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Alors, Heureuse - Jennifer Weiner

Alors, heureuse ?

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Alors, Heureuse - Jennifer Weiner

Alors, heureuse ?

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JENNIFER

WEINER
ALORS,
HEUREUSE ?
Traduit de lamricain par Roxane
Azimi
Titre original :
GOOD IN BED

publi par Pocket Books, a division


of Simon & Schuster Inc., New
York.
By arrangement with Linda
Michaels Limited, International
Literary Agents.
Ce livre est une uvre de fiction, les
noms, les personnages, les lieux et
les vnements sont le fruit de
l'imagination de lauteur ou utiliss
fictivement. Toute ressemblance
avec des personnes relles, vivantes
ou mortes, des vnements ou des
lieux serait pure concidence.

ma famille

La maison, cest si triste. Elle


reste comme on la quitte, Moule
dans le confort du dernier sen
tre all,
Comme pour mriter leur retour.
Au lieu de quoi, prive De
quiconque amadouer, elle dprit,
Nayant pas le cur dignorer ces
larcins Et retourner en ltat de sa
premire lance,
Tentative allgre pour que les
choses
soient
comme
elles
devraient,
Depuis longtemps inaboutie. Tu

peux voir comment ctait : Regarde


les tableaux et largenterie.
La musique dans le tabouret de
piano. Cette orfvrerie.
Philip LARKIN
(Traduction Jacques Nassif, La
Diffrence)
Lamour nest pas du tout, du
tout, du tout ce quon dit.
Liz Phair

PREMIRE
PARTIE
Alors, heureuse ?

1
Tu las vu ? a demand
Samantha.
Je me suis penche sur mon
ordinateur pour que ma rdactrice
en chef ne mentende pas, vu que
ctait une conversation prive.
Vu quoi ?
Oh, rien. Aucune importance.
On parlera quand tu seras rentre
chez toi.
Vu quoi ? ai-je redemand.
Rien, a rpt Samantha.
Samantha, tu ne mas encore
jamais appele pour rien en pleine

journe. Allez, accouche.


Elle a pouss un soupir.
OK, mais souviens-toi : on ne
tire pas sur le messager.
L, jai commenc minquiter.
Moxie. Le dernier numro.
Cannie, il faut que tu ten procures
un tout de suite.
Pourquoi ? Que se passe-t-il
? Suis-je sur la liste des femmes les
plus mal fringues ?
Descends la rception et va
en chercher un. Jattendrai.
avait lair important. Samantha,
en plus dtre ma meilleure amie,
tait aussi avocate chez Lewis,

Dommel et Fenick. Samantha


laissait attendre les gens, quand elle
ne faisait pas dire par son assistante
quelle tait en runion.
Elle-mme nattendait jamais.
Cest un signe de faiblesse ,
mavait-elle dclar. Jai senti un
petit
frisson
danxit
me
chatouiller lchine.
Jai
pris
lascenseur
pour
descendre dans le hall du
Philadelphie. Examiner, salu de la
main lagent de scurit et me suis
approche du kiosque journaux,
o
jai
trouv M o x i e sur le
prsentoir ct des publications
r i v a l e s , Cosmo,
Glamour
et

Mademoiselle. Ctait difficile de le


rater, avec le top model paillettes
et les gros titres accrocheurs :
Revenez-y, tous les secrets de
lorgasme rptition ! et
Quatre trucs imparables pour avoir
des fesses en bton ! . Aprs un
bref instant de dlibration, jai
attrap un sachet de M&Ms, rgl
le caissier occup mastiquer un
chewing-gum et je suis remonte.
Samantha tait toujours en ligne.
Page 132 , ma-t-elle dit.
Je me suis assise et, aprs avoir
enfourn une poigne de M&Ms,
jai feuillet le magazine jusqu la
page 132, consacre la chronique

Alors, heureuse ? , tenue par les


hommes et cense clairer la
lectrice lambda sur les attentes - ou
les non-attentes - de son partenaire.
Au dbut, les lettres navaient
aucun sens mes yeux. Finalement,
jai russi dcrypter. Aimer une
ronde , disait le titre. Sign : Bruce
Guberman. Bruce Guberman avait
t mon petit ami pendant un peu
plus de trois ans, jusqu ce quon
dcide de faire un break, il y avait
trois mois de cela. Et la ronde en
question,
ctait
trs
vraisemblablement moi.
Vous savez, quand dans un livre
dpouvante un personnage dit :

Mon cur sest arrt le battre ?


Eh bien, cest ce qui mest arriv.
Rellement. Puis mon cur sest
remis cogner, dans mes poignets,
ma gorge, les extrmits de mes
doigts. Mrs cheveux se sont
hrisss sur ma nuque. Javais les
mains glaces. Jentendais le sang
bourdonner dans mes oreilles
tandis que je lisais la premire ligne
de larticle : Jamais je noublierai
le jour o jai dcouvert que ma
petite amie pesait plus que moi.
La voix de Samantha semblait
venir de loin, de trs loin.
Cannie ? Cannie, tu es l ?

Je vais le tuer ! ai-je

suffoqu.
Respire profondment, mat-elle conseill. Tu inspires par le
nez, tu expires par la bouche.
Betsy, ma rdactrice en chef, a
jet un coup dil perplexe travers
la cloison qui sparait nos bureaux.
a va ? a-t-elle articul en
silence. Jai ferm les yeux. Mon
casque entre-temps avait atterri sur
la moquette.
Respire !
Jentendais la voix de Samantha
comme
un
cho
grle
en
provenance du sol. Jtais en train
de haleter, de mtouffer. Je sentais

le chocolat et des bouts de coquille


en sucre sur mes dents. Je voyais la
citation quils avaient mise en
exergue, en caractres roses et gras,
au centre de la page. Aimer une
ronde, avait crit Bruce, est un acte
de courage dans le monde
daujourdhui.
Je ny crois pas ! Je narrive pas
croire quil ait fait a ! Je vais le
tuer !
Pendant ce temps, Betsy stait
approche de mon bureau et
essayait de lire par-dessus mon
paule le magazine ouvert sur mes
genoux. Gabby, ma vilaine consur,
lorgnait dans notre direction : ses

petits yeux marron guettaient un


signe de malaise, ses doigts
boudins reposaient sur le clavier,
histoire
dexpdier
illico
la
mauvaise nouvelle ses copines.
Jai referm le magazine dun coup
sec et, aprs une profonde
inspiration, jai congdi Betsy dun
geste de la main.
Samantha attendait. Tu ntais
pas au courant ?

Au courant de quoi ? Quil


considrait le fait de sortir avec moi
comme un acte de courage ? Jai
tent desquisser un ricanement
sardonique. Jaimerais bien le voir
ma place, tiens.


Tu ne savais donc pas quil
bossait pour Moxie ?
Jai consult les pages du dbut,
o les journalistes ayant particip
au numro bnficiaient dune
brve description au-dessous dun
miniportrait en noir et blanc. Bruce
tait bien l, avec ses cheveux longs
flottant dans un vent qui ne pouvait
tre quartificiel. On aurait dit
Yanni,
ai-je
pens
peu
charitablement,
le
Grec
aux
chansons sirupeuses. Lauteur de
la chronique Alors, heureuse ?,
Bruce
Guberman, se joint ce mois-ci
la rdaction de Moxie. Journaliste

free-lance
du
New
Jersey,
Guberman travaille actuellement
lcriture de son premier roman.
Son premier roman ? ai-je
dit. Enfin, glapi, plutt. Des ttes se
sont tournes. De lautre ct de la
cloison, Betsy a de nouveau eu lair
inquite, et Gabby sest mise
pianoter. Il ment, ce sale con !
Je ne savais pas quil crivait
un roman, a dit Samantha, sans
doute presse de changer de sujet.
Il est peine capable dcrire
un mot de remerciement.

Vous deux, cest fini


dfinitivement ?


Mais pas du tout , ai-je
rtorqu, revenant la page 132.
Je ne me serais jamais cru
attir par le genre dodu, ai-je lu.
Mais en rencontrant C., jai t
sduit par son esprit, son rire, ses
yeux ptillants. Son corps, ai-je
dcid, je pourrais apprendre vivre
avec.
Je vais LE TUER !
Alors tue le et ferme-la , a
marmonn Gabby, remontant ses
lunettes aux verres pais tir trois
centimtres sur son nez.
Betsy tait debout une fois de
plus ; mes mains tremblaient, et,

soudain, il y a eu des M&Ms


partout sur le plancher, crissant
sous les roulettes le ma chaise.
Il faut que jy aille , ai-je lait
Samantha en raccrochant.
Jai d my reprendre trois lois
pour composer le numro de Bruce,
et, quand sa bote vocale ma
calmement informe quil ntait
pas disponible pour prendre mon
appel, je me suis dgonfle, jai
raccroch et jai rappel Samantha.
Alors, heureuse? Mon cul. Je
devrais tlphoner son rdacteur
en chef, Cest de la publicit
mensongre. A-t-on vrifi ses
rfrences, hein ? Personne ne ma

appele.

Cest la colre qui te fait


parler , a dit Samantha. Depuis
quelle frquentait son prof de yoga,
elle tait devenue trs philosophe.
Attir par le genre dodu ? Les
larmes me picotaient les paupires.
Comment a-t-il pu me faire a ?
Tu as tout lu ?
Non, juste le dbut.

Il vaudrait peut-tre mieux


ne pas lire la suite.
Pourquoi, cest pire ?
Samantha a soupir. Tu tiens
vraiment le savoir ?


Non. Oui. Non. Jai
attendu. Samantha a attendu. Oui.
Dis-moi.
Elle a soupir de nouveau. Il te
compare ... la Lewinsky.
Rapport mon physique ou
mes pipes ? Jai essay de rire,
mais cest sorti comme un sanglot
trangl.
Et il en rajoute des tonnes sur
ta... attends que je le retrouve. Sur
ton amplitude.
Oh, mon Dieu !
Il dit que tu es succulente, at-elle enchan pour me rassurer. Et
gironde. Ce nest pas un vilain mot,

pas vrai ?

Bon sang, pendant tout le


temps quon a t ensemble, il na
jamais dit...
Tu las jet. Il ten veut.
Je ne lai pas jet ! ai-je cri.
On faisait un break, cest tout ! Et il
trouvait aussi que ctait une bonne
ide !

Voyons, que pouvait-il faire


dautre ? Tu dis : nous avons besoin
de temps pour souffler. Soit il
accepte et part en se cramponnant
ce qui lui reste de dignit, soit il te
supplie de ne pas le quitter, et cest
lamentable. Il a choisi de se

cramponner sa dignit.
Jai pass les mains dans mes
cheveux chtains qui marrivaient
au menton en mefforant dvaluer
lampleur des dgts. Qui dautre
avait vu larticle ? Qui dautre savait
que C., ctait moi ? Lavait-il
montr tous ses amis ? Ma sur
lavait-elle vu ? Ou bien, Dieu men
prserve, ma mre ?
Il faut que jy aille , ai-je
rpt Samantha. Jai pos les
couteurs et me suis leve pour
contempler la salle de rdaction :
des dizaines dindividus entre deux
ges, blancs pour la plupart, en
train de taper sur leur ordinateur ou

masss autour dun poste de


tlvision pour regarder CNN.
Quelquun sait-il comment on
se procure une arme dans cet tat ?
ai-je lanc la cantonade.
On travaille actuellement sur
le sujet, a dit Larry, le rdacteur
charg des questions urbaines, petit
barbu la mine perplexe qui prenait
tout au pied de la lettre. Mais,
mon avis, la lgislation est assez
laxiste l-dessus.

Il y a un dlai dattente de
deux semaines, a gliss un reporter
sportif.
Seulement pour les moins de

vingt-cinq ans, a prcis lassistant


dun chef de rubrique.
Tu confonds avec la location
de voitures, a ripost le sportif,
mprisant.
On va se renseigner, Cannie,
a promis Larry. Tu es presse ?

Plutt, oui. Je me suis


assise pour me relever aussitt. La
peine de mort est toujours en
vigueur en Pennsylvanie, nest-ce
pas ?
On travaille actuellement sur
le sujet, a rpondu Larry sans
sourire.
a ne fait rien, tant pis.

Je me suis rassise et jai rappel


Samantha.
Tu sais quoi? Je ne vais pas le
tuer. La mort, cest beaucoup trop
doux pour lui.

Tout ce que tu voudras, a


acquiesc Sam, loyale.

Tu viens avec moi ce soir ?


On va lui tendre une embuscade
dans son parking.
Pour faire quoi ?
Je trouverai dici l.
Javais connu Bruce Guberman
dans une soire, o javais eu
limpression de vivre une scne de
la vie dune autre. Il ne mtait

encore jamais arriv de rencontrer


un garon qui flashe sur moi au
point de demander me revoir le
soir
mme.
Dhabitude,
je
memploie vaincre leur rsistance
grce mon esprit, mon charme et
gnralement un dner maison
autour dun poulet casher lail et
au romarin. Avec Bruce, pas besoin
de poulet. Avec Bruce, a t facile.
Poste dans un coin du salon,
do javais une vue densemble sur
toute la pice plus un accs direct
la sauce piquante lartichaut,
jtais en train dimiter la compagne
de ma mre, Tanya, essayant de
manger une patte de crabe gant

dAlaska avec le bras en charpe.


Donc, la premire fois o jai vu
Bruce, javais un bras plaqu contre
la poitrine, la bouche grande
ouverte et le cou tordu en un angle
particulirement
grotesque,
pendant que je mefforais daspirer
la chair dune pince imaginaire. Jen
tais tout juste au moment o je me
fourrais accidentellement la patte
de crabe dans la narine droite, et je
crois bien que javais de la sauce
piquante lartichaut sur la joue,
lorsque Bruce sest approch. Il
tait grand, bronz, avec un bouc,
une queue de cheval blond sale et
un doux regard brun.

Hum, excusez-moi, a-t-il dit.


Vous vous sentez bien ?
Jai hauss les sourcils. Trs
bien.
Vous aviez lair un peu... Sa
voix - agrable, quoique un peu
haute - mourut dans un murmure.
Bizarre ?

Une fois, jai vu quelquun


qui avait une attaque. a
commenc comme a.
Entre-temps, mon amie Brianna
stait ressaisie. Sessuyant les yeux,
elle lui a agripp la main.
Bruce, je te prsente Cannie.
Elle tait en train de faire une

imitation.
Ah , a fait Bruce. Plant l, il
se sentait visiblement bte.
Pas de problme, ai-je dit. Cest
aussi bien que vous mayez
interrompue. Ce ntait pas trs
sympa de ma part.
Ah , a-t-il rpt.
Jai continu parler. Vous
comprenez, jessaie dtre plus
gentille. Cest ma rsolution pour la
nouvelle anne.
Nous sommes en fvrier, a-til fait remarquer.

Je suis assez lente au


dmarrage.


Ma foi, a-t-il conclu, au
moins vous essayez. Il ma souri
et sest loign.
Jai pass le reste de la soire
glaner des informations. Il tait
venu avec un garon que Brianna
connaissait depuis la fac. Les
bonnes nouvelles : il tait tudiant
de
troisime
cycle,
donc
passablement intelligent, et juif
comme moi. Il avait vingt-sept ans.
Jen avais vingt-cinq. a collait. Et
puis, il est drle , a dit Brianna
avant dannoncer les mauvaises
nouvelles. a faisait trois ans, peuttre plus, que Bruce travaillait sur
son doctorat, et il habitait dans le

centre du New Jersey, plus dune


heure de chez nous. Il faisait des
piges et donnait un ou deux cours
particuliers, subsistant grce une
petite bourse et surtout largent
de ses parents.
Gographiquement indsirable,
a t le verdict de Brianna.

Belles mains, ai-je object.


Belles dents.
Il est vgtarien.
Jai grimac. Depuis quand ?
Depuis la fac.
Bof, je peux men arranger.
Il est... Brianna sest tue.

En libert conditionnelle ? ai-je


plaisant. Accro aux analgsiques ?

Un peu immature, a-t-elle


fini par dire.

Cest un mec. Jai hauss


les paules. Ils le sont tous, non ?

Elle sest mise rire. Cest un


brave garon. Va lui parler. Tu
verras.
Toute la soire, je lai observ, et
jai senti quil mobservait aussi.
Mais il na rien dit jusqu ce quon
se spare, et je suis partie plus que
due. Voil un moment que je
navais crois personne susceptible

de me plaire, et le grand tudiant


Bruce aux belles mains et aux belles
dents mtait apparu, du moins
premire
vue,
comme
une
possibilit.
Quand jai entendu des pas
derrire moi, je nai pas un instant
song lui. Jai pens ce quaurait
pens nimporte quelle femme
vivant dans une grande ville
lorsquelle entend des pas rapides
derrire elle, quil est minuit pass
et quelle se trouve entre deux
rverbres. Jai jet un coup dil
autour de moi tout en ttonnant
la
recherche
de
la
bombe
paralysante accroche mon porte-

cls. Il y avait un rverbre au coin


de la rue, une voiture gare
dessous. Jai dcid de paralyser
provisoirement
quiconque
me
suivait, de briser une vitre de la
voiture dans lespoir de dclencher
lalarme, de hurler au meurtre et de
prendre mes jambes mon cou.
Cannie ?
Jai fait volte-face. Il tait l,
souriant timidement.
Hol , a-t-il dit, riant de ma
peur.
Il ma raccompagne chez moi. Je
lui ai donn mon numro de
tlphone. Il ma appele le

lendemain soir, et on a parl


pendant trois heures, de tout :
tudes, parents, son doctorat,
lavenir de la presse crite.
Jaimerais te voir, ma-t-il dclar
une heure du matin, pendant que
je me disais que si on continuait
parler, je serais une vraie loque le
lendemain au bureau.
Eh bien, on va fixer une date.
Non. Maintenant.
Deux heures plus tard, aprs
stre tromp de direction en
sortant du pont Ben Franklin, il
tait de nouveau ma porte : plus
grand que dans mon souvenir,
chemise carreaux et pantalon de

jogging, avec un sac de couchage


qui sentait la colonie de vacances
sous le bras et un sourire timide
aux lvres. Et voil lhistoire.
Aujourdhui, plus de trois ans
aprs notre premier baiser, trois
mois aprs notre dcision de faire
un break et quatre heures aprs
avoir dcouvert quil avait inform
le monde entier par voie de presse
que jtais ronde, je faisais face
Bruce sur le parking devant son
immeuble o je lui avais donn
rendez-vous. Il clignait des yeux
deux fois de suite, comme quand il
tait nerveux. Ses bras taient
chargs. Il y avait la gamelle en

plastique bleu que je gardais chez


lui pour mon chien Troufi ; dans un
cadre en bois rouge, la photo de
nous deux sur une falaise Block
Island ; une crole en argent qui
avait lu domicile sur sa table de
chevet depuis une ternit ; trois
chaussettes, un flacon moiti vide
de Chanel N 19 ; des tampons ; une
brosse dents.
Trois annes de bricoles, gares
sous le lit, enfouies dans une
crevasse du canap. lvidence,
Bruce profitait de notre entrevue
pour faire dune pierre deux coups :
encaisser mon courroux la suite
de son papier et me rendre mes

affaires. Ctait comme un coup au


plexus, tout mon bric--brac de fille
entass dans un carton de Chivas
quil avait d rcuprer chez le
marchand de spiritueux en rentrant
de son travail - preuve matrielle
que tout tait bel et bien fini entre
nous.
Cannie, a-t-il commenc,
impassible, toujours en papillotant
des yeux dune faon que je trouvais
particulirement rpugnante.

Bruce, ai-je rpondu,


mefforant de raffermir ma voix.
Alors, a avance, ce roman ? Jy
tiens la vedette galement ?
Il a lev les sourcils, mais sans

rien dire.
Rappelle-moi, ai-je poursuivi,
quel stade de notre relation je tai
autoris partager les dtails
intimes de notre vie de couple avec
plusieurs millions de lecteurs ?
Il a hauss les paules.
Nous ne sommes plus en
couple.
On faisait un break.
Bruce ma gratifie dun petit
sourire condescendant.
Allez, Cannie. On sait tous les
deux ce que a signifie.
Jai dit ce que je pensais, ai-je
rtorqu,
lil
noir.
Mais,

apparemment, jtais la seule.


Ben voyons, a rpliqu Bruce,
essayant de me fourrer le carton
dans les bras. Je ne sais pas
pourquoi tu en fais tout un pial. Je
nai rien dit de mal. Il sest
redress. A mon avis, larticle tait
plutt gentil.
a ne mest pas souvent arriv
dans ma vie dadulte, mais pour une
fois je suis reste littralement sans
voix.
Tu as fum? Avec Bruce,
ctait une question rhtorique.
Tu mas traite de grosse dans
un magazine. Tu mas tourne en

ridicule. Et tu crois que tu nas rien


fait de mal ?

Sois raliste, Cannie. Tu es


grosse. Il a baiss la tte. Mais
a ne signifie pas que je ne tai pas
aime.
La bote de tampons a rebondi
sur son front, et son contenu sest
rpandu sur le parking.
Charmant, a constat Bruce.

Espce de salaud !
Pantelante, je me suis humect les
lvres. Mes mains tremblaient. Jai
rat mon coup. La photo a ricoch
sur son paule avant de se briser
sur le bitume. Jai du mal

imaginer comment jai pu, ne


serait-ce quune seconde, envisager
srieusement de tpouser.
Avec un haussement dpaules,
Bruce sest pench pour ramasser
les protections fminines et les
clats de bois et de verre quil a
jets dans le carton. Notre photo, il
la laisse par terre.
Cest la chose la plus minable
quon mait jamais faite, ai-je dit,
ravalant mes larmes. Je veux que tu
le saches. Mais, au moment
mme o ces mots sortaient de ma
bouche, jai su que ce ntait pas
vrai. Dans lordre gnral des
choses, le dpart de mon pre avait

indniablement t pire. Cest lune


des nombreuses raisons que javais
den vouloir mon pre il ma
prive jamais de la possibilit de
dire un autre homme : Cest la
pire chose qui me soit arrive, en
tant sincre.
Bruce a de nouveau hauss les
paules. Je nai plus me soucier
de tes sentiments. Tu me las fait
comprendre clairement. Il sest
redress. Je mattendais de la
colre - quelque chose de
passionnel, mme -, tout sauf ce
calme
exasprant,
teint
de
condescendance. Cest toi qui as
voulu ceci, rappelle-toi.

Je voulais faire un break. Je


voulais du temps pour rflchir.
Jaurais d te jeter. Tu es...
court de qualificatifs, je cherchais le
mot qui tue, pour quil se sente ne
serait-ce quune fraction aussi mal,
aussi furieux et honteux que je
ltais. ... tu es petit , ai-je lch
finalement, investissant cet adjectif
de
connotations
les
plus
infamantes, pour lui montrer que je
le trouvais petit non seulement en
esprit, mais partout ailleurs aussi.
Il na pas rpondu. Il ne ma
mme
pas
regarde.
Il
a
simplement tourn les talons.
Samantha avait laiss le moteur

en marche. a va ? a-t-elle
demand quand je me suis glisse
sur le sige du passager, serrant le
carton sur ma poitrine. Jai hoch la
tte en silence. Samantha devait
srement me trouver ridicule. Mais
dans ce genre de situation je ne
pouvais
gure
escompter
sa
comprhension. Avec son mtre
soixante-quinze, ses cheveux noir
de jais, sa peau claire et ses
pommettes ciseles, Samantha
ressemble Anjelica Huston jeune.
Et
puis,
elle
est
mince.
Naturellement,
incommensurablement mince. Si
on lui donnait choisir entre tous

les mets du monde, elle opterait


sans doute pour une belle pche
frache et des biscottes au bl
complet. Si elle ntait pas ma
meilleure amie, je la harais, et
mme, bien quelle soit ma
meilleure amie, il est parfois
difficile de ne pas envier quelquun
qui peut se passer de manger,
contrairement moi, qui finis
galement ses plats quand elle na
plus faim. Le seul problme que son
physique lui ait jamais caus, cest
un excs dattention masculine. Il
mtait impossible de lui faire
comprendre ce que ctait que de
vivre dans un corps comme le mien.

Elle ma lanc un regard rapide.


Alors, hum, je suppose que tout
est fini entre vous deux ?
Tu las dit , ai-je acquiesc
dun air morne. Ma bouche avait un
got de cendre, mon visage reflt
dans la vitre du passager paraissait
ple et cireux. Jai contempl le
carton, ma boucle doreille, mes
livres, le tube de rouge lvres
MAC
que
javais
cru
irrmdiablement perdu.
a va ? a demand Samantha
avec douceur.
Tout baigne.
Tu veux quon aille boire un

verre? Ou dner, peut-tre ? Tu veux


aller au cinma ?
Jai serr le carton plus fort,
fermant les yeux pour ne pas voir
o nous tions, ne pas suivre le
trajet de la voiture le long dune
route qui autrefois me conduisait
lui. Je crois que je prfre rentrer.

Mon rpondeur clignotait quand


je suis arrive la maison. Un,
deux, trois, il y avait trois messages.
Je les ai ignors. tant mes
vtements de travail, jai enfil ma
salopette et un T-shirt et je suis
alle, pieds nus, dans la cuisine. Du
conglateur, jai sorti une canette de

citronnade Minute Maid. Sur


ltagre suprieure du placard, jai
attrap un demi-litre de tequila. Jai
vers les deux dans un shaker, pris
une
cuillre,
une
grande
inspiration, une grosse goule, je
me suis installe sur mon canap
en jean et je me suis force lire.
Aimer
une
ronde Bruce
Guberman
Jamais je noublierai le jour o
jai dcouvert que ma petite amie
pesait plus que moi.
Elle tait partie faire du vlo, et
moi je regardais le foot tout en
feuilletant les magazines sur sa
table basse, quand je suis tomb sur

son dossier Weight Watchers : un


carnet pour noter ce quelle avait
mang, quel moment, ce quelle
comptait manger ensuite et si elle
buvait bien ses huit verres deau
par jour. Il y avait son nom. Son
numro de cliente. Et son poids, que
mon ducation mempche de
rvler ici. Il suffit de dire que le
chiffre ma choqu.
Je savais que C. tait une femme
forte. Plus forte en tout cas que les
filles quon voit la tl, qui
gambadent en maillot de bain ou
bien voguent de sitcom en srie
mdicale. Et certainement plus
forte que les filles que javais

frquentes jusque-l.
Quoi, ai-je pens, mprisante,
toutes les deux ?
Je ne me serais jamais cru attir
par le genre dodu. Mais en
rencontrant C., jai t sduit par
son esprit, son rire, ses yeux
ptillants. Son corps, ai-je dcid, je
pouvais apprendre vivre avec.
Ses paules taient aussi larges
que les miennes, ses mains presque
aussi grandes, et des seins au
ventre, des hanches jusqu la pente
des cuisses, elle tait tout en
courbes douces, chaleureusement
accueillantes. Quand je la tenais
dans mes bras, javais limpression

davoir trouv un havre de paix.


Dtre rentr chez moi.
Mais sortir avec elle tait
nettement moins agrable. Peuttre tait-ce la faon dont javais
intgr les attentes de la socit, ses
diktats concernant les gots
masculins et lapparence fminine.
Plus vraisemblablement, ctait son
attitude elle. C. tait une vaillante
combattante sur le front du poids.
Avec son mtre soixante-quinze, un
gabarit dailier, et une masse que
lui aurait envie nimporte quel
footballeur professionnel, C. avait
du mal passer inaperue.
Je sais bien que si cela avait t

possible, si force de courber le


dos, de rentrer la tte dans les
paules, de porter des pulls noirs
informes, elle avait pu disparatre
du monde matriel, elle laurait fait
instantanment, elle ne tirait aucun
plaisir de tout ce que j'aimais, de sa
taille, de son amplitude, de sa
voluptueuse, gironde opulence.
Javais beau lut rpter quelle
tait belle, je sais quelle ne me
croyait pas. J'avais beau lui rpter
que a navait pas dimportance, je
sais que pour elle cela en avait. Ce
ntait que ma voix, et la voix du
monde tait plus forte. Je sentais sa
honte comme quelque chose de

palpable, qui marchait ct de


nous dans la rue, se lovait entre
nous dans une salle de cinma,
blotti l en attendant que quelqu'un
dise la pire insulte qui existait ses
yeux : grosse .
Et je savais que ce ntait pas de
la paranoa. On entend longueur
de temps qutre gros est le
prjudice le moins acceptable, que
les gros sont la seule cible autorise
dans notre monde politiquement
correct. Sortez avec un Rubens, et
vous venez quel point cest vrai.
Vous verrez comment les gens la
regardent, et comment ils vous
regardent parce que vous tes avec

elle. Essayez de lui acheter de la


lingerie pour la Saint-Valentin, et
vous vous apercevrez que les tailles
s'arrtent
l
o
la
sienne
commence. Chaque fois que vous
allez au restaurant, vous la voyez
sur des charbons ardents, cartele
entre ce qu'elle a envie de manger et
ce qu'elle doit manger, entre ce
qu'elle doit manger et ce quelle est
cense manger en public.
Et ce quelle doit dire.
Je me souviens, lpoque de
lhistoire de Monica
Lewinsky, C., qui est journaliste,
a crit un plaidoyer passionn en
faveur de la stagiaire de la Maison-

Blanche trahie par Linda Tripp


Washington, et plus encore par ses
amies de Beverly Hills, occupes
vendre leurs souvenirs de Monica
P e o p l e . Aprs la parution de
larticle, C. a reu beaucoup de
lettres dinjures, y compris la lettre
dun type qui commenait par : Je
peux dire daprs ce que vous
crivez que vous tes trop grosse et
que personne ne vous aime. Et
cette lettre-l - ce mot-l - la
perturbe plus que tout le reste. On
aurait dit que si ctait vrai lhistoire du surpoids , alors le
fait de ntre aime de personne
devait tre vrai galement. Comme

si ressembler la Lewinsky tait


pire que dtre tratre ou carrment
crtin. Comme si tre grosse tait
un crime.
Aimer une ronde est un acte de
courage
dans
le
monde
daujourdhui, et peut-tre mme un
acte vain. Car, en aimant C., je
savais que jaimais quelquun qui
ne se croyait pas digne damour.
Maintenant que tout est fini, je
ne sais o diriger ma colre et ma
tristesse. Contre un monde qui lui a
fait prendre son corps - toute sa
personne - en grippe et la empche
de se sentir dsirable. Contre C.
pour navoir pas eu la force de

dpasser limage que le monde lui


renvoyait. Ou contre moi-mme qui
ne lai pas aime suffisamment
pour laider croire en elle.
Jai pleur tout au long de
Mariages de stars , recroqueville
par terre au pied du canap ; les
larmes me coulaient sur le menton
et trempaient mon T-shirt pendant
que des top models diaphanes
prononaient lune aprs lautre le
oui fatidique. Je pleurais Bruce,
qui mavait comprise bien mieux
que je ne len avais cru capable et
qui peut-tre mavait aime plus
que je ne le mritais. Il aurait pu
tre tout ce que je dsirais, tout ce

que javais espr. Il aurait pu tre


mon mari. Et javais tout foir.
Maintenant, je lavais perdu pour
de bon. Lui et sa famille - lune des
choses que javais le plus aimes
chez Bruce. Si on mavait demand
de citer un couple idal, jaurais dit :
ses parents. Son pre, qui portait
des favoris et avait des yeux aussi
doux que ceux de Bruce, tait
dermatologue. Sa famille faisait son
bonheur. Je ne saurais le dire
autrement, ni quel point a me
laissait pantoise. Compte tenu de
mes rapports avec mon propre pre,
Bernard Guberman mapparaissait
sous les traits dun Martien. Il aime

rellement
son
enfant
!
mmerveillais-je. Il a vraiment
envie dtre avec lui ! Il se souvient
de dtails de la vie de Bruce !
Laffection quil semblait me vouer
tenait peut-tre moins ma
personne quau fait que jtais : a)
juive, et donc un parti potentiel ; b)
employe temps complet, et donc
pas ouvertement intresse ; et c)
un facteur dquilibre pour son fils.
Mais je ne cherchais pas savoir
pourquoi il tait gentil avec moi. Je
me contentais de me rchauffer sa
bont chaque fois que jen avais
loccasion.
Audrey, la mre de Bruce, tait

un brin intimidante, avec ses ongles


manucurs dont la couleur ne
manquait pas de figurer dans le
Vogue du mois suivant, sa coiffure
impeccable et une maison tout en
verre, avec de la moquette blanche
partout et sept salles de bains,
toutes immacules. Audrey la plusque-parfaite, lappelais-je devant
mes amies. Mais, une fois quon
avait pass sur lhistoire de la
manucure, elle savrait gentille
galement. Bien quenseignante de
formation,
quand
je
lavais
rencontre, sa vie professionnelle
tait loin derrire elle, et elle
travaillait temps complet comme

pouse, mre et bnvole :


association de parents dlves, chef
scout et prsidente de Hadassah,
celle sur laquelle on peut toujours
compter pour organiser le piquenique annuel de la synagogue ou le
bal communautaire en hiver.
Linconvnient, avec des parents
pareils, me disais-je, ctait que a
tuait toute ambition. Mes propres
parents divorcs et les crdits
contracts pour mes tudes me
poussaient grimper toujours plus
haut dans lchelle, vers un nouvel
emploi, une nouvelle commande ;
pour gagner plus dargent, plus de
reconnaissance, pour la notorit,

dans la mesure o lon peut devenir


clbre en racontant la vie des
autres. Quand jai dbut dans un
petit canard au milieu de nulle part,
charge de couvrir les accidents de
circulation et les runions de la
commission des gouts, je nai eu
de cesse que de rentrer dans un
plus gros journal, et une fois que
jai fini par y arriver, quinze jours
plus tard jenvisageais dj daller
plus loin.
Bruce, lui, sest laiss vivre tout
au long de ses tudes, donnant des
cours par-ci par-l, faisant des piges
; il gagnait deux fois moins que moi,
et ses parents casquaient pour

lassurance de sa voiture (et pour la


voiture, par la mme occasion),
laidaient pour son loyer et lui
filaient cent dollars chaque fois
quil les voyait, plus des sommes
astronomiques
pour
les
anniversaires,
Hanoukka
ou
simplement comme a. Relax, me
disait-il, quand je me glissais hors
du lit tt le matin pour travailler sur
une nouvelle ou quand je passais
mon samedi envoyer nos lettres
de candidature aux magazines newyorkais.
Tu
devrais
profiter
davantage de la vie, Cannie.
Javais parfois limpression quil
aimait simaginer en personnage

des
premires
chansons
de
Springsteen - genre adolescent
romantique, passionn et rageur, en
rvolte contre le monde en gnral
et son pre en particulier, cherchant
celle qui le sauverait. Sauf que les
parents de Bruce ne lui avaient
fourni aucun prtexte rbellion :
ni travail abrutissant lusine, ni
svre autorit patriarcale, et
srement pas la pauvret. Une
chanson de Springsteen, a ne
durait gure plus de trois minutes,
avec thme, refrain et vertigineux
solo de guitare, sans prendre en
compte la vaisselle, le linge sale, le
lit dfait et mille autres petits

signes de considration et de bonne


volont qui constituaient une vie de
couple. Mon Bruce prfrait se la
couler douce, passer des heures
lire le journal du dimanche, fumer
de la came haut de gamme, rver de
plus gros journaux, de meilleures
commandes, sans se donner trop de
mal pour les obtenir. Une fois, au
dbut de notre relation, il avait
envoy ses coupures de presse
l'Examiner pour rcolter un
laconique Recontactez-nous dans
cinq ans sur carte postale. Il avait
fourr la rponse dans une bote
chaussures, et on nen a plus jamais
reparl.

Mais il tait heureux. Ma tte


est vide, a mest gal , me
chantait-il, citant Grateful Dead, et
je me forais sourire. Ma tte
moi ntait jamais vide, et si a
devait marriver un jour, a ne me
serait pas gal du tout.
Et quoi a ma mene, toute
cette agitation ? me disais-je en
sirotant mon espce de granit
alcoolis mme le shaker. Quelle
importance ? Il ne maimait plus.
Je me suis rveille aprs minuit,
effondre sur le canap. a cognait
dans ma tte. Puis je me suis rendu
compte quon tait en train de
cogner ma porte.

Cannie ?
Me rasseyant, jai mis un
moment localiser mes mains et
mes pieds.
Cannie, ouvre cette porte
immdiatement. Je minquite pour
toi.
Ma mre. Oh, mon Dieu, non.
Cannie !
Je me suis roule en boule, me
souvenant quelle mavait appele
dans la matine, il y avait un
million dannes, pour me dire
quelle serait en ville pour le Bingo
Gay, et que Tanya et elle
passeraient me voir aprs. Je me

suis leve, teignant lhalogne


aussi discrtement que jai pu, ce
qui na pas t une franche russite,
vu que jai renvers la lampe au
passage. Troufi a hurl et grimp
dans le fauteuil, lair rprobateur.
Ma mre sest remise cogner.
Cannie !

Va-ten, ai-je rpondu


faiblement. Je suis... nue.
Certainement pas ! Tu es en
salopette, en train de boire de la
tequila et de regarder La Mlodie
du bonheur.
Tout cela tait vrai. Que puis-je
dire ? Jadore les comdies

musicales. Surtout LA MLODIE


DU BONHEUR - et notamment la
scne o Maria rassemble la
progniture von Trapp sur son lit au
cours dun orage et chante My
Favorite Things. a lair tellement
cosy, tellement douillet - comme a
la t chez nous, lespace dune
minute, jadis, il y a des lustres.
Jai entendu des messes basses
derrire la porte : la voix de ma
mre, puis une autre, plus grave,
genre fume de Marlboro filtre
travers du gravier. Tanya. Celle de
lcharpe et de la patte de crabe.
Cannie, ouvre, la fin !
Je me suis assise avec difficult,

puis je me suis trane dans la salle


de bains o jai allum la lumire
pour examiner la situation, ainsi
que mon apparence. Visage macul
de larmes, prsent. Cheveux,
chtain clair avec des mches
cuivres, coups au carr et
ramens derrire les oreilles,
prsents
galement.
Pas
de
maquillage. Promesse - enfin,
ralit - dun double menton. Joues
rebondies, paules arrondies, seins
bonnet D, doigts boudins, hanches
paisses,
gros
cul,
cuisses
solidement muscles sous une
tremblotante couche de lard. Mes
yeux paraissaient particulirement

petits, comme sils essayaient de se


cacher dans les plis de mon visage,
et il y avait quelque chose davide,
daffam, de dsespr dans leur
expression. Des yeux de la couleur
de locan Marthas Vineyard,
dun beau vert translucide. Mon
meilleur
atout,
ai-je
pens
tristement. Jolis yeux verts et
sourire ironique, en coin. Un si
joli visage , disait ma grand-mre
en me soulevant le menton, puis
secouant la tte pour viter de
parler du reste.
Me voici donc. Vingt-huit ans,
bientt la trentaine. Ivre. Grosse.
Seule. Mal-aime. Et, le pire de

tout, un clich, Ally McBeal et


Bridget Jones runies, ce qui devait
peu prs correspondre mon
poids,
avec
deux
lesbiennes
dtermines cognant ma porte. Le
mieux, ai-je dcid, tait de me
cacher dans la penderie et de faire
la morte.
Jai une cl , a menac ma
mre.
Jai arrach le shaker Troufi.
Minute ! ai-je cri. Jai relev la
lampe et entrouvert la porte. Ma
mre et Tanya se tenaient devant
moi, vtues de sweats capuche
identiques, la mine pareillement
soucieuse.

coutez, ai-je dit. Tout va bien.


Jai simplement sommeil, je vais
donc me coucher. On pourra en
parler demain.
On a lu larticle de Moxie, a
prcis ma mre.

Tout va bien, ai-je rpt.


Bien, bien, bien, bien.
Son bulletin de bingo la main,
ma mre semblait sceptique. Tanya,
elle, semblait comme son
habitude
avoir
envie
dune
cigarette, et dun verre, et que moi,
mon frre et ma sur ne soyons
jamais ns, afin quelle puisse avoir
ma mre pour elle toute seule et
quelles
aillent
vivre
en

communaut Northampton.
Tu mappelles demain ? a
demand ma mre.
Promis. Et jai ferm la porte.
Mon lit avait tout dune oasis
dans le dsert, dun banc de sable
dans une mer dchane. Jai titub
vers lui et je me suis croule sur le
dos, bras et jambes carts, telle
une toile de mer taille quarante-six
pingle sur la couette. Jaimais
beaucoup mon lit - la jolie couette
bleu ciel, les moelleux draps roses,
la pile doreillers, chaque taie dune
couleur diffrente : une violette,
une orange, une jaune ple et une
crme. Jadorais le jet de lit

volants Laura Ashley et la


couverture en laine rouge de mon
enfance. Le lit, ctait peu prs la
seule chose qui ne clochait pas chez
moi, me suis-je dit, lil riv au
plafond qui tournait dune manire
alarmante, tandis que Troufi me
rejoignait dun bond.
Je regrettais davoir dit Bruce
que je voulais faire un break. Je
regrettais de lavoir rencontr. Je
regrettais de navoir pas pris la fuite
ce soir-l, de navoir pas couru,
couru sans me retourner.
Je regrettais dtre devenue
journaliste. Jaurais mieux fait de
travailler dans une ptisserie : il

maurait suffi de casser des ufs, de


mesurer la farine et de rendre la
monnaie ; personne ne maurait
insulte et on aurait mme trouv
a normal que je sois grosse.
Chaque
bourrelet,
chaque
centimtre de peau dorange
tmoignerait de lexcellence de mes
produits.
Jaurais voulu changer de place
avec
lhomme-sandwich
qui
baladait le panneau SUSHI FRAIS
dans Pine Street lheure de midi,
distribuant des bons de rduction.
Jaurais voulu tre quelquun
danonyme, dinvisible. Jaurais
voulu tre morte.

Je me suis vue mallonger dans la


baignoire, scotcher un mot sur le
miroir, approcher une lame de
rasoir de mes poignets. Puis jai
imagin
Troufi,
perplexe
et
gmissant, griffant le rebord de la
baignoire et se demandant pourquoi
je ne me relevais pas. Jai imagin
ma mre en train de trier mes
affaires et tombant sur le numro
tout corn de Penthouse dans mon
tiroir du haut, plus la paire de
menottes fourrure rose que Bruce
mavait offertes pour la SaintValentin. En finale, jai imagin les
ambulanciers
peinant
pour
descendre les trois tages avec mon

cadavre mouill. Ce quelle est


lourde, celle-l , dirait lun deux.
Bon, daccord. Le suicide ntait
pas dactualit. Je me suis enroule
dans la couette, ajustant loreiller
orange sous ma tte. Le scnario
ptisserie/femme-sandwich, bien
que tentant, avait peu de chances de
se raliser. Je voyais mal comment
annoncer a dans la revue des
anciens lves. Les diplms de
Princeton, lorsquils sortaient des
sentiers battus, avaient plutt
tendance acqurir des ptisseries,
quils transformaient ensuite en
une
chane
de
boutiques
franchises,
lesquelles
leur

rapportaient
des
millions.
Dailleurs,
cette
histoire
de
ptisseries
ne
serait
quun
divertissement de quelques annes,
le temps dlever les gosses qui
apparatraient invariablement dans
la revue des anciens lves vtus de
minuscules costumes noir et orange
avec linscription Promotion 2012
! sur leurs prcoces petites
poitrines.
Ce que je voulais, pensais-je, le
visage enfoui dans loreiller, ctait
redevenir petite fille. Couche dans
mon lit dans la maison de mon
enfance, au chaud sous la couette
aux dessins rouges et marron, en

train de lire malgr lheure tardive.


Jentendrais la porte souvrir, mon
pre entrer et sarrter en silence au
pied du lit. Je sentirais le poids de
son amour et de sa fiert comme
quelque chose de tangible, comme
une vague deau tide. Javais envie
quil pose sa main sur ma tte, ainsi
quil le faisait lpoque, je voulais
entendre le sourire dans sa voix
quand il dirait : Toujours en train
de lire, Cannie ? tre petite et
aime. Et mince. Voil ce que je
voulais.
Je me suis retourne, jai cherch
ttons ma table de chevet et jai
attrap un papier et un stylo. Perdre

du poids, ai-je crit avant de


marrter pour rflchir. Trouver
un nouveau jules, ai-je ajout.
Vendre script. Acheter grande
maison avec jardin clos. Trouver
ma mre copine plus acceptable.
Quelque part entre le moment o
jai
marqu Entretenir coiffure
lgante et pens Faire que Bruce
sen morde les doigts, je me suis
finalement endormie.
Alors, heureuse ? Tu parles. Il
avait un sacr culot de signer de son
nom une rubrique de conseils en
matire de sexualit, vu le peu de
personnes quil avait frquentes et
son manque dexprience avant

quil ne mait rencontre.


Javais couch avec quatre
garons - trois relations durables et
une passade en premire anne de
fac - quand on sest connus, Bruce
et moi, et je mtais largement
clate avec cinq ou six autres.
Jtais peut-tre ronde, mais je
lisais Cosmopolitan depuis lge de
treize ans et je savais my prendre
avec
les
diffrentes
pices
dquipement. Du moins, personne
ne stait jamais plaint.
Jtais donc quelquun daverti.
Et Bruce... non. Il stait fait jeter
plusieurs fois comme un malpropre
au lyce, une poque o il avait de

gros problmes de peau, et avant


quil ne dcouvre que lherbe et une
queue de cheval exeraient une
attraction indniable sur un certain
type de filles.
Quand il stait point le premier
soir avec son sac de couchage et sa
chemise carreaux, il ntait certes
pas puceau, mais il navait jamais
vcu une vraie relation de couple et
il navait jamais t amoureux. Il
tait la recherche de lme sur,
tandis
que
moi, sans
tre
impermable lide de rencontrer
lhomme de ma vie, je cherchais
essentiellement...
appelez
a
affection, attention. Bon, trs bien,

appelez a sexe.
On a commenc sur le canap,
assis lun ct de lautre.
Jai pris sa main. Elle tait moite
et glace. Lorsque, ngligemment,
jai pos un bras sur son paule et
coll ma cuisse contre la sienne, je
lai senti trembler. a ma touche.
Jai eu envie dtre douce avec lui,
jai eu envie dtre gentille. Prenant
ses deux mains dans les miennes, je
lai fait lever. On va se coucher ?
Nous sommes alls dans ma
chambre, main dans la main, et il
sest allong sur mon futon, les
yeux grands ouverts et luisants
dans lobscurit. On aurait dit quil

tait dans un fauteuil de dentiste.


Appuye sur un coude, je lui ai
chatouill la joue avec mes cheveux.
Quand je lai embrass dans le cou,
il a pouss une exclamation
touffe, comme si je lavais brl,
et quand jai gliss ma main
lintrieur de sa chemise et tir
doucement sur les poils de sa
poitrine, il a souffl dune voix
infiniment tendre : Ah, Cannie.
Mais
ses
baisers
taient
horriblement baveux, sa langue me
transperait,
et
ses
lvres
semblaient
se
drober
en
rencontrant les miennes, si bien
que javais le choix entre les dents

et la moustache. Ses mains taient


rigides et maladroites.
Ne bouge pas, ai-je chuchot.

Dsol, a-t-il murmur,


accabl. Jai tout faux, hein ?
Chut.
Mes lvres contre son cou, sur la
peau douce o sarrtait sa barbe, je
lui ai caress la poitrine, effleur la
braguette. Rien. Pressant mes seins
contre son flanc, jai embrass son
front, ses paupires, le bout de son
nez, avant de faire une nouvelle
tentative. Toujours rien. Voil qui
tait curieux. Jai dcid de lui
apprendre un truc, de lui montrer

comment me rendre heureuse, quil


arrive bander ou pas. Il
mattendrissait normment, ce
type dun mtre quatre-vingts avec
une queue de cheval et lexpression
de quelquun quon va lectrocuter
au lieu de... ceci. Jai enroul mes
jambes autour dune des siennes,
jai pris sa main et lai glisse dans
ma culotte. Nos regards se sont
croiss, et il ma souri. Jai plac ses
doigts l o il fallait, ma main pardessus la sienne, je lui ai montr ce
quil devait faire et jai boug contre
lui, lui offrant le bnfice de ma
sueur, mon haltement et mes
gmissements. Puis jai enfoui mon

visage dans son cou et, mes lvres


contre son oreille, jai murmur :
Merci. Jai senti le got du sel.
Transpiration ? Des larmes, peuttre ? Mais il faisait noir, et je nai
pas cherch savoir.
On sest endormis dans cette
position : moi en culotte et T-shirt,
love contre lui ; lui avec sa
chemise moiti dboutonne, ses
sous-vtements, son pantalon de
jogging, ses chaussettes. Et quand
la lumire a filtr par les fentres,
quand on a ouvert les yeux et quon
sest regards, a t comme si on
se connaissait depuis bien plus
longtemps quune seule nuit.

Comme si on navait jamais t


trangers.
Bonjour, ai-je chuchot.
Tu es belle , a-t-il dit.
Jai dcid que je pourrais fort
bien mhabituer entendre a le
matin. Bruce a dcid quil tait
amoureux. On est rests ensemble
pendant trois ans, et on a appris des
choses lun au contact de lautre. Il
a fini par tout me raconter : son
exprience limite, quil tait soit
bourr, soit dfonc, mais toujours
trs timide, les rejets quil avait
essuys en premire anne de fac et
comment il avait rsolu dtre
patient. Je savais quun jour

jallais rencontrer la fille quil me


faut , ma-t-il dit avec un sourire,
en me serrant dans ses bras. On a
mis a au point - les choses quil
aimait, les choses que jaimais,
celles quon aimait tous les deux.
Certaines taient tout fait
classiques. Dautres, suffisamment
coquines pour provoquer quelques
haussements de sourcils mme
d a n s Moxie,
qui
publiait
rgulirement des rvlations
croustillantes sur le sexe ! .
Mais ce qui me plombait, ce pour
quoi jen avais gros sur la patate en
me rveillant le lendemain matin,
moite et la bouche pteuse aprs

ma cuite la tequila, ctait le titre


de la chronique. Alors, heureuse ?
Ctait un mensonge. Non pas
quil ait t un spcialiste du sexe,
le coup du sicle... non, cest quon
stait aims autrefois. On avait t
heureux ensemble.

2
Cest le tlphone qui ma
rveille samedi matin. Trois
sonneries, puis plus rien. Une pause
de dix secondes, trois nouvelles
sonneries, puis nouveau plus rien.
Ma mre ntant pas une fana des
rpondeurs, si elle savait ou si elle
croyait que jtais chez moi, elle
continuait dappeler jusqu ce que
je dcroche. Toute rsistance tait
vaine.
Cest vraiment dgueulasse, aije dit en guise de bonjour.
Cest maman lappareil.

Je suis sous le choc. Tu peux


me rappeler plus tard ? Sil te plat.
Il est trs tt. Je suis trs fatigue.
Arrte de pleurnicher, a-t-elle
ordonn dun ton brusque. Tu as la
gueule de bois, voil tout. Passe me
chercher dans une heure. On va
une dmonstration publique de
cuisine.
Non, ai-je dit. Pas question.
Tout en sachant pertinemment que
jaurais beau protester, me plaindre,
invoquer
dix-sept
excuses
diffrentes, midi je serais l-bas,
tasse sur mon sige pendant que
ma mre commenterait haut et fort
linfortun choix du menu et les

talents culinaires du chef.


Bois de leau. Prends une
aspirine. On se voit dans une heure.
Mman, sil te plat...
Bien sr, tu as lu larticle de
Bruce. Les transitions subtiles, a
na jamais t son fort.
Ouais.
Ma sur Lucy, abonne Moxie
et fervente lectrice de tout ce qui
touchait la fminit, se faisait
toujours envoyer le magazine
notre adresse. Mais peut-tre taitce Bruce... La seule ide de cette
conversation - Je vous appelle
juste pour vous dire que jai publi

un article ce mois-ci et que a lair


davoir beaucoup perturb Cannie
ma donn envie de me cacher
sous le lit. supposer que jarrive
my glisser. Je ne voulais pas me
montrer dans un monde o Moxie
tait prsent chez les marchands de
journaux, dans les botes aux
lettres. Jtais couverte de honte,
comme si javais port un norme
C. carlate, comme si les gens qui
me voyaient savaient que jtais la
fille d Alors, heureuse ? , la
grosse qui avait largu le garon qui
avait essay de la comprendre et de
laimer.
coute, je sais que tu es

perturbe...
Je ne suis pas perturbe, ai-je
ripost schement. a va trs bien.

Ah bon. Ce ntait
visiblement pas la rponse
laquelle elle sattendait. Je truve
que cest assez mesquin de sa part.
Mais cest un type mesquin,
ai-je dit.
Il ne ltait pas avant. Cest a
qui est surprenant.
Je me suis affaisse sur les
oreillers. Mon cur me faisait mal.
Va-t-on dbattre de sa
mesquinerie maintenant ?
Peut-tre plus tard, a admis

ma mre. Allez, tout lheure.


Les maisons dans la banlieue o
jai grandi se divisent en deux
catgories : celles o les parents
sont rests maris, et les autres.
premire vue, les deux types
dhabitations se ressemblent :
vastes demeures de style colonial,
construites au petit bonheur, avec
quatre ou cinq chambres, bien
lcart de la rue sans trottoirs,
chacune sur un demi-hectare de
terrain. La plupart sont peintes
dans des tons traditionnels, avec
moulures et volets dune couleur
vive : une maison gris ardoise avec
des volets bleus, par exemple, ou

bien une maison beige clair avec


une porte rouge. Une longue alle
de gravier mne la maison, et
souvent il y a une piscine derrire.
Mais regardez dun peu plus prs
- ou, mieux encore, passez-y un
moment - et vous commencerez
entrevoir la diffrence.
Les maisons du divorce sont
celles o on ne livre plus dengrais,
celles o le type des parcs et jardins
ne sarrte plus le matin aprs une
tempte. Regardez, et vous verrez
soit une procession dadolescents
boudeurs, soit la matresse de
maison en personne, qui sortent
pour ramasser les feuilles, tondre la

pelouse, bcher, tailler eux-mmes.


Ce sont les maisons o la Camry,
lAccord ou le monospace de
maman ne sont pas changs tous
les ans, mais se contentent de
vieillir tout doucement, et o la
seconde voiture, si elle existe, serait
une poubelle roulante achete
doccasion par petite annonce plutt
quune Honda Civic compltement
dpouille, mais flambant neuve,
ou, si les gosses ont vraiment de la
chance, le cabriolet que papa a
largu quand la crise de la
quarantaine est passe.
Il ny a pas de jardin paysager,
pas de grandes rceptions au bord

de la piscine, pas douvriers faisant


un ramdam du diable sept heures
du matin pour ajouter un nouveau
bureau ou agrandir la chambre
coucher des parents. Les peintures
durent quatre ou cinq ans au lieu de
deux ou trois et commencent
seffriter srieusement quand on
entreprend enfin de les refaire.
Mais l o a se voit le plus, cest
le samedi matin, au moment de ce
que mes copines et moi avons
baptis le dfil des papas. Vers dix
ou onze heures, un samedi sur
deux, les alles dans notre rue et les
rues voisines se remplissent de
voitures, les voitures des hommes

qui ont autrefois vcu dans ces


grandes maisons de quatre ou cinq
chambres. Un un, ils sortent,
remontent lalle, sonnent la
porte de la maison o ils ont dormi
dans le pass et rcuprent leurs
gamins pour le week-end. Les
journes, disaient mes copines,
taient remplies de toutes sortes
dextravagances : expditions dans
les magasins, au centre commercial,
au zoo, au cirque, djeuner dehors,
dner dehors, cinma avant et aprs.
Tout tait bon pour passer le temps,
meubler les mornes minutes entre
enfants et parents qui soudain
navaient plus grand-chose se dire,

une fois quils avaient puis leur


stock de civilits (dans le cas dun
parcours lamiable sans fautes) ou
crach leur venin (dans les cas
contests o les parents exhibaient
leurs faiblesses et infidlits
respectives devant un juge - puis,
par extension, devant un public de
bavards et, pour finir, devant leurs
propres enfants).
Toutes
mes
copines
connaissaient la chanson. Mon
frre, ma sur et moi en avions eu
un aperu juste aprs la sparation
de mes parents, avant que mon pre
annonce quil voulait moins jouer
un rle de pre que celui dun oncle,

et que nos visites du week-end ne


correspondaient pas sa vision des
choses. Le samedi, on dormait sur
le canap dans son appartement
lautre bout de la ville - un endroit
exigu et poussireux bourr de
coteux matriel hi-fi et de postes
de tlvision dernier cri, avec soit
trop de photos de ses enfants, soit
la fin pas de photos du tout. Chez
papa, on se blottissait, Lucy et moi,
sur
le
maigre
matelas
du
convertible
dont
le
chssis
mtallique nous rentrait dans les
ctes, pendant que Josh dormait
par terre dans un sac de couchage.
On mangeait uniquement au

restaurant.
Peu
de
papas
nouvellement clibataires savaient
cuisiner ou avaient le dsir
dapprendre. La plupart, en fait,
attendaient larrive dune pouse
de rechange ou dune petite amie
pour leur remplir le frigo et les
accueillir le soir avec un bon dner.
Le dimanche matin, lheure de
la messe ou de lcole hbraque, le
dfil recommenait, mais cette fois
en sens inverse : les voitures
sarrtaient pour dgorger les
gamins qui trottinaient dans lalle
en sefforant de ne pas courir ou de
ne
pas
trop
montrer
leur
soulagement, tandis que les pres

sefforaient de ne pas repartir trop


vite, essayant de se rappeler que
ctait cens tre un plaisir, pas une
corve. Ils venaient pendant deux,
trois,
quatre
ans.
Puis
ils
disparaissaient - remaris, pour la
majeure partie dentre eux, ou parce
quils avaient dmnag.
Au fond, notre situation navait
rien de dramatique - ce ntait
quand mme pas le tiers-monde.
On ne connaissait ni les souffrances
physiques ni la faim. Mme si notre
niveau de vie avait baiss, on tait
bien mieux loti dans la banlieue de
Philadelphie que dans la plupart des
rgions du globe... voire des tats-

Unis. Nos voitures taient peut-tre


plus vieilles, nos vacances moins
fastueuses et nos piscines pas
vraiment immacules, mais nous
avions nanmoins des voitures, des
vacances, des piscines dans nos
jardins et un toit au-dessus de nos
ttes.
Par ailleurs, les mres et les
enfants avaient appris se soutenir
mutuellement. Le divorce nous a
enseign le systme D et la
meilleure faon de rpondre la
chef scout quand elle nous
demandait ce quon souhaitait
apporter au banquet de la fte des
pres. ( Un pre tait la rponse

prfre.) Chacun de nous sest


forg une carapace de dsinvolture ;
avant darriver lge de seize ans,
on formait dj une bande de
cyniques en herbe.
Tout de mme, je me suis
souvent
demand
ce
que
ressentaient
les
pres
en
sengageant dans la rue quils
avaient
jadis
lhabitude
demprunter tous les jours, sils
voyaient vraiment leurs anciennes
maisons, sils remarquaient le
dlabrement progressif qui stait
install depuis leur dpart. Jy
repensais encore cette fois-ci quand
je me suis arrte devant la maison

de mon enfance. Que jai trouve


plus craignos que dordinaire. Ni ma
mre ni sa redoutable compagne,
Tanya, ntant trs portes sur le
jardinage, la pelouse tait jonche
de feuilles mortes. Le gravier de
lalle tait aussi pais que des
cheveux de vieillard plaqus sur un
crne tavel. Au moment de me
garer, jai aperu un vague clair de
vieux mtal derrire la cabane
outils. Ctait l quon rangeait nos
vlos. Tanya lavait nettoye en
tranant tous les vieux vlos, depuis
les tricycles jusquaux dix vitesses
abandonns, derrire la cabane o
elle les avait laisss rouiller.

Considrez a comme de lart de


rcupration , nous avait exhorts
ma mre, quand Josh stait plaint
que la pile de vlos nous faisait
ressembler des manouches. Je me
demande si mon pre passait
quelquefois par l, sil tait au
courant pour ma mre et sa
nouvelle situation, sil lui arrivait de
penser nous ou bien sil se
contentait de savoir quil avait trois
grands enfants quelque part dans le
monde, tous des trangers.
Ma mre attendait dans lalle.
Comme moi, elle est corpulente (
ronde , ai-je entendu la voix
moqueuse de Bruce dans ma tte).

Mais tandis que je suis un sablier


(un sablier plein ras bord), ma
mre a la forme dune pomme arrondie la taille, avec des jambes
toniques et muscles. Ancienne
joueuse de tennis, de basket et de
hockey sur gazon et star actuelle de
son invitable quipe lesbienne de
soft-ball, Ann Goldblum Shapiro a
conserv la fois le maintien et la
philosophie
dune
ex-athlte,
persuade quon peut tout rgler au
moyen dune bonne marche pied
ou de quelques longueurs de
piscine.
Elle coupe court ses cheveux
quelle laisse gris et affectionne les

tenues confortables dans les tons


gris, beige et rose ple. Ses yeux
sont du mme vert que les miens,
mais plus grands et moins anxieux,
et elle sourit beaucoup. Cest le
genre de personne qui se fait
constamment aborder par des
inconnus : pour un renseignement,
un conseil, un avis sincre sur un
maillot de bain - fait-il de grosses
fesses celle qui se propose de
lacheter ? - dans la cabine
dessayage de chez Loehmann.
Aujourdhui, elle tait habille
pour notre sortie dun large
pantalon de jogging rose ple, dun
col roul bleu, dune de ses

quatorze paires de tennis, chacune


tant rserve une activit
particulire, et dun coupe-vent
orn dun petit pins triangulaire
aux couleurs de larc-en-ciel. Elle
ntait pas maquille - elle ne se
maquillait jamais -, et ses cheveux
quelle laissait scher lair libre
pointaient
dans
toutes
les
directions. Elle avait lair heureuse
en grimpant dans la voiture. Pour
elle, ces dmonstrations gratuites
de cuisine sur le meilleur march
alimentaire de Philadelphie doubl
dun lieu de rencontres valaient
mieux quun spectacle dhumoriste.
Les
sances
ntaient
pas

vraiment
interactives,
mais
personne navait pris la peine de le
lui signaler.
Classe, ai-je dit, dsignant son
pins.
Tu aimes ? a-t-elle demand
ingnument. Tanya et moi, on les a
achets New Hope la semaine
dernire.
Et moi, tu men as pris un ?

Non, a-t-elle rpondu,


refusant de mordre lhameon. On
ta apport ceci.
Elle ma tendu un petit rectangle
envelopp dans du papier de soie
violet. Je lai dball un feu rouge

: ctait un magnet reprsentant


une fillette de dessin anim avec
une tignasse boucle et des
lunettes. Dessus, il tait crit : Je
ne suis pas gay, mais ma mre lest.
Super.
Pendant la demi-heure de trajet,
jai trifouill la radio sans desserrer
les dents. Assise en silence ct de
moi,
ma
mre
attendait
manifestement que je ramne le
dernier opus de Bruce sur le tapis.
Sur le chemin de la cuisine, entre le
marchand de fruits et lgumes et le
poissonnier, jai fini par mexcuter.
Alors, heureuse ! ai-je rican.
Ha !

Ma mre ma dcoch un regard


oblique. Ce ntait donc pas le cas
?
Je nai pas envie de parler de
a avec toi , ai-je grommel, tandis
que nous nous frayions un passage
entre les tals de boulangerie, de
traiteurs tha et mexicain pour
prendre place face la cuisine de
dmonstration. Le chef - que javais
dj vu la leon Spcialits du
Sud - a pli lorsque ma mre sest
assise.
Elle a hauss les paules et sest
mise tudier le tableau. Cette
semaine, ctaient Classiques
amricains avec cinq ingrdients

faciles . Le chef sest lanc dans


son discours de prsentation. Lun
de ses assistants - un grand chalas
boutonneux de lcole htelire - a
entrepris de hacher un chou blanc.
Il va se trancher un doigt, a prdit
ma mre.
Chut ! ai-je dit pendant que
les habitus du premier rang,
essentiellement des personnes
ges qui prenaient ces sances trop
cur, nous fusillaient du regard.
Je tassure, persistait ma mre.
Il ne sait pas tenir le couteau. Bon,
alors pour en revenir Bruce...
Je nai pas envie den parler.

Le chef a fait fondre une


gigantesque motte de beurre dans
une pole. Puis il a ajout du bacon.
Ma mre a touff un cri comme si
elle venait dassister une
dcapitation et a lev la main.
Cette recette existe-t-elle en
version allge ? a-t-elle
demand.
Avec un soupir, le chef sest mis
parler dhuile dolive. Ma mre a
report son attention sur moi.
Oublie Bruce. Tu peux trouver
mieux.
Maman !

Chut ! ont siffl les

aficionados du premier rang.


Ma mre a secou la tte. Jai
du mal le croire.
Quoi ?

Non, mais regarde-moi la


taille de cette pole. Cette pole
nest pas assez grande.
Effectivement, la pole peu
profonde
dbordait
de
chou
imparfaitement
hach
que
lapprenti cuistot sefforait de faire
rentrer dedans. Ma mre a lev la
main. Dune tape, je la lui ai fait
baisser.
Laisse tomber, tu veux ?

Mais comment va-t-il

apprendre si personne ne le corrige


? sest-elle plainte en scrutant
lestrade.

Cest vrai, a acquiesc la


dame ct delle.

Et sil doit saupoudrer le


poulet de farine, poursuivait ma
mre, franchement, il devrait
lassaisonner dabord.

Avez-vous dj essay le
piment de Cayenne ? a demand un
homme g devant nous. Pas
beaucoup, vous comprenez, juste
une pince, mais a rehausse
drlement le got.

Le thym, cest pas mal non

plus, a dit ma mre.


Trs bien, madame lexperte.

Fermant les yeux, je me suis


affaisse sur ma chaise pliante
pendant que le chef passait aux
patates douces caramlises et aux
beignets aux pommes, et que ma
mre continuait le bombarder de
questions sur les substituts, les
variantes, les techniques apprises
du temps o elle tait matresse de
maison, tout en commentant ses
faits et gestes, la perplexit de ses
voisins immdiats et la fureur de
tout le premier rang.
Plus tard, devant un cappuccino

et des bretzels chauds au beurre


achets sur le stand des Amish, elle
ma fait le laus quelle devait
srement peaufiner depuis la veille.
Je sais que tu es malheureuse
en cet instant prcis, a-t-elle
commenc. Mais les garons, ce
nest pas a qui manque.

Oui, bien sr, ai-je


marmonn, les yeux sur ma tasse.

Les femmes non plus,


dailleurs, a-t-elle ajout avec
sollicitude.

Mman, combien de temps


faut-il te le rpter ? Je ne suis pas
lesbienne ! a ne mintresse pas.

Elle a secou la tte, lair


faussement afflig.
Javais de tels espoirs pour toi.
Et, avec un soupir thtral, elle a
dsign un tal de poissonnier avec
des brochets et des carpes empils,
la bouche ouverte et lil exorbit,
leurs cailles argentes scintillant
sous les spots. Tiens, en voici une
illustration.
Cest une poissonnerie, ai-je
rectifi.

a signifie que la mer


regorge de poissons.
Se levant, elle est alle tapoter la
vitrine avec un ongle. Jai suivi

contrecur. Tu vois a ?
Considre que chacun de ces
poissons est un homme seul.
Jai contempl les poissons.
Entasss par six sur de la glace
pile, ils semblaient me dvisager.
Ils sont mieux levs, ai-je observ.
Et certains dentre eux ont
probablement plus de conversation.
Vous voulez du poisson ? a
demand une petite Asiatique avec
un long tablier en caoutchouc. Elle
avait un couteau dcouper dans la
main. Un instant, jai song le lui
emprunter, pensant leffet que a
ferait dviscrer Bruce. Bon
poisson, a-t-elle insist.

Non, merci , ai-je dit.


Ma mre ma raccompagne
notre table.
Ne ten fais pas, dici un mois
cet article finira dans les cages
oiseaux...

Quelle remarque
encourageante pour une journaliste
!
Ne sois pas sarcastique.
Je nai pas les moyens dtre
autre chose , ai-je soupir.
Nous nous sommes rassises.
Maman a repris sa tasse de caf.
Cest parce quil a trouv du
boulot dans un magazine ? a-t-

elle hasard.
Jai pris une grande inspiration.
Peut-tre. Cest vrai que voir la
carrire de Bruce dcoller pendant
que la mienne stagnait aurait suffi
me contrarier, mme si je navais
pas fait lobjet de son premier
papier.
Tu te dbrouilles trs bien, ma
encourage ma mre. Ton heure
viendra, tu verras.
Et si elle ne vient pas ? Si je
ne trouve pas un autre travail ou un
autre mec...
Ma mre a balay mes objections
dun geste de la main, comme si elle

les jugeait trop stupides pour sy


attarder.
Mais a peut arriver, ai-je
insist, dconfite. Lui, il a sa
chronique, il est en train dcrire un
roman...

Quil dit. Ce nest pas


forcment vrai.

Je ne trouverai jamais
quelquun dautre , ai-je dclar,
catgorique.
Ma mre a pouss un soupir. Je
crois que cest un peu ma faute, tu
sais , a-t-elle dit finalement.
Jai dress loreille.
Quand ton pre disait certaines

choses...
La conversation prenait une
tournure qui ne me convenait
dcidment pas du tout.
Mman...
Non, Cannie, laisse-moi finir.
Elle a inspir profondment. Il
tait horrible. Mesquin et horrible,
et je lai laiss faire beaucoup trop
longtemps.
De leau sous les ponts, ai-je
dit.
Je suis dsole.
Je lavais dj entendue dire a,
et a faisait toujours aussi mal, car
chaque fois a mvoquait ce pour

quoi elle sexcusait.


Je suis dsole parce que cest
cause de cela que tu es comme a.
Je me suis leve, jai attrap sa
tasse et la mienne, nos serviettes,
les restes des bretzels et je suis
partie la recherche dune poubelle.
Elle ma embot le pas.
Comme quoi ?
Elle a rflchi.
Tu naimes pas trop quon te
critique.
Dis toujours.
Tu as du mal assumer ton
physique.

Montre-moi une femme qui


ne soit pas dans ce cas-l, ai-je
ripost du tac au tac. Simplement,
toutes nont pas la chance quon
exploite leurs incertitudes au profit
de millions de lectrices de Moxie.

Jaimerais... Elle a
contempl tristement les tables au
centre du march, o des familles
runies autour dun sandwich et
dun caf se passaient et se
repassaient les pages de l'Examiner.
Jaimerais que tu aies davantage
confiance en toi. Ct... vie
sentimentale.
Encore une conversation que je
ne tenais pas avoir avec ma mre

devenue lesbienne sur le tard.


Tu vas le trouver, lhomme de
ta vie, a-t-elle dit.

Jusqu prsent, je nai pas


eu le sentiment de crouler sous les
propositions.
Tu es reste trop longtemps
avec Bruce...
Mman, je ten prie !
Ctait un gentil garon, mais
je savais que tu ne laimais pas de
cette faon-l.

Je croyais que tu avais


abandonn ton rle de conseillre
en relations htrosexuelles.

Je refais une brve

apparition sur demande , a-t-elle


rpondu joyeusement.
Dehors, prs de la voiture, elle
ma gauchement serre dans ses
bras - un grand pas pour elle. Ma
mre est une excellente cuisinire,
elle sait couter et juger avec
discernement, mais ce nest pas
quelquun de dmonstratif.
Je taime , a-t-elle dit, ce qui
ne lui ressemblait pas non plus.
Mais je nallais pas protester.
Javais besoin de tout lamour quon
voulait bien moffrir.

3
Lundi matin, assise dans une
salle dattente pleine de femmes
trop fortes pour croiser leurs
jambes, comprimes dans des
fauteuils inadapts au septime
tage du Centre des troubles
mtaboliques et alimentaires de
luniversit de Philadelphie, je me
disais qu la place de la direction
jaurais mis des canaps partout.
Quelques enqutes, avait dit la
secrtaire souriante et filiforme
derrire son bureau en me tendant
un gros paquet de formulaires, une
planchette et un stylo. Et voici le

petit djeuner.
Elle ma indiqu une pile de
petits
pains
desschs,
une
barquette de fromage tartiner zro
pour cent et un pichet de jus
dorange avec une paisse pellicule
de pulpe flottant la surface.
Comme si on venait ici pour
manger, ai-je pens en dpassant
les petits pains et en masseyant
avec mes formulaires sous une
affiche qui disait : liminer... un
jour la fois ! Elle reprsentait un
mannequin en justaucorps en train
de sbattre dans un pr fleuri,
chose que je navais pas lintention
de faire, mme si je devenais

maigre comme un coucou.


Nom. Ctait facile. Taille. Pas de
problme. Poids actuel. Ae. Poids
minimum atteint lge adulte. Estce que quatorze ans, ctait
considr comme lge adulte ?
Raisons pour vouloir perdre du
poids. Jai rflchi une minute, puis
gribouill : Ai t humilie dans une
publication
nationale. Aprs
rflexion, jai ajout : Aimerais me
sentir mieux dans ma peau.
Page suivante. Historique des
rgimes. Poids minimum, poids
maximum, traitements que javais
suivis, combien javais perdu,
combien de temps javais russi

tenir. crivez au verso, si


ncessaire. Ctait ncessaire. Et
pas que dans mon cas, daprs un
rapide coup dil travers la pice.
Une femme a mme t oblige de
redemander du papier.
Page trois. Poids des parents.
Poids des grands-parents. Poids des
frres et surs. Jai tout marqu au
pif. Ces choses-l, on en discutait
rarement autour dun repas de
famille. Marrivait-il de me purger
aprs un excs de table, de jener,
dabuser de laxatifs, de pratiquer
lexercice physique dune manire
compulsive ? Si a marrivait, ai-je
pens, aurais-je eu cette allure-l ?

Dressez, sil vous plat, la liste de


vos cinq restaurants prfrs. Alors
l, ctait facile. Je navais qu faire
vingt pas dans ma propre rue pour
croiser cinq adresses o lon
mangeait divinement bien - de tout,
depuis les rouleaux de printemps
jusquau tiramisu. Philadelphie
vivait encore dans lombre de New
York, telle une sur cadette
maussade qui naurait jamais figur
au tableau dhonneur ou dont on
naurait jamais clbr le retour au
foyer. Mais lessor de notre
gastronomie tait indniable, et
jhabitais
un
quartier
qui
senorgueillissait de possder la

meilleure crperie, le meilleur


restaurant de nouilles japonais et le
meilleur dner-spectacle de travestis
(imitations moyennes, dlicieux
calamars). Tous les cinquante
mtres, il y avait aussi les
invitables cafs o je me gavais de
grands crmes trois dollars la
tasse et de scones aux ppites de
chocolat. Pas vraiment le petit
djeuner des champions, mais que
voulez-vous ! Tout ce que je pouvais
faire, ctait viter les sandwicheries
situes chaque coin de rue. Sans
parler dAndy, le seul vritable ami
que je mtais fait au journal et qui
tait critique gastronomique :

souvent, je laccompagnais dans ses


tournes pour dguster du foie gras,
des rillettes de lapin, du veau, du
gibier et du bar grill dans les plus
grands restaurants de la ville,
pendant quAndy murmurait dans
le micro cach dans son col.
Cinq plats favoris. L, a
commenait se corser. Les
desserts, selon moi, se situaient
dans une catgorie totalement
part ; le petit djeuner tait encore
une autre histoire, et les cinq
meilleurs plats que jtais capable
de prparer navaient rien voir
avec les cinq meilleurs plats que je
pouvais moffrir. Pure et poulet

rti me servaient de remontant,


mais pouvait-on les comparer avec
un gteau au chocolat ou la crme
brle de la ptisserie parisienne
dans Lombard Street ? Ou les
feuilles de vigne grilles du
vietnamien, le poulet saut de chez
Delilah, les brownies de Le Bus ?
Jai griffonn, ratur et, me
souvenant du pudding au chocolat
servi chaud avec de la chantilly au
Silk City Diner, jai d tout
recommencer.
Sept
pages
dantcdents
physiologiques. Avais-je un souffle
au cur, de lhypertension, un
glaucome ? tais-je enceinte ? Non,

non, mille fois non. Six pages


dantcdents psychiques. Est-ce
que je mangeais quand jtais
contrarie ? Oui. Est-ce que je
mangeais quand jtais heureuse ?
Oui. Me serais-je jete sur ces petits
pains et ce fromage tartiner peu
ragotant si javais t seule dans la
pice ? Et comment !
Mais revenons la psychologie.
tais-je souvent dprime ? Jai
entour parfois. Avais-je des ides
de suicide ? Jai grimac, puis
entour rarement. Des insomnies ?
Non. Le sentiment dtre nulle ?
Oui, mme si je savais que je ne
ltais pas. Mtait-il dj arriv de

mimaginer coupant une partie


charnue ou flasque de mon corps ?
Quoi, ctait logique, non ? Avezvous
des
remarques
complmentaires ? Jai crit : Je
suis contente de tous les aspects de
ma vie, except mon physique. Puis
jai ajout : Et ma vie amoureuse.
Jai ri un peu. La femme
enfonce dans le sige ct du
mien a risqu un sourire dans ma
direction. Elle portait une de ces
tenues qui pour moi symbolisaient
le dernier chic des grosses : caleon
et tunique bleu pervenche avec des
pquerettes
imprimes
par
srigraphie sur la poitrine. Un bel

ensemble,
pas
donn
mais
fonctionnel. Comme si les stylistes
avaient dcid quau-dessus dun
certain poids une femme navait
plus besoin de tailleurs, de jupes et
de blazers, quil lui faudrait
seulement
des
survtements
amliors, et ils voulaient se faire
pardonner de nous habiller en
Teletubbies attards en imprimant
des pquerettes sur le tissu.
Mieux vaut en rire quen
pleurer, ai-je dit.

Sr, a-t-elle acquiesc. Je


suis Lily.
Moi, cest Candace. Cannie.

Et pas Candy ?
Je crois que mes parents ont
prfr
ne
pas
fournir un
supplment de munitions aux
gamins sur le terrain de jeux.
Elle a souri. Ses cheveux noirs et
brillants taient maintenus en
chignon avec deux espces de
baguettes laques, et elle portait
aux oreilles des diamants de la taille
dune cacahute.
Vous croyez que a va marcher
? ai-je demand.
Elle a hauss ses paules
massives.
Moi, jtais lIsomride. Jai

perdu quarante kilos.


Elle a fouill dans son sac. Je
connaissais dj la suite. Les
femmes normales trimballent les
photos de leur bb, de leur mari,
de leur maison de campagne. Les
grosses trimballent des photos
delles-mmes, lpoque o elles
ont maigri le plus. Lily ma montr
son portrait en pied, en tailleur
noir, puis de profil, en minijupe et
pull. Cest vrai quelle tait superbe.
LIsomride , a-t-elle nonc
dans un immense soupir. On aurait
dit que sa poitrine obissait aux
mmes lois que les mares et la
gravit, et pas la simple volont

humaine. Ctait formidable.


Son regard sest fait lointain. Je
navais jamais faim. a vous donne
limpression de voler.
Lacide aussi , ai-je observ.
Lily ne m'coutait pas. Jai
pleur le jour o on la retir du
march. Jai eu beau essayer, jai
tout repris presque en un clin
dil. Ses yeux se sont trcis. Je
tuerais pour avoir de lIsomride.
Mais..., ai-je hasard, ntaitce pas cens tre dangereux pour le
cur ?
Lily a rican. choisir entre
tre aussi norme et tre morte,

javoue que jy rflchirais deux


fois. Cest ridicule ! Je peux sortir
de chez moi pour acheter du crack
au coin de la rue, mais je ne peux
pas me procurer de lIsomride
mme prix dor.

Ah... Je nai rien trouv


dautre dire.
Vous navez jamais essay
lIsomride ?

Non. Seulement Weight


Watchers.
Ces mots ont dclench un
chur de lamentations autour de
moi. Les femmes levaient les yeux
au ciel.

Weight Watchers !
Cest du bidon.
Du bidon cher.

Faire la queue pour quune


petite maigrichonne puisse vous
peser...

Et leurs balances ntaient


jamais exactes , a dclar Lily au
milieu de lapprobation gnrale.
La taille trente-quatre derrire le
bureau avait lair inquite. La
rvolte des grosses ! Jai rigol : je
nous voyais dj nous ruer dans le
couloir, arme de libration aux
cuisses moules de stretch, marcher
sur les balances, renverser le

tensiomtre, arracher les courbes


de poids du mur et les faire manger
tous les praticiens maigres
pendant quon se goinfrerait de
petits pains et de fromage tartiner
zro pour cent.
Candace Shapiro ?
Un mdecin de haute taille, avec
une voix extrmement grave, tait
en train dappeler mon nom. Lily a
press ma main.

Bonne
chance,
a-t-elle
murmur. Et si jamais il a des
chantillons dIsomride quelque
part, sautez dessus !
g dune quarantaine dannes,

le
mdecin
tait
mince
(videmment), avec des tempes
grisonnantes, une
chaleureuse
poigne de main et de grands yeux
marron. Il tait immense ; mme
avec mes Doc Martens semelle
compense, je lui arrivais tout juste
lpaule, autrement dit il devait
mesurer dans les un mtre quatrevingt-quinze. Son
nom
tait
quelque
chose
comme
Dr
Krushelevsky, mais avec plus de
syllabes.
Vous pouvez mappeler docteur
K. , a-t-il dit, de sa voix
absurdement grave, absurdement
lente.

Jattendais quil laisse tomber ce


que javais pris pour une mauvaise
imitation de Barry White et quil se
dcide parler normalement, mais,
comme a ne venait toujours pas,
jai compris que cette basse
profonde, ctait sa voix habituelle.
Je me suis assise, serrant mon sac
sur ma poitrine, pendant quil
feuilletait mes formulaires, scrutait
certaines rponses, riait tout haut
dautres. Pour essayer de me
dtendre, jai regard autour de
moi. Son bureau tait agrable.
Canap
de
cuir,
fouillis
sympathique sur la table, tapis qui
avait lair dtre authentiquement

dOrient avec des piles de bouquins,


de papiers et de magazines, tl et
magntoscope dans un coin, petit
frigo avec une cafetire perche
dessus. Je me suis demand sil
dormait parfois ici... si le canap
tait convertible. Une pice comme
a, on avait envie dy rester.
Humilie dans une publication
nationale ? a-t-il lu voix haute.
Quest-ce qui sest pass ?
Oh, a na aucun intrt.
Ah, mais si. Cest la rponse
la plus singulire que jaie jamais
vue jusquici.

Eh bien, voil, mon petit

ami... Jai grimac. Ex petit ami.


Pardon. Il tient une chronique dans
Moxie...
Alors, heureuse ? a demand
le docteur.

Si seulement il y avait de
quoi !
Non, je veux parler de...

Oui, cest le nom de la


chronique. Ne me dites pas que
vous lisez a.
Si un mdecin nutritionniste de
quarante et quelques annes avait
lu le papier de Bruce, alors tout
mon entourage avait d en faire
autant.

Je lai mme dcoup, ma-t-il


annonc. Jai pens que a plairait
nos patientes.
Comment ? Pourquoi ?

Ma foi, ctait une


description assez fine dune...
dune...
Dune grosse ?
Le mdecin a souri. Il ne vous a
jamais appele ainsi.
Oui, mais tout comme.
Donc, vous tes ici cause de
larticle ?
En partie.
Il ma regarde.

Oui, bon, essentiellement. Cest


que... je ne mtais jamais vue...
sous cet angle-l. Comme une
ronde. Je sais que je suis... ronde...
et que je devrais perdre du poids. Je
ne suis pas aveugle, ni insensible
la culture, je sais ce que les
Amricains
attendent
dune
femme...

Vous tes donc ici cause


des attentes de lAmrique ?

Je veux tre mince. Il


continuait me regarder. Enfin,
plus mince en tout cas.
Il a feuillet mes formulaires.
Vos parents ont un problme de
poids.


Ouais... en quelque sorte.
Maman est assez corpulente. Mon
pre, a fait des annes que je ne
lai pas vu. Il avait de la brioche
quand il est parti, mais... Jai
marqu une pause. dire vrai,
jignorais o habitait mon pre, et
ctait toujours gnant quand on en
arrivait l. Je nai aucune ide de
lallure quil peut avoir aujourdhui.

Le mdecin a lev les yeux.


Vous ne le voyez pas ?
Non.
Il a griffonn une note. Et vos
frre et sur ?

Maigres tous les deux. Jai


soupir. Je suis la seule avoir
dcroch le gros lot.
Il a ri. Dcroch le gros lot.
Cest la premire fois que jentends
a dans ce sens-l.
Ben, jen ai plein dautres en
magasin.
Il a feuillet encore. Vous tes
journaliste ?
Jai hoch la tte. Il est revenu
aux pages du dbut.
Candace Shapiro... jai dj
rencontr votre signature.
Ah oui ? a ma tonne.
La plupart des gens sautaient

allgrement la signature.
Vous crivez sur la tlvision
quelquefois. Jai hoch la tte.
Vous tes trs drle. Vous aimez
votre mtier ?

Jadore mon mtier. L,


jtais sincre. Quand je ntais pas
obsde par le stress et le caractre
public de ce travail, quand je ne me
bagarrais pas avec des confrres
pour une mission intressante et
que je ne caressais pas le rve
douvrir une ptisserie, je passais de
trs bons moments. On samuse
beaucoup.
Cest
passionnant,
exigeant... tout a.
Il a crit quelque chose dans le

dossier. Avez-vous le sentiment


que votre poids affecte votre vie
professionnelle... votre
salaire,
votre volution de carrire ?
Jai rflchi une minute. Pas
vraiment. Bon, parfois quand
jinterviewe quelquun de... mince,
alors que moi je ne le suis pas, je
peux tre un peu jalouse ou me
demander sil ne me prend pas pour
une feignasse ; du coup, je fais trs
attention ce que jcris pour ne
pas me laisser influencer par mes
propres motions. Mais je suis
bonne. Les gens me respectent.
Certains me craignent mme. Et je
gagne bien ma vie.

Il a continu feuilleter, sest


arrt sur la page psychologie.

Vous
avez
suivi
une
psychothrapie lan dernier ?

Pendant huit semaines


environ.

Puis-je vous demander


pourquoi ?
Je nai pas rpondu tout de suite.
Ce nest pas facile dexpliquer
quelquun quon connat peine
que votre mre vous a annonc,
cinquante-six ans rvolus, quelle
tait
homosexuelle.
Surtout
quelquun qui a un coffre pareil et
qui, moustill par la nouvelle, ne

manquerait pas de la rpter tout


haut. Peut-tre mme plus dune
fois.
Des histoires de famille, ai-je
dit finalement.
Il ma simplement regarde.
Ma mre stait... remise en
couple, les choses sont alles un
peu trop vite, et a ma fait flipper.
Et la psychothrapie, a vous
a aide ?
Jai repens la femme chez qui
javais t dirige par mon centre de
scu, une petite bonne femme
frise comme un mouton, qui
portait ses lunettes sur une chane

autour du cou et qui semblait avoir


un peu peur de moi. Peut-tre
quentendre parler dune mre
nouvellement lesbienne et dun
pre absent dans les cinq premires
minutes de notre entretien avait t
trop pour elle. Elle avait toujours
cet air vaguement crisp, comme si
elle craignait que dune minute
lautre je ne me rue sur son bureau,
renverse sa bote de Kleenex par
terre et tente de ltrangler.
Je crois que oui. Largument
principal de la psy tait que je ne
peux pas changer le comportement
des autres membres de ma famille,
mais je peux changer ma propre

faon dy ragir.
Il a gribouill quelque chose dans
mon dossier. Jai essay de me
pencher discrtement pour lire,
mais la manire dont il tenait la
feuille me rendait la tche
impossible.
Et ce conseil vous a t utile ?
Jai frissonn intrieurement en
repensant Tanya, venue sinstaller
chez nous six semaines aprs
quelle
avait
commenc

frquenter ma mre. Son premier


geste avait t de virer tous les
meubles de mon ancienne chambre
pour les remplacer par ses stores
aux couleurs de larc-en-ciel, ses

livres de dveloppement personnel


et son mtier tisser qui pesait un
ne
mort.
En
guise
de
remerciement, elle a confectionn
un petit pull ray pour Trouf. Qui
la port une fois avant de le
manger.
Oui, je pense. Enfin, la
situation nest pas parfaite, mais je
my habitue.

Trs bien. Il a referm le


dossier dun coup sec. Voici o
nous en sommes, Candace.

Cannie, ai-je dit. On


mappelle
Candace
seulement
quand on est mcontent de moi.

Cannie, soit. Nous sommes


en train de mener une tude,
chelonne sur un an, qui porte sur
un
mdicament
nomm
Sibutramine. Il fonctionne un peu
comme lIsomride. Avez-vous dj
pris de lTsomride ?

Non, mais il y a une dame


dans la salle dattente qui a
manque normment.
Il a souri de nouveau. Il avait, jai
not, une fossette la joue gauche.
Me voil prvenu. Bien, la
Sibutramine est beaucoup moins
forte que lIsomride, mais leffet
est le mme : grosso modo, faire
croire votre cerveau que vous tes

rassasie pendant un temps plus


long. La bonne nouvelle, cest
quelle na pas les mmes risques
pour la sant, et les complications
potentielles quon associait
lIsomride. Nous recherchons donc
des femmes pesant au moins trente
pour cent de plus que leur poids
idal...

... et vous tes heureux de


mannoncer que je fais partie des
lues , ai-je dit, acide.
Il a souri. Les tudes
antrieures montrent que les
patientes ont perdu entre cinq et dix
pour cent de leur poids corporel en
lespace dun an.

Je me suis livre un rapide


calcul. Dix pour cent en moins ne
me rapprochait gure du poids de
mes rves.
Vous tes due ?
Il plaisantait ou quoi ? Ctait
archifrustrant ! Nous avions la
technologie pour remplacer des
curs, expdier des septuagnaires
sur la lune, offrir une rection de
vieux crotons, et tout ce que la
science moderne avait me
proposer, ctaient ces minables dix
pour cent ?
Cest mieux que rien, je
suppose.

Dix pour cent, cest beaucoup


mieux que rien, a-t-il rpliqu
srieusement. Daprs les tudes,
mme quand on perd ne serait-ce
que quatre kilos, il y a des
retombes spectaculaires sur la
tension et le cholestrol.

Jai vingt-huit ans. Je nai


aucun problme de tension ou de
cholestrol. Je ne suis pas inquite
pour ma sant. Jai entendu ma
voix monter dans les aigus. Je
veux maigrir. Il faut que je
maigrisse.
Candace... Cannie...
Jai inspir profondment et pos
mon front sur mes mains.

Pardonnez-moi.
Il a plac sa main sur mon bras.
Ctait loin dtre dsagrable. On
avait d lui enseigner a au cours de
sa formation : si la patiente pique
une crise la perspective de ne pas
perdre suffisamment de poids,
placez doucement une main sur son
avant-bras... Jai retir mon bras.
coutez, a-t-il dit. En termes
ralistes, compte tenu de votre
hrdit et de votre ossature, il se
peut que vous ne soyez tout
simplement pas faite pour tre
mince. Et ce nest pas un drame.
Je nai pas relev la tte. Ah oui
?

Vous ntes pas malade. Vous


ne souffrez pas...
Je me suis mordu la lvre. Si
seulement il savait ! Je me
souviens, vers lge de quatorze ans,
pendant les vacances dt la
plage, on marchait sur le trottoir
avec ma sur Lucy, la svelte Lucy.
On portait des casquettes de baseball, des shorts, des maillots de bain
et des tongs. On mangeait des
glaces en cornet. En fermant les
yeux, je revois encore mes jambes
bronzes contrastant avec le short
blanc, je sens le got de la glace qui
fond sur ma langue. Une gentille
dame aux cheveux blancs stait

approche de nous en souriant. Je


croyais quelle allait nous dire quon
lui faisait penser ses petites-filles,
ou bien quon lui rappelait sa
propre sur et les bons moments
quelles avaient passs ensemble.
Au lieu de quoi, elle a hoch la tte
ladresse de ma sur, puis a
point le doigt sur mon cornet de
glace. Tu nas pas besoin de a,
ma chrie, a-t-elle dit. Tu devrais
tre au rgime. Ces choses-l, je
men souvenais. Une accumulation
de mchancets, toutes ces menues
vexations que je tranais derrire
moi comme des casseroles. Le prix
payer quand on tait une ronde.

Tu nas pas besoin de a. Vous ne


souffrez pas, avait-il dit. Quelle
blague.
Le mdecin sest clairci la voix.

Parlons
une
minute
de
motivation, voulez-vous ?

Oh, je suis trs motive.


Me redressant, jai esquiss un petit
sourire oblique. a ne se voit pas
?
Il a souri aussi. Nous
recherchons des gens qui ont les
bonnes motivations. Il a ferm
mon dossier et crois les mains sur
son ventre inexistant. Comme
vous le savez certainement, les
personnes qui obtiennent les

meilleurs rsultats long terme


sont celles qui dcident de perdre
du poids pour elles-mmes. Pas
pour leur conjoint, ni pour leurs
parents, ni parce quelles doivent se
rendre une runion danciens
lves ou parce quon aurait crit
quelque chose qui les drange.
Nous nous sommes dvisags en
silence.
Jaimerais, a-t-il dclar, que
vous puissiez trouver dautres
raisons pour vouloir maigrir que le
fait
dtre
momentanment
contrarie et en colre.
Je ne suis pas en colre , aije rtorqu avec colre.

Il na pas souri. Voyez-vous


dautres raisons ?

Je suis malheureuse, ai-je


bredouill. Je me sens seule.
Personne ne voudra sortir avec moi,
tant que je suis comme a. Je vais
mourir seule, et mon chien me
mangera le visage. Et on ne viendra
que quand lodeur filtrera sous la
porte de lappartement.

mon avis, cest fort peu


probable, a-t-il dit avec un sourire.
Vous ne connaissez pas mon
chien. Alors, vous macceptez ? Je
pourrai suivre le traitement ? Je
peux commencer maintenant ?

Il ma souri. On vous
recontactera.
Je me suis leve. Il a mis un
stthoscope autour de son cou et
tapot la table dexamen.
On vous fera une prise de sang
avant que vous ne partiez. Il faut
juste que jcoute votre cur. Allez,
grimpez l-dessus.
Je me suis assise, bien droite, sur
le papier blanc chiffonn et jai
ferm les yeux, tandis que ses
mains bougeaient dans mon dos.
Ctait la premire fois quun
homme me touchait avec douceur
ou respect depuis Bruce. Jen avais
les larmes aux yeux. Arrte, me

suis-je dit farouchement, tu ne vas


pas pleurer maintenant.
Inspirez, a dit le Dr K.
calmement. Sil avait la moindre
ide de ce qui se passait, il ne la pas
laiss paratre. Inspirez bien
profondment...
retenez
votre
souffle... expirez.

Cest toujours l ? ai-je


demand en contemplant sa tte
lorsquil a positionn le stthoscope
sous mon sein gauche. Puis, sans
rflchir : Il na pas lair bris ?
Il sest redress en souriant.
Toujours l. Et il nest pas bris. Jai
mme plutt limpression que vous
avez un cur sain et vigoureux. Il

ma tendu la main. Je pense que


tout ira bien. On vous contactera.
Dehors, Lily, la femme aux
pquerettes, tait toujours enfonce
dans son fauteuil, la moiti dun
petit pain en quilibre sur un
genou. Alors ? a-t-elle questionn.
Ils vont me contacter.
Elle tenait un papier la main. Je
nai pas t surprise de voir quil
sagissait dune photocopie de
larticle Aimer une ronde , par
Bruce Guberman.
Vous avez lu a ? a-t-elle
demand.
Jai hoch la tte.

Cest gnial. Ce type, il a tout


compris. Elle a chang de position
dans la mesure o son sige le lui
permettait et ma regarde droit
dans les yeux. Non, mais vous
imaginez lidiote qui a pu laisser
partir quelquun comme lui ?

4
mon avis, tous les clibataires
devraient avoir un chien. Je trouve
que le gouvernement ferait bien de
statuer l-dessus : du moment que
vous ntes pas mari ou en
concubinage, que vous vous soyez
lait larguer, que vous soyez veuf,
divorc ou autre, vous seriez tenu
de vous rendre illico au refuge le
plus proche pour choisir un
compagnon quatre pattes.
Un chien, a rythme votre
quotidien et a donne un but. Vous
ne pouvez pas dormir jusqu pas
dheure ou bien passer vos journes

et vos nuits dehors, quand vous


avez un animal charge.
Chaque matin, indpendamment
de ce que javais bu ou fait la veille,
que jaie le cur bris ou non,
Troufi me rveillait en posant
doucement sa truffe sur mes
paupires. Cest un petit chien
tonnamment
comprhensif,
capable de rester patiemment assis
sur
le
canap,
les
pattes
gracieusement croises devant lui,
pendant que je chantais avec My
Fair Lady ou dcoupais des recettes
d a n s Family Circle, bien que,
comme je le disais en plaisantant, je
naie ni cercle ni famille.

Troufi est un ratier compact et


bien fait, blanc avec des taches
noires et des marques brunes sur
ses longues pattes grles. Il pse
exactement cinq kilos et ressemble
un Jack Russell nerveux et
anorexique avec des oreilles de
pinscher, dresses en permanence,
quon lui aurait colles sur la tte.
Cest un chien doccasion. Je lai
hrit de trois journalistes sportifs
que javais connus dans mon
premier
journal. Comme
ils
louaient une maison ensemble, ils
avaient dcid quil leur fallait un
chien. Ils ont donc pris Troufi dans
un refuge en croyant que ctait un

jeune pinscher. Ce quil ntait pas,


bien entendu... ce ntait quun
ratier
adulte
aux
oreilles
surdimensionnes. vrai dire, on a
limpression quil est fait de
morceaux de chiens diffrents
assembls par un plaisantin. Et il
arbore une sorte de rictus - un peu
comme Elvis - parce que sa mre,
parat-il, laurait mordu quand il
tait petit. Mais je mabstiens
dvoquer ses dfauts en sa
prsence, car il est trs susceptible
en matire de look, tout fait
comme sa mre.
Pendant six mois, les trois
journalistes sportifs lont tantt

entour daffection, lui versant de la


bire dans sa gamelle deau, tantt
enferm des heures dans la cuisine,
en attendant quil grandisse pour
devenir un vrai pinscher. Puis lun
deux a trouv du travail au Fort
Lauderdale Sun-Sentinel, et les
deux autres ont rsolu de chercher
un appartement chacun de son ct.
Aucun ne voulait adopter lanxieux
petit Troufi qui navait dcidment
rien dun pinscher.
Les collaborateurs du journal
ayant le droit de publier des
annonces gratuites, leur annonce Petit chien, blanc avec taches,
cherche un bon foyer - est reste

deux semaines
sans
trouver
preneur. Dsesprs, alors quils
avaient dj fait leurs valises et
pay la caution de leurs nouveaux
logements, les journalistes sportifs
mont coince la caftria. Cest
toi ou le retour au refuge.
Il est propre ?
Ils ont chang un regard gn.
Plus ou moins, a dit lun.
En gros, oui, a dit lautre.

Il ne mchouille pas les


choses ?
Nouveau regard gn.
Il aime bien le cuir brut , a dit
lun.

Lautre na pas ouvert la bouche,


et jen ai conclu que
Troufi aimait galement les
chaussures, les ceintures, les
portefeuilles et tout ce qui lui
tombait sous la dent.
Il a appris marcher en laisse
ou bien il continue tirer ? Pensezvous quil rpondrait un autre
nom que Troufi ?
Les garons se sont regards.

coute, Cannie, a dit


finalement lun deux. Tu sais ce qui
attend un chien au refuge... sauf
sils
arrivent

convaincre
quelquun dautre que cest un

pinscher. Ce qui est peu probable.


Je lai pris. Naturellement, dans
les premiers mois de notre vie
commune, Troufi
a
dfqu
sournoisement dans un coin du
salon, fait un trou dans mon canap
et jou les lapins pileptiques
chaque fois quon lui mettait sa
laisse. Quand je suis venue
minstaller Philadelphie, jai
dcid que les choses allaient
changer.
Dsormais,
Troufi
obissait des horaires stricts :
promenade sept heures trente,
une autre seize heures, pour
laquelle je payais vingt dollars par
semaine le gamin d ct, puis un

tour rapide avant que jaille me


coucher. On a frquent pendant six
mois un club de dressage, aprs
quoi il a pratiquement cess tout
mordillage, est devenu dune
propret impeccable et a pris
lhabitude de marcher poliment
ct de moi, moins dtre distrait
par un skate-board ou un cureuil.
Pour la peine, il a t autoris
monter sur les meubles. Il
sasseyait prs de moi sur le canap
quand je regardais la tl et
sendormait chaque nuit roul en
boule sur un oreiller proximit de
ma tte.
Tu aimes ce chien plus que moi

, se plaignait Bruce, et cest vrai


que Troufi tait gt pourri, avec
toutes sortes de peluches, dos en
peau de buf, de petits pulls en
laine polaire, de friandises et, jai
honte de ladmettre, un petit canap
pour chien, avec la mme housse en
jean que mon canap moi, o il
dort pendant que je suis au bureau.
(Cest vrai aussi que Bruce navait
que faire de Troufi et ne se donnait
pas la peine de le sortir. Il marrivait
de rentrer la maison aprs une
sance de muscu, une balade vlo
ou une longue journe de travail et
de trouver Bruce vautr sur mon
canap - souvent avec sa pipe eau

ct - et Troufi perch, frmissant,


sur un oreiller, sur le point
dexploser. Il a t sorti ?
demandais-je, et Bruce haussait les
paules, penaud. Au bout dune
dizaine de fois, jai arrt de poser
la question.) La photo de Troufi me
sert dconomiseur dcran au
bureau, et je suis abonne au
bulletin online Parlons ratier,
mme si je me suis retenue de leur
envoyer sa photo - jusqu ce jour.
Au lit, Bruce et moi inventions
quelquefois
une
biographie
imaginaire pour Troufi. Daprs
moi, il tait issu dune famille
britannique aise, mais son pre

lavait reni aprs lavoir surpris


dans une posture compromettante
avec un garon dcurie et il lavait
expdi en Amrique.
Il a peut-tre travaill comme
talagiste, spculait Bruce, une
main pose sur ma tte.
Je parie quil a frquent le
Studio 54, roucoulais-je, blottie
contre lui.

Il a d connatre Truman
Capote.

Il portait des costumes sur


mesure et une canne.
Troufi nous regardait comme si
on tait barjos tous les deux et sen

allait au salon. Je levais la tte pour


recevoir un baiser, et Bruce et moi,
ctait reparti pour un tour.
Mais autant je lavais sauv des
journalistes sportifs, des petites
annonces et du refuge, autant il
mavait
sauve
aussi.
Il
mempchait de me sentir seule, me
donnait une raison pour me lever le
matin et il maimait. Ou peut-tre
ce quil aimait chez moi, ctait
juste le fait que javais deux pouces
opposables et que je savais me
servir dun
ouvre-bote. Peu
importe. Quand il posait le soir son
petit museau ct de ma tte,
soupirait et fermait les yeux, a me

suffisait.
Le lendemain de mon rendezvous la clinique du poids, jai
accroch Troufi sa laisse
enrouleur, fourr un sac plastique
dans ma poche de droite, quatre
petits gteaux pour chien et une
balle de tennis dans ma poche de
gauche. Troufi sautait comme un
fou, courait entre mon canap et le
sien, filait dans la chambre et
revenait

toute
berzingue,
sarrtant seulement pour une
tentative de lchouille sur mon nez.
Chaque matin lui tait une
clbration. Youpi ! semblait-il dire.
Cest le matin ! Jadore le matin !

Allons nous promener ! Jai


finalement russi lui faire
franchir la porte, mais il a continu
gambader le temps que je trouve
et que je mette mes lunettes de
soleil. On sest engags dans la rue,
Troufi dansant presque, moi
tranant derrire.
Le parc tait pratiquement
dsert, hormis un couple de golden
retrievers qui exploraient les
buissons et un cocker hautain dans
un coin. Jai dtach mon chien qui,
promptement et sans provocation, a
fonc sur le cocker en aboyant
furieusement.
Troufi ! ai-je hurl, tout en

sachant qu deux pas du chien il


pilerait, reniflerait profondment,
avec ddain, peut-tre aboierait
encore une fois ou deux, puis lui
ficherait la paix. Je le savais, Troufi
le savait et, trs vraisemblablement,
le cocker le savait aussi (javais dj
remarqu que les autres chiens
ignoraient royalement Trouf quand
il tait dhumeur belliqueuse, sans
doute parce quil est petit et pas trs
crdible, mme quanti il veut se
montrer menaant). Mais le
propritaire du chien a eu lair
alarm en voyant un missile tachet
pattes fondre sur son animal.
Troufi ! ai-je appel de

nouveau et, pour une fois, mon


chien ma coute.
Il sest arrt net ; jai accouru en
essayant de garder un air digne et,
le saisissant par la peau du cou, lai
regard dans les yeux en disant :
Non et Vilain , comme on me
lavait enseign au club. Troufi a
gmi, vex quon ait interrompu son
jeu. Hsitant, le cocker a remu la
queue.
Son matre semblait amus.
Troufi ? a-t-il demand.
Je sentais la question qui lui
brlait les lvres. Oserait-il ? En
mon for intrieur, jai pari que oui.

Vous savez ce que a veut dire ?

Un point pour toi, Cannie. Troufi,


daprs les copains de mon frre,
tait un diminutif de troufignon ou
encore trou-fignard, autrement dit
anus. Ctaient les journalistes
sportifs qui lavaient baptis ainsi.
Jai pris mon air le plus ahuri.
Hein? Cest son nom. Pourquoi, a
veut dire quelque chose ?
Lhomme a rougi. Euh... oui.
Cest... hum, cest un mot dargot.

Qui signifie ? ai-je


demand, faussement candide.
Il sest dandin dun pied sur

lautre. Jai lev sur lui un regard


interrogateur. Troufi a fait la mme
chose.
Euh... , a-t-il fait.
Jai dcid de mettre fin son
supplice.
Je sais ce que a veut dire,
Troufi. Cest un chien doccasion.
Je lui ai expliqu brivement
lhistoire des journalistes sportifs.
Et quand jai compris do a venait,
ce nom, il tait trop tard. Jai essay
de lappeler Truffe... Pouf... Plouf...
jai tout essay. Mais il ne rpond
qu Troufi.

Dur, dur, a dit le type en

riant. Moi, cest Steve.


Et moi, Cannie. Comment il
sappelle, votre chien ?
Sunny.
Troufi et Sunny se sont renifls
prudemment tandis que Steve et
moi changions une poigne de
main.
Je viens juste de dmnager, de
New York, a-t-il dit. Je suis
ingnieur.

Vous avez une famille


Philadelphie ?
Non. Je suis clibataire.
Jolies
jambes.
Bronzes,
lgrement velues. Et ces espces

de sandales fermeture velcro que


tout le monde portait cet t-l. Un
short kaki, un T-shirt gris. Mignon.
a vous dirait de boire une
bire un jour ?
Mignon et visiblement pas rebut
par une plantureuse crature en
sueur.
Bien sr. Avec plaisir.
Il ma souri de sous sa casquette
de base-bail. Je lui ai donn mon
numro
de
tlphone
en
mefforant de garder la tte froide,
mais nanmoins fort contente de
moi.
De retour la maison, jai offert

Troufi un bol de croquettes, mang


mes Spcial K, puis je me suis rinc
la bouche et jai inspir plusieurs
fois profondment, pour me calmer.
Je me prparais mon interview
avec Jane Sloan, une ralisatrice
hors du commun, en vue du portrait
que jallais lui consacrer dans le
numro du dimanche suivant.
Par gard pour sa renomme et
parce quon devait djeuner au
chiquissime Quatre Saisons, jai
apport un soin particulier ma
tenue, enfilant la fois une gaine et
un collant de maintien. Ainsi
caparaonne, jai mis ma jupe bleu
mtallique,
ma
veste
bleu

mtallique avec des boutons en


forme
dtoile
et
les
incontournables gros mocassins
noirs, accessoire classique de la
jeune femme branche. Jai pri
pour avoir de la force et du sangfroid, et pour que Bruce se fracture
les doigts dans quelque bizarre
accident du travail, de sorte quil ne
pourrait plus jamais crire. Jai
ensuite appel un taxi, attrap mon
bloc-notes et je suis partie djeuner
aux Quatre Saisons.
Je couvre Hollywood pour le
Philadelphia Examiner. Ce nest pas
aussi facile que a en a lair, vu que
Hollywood se trouve en Californie

et, hlas, pas moi.


Toutefois, je persiste. Je parle des
tendances,
des
potins,
des
aventures sentimentales des stars
et des starlettes. Je rdige les
critiques et interviewe loccasion
les rares clbrits qui daignent
faire escale sur la cte Est au cours
dune tourne de promotion.
Jai atterri dans le journalisme
ma sortie de luniversit avec un
diplme dtudes littraires et sans
projet prcis en tte. Javais envie
dcrire. La presse figurait parmi les
quelques secteurs dactivit de ma
connaissance o jallais pouvoir
vivre de ma plume. Au mois de

septembre, jai donc t engage


dans un tout petit journal du centre
de la Pennsylvanie. La moyenne
dge de lquipe tait de vingt-deux
ans. nous tous runis, la dure de
notre exprience professionnelle ne
dpassait pas deux ans, et a se
sentait.
A u Central Valley Times, je
couvrais
cinq
circonscriptions
scolaires, plus les incendies,
accidents de voiture et tout autre
sujet que javais le temps de pondre.
Pour ce faire, jtais royalement
paye trois cents dollars par
semaine - peine de quoi vivre, en
dehors des impondrables. Mais,

naturellement, il y avait toujours


des impondrables.
Il y avait galement les annonces
de mariage. Le CVT tait lun des
derniers canards du pays publier
gratis de longs comptes rendus de
mariage, y compris - pauvre de moi
- de la robe de marie. Coutures
princesse,
dentelle
dAlenon,
broderie franaise, voiles illusion,
diadmes de perles, tournures
fronces... force de les taper, jai
fini par sauvegarder tous ces termes
dans
la
mmoire
de
mon
ordinateur. Comme a, dune
simple pression, je faisais surgir des
phrases entires : broderie de perles

deau douce ou pouf de taffetas


ivoire.
Un jour que je tapais avec
lassitude les faire-part de mariage
en rflchissant linjustice de la
chose, je suis tombe sur une
expression que je nai pas russi
dcrypter. La plupart des futures
maries
remplissaient
les
formulaires la main. Celle-l en
particulier avait trac dune criture
cursive, tout en boucles, lencre
violette,
quelque
chose
qui
ressemblait cum DMR.
Jai montr le formulaire Raji,
un autre journaliste en herbe.
a veut dire quoi, a ?

Il a scrut les lettres violettes.


cum DMR, a-t-il lu
lentement. Un peu comme MSDOS, quoi.
Mais pour une robe ?
Raji a hauss les paules. N
New York, il avait tudi lcole de
journalisme de Columbia. Les
murs de la Pennsylvanie centrale
lui taient trangres. Je suis
retourne mon bureau, et Raji,
sa redoutable corve : taper une
semaine entire de menus scolaires.
Pommes dauphine, lai-je entendu
soupirer. Toujours des pommes
dauphine.

Moi, jen tais toujours au mme


point avec cum DMR. Dans la
case Contact informations , la
marie avait griffonn son numro
de tlphone personnel. Jai
soupir, dcroch le tlphone et
compos le numro.
All ? a rpondu une voix
fminine enjoue.
Bonjour, Candace Shapiro
lappareil,
du Valley Times. Je
cherche joindre Sandra Garry...
Je suis Sandy.

Bonjour, Sandy. Ecoutez, je


moccupe des faire-part et jai votre
formulaire sous les yeux. Cest

quoi... cum DMR?

cume de mer , a-t-elle


rpondu promptement.
larrire-plan, jentendais un
gamin hurler mman ! et
quelque chose qui ressemblait un
feuilleton tlvis.
Cest la couleur de ma robe.

Ah... bon, cest ce que je


voulais savoir. Eh bien, merci.

Sauf que... vous croyez que


les gens sauront ce que cest, cume
de mer ? Vous, a vous fait penser
quoi ?
du vert ? ai-je hasard.
Javais hte de raccrocher. Il y

avait trois sacs de linge dans le


coffre de ma voiture. Jtais presse
de partir pour aller mon club de
gym, faire ma lessive, acheter du
lait.
Un vert clair, jimagine.
Sandy a pouss un soupir.
Non, ce nest pas a. En fait,
cest plutt bleu. La vendeuse la
Grange aux Maries ma dit que la
couleur sappelle cume de mer,
mais je trouve que a fait vert.
On pourrait dire bleu , ni je
suggr.
Nouveau soupir de Sandy.
Bleu clair ?


Oui, mais ce nest pas
vraiment bleu. Si vous dites bleu,
les gens vont penser bleu ciel ou
bleu marine, alors que ce nest pas
fonc du tout...
Bleu ple ? ai-je propos en
consultant ma liste de synonymes
glans au gr des faire-part. Bleu
lectrique ? Oeuf de merle ?

Je ne crois pas que a


convienne, a rpliqu Sandy dun
ton guind.

Hmm. Dans ce cas, si vous


voulez rflchir et me rappeler plus
tard...
Cest l que Sandy a fondu en

larmes. Je lentendais sangloter


lautre bout du fil, avec le bruit de la
tl en toile de fond, et le gamin,
que jimaginais tout poisseux et qui
avait d se cogner un doigt de pied,
pleurnichant : Mman !
Je voulais que tout se passe
bien, disait-elle entre deux sanglots.
Jai attendu ce jour si longtemps...
je voudrais que tout soit parfait... et
je ne suis mme pas capable de
dcrire la couleur de ma robe...

Allons, ai-je rpondu, me


sentant totalement inefficace. Ce
nest pas si grave...
Peut-tre que vous pourriez
venir ici, a-t-elle dit, toujours en

larmes. Vous tes journaliste, non ?


Vous verriez la robe, comme a
vous pourriez vous faire une ide.
Jai pens ma lessive, mes
projets pour la soire.
Sil vous plat , a dit Sandy,
dune toute petite voix implorante.
Jai soupir. Daccord, la lessive
pouvait attendre. Et puis, elle avait
veill ma curiosit. Qui tait cette
femme, et comment quelquun qui
tait incapable dcrire cume de
mer avait-il rencontr lamour ?
Je lui ai demand comment on
arrivait chez elle, me traitant
intrieurement de poire, et jai

promis dtre l dans une heure.


Pour tre tout fait honnte, je
mattendais tomber sur une
caravane. Il y en avait plein, de cits
de caravanes, au centre de la
Pennsylvanie. Mais Sandy habitait
une vraie maison, une petite
maison en bois blanc avec des
volets noirs et la traditionnelle
palissade devant. Dans la cour, il y
avait une piscine en plastique
orange et une balanoire qui avait
lair neuve. Un camion noir
tincelant tait gar dans lalle, et
Sandy se tenait la porte... la
trentaine, regard las mais avec un
fond despoir. Ses cheveux blonds

taient fins comme du sucre fil ;


elle avait le minuscule nez
retrouss et les grands yeux bleus
dune figurine de porcelaine.
Je suis descendue de voiture avec
mon bloc-notes la main. Sandy a
souri travers la moustiquaire. Jai
vu deux petites mains qui
lagrippaient par la cuisse ; une
bouille denfant a surgi derrire sa
jambe avant de disparatre.
La maison tait propre et bien
range, les meubles bon march, et
des
piles
de
magazines
saccumulaient sur la table basse en
pin verni : Armes & Munitions,
Route & Piste, Sport & Plein Air. La

collection esperluette, me suis-je


dit. Il y avait une moquette bleu
pastel dans le sjour et un lino
blanc - de ceux quon achte par
rouleaux, avec un motif imitation
carrelage - dans la cuisine.
Vous voulez un soda ? Jallais
justement en prendre un , a-t-elle
dit timidement.
Je navais pas envie de soda. Je
voulais voir la robe, trouver le bon
adjectif et lever le camp avant le
dbut de Melrose Place. Mais elle
semblait trs anxieuse et, comme
javais soif, je me suis assise la
table de cuisine sous un chantillon
de broderie qui disait : Bnissez

cette maison , avec mon calepin


ct de moi.
Sandy a bu une gorge, rot
doucement dans le dos de sa main,
ferm les yeux et secou la tte.
Je vous prie de mexcuser.

Vous avez le trac, pour le


mariage ? ai-je demand.

Le trac, a-t-elle rpt avec


un petit rire. Mon chou, je suis
terrorise !
Est-ce que... Je ne voulais
pas mettre les pieds dans le plat.
tes-vous dj passe par toutes ces
histoires de crmonie de mariage ?

Sandy a secou la tte. Pas


comme a. La premire fois, jai
fugu.
Ctait
quand
javais
dcouvert que jetais enceinte de
Trevor. On a t voir un juge de paix
du ct de Bald Eagle. Javais mis
ma robe de bal de fin danne.
Ah...
La deuxime fois, il ny a pas
eu de mariage. Ctait le papa de
Dylan, comme qui dirait mon
concubin. On a vcu sept ans
ensemble.
Dylan, cest moi ! a fait une
petite voix sous la table. Une tte
blonde et lisse en a merg un
instant. Mon papa, il est

larme.

Mais oui, mon chou , a


acquiesc Sandy, lui bouriffant
distraitement les cheveux. Dun air
loquent, elle a hauss les sourcils
mon intention et murmur : P-r-is-o-n.
Ah, ai-je dit de nouveau.

Vol de voitures, a-t-elle


chuchot. Rien de grave, vous savez.
Dailleurs, jai rencontr Bryan,
mon fianc, en allant voir le papa de
Dylan.
Donc, Bryan est...
Je commenais juste apprendre
linestimable valeur des longues

pauses dans une interview.


En libert conditionnelle
partir de demain. Il a t condamn
pour escroquerie.
en juger par la note de fiert
dans sa voix, ctait un grand pas en
avant
par
rapport
au
vol
dautomobiles.
Alors comme a, vous lavez
rencontr en prison ?

On a dabord correspondu
pendant un moment. Il avait pass
une petite annonce... tenez, je lai
encore !
Elle a bondi sur ses pieds, faisant
tinter nos verres de soda, et est

revenue avec un bout de papier


plastifi, pas plus grand quun
timbre. Homme, chrtien, grand,
athltique,
Lion,
cherche

correspondre avec une femme


sensible pour un change de lettres
et plus si affinits.
Il a eu douze rponses, a
annonc Sandy, radieuse. Mais cest
la mienne quil a prfre.
Que lui avez-vous crit ?
Jai t honnte. Jai expliqu
ma situation. Que jtais mre
clibataire. Que je voulais un
modle pour mes garons.
Et vous pensez...

Il fera un bon pre.


Elle sest rassise et a fix son
verre comme sil contenait des
secrets immmoriaux et non un
quelconque succdan de coca.
Je crois en lamour, a-t-elle
dclar dune voix claire et forte.
Et vos parents...
Elle a balay la question dun
geste de la main.
Mon pre est parti quand je
devais avoir quatre ans. Je suis
reste avec maman et sa ribambelle
de jules. Papa Rick, papa Sam, papa
Aaron. Je me suis jur de ne pas
faire pareil. Et jai tenu bon. Je

crois... je sais... que cette fois, a va


marcher.
Maman ?
Dylan tait de retour, les lvres
barbouilles de Mercurochrome,
tenant son frre par la main. Alors
que Dylan tait blond et menu, ce
garon-l - Trevor, ai-je devin tait plus fonc, plus robuste, avec
un regard pensif.
Sandy sest leve et ma adress
un sourire hsitant.
Ne bougez pas. Les garons,
venez avec moi. On va montrer la
dame du journal la jolie robe de
maman !

Aprs tout ce que javais entendu


- la prison, les maris, les petites
annonces -, je mattendais une
horreur, quelque chose de criard
et de vulgaire. La Grange aux
Maries tait rpute pour a.
Mais la robe de Sandy tait belle.
Corsage ajust, style robe de
princesse de conte de fes, constell
de cristaux de la taille dun flocon
de neige qui captaient la lumire,
avec
un
dcollet
plongeant
rvlant la blancheur de sa gorge et
un flot de tulle qui ondoyait autour
de ses pieds. Les yeux brillants et
les joues en feu, elle ressemblait
la marraine fe de Cendrillon. La

tenant par la main, Trevor la


escorte solennellement dans la
cuisine tandis quelle fredonnait la
Marche nuptiale. Dylan stait
appropri son voile pour le percher
sur sa propre tte.
Sandy a virevolt sous la lampe
de la cuisine. La bordure de sa robe
bruissait sur le lino. Dylan a ri et
applaudi ; Trevor fixait sa mre, ses
bras et ses paules nues, la vague de
ses cheveux. Elle tourbillonnait, et
ses fils la regardaient, fascins,
jusqu ce quelle sarrte.
Quen pensez-vous ? a-t-elle
demand, rouge et essouffle.
chacune de ses inspirations, sa

poitrine soulevait le bord festonn


de son corsage. Elle a pivot sur
elle-mme, et jai aperu de
minuscules boutons de rose en
tissu, cousus tout le long du dos,
aussi compacts quune moue de
bb.
Alors, cest bleu ? Vert ?
Je lai contemple longuement,
elle, ses joues roses, sa peau
laiteuse et la mine rjouie de ses
fils.
Je ne sais pas trop. Mais je
trouverai bien quelque chose..
videmment, jai loup le
bouclage. Le chef de rubrique tait

parti depuis longtemps quand jai


regagn la salle de rdaction, aprs
que Sandy ma montr les photos de
Bryan, racont leurs projets pour le
voyage de noces, aprs que je lai
regarde faire la lecture ses fils,
les embrasser sur le front et sur les
joues, verser un doigt de bourbon
dans son soda et la moiti de cette
dose dans le mien.
Cest un type bien , disait-elle
rveusement.
Sa cigarette allume voltigeait
travers la pice comme un feu
follet.
Javais huit centimtres remplir
; il fallait que mon texte tienne dans

cet espace, sous la photo floue du


visage souriant de Sandy. Je me
suis assise devant mon ordinateur,
lgrement tourdie, et jai ressorti
mon formulaire de mariage tout
prt, celui avec les cases : nom du
mari, nom de la marie, noms des
demoiselles dhonneur, description
de la robe. Puis jai press la touche
deffacement pour librer lcran et,
prenant une grande inspiration, jai
tap :
Demain, Sandra Louise Garry va
pouser Bryan Perreault lglise
Notre-Dame de la Misricorde dans
Old College Road. Elle remontera la
nef centrale avec des peignes orns

de strass dans les cheveux et jurera


daimer, chrir et honorer Bryan
dont elle garde les lettres sous son
oreiller, lettres tant de fois lues et
relues que le papier en est devenu
presque transparent.
Je crois en lamour , affirmet-elle, mme si un esprit chagrin
pouvait se montrer sceptique. Son
premier mari la quitte, le
deuxime est en prison, cette mme
prison o elle a connu Bryan dont
la
libration
conditionnelle
intervient quarante-huit heures
avant le mariage. Dans ses lettres,
il lappelle sa petite colombe, son
ange de perfection. Dans sa cuisine,

alors que la dernire des trois


cigarettes qu'elle sautorise chaque
soir se consume entre ses doigts,
elle dit que cest un prince.
La marie sera escorte par ses
fils, Dylan et Trevor. Sa robe est
couleur cume de mer, subtil
mlange de bleu et de vert trs clair.
Elle nest pas blanche, couleur des
vierges, des adolescentes bourres
dides romanesques, ni ivoire, ce
blanc teint de rsignation. Sa robe
est couleur de rves.
Et voil le travail. Un peu fleuri,
un peu ampoul et surfait. Une robe
couleur de rves ? Tout a sentait
latelier dcriture plein nez. Le

lendemain matin, en arrivant au


bureau, jai trouv un exemplaire de
la page sur mon clavier, avec le
passage incrimin entour de rouge
au crayon gras de la secrtaire de
rdaction. PASSEZ ME VOIR ,
disait le message griffonn dans la
marge. Jai reconnu sans peine la
main de Chris, le directeur de la
publication,
un
angoiss
de
premire qui avait quitt son Sud
natal pour la Pennsylvanie, appt
par la promesse dun poste dans un
plus grand journal (plus des
conditions incomparables de pche
la truite). Timidement, jai frapp
sa porte. Il ma fait signe dentrer.

Un autre exemplaire de mon article


tait pos sur son bureau.
a, a-t-il dit en pointant son
doigt grle. Cest quoi, au juste ?
Jai hauss les paules.
Cest que... jai rencontr cette
femme. Jtais en train de taper son
faire-part, il y avait un mot illisible,
je lai donc appele et je suis alle la
voir... Ma voix sest perdue dans
un murmure. Jai pens quil y
avait l matire un article.
Il ma regarde.
Et vous avez eu raison. Vous
voulez quon remette a ?
Cest ainsi quune toile est ne...

en quelque sorte. Une semaine sur


deux, je dnichais une future
marie et rdigeais un papier sur
elle : qui elle tait, sa robe, lglise,
la musique, la rception. Mais,
surtout, je dcrivais le comment :
comment toutes ces femmes
avaient dcid de se marier, de se
prsenter devant un pasteur, un
rabbin ou un juge de paix pour
sengager vie.
Des maries, jen ai vu des jeunes
et des vieilles, des sourdes et des
aveugles, des adolescentes qui
juraient fidlit leur premier
amour, des filles de vingt ans et
quelques
qui
convolaient

cyniquement avec lhomme quelles


appelaient le pre de leur bb. Jai
assist des premiers mariages, des
deuximes, des troisimes, des
quatrimes et un seul cinquime.
Jai vu une nouba de huit cents
personnes - un mariage juif
orthodoxe, o hommes et femmes
dansaient dans des salles spares,
en prsence de huit rabbins qui ont
tous fini la soire avec des
perruques pailletes la Tina
Turner. Jai vu un couple se marier
dans deux lits dhpital placs cte
cte, aprs un accident de voiture
dont la femme tait sortie
ttraplgique. Jai vu une marie

abandonne devant lautel, jai


regard son visage se dcomposer
lorsque le tmoin, la mine ple et
grave, sest fray un passage dans la
nef pour murmurer quelque chose
dabord loreille de sa mre, puis
dans la sienne.
Ctait cocasse, je le savais,
mme cette poque-l. Pendant
que mes semblables rdigeaient des
papiers dhumeur branchs pour les
tout nouveaux magazines on-line
sur la vie de clibataire dans une
grande ville, je trimais dans un petit
journal local - un dinosaure au bord
de
lextinction
sur
lchelle
dvolution des mdias -, rubrique

mariages. Bizarre, vous avez dit


bizarre !
Mais jaurais t incapable de me
raconter linstar de mes
camarades de classe, mme si je
lavais voulu. dire vrai, je navais
pas le panache ncessaire pour
dcrire ma propre vie sexuelle. Ni
un corps que jaurais accept
dexhiber, mme dans la presse. Le
sexe
mintressait
dailleurs
beaucoup moins que le mariage. Je
voulais comprendre comment on
faisait partie dun couple, comment
on trouvait le courage de prendre
quelquun par la main pour franchir
le gouffre. Je notais lhistoire de

chacune de ces maries, le rcit


hsitant de la rencontre, o ils
taient alls, quand ils avaient su, et
je la tournais et la retournais dans
ma tte, cherchant un fil, une
couture invisible, une fente par le
biais de laquelle je pourrais mettre
lhistoire lenvers pour dcouvrir
la vrit.
Si vous lisiez ce petit journal au
dbut des annes quatre-vingt-dix,
vous avez d me voir sur une bonne
centaine de photos de mariage, dans
un coin, vtue dune robe de lin
bleue - simple, pour ne pas attirer
lattention sur moi, mais classe,
pour la circonstance. Me voir assise

au bord de la trave centrale, avec


mon calepin dans la poche, lil
riv sur une centaine de maries
diffrentes - jeunes, vieilles, noires,
blanches, minces, moins minces en qute de rponses. Comment
sait-on que cet homme-l est le bon
? Comment peut-on en tre
suffisamment sre pour promettre
de laimer jusqu la fin de ses jours
- en toute sincrit ? Comment
peut-on croire lamour ?
Aprs deux ans et demi de
tourne nuptiale, ma prose a atterri
par hasard dans la bonne rdaction
au moment o le grand quotidien
de ma ville natale, le Philadelphia

Examiner, avait dcid, en tant


quinstitution, de conqurir tout
prix la gnration X : une jeune
journaliste, de par son existence
mme, allait donc forcment
drainer ce lectorat. Du coup, on ma
invite revenir dans la ville de
mon enfance pour tre leur porteparole auprs des Philadelphiens de
vingt et quelques annes.
Quinze
jours
plus
tard,
l'Examiner
dcidait
en
tant
quinstitution que la gnration X
navait aucune espce dimportance
et quil tait vital de regagner
lintrt des mnagres de banlieue.
Mais le mal tait fait. Javais t

embauche. La vie tait belle. Enfin,


presque.
Depuis le dbut, lunique gros
inconvnient dans mon travail tait
Gabby Gardiner. Gabby est une
femme ge, corpulente, avec des
boucles bleutres et dpaisses
lunettes aux verres sales. Si moi, je
suis forte, elle est extra-large.
Normalement, il aurait d exister
une certaine solidarit entre nous,
compte tenu de la discrimination
dont nous tions victimes, de notre
lutte commune pour survivre dans
un monde o, au-dessus de la taille
quarante, une femme devient
lobjet de la rise gnrale. Eh bien,

pas du tout.
Gabby
tient
la
rubrique
spectacles
au Philadelphia
Examiner, poste quelle occupe,
ainsi quelle aime le rappeler,
moi et quiconque se trouve
porte de voix, depuis un temps
o tu ntais pas encore ne . Cest
la fois sa force et sa faiblesse. Son
rseau de relations couvre tout le
continent dest en ouest, et deux
dcennies. Malheureusement, il
sagit des annes soixante et
soixante-dix. Elle a dcroch
quelque part entre llection de
Reagan et lavnement du cble, si
bien quil y a tout un univers,

commencer par MTV et la suite, que


son radar ne capte tout simplement
pas, comme il peut capter, disons,
Elizabeth Taylor.
Gabby doit avoir soixante ans ou
plus. Elle na pas denfants, pas de
mari, aucun soupon de sexualit ni
de vie en gnral en dehors du
bureau. Sa raison de vivre, ce sont
les potins dHollywood, et elle traite
ses sujets avec une grande
dfrence. Elle parle des stars ragots de troisime main, glans
pour la plupart dans Variety et les
tablods new-yorkais - comme si
ctaient ses amis intimes. Ce qui
serait pathtique si Gabby Gardiner

pouvait inspirer une once de


sympathie. Or ce nest pas le cas.
Elle a toutefois de la chance. En
ce sens que la majorit des lecteurs
de l'Examiner sont plus que
quadragnaires et ne sintressent
gure
aux
nouveauts.
Sa
chronique, Les Gabbillages ,
demeure donc parmi les plus
populaires de notre section - autre
fait quelle souligne en permanence,
dune voix de stentor (soi-disant,
elle hurle parce quelle est sourde,
mais je suis convaincue quelle le
fait surtout pour emmerder le
monde).
Durant mes premires annes

l'Examiner, on sest fichu la paix.


Malheureusement, la situation a
dgnr lt dernier, lorsque
Gabby sest arrte pendant deux
mois pour un problme de sant qui
paraissait inquitant ( polypes
est le seul mot que jai saisi avant
que Gabby et ses copines ne me
fusillent du regard, si bien que jai
fui le service courrier sans mme
avoir rcupr mon exemplaire de
Teen People). En son absence, cest
moi qui ai rdig sa chronique
quotidienne. Elle a perdu la guerre,
mais gagn la bataille : ils ont
continu appeler a Les
Gabbillages , avec une note

concise et en caractres minuscules,


comme quoi Gabby tait en
mission et que ctait Candace
Shapiro, membre de la rdaction de
l'Examiner , qui la remplaait.
Bonne chance, mon petit, avait
lch Gabby, magnanime, souriant
comme si elle navait pas complot
depuis deux semaines pour que la
rdaction publie les papiers en
provenance directe des agences de
presse, au lieu de moffrir cette
opportunit pendant quelle se
faisait enlever ses polypes. Je tai
donn mes meilleures sources.
Gnial, ai-je pens. Des ragots
croustillants sur Walter Cronkite.

Jai hte de my mettre.


On aurait d en rester l, mais
non. Tous les matins, du lundi au
vendredi, javais droit mon coup
de fil de Gabby. Ben Affleck ?
grinait-elle. Qui cest, celui-l ?
Ou bien : Friends ? Personne
ne regarde a.
Ou encore, acide : Jai vu
quelque chose sur Elizabeth sur ET
hier soir. Pourquoi nen a-t-on pas
parl ?
Jai essay de lignorer... dtre
polie au tlphone et, de temps
autre,
quand
elle
tait
particulirement grincheuse, de

glisser Gabby Gardiner revient fin


septembre dans les dernires
lignes de ma chronique.
Mais, un matin, elle a tlphon
quand je ntais pas l et elle est
tombe sur ma bote vocale avec le
message suivant : Bonjour, ici
Candace Shapiro, charge de la
rubrique spectacles au Philadelphia
Examiner. Je ne mtais pas
rendu compte de ma bvue jusqu
ce que le directeur de la publication
vienne se poster devant mon
bureau.
Alors, comme a, vous racontez
tout le monde que vous tes
charge de la rubrique spectacles ?


Pas du tout. Cest juste un
remplacement.

Jai eu un coup de fil trs


courrouc de Gabby hier soir. Tard,
a-t-il ajout, avec lair dun homme
qui napprciait pas quon le tire de
son sommeil. Daprs elle, vous
donnez limpression aux gens
quelle est partie pour de bon et que
vous avez pris sa place.
Dconcerte, jai dit : Je ne sais
pas de quoi elle parle. Il a pouss
un soupir. Votre bote vocale.
Jignore ce quil y a l-dessus et,
franchement, je ne tiens pas le
savoir. Arrangez-vous simplement
pour que Gabby ne rveille plus ma

femme et mes gosses.


la sortie du bureau, je suis alle
pleurer chez Samantha ( Elle na
aucune confiance en elle , ma-telle fait remarquer en me passant la
bote de sorbet moiti fondu
tandis que je me morfondais sur
son canap). Jai fulmin au
tlphone avec Bruce ( Tu nas
qu changer ton message, Cannie !
). Jai suivi son conseil et effac
mon annonce pour la remplacer par
: Ici Candace Shapiro, charge de
faon
temporaire,
transitoire,
impermanente, intrimaire, en
aucun cas dfinitive, de la rubrique
spectacles. Gabby a tlphon le

lendemain matin. Jadore ton


message, mon petit , a-t-elle dit.
Mais le mal tait fait. son
retour, elle a pris lhabitude de
mappeler Eve - comme dans le film
de Mankiewicz - et encore, quand
elle daignait madresser la parole.
Jai essay de lignorer et de me
concentrer sur mes activits
extraprofessionnelles : nouvelles,
bouts de roman et La Tte dans les
toiles, le scnario sur lequel je
trimais depuis des mois. La Tte
dans les toiles tait une comdie
romantique mettant en scne une
journaliste qui tombe amoureuse
dun acteur clbre quelle doit

interviewer. Ils se rencontrent au


poil (aprs quelle tombe dun
tabouret force de loucher sur lui
au bar de lhtel), partent du
mauvais pied (aprs quil la prend
pour
une
nime
groupie
plthorique), sprennent lun de
lautre et, aprs les invitables
complications de lacte trois,
finissent dans les bras lun de
lautre au moment du gnrique.
Le personnage masculin tait
calqu sur Adrian Stadt, le beau
gosse qui jouait dans Samedi soir !
et dont le sens de lhumour
semblait correspondre au mien malgr sa mmorable prestation de

trois mois dans le rle du pilote


cracheur de projectiles. Je le suivais
depuis mes annes de fac,
persuade que sil avait t ici, ou
bien moi l-bas, on se serait
entendus comme larrons en foire.
La journaliste, ctait moi, bien sr,
sauf que je lai appele Josie, lai
affuble dune chevelure rousse et
dune cellule familiale stable et
unie.
Ce scnario tait porteur de tous
mes rves. Ctait ma rponse
toutes mes bonnes notes, tous les
matres dcole qui mavaient dit un
jour que javais du talent, tous les
profs duniversit qui mavaient

parl de mon potentiel. Mieux que


a, ctait une riposte sur cent pages
un monde (et mes propres peurs
caches) dans lequel une femme
plthorique ntait pas cense avoir
des
aventures
ni
tomber
amoureuse. Et aujourdhui, jallais
frapper un grand coup. Aujourdhui,
au cours de ce djeuner aux Quatre
Saisons, je devais interviewer
lacteur Nicholas Kaye, vedette de la
future
production Les Frres
Rototo, une comdie pour ados
dont les hros, deux frres
jumeaux, avaient des pouvoirs
magiques
induits
par
leurs
flatuosits. Qui plus est, jallais

interviewer galement Jane Sloan


qui avait produit le film (en se
pinant le nez, jimagine). Jane
Sloan tait une de mes idoles :
avant sa drive commerciale, elle
avait crit et ralis quelques films
parmi les plus fins et les plus drles
de toute lhistoire dHollywood.
Mieux encore, les hrones de ses
films taient fines et drles elles
aussi. Depuis des semaines, pour
me consoler davoir perdu Bruce,
jchafaudais un rve labor dans
lequel nous nous rencontrions, et
aussitt elle reconnaissait en moi
une me sur et une collaboratrice
en puissance ; elle me glissait sa

carte professionnelle et mexhortait


la contacter ds linstant o je
quitterais le journalisme pour crire
des scnarios. Il marrivait mme de
sourire en imaginant son air ravi
quand je confessais modestement
lexistence de mon scnario, que
jtais prte lui envoyer, bien sr,
si elle le dsirait.
Elle tait crivain, jtais crivain.
Elle tait drle, je ltais aussi. Bon,
daccord,
Jane
Sloan
tait
galement riche et clbre, sa
russite dpassait toutes mes
esprances, et elle ntait gure plus
grosse que ma cuisse, mais enfin, la
solidarit fminine, a existe, non ?

Presque une heure aprs mon


arrive, quarante-cinq minutes
aprs lheure de notre rendez-vous,
Jane Sloan sest assise en face de
moi, posant un grand miroir et un
grand vaporisateur deau dvian
prs de son assiette.
Bonjour , a-t-elle dit dune
voix rauque, entre ses dents.
Et, l-dessus, elle sest asperg
vigoureusement le visage, plusieurs
fois. Je la regardais en attendant la
chute, croyant quelle allait clater
de rire et dire quelle plaisantait. En
vain. Nicholas Kaye sest assis
ct delle et ma souri dun air
contrit. Finalement, Jane Sloan a

lch le miroir et le vapo.


Pardon pour ce retard , a dit
Nicholas Kaye. Il tait tel quon le
voyait la tl - joli comme un
cur.
Jane Sloan a repouss le beurrier
dun geste agressif. Elle a pris sa
serviette, plie en forme de cygne,
la dplie dun coup sec et sest
soigneusement essuy le visage.
Une fois quelle a eu repos la
serviette, prsent tache de beige,
de rouge carlate et de mascara
noir, alors seulement elle a daign
parler.
Cette ville, a-t-elle nonc, a un
effet dsastreux sur mes pores.

Je suis dsole. Aussitt je


me suis sentie bte. Dsole de quoi
? Je ne faisais rien ses pores, moi.
Jane a agit langoureusement
une main ple, comme si mes
excuses
navaient
pas
plus
dimportance quune tache de
moisissure et, semparant de son
couteau beurre en argent, sest
mise lacrer la motte en forme de
fleur quelle venait dexpdier de
mon ct.
Que voulez-vous savoir ? a-telle demand sans lever les yeux.

Humm. Jai ttonn la


recherche de mon bloc-notes et de
mon stylo. Javais prpar toute une

liste de questions, depuis le choix


des acteurs jusqu ses influences et
ce quelle aimait la tl, mais je
nai russi sortir que : Do vous
est venue lide de ce (ilm ?
Sans quitter le beurre des yeux,
elle a rpondu : Je lai vue la tl.

Cest cette srie sketches


qui est diffuse tard le soir sur HBO
? a hasard Nicholas Kaye
obligeamment.
Jai appel le ralisateur. Lui
ai dit que a devrait tre un film. Il
a accept.
Gnial. Ctait donc comme a
quon fabriquait un film. Une drle

de petite poupe de porcelaine,


arme
dun
vaporisateur
et
pourfendeuse de beurre, passait un
coup de fil, et voil ! le tour tait
jou.
Et cest vous... qui avez crit le
scnario ?
Nouvel envol de la main
spectrale. Je lai supervis, cest
tout.

On a engag des gars de


Samedi soir ! , a prcis Nicholas
Kaye.
De mieux en mieux. Non
seulement je ne bossais pas pour
Samedi soir !, mais je ntais mme

pas un gars. Jai discrtement


abandonn le projet de lui parler de
mon scnario. Ils ne manqueraient
pas de rire de moi sur tout le long
du chemin jusqu Pittsburgh.
Le serveur sest approch. Tous
deux, Jane et Nicholas, ont scrut la
carte dans un silence renfrogn. Le
serveur ma lanc un regard
dsespr.
Je prendrai un osso-buco, ai-je
dit.

Excellent choix, a-t-il


acquiesc, rayonnant.
Moi, je prendrai... , a hsit
Nicholas. Longue, longue pause. Le

serveur attendait, le crayon en lair.


Jane fouaillait le beurre. Jai senti
une goutte de sueur me couler dans
la nuque, le long de mon dos et
dans ma culotte. Cette salade , at-il fini par dclarer en pointant le
doigt. Le serveur sest pench pour
mieux voir. Bien, monsieur, a-t-il
rpondu, soulag. Et pour madame
?

De la laitue, a-t-elle
marmonn.
Une salade ?

De la laitue, a rpt Jane


Sloan. Rouge, de prfrence. Bien
lave. Avec du vinaigre part.
Surtout, je ne veux pas quon coupe

les feuilles. Je veux quon les


dchire. la main.
Le serveur a griffonn quelques
mots et sest clips. Lentement,
Jane Sloan a lev les yeux. Je me
suis empresse de rouvrir mon
bloc-notes.
Humm...
De la laitue, me disais-je. Jane
Sloan mangeait de la laitue au
djeuner, et moi, assise en face
delle, jallais me taper un jarret de
veau. Mais le pire, cest que je ne
trouvais rien lui demander.
Quelle est, dites-moi, votre
scne prfre dans le film ? ai-je

bredouill finalement. Ctait nul


comme question, digne dune
dbutante dans un journal de lyce,
mais ctait toujours mieux que
rien.
Elle a souri, enfin - faiblement,
fugitivement -, mais ctait tout de
mme un sourire. Puis elle a secou
la tte. Je ne peux pas en parler.
Cest trop personnel.
Mon Dieu, aidez-moi ! Venez
mon secours. Envoyez un cyclone,
quil balaie les Quatre Saisons,
arrache les hommes daffaires
leurs siges, fasse voler la
porcelaine. Je vais mourir, l. Et
vos projets ?

Jane sest contente de hausser


les paules dun air mystrieux. Jai
senti mon collant-gaine abandonner
la lutte et me descendre sur les
cuisses.
On est en train de travailler sur
quelque chose de nouveau, a
dclar Nicholas Kaye. Moi, je vais
crire... avec deux ou trois copains
de fac... et Jane va le prsenter aux
studios. Vous voulez que je vous en
parle ?
Et il sest lanc dans la
description enthousiaste de ce qui
ma sembl tre un effroyable navet
: lhistoire dun type qui hrite la
fabrique de farces et attrapes de son

pre, se fait doubler par lassoci de


ce dernier et finit par triompher
avec laide de la femme de mnage
dlure. Je prenais des notes sans
entendre : ma main droite courait
machinalement sur le papier tandis
que ma main gauche portait la
nourriture ma bouche. Pendant ce
temps, Jane sparait sa laitue en
deux tas, lun essentiellement
compos de feuilles, lautre de tiges.
Une fois la sparation acheve, elle
a plong le bout de sa fourchette
dans le vinaigre, puis a piqu
soigneusement une feuille et, dun
geste prcis, la place dans sa
bouche. Aprs exactement six

bouches - entre-temps, Nicholas a


liquid sa salade et deux tranches
de pain, et moi jai enfourn la
moiti de mon osso-buco qui,
somme
toute,
stait
rvl
dlicieux - elle sest tamponn les
lvres avec sa serviette, a repris son
couteau et sest remise martyriser
le beurre.
Jai alors cart le beurrier parce que je ne supportais plus de
voir a, et aussi parce quil fallait
bien tenter quelque chose, vu que
linterview tournait en eau de
boudin.

Arrtez,
ai-je
ordonn
schement. Il ne vous a rien fait, ce

beurre.
Il y a eu une pause. Une pause
lourde. Une crevasse bante et
glace. Jane Sloan a braqu sur moi
son regard teint.
Cest un produit laitier, a-t-elle
dit comme sil sagissait dune
maldiction.

Troisime plus grosse


industrie en Pennsylvanie , ai-je
contr.
Jignorais totalement si ctait
vrai, mais a sonnait juste. Chaque
fois que jallais me balader vlo
dans les environs de la ville, je
rencontrais des vaches.

Jane est allergique , a


expliqu Nicholas prcipitamment.
Il a souri sa ralisatrice, lui a
pris la main, et soudain jai compris
: ils taient ensemble. Mme sil
avait vingt-sept ans, et elle... ma foi,
au moins quinze ans de plus. Mme
sil tait manifestement humain, et
pas elle.
Quoi dautre ?

Parlez-moi..., ai-je bgay,


lesprit paralys par la vision de
leurs doigts entrelacs. Parlez-moi
de quelque chose dans le film qui
ne soit pas connu de tous.

Une partie a t tourne l

o on a tourn Showgirls, a fait


Nicholas.

Cest dans le dossier de


presse , a dclar Jane subitement.
Je le savais, mais jai dcid de
rester polie, de noter linformation
et de lever le camp avant de
dcouvrir ce quune femme qui
mangeait six feuilles de salade au
djeuner prenait comme dessert.
Je vais vous dire quelque
chose. La petite qui vend des fleurs,
cest ma fille.
Ah bon ?

Cest son premier rle.


Jane avait lair presque fire,

presque timide. Presque relle.


Jai essay de la dcourager... elle
est dj obsde par son apparence
physique...
On se demande de qui elle tient
a, ai-je pens.
Je ne lai dit personne. Les
coins de sa bouche ont frmi.
Mais je vous aime bien.
Dieu ait piti des journalistes que
tu n'aimes pas. Pendant que je
cherchais une rponse approprie,
elle sest leve brusquement, et
Nicholas avec elle.
Bonne chance , a-t-elle
murmur. Et ils ont quitt le

restaurant. Juste au moment o


arrivait le chariot des desserts.
Mademoiselle prendra bien
quelque chose ? a demand le
serveur, compatissant.
Me reprocherez-vous davoir dit
oui ?
Alors ? a fait Samantha, laprsmidi, au tlphone.
Elle a mang de la laitue au
djeuner, ai-je gmi.
Une salade ?

De la laitue. Juste de la
laitue. Avec du vinaigre part. Jai
failli mourir sur place.
Juste de la laitue ?


De la laitue, ai-je rpt.
feuilles rouges. Elle avait prcis. Et
elle narrtait pas de sasperger avec
de lvian.

Cannie, tu me mnes en
bateau.

Je te jure que non ! Mon


idole hollywoodienne est une toute
petite chose, une mangeuse de
laitue
avec
un
maquillage
permanent...
Samantha
coutait
sans
broncher. Tu pleures.
Absolument pas, ai-je menti.
Je suis due, cest tout. Je croyais...
tu comprends... je mtais imagin

quon allait bien accrocher, elle et


moi. Et que jallais lui envoyer mon
scnario, sauf que je ne le donnerai
personne, mon scnario, parce
que je nai pas t la fac avec les
gars de Samedi soir !, et ce sont
leurs scnarios quon lit. Jai
baiss les yeux. Ce ntait pas tout.
Et jai de losso-buco sur ma
veste.
Samantha a pouss un soupir.
Il te faut un agent.
Impossible. Jai essay, croismoi ! Ils ne regardent mme pas ce
que tu fais, si tu ne te recommandes
pas dune maison de production, et
les producteurs nacceptent pas les

scripts qui ne viennent pas de chez


un agent. Je me suis essuy
violemment les yeux. Cest la cata,
cette semaine.

Le courrier ! a annonc
Gabby joyeusement.
Elle a jet une pile de papiers sur
mon bureau et sest loigne en
tranant les pieds. Jai dit au revoir
Sam et me suis plonge dans ma
correspondance. Coupure de presse.
Coupure de presse. Fax, fax, fax.
Une enveloppe, avec mon nom
soigneusement calligraphi dune
criture que depuis longtemps jai
appris identifier : personne ge,
en colre. Jai dchir lenveloppe.

Chre mademoiselle Shapiro,


disait la lettre rdige dune main
tremblotante. Votre article sur
lmission spciale consacre
Cline Dion est le plus immonde, le
plus rpugnant tissu dinfamies que
jaie vu en cinquante-sept ans,
depuis que je suis un fidle lecteur
de l'Examiner. Non contente de
traiter la musique de Cline de
ballades
pompeuses
et
boursoufles, vous vous permettez
de vous moquer de son physique !
Je suis certain que vous-mme
navez rien dune Cindy Crawford.
Salutations.
E. P. Deiffinger.

Cannie ?
Nom de Dieu. Gabby passait son
temps mespionner. Elle avait
beau tre grosse, vieille et sourde,
elle pouvait se mouvoir aussi
silencieusement quun chat, quand
a larrangeait. Je me suis retourne
et je lai vue qui sellorait de lire la
lettre sur mes genoux.
Un problme ? a-t-elle
demand, tout sucre et miel. Faut-il
quon publie un rectificatif ?

Non, Gabby, ai-je rpondu,


me retenant de hurler. Cest juste
un petit diffrend en matire de got.

Jai expdi la lettre la poubelle


et fait pivoter ma chaise avec une
rapidit telle que jai failli lui
craser les orteils.
Bon sang , a-t-elle siffl,
battant en retraite.
Cher monsieur Deiffinger, ai-je
compos dans ma tte. Je ne suis
peut-tre pas un top model, mais
mes cellules grises fonctionnent
suffisamment
pour
savoir
reconnatre ce qui est nul.
Cher monsieur Deiffinger,
pensais-je en me dirigeant vers le
Centre des troubles alimentaires o
je devais assister ma premire
runion. Je regrette que vous ayez

mal pris le portrait que jai bross


de Cline Dion mais, pour ne rien
vous cacher, je pense mtre
montre charitable.
Jai fait irruption dans la salle et,
une fois assise, jet un coup dil
autour de la table. Il y avait Lily, la
femme rencontre dans la salle
dattente, et une Noire plus ge, du
mme gabarit que moi, avec un gros
attach-case ct delle, en train
de pianoter sur son pager. Il y avait
une adolescente avec de longs
cheveux blonds retenus par un
serre-tte, le corps dissimul sous
un ample sweat-shirt et un norme
jean avachi. Et il y avait une femme

dune soixantaine dannes qui


devait bien peser dans les deux
cents kilos. Elle ma suivie dans la
pice, marchant laide dune
canne, et a inspect les siges avec
soin pour mesurer leur contenance
avant de sasseoir avec prcaution.
Salut, Cannie, a dit Lily.
Salut , ai-je grommel.
Le mot Dosage tait inscrit sur
un tableau blanc, et sur le mur il y
avait une affiche avec la pyramide
alimentaire. Encore ces conneries je me suis demand si je nallais pas
me dfiler. Car, aprs mon passage
chez les Weight Watchers, je savais
tout sur les dosages.

Linfirmire maigrichonne que


javais dj vue dans la salle
dattente est entre, les bras chargs
de bols, de verres doseurs, plus une
petite ctelette de porc en plastique.
Bonsoir, tout le monde !
Elle a marqu son nom - Sarah
Pritchard, infirmire DE - au
tableau. On a fait un tour de table,
histoire de nous prsenter. La fille
blonde sappelait Bonnie, la Noire,
Anita, et la femme obse tait
Esther, de West Oak Lane.
Jai limpression dtre de
retour la fac, a chuchot Lily,
tandis que Sarah distribuait des
brochures remplies de calculs de

calories et des tirages imprimante


sur
la
modification
du
comportement alimentaire.

Moi, ai-je rpondu sur le


mme mode, jai limpression dtre
de retour chez les Weight Watchers.

Vous avez essay a ?


Bonnie, la fille blonde, sest
rapproche de nous.
Lanne dernire.
Ce ntait pas le programme
Russir en trois tapes ?
Ctait Graisses et fibres, aije murmur.

Nest-ce pas une varit de


crales ? a demand Esther.

Curieusement, elle avait une voix


trs agrable : grave, chaude, sans
lombre de ce redoutable accent de
Philadelphie qui vous pousse
avaler les consonnes comme si
ctait du caramel mou.
a, cest Fruits et fibres, a dit la
blonde.

Graisses et fibres, cest


quand il fallait compter les
grammes de matire grasse et de
fibres dans chaque aliment. On tait
cens manger tant de grammes de
fibres et ne pas dpasser une
certaine quantit de grammes de
matire grasse, ai-je expliqu.
a a march ? a questionn

Anita, posant son Palm Pilot.

Nan. Mais a doit tre ma


faute. Je memmlais tout le temps
les pinceaux entre les quantits
minimales
et
les
quantits
maximales... et puis jai dcouvert
que les brownies riches en fibres,
ceux quon aurait dits fabriqus
avec de la limaille de fer...
Lily a clat de rire.
... contenaient un milliard de
calories pice, mais je mtais dit
que a ne comptait pas, vu quils
taient pauvres en graisses et
bourrs de fibres...
Une erreur trs rpandue, a

dclar Sarah linfirmire avec


entrain. Graisses et fibres ont leur
importance, mais le nombre total
des calories quon absorbe est tout
aussi important. En lait, cest assez
simple. Se retournant vers le
tableau, elle a griffonn le genre
dquation qui me laissait perplexe
lcole primaire. Calories
absorbes par rapport aux calories
dpenses. Si vous absorbez plus de
calories que vous nen brlez, vous
allez grossir.

Ah bon ? ai-je fait,


carquillant les yeux.
Elle ma lanc un regard
souponneux.

Vous tes srieuse ? Cest aussi


simple que a ?
Humm , a-t-elle comment.
Elle devait tre habitue aux
grosses dames assises placidement
dans leurs fauteuils comme des
brebis gaves, souriant et hochant
la tte, reconnaissantes de la
sagesse quelle leur dispensait et
qui la couvaient dun il confus et
admiratif, tout a parce quelle avait
eu lheur de natre mince. cette
ide, la moutarde mest monte au
nez.
Donc, si je mange moins de
calories que je nen brle... Je me
suis frapp le front. Mon Dieu !

a y est ! Jai compris ! Je suis


gurie ! Je me suis leve en
agitant les bras pendant que Lily
hennissait de rire. Gurie !
Sauve ! Merci, Jsus et le Centre
des troubles mtaboliques et
alimentaires pour avoir fait tomber
les illres de mes yeux !

Daccord, a fait linfirmire.


Message reu.
Zut, ai-je dit en me rasseyant.
Et moi qui allais vous demander la
permission de partir.
Elle a soupir. Ecoutez, le fait
est quil y a beaucoup de facteurs
aggravants... et la science est loin de
les
comprendre
tous.
Nous

connaissons le mtabolisme basai,


et cette facult quont certaines
personnes, plus que dautres, de
stocker les kilos supplmentaires.
Nous savons que ce nest pas facile.
Jamais je ne vous dirai le contraire.

Elle nous a dvisages, le souffle


court. Tous les regards taient
braqus sur elle.
Dsole, ai-je dit finalement
dans le silence. Dsole de vous
avoir chambre. Cest que... je ne
voudrais pas parler la place des
autres, mais moi, jai dj entendu
tout a.
Ah-ha, a dit Anita.

Moi aussi, a dit Bonnie.

Les gros ne sont pas


stupides, ai-je continu. Mais dans
toutes les thrapies que jai suivies,
on nous traite comme des abrutis...
comme si une fois quon nous aura
expliqu que le poulet grill vaut
mieux que le poulet frit, que la
glace au yoghourt vaut mieux que la
crme glace, et quil vaut mieux
prendre un bain chaud plutt que
de manger une pizza, on allait
toutes se transformer en Courteney Cox.
Cest vrai , a approuv Lily.
Linfirmire avait lair dpite.
Loin de moi lide de vous prendre

pour des abruties. La dite fait


partie de la cure, a-t-elle ajout.
Lexercice physique aussi, quoique
dans
une
moindre
mesure,
contrairement ce quon pourrait
penser.
Jai fronc les sourcils. Ctait
bien ma veine. Le vlo, la marche
pied et les sances au club de gym
avec Samantha taient ma seule et
unique hygine de vie.
Aujourdhui, a-t-elle repris,
nous allons parler du systme de
dosage. Savez-vous que la plupart
des restaurants servent des portions
largement suprieures ce quune
femme est cense consommer dans

une journe ?
Jai gmi intrieurement pendant
quelle disposait les tasses, les
assiettes et la petite ctelette en
plastique sur la table.
La bonne dose de protines, at-elle annonc, parlant lentement,
dune voix forte et articule, comme
dans une classe de maternelle, est
de cent vingt grammes. Quelquun
peut-il me dire ce que a reprsente
?

La taille de ma paume, a
marmonn Anita. Jenny Craig , at-elle expliqu devant son air
surpris.

Sarah linfirmire a pris une


profonde inspiration.
Trs bien ! a-t-elle acquiesc,
faisant un visible effort sur ellemme pour paratre joyeuse et
optimiste. Bon, alors, et la dose de
matires grasses ?
Lextrmit du pouce , ai-je
lch.
Elle a ouvert de grands yeux.
coutez, ai-je dit, tout a, nous
le savons dj... nest-ce pas ?
Jai parcouru la table du regard.
Tout le monde a hoch la tte.
La seule raison pour laquelle
nous sommes ici, la seule chose que

ce programme a nous offrir, cest


un traitement mdicamenteux.
Alors, est-ce quon va lavoir, ou
bien va-t-on rester l vous
couter, comme si on ne savait pas
tout a ?
De dpite (et lgrement
hautaine), son expression tait
devenue exaspre (et plus que
lgrement angoisse).
Il existe un protocole, on vous
la dj expliqu. Quatre semaines
de thrapie comportementale...
Lily sest mise taper du poing
sur la table.
M-di-ca-ments... m-di-ca-

ments..., a-t-elle scand.


On ne peut pas vous dlivrer
une simple ordonnance...

M-di-ca-ments... m-di-caments...
La blonde Bonnie et Esther
staient jointes Lily. Linfirmire
a ouvert la bouche, la referme.
Je vais chercher le mdecin.
Et elle sest sauve.
Nous nous sommes regardes
toutes les cinq. Puis nous avons
clat de rire.
Elle a flipp ! sest exclame
Lily.

Elle a d croire quon allait

ltouffer, ai-je marmonn.


Quon allait sasseoir sur elle
! a pantel Bonnie.

Je hais les maigres , ai-je


dclar.
Anita paraissait trs srieuse. Il
ne faut pas dire a. Vous ne devez
pas har qui que ce soit.
Ah , ai-je soupir.
Juste ce moment-l, le Dr K. a
pass la tte par la porte avec,
derrire
lui,
linfirmire
qui
semblait
stre
calme,
pratiquement pendue ses basques.
Je crois quil y a un problme,
a-t-il dit de sa voix grave.

Mdicaments ! a rtorqu
Lily.
Le mdecin avait lair de
quelquun qui avait beaucoup de
mal retenir un fou rire.
Y a-t-il un porte-parole parmi
vous ?
Tout le monde sest tourn vers
moi. Je me suis leve, jai liss ma
jupe et me suis clairci la voix.
Le sentiment gnral du groupe
est quon a dj toutes suivi des
cours, des runions et des thrapies
de
soutien
concernant
le
comportement alimentaire. Jai
jet un coup dil autour de la

table. Elles hochaient toutes la tte


en signe dassentiment. Nous
pensons que nous avons essay de
modifier notre comportement, de
manger moins, de faire plus
dexercice, et toutes ces choses
quon nous dit de faire, et ce que
nous aimerions... ce pour quoi nous
sommes ici, ce pour quoi nous
avons pay, cest une nouvelle
mthode.

savoir,
un
traitement
mdicamenteux. L-dessus, je me
suis rassise.
Je sais ce que vous ressentez, at-il dit.

a mtonnerait fort, ai-je

reparti.

Alors, expliquez-moi, a-t-il


rpondu, placide. coutez, je ne
dtiens pas le secret de la minceur
que mon rle consisterait
transmettre. Envisagez ceci comme
un voyage... un bout de chemin
quon ferait ensemble.
Sauf que notre voyage nous a
menes dans le monde merveilleux
du prt--porter grandes tailles et
des nuits en solo , ai-je grommel.
Le mdecin ma souri - il avait un
sourire tout fait dsarmant.
Oublions un instant ces
histoires de grosses et de maigres.

Si vous connaissez dj lapport


calorique de chaque aliment, si
vous savez quoi doit ressembler
une assiette de ptes, alors vous
savez certainement que la plupart
des rgimes ne marchent pas. Pas
long terme, en tout cas.
L, il avait russi capter notre
attention. Cest vrai, on sen tait
bien rendu compte ( nos dpens,
dans la majorit des cas), mais
lentendre de la bouche dun
spcialiste,
dun
mdecin
responsable
dun
programme
damaigrissement... ma parole, a
flirtait avec lhrsie. Je mattendais
presque ce que des agents de

scurit fassent irruption dans la


pice pour semparer de lui et
lemmener subir un nouveau lavage
de cerveau.
mon avis, poursuivait-il, nous
aurons beaucoup plus de chance - et
ce sera plus agrable - si nous
envisageons de petits changements
dans notre mode de vie, de petites
choses accomplir tous les jours,
susceptibles de tenir la route long
terme. Si nous nous fixons comme
objectif de vivre plus sainement et
de nous sentir mieux dans notre
peau, plutt que de ressembler ...
Il ma regarde en haussant les
sourcils.

Courteney Cox, lui ai-je souffl.


Plus prcisment, Cox-Arquette.
Elle sest marie.

Eh bien, oubliez-la. Et
concentrons-nous sur ce qui est
accessible. Je vous promets que
personne ici ne va vous prendre
pour des abruties, quel que soit
votre poids.
Jai constat que jtais touche
malgr moi. Ce type-l disait des
choses senses. Mieux que a, il ne
nous prenait pas de haut. Ctait...
ma foi, rvolutionnaire, oui.
Aprs un dernier coup dil
maussade

notre
adresse,
linfirmire sest clipse. Le

mdecin a ferm la porte et sest


assis.
Je voudrais quon fasse un
exercice. Il a regard autour de la
table. Combien dentre vous
mangent sans avoir faim ?
Silence de mort. Jai ferm les
yeux. Nourriture en tant que
compensation affective. De ce ctl aussi, javais dj donn.
Combien dentre vous prennent
leur petit djeuner, puis arrivent au
bureau et tombent sur une bote de
ptisseries, alors elles en prennent
une, simplement parce que cest l ?

Le silence se prolongeait.
Gteaux ou viennoiseries ?
ai-je demand finalement.
Il a esquiss une moue. Je nai
pas rflchi la question.
Ce nest pas du tout pareil.
Gteaux, a-t-il dit.

Tarte aux fruits ? Flan ?


clair au chocolat dont quelquun
de la compta a arrach la moiti ?

Les viennoiseries, cest


mieux, a dit Bonnie.

Surtout quand elles sont


encore chaudes , a ajout Esther.
Je me suis humect les lvres.

La dernire fois que jai mang


un gteau, a dit Esther, quelquun
les avait apports au bureau,
exactement comme vous lavez dit,
et jai choisi une tarte la
frangipane...
vous
savez,
saupoudre de sucre glace ?
Nous avons hoch la tte. On
tait srement toutes capables de
reconnatre une tarte la
frangipane au premier coup dil.
Puis jai mordu dedans, a
continu Esther, et ctait... Elle a
retrouss les lvres. Une tarte au
citron.

Beurk, a fait Bonnie. Jai


horreur du citron !


Cest bon, a dit le Dr K. en
riant. Ce que je veux dire par l,
cest que ce sont peut-tre les
meilleurs gteaux du monde, la
quintessence de la ptisserie, mais
si vous avez dj pris votre petit
djeuner et que vous navez pas
faim, vous devriez tre capables de
passer devant sans vous arrter.
On y a rflchi pendant une
minute.
Ben voyons, a dit Lily.
Vous pourriez peut-tre vous
dire que quand vous avez vraiment
faim, et faim dune ptisserie, alors
vous allez vous en acheter une.

On a rflchi de nouveau.
Nan, a dcrt Lily. Moi, je ne
refuse pas un gteau quon moffre.
Et comment sait-on de quoi
on a faim ? a demand Bonnie. Moi,
par exemple... jai toujours envie de
trucs que je sais que je ne devrais
pas manger. Mais si vous me filez
une botte de carottes, alors l,
franchement...
Avez-vous dj essay de les
faire bouillir, puis de les craser
avec du gingembre et des corces
dorange ? sest enquise Lily.
Bonnie a fronc le nez.
Je naime pas les carottes, a

remarqu Anita, mais jaime bien la


pure de marrons.
Ce nest pas un lgume, ai-je
rpondu. Cest un fculent.
Anita a eu lair dconcerte.
Comment a, ce nest pas un
lgume ?
Cest un fculent, comme les
pommes de terre. Jai appris a chez
les Weight Watchers.

Dans Graisses et fibres ? a


demand Lily.
Trs bien ! a dit le mdecin.
Jai vu son regard que ces
bavardages dcousus de cinq
anciennes combattantes des Weight

Watchers, Jenny Craig, Pritikin,


Atkins et compagnie commenaient
lui taper sur les nerfs. a navait
rien de drle.
On va tenter une exprience.
Il est all vers la porte et a teint
les lumires. La pice sest
retrouve
plonge
dans
la
pnombre. Bonnie a pouff de rire.
Fermez les yeux, toutes, et
tchez de dfinir ce que vous
ressentez, en cet instant prcis.
Avez-vous faim ? tes-vous fatigue
? tes-vous triste, joyeuse ou
angoisse ? Essayez de vous
concentrer vraiment, puis efforcezvous de sparer les sensations

physiques des motions.


Nous avons ferm les yeux.
Anita ?

Je suis fatigue, a-t-elle dit


aussitt.
Bonnie ?

Oui, fatigue peut-tre. Jai


aussi un peu faim.

Et du point de vue
motionnel ? a-t-il insist.
Bonnie a soupir. Jen ai marre
du
lyce,
a-t-elle
fini
par
marmonner. Les autres, ils sont
dgueulasses avec moi.
Jai risqu un coup dil dans sa

direction. Ses yeux taient toujours


clos ; elle serrait les poings sur son
jean extra-large. lvidence,
depuis que jai moi-mme quitt le
lyce, il y a dix ans de cela,
lambiance ne sest gure amliore.
Jai eu envie de poser ma main sur
son paule. De lui dire que les
choses allaient sarranger... sauf
que, compte tenu des rcents
vnements dans ma propre vie, je
nen tais pas aussi sre.
Lily ?

Je meurs de faim, a-t-elle


dclar promptement.
Et motionnellement ?

Humm... a va.
Sans plus ?

Il y a un nouvel pisode
dUrgences ce soir. Alors a ne peut
qualler, forcment.
Esther ?
Jai honte , a dit Esther. Et
elle a fondu en larmes.
Jai rouvert les yeux. Le Dr K. a
sorti un petit paquet de
Kleenex de sa poche et le lui a
tendu.
Honte, pourquoi ? a-t-il
demand avec douceur.
Esther a souri faiblement.

Parce que avant quon commence,


je regardais cette ctelette de porc
en plastique en me disant que a
navait pas lair mauvais.
Sa
rponse
a
dtendu
latmosphre. Tout le monde a ri,
mme le mdecin. Esther sest
essuy les yeux en reniflant.
Ne vous inquitez pas, a dit
Lily. Jai pens exactement la mme
chose propos de la motte de
beurre au sommet de la pyramide.
Le Dr K. sest racl la gorge.
Et Candace ?
Cannie, ai-je rectifi.
Comment vous sentez-vous ?


Jai ferm les yeux, juste une
fraction de seconde, et jai vu le
visage de Bruce, ses yeux marron
tout prs des miens. Il me disait
quil maimait. Jai rouvert les
paupires et regard le Dr K. en
face.
Bien, ai-je rpondu, mme si ce
ntait pas vrai. Je me sens bien.
Alors, comment a sest pass ?
ma demand Samantha ce soir-l.
On tait en train de suer cte
cte sur des StairMasters dans la
salle de gym.
Jusque-l, a va. On na pas

encore droit aux mdicaments. Le


toubib qui dirige le cours a lair
bien.
On a continu grimper en
silence pendant quelques minutes.
Les
courroies
crissaient
et
grinaient sous nos pieds, tandis
que le cours de Funky Fitness
beuglait ct. Notre club semblait
vouloir recruter de nouveaux
membres en proposant toutes les
disciplines la mode : du coup, on
avait le choix entre Pilates, la gospel
arobic, et un truc qui sappelait
lentranement du pompier, avec
chelles, lances incendie et un
mannequin de cinquante kilos

trimballer dans les escaliers. Entretemps, le toit fuyait, la climatisation


fonctionnait par -coups, et le
jacuzzi tait constamment en
rparation.
Et le reste de ta journe,
cocotte ? a questionn Samantha,
sessuyant le visage avec sa manche.
Je lui ai parl du plaidoyer
courrouc de M. Deiffinger en
faveur de Cline Dion.
Je hais les lecteurs, ai-je halet
pendant que mon Stair-Master
passait la vitesse suprieure.
Pourquoi
faut-il
quils
sen
prennent aux personnes ?


Dans la mesure o tu tes
attaque Cline, il pense que cest
mrit.

Oui, mais elle, cest un


personnage public. Et moi, je ne
suis que moi.

Pas pour lui. Ton nom est


dans le journal. Donc, tu es un
personnage public au mme titre
que Cline.
En plus volumineux.

Et avec plus de got. Et, a


ajout Sam, catgorique, sans que
tu
envisages
dpouser
ton
imprsario septuagnaire qui te
connat depuis lge de douze ans.


Qui cest qui critique,
maintenant ?
Maudits Canadiens , a lch
Samantha.
Elle avait travaill plusieurs
annes Montral, o elle avait
vcu une histoire dsastreuse avec
un homme, et depuis elle navait
pas de mots assez durs pour nos
voisins du Nord, y compris Peter
Jennings
quelle
refusait
obstinment de regarder, sous
prtexte que son job revenait de
droit un Amricain - quelquun
qui sait parler correctement .
Au bout de quarante minutes de
calvaire, nous nous sommes

rendues au hammam et, drapes


dans des serviettes, avons pris la
pose sur les bancs.
Comment va le roi du yoga ?
ai-je demand.
Avec un sourire complaisant,
Sam a lev les bras au-dessus de sa
tte.
Je me sens trs souple , a-telle dit, matoise.
Je lui ai lanc ma serviette la
tte.
Arrte de me torturer. Je
naurai probablement plus jamais
loccasion de refaire lamour.
Tu dbloques, Cannie. Et tu

sais bien que a ne va pas durer.


Chez moi, a ne dure jamais.
Ce qui tait vrai. Ces temps-ci, la
vie amoureuse de Samantha
semblait
tre
frappe
dune
singulire maldiction.
Elle
rencontrait
quelquun,
sortait avec lui, et ctait le
bonheur. Puis elle le revoyait, et a
collait toujours. Mais au troisime
rendez-vous, il y avait subitement
un malaise, une pnible rvlation,
bref, quelque chose qui rendait
impossible la poursuite de la
relation. Son dernier rancart, un
mdecin juif avec un CV denfer et
un physique enviable, avait tout du

parti idal jusquau rendez-vous


numro trois, quand Sam tait alle
dner chez lui et avait dcouvert,
consterne, une photo de sa sur
bien en vue dans lentre.
Et alors ? avais-je demand.

Elle tait seins nus , avait


rpliqu Samantha.
Exit le bon docteur, bonjour le roi
du yoga.
Vois les choses de la faon
suivante, ma conseill Sam. Tu as
eu une journe de chiotte, mais
cest termin.

Jaimerais tellement lui


parler.

Repoussant ses cheveux en


arrire, Sam sest appuye sur un
coude et ma dvisage de son
perchoir sur lun des bancs du haut.
qui, M. Deiffledorf ?

Deiffinger. Mais non, pas


lui. Jai ajout de leau sur les
pierres chaudes, faisant natre un
nuage de vapeur. A Bruce.
Samantha ma scrute travers la
brume.
Bruce ? Je ne comprends pas.
Et si..., ai-je dit lentement. Et
si javais commis une erreur ?
Elle a pouss un soupir.
Cannie, pendant des mois je tai

entendue rpter que a nallait pas,


que a ne sarrangeait gure, que la
bonne solution long terme serait
de faire un break. Et mme si a ta
perturbe sur le moment, jamais je
ne tai entendue dire que tu ttais
trompe.
Et si je ne pensais plus pareil
?
Quest-ce qui ta fait changer
davis ?
Jai rflchi ma rponse.
Larticle, en partie. Bruce et moi
navions jamais abord la question
de mon poids. Peut-tre que si nous
en avions parl... sil avait eu la
moindre ide de ce que je

ressentais, si seulement je mtais


doute quel point il me
comprenait... les choses auraient pu
tourner autrement.
Mais ce qui me manquait
surtout, ctaient nos discussions,
pouvoir lui raconter mes journes,
me dfouler des dernires vacheries
de Gabby, lui lire les bauches de
mes futurs articles, des scnes de
mes scnarios.
Il me manque, cest tout, ai-je
rpondu gauchement.

Mme aprs ce quil a crit


sur toi ?

Ce ntait peut-tre pas

totalement ngatif, ai-je marmonn.


Il na pas dit, par exemple, quil ne
me trouvait pas... enfin... dsirable.

Bien sr quil te trouvait


dsirable.
Cest toi qui ne le
trouvais pas dsirable. Tu le
trouvais fainant, immature et
plouc ; tu mas dit il ny a pas trois
mois sur ce mme banc que si tu
dcouvrais un Kleenex usag de
plus dans ton lit, tu allais
lassassiner et abandonner son
cadavre dans le car de New Jersey.
Jai grimac. Je ne me souvenais
pas de la phrase exacte, mais a me
ressemblait.
Et si tu lappelais, a repris

Samantha, tu lui dirais quoi ?


Salut, comment a va, quand
est-ce que tu comptes mhumilier
publiquement la prochaine fois ?
vrai dire, javais bnfici dun
mois de sursis. Larticle doctobre
pour sa chronique Alors,
heureuse ? sintitulait Amour et
capote . Quelquun - Gabby, jen
tais pratiquement certaine - avait
laiss un exemplaire du magazine
sur mon bureau, et je lavais lu
toute vitesse, le cur dans les
chaussettes,
jusqu
tre
convaincue quil ny tait pas
question de C. Pas ce mois-ci, en
tout cas.

Larticle commenait par : Un


homme, un vrai, utilise des
prservatifs. Ctait un gag, compte
tenu du peu de fois o nous avions
eu recours au latex pendant nos
trois annes ensemble. On avait
subi un test de dpistage lun et
lautre, et puisquil avait la fcheuse
tendance de dbander ds linstant
o je sortais une capote, jai fini par
prendre la pilule. Il omettait, bien
sr, de mentionner ce petit dtail,
de mme que le fait que jaie t
oblige de lui enfiler la chose - avec
limpression dtre une mre poule
en train de nouer les lacets de son
petit garon. Mettre la capote est

plus qu'un simple devoir, exhortaitil les lectrices de Moxie. Cest un


signe de dvouement, de maturit,
un signe de respect pour la femme
en gnral - et de son amour pour
vous.
Aujourdhui, le souvenir de sa
vritable attitude vis--vis du
prservatif tait trop cuisant pour
que je veuille mattarder dessus. Et
repenser nos bats avec Bruce ma
fait mal, cause du constat qui en
dcoulait : a ne nous arrivera plus
jamais.
Ne lappelle pas, a dit Sam. Je
sais que tu trinques en ce moment,
mais a va passer. Tu survivras.

Merci, Gloria Gaynor , ai-je


marmonn en allant prendre ma
douche.
De retour la maison, jai vu que
mon rpondeur clignotait. Jai
appuy sur la touche et entendu
Steve. Vous vous souvenez de moi
? Le type dans le parc ? Ctait juste
pour savoir si a vous dirait daller
boire une bire cette semaine, ou
alors on pourrait peut-tre dner
ensemble. Passez-moi un coup de
fil.
Jai souri de contentement en
promenant Troufi, souri batement
en me prparant un blanc de poulet
aux pinards et aux patates douces,

souri aux anges tout au long de mes


vingt minutes de consultation avec
Sam au sujet de Steve, le beau gosse
du parc. A neuf heures prcises, jai
compos son numro. Il avait lair
content de mentendre. Il avait
lair... tout simplement gnial.
Drle. Attentionn. Intress par ce
que je faisais. On a survol
rapidement nos parcours respectifs
: ge, tudes, a-alors-vous-avezconnu-Janie-de-mon-lyce, un peu
sur les parents et la famille (jai
volontairement laiss de ct
lhistoire de la mre lesbienne, pour
avoir quelque chose raconter en
cas de deuxime rendez-vous), et

un peu sur le pourquoi de notre


clibat actuel. (Jai rsum en deux
phrases le dnouement de ma
relation avec Bruce. Il ma dit quil
avait eu une copine Atlanta, mais
quelle tait entre lcole
dinfirmires alors quil avait
emmnag ici.) Je lui ai parl du
reportage sur le concours du
meilleur ptissier de Pillsbury. Il
ma dit quil stait inscrit dans un
club de cano-kayak. On est
convenus daller dner ensemble
samedi soir et peut-tre de se faire
une toile en sortant.
On ne sait jamais, a va peuttre marcher , ai-je confi Troufi

qui sen fichait, de toute faon.


Il sest retourn trois fois avant
de sinstaller sur loreiller. Jai mis
ma chemise de nuit en vitant de
me regarder dans la glace de la salle
de bains et je suis alle me coucher
en
me
disant,
modrment
optimiste, quil y avait au moins
une chance pour que je ne meure
pas seule.
Samantha et moi avions depuis
longtemps slectionn l'Azafran
comme le restaurant du premier
rendez-vous. Il navait que des
avantages : il se trouvait deux pas,
entre
sa
maison
et
mon
appartement ; la nourriture tait

bonne ; ce ntait pas trop cher, et


on pouvait apporter sa bouteille de
vin. Ce qui nous laissait la
possibilit de : a) bluffer le
monsieur en produisant une bonne
bouteille, et b) lempcher de se
pinter, vu quil ny en avait pas
dautres. Qui plus est, il y avait des
baies vitres, et les serveuses, qui
sentranaient dans notre club de
gym, nous connaissaient et taient
prtes nous installer prs dune
fentre - dos la rue, avec le
monsieur en vis--vis - de sorte que
celle dentre nous qui navait pas
rendez-vous pouvait passer par l
avec Troufi et examiner le candidat

son aise.
Je me flicitais car Steve avait
lair tout ce quil y a de plus
prsentable. Polo manches
courtes, pantalon kaki soign
comme sil venait de le repasser, un
agrable effluve deau de toilette. a
me changeait de Bruce avec ses Tshirts tachs et ses shorts
tombants, plus le fait que, quand je
ntais pas l pour le lui rappeler, il
utilisait le dodorant dune manire
trs alatoire.
Jai souri Steve. Il ma souri.
Nos doigts se sont frls par-dessus
les calamars. Le vin tait dlicieux,
frapp la perfection, et la soire

tait idale, avec un ciel clair, toil,


et un soupon dautomne dans la
brise.

Alors, quavez-vous
fait
aujourdhui ? ma-t-il demand.
Une balade vlo, jai grimp
tout en haut de Chestnut Hill. Et
jai pens vous...
Une lueur a travers son regard.
Une lueur qui ne me disait rien qui
vaille.
coutez, a-t-il rpondu tout
bas. Il faut que je vous dise quelque
chose. Quand je vous ai propos de
boire une bire avec moi... je vous ai
dit que jtais nouveau dans le

coin... tout ce que je cherche, cest...


enfin... des amis. Des gens avec qui
sortir, quoi.
Les calamars staient mus en
un boulet de plomb dans mon
estomac.
Ah...

Je nai pas d tre assez


clair... je veux dire, ce ntait pas un
rancart... oh, mon Dieu, ne me
regardez pas comme a.
Ne pleure pas, me suis-je dit. Ne
pleure pas ne pleure pas ne pleure
pas. Comment ai-je pu me
mprendre ce point ? Jtais
pitoyable. Une farce ambulante. Je

voulais Bruce. Bon sang, je voulais


ma maman. Ne pleure pas ne pleure
pas ne pleure pas.
Vos yeux, a-t-il dit doucement.
Ils me tuent.

Je suis dsole , ai-je fait,


hagarde. Encore mexcuser.
Encore et toujours. Franchement,
a ne pouvait pas tre pire.
Steve a fix la fentre, par-dessus
ma tte.
Tiens, ce ne serait pas votre
chien, a ?
Je
me
suis
retourne.
videmment, ctait Samantha, avec
Troufi, tous deux en train de scruter

la
vitre.
Sam
avait
lair
impressionne. Pendant que je la
regardais, elle a dress furtivement
les deux pouces.
Voulez-vous mexcuser ? ai-je
murmur.
Je me suis leve, me forant
bouger les pieds. Une fois aux
toilettes, je me suis asperge deau
froide, retenant ma respiration,
sentant les larmes que je ne pouvais
verser samonceler derrire mon
front
pour
se
transformer
instantanment en migraine. Jai
rflchi la soire qui mattendait :
le dner, aprs quoi on tait censs
aller
voir
le
dernier
film-

catastrophe au multiplex. Mais jen


tais incapable. Jtais incapable de
passer toute la soire en compagnie
dun type qui venait de me dclarer
son dsintrt pour ma personne.
Peut-tre bien que jtais trop
sensible, ou ridicule, mais le fait
tait que je nen avais pas la force.
Je suis alle trouver notre
serveuse aux cuisines.
Cest presque prt, a-t-elle
annonc, puis elle a vu ma tte. Oh,
mon Dieu... que se passe-t-il? Il est
gay. Il sest chapp de prison. Il est
dj sorti avec votre mre.
Quelque chose dans ce gotl.


Vous voulez que je lui dise
que vous tes souffrante ?

Oui. Jai rflchi un


instant. Non. Vous savez quoi...
emballez-moi la nourriture et ne lui
dites rien. Voyons combien de
temps il va tenir.
Elle a lev les yeux au ciel. ce
point-l ?

Il y a une autre sortie ici,


nest-ce pas ?
Elle ma indiqu lissue de
secours ; la porte tait ouverte,
bloque par une chaise avec,
dessus, un aide-serveur en train de
prendre le frais.

Allez, filez , ma-t-elle dit.


Une minute plus tard, emportant
deux barquettes et ce qui me restait
damour-propre, je me faufilais
dehors. Ma tte palpitait. Imbcile,
me disais-je avec vhmence.
Imbcile. Pauvre, pauvre imbcile,
avoir cru que quelquun comme lui
pourrait sintresser quelquun
comme toi...
Je suis monte, jai balanc la
nourriture, retir ma robe et enfil
ma salopette fatigue. Puis je suis
redescendue en trombe et me suis
dirige dabord vers le fleuve,
ensuite vers le nord, vers Society
Hill et la vieille ville, avant de

bifurquer louest vers Rittenhouse


Square.
Une voix - la voix de la raison me soufflait que ce ntait, pas un
drame, juste une petite bosse sur la
piste cyclable de lexistence, et que
limbcile, ctait lui, pas moi. Il
mavait dit quil tait clibataire.
Avais-je eu tort de croire quil me
proposait un rendez-vous en bonne
et due forme ? Et mme si ce ntait
pas un vrai rendez-vous ? Jtais
dj sortie avec des hommes.
Javais eu des amants. Il tait donc
tout fait raisonnable de penser
que a marriverait nouveau, et
que ce type-l ne mritait pas que je

lui consacre une seconde de plus de


mon temps.
Mais une autre voix - stridente,
hystrique,
lapidaire
et,
malheureusement, beaucoup plus
forte - me disait tout autre chose.
Elle me disait que jtais nulle.
Que jtais grosse. Tellement grosse
que plus personne ne maimerait, et
tellement obtuse que je ne le voyais
mme pas. Que javais t ridicule
ou, pis, ridiculise. Que Steve
lingnieur devait tre assis au
restaurant en train de manger des
calamars et de rire sous cape en
pensant cette grosse gourde de
Cannie.

Et qui allais-je pouvoir en


parler ? Qui me consolerait ?
Pas ma mre. Je pouvais
difficilement lui raconter ma vie
amoureuse
aprs
lui
avoir
clairement signifi ce que je pensais
de la sienne. Et puis, grce la
chronique de Bruce, elle en savait
dj suffisamment sur mes activits
nocturnes.
Je pouvais certes en parler
Samantha, mais elle allait me
prendre pour une folle. Pourquoi
imagines-tu que a quelque chose
voir avec ton physique ?
fulminerait-elle, et je bredouillerais
que a devait srement tre autre

chose, peut-tre bien un simple


malentendu, alors que la vrit, je
la sentais dans mes tripes,
lvangile selon mon pre : jtais
grosse, jtais laide, et personne ne
maimerait. Ce serait trs gnant,
dailleurs. Je voulais que mes amis
me considrent comme quelquun
dintelligent, de drle et de
comptent. Je ne voulais surtout
pas quils me plaignent.
Ce dont javais envie, ctait
appeler Bruce. Pas pour lui raconter
ma dconvenue - je ne voulais pas
de sa piti non plus, ni quil croie
que je venais le supplier, juste parce
quun connard aux jambes velues

mavait rejete - mais javais besoin


dentendre sa voix. Quoi quil ait pu
crire dans Moxie, quelle que soit la
faon dont il mavait humilie. Au
bout de trois ans, il me connaissait
mieux que quiconque, sauf peuttre Samantha ; en cet instant
prcis, plante sur le trottoir entre
la Dix-Septime et Walnut, je
brlais tellement de lui parler que
jen
avais
les
genoux
qui
flageolaient.
Je me suis dpche de rentrer,
jai gravi lescalier quatre quatre.
En sueur, les mains tremblantes, je
me suis croule sur le lit, jai
attrap le tlphone et compos son

numro aussi vite que jai pu. Il a


dcroch instantanment.
Salut, Bruce, ai-je commenc.

Cannie? Il avait une drle


de
voix.
Jallais
justement
tappeler.

Ah oui ? Une minuscule


lueur despoir a flamb dans ma
poitrine.
Je voulais tannoncer... Sa
voix sest perdue dans des sanglots
rauques, saccads. Mon pre est
mort ce matin.
Je ne sais plus ce que je lui ai dit.
Il ma donn les dtails : son pre
avait eu une attaque et il tait mort

lhpital. avait t trs rapide.


Je pleurais. Bruce pleurait.
Jamais, ma connaissance, je ne
mtais sentie aussi mal. Ctait
trop injuste. Le pre de Bruce tait
un homme merveilleux. Il avait
aim sa famille. Peut-tre mme
quil mavait aime aussi.
Mais, tout en tant trs mal, jai
senti crotre la lueur despoir. Il va
comprendre
maintenant,
ma
souffl une petite voix. La perte
dun tre cher, a change votre
vision du monde, non ? a pouvait
donc changer la vision quil avait de
moi, de ma famille fracture, de
mon propre pre absent. Qui plus

est, il avait besoin de moi. Il avait


dj eu besoin de moi, jadis, pour le
sortir de la solitude, de lignorance
sexuelle, de la honte... tous les
coups, il aurait nouveau besoin de
moi pour traverser cette preuve.
Je
nous
voyais
dj

lenterrement, sa main dans la


mienne : jtais l pour laider, pour
le soutenir, comme jaurais aim
quil me soutienne. Je limaginais
qui me regardait avec des yeux tout
neufs, pleins de respect, de
comprhension, de considration,
les yeux dun homme, pas dun
gamin.
Laisse-moi taider. Que puis-je

faire ? ai-je demand. Tu veux que


je vienne ?
Sa rponse a t dune rapidit
consternante.
Non. Je vais la maison, il y a
une foule de gens l-bas. a risque
de faire bizarre. Tu peux venir
lenterrement demain ?
Bien sr, ai-je dit. Bien sr.
Je taime. Les mots taient sortis
de ma bouche presque avant que
jaie fini de les penser.
a veut dire quoi ? a-t-il
interrog, toujours en pleurs.
ma dcharge, je me suis
ressaisie trs vite.

Que je veux tre l, tes cts...


et faire mon possible pour taider.

Il suffit que tu viennes


demain, a-t-il rpondu dune voix
atone. Cest tout ce que tu peux
faire pour le moment.
Mais un dmon ma pousse
persister.
Je taime , ai-je rpt,
laissant ma phrase en suspens.
Bruce a soupir, conscient de ce
que je demandais, et peu dsireux,
ou alors incapable, de me laccorder.
Il faut que jy aille, a-t-il dit.
Dsol, Cannie.

DEUXIME
PARTIE
Et si on recommenait ?

5
la rflexion, il aurait t
possible que je me sente encore
plus mal lenterrement de Bernard
Guberman. Si ctait moi qui lavais
tu, par exemple.
Le service a dbut deux
heures. Je suis arrive en avance,
mais le parking tait dj bond ;
les voitures reculaient dans lalle,
sparpillaient sur la chausse. Jai
fini par me garer en face et jai
travers en courant la route
quatre voies pour tomber pile sur
un groupe damis de Bruce. Ils se
tenaient dans lentre, habills

comme
pour
un
entretien
dembauche, les mains dans les
poches, parlant voix basse et
contemplant leurs pieds. Ctait une
radieuse journe dautomne - une
journe regarder les feuilles,
acheter du cidre et allumer le
premier feu de lanne. Et pas une
journe a.
Salut, Cannie, a dit George
doucement.
Comment est-il ? ai-je
demand.
George a hauss les paules. Il
est lintrieur.
Bruce tait assis dans un petit

vestibule, une bouteille dEvian et


un mouchoir dans la main droite. Il
portait le mme costume bleu que
pour Yom Kippour, quand on avait
assist cte cte loffice. Le
costume tait trop serr, la cravate,
trop courte, et il tait chauss de
tennis quil avait dcores au stylo
dtoiles et de volutes durant un
cours particulirement assommant.
linstant o je lai vu, notre
histoire rcente - ma dcision de
faire un break, sa dcision de livrer
mon corps la presse - a cess
dexister. Comme sil ny avait plus
que le lien entre nous... et sa
douleur. Sa mre se tenait ct de

lui, une main sur son paule. Il y


avait des gens partout. Et tout le
monde pleurait.
Je me suis approche, me suis
agenouille devant Bruce et lai
serr dans mes bras.
Merci dtre venue , a-t-il dit
dun ton dtach. Formel. Jai
dpos un baiser sur sa joue,
hrisse dune barbe dau moins
trois jours. Il na pas eu lair de sen
apercevoir. Laccolade que sa mre
ma donne tait plus chaleureuse ;
sa raction formait un contraste
marquant avec celle de Bruce.
Cannie, a-t-elle murmur, je suis si
contente que tu sois l.

Je savais que allait tre dur. Je


savais que jallais dguster, surtout
aprs notre scne de rupture sur le
parking, mme si, naturellement, je
naurais pu prvoir lpoque ce qui
lui arrivait aujourdhui.
Mais a t pire que tout. a t
un supplice. Un supplice lorsque le
rabbin, que javais dj rencontr
chez Bruce loccasion de plusieurs
dners, a voqu le fait que Bernard
Lonard Guberman avait vcu pour
sa femme et son fils. Quil
emmenait
Audrey
dans
les
magasins de jouets, mme sils
navaient pas de petits-enfants.
Pour quon soit prts , disait-il.

Cest l que jai dcroch, vu que


ctait moi qui tais cense lui
donner les petits-enfants en
question. Les gamins lauraient
ador, et, moi-mme, jaurais eu
beaucoup de chance de connatre
un tel amour dans ma vie.
Assise sur le banc en bois dur,
huit ranges de distance de Bruce
qui aurait d tre mon mari, je me
disais que mon plus cher dsir tait
dtre ses cts, et que jamais je
ne mtais sentie aussi loin de lui.
Il taimait vraiment , ma
gliss Barbara, la tante de Bruce,
tandis que nous nous lavions les
mains dans la cour.

Il y avait des voitures en double


file dans limpasse, des voitures
tout autour du pt de maisons,
tellement de voitures quil avait
fallu poster un agent de police
lentre du cimetire pour le service
funbre. Le pre de Bruce avait t
un membre actif de la synagogue et
un dermatologue rput. en juger
par lassistance, tous les Juifs et
tous les adolescents ayant des
problmes de peau taient venus lui
rendre un dernier hommage.
Ctait un homme merveilleux
, ai-je dit.
Elle ma regarde avec curiosit.
Ctait ?

Je me suis rendu compte alors


quelle parlait de Bruce, qui tait
toujours en vie.
Drapant ses ongles bordeaux
autour de mon avant-bras, Barbara
ma entrane dans la lingerie
immacule
qui
sentait
lassouplissant.
Je sais que, Bruce et toi, vous
avez rompu. Cest parce quil ne ta
pas demande en mariage ?
Non. Je crois... javais de plus
en plus limpression quon ntait
pas faits lun pour lautre.
Ctait comme si elle navait pas
entendu.

Audrey ma toujours dit que


Bernie aurait t heureux de tavoir
parmi eux. Il disait : Si Cannie veut
une bague, elle aura une bague dans
la minute.
Oh, mon Dieu. Jen avais les
larmes aux yeux. Une fois de plus.
Javais pleur pendant le service,
pendant que Bruce tait mont sur
l a bimah pour raconter comment
son pre lui avait appris rattraper
une balle et conduire, et javais
pleur au cimetire, lorsque Audrey
avait sanglot au-dessus de la
tombe ouverte en rptant encore
et encore : Ce nest pas juste, ce
nest pas juste.

Tante Barbara ma tendu un


mouchoir.
Bruce a besoin de toi , a-t-elle
chuchot.
Jai hoch la tte, je navais pas la
force de parler.
Vas-y , a-t-elle dit en me
poussant dans la cuisine.
Je me suis essuy les yeux et jy
suis alle.
Bruce tait assis sur la terrasse ;
ses amis formaient un cercle
infranchissable autour de lui.
mon approche, il a pliss les yeux,
comme sil observait un spcimen
dans un microscope.

Salut, ai-je dit tout bas. Y a-t-il


quelque chose que je puisse faire
pour toi ?
Il a secou la tte et dtourn le
regard. Tous les siges sur la
terrasse
taient
occups,
et
personne navait lair de vouloir
bouger. Je me suis donc accroupie
sur
une
marche,
aussi
gracieusement que jai pu, et je me
suis assise, juste lextrieur du
cercle, les genoux sous le menton.
Javais froid et javais faim, mais je
navais pas emport de veste, et il
ny avait pas de place pour poser
une assiette. Je les ai couts parler
de tout et de rien : sport, concerts,

leurs boulots respectifs. Jai regard


les tilles des amies de la mre de
Bruce, un trio de demoiselles
interchangeables, ges de vingt et
quelques annes, se frayer un
passage sur la terrasse avec des
assiettes en carton remplies de
petits fours et lui offrir leurs
condolances, et leurs joues lisses
embrasser. a me faisait mal au
ventre de le voir se mettre en quatre
pour leur sourire et leur montrer
quil se souvenait de leurs noms,
alors quil avait peine daign
maccorder un regard. Je savais bien
sr quaprs notre rupture - si
jamais on dcidait de rompre - il se

trouverait quelquun dautre. Mais


je naurais pas cru devoir assister au
casting. Assise sur mes mains, je
me sentais malheureuse comme les
pierres.
Quand Bruce a fini par se lever,
jai voulu l'imiter, mais ma jambe
stait engourdie, jai trbuch et
me
suis
tale,
grimaant
lorsquune charde est venue se
planter dans ma paume.
Bruce ma aide me relever.
contrecur, ma-t-il sembl.
Veux-tu quon aille faire un
tour ? ai-je propos.
Il a hauss les paules. On a

march. Le long de lalle, puis dans


la rue o sentassaient dautres
voitures.
Je suis vraiment dsole , lui
ai-je dit.
Bruce na pas rpondu. Jai voulu
lui prendre la main, mes doigts ont
frl les siens. Il na pas ragi.

coute,
ai-je
dit
dsesprment, je sais que les
choses ont t... je sais que nous...
Ma voix sest trangle. Bruce
ma considre avec froideur.
Nous ne sommes plus
ensemble, a-t-il rtorqu. Cest toi
qui as voulu faire un break,

rappelle-toi. Et puis je suis petit.


Il a pratiquement crach ce dernier
mot.
Jaimerais quon soit amis.
Jen ai, des amis.
Jai remarqu, ai-je dit. Des
gens bien levs.
Il a de nouveau hauss les
paules.
Voyons, ne pourrait-on pas...
Jai plaqu mon poing sur ma
bouche. Les mots mchappaient. Il
ne me restait que des sanglots. Jai
dgluti avec effort. Allez, accouche,
me suis-je intim. Quoi quil se
soit pass entre nous, quoi que tu

penses de moi, je veux que tu


saches que ton pre tait un
homme merveilleux. Je laimais.
Ctait le meilleur pre que jaie
jamais connu, et je suis tellement
triste quil ne soit plus l... Bruce
se contentait de me regarder. Si tu
as envie de mappeler..., ai-je
balbuti finalement.
Merci , a-t-il dit.
Il a repris le chemin de la maison
et, au bout dun moment, je lai
suivi docilement comme un toutou,
marchant derrire lui, la tte basse.
Jaurais d partir, mais je ne lai
pas fait. Je suis reste jusqu la fin
des prires du soir, quand des

hommes, un talet sur les paules,


ont envahi le sjour dAudrey,
cognant leurs genoux sur les bancs
en bois, se pressant contre les
miroirs couverts. Je suis reste
quand Bruce et ses amis se sont
runis dans la cuisine blanche et
chrome pour bavarder et picorer
dans les plateaux. Je tranais ct
du groupe ; javais le cur
tellement gros que jai cru que
jallais exploser, ici mme, sur le
carrelage espagnol dAudrey. Bruce
ne ma pas regarde. Pas une fois.
Le soleil sest couch. La maison
sest vide petit petit. Bruce a
rassembl ses amis et nous a

emmens dans sa chambre, o il


sest assis sur son lit. Eric, Neil et sa
femme enceinte jusquaux yeux ont
pris le canap. George a pris la
chaise de bureau. Je me suis love
par terre, en dehors du cercle, me
disant tout au fond de moi, dans
quelque portion primitive de mon
cerveau, quil serait bien oblig de
me parler, de me laisser le consoler,
si nos annes ensemble avaient
compt tant soit peu.
Bruce a dfait sa queue de cheval,
secou ses cheveux avant de les
nouer nouveau.
Toute ma vie jai t un enfant
, a-t-il annonc.

Ne sachant pas trop comment


ragir, les autres ont fait ce quils
avaient
vraisemblablement
lhabitude de faire dans cette
chambre. Eric a rempli la pipe
eau, George a sorti un briquet de la
poche de son veston, et Neil a
fourr une serviette sous la porte.
Incroyable, pensais-je, ravalant un
accs de fou rire hystrique. Ils ont
la mme attitude face la mort que
face un samedi soir quand il ny a
rien de bien sur le cble.
Eric a pass la pipe Neil sans
mme me demander si jen voulais.
Il devait savoir que jallais refuser.
Le seul effet que lherbe avait sur

moi, ctait de me donner envie de


manger et de dormir encore plus
que dordinaire. Pas vraiment le
genre de drogue dont javais besoin.
Mais tout de mme, aurait t
gentil de me le proposer.
Ton pre tait un type
drlement cool , a marmonn
George.
Et chacun dacquiescer, part la
femme enceinte de Neil qui a fait
tout un cirque pour se remettre
debout et quitter la pice. Ou peuttre que ctait toujours un cirque
pour se lever quand on tait
enceinte jusque-l. Qui sait ? Neil
fixait ses baskets. Eric et George ont

redit quel point ils taient dsols.


Puis tout le monde sest mis
parler matches de qualification.
Toujours un enfant, pensais-je en
contemplant Bruce travers le
brouillard. Lespace dun instant,
nos regards se sont croiss. Il a
inclin la pipe dans ma direction :
Tu en veux ? Jai secou la tte, non
merci, et pris une profonde
inspiration au milieu du silence.
Tu te rappelles, quand la
piscine a t termine ? ai-je
demand.
Bruce ma encourage dun petit
hochement de tte.

Ton pre tait aux anges. Jai


regard ses amis. Vous auriez d
voir a, les mecs. Le Dr Guberman
ne savait pas nager...

... il na jamais appris, a


ajout Bruce.
Mais il a tenu - absolument
tenu - ce quil y ait une piscine
dans cette maison. Mes gosses ne
vont pas transpirer un t de plus !

Bruce a ri un peu.
Alors, le jour o la piscine a t
acheve, il a organis une mgafte.
Maintenant George hochait la
tte. Il y tait lui aussi. Il avait

command une douzaine de


pastques-surprises...
... et un tonnelet de bire, a
dit Bruce en riant.

Il sest balad tout laprsmidi dans le peignoir de bain ses


initiales quil avait spcialement
achet pour loccasion, fumant un
norme cigare, fier comme Artaban.
Il devait y avoir une bonne centaine
de personnes...
Je me suis tue. Je revoyais le
pre de Bruce dans le jacuzzi, un
cigare fumant entre les dents, un
gobelet en carton rempli de bire
pos sur le rebord ct de lui, et la
pleine lune tel un disque dor dans

le ciel.
Je me sentais enfin sur un
terrain plus stable. Je ne fumais pas
dherbe, et il ne voulait pas que je
lembrasse,
mais
je
pouvais
raconter des histoires toute la nuit,
sil le fallait.
Il avait lair heureux, ai-je dit
Bruce, parce que tu tais heureux,
toi.
Bruce sest mis pleurer
doucement et, lorsque je me suis
leve pour traverser la pice et
masseoir ct de lui, il na rien
dit. Mme pas quand je me suis
rapproche. Et quand je lai enlac
par les paules, il sest blotti contre

moi et ma serre contre lui en


pleurant. Jai ferm les yeux, si bien
que jai seulement entendu ses
amis quitter la chambre, un un.
Ah, Cannie, a-t-il fait.
Chut.
Je lai berc, me balanant
davant en arrire, puis je lai
allong sur le lit, sous ltagre
charge de trophes de baseball de
son enfance et de prix dassiduit de
lcole hbraque. Ses amis taient
partis. Nous tions enfin seuls.
Allez, cest fini. Cest fini.
Jai embrass sa joue mouille. Il
na pas rsist. Ses lvres taient

froides sous les miennes. Il ne me


rendait pas mes baisers, mais il ne
me repoussait pas non plus. Ctait
dj un dbut.
Quest-ce que tu veux ? a-t-il
chuchot.

Je ferai tout ce que tu


voudras. Mme... a, si tu en as
envie. Je taime.
Ne dis rien.
Il a gliss ses mains sous mon
chemisier.
Oh, Bruce , ai-je souffl.
Je narrivais pas croire que
ctait rel, quil me dsirait aussi.
Chut , a-t-il dit, me faisant

taire comme javais tent de le


calmer quelques instants plus tt.
Ses
mains
trituraient
les
nombreuses agrafes de mon
soutien-gorge.
Ferme la porte cl, ai-je
murmur.
Je nai pas envie de te lcher.
Tu nas pas le faire.
Jai enfoui mon visage dans son
cou, respirant son odeur, fume
fragrante, crme raser et
shampooing, heureuse dtre dans
ses bras car, me disais-je, ctait
mon rve depuis toujours : tre
aime dun homme gentil, dun

homme
merveilleux
qui,
de
surcrot, pouvait me comprendre.
Tu nauras plus jamais le
faire.
Jai essay de lui donner le
maximum, me souvenant de toutes
les caresses, des positions quil
aimait. Ctait formidable dtre
nouveau ensemble ; jai pens en
me cramponnant ses paules
quon pourrait recommencer, quon
t a i t en train de recommencer.
Larticle de Moxie, je voulais bien le
passer en pertes et profits,
condition
quil
me
jure
solennellement de ne plus jamais
faire mention de mon corps dans la

presse. Quant au reste, la mort de


son pre, nous allions laffronter
deux. En couple.
Je taime tant , ai-je murmur
en embrassant son visage, en le
serrant contre moi.
Et en mefforant dtouffer la
petite voix qui me faisait remarquer
que, mme dans le feu de la
passion, il ne me disait rien en
retour.
Aprs, la tte sur son paule, en
traant des cercles sur sa poitrine,
jai song que jamais je ne mtais
sentie
aussi
bien.
Javais
probablement t une gamine, mais
maintenant jtais prte franchir

le pas, tre une femme et


cheminer ses cts, main dans la
main, partir de ce soir.
Bruce, lvidence, voyait les
choses dun autre il.
Il faudrait que tu y ailles.
Et, se dgageant de mon treinte,
il est all dans la salle de bains sans
un coup dil en arrire.
Ctait plutt inattendu.
Je peux rester , ai-je lanc.
Il est sorti de la salle de bains,
une serviette noue autour de la
taille.
Je dois aller la synagogue
avec maman demain matin, et je

pense que a va... euh, compliquer


les choses si...
OK , ai-je dit, me rappelant
ma rsolution.
Javais dcid dtre adulte, de
faire passer ses besoins avant mes
propres envies, mme si mon vu
le plus cher tait de me pelotonner
contre lui et de mendormir
doucement dans ses bras - au lieu
de filer langlaise.
Pas de problme.
Et jai entrepris de me rhabiller.
peine ai-je eu le temps de rajuster
ma culotte que Bruce ma
empoigne par le coude et ma

escorte jusqu la porte, me


propulsant devant la cuisine et
devant le salon o sa mre devait
attendre et o ses amis staient
regroups.
Passe-moi un coup de fil, ai-je
dit dune voix chevrotante. Ds que
tu auras un moment.
Il vitait de me regarder. Je vais
tre pas mal occup.
Jai inspir profondment pour
vaincre la panique.
OK. Sache simplement que je
suis l.
Il a hoch la tte dun air grave.
Cest trs gentil toi, Cannie.

Comme si je venais de lui


conseiller un bon placement, alors
que je lui offrais mon cur sur un
plateau. Jai voulu lembrasser. Il
ma tendu sa joue. Trs bien, me
suis-je dit en montant dans la
voiture. Jai agripp le volant de
toutes mes forces pour quil ne voie
pas mes mains trembler. Je peux
tre patiente. Je peux faire preuve
de maturit. Je peux lattendre. Il
maimait tellement, pensais-je en
fonant chez moi dans lobscurit. Il
maimera nouveau.

6
En cours de psychologie la fac,
le professeur nous avait parl de
renforcement alatoire. On plaait
trois groupes de rats dans trois
cages spares, chacune quipe
dune barre. Le premier groupe de
rats obtenait une boulette chaque
fois quils pressaient la barre. Le
deuxime groupe avait beau
appuyer, ils navaient jamais de
boulettes. Et le troisime groupe en
avait juste de temps autre.
Le premier groupe, disait le
professeur, a fini par se lasser de la
rcompense systmatique, tout

comme les rats qui nobtenaient


jamais de friandises. Seuls les rats
du groupe alatoire continuaient
presser la barre, dans lespoir que ce
coup-ci la magie allait oprer, que
ce coup-ci ils auraient de la chance.
Cest ce moment-l, en plein
cours, que jai pris conscience que
jtais devenue le rat de mon pre.
Il mavait aime, autrefois. Je
men souvenais. Il men restait une
poigne dimages mentales, de
cartes postales cornes force de
maniement. Scne un : Cannie,
trois ans, blottie sur les genoux de
son pre, la tte sur sa poitrine,
sentant en elle les vibrations de sa

voix pendant quil lui faisait la


lecture. Scne deux : Cannie, six
ans, tenant son papa par la main
pour franchir les portes de lcole
lmentaire o, par un tide samedi
dt, elle devait passer ses tests
dadmission en CP. Ne sois pas
timide, lui disait-il, lembrassant
sur les deux joues. Tu vas russir.
Je me souviens, dix ans, je
passais des journes entires avec
mon pre : je lui rendais de menus
services,
je
rencontrais
sa
secrtaire, Mme Yee, au pressing o
il donnait ses chemises, le vendeur
au magasin de prt--porter qui
considrait mon pre avec respect

tandis quil rglait ses costumes.


Nous achetions du brie lpicerie
fine qui embaumait le caf
frachement torrfi, et des disques
de jazz lOld Vinyl. Tout le monde
connaissait le nom de mon pre.
Docteur Shapiro , le saluait-on, et
on lui souriait, on nous souriait,
tous aligns, du plus vieux au plus
jeune, avec moi en tte de file. Il
posait sa grande main tide sur ma
tte, caressait ma queue de cheval.
Cest Cannie, mon ane , disaitil. Et tous, depuis le personnel de
lpicerie jusquaux agents de
scurit dans son immeuble,
semblaient savoir non seulement

qui il tait, mais aussi qui jtais,


moi. Ton pre dit que tu es trs
intelligente , me glissaient-ils, et je
souriais, mefforant davoir lair
intelligente.
Mais,

mesure
que
je
grandissais, ces jours-l se faisaient
plus rares. vrai dire, la plupart du
temps mon pre mignorait. Il nous
ignorait tous : Lucy, Josh et mme
ma mre. Il rentrait tard, partait de
bonne heure, passait ses week-ends
au bureau ou au volant de sa
voiture pour mclaircir les ides
. Le peu daffection que nous
recevions, le peu dattention quil
nous accordait tait dispens

petites doses, avec parcimonie.


Mais, oh, quand il maimait, quand
il posait la main sur ma tte, quand
jappuyais ma tte contre lui... rien
ne pouvait se comparer ce que je
ressentais alors. Je me sentais
importante. Je me sentais choye.
Et jaurais fait nimporte quoi,
press cette barre jusqu en avoir
les mains en sang, pour prouver
nouveau ce sentiment-l.
Il nous a quitts la premire fois
quand je venais davoir douze ans.
Je suis rentre de lcole, et il tait
l, dans la chambre, en train
dentasser chaussettes et tricots de
corps dans une valise.

Papa ? ai-je dit, dconcerte de


le voir la maison en plein jour. Tu
vas... nous allons...
Je voulais savoir si par hasard
nous partions en voyage. Il avait le
visage ferm.
Demande ta mre. Elle
texpliquera.
Et maman ma expliqu - elle et
papa nous aimaient beaucoup tous
les deux, mais ils ne sentendaient
plus. Jtais encore sous le choc de
cette
rvlation
quand
jai
dcouvert la vrit par Hallie Cinti,
lune des coqueluches du collge.
Hallie faisait partie de mon quipe
de foot, mais on vivait dans deux

mondes diamtralement opposs.


la voir sur le terrain, on aurait dit
quelle ne tenait pas ce que je lui
passe le ballon, comme si mon pied
pouvait lui transmettre mes tares et
quelle risquait dattraper mes
microbes de ringarde par les
semelles de ses chaussures de
sport. Trois ans plus tard, elle serait
rpute
pour
les
pipes
reconstituantes quelle taillerait
trois starters sur cinq de lquipe de
base-ball des garons, la mi-temps
pendant
les
matches
de
qualification, et nous lappellerions
tous Hallie Pompi, mais a, je ne le
savais pas encore.

Je suis au courant, pour ton


pre , a-t-elle dclar en se laissant
tomber sur une chaise ma table,
dans un coin de la cantine o elle et
sa bande saventuraient rarement.
Les mmes du club dchecs et
mes amis du cercle de dbats ont
dvisag, bouche be, Hallie et son
amie Jenna Lind qui ont accroch
leurs sacs au dossier des siges en
plastique.
Au courant de quoi ? ai-je
demand, prudente.
Je me mfiais de Hallie, qui
mavait ignore pendant six ans, et
de Jenna, aux cheveux toujours
impeccablement dgrads.

Visiblement, Hallie brlait de me


le dire.
Jai entendu ma maman en
parler hier soir. Il sest install avec
une assistante dentaire dans Copper
Hill Road.
Jai jou avec mon sandwich au
beurre de cacahutes, histoire de
gagner du temps. tait-ce vrai ?
Comment la mre de Hallie le
savait-elle ? Et pourquoi elle en
parlait ? Les questions se
bousculaient dans ma tte, en
mme temps que les visages demi
oublis de femmes qui ne mavaient
jamais dtartr les dents.
Jenna sest penche en avant

pour porter lestocade.


Il parat, a-t-elle dit, quelle na
que vingt-sept ans.
Bon. Voil qui expliquait les
ragots. Hallie et Jenna ne me
quittaient pas des yeux, et mes amis
dbatteurs ne les quittaient pas des
yeux, elles. Javais limpression
davoir t brutalement propulse
sur la scne, sans connatre mon
texte, sans mme savoir ce que
jtais cense interprter.
Alors, cest vrai ? a demand
Hallie impatiemment.

Ce nest pas grave, a dit


Jenna, esprant lvidence me

faire cracher le morceau en feignant


la sympathie. Moi, mes parents sont
divorcs.
Divorcs, ai-je pens en rptant
intrieurement ce mot. Sagirait-il
de cela ? Papa serait-il capable de
nous faire a, nous ?
Jai lev les yeux sur les deux
minettes.
Allez-vous-en.
Jai entendu une de mes amies
sen touffer presque. Personne ne
parlait Hallie et Jenna sur ce
ton.
Laissez-moi tranquille. Allezvous-en !

Jenna a lev les yeux au ciel.


Hallie a repouss son sige.
Espce de grosse tache, va , at-elle crach.
Et elles se sont empresses de
rejoindre leur table, o tout le
monde avait un petit alligator sur sa
chemise et o les filles djeunaient
gnralement dun Coca light.
Je suis rentre chez moi sans
hte et jai trouv ma mre dans la
cuisine, avec une dizaine de sacs de
courses moiti vids sur le
comptoir et la table de la salle
manger.
Est-ce que papa vit avec

quelquun dautre ? ai-je balanc


sans prambule.
Elle a enfourn trois paquets de
blancs de poulet dans le conglateur
et soupir, les mains sur les
hanches.
Je ne voulais pas que tu
lapprennes de cette faon-l, a-telle murmur.
Cest Hallie Cinti qui me la
dit.
Maman a soupir de nouveau.
Mais elle nen sait rien , ai-je
ajout, dans lespoir dobtenir une
confirmation.
Ma mre, cependant, sest assise

la table de la cuisine et ma fait


signe de la rejoindre.
Mme Cinti travaille dans le
mme hpital que ton papa.
Ctait donc vrai.
Tu peux me dire les choses. Je
ne suis pas une petite fille.
Pourtant, ce moment-l,
jaurais bien voulu tre une petite
fille - de celles qui les parents
lisent des histoires au lit et
prennent la main pour traverser la
rue.
Re-soupir.
mon avis, ce serait plutt
ton pre de te le dire.

Mais cette conversation-l na


jamais eu lieu. Deux soirs plus tard,
mon pre tait de retour. Debout
dans la cour, Josh, Lucy et moi
lavons regard sortir la valise du
coffre de sa petite voiture de sport
rouge. Lucy pleurait, et Josh
sefforait de retenir ses larmes.
Mon pre ne nous a mme pas
accord un coup dil tandis quil
traversait lalle, faisant crisser le
gravier sous ses pas.
Cannie ? a renifl Lucy. Sil est
revenu, cest pour de bon, non ? Il
ne repartira plus ?
Jai fix la porte qui sest
referme lentement derrire lui.

Je ne sais pas.
Je voulais des rponses. Mon
pre tait inaccessible, ma mre ne
mtait daucune aide.
Ne tinquite pas , ma-t-elle
rprimande. Son propre visage
portait des traces dinsomnie.
Tout ira bien, ma chrie.
Il faut prciser que ma mre ne
mappelait jamais ma chrie . Je
navais pas dautre choix, si pnible
soit-il, que de remonter la source.
Le lundi suivant, jai trouv
Hallie Cinti dans les toilettes des
filles. Poste devant une glace, elle
plissait les yeux en se remettant du

brillant lvres Bonnie Belle. Je me


suis clairci la voix. Elle ma
ignore. Je lui ai tapot lpaule, et
elle a pivot sur elle-mme avec
une moue dgote.
Quoi ? a-t-elle ruct.
Je me suis racl la gorge pendant
quelle me fusillait du regard.
Euh... propos de mon pre ,
ai-je commenc.
Levant les yeux au ciel, Hallie a
sorti un peigne en plastique rose de
son sac.
Il est revenu, ai-je dit.
Tant mieux pour toi, a-t-elle
rtorqu en se peignant la frange.


Je pensais que tu savais
peut-tre pourquoi. Par ta mre.

Et pourquoi je te le dirais,
hein ? a-t-elle persifl.
Javais pass le week-end entier
me prparer cette ventualit.
Que pouvais-je, moi, la disgracieuse
et boulotte Cannie Shapiro, offrir
la jolie et coquette Hallie ? Jai donc
tir deux choses de mon sac dos.
La premire tait une rdaction de
cinq pages sur limagerie de lombre
et de la lumire dans Romo et
Juliette. Lautre tait une bouteille
de vodka que javais barbote le
matin mme dans larmoire
alcools de mes parents. Hallie et sa

bande ntaient peut-tre pas aussi


avances que moi sur le plan
scolaire, mais elles se rattrapaient
dans bien dautres domaines.
Hallie ma arrach la bouteille
des mains, a vrifi que le bouchon
tait intact, puis a voulu semparer
des feuilles. Je les ai retires
prestement.
Dis-moi dabord.
Elle a hauss les paules, gliss la
bouteille dans son sac et sest
retourne vers le miroir.
Jai entendu ma mre parler au
tlphone. Apparemment, sa copine
dentaire voulait des enfants. Et je

suppose que ton pre nen veut


plus. En te regardant, a-t-elle
poursuivi, je comprends pourquoi.

Elle sest tourne vers moi en


ricanant et a tendu la main. Je lui ai
jet la liasse de feuilles.
Tu nas qu recopier avec ta
propre
criture.
Jai
rajout
quelques fautes dorthographe,
comme a on saura que cest toi, et
pas moi.
Hallie a pris les feuilles, et je suis
retourne en classe. Plus denfants.
Ma foi, vu la faon dont il nous
traitait, a tombait sous le sens.

Il est rest presque six ans la


maison aprs a, sauf quil ntait
plus le mme. Finis, les petits
moments de tendresse et de bont,
les soires o il nous lisait au lit, les
cnes glacs le samedi aprs-midi et
les balades en voiture le dimanche.
Ctait comme si mon pre stait
endormi, seul, dans un bus ou un
train, et stait rveill vingt ans
plus tard entour dtrangers - ma
mre, ma sur, mon frre et moi qui tous laccablaient dexigences :
aider faire la vaisselle, conduire
lun la rptition dorchestre,
donner lautre dix dollars pour le
cinma, prodiguer son approbation,

son attention, son amour. Il nous


regardait, et ses calmes yeux
marron
semplissaient
de
confusion, avant de noircir de
colre. Qui taient ces gens ?
semblait-il se demander. Pendant
combien de temps devrai-je encore
voyager en leur compagnie ? Et
pourquoi pensent-ils que je leur
dois quelque chose ?
De pre aimant, sa manire
pisodique, distraite, il tait devenu
mchant. tait-ce parce que je
connaissais son secret - il ne voulait
plus denfants et il ne nous avait
probablement pas voulus non plus ?
tait-ce parce que lautre femme lui

manquait, quelle tait le vritable


amour de sa vie, perdu jamais ? Il
devait srement y avoir de a. Plus
autre chose.
Mon pre tait - et est toujours,
jimagine - chirurgien esthtique. Il
avait dbut larme, soignant des
brls, des blesss, des soldats qui
rentraient de la guerre, la peau rose
et boursoufle cause des armes
chimiques, ou bien bossele et
dforme par le shrapnel.
Mais son vrai gnie, il la
dcouvert aprs notre installation
en Pennsylvanie. L, le gros de sa
clientle se composait non pas de
soldats, mais de femmes dun

milieu ais dont les seules


blessures taient invisibles, et qui
taient prtes verser des milliers
de dollars au chirurgien habile et
discret qui leur retendrait le ventre,
remonterait les paupires, qui
liminerait poches et doubles
mentons en quelques coups de
bistouri.
Il a russi. lpoque o il nous a
quitts pour la premire fois, Larry
Shapiro tait lhomme consulter
dans Philadelphie et ses environs
pour tout ce qui tait rfection du
ventre, du menton, du nez ou des
seins. On avait la grande maison
quil fallait, avec lalle incurve et

la piscine dans le jardin, quipe


dun jacuzzi. Mon pre conduisait
une
Porsche
(mme
si,
heureusement, ma mre a pu le
dissuader darborer une plaque
personnalise, style AS DU NEZ).
Maman conduisait une Audi. Nous
avions une femme de mnage qui
venait deux fois par semaine ; mes
parents organisaient un dner tous
les deux mois, et nous passions nos
vacances dans le Colorado (pour le
ski) et en Floride (pour le soleil).
Puis il est parti et revenu, et
notre vie sest disloque, comme un
livre quon aime, quon lit et relit
jusquau soir o on le prend pour

lemporter au lit, et la reliure


craque, et des dizaines de pages se
rpandent sur le sol. Il nen voulait
pas, de cette vie-l. Ctait une
vidence. Il tait malheureux,
coinc dans cette banlieue, entre les
interminables matches de foot, les
concours dorthographe et lcole
hbraque,
li
par
les
remboursements de la maison et le
crdit auto, par les habitudes et les
obligations. Et il passait son maltre
sur
nous
plus
particulirement, sur moi.
Ctait comme si, tout coup, il
ne supportait plus ma prsence.
Rien de ce que je pouvais faire ne

trouvait grce ses yeux.


Regardez-moi a ! tonnait-il
devant mon B+ en algbre. Il tait
assis la table de la salle manger,
avec son invitable verre de scotch
porte de la main. Moi, jessayais de
me rendre invisible sur le pas de la
porte. Comment tu expliques a ?
Jaime pas les maths.
vrai dire, sa colre navait
dgale que ma honte. Toute ma vie,
javais collectionn les A. Mais
javais beau trimer, javais beau me
faire aider, lalgbre pour moi
restait un mystre.
Tu crois que jaimais a, les

tudes de mdecine ? grondait-il. Te


doutes-tu seulement du potentiel
que tu as ? As-tu la moindre ide du
gchis que cest de gaspiller tes
dons ?
Je men fiche, de mes dons.
Jaime pas les maths.

Fort bien, disait-il avec un


haussement dpaules, jetant le
bulletin scolaire sur la table comme
si le papier tait soudain devenu
malodorant. Sois secrtaire. Pour ce
que a mimporte.
Il tait comme a avec nous tous
- ronchon, cassant, lapidaire et
brutal. En rentrant du travail, il
laissait tomber sa mallette, se

versait le premier de la srie de


scotches avec glaons et montait en
trombe
senfermer
dans
sa
chambre. Soit il restait l-haut, soit
il se retranchait dans le salon o il
baissait la lumire et coutait les
symphonies de Mahler. Mme
treize ans, mme sans disposer de
connaissances rudimentaires en
matire de musique, je savais que
cette overdose de Mahler ponctue
par le tintement des glaons dans
son verre ne prsageait rien de bon.
Et quand il daignait nous
adresser
la
parole,
ctait
uniquement pour se plaindre : il
tait
fatigu,
insuffisamment

apprci, il se tuait au travail pour


nous, les petits snobs , disait-il
dune voix pteuse, avec vos skis
et votre piscine .
Je dteste le ski , rtorquait
Josh, et ctait vrai. Une seule
descente, et il regagnait le chalet
pour boire un chocolat chaud et
trpigner ; si jamais on le forait
retourner sur les pistes, il
persuadait les pisteurs quil nallait
pas tarder avoir des engelures, et
on le rcuprait au premier poste de
secours, se prlassant dans son long
caleon sous les lampes calorifres.
Moi, je prfre nager avec les
autres au centre sportif , disait

Lucy, ce qui tait vrai galement.


Elle avait plus damis que nous tous
runis. Le tlphone narrtait pas
de sonner. Encore un sujet sensible.
Putain de tlphone ! hurlait
mon pre, quand il sonnait pendant
le dner. Mais nous navions pas le
droit de dcrocher. Ctait peut-tre
son bureau, aprs tout.
Si tu nous dtestes ce pointl, pourquoi avoir eu des enfants ?
lui lanais-je en guise de
provocation, tout en sachant que
ctait la vrit.
Il ne rpondait jamais - sinon par
des insultes, la colre, une rage
brlante, meurtrire. Josh, six ans,

ntait quun bb . Lucy, qui


avait douze ans, rcoltait tantt
lindiffrence,
tantt
les
rprimandes. Quelle bcasse ,
disait-il en secouant la tte devant
ses notes. Quelle godiche ,
quand elle laissait tomber un verre.
Et moi, treize ans, jtais devenue
le boudin .
Il est vrai qu treize ans je
navais pas grand-chose pour plaire.
Outre les hanches, et les seins qui
taient
pousss,
semblait-il,
presque du jour au lendemain, je
portais dans la bouche un
appareillage complexe de bandes de
mtal et de caoutchouc destin

redresser
ma
denture.
Et
lincontournable coupe de cheveux
Dorothy Hamill ne rendait gure
justice mon visage rond. Mes
vtements, je les achetais en deux
tailles - ample et extra-ample -, et
jai pass toute lanne courber le
dos pour essayer de cacher ma
poitrine. On aurait dit le Bossu de
Notre-Dame, avec boutons et
appareil dentaire en prime. Javais
limpression dtre un outrage
ambulant, une compilation de
choses que mon pre avait
combattues toute sa vie durant. Lui,
son souci majeur, ctait la beaut :
sa cration, son entretien, son

perfectionnement.
Avoir
une
femme qui ntait pas la hauteur,
qui navait pas russi garder la
ligne, ctait une chose... mais une
fille aussi ostensiblement rate, a
devait tre impardonnable. Or
jtais une rate. treize ans, jtais
tout sauf belle, je le sentais au
regard dur, haineux quil posait sur
moi et tout ce quil me balanait.
Cannie est quelquun de
brillant, lai-je entendu dire un de
ses copains de golf. Elle sen sortira.
Ce nest pas une beaut, mais elle a
la tte bien pleine.
Jtais reste fige, et jen croyais
peine mes oreilles, mais lorsque

jy ai cru, je me suis ratatine


intrieurement comme une bote de
conserve sous les roues dune
voiture. Ntant ni stupide ni
aveugle, je me savais trs diffrente
de Farrah Fawcett, des filles dans
les films et sur les posters dans les
chambres de garons. Mais je me
souvenais de sa main sur ma tte,
de sa barbe qui me chatouillait la
joue quand il membrassait. Jtais
son enfant, sa petite fille. Il tait
cens maimer. Aujourdhui, il me
trouvait laide. Pas une beaut...
mais quel pre ne trouvait pas sa
petite fille jolie ? Sauf que je ntais
pas petite. Et je ntais sans doute

plus sa fille, la fille son papa.


Quand je regarde mes photos de
cette priode - pas tonnant quil y
en ait seulement trois ou quatre -,
jai lair horriblement dsespre.
Sil vous plat, aimez-moi, supplije, tout en me cachant derrire une
file de cousins dans une bar-mitsva,
sous les bulles du jacuzzi au cours
dune piscine-party, les lvres
douloureusement retrousses dans
un sourire, tendues par-dessus mon
appareil, la tte dans les paules, le
dos vot pour me rendre plus
petite. Pour disparatre.
Des annes plus tard, la fac,
quand une amie me racontait les

horreurs dune enfance de banlieue,


jai tent de lui expliquer les
rapports avec mon pre. Ctait un
monstre , ai-je balbuti. Moi,
spcialise dans la littrature
anglaise, verse dans Chaucer et
Shakespeare, Joyce et Proust, je
navais pas trouv de meilleur
qualificatif pour le dfinir.
Mon amie a pris un air srieux.
Est-ce quil te maltraitait ? at-elle demand.
Jai failli clater de rire. tant
donn que la plupart des remarques
de mon pre mon adresse
tournaient autour de mon poids et
de ma laideur, la dernire chose

laquelle jaurais pens, ctait la


maltraitance.
Est-ce quil abusait de toi
sexuellement ?
Il buvait trop, ai-je dit. Il nous
a quitts.
Mais il ne ma jamais frappe. Il
na jamais frapp quiconque.
aurait t plus simple, sil lavait
fait. La chose aurait eu un nom, on
laurait range dans une bote, avec
une tiquette dessus. Il y aurait eu
des lois, des autorits, des refuges,
des missions tlvises avec des
journalistes
qui
parleraient
gravement de ce que nous
endurions, une reconnaissance

officielle de ce que nous avions


vcu, pour nous aider nous
reconstruire.
Seulement il na jamais lev la
main sur nous. Et, treize, quatorze
ans, jtais incapable de mettre des
mots sur ce quil nous faisait subir.
Je ne savais mme pas par o
commencer. Quaurais-je dit ? Il
est mchant ? Mchant signifiait
tre prive de sorties, mchant
signifiait pas de tlvision aprs le
dner, et pas le genre dagression
verbale que mon pre minfligeait
tous les soirs table, inventaire
cuisant de toutes mes faiblesses,
visite guide des lieux de mes

checs.
Et qui maurait crue ? Mon pre a
toujours t le charme personnifi
avec mes copines. Il se souvenait de
leur nom, du nom de leur petit ami,
les interrogeait sur leurs projets de
vacances, leur future orientation.
Elles ne mauraient pas crue, ou
alors elles auraient voulu des
explications. Et je nen avais point,
dexplications, point de rponses.
Quand on est sur un champ de
bataille, on ne peut pas soffrir le
luxe de sattarder sur les divers
facteurs historiques et les raisons
sociopolitiques de la guerre en
cours. On baisse la tte et on essaie

de survivre, cest tout, de remettre


les pages dans le bouquin, de
refermer la couverture et de faire
comme si tout allait bien, comme
sil ny avait pas eu de casse.
Lt avant la terminale, ma mre
a emmen Josh et Lucy Marthas
Vineyard pour
un
week-end
prolong. Une amie elle y louait
une maison, elle brlait de
schapper dAvon-dale. Moi, javais
trouv mon premier job dt,
matre nageur au centre de loisirs
du coin. Jai dit maman que je
resterais la maison, moccuperais
des chiens, garderais la forteresse.
a tombait plutt bien : jaurais la

maison pour moi toute seule, je


pourrais recevoir mon copain de
vingt-trois ans loin de son il
vigilant, aller et venir ma guise.
Les trois premiers jours, tout
sest bien pass. Le quatrime jour,
en rentrant chez moi au petit matin,
jai eu soudain limpression de me
retrouver plusieurs annes en
arrire. Mon pre tait dans la
chambre, avec la valise sur le lit, des
piles de T-shirts blancs et de
chaussettes noires - peut-tre les
mmes, ai-je pens, perdue, que la
dernire fois.
Jai contempl la valise, puis jai
lev les yeux sur lui. Il ma fixe

longuement. Et il a pouss un
soupir.
Jappellerai, a-t-il dit, ds que
jaurai mon nouveau numro.
Jai hauss les paules. Mais
oui, cest a.
Ne me parle pas sur ce ton !
Il
avait
horreur
de
la
dsinvolture. Il exigeait le respect,
mme - et surtout - lorsquil ne le
mritait pas.
Comment sappelle-t-elle ?
ai-je demand.
Ses yeux se sont trcis.
En quoi a peut tintresser ?

Je lai regard, ne sachant que


rpondre. Cela changeait-il quelque
chose ? Quimportait le nom, au
fond ?
Dis ta mre... a-t-il
commenc.
Jai secou la tte. Oh, non. Ne
moblige pas faire le sale boulot
ta place. Si tu as des choses dire,
dis-les-lui toi-mme.
Il a hauss les paules, comme si
a navait pas dimportance. Il a
ajout quelques chemises, une
poigne de cravates.
Je suis contente que tu partes.
Tu le sais, a ? Ma voix rsonnait

dans le silence matinal de la


maison. On sera beaucoup mieux
sans toi.
Il ma regarde son tour. Et il a
hoch la tte. Oui, cest trs
possible.
Il sest remis ranger ses
affaires. Je suis alle dans ma
chambre. Je me suis couche sur le
lit - ce mme lit o mon pre
mavait fait la lecture, il y avait un
million dannes -et jai ferm les
yeux. Je my attendais, aprs tout.
Je savais que a allait arriver. Je
croyais que ctait comme la crote
dune vieille blessure, quand elle
finit par tomber - une sensation de

pincement, une petite douleur, une


impression de manque. Et puis plus
rien. Plus rien du tout. Voil
comment jtais cense ragir,
comment javais envie de ragir, me
rptais-je
farouchement,
me
tournant et me retournant sur le lit
pour trouver le rconfort. a mtait
gal, me disais-je, encore et encore.
Javais juste du mal mexpliquer
pourquoi je pleurais.
Je me suis inscrite Princeton
parce quil mavait dit de le faire,
dans un ultime accs dautorit
parentale. Jaurais prfr Smith.
Jaimais bien le campus, jaimais
bien lentraneur de lquipe

daviron, jaimais bien lide dun


tablissement
exclusivement
fminin o tout serait centr sur
lapprentissage, o je serais libre
dtre moi-mme : la bcheuse
type, version fin des annes quatrevingt, le nez dans un bouquin.
Pas question , a dcrt mon
pre table.
Il tait parti depuis six mois dj,
pour vivre dans une nouvelle
banlieue, dans un appartement
flambant neuf avec une compagne
flambant neuve. Il avait accept de
venir dner la maison, puis avait
annul et report deux reprises.
Je ne vais pas tenvoyer dans

une bote gouines.


Larry , a dit ma mre tout
bas, dune voix blanche.
Elle avait perdu toute sa gaiet,
tout son entrain. Il allait falloir des
annes - ainsi que Tanya - pour
quelle retrouve spontanment le
sourire.
Sans lui prter attention, mon
pre ma dvisage dun il
souponneux, tenant sa fourchette
avec un morceau de steak en lair.
Tu ne serais pas gouine, par
hasard ?
Non, papa. En fait, je prfre
lamour trois.

Il a mastiqu. Dgluti. Sest


tamponn les lvres avec sa
serviette.
a fait deux personnes de plus
que je naurais cru, qui auraient
envie de te voir nue , a-t-il
rpliqu.
Autant Smith me plaisait, autant
je dtestais Princeton. Le campus
ressemblait
au
site
dune
exprience eugnique extrmement
russie : tout le monde tait blond,
BCBG, superbe, sauf les filles
brunes qui taient gracieuses,
exotiques et superbes. Pendant le
week-end que jy ai pass, je nai
pas vu un seul gros, pas une

personne avec des problmes de


peau. Tout ntait que cheveux
clatants, dents rgulires et
blanches et corps parfaits vtus
dhabits parfaits, dissmins sous
les saules parfaits qui poussaient au
pied
ddifices
de
pierre
parfaitement gothiques.
Jai dclar que jallais tre
malheureuse. Mon pre a rpondu
quil sen fichait. Jai ru dans les
brancards. Il ma dit que ctait
Princeton ou rien. Et, le temps
quon mexpdie Campbell Hall,
que je commence les cours et me
fasse voler devant la bibliothque le
VTT quon mavait offert pour mon

bac, le divorce avait t prononc, et


il tait parti pour de bon, nous
laissant
la
note
des
frais
dinscription quil avait paye en
partie, juste pour quil me soit
difficile daller minscrire ailleurs.
Jai donc quitt mon quipe
daviron - ce qui ntait pas une
grosse perte, ni pour moi ni sans
doute pour lquipe dans la mesure
o javais pris les sept kilos obligs
de tous les tudiants de premire
anne, plus les sept de ma
camarade de chambre, que son
anorexie
lui
a
diligemment
pargns - et jai trouv un boulot
la caftria du campus.

Si les annes de fac sont censes


tre la meilleure priode de votre
vie, on peut dire sans exagrer que
jai pass la meilleure priode de
ma vie, les cheveux dans une rsille,
servir des ufs brouills
reconstitus et du bacon ramolli,
charger des assiettes sales sur le
tapis roulant, nettoyer le sol, tout
en regardant mes camarades du
coin de lil et en me disant
quelles taient tellement plus
belles, plus gracieuses, mieux dans
leur peau quil ne me serait jamais
donn de ltre. Elles taient mieux
coiffes. Et elles taient minces.
Bon, daccord, la plupart taient

minces parce quelles senfonaient


les doigts dans la gorge aprs
chaque repas, mais premire vue
ce ntait pas cher payer pour avoir
tout ce quune femme pouvait
dsirer : la beaut, lintelligence et
la possibilit de se gaver de glaces et
de feuillets aux cerises sans
prendre un gramme.
Mon premier article pour le
journal alternatif du campus
sintitulait Ne coiffe . Jtais
en premire anne de fac, et la
rdactrice en chef, une fille de
troisime anne nomme Gretel
qui, elle, portait ses cheveux blonds
en brosse, ma demand de

continuer crire. En deuxime


anne,
jtais
devenue
chroniqueuse. En troisime, jtais
une rdactrice part entire ; les
heures o je ne distribuais pas le
hachis et nessorais pas la
serpillire, je les passais dans les
bureaux exigus et poussireux du
Nassau Weekly Aaron Burr Hall.
Ctait, ai-je dcid, ce que je
voulais faire dans la vie.
crire
me
permettait
de
mvader. Mvader de Princeton,
o tout le monde tait chic et classe
et, dans le cas du garon d ct,
futur dirigeant de quelque petit
mirat du Proche-Orient. Mvader

pour chapper au poids mort de ma


famille, leur dtresse persistante.
crire tait comme se plonger dans
locan, dans un lment o je me
mouvais avec aisance, o je pouvais
tre gracieuse, espigle, visible et
invisible la fois - une signature,
pas un corps. Masseoir devant
lordinateur, face un cran blanc
et au curseur clignotant, tait le
meilleur moyen dvasion que je
connaissais.
Et il y avait largement de quoi
vouloir svader. Pendant les quatre
ans que jai passs Princeton, mon
pre sest remari et a eu deux
autres enfants. Daniel et Rebecca. Il

a eu le culot de menvoyer les


photos et les faire-part de
naissance. Simaginait-il que je
serais heureuse de voir leurs
bouilles fripes de bbs, les
minuscules empreintes de leurs
pieds ? Je lavais pris comme une
claque en pleine figure. Ce ntait
pas quil ne voulait pas denfants,
ai-je ralis avec tristesse. Il ne
voulait pas de nous.
Ma mre a repris le travail ; ses
coups
de
fil
hebdomadaires
ntaient que lamentations, contre
lcole et les gamins qui avaient
tant chang depuis quelle avait eu
son diplme dinstit. Le message

tait clair : ce ntait pas la vie


quelle stait choisie. Elle navait
pas prvu, cinquante ans, de se
retrouver tirer le diable par la
queue, entre la pension alimentaire
et ses maigres appointements de
vacataire.
Entre-temps, Lucy stait fait
virer en premire anne de son
cole de Boston et vivait la
maison,
frquentant
pisodiquement
le
centre
universitaire et se spcialisant dans
les hommes peu recommandables.
Josh passait trois heures par jour
au club de gym : force de soulever
les poids, son torse paraissait

gonfl, et sa conversation se limitait


maintenant une srie de
grognements,
ponctus
dun
occasionnel : Ouais, cest a.
Termine tes tudes, disait ma
mre dun ton las, aprs stre
plainte pour la nime fois de mon
pre dont les chques taient
encore en retard, de sa voiture en
panne, et de ma sur qui avait
dcouch deux nuits de suite. Il faut
juste que tu ailles jusquau bout. On
sen sortira.
Et finalement jy suis arrive -
ce fameux mois de juin, date de la
remise de diplmes.
Exception faite de quelques

djeuners contraints pendant les


vacances de Nol et dt, je navais
pas revu mon pre. Il envoyait des
cartes danniversaire (gnralement
temps) et des chques pour mes
tudes (presque toujours en retard),
gnralement pour la moiti de la
somme. Javais limpression dtre
devenue juste un point de plus sur
sa liste de choses faire. Je ne
mattendais pas ce quil vienne
assister la crmonie. Je pensais
quil sen fichait. Mais il ma
tlphon une semaine avant le
jour fatidique, disant quil avait
hte dy tre. Lui et sa nouvelle
femme, que je navais jamais

rencontre.
Je ne sais pas trop... je ne crois
pas..., ai-je bgay.
Cannie, a-t-il dit, je suis ton
pre. Et Christine na jamais vu
Princeton !
Tu nas qu dire Christine
que tu lui enverras une carte
postale , a comment ma mre
avec acrimonie. Javais redout de
lui annoncer la venue de mon pre,
mais, dun autre ct, je ne voyais
pas comment jaurais pu lui dire
non. Il avait prononc les mots
magiques, les mots boulettes. Je
suis ton pre. Malgr tout - son
loignement, sa dsertion, sa

nouvelle
famille
jtais,
apparemment, toujours aussi accro
son affection.
Mon pre, avec sa nouvelle
femme et ses gosses dans son
sillage, est arriv au cours de la
rception du dpartement danglais.
Javais gagn une espce de prix de
cration littraire, mais ils ont
dbarqu trop tard pour entendre
citer mon nom. Christine tait
menue, avec un corps muscl par
des annes darobic et des cheveux
blonds permanents. Les enfants
taient adorables. Ma robe fleurs
Laura Ashley mavait paru trs bien
au foyer dtudiants. prsent, elle

avait lair dune housse. Et moi, je


ressemblais un canap.
Cannie, a dit mon pre en
minspectant de la tte aux pieds. Je
vois que la cuisine du campus te
russit.
Jai serr ma stupide plaque
contre moi.
Merci, tu es trop gentil.
Mon pre a roul les yeux
ladresse de sa nouvelle femme,
comme pour dire : Non, mais tu as
vu quel point elle peut tre
susceptible ?
Je te taquine, a-t-il dclar,
tandis que ses adorables nouveaux

enfants me dvisageaient, comme si


jtais un animal dans un zoo pour
obses.

Je... euh, vous ai pris des


places pour la crmonie.
Jai omis de prciser que javais
d mendier, emprunter et pour finir
payer les cent dollars que je navais
pas pour les places en question.
Chaque nouveau diplm avait
droit

quatre
entres.
Ladministration
de
Princeton
navait pas encore pris ses
dispositions pour ceux dentre nous
qui se dbattaient avec des familles
recomposes, comprenant bellesmres, beaux-pres, demi-frres,

demi-surs et autres.
Mon pre a secou la tte.
Ce nest pas la peine. On repart
dans la matine.

Dans la matine ? ai-je


rpt. Mais vous allez rater la
remise de diplmes !
On a des billets pour Sesame
Place, a gliss sa petite femme,
Christine.

Sesame Place ! a fait la


gamine en guise dcho.

Du coup, Princeton, ctait


sur notre chemin.
Ah... bon.

Soudain, jtais en train de lutter


contre un accs de larmes. Je me
suis mordu la lvre et jai serr la
plaque contre moi, tellement fort
que jai eu une marque de vingt
centimtres sur trente, sur la peau
du ventre, durant les dix jours
suivants.
Merci dtre passs.
Mon pre a hoch la tte et sest
rapproch comme sil allait me
prendre dans ses bras. Finalement,
il ma saisie aux paules et ma
imprim une secousse, genre
entraneur
qui
cherche

encourager un athlte la trane -


secoue-toi, mon grand .

Flicitations, a-t-il dit. Je suis


trs fier de toi.
Mais lorsquil ma embrasse, ses
lvres nont mme pas effleur mes
joues, et je savais que pendant tout
ce temps il ne cessait de regarder la
porte.
Je ne sais pas comment jai tenu
pendant
la
crmonie,
le
dmantlement de ma chambre
dtudiante, le long trajet de retour
la maison. Jai accroch mon
diplme au mur de ma chambre et
essay de rflchir mon avenir. Le
troisime cycle, il nen tait mme
pas question. Malgr tous les petits
djeuners que javais servis, toutes

ces tranches de bacon rabougries,


ces ufs brouills raplapla, javais
encore prs de vingt mille dollars
rembourser.
Je
ne
pouvais
emprunter davantage. Jai donc
align,
en
pleine
rcession
conomique,
les
entretiens
dembauche
dans
les
petits
journaux
locaux
susceptibles
daccepter une dbutante, frache
moulue de la fac et sans
exprience relle de la vie, et jai
pass lt sillonner le Nord-Est
dans la camionnette de troisime
main achete avec mes dollars de la
caftria. En chargeant la voiture
pour me rendre mes entretiens, je

me suis fait une promesse : je ne


serais plus le rat de mon pre. Je
mloignerais de la barre
boulettes. Il ne pouvait mapporter
que de la souffrance, or je navais
plus envie de souffrir.
Jai su par mon frre que notre
pre tait parti sinstaller dans
lOuest, mais je nai pas demand
de dtails, et personne ne men a
fourni. Dix ans aprs le divorce, il
navait plus de pension payer. Les
chques ont cess darriver. Ainsi
que les cartes danniversaire, ou
tout autre signe quil se souvenait
encore de notre existence. Lucy a eu
son diplme, et quand Josh a

envoy une carte pour annoncer la


date de sa remise de diplmes lui,
elle lui est revenue, retour
lenvoyeur. Notre pre avait d
dmnager, sans nous dire o.
On pourrait essayer de le
retrouver sur Internet , ai-je
propos.
Josh ma lanc un regard noir.
Pour quoi faire ?
Je nai pas su que rpondre. Si
jamais on le trouvait, viendrait-il ?
Se souciait-il seulement de nous ?
Probablement
pas.
On
est
convenus, tous les trois, de laisser
tomber. Si notre pre avait dcid

de prendre le large, on nallait pas le


retenir.
Et la vie a continu sans lui. Josh
a vaincu sa peur des pistes et pass
un an et demi bourlinguer dune
station de ski lautre. Lucy sest
enfuie
momentanment
dans
lArizona avec un type quelle nous
a prsent comme un ancien joueur
de hockey professionnel. Pour
preuve, elle lui avait fait retirer son
dentier en plein dner pour montrer
quil ne lui restait plus une seule
dent.
Voil, en gros, lhistoire.
Je sais que le comportement de
mon pre - ses insultes, ses

critiques, cette impression quil me


donnait dtre une tordue et une
demeure - mavait fait beaucoup
de mal. Javais lu suffisamment
darticles dans les magazines
fminins pour savoir quon ne sort
pas indemne de ce genre de
harclement moral. Chaque fois
que je rencontrais un homme, je me
posais
des
questions. Est-ce
vraiment de la sympathie que jai
pour ce rdacteur en chef, ou bien
suis-je la recherche de papa ? Estce que jaime ce garon, ou est-ce
parce que je pense quil ne
mabandonnera pas, comme mon
pre ma abandonne ?

Et o mavaient-elles mene,
toutes ces prcautions ? Jtais
seule. Lhomme
qui
mavait
apprcie au point de vouloir
maccueillir dans sa famille tait
mort, et je ne pouvais mme pas
exprimer mes regrets correctement.
Et maintenant quil tait possible probable, mme - que
Bruce en soit finalement arriv
un stade de sa vie o il pouvait me
comprendre, o il pouvait compatir
ce que javais endur, compte tenu
de lpreuve quil venait de
traverser, il ne voulait mme plus
madresser la parole. Ctait comme
la plus cruelle des plaisanteries,

comme si lon avait brusquement


tir le tapis sous mes pieds - en
dautres termes, comme avec mon
pre, une fois de plus.

7
La balance du Centre des
troubles
mtaboliques
et
alimentaires de luniversit de
Philadelphie ressemblait une
bascule dabattoir. Le plateau faisait
quatre fois la taille dune balance
ordinaire, avec une barrire autour.
Difficile de ne pas se prendre pour
un bestiau quand on grimpait
dessus, comme je le faisais tous les
quinze jours depuis septembre.
Cest trs bizarre, a dit le Dr K.
en contemplant laffichage digital.
Vous avez perdu quatre kilos.
Je ne peux pas manger, ai-je

rpondu dune voix atone.

Vous voulez dire que vous


mangez moins.
Non, je veux dire que chaque
fois que jabsorbe quelque chose, je
vomis.
Il ma jet un regard perant
avant de se retourner vers la
balance. Les chiffres taient les
mmes.
Allons dans mon bureau , a-til suggr.
Et nous y revoil : moi dans le
fauteuil, lui derrire son bureau, le
nez dans mon dossier qui
grossissait vue dil. Il avait

bronz depuis la dernire fois que je


lavais vu, et peut-tre maigri
mme, flottant dans sa blouse
blanche. Six semaines staient
coules depuis que javais revu
Bruce, et les choses ne se passaient
pas comme je lavais espr.
La plupart des patients
prennent du poids avant de
commencer la Sibutramine, a-t-il
dclar. Cest leur chant du cygne,
en quelque sorte. Donc, comme je
viens de le dire, cest plutt bizarre.
Il est arriv quelque chose ,
ai-je soupir.
Il a lev les yeux sur moi.

Encore un article ?

Le pre de Bruce est mort.


Bruce, mon petit ami... mon ex-petit
ami. Son papa est mort le mois
dernier.
Il a regard ses mains, le dossier,
avant de reporter son regard sur
moi.
Je suis dsol de lapprendre.

Il ma appele... pour me
dire... pour me demander daller
lenterrement... mais il na pas
voulu que je reste. Il na pas voulu
que je reste avec lui. Il a t atroce...
et ctait tellement triste... quand le
rabbin a racont comment il allait

dans les magasins de jouets... je me


sens hyper-mal...
Jai clign des yeux pour retenir
mes larmes. Sans un mot, le Dr K.
ma tendu une bote de Kleenex. Il a
retir ses lunettes et press deux
doigts contre larte de son nez.
Je suis mauvaise, ai-je
balbuti.
Il ma considre avec bont.
Pourquoi ? Parce que vous avez
rompu avec lui ? Cest idiot.
Comment auriez-vous pu savoir ce
qui allait arriver ?
Je ne pouvais pas, non. Mais
maintenant, cest... tout ce que je

veux, cest tre l, ct de lui, et


laimer, mais lui ne veut pas, et je
me sens tellement... seule...
Il a pouss un soupir.
Cest dur, la fin dune relation.
Mme lorsque personne ne meurt,
mme si on se quitte en excellents
termes, et quil ny a pas de
consquences sur les autres. Mme
si lide de rompre vient de vous. Ce
nest jamais facile. Cest toujours
douloureux.

Jai limpression davoir


commis une norme erreur. De
navoir pas assez rflchi. Je croyais
savoir... quoi mattendre, une fois
quon serait spars. Mais je ny

tais pas. Je ny tais pas du tout.


Jamais je naurais imagin quelque
chose comme a. Tout ce que je
sais, cest quil me manque...
Jai dgluti avec effort, ravalant
un
nouveau
sanglot.
Jtais
incapable de lexpliquer - que toute
ma vie javais attendu quelquun
qui
me
comprendrait,
qui
comprendrait ma souffrance. La
souffrance, je pensais savoir ce que
ctait, mais jusque-l je navais
jamais eu aussi mal.
Il a fix un point sur le mur audessus de ma tte tandis que je
fondais en larmes. Puis il a ouvert
un tiroir, en a sorti un bloc et sest

mis crire.
Je suis vire ? ai-je demand.

Non. videmment, il va
falloir que vous recommenciez
manger bientt. Mais, mon avis,
a vous ferait du bien de parler
quelquun.

Oh non, ai-je dit. Aller voir


un psy, pas question.
Il ma gratifie dun sourire
oblique.
Aurais-je peru comme une
note dhostilit ?

Non, je nai rien contre les


psys, mais je sais que a ne
marchera
pas.
Jenvisage
la

situation dun point de vue raliste.


Jai commis une norme erreur. Je
ntais pas sre de laimer
suffisamment ; maintenant jen
suis sre, mais son pre est mort, et
il ne maime plus. Je me suis
redresse, me suis essuy le visage.
Cependant, je tiens toujours
suivre votre programme. Jy tiens
vraiment. Je veux avoir russi au
moins une chose dans ma vie.
Il ma rinstalle sur la table
dexamen, meffleurant en douceur
pendant quil nouait une bande de
caoutchouc autour de mon biceps et
me disait de serrer le poing. Jai
dtourn les yeux quand il a

enfonc laiguille, mais il tait


tellement habile que je lai peine
sentie. Tous deux, nous avons
regard la fiole se remplir de mon
sang. Je me suis demand quoi il
pensait.
Cest presque fini , a-t-il
murmur.
Avec dextrit, il a retir laiguille
et press un morceau de gaze sur la
plaie.
Jaurai une sucette ? ai-je
plaisant.
En fait de sucette, il ma remis un
sparadrap et une feuille de papier
avec deux noms et deux numros de

tlphone.
Prenez a. Et il faut manger,
Cannie. Si vous constatez que vous
ny arrivez pas, appelez-nous, et l
je vous recommanderai vivement de
contacter un de ces thrapeutes.

norme comme je suis,


pensez-vous que quelques jours de
plus, a va me tuer ?

Ce nest pas sain, a-t-il


rpondu avec srieux. a pourrait
avoir un effet inverse sur votre
mtabolisme. Je vous suggre de
commencer par des petites choses...
tartines, bananes, boissons non
gazeuses.

Dans le hall dentre, il ma


donn un paquet de feuilles pais
dau moins huit centimtres.
Continuez lexercice physique,
a-t-il recommand. a vous aidera
vous sentir mieux.

Jai limpression dentendre


ma mre, ai-je rpliqu en fourrant
le tout dans mon sac.
Cannie ? Il a pos sa main
sur mon avant-bras. Essayez de
ne pas trop dramatiser.
Je sais. Je regrette juste que
les choses ne se soient pas passes
autrement.

Tout ira bien, a-t-il affirm

avec conviction. Et...


Il sest tu, gn.
Vous savez, quand vous avez dit
que vous tiez mauvaise ?
Oh, ai-je fait avec embarras.
Dsole. Jai toujours eu ce ct
lgrement mlo...
Non, non. Ce nest pas a. Je
voulais seulement dire...
Les portes de lascenseur se sont
ouvertes, et les gens qui taient
dedans mont regarde. Jai regard
le mdecin et recul dun pas.
Cest faux, vous ne ltes pas, at-il repris. la prochaine fois.
En rentrant chez moi, je me suis

prcipite sur le tlphone. Le seul


message tait de Samantha.
Salut, Cannie, cest Sam... eh
non, pas Bruce, alors abandonne cet
air de chien battu et appelle-moi si
tu as envie daller faire un tour. Je
toffre un caf glac. a va tre
super. Mieux quun jules. Bye.
Jai repos le tlphone, puis lai
repris car il stait mis sonner.
Peut-tre que, cette fois, ctait
Bruce.
En fait, ctait ma mre.
O tais-tu ? sest-elle
exclame. Je narrte pas dappeler.

Tu nas pas laiss de

message.

Je savais que je finirais par


tomber sur toi. Comment a va ?
Bof...
Ma mre se mettait en quatre
depuis la mort du pre de Bruce.
Elle avait envoy une carte la
famille et fait un don la
synagogue. Elle mappelait tous les
soirs et insistait pour que je vienne
aux matches de qualification de son
club de softball, voir les Cogneuses
jouer contre les Neuf Super-nanas.
Cette sollicitude, je men serais
passe volontiers, mais je savais
que a partait dun bon sentiment.


Tu
marches?
ma-t-elle
demand. Tu fais du vlo?
Un peu.
Jai soupir en repensant Bruce
qui se plaignait que les vacances
la maison ressemblaient plus des
sances
dentranement
de
triathlon, car ma mre voulait
toujours organiser des promenades,
des balades vlo, des matches de
basket deux contre deux au Centre
juif, o elle samusait coincer mon
frre sous le panier pendant que je
suais sur un StairMaster et que
Bruce lisait la rubrique sports dans
la salle de repos.
Je marche, ai-je dit. Je sors

Troufi tous les jours.


Cannie, ce nest pas suffisant
! Tu devrais revenir la maison. Tu
seras l pour Thanksgiving, hein ?
Tu viens mercredi ou bien le jour
mme ?
Thanksgiving.
Beurk.
Lan
dernier, Tanya avait invit un autre
couple - de femmes, bien entendu.
Lune delles ne touchait pas la
viande et qualifiait tous les
htrosexuels de gniteurs ,
tandis que sa compagne, dont le
crne ras et les larges paules me
rappelaient trangement mon petit
copain de terminale, tait assise
ct delle, lair gn, puis sest

clipse dans le sjour o on la


retrouve, des heures plus tard, en
train de regarder un match de foot.
Tanya, dont le tabagisme avait eu
raison des papilles gustatives,
courait entre la cuisine et la table,
apportant des plates de lgumes
trop cuits, trop sals, rduits en
bouillie, plus un truc qui sappelait
tofudinde pour la vgtarienne.
Josh avait pris la tangente tt le
jeudi soir en invoquant des
examens de fin danne, et Lucy
avait pass la soire au tlphone
avec un mystrieux fianc qui,
comme nous lavons dcouvert peu
aprs, tait la fois mari et de

vingt ans son an.


Plus jamais , avais-je gliss
Bruce ce soir-l, cherchant une
position confortable sur le canap
dfonc
pendant
que
Troufi
tremblait derrire un baffle de
chane stro. Le mtier tisser de
Tanya
occupait
lancien
emplacement de mon lit, et chaque
fois quon venait la maison jtais
oblige de camper au salon. Sans
parler de ses deux horribles chattes,
Gertrude et Alice, qui semployaient
traquer Troufi tour de rle.
Et si tu venais pour le weekend ? a propos ma mre.
Je suis occupe.


Tu es obsde, a-t-elle
rectifi. Je parie que tu restes l,
lire les vieilles lettres damour de
Bruce et prier pour que je
raccroche, au cas o il appellerait.
Flte. Mais comment fait-elle ?
Pas du tout, ai-je rtorqu. Jai
un signal dappel.
Cest de largent jet par les
fentres.
Voyons,
Cannie.
Visiblement, il ten veut. Il ne va
pas accourir comme a...
Je men doute, ai-je rpondu
dun ton glacial.
Alors, o est le problme ?
Il me manque.


Pourquoi ? Quest-ce qui te
manque donc tant ?
Jai gard le silence.
Puis-je te poser une question ?
a demand ma mre avec douceur.
Tu lui as parl ?
On parle, ouais.
vrai dire, javais craqu et
lavais appel deux fois. Les deux
conversations avaient dur moins
de cinq minutes, les deux staient
termines quand il mavait dit
poliment quil avait des choses
faire.
Ma mre ne dsarmait pas.
Est-ce quil te tlphone ?

Pas vraiment. Pas ce point-

l.

Et qui met fin aux


conversations ? Toi ou lui ?
a commenait se gter.
Je vois que madame la
conseillre
s
relations
htrosexuelles a repris du service.

Jai le droit, a dclar ma


mre gaiement. Alors, qui raccroche
le premier ?
a dpend , ai-je menti.
En vrit, ctait Bruce. Toujours
Bruce. Sam avait vu juste. Jtais
pitoyable, je le savais, et je ne
pouvais pas men empcher, ce qui

tait encore pire.


Si tu le laissais souffler, Cannie
? Et profites-en pour souffler aussi.
Viens la maison.

Je suis occupe , ai-je


object.
Mais je me sentais faiblir.
On fera des cookies, a-t-elle dit.
On ira faire de longues promenades.
On prendra les vlos. On pourrait
mme aller passer la journe New
York...
Avec Tanya, bien sr.
Ma mre a soupir.
Je sais que tu ne laimes pas,
Cannie, mais je vis avec elle... Tu ne

peux pas au moins essayer dtre


gentille ?
Jai rflchi la question. Non.
Dsole.
On peut se retrouver toutes
les deux, entre mre et fille, si tu y
tiens vraiment.

Peut-tre. Jai pas mal de


boulot en ce moment. Et je vais
New York le week-end prochain. Je
ne te lai pas dit ? Je dois
interviewer Maxi Ryder.

Cest vrai ? Ooh, elle tait


gniale dans ce film cossais !
Je le lui dirai de ta part.

coute-moi, Cannie. Ne

lappelle plus, daccord ? Donne-lui


un peu de temps.
Elle avait raison, videmment. A)
je ntais pas stupide, et b)
Samantha me disait la mme chose,
ainsi que tous mes amis et toutes
mes connaissances tant soit peu au
fait de la situation. Sil pouvait
parler, Troufi, probablement, me le
dirait aussi. Seulement, ctait plus
fort que moi. Jtais devenue
quelquun que jaurais plaint dans
une autre vie ; quelquun qui
cherchait des signes, analysait des
comportements, se passait et
repassait
chaque
mot
dune
conversation en qute de sens

cach, de signaux secrets, de


messages disant : Oui, je taime
toujours, bien sr que je taime
toujours.
Jaimerais te voir , lui avais-je
dit timidement au cours de la
conversation tlphonique numro
2.
Bruce avait pouss un soupir.
Je crois quil vaudrait mieux
attendre, a-t-il fait. Je nai pas envie
de brusquer les choses.
Mais on se reverra un jour ?
ai-je demand dune petite voix, une
toute petite voix qui navait rien
voir avec mon habituelle faon de

parler.
Il avait soupir de nouveau.
Je ne sais pas, Cannie.
Franchement, je nen sais rien.
Mais je ne sais pas , ce ntait
pas un non , avais-je dcid. Une
fois que jaurais loccasion dtre
face lui, de lui avouer combien je
regrettais, de lui montrer tout ce
que javais donner, quel point je
voulais renouer avec lui... eh bien, il
me reviendrait. Ctait clair. Navaitil pas dit Je taime le premier, il
y avait trois ans, pendant que nous
nous treignions dans mon lit ?
Navait-il
pas
toujours
parl
mariage, sarrtant au cours de nos

promenades pour admirer des


bbs, me propulsant vers les
vitrines des bijoutiers quand on se
baladait dans Sansom Street,
embrassant mon annulaire et me
disant quon ne se quitterait jamais
?
Ctait invitable, me rptais-je.
Ctait juste une question de temps.
Puis-je te demander quelque
chose ?
Andy, le critique gastronomique,
a remont ses lunettes en
murmurant dans sa manche. Les
murs sont peints en vert clair, avec
des moulures dores. a fait trs
franais.


On se croirait lintrieur
dun uf de Faberg, ai-je
improvis, regardant autour de moi.

Comme lintrieur dun


uf de Faberg , a repris Andy.
Jai entendu un dclic assourdi :
il
venait
dteindre
le
magntophone dissimul dans sa
poche.
Explique-moi les hommes, ai-je
dit.
On ne peut pas commander
dabord ?
Ctait devenu un rituel entre
nous : dabord la bouffe, puis mes
questions sur les hommes et la vie

de couple. Aujourdhui, nous tions


en train de tester une nouvelle
crperie en vue dune ventuelle
critique.
Andy a compuls la carte. Moi,
ce qui mintresse, cest le pt, les
escargots, les lgumes verts la
poire et au gorgonzola chaud, et le
feuillet aux champignons pour
commencer. Tu peux prendre la
crpe que tu veux en guise de plat
principal, part celle au fromage.
Ellen ? ai-je hasard.
Andy a hoch la tte. Ironie
suprme, sa femme Ellen tait tout
sauf aventureuse en matire de
gastronomie. Elle vitait les sauces,

les pices, les cuisines du monde et


scrutait la carte en fronant les
sourcils, cherchant dsesprment
des choses comme du blanc de
poulet, et de la pure de pommes de
terre qui ne contienne ni truffes, ni
ail, ni aucun autre artifice. Pour
elle, la soire idale, mavait-elle dit
un jour, consistait regarder un
film vido, en mangeant des gaufres
avec un sirop qui na rien voir
avec les rables . Andy ladorait...
mme quand elle lui sabotait ses
repas-tests en commandant une
nime salade Csar ou un vulgaire
filet de poisson.
Notre serveur sest approch

pour remplir nos verres eau.


Des questions ? sest-il
enquis dune voix tranante.
sa dsinvolture, et la peinture
bleue sche sous ses ongles, jai
devin quil tait serveur le jour et
peintre la nuit. Il affichait une
indiffrence totale, monolithique,
indfectible. Fais attention, ai-je
essay de lui signifier par
tlpathie. Mais a na pas eu lair
de marcher.
Jai command des escargots et
une crpe aux crevettes, tomates et
crme dpinards. Andy a pris le
pt avec la salade, et une crpe aux
champignons sauvages, fromage de

chvre et amandes grilles. On a


aussi demand un verre de vin
blanc chacun.
Alors, a-t-il dit aprs que le
serveur sest clips dans les
cuisines. En quoi puis-je ttre utile
?
Comment peuvent-ils... , aije commenc.
Andy a lev le doigt.
Est-ce quon parle en gnral
ou en particulier ?
Cest Bruce , ai-je concd.
Andy a lev les yeux au ciel. Il
ntait pas un fan de Bruce... cela
depuis le premier et dernier dner

quil avait partag avec nous. Bruce


stait rvl encore pire quEllen.
Un vgtarien capricieux, mavait
crit Andy dans son e-mail le
lendemain, est le pire cauchemar du
critique gastronomique. Outre le
fait de ne trouver aucun plat son
got, Bruce stait dbrouill pour
pencher sa carte vers la bougie qui
clairait notre table, tant et si bien
que la carte avait pris feu ; trois
serveurs avaient accouru, suivis du
sommelier, et Andy, qui par-dessus
tout tenait son anonymat, avait d
fuir dans les toilettes pour ne pas se
faire dmasquer. Cest difficile de
garder un profil bas, avait-il

prudemment observ le lendemain,


quand on se fait arroser par un
extincteur.
Je voudrais juste savoir, ai-je
repris. Enfin, le truc que je ne
comprends pas...

Allez, accouche, Cannie ,


ma presse Andy.
Le serveur est revenu, a pos mes
escargots devant Andy, le pt
dAndy devant moi, et est reparti
la hte.
Excusez-moi, ai-je lanc dans
son dos. Pourrais-je avoir de leau ?
Quand vous aurez une minute. Sil
vous plat.

Tout son corps a paru exhaler un


soupir lorsquil a tendu la main vers
la carafe.
Une fois nos verres remplis, Andy
et moi avons chang nos assiettes,
et jai attendu quil gote et quil
donne son impression avant de
continuer.
Oui, bon, je sais que cest moi
qui ai voulu faire un break, mais
maintenant il me manque, et cette
espce de douleur...

Une douleur aigu,


lancinante ou plutt quelque chose
de sourd et de permanent ?
Tu te moques de moi ?

Andy ma regarde dans les yeux,


lair candide derrire ses lunettes
cercles dor.
Oui, peut-tre un peu, a-t-il dit
finalement.
Il ma compltement oublie,
ai-je grommel, embrochant un
escargot. Cest comme si je ntais
plus rien... comme si je navais
jamais compt pour lui.
Je suis perdu, a dit Andy. Tu
veux le rcuprer ou bien tu
tinquites pour l'hritage ?
Les deux. Je veux seulement
massurer... Jai aval une gorge
de vin pour refouler mes larmes.

Je veux seulement massurer que


jai compt dans sa vie, un
moment ou un autre.

Ce nest pas parce quil fait


comme si tu navais pas compt
pour lui que cest vrai. Cest
probablement de la comdie.
Tu crois ?
Il tadorait, a renchri Andy.
Et a, ce ntait pas de la comdie.
Mais comment se fait-il quil
refuse ne serait-ce que de me parler
? Comment peut-on, de manire
aussi absolue...
Jai esquiss le geste de trancher,
pour indiquer une fin violente et

dfinitive.
Andy a pouss un soupir.
Pour certains mecs, cest
comme a.
Pour toi aussi ?
Il a marqu une pause avant de
hocher la tte. Pour moi, quand
cest fini, cest vraiment fini.
Par-dessus son paule, jai vu
arriver notre serveur... le ntre, plus
deux autres, suivis dun type brun
lair anxieux, avec un tablier sur son
costume.
Le
directeur,
ai-je
suppos. Autrement dit, la pire
crainte dAndy stait ralise quelquun avait subodor qui il

tait.
Monsieur ! a commenc
lhomme en costume, tandis que
notre serveur plaait les assiettes
devant nous, quun autre nous
versait de leau frache et que le
troisime balayait les miettes
invisibles de notre table. Est-ce
que tout va bien ?

Trs bien, a rpondu Andy


faiblement, pendant que le serveur
numro un changeait les couverts,
que le numro deux apportait du
pain frais et du beurre et que le
numro trois se prcipitait avec une
bougie allume.

Sil vous manque quelque

chose, surtout faites-le-nous savoir.


Nimporte quoi ! a conclu le
directeur avec ferveur.
Promis , a dit Andy.
Aligns, les trois serveurs nous
ont considrs dun il torve avant
daller se poster dans les coins de la
salle do ils ont surveill le
moindre de nos gestes.
Moi,
je
men
fichais
compltement.
Je crois que jai commis une
erreur. a test dj arriv de
rompre avec quelquun, puis de te
rendre compte que tu tes tromp ?

Andy a secou la tte, moffrant


sans un mot une bouche de sa
crpe.
Que dois-je faire ?
Il a mastiqu, la mine pensive.
Je me demande si ce sont de
vritables champignons sauvages.
Moi, ils
mont lair plutt
domestiques.

Tu changes de sujet, ai-je


bougonn. Tu... oh, mon Dieu. Je
tennuie, hein ?

Jamais de la vie, a dclar


Andy, loyal.

Mais si, je tennuie. Je suis


devenue comme ces horribles

bonnes femmes qui ne parlent que


de leur ex, jusqu ce que les autres
nen puissent plus, et elles perdent
tous leurs amis...
Cannie...
... et elles se mettent boire
seules, et parler leur animal de
compagnie, ce que je fais dj... oh,
mon Dieu, ai-je souffl, en feignant
seulement moiti de mcrouler
dans la corbeille pain. Cest une
catastrophe.
Le directeur sest prcipit.
Madame ! sest-il cri. Est-ce
que tout va bien ?
Je me suis redresse, secouant

les miettes de mon pull.


Trs bien.
Il est reparti, et je me suis
tourne vers Andy.
Depuis quand suis-je devenue
madame
?
ai-je
demand
plaintivement. Je le jure, la dernire
fois que jai mis les pieds dans un
restaurant franais, on ma appele
mademoiselle.
Courage ! a dit Andy en me
tendant le dernier morceau de sa
crpe. Tu vas trouver beaucoup
mieux que Bruce, il ne sera pas
vgtarien, tu seras heureuse, je
serai heureux, et tout finira bien.

8
Jai essay. Franchement, jai fait
de mon mieux. Mais jtais
tellement
occupe

tre
malheureuse quil mtait difficile
de me concentrer sur mon travail.
Cest la rflexion que je me faisais
dans le train, lAmtrak Metroliner
qui memmenait New York, la
rencontre de Maxi Ryder, clbre
pour ses bouclettes et frquemment
largue par ses fiancs, qui avait
jou dans Tremblements, le film
nomin aux Oscars, o elle
interprtait une brillante femme
neurochirurgien qui finit par

succomber la maladie de
Parkinson.
Maxi Ryder tait anglaise, ge
de vingt-sept ou de vingt-neuf ans,
selon le magazine que vous
choisissiez de croire, et elle tait
connue pour avoir t, en dbut de
carrire, une sorte de vilain petit
canard qui, grce au miracle dune
dite draconienne, de Pilates et du
rgime Zone (plus, chuchotait-on,
une discrte intervention de
chirurgie
esthtique),
stait
transform en un cygne filiforme.
En fait, elle avait toujours t
filiforme, et belle par-dessus le
march, mais elle avait pris dix

kilos pour le rle qui lavait lance,


dans un film tranger intitul La
Stagiaire, o elle avait jou une
timide colire cossaise entrane
dans une liaison torride avec la
directrice de son cole. Le temps
que le film sorte aux tats-Unis,
elle avait reperdu ces dix kilos,
stait teint les cheveux en auburn,
avait vir son agent britannique,
stait maque avec lagence la plus
branche dHollywood, avait fond
linvitable socit de production
(Maxid Out, elle lavait appele) et
figur dans les pages de Vanity Fair
consacres aux maisons de stars,
vtue seulement dun boa de

plumes
noires,
lascivement
pelotonne sous le titre La piaule
Maxi . En dautres termes, Maxi
tait arrive.
Mais, malgr son talent et sa
beaut, Maxi Ryder narrtait pas de
se faire plaquer, et ce de la manire
la plus publique qui soit. Elle avait
suivi le parcours typique des
starlettes de vingt ans et quelques,
inaugur par Julia Roberts et
adopt par la gnration montante,
qui consistait tomber amoureuse
de ses partenaires. Mais tandis que,
dans le cas de Julia, ils se battaient
pour la traner lautel, la pauvre
Maxi se prenait une veste aprs

lautre. Au grand jour, qui plus est.


Lassistant du ralisateur dont elle
stait prise sur le tournage de La
Stagiaire avait t vu aux Golden
Globes en train de se sucer la poire
avec une fille d'Alerte Malibu. Son
partenaire
dans Tremblements avec qui elle avait jou une demidouzaine de scnes damour
torrides, tellement charges en
lectricit que votre pop-corn vous
explosait presque entre les mains avait mis Maxi, ainsi que le reste du
monde, devant le fait accompli au
cours dune mission de Barbara
Walters sur les Dix plus grands
sducteurs . Et le chanteur de rock

de dix-neuf ans cens la consoler


stait mari Las Vegas quinze
jours aprs leur rencontre avec une
femme qui ntait pas Maxi.
Cest mme tonnant quelle
accepte de parler la presse ,
mavait dit Roberto, le publicitaire
de chez Mid-night Oil, une semaine
plus tt.
Midnight
Oil
tait
une
minuscule, une obscure agence
new-yorkaise de relations publiques
- loin, trs loin de la grosse artillerie

laquelle
Maxi
avait
habituellement recours. Mais entre
La Stagiaire et Tremblements, elle
avait pass six semaines en Isral,

pour les besoins dun tout petit film


sur la vie au kibboutz durant la
guerre des Six-Jours... et les tout
petits
films
bnficiaient
gnralement
des
services
dagences de troisime zone, do
lintervention de Roberto.
Le Soldat de six jours naurait
sans doute jamais accd au circuit
dart et essai amricain, ntait-ce la
nomination aux Oscars que Maxi
avait obtenue pour Tremblements.
Et Maxi naurait sans doute pas
accept de faire la promotion du
film, si elle navait pas sign le
contrat avant de connatre le succs
que lon sait, autrement dit elle

avait donn son accord pour tre


corvable merci et promouvoir le
film de toutes les manires que la
production jugerait appropries .
Inutile de dire que la production
a saisi la chance de profiter ne
serait-ce que dun grand week-end
de lancement partir de la
renomme de Maxi. On la rapatrie
dun tournage en Australie pour
linstaller dans une suite avec
terrasse du Regency dans lUpper
East Side et on a runi ce que
Roberto appelait un groupe de
journalistes tris sur le volet pour
linterviewer
pendant
vingt
minutes. Et Roberto, ce cur loyal,

ma invite en premier.
a tintresse ? mavait-il
demand.
Un peu que a mintressait, et
Betsy a t emballe comme tous
les rdacteurs en chef quand un
scoop bien juteux leur tombe du
ciel, mme si Gabby a voqu,
bougonne, les reines dun jour et
autres feux de paille.
Jtais contente. Roberto tait
content. Jusqu ce que lattache
de presse personnelle de Maxi entre
en scne.
Jtais l, me morfondre
derrire mon bureau, comptant les

jours depuis que javais parl


Bruce (dix), la dure de la
conversation en minutes (quatre) et
envisageant de prendre rendez-vous
avec un numrologue pour savoir si
lavenir nous rservait quelque
chose de bon, quand le tlphone a
sonn.
Ici April, de NGH, a rsonn
une voix cassante lautre bout du
fil. Vous seriez intresse, nous a-ton dit, par un entretien avec Maxi
Ryder ?
Intresse
?
Je
dois
linterviewer samedi dix heures du
matin. Cest Roberto, de Midnight
Oil, qui a tout arrang.


Bien. Nous avons quelques
questions vous poser avant de
donner notre feu vert.

Vous tes qui, dj ? ai-je


demand.
April. De NGH.
NGH tait lune des plus grosses
agences de relations publiques
dHollywood, bien connue pour ses
mthodes expditives. Cest eux
quon faisait appel quand on tait
clbre, quon avait moins de
quarante ans, quon se retrouvait
ml un scandale et quon voulait
tenir la presse - exception faite de
ses reprsentants les plus serviles
et les plus conciliants - bonne

distance. Robert Downey a eu


recours NGH aprs avoir eu un
malaise dans une chambre
coucher qui ntait pas la sienne,
la suite dune trop forte dose
dhrone. Courtney Love avait
charg NGH de restaurer son image
aprs stre fait refaire le nez, les
seins et le look vestimentaire : ils
lui ont assur un passage en
douceur de lidole du grunge au
langage ordurier lvanescente
crature habille par les plus grands
couturiers. 'Examiner, nous les
appelions Macache... genre, vous
espriez une interview, vous vouliez
publier un portrait ? Macache. Et

maintenant, Maxi Ryder les avait


engags son tour.
Il nous faut une garantie, a
commenc April de NGH, que cette
interview sera axe exclusivement
sur le travail de Maxi.
Son travail ?
Ses rles, a dit April. Son jeu
de comdienne. Pas sa vie prive.

Cest une star , ai-je


rpondu avec calme. Du moins,
cest limpression que jai eue.
Pour moi, cest a, son travail. tre
une clbrit.
La voix dApril aurait fig un
caramel mou.

Elle est actrice. Toute


lattention quelle reoit est due
uniquement son mtier.
Dordinaire, je naurais pas
discut - jaurais grinc des dents,
souri et acquiesc toutes les
conditions grotesques quon voulait
mimposer. Mais je navais pas
dormi de la nuit, et lApril en
question appuyait sur tous les
mauvais boutons.
Voyons, ai-je rtorqu, chaque
fois que jouvre le magazine People,
je la vois avec une jupe fendue et de
grosses lunettes noires, genre je ne
veux pas quon me regarde. Et vous
me dites quelle veut seulement

tre connue comme actrice ?


Jaurais cru quApril serait
sensible mon ton moiti badin.
Mais je nai senti aucun signe de
dgel.
Vous ne pouvez pas linterroger
sur sa vie amoureuse , a-t-elle
tranch, catgorique.
Jai soupir. Trs bien. Parfait.
Comme vous voudrez. On parlera
du film.

Vous acceptez donc les


conditions ?

Oui, jaccepte. Pas de vie


amoureuse. Pas de jupes. Rien.

Je vais voir ce que je peux

faire.

Je vous rpte, Roberto a


dj organis linterview !
Mais il ny avait plus personne au
bout du fil.
Deux semaines plus tard, je suis
donc partie par un gris et humide
samedi de novembre ; ces jours-l,
on a limpression que tous ceux qui
en ont les moyens ont quitt la ville
pour aller aux Bahamas ou dans
leur maison de campagne, et que les
rues sont peuples de ceux quils
ont laisss derrire eux : coursiers
au visage grl, jeunes Noires avec
des nattes, gamins dpenaills petits Blancs avec des dread-locks -

vlo. Des secrtaires. Des


touristes japonais. Un type avec une
verrue au menton ; deux poils
sortaient de la verrue, deux poils
longs et boucls qui lui arrivaient
presque jusqu la poitrine. Il a
souri et les a caresss juste au
moment o je passais devant lui.
Dcidment, ctait mon jour de
chance.
Pendant tout le trajet pied, je
me suis efforce de ne pas penser
Bruce et dviter de trop me
mouiller les cheveux. Le hall du
Regency tait immense, en marbre,
miraculeusement paisible et tapiss
de miroirs, ce qui ma permis

dadmirer,
sous
trois
angles
diffrents, le bouton qui avait
pouss sur mon front.
Comme jtais en avance, jai
dcid de musarder. La boutique de
souvenirs de lhtel dbordait de
traditionnels peignoirs de bain hors
de prix, de brosses dents cinq
dollars pice et de magazines dans
toutes les langues, dont le Moxie de
novembre. Je lai attrap et feuillet
la recherche de la chronique de
Bruce. Cours de langue, ai-je lu.
Les aventures orales dun homme.
Ha ! Les aventures orales
navaient jamais t son fort. Il
avait un petit problme de glandes

salivaires. Une fois, dans un


moment de faiblesse d un
margarita de trop, je lai trait en
apart de bidet humain . ce
point-l. videmment, il nen
parlerait pas, ai-je pens, satisfaite,
comme il ne parlerait pas du fait
que jtais la seule fille avec
laquelle il stait livr ce genre de
manuvre. Et je me suis replonge
dans larticle. Un jour, jai
entendu ma petite amie me traiter
de bidet humain , lisait-on dans
un encadr. Il tait donc au courant
?
Jai
senti
mon
visage
senflammer.
Vous le prenez ? a demand

la vendeuse.
Jai achet le magazine, ainsi
quun paquet de chewing-gums
Juicy Fruit et une bouteille deau
minrale quatre dollars. Puis je
me suis installe sur un canap en
velours dans le hall glacial et jai
commenc lire.
Cours de langue
Quand javais quinze ans et que
jtais puceau, quand je portais un
appareil dentaire et des slips blancs
serrs achets par ma mre, mes
copains et moi, on se tordait de rire
en regardant Sam Kinison faire son
numro.


Femmes
!
dclamait-il,
repoussant ses cheveux en arrire et
arpentant la scne comme un
animal pris au pige, un petit
animal dodu, coiff dun bret.
Dites-nous ce que vous voulez !
Pourquoi, disait-il, implorant, un
genou terre, pourquoi est-il si
DUR de dire OUI, LA, cest BON, ou
bien NON, pas A. DITES-NOUS CE
QUE VOUS VOULEZ ! hurlait-il
sous les acclamations du public. ET
NOUS LE FERONS !
On riait sans savoir prcisment
ce quil y avait de si hilarant. O
tait le problme ? se demandaiton. Le sexe, pour ce quon en

connaissait, ntait pas un grand


mystre. Faites mousser, rincez,
rptez lopration. Tel tait notre
rpertoire. Il ny avait vraiment pas
de quoi en faire un plat.
Quand C. a cart ses jambes,
puis quand elle sest ouverte avec
ses doigts...
Oh... mon... Dieu. Ctait comme
sil avait gliss un miroir entre mes
jambes et retransmis limage au
monde entier. Jai dgluti avec
peine et poursuivi la lecture.
. . . je me suis senti soudain
totalement
solidaire
avec
quiconque a jamais brandi le poing
en coutant la complainte de

Kinison. Javais limpression de me


retrouver face un visage sans
traits,
cest
la
meilleure
comparaison qui me soit venue
lesprit. Pilosit, ventre et mains audessus, cuisses laiteuses de part et
dautre, mais devant moi un
mystre,
courbes,
replis
et
protubrances qui navaient pas
grand-chose voir avec la
pornographie
esthtisante
que
javais dcouverte quinze ans. Ou
alors ctait seulement la proximit.
Ou le trac. tre confront un
mystre, a fait peur.
Dis-moi ce que tu veux, lui ai-je
chuchot, et je me rappelle que sa

tte semblait tre trs loin ce


moment-l. Dis-moi ce que tu veux,
et je le ferai. Sur ce, jai ralis que
le fait mme de me dire ce quelle
voulait quivalait ... eh bien,
admettre quelle le savait. Que
quelquun dautre avait contempl
ce cur trange, inconnaissable,
quil en avait explor la gographie,
dvoil les secrets. Javais beau
savoir quelle avait eu dautres
amants,
cela
me
paraissait
diffrent, plus intime. Dautres
avaient eu loccasion de la voir
ainsi. Et moi, tant un homme et un
ancien inconditionnel de Sam
Kinison, jai dcid de lemmener au

septime ciel, de la faire miauler


comme un chaton repu, deffacer
jusquau souvenir de Celui Qui Est
Pass Avant.
Cur trange, inconnaissable, aije rican. Celui Qui Est Pass Avant.
Apportez-moi une pelle, vite !
Elle a fait des efforts, moi aussi.
Elle ma guid avec ses doigts, avec
des mots, de petites pressions, des
haltements, des soupirs. Jai fait
des efforts. Mais une langue nest
pas un doigt. Mon bouc la rendait
folle, lexact oppos de ce quelle
aurait voulu. Et quand je lai
entendue un jour au tlphone me
traiter de bidet humain, jai jug

plus simple de me rabattre sur des


choses qui taient davantage ma
porte.
Qui dentre nous sait ce quil fait
? Jinterroge mes amis, ils
s'esclaffent et me jurent qu'ils
doivent dcoller leur nana du
plafond. Je leur offre une bire, et
au bout de quelques verres la vrit
se fait jour : nous navons aucun
repre. Strictement aucun.
Elle dit quelle jouit, se plaint
Eric. Mais comment je peux savoir,
moi... ?

Ce nest pas vident, dit


George. Comment sommes-nous
censs savoir ?

Comment, en effet ? Nous


sommes des hommes. Nous avons
besoin de fiabilit, de preuves
solides (voire liquides), nous avons
besoin de graphiques, de mode
demploi, il nous faut lexplication
du mystre.
Mais quand je ferme les yeux, je
la revois telle quelle tait couche
ce jour-l devant moi, toute replie
comme les ailes dun petit oiseau,
rose coquillage, au got riche deau
de mer, grouillant de vies
minuscules, de choses que je ne
verrai jamais, dfaut de les
comprendre. A mon immense
regret.


Cest
a,
commandant
Cousteau , ai-je marmonn en me
levant avec difficult. Quand il
fermait les yeux, il me revoyait,
disait-il. a voulait dire quoi ?
Quand avait-il crit ces lignes ? Si je
lui manquais, pourquoi nappelait-il
pas ? Peut-tre quil restait un
espoir, tout compte fait. Peut-tre
que je lui donnerais un coup de fil
plus tard. Peut-tre que nous avions
encore une chance.
Jai pris lascenseur jusquau
salon de rception au vingtime
tage o une ribambelle de jeunes
gens ples comme des larves, vtus
de diffrents modles de pantalons

en stretch noir, de combinaisons et


de bottes noires, fumaient affals
sur des canaps.
Je suis Cannie Shapiro du
Philadelphia Examiner , ai-je dit
la larve assise sous une silhouette
en carton grandeur nature de Maxi
Ryder, habille de treillis et
brandissant une Uzi.
Languissamment, elle a feuillet
des pages remplies de noms.
Je ne vous vois pas.
Gnial. Roberto est l ?

Il est sorti une minute, a-telle rpondu en agitant la main en


direction de la porte.


Il na pas dit quand il
reviendrait ?
Ayant visiblement puis son
vocabulaire, elle a hauss les
paules.
Jai jet un il sur la liste,
essayant de lire lenvers. Il y avait
bien mon nom : Candace Shapiro.
Barr dun gros trait noir. NGH ,
disait la note en marge.
Juste ce moment, Roberto est
entr en coup de vent.
Cannie, quest-ce que tu fais ici
?

toi de me le dire, ai-je


rpliqu en mefforant de sourire.

Aux dernires nouvelles, je devais


interviewer Maxi Ryder.
Oh, mon Dieu. Personne ne
ta appele ?
propos de quoi ?

Maxi a dcid, hum, de


limiter les interviews accordes la
presse crite. Elle ne fera que le
Times. Et USA Today.

Personne ne ma prvenue,
ai-je dit avec un haussement
dpaules. Je suis l. Betsy attend
mon papier.

Je suis vraiment dsol,


Cannie...
Ne sois pas dsol, espce de

crtin, pensais-je. Fais quelque


chose !
... mais il ny a rien que je puisse
faire.
Je lui ai dcoch mon plus beau
sourire. Mon sourire le plus
ensorcelant, qui signifiait en mme
temps : Je travaille pour un
journal gros tirage.
Voyons, Roberto, javais prvu
de lui parler. On a rserv lespace.
Nous comptons sur cet article.
Personne ne ma tlphon... et je
me suis transbahute ici un samedi,
qui est mon jour de cong...
Roberto se tordait les mains.

Je te serais donc trs, trs


reconnaissante, sil mtait possible
davoir au moins un quart dheure
avec elle.
Non seulement Roberto se
tordait les mains maintenant, mais
il se mordait la lvre et se dandinait
dun pied sur lautre en mme
temps. Ce ntait pas bon signe.
coute, ai-je dit doucement, me
penchant vers lui. Jai vu tous ses
films, y compris ceux qui ont t
tourns directement en vido. Je
suis, comme qui dirait, une experte
s Maxi. Ny aurait-il pas moyen de
sarranger ?
Il commenait faiblir quand son

portable a sonn.
April ? a-t-il dit.
April, a-t-il articul mon
intention. Roberto tait un amour,
mais il navait pas invent la
poudre.
Je peux lui parler? ai-je
chuchot, mais dj Roberto
rengainait son tlphone.

Elle a dit que ton, hum,


consentement les a laisss sur une
mauvaise impression.
Quoi ? Roberto, jai accept
sans
moufter
toutes
ses
conditions...
Ma voix est monte dans les

aigus. Les formes larvaires sur les


canaps paraissaient vaguement
inquites. Roberto aussi, qui sest
rapproch du couloir.
Laisse-moi parler April , aije implor, tendant la main vers son
portable.
Il a secou la tte.
Roberto... Ma voix sest
brise. Jimaginais dj le sourire
triomphant de Gabby lorsquelle me
verrait
revenir
au
bureau
bredouille. Je ne peux pas rentrer
sans article !

Cannie, je suis vraiment,


vraiment dsol...

Il hsitait. a se voyait. Juste ce


moment-l, une toute petite bonne
femme chausse de bottes en cuir
noir est arrive le long du couloir,
martelant le sol de marbre de ses
hauts talons. Elle avait un portable
dans une main, un talkie-walkie
dans lautre, et son visage lisse,
soigneusement maquill, respirait
lautorit. On pouvait lui donner
vingt-huit ans bien sonns ou alors
quarante-cinq, avec un chirurgien
esthtique surdou. Pas derreur,
ctait April.
Son regard hautain et froid ma
balaye de la tte aux pieds - avec
mon bouton, ma colre, ma robe

noire et mes sandales de lt


dernier, beaucoup moins la mode
que les tenues des larves. Puis elle
sest tourne vers Roberto.
Il y a un problme ?

Voici Candace, a-t-il dit en


me dsignant mollement. De
l'Examiner.
Elle ma dvisage. Et jai senti rellement senti - mon bouton
grossir vue dil.
Il y a un problme ? a-t-elle
rpt.

Depuis cinq minutes


seulement, ai-je rpondu en
mefforant de garder mon calme.

Javais une interview programme


pour dix heures. Roberto ma appris
quelle tait annule.
Cest exact, a-t-elle acquiesc,
affable. Nous avons dcid de
limiter les interviews dans la presse
crite aux journaux grand tirage.
L'Examiner tire 700 000 le
dimanche, jour de la publication de
larticle. Nous sommes la quatrime
plus grande ville de la cte Est. Et
personne na pris la peine de me
prvenir de ce changement de
programme.
Ctait Roberto de le faire
, a-t-elle lanc en le toisant.

Roberto, qui semblait tomber des


nues, na toutefois pas os
contredire la Mre Fouettard.
Dsol, a-t-il marmonn mon
adresse.

Je comprends bien, ai-je


dclar, mais comme je lai dit
Roberto, nous avons maintenant un
trou dans notre numro du
dimanche, et jai perdu un jour de
cong.
Strictement parlant, ce ntait pas
vrai. Les articles, ce ntait pas a
qui manquait, et April le savait
certainement. On pouvait prendre
nimporte quel autre sujet pour
boucher le trou. Quant perdre un

jour de cong, du moment quon me


payait le train pour New York, je
trouvais toujours des choses faire
ici.
Mais jtais furieuse. Le culot
quils avaient, de me traiter aussi
grossirement, et sans la moindre
trace de repentir !
Ny aurait-il pas moyen quelle
maccorde quelques minutes ?
Puisque je suis l ?
Le ton dApril tait dj beaucoup
moins aimable.
Elle a pris du retard, et son
avion part dans laprs-midi. Pour
lAustralie, a-t-elle soulign, comme

si une pedzouille telle que moi


pouvait navoir jamais entendu
parler de ce pays. Et, a-t-elle ajout,
ouvrant un calepin dun coup sec,
on a dj programm une interview
tlphonique avec votre chef.
Ma chef ? Il tait inconcevable
que Betsy fasse une chose pareille,
surtout derrire mon dos.
Avec Gabby Gardiner , a
prcis April.
Jtais abasourdie. Gabby nest
pas ma chef !

Dsole, a dit April qui


navait pas lair dsole du tout,
mais telles sont les dispositions

quon a prises.
Jai recul dans le salon de
rception et me suis laisse tomber
dans un fauteuil prs de la fentre.
coutez, ai-je dit, je suis l, et
vous conviendrez srement que ce
serait mieux pour tout le monde de
faire une interview de vive voix mme brve - avec quelquun qui a
vu tous les films de Maxi, qui a pris
du temps pour prparer cet
entretien, plutt quun truc par
tlphone. a ne me drange pas
dattendre.
April tait toujours dans le
couloir.

Dois-je appeler la scurit ? a-telle demand finalement.

Je ne vois pas pourquoi. Je


resterai ici jusqu ce que Mlle
Ryder ait fini avec le confrre qui
est en train de linterviewer, et si
elle a une ou deux minutes me
consacrer avant son dpart pour
lAustralie, je mnerai cet entretien
quon ma promis. Jai serr les
poings pour quelle ne me voie pas
trembler et jou mon va-tout.
videmment, ai-je susurr, sil se
trouve que Mlle Ryder na pas
quelques minutes pour moi,
jcrirai un article pleine page sur
laccueil qui ma t rserv ici. Au

fait, cest quoi, votre nom de famille


?
April ma fusille du regard.
Roberto sest rapproch delle ; ses
yeux allaient de lune lautre,
comme sil suivait un match de
tennis en acclr. Jai soutenu le
regard dApril sans ciller.
Cest impossible, a-t-elle dit.

Intressant, comme nom.


Ctait la mode lpoque, Ellis
Island ?
Dsole, a-t-elle dit pour ce
qui devait tre la dernire fois, mais
Mlle Ryder ne vous parlera pas.
Vous vous tes montre sarcastique

au tlphone avec moi...

Tiens, une journaliste


sarcastique ! Vous nen avez jamais
rencontr dans votre vie !

... et Mlle Ryder na pas


besoin de lattention de gens
comme vous...

Tout a est trs joli, ai-je


explos, mais un de vos larbins ne
pouvait pas avoir la courtoisie de
mappeler pour mviter de venir
jusquici ?
Ctait Roberto de le faire,
a-t-elle dit une fois de plus.
Eh bien, il ne la pas fait.
Jai crois les bras. Ctait

limpasse. On sest affrontes du


regard. Roberto sest adoss au mur
: il tremblait. Les larves, au garde-vous, nous dvisageaient tour de
rle.
Appelez la scurit , a lanc
April en tournant les talons. Elle
ma jet un coup dil par-dessus
son paule. crivez ce que vous
voulez, vous. a nous est gal.
Et ils sont partis : Roberto, avec
un ultime regard, dsesprment
contrit, dans ma direction, les larves
qui portaient toutes des bottes
noires, April et ma dernire chance
de rencontrer Maxi Ryder. Je nai
pas quitt mon fauteuil jusqu ce

quils se soient tous entasss dans


lascenseur. Alors seulement jai
donn libre cours mes larmes.
En gnral, les toilettes dun
htel sont lendroit idal pour
craquer. Les clients de lhtel, eux,
utilisent les sanitaires de leur
chambre. Les gens de la rue ne
savent pas forcment quils peuvent
pntrer dans le hall de lhtel le
plus chic et utiliser les toilettes en
toute impunit. Or elles sont
souvent lgantes et spacieuses,
avec des tas de services, depuis la
laque pour cheveux jusquaux
tampons et vritables serviettes
pour scher ses larmes et sessuyer

les mains. Et quelquefois, mme,


un canap sur lequel on peut
scrouler.
Je suis sortie en titubant dans le
couloir, jai pris lascenseur et jai
pouss la porte dore avec
linscription Dames en lettres
tarabiscotes. Attrapant au passage
deux serviettes soigneusement
roules, je me suis rfugie dans le
silence, la paix et la solitude du
cabinet pour handicaps. Quelle
aille se faire foutre, Maxi Ryder !
Jai claqu la porte, me suis assise
et jai press mes poings contre mes
paupires.
Hein ? a fait une voix familire

quelque part au-dessus de ma tte.


Pourquoi ?
Jai lev les yeux. Un visage tait
apparu au-dessus de la cloison.
Pourquoi ? a rpt Maxi
Ryder.
Elle tait aussi ravissante en
personne qu lcran, avec ses yeux
bleus grands comme des soucoupes,
sa peau laiteuse parseme de
quelques taches de rousseur, sa
cascade de boucles auburn, plus
soyeuses et plus clatantes que le
cheveu dun humain ordinaire.
Dans une menotte veine de bleu,
elle serrait une cigarette longue et
fine : pendant que je la fixais, elle a

aspir une bonne bouffe et souffl


la fume vers le plafond.
Il ne faut pas fumer ici , ai-je
dit. Ctait la premire chose qui
mtait venue lesprit. Vous allez
dclencher lalarme.
Vous minsultez parce que je
fume ?

Non. Je vous insulte parce


que vous mavez pos un lapin.
Quoi ?
Deux pieds chausss de baskets
ont atterri lgrement sur le marbre
et se sont arrts devant ma cabine.
Ouvrez, a-t-elle dit en
tambourinant sur la porte. Je veux

des explications.
Je me suis affaisse sur le sige
des W-C. Dabord April, puis a !
contrecur, je me suis penche en
avant pour repousser le verrou.
Plante devant la cabine, bras
croiss, Maxi attendait la rponse.
Je travaille au Philadelphia
Examiner, ai-je commenc. Jtais
cense vous interviewer. Votre
espce de kapo ma annonc, une
fois que jtais ici, que linterview
avait t annule et reprogramme
avec une collgue moi qui est une
vraie... Jai dgluti. ... garce. Bref,
ma journe est fichue. Sans parler
de notre numro de dimanche.

Jai pouss un soupir. Enfin, vous


ny tes pour rien. Dsole. Je
naurais pas d men prendre
vous.
Sacre April, a dclar Maxi.
Elle ne ma rien dit.
a ne mtonne pas.

Je me cache, a-t-elle avou


avec un petit rire nerveux. Pour lui
chapper, justement.
En vrai, elle avait la voix douce,
cultive. Elle portait un jean
pattes dph et un T-shirt rose avec
un col en V. Ses cheveux taient
relevs en un chignon dsordonn,
de ceux quun coiffeur met une

bonne demi-heure chafauder, et


dcors de minuscules pinces
brillantes en forme de papillon.
Comme la plupart des jeunes stars
fminines que javais rencontres,
elle tait dune minceur quasi
irrelle. On distinguait les os de ses
poignets et de ses avant-bras, le
lacis de veines bleutes le long de
son cou.
Ses lvres boudeuses taient
peintes en rouge carlate. Ses yeux
taient soigneusement fards et
souligns au crayon. Et ses joues
taient macules de larmes.
Dsole pour votre interview,
a-t-elle dit.

Vous ny tes pour rien, ai-je


rpt. Alors, quest-ce qui vous
amne ici ? Vous navez pas de salle
de bains l-haut ?
Oh... Elle a pris une longue
inspiration frmissante. Vous
savez bien.
Ma foi, ntant ni mince, ni
riche, ni star de cinma, il y a des
chances que je ne sache pas.
Un coin de sa bouche sest
incurv, avant de retomber en un
arc tremblant.
Vous navez jamais eu un
chagrin damour ? a-t-elle demand
dune voix chevrotante.

Pour ne rien vous cacher, si.

Elle a ferm les yeux. Des cils


dune longueur invraisemblable
sont venus ombrer ses joues ples,
et des larmes se sont glisses par en
dessous.
Cest insupportable. Je sais que
a lair...
Non. Non. Je comprends ce
que vous voulez dire. Je connais a.

Je lui ai tendu lune des


serviettes roules que javais
chipes en arrivant. Elle la prise,
puis ma regarde. Jai senti quelle

tait en train de me tester.


La maison est pleine de choses
quil
ma donnes
, ai-je
commenc.
Elle a hoch vigoureusement la
tte, faisant voler ses boucles.
Exactement. Cest tout fait a.
a fait mal de les voir, et a
fait mal de sen dbarrasser.
Maxi sest affaisse sur le sol,
appuyant sa joue contre le marbre
froid du mur. Aprs un moment
dhsitation, je lai rejointe, frappe
par labsurdit de la situation et
songeant au formidable chapeau
que a ferait : Maxi Ryder, lune des

jeunes actrices les plus acclames


de sa gnration, pleure assise par
terre dans les toilettes.
Ma mre dit que mieux vaut
avoir aim et perdu, que navoir pas
aim du tout, ai-je observ.
Vous y croyez, vous ?
Je nai rflchi gure plus dune
minute. Non. mon avis, elle ny
croit pas elle-mme. Je regrette de
lavoir aim. Je regrette de lavoir
rencontr. Car, quels que soient les
bons moments quon a passs
ensemble, on trinque trop ensuite
pour que a en vaille la peine.
On est restes assises un

moment, cte cte.


Quel est votre nom ?
Candace Shapiro. Cannie.
Et lui, il sappelait comment
?
Bruce. Et vous ?
Moi, cest Maxi Ryder.
Je le sais, a. Quel tait son
nom lui ?
Elle a fait une horrible grimace.
Ne me dites pas que vous ntes pas
au courant ! Tout le monde le sait !
Entertainment Weekly a fait tout
un article l-dessus. Avec un
organigramme !


Cest quon ma
explicitement dfendu den parler.
Outre le fait quil ny avait pas
quun seul candidat, mais jai jug
plus prudent de ne pas le prciser.
Kevin , a-t-elle murmur.
a devait tre Kevin Britton, son
partenaire dans Tremblements.
Encore Kevin ?

Encore Kevin, toujours


Kevin, a-t-elle dit tristement,
ttonnant la recherche dune
nouvelle cigarette. Kevin que je
narrive pas oublier, bien que jaie
tout essay. Alcool... drogue...
travail... dautres hommes...

Nom dun chien. Je me suis


soudain
sentie
extrmement
innocente.
Et vous faites quoi ?
Jai compris le sens de sa
question. Oh, vous savez...
probablement la mme chose que
vous. La main sur le front, jai
affect un air las et blas. Pour
commencer, je me suis rfugie sur
mon le prive avec Brad Pitt, jai
essay de me consoler en achetant
des levages de lamas en NouvelleAngleterre...
Elle ma tap sur le bras. Son
poing serr ne pesait gure plus
quune plume.

Srieusement ! a va peut-tre
me donner des ides.
Oh, ce sont autant de recettes
qui ne fonctionnent pas. Bains,
douches, balades vlo...

Je ne peux pas faire de


balades vlo, a-t-elle fait, morose.
cause des paparazzi ?
Non. Je nai jamais appris.
Ah bon ? Bruce, mon ex, ne
savait pas faire de vlo non plus...
Je me suis interrompue.
Cest lhorreur, vous ne trouvez
pas ?

Ces choses qui nont rien


voir et qui vous rappellent la

personne que vous cherchez


oublier ? Oui, cest lhorreur.
Je lai regarde. Avec son visage
sur fond de marbre, elle tait bonne
pour un gros plan. Alors que moi, je
devais ressembler une loque, la
peau marbre et la goutte au nez. Il
ny avait pas de justice.
Et vous, vous faites quoi ?

Jinvestis, a rpondu Maxi


instantanment. Je gre mon
argent. Et celui de mes parents
aussi. Elle a soupir. Avant, je
moccupais de largent de Kevin. Si
seulement il mavait prvenue quil
allait me larguer. Je laurais
tellement embourb dans Planet

Hollywood quil serait en train de


faire de la figuration la tl juste
pour payer son loyer.
Jai considr Maxi avec un
regain de respect.
Donc, vous... Jai fouill ma
mmoire en qute du terme
appropri. Vous boursicotez ?
Elle a secou la tte. Non. Je
nai pas le temps de rester scotche
toute la journe lordinateur. Je
compose mon portefeuille et je
recherche des opportunits de
placement. Elle sest leve et sest
tire, les mains sur ses hanches
inexistantes.
Jinvestis
dans
limmobilier.

Jtais
de
plus
en
plus
impressionne.
Des maisons ?

Ouais. Jachte, je les fais


rnover et je revends avec une plusvalue, ou alors jy habite quelque
temps, entre deux tournages.
Comme anims dune volont
propre, mes doigts se sont referms
sur mon stylo et mon calepin. Maxi
dans le rle dun magnat de
limmobilier, voil une chose qui
napparaissait dans aucun des
innombrables articles que javais
potasss. a ferait un sujet
fabuleux.

Dites, ai-je hasard. Vous


croyez que... enfin, je sais que vous
tes dborde, mais peut-tre...
pourrait-on
parler
quelques
minutes ? Pour que je puisse crire
mon papier ?
Bien sr. Maxi a hauss les
paules et regard autour delle,
comme ralisant pour la premire
fois quon tait dans des toilettes.
Si on sortait dici ? a vous dit ?

Vous ne deviez pas repartir


pour lAustralie ? Cest ce quApril
ma dit.
Maxi a eu lair exaspre. Je ne
pars pas avant demain. April est une
menteuse.

a alors !
Non, cest vrai... Oh, je vois.
Ctait une blague. Et elle ma
souri. Jai tendance oublier
comment sont les gens.
Eh bien, en rgle gnrale, ils
sont plus grands que vous.
Elle a soupir, sest examine et a
tir profondment sur sa cigarette.
Quand jaurai quarante ans, je
jure que je laisse tomber tout a, je
me construis une forteresse sur une
de avec des douves et une clture
lectrique, je ne touche pas mes
cheveux blancs et je mange de la
crme anglaise jusqu ce que jaie
quatorze mentons.


Ce nest pas, ai-je fait
remarquer, ce que vous avez
racont Mirabella. Vous leur avez
dit que vous vouliez tourner un film
de qualit par an et lever vos
enfants la campagne.
Elle a hauss un sourcil. Vous
avez lu a ?
Jai tout lu sur vous.

Des mensonges. Rien que


des mensonges, a-t-elle rtorqu
presque
joyeusement.
Tenez,
aujourdhui, par exemple, je dois
aller dans un endroit qui sappelle
Mooma...
Moomba, ai-je corrig.

... et boire un verre avec Matt


Damon, ou Ben Affleck. Ou peuttre les deux. Il faut que a fasse
cachottier
et
amoureux,
et
quelquun va appeler Page 6, et on
va nous photographier, puis on ira
dner dans un restaurant qui a d
graisser la patte April, sauf que je
nai pas le droit de dner car si
jamais, Dieu men prserve, on me
prend en photo avec la bouche
pleine, ou la bouche ouverte, ou
quelque chose qui laisse entendre
que je me sers de ma bouche
autrement que pour embrasser les
hommes...
... et fumer.


a non plus. Le lobby du
cancer, vous comprenez. Cest
comme a que jai russi semer
April. Je lui ai dit que javais besoin
dune clope.
Vous tes donc prte sauter
le dner avec Ben... ou Matt...

Oh, ce nest pas tout.


Ensuite, il faut quon me voie
danser dans un bar avec un nom de
cochon...
Porcs et Gnisses ?
Cest a. Y danser jusqu pas
d'heure, et aprs, seulement aprs,
je pourrai dormir un peu. Mais
dabord il faudra que jenlve mon

soutien-gorge et que je le fasse


tourner au-dessus de ma tte en
dansant sur le comptoir.

Waouh ! On vous a, hum,


rellement organis tout a ?
Elle a tir un bout de papier
froiss de sa poche. Effectivement :
16 heures, Moomba ; 19 heures,
Tandoor ; 23 heures ?, Porcs et
Gnisses. Elle a fouill dans une
autre poche et sorti un minuscule
Wonderbra en dentelle noire. Elle
sest mise lagiter au-dessus de sa
tte, tout en se dhanchant de faon
syncope comme une ftarde
dchane.
L, on ma mme oblige

mentraner. Sil ne tenait qu moi,


jaurais dormi toute la journe...
Moi aussi. Et jaurais regard
Combat de chefs.
Maxi a paru interloque. Cest
quoi, a ?
Voil quelquun qui ne sest
jamais trouv seul chez lui un
vendredi soir. Cest une mission de
tl autour dun millionnaire qui vit
en reclus avec trois cuisiniers...
Trois chefs, a devin Maxi.
Exact. Et, chaque semaine, ils
saffrontent en cuisine avec un chef
invit ; le millionnaire excentrique
leur impose un ingrdient, et la

moiti du temps cest quelque


chose de vivant, comme un calmar
ou une anguille gante...
Maxi souriait et hochait la tte :
on aurait dit quelle avait hte de
voir le premier pisode. Ou peuttre que tout cela tait de la
comdie ; aprs tout, ctait son
mtier.
Peut-tre
quelle
se
montrait
aussi
enthousiaste,
amicale et... gentille chaque lois
quelle rencontrait quelquun de
nouveau,
pour
sempresser
doublier jusqu son existence ds
le tournage du film suivant.
Cest marrant, ai-je conclu. Et
gratuit. Moins cher que de louer

une cassette. Je lai enregistr hier


soir et je le regarderai en rentrant
chez moi.
Je ne suis jamais chez moi le
vendredi ou le samedi, a-t-elle
soupir, mlancolique.
Moi, si. Pratiquement tout le
temps. Croyez-moi, vous ne perdez
pas grand-chose.
Maxi Ryder a eu un grand
sourire. Cannie, a-t-elle dit, vous
savez de quoi jai vraiment envie ?
Cest comme a que jai atterri
dans un sauna de luxe, couche nue
sur le ventre, ct dune jeune star
de cinma parmi les plus acclames

de ma gnration, en train de parler


de mes dboires amoureux pendant
quun dnomm Ricardo me
badigeonnait le dos de Boue active
largile verte.
Maxi et moi avions fil par une
porte de service de lhtel et attrap
un taxi pour venir ici, chez Bliss, o
la rceptionniste trs pte-sec nous
a informes que ctait complet
pour la journe, et quil fallait
rserver plusieurs semaines
lavance. Maxi a alors retir ses
lunettes noires, la regarde dans
les yeux environ trois secondes, et
aussitt le service sest amlior de
3 000 pour cent.

Cest gnial , lui ai-je dit pour


la cinquime fois.
Et ctait vrai. Le lit tait
recouvert dune bonne demidouzaine de serviettes, et chacune
tait facilement aussi paisse que
ma couette. La musique de fond
tait si douce que jai cru que ctait
un CD, jusqu ce que jaie ouvert
les yeux suffisamment longtemps
pour dcouvrir que ctait une
femme en chair et en os, avec une
harpe, demi cache dans un coin
par un vaporeux rideau de dentelle.
Maxi a hoch la tte. Attendez
un peu quon en vienne aux
douches et au gommage au sel.

Elle a ferm les yeux. Je suis si


fatigue, a-t-elle murmur. Je nai
quune envie, cest dormir.
Moi, je narrive pas dormir.
Je mendors, puis je me rveille...
... et le lit est tellement vide.
Jai un petit chien, le lit nest
donc pas vide.
Oh, jadorerais avoir un chien
! Mais je ne peux pas. Je bouge trop.
Vous pouvez venir profiter de
Troufi autant que vous voulez.
Il tait peu vraisemblable que
Maxi passe boire un cappuccino
frapp et faire un tour dans le parc
pour chiens jonch de crottes. Mais,

me suis-je dit, tandis que Ricardo


me retournait doucement pour me
tartiner sur le devant, tout cela
ntait pas trs vraisemblable non
plus.
Et aprs a ? ai-je demand.
Vous avez dcid de chambouler
tout votre programme ?

Je crois que oui. Jaimerais


pouvoir vivre vingt-quatre heures
comme une personne normale.
Le moment tait mal choisi pour
lui
faire
remarquer
quune
personne normale navait gure
loccasion de claquer mille dollars
en une seule sance de remise en
forme.

Et que voudriez-vous faire


dautre ?
Maxi a rflchi. Je nen sais
rien. a fait si longtemps... vous
feriez quoi, vous, si vous aviez une
journe tuer New York ?
Suis-je moi dans ce scnario,
ou suis-je vous ?
Quelle est la diffrence ?
Eh bien, ai-je des ressources
illimites et un besoin danonymat,
ou bien suis-je moi, point barre ?
Commenons par vous, point
barre.

Hmm. Voil, jirais au


kiosque de Times Square et

jessayerais davoir une place


moiti prix pour un spectacle
Broadway. Puis jirais chez Steve
Madden Chelsea pour voir les
soldes. Je jetterais un il sur toutes
les galeries, je machterais des
barrettes, un dollar les six, aux
puces de Columbus Avenue, je
dnerais chez Virgils et j'irais au
spectacle.
a lair super ! On fait a ?
Maxi sest dresse sur son sant,
nue, couverte de boue, les cheveux
enduits dune substance pteuse, et
a t les rondelles de concombre de
ses yeux.
O sont mes chaussures ?

Elle a baiss les yeux sur elle. O


sont mes vtements ?
Couch , ai-je dit en riant.
Elle sest recouche.
Cest quoi, Steve Madden ?
Un magasin de pompes extra.
Une fois, jy suis entre par hasard,
et ctait la journe Grands Pieds.
Tous les qua-rante-deux taient
moiti prix. a t le plus beau jour
de ma vie, ct chaussures.

a lair fantastique, a dit


Maxi rveusement. Bon, et Virgils ?

Barbecue. Dlicieuses
grillades,
biscuits
au
beurre
drable...
mais
vous
tes

vgtarienne, non ?
Seulement pour la galerie, a
rectifi Maxi. Jadore les grillades.

Vous croyez que cest


possible ? Que les gens ne vont pas
vous reconnatre ? Et April ldedans ? Je lai regarde
timidement. Et... je ne veux
surtout pas vous mettre la pression,
mais si on pouvait parler un peu de
votre film... comme a, jcrirai mon
article, et ma rdac-chef ne me
tuera pas.

Mais bien sr, a dit Maxi,


magnanime. Demandez-moi ce que
vous voulez.

Plus tard. Je ne voudrais pas


abuser.
Si, si, allez-y ! Et, pouffant
de rire, elle a entrepris de rdiger
mon article. Nue dans un centre
de remise en forme, noye
dextraits aromatiques, Maxi Ryder
pleure son amour perdu.
Je me suis souleve sur un coude
afin de la regarder.
Vous y tenez vraiment, cette
histoire damour perdu ? Car cest
l-dessus que je me suis collete
avec April. Elle voulait que les
journalistes
vous
interrogent
uniquement sur votre travail.

Mais quand on est acteur, on


puise dans sa propre vie - dans sa
souffrance - pour travailler. Elle a
inspir profondment, comme pour
se purifier de lintrieur. Tout a
un sens. Le jour o on me
proposera de jouer une femme
dlaisse... disons, qui se fait
larguer publiquement au cours dun
talk-show... je serai prte.
Vous croyez que cest grave,
a ? Mon ex-copain tient la rubrique
masculine dans Moxie.
Ah bon ? Jai t dans Moxie
lautomne dernier. Maxi pour
Moxie. Ctait assez nunuche. Et a
lui arrive, votre ex, de parler de

vous ?
Jai pouss un soupir fendre
lme. Je suis son sujet favori. Et
ce nest pas drle.

Quoi ? a demand Maxi. Il


raconte des trucs personnels ?

Oui. Combien je pse, pour


commencer.
Elle sest redresse nouveau.
Aimer une ronde ? Ctait vous ?

Flte. tait-ce possible que le


monde entier ait lu ces neries ?
Ctait moi.
Waouh.

Maxi ma contemple - jespre


que ce ntait pas pour essayer
dvaluer mon poids, et savoir sil
tait rellement suprieur celui de
Bruce.
Je lai lu dans lavion, a-t-elle
dit
sur
un
ton
dexcuse.
Normalement, je ne lis pas Moxie,
mais le vol tait trs long, et je
mennuyais, du coup jai lu toute la
presse de ces trois derniers mois...

Inutile de vous excuser. Je


suis sre que a t lu par
beaucoup de gens.
Elle sest allonge. Cest vous
qui lavez trait de bidet humain ?

Mme sous la boue, je me suis


sentie rougir. Jamais en face.
Caurait pu tre pire. Moi, je
me suis fait plaquer pendant une
mission de Barbara Walters.

Je sais, ai-je acquiesc. Jai


vu.
En silence, nous nous sommes
laiss arroser avec une demidouzaine
de
tuyaux.
Javais
limpression dtre un animal de
compagnie
trs
choy,
trs
exotique... ou alors une pice de
boucherie particulirement chre.
Puis on nous a enveloppes de gros
sel ; le gommage a t suivi dune
nouvelle douche et, drapes dans

des peignoirs chauds, on est parties


pour un soin du visage.
mon avis, vous avez connu
pire, ai-je spcul pendant quon
laissait scher nos masques dargile.
Car, lorsque Kevin a parl de mettre
fin une longue relation, tous les
spectateurs ont su quil faisait
allusion vous. Tandis quavec
larticle les seuls savoir que C.,
ctait moi...

... taient vos proches, a


continu Maxi.
Oui. En grande partie , ai-je
soupir.
Entre les algues, le sel, la

musique New Age et les mains


tides, enduites dhuile damande
douce, de Charles le masseur, je me
sentais comme sur un nuage, loin
du monde, des tlphones qui ne
sonnaient pas, des collgues aigries
et des attaches de presse
snobinardes. Loin de mon poids...
tel point que je ne me souciais
gure de ce que pouvaient penser
Charles et Cie, pendant quils
frictionnaient, huilaient et me
retournaient dans tous les sens. Il
ny avait que moi et la tristesse,
mais mme cela ne me pesait pas
trop. Ctait juste l, au mme titre
que mon nez, ou la cicatrice au-

dessus du nombril que javais


garde pour avoir gratt une crote
lorsque javais eu la varicelle lge
de six ans. Bref, a faisait partie de
moi.
Maxi a agripp ma main.
On est amies, hein ? a-t-elle
dit.
Je doutais que ce soit srieux - a
devait tre le genre damiti clair,
pas plus de six semaines, quon
noue sur un plateau de cinma.
Mais a mtait gal.
Jai serr ses doigts dans les
miens. Oui, on est amies.
Tu sais quoi je pense ? ma

demand Maxi.
Elle a lev un doigt, et aussitt
quatre nouveaux verres de tequila
se sont matrialiss devant nous,
chacun vraisemblablement offert
par un admirateur diffrent. Elle a
pris un verre et ma regarde. Jai
fait de mme, et nous avons bu. La
brlure de lalcool ma arrach une
grimace. Pour finir, on avait quand
mme atterri au Porcs et Gnisses.
On avait djeun chez Virgils, o
nous avions dgust des travers de
porc, du poulet au barbecue, du
pudding la banane et du gruau au
fromage. Ensuite nous avons
chacune achet six paires de

chaussures chez Steve Madden en


partant du principe que mme si
nous nous sentions grosses, nos
pieds ne ltaient pas. Puis a t le
Beauty Bar, o on a fait le plein de
cosmtiques (je men suis tenue au
fard paupires sable et au fond de
teint. Maxi, elle, sest jete sur tout
ce qui brillait.) Le total de mes
dpenses surpassait de loin ce que
javais prvu dinvestir dans les
chaussures ou le maquillage en une
anne, et mme pendant plusieurs
annes de suite, mais enfin, quand
est-ce que jallais avoir une autre
occasion de faire du shopping avec
une star de cinma ?

Tu sais quoi je pense ? a


rpt Maxi.
Non, quoi ?

Je pense que nous avons


beaucoup de choses en commun. Je
veux parler du physique.
Je lai scrute en plissant les
yeux. Hein ?

Nous sommes toutes les


deux tributaires de notre physique
, a-t-elle nonc en sirotant la
bire que quelquun lui avait fait
porter.
a ma paru trs profond. Peuttre parce que jtais compltement
bourre.

Toi, tu es coince dans un corps


qui, imagines-tu, ne plat pas aux
hommes...

Cest plus quune thorie,


ce stade , ai-je dit.
Mais Maxi tait lance.
Et moi, jai peur quen
mangeant des choses que jaime je
ne sois plus comme je suis, et que
personne ne veuille de moi. Pire
que a, a-t-elle ajout en me
dvisageant travers la fume de
cigarette, que personne ne me paie.
Je suis donc coince aussi. Mais le
vritable pige, ce sont nos
perceptions. Tu crois que tu dois
maigrir pour quon taime. Je crois

que si je grossis, plus personne ne


maimera. Ce quil nous faut, a-telle dclam en ponctuant son
discours de coups sur le comptoir,
cest arrter de nous considrer
comme des corps et nous voir
plutt comme des tres humains.
Je lai enveloppe dun regard
admiratif. Cest trs profond, a.
Maxi a aval une grande goule
de bire. Je lai entendu chez
Oprah.
Jai vid le verre mon tour.
Elle est profonde, Oprah. Mais je
dois dire, rflexion faite, que je
prfrerais tre coince dans ton
corps plutt que dans le mien. Au

moins, je pourrais mettre des


bikinis.
Mais enfin, tu ne comprends
pas ? On est toutes les deux en
prison. Une prison de chair.
Jai pouff de rire. Maxi a pris un
air offusqu.
Quoi, tu nes pas daccord ?
Non, ai-je dit en reniflant, je
trouve seulement que Prison de
Chair, a fait trs film X.
Bon, a dit Maxi quand elle a
eu fini de rire. Mais reconnais que
jai raison.
Bien sr que tu as raison. Je
sais que je ne devrais pas me sentir

aussi mal avec mon image. Je


voudrais vivre dans un monde o
on juge les gens daprs ce quils
sont, et pas daprs leur tour de
taille. Jai soupir. Mais tu sais
ce que je voudrais encore plus ?
Maxi attendait. Jai hsit, puis pris
une autre tequila. Je voudrais
oublier Bruce.

Jai aussi ma thorie ldessus,


a
annonc
Maxi,
triomphante. Ma thorie, cest que
la haine, a marche.
Elle a trinqu avec moi. On a vid
nos verres avant de les retourner
sur le comptoir collant, sous une
range de soutiens-gorge qui se

balanaient doucement sur un fil


linge et qui avaient jadis moul des
poitrines clbres.
Je ne peux pas le har , ai-je
observ tristement. Javais soudain
limpression que
mes
lvres
formaient les mots bonne
distance de mon visage, comme si
elles avaient dcid de se dtacher
et de partir vers dautres cieux.
Ctait un effet secondaire bien
connu dun trop-plein de libations.
a, et une sensation liquide dans
les genoux, les coudes et les
poignets,
comme
si
mes
articulations taient sorties de leurs
gonds. Quand jtais saoule, javais

des souvenirs qui remontaient la


surface. En ce moment, parce quon
entendait Grateful Dead dans le
juke-box, je repensais la fois o
on tait passs chercher George, le
copain de Bruce, pour aller un de
leurs concerts, et pendant quon
attendait, on stait glisss dans le
bureau, et je lui avais taill une pipe
denfer sous une tte de cerf
empaille
sur
le
mur.
Physiquement, jtais assise au
Porcs et Gnisses, mais dans ma
tte jtais agenouille devant
Bruce, les mains sur ses fesses, ses
genoux contre ma poitrine, tandis
quil tremblait et haletait quil

maimait, pensant que jtais faite


pour a, et rien que pour a.
Mais si, tu peux, a insist Maxi,
me tirant hors de ce sous-sol pour
me projeter dans un prsent noy
de tequila. Dis-moi ce quil y avait
de pire chez lui.
Il tait vraiment crade.
Elle a fronc son adorable petit
nez. Ce nest pas trs grave, a.
Mais tu nas pas ide ! Avec
tous les cheveux quil avait, a
saccumulait dans la bonde, et il ne
nettoyait jamais, sauf de temps en
temps il ramassait une poigne de
ses cheveux infects, horribles, tout

savonneux, et les laissait dans un


coin de la baignoire. La premire
fois que jai vu a, jai hurl.
On a vid deux autres verres.
Maxi avait les joues rouges et les
yeux brillants.
Et puis, ai-je continu, il avait
les ongles des pieds dgotants.
Jai rot, aussi dlicatement que jai
pu, contre le dos de ma main.
Tout jaunes, pais, dchiquets...

Mycose, a dit Maxi dun air


connaisseur.
Il y avait aussi son minibar,
ai-je poursuivi en manimant.
Chaque fois que ses parents

prenaient
lavion,
ils
lui
rapportaient des mignonnettes avec
de la vodka et du scotch. Il les
stockait
dans
une
bote

chaussures, et quand il avait du


monde il disait : Servez-vous dans
le minibar. Jai marqu une
pause pour rflchir. Au fond,
ctait assez craquant.

Jallais le dire, a acquiesc


Maxi.
Mais a fini par mnerver.
Jarrivais chez lui avec un terrible
mal de crne et une envie de vodka
tonic, et lui allait dans son minibar.
mon avis, il tait trop mesquin
pour soffrir une vraie bouteille.


Dis-moi, a fait Maxi. Il
assurait vraiment, au lit ?
Jai voulu appuyer ma tte sur
ma main, mais mon coude refusait
de remplir sa fonction, et mon front
a failli heurter le comptoir. Maxi a
rigol. Le barman nous a lanc un
regard noir. Jai demand un verre
deau.
Tu veux savoir la vrit ?

Non, je veux que tu me


mentes. Je suis une star de cinma.
Tout le monde me ment.

La vrit, ai-je dit, la vrit


est que...
Maxi riait en se penchant vers

moi. Allez, Cannie, crache le


morceau.
Eh bien, il tait prt toutes
les expriences, ce que je trouvais
apprciable...

Allons. Pas dditori...


ditorial... Elle a ferm les yeux et
la bouche. Pas de blabla. Ma
question tait simple. Comment
tait-il au lit ?

La vrit..., ai-je
recommenc. La vrit, cest quil
tait tout... petit.
Ses yeux se sont arrondis. Petit,
tu veux dire... au-dessous de la
ceinture ?

Petit, ai-je rpt. Minuscule.


Microscopique. Infinitsimal ! L.
Si jtais capable de prononcer ce
mot, cest que jtais moins imbibe
que je ne le croyais. Pas en
rection, jentends. En rection, sa
taille tait tout fait normale. Mais
autrement, a se rtractait
lintrieur comme une sorte
dantenne tlescopique, et on aurait
dit... Javais du mal articuler,
tellement je riais.
Quoi ? Allez, Cannie. Arrte de
rire. Tiens-toi droite. Dis-moi !

Un haricot poilu , ai-je


bredouill finalement.
Maxi a explos. Elle en avait les

larmes aux yeux. Je ne sais pas


comment, je me suis retrouve
moiti couche sur ses genoux.
Un haricot poilu ! rptait-elle.

Chut ! Jai essay de me


redresser.
Un haricot poilu !
Maxi !
Quoi ? Tu crois quil pourrait
mentendre ?
Il habite dans le New Jersey
, ai-je annonc trs srieusement.
Maxi a grimp sur le bar et mis
les mains en porte-voix.
coutez-moi, tous ! a-t-elle

proclam. Haricot poilu habite dans


le New Jersey.

Ou tu nous montres tes


nichons, ou tu descends de l ! a
cri un type mch avec un
chapeau de cow-boy.
Trs lgamment, Maxi a brandi
un doigt dans sa direction avant de
redescendre.
a pourrait presque tre un
nom propre, a-t-elle remarqu.
Harry Cot. Harry Cot-Poilu.
Il ne faut le dire personne.
personne, ai-je dclar dune voix
pteuse.

Ne tinquite pas. Je ne le

dirai pas. Dailleurs, je doute que M.


Cot et moi frquentions les mmes
cercles.
Il habite dans le New Jersey
, ai-je rpt.
Maxi a ri jusqu ce que la tequila
lui coule par le nez.
En rsum, a-t-elle repris, une
fois quelle a eu recouvr son
souffle, tu languis aprs un mec
avec un petit zizi et qui te
maltraitait ?

Il ne ma pas maltraite. Il
tait trs gentil... trs attentionn...
et...
Mais elle ncoutait pas. Des

gentils et des attentionns, il y en a


treize la douzaine. Ainsi que, jai
le regret de te lannoncer, des petits
zizis. Tu peux trouver mieux.

Il faut que jarrive me


gurir de lui.
Alors guris-toi ! Jinsiste !
Cest quoi, le secret ?
La haine ! a dcrt Maxi. Je
te lai dj dit.
Mais jtais incapable de le har.
Javais beau essayer, je ny
parvenais pas. Malgr moi, une
scne particulirement tendre mest
revenue lesprit. Une fois, au
moment des ftes, je lui avais dit de

faire comme sil tait le Pre Nol et


que jtais venue au centre
commercial me faire prendre en
photo. Perche sur ses genoux, les
pieds bien plat sur le sol pour ne
pas lui faire supporter tout mon
poids, je lui avais murmur
loreille : Cest vrai que le Pre
Nol prfre les grandes chemines
? Il avait ri, jusqu ce que je le
pousse sur le lit et me love contre
lui, et l javais eu droit une
interprtation improvise et sans
doute fantaisiste de Mon plus beau
cadeau de Nol, cest toi.
Tiens, a dit Maxi en me
fourrant un verre de tequila dans la

main. Ton mdicament.


Je lai descendu. Elle ma attrap
le menton et ma fixe dans les
yeux. Javais limpression de la voir
en double : yeux bleus immenses,
cheveux
en
cascade,
semis
parfaitement symtrique de taches
de rousseur, menton un brin trop
pointu afin de rompre toute cette
perfection et de
la rendre
infiniment attachante. Jai clign
des paupires, et les deux Maxi se
sont fondues en une seule. Elle ma
examine avec attention.
Tu laimes toujours.
Jai baiss la tte et chuchot :
Oui.

Elle a lch mon menton. Ma tte


a cogn contre le comptoir. Maxi
ma releve par les barrettes. Le
barman avait lair inquiet.
Je crois quelle a eu sa dose ,
a-t-il dit.
Maxi la ignor.
Tu devrais peut-tre lappeler,
a-t-elle suggr.
Je ne peux pas, ai-je rpondu,
soudain consciente dtre trs, trs
saoule. Je vais me ridiculiser.
Il y a pire dans la vie que le
ridicule.
Quoi, par exemple ?

Perdre quelquun que tu

aimes, parce que tu es trop fire


pour lappeler et lui annoncer la
couleur. Cest bien pire, a. Bon,
alors... quel est son numro ?
Maxi...
Donne-moi son numro.
Cest une trs mauvaise ide,
vraiment.
Pourquoi ?

Parce que..., ai-je soupir,


sentant la pression de la tequila
lintrieur de mon crne. Et si
jamais il ne veut plus de moi ?
Dans ce cas, autant que tu le
saches une bonne fois pour toutes.
On va procder selon la mthode

chirurgicale et cautriser la plaie. Je


tapprendrai
les
vertus
thrapeutiques de la haine.
Elle ma tendu son portable.
Allez, vas-y. Fais le numro.
Jai pris le tlphone. Il tait
minuscule, un vrai jouet, gure plus
long que mon pouce. Je lai ouvert
maladroitement et, plissant les
yeux, jai appuy sur les touches
avec mon petit doigt.
Il a dcroch ds la premire
sonnerie. All ?
Salut, Bruce. Cest Cannie.
Sa-alut, a-t-il dit lentement,
lair surpris.

Je sais que a doit te paratre


bizarre, mais je suis New York,
dans un bar, et tu ne devineras
jamais avec qui...
Jai fait une pause pour
reprendre mon souffle. Il se taisait.
Jai quelque chose te dire...
Euh, Cannie...
Non, je voudrais, jaimerais...
coute-moi. Il faut que tu
mcoutes.
Les
mots
se
bousculaient sur mes lvres. Jai
eu tort de rompre avec toi. Je le sais
maintenant. Je regrette tellement,
Bruce... tu me manques tellement,
et a empire de jour en jour, je sais

que je ne le mrite pas, mais si tu


me laissais une seconde chance, je
prendrais soin de toi...
Jai entendu les ressorts du lit
grincer sous son poids. Et une voix
larrire-plan. Une voix de femme.
Jai scrut lhorloge murale
derrire les soutiens-gorge qui
pendouillaient sous mes yeux. Il
tait une heure du matin.
Je te drange, ai-je fait dun ton
morne.
Cannie, le moment nest pas
trs bien choisi...
Je croyais que tu avais besoin
dair cause de la mort de ton pre.

Mais ce nest pas a, hein ? Cest


moi. Tu ne veux plus de moi.
Il y a eu un bruit sourd, suivi
dune conversation touffe. Bruce
avait d poser sa main sur le
rcepteur.
Qui cest ? ai-je glapi.

coute, je peux te rappeler


plus tard ?
Tu vas crire sur elle ? ai-je
cri. Elle aussi deviendra une
initiale dans ta merveilleuse, ta
fabuleuse chronique ? Est-elle un
bon coup, au moins ?

Cannie, a dit Bruce


lentement, je te rappelle.


Non. Ne tinquite pas. Ce
nest pas la peine.
Et jai press toutes les touches
du tlphone jusqu ce que jarrive
lteindre.
Jai rendu le portable Maxi qui
me dvisageait gravement.
a ma lair mal barr , a-t-elle
constat.
La salle tournait autour de moi.
Jai cru que jallais vomir. Jai cru
que plus jamais je ne sourirais dans
ma vie, que quelque part dans mon
cur il serait toujours une heure du
matin, que je serais en train
dappeler lhomme que jaimais

pour dcouvrir quil y avait une


autre femme dans son lit.
Cannie ? Tu mentends ?
Cannie, que dois-je faire ?
Jai soulev ma tte du comptoir.
Je me suis frott les yeux avec mon
poing. Jai pris une grande
inspiration frmissante.
Commande-moi de la tequila,
ai-je dit. Et apprends-moi har.
Plus tard - beaucoup plus tard -,
dans le taxi qui nous ramenait
lhtel, jai pos la tte sur lpaule
de Maxi, principalement parce que
javais du mal la maintenir droite.
Je savais que javais atteint le point

de non-retour je navais plus rien,


absolument plus rien perdre. Ou
alors peut-tre que javais dj
perdu lessentiel. Quelle importance
? Jai fourrag dans mon sac la
recherche de mon scnario rendu
collant par la tequila ; je ly avais
enfoui il y avait un million dannes
dans lintention de revoir les scnes
finales dans le train du retour.
Tiens, ai-je bgay en le plaant
dans les mains de Maxi.
Cest vrai, cest pour moi ? at-elle roucoul, comme elle devait le
faire chaque fois quelle recevait un
cadeau de la part dun inconnu.
Franchement, Cannie, tu naurais

pas d.

Non, ai-je dit, tandis quun


bref clair de lucidit perait le
brouillard thylique. Non, je
naurais srement pas d, mais je
vais le faire quand mme.
Maxi, entre-temps, feuilletait les
pages dune main incertaine.
Ksako ?
Jai eu un hoquet, me disant
quau point o jen tais ce ntait
plus la peine de mentir.
Cest un scnario que jai crit.
Jai pens que a tamuserait peuttre de le lire, si jamais tu tennuies
dans lavion, par exemple. Jai

hoquet de nouveau. Mais je ne


veux pas abuser...
Les yeux de Maxi se fermaient
moiti. Elle a rang le scnario dans
son petit sac dos noir, dchirant
les trente premiers feuillets au
passage.
Ne tinquite pas pour a.
Tu nes pas oblige de le lire, si
tu nas pas envie. Et si tu le lis et
que tu ne trouves pas a bien, tu
peux me le dire. Ne prends pas de
gants avec moi. Jai soupir.
Personne dautre ne le fait.
Se penchant, Maxi ma serre
gauchement dans ses bras. Jai senti

ses coudes se planter dans mes


ctes pendant quelle mtreignait.
Pauvre Cannie, a-t-elle dit. Ne
tinquite pas. Je moccuperai de
toi.
Je lai dvisage, aussi sceptique
que jtais ivre. Cest vrai ?
Elle a hoch violemment la tte,
ses bouclettes tressautant autour de
son visage.
Je moccuperai de toi, si tu
toccupes de moi. Si tu veux bien
tre mon amie, nous prendrons
soin lune de lautre.

9
Je me suis rveille dans une
suite dhtel, dans un trs grand lit,
toujours vtue de ma robe noire
dmode. Quelquun mavait retir
mes
sandales
et
les
avait
soigneusement dposes par terre.
Le soleil filtrait par les fentres,
projetant des zbrures lumineuses
sur la moquette ivoire et la couette
rose aussi lgre quun baiser. Jai
soulev la tte. Ae. Grosse erreur.
Prudemment, jai repos ma tte
sur les oreillers et referm les yeux.
Ctait comme si on mavait cercl
le crne dune bande mtallique et

quon la resserrait doucement.


Comme si mon visage tait en train
de rapetisser. Comme si on mavait
scotch quelque chose sur le front.
Jai lev les mains, arrach le
bout de papier quon mavait en
effet coll sur le front et commenc
lire.
Chre Cannie,
Dsole de tabandonner dans cet
tat, mais mon avion partait trs
tt ce matin. (Et April est folle
furieuse contre moi... mais ce nest
pas grave. a en valait la peine !)
Je me sens trs mal cause
dhier soir. Je tai forc la main

pour que tu lappelles, et a d tre


un coup terrible. Je peux imaginer
ce que tu ressens maintenant. Je lai
vcu moi-mme ( la fois en termes
de tequila et de chagrin damour !).
Si tu me tlphonais demain,
quand tu seras rentre chez toi et
que, jespre, tu auras rcupr un
peu ? Mon numro est ci-dessous,
jespre que tu me pardonneras et
quon est toujours amies.
Une voiture tattendra toute la
journe devant lhtel pour te
ramener chez toi - cest moi qui te
loffre. (Plus exactement, April !) Sil
te plat, appelle-moi vite.
Amicalement, Maxi Ryder

Suivait une ribambelle de


numros de tlphone. Australie.
Bureau. Angleterre. Pager. Portable.
Fax. Autre fax. E-mail.
Jai titub jusqu la salle de
bains o jai t bruyamment et
copieusement malade. Maxi avait
laiss de laspirine sur le lavabo,
ainsi que des produits de beaut
Kiehls, intacts - il y en avait pour
plusieurs centaines de dollars et
deux grandes bouteilles dvian,
encore fraches. Jai aval trois
aspirines, bu quelques petites
gorges deau et me suis regarde
dans la glace. Beurk. Pas beau. Teint
blafard, brouill, cheveux gras,

cernes noirs et visage barbouill de


tout le maquillage que javais
essay au Beauty Bar. Pendant que
jtais en train de peser le pour et le
contre dune bonne douche chaude,
on a frapp lgrement la porte.
Service de chambre. Et le
garon est entr avec le chariot.
Caf, th, quatre sortes de jus de
fruits et toasts grills.
a va mieux, a-t-il dit,
compatissant. Mlle Ryder a pris des
dispositions pour que vous puissiez
rester un moment.
Jusqu quelle heure ?
Javais la voix enroue.

Aussi longtemps que vous


voudrez. Prenez votre temps.
Profitez.
Il a ouvert les rideaux, dvoilant
une vue panoramique de la ville.
Jai fait : Waouh ! Le soleil
me brlait les yeux, mais il faut dire
que la vue tait renversante. Tout
en bas, on apercevait Central Park
avec des promeneurs, et les arbres
qui viraient lorange et lor. Plus
loin, les gratte-ciel en enfilade. Puis
le fleuve. Puis le New Jersey. Il
habite dans le New Jersey, me
suis-je entendue dire.
Vous tes au dernier tage , a
dit le garon. Et il est parti.

Je me suis vers du th, jai


ajout du sucre et essay de mordre
dans un toast. La baignoire, ai-je
constat avec tristesse, tait assez
grande pour deux - voire pour trois,
si tel tait le bon plaisir des
occupants de la suite. Les riches
sont diffrents de nous, ai-je
conclu. Jai fait couler leau, aussi
chaude que possible, avec un bain
moussant aux pouvoirs tellement
rgnrants que jallais en sortir
comme neuve, ou du moins bien
plus prsentable, et jai enlev ma
robe.
Deuxime erreur. Il y avait des
miroirs partout, des miroirs qui

vous offraient des vues quon


rencontrait rarement en dehors des
grands magasins. Et le terrain
navait pas lair gnial. Jai ferm les
yeux pour chasser la vision de
marques de stretch et de cellulite.
Jai des jambes muscles et
bronzes , ai-je rcit. La semaine
prcdente, la runion des
grosses, on stait exerces la
pense positive. Jai de belles
paules. Sur ce, je me suis
plonge dans la baignoire.
Et voil, ai-je pens avec
amertume. Il a donc quelquun
dautre. Il fallait sy attendre, non ?
Il est juif, il a fait des tudes, il est

grand, htro et bien balanc ctait invitable quon lui mette le


grappin dessus.
Je me suis retourne, dversant
une trombe deau sur le sol de la
salle de bains.
Pourtant, il maimait. Il me la
toujours dit. Il trouvait que jtais la
femme idale... quon tait faits lun
pour lautre. Et dix minutes aprs, il
a quelquun dautre dans son lit ?
Faisant des choses quil jurait que
moi seule pouvais lui faire ?
La voix est revenue, implacable.
Mais c'est toi qui as voulu faire un
break. Et : Quest-ce que tu croyais
?

Philadelphie, cest bien a,


mademoiselle ? Le conducteur
tait
russe
et
portait
une
authentique casquette de chauffeur.
La voiture tait en fait une
limousine, avec une banquette
arrire plus grande que mon lit, et
peut-tre mme que ma chambre. Il
y avait aussi lincontournable cran
de tlvision, un magntoscope,
une
chane
stro
ultrasophistique... et, bien sr, un bar.
Diffrents alcools scintillant dans
des carafons en cristal, et une
range de verres vides. Mon
estomac
sest
soulev
paresseusement.

Vous pouvez mexcuser une


minute ? Je suis retourne en
courant dans le hall de lhtel. Les
toilettes dun htel sont aussi
lendroit idal pour vomir.
Le chauffeur avait lair amus
quand il ma vue revenir.
Vous voulez quon prenne
lautoroute page ?
Faites au plus simple , ai-je
rpondu, me glissant sur le sige
pendant quil me tenait la portire.
Il a charg mon sac dos, mes
botes chaussures et mes sacs de
chez Beauty Bar dans le coffre. Il y
avait un tlphone larrire, ct

de la chane et du tlviseur, et jai


saut dessus : soudain, il fallait
absolument que je sache si Bruce
avait tent de me joindre la nuit
dernire. Il y avait un seul message
sur mon rpondeur. Salut,
Cannie, cest Bruce, je te rappelle
comme promis. Je rentre chez moi
pour quelques jours, jessayerai
donc de te passer un coup de fil plus
tard dans la semaine. Ni Je suis
dsol. Ni Ce ntait quun mauvais
rve. Lappel remontait onze
heures du matin, sans doute aprs
une petite balade matinale et une
gaufre belge avec Miss Ressorts qui,
grce mes efforts, ne le traiterait

jamais de Bidet Humain et qui,


probablement, ne pesait pas plus
que lui.
Jai ferm les yeux. a faisait trop
mal.
Jai repos le tlphone tandis
que nous foncions sur lautoroute
de New Jersey cent trente
lheure, dpassant la sortie qui
maurait conduite directement sa
porte. Jai tapot avec deux doigts
sur la vitre. Bonjour et au revoir.
Dimanche a pass dans un
brouillard de larmes et de
vomissements dans la maison de
Samantha, o Troufi et moi avions
trouv refuge pour ne pas entendre

le tlphone qui ne sonnait pas.


Samantha, je le voyais bien, luttait
pour ne pas me faire le coup du je
te lavais dit . Elle a tenu plus
longtemps que je ne laurais fait
sa place... jusquau soir quand,
ayant puis toutes les questions au
sujet de Maxi, elle ma enfin parl
de Bruce et de ce dsastreux appel.
Tu avais une raison pour
vouloir faire un break , ma-t-elle
dit.
Nous tions assises la
Ptisserie Rose : elle grignotait un
macaron, et moi je macharnais sur
un clair en forme et de la taille
dune balle de base-ball, le meilleur

antidote lgal la dtresse humaine


que jaie trouv, partant du principe
que ce ntait pas trop grave, vu que
je navais rien mang depuis mon
djeuner de la veille avec Maxi.
Je sais, ai-je rpliqu.
Seulement je ne me rappelle plus ce
que ctait.

Et tu avais bien rflchi


avant, nest-ce pas ?
Jai hoch la tte.
Tu as donc envisag la
possibilit quil puisse rencontrer
quelquun dautre ?
Cela me semblait loin, trs loin,
mais oui, je lavais envisag. un

moment, je lavais mme souhait,


souhait quil tombe sur une petite
mignonne avec des bracelets aux
chevilles et du poil sous les bras,
qui veillerait tard et fumerait du
shit avec lui, pendant que je
travaillerais dur, vendrais mes
scripts et figurerais sur la liste des
Trente de moins de trente ans du
Time Magazine. Il y a eu un temps
o je pouvais imaginer ce scnario
sans les larmes, sans la nause,
sans lenvie de mourir, de le tuer ou
bien de le tuer dabord et de mourir
ensuite.
Il y avait des raisons pour
lesquelles a ne marchait pas, a dit

Samantha.
Redis-les-moi, sil te plat.

Il naimait pas aller au


cinma.
Je vais au cinma avec toi.

Il naimait pas sortir en


gnral !

Et alors, a me tuerait de
rester la maison ?
Jai embroch lclair avec une
telle force quil sest renvers,
laissant chapper un peu de crme.
Ctait vraiment un type bien.
Quelquun de doux, de gentil. Et
moi, je suis une conne.


Cannie, il ta compare
Monica Lewinsky dans un magazine
national !

Ben, ce nest pas la fin du


monde. Ce nest pas comme sil
mavait trahie.

Je sais ce que cest, a fait


Samantha.
Quoi ?

Cest le fait de vouloir


quelque chose quon ne peut pas
avoir. La loi universelle. Il taimait,
tu tennuyais et tu touffais.
Maintenant, il est pass autre
chose, et tu veux le rcuprer tout
prix. Mais rflchis un peu,

Cannie... quest-ce qui a chang


depuis ?
Jai eu envie de lui dire que cest
moi qui avais chang - javais
regard de prs pour voir qui il y
avait dautre dans mon carnet de
bal, et il y avait Steve, Steve pour
qui un dner avec moi ntait mme
pas un rancart.
Tu finirais par le larguer
nouveau, et a, ce nest vraiment
pas juste.

Pourquoi faut-il que je sois


juste ? ai-je gmi. Pourquoi ne
serais-je pas goste, infecte et
pourrie comme tout le monde ?

Parce que tu es quelquun de


bien. Aussi malheureux que cela
puisse paratre.
Quest-ce que tu en sais, hein
?
Bon. Tu promnes Troufi et
tu remarques que si tu avanais ta
voiture dun mtre, il y aurait une
autre place de stationnement de
libre, au lieu dun de ces trous qui
ont lair dune place, mais qui nen
sont pas. Est-ce que tu bouges ta
voiture ?
Ben, oui... pas toi?

La question nest pas l.


CQFD. Tu es quelquun de bien.


Je ne veux pas tre
quelquun de bien. Je veux aller
dans le New Jersey et virer cette
salope de son lit...

Je sais, a-t-elle dit. Mais tu


ne peux pas.
Et pourquoi a ?

Parce que tu finiras en


prison, et je nai pas lintention de
moccuper toute ma vie de ton petit
corniaud.
Trs bien. Jai soupir.
Le serveur sest approch, a jet
un il sur nos assiettes. Termin
?
Jai hoch la tte. Fini. Plus

rien , ai-je dit.


Sam ma propos de rester chez
elle, mais jai dcid que je ne
pouvais
pas
me
cacher
ternellement ; jai donc attach
Troufi et je suis rentre la maison.
Jai grimp lescalier, les mains
pleines de courrier du samedi, et l
je lai vu, juste devant ma porte. Il
mest apparu par tapes : ses
baskets
rafles...
puis
des
chaussettes de sport dpareilles...
puis des jambes bronzes et velues
ont surgi devant mes yeux mesure
que je montais. Pantalon de jogging,
un vieux T-shirt avec le logo de
luniversit, son bouc, sa queue de

cheval blond sale, son visage.


Mesdames et messieurs, en direct
de son rendez-vous galant avec
Grince-Ressorts, Bruce Guberman.
Cannie ?
Je me sentais toute bizarre,
comme si mon cur plongeait et
remontait en mme temps. Ou alors
ctait juste un autre accs de
nause.
coute, a-t-il dit, je... euh, je
suis dsol pour hier soir.
Ce nest rien, ai-je rpliqu,
dsinvolte, me cognant presque
lui pour ouvrir la porte. Quest-ce
qui tamne par ici ?

Il est entr, les yeux rivs sur ses


lacets et les mains dans ses poches.
Jallais Baltimore, cest sur
ma route.
Tu en as de la chance.
Jai foudroy Troufi du regard
pour quil arrte de bondir sur
Bruce en remuant la queue avec
une nergie redouble.
Je voulais te parler, a-t-il fait.

Jen ai de la chance, ai-je


rtorqu.
Jallais te mettre au courant.
Je voulais le faire avant que tu ne le
lises.
Oh, chouette. Je vais le vivre

et le lire aussi. Le lire o ? ai-je


demand.
Dans Moxie.
vrai dire, Moxie ne fait pas
partie de mes lectures prfres. Je
sais my prendre pour tailler une
pipe. Comme tu ten souviens peuttre.
Il a inspir profondment, et jai
su ce qui allait venir, de la mme
faon
quun
changement
de
pression atmosphrique annonce
larrive dun orage.
Je voulais te dire quen ce
moment je vois quelquun.
Ah bon ? Tu nas pas tout le

temps gard les yeux ferms la nuit


dernire ?
Il na pas ri.
Comment sappelle-t-elle ?

Cannie, a-t-il repris avec


douceur.
Je refuse de croire que tu as
rencontr une autre fille nomme
Cannie. Allez, dis-le-moi. ge ?
Situation ? Numro de srie ? ai-je
plaisant, avec limpression que ma
voix sortait des milliers de
kilomtres de l.
Elle a trente et un ans... elle
est institutrice en maternelle. Et
elle a un chien, aussi.


Super, ai-je lch,
sarcastique. Je parie que nous
avons des tas dautres choses en
commun. Laisse-moi deviner... Je
suis sre quelle a des seins ! Et des
cheveux !
Cannie...
Et l, parce que je nai rien trouv
dautre dire : Elle tait o,
lcole ?

Euh... lcole publique de


Montclair.
Gnial. Plus vieille, plus pauvre,
plus
dpendante,
moins
intelligente. Je brlais de demander
si elle tait blonde galement, juste

pour que la liste des clichs soit


complte.
Au lieu de quoi, jai bredouill :
Tu laimes ?
Cannie...
Peu importe. Excuse-moi. Je
navais pas le droit de te poser cette
question. Dsole. Puis, incapable
de me retenir : Tu lui as parl de
moi ?
Il a hoch la tte. videmment.
Et que lui as-tu racont ?
Une pense effarante ma travers
lesprit. Tu lui as parl de ma
mre ?
Nouveau hochement de tte,

Bruce avait lair perplexe.


Pourquoi ? O est le problme
?
Jai ferm les yeux, assaillie par
une soudaine vision de Bruce avec
sa nouvelle copine bien au chaud
dans son grand lit, son bras sur les
paules de la fille, en train de lui
conter mes secrets de famille. Sa
mre est lesbienne, figure-toi ,
disait-il. Et la fille hochait la tte
avec
une
sagacit
et
une
compassion professionnelles, tout
en se disant que je devais tre
compltement tare.
Des bruits trangls me sont
parvenus de la chambre.

Excuse-moi.
Jai couru dans la chambre o
Troufi tait occup rgurgiter ses
croquettes. Aprs avoir nettoy, je
suis revenue au salon. Bruce tait
debout devant le canap. Il ne
stait pas assis, navait touch
rien. le voir, jai senti quel point
il avait hte dtre dans sa voiture,
avec les vitres baisses et
Springsteen fond la caisse... loin
de moi.
a va ?
Jai pris une grande inspiration.
Je voudrais que tu reviennes, ai-je
pens. Je voudrais navoir pas eu
entendre tout a. Je voudrais

navoir jamais rompu. Je voudrais


ne tavoir jamais rencontr.
Trs bien, ai-je dit. Je suis
contente pour toi.
Nous nous sommes tus tous les
deux.
Jespre quon pourra rester
amis, a dit Bruce.
a mtonnerait.

Bon. Il a marqu une


pause.
Je savais quil navait plus rien
me dire, et quau fond il ne
souhaitait entendre quune seule
chose.
Alors je lai dite.

Au revoir, Bruce.
Jai ouvert la porte et attendu
quil sorte.
Lundi, jtais de retour au travail.
Je me sentais barbouille et
totalement hagarde. Jtais en train
de remuer des papiers sur mon
bureau,
consultant
sans
enthousiasme mon courrier avec
son quota habituel de plaintes
manant de Personnes ges en
Colre, plus une srie de missives
acrimonieuses de la part de fans de
Howard Stem, fort mcontents du
compte rendu que javais consacr
sa dernire prestation sur les ondes.
Je me demandais si je nallais pas

simplement renvoyer une lettre


type aux dix-sept individus qui
maccusaient dtre vieille, laide et
jalouse de Howard Stern, quand
Gabby sest approche dun pas
nonchalant.
Alors, comment a sest pass
avec Maxi Machin-chose ?

Trs bien , ai-je rpondu


avec mon sourire le plus affable.
Gabby a hauss les sourcils.
Parce que jai appris par la bande
quelle ne donnait pas dinterviews
la presse crite. Juste la tl.
Ne te fais pas de souci.
Mais Gabby avait lair soucieuse.

Extrmement soucieuse. Elle avait


d programmer Maxi comme sujet
principal de sa chronique du
lendemain - juste pour le plaisir de
me doubler - et maintenant il fallait
quelle fasse du remplissage. Or le
remplissage ntait pas son fort.
Tu lui as donc parl ?

Pendant prs dune heure.


Ctait
formidable.
Vraiment
formidable. Le courant est pass
tout de suite. mon avis, ai-je dit,
dtachant les mots pour prolonger
le supplice, mon avis, nous
pourrions mme tre amies.
Gabby en est reste bouche be.
Visiblement, elle tait partage

entre lenvie de me demander si


personne ne mavait parl de son
entretien programm avec Maxi et
lespoir quon ne mavait pas tenue
au courant.
Merci quand mme de mavoir
pos la question, ai-je ajout, suave.
Cest si gentil toi de faire attention
moi. Presque... tiens !... presque
comme si tu tais ma chef.
Jai repouss ma chaise, me suis
leve et je suis sortie, royale, le dos
droit et la tte haute. Je suis alle
aux toilettes et l, jai vomi. Encore.
De retour mon bureau, jtais
en train de fouiller fbrilement tous
les tiroirs la recherche dune

pastille de menthe ou dun


chewing-gum, quand le tlphone a
sonn.
Rdaction, Candace Shapiro ,
ai-je rpondu distraitement.
Punaises, cartes de visite, trois
sortes dagrafes, et pas le moindre
bonbon en vue. Lhistoire de ma vie,
quoi.

Candace,
ici
le
Dr
Krushelevansky de luniversit de
Philadelphie, a fait une voix grave,
familire.

Oh ! Oh, bonjour. Quoi de


neuf ?
Jai renonc au tiroir central et

me suis plonge dans mon sac, bien


que jaie dj regard dedans.
Jaurais besoin de vous parler.

a veill mon attention. Oui ?


Vous savez, la dernire prise
de sang quon vous a faite... Je
men souvenais trs bien, Nous
avons dcouvert quelque chose qui,
malheureusement, vous rend inapte
participer notre tude.
Jai senti mes paumes se glacer.
Quoi ? Quest-ce que cest ?

Je prfrerais quon en
discute dans mon cabinet.
Rapidement, jai fait le tour de

tout ce quon pouvait dceler lors


dune analyse de sang, chaque
possibilit tant encore plus
effrayante que la prcdente.
Jai un cancer ? ai-je demand.
Jai le sida ?

Vous navez rien qui mette


votre vie en pril, a-t-il rtorqu
dun ton ferme. Et je ne tiens pas
jouer au jeu des questionsrponses.

Dites-moi seulement ce qui


ne va pas, ai-je implor. Cest mon
taux
de
cholestrol
?
Lhypoglycmie ? Le scorbut ? La
goutte ?

Cannie...

Serais-je rachitique ? Oh,


mon Dieu, pas le rachitisme ! Je ne
supporterais pas dtre grosse et
davoir les jambes arques pardessus le march.
Il sest mis rire.
Le rachitisme, non, mais je
commence penser que vous tes
atteinte du syndrome de Tourette.
Comment connaissez-vous toutes
ces affections, dailleurs ? Avezvous un dictionnaire mdical sous
les yeux ?
Je suis contente que a vous
amuse, ai-je dit dun ton plaintif. Je

suis contente que vous trouviez a


drle, dappeler des journalistes
innocents en plein travail pour leur
annoncer quils ont une maladie du
sang.

Vous navez rien dans le


sang, a-t-il rpondu srieusement.
Je serai heureux de vous apprendre
ce que nous avons dcouvert, mais
je prfre le faire dans mon cabinet.

Il tait assis derrire son bureau


quand je suis entre, et il sest lev
ma rencontre. Jai t frappe,
une fois de plus, par sa haute taille.
Asseyez-vous , a-t-il dit.

Jai laiss tomber mon sac main


et mon sac dos sur une chaise et
pos mes fesses sur une autre.
Il a ouvert mon dossier sur son
bureau.
Comme je vous lai dit, nous
effectuons une srie danalyses
standard la recherche de facteurs
susceptibles
dentraner
llimination dun des participants
ltude. Lun de ces facteurs est
lhpatite. Le sida, bien sr, en est
un autre.
Jai hoch la tte, me demandant
sil allait bientt finir de tourner
autour du pot.

Nous faisons galement un test


de grossesse.
nouveau, jai hoch la tte en
pensant : Oui, bon, mais moi,
qu'est-ce que fai ? Soudain jai
compris. La grossesse.
Mais je ne suis pas..., ai-je
bgay. Enfin, je ne peux pas ltre.

Il a retourn le classeur et
dsign quelque chose qui tait
entour de rouge.
Je serais ravi de vous prescrire
un autre test, mais en rgle
gnrale
nous
sommes
trs
mticuleux.

Je... je ne...
Je me suis leve. Comment taitce arriv ? Mon esprit tait en
bullition. Je suis retombe sur la
chaise pour rflchir. Javais arrt
la pilule aprs ma rupture avec
Bruce, persuade que je naurais
pas besoin de contraception avant
trs, trs longtemps, et il ne mtait
mme pas venu lide que je
courais un risque, le jour de
lenterrement. Cest l que avait
d se produire.
Oh, mon Dieu , ai-je dit en
bondissant sur mes pieds.
Bruce. Je devais trouver Bruce, je
devais lui dire, il se remettrait

srement avec moi maintenant...


moins que, ma souffl une petite
voix, moins quil ne refuse. Et sil
me disait que ctait mon problme,
quil tait avec quelquun dautre et
que je navais qu me dbrouiller
seule ?
Oh , ai-je fait, mcroulant de
nouveau sur la chaise et cachant
mon visage dans mes mains. Ctait
trop horrible envisager. Je navais
mme pas remarqu que le Dr K.
tait sorti, jusqu ce que la porte
souvre. Il tait l, devant moi, avec
trois tasses en plastique dans une
main, une poigne de sachets de
sucre et de lait en poudre dans

lautre. Il a pos les tasses sur le


bureau : th, caf, eau.
Je ne savais pas ce qui vous
ferait plaisir , sest-il excus.
Jai choisi le th. Il a ouvert un
tiroir de son bureau, en a sorti une
bouteille en plastique de miel,
moiti vide, en forme dourson.
Voulez-vous autre chose ? at-il demand gentiment.
Jai secou la tte.
Souhaitez-vous que je vous
laisse seule un moment ?
Je me suis souvenue quon tait
en pleine journe de travail,
quautour de moi le monde

continuait tourner, et quil avait


sans doute dautres choses faire,
dautres grosses dames voir.
a ne doit pas vous arriver
souvent, hein ? ai-je demand.
Dannoncer leur grossesse aux gens,
jentends.
Il a eu lair dconcert.
Non, a-t-il rpondu finalement.
Non, a ne marrive pas souvent.
Il a fronc les sourcils. Je my suis
mal pris ?
Jai ri faiblement. Je ne sais pas.
On ne ma encore jamais dit jusquel que jtais enceinte, je manque
dlments de comparaison.

Je suis navr, a-t-il hasard.


Si jai bien compris, cest une
nouvelle plutt... inattendue.
a, vous pouvez le dire.
Soudain, jai revu clairement
Maxi et Cannie lors de leur grande
tourne tequila.
Oh, mon Dieu.
Jimaginais dj lenfant putatif
en train de macrer dans lalcool.
Avez-vous entendu parler du
syndrome dalcoolisme ftal ?
Ne bougez pas.
Je lai entendu sloigner dans le
couloir dun pas vif. Il est revenu
avec un livre. quoi sattendre

quand on attend un enfant.


Cest lune des infirmires ,
a-t-il expliqu.
Il a consult lindex.
Page 52.
Et il ma tendu le bouquin. Jai
parcouru les paragraphes qui
traitaient du sujet et appris en gros
qu condition de ne pas boire
comme un trou pendant la
grossesse, tout se passerait bien.
supposer, bien sr, que je le veuille.
Or, pour le moment, jignorais
totalement ce que je voulais. part
ne pas me trouver dans cette
situation, videmment.

Jai repos le livre sur le bureau,


rcupr mes affaires.
Il faudrait peut-tre que jy
aille.
Vous dsirez un autre test ?
Jai secou la tte.
Je le ferai la maison, puis je
dciderai...
Jai
referm
ma
bouche.
Honntement, je ne savais pas ce
que jallais dcider.
Il a pouss le bouquin vers moi.
Vous ne voulez pas lemporter ?
Au cas o vous auriez dautres
questions ?

Il tait si gentil avec moi, ai-je


pens. Pourquoi tait-il si gentil ?
Encore un de ces fanatiques antiIVG, me suis-je dit, acide, qui
voulait me piger avec son
chantillonnage de boissons et ses
manuels gratuits.
Et linfirmire, elle ne voudra
pas le rcuprer ?
Elle a dj des enfants, a-t-il
rpliqu dun ton lger. Je suis sr
quelle
ny
verra
aucun
inconvnient. Je vous en prie,
gardez-le. Il sest racl la gorge.
Par rapport ltude, si vous
choisissez de garder lenfant, vous
serez exclue du programme, bien

entendu.

Pas de mdicament miracle


pour moi ? ai-je plaisant.
Il na pas reu lautorisation
pour les femmes enceintes.
Je pourrais tre votre cobaye,
ai-je propos, flirtant avec la crise
de nerfs. Jaurais alors un bb tout
maigre. Ce serait bien, non ?
Quoi que vous fassiez, tenezmoi au courant. Il a gliss une
carte de visite lintrieur du livre.
Je veillerai ce que vous soyez
intgralement rembourse, si vous
dcidez de ne pas continuer.
Je me suis rappel, trs

nettement, avoir lu dans lun des


formulaires que javais remplis le
premier jour, quaucune somme
verse
ne
serait
sujette

remboursement. Un militant antiIVG, cest sr, ai-je pens, me


levant et hissant le sac dos sur
mes paules.
Il ma considre avec bont.
coutez, si vous avez envie den
parler... ou si vous avez dautres
questions mdicales, je serais
heureux de pouvoir vous aider.

Merci, ai-je marmonn, la


main sur le bouton de porte.
Prenez soin de vous, Cannie.

Et passez-nous un coup de fil, dans


un cas comme dans lautre.
Jai hoch la tte, tourn le
bouton et franchi le seuil la hte.
Sur le chemin de la maison, jai
ngoci avec Dieu, comme javais
invent des lettres pour le fan de
Cline Dion, ce pauvre M.
Deiffinger, prsent le cadet de
mes soucis. Cher Dieu, fais que je
ne sois pas enceinte, et je
travaillerai comme bnvole au
refuge pour animaux et au centre
antisida, et je ne descendrai plus
personne dans mes articles. Je serai
meilleure. Je ferai tout comme il
faut, jirai la synagogue, et pas

uniquement pour les ftes, je ne


serai plus aussi langue de vipre, je
serai
gentille
avec
Gabby,
seulement sil Te plat, sil Te plat,
fais que a ne marrive pas, moi,
Jai achet deux tests dans un
drugstore de South Street, botes en
carton blanc avec de radieuses
futures mamans sur le dessus, et je
me suis piss sur la main en faisant
le premier, tellement je tremblais.
Jtais ce point convaincue du pire
que je nai pas eu besoin du signe
plus sur le btonnet pour
mapprendre ce que je savais dj
par le Dr Krushelevansky.
Je suis enceinte , ai-je dit face

au miroir, mimant le sourire de la


femme sur la bote.
Enceinte , ai-je annonc
Troufi plus tard dans la soire,
tandis quil sautillait autour de moi
et me lchait la figure dans la
maison de Samantha, o je lavais
parqu pendant que jtais au
travail. Samantha avait deux chiens,
plus un grand jardin clos et une
ouverture pour les animaux dans la
porte ; comme a, ils pouvaient
entrer et sortir leur guise. Troufi
navait pas une passion pour ses
chiennes, Daisy et Mandy - je le
souponnais
de
prfrer
la
compagnie des humains celle de

ses congnres -, mais il apprciait


grandement les boulettes lagneau
et au riz quelle leur servait et, lun
dans lautre, il semblait heureux de
sjourner chez Sam.
Quest-ce que tu dis ? a cri
Samantha de la cuisine.
Je suis enceinte.
Quoi ?
Rien , ai-je hurl.
Assis sur mes genoux, Troufi me
regardait gravement dans les yeux.
Tu mas entendue, hein ? aije chuchot.
Il ma lch le nez et sest roul
en boule.

Samantha est revenue au salon


en sessuyant les mains.
Tu disais ?

Je disais que je rentre chez


moi pour Thanksgiving.
Encore de la dinde lesbienne
? Elle a fronc le nez. Ne mastu pas ordonn expressment de te
claquer si jamais tu exprimais
lintention de passer une autre fte
avec Tanya ?

Je suis fatigue, ai-je


rpondu. Je suis fatigue et jai
envie de rentrer la maison.
Elle sest assise ct de moi.
Quest-ce que tu nous mijotes,

dis ?
Jaurais tant voulu lui rvler
mon secret, tant aim vider mon
sac, lui demander : Aide-moi, que
dois-je faire ? Mais je ne pouvais
pas. Pas encore. Javais besoin de
temps pour rflchir, pour mettre
de lordre dans mes ides avant que
tout le monde ny aille de son
commentaire. Je savais ce quelle
allait me conseiller. Jaurais fait la
mme chose, si elle stait trouve
dans une situation semblable :
jeune, clibataire, avec une carrire
prometteuse, largue par un mec
qui ne la rappelait jamais. Il ny
avait pas de quoi se prendre la tte -

un aprs-midi en clinique 500


dollars, quelques jours de spasmes
et de pleurs, point la ligne.
Mais avant dopter pour la
solution vidente, je voulais du
temps, ne serait-ce que trois ou
quatre jours. Je voulais rentrer la
maison, mme si, de havre de paix,
elle stait transforme depuis
longtemps en une espce de
communaut saphique.
Ce ntait pas difficile. Jai appel
Betsy, qui ma dit de prendre tout
mon temps.
Tu as trois semaines de
vacances, cinq jours que tu nas
jamais pris lanne dernire, et ce

que tu dois rcuprer pour New


York, disait-elle dans le message
quelle avait laiss sur mon
rpondeur. Passe de bonnes ftes,
et la semaine prochaine.
Jai envoy un e-mail Maxi. Il
est arriv quelque chose... mais
hlas, pas du tout ce que jesprais,
ai-je crit. Bruce sort avec une
institutrice. Jai le cur bris, et je
rentre la maison manger de la
dinde dessche et me faire
plaindre par ma mre.
Bonne chance alors, a-t-elle
rpondu illico, mme sil devait tre
trois heures du matin l-bas. Et ne
tinquite pas pour linstitutrice.

Cest un objet de transition. Ils ne


durent jamais. Appelle ou cris
quand tu seras rentre... Je serai
aux tats-Unis au printemps
prochain.
Jai annul le coiffeur, report
quelques interviews tlphoniques,
me suis arrange avec les voisins
pour quils prennent mon courrier.
Je nai pas tlphon Bruce. Si je
dcidais de mettre fin ma
grossesse, il ny avait aucune raison
pour quil le sache. ce stade de
notre non-relation, je limaginais
mal assis ct de moi la clinique,
me tenant tendrement la main. Et si
je gardais lenfant... eh bien, je

brlerais ce pont-l une fois que jy


serais, me suis-je dit.
Jai fix mon porte-vlo et mon
VTT larrire de ma petite Honda
bleue, boucl Troufi dans son
panier de voyage et jet mon sac
dans le coffre. Prte ou non, je
rentrais la maison.

TROISIME
PARTIE
Je vais nager

10
Entre ma troisime et ma
quatrime anne Princeton,
javais effectu un stage dt au
Village Vanguard, le plus ancien et
le plus branch de tous les
hebdomadaires alternatifs du pays.
a
t
trois
mois
cauchemardesques.
Pour
commencer, il navait pas fait aussi
chaud
depuis
des
lustres.
Manhattan bouillait. Chaque matin,
je me mettais transpirer ds ma
sortie de la douche, a continuait
pendant tout le trajet en mtro et
ainsi de suite, jusqu la fin de la

journe.
Je travaillais pour une femme
horrible nomme Kiki. Un mtre
quatre-vingts,
dune
maigreur
spectrale, cheveux teints au henn,
lunettes catadioptre achetes dans
une
friperie
et
mine
perptuellement renfrogne, son
uniforme dt se composait dune
minijupe et dune paire de
cuissardes en daim, ou alors de
sabots excessivements bruyants
assortis un T-shirt moulant avec
une pub tellement ringarde dessus
que cen devenait tendance.
Au dbut, Kiki me dconcertait.
Ses tenues branches allaient de

pair avec le personnage, et la provoc


tait tout fait dans lesprit du
Vanguard, mais je ne voyais pas
trs bien quand elle trouvait le
temps de travailler. Elle se pointait
tard, partait de bonne heure, prenait
deux heures pour djeuner et
passait le reste de sa journe au
tlphone, avec une bande de
copines qui avaient toutes lair
interchangeables. Sur la plaque en
mosaque fixe la palissade
blanche dont elle avait, titre de
gag, entour son bureau, il tait
crit rdactrice adjointe . Or, si
sadjoindre ne lui posait aucun
problme, je ne lavais jamais vue

rdiger quoi que ce soit.


Elle tait toutefois matre dans
lart de dlguer les corves. Je
suis en train de penser aux femmes
dans les affaires de meurtre ,
disait-elle un mardi aprs-midi,
sirotant indolemment son caf
glac pendant que je transpirais en
face delle. Si vous alliez voir ce
quon a publi l-dessus ?
Nous tions en 1991. Les vieux
numros du Vanguard ntaient pas
stocks sur un site Internet, ni
mme sur microfilm, mais dans
dnormes classeurs poussireux
qui se disloquaient et qui devaient
peser une bonne dizaine de kilos

chacun. Ces classeurs taient


rangs dans le couloir qui reliait les
bureaux des chroniqueurs lenclos
avec des chaises mtalliques et des
tables lacres, rserv au menu
fretin. Je passais mon temps
descendre
les
classeurs
des
tagres, les transporter dabord
sur mon bureau, puis la
photocopieuse, tout en essayant
dviter lhaleine imprgne de gin
et les mains baladeuses du grand
dfenseur du port darmes dont le
bureau tait juste ct des
tagres, et dont la distraction
favorite consistait me frler
accidentellement exprs les seins

pendant que javais les bras chargs


de classeurs.
Ctait lamentable. Au bout de
quinze jours, jai renonc au mtro
et prfr prendre le bus. Mme si
je mettais deux fois plus de temps
et que javais toujours aussi chaud,
au moins jchappais la fournaise
suffocante
et
ftide
qutait
devenue la station de la 116e Rue.
Un aprs-midi, dbut aot, jtais
assise dans le M140, plonge dans
mes penses et transpirant comme
dhabitude, quand jai entendu une
toute petite voix, parfaitement
calme, qui semblait venir de la base
mme de mon crne.

Je sais o tu vas , a dit la voix.


Les poils de mes bras et les cheveux
sur ma nuque se sont hrisss.
Javais la chair de poule ;
subitement
frigorifie,
jtais
convaincue que ce que jentendais
l navait rien... dhumain. Une voix
de lautre monde, aurais-je dit cet
t-l en riant avec les copines.
Mais, sincrement, jai cru que
ctait la voix de Dieu.
Bien sr, ce ntait pas Dieu,
mais seulement Ellyn Weiss, une
collaboratrice du Village Vanguard,
petite
bonne
femme
bizarre
daspect androgyne, qui avait pris
place derrire moi et, plutt que de

dire bonjour, mavait gliss : Je


sais o tu vas. Mais dans ma tte,
je me suis dit que si jamais
jentendais la voix de Dieu, elle
serait exactement comme a :
petite, atone, assure.
Quand on a entendu la voix de
Dieu, on ne voit plus les choses de
la mme faon. Ce jour-l, lorsque
le grand dfenseur du port darmes
ma chatouill le ct du sein droit
pendant quil regagnait en titubant
son bureau, jai fait tomber
accidentellement exprs 1987 sur
son pied. Oh, excusez-moi , ai-je
dit, tout sucre et miel, tandis quil
virait au gris sale et sloignait

clopin-clopant. Il ne ma plus
jamais touche. Et lorsque Kiki ma
dit : Je suis en train de penser la
diffrence
entre
hommes
et
femmes , et ma demand de lui
sortir de la doc l-dessus, jai
rpondu par un mensonge effront.

Daprs
mon
conseiller
pdagogique, a ne comptera pas, si
tout ce que vous me faites faire,
cest des photocopies. Si vous ne
savez pas comment memployer, je
suis sre que les secrtaires de
rdaction le sauront. Laprs-midi
mme, jchappais aux griffes
courrouces de Kiki pour passer le
reste de lt rdiger des titres et

boire des pots avec mes nouveaux


collgues
du
secrtariat
de
rdaction.
prsent, sept annes plus tard,
assise en tailleur sur une table de
pique-nique, le visage lev vers le
ple soleil de novembre et le vlo
gar ct de moi, jattendais que
cette voix se manifeste nouveau.
Jattendais que Dieu me remarque,
assise au milieu de Pennwood State
Park, huit kilomtres de la maison
de mon enfance, quil me regarde et
menjoigne : Garde le bb, ou alors
Tlphone au planning familial.
Jai tendu les jambes, lev les
bras au-dessus de la tte, inspirant

par le nez, expirant par la bouche,


selon la mthode du jules de
Samantha, le prof de yoga mthode cense me purifier le sang
et maider y voir plus clair. Si mes
calculs taient exacts - si a stait
produit la dernire fois que javais
fait lamour avec Bruce -, alors
jtais enceinte de huit semaines.
Ctait grand comment ? me suis-je
demand. Comme un bout de doigt,
une gomme, un ttard ?
Javais dcid de laisser Dieu
dix minutes de plus quand jai
entendu quelque chose.
Cannie ?
Beurk. Ce ntait absolument pas

la voix du divin. Jai senti la table


osciller lorsque Tanya sest perche
dessus, mais jai gard les yeux
ferms dans lespoir que peut-tre,
pour une fois, si je ne ragissais
pas, elle sen irait.
a ne va pas ?
tais-je bte ! Javais tendance
oublier que Tanya faisait partie de
tout un tas de groupes de soutien :
un pour les familles dalcooliques,
un autre pour les victimes dabus
sexuels, un troisime qui sappelait
Finie la codpendance !, avec un
point dexclamation. Fiche la paix
ntait mme pas envisageable.
Tanya croyait dur comme fer aux

vertus de lintervention.
a te ferait peut-tre du bien
den parler, a-t-elle dit de sa voix
rocailleuse, allumant une cigarette.
Mmm , ai-je rpondu.
Mme les yeux clos, je la sentais
qui mobservait.
Tu tes fait virer , a-t-elle lch
brle-pourpoint.
Mes yeux se sont rouverts dun
coup, malgr moi.
Quoi ?
Tanya avait lair excessivement
contente delle. Jai devin juste,
hein ? Ta mre me doit dix dollars.

Je me suis allonge sur le dos,


agitant la main pour chasser la
fume.
Elle
commenait

mnerver srieusement.
Non, je nai pas t vire.

Alors cest Bruce ? Il est


arriv quelque chose ?

Tanya, je nai vraiment pas


envie den parler maintenant.

Bruce, hein ? a-t-elle fait,


accable. Merde.
Je me suis redresse. En quoi
a te contrarie ?
Elle a hauss les paules. Ta
mre pensait que ctait cause de
Bruce. Donc, si elle a raison, cest

moi qui lui dois de largent.


Gnial, me suis-je dit. Ma pauvre
vie rduite une srie de paris dix
dollars. Mes yeux se sont remplis de
larmes. Ces temps-ci, tout me
faisait pleurer, semblait-il : depuis
ma propre situation, en passant par
les articles de la rubrique socit de
l'Examiner, jusquaux publicits
pour les potages Campbell.
Tu as vu son dernier article,
cest a ? a demand Tanya.
Je lavais vu, oui. Nouvel
amour , il sappelait, dans le
numro de dcembre, sorti en
kiosque juste temps pour me
gcher les ftes de Thanksgiving.

Je sais que je devrais moccuper


dE., et delle seule , avait-il crit.
Je sais quil ne faut pas faire de
comparaisons. Mais il ny a pas
moyen de lviter. Aprs La
Premire, il semble que la suivante
est forcment La Deuxime. Du
moins au dbut, du moins pour
quelque temps. Or, tout point de
vue, E. est trs diffrente de mon
premier amour : aussi petite que
lautre tait grande, aussi fine et
dlicate que lautre tait solide et
robuste, la douceur mme, l o
lautre tait dune drlerie amre et
corrosive.
Elle est l pour rparer, me

disent mes amis, hochant la tte


comme de vieux rabbins chenus,
alors quils ont vingt-neuf ans et
quils sont tous intrimaires et
tudiants de troisime cycle. Cest
une relation de rparation. Et
alors ? me dis-je. Si a na pas
march avec la premire, pourquoi
ny aurait-il pas une deuxime, la
suivante ? Il faut bien continuer
vivre.
Si le premier amour est
comparable lexploration dun
nouveau continent, le deuxime,
cest comme emmnager dans un
nouveau quartier. On sait dj quil
y aura des rues et des maisons.

Maintenant, on aura le plaisir de


dcouvrir les maisons de lintrieur,
de fouler le pav des rues. On
connat les rgles, le vocabulaire de
base : coups de tlphone, chocolats
pour la Saint-Valentin, comment
consoler une femme qui vous confie
les problmes de sa journe, de sa
vie. Maintenant, on peut fignoler.
On lui trouve un surnom, on sait
comment lui tenir la main, on
connat la zone sensible juste sous
larc maxillaire...
Javais russi aller jusque-l
avant de me prcipiter aux toilettes
pour mon second haut-le-cur de la
journe. La simple ide que Bruce

puisse embrasser quelquun dautre


juste sous larc maxillaire - quil ait
mme remarqu lexistence de cet
endroit - suffisait rvulser mon
estomac dj barbouill. Il ne
maime plus. Jtais oblige de me
le rpter pour men souvenir, et
chaque fois que jy pensais, ctait
comme si jentendais ces mots-l
pour la premire fois, en italiques
majuscules, beugls par le type qui
faisait la voix off aux avantpremires de films : IL NE MAIME
PLUS.
a doit tre dur, a fait Tanya,
pensive.
Cest ridicule , ai-je ripost

schement.
La situation tait, en effet, dun
ridicule achev. Aprs trois ans de
supplications, de propositions, de
harclement dsespr et de
proclamations
bihebdomadaires
que jtais la femme de sa vie, nous
tions spars, jtais enceinte, et il
avait trouv quelquun dautre, si
bien que javais toutes les chances
de ne jamais le revoir. (Jamais tait
un autre mot que jentendais
souvent dans ma tte, comme dans
: Tu ne te rveilleras plus jamais
ct de lui, ou bien : Tu ne lui
parleras plus jamais au tlphone.)
Alors, quest-ce que tu vas faire

? a-t-elle demand.
Cest la grande question.
Jai saut de la table, enfourch
mon vlo et repris le chemin de la
maison. Sauf que je ne my sentais
plus chez moi, la maison, et, grce
lintrusion de Tanya, je doutais
que a puisse changer un jour.
Moins on en sait sur la vie
sexuelle de ses parents, et mieux a
vaut. videmment, vous pensez
bien quils ont d faire a au moins
une fois, pour vous avoir, et peuttre dautres occasions encore, si
vous avez des frres et surs, mais
a, cest de la procration, a relve
du devoir ; lide quils puissent se

servir de leurs ouvertures et


accessoires divers pour samuser,
pour le plaisir - bref, de la faon
dont vous, leur enfant, aimeriez
utiliser les vtres -, a de quoi vous
faire gerber. Surtout si leur vie
amoureuse est tout ce quil y a de
plus branch, au top des tendances
qui faisaient rage la fin des annes
quatre-vingt-dix. On na pas besoin
de savoir que ses parents senvoient
en lair, et encore moins que, dans
ce domaine, ils sont plus librs que
vous.
Malheureusement, grce Tanya
et son dveloppement personnel, et
ma mre que lamour avait prive

de jugeote, javais eu droit toute


lhistoire.
a commenc quand mon frre,
Josh, rentr du campus et
fourrageant dans la salle de bains
de ma mre la recherche dune
pince ongles, est tomb sur une
petite pile de cartes de vux
Hallmark - celles avec des dessins
abstraits darbres et doiseaux, et
pleines de bons sentiments
lintrieur. Je pense toi , disait
lune delles, et dedans, sous le
couplet en vers de Hallmark,
quelquun avait crit : Annie, au
bout de trois mois, le feu brle avec
la mme ardeur. Pas de signature.

a doit tre cette femme, a dit


Josh.
Laquelle ? ai-je demand.
Celle qui habite ici. Maman
dit que cest sa prof de natation.
Une prof de natation domicile ?
Ctait la premire fois que jen
entendais parler.
Je suis sre que ce nest rien ,
ai-je dit Josh.
Je suis sr que ce nest rien ,
ma dit Bruce, quand jen ai discut
avec lui ce soir-l.
Et cest ainsi que jai commenc
la conversation avec ma mre,
lorsquelle ma appele au bureau

deux jours plus tard : Je suis sre


que ce nest rien, mais...
Oui ? a dit ma mre.

Y a-t-il, euh... quelquun


dautre qui vit la maison ?
Ma prof de natation.
Tu sais, les JO, ctait lanne
dernire, ai-je rpondu sur le mme
ton.

Tanya est une amie du


Centre communautaire juif. Elle est
entre deux appartements et elle
occupe la chambre de Josh pendant
quelques jours.
avait lair louche. Ma mre
navait pas damies qui vivaient en

appartement,
et
quil
fallait
hberger par-dessus le march
parce quelles taient en instance de
dmnagement. Comme elle, ses
amies
habitaient
toutes
des
maisons dsertes par leurs exmaris. Mais jai laiss tomber
jusqu la fois suivante, o jai
tlphon chez nous et entendu une
voix inconnue lautre bout du fil.
All ? a-t-elle grogn.
Impossible de dire, au premier
abord, si ctait un homme ou une
femme. En tout cas, on avait
limpression que la personne sortait
du lit, mme sil tait presque huit
heures du soir, un vendredi.

Excusez-moi, ai-je dit poliment.


Jai d me tromper de numro.
Cest Cannie ?
Oui. Et vous, qui tes-vous,
sil vous plat ?

Tanya, a-t-elle annonc


firement. Je suis une amie de
votre mre.
Oh, ai-je fait. Oh, bonsoir.

Votre mre ma beaucoup


parl de vous.
Cest... cest bien.
Mon esprit tait en bullition.
Qui tait cette femme, et pourquoi
rpondait-elle au tlphone ?

Mais elle nest pas l,


continuait Tanya. Elle est en train
de jouer au bridge. Avec son groupe
de bridge.
Ah bon.

Voulez-vous quelle vous


rappelle ?

Non, ai-je rpliqu. Non, a


ira.
a, ctait le vendredi. Je nai pas
parl ma mre jusquau lundi
suivant, quand elle ma tlphon
au bureau.
Tu as quelque chose me dire ?
ai-je demand, mattendant une
forme ou une autre de dngation.

Au lieu de quoi, elle a pris une


grande inspiration.
Tu sais, Tanya... mon amie?
Elle est... enfin, nous sommes
amoureuses
et
nous
vivons
ensemble.
Que rpondre cela ? La subtilit
et la discrtion faisaient partie de
lhritage familial. Jai raccroch.
Jai pass le reste de laprs-midi
fixer le vide, ce qui, croyez-moi,
na rien ajout la valeur de mon
article sur les MTV Video Music
Awards. Chez moi, il y avait trois
messages sur le rpondeur : un de
ma mre ( Cannie, appelle-moi, il
faut quon en parle ), un de Lucy

( Maman ma dit de tappeler, mais


elle na pas dit pourquoi ) et un de
Josh ( Quest-ce que je tavais DIT
! ).
Plutt que de les rappeler, jai
prfr convoquer Samantha pour
un dessert durgence et un plan de
campagne. Nous sommes alles au
bar d ct o jai command un
verre de tequila et une part de
gteau au chocolat avec du coulis de
framboises. Ainsi ravigote, je lui ai
rpt ce que ma mre venait de
mapprendre.
Waouh ! a murmur
Samantha.
Seigneur Dieu ! a dit Bruce,

quand je lui ai annonc la nouvelle


plus tard dans la soire. Mais le
choc initial a eu tt fait de se muer
en une... disons, une sorte
damusement choqu. Avec une
bonne dose de condescendance. Le
temps darriver ma porte, il
affichait une humeur librale sans
nuages.
Tu devrais tre contente quelle
ait rencontr quelquun, ma-t-il
sermonne.

Je le suis, ai-je rpondu


lentement. Enfin, je suppose. Cest
juste que...
Contente , a rpt Bruce.

Il pouvait tre imbuvable quand


il sagissait de suivre la ligne du
politiquement correct et dnoncer
les principes quasi obligatoires
parmi les tudiants du Nord-Est
dans les annes quatre-vingt-dix. La
plupart du temps, je ny prtais pas
attention. Mais, cette fois-ci, je
refusais de passer pour quelquun
de sectaire, de moins ouvert ou
tolrant quil ne ltait, lui. Cette
fois-ci, jtais personnellement
concerne.
Tu as combien damis gays ? aije demand, sachant dj quelle
serait la rponse.
Aucun, mais...

Aucun ta connaissance.
Jai marqu une pause, pour lui
laisser le temps de percuter.
a veut dire quoi ? sest-il
enquis.
Rien de plus que ce que jai
dit. Aucun ta connaissance.
Tu penses quun de mes amis
est gay ?
Bruce, je ne savais mme pas
que ma propre mre ltait.
Comment veux-tu que jaie la
moindre ide sur la sexualit de tes
amis ?
Ah, a-t-il dit, radouci.
Mais je veux dire par l que

tu ne connais pas vraiment


dhomosexuels autour de toi. Alors,
comment peux-tu tre persuad que
cest une telle aubaine pour ma
maman ? Que je devrais men
rjouir, hein ?
Elle est amoureuse. O est le
mal ?

Et lautre ? Si elle tait


immonde ? Si... Je me suis mise
pleurer devant lafflux dimages
cauchemardesques
qui
submergeaient mon cerveau. Si, je
ne sais pas, elles marchent dans la
rue, et quelquun les voit et leur
jette une bouteille de bire la
tte...

Cannie, allons...

Les gens sont mchants !


Cest a que je veux dire ! a ne me
gne pas quon soit gay, mais les
gens sont mchants... bourrs de
prjugs... pourris... et... et tu sais
comment cest, dans mon quartier !
Ils interdiront leurs gosses de
venir nous demander des bonbons,
le soir dHalloween...
vrai dire, cette interdiction
remontait 1985, lorsque mon pre
avait entam sa descente aux enfers
en ngligeant le jardin et en laissant
libre cours lartiste qui tait en lui.
Il avait rapport un scalpel de
lhpital et transform une demi-

douzaine
de
citrouilles
en
caricatures
cruellement
ressemblantes des membres de la
famille proche de ma mre, y
compris
une
tante
Linda
franchement hideuse, quil avait
perche sur notre terrasse, affuble
dune perruque blond platine
provenant des objets trouvs de
lhpital. Mais il faut dire aussi
quAvondale ntait pas un modle
dintgration. Pas de Noirs, peu de
Juifs, et personne dans mon
souvenir
qui
se
montrait
ouvertement homosexuel.
On sen fiche, du quen-dira-ton.

Pas moi, ai-je sanglot. Cest


trs joli davoir des idaux et
desprer que les choses vont
changer un jour, mais nous devons
vivre dans le monde tel quil est, et
le monde est... est...

Pourquoi tu pleures ? a
demand Bruce. Cest pour ta mre
que tu tinquites ou pour toimme ?
Mais les larmes mempchaient
de rpondre, et puis il y avait
dautres fuites qui exigeaient une
intervention durgence. Je me suis
essuy la figure avec ma manche et
me suis mouche bruyamment.
Quand jai lev les yeux, Bruce

parlait toujours.
Ta mre a fait son choix,
Cannie, et si tu es une bonne fille, il
faut que tu la soutiennes.
Facile dire. Ce ntait pas la
plus-que-parfaite Audrey qui avait
annonc, au cours dun de ses
dners casher de quatre plats,
quelle avait dcid de virer sa cuti.
Jtais prte parier une semaine
de salaire quelle navait jamais vu
le vagin dune autre femme.
Dailleurs,
elle
navait
probablement jamais d voir le
sien.
Lide de la mre de Bruce dans
son bain bouillonnant deux

places, en train de se tamponner


discrtement avec un moelleux gant
de toilette en coton gyptien, ma
arrach un petit rire.
Tu vois ? a dit Bruce. Il faudra
ty faire, cest tout.
Jai rigol de plus belle. Stant
acquitt de son devoir amical, Bruce
a chang de registre. Sa voix de
tnor
guide-conseiller-protecteur
est devenue plus basse, plus intime.
Viens par ici, toi , a-t-il
murmur tel Lionel Richie, me
faisant signe de le rejoindre,
membrassant tendrement sur le
front et jectant moins tendrement
Troufi du lit. Jai envie de toi. Et,

joignant le geste la parole, il a


plac ma main sur sa braguette.
Ctait comme a.
Bruce est parti minuit. Jai
sombr dans un sommeil agit et
me suis rveille le lendemain
matin avec le tlphone qui trillait
sur mon oreiller. Jai dcoll une
paupire. Cinq heures et quart. Jai
dcroch. All ?
Cannie ? Cest Tanya.
Tanya ?
Lamie de votre mre.
Oh, Seigneur. Tanya.
Bonjour , ai-je dit faiblement.

Troufi ma dvisage comme


pour me demander : Cest quoi, ce
cirque ? Puis, reniflant avec ddain,
il sest rinstall sur loreiller.
Tanya, entre-temps, a t prise de
logorrhe.
... su au premier regard quelle
pouvait avoir des sentiments pour
moi...
Je me suis redresse avec effort
et jai ttonn la recherche dun
calepin. Cela tait bien trop insolite
pour ne pas tre transmis la
postrit. la fin de notre
conversation, javais noirci neuf
pages, jtais en retard au bureau et
je connaissais la vie de Tanya dans

ses moindres dtails. Jai appris


quelle
avait
subi
des
attouchements de son professeur de
piano, que sa mre tait morte dun
cancer du sein quand elle tait
jeune et que son pre stait
remari avec une ditrice pas trs
sympa qui avait refus de lui payer
ses tudes au centre universitaire
de Green Mountain Valley ( ils
occupent la troisime place en
Nouvelle-Angleterre pour lartthrapie ). Jai su le nom du
premier
amour
de
Tanya
(Marjorie), comment elle a atterri
en Pennsylvanie (boulot) et aussi
quelle tait en train de se sparer

au bout de sept ans dune


dnomme Janet.

Elle
est
extrmement
dpendante, ma-t-elle confi. Avec
un
petit
ct
obsessionnel
compulsif.
ce stade, je mtais retranche
dans
un
mode
purement
journalistique, me contentant dun
oui ou bien dun je vois .
Alors jai dmnag, ma-t-elle
dit.
Oui.

Et je me suis consacre au
tissage.
Je vois.

Ensuite, a t la rencontre avec


ma mre (regards passionns dans
les vestiaires pour femmes du
sauna - jai t presque force de
reposer le combin), leur premier
rendez-vous
(restaurant
thalandais), et comment Tanya a
russi convaincre ma mre que
ses tendances lesbiennes taient
plus quune passade.
Je lai embrasse, a-t-elle
annonc, toute fire. Elle a voulu
sen aller, mais je lai prise par les
paules, lai regarde droit dans les
yeux, et jai dit : Ann, a ne partira
pas.
Oui, ai-je dit. Je vois.

L-dessus, Tanya est passe la


partie rflexion et analyse du
discours.
La faon dont je vois les choses,
cest que votre mre a consacr
toute sa vie ses gosses.
Elle a prononc ses gosses
exactement sur le mme ton que
jaurais employ pour dire
invasion de cafards .
Et elle a support ce salopard...
De quel salopard sagit-il, au
juste ? ai-je demand placidement.
Votre pre, a rpondu Tanya
qui, lvidence, navait pas
lintention de prendre des gants

avec la progniture dudit salopard.


Comme je le disais, elle vous a
consacr sa vie... et ce nest pas
mauvais en soi. Je sais combien elle
voulait tre mre, fonder une
famille, et, bien sr, les goudous
navaient pas beaucoup de choix
lpoque...
Les goudous ? Javais dj du mal
avec lesbienne . quel moment
ma mre avait-elle t promue
goudou ?
... mais mon avis, poursuivait
Tanya, il est temps quelle fasse des
choses qui lui plaisent. Quelle vive
sa propre vie.
Je vois, ai-je dit. Oui.

Jai vraiment hte de faire


votre connaissance, a-t-elle dclar.

Il faut que jy aille


maintenant.
Et jai raccroch. Ne sachant si je
devais rire ou pleurer, jai fini par
faire les deux en mme temps.
a dpasse lentendement , aije dclar Samantha aprs lavoir
appele de la voiture.
Une tache pareille, a ne
sinvente pas , ai-je dit Andy au
cours du djeuner.
Ne juge pas, ma avertie Bruce
avant mme que jaie ouvert la
bouche.


Elle est... hum. Pour le
partage. fond la caisse.
Cest bien, a, a-t-il dit en me
faisant le coup du cli-gnementpapillotement. Tu devrais en
prendre de la graine, Cannie.
Hein ? Moi ?
Tu as tendance cacher tes
sentiments. tout garder pour toi.
Cest vrai, tu as raison. Allons
trouver un parfait inconnu pour que
je lui raconte comment mon prof de
piano avait lhabitude de me
peloter.
Hein ?

Elle a t victime dabus

sexuels. Et elle ma tout dcrit, y


compris les dtails les plus
glauques.
Mme M. Tout-le-monde-il-estgentil a t pris au dpourvu.
Oh, mince.

Et puis sa mre a eu un
cancer du sein, et sa belle-mre a
convaincu son pre de ne pas lui
financer ses tudes.
Bruce ma lanc un regard
sceptique.
Elle ta racont tout a ?
Quest-ce que tu crois, que je
suis alle l-bas et que jai lu son
journal intime ? Evidemment que

cest elle qui me la racont !


Je me suis interrompue pour
chiper quelques frites dans son
assiette. Nous tions au Tick Tock,
o les portions taient normes et
les
serveuses
particulirement
acaritres. Moi, je ne commandais
jamais de frites, mais jusais de tous
mes pouvoirs de persuasion pour
que Bruce le fasse et quainsi nous
puissions partager.
Elle a lair srieusement
atteinte.
Tu las peut-tre mise mal
laise.
Mais je nai rien dit ! Elle ne

ma jamais vue ! Cest elle qui a


appel, alors comment aurais-je pu
la mettre mal laise ?
Bruce a hauss les paules.
Cest ta faon dtre, jimagine.
Je me suis renfrogne. Il ma pris
la main.
Ne te fche pas. Cest
simplement que... tu portes des
jugements sur tout.
Qui a dit a ?

Eh bien, mes amis, pour


commencer.

Quoi, juste parce que je


considre quils devraient se
trouver un boulot ?


L, tu vois. a, cest un
jugement.
Chri, ce sont des glandeurs.
Accepte-le. Cest la vrit.
Ce ne sont pas des glandeurs,
Cannie. Ils travaillent, figure-toi.
Mais oui, cest a. Il gagne sa
vie comment, Eric Silverberg ?
Eric, nous le savions tous les
deux, bossait comme intrimaire
plein temps dans une start-up sur
Internet o il passait ses journes
vendre des cassettes pirates de
Springsteen, draguer des nanas
sur lun des trois sites de rencontres
auxquels il tait abonn et

ngocier des achats de drogue.


George a un vrai travail.
George passe ses week-ends
dans une brigade de reconstitution
de la guerre de Scession. Il a mme
son propre mousquet.

Tu changes de sujet , a
protest Bruce.
Je sentais que, malgr ses efforts
pour se mettre en colre, il
commenait sourire.
Je sais, ai-je dit. Seulement, un
type qui a son propre mousquet, a
fait une chute facile.
Je me suis leve pour aller
masseoir ct de lui, ma main sur

sa cuisse et ma tte contre son


paule.
Tu sais, la seule raison pour
laquelle je porte des jugements,
cest parce que je suis jalouse.
Jaurais voulu avoir ce
genre de vie moi-mme. Pas de
prts tudiants rembourser, le
loyer est pay, des parents gentils,
quilibrs, maris et htrosexuels
qui me donnent leurs meubles
peine uss chaque fois quils
ramnagent leur intrieur et qui
moffrent
une
voiture
pour
Hanoukka...
Ma voix sest teinte. Bruce me
regardait fixement. Jai ralis que

ce portrait, qui concernait la plupart


de ses amis, tait galement le sien.
Dsole, ai-je repris avec
douceur. Tu comprends, jai parfois
limpression que cest plus facile
pour les autres, et que chaque fois
que a lair daller mieux... il
marrive
une
tuile,
comme
maintenant.

a ne test jamais venu


lesprit que ces choses-l tarrivent
justement parce que tu as la force
de les encaisser ? Mattrapant la
main, Bruce la fait glisser le long de
sa cuisse. Jusquen haut. Tu es si
forte, Cannie, a-t-il chuchot.

Cest que... ai-je dit. Je

voudrais...
Mais dj il membrassait. Jai
senti le ketchup et le sel sur ses
lvres. Puis sa langue dans ma
bouche. Jai ferm les yeux et
essay de ne plus y penser.
Jai pass le week-end dans
lappartement de Bruce. Ctait un
de ces moments de grce o tout
nous russissait : le sexe, un bon
repas au restaurant, des aprs-midi
paresseux changer les sections
du Sunday Times, et puis jai repris
le chemin de la maison avant quon
commence se chamailler. On a
parl un peu de ma mre, mais
surtout jai profit dtre avec lui. Et

il ma donn sa chemise de flanelle


prfre pour chez moi. Elle sentait
comme lui, comme nous : comme le
sexe et la dope, sa peau et mon
shampooing. Elle me serrait trop
la poitrine - ctait la mme chose
avec toutes ses affaires - mais les
manches marrivaient au bout des
doigts, et je me sentais protge, en
scurit, comme sil me tenait dans
ses bras ou bien par la main.
Haut les curs, me suis-je dit,
une fois dans mon lit. Jai resserr
la chemise de Bruce autour de moi,
offert ma joue
Troufi pour quil la lche en signe
dencouragement et tlphon la

maison.
Par bonheur, cest ma mre qui a
dcroch.
Cannie ! a-t-elle dit, lair
soulag. O tais-tu passe ? Je
narrte pas dappeler...
Jtais chez Bruce. On avait
des places de thtre , ai-je menti.
Bruce ntait pas un fana de
thtre. Il dcrochait trs vite.
Bien, a-t-elle fait. Bien. Euh, je
voudrais te dire que je regrette de te
mettre ainsi devant le fait accompli.
Jaurais srement d... enfin, je sais
que jaurais d attendre pour te
lannoncer de vive voix...

Ou du moins pas au bureau.

Elle a ri. Cest vrai. Excuse-moi.


Ce nest pas grave.

Voil... Je lentendais
presque passer en revue une demidouzaine
de
remarques
prliminaires. Tu as des questions
me poser ? a-t-elle demand
finalement.
Jai pris une grande inspiration.
Tu es heureuse ?

Jai limpression dtre au


lyce ! sest-elle exclame avec
jubilation. Je me sens... je narrive
mme pas lexprimer.

Ne te force surtout pas, ai-je


pens.
Tanya est quelquun de
formidable. Tu verras.
Quel ge a-t-elle ?
Trente-six ans, a dit ma mre
qui en avait cinquante-six.
Une femme plus jeune , aije observ.
Ma mre a pouff de rire. Vous
navez pas ide quel point a ma
perturbe. Normalement, ce ntait
pas du tout son genre.
Apparemment, elle a lair
davoir un petit problme de...
territoire, ai-je hasard.

Ma mre est redevenue trs


srieuse.
Que veux-tu dire par l ?
Elle ma tlphon vendredi
matin... Tu ntais pas l, je
suppose.
Je
lai
entendue
inspirer
brusquement. Qua-t-elle dit ?

a ira peut-tre plus vite


dnumrer ce quelle na pas dit.
Oh, mon Dieu. Oh, Cannie.

Cest malheureux, bien sr,


quelle ait t abuse...
Oh non, Cannie, elle na pas
fait a !

Mais malgr son ton choqu,


horrifi, ma mre paraissait...
presque fire. Comme si, sous le
couvert de la colre, elle passait une
btise son enfant prfr.
Eh si, ai-je rpondu dun air
sombre. Jai eu droit toute la saga,
depuis le prof de piano qui lui
chatouillait les touches...
... Cannie !
... et la mchante belle-mre,
jusqu son ex qui tait dpendante
et obsessionnelle compulsive.
Ae, a dit ma mre. Nom de
Dieu.

Elle devrait peut-tre aller

consulter quelquun.
Mais elle y va. Crois-moi, elle
y va. Depuis des annes.
Et elle na toujours pas capt
quon ne dballe pas toute lhistoire
de sa vie quelquun quon ne
connat pas ds le premier contact ?

Ma mre a pouss un soupir.


Probablement pas.
Jai attendu. Jai attendu des
excuses, une explication, quelque
chose qui me permettrait dy voir
clair. En vain. Aprs un silence
gn, ma mre a chang de
conversation, et jai embray en

esprant que ctait juste une tape,


une lubie, voire un mauvais rve.
Pensez-vous. Tanya tait l pour de
bon.
Quamne une lesbienne son
deuxime rendez-vous ? dit la
blague.
Un
camion
de
dmnagement. Quamne un gay
son deuxime rendez-vous ? Quel
deuxime rendez-vous ?
Ctait une vieille blague, certes,
mais non dnue de fondement.
Lorsquelles ont commenc se
frquenter, Tanya a effectivement
quitt lappartement de son excompagne
dpendante
et
obsessionnelle compulsive pour

prendre un logement elle.


Mais,
en
fait,
elle
est
pratiquement venue vivre chez
nous ds le deuxime rendez-vous.
Je men suis rendu compte quand
jai dbarqu six semaines aprs ce
que mon frre, ma sur et moi
appelions le dtournement de
maman et que jai vu linscription
sur le mur.
Enfin, le poster sur le mur.
Linspiration, disait-il au-dessus de
la photo dune vague dferlante,
cest de croire quon peut tous unir
nos forces.
Maman ? ai-je appel en
laissant tomber mes sacs.

Troufi, pendant ce temps,


gmissait et se collait mes jambes
dune faon qui ne lui ressemblait
gure.
Par ici, chrie , a cri ma
mre.
Chrie ? Jai fait mon entre dans
le sjour avec Troufi qui se
planquait derrire moi. Cette fois, le
nouveau poster reprsentait des
dauphins bondissants. Travail
dquipe , tait-il marqu dessus.
Et sous les dauphins, il y avait ma
mre avec une femme qui ne
pouvait tre que Tanya. Toutes deux
portaient des survtements violets
assortis.

Salut ! a dit Tanya.


Salut , a rpt ma mre.
Un gros chat abricot a saut de
lappui de fentre, sest approch
insolemment de Troufi et a tendu
une patte, toutes griffes dehors.
Avec un jappement aigu, Troufi a
pris la fuite.
Gertrude ! a lanc Tanya.
Vilaine fille !
Le chat la ignore et sest roul
en boule dans un rayon de soleil au
milieu de la pice.
Troufi ! ai-je appel.
Du haut de lescalier, jai entendu
un
faible
gmissement
de

protestation - manire de dire cause


toujours.
Cest-y quon a des employs
qui ont besoin dtre motivs ? ai-je
demand en dsignant lquipe de
dauphins.
Hein ? a fait Tanya.
Comment ? a dit ma mre.

Les posters, ai-je expliqu.


On a exactement les mmes
limprimerie du journal. Juste
ct du panneau 27 jours sans
accident. Lart au service de la
motivation.
Tanya a hauss les paules. Je
mtais attendue trouver la prof

de gym type, mollets sinueux,


biceps noueux et coupe de cheveux
sans chichi. lvidence, javais
tout faux. Tanya tait un tout petit
bout de bonne femme, un mtre
cinquante peine, avec un halo de
frisottis rousstres et une peau
tellement
bronze
quelle
ressemblait, de par sa couleur et sa
consistance, du vieux cuir. Pas de
hanches ni de poitrine dignes de ce
nom. On aurait dit une gamine,
avec ses genoux corchs et un
doigt envelopp de sparadrap.
Jaime bien les dauphins, a-telle dit timidement.
Oui, ai-je acquiesc. Je vois.


a, ctaient les changements les
plus flagrants. Il y avait aussi une
collection de figurines en forme de
dauphins au-dessus de la chemine,
la place des photos de famille. Des
casiers journaux en plastique
taient visss aux murs, confrant
notre sjour des allures de cabinet
mdical... pour mieux mettre en
valeur
les
exemplaires
du
Rhabilitation - la revue des
handicaps - de Tanya. Et quand je
suis monte dposer mes sacs dans
ma chambre, la porte na pas voulu
souvrir.
Maman ! ai-je appel. Il y a

quelque chose qui cloche ici !


Jai entendu un conciliabule
chuchot dans la cuisine : la voix de
ma mre, calme et apaisante ; la
basse rocailleuse de Tanya frisant
lhystrie. De temps autre,
jarrivais distinguer un mot. Psy
et besoin dintimit
semblaient relever du thme
dominant. Finalement, ma mre a
gravi lescalier, lair perturb.
Hum... en fait, jallais ten
parler.
De quoi ? De la porte qui est
coince ?
vrai dire, elle est ferme

cl.
Jai ouvert des yeux ronds.
Tanya a... entrepos des affaires
elle lintrieur.
Tanya a un appartement, aije fait remarquer. Pourquoi ne
garde-t-elle pas ses affaires l-bas ?

Ma mre a hauss les paules.


Cest tout petit, tu sais. Genre
studette.
a
paraissait
plus
logique... tu pourrais peut-tre
dormir dans la chambre de Josh ce
soir.
L,
jai
commenc

mimpatienter.

Mman, cest ma chambre.


Jaimerais
dormir
dans
ma
chambre. O est le problme ?

coute, Cannie, tu ne... tu


nhabites plus ici.
Daccord, mais a ne signifie
pas que je ne veux pas dormir ici
quand je rentre la maison.
Ma mre a pouss un soupir.
On
a
effectu
quelques
changements, a-t-elle murmur.
Ouais, je men suis aperue.
Alors, o est le problme ?

Nous, euh... enfin, on sest


dbarrasses de ton lit.
Jen suis reste sans voix. Vous

vous tes dbarrasses de...

Tanya avait besoin de place


pour son mtier tisser.

Il y a un mtier tisser ldedans ?


En effet. Tanya est monte, a
dverrouill la porte et est
redescendue bruyamment, la mine
maussade. Je suis entre dans ma
chambre et jai vu le mtier, un
ordinateur,
un
futon
lim,
quelques vilaines tagres en
contreplaqu
imitation
noyer,
couvertes de bouquins avec des
titres comme Les Battantes, Les
Mauvais Choix, Le Courage de
gurir et Ce nest pas ce quon

mange, cest ce qui nous mange. Il y


avait un store aux couleurs de larcen-ciel sur la fentre et, le pire de
tout, un cendrier sur le bureau.
Elle fume ?
Ma mre sest mordu la lvre.
Elle essaie darrter.
Jai inhal. Ctait bien a, encens
et Marlboro Light. Beurk. Pourquoi
fallait-il
quelle
installe
ses
bouquins
de
dveloppement
personnel et ses odeurs de cigarette
dans ma chambre ? Et o taient
mes affaires ?
Je me suis tourne vers ma mre.
Franchement, tu aurais pu

men parler. Je serais venue


rcuprer tout ce qui tait l.
Mais on na rien jet, Cannie.
Tout est dans des cartons au soussol.
Jai lev les yeux au ciel. Voil
qui est trs rconfortant.

Je suis dsole. Tu
comprends, jessaie dinstaurer une
sorte dquilibre...

Non, non, ai-je dit.


Lquilibre, a implique de tenir
compte de diffrentes choses. Tout
ceci... Dun geste circulaire, jai
indiqu le mtier tisser, le
cendrier, le dauphin en peluche

perch sur le futon. ... a prend en


compte les dsirs dune seule
personne, et lautre se retrouve
compltement
baise.
Cest
totalement goste. Cest tout fait
ridicule. Cest...

Cannie , ma interrompue
Tanya.
Elle avait russi monter sans
que je lentende.
Vous voulez bien nous excuser
?
Et je lui ai claqu la porte au nez.
Avec un malin plaisir, je lai coute
sacharner sur la poigne aprs que
jai eu ferm la porte avec son

propre verrou.
Ma mre a voulu sasseoir
lancien emplacement de mon lit,
sest rattrape et a pris la chaise de
bureau.
coute, Cannie. Je sais que a
ta fait un choc...

Tu es compltement folle ?
Cest ridicule ! Il aurait suffi dun
putain de coup de fil. Je serais
venue chercher mes affaires et...
Ma mre avait lair malheureuse.
Dsole , a-t-elle rpt.
Pour finir, je ne suis pas reste
dormir. Cet pisode a t lorigine
de ma premire - et jusquici

dernire - tentative daller voir un


psy.
Lassurance
sant
de
l'Examiner ma pay dix sances
chez le Dr Blum, une petite femme
aux cheveux roux et friss qui
prenait fbrilement des notes
pendant que je lui narrais le
feuilleton du pre tar, du divorce
difficile et de la mre lesbienne. Je
minquitais pour le Dr Blum.
Dune part, javais lair de lui faire
peur. Et, dautre part, elle semblait
avoir toujours un train de retard.
Minute, disait-elle lorsque je
passais abruptement de la dernire
normit de Tanya lincapacit de
ma sur Lucy garder un job.

Votre sur gagnait sa vie en faisant


du strip-tease, et vos parents
ntaient pas au courant ?

a, ctait en 86. Mon pre


tait parti. Et comme ma mre ne
sest absolument pas rendu compte
que je couchais avec le matre
assistant en histoire et que javais
pris vingt-cinq kilos en premire
anne de fac, elle tait tout fait
dispose croire que Lucy faisait du
baby-sitting tous les jours jusqu
quatre heures du matin.
Le Dr Blum consultait ses notes.
OK, et le professeur dhistoire,
ctait... James ?


Non, non. James, ctait le
matre-nageur. Jason, le pote de
chez Speedy. Bill, le mec de la fac.
Et Bruce, cest celui de maintenant.

Bruce ! disait-elle,
triomphante, ayant localis le nom
parmi ses gribouillis.

Mais jai un peu peur de le


mener en bateau. Jai soupir.
Je ne suis pas sre de laimer
vraiment.
Revenons un instant votre
sur.
Et elle feuilletait son bloc-notes
de plus en plus vite, pendant que je
luttais contre lenvie de biller.

Outre ses difficults suivre, le


Dr Blum perdait une bonne partie
de sa crdibilit du fait de ses
tenues
vestimentaires.
Elle
shabillait comme si elle navait
jamais entendu parler du rayon
petites tailles. Ses manches lui
frlaient gnralement le bout des
doigts ; ses jupes lui pendouillaient
autour des chevilles. Je me suis
livre du mieux que jai pu, je
rpondais toutes les questions
quelle me posait, mais elle ne ma
jamais inspir confiance. Comment
pouvais-je faire confiance une
femme qui avait encore moins le
sens de la mode que moi ?

lissue de dix sances, elle ne


ma pas officiellement proclame
gurie, mais elle ma donn deux
conseils.
Primo, vous ne pouvez pas
changer le comportement de qui
que ce soit ici-bas. Ni celui de votre
pre, ni celui de votre mre, de
Tanya ou de Lisa...
... Lucy, ai-je rectifi.
Cest a. Vous ne pouvez pas
matriser leur faon dagir, mais
vous pouvez matriser la faon dont
vous y ragissez... vous de choisir
si a doit vous rendre folle,
accaparer toutes vos penses, ou si
vous allez prendre note de leurs

actes, y rflchir et dcider en toute


conscience de limpact quils auront
sur vous.

Daccord. Et la deuxime
chose, cest quoi ?

Bruce, a-t-elle dit


srieusement. Ne le lchez pas,
mme si ce nest pas lhomme idal.
Vous pouvez compter sur lui, il a
lair de vous soutenir et, mon avis,
vous en aurez bien besoin dans les
prochains mois.
Nous nous sommes serr la
main. Elle ma souhait bonne
chance. Je lai remercie de son aide
et lui ai parl des soldes chez Ma
Jolie, Manayunk, o lon

fabriquait des choses sa taille. Et


cest ainsi que sest acheve ma
grande aventure en matire de
psychothrapie.
Jaurais aim ajouter que depuis
que Tanya a emmnag chez nous
avec son mtier tisser, ses griefs
et ses posters, la situation sest
amliore. Hlas, ce nest pas le cas.
Ct rapports humains, Tanya a les
facults dun vgtal. Cest comme
un manque doreille ; seulement, au
lieu de la musique, elle est sourde
aux nuances, aux subtilits, aux
euphmismes, lart de la
conversation
et
aux
pieux
mensonges.
Demandez-lui

comment elle va, et vous aurez le


compte
rendu
complet
et
circonstanci de son dernier
problme professionnel/de sant,
accompagn de linvitation voir la
cicatrice laisse par lopration.
Dites-lui que vous avez aim sa
tambouille (et Dieu sait que ce sera
du pipeau), et elle vous rgalera
avec dinnombrables recettes, ayant
chacune son histoire ( Je me
souviens, ma mre ma fait a le
soir o elle est rentre de lhpital...
).
Avec a, elle est incroyablement
susceptible, encline aux crises de
larmes en public et aux grosses

colres, aprs quoi soit elle


senferme dans mon ancienne
chambre, si on est la maison, soit
elle part en claquant la porte, si on
est lextrieur. Et elle btifie avec
ma mre de la faon la plus
nervante qui soit : elle la suit
partout comme un chiot namour,
vouloir toujours lui tenir la main,
lui caresser les cheveux, lui masser
les pieds, lenvelopper dans une
couverture.
Elle nest pas nette, a dcrt
Josh.

Cest de limmaturit, a dit


Lucy.

Je ne comprends pas. a,

ctait moi. Quon vous traite


comme a pendant, mettons, une
semaine, cest sympa... mais o est
le challenge l-dedans ? O est
ladrnaline ? Et quest-ce quelles
peuvent bien se raconter ?
Rien , a dit Lucy.
Venus tous les trois pour la fte
de Hanoukka, nous tions assis
dans le sjour aprs que les invits
taient partis et que ma mre et
Tanya taient alles se coucher.
Chacun avait sur lui le cadeau que
Tanya lui avait tiss. Moi, ctait
une charpe arc-en-ciel ( Tu
pourras la mettre au dfil de la
Gay Pride , ma-t-elle suggr) ;

Josh, une paire de moufles, couleur


Gay Pride aussi, et Lucy, une espce
de ballot cens, daprs Tanya, tre
un manchon. Pour garder tes
mains au chaud , a-t-elle expliqu
de sa voix rauque, pendant que
Lucy et moi tions croules de rire,
et que Josh se demandait tout bas si
on ne pouvait pas sen servir plutt
quand on avait le manche.
Troufi, qui avait galement reu
un petit chandail arc-en-ciel,
dormait dun il sur mes genoux,
prt dtaler en cas dapparition de
ses deux btes noires, Gertrude et
Alice. Josh, sur le canap, pinait
les cordes de sa guitare : a

ressemblait la chanson du
gnrique de Beverly Hills.
En fait, a dit Lucy, elles ne
parlent pas du tout.

De quoi veux-tu quelles


parlent ? ai-je demand. Maman est
quelquun de cultiv... elle a
voyag...
Tanya lui met la main sur la
bouche quand il y a un quiz la
tl, a dit Josh, morose, passant
Sex and Candy.
Ouille, ai-je dit.

Vridique, a confirm Lucy.


Elle trouve a odieux que maman
crie les rponses.

Srement parce quelle ne les


connat pas elle-mme, a dit Josh.
Tu sais, a fait Lucy, lesbienne
ou pas, je men fiche. Mais aurait
t mieux...

... si elle avait rencontr


quelquun dautre , ai-je termin
sa place.
Et je me suis imagin une
histoire damour unisexe plus
adapte : disons, une prof de
cinma
de
luniversit
de
Pennsylvanie, quelquun de classe,
avec une coiffure la Jeanne dArc
et dintressants bijoux en ambre,
qui nous aurait prsents des
ralisateurs indpendants et qui

aurait emmen ma mre Cannes.


Au lieu de quoi, ma mre stait
entiche de Tanya, qui ntait ni
cultive ni classe, dont les gots
cinmatographiques allaient vers
les derniers films catastrophe et qui
ne possdait pas le moindre
morceau dambre.
Alors cest quoi ? ai-je
demand. Quel est son truc ? Elle
nest pas jolie...
a, cest clair, a dit Lucy avec
un frisson thtral.
Ni intelligente... ni drle... ni
intressante...
On sest tus, ralisant soudain

quel pouvait tre son truc.


Je parie quelle a une langue de
baleine, a lanc Lucy.
Josh a fait mine de vomir. Jai
lev les yeux au ciel, le cur au
bord des lvres.
De fourmilier ! a cri Lucy.
La ferme, Lucy ! ai-je dit.
Troufi sest rveill et sest mis
grogner.
Dailleurs, mme sil ny a que
le cul, a nira pas bien loin.

Comment le sais-tu ? a
demand Lucy.
Fais-moi confiance. Maman

finira par se lasser.


On a rflchi un moment en
silence.
On dirait quelle ne nous aime
plus, a bredouill Josh.
Elle nous aime , ai-je dit.
Mais je nen tais pas trs sre.
Avant Tanya, ma mre faisait des
choses avec nous... quand nous
tions tous ensemble. Elle venait
me voir Philadelphie, rendait
visite Josh New York. Elle
cuisinait pour nous, nous appelait
plusieurs
fois
par
semaine,
sactivait dans ses clubs de lecture,
ses confrences, son vaste cercle

damis.
Elle naime que Tanya , a
lch Lucy avec amertume.
Et je navais pas dargument lui
opposer. Daccord, elle tlphonait
toujours... mais moins souvent. Elle
ntait pas venue me voir depuis des
mois. Ses journes (sans parler de
ses nuits) semblaient remplies de
Tanya : leurs randonnes vlo,
leurs ths dansants, le Rituel de
Gurison auquel Tanya lavait
emmene tout un week-end pour
fter leur troisime anniversaire, et
o elles avaient brl de la sauge et
pri la desse de la lune.
a ne durera pas, ai-je dclar

avec plus de conviction que je nen


prouvais. Cest juste une passade.
Et si, au contraire, ctait le
grand amour ? a demand Lucy.
Mais non, je te dis.
Sauf quelle avait peut-tre
raison. Et voil, nous tions
coincs, encombrs
de
cette
horrible crature disgracieuse et
hystrique pour le restant de notre
vie. Ou du moins de la vie de notre
mre. Et aprs...
Imaginez lenterrement, ai-je
spcul. Mon Dieu. Je lentends
dici... Jai baiss le ton pour
imiter la voix rocailleuse de Tanya.

Votre mre aurait voulu que je


garde a , ai-je grond. Puis, avec
ma propre voix : Mais, Tanya...
cest ma voiture !
Les lvres de Josh se sont
incurves vers le haut. Lucy a ri. Jai
nouveau pris la voix de Tanya.
Elle savait quel point ctait
important pour moi !
Maintenant, Josh avait un
sourire jusquaux oreilles.
Le pome , a-t-il dit.
Jai secou la tte.
Allez, Cannie ! a suppli ma
sur.
Je me suis racl la gorge et jai

commenc rciter Philip Larkin.


Ils tont foir, maman-papa.
Sans faire exprs, mais cest comme
a.

Ils tont fil tous leurs


dfauts..., a continu Lucy.
Plus dautres, rien que pour
toi, a dit Josh.
Mais eux aussi furent foirs
par de vieux cons mal fagots qui,
quand ils ntaient pas gagas,
passaient leur temps striper.
Pour la dernire strophe, on sy
est mis tous les trois - une strophe
laquelle je ne voulais mme pas
penser, dans ma situation actuelle.

Lhomme ne transmet que le


malheur, a creuse comme un
abme bant. Essaie de partir de
bonne heure, et vite de faire des
enfants.
Puis, sur une suggestion de Lucy,
on sest tous levs
- Troufi y compris - et on a jet
nos tricots dans la chemine.
Hors dici, Tanya ! a psalmodi
Lucy.

Reviens, htrosexualit, a
implor Josh.
Ils lont dit , ai-je renchri
en regardant brler le cache-col arcen-ciel.

De retour la maison, jai rang


mon vlo dans le garage, ct de la
petite auto verte de Tanya avec
lautocollant - Une femme sans
homme, cest comme un poisson
sans bicyclette - sur le pare-chocs,
jai sorti lnorme dinde surgele du
conglateur
et
lai
mise

dcongeler dans lvier. Aprs une


douche rapide, je suis alle dans la
chambre-anciennement-connuecomme-la-mienne, o je campais
depuis mon arrive. Entre les
courtes balades vlo et les longs
bains et douches, javais rcupr
assez de couvertures dans la
penderie pour transformer le futon

de Tanya en une oasis ultracapitonne.


Javais
galement
exhum un carton de livres du
sous-sol pour me replonger dans les
best-sellers de mon enfance comme
La Petite Maison dans la prairie ou
Les Chroniques de Narnia. Jtais
en pleine rgression, me disais-je,
accable. Encore quelques jours, et
jen serais pratiquement au stade
embryonnaire moi-mme.
Je me suis installe devant le
bureau de Tanya pour consulter
mon courrier lectronique. Travail,
travail. Personne ge en Colre (
Vos commentaires sur CBS en tant
que chane pour tlspectateurs qui

aiment une nourriture prmche,


cest une honte ! ). Et un mot de
Maxi. Il fait 36 degrs ici tous les
jours, crivait-elle. Jai chaud. Je
mennuie.
Parle-moi
de
Thanksgiving.
Quelle
est
la
distribution ?
Je lui ai rpondu
:
Thanksgiving est toujours une
superproduction chez nous. En tte
du casting : moi, ma mre, Tanya,
Josh et Lucy. Viennent ensuite les
amies de ma mre, leurs maris,
leurs gosses et toutes les mes
perdues recrutes par Tanya. Ma
mre sert de la dinde dessche. Pas
dlibrment dessche, mais parce

quelle tient absolument la faire


au four gaz, et quelle na pas trs
bien saisi combien de temps il faut
la laisser pour quelle soit
suffisamment cuite sans tre trop
coriace. Pure de patates douces.
Pure de patates tout court. Une
espce de truc vert. Farce. Sauce.
Coulis dairelles en bote. Jai eu
un haut-le-cur en tapant. Depuis
une semaine, je navais presque
plus de nauses, mais rien que de
penser la dinde inexpugnable, la
sauce grumeleuse de Tanya et au
jus dairelles en conserve, je me
suis rue sur les petits biscuits sals
que javais emports dans mes

bagages.
La bouffe nest pas vraiment un
problme, ai-je poursuivi. Cest
sympa de voir des gens. Il y en a
que je connais depuis que je suis
toute petite. Maman allume une
flambe, la maison sent le feu de
bois, et tout le monde cite une
chose pour laquelle il voudrait
rendre grce.
Et toi, tu diras quoi ? ma
renvoy Maxi aussi sec.
Jai soupir, remu les orteils
dans les grosses chaussettes en
laine chipes Tanya, et resserr
autour de moi le jet de canap que
javais barbot dans le sjour.

En ce moment, je ne me sens
pas trop dhumeur remercier qui
que ce soit, ai-je tap en rponse,
mais je trouverai bien quelque
chose, va.

11
Le jour de Thanksgiving est
arriv, froid, piquant et ensoleill.
Je me suis extirpe du lit, billant
toujours dix heures du matin, et
jai pass plusieurs heures dehors,
ramasser les feuilles mortes avec
Josh et Lucy, pendant que Troufi
nous surveillait, nous, et les chattes
qui le guettaient, de la terrasse.
trois heures de laprs-midi, jai
pris une douche, sch mes cheveux
la brosse pour avoir lair coiffe,
mis du rouge lvres et du
mascara, plus le large pantalon en
velours noir et le pull en cachemire

noir que javais emports, dans


lespoir que leffet densemble serait
la fois chic et amincissant. Lucy et
moi avons mis la table ; Josh a fait
bouillir et dcortiqu les crevettes,
tandis que Tanya sagitait dans la
cuisine, faisant plus de bruit
quautre chose et sinterrompant
frquemment pour fumer une
cigarette.
quatre heures et demie, les
invits ont commenc affluer.
Beth, une amie de maman, est
venue avec son mari et ses fils, trois
grands blonds dont le plus jeune
arborait un anneau la cloison
nasale, qui lui donnait un air de

taureau ahuri. Beth ma serre dans


ses bras et a entrepris de charger les
plateaux de canaps dans le four ;
au mme moment, Ben, le perc,
bombardait
discrtement
les
chattes de Tanya avec des
cacahutes sales.
Tu as une mine superbe ! a
dclar Beth, comme son
habitude.
Ctait loin dtre vrai, mais jai
apprci lintention.
Jai ador ton article sur la
nouvelle mission de Donny et
Marie. Quand tu as dcrit comment
ils chantaient avec LeAnn Rimes,
comme sils voulaient la vider de

son sang... ctait dun drle !


Merci , ai-je dit.
Jadore Beth. Faites-lui confiance
pour ressortir la phrase sur les
vampires mormons , celle que jai
aime galement, mme si elle ma
valu une demi-douzaine de coups
de fil furibonds la rdaction, une
poigne de lettres courrouces (
Chre mordue du journalisme ,
commenait ma prfre), ainsi
quune visite amicale de deux
tudiants de dix-neuf ans de
luniversit de Brigham, venus
visiter Philadelphie et qui ont
promis de prier pour moi.
Tanya a apport des haricots

verts avec des oignons croquants en


conserve par-dessus, le tout arros
de crme de champignons Campbell
non dilue, avant de foncer dans le
sjour pour allumer une grande
flambe. La maison sest emplie
dune agrable odeur de feu de bois
et de dinde rtie. Troufi, Gertrude
et Alice ont ngoci une trve et se
sont pelotonns batement devant
les flammes. Josh a fait circuler les
crevettes quil avait prpares. Lucy
a servi des manhattans - elle stait
perfectionne dans les cocktails en
travaillant comme barmaid entre sa
priode strip-tease et ses six
semaines de tlphone rose.

Tu as une sale tte , a-t-elle


observ en me tendant un verre.
Elle-mme
tait
ravissante,
comme toujours. Nous navons que
quinze mois de diffrence, Lucy et
moi. Quand nous tions petites, on
aurait dit deux jumelles, parat-il.
Ce nest plus le cas aujourdhui.
Lucy est mince - elle la toujours t
-, avec des cheveux courts et
onduls, si bien que quand elle
secoue la tte, on voit les bouts
lgrement pointus de ses oreilles.
Elle a des lvres pulpeuses, de
grands yeux bruns la Betty Boop,
et elle offre au monde lapparence
de la star que, selon elle, elle devrait

tre. a fait des annes que je ne


lai pas vue sans un maquillage
complet, les lvres expertement
redessines et colores, les sourcils
pils, un minuscule cabochon
dargent scintillant au milieu de la
langue.
Pour
le
repas
de
Thanksgiving, elle avait mis un
pantalon de cuir noir, des bottes
noires talons et un pull rose
paillet. Elle donnait limpression
de sortir dune sance de photos, ou
bien dtre passe boire un verre
vite fait avant de se rendre une
clbration
beaucoup
plus
mondaine.
Cest le stress , ai-je rpondu

en billant.
Et je lui ai rendu le verre,
regrettant de ne pouvoir faire une
autre sieste.
Ma mre saffairait autour de la
table avec les mmes cartes
nominatives quelle avait utilises
pour la Pque de lanne dernire.
Je savais que, quelque part dans la
pile, il y en avait une qui portait la
mention Bruce ; jesprais
quelle avait pens moi et lavait
jete, plutt que barrer le nom et le
remplacer par mesure dconomie.
La dernire fois quil tait venu
ici, ctait en hiver. Josh, Lucy,
Bruce et moi nous tenions sur la

terrasse, sirotant des bires que


Tanya refusait de garder au frigo.
(Je suis en cure de dsintoxication
! blait-elle, brandissant les
bouteilles incrimines comme sil
sagissait de grenades.) Puis on tait
alls faire un tour. Sur le chemin du
retour, il stait mis neiger,
limproviste. Bruce et moi, on tait
rests dehors, main dans la main,
les yeux clos et la bouche grande
ouverte, savourant les baisers
mouills des flocons sur nos joues,
longtemps aprs que tout le monde
stait rfugi lintrieur.
Jai ferm les yeux pour chasser
ce souvenir.

Lucy ma regarde fixement.


Bon sang, Cannie. Tu es sre que a
va ?
Jai raval mes larmes. Je suis
fatigue, cest tout.
Hmmm. Bon, eh bien, je vais
ajouter un petit quelque chose dans
ta pure.
Jai hauss les paules et me suis
bien garde de manger de la pure
au dner. Suivant la tradition
instaure par ma mre, nous avons
fait un tour de table, parlant de ce
pour
quoi
nous
tions
reconnaissants cette anne.
Je suis reconnaissante davoir

trouv autant damour , a dit


Tanya de sa voix rocailleuse.
Lucy, Josh et moi avons esquiss
une grimace, et maman lui a pris la
main.
Je suis reconnaissante de voir
ma merveilleuse famille runie , at-elle dit.
Elle avait les yeux humides.
Tanya la embrasse sur la joue.
Josh a pouss un gmissement.
Tanya lui a lanc un regard torve.
Je suis reconnaissante... Jai
d rflchir un moment. Je suis
reconnaissante que Troufi ait
survcu

sa
gastroentrite

hmorragique lt dernier , ai-je


dit finalement.
En entendant son nom, Troufi a
pos sa patte sur mes genoux et
sest mis geindre. Je lui ai fil un
morceau de peau de dinde.
Cannie ! a hurl ma mre.
Arrte de nourrir ce chien !
Je suis reconnaissant davoir
encore de lapptit aprs ce que jai
entendu sur Troufi , a dit Ben qui,
outre lanneau dans le nez, narguait
ses parents en arborant un T-shirt
avec linscription Et Jsus, que
ferait-il ? .
Je suis reconnaissant que

Cannie nait pas largu Bruce avant


mon anniversaire, sinon je naurais
jamais eu ces places pour le concert
de Phish, a dit Josh de son
imperturbable voix de baryton,
parfaitement assortie sa carcasse
dgingande dun mtre quatrevingts et au petit bouc quil stait
laiss pousser depuis notre dernire
rencontre. Merci, a-t-il ajout dans
un murmure thtral.

De rien, ai-je chuchot en


retour.
Et moi, a conclu Lucy, je suis
reconnaissante que tout le monde
soit l pour entendre ma grande
nouvelle !

Ma mre et moi avons chang


un regard inquiet. La dernire fois
que Lucy nous avait annonc une
grande nouvelle, il sagissait dun
projet - heureusement avort - de
partir en Ouzbkistan avec un type
rencontr dans un bar. Il est
juriste l-bas , avait-elle dclar
avec aplomb, omettant juste de
prciser quici il tait livreur chez
Pizza Hut. Avant a, elle avait
envisag douvrir une boulangerie
pour
vendre
des
bagels

Montserrat, o elle tait alle voir


une amie en fac de mdecine. On
ne trouve pas un seul bagel l-bas !
avait-elle clam, triomphante.

Elle avait rempli les papiers pour


demander un prt professionnel
lorsque le volcan longtemps
endormi de Montserrat est entr en
ruption, lle a t vacue, et les
rves de boulange de Lucy se sont
consums dans la fournaise.
Cest quoi, la nouvelle ? a
demand ma mre en regardant ses
yeux brillants.

Jai un agent ! a-t-elle


claironn. Et il ma obtenu une
sance de photos !

En petite tenue ? sest


enquis Josh, sarcastique.
Lucy a secou la tte. Non, non,

cest fini, tout a. Cette fois, cest


lgal. Je pose pour des gants en
latex.
Une revue ftichiste ?
Je nai pas pu men empcher. La
mine de Lucy sest assombrie.
Pourquoi personne ne croit en
moi ?
Connaissant la famille, lun ou
lautre nallait pas tarder dresser
linventaire de ses checs - depuis
les tudes jusquaux frquentations
masculines et les emplois quelle
navait jamais russi garder.
Me penchant par-dessus la table,
je lui ai pris la main. Elle sest

dgage brusquement.
Pas dattouchements inutiles !
Quest-ce qui te prend, au fait ?
Dsole, me suis-je excuse.
On ne ta pas beaucoup aide.
Cest alors que jai entendu la
voix. Pas la voix de Dieu, hlas,
mais celle de Bruce. Bravo, a-t-il
dit. Ctait gentil de ta part.
Je me suis retourne, perplexe.
Cannie ? a dit ma mre.

Jai cru entendre quelque


chose. Peu importe.
Et pendant que Lucy nous parlait,
volubile, de son agent, de sa sance
de photos, des vtements quelle

allait porter, tout en ludant les


questions de plus en plus directes
de ma mre sur largent quelle
allait toucher pour cela, jai mang
la dinde, la farce, les haricots verts
la sauce gluante en rflchissant
ce que je venais dentendre. Je me
disais que mme si je ne devais plus
jamais revoir Bruce, je pourrais
peut-tre conserver une petite part
de lui, de ce que nous avions vcu
ensemble, en tant plus tolrante,
plus gnreuse. Malgr tous ses
sermons, malgr sa tendance
pontifier et ses airs condescendants,
je savais que ctait quelquun de
foncirement bon, alors que moi...

oui, bon, je ltais aussi dans ma vie


prive, mais on pouvait mobjecter
que mon gagne-pain, ctait dtre
mchante. Peut-tre que je pouvais
changer l-dessus. Peut-tre quil
apprcierait, quil mapprcierait
davantage un jour... et quil
maimerait nouveau. supposer
quon se revoie, bien sr.
Sous la table, Troufi a gigot et
grogn dans son sommeil. Ma
vision tait claire ; javais la tte
froide et de lordre dans les ides.
Tous mes problmes ntaient pas
rsolus - loin de l -, mais, pour la
premire fois depuis que javais vu
apparatre le petit signe plus sur

le test de grossesse, javais


limpression dtre capable de les
surmonter. Javais un objectif
dsormais, quel que soit mon choix
- je peux mamliorer, me disais-je.
Mamliorer en tant que sur, en
tant que fille, en tant quamie.
Cannie ? a fait ma mre. Tu as
dit quelque chose ?
Non. Mais, cet instant, jai senti
un
frmissement

peine
perceptible dans mon ventre. Ctait
peut-tre tout ce que javais mang,
ou bien langoisse, car il tait
beaucoup trop tt pour ressentir
quoi que ce soit. Nanmoins, je lai
senti. Comme quelquun qui me

faisait signe. Une main minuscule,


cinq doigts carts telle une toile
de mer, sagitant dans leau.
Bonjour et au revoir.
Le dernier jour de mes vacances
de Thanksgiving, avant que je ne
reprenne le chemin de la ville pour
renouer les fils de mon existence,
maman et moi sommes alles
nager. Je navais pas remis les pieds
au Centre communautaire juif
depuis que javais appris le rle
quil avait jou dans la sduction de
ma mre. Aprs a, le hammam
avait quelque peu perdu de son
attrait.
Mais la piscine me manquait. Je

men suis rendu compte au moment


denfiler mon maillot dans le
vestiaire. Jtais contente de
retrouver lodeur de chlore, et les
vieilles dames juives qui se
baladaient compltement nues et
sans
le
moindre
complexe,
changeant des recettes et des
conseils de beaut pendant quelles
se rhabillaient. La sensation dtre
porte par leau et de pouvoir
oublier presque tout, hormis le
rythme de ma respiration en
nageant.
Ma mre nageait un kilomtre et
demi tous les matins, fendant leau
lentement, avec une sorte de grce

massive. Je lai accompagne peuttre sur la moiti de cette distance,


aprs quoi je me suis glisse dans
un couloir vide et jai nag
indolemment lindienne, ne
pensant rien. Ctait un luxe que
je ne pouvais me permettre
indfiniment. Si je voulais que les
choses soient rgles (cest ainsi
que je le formulais dans ma tte), il
ne faudrait pas traner.
Me retournant sur le dos, jai
repens ce que javais prouv au
dner de Thanksgiving. Cette main
minuscule qui me faisait signe.
Ridicule.
La
chose
navait
probablement pas de mains, et si

elle en avait, elle ntait srement


pas en tat de les agiter.
Jai toujours t en faveur du
libre choix. Je navais jamais
idalis la grossesse, voulue ou non.
Je ntais pas de ces femmes qui,
lapproche de la trentaine, se
mettent roucouler devant tout ce
qui bave dans une poussette. Javais
bien quelques amies qui staient
maries et avaient fond une
famille, mais jen avais encore plus
qui, trente ans passs, ntaient
toujours
pas
maries.
Je
nentendais pas le tic-tac de mon
horloge biologique. Je ne dsirais
pas denfant tout prix.

Me retournant nouveau, je me
suis mise nager paresseusement
la brasse. trangement, javais
limpression que tout avait dj t
dcid mon insu. Comme si je ne
matrisais plus la situation, et que
je navais plus qu laisser faire.
Dpite, jai souffl dans leau,
regardant les bulles jaillir autour de
moi. Je me serais sentie beaucoup
mieux si javais pu rentendre la
voix de Dieu, pour tre sre de faire
le bon choix.
Cannie ?
Ma mre ma rejointe dans mon
couloir.

Encore deux longueurs , a-telle dit.


Nous les avons termines
ensemble,
dans
un
mme
mouvement. Puis je lai suivie au
vestiaire.
Alors, a-t-elle commenc,
quest-ce qui tarrive ?
Je lai regarde, surprise. moi
?

Allons, Cannie. Je suis ta


mre. a fait vingt-sept ans que je
te connais.
Vingt-huit , ai-je rectifi.
Elle ma scrute en plissant les
yeux. Aurais-je oubli ton

anniversaire ?
Jai hauss les paules. Je crois
que tu as envoy une carte.
Ce serait donc a ? Langoisse
de vieillir ? La dprime ?
Jai nouveau hauss les
paules. Linquitude de ma mre
grandissait.
Tu te fais aider, dis ? Tu en
parles quelquun ?
Je me suis esclaffe, imaginant le
dsarroi de la petite psy, noye dans
ses vtements.
Bon, alors, Bruce est votre
compagnon...,
aurait-elle
commenc,
feuilletant
son

sempiternel calepin.
tait, aurais-je corrig.
Et vous songez ... adopter?

avorter , aurais-je
rpondu.
Tu es enceinte , a dit ma mre.
Je me suis redresse, bouche be.
Quoi ?
Cannie, je suis ta mre. Une
mre sent ces choses-l.
Jai resserr ma serviette autour
de moi. Tout ce que jesprais, cest
que ma mre et Tanya navaient pas
fait de pari l-dessus.
Jai t exactement comme toi.

Fatigue en permanence. Quand je


tattendais, je dormais quatorze
heures par jour.
Je nai rien dit. Je ne savais pas
quoi dire. Il faudrait bien que jen
parle, un moment ou un autre,
mais je ntais pas encore prte.
Tu as pens au prnom ? a
demand ma mre.
Jai eu un rire bref, pareil un
aboiement. Je nai pens rien. Ni
lendroit o je vais habiter, ni ce
que je vais faire...
Mais tu as lintention... Elle
sest interrompue dlicatement.
Je crois bien que oui.

L. Je lavais dit. Tout haut.


Ctait rel.
Oh, Cannie !
Elle paraissait - si tant est que ce
soit possible - excite et effondre
la fois. Excite lide dtre grandmre, je suppose (contrairement
moi, ma mre avait tendance
sattendrir devant la moindre
poussette). Et effondre parce que
ce ntait pas une situation quon
peut souhaiter sa fille.
Sauf que cette situation, ctait la
mienne. Je lai ralis, en cet
instant prcis, dans le vestiaire. Ce
bb, jallais lavoir, avec ou sans
Bruce, le cur bris ou pas. Javais

le sentiment de faire le bon choix.


Mieux que a, javais le sentiment
que ctait mon destin - le chemin
de vie qui mtait rserv. Jaurais
seulement voulu que celui qui
lavait planifi me file un tuyau ou
deux sur la manire dont jallais
subvenir nos besoins, moi et
cet enfant. Mais si Dieu ne se
manifestait pas, tant pis, je me
dbrouillerais toute seule.
Se levant, ma mre ma serre
contre elle, ce qui ntait pas
terrible, vu quon tait mouilles
toutes les deux et que sa serviette
bait
sur
le
devant.
Mais
quimporte. Ctait bon, dtre dans

les bras de quelquun.


Tu nes pas fche ? ai-je
demand.
Non, non ! Pourquoi serais-je
fche ?

Parce que... Ce nest pas


comme a que je voyais les choses...

Brivement, jai appuy ma joue


contre son paule.
a ne se passe jamais comme
on laurait voulu, a-t-elle rpliqu.
Crois-tu que jaie choisi de vous
avoir, toi et Lucy, l-bas, en
Louisiane, loin de ma famille, avec
tous
ces
horribles
mdecins

militaires et des cafards gros


comme mon pouce...
Au moins, tu avais un mari.
Et une maison... une organisation...

Ma
mre
ma
tapot
vigoureusement lpaule.
Un mari et une maison, a peut
se
ngocier.
Quant

lorganisation... on trouvera bien


quelque chose.
Cest seulement dans la voiture
quelle ma pos la question cent
mille dollars.
Cest Bruce, le pre, je
prsume.

Jai press ma joue contre la vitre


froide.
Exact.

Et vous ne vous tes pas


remis ensemble ?
Non. a t...
Comment pourrais-je expliquer
ma mre ce qui stait pass ?
Ne tinquite pas , a-t-elle dit,
coupant court mes tentatives de
trouver un euphmisme appropri
pour une partie de jambes en lair
titre de condolances.
Nous avons dpass la zone
industrielle, le marchand de fruits
et lgumes, tous ces paysages

tellement familiers, force de les


avoir traverss des milliers de fois
dans mon enfance et adolescence.
Tous les dimanches matin de bonne
heure, jallais la piscine avec ma
mre, et on rentrait, en regardant
les banlieues merger du sommeil ;
on achetait au passage du pain frais
et du jus doranges presses et on
prenait le petit djeuner ensemble,
tous les cinq.
Maintenant,
tout
semblait
diffrent. Les arbres avaient pouss,
les maisons avaient lair plus
miteuses. Quelques
carrefours
dangereux staient dots de feux
tricolores ; il y avait des maisons

neuves aux murs en bois brut et aux


pelouses laboures, le long de rues
qui nexistaient pas du temps o
jtais au lyce. Malgr tout, je me
sentais bien au chaud et en scurit
dans la voiture de ma mre.
Presque comme si Tanya tait
reste chez son ex dpendante et
obsessionnelle
compulsive
et
quelle ntait pas entre dans la vie
de ma mre... comme si mon pre
ne nous avait pas abandonns
dfinitivement... et que je ntais
pas dans mon tat actuel.
Tu vas le dire Bruce ? a-t-elle
demand finalement.

Je nen sais rien. On ne se

parle pas trop, en ce moment. Je


pense... enfin, je suis sre que si je
lui disais, il essayerait de me
dissuader, or je nai pas envie dtre
dissuade. Jai rflchi un instant.
sa place, si jtais lui... bref, je
trouve que cest un sacr morceau
digrer. Tout coup, on te balance
en pleine figure que tu as un
enfant...
Tu aimerais quil revienne ?

La question ne se pose pas


vraiment. Il ma fait comprendre
trs clairement quil navait pas
lintention de revenir dans ma vie.
Maintenant, est-ce quil a envie de
faire partie... Jai bafouill en

essayant de le dire pour la premire


fois. ... de la vie de notre enfant...

Ce nest pas lui seul de


dcider. Il faudra quil te verse une
pension.
Ae.
Je me suis vue traner Bruce en
justice et tre contrainte dexpliquer
ma conduite devant un juge et des
jurs.
Ma mre a continu parler : de
fonds commun de placement, de
rglement lamiable, dune
mission quelle avait vue la tl
et o des mres qui travaillaient
avaient dcouvert, par le biais dune

camra cache, que la nounou


ngligeait leur bb pendant quelle
(la nounou, pas la mre, jimagine)
regardait des sries tlvises et
tlphonait au Honduras. a ma
fait penser Maxi dissertant sur
mon avenir financier.
Daccord , ai-je acquiesc.
Mes
muscles
taient
agrablement engourdis aprs la
piscine ; mes yeux commenaient
se fermer.
Pas de nounou hondurienne.
Promis.
Peut-tre que Lucy pourrait
te donner un ' coup de main.

Profitant dun arrt au feu rouge,


elle ma jet un coup dil.
Tu as vu ton gynco, nest-ce
pas ?
Pas encore, ai-je rpondu en
billant.
Cannie !
Et elle sest lance dans un
discours
sur
lalimentation,
lexercice physique durant la
grossesse, la vitamine E qui, sous
forme de capsules, empchait,
parait-il, lapparition de vergetures.
Berce par le son de sa voix et le
bruit des roues, jai ferm les yeux.
Je me suis presque endormie, et

elle a d me secouer en mappelant


par mon prnom pour me dire que
nous tions arrives.
Cest un miracle quelle mait
laisse rentrer Philadelphie le soir
mme. Je suis donc repartie avec
cinq kilos de dinde, de farce et de
tarte dans le coffre, aprs lui avoir
solennellement jur de prendre
rendez-vous chez le mdecin le
lendemain la premire heure, et
quelle pourrait venir me voir
bientt.
Mets ta ceinture, a-t-elle
recommand, pendant que je
chargeais un Troufi rcalcitrant
dans son panier.

Je mets toujours la ceinture.

Appelle-moi ds que tu
sauras la date de laccouchement.
Je tappellerai, promis !
Du bout des doigts, elle ma
effleur la joue.
Je suis fire de toi , a-t-elle
dit.
Jai failli lui demander pourquoi.
Quavais-je fait qui puisse inspirer
la fiert ? Se faire mettre en cloque
par un type qui ne voulait pas
entendre parler de vous ntait pas
franchement le genre dexploit dont
elle aurait pu se vanter devant ses
amies du club de lecture, ni que je

pouvais envoyer la revue


hebdomadaire des anciens lves de
Princeton. Le statut de mre
clibataire apparaissait peut-tre
plus acceptable dans le milieu des
stars de cinma, mais daprs ce que
je connaissais de mes collgues
divorces, ctait un vritable
calvaire
pour
les
femmes
ordinaires, et il ny avait srement
pas de quoi sen rjouir.
Cependant, je nai rien dit. Jai
juste mis le moteur en marche et
jai agit la main jusqu ce que je
laie perdue de vue.
De retour Philadelphie, tout
ma paru diffrent. Ou peut-tre

que je voyais les choses dun autre


il. Jai remarqu la montagne de
cannettes de Budweiser dans la
poubelle de recyclage devant
lappartement du deuxime tage et
entendu la cascade de rires
prenregistrs
dune
sitcom
derrire la porte. Une alarme de
voiture sest dclenche dehors,
dans la rue, suivie dun bruit de
verre bris. Ce ntaient que des
bruits de fond, auxquels je ne
prtais gure attention en temps
normal, mais il fallait que je men
proccupe
maintenant...
maintenant que jtais responsable
de quelquun dautre.

L-haut, au troisime, mon


appartement stait couvert dune
fine couche de poussire en cinq
jours dabsence, et a sentait le
renferm. Ce ntait pas un endroit
pour lever un enfant, me suis-je
dit en ouvrant les fentres. Jai
allum une bougie parfume la
vanille et je suis partie chercher le
balai.
Jai donn boire et manger
Troufi. Jai balay le plancher. Jai
tri mon linge pour le mettre la
lessive, jai vid le lave-vaisselle, jai
mis les restes au conglateur, jai
rinc et suspendu mon maillot de
bain. Jen tais la liste de courses,

remplie de lait crm, de pommes


fraches et de bonnes choses
manger, quand jai ralis que je
navais mme pas consult mon
rpondeur pour voir si quelquun...
enfin, si Bruce... mavait appele.
Les chances taient minimes,
certes, mais bon, jai dcid au
moins de lui laisser le bnfice du
doute.
Et lorsque jai constat quil
navait pas appel, jai t triste,
mais rien voir avec la tristesse
aigu, lancinante, angoisse que
javais connue auparavant, ni avec
labsolue conviction que jallais
mourir sil ne maimait pas, comme

ce que javais ressenti ce fameux


soir New York, avec Maxi.
Il ma aime, ai-je chuchot
dans la pice soigneusement
balaye. Il ma aime, mais il ne
maime plus, et ce nest pas la fin du
monde.
Troufi a lev la tte du canap,
ma regarde avec curiosit, puis
sest rendormi. Jai repris ma liste.
ufs, ai-je crit. Epinards.
Prunes.

12
Tu es quoi ?!?
Jai baiss le nez sur mon dca au
lait crm et ma tartine grille.
Je suis enceinte. Grosse. Dans
une situation intressante. Avec un
polichinelle dans le tiroir. En
cloque.
a va, a va, jai compris.
Samantha me dvisageait, les
yeux
ronds
et
la
bouche
entrouverte, pleinement rveille,
mme sil ntait que sept heures et
demie du matin.
Comment ?

Comme tout le monde , aije rpondu dun ton lger.


Nous tions au Xando, le caf du
coin qui se transformait en bar
aprs six heures du soir. Les
hommes daffaires compulsaient
leur exemplaire de l'Examiner ; les
mres harasses avalaient un caf,
avec la poussette ct. Ctait un
endroit sympa, propre et bien
clair. Pas un endroit pour faire
une scne.
Avec Bruce ?

Oui, bon, peut-tre pas


comme tout le monde. a sest
pass juste aprs la mort de son
pre...

Samantha a pouss un profond


soupir dexaspration.
Mon Dieu, Cannie... quest-ce
que je tavais dit sur le fait de
coucher avec quelquun qui est en
deuil ?

Je sais. Cest arriv comme


a.
Nouveau soupir, puis elle sest
empare de son agenda, lefficacit
en personne, malgr son caleon
noir et son T-shirt de chez Wallys
Wings avec la pub Nos poulets,
nous leur tordons le cou nousmmes .
Bien, a-t-elle dclar. Tu as

tlphon la clinique ?
En fait, non. Je vais le garder.

Ses yeux se sont agrandis


dmesurment.
Quoi ? Comment ? Pourquoi ?
Pourquoi pas ? Jai vingt-huit
ans,
je
gagne
suffisamment
dargent...
Samantha secouait la tte.
Tu vas bousiller ta vie.

Je sais que ma vie va


changer...

Non. Tu ne mas pas


entendue. Tu vas bousiller ta vie.

Jai repos ma tasse de caf.


Que veux-tu dire ?

Cannie... Elle ma scrute


dun air interrogateur. Une mre
clibataire... voyons, cest dj assez
dur comme a de rencontrer des
mecs bien... tu imagines les
consquences sur ta vie sociale ?
vrai dire, je ny avait pas
vraiment rflchi. Maintenant que
je mtais rconcilie avec lide
davoir perdu Bruce, il ne me venait
mme pas lesprit de me
demander sur qui jallais tomber, ni
sil y aurait un jour quelquun
dautre dans ma vie.

Et pas seulement ta vie sociale,


poursuivait Samantha, ta vie tout
entire. As-tu pens tout ce que a
va changer ?
Bien sr que jy ai pens.
Plus de vacances.
Oh, allez... il y a des gens qui
partent en vacances avec un bb.
Mais en auras-tu les moyens
? Je suppose que tu continueras
travailler...
Ouais. temps partiel. Cest
ce que je me suis dit. Du moins, au
dbut.

Ton revenu va donc baisser


et, paralllement, il faudra que tu

paies pour faire garder ton enfant


pendant que tu seras au bureau.
Ton niveau de vie sen ressentira
considrablement,
Cannie.
Considrablement.
Ma foi, elle navait pas tort. Finis
les week-ends de trois jours
Miami juste parce quil y avait des
vols pas chers sur USAir et que
javais envie de soleil. Finies les
locations Killington o je pouvais
skier toute la journe pendant que
Bruce, qui ne skiait pas, fumait de
la dope dans le jacuzzi en attendant
mon retour. Finies les bottes en
cuir deux cents dollars quil me
fallait absolument ; finis les dners

cent dollars et les aprs-midi au


sauna quatre-vingts dollars, o je
payais une gamine de dix-neuf ans
pour quelle me ponce les pieds et
mpile les sourcils.
Tout le monde connat des
changements,
ai-je
dit.
Les
imprvus, a existe. On peut tomber
malade... perdre son boulot...

Mais a, ce sont des choses


quon ne matrise pas, a object
Samantha. Alors que l, tu as la
matrise de la situation.
Ma dcision est prise , ai-je
rpondu doucement.
Samantha ne dsarmait pas.

Pense que tu vas mettre au


monde un enfant sans pre.

Je sais. Jai lev la main


pour larrter. Jy ai rflchi. Je
sais que ce nest pas lidal. Ce nest
pas ce que jaurais souhait, si
javais eu le choix...
Mais tu las, le choix. Pense
tout ce que tu devras assumer
seule. La moindre responsabilit
reposera sur tes paules. Es-tu
rellement prte pour a ? Et est-ce
quil est juste de faire un bb, si tu
ne les pas ?

Enfin, dautres femmes le


font !


Quoi, celles qui vivent
dallocations familiales ? Des
adolescentes ?
Parfaitement ! Il y a plein de
femmes qui font des bbs sans que
le pre soit dans les parages, et elles
ne sen tirent pas plus mal.

Cannie, a dit Samantha, ce


nest pas une vie, a. Vivre au jour
le jour...

Jai de largent , ai-je


rtorqu sur un ton que moi-mme
jai trouv maussade.
Samantha a bu une petite gorge
de caf.
Est-ce cause de Bruce ?

Histoire de le retenir ?
Jai contempl mes mains jointes
sur la serviette roule en boule.
Non. Enfin, peut-tre quil y a
de a... par dfaut, en quelque
sorte...
mais
je
nai
pas
dlibrment
choisi
de
me
retrouver enceinte pour pouvoir
remettre le grappin sur lui.
Samantha a hauss les sourcils.
Mme pas inconsciemment ?
Jai frissonn. Mon Dieu, jose
croire que mon subconscient nest
pas inculte ce point-l !
La culture na rien voir ldedans. Peut-tre que tout au fond

de toi tu esprais... ou tu espres...


quen lapprenant Bruce reviendra
vers toi.
Je nai pas lintention de lui
dire.
Comment peux-tu ne pas lui
dire ?

Et pourquoi le ferais-je ? Il
vit sa vie, il a rencontr quelquun
dautre, il ne veut plus avoir affaire
moi, alors pourquoi irais-je lui
dire ? Je nai pas besoin de son
argent, et je ne veux pas des bribes
dattention quil se sentira oblig de
me prodiguer...

Et le bb ? Ne mrite-t-il

pas davoir un pre ?

Voyons, Samantha. Cest de


Bruce quon parle. Le grand Bruce,
perptuellement dans les vapes.
Celui qui a une queue de cheval et
un autocollant Lgalisez-la sur
son pare-chocs...

Il est gentil, Cannie. Et il


ferait trs certainement un bon
pre.
Je me suis mordu la lvre. Cette
vrit-l tait trop pnible
admettre, et mme envisager.
Bruce avait t moniteur de colo
pendant des annes. Les gamins
ladoraient, queue de cheval ou pas,
dope ou pas. Chaque fois que je

lavais vu avec des cousins lui ou


bien ses anciens protgs, ils se
disputaient pour se mettre table
ct de lui, pour jouer au basket
avec lui, pour quil les aide faire
leurs devoirs. Mme dans nos pires
moments ensemble, je nai jamais
dout quil ferait un merveilleux
pre.
Samantha a secou la tte.
Je ne sais pas, Cannie.
Franchement, je ne sais pas.
Elle ma considre longuement,
avec gravit.
Il finira bien par le savoir.

Comment ? Nous ne

frquentons plus les mmes


personnes... il habite loin dici...

Oh, il le saura. Jai vu


suffisamment de feuilletons la
tl pour pouvoir te garantir a. Un
jour, tu vas tomber sur lui... ou il
entendra parler de toi. Il le saura.
Tu peux en tre sre.
Jai hauss les paules dun air
bravache.
Il dcouvre que je suis
enceinte, soit. Je ne suis pas oblige
de lui dire pour autant que lenfant
est de lui. Il peut toujours penser
que jai couch droite et gauche.
Mme si lide que Bruce ait des
raisons de croire cela me peinait

profondment. Il peut toujours


penser que je suis alle dans une
banque de sperme. Le fait est quil
na pas besoin de savoir. Jai
regard Samantha. Et tu nas pas
besoin de lui dire.
Tu ne crois pas, Cannie, quil
a le droit de savoir ? Il va tre pre...
Absolument pas.

Bon, eh bien, un enfant va


natre, et ce sera le sien. Et sil a
envie dtre pre ? Sil rclame la
garde de lenfant ?

Oui, cest a, moi aussi, jai


vu cette Sally Jessy la tl...

Je suis srieuse, a dit

Samantha. Il peut le faire, tu sais.


Oh, je ten prie, ai-je rtorqu
en mefforant de cacher mon
inquitude. Bruce a dj du mal
retrouver son papier cigarettes.
Que ferait-il dun bb ?
Samantha a hauss les paules.
Je ne sais pas. Peut-tre rien.
Ou peut-tre quil jugera quun
enfant a besoin... dun modle
masculin.

Dans ce cas, je lenverrai


auprs de Tanya , ai-je plaisant.
Samantha na pas ri. Elle avait
lair tellement trouble que jai eu
envie de la serrer dans mes bras,

sauf que a ma fait penser Tanya


dans son rle de consolatrice.
a va aller , ai-je affirm
dune voix que je voulais lgre et
convaincante.
Elle ma regarde.
Je lespre, a-t-elle rpondu
tout bas. Je lespre de tout cur.
Tu es quoi ? a demand Betsy,
ma chef.
sa dcharge, elle sen est
remise beaucoup plus rapidement
que Samantha.
Enceinte , ai-je rpt.
Je commenais en avoir marre
de passer et de repasser toujours la

mme plage de la bande sonore de


ma vie.
En cloque. Avec un polichinelle
dans le tiroir...
Ah... OK. a alors. Hum...
Betsy ma scrute travers ses
verres pais.
Flicitations ? a-t-elle hasard.
Merci.
Est-ce quil y aura, hum, un
mariage ?

Pas dans un avenir proche,


ai-je dit brivement. a pose un
problme ?
Oh non, non ! Bien sr que

non ! On ne pratique aucune


discrimination de cette sorte au
journal...
Je me suis sentie soudain trs,
trs fatigue.
Je sais. Je sais aussi que les
autres, a va leur faire bizarre...

Moins dexplications tu
donneras, et mieux a vaudra , a
conseill Betsy.
Nous tions dans la salle de
runions avec la porte close et les
stores baisss, si bien que mes
collgues, je ne les voyais quaudessous du genou. Jai reconnu les
mocassins fatigus de Frank, le

secrtaire de rdaction, ralentissant


sur le chemin de la salle du
courrier, suivis de prs par les
chaussures brides et gros talons
de Tanisha, du service photo,
avanant une vitesse descargot.
Jtais sre, si javais pu les voir en
entier, que toutes les ttes se
tournaient dans ma direction, pour
essayer de savoir ce quon faisait ldedans, Betsy et moi, si javais des
ennuis, et quel genre dennuis.
Jtais
sre
quaprs
larrt
obligatoire devant leur casier ils
allaient faire un crochet par le
bureau dAlice, secrtaire du service
de longue date et dpositaire de

toutes
les
informations
croustillantes et scabreuses. Si ma
place il y avait eu quelquun dautre
avec Betsy, jaurais fait la mme
chose. Cest linconvnient de
travailler avec des gens dont le
mtier est de fouiller et denquter.
Vous pouvez dire adieu votre vie
prive.
Si jtais toi, je nen soufflerais
pas un mot , a dclar Betsy.
La quarantaine, petite et vive,
avec une tignasse blanc-blond, elle
avait survcu au sexisme, aux OPA,
aux restrictions budgtaires et
une demi-douzaine de patrons, tous
des hommes, et tous avec une ide

bien arrte sur lorientation quils


voulaient donner l'Examiner.
Betsy tait une survivante, mon
mentor au journal, et javais
confiance en son jugement.
Oui, mais la fin, je serai bien
oblige de dire quelque chose...

la fin. Pour le moment,


moi, je ne dirais rien.
Elle ma contemple, non sans
bont.
Cest dur, tu sais, a-t-elle dit.
Je sais.

Est-ce que tu auras... de


laide?

Si tu penses Bruce

accourant sur son destrier blanc


pour mpouser, a mtonnerait
fort. Mais ma mre et Tanya vont
me donner un coup de main... et ma
sur aussi, peut-tre.
Betsy ntait pas venue les mains
vides. Elle a sorti de sa mallette un
exemplaire de la convention
collective, ainsi quun calepin et
une calculette.
Voyons un peu ce que nous
pouvons faire pour toi.
Le rsultat de ses calculs ma
paru plus ququitable : six
semaines de cong pay aprs la
naissance et, si je le dsirais, six
semaines supplmentaires de cong

sans solde. Aprs quoi, je devrais


travailler au moins trois jours par
semaine pour conserver la scurit
sociale, mais Betsy ma dit quelle
ntait pas hermtique au fait que je
travaille un jour la maison, du
moment quon pouvait me joindre.
Elle a tap mon futur salaire sur la
calculette. Ae. Pire que ce que je
croyais... mais jouable quand
mme. Enfin, je lesprais. Combien
faudrait-il investir dans les frais de
garde ? Dans les vtements de
bb... les meubles... la nourriture ?
Le matelas que je mtais
soigneusement constitu - pour
pouvoir un jour me payer un

mariage, ou peut-tre une maison fondait vue dil.


On trouvera une solution, ma
dit Betsy. Ne tinquite pas. Elle a
ramass ses papiers en soupirant.
Du moins, pas plus que de raison.
Et si tu as besoin daide, nhsite
pas venir me voir.
Huit semaines, a dit la
gyncologue avec son mlodieux
accent britannique. Ou peut-tre
neuf.

Huit , ai-je rpondu


faiblement.
Cest difficile dtre premptoire
quand on est plat dos, les jambes

cartes et les pieds dans les triers.


Gita Patel - tel tait le nom sur le
badge pingl sur sa blouse blanche
- a repos ses instruments et pivot
sur son tabouret face moi, tandis
que je me rasseyais avec effort. Elle
devait avoir mon ge ; ses cheveux
noirs et brillants taient nous en
chignon sur sa nuque. Ce ntait pas
elle que je voyais dhabitude dans ce
dispensaire de Delancey Street situ
dans un sous-sol, mais elle tait la
seule avoir de la place sur son
carnet de rendez-vous et, force
dentendre ma mre me seriner ses
As-tu vu le mdecin ? , jai
dcid de ne pas traner. Jusque-l,

me disais-je, a se passait plutt


bien. Le Dr Patel tait douce et dun
commerce agrable.
Vous vous sentez bien ? a-t-elle
demand.
a va. Juste un peu fatigue.
Trs fatigue, en fait.
Pas de nauses ?
Waouh ! Jaimais mme sa faon
de prononcer le mot nauses .
Pas depuis quelques jours.

Parfait. Parlons un peu de


vos projets.
Dun geste peine perceptible,
elle a inclin la tte vers la salle
dattente. Jai admir sa discrtion.

Non, ai-je dit. Je suis toute


seule.
Parfait , a-t-elle rpt en me
tendant quelques brochures sur
papier glac.
a sintitulait Les Petites Pousses.
Beurk. lusage de celles qui
sembarquent dans lune des
aventures les plus passionnantes de
la vie ! Beurk, beurk et beurk.
Bon, alors... Je vous verrai une
fois par mois les cinq prochains
mois, puis tous les quinze jours au
cours du huitime mois, et une fois
par semaine jusqu la date de
laccouchement. Elle a feuillet
un calendrier. Je vous donne la

date du 15 juin... tout en sachant,


bien sr, que les bbs arrivent
quand bon leur semble.
Je suis partie avec un sac bourr
de flacons de vitamines et dacide
folique, tourdie par le nombre de
choses que je navais pas le droit de
manger, le nombre de choses
acheter et tous les coups de fil
donner. Des formulaires remplir,
les cours de prparation
laccouchement, un document sur
lpisiotomie que je ntais mme
pas en tat de regarder. On tait en
dcembre, et le temps avait fini par
se refroidir. Un petit vent frais
rabattait les feuilles mortes dans les

coins pendant que je marchais,


enveloppe dans ma veste mince.
Lair sentait la neige. Je tombais de
fatigue, la tte me tournait, mais il
me restait une dernire chose
accomplir.
Quand je suis arrive, la runion
venait juste de se terminer.
Accompagnes du Dr K., mes
camarades quittaient les bureaux
des Troubles mtaboliques et
alimentaires
en
bavardant
gaiement, emmitoufles dans des
pulls et des manteaux dhiver qui
avaient lair de sortir tout droit du
placard.
Cannie !

Le Dr K. ma fait signe et sest


approch de moi. Il portait un
pantalon kaki, une chemise en jean
et une cravate. Pas de blouse
blanche, pour une fois.
Comment allez-vous ?

a va bien, ai-je rpondu.


Dsole davoir manqu la runion.
Je voulais passer plus tt...
Si on allait dans mon bureau
?
Cest ce quon a fait. Il sest assis
dans son fauteuil, et je me suis
installe en face ; l seulement jai
ralis que je ntais pas fatigue,
mais littralement vide.

a fait plaisir de vous voir , at-il dit, posant sur moi un regard
interrogateur.
Jai inspir profondment. Allez,
vas-y, me suis-je dit. Lance-toi,
comme a tu pourras rentrer te
coucher.
Je compte, hum... rester
enceinte. Du coup, je suis oblige
dabandonner ce programme.
Il a hoch la tte, comme sil sy
attendait.
Je marrangerai avec le service
pour quon vous envoie un chque,
a-t-il
dclar.
Et
nous
commencerons une nouvelle tude

lautomne prochain, si vous tes


toujours intresse.

a mtonnerait que jaie


beaucoup de temps libre.
nouveau, il a hoch la tte.
En tout cas, vous allez nous
manquer.
Vous
mettez
une
ambiance
certaine
dans
les
runions.
Oh, vous dites a...
Pas du tout. Cette imitation
de la cellule de graisse fminine que
vous nous avez faite il y a quinze
jours... vous devriez srieusement
songer faire de la scne.
Jai soupir. La scne, cest

difficile. Et en ce moment... jai


suffisamment de pain sur la
planche.
Le Dr K. sest empar dun
calepin et dun stylo.
Vous savez, je crois bien quon
a une espce datelier de nutrition
pour les futures mamans, a-t-il dit
en cartant livres et papiers pour
accder son annuaire de
tlphone. Dans la mesure o vous
avez dj pay, vous pourriez peuttre en profiter... Sauf si vous
prfrez tre rembourse, auquel
cas...
Il tait tellement gentil. Pourquoi
tait-il si gentil avec moi ?

Non, a va. Je voulais juste


vous dire que jtais oblige
dabandonner, et mexcuser auprs
de vous...
Par-dessus le bureau, jai crois
son regard empreint de bont. Et
jai fondu en larmes. Quy avait-il
donc dans cette pice, et chez ce
pauvre homme, que je me liqufiais
chaque fois que je masseyais en
face de lui ?
Il ma tendu un Kleenex.
a va ?
Oui, oui. Trs bien... Excusezmoi...
Les larmes mempchaient de

parler.
Excusez-moi, ai-je rpt. a
doit tre lhistoire du premier
trimestre, quand on pleure pour un
oui ou pour un non. Jai tapot
mon sac. jai la liste l-dedans... les
choses quon doit prendre, les
sensations quon doit prouver...
Se penchant au-dessus de moi, il
a dcroch une blouse blanche du
porte-manteau.
Levez-vous.
Je me suis leve, et il a drap la
blouse autour de mes paules.
Jaimerais vous montrer
quelque chose, a-t-il dit. Venez avec

moi.
Il ma escorte dans lascenseur,
puis le long dun couloir, travers
une porte avec linscription Accs
interdit et Rserv au personnel
, puis une autre porte marque
Sortie de secours ! Attention
lalarme ! . Mais aucune alarme
na retenti quand il a pouss le
battant. Et soudain, nous tions
dehors, sur le toit, avec la ville
tendue nos pieds.
On voyait bien lhtel de ville.
Jtais pratiquement la mme
hauteur que la statue de Billy Penn
qui dominait ldifice. Il y avait la
tour PECO, constelle de lumires

scintillantes... les tours jumelles de


Liberty Place, lclat argent... des
rues minuscules envahies de
voitures
microscopiques.
Les
ranges de guirlandes de Nol et de
couronnes de non descendant
Market Street jusquau bord de
leau. La patinoire de Blue Cross,
avec de tout petits patineurs
voluant lentement en cercle. Puis
la Delaware et
Camden. Le New Jersey. Bruce.
Tout cela paraissait extrmement
lointain.
Quen dites-vous ? a
demand le Dr K.
Je crois que jai d sursauter

quand il ma finalement adress la


parole. Lespace dun instant, je
lavais oubli... javais tout oubli,
absorbe par le panorama.
Je nai jamais vu la ville comme
ceci,
ai-je
rpondu.
Cest
poustouflant.
Il sest adoss la porte en
souriant.

Jimagine
le
loyer
astronomique quil faudrait payer
dans une des tours de Rittenhouse
Square pour bnficier dune vue
pareille , a-t-il observ.
Je me suis tourne vers le fleuve,
sentant le vent frais sur mon visage.

Lair avait un got exquis. Toute la


journe - enfin, depuis que le Dr
Patel mavait remis le catalogue des
troubles les plus courants du
premier
trimestre
javais
remarqu
que
jtais
particulirement
sensible
aux
odeurs, et quelles me soulevaient
le cur. Les gaz dchappement...
un relent de crotte de chien
provenant
dune
poubelle...
lessence... mme les choses que
jaimais bien dhabitude, comme
larme de caf schappant du
Starbucks dans South Street, me
parvenaient avec une intensit
dcuple. Mais ici, en hauteur, lair

ne sentait rien, comme si on lavait


spcialement filtr pour moi. Pour
moi et pour quelques heureux lus
qui avaient les moyens de soffrir
un appartement avec terrasse sur
les toits.
a va mieux ? a-t-il demand.
Ouais.
Le Dr K. sest assis en tailleur et
ma fait signe de le rejoindre. Je lai
imit, prenant garde de ne pas
masseoir sur la blouse.
Vous avez envie den parler ?
Je lui ai lanc un coup dil
oblique.
Vous avez envie dcouter ?

Il a eu lair gn.
Je ne veux pas tre indiscret...
Je sais que a ne me regarde pas...
Oh non, non, il ne sagit pas
de a. Je ne veux pas vous
importuner, cest tout. Jai pouss
un soupir. Cest probablement la
plus vieille histoire du monde. Une
fille rencontre un garon, tombe
amoureuse de lui, le plaque pour
des raisons quelle a toujours du
mal comprendre, le pre du
garon meurt, elle va le consoler et
se retrouve enceinte, et seule.
Ah , a-t-il dit prudemment.
Jai lev les yeux au ciel.

Quoi, vous pensiez que ctait


quelquun dautre ?
Il na pas rpondu, mais dans le
halo des lumires de la ville jai eu
limpression quil avait lair confus.
Jai pivot, accroupie, jusqu lui
faire face.
Non, mais, srieusement. Vous
avez cru que je mtais dj dgot
un autre mec ? Allons, me suis-je
esclaffe, vous me flattez.

Je crois... je crois que je ne


me suis pas vraiment pos la
question.
Eh bien, sachez quil me faut
beaucoup plus de temps pour

rencontrer quelquun qui puisse


mapprcier, qui ait envie de me
voir nue, et avec qui je me sente
suffisamment laise pour aller
jusque-l.
Je lai de nouveau observ la
drobe. Et sil me souponnait de
vouloir flirter avec lui ?
Tout cela entre vous et moi, aije ajout platement.
Je vais classer linformation
, a-t-il acquiesc, la mine sombre.
Il paraissait tellement srieux
que je nai pas pu mempcher de
rire.

Dites-moi
une
chose...

Comment peut-on savoir si vous


plaisantez ou non ? Car vous
employez toujours le mme genre
de ton.
Quel genre ? Pdant ?
Il a mis si longtemps prononcer
le
mot pdant, que a faisait
effectivement... pdant.
Pas exactement. Vous tes tout
le temps srieux.
Pas du tout. L, il a eu lair
sincrement vex. Jai un trs
grand sens de lhumour.

Qui jusquici ma
compltement
chapp,
lai-je
taquin.


tant donn que, le peu de
fois o on sest parl, vous tiez en
train de traverser une sorte de crise
existentielle, je nai pas eu
loccasion de briller par ma drlerie.

Ce coup-ci, je lavais vex pour de


bon.
Touch, ai-je rpondu. Je suis
sre que vous tes trs drle.
Fronant ses sourcils pais, il ma
jet un regard souponneux.
Comment le savez-vous ?

Mais parce que vous lavez


dit. Les gens qui sont drles savent
quils sont drles. Ceux qui ne sont

pas drles disent : Daprs mes


amis, jai beaucoup dhumour. Ou :
Daprs ma mre, jai beaucoup
dhumour. Cest l quil faut se
mfier.
Ah. Donc, si vous deviez vous
dcrire, vous diriez que vous tes
drle ?

Non, ai-je soupir en


contemplant le ciel nocturne. En ce
moment, je dirais plutt que je suis
claque.
On est rests assis en silence
pendant une minute.
Avez-vous rflchi ce que
vous allez faire ? a-t-il demand

finalement. Vous ntes pas oblige


den parler, si vous ne le souhaitez
pas...
Non, non. a ne me drange
pas. vrai dire, je nai pas encore
dcid grand-chose. Je sais que je
vais garder ce bb, mme si ce
nest peut-tre pas trs raliste, et je
sais que je devrai modifier mon
emploi du temps quand il sera l.
Oh, il faudra aussi sans doute que je
cherche un autre logement, et je
vais voir si ma sur ne peut pas
maccompagner aux cours de
prparation laccouchement.
Expos en ces termes, comme
une main perdante dploye sur la

table, a ne semblait pas bien


mchant.
Et Bruce ? a-t-il questionn.
L-dessus, je ne me suis pas
encore dcide. On ne sest pas
parl depuis plusieurs semaines, et
je sais quil est avec quelquun
dautre.
Cest srieux ?
Suffisamment pour quil me
lait annonc. Et pour quil lait
crit.
Le mdecin a rflchi un instant.
a ne veut pas forcment dire
grand-chose. Il essaie peut-tre de
vous rcuprer... ou de vous rendre

jalouse...
Et a marche.

Mais un bb... a change


tout.
Ah, vous aussi, vous avez lu
cette brochure ? Jai entour mes
genoux de mes bras. Aprs notre
rupture... aprs que son pre est
mort, jtais tellement mal, je
voulais tellement quil revienne, et
tous mes amis me disaient : Si tu
as cass avec lui, cest que tu devais
avoir une raison. Et cest vrai. Au
fond de moi, je devais srement
pressentir quon ntait pas faits
pour passer le reste de notre vie
ensemble. Sans doute par ma

faute... Cest que, voyez-vous, jai


toute une thorie au sujet de mon
pre, de mes parents, et pourquoi je
nai pas confiance en lamour. Donc,
mme sil avait t parfait... enfin,
peut-tre pas parfait, mais fait pour
moi,
quoi...
je
ne
laurais
probablement pas vu, ou alors
jaurais tent de me prouver le
contraire. Entre autres.
Ou peut-tre quil ntait pas
fait pour vous. On nous la appris en
fac de mdecine : ce nest pas parce
quon entend un bruit de sabots...
... quil faut sattendre voir
des zbres.
Il a eu un large sourire.

Vous aussi, vous avez appris a


en fac de mdecine ?
Jai secou la tte.
Non. Mais mon pre tait
mdecin. Il disait a tout le temps.
Je ne sais pas. Je me demande si,
tout compte fait, je nai pas affaire
un zbre. Cest quil me manque
normment, jtais trs mal quand
jai su quil tait avec quelquun
dautre, et je crois que jai tout fichu
par terre... quil tait cens tre
lamour de ma vie, mon mari. Ma
gorge sest serre ce dernier mot,
jai dgluti avec effort. Mais
maintenant...
Maintenant quoi ?


Il me manque en
permanence. Jai secou la tte,
cure de mentendre pleurnicher.
a vire la hantise, presque. Sauf
que je ne peux pas moffrir le luxe
dtre hante. Je dois penser moi,
au bb, mes prparatifs et mes
projets.
Je lai regard. Il avait retir ses
lunettes
et
me
dvisageait
intensment.
Puis-je vous poser une
question ?
Il a acquiesc dun signe de la
tte.
Jai besoin dun avis masculin.

Avez-vous des enfants ?


Pas ma... je veux dire, non.
Vous voyez, vous alliez dire :
Pas ma connaissance, hein ?
Oui, mais je me suis arrt
temps. Presque.
Bon, daccord. Pas de gosses.
Comment ragiriez-vous, si une ex
vous venait vous voir en disant :
Devine quoi ? Jattends ton bb !
Est-ce quelque chose que vous
auriez voulu savoir ?
Si ctait moi, a-t-il rpliqu,
pensif, oui. Oui, jaurais voulu
savoir. Jaurais voulu faire partie de
la vie de lenfant.


Mme si vous ntiez plus
avec la mre ?

mon sens, un enfant


mrite
davoir
deux
parents
impliqus dans sa vie, dans son
devenir, quils soient ensemble ou
non. Cest dj assez difficile de
grandir dans ce monde. Je pense
quun gamin a besoin de tout le
soutien quon peut lui apporter.
Ce ntait videmment pas ce que
javais envie dentendre. Moi, ce que
jaurais prfr, ctait : Vous
pouvez y arriver, Cannie ! Vous
pouvez y arriver toute seule ! Si je
devais tre spare de Bruce - or,
ctait bien parti pour -, il me fallait

toutes les assurances possibles


qutre parent unique ne posait pas
de problme en soi.
Donc, daprs vous, je devrais
lui dire.
Moi, jaurais voulu quon me
le dise. Quoi que vous fassiez,
dailleurs, et quoi quil veuille, la
dcision finale vous appartient,
vous. Quelle est la pire chose qui
puisse arriver ?

Que lui et sa mre me


poursuivent
en
justice
pour
rclamer la garde du bb.
On na pas vu a chez Oprah
? a-t-il demand.

Sally Jessy.
Il commenait faire froid. Jai
resserr la blouse blanche autour de
moi.
Vous savez qui vous me faites
penser ?

Si vous dites Janeane


Garofalo, je saute , lai-je averti.
Chaque fois, javais droit
Janeane Garofalo.
Non.
Votre mre ?
Pas ma mre.

Le bonhomme quon a vu
chez Jerry Springer et qui tait si

gros que les ambulanciers ont d


dcouper un trou dans sa maison
pour len sortir ?
Il a rprim un sourire.
Soyez srieuse ! ma-t-il
rprimande.
Daccord. Alors, qui ?
Ma sur.

Ah... Jai rflchi une


minute. Est-elle...
Et l, je nai pas su quoi dire. Estelle grosse ? Est-elle drle ? Sestelle fait larguer par son petit ami ?
Elle vous ressemblait un peu.
Il sest pench, meffleurant
presque le visage du bout du doigt.

Les mmes joues, le mme


sourire.
Jai demand alors la premire
chose qui me passait par la tte.
Elle tait plus jeune ? Plus ge
?
Plus ge, a-t-il rpondu en
regardant droit devant lui. Elle est
morte quand javais neuf ans.
Oh...

Souvent, les patientes


veulent savoir pourquoi jai choisi
cette branche-l de la mdecine. A
priori, il ny a aucun lien direct. Je
ne suis pas une femme, je nai
jamais eu de problmes de poids...


Cest a, allez-y, ai-je dit.
Enfoncez le clou. Votre sur taitelle... enveloppe?
Pas vraiment, non. Mais a la
rendait folle. Je ne voyais que son
profil quand il a souri. Elle
alternait les rgimes. Une semaine,
ctaient les ufs durs ; la semaine
suivante, la pastque.

Souffrait-elle, hum, de
troubles alimentaires ?

Non, ctait juste une


nvrose vis--vis de la nourriture.
Elle est morte dans un accident de
voiture. Je me souviens, mes
parents taient lhpital, et
pendant trs longtemps personne

na voulu me dire ce qui se passait.


Finalement, ma tante, la sur de
ma mre, est venue dans ma
chambre pour mannoncer que
Katie tait au ciel, et quil ne fallait
pas que je sois triste, car le ciel tait
un endroit merveilleux o on se
livrait ses occupations favorites.
Jai dcid alors que le ciel tait
rempli de hot dogs, de glaces et de
gaufres... toutes ces choses dont
Katie avait envie et quelle stait
toujours refuses. Il sest tourn
vers moi. Cest bte, non ?
Non. vrai dire, cest un peu
comme a que jimagine le ciel, moi
aussi.

Aussitt, jai regrett davoir dit


a. Et sil allait penser que je me
moquais de sa pauvre sur dcde
?
Vous tes juive, nest-ce pas ?
Ouais.

Moi aussi. moiti, mon


pre ltait. Mais on na pas t
levs
dans
une
tradition
particulire. Il ma considre
avec curiosit. Est-ce que les Juifs
croient au ciel ?

En principe, non. Jai


fouill ma mmoire pour retrouver
mes leons de lcole hbraque.
Le truc, cest quon meurt, et

aprs... cest comme une sorte de


sommeil. Il ny a pas vraiment de
concept dune vie dans lau-del. On
sendort, cest tout. Puis le Messie
arrive, et tout le monde ressuscite.

Dans le corps que chacun


avait de son vivant ?

Je ne sais pas.
Personnellement,
jentends
revendiquer celui de Pamela
Anderson.
Il a ri un peu.
Aimeriez-vous... Il sest
tourn face moi. Vous avez
froid.
Jtais en train de grelotter.

Non, cest bon.


Je suis dsol, a-t-il dit.
a va, je vous assure ! Jaime
bien entendre parler de... euh, de la
vie des autres.
Jallais dire problmes , mais
je me suis rattrape juste temps.
Il tait dj debout, trois longues
enjambes plus loin, presque
devant la porte.
On va rentrer , a-t-il
marmonn.
Il ma ouvert la porte. Jai
pntr dans la cage descalier et
me suis arrte, si bien que quand il
a referm la porte, il sest retrouv

tout prs de moi.


Vous tiez sur le point de me
demander quelque chose, ai-je
repris. Dites-moi ce que cest.
Ctait son tour de prendre un
air embarrass.
Je... euh... les, hum, cours de
nutrition prnatale. Je voulais
savoir si vous dsiriez vous inscrire.

Je savais que ce ntait pas a.


Javais
mme
le
vague
pressentiment quil pouvait sagir
de tout autre chose. Mais je nai
rien dit. Peut-tre quil avait eu
lide fugace de me proposer...

quelque chose... parce quil mavait


parl de sa sur et quil se sentait
vulnrable. Peut-tre quil avait
simplement piti de moi. Ou peuttre que je me trompais sur toute la
ligne. Aprs la dbcle avec Steve, et
maintenant avec Bruce, je me
mfiais un peu de mes intuitions.
Cest quelle heure ? ai-je
demand.
Je vais voir , a-t-il dit, et je
lai suivi dans les escaliers.

13
Aprs moult tergiversations et
une bonne dizaine de brouillons,
jai rdig - et expdi - une lettre
Bruce.
Bruce,
Comme il ny a pas moyen
denrober a, je prfre tannoncer
simplement que je suis enceinte.
Cest arriv la dernire fois quon a
couch ensemble, et jai dcid de
garder le bb. Laccouchement est
prvu pour le 15 juin.
Ceci est ma dcision, et je lai
prise en connaissance de cause. Je

voulais que tu le saches, car cest


toi de choisir dans quelle mesure tu
veux participer la vie de cet
enfant.
Je ne te dis pas ce que tu dois
faire et je ne te demande rien. Mon
choix est fait, toi de faire le tien. Si
tu veux passer du temps avec le
bb, je ferai de mon mieux pour
faciliter les choses. Si tu ne veux
pas, je comprendrai.
Je regrette que a soit arriv. Je
sais quactuellement tu nas pas
besoin de a. Mais jai dcid que tu
mritais dtre mis au courant afin
que tu puisses choisir la voie qui te
parat juste. La seule chose que je te

demande, cest de ne rien crire ldessus. Je me fiche que tu parles de


moi, mais il y a quelquun dautre
dont il
faut tenir compte,
maintenant.
Cannie
Jai marqu mon numro de
tlphone, au cas o il laurait
oubli, et jai post la lettre.
Il y avait tant de choses que
jaurais voulu crire, par exemple
que je me languissais toujours de
lui. Que je rvais quil revenait et
quon vivait ensemble : Bruce, le
bb et moi. Que javais peur la
plupart du temps, et quand je
navais pas peur, jtais furieuse

contre lui, ou alors tellement


transie damour et de dsir que je
redoutais ne serait-ce que de penser
son nom, par crainte de ma
raction, que javais beau remplir
mes journes de choses faire, de
plans et de listes, de peindre la
seconde chambre en une nuance de
jaune appele limonadier et de
monter la commode achete chez
Ikea, il marrivait encore trop
souvent de souhaiter son retour.
Mais je nai rien crit de tel.
Je me souvenais, quand jtais en
terminale, combien il tait pnible
dattendre
la
rponse
des
universits pour savoir si on tait

accept
ou
pas. Croyez-moi,
attendre la rponse du pre de votre
futur enfant, pour savoir si, oui ou
non, il est prt sinvestir pour
vous et votre bb, est bien pire.
Pendant trois jours, je nai pas cess
de consulter mon rpondeur.
Pendant une semaine, je suis
rentre chez moi midi pour
relever
mon
courrier,
me
reprochant de navoir pas envoy la
lettre en recommand, pour tre
sre au moins quil lavait reue.
Il ny avait rien. Jour aprs jour,
rien. Javais du mal croire quil
puisse faire preuve de tant de
froideur. Quil me raye de sa vie -

nous raye de sa vie - de manire


aussi radicale. Mais il fallait se faire
une raison. Jai donc abandonn...
ou essay de me convaincre
dabandonner.
Cest comme a , ai-je dit,
madressant mon ventre.
Ctait un dimanche matin, deux
jours avant Nol. Jtais alle faire
une balade vlo (javais droit au
vlo jusquau sixime mois,
condition quil ny ait pas de
complications), javais mont un
mobile que javais fabriqu partir
dos pour chiens de toutes les
couleurs
et,
en
guise
de
rcompense, je mtais offert un

long bain chaud.


mon avis, un bb devrait
avoir deux parents. Cest ce que je
crois. Idalement, jaurais eu un
pre pour toi. Seulement voil, je
nen ai pas. Tu comprends, ton,
hum, pre biologique est un type
bien, mais il ntait pas fait pour
moi, il traverse une sale passe
actuellement, et puis il est avec
quelquun dautre... Ctait sans
doute plus que mon enfant natre
navait besoin de savoir, mais tant
pis. Eh oui, je regrette, mais cest
comme a. Je vais essayer de
tlever du mieux que je peux, on
sen sortira, et avec un peu de

chance tu ne men voudras pas


mort et tu ne te feras pas tatouer,
percer ou autre - selon ce qui sera
la mode dici quinze ans - pour
extrioriser ta souffrance, parce que
je suis dsole et que je ferai tout
pour quon y arrive.
Jai travers les ftes cahin-caha.
Jai fait des cookies et du caramel
pour mes amis au lieu de leur
acheter des cadeaux, et jai gliss de
largent liquide (moins que lanne
prcdente) dans les cartes de vux
pour mon frre et ma sur. Ma
mre, comme tous les ans, ouvrait
grandes les portes de la maison ;
quand jy suis alle, ses amies,

connaissances et relations sportives


se sont empresses par dizaines
autour de moi, moffrant leurs
vux, leurs conseils, des adresses
de crches et de mdecins et un
exemplaire lgrement lim de
Heather a deux mamans (venant
dune joueuse de baseball nomme
Dot, qui navait rien compris au
film et que Tanya a aussitt prise
part pour linformer que je ntais
pas lesbienne, mais une gnitrice
qui stait fait plaquer). Je me suis
retranche dans la cuisine, rper
les patates, faire frire des latkes et
couter Lucy me raconter
comment, avec une copine, elles

avaient
convaincu
un
type
rencontr dans un bar de les
emmener chez lui, o, une fois quil
stait croul, elles avaient ouvert
tous les cadeaux disposs sous son
arbre de Nol.
Ce nest pas trs sympa, lai-je
gourmande.
Il ntait pas trs sympa. Et
quelle ide aussi, de nous emmener
toutes les deux chez lui pendant
que sa femme tait en voyage !
L-dessus, jai d reconnatre
quelle navait pas tort.
Tous des salopards, a-t-elle
poursuivi
avec
hauteur.

videmment, je ne tapprends rien.

Elle a aval une gorge de liquide


clair. Ses yeux ptillaient.
Je peux bien me permettre un
cart pendant les ftes, a-t-elle
annonc.

Va-ten ailleurs, avec ton


cart.
Jai ajout une louche de patates
rpes dans la pole. mon avis,
Lucy devait tre secrtement ravie
que ce soit moi, et pas elle, qui me
retrouve dans le ptrin. De sa part
elle, une grossesse accidentelle
naurait surpris personne. Alors

que, de ma part, ctait choquant.


Ma mre a pass la tte dans la
cuisine.
Cannie ? Tu restes dormir, hein
?
Jai
acquiesc.
Depuis
Thanksgiving, javais pris lhabitude
de dormir au moins une nuit
chaque week-end la maison. Ma
mre prparait le dner, jignorais
Tanya, et le lendemain matin
maman et moi allions nager
lentement, cte cte, avant que je
ne reprenne le chemin de la ville,
charge de victuailles et darticles
pour nouveau-ns fournis par ses
amies.

Sapprochant de la cuisinire, ma
mre a tt mes latkes avec une
spatule.
Je crois que lhuile est trop
chaude , a-t-elle hasard.
Je lai chasse, mais elle nest pas
alle plus loin que lvier.
Toujours pas de nouvelles de
Bruce ? a-t-elle demand.
Jai secou la tte.
Je narrive pas le croire. a ne
lui ressemble gure...
Peu importe , ai-je rtorqu
brivement.
En fait, elle avait raison. Cela ne
ressemblait pas au Bruce que javais

connu, et mon dsarroi navait


dgal que ma peine.
lvidence, jai russi faire
sortir ce quil y avait de pire en lui.

Ma mre ma souri avec bont.


Puis, se penchant, elle a baiss le
gaz.
Ne les brle pas.
Et elle est alle rejoindre ses
invits, me laissant avec une pole
de galettes de pommes de terre
moiti cuites et toutes mes
interrogations. Est-ce possible quil
sen fiche ? me disais-je. Quil sen
fiche compltement ?

Pendant tout lhiver, jai essay


de moccuper. Jallais aux soires
organises par mes amis, sirotant
du cidre la place du lait de poule
ou du champagne. Je sortais dner
avec Andy et me promener avec
Samantha, et jassistais aux cours
de prparation laccouchement
avec Lucy, qui avait accept de
maccompagner
jusqu
la
naissance, du moment que je ne
suis pas oblige de regarder ton kiki
! . Dailleurs, on a failli se faire
virer ds le premier jour. Lucy sest
mise hurler : Pousse ! Pousse !
alors quil tait simplement
question du choix dun hpital.

Depuis, les couples papa-maman


faisaient tout pour nous viter.
Javais
un
nouveau
correspondant sur le net : le Dr K. Il
mcrivait au bureau une ou deux
fois par semaine pour me demander
de mes nouvelles et me raconter les
progrs de mes camarades. Jai su
ainsi quEsther avait achet un tapis
de course et perdu vingt kilos, et
que Bonnie stait trouv un petit
copain. Donnez-moi de vos
nouvelles , crivait-il chaque fois,
mais je ne savais pas trop quoi lui
dire, car je ne voyais pas dans quelle
catgorie le classer. tait-ce un
toubib ? Un ami ? Dans le doute, je

men tenais lactualit : derniers


potins de la rdaction, sujets sur
lesquels je travaillais et mon tat de
sant.
Peu peu, jai commenc
prvenir les gens de mon entourage,
dabord les amis proches, puis les
moins proches, quelques collgues,
oncles, tantes, cousins. Je le faisais
de vive voix, si possible, ou par email, dans le cas de Maxi.
Il se trouve, ai-je tap en guise
de prambule, que je suis enceinte.
Je lui ai donn une version
abrge des vnements. Tu te
souviens, je tavais racont que
jtais alle voir Bruce, le jour de

lenterrement ? On a eu un rapport
pendant que jtais l-bas. Cest
comme a que cest arriv.
La rponse de Maxi a t
instantane, en deux phrases, et
tout en majuscules. QUE VAS-TU
FAIRE ? AS-TU BESOIN DAIDE ?
Je lui ai expos mes projets :
mettre le bb au monde, travailler
temps partiel. Ce nest pas ce
que jaurais souhait, mais jessaie
de tirer le meilleur parti de la
situation. Es-tu heureuse ? mat-elle rpondu. As-tu des angoisses
? Que puis-je faire ?
Plutt heureuse, oui. Cest
excitant, ai-je crit. Je sais que ma

vie va changer, et je fais en sorte de


ne pas trop me prendre la tte avec
a. Jai rflchi sa dernire
question et lui ai dit que javais
besoin quelle reste mon amie,
quelle garde le contact. Envoiemoi des penses positives. Et prie
pour que a marche, dune faon ou
dune autre.
Certains jours, pourtant, ce
ntait pas vident. Comme le jour
o je suis alle au drugstore, faire le
plein de produits de premire
ncessit genre Prparation H, et
que je suis tombe sur la dernire
chronique de Bruce, un trait sur
les marques daffection en public

intitul Oh, le joli gui .


Sil ne tenait qu moi, crivaitil, je ne lcherais pas une seconde la
main dE. Elle a des mains exquises,
petites, fines et douces, si
diffrentes des miennes.
Et des miennes, ai-je pens
tristement, contemplant mes doigts
pais aux ongles dchiquets et aux
cuticules ronges.
Sil ne tenait qu moi, je
lembrasserais tous les coins de
rue et la serrerais dans mes bras
devant le public dun studio. Je nai
pas besoin de prtextes saisonniers
ni de quelques branches de verdure
accroches au plafond pour passer

lacte. Elle est craquante, et je nai


pas peur de le montrer.
Je ne suis pas comme les autres,
je sais. Bon nombre dhommes
prfreraient porter vos paquets,
votre sac dos, voire votre sac
main, plutt que de vous tenir la
main en public. a ne les gne pas
dembrasser leur mre ou leur sur
- des annes de conditionnement
sont venues bout de leur
rsistance -, mais ils sont beaucoup
moins presss de vous embrasser
devant leurs amis. Comment gurir
votre homme de son handicap ?
Nabandonnez pas. Frlez-lui les
doigts en partageant du pop-corn

au cinma, prenez-lui la main en


franchissant la porte. Donnez-lui
un
baiser,
espigle
pour
commencer, en esprant quil vous
le rende avec plus de passion.
Essayez de glisser ce brin de gui
dans votre soutien-gorge ou, mieux
encore, dans le porte-jarretelles en
dentelle que vous navez jamais
mis...
Le porte-jarretelles en dentelle.
a ma fait mal. Jai revu Bruce
quand, pour mon anniversaire ou
bien la Saint-Valentin, il a dbarqu
avec une bote de lingerie grande
taille. Jai refus de mettre a. Je lui
ai dit que jtais timide. En ralit,

l-dedans je me sentais stupide.


Une
femme
normalement
constitue a honte de son ventre et
de ses fesses. Comment aurais-je pu
me sentir laise, dans ces dessous
affriolants quil avait dnichs je ne
sais o ? a me faisait leffet dune
mauvaise blague, dun canular,
comme dans un pisode de Camra
cache, o, sitt que jaurais eu la
btise ou la navet de me croire
irrsistible dans cet accoutrement,
lanimateur
et
son
quipe
surgiraient du placard parmi les
clairs des projecteurs et les
objectifs grand angle braqus sur
moi. Bruce avait beau me rassurer

( Je ne taurais pas achet a, si je


navais pas voulu te voir avec ! ), je
ne trouvais mme pas le courage de
les essayer.
Jai referm le magazine, pay
mes achats, les ai fourrs dans ma
poche et jai repris le chemin de la
maison. Mme si je savais quil
avait rdig cet article de dcembre
plusieurs mois avant davoir reu
ma lettre - si tant est quil lait reue
-, javais limpression de mtre pris
une grosse claque.
Nayant
pas
de
projets
particuliers pour la Saint-Sylvestre
(et surtout personne embrasser),
je me suis propose pour travailler

ce soir-l. Jai quitt le bureau


onze heures et demie. De retour
chez moi, j'ai emmitoufl Troufi
dans le petit sweat en laine polaire
quil mprisait (au fond de moi,
jtais sre quil devait se trouver
ridicule... et au fond de moi, je lui
donnais raison), puis jai enfil mon
manteau dhiver. Jai fourr une
bouteille de jus de raisin dans ma
poche, et nous sommes alls
jusquau ponton, regarder le feu
dartifice pendant que des ados
mchs et les habitants des
quartiers sud de Philadelphie
hurlaient,
sempoignaient
et
sembrassaient tout autour de nous.

Nous tions en 1999.


En rentrant la maison, jai fait
quelque
chose
que
jaurais
probablement d faire beaucoup
plus tt. Jai sorti un gros carton et
jai entrepris dy entasser tout ce
que Bruce mavait offert, ainsi que
tous les objets qui me faisaient
penser lui.
Et hop, la bougie ronde moiti
fondue
quon
avait
allume
ensemble dans le Vermont, la
lueur vacillante et parfume de
laquelle on avait fait lamour. Et
hop, toutes les lettres quil mavait
envoyes, chacune soigneusement
plie dans son enveloppe. Et hop,

les dessous quil mavait offerts et


que je nai jamais ports, ainsi que
le vibro, les huiles comestibles pour
le corps et les menottes garnies de
fourrure rose, des choses quil valait
mieux ne pas laisser traner de
toute faon, avec un bb en route.
Et hop, le collier en perles de verre
peintes la main, que sa mre
mavait offert pour mon dernier
anniversaire, et le sac en cuir de
lanniversaire prcdent. Aprs
dlibration, jai dcid de garder le
tlphone
portable
que
je
nassociais plus gure Bruce...
puisquil nappelait pas. Jai aussi
conserv les CD de Ani DiFranco et

Mary Chapin Carpenter, Liz Phair et


Susan Werner. Ctait ma musique,
pas la sienne.
Une fois tout cela emball, jai
ferm le carton avec du scotch et
lai descendu la cave, me disant
que je pourrais toujours vendre les
choses de valeur. En attendant je ne
les aurais plus sous les yeux, et
peut-tre cela suffirait-il. Du moins,
ctait un dbut. Quand je suis
remonte, jai ouvert mon journal
flambant neuf, un beau livre avec
une
couverture
marbre
et
dpaisses feuilles lignes. 1999,
ai-je marqu, tandis que Troufi se
perchait sur le bras du canap, pour

me regarder crire dun il que


jesprais approbateur. mon bb,
que jaime dj beaucoup.
Il a plu pendant presque tout le
mois de janvier et neig quasi en
permanence en fvrier ; tout
devenait blanc lespace de dix
minutes, jusqu ce que les bus
ptaradants et les glaviots des uns
et des autres rendent le paysage sa
grisaille coutumire. Jvitais de
regarder les curs rouge mtallis
dans les vitrines. Jai fait de mon
mieux pour viter le numro rouge
sur rose de Moxie, paru le jour de la
Saint-Valentin et pour lequel Bruce
avait crit, daprs la couverture, un

papier intitul Faites-le hurler :


10 nouveaux trucs torrides pour les
aventurires du sexe . Un jour
nfaste, je suis tombe sur sa
chronique en faisant la queue dans
un magasin, et jai eu droit une
photo pleine page de Bruce en
caleon de soie rouge vif, lair
odieusement bat, se prlassant sur
un lit avec une femme qui, espraisje, tait un mannequin de Moxie et
non la mystrieuse E. Dun geste
brusque, jai remis le magazine sur
le prsentoir comme si je mtais
brle et, aprs une consultation de
vive voix avec Samantha ( Allez,
laisse tomber, Cannie ) et un dbat

par e-mail avec Maxi (Je peux le


faire assassiner, si tu veux), jai
dcid que le mieux serait de
lignorer et de me rjouir que
fvrier soit un mois court.
Le temps a pass, j'ai dvelopp
une nouvelle et intressante srie
de vergetures, ainsi quun got
irrpressible
pour
le
stilton
dimportation trente-deux dollars
le kilo. Plusieurs fois, jai t deux
doigts den glisser un gros morceau
dans la poche de mon manteau et
de prendre la fuite, mais je ne lai
pas fait. aurait t trop gnant
dexpliquer mes envies de fromage
quiconque viendrait payer la

caution aprs mon invitable


arrestation.
En fait, je me sentais plutt bien,
conformment ce que la plupart
des livres rsolument optimistes
sur la grossesse prdisaient pour le
deuxime trimestre. Vous vous
sentirez vivante, rayonnante, pleine
dnergie ! disait lun deux, sous
la photo dune femme enceinte,
vivante
et
rayonnante,
se
promenant dans un pr fleuri, main
dans la main avec son cher et
tendre poux. Ce ntait pas aussi
paradisiaque, compte tenu des accs
de somnolence irrsistible, de mes
seins tellement douloureux certains

jours que je rvais quils tombent et


roulent sur le sol, ou de la nuit o
javais mang un pot entier de
chutney la mangue en regardant
MTV. Occasionnellement - enfin,
peut-tre
plus
quoccasionnellement
je
mapitoyais tant et si bien sur moimme que je fondais en larmes.
Dans tous mes bouquins, il y avait
des photos de dames enceintes avec
leur mari (ou leur partenaire, pour
les plus progressistes) - quelquun
qui vous frictionnait le ventre avec
du beurre de cacao, qui allait vous
chercher des glaces et des pickles,
qui
vous
encourageait, vous

remontait le moral et vous aidait


choisir un prnom. Et moi, je
navais personne, me morfondaisje, oubliant comme par hasard
Samantha, Lucy, les coups de fil
biquotidiens de ma mre et les
week-ends
dans
sa
maison.
Personne expdier lpicerie du
coin en plein milieu de la nuit,
personne qui veillerait tard le soir
pour dbattre des mrites respectifs
dAlice et dAbigail, personne pour
me dire de ne pas avoir peur de la
douleur, peur de lavenir et
massurer que tout irait bien.
Et puis, les choses semblaient se
compliquer au fur et mesure,

plutt que linverse. Dj, a


commenait se remarquer au
bureau. On ne venait pas encore me
voir directement, mais il marrivait
de surprendre un regard insistant
ou bien un silence soudain lorsque
jentrais dans les toilettes ou la
caftria.
Un aprs-midi, Gabby ma
coince devant mon bureau. Elle
me cherchait depuis lautomne,
quand mon trs long article sur
Maxi tait paru en premire page de
la rubrique spectacles, la grande
joie de mes suprieurs. Ils se
flicitaient dtre le seul journal de
la cte Est avoir publi une

interview de Maxi, o de surcrot


elle parlait franchement de sa vie,
de ses objectifs et de ses peines de
cur. Jai eu droit une jolie petite
prime et un mot chaleureux du
directeur de la rdaction, que jai
pris soin dpingler sur la cloison.
Tout cela tait bien pour moi,
mais a jouait sur lhumeur de
Gabby - surtout depuis que javais
eu le feu vert pour couvrir les
Grammys, tandis quelle tait
rquisitionne pour crire la
ncrologie dAndy Rooney, au cas
o son tat de sant connatrait une
aggravation.
Tu naurais pas pris du poids ?

a-t-elle demand de but en blanc.


Jai essay dluder, comme je
lavais lu dans larticle Dix tuyaux
pour grer les rapports difficiles ,
dautant quautour de nous les gens
dressaient loreille.
Quelle drle de question, ai-je
rpondu, les lvres engourdies.
Pourquoi tu me demandes a ?
Mais Gabby a refus de mordre
lhameon.
Je trouve que tu as chang, a-telle dit.
Donc, si je comprends bien, aije
commenc
suivant
les
recommandations
de
larticle,

limportant pour toi est que je reste


toujours la mme ?
Elle ma lanc un long regard
courrouc avant de repartir, drape
dans sa dignit. Et ctait tant
mieux. Je ne savais pas encore quoi
dire aux gens, ni quel moment ;
en attendant, je mettais des
caleons et des chemises amples
dans lespoir quils attribueraient
mes kilos supplmentaires (trois au
premier trimestre, et quatre de plus
depuis Thanksgiving) aux excs
propres aux priodes des ftes.
Cest vrai aussi que je mangeais
bien. Tous les week-ends, je prenais
un brunch avec ma mre et, une ou

deux fois par semaine, je dnais


avec mes amis, qui semblaient avoir
mis au point quelque conspiration
secrte. Chaque soir, quelquun
mappelait pour minviter boire un
caf ou le retrouver pour le petit
djeuner du lendemain. Tous les
jours au bureau, Andy me proposait
de partager les restes du fabuleux
festin auquel il avait assist la
veille. Ou alors Betsy memmenait
au
minuscule
et
excellent
restaurant vietnamien, deux pas
du journal. On aurait dit quils
craignaient de me laisser seule. Et
moi, peu mimportait si jtais leur
B.A. Je prenais ce quon me

donnait, pour essayer doublier


Bruce et tout ce qui me manquait
par ailleurs (scurit, stabilit, un
pre pour mon futur enfant, des
vtements de grossesse qui ne me
faisaient pas ressembler une
petite pente neigeuse). Jallais au
travail, je voyais le Dr Patel, je
minscrivais tous les cours et
ateliers
destins
aux
jeunes
mamans : Principes de base de
lallaitement, Premiers secours un
nouveau-n,
Familles
monoparentales.
Ma mre a propag la nouvelle, et
toutes ses amies ont vid leurs
greniers et les greniers de leurs

filles. Au mois de fvrier, javais


dj une table langer, un berceau,
un sige-auto et une poussette qui
avait lair plus luxueuse (et plus
complique) que ma petite voiture.
Javais des cartons pleins de
grenouillres et de bonnets de laine,
des livres pour enfants avec des
traces de bave et des hochets en
argent avec des traces de dents.
Javais des biberons, des ttines et
un strilisateur. Josh mavait offert
un chque cadeau de cinquante
dollars pour EBaby. Lucy mavait
remis un carnet de bons dessins
la main, sengageant garder le
bb une fois par semaine ( du

moment que je ne suis pas oblige


de changer ses couches deuxime
ge ! ).
Progressivement, jai transform
ma seconde chambre en chambre
denfant. Le temps autrefois
consacr lcriture de nouvelles et
de scnarios, et aux lettres
adresses au GQ et au New Yorker aux efforts pour amliorer ma
condition, en fait -, je lemployais
maintenant bricoler dans la
maison. Et je me suis mise, regret,
dpenser de largent. Jai achet
un tapis vert ocan qui se mariait
bien
avec
les
murs
jaune
limonadier, et un calendrier Beatrix

Potter. Jai rcupr sur le trottoir


un rocking-chair dlabr, jai fait
refaire le cannage et je lai peint en
blanc avec une bombe. Jai
commenc remplir la bibliothque
avec tous les livres pour enfants
que jai pu soutirer au rdacteur de
la section littraire, plus ceux que
javais laisss la maison et ceux
que jai achets doccasion. Tous les
soirs, je faisais la lecture mon
ventre... histoire de my habituer, et
puis javais lu quelque part que les
bbs taient sensibles la voix de
leur mre.
Et tous les soirs, je dansais. Je
baissais les stores mtalliques

ternellement
poussireux,
allumais des bougies, enlevais mes
chaussures, mettais la musique et
bougeais. Ce ntait pas toujours
joyeux. Quelquefois, je montais le
son en coutant Ani DiFranco ses
dbuts et, malgr moi, je repensais
Bruce pendant quAni beuglait :
Tu nas jamais t gentil, tu mas
souvent laisse tomber... Mais je
mefforais de danser gaiement,
pour le bb, sinon pour moimme.
Est-ce que je me sentais seule ?
Terriblement. Vivre sans Bruce,
sans la moindre perspective de son
retour, ni mme celle de le revoir

un jour, sachant quil nous avait


compltement rejets, le bb et
moi, ctait comme essayer de vivre
sans oxygne. Certains jours, je me
mettais en colre, je lui en voulais
dtre rest aussi longtemps avec
moi... ou de ne pas revenir, alors
que javais besoin de lui. Puis je
rangeais ma colre dans un carton,
comme javais fait avec ses cadeaux,
et je continuais aller de lavant.
Parfois,
je
ne
pouvais
mempcher de me demander si le
seul obstacle entre nous, ce ntait
pas lorgueil, et sil ne serait pas
plus intelligent de lappeler ou,
mieux encore, daller le voir et de le

supplier jusqu ce quil accepte de


me reprendre. Et si, malgr tout ce
quil mavait dit, il maimait
toujours ? Au fait, mavait-il jamais
aime ? Je tentais de chasser ces
penses, mais a se bousculait dans
tous les sens, si bien que jtais
oblige de me lever pour faire
quelque chose. Jai poli mon
argenterie, scuris les W-C,
nettoy mes placards. Jamais mon
appartement navait t aussi bien
rang, ni mme aussi beau.
Dommage quil y et un tel foutoir
dans ma tte.

14
Il y a une chose quune femme
seule ne doit pas oublier, a dit
Samantha tandis que nous longions
Kelly Drive par une frache et
venteuse matine davril. Sil veut te
parler, il appellera. Il faut que tu te
rptes a en permanence. Sil veut
me parler, il appellera.
Je sais , ai-je rpondu dune
voix plaintive, reposant mes mains
sur mon ventre, car depuis huit
jours
mon
tat
se
voyait
officiellement.
Ctait trange, une grossesse,
trange
mais
non
dnu

davantages. Au lieu que les gens oui, bon, les hommes -me
considrent avec indiffrence et/ou
mpris parce que jtais ronde,
maintenant que jtais visiblement
enceinte, ils me regardaient avec
sympathie. a me changeait
agrablement. Je me sentais
presque mieux dans ma peau enfin, lespace de quelques minutes,
de temps autre.
De toute faon, a va mieux, aije lanc. Jessaie de regarder devant.
Chaque fois que je pense lui, je
me force penser quelque chose
qui ait un rapport avec le bb. Des
choses faire, acheter, des papiers

remplir.

Super. Et le boulot, a
marche ?
Pas trop mal.
vrai dire, lambiance au bureau
tait un peu bizarre. Je mtonnais
moi-mme daccorder si peu
dimportance des choses qui, un
an avant, mauraient emballe...
nerve... ou fait grimper aux
rideaux. Une entrevue personnelle
avec Craig Kilborn autour dun
djeuner New York pour discuter
de la nouvelle orientation de son
mission ? Bof. Une empoignade
avec Gabby pour savoir laquelle des
deux allait crire la ncro de Une

nounou denfer ? Sans intrt.


Mme les regards - de plus en plus
frquents et pas franchement
discrets - de mes collgues allant de
mon ventre (naissant) mon
annulaire (nu) ne me gnaient pas
outre mesure. Personne navait
encore eu le culot de me poser la
question directement, mais jtais
tout fait prte y rpondre. Oui,
jtais enceinte. Non, je ne vivais
plus avec le pre. Voil qui devrait
suffire... condition que jarrive
les brancher sur leurs propres
histoires de grossesses, naissances
et ducation des enfants.
Alors, cest quoi le programme

pour aujourdhui ? a demand


Samantha.
Shopping.
Elle a pouss un gmissement.
Dsole, mais il me manque
encore des affaires pour moi et pour
le bb...
Je savais que Sam faisait de son
mieux pour maccompagner dans
les magasins. Et que ce ntait pas
facile. Primo, contrairement
toutes les autres femmes que je
connaissais, elle
dtestait
le
shopping. Secundo, jtais sre
quelle en avait marre quon nous
prenne pour un couple de

lesbiennes.
Pendant quelle me vantait les
joies de la vente par correspondance
et des courses sur Internet, on a t
doubles par un joggeur. Grand,
mince, avec un short et un sweat
fatigu lemblme de quelque
universit. Le type mme du
joggeur du samedi dans Kelly Drive.
Sauf que celui-ci sest arrt.
Bonjour, Cannie !
Jai pliss les yeux, joignant les
mains sur mon ventre dun geste
protecteur. Samantha a pil ct
de moi, bouche be. Le joggeur
mystre a t sa casquette. Ctait le
Dr K.

Bonjour ! ai-je dit en


souriant.
Waouh ! Sans cet horrible
clairage au non, sans sa blouse
blanche et ses lunettes, il tait
plutt mignon, pour un homme de
son ge.
Tu me prsentes ton ami ?
Samantha ronronnait presque.
Docteur Krushelevansky. Je
lai
prononc
lentement
et
correctement, je pense, car il ma
souri. Il dirige ltude laquelle
jai particip, luniversit de
Philadelphie.
Je vous en prie. Peter , a-t-il

dit.
Pendant quon se serrait tous la
main, deux types en rollers ont failli
entrer en collision avec nous.
On ferait mieux de marcher, aije suggr
Je vous accompagne, si a ne
vous drange pas. Jai besoin de
souffler...
Mais bien sr ! a acquiesc
Samantha.
Elle ma lanc un regard rapide
mais loquent, qui devait signifier :
Est-il clibataire, est-il juif, et si
oui, comment expliques-tu que je
naie jamais entendu parler de lui ?


Jai
rpondu
dun
bref
haussement
dpaules
et
de
sourcils, interprter comme suit :
Je ne sais absolument pas sil est
clibataire, et nes-tu pas cense
tre prise ? Apparemment, Sam
avait bris la maldiction du
troisime rendez-vous, car elle tait
toujours avec son prof de yoga.
Lorsque
nos
discussions
ne
tournaient pas autour de Bruce,
nous nous demandions si cet
homme-l tait trop zen pour
envisager le mariage.
Entre-temps, le Dr K., qui navait
rien peru de notre change crypt

coups de sourcils, faisait la


connaissance de Troufi, dont nous
avions parl plusieurs reprises au
cours de nos runions.
Alors, comme a, cest toi, le
fameux petit bonhomme ? disait-il,
tandis que Troufi se livrait la
dmonstration du bond vertical,
sautant chaque fois plus haut. Il
devrait tre dans un cirque.
Il la gratt vigoureusement
derrire les oreilles. Troufi sest
rengorg.
Oui, et avec quelques kilos de
plus, je pourrai y aller aussi. Ils
engagent toujours les grosses, non ?

Samantha ma fusille du regard.


Vous mavez lair trs en forme,
a dclar le Dr K. Et le travail, a va
?
a roule.
Samantha ma regarde, la
regard et, aprs quelques rapides
quations dans sa tte, sest
empare de la laisse de Troufi.
Bon ! sest-elle exclame
gaiement.
Merci
pour
la
promenade, Cannie, mais l, il faut
vraiment que jy aille.
Troufi sest mis geindre
pendant quelle le tranait vers
lendroit o elle avait gar sa

voiture.
plus, a-t-elle lanc. Bon
shopping !
Vous allez faire du shopping
? a demand le Dr K.
Oui, jaurais besoin de...
En fait, javais besoin de sousvtements car ma culotte Jockey
For Her ne couvrait plus la faade,
mais il tait hors de question de lui
parler de a.
... de me ravitailler, ai-je dit
faiblement. Jallais Fresh Fields...
a ne vous ennuie pas si je
viens avec vous ? Moi aussi, jai
quelques courses faire. Je peux

vous y conduire , a-t-il propos.


Je lai contempl en plissant les
yeux au soleil.
Vous savez quoi ? Donnez-moi
une heure, et nous pourrons nous
retrouver pour le petit djeuner,
avant daller faire les courses , aije dit.
Il ma expliqu quil habitait
Philadelphie depuis sept ans, mais
quil navait jamais mis les pieds au
Morning Glory Diner, mon endroit
prfr pour prendre le petit
djeuner. Sil y a une chose que
jaime, cest faire dcouvrir mes
bonnes adresses aux autres. Je suis
rentre chez moi, me suis douche

rapidement, jai enfil une variante


de ma tenue standard (caleon en
velours noir, tunique gante, tennis
lacets dune subtile couleur
pervenche que javais payes dix
dollars), puis je lai rejoint au caf
o, par chance, il ny avait mme
pas la queue - un bide total pour un
week-end. Je me sentais plutt bien
quand nous avons pris place dans
un box. Lui aussi tait trs
prsentable - il avait d se doucher
et avait mis un pantalon kaki et une
chemise carreaux.
a doit vous faire bizarre,
daller au restaurant avec des gens,
ai-je dit. Ils se sentent srement

gns de commander ce qui leur fait


rellement envie.

Cest vrai, je lai dj


remarqu.
Eh bien, vous nallez pas tre
du.
Jai harponn une serveuse qui
portait
des
dreadlocks,
un
dbardeur
et
un
tatouage
serpentant en travers de son ventre
nu.
Je voudrais la fritatta maison
avec du provolone et des poivrons
grills, du bacon de dinde, un petit
pain au lait, et serait-il possible
davoir des pommes de terre et du

mas plutt que lun ou lautre ?

Sr, a-t-elle rpondu en


dardant son stylo vers le mdecin.
La mme chose, a-t-il dit.
Bravo.
Et elle sest loigne en
chaloupant vers les cuisines.
Cest un brunch , ai-je lanc
en guise dexplication.
Il a eu un lger haussement
dpaules.
Vous mangez pour deux. Alors,
comment... a... se passe ?
Si vous voulez parler de ma
situation, tout va bien. Je me sens

beaucoup
mieux,
maintenant.
Toujours un peu fatigue, mais sans
plus. Plus de vertiges, plus de
nauses, je ne suis plus creve au
point de mendormir sur les
toilettes du bureau...
Il riait. Cest dj arriv ?
Une fois. Mais a va mieux.
Mme si je me rends compte que
ma vie ressemble une chanson
parmi les moins connues de
Madonna, je continue clopinclopant. Dun geste thtral, je me
suis pass la main sur le front.
Toute se-ele.
Il
ma
jet
un
regard
interrogateur. Ctait cens tre

Garbo ?

Doucement avec la femme


enceinte.

Cest la pire imitation de


Garbo que jaie jamais entendue.
Je la russis mieux quand jai
bu. Jai soupir. Dieu, que la
tequila me manque.

qui le dites-vous , a fait


notre serveuse en dposant deux
normes plates sur la table.
Nous nous sommes attels la
tche.
Cest drlement bon, a-t-il dit
entre deux bouches.

Nest-ce pas ? Ils font des

petits pains comme personne. Le


secret, cest le saindoux.
Il ma regarde. Homer
Simpson.
Gagn.
Vous faites beaucoup mieux
Homer que Garbo.
On se demande pourquoi.
Et jai chang de sujet avant quil ne
puisse rpondre. a vous arrive de
penser au fromage ?
Constamment. Pour ne rien
vous cacher, a mobsde. Je nen
dors pas la nuit, force de penser...
au fromage.

Non, srieusement. Jai

piqu la fourchette dans ma fritatta.


Par exemple, qui a invent le
fromage ? Qui a pu se dire : Hmm,
je parie que ce lait sera vraiment
dlicieux si je le laisse reposer
jusqu ce quil se couvre de moisi
? mon sens, le fromage vient
dune erreur.

Je nai jamais pens a.


Mais je me suis pos des questions
sur Cheese Wiz.

Le plat national de
Philadelphie !
Avez-vous dj vu la liste des
ingrdients de Cheese Wiz ? Cest
effrayant.

En parlant deffrayant, je vais


vous montrer le papier sur
lpisiotomie que ma donn mon
toubib.
Il a dgluti avec difficult.
Bon, daccord, pas pendant que
vous mangez. Mais franchement,
quest-ce qui lui prend, la
profession mdicale ? Vous voulez
faire peur au genre humain pour
quon adopte tous le clibat ?

Vous
redoutez
laccouchement ? a-t-il demand.

Et comment ! Jessaie de
trouver un hpital o on me
donnera un truc pour dormir. Je

lai considr avec espoir.


Vous pouvez prescrire ces
choses-l, non ? Peut-tre que vous
pourriez me glisser un petit quelque
chose
avant
le
dbut
des
rjouissances.
Il riait en mcoutant. Il avait
vraiment un trs beau sourire. Deux
profondes
rides
dexpression
encadraient ses lvres pleines. Je
me suis vaguement demand quel
ge il pouvait avoir. Il tait plus
jeune que je ne lavais cru, mais
malgr tout il devait bien avoir
quinze ans de plus que moi. Pas
dalliance, mais a ne voulait rien
dire. Il y a des tas dhommes qui ne

la mettent pas.
Tout se passera bien , ma-t-il
dit.
Il ma donn le reste de son petit
pain et na mme pas cill quand
jai command un chocolat chaud,
puis il a insist pour payer
laddition, soi-disant pour me
remercier de lui avoir fait connatre
cet endroit.
Et maintenant ? a-t-il demand.
Vous navez qu me dposer
Fresh Fields...

Non, non. Je suis votre


disposition.
Je lui ai lanc un regard oblique.

Cherry Hill ? ai-je hasard,


sans trop y croire.
Cherry Hill tait un centre
commercial situ sur lautre rive,
dans le New Jersey. On y trouvait
un Macys, deux boutiques pour
futures mamans et un comptoir
MAC. Quant ma propre voiture, je
lavais prte pour le week-end
Lucy qui avait dcroch un job de
livreuse de fleurs chantante pour
avoir jur quelle disposait dun
moyen de locomotion - en
attendant quon lengage pour
tourner des pubs.
Allons-y.
Sa voiture tait argente, une

sorte de grosse berline au profil


arodynamique. Les portires se
sont fermes avec un bruit
majestueux ; le moteur ronronnait
avec bien plus dostentation que ma
modeste petite Honda. Lintrieur
tait immacul, et le sige du
passager semblait... navoir presque
pas servi. Comme si jamais une
paire de fesses humaines ne stait
pose sur le tissu.
Nous avons pris la 676 et travers
le pont Ben Franklin au-dessus de
la Delaware qui miroitait au soleil.
Les arbres taient couverts dun fin
duvet vert tendre, et les reflets du
soleil jouaient sur leau. Mes

jambes
taient
agrablement
fatigues aprs la promenade, je me
sentais agrablement rassasie et,
quand jai pos les mains sur mon
ventre, jai prouv quelque chose
que jai mis une minute identifier.
Heureuse, ai-je ralis enfin. Jtais
heureuse.
Je lai prvenu sur le parking.
Si nous entrons dans un magasin,
on risque de vous prendre pour,
euh...
Le pre ?
Hum, oui.
Il ma souri. Comment voulezvous que je me comporte ?

Hmm.
Je ny avait pas vraiment rflchi,
occupe que jtais savourer mon
bonheur dans cette grosse voiture
puissante, au milieu dun paysage
printanier.
On na qu improviser.
Et a nous a plutt russi. Dans
le grand magasin o jai achet un
kit spcial maternit (robe longue,
robe
courte,
jupe,
tunique,
pantalon, le tout dans une matire
synthtique,
indestructible,
extensible, garantie insalissable,
noire), les alles taient bondes, et
personne ne nous a prt attention.
Pareil chez ToysRUs o jai achet

des cubes, et chez Target o javais


des bons de rduction pour des
lingettes et des Pampers ( un
achet, un offert ). Jai senti que la
fille chez Baby Gap nous regardait
lun et lautre pendant quelle tapait
mes articles, mais elle na rien dit.
Pas comme la vendeuse de cette
boutique qui nous avait dit la
semaine prcdente, Samantha et
moi, quelle nous trouvait trs
courageuses, ou comme celle qui
mavait assur, chez Ma Jolie, que
papa va adorer ! le caleon que
jtais en train dessayer.
Ctait trs plaisant de faire les
courses en compagnie du Dr K. Il

tait calme, mais prt donner son


avis si on le lui demandait, porter
tous mes paquets et mme me
tenir mon sac dos. Il ma invite
djeuner la caftria (a lair
ringard, mais elle est trs sympa, la
caftria de Cherry Hill) et na pas
paru perturb par mes quatre arrts
pipi. Il a dailleurs profit du
dernier pour faire un saut dans une
animalerie et acheter un os en cuir
brut au moins aussi long que Troufi
lui-mme.
Pour quil ne se sente pas
nglig, a-t-il expliqu.
Il va vous adorer. Et ce sera
une grande premire. Dhabitude, il

me dblaie le terrain pour choisir...


Dventuels prtendants, allais-je
dire. Mais ce ntait pas le cas ici.
De nouveaux amis, ai-je achev
finalement.
Et Bruce, il laimait bien ?
Jai souri au souvenir de la trve
fragile qui avait exist entre ces
deux-l, une trve qui menaait de
dgnrer en guerre ouverte,
semblait-il, ds que javais le dos
tourn. Bruce avait accept de
mauvaise grce que Troufi continue
dormir dans mon lit, et Troufi lui
avait reconnu contrecur le droit
lexistence, mais il y avait eu
moult clats de voix et insultes,

chaussures,
ceintures
et
portefeuilles mchonns entretemps.
mon avis, Bruce tait
perptuellement deux doigts
denvoyer un grand coup de pied
Troufi. Il navait pas une passion
pour les chiens. Et Troufi na pas un
caractre facile.
Je me suis cale dans le sige qui
sentait le neuf. travers le toit
ouvrant, le soleil de fin daprs-midi
me chauffait la tte.
Il ma souri. Fatigue ?

Un peu. Jai bill. Je


ferai une sieste la maison.

Je lai guid jusque chez moi ; en


sengageant dans ma rue, il a hoch
la tte avec approbation.
Cest joli par ici.
Jai regard autour de moi,
essayant de voir ce quil voyait : des
arbres bourgeonnants formant
comme une tonnelle au-dessus des
trottoirs, des pots de fleurs devant
les maisons en brique.
Oui, ai-je acquiesc. Jai eu de
la chance.
Quand il ma offert de maider
monter mes emplettes, je nai pas
dit non, mme si je me demandais,
tout en me coltinant les couches

jusquau troisime tage, ce quil


allait penser de mon appartement.
Lui-mme
devait
habiter en
banlieue, dans une de ces belles
rsidences lancienne, avec seize
chambres et un ruisseau au milieu
de la cour. Au moins, me suis-je dit,
ctait peu prs rang. Jai ouvert
la porte, et Troufi sest catapult
dans lentre, bondissant en lair. Le
Dr K. a ri.
Salut, Trouf , a-t-il dit.
Flairant los travers trois sacs
en plastique, Troufi ne se sentait
plus de joie. Jai balanc mes
courses sur le canap et me suis
prcipite dans la salle de bains,

pendant que Troufi tentait de se


faufiler dans le sac.
Mettez-vous laise ! ai-je
hurl.
Quand jai merg, il se tenait
dans la seconde chambre, o je
mtais escrime assembler le
berceau hrit dune amie de ma
mre. On me lavait livr dmont,
sans notice et probablement avec
quelques pices en moins.
Il y a quelque chose qui cloche,
a-t-il murmur. Vous permettez que
je jette un il ?

Bien sr, ai-je rpondu,


tonne et contente. Si vous arrivez

le monter, je vous devrai une fire


chandelle.
Il ma souri. Vous ne me devez
rien du tout. Jai pass une trs
bonne journe.
Avant que je ne puisse ragir, le
tlphone a sonn. Je me suis
excuse et, attrapant le portable, me
suis affale lourdement sur le lit.
Cannie ! a beugl la voix
familire avec laccent anglais. O
tais-tu passe ?
Jai t faire des courses.
Encore une surprise, tiens. Maxi
et moi correspondions par e-mail et
des coups de fil occasionnels au

bureau. Elle me racontait ses


galres sur le tournage de Plug In,
un thriller futuriste o elle jouait
aux cts dun jeune acteur
imptueux qui ncessitait non pas
un, non pas deux, mais trois
coaches de sobrit temps plein
pour le maintenir dans le droit
chemin, et menvoyait des articles
et des conseils de placements en
vue de constituer un capital pour le
bb. Moi, je lui parlais de mon
travail, de mes amis... et de mes
projets, l o ils en taient. Elle ne
me posait pas trop de questions sur
la prochaine naissance - cause de
son ducation, me disais-je.

Jai une nouvelle. Une grande


nouvelle. norme. La plus norme.
Ton scnario , a-t-elle commenc,
hors dhaleine.
Jai dgluti avec effort. Dans tous
nos
changes
depuis
notre
rencontre New York, pas une fois
il navait t question de mon
scnario. Jen avais conclu que
Maxi lavait oubli, ou quelle ne
lavait pas lu, ou quelle lavait lu et
trouv tellement nul quelle avait
jug prfrable pour notre amiti de
ne plus en reparler.
Je lai ador, a-t-elle dit. Le
personnage de Josie est absolument
parfait. Elle est fute, ttue, drle et

triste, et je serais honore de


linterprter.

Cest a, ai-je rpliqu,


toujours sans comprendre ce qui se
passait. Jen parlerai mon cheval.

Je suis tombe amoureuse


du rle , poursuivait Maxi comme
si elle ne mavait pas entendue. Les
mots se bousculaient, de plus en
plus vite, sur ses lvres. Tu sais
que jai un contrat avec ce studio,
Entracte... Jai montr le script
mon agent. Qui le leur a montr. Ils
ont ador aussi... surtout lide que
je joue Josie. Donc, avec ta
permission... Entracte aimerait
acheter ton scnario, pour moi.

videmment, tu suivras toute


laffaire de bout en bout... mon
avis, nous devrions avoir un droit
de regard sur tous les changements
apports au scnario et, bien sr,
sur lessentiel du casting, sans
parler du choix du ralisateur...
Mais je ncoutais pas. Je me suis
allonge sur le lit, le cur gonfl
dune
farouche
et
trange
exultation. Mon film, pensais-je, le
visage fendu dun norme sourire.
Oh, mon Dieu, a marche,
quelquun va tourner mon film ! Je
suis un auteur prsent, jy suis
arrive, peut-tre que je serai riche !
Et cest l que je lai senti.

Comme une vague en train de


monter en moi. Comme si jtais
moi-mme dans locan, doucement
berce par une vague. Jai lch le
tlphone, plac les deux mains sur
mon ventre, et jai peru une srie
de
coups
faibles,
presque
interrogateurs. Toc, toc, toc. Il
bougeait. Mon bb bougeait.
Tu es l, ai-je chuchot. Tu es
vraiment l ?

Cannie ? a dit Maxi. Est-ce


que a va ?

Trs bien. Et je me suis


mise rire. Tout baigne !

QUATRIME
PARTIE
Entre ciel et terre

15
Je navais jamais eu de chance
avec
Hollywood.
Pour
moi,
lindustrie du cinma, ctait
comme le garon quon convoite
la caft du lyce - tellement beau,
tellement parfait que vous tes sre
de ne jamais vous faire remarquer
de lui, et si vous lui demandez de
signer votre cahier la fin de
lanne, il vous regarde dun air
ahuri en cherchant se rappeler
votre nom.
Ctait un amour non partag,
mais je ne dsarmais pas. Tous les
deux ou trois mois, je bombardais

les agents de courrier afin de leur


proposer mon scnario. Pour la
peine, je me retrouvais avec une
poigne de cartes de refus
primprimes ( Cher candidat
lcriture , commenaient-elles),
ou bien, loccasion, une lettre
semi-personnelle mavisant quils
ne
soccupaient
plus
de
candidatures spontanes, dauteurs
inconnus, dauteurs dbutants,
dauteurs nayant jamais t
produits, ou quel que soit le terme
pjoratif du jour.
Une fois, un an avant ma
rencontre avec Bruce, un agent
avait accept de me recevoir. De

notre entretien, qui a dur une


bonne dizaine de minutes, je me
souviens surtout quil na jamais
prononc mon nom ni retir ses
lunettes noires.
Jai lu votre scnario, a-t-il dit,
le poussant vers moi du bout des
doigts, comme sil rpugnait le
toucher. Cest mignon.
Mignon veut dire mauvais ?
Conclusion vidente en juger
par lexpression de son visage.
Non, cest bien pour les livres
denfants ou les missions du
vendredi sur ABC. Quant au
cinma... nous, on aurait prfr
une hrone qui se plante quelque

part.
Il a tapot la page de titre avec
son stylo : La Tte dans les toiles.
Sauf quil avait ajout des petits
crocs aux S, qui ressemblaient des
serpents.
Et puis, je dois vous signaler
quil y a une seule grosse parmi les
actrices dHollywood.

Ce nest pas vrai ! ai-je


explos, oubliant ma rsolution de
sourire poliment et de la boucler.
Je ne savais ce qui mavait le plus
choque - le choix des mots ou la
suggestion quil y avait une seule
interprte possible pour le rle.

Une seule grosse ngociable, at-il prcis. Le fait est que personne
na envie de voir un film sur les
gros. Le cinma, cest de lvasion !

Bien. Et maintenant... je fais


quoi ? ai-je demand.
Il a secou la tte. Dj, il
repoussait sa chaise, exhumait son
tlphone portable et son ticket de
parking.
Je ne me vois pas mimpliquer
dans ce projet, a-t-il conclu. Je
regrette.
Encore
un
mensonge
hollywoodien.

On est des anthropologues ,


ai-je murmur Troufi et au bb,
pendant que nous survolions ce qui
devait tre le Nebraska.
Je navais emport aucun de mes
livres pour bbs, mais dfaut de
lire je pouvais au moins expliquer.
Alors, considrez a comme
une aventure. Et on sera rentrs en
un rien de temps. Rentrs chez
nous, Philadelphie, o on nous
apprcie.
Nous - moi, Troufi et mon ventre
que, vu ses dimensions, je
considrais comme une entit
part - voyagions en premire classe.
Dailleurs, daprs ce que javais pu

constater, nous tions des VIP.


Maxi mavait envoy une limousine
qui mavait transporte laroport,
quinze kilomtres de mon
domicile, o lon mavait rserv
une range de quatre siges, et
personne na cill en voyant le petit
ratier affol dans un panier en
plastique vert. Nous voguions
actuellement notre altitude de
croisire ; mes pieds reposaient sur
un oreiller, javais une couverture
sur les jambes, un verre dvian
glace avec une rondelle de citron
vert la main, et un luxueux
assortiment de magazines les plus
rcents sur le sige d ct, sous

lequel
dormait
Troufi. Cosmo,
Glamour, Mademoiselle, Mirabella,
Moxie. Le tout dernier numro
davril de Moxie.
Je lai pris, et mon cur sest mis
cogner, jai senti mon estomac se
rvulser et de la sueur froide couler
sur ma nuque.
Je lai repos. quoi bon
mempoisonner la vie ? Jtais
heureuse, javais russi, je me
rendais Hollywood en premire
classe pour toucher un chque dont
il ne saurait rver, sans oublier les
incontournables mondanits avec
les plus grandes stars.
Je lai repris. Lai repos. Lai

repris nouveau.
Et merde , ai-je marmonn en
le feuilletant la recherche de
Alors, heureuse ? .
Tous ces objets quelle a laisss
derrire elle , ai-je lu.
Je ne laime plus ,
commenait larticle.
Le matin, mon rveil, ce nest
pas elle que je pense en premier o elle est, quand je la reverrai,
quand je pourrai la tenir dans mes
bras. Je me rveille en pensant
mon travail, ma nouvelle copine
ou, plus vraisemblablement, ma
famille, ma mre, ce quelle va

devenir maintenant que mon pre


nest plus.
Je suis capable dentendre notre
chanson la radio sans me
prcipiter pour changer de station.
Je suis capable de voir sa signature
dans le journal sans avoir
limpression quun norme poids
mcrase le cur. Je suis capable
daller au Tick Tock o on se
retrouvait tard le soir autour dune
omelette-frites ; on sasseyait cte
cte dans un box en se souriant
comme deux imbciles. Je suis
capable de minstaller dans ce
mme box sans repenser cette
faon quelle avait de sasseoir

dabord en face, puis de se lever en


plein milieu pour se laisser tomber
ct de moi. Jaime la
compagnie, cest tout, disait-elle. Je
te rends visite. Salut, voisin ! Et
elle membrassait, membrassait,
jusqu ce que la serveuse avec la
choucroute blonde et un pot de caf
dans chaque main sarrte et secoue
la tte.
Je me suis rappropri le Tick
Tock . Jadis, ctait notre troquet,
maintenant cest redevenu le mien.
Cest sur mon chemin quand je
rentre du bureau ; jaime lomelette
la feta et aux pinards, et il
marrive mme den commander

sans me rappeler comment elle me


montrait ses dents sur le parking
pour savoir si elle navait pas un
bout dpinard coinc.
Cest sur les petites choses que je
me fais avoir, chaque fois.
Lautre soir, jtais en train de
balayer - jattendais ma nouvelle
copine et je voulais que tout soit
nickel - quand jai trouv une
croquette pour chien, une seule,
dans une fissure entre deux
carreaux.
Javais rendu tout ce quil y avait
rendre, bien sr, les vtements, les
bijoux, et jai jet le reste. Ses lettres
sont stockes dans mon placard, sa

photo a t bannie la cave. Mais


comment se prmunir contre une
seule petite croquette des Tendres
Bouches Purina de son chien, une
croquette qui avait survcu, cache,
pendant des mois, pour refaire
surface dans votre pelle et vous
faire chavirer ? Comment survit-on
cela ?
Chacun a une histoire, dit ma
copine pour essayer de me
rconforter. Chacun a des bagages,
chacun porte en lui des pans de son
pass. Elle est institutrice en
maternelle, tudiante en sociologie,
cest son mtier de comprendre les
gens ; elle sait ce quil faut dire.

Mais a me met hors de moi de


trouver le baume lvres de C., la
cerise, dans ma bote gants, ou
une moufle bleue dans la poche de
mon manteau dhiver. Jenrage
aussi quand je ne trouve pas des
affaires moi : mon pull sans
manches et le T-shirt Fromasaurus
Rex que jai eu en renvoyant trois
couvercles
de macaronis
au
fromage Kraft, parce que cest elle
qui les a et que je ne les rcuprerai
jamais.
Je pense que, dans toute rupture,
il devrait y avoir une journe de
trve des objets. Pas tout de suite,
quand on est encore vif lun et

lautre, quon est cass, meurtri et


quon risque de succomber une
pulsion malavise, mais avec un
peu de recul, quand on est encore
capable de rester poli et avant quon
ait fini de rduire son amour
dantan un simple souvenir.
Rduire son amour dantan un
souvenir, ai-je pens tristement.
Ctait donc a quil tait en train de
faire. Sauf que... rduire un ancien
amant un souvenir tait une
chose, mais rduire un enfant une
vague contrarit, quelque chose
dont on na mme pas envie de se
proccuper, ctait une tout autre
histoire.
Ctait
inadmissible.

Pulsion malavise, tu parles ! Et


quid des consquences de sa petite
incartade ?
En attendant, jai engag une
quipe de nettoyage pour mon
appartement. Le sol, leur ai-je dit en
montrant la croquette que javais
trouve et marmonnant de sombres
prdictions sur les punaises, les
souris et tutti quanti. Mais, en fait,
je suis hant par les souvenirs.
Je ne laime plus. Mais a ne veut
pas dire que je nai pas mal.
Ouf. Je me suis cale dans le
sige en cuir moelleux, inclinable et
extra-large, et jai ferm les yeux.
Jprouvais un tel mlange de

tristesse et de rage - et un espoir


soudain, irrpressible - que jai cru
que jallais vomir. Il avait crit a
trois mois auparavant. Ctait le
dlai dans les magazines. Avait-il lu
ma lettre ? Savait-il que jtais
enceinte ? Et quels taient ses
sentiments aujourdhui ?
Je lui manque , ai-je
murmur, la main sur mon ventre.
Cela signifiait-il quil y avait de
lespoir ? Jai pens un instant lui
renvoyer son T-shirt Fromasaurus
Rex en signe de... comme une offre
de paix. Puis je me suis souvenue
que, dans ma dernire lettre, je lui
annonais que jattendais son bb,

et quil navait mme pas pris la


peine de dcrocher son tlphone
pour me demander comment
jallais.
Il ne maime plus , me suis-je
redit. Et E., que pensait-elle de tout
a ? E., la conciliante institutrice
avec ses histoires de bagages et ses
petites mains douces ? Ne
stonnait-elle pas quil crive sur
moi, aprs tout ce temps ? Ne
stonnait-elle pas quil pense
encore moi ? Pensait-il moi, ou
tait-ce juste un vu pieux ? Et si je
tlphonais, que dirait-il ?
Je me suis trmousse sur mon
sige, jai tapot loreiller, puis lai

cras contre le hublot pour


mappuyer dessus. Jai ferm les
yeux et, quand je les ai rouverts, le
commandant
annonait
notre
descente sur Los Angeles la belle,
o il faisait grand soleil, le vent
tait
au
sud-ouest,
et
la
temprature au sol, idale, tait de
25.
Je suis descendue de lavion, les
poches remplies de petits cadeaux
dont
les
htesses
mavaient
couverte : paquets de Mentos,
crottes en chocolat, masques pour
les yeux, lavettes et chaussettes.
Javais le panier de Troufi dans une
main, et mon sac dans lautre. Le

sac contenait des sous-vtements


pour une semaine, mon kit
maternit moins la tunique et la
jupe longue, que javais sur moi, et
quelques articles dhygine que jy
avais fourrs la dernire minute.
Une chemise de nuit, des tennis,
mon carnet dadresses, mon journal
intime et un exemplaire corn de
La Sant de votre bb.
Tu vas rester longtemps?
avait demand ma mre la veille de
mon dpart.
Les sacs et paquets du centre
commercial jonchaient toujours le
couloir et la cuisine, comme des
corps sans vie. Mais le berceau,

avais-je not, tait parfaitement


assembl. Le Dr K. avait d le faire
pendant que jtais au tlphone
avec Maxi.
Juste le week-end. Ou peut-tre
quelques jours de plus, avais-je
rpondu.

Tu lui as dit, cette Maxi,


pour le bb ?
Oui, maman, je lui ai dit.
Tu appelleras, hein ?
Jai lev les yeux au ciel et, aprs
lui avoir dit oui, jappellerais,
promis, jai pris Troufi et je suis
alle annoncer la bonne nouvelle
Samantha.

Raconte ! a-t-elle rclam, me


tendant une tasse de th et se
lovant sur son canap.
Je lui ai dit ce que je savais : que
jallais vendre mon scnario un
studio, quil me fallait un agent et
que
jallais
rencontrer
des
producteurs. Je nai pas mentionn
que Maxi me poussait prendre un
appartement, au cas o je voudrais
passer quelque temps en Californie
pour
linvitable
travail
de
correction et de rcriture.
Cest incroyable ! a dclar Sam
en mtreignant. Cannie, cest
fantastique !
En effet, me disais-je pendant

que je descendais la passerelle avec


le panier de Troufi qui cognait
contre ma jambe. Laroport , aije murmur au bb. Et l, en
sortant, je suis tombe sur April. Je
lai reconnue tout de suite. Mmes
bottes montantes en cuir noir, seuls
ses cheveux taient nous en queue
de cheval au sommet de son crne,
et il se passait quelque chose de
bizarre entre son nez et son
menton. Jai mis un moment me
rendre compte quelle tait en train
de sourire.
Cannie ! Elle ma fait signe et
a pris ma main. Quel plaisir de
vous rencontrer, enfin !

Elle a promen son regard sur


moi comme elle lavait dj fait
New York, sattardant une fraction
de seconde sur mon ventre, mais
lorsquelle a lev les yeux son
sourire navait pas boug dun iota.
Vous avez un talent fou, a-t-elle
dcrt. Jai ador votre scnario.
Mais vraiment ador. Ds que Maxi
me la montr, je lui ai dit deux
choses. Jai dit : Maxi, tu es Josie
Weiss. Et jai dit : Jai hte de
rencontrer le gnie qui la cre.
Jai failli lui faire remarquer
quon stait dj rencontres et que
avait t ma pire exprience
journalistique du mois, voire de

toute lanne. Mentendrait-elle si


je chuchotais : Hypocrite
ladresse du bb ? Puis jai pens :
quoi bon ? Peut-tre quelle ne
mavait rellement pas reconnue. Je
navais pas lair enceinte la dernire
fois quelle mavait vue, pas plus
quelle navait t souriante.
April sest baisse pour jeter un
il dans le panier.
Et toi, tu dois tre le petit Truffi
! a-t-elle roucoul.
Troufi sest mis grogner. Elle
na pas paru sen apercevoir.
Quel beau toutou , a-t-elle dit.
J'ai raval un fou rire. Troufi

grognait si fort que tout son panier


vibrait. Mon chien avait plein de
qualits, mais la beaut nen faisait
pas partie.
a t, le vol ? ma demand
April en papillotant des yeux et sans
cesser de sourire.
tait-ce ainsi quelle traitait ses
clients clbres ? Etais-je dj une
cliente ? Maxi mavait-elle devance
pour signer un pacte avec son sang
ou accomplir toute autre formalit
requise pour sassurer les services
de quelquun comme April ?
Oui, trs bien, je vous remercie.
Cest la premire fois que je voyage
en premire classe.

April a pass son bras sous le


mien comme si on tait deux
copines dcole. Son avant-bras
marrivait pile sous le sein droit. Je
me suis efforce de ne pas y prter
attention.
Autant vous y habituer, ma-telle conseill. Toute votre vie est
sur le point de changer. Alors
installez-vous confortablement et
profitez du voyage !
Elle ma dpose dans une suite
au
Beverly
Wilshire
en
mexpliquant que le studio me
lavait rserve pour une nuit. Mais
mme si ctait pour une nuit
seulement, je me sentais comme

Julia Roberts dans Pretty Woman,


supposer quon ait voulu changer la
fin et que la prostitue se soit
retrouve seule et enceinte, juste
avec son petit chien pour la
consoler.
Dailleurs, ctait peut-tre bien
la suite o lon avait tourn Pretty
Woman. Elle tait claire, spacieuse
et luxueuse tous les points de vue.
Les murs taient tapisss de papier
ray or et crme ; la moquette beige
tait extraordinairement moelleuse,
et la salle de bains tait en marbre
vein dor. Elle tait peu prs de la
taille de mon salon, avec une
baignoire suffisamment vaste pour

accueillir un match de water-polo,


si jamais lenvie men venait.
Du grand tralala , ai-je not
lintention du bb, ouvrant une
porte-fentre pour dcouvrir un lit
immense comme un court de
tennis, garni de draps blancs
empess et dun dredon rose et or.
Tout tait propre et sentait le neuf;
face tant de splendeur, javais
presque peur dy toucher. Il y avait
aussi un bouquet labor qui
mattendait ct du lit.
Bienvenue ! disait la carte, de la
part de Maxi.
Un bouquet, ai-je inform le
bb. Qui a d coter les yeux de la

tte.
Troufi avait saut hors du panier
et explorait les lieux en reniflant. Il
ma regarde brivement, puis sest
hiss sur les pattes arrire pour
plonger la truffe dans les toilettes.
Linspection termine, il sest
engouffr dans la chambre.
Aprs lavoir install sur un
oreiller sur le lit, jai pris un bain et
me suis drape dans le peignoir du
Wilshire. Jai appel le service de
chambre et command du th, des
fraises et de lananas frais. Jai aussi
fait main basse sur lvian et sur
une bote de Choco Leibniz, le roi
des cookies, dans le minibar, sans

sourciller devant le prix, huit


dollars, trois fois ce que les cookies
mauraient cot Philadelphie.
Ensuite, je me suis adosse deux
oreillers parmi les six que comptait
le lit et jai tap dans mes mains en
riant. Je suis l ! ai-je claironn
tandis que Troufi aboyait pour me
tenir compagnie. Jy suis arrive !
L-dessus, jai tlphon toutes
les personnes dont jai russi me
souvenir.
Si jamais tu manges dans un
restaurant Wolfgang Puck, prends
une pizza au canard , ma
recommand Andy, trs critique
gastronomique.

Avant de signer quoi que ce


soit, faxe-le-moi , a insist
Samantha. Et jai eu droit cinq
bonnes
minutes
de
jargon
juridique, le temps que je parvienne
la calmer.
Prends des notes ! a dit Betsy.
Prends des photos ! a dit ma
mre.
Tu as pens emporter mes
portraits photo ? sest enquise
Lucy.
Jai promis de la pistonner, de
prendre des photos et des notes
pour une future chronique, de faxer
tout document daspect juridique

Samantha et de manger de la pizza


au canard. Puis jai aperu une carte
de visite sur lun des oreillers, avec
linscription en relief Maxi Ryder.
Sous son nom, il y avait un seul
m o t , Garth, avec un numro de
tlphone et une adresse dans
Ventura Boulevard. Sois l-bas
19 heures. Avant daller faire la fte
, avait ajout Maxi.
La fte , ai-je murmur en
mallongeant sur le lit. Je sentais le
parfum des fleurs et entendais le
bourdonnement de la circulation
trente-deux tages au-dessous. Jai
ferm les yeux et, quand je me suis
rveille, il tait six heures et

demie. Je me suis asperg la figure,


jai enfil mes chaussures et je me
suis dpche de sortir.
Garth sest trouv tre Garth, le
coiffeur des stars, mme si au dbut
jai cru que le taxi mavait dpose
devant une galerie dart. Mon erreur
tait comprhensible. Le salon de
Garth
tait
dpourvu
des
accessoires traditionnels : lavabos,
pile de magazines dfrachis,
bureau daccueil. En fait, il ne
semblait y avoir personne dans la
salle haute de plafond, avec un seul
fauteuil, un seul lavabo et un seul
miroir ancien... personne, except
Garth.

Assise dans le fauteuil, pendant


que lhomme qui Britney Spears
devait ses nattes, Hillary ses reflets
et Jen-nifer Lopez son henn,
soulevait et replaait mes cheveux,
les examinant avec le froid
dtachement dun scientifique, jai
essay de mexpliquer.
Vous comprenez, on ne doit pas
se teindre les cheveux quand on est
enceinte. Mais comme je ne
mattendais pas tre enceinte, je
me suis fait faire un balayage, et a
repouss depuis six mois... cest
affreux, je sais...

Qui vous a fait a ? a


demand Garth, placide.

Quoi, lenfant ou le balayage


?
Il ma souri dans le miroir et sest
empar dune nouvelle mche de
mes cheveux.
a na pas t fait... ici ? a-t-il
interrog dlicatement.
Oh non. Philadelphie.
Air hbt de Garth.
En Pennsylvanie.
vrai dire, jtais alle dans une
cole de coiffeuses dans Bainbridge
Street, et je trouvais quelles avaient
fait du bon boulot, mais en juger
par lexpression de Garth il ne
partageait pas cet avis.

Oh, mon Dieu , a-t-il exhal


doucement.
Il a pris un peigne, un petit
vaporisateur deau.
Est-ce que vous tenez
absolument ...
Visiblement, il cherchait des
mots gentils pour dpeindre ltat
de ma tte.
Je tiens beaucoup de choses,
mais pas ma coiffure, ai-je
rpondu. Allez-y, faites comme vous
le sentez.
a lui a pris prs de deux heures :
il a dabord coup, puis peign,
galis, rinc mes cheveux avec une

solution rouge grenat cent pour


cent naturelle, a-t-il jur, sans
aucun additif chimique, fabrique
partir de lgumes de culture
biologique
et
totalement
inoffensive pour mon bb.
Vous tes scnariste ? a-t-il
demand, une fois le rinage
termin.
Il me tenait le menton, inclinant
ma tte dun ct et de lautre.
Dbutante, pour le moment.

a va marcher. Je le vois
votre aura.
Oh, a doit tre le savon de
lhtel.

Se penchant sur moi, il a


entrepris de mpiler les sourcils.
Vous avez tort de vous dmolir
, a-t-il dit.
Il sentait une exquise eau de
toilette et, mme daussi prs, sa
peau tait impeccable.
Lorsquil a eu donn mes
sourcils la forme souhaite, il a
rinc mes cheveux, les a schs au
schoir et a pass une demi-heure
me tartiner avec toutes sortes de
crmes et de poudres.
Je ne me maquille pas
beaucoup, ai-je protest. Un stick
pour les lvres et du mascara. Cest

peu prs tout.

Ne vous inquitez pas. Ce


sera trs subtil.
Jtais un peu sceptique. Il
mavait dj appliqu trois teintes
diffrentes dombre paupires,
dont
une
qui
paraissait
pratiquement violette. Mais quand
il a enlev mon peignoir et ma fait
pivoter face au miroir, jai regrett
davoir ne serait-ce quun instant
dout de lui. Javais un teint
clatant, des joues couleur abricot
bien mr, des lvres pulpeuses,
dune chaude nuance lie-de-vin,
vaguement incurves, mme si je
navais pas conscience de sourire.

Je nai pas remarqu le fard


paupires, seulement mes yeux qui
semblaient plus grands, plus
envotants. Je ressemblais moimme, mais en mieux... en plus
heureux, plus panoui.
Et mes cheveux...
Cest la plus belle coiffure que
jaie jamais eue , lui ai-je dit.
Lentement, jai enfoui mes doigts
dedans.
Ma
boule
ingale,
marronnasse, avec quelques reflets
improbables par-ci par-l, avait cd
la place une vague chatoyante,
caille de tortue, strie dor, de
cuivre, de bronze. Il lavait
raccourcie tout en lui gardant son

mouvement naturel, et lavait


ramene derrire une oreille, ce qui
me confrait un look gamine. Une
gamine enceinte, certes, mais je
nallais pas me plaindre.
Cest peut-tre bien la plus
belle coiffure au monde.
Des applaudissements ont retenti
la porte. Ctait Maxi, vtue dune
robe noire bretelles, avec des
sandales noires aux pieds. Elle
portait des diamants en cabochon
aux oreilles et un solitaire sur une
fine chane en argent autour du cou.
Noue au cou, sa robe lui dnudait
le dos presque jusqu la raie des
fesses. On distinguait clairement les

tendres
bourgeons
de
ses
omoplates, chaque vertbre, pas
plus grosse quune bille, le semis
parfaitement symtrique de taches
de rousseur sur ses paules.
Cannie ! Mon Dieu, a-t-elle dit,
examinant dabord ma coiffure, puis
mon ventre. Tu es... waouh !
Tu as cru que je plaisantais ?

Jai ri devant sa mine incrdule.


Elle sest agenouille devant moi.
Je peux...
Bien sr.
Elle a pos une main plat sur
mon ventre et, au bout dun

moment, le bb a rpondu
obligeamment en donnant un coup
de pied.
Ooh ! sest exclame Maxi,
retirant la main dun geste brusque,
comme si elle stait brle.

Ne tinquite pas. Tu ne lui


feras pas de mal. Ni elle ni moi.

Cest une fille ? a demand


Garth.
Rien dofficiel. Cest juste un
pressentiment que jai.
Maxi,
entre-temps,
tournait
autour de moi comme si jtais une
proprit dont elle envisageait de
faire lacquisition.

Et Bruce, quen dit-il, de tout a


?
Jai secou la tte.
ma connaissance, rien. Il ne
ma pas donn signe de vie.
Maxi sest arrte et ma
contemple avec des yeux ronds.
Toujours rien ?
Vrai de vrai, ai-je acquiesc.
Je pourrais le faire liquider,
a-t-elle offert. Ou simplement lui
donner une bonne racle. Je
pourrais envoyer, disons, cinq ou
six joueurs de rugby en colre avec
des battes de base-bail pour lui
briser les jambes...

Ou bien sa pipe eau. a lui


ferait encore plus mal.
Maxi a eu un large sourire. Tu
te sens bien ? Tu nas pas faim ? Ou
sommeil ? a te dit de sortir ?
Autrement, ce ne serait pas du tout
un problme...
Je lui ai souri, rejetant en arrire
ma fabuleuse chevelure.
Bien sr que jai envie de sortir
! Je suis Hollywood ! Je suis
maquille ! Allons-y !
Jai propos Garth une carte de
crdit, mais il la balaye dun geste
de la main, me disant de ne pas
minquiter, que tout avait t

rgl, et que si je lui promettais de


revenir dici six semaines pour me
faire couper les pointes, cela lui
suffirait amplement. Je me suis
rpandue en remerciements jusqu
ce que Maxi me trane dehors. Sa
petite voiture argente tait gare
devant le salon. Je suis monte avec
prcaution, compte tenu de mon
centre de gravit mouvant... et
consciente qu ct de Maxi, mme
avec ma nouvelle coiffure et mon
teint clatant d aux efforts de
Garth, et malgr ma tunique et ma
jupe dun noir passablement chic et
mes mules noires encore la mode,
javais lair dun dirigeable mal

fagot. Mais dun dirigeable qui


faisait gamine, me suis-je dit, tandis
que Maxi se faufilait travers trois
files de voitures qui klaxonnaient et
acclrait lorange.
Je me suis arrange pour que
les portiers de lhtel soccupent de
Troufi, au cas o on rentrerait tard,
a-t-elle cri dans le vent tide qui
nous soufflait au visage. Et je lui ai
lou une cabine de plage.
Il en a, de la chance.
Cest seulement deux feux rouges
plus tard que jai pens lui
demander o on allait. Aussitt,
Maxi sest anime.

Au Star Bar ! Cest lun de mes


endroits prfrs.
Il y a une fte ou quoi ?
Oh, cest toujours la fte lbas. Et leurs sushis sont dlicieux.
Jai soupir. Je navais le droit ni
au poisson cru ni lalcool. Et
mme si jtais excite lide de
faire la fte et de rencontrer des
stars, je savais que, trs vite,
jaurais hte de retrouver le lit dans
ma somptueuse suite dhtel. Je
naimais dj pas les longues
soires et les ftes bruyantes avant
ma grossesse, et je les supportais
encore
plus
difficilement
maintenant. Jallais rester un petit

moment, me suis-je dit, aprs quoi


je plaiderais la fatigue de la femme
enceinte pour lever le camp.
Maxi ma briefe sur les
personnalits qui risquaient dtre
l et ma mise au courant de tout ce
quune nouvelle arrivante devait
savoir sur les uns et les autres.
Lacteur et lactrice clbres, maris
depuis sept ans, ai-je appris, ctait
du bidon.
Il est gay, a murmur Maxi, et
elle, a fait des annes quelle est
avec son coach personnel.
Tu parles dun clich ! ai-je
chuchot en rponse.

Maxi a ri et sest penche plus


prs.
Lingnue,
vedette
du
deuxime plus grand film daction
de lt dernier, pourrait bien me
proposer de lecstasy dans les
toilettes ( en tout cas, elle men a
propos, moi , a dit Maxi). La
princesse
du
hip-hop
qui,
thoriquement, ne faisait pas un
pas sans sa mre baptiste visse
sa bible, tait compltement folle
de son corps , selon Maxi. Elle
couche avec des garons, des filles,
et les deux en mme temps,
pendant que maman prside des
runions de prires en Virginie.
Le
ralisateur
quinquagnaire

venait juste de sortir de la clinique


Betty Ford ; lacteur vedette de
quarante ans et quelques avait t
officiellement proclam obsd
sexuel ; et la ralisatrice de films
dart et dessai quon disait
lesbienne ne ltait pas du tout,
mme si elle se faisait un plaisir
dalimenter la rumeur en ce sens.
Elle est tout ce quil y a de plus
htro, a observ Maxi dun air
dgot. Je crois mme quelle a un
mari planqu quelque part dans le
Michigan.
Lhorreur ! ai-je dit.
Elle a pouff de rire et ma
empoigne par le bras. Les portes

de lascenseur se sont ouvertes, et


deux superbes garons vtus dune
chemise et dun short blancs ont
pouss des portes vitres hautes de
trois mtres, rvlant un bar qui
donnait
limpression
dtre
suspendu dans le ciel nocturne :
une baie courait dun bout lautre
de la salle. Il y avait des dizaines de
petites tables pour deux et quatre
personnes,
avec
des
nappes
blanches et des bougies la flamme
vacillante. Les murs taient dcors
de voilages ivoire qui ondulaient
doucement dans la brise. clair de
derrire par des nons bleus, le bar
tait tenu par une femme dun

mtre quatre-vingts, vtue dune


combinaison-pantalon bleu nuit, et
qui prparait des cocktails avec un
visage aussi beau et impassible
quun masque africain. Maxi ma
press le bras et, aprs mavoir
gliss Je reviens , sest prcipite
pour embrasser des gens que javais
seulement vus au cinma. Je me
suis adosse un pilier en
mefforant de ne pas trop
carquiller les yeux.
La voil, la princesse du hip-hop,
avec des nattes minuscules qui lui
cascadaient presque jusqu la
taille. Et les deux stars maries, on
aurait dit un couple trs uni. Et la

ralisatrice non lesbienne, avec une


chemise plastron empes et un
nud papillon rouge. La salle
fourmillait de serveurs et serveuses,
tous en blanc - pantalons blancs,
shorts blancs, pulls blancs sans
manches et baskets immacules.
On se serait cru dans un hpital
ultra-chic, sauf quau lieu de
bassins hyginiques le personnel
transportait dnormes cocktails, et
tout le monde tait beau. a me
dmangeait davoir un calepin et un
stylo. Je navais rien faire dans un
endroit pareil, parmi tous ces gens,
moins de prendre des notes pour
un futur article, trs certainement

truff de sarcasmes. Mais, en tant


que personne, ma place ntait pas
ici.
Je me suis approche des
fentres donnant sur une piscine
claire et entirement vide. Il y
avait un bar exotique avec
lincontournable toit de chaume et
des flambeaux, et une foule de gens
masss autour : ils taient tous
jeunes, tous superbes, la plupart
avec des piercings et des tatouages on avait limpression quils taient
l pour tourner un clip. Au-del,
ctait le smog, les panneaux
publicitaires Calvin Klein et les
lumires scintillantes de la ville.

Et puis, le dos la salle, un verre


la main, le regard perdu dans la
nuit, il y avait... mon Dieu, tait-ce
bien lui ? Oui. Adrian Stadt.
Reconnaissable la forme de ses
paules, la ligne de ses hanches.
Dieu sait que jen avais pass, du
temps, rvasser devant ses photos.
Ses cheveux taient coups court ;
sa nuque luisait dans la pnombre.
Adrian ntait pas beau dans le
sens classique du hros viril aux
traits burins, pas plus quil ne
faisait partie de la nouvelle
gnration de jeunes phbes. Il
avait un physique plutt ordinaire :
taille moyenne, traits rguliers,

cheveux chtains et yeux marron


tout ce quil y a de courant. Sa
particularit, ctait son sourire - un
sourire oblique, craquant, qui
rvlait une dent de devant trs
lgrement brche (il disait dans
ses interviews quil tait tomb
dune cabane dans un arbre lge
de neuf ans). Et ses yeux marron
tellement
ordinaires
taient
capables dexprimer de mille faons
ltonnement,
lbahissement,
lembarras... bref, tous les mots
commenant
par
un e
et
indissociables
du
personnage
principal
dune
comdie
romantique. Pris sparment, les

ingrdients navaient rien de


spcial, mais lensemble donnait
quelque chose de sexy dans la plus
pure
tradition
hollywo-dienne.
Ctait du moins lavis de Moxie
dans son numro consacr aux
Hommes de nos rves ! .
Javais, Dieu merci, chapp aux
bguins dadolescente, jamais je
navais tapiss mon casier avec des
photos de vedettes, mais Adrian
Stadt ne me laissait pas insensible.
En le regardant dans Samedi soir !
geindre et grimacer dans le rle du
mme quon choisit en dernier pour
jouer dans lquipe de foot ou
chanter sur un faux air dopra le

lamento dune mre parente dlve


, javais limpression que si on
stait rencontrs, on aurait pu tre
amis... voire plus. videmment,
compte tenu de sa popularit, ctait
un sentiment que je devais partager
avec des millions dautres femmes.
Mais combien dentre elles se
trouvaient-elles en ce moment
mme au Star Bar de Los Angeles
par une tide soire de printemps,
avec lobjet de leur affection en face
delles ?
Jai recul jusquau premier pilier
pour pouvoir me cacher et
continuer fixer son dos la
drobe, le temps de me dcider qui

jallais
appeler
en
premier,
Samantha ou Lucy, pour leur
raconter la chose. Tout allait bien
jusqu ce quune bande de filles
filiformes et juches sur des talons
aiguilles dbarque dans la salle et se
plante devant, derrire et autour de
moi. Je me sentais comme un
lphant pris dans un troupeau
dantilopes lisses, vives, superbes,
avec
limpossibilit
de
men
chapper.
Vous voulez bien me tenir a
une minute ?
La plus mince, la plus grande et
la plus blonde des filles ma tendu
son pashmina argent. Jai pris le

chle, puis je lai dvisage, bouche


be. Ctait Bettina Vance, la
chanteuse
du
groupe
punk
Screaming Ophelia qui cartonnait
dans les hits... et que je mettais
chez moi le soir pour danser, quand
lhumeur tait lamertume.
Jaime beaucoup ce que vous
faites , ai-je balbuti tandis quelle
semparait dun cocktail.
Elle ma considre dun il
torve en soupirant.
Si je touchais cinq cents pour
chaque grosse qui me dit a...
Jai eu limpression de recevoir
un seau deau glace en pleine

figure. Mon maquillage, ma coiffure


glamoureuse, mes nouveaux habits,
mon succs, tout a pour quune
Bettina Vance et consorts ne voient
en moi quune grosse parmi
dautres, assise seule dans sa
chambre couter les rock stars
chanter une vie dont elle ne saurait
rver, une vie quelle ne connatrait
jamais.
Soudain, jai senti le bb cogner,
comme
un
petit
poing
tambourinant de lintrieur, comme
un rappel lordre. Oh, et puis zut,
me suis-je dit. Moi aussi, je suis
quelquun.
Pourquoi auriez-vous besoin de

dons ? me suis-je enquise. Ntesvous pas dj assez riche ?


Quelques-unes des gazelles ont
glouss sottement. Bettina a lev
les yeux au ciel. Jai fouill dans
mon porte-monnaie et, par chance,
senti sous mes doigts ce que je
recherchais.
Tenez, voici vos cinq cents, ai-je
lch, suave. Vous pourriez peuttre commencer conomiser pour
votre prochain lifting.
Les
gloussements
staient
transforms en rires. Bettina Vance
ma regarde fixement.
Qui tes-vous ? a-t-elle siffl.

Plusieurs rponses me sont


venues lesprit. Une ancienne fan
? Une grosse en colre ? Votre pire
cauchemar ?
Jai opt pour la version la plus
simple, la moins explicite et qui se
trouvait tre vraie.
Je suis crivain , ai-je dit
doucement, me forant ne pas
dtourner les yeux ni battre en
retraite.
Bettina ma fusille du regard
pendant un temps qui ma paru
incroyablement long, puis elle ma
arrach son chle et elle est partie
avec son escorte taille zro. Je me
suis adosse au pilier, tremblante,

et jai pass la main sur mon ventre.


Salope , ai-je murmur au
bb. Un homme qui tait rest en
dehors de la foule ma souri et a
tourn les talons avant que son
visage ne simprime dans mon
cerveau. Dans la fraction de
seconde quil ma fallu pour raliser
qui ctait, Maxi sest matrialise
mes cts.
Quest-ce qui sest pass ? mat-elle demand.
Adrian Stadt, ai-je bredouill.
Je ne tavais pas dit quil tait
ici ? a lanc Maxi impatiemment.
Bon sang, quest-il arriv avec

Bettina ?

On sen fiche, de Bettina.


Adrian Stadt ma souri, juste l,
linstant ! Tu le connais ?
Un peu. Et toi ?
Jai lev les yeux au ciel. Bien
sr, lui et moi, on joue ensemble au
bowling Philadelphie.
Maxi a eu lair dconcerte. Il
nest pas de New York ?

Je plaisante. Evidemment
que je ne le connais pas. Mais je
suis une grande fan.
Jai marqu une pause. Devais-je
lui dire quAdrian Stadt mavait
fondamentalement inspir mon

scnario ? De mme que Josie


Weiss, ctait moi, Avery Trace tait
Adrian, seulement avec un nom
diffrent, et sans ce penchant
agaant pour les top models. Mais,
le temps que je me dcide, elle avait
dj raccroch les wagons.
Tu sais, il ferait un parfait
Avery, a-t-elle chuchot. Il faut
quon lui parle.
Elle sest dirige vers la fentre.
Je me suis fige. Elle sest
retourne.
Quest-ce que tu as ?

Je ne peux pas laborder


comme a.

Pourquoi ?

Parce que je... Comment


dire,
sans
commettre
une
maladresse : Je nai rien de
commun avec les belles et clbres
stars de cinma ? Jai fini par
arriver : Je suis... enceinte.

mon avis, les personnes


enceintes ont encore le droit de
discuter avec des personnes non
enceintes.
Jai baiss la tte. Je suis
timide.
Mais non, tu nes pas timide.
Tu es journaliste, voyons !
Elle navait pas tort. Cest vrai

que, dans mon mtier, je pouvais


approcher sans problme des gens
autrement plus puissants, plus
influents ou plus sduisants que
moi. Mais pas Adrian Stadt. Pas
lhomme sur lequel je mtais
laisse aller fantasmer sur une
centaine de pages. Et si je ne lui
plaisais pas ? Si, en chair et en os, il
ne me plaisait pas, lui ? Ne
vaudrait-il pas mieux se contenter
de prserver la part du rve ?
Maxi sest dandine dun pied sur
lautre. Cannie...
Je prfre le tlphone , aije marmonn finalement.
Maxi a soupir, dune manire

charmante, comme tout ce quelle


faisait.
Attends-moi ici.
Elle sest hte vers le bar.
Lorsquelle est revenue, elle avait
un tlphone portable dans la main.
Oh non, ai-je dit en le voyant.
Je nai pas eu de chance avec ce
tlphone-l.

Cen est un autre, a dclar


Maxi, scrutant les chiffres quelle
avait gribouills sur sa main avec,
semblait-il, un crayon lvres. Plus
petit. Plus lger. Plus cher.
Le tlphone sest mis sonner.
Elle me la tendu. lautre bout de

la salle, devant la baie, Adrian Stadt


a ouvert son propre portable. Jai vu
ses lvres remuer, refltes dans la
vitre.
All ?
Ne sautez pas , ai-je dit.
Ctait la premire chose qui
mtait venue lesprit. Tout en
parlant, je me suis place derrire
un pilier drap de soie blanche, de
sorte quil ne me voie pas, mais que
je puisse observer son reflet.
Ne sautez pas, ai-je rpt. a
nen vaut pas la peine.
Il a eu un rire bref et dsabus.
Vous nen savez rien.


Bien sr que si , ai-je
rpondu, serrant de toutes mes
forces le tlphone dans ma main
soudain moite.
Je nen croyais pas mes oreilles.
Jtais en train de parler - de flirter,
mme ! - avec Adrian Stadt.
Vous tes jeune, vous tes
beau, vous avez du talent...
Flatteuse.
Il avait une voix extraordinaire,
basse et chaude. Je me suis
demand pourquoi, dans tous ses
films, il sexprimait sur un mode
bizarrement chantant et geignard, si
ctait sa vritable faon de parler.

Mais cest vrai. Vous tes tout


cela. En plus, vous tes dans un
endroit merveilleux, et la nuit est
belle. On peut voir les toiles.
Nouveau rire amer. Les toiles
du cinma ? a-t-il rican.
Non, pas celles-l. Regardez
par la fentre.
Jai suivi son mouvement.
Levez les yeux.
Il a inclin la tte.
Vous voyez ltoile brillante,
sur votre droite ?
Adrian a pliss les paupires.
Je ne vois rien. Cest la

pollution.
Il sest retourn, scrutant la
foule.
O tes-vous ?
Jai plong derrire mon pilier.
Quand jai dgluti, jai entendu le
petit bruit sec dans ma gorge.
Ou dites-moi au moins qui
vous tes.
Une amie.
tes-vous dans la pice ?
Peut-tre.
Sa voix sest faite vaguement
taquine.
Je peux vous voir ?

Non. Pas encore.


Pourquoi ?
Parce que je suis timide, ai-je
dit. Ne prfrez-vous pas apprendre
me connatre de cette faon ?
Il a souri. Jai vu ses lvres
sincurver dans la vitre.
Comment puis-je savoir si vous
tes relle ? a-t-il demand.
Cest impossible. Je pourrais
trs bien tre le fruit de votre
imagination.
Il a fait volte-face et, lespace
dune seconde, jai senti ses yeux
sur moi. Jai lch le tlphone, lai
ramass, lai teint et lai rendu

Maxi, tout cela dans un mme


mouvement que jaurais voulu
fluide, mais qui ne ltait srement
pas.
Aussitt, le portable sest remis
sonner. Maxi la ouvert. All ?
Jai entendu la voix dAdrian.
Fruit ? Fruit, cest vous ?
Un instant, je vous prie , a
rpliqu Maxi dun ton nergique,
me redonnant le tlphone.
Je me suis retire derrire mon
pilier.
Le rappel automatique est le
flau des annes quatre-vingt-dix,
ai-je commenc. Quest-il donc

arriv lanonymat ?

Lanonymat, a-t-il rpt


lentement, comme sil prononait
ce mot-l pour la premire fois.

Songez un peu toutes ces


gnrations dadolescents pubres
qui ne pourront plus composer
impunment le numro des filles
qui leur plaisent. Vous imaginez le
handicap ?
Vous tes drle, a-t-il dit.

Cest un mcanisme de
dfense.
Alors, je peux vous voir ?
Je me suis cramponne au
tlphone sans rpondre.

Je continuerai appeler jusqu


ce que vous acceptiez que je vous
voie.
Pourquoi ?
Parce que vous avez lair trs
sympa. Je ne pourrais pas vous
offrir boire ?
Je ne bois pas.
Vous navez jamais soif ?
Jai ri malgr moi.
Jaimerais vous voir.
Jai soupir, rajust ma tunique
et, aprs un rapide coup dil
alentour pour vrifier que Bettina
Vance ntait pas dans les parages,
je me suis approche par-derrire et

je lui ai tapot lpaule.


Coucou, ai-je dit, esprant que
mon maquillage et ma coiffure lui
sauteraient aux yeux bien avant
mon ventre. Bonsoir.
Il sest retourn lentement. De
prs, il tait tout fait craquant.
Plus grand que je ne laurais cru, et
tellement
mignon,
tellement
adorable. Tellement saoul, aussi.
Il ma souri. Jai sorti le portable.
Il ma attrap le poignet.
Non, a-t-il object. En direct.
Jai teint le tlphone.
Il tait vraiment trs beau.
lcran, il tait sduisant, mais pas

de quoi tomber la renverse. Alors


quen chair et en os il tait tout
simplement magnifique, avec de
superbes yeux marron et...
Vous tes enceinte , a-t-il
bafouill.
Oui, bon, sans tre un scoop,
ctait dj quelque chose.
Ouais, ai-je dit. Je suis
enceinte. Je suis Cannie.

Cannie, a-t-il rpt. Et o


est votre, hum...
Il a esquiss un geste vague
cens srement dsigner le pre de
lenfant.
Je suis venue seule, ai-je dit,

dcide ne pas mtendre sur le


sujet. Plus exactement, avec Maxi
Ryder.
Moi, je suis venu seul, a-t-il
dclar, comme sil ne mavait pas
entendue. Je suis toujours seul.
Alors l, ce nest pas vrai. Je
suis au courant de votre relation
avec une tudiante en mdecine
allemande nomme Inga.
Greta, a-t-il murmur. On a
rompu. Vous avez une sacre
mmoire.
Jai hauss les paules en
essayant de prendre un air modeste.
Je suis une fan.

Serait-ce totalement ringard de


lui demander un autographe ?
Pendant que je minterrogeais,
Adrian ma saisie par la main.
Jai une ide. a vous dirait
daller dehors ?
Dehors ?
Est-ce que javais envie daller
dehors avec Adrian Stadt ? Est-ce
que le pape portait un grand
chapeau ? Jai hoch la tte si
vigoureusement que jai eu peur de
me pter les cervicales, puis je me
suis prcipite dans la foule de dos
nus et de minijupes la recherche
de Maxi. Jai fini par la reprer dans
la cohue prs du bar.

Tu sais quoi, je vais aller faire


un tour dehors avec Adrian Stadt.

Tiens, tiens, a-t-elle fait,


malicieuse.
Ce nest pas du tout ce que tu
penses.
Ah bon ?
Il a lair de se sentir... seul.
Hum. Noublie pas que cest
un acteur. Elle a rflchi un
instant. Enfin, un comdien qui
joue dans des films.

Il sagit dune simple


promenade.
Je craignais dsesprment de la
vexer, mais surtout javais hte de

retrouver Adrian.
Pas de problme , a-t-elle
rtorqu, dsinvolte.
Elle a griffonn son numro sur
une serviette et a tendu la main
pour rcuprer son portable.
Appelle-moi, o que tu sois.
Je lui ai rendu le tlphone et,
glissant le numro dans mon sac
main, jai lev les yeux au ciel.
Oui, cest a. Je men vais le
sduire. a va tre trs romantique.
On se blottira sur le canap, je
lembrasserai, il me dira quil
madore, et l, mon bb lui filera
une beigne.

Maxi a cess de bouder.


Ensuite, je filmerai le tout, je
vendrai les droits la Fox, et ils en
feront une mission spciale, sur le
triolisme dans le monde.
Elle a ri. OK. Mais fais
attention toi.
Je lai embrasse sur la joue et,
incroyablement, jai vu Adrian Stadt
qui mattendait. Je lui ai souri, et il
ma escorte jusqu lascenseur,
puis en bas et dehors, o nous nous
sommes retrouvs en face dune
espce dautoroute. Pas de bancs,
pas dherbe, pas le moindre abribus
ni mme un trottoir pour marcher.

Ah , ai-je dit.
Adrian, pour sa part, paraissait
encore plus pompette quau Star
Bar. Lair frais ne semblait pas
produire leffet escompt. Il a voulu
mattraper la main, mais tout ce
quil a eu, cest le poignet, et il ma
attire lui... enfin, dans la mesure
o mon ventre le permettait.
Embrasse-moi , a-t-il dit.
Jai ri tout haut devant
labsurdit
de
la
situation.
Embrasse-moi ! Comme au cinma
! Jai regard par-dessus son paule,
guettant les invitables projecteurs,
la foule de figurants et le ralisateur
prt hurler : Coupez ! , quand

Adrian ma caress la joue de son


pouce, avant de le poser sur mes
lvres. Ce geste, jtais sre de
lavoir dj vu laccomplir lcran,
mais a mtait gal.
Cannie , a-t-il chuchot.
Rien qu lentendre prononcer
mon nom, jai prouv des
sensations l o je ne mattendais
pas ressentir quoi que ce soit
jusqu la naissance du bb.
Embrasse-moi.
Il a pos ses lvres sur les
miennes, jai lev le visage et recul
mon ventre, tandis quil me tenait
la tte comme un objet prcieux.

Quel doux, quel tendre baiser, ai-je


pens, mais dj sa bouche
reprenait la mienne avec plus
dardeur, sa main se faisait plus
insistante sur ma nuque et, dans le
vacarme de la circulation, je me suis
sentie fondre, jai oubli mes
rsolutions, mon histoire, jusqu
mon nom.
Viens avec moi, a-t-il propos,
couvrant de baisers mes joues, mes
lvres, mes paupires.
Je suis descendue lhtel...
ai-je murmur faiblement, avant de
raliser que mes paroles sonnaient
comme la plus vulgaire des invites.
Que se passait-il, au juste ? tait-

il seul ce point-l ? Avait-il un


penchant
pour
les
femmes
enceintes ? tait-ce lide quil avait
dun canular ?
Tu veux peut-tre...
Jai
essay
de
rflchir
rapidement. Si javais t
Philadelphie, dehors, en pleine rue,
en train de me faire peloter par
lobjet de tous mes dsirs rond
comme une queue de pelle,
quaurais-je
suggr
?
Mais,
naturellement, je nai pas trouv. Je
navais jamais rien vcu de tel, ni de
prs ni de loin.
Aller dans un bar ? ai-je
hasard finalement. Ou bien au

restaurant ?
Adrian a fouill dans sa poche et
en a tir ce qui devait tre un jeton
de parking.
On va faire un tour en voiture ?

Pourrions-nous... Je
cogitais fbrilement. Pourrionsnous aller la plage ? La nuit est si
belle...
Ce qui ntait pas tout fait
exact. La brume de pollution tait
couper au couteau, mais au moins
lair tait doux, et il y avait un peu
de vent.
Adrian sest balanc sur ses
talons et ma gratifie dun

charmant
sourire,
lgrement
hbt.
a marche , a-t-il dit.
Pour commencer, il sagissait - et
ce ntait pas une mince affaire - de
le convaincre de me remettre les
cls.
Ooh, une dcapotable, ai-je
roucoul lorsque le voiturier nous a
ramen une petite voiture rouge. Je
nen ai encore jamais conduit.
Je lui ai dcoch mon illade la
plus aguicheuse.
Je peux ?
Il ma tendu les cls sans un mot
et sest install ct de moi, ne

desserrant les dents que pour


mindiquer le chemin.
Quand je lai regard, il avait pos
une main sur son front.
Mal la tte ? ai-je demand.
Il a acquiesc, les yeux clos.
Bire plus alcool ?
Il a grimac. Ecstasy plus
vodka.
Ae. Si je restais Hollywood, il
fallait que je mhabitue ce que les
gens mentionnent comme a, en
passant, quils prenaient de la
drogue.
Tu ne mas pas lair trs
extatique , ai-je risqu.

Il a bill.
Je devrais peut-tre demander
tre rembours. Il ma jet un
coup dil oblique. Alors, hum...
cest pour quand, ton...
Le 15 juin.

Et ton, hum, mari est rest


...
Jai dcid de mettre fin cet
exercice de remplissage despaces
vides.
Je viens de Philadelphie, et je
nai pas de mari. Ni de petit ami.
Oh ! a dit Adrian, se sentant
visiblement en terrain plus stable.
Donc, ton partenaire est l-bas ?

Jai ri. Ctait plus fort que moi.


Pas de partenaire non plus. Je
suis lexemple classique de la mre
clibataire.
En quelques mots, jai esquiss
les grandes lignes de lhistoire :
Bruce et moi, notre rupture, la
rconciliation de vingt minutes, la
grossesse, le scnario et mon
arrive en Californie douze heures
peine plus tt.
Adrian a hoch la tte, mais sans
poser de questions, et il ne mtait
pas possible de le regarder pour lire
son expression. Jai continu
rouler. Finalement, aprs une srie
de tournants et de virages dont je

ne pouvais esprer me souvenir, et


encore moins my retrouver toute
seule, nous nous sommes gars sur
un
promontoire
surplombant
locan. Smog ou pas, ctait
magnifique : lodeur deau sale, le
bruit rythmique des vagues sur la
grve, limpression despace, de
force, de mouvement, tellement
prs de nous...
Je me suis tourne vers Adrian.
Cest formidable, non ?
Il na pas rpondu.
Adrian ?
Pas de raction. Lentement, je
me suis penche vers lui, comme

un chasseur de gros gibier


approchant un lion. Il na pas
boug. Je me suis avance un peu
plus.
Adrian ? ai-je chuchot.
Pas de mots tendres, pas de
questions sur le sujet de mon
scnario ou la vie que je menais
Philadelphie. la place, jai entendu
ronfler.
Adrian
Stadt
stait
endormi.
Je nai pas pu mempcher de rire
de moi-mme. Ctait une situation
typique de Cannie Shapiro : seule
la plage avec une superbe star de
cinma, le vent qui chassait les
vagues, le clair de lune sur leau et

des myriades dtoiles... sauf que lui


tait dans les vapes.
Et moi, pendant ce temps, jtais
en rade. Et javais froid, cause du
vent qui soufflait de leau. Jai
inspect la voiture la recherche
dune couverture ou dun sweatshirt, en vain. Daprs les aiguilles
phosphorescentes de ma montre, il
tait quatre heures du matin. Jai
dcid de lui donner une demiheure, et sil ne se rveillait pas, je...
je trouverais une solution.
Jai allum le moteur pour avoir
du chauffage et couter le CD de
Chris Isaak qui tait dans le lecteur.
Puis je me suis cale dans le sige,

regrettant de navoir pas pris un


gilet, un il sur Adrian dont les
ronflements couvraient la musique,
et lautre sur ma montre. Ctait...
franchement lamentable, oui, mais
en mme temps assez drle. Ma
grande aventure hollywoodienne,
ai-je pens tristement. Mon idylle.
Jtais peut-tre le genre de fille qui
mritait quon se moque delle dans
les magazines. Mais aussitt, jai
secou la tte. Jtais capable de
massumer. Je savais crire. Et
javais ralis mon rve le plus cher
- javais vendu mon scnario. moi
largent, le confort, la notorit. Qui
plus est, jtais Hollywood ! Avec

une star de cinma !


Jai jet un il sur ma droite.
Ladite star ne bougeait toujours
pas. Je me suis rapproche de lui.
Sa respiration tait rauque, et son
front, couvert de sueur.
Adrian ? ai-je murmur.
Rien.
Adrian ? ai-je dit dune voix
normale.
Pas le moindre battement de cils.
Me penchant sur lui, je lai secou
lgrement par les paules. Sans
rsultat. Lorsque je lai lch, il est
retomb mollement dans le sigebaquet. L, jai commenc

minquiter.
Jai gliss la main dans sa poche,
essayant de ne pas trop penser aux
ventuels gros titres dans les
tablods ( Samedi soir ! Une
apprentie scnariste agresse un
acteur clbre ! ) et jai trouv son
tlphone portable. Aprs quelques
ttonnements, jai russi obtenir
la tonalit. Gnial. Et maintenant ?
Soudain, jai eu une illumination.
Jai fouill dans mon sac et sorti la
carte professionnelle du Dr K. de
mon portefeuille. Il nous avait dit
dans une runion quil ne dormait
pas beaucoup et quil tait
gnralement au bureau sept

heures du matin. Or il tait plus


tard que a sur la cte Est.
Retenant mon souffle, jai
pianot sur les touches.
All ? a-t-il rpondu de sa voix
grave.

Bonjour, docteur K. Cannie


Shapiro lappareil.

Cannie ! sest-il exclam,


manifestement ravi de mentendre,
et nullement gn par le fait que
jappelais de loin une heure qui,
pour moi, signifiait le petit matin.
Comment sest pass votre voyage ?

Trs bien. Enfin, jusqu


prsent. Sauf quen ce moment jai

un problme.
Dites-moi tout.

Jai, hum... Jai fait une


pause pour rflchir. Je me suis
fait un nouvel ami.

Cest bien, a-t-il dit,


encourageant.

Nous sommes sur la plage,


dans sa voiture, il est inconscient, et
je narrive pas le rveiller.
a, cest moins bien.

Jai dj connu pire.


Normalement, je laurais laiss
dormir, sauf quil ma dit juste
avant de sombrer quil avait bu et
aussi pris de lecstasy...

Il y a eu un silence lautre bout


du fil.
Ce nest pas ce que vous pensez
, ai-je ajout faiblement.
vrai dire, je nen savais rien, de
ce quil pouvait penser, sinon que
mon nom devait saccompagner
dun qualificatif genre poire .
Alors, comme a, il est
inconscient ? a demand le Dr K.

Plus ou moins, oui. Jai


soupir. Et moi qui croyais faire
de lesprit.
Mais il respire ?

Il respire, et surtout il
transpire. Et il ne se rveille pas.

Touchez son visage, et ditesmoi comment vous le trouvez.


Jai obtempr.
Chaud, lai-je inform. En
sueur.

Cest mieux que frais et


moite. L, a serait embtant. Vous
allez essayer ceci. Serrez le poing...
a y est.
Et frottez-lui le sternum. De
haut en bas. Appuyez fort... on va
voir sil ragit.
Jai suivi ses instructions,
pressant de toutes mes forces.
Adrian a bronch et dit quelque
chose comme maman . Je me

suis rassise dans mon sige et jai


fait mon rapport au Dr K.
Trs bien, a-t-il dit. mon avis,
ce monsieur na rien. Mais il y a
deux choses que vous devriez faire.
Allez-y.
Jai coinc le tlphone sous mon
menton et me suis tourne vers
Adrian.
Dabord, retournez-le sur le
ct. Comme a, sil vomit, il ne
risquera pas de stouffer.
Jai pouss Adrian jusqu ce
quil se retrouve moiti de travers.
Cest fait.

Lautre chose, cest

simplement que vous restiez avec


lui. Surveillez-le toutes les demiheures environ. Sil a la peau froide,
sil se met trembler, ou si son
pouls
devient
irrgulier,
jappellerais le 911. Autrement, il
devrait rcuprer dans la matine. Il
se sentira peut-tre barbouill ou
moulu, mais les dgts ne seront
que passagers.
Gnial.
Jimaginais dj la scne, lorsque
Adrian se rveillerait avec une
magistrale gueule de bois et me
dcouvrirait ses cts.
ventuellement, vous prenez
un gant de toilette, vous le trempez

dans de leau frache, vous lessorez


et le lui appliquez sur le front. Si
vous
vous
sentez
dhumeur
charitable, jentends.
Malgr moi, jai clat de rire.

Merci. Vraiment. Merci


infiniment.
Jespre que a va sarranger,
a-t-il dclar, jovial.
Mais, apparemment, vous avez la
situation bien en main. Vous
mappellerez pour me tenir au
courant ?
Absolument. Merci encore.

Prenez bien soin de vous,


Cannie. Et appelez-moi, si vous avez

besoin dautre chose.


Nous avons raccroch, et jai
repens ce quil mavait dit. Un
gant de toilette ? Jai regard dans
la bote gants, mais il ny avait que
le contrat de location de la voiture,
quelques CD et deux stylos. Jai
regard dans mon sac : le rouge
lvres, cadeau de Garth, le
portefeuille, des cls, le carnet
dadresses, un protge-slip que A
quoi sattend-on quand on attend
un enfant me recommandait davoir
sur moi.
Jai regard Adrian. Jai regard
le protge-slip. Quelque chose quil
ignorait, ai-je dcid, ne pouvait lui

faire de mal. Je suis descendue de


voiture, avec prcaution je me suis
approche de leau, jai tremp le
protge-slip et je suis revenue le
poser tendrement sur son front, en
me retenant de pouffer.
Adrian a ouvert les yeux.
Tu es si douce, a-t-il dit dune
voix pteuse.

Tiens, la Belle au bois


dormant ! Tu es rveill ! Je
commenais minquiter...
Il ne semblait pas mavoir
entendue.
Je suis sr que tu feras une
mre formidable , a-t-il dit en

refermant les yeux.


Jai souri en me rinstallant sur
mon sige. Une mre formidable.
Ctait la premire fois que je
lenvisageais - la maternit en tant
que
telle.
Javais
pens

laccouchement, aux soins

prodiguer un nouveau-n. Mais je


ne mtais pas vraiment demand
quelle sorte de mre moi, Cannie
Shapiro, vingt-neuf ans ou presque,
jallais tre.
Jai referm mes mains sur mon
ventre tandis quAdrian ronflait
doucement ct de moi. Une
bonne mre, me disais-je, perplexe.
Mais quel genre ? Une mre cool,

aime de tous les mmes du


quartier, de celles qui servent du
punch sucr et des cookies plutt
que du lait crm et des fruits, qui
portent un jean et des chaussures
la mode et qui sont capables de
dialoguer avec leurs gosses, au lieu
de se contenter de leur faire la
morale ? Serais-je drle ? Ou bien
perptuellement
angoisse,
toujours sur le pas de la porte,
guetter le retour de mon enfant ou
courir aprs lui avec un pull, un
impermable,
un
paquet
de
mouchoirs ?
Tu seras toi, a dit une voix dans
ma tte. La voix de ma propre mre.

Je lai reconnue instantanment. Je


serais moi. Je navais pas dautre
choix. Et ce ne serait pas si mal. Je
men tais bien tire avec Troufi.
Ctait dj quelque chose.
Jai pos la tte sur lpaule
dAdrian, me disant que a ne le
drangerait pas. Et cest l que jai
eu une autre ide.
Jai pris son tlphone dans mon
sac, avant dexhumer la serviette
avec le numro de Maxi, et jai
retenu ma respiration jusqu ce
que jaie entendu son vif et british
All ! .
Salut, Maxi, ai-je chuchot.

Cannie ! sest-elle crie. O


es-tu ?

Sur la plage. Je ne sais pas


exactement o, mais...
Tu es avec Adrian ?

Oui. Sauf quil a perdu


connaissance, en quelque sorte.
Maxi sest mise rire... et je nai
pas pu mempcher de rire aussi.
Aide-moi, sil te plat. Cest
quoi, le protocole, dans ces cas-l ?
Dois-je rester ? Dois-je partir ?
Faut-il que je lui laisse un mot ?
Tu es o, exactement ?
Jai regard autour de moi la
recherche dun panneau, dune

lumire, dun repre quelconque.


La dernire rue quon a prise, je
me souviens, sappelait Del Rio
Way. On est sur une espce de
promontoire, vingt-cinq mtres
peut-tre au-dessus de leau...

Je sais o cest. Enfin, je


crois savoir. Cest l o il a tourn la
scne damour pour Les Yeux
dEstella.

Super, ai-je dit, essayant de


me rappeler si quelquun stait
endormi comme une masse dans
cette scne-l. Alors, je fais quoi ?
Je vais texpliquer comment
arriver jusque chez moi. Je

tattendrai.
Les explications de Maxi tant
dune prcision parfaite, vingt
minutes plus tard on sarrtait dans
lalle dune petite maison avec un
toit de bardeaux gris au bord de la
plage. Ctait le genre de maison
que jaurais choisie moi-mme, sil
ne tenait qu moi, et si javais eu
quelques millions de dollars dans
mon escarcelle.
Maxi attendait dans la cuisine.
Elle avait troqu sa robe et tout le
tralala contre un caleon noir, un Tshirt, et une paire de couettes qui
auraient eu lair ridicules sur 99,9 %
de la population fminine, mais qui

la rendaient encore plus craquante.


Viens voir , ai-je chuchot.
Nous sommes retournes la
voiture o Adrian gisait toujours
sur le sige du passager, la bouche
grande ouverte, les yeux ferms,
avec mon protge-slip sur le front.
Maxi a clat de rire. Cest quoi,
a ?

Cest le mieux que jaie pu


trouver , ai-je rpondu, sur la
dfensive.
Sans cesser de glousser, elle a
attrap un numro de Variety dans
ce qui devait tre sa poubelle de
recyclage, la roul et a tapot le

bras dAdrian. Rien. Elle a donn un


petit coup sur son ventre. Pas de
raction.
Hmm, a-t-elle dit. Je doute
quil soit mourant, mais on devrait
peut-tre
le
transporter

lintrieur.
Lentement, avec prcaution,
ahanant et pouffant de rire, nous
avons sorti Adrian de la voiture et
lavons dpos sur le canap de
Maxi - un superbe canap en cuir
blanc que, je lesprais du fond du
cur, il nallait pas souiller.
Il faudrait le tourner sur le
ct, au cas o il dgo-bille... Jai
contempl Adrian. Tu crois

vraiment que a ira? Il a pris de


lecstasy...

Pas de problme, a-t-elle


rtorqu, catgorique. Mais il
vaudrait peut-tre mieux quon
reste prs de lui. Elle ma jet un
coup dil. Tu dois tre vanne.

Toi aussi. Je suis dsole


pour tout a...
Arrte, Cannie ! Tu fais une
bonne action, l !
Son regard sest pos sur Adrian,
puis sur moi.
On se fait une couette party ? at-elle demand.
a marche.

Pendant quelle sabsentait, sans


doute pour aller chercher de quoi
faire les lits, jai enlev les
chaussures
dAdrian
et
ses
chaussettes. Jai dboucl sa
ceinture, dboutonn sa chemise,
remplac le protge-slip par un
torchon trouv dans la cuisine.
Ensuite, tandis que Maxi empilait
couvertures et oreillers par terre, je
me suis dmaquille, jai enfil un
T-shirt quelle mavait prt et jai
rflchi la meilleure faon de me
rendre utile.
Il y avait une chemine au centre
du sjour - une belle chemine,
immacule, avec un tas de bches

de bouleau au milieu du foyer. Et


moi, je savais faire du feu. Ctait
une bonne chose.
Comme je ne trouvais pas de
papier journal, jai arrach quelques
pages de Variety, les ai froisses, les
ai places sous le bois, en
massurant que la trappe du conduit
tait bien ouverte, et que le bois
tait du vrai bois, pas une imitation
en cramique, puis jai craqu une
allumette, de la bote que javais
chipe au Star Bar, histoire de
prouver Samantha, Andy et Lucy
que jy tais rellement alle. Le
papier sest enflamm, les bches
se sont mises brler, et, satisfaite,

je me suis assise sur mes talons.

Waouh,
a
dit
Maxi,
senfouissant dans sa pile de
couvertures, le visage tourn vers
les flammes. O as-tu appris a ?
Cest grce ma mre.
Elle avait lair dattendre la suite,
alors jai racont... Maxi, et mon
bb aussi, comment nous partions
pcher Cape Cod : ma mre
allumait un feu pour nous
rchauffer ; on sasseyait en cercle mon pre, ma sur, mon frre et
moi - et on faisait griller de la
guimauve en regardant maman,
debout dans le ressac, lancer le
filament argent de sa ligne dans

leau couleur ardoise, avec son


short roul sur ses jambes robustes
et bronzes.
Ctait le bon temps , a rpt
Maxi en sendormant.
Les yeux ouverts dans lobscurit,
jai cout un moment sa
respiration calme et profonde et les
ronflements dAdrian.
Et voil, me suis-je dit. Du feu il
ne restait que des braises. Mes
mains et mes cheveux sentaient la
fume ; jentendais les vagues venir
lcher le sable et voyais le ciel
sclaircir, passant du noir au gris.
Et voil. Tu y es. Jai plac mes
mains sous mon ventre. Le bb

sest retourn, baignant dans le


sommeil, comme si elle avait fait
une galipette arrire. Elle. Une fille,
jen tais sre.
Jai souhait mentalement une
bonne nuit Troufi qui devrait sen
sortir tout seul, lespace dune nuit
dans un htel de luxe. Puis jai
ferm les yeux et me suis
reprsent le visage de ma mre,
heureuse et en paix, devant un feu
de camp Cape Cod. Et, me sentant
heureuse et en paix moi-mme, je
me suis enfin endormie.

16
Quand je me suis rveille, il
tait dix heures trente du matin. Le
feu tait kaputt. Maxi et Adrian
aussi.
Aussi discrtement que possible,
je suis monte ltage. Planchers
polis, commodes et tagres en
rable, modernes et pour la plupart
vides. Je me suis demand quel
effet a faisait, dhabiter et
dabandonner une maison aprs
lautre, comme une chenille se
dbarrassant de son cocon. Est-ce
que a la gnait, Maxi ? Moi, a
maurait gne.

La salle de bains dbordait de


toutes
sortes
de
serviettes
moelleuses, de savons parfums et
dchantillons de shampooing. Jai
pris une bonne douche chaude, me
suis brosse les dents avec une
brosse toute neuve, encore sous
emballage, que jai trouve dans
larmoire pharmacie et jai remis
le T-shirt avec un pantalon de
pyjama propre, dnich dans lun
des tiroirs de la commode. Jtais
sre quil me faudrait un schoir,
voire de laide, pour essayer de
reproduire ce que Garth avait fait
mes cheveux la veille. dfaut, jai
tir quelques mches en arrire, les

retenant avec des pinces, et jai


ciment le tout avec une noix de
quelque crme capillaire franaise,
riche et qui sentait dlicieusement
bon. Du moins, jesprais que cen
tait une. Sur linsistance de mon
pre, javais pris le latin au lyce.
Ctait peut-tre utile pour les
examens dentre luniversit,
mais pas pour les matins o lon se
retrouvait inopinment traduire
les noms des produits de beaut
dune star de cinma.
Lorsque je suis redescendue,
Maxi dormait toujours, love
comme un adorable chaton sur une
pile de couvertures. Mais, la place

dAdrian, il y avait une feuille de


papier.
Je lai ramasse. Chre Cassie
, avait-il crit. Jai pouff de rire.
Oui, bon, au moins il ntait pas
loin. Et javais certainement eu
droit pire. Merci beaucoup
davoir pris soin de moi hier soir.
On ne se connat pas trs bien...
L, je me suis esclaffe de nouveau.
On ne se connat pas trs bien !
Nous avions peine chang
quelques phrases avant quil ne
sombre !
... mais je sais que tu as bon
cur. Et que tu feras une mre
merveilleuse. Je regrette dtre

oblig de partir aussi vite, et de ne


pas avoir loccasion de te revoir de
sitt. Je men vais ce matin
Toronto, pour un tournage en
extrieur. Jespre donc que tu
profiteras bien de ceci, pendant ton
sjour en Californie.
Ceci ? De quoi sagissait-il ? Jai
dpli la feuille compltement, et
une cl argente est tombe sur ce
qui me restait de genoux. Une cl de
voiture. Le contrat de location
expire le mois prochain, avait crit
Adrian au verso, avec le nom et
ladresse dun concessionnaire de
Santa Monica. Tu nauras qu la
dposer l-bas avant de rentrer chez

toi. Profites-en bien !


Je me suis leve lentement, je
suis alle la fentre et, retenant
mon souffle, jai remont le store.
Elle tait l, la petite voiture rouge.
Dans lalle. Je lai regarde, jai
regard la cl dans ma main et je
me suis pince, croyant que jallais
me rveiller et dcouvrir que tout
cela tait un rve... que jtais
toujours
dans
mon
lit,

Philadelphie, avec une pile de


bouquins sur la grossesse sur ma
table de chevet et Troufi roul en
boule sur loreiller ct de ma
tte.
Maxi a bill, sest releve dun

mouvement gracieux et ma rejointe


la fentre.
Quest-ce qui se passe ?
Je lui ai montr la voiture, le mot
et la cl.
Jai limpression de rver, ai-je
dit.

Ctait la moindre des


choses. Il a eu de la chance que tu
naies pas fait ses poches et ne laies
pas photographi tout nu.
Ah bon ? Je naurais pas d ?
ai-je demand en ouvrant de
grands yeux innocents.
Maxi a eu un large sourire.
Ne bouge pas, a-t-elle dclar.

Je vais chercher ton chien, et aprs


a on va organiser ta conqute
dHollywood.
Je mattendais ce que les
placards de la cuisine soient vides,
lexception peut-tre de quelques
produits de base qui composaient
lordinaire des starlettes - pastilles
de
menthe,
eau
ptillante,
ventuellement de lpeautre, de la
levure de bire et tout ce que les
gourous de la dittique leur
recommandaient
en
matire
dalimentation.
Mais les tagres de Maxi
contenaient tout le ncessaire,
depuis le bouillon de poule jusqu

la farine, le sucre et les pices, et


dans son frigo jai trouv des
oranges et des pommes, du lait et
du jus de fruits, du beurre et du
fromage tartiner.
Jai opt pour une quiche et une
salade de fruits. Maxi est rentre au
moment o je coupais en petits
morceaux fraises et kiwis. Elle
portait un corsaire noir, un T-shirt
rouge cerise, de grosses lunettes
noires et des barrettes de rubis que jai supposs tre faux - dans
les cheveux. Troufi arborait un
collier en cuir verni rouge avec les
mmes pierreries, et une laisse
assortie. Tous deux avaient lair trs

classe. Jai servi Maxi et, en


labsence de croquettes, donn un
bout de quiche Troufi.
Cest si beau, ai-je dit en
admirant les reflets du soleil dans
leau et en savourant la fracheur de
la brise.

Tu devrais rester quelque


temps.
Jai secou la tte. Il faut que je
boucle mes affaires et que je
retourne ...
Soudain, je me suis interrompue.
Cest vrai, quoi, il ny avait pas le
feu. Le travail pouvait attendre javais encore des jours de vacances

en rserve. Manquer quelques


cours daccouchement, a ne serait
pas la fin du monde. Une chambre
avec vue sur locan, ctait tentant,
surtout compte tenu du printemps
capricieux
et
humide
de
Philadelphie. Et Maxi lisait dans
mes penses.
Ce serait gnial ! Tu peux
crire, jirai travailler, on fera des
dners, du feu. Troufi sera dehors...
Je te concocterai un portefeuille
dactions...
Jen aurais saut de joie, sauf que
le bb naurait sans doute pas
apprci. allait tre formidable. Je
pataugerais dans le ressac. Troufi

courrait aprs les mouettes. Maxi et


moi, on ferait la cuisine. Il y avait
forcment des mais . Cest juste
que je ne voyais pas lesquels, ni o.
Et par cette belle matine, entre le
soleil et les vagues, il semblait bien
plus facile de se laisser aller vivre
cette merveilleuse aventure que de
continuer se creuser la tte.
Aprs, tout est all trs vite.
Maxi ma emmene dans un
gratte-ciel aux parois en verre bleu
argent, avec un restaurant branch
au rez-de-chausse.
Je vais te prsenter mon
agent , a-t-elle expliqu, pressant
le bouton du septime tage.

Jai essay de rassembler mes


esprits pour poser les bonnes
questions.
Est-ce quelle... soccupe
dauteurs? Est-ce quelquun de
comptent ?
Oui, trs.
Maxi ma escorte dans le
couloir. Elle a tambourin sur une
porte ouverte et pass la tte
lintrieur.
De la merde ! Ctait une voix
de femme. Terence, cest de la
connerie pure. Il sagit dun projet
qui te tient cur... quil se
dmerde pour le terminer dici la

semaine prochaine...
Jai risqu un coup dil pardessus
lpaule
de
Maxi,
mattendant voir une dame blond
platine, probablement avec des
paulettes, une cigarette sans filtre
dans une main et une tasse de caf
dans lautre... version fminine du
reptile aux lunettes noires qui
mavait dit quil ny avait pas de
grosses Hollywood. Au lieu de
quoi, perch derrire un immense
bureau, jai vu une espce de lutin
aux cheveux blond vnitien, avec
une peau laiteuse et des taches de
rousseur. Elle portait un pantalon
vert clair, un T-shirt lilas festonn

de dentelle et une paire de baskets


sur ses pieds denfant. Sa tignasse
formait un chignon dsordonn,
retenu par un chouchou bleu ciel.
On lui donnait douze ans tout
casser.
Et voici Violet, a annonc Maxi
avec fiert.

De la MERDE ! a rpt
Violet.
Jai rprim limpulsion de
plaquer mes mains sur mon ventre,
lendroit o pouvaient tre les
oreilles du bb.
Comment tu la trouves ? a
chuchot Maxi.

Elle est... hum. On dirait Fifi


Brindacier ! Tu crois quelle est en
ge dutiliser un langage pareil ?
Maxi sest esclaffe. Ne
tinquite pas. Elle a peut-tre lair
de sortir de chez les scouts, mais
cest un sacr morceau.
Aprs un ultime De la merde ,
Violet a raccroch et, se levant, ma
tendu la main.
Cannie ! Enchante.
Elle sexprimait comme une
personne tout fait normale, rien
voir avec le dragon que javais vu
cracher le feu quelques instants
plus tt.

Jai beaucoup aim votre


scnario. Vous savez ce qui ma le
plus plu ?

Les gros mots ? ai-je


hasard.
Violet a ri.
Non, non. Jai trouv
formidable que votre hrone ait
une telle foi en elle. Dans la plupart
des comdies romantiques, le
personnage fminin doit tre
sauv... par lamour, largent ou une
marraine fe. Moi, ce que jai ador,
cest que Josie se soit sauve toute
seule, et quelle nait pas cess de
croire en elle.

a alors ! Je ny avais jamais


pens en ces termes-l. Pour moi,
lhistoire de Josie tait la ralisation
dun rve, purement et simplement
- une histoire qui pourrait marriver
moi, si lune des stars que
jinterviewais New York daignait
maccorder un regard et dceler
autre
chose
quune
promo
potentielle
sous
une
forme
fminine XXL.
Les femmes vont ladorer, ce
putain de film, a prdit Violet.
Je suis contente que vous
pensiez a.
Elle a hoch la tte, arrach le
chouchou et, aprs stre pass les

doigts dans les cheveux, a


rassembl ses boucles en une
variante vaguement plus soigne du
mme chignon.
On parlera plus tard, a-t-elle
dclar, semparant dun bloc-notes,
dune poigne de stylos, dun
exemplaire de mon scnario et dun
document qui avait lair dun
contrat. Pour le moment, il sagit de
vous faire gagner quelques sous.
la fin, la petite Violet sest
rvle tre une ngociatrice
redoutable. Le son de sa voix
criarde et le flot ininterrompu
dobscnits qui sortait de sa jolie
bouche ont d avoir raison des trois

lgants jeunes gens en costume


qui se sont contents de la
dvisager quand elle a affirm que
mon scnario valait bien a. Pour
finir, la somme quils mont
accorde - une part dans les cinq
jours aprs la signature, lautre le
premier jour du tournage et une
rallonge pour un coup dil
prioritaire sur mon uvre
suivante - ma paru astronomique.
Maxi ma serre dans ses bras, et
Violet nous a treintes toutes les
deux.
Maintenant filez, et que je sois
fire de vous , a-t-elle dit avant de
regagner son bureau dun pas

tranant, comme une colire


rentrant en classe aprs la
rcration de laprs-midi.
cinq heures, jtais assise sur la
terrasse de Maxi avec un bol de
raisin sur les genoux et une flte de
jus de raisin ptillant la main, en
proie un indicible sentiment de
bien-tre. prsent, je pouvais
acheter la maison de mes rves ou
engager une nounou ; je pouvais
mme marrter une anne entire
aprs la naissance du bb. Et
nimporte quel travail de rcriture
valait mieux que de me coltiner
Gabby
avec
ses
critiques
incessantes, la fois en face et

derrire le dos. a valait mieux que


de peiner sur le septime brouillon
de ma lettre Bruce. Ces choses-l,
ctait du boulot. Mais moi, partir
de maintenant, jallais mamuser.
Cet aprs-midi-l, je suis reste
des heures au tlphone
claironner la bonne nouvelle ma
mre, Lucy et Josh, Andy et
Samantha, certains collgues et
membres de ma famille,
quiconque tait susceptible de
partager mon bonheur. Puis jai
appel le Dr K. son bureau.
Cest Cannie. Juste pour vous
dire que tout va bien.
Votre ami va mieux ?

Beaucoup mieux.
Je lui ai tout racont : Adrian qui
avait repris ses esprits, ma dcision
de sjourner chez Maxi, le pactole
que la toute petite Violet avait
russi mobtenir.
Ce sera un film formidable, a
prdit le Dr K.
Je narrive pas y croire, aije rpt, peut-tre pour la
trentime fois de la journe.
Profitez-en. Jai limpression
que vous allez faire un malheur.
Maxi
assistait

tout,
dconcerte, en lanant une balle de
tennis Troufi jusqu ce quil

seffondre, pantelant, ct dun tas


dalgues.
Et celui-l, ctait qui ?
Je le lui ai expliqu.
Cest... enfin, ctait mon
mdecin, lpoque o jessayais de
perdre du poids, avant que je ne
tombe enceinte. Depuis, cest
devenu plus ou moins un ami. Je
lai appel hier soir pour le
consulter, propos dAdrian.
On dirait que tu laimes bien,
a-t-elle dit, remuant les sourcils la
manire de Groucho Marx. Est-ce
quil fait des visites domicile ?

Aucune ide. Il est trs

gentil. Trs grand.


Grand, cest bien, a acquiesc
Maxi. Bon, et maintenant ?
On dne ?

Oh, cest vrai. Joubliais tes


multiples talents. Auteur, et
cuisinire par-dessus le march !

Ne rve pas trop, ai-je


object. Voyons ce quil y a au frigo.

Maxi a souri. Jai une meilleure


ide. On a une autre priorit.
Le vigile lentre de la
bijouterie nous a salues dun signe
de la tte avant de pousser la lourde
porte vitre.

Quest-ce quon fait ici ? ai-je


chuchot.
On vient tacheter un cadeau,
a rpondu Maxi. Et tu nas pas
besoin de chuchoter.
Tu es quoi, mon papa gteau
? ai-je protest.

Oh non, a-t-elle dit, trs


srieuse. Cest toi qui vas te loffrir.

Jen suis reste bouche be.


Quoi ? En quel honneur ? Tu
devrais
plutt
minciter

conomiser, non ? Jai un bb en


route...
Mais oui, tu vas conomiser,

ma-t-elle raisonne, rassurante.


Simplement, ma mre ma toujours
dit que chaque femme devrait avoir
quelque chose de beau, de prcieux
quelle se soit offert elle-mme... et
toi, ma chre, tu es justement en
position de le faire.
Jai pris une grande inspiration,
comme si jallais effectuer un
plongeon en eau profonde au lieu
de traverser une bijouterie. Tout
autour il y avait des vitrines, la
hauteur de ce qui avait jadis t ma
taille, et chaque vitrine contenait
des trsors de joaillerie, artistement
disposs sur des coussins de
velours noir et gris perle. Il y avait

l des bagues avec des saphirs, des


meraudes, de fins anneaux de
platine sertis de diamants. Des
pendants doreilles en ambre, des
broches en topaze, des bracelets en
maille dargent tellement dlicats
quon distinguait peine les
chanons, et des boutons de
manchette en or battu. Des
bracelets breloques scintillants
avec de minuscules chaussons de
danse et des cls de voiture
miniature... des boucles doreilles
en argent fin, en forme de cur
dodu... des torsades dor rouge et
jaune... des pingles ornes de
coccinelles et dhippocampes... des

bracelets de diamants comme ceux


que portait la mre de
Bruce... Plus que dpasse, je me
suis arrte et me suis appuye
contre un comptoir.
Aussitt, une vendeuse en
tailleur bleu marine a surgi comme
par enchantement de lautre ct.
Que puis-je vous montrer ? at-elle demand chaleureusement.
Hsitante, jai dsign les plus
petites
boucles
doreilles
en
diamants que jai vues.
Celles-ci, sil vous plat.
Maxi a jet un il par-dessus
mon paule.

Pas celles-l, a-t-elle protest.


Elles sont minuscules, Cannie !

Il faudrait bien quil y ait


quelque chose de minuscule chez
moi, non ?
Elle ma regarde, perplexe.
Pourquoi ?
Parce que... Je me suis tue.
Maxi ma saisi la main. Tu sais
quoi ? Je te trouve trs bien. Je te
trouve superbe. Tu as lair
heureuse... en pleine forme... et... et
enceinte.
Surtout, noublie pas a , aije rpliqu en riant.
La
vendeuse,
entre-temps,

dpliait un carr de velours noir et


prsentait les boucles doreilles sur
la vitrine : les riquiqui que javais
slectionnes en premier, puis une
autre paire, deux fois plus grande.
Chaque diamant tait de la taille
dun raisin sec ; ils tincelaient dans
ma main, jetant des reflets bleus et
violets.
Elles sont magnifiques, ai-je
murmur, les portant mes
oreilles.
Elles vous vont bien, a dit la
vendeuse.
On les prend, a dcrt Maxi
avec assurance. Ce nest pas la
peine de faire un paquet. Elle va les

mettre pour rentrer.


Plus tard, dans la voiture, tandis
que
mes
nouvelles
boucles
doreilles projetaient des arcs-enciel paillets sur le toit chaque fois
que le soleil les illuminait, jai
voulu la remercier - de mavoir
invite chez elle, davoir achet mon
scnario, de me faire croire en un
avenir o tout cela tait mrit.
Mais
Maxi
a
balay
mes
remerciements dun geste.
Tu mrites les bonnes choses,
a-t-elle dit gentiment. a ne devrait
pas te surprendre, Cannie.
Jai inspir profondment. Amie,
ai-je chuchot au bb. Et Maxi :

Je vais te prparer un dner comme


tu nen as encore jamais mang.
Je ne comprends pas, a fait ma
mre lors de son interrogatoire
tlphonique quotidien. Et jai cinq
minutes pour tout assimiler.
Cinq minutes ?
Bloquant le tlphone contre ma
poitrine, jai contempl mes orteils.
Pouvait-on survivre Hollywood
avec un vernis ongles qui
scaillait, ou bien allais-je me
retrouver avec une amende de la
part de la police des pdicures ?
Pourquoi es-tu si presse ?

Softball, a-t-elle rpondu

dun ton nergique. On doit


affronter la Terreur Lavande.
Elles sont bonnes ?

Elles ltaient lanne


dernire. Mais tu changes de sujet.
Donc, maintenant tu vis avec
Maxi...
Jai cru dtecter une note
despoir dans sa voix.
On est amies, mman. a reste
purement platonique.
Elle a pouss un soupir. Il nest
jamais trop tard, tu sais.
Jai lev les yeux au ciel.
Navre de te dcevoir.
Alors, quest-ce que tu fais ?


Je mamuse. Je mclate
fond.
Je savais peine par o
commencer. Depuis trois semaines
que jtais en Californie, tous les
jours, semblait-il, Maxi et moi
partions laventure dans la
dcapotable rouge dAdrian qui
ressemblait de plus en plus un
carrosse magique ou un tapis
volant. La veille, aprs le dner,
nous avions march jusqu la jete
de Santa Monica ; nous avions
achet des frites bien grasses, au
got aigre-doux, avec de la
limonade rose glace, et nous les
avions manges, les pieds dans

leau. Le jour davant, on tait alles


un march fermier au centre-ville
et on avait rempli un sac dos de
framboises, de carottes nouvelles et
de pches blanches, que Maxi a
distribues tous les acteurs de son
film ( lexception de son partenaire
qui, se disait-elle, allait considrer
les pches comme une invitation
se confectionner des bellinis - et
je ne veux pas tre responsable
dune nouvelle rechute ).
Il y avait des choses en Californie
auxquelles je narrivais toujours pas
me faire : la beaut strotype
des femmes, par exemple, le fait
que dans un caf ou chez un

traiteur, une personne sur deux me


semblait
vaguement
familire,
comme si elle avait jou la petite
amie ou le copain du second
couteau
dans
une
sitcom
rapidement tombe dans loubli
datant de 1996. Et ce culte de la
voiture qui me laissait pantoise tout le monde se dplaait en
voiture ; il ny avait donc ni trottoirs
ni pistes cyclables, mais seulement
des embouteillages sans fin, un
brouillard de pollution dense
comme de la pure de pois, des
parkings gards partout... y compris,
tonnamment, sur lune des plages
que nous avions visites.

Maintenant, officiellement, jai


tout vu, ai-je dit Maxi.

Pas du tout. Sur la


promenade de la Troisime Rue, il y
a un teckel vtu dun justaucorps
paillettes qui fait partie dun
numro de jonglerie. Cest quand tu
as vu a que tu as tout vu.
a tarrive quand mme de
travailler de temps autre ? a
demand ma mre, apparemment
gure impressionne par les
histoires de teckels jongleurs et de
pches blanches.

Tous les jours , ai-je


rpondu, ce qui tait vrai.

Entre les sorties et les aventures,


je passais au moins trois heures par
jour sur la terrasse, devant mon
ordinateur portable. Violet mavait
renvoy le script tellement truff de
notes quil en tait pratiquement
illisible. PAS DE PANIQUE, avaitelle crit lencre lavande sur la
page de titre. Les notes en violet
sont de moi ; les notes en rouge,
dun lecteur engag par le studio ;
les noires, du type qui va ou ne va
pas raliser le film - dailleurs, je
trouve quil dit essentiellement des
conneries. Prenez tout a avec du
recul, ce ne sont que des
SUGGESTIONS ! Petit petit, je

me frayais un chemin dans la fort


de gribouillis en marge, de ratures,
de flches et de Post-it.
Et quand est-ce que tu rentres ?

Je me suis mordu la lvre. Je ne


le savais toujours pas, mais il fallait
bien que je me dcide... et vite. Ma
trentime semaine approchait
grands pas. Aprs a, je devais soit
me trouver un mdecin Los
Angeles et accoucher ici, soit me
dbrouiller pour rentrer chez moi
autrement quen avion.
Sil te plat, tiens-moi au
courant de tes projets, a dit ma
mre. Je serais ravie de venir te

chercher laroport, et peut-tre


mme de voir ma petite-fille ou
mon petit-fils avant son premier
anniversaire.
Mman...

Simple mise au point


maternelle !
Et elle a raccroch.
Je suis descendue sur le sable,
avec Troufi bondissant sur mes
talons dans lespoir daller cueillir
sa balle de tennis dans les vagues.
Je savais qu la fin je serais
oblige de prendre une dcision,
mais je me sentais tellement bien
quil tait difficile denvisager

lavenir au-del de la prochaine


journe ensoleille, du prochain
festin, shopping, pique-nique ou
balade sur la plage sous un ciel
toil. En dehors des souvenirs
occasionnels de Bruce et de nos
meilleurs moments ensemble, et
hormis lincertitude quant la suite
des vnements, mon sjour dans la
maison sur la plage tait pure
flicit.
Tu devrais rester ici , affirmait
Maxi.
Je ne disais jamais oui, mais je
ne disais pas non, non plus. Je
mefforais danalyser ma situation
comme jadis javais enqut sur

mes futures maries, tournant et


retournant la question dans ma tte
: Cette vie me conviendrait-elle ?
Pourrais-je rellement vivre ainsi ?
Jy pensais le soir, une fois le
travail termin et le dner en route,
pendant que Troufi et moi
marchions au bord de leau.
Rester ou partir ? demandais-je,
guettant une rponse - de la part du
chien, du bb, de Dieu qui mavait
laisse me dpatouiller toute seule
au mois de novembre. Mais il ny
avait pas de rponse... juste les
vagues et, pour finir, la nuit toile.
Mon troisime samedi matin en
Californie, Maxi est entre dans la

chambre damis, a cart les rideaux


et claqu les doigts ladresse de
Troufi qui sest prcipit vers elle,
les oreilles dresses, comme le plus
petit chien de garde du monde.
Debout ! a-t-elle dit en
sautillant. On va la gym !
Je me suis redresse avec effort.
la gym ?
Elle tait mme habille pour la
circonstance. Ses boucles auburn
taient ramenes en queue de
cheval ; elle tait moule dans un
justaucorps
noir,
avec
des
socquettes blanches et des tennis
immacules aux pieds.

Ne tinquite pas. Ce nest


absolument pas fatigant. Elle sest
assise sur le bord de mon lit et ma
montr un programme : lendroit
sappelait Centre ducatif de la
lumire intrieure. L... tu vois ?

Le cours portait sur lautoactualisation, la mditation et la


visualisation .
Suivies par la masturbation ?
ai-je demand.
Maxi ma lanc un regard noir.
Arrte de tout dbiner. a marche
vraiment, ce truc-l.
Je suis alle la commode pour

choisir une tenue approprie


lauto-actualisation. Je pouvais
toujours essayer de participer, et
profiter de la sance de mditation
pour peaufiner un bout de dialogue
entre Josie, lhrone de mon
scnario, et son futur ex-petit ami.
Ou bien je rflchirais mon
avenir, et ce que jallais faire de
ma
vie.
Ces
histoires
de
visualisation et dauto-actualisation
mavaient
lair
dtre
des
loufoqueries New Age, mais, au
moins, je ne perdrais pas mon
temps.
Le Centre ducatif de la lumire
intrieure tait une btisse blanche

et basse, perche en haut dune


colline. Elle tait pourvue de baies
vitres et dune terrasse garnie
dalgues et de pots dimpatiens.
Dieu merci, il ny avait pas de
parking gard.
a va te plaire, je tassure , a
dit Maxi tandis quon se dirigeait
vers la porte.
Javais enfil son T-shirt ample,
qui semblait rapetisser de jour en
jour, un caleon, des baskets, plus
les incontournables casquette de
base-ball et lunettes de soleil - la
seule partie de son look que javais
russi adopter sans trop de
difficult.

Chez nous, Philadelphie, on


vend des sandwiches dans ce genre
de baraques , ai-je grommel.
Nous avons pntr dans une
salle spacieuse et are avec des
miroirs aux murs, un piano dans un
coin et une odeur de transpiration
mle dun faible relent de santal.
Maxi et moi avons trouv des places
tout au fond et, pendant quelle
allait chercher des tapis de mousse,
jai examin lassistance. Il y avait
une ribambelle de canons, dans le
style top model, au premier rang,
mais aussi quelques femmes plus
ges - dont une avec des cheveux
gris, sans la moindre trace de

teinture - et un type avec une


longue barbe blanche et un T-shirt
portant linscription Jai mang
des crabes chez Jimmys . Rien
voir avec le Star Bar, ai-je constat,
ravie, au moment o la prof
franchissait la porte.
Allez, debout, tout le monde ,
a-t-elle lanc, se baissant pour
mettre un CD sur la platine.
Jai clign des yeux. L, devant
moi,
se
tenait
une
ronde
authentique... en justaucorps bleu
lectrique et collant noir, rien que
a. Elle devait avoir dix ans de plus
que moi. Elle tait trs bronze, ses
cheveux chtains lui tombaient

dans le dos, retenus par un bandeau


assorti au justaucorps et dgageant
son visage large et lisse. Son corps
ma fait penser aux statuettes de la
fertilit que les archologues
exhument pendant les fouilles seins
tombants,
hanches
prominentes,
formes
qui
sexhibaient sans honte. Elle
arborait un rouge lvres rose, un
minuscule diamant dans laile du
nez, et elle paraissait... laise. Sre
delle. Bien dans sa peau. Incapable
de dtacher mes yeux de sa
personne, je me suis demand sil
mtait dj arriv davoir lair aussi
heureuse, si a sapprenait, et quelle

tte jaurais avec un piercing dans le


nez.
Je suis Abigail , a-t-elle
annonc.
Abigail ! Le prnom qui figurait
en tte de ma liste ! a devait tre
un signe. De quoi je nen savais trop
rien, mais ctait forcment positif.
Ici, cest auto-actualisation,
mditation et visualisation. Si
quelquun sest tromp de cours,
cest le moment de sortir.
Personne na boug. Abigail a
souri et appuy sur le bouton de la
chane hi-fi. Un son de fltes et de
percussions en sourdine a envahi la

salle.
On va commencer par des
tirements et des respirations
profondes, avant de passer ce
quon appelle une mditation
guide. Vous vous assirez dans une
position confortable, vous fermerez
les yeux, et je vous guiderai
t r a v e r s diffrentes
situations
imaginaires, diffrentes possibilits.
On y va ?
Maxi ma souri. Je lui ai rendu
son sourire.
a va ? a-t-elle murmur.
Jai hoch la tte. Linstant
daprs, sans men rendre compte,

jtais assise en tailleur sur le tapis


molletonn, les yeux clos, avec les
fltes et les tambours rsonnant
vaguement mes oreilles.
Imaginez un lieu o vous vous
sentez en scurit , a commenc
Abigail. Sa voix tait basse,
apaisante. Nessayez pas de
choisir. Fermez simplement les
yeux et laissez venir.
Jtais certaine de voir apparatre
la terrasse de Maxi, ou bien sa
cuisine. Mais lorsque Abigail a
rpt sa phrase, jai vu mon lit...
mon lit la maison. La couette
bleue, les oreillers aux couleurs
vives, Troufi perch dessus tel un

petit ornement en peluche. la


lumire qui filtrait par les stores, on
devinait que ctait le soir, quand je
rentrais du bureau. Lheure de
sortir le chien, lheure dappeler
Samantha pour savoir quand elle
voulait aller au club de gym, lheure
de
feuilleter
mon
courrier,
daccrocher mes vtements, de me
prparer pour la nuit... Tout coup,
jai t submerge par une telle
vague de nostalgie, un dsir si
intense de retrouver mon lit, mon
appartement, ma ville, que jai t
prise de vertige.
Je me suis releve pniblement.
Ma tte tait emplie dimages de la

ville - le caf du coin, o Samantha


et moi partagions cappuccinos
frapps, confidences et histoires
horribles sur les hommes... la gare
de Reading, le matin, avec sa galerie
commerante embaumant les fleurs
coupes et les petits pains la
cannelle... Independence Hall sur le
chemin du bureau, les vastes
pelouses envahies de touristes
cherchant apercevoir la Liberty
Bell, la cloche de la Libert, les
cornouillers constells de boutons
roses... la promenade des quais, le
samedi, avec Troufi tirant sur sa
laisse, cherchant choper les
mouettes qui volaient au ras de

leau. Ma rue, mon appartement,


mes amis, mon boulot...
Maison , ai-je chuchot, au
bb - moi-mme.
Et Maxi, jai gliss : Toilettes.

Je suis sortie et me suis arrte


au soleil, respirant profondment.
Une minute plus tard, jai senti une
tape sur mon paule. Ctait Abigail,
avec un verre deau la main.
a va ?
Jai acquiesc de la tte.
Cest juste que... ma maison me
manque, je crois.
Elle a hoch pensivement la tte.

La maison. Cest bien. Si cest l


que vous vous sentez en scurit,
cest formidable.
Comment faites-vous...
Je ne trouvais pas les mots pour
formuler ma question. Comment
faites-vous pour tre heureuse dans
un corps comme le vtre... comme
le mien ? Comment faites-vous
pour
avoir
le
courage
dentreprendre quoi que ce soit,
dans un monde o vous vous sentez
de trop ?
Abigail ma souri. Jai grandi, at-elle dit, en rponse mon
interrogation
informule.
Jai
appris des choses. Vous y viendrez

aussi.
Cannie ?
Maxi me regardait en plissant les
yeux, lair inquiet. Je lui ai adress
un signe de la main. Abigail nous a
salues toutes les deux dun
hochement de tte.
Bonne chance.
Et elle est rentre, hanches
ondulantes, seins ballottants, fire
et sans la moindre gne. Je ne la
quittais pas du regard ; jaurais
voulu murmurer exemple suivre
au bb.
Quest-ce qui sest pass ? a
demand Maxi. Tu es sre que a va

? Comme tu nes pas revenue, jai


cru que tu tais en train
daccoucher dans les W-C...

Non. Pas encore. Tout va


bien.
Sur le chemin du retour, Maxi
ma dcrit, excite, comment elle
stait visualise remportant un
oscar
et
lgamment,
gracieusement,
avec
emphase,
dnonant tous ses ex pourris, lun
aprs lautre, depuis lestrade.
Jai failli rigoler en visualisant
lexpression de Kevin ! sest-elle
crie.
Au feu rouge suivant, elle ma

jet un coup dil. Et toi, quas-tu


vu, Cannie ?
Je
navais
pas
envie
de
rpondre... je ne voulais pas la vexer
en lui disant que mon bonheur se
trouvait environ cinq mille
kilomtres de la maison sur la
plage, de la cte californienne et de
Maxi elle-mme.
La maison, ai-je dit doucement.
On est presque arrives , a
rpliqu Maxi.
Can-nie, a gmi Samantha le
lendemain au tlphone, sur un ton
qui ne seyait gure une avocate.
Cest absolument ridicule ! Il faut

que tu rentres. Il se passe des


choses ici. Jai cass avec le prof de
yoga, et tu ntais mme pas l pour
que je ten parle...

Raconte, lai-je presse,


touffant mon sentiment de
culpabilit.

Oh, tant pis, a ripost Sam,


dsinvolte. Ce que jendure est
srement
beaucoup
moins
intressant que tes copines stars et
leurs peines de cur...
Allez, Sam, tu sais bien que
ce nest pas vrai. Tu es ma meilleure
amie, et je veux un rapport complet
sur le vilain prof de yoga...

On sen fiche. Parlons plutt


de toi. Cest quoi, lhistoire ? Seraitce une sorte de cong dure
indtermine ? Comptes-tu rester
dfinitivement l-bas ?
Pas dfinitivement, non. Jai
juste... je ne sais pas trop o jen
suis.
En cet instant, jaurais donn
nimporte quoi pour changer de
conversation.
Tu me manques, a-t-elle dit
plaintivement. Mme ton drle de
cabot, il me manque.

Je ne resterai pas
ternellement.

Ctait la seule chose dont jtais


sre.
OK, changement de sujet.
Devine qui ma tlphon. Le
toubib canon quon avait crois
dans Kelly Drive.
Le Dr K. !
En prononant son nom, jai
prouv une bouffe de bonheur,
ml de remords car je ne lavais
pas appel depuis le jour o javais
sign mon contrat.
Comment a-t-il eu ton numro
?
Le
ton
de
Samantha
a
considrablement frachi.

lvidence, et malgr ma
demande expresse, tu as une fois de
plus donn mon nom, comme
contact en cas durgence, dans les
papiers que tu as remplis pour lui.
Ctait un vieux contentieux
entre nous. Je donnais toujours le
nom de Samantha, pour les cas
durgence, quand je partais faire
une randonne vlo. son grand
dplaisir.

Srieusement,
Cannie,
pourquoi tu ne cites pas ta mre ?
sest-elle lamente pour la nime
fois.
Parce que jai peur que ce ne
soit Tanya qui dcroche et quelle

fasse jeter mon corps la mer.


En tout cas, il a appel pour
savoir comment a allait et si javais
ton adresse ; je crois quil veut
tenvoyer quelque chose.
Super !
Je me demandais ce que cela
pouvait bien tre.
Alors, tu rentres quand ? a
insist Sam.
Bientt, ai-je concd.
Promis ?
Jai pos les mains sur mon
ventre.
Promis , leur ai-je dit toutes

les deux.
Le lendemain aprs-midi, on a
trouv dans la bote aux lettres un
colis en provenance de Botes
& Plus, Walnut Street, Philadelphie.
Je lai emport pour louvrir sur
la terrasse. La premire chose que
jai vue tait une carte postale avec
la photo dun petit chien aux grands
yeux anxieux, genre Troufi. Je lai
retourne. Chre Cannie, ai-je lu.
Samantha ma dit que vous
comptiez rester un moment Los
Angeles, et jai pens que vous
aimeriez peut-tre avoir de la
lecture. (a leur arrive de lire lbas, hein ?) Je vous envoie donc vos

livres et quelques souvenirs de chez


nous. Nhsitez pas mappeler
pour dire bonjour. Ctait sign
Peter
Krushe-levansky
(de
luniversit de Philadelphie) . Sous
la signature, il y avait un postscriptum : Comme Samantha ma
dit que Troufi est sur la cte Ouest,
je joins un petit quelque chose pour
lui aussi.
Dans le colis, jai dcouvert une
carte postale de la Liberty Bell et
une autre dIndependence Hall. Il y
avait une petite bote mtallique de
bretzels au chocolat noir et une part
de cake au cacao - lgrement
cras - dans son emballage

individuel. Au fond, mes doigts ont


senti un objet rond et lourd,
envelopp dans de multiples
couches du Philadel-phia Examiner
(la chronique de Gabby, ai-je not,
tait consacre au dernier tlfilm
dAngela Lansbury). Le paquet
contenait une gamelle pour chien
en cramique. lintrieur, elle
tait dcore dune lettre T rouge
vif, ourle de jaune. Et, sur le
pourtour, il y avait une srie de
portraits de Troufi, tous trs
ressemblants, la grimace et les
taches y compris. Troufi en train de
courir, Troufi assis, Troufi dvorant
un os en cuir brut. Jai ri, ravie.

Troufi ! ai-je dit.


Et Troufi a accouru en aboyant.
Jai pos la gamelle par terre
pour quil puisse la renifler. Puis jai
tlphon au Dr K.
Suzie Lightning ! a-t-il dit en
guise de bonjour.
Qui ? ai-je fait. Hein ?
Cest une chanson de Warren
Zevon.
Ah.
La seule chanson de Warren
Zevon que je connaissais parlait
dargent, de flingues et davocats.
Il y est question dune fille

qui... voyage beaucoup, a-t-il dit.

Intressant. Je me suis
promis de jeter un coup dil sur
les paroles. Je voudrais vous
remercier pour vos cadeaux. Ils sont
magnifiques.

Je vous en prie. Je suis


content quils vous plaisent.

Avez-vous peint Troufi de


mmoire ? Cest poustou-flant.
Vous auriez d tre peintre.
Je barbouille, a-t-il reconnu,
me faisant ce point penser au Dr
Evil dAustin Powers que jai clat
de rire. vrai dire, votre amie
Samantha ma prt quelques

photos. Mais je ne men suis pas


beaucoup servi. Votre chien a un
physique trs particulier.

Vous tes trop gentil, ai-je


rpondu avec sincrit.
Il y a un atelier de peinture
sur poterie qui sest ouvert ct
du campus. Cest l que je lai fait.
Comme ctait lanniversaire dun
gamin de cinq ans, il y avait huit
mmes de cinq ans en train de
peindre des bols, et moi.
Jai souri en imaginant la scne :
le grand Dr K. avec sa voix grave,
pli en deux sur une chaise, en train
de peindre Troufi sous les yeux
bahis des petits mmes.

Alors, comment a va l-bas ?


Je lui ai donn une version
condense des faits - les courses
avec Maxi, les plats que je
prparais, le march que javais
dcouvert. Jai dcrit la petite
maison sur la plage. Je lui ai dit que
la Californie tait la fois
merveilleuse et irrelle. Jai racont
que je me promenais le matin et
travaillais la journe, et que Troufi
avait appris aller chercher sa balle
de tennis dans les vagues.
Le Dr K. acquiesait, posait des
questions pertinentes, avant den
arriver LA question.
Et vous rentrez quand ?


Je nen sais rien. Pour le
moment, je suis en cong, et il me
reste encore des petites choses
peaufiner dans le scnario.

Vous comptez donc


accoucher l-bas ?

Je ne sais pas, ai-je dit


lentement. Je ne crois pas.

Bien, sest-il content de


rpondre. votre retour, on devrait
nouveau prendre le petit djeuner
ensemble.
Absolument , ai-je dit, avec
une pointe de nostalgie pour le
Morning Glory. Il ny avait rien de
semblable par ici. Ce serait

formidable. Jai entendu la


voiture de Maxi dans le garage. Il
faudrait que jy aille, l...

Pas de problme. Vous


pouvez mappeler quand vous
voulez.
Jai repos le combin en
souriant. Je me demandais quel ge
il avait, en ralit. Apprciait-il en
moi autre chose quune patiente,
quune ronde parmi toutes celles
qui dfilaient dans son bureau,
chacune avec ses propres griefs ? Et
jai dcid que jaurais plaisir le
revoir.
Le lendemain matin, Maxi a
propos une nouvelle expdition.

Je narrive toujours pas croire


que tu as un chirurgien esthtique
, ai-je grommel en minstallant
lourdement dans la petite voiture
basse.
Il ny avait que dans cette ville, et
notre poque prcisment, quune
actrice de vingt-sept ans avec une
plastique parfaite pouvait recourir
aux services dun chirurgien
esthtique.
Cest un mal ncessaire , a
rtorqu Maxi vivement.
Elle a doubl en trombe plusieurs
voitures de moindre puissance pour
gagner la file de gauche.

Le cabinet chirurgical, dcor


dans les tons gris et mauve, offrait
des sols en marbre frais, des murs
lgants et des rceptionnistes
encore plus lgantes. Maxi a retir
ses normes lunettes de soleil et
sest entretenue voix basse avec la
femme derrire le bureau, pendant
que jexaminais les photos gantes
des mdecins en me demandant
lequel dentre eux aurait le plaisir
de repulper ses lvres et deffacer
les rides invisibles autour de ses
yeux. Le Dr Fisher tait un blond
dans le genre Ken. Le Dr Rhodes,
une brune aux sourcils arqus : elle
paraissait avoir mon ge, mais a ne

devait pas tre le cas. Le Dr Tasker,


ctait le jovial Pre Nol de la
bande - avec les joues rebondies et
le double menton en moins, bien
sr. Et le Dr Shapiro...
Je me suis fige devant le portrait
agrandi de mon pre. Il avait maigri
et ras sa barbe, mais ctait
indniablement lui.
Maxi sest approche dans un
cliquetis de talons. En voyant mon
expression, elle ma empoigne par
le coude et ma entrane vers un
fauteuil.
Quest-ce quil y a, Cannie ?
Cest le bb ?

Jai titub jusquau mur sur des


jambes comme deux bouts de bois
ossifis et jai montr la photo.
Cest mon papa, l.
Maxi a contempl la photo, puis
sest tourne vers moi.
Tu ne savais pas quil tait ici ?

Jai secou la tte.


Quest-ce quon fait ?
Jai dsign la porte et my suis
dirige aussi rapidement que jai pu.
On sen va.
Voil donc ce quil est devenu.

Maxi, Troufi et moi tions sur la


terrasse, en train de boire du th
glac la framboise.
Liposuccion L.A.
Jai fait rouler ces mots dans ma
bouche, pour en tester leffet.
On dirait le dbut dune
mauvaise blague, hein ?
Maxi a dtourn les yeux. Elle me
faisait de la peine. Ne mayant
encore jamais vue dans cet tat-l,
elle avait lair compltement
largue. Et moi, je ne savais pas
quoi lui dire.
Ne bouge pas, ai-je lanc en me
levant. Je vais faire un tour.

Jai march le long du front de


mer, croisant des filles en rollers et
en bikini, des gens qui jouaient au
volley,
des
gosses
hurlants,
barbouills de glace. Il y avait aussi
des vendeurs sur chasses, des
boutiques de piercing, des stands de
chaussettes quatre paires pour dix
dollars , des ados avec des
dreadlocks, jouant de la guitare sur
des bancs de jardin, et des SDF
affubls de plusieurs couches de
vtements, gisant comme des
cadavres sous les palmiers.
Tout en marchant, jai essay de
mettre les choses plat, de les
organiser la manire de tableaux

dune exposition, encadrs et


accrochs aux murs dune galerie.
Je me suis reprsent ma famille
comme par le pass - tous les cinq,
le jour de Rosh-ha-Shana, posant
sur la pelouse dans nos plus beaux
atours ; mon pre avec sa barbe
soigneusement taille et ses mains
sur mon paule ; moi avec mes
cheveux retenus par des barrettes,
des bourgeons de seins peine
visibles sous mon pull, et tous deux
en train de sourire.
Je nous ai revus cinq ans plus
tard : mon pre, absent ; moi,
grosse, maussade et angoisse ; ma
mre, frntique ; mon frre,

malheureux ; et Lucy avec son


iroquois, ses piercings et ses coups
de fil nocturnes.
Autres images : remise de
diplmes mon universit. Ma
mre et Tanya, se tenant par les
paules, au
championnat de
softball. Josh, un mtre quatrevingts,
maigre
et
solennel,
dcoupant la dinde le jour de
Thanksgiving. Toutes ces ftes, avec
nous quatre assis autour de la table
de la salle manger, ma mre au
bout et mon frre face elle, les
petits copains et les petites copines
pisodiques, et chacun de nous
sefforant de se comporter comme

si tout tait parfaitement normal.


Jai continu avancer dans le
temps. Et je me suis vue, toute fire
devant mon premier appartement,
avec un exemplaire de mon premier
article, le doigt point sur le titre,
Report du dbat budgtaire . Moi
et mon premier jules. Moi et mon
copain de fac. Moi et Bruce dans
locan, riant devant lobjectif, les
yeux plisss au soleil. Bruce au
concert de Grateful Dead, en train
de jouer au foot avec une cannette,
le pied en lair, une bire la main,
les cheveux flottant sur les paules.
Puis jai fait marche arrire pour
repartir dans le bon sens.

Je me suis arrte afin de me


rafrachir les pieds dans leau. Je ne
sentais... rien. Ou peut-tre ce que
je ressentais, ctait la fin dun
amour, cet espace vide et ar qui
reste en vous, l o il y avait eu tant
de chaleur, de souffrance et de
passion, une bande luisante de
sable mouill, une fois que la mare
sest retire.
Ben voil, ai-je pens. Tu y es. Et
tu iras de lavant parce que cest
comme a que a marche, parce
quil ny a pas dautre issue. Tu
continueras jusqu ce que tu naies
plus mal, ou que tu trouves dautres
raisons de souffrir. Cest a, la

condition humaine : chacun de


nous trane avec lui son lot de
petites misres. Cest comme a.
Parce que Dieu ne nous a pas laiss
le choix. Tu grandiras, me suis-je
souvenue des paroles dAbigail. Tu
apprendras.
Maxi mattendait, assise la
mme place.
Il faut quon aille faire des
courses , ai-je dit.
Elle a bondi sur ses pieds.
O a ? Pour acheter quoi ?
Jai ri. Il y avait des larmes dans
mon rire, et je me suis demand si
a sentendait.

Il faut que je me trouve une


alliance.

17
La rceptionniste au cabinet de
mon pre na pas sembl mue par
mon long silence, avant que je lui
dise pourquoi jappelais.
Javais
une
cicatrice, ai-je
expliqu finalement, et je voulais
que le Dr Shapiro y jette un il. Jai
donn le numro du portable de
Maxi et mon nom - Lois Lane. La
rceptionniste
na
manifest
aucune
curiosit.
Elle
ma
simplement fix rendez-vous pour
vendredi, dix heures, et ma mise en
garde
contre
le
risque
dembouteillages.

Vendredi matin, je suis donc


partie de bonne heure. Je venais de
faire rafrachir ma coupe de
cheveux (grce la diligence de
Garth, mme si cela faisait quatre
semaines, et pas six). Et, la main
gauche, je portais - outre le simple
anneau dor que javais imagin - un
diamant tellement norme, dune
taille si incroyable que javais du
mal garder les yeux sur la route.
Maxi
lavait
rapport
du
tournage, jurant que personne
nallait remarquer sa disparition, et
que ctait exactement ce dont
javais besoin pour montrer mon
pre, et au reste du monde, que

javais russi.
Jaimerais te poser une
question, a-t-elle dit ce matin-l,
pendant quon mangeait des gaufres
et quon buvait du th la pche et
au gingembre. Pourquoi veux-tu
faire croire ton pre que tu es
marie ?
Je me suis leve et jai ouvert les
rideaux en regardant leau.
Je nen sais trop rien. Je ne sais
mme pas si je mettrai les bagues,
quand jirai le voir.
Tu y as srement rflchi. Tu
penses tout, toi.
Jai contempl les bagues qui

ornaient mes doigts.


Peut-tre parce quil a dit que
personne ne maimerait, personne
ne voudrait de moi. Et jai
limpression que sil me voit
enceinte et pas marie... cest
comme si je lui donnais raison.
en juger par la tte de Maxi,
ctait la chose la plus dprimante
quelle ait jamais entendue.
Mais tu sais bien que ce nest
pas vrai, hein? Tu sais quil y a
beaucoup de gens qui taiment.
Jai
pris
une
inspiration
frmissante.
Mais oui. Seulement... avec a...

cest dur dtre rationnelle. Je lai


regarde. Cest la famille, tu
comprends. Qui est rationnel,
quand il sagit de la famille ? Je... je
veux juste savoir pourquoi il a fait
ce quil a fait. Je veux au moins
avoir le courage de poser la
question.

Il na peut-tre pas la
rponse. Ou alors, ce nest pas
forcment celle que tu as envie
dentendre.

Je veux entendre quelque


chose, ai-je rpondu, accable. Je
sens que... enfin, quoi, on na que
deux parents, et maman... Jai
esquiss un geste vague pour

indiquer le lesbianisme et le
mauvais choix de la partenaire.
Mon doigt a tincel au soleil. Je
sens que je dois essayer.
Linfirmire qui ma introduite
dans la cabine avait les seins aussi
ronds et symtriques que les deux
moitis dun melon. Elle ma remis
un moelleux peignoir en ponge et
une pile de formulaires remplir.
Le docteur arrive tout de suite.

Aprs avoir allum une lampe


puissante, elle la braque sur mon
visage, o javais invent une
cicatrice.

Hmm, a-t-elle dit en la


scrutant. Ce nest rien du tout, a.
Elle est profonde, vous savez.
On la voit sur les photos. Cest l
quelle ressort particulirement.
Linfirmire a hoch la tte
comme si elle trouvait tout cela
parfaitement raisonnable, et elle a
quitt la pice reculons.
Je me suis assise dans le fauteuil
beige, rflchissant aux bobards que
je pourrais mettre sur les
formulaires et regrettant de navoir
pas une vraie cicatrice, quelque
stigmate physique pour montrer au
monde - pour lui montrer - ce que
javais endur, ce quoi javais

survcu. Vingt minutes plus tard,


on a frapp la porte, et mon pre
est entr.
Alors, quest-ce qui vous
amne, mademoiselle Lane ? a-til demand, les yeux sur ma fiche.
Jai gard le silence. Au bout dun
moment, il a lev la tte. Il avait
lair agac, agac quon lui fasse
perdre son temps. Jai bien reconnu
lexpression. Il ma dvisage
lespace dune minute sans rien
manifester dautre quune irritation
croissante. Soudain, il a compris.
Cannie ?
Jai hoch la tte.

Bonjour.
Mon Dieu, quest-ce que...
Pour une fois, mon pre, qui
avait toujours linsulte la bouche,
est rest sans voix.
Quest-ce que tu fais ici ?
Javais rendez-vous.
Il a grimac, t ses lunettes et
sest pinc larte du nez - autre tic
dont je me souvenais trs bien. En
gnral, a annonait un clat, une
grosse colre.
Tu as disparu dans la nature ,
ai-je dit.
Il a secou la tte et ouvert la
bouche, mais je navais pas

lintention de lui laisser la parole


sans avoir vid mon sac dabord.
Aucun de nous ne savait o tu
tais. Comment as-tu pu faire a ?
Comment as-tu pu nous rayer de ta
vie ?
Il ne disait rien... il se contentait
de me regarder - de regarder
travers moi - comme si jtais une
patiente hystrique, hurlant quelle
avait toujours des bourrelets aux
cuisses ou que son mamelon
gauche tait plus haut que le droit.
Nas-tu aucun sentiment pour
nous ? Nas-tu pas de cur ? Ou
est-ce une question stupide pour
quelquun qui gagne sa vie en

aspirant la cellulite des cuisses ?


Mon pre ma foudroye du
regard.
Tu nas pas besoin de me faire
la morale.

Non, ce dont javais besoin,


ctait dun pre.
Cest seulement quand je lai vu
devant moi dans sa blouse
immacule,
avec
ses
ongles
manucurs, son bronzage et sa
montre en or massif que jai ralis
quel point jtais furieuse contre
lui.
Il a pouss un soupir comme si
cette
conversation
lennuyait,

comme si je lennuyais aussi.


Pourquoi es-tu ici ?
Je ntais pas ta recherche,
si cest a que tu veux savoir.
Jaccompagnais une amie qui avait
rendez-vous dans ce cabinet. Jai vu
ta photo. Ce nest pas trs fut, a,
pour quelquun qui se planque...
Je ne me planque pas, a-t-il
ripost, courrouc. Cest absurde.
Est-ce ta mre qui ta racont a ?

Alors, comment se fait-il


quaucun de nous ne savait o tu
tais ?
a navait pas grand intrt
pour vous , a-t-il marmonn en

reprenant la chemise cartonne


avec laquelle il tait venu.
Jtais tellement abasourdie que,
le temps de trouver mes mots, il
avait dj la main sur la poigne de
la porte.
Tu es fou ? Bien sr que avait
un intrt pour nous. Tu es notre
pre...
Il a remis ses lunettes. On
distinguait ses yeux travers, dun
marron humide, vaguement dlav.
Et vous tes des adultes.
Chacun de vous.

Tu crois que, parce quon a


grandi, a na plus dimportance, ce

que tu nous as fait ? Tu crois qu


un moment de sa vie on na plus
besoin de ses parents, comme on
na plus besoin de stabilisateurs ou
dune chaise haute ?
Il sest redress de toute sa
hauteur, un mtre soixante et onze
et demi, se drapant dans son
autorit
mdicale
aussi
tangiblement que sil avait enfil un
lourd manteau dhiver.
Je crois, a-t-il dit, articulant
avec lenteur et prcision, que
beaucoup de gens sont dus par
lexistence qui leur choit.

Et cest a que tu voudrais


tre pour nous ? Une dception ?

Il a soupir. Je ne peux rien


pour toi, Cannie. Jignore ce que tu
veux, mais je peux te dire une chose
: je nai rien vous donner. Ni toi
ni aux autres.

On ne veut pas de ton


argent...
Il ma considre presque avec
bont.
Je ne parle pas dargent.
Pourquoi ? ai-je demand.
Ma voix stait mise chevroter.
Pourquoi faire des gosses, pour les
abandonner ? Cest a que je ne
comprends pas. Quavons-nous
fait... Jai dgluti. Quavons-

nous fait de si terrible, lun ou


lautre, que tu nas plus voulu nous
revoir ?
Au moment mme o je
prononais ces mots, au moment
mme o je les pensais, je savais
que ctait ridicule. Aucun enfant
ntait ce point mauvais, ce
point rat, ce point vilain pour
provoquer le dpart dun parent. Je
savais que ce ntait pas notre faute.
Nous ntions pas responsables, me
disais-je. Il ne tenait qu moi de
laisser tomber, de dposer le
fardeau, dtre libre.
Sauf que le cur a ses raisons
que la raison ignore. Jai compris

ce moment-l que Maxi avait vu


juste. Quoi que mon pre dise,
quelle que soit la rponse quil me
donne, quelle que soit lexcuse quil
invoque,
ce
ne
serait
pas
satisfaisant. Ni suffisant, jamais.
Je lai contempl fixement.
Jattendais quil me pose une
question, quil demande ce que je
devenais : o jhabitais, ce que je
faisais, avec qui javais choisi de
partager ma vie. Mais il ma
regarde et, aprs avoir secou la
tte une fois, il sest tourn vers la
porte.
Dis donc ! ai-je lanc.
Il sest retourn vers moi, et ma

gorge sest noue. Quavais-je lui


dire ? Rien. Ctait lui de me
demander : comment vas-tu, qui estu, que test-il arriv, ques-tu
devenue ? Je lai dvisag, et il na
rien dit-il est parti.
Je nai pas pu me retenir. Jai
tendu la main, en qute de quelque
chose, dun signe, tandis quil
franchissait la porte. Mes doigts ont
effleur le dos de sa blouse
immacule. Il ne sest mme pas
arrt. Il na mme pas ralenti le
pas.
mon retour, jai rang les
bagues dans leur crin de velours.
Je me suis dmaquille et lav les

cheveux pour les dbarrasser du gel.


Puis j'ai appel Samantha.
Tu ne vas pas me croire, ai-je
commenc.

Probablement pas. Alors


raconte.
Je ne me suis pas fait prier.
Il ne ma pas pos la moindre
question, ai-je dit la fin. Il na pas
demand ce que je faisais l, ni ce
que javais fait de ma vie. mon
avis, il na mme pas remarqu que
jtais enceinte. Il sen fichait
compltement.
Samantha a soupir. Quelle
horreur. Je narrive mme pas

imaginer ce que tu ressens.


Je sens... Jai regard leau,
puis le ciel. Je sens que je suis
mre pour rentrer.
Maxi a hoch la tte quand je lui
en ai parl - tristement, mais elle
na pas protest.
Tu as fini avec le scnario ?
Depuis plusieurs jours dj.

Elle a examin le lit sur lequel


javais tal mes affaires : livres,
vtements, le nounours que javais
achet pour le bb un aprs-midi
Santa Monica.
Je regrette quon nait pas fait

plus de choses, a-t-elle dit dans un


soupir.

On en a fait plein. Je lai


serre dans mes bras. On va se
parler... senvoyer des e-mails... et
tu viendras me voir quand le bb
sera l...
Son regard sest illumin. Tata
Maxi, a-t-elle proclam.
Il faudra que tu lui apprennes
mappeler tata Maxi. Tu verras, il
sera gt pourri !
Jai souri intrieurement lide
de Maxi traitant le petit Max ou la
petite Abby comme un Troufi
deux pattes, lui achetant des tenues

assorties aux siennes.


Tu feras une tata fabuleuse ,
lai-je rassure.
Elle a tenu me conduire
laroport, elle ma aide faire
enregistrer mes bagages et a
attendu avec moi la porte
dembarquement, mme si tout le
monde, commencer par les
htesses, la dvisageait comme un
spcimen rare chapp du zoo.
On sera dans le journal , lai-je
avertie, pouffant et pleurant un peu,
tandis que nous nous treignions
pour la dix-huitime fois.
Maxi ma embrasse sur la joue

avant de se baisser et dadresser un


petit signe de la main mon ventre.
Tu as ton billet ?
Jai hoch la tte.
De largent pour la route ?

Oh oui, ai-je souri, sachant


combien ctait vrai.
Alors tu es bonne pour partir.

Jai acquiesc, renifl et lai


serre avec force contre moi.
Tu es une amie merveilleuse,
lui ai-je dit. Le top du top.

Fais attention toi, a-t-elle


rpondu. Et bon voyage. Appelle-

moi ds que tu seras arrive.


Jai hoch la tte, incapable de
parler, et je me suis tourne vers la
passerelle, lavion, ma maison.
La premire classe tait cette
fois-ci plus pleine qu laller. Un
garon d peu prs mon ge et
exactement de la mme taille que
moi, yeux bleus et boucles blondes,
a pris le sige d ct, pendant que
je me dbattais pour boucler la
ceinture (bien plus serre
prsent). Nous nous sommes salus
poliment de la tte. Puis il a sorti
une liasse de documents dallure
officielle, estampills Confidentiel
, et moi jai ouvert mon

Entertainment Weekly. Il a jet un


coup dil oblique sur ma lecture et
soupir.
Jaloux ? ai-je demand.
Il a souri, hoch la tte et tir un
rouleau de confiseries de sa poche.
Vous voulez un Mento ?
Vous croyez que cest a, le
singulier ?
Jen ai pris un. Il a regard le
rouleau de Mentos et hauss les
paules.
Vous savez, a-t-il dit, cest une
bonne question.
Jai inclin le sige. Il tait plutt
mignon, ce garon, et visiblement il

avait un bon job, ou du moins les


papiers quil fallait pour crer
lillusion. Ctait tout fait ce que je
voulais : un type ordinaire avec un
bon boulot, quelquun qui vivait
Philadelphie, qui aimait les livres et
qui madorait, moi. Jai risqu un
nouveau coup dil en direction de
M. Mento, me demandant si je
nallais pas lui laisser ma carte...
puis je me suis ressaisie, en
entendant la voix de ma mre et
celle de Samantha se fondre dans
ma tte en un seul hurlement
dsespr : a ne va pas, non ?
Peut-tre dans une autre vie, ai-je
dcid, remontant la couverture

sous mon menton. Mais mme


celle-ci, je comptais bien la russir.
Il se pouvait que mon pre ne soit
plus jamais mon pre, et que ma
mre reste ad vitam avec Calamity
Tanya. Il se pouvait que ma sur
soit une ternelle instable et que
mon frre napprenne jamais
sourire. Mais moi, jtais encore
capable de voir le ct positif des
choses. Jtais encore capable de
voir la beaut. Et un jour, me suisje dit avant de massoupir, un jour
peut-tre je trouverais quelquun
dautre aimer. Aimer , ai-je
murmur au bb. Et jai ferm les
yeux.

Quand on dsire quelque chose


suffisamment fort, nous apprendon dans les contes de fes, notre
vu finit par tre exauc. Mais a se
passe rarement comme on laurait
souhait, et a ne finit pas toujours
bien. Pendant des mois, javais
convoit Bruce, rv de Bruce,
voqu mentalement son visage
avant de mendormir, parfois mme
mon corps dfendant. la fin,
ctait presque comme si je lavais
matrialis, je lavais rv si
souvent et si fort quil na pu
quapparatre devant moi.
Cest arriv exactement comme
Samantha lavait prdit. Tu le

reverras, mavait-elle dit ce fameux


matin o je lui avais annonc ma
grossesse. Jai vu assez de
feuilletons la tl pour te garantir
a.
Je suis descendue de lavion,
billant pour me dboucher les
oreilles, et l, dans la zone dattente
en face de moi, sous le panneau
Tampa/St. Petes , jai aperu
Bruce. Mon cur a fait un bond ; un
instant, jai cru quil tait venu me
chercher, inexplicablement, il tait
venu me chercher, puis jai vu quil
tait avec une fille. Petite, ple, les
cheveux coups au carr. Jean bleu
clair, chemise jaune paille rentre

dans la ceinture. Tenue banale, se


confondant avec le dcor, traits
quelconques, taille moyenne. La
seule chose quon remarquait chez
elle, ctaient ses sourcils, pais et
broussailleux. Ma remplaante, aije devin.
Je me suis fige, paralyse par
lhorrible
concidence,
par
lnormit de la tuile qui me
tombait dessus. Pourtant, si a
devait arriver, ctait bien dans un
endroit comme celui-ci - laroport
international de Newark, immense
et sans me, drainant des passagers
de New York, New Jersey et
Philadelphie qui embarquaient sur

un vol transatlantique ou un vol


intrieur bon march.
Pendant cinq secondes environ,
cloue sur place, jai pri pour quils
ne me voient pas. Rasant les murs,
jai voulu contourner la salle dans
lespoir de pouvoir me glisser sur
lescalator, rcuprer mes bagages
et me sauver. Soudain, le regard de
Bruce a crois le mien, et jai
compris quil tait trop tard.
Il sest pench pour murmurer
quelque chose la fille, qui a tourn
la tte sans me laisser le temps de
lexaminer mon aise. Il a ensuite
travers le hall, vtu du T-shirt
rouge contre lequel je mtais

blottie des centaines de fois, et du


short bleu que je lavais vu mettre...
et enlever tout aussi souvent. Jai
adress l-haut une brve prire de
remerciements pour la coiffure de
Garth, pour mon bronzage, pour
mes boucles doreilles en diamants,
brusquement malheureuse de ne
plus porter lnorme et tapageur
solitaire Je savais bien que ctait
futile ; nanmoins jesprais
paratre sous mon meilleur jour.
Enfin, autant que faire se pouvait
sept mois et demi de grossesse,
aprs six heures davion.
Linstant daprs, Bruce tait
devant moi, lair ple et grave.

Salut, Cannie.
Comme attirs par un aimant, ses
yeux se sont poss sur ma taille.
Alors comme a, tu es...

Exact, ai-je rpondu


frachement. Je suis enceinte.
Je me suis redresse, agrippant le
panier
de
Troufi.
Qui,
naturellement, avait flair Bruce et
essayait de bondir dehors, sa
rencontre. On entendait sa queue
tambouriner au rythme de ses
geignements.
Bruce a lev les yeux sur le
tableau lectronique au-dessus de
la porte que je venais de passer.

Tu viens de L.A. ?
Apparemment, il navait pas
dsappris lire depuis notre
sparation.
Jai hoch brivement la tte,
esprant quil ne voyait pas mes
genoux qui sentrechoquaient.
Et toi, quest-ce que tu fais l ?
ai-je demand.

On part en Floride pour le


week-end.
On, ai-je relev avec amertume,
en
le
regardant. Il
navait
absolument pas chang. Un peu
plus
maigre
peut-tre,
avec
quelques mches grises de plus

dans son catogan, mais autrement,


ctait toujours le mme bon vieux
Bruce, avec son odeur, son sourire,
ses baskets dlaces et couvertes de
gribouillis.
Cest formidable , ai-je dit.
Mais il na pas mordu
lhameon.
Tu tais L.A. pour le boulot ?
Javais des rendez-vous sur la
cte.
Jai toujours rv de dire a
quelquun.
Cest l'Examiner qui ta
envoye en Calilornie ?

Non, ctait pour mon

scnario.
Tu as vendu ton scnario ?
Il avait lair sincrement heureux
pour moi. Cannie, cest gnial !
Je lai considr dun il torve.
ct de tout ce que jattendais de lui
- amour, soutien, argent, le simple
fait de reconnatre mon existence,
lexistence de notre bb, et de
montrer quil y attachait une
quelconque importance -, ses
flicitations mont paru drisoires.
Je... je suis dsol , a-t-il
bredouill finalement.
a ma carrment mise hors de
moi. Non, mais quel culot, se

pointer laroport pour emmener


la petite Miss Coupe au Carr en
week-end et me prsenter ses plates
excuses, comme si a pouvait
racheter tous ces mois de silence,
langoisse, la dtresse de lavoir
perdu et de ne pas savoir comment
jallais subvenir seule aux besoins
de lenfant. Je lui en voulais aussi
de sa complaisance. Il ne se souciait
ni de moi ni du bb. Il navait
jamais appel, jamais demand,
jamais manifest le moindre
intrt. Il tait parti, cest tout. a
me rappelait quelquun, tiens.
Jai su ce moment-l que ma
colre ntait pas vraiment dirige

contre lui. Ctait mon pre, bien


sr, le dserteur numro un, qui
tait lorigine de toutes mes
angoisses et de mon sentiment
dinscurit. Sauf que mon pre
tait cinq mille kilomtres de moi,
le dos perptuellement tourn. Si
seulement javais pris un peu de
recul, il me serait clairement apparu
que Bruce tait un mec comme les
autres, des milliers dautres, y
compris lherbe, la queue de cheval
et la vie indolente de bton de
chaise, y compris la thse quil ne
terminerait jamais, les tagres
quil ne poserait jamais, la baignoire
quil ne rcurerait jamais. Des mecs

comme Bruce, ctait aussi courant


que les paires de chaussettes en
coton blanc vendues par six en
grande surface, en plus clean, et
pour en retrouver un, il suffisait
daller un concert de Phish et de
sourire.
Mais, contrairement mon pre,
Bruce tait l... et il tait loin dtre
innocent. Lui aussi mavait quitte,
non ?
Sentant la moutarde me monter
au nez, jai repos Troufi et me suis
tourne vers lui.
Tu es dsol ?
Il a fait un pas en arrire.

Je suis dsol. Sa voix tait


tellement triste que cen tait
dchirant. Je sais que jaurais d
tappeler, mais... je nai...
Jai pliss les paupires. Il a
laiss retomber ses mains.
a faisait trop, a-t-il chuchot.
Avec mon pre et tout.
Jai lev les yeux au ciel pour lui
montrer ce que je pensais de cette
excuse, et lui signifier quon ntait
pas prs dchanger des souvenirs
mouvants sur Bernard Guberman.
Je sais que tu es forte. Jtais
sr que tu allais ten sortir.
Il le faut bien, non ? Car tu

ne mas pas laiss beaucoup de


choix, Bruce.

Je suis dsol, a-t-il rpt,


lair plus malheureux encore. Je...
jespre que tu seras heureuse.
Je la sens, cette bienveillance
qui irradie de toi. Oh, attends une
minute. Je me suis trompe. Ce
nest que de la fume de marijuana.

Javais limpression quune partie


de moi stait dtache de mon
corps et, slevant sous le plafond,
observait la scne avec frayeur... et
une immense tristesse. Cannie, oh,
Cannie, a gmi une petite voix, ce
nest pas lui que tu en veux.

Et tu sais quoi ? ai-je poursuivi.


Je regrette ton pre. Lui tait un
homme. Toi, tu nes quun gamin
avec des grands pieds et du poil au
menton. Et tu ne seras jamais rien
dautre. Tu ne seras jamais rien de
plus quun plumitif de troisime
zone crivant pour un magazine de
second ordre, et je te souhaite bien
du plaisir quand tu auras puis
tous les souvenirs de ce quon a
vcu ensemble.
La copine sest rapproche et a
entrelac ses doigts avec ceux de
Bruce. Je nai mme pas pris la
peine de minterrompre.
Tu ne seras jamais aussi bon

que moi, et tu auras toujours


conscience que jai t ce qui a pu
tarriver de mieux.
La fille a voulu dire quelque
chose, mais je navais pas
lintention de me taire.
Tu seras toujours le grand
dadais avec des cassettes dans des
botes chaussures. Le gars du
papier cigarettes. Le gars des
enregistrements pirates de Grateful
Dead. Ce bon vieux Bruce. Sauf que
ce numro-l suse au bout de la
deuxime anne de fac. Il vieillit,
exactement comme toi. Et il ne
samliore pas, comme ton criture.
Autre chose...

Je me suis avance, si bien que


nous tions pratiquement nez nez.
Tu ne finiras jamais ta thse.
Et tu habiteras toujours dans le
New Jersey.
Bruce ne bougeait pas, ptrifi.
Sa mchoire pendait, littralement.
Et ce ntait pas joli voir, car a
accentuait la mollesse de son
menton et le rseau de rides autour
de ses yeux.
La fille ma regarde.
Laissez-nous tranquilles , a-telle dit dune petite voix aigu.
Avec
les
huit
centimtres
supplmentaires
que
me

confraient
mes
nouveaux
escarpins Manolo Blahnik, je me
sentais la trempe dune Amazone,
nullement trouble par cette petite
chose qui marrivait tout juste
lpaule. Le regard que je lui ai
adress signifiait : Tais-toi et laisse
parler les gens intelligents. Ce
regard-l, je lavais perfectionn des
annes durant sur mon frre et ma
sur. Je me suis demand si elle
avait dj entendu parler de la pince
piler. Certes, de son ct elle se
demandait peut-tre si javais
entendu parler de Slim-Fast... ou du
contrle des naissances. Mais, vrai
dire, je men moquais.

Je nai pas limpression de vous


avoir parl, vous. Et jai ajout,
pour la forme : Ne confondons
pas le coupable et la victime.
Bruce, du coup, a repris ses
esprits. Sa main sest resserre sur
la sienne.
Laisse-la tranquille.
Doux Jsus, ai-je soupir.
Comme si ctait moi qui vous avais
fait quelque chose, lun de vous.
Pour votre gouverne, ai-je dit la
copine, je lui ai crit une seule
lettre quand jai appris que jtais
enceinte. Une seule. Et je nai pas
lintention de recommencer. Jai
plein dargent, et un boulot bien

meilleur que le sien, au cas o il


aurait omis de le mentionner dans
son rapport. Je vais trs bien, merci.
Et jespre que vous deux tes
heureux ensemble.
Jai rcupr Troufi, rejet en
arrire ma magnifique chevelure et
je suis passe, royale, devant lagent
de scurit.
votre place, je fouillerais ses
bagages, ai-je dit, suffisamment fort
pour que Bruce entende. Il doit
srement transporter de la dope.
Sur ce, tant toujours enceinte, je
me suis rendue aux toilettes.
Mes jambes flageolaient, mes

joues taient en feu. Ha, me disaisje. Ha !


Je me suis leve, jai tir la
chasse et jai ouvert la porte de la
cabine. Et je suis tombe sur la
nouvelle copine, plante devant
moi, les bras croiss sur sa maigre
poitrine.
Oui ? ai-je fait poliment. Vous
avez un commentaire ? Sa bouche
sest crispe. Jusque-l, je navais
pas remarqu quelle avait des
dents de lapin.
Vous vous croyez trs maligne,
a-t-elle dclar. Il ne vous a jamais
vraiment aime. Il me la dit.

Sa voix tait de plus en plus


stridente. Couic, couic, couic. On
aurait dit un petit animal en
peluche, de ceux qui couinent
quand on appuie dessus.
Tandis que vous, ai-je rpliqu,
vous tes manifestement lamour
de sa vie.
Tout au fond de mon cur, de
mon bon cur, je savais que si
conflit il y avait, ce ntait pas avec
elle. Mais je ne pouvais plus
marrter.
Sa
lvre
sest
retrousse,
rellement retrousse, comme chez
Troufi lorsquon samusait avec ses
jouets.

Pourquoi ne nous laissez-vous


pas tranquilles ? a-t-elle siffl.
Vous laisser tranquilles ? aije rpt. Vous laissez tranquilles ?
Cest un thme qui semble
rcurrent chez vous, mais je ne vois
pas pourquoi. Je ne fais rien, moi.
Bon sang, jhabite Philadelphie...
Soudain, jai compris. Quelque
chose dans son expression, et jai su
aussitt ce que ctait.
Il continue parler de moi,
hein ?
Elle a ouvert la bouche. Mais jai
dcid que je navais pas envie de
mattarder. Tout coup, une

immense fatigue mavait envahie.


Javais hte de retrouver ma
maison, mon lit.
Absolument pas.

Je nai pas le temps, lai-je


interrompue. Jai ma propre vie.
Jai voulu la contourner, mais
elle se tenait juste devant le lavabo,
me barrant le passage.
Dgagez, ai-je dit dun ton bref.

Non. Non, vous allez


mcouter !
Elle a pos ses mains sur mes
paules pour tenter de me retenir et
ma pousse lgrement. Jtais l,
mefforant de passer, quand mon

pied a gliss sur une flaque deau.


Ma cheville a cd, se retournant
sous moi. Et je suis tombe sur le
ct, me cognant le ventre sur le
rebord dur du lavabo.
Une vive douleur ma transperce
; jtais couche sur le dos, par
terre, avec la cheville tordue dune
faon qui ne prsageait rien de bon,
et elle, au-dessus de moi, pantelait
comme un animal, deux taches
carlates sur les joues
Je me suis assise, les deux
paumes plat, puis jai agripp le
lavabo quand jai senti une crampe
soudaine, comme une dchirure. En
baissant les yeux, jai vu que je

saignais. Pas beaucoup, mais... bref,


lorsquon en est au huitime mois,
on na pas trop envie de voir du
sang au-dessous de la ceinture.
Jai tout de mme russi me
relever. Ma cheville me faisait si
mal que jen ai eu la nause, et je
sentais le sang couler le long de ma
jambe.
On sest dvisages. Elle a suivi
mon regard l o le sang tait en
train de tomber grosses gouttes.
Puis, plaquant une main sur sa
bouche, elle est partie en courant.
Ma vue commenait se
brouiller, et des vagues de douleur
me traversaient le ventre. Javais lu

des choses l-dessus. Je savais ce


que a signifiait, et je savais que
ctait trop tt, que jtais dans le
ptrin.
Au secours, ai-je essay de dire,
mais il ny avait personne pour
mentendre. Au secours...
Peu peu, tout est devenu gris,
puis noir.

CINQUIME
PARTIE
Joy

18
Quand jai ouvert les yeux, jtais
sous leau. Dans une piscine ? Le
lac de la colonie de vacances ?
Locan ? Je nen savais rien. Audessus de moi, japercevais de la
lumire filtrant travers leau, mais
je me sentais aussi tire vers le
fond, vers un abme noir et
insondable.
Javais pass ma vie nager avec
ma mre, mais ctait mon pre qui
mavait appris, quand jtais petite.
Il lanait un dollar en argent dans
leau, et je suivais, mexerant
retenir mon souffle, plonger plus

profond que je naurais cru pouvoir


le faire, remonter la surface.
Nage ou coule , disait mon pre
lorsque jmergeais bredouille, en
crachant et me plaignant que je ny
arrivais pas, que leau tait trop
froide ou trop profonde. Nage ou
coule. Et je retournais dans leau. Je
voulais ce dollar en argent mais,
par-dessus tout, je voulais lui faire
plaisir.
Mon pre. tait-il l ? Jai pivot
fbrilement en barbotant pour me
propulser vers la source de lumire.
Mais la tte me tournait. Je me
sentais sens dessus dessous. Il
devenait difficile de barboter, de se

maintenir en place ; le fond de


locan mattirait, et je me disais
quil serait tellement plus plaisant
de marrter, de ne plus bouger, de
me
laisser
descendre,
de
menfoncer dans la douceur de la
vase forme de milliers de
coquillages finement broys, de
mabandonner au sommeil...
Nage ou coule. Vis ou meurs.
Le son dune voix mest parvenu
den haut.
Comment vous appelez-vous ?
Laissez-moi
tranquille, ai-je
pens. Je suis fatigue. Je suis trop
fatigue. Je sentais lobscurit se

refermer sur moi, ctait le


bonheur.
Comment vous appelez-vous ?
Jai ouvert les yeux, grimaant
sous la lumire blanche et crue.
Cannie,
ai-je
marmonn. Je
mappelle Cannie, et maintenant
laissez-moi tranquille.
Restez avec nous, Cannie, a dit la
voix. Jai secou la tte. Je navais
pas envie dtre l, o que cela
puisse tre. Je voulais retourner
dans leau o je me sentais
invisible, o jtais libre. Je voulais
retourner nager. Jai ferm les yeux.
Le dollar en argent a tincel au

soleil, dcrivant un arc de cercle


avant de plonger, et je lai suivi au
fond.
Lorsque jai nouveau ferm les
paupires, jai vu mon lit. Pas mon
lit Philadelphie, avec son
accueillante couette bleue et ses
jolis oreillers multicolores, mais
mon lit de petite fille - troit,
soigneusement fait, bord de la
couverture rouge et marron, avec
un tas de bouquins parpills en
dessous. Clignant des yeux, jai vu
la fille sur le lit, une gamine robuste
avec un visage srieux, des yeux
verts et des cheveux chtains nous
en queue de cheval qui lui

retombaient sur les paules. Elle


tait allonge sur le ct, un livre
ouvert devant elle. Moi ? me suis-je
demand. Ma fille ? Je naurais su
le dire.
Je me souvenais bien de ce lit,
mon refuge quand jtais petite, le
seul endroit au monde o je me
sentais en scurit, adolescente, car
mon pre ne venait jamais l. Jy
passais des heures le week-end,
assise en tailleur face une copine,
avec le tlphone et une bote de
glace moiti fondue entre nous
deux, en train de parler des garons,
du lyce, de lavenir, de la vie qui
serait la ntre. Et jai eu envie de

revenir en arrire, avant que tout se


dgrade, avant le dpart de mon
pre et la trahison de Bruce revenir une poque o je ne savais
pas encore comment a allait
tourner.
Jai regard la fille sur le lit, et
elle a lev les yeux de son livre, de
grands yeux limpides.
Elle ma souri. Et elle a dit :
Maman.
Cannie ?
Jai gmi comme si je sortais du
plus merveilleux des rves et jai
entrouvert les yeux.
Serrez ma main si vous

mentendez, Cannie.
Jai serr faiblement. Jentendais
un bruit de voix autour de moi ; a
parlait de groupe sanguin, de
moniteur ftal. Peut-tre que a,
ctait le rve, et que la fille sur le lit
tait relle ? Ou bien leau ? Peuttre que jtais rellement alle
nager, peut-tre que javais nag
trop loin, jtais fatigue, je me
noyais, et limage du lit tait juste
un petit bonus de mon cerveau, un
cadeau de dernire minute.
Cannie ? a rpt la voix, sur un
ton presque affol. Restez avec
nous !
Mais je navais pas envie dtre

l. Je voulais retourner dans mon


lit.
La troisime fois que jai ferm
les yeux, jai vu mon pre. Jtais de
nouveau dans son cabinet en
Californie, assise trs droite sur la
table dexamen. Je sentais le poids
des diamants sur mon doigt, mes
oreilles. Je sentais le poids de son
regard sur moi - chaleureux, charg
daffection, comme dans mes
souvenirs dil y avait vingt ans.
Assis en face de moi dans sa blouse
blanche de mdecin, il me souriait.
Raconte-moi comment tu vas,
disait-il. Raconte-moi ce que tu
deviens.

Je vais avoir un bb, lui ai-je


rpondu.
Il
a
hoch
la
tte. Cest
formidable, Cannie !
Je suis journaliste. Jai crit un
scnario de film. Jai des amis. Un
chien. Jhabite en ville.
Mon pre a souri. Je suis
tellement fier de toi.
Je me suis penche vers lui, et il
ma pris la main.
Pourquoi ne pas lavoir dit plus
tt ? ai-je demand. aurait tout
chang. Si javais su que tu
m'aimais...
Il ma souri, dconcert, comme

si je lui avais parl dans une autre


langue. Et, quand il a retir sa main,
jai ouvert la mienne et trouv un
dollar en argent dans ma paume.
Il est toi, ma-t-il dit. Cest toi
qui las retrouv. Tu as toujours su
y faire.
Tout en parlant, cependant, il
tournait les talons.
Jai quelque chose te demander.
Il tait dj la porte, comme
dans mon souvenir, la main sur la
poigne, mais cette fois-ci il sest
retourn et ma regarde.
Je lai dvisag sans un mot, la
gorge sche.

Comment as-tu pu ? tais-je en


train de penser. Comment as-tu pu
abandonner tes propres enfants ?
Lucy navait que quinze ans, et Josh
en avait seulement neuf. Comment
as-tu pu faire a, comment as-tu pu
ten aller ?
Des larmes me coulaient sur le
visage. Mon pre est revenu vers
moi. Il a tir un mouchoir
soigneusement pli de sa poche de
poitrine, l o il avait lhabitude de
les ranger. a sentait son eau de
toilette, a sentait le citron et
lamidon que les Chinois utilisaient
au pressing. Avec une infinie
prcaution, mon pre sest baiss et

a essuy mes larmes.


De nouveau, il y avait lobscurit
au-dessous, et la lumire au-dessus
de moi.
Nage ou coule, me suis-je dit
tristement. Et si javais envie de
couler ? Quest-ce qui me retenait
ici ?
Jai pens la main de mon pre
sur ma joue, au regard vert et
tranquille de la fille sur le lit. Jai
pens au plaisir dune douche tide
aprs une balade vlo, de la
baignade dans locan par une
journe de canicule. Jai pens au
got des toutes petites fraises que
Maxi et moi avions dniches au

march. Jai pens mes amis,


Troufi. Jai pens mon propre lit,
recouvert de draps de flanelle
adoucis par les nombreux passages
au sche-linge, avec un livre sur
loreiller et Troufi perch ct de
moi. Lespace dune minute, jai
pens Bruce... pas Bruce en
particulier, mais au fait de tomber
amoureuse, dtre aime, apprcie.
Chrie, ai-je entendu la voix de
Maxi.
Daccord, me suis-je dit. Soit. Je
nagerai. Pour moi et pour ma fille.
Pour toutes les choses que jaime,
pour tous ceux qui maiment.
En me rveillant, jai entendu des

voix.
Ce ne doit pas tre a, disait
quelquun. Vous tes srs que cest
branch dans le bon sens ?
Ma mre, ai-je pens. a ne
pouvait tre quelle.
Cest quoi, ce truc jaune ?
Une voix diffrente - plus jeune,
fminine, revche. Lucy. Du flan,
srement.

Ce nest pas du flan. Un


grondement rauque. Tanya.
Puis : Lucy ! Ne mets pas ton
doigt dans le djeuner de ta sur.

Elle ne va pas le manger, a


dit Lucy, maussade.


Je ne sais mme pas
pourquoi ils lont apport, a grogn
Tanya.

Allez chercher un soda, a


tranch ma mre. Et des glaons. Ils
ont dit quon pourra lui donner des
glaons son rveil.
Elle sest penche sur moi. Jai
senti son odeur - un mlange de
Chloe, de crme solaire et de
shampooing.
Cannie ? a-t-elle murmur.
Jai ouvert les yeux - cette fois
pour de bon - et jai vu que je ntais
ni sous leau, ni dans mon ancienne
chambre, ni dans le cabinet de mon

pre. Jtais dans un lit dhpital.


Avec une perfusion fixe au dos de
ma main, un bracelet en plastique
avec mon nom autour de mon
poignet
et
un
demi-cercle
dappareils qui mettaient toutes
sortes de bips et de gargouillis. Jai
lev la tte et aperu jusqu mes
orteils - pas de ventre prominent
entre ma tte et mes jambes.
Le bb , ai-je dit.
Javais une drle de voix, comme
un couinement. Quelquun est sorti
de lombre. Bruce.
Salut, Cannie , a-t-il dit,
penaud.

Il avait lair malheureux et


extrmement coupable.
Je lai renvoy dun geste de la
main qui navait pas daiguille
plante dedans.
Pas toi. Mon bb.
Je vais chercher le docteur, a
annonc ma mre.

Non, laisse, jy vais , a dit


Tanya.
Elles se sont regardes et, dun
commun accord, ont quitt la pice.
Lucy ma lanc un coup dil
indchiffrable et sest prcipite
derrire elles. Nous sommes donc
rests seuls, Bruce et moi.

Que sest-il pass ? ai-je


demand.
Bruce a dgluti avec effort.
Il vaut peut-tre mieux que ce
soit le mdecin qui te le dise.
Je commenais me souvenir,
prsent - laroport, les toilettes, sa
nouvelle copine. La chute. Puis le
sang.
Jai voulu masseoir. Des mains
mont recouche sur le lit.
Que sest-il pass ? Ma voix
montait, hystrique. O suis-je ?
O est mon bb ? Que sest-il
pass ?
Un visage est apparu dans mon

champ de vision - le mdecin,


srement, en juger par la blouse
blanche
avec
linvitable
stthoscope et le badge en plastique
avec son nom.
Je vois que vous tes rveille !
a-t-il dclar chaleureusement.
Je lai contempl dun il torve.
Dites-moi comment vous vous
appelez.
Jai
inspir
profondment,
ralisant soudain que javais mal.
En partant du nombril, javais
limpression davoir t fendue en
deux, puis recousue la va-vite. Ma
cheville mlanait en cadence avec

les battements de mon cur.


Je mappelle Candace Shapiro,
ai-je commenc, et jtais enceinte...
Ma gorge sest serre. Quest-il
arriv? ai-je implor. Mon bb, il
va bien ?
Le mdecin sest clairci la voix.
Vous avez eu ce quon nomme
un dcollement du placenta.
Autrement dit, votre placenta sest
dtach dun seul coup de votre
utrus. Cest ce qui a caus
lhmorragie... et laccouchement
prmatur.

Alors, mon bb... , ai-je


chuchot.

Le mdecin sest rembruni.


Votre bb tait en dtresse
quand on vous a transporte ici.
Nous
avons
pratiqu
une
csarienne, mais sans moniteur
ftal, nous ignorons sil a t priv
doxygne et, si oui, pendant
combien de temps.
Il continuait parler. Faible
poids de naissance. Prmatur.
Poumons insuffisamment forms.
Ventilation.
Unit
de
soins
intensifs. Il ma dit que mon utrus
avait t dchir au cours de la
dlivrance, que je perdais tellement
de sang quils avaient d prendre
des mesures radicales . Si radicales

que je navais plus dutrus.


Nous faisons tout notre
possible pour viter cela aux
femmes jeunes, a-t-il dit gravement,
mais les circonstances ne nous ont
pas laiss le choix.
Et il a poursuivi son laus sur la
prise en charge, la thrapie,
ladoption, le don dovules et autres
succdans jusqu ce que jaie
envie de hurler, de lui sauter la
gorge, de lobliger me donner la
rponse la seule question qui me
proccupait dsormais. Jai regard
ma mre qui sest mordu la lvre et
a dtourn les yeux, tandis que
jessayais de me redresser. Alarm,

le mdecin a voulu me recoucher,


mais je navais pas lintention de
me laisser faire.
Mon bb, ai-je dit. Cest un
garon ou une fille ?

Une fille, a-t-il rpondu...


contrecur, ma-t-il sembl.
Une fille , ai-je rpt, me
mettant pleurer.
Ma fille. Ma pauvre fille que je
navais pas su prserver, mme
son arrive au monde. Jai regard
ma mre qui, adosse au mur, tait
en
train
de
se
moucher.
Maladroitement, Bruce a pos sa
main sur mon bras.

Je suis dsol, Cannie.

Laisse-moi, ai-je sanglot.


Va-ten.
Je me suis essuy les yeux, jai
repouss mes cheveux emmls
derrire mes oreilles et jai fait face
au mdecin.
Je veux voir mon bb.
On ma installe dans un fauteuil
roulant, endolorie et cousue de
partout, et on ma conduite au
service de soins intensifs de
nonatalogie. Je ne pouvais pas
entrer, ma-t-on expliqu, mais je
pouvais la voir par la vitre. Une
infirmire me la indique.

L-bas , a-t-elle dit.


Je me suis penche si prs que
mon front a touch la vitre. Ce
quelle
tait
petite.
Un
pamplemousse rose et chiffonn.
Des membres gure plus grands
que mon petit doigt, les mains de la
taille de longle de mon pouce, la
tte comme une nectarine. Des
yeux minuscules aux paupires
serres, une expression outre sur
le visage. Un duvet noir au sommet
du crne, avec une espce de
chapeau beigeasse par-dessus.
Elle pse presque un kilo et
demi , a annonc linfirmire qui
me poussait.

Bb,
ai-je
murmur.
Jai
tambourin sur la vitre en
fredonnant tout bas. Elle ne
bougeait pas, mais lorsque jai tap,
elle a fait des moulinets avec ses
bras. Pour me dire bonjour, ai-je
imagin. Salut, bb, ai-je dit.
Linfirmire mobservait avec
attention.
a va ? a-t-elle demand.
Il lui faut un autre chapeau.

Javais la gorge noue, obstrue


de chagrin, des larmes me
ruisselaient sur le visage, mais je ne
pleurais pas. Cela ressemblait plus

une fuite. Comme sil ny avait pas


dautre issue mon trop-plein de
tristesse et despoir, un drle
despoir ml de rsignation.
Chez moi, dans sa chambre, la
chambre jaune avec le berceau,
dans la commode, le tiroir du haut,
il y a des tas de chapeaux de bb.
Ma maman a les cls...
Linfirmire sest baisse vers
moi.
Il faut que je vous ramne.

Sil vous plat, demandez


quon lui donne un plus joli
chapeau , ai-je rpt. Stupide.
Obstine.

Elle navait pas besoin dun


couvre-chef la mode, mais dun
miracle, mme moi jen tais
consciente.
Linfirmire sest penche encore
plus prs.
Dites-moi son prnom.
Il y avait, en effet, un bout de
papier scotch sur la couveuse :
BB SHAPIRO .
Jai ouvert la bouche, ne sachant
pas trop ce qui allait se passer, mais
quand le nom est sorti jai senti
instantanment, au fond de mon
cur, que ctait le bon.
Joy, ai-je dit. Elle sappelle Joy.


De retour dans ma chambre, jy ai
trouv Maxi. Un quatuor de jeunes
filles qui devaient travailler comme
bnvoles lhpital tait mass
la porte : leurs bouilles voquaient
des boutons de fleurs ou alors des
ballons attachs ensemble. Maxi a
tir le rideau blanc autour de mon
lit pour quelles nous laissent
tranquilles. Elle tait vtue plus
sobrement que jamais : jean noir,
baskets noires, sweat capuche. Et
elle avait les bras chargs de roses,
une gerbe gante, de celles quon
accroche au cou dun cheval
gagnant. Ou quon place sur un

cercueil, ai-je pens lugubrement.


Je suis venue ds que jai su, at-elle dit, les traits tirs. Ta mre et
ta sur sont dehors. On ne laisse
entrer quune seule personne la
fois.
Elle sest assise ct de moi et
ma pris la main, celle avec le tuyau.
Je ne la regardais pas, mais mon
manque de raction na pas paru
linquiter.
Pauvre Cannie, a-t-elle dit. Tu
as vu ton bb ?
Jai hoch la tte en essuyant les
larmes de mes joues.
Elle est toute petite , ai-je

balbuti avant dclater en sanglots.


Maxi a grimac, dsempare, et
atterre de ltre.
Bruce est venu, ai-je repris en
pleurant.

Jespre que tu las envoy


patre.
Quelque chose comme a.
Je me suis frott le visage de ma
main libre. Si seulement javais un
Kleenex...
Cest dgotant, ai-je dit dans
un hoquet. Cest franchement
pathtique et dgotant.
Se penchant, Maxi a pass son
bras autour de ma tte.

Oh, Cannie , a-t-elle fait


tristement.
Jai ferm les yeux. Il ny avait
plus rien demander, plus rien
dire.
Aprs le dpart de Maxi, jai
dormi un moment, en chien de
fusil. Si jai eu des rves, je ne men
souviens pas. Et, quand je me suis
rveille, Bruce se tenait dans
lencadrement de la porte.
Jai clign des yeux et lai
dvisag.
Je peux faire quelque chose ?
a-t-il demand.
Je continuais le regarder sans

rien dire.
Cannie ? a-t-il hasard, gn.

Approche. Je lui ai fait


signe. Je ne vais pas te mordre. Ni
te pousser , ai-je ajout, mesquine.
Bruce sest dirig vers mon lit. Il
semblait ple, nerveux, mal dans sa
peau, ou peut-tre quil ntait tout
simplement pas ravi dtre oblig de
me revoir. Son nez tait truff de
points noirs ; on sentait sa
posture, ses mains enfouies dans
ses poches, ses yeux rivs sur le
lino, quil tait au supplice et quil
aurait tout donn pour ne pas se
trouver ici. Tant mieux, ai-je pens,
bouillant de rage. Tant mieux. Quil

trinque son tour.


Il a pris place sur la chaise ct
du lit en mobservant la drobe les drains qui mergeaient de sous
les draps, la poche perfusion audessus de ma tte. Jesprais que a
le rendait malade. Que a lui faisait
peur.
Je peux te dire prcisment
combien de jours se sont couls
depuis quon sest parl , ai-je
commenc.
Bruce a ferm les yeux.
Je peux te dire prcisment ce
quil y a dans ta chambre, ou ce que
tu mas racont la dernire fois

quon a couch ensemble.


Il sest cramponn moi ttons.
Sil te plat, Cannie. Sil te plat.
Je suis dsol.
Ces mots-l, jadis jaurais donn
nimporte quoi pour les entendre. Il
sest mis pleurer.
Je ne voulais pas... je naurais
jamais cru quon en arriverait l...
Jai lev les yeux sur lui. Je
nprouvais ni amour ni haine. Rien
quune profonde lassitude. Comme
si javais tout coup cent ans et que
javais encore cent autres annes
vivre, portant ma douleur tel un sac
de pierres sur le dos.

Jai ferm les paupires, sachant


quil tait trop tard pour nous deux.
Il stait pass trop de choses, et le
bilan ntait pas trs brillant. Un
corps en mouvement reste en
mouvement. Javais dclench le
processus en lui disant que je
voulais faire un break. Ou peut-tre
que tout avait commenc quand il
mavait demand de sortir avec lui.
Quelle importance, maintenant ?
Je me suis tourne face au mur.
Au bout dun moment, Bruce a
cess de pleurer. Et peu aprs, je lai
entendu partir.
Je me suis rveille le lendemain
matin avec le soleil en plein dans

les yeux. Aussitt, ma mre est


entre dans la chambre et a
approch une chaise de mon lit. Elle
paraissait mal laise - maman tait
doue pour les blagues, lhumour,
pour faire contre mauvaise fortune
bon cur, mais les larmes ntaient
pas son fort.
Comment te sens-tu ? a-t-elle
demand.

Je me sens chier ! ai-je


glapi.
Elle
sest
recule
si
prcipitamment que sa chaise
roulettes sest retrouve au milieu
de la pice. Je nai mme pas
attendu quelle revienne vers moi

pour continuer ma tirade.


Comment veux-tu que je me
sente ? Jai mis au monde quelque
chose qui ressemble une
exprience de sciences nat, je suis
dchire de partout et jai m-mmal...
Cachant mon visage dans mes
mains, jai sanglot pendant une
bonne minute.
Il y a un truc qui ne va pas chez
moi. Je suis dficiente. Tu aurais
mieux fait de me laisser mourir...
Oh, Cannie ! Ne dis pas a...

Personne ne maime ! ai-je


cri. Papa ne maimait pas, Bruce

non plus...
Ma mre ma caress les cheveux.
Ne dis pas a, a-t-elle rpt. Tu
as un beau bb. Pas trs costaud
pour linstant, mais trs beau.
Elle sest racl la gorge, sest
leve et sest mise arpenter la
chambre - elle faisait a chaque fois
quelle allait aborder un sujet
douloureux.
Assieds-toi , lui ai-je intim
dun ton las.
Elle a obi, mais jai vu que son
pied tressautait convulsivement.
Jai eu une conversation avec
Bruce , a-t-elle annonc.

Jai souill bruyamment. Je ne


voulais mme pas entendre son
nom. Ma mre a d le comprendre
mon expression, mais a ne la pas
empche de continuer.
Avec Bruce et sa nouvelle amie.

La furie ? ai-je dit, la voix


stridente, hystrique. Tu las vue ?
Elle est effondre, Cannie. Ils
sont effondrs tous les deux.

Ils peuvent, ai-je ripost


rageusement. Bruce ne ma pas
appele une fois pendant ma
grossesse, et maintenant la furie
qui me fait a...
Ma mre avait lair branle par

ma virulence.
Daprs les mdecins, ce nest
pas forcment ce qui a provoqu
ton...

Peu importe, ai-je grinc.


Moi, je suis sre que cest a, et
jespre que cette salope lest aussi.

Ma mre tait choque.


Cannie...
Quoi, Cannie ? Tu crois que
je vais leur pardonner ? Jamais je
ne leur pardonnerai. Mon bb a
failli mourir, jai failli mourir, je ne
pourrai plus avoir denfants, et
maintenant juste parce quils

regrettent, tout est cens rentrer


dans lordre ? Jamais je ne leur
pardonnerai. Jamais.
Ma mre a pouss un soupir.
Cannie, a-t-elle dit avec douceur.
Non, mais je rve, tu prends
leur parti ! ai-je hurl.

Bien sr que non, je ne


prends pas leur parti. Je prends ton
parti, Cannie. Simplement, je ne
trouve pas quil soit trs sain de se
mettre dans un tat pareil.
Joy a failli mourir.

Mais elle nest pas morte.


Elle nest pas morte. Elle va sen
sortir...

Tu nen sais rien, ai-je ruct.

Cannie, a dit ma mre. Elle


ne pse pas bien lourd, et ses
poumons
ne
sont
pas
compltement forms...
Elle a t prive doxygne !
Tu as entendu, non ? Prive
doxygne ! a pourrait entraner
toutes sortes de complications !

Elle te ressemble trait pour


trait quand tu tais bb, a dit ma
mre impatiemment. Elle sen
sortira. Je le sais.
Tu ne savais pas que tu tais
lesbienne avant davoir cinquantesix ans ! ai-je cri. Comment veux-

tu que je te croie ?
Jai indiqu la porte. Va-ten.
Et je me suis mise pleurer.
Elle a secou la tte. Je ne men
irai pas. Je voudrais quon parle.

De quoi ? Jai essay de


mponger le visage, de prendre un
ton normal. La connasse de
copine de mon abruti dex ma
pousse, et mon bb a failli
mourir...
Mais ce qui me tourmentait
rellement - et que je ne me sentais
pas capable dexprimer tout haut -,
ctait de navoir pas t la
hauteur vis--vis de Joy. De navoir

pas t assez bonne, assez jolie,


assez mince, assez aimable pour
garder mon pre. Ou Bruce. Et voil
que mme mon bb, je navais pas
su le protger.
Ma mre a rapproch sa chaise et
ma prise dans ses bras.
Je ne la mritais pas, ai-je
bredouill, en pleurs. Je nai pas
russi la protger, elle a souffert
cause de moi...
Quest-ce qui te fait croire a
? a-t-elle murmur dans mes
cheveux. Ctait un accident,
Cannie. Tu ny tais pour rien. Tu
feras une mre formidable.


Puisque je suis tellement
extraordinaire, pourquoi ne ma-t-il
jamais aime ? ai-je sanglot. Je
ne savais mme pas de qui je
parlais... de mon pre ? De Bruce ?
Mais quest-ce qui cloche chez
moi ?
Ma mre sest leve. Jai suivi
son regard en direction de lhorloge
murale. Elle ma vue et sest mordu
la lvre.
Dsole, a-t-elle dit doucement,
mais il faut que je te laisse quelques
minutes.
Je me suis essuy les yeux,
histoire de gagner du temps, de
digrer ce quelle venait de me dire.

Il faut que...
Je dois aller chercher Tanya
son cours de formation continue.

Quoi, elle ne sait plus


conduire ?
Sa voiture est au garage.

Et qutudie-t-elle
aujourdhui ? quelle facette de sa
personnalit
sadresse-t-elle
?
Petite-fille codpendante de grandsparents motionnellement distants
?

Lche-moi les baskets,


Cannie , a rtorqu ma mre
schement.
Jtais tellement abasourdie que

jen ai oubli de pleurer.


Je sais que tu ne laimes pas, et
jen ai assez dentendre a.
Oh, et cest le moment que tu
as choisi pour en parler ? Tu ne
pouvais pas attendre que ta petitefille sorte ventuellement des soins
intensifs ?
Ma mre a esquiss une moue.
tout lheure , a-t-elle dit en
sortant.
La main sur la poigne de la
porte, elle sest tourne une
dernire fois vers moi.
Je sais que tu ny crois pas,
mais tu vas ten sortir. Tu as tout ce

quil te faut. Il suffit juste que tu le


saches dans ton cur.
Je me suis renfrogne. Que tu le
saches dans ton cur. On aurait dit
encore une ineptie New Age, un
truc quelle aurait piqu dans un de
ces manuels la noix dont se
servait Tanya, style Gurissez vos
propres blessures.
Mais oui, cest a, ai-je lanc.
Vas-y ! Jai lhabitude quon
mabandonne. Cest ma spcialit.
Elle ne sest pas retourne. Jai
soupir en fixant ma couverture et
esprant quaucune des infirmires
navait entendu ce dialogue digne
dun feuilleton de troisime zone.

Je me sentais dans le trentesixime dessous. Je me sentais vide,


comme si on mavait retir mes
entrailles, ne laissant quun trou
noir et bant. Comment pouvais-je
prtendre lever correctement mon
enfant, compte tenu des choix de
mes propres parents ?
Tu as tout ce quil te faut,
mavait-elle dit. Mais je ne voyais
pas de quoi elle parlait. En
regardant ma vie, je nen percevais
que les lacunes - pas de pre, pas de
compagnon, pas de garantie de
sant ou de bien-tre pour ma fille.
Tout ce quil me faut, ai-je pens
tristement. Et jai ferm les yeux

dans lespoir de revoir en rve mon


lit, ou bien leau.
Quand, une heure plus tard, la
porte sest rouverte, je nai pas
bronch.
Va dire a Tanya, ai-je lch,
les paupires toujours closes. Moi,
a ne mintresse pas.

Ce serait volontiers, a
rpondu une voix grave, familire,
mais je doute quelle frquente les
individus dans mon genre... et puis,
on na pas vraiment t prsents.
Jai lev les yeux. Ctait le Dr K.,
avec une bote de ptisseries dans
une main et un sac marin noir dans

lautre. Un sac qui avait lair de se


tortiller.
Je suis venu ds que jai su.
Il sest install sur la chaise
rcemment occupe par ma mre,
posant la bote sur ma table de
chevet et le sac marin sur ses
genoux.
Comment vous sentez-vous ?
a va.
Il ma regarde avec attention.
vrai dire, ce nest pas la joie.
Jimagine, aprs ce qui vous
est arriv. Et comment va...
Joy , ai-je dit.

Je trouvais a bizarre demployer


son nom... prsomptueux presque,
comme si je dfiais le sort en le
prononant tout haut.
Elle est petite, ses poumons ne
sont pas vraiment forms, et elle est
sous assistance respiratoire... Jai
marqu une pause et me suis pass
la main sur les yeux. En plus, jai
eu une hystrectomie et je narrte
pas de pleurer.
Il sest racl la gorge.
a fait trop dinformations la
fois ? ai-je demand travers mes
larmes.
Il a secou la tte. Absolument

pas. Vous pouvez me parler de tout


ce que vous voulez.
Le sac noir a pratiquement bondi
de ses genoux. Ctait tellement
drle que jen aurais souri, si javais
su comment faire.

Cest
une
machine

mouvement perptuel que vous


avez l-dedans, ou tes-vous
simplement content de me voir ?
Le Dr K. a jet un il sur la porte
close, puis sest pench vers moi.
Ctait un peu risqu, a-t-il
chuchot, mais je me suis dit...
Il a plac le sac sur le lit et tir
sur la fermeture clair. Jai vu

apparatre le museau de Troufi,


suivi
par
ses
oreilles
disproportionnes
et,
immdiatement aprs, le reste de
son corps.
Troufi !
Grimpant sur ma poitrine, il a
entrepris de me nettoyer la figure
grands coups de langue. Le Dr K. le
tenait pour lloigner de mes tuyaux
divers et varis.
Comment avez-vous... o taitil?

Chez votre amie Samantha.


Elle est derrire la porte.

Merci. Je navais pas de

mots pour exprimer mon bonheur.


Merci infiniment.
De rien. Tenez... regardez. On
sest entrans.
Il a pris Troufi et la dpos par
terre.
Vous arrivez voir ?
Je me suis souleve sur les
coudes.
Troufi... ASSIS ! a ordonn le
Dr K. dune voix aussi grave et
autoritaire que James Earl Jones
disant au monde entier : Ici...
CNN.
Le postrieur de Troufi a touch
le lino la vitesse grand V, tandis

quil battait de la queue un


rythme effrn.
Troufi... COUCH !
Et Troufi sest couch, plat
ventre ; fixant le Dr K. de ses yeux
ptillants, il haletait, la langue
pendante.
Et maintenant, pour le numro
de la fin... FAIS LE MORT !
Troufi sest croul sur le flanc,
comme atteint par une balle.
Incroyable , ai-je dit.
a ltait rellement.
Il apprend vite.
Le Dr K. a remis le ratier gigotant

dans le sac marin. Il sest pench


vers moi.
Prenez soin de vous, Cannie ,
a-t-il recommand en posant sa
main sur la mienne.
Il est sorti, et Samantha est
entre prcipitamment, habille en
parfaite femme daffaires : tailleur
noir, bottes talons, attach-case
en cuir caramel dans une main, cls
de voiture et lunettes de soleil dans
lautre.
Cannie, je suis venue...

... ds que tu as su, ai-je


termin sa place.

Comment tu te sens ?

Comment va le bb ?

Moi, a va, et le bb... elle


est en soins intensifs pour le
moment. Il faut attendre.
Sam a soupir. Jai ferm les
yeux. Je me sentais compltement
puise. Et javais faim.
Je me suis rassise, plaant un
autre oreiller dans mon dos.
Au fait, quelle heure est-il ?
Quand est-ce quon mange ? Tu
naurais pas une banane ou quelque
chose dans ton sac ?
Elle sest leve, soulage, ai-je
pens, de pouvoir soccuper.
Je vais aller voir... Tiens, cest

quoi, a ?
Elle a dsign la bote que le Dr
K. mavait laisse.
Je ne sais pas. Cest le Dr K. qui
la apporte. Regarde.
Samantha a arrach la ficelle et
ouvert la bote. Dedans, il y avait un
clair de la ptisserie Pink Rose,
une tranche de pudding au chocolat
de chez Silk City, un brownie encore
dans son emballage de Le Bus, et
une barquette de framboises.
Incroyable, ai-je murmur.
Miam ! a dit Samantha. Mais
comment sait-il ce que tu aimes ?
Cest moi qui lui ai dit, ai-je

rpondu, touche quil sen soit


souvenu.
Pour
la
cure
damaigrissement, on a d noter
nos mets prfrs.
Sam ma coup un petit bout
dclair, mais jai trouv quil avait
un got de sable. Jai aval par
politesse, bu un peu deau, puis je
lui ai dit que jtais fatigue, que je
voulais dormir.
Je suis reste lhpital une
semaine de plus, le temps de
rcuprer, pendant que Joy prenait
du poids et des forces.
Maxi venait tous les matins ; elle
sasseyait ct de moi et me lisait
des extraits de People, In Style et

Entertainment
Weekly,
agrmentant
chaque
article
danecdotes puises dans son stock
personnel. Ma mre et ma sur me
tenaient compagnie dans la journe.
Elles me faisaient la conversation,
sefforant de combler les silences
qui remplaaient mes traditionnels
traits desprit. Samantha arrivait le
soir aprs le bureau pour me
distraire avec les derniers potins de
Philadelphie : les stars dcaties
interviewes par Gabby, Troufi qui,
au cours de la promenade, se
plantait devant mon immeuble et
refusait de bouger. Andy est venu
avec sa femme, une bote de cookies

au chocolat et une carte signe par


tous les membres de la rdaction.
Prompt rtablissement , disaitelle. Jen tais loin, mais je me suis
tue.
Ils sinquitent pour toi , a
chuchot Lucy pendant que ma
mre discutait dans le couloir avec
les infirmires.
Je lai regarde et jai hauss les
paules.
Ils veulent que tu voies un
psychiatre.
Je nai rien dit. Lucy avait lair
trs srieuse.
Cest le Dr Melburne. Jai dj

eu affaire elle. Cest un vrai


chameau. Dpche-toi daller mieux
et remets-toi parler, ou elle va te
poser des questions sur ton
enfance.

Cannie na pas besoin de


parler, si elle nen a pas envie.
Ma mre tait revenue. Elle a
rempli un verre de soda que
personne nallait boire, redress
mes fleurs, rajust mes oreillers
pour la quatorzime fois, puis elle
sest assise, sest releve et a
cherch quelque chose dautre
faire.
Elle na qu se reposer.

Trois jours plus tard, Joy a


respir pour la premire fois toute
seule, sans assistance.
Ce ntait pas encore gagn,
mont avertie les mdecins. Il fallait
attendre. Elle pouvait sen sortir,
moins dune complication, mais
dans labsolu tout devait sarranger.
Et jai enfin eu le droit de la
prendre dans mes bras, de soulever
ses deux kilos cent quatre-vingts
grammes et de la bercer tout contre
moi, caressant du bout du doigt ses
mains,
ses
ongles
invraisemblablement minuscules et
parfaits. Elle sest cramponne
farouchement mon doigt. Je

sentais les os, la pulsation de son


sang sous la peau. Accroche-toi, lui
ai-je dit en pense. Accroche-toi,
petite. Le monde est souvent dur,
mais il y a du bon aussi. Et puis, je
taime. Ta mre taime, bb Joy.
Je suis reste avec elle pendant
des heures, jusqu ce quon me
rexpdie au lit et, avant de partir,
jai rempli son extrait de naissance,
dune criture claire et ferme. Joy
Leah
Shapiro.
Leah
comme
Lonard, le deuxime prnom du
pre de Bruce. Leah, la sur
cadette, celle que Jacob na pas
voulu pouser. Leah, la fausse
marie, celle que son pre a

envoye lautel dguise.


Je suis sre que Leah a eu une
vie
bien
plus
passionnante,
murmurais-je mon bb, lui
tenant la main, moi dans mon
fauteuil roulant, et elle dans sa cage
de verre que jessayais de ne pas
voir comme un cercueil. Je suis
sre que Leah faisait du vlo avec
des copines et mangeait du popcorn avec des margaritas quand a
lui chantait. Je suis sre quelle se
baignait nue et dormait la belle
toile. Rachel, elle, devait acheter
des CD de Cline Dion et ces
atroces assiettes de collection du
Mdaillier Franklin. Elle devait tre

ennuyeuse, y compris pour ellemme. Elle ne partait jamais


laventure, ne prenait jamais de
risques. Mais toi et moi, bb, on
aura des aventures. Je tapprendrai
nager, faire du bateau, allumer
un feu... tout ce que ma mre ma
enseign, et tout ce que jai appris
toute seule. Il faut juste que tu
sortes de l, pensais-je de toutes
mes forces. Rentre la maison, Joy,
et tout ira bien.
Deux jours plus tard, mon vu a
t partiellement exauc. Jai pu
quitter lhpital, mais pas Joy. Ils
avaient dcid de la garder.
Encore quelques semaines, a

dit le mdecin sur un ton qui se


voulait apaisant. Nous voulons
nous assurer que ses poumons sont
matures... et quelle a pris
suffisamment de poids.
Quand jai entendu a, jai clat
dun rire amer.
Si elle tient de sa mre, ce ne
sera pas un problme. Elle va
grossir vue dil.
Le mdecin ma tapot lpaule
dun geste cens me rconforter.
Ne vous inquitez pas, a-t-il
conseill. Tout devrait bien se
passer.
Je suis sortie en clopinant,

clignant des yeux sous le soleil de


mai, et jai pris place dans la voiture
de ma mre. Pendant le trajet, jai
gard le silence. Jai vu les feuilles,
lherbe verte, les colires de St.
Peter avec leurs pulls cossais. Jai
vu, sans voir. Pour moi, le monde
extrieur ntait que grisaille.
Comme si la colre et la peur
avaient fini par oblitrer tous les
autres sentiments.
Ma mre et Lucy ont dcharg le
coffre et mont accompagne
jusqu lentre de limmeuble.
Lucy portait mes sacs. Ma mre
marchait lentement ct de moi,
et Tanya trottinait derrire. Je

vacillais sur mes jambes aux


muscles atrophis. Ma cicatrice me
faisait mal, ma cheville me
dmangeait dans son pltre de
marche. Il se trouvait que je me
ltais
seulement
foule
en
tombant, mais personne navait eu
lide de jeter un il sur mes
jambes avant plusieurs jours, si
bien que le pied tait rest tordu, et
les tendons, dchirs. Jen tais
quitte pour six semaines de pltre...
une bagatelle, ct de tout le
reste.
Jai fourrag dans mon sac. Mon
portefeuille, le paquet de chewinggums moiti vide, le stick lvres

et la bote dallumettes du Star Bar


me sont apparus comme des
reliques dune autre vie. Jtais en
train de chercher mes cls lorsque
Lucy a introduit une cl dans la
porte du rez-de-chausse.
Ce nest pas ici que jhabite, aije dit.
Maintenant, si.
Lucy rayonnait. Ma mre et
Tanya aussi.
Jai franchi le seuil en boitillant,
faisant raisonner le plancher avec
mon pltre, puis je me suis arrte
et jai clign des yeux.
Lappartement - identique au

mien, celui du troisime, bois


sombre et installations datant des
annes soixante-dix -avait t
transform.
Le soleil, entrant flots par les
fentres nouvellement perces,
tincelait
sur
les
parquets
immaculs en bois drable verni
qui navaient t ni immaculs, ni
vernis, ni en rable la dernire fois
que javais mis les pieds ici.
Lentement, jai pntr dans la
cuisine - je me mouvais comme si
jtais sous leau. Les nouveaux
lments taient couleur miel de
trfle. Dans le sjour, il y avait un
canap tout neuf et une causeuse,

rembourre et confortable, tendue


de toile jaune clair - jolie, mais
robuste, me suis-je souvenue
davoir dit Maxi un aprs-midi de
farniente, en pointant les objets qui
me plaisaient dans le dernier
numro de Martha Stewart Living.
Un beau tapis tiss grenat, bleu
fonc et or recouvrait le sol. Jai
aperu un tlviseur cran plat,
une chane hi-fi flambant neuve,
des piles de livres pour enfants sur
les tagres.
Lucy dansait pratiquement sur
place, ne se sentant plus de joie.
Tu imagines un peu, Cannie ?
Cest dment, non ?

Je ne sais pas quoi dire , aije rpondu en avanant dans le


couloir.
La
salle
de
bains
tait
mconnaissable. Le papier pastel
des annes Carter, la vilaine sousvasque
en
bois
fonc,
les
installations bon march en inox, la
cuvette fissure - tout avait disparu.
Remplac par des carreaux blancs
avec des touches bleu marine et or.
La baignoire tait un bain remous,
avec deux pommes de douche, au
cas o jaurais envie de compagnie.
Il y avait des placards vitrs tout
neufs, un bouquet de lis dans un
vase, une profusion de serviettes

dune paisseur ingale, en pile sur


une tagre. Une minuscule
baignoire blanche pour bb trnait
sur un plan horizontal, avec un
assortiment de jouets de bain, de
petites ponges en forme danimaux
et une famille de canards en
caoutchouc.
Attends de voir la chambre du
bb ! a claironn Lucy.
Les murs taient peints en jaune
limonadier, exactement comme je
lavais fait l-haut, et j'ai reconnu le
berceau assembl par le Dr K. Le
reste des meubles tait neuf. Jai vu
une table langer ouvrage, une
commode, un rocking-chair en bois

blanc.
Cest de lancien , a souffl
Tanya, suivant dun doigt pais le
bois crus imperceptiblement
teint de rose. Il y avait des cadres
aux murs : une sirne nageant dans
la mer, un voilier, des lphants
dfilant deux par deux. Et, dans le
coin, ce qui ressemblait la plus
petite succursale du monde de
ToysRUs. Avec tous les jouets que
je connaissais, plus quelques-uns
que je navais encore jamais vus.
Des jeux de cubes. Des hochets. Des
balles. Des jouets qui parlaient, qui
aboyaient, qui pleuraient lorsquon
appuyait dessus ou quon tirait

leurs ficelles. Sans oublier lexacte


rplique du cheval bascule que
javais
admir
deux
mois
auparavant dans une boutique de
Santa Monica. Il ne manquait rien.
Je me suis laisse tomber dans le
fauteuil, sous un dlicat mobile
dtoiles, de nuages et de croissants
de lune, ct dun ours
Paddington haut dun mtre.
Ce nest pas fini, a dit Lucy.

Tu ne vas pas le croire , a


renchri ma mre.
Je suis alle dans la chambre
coucher. Mon lit au simple cadre
mtallique avait cd la place un

magnifique lit baldaquin en fer


forg. la place de mes draps roses,
jai vu une splendeur - rayures
blanc et or, minuscules fleurs roses.
Cest du coton peign.
Et Lucy de me vanter les mrites
de ma nouvelle literie, les taies
doreiller ruchs, le tapis nou la
main (jaune, avec un lisr de
roses) ; elle a ouvert le placard, ma
fait admirer dautres meubles
anciens, tous cruss avec une
pointe de rose - commode neuf
tiroirs, table de chevet avec un
superbe bouquet de jonquilles dans
un pot ocre et bleu.
Ouvre les stores , a-t-elle

ordonn.
Je me suis excute. Dehors,
sous la fentre de la chambre, il y
avait une terrasse toute neuve. Avec
un norme pot en terre de
graniums et de ptunias, des
bancs, une table de jardin et un
barbecue gaz de la taille dune
Volkswagen Coccinelle.
Je me suis assise - ou plutt
effondre - sur le lit. Et jai vu une
toute petite carte sur loreiller,
comme celles quon glisse dans un
bouquet de fleurs. Jai ouvert
lenveloppe avec un ongle.
Bienvenue chez toi , disait-elle
dun ct. Et de lautre : De la part

de tes amis.
Ma mre, Lucy et Tanya, debout
en rang doignons, guettaient mon
approbation.

Qui...,
ai-je
commenc.
Comment...

Tes amis, a rtorqu Lucy


impatiemment.
Maxi ?
Toutes les trois ont chang un
regard furtif.
Allez, quoi. Je ne vois pas qui
dautre parmi mes amis aurait pu
financer tout a.
Il ny avait pas moyen de la
retenir ! a dit Lucy.


Cest vrai, Cannie, a
acquiesc ma mre. Elle na rien
voulu entendre. Elle connat tous
les entrepreneurs... elle a engag un
dcorateur pour trouver toutes ces
choses... les travaux ont dur nuit et
jour...
Mes voisins ont d apprcier,
ai-je dit.
Tu aimes ? a demand Lucy.
Cest...
Jai lev les mains et les ai
laisses retomber sur mes genoux.
Mon cur battait trop vite,
propulsant la douleur dans chaque
parcelle de mon corps meurtri. Jai

enfin choisi le mot quil me fallait.


Cest ahurissant.
Alors, quest-ce que tu veux
faire ? a lanc Lucy. On pourrait
aller manger chez Dmitri...

Il y a un documentaire sur
les lesbiennes grand format au Ritz,
a dclar Tanya de sa voix rauque.

On va faire les courses ? a


suggr ma mre. Tu veux peut-tre
faire le plein de provisions pendant
quon est l pour taider porter les
sacs ?
Je me suis leve.
Je crois que je prfre aller
faire un tour.

Ma mre, Lucy et Tanya mont


regarde avec curiosit.
Un tour ? a rpt maman.
Cannie, a observ ma sur,
tu as un pied dans le pltre.

Cest un pltre de marche,


non ? Et jai envie de marcher.
Je voulais exulter. Je voulais me
sentir heureuse. Jtais entoure de
gens que jaimais ; jhabitais un
appartement de rve. Mais javais
limpression de contempler mon
nouveau lieu de vie travers un
miroir
sale, de
palper
ces
cotonnades fraches et ces tapis
moelleux avec dpais gants en

latex. Ctait Joy... le fait de ne pas


avoir Joy. Tant que mon bb
ntait pas la maison, tout cela
navait aucun intrt. Soudain, jai
t prise dune colre si violente
que je me suis sentie toute faible ;
mes pieds et mes poings me
dmangeaient, javais une furieuse
envie de cogner. Bruce, ai-je pens,
Bruce et sa salope de copine.
aurait d tre ma revanche,
bordel,
seulement
comment
pouvais-je tre heureuse, alors que
mon bb tait toujours lhpital,
et ce par la faute de Bruce et de sa
nouvelle dulcine ?
Trs bien, a dit ma mre, mal

laise. On va marcher.
Non, ai-je rpliqu. Moi toute
seule.
Jaimerais
tre
seule
maintenant.
Elles paraissaient perplexes,
voire inquites, quand elles sont
sorties la queue leu leu.
Appelle-moi, a dit ma mre.
Prviens-moi quand tu seras prte
rcuprer Troufi.
Entendu , ai-je menti.
Je voulais quelles sen aillent, de
ma maison, de mon herbe, de ma
vie. Je me sentais en feu - il fallait
que je bouge ou jallais exploser.
Par la fentre, je les ai regardes

sentasser dans la voiture et partir.


Puis jai enfil un soutien-gorge de
jogging, un vilain T-shirt, un short,
une seule basket, et jai merg sur
le trottoir brlant, dtermine ne
pas penser mon pre, Bruce,
mon bb. Jallais marcher, cest
tout, sans penser rien. Et peuttre que a maiderait retrouver le
sommeil.
De mai, on est pass juin, et
toutes mes journes sarticulaient
autour de Joy. Jallais la voir le
matin, ds le lever du soleil,
franchissant pied les trente rues
qui me sparaient de lhpital pour
enfants. Vtue dune blouse,

masque et gante, je masseyais


ct delle sur un rocking-chair
strile ; je tenais sa petite main,
effleurais ses lvres du bout du
doigt, lui chantais les chansons sur
lesquelles nous avions dans des
mois auparavant. Ctaient les seuls
moments o je ntais pas
consume par la rage, les seuls
moments o je pouvais respirer.
Quand je sentais la colre monter
nouveau, que ma poitrine se
nouait et mes mains se serraient,
prtes cogner, je la laissais. Je
rentrais chez moi faire les cent pas
et vider mes seins, nettoyer et
astiquer les sols et plans de travail

que javais nettoys et astiqus la


veille. Et jeffectuais de longues
marches rageuses travers la ville,
avec mon pltre de plus en plus
sale, fonant lorange et
foudroyant du regard toute voiture
qui osait savancer dun pouce.
Je mtais faite la petite voix
dans ma tte, celle de laroport,
celle qui stait leve au plafond
pendant que je fulminais contre
Bruce, en dplorant tout bas mon
manque de discernement. Je
mtais faite la voix qui demandait
Pourquoi ? chaque matin, quand je
laais ma basket et enfilais une
chemise quelconque par-dessus ma

tte. . et qui redemandait Pourquoi


? chaque soir, quand jcoutais les
messages - dix, quinze messages de
ma mre, de ma sur, de Maxi, de
Peter Krushelevansky, de tous mes
amis - et que je les effaais sans
jamais rappeler, jusquau jour o je
me suis mise les effacer sans
mme les couter. Tu es trop triste,
murmurait la voix tandis que je
remontais
pesamment
Walnut
Street. Relax, disait-elle tandis que
javalais tasse sur tasse de caf noir
et brlant en guise de petit
djeuner. Parles-en quelquun.
Fais-toi aider. Je ne lui prtais pas
attention. Qui pouvait maider

aujourdhui ? Que me restait-il


part les rues, lhpital, mon
appartement silencieux et mon lit
vide ?
Jai laiss la bote vocale
continuer prendre mes messages.
Jai prvenu le bureau de poste que
je serais absente quelque temps et
je leur ai demand de garder mon
courrier. Mon ordinateur sest
couvert de poussire. Je ne
consultais plus mes e-mails. Et, au
cours dune de mes promenades,
jai jet mon pager dans la Delaware
sans rater une seule marche. Aprs
quon ma eu retir le pltre, jai
pouss encore plus loin mes

errances - quatre heures, six heures


par jour, en passant par les pires
quartiers de la ville, entre les
vendeurs de crack, les prostitus
des deux sexes, les pigeons morts
dans le caniveau, les carcasses de
voitures calcines, sans rien voir et
sans avoir peur. Quest-ce qui
pouvait matteindre, aprs tout ce
que javais dj perdu ? Quand je
suis tombe sur Samantha dans la
rue, je lui ai dit que jtais trop
occupe, me dandinant dun pied
sur lautre, les yeux sur la ligne
dhorizon pour viter de lire
linquitude sur son visage. Javais
des choses faire, ai-je expliqu,

impatiente de repartir. Le bb
allait arriver bientt.
Je peux la voir ? a-t-elle
demand.
Jai aussitt secou la tte. Je
ne suis pas prte... je veux dire, elle
nest pas encore prte.
Comment a ?

Elle est mdicalement


fragile, ai-je dclar, employant
lexpression si souvent entendue
lunit de soins intensifs.

Eh bien, je regarderai de
lextrieur, par la vitre, a dit Sam,
dconcerte. Aprs, on ira prendre
un petit djeuner. Rappelle-toi,

ctait un de tes repas prfrs.

Il faut que jy aille , ai-je


tranch, essayant de la contourner.
Mais Samantha na pas boug.
Quest-ce qui tarrive, Cannie ?
Rien.
Je mtais remise en marche, un
pied devant lautre, le regard fixe.
Rien, rien, tout va bien.

19
Jai march, march, et on aurait
dit que Dieu mavait dote de
lunettes spciales pour ne voir que
le ngatif, les choses tristes, la
douleur et la misre de la vie dans
la grande ville, les tas dimmondices
dans les coins plutt que les
jardinires de fleurs aux fentres.
Je voyais maris et femmes se
disputer, au lieu de sembrasser ou
de se tenir la main. Je voyais des
gosses dvaler la rue sur des vlos
vols, hurlant des injures, et des
hommes au discours inarticul qui
suivaient les femmes dun regard

lubrique. Je respirais la puanteur de


la ville en t : pisse de cheval,
bitume
surchauff,
fumes
gristres, nausabondes, vomies par
les bus. Les plaques dgout
crachaient de la vapeur ; les
trottoirs ructaient la chaleur du
mtro qui roulait au-dessous.
Partout o je portais mon regard,
je ne voyais que le vide, la solitude,
des immeubles aux vitres casses,
des drogus titubants, la main
tendue et les yeux teints, la crasse,
la dtresse et la pourriture.
Je croyais que le temps allait me
gurir et que tous ces kilomtres
parcourus finiraient par calmer ma

douleur. Jattendais de me rveiller


un
matin
sans
imaginer
instantanment Bruce et sa furie en
train de mourir dune mort
horrible... ou, pis encore, que je
perdais mon bb, que je perdais
Joy.
Jallais lhpital laube,
quelquefois mme plus tt, et je
tournais en rond sur le parking, le
temps de recouvrer mon calme pour
pouvoir entrer. Assise la caftria,
javalais verre deau sur verre deau
en essayant de sourire, davoir lair
normale, mais intrieurement je
bouillais en pensant : couteau ?
arme feu ? accident de voiture ?

Je souriais et disais bonjour, mais


en fait, dans ma tte, je mitonnais
une vengeance.
Je me voyais appeler la fac o
Bruce donnait des cours danglais
en premire anne et leur expliquer
quil avait t contrl ngatif,
question
usage
de
drogues,
uniquement parce quil avait
absorb des litres dinfusion
dhydrastis, quil avait command
par le biais dun numro vert relev
dans les dernires pages de High
Times. Urine Miracle, a sappelait.
Je pouvais leur dire quil venait
dfonc au travail - il lavait fait
dans le temps et le faisait

probablement encore - et que sils


lobservaient de prs, ils sen
rendraient compte. Je pouvais
appeler sa mre, la police de sa ville,
le faire arrter, le faire mettre sous
les verrous.
Je me voyais crire Moxie en
joignant une photo de Joy lunit
de soins intensifs, plus grande, plus
forte, mais toujours un spectacle
pitoyable, intube de partout, ne
pouvant se passer de respirateur,
avec Dieu sait quelles horreurs en
perspective : paralysie crbrale,
difficults dapprentissage, perte de
vue, doue, arriration mentale...
une liste de dsastres que les

mdecins
navaient
pas
mentionns. Javais consult des
sites
Internet consacrs
aux
prmaturs, avec des tmoignages
de parents dont les enfants avaient
survcu dans un tat lamentable,
renvoys chez eux sous oxygne,
avec un moniteur dapne du
sommeil ou bien un trou dans la
gorge pour quils puissent respirer.
Jai lu des histoires de mmes qui
avaient des crises de convulsions,
des difficults dapprentissage, qui
ne rattrapaient jamais vraiment
leur retard, qui ne sen remettaient
jamais tout fait. Il y avait aussi
des bbs qui mouraient : la

naissance, en soins intensifs, la


maison. Ces rcits-l sintitulaient
Notre bel ange , Notre fille
chrie .
Javais envie de copier ces
histoires et de les envoyer par email la furie, avec une photo de
Joy. Javais envie de lui envoyer un
portrait de ma fille - sans un mot
daccompagnement, juste la photo,
lenvoyer chez elle, son cole,
son directeur, ses parents si
jarrivais les localiser, pour leur
montrer ce quelle avait fait. Je me
dbrouillais au cours de mes
dambulations pour passer ct
dune armurerie. Je marrtais

devant la vitrine. Je nentrais pas,


pas encore, mais je savais que ce
serait ltape suivante. Et aprs ?
Je minterdisais de rpondre
cette question. Je minterdisais de
voir plus loin que ma scne de
prdilection : la tte de Bruce quand
il ouvrirait sa porte et tomberait sur
moi, avec un flingue la main. La
tte de Bruce quand je lui dirais :
Je vais te lapprendre, moi, tre
dsol.
Un matin, en passant devant un
marchand de journaux, jai aperu
le nouveau numro de Moxie, le
numro daot, mme si on tait
encore en juillet ; il faisait

tellement chaud que lair tremblait


et le bitume fondait au soleil. Jai
arrach le magazine du prsentoir.
Vous comptez le payer,
mademoiselle ?
Non, ai-je grond, hargneuse,
je vais vous le voler.
Jai jet deux billets dun dollar et
des pices sur le comptoir et tourn
rageusement
les
pages,
me
demandant quel serait le titre. Ma
fille est un lgume ? Comment
fiche en lair la vie de votre ex ?
Au lieu de quoi, jai vu un seul
mot, en gros caractres noirs,
tranchant sur la prsentation pastel

de lensemble. Ce mot, ctait


Complications .
Enceinte , dit la lettre, et je
suis incapable de lire plus loin.
Comme si ce mot-l mavait
terrass, frapp de paralysie,
lexception dun frisson glac dans
la nuque, un dbut dangoisse.
Comme il ny a pas moyen
denrober a, a-t-elle crit, je prfre
tannoncer simplement que je suis
enceinte.
Je me revois il y a seize ans,
debout sur la bimah dans ma
synagogue de Short Hills, face la
foule de parents et amis, en train de
prononcer les paroles intemporelles

: Aujourdhui je suis un homme.


Maintenant, avec cette sensation
glace au creux de lestomac, et mes
paumes qui deviennent moites, je
connais la vrit : aujourdhui je
suis un homme. Et, cette fois, pour
de vrai.
Pas tout fait ai-je dit, si fort
que les SDF sur le trottoir se sont
arrts pour me dvisager. Pas
vraiment. Un homme. Un homme
maurait appele. Au moins,
maurait envoy une carte ! Je me
suis replonge dans ma lecture.
Mais je ne suis pas un homme. Il
se trouve que je suis un lche. Jai
gliss la lettre dans un calepin,

rang le calepin dans un tiroir du


bureau, ferm le tiroir cl et,
comme par hasard, gar la cl.
On dit - on tant les grands
philosophes, ou alors peut-tre
lquipe de Seinfeld - que rompre,
cest
comme
renverser
un
distributeur de coca. On ne peut pas
le faire dun seul coup, il faut
mettre la chose en branle, la faire
osciller davant en arrire. Pour C.
et moi, a na pas t le cas. a t
net, rapide - un coup de tonnerre.
Violent, terrible, une poigne de
secondes, et ctait fini.
Menteur, ai-je pens. Menteur !
Ce ntait pas un coup de tonnerre,

pas mme une rupture, je tai


simplement demand de me laisser
un peu de temps !
Moins de trois mois plus tard, je
perdais mon pre.
Jai fait les cent pas, le tlphone
dans la main, son numro toujours
en tte du rpertoire. Lappeler ? Ne
pas lappeler ? tait-elle mon ex ou
bien mon amie ?
Finalement, jai opt pour son
amiti. Puis, peu de temps aprs,
pendant que les gens venus
prsenter leurs condolances se
servaient en petits fours dans la
cuisine de ma mre, jai opt pour
autre chose.

Aujourdhui, trois mois aprs, je


continue pleurer mon pre, mais
je sens quavec C. cest fini,
irrvocablement, compltement. Je
sais maintenant ce quest le vrai
chagrin. Je peux lexplorer tous les
soirs, comme un gamin qui vient de
perdre une dent et qui ne peut
sempcher de tter du bout de la
langue lespace vide, sensible, o
elle se trouvait jadis.
Sauf que, maintenant, C. est
enceinte.
Et je ne sais pas si elle veut me
piger, si je suis le pre, si elle est
rellement enceinte, du reste.
Non, mais jy crois pas, ai-je

annonc la cantonade. Putain, jy


crois pas !
Le fait est que je nai pas le
courage de demander.
Cest ton choix, ai-je limpression
de lui dire par mon silence. Cest
toi de donner, toi de jouer.
Jarrive faire taire la voix
intrieure qui se demande ce qu'elle
a choisi : si elle est alle la
clinique de Locust Street, forant le
passage entre les manifestants antiIVG avec leurs photos de cadavres
ensanglants de bbs ; si elle a fait
a dans un cabinet mdical, si elle y
est alle avec une amie, avec un
nouvel amant ou toute seule. Ou

bien si elle se promne en ce


moment mme dans sa ville natale,
avec un ventre gros comme un
ballon de plage et un livre de
prnoms.
Je ne demande pas, je ne
tlphone pas. Je nenvoie pas de
chque, pas de lettre, pas mme une
carte. Je suis vide, sec, court de
mots et de larmes. Je nai plus rien,
rien lui offrir, ni elle ni au bb,
si bb il y a.
Lorsque jy pense, jenrage contre
moi-mme (comment ai-je pu tre
aussi stupide ?) et contre elle
(comment a-t-elle pu me laisser
faire ?). Mais jessaie de ne pas trop

y penser. Je me rveille, je fais ma


gym, je vais travailler, jaccomplis
tous les gestes en mefforant de ne
pas frler du bout de la langue le
trou dans mon sourire. Mais je sais
bien au fond de moi que je ne
pourrai
pas
atermoyer
ternellement, que mme ma
lchet ne me prservera pas de
linluctable. Quelque part dans
mon bureau, cache dans un
calepin enferm dans un tiroir, il y
a une lettre avec mon nom dessus.
Vous tes en retard ! ma
sermonne linfirmire chef.
Elle ma souri, histoire de
montrer quelle plaisantait.

Dans ma main, je serrais Moxie,


roul comme pour taper sur un
chien.
Tenez , ai-je dit en le lui
donnant.
Elle la peine regard.
Je ne lis pas ces choses-l. a
na aucun intrt.

Entirement daccord, ai-je


acquiesc, me dirigeant vers la salle
des couveuses.

Il y a quelquun qui veut


vous voir , ma-t-elle prvenue.
Effectivement, il y avait une
femme devant ma fentre, la
fentre proche de la couveuse de

Joy.
Cheveux
courts,
gris,
impeccablement coiffs, lgant
tailleur-pantalon noir, bracelet
platine et diamants au poignet. Un
lger effluve dAllure flottait dans
lair ; ses ongles frachement vernis
brillaient sous les nons. Audrey la
plus-que-parfaite avait mis la tenue
de circonstance pour venir rendre
visite

lenfant
prmatur,
illgitime, de son fils.
Quest-ce que vous faites ici ?
touffant une exclamation, elle a
fait deux grands pas en arrire. Sous
son fond de teint Este Lauder, son
visage est devenu blme.
Cannie ! Elle a press une

main contre sa poitrine. Je... tu


mas fait peur.
Je lai dvisage en silence,
tandis que son regard glissait sur
moi, incrdule.
Tu as tellement maigri , a-telle dit finalement.
Baissant les yeux, jai d
constater sans grand intrt que
ctait vrai. force de marcher,
force de ruminer, davaler pour
toute nourriture un bout de pain ou
un morceau de banane, plus les
innombrables tasses de caf noir et
amer dont le got correspondait
mon tat desprit. Le contenu de
mon frigo se limitait aux bouteilles

de lait maternel. Je ne me
souvenais plus quand je mtais
attable devant un repas pour la
dernire fois. On distinguait les os
de mon visage, la saillie de mes
hanches. De profil, on aurait dit
Jessica Rabbit : fesses inexistantes,
ventre plat, poitrine improbable,
grce au lait. Si on ny regardait pas
de trop prs, si on ne remarquait
pas mes cheveux sales et emmls,
les cernes gants sous mes yeux et
le fait que je devais sentir mauvais,
javais tout pour plaire.
Le comique de la situation ne
mavait pas chapp : aprs toute
une vie de hantise, de chasse aux

calories, de Weight Watchers et de


StairMasters, javais enfin trouv le
moyen de me dbarrasser de mes
kilos en trop ! De me librer de la
graisse et de la cellulite ! Davoir le
corps dont javais toujours rv ! Je
devrais le commercialiser, ai-je
pens, hystrique. Le rgime
dcollement-du-placentahystrectomie-durgence-bbprmatur-avec-possibles-dgtscrbraux. Je gagnerais une fortune
avec a.
Audrey triturait nerveusement
son bracelet.
Tu dois te demander... , a-telle commenc.

Je me taisais. Je savais
prcisment ce quil lui en cotait.
Je le savais et je men fichais.
Quelque part, javais envie de la voir
ployer sous le vent, chercher ses
mots. Javais envie quelle souffre.
Bruce dit que tu ne veux pas lui
parler.
Bruce a eu loccasion de me
parler. Je lui ai crit pour annoncer
que jtais enceinte. Il ne ma
jamais appele.
Ses lvres se sont mises
trembler.
Il ne me la pas dit, a-t-elle
murmur, presque comme si elle

avait oubli ma prsence. Cannie, il


regrette tellement ce qui est arriv.

Je me suis esclaffe, si fort que


jai eu peur de dranger les
nourrissons.
Bruce a toujours un train de
retard.
Elle sest mordu la lvre, faisant
tourner son bracelet.
Il veut faire le ncessaire.

savoir ? ai-je rtorqu.


Empcher sa copine dattenter de
nouveau la vie de mon bb ?
Il dit que ctait un accident
, a-t-elle souffl.

Jai lev les yeux au ciel.


Il veut faire le ncessaire, a-telle rpt. Il aimerait aider...

Je nai pas besoin de son


argent, ai-je dit, dlibrment
grossire. Ni du vtre. Jai vendu
mon scnario.
Son visage sest illumin. Enfin,
une note positive !
Mais cest merveilleux, chrie !

Je nai rien dit, croyant quelle


allait craquer face mon silence.
Toutefois, contrairement mon
attente, Audrey a lait montre dun
courage que je ne lui souponnais

pas.
Je peux voir le bb ? a-t-elle
demand.
Jai hauss les paules et point
le doigt sur la vitre. Joy se trouvait
au milieu de la salle. Elle
ressemblait
moins

un
pamplemousse en colre, plutt
un melon peut-tre, mais elle tait
toujours aussi menue, aussi frle, et
le respirateur qui ne la quittait
gure semblait sortir dun film de
science-fiction. Sur sa fiche au pied
de la couveuse, on lisait Joy Leah
Shapiro . Elle portait juste une
couche, des chaussettes rayes
roses et blanches et un petit bonnet

rose avec un pompon. Javais


apport tout mon stock lhpital,
et chaque matin les infirmires
veillaient lui mettre un chapeau
diffrent. Elle tait de loin le bb le
mieux chapeaut de tout le service.
Joy Leah, a chuchot Audrey.
Est-ce... tu las appele comme a
cause de mon mari ?
Jai hoch la tte et dgluti avec
difficult, la gorge noue. Je peux
au moins lui concder a, me suis-je
dit. Aprs tout, ce nest pas elle qui
ma ignore, qui na pas appel, qui
a provoqu ma chute et a failli
causer la mort de mon bb.
Elle va sen sortir ?

Je ne sais pas. Probablement,


oui. Ils disent que cest probable.
Elle est encore petite, il faut quelle
grandisse, que ses poumons se
dveloppent jusqu ce quelle
puisse respirer toute seule. L, elle
pourra rentrer la maison.
Audrey sest essuy les yeux avec
un Kleenex quelle tait alle
chercher au fond de son sac.
Et toi, tu vas rester ici ? Tu vas
llever Philadelphie ?
Je nen sais rien. Ctait la
stricte vrit. Je ne sais pas si je
vais retourner au journal ou alors
repartir en Californie. Jai des amis
l-bas.

Quoique, au fond, je nen sois


plus trs sre. Aprs avoir expdi
un rapide mot de remerciement
sans commune mesure avec la
reconnaissance que jtais cense
lui exprimer pour tout ce quelle
avait fait, jopposais Maxi le
mme silence quau reste de mon
entourage. Comment savoir ce
quelle pensait ou si elle se
considrait encore comme mon
amie ?
Audrey a redress les paules.
Jaimerais tre une grand-mre
pour elle, a-t-elle dit prudemment.
Quoi quil soit arriv entre Bruce et
toi...


Quoi quil soit arriv, ai-je
rpt. Il vous a dit, Bruce, que jai
eu une hystrectomie ? Que je
naurai jamais dautres enfants ?
Laurait-il mentionn, par hasard ?
Je suis dsole, Cannie , a-telle
dit
dune
voix
aigu,
dsempare et mme un peu
effraye.
Jai ferm les yeux, maffaissant
contre la vitre.
Allez-vous-en. Sil vous plat.
On en reparlera une autre fois. Mais
pas maintenant. Je suis trop
fatigue.
Elle a pos la main sur mon

paule.
Laisse-moi taider. Tu veux que
jaille te chercher quelque chose ?
Un verre deau ?
Jai secou la tte et, me
dgageant, je lui ai tourn le dos.
Sil vous plat. Partez.
Et je nai pas boug tant que le
clic-clac de ses semelles ne sest pas
loign dans le couloir. Cest ainsi
que linfirmire ma trouve,
adosse au mur, en larmes, les
poings serrs.
a va ? a-t-elle demand en
me touchant lpaule.
Jai hoch la tte et me suis

dirige vers la sortie.


Je repasserai plus tard, ai-je dit.
Je vais faire un tour.
Cet aprs-midi-l, jai march des
heures, jusqu ce que les rues, les
trottoirs, les immeubles se fondent
en une masse confuse et gristre. Je
me souviens davoir achet une
bouteille de Snapple et mtre
arrte quelques heures plus tard
une gare dautobus pour faire pipi.
un moment, la cheville qui avait
t pltre a commenc
mlancer. Je ny ai pas prt
attention. Jai continu marcher.
En direction du sud, puis de lest,
traversant des quartiers inconnus,

les rails du tram, croisant des


repaires calcins de drogus, des
usines abandonnes, les paresseux
mandres du Schuylkill.
Je me disais qu force je finirais
par arriver dans le New Jersey.
Regarde, dirais-je, plante dans
lentre de la tour o habitait Bruce,
tel un spectre, une pense coupable,
une blessure quon avait crue
referme et qui soudain se
remettait saigner. Regarde ce que
je suis devenue.
Jai march, march jusquau
moment o jai prouv une
sensation trange, inhabituelle. Une
douleur au pied. Jai lev le pied

gauche et regard, hbte, la


semelle se dtacher doucement de
ma basket crasseuse et atterrir sur
le trottoir.
Un type assis sur un pas de porte
de lautre ct de la rue a hurl de
rire.
H ! a-t-il cri tandis que je
fixais stupidement la chaussure,
puis la semelle, en essayant de
comprendre. La petite, il lui faut
une nouvelle paire de pompes !
Ma petite moi, il lui faut une
nouvelle paire de poumons, ai-je
pens en boitillant et en regardant
autour de moi. O tais-je ?
Lendroit me semblait inconnu. Les

noms des rues ne me disaient rien.


Et il faisait nuit. Jai consult ma
montre. Huit heures et demie. Un
instant, je me suis demand si
ctait le soir ou le matin. Jtais en
sueur, sale, puise... perdue.
Jai fouill dans mes poches la
recherche dune rponse ou du
moins dun peu dargent pour le
taxi. Jai trouv un billet de cinq
dollars, quelques pices de monnaie
et un assortiment de peluches.
Puis jai cherch des repres, une
cabine
tlphonique,
quelque
chose.
Dites, ai-je interpell le type
sur le pas de porte. Dites, je suis o,

l ?
Il a clat de rire en se balanant
sur ses talons.
Powelton Village ! Ztes
Powelton Village, petite !
Bien. Ctait dj a.
Cest par o, la Cit
universitaire ?
Il a secou la tte.
Ztes perdue, ma fille ! Ztes
compltement dans les choux !
Il avait une voix grave et sonore,
avec laccent du Sud.
Sarrachant son pas de porte, il
sest approch de moi - un Noir

entre deux ges, avec un tricot de


corps blanc et un pantalon kaki. Il
ma scrute de prs.
Ztes malade ? a-t-il
demand finalement.
Jai secou la tte. Simplement
perdue.
Ztes tudiante ?
Jai de nouveau fait non de la
tte, et il sest rapproch encore
plus, lair inquiet.
Vous avez bu ?
L, jai t oblige de sourire.
Non, je vous assure. Je suis
alle me promener et je me suis
perdue.

Ben, il serait temps de vous


trouver.
Une seconde, affole, jai eu la
certitude quil allait me parler de
Jsus. Mais il ne la pas fait. Il ma
examine
longuement,
avec
attention, depuis mes baskets
dchiquetes, mes mollets corchs
et couverts de bleus, en passant par
le short que javais roul deux fois
la taille pour quil ne glisse pas, le
T-shirt que je portais depuis cinq
jours, jusqu mes cheveux qui me
tombaient sur les paules pour la
premire fois depuis dix ans et qui,
faute dtre lavs et brosss,
formaient
des
espces
de

dreadlocks improvises.
Vous avez besoin daide , a-t-il
dcrt.
Jai baiss la tte. Oui, ctait
vrai. Javais besoin daide.
Zavez de la famille ?
Oui. Jai un bb. Ma gorge
sest serre.
Il a lev le bras. La Cit
universitaire, cest par l. Vous allez
langle de la 45e Rue, le bus vous y
conduira directement.
De sa poche, il a sorti un ticket de
bus dfrachi quil ma mis dans la
main. Puis, se penchant, il a
inspect ma chaussure.

Bougez pas.
Je me suis fige, craignant de
remuer ne serait-ce quun muscle.
Pourquoi, je nen savais trop rien.
Lhomme est revenu avec un
rouleau de scotch argent. Jai lev
le pied, et il a enroul le ruban tout
autour pour maintenir la semelle en
place.
Faites attention , a-t-il dit.
'tion, jai entendu. Vous tes mre
maintenant, faut faire attention.
Promis.
Et
jai
claudiqu
jusquau
carrefour quil mavait indiqu.
Toute sale que jtais, avec du

scotch sur mes chaussures et les


sillons noirs que les larmes
traaient sur mes joues, personne
dans le bus ne ma accord un
regard. Chacun tait absorb dans
ses propres penses au retour du
bureau : dner, enfants, soire tl,
les menues proccupations dune
vie normale. Le bus ahanait et
brinquebalait en traversant la ville.
Lenvironnement tait redevenu
familier. Jai vu le stade, les gratteciel, la tour blanche de l'Examiner
qui luisait distance. Puis jai vu le
Centre des troubles mtaboliques et
alimentaires de luniversit de
Philadelphie que javais frquent il

y avait un million dannes. Quand


je croyais que mon seul et unique
souci, ctait de perdre du poids.
Me trouver, ai-je pens en tirant
sur le cordon darrt avec une telle
force quun instant jai eu peur de
lavoir arrach. Jai pris lascenseur
jusquau septime tage, persuade
que toutes les lumires seraient
teintes, et les portes fermes.
Persuade de perdre mon temps.
Mais sa lumire tait allume, et
sa porte ouverte.
Cannie ! sest exclam le Dr
K. avec un grand sourire.
Jusquau moment o il sest lev

ma rencontre et quil ma aperue


de prs. Aperue et sentie.
Qui dit mieux ? Jai essay de
sourire. Regardez-moi ! Vingt
kilos de vilaine graisse disparus en
quelques mois. Jai pass la main
sur mes yeux. Je suis mince. Et
je me suis mise pleurer. Eh oui,
moi.
Asseyez-vous.
Il est all fermer la porte et,
menlaant par les paules, ma
escorte vers le canap o je me
suis assise, reniflante et pitoyable.
Mon Dieu, Cannie, que vous
est-il arriv ?

Je suis alle faire un tour.


Ma langue tait paisse et
pteuse ; javais les lvres gerces.
Je me suis perdue.
Ma voix stait curieusement
enroue.
Je suis alle faire un tour.
Jtais compltement dans les
choux et je me suis perdue. Mais
maintenant, jessaie de me trouver.

Il a pos la main sur ma tte, ma


caress doucement les cheveux.
Venez, je vous ramne chez
vous.
Je lai suivi dans lascenseur,

dehors, dans sa voiture. En chemin,


il sest arrt un distributeur de
boissons et a achet une cannette
glace de coca. Je men suis
empare sans le remercier et je lai
cluse dun trait. Il na pas
bronch, mme quand jai lch un
norme rot. Il sest ensuite gar
devant lpicerie du coin et est
ressorti avec une petite bouteille
deau et un esquimau lorange.
Merci, ai-je croass. Cest trs
gentil vous.
Jai bu leau et me suis attaque
lesquimau.
Jai essay de vous joindre, a-til dit. Chez vous et au bureau.


Je suis trs occupe, ai-je
rcit.
Joy est la maison ?
Jai secou la tte.
Il ma regarde. Et vous, a va ?

Je suis occupe , ai-je


rpt dune voix rauque.
Mes seins me faisaient mal.
Baissant les yeux, je nai pas t
surprise de dcouvrir deux taches
circulaires sous le triangle de sueur
qui prtait de mes clavicules.
Occupe quoi faire ? a-t-il
demand.
Je me suis tue. Je navais pas
vraiment rflchi la suite du

dialogue.
Au feu rouge, il sest tourn vers
moi et a scrut mon
visage.
a va ?
Jai hauss les paules. La
voiture derrire nous a klaxonn,
mais il na pas boug.
Cannie , a-t-il dit avec
douceur.
Une larme solitaire a gliss le
long de ma joue. Il a voulu
lessuyer, mais je me suis carte
brusquement, comme si je mtais
bouillante.
Non ! ai-je glapi. Ne me

touchez pas !
Mon Dieu, Cannie, quest-ce
qui vous arrive ?
Jai
secou
la
tte
en
contemplant mes genoux o mon
esquimau achevait de fondre.
Pendant un moment, nous avons
roul en silence. Le moteur
ronronnait ; lair conditionn me
soufflait sa fracheur sur les jambes
et les paules.
Au feu suivant, il sest remis
parler.
Comment va Trouii ? Il na pas
oubli ce que je lui ai appris ? Il
ma jet un rapide coup dil.

Vous vous souvenez de notre visite


lhpital, nest-ce pas ?
Jai hoch la tte. Je ne suis pas
folle.
Mais, tout en le disant, je me suis
prise douter. Les fous savaient-ils
quils taient fous ? Ou bien se
croyaient-ils parfaitement normaux
alors mme quils faisaient des
choses aberrantes, comme errer
dans la ville, sales, les chaussures
en lambeaux et la tte au bord de
limplosion, tant ils avaient de
haine ?
Il y a eu un nouveau silence. Je
ne savais ni quoi dire ni quoi faire
maintenant. Javais srement des

questions lui poser, des


explications donner, mais dans
ma tte a grsillait comme la
suite dun mauvais branchement.
O allons-nous? ai-je russi
demander enfin. Il faut que je
rentre. Ou que jaille lhpital.
Oui, il faut que jy retourne.
On sest arrts un feu.
Vous travaillez actuellement ?
Je nai pas vu votre signature...
Cela faisait si longtemps que je
navais pas eu ce genre de
conversation lgre, que jai mis un
moment trouver mes mots.
Je suis en cong.


Est-ce que vous mangez
convenablement ? Il a pliss les
yeux pour mieux me voir dans
lobscurit. Ou, plus exactement,
est-ce que vous mangez tout court ?

Jai hauss les paules.


Cest dur. cause du bb. De
Joy. Je vais la voir lhpital deux
fois par jour, jai des choses faire
la maison... et je marche beaucoup.
Je men suis aperu.
Nouvelles minutes de silence,
nouveau feu rouge.
Jai pens vous, a-t-il dit.
Jesprais que vous passeriez, que

vous appelleriez...
Cest ce que jai fait, non ?
Je me disais quon aurait pu
aller au cinma. Ou retourner dans
ce caf o on a t ensemble.
a
ma
sembl
tellement
incongru que jai failli clater de
rire. Fut-il un temps o je sortais au
restaurant, au cinma, o toutes
mes penses ne tournaient pas
autour de mon bb, et de ma haine
?
O alliez-vous, quand vous
vous tes perdue ?
Faire un tour, ai-je rpondu
dune petite voix. Juste faire un

tour.
Il a secou la tte, mais na pas
insist.
Si je vous emmenais chez moi ?
Je vous ferai dner.
Jai examin sa proposition.
Vous habitez loin de lhpital ?
Encore plus prs que vous. Je
vous y conduirai quand vous
voudrez.
Alors jai cd. Jai dit oui.
Je suis reste silencieuse dans
lascenseur qui nous montait au
quinzime tage, silencieuse quand
il a ouvert sa porte, sest excus
pour le dsordre, ma demand si

jaimais toujours le poulet et si je


voulais tlphoner de chez lui. Jai
acquiesc pour le poulet, secou la
tte pour le tlphone, et jai
travers lentement le sjour,
caressant le dos de ses livres,
inspectant les cadres avec des
photos de famille... je voyais sans
vraiment voir. Il a disparu dans la
cuisine et rmerg avec une pile de
choses plies : une serviette
blanche moelleuse, un T-shirt, un
pantalon de jogging, savons et
shampooings miniatures provenant
dun htel new-yorkais.
Voulez-vous vous rafrachir ?
a-t-il propos.

La salle de bains tait propre et


spacieuse. Jai enlev mon T-shirt,
puis mon short, cherchant me
rappeler sans conviction la dernire
fois o je les avais lavs. en juger
par la vue et par lodeur, a devait
faire un moment. Je les ai plis, et
plis encore, avant de les expdier
la poubelle sur un coup de tte. Je
suis reste longtemps sous leau, les
yeux clos, sans penser rien, sinon
la sensation de leau ruisselant
sur mon visage. Trouve-toi, me
disais-je. Tche de te trouver.
Quand je suis sortie de la douche,
habille, aprs mtre sch les
cheveux avec la serviette, il tait en

train de mettre la table.


Soyez la bienvenue, a-t-il souri.
a vous va ?
Il y avait de la salade, un petit
poulet rti, un plat de galettes de
pommes de terre, que je navais
encore jamais vues en dehors de la
fte de Hanoukka. Je me suis
assise. La nourriture sentait bon pour la premire fois depuis des
lustres.
Merci , ai-je dit.
Il a rempli mon assiette ras
bord et na pas dit un mot pendant
que
je
mangeais,
tout
en
mobservant avec attention. Chaque

fois que je levais les yeux, je


croisais son regard... discret, mais
attentif.
Finalement,
jai
repouss
lassiette.
Merci, ai-je rpt. Ctait
drlement bon.
Il ma emmene sur le canap et
ma tendu un bol en cramique
rempli de glace au chocolat et de
sorbet la mangue.
Ben and Jerrys , a-t-il
annonc.
Je lai regard, lesprit toujours
brouill, me rappelant quil mavait
dj apport des douceurs

lhpital.
Vous vous souvenez quand on a
parl de crmes glaces en runion
?
Je lai dvisag sans comprendre.
Quand on a parl daliments
dclencheurs ?
a mest revenu soudain ; je me
suis revue assise la table, il y avait
un million dannes de cela, en
train de parler de choses que
jaimais. Ctait inconcevable que
jaie pu aimer quoi que ce soit... des
trucs ordinaires. Manger, sortir avec
des amis, aller au cinma, me
balader. Pourrais-je un jour revivre

cette vie-l ? Je nen tais pas sre...


mais je pouvais toujours essayer.
Vous vous rappelez les plats
prfrs de toutes vos patientes ?
ai-je demand.
Seulement de mes patientes
prfres.
Il sest install dans le fauteuil en
face de moi, et jai mang le dessert,
lentement,
savourant
chaque
bouche. Jai soupir quand jai eu
termin. Cela faisait si longtemps
que je navais pas mang aussi bien,
si longtemps que je navais pas
apprci la nourriture.
Il sest clairci la voix. Jen ai

conclu quil tait temps de partir. Il


devait avoir des projets pour la
soire. Peut-tre mme quil avait
rendez-vous avec une femme. Jai
fouill ma mmoire. Quel jour
tions-nous ? tait-ce dj le weekend ?
Jai bill, et le Dr K. ma souri.
Vous avez lair fatigue.
Pourquoi ne pas vous reposer un
peu ? Sa voix tait si chaude, si
rassurante... Vous aimez le th,
nest-ce pas ? Jai hoch la tte.
Je reviens tout de suite.
Il est all dans la cuisine, et jai
allong mes jambes sur le canap.
Le temps quil revienne, je dormais

moiti. Mes paupires staient


alourdies. Jai encore bill et
essay de me rasseoir, tandis quil
me tendait une tasse.
O alliez-vous aujourdhui ?
a-t-il demand.
Je me suis dtourne pour
attraper la couverture pose sur le
dossier du canap.
Je suis alle me promener, cest
tout. Je crois que jai d me perdre.
Mais a va. Il ne faut pas vous
inquiter. a va.
a ne va pas, a-t-il rtorqu,
presque avec colre. lvidence, a
ne va pas du tout. Vous tes

moiti morte de faim, vous tranez


dehors, vous avez lch votre
travail...

Je suis en cong
exceptionnel, ai-je rectifi. Cest
une fleur quon ma faite.
Il ne faut pas que vous ayez
honte de demander de laide.

Je nai pas besoin daide ,


ai-je rpondu automatiquement.
Car ctait un automatisme,
acquis ds ladolescence et peaufin
au fil des annes. Je vais bien. Je
me dbrouillerai. a va.
Je matrise la situation. Tout va
bien. Nous allons bien, mon bb et

moi. a va bien.
Il a secou la tte. Comment a
peut-il aller bien ? Vous ntes pas
heureuse.

Et pourquoi serais-je
heureuse ? ai-je reparti du tac au
tac. Pour quelle raison ?
Vous avez un beau bb.
Ouais, et les autres ny sont
pour rien.
Il ma regarde fixement. Jai
soutenu son regard, furieuse. Puis
jai pos ma tasse et je me suis
leve.
Il faudrait que jy aille.
Cannie...

Jai cherch des yeux mes


chaussettes
et
mes
baskets
scotches.
Vous pourriez me ramener chez
moi ?
Il a eu lair atterr. Je suis
dsol... je ne voulais pas vous
vexer.
Vous ne mavez pas vexe. Je
ne suis pas vexe. Mais jai envie de
rentrer.
Il a soupir en regardant ses
pieds.
Jai cru..., a-t-il marmonn.
Cru quoi ?
Rien.

Cru quoi ? ai-je rpt, avec


plus dinsistance.
Ctait une mauvaise ide.
Cru quoi ? ai-je redit, sur un
ton qui exigeait une rponse.
Jai cru quen venant ici vous
arriveriez vous dtendre. Il a
secou
la
tte,
visiblement
constern
par
sa
propre
outrecuidance. Jai pens que
vous auriez peut-tre envie de
discuter...
Il ny a rien discuter.
Mais jai dit a dune voix
radoucie. Il mavait prpar un
dner, mavait donn des vtements

propres,
mavait
achet
un
esquimau lorange, mavait servi
de chauffeur.
Je vais bien. Je vous assure.
Cest vrai.
Nous sommes rests l nous
regarder, et quelque chose est pass
entre
nous,
comme
une
imperceptible baisse de tension.
Javais des ampoules aux pieds ;
brle par le soleil, la peau de mes
joues me tirait douloureusement.
Je sentais le coton frais de son Tshirt sur mon dos, ctait agrable.
Mon ventre tait rempli de bonnes
choses, ctait agrable aussi. Et
mes seins me faisaient mal.

Dites, vous nauriez pas un tirelait ici par hasard ?


Ma
premire
tentative
de
plaisanterie depuis mon rveil
lhpital.
Il a secou la tte.
La glace, a vous ferait du bien
?
Jai acquiesc et me suis rassise
sur le canap. Il ma apport des
glaons envelopps dans une
serviette. Lui tournant le dos, jai
gliss la serviette sous le T-shirt.
Comment va Troufi ? a-t-il
demand nouveau.
Jai ferm les yeux.

Il est chez ma mre. Je lai


envoy l-bas pour quelque temps.
Il ne faudrait pas que a dure
trop longtemps. Il va oublier tous
ses trucs. Il a bu une gorge de
th. Jallais lui apprendre parler,
si on avait eu un peu plus de temps
devant nous.
Jai hoch la tte. Mes paupires
taient redevenues lourdes.
Une autre fois, peut-tre , a-til ajout.
Poliment, il a regard ailleurs
pendant que je changeais la glace de
place.
Jaimerais revoir Troufi.

Il a marqu une pause, sest racl


la gorge.
Vous aussi, jaimerais vous
revoir, Cannie.
Je lai regard. Pourquoi ?
Ctait rude, je le savais, mais, au
point o jen tais, les bonnes
manires ntaient plus vraiment de
mise.
Pourquoi moi ?
Parce que je tiens vous.
Pourquoi ? ai-je demand
nouveau.
Parce que vous tes...
Sa phrase est reste en suspens.

Jai lev les yeux et lai vu qui


gesticulait comme sil cherchait
sculpter les mots dans lair.

Vous
tes
quelquun
dexceptionnel.
Jai secou la tte.
Mais si, vous ltes.
Exceptionnelle. Je ne me sentais
pas exceptionnelle. Je me sentais
surtout ridicule. Une caricature de
femme, un dsastre ambulant, une
tache. Non, mais franchement, de
quoi avais-je lair ? Je me suis
imagine dans la rue ce soir-l, sale
et en sueur, avec une chaussure en
train de se faire la malle et des seins

qui fuyaient. On aurait d me


prendre en photo, accrocher mon
poster dans tous les collges, le
punaiser dans les librairies ct
des romans Harlequin et des livres
de
dveloppement
personnel
traitant de la rencontre avec lme
sur, le compagnon idal, le grand
amour.
Je
pourrais
servir
davertissement, histoire dviter
dautres de connatre mon sort.
Javais d massoupir car lorsque
je me suis rveille en sursaut, la
joue contre la couverture et la
serviette remplie de glace fondue
sur les genoux, il tait assis juste en
face de moi.

Il avait retir ses lunettes, et son


regard tait empreint de douceur.
Tenez , a-t-il dit.
Dans les bras, il avait comme une
sorte de ballot. Des oreillers. Des
couvertures.
Je vous ai prpar la chambre
damis.
Je my suis dirige, hagarde,
fourbue dpuisement. Les draps
taient propres et frais, les oreillers
semblables une treinte. Je lai
laiss rabattre le couvre-lit, me
mettre au lit, me border, rajuster la
couverture autour de mes paules.
Son visage paraissait tellement plus

doux sans les lunettes, dans


lobscurit.
Il sest assis sur le bord du lit.
Voulez-vous me dire pourquoi
vous tes aussi en colre ? a-t-il
demand.
Jtais trop fatigue et javais
limpression davoir la langue
lourde, engourdie. On aurait dit que
jtais drogue ou sous hypnose,
que jvoluais en rve sous leau.
Ou peut-tre que jaurais rpondu
nimporte qui, condition de lavoir
laiss sapprocher suffisamment
prs.
Je suis furieuse contre Bruce.

Parce que sa copine ma pousse, et


parce quil ne maime pas. Et je suis
furieuse contre mon pre, je pense.

Il a hauss un sourcil.
Je lai vu... en Californie...
Jai fait une pause pour biller,
pour arriver sortir les mots.
Il na rien voulu savoir de moi.

Jai pass les mains sur mon


ventre, ou du moins lendroit o il
avait t.
Le bb...
Mes paupires pesaient si lourd
que javais du mal les garder

ouvertes.
Il na pas voulu savoir.
Il ma caress la joue du dos de la
main, et je me suis presse contre
sa main comme un chat, sans
rflchir.
Je suis dsol. Vous avez eu
beaucoup de tristesse dans votre
vie.
Jai inspir, puis expir, me
demandant dans quelle mesure
ctait vrai.
Ce nest pas vraiment un scoop.

Il a souri.
Je voulais juste que vous

sachiez, a-t-il poursuivi, que je


voulais vous voir pour vous dire...
Je lai dvisag en carquillant
les yeux dans le noir.
Vous ntes pas oblige de tout
faire toute seule. Il y a des gens qui
vous aiment. Il faut quils puissent
vous aider.
Je me suis redresse. Les draps et
les couvertures me sont retombs
jusqu la taille.
Non, il ne faut pas.
Comment a ?
Jai secou la tte, impatiente.
Vous savez ce que cest,
lamour ?

Il a rflchi la question.
Je crois que jai dj entendu
une chanson l-dessus.
Lamour, cest le tapis quon
tire sous vos pieds. Lamour, cest
Lucy qui lve le ballon de foot la
dernire seconde pour que Charlie
Brown se casse la gueule. Lamour,
chaque fois que vous y croyez, il
sen va. Lamour, cest pour les
gogos, et moi je refuse den faire
partie.
En fermant les yeux, je me
revoyais affale sur le sol des
toilettes, avec mes mches, mon
maquillage,
des
chaussures
coteuses, des vtements dernier

cri et des diamants aux oreilles qui


ne mavaient pas protge, ne
mavaient pas prserve du danger.
Je veux une maison avec un
plancher en chne, ai-je dit. Et avec
personne dedans.
Il tait en train de me toucher les
cheveux, de me parler.
Cannie , a-t-il rpt.
Jai rouvert les yeux.
Les choses pourraient se passer
autrement.
Je lai contempl dans le noir.
Je ne vois pas comment , ai-je
dit, en toute logique.

Il sest pench et ma embrasse.


Il ma embrasse, et tout dabord
jai t trop choque pour ragir,
trop choque pour bouger, trop
choque pour faire quoi que ce soit,
sinon rester l, immobile, tandis
que ses lvres frlaient les miennes.
Il sest cart. Dsol.
Je me suis incline vers lui.
Un plancher en chne , ai-je
chuchot.
Je me suis rendu compte alors
que je le taquinais, que je souriais,
et a faisait si longtemps que je
navais pas souri.
Je vous donnerai tout ce que je

peux.
sa faon de me regarder, il tait
clair - miracle - quil prenait tout
cela trs au srieux. Il ma
embrasse nouveau, a remont le
drap jusqu mon menton, plac sa
main tide sur ma tte et quitt la
pice.
Jai cout la porte se fermer, je
lai cout poser sa longue carcasse
sur le canap. Jai cout jusqu ce
quil teigne la lumire et que sa
respiration devienne profonde et
rgulire. Jcoutais, enroule dans
les couvertures, berce par le
sentiment dtre en scurit,
borde, choye. Et, pour la premire

fois depuis la naissance de Joy, jai


russi rflchir clairement. Jai
dcid, l, dans ce lit inconnu, dans
lobscurit,
que
je
pouvais
continuer avoir peur, marcher,
porter la haine en moi, brlante et
lourde
dans
ma
poitrine,
ternellement. Mais quil y avait
peut-tre une autre issue. Tu as
tout ce quil te faut, mavait dit ma
mre. Or, la seule chose quil me
fallait peut-tre, ctait le courage
dadmettre que javais besoin de
quelquun sur qui mappuyer. Jy
arriverais alors - tre une bonne
fille, une bonne mre. Voire tre
heureuse. Qui sait.

Je me suis glisse hors du lit. Le


parquet tait frais sous mes pieds
nus.
Je
me
suis
avance
furtivement dans le noir, refermant
la porte sans bruit. Je me suis
approche du canap, o il stait
endormi avec un livre qui lui
tombait des mains. Je me suis
assise par terre ct de lui,
tellement prs que mes lvres
touchaient pratiquement son front.
Puis jai ferm les yeux, jai pris une
grande inspiration et je me suis
jete leau.
Au secours , ai-je chuchot.
Il
a
rouvert
les
yeux
instantanment, comme sil ne

dormait pas, mais attendait, et il a


pos une main sur ma joue.
Au secours.
On aurait dit un petit enfant qui
venait dapprendre ces mots et ne se
lassait pas de les rpter.
Au secours. Aidez-moi.
Quinze jours plus tard, Joy est
rentre la maison. Elle avait huit
semaines, pesait trois kilos et demi
et respirait enfin seule.
Tout ira bien , mont dit les
infirmires.
Sauf que je ne me sentais pas
encore prte me dbrouiller par
mes propres moyens. Je navais pas

encore vacu toute la souffrance,


toute la tristesse quil y avait en
moi.
Samantha ma offert de nous
hberger chez elle. Elle se mettrait
en cong, a-t-elle dit, il lui restait
plein de semaines prendre, et elle
ferait tout le ncessaire pour
ramnager la maison. Maxi sest
propose pour venir, ou alors, au
choix, nous faire venir toutes les
deux dans lUtah o elle tournait
dans une pope sur les cowgirls
pompeusement
intitule Buffalo
Girls 2000. Peter, bien sr, a t le
premier me dire que nous
pourrions nous installer chez lui,

moins quil ne vienne chez moi.


Laissez tomber, lui ai-je
rpondu. Jai bien appris ma leon :
les hommes, on leur donne du lait
gratis en croyant quils vont acheter
la vache avec.
Jai eu la satisfaction de le voir
virer au rouge coquelicot. Cannie,
je ne voulais pas...
Jai ri. Ctait bon de rire, a
mavait manqu.
Je plaisante. Je me suis
regarde dun air dsabus.
Croyez-moi, je nai vraiment pas la
tte a.
Finalement, jai dcid de rentrer

la maison - chez ma mre et son


horrible Tanya, qui a accept de
remiser son mtier tisser jusqu
nouvel ordre et de nous laisser mon
ancienne chambre, Joy et moi.
vrai dire, elles taient contentes de
nous avoir.
Cest si agrable de tenir
nouveau un bb dans ses bras ! a
dit ma mre, omettant dlicatement
le fait que Joy, minuscule, maladive
et irritable, avec son moniteur
dapne du sommeil et ses milliers
de soucis de sant, ntait pas le
genre de bb dont une grand-mre
pouvait rver.
Je pensais que a allait durer une

semaine ou deux - juste le temps


que je me requinque, que je me
repose, que je mhabitue
moccuper de ma fille. Pour finir,
nous sommes restes trois mois.
Ma mre et Tanya me laissaient
tranquille. Elles me montaient des
plateaux
dans
la
chambre,
mapportaient du th au lit. Elles
ont rcupr mes CD et cinq ou six
livres dans mon appartement, et
Tanya ma offert un chle dans les
tons verts et violets.
Cest pour toi, a-t-elle dit
timidement. Je suis dsole pour ce
qui sest pass.
Elle tait sincre. Et elle faisait

de son mieux - elle avait mme


arrt de fumer. cause du bb,
mavait dit ma mre. Ctait gentil.
Merci.
Je me suis drape dans le chle.
Elle a souri, et ce sourire la
illumine tout entire.
De rien.
Samantha venait plusieurs fois
par
semaine,
avec
des
gourmandises : feuilles de vigne
grilles de chez le Vietnamien de la
gare de Reading, prunes provenant
dune ferme dans le New Jersey.
Peter
passait
galement,
mapportant
des
livres,
des

journaux, des magazines (jamais


Moxie, ai-je constat avec plaisir) et
des petits cadeaux pour Joy, dont
un
minuscule
T-shirt
avec
linscription Girl Power
Cest super , lai-je remerci.
Il a souri et fouill dans sa
mallette.
Jen ai un pour vous aussi.
Merci.
Joy a remu dans son sommeil. Il
la regarde, puis sest tourn vers
moi.
Alors, vous vous sentez
comment ?
Jai lev les bras au-dessus de ma

tte. Jtais noire, force davoir


march en plein soleil, mais les
choses commenaient changer.
Dj, je prenais des douches. Et je
mangeais. Mes seins et mes
hanches taient de retour, et a ne
me gnait pas... comme si je me
reconnaissais enfin. Comme si je
revendiquais non seulement mon
corps, mais la vie qui avait t la
mienne. Tout compte fait, elle
ntait pas si mauvaise que a. Il y
avait certaines choses que javais
perdues,
des
gens
qui
ne
maimeraient plus, mais il y avait
aussi... des ouvertures. Jai souri
Peter.

a va mieux, ai-je dit. Je crois


que je vais mieux maintenant.
Un matin de septembre, mon
rveil, jai soudain eu envie de
reprendre mes promenades.
Tu veux de la compagnie ? a
propos Tanya.
Jai secou la tte. Le front pliss,
ma mre me regardait lacer mes
baskets.
Tu emmnes le bb ? a-t-elle
demand.
Jai contempl Joy. Cette ide ne
mavait mme pas effleure.
a lui ferait peut-tre du bien
de prendre lair.


Je ne crois pas, ai-je dit
lentement.

Elle ne va pas casser, a


observ ma mre.
On nen sait rien. Mes yeux
se sont emplis de larmes. Elle a
dj failli, une fois.

Les bbs, cest plus solide


que tu ne limagines. Tout se
passera bien... et tu ne peux pas la
garder enferme ternellement.

Mme si je lui donne des


cours domicile ?
Avec un grand sourire, ma mre
ma tendu le sac kangourou. Je lai
accroch gauchement sur ma

poitrine et jai plac Joy


lintrieur.
Elle tait encore petite, tellement
petite quelle ne pesait gure plus
quune feuille dautomne. Troufi
ma regarde et ma gratt la jambe
en geignant doucement. Du coup, je
lui ai mis sa laisse et je lai emmen
aussi. Lentement, nous avons long
lalle jusqu la rue - ct de
nous, un escargot arthritique aurait
eu lair dun bolide. Je ntais pas
encore sortie dans la rue depuis
mon arrive, et tout me terrifiait...
les voitures, les gens, tout. Joy sest
love contre moi, les yeux clos.
Troufi marchait ct, grognant sur

les voitures qui passaient.


Regarde, bb, ai-je murmur
contre la tte duveteuse de Joy.
Regarde le monde.
Quand nous sommes rentres de
la promenade, la voiture de Peter
tait gare dans lalle. Lui, ma
mre et Tanya taient assis autour
de la table de cuisine.
Cannie ! a dit ma mre.
Bonjour, a dit Peter.
Justement, on parlait de toi
, a dit Tanya.
Mme aprs presque un mois
dabstinence, sa voix faisait penser
lune des surs de Marge Simpson.

Salut , ai-je lanc Peter,


contente de le voir.
Je lui ai adress un chaleureux
signe de la main, puis jai dtach
Joy, lai enveloppe dans une
couverture et je me suis assise en la
tenant sur mes genoux. Pendant
que ma mre me versait du th, elle
a dvisag Peter avec des yeux
ronds. Il lavait dj vue, bien sr,
mais toujours quand elle dormait.
Ctait donc leur premire vraie
rencontre.
Bonjour, bb , a-t-il dit,
solennel.
Joy a pliss le visage et sest mise
pleurer. Il a eu lair dsempar.

Oh, pardon...

Ne vous inquitez pas pour


a.
Jai retourn Joy face moi et lai
berce jusqu ce que ses sanglots
se transforment en geignements,
puis en hoquets, puis plus rien.
Elle na pas lhabitude des
hommes , a fait Tanya.
Cinq ou six reparties cinglantes
me sont venues lesprit, mais
prudemment jai gard le silence.
Je crois que je fais peur aux
bbs, sest lament Peter. a doit
tre ma voix.

Joy a dj entendu toutes

sortes de voix , ai-je rtorqu dun


ton peu amne.
Ma mre ma lanc un regard
noir.
Tanya,
elle,
navait
apparemment rien remarqu.
Elle na pas peur , ai-je dit.
De fait, elle stait endormie, les
lvres entrouvertes, ses longs cils
sombres reposant sur ses joues
roses o les larmes navaient pas
fini de scher.
L, vous voyez ?
Jai essuy son visage et lai
incline vers lui. Il sest pench
pour la regarder.
Waouh , a-t-il dit avec

dfrence.
Doucement, dun long doigt fin, il
lui a touch la joue. Jai souri, Joy
sest aussitt rveille et, aprs un
coup dil sur Peter, sest remise
brailler.
a lui passera. Vilain bb, lui
ai-je chuchot loreille.

Elle a peut-tre faim, a fait


Tanya.

Elle a mouill sa couche, a


avanc maman.

Elle est due par les


programmes du dbut de soire sur
ABC , ai-je dclar.
Peter a clat de rire.

Cest une spectatrice trs


exigeante, ai-je expliqu en calant
Joy contre mon paule. Elle a
beaucoup aim La Nuit du sport.
Aprs lavoir calme, je me suis
resservi du th et jai attrap une
poigne de cookies au chocolat dans
une assiette au milieu de la table.
Jy ai ajout une pomme et je me
suis mise au travail.
Peter ma enveloppe dun regard
approbateur.
Vous avez bien meilleure mine.
Vous dites a chaque fois que
vous me voyez.

Mais cest vrai. Vous vous

portez mieux.
Il navait pas tort. Avec trois
repas par jour, plus les goters,
jtais en train de regagner
rapidement mes mensurations
davant le rgime. Et je men
rjouissais. Dsormais, je voyais les
choses dun tout autre il. Mes
jambes taient fortes et robustes, et
pas grosses ni disgracieuses. Mes
seins avaient maintenant une autre
fonction que celle de distendre mes
pulls et de me compliquer la vie
lorsquil sagissait de trouver un
soutien-gorge autre que beige.
Mme ma taille et mes hanches,
stries de vergetures argentes,

connotaient la force et racontaient


une histoire. Jtais peut-tre
baraque, me disais-je, mais ce
ntait pas la fin du monde. Ctait
scurisant, accueillant. Conu pour
le confort, pas pour la vitesse. Jai
pouff de rire. Peter ma souri.
Vous vous portez mieux, a-t-il
rpt.
Vous allez vous faire virer du
centre damaigrissement si on vous
entend me dire a.
Il a hauss les paules comme sil
ne sen souciait gure.
Je vous trouve trs bien. Je lai
toujours pens.

Ma mre rayonnait. Je lui ai


dcoch un regard pour linviter
se mler de ses affaires et jai
rinstall Joy sur mes genoux.
Alors, ai-je demand, quest-ce
qui vous amne par ici ?

En fait, jtais venu vous


proposer, Joy et vous, une
balade en voiture.
Jai ressenti un serrement dans
ma poitrine. Joy et moi navions pas
fait de voiture depuis son arrive
la maison, sauf pour aller passer
des examens lhpital.
Et on irait o ? me suis-je
enquise, dun ton qui se voulait

nonchalant.

On peut descendre sur la


cte, a-t-il rpondu, employant une
expression
typiquement
philadelphienne. Juste un petit
tour.
avait lair tentant. Et, en mme
temps, a me ttanisait.
Je ne sais pas, ai-je dit regret.
Je ne sais pas trop si elle est prte.

Elle ou toi ? a fait ma


charitable mre.
Je lai gratifie dun regard plus
loquent encore.
Je serai l, a dit Peter. Au cas o
vous auriez besoin daide mdicale.


Vas-y, Cannie, ma
encourage ma mre.

a te fera du bien , a
renchri Tanya.
Jai dvisag Peter. Il ma souri.
Jai soupir, sachant que javais
perdu.
Un petit tour vite fait , ai-je
dit.
Il a hoch la tte, excit comme
un gamin, et sest lev pour maider.
Naturellement, il a fallu un
moment - quarante-cinq minutes,
pour tre prcise, ainsi que trois
sacs remplis de couches, bonnets,
chaussettes,
pulls,
poussette,

biberons, couvertures et accessoires


divers, entasss dans le coffre avant quon ne soit prtes. Puis Joy
a t installe dans le sige-auto, je
me suis assise lavant, Peter a pris
le volant, et nous sommes partis sur
la cte du New Jersey.
Au dbut, Peter et moi avons
parl un peu - de son travail, de
Lucy, de Maxi, dAndy qui avait reu
des menaces de mort pour avoir
massacr un clbre restaurant de
poisson qui vivait depuis des
dizaines dannes sur sa rputation
et sa mdiocre soupe de carpe.
Ensuite, quand nous nous sommes
engags sur la voie express

dAtlantic City, il ma souri et il a


press un bouton sur le tableau de
bord. Le toit au-dessus de nos ttes
a couliss en arrire.
Un toit ouvrant automatique !
ai-je dit, impressionne.
Je pensais que a vous plairait
! a-t-il cri en rponse.
Je me suis retourne vers Joy,
pelotonne dans son sige-auto, me
demandant si le vent ntait pas
trop fort pour elle. Mais elle avait
lair daimer a. Le petit ruban rose
que javais nou dans ses cheveux,
afin que tout le monde sache que
ctait une fille, flottait dans la
brise, et ses yeux taient grands

ouverts.
Arrivs Ventnor, nous nous
sommes gars sur un parking
deux rues de la plage. Peter a dpli
le landau sophistiqu pendant que
je sortais Joy de la voiture. Cte
cte, moi poussant le landau, nous
avons march lentement jusquau
bord
de
leau.
Le
soleil
merveilleusement chaud, pais
comme du miel sur mes paules,
tincelait dans mes cheveux.
Merci , ai-je dit.
Il a hauss les paules, gn.
Je suis content que a vous
plaise.

On a long la promenade, vingt


minutes aller, vingt minutes retour,
car javais dcid que Joy ne devait
pas rester plus dune heure dehors.
Sauf que lair sal ne semblait pas la
dranger. Elle dormait poings
ferms ; sa petite bouche en bouton
de rose stait ouverte, son ruban
stait dnou, ses fins cheveux
chtains bouclaient autour de ses
joues. Je me suis penche pour
couter sa respiration, vrifier sa
couche. Tout allait bien.
Peter est revenu vers moi avec
une couverture dans les bras.
On va sasseoir sur la plage ?
Jai hoch la tte. Il a dpli la

couverture, jai sorti Joy, nous nous


sommes approchs de leau et nous
sommes assis en regardant les
vagues. Jai enfoui mes orteils dans
le sable tide. Les yeux rivs sur
lcume blanche, les profondeurs
bleu-vert, la ligne noire de
lhorizon, je pensais tout ce que je
ne voyais pas : requins, toiles de
mer, baleines qui communiquaient
en chantant, toutes ces vies secrtes
que je ne connatrais jamais.
Peter a pos une autre couverture
sur mes paules et na pas retir ses
mains tout de suite.
Cannie, a-t-il commenc. Jai
quelque chose vous dire.

Je lui ai adress un sourire que


jesprais encourageant.
Ce jour-l, dans Kelly Drive,
quand vous vous promeniez avec
Samantha...
Il sest clairci la voix.
Oui, ai-je dit. Continuez.
Eh bien, je... je ne suis pas un
vrai joggeur.
Je lai regard, dconcerte.
Je me suis simplement... enfin,
je me suis rappel ce que vous
disiez en runion : que vous alliez
souvent faire du vlo ou vous
balader l-bas, et comme je nosais
pas vous appeler...


Vous vous tes mis au
jogging ?

Tous les jours, a-t-il


confess. Matin et soir, quelquefois
mme lheure du djeuner.
Jusqu ce que je vous rencontre.
Je me suis redresse, surprise par
sa tnacit. Moi, mme si javais eu
trs envie de voir quelquun, je ne
serais probablement jamais alle
jusque-l.
Jai, euh... je me suis fl les
tibias , a-t-il marmonn.
Jai clat de rire.
Bien fait ! Vous naviez qu me
tlphoner...


Mais je ne pouvais pas.
Primo, vous tiez une patiente...
Jtais.

Et par ailleurs, vous tiez,


hum...
Enceinte dun autre homme,
ai-je termin sa place.

Vous tiez aveugle ! sest-il


exclam. Totalement aveugle !
Ctait a, le pire ! Jtais l,
languir aprs vous, me bousiller
les tibias...
Je me suis remise glousser.
Dabord, vous tiez triste
cause de Bruce qui - mme moi, je
men tais rendu compte - ne vous

convenait pas...

Vous ntiez pas objectif ,


ai-je protest.
Mais il navait pas fini.
Et ensuite vous tes partie en
Californie, ce qui ne vous convenait
pas non plus...
Cest trs joli, par l-bas , aije dit, prenant la dfense de la
Californie.
Il sest assis ct de moi et ma
enlace par les paules, nous
attirant, Joy et moi, tout contre lui.
Jai cru que vous ne rentreriez
pas. Et cela mtait insupportable.
Jai cru que je ne vous reverrais

plus, je ne savais plus quel saint


me vouer.
Je lui ai souri, pivotant de faon
le regarder en face. Le soleil tait en
train de se coucher ; les mouettes
criaillaient et descendaient en piqu
sur les vagues.
Mais je suis revenue. Vous
voyez bien. Plus besoin de se fler
les tibias.
Tant mieux.
Je me suis laisse aller contre lui,
avec le soleil couchant qui
illuminait ses cheveux, la caresse
du sable tide sur mes pieds, et
mon bb, ma Joy, blottie dans mes

bras.

Et
maintenant,
ai-je
commenc, une fois dans la voiture,
la question est : quest-ce que je fais
de ma vie ?
Il ma souri rapidement avant de
reporter son attention sur la route.
Moi, je me demandais plutt si
a vous dirait daller dner quelque
part.
Volontiers.
Joy dormait dans son sige. Nous
avions perdu son ruban rose, mais
sur ses pieds nus on voyait briller
du sable.
Bon, alors, maintenant que

cest rgl...

Voudriez-vous retourner
travailler ?
Jai rflchi un instant.
Je pense que oui. un moment
donn. a me manque. Je crois que
je ne suis jamais reste aussi
longtemps sans crire. Mon Dieu,
mme mes jeunes maries me
manquent.

Et quavez-vous envie
dcrire ? Sur quoi cririez-vous ?
Jai encore rflchi.
Articles de presse ? ma-t-il
souffl. Un autre scnario ? Un livre
?


Un livre ! me suis-je
esclaffe.
a peut arriver.
Je ne crois pas que jaie un
livre en moi.

Si ctait le cas, a-t-il dit


srieusement, jemploierais toutes
mes connaissances mdicales pour
lextraire.
Jai ri. Joy sest rveille et a
mis un son interrogateur. Me
retournant, je lui ai adress un
signe de la main. Elle ma regarde,
puis elle a bill et sest rendormie.
Peut-tre pas un livre, ai-je dit,
mais jaimerais crire quelque

chose propos de tout cela.


Un article de magazine ? a-til suggr.
Pourquoi pas ?
Bien, a-t-il dclar, comme si
laffaire venait dtre rgle une
bonne fois pour toutes. Jai hte de
le lire.
Le lendemain matin, aprs avoir
promen Joy, pris le petit djeuner
avec Tanya, parl au tlphone avec
Samantha et fait des plans pour ma
prochaine soire avec Peter, je suis
descendue au sous-sol rcuprer le
petit Apple poussireux qui mavait
accompagne durant mes quatre

annes de Princeton. Je nen


attendais pas grand-chose, mais
lorsque je lai branch il sest mis
bourdonner, il a bip et sest allum
obligeamment. Et, mme si a me
faisait drle de sentir le clavier sous
mes
mains,
jai
inspir
profondment, essuy la poussire
sur lcran et commenc taper.
Aimer
une
ronde Candace
Shapiro
Quand javais cinq ans, j'ai
appris lire. Pour moi, les livres
taient un miracle - pages blanches,
encre noire, et dans chacun deux
un monde diffrent, de nouveaux
amis. A ce jour, je savoure le fait

douvrir une reliure pour la


premire fois en me demandant o
je vais aller, qui je vais rencontrer
lintrieur.
Quand javais huit ans, jai
appris faire du vlo. L aussi, a
ma ouvert tout un univers que je
pouvais explorer seule : le ruisseau
qui gazouillait dans le terrain
vague deux rues plus loin, le
marchand de glaces qui vendait des
cnes maison un dollar pice, le
verger qui bordait le terrain de golf
et qui dgageait une odeur
aigrelette, de cidre, cause des
pommes tombes par terre en
automne.

Quand javais douze ans, jai


appris que jtais grosse. Cest mon
pre qui me la dit, pointant sa
raquette de tennis sur lintrieur de
mes cuisses et de mes bras. Nous
tions en train de jouer, je me
rappelle, jtais rouge et en sueur,
toute la joie de courir. Surveillemoi a, a-t-il dit, plantant le
manche dans la chair ballottante.
Les hommes naiment pas les
grosses.
Et, bien que cela ne se soit pas
rvl entirement vrai - il y a eu
des hommes qui mont aime, des
gens qui mont respecte -, ses
paroles mont accompagne jusqu

l'ge adulte comme une prophtie ;


je voyais le monde travers le
prisme de mon corps et de la
prdiction de mon pre.
Jai appris suivre un rgime - et
tricher, bien sr. Jai appris tre
malheureuse, avoir honte, fuir
les miroirs et le regard des
hommes, me raidir face l'insulte
que je pensais inluctable : la chef
scout qui moffrait des carottes
pendant que les autres filles avaient
droit au lait et aux petits gteaux ;
le prof bien intentionn qui me
demandait si javais song
larobic. Jai appris une dizaine
dastuces pour me rendre invisible :

garder une serviette autour de ma


taille la plage (et ne jamais nager)
; me fondre au dernier rang dans
une photo de groupe (et ne jamais
sourire) ; mhabiller dans les tons
de gris, de noir, de marron ; viter
de voir mon reflet dans les vitres ou
les miroirs ; me considrer
uniquement comme un corps... pire
que a, un corps qui avait tout faux,
un corps devenu un objet dhorreur
et de rpulsion.
Il y avait bien un millier de mots
pour me dcrire : drle, intelligente,
bonne, gnreuse. Mais le mot que
jai choisi, que le monde, pensais-je,
avait choisi pour moi tait grosse.

Quand javais vingt-deux ans, je


suis partie affronter le monde vtue
dune
armure
invisible...
convaincue de me faire tirer dessus,
mais dtermine ne pas me laisser
abattre. Jai trouv un boulot
fantastique et jai fini par tomber
amoureuse dun homme qui, jen
tais sre, allait maimer jusqu la
fin de mes jours. Mais je me
trompais. Puis - par accident - je me
suis retrouve enceinte. Et lorsque
ma fille est ne avec presque deux
mois davance, jai appris quil y
avait pire que le fait de ne pas
aimer ses cuisses ou ses fesses. Il y
a des choses plus dramatiques que

dessayer un maillot de bain devant


le miroir trois faces dun grand
magasin. Il y a la peur quand on
voit son enfant chercher sa
respiration sous une cloche de verre
o on ne peut pas latteindre. Il y a
langoisse quand on imagine son
avenir truff de difficults et de
problmes de sant.
Et, pour finir, jai appris le
rconfort. Le rconfort quon
prouve tendre la main aux gens
qui vous aiment, leur demander
de laide et raliser enfin que je
suis estime, aime, chrie, mme si
je ne descendrai jamais au-dessous
du quarante-six, mme si mon

histoire ne connat pas le parfait


happy end dans lequel je perds
trente kilos et o le prince
charmant dcide que, tout compte
fait, il maime.
La vrit est celle-ci : je suis bien
comme je suis. Jai toujours t
bien. Je ne serai jamais mince, mais
je serai heureuse. Je maimerai, et
jaimerai mon corps pour ce dont il
est capable - parce quil est
suffisamment fort pour soulever,
marcher, monter une cte vlo,
treindre les gens que jaime et
participer

lclosion
dune
nouvelle vie. Je maimerai parce
que je suis solide. Parce que je nai

pas cass... et que je ne casserai pas.


Je vais savourer le got de la
nourriture, je vais savourer la vie,
et si le prince charmant ne se
manifeste pas - ou, pire, sil passe
en voiture, me jauge froidement et
me dit que jai un beau visage, mais
est-ce que jai jamais song
Optifast ? -, je nen ferai pas un
drame.
Et, par-dessus tout, jaimerai ma
fille, grosse ou menue. Je lui dirai
quelle est belle. Je lui apprendrai
nager, lire, faire du vlo. Et,
quelle porte du trente-six ou du
quarante-six, je lui expliquerai
quelle peut tre heureuse, forte,

sre de se faire des amis, de


connatre la russite et mme
lamour. Je lui glisserai a loreille
pendant quelle dort. Je lui dirai :
notre vie - ta vie - sera
exceptionnelle.
Je lai relu deux fois, rectifiant la
ponctuation,
corrigeant
les
nombreuses coquilles. Puis je me
suis leve et tire, les mains plat
sur les reins. Jai regard mon bb
qui commenait ressembler un
vrai nourrisson, plutt qu quelque
hybride miniature humain-fruit. Et
je me suis regarde : hanches, seins,
ventre, fesses, toutes les zones
problmatiques
qui
autrefois

avaient fait mon dsespoir, source


dune honte sans fin. Jai souri. Je
savais que tout irait bien.
Pour toi et pour moi , ai-je dit
Joy qui na pas bronch.
Jai appel les renseignements,
puis compos le numro New
York.
Moxie, bonjour, a gazouill la
standardiste qui semblait avoir
douze ans.
Ma voix na mme pas trembl
lorsque jai demand parler la
directrice de la rdaction.
Cest quel sujet, je vous prie ?
a ppi la standardiste.


Je mappelle Candace
Shapiro. Je suis lex-petite amie du
chroniqueur dAlors, heureuse ?.

Jai entendu une exclamation


touffe lautre bout du fil.
Vous tes C. ? a-t-elle souffl.
Cannie, ai-je prcis.

Oh, flte ! Vous existez


vraiment, alors !
Et comment !
Je commenais mamuser.
Avez-vous eu votre bb ? a
questionn la fille.

Oui. Elle est en train de

dormir, juste ct de moi.

Ben, a alors ! On se
demandait, vous savez, comment a
stait termin.

Cest pour a que je


tlphone.

20
Lavantage de la crmonie du
choix du nom pour une petite fille
juive est quelle nest soumise
aucun impratif dordre temporel.
Un garon doit tre circoncis dans
un dlai de sept jours. Alors que,
dans le cas dune fille, la crmonie
peut avoir lieu au bout de six
semaines ou de trois mois,
nimporte. Cest un rituel rcent,
plutt informel, et les rabbins qui le
pratiquent sont du style conciliant,
proches de lesprit New Age.
Pour Joy, la date de la crmonie
a t fixe au 31 dcembre,

Philadelphie. Onze heures du


matin, par une frache et radieuse
journe dhiver - le service devait
tre suivi dun brunch.
Ma mre a t parmi les premiers
arrivs.
O est ma grande fille ? a-t-elle
roucoul, soulevant Joy de son
berceau. O est mon soleil ?
Joy a ri et agit les bras. Ma jolie
fille, ai-je pens, la gorge serre.
Elle avait presque huit mois
maintenant, mais chaque fois que je
la regardais, elle mapparaissait
toujours comme un miracle.
Mme des inconnus la trouvaient

magnifique, avec sa peau de pche,


ses grands yeux, ses membres
robustes et grassouillets et son
extraordinaire joie de vivre. Javais
parfaitement choisi son prnom.
moins quelle nait faim ou que sa
couche ne soit mouille, Joy
souriait et riait en permanence,
observant le monde avec ses grands
yeux attentifs. Ctait le bb le plus
heureux que jaie jamais vu.
Ma mre me la remise, puis,
impulsivement, nous a serres
toutes les deux dans ses bras.
Je suis tellement fire de toi ,
a-t-elle dit.
Je me suis cramponne elle.

Merci , ai-je chuchot.


Jaurais voulu lui dire autre
chose, la remercier de mavoir
aime quand jtais enfant et de me
laisser libre maintenant que jtais
une femme.
Merci , ai-je rpt.
Elle ma treinte une dernire
fois et a embrass Joy sur le
sommet du crne.
Jai rempli deau tide la
baignoire blanche de Joy et lui ai
donn un bain. Elle babillait et
gloussait pendant que je larrosais,
que je lavais ses jambes, ses pieds,
ses doigts, ses adorables petites

fesses. Je lai frictionne avec une


lotion, lai talque, lui ai enfil une
robe en laine blanche et un chapeau
blanc brod de roses.
Bb, lui ai-je murmur
loreille, bb Joy.
Elle a brandi les poings tel un
athlte triomphant - le plus petit
athlte du monde - et a mis une
kyrielle de syllabes liquides, comme
si elle conversait dans une langue
inconnue de nous tous.
Tu peux dire maman ? ai-je
demand.
Ahh ! a rpondu Joy.
On en est encore loin.


Ooh , a-t-elle dit, me
contemplant avec ses grands yeux
limpides comme si elle comprenait
chaque mot.
Je lai confie Lucy et je suis
alle prendre ma douche, me
coiffer, me maquiller et rpter le
discours que je rdigeais depuis des
lustres.
Jentendais le carillon de la
sonnette, la porte qui souvrait et se
refermait, des gens qui entraient
dans lappartement. Dabord, il y a
eu le traiteur, puis Peter, avec deux
botes enveloppes dans du papier
argent et un bouquet de roses.
Pour toi , ma-t-il dit, et il a

mis les fleurs dans un vase.


Aprs quoi il a sorti Troufi et vid
le lave-vaisselle tandis que je
finissais de ranger.
Ce quil est chou, a dit lune des
assistantes du traiteur. Moi, mon
mari ne doit mme pas savoir o se
trouve le lave-vaisselle.
Jai souri sans me donner la
peine de la dtromper. Ctait trop
compliqu expliquer... comme
raconter des trangers que javais
pass la journe avec tous mes
habits devant derrire. Dabord
vient lamour, puis le mariage, puis
le bb dans son landau. Mme les
petits enfants savaient a. Mais que

pouvais-je y faire ? Ctait comme


a. Il mtait impossible de rcrire
lhistoire. Et dans la mesure o jy
avais gagn Joy, je ny tenais pas du
tout.
Jai fait mon entre dans le
sjour avec Joy dans mes bras. Maxi
tait l : elle ma souri et ma
adress un imperceptible signe de la
main. ct delle, il y avait
Samantha, puis ma mre et Tanya,
Lucy et Josh, Betsy, Andy avec sa
femme Ellen et deux infirmires de
lhpital qui staient occupes de
Joy. Dans un coin, jai vu Audrey,
impeccable dans son tailleur de lin
crme. Peter tait ses cts. Tous

mes amis. Je me suis mordu la


lvre et jai baiss les yeux pour
refouler mes larmes. La femme
rabbin a rclam le silence, puis elle
a demand quatre personnes pour
tenir les montants du dais. Il tait
ma grand-mre, jai reconnu ses
vieilles dentelles pour lavoir vu aux
mariages de mes cousines. Moi
aussi, je me serais marie sous ce
dais, si javais procd dans le bon
ordre. Dans une crmonie comme
celle-ci, le dais tait cens abriter le
bb, le mari et la femme. Mais
javais pris mes dispositions et, la
demande du rabbin, tout le monde
sy est regroup autour de moi. Mon

bb allait recevoir son nom en


prsence de tous ceux qui nous
aimaient et nous soutenaient ; la
femme rabbin avait trouv que
ctait une bonne ide.
Pleinement
veille,
Joy
rayonnait, comme si elle sentait
quelle tait le centre de lattention
et quelle jugeait cela parfaitement
naturel. Troufi tait poliment assis
mes pieds.
On y va ? a propos la femme
rabbin.
Elle a prononc un bref discours
sur Isral et la tradition juive, sur le
fait que Joy tait accueillie au sein
dune religion transmise depuis

Abraham, Isaac et Jacob, ainsi que


Sarah, Rebecca et Leah. Elle a
chant une bndiction, dit des
prires au-dessus du pain et du vin,
tremp un linge dans le vin doux et
la press contre les lvres de Joy.
Ooh ! a glouss Joy, et tout le
monde a ri.
Et maintenant, a dit le rabbin,
Candace, la mre de Joy, va nous
dire comment elle a choisi ce
prnom.
Jai inspir profondment. Ma
fille me fixait avec ses grands yeux.
Coll contre ma jambe, Troufi ne
bougeait pas. Jai sorti une fiche
cartonne de ma poche.

Jai beaucoup appris cette


anne , ai-je commenc.
Jai
pris
une
inspiration
frmissante. Ne pleure pas, me suisje dit.
Jai appris que les choses ne se
passent pas toujours comme on la
prvu, ni comme on laurait voulu.
Jai appris que certains dgts sont
irrparables, ce qui est cass est
cass, mais jai aussi appris quon
peut traverser les preuves et
esprer des jours meilleurs, du
moment quil y a des gens qui vous
aiment.
Je me suis interrompue pour
messuyer les yeux.

Jai appel mon bb Joy parce


qu'elle est ma joie, et elle sappelle
Leah en hommage au pre de son
pre. Son second prnom tait
Lonard,
ctait
un
homme
merveilleux. Il aimait sa femme et
son fils, et je suis sre quil aurait
aim Joy aussi.
Et voil, ctait tout. Je pleurais,
Audrey pleurait, ma mre et Tanya
taient dans les bras lune de
lautre, et mme Lucy, qui
normalement restait de marbre
dans les moments dmotion
Cest le Prozac , expliquait-elle),
tait en train de scher ses larmes.
La femme rabbin observait la scne

dun air perplexe.


Bien, a-t-elle dit finalement, on
passe table ?
Aprs les bagels et la salade de
merlu, aprs les petits gteaux, le
cake aux pommes et le cocktail
champagne-jus dorange, aprs que
Troufi sest empiffr de saumon
fum et a t malade derrire les
toilettes, aprs quon a dball les
cadeaux et que jai mis un quart
dheure pour convaincre Maxi que
Joy, si extraordinaire soit-elle,
naurait pas besoin dun rang de
perles de culture avant son dixhuitime anniversaire, aprs avoir
ramass les papiers demballage et

rang les restes, aprs que le bb


et moi avons fait la sieste, Peter,
Joy et moi sommes descendus
attendre la fin du sicle au bord du
fleuve.
Tout me souriait en ce moment,
me disais-je en installant Joy dans
sa poussette. Mon film tait en
cours de production. Ma version d
Aimer une ronde tait parue fin
novembre, la place de la
chronique de Bruce. Elle avait
provoqu, dixit la directrice de la
rdaction, un vritable raz de mare
: toutes les femmes qui staient
jamais senties trop grosses, trop
petites, trop laides ou trop dcales

pour tre acceptes ou aimes


crivaient afin de louer mon
courage, de dcrier lgosme de B.,
de raconter leurs propres dboires
face aux problmes de poids et
doffrir leurs meilleurs vux la
petite Joy.
Cest la premire fois que je
vois a, avait dit la directrice de la
rdaction en dcrivant les piles de
courrier, les couvertures pour bb,
les livres denfants, les nounours et
les porte-bonheur dinspiration
religieuse ou non, qui affluaient
c h e z Moxie.
Accepteriez-vous
dcrire rgulirement pour nous ?

Elle avait dj tout prvu :


jenverrais des dpches mensuelles
du front des mres clibataires,
pour rendre compte de ma vie avec
Joy.
Jaimerais que vous nous
racontiez comment on vit au jour le
jour, dans un corps comme le
vtre... comment on fait pour
concilier son travail, sa vie affective,
ses amitis avec ses obligations de
mre.
Et Bruce ? ai-je demand.
Jtais tout excite lide de
travailler
pour Moxie (surtout
quand jai appris ce que ctait
pay), mais voir mes papiers ct

des
articles
de
Bruce
ne
menchantait gure : je mimaginais
mal, pendant quil parlerait aux
lectrices de sa vie sexuelle, leur
expliquer les rototos et les couches
souilles, ainsi que mes difficults
pour rentrer dans un maillot de
bain.
Le contrat de Bruce na pas t
renouvel , a-t-elle rpondu
brivement.
Voil qui arrangeait mes affaires ;
jai donc dit oui avec joie.
Jai pass le mois de dcembre
me rinstaller dans mon nouvel
appartement, ainsi que dans ma vie.
Le matin, mon rveil, je

mhabillais, jhabillais le bb, je


mettais Troufi en laisse, Joy dans la
poussette, et jallais masseoir au
soleil dans le parc. Troufi courait
aprs sa balle, les voisines
sextasiaient devant Joy. Puis je
retrouvais Samantha pour prendre
un caf et me rhabituer la foule,
aux voitures, aux bus et aux mille
autres choses que javais appris
redouter depuis larrive si brutale
de Joy.
Dans la foule, jai galement
trouv une psychothrapeute : une
femme chaleureuse de lge de ma
mre, daspect rassurant, avec un
inpuisable stock de Kleenex, et qui

na pas paru smouvoir outre


mesure lorsque jai pass les deux
premires sances pleurer, et la
troisime lui raconter comment
mon papa mavait aime et
comment javais souffert de son
dpart, plutt que daborder des
questions nettement plus actuelles.
Jai appel Betsy au journal et me
suis arrange pour venir travailler
temps partiel, participer certains
grands projets et emporter du
travail la maison, en cas de
besoin. Jai tlphon ma mre
pour convenir dun rendez-vous
hebdomadaire : tous les vendredis
soir, je dnerais la maison, puis

nous resterions dormir pour


pouvoir aller au club des bbs
nageurs le lendemain matin.
Demble, Joy sest sentie laise
dans leau.
Je nai jamais vu a, disait
Tanya de sa voix raille en la
regardant barboter, craquante dans
son petit maillot rose volants. Elle
va nager comme un poisson !
Jai appel Audrey pour lui
prsenter mes excuses... enfin,
celles que jai russi placer parmi
le flot incessant de ses excuses
elle. Elle tait dsole pour la
conduite de Bruce, dsole quil
nait pas t l pour me soutenir,

dsole surtout de navoir rien su,


autrement elle laurait remis dans
le droit chemin. Ce qui ntait pas
possible, bien sr. On ne peut pas
forcer un adulte faire quelque
chose quil na pas envie de faire.
Mais jai gard ces rflexions-l
pour moi.
Je lui ai dit que je serais honore
si elle acceptait de jouer un rle
dans la vie de Joy. Elle ma
demand, trs nerveusement, si
jtais daccord pour que Bruce joue
un rle dans la vie de Joy. Jai
rpondu non... mais dun autre ct,
ai-je ajout, tout pouvait changer.
Un an auparavant, je ne me serais

pas imagine avec un bb. Alors


qui sait ? Lanne suivante, Bruce
viendrait peut-tre pour un brunch
ou une balade vlo, et Joy
lappellerait papa. Tout tait
possible, non ?
Je nai pas tlphon Bruce. Jy
ai rflchi et rerflchi, je lai
tourn et retourn dans ma tte, jai
examin la situation sous tous les
angles et finalement dcid que je
ne men sentais pas capable. Javais
russi vacuer une bonne partie
de ma colre... mais pas tout. Peuttre que cela aussi viendrait avec le
temps.
Tu ne lui as donc pas parl du

tout ? a demand Peter en


marchant ct de moi, sa main
prs de la mienne sur la poussette
de Joy.
Pas une fois.

Et tu nas pas eu de ses


nouvelles ?

Indirectement, si. Cest le


tlphone arabe. Audrey dit ma
mre, qui dit Tanya, qui raconte
tout le monde, y compris Lucy,
qui me le dit moi.

Et tu ressens quoi,
aujourdhui ?
Je lui ai souri. Le ciel, entretemps, tait devenu compltement

noir.
On dirait ma psy.
Jai inspir profondment et
souffl en regardant senvoler le
petit nuage blanc.
Au dbut, ctait lhorreur, et a
lest encore quelquefois.
Seulement quelquefois ? Sa
voix tait empreinte dune grande
douceur.
Rarement, ai-je dit en souriant
Trs rarement.
Jai cherch sa main, et il a serr
mes doigts.
Les choses arrivent, tu sais.
Cest la leon numro un de ma

thrapie. Les choses arrivent, et on


ne peut pas les dfaire. On ne
ramnage pas le pass, on ne
recule pas les aiguilles dune
montre, et tout ce quon peut
changer, tout ce qui doit nous
proccuper, cest comment nous y
ragissons.
Et comment y ragis-tu ?
Je lai gratifi dun sourire
oblique.
Tu es tenace, toi.
Il ma regarde srieusement.
Jai mes raisons.
Ah oui ?
Peter sest clairci la voix.

Je me demande si tu...
maccepterais.
Jai pench la tte.
En tant que conseiller
dittique domicile ?
Quelque chose domicile, at-il marmonn.
Mais tu as quel ge, au juste
? lai-je taquin.
Ctait un sujet quon navait
jamais vraiment abord lors de nos
expditions dans les librairies, la
plage ou dans le parc avec Joy.
Quel ge tu me donnes ?
Jai opt pour lhypothse la plus
plausible que jai rvise de cinq

ans la baisse.
Quarante ans ?
Il a pouss un soupir. Jen ai
trente-sept.
a ma tellement surprise que je
nai mme pas cherch le
dissimuler.
Cest vrai ?
Sa voix, dordinaire lente, grave et
pose, paraissait plus haute,
incertaine, tandis quil essayait de
sexpliquer.
a doit tre cause de ma
taille... aussi, dix-huit ans, javais
dj des cheveux gris... et puis le
fait
dtre
professeur
laisse

supposer que...
Tu as trente-sept ans ?
Tu veux voir mon permis ?
Non. Non, je te crois.

Je sais, a-t-il commenc, je


sais que je suis probablement trop
vieux pour toi, et que je ne suis pas
exactement ce que tu recherches.
Ne sois pas bte.
Je ne suis ni brillant ni vif.
Il a regard ses pieds en soupirant.
Je suis plutt du genre bcheur.
Bcheur ?
Il a esquiss un lger sourire.
Bcheur. Qui avance pas pas.

Surtout avec des tibias fls,


ai-je murmur.
Et je... sincrement, je...

Sommes-nous arrivs la
partie affective de la prsentation ?
ai-je demand, toujours taquine. a
ne te drange pas que je sois ronde
?
Il a resserr ses longs doigts sur
mon poignet.
Je trouve que tu as lallure
dune reine, a-t-il dclar avec une
intensit qui ma surprise... et ravie.
Tu es la femme la plus
extraordinaire, la plus fascinante
que jaie jamais rencontre. Tu es

drle, tu es intelligente et tu as un
cur dor... Il a marqu une pause
pour dglutir. Cannie... Et il
sest tu.
Jai souri - de contentement pendant que, assis ct de moi, il
attendait ma rponse en me tenant
par le poignet. Cette rponse, je la
connaissais dj, ai-je pens en
croisant son regard. Ma rponse
tait que je laimais... que je
naurais pu rver dun homme plus
gnreux, plus attentionn, plus
aimant. Quil tait bon, loyal, doux,
et que nous pourrions vivre des tas
daventures ensemble... Peter, Joy
et moi.

Veux-tu tre le premier homme


que jembrasserai au cours de ce
millnaire ? ai-je questionn.
Peter sest pench vers moi. Jai
senti son haleine tide sur ma joue.
Je veux tre le seul homme que
tu embrasseras au cours de ce
millnaire , a-t-il dclar avec
emphase.
Et il a effleur de ses lvres mon
cou... mon oreille.,, ma joue. Jai
pouff jusqu ce quil membrasse
sur la bouche pour me faire taire.
Blottie contre ma poitrine, coince
entre nous deux, Joy a pouss un
petit cri et agit le poing.

Cannie ? a chuchot Peter, tout


bas, de faon que je sois la seule
entendre, une main dans la poche
de son blouson. Jai quelque chose
te demander.
Chut , ai-je dit, sachant au
fond de moi quelle tait la question,
et quelle serait ma rponse.
Oui, ai-je pens. Oui, je le veux.
Chut. a commence.
Le feu dartifice a explos audessus de nos ttes, immenses
gerbes de couleurs et de lumire.
Une pluie dtincelles est retombe
sur le fleuve ; a crpitait et a
sifflait de partout, tandis que les

fuses teintes sillonnaient la nuit


avant de plonger dans leau. Jai
regard Joy. Elle avait lair
transporte : les yeux agrandis, elle
tendait les bras comme si elle
voulait treindre ce quelle voyait.
Jai souri Peter, le doigt lev, lui
faisant signe de patienter. Puis, les
mains sous les aisselles de Joy, je
me suis remise debout. Sourde aux
cris bon enfant de Assis ! et
Attention vous, mdame ! , je me
suis poste sur le rebord, o un flot
de froid et de lumire a inond mes
cheveux, mon visage, ma fille.
Levant les bras au-dessus de ma
tte, jai tendu Joy vers la lumire.

REMERCIEMENTS
Alors, heureuse ? naurait pas vu
le jour sans mon agent, Joanna
Pulcini, une femme remarquable,
patiente et dvoue, qui a sorti
Cannie
de
lobscurit,
la
dpoussire et lui a trouv un
foyer. Je remercie Liza Nelligan
pour sa lecture attentive et ses bons
conseils. Je remercie galement
mon
ditrice,
Greer
Kessel
Hendricks, dont lil perant et les
prcieuses
suggestions
ont
considrablement
amlior
la
qualit de ce livre.
Merci lassistante de Greer,

Suzanne ONeill, et celle de


Joanna, Kelly Smith, pour avoir
rpondu mille questions et
mavoir tenu la main.
Merci Linda Michaels et
Teresa Cavanaugh, qui ont aid
Cannie voir le monde, et
Manuela Thurner, la traductrice
allemande d'Alors, heureuse ?, qui a
relev une douzaine dincohrences
et appris ce que sont les pommes
dauphine.
Depuis
lcole
lmentaire
jusqu la fac, jai eu la chance
davoir des professeurs qui ont cru
en moi, et dans le pouvoir des mots
: Patricia Ciabotti, Marie Miller, et

plus
particulirement
John
McPhee.
Je travaille, et jai beaucoup
appris,
avec
les
meilleurs
professionnels
au Philadelphia
Inquirer. Merci Beth Gillin, une
rdactrice en chef hors pair, et
Gail Shister, Jonathan
Storm, Carrie Rickey, Lorraine
Branham, Max King et Robert
Rosenthal.
Merci mes amis, qui mont
inspire et amuse, en particulier
Susan Abrams, Lisa Maslankowski
(pour les conseils mdicaux), Bill
Syken, Craig et Elizabeth LaBan et
Scott Andron, Merci ma sur

Molly, mes frres Jake et Joe,


ma grand-mre Faye Frumin, qui a
toujours cru en moi, et ma mre,
Frances Frumin Weiner, qui
narrive toujours pas le croire.
Merci Caren Morofsky, dtre une
aussi bonne copine.
Merci ma muse, Wendell, le roi
de tous les chiens.
Enfin, merci Adam Bonin,
premier lecteur et compagnon de
route, qui a donn un sens cette
aventure.

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