels. Tout cela
dnote une trs grande imperfection et une opposition complte la nature de Dieu; parce que la
foi n'est pas pure.
Ceux dont nous parlons agissent de mme l'oraison. Ils s'imaginent qu'elle consiste tout entire
y trouver du got et de la dvotion sensible. Ils s'appliquent en avoir, comme on dit, force
de bras; ils se fatiguent et se cassent la tte inutilement. Quand ils n'ont point russi, ils sont
compltement abattus; ils s'imaginent qu'ils n'ont rien fait. Leur prtention leur a fait perdre la
vritable dvotion, et l'esprit d'oraison surnaturel qui consiste y persvrer dans la patience et
l'humilit, dans la dfiance de soi et le dsir seul de plaire Dieu. Aussi quand une fois ils ne
trouvent pas de saveur tel ou tel exercice de pit, ils en prouvent un extrme dgot; ils ont
de la rpugnance s'y livrer de nouveau et parfois mme vont jusqu' l'abandonner. Ils sont
donc, comme nous l'avons dit, semblables de petits enfants; ils ne se meuvent pas et n'agissent
pas d'aprs la raison, mais d'aprs la sensualit. Pour eux tout le temps se passe rechercher la
joie et les consolations spirituelles. Ils ne sont jamais rassasis de lire; ils choisissent une
mditation, puis une autre; ils sont en un mot la poursuite de leurs propres gots dans les
choses de Dieu. Aussi dans sa providence pleine de justice, de discrtion et d'amour, Dieu les
leur refuse, car sans cela leur gourmandise et leur intemprance les entranerait des maux sans
fin. Il leur est trs ncessaire d'entrer dans la nuit obscure dont nous devons parler, afin de s'y
purifier de tous ces enfantillages.
Ceux qui sont ports de la sorte la recherche de leurs gots tombent encore dans une autre trs
grande imperfection: c'est une lchet et une tideur excessive marcher par l'pre chemin de la
croix. Car l'me qui recherche les suavits repousse naturellement toute l'amertume du
renoncement personnel. Ils ont encore beaucoup d'autres imperfections qui dcoulent de l; mais
le Seigneur y remdie temps par les tentations, les aridits et les preuves qui font partie de la
nuit obscure. Je n'en parlerai pas ici pour viter les longueurs. Je me contente de dire seulement

que la sobrit et la temprance spirituelle ont un caractre tout diffrent: elles suivent la voie de
la mortification, de la crainte et de la soumission. Nous devons constater que la perfection et la
valeur de nos actes ne viennent pas de leur grand nombre ni du plaisir qu'on y trouve, mais du
renoncement soi-mme avec lequel on sait les pratiquer. Aussi les commenants doivent-ils
faire tout ce qui est en leur pouvoir, jusqu' ce que Dieu daigne les purifier lui-mme en les
introduisant dans la nuit obscure. Comme il me tarde d'en parler, je passe lgrement sur ces
imperfections.
VIII
(CHAPITRE VII)

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IMPERFECTIONS
SPIRITUELLES.

QUI

PROVIENNENT

DE

L'ENVIE

ET

DE

LA

PARESSE

Il y a encore deux autres vices, qui sont l'envie et la paresse, et o les commenants commettent
de grandes imperfections. Quant l'envie, elle porte d'ordinaire un grand nombre d'entre eux
tre jaloux du bien spirituel des autres; ils prouvent une peine sensible en voyant qu'ils sont
plus avancs qu'eux dans la voie spirituelle; ils ne voudraient pas qu'on en fasse l'loge, parce
que leurs vertus les attristent; parfois mme ils ne le peuvent souffrir sans dire le contraire, pour
paralyser autant que possible l'effet de ces louanges. Comme on dit, leur oeil grossit tout. Leur
chagrin est extrme de ce qu'ils ne sont pas flicits comme les autres, car ils voudraient tre
prfrs en tout. De tels sentiments sont trs opposs la charit, qui, comme dit saint Paul, se
rjouit de la bont (I. Cor., XIII, 6). Si elle prouve de l'envie, il s'agit d'une sainte envie; elle est
peine de ne pas avoir les mmes vertus que les autres; mais elle est heureuse de ce que les
autres les possdent; et ds qu'elle en est si dpourvue, elle se rjouit de ce que les autres servent
Dieu beaucoup mieux qu'elle.
J'arrive la tristesse spirituelle. Les commenants prouvent d'ordinaire de l'ennui dans les
exercices spirituels qui sont les plus levs, et ils les fuient parce qu'ils les trouvent en
opposition avec les consolations sensibles. Comme ils sont attirs aux choses spirituelles, par
leur douceur, si celle-ci fait dfaut, les choses spirituelles leur causent de l'ennui. Ds qu'ils ne
trouvent pas l'oraison la satisfaction que demandait leur got, car enfin, il convient que Dieu
les en prive pour les prouver, ils ne voudraient plus y retourner; d'autres fois mme ils
l'abandonnent ou n'y vont que de mauvaise grce. Cette paresse leur fait laisser le chemin de la
perfection, qui est celui du renoncement la volont propre et du bon plaisir de Dieu, pour
suivre celui de la joie et de la satisfaction de la volont elle-mme. C'est ainsi qu'ils cherchent
leur propre satisfaction plutt que le bon plaisir de Dieu.
Un grand nombre d'entre eux ne demandent qu'une chose, c'est que Dieu veuille ce qu'ils
veulent eux-mmes; ils s'attristent d'tre obligs de se plier sa volont et c'est avec rpugnance
qu'ils s'y conforment. Bien souvent ils s'imaginent que ce qui ne rpond pas leurs gots et
leurs dsirs ne doit pas tre conforme la volont de Dieu; au contraire, l o ils sont satisfaits,
ils sont persuads que Dieu l'est aussi. Ils abaissent Dieu leur mesure, au lieu de se conformer
lui. Dieu ne nous dit-il pas, au contraire, dans l'vangile: Qui autem perdiderit animam suam
propter me, inveniet eam: Celui qui perdra sa vie pour moi la retrouvera; celui qui voudra la
sauver la perdra (Mat. XVI, 25) .
Ces commenants prouvent encore de la rpugnance quand on leur commande ce qui leur
dplat. Comme ils sont ports aux jouissances et aux dlices spirituelles, ils sont pleins de
mollesse en prsence de tout ce que la perfection exige de force et de souffrance. Semblables

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ceux qui sont levs dans les plaisirs, ils fuient avec tristesse tout ce qui est austre; ils se
scandalisent de la croix o se trouvent toutes les dlices spirituelles, et les choses les plus
spirituelles ne leur donnent que du dgot. Comme leur prtention est de marcher leur guise
dans ce chemin de la vie spirituelle et de suivre les caprices de leur volont, ils prouvent une
tristesse profonde et une vive rpugnance entrer dans ce sentier troit de la vie, dont parle le
Christ (Mat, VII, 14).
Il suffit d'avoir parl ici de ces imperfections entre beaucoup d'autres o se trouvent les
commenants dans ce premier tat. On peut voir par l combien il leur est ncessaire que Dieu
les place dans l'tat des avancs. Cette transformation s'opre lorsqu'ils sont introduits dans la
nuit obscure dont nous allons parler maintenant. Dieu alors svre de tous les gots et de toutes
les dlices pour les plonger dans la scheresse pure et les tnbres intrieures; il leur enlve
toutes leurs imperfections et tous leurs enfantillages, il leur fait acqurir la vertu par des moyens
tout diffrents. Car les commenants auront beau s'exercer la mortification dans toutes leurs
actions et passions, ils ne sauraient y russir ni compltement ni dans une partie notable, jusqu'
ce que Dieu opre cette transformation d'une manire passive et purifie l'me dans la nuit
obscure. Mais afin que je puisse dire quelque chose d'utile, je supplie Dieu de daigner
m'accorder sa lumire. Elle m'est bien ncessaire pour parler d'une nuit si profonde et traiter un
sujet si difficile exprimer et faire comprendre.
Voici donc quel est le premier vers:

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Par une nuit profonde.


IX
(CHAPITRE VIII)
O L'ON EXPOSE LE PREMIER VERS DE LA PREMIRE STROPHE ET O L'ON
COMMENCE EXPLIQUER CETTE NUIT OBSCURE.

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Cette nuit que nous appelons contemplation produit deux sortes de tnbres ou de purifications
chez les spirituels, selon les deux parties de l'homme, la sensitive et la spirituelle. C'est ainsi que
la premire nuit ou purification sera sensitive, si elle purifie ou dpouille l'me dans sa partie
sensitive qu'elle accommode la partie spirituelle. La seconde nuit ou purification sera
spirituelle, si elle purifie et dpouille l'me dans sa partie spirituelle en la prparant et disposant
l'union d'amour avec Dieu. La premire est commune et elle se produit chez une foule de
commenants dont nous allons nous occuper tout d'abord. La nuit spirituelle est le partage du
petit nombre, c'est--dire de ceux qui sont dj exercs et avancs dans la vertu, et nous en
parlerons en second lieu.
La premire nuit ou purification est amre et terrible pour les sens, comme nous allons le voir
sous peu. La seconde est incomparablement plus horrible et pouvantable pour l'esprit, comme
nous le dirons aussi. Pour procder avec ordre, nous traiterons tout d'abord de la purification des
sens, qui est la premire. Nous n'en dirons rapidement que quelques mots, parce que c'est une
chose commune dont on parle assez frquemment dans les livres. Nous nous arrterons plus
spcialement l'expos de la nuit spirituelle dont il est trs peu question soit dans les
conversations, soit dans les livres, et dont mme trs peu de personnes ont l'exprience. Mais
comme la conduite des commenants dans ce chemin de la perfection est vulgaire, elle frise
beaucoup leur amour-propre et leurs gots sensibles, ainsi que nous l'avons dj donn

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entendre; aussi Dieu veut-il les lever peu peu; il les sort de cette manire grossire de l'aimer;
il les dlivre de ce bas exercice des sens et du discours par lequel, avons-nous dit, ils le
recherchent d'une manire si mesquine et si pleine d'inconvnients; il les place dans l'exercice
de l'esprit o ils pourront s'entretenir avec lui d'une faon plus fructueuse et o ils seront plus
dgags de leurs imperfections. Dj ils se sont exercs quelque temps dans le chemin de la
vertu; ils ont persvr dans la mditation et l'oraison; la saveur et les dlices qu'ils y ont gots
les ont dtachs des choses du monde; ils ont obtenu de Dieu quelques forces spirituelles pour
mettre un frein leurs tendances vers les cratures; ils pourront donc supporter par amour pour
Dieu quelque fardeau, quelque scheresse, sans retourner en arrire au moment le plus
opportun.
Mais le jour o ils gotent le plus de saveur et de joie dans ces exercices spirituels et o ils
s'imaginent que le soleil des divines faveurs les illumine davantage, le Seigneur les prive de
toute cette splendeur; il leur ferme la porte de ses dlices; il tarit la source des eaux spirituelles
dont ils gotaient en lui la suavit, chaque fois et tout le temps qu'ils le dsiraient; car ils taient
faibles et, comme le dit saint Jean dans l'Apocalypse, il n'y avait jamais de porte ferme pour
eux (Apoc. III, 8). Le Seigneur les laisse donc dans des tnbres si profondes qu'ils ne savent
plus comment se diriger l'aide du sens de l'imagination et du discours. Ils sont incapables de
mditer comme prcdemment; leur sens intrieur est plong dans cette nuit et en proie une
telle aridit que non seulement ils ne gotent plus dans les choses spirituelles et les exercices de
pit cette douceur et cette consolation o ils mettaient d'ordinaire leurs dlices et leurs joies,
mais au contraire ils n'y trouvent que dgot et amertume. La raison en est, je le rpte, qu'ils
ont dj grandi quelque peu, et Dieu, pour les fortifier et les sortir de leurs langes, les svre du
lait de ses consolations, il les pose terre et leur enseigne marcher par eux-mmes. Voil
pourquoi ils sont extrmement sensibles une telle nouveaut qui est tout oppose leur
manire de traiter avec Dieu.
Ce changement arrive d'ordinaire aux personnes retires du monde, plutt qu'aux autres et peu
aprs leur entre dans la voie spirituelle, car elles sont plus loignes des occasions de retourner
en arrire et rforment plus promptement leur attrait pour les biens d'ici-bas; et c'est l
prcisment ce qui est requis pour commencer entrer dans cette bienheureuse nuit des sens.
D'ordinaire il ne se passe pas beaucoup de temps pour elles aprs leurs dbuts, sans qu'elles
entrent dans cette nuit des sens; or la plupart d'entre elles y entrent, car on les voit gnralement
tomber dans ces aridits. Or cette sorte de purification des sens est tellement commune que nous
pourrions en donner la preuve en citant une foule de textes de la sainte criture, o l'on en
trouve chaque pas, spcialement dans les livres des Psaumes et des Prophtes. Mais je ne veux
pas perdre le temps les rapporter, et celui qui ne saurait pas les admirer se contentera de
l'exprience que tout le monde en a.
X
(CHAPITRE IX)

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DES SIGNES QUI FONT RECONNATRE QUE LE SPIRITUEL EST DANS CETTE NUIT
OBSCURE ET LA PURIFICATION DES SENS.

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Il arrive souvent que ces scheresses proviennent non de cette nuit obscure ou de la purification
des sens, mais de nos pchs, imperfections, faiblesses, tideurs ou de quelque humeur maligne
et indisposition corporelle. Voil pourquoi je veux donner quelques signes l'aide desquels on
reconnatra si cette scheresse a pour cause la purification des sens ou plutt quelqu'un des vices
dont nous avons parl. A mon avis, il y en a trois principaux.

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Le premier consiste ne trouver de joie et de consolation ni dans les choses de Dieu, ni dans les
choses cres. Lorsque Dieu, en effet, introduit l'me dans cette nuit obscure, pour l'amener
l'aridit et la purification de l'apptit sensitif, il ne lui permet en aucune faon de rechercher et
de trouver des consolations. C'est le signe probable o l'on reconnat que cette scheresse et ce
dgot ne proviennent pas de fautes ou d'imperfections que l'on aurait commises rcemment.
Car, s'il en tait ainsi, la nature prouverait quelque attrait ou inclination vers des choses
diffrentes de celles de Dieu; ds lors en effet que la volont tombe dans quelque imperfection,
aussitt elle se sent incline plus ou moins vers cette imperfection d'aprs l'attrait et le plaisir
qu'elle y trouve. Nanmoins, comme cette rpugnance des choses du ciel ou de la terre peut
provenir de quelque indisposition physique ou de la mlancolie qui ne nous permettent pas bien
souvent de prendre got rien, il faut aussi le second signe ou la seconde condition.
Le second signe ou la seconde condition qui est ncessaire pour reconnatre s'il s'agit de la
purification des sens consiste se souvenir ordinairement de Dieu avec sollicitude; et se
proccuper de ce qu'on ne le sert pas, mais qu'on recule plutt ses yeux, ds lors qu'on
n'prouve plus de got comme prcdemment dans les choses divines. Cette disposition est une
marque que ce dgot et cette scheresse n'ont pas pour cause le relchement et la tideur. La
tideur, en effet, ne se proccupe pas des choses de Dieu et n'a pour elles aucune sollicitude. On
voit donc toute la diffrence qu'il y a entre la scheresse et la tideur. Le propre de la tideur est
d'engendrer une grande lchet et une grande faiblesse dans la volont et l'intelligence; et alors
on ne se proccupe plus de servir Dieu. La scheresse purificative seule apporte avec elle une
sollicitude constante pour sa gloire, mais en mme temps, je le rpte, elle se proccupe et
s'afflige de ce qu'elle ne le sert pas. Sans doute, il s'y mlera quelquefois de la mlancolie ou
une autre humeur maligne; mais la scheresse ne manquera pas pour cela d'avoir son effet
purificatif dans la volont, puisque l'me est prive de toute consolation et n'a d'autre dsir que
celui de Dieu. Quand la scheresse provient seulement d'une humeur maligne, il n'y a pour la
nature que dgot et prostration. L'me n'prouve pas alors ces dsirs de servir Dieu que lui
donne la scheresse purificative. Quand celle-ci existe, la partie sensitive a beau tre abattue,
faible et languissante cause du peu de got qu'elle trouve agir, l'esprit nanmoins demeure
prompt et plein de vigueur.
La cause de cette scheresse vient de ce que Dieu transfre l'esprit les biens et les forces des
sens, et comme les sens et la nature ne sont pas capables par eux-mmes de biens spirituels, ils
restent privs de nourriture, dans la scheresse et dans le vide. La partie sensitive en effet n'est
pas apte ce qui est pur esprit. Aussi quand l'esprit est dans la joie, la chair est-elle mcontente
et paresseuse pour agir. Quant l'esprit, qui reoit peu peu la nourriture, il se fortifie, il
devient plus vigilant et plus attentif que prcdemment ne point offenser Dieu. S'il ne gote
pas ds le dbut les saveurs et les dlices divines, mais n'prouve plutt que scheresse et
rpugnance, il faut en attribuer la cause la nouveaut du changement. Son palais tait habitu
aux gots sensibles et c'est encore vers eux qu'il a le regard fix. Par ailleurs, son palais spirituel
n'est pas habitu ces faveurs et n'est pas purifi pour recevoir des mets si subtils; tant qu'il n'y
sera pas prpar progressivement par le moyen de cette nuit obscure et pleine d'aridit, il ne
pourra sentir les gots et les biens spirituels; la scheresse et la rpugnance auront fait place
cette suavit qu'il gotait prcdemment avec tant de facilit. Ceux-l en effet que Dieu
commence introduire dans ces solitudes du dsert sont semblables aux enfants d'Isral. Ds
que Dieu les eut amens au dsert, il se mit leur donner la manne qui tombait du ciel, qui par
elle-mme avait tous les gots et qui, comme il est dit dans l'criture, prenait le got que chacun
dsirait. Malgr cela les Isralites regrettaient le got et la saveur des viandes et des oignons
d'gypte auxquels leur palais tait fait et habitu; ils mprisaient la douceur et la dlicatesse de
cette nourriture anglique; ils pleuraient et se lamentaient d'avoir perdu leurs viandes, quand ils
avaient en abondance un aliment cleste. Recordamur piscium quos comedebamus in Aegypto
gratis; in mentem nobis veniunt cucumeres et pepones porrique et cepe et allia (Nomb. XI, 4, 5).

Voil jusqu' quel point arrive la bassesse de nos apptits; ils nous font rechercher nos misres
et concevoir de l'aversion pour les biens incomparables du ciel.

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Toutefois, je le rpte, lorsque les scheresses proviennent de ce que l'apptit sensitif est dans la
voie purgative, bien que l'esprit, au dbut, ne gote pas de saveur pour les motifs dont nous
venons de parler, il sent la force et l'entrain pour agir que lui donne la substance de cet aliment
intrieur. Or cet aliment est le principe de la contemplation obscure et aride pour les sens, et
cette contemplation est cache et secrte pour celui-l mme qui la possde. D'ordinaire l'me
qui prouve cette scheresse et ce vide dans les sens porte en mme temps ses inclinations et ses
dsirs vers la solitude et le repos, sans pouvoir penser quelque chose de spcial ni en avoir
mme l'envie. Si du moins les mes qui sont en cet tat savaient rester dans le calme, ngliger
alors toutes les oprations intrieures et extrieures, sans se proccuper de rien faire, aussitt
elles sentiraient dans cet oubli de tout et ce calme la dlicatesse de cette nourriture intrieure.
Elle est telle, en effet, que d'ordinaire, si l'me a l'envie ou le dsir de la sentir, elle ne la sent
pas; car, je le rpte, elle opre quand l'me est dans le repos le plus complet et l'oubli de tout;
elle est comme l'air qui s'chappe de la main quand on la ferme.
Nous pouvons ce propos considrer ce que l'poux dit l'pouse dans les Cantiques: Averte
oculos tuos a me, quia ipsi me avolare fecerunt : Dtournez de moi vos yeux, parce qu'ils
m'ont fait m'envoler (Cant., VI, 4). Dieu, en effet, met l'me dans un tat tel, et la dirige par
une voie si diffrente de ce qu'elle tait prcdemment, que si elle veut se servir de ses
puissances, elle trouble l'action de Dieu, au lieu de l'aider. C'est donc le contraire de ce qui avait
lieu prcdemment. Le motif, c'est que l'me est dj dans l'tat de contemplation; elle est sortie
de la voie o elle discourait pour entrer dans l'tat de ceux qui sont avancs; c'est Dieu qui
dsormais agit en elle; aussi semble-t-il lui lier les puissances intrieures, en tant tout appui
l'entendement, toute suavit la volont, et tout raisonnement la mmoire. Ce que l'me peut
faire alors par elle-mme ne sert, nous l'avons dj dit, qu' troubler la paix intrieure et l'oeuvre
que Dieu accomplit dans l'esprit par le moyen de la scheresse o il tient les sens. Or comme
cette opration est spirituelle et dlicate, l'oeuvre s'accomplit avec calme et dlicatesse; elle est
secrte, satisfactoire, paisible et trs trangre aux jouissances antrieures qui taient palpables
et sensibles. Telle est la paix que Dieu adresse l'me, dit David (Ps., LXXXIV, 9), pour la
rendre spirituelle. De l vient le troisime signe.
Le troisime signe que nous avons pour reconnatre cette purification des sens dont nous parlons
consiste ne pouvoir ni mditer ni discourir comme auparavant l'aide du sens de
l'imagination, quelque effort qu'on fasse. Dieu, en effet, commence ici se communiquer
l'me, non plus par le moyen des sens, comme il le faisait prcdemment, ou par le moyen d'un
discours qui compose et ordonne les matires, mais par le moyen de l'esprit pur o il n'y a pas
de discours successifs. Il se communique elle par l'acte de simple contemplation, o ne
peuvent arriver les sens intrieurs et extrieurs de la partie infrieure. Aussi l'imagination et la
fantaisie ne peuvent-elles y trouver un point d'appui pour y faire une considration quelconque,
ni s'y fixer alors ou aprs.
Il faut comprendre que dans ce troisime signe l'empchement o se trouvent les puissances et
les petits dgots qu'elles prouvent ne provient pas de quelque humeur maligne. Car lorsqu'il
en est ainsi, l'humeur, qui est changeante par nature, venant disparatre, l'me peut aussitt
avec un peu d'effort retourner ses oprations prcdentes, et les puissances retrouvent leur
appui. Mais il n'en est pas ainsi dans la purification de l'apptit sensitif; car elle est peine
commence que l'impuissance de discourir avec la facult va toujours en augmentant. Il est vrai
cependant que, dans les commencements, il n'y a parfois chez quelques-uns une telle
continuation; car ils ne laissent pas prouver quelque douceur ou consolation sensible; vu leur
faiblesse peut-tre, il ne convenait pas de les en sevrer tout d'un coup. Malgr tout elles

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pntrent toujours plus avant dans cette nuit et en finissent avec l'oeuvre de la purification
sensitive si elles sont appeles une perfection plus haute. Quant ceux qui ne suivent pas ce
chemin de la contemplation, ils suivent une tout autre mthode, parce que cette nuit des
scheresses dans la partie sensitive n'est pas continuelle d'ordinaire; quelquefois elle existe,
quelquefois non; parfois on ne peut discourir, d'autres fois on le peut comme auparavant. Dieu,
en effet, ne les introduit dans cette nuit que pour les prouver, les humilier, rformer leurs
tendances et les empcher de favoriser une gourmandise vicieuse dans les choses spirituelles, et
non pour les lever la voie de l'esprit, c'est--dire la contemplation dont nous parlons. Ceux
qui s'adonnent de propos dlibr la vie spirituelle ne sont pas tous levs par Dieu jusqu' la
contemplation; il n'y en a pas mme la moiti. Pourquoi cela? Dieu seul le sait. Mais de l vient
que ceux-l ne finissent jamais de se dtacher compltement de la facult de faire des
considrations et des discours; ils ne le peuvent que pour un temps et par intervalles, comme
nous l'avons dit.
XI

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(CHAPITRE X)
DE LA MANIRE DE SE CONDUIRE DANS CETTE NUIT OBSCURE.

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Quand l'me est arrive l'poque o se font sentir les scheresses de la nuit sensitive, Dieu
accomplit le changement dont nous avons parl plus haut; il tire l'me de la vie des sens pour
l'lever la vie de l'esprit, c'est--dire qu'il la fait passer de la mditation la contemplation, o
il lui est impossible, je le rpte, d'agir avec ses puissances et de discourir sur les choses
clestes. C'est alors que les spirituels prouvent de grandes souffrances, non pas tant cause des
scheresses qu'ils endurent qu' cause de la crainte o ils sont de se voir gars dans ce chemin,
la pense que tous les biens spirituels, sont perdus pour eux, ou que Dieu les a abandonns,
parce qu'ils ne trouvent ni secours ni consolations dans les exercices de pit. Leur fatigue alors
est extrme; ils cherchent comme de coutume fixer avec un certain plaisir leurs puissances sur
quelque discours; ils s'imaginent que s'ils ne font pas cela et s'ils ne se sentent pas agir, ils ne
font rien. Et cependant l'me n'prouve en cela qu'un dgot profond et la plus grande
rpugnance intrieure, quand elle se plaisait se trouver dans le calme, la tranquillit et repos de
ses puissances. Ainsi donc d'un ct elle se fatigue, et de l'autre elle ne profite pas. En voulant
se servir de son propre esprit, elle perd cet esprit de paix et de tranquillit o elle se trouvait.
Ainsi elle ressemble celui qui abandonne ce qui est fait pour le refaire de nouveau, celui qui
sort de la ville pour y rentrer, celui qui lche la proie pour la poursuivre de nouveau. Une telle
conduite est absolument inutile, car, je le rpte, l'me ne gagnera rien, en revenant sa
premire mthode.
Si les spirituels n'ont pas alors un directeur qui les comprenne, ils reculent, ils abandonnent leur
voie ou tombent dans la tideur, ou du moins ils empchent leur marche en avant, par les efforts
multiples qu'ils font pour suivre comme prcdemment le chemin de la mditation et du
raisonnement; ils se fatiguent et se tourmentent l'excs, en s'imaginant que cet tat vient de
leurs ngligences ou de leur pchs. Or, tout ce travail est inutile. Dieu, en effet, les conduit
dsormais par une autre voie, celle de la contemplation, qui est toute diffrente de la prcdente;
cette dernire est celle de la mditation et du raisonnement; tandis que la premire ne relve
nullement de l'imagination et du raisonnement.
Ce qui convient ceux qui sont en cet tat, c'est de se consoler en persvrant dans la patience,
de ne pas se laisser aller la peine, et de se confier en Dieu, car il n'abandonne pas ceux qui le
cherchent avec simplicit et un coeur droit; il ne manque pas de donner le viatique ncessaire au

pauvre voyageur, jusqu' ce qu'il l'ait lev la pure et claire lumire d'amour qu'il lui
communiquera dans l'autre nuit obscure, celle de l'esprit, si toutefois son me a mrit d'y tre
introduite.

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La conduite que les spirituels doivent suivre dans cette nuit consiste ne se proccuper
nullement du raisonnement et de la mditation, car, nous l'avons dj dit, le temps en est pass.
L'me doit rester dans la paix et dans le calme, alors mme qu'il lui semblerait qu'elle ne fait
rien, ou qu'elle perd son temps, ou que c'est cause de sa tideur qu'elle n'a nulle envie alors de
s'occuper de quoi que ce soit. Ce sera beaucoup qu'elle garde la patience et persvre dans
l'oraison sans y rien faire: l'unique chose qu'on doit faire alors, c'est de laisser l'me libre,
dbarrasse et dtache de toutes connaissances et de toutes penses, sans le moindre souci au
sujet de ce qu'elle pensera ou mditera; elle se contentera seulement d'un considration pleine
d'amour et de paix en Dieu, mais sans apporter de proccupation, de dsir ardent ou mme de
simple envie de le sentir ou de le goter. Toutes ces prtentions, en effet, ont pour but de
troubler l'me et de la distraire de ce repos, de cette quitude, de ce calme si suave de la
contemplation o elle est leve. Malgr tous les scrupules qu'elle a qu'elle perd son temps et
qu'il serait bien de s'occuper autre chose, ds lors qu'elle ne peut rien faire l'oraison, ni
penser rien, qu'elle patiente, qu'elle soit tranquille, car on ne va pas l'oraison pour y
rechercher un plaisir personnel ou la libert d'esprit. Si elle veut par elle-mme agir quelque peu
avec ses facults intrieures, elle mettra le trouble et perdra les biens que Dieu par le moyen de
cette paix et de ce calme voulait graver et imprimer en elle. Il en est de mme quand un peintre
veut dessiner et reprsenter un portrait: si la personne tourne sans cesse la tte pour faire
quelque chose, il sera troubl dans son travail et ne pourra rien faire. C'est ce qui arrive l'me
quand elle est dans la paix et le repos intrieur, et qu'elle veut alors accomplir quelque acte
d'amour ou de curiosit: elle est distraite, tombe dans le trouble, elle prouve de la scheresse et
du vide dans la partie sensitive. Plus elle cherche avoir quelque appui dans ses affections et ses
connaissances, plus aussi elle en sentira l'absence, que rien ne peut combler par ce moyen.
Par consquent ce qui convient cette me, c'est de ne point se proccuper si les oprations de
ses puissances se perdent; elle doit au contraire se rjouir qu'elles se perdent au plus tt. En
effet, elles ne troubleront point alors la contemplation infuse o Dieu l'introduit; Dieu lui
accordera une plus grande abondance de paix; il la prparera s'enflammer et s'embraser de
l'esprit d'amour que cette contemplation obscure et secrte apporte avec elle et qui envahit
l'me, parce que la contemplation n'est pas autre chose qu'une infusion secrte, paisible et
amoureuse de Dieu, qui l'occasion embrase l'me de l'esprit d'amour, comme elle le donne
entendre dans le vers suivant:
tant plein d'angoisse et enflamme d'amour.
DEUXIME VERS
(CHAPITRE XI)

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Cet embrasement d'amour ne se sent pas d'ordinaire au dbut; car il n'a pas encore commenc
cause de l'impuret de la nature, ou parce que l'me qui ne se comprend pas, comme je l'ai dit,
ne lui donne pas un asile paisible. Parfois, cependant, que cet obstacle soit prsent ou non, l'me
commence prouver tout de suite quelque dsir de Dieu plein d'anxit; plus ce dsir
augmente, et plus l'me se sent porte vers Dieu et embrase d'amour pour lui, sans savoir ni
comprendre d'o et comment lui viennent cet amour et cette affection; parfois mme elle voit
cette flamme et cette ardeur grandir tel point qu'elle dsire Dieu avec un amour plein
d'anxit. C'est l que David, qui tait dans cette nuit obscure raconte de lui-mme en ces

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termes: Quia inflammatum est cor meum, et renes mei commutati sunt; et ego ad nihilum
redactus sum et nescivi (Ps. LXXI, 21, 22). Parce que mon coeur s'est enflamm d'amour dans
la contemplation, mes gots et mes affections ont t galement transforms, c'est--dire qu'ils
sont passs de la vie sensitive la vie spirituelle par les scheresses et le renoncement tous les
gots dont nous parlons. Aussi David ajoute: J'ai t rduit rien, ananti, et je n'ai rien su; car,
comme nous l'avons dit, l'me, sans savoir par o elle va, se trouve anantie par rapport toutes
les choses d'en haut et d'en bas o elle mettait ses consolations. Elle constate seulement qu'elle
est tout embrase d'amour, sans savoir comment s'est produit un tel changement. Et comme cet
embrasement d'amour prend parfois de grandes proportions, et que le pressant dsir de Dieu a
grandi, il semble que cette soif ardente dessche tous ses os, affaiblit sa nature, lui enlve sa
chaleur et sa force pour faire place une vive soif d'amour, car l'me sent que cette soif d'amour
est pleine de vie. Telle est aussi la soif qu'prouvait David quand il disait: Sitivit anima mea ad
Deum vivum: Mon me a eu soif du Dieu vivant (Ps., XLI, 3) , ce qui signifie: Elle est toute
vive la soif de mon me. Et cette soif, toute vive qu'elle soit, nous pouvons bien dire qu'elle fait
mourir. Nous devons remarquer que la vhmence de cette soif n'est pas continuelle; elle n'a lieu
que par intermittences, mais d'ordinaire l'me prouve toujours quelques-unes de ses ardeurs.
Remarquons en outre, comme je l'ai dit en commenant, que d'ordinaire cet amour n'est pas
sensible au dbut; l'me prouve au contraire la scheresse et le vide dont nous parlons. Et alors,
au lieu de cet amour qui s'allume ensuite peu peu, la disposition de l'me au milieu des
scheresses et du vide de ses puissances est d'avoir d'une faon habituelle la sollicitude et le soin
de plaire Dieu, ainsi qu'une peine et une crainte de ne pas le servir. Or ce n'est pas un sacrifice
peu agrable Dieu que celui d'une me qui souffre et est pleine de sollicitude par amour pour
lui. Cette sollicitude et cette application viennent de cette secrte contemplation: celle-ci dure
jusqu'au temps o le sens , que l'on appelle la partie sensitive, est quelque peu purifi de ses
forces et affections naturelles par le moyen des scheresses qu'elle y rpand, et alors elle
embrase l'esprit d'amour divin. Mais, en attendant, l'me est semblable au malade qui suit un
traitement: tout est souffrance dans cette nuit obscure, dans cette rude purification des sens o
elle se gurit d'une foule d'imperfections, et s'exerce la pratique de toutes les vertus pour se
rendre digne de l'amour divin, comme nous allons le dire dans le vers suivant:
Oh! l'heureux sort!
TROISIME VERS

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De mme que Dieu introduit l'me dans la nuit sensitive afin de purifier le sens de la partie
infrieure, de l'accommoder, de l'assujettir et de l'unir l'esprit, en le plongeant dans les
tnbres et en mettant fin ses discours, de mme pour purifier ensuite l'esprit et l'unir lui,
Dieu l'introduit dans la nuit spirituelle. L'me y acquiert tant de profits, bien qu'elle ne le voie
pas, qu'elle regarde comme une heureuse fortune d'tre dlivre des liens et des entraves o la
tenaient les sens de la partie infrieure et d'tre entre dans cette heureuse nuit. Aussi prononcet-elle le vers prsent: Oh! L'heureux sort! A ce propos nous devons marquer ici les progrs que
l'me ralise dans cette nuit; c'est cause de ces avantages qu'elle regarde comme une heureuse
fortune d'tre passe dans cette nuit. Or tous ces avantages se trouvent renferms dans le vers
suivant:
Je sortis sans tre vue.
QUATRIME VERS
I

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Cette sortie s'entend de la sujtion o l'me tait tenue dans sa partie sensitive qui l'obligeait
chercher Dieu par des moyens si faibles, si limits et dangereux comme ceux de cette partie
infrieure, car chaque pas elle se heurtait mille imperfections ou ignorances, ainsi que nous
l'avons dit plus haut en parlant des sept pchs capitaux. Mais elle en est dlivre lorsque cette
nuit obscure teint toutes ses satisfactions temporelles et spirituelles, plonge dans les tnbres
tous ses raisonnements et lui procure d'autres biens sans nombre, en l'enrichissant de vertus,
comme nous allons le dire maintenant. Ce sera un rcit plein de charmes et trs consolant pour
celui qui marche par cette voie quand il constatera que ce qui semblait l'me si dur, si amer et
si contraire ses gots spirituels est devenu la source de tant de biens. Or, ces biens, nous le
rptons, l'me les acquiert quand, la faveur de la nuit obscure, elle s'loigne par ses affections
et ses oeuvres de toutes les choses cres et s'lve vers les biens ternels; c'est l un grand
bonheur et une heureuse fortune. D'abord parce que c'est un grand bien d'avoir teint la passion
et l'amour qui la portent vers toutes les choses cres, et ensuite parce que l'on est du trs petit
nombre de ceux qui souffrent et persvrent pour passer par la porte troite et suivre le chemin
resserr qui mne la vie, comme dit notre Sauveur (Mat., VII, 14). La porte troite est cette
nuit des sens; l'me se dbarrasse et se dpouille des sens pour entrer dans cette nuit en
s'appuyant sur la Foi, qui est compltement trangre aux sens, afin de marcher ensuite par la
voie troite, ou l'autre nuit, celle de l'esprit. C'est par l que dsormais l'me s'avance vers Dieu
ayant pour guide la foi pure qui est le moyen par lequel elle s'unit Dieu. Mais comme ce
chemin est si troit, si obscur et si terrible, car il n'y a pas de comparaison entre cette nuit des
sens dont nous parlons et l'obscurit et les preuves de la nuit de l'esprit, comme nous le dirons,
il en rsulte que ceux-l qui le suivent sont beaucoup moins nombreux, mais en revanche les
avantages qu'ils y trouvent sont beaucoup plus considrables. Nous allons exposer quelques
avantages de la nuit des sens avec toute la brivet possible, afin de parler ensuite de la nuit de
l'esprit.
II
(CHAPITRE XII)
DES AVANTAGES QUE L'ME TROUVE DANS CETTE NUIT.

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Cette nuit ou purification des sens est extrmement avantageuse pour l'me cause des grands
biens et des profits qu'elle en retire, bien qu'il lui semble plutt qu'on les lui enlve. De mme
qu'Abraham clbra une grande fte quand il sevra son fils Isaac (Gen., XXI, 8), de mme on se
rjouit au ciel quand Dieu tire enfin une me des langes de l'enfance, qu'il la dpose terre pour
la faire marcher par elle-mme, qu'il la svre et lui te le lait et la nourriture dlicate et suave
des enfants, pour lui donner manger le pain des forts et l'y faire prendre got. C'est en effet
dans les scheresses et les tnbres de la nuit sensitive que ce pain commence se donner
l'esprit libre et dgag des consolations sensibles; et ce pain, c'est la contemplation infuse dont
nous avons parl. Tel est le premier et principal avantage que l'me retire ici, et c'est de lui que
drivent presque tous les autres.
Le premier qui en dcoule est la connaissance de nous-mme et de notre propre misre. Sans
doute toutes les grces que Dieu accorde l'me se trouvent d'ordinaire comprises dans cette
connaissance; mais la scheresse et le vide o se trouvent les puissances compars l'abondance
dont elles jouissaient prcdemment, ainsi que la difficult que l'me prouve faire le bien, lui
font dcouvrir en elle-mme une bassesse et une misre qu'elle ne voyait pas au temps de sa
prosprit. Nous en avons une figure frappante dans l'Exode. Dieu, voulant humilier les enfants
d'Isral et leur apprendre se connatre, leur ordonna de quitter leur costume et leurs habits de
fte dont ils taient vtus d'ordinaire dans le dsert, et il leur dit: Jam nunc depone ornatum

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tuum (Ex., XXXIII, 5). Dsormais vous ne porterez plus ces ornements de fte; vous porterez
les vtements ordinaires du travail, afin que vous sachiez le traitement que vous mritez. C'est
comme s'il avait dit: Le costume que vous portez est un costume de fte et d'allgresse: il est
pour vous l'occasion d'avoir des sentiments de vous-mmes qui ne sont pas conformes votre
bassesse; quittez-le, afin que dsormais, en vous voyant revtus d'un habit vil, vous compreniez
que vous ne mritiez pas davantage et que vous sachiez qui vous tes. Cet exemple montre
l'me la ralit de sa misre qu'elle ignorait prcdemment. A l'poque o elle tait pour ainsi
dire en fte, elle trouvait en Dieu beaucoup de joie, de consolation et de soutien; elle tait un
peu plus satisfaite et contente; il lui semblait qu'elle travaillait quelque peu la gloire de Dieu.
Sans doute elle ne formait pas d'une manire formelle de pareils sentiments, mais du moins elle
y tait porte par la satisfaction qu'elle gotait cette joie. Mais maintenant qu'elle a pris un
vtement de travail, qu'elle est dans les scheresses et l'abandon, que ses premires lumires se
sont teintes, elle a et elle possde plus vritablement cette vertu si excellente et si ncessaire de
la connaissance de soi, elle n'a plus aucune estime ou satisfaction d'elle-mme, car elle voit que
d'elle-mme elle ne fait rien et ne peut rien. Or Dieu estime davantage ce peu de satisfaction
qu'elle a d'elle-mme et la dsolation o elle est de ne pas le servir, que toutes les oeuvres et ses
joies antrieures quelque leves qu'elles fussent. Il y avait l en effet l'occasion de beaucoup
d'imperfections et d'ignorances. Or c'est de la scheresse, qui la couvre comme d'un vtement,
que naissent non seulement les biens dont nous avons parl, mais encore ceux dont nous
traiterons maintenant sans parler de beaucoup d'autres que nous passerons sous silence. Tous ces
biens dcoulent de la connaissance de soi, comme de leur origine et de leur source.
Le premier de ces bienfaits, c'est un peu plus de respect et de retenue dans les rapports de l'me
avec Dieu, comme il est toujours requis quand on s'approche du Trs-Haut. Or c'est l ce que
l'me ne faisait pas quand elle jouissait avec abondance des gots spirituels et des consolations.
Cette faveur des gots lui inspirait l'gard de Dieu plus de hardiesse qu'il ne fallait; elle avait
moins de retenue et moins d'gards. C'est ce qui arriva Mose quand il comprit que Dieu lui
parlait du sein du buisson ardent; emport par ses joies et son attrait, il ne songeait pas autre
chose qu' s'en approcher, si Dieu ne l'avait retenu en lui ordonnant d'ter ses chaussures (Ex.,
III, 5). Par l nous voyons avec quel respect, quelle discrtion, quel dnment d'esprit il faut
traiter avec Dieu. Aussi, aprs avoir obi, Mose devient-il si prudent et si modeste que non
seulement, nous dit la Sainte criture, il craignait de s'approcher, mais qu'il n'osait mme plus
regarder (Ex., III, 6). Aprs avoir t ses chaussures, ce qui signifie la mortification des
tendances et des gots, il reconnut la profondeur de sa misre devant Dieu, comme il convenait
pour entendre la parole de Dieu.
Telle est galement la disposition que le Seigneur mit en Job, quand il voulut lui parler. Ce n'est
point en effet quand il tait au sein de ces dlices et de cette gloire dont il nous parle et dont il
avait coutume de jouir, mais c'est quand il fut plac tout nu sur le fumier, dlaiss et mme
perscut par ses amis, en proie l'angoisse et l'amertume, et rempli de vers, c'est alors que le
Trs-Haut, qui relve le pauvre du fumier, se fit gloire de descendre pour lui parler face face,
et lui dcouvrit les profondeurs de sa Sagesse comme il ne l'avait jamais fait au temps de sa
prosprit (Job, II, XXIX, XXX, XXXVIII).
Il convient de rappeler maintenant un avantage prcieux qui provient de cette nuit ou scheresse
de la partie sensitive, puisque nous sommes arrivs en parler. C'est dans cette nuit obscure de
la partie sensitive que se vrifie la parole du prophte: Orictur in tenebris lux tua: Votre
lumire brillera au sein des tnbres (Is., LVIII, 10) . Dieu claire l'me, et alors non seulement
elle connat sa misre et sa bassesse, comme nous l'avons dit, mais elle dcouvre aussi la
grandeur et l'excellence de Dieu. Non seulement ses tendances, ses gots et ses appuis sensibles
ont disparu, mais l'entendement a acquis la libert et la puret ncessaire pour comprendre la
vrit. Car les gots sensibles et les tendances, alors mme qu'ils ne se portent que vers les

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choses spirituelles, offusquent et embarassent l'esprit, tandis qu'au contraire l'angoisse et la


scheresse du sens clairent et vivifient l'entendement, comme le dit Isae: Vexatio intellectum
dabit auditui (Is., XXVIII). Cela veut dire que la tribulation nous amne la connaissance de
Dieu. Une fois l'me libre et dtache comme il le faut pour recevoir l'influence d'en-haut, elle
passe par la nuit obscure et aride de la contemplation; et Dieu, comme nous l'avons dit, lui
communique peu peu par un moyen surnaturel les lumires de sa Sagesse, ce qu'il ne faisait
pas quand l'me gotait les joies et les satisfactions prcdentes. C'est ce que le mme prophte
Isae nous donne fort bien entendre quand il dit: Quem docebit scientiam? Et quem intelligere
faciet auditum? Ablactatos a lacte, avulsos ab uberibus: A qui Dieu enseignera-t-il sa science?
A qui fera-t-il comprendre sa parole? A ceux qui sont sevrs du lait des enfants, ceux que l'on
a loigns du sein maternel (Ibid., XXVIII, 9) . Ces paroles nous font comprendre que la
disposition ncessaire pour recevoir cette communication divine n'est pas le premier lait de la
suavit spirituelle, ni l'appui de ces discours savoureux des puissances sensitives o l'me se
complat, mais plutt la privation de l'un et le dtachement de l'autre. Aussi convient-il l'me
qui doit couter le Roi des rois de se bien tenir sur pied, sans appui aucun du ct des sens et de
ses affections. C'est ce que le prophte Habacuc dit de lui-mme: Super custodiam meam stabo,
et figam gradum supermunitionem, et contemplabor ut videam quid dicatur mihi: Je me
tiendrai debout sur mes gardes, c'est--dire dtach de mes affections sensitives; je fixerai mes
pas sur les remparts, c'est--dire je ne laisserai pas discourir la partie sensitive; pour contempler,
c'est--dire pour comprendre ce qui me sera dit de la part de Dieu (Hab., II, 1). Ainsi donc
nous savons maintenant que de cette nuit aride dcoule d'abord la connaissance de soi, et celleci son tour est le fondement de la connaissance de Dieu. C'est pour cela que saint Augustin
disait Dieu: Que je me connaisse, Seigneur, et je vous connatrai. Car, disent les philosophes,
un extrme fait connatre l'autre.
Afin de mieux prouver l'efficacit que possde la nuit des sens par ses aridits et son
dtachement pour attirer abondamment la lumire divine l'me, comme nous l'avons dit, nous
apporterons l'autorit de David. Il donne fort bien entendre quelle est la puissance de cette nuit
pour procurer cette profonde connaissance de Dieu par ces paroles: In terra deserta et invia et
inaquosa, sic in sancto apparui tibi, ut viderem tuam et gloriam tuam: C'est dans une terre
dserte, sans chemin et sans eau, que je me suis prsent devant vous, pour contempler votre
puissance et votre gloire (Ps., LXII, 3) . Ce qui est extraordinaire, c'est que David ne nous dit
pas que les dlices spirituelles et les suavits qu'il avait prouves souvent aient t pour lui une
disposition et un moyen pour arriver connatre la gloire de Dieu; il indique au contraire la
scheresse et l'abandon de la partie sensitive qui est signifi ici par la terre aride et dessche. Il
n'indique pas, non plus, que les penses et les discours clestes dont il s'est frquemment servi
aient t pour lui une voie pur connatre et contempler la gloire de Dieu; mais plutt
l'impuissance o il tait de fixer sa pense en Dieu, ou de se servir du raisonnement et des
considrations de l'imagination, signifie ici par la terre sans chemin. Ainsi donc le moyen que
nous avons d'arriver la connaissance de Dieu et de nous-mmes, c'est la nuit obscure avec ses
scheresses et son aridit. Mais la plnitude et l'abondance de cette connaissance est moindre
que dans l'autre nuit, ou nuit de l'esprit; elle n'en est que le commencement.
L'me tire encore un autre profit des scheresses et de l'aridit de cette nuit des sens; c'est
l'humilit de l'esprit, vertu qui est oppose au premier des pchs capitaux ou l'orgueil de
l'esprit dont nous avons parl. Cette humilit, qui provient de la connaissance de nous-mmes,
purifie l'me de toutes ces imperfections d'orgueil o elle tombait au temps de sa prosprit.
Comme elle se voit dans une telle aridit et une si profonde misre, elle n'a pas, mme par un
premier mouvement, la pense qu'elle soit plus parfaite que les autres ou qu'elle l'emporte sur
eux, comme cela lui arrivait prcdemment; au contraire, elle voit que les autres lui sont
suprieurs. Cette considration engendre en elle l'amour du prochain; elle l'estime; elle ne porte
plus de jugement sur lui comme prcdemment, quand elle voyait qu'elle tait remplie de

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ferveur et les autres non. Elle ne considre que sa propre misre, qui est sans cesse prsente
ses yeux, et ne la laisse pas regarder les dfauts des autres. C'est ce que David, lorsqu'il tait
dans cette nuit obscure, exprime admirablement en ces termes: Obmutui et humiliatus sum, et
silui a bonis, et dolor meus renovatus est: Je me suis tu et je me suis humili, j'ai gard le
silence sur les biens, et ma douleur s'est renouvele (Ps., XXXVIII, 3). Il s'exprime ainsi, parce
qu'il lui semble que les biens de son me sont tellement taris, que non seulement il n'en peut rien
dire et qu'il n'y a pas lieu d'en parler, mais qu' la vue de la vertu des autres la connaissance de
sa propre misre le rend muet de douleur.
Cette nuit rend encore soumise et obissante l'me qui suit la voie spirituelle. Comme elle se
voit si remplie de misres, non seulement elle coute volontiers ceux qui l'enseignent, mais elle
a en outre le dsir que tout le monde lui donne des conseils et des avis sur la conduite suivre.
La prsomption affective qu'elle avait parfois dans la prosprit disparat, et enfin elle se
dpouille peu peu de toutes les imperfections dont nous parlons ici et qui se rattachent, comme
nous l'avons dit, au premier pch capital, l'orgueil de l'esprit.
III
(CHAPITRE XIII)
DES AUTRES AVANTAGES QUE PRODUIT DANS L'ME LA NUIT DES SENS.

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L'me avait encore des imperfections se rattachant l'avarice spirituelle; elle dsirait tantt une
chose tantt une autre; elle n'tait jamais satisfaite, ni d'un exercice de pit, ni d'un autre,
cause du dsir des douceurs et des satisfactions qu'elle y trouvait, et la voil maintenant
compltement transforme dans cette nuit si profonde et si pleine d'aridits. Comme elle n'a plus
les suavits et les douceurs auxquelles elle tait habitue, mais bien du dgot et des preuves,
elle continue ses dvotions avec tant de calme qu'elle pourrait peut-tre pcher par dfaut, l o
prcdemment elle pchait par excs. Nanmoins, l'me qui est introduite dans cette nuit reoit
ordinairement de Dieu l'humilit et l'esprit de promptitude dans l'accomplissement de
l'obissance par pur amour pour Dieu, et sans consolation. Aussi elle se dtache d'une foule de
choses o elle mettait prcdemment ses complaisances.
De plus, les scheresses et le dgot de la partie sensitive, que l'me prouve pour les pratiques
spirituelles, la dlivrent des impurets dont nous avons parl en traitant de la luxure spirituelle;
car ces misres, avons-nous dit, procdent d'ordinaire des complaisances de l'esprit qui
rejaillissent sur les sens.
Quant aux imperfections qui se rattachent la gourmandise spirituelle, le quatrime des pchs
capitaux, et dont l'me se dlivre dans cette nuit obscure, on peut voir plus haut ce que nous en
avons dit; mais nous ne les avons pas toutes rapportes, car elles sont innombrables. Je n'en
dirai donc rien ici; mon dsir, en effet, est d'en finir avec cette nuit, pour arriver l'autre nuit qui
renferme de graves enseignements et une doctrine profonde. Pour comprendre que, sans parler
des avantages dont il a t question, il y en a d'incomparables que l'me acquiert dans cette nuit
contre ce vice de la gourmandise spirituelle, il suffit d'ajouter qu'elle y est dlivre de toutes les
imperfections dont il a t question, ainsi que de beaucoup d'autres maux plus graves encore et
de vices abominables, dont nous n'avons rien dit, mais o beaucoup sont tombs, comme
l'exprience nous l'a prouv, parce qu'ils n'ont pas rform le vice de la gourmandise spirituelle.
En effet, dans cette nuit obscure et pleine d'aridit o Dieu introduit l'me, il met un frein sa
concupiscence et ses penchants. Aussi ne peut-elle plus se nourrir de quelque got ou faveur
sensible du ciel ou de la terre. Dieu la retient de telle sorte dans cet tat qu'elle est soumise,

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transforme, et matresse de sa concupiscence et de ses penchants. Sa concupiscence, en effet, et


ses penchants, ont perdu leur force; leur activit n'tant plus alimente par les plaisirs prcdents
est devenue sans vigueur; de mme que le sein se dessche lorsqu'on n'en tire plus le lait, de
mme l'me, une fois ses passions subjugues, ralise non seulement des progrs l'aide de
cette admirable sobrit spirituelle dont nous avons parl, mais elle en acquiert ici encore
d'autres, parce que ses passions sont apaises; elle vit dans la paix et la tranquillit spirituelle;
car l o ne rgnent plus les passions ni la concupiscence, il n'y a plus de trouble, mais la paix et
les consolations divines.
De l rsulte un second avantage, c'est le sentiment constant de la prsence de Dieu, qui est
accompagn de la crainte de reculer dans ce chemin de la vie spirituelle, comme nous l'avons
dit. Cet avantage est trs prcieux, et non des moindres au milieu de cette scheresse et de cette
purification des sens; car l'me se libre des imperfections qui s'attachaient elle par suite de
ses passions et de ses affections dont le propre est d'arrter son lan et de lui cacher la lumire.
Il y a encore un autre avantage trs grand dans cette nuit, c'est que l'me s'exerce la pratique de
toutes les vertus la fois. Elle s'exerce la patience et la longanimit au milieu des
scheresses et des abandons, quand il faut persvrer dans les pratiques de pit o l'on ne
trouve ni consolation ni got. Elle s'exerce la charit envers Dieu, car elle agit non par suite de
l'attrait ou de la saveur qu'elle trouve dans ses oeuvres, mais uniquement dans le but de plaire
Dieu. Elle pratique galement la vertu de force; car au milieu des difficults et des rpugnances
qui contrarient son activit, elle tire des forces de sa faiblesse mme et devient plus vaillante.
Finalement, toutes les vertus thologales, cardinales et morales, agissent alors sur le corps et
l'esprit.
Cette nuit produit donc les quatre avantages dont nous avons parl: la dlectation de la paix, le
souvenir habituel de Dieu avec le dsir de lui plaire, la puret et la chastet de l'me, et enfin la
pratique des vertus dont il vient d'tre question. C'est l ce que David a constat lui-mme
quand il tait dans cette nuit. Il a dit en effet: Mon me a refus toute consolation; je me suis
souvenu de Dieu et je me suis rjoui; je me suis exerc dans la mditation et mon esprit est
tomb en dfaillance (Ps., LXXVI, 3, 4) . Il a ajout aussitt: J'ai mdit pendant la nuit dans
mon coeur; je me suis exerc mettre la limpidit dans mon esprit et le purifier (Ibid,
LXXVI, 7), c'est--dire en chasser toutes les affections.
Quant aux imperfections des trois autres vices spirituels dont il a t question, l'envie, la colre
et la paresse, l'me en est alors purifie, et elle acquiert les vertus qui leur sont contraires.
Assouplie et humilie par ces aridits et ces difficults, ainsi que par d'autres tentations ou
preuves par lesquelles Dieu la fait passer dans cette nuit, elle devient douce l'gard de Dieu,
d'elle-mme et du prochain. Elle ne se fche plus contre elle-mme ni contre le prochain, et ne
se trouble plus de ses propres fautes ni de celles des autres; elle n'a plus de dgots de Dieu ni
de plaintes dplaces son gard, parce qu'il ne la rend pas bonne immdiatement.
Elle ne se laisse plus aller l'envie; elle pratique maintenant la charit envers le prochain. S'il y
a en elle quelque envie, c'est une envie qui n'a rien de vicieux comme la prcdente, alors
qu'elle tait peine de voir que les autres lui taient prfrs et avaient plus de vertu; car
dsormais elle leur cde volontiers la palme, quand elle se voit si misrable; l'envie qui l'anime,
si elle en a quelqu'une, est une envie vertueuse, qui consiste vouloir les imiter; et c'est l le
signe d'une vertu profonde.
Quant la paresse et aux tristesses que l'me prouve ici dans les choses spirituelles, elles n'ont
rien de vicieux comme prcdemment, car ces sentiments provenaient des gots spirituels

qu'elle avait parfois et dont elle dsirait le retour; mais actuellement ils ne procdent plus de ce
got imparfait ds lors que Dieu le lui a enlev par rapport tout le cr dans cette purification
des sens.

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Outre ces avantages dont nous venons de parler, il y en a d'autres en grand nombre que l'me
acquiert par cette contemplation aride. Quand elle est au milieu de ces scheresses et de ces
angoisses, il arrive souvent qu'au moment o elle y pense le moins Dieu lui communique une
suavit spirituelle, un amour pur, des lumires spirituelles mme trs leves, dont chacune est
plus profitable et plus prcieuse que tout ce dont elle faisait prcdemment ses dlices. Mais, je
l'avoue, l'me au dbut ne le juge pas de la sorte; la cause envient de ce que la communication
spirituelle qui lui est faite est d'une nature trs dlicate et n'est pas perue par les sens.

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Enfin, plus l'me se purifie de ses affections et dsirs sensitifs, plus aussi elle acquiert cette
libert d'esprit qui l'enrichit peu peu des douze fruits de l'Esprit-Saint. Par l encore elle se
dlivre d'une manire admirable des mains de ses trois ennemis qui sont le dmon, le monde et
la chair; ds lors, en effet, que s'amortissent la saveur et les gots sensitifs par rapport aux objets
crs, le dmon, le monde et la sensualit n'ont plus ni armes ni force contre l'esprit.

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Ce sont donc les scheresses qui font avancer l'me dans la voie du pur amour de Dieu. Elle ne
se porte plus dsormais agir sous l'influence du got et de la saveur qu'elle trouvait dans ses
actions; elle ne se meut que pour plaire Dieu. Elle n'a plus de prsomption ni de satisfaction
personnelle, comme elle en avait peut-tre l'habitude au temps de la prosprit; elle est devenue
craintive et dfiante d'elle-mme; elle ne cherche plus de satisfaction en elle-mme; aussi vitelle dans cette crainte salutaire qui conserve et augmente les vertus.
Les scheresses teignent encore les convoitises et les lans de la nature, comme il a t dit; car,
je le rpte, si Dieu ne lui donnait parfois quelque jouissance, ce serait une merveille qu'elle
procurt par ses propres efforts une douceur ou une consolation sensible dans ses oeuvres ou
exercices spirituels.
C'est au sein de cette nuit aride que l'me grandit dans l'amour de Dieu et le dsir ardent de le
glorifier. Les sources de sa sensualit diminuant peu peu elle ne donne plus d'aliment la
convoitise qui l'attirait; il lui reste seulement, dans le dnment de tout cr, un dsir ardent de
glorifier Dieu; et cette disposition est trs agrable sa Majest. David a dit en effet: L'esprit
bris de douleur est le sacrifice agrable Dieu (Ps., I, 19) . Voil pourquoi l'me qui reconnat
que, en passant par cette purification ou nuit obscure, elle a obtenu les avantages si nombreux et
si prcieux dont nous avons parl, prononce bon droit ce verset du Cantique que nous
expliquons:
Oh! l'heureux sort! Je suis sortie sans tre vue.

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Cela veut dire: Je me suis dlivre des liens et de la sujtion o me tenaient les tendances et les
inclinations de mes sens; je suis sortie sans tre aperue, c'est--dire sans que les trois ennemis
dont j'ai parl aient pu m'en empcher; car, je le rpte, les tendances et les vains plaisirs sont
pour eux comme autant de liens dont ils enserrent l'me, afin de l'empcher de sortir d'ellemme et d'arriver aimer Dieu librement; une fois privs de ce moyen, ils sont impuissants
combattre l'me.
Ainsi donc une continuelle mortification a apais les quatre passions de l'me qui sont la joie, la
douleur, l'esprance et la crainte; les scheresses habituelles ont endormi les convoitises

naturelles de la sensualit; les sens et les puissances intrieurs se sont tablis dans une harmonie
parfaite, en cessant leurs oprations discursives, qui, comme nous l'avons dit, constituaient tout
le peuple habitant la partie infrieure de l'me; c'est l ce que l'me appelle sa demeure quand
elle dit:

Tandis que ma demeure tait dj en paix.


ON EXPLIQUE CE DERNIER VERS DE LA PREMIRE STROPHE.
(CHAPITRE XIV)

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Cette demeure de la sensualit est dj dans la paix; les passions sont mortifies, les convoitises
sont apaises, les tendances calmes et endormies par le moyen de cette bienheureuse nuit de la
purification des sens. Aussi l'me est-elle sortie; elle commence entrer dans cette voie de
l'esprit qui est celle de ceux qui avancent ou sont dj avancs et qu'on appelle encore voie
illuminative, ou voie de contemplation infuse; c'est l que Dieu nourrit l'me de lui-mme et la
sustente sans qu'elle y contribue par des raisonnements, une coopration active ou une industrie
quelconque. Telle est, comme nous l'avons dit, la nuit et la purification des sens. Cette nuit n'est
pas atteinte par le grand nombre: ce n'est ordinairement que le petit nombre qui y entre, et qui
doit arriver plus tard la nuit plus profonde encore de l'esprit, afin de parvenir jusqu' l'union
d'amour avec Dieu. Ceux qui s'y trouvent ont d'ordinaire de terribles tribulations et tentations
dans les sens; cette preuve dure longtemps, mais elle se prolonge plus chez les uns que chez les
autres. Quelques-uns sont assaillis par l'ange de Satan qui est un esprit de fornication, qui
trouble leurs sens par de fortes et abominables tentations, tourmente leur esprit par de vilaines
penses ou leur imagination par des reprsentations tellement vives que leur tourment est pire
que celui de la mort.
D'autres fois ceux qui sont dans cette nuit sont tents par l'esprit de blasphme: toutes leurs
penses sont traverses d'pouvantables blasphmes; leur imagination en est tellement frappe
certains moments qu'ils semblent presque les prononcer: et ils en prouvent un cruel tourment.
D'autres fois ils sont assaillis d'un autre esprit abominable qu'on appelle esprit de vertige et dont
le but n'est pas de porter au mal, mais de mettre l'preuve. Leur sens en est tellement obscurci
qu'il est rempli de mille scrupules et de troubles paraissant indfinissables. Aussi rien ne les
satisfait, et ils sont impuissants, d'aprs leur jugement, suivre le conseil ou l'avis des autres.
Cette preuve est l'une des plus terribles pines et l'une des plus grandes horreurs de cette nuit
des sens; elle se rapproche beaucoup des tourments de la nuit de l'esprit.
Telles sont les temptes et les preuves que Dieu envoie d'ordinaire dans cette nuit et
purification des sens ceux qu'il doit introduire plus tard dans l'autre nuit, bien que tous n'y
arrivent pas. C'est quand ils sont prouvs, soufflets, qu'ils exercent, se prparent, et faonnent
les sens et les puissances l'union de la divine Sagesse o ils seront admis. Car si l'me n'est pas
tente, prouve par les peines et les chagrins, ses gens n'arriveront pas cette Sagesse. Voil
pourquoi l'Ecclsiastique a dit: Qui non est tentatus, quid scit? Qui non est expertus, pauca
recognoscit: Celui qui n'a pas t tent, que sait-il? Celui qui n'a point d'exprience connat
peu de choses (Ecc., XXXIV, 9, 10). Cette vrit nous est encore bien dmontre par Jrmie
quand il nous dit: Castigasti me, et eruditus sum: Vous m'avez chti, Seigneur, et j'ai t
instruit (Jr. XXX, 18). Or le chtiment le plus propre nous introduire dans la divine Sagesse
consiste dans les preuves intrieures dont nous parlons. Elles sont celles qui ont le plus
d'efficacit pour purifier les sens de toutes les satisfactions et de toutes les consolations
auxquelles ils taient attachs par leur faiblesse naturelle; si l'me est alors vraiment humilie,

c'est en vue de l'exaltation qui lui est rserve.

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Quant la dure de ce jene et de cette pnitence des sens, on ne saurait la dterminer. Tous ne
sont pas soumis aux mmes tentations ni aux mmes preuves. Dieu les mesure d'aprs sa
volont, en conformit aux imperfections plus ou moins grandes qu'il y a draciner; c'est aussi
d'aprs le degr d'amour o il les veut les lever qu'il leur envoie les humiliation plus ou moins
profondes et les prouve plus ou moins longtemps. Nanmoins, la purification de ceux qui sont
forts et plus capables de souffrir est plus intense et plus rapide. Quant ceux qui sont d'un
naturel trs faible, ils sont beaucoup moins prouvs et tents; aussi restent-ils trs longtemps
dans cette nuit des sens. S'ils reoivent d'ordinaire quelques consolations sensibles pour qu'ils ne
retournent pas en arrire, ils arrivent tard la puret parfaite; quelques-uns n'y arrivent jamais.
Ils ne sont compltement ni dans cette nuit, ni en dehors d'elle. Voil des mes qui ne monteront
pas plus haut; mais pour qu'elles se maintiennent dans l'humilit et la connaissance d'ellesmmes, Dieu les exerce durant quelque temps ou quelques jours au milieu des scheresses et
des tentations, tout en les soutenant de temps en temps pour qu'elles ne perdent pas courage et
ne retournent pas aux plaisirs du monde. Il y a d'autres mes plus faibles encore, que Dieu
semble comme abandonner ou dlaisser pour les stimuler l'aimer, car sans ces marques de
froideur elles n'apprendraient jamais se rapprocher de lui.
Quant aux mes qui doivent passer ce bienheureux et sublime tat de l'union d'amour, si
rapidement que Dieu les lve, elles restent d'ordinaire trs longtemps dans les scheresses et les
preuves, comme l'exprience le dmontre.
Mais il est dj temps de commencer parler de la seconde Nuit.
NUIT OBSCURE
DE L'ESPRIT
I

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(CHAPITRE I)
ON COMMENCE PARLER DE LA NUIT DE L'ESPRIT. ON MONTRE QUELLE
POQUE ELLE COMMENCE.

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Voil donc l'me que Dieu doit lever plus haut. Mais ce n'est pas aussitt qu'elle sort des
scheresses et des preuves de la premire purification ou nuit des sens que sa Majest
l'introduit dans la nuit de l'esprit. Elle passe d'ordinaire un temps trs long et mme des annes,
o, aprs avoir franchi l'tat des commenants, elle doit s'exercer dans celui de ceux qui
progressent. Semblable celui qui est sorti d'une troite prison, elle s'avance dans les choses de
Dieu avec beaucoup plus d'aisance et de satisfaction, comme aussi avec une joie plus abondante
et plus intime que dans les dbuts avant son entre dans cette nuit; dsormais son imagination et
ses puissances ne sont plus embarrasses comme elles l'taient par les liens du raisonnement ou
des proccupation spirituelles. C'est avec la plus grande facilit qu'elle trouve immdiatement
dans son esprit une douce et amoureuse contemplation ainsi qu'une saveur spirituelle sans qu'il
lui en cote le moindre raisonnement.
Nanmoins la purification de l'me n'a pas t acheve: il y manque la partie principale, la
purification de l'esprit, sans laquelle, vu les liens troits qu'il y a entre l'une et l'autre,

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puisqu'elles font partie d'un mme sujet, la purification des sens elle-mme, si profonde qu'elle
ait t, ne saurait tre acheve ni parfaite. Aussi l'me ne manquera-t-elle pas encore de passer
parfois par certaines scheresses, aridits, tnbres et angoisses; parfois mme ces preuves
seront beaucoup plus intenses que les prcdentes; car elles sont comme les avant-coureurs et
les messagers de la nuit de l'esprit qui va venir; leur dure cependant ne sera pas aussi longue
que celle de la nuit de l'esprit qu'elle attend. Quand elle s'est trouve quelques instants, quelques
heures ou quelques jours au milieu de cette nuit ou de cette tempte, elle recouvre aussitt sa
srnit ordinaire. C'est de la sorte que Dieu purifie peu peu certaines mes qui ne doivent pas
arriver un aussi haut degr d'amour que les autres; il les met parfois et par intervalles dans
cette nuit de contemplation ou de purification spirituelle; il les fait passer frquemment des
tnbres de la nuit la lumire du jour. C'est ainsi que se vrifie la parole de David: Il envoie
sa face , c'est--dire sa contemplation, comme par petites bouches : Mittit cristallum suam
sicut buccellas (Ps., CXLVII, 17). il est vrai, ces petites bouches de contemplation obscure ne
sont jamais aussi pntrantes que celles de l'horrible nuit de contemplation dont nous devons
parler et o Dieu introduit l'me pour l'lever jusqu' l'union avec lui.
Cette saveur et cette suavit intrieure dont nous parlons et que ceux qui progressent trouvent
avec facilit et abondance et gotent dans leur esprit, ils les reoivent donc avec beaucoup plus
d'abondance que prcdemment, et leur rejaillissement sur les sens est beaucoup plus pntrant
qu'avant cette purification des sens. Plus, en effet, les sens sont purifis, plus aussi ils ont de
facilit pour goter leur manire les joies de l'esprit. Comme en dfinitive cette partie sensitive
de l'me est faible et incapable de supporter les fortes impressions de l'esprit, il en rsulte que
ceux qui sont dans l'tat de progrs, et vu le rejaillissement de l'esprit sur la partie sensitive,
prouvent dans cette partie sensitive de nombreuses faiblesses, des souffrances, des fatigues
d'estomac et par suite galement des fatigues d'esprit. C'est ce que le Sage exprime en ces
termes: Corpus enim quod corrumpitur, aggravat animam: Le corps, qui est sujet la
corruption, appesantit l'me (Sag., IX, 15) . De l il suit que ces communications dont nous
parlons ne peuvent tre ni trs fortes, ni trs intenses, ni trs spirituelles, ni telles qu'il le faudrait
pour l'union divine, car elles participent la faiblesse et la corruption de la sensualit. Voil ce
qui explique les ravissements, les extases, les dislocations des os qui se produisent toujours
quand les communications ne sont pas purement spirituelles, c'est--dire pour l'esprit seul; et
c'est le cas pour les parfaits. Ils sont dj purifis dans la seconde nuit, celle de l'esprit; on ne
voit plus chez eux ces ravissements, ces agitations du corps; ils jouissent de la libert d'esprit,
sans que leurs sens en soient offusqus ou tourments.
Mais pour que l'on comprenne bien la ncessit o sont les progressants d'entrer dans cette nuit
de l'esprit, nous signalerons ici quelques-unes de leurs imperfections, ainsi que les dangers
auxquels ils sont exposs.
II
(CHAPITRE II)

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QUELQUES UNES DES IMPERFECTIONS DE CEUX QUI SONT DANS L'TAT DE


PROGRS.

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Il y a deux sortes d'imperfections chez ceux qui sont dans l'tat de progrs: les unes sont
habituelles, les autres actuelles. Les habituelles sont les attaches et habitudes imparfaites dont
les racines sont encore restes dans l'esprit, o la purification des sens n'a pu parvenir. Entre ces
deux purifications il y a la mme diffrence qu'entre draciner un arbre et en couper une branche
ou effacer une tache de frache date et celle qui est dj ancienne. Comme nous l'avons dj dit,

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la purification des sens n'est que la porte et le principe de la contemplation qui mne celle de
l'esprit, et, comme nous l'avons dit galement, son but est plutt d'accommoder les sens
l'esprit, que d'unir l'esprit Dieu. Mais les taches du vieil homme restent encore dans l'esprit,
bien qu'il ne s'en aperoivent pas et ne le voie pas. Voil pourquoi, si on ne les fait pas
disparatre avec le savon et la forte lessive de la purification de cette nuit, l'esprit ne pourra
parvenir la puret de l'union divine.
Ceux qui sont dans l'tat de progrs ont encore comme imperfections habituelles la pesanteur
d'esprit, la rudesse naturelle que tout homme contracte par le pch; ils sont distraits, ils se
livrent aux panchements extrieurs. Voil pourquoi il leur convient d'tre clairs, purifis et
mis dans le recueillement par les peines et les angoisses de cette nuit de l'esprit. Tous ceux qui
n'ont pas encore dpass cet tat des progressants sont sujets ces imperfections habituelles,
qui, nous le rptons, sont incompatibles avec l'tat parfait de l'union d'amour.
Mais tous ne tombent pas de la mme manire dans les imperfections actuelles. Quelques-uns
comprennent ces biens spirituels d'une faon si trange et si conforme aux sens qu'ils tombent
dans des inconvnients et des dangers plus grands que ceux dont nous avons parl au
commencement. Ils reoivent une foule de communications et de penses dans leurs sens et
dans leur esprit; bien souvent ils ont des visions imaginaires et spirituelles; dans cet tat
d'ailleurs ils ont aussi frquemment des sentiments pleins de saveur. Or c'est alors que le dmon
et l'imagination tendent trs ordinairement des piges l'me. Le dmon lui insinue et lui
suggre ces penses avec tant de charme qu'il la trompe et la sduit trs facilement, si elle n'a
pas la prcaution de vivre dans la rsignation la volont de Dieu et de se prmunir fortement
par la foi contre toutes ces visions et imaginations. Tel est le moyen que le dmon emploie
l'gard de beaucoup pour les faire adhrer de fausses visions et de fausses prophties; c'est
alors qu'il leur suggre la prsomption de croire que Dieu et les saints leur parlent, quand bien
souvent il ne s'agit que de leur imagination. Le dmon a coutume encore de les remplir de
prsomption et d'orgueil, et ces personnes, attires par leur vanit et leur arrogance, se laissent
volontiers voir dans des actes extrieurs qui paraissent des actes de saintet, comme sont les
ravissements et autres manifestations extrieures. Elles se montrent pleines d'audace l'gard de
Dieu; elles perdent la sainte crainte qui est la clef et la sauvegarde de toutes les vertus;
quelques-unes mme multiplient ce point le nombre de leurs faussets et de leurs tromperies et
s'y endurcissent de telle sorte qu'elles rendent trs douteux leur retour au pur chemin de la vertu
et du vritable esprit. Si elles en sont venues de pareilles misres, c'est qu'au dbut,
lorsqu'elles commenaient progresser dans ces voies surnaturelles, elles se sont livres avec
trop de scurit ces sortes de connaissances ou apprhensions spirituelles. Il y aurait beaucoup
dire sur ces imperfections; mais, comme elles sont d'autant plus incurables qu'on les regarde
comme plus spirituelles que les premires, je n'en veux rien dire. J'ajoute seulement, pour
prouver la ncessit de la nuit de l'esprit ou de la purification spirituelle chez celui qui doit
monter plus haut, que, parmi ceux qui se trouvent dans l'tat des progressants, il n'y en a aucun
qui malgr tous ses efforts, n'ait encore beaucoup de ces affections naturelles et de ces habitudes
imparfaites, qu'il faudrait, avons-nous dit, ncessairement purifier pour pouvoir passer l'union
divine; de plus, comme nous l'avons dit plus haut, la partie infrieure a beau avoir une
communication de ces faveurs spirituelles, ces faveurs ne seront jamais aussi intenses, aussi
pures et aussi fortes qu'il le faut pour l'union. Voil pourquoi il convient l'me qui doit arriver
l'union d'entrer dans la seconde nuit, celle de l'esprit; c'est l que les sens et l'esprit sont
compltement dpouills de toutes ces apprhensions et gots sensibles; ou l'oblige alors
marcher dans l'obscurit et la puret de la foi, car la foi est le moyen propre et adquat pour
l'union de l'me avec Dieu, selon cette parole d'Ose: Sponsabo te mihi in fide: Je t'pouserai,
c'est--dire je t'unirai moi par la foi (Ose, II, 20).
III

(CHAPITRE III)
OBSERVATION SUR CE QUI VA SUIVRE.

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Les personnes adonnes la spiritualit ont donc progress durant le temps qu'elles ont pass
nourrir leurs sens de douces communications. Aussi la partie sensitive, attire et captive par les
dlices qui drivent de la partie spirituelle, s'unit elle et s'accommode elle. L'une et l'autre
prennent chacune sa manire le mme aliment spirituel; elles le puisent la mme source et le
destinent un seul et mme sujet. De la sorte toutes les deux tant unies, et ne formant qu'un
pour ainsi dire, se trouvent disposes la dure et pnible purification de l'esprit qui les attend.
C'est l que ces deux parties de l'me, la spirituelle et la sensitive, doivent tre purifies
compltement, car la purification de l'une ne se ralise jamais bien sans l'autre, et celle du sens
n'est pas srieuse si celle de l'esprit n'a pas vritablement commenc. Voil pourquoi la nuit des
sens dont nous avons parl peut et doit s'appeler plutt une certaine rforme des passions ou un
frein qui leur est impos, qu'une purification proprement dite. La raison en est que toutes les
imperfections et tous les dsordres de la partie sensitive ont leurs racines dans l'esprit; et c'est de
l que vient leur force; c'est l que se forment les habitudes bonnes ou mauvaises; voil
pourquoi tant que ces habitudes ne sont pas purifies, les rbellions et les vices des sens ne le
seront jamais compltement.
Dans la nuit dont nous allons parler les deux parties, la sensitive et la spirituelle, se purifient en
mme temps. C'est l le but pour lequel il convenait au sens de passer par la rforme de la
premire nuit afin d'y trouver le calme dont il jouissait quand il est sorti, et qu'une fois uni
l'esprit, ils se purifient en quelque sorte simultanment et que tous y supportent leurs
souffrances avec plus de force, car pour endurer une purification si pnible et si dure il faut une
telle disposition que si la faiblesse de la partie infrieure n'avait t tout d'abord rforme, et si
elle n'avait puis du courage dans des communications avec Dieu pleines de douceur et de
suavit, elle n'aurait jamais t dispose une si grande souffrance et elle n'en aurait pas eu la
force.
Nanmoins ces progressants ont encore des manires d'agir avec Dieu qui sont trs basses. L'or
de leur esprit n'est pas encore purifi et poli; ils comprennent les choses de Dieu comme de
petits enfants; ils en parlent comme de petits enfants; ils les gotent, et ils les sentent comme de
petits enfants. Car, dit saint Paul (I. Cor., XIII, 11), ils ne sont pas encore arrivs la perfection,
c'est--dire l'union de l'me avec Dieu. C'est par cette union qu'ils deviennent grands; une fois
investis de l'esprit de Dieu, ils oprent de grandes oeuvres; et dsormais leurs oeuvres et leurs
facults sont plus divines qu'humaines, comme nous l'exposerons plus loin. Dieu veut en ralit
les dpouiller du vieil homme et les revtir de l'homme nouveau qui est cr selon lui par le
renouvellement des sens dont parle l'Aptre (Eph., EV, 23); il porte le dpouillement dans leurs
puissances, dans leurs affections et dans leurs sens, au point de vue spirituel et sensible
l'extrieur et l'intrieur; il plonge l'entendement dans les tnbres et la volont dans les
scheresses; il met la mmoire dans le vide; il jette les affections de l'me dans la plus profonde
affliction, dans l'amertume et les angoisses; il prive l'me du sentiment et du got qu'elle
prouvait prcdemment dans les biens spirituels; car cette privation est une des conditions
requises pour que s'introduise en elle et s'unisse elle la forme spirituelle de l'esprit qui est
l'union d'amour. Voil ce que le Seigneur opre en elle par le moyen de la pure et obscure
contemplation, comme le donne entendre la premire strophe. Sans doute cette strophe a dj
t explique quand nous avons parl de la premire nuit, celle des sens, mais l'me doit
l'entendre surtout de cette seconde nuit, ou nuit de l'esprit, qui constitue la partie principale de la
purification de l'me. C'est dans ce but que nous la rappelons et que nous l'expliquerons de
nouveau.

ON RAPPELLE LA PREMIRE STROPHE ET ON L'EXPLIQUE.


Par une nuit profonde, tant pleine d'angoisse et enflamme d'amour, Oh! l'heureux sort! Je
sortis sans tre vue, Tandis que ma demeure tait dj en paix.
(CHAPITRE IV)

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Appliquons maintenant cette strophe la purification, la contemplation, dnment ou pauvret


d'esprit, car tout cela signifie presque une mme chose. Nous pouvons l'expliquer de la faon
dont l'me s'exprime. C'est dans la pauvret, l'abandon, le dnment de toutes les penses de
mon me, c'est--dire dans les tnbres de mon intelligence, dans les angoisses de ma volont,
dans les afflictions et les chagrins de ma mmoire, que je suis sortie; je me suis abandonne
aveuglment la foi pure, qui est une nuit obscure pour toutes mes puissances naturelles; seule
la volont, touche de douleur et d'affliction, tait embrase d'amour de Dieu. Cela veut dire que
j'ai abandonn ma basse manire de comprendre Dieu, ma dbile manire de l'aimer, ma pauvre
et troite manire de le goter, sans que la sensualit ou le dmon aient pu m'en empcher. 'a
t un grand bonheur et une heureuse fortune pour moi. Car mes facults, passions, tendances,
attaches, qui me procuraient des sentiments et des gots vulgaires sur Dieu, se sont anantis et
places dans le repos, et alors j'ai abandonn mes procds et moyens d'agir tout humains pour
prendre des procds et moyens d'agir tout divins. Cela signifie que mon entendement est sorti
de lui-mme; c'est--dire que, d'humain et de naturel qu'il tait, il est devenu divin. Il s'est uni
Dieu par le moyen de cette purification; ce n'est plus en vertu de ses forces naturelles qu'il
comprend, mais en vertu de la Sagesse divine laquelle il s'est uni. Ma volont est sortie d'ellemme en se faisant divine. Car, unie l'amour divin, elle n'aime plus dsormais d'une manire
basse par ses forces naturelles, mais avec la force et la vertu de l'Esprit-Saint; voil pourquoi
elle n'agit plus d'une manire humaine l'gard de Dieu. Il faut en dire tout autant de la
mmoire, dont tous les souvenirs se sont changs en penses ternelles de gloire. Enfin toutes
les forces et toutes les affections de l'me, en passant par cette nuit et cette purification du vieil
homme, se sont renouveles dans les perfections et les dlices de la Divinit.
Voici le vers:
Par une nuit profonde.
I

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(CHAPITRE V)
ON COMMENCE EXPLIQUER COMMENT CETTE CONTEMPLATION OBSCURE EST
NON SEULEMENT UNE NUIT POUR L'ME MAIS ENCORE UNE PEINE ET UN
TOURMENT.

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Cette nuit obscure est une influence de Dieu dans l'me qui la purifie de ses ignorances et de ses
imperfections habituelles, aussi bien naturelles que spirituelles. Les contemplatifs l'appellent
contemplation infuse, ou thologie mystique. C'est l dans le secret que Dieu instruit l'me et lui
apprend la perfection de l'amour, sans qu'elle-mme y coopre ou comprenne de quelle sorte est
cette contemplation infuse. En tant qu'elle est Sagesse de Dieu pleine d'amour, Dieu en produit
les effets principaux dans l'me; car il la dispose l'union d'amour avec lui en la purifiant et en
l'clairant. Ainsi c'est la mme Sagesse pleine d'amour qui purifie les esprits bien heureux en les
clairant et qui purifie l'me ici-bas en l'illuminant.

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Mais, dira-t-on, s'il en est ainsi, pourquoi cette lumire divine, qui d'aprs nous claire l'me et
la purifie de ses ignorances, est-elle appele par l'me une nuit obscure? A cela on rpond que
c'est pour deux motif que cette divine Sagesse non seulement est pour l'me une nuit pleine de
tnbres, mais encore une peine et un tourment. Le premier, c'est l'lvation de la Sagesse divine
qui dpasse la capacit de l'me et par cela mme est pleine d'obscurit pour elle. Le second,
c'est la bassesse et l'impuret de l'me, ce qui fait que cette lumire est pour elle pnible,
douloureuse et mme obscure.
Pour prouver le premier motif, il convient de rappeler cette doctrine du Philosophe, d'aprs
laquelle plus les choses divines sont en soi claires et manifestes, plus elles sont naturellement
obscures et caches l'me. Il en est ici comme de la lumire naturelle: plus elle est claire, plus
elle blouit et obscurcit la pupille du hibou; plus on veut fixer le soleil en face, et plus on blouit
la puissance visuelle et on la prive de lumire; cette lumire dpasse la faiblesse de l'oeil.
De mme quand cette divine lumire de la contemplation investit l'me qui n'est pas encore
compltement claire, elle produit en elle des tnbres spirituelles, parce que non seulement
elle la dpasse, mais parce qu'elle la prive de son intelligence naturelle et en obscurcit l'acte.
Voil pourquoi saint Denis et d'autres thologiens mystiques appellent cette contemplation
infuse un rayon de tnbres. Cela s'entend pour l'me qui n'est pas encore claire et purifie,
car la grande lumire surnaturelle de cette contemplation paralyse les forces prives et naturelles
de l'entendement. Aussi David a-t-il dit son tour: Nubes et caligo in circuitu ejus: La nue et
l'obscurit environnent Dieu (Ps., XCVI, 2) . Il n'en est pas ainsi en ralit; mais cela parat tel
pour notre faible entendement; il est aveugl par cette lumire immense; il est bloui; il est
incapable de s'lever une telle hauteur. David l'explique quand il ajoute: Prae fulgore in
conspectu ejus nubes trasierunt: A l'clat de sa prsence les nues se sont interposes (Ps.,
XCII, 13) ; cela veut dire qu'elles se sont interposes entre notre entendement et Dieu. La
cause c'est que, quand Dieu fait descendre de lui-mme sur l'me qui n'a pas encore t
transforme quelque splendide rayon de sa Sagesse cache, il produit dans l'entendement de
profondes tnbres.
D'autre part, il est clair que cette contemplation infuse est galement au dbut pnible pour
l'me. Comme en effet, cette contemplation divine infuse renferme une foule de biens d'une
excellence extrme et que l'me qui les reoit, n'tant pas encore purifie, est remplie d'une
foule de misres trs grandes, il s'ensuit que ces deux contraires ne peuvent pas subsister dans le
mme sujet qui est l'me, et ncessairement l'me doit peiner et souffrir, car elle est le champ de
combat o ces deux contraires vont lutter l'un contre l'autre, ds lors que la contemplation va la
purifier de ses imperfections. Nous allons le prouver par induction de la manire suivante.
Tout d'abord, comme la lumire ou sagesse de cette contemplation est trs claire et trs pure,
mais que l'me qui la reoit est obscure et impure, il s'ensuit que l'me souffre beaucoup
recevoir cette lumire. Il en est de mme quand l'oeil est malade, infirme ou impur; il souffre s'il
se trouve bloui par une lumire clatante. Or, cette souffrance de l'me qui provient de son
impuret est immense quand elle est vritablement investie de cette divine lumire. Quand, en
effet, cette pure lumire investit l'me, c'est pour en chasser les impurets; et alors l'me se
reconnat si impure et si misrable qu'il lui semble que Dieu s'lve contre elle, et qu'elle-mme
s'lve contre lui. Comme elle s'imagine alors qu'elle est rejete de Dieu, elle prouve tant de
peine et tant de chagrin qu'elle passe par l'une des preuves les plus sensibles auxquelles Job ait
t soumis. Il disait en effet: Quare posuiti me contrarium tibi et factus sum mihimetipsi gravis:
Pourquoi m'avez-vous mis en opposition avec vous et suis-je devenu un fardeau pour moimme? (Job, VII, 20). L'me en effet, bien que se trouvant alors dans les tnbres, voit
clairement son impuret l'aide de cette limpide et pure lumire; elle reconnat clairement
qu'elle n'est digne ni de Dieu ni d'une crature quelconque. Ce qui l'afflige le plus, c'est la

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pense qu'elle n'en sera jamais digne et que dsormais il n'y a plus de bonheur pour elle. Car son
intelligence est toute plonge dans la connaissance et le sentiment qu'elle a de ses malices et de
ses misres. Ici elle les dcouvre toutes la clart de cette divine et obscure lumire; elle
comprend avec vidence qu'elle ne saurait par elle-mme avoir autre chose en partage. Tel est le
sens que nous pouvons donner cette parole de David: Propter iniquitatem corripuisti hominem,
et tabescere fecisti sicut araneam animam ejus: Vous avez corrig l'homme cause de son
iniquit, et vous avez rendu son me sche et languissante comme l'araigne qui s'puise faire
sa toile (Ps., XXXVIII, 12).
Le second tourment de l'me en cet tat vient de la faiblesse de sa nature, morale et spirituelle.
Comme cette divine contemplation investit l'me avec quelque vigueur dans le but de la fortifier
et de la dompter peu peu, elle fait prouver sa faiblesse une peine si profonde qu'elle semble
sur le point de dfaillir, surtout dans certaines circonstances o son action est plus nergique.
Alors le sens et l'esprit sont pour ainsi dire oppresss par un poids immense et invisible; ils
souffrent et endurent une telle agonie qu'ils regarderaient la mort comme un soulagement et un
bonheur. Le saint homme qui connaissait cet tat par exprience a dit: Nolo multa fortitudine
contendat mecum, ne magnitudinis suae mole me premat: Je ne voudrais pas que Dieu lutte
contre moi avec beaucoup de force, dans la crainte qu'il ne m'accable du poids de sa grandeur
(Job, XXIII, 6). Cette oppression et ce poids se font sentir l'me de telle sorte qu'elle se croit
bien loigne d'tre favorise de Dieu; elle est persuade d'ailleurs avec raison qu'elle n'a mme
plus ces appuis qu'elle avait autrefois, qu'ils ont disparu avec le reste, et que personne n'a piti
d'elle. C'est ce sujet que Job a dit encore: Miseremini mei; miseremini mei, saltem vos, amici
mei, quia manus Domini tetigit me: Ayez piti de moi, ayez piti de moi, vous du moins qui
tes mes amis, parce que la main du Seigneur m'a frapp (Job, XIX, 21).
Voil une chose digne d'admiration et de compassion. La faiblesse et l'impuret de l'me sont
telles qu'elle sent la main du Seigneur trs pesante et trs oppose sa nature, quand d'ellemme elle est pourtant si douce et si suave qu'il ne la laisse point s'appesantir ni poser sur elle; il
ne fait que la toucher, et encore il agit par misricorde, car son unique but est d'accorder l'me
des faveurs et non de la chtier.
II

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(CHAPITRE VI)
AUTRES SOUFFRANCES QUE L'ME ENDURE EN CETTE NUIT.

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La troisime sorte de souffrances et de peines que l'me endure en cette nuit a pour cause ces
deux extrmes, le divin et l'humain qui se runissent ici. Le divin c'est la contemplation
purificatrice, et l'humain c'est l'me qui est le sujet de cette contemplation. Le divin l'investit
pour la perfectionner et la renouveler afin de la rendre divine; il la dpouille de toutes ses
affections habituelles et proprits du vieil homme auxquelles elle est trs unie, trs attache et
trs assimile. Il avilit et dtruit si bien la substance spirituelle en l'absorbant dans de si
profondes tnbres que l'me se sent anantie et dfaillante la vue de ses misres et que l'esprit
endure une mort cruelle. Il lui semble qu'elle est comme engloutie dans le ventre tnbreux
d'une bte, o elle se sent digre, et prouve ces angoisses que Jonas endurait dans le ventre du
monstre marin (Jon., II, 2). Il lui convient de passer par ce tombeau d'une mort obscure pour
parvenir la rsurrection spirituelle qu'elle attend.
Ce genre de torture et de tourment dpasse en ralit tout ce qu'on peut imaginer. David le dcrit
en ces termes: Circumdederunt me dolores mortis... dolores inferni circumdederunt me... in

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tribulatione mea invocavi Dominum, et ad Deum meum clamavi: Les douleurs de la mort
m'ont environn... les douleurs de l'enfer m'ont assailli... Dans ma tribulation j'ai invoqu le
Seigneur, et j'ai cri vers mon Dieu (Ps. XVII, 5, 7). Mais ce que cette me angoisse ressent
le plus, c'est qu'elle regarde comme vident que Dieu l'a rejete, qu'il l'a en horreur, qu'il l'a
relgue dans les tnbres; cette persuasion qu'elle est dlaisse de Dieu est pour elle un
tourment extrme et digne de compassion. C'est pour l'avoir prouv profondment que David a
dit: Sicut vulnerati dormientes in sepulchris quorum non es memor amplius; et ipsi de manu tua
repulsi sunt; posuerunt me in lacu inferiori, in tenebrosis et in umbra mortis; super me
confirmatus est furor tuus; et omnes fluctus tuos induxisti super me: J'ai t comme les blesss
qui dorment dans les tombeaux et dont on ne se souvient plus; aprs avoir t repouss de votre
main, j'ai t prcipit dans les profondeurs de la fosse, au sein des tnbres, l'ombre de la
mort. Votre fureur s'est appesantie sur moi, et vous avez fait passer sur moi tous les flots de
votre courroux (Ps. LXXXVII, 6, 8). Car, en vrit, quand l'me est sous l'treinte de cette
contemplation purificatrice, elle sent d'une manire trs vive l'ombre de la mort, les
gmissements de la mort et les tourments de l'enfer; cet tat consiste se sentir priv de Dieu,
chti et rejet par lui, l'objet de son indignation et de sa colre; l'me prouve alors tous ces
tourments. Il y a plus, il lui semble avoir la redoutable apprhension que cet tat sera ternel.
Elle croit en outre l'objet du mme abandon et du mme mpris de la part des cratures et
surtout de la part de ses amis. C'est pour cela que David, continuant ses plaintes, a dit aussitt:
Longe fecisti notos meos a me; posuerunt me abominationem sibi: Vous avez loign de moi
mes amis, et ils m'ont pris en abomination (Ibid., 9). Jonas pouvait donner un bon tmoignage
de tous ces tourments puisqu'il les avait prouvs corporellement et spirituellement dans le
ventre du monstre marin. Aussi il a dit: Projecisti me in profundum in corde maris, et flumen
circumdedit me; omnes gurgites tui et fluctus tui super me transierunt. Et ego dixi: abjectus sum
a conspectu oculorum tuorum; veumtamen rursus videbo templum sanctum tuum;
circumdederunt me aquae usque ad animam; abyssus vallabit me, pelagus operuit caput meum.
Ad extrema montium descendi; terrae vectes concluserunt me in aeternum: Vous m'avez jet
au fond des eaux, au milieu de la mer; les eaux m'ont environn de toutes parts; toutes vos
vagues et tous vos flots ont pass sur moi. Et moi j'ai dit: Je suis rejet de devant vos yeux;
nanmoins je verrai encore votre temple saint (ce qu'il dit, parce que Dieu purifie alors l'me
pour qu'elle le voie). Les eaux ont entour jusqu' mon me, l'abme m'a envelopp; les flots de
la mer ont recouvert ma tte; je suis descendu jusqu'aux fondements des montagnes; les verrous
de la terre m'ont enferm pour toujours (Jon., II, 4, 7). Par verrous on entend prcisment ici
les imperfections qui empchent l'me de jouir de cette contemplation pleine de dlices.
La quatrime sorte de tourment est cause l'me par une autre excellence de cette obscure
contemplation. C'est--dire sa majest et sa grandeur mme; l'me commence dcouvrir qu'il y
a en elle un autre abme, celui de sa pauvret et de sa misre, et c'est l un des principaux
tourments qu'elle endure dans cet tat de purification. Elle sent en effet en elle-mme un vide
profond, une disette extrme de trois sortes de biens appropris ses gots, et qui sont les biens
temporels, naturels et spirituels; de plus, elle constate qu'elle est au sein de trois sortes de maux
opposs, et qui sont les misres de ses imperfections, les scheresses ou le vide de ses facults,
et le dlaissement de son esprit envahi de tnbres.
Ds lors en effet que Dieu purifie ici les facults sensitives et spirituelles de l'me, ainsi que ses
puissances intrieures et extrieures, il convient qu'elle soit dans le vide, la disette et l'abandon
sous tous ces rapports; aussi Dieu la laisse dans le vide, la disette et les tnbres. Et en effet, la
partie sensitive se purifie dans les scheresses, les facults dans le vide de leurs
apprhensions,et l'esprit dans les profondeurs des tnbres. Tous ces effets, Dieu les produit par
le moyen de cette contemplation obscure. L'me alors souffre non seulement du vide et de la
suspension de ces appuis naturels et de ces apprhensions ce qui est pour elle un tourment plein
d'angoisse, comme celui d'une personne qui est suspendue et retenue en l'air et ne peut respirer,

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mais elle souffre encore de ce que Dieu la purifie comme le feu qui enlve les scories et la
rouille des mtaux. Il anantit, chasse, et consume en elle toutes les attaches ou habitudes
imparfaites qu'elle a contractes dans le cours de sa vie. Or, comme ces dfauts sont
profondment enracins dans la substance de l'me, cette purification lui est d'ordinaire des plus
pnibles; elle endure des dfaillances et des tourments intrieurs qui se surajoutent la disette
ainsi qu'au dnment naturel et spirituel dont nous avons parl. De la sorte se vrifie cette parole
d'Ezchiel: Congere ossa quae igne succendam; consumentur carnes, et coquetur universa
compositio, et ossa tabescent: Entassez les os, et je les brlerai; les chairs seront consumes;
tout cet amas sera cuit et les os seront desschs. (EZ., XXIV, 10). Cela nous donne
comprendre quel tourment l'me endure dans le vide et la pauvret de sa substance sensitive et
spirituelle. Le mme prophte dit encore ce propos: Pone quoque eam super prunas vacuam, ut
incalescat et liquefiat aes ejus; et confletur in medio ejus inquinamentum ejus et consumature
rubigo ejus: Mettez aussi la chaudire vide sur les charbons, afin qu'elle s'chauffe, que
l'airain se fonde, que ses souillures du dedans se dtachent et que sa rouille se consume. (Ez.,
XXIV, 11). Il signifie par l l'indicible tourment que l'me endure quand elle est purifie par le
feu de cette contemplation. Le prophte dit en effet que, pour se purifier et se dgager des
scories et des affections qu'elle porte en elle-mme, l'me doit en quelque sorte s'annihiler et se
dtruire, tant elle s'est assimile ces passions et ces imperfections. Aussi cette fournaise sertelle purifier l'me comme l'or dans le creuset, comme l'a dit le Sage: Tanquam aurum in
fornace probavit illos (Sag., III, 6). L'me ressent cette grande destruction jusque dans sa
substance mme et elle atteint le comble de l'indigence; aussi semble-t-elle comme agonisante.
C'est ce que l'on peut voir par ces paroles que David dit ce propos de lui-mme, en s'adressant
Dieu: Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquae usque ad animam meam. Infixus sum
in limo profundi, et non est substantia; veni in altitudinem maris, et tempestas demersit me;
laboravi clamans, raucae factae sunt fauces meae, defecerunt oculi mei, dum spero in Deum
meum: Sauvez-moi, mon Dieu, parce que les eaux ont pntr jusqu' mon me. Je suis
enfonc dans la boue profonde, et il n'y a plus d'appui pour moi. Je suis descendu dans les
profondeurs de la mer, et la tempte m'a submerg. Je me suis fatigu crier, mon gosier en est
devenu rauque; mes yeux se sont lasss attendre mon Dieu. (Ps. LXVIII, 2, 4). C'est un tat
o Dieu humilie profondment l'me pour l'exalter beaucoup ensuite; mais s'il ne veillait luimme ce que ces sentiments qui se produisent ne fussent promptement temprs, l'me ne
tarderait pas au bout de trs peu de jours se sparer de son corps. Aussi est-ce par intervalles
qu'elle sent la profondeur de son indignit. Mais parfois son tourment est tel qu'il lui semble que
l'enfer s'entr'ouvre devant elle et que sa perte est assure. Ce sont ces mes qui en vrit
descendent en enfer toutes vivantes, puisqu'elles se purifient alors comme si elles y taient, car
cette purification qu'elles subissent est celle qu'elles devaient y accomplir. Voil pourquoi l'me
qui passe par cette preuve, ou bien n'entre pas dans ce lieu d'expiation, ou s'y arrte trs peu,
car elle profite plus alors par une heure de ces souffrances ici-bas que par beaucoup d'autres
dans ce lieu d'expiation.
III
(CHAPITRE VII)
SUJET DU MME SUJET: AUTRES AFFLICTIONS ET ANGOISSES DE LA VOLONT.

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Les afflictions et les angoisses que la volont prouve en cet tat sont galement indicibles;
parfois mme elles brisent l'me par la subite reprsentation des maux qui l'affligent et
l'incertitude d'y trouver un remde. A cela vient s'ajouter le souvenir des prosprits passes, car,
d'ordinaire, les mes dont nous parlons ont dj, avant d'entrer dans cette nuit, reu de Dieu de
nombreuses consolations, et lui ont procur beaucoup de gloire; et ce qui augmente leur chagrin,
c'est de se voir privs de pareilles faveurs et dans l'impossibilit de les recouvrer. C'est l ce que

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Job, qui en avait l'exprience, a exprim en ces termes: Ego ille quondam opulentus, repente
contritus sum; tenuit cervicem meam, confregit me, et posuit me sibi quasi in signum.
Circumdedit me lanceis suis, cinvulneravit lumbos meos, non pepercit et effudit in terra viscera
mea. Concidit me vulnere super vulnus; irruit in me quasi gigas. Saccum consui super cutem
meam, et operui cinere carnem meam. Facies mea intumuit a fletu, et palpebrae meae
caligavertunt: Moi qui tais autrefois si opulent, me voici tout coup rduit en poussire; il
m'a saisi au col, il m'a foul aux pieds; il a fait de moi comme un but ses traits. Ses lances
m'entourent de toutes parts; il a bless mes reins; il ne m'a pas pargn et il a rpandu mes
entrailles terre. Il m'a coup en morceaux et a ajout plaies sur plaies; il s'est prcipit sur moi
comme un gant. J'ai cousu un sac sur ma peau et j'ai couvert ma chair de cendre. Mon visage
s'est gonfl force de pleurer, et mes paupires se sont obscurcies. (Job, XVI, 13, 17)
Les tourments de cette nuit sont si nombreux et si terribles, sans parler d'une foule de textes de
la Sainte criture que l'on pourrait allguer ce sujet, que je n'aurais ni le temps ni la force de
les crire; d'ailleurs tout ce que l'on pourrait dire serait videmment bien au-dessous de la vrit;
quant aux textes rapports plus haut, ils pourront en donner une lgre ide. Nanmoins, avant
de terminer l'explication de ces vers et pour faire comprendre un peu mieux ce que l'me
prouve en cette nuit, je rapporterai le sentiment de Jrmie. Sa souffrance est telle qu'il en
rpand des larmes abondantes et s'exprime en ces termes: Ego vir videns paupertatem meam in
virga indignationis ejus. Me minavit et adduxit in tenebras, et non in lucem. Tantum in me vertit
et convertit manum suam tota die. Vetustam fecit pellem meam et carnem meam, contrivit ossa
mea. Aedificavit in gyro meo, et circumdedit me felle et labore. In tenebrosis collocavit me,
quasi mortuos sempiternos. Circumaedificavit adversum me ut non egrediar; aggravavit
compedem meum. Sed et cum clamavero et rogavero, exclusit orationem meam. Conclusit vias
meas lapidibus quadris, semitas meas subvertit. Ursus insidians factus est mihi, leo in
absconditis. Semitas meas subvertit et confregit me; posuit me desolatum. Tetendit arcum suum,
et posuit me quasi signum ad sagittam. Misit in renibus meis filias pharetrae suae. Factus sum in
derisum omni populo meo, canticum eorum tota die. Replevit me amaritudinibus, inebriavit me
absynthio, et fregit ad numerum dentes meos, cibavit me cinere. Et repulsa est a pace anima
mea, oblitus sum bonorum, et dixit: Periit finis meus et spes mea a Domino. Recordare
paupertatis et transgressionis meae, absynthii et fellis. Memoria memor ero, et tabescet in me
anima mea: Je connais ma pauvret sous le coup des verges de l'indignation de Dieu. Il m'a
conduit et m'a introduit dans les tnbres, et non dans la lumire. Il ne cesse tout le jour de
tourner et de retourner sa main contre moi. Il a fait vieillir ma peau et ma chair; il a bris mes
os. Il a bti autour de moi une enceinte et m'a entour de fiel et de labeur. Il m'a plac dans des
lieux tnbreux comme ceux qui sont morts pour toujours. Il m'a entour d'un rempart pour que
je n'en sorte pas; il a aggrav le poids des entraves de mes pieds. Quand j'ai cri vers lui, quand
je l'ai pri, il a rejet ma prire. Il a barr mon chemin avec des pierres de taille et il a dtruit
mes sentiers. Il est devenu pour moi un ours aux aguets, un lion cach en embuscade. Il a
boulevers mes sentiers et m'a bris. Il a tendu son arc et m'a fait comme un but ses flches. Il
a lanc dans mes reins les flches de son carquois. Je suis devenu un objet de drision pour tout
mon peuple et le sujet de ses chansons tout le jour. Il m'a rempli d'amertume; il m'a enivr
d'absinthe; il a bris mes dents une une et il m'a nourri de cendres. La paix a t bannie de
mon me; j'ai oubli tous les biens, et j'ai dit: La fin de mes maux ne peut venir, et mon
esprance en Dieu s'est vanouie. Souvenez-vous pourtant de mon indigence, de mes rvoltes,
de l'absinthe et du fiel. Pour moi je m'en souviendrai, et mon me se desschera en moi.
(Lament., III, 1, 20)
Telles sont les lamentations de Jrmie quand il veut nous peindre au vif les peines et les
tourments que l'me endure dans cette purification ou nuit spirituelle. Aussi convient-il d'avoir
une grande compassion pour l'me que Dieu introduit dans cette nuit de tempte et d'horreur.
Sans doute ce sera une grande fortune pour elle de possder les biens incomparables qui doivent

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lui venir de cet tat; et ce sera l'poque o d'aprs Job, Dieu dcouvrira les trsors qui taient
cachs dans les profondes tnbres de l'me et mettra au grand jour ce qui est encore l'ombre
de la mort (Job, XII, 22) car, dit David, telles furent ses tnbres, telle sera sa lumire (Ps.,
CXXXVIII, 12). Nanmoins, elle endure un tourment immense et elle est dans la plus grande
incertitude de sa gurison; voil pourquoi le prophte dit ici qu'elle s'imagine que son mal n'aura
pas de fin; il lui semble, nous affirme encore David, que Dieu l'a place dans les tnbres,
comme les morts d'ici-bas; voil pourquoi son esprit est dans les angoisses et son coeur est dans
le trouble (Ps., CXLII, 3, 4). Aussi est-il juste d'avoir la plus vive compassion de ses maux et de
la prendre en piti, car outre ces souffrances qui lui viennent de la solitude et du dlaissement o
elle se trouve dans cette nuit obscure, elle a encore celle de ne trouver ni consolation dans les
bons livres, ni appui prs des matres spirituels. On a beau lui exposer tous les motifs de
consolation qui lui viendront des biens renferms dans ces peines, elle ne peut y ajouter foi. Elle
est totalement enivre et imprgne du sentiment des maux o elle voit clairement ses misres;
aussi elle s'imagine que ses directeurs s'expriment de la sorte parce qu'ils ne voient pas comme
elle tout ce qu'elle ressent et ne la comprennent pas. Voil pourquoi elle en prouve un nouveau
chagrin; elle s'imagine que ce n'est pas l le remde son mal, et c'est la vrit. Car tant que le
Seigneur n'a pas achev de la purifier comme il le veut, tous les moyens et tous les remdes
seront inutiles et sans effet pour la gurir de son mal. Cela est d'autant plus vrai qu'elle est alors
aussi impuissante que le prisonnier qui gt pieds et poings lis au fond d'un cachot; elle ne peut
se mouvoir; elle ne voit rien, elle ne reoit aucune faveur ni d'en haut ni d'en bas. Elle doit
attendre que son esprit soit soumis, humili, purifi, et devienne si subtil, si simple, si pur qu'il
puisse ne faire plus qu'un avec l'esprit de Dieu, d'aprs le degr d'union d'amour que Dieu dans
sa misricorde veut lui accorder; c'est en vue de ce degr que la purification est plus ou moins
forte et dure plus ou moins longtemps. Mais si elle doit tre quelque chose de srieux, quelque
forte qu'elle soit, elle durera quelques annes. Nanmoins, il y a des intervalles et des
consolations o, par une dispensation spciale de Dieu, cette contemplation obscure cesse de
porter sa forme purgative pour revtir la forme illuminative et pleine d'amour. L'me alors
semble sortir de tous ces cachots et de toutes ces prisons; la voil au large et en libert; elle
prouve et elle gote la profonde suavit de la paix ainsi qu'une amabilit et une familiarit
pleine d'amour avec Dieu; c'est avec facilit et abondance qu'elle reoit les communications
spirituelles. C'est l pour l'me l'indice du salut que la purification dont nous parlons a opr en
elle; c'est l le prsage de l'abondance des biens qu'elle attend. Son bonheur est mme parfois si
profond qu'il lui semble que ses preuves sont dj termines. Telle est en effet la nature des
choses spirituelles, surtout lorsqu'il s'agit des plus leves: c'est d'tre sujettes des alternatives.
En effet, quand les preuves reviennent, il semble l'me qu'elle n'en sortira jamais plus et
qu'elle a perdu tous ses biens, comme nous l'avons vu par les textes dont nous avons parl;
quand, au contraire, les biens spirituels lui sont donns, il lui semble que tous ses maux sont
finis et qu'elle ne perdra plus ses biens, comme le confesse David l'heure o il en est combl:
Ego autem dixi in abundantia mea, non movebor in aeternum: Pour moi, j'ai dit, quand j'tais
dans l'abondance: Rien ne pourra m'branler (Ps., XXIX, 7). Il en est ainsi parce que deux
contraires ne peuvent pas tre en mme temps dans le mme esprit; l'un chasse naturellement
l'autre, et le sentiment de l'un exclut celui de l'autre; il n'en est pas de mme dans la partie
sensitive de l'me parce que sa facult de comprhension est faible. Mais tant que l'esprit n'est
pas encore trs bien purifi et dgag de toutes les attaches contractes par sa partie infrieure, il
pourra bien ne pas s'branler en tant qu'esprit, mais, ds lors qu'il est attach la partie
infrieure, il pourra tomber dans le chagrin; c'est ce que nous constatons dans David, qui fut luimme branl ensuite; il prouva beaucoup de maux et de chagrins. Au temps de l'abondance il
lui semblait qu'il ne serait jamais branl et il le disait. Ainsi en est-il de l'me. Comme elle se
voit alors en possession d'une abondance de biens spirituels, et qu'elle n'arrive pas voir la
racine d'imperfections et d'impurets qui lui restent encore, elle s'imagine que ses preuves ont
atteint leur terme. Pourtant cette pense lui vient rarement, car, tant que l'me n'a pas achev sa
purification spirituelle, les dlices qu'elle prouve ne sont pas d'ordinaire assez abondantes pour
lui voiler la racine des maux qui lui restent; elle ne manque pas de sentir alors au plus intime

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d'elle-mme un je ne sais quoi qui lui manque et qui lui reste faire, et qui ne la laisse pas jouir
compltement de ces faveurs; elle sent l au-dedans d'elle-mme comme un ennemi qui serait
assoupi ou endormi; elle craint qu'il ne vienne se rveiller et faire des siennes. Il en est
vraiment ainsi. Quand l'me se croit le plus en sret et se tient le moins sur ses gardes, cet
ennemi la fait tomber dans un tat pire que le premier, plus dur, plus tnbreux, plus lamentable,
et dont la dure sera longue et peut-tre plus longue que le prcdent. Et alors elle en vient de
nouveau croire que tous les biens sont jamais perdus pour elle. Il ne lui suffit plus de
l'exprience qu'elle a faite d'un bonheur dont elle a joui, une fois passe l'preuve prcdente,
alors qu'elle pensait qu'elle n'aurait plus souffrir. Elle s'imagine que dans ce nouvel tat
d'angoisses tout est fini pour elle, et qu'elle ne retrouvera plus le bonheur perdu. Aussi, je le
rpte, cette persuasion est tellement profonde par suite de la conviction actuelle de l'esprit,
qu'elle dtruit toute pense qui lui est oppose. Tel est le motif pour lequel ceux qui sont dtenus
en purgatoire ont de si grands doutes sur leur sortie du purgatoire ou la fin de leurs preuves.
Sans doute elles ont l'tat d'habitude les trois vertus thologales de foi, d'esprance et de
charit; mais actuellement elles ont le sentiment de leurs peines et de la privation de Dieu; et
elles ne peuvent pour le moment jouir du bien et de la consolation de ces vertus. Elles voient
videmment qu'elles aiment Dieu, mais cette pense ne les console pas, parce qu'il ne leur
semble pas que Dieu les aime, ni qu'elles soient dignes de son amour. Au contraire, comme elles
se voient prives de lui et plonges dans leurs misres, il leur semble qu'elles ont en ellesmmes de quoi tre excres et que Dieu a grandement raison de les rejeter jamais.

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Ainsi donc l'me qui est dans cette purification voit qu'elle aime Dieu; elle donnerait mme
mille fois la vie pour sa gloire; cette disposition est trs relle, car elle aime vritablement Dieu
au milieu de cette preuve, et cependant, loin d'en retirer le moindre soulagement, elle ne fait
qu'augmenter son chagrin. Elle a tant d'amour pour Dieu, comme c'est d'ailleurs son unique
souci, et elle se voit si misrable qu'elle ne peut s'imaginer l'amour que Dieu lui porte, ni qu'il
ait ou puisse jamais avoir des motifs de l'aimer. Elle ne dcouvre en elle que des motifs d'tre
jamais un objet d'horreur pour lui et pour toutes les cratures. Son tourment consiste voir en
elle les raisons pour lesquelles elle mrite d'tre rejete de celui qu'elle aime tant et aprs lequel
elle soupire de tous ses voeux.

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IV
(CHAPITRE VIII)
AUTRES PEINES DE L'ME EN CET TAT.

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Il y a encore ici une autre chose qui afflige l'me et la jette dans une dsolation profonde. Ds
lors que ses puissances et ses affections sont lies dans cette nuit obscure, elle en peut plus
comme prcdemment lever son coeur et son esprit vers Dieu; il lui est impossible de le prier;
il lui semble, comme Jrmie, que Dieu a interpos un nuage devant elle pour que sa prire ne
passe pas jusqu' lui (Lament., III, 44). Cette parole explique le texte dj rapport: Il a barr
et ferm mes voies avec des pierres de taille (Ibid., 9) . Si l'me se livre quelquefois l'oraison,
sa prire est faite avec tant de scheresse et si peu de dvotion, qu'il lui semble que Dieu ne
l'coute pas et n'en tient aucun compte, comme le mme prophte le donne encore entendre
par ces paroles: Sed et cum clamavero et rogavero, exclusit orationem meam: J'ai beau crier
vers lui et le prier, il a rejet ma prire (Lament., III, 8) . A la vrit ce n'est pas l'heure de
parler Dieu, mais de mettre sa bouche dans la poussire, comme dit Jrmie, d'attendre pour
voir s'il ne viendra pas par hasard quelque motif d'esprance (Ibid., 29), et de souffrir avec
patience l'preuve de cette purification. C'est Dieu qui est l et qui fait son oeuvre dans l'me;
voil pourquoi l'me n'y peut rien. Aussi est-elle incapable de prier ou d'assister avec beaucoup

d'attention aux offices divins; il lui est encore moins possible de s'occuper de choses ou
d'affaires temporelles. De plus, elle est parfois tellement absorbe, sa mmoire lui fait tellement
dfaut, qu'il s'coule de longs moments sans qu'elle sache ce qu'elle a fait ou pens, ni ce qu'elle
fait ou va faire; et malgr ses efforts elle ne peut se fixer rien de ce qui l'occupe.

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Quand l'me est dans cet tat, ce n'est pas seulement l'entendement qui est purifi de ses propres
lumires, ou la volont qui se dgage de ses attaches, c'est encore la mmoire qui doit se
dpouiller de tous ses discours et de toutes ses connaissances; il convient qu'elle soit comme
anantie leur gard, afin de raliser dans cette purification ce que David dit de lui-mme: J'ai
t rduit nant sans le savoir (Ps. LXXII, 22). Cette ignorance signifie les dfaillances et les
oublis de la mmoire qui proviennent du recueillement intrieur o l'me est plonge dans cette
contemplation. En effet, pour que l'me soit dispose et bien prpare aux choses divines avec
toutes ses puissances et arrive l'union d'amour de Dieu, il faut tout d'abord qu'elle soit
absorbe avec toutes ses puissances par cette cleste et obscure lumire de la contemplation; il
faut ensuite qu'elle soit dgage de toutes ses affections et de toutes ses connaissances des
cratures. Ce travail dure plus ou moins et correspond au degr d'intensit de la contemplation.
Voil pourquoi plus cette divine lumire qui investit l'me est simple et pure, plus elle la plonge
dans les tnbres, la dpouille de ses affections particulires et la prive de ses connaissances
naturelles et surnaturelles. De mme, moins cette lumire est simple et pure, moins elle
obscurcit l'me et moins elle produit en elle de dpouillement. Il semble incroyable que la
lumire surnaturelle et divine produise d'autant plus de tnbres dans l'me qu'elle est plus claire
et plus pure, ou qu'elle en produise d'autant moins qu'elle est moins obscure. Cela se comprend
si nous nous rappelons la maxime du Philosophe que nous avons dj prouve et d'aprs
laquelle les choses surnaturelles sont d'autant plus obscures pour notre entendement, qu'elles
sont en elles-mmes plus claires et plus videntes.
Pour en donner une intelligence plus claire, nous allons prendre pour point de comparaison la
lumire naturelle et commune. Voici un rayon de soleil qui entre par la fentre. Plus il est pur et
dgag d'atomes, moins il est visible; plus au contraire il y a d'atomes et de poussire dans l'air,
plus il semble perceptible l'oeil. Le motif de ce phnomne c'est que ce n'est pas la lumire
que l'on voit en elle-mme, elle n'est que le moyen par lequel nous voyons tout ce qu'elle
claire, et nous ne la voyons que par la rverbration qu'elle produit autour d'elle, sans cela on
ne la verrait pas. Voil pourquoi si le rayon de soleil entrait par la fentre d'un appartement et
passait par la fentre oppose, en traversant le milieu de l'appartement sans rencontrer un objet,
ni l'air, ni un atome o il pt se reflter, il n'y aurait pas plus de lumire qu'auparavant dans
l'appartement, et on ne verrait pas le rayon. Au contraire, si on y regarde bien, il y a plus
d'obscurit l o est le rayon de soleil, parce qu'il enlve quelque chose de l'autre lumire et que
lui, comme nous l'avons dit, ne se voit pas en lui-mme, ds lors qu'il n'y a pas d'objets visibles
sur lesquels il puisse se reflter. Voil ni plus ni moins ce que produit ce divin rayon de la
contemplation dans l'me. En investissant l'me de sa lumire, il dpasse les forces naturelles, il
la met dans les tnbres; il la prive de toutes les connaissances et affections naturelles qui lui
taient venues par l'intermdiaire de la lumire naturelle; et de la sorte non seulement il la met
dans les tnbres, mais il dpouille encore ses puissances comme ses tendances spirituelles et
naturelles. C'est en la laissant ainsi dans le dpouillement et les tnbres qu'il la purifie et
l'claire de sa divine lumire; l'me ne s'en doute pas; elle se croit toujours dans les tnbres.
C'est ce que nous avons dit du rayon de soleil qui, tout en se trouvant au milieu de
l'appartement, reste invisible pour nous, s'il est pur et ne rencontre pas quelque objet qui le
reflte. Mais quand cette lumire spirituelle qui investit l'me rencontre quelque objet qui la
reflte, c'est--dire un point de perfection spirituelle qu'il s'agit de comprendre, si petit qu'il soit,
ou un jugement vrai ou faux qu'il faut porter, aussitt elle le voit et le comprend beaucoup plus
clairement qu'avant d'avoir t plonge dans ces tnbres. De mme la lumire spirituelle qu'elle
possde l'aide connatre avec facilit l'imperfection qui se prsente. C'est comme le rayon dont

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nous avons parl; on ne s'aperoit pas qu'il traverse la chambre; mais bien qu'il ne se voie pas
lui-mme, si on avance la main ou si on prsente un objet quelconque, aussitt on reconnat qu'il
y a l la lumire du soleil. Cette lumire spirituelle est trs simple et trs pure; elle porte un
caractre gnral d'aprs lequel elle n'est affecte ni restreinte aucun objet intelligible
particulier, soit naturel soit divin, car elle tient les puissances de l'me dpouilles et vides de
toutes ces connaissances; voil pourquoi elle connat et approfondit d'une faon trs gnrale et
trs facile tout objet naturel ou surnaturel. C'est l ce que l'Aptre a dit: Spiritus enim omnia
scrutatur, etiam profunda Dei: L'homme spirituel pntre tout mme les profondeurs divines
(I Cor., II, 10). C'est en effet de cette sagesse gnrale et simple que le Saint-Esprit a dit par
l'organe du Sage: Attingit autem ubique propter suam munditiam: Elle pntre partout cause
de sa puret (Sag., XVI, 24), c'est--dire qu'elle ne s'arrte aucune chose intelligible en
particulier, ni aucune affection. Telle est la proprit de l'esprit une fois qu'il est purifi de
toutes ses affections et connaissances particulires. C'est parce qu'il ne gote rien et ne
comprend rien en particulier, ou demeure dans le dnment, l'obscurit et les tnbres, qu'il est
trs bien dispos tout pntrer; de la sorte se vrifie mystiquement en lui ce mot de saint Paul:
Nihil habentes et omnia possidentes: Nous n'avons rien, et nous possdons tout (II Cor., VI,
10). Telle est la batitude qui est rserve une telle pauvret d'esprit.
V
(CHAPITRE IX)

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MANIRE DONT CETTE NUIT, TOUT EN PRODUISANT LES TNBRES DANS


L'ESPRIT, EST DESTINE L'CLAIRER ET LUI DONNER LA LUMIRE.
Il nous reste donc maintenant montrer comment cette bienheureuse nuit de la contemplation
ne produit les tnbres dans l'esprit que pour l'clairer sur toutes choses; si elle l'humilie et le
rend dpourvu de tout, ce n'est que pour l'lever et l'exalter; si elle l'appauvrit et le dpouille de
toute possession et de toute attache naturelle, ce n'est que pour qu'il soit divinement prpar la
jouissance et au got de toutes les choses naturelles et surnaturelles; il possde alors une libert
d'esprit qui s'tend gnralement tout. Voyez les lments. Pour qu'ils entrent en
communication avec tous les composs et tous les tres de la nature, ils ne doivent avoir ni
couleur, ni odeur, ni saveur en particulier, afin de pouvoir s'adapter toutes les saveurs, odeurs
et couleurs. Ainsi doit-il en tre de l'esprit; il faut qu'il soit simple, pur, dpouill de toutes les
affections naturelles, qu'elles soient actuelles ou habituelles, afin de pouvoir communiquer
librement avec la plnitude de la divine Sagesse o il gote par sa puret toutes les saveurs des
choses dans un certain degr de perfection. Sans cette purification il ne pourrait nullement sentir
ni goter la saveur de cette abondance de dlices spirituelles. Une seule affection, un seul objet
particulier auquel il serait attach d'une manire actuelle ou habituelle suffit pour l'empcher de
sentir, de goter ou de percevoir les dlices et l'intime saveur de l'esprit d'amour, qui contient
minemment en soi toutes les saveurs.
Voyez les enfants d'Isral. Ils n'avaient conserv qu'une seule attache; c'tait le souvenir des
viandes et des aliments qu'ils avaient aims en gypte (Ex., XVI, 3). Aussi ne pouvaient-ils
apprcier au dsert le pain dlicat des Anges, la Manne qui, au dire de la sainte criture, avait la
suavit de tous les gots et s'adaptait au got de chacun (Sag., XVI, 21). Ainsi en est-il de
l'esprit. Il ne peut arriver jouir des dlices de l'esprit de libert, comme la volont le voudrait,
s'il a encore quelque attache actuelle ou habituelle, ou s'il s'arrte quelque connaissance
particulire et limite. La raison en est que les affections, les sentiments et les perceptions de
l'esprit parfait, tant quelque chose de divin, sont d'une autre sorte que l'esprit naturel, et d'un
genre si diffrent par leur minence que pour possder ceux-ci, d'une manire actuelle ou

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habituelle, il faut anantir les autres, car deux contraires ne peuvent pas subsister en mme
temps dans le mme sujet. Aussi est-il convenable et ncessaire que cette nuit obscure de la
contemplation dtruise d'abord et fasse disparatre de l'me qui doit parvenir ces grandeurs
toutes les imperfections, pour la placer ensuite dans les tnbres, les scheresses, l'isolement et
le vide, car la lumire que l'me doit recevoir est une trs haute lumire divine qui surpasse tout
lumire naturelle et qui videmment est incomprhensible notre entendement. Voil pourquoi
l'entendement, qui va s'unir elle et devenir divin dans cet tat de perfection, doit tout d'abord
avoir sa lumire naturelle purifie et rduite nant: c'est alors qu'il entrera dans les tnbres
par le moyen de la contemplation obscure. Il convient qu'il reste dans ces tnbres tout le temps
qui sera ncessaire pour chasser et rduire nant l'habitude qu'il a contracte depuis longtemps
de comprendre sa manire afin de lui substituer la rvlation et la lumire de Dieu. Aussi, ds
lors que cette facult de comprendre qu'il avait prcdemment tait une facult naturelle, les
tnbres dont il souffre ici sont profondes, horribles et trs douloureuses; elles se sentent dans
les profondeurs de la substance de l'esprit et elles semblent des tnbres substantielles. L'amour
qui lui sera donn dans l'union divine est divin; il est par consquent trs spirituel, trs subtil,
trs dlicat et trs intrieur; il dpasse toutes les affections et tous les sentiments naturels et
imparfaits de la volont, comme toutes ses tendances; voil pourquoi, si la volont doit arriver
sentir et goter par l'union d'amour cette dilection divine et ces dlices si leves qui ne sont
pas naturellement en son pourvoir, il convient qu'elle soit tout d'abord purifie et compltement
dpouille de toutes ses affections ou attaches; il faut qu'elle reste dans les scheresses et les
angoisses tout le temps qu'il sera ncessaire pour que ses affections naturelles l'gard des
choses divines et humaines disparaissent.
Une fois que l'me est purifie, dpouille et dlivre par le feu de la contemplation obscure de
tous les genres de dmons (comme le fut le coeur du poisson de Tobie sur des brasiers ardents),
elle a une disposition pure et simple, son palais est purifi et sain pour goter les touches
leves et sublimes de l'amour divin dans lequel elle se verra divinement transforme; car tous
les obstacles actuels et habituels qui taient en elle et dont nous avons parl auront disparu.
Que faut-il encore l'me pour tre apte cette divine union d'amour laquelle elle est prpare
par cette nuit obscure? Elle doit tre remplie et orne d'une certaine magnificence pleine de
gloire pour entrer en relation avec Dieu, car il renferme en lui des biens innombrables et des
dlices en si grande abondance que l'me est naturellement incapable de possder, tant elle est
par elle-mme faible et impure. Isae, en effet, a dit: Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in
cor hominis ascendit quae praeparavit Deus iis qui diligunt illum: L'oeil de l'homme n'a point
vu, son oreille n'a point entendu, et son coeur n'a point got ce que Dieu rserve ceux qui
l'aiment (Is., LIV, 4) . Il faut donc tout d'abord que l'me soit dans le dpouillement absolu et la
pauvret d'esprit, purifie de toute attache, de toute consolation et de toute perception naturelle
des choses divines et humaines. Une fois qu'elle est ainsi dnue de tout, elle est vraiment
pauvre d'esprit et dpouille du vieil homme; elle peut vivre de cette nouvelle et bienheureuse
vie que lui a procur la nuit obscure; c'est alors l'tat de l'union avec Dieu.
De plus, l'me doit arriver un sentiment et une connaissance divine trs tendus et trs
savoureux de toutes les choses divines et humaines; ce ne sera donc pas un sentiment vulgaire,
ni une connaissance naturelle, car autant la lumire et la grce de l'Esprit-Saint sont leves audessus des sens et le divin au-dessus de l'humain, autant son mode de considrer est suprieur
ce qu'il tait prcdemment. Voil pourquoi l'esprit doit se purifier et se dgager des moyens
naturels et vulgaires de comprendre. Il faut le mettre par le moyen de cette contemplation
purificatrice dans des angoisses et des amertumes profondes. Quant la mmoire, elle sera
spare de tout ce qui tait pour elle un sujet d'agrment et de repos; aussi aura-t-elle un
sentiment trs intrieur et une disposition qui la rendront trangre tout et l'loigneront de tout;
et alors il lui semblera que tout ici-bas est compltement diffrent de ce qu'elle pensait

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prcdemment. Voil comment cette nuit dtache peu peu l'esprit de sa manire commune et
vulgaire de connatre les choses, pour lui substituer des sentiments tout divins; il est alors
tellement lev au-dessus de la manire de la manire humaine d'agir qu'il semble comme
transport hors de lui-mme. D'autres fois il se demande s'il ne subit pas l'effet d'un charme ou
d'un entendement. Il est tout ravi des merveilles qu'il voit ou dont on lui parle. Il lui semble
qu'elles sont nouvelles et trangres, bien que ce soient les mmes que celles dont il s'occupait
autrefois. La cause en est que l'me s'loigne et s'carte peu peu de la manire commune de
sentir les choses et de les connatre; cette manire a t rduite nant et est devenue toute
divine; aussi appartient-elle plus la vie future qu' la vie prsente.
Telle sont les afflictions et purifications de l'esprit que l'me endure afin d'tre engendre la
vie nouvelle de l'esprit par le moyen de cette divine influence; c'est dans ces douleurs qu'elle
enfante l'esprit de salut, selon la sentence d'Isae: Sic facti sumus a facie tua, Domine.
Concepimus, et quasi parturivimus, et peperimus spiritum: Nous tions ainsi devant votre
face, Seigneur; nous avons conu et nous avons t comme en travail, et nous avons enfant
l'esprit de salut (Is., XXVI, 17, 18) .
Outre cela, c'est par le moyen de cette nuit de la contemplation que l'me se prpare la
tranquillit et la paix intrieure, qui est si profonde et si pleine de dlices, que, d'aprs la sainte
criture, elle surpasse tout sentiment; il faut donc que l'me sacrifie compltement sa premire
paix qui tait enveloppe d'imperfections et n'tait pas une paix vritable; l'me la croyait ainsi,
parce qu'elle la trouvait son got, qu'elle l'avait tablie dans ses sens et dans son esprit; mais,
je le rpte, cette paix tait imparfaite. Il faut donc que l'me en soit purifie, carte et spare;
c'est l ce qu'prouvait et exprimait en gmissant Jrmie dans ce texte de lui que nous avons
rapport pour expliquer les preuves de cette nuit: Mon me a t loigne et repousse de la
paix (Lament., III, 17) . C'est l une purification trs douloureuse pour l'me cause des
craintes, des imaginations et des combats qu'elle prouve en elle-mme. La vue et le sentiment
de sa propre misre lui font apprhender qu'elle ne soit perdue et que son bonheur ne soit fini
jamais. De l vient qu'elle se laisse aller une telle douleur et des gmissements si profonds
qu'elle clate en rugissements et hurlements spirituels qui se manifestent parfois du bout des
lvres et se traduisent par des larmes, quand elle en a la force, bien que ce soulagement soit trs
rare. David, qui connaissait par exprience cette preuve, l'a trs bien exprime dans le psaume,
quand il a dit: Afflictus sum et humiliatus sum nimis; rugiebas a gemitu cordis mei: J'ai t
afflig et profondment humili; les gmissements de mon coeur me faisaient pousser des
rugissements (Ps., XXXVII, 9). Ces rugissements sont l'expression d'une douleur profonde;
parfois mme, au souvenir subit et pntrant de ses misres, l'me sent ses affections tellement
dans le pressoir de la douleur et du chagrin que je ne sais comment le faire comprendre. On ne
saurait mieux l'exprimer qu'en empruntant ces paroles du saint homme Job qui le savait par
exprience: Mes rugissements sont semblables au bruit des eaux qui tombent en torrents (Job,
III, 24) . De mme que parfois les eaux qui dbordent ravagent et recouvrent toutes les
campagnes, de mme ce rugissement ou cette douleur de l'me arrive parfois un tel excs, que
l'me en est inonde et pntre tout entire. Toutes ses affections et ses forces les plus intimes
sont en proie de telles angoisses ou douleurs spirituelles qu'on ne saurait en donner une ide.
Telle est l'oeuvre qu'opre en elle cette nuit qui lui cache l'esprance de revoir la lumire du
jour. C'est encore ce sujet que le prophte Job a dit: Nocte os meum perforatur doloribus; et
qui me comedunt, non dormiunt: Les douleurs ont transperc ma bouche pendant la nuit; mais
ceux qui me dvorent ne dorment point (Job, XXX, 17). La bouche signifie ici la volont
transperce par ces douleurs qui ne cessent de dchirer l'me, parce que les doutes et les craintes
qui la torturent n'ont ni trve ni repos.
Ces luttes et ces combats sont terribles, parce que la paix que l'on attend doit tre trs profonde;
et si la douleur spirituelle est galement intime, pntrante, pure, c'est parce que l'amour que l'on

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doit acqurir doit tre trs lev et trs pur. Plus l'oeuvre doit tre parfaite et brillante, plus aussi
son travail doit tre fini et soign; un difice est d'autant plus solide qu'il repose sur de meilleurs
fondements. Aussi Job a-t-il dit: Mon me est toute languissante en elle-mme, elle est toute
bouillante sans aucune esprance (Job, XXX, 16) . La cause en est que l'me est appele
possder dans l'tat de perfection o l'achemine la voie de cette nuit purificatrice les biens
innombrables des dons et des vertus; elle est appele aussi donner la jouissance sa substance
et ses puissances. Il faut donc tout d'abord que d'une manire gnrale elle se voie et se sente
loigne, prive, dnue de tous ces biens et trangre ces biens. Elle doit regarder comme en
tant si loigne qu'elle n'y parviendra jamais et que tout bonheur est fini pour elle. C'est encore
l ce que Jrmie nous fait comprendre quand il dit: J'ai perdu le souvenir du bonheur
(Lament., III, 17).
Examinons maintenant une difficult. Cette lumire de contemplation est trs suave et trs
douce; l'me ne saurait rien dsirer de plus dlectable. Comme nous l'avons dit, c'est avec elle
que l'me doit s'unir, c'est en elle qu'elle doit trouver tous les biens dans l'tat de perfection
qu'elle recherche. Or quand cette lumire investit l'me, pourquoi commence-t-elle par produire
en elle ces effets si pnibles et si tranges dont nous venons de parler? Il est facile de rpondre
cette difficult, en rptant ce que nous avons dj expliqu en partie. La cause ne vient pas de
ce que la contemplation ou l'infusion divine produise par elle-mme de la peine; elle apporte, au
contraire, une abondance de suavit et de dlices dont l'me ne tardera pas jouir. La cause de
ces souffrances vient de la faiblesse et de l'imperfection o l'me se trouve alors, ainsi que de
ses dispositions qui sont opposes la rception de telles faveurs. Voil pourquoi, lorsque l'me
reoit cette divine lumire, elle doit prouver les souffrances dont nous avons parl.
VI
(CHAPITRE X)

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ON EXPLIQUE COMPLTEMENT PAR UNE COMPARAISON CETTE PURIFICATION


DE L'ME.
Pour donner plus de clart ce que nous avons dit et la doctrine qui va suivre, il faut
remarquer ici que la connaissance purificatrice et amoureuse, ou lumire divine dont nous
parlons, purifie l'me et la dispose se l'unir parfaitement, comme le feu agit sur le bois pour le
transformer en soi. Le feu matriel, appliqu au bois, commence tout d'abord par le desscher; il
en expulse l'humidit et lui fait pleurer toute sa sve. Aussitt il commence par le rendre peu
peu noir, obscur, vilain; il lui fait rpandre mme une mauvaise odeur; il de dessche
insensiblement; il en retire et manifeste tous les lments grossiers et cachs qui sont opposs
l'action du feu. Finalement quand il commence l'enflammer l'extrieur et l'chauffer, il le
transforme en lui-mme et le rend aussi brillant que le feu. En cet tat le bois n'a plus l'action ni
les proprits du bois; il n'en conserve que la quantit et la pesanteur qui est plus grande que
celle du feu; car il a dj en lui les proprits et les forces actives du feu. Il est sec, et il
dessche; il est chaud, et il rchauffe; il est lumineux, et il rpand sa clart; il est beaucoup plus
lger qu'avant; et c'est le feu qui lui a communiqu ces proprits et ses effets.
Or nous devons raisonner de la mme manire avec ce feu divin de l'amour de contemplation
qui, avant de s'unir l'me et de la transformer en soi, la purifie tout d'abord de tous ses
lments contraires. Il en fait sortir toutes ses souillures; il la rend noire, obscure; aussi apparatelle pire qu'avant, beaucoup plus laide et abominable que prcdemment. Comme cette divine
purification chasse toutes les humeurs mauvaises et vicieuses qui taient trs enracines et
tablies dans l'me, celle-ci ne les voyait pas; elle ne s'imaginait pas qu'il y et tant de mal en

elle, et maintenant qu'il s'agit de les chasser et de les dtruire, on les lui met sous les yeux. Elle
les voit trs clairement l'clat de cette obscure lumire de divine contemplation; mais elle n'est
pas pour cela pire en elle-mme et devant Dieu. Nanmoins, comme elle voit alors en ellemme ce qu'elle n'y dcouvrait pas prcdemment, il lui semble vident que non seulement elle
est indigne du regard de Dieu, mais qu'elle mrite qu'il l'ait en horreur et que dj elle est pour
lui un objet d'horreur.
Cette comparaison du feu peut nous servir maintenant comprendre beaucoup de ces points
dont nous nous occupons ou dont nous parlerons.

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Premirement. Nous pouvons comprendre comment cette lumire et cette sagesse pleine
d'amour qui doit s'unir l'me et la transformer est la mme qui au dbut l'a purifie et prpare,
car c'est ainsi que le feu qui transforme en soi le bois en le pntrant est le mme qui au dbut
l'a dispos devenir feu.
Secondement. Nous verrons clairement que ces peines que l'me prouve ne lui viennent pas de
la divine Sagesse; car le Sage a dit: Tous les biens me sont venus avec elle (Sag., VII, 11) .
Elle proviennent, au contraire, de la faiblesse et des imperfections de l'me qui, sans cette
purification, est incapable de recevoir sa divine lumire, ou d'en goter la suavit et les dlices.
Elle est comme le bois qui ne peut pas tre transform ds que le feu lui est appliqu, et qui doit
y tre prpar peu peu; voil pourquoi elle souffre tant. Nous avons ce sujet le tmoignage
de l'Ecclsiastique, qui nous dit ce qu'il a lui-mme souffert pour arriver la sagesse et en jouir:
Venter meus conturbatus est quaerendo illam; propterea bonam possidebo possiessionem:
Toutes mes entrailles se sont troubles la recherche de la sagesse; voil pourquoi j'entrerai en
possession d'un grand bien (Eccl., LI, 29) .
Troisimement. Nous pouvons, en passant, nous faire une ide de la manire dont souffrent les
mes du purgatoire. Le feu n'aurait pas d'action sur elles, alors mme qu'on le leur appliquerait,
si elles n'avaient pas de fautes expier;
(Le ms. C porte la variante qui suit: Le feu n'aurait pas de pouvoir sur elles si elles taient
compltement prpares aller rgner avec Dieu et s'unir lui dans la gloire, et si elles
n'avaient pas de fautes expier. (dition espagnole prcdente).)

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car leurs fautes sont l'aliment du feu; ds qu'elles sont consumes, la souffrance du feu cesse.
Ainsi en est-il de l'me ici: ds qu'elle est purifie de ses imperfections, elle cesse de souffrir et
il ne lui reste plus que la jouissance.
Quatrimement. Nous comprendrons par l que si le bois s'enflamme plus ou moins vite, selon
qu'il est plus ou moins bien prpar recevoir le feu, l'me, de son ct, s'embrase de plus en
plus d'amour au fur et mesure qu'elle se dpouille et se purifie par le moyen de ce feu d'amour.
Sans doute, cet incendie d'amour n'est pas toujours sensible; l'me ne le ressent que par
intervalles, lorsqu'elle est moins fortement investie par la contemplation. Car alors elle peut voir
le travail qui s'opre en elle; elle peut mme en jouir, parce qu'on le lui dcouvre. Il lui semble
que la main qui l'prouve s'arrte et que l'on a retir le fer de la fournaise, pour qu'elle constate
la transformation qui s'opre: c'est alors que l'me peut voir en elle le bien qui lui tait cach au
temps de ses souffrances. C'est ainsi que ds le moment o la flamme a cess de s'attaquer au
bois on peut constater jusqu' quel point elle l'avait investi.
Cinquimement. Nous dduirons encore de cette comparaison ce que nous avons dj dit,

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savoir qu'il est bien vrai que l'me aprs ces intervalles de soulagement doit s'attendre de
nouvelles souffrances plus intenses et plus intimes que jamais. Car lorsque ces progrs lui ont
t manifests, lorsqu'elle a t purifie surtout de ses imperfections extrieures, le feu de
l'amour revient pour la blesser encore; il la consume et il la purifie dans ce qu'elle a de plus
intime. La souffrance de l'me est alors d'autant plus intime, pntrante et spirituelle, que la
purification atteint des imperfections plus intimes, plus pntrantes et plus spirituelles, ou plus
enracines au fond de son tre. Cette purification agit sur l'me comme le feu sur le bois; car
plus le feu pntre le bois, plus il a de force et d'activit pour le transformer jusqu'au plus intime
et se l'approprier.
Siximement. Nous verrons galement par l le motif pour lequel il semble l'me que tout lien
est perdu pour elle et qu'elle est remplie de malice; car lorsqu'elle est dans cette purification, il
ne lui vient que des amertumes. Il en est de mme du bois qui brle; l'air comme tout ce qui lui
arrive ne fait qu'activer le feu qui le consume. Mais aprs qu'on aura donn l'me d'autres
manifestations de soulagement comme les premires, sa joie sera plus intime, parce que la
purification aura pntr plus avant (fragment restitu au texte (P. Grard). De mme le P.
Silverio).
Septimement. L'me dans ces moments de rpit prouve une joie profonde, et telle, avons-nous
dit, qu'il lui semble parfois que les tribulations ne reviendront plus. Nanmoins elle ne manque
pas de sentir promptement quand ces preuves doivent revenir, car elle remarque une mauvaise
racine qui lui reste, qui parfois se rvle d'elle-mme et ne lui permet pas de goter une joie
complte. Cette mauvaise racine en effet semble menacer l'me pour l'investir de nouveau; or
quand il en est ainsi, elle ne tarde pas se montrer. En un mot, ce qui reste purifier et clairer
dans le plus intime de l'me ne peut tre voil compltement au regard de la partie qui est dj
purifie. Il en est de mme du bois; il y a une diffrence trs sensible entre la partie la plus
intrieure qui n'est pas encore enflamme et la partie extrieure dj embrase. Aussi quand la
purification recommence au plus intime de l'me, on ne doit pas s'tonner de ce que l'me
s'imagine encore que tous les biens sont perdus pour elle, qu'elle ne les recouvrera plus. Plonge
qu'elle est dans des souffrances plus intimes, tous les biens extrieurs lui sont cachs.
Aprs avoir mis cette comparaison sous les yeux du lecteur et lui avoir expliqu le premier vers
de la premire strophe, c'est--dire cette nuit obscure et ses terribles proprits, il sera bon de
laisser ce sujet pnible pour l'me et de commencer de suite traiter du fruit de ses larmes et de
ses heureuses proprits qu'elle commence chanter ds ce second vers:
tant pleine d'angoisse et enflamme d'amour.
DEUXIME VERS

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I
(CHAPITRE IX)
ON COMMENCE L'EXPLICATION DU SECOND VERS DE LA PREMIRE STROPHE.
ON MONTRE COMMENT LE FRUIT DE CES RIGOUREUSES PREUVES EST UN
VHMENT AMOUR DE DIEU.

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L'me fait comprendre par ce vers le feu d'amour dont nous avons parl et qui agit sur elle la
faon du feu matriel sur le bois; il s'allume dans l'me la faveur de cette nuit de

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contemplation douloureuse. Ce feu ressemble quelque peu celui qui affecte la partie sensitive
dont nous avons parl. Mais il en diffre d'une certaine manire, autant que l'me du corps ou
que la partie spirituelle de la partie sensitive. Ce feu de l'amour s'enflamme dans l'esprit; c'est l
que, oppresse d'angoisses tnbreuses, l'me se sent blesse d'amour de Dieu d'une manire
vive et aigu; elle prouve en mme temps un certain sentiment, une certaine conjecture que
Dieu est l, sans pourtant rien comprendre de particulier; car, ainsi que nous l'avons dit,
l'entendement est dans les tnbres. Elle sent que son esprit est profondment passionn
d'amour; car cet embrasement spirituel produit la passion de l'amour. Ds lors que cet amour est
infus, il est plus passif qu'actif; aussi engendre-t-il dans l'me la forte passion de l'amour. Cet
amour possde dj quelque chose de l'union Dieu, et par suite participe quelque peu ses
proprits qui sont plus l'oeuvre de Dieu que de l'me, et qui s'adaptent passivement elle;
quant l'me, elle ne fait que donner son consentement. Mais la chaleur, la force, le caractre, la
passion d'amour ou son embrasement, comme l'me l'appelle dans ce vers, procdent
uniquement de l'amour de Dieu qui attire de plus en plus l'me pour se l'unir. Or cet amour
trouve d'autant plus de capacit et de disposition dans l'me pour se l'unir et la blesser, qu'elle a
mieux mortifi, soumis, assujetti toutes ses convoitises pour les priver de toute jouissance du
ciel et de la terre. C'est ce qui arrive d'une manire admirable dans cette purification pleine de
tnbres. Car Dieu a si bien sevr l'me de tous ses gots, et il les a si bien concentrs en lui,
qu'ils ne peuvent plus se porter ce qu'ils aimaient. Le but que Dieu poursuit en les sparant de
tout et en les concentrant pour lui, c'est de rendre l'me plus forte et plus apte contracter avec
lui cette forte union d'amour qu'il commence dj lui donner par le moyen de cette
purification; c'est alors que l'me doit aimer de toutes ses forces et avec toutes ses affections
spirituelles et sensitives; et cela lui serait impossible si ses affections se rpandaient sur divers
objets. Voil pourquoi David, voulant recevoir la force de l'amour de cette union, disait Dieu:
Fortitudinem meam ad te custodiam: Je conserverai pour vous ma force (Ps. LVIII, 10);
c'est--dire toutes les aptitudes, convoitises et forces de mes puissances; et je ne veux pas leur
procurer une occupation ou une satisfaction en dehors de vous.
D'aprs cet expos on peut se faire une lgre ide de l'intensit et de la force de cet incendie
d'amour dans l'esprit o Dieu concentre toutes les forces, toutes les puissances et toutes les
tendances, tant spirituelles que sensitives, de l'me; il veut que dans une harmonie parfaite elles
emploient leurs forces et leurs vertus cet amour, et qu'ainsi se ralise vritablement le premier
prcepte du Dcalogue, qui, sans rien ddaigner de l'homme ni exclure de cet amour, nous dit:
Diliges Dominum tuum ex toto corde tuo et ex tota anima tua et ex tota fortitudine tua: Vous
aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre me et de toutes vos forces
(Deut., VI, 5).
Ds lors que toutes les facults et les forces de l'me sont concentres dans cet embrasement
d'amour et que l'me elle-mme blesse et atteinte dans chacune d'elles est prise d'amour, quels
sont, je le demande, leurs mouvements ou leurs lans quand elles se voient embrases et
blesses de l'amour fort, sans cependant en avoir la possession ni la jouissance, et qu'elles se
trouvent au milieu des tnbres et des incertitudes? Sans doute leur faim n'en sera
qu'augmente. Et semblable aux chiens dont parle David, elles rderont autour de la cit, et, ne
pouvant satisfaire un pareil amour, elles se mettront hurler et gmir (Ps. LVIII, 15, 16). La
touche de cet amour au feu divin a si bien dessch l'esprit et enflamm ses facults qui aspirent
tancher leur soif, que l'me s'agite de mille manires pour montrer Dieu tous ses dsirs et
toutes ses aspirations. C'est ce que David fait trs bien comprendre dans un psaume, quand il
dit: Sitivit in te anima mea; quam multipliciter tibi caro mea: Mon me a eu soif de vous; mais
de combien de manires ma chair ne languit-elle pas pour vous? (Ps. LXII, 2). Cela veut dire
par ses dsirs. D'aprs une autre version il aurait dit: Mon me a eu soif de vous; man me se
meurt pour vous. Voil pourquoi l'me dit dans le vers de la strophe:

tant pleine d'angoisse et enflamme d'amour.

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L'me en effet aime de mille manires, dans ses penses, dans ses oeuvres ou dans les
vnements qui se prsentent; ses dsirs ne cessent de la torturer en tout temps et en tout lieu;
elle n'est jamais en paix; elle est dans les angoisses, toute embrase et blesse d'amour, comme
le saint homme Job le fait comprendre quand il dit: Sicut cervus desiderat umbram, et sicut
mercenarius praestolatur finem operis sui, sic et ego habui menses vacuos, et noctes laboriosas
enumeravi mihi. Si dormiero, dicam, quando consurgam? Et rursum exspectabo vesperam, et
replebos doloribus usque ad tenebras: Comme le cerf soupire aprs l'ombre et le mercenaire
dsire la fin de son travail, ainsi j'ai eu des mois de douleur, j'ai compt des nuits pnibles. Si je
m'endors, je dis aussitt: Quand est-ce que je me lverai? Et de nouveau j'attendrai le soir et je
serai rempli de douleurs jusqu' la nuit (Job, VII, 2, 4). Tout est troit pour cette me; elle ne
se contient plus en elle-mme; ses dsirs dpassent le ciel et la terre; elle se remplit de douleur
jusqu' ces tnbres dont Job parle ici; il nous fait comprendre qu'au point de vue spirituel dont
nous nous occupons, il s'agit d'une peine et d'une souffrance qui n'ont aucune consolation et
n'apportent aucun espoir de lumire ou de secours surnaturel. Aussi les angoisses et les
souffrances de l'me sont d'autant plus grandes dans cet embrasement d'amour qu'elles ont deux
causes. Ce sont tout d'abord les tnbres o elle se trouve et qui l'affligent de doutes et de
craintes; c'est ensuite l'amour de Dieu qui l'embrase, la stimule d'une blessure amoureuse et la
presse d'une manire admirable. Ces deux manires de souffrir en cet tat nous sont trs bien
dpeintes par Isae quand il nous dit: Anima mea desideravit te in nocte: Mon me vous a
dsir durant la nuit (Is., XXVI, 9), c'est--dire au milieu de sa misre. Telle est la premire
sorte de souffrance qui provient de cette nuit obscure. Mais le prophte ajoute: Je vous
rechercherai ds le matin avec mon esprit et mon coeur. Telle est la seconde sorte de
souffrance, qui vient des dsirs et de l'anxit d'amour qui torture l'esprit et le coeur. Nanmoins
au milieu de ces peines qui proviennent des tnbres et de l'amour, l'me sent en elle une
certaine prsence amie et une certaine force qui l'accompagnent partout et la soutiennent. Aussi
quand le poids de ces tnbres angoissantes vient cesser, elle se sent trs souvent seule, dnue
de tout et faible; et la raison en est que l'nergie et la force de l'me lui taient donnes et
communiques passivement par ce feu tnbreux de l'amour dont elle tait investie; aussi, ds
que cette communication est venue cesser, les tnbres ont-elles galement cess, ainsi que la
force et la chaleur de son amour.
II
(CHAPITRE XII)

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ON MONTRE COMMENT CETTE NUIT HORRIBLE EST UN PURGATOIRE, ET


COMMENT LA SAGESSE DIVINE CLAIRE LES HOMMES SUR LA TERRE DE LA
MME MANIRE QU'ELLE PURIFIE ET CLAIRE LES ANGES DANS LE CIEL.
Ce qui prcde nous donne comprendre comment cette nuit obscure du feu d'amour, tout en
purifiant l'me dans les tnbres, l'claire aussi peu peu dans les tnbres. Nous voyons
galement par l que, s'il y a dans l'autre vie un feu tnbreux et matriel qui purifie les esprits,
il y a aussi sur cette terre un feu plein d'amour tnbreux et spirituel o l'me expie et se purifie.
Il a donc cette diffrence, que c'est le feu qui purifie dans le purgatoire, tandis que sur la terre
c'est l'amour seul qui purifie et claire. Tel est l'amour que demandait David quand il disait: Cor
mundum crea in me, Deus... (Ps. L, 12). Car la puret du coeur n'est pas autre chose que l'amour
et la grce de Dieu. Aussi ceux qui ont le coeur pur sont-ils appels bienheureux par notre
Sauveur, ce qui signifie qu'ils sont remplis d'amour, puisque la batitude ne se donne qu'
l'amour.

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Mais si l'me se purifie lorsqu'elle est claire du feu de cette Sagesse divine, pleine d'amour,
c'est que Dieu ne donne jamais la sagesse mystique sans donner l'amour, puisque c'est l'amour
mme qui l'infuse. C'est ce que Jrmie nous montre avec vidence quand il dit: De excelso
misit ignem in ossibus meis, et erudivit me: Il m'a envoy d'en haut un feu dans mes os, et il
m'a instruit (Lament., I, 13). David dit que la Sagesse de Dieu est de l'argent prouv par le
feu (Ps. XI, 7), ce qui signifie qu'elle a t prouve par le feu purificateur de l'amour. Car cette
obscure contemplation infuse en mme temps dans l'me l'amour et la sagesse; chacune d'elles
la reoit selon sa capacit et ses besoins, quand elle est illumine et purifie de ses ignorances,
comme dit le Sage qui en avait fait l'exprience: Ignorantia meas illuminavit (Eccl., I. I, 26).
De l il suit galement que ces mes sont purifies et claires par cette mme Sagesse de Dieu
qui purifie les Anges de leurs ignorances; elle les instruit et les claire sur ce qu'ils ignoraient;
elle dcoule de Dieu, et passe des premires hirarchies pour arriver jusqu'aux dernires, et de
celles-ci enfin aux hommes. Voil pourquoi il est dit dans la sainte criture, en toute vrit et en
toute proprit de termes, que toutes les oeuvres des Anges comme toutes les inspirations sont
d'eux et de Dieu la fois. Dieu, en effet, a coutume de faire driver ses volonts par les anges; et
ceux-ci leur tour se les communiquent les uns aux autres sans retard, comme le rayon de soleil
qui traverse une foule de vitres places sur une mme ligne. S'il est vrai que le rayon les traverse
toutes, cependant chaque vitre le renvoie l'autre, mais avec plus ou moins de force et d'clat
selon qu'elle est plus ou moins rapproche du soleil.
Il rsulte de l que plus les esprits des hirarchies suprieures et infrieures sont rapprochs de
Dieu, plus aussi ils sont purifis et illumins et reoivent une clart gnrale; les derniers ne
reoivent cette illumination que d'une manire beaucoup plus faible et plus lointaine.
Il suit encore de l que l'homme, tant le dernier qui parviendra cette contemplation
amoureuse quand il plaira Dieu de la lui donner, la recevra sa manire imparfaite et d'une
faon trs limite et pnible. Car la lumire de Dieu qui illumine l'Ange, l'claire et le comble
des suavits de son amour, comme il convient un esprit pur qui est prpar l'infusion de
pareilles grces. Quand il s'agit de l'homme, qui est impur et faible, il est naturel que Dieu
l'claire, comme nous l'avons dit, en le mettant dans la nuit, en lui causant des peines et des
angoisses, comme fait le soleil l'gard de l'oeil malade; il l'illumine en le remplissant d'amour
et d'affliction. Ce travail dure jusqu' ce que le feu de l'amour l'ait spiritualis, pur, purifi,
pour qu'il puisse participer avec suavit comme les anges l'union de cette influence
amoureuse, comme nous le dirons plus loin, Dieu aidant (Les anciennes ditions avaient
introduit ici ce fragment qui n'est pas du Saint: Il y a des mes qui ds cette vie ont reu des
lumires plus profondes que les Anges. ). Mais, en attendant, c'est dans les chagrins et les
angoisses qu'il reoit cette contemplation et cette connaissance amoureuse dont nous parlons.
Quant ces ardeurs et ces angoisses d'amour l'me ne les sent pas toujours. Aux dbuts de
cette purification spirituelle ce feu divin semble tout entier occup plutt prparer et
desscher la matire de l'me qu' l'enflammer; mais avec le temps, lorsque ce feu a fini par la
rchauffer peu peu, elle sent trs souvent ces ardeurs et cette chaleur de l'amour. Ici comme
l'entendement se purifie toujours davantage par le moyen de cette nuit obscure, il arrive parfois
que cette thologie mystique et amoureuse, tout en enflammant la volont, blesse aussi par ses
lumires la puissance de l'entendement en lui donnant quelque connaissance ou lumire de Dieu
si pleine de saveur et si cleste que la volont son tour aide par elle s'embrase d'une ferveur
merveilleuse. Sans qu'elle fasse rien elle-mme, le feu de l'amour divin lance alors de vives
flammes, si bien qu'il semble l'me, grce la vive intelligence qui lui en est donne, qu'elle
est devenue un brasier ardent. Voil pourquoi David a dit dans un psaume: Concaluit cor meum
intra me, et in meditatione mea exardescet ignis (Ps. XXXVIII, 4) : Mon coeur s'est chauff
en moi, et, autant que je puis le comprendre, un certain feu s'y est allum .

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Cet incendie d'amour dans l'union de ces deux puissances, entendement et volont, qui s'opre
ici est une source de richesses et de suavits pour l'me. C'est une certaine touche de la Divinit,
et dj un commencement de la parfaite union d'amour o elle tend. Voil pourquoi on n'atteint
cette touche si leve de connaissance et d'amour de Dieu qu'aprs avoir endur beaucoup de
travaux et accompli une grande partie de la purification. Nanmoins, pour arriver aux autres
degrs infrieurs de la perfection o les mes parviennent d'ordinaire, une purification aussi
complte n'est pas requise.
Il rsulte de cet expos que la volont, en recevant de Dieu ces biens spirituels d'une manire
passive, peut trs bien aimer sans que l'entendement le comprenne, de mme que l'entendement
peut comprendre sans que la volont aime. Et, en effet, cette nuit obscure de la contemplation se
compose de lumire divine et d'amour, comme le feu qui claire et chauffe. Il n'y a pas
d'inconvnient, lorsque cette lumire pleine d'amour se communique, ce qu'elle blesse parfois
davantage la volont en l'embrasant d'amour, tandis qu'elle laisse l'entendement dans les
tnbres sens le blesser de son clat; quand, d'autres fois, elle claire l'entendement et lui donne
ses connaissances, tout en laissant la volont dans les scheresses. Il en est de mme pour le feu.
Il peut donner sa chaleur sans sa lumire, comme aussi sa lumire sans sa chaleur. C'est l
l'oeuvre du Seigneur. Il infuse ses faveurs comme il lui plat (Cette doctrine se retrouve la
strophe 26, vers 2, du second Cantique spirituel du Saint, et la strophe 17, vers 2, du premier
Cantique; la strophe 3, v. 3, du 10 de la Vive Flamme d'amour. Cf. Penses sur l'amour de
Dieu, de sainte Thrse, c. 6).
III
(CHAPITRE XIII)
AUTRES EFFETS MERVEILLEUX PRODUITS DANS L'ME PAR CETTE NUIT
OBSCURE DE LA CONTEMPLATION.

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Ce mode de contemplation nous permet dj de comprendre quelques-uns des effets savoureux


que cette nuit obscure de la contemplation produit dj peu peu dans l'me. Car parfois au
milieu de ces tnbres l'me est claire et la lumire brille au sein des tnbres (Jean, I, 5).
Cette intelligence mystique se communique l'entendement, tandis que la volont reste dans les
scheresses, je veux dire qu'elle ne produit pas actuellement des actes d'amour; mais elle est
dans une paix et une simplicit si douces et si pleines de dlices qu'on ne sait quel nom lui
donner; tantt elle aime Dieu d'une manire, tantt d'une autre. Parfois ces deux puissances sont
blesses en mme temps, comme nous l'avons dit, et alors le feu de l'amour s'allume d'une
manire subite, tendre et forte. Ces deux puissances, l'entendement et la volont, nous le
rptons, s'unissent parfois d'une manire d'autant plus parfaite et sublime que la purification de
l'entendement est plus complte. Mais avant d'en arriver ce degr, il est plus ordinaire qu'on
sente la touche de l'embrasement dans la volont que la touche de l'intelligence dans
l'entendement.
Mais il s'lve ici un doute. Puisque ces deux puissances se purifient en mme temps, pourquoi
dans les dbuts la volont sent-elle l'embrasement et l'amour de la contemplation purgatrice plus
communment que l'entendement n'en a l'intelligence? A quoi on rpond que cet amour passif
ne blesse pas directement la volont, parce que la volont est libre; cet embrasement d'amour est
plutt une passion d'amour qu'un acte libre de la volont; il blesse l'me dans sa substance, et
par suite c'est passivement qu'il excite ses affections; voil pourquoi il doit s'appeler amour
passif plutt qu'acte libre de la volont; car l'acte de la volont ne porte ce nom qu'autant qu'il
est libre.

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Comme ces passions et affections dpendent de la volont, on dit que si l'me est passionne
pour un objet, la volont l'est galement; et il en est ainsi; car c'est de cette sorte que la volont
devient captive et perd sa libert, et elle se laisse entraner par la violence et la force de la
passion. Voil pourquoi nous pouvons affirmer que cet embrasement d'amour est dans la
volont, c'est--dire qu'il enflamme ses tendances; il doit s'appeler, nous le rptons, amour
passif plutt qu'acte libre de la volont. Mais comme la passion rceptive de l'entendement est
seule capable de recevoir une connaissance pure et d'une manire passive, ce qui n'a jamais lieu
tant que l'entendement n'est pas purifi, il en rsulte qu'avant cette purification l'me sent moins
souvent la touche de l'intelligence que celle de l'amour passif. Il n'est pas ncessaire d'ailleurs,
pour recevoir cette touche, que la volont soit aussi purifie que l'entendement, car ses passions
elles-mmes l'aideront sentir vivement l'amour.
Cet embrasement ou cette soif d'amour qui se produit ici est dj l'oeuvre de l'Esprit-Saint, et
ses ardeurs sont trs diffrentes de celles dont nous avons parl dans la Nuit des sens. Sans
doute le sens a lui aussi son action; il ne manque pas de participer au travail de l'esprit,
nanmoins la source de cette soif se sent dans la partie suprieure de l'me, c'est--dire dans
l'esprit. Celui-ci sent et comprend si bien ce qu'il prouve, comme aussi la privation du bien
qu'il dsire, que toute la peine des sens, bien qu'elle soit sans comparaison plus grande que dans
la premire nuit ou Nuit des sens, ne lui semble rien; car il constate que dans son intrieur un
grand bien est absent et que rien ne saurait le remplacer.

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Il est bon de remarquer maintenant que si dans ces dbuts de la Nuit de l'esprit on ne sent pas
cet embrasement d'amour, parce que ce feu d'amour n'a pas encore agi, Dieu nanmoins donne
immdiatement sa place un amour d'estime de lui si lev que, nous le rptons, tout ce que
l'me souffre et endure de plus pnible dans les preuves de cette nuit obscure, c'est la pense
angoissante qu'elle a perdu Dieu et qu'elle est rejete par lui.

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Aussi pouvons-nous toujours dire que ds le dbut de cette nuit obscure l'me prouve des
angoisses d'amour, et que cet amour est tantt un amour d'estime, tantt mme un amour
d'embrasement. Nanmoins la plus terrible souffrance qu'elle endure dans ces preuves c'est
l'incertitude dont nous parlons. Si encore elle pouvait se persuader que tout n'est pas perdu et
fini pour elle, mais que tout ce qui se passe est pour le mieux, comme c'est la vrit, et que Dieu
n'est pas irrit contre elle, elle ferait peu de cas de toutes ces peines; elle s'en rjouirait au
contraire la pense qu'elles lui servent glorifier Dieu. Elle a pour Dieu un amour d'estime si
profond, bien qu'elle ne s'en rende pas compte et ne le ressente pas, que non seulement elle est
prte endurer ces souffrances, mais que sa joie la plus vive serait de mourir mille fois pour lui
plaire. Mais quand cet amour d'estime qu'elle a dj pour Dieu vient s'ajouter la flamme qui la
consume, elle devient d'ordinaire tout autre par la force, l'lan, l'anxit qui l'animent pour servir
Dieu. Les ardeurs de l'amour lui sont communiques; elle est pleine d'audace; aucun obstacle ne
l'effraie, aucune considration humaine ne l'arrte; elle est transporte enivre d'amour, toute
brlante de zle; elle s'arrte peu considrer ce qu'elle fait; elle accomplirait mme des choses
tranges et inusites, si l'occasion s'en prsentait d'une manire ou d'une autre, afin de
rencontrer celui qu'elle aime.

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Voil pourquoi Marie-Madeleine, malgr la noblesse de sa condition, ne se proccupe pas de


tous ces personnages importants qui assistaient un banquet dans la maison du Pharisien,
comme nous le raconte saint Luc (Luc, VII, 37); elle ne considre pas non plus que le moment
ne semble pas et n'est pas opportun pour aller pleurer et faire clater des sanglots au milieu des
convives; elle ne songe mme pas diffrer d'une heure ou attendre une autre circonstance;
son seul but est de pouvoir se prsenter devant Celui dont l'amour avait dj bless et embras
son coeur. Mais quelle n'est pas l'ivresse et la hardiesse de son amour! Elle sait que le corps de
son Bien-Aim repose dans un tombeau; que l'entre de ce tombeau est ferme par une lourde

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pierre scelle (Jean, XX, 1, 15), que des soldats montent la garde pour que ce corps ne soit pas
emport par les disciples; mais aucun de ces obstacles ne l'empche de se rendre avant l'aurore
ce tombeau avec des parfums pour embaumer ce corps. Dans l'ivresse et l'anxit de son amour,
elle interroge celui qu'elle prend pour le jardinier de l'endroit et lui demande s'il n'a pas enlev le
corps; elle lui demande o il l'a mis, afin qu'elle puisse l'emporter. Elle ne considre pas
combien cette demande est insense et imprudente. Il est clair en effet que si le jardinier avait
enlev le corps, il n'allait pas le lui dire, et moins encore la laisser l'emporter. Mais quand
l'amour est fort et vhment, il a ceci de particulier qu'il croit tout possible et s'imagine que tous
les autres ont les mmes penses; il ne croit pas que personne s'occupe d'autre chose ou
recherche autre chose que ce qu'il recherche ou ce qu'il aime: il s'imagine que l'objet de son
amour et de sa sollicitude est le mme pour les autres que pour lui. Voil pourquoi l'pouse des
Cantiques est sortie pour aller la recherche de son Bien-Aim par les places publiques et les
faubourgs; s'imaginant que tous le recherchaient galement, elle les conjurait, s'ils le trouvaient,
de lui dire de sa part qu'elle languissait d'amour pour lui (Cant., V, 8).
Telle tait la force de l'amour qui embrasait Marie-Madeleine. Il lui semblait que si le jardinier
lui avait rvl o il avait cach le corps du Sauveur, elle serait alle pour l'emporter, malgr
toutes les dfenses.
Telle est la nature de ces anxits d'amour que l'me ressent peu peu quand elle est dj
avance dans cette purification spirituelle. Elle se lve de nuit, c'est--dire dans les tnbres
purificatrices, et agit selon les affections de la volont. Semblable la lionne ou l'ourse qui
s'en vont avec force et anxit la recherche de leurs petits qu'on leur a enlevs et qu'elles ne
retrouvent pas, cette me blesse court la recherche de son Dieu. Comme elle est dans les
tnbres, elle se sent spare de lui, et cependant elle se meurt d'amour pour lui. Tel est l'amour
impatient: il ne peut subsister longtemps; ou il reoit l'objet de ses voeux, ou il meurt. Nous
avons un exemple dans Rachel qui dans son dsir d'avoir des enfants dit Jacob: Da mihi
liberos, alioquin moriar: Donnez-moi des enfants, ou je meurs (Gen., XXX, 1) .
Il faut admirer ici comment l'me qui se sent si misrable est si indigne de Dieu dans ces
tnbres purificatrices a assez de hardiesse et de prsomption pour aspirer l'union divine. En
voici la raison. L'amour lui donne peu peu des forces nouvelles pour qu'elle arrive aimer en
vrit; la proprit de l'amour est de tendre l'union, la jonction, l'galit, la ressemblance
avec l'objet aim pour se perfectionner dans le bien de l'amour lui-mme. Voil pourquoi l'me
qui n'est pas encore arrive la perfection de l'amour, parce qu'elle n'est pas arrive l'union, a
faim et soif de ce qui lui manque, c'est--dire de l'union; aussi les forces que l'amour a dj
donnes la volont et qui engendrent sa passion rendent cette volont pleine d'audace et de
prsomption, bien que l'entendement qui est dans les tnbres et sans lumire se sente indigne et
misrable.
Je ne veux pas manquer de dire ici le motif pour lequel cette lumire divine, tant toujours une
lumire pour l'me, ne l'claire pas ds qu'elle l'investit, comme elle le fait plus tard, mais
produit au contraire, comme nous l'avons dit, les tnbres et l'affliction. Il en a t dj dit un
mot. Mais il faut spcifier ce point particulier.
Les tnbres et les autres souffrances que l'me endure lorsqu'elle est investie de cette divine
lumire ne viennent pas de la lumire mais de l'me, et c'est la lumire qui les lui dcouvre. Elle
est donc claire tout de suite de la lumire divine. Mais elle ne voit tout d'abord avec son
concours que ce qui la touche de plus prs, ou mieux que ce qui est en elle, c'est--dire ses
tnbres et ses misres, qu'elle dcouvre enfin par la misricorde de Dieu, car prcdemment
elle ne les voyait pas ds lors qu'elle n'tait pas investie de cette lumire surnaturelle. Voil

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pourquoi au dbut elle ne sent que tnbres et afflictions. Mais une fois qu'elle sera purifie par
la connaissance et le sentiment de ses misres, son regard sera prpar contempler les biens de
cette divine lumire; quand en effet toutes ces tnbres et ces imperfections ont t chasses et
enleves de l'me, il semble que l'me dcouvre peu peu les avantages et les biens sans
nombre qu'elle acquiert dans cette heureuse nuit de contemplation.
D'aprs ce qui a t dit, on comprend quelles faveurs Dieu accorde l'me quand il la purifie
dans ces fortes preuves et la gurit l'aide de ces tribulations amres. Il purifie la partie
sensitive et la partie spirituelle de toutes les attaches et habitudes imparfaites qu'elle avait dans
l'ordre temporel et naturel, sensitif et spirituel. Pour cela il met dans les tnbres ses facults
intrieures et les dpouille de tout; il fait passer par les angoisses et les aridits ses affections
sensitives et spirituelles; il affaiblit et dbilite les forces naturelles de l'me par rapport tout; et
ces rsultats l'me n'aurait jamais pu se les procurer par elle-mme, comme nous le verrons
bientt. En un mot, Dieu la dtache peu peu de cette manire de tout ce qui n'est pas lui
naturellement; il la dpouille insensiblement de son ancien vtement pour lui en donner un
nouveau. C'est ainsi que la jeunesse de l'me se renouvelle comme celle de l'aigle; elle est
dsormais revtue de l'homme nouveau qui, au dire de l'Aptre a t cr selon Dieu (Eph., IV,
24).
Cette transformation n'est autre chose que l'illumination de l'entendement par la lumire
surnaturelle, de telle sorte qu'il est uni au divin et devient divin. De son ct, la volont tant
embrase d'amour par cette illumination devient divine; elle n'aime que d'une manire divine;
elle ne fait plus qu'un avec la volont divine et l'amour divin. Il en est de mme de la mmoire,
des affections et des tendances, qui sont changes et transformes selon Dieu et d'une manire
digne de Dieu. Voil pourquoi cette me est dsormais une me du ciel, et vraiment toute
cleste, plus divine qu'humaine. Toutes ces transformations que nous avons rapportes, Dieu les
accomplit et les ralise dans l'me par l'intermdiaire de cette nuit obscure; il claire l'me et
l'embrase divinement du dsir de possder Dieu seul, et rien de plus. C'est donc bon droit
qu'elle ajoute aussitt le troisime vers de la strophe:
Oh! l'heureux sort! Je sortis sans tre vue.

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O L'ON RAPPELLE ET EXPLIQUE LES TROIS DERNIERS VERS DE LA PREMIRE


STROPHE.
(CHAPITRE XIV)
Cette heureuse fortune est venue l'me du motif qu'elle expose aussitt dans les vers suivants:
Je sortis sans tre vue, Tandis que ma demeure tait dj en paix.

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C'est l une mtaphore. Afin de mieux raliser son projet, elle est sortie de sa demeure la nuit,
au milieu des tnbres, quand tous les gens de sa maison taient endormis, et que personne ne
pouvait entraver sa fuite. Comme cette me devait sortir pour accomplir un acte aussi hroque
et aussi extraordinaire que celui de s'unir au Bien-Aim, elle est donc alle dehors, car le BienAim ne se trouve qu'au dehors dans la solitude. Voil pourquoi l'pouse, dsirant le rencontrer
seul, a dit: Quis mihi det te fratrem meum sugentem ubera matris meae, ut inveniam te foris et
deosculer te?... Qui vous donnera moi pour frre qui tte les mamelles de ma mre, afin que
je vous trouve dehors et que je vous donne un baiser? (Cant., VIII, 1) . Il convenait l'me
prise d'amour d'agir ainsi pour atteindre le but dsir; il fallait qu'elle sortt de nuit, lorsque

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tous les domestiques de sa maison taient au repos et endormis, c'est--dire lorsque ses
oprations vulgaires, ses oprations et ses tendances, qui sont les gens de sa maison, taient
assoupies et pacifies par le moyen de cette nuit; car ces gens de la maison la troublent toujours,
la dtournent de ses biens et sont opposs la libert qu'elle prend de se passer d'eux. Ce sont l
les domestiques ennemis de l'homme dont notre Sauveur parle dans le saint vangile: Et inimici
hominis domestici ejus (Mat., X, 36). Il convient donc que leurs oprations comme leurs
mouvements soient endormis dans cette nuit; de la sorte ils n'empchent pas l'me d'arriver aux
biens surnaturels de l'union d'amour de Dieu, car tant que dure leur activit et leur agitation,
l'me ne peut raliser son dessein. Cette activit et cette agitation naturelles, bien loin d'tre un
secours pour l'me, sont au contraire des obstacles qui l'empchent de recevoir les biens
spirituels de l'union d'amour. Aussi toute sa capacit naturelle est-elle impuissante procurer les
biens surnaturels que Dieu lui-mme infuse dans l'me d'une manire passive, secrte et
silencieuse. Il faut donc que toutes ses puissances se taisent et se montrent passives pour
recevoir cette infusion sans y mler leur basse activit et leurs vils penchants.
Ce fut donc pour cette me une honteuse fortune que Dieu ait endormi durant cette nuit tous les
gens de sa maison, c'est--dire toutes ses puissances, passions, attaches et convoitises qui vivent
dans sa partie sensitive et dans sa partie spirituelle. De la sorte elle a pu sortir sans tre vue,
c'est--dire sans tre arrte par toutes ces puissances, etc., qui taient endormies et mortifies
durant cette nuit, o on les a laisss dans l'obscurit afin qu'elles ne puissent rien connatre ni
sentir d'aprs leur manire basse et naturelle: car alors elles auraient t un obstacle l'me;
elles l'auraient empche de sortir d'elle-mme et de la maison de sa sensualit. Elle a donc pu
arriver l'union spirituelle du parfait amour de Dieu.
Oh! Quelle heureuse fortune pour l'me que de pouvoir se dlivrer de la maison de sa
sensualit! A mon avis, l'me ne saurait en avoir une ide exacte si elle n'en a fait l'heureuse
exprience. Elle voit clairement dans quel triste esclavage elle se trouvait, et combien de
misres l'assujettissait l'activit de ses passions et de ses convoitises. Elle connat alors que la
vie de l'esprit est la vritable vie et le trsor qui renferme des biens inestimables. D'ailleurs nous
en montrerons quelques-uns en dveloppant peu peu les strophes suivantes. On verra alors trs
clairement quel juste titre l'me doit regarder comme une heureuse fortune d'tre dlivre de
cette horrible nuit dont nous avons parl.
STROPHE DEUXIME
J'tais dans les tnbres et en sret Quand je sortis dguise par l'escalier secret, Oh! l'heureux
sort! J'tais dans les tnbres et en cachette, Tandis que ma demeure tait dj en paix.
(CHAPITRE XV)

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EXPLICATION

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L'me chante encore dans cette strophe quelques-unes des proprits de cette nuit obscure et
rpte les prcieux avantages qu'elle lui a valus. Elle les expose, en rpondant une objection
tacite. Elle fait remarquer qu'on ne doit pas s'imaginer que si l'me a pass, dans cette nuit et
cette obscurit, par toutes sortes de tourments, d'angoisses, de doutes, de craintes et d'horreurs,
comme nous l'avons dit, elle ait couru pour ce motif un plus grand danger de se perdre; au
contraire, cette nuit obscure lui a procur des avantages: elle s'y est dlivre de ses ennemis et
elle leur a chapp adroitement, quand ils l'empchaient toujours d'avancer. A la faveur des
tnbres de la nuit, elle a chang de vtement et s'est dguise en prenant des livres de trois
couleurs diffrentes, comme nous le dirons plus loin; puis elle s'est enfuie par un escalier trs

secret, inconnu des personnes de sa maison, c'est--dire celui de la foi, comme nous
l'expliquerons en son lieu. C'est par l que, pour bien russir, elle est sortie d'une faon si cache
et si secrte qu'elle ne pouvait manquer d'tre en sret. Ce projet s'est d'autant mieux ralis
que cette nuit purificatrice avait dj endormi, mortifi, teint les convoitises, les affections et
les passions de l'me; car si elles eussent t veilles et vivantes, elles ne l'auraient pas laisse
s'vader.
Voici maintenant le vers qui est conu en ces termes:
J'tais dans les tnbres et en sret.
PREMIER VERS

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(CHAPITRE XVI)
ON EXPLIQUE COMMENT L'ME, TOUT EN TANT DANS LES TNBRES,
S'AVANCE AVEC SURET.

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L'obscurit dont l'me parle ici concerne, nous l'avons dj dit, les convoitises et les puissances
sensitives, intrieures et spirituelles; toutes, en effet, une fois dans cette nuit, perdent leur
lumire naturelle; car elles doivent en tre dgages afin d'tre aptes recevoir la lumire
surnaturelle. Les convoitises sensitives et spirituelles sont alors endormies et amorties; aussi
leur est-il impossible de goter quoi que ce soit de divin ou d'humain. Les affections de l'me,
opprimes et touffes, ne peuvent se mouvoir vers elle ou trouver un appui en rien;
l'imagination est lie et incapable d'un raisonnement convenable; la mmoire est finie;
l'entendement est dans les tnbres et ne comprend rien; aussi la volont est-elle dans les
aridits et la contrainte; toutes ses puissances sont dans le dnment et inutiles; mais surtout une
nue paisse et pesante enveloppe l'me, la tient dans les angoisses et comme loigne de Dieu.
C'est, dit-elle, en marchant de cette sorte, en cachette, qu'elle avance avec sret.
La cause de tout cela est bien explique. D'ordinaire, en effet, l'me n'est dans l'illusion que
quand elle suit ses convoitises ou ses attraits, ses raisonnements, ses connaissances ou ses
affections; elle pche alors par excs ou par dfaut; elle se laisse entraner des changements et
des folies; en un mot elle se porte ce qui ne convient pas. Aussi est-il clair que, une fois
toutes ces oprations et tous ces mouvements suspendus, l'me est assure contre le danger de
suivre leurs errements. Non seulement elle est libre d'elle-mme, mais elle l'est encore de ses
autres ennemis qui sont le monde et le dmon; car ceux-ci, en prsence des affections et
oprations de l'me qui sont teintes, n'ont plus aucun moyen de lui faire la guerre.
Il suit de l que l'me est dans la nuit obscure et plus elle est exempte de ses oprations
naturelles, plus aussi elle marche avec sret. Comme dit, en effet, le prophte: Perditio tua,
Isral; tantummodo in me auxilium tuum: Ta perte, Isral, vient de toi! (c'est--dire de tes
oprations et de tes tendances intrieures et sensitives qui n'ont pas t bien rgles), tandis que
le bien vient seulement de moi (Os. XIII, 9) . Voil pourquoi l'me tant ainsi prserve de ses
misres, il ne lui reste qu' recevoir promptement les biens que son union avec Dieu produira
dans ses facults et ses puissances en les rendant toutes clestes. D'ailleurs tant que durent ces
tnbres, si l'me y regarde bien, elle verra clairement combien il est rare que ses facults et ses
puissances se laissent aller des choses inutiles ou dangereuses, et galement combien elle est
l'abri de la vaine gloire, de l'orgueil et de la prsomption, des joies vaines et trompeuses, et de
beaucoup d'autres misres. Par consquent, lorsque l'me marche dans cette nuit obscure, elle

n'est pas dans un chemin de perdition; elle est, au contraire, dans celui de la perfection,
puisqu'elle acquiert des vertus.

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Mais ici se prsente immdiatement une objection. La voici. Ds lors que ces choses
surnaturelles sont par elles-mmes une source de biens pour l'me, l'attirent et lui donnent de la
scurit, pourquoi les facults et les puissances sont-elles mises par Dieu dans les tnbres de
cette nuit obscure, de telle sorte qu'elles ne peuvent voir mme ces choses bonnes, ni en jouir, ni
s'en occuper comme des autres biens, et peut-tre moins? Voici ma rponse. Il convient alors
qu'elles n'exercent aucune activit et n'aient aucun got par rapport aux choses spirituelles, ds
lors qu'elles sont encore impures, basses et trs naturelles; et bien qu'on leur donne quelque got
et quelque communication des choses surnaturelles et divines, elles ne peuvent y participer que
d'une manire trs basse, trs naturelle et trs conforme leur tat. Et, en effet, chaque chose,
dit le Philosophe, est reue selon la capacit de celui qui la reoit. Voil pourquoi ces puissances
naturelles n'ayant ni puret, ni force, ni capacit pour recevoir et goter les choses surnaturelles
selon le mode qui leur convient, c'est--dire un mode divin, elles ne le peuvent que selon leur
mode qui est humain et bas, comme nous l'avons dit; il convient donc qu'elles soient aussi
plonges dans les tnbres de la nuit obscure quand il s'agit de ces choses divines. Une fois
qu'elles sont sevres, purifies, rduites rien, que de plus elles se dbarrassent de cette manire
basse et humaine d'agir et de recevoir, alors elles sont toutes disposes et prpares recevoir,
sentir et goter le divin et le surnaturel d'une manire leve et parfaite, car ces dispositions ne
peuvent se raliser si tout d'abord le vieil homme n'est pas mort. Voil pourquoi tout ce qui est
spirituel doit venir d'en-haut et tre communiqu par le Pre des lumires notre libre arbitre et
notre volont humaine; l'homme aura beau exercer son got et ses facults pour arriver jusqu'
Dieu et s'imaginer qu'il en savoure les douceurs, il ne gotera pas le Seigneur d'une manire
divine ou spirituelle, mais d'une manire humaine et naturelle comme il gote les autres objets
crs, car les biens ne vont pas de l'homme Dieu, mais ils descendent de Dieu l'homme.
A ce sujet, si c'tait l'occasion d'en parler, nous pourrions montrer ici comment une foule de
personnes sont trs heureuses de porter vers Dieu et les exercices spirituels leurs gots, leurs
affections et leur activit; elles s'imagineront que tout cela est surnaturel et spirituel; et peut-tre
ne sont-ce l que des actes et des gots naturels et humains. Comme elles apportent ces
dispositions en toutes choses, elles l'apportent aussi dans les choses bonnes avec facilit
naturelle qu'elles ont diriger leurs facults et leurs puissances vers un objet quelconque.
Si nous en avons l'occasion plus tard, nous en parlerons. Nous donnerons certains signes l'aide
desquels on pourra reconnatre quand les mouvements ou les actes intrieurs de l'me dans ses
rapports avec Dieu sont seulement naturels ou seulement spirituels, ou bien quand ils sont
spirituels et naturels la fois. Qu'il suffise de savoir pour le moment que, si les actes et les
mouvements intrieurs de l'me doivent arriver tre mus par Dieu d'une manire leve et
Divine, il faut d'abord l'endormir, placer dans les tnbres et apaiser leur partie naturelle jusqu'
ce que leur habilet et leur activit soient rduites nant.
Ainsi donc, me spirituelle, quand vous verrez que vos convoitises sont dans les tnbres, que
vos affections sont dans la scheresse et la contrainte, que vos puissances sont paralyses et
incapables de tout exercice de la vie intrieure, ne vous en affligez pas; au contraire, regardez
cet tat comme une heureuse fortune: Dieu en effet vous dlivre peu peu de vous-mme. Il
vous enlve des mains vos possessions. Malgr le bon emploi que vous en auriez fait, vous
n'agiriez pas aussi bien, aussi parfaitement et srement, cause de leur impuret et de leur
bassesse, que maintenant. Dieu, en effet, vous prend par la main; c'est lui qui vous conduit
comme on conduit un aveugle dans les tnbres vers un but et par un chemin que vous ignorez,
et o jamais, malgr tout le secours que vous auraient prt vos yeux et vos pieds, vous n'auriez
russi marcher.

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Une autre raison pour laquelle non seulement l'me est en scurit quand elle marche ainsi dans
les tnbres, mais encore gagne des mrites et grandit en perfection, c'est que d'ordinaire son
progrs et sa perfection lui viennent d'o elle s'y attend le moins; et mme gnralement elle
s'imagine qu'elle va sa perte. Et en effet, comme elle n'a pas l'exprience de cette nouveaut
qui la fait sortir d'elle-mme, qui l'blouit et trouble sa premire manire de procder, elle
s'imagine plutt qu'elle est perdue, et non qu'elle russit ou acquiert des mrites, car en ralit
elle se perd par rapport ses connaissances et ses gots, et elle est conduite l o elle ne
connat rien et o rien ne lui plat. Elle ressemble au voyageur qui s'en va par des rgions
inconnues sur lesquelles il n'a aucun renseignement. Ce voyageur ne se guide pas d'aprs ses
connaissances prcdentes, mais d'aprs des doutes ou des renseignements trangers.
videmment il ne pourra parvenir ce nouveau pays ni savoir plus qu'il ne savait d'abord, si ce
n'est en passant par des chemins nouveaux qu'il n'a jamais connu et en laissant ceux qu'il
connat. Il en est absolument de mme pour celui qui cherche se perfectionner dans un mtier
ou dans un art. Il va toujours ttons; il ne se sert plus de ses connaissances prcdentes, parce
que s'il ne les ngligeait, il n'avancerait jamais ou ne raliserait aucun progrs. Ainsi en est-il de
l'me: plus elle progresse, plus aussi elle pntre dans les tnbres, sans savoir o elle va. Voil
pourquoi, comme nous l'avons dit, Dieu est ici le Matre et le guide de cet aveugle qui est l'me.
Et maintenant qu'elle comprend bien cette vrit, elle peut bien se rjouir et dire:
J'tais dans les tnbres et en sret.

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Un autre motif pour lequel l'me tait en sret en marchant au milieu de ces tnbres, c'est
qu'elle y a souffert: or le chemin de la souffrance est plus sr et mme plus profitable que celui
de la jouissance et de l'action personnelle; tout d'abord parce que quand l'me agit et est dans la
jouissance, elle met en mouvement ses misres et ses imperfections; en second lieu c'est dans la
souffrance que l'on exerce et que l'on augmente peu peu les vertus; c'est alors aussi que l'me
se purifie et grandit en sagesse et en prudence.
Mais il y a ici une cause plus particulire pour laquelle l'me qui est dans les tnbres marche
avec scurit. Elle vient de cette lumire ou sagesse obscure dont nous avons parl. Cette nuit
obscure de la contemplation envahit l'me et l'investit de telle sorte, elle la place si prs de Dieu
que Dieu est son soutien et qu'elle est affranchie de tout ce qui n'est pas Dieu. L'me est pour
ainsi dire place l comme en traitement pour y recouvrer la sant qui est Dieu lui-mme. Sa
Majest la met la dite, lui prescrit l'abstinence de tout et dtruit en elle le dsir de tout le cr.
C'est bien ainsi qu'on agit pour un malade qui est chri dans sa maison. On le met dans un
appartement retir, l o il ne sera gn ni par l'air ni mme par la lumire, l o il n'entendra
pas le bruit des pas ou la rumeur des domestiques; et on lui servira des mets trs dlicats, par
petites portions, et plus substantiels que savoureux.
Telles sont les proprits que produit dans l'me cette obscure contemplation; elles ont toutes
pour but de la mettre en scurit et de la tenir en garde, car elle est dj plus prs de Dieu. Plus
l'me est rapproche de lui, et plus elle sent cause de sa faiblesse la profondeur des tnbres et
de l'obscurit o elle se trouve. De mme que plus on s'approche du soleil, plus son clat cause
d'obscurit et de souffrance l'oeil cause de sa faiblesse, de son imperfection et de son
impuissance, ainsi en est-il de la lumire spirituelle de Dieu; elle est tellement intense, elle
excde tel point l'entendement, que quand elle s'en rapproche, elle l'aveugle et le plonge dans
l'obscurit. Telle est la cause pour laquelle David a dit au psaume XVII: Dieu a pris les
tnbres pour se cacher et s'envelopper, et la tente qui l'abritait c'taient les eaux tnbreuses qui
se trouvaient dans les nues de l'air (Ps. XVII, 12) . Cette eau tnbreuse contenue dans les
nues de l'air signifie la contemplation obscure et la Sagesse divine dont les mes sont investies,
comme nous l'expliquons prsentement. L'me s'en rend compte peu peu, comme d'une chose
qui est prs de Dieu; elle sent que c'est l le tabernacle o il habite, au moment o elle est attire

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lui. Aussi plus la lumire et la clart de Dieu sont leves, plus elles sont tnbres profondes
pour l'homme, dit saint Paul. C'est l galement la pense de David qui dans le psaume que nous
avons cit dit: Prae fulgore in conspecu ejus nubes transierunt: Par la splendeur de sa prsence
les nues se sont formes en masse (Ibid., 13) , c'est--dire pour l'entendement naturel dont les
lumires ne sont que tnbres paisses, dit Isae: Obtenebrata est in caligine ejus (Is., V, 30).
Oh! Qu'elle est misrable la condition de la vie humaine, o l'on court tant de dangers et o l'on
arrive si difficilement la connaissance de la vrit! Ce qu'il y a de plus clair et de plus vrai
nous semble plus obscur et plus incertain: nous fuyons ce qui nous convient le mieux; et, au
contraire, ce qui brille davantage et satisfait nos regards, nous l'embrassons, nous le
poursuivons, quand c'est ce qu'il y a de pire pour nous et un danger constant pour l'me. Qui
pourra dire les dangers et les alarmes o l'homme vit sur la terre! Puisque la lumire naturelle
qui doit nous guider est la premire nous blouir et nous garer, dans notre marche ver Dieu!
Si on veut arriver suivre la voie sre, il faut ncessairement fermer les yeux, et marcher dans
les tnbres pour esquiver les ennemis domestiques, c'est--dire nos sens et nos puissances!
L'me se trouve donc bien cache ici et sous une bonne garde dans cette nue tnbreuse qui est
autour de Dieu. Car si elle est pour Dieu lui-mme un tabernacle et une demeure, elle le sera
galement pour l'me; elle sera son rempart et sa scurit d'une manire parfaite. L'me, il est
vrai reste dans les tnbres, mais elle y est bien cache; elle y est protge contre elle-mme et
contre tous les autres dangers qui peuvent lui venir des cratures, comme nous l'avons dit. C'est
de ces mes que David parle encore dans un autre psaume, quand il dit: Abscondes eos in
abscondito faciei tuae a conturbatione hominum: proteges eos in tabernaculo tuo a contraditione
linguarum: Vous les cacherez dans le secret de votre face, pour les mettre l'abri des
perscutions des hommes; vous les protgerez dans votre tabernacle contre le dchanement des
langues (Ps. XXX, 21) . Ces paroles signifient toutes sortes de protections; car tre cach dans
le secret de la face de Dieu, pour tre l'abri de la perscution, c'est tre fortifi par cette
obscure contemplation contre toutes les attaques qui peuvent venir de la part des hommes; tre
protg dans son tabernacle contre le dchanement des langues, c'est tre submerg dans cette
eau tnbreuse que David appelle ce tabernacle de Dieu. Aussi, comme l'me est sevre de
toutes ses tendances et de toutes ses attaches, et que ses puissances sont dans les tnbres, elle
est affranchie de toutes les imperfections qui taient en opposition avec son esprit, comme de sa
chair et de tout le cr. Elle peut donc dire bon droit qu'elle marche dans les tnbres et en
sret.
Donnons encore une autre cause, non moins efficace que la prcdente, pour achever de montrer
que cette me marche en scurit dans ces tnbres. C'est la force que donne immdiatement
l'me cette nue obscure, angoissante et tnbreuse. Car enfin, bien que tnbreuse, c'est de
l'eau, et voil pourquoi elle rafrachit et fortifie l'me dans ce qui lui convient le mieux, quoique
ce soit dans les tnbres et les angoisses. L'me dcouvre immdiatement en elle-mme une
dtermination vraie et efficace de ne rien faire qu'elle sache offense de Dieu, comme de ne rien
omettre de ce qui lui semble contribuer sa gloire. Sous l'action de cet amour obscur elle est
embrase de zle et de sollicitude pour savoir ce qu'elle fera ou omettra dans le but de lui plaire;
elle se demande si elle ne l'a pas offens. Elle agit alors avec beaucoup plus d'attention et de
sollicitude qu' l'poque o elle tait anxieuse d'amour, comme on l'a vu plus haut. Ici, en effet,
toutes les forces de l'me, toutes ses tendances et toutes ses puissances, tant dgages de toutes
les choses cres, concentrent uniquement au service de Dieu leur effort et leur activit. De la
sorte l'me sort d'elle-mme et de toutes les cratures pour arriver la douce et savoureuse
union d'amour de Dieu, dans les tnbres et en sret.
DEUXIME VERS
Quand je sortis dguise par l'escalier secret.

(CHAPITRE XVII)
ON EXPLIQUE COMMENT CETTE CONTEMPLATION OBSCURE EST SECRTE.

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Il convient de donner l'explication de trois mots de ce vers. Les deux mots escalier secret
signifient la nuit obscure de contemplation dont nous nous occupons; l'autre, c'est--dire le mot
dguise, se rapporte l'me et signifie son mode d'tre dans cette nuit. Et tout d'abord nous
devons savoir que dans ce vers l'me appelle l'obscure contemplation par o elle arrive l'union
d'amour un escalier secret, cause des deux proprits qu'il renferme: savoir que c'est un
escalier, et qu'il est secret. Nous traiterons de ces deux proprits sparment.
Tout d'abord on appelle secrte cette contemplation tnbreuse. Comme nous l'avons dit plus
haut, c'est l la thologie mystique que les thologiens appellent sagesse secrte, et qui d'aprs
saint Thomas (S. Th., IIaa IIae, q. 180, a.1) se communique et s'infuse par la voie de l'amour.
Cette opration s'accomplit secrtement, l'insu de l'activit naturelle de l'entendement et des
autres puissances; toutes les puissances en effet sont incapables d'un tel rsultat; l'Esprit-Saint
seul l'infuse et en orne l'me, qui, nous dit l'pouse des Cantiques, ne s'en est pas aperue et ne
comprend pas comment cela s'est pass; voil pourquoi cette contemplation s'appelle secrte. En
ralit, ce n'est pas seulement l'me qui ne le comprend pas; mais personne ne le comprend, pas
mme le dmon. C'est le divin Matre qui enseigne l'me; il est en elle substantiellement l o
ne peuvent pntrer ni le dmon, ni le sens naturel, ni l'entendement.
On l'appelle encore secrte cause des effets qu'elle produit dans l'me. Elle l'est non seulement
quand l'me se trouve dans les tnbres et les angoisses de la purification, et que cette sagesse
secrte la purifie, de telle sorte qu'elle ne sait qu'en dire; mais elle l'est encore aprs, lorsque
l'me est dj illumine, et que cette sagesse se communique elle d'une manire plus claire;
mme alors elle reste tellement secrte que l'me ne peut la discerner ni lui donner un nom
qu'elle soit capable d'exprimer; car, outre que l'me n'a nul dsir d'en parler, elle ne saurait
trouver aucun mode, aucune manire, aucune ressemblance qui soit quelque chose d'adquat, et
donne l'intelligence d'une faveur si leve et d'un sentiment spirituel d'une telle dlicatesse.
Aussi alors mme que l'me et le plus vif dsir de l'expliquer, et apportt toutes les explications
possibles, cette contemplation obscure resterait toujours un secret et une chose indicible.
Comme cette sagesse intrieure est si simple, si gnrale et si spirituelle, elle n'est pas entre
dans l'entendement enveloppe ou revtue d'une forme ou image quelconque accessible au sens;
aussi les sens et l'imagination, qui ne lui ont point servi d'intermdiaire pour entrer et n'ont
peru ni son vtement ni sa couleur, sont incapables d'en rendre compte et de se l'imaginer pour
en parler quelque peu; nanmoins l'me voit clairement qu'elle comprend et qu'elle gote cette
savoureuse et mystrieuse sagesse. Elle est comme celui qui voit une chose pour la premire
fois et qui n'a jamais rien vu de semblable; il la comprend, il en jouit, et cependant il ne peut lui
donner son nom, ni exprimer ce que c'est, malgr tous ses efforts et bien qu'il s'agisse d'une
chose qu'il peroit par les sens; plus forte raison est-il dans l'impossibilit de manifester ce
qu'il n'a pas peru par les sens.
Tel est le propre du langage de Dieu. Quoique trs intime l'me et spirituel, il dpasse les sens;
il arrte aussitt et rduit au silence toute l'harmonie et toute l'habilet des sens extrieurs et
intrieurs. Nous en avons des preuves et des exemples dans les saintes critures. Jrmie nous
montre l'impuissance de le manifester et d'en parler extrieurement, quand, aprs avoir entendu
Dieu, il ne sait que lui rpondre a, a, a (Jr., I, 6). L'impuissance intrieure, c'est--dire celle du
sens intrieur de l'imagination en mme temps que l'impuissance extrieure, ou du langage,
nous est manifeste galement par Mose lorsqu'il se trouvait en prsence du buisson ardent (Ex.

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IV, 10). Non seulement il dit Dieu qu'il venait de s'entretenir avec lui, qu'il ne savait plus
parler et qu'il n'y parvenait pas, mais, comme le remarquent les Actes des Aptres, il n'osait
mme plus regarder intrieurement l'aide de son imagination (Act., VII, 32); il lui semblait
que son imagination en tait trs loigne et incapable non seulement de se reprsenter quelque
chose de ce qu'il comprenait de Dieu, mais encore d'en recevoir quelque connaissance. Aussi,
quoique la sagesse de cette contemplation soit le langage de Dieu l'me, ou de pur esprit
esprit pur, tout ce qui est infrieur l'esprit, comme le sont les sens, ne peut le percevoir; il reste
un secret pour eux; les sens ne le connaissent point et ne peuvent l'exprimer; ils n'en ont aucun
dsir parce qu'ils ne le voient pas.
Nous pouvons comprendre par l pourquoi certaines personnes qui marchent par cette voie et
qui sont vertueuses et timides voudraient rendre compte leurs directeurs de ce qui se passe
dans leur me, et ne savent pas s'exprimer, ni ne le peuvent. Aussi ont-elles une rpugnance
extrme s'en ouvrir, surtout quand la contemplation est un peu plus simple et que l'me ellemme l'a peine sentie. La seule chose qu'elles peuvent dire, c'est que l'me est satisfaite,
heureuse et contente, qu'elles gotent Dieu et qu'il leur semble qu'elles sont en bonne voie.
Quant exprimer ce que l'me ressent, il n'y faut pas songer, si ce n'est en se servant de termes
gnraux semblables ceux dont nous avons parl.
Il n'en est plus de mme quand il s'agit de grces particulires comme le sont les visions, les
gots de Dieu... D'ordinaire ces faveurs se manifestent sous quelque forme sensible ou une autre
semblable qu'on en peut parler; mais alors cette facult de pouvoir en parler ne dpend pas de la
pure contemplation; car celle-ci est inexprimable, comme nous l'avons dit, et c'est pour ce motif
qu'on l'appelle secrte.
Ce n'est pas seulement pour ce motif que la sagesse mystique s'appelle secrte et l'est en ralit,
c'est encore parce qu'elle a la proprit de cacher l'me en soi. Outre les effets qu'elle produit
d'ordinaire, elle absorbe parfois l'me d'une manire intime et la cache dans un abme secret o
elle se voit clairement trs loigne et spare de toute crature. Il semble alors l'me qu'on la
place dans une profonde et vaste solitude o ne peut avoir accs aucune crature humaine; c'est
comme un immense dsert qui de toutes parts est sans limites; et ce dsert est d'autant plus
rempli de charmes, d'attraits et de dlices, qu'il est plus profond, plus vaste et plus solitaire;
l'me s'y trouve d'autant plus dans le secret qu'elle se voit plus leve au-dessus de toutes les
cratures d'ici-bas. Dans cet abme de sagesse l'me s'lve et grandit en s'abreuvant aux sources
mmes de la science de l'amour. Non seulement elle dcouvre alors quelle est la bassesse de
toute condition humaine en comparaison des connaissances de Dieu et de sa science; mais elle
voit aussi combien sont vils, insuffisants et impropres tous les termes ou expressions dont on se
sert pour parler ici-bas des choses divines. Elle comprend galement qu'il est impossible l'aide
de moyens ou efforts naturels, malgr la profondeur ou la science de langage qu'on y
apporterait, de connatre et de sentir ces choses divines comme elles sont; il faut pour cela que
l'me soit claire par la lumire de cette thologie mystique dont nous parlons. C'est au milieu
de ces splendeurs que l'me voit cette vrit qu'on ne saurait imaginer et encore moins expliquer
dans un langage humain et vulgaire; aussi est-ce avec raison qu'elle l'appelle secrte.
La divine contemplation possde cette proprit d'tre secrte et de dpasser notre capacit
ordinaire, non seulement parce qu'elle est surnaturelle, mais encore parce qu'elle est la voie qui
conduit l'me aux perfections de l'union avec Dieu. Or, celles-ci n'tant pas connues
humainement, il faut aller elles en ne sachant rien humainement, et en ignorant tout
divinement. D'aprs le langage mystique dont nous nous servons prsentement, les choses et les
perfections divines ne sont pas connues et comprises telles qu'elles sont, quand on les cherche et
qu'on s'y exerce, mais seulement quand on les a dj trouves et qu'on en a l'exprience. Le
prophte Baruch dit ce propos de cette Sagesse divine: Non est qui possit scire vias ejus,

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neque qui exquirat semitas ejus: Il n'y a personne qui puisse connatre ses voies, ni dcouvrir
ses sentiers (Bar., III, 31) . Le prophte royal, parlant Dieu de ce chemin, s'exprime ainsi:
Illuxerunt coruscationes tuae orbi terrae; commota est et contremuit terra; in mari via tua, et
semitae tuae in aquis multis; et vestigia tua non cognoscentur: Vos clairs ont rpandu leur
lumire sur le monde; la terre a frmi et elle a trembl; la mer a t votre chemin, et vos sentiers
sont sur les grandes eaux, et l'on n'y peut reconnatre les vestiges de vos pas (Ps. LXXVI, 19) .
Toutes ces paroles s'appliquent spirituellement au sujet dont nous nous occupons. Car la lumire
que les clairs de Dieu projettent sur la terre signifie la lumire que cette divine contemplation
rpand dans les puissances de l'me; le frmissement et le tremblement de la terre signifient la
purification douloureuse que l'me subit alors. Quand on dit que le chemin par lequel l'me
s'achemine vers Dieu est la mer, que ses sentiers sont sur les grandes eaux et que pour ce motif
ils ne seront pas connus, on signifie que ce chemin qui mne Dieu est aussi secret et cach au
sens de l'me que l'est pour le corps le sentier suivi sur la mer qui n'en garde ni vestige ni
empreinte. De mme le propre des sentiers que Dieu suit quand il attire les mes lui et les
perfectionne en les unissant sa Sagesse, est de rester inconnus. Aussi Job, voulant exalter cette
action de Dieu, a-t-il dit ces paroles: Numquid nosti semitas nubium magnas, et perfectas
scientias? Est-ce que tu connais les grands sentiers que suivent les nues et les sciences
parfaites? (Job, XXXVII, 16) . Il indique par l les voies et les chemins que Dieu suit pour
ennoblir et perfectionner dans sa Sagesse les mes dont les nues sont l'image.
Il est donc prouv que cette contemplation qui conduit l'me Dieu est une sagesse secrte.
II
(CHAPITRE XVIII)
ON MONTRE COMMENT CETTE SAGESSE SECRTE EST AUSSI UN ESCALIER.

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Il nous reste maintenant expliquer le second mot, c'est--dire montrer comment cette sagesse
secrte est aussi un escalier.
Il faut savoir ce propos qu'il y a beaucoup de raisons pour lesquelles on peut appeler cette
secrte contemplation un escalier.

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Tout d'abord, de mme que l'chelle sert monter et escalader une forteresse pour s'emparer
des biens, des richesses et de tous les trsors qui s'y trouvent, de mme cette secrte
contemplation sert l'me, sans qu'elle sache comment, monter jusqu' la connaissance et la
possession des richesses et des trsors du ciel. C'est ce que nous fait trs bien comprendre le
prophte royal, quand il dit: Beatus vir cujus est auxilium abs te; ascensiones in corde suo
disposuit, in valle lacrymarum, in loco quem posuit. Eternim benedictionem dabit legislator;
ibunt de vitute in virtutem; videbitur Deus deorum in Sion: Heureux l'homme qui puise en
vous son secours et sa force. Dans cette valle de larmes, il a dispos dans son coeur des degrs
pour s'lever jusqu'au point qu'il s'est fix. A ceux-l le lgislateur donnera sa bndiction; ils
s'avanceront de vertu en vertu et comme de degr en degr; et le Dieu des dieux sera vu dans
Sion (Ps. LXXXIII, 6, 8) . Cela veut dire qu'ils possderont les trsors de la forteresse de Sion,
qui signifie la batitude ternelle.
En second lieu, nous appelons escalier cette contemplation secrte, parce que, de mme que les
degrs de l'escalier servent la fois monter et descendre, de mme cette contemplation
secrte emploie les mmes communications ou lumires pour lever l'me Dieu et l'humilier

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en elle-mme. Car ces communications qui sont vritablement de Dieu ont cela de propre
qu'elles humilient l'me et l'lvent tout la fois. Dans cette voie descendre c'est monter, et
monter c'est descendre; car celui qui s'humilie sera exalt, et celui qui s'exalte sera humili: Qui
se exaltat humiliabitur, et qui se humiliat exaltabitur (Luc, XIV, 11). Outre que la vertu
d'humilit est une grandeur pour l'me qui s'y exerce, Dieu d'ordinaire la fait monter par cet
escalier pour qu'elle le descende, et l'en fait descendre pour qu'elle le remonte, afin que
s'accomplisse cette parole du Sage: Antequam conteratur, exaltatur cor hominis; et antequam
glorificetur, humiliatur: Le coeur de l'homme avant d'tre bris est exalt, et avant d'tre
glorifi il est humili (Pro., XVIII, 12) .
Et maintenant, nous plaant au point de vue naturel, puisque d'ailleurs le ct spirituel ne se sent
pas, l'me qui voudra y regarder de prs verra clairement combien de hauts et de bas il y a dans
cette voie, et comment la prosprit dont elle jouit est bientt suivie de quelque orage ou
preuve; on dirait mme qu'on ne lui a donn le calme que pour la prparer et la fortifier en vue
des tribulations suivantes, mais d'un autre ct elle verra galement qu'aprs la misre et la
tourmente il y a l'abondance et la paix. Aussi semble-t-il l'me que c'est pour lui procurer les
joies d'une fte qu'on l'a mise tout d'abord dans cette preuve.
Telle est donc la marche ordinaire de cet tat de contemplation. L'me n'est pas encore arrive
au repos dfinitif. Elle n'est jamais dans le mme tat; elle ne fait que monter et descendre. La
cause de cette alternative vient de ce que l'tat de perfection consistant dans le parfait amour de
Dieu et le mpris de soi, qui ne peut pas exister sans qu'il y ait ces deux conditions, Dieu doit
ncessairement commencer par exercer l'me dans l'un et l'autre. Il lui donne donc goter cet
amour dont il lui montre l'excellence, et il l'prouve en l'humiliant, jusqu' ce qu'elle ait acquis
les habitudes parfaites et cesse de monter et de descendre; elle est alors arrive au but; elle s'unit
Dieu, qui est le terme de cette chelle mystique; c'est lui qu'elle s'attache et en lui qu'elle
trouve le repos.
Cette chelle de la contemplation, qui, comme nous l'avons dit, a son point d'attache en Dieu,
est figure par cette chelle que Jacob vit en songe et par laquelle les Anges descendaient de
Dieu l'homme et montaient de l'homme Dieu qui se tenait son sommet (Gen., XVIII, 12).
Ce songe, nous dit la sainte criture, eut lieu de nuit et lorsque Jacob tait endormi, pour nous
faire comprendre combien cette voie ou monte qui mne Dieu est secrte et diffrente de ce
que l'homme peut penser. La preuve est facile. D'ordinaire, en effet, ce qui serait pour nous le
plus avantageux, comme l'oubli et le mpris de nous-mmes, nous semble la pire des infortunes;
ce qui, au contraire, a le moins de valeur, comme les joies et les consolations, o il y a
gnralement plus de perte que de gain, est pour nous une bonne fortune.
Parlons maintenant d'une manire un peu plus substantielle et dans un sens plus prcis de cette
chelle mystique de la contemplation secrte. La cause principale pour laquelle la contemplation
s'appelle une chelle mystique, c'est qu'elle est une science d'amour ou une connaissance infuse
et amoureuse de Dieu, et que, en mme temps qu'elle claire l'me, elle l'embrase d'amour pour
l'lever de degr en degr jusqu' Dieu son Crateur; car c'est l'amour seul qui unit l'me Dieu
et l'attache lui. Mais, pour plus de clart, nous marquerons ici les diffrents degrs de cet
escalier divin, en indiquant brivement les signes et les effets de chacun d'eux: de la sorte l'me
pourra conjecturer quel degr elle est parvenue. Nous les distinguerons par leurs effets la
suite de saint Bernard et de saint Thomas (De dilectione Dei et proximi. S. Th. c. 27). Il nous
serait d'ailleurs impossible de les connatre en eux-mmes par nos moyens naturels. Cet escalier,
avons-nous dit, est un escalier d'amour; et il est si secret que Dieu seul peut connatre le poids et
la mesure de cet amour.

III
(CHAPITRE XIX)

ON COMMENCE EXPLIQUER LES DIX DEGRS DE L'CHELLE MYSTIQUE DE


L'AMOUR DIVIN D'APRS SAINT BERNARD ET SAINT THOMAS. ON EXPOSE LES
CINQ PREMISERS.
Nous disons donc que les degrs de cette chelle mystique d'amour par lesquels l'me monte
successivement vers Dieu sont au nombre de dix.

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Le premier degr d'amour procure l'me une langueur qui lui est salutaire. L'pouse du
Cantique en parle quand elle dit: Adjuro vos, filiae Jerusalem, si inveneritis dilectum meum, ut
nuntietis ei quia amore langueo: Je vous en conjure, filles de Jrusalem, si vous rencontrez
mon Bien-Aim, dites-lui que je languis d'amour! (Cant., V, 8). Mais cette infirmit n'est pas
mortelle; elle doit contribuer la gloire de Dieu; c'est alors, en effet, que l'me, par amour pour
Dieu, meurt au pch et tout ce qui n'est pas Dieu. David l'affirme quand il dit: Deficit spiritus
meus: Mon me est tombe en dfaillance (Ps. CXLII, 7), c'est--dire par rapport toutes les
choses cres, et elle a attendu de vous le salut (Ps. CXVIII, 81). De mme que le malade perd
l'apptit, qu'il n'a plus de got pour les aliments et change de visage, de mme l'me qui est dans
ce degr d'amour perd le got de toutes les choses d'ici-bas; elle n'en a plus le dsir; comme elle
est embrase d'amour, elle n'est plus blouie par les attraits de sa vie passe.
Nanmoins l'me ne tombe dans cette dfaillance que si elle reoit d'en haut un feu brlant,
comme David nous le fait comprendre par ce verset: Pluviam voluntariam segregabit, Deus,
haereditati tuae, et infirmata est; tu vero perficisti eam: Vous enverrez, mon Dieu, une pluie
de votre choix sur l'me qui est votre hritage; elle en tombera malade; mais vous, vous la
rendrez parfaite (Ps. LXVII, 10). Cette infirmit, cette dfaillance par rapport toutes les
choses cres est le point de dpart, le premier degr qui mne Dieu. Nous l'avons dj fait
comprendre quand nous avons dit dans quel anantissement l'me se trouve plonge lorsqu'elle
commence monter cette chelle de la purification qui s'opre dans la contemplation, car alors
l'me ne trouve ni appui, ni got, ni consolation, ni repos en quoi que ce soit. Aussi elle
abandonne ce premier degr et tout de suite elle monte au second.
Arrive au second degr, l'me ne cesse plus de chercher Dieu. Voil pourquoi l'pouse des
Cantiques, ayant cherch de nuit son Bien-Aim et ne l'ayant point trouv sur sa couche, alors
qu'elle tait toute dfaillante d'amour, a dit: Surgam et quaeram quem diligit anima mea: Je me
lverai et j'irai la recherche du Bien-Aim de mon me (Cant., III, 2). C'est l, nous le
rptons, ce que l'me ne cesse de faire, comme le conseille David en ces termes: Quaerite
Diminum... quaerite faciem ejus semper: Cherchez le Seigneur... ne cessez pas de chercher sa
face; cherchez-le en toutes choses, et ne vous arrtez pas que vous ne l'ayez trouv (Ps. CIV,
4). C'est ainsi que faisait l'pouse des Cantiques; aprs avoir demand aux gardes o tait son
Bien-Aim, elle passa promptement et les laissa. Voyez Marie-Madeleine: elle ne fit mme pas
attention aux anges du spulcre (Jean, XX, 12). Arrive ce second degr, l'me est si
proccupe de son Bien-Aim qu'elle le cherche partout; en tout ce qu'elle pense, elle rve au
Bien-Aim; dans tout ce qu'elle dit et dans tout ce qu'elle fait, elle parle et s'occupe de lui;
qu'elle mange, qu'elle dorme, qu'elle veille, ou fasse un travail quelconque, son unique souci est
celui du Bien-Aim, comme nous l'avons dit en parlant des anxits de son amour. Or ici l'me
est dj en convalescence; elle prend peu peu des forces dans ce second degr; elle va se
disposer passer promptement au troisime degr par le moyen de quelque nouvelle
purification de la contemplation, comme nous le dirons plus loin. Ce degr produit dans l'me

les effets suivants.

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Ce troisime degr de l'chelle d'amour est celui qui fait agir l'me et met en elle ce feu pour
l'empcher de tomber. Le prophte royal en parle quand il dit: Beatus vir qui timet Dominum; in
mandatis ejus volet nimis: Bienheureux l'homme qui craint le Seigneur! Il a un dsir ardent
d'accomplir sa loi (Ps. CXI, 1). Or si la crainte, qui est fille de l'amour, produit un tel dsir,
que ne fera pas l'amour lui-mme? Une fois arrive ce degr, l'me considre comme petites
toutes les grandes choses qu'elle fait pour le Bien-Aim; leur nombre lui semble restreint; le
long temps qu'elle y consacre lui parat court, tant est ardent cet incendie d'amour dont elle est
dj embrase. Ainsi Jacob, aprs avoir servi durant sept annes, considrait comme peu de
chose de servir sept annes encore, tant il brlait d'amour (Gen., XXIX, 20). Or si l'amour de
Jacob pour une crature a eu tant de puissance, que ne pourra pas l'amour pour le Crateur, une
fois qu'il se sera empar de l'me arrive ce troisime degr? L'me est tellement embrase
d'amour de Dieu qu'elle est dans une dsolation profonde et dans un chagrin extrme la vue du
peu qu'elle fait pour Dieu; sa consolation serait, si elle pouvait, de s'immoler mille fois pour lui.
Voil pourquoi elle se regarde comme inutile dans tout ce qu'elle fait; sa vie elle-mme lui
semble perdue. De l nat en elle un autre effet admirable: la persuasion intime qu'elle est la plus
mauvaise des cratures, d'abord parce que l'amour lui enseigne tout ce qu'elle doit Dieu, et
ensuite parce que, comme les oeuvres qu'elle accomplit alors sont nombreuses, mais qu'elle en
voit les dfectuosits et les imperfections, elle tire de toutes un motif de confusion et de chagrin,
quand elle constate qu'elle agit d'une manire si misrable au service d'un si grand Roi. Dans ce
troisime degr elle est bien loin d'avoir des sentiments de vaine gloire ou de prsomption et de
condamner les autres. Tels sont les effets, ainsi que beaucoup d'autres du mme genre, qui
proviennent de ce troisime degr. Aussi l'me y puise-t-elle du courage et des forces pour
monter au degr suivant.
Le quatrime degr de cet escalier d'amour est celui o elle prouve pour le Bien-Aim une
souffrance qui ne la fatigue jamais; car, dit saint Augustin, les fardeaux les plus grands, les plus
fastidieux et les plus pesants ne sont presque rien pour celui qui aime ( Omnia enim saeva et
immania prorsus facilia et prope nulla efficit amor. Sermo IX de Verbis Domini in Evang.
Secundum Matthaeum). Elle tait dans ce degr l'pouse des Cantiques, quand, dsireuse d'tre
dj au dernier, elle disait l'poux: Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum
super brachium tuum; quia fortis est ut mors dilectio; dura sicut infernus aemulatio: Mettezmoi comme un sceau sur votre coeur, comme un sceau sur votre bras; parce que l'amour est fort
comme la mort, et la jalousie inflexible comme l'enfer (Cant., VIII, 6). L'esprit acquiert ici tant
de force, il domine si bien la chair qu'il n'en fait pas plus de cas que l'arbre d'une de ses feuilles.
L'me ne recherche plus en aucune manire son plaisir ou sa consolation soit en Dieu soit en
une crature quelconque; elle ne dsire rien; elle n'a pas la prtention de demander Dieu des
faveurs, car elle voit clairement qu'elle en a t comble. Toute sa proccupation est de chercher
lui plaire en quelque chose et de le servir quelque peu, cote que cote, comme il le mrite et
comme elle y est oblige cause des bienfaits qu'elle en a reus. Aussi s'crie-t-elle de coeur et
d'esprit: Hlas! mon Seigneur et mon Dieu, qu'ils sont nombreux ceux qui vont chercher en
vous la consolation et la joie, et vous demandent des faveurs et des dons! Mais comme ils sont
peu nombreux ceux qui cherchent vous plaire et vous servir quelque peu au prix d'un
sacrifice quelconque ou de leurs intrts particuliers! La faute n'en vient pas de vous, mon
Dieu, car vous tes toujours prt nous accorder de nouveaux bienfaits; elle vient de nous qui
ne savons pas les employer votre service, pour vous obliger nous en accorder toujours.
Ce degr d'amour est trs lev. L'me est si embrase d'amour qu'elle se porte constamment
vers Dieu avec le dsir de souffrir pour lui; aussi vient-il souvent et d'une manire trs ordinaire
lui procurer la joie. Sa Majest la visite en lui procurant les dlicieuses et savoureuses douceurs
de l'esprit. L'amour immense que porte le Verbe Incarn son Amante ne lui permet pas de la

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voir souffrir sans lui apporter du soulagement. C'est ce qu'il nous dit par ces paroles de Jrmie:
Recordatus sum tui, miserans adolescentiam tuam... quando secuta es me in deserto: Je me
suis souvenu de toi, et j'ai compassion de ta jeunesse... lorsque tu m'as suivi dans le dsert
(Jr., II, 2). Au point de vue spirituel, ce dsert signifie le dtachement intrieur de toutes les
cratures o est parvenue l'me, qui ne s'arrte rien et ne se repose en rien. Ce quatrime degr
enflamme l'me de telle sorte et allume en elle un tel dsir de Dieu qu'il la fait gravir le
cinquime degr; ce degr est le suivant.
Le cinquime degr de cet escalier d'amour porte l'me dsirer et rechercher Dieu avec une
sainte impatience. L'amour qui anime l'pouse rechercher le Bien-Aim et s'unir lui est si
ardent que tout retard, si petit qu'il soit, lui parat trs long, trs pnible et insupportable. Elle
s'imagine toujours qu'elle a enfin trouv le Bien-Aim; aussi quand elle se voit due dans ses
esprances, ce qui lui arrive presque chaque instant, elle languit, comme s'exprime le
psalmiste et dit: Concupiscit et deficit anima mea in atria Domini: Mon me soupire et tombe
en dfaillance en soupirant vers les parvis du Seigneur (Ps. LXXXIII, 3). A ce degr l'Amante
ne peut manquer de voir ce qu'elle aime, ou de mourir. Tel est le sentiment de Rachel, qui tait
dsireuse d'avoir des enfants et disait Jacob son poux: Da mihi liberos alioquin moriar:
Donnez-moi des enfants; sans quoi je meurs (Gen., XXX, 1). Ces mes sont affames comme
les chiens qui rdent autour de la cit de Dieu (Ps. LVIII, 15). Sur ce degr de la faim l'me se
nourrit d'amour, et s'en rassasie selon sa faim; aussi peut-elle monter de l au sixime degr qui
produit les effets que nous allons rapporter.
IV
(CHAPITRE XX)
ON EXPOSE LES CINQ AUTRES DEGRS D'AMOUR.

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Le sixime degr fait que l'me court d'un pas lger vers Dieu et l'atteint souvent de ses touches.
Son esprance fortifie par l'amour court sans dfaillance et vole avec lgret. C'est de ce degr
qu'Isae a dit: Qui autem sperante in Domino, mutabunt fortitudinem, assument pennas sicut
aquilae, current et non laborabunt, ambulabunt et non deficient: Ceux esprent en Dieu
prendront de nouvelles forces; ils auront des ailes comme l'aigle; ils courront sans fatigue; ils
marcheront et ne se lasseront point (Is., XL, 31), comme cela leur arrivait au cinquime degr.
A ce degr se rapporte galement ce texte de David: Quemadmodum desiderat cervus ad fontes
aquarum, ita desiderat anima mea ad te, Deus: Comme le cerf soupire auprs les sources d'eau
vive, ainsi mon me soupire aprs toi, mon Dieu (Ps. XLI, 2). Le cerf, en effet, pouss par la
soif, court d'un pied trs lger vers les eaux vives. La cause de cet lgret que l'me possde
ce degr d'amour lui vient de ce que la charit s'est dj trs dilate en elle et qu'elle est presque
compltement purifie de tout, comme le donne encore entendre le psaume dans ce texte: Sine
iniquitate cucurri: Prserve de toute iniquit, j'ai couru vers toi (Ps. LVIII, 5); et dans cet
autre: Vivam mandatorum tuorum cucurri, cum dilatasti cor meum: J'ai couru dans la voie de
vos commandements, lorsque vous avez dilat mon coeur (Ps. CXVIII, 32). Aussi l'me passe
tout de suite de ce sixime degr au suivant.
Le septime degr de cette chelle mystique anime l'me d'une sainte audace; son amour ne se
sert pas de la dlibration du jugement pour attendre, ni d'un conseil pour se retirer; c'est sans
honte qu'elle s'arrte, car les faveurs dont Dieu l'a favorise la portent agir avec beaucoup
d'audace. Aussi de l dcoule ce que nous dit l'Aptre, savoir que la charit croit tout, espre
tout, peut tout (I Cor., XIII, 7). C'est galement de ce degr que parlait Mose quand il disait
Dieu de pardonner son peuple, ou d'effacer son nom du livre de vie (Ex., XXXII, 31). De

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telles mes obtiennent de Dieu tout ce qui leur plat de lui demander. Aussi David a dit:
Delectare in Domino, et dabit tibi petitiones cordis tui: Mettez votre joie dans le Seigneur, et il
vous donnera tout ce que dsire votre coeur (Ps. XXXVI, 4). C'est une fois arrive ce degr
que l'pouse des Cantiques se permit de dire: Osculetur me osculo oris sui: Qu'i me donne un
baiser de sa bouche (Cant., I, 1). Toutefois il faut bien considrer ici que l'me ne doit pas se
permettre cette hardiesse si elle ne sent pas intrieurement que le sceptre du Roi est inclin avec
bienveillance vers elle (Esth., VIII,), dans la crainte d'tre prcipite des degrs qu'elle avait
dj gravis et o elle ne peut se maintenir que par humilit. Aprs cette audace et cette hardiesse
que Dieu donne l'me ce septime degr pour qu'elle se porte lui avec toute la vhmence
de son amour, elle monte au huitime degr. Elle est alors prise par le Bien-Aim qui se l'unit
lui de la faon suivante.
Le huitime degr d'amour attache l'me et l'unit d'une manire indissoluble au Bien-Aim,
comme l'pouse des Cantiques le dit en ces termes: Inveni quem diligit anima mea; tenui eum,
nec dimittam: J'ai trouv celui qu'aiment mon me et mon coeur; je le tiens et je ne le laisserai
point s'en aller (Cant., III, 4). A ce degr d'union, le dsir de l'me est satisfait; il ne l'est pas
nanmoins d'une faon constante. Quelques-uns, en effet, arrivent y mettre le pied, mais
aussitt ils doivent se retirer; s'il n'en tait ainsi et si l'me restait ce degr, elle possderait une
sorte de gloire sur cette terre; aussi ne peut-elle y demeurer qu' de trs courts moments.
Cependant le prophte Daniel, qui tait un homme de dsirs, reut de la part de Dieu l'ordre de
rester ce degr quand il lui fut dit: Tiens-toi sur ton degr, parce que tu es un homme de
dsirs (Dan., X, 11). Aprs ce degr vient le neuvime, qui est celui des parfaits, comme nous
allons l'expliquer.
Le neuvime degr d'amour fait que l'me est embrase pour Dieu d'un amour suave. C'est le
degr des parfaits qui dj se consument d'un amour suave pour Dieu. L'Esprit-Saint leur
communique cet amour plein de suavits et de dlices cause de leur union avec Dieu. Voil
pourquoi saint Grgoire a dit qu'au moment o le Saint-Esprit descendit visiblement sur les
Aptres, ils taient tous embrass intrieurement d'un amour suave. Quant aux faveurs et aux
richesses divines dont l'me jouit en cet tat, il est impossible de les dcrire. On aurait beau
composer sur ce point des volumes et des volumes, que l'on serait loin d'avoir puis le sujet.
C'est pour ce motif que nous n'en disons rien maintenant; nous nous rservons cependant la
facult d'en dire un mot plus loin. J'ajoute seulement que ce degr est suivi du dixime et dernier
degr de cette chelle secrte de l'amour, qui n'appartient dj plus la vie prsente.
Le dixime et dernier degr de cet escalier secret de l'amour fait que l'me s'assimile totalement
Dieu, par suite de la claire vision de Dieu dont elle jouit aussitt d'une manire immdiate;
quand en effet l'me est arrive au neuvime degr, elle n'a plus qu' quitter sa chair. Les mes
de cette sorte sont en petit nombre; comme l'amour a opr en elles une purification complte,
elles ne passent point par le purgatoire. Voil pourquoi saint Matthieu a dit: Beati mundo corde,
quoniam ipsi Deum videbunt: Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu
(Mat., V, 8). Or, comme nous venons de le dire, cette vision est la cause pour laquelle il y a
une similitude totale de l'me avec Dieu, selon cette parole de saint Jean: Scimus quoniam cum
apparuerit, similes ei erimus, quoniam videbimus eum sicuti est: Nous savons que nous serons
semblables lui (I, Jean, III, 2). Cette expression ne veut pas dire que l'me sera aussi
puissante que Dieu, car cela est impossible, mais parce qu'en tout elle deviendra semblable
Dieu; aussi peut-on l'appeler, et elle sera en ralit, Dieu par participation.
Tel est l'escalier secret dont parle l'me ici. Sans doute, il n'est dj plus trs secret pour elle
dans les degrs suprieurs, car l'amour opre en elle de si grands effets qu'il lui dcouvre une
foule de merveilles. Mais une fois qu'elle atteint le dernier degr, celui de la claire vision de
Dieu, le dernier de l'chelle mystique o Dieu se repose, comme nous l'avons dit, il n'y a

dsormais plus rien de cach pour l'me, car elle est totalement assimile Dieu. Aussi notre
Sauveur a dit: Et in illo die me non rogabitis quidquam: Et ce jour-l vous ne m'interrogerez
plus sur rien (Jean, XVI, 23). Mais jusqu' ce que ce jour soit arriv, il y a toujours pour l'me,
si leve qu'elle puisse tre, quelque chose de cach, et ce sera en proportion de ce qui lui
manque pour qu'elle ait une ressemblance parfaite avec la divine Essence.
Voil donc comment cette thologie mystique et cet amour secret portent l'me s'lever audessus de toutes les cratures et d'elle-mme pour monter jusqu' Dieu. Car l'amour est comme
le feu; il s'lve toujours vers les hauteurs pour atteindre le centre de sa sphre.
V

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(CHAPITRE XXI)
ON EXPLIQUE LA PAROLE DGUISE , ET ON DIT QUELLES SONT LES
COULEURS DE CE DGUISEMENT DE L'ME DANS CETTE NUIT.

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Aprs avoir expos les motifs pour lesquels l'me appelle cette contemplation un escalier secret,
il nous reste expliquer le mot dguis, qui est le quatrime de la strophe, et dire pour quelle
raison elle est sortie dguise par cet escalier secret.
Il faut savoir tout d'abord que se dguiser ne signifie pas autre chose que se dissimuler, se
cacher sous un vtement diffrent de celui qu'on porte d'ordinaire, afin de montrer
extrieurement par l le dsir que l'on a dans le coeur de gagner les bonnes grces de celui que
l'on aime ou afin de se drober aux regards des ennemis et de mieux raliser un projet. Et alors
on choisit les vtements ou les travestissements qui signifient mieux les sentiments du coeur, ou
nous mettent davantage l'abri de nos ennemis.
Une fois donc que l'me a t blesse de l'amour du Christ, son poux, elle dsire lui plaire et
gagner ses bonnes grces. Aussi elle sort dguise sous ce vtement qui lui reprsente le plus au
plus vif les affections de son esprit et la protge plus srement contre ses adversaires et ennemis
qui sont le dmon, le monde et la chair. La livre qu'elle prend a trois couleurs principales: le
blanc, le vert et le rouge. Ces couleurs signifient les trois vertus thologales de foi, d'esprance
et de charit. C'est avec elles que non seulement elle gagnera les bonnes grces et les faveurs de
son Bien-Aim, mais qu'elle se trouvera compltement l'abri et en sret contre ses ennemis;
la foi est une tunique intrieure d'une blancheur tellement clatante qu'elle blouit la vue de tout
entendement. Quand l'me s'avance revtue de la foi, le dmon ne peut ni la voir, ni lui nuire;
elle marche alors en toute scurit; cette vertu la protge beaucoup plus que les autres contre le
dmon, qui est son ennemi le plus redoutable et le plus rus. Aussi saint Pierre, qui n'a pas
trouv de meilleur bouclier pour le repousser, nous dit: Cui resistite fortes in fide: Rsistez-lui
en demeurant fermes dans la foi (I Pier., V, 9). L'me, pour obtenir la grce et l'union du BienAim, ne peut se couvrir d'un meilleur vtement intrieur que celui du blanc vtement de la foi,
qui est le principe et le fondement sur lequel reposeront les vtements de toutes les autres
vertus. Car, dit l'Aptre, sans la foi il est impossible de plaire Dieu (Hb., XI, 6). Mais avec
elle, quand elle est vive, il est impossible de ne pas lui plaire. Il nous dit lui-mme par la voix
d'un prophte: Sponsabo te mihi in fide: Je t'pouserai dans la foi (Os. II, 20); c'est comme
s'il disait: Si tu veux, me, t'unir moi et me prendre pour poux, il faut que tu viennes
revtue intrieurement de la foi.
L'me est revtue de ce blanc vtement de la foi quand elle sort de cette nuit obscure de la

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contemplation; c'est alors, comme nous l'avons dj dit, qu'elle s'est avance au milieu des
tnbres et des angoisses intrieures; son entendement ne la soulageait par aucune lumire: elle
n'en recevait pas d'en haut, car il lui semblait que le ciel tait ferm et que Dieu s'tait cach;
elle n'en recevait pas d'en bas, car ceux qui taient chargs de lui procurer la doctrine ne
pouvaient la satisfaire. Elle a souffert nanmoins avec constance et elle a continu endurer ces
preuves sans dfaillir et sans manquer son poux, qui voulait par le moyen de ces
souffrances et de ces tribulations prouver la foi de son pouse, afin qu'elle pt ensuite dire en
toute vrit cette parole de David: Propter verba labiorum tuorum ego custodivi vias duras:
C'est cause des paroles de vos lvres que j'ai suivi des chemins pnibles (Ps. XVI, 4).
Immdiatement au-dessus de cette blanche tunique de la foi, l'me revt un second vtement qui
est de couleur verte. Celui-ci, avons-nous dit, est le symbole de la vertu d'esprance, par laquelle
l'me se dlivre et se dfend du monde, son second ennemi. Cette ferme esprance en Dieu
confre l'me tant de force et tant de vigueur, et lui donne un tel essor vers les choses de la vie
ternelle, que tout l'univers lui parat, comme il l'est en ralit, vide, dsert, mort, et sans valeur
en comparaison de ce qu'elle espre l-haut. Sur cette terre, elle se dpouille de tous les
vtements et de toutes les livres du monde; elle dgage son coeur de tout; elle n'attend rien de
ce qu'il y a ou de ce qu'il y aura sur la terre; elle vit seulement revtue de l'esprance de la vie
ternelle. Aussi son coeur est-il si lev au-dessus du monde que le monde ne saurait arriver
jusqu' lui et se l'attacher; son regard mme ne l'atteint pas. Voil pourquoi l'me dguise sous
le vtement de sa verte livre est en sret complte contre le monde son second ennemi. Saint
Paul, en effet, appelle l'esprance le casque du salut (I Thess., V, 8), c'est l une armure qui
protge toute la tte et la recouvre de telle sorte qu'elle ne laisse dcouvert que la visire
ncessaire la vue. L'esprance a ceci de particulier qu'elle recouvre tous les sens de la tte de
l'me, si bien qu'ils ne se mlent d'aucune des choses de ce monde et son protgs contre toutes
les flches du sicle. Il lui reste seulement une visire par o son regard peut se diriger en haut
et non ailleurs. Tel est le rle ordinaire de l'esprance dans l'me qui n'lve les yeux que pour
regarder du ct de Dieu. C'est l ce qu'prouvait David quand il nous a dit: Oculi mei semper
ad Dominum (Ps. XXIV, 15). Il n'esprait rien d'ailleurs, comme il le dit dans un autre psaume:
De mme que les yeux de la servante sont fixs sur les mains de sa matresse, de mme nos
yeux sont fixs sur le Seigneur notre Dieu, jusqu' ce qu'il ait piti de nous (Ps. XCXII, 2) qui
avons mis en lui notre esprance.
L'me est donc revtue de cette livre verte, et son regard est toujours tourn vers Dieu; elle
dtourne les yeux de tout objet cr et ne s'attache qu' Dieu seul; aussi est-elle tellement
agrable au Bien-Aim qu'on peut dire en toute vrit qu'elle obtient de lui autant qu'elle espre.
C'est pour ce motif que l'poux lui dit dans les Cantiques que par un seul de ses regards elle lui
a bless le coeur (Cant., IV, 9). Sans cette verte livre de l'esprance en Dieu seul il ne convenait
pas l'me de s'vader pour conqurir un tel amour; car elle n'aurait rien obtenu; car c'est la
ferme esprance qui touche le coeur de Dieu et obtient tout de lui.
C'est sous cette livre de l'esprance que l'me s'en va dguise la faveur de cette nuit secrte
et obscure dont nous avons parl. Elle est si dnue de toute possession et de tout appui qu'elle
ne porte ses regards et ses affections que sur Dieu et tient mme sa bouche dans la poussire
pour y trouver l'esprance, comme le dit Jrmie. (Lament., III, 29).
Au dessus de ces vtements blancs et verts, l'me en ajoute un autre couleur rouge pour
complter et perfectionner ce dguisement et cette livre; aussi revt-elle une toge rouge de
toute beaut qui est le symbole de la charit, troisime vertu thologale. Non seulement cette
couleur met en relief les deux autres, mais elle lve tellement l'me qu'elle la place tout prs de
Dieu, si pleine de grce et de beaut que l'me a la hardiesse de dire: Nigra sum, sed formosa,
filiae Jerusalem; ideo dilexit me rex et introduxit me in cubiculum suum: Je suis noire, mais je

suis belle, filles de Jrusalem; aussi le roi m'a-t-il aime et introduite dans sa chambre
(Cant., I, 4).

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Sous cette livre de la charit qui est celle de l'amour, l'me est d'abord protge et dfendue
contre son troisime ennemi, la chair, parce que l o il y a le vritable amour de Dieu, il n'y a
pas l'amour de soi ou de l'intrt personnel; mais de plus les autres vertus sont fortifies; la
charit en effet leur donne de la vigueur et de l'nergie pour soutenir l'me, de la grce et des
attraits pour plaire au Bien-Aim; car sans la charit aucune vertu n'est belle devant Dieu. Elle
est cette pourpre dont parlent les Cantiques et dont l'me se sert pour arriver cette couche d'or
o Dieu repose (Cant., III, 10). C'est donc de cette livre toute de pourpre que l'me tait
revtue lorsque, la faveur d'une nuit obscure, comme nous l'avons dit la premire strophe,
elle est sortie d'elle-mme et de toutes les cratures, tout embrase d'un amour inquiet et est
passe par l'escalier secret de la contemplation pour arriver l'union parfaite d'amour de Dieu,
son salut tant dsir.
Tel est donc le dguisement de l'me lorsque, la faveur de la nuit de la foi, elle monte l'escalier
secret. Telles en sont aussi les trois couleurs, qui sont une admirable disposition pour l'union de
l'me Dieu par ses trois puissances: la mmoire, l'entendement et la volont. La foi, en effet,
met l'entendement dans les tnbres, le prive de toute son intelligence naturelle, et par l le
prpare s'unir la Sagesse divine. L'esprance fait le vide dans la mmoire et la spare de la
possession de tout objet cr, car, comme dit saint Paul, l'esprance tend ce que l'on ne
possde pas: Spes autem quae videtur, non est spes (Rom., VIII, 24). Elle carte donc la
mmoire de ce qu'elle peut possder, et la met dans ce qu'elle espre. Aussi l'esprance en Dieu
seul dispose-t-elle d'une manire d'autant plus pure la mmoire s'unir Dieu, qu'elle la laisse
dans un vide plus profond.
Il en est absolument de mme de la charit. Elle purifie la volont de toutes ses affections et
tendances ce qui n'est pas Dieu pour ne les rapporter qu' lui seul. Aussi dispose-t-elle cette
puissance et l'unit-elle Dieu par amour.
En un mot, comme ces trois vertus ont pour but de sparer l'me de toute ce qui est infrieur
Dieu, elles ont aussi par le fait mme celui d'unir l'me Dieu. Voil pourquoi si l'on ne porte
pas vritablement la livre de ces trois vertus, il est impossible d'arriver la perfection de
l'amour de Dieu. Par consquent, l'me, pour arriver au but de ses dsirs, c'est--dire cette
union avec son Bien-Aim pleine d'amour et de dlices, ne pouvait choisir un vtement plus
ncessaire et un dguisement plus appropri. Mais, de plus, c'est une grande fortune pour elle
que d'avoir russi se revtir de cette livre et d'avoir persvr la porter jusqu'au jour o elle
est enfin parvenue au but aussi dsir que l'tait l'union d'amour; voil pourquoi elle se hte de
dire ce vers:
Oh! l'heureux sort!
ON EXPLIQUE LE TROISME VERS DE LA SECONDE STROPHE.
(CHAPITRE XXII)

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Il est bien clair que ce fut une heureuse fortune pour l'me de russir dans une telle entreprise.
Sa sortie en effet l'a dlivre du dmon, du monde et de sa propre sensualit, comme nous
l'avons dit. Par le fait mme elle a conquis une libert d'esprit prcieuse et dsire de tous; elle
est monte des basses rgions aux rgions suprieures, et de terrestre et humaine qu'elle tait,

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elle est devenue cleste et divine. Elle en est arrive avoir sa conversation dans les cieux,
comme il arrive l'me qui est dans cet tat de perfection, ainsi que je le dirai d'une faon
cependant assez rapide. Car ce qu'il y a de plus important a dj t expliqu quelque peu, bien
que ce ne soit pas autant qu'il le faudrait pour montrer quelles richesses l'me acquiert dans cet
tat et quelle bonne fortune elle a eue d'y passer. Ce que je me suis propos surtout en effet,
dans cet crit, c'est d'expliquer cette nuit de la contemplation beaucoup d'mes qui s'y
trouvaient et qui n'en avaient pas connaissance, comme je l'ai dit dans le prologue. De la sorte,
si elles prouvent de l'pouvante en prsence de si horribles travaux, elles seront encourages
par l'esprance certaine des biens innombrables et si prcieux que Dieu leur fera la grce
d'obtenir.
Outre ce motif de bonne fortune, l'me en a eu encore un autre dont elle parle dans le vers
suivant:
J'tais dans les tnbres et en cachette.
QUATRIME VERS

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(CHAPITRE XXIII)
ON EXPLIQUE LE QUATRIME VERS; ON DIT DANS QUELLE ADMIRABLE
CACHETTE L'ME S'EST TROUVE DURANT CETTE NUIT, ET COMMENT LE
DMON, TOUT EN PNTRANT DANS D'AUTRES DEMEURES TRS LEVES, NE
PNTRE PAS DANS CELLE-CI.

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Cette expression en cachette veut dire en secret ou l'abri des regards. Quand donc l'me dit
qu'elle est sortie dans les tnbres et en cachette, elle ne saurait mieux faire comprendre la
complte scurit dont elle a parl au premier vers de cette strophe, et dont elle a joui lorsqu'elle
suivait le chemin de l'union d'amour de Dieu la faveur de cette obscure contemplation.
Par consquent, lorsque l'me dit: J'tais dans les tnbres et en cachette, elle signifie qu'elle
tait cache au dmon et protge contre ses ruses et ses embches. Le motif pour lequel l'me
qui marche dans l'obscurit de la contemplation est libre et l'abri des embches du dmon,
c'est que la contemplation infuse est reue en elle d'une manire passive et secrte, l'insu des
sens et des puissances tant extrieures qu'intrieures de la partie sensitive. Il rsulte de l qu'elle
est non seulement cache ces puissances et l'abri des obstacles qu'aurait pu lui opposer leur
faiblesse naturelle; mais qu'elle est aussi protge contre le dmon, qui ne peut rien dcouvrir de
ce qui se passe en elle, si ce n'est par l'intermdiaire de ces puissances. Aussi plus les
communications sont spirituelles, intrieures et loignes des sens, et moins le dmon est
capable de les comprendre. Il est donc trs important pour la scurit de l'me que ses rapports
intimes avec Dieu soient de telle sorte que les sens de sa partie infrieure, qui restent dans les
tnbres, les ignorent et ne puissent en avoir connaissance. Ainsi la faiblesse de la partie
sensitive ne sera pas un obstacle la libert de l'esprit, et la communication spirituelle pourra
tre plus abondante; de plus, comme le dmon ne peut pntrer dans une partie si intime, l'me
marche avec plus de scurit. Nous pouvons donc comprendre ce propos cette parole de notre
Sauveur, en la prenant au sens spirituel: Nesciat sinistra tua quid faciat dextera tua: Que votre
main gauche ignore ce que fait votre main droite (Mat., VI, 3). C'est comme s'il avait dit: Que
ce qui se passe droite, ou la partie suprieure et spirituelle de l'me, reste inconnu de votre
gauche, et que cela soit de telle sorte que la partie infrieure de l'me, ou partie sensitive,
l'ignore. Cette communication doit tre un secret absolu entre l'esprit et Dieu. Sans doute, il
arrive trs souvent que ces communications spirituelles faites l'me tant trs secrtes et trs

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intrieures, le dmon n'arrive pas connatre leur nature et leurs qualits; mais au calme et au
profond silence que quelques-unes d'entre elles causent dans les sens et les puissances de la
partie sensitive, il souponne qu'il y en a et que l'me a reu quelque faveur de choix. Voyant
alors qu'il ne peut s'y opposer puisqu'elles se passent dans le fond de l'me, il n'omet rien pour
agiter et troubler la partie sensitive qui est sa porte. Il suscite en elle des souffrances, des
fantmes horribles, des craintes pour inspirer de l'inquitude et du trouble dans sa partie
suprieure et spirituelle, l o sont les biens qu'elle reoit alors et dont elle jouit. Mais trs
souvent, quand la communication d'une telle contemplation n'investit que l'esprit et agit avec
force en lui, les ruses du dmon pour troubler l'me ne lui servent de rien. L'me, au contraire,
n'en tire que plus de profit et d'amour; elle jouit mme d'une paix plus assure. Chose admirable,
ds qu'elle sent la prsence de l'ennemi perturbateur, et sans qu'elle sache ce qui se passe ou
fasse rien par elle-mme, elle s'enfonce dans la partie la plus intime d'elle-mme; elle se rend
trs bien compte qu'elle pntre dans un certain refuge o elle est plus loigne et cache de son
ennemi; de la sorte elle augmente la paix et la joie que le dmon prtendait lui ravir. C'est ainsi
que s'vanouissent toutes les craintes qui lui venaient du dehors; l'me le sent trs clairement.
Aussi se rjouit-elle de voir qu'elle jouit dans le secret avec tant de scurit de cette paix de
l'poux si pleine de douceur et de suavit que le monde et le dmon ne sauraient donner ou
enlever. Elle connat par exprience la vrit de ce que l'pouse des Cantiques dit ce sujet: En
lectulum Salomonis sexaginta fortes ambiunt... propter timores nocturnos: Voici que soixante
braves entourent le lit de Salomon, afin d'carter les frayeurs de la nuit (Cant., III, 7, 8). Elle a
conscience de sa force et de sa paix, quoique bien souvent elle sente que sa chair et ses os sont
tourments par le dehors.
D'autres fois, quand la communication n'est pas trs infuse dans l'esprit et que les sens y
participent, le dmon arrive plus facilement troubler l'esprit et l'agiter de terreurs par
l'intermdiaire des sens. Il cause alors en lui un supplice et un chagrin qui sont beaucoup plus
profonds parfois qu'on ne saurait le dire. Comme le combat s'engage alors ouvertement entre
deux esprits, l'horreur que le mauvais inspire au bon, qui est celui de l'me, est intolrable, s'il
parvient y jeter le trouble. C'est galement ce que nous dit l'pouse des Cantiques qui est
passe par ce tourment, quand elle a voulu descendre dans son recueillement intrieur pour y
jouir de ses biens: Descendi in hortum meum, ut viderem poma convallium, et inspicerem si
floruisset vinea... nescivi; anima mea conturbavit me propter quadrigas Abinadab: Je suis
descendue dans le jardin des noyers pour voir les fruits des valles et regarder si la vigne avait
fleuri... mais je n'ai pu rien savoir; mon me a t toute trouble par les chariots (Cant., VI, 10,
11), c'est--dire par les chars et les bruits affreux d'Abinadab, qui signifie le dmon.
Il arrive d'autres fois, quand Dieu agit par l'intermdiaire du bon Ange, que certaines faveurs
qu'il accorde l'me soient connues du dmon; celui-ci s'aperoit en effet de quelques-unes
d'entre elles: car celles que Dieu confre par le moyen du bon Ange, Dieu permet d'ordinaire
que le dmon en ait connaissance, pour qu'il s'y oppose de toutes ses forces d'aprs les
proportions de la justice et ne puisse allguer de son droit en prtextant qu'on ne lui permet pas
de vaincre l'me, comme il l'a dit de Job (Job, II, 4, 6). Et il en serait de la sorte si Dieu ne
laissait pas une certaine chance de succs entre les deux adversaires, le bon Ange et le mauvais,
pour la conqute de l'me; la victoire de l'un ou de l'autre n'en sera que plus glorieuse; quant
l'me qui sera victorieuse et fidle dans la tentation, elle n'en sera que plus rcompense.
Nous devons donc faire observer que telle est la cause pour laquelle la manire d'agir de Dieu
avec une me ou de se comporter avec elle est, par une permission de sa part, suivie galement
par le dmon. Si l'me est favorise de visions vritables de la part du bon Ange, qui en est
ordinairement l'intermdiaire, alors mme que l'on verrait le Christ, ds lors que le Christ
n'apparat presque jamais personnellement, Dieu permet galement l'ange mauvais de
reprsenter de fausses visions, et ces visions, d'aprs leurs apparences, peuvent facilement jeter

dans l'illusion l'me imprudente, comme cela est frquent.

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Nous en avons une preuve dans l'Exode. Il nous y est racont que tous les vritables prodiges
accomplis par Mose taient contrefaits par les magiciens de Pharaon. Produisait-il des
grenouilles, les magiciens en produisaient galement; changeait-il l'eau en sang, les magiciens
faisaient de mme (Ex., VII, 11, VIII, 7). Ce n'est pas seulement ce genre de visions corporelles
que le dmon imite; il s'ingre galement dans les communications spirituelles qui viennent du
bon Ange; il parvient les voir, comme nous l'avons dit. Job, en effet, nous dit de lui: Omne
sublime videt: Il voit tout ce qu'il y a de sublime (Job, XLI, 25), l'imite et s'y interpose.
Nanmoins, comme ces communications spirituelles n'ont, en tant que telles, ni forme ni figure,
il ne peut les imiter et former de la mme manire que celles qui nous sont reprsentes sous
une image ou une ressemblance matrielle. Aussi pour attaquer l'me d'aprs le mode employ
par le bon Ange pour la visiter, il lui reprsente un esprit plein de terreur; il veut ainsi dtruire
un esprit par un autre esprit. Quand cela arrive au moment o le bon Ange va communiquer
l'me la contemplation spirituelle, l'me n'a pas le temps de se retirer dans le secret de la
contemplation qu'elle ne soit remarque du dmon qui lui inspire alors par sa prsence des
terreurs et des troubles spirituels, parfois trs pnibles. D'autres fois cependant l'me s'chappe
assez promptement pour que l'esprit malin n'ait pas le temps de lui causer des impressions de
terreur. Elle se rfugie alors en elle-mme, favorise efficacement et secourue spirituellement
par son bon Ange.
Parfois le dmon l'emporte et cause l'me des troubles et des terreurs. C'est alors pour elle une
peine qui surpasse tous les tourments de cette vie. Ds lors, en effet, que cette terreur est
communique par un esprit un autre esprit d'une faon claire et quelque peu dgage de tout ce
qui est corporel, elle est plus angoissante que toute la douleur des sens. Elle ne dure pas
longtemps; sans quoi, si l'preuve se prolongeait, l'esprit quitterait le corps, tant est affreux le
tourment que provoque l'esprit mauvais. Une fois l'preuve termine, il en reste un souvenir qui
par lui-mme est suffisant pour causer une peine profonde.
Tout ce que nous venons de dire se passe dans l'me passivement, sans qu'elle puisse y rien faire
ni pour ni contre. Il faut savoir cependant que quand l'Ange bon permet au dmon de prvaloir
contre l'me et de lui inspirer ces sentiments de terreur spirituelle, il a pour but de la purifier; il
la dispose par cette prparation spirituelle quelque grande fte, ou grce cleste que veut lui
accorder Celui qui ne mortifie que pour donner la vie et n'humilie que pour exalter. L'me ne
tarde pas en faire l'exprience. Plus la purification a t obscure et terrible, plus aussi la
contemplation spirituelle dont elle jouit est admirable et remplie de suavit; cette faveur est
mme parfois si leve, qu'aucun langage ne saurait en donner une ide. Ce qui a spiritualis
beaucoup son esprit pour le prparer une si haute faveur, c'est la terreur qui lui a t inspire
par l'esprit mauvais; car ces visions spirituelles appartiennent plus la vie du ciel qu' celle de
la terre; et quand on a l'une, on est prpar pour l'autre.
Ce qui vient d'tre dit s'applique au cas o Dieu visite l'me par le moyen de l'Ange bon, et o
elle n'est pas, comme nous l'avons dit, si compltement dans les tnbres et en sret que
l'ennemi ne l'attaque quelque peu. Mais quand Dieu visite par lui-mme, c'est alors que se
vrifie le vers que nous avons cit; car c'est alors compltement dans l'obscurit et en cachette
de l'ennemi qu'elle reoit les faveurs spirituelles de Dieu. La cause vient de ce que sa Majest
demeure substantiellement dans l'me, ou ni le bon Ange ni le dmon ne peuvent arriver
comprendre ce qui se passe, ou connatre les communications intimes et secrtes qui ont lieu
entre Dieu et l'me. Ces communications, tant faites par Dieu lui-mme, sont compltement
divines et souveraines; elles sont des touches substantielles de l'union de l'me avec Dieu.
Comme il s'agit du plus haut degr d'oraison, une seule d'entre elles communique l'me plus
de biens que tout le reste. Ce sont l les touches que l'pouse demande au commencement des

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Cantiques quand elle dit: Osculetur me osculo oris sui: Qu'il me donne un baiser de sa bouche
(Cant., I, 1). Comme il s'agit d'une chose si intime qui se passe entre Dieu et l'me et d'un bien
vers lequel l'me tend avec la plus vive anxit, elle dsire et estime cette touche de la Divinit
au-dessus de toutes les autres faveurs qu'elle pourrait en recevoir. Aussi, aprs avoir chant dans
les Cantiques une foule de grces reues dj, et n'tant pas encore satisfaite, elle demande ces
touches divines en ces termes: Quis mihi det te fratrem meum sugentem ubera matris meae, ut
inveniam te foris, et deosculer te, et jam me nemo despiciat? Qui me donnera, mon frre,
que tu viennes sucer avec moi le sein de ma mre, de te trouver dehors, de te donner un baise, et
que personne dsormais ne me mprise! (Cant., VIII, 1). Elle donne donc entendre que la
communication doit tre pour elle seule, comme nous le disons, l'cart et l'insu de toutes les
cratures; car tel est le sens de ces paroles; seule et dehors, suant, .... c'est--dire apaisant les
tendances et les affections de la partie sensitive. Cette faveur a lieu quand, l'me jouissant de la
libert d'esprit et la partie sensitive ne pouvant plus par elle-mme ou par le dmon lui faire
obstacle, elle gote la suavit et la paix dont ces biens sont la source. Alors le dmon n'oserait
pas l'attaquer; il n'y russirait pas d'ailleurs: il serait incapable de comprendre ces divines
touches qui se font de la substance de Dieu pleine d'amour la substance de l'me. Ce bien-l
personne ne peut l'obtenir, si ce n'est l'me qui est passe par une purification intime, par le
dnment spirituel et l'abngation de toute crature. Cette opration se fait en cachette, comme
nous l'avons dj dmontr longuement et comme nous le dirons encore propos de ce vers.
C'est donc dans l'obscurit et en cachette, comme nous venons de le dire, que l'me se confirme
peu peu dans l'union avec Dieu par amour. Aussi le chante-t-elle en disant ce vers: J'tais dans
les tnbres et en cachette.
Lorsque ces faveurs s'accordent en cachette, c'est--dire l'esprit seulement, comme nous
l'avons dit, l'me a coutume parfois de trouver, sans savoir comment, la partie suprieure d'ellemme tellement spare et loigne de la partie infrieure et sensitive, qu'elle reconnat en elle
deux parties trs distinctes entre elles. Il lui semble que l'une n'a rien voir avec l'autre, tant
elles sont loignes et spares l'une de l'autre. En vrit, il en est ainsi d'une certaine manire;
car l'opration qui s'accomplit, tant toute spirituelle, n'a aucun rapport avec la partie sensitive.
De la sorte l'me devient peu peu toute spirituelle, et dans le secret de la contemplation unitive
elle apaise d'une faon presque complte ses passions et ses tendances spirituelles. Voil
pourquoi, parlant de sa partie suprieure, l'me dit immdiatement ce dernier vers:
Tandis que ma demeure tait dj en paix.
ON ACHVE D'EXPLIQUER LA SECONDE STROPHE.
(CHAPITRE XXIV)

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Le sens de ce vers semble le suivant: Lorsque la partie suprieure de mon me tait dj purifie
comme sa partie infrieure, ses tendances et ses puissances, je suis sortie la recherche de
l'union d'amour avec Dieu. Nous avons dj dit que la nuit obscure fait la guerre l'me, la
combat et la purifie de deux manires; elle attaque la partie sensitive et la partie spirituelle ainsi
que leurs sens, leurs puissances et leurs passions; or c'est de deux manires galement,
concernant ces deux parties sensitive et spirituelle, ainsi que leurs puissances et tendances, que
l'me arrive la paix et au repos. Voil pourquoi, comme nous l'avons dit, on a rpt ce vers;
on l'a mis une fois dans cette strophe et une fois dans la strophe prcdente, pour signifier les
deux portions de l'me, la spirituelle et la sensitive; car l'une et l'autre, avant de sortir la
recherche de l'union d'amour avec Dieu, doivent tre tout d'abord rformes, ordonnes,
pacifies d'aprs cet tat d'innocence o se trouvait Adam, bien que l'me ne soit pas encore

compltement libre des tentations de la partie infrieure. Ainsi ce vers, qui dans la premire
strophe se rfrait la paix de la partie infrieure et sensitive, se rfre particulirement dans la
seconde strophe la partie suprieure et spirituelle; voil pourquoi on l'a rpt.

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Ce repos et cette quitude de cette demeure spirituelle, l'me les obtient d'une manire
habituelle et parfaite, autant que le permet la condition de cette vie, par le moyen de ces actes en
quelque sorte substantiels d'union divine dont nous venons de parler. Dieu les a produits en elle
en cachette, l'insu du dmon, des sens et des passions qui ne l'ont point trouble; et nous le
rptons, l'me s'est peu peu purifie, fortifie; aussi a-t-elle pu contracter d'une faon stable et
dans le repos la divine union, ou ses fianailles avec le Fils de Dieu. Voil pourquoi ds que
l'me a pacifi, fortifi et runi ces deux demeures avec toutes les puissances et toutes leurs
facults, et que de plus elle les a assoupies et rduites au silence par rapport toutes les choses
d'en haut et d'en bas, la divine Sagesse se l'unit immdiatement. Elle en prend possession par un
nouveau lien d'amour. C'est alors que s'accomplit ce qu'elle nous dit: Dum quietum silentium
contineret omnia, et nox in suo cursu medium iter haberet, omnipotens sermo tuus de caelo a
regalibus sedibus prosilivit: Lorsque toutes les cratures reposaient dans un paisible silence et
que la nuit tait au milieu de sa course, votre parole toute-puissante est descendue du ciel et de
son trne royal (Sag., XVIII, 14). C'est aussi ce que l'pouse nous donne entendre quand
elle dit dans les Cantiques: Quand j'eus dpass les soldats qui veillent autour de la ville, qui
m'ont blesse et se sont empars de mon manteau, j'ai rencontr celui que mon coeur aime
(Cant., V, 6, 7). On ne peut pas arriver cette union sans une grande puret, et cette puret ellemme ne s'acquiert pas sans un dtachement profond de tout le cr et sans une pnible
mortification. Tout cela est signifi par ce fait que l'pouse des Cantiques a t dpouille de
son manteau, et qu'elle a t blesse durant la nuit alors qu'elle tait la recherche de l'poux;
car elle ne pouvait prendre le manteau nouveau des fianailles auquel elle aspirait avant d'avoir
rejet l'ancien. Voil pourquoi celui qui refusera de sortir durant la nuit obscure dont nous avons
parl pour aller la recherche du Bien-Aim, qui ne voudra ni se dpouiller de sa volont
propre, ni exercer la mortification, comme faisait l'pouse, mais prtend le trouver dans son lit
de repos et au milieu de ses aises, n'y arrivera jamais. Cette me, en effet, nous dit elle-mme
que, si elle l'a trouv, c'est en s'vadant travers les tnbres, toute angoisse d'amour.
STROPHE TROISIME
(CHAPITRE XXV)
Dans cette heureuse nuit, Je me tenais dans le secret, personne ne me voyait, Et je n'apercevais
rien Pour me guider que la lumire Qui brlait dans mon coeur.
EXPLICATION

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l'me continue la mtaphore ou ressemblance qu'il y a entre la nuit naturelle et cette nuit
spirituelle. Elle chante et exalte les excellentes proprits que cette dernire possde. Car c'est
la faveur de la nuit de contemplation qu'elle les a trouves et s'en est empare pour arriver
promptement et srement au but dsir. Elle en dsigne trois.
La premire, dit-elle, consiste en ce que dans cette bienheureuse nuit de contemplation Dieu la
conduit par un chemin si solitaire et si secret, si dgag et loign des sens, que rien, mme de
ce qui les concerne, ni une crature quelconque, n'est capable de l'atteindre de faon la
troubler ou l'arrter dans la voie de l'union d'amour.

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La seconde proprit dont elle parle a pour cause les tnbres spirituelles de cette nuit o toutes
les puissances de la partie suprieure de l'me sont dans l'obscurit. Aussi l'me ne voit-elle rien,
ne peut rien voir, ni s'arrter quoi que ce soit en dehors de Dieu pour aller lui. Dsormais elle
est dgage de tous les obstacles, formes, figures ou connaissances naturelles qui d'ordinaire
empcheraient son union constante Dieu.
La troisime proprit, c'est que l'me n'est plus attache quelque lumire particulire et
intrieure de l'entendement ni un guide extrieur pour en recevoir quelque satisfaction dans ce
sentier lev; elle en est, au contraire, prive dans ces tnbres profondes qui l'environnent.
L'amour seul qui l'anime alors la sollicite et la presse de donner son coeur au Bien-Aim; c'est
lui qui la meut, qui la guide et la fait prendre le vol vers son Dieu, sans qu'elle sache comment
ni de quelle manire.
Voici le premier vers:
Dans cette heureuse nuit.

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