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Jacques Attali - Devenir Soi-eBook-Gratuit

hhhhh

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La

liste des prcdents livres de Jacques Attali


se trouve ici.

Couverture : Atelier Didier Thimonier


Illustration : D. R.
ISBN : 978-2-213-68767-4
Librairie Arthme Fayard, 2014

Table des matires


Couverture
Page de titre
Page de Copyright
Introduction
Premire partie - La rsignation du monde
Chapitre 1
Lirrsistible ascension du Mal
Chapitre 2
Linvitable somalisation du monde
Chapitre 3
Les rsigns-rclamants
Deuxime partie - La Renaissance est en marche
Chapitre 1
Les signaux faibles dune nouvelle Renaissance
Chapitre 2
Ceux qui prennent en main leur vie personnelle
Chapitre 3
Les artistes
Chapitre 4
Les entrepreneurs privs
Chapitre 5
Les entrepreneurs positifs
Chapitre 6
Les militants
Troisime partie - Les penseurs du devenir-soi
Chapitre 1
Ce quen disent religions et philosophies

Chapitre 2
Le devenir-soi dans la pense moderne
Quatrime partie - Les cinq tapes du devenir-soi
Lvnement, la Pause et le Chemin
Chapitre 1
Prendre conscience de son alination
Chapitre 2
Se respecter et se faire respecter
Chapitre 3
Ne rien attendre des autres
Chapitre 4
Prendre conscience de son unicit
Chapitre 5
Se trouver, se choisir
Conclusion
Devenir soi, ici et maintenant
Du mme auteur


Dans un monde aujourdhui insupportable et qui, bientt, le sera bien plus encore pour beaucoup, il
ny a rien attendre de personne. Il est temps pour chacun de se prendre en main.
Ne vous contentez pas de rclamer une allocation ou une protection ltat, arrachez-vous la
routine, aux habitudes, au destin tout trac, une vie choisie par dautres. Choisissez votre vie !
O que vous soyez dans le monde, homme ou femme, qui que vous soyez dans la socit, agissez
comme si vous nattendiez plus rien des gens de pouvoir ; comme si rien ne vous tait impossible. Ne
vous rsignez pas ! Ne vous bornez pas dnoncer l horreur conomique du monde, ne vous
contentez pas de vous indigner : lune et lautre attitude ne sont que des formes de lchet mondaine.
Pour vous dbrouiller, pour russir votre propre vie, ayez confiance en vous. Respectez-vous.
Osez penser que tout vous est ouvert. Ayez le courage de vous remettre en question, de bousculer
lordre tabli, dentreprendre et de considrer votre vie comme la plus belle des aventures.
Pour trouver la force de le faire, rflchissez sur toutes les instances qui conditionnent votre
avenir.
Vous verrez alors que vous tes beaucoup plus libre que vous ne le croyez ; que, qui que vous
soyez, quel que soit votre ge, quelles que soient vos ressources matrielles, votre sexe, votre origine
et votre situation sociales, vous pouvez affronter des difficults qui vous paraissaient insurmontables,
changer radicalement votre destin, celui de ceux qui vous aiment et que vous aimez, et celui des
gnrations venir, dont dpendent votre bien-tre et votre scurit.
Les femmes en sont particulirement empches. Si elles y russissent, elles bouleverseront
le monde.
Ce dont je parle ici nest significativement dsign par aucun mot en franais, ni dans aucune autre
langue que je connaisse. Il ne sagit pas de rsistance, ni de rsilience, ni de libration, ni de
dsalination, ni de pleine conscience. Je proposerai ce mot : le devenir-soi .

Le monde est dangereux et le sera de plus en plus : la violence rde partout, elle se dchane en
maints endroits au nom des pires intolrances et des idologies les plus obscures ; des guerres de
religion se rallument ; des scessions se multiplient ; des diffrences ne se nourrissent plus les unes
des autres ; lenvironnement se dgrade ; la nourriture est de plus en plus pollue ; lemploi
disparat ; les classes moyennes se dfont ; la croissance ne permet pas de rpondre aux besoins dune
population urbaine de plus en plus dense et solitaire ; les ingalits se creusent entre quelques riches
et un nombre immense de pauvres. Lun aprs lautre, tous les filets de scurit se dchirent.
La croissance ntant plus au rendez-vous, pour maintenir leur niveau de vie menac de toutes
parts, tats, entreprises, particuliers vivent de plus en plus crdit, aux crochets des gnrations
passes, dont ils pillent lhritage, et des gnrations futures, dont ils dgradent le patrimoine.
Face ces prils, la plupart des hommes politiques et des dirigeants dentreprise, presque tous
proccups par leur seul prsent, se contentent de grer au mieux le quotidien et de colmater les
brches ; les politiciens ne cherchent qu amliorer leur popularit auprs des lecteurs par des
dcisions dmagogiques ; les chefs dentreprise, auprs de leurs actionnaires par la recherche
frntique de profits trimestriels.
Tous oublient que les vivants daujourdhui auraient pourtant un intrt goste penser au long
terme, soit parce quils font aussi partie des gnrations passes (plus dun tiers de lhumanit
actuelle tait dj sur terre il y a cinquante ans), soit parce quils font dj partie des gnrations
futures (plus des deux tiers de nos contemporains seront encore vivants dans trente ans).
En France en particulier, les dirigeants successifs ont laiss le pays senfoncer depuis deux
dcennies dans un lent dclin, un engourdissement qui pourrait devenir mortel.
Lass davoir dit, crit et rpt depuis si longtemps quil est urgent de rformer la gouvernance
du monde, de lEurope et de mon pays ; lass dexposer le dtail de toutes les mesures urgentes
prendre pour viter les catastrophes cologiques, retrouver une croissance durable et juste, fournir
chacun les moyens de vivre pleinement sa libert sans la refuser aux autres ; lass dentendre les
hommes et les femmes de pouvoir, de tout parti, de tout pays, dont le mien, me dire en confidence
quils partagent avec moi le diagnostic et la prescription, quils savent ce quil faudrait faire, mais
que ce nest pas le moment de le mettre en uvre en raison de la crise, ou de labsence de crise, ou de
leur popularit, ou de leur impopularit ; lass de les voir se rfugier derrire leur scepticisme, leur
cynisme, leur narcissisme, leur autosatisfaction, leur gosme, leur avidit, leur pusillanimit, leur
orgueil ; enrag de les voir procrastiner en rois fainants soucieux de leur seul intrt, je voudrais
dsormais dire chacun dentre vous : nattendez plus rien de personne, faites un nouveau pari la
Pascal !
Ce grand gnie franais avait propos, en son temps, de faire le pari de croire en Dieu
indpendamment de toute rvlation ; de croire sans preuve ; parce que, expliquait-il, nul na rien
y perdre : sIl nexiste pas, on ne sera pas puni dy avoir cru ; sIl existe, on sera peut-tre
rcompens de lavoir honor.
Je propose dagir de mme dans le monde daujourdhui : faire le pari de prendre le pouvoir sur sa
propre vie, de se trouver, indpendamment de lhypothtique action des autres. Parce quen toute
hypothse on a tout y gagner.
En effet, de deux choses lune :
Soit, comme cest le plus probable, les puissants, publics et privs, ne seront pas la hauteur des
enjeux ; alors chacun aura agi temps pour suppler pour lui-mme, au moins, leur impuissance.

Soit, au contraire, les hommes de pouvoir se dcideront enfin affronter les enjeux cologiques,
thiques, politiques, sociaux et conomiques du sicle. L encore, de deux choses lune : soit ils
choueront, ce qui ramnera au cas prcdent ; soit ils russiront, et nul naura rien perdu sinscrire
au mieux, par son initiative personnelle, dans labondance retrouve.
Certes, cette libert, but ultime, nest pas et ne sera jamais illimite : le mme Blaise Pascal nous
rappelle que notre vie se droule lintrieur dune prison, dtermine par les conditions de notre
naissance et les exigences de notre mort. nous den carter les murs. Cest encore lui qui compare
la libert de tout homme avec celle du paysan : sa rcolte dpend de son travail autant que de la pluie
et de la fertilit de son champ, qui lui chappent.
Faire un tel pari ne va pas de soi : bien des gens se rsignent ntre, toute leur vie, que ce que les
autres ont dcid quils seront ; ils mnent lexistence que les autres, ou les hasards, ont trace pour
eux l o ils sont ns. Par peur. Par paresse. Par passivit. Ils survivent au mieux, trouvant parfois de
minces bonheurs dans les anecdotes de leurs destins.
Dautres croient y chapper en sindignant ; ils critiquent, manifestent, protestent. Jamais ils ne
transforment leur indignation en actes. Ni pour russir leur propre vie, ni pour amliorer celles
dautres. O quils soient, ils ne font que se donner bonne conscience et sinventer dhonorables
sujets de conversation.
Dautres, enfin, refusent le destin que la socit, la religion, la famille, la classe sociale, la nation
o ils sont ns, leurs moyens matriels, leur sexe, leur patrimoine gntique prtendent choisir pour
eux ; ils sarrachent aux dterminismes de toute nature ; ils se choisissent leur gr, sans obir
leurs ans, des tudes, un mtier, un physique, une orientation sexuelle, une langue, un conjoint, un
combat, un idal, une thique. Ils quittent parfois leur famille, leur pays. Ils cherchent en quoi ils sont
uniques. Ils se forgent une utopie et cherchent la raliser. Ou, plus modestement, ils dcident de se
prendre en main et de ne plus rien attendre de personne : ni emploi ni panouissement. Ils tentent alors
de devenir eux-mmes. Ils ne russiront certes pas tous. Au moins auront-ils t libres en essayant.
Une telle recommandation nest videmment pas facile suivre : pendant des millnaires, au nom
des dieux, princes et prtres ont impos leur pouvoir aux hommes qui ont, leur tour, impos leurs
caprices aux femmes et aux enfants. Aujourdhui encore, le sort de presque tous les humains surtout
les femmes et les enfants dpendent de forces crasantes, visibles ou invisibles, matrielles ou
immatrielles, conomiques ou idologiques, financires ou politiques, religieuses, militaires ou
climatiques ; du bon vouloir des autres, de leurs dsirs, de leur folie, de leur violence ou de leur
indiffrence.
Chacun, mme parmi les classes moyennes des pays riches, peut penser quil na aucun pouvoir sur
lenvironnement, la paix, la guerre, la croissance, lemploi, lvolution du climat et celle des
technologies ; donc aucun pouvoir sur lessentiel de ce qui fait sa propre vie. Et de fait, bien des gens
ne raliseront pas leurs rves. Ils ne sont pas et ne seront pas les artistes, les mdecins quils
auraient rv dtre.
Et pourtant : presque tous les humains, hommes et femmes, mme les plus faibles, les plus
dmunis, les plus crass par les diverses forces qui se disputent le monde, ont la capacit de prendre
le pouvoir sur leur propre vie. Sils ressentent le besoin vital de se librer ; sils apprennent ne pas
se rsigner, rsister, trouver dans leur vie intrieure et dans lexercice de leur raison une faon de
se librer des dterminismes qui les asservissent.
Bien des vnements peuvent provoquer une telle prise de conscience : une situation matrielle

amliore ou dgrade ; le sentiment de sa mort prochaine ou dune sant florissante ; une rflexion
sereine ou une crise existentielle ; un profond chagrin ou un accs de bonheur ; un moment de
solitude ou un coup de foudre ; le dsir de soi ou le besoin de lAutre dont la prsence est dj
rupture soi.
Il sagit l de bien plus que de rsilience ; il ny est pas seulement question de survivre aux crises,
ni de se tirer daffaire dans la vie quotidienne, mais de se trouver, de russir sa vie, de dcouvrir la
raison de sa prsence sur cette terre pour devenir-soi et trouver le courage de se dbrouiller par
soi-mme.
De cet arrachement aux autres, de cette prise de pouvoir de chacun sur soi-mme sortiront des
cohortes de crateurs, dans leur vie prive ou leur activit professionnelle ; ils vivront ce quils sont
et creront pour eux-mmes et pour le reste de lhumanit. Sils closent en grand nombre, sils en
aident beaucoup dautres devenir soi, les crises seront bientt surmontes ; labondance, la paix, la
tolrance et la libert prvaudront ; il deviendra possible de faire de notre plante non pas un paradis,
mais tout le moins un monde vivable pour la quasi-totalit de ses habitants.
Pour y parvenir, il faudra, pour chacun, apprendre distinguer ce que jappellerai ici
l vnement , la Pause et la Renaissance . Suivre les exemples et le Chemin en cinq
tapes que dcrit la suite de ce livre. Oser affronter la salvatrice solitude.

PREMIRE PARTIE

LA RSIGNATION DU MONDE

CHAPITRE 1

Lirrsistible ascension du Mal


Est-il vraiment possible de prendre sa vie en main ? Faut-il sy risquer ? Ne vaut-il pas mieux
rester spectateur dune histoire qui nous dpasse, laisser le hasard et les autres choisir notre destin,
et se contenter de rclamer aux puissants tats et patrons une plus juste part des richesses cres ?
De fait, le Mal semble partout lemporter, ne laissant presque aucune place lespoir dune russite
individuelle. La violence rde et frappe dans maints endroits : thtres de drames depuis longtemps,
comme le Proche et Moyen-Orient ; les lieux plus inattendus, de lUkraine lAfrique subsaharienne.
Elle touche de plus en plus les civils, femmes et enfants que les tats-majors utilisent de plus en plus
comme esclaves, soldats, otages ou boucliers humains.
Le chmage crot presque partout et frappe surtout, et de plus en plus, les plus jeunes, mme
diplms. Prs de la moiti de lhumanit vit en dessous du seuil de pauvret et na gure de
perspectives den sortir. Les ingalits sont devenues normes et ne cessent de saccrotre.
Les 85 personnes les plus riches de la plante dtiennent autant de richesses que les 3,5 milliards les
plus pauvres.
La dmographie continue dexploser dans de nombreux pays : ainsi, la population du Nigeria
quintuplera dici la fin du sicle, passant de 174 millions dhabitants 440 millions en 2050 et
914 millions en 2100 ; celle de la Rpublique dmocratique du Congo passera de 68 155 millions en
2050 ; celle du Niger, de 20 200 millions en 2100 ; de mme, les populations de la Tanzanie, de
lthiopie, de lOuganda doubleront au moins en trente ans. linverse, celles de la plupart des pays
europens vont diminuer ; dici 2050, la Bulgarie perdra 30 % de ses habitants, lUkraine, 25 %, la
Russie, 15 %, lAllemagne, 12 %. En Asie, le Japon perdra 15 % de ses effectifs. Au mitan de ce
sicle, on comptera plus de Franais que dAllemands, et, plus tard, si la tendance continue, de
Nigerians que de Chinois. Sans quon puisse rorienter cette tendance, il y aura la fin du sicle
7 milliards de citadins pour 3 milliards de ruraux. Au vu de ces faits, il semble difficile dimaginer
quon puisse fournir tous les moyens de travailler, de se loger, de se dplacer, de manger ; quon
puisse assurer une retraite dcente aux 2 milliards de personnes ges (dont le nombre augmentera
deux fois plus vite que celui du reste de la population) ; quon puisse dmnager et accueillir
dcemment le milliard de gens au moins qui devront sexiler pour raisons climatiques et politiques ;
ou mme quon puisse, en particulier en Asie, faire natre autant de filles que de garons en raison

des pressions culturelles qui les excluent et des progrs techniques qui permettent dsormais des
avortements slectifs. Aucun tat na aujourdhui les moyens dinfluer significativement sur toutes
ces volutions qui dterminent tous les destins individuels.
Les volutions technologiques, si elles sont spectaculaires, ne semblent pas pouvoir, dans les
dcennies venir, amliorer significativement la vie des gens. De fait, si les innovations les plus
rcentes (du tlphone mobile Internet, des moteurs de recherche la lecture du code gntique) ont
boulevers les faons de travailler et de consommer (en supprimant lintermdiation dans des
secteurs tels que le commerce, la culture, en rnovant le management de lentreprise et de
ladministration, en stimulant les changes), elles nont pas arrang la vie des gens autant quont pu le
faire la machine vapeur, le moteur explosion ou llectricit. De plus, le progrs technique a eu
rcemment et on aura de plus en plus des effets socialement et politiquement ngatifs :
dinnombrables robots supprimeront dinnombrables emplois ; lInternet des objets et le big data
permettront aux pouvoirs publics et privs de surveiller et contrler de plus en plus prs la vie de
chacun ; enfin, les objets connects, les nanotechnologies, les biotechnologies, les neurosciences, le
cur artificiel, lutrus artificiel, lhomme-prothse, jusquau clonage et aux chimres susciteront
des volutions irrversibles de la nature et de lhumanit. L non plus, nul nest en mesure, pour
linstant, dinflchir significativement ces volutions. Lascension du Mal semble inluctable.
En outre, le progrs technique ne fournira pas les moyens dempcher la prolifration des armes ;
il naidera pas non plus contenir la hausse de la temprature moyenne du globe de 3 degrs dici la
fin du sicle ; glaciers et calottes glaciaires vont continuer de fondre, provoquant, avec la dilatation
thermique de leau, une lvation du niveau des mers de prs dun mtre, menaant de ce fait
136 mtropoles ctires, dont New York, et dautres deltas trs peupls tels celui du Gange et du
Brahmapoutre.
Les terres merges et cultivables diminuent, notamment dans des zones densment peuples.
Quatre-vingt-dix pour cent des populations urbaines sont soumises des pollutions nuisibles pour la
sant et qui aggravent les situations de famine. Prs de 4 millions de personnes meurent chaque anne
directement du fait de la mauvaise qualit de lair ; ce nombre a tripl en peine cinq ans. Trentedeux millions dtres humains sont des rfugis climatiques. Plus de 50 millions sont des rfugis
politiques. Dici 2030, le nombre de catastrophes naturelles triplera sans quon ny puisse rien ; les
scheresses seront plus intenses, les cyclones tropicaux plus violents, les prcipitations plus fortes,
les incendies plus nombreux. Au moins 30 % des espces animales disparatront lhorizon 2050. Les
pidmies virales seront de plus en plus frquentes ; de nouvelles maladies apparatront (une
infection nouvelle est dcouverte tous les seize mois depuis les annes 2000, contre une tous
les quinze ans dans les annes 1970) et se rpandront de plus en plus vite en raison du nomadisme
croissant des populations.
Enfin, le vieillissement de la population entranera une augmentation sans prcdent des maladies
propres aux troisime et quatrime ges, en particulier des affections neurodgnratives. L non
plus, les tats ny pourront rien. Ils assurent de moins en moins la scurit de leurs citoyens et sont de
moins en moins capables de rendre les services quon attend deux.

CHAPITRE 2

Linvitable somalisation du monde


Face lvolution dcrite au chapitre prcdent, les gouvernants ont et auront de moins en moins
de pouvoir. Ils contrleront de moins en moins les drives de la dmographie, celles de la technique
et de la finance, la crise de lemploi, lexplosion de la violence, la dgradation de lenvironnement.
Ils nont pas et auront de moins en moins les outils ni les moyens financiers pour rpondre ces
immenses dfis. Ils ne pourront presque plus rien contre lirrsistible ascension du Mal.
Partout les tats continueront dtre dmantels. Ils sont dj trs endetts et emptrs dans la
sclrose de leur bureaucratie. Au total, la dette publique mondiale a atteint 54 000 milliards de dollars
en juillet 2014, soit prs de 72 % du PIB mondial.
En particulier, dans les dmocraties, les dirigeants, obsds par limpact trs court terme de leurs
dcisions, ne savent plus, nosent plus se proccuper du long terme et refusent dtre ne serait-ce que
provisoirement impopulaires. Aucune dcision significative dun tat nest plus possible sans que des
corporatismes viennent en bloquer la mise en uvre. Mme si, dans les pays les plus riches, ltat
manipule plus de la moiti de la richesse produite chaque anne, il est de plus en plus inefficace,
indiffrent lavenir. Mesure de la faiblesse des dmocraties, les dettes publiques y augmentent plus
quailleurs : 100 % du PIB aux tats-Unis ; 96 % pour la zone euro ; 89,5 % pour lUnion
europenne.
Les pays membres de lUnion se sont privs bon escient de nombreux moyens daction, dont,
pour certains, la monnaie, sans pour autant se doter encore dun tat fdral capable dassumer leur
place les fonctions vitales de tout tat. En France mme, lexcutif a perdu de nombreux moyens de
contrler le destin du pays en raison de la construction europenne, des privatisations et de la
dcentralisation. Beaucoup dautres pays europens bradent, tels la Grce, le Portugal, lEspagne,
lItalie, leurs infrastructures publiques : ltat grec vient de se dbarrasser de 38 aroports, de
700 kilomtres dautoroutes, de 12 ports et dune compagnie produisant les deux tiers de llectricit
nationale. En Espagne, ltat se dsengage du systme de sant et organise la privatisation de
46 aroports. Cette mise lencan du secteur public ne peut que se poursuivre et rduire encore les
moyens des tats.
Dans de trs nombreux autres pays sur dautres continents ltat est plus encore impuissant face
aux enjeux de lavenir, incapable mme dassurer les services publics, de maintenir en tat ses

infrastructures, de payer ses fonctionnaires, ses policiers, ses soldats, de lutter contre les pidmies,
les trafiquants, les mafias, le terrorisme. Et plus encore de former et daider chacun de ses citoyens
choisir librement sa vie.
Dans les pays o ltat est particulirement faible, tels la Somalie, la Rpublique dmocratique du
Congo, le Sud-Soudan ou le Tchad, le chaos sinstalle en se parant parfois du nom de dmocratie.
LArgentine vient de faire dfaut sur ses dettes. Le Mexique, qui compte 9 des 50 villes les plus
dangereuses au monde, est incapable de juguler le trafic de drogue et les rglements de comptes entre
gangs. Rio de Janeiro, un million de personnes vivent prives de tout service public dans prs
de 700 bidonvilles. En Inde, au moins 680 millions de personnes nont pas accs aux soins,
lducation, leau potable, notamment dans lUttar Pradesh et le Bihar. Et rien nindique que ces
situations pourraient samliorer.
Partout rgnent le favoritisme et la corruption : mille milliards de dollars de pots-de-vin sont
verss chaque anne des fonctionnaires. En Afrique, o se trouvent 12 des 14 pays les plus
corrompus au monde, 400 milliards de dollars seraient dtourns chaque anne et mis labri
ltranger, dont 100 milliards pour le seul Nigeria.
Rien ne permet de penser, l non plus, que cette situation puisse samliorer. Dans les dcennies
venir, la puissance croissante du march va achever daffaiblir les tats : il deviendra de jour en jour
plus global, alors que les tats resteront locaux.
Aprs la fin de lhgmonie bipolaire amricano-sovitique, nulle puissance ou coalition de
puissances na pris le relais. Les rares instruments dune gouvernance politique globale du monde se
sont dissips. Plus personne nest le gendarme du monde. Plus personne nest mme de sopposer
lascension du Mal.
Aucune institution internationale nest en mesure de faire rgner lordre et la paix. Les guerres
civiles en Irak, en Syrie, au Kurdistan, en Afrique centrale, le conflit isralo-palestinien, la famine au
Sud-Soudan, lchec de lOSCE, au cur mme de lEurope, en Ukraine, dmontrent quaucune
instance nest dsormais capable dassurer la paix et la scurit dans le monde ; de garantir aux plus
faibles un environnement dcent pour y vivre.
Les G7, G8, G20 ne sont plus que des occasions de prendre des photos rassurantes et de diffuser
des communiqus vides de sens aussitt oublis. Depuis au moins vingt ans, aucun de ces sommets
na fait en rien avancer la moindre cause importante. Ni conomique ni cologique. Par exemple, le
protocole de Kyoto sur le contrle des missions de gaz effet de serre, thoriquement entr en
vigueur en 2005, est mort-n du fait du refus des tats-Unis (qui reprsentaient alors 23 % des
missions de GES) de se plier toute contrainte.
Face au vide laiss partout par les tats et les institutions internationales, les entreprises
prendront de plus en plus de pouvoir sur la vie des gens : les 2 000 plus grandes firmes au monde
connaissent une croissance au moins triple de celle des nations ; certaines assurent une hgmonie
plantaire dans de nombreux secteurs : de la sant la surveillance, de la distraction lducation.
Elles sont et seront de moins en moins enclines laisser leur destin dpendre des exigences dun tat,
quel quil soit. De plus, la technologie attribuera inexorablement au march les ultimes prrogatives
des tats, ne leur laissant, pour un temps encore, que le droit de choisir une langue, dhomologuer
des diplmes, dautoriser des mdicaments, de fixer des normes, de grer des armes.
Mme si certaines entreprises choisissent de penser le long terme, mme si certaines se
proccupent, dans leur propre intrt, des enjeux plantaires et des gnrations venir, la plupart

dentre elles sont obsdes par les ncessits financires immdiates de leur survie, nont dautre
horizon que le profit de leurs actionnaires, et ne rassemblent plus que des effectifs de passage,
mercenaires dloyaux, jusquau plus haut niveau de leurs tats-majors. Leur capital et leurs cadres
seront de moins en moins attachs une entit nationale, leurs siges se dplaceront l o les lois
sembleront les moins contraignantes et la fiscalit la plus basse, achevant de dtruire les tats. Le
chmage, principal ennemi de la dmocratie, principal obstacle au devenir-soi , continuera de
crotre.
Au total, le march est et restera incapable de se substituer aux tats dans la gestion des enjeux
globaux. Entreprises et tats, march et dmocratie reculeront de plus en plus devant les dissidences,
les scessionnismes, les groupes criminels et terroristes.
Les mouvements sparatistes, pacifiques ou violents, prendront de lampleur en cosse, en
Catalogne, en Inde, en Chine, en Ukraine, en Russie, en Birmanie, en Afrique, au Moyen-Orient. Les
frontires dessines aux XIXe et XXe sicles ne seront plus respectes. Les groupes terroristes, dont la
dimension politique camouflera de plus en plus mal lactivit criminelle, profiteront de la
multiplication des connexions et des changes pour sinternationaliser.
Les conomies illgales et criminelles pseront de plus en plus sur la vie des hommes, jusque dans
les nations les plus polices, dfiant et rognant encore les moyens de ltat. Le respect du droit de
proprit ne sera plus assur. La contrefaon sera de plus en plus la rgle. On assistera lexplosion
de la commercialisation des femmes et des enfants, des organes et des embryons. Le commerce de
substances illicites, le trafic dorganes et de personnes humaines, et celui des armes, les plus terribles
comme les plus sommaires, seront de plus en plus rpandus. Le chiffre daffaires des activits
illgales, cens reprsenter dj environ 8 000 milliards de dollars presque trois fois le PIB de la
France , et celui de lactivit criminelle (2 000 milliards) crotront massivement et seront dailleurs
intgrs dans les statistiques officielles. Dans la seule Italie, le chiffre daffaires de lorganisation
mafieuse Ndrangheta sest lev 53 milliards deuros en 2013. La cybercriminalit, qui cote
chaque anne prs de 750 milliards deuros aux entreprises qui en sont victimes, augmentera encore.
Un trs grand nombre darmes seront rattaches des entreprises ou des pouvoirs autoproclams.
Le monde ressemblera de plus en plus ce que fut la Somalie partir de 1991, quand ce pays perdit
tout moyen dappliquer une rgle de droit ; et surtout quand, aprs lchec, en 1995, dune tentative
des forces amricano-onusiennes visant y rtablir lordre, son gouvernement sexila au Kenya,
laissant le champ libre aux seigneurs de la guerre, aux chefs mafieux, aux fondamentalistes religieux
et aux terroristes de toute nature, sur terre comme sur mer. Cette somalisation du monde gagne du
terrain. Il ny aura alors non seulement plus de pilote dans lavion, mais mme plus de cabine de
pilotage ! Et pas davantage de bastilles prendre. Chacun devra choisir entre la rsignation et la
rbellion.

CHAPITRE 3

Les rsigns-rclamants
Malgr ces dsastres nos portes, et en dpit de limpuissance croissante des tats, les hommes et
femmes politiques continuent de faire comme si tout dpendait deux ; ils persistent faire campagne
sur des programmes et des promesses ; sengageant, sils sont lus ou sils prennent le pouvoir,
amliorer lenvironnement, rduire les ingalits, crer des emplois, rtablir la croissance,
distribuer des allocations, des postes, des subventions, des dductions fiscales.
Refusant de voir venir la fin dun monde, la plupart des citoyens pas seulement dans les pays
dOccident continuent de feindre de les croire, dattendre tout deux, rclamant priorits,
drogations et avantages. Lorsquils sont dus par un parti, ils courent vers un autre avant que celuil, puis un autre encore, de plus en plus extrmes, ne les doivent leur tour.
De fait, depuis laube des temps, toute socit (religieuse ou laque), tout pouvoir (celui des pres,
des prtres, des gnraux, des seigneurs, des matres, des lus, de ltat), font tout pour que chaque
personne place sous leur autorit ait une mauvaise image delle-mme ; pour que chacun se sente
dpendant, depuis le berceau jusquau cimetire ; pour que chacun soit mis en situation de ne pas
avoir le dsir ni laudace de se dbrouiller seul ; pour que chacun soit tout la fois rsign sur son
destin et en rclame un meilleur.
Luniversit, crivait Simon Leys, devrait tre le lieu o les gens deviennent ce quils sont
vraiment. Elle ne lest presque nulle part. Lcole, cense permettre chacun dapprendre, de
sorienter, de se dcouvrir, de choisir sa vie, ny parvient pas. De par le monde, un jeune sur huit nest
ni au travail, ni dans une filire ducative, ni en formation. Lorientation est partout en faillite et
conduit choisir sa vie par dfaut.
Dans les dmocraties, les citoyens regardent les cours de bourse et les indicateurs conomiques
dterminer croissance et emploi ; ils sacceptent impuissants, dpasss ; ils se savent incapables de
prendre leur condition en main, de la changer en quoi que ce soit, de choisir leur vie. Ils rclament
ltat de la scurit (cest--dire de la dfense, de la police, de la sant, un emploi qui passe par une
formation), exigeant les meilleurs services pour le prix le plus bas ; le plus de dpenses publiques
avec le moins dimpts ; ils sont consommateurs gostes de services publics quils ne songent plus
eux-mmes rendre aux autres. En particulier, les prochaines gnrations refusent dtre solidaires
des adultes daujourdhui : un jeune Japonais sur deux, un jeune Grec sur deux refuse de payer pour

les dettes de leurs ans.


Je nomme ces gens largement majoritaires, et pas seulement au sein des dmocraties les
rsigns-rclamants . Rsigns ne pas choisir leur vie ; rclamant quelques compensations leur
servitude.
trange monde : dans des socits en apparence de plus en plus individualistes, de moins en moins
de gens ralisent leurs rves, de plus en plus acceptent de ne faire que rclamer les miettes dune
abondance. Et lorsquils croient sen chapper, cest par lersatz de la distraction, de la collection, du
bricolage.
Telle est en particulier la condition des citoyens des dmocraties dites avances. Tel est, pour
beaucoup, le critre principal de leurs choix lectoraux. Telle est lexplication de la lchet
dhommes politiques qui nosent plus entreprendre des rformes impopulaires et ne font quajouter
des promesses nouvelles celles quils nont pu tenir. Telle est aussi lexplication de lvolution
idologique du monde vers un populisme toujours plus scuritaire, de plus en plus barricad, o
chacun prfre le repli sur dillusoires certitudes : le totalitarisme paternaliste et xnophobe
correspond aux attentes venir des rsigns-rclamants .
Mais comme, avec la mondialisation du march, les tats, mme les plus dirigistes et les plus
ferms, seront de moins en moins capables dassurer ces protections, ces populismes scuritaires,
nationalistes et xnophobes choueront aussi.
Le march prendra alors plus encore le relais pour fournir ces insatiables consommateurs de
scurit davantage doutils de surveillance, de moyens de leur alination, dinstruments de leur
rsignation. Dj il offre la vente des moyens de se soumettre la norme et de se rsigner : le
march lgal commercialise des moyens dassurer sa scurit, de suivre une mode, de maintenir un
poids ; il fournit aussi, avec les distractions, les moyens de se rsigner au rel en lui chappant ; il
aide aussi accder des ersatz de libert, des sources de bonheur dans quelques espaces de vie : un
rsign-rclamant trouve toujours la force daimer, de faire du sport, de bricoler. Le march
illgal, lui, fournit des drogues, autres moyens dchapper au rel, plusieurs centaines de millions
de clients travers le monde.
Le march continuera un temps de sappuyer sur des tats obses et paralyss qui ne feront que
redistribuer des ressources pour uniformiser au mieux les conditions des classes moyennes.
Bien des gens ne se rsignent pas rclamer ; ils se prennent en main, agissent, se dbrouillent. Ils
ne croient pas lirrsistible ascension du Mal. Ni linluctable somalisation du monde. Ils
rejettent aussi lide dtre des rsigns-rclamants . Ils rvent leur vie comme une uvre dart,
veulent la choisir. Ce sont leurs aventures qui font lobjet des chapitres suivants.

DEUXIME PARTIE

LA RENAISSANCE EST EN MARCHE


Bien des mouvements dides poussent revendiquer la libert sous toutes ses formes. Bien des
individus ont commenc ne rien attendre des pouvoirs, se prendre en main, se dbrouiller,
choisir leur vie. Bien des devenir-soi sont en cours : ceux-l osent ne pas se laisser dicter leur vie
par les dsirs des autres ; ne pas se contenter de consommer, que ce soient des objets, des services,
des prothses ou de la politique.
Ce ne serait pas la premire fois quune telle volution positive aurait lieu : au XVe sicle, en
Europe, princes et vques, empereurs et pape prtendaient rgenter les mes et les corps ; la
population de chaque province remettait son sort des prlats et leurs affids, des seigneurs et
leur soldatesque. Le pape et lempereur romain germanique se disputaient lhritage des Csars. Les
royaumes de France, de Castille, dAngleterre, aux territoires beaucoup plus troits quaujourdhui,
se livraient des batailles sans merci. Conflits, pidmies, bchers, violences se multipliaient.
Lintolrance tait la rgle, les guerres de religions faisaient rage. Aucune maladie ntait curable ; la
peste noire continuait dtruire la population de lEurope province aprs province.
Un nouveau sicle de misre et dhorreurs sannonait, et bien des crivains du temps prdisaient
que ce sicle serait encore pire que les prcdents : Eustache Deschamps la fin du XIVe sicle
(musicien, pote et audacieux conseiller du duc dOrlans) crivait sa Ballade sur le trpas de
Bertrand du Guesclin ; Jacques Despars (mdecin, chancelier de lglise de Paris) dnonait lincurie
des puissants ; Jean Meschinot (cuyer de corps et de chambre du duc de Bretagne et surtout pote)
crivait son sublime Rondeau de ceux qui se taisent. Tous pensaient que le sicle commenant serait
tout aussi terrible que sannonce pour nous aujourdhui le XXIe tel que dcrit grands traits aux
chapitres prcdents.
Et pourtant, au mme moment, notamment en lisant dautres auteurs (tels Ptrarque, Boccace,
Albert le Grand, Thomas dAquin, Jean Bodin, Pic de la Mirandole), on aurait pu dceler de faibles
signaux rvlant toutes les promesses du temps ; on aurait pu en particulier voir que, hors des
puissances fodales dominantes du moment, en Lombardie, en Vntie, en Flandres, le rveil de la
raison, le dsir de senrichir, le mouvement des ides, la libration des corps, le retour de la pense
grecque, juive et arabe, la lecture directe des vangiles, la naissance du portrait, les innovations
technologiques (limprimerie, la comptabilit) saccompagnaient de la dcouverte de continents et de

lavnement dautres acteurs sociaux : entrepreneurs, marchands, financiers, dcouvreurs, armateurs,


cartographes, potes, musiciens, peintres, philosophes, savants commenaient mettre en mouvement
les gens et les choses et rinventaient leur vie.
La Renaissance, contemporaine, tout au long des XVe et XVIe sicles, de massacres et de
perscutions, ultimes crispations dun monde moribond, commenait.

CHAPITRE 1

Les signaux faibles dune nouvelle Renaissance


Il en va de mme aujourdhui : lascension du Mal et la somalisation du monde, telles que
dcrites prcdemment, ne sont pas inluctables, le contexte mondial regorge dopportunits ; une
Renaissance est possible. Tous les hommes et toutes les femmes ne se contentent pas dtre des
rsigns-rclamants .
Rcapitulons quelques-uns des signaux qui lannoncent :
Les deux milliards de personnes que la croissance dmographique ajoutera en trente ans
lhumanit aspireront, pour la plupart et de diverses manires, la libert et la dmocratie. Ainsi de
la jeunesse indienne, devenue une force la fois dmographique (430 millions de 15-34 ans en 2011,
soit +22 % en dix ans) et idologique (elle pense 94 % score le plus lev au monde que voter
est un devoir). Ces jeunes ont commenc changer leur socit, pour le meilleur, en lanant des
mouvements anticorruption, des campagnes pour le respect des femmes, contre le viol, pour la
disparition des castes.
Par ailleurs, le progrs technique pourrait ne pas avoir que des effets ngatifs. Il pourrait en
particulier permettre de mieux se dbrouiller par soi-mme ; de se soigner, dapprendre, de se
nourrir, de se loger, dchanger mieux que jamais ; dconomiser beaucoup dnergie ; de matriser
les missions de gaz effet de serre ; de rduire les travaux les plus pnibles et les plus fastidieux ; de
rendre de faon bien moins onreuse et plus efficace un grand nombre de services, de la sant
lducation, de la scurit la justice ; de vivre au moins jusqu 120, peut-tre mme 140 ans pour
ceux qui natront partir de 2050. De trs nombreuses maladies pourraient tre dfinitivement
radiques, dont la lpre, la dengue, la filariose lymphatique, et les helminthiases qui affectent
aujourdhui plus dun milliard dtres humains. Dici 2050, la tuberculose et le SIDA pourraient
disparatre ; la fivre Ebola pourrait tre jugule. De nouvelles dcouvertes en matire de
neurosciences pourraient permettre de mieux soigner les maladies neurodgnratives et de mieux
adapter les mthodes pdagogiques aux besoins spcifiques de chacun. Lapprentissage pourrait
devenir de plus en plus dmocratique et ludique. Les formations en ligne rendraient les cours des
meilleurs professeurs des meilleures universits accessibles aux tudiants des quatre coins du monde.
Le Web smantique pourrait permettre dautomatiser et damliorer un grand nombre de services de
conseil. Le cloud computing devrait permettre dinnombrables applications, en particulier le partage

de contenus pdagogiques. Les laboratoires virtuels ou contrls distance pourraient permettre aux
tudiants et professeurs de sciences des zones dfavorises davoir accs des expriences coteuses.
Limpression 3D pourrait rendre accessibles tous, trs bas prix, dinnombrables objets, entraner
une explosion de la crativit dans la conception de nouveaux produits, ouvrant de nouvelles faons
de tout faire par soi-mme, de se dbrouiller. Les transports pourraient devenir beaucoup plus
intelligents, plus pratiques, plus conomes en nergie ; les vhicules automobiles, trains, avions
pourraient tre autoguids, rduisant les embouteillages. Tous les nouveaux immeubles pourraient
produire plus dnergie quils nen consomment, transfrant leurs excdents des rseaux
dconcentrs et intelligents ; ils pourraient mme devenir autosuffisants en production agricole
biologique.
Les ressources financires de plus en plus considrables dtenues par des classes moyennes de plus
en plus nombreuses et des rentiers de plus en plus riches permettraient de financer tout cela, en
particulier de construire des centaines de milliers de kilomtres dautoroutes, de lignes de chemin de
fer, de fibres optiques ; des milliers de ponts, de barrages, dhpitaux, duniversits. LAfrique,
lInde, lAmrique latine, lIndonsie, les Philippines, le monde arabe pourraient ainsi enfin fournir
leurs populations des infrastructures dcentes. Au Brsil, un nouveau barrage rig Belo Monte, au
cur de lAmazonie, sera le troisime plus puissant au monde (aprs celui des Trois-Gorges, en
Chine, et le barrage dItaipu) et il produira 10 % de llectricit du pays ; dautres barrages gants
sont ltude, notamment au Congo (Inga III) et en Chine (sur le Brahmapoutre, au Tibet) ; sils sont
construits dans le respect de lenvironnement, ils amlioreront massivement la vie de centaines de
millions de gens. Pkin, la construction du plus grand aroport au monde, pouvant recevoir
130 millions de passagers par an, sera termine en 2018. Aux mirats arabes unis, 1 200 kilomtres
de lignes ferroviaires sont actuellement en construction pour connecter lensemble du pays.
Hyderabad, en Inde, la construction dune rocade de mtro de 72 kilomtres permettra de
dcongestionner la ville, comme ce sera le cas dans beaucoup dautres cits du pays. Grce des
investissements du mme type, dont la liste est dores et dj dresse, lEurope pourrait elle aussi, si
elle le dcidait, interconnecter ses principales villes par de grands corridors ferroviaires et des
rseaux gaziers, lectriques et numriques.
Paralllement, le dsir de libert politique et conomique se rpand sur toute la plante. La
dmocratie progresse face aux dictatures. Le march remplace partout le plan. De plus en plus de
gens veulent choisir leur vie, voter librement, ne pas craindre larbitraire, ne pas obir des diktats,
quils soient religieux ou laques, consommer ce qui leur plat. Tant et si bien que daucuns ont pu
pronostiquer que lHistoire se rduirait dsormais linluctable gnralisation de la dmocratie de
march.
De fait, la dmocratie pourrait dabord se rinstaller l o elle a recul, linstar de ce qui semble
depuis peu devenir possible en Somalie : mme si les services publics de base y restent inexistants et
si les Shebabs continuent de mener des oprations de gurilla, ce nest plus tout fait un tat en
faillite ; les Shebabs ont t chasss en 2011 de Mogadiscio par des forces armes thiopiennes et
internationales, abandonnant ensuite un un la quasi-totalit de leurs bastions du sud et du centre du
pays ; le ralliement au gouvernement central de transition de mouvements tels quAhlu Sunna wal
Jamaa a permis de faire avancer la rconciliation des diffrentes factions.
La dmocratie sinstalle aussi dans de nombreux autres pays o elle tait absente : les Philippines,
qui ont subi durant prs de vingt ans la loi martiale, la corruption et le npotisme propres au rgime
de Ferdinand Marcos, ont pu, aprs la rvolution qui la chass du pouvoir, renouer avec la

dmocratie ; lactuel prsident lu en 2010, Benigno Aquino III, lutte contre la corruption et a obtenu
la signature dun accord de paix historique avec les rebelles musulmans du sud du pays. La Colombie,
auparavant mine par les gurillas et le narcotrafic, est devenue lune des dmocraties les plus stables
dAmrique latine, et ltat de droit est pratiquement rtabli dans tout le pays ; la ville de Medelln,
autrefois symbole des cartels de la drogue, a t lue en 2013 ville la plus innovante de lanne
par le Wall Street Journal. La Tunisie sextirpe de trois annes difficiles aprs avoir chass le
dictateur Ben Ali lors de la rvolution de jasmin et travers les troubles lis lexercice du
pouvoir par le parti islamiste Ennahdha ; en janvier dernier, une constitution y a t adopte ; un
gouvernement technocratique dirige le pays depuis, dans lattente dlections lgislatives et
prsidentielle. Nombre dautres pays pourraient emprunter la mme voie, preuve que rien nest
irrversible.
Les ensembles rgionaux pourraient se renforcer, assurant un meilleur environnement politique
pour chacun. LUnion europenne, premier ensemble conomique et commercial au monde,
renforce politiquement par la cration de leuro, puis, plus rcemment, par la mise en place de
lUnion bancaire, pourrait aller beaucoup plus loin encore, jusqu la constitution dune entit
fdrale, condition de sa survie, qui ferait delle la premire puissance politique plantaire. En Asie
du Sud-Est, lASEAN vise sinspirer de ce modle. LAfrique renforce ses mcanismes de
coopration conomique et politique autour de lUnion africaine.
Un tat de droit mondial pourrait mme un jour se mettre en place, avec la gnralisation dun
vritable droit transnational et de tribunaux internationaux ad hoc qui pourraient imposer
progressivement le respect des droits de la personne humaine et des normes communes de protection
des pargnants, des consommateurs, des travailleurs et des citoyens en gnral.
Tablant sur de tels pronostics optimistes, trop de gens, incorrigibles spectateurs de leur propre vie,
penseront que, si le meilleur est ainsi possible, voire leur porte, ils nont aucune raison de se
prendre en main, de dployer des efforts, de prendre des risques. Consommateurs de plus en plus
exigeants de la politique, ils sen remettront la perptuation et la consolidation du systme en
place et exigeront de lui emplois, augmentations et subventions. Ils resteront des rsignsrclamants .
Dautres considreront encore que le devenir-soi nest possible qu lextrieur toute vie
professionnelle et sociale, quils continueront de se rsigner ne le trouver que dans le loisir, la
collection, le bricolage. Ceux-l cultiveront des jardins ouvriers, collectionneront les timbres ou les
monnaies. Ils resteront leur faon des rsigns-rclamants . Parce que, ne changeant rien leur
mode de vie, ils ne feront que le rendre un peu plus tolrable, par les pauses que le systme leur
accorde parcimonieusement.
Quelques autres, enfin, dabord rares, puis de plus en plus nombreux, pensent et penseront sans
cesse davantage que, malgr ces signes encourageants, rien ne viendra eux sils ne vont pas euxmmes le chercher. Ils comprendront que la libert devra sarracher, et non tre attendue. Que la
pauvret demeurera leur lot sils ne crent pas eux-mmes des richesses. Que leur vie peut devenir
une uvre dart, sils le dcident.
Dores et dj (comme au milieu de lobscur et terrifiant XVe sicle), ceux-l refusent de se
rsigner, de qumander ; ils nattendent plus rien que deux-mmes ; ils se soustraient ce que les
autres attendent et veulent quils soient. Ils prennent le pouvoir par et sur eux-mmes dans les
interstices de ce que leur imposent la tyrannie du march, les faux-semblants de la dmocratie, la

dictature des mollahs ou celle des gnraux. En quittant leur pays ou leur famille ; en choisissant, sans
obir qui que ce soit, une religion, une nationalit, des amours, des tudes, des mtiers, des pays de
rsidence, des sexualits, des statuts sociaux diffrents de ceux que leurs socits, leurs parents, leurs
professeurs, leurs patrons, leurs prtres, leurs politiques ont voulus pour eux ou prtendent leur
imposer.
Parmi ceux qui empruntent cette voie, certains ne visent qu russir leur panouissement
personnel, chapper cette image deux-mmes dont la socit prtend les affubler ; dautres
deviennent artistes ou entrepreneurs ; dautres encore trouvent leur bonheur, le meilleur de leur
libert dans laction au service des autres ; ceux-l deviennent entrepreneurs sociaux ou prennent en
charge des services publics dfaillants, supplant la police, la voirie ou lcole. Ou bien sengagent
en politique pour acclrer le mouvement de lHistoire, afin que dautres queux aient aussi accs la
libert dont ils rvent pour eux-mmes.
Les exemples de ces devenir-soi sont nombreux. Sans doute vaut-il la peine den citer ici
quelques-uns afin de montrer chacun quil est possible den faire autant.

CHAPITRE 2

Ceux qui prennent en main leur vie personnelle


Aujourdhui comme hier, les premiers pionniers de cette Renaissance sont et seront encore ceux
qui prennent en main leur vie personnelle. Dans leur sphre prive, ils chappent aux codes o ce
statut les enferme. Ils choisissent leur sexualit, pousent qui ils veulent, dcident de leur apparence
physique, matrisent leurs addictions.
Voici quelques exemples rcents, emblmatiques de ces faibles signaux dune renaissance du
monde. Certaines de ces histoires peuvent paratre anecdotiques. Aucune ne lest. Toutes incitent
rflchir au chemin que chacun peut emprunter pour devenir soi-mme.
Les premiers de ces exemples portent sur des gens qui, effrays par leur propre drive, dcident de
se reprendre en main en commenant par se respecter.
Lorsque, en juin 2013, les mdecins le mettent en garde contre un dbut de diabte en raison de son
poids de 172 kg pour 1,90 m, Daniel Brlaz, cologiste, maire de Lausanne depuis 2001, perd prs de
70 kg en huit mois, cherchant retrouver son poids de jeune homme , soit 88 kg.
Il en va ainsi de Nancy Makin, habitant Grand Rapids, dans le Michigan, qui pse 350 kg en 2000.
Imputant son obsit la solitude, elle retrouve le contact avec les autres par des conversations en
ligne au cours desquelles nul ne peut se moquer de son apparence physique. Elle commence manger
moins et perd 225 kg en trois ans.
Cest aussi le cas de Laurence Cottet, cadre dans une grande entreprise franaise, devenue
alcoolique lge de 35 ans, qui, lors dune rception avec les dirigeants de lentreprise, seffondre
ivre morte. Menace de licenciement, elle cesse compltement de boire et se met crire. Devenue
abstinente, elle publie deux livres sur son exprience, tout en militant pour une Journe annuelle sans
alcool.
Le romancier Stephen King, n en 1947, aprs un dbut de carrire difficile, rencontre le succs
la trentaine grce son roman Carrie. tourdi par la clbrit, il sombre dans lalcool et la drogue.
la fin des annes 1980, sa femme menace de le quitter avec ses trois enfants. King dcide alors de
sinscrire aux Alcooliques anonymes et met fin ses dpendances.
Arrt dix ans auparavant en possession de cocane et en tat divresse au volant, George W. Bush
redcouvre en 1986 sa foi chrtienne, suspend toute consommation de drogue et dalcool, se lance en

politique et succde au successeur de son pre comme quarante-troisime prsident des tats-Unis.
Dautres, clbres ou anonymes, font des choix bien plus courageux encore pour chapper aux
destines que leur famille ou leur cadre de vie prtendaient leur imposer. Ceux-l le font en gnral
parce quils y sont acculs par une situation exigeant une dcision rapide.
Ainsi, par exemple, tous ceux qui, pour fuir un mariage arrang ou une rsidence impose,
dcident de changer radicalement de vie et de sarracher la norme.
En Inde, des jeunes de plus en plus nombreux dcident de transgresser les dterminismes culturels,
conomiques et sociaux et de choisir leur mode de vie. En particulier, les mariages entre personnes
de castes diffrentes progressent, mme sils restent encore rares : en 2012 dernire statistique
connue , 9 623 unions ont t contractes entre des dalit (intouchables) et des personnes issues de
castes plus leves, soit un nombre en progression de 26,3 % sur une anne.
Il en va de mme des milliers de mariages indo-pakistanais, contracts malgr les relations
conflictuelles entre les deux pays. Ce fut par exemple le cas en 2010 du mariage de la joueuse de
tennis professionnelle indienne Sania Mirza et du joueur de cricket pakistanais Shoaib Malik.
Certains, quel que soit leur ge, dcident dassumer leur sexualit : les uns saffirment
homosexuels ds leur adolescence, les autres le font aprs avoir longtemps vcu en htrosexuels.
Ainsi de Harvey Milk, n en 1930 Long Island, qui dcouvre son homosexualit ds
ladolescence et la revendique demble, ce qui le contraint quitter la marine amricaine o il
pensait faire carrire. lu conseiller municipal de San Francisco en 1978, il uvre pour la
reconnaissance des droits civiques des homosexuels, avant dtre assassin la mme anne par un
dsquilibr. Et de devenir un symbole de cette lutte.
Ainsi des quelques rares Chinoises et Chinois qui osent clbrer publiquement des unions de
personnes de mme sexe dans un pays o lhomosexualit tait considre comme une maladie
mentale jusquen 2001, et o elle continue dtre rejete par lopinion publique. Tels larchitecte Zeng
Anquan et le militaire Paul Wenjie, maris Chengdu en 2010.
Dautres se travestissent parce quils se sentent mieux ainsi, ou pour les besoins dune carrire.
Ainsi, pendant la Grande Dpression, de deux musiciens amricains, Billy Tipton, pianiste de jazz,
saxophoniste, et Willmer Broadnax, chanteur de gospels, dont on ne dcouvrit quaprs leur mort
(respectivement en 1989 et 1994) quils taient des femmes.
Dautres, enfin, font le choix extrme de modifier leur corps pour le mettre en adquation avec le
genre quils vivent comme le leur. Ainsi de Marie-France Garcia, ne garon Oran en 1946, qui
change de sexe, saffirme comme une femme et non comme un transsexuel, fait carrire au cabaret de
lAlcazar, Paris, comme sosie de Marilyn Monroe, tourne avec Andr Tchin, chante avec les Rita
Mitsouko, et sengage au Front homosexuel daction rvolutionnaire pour la reconnaissance des
droits des homosexuels, alors que le sujet est encore tabou dans les annes 1970.
Ainsi de Larry Wachowski, lun des deux frres ralisateurs de la trilogie Matrix, qui change de
sexe en 2012 et lannonce sous le nom de Lana dans une vido o elle prsente leur nouveau film,
Cloud Atlas, aux cts de son frre.
Ainsi de Jin Xing ( Vnus en chinois), n en 1968 de parents corens, entr dans lArme
populaire de libration chinoise neuf ans. Il atteint le rang de colonel, puis se rend aux tats-Unis
pour poursuivre des tudes de danse moderne. vingt-neuf ans, il entreprend une rassignation
sexuelle . Aujourdhui, elle vit avec ses trois enfants adopts et son mari allemand Shanghai.

Ainsi de tant dautres, si nombreux, enferms dans un corps qui ne leur semble pas le leur et qui
osent devenir ce quils sont : en France, cent personnes quasi exclusivement des hommes changent
de sexe chaque anne.
linstar de tant dautres anonymes qui trouvent le courage de changer de vie pour se trouver, sans
rien attendre de personne

CHAPITRE 3

Les artistes
Certains choisissent encore plus pleinement leur vie en devenant des artistes.
Depuis toujours, lartiste est lavant-garde du devenir-soi ; il se choisit un destin que nul ne
pouvait choisir pour lui. Plus quaucun autre il chappe la routine, ose devenir lui-mme. Il serait
dailleurs fascinant de raconter la naissance de la vocation des grands crateurs. Malheureusement, on
ne saura jamais rien de celle des peintres de Lascaux, du sculpteur des si mystrieuses ttes olmques,
de lauteur du livre de Job, dHomre (sil a exist) ou du crateur du sublime buste de Jayavarman
VII.
Pour ceux des artistes dont on connat la biographie, il arrive que certains sinscrivent dans un
destin hrit de leurs parents, tout en sen mancipant pour crer des uvres originales.
Ainsi dAntonio Vivaldi, qui apprend la musique de son pre, violoniste et compositeur, issu du
milieu des petits artisans, boutiquiers et ouvriers vnitiens. Dcid se consacrer la musique,
devenue selon ses propres mots une ncessit absolue , il entre dans les ordres pour assurer son
avenir et obtient un poste de matre de violon la Piet.
Ainsi de Blaise Pascal que son ducation, entirement dispense par son pre, pousse vers la
contemplation et la rflexion nourries par des dons intellectuels ingals, et qui refuse sans relche
les mtiers qui soffraient lui.
Ainsi, tout autrement, de sa sur Jacqueline qui, admire de Pierre Corneille et, alors quelle a tous
les talents pour devenir un grand crivain de thtre, dcide, au grand dam de son frre, de se faire
religieuse.
Ainsi de Wolfgang Amadeus Mozart qui neut jamais dcider de devenir musicien : son pre,
vice-matre de chapelle la cour du prince-archevque de Salzbourg, est son premier matre ; ayant
tout de suite repr les dons de son fils, il le donne en spectacle toutes les cours dEurope, ce qui
permet lenfant prodige qui accepte dtre trait comme tel de recevoir lenseignement des
meilleurs, quil transcenda par son gnie.
Ainsi de Gioacchino Antonio Rossini dont le pre, commerant, est devenu musicien dorchestre
par ncessit, et la mre cantatrice doccasion. douze ans peine, oblig de gagner sa vie et de
venir en aide sa famille, il se lance dans la musique, tudie avec passion ses quasi contemporains

Haydn et Mozart. Compositeur au succs fulgurant dix-huit ans, son premier opra-bouffe, La
Cambiale di matrimonio, est jou au Teatro San Mois de Venise , il parcourt lEurope et imprime
son style au genre de lopra avant dabandonner le mtier de musicien trente-sept ans, pour
sadonner une vie de plaisirs.
Ainsi de Karl Marx qui, implicitement pouss par son pre, dcide de devenir philosophe et non
pas avocat, sans que nul nait discern alors toute lambition quil sassigne. Et qui y consacre toute sa
vie, renonant tout travail rmunr au point de condamner un de ses enfants mourir de faim.
Ainsi de Pablo Picasso, fils dun professeur de peinture, admis quinze ans lAcadmie royale
de San Fernando, Madrid, dont il se dtourne rapidement pour proposer en 1907, lge de vingtsix ans, sa propre vision du monde avec Les Demoiselles dAvignon : Il faut transpercer ce que les
gens voient : la ralit Mettre les yeux dans les jambes. Contredire
Ainsi dIsral Isidore Beilin, juif russe immigr aux tats-Unis sous le nom dIrving Berlin. Il a
dabord survcu de petits boulots aprs la mort de son pre, chantre dans une synagogue en Russie.
Pour subvenir aux besoins des siens, il se produit dans des bars et a tt fait de saisir le type de
musique le plus apprci, puis se met composer. vingt-trois ans, il crit un air qui le fait accder
instantanment la clbrit : Alexanders Ragtime Band, interprt depuis par les plus grands noms
de la musique.
Ainsi de Sophie Cecilia Kalos, dite la Callas, ne en Grce en 1923. peine immigre aux tatsUnis, entre dinnombrables dmnagements (huit en lespace de neuf ans) et changements dcole
(cinq fois), Maria dcouvre la musique quand sa mre fait lacquisition dun phonographe ; elle
expliquera plus tard que chanter est progressivement devenu le remde son complexe
dinfriorit . Sa mre lincite ds lors tout miser sur une carrire de cantatrice, allant jusqu
lempcher dentretenir des relations sentimentales ou amicales.
Ainsi de Takashi Murakami, n en 1962 au sein dune famille japonaise cultive qui le pousse
choisir un mtier artistique ; il tudie le nihonga, peinture japonaise du XIXe sicle recourant aux
techniques europennes. Il cherche ensuite sa propre voie et contribue ramener la culture populaire
dans lart en incorporant la mode kawai son propre travail.
Dautres artistes, beaucoup plus nombreux, se sont au contraire arrachs leur univers familial ou
leur milieu social pour prendre le pouvoir sur leur vie, quitte, pour certains, la sacrifier leur
uvre.
Ainsi dHildegarde de Bingen, de Caravage, de Giordano Bruno, qui surent tous trois chapper au
destin tout trac que leur imposait leur milieu dorigine. Lune, dixime enfant dune famille noble du
Palatinat, devenue chanoinesse, chappe sa routine, conseille le pape et lempereur, et devient une
musicienne inspire. Le deuxime, fils dun maon, devient lun des plus grands peintres de tous les
temps en prenant pour modles des gens du peuple, des voleurs et des criminels ; poursuivi lui-mme
pour assassinat, il aurait t victime dun meurtre sur une plage italienne. Le troisime, devenu prtre
sans vocation, crivain hors pair, inspirateur de Shakespeare, est brl vif sur ordre du pape, Rome,
le 17 fvrier 1600, pour avoir os affirmer que le Soleil fait partie dune des multiples galaxies de
lUnivers.
Ainsi de Denis Diderot que son pre destinait la prtrise et qui, de refus en rbellion, devient un
grand crivain athe, le pire ennemi mme de lglise, refusant toute compromission, se rsignant
ne pas publier en France par peur de la prison o il fait un court sjour.
Ainsi de Friedrich Hlderlin, n en 1770 dans une famille bourgeoise, traumatis par la mort de

son pre, de son beau-pre et de nombre de ses frres et surs ; destin par sa mre au pastorat, il
refuse et devient prcepteur du fils dun riche banquier de Francfort, Jacques Gontard ; il sprend de
lpouse de celui-ci, Suzette, qui lui inspire une vocation littraire et ses plus beaux crits, tel le
roman Hyprion. En 1798, quand cet amour est dcouvert par le mari, Hlderlin quitte Francfort et
entame une longue errance jusqu son retour pied en Allemagne, en 1802, o il apprend le dcs de
Suzette. Consum par le chagrin, il bascule dans la folie et, intern en 1806 dans un asile de Tbingen,
il y succombe en 1843.
Ainsi de Joseph-Ferdinand Cheval, n en 1836 dans la Drme. Travaillant ds lge de treize ans
comme boulanger, puis ouvrier agricole, puis facteur, tranger au monde de lart, il consacre trentetrois ans de sa vie la construction de ce quil appela son Palais idal , inspir du dcs de ses
pouses et enfants ainsi que de ses rves exotiques. Il devient le prototype de l art brut tel que
dfini plus tard par Jean Dubuffet : Lart ne vient pas se coucher dans les lits quon a faits pour lui ;
il se sauve aussitt quon prononce son nom. Ce quil aime, cest lincognito, ses meilleurs moments
sont quand il oublie comment il sappelle.
Ainsi de Vincent Van Gogh, issu en 1853 dune famille de commerants nerlandais ; il dcouvre la
peinture en travaillant seize ans dans la galerie dart dun de ses oncles, La Haye. Rvuls de voir
lart trait comme une marchandise, il quitte les Pays-Bas, enseigne quelque temps le dessin
Londres, envisage de devenir pasteur, y renonce et se brouille avec ses parents. Ce nest que vers ses
trente ans quil commence peindre, seulement soutenu par son frre Tho, jusqu sombrer dans la
folie.
Ainsi dArthur Rimbaud qui son enfance Charleville, chez une mre revche et rigoriste,
spare de son pre, militaire de carrire, permet de dcouvrir par hasard la posie dans des
exercices scolaires et des recueils prts ou vols. seize ans, aprs dinnombrables fugues en
France et en Belgique, il tente de devenir journaliste Charleroi. dix-sept, il rencontre Paris les
plus grands potes franais de son temps, comme Paul Verlaine, Thodore de Banville, Stphane
Mallarm ou Franois Coppe ; il devient lun deux et crit, entre autres, Le Bateau ivre. vingt ans,
il abandonne dfinitivement la posie. Trois ans plus tard, il sengage dans larme coloniale
nerlandaise, dserte rapidement, part travailler dans une scierie en Sude. trente et un ans, il
devient trafiquant darmes en thiopie et meurt trente-sept Marseille des suites dune amputation
de la jambe droite.
Ainsi de Henri Matisse qui ne dcouvre la peinture qu lge de vingt ans quand, loccasion
dune crise dappendicite, en 1889, sa mre, peintre amateur, lui offre une bote de couleurs. Un an
plus tard, en dpit de lopposition de son pre, commerant en grains, il dlaisse ses tudes de droit et
intgre lcole des Beaux-Arts, Paris. Cette anne-l, il peint son premier tableau, Nature morte
avec des livres, puis, vingt-sept ans, expose au Salon des Cent.
Ainsi de Camille Claudel, ne en 1864 dans une famille bourgeoise de lAisne. Adolescente, elle
rencontre le sculpteur Alfred Boucher qui dcle ses aptitudes. Au grand dam de sa mre elle se lance
dans la sculpture, vient sinstaller Paris, rencontre Auguste Rodin en 1882 et devient son assistante,
sa muse et une de ses matresses. Due de ntre considre que comme llve de celui-ci qui ne la
met jamais en valeur, rejete par lopinion publique cause de ses reprsentations de femmes nues,
elle sombre dans la paranoa. Interne en 1913 lasile psychiatrique de Ville-vrard, elle meurt
trente ans plus tard lasile de Montfavet sans aucun soutien de son frre Paul, diplomate et crivain,
malgr ses appels au secours.

Ainsi de Frida Kahlo, ne en 1907 dans une famille mexicaine aise, surnomme Frida jambe-debois aprs une poliomylite qui lui atrophie la jambe droite. lve remarquable, dcide devenir
mdecin, un grave accident de la circulation la contraint, dix-huit ans, rester alite durant deux ans.
L, elle commence peindre notamment des autoportraits.
Ainsi de Charles Bukowski, n en 1920, qui a pass son enfance dans les quartiers pauvres de Los
Angeles, battu sans relche par son pre. lge de dix ans, la faveur dune rdaction quil lui faut
lire et prsenter devant toute sa classe, il acquiert la certitude quil deviendra crivain. Aprs un
ultime affrontement avec son pre seize ans, il fugue, travaille comme facteur, puis magasinier, tout
en crivant ; il naccde une plus large clbrit qu cinquante ans, dabord aux tats-Unis, puis en
Europe, grce son Journal dun vieux dgueulasse.
Ainsi de Janet Frame, ne en 1924 au sein dune famille ouvrire de cinq enfants ; elle se passionne
trs tt pour la littrature, alors que sa famille la pousse devenir institutrice ; affecte par la mort de
deux de ses surs, elle fait une tentative de suicide vingt et un ans et elle est diagnostique
schizophrne et interne dans un hpital psychiatrique. Pendant huit ans, elle subit plus de deux cents
lectrochocs tout en commenant crire. vingt-sept ans, alors quest programme sa lobotomie,
elle est sauve par le prix littraire reu pour la publication de son premier ouvrage. Libre, elle
publie treize romans, des nouvelles, des pomes et une autobiographie.
Ainsi de Yukio Mishima, n Tokyo en 1925. lev par sa grand-mre, aristocrate lettre, il
commence crire vers lge de quinze ans malgr linterdiction de son pre qui y voit une
manifestation de penchants homosexuels et le force entrer au ministre des Finances. vingt-trois
ans, contre lavis paternel, il renonce cet emploi pour se consacrer pleinement lcriture. Il accde
la clbrit lge de vingt-quatre ans avec la Confession dun masque, roman autobiographique
traitant de lhomosexualit. Le 25 novembre 1970, il se donne la mort par seppuku variante du
harakiri au ministre de la Dfense nationale o il a pris en otage le plus haut grad de larme
nippone.
Ainsi de Kurt Cobain, enferm dans un environnement familial chaotique et les pesanteurs
socioculturelles de la ville dAberdeen o il grandit, il dcouvre dabord le heavy metal, puis le punk
rock, en faisant notamment connaissance des Melvins. Sa mre le chasse de la maison familiale
lorsquil dcide darrter ses tudes avant mme la fin du lyce. Il vit alors de petits boulots au sein de
la communaut punk, jusqu devenir musicien. Aprs lchec de ses premires formations, entre
1985 et 1989, il rassemble ceux qui finiront par former le groupe Nirvana avec lequel il sort en 1989
lalbum Bleach, dbut dune carrire fulgurante. Il se suicide le 5 avril 1994.
Dautres encore ne reoivent ni encouragements ni oppositions au sein de leur environnement. Ils
sont juste ports par leur art, convaincus, malgr tous les obstacles, davoir trouv leur voie.
Ainsi de Ray Charles, n en 1930, lev dans une extrme pauvret Greenville, en Floride, qui
racontera quil est venu au monde avec la musique lintrieur de lui . lge de trois ans, alors
quil entend grener des notes en provenance dun caf, il se rue dans celui-ci et grimpe sur les
genoux du pianiste pour tenter de pianoter avec lui. Il perd la vue sept ans ; sa mre lenvoie dans
une cole pour sourds et aveugles o il sinitie la clarinette, la composition, au piano, au
saxophone. Orphelin de pre et de mre quinze ans, il survit en jouant et en chantant dans des clubs.
Il obtient son premier succs dix-neuf ans avec Confession Blues et devient The Genius , matre
incontest du rhythm and blues.
Ainsi de John Lennon. Issu, comme les autres Beatles, de la classe ouvrire anglaise, lev par sa

tante, mauvais lve et bagarreur, il choue lquivalent du brevet des collges. Avec le soutien dun
de ses professeurs, il est orient vers les Beaux-Arts o il vgte sans vocation particulire, jusqu
ce quun jour de 1956, seize ans, il entende Elvis Presley. Il limite, sinitie la guitare et ne vit plus,
soutenu par sa mre, que pour le rocknroll, tout le reste tant pour lui irrel .
Ainsi de Jean-Michel Basquiat, n en 1960 Brooklyn, dorigine hatienne (par son pre, devenu
comptable aux tats-Unis) et portoricaine (par sa mre), attir ds son plus jeune ge par le dessin et
marqu par des visites rgulires au Brooklyn Museum et au Museum of Modern Art New York.
dix-sept ans, il dcore des murs entiers de Manhattan de graffitis sous le pseudonyme de Samo .
Jusqu sa mort vingt-sept ans, menant de front peinture, criture et collage, comme dans Mona Lisa
(1983), il recherche une clbrit qui culminera pour lui titre posthume.
Ainsi de Damien Hirst que rien ne prdestinait devenir lun des plus clbres artistes
contemporains. Fils dun mcanicien et dune employe de bureau, lev Leeds, mauvais lve, il ne
se montre intress que par le dessin. Refus au Leeds College of Art, il travaille deux ans sur un
chantier de construction Londres, puis tudie au Goldsmiths College of Art. Repr la fin des
annes 1980 par le collectionneur Charles Saatchi, il accde la notorit et fait aujourdhui partie
des principaux leaders du mouvement Young British Artists.
Ainsi de Jeff Koons, issu dune famille de la classe moyenne pre dcorateur dintrieur, mre
couturire qui suit sans vocation particulire des tudes dart dans le Maryland et Chicago, puis
devient lassistant de lartiste pop art Ed Paschke, New York, et a travaill au MoMA. En 1979, il
dcide de semployer Wall Street comme trader de matires premires pour investir dans la
ralisation de ses uvres. Financirement indpendant en 1984, il se consacre plein temps son art
et, misant constamment sur le kitsch, se voit ddier une premire exposition la galerie International
With Monument.
Ainsi dAi Weiwei, artiste majeur de la scne indpendante chinoise qui vcut jusqu ses dix-neuf
ans, en 1976, dans plusieurs centres de rducation par le travail dont un au Xinjiang avec ses parents,
son pre, pote, ayant t dnonc en 1958. En 1978, il devient tudiant lUniversit de cinma de
Pkin. Il participe la mme anne au Mur de la dmocratie , mais la condamnation du dissident Wei
Jingsheng lloigne de lactivisme politique. Il a alors loccasion de gagner les tats-Unis o il tudie
la Parsons School for Design et simprgne des travaux de Jasper Johns, Warhol et Duchamp.
Enfin, bien des artistes ne dcouvrent leur vocation quavec laide dautrui. Certains cas illustrent
particulirement ce rle des autres dans le devenir-soi :
Ainsi de Paul Gauguin qui, ayant pass une partie de son enfance en Amrique du Sud, sengage
dix-sept ans dans la marine marchande, puis devient agent de change ; vingt-six ans, en 1874, il
dcouvre la peinture au contact dun ami de sa famille, lhomme daffaires Gustave Arosa, qui
lintroduit auprs des impressionnistes, notamment de Camille Pissaro. Boulevers par cette
rencontre, il se met peindre pour lui-mme, nosant encore se considrer comme un artiste. Ce nest
quaprs le krach de 1882 quil dcide de peindre tous les jours . Ruin huit mois plus tard, il part
vivre dans la famille de sa femme au Danemark. L, il ose ne faire que peindre, mais, incompris, il
doit choisir ; il renonce sa famille, revient seul Paris et entame un long cheminement qui le
mnera jusqu Tahiti et aux les Marquises.
Ainsi de Helen Keller, ne en 1880 au sein dune famille de la haute bourgeoisie de lAlabama.
dix-neuf mois, une maladie la laisse sourde, aveugle et muette. En 1886, sa mre, inspire par
lhistoire de Laura Bridgman relate dans American Notes de Charles Dickens, et sur le conseil

dAlexander Graham Bell, un des inventeurs du tlphone, fait appel Anne Sullivan, du Perkins
Institute for the Blind, elle-mme dficiente visuelle. Dune trs vive intelligence, Helen Keller est la
premire sourde et aveugle obtenir un Bachelor of Arts en 1904. Mark Twain est le premier
reprer son talent littraire. Publiant au total douze livres, elle est trs engage dans la lutte des
suffragettes pour le droit de vote des femmes.
Ainsi de Judith Scott qui doit tout sa sur jumelle, Joyce. leur naissance dans lOhio en 1943,
Judith est atteinte de trisomie 21, sourde et muette, ce qui laisse croire son entourage un svre
retard mental. Ses parents lenvoient en 1950 dans une institution spcialise. Seize ans plus tard, sa
sur Joyce entreprend des dmarches administratives pour devenir sa tutrice lgale, elle lemmne
vivre en Californie et linscrit au Creative Growth Art Center dOakland. Judith y dcouvre les
crations artistiques fondes sur le travail des fibres loccasion de la visite de lartiste Sylvia
Seventy. Son don particulier est rapidement reconnu par lInstitut, et libert lui est accorde de choisir
de crer avec autant de matriaux quelle le dsire, avant quelle devienne une artiste reconnue.
Ainsi de Maurizio Cattelan, n en 1960 dans les quartiers populaires de Padoue, qui, sans aucune
formation artistique, travaille dabord fabriquer des meubles en bois quil essaie de vendre au
grand designer italien Ettore Sottsass. Celui-ci loriente et soutient ses multiples provocations :
Cattelan cre ainsi New York la Wrong Gallery, minuscule espace dexposition ferm en
permanence !
Ainsi de Yaron Herman, jeune basketteur isralien la carrire brise par une blessure qui
dcouvre le piano dix-sept ans, par un professeur dexception, Opher Brayer, qui lui apprend
improviser partir de plusieurs autres disciplines, devenu partir de vingt-quatre ans un des plus
grands pianistes de jazz du monde.
Ainsi de Renaud Capuon, n dans un milieu de fonctionnaires savoyards sans environnement
musical, orient depuis lge de quatre ans par des professeurs, des directeurs de festival, des chefs
dorchestre et devenu lge de trente-cinq ans un des plus grands violonistes du monde, bientt suivi
par son jeune frre, devenu violoncelliste.
Ces multiples exemples ne constituent quun trs faible chantillon des artistes qui se sont illustrs
et animent aujourdhui la plante entire. Ils sont musiciens, peintres, sculpteurs, plasticiens,
comdiens, entre maints autres domaines. Leur nombre, leur diversit, leur inventivit, leur audace
sur tous les continents dlivrent la meilleure preuve de limminence possible dune nouvelle
Renaissance, de la possibilit dun devenir-soi .

CHAPITRE 4

Les entrepreneurs privs


Dautres ont pris le parti de se dgager de la vie prvue pour eux non pas en devenant artistes, mais
en se lanant dans une autre forme de cration : celle dune entreprise.
Les mcanismes qui conduisent un homme ou une femme vouloir, sans en tre lhritier, crer
son entreprise plutt que dtre simple employ, sont tout aussi mystrieux que ceux qui conduisent
devenir un artiste : un hasard, souvent ; une ncessit, le plus souvent ; une nergie particulire,
toujours. Rarement le choix dun domaine particulier. En gnral, juste le besoin dtre son propre
matre ; le dsir de faire fortune, aussi.
Sans revenir aux marchands de Bruges du XIVe sicle ou aux armateurs vnitiens du XVe, voici
quelques exemples qui dmontrent que la cration dentreprise est la porte de qui le veut et le
dcide.
Ainsi de Thomas Edison, n dans une trs modeste famille immigre en 1847, dans lOhio, atteint
dune surdit quasi totale lge de treize ans, qui dbute en tant quemploy dans les trains du
Michigan. Rien ne le prdispose la cration dentreprise. Pourtant, rsolu prendre le pouvoir sur
sa vie, il naccepte aucun mtier quon lui propose. Passionn par les sciences physiques et la chimie,
auxquelles il sinitie seul pour une large part, il met au point, vingt-deux ans, un tlgraphe
automatique utile aux trains, puis, infatigable crateur, la premire ampoule lectrique
incandescence. Il fonde vingt-neuf ans lEdison Illuminating Company qui deviendra General
Electric. Il ne cesse plus dinnover tout en dveloppant sa firme : il invente le phonographe trente
ans et dpose en tout prs de onze cents brevets, attirant auprs de lui nombre de jeunes ingnieurs,
les incitant crer leur tour leurs propres entreprises.
Ainsi de Henry Ford, n en 1863 dans une famille de fermiers dorigine irlandaise dans la rgion
de Detroit. Il travaille dabord seize ans dans un atelier dusinage du fer, puis dans un atelier de
rparation dhorloges et de montres. Il devient ingnieur mcanicien la Edison Illuminating
Company o il conoit, durant son temps libre, un vhicule automobile dot dun moteur essence. Il
prsente sa ralisation Thomas Edison qui ny croit gure mais le pousse le quitter pour crer son
entreprise. Sa premire firme automobile fait faillite deux annes aprs sa cration ; aprs un second
chec, il lance en 1903 la Ford Motor Company, commercialise en 1908 la Ford T qui se vendra
15 millions dexemplaires entre 1908 et 1927.

Ainsi de Siegmund Warburg, issu dune grande famille de banquiers juifs allemands, conseillers
des princes depuis le XVIIe sicle, ruine durant les annes 1920, et qui, lavnement du nazisme,
migre Londres o, sans autre capital que son nom, fonde une modeste firme financire et met au
point de nouveaux modes de financement de lachat darmes amricaines par les Anglais. la fin de
la guerre, il cre la banque S.G. Warburg and Co qui devient en moins dune vingtaine dannes la
premire banque daffaires de la City ; il est le premier dans le domaine des Offres Publiques dAchat
(OPA) et cre le march des eurodollars.
Ainsi de George Soros, n Gyrgy Schwartz en 1930 Budapest ; il se rfugie Londres en 1947
o il entreprend des tudes de philosophie. Devenu lassistant du clbre pistmologue Karl Popper,
il travaille en parallle comme serveur, matre-nageur, porteur de bagages, vendeur de cadeauxsouvenirs. Son rve tant de gagner suffisamment dargent pour crire librement, il envoie une lettre
toutes les banques daffaires de la City et trouve en 1952 un emploi chez Singer & Friedlander, tout
en poursuivant ses tudes ; titulaire dun doctorat en philosophie en 1954, il part pour Wall Street
en 1956. Il devient lun des investisseurs les plus renomms au monde avec les fonds Soros puis
Quantum (28,6 milliards de dollars sous gestion). Grand mcne, observateur lucide du capitalisme,
il continue se penser plus en homme dides quen homme dargent.
Ainsi de Steve Jobs, confi par sa mre trs pauvre un couple dans lespoir quil puisse faire des
tudes. Ds son adolescence, il bricole des circuits lectroniques dans le garage de ses parents
adoptifs avec son ami Steve Wozniak. lge de dix-sept ans, ses parents sendettent lourdement pour
financer son entre au Reed College, dans lOregon. Il sy ennuie et abandonne ses tudes sans pour
autant quitter le College o il assiste en auditeur libre des cours de calligraphie. Aprs deux annes
comme programmeur chez Atari, il participe aux rencontres du Hombrew Computer Club de la
Silicon Valley, y dcle le potentiel commercial des ordinateurs personnels et fonde Apple en 1976
avec son ami Wozniak.
Ainsi dIndra Nooyi, ne en 1955 Chennai, en Inde, dans une famille de la classe moyenne. Aprs
de brillantes tudes scientifiques dans sa ville natale, puis une spcialisation en commerce Calcutta
et luniversit de Yale, aux tats-Unis, elle rejoint le Boston Consulting Group en 1980. Quatorze
annes plus tard, elle, qui reconnat qu tre une femme immigre de couleur lui a rendu les choses
trois fois plus difficiles , devient directrice stratgique de PepsiCo, une des plus grandes firmes
mondiales de lagroalimentaire. Elle en est nomme P.-D.G. en 2006 et apparat depuis 2008 au
4e rang du classement Forbes des femmes les plus puissantes du monde.
Ainsi de Marc Simoncini, n en 1963 dans une cit HLM de Marseille. En 1984, alors quil est
tudiant en informatique, un stage dans une modeste entreprise qui cre des applications pour Minitel
lui rvle sa passion pour lentrepreneuriat. Il interrompt ses tudes pour fonder en 1985 sa premire
firme spcialise dans les services au Minitel, puis avec iFrance, portail Internet hbergeant
gratuitement des pages web personnelles, quil a revendu Vivendi en 2000, ce qui lui a permis de
financer le lancement de Meetic : lide lui en est venue au cours dun dner o des amis clibataires
avaient expos leurs difficults faire des rencontres.
Ainsi de ceux qui crent des entreprises de bricolage, pour satisfaire le march de la
dbrouillardise .
Ainsi de 80 % des Franais adeptes du bricolage qui prfrent effectuer eux-mmes de menus
travaux l o ils rsident. Les foyers franais ont dpens en 2013 en moyenne 940 euros pour des
articles de bricolage. Aux tats-Unis en 2013, ce sont 70 % des rnovations de maisons particulires

qui ont t effectues par les propritaires, souvent avec laide damis et de leur famille. Le bricolage
est aujourdhui rendu plus accessible grce la multiplication des aides disponibles sur Internet
(schmas de montage, vidos, blogs). Ainsi de la dcoratrice dintrieur Brooke Ulrich, habitant
lUtah, fondatrice dAll Things Thrifty. Elle est prsente sur les rseaux sociaux et ses photographies,
par exemple la srie comment utiliser la peinture en spray , ont t recommandes par des dizaines
de milliers dutilisateurs de Pinterest.
Ainsi de plusieurs centaines de milliers de Britanniques qui fabriquent chaque anne leur propre
bire pour leur plaisir personnel. En 2012, le fabricant Muntons a vendu au Royaume-Uni prs de
500 000 exemplaires de ses kits brasser la bire, soit deux fois plus quen 2007.
Ainsi de la culture des makers , ne il y a quelques annes aux tats-Unis, qui invite raliser
des objets par soi-mme, que ce soit de la robotique, de llectronique, de la menuiserie ou de
lartisanat en gnral. Les makers changent grce des blogs (Boing Boing), des revues (Make),
se runissent rgulirement au sein dassociations telles quArtisans Asylum, aux tats-Unis, et les
Fabriques du Ponant, en France, ou de grands vnements comme le festival Maker Faire, pour
apprendre, concevoir ensemble et partager.
Ainsi de Maker Faire, runion itinrante fonde en 2006 qui rassemble des artisans, des ingnieurs,
des inventeurs et des passionns de bricolage, afin de prsenter des inventions et des techniques de
fabrication.
Ainsi des Fabriques du Ponant qui ont lanc en 2012 le Open Bidouille Camp Saint-Ouen,
manifestation annuelle qui prne le Do it Yourself . Plusieurs milliers de personnes saident
rparer des vlos, construire des capteurs de consommation nergtique, fabriquer des bombes
vgtales pour vgtaliser les espaces urbains abandonns, ou encore faire du pain.
Ainsi de Mo Ibrahim, n trs pauvre dans le nord du Soudan en 1946. Grce une bourse, Mo
tudie llectrotechnique en gypte, puis en Grande-Bretagne. Diplm en tlcommunications
mobiles de lUniversit de Birmingham, il est recrut par British Telecom o il passe huit annes. En
1989, il dcide de prendre [son] destin en main et fonde un cabinet de conseil en logiciels, Mobile
Systems International (MSI, qui connat un grand succs en Europe et en Amrique du Nord) ; il cre
un oprateur de tlcommunications reliant quinze pays africains.
Ainsi dArianna Huffington, ne Athnes en 1950 dans un milieu modeste. Diplme de
lUniversit de Cambridge, elle publie en 1973 un livre qui dnonce les thses des principaux
mouvements fministes de lpoque. Dans les annes 1990, elle rejoint la scne politique amricaine
en soutenant son poux, Michael Huffington, homme politique conservateur, puis appelle la
dmission de Bill Clinton suite laffaire Monica Lewinsky en crant en 1998 le site
Resignation.com. Cinq annes plus tard, elle est candidate indpendante llection du gouverneur de
Californie face Arnold Schwarzenegger. En 2005, elle cofonde The Detroit Project pour inciter les
constructeurs automobiles amricains maximiser lefficacit des moteurs et la rduction de leur
consommation de carburant. Arianna lance la mme anne le site dinformation The Huffington Post,
de tendance progressiste, aujourdhui lun des journaux en ligne les plus populaires aux tats-Unis.
Ainsi dOprah Winfrey, ne en 1945 dans le Mississippi ; leve seule par sa mre, femme de
mnage, viole par plusieurs membres de sa famille vers lge de neuf ans, enceinte lge de
quatorze son enfant meurt la naissance , brillante lve, elle se distingue par son loquence et ses
qualits dactrice. quinze ans, elle est repre par une radio de Nashville o elle effectue des stages
dt. Elle devient lge de dix-sept ans lune des premires femmes noires prsenter les

informations la tlvision amricaine. Entre 1986 et 2011, elle produit et anime The Oprah
Winfrey Show , lune des missions les plus populaires aux tats-Unis, puis cre sa propre chane de
tlvision.
Ainsi de Kiran Mazumdar-Shaw, ne en 1961 Bangalore. Son pre, brasseur, la pousse
emprunter la mme voie que lui et lenvoie tudier la biologie et le brassage de la bire Bangalore
puis Melbourne ; comme personne naccepte demployer un matre-brasseur femme en Inde, aprs
quelques annes passes dans un cabinet de conseil elle cre en 1978 la firme Biocon dans son
garage, laide dune centaine de dollars, pour produire des enzymes et les vendre des brasseurs.
Aujourdhui, Biocon est la premire entreprise de biotechnologies en Inde et emploie plus de cinq
mille personnes.
Ainsi de Zhang Xin, ne en 1965 en Chine de parents originaires du Myanmar ; leve seule par sa
mre Pkin et Hong Kong dans des conditions difficiles, elle travaille la chane afin de financer
des tudes ltranger. Diplme en conomie de lUniversit de Cambridge en 1992, elle semploie
en banque dinvestissement Hong Kong, puis New York chez Goldman Sachs. quarante ans, elle
fonde Soho China, devenu le premier promoteur immobilier de Chine. En 2014, le magazine Forbes
la classe 62e parmi les femmes les plus influentes au monde.
Ainsi de Sara Blakely, ne en 1971 en Floride. leve dans une famille de la classe moyenne,
destine par ses parents au mtier davocat, elle choue luniversit, vit dexpdients, travaille au
parc dattractions Walt Disney dOrlando, puis vend des tlcopieurs au porte--porte. Elle invente de
nouveaux sous-vtements, dpose un brevet et fonde vingt-neuf ans la socit Spanx en 2000. Elle
devient en 2012 la plus jeune femme milliardaire au monde.
Ainsi de la gnration de femmes africaines qui investissent progressivement de nombreux
secteurs conomiques nagure rservs exclusivement aux hommes.
Ainsi dAlizta Oudraogo, aujourdhui femme la plus prospre de son pays, le Burkina Faso.
Aprs avoir fait fortune dans le cuir au cours des annes 1990, elle sest lance dans limmobilier et
les travaux publics. Elle a pris la tte de la Chambre de Commerce et dIndustrie de son pays en 2011.
Ainsi de Bethlehem Tilahun Alemu (thiopie), reconnue comme une des femmes les plus influentes
dAfrique par The Guardian en 2013, fondatrice en 2004 de soleRebels, entreprise fabriquant des
chaussures dont la semelle est faite partir de pneus usags. Ayant commenc dans un humble atelier
Addis-Abeba, la socit emploie dsormais plus dune centaine de personnes et distribue ses
produits dans une trentaine de pays.
Ainsi dAntoinette Koudjal Mangaral (Tchad) qui cre son entreprise, les tablissements KAMA,
en 1995, spcialise dans la rcolte de la noix de karit et dans sa transformation en beurre. Sachant
que la russite de son entreprise dpend galement de celle du secteur dans lensemble du Tchad, elle
participe activement aux rseaux associatifs agricoles et de promotion des femmes commerantes et
artisanes.
Ainsi galement de centaines de milliers danonymes partout travers le monde, qui dcident de ne
rien attendre de personne, de ne pas chercher de poste stable dans ladministration, ni dans larme, ni
mme dans telle ou telle entreprise, mais de crer le leur. Preuve que le libre choix dune vie nest pas
lapanage des riches, ni des pauvres des pays riches. Cest trs souvent le cas de femmes qui ont dj
grer une famille, premire entreprise.
En voici quelques cas exemplaires parmi environ 200 millions dautres financs par des
institutions de microfinance, sans compter les 400 millions dautres qui nont aucun financement.

Ainsi de Paully Appiah Kubi qui a eu lide de crer son entreprise en constatant les grandes pertes
occasionnes par labsence de capacits de stockage et de transformation des fruits et lgumes au
Ghana. Elle cre Ebenut Ghana en 1996 partir dun seul schoir traitant vingt fruits ou lgumes la
fois. Elle emploie aujourdhui cinquante personnes et traite et exporte trois tonnes de produits schs
par mois.
Ainsi de Brigitte Nana Njike au Cameroun, qui, afin de financer les tudes de ses quatre enfants,
dcide demprunter pour acqurir du matriel srigraphique en vue de personnaliser les vtements
traditionnels camerounais, et fait aujourdhui travailler plusieurs jeunes de son village.
Ainsi de Kon Sita qui dbute dans le commerce de vtements en Cte dIvoire, Abidjan, il y a
une vingtaine dannes, avec 12 000 francs CFA (un peu moins de 20 euros), sans formation scolaire.
Elle est aujourdhui propritaire dun march de mille places et fondatrice de la Cooprative des
Femmes de Roxy et Extension (COFCER) qui encourage les femmes dAdjam mettre un terme
leurs activits illgales (comme la vente de mdicaments la sauvette).
Ainsi de Jihade Belamri, n en 1958, fils douvrier algrien lev au sein dune famille de huit
enfants dans la banlieue lyonnaise. Ses parents lorientent vers une filire professionnelle ; il dcide
de poursuivre ses tudes et obtient son baccalaurat, puis un BTS. Ds lenfance il sest senti une me
dentrepreneur. Il fonde vingt-cinq ans un magasin de disques qui fait faillite. Il rejoint alors un
bureau dtudes en tant que technicien, progresse dans la hirarchie, puis cre en 1990 BEE, bureau
dtudes et dingnierie industrielles bas Lyon, aujourdhui implant Paris et Alger, et qui
emploie une quarantaine de personnes.
Ainsi de Fetih Hakkar, originaire de Vnissieux, dans la banlieue lyonnaise. Ouvrier titulaire dun
BTS technico-commercial, il quitte un emploi salari en 2010 pour tenter laventure entrepreneuriale
et lancer LikeDat Compagnie, qui produit et commercialise du jus de datte sans colorants ni armes
artificiels. LikeDat est aujourdhui distribue en France, en Amrique du Nord, en Afrique et en Asie.
Ainsi de Takao Sasaki, au Japon, qui perd son emploi de salari dans lindustrie des sushis cause
du tsunami de 2011. Fort de vingt annes dexprience, il cre sa propre entreprise de sushis dans la
rgion de Thoku. Il emploie actuellement plus dune dizaine de personnes.
Ainsi de certains lves de grandes coles qui, par tradition familiale, ont fait des tudes classiques
avant de se rorienter : en France, chaque anne, plusieurs dizaines de ces tudiants, stant dabord
plis au modle familial de russite, dcident, avant ou aprs lobtention de leur diplme, de devenir
plombier, menuisier ou ptissier, etc.
Toutes et tous, quelle que soit la taille de leur entreprise, entrepreneurs de lenvie ou
entrepreneurs de la survie , ont compris quil ny a pas dentreprise sans march, ni de march
sans clients satisfaits. Ce ne sont donc pas seulement des gostes intelligents, mais aussi des altruistes
pour motifs rationnels, qui dploient de plus en plus defforts pour sintresser leurs clients et
fournisseurs venir, autrement dit au bien-tre des gnrations futures.

CHAPITRE 5

Les entrepreneurs positifs


Dautres, ayant compris quon ne peut russir une entreprise que si elle rend un service utile des
clients, quon peut mieux se dbrouiller soi-mme si on aide des autres en faire autant, dcident de
passer de lgosme intelligent, qui en a fait des entrepreneurs, laltruisme rationnel, en quoi ils
trouvent la ralisation de leurs aspirations dans laide aux autres, parfois mme sans esprer en tirer
profit.
Je les appelle entrepreneurs positifs .
On les trouve dabord parmi ceux qui grent leur entreprise dans lintrt des prochaines
gnrations dactionnaires, puis parmi ceux qui en crent de nouvelles pour servir des intrts plus
larges encore, et parmi ceux qui pallient les insuffisances des tats.
Ceux qui grent leurs entreprises en tenant compte de lintrt
des gnrations suivantes dactionnaires
Cest dabord le cas de nombreuses entreprises familiales qui raisonnent non pas en termes de
rsultats trimestriels, mais dans lintrt des futures gnrations de propritaires, rinvestissant
lessentiel de leurs bnfices dans la prservation de la marque et dans linnovation technologique.
Elles forment ce que je nomme le capitalisme patient .
Ainsi des quarante entreprises familiales et bicentenaires rassembles dans le Club des
Hnokiens , telles les ditions musicales franaises Henry Lemoine, la banque suisse Pictet & Cie, le
brasseur japonais Gekkeikan et lentreprise italienne de transport maritime Augustea, fonde en 1629.
Ainsi de la socit Bnteau, fonde par larchitecte naval Benjamin Bnteau en 1884 : la passion
pour linnovation des membres successifs du clan familial sous-tend encore lactivit de la petite
multinationale daujourdhui.
Ainsi de la maison Herms, ne en 1837 sous la forme dun atelier dartisan sellier-harnacheur qui
quipa, quelques dcennies plus tard, les chevaux du tsar Nicolas II. linitiative des descendants de
Thierry Herms, la marque continue de simposer comme une rfrence internationale dans le
domaine du luxe, tout en diversifiant ses activits. La maison est actuellement gre par un

reprsentant de la sixime gnration, Axel Dumas.


Ainsi de la socit de textile haut de gamme Blanc des Vosges, fonde en 1843 et gre par la
quatrime gnration de la famille du fondateur, qui prserve un haut degr de savoir-faire dans une
activit fortement expose la concurrence internationale.
Ainsi de la socit Marnier-Lapostolle qui trouve ses racines dans la distillerie de liqueurs de
fruits, fonde par Jean-Baptiste Lapostolle en 1827 Neauphle-le-Chteau. Une cinquantaine dannes
plus tard, lpoux de sa petite-fille, Louis-Alexandre Marnier, cra le Grand Marnier en mlant le
cognac un fruit alors rare et exotique : lorange. Six gnrations aprs la cration de la socit, cette
liqueur est la plus exporte de France.
Ainsi du groupe Takenaka dont les origines remontent 1610 et au matre charpentier nippon
Tobei-Masataka Takenaka, btisseur de temples et de sanctuaires tabli Nagoya. Ce groupe est
devenu lun des principaux acteurs du secteur de la construction au Japon. Au XXe sicle, il a bti des
difices aussi divers que le grand magasin Takashimaya de Kyoto (1912), la Tokyo Tower (1958) et
des stades comme le Tokyo Dome (1988), le Fukuoka Dome (1993) et le Nagoya Dome (1997).
Dirig encore par un membre de la famille, Toichi Takenaka, le groupe est aujourdhui prsent dans
plusieurs pays dAsie et dEurope, ainsi quaux tats-Unis ; il compte plus de 7 000 employs pour un
chiffre daffaires de 9 milliards de dollars.
Ainsi de grands conglomrats indiens comme Wadia Group dont les origines remontent 1736 ;
Aditya Birla Group, n de lentreprise fonde en 1857 par Seth Shiv Narayan Birla pour le commerce
du coton et aujourdhui prsent dans de nombreux secteurs (textile, ciment, tlcommunications,
services financiers) et dans trente-six pays. Ou encore le groupe Tata, fond en 1868 par Jamsetji
Nusserwanji Tata.
Ainsi, au moins en principe, des entreprises publiques, dont la mission dpasse la simple rentabilit
du capital.
Ceux qui tiennent compte de lintrt des gnrations suivantes
pour grer leurs entreprises
Dautres entreprises, soumises aux exigences du march, oprent de manire durable et
responsable en tenant compte de lintrt des gnrations suivantes : elles forment leur personnel
ces exigences, conomisent nergie et matires premires, et organisent leurs activits de mcnat
autour des ncessits de la responsabilit sociale en pratiquant une certaine limitation des carts de
salaires. Parmi elles, on peut citer, en France, des degrs divers, GDF-Suez, Air Liquide,
Capgemini, LOral, Michelin, Orange, Renault, Schneider Electric.
Ainsi des entreprises bnficiant du label amricain B Corporation qui certifie selon des
critres prcis (gouvernance, traitement des salaris) quune entreprise est socialement responsable et
respectueuse de lenvironnement. Aujourdhui, prs de 1 100 entreprises sont certifies B
Corporation de par le monde, comme le glacier amricain Ben & Jerrys, ou Lumni, prsente dans
plusieurs pays dAmrique du Sud, qui rvolutionne le prt aux tudiants en le rendant financirement
moins dangereux pour eux, ou encore le fabriquant argentin de savons biologiques Mas ambiente.
Ceux qui crent des fondations

Parce quils ont gagn beaucoup dargent en apprhendant les besoins des autres, certains
entrepreneurs privs, gostes intelligents , deviennent des altruistes rationnels en utilisant une
partie de leurs gains pour crer des hpitaux, des muses, des universits. Leur motivation peut tre
entirement goste (chapper limpt ou laisser une trace) ou partiellement altruiste (rendre une
partie de largent quils ont reu), voire totalement dsintresse.
Ainsi de la fondation Ford, fonde en 1936 par Henry et son fils Edsel qui lui lgurent toutes leurs
actions sans droit de vote, soit 90 % du capital de la Ford Motor Company. Le motif initial tait
de contourner limpt sur les successions alourdi par le Revenue Act de 1935. Elle dispose
aujourdhui de 10,9 milliards de dollars pour promouvoir la dmocratie et lutter contre la pauvret et
les injustices ; elle a soutenu la Grameen Bank de Muhammad Yunus ses dbuts en 1976, les
activits culturelles dans les quartiers amricains difficiles par le biais de Community Development
Corporations, et se classe parmi les premiers donateurs privs au monde dans la lutte contre le SIDA.
Ainsi de la fondation Bill et Melinda Gates, dote de 40 milliards de dollars, qui a investi dans de
nombreux domaines scientifiques et mdicaux cruciaux : mise au point dun vaccin antipaludique qui
serait commercialis en 2015, amlioration des techniques de production du riz, vaccination des
enfants des pays en dveloppement 1,5 milliard de dollars donns GAVI Alliance et pour
amliorer le systme ducatif amricain (par exemple 290 millions de dollars via le programme
Intensive Partnerships for Effective Teaching).
Ainsi des fondations de George Soros, regroupes dans le rseau Open Society Foundations, qui
promeuvent les droits de lhomme, la dmocratie et les rformes conomiques et sociales dans le
monde selon les principes de Karl Popper, matre penser de Soros. En plus de trente ans, il a
dpens prs de 11 milliards de dollars au profit de ces causes.
Ainsi de la fondation Daniel et Nina Carasso, cre en 2010 en mmoire du fondateur de Danone,
Daniel Carasso ; elle finance des projets en deux grands domaines : lalimentation et lart. Elle
combat lobsit de manire non mdicale en accompagnant les familles en difficult ; elle cofinance
lappel projets de la Fondation de France qui encourage les enfants gs de 6 16 ans souvrir
au monde par les arts et la pratique artistique , et finance la Fabrique Opra qui associe les jeunes de
quartiers dfavoriss la production de spectacles lyriques.
Ainsi de la venture philanthropy , incarne par exemple par Digital Jobs Africa, initiative de la
fondation Rockefeller qui vise changer la vie dun million dAfricains en proposant des jeunes
haut potentiel, dans six pays, de recevoir une formation et dtre ensuite employs dans le secteur des
nouvelles technologies de linformation et de la communication sur le continent.
Ceux qui crent des entreprises sociales
Dautres crent des entreprises but explicitement social :
Ainsi, en France, de Jean-Marc Borello, fils dun militaire de carrire et dune mre ouvrire,
ancien ducateur pour jeunes dlinquants, qui cre le Groupe SOS, devenu lune des plus grandes
entreprises sociales en Europe avec plus de 11 000 employs dans 300 branches de mtiers.
Ainsi, en France, de Sad Hammouche qui fonde Mozak RH, cabinet associatif de recrutement
spcialis dans la promotion de lgalit des chances et de la diversit.
Ainsi, en France, de Sbastien Kopp et Franois-Ghislain Morillion qui fondent Veja, entreprise de

baskets cologiques et quitables, en collaboration avec des coopratives de la fort amazonienne


brsilienne.
Ainsi, aux Philippines, de Tony Meloto, issu dune famille modeste, qui travaille pendant sept ans
chez Procter & Gamble, puis devient entrepreneur. Bnvole au sein de lassociation chrtienne Les
Couples pour le Christ partir de 1985, il mne dix ans plus tard un programme consistant crer un
camp pour accueillir des jeunes dlinquants et membres de gangs du bidonville de Bagong Silang.
Prfrant la libert de servir au pouvoir de diriger , il dcide de dvelopper ce programme et
fonde la Gawad Kalinga Community Development Foundation pour aider la cration de villages
dune cinquantaine de maisons, autosuffisants et cologiquement responsables. Grce ce projet,
un million de Philippins sont dj sortis de la pauvret.
Ceux qui nettoient le monde
Nombreux sont ceux qui ont choisi de satteler au traitement dun des problmes majeurs qui
conditionnent la vie conomique et sociale dun pays, problme la rsolution souvent obre par
des enjeux socioculturels qui conduisent le ngliger, et dont les pouvoirs publics soccupent souvent
trs mal : celui de la propret urbaine. Pour cela, ils crent des entreprises dun genre bien
particulier :
Ainsi du Dr Bindeshwar Pathak qui, parti de rien, installe en Inde, avec Sulabh International, des
sanitaires conomiques et cologiques dans prs de 1,2 million de foyers, et 8 000 dans lespace
public, librant plus dun million dintouchables de ces tches qui leur taient rserves.
Ainsi de Jack Sim qui cre Singapour la World Toilet Organization, plateforme mondiale de
services rassemblant aujourdhui 235 organisations dans 58 pays, destine apporter une assistance
technique aux entreprises de ce domaine et influencer les gouvernements en termes de politiques de
sant publique.
Ainsi de lEstonien Rainer Nolvak qui lance en 2008 le Clean-Up Day, une journe de mobilisation
pour faire nettoyer le pays de fond en comble par 50 000 personnes (soit 4 % de la population) ; au
total, 10 000 tonnes de dchets sauvages et illgaux sont ainsi rcolts. Linitiative a t rplique dans
plusieurs pays, notamment en France o Julien Ge pilote linitiative travers lONG Lets do it,
tablissant une cartographie des dcharges illgales et invitant les volontaires vivant proximit les
nettoyer.
Ainsi de Boyan Slat, jeune Hollandais qui imagine une technique pour nettoyer les ocans avec des
barrages flottants et qui est en train de russir lever, par crowdfunding, les ressources ncessaires.
Ceux qui transforment lcole pour aider les enfants prendre
le pouvoir sur leur vie
Ainsi de la Colombienne Vicky Colbert. Ne aux tats-Unis, elle grandit Bogota prs de sa mre
quelle dcrit comme une enseignante merveilleuse . Diplme de Stanford en ducation, elle
prend conscience de la ncessit d apporter aux plus pauvres des pauvres une ducation de qualit ,
et dveloppe des mthodes spcifiques. Devenue vice-ministre de lducation au dbut des
annes 1980, elle fait appliquer ses mthodes dans plus de 20 000 coles de son pays, puis cre en
1987 la fondation Escuela Nueva, rpliquant ce modle dans une vingtaine de pays avec dexcellents

rsultats.
Ainsi de Salman Khan, n aux tats-Unis de parents immigrs, diplm de Harvard et du MIT,
analyste dans un fonds dinvestissement Boston, qui eut en 2004 expliquer les mathmatiques sa
cousine de douze ans, scolarise la Nouvelle-Orlans. Il ralise pour cela de brves vidos quil met
en ligne sur Youtube, fondant ainsi la Khan Academy, organisation but non lucratif visant fournir
un accs gratuit des enseignements de la meilleure qualit possible partout dans le monde, via des
vidos accessibles en ligne. En 2009, convaincu davoir trouv sa vocation dans lenseignement, il
dmissionne pour se consacrer entirement la Khan Academy ; trois ans plus tard, celle-ci aide
plus de six millions dtudiants par mois, soit dix fois le nombre dtudiants qui sont passs par
Harvard depuis sa cration en 1636 , explique-t-il ; les vidos avaient t visionnes plus de cent
quarante millions de fois et les tudiants avaient effectu un demi-milliard dexercices grce notre
logiciel. Javais moi-mme mis en ligne plus de trois mille leons filmes (gratuites et sans
publicits) en abordant des sujets aussi divers que les bases de larithmtique, lanalyse, la physique,
la finance, la biologie, la chimie, la Rvolution franaise, etc.
Ainsi de Franois Taddei qui cra le Centre de Recherches Interdisciplinaires Paris pour
promouvoir de nouvelles pdagogies afin daider les tudiants prendre des initiatives cratives et
dvelopper leurs projets de recherche avec laide de mentors, dinstitutions de recherche,
dentreprises prives et de fondations. Il offre trois programmes : une nouvelle licence, une matrise
(Approches Interdisciplinaires du Vivant, AIV), une cole doctorale (Frontires du Vivant, FdV).
Ainsi de Caroline Sost, diplme de lESCP, dabord cadre dans une grande socit de jeux vido.
En rupture avec les valeurs de son entreprise, elle dcida de repartir de zro et fonde en 2007 la
Living School, cole maternelle et primaire Paris o lenseignement vise apprendre non un
savoir-faire, mais un savoir-tre, afin de faire des coliers de futurs citoyens responsables capables
de se trouver et de se dbrouiller.
Ainsi de Miloud Chahlafi, diplm de lcole Centrale Paris, cofondateur en 2014 de
lAssociation Avicenne au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), qui a pour objectif de promouvoir la
russite des adolescents des banlieues du 93 en leur proposant un soutien scolaire rigoureux, avec
le concours dautres diplms de grandes coles (Polytechnique, Centrale, cole normale suprieure)
eux-mmes issus des milieux populaires ou de limmigration. Convaincus que de linstruction nat
la grandeur des Nations (Jules Ferry), les fondateurs misent sur la motivation des parents et des
enfants pour proposer ces derniers un suivi rgulier et exigeant, toutes les parties (professeurs,
familles, lves) sengageant respecter un code dontologique strict. Avicenne a accompagn la
premire anne une centaine denfants dans leur prparation du brevet ou du baccalaurat. Les
rsultats obtenus sont prometteurs : 95 % de russite au bac et 100 % au brevet pour celles et ceux qui
ont suivi un stage Avicenne.
Ainsi de lAmricain John Holt, n en 1923 et dcd en 1985, promoteur de linstruction la
maison. Diplm de lUniversit de Yale, professeur dcole primaire dans le Colorado puis
Boston, Holt thorise lducation et prne linstruction la maison puis la dscolarisation des
enfants, convaincu que lenseignement ne doit pas tre impos lenfant mais relever de ses gots.
Les crits de John Holt, notamment Parents et matres face lchec scolaire (1964) et Apprendre
sans lcole (1976) ont inspir de nombreuses organisation telles que lEvergreen College, dans
ltat de Washington, et la National Youth Rights Association.
Ainsi de Bunker Roy, fondateur du Barefoot College Tilonia, dans ltat du Rajasthan, en Inde.

Diplm du prestigieux Saint Stephens College Delhi en 1967, Roy cre en 1972 le Social Work
and Research Center, plus connu sous le nom de Barefoot College, Tilonia, pour aider les
villageois installer des pompes eau et, plus gnralement, pour proposer aux Indiens ruraux,
jeunes et vieux, femmes et hommes, des formations en nergie solaire et en mdecine afin quils ne
dpendent plus de laide extrieure. En une quarantaine dannes, prs de 3 millions dIndiens ont
reu des formations de mdecin, dingnieur ou encore denseignant.
Ceux qui pallient les dfaillances de ltat
Ceux qui redonnent une activit chacun : Ainsi des Systmes dchange Locaux (SEL), tel celui
qui a vu le jour Abbeville au dbut des annes 2000, proposant ses adhrents une resocialisation
par lactivit donnant droit des bons de rduction chez les commerants de la ville ; le sliste
remplit un questionnaire sur ses comptences et qualifications qui permet aux responsables du SEL de
lorienter vers certains services rendre. Il peut galement dvelopper ses comptences au sein
dateliers capables de former certains mtiers comme lectricien, plombier, chauffagiste. La France
compte aujourdhui plus de 600 SEL, dont 50 en le-de-France, qui runissent 3 000 familles.
Ainsi du chef britannique Jamie Oliver qui propose chaque anne depuis 2002 des jeunes en
rinsertion de travailler quelques mois dans son restaurant The Fifteen Londres. Soixante-quinze
pour cent dentre eux ont continu leur carrire dans la restauration et certains ont mme cr leur
propre restaurant, comme Tim Siadatan avec Trullo, dans lest de Londres.
Ceux qui protgent les autres : Ainsi de lassociation Pour un Tepalcatepec libre , dans ltat du
Michoacan, au Mexique, forme de citoyens quips darmes sophistiques qui protgent la
population locale depuis 2013. Le taux de criminalit lev du pays 71 meurtres par jour en
moyenne en 2012 et le manque dinvestissement de ltat dans la protection des personnes ont
contribu faire natre des groupes dautodfense dans les tats les plus marqus par le narcotrafic.
Ceux qui aident les personnes ges : Ainsi de lassociation Les petits frres des Pauvres qui vient
en aide aux personnes ges de plus de 50 ans qui souffrent de maladie notamment la maladie
dAlzheimer , de la pauvret et de lexclusion. Lassociation est cre en 1946 par Armand
Marquiset, qui organise sa premire action pour les vieux pauvres du quartier Saint-Ambroise
dans le 11e arrondissement de Paris. En 2013, les petits frres des Pauvres ont aid plus de 40 000
personnes grce 10 300 bnvoles et 539 salaris.
Ainsi de Care to Go, entreprise fonde en 2010 Phoenix par un ancien pilote de ligne, Gary Bates,
qui aide les personnes ges voyager avec un accompagnateur qui effectue le trajet en avion avec
eux, que ce soit pour partir en vacances, rejoindre des proches ou se rendre dans des centres
mdicaux.
Ceux qui clairent les autres : Ainsi de la Cooprative lectrique de larrondissement des Coteaux
(CEAC), en Hati, fonde en fvrier 2014, qui runit 1 600 mnages et des dizaines de petites
entreprises en vue de partager et de mieux grer llectricit sur une le o 75 % de la population ny
a pas accs. Grce au soutien du programme de lONU Cte Sud Initiative, la CEAC doit grer un
systme dlectrification dual qui utilise 200 kilowatts de production par des gnratrices diesel et
130 kilowatts de production dnergie solaire pour fournir les membres.
Ceux qui grent la distribution deau : Ainsi des citoyens de Santa Cruz, en Bolivie, qui grent euxmmes la distribution deau dans leur ville depuis 1979. Dans un pays o les conflits autour de leau

et de sa distribution soit par ltat, soit par des entreprises, ont toujours t nombreux, les habitants de
la ville ont dcid il y a quarante-cinq ans de former une cooprative pour grer efficacement et
dmocratiquement leau. La Saguapac, principale structure de la cooprative, compte plus de
150 000 membres qui se runissent rgulirement. Grce ce fonctionnement, plus de 95 % des
habitants de Santa Cruz ont accs leau potable contre une moyenne nationale de 88 %.
Ainsi de Girlie Garcia-Lorenzo dont lassociation Kythe, aux Philippines, veille
lamlioration des conditions de prise en charge des enfants dans les hpitaux publics. Kythe a t la
premire association philippine tre admise au sein du rseau Ashoka qui runit plus de trois mille
entrepreneurs positifs travers le monde.
Ainsi du mouvement des Zbres lanc par lcrivain Alexandre Jardin, qui cultive la joie de
gouverner soi-mme sans rien attendre des gouvernements . Ses projets sont aussi varis
quambitieux : un site de co-toiturage pour permettre des familles monoparentales de
sorganiser pour amliorer leur logement, des sites daide et daccompagnement lentrepreneuriat,
un site de rfrencement du produire en France , une plateforme dinvestissement participatif
ddie aux projets fort impact socital, un rseau dpicerie solidaire, une plateforme daide aux
devoirs destine aux collgiens en difficult, des formations gratuites en informatique pour lves
dcrocheurs, etc.
Ceux qui nourrissent le monde
Ainsi de Michel Colucci, dit Coluche, n dans le 14e arrondissement de Paris dans une famille
modeste (sa mre tait employe chez un fleuriste et son pre, qui mourut alors quil avait trois ans,
tait vendeur de lgumes sur le march). Il ne se contente pas de sa carrire de comdien ; choqu par
la misre des rues franaises et limpuissance de ltat, il cre Les Restos du cur. Le premier ouvre
le 21 dcembre 1985 Gennevilliers. Aujourdhui, 900 000 personnes en bnficient et plus de
100 millions de repas sont distribus chaque anne. Juste avant de mourir dun accident de moto,
Coluche travaillait un projet de Restos du cur plantaire pour fournir des repas quilibrs aux
milliards de gens souffrant encore de la faim. Il na jamais cess de chercher devenir soi, disant :
Je ne suis pas un nouveau riche. Je suis un ancien pauvre.
Ainsi de Mohamed Hage, un informaticien dont la famille au Liban travaille dans le secteur de
lagriculture. Il ose implanter une serre commerciale sur le toit dun immeuble en plein cur
dAhuntsic-Cartierville, quartier industriel de Montral. Aujourdhui, les deux fermes Lufa,
concentrs dinnovations issues des domaines de la microbiologie, de lagronomie, de
linformatique (gestion de certains insectes, notamment), nourrissent 6 000 personnes. La technique
employe est reprise en dinnombrables autres lieux.
Ceux qui soignent le monde
Ainsi de Mdecins Sans Frontires, fonde en 1971 par une dizaine de mdecins et de journalistes,
qui offre aujourdhui une aide mdicale durgence dans des situations dramatiques (guerres, famines,
catastrophes naturelles) sur la plante entire.
Ainsi de Marie-Nolle Besanon : constatant le manque de moyens, mme en France, face aux
maladies psychiques (mille psychiatres manquent dans les hpitaux o lattente pour une prise en

charge ne cesse de sallonger), elle dveloppe des structures lgres non mdicalises permettant
laccueil et le suivi de personnes atteintes de ces maladies et permettant des conomies importantes
pour le systme de sant.
Ainsi de Bndicte Dfontaines qui sattaque au faible taux de diagnostic de personnes atteintes de
troubles de la mmoire alors quune prise en compte prcoce permettrait dattnuer leurs effets sur le
long terme. Son rseau Alos qui regroupe des neurologues libraux soucieux de dmocratiser
laccs cette prise en charge a permis dtablir des diagnostics prcoces sur 6 500 personnes. Un de
ses objectifs est notamment de dvelopper la tlmdecine dans les milieux ruraux.
Ainsi de Jean-Loup Mouysset qui dveloppe un programme daccompagnement global des
personnes atteintes de cancer, passant notamment par du soutien psychologique et de lducation
thrapeutique afin damliorer leurs chances de sortir de la maladie en bonne sant tout en limitant les
cas de rcidives.
Ainsi dAnne Roos-Weil qui, partie de rien, sattaque la mortalit maternelle et juvnile en
Afrique subsaharienne (o un enfant sur six meurt avant ses cinq ans) en conjuguant micro-assurance,
technologies mobiles et travail de proximit pour dvelopper la culture mdicale dans les familles,
permettre un traitement plus prcoce de maladies infectieuses bnignes. Ayant dmarr Bamako,
elle est parvenue multiplier par trois le recours aux soins parmi ses mille premiers abonns.
Ainsi du Mouvement de lconomie positive, qui rassemble un trs grand nombre de ces
initiatives, et dcoplusTV, tlvision sur Internet qui rend compte de ces initiatives.

CHAPITRE 6

Les militants
Dautres ne se contentent pas de se dbrouiller eux-mmes. Ils dcident de faire de leur vie un
moyen daider les autres trouver leur vrit, parfois en orientant leurs choix, parfois en se
contentant de les mettre en situation de les faire.
Ceux qui sarrachent leur vie dans le monde pour aider les autres
par la prire et laction quelle leur inspire
Ainsi de Henry Quinson, diplm de la Sorbonne et de Sciences Po Paris en conomie, trader
Wall Street, qui quitte brutalement la finance pour entrer au monastre de Tami, en Savoie, et y
mditer cinq annes durant. Depuis, il enseigne langlais dans les quartiers dfavoriss de Marseille.
Ainsi de Matthieu Ricard, fils du philosophe Jean-Franois Revel et de lartiste peintre
Yahne Le Toumelin, qui tudie la biologie, se prpare entrer lInstitut Pasteur quand il dcouvre
les grands matres spirituels tibtains. Bien quil ait obtenu en 1972 un doctorat en gntique
cellulaire sous la direction du prix Nobel de biologie Franois Jacob, il part vivre dans lHimalaya
pour se consacrer ltude et la pratique du bouddhisme auprs de matres comme Kangyur
Rinpotch et Dilgo Khyents Rinpotch ; en 1979, il devient lui-mme moine et cre une ONG,
Karuna Shechen, qui aide les plus pauvres au Tibet.
Ainsi dHenri Grous qui nat en 1912 dans une famille bourgeoise et pratiquante lyonnaise.
lge de quinze ans, rentrant dun plerinage Rome, il rejoint les Capucins comme novice. Contraint
par sa sant quitter le monastre, il est ordonn prtre en 1938 et devient labb Pierre , sans rpit
au secours des plus dmunis.
Ainsi de Madeleine Cinquin, ne Bruxelles en 1908 dans une famille aise de trois enfants ; elle
na que six ans quand son pre meurt noy. Contre son entourage, elle prononce ses vux vingttrois ans, devenant sur Emmanuelle. Pendant prs de quarante ans, elle enseigne les lettres en
Turquie, en Tunisie et en gypte. Au dbut des annes 1970, alors quelle atteint lge de la retraite,
elle choisit de vivre avec les chiffonniers du Caire et se bat pour faire entrer de lhumanit dans les
bidonvilles .

Ceux qui mettent les autres en situation dtre responsables


Ainsi de Mohandas Gandhi qui, lissue dtudes de droit en Angleterre, part, contraint par
limpossibilit de trouver des clients en Inde, exercer le mtier davocat en Afrique du Sud ; l,
confront un racisme qui le bouleverse, il choisit la non-violence pour pousser les autres, y
compris ses ennemis, changer de comportement. Aprs des annes de combat en Afrique, il revient
en Inde en 1915, y lance le mme mouvement et participe au combat pour lindpendance en
dfendant lide dune socit indienne authentique, refusant tout apport du matrialisme et de la
modernit.
Ainsi dAlexandre Issaevitch Soljenitsyne, n en 1918, orphelin de pre, qui, pour avoir reproch,
dans une lettre un ami, au gnialissime marchal Staline les purges politiques qui avaient
dcapit lArme rouge et son alliance avec Hitler, est condamn huit ans de camp de travail pour
activit contre-rvolutionnaire , puis envoy en relgation au Kazakhstan. Rhabilit en 1956, il
sinstalle Riazan, 200 kilomtres au sud de Moscou. Sous Nikita Khrouchtchev, il publie son
premier livre, Une journe dIvan Denissovitch, relatant les conditions de vie dans un camp de travail
forc sovitique. Il donne ainsi lalerte au monde entier sur les ralits du systme sovitique et du
Goulag. Il pousse de nombreux Russes rsister et ne pas vivre dans le mensonge .
Ainsi de Vclav Havel, n en 1936 Prague. Issu de la grande bourgeoisie rejete par le rgime
communiste instaur en Tchcoslovaquie en 1948, luniversit refuse de ladmettre ; il commence
travailler comme technicien de laboratoire, clairagiste, ouvrier, il crit des pices de thtre et
devient le symbole de la dissidence face la rpression. En 1976, il dfend un groupe de rock interdit
par le Parti, ce qui aboutit la Charte 77 rclamant le rtablissement des liberts ; il est de
nombreuses reprises emprisonn pour avoir dnonc les atteintes aux droits de lhomme. Il pousse
par son attitude nombre de ses compatriotes la rsistance. Aprs la chute de lUnion sovitique, il
est lu prsident de son pays en 1993.
Ainsi dIrving Stowe, diplm en droit de Yale. Dabord opposant la guerre du Vietnam, inspir
par sa foi quaker, il organise la fin des annes 1960 Vancouver le mouvement Dont Make a Wave
afin dexiger larrt des essais nuclaires atmosphriques en Alaska par des actions non violentes
(concerts, occupation des lieux). En 1972, les tats-Unis renoncent ce programme dessais et Dont
Make a Wave Committee devient Greenpeace.
Ainsi de Brendan Martin qui dbute sa carrire Wall Street et devient associ de la start-up
dinformation financire Theflyonthewall.com. lautomne 2004, marqu par The Take, le
documentaire de Naomi Klein et Avi Lewis qui montre comment, dans une Argentine en crise, des
travailleurs ont repris des entreprises pour en faire des coopratives, il fonde The Working World,
aujourdhui prsente en Argentine, au Nicaragua et aux tats-Unis, qui accompagne et finance la
cration et la croissance de coopratives et encourage les travailleurs acqurir les comptences
ncessaires en gestion dentreprise, prparer leurs business plans, et leur accorde des prts.
Ainsi de Liu Xiaobo, n dans le nord-est de la Chine en 1955. Issu dune famille dintellectuels, Liu
obtient un doctorat s lettres lUniversit normale de Pkin en 1988. Sa thse et ses premiers crits,
trs critiques envers lidologie maoste, sont censurs. Lanne suivante, il quitte lUniversit de
Columbia, o il enseigne, et retourne en Chine pour participer aux manifestations de la place
Tiananmen. Militant des droits de lhomme, il est rgulirement emprisonn par les autorits
chinoises. Il reoit le prix Nobel de la paix en 2010 alors quil a t condamn onze annes de
prison en 2009 pour incitation la subversion du pouvoir dtat . Il est une source dinspiration

pour bien dautres militants.


Ceux qui permettent aux autres de choisir leur vie
Ainsi dEdward Carpenter, un des premiers militants, dans lAngleterre victorienne, de la
lgalisation de lhomosexualit et de lunion libre. Dans The Intermediate Sex, publi en 1908, il
dfend lide que lattirance entre personnes de mme sexe est une orientation naturelle. Dans Loves
Coming of Age il dfend galement la promotion de la libert sexuelle et conomique des femmes, et
dnonce linstitution du mariage comme une forme de prostitution institutionnalise.
Ainsi dAndr Baudry, ancien sminariste et professeur de philosophie, qui fonde en 1954 le
groupe et la revue homophiles Arcadie afin de promouvoir le droit pour les homosexuels tre
considrs en France en citoyens comme les autres . En mai 1979, il organise Paris une
confrence internationale intitule Lhomosexualit vue par les autres qui rassemble prs de
1200 participants.
Ainsi de Kristoffer Johansson qui dirige Unga Kris, communaut visant, par le dveloppement du
sens de la responsabilit et de lestime de soi, la rintgration de dlinquants leur sortie de prison,
prvenir la violence dans les coles, offrir des opportunits demploi aux jeunes sans exprience
et viter la rcidive des jeunes dlinquants lexpiration de leur peine.
Ainsi de Nikola Alexeev qui fonde en 2006 en Russie la Moscow Pride promouvant
lmancipation des homosexuels ; lors de la premire Gay Pride Moscou, il est rou de coups par
des militants homophobes, puis de nombreuses reprises arrt et plac en dtention.
Ainsi dAssiya Gourra qui commence enseigner la lecture aux femmes dans les campagnes
marocaines lorsquelle se rend compte que celles-ci matrisent suffisamment la couture et la broderie
pour en faire une activit rmunre. Assiya cre lassociation Avenir Jeunesse Benslou, transforme
plus tard en cooprative.
Ainsi des confrences TED (Technology, Entertainment, Design), cofondes par Richard Saul
Wurman et Harry Marks Monterey, en Californie, en 1984. La premire confrence runit le
mathmaticien Benot Mandelbrot, qui prsente la thorie des fractales et ses applications, et les
concepteurs du Compact Disc de Sony. Lvnement est un chec financier et la deuxime confrence
na lieu quen 1990. Aujourdhui, TED et ses centaines dvnements annuels se veulent un vritable
propagateur dides qui change les hommes et le monde via un format unique de confrences.
Chaque confrencier invit est amen dvelopper une ide forte, sans notes, pendant moins de 18
minutes. Avec plusieurs milliers de confrences gratuites en ligne, TED promeut un savoir accessible
tous. Fin 2012, les TED Talks ont t visionnes plus dun milliard de fois sur Internet. TED est
devenu un des principaux lieux dexposs mondiaux de devenir-soi .
Ceux qui transgressent et trahissent les puissances quils servent
Dautres, employs par un systme, ont dcouvert sa nocivit et dcid de le combattre de
lintrieur, de dnoncer la concupiscence au sein de leur glise, les actes absurdes ou nfastes de
ladministration dont ils font partie, les crimes dune grande entreprise o ils travaillent.
Ainsi de Daniel Ellsberg, n en 1931 Chicago, docteur en conomie de Harvard, qui travaille

dans les annes 1960 au Dpartement de la Dfense amricain sous Robert McNamara, puis pour le
think tank RAND qui conseillait le Pentagone. En 1971, il communique au New York Times les
Pentagon Papers qui rvlent aux Amricains les drives de la guerre et limpossible victoire de leur
arme. Sensuivent de grandes manifestations ainsi que des procs intents par ltat amricain,
finalement dbout par la Cour suprme.
Ainsi de Mikhal Gorbatchev, n dans le Nord-Caucase, en 1931, de parents travaillant dans un
kolkhoze, emprisonns comme ses aeux pour opposition au rgime sovitique alors quil tait
enfant. Il suit dabord le parcours du parfait apparatchik : dcor de lordre du Drapeau rouge du
Travail, membre des jeunesses communistes puis du Parti jusqu devenir membre du Comit central
en 1971. En 1983, alors quAndropov est au pouvoir, il comprend, lors dune rencontre avec
Alexandre Iakovlev, alors ambassadeur au Canada, la ncessit pour le Parti de mener des rformes
politiques et conomiques structurelles. Arriv au pouvoir en 1985 aprs la disparition dAndropov et
de Tchernenko, il lance les politiques de libralisation glasnost et perestroka qui conduisent la fin
de lURSS et de la guerre froide.
Ainsi de Jeffrey Wigand, cadre de lindustrie du tabac pendant cinq ans avant dtre licenci pour
avoir essay de forcer son entreprise respecter le retrait dune substance addictive nocive dans la
fabrication de ses produits. Ses rvlations sur ltendue des pratiques de ce genre influencent
grandement les procs des annes 1990 mettant en cause le cartel du tabac ; ceux-ci se soldent par des
amendes de 246 milliards de dollars.
Ainsi de Herv Falciani, informaticien de la banque HSBC en Suisse, qui livre aux administrations
fiscales de plusieurs pays des listes de comptes bancaires non dclars, en lien avec des soupons de
fraude fiscale. La justice helvte a mis un mandat darrt international son encontre pour violation
du secret bancaire, mais la France et lEspagne, avec lesquelles il coopre troitement, refusent de
lextrader.
Ainsi de lanalyste militaire Chelsea Manning, connu sous le prnom masculin Bradley , qui
transmet Julian Assange prs de 400 000 documents confidentiels relatifs aux modes opratoires de
larme amricaine en Irak, et 77 000 sur ceux dans la guerre en Afghanistan. N en 1971,
informaticien de formation, condamn pour plusieurs faits de piratage en Australie en 1994, Assange,
constatant lasymtrie informationnelle entre tats et citoyens au profit des premiers, dveloppe des
moyens de cryptage quil diffuse librement, puis organise la divulgation systmatique de
connaissances dont disposent les pouvoirs publics travers son site Wikileaks, fond en 2006.
Chelsea Manning a t condamn trente-cinq ans de rclusion criminelle sous vingt chefs
daccusation sur vingt-deux, dont celui de coopration avec lennemi aurait t passible de la
peine de mort. Julian Assange nest pour linstant inculp que de crimes annexes lis la divulgation.
Rfugi au sein de lambassade quatorienne Londres depuis 2012, il est menac dextradition vers
la Sude et les tats-Unis.
Ainsi dEdward Snowden, ne en 1983, et qui, trente ans, informaticien au sein de la NSA, rvle
aux mdias les pratiques de cet organisme sur la captation des mtadonnes des appels tlphoniques
aux tats-Unis, ainsi que les systmes dcoute tels que PRISM ou certains programmes de
surveillance. la suite de ces rvlations, il se rfugie Hong Kong, puis Moscou. Il milite
aujourdhui pour un Internet libre dans lequel les citoyens devraient crypter au maximum leurs
donnes.

Ceux qui se trouvent en faisant de la politique


Ainsi dAbraham Lincoln, n en 1809 dans une famille de fermiers pauvres du Kentucky. Orphelin
de mre lge de neuf ans, son enfance et son adolescence sont rythmes par les travaux de la ferme
et il frquente peu lcole. Il suit sa famille dans lIndiana puis lIllinois, et sinstalle New Salem en
1831, vivant de menus emplois de magasinier. Son loquence lors dun dbat organis par une
association locale retient lattention des notables de la ville qui le poussent se prsenter aux
lections ; il dcide alors dentrer en politique et rejoint le parti whig en 1832 ; il devient prsident
des tats-Unis en 1861.
Ainsi de Charles de Gaulle qui, aprs une ducation conservatrice voulue par son pre, professeur
pluridisciplinaire (grec, latin, mathmatiques), choisit le mtier des armes ; il participe la Premire
Guerre mondiale. Trs vite habit par lide quun grand destin lattend, il promeut de nouvelles ides
en matire militaire. Aprs la dbcle, le 17 juin 1940, refusant la demande darmistice du marchal
Ptain, il senvole pour Londres do il lance le lendemain son appel la rsistance.
Ainsi de Margaret Thatcher, ne en 1925 Grantham ; son pre, commerant et pasteur mthodiste,
y exercera comme maire en 1945-1946. En 1943, bnficiant dune bourse pour aller dans la
meilleure cole pour filles de la ville, elle aurait exprim son dsir de faire de la politique et de
tenter dentrer au Parlement ; elle choisit cependant dtudier la chimie en entrant Oxford. Bien
quobtenant de bons rsultats avec la future Nobel Dorothy Hodgkin, elle comprend que sa vocation
est politique. Prsidente de lUnion des tudiants conservateurs dOxford, elle est dsigne comme
candidate pour conqurir le fief travailliste de Dartford aux lections de 1948. chouant, ce nest
quaprs son mariage avec Denis Thatcher quelle suit des cours de droit, le soir et le week-end, tout
en travaillant, et quelle entame une carrire politique qui lamne au 10, Downing Street en 1979.
Ainsi de Luiz Incio Lula da Silva, n en 1945 dans ltat de Pernambouc, au Brsil. Sa mre,
abandonne par son pre lorsquil a sept ans, lve seule huit enfants dans la misre. Ds lge de
douze ans, il est oblig de quitter lcole pour travailler et devient cireur de chaussures, puis ouvrier
dans une usine automobile. la fin des annes 1960, alors que son pays connat une forte croissance
conomique qui ne bnficie pourtant pas la classe ouvrire, Lula sengage dans la lutte syndicale.
Aprs tre devenu prsident du syndicat de la mtallurgie de So Paulo en 1975, il fonde en 1980 le
Parti des travailleurs, et est lu prsident du Brsil entre 2003 et 2011.
Ainsi de Joko Widodo, n en 1961 Surakarta, sur lle de Java, dans une famille trs modeste ; il
travaille pour financer ses tudes en foresterie, puis cre un petit commerce de menuisier, choue, et
devient vendeur de meubles. En 2005, choqu par la corruption de ladministration et par la pauvret
qui svit dans sa ville, il dcide de sengager en politique. Il a depuis gagn toutes les lections
auxquelles il sest prsent, jusqu tre lu en juillet 2014 prsident dIndonsie, le premier ntre
pas issu de lentourage proche de lancien dictateur Suharto ou de la caste militaire sur laquelle celuici sappuyait.
Ceux qui sarrachent au destin prvu pour eux et changent
le monde par leurs paroles
Cest en particulier le statut de la plupart des fondateurs de religions dont le destin est souvent
pass par un arrachement leur milieu.

Ainsi de Siddhrta Gautama, n au VIe sicle avant Jsus-Christ. Issu dune famille rgnant sur un
territoire devenu lactuelle province indienne de lUttar Pradesh, la frontire avec le Npal, il
dcouvre vingt-neuf ans la souffrance et la mort. Abandonnant son avenir royal dans une grande
renonciation , il devient lveill , Bouddha.
Ainsi de Mose, lev comme un prince la cour dgypte, qui, dcouvrant, une fois devenu adulte,
la souffrance des Hbreux, tue un contrematre gyptien. Apprenant quil est n dans la tribu de Lvi
et quil a t recueilli, encore nourrisson, par la fille de Pharaon, il sarrache son milieu, prend la
tte des esclaves et libre son peuple.
Ainsi de Mahomet, n La Mecque vers 570 dans une famille pauvre. Orphelin lge de six ans,
lev par son grand-pre et son oncle, il pouse en 595 une veuve riche, Khadja, et devient un
marchand prospre et respect. lge de quarante ans, au cours dune retraite spirituelle, larchange
Gabriel sadresse lui et lui enjoint de rpandre la parole de Dieu. En dpit de lopposition des
grandes familles mecquoises, Mahomet prche un nouveau monothisme et se voit contraint de
quitter La Mecque pour Mdine en 622. Jusqu son dcs en 632, il rcite ses compagnons ce qui
deviendra le Coran, et institue les rites de lislam.

TROISIME PARTIE

LES PENSEURS DU DEVENIR-SOI


Tous ces exemples, parmi bien dautres, montrent quil est possible dchapper une vie
apparemment toute trace, de ne pas se rsigner, de ne pas tout attendre des autres, de sarracher ce
que ceux-ci veulent quon soit, de ne plus tre un rsign-rclamant . De prendre le pouvoir sur sa
propre vie pour tre ensuite en mesure de russir ce que jappelle ici le devenir-soi . Et, par l,
dtre aussi utile aux autres, et daider le monde chapper lirrsistible ascension du Mal.
Ces gens-l lont fait dans des environnements souvent ingrats et difficiles, de faon clatante ou
anonyme, spirituellement, artistiquement, philosophiquement, matriellement. Certains ont suivi
lappel dune vocation, dautres ont subi le choc dune rencontre, dautres encore ont ressenti
lurgence dune ncessit.
La plupart, sinon tous, lont fait sans lire de manuels ou de thories sur le sujet, pousss par leur
seul courage, leur intuition, parfois le dos au mur, dans limprovisation de lurgence.
Pourtant, nombreux sont aussi ceux qui ont rflchi ces questions : quelles pratiques, quelles
thories peuvent permettre dy parvenir ? Comment trouver le courage de ne rien attendre des
autres ? Comment assumer la fois sa libert et les limites de sa condition ? Comment devenir soi ?
On ne compte pas les thologiens, les philosophes, les crivains qui ont parl de cette dmarche ;
bien des livres ont expos des approches, propos des doctrines visant aider refuser un destin
impos ou, au contraire, sy rsigner.
Voici une brve histoire du devenir-soi .

CHAPITRE 1

Ce quen disent religions et philosophies


A priori, toute religion ne peut que sopposer cet acte de libert quest le choix, par chacun, de sa
propre vie, cette appropriation de soi quest le refus dun destin impos. Les hommes, disent-elles
presque toutes, appartiennent aux dieux ou Dieu ; ils sont leur/Sa chose ; ils ne peuvent que se
soumettre leurs/Ses caprices ainsi qu ceux de la nature dont les dieux sont les matres. Les
hommes ne peuvent et ne doivent donc rien faire pour chapper leur sort sur terre et aprs la mort,
mystre dont dcident exclusivement les (ou le) dieux.
Aussi est-ce au nom des dieux que princes, guerriers et prtres imposent leur condition aux
hommes. Ceux-ci, leur tour, imposent la leur aux femmes et aux enfants. Les humains se rsignent
alors ne pas penser pour soi, accepter ltroitesse de leur libre arbitre, borner leur devenirsoi un devenir-sujet . Pour beaucoup de ces thologiens, lexercice de la libert dbouche sur
la rivalit et la violence.
De plus, le seul devenir-soi qui compte vraiment, pour la plupart des religions, est ce qui nous
attend aprs la mort. Et la seule chose que les hommes doivent faire pour russir ce passage, disentelles, est de se conformer au mieux, de leur vivant, aux commandements des dieux et aux exigences
de la nature qui en sont les expressions. Tout rebelle se verra priv par un juge suprme dun au-del
russi.
Ainsi, dans les civilisations msopotamiennes, lpope de Gilgamesh, labore vers -2000 avant
notre re, premire vocation connue par crit du devenir-soi , est une qute dun soi ternel. Dans
sa dmesure, Gilgamesh, roi dUruk, deux tiers dieu, un tiers homme, sattire le courroux des
puissances suprieures. Il rencontre celui qui a reu limmortalit en survivant au Dluge, et finit
par accepter sa condition de mortel.
Dans les civilisations sibriennes et amrindiennes, en particulier dans une de leurs plus belles
expressions celle des Anasazis venus de Sibrie pour devenir les Hopis dArizona , les hommes
ont la libert dagir, mais agissent mal ; cela les conduit disparatre jamais, lexception de
quelques-uns, plus mritants, qui passent dun univers au suivant, avec chaque fois une nouvelle
opportunit de bien se conduire. Ils sont dabord envoys par les dieux Tokpela ou espace
infini ; mais quand une grande partie dentre eux dsobissent aux dieux, veulent choisir leur destin
et se disputent, Tokpela est dtruit ; seuls les hommes les plus respectueux des divinits, les plus

soumis, survivent et passent dans un deuxime monde, Tokpa ou minuit sombre , de couleur bleue,
o les dieux mettent encore tout leur disposition pour tre heureux ; mais les hommes se veulent
encore libres, choisissent de se consacrer laccumulation de biens matriels, construisent des
villages, nhonorent plus les divinits et se battent entre eux. Tokpa est alors gele ; seuls quelques
hommes fidles aux dieux sont sauvs et passent dans le troisime monde, Kuskurza, de couleur
rouge ; mais une nouvelle fois les hommes veulent dcider de leur destin ; ils y btissent de grandes
villes, cdent au dsir de puissance et finissent par saffronter de nouveau ; la rivalit est pour eux la
consquence de la libert ; le troisime monde est alors inond ; les derniers survivants passent alors
dans Tuwaqachi, le quatrime monde, o nous sommes aujourdhui et qui va bientt disparatre pour
les mmes raisons, afin de laisser place un cinquime univers, le dernier, ultime chance de
lhumanit.
Une des premires, sinon la premire vision du monde qui pose vraiment la question du devenirsoi ici-bas, hors de toute esprance dimmortalit, est le judasme. Il va jouer un rle majeur dans la
constitution de la conception moderne du devenir-soi , et mrite quon sy arrte un peu plus
longuement.
Pour lui, le sens de la cration du monde, le rle de lhomme sur la terre est la fois la rparation
du monde (le tikkoun olam) laiss imparfait par Dieu et la rparation de lhomme (le tikoun HaAdam),
laiss lui aussi imparfait par Dieu.
Cest dailleurs lobjet de lhistoire du fondateur du peuple hbreu, Abraham, bien avant mme
quune Loi ne soit transmise ce peuple par Mose. Ce rcit, videmment imaginaire et symbolique,
comme celui de la vie de Mose, commence au moment o Avram (qui deviendra Abraham) quitte la
maison de son pre pour accomplir son propre destin et se raliser, libr dun pass idoltre, en
route vers une vision nouvelle du monde et la fondation dun nouveau peuple. Le verset biblique qui
introduit cette histoire (Berechit 12, 1-9) peut tre traduit littralement de lhbreu par : Va pour toi,
de ta terre, du lieu de ta naissance, de la maison de ton pre, vers la terre que je te montrerai. Ce
quune traduction classique de la Bible rend par : Quitte ton pays, le lieu de ta naissance, la maison
de ton pre, pour aller vers la terre que je te montrerai.
En apparence, Avram prend ainsi conscience de ce quil doit devenir sur ordre de Dieu. Son destin
nest donc pas un acte de libert, cest seulement un ordre, une injonction dobissance une loi
divine. En fait, la signification de ce texte est beaucoup plus subtile, car la traduction cite plus haut
nest pas la seule possible. En particulier parce que, dans la traduction officielle, lordre des mots est
bizarre : quelquun qui aurait quitt son pays aurait ncessairement dj quitt la ville de sa naissance
et, avant encore, la maison de son pre. Dieu aurait donc d dire en bonne logique Avram : Quitte
ta maison, puis quitte ta ville et va mme jusqu quitter ton pays.
Pour donner un sens lordre trange des mots qui le composent, il convient de relire autrement ce
court texte ; on dcouvre alors quune autre logique, une autre chronologie lexplique et permet de le
comprendre comme un premier mode demploi du devenir-soi , un premier exercice de libert.
Au lieu de traduire les premiers mots Lek Lekha, MeEretsera (littralement Va vers toi, de ta
terre ) par Quitte ton pays , on peut les traduire par : Va vers toi, quitte ta volont , car le mot
Erets, qui dsigne la terre, a la mme racine que Ratson, qui dsigne la volont. Il faut donc entendre
que prendre le pouvoir sur soi suppose dans un premier temps dchapper aux illusions de ses dsirs,
de se dlivrer de ce quon croit tre sa volont, de lcher prise. Telle est la premire tape de cette
libration.

La deuxime tape du devenir-soi consiste donc, selon ce verset de la Bible, non pas quitter le
lieu de sa naissance , mais, mtaphoriquement, abandonner ses convictions les plus intimes,
celles qui sont enracines, depuis sa naissance, dans sa propre culture. Et en particulier celles qui
peuvent conduire la violence.
La troisime tape consiste non pas quitter la maison de son pre , mais renoncer son
ducation familiale, celle qui semble la plus justifie, puisque enracine dans les gnrations
prcdentes au point quon est cens son tour lincarner et la perptuer. Et renoncer aux idoles
telles quelles taient adores dans la maison paternelle .
Autrement dit, Avram doit lcher prise , sloigner de son propre dsir, oublier sa vision du
monde, puis renoncer ses convictions profondes telles quelles dcoulent de cette vision, enfin
sloigner de la volont dautrui, en particulier de sa famille tant biologique quintellectuelle.
Mais si Avram se libre, dans quel but ?
La traduction classique dErets dit quil se libre pour aller vers la terre que je te montrerai ,
sans dailleurs prciser de quelle terre il est question : le texte ne fait quvoquer une terre anonyme,
ni conquise, ni promise texte mais seulement montre.
L encore, si on choisit de lire Ratson et non Erets, il sagit daller vers la volont que je te
montrerai . Le but du voyage dAvram ne serait donc pas de rejoindre une terre, mais daccder
une volont suprieure transcendant celle du dsir, des convictions ou de la culture. La libration de
lhomme doit le conduire prendre conscience quil peut choisir dtre totalement libre ou
daccepter la prsence divine ; libre dadmettre la prsence de Dieu ou de la refuser. Autrement dit
encore : la libert consiste en la capacit de fixer des limites au libre arbitre pour protger la libert
des autres telle que voulue par Dieu.
De fait, ce choix est ncessaire pour librer les hommes de la rivalit que provoque la proprit,
comme de Bible le raconte propos dAbel et Can.
Quand, bien plus tard, au temps de Mose, la Loi sera donne aux hommes, le texte de la Bible dira
encore quelle est seulement affirmation de la libert humaine. En effet, selon un commentaire
(Midrash), les tables de la Loi ne sont pas graves dans la pierre , comme on traduit dhabitude le
texte hbreu, mais elles sont liberts dans la pierre ds lors quau lieu de lire Harout (graves), on
lit Herout (libert), deux mots qui scrivent de mme faon en hbreu.
Au total, la Loi juive, expression de la volont divine, fournit une mthode pour devenir-soi ,
pour enserrer la libert de chacun dans les conditions ncessaires la matrise de la rivalit.

Pour lhindouisme, le seul devenir-soi qui vaille, cest sortir du sasra, le cycle des
rincarnations, passage incessant de la vie la mort, dune forme une autre, dans la souffrance des
dsirs insatisfaits, jusqu atteindre moksha, la lumire, libration finale de lme. Seule y conduit la
connaissance (pramanam en sanskrit). Elle permet de comprendre que la nature profonde du sujet, sa
vritable libert est de faire un avec lobjet et dchapper ainsi aux dsirs. Tat Tvam Assi ou Tu es
Cela est un des aphorismes des Upanishads, ces enseignements se rfrant au Vda. Dans le pome
pique Mahbhrata, Krishna, incarnation de Vishnou, enseigne en particulier au prince guerrier
Arjuna que le yoga est une voie vers ce devenir-soi .
Dans le bouddhisme, le devenir-soi idal doit viser dlivrer lhomme des trois soifs
provoques lune par le dsir dannihilation, lautre par le dsir dexistence, la troisime par le dsir

des sens, pour atteindre au nirvana, la paix intrieure. Pour parvenir cette libration, il faut
comprendre ce que le Bouddha nomme les quatre nobles vrits : lexistence est empreinte de
souffrances ; toutes ces souffrances ont des causes ; dcouvrir ces causes permet de se dbarrasser
des souffrances ; enfin le Sentier octuple notamment via la mditation mne au nirvana.


Au mme moment, des penseurs dAnatolie, de lAttique et du Ploponnse, qui seront plus tard
nomms Grecs , rflchissent eux aussi de multiples faons la capacit humaine de choisir son
destin sur cette terre, sans rfrence explicite limmortalit, rserve pour eux aux dieux.
Pour les plus anciens dentre eux, comme pour la plupart des cosmologies antrieures, lhomme ne
peut chapper au sort que lui fixent les dieux dont il est le jouet. Sil tente dy chapper, il peut tre
rattrap par des vnements tragiques. Il na pas dautre issue, pour lviter, que de rechercher une
harmonie avec le cosmos. Et encore, sans y parvenir toujours. Ainsi ddipe qui fait tout pour viter
de tuer son pre et dpouser sa mre, comme le lui a annonc loracle, mais qui, rattrap par son
destin, finit par laccomplir sans le savoir.
Celui qui, plus quaucun autre, veut choisir sa vie, Thse, se plie en fait au dsir de son pre, le roi
ge, quand il dcouvre sous un rocher les sandales et lpe que son gniteur lui a laisses et qui lui
imposent sa vocation hroque de pourfendeur de monstres. Il tuera des brigands qui ranonnent les
voyageurs, une crature qui terrorise les habitants de Crommyon, prs de Corinthe, puis le Minotaure
en Crte, mettant fin au tribut humain impos par Minos. Avant de partir avec Ariane qui la aid
tuer le monstre et quil abandonne Naxos pour sa sur, Phdre, il finit par provoquer
involontairement la mort de son propre pre, le roi ge.
Lvolution de la pense grecque la conduit lever progressivement les contraintes imposes par
les dieux pour rejoindre lide de libert dj prsente dans le judasme.
Lhomme grec commence par dialoguer avec lui-mme, par se dcouvrir et se choisir un destin. Le
premier le faire est Ulysse qui va de la guerre la paix, de la haine lamour, du chaos
lharmonie, de lexil au retour chez soi, de la vie mauvaise la vie bonne ; il refuse limmortalit que
lui propose Calypso ; rentr Ithaque, il mrit son projet de vengeance contre les courtisans occupant
son palais. Patience, mon cur ! scrie-t-il au Chant XX de lOdysse, dialoguant ainsi avec luimme et empruntant le chemin de la connaissance de soi pour dcider de son action.
Un peu plus tard, au VIe sicle avant notre re, Hraclite dEphse rflchit lui aussi sur la
dcouverte de soi comme condition de lexercice de la libert et de la sagesse comme moyen du
devenir-soi . Il crit dans le 101e de ses Fragments : Je me suis cherch moi-mme. Il ajoute
dans le 112e que le logos ou raison permet dy parvenir : il suffit de dire des choses vraies et
dagir selon la nature en coutant sa voix . Il ajoute dans le 116e : tous les hommes il est
accord de se connatre eux-mmes et de faire preuve de sagesse.
Pour les picuriens et les stociens, proches des penses hindouistes et bouddhistes qui slaborent
au mme moment, lhomme, pour se choisir, doit dabord comprendre ce qui ne dpend pas de lui,
et dabord la mort, pour dautant mieux agir sur ce qui dpend effectivement de son action. Dans la
Lettre Mence, picure crit : La mort, avec nous, na aucun rapport puisque tant que nous
sommes, la mort nest pas l, et une fois que la mort est l, alors nous ne sommes plus. Comme les
premiers bouddhistes, ses contemporains, Diogne ajoute que la seule vie quil convient de choisir
est lascse, la renonciation aux conventions sociales, au confort superflu, pour atteindre au

souverain bien . Selon lui, lhomme doit vivre sobrement, saffranchir du dsir, rduire ses
besoins au strict minimum .
De mme, pour Platon, contemporain de Diogne, prendre le pouvoir sur sa vie, devenir soi
implique dabord de se connatre soi-mme, formule que Socrate dit reprendre dune inscription
figurant lentre du temple dApollon, Delphes. Pour lui, la connaissance de soi suppose dabord
une prise de conscience, par la maeutique, de sa finitude, de sa place dans le monde que lon ne peut
refuser sans tomber dans lhybris, la dmesure. ses yeux, le seul devenir-soi libre rside dans
lexploration du monde de la pense (nous), illimit, qui est la fois en nous et en contact avec des
vrits ternelles, divines. Il crit dans Time (90 b-c) : Lorsquun homme sest donn tout entier
lamour de la science et la vraie sagesse, et que, parmi ses facults, il a surtout exerc celle de
penser des choses immortelles et divines, sil parvient atteindre la vrit, il est certain que, dans la
mesure o il est donn la nature humaine de participer limmortalit, il ne lui manque rien pour y
parvenir.
De mme, pour Aristote, le seul devenir-soi possible, celui qui permette dviter le tragique
tout en restant compatible avec lharmonie du cosmos, est de mener une vie contemplative , seule
mme de nous conduire au parfait bonheur en nous faisant chapper, au moins pour une part, la
condition de mortel. Il crit dans lthique Nicomaque : Il ne faut donc pas couter ceux qui
conseillent lhomme, parce quil est homme, de borner sa pense aux choses humaines, et parce
quil est mortel, aux choses mortelles, mais lhomme doit, dans la mesure du possible,
simmortaliser et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui.


Pour le christianisme, au point de rencontre du judasme et de la pense grecque, les hommes sont
libres de choisir entre le Bien et le Mal, de suivre ou de scarter du Salut propos par Dieu et par
ceux qui ont port Sa parole sur terre ; la seule chose laquelle les hommes doivent chercher dans le
devenir-soi , cest tre sauvs , cest--dire tre ressuscits. Si vous demeurez dans ma
Parole, vous tes vraiment mes disciples ; vous connatrez la vrit et la vrit vous rendra libres
(vangile selon saint Jean). La vraie libert , ajoute Paul de Tarse dans lptre aux Romains, est
de mriter une vie heureuse aprs la mort en respectant et appliquant la parole du Christ, en
particulier grce au baptme : Par le baptme, ltre humain que nous tions auparavant a t mis
mort avec le Christ sur la croix afin que notre nature pcheresse soit dtruite et que nous ne soyons
plus les esclaves du pch (chapitre 6). La libration du pch mne le croyant non seulement
pouvoir esprer la rsurrection, mais vivre selon l Esprit de Dieu qui laide prendre le dessus
sur les dsirs : Si, par lEsprit, vous faites mourir les actions du corps, vous vivrez, car tous ceux
qui sont conduits par lEsprit de Dieu sont fils de Dieu et auront part la libert de la gloire des
enfants de Dieu (chapitre 8), cest--dire limmortalit. Dans lptre aux Galates, Paul ajoute :
Ce nest pas par les uvres de la loi que lhomme est justifi, mais par la foi en Jsus-Christ.
Ainsi lhomme qui fait le bien nest sauv que sil est aussi un croyant.
Un peu plus tard, le dbat rebondit au sein de lglise : contre Plage qui affirme que lhomme ne
peut tre sauv (cest--dire ressuscit) que grce ses bonnes actions, Augustin dHippone affirme
quil ne peut ltre sans la grce divine grce efficace , car le libre arbitre de lhomme est
amoindri depuis le Pch originel. La pense dAugustin lemporte et, pour lglise, les actes des
hommes ne peuvent suffire les sauver. En particulier, la richesse interdit laccs au Salut, cest-dire la rsurrection, alors que la pauvret la rend possible, mais non certaine. Autrement dit, le

choix dun devenir-soi matriel sur cette terre ferme les portes du Salut.


Ce dbat sur la libert humaine se reconfigure avec lislam. Trs vite, les mouvements qadarite,
motazilite, puis acharite et maturidite se disputent ce sujet : selon la doctrine sunnite, aujourdhui
majoritaire, le Coran enseigne que tout est crit, aussi bien les vnements dpassant les hommes que
ceux dans lesquels leur responsabilit est engage. Lhomme peut choisir son devenir-soi parce
quil ne sait pas quil est crit. tant omniscient, Dieu connat le pass, le prsent et lavenir ;
lhomme, lui, ne connat pas son avenir, mais seulement la voie du Bien et la voie du Mal, entre
lesquelles il est libre de choisir. Oui, Nous lavons guid [lhomme], soit reconnaissant, soit
ingrat (Coran, LXXVI, 3). Et encore : Ne lavons-Nous pas guid sur les deux voies ? (Coran,
XC, 10). Par leur raison et par leur facult de connatre, par la libert que Dieu leur a octroye, ils
peuvent apprendre, comprendre et dcider du pire comme du meilleur. Leur ignorance de lavenir
fonde leur responsabilit, juge au moment du passage dans laprs-vie. Et par lme et Celui qui
la harmonieusement faonne, et lui a alors inspir son immoralit, de mme que sa pit ! A russi,
certes, celui qui la purifie. Est perdu, certes, celui qui la corrompt (Coran, XCI, 7-10).
En cette fin du premier millnaire, tout est alors en place pour que lhomme puisse enfin vouloir se
faonner un destin, prendre le pouvoir sur sa vie, tre libre de se choisir.

CHAPITRE 2

Le devenir-soi dans la pense moderne


Le dbat sur la capacit des hommes choisir leur destin ne cesse ensuite de samplifier, au moins
en Europe, avec le dsir croissant des hommes qui peuplent ce continent de prendre le pouvoir sur
leur propre vie, de refuser dabord les mariages arrangs et lentre obligatoire dans les ordres des
cadets de familles aises.
Parmi les premiers, les marchands de Flandres et dItalie refusent de continuer croire que leur
sort ici-bas est entirement entre les mains de Dieu et de lglise. Ils ne veulent plus admettre que
seule la pauvret permet dobtenir le Salut. Ils savent quentreprendre peut changer leur existence et
veulent croire que senrichir ne les privera pas du Salut.
Face eux, des thologiens catholiques assnent que le destin de lhomme ne dpend pas de lui,
mais de Dieu, et que seuls les pauvres auront accs la Vie ternelle. Cornlius Jansen, vque
dYpres, affirme que le Salut de lhomme ne dpend que de son Crateur qui le pourvoit la
naissance de la grce suffisante qui le mnera au Salut si et seulement si il garde, aussi, toute
sa vie durant, la grce efficace que le Trs-Haut peut lui retirer tout moment. Jansen rpte que
la pauvret et lascse sont les formes de vie les mieux mme de lui conserver la grce efficace .
Dans le mme sens, Blaise Pascal, qui dcouvre sa foi loccasion dun blouissement mystique,
affirme que le devenir-soi nest pas la ralisation des dsirs, mais la prise de conscience de ce qui
permet de distinguer entre le Bien et le Mal tout en laissant libre de prfrer le Mal : Toutes vos
lumires ne peuvent arriver qu connatre que ce nest point dans vous-mme que vous trouverez ni
la vrit ni le bien , crit-il dans les Penses. Pour lui, mme si le seul moteur de laction humaine
est le dsir dtre heureux, seul Dieu peut accorder ce bonheur. Dieu, accessible ceux qui veulent Le
voir : Il y a assez de lumire pour ceux qui ne dsirent que de voir, et assez dobscurit pour ceux
qui ont une disposition contraire.
linverse, certains thologiens de la mme poque entendent montrer que la russite matrielle
ninterdit pas le Salut. Ainsi Jean Calvin, Genve, affirme vers 1530 que lhomme est sauv par
Dieu indpendamment de sa propre volont et de la vie quil mne. Un autre thologien rebelle
Rome, le Saxon Martin Luther, crit au mme moment, dans son trait De la libert chrtienne : Les
bonnes uvres nont jamais fait un homme bon, mais un homme bon fait de bonnes uvres.
Autrement dit, laction bonne, en particulier la russite matrielle, est signe de llection divine et non

pas condition de celle-ci.


Les Jsuites, mens par lEspagnol Luis Molina, vont mme aller plus loin en affirmant que si faire
le bien assure le Salut, russir matriellement ne peut y nuire.
Peu peu saffirme, par des penseurs dans et hors de lglise, le droit de raliser ses dsirs, de
vivre heureux ici-bas. Sans que soit encore pour autant accept le libre choix dun conjoint ou dun
mtier, qui reste lapanage des pres.
Pour tienne de La Botie dans son Discours de la servitude volontaire, crit en 1549 lge de
dix-huit ans, lhomme dsire en premier lieu tre libre, sarracher sa condition servile. Sil ne lest
pas, cest quil choisit plus ou moins tacitement son tat ; cest quil jouit dans une certaine mesure de
sa servitude. Car un tyran ne peut imposer son ordre tout un peuple, puisquil na que deux yeux,
deux mains, un corps, et rien de plus que na le dernier des habitants du nombre infini de nos villes .
La soumission est pour lui une forme du devenir-soi .
Son ami Michel de Montaigne en revient la pense grecque pour affirmer quon ne peut se
trouver sans crire sur soi : Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes
que ntaient les miennes premires. Je nai pas plus fait mon livre que mon livre ma fait, livre
consubstantiel son auteur (Essais, Livre II, chapitre 18). Il sinterroge, dans le dernier chapitre
(Livre III, chapitre 13), sur la manire de bien vivre : Les plus belles vies [] se rangent au modle
commun et humain avec ordre mais sans miracle et sans extravagance. Il invite les hommes vivre
pleinement leur vie au lieu de passer le temps et de le laisser couler et chapper : Nous
navons nous plaindre qu nous si [la vie] nous presse, et si elle nous chappe inutilement. [].
Principalement cette heure que japerois la mienne si brve en temps, je la veux tendre en poids ;
je veux arrter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de lusage
compenser la htivit de son coulement ; mesure que la possession du vivre est plus courte, il me
la faut rendre plus profonde et plus pleine. Il faut, pour cela, tudier, savourer et ruminer chaque
plaisir, et non en jouir sans le connatre . Et il faut surtout agir, au lieu de rver un avenir
meilleur sans le provoquer, comme font ceux qui outrepassent le prsent, et ce quils possdent,
pour servir lesprance, et pour des ombrages et vaines images que la fantaisie leur met au devant .
Il ajoute enfin : Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et quand je me promne
solitairement en un beau verger, si mes penses se sont entretenues des occurrences trangres
quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramne la promenade, au verger, la douceur de
cette solitude et moi.
Un sicle plus tard, au moment o, aprs Shakespeare et Molire, Marivaux et Beaumarchais
achvent dmanciper les jeunes gens, garons et filles, un autre voyageur, Jean-Jacques Rousseau,
raconte, dans la Troisime promenade des Rveries du promeneur solitaire, le chemin qui le
conduit lui-mme. Pour lui, le devenir-soi ne peut qutre un devenir vertueux ds lors quil
sappuie sur les leons de lexprience. Il part dune phrase attribue lAthnien Solon : Je deviens
vieux en apprenant toujours , avant dvoquer ses propres avanies, les malheurs quil a connus au
contact des hommes et de la socit, les dsillusions quil a subies ; il se fixe une nouvelle ligne de
conduite : Soyons pour le reste de ma vie ce que jaurai trouv devoir tre aprs y avoir bien
pens. Il conclut : Heureux si, par mes progrs sur moi-mme, japprends sortir de la vie, non
meilleur, car cela nest pas possible, mais plus vertueux que je ny suis entr.
La dmocratie et lesprit dentreprise deviennent les nouvelles formes du devenir-soi .
Un peu plus tard, dans Quest-ce que les Lumires ?, Emmanuel Kant explique le passage, son

poque, de lhomme dun tat de minorit celui de majorit . Lhomme (quil nomme
enfant ) sest, dit-il, longtemps complu dans lignorance par paresse intellectuelle, guid dans ses
moindres mouvements par les autorits sculires ou rgulires. Les hommes doivent maintenant
saffranchir des modles prconus de pense et oser grandir grce lexercice de la raison. Pour
Kant, devenir-soi , cest avoir laudace de penser par soi-mme et de passer au crible de la raison
ce que les autorits (tat, glise) prsentent comme irrfutable.
Puis se prcise le dsir des hommes de faire de la libert individuelle le but ultime de la condition
humaine, lobjectif unique, politique et conomique, du devenir-soi .
Dans La Phnomnologie de lesprit, Hegel sintresse la conscience de soi et sa reconnaissance
par lautre, qui fait lhumanit de chacun. Elle passe, pour lui, par un combat, dans lequel chacun
risque sa vie et qui permet de distinguer le Matre de lEsclave : le premier, pure conscience de
soi , est celui qui parvient dpasser linstinct de conservation et accepte le risque de mourir, tandis
que le second ne fait que raliser que la vie lui est aussi essentielle que la conscience de soi . Le
travail (Bildung) permet la fois lEsclave de sarracher sa nature, qui la fait se soumettre au
Matre, et dchapper sa domination. Le Matre et lEsclave slvent alors ensemble jusqu
lhumanit, finalit du devenir-soi , lun en risquant sa vie, lautre en transformant le monde par
son travail.
Un peu plus tard, quand lindustrie et le capitalisme, le march et la dmocratie prennent le dessus
sur lagriculture et le fodalisme, devenir soi devient, pour Marx, se librer de lalination et de
lexploitation ; ce qui suppose une double rvolution : personnelle pour lune, collective pour lautre.
Dans les Manuscrits de 1844, Marx dcrit lalination du travail de louvrier, qui nest pas une libre
activit physique et intellectuelle , mais un travail forc qui lui est extrieur et le mortifie. Mettre
bas lalination, devenir soi, implique une prise de conscience pour dtruire la marchandisation du
travail et de la consommation, de ltat et de la religion. Dans Le Capital, aprs avoir expliqu la
nature de lexploitation, il en dduit que pour sen librer, une rvolution politique est ncessaire.
Dans les Statuts de lAssociation internationale des Travailleurs, il prcise que l mancipation de la
classe ouvrire doit tre luvre des travailleurs eux-mmes [] pour ltablissement de droits et de
devoirs gaux, et pour labolition de toute domination de classe .
Au mme moment, dans la jeune dmocratie amricaine, lcrivain Henry David Thoreau tire de
cette mme recherche sur le devenir-soi la conclusion quil faut pour cela dcider de se retirer du
monde, vivre en solitaire. N dans le Massachussetts en 1817, ayant tudi Harvard, il renonce aux
carrires que lui ouvre son diplme pour devenir instituteur. Entre 1845 et 1847, il vit dans une
cabane au bord de ltang Walden, lcart de la population du Massachussetts. Trs critique envers le
mode de vie occidental, Thoreau relate sa rvolte solitaire dans Walden ou la vie dans les bois.
Pour lui, la vie en solitaire est ncessaire la construction de soi ; la socit corrompt lhomme,
paradoxalement seul dans les grandes villes.
Une grande partie de la littrature occidentale est ensuite consacre cette qute narcissique de soi
dont les crivains sont les hros et les narrateurs. Pour Lon Tolsto, le devenir-soi passe, comme
pour Montaigne, par lcriture, instrument dauto-analyse et dautodtermination ; il y invente sans
cesse sa vie, en opposition complte avec les structures politiques, conomiques et sociales de son
temps, redfinissant des rgles de conduite exigeantes, ce qui loriente vers un asctisme inspir dun
christianisme rduit la stricte observance de la loi damour.
Cette qute du devenir-soi continue avec la thorie psychanalytique dveloppe par Sigmund

Freud la fin du XIXe sicle, qui vise elle aussi aider lhomme se librer de lalination, due une
lutte entre linconscient, espace mental o sont contenus des dsirs inavouables ou socialement
impossibles, et le surmoi, qui les censure. Ces affrontements peuvent aboutir des nvroses le
moi qui rprime un fragment du a (vie pulsionnelle) ou des psychoses le moi qui se met au
service du a en se retirant dun fragment de la ralit qui paralysent lhomme. Pour rsoudre ces
contradictions, lanalysant est invit, au cours de la cure psychanalytique, prononcer, sans se
restreindre, tous les mots qui lui passent par la tte pour mettre au jour les fondements, contenus dans
son inconscient, des penses ou actions qui le troublent. Cela est cens lui permettre de redcouvrir
son pass, den assumer lhritage, et, dans le meilleur des cas, de sublimer ces nvroses en
sentiments suprieurs.
Pour Marcel Proust, le devenir-soi passe galement par lcriture. Elle agit comme un
rvlateur de la vie et du monde et permet de se rapproprier le pass. La Recherche du temps perdu
retrace la dcouverte dune vocation : cest, comme le dira Roland Barthes, le rcit dun dsir
dcrire . Le narrateur explique son projet par ces mots, la fin du Temps retrouv, qui en disent
long sur le rle de lintrospection dans le devenir-soi : Enfin, cette ide de temps avait un
dernier prix pour moi, elle tait un aiguillon, elle me disait quil tait temps de commencer si je
voulais atteindre ce que javais quelquefois senti au cours de ma vie, dans de brefs clairs, [] et qui
mavait fait considrer la vie comme digne dtre vcue. Combien me le semblait-elle davantage,
maintenant quelle me semblait pouvoir tre claircie, elle quon vit dans les tnbres ; ramene au
vrai de ce quelle tait, elle quon fausse sans cesse, en somme ralise dans un livre. Que celui qui
pourrait crire un tel livre serait heureux, pensais-je ; quel labeur devant lui !
Autres autobiographies imaginaires, Voyage au bout de la nuit et Mort crdit, de Louis-Ferdinand
Cline, rinventent le vcu de lauteur au travers du personnage de Ferdinand Bardamu, mdecin et
crivain comme lui. Mort crdit est ddi son enfance et son adolescence, et sachve sur son
souhait de senrler dans larme, tandis que le Voyage retrace ses expriences dadulte. Celles-ci le
confrontent aux vnements et volutions, associs lexploitation et la mort, qui ont marqu les
dbuts du XXe sicle : la Premire Guerre mondiale, le colonialisme en Afrique, le productivisme
fordiste, enfin la misre des banlieues. Elles le conduiront un devenir-soi pouvantable.
Autre metteur en scne de sa propre vie, Blaise Cendrars (de son vrai nom Frdric Sauser-Hall)
confie son frre Georges ds ses vingt-quatre ans : Cest une question de vie ou de mort que celle
de construire sa vie, la plus importante aprs celle de linspiration ; les deux sont dailleurs trs
intimement lies. Il dcrit lui-mme la ttralogie quil crit dans les annes 1940 LHomme
foudroy, La Main coupe, Bourlinguer et Le Lotissement du ciel comme des mmoires sans tre
des mmoires . Il y voque la Premire Guerre mondiale, le voyage travers les ports dEurope et
sur les voies du monde intrieur . Ainsi crit-il dans LHomme foudroy : Jai pris feu dans ma
solitude car crire cest se consumer Lcriture est un incendie qui embrase un grand remuemnage dides et qui fait flamboyer des associations dimages avant de les rduire en braises
crpitantes et en cendres retombantes. Mais si la flamme dclenche lalerte, la spontanit du feu reste
mystrieuse. Car crire cest brler vif, mais cest aussi renatre de ses cendres. Do le nom quil
se choisit.
Dans le sillage de Freud, Carl Gustav Jung distingue le Moi du Soi . Le Moi constitue le
centre de la conscience et est survaloris par lhomme occidental qui se veut un tre de raison. Le Soi
englobe le conscient et linconscient et regroupe ainsi la personnalit dun homme. Lobjectif de toute
vie est datteindre une harmonie entre le conscient et linconscient, cest--dire lharmonie du Soi.

Le Soi est aussi le but de la vie car il est lexpression la plus complte de ces combinaisons du
destin quon appelle individu , crit Jung dans La Dialectique du moi et de linconscient.
Sans doute faut-il aussi citer ici Emmanuel Levinas pour qui le devenir-soi exige la prise de
conscience de lAutre, ncessaire lintelligibilit de la subjectivit (libert dtre soi).
Ou encore Paul Ricur, pour qui, dans Soi-mme comme un autre, lAutre nest pas seulement la
contrepartie du mme, mais participe la constitution intime de son sens.
Aujourdhui, la demande de devenir-soi est de plus en plus considrable : prolifrent les
tmoignages et les mthodes sur la meilleure faon de prendre le pouvoir sur son esprit et son corps,
de perdre du poids, de cesser de fumer ou de boire, de matriser ses motions, de se trouver, de
russir sa vie. Certains expliquent que le devenir-soi passe par la dcouverte de son corps qui,
disent-ils, ne ment pas, nemprunte pas de chemins qui ne mnent nulle part, contrairement au mental.
Pour dautres, il passe par un travail sur soi, le breakthrough, qui permet dengendrer une meilleure
prise de conscience.
Aux tats-Unis sest dveloppe depuis plusieurs dizaines dannes une littrature abondante sur le
devenir-soi . Pour la plupart des auteurs, devenir soi-mme est le moyen le plus efficace et le plus
direct pour atteindre le bonheur. De nombreux entrepreneurs succs, coachs en vie prive et
psychiatres ont crit sur le sujet.
Ainsi de Jim Rohn, lun des premiers coachs en dveloppement personnel, entrepreneur amricain
n en 1930 et dcd en 2009, lev dans une famille dagriculteurs de lIdaho. Sa publication la plus
clbre a t The Five Major Pieces to the Life Puzzle en 1991. Il y dveloppe les cinq fondements de
lexistence qui sont, selon lui, la philosophie (la manire dont nous pensons), l attitude (la
manire dont nous ressentons les choses), l activit (la manire dont nous agissons pour atteindre
nos objectifs), le rsultat (comment nous nous situons par rapport ces objectifs) et la manire de
vivre. Rohn insiste sur la brivet de lexistence, le devoir dutiliser efficacement le temps qui nous
est imparti et la ncessaire discipline pour mener sa vie.
Ainsi de Margaret Moore et Paul Hammerness, de lUniversit de Harvard. Dans Organize your
Mind, Organize your Life, publi en 2011, ils expliquent cinq principes qui permettent celui qui les
applique datteindre une paix ou un ordre intrieur : contrler ses motions ngatives, se concentrer
sur une seule chose la fois, savoir ragir efficacement aux distractions de lenvironnement, utiliser
au maximum sa mmoire de court terme et passer avec agilit dune tche une autre.
Ainsi de William Glasser, psychiatre californien disparu en 2013. Il est linstigateur de la thorie
du choix et de la thrapie par le rel . La thorie du choix est fonde sur trois principes : toute
action humaine se traduit par un comportement ; presque tous les comportements sont choisis ; les
comportements sont motivs par cinq besoins primaires dont le plus important est lamour. Les
personnes malheureuses sont celles qui ne parviennent pas btir des relations affectives de longue
dure avec dautres. Ce manque affectif se traduit par la dmence, la violence ou encore les
addictions. Glasser propose sept attitudes adopter pour nouer des liens durables avec autrui :
couter, accepter, respecter, faire confiance, encourager, soutenir et ngocier. La thrapie par le rel
consiste mettre en pratique ces sept attitudes.
Ainsi de ltude Harvard Grant, mene entre 1938 et 2012 sur 268 tudiants de lUniversit de
Harvard, suivis par des scientifiques qui ont rgulirement collect des donnes sur tous les aspects
de leur existence. Voici quelques leons tires de cette tude par le professeur George E. Vaillant, qui
la dirige entre 1966 et 2004 : lamour et les relations affectives fortes sont les composantes

essentielles du bonheur, trs loin devant la gloire et largent. Les personnes qui russissent le mieux
nouer de telles relations vivent mieux, plus longtemps, et sont moins stresses. Ceux qui connaissent
une enfance malheureuse ne sont nullement condamns rester malheureux toute leur vie, bien au
contraire. Les dfis de la vie peuvent pousser les hommes se dpasser, sortir dun narcissisme qui
les touffe pour se tourner vers les autres et ainsi atteindre le bonheur.
Ainsi galement dans le discours douverture de la crmonie de remise de diplmes aux
tudiants de Stanford, en 2005, Steve Jobs dduit trois leons de sa propre trajectoire pour devenir
soi : suivre son instinct sans se satisfaire des dterminismes ; retourner chaque situation son
avantage ; choisir constamment de faire ce que lon aime. Il conclut : Stay hungry ! Stay foolish !


Le dsir de devenir soi est aujourdhui lambition majeure de dizaines, de centaines de millions de
gens qui y rflchissent, lexpriment et sy essaient.
vous, lecteurs, de la mettre maintenant aussi en actes, pour vous et les vtres. Les chapitres
suivants visent vous y aider.

QUATRIME PARTIE

LES CINQ TAPES DU DEVENIR-SOI

Lvnement, la Pause et le Chemin


Dans ce paysage dapocalypse et de promesses, de sauvagerie et de tendresse, le monde
appartiendra ceux qui, comme dans les innombrables exemples cits prcdemment, auront su
renoncer temps attendre quoi que ce soit de qui que ce soit pour prendre en main leur vie et en
faire le meilleur. ceux qui auront dit non toutes les tyrannies, mme les plus mdiocres et les plus
insidieuses, y compris celles qui se masquent sous les noms de fatalisme ou de destin. ceux qui
oseront penser que rien nest crit lavance, sauf le devoir dtre libre et heureux, de choisir sa vie.
ceux aussi qui aideront les autres en faire autant.
condition de le vouloir vraiment, de prendre le temps dy rflchir, il est possible, o que lon
soit, qui que lon soit, de faire le mtier dont on rve, dapprendre ce quon veut apprendre, de
choisir librement son apparence, ses amours, sa sexualit, son lieu de vie, sa langue, de trouver et
dassumer qui on est vraiment. Et de refaire tous ces choix plusieurs fois au cours dune vie,
simultanment ou successivement.
Les gens qui ny parviendront pas ou ne le voudront pas, ceux qui croiront quils peuvent rester
durablement un rsign-rclamant , verront leur niveau de vie baisser irrversiblement quand les
technologies feront fondre toutes les rentes, et quand les tats, de plus en plus endetts, perdront leurs
ultimes moyens dassister les citoyens, mme les plus faibles dentre eux.
Les nations qui ny parviendront pas ou ne le voudront pas iront de dclin en dcadence, de
dcadence en dchance dans un monde de plus en plus impitoyable et concurrentiel.
Tel sera en particulier le cas de la France dont la chute, entame il y a au moins vingt ans,
sacclrera quand tous ceux de ses ressortissants qui auront dcider de choisir leur avenir lauront
quitte.
linverse, les nations qui auront accueilli assez de femmes et dhommes de cette trempe sortiront
durablement du marasme actuel et installeront des dmocraties vivantes et prospres.
Cela est possible. Pour chacun. Pour tout pays. En particulier pour chaque Franais et pour la
France.
Car, malgr toutes ces menaces, on la vu, dimmenses promesses et de formidables potentialits se
trouvent devant nous. Comme au temps de la premire Renaissance, les technologies sont plus

inventives et puissantes que jamais. Surtout, le dsir de libert, qui constitue comme toujours le
principal moteur de lHistoire, est l sur tous les plans : politique, conomique, social, scientifique,
thique, culturel, idologique.
Bien des gens, tous les jours, en profitent pour choisir leur vie ; on en a voqu des exemples. Bien
plus le feront lavenir partout dans le monde.
Pourquoi pas vous ? Pourquoi se laisser aller attendre des autres un destin meilleur ? Pourquoi ne
pas agir ici et maintenant ? Comment sarracher aux mille formes modernes dalination :
matrielles, financires, idologiques, religieuses, culturelles, ethniques, technologiques ? Par quels
ressorts intrieurs trouver le courage de dcider de maigrir, de cesser de boire et de fumer, de se
prendre en main, de sarracher la routine ? de ne pas se contenter de survivre dune rente, de sortir
du statut de rsign-rclamant ? de crer son emploi plutt que dattendre tout des entreprises et
de ltat ? de scouter assez pour dcouvrir son talent intime ? de sinsurger plutt que de se
rsigner ? de se rvolter plutt que desprer que dautres le feront sa place ? de rsister plutt
que de collaborer ? de se prsenter aux lections plutt que de critiquer les lus ? de devenir soi
plutt que de maudire son voisin ?
Aucune des penses dont on a rapidement rappel les principes ne fournit une rponse exhaustive,
universelle et moderne toutes ces questions.
Ce sera lobjet des prochains chapitres.

CHAPITRE 1

Prendre conscience de son alination


Dans le monde daujourdhui, o que ce soit, pour qui que ce soit, devenir soi, prendre sa vie en
main nest jamais, ou presque, le rsultat naturel dune ducation : aucune socit nlve ses enfants
pour quils deviennent eux-mmes ; elles les duquent au contraire pour quils la reproduisent. Les
parents osent rarement pousser leurs enfants choisir leur propre modle de russite, se contentant
en gnral de leur imposer le leur. Et lorientation scolaire et universitaire, presque partout
dsastreuse, naide en rien trouver le gnie spcifique qui sommeille en chacun.
Il y faut en gnral un vnement. Il peut sagir dun choc ou dune volution lente, dun dclic ou
dune longue maturation, dun conseil stimulant ou dune contrainte intolrable, dune grande
abondance matrielle ou dune extrme pauvret, de la rencontre dun matre ou dune rupture avec
une famille ou un milieu, dune situation qui force se prendre en main ou dune routine touffante,
de la volont dtre absolument soi-mme ou dune irrsistible envie de devenir autre, de la rencontre
avec soi ou de la rencontre dun Autre dont la prsence suscite une rupture avec soi. LAutre,
condition si souvent ncessaire et suffisante du devenir-soi ...
Mais lvnement, quel quil soit, en gnral ne suffit pas. Il faut (en particulier pour ceux aux yeux
de qui le devenir-soi nest pas une vidence) un moment disolement au moins sur le plan mental,
une phase de silence, de concentration, de mditation une Pause.
Pendant cette pause, il convient de parcourir un Chemin en cinq tapes que voici :
1/ Comprendre les contraintes imposes sa vie par la condition humaine, par les circonstances et
par les autres.
2/ Se respecter et se faire respecter ; raliser quon a droit une belle et bonne vie, du beau et du
bon temps.
3/ Admettre sa solitude ; ne rien attendre des autres, mme de ceux quon aime ou qui nous aiment ;
et, grce aux tapes prcdentes, la vivre comme une source de bonheur.
4/ Prendre conscience que sa vie est unique, que nul nest condamn la mdiocrit, que chacun a
des dons spcifiques. Et quon peut mme, au cours de sa vie, en mener plusieurs, simultanment ou
successivement.
5/ On est alors enfin mme de se trouver, se choisir, prendre le pouvoir sur sa vie.

Au bout de ce chemin qui peut et doit tre revisit plusieurs fois au cours dune mme existence,
qui peut se parcourir en une heure ou en plusieurs annes, on doit ressentir comme un arrachement,
une dsintoxication, une libration par rapport sa dpendance antrieure, proche de ce que certains
nomment blouissement ou pleine conscience , que jappelle ici Renaissance.
Idalement, une telle rflexion doit te mene ds lenfance pour se prparer aux meilleurs choix ;
il nest jamais trop tard pour lentreprendre.
Elle peut et doit ltre plusieurs fois au cours dune mme vie, intervalles rguliers, et chaque
fois que les vnements imposent un nouveau choix.


La premire tape sur le chemin du devenir-soi est la prise de conscience de son alination.
Et dabord celle des contraintes inhrentes lhumaine condition : indpendamment de toute
croyance en une vie ternelle ou une rsurrection, chacun doit dabord mesurer la brivet de la vie
sur terre, sa prcarit.
Pour y parvenir, un exercice peut se rvler utile : visualiser chaque minute de sa propre vie,
passe et venir, comme lun des grains de sable qui scoulent dun sablier. Le tas de sable au fond
de lampoule transparente reprsente le dj-vcu ; on peut tenter dassocier mentalement chaque
grain un vnement particulier de son pass. Pour ce qui est de son avenir, impossible de discerner
les grains de sable qui le reprsentent : on ne voit que celui qui est en train de tomber ; chaque grain
nouveau, chaque instant que lon vit est peut-tre le dernier. Lampoule suprieure du sablier de la vie
est opaque.
On continue en ralisant que, comme tout tre humain, on na choisi ni la date, ni le lieu de sa
naissance, ni son milieu dorigine. Celui-ci on na ni en tre fier, ni le maudire. Cest une donne,
une contrainte, une limite la libert.
On continue en osant enfin se poser quelques questions difficiles sans se mentir soi-mme : Suisje alin la nourriture ? la boisson ? une drogue ? des idologies ? des pouvoirs
conomiques, politiques ou religieux ? Puis-je men dgager quand je le veux ou en suis-je
totalement dpendant ? Quai-je fait de ma vie jusqu aujourdhui ? Ai-je choisi librement mes
critres de russite ? le lieu de ma rsidence ? mes tudes ? mon partenaire sentimental actuel ? mon
mtier ? mes enfants ? Ai-je vraiment cherch dcouvrir et mettre en valeur mes dons ? De quels
chagrins suis-je fait ? De quels bonheurs suis-je construit ? Suis-je vritablement limit par mes
moyens matriels ? par ma paresse ? Suis-je la victime des tragdies que jai pu traverser ou les ai-je
provoques ? Suis-je contraint par limportance que jattache au bonheur des autres ? Suis-je
condamn la mdiocrit ? une vie semblable celle des autres ? Suis-je rsign ? Suis-je content
de ltre ? Et si tout ce que jestime tre aujourdhui, de mme que mon projet de vie, ntait en fait
quune fiction que je me raconte chacun moi-mme pour me rassurer ?
Beaucoup presque tous les humains font tout pour ne pas rpondre ces questions. La plupart
des socits font tout pour aider, voire exhorter chacun ne pas se les poser.
Pour y rpondre, encore faut-il oser affronter son histoire, celle de ses anctres, la culture quon a
hrite ; voire, si possible, ses secrets de famille.
Plus modestement, il faut passer en revue chaque moment de ses journes pour voir lesquels sont
vraiment libres, choisis, ou pourraient le devenir si on osait le vouloir.


Cette premire tape ne suppose pas ncessairement de passer par une longue analyse ou par toute
autre technique thrapeutique : le pass nest pas une maladie. Elle doit se parcourir de prfrence
seul face soi-mme, en se posant ces questions, en suivant son propre chemin intrieur, pour
accder cette connaissance de soi dont parlent les philosophes. Pour certains, celle-ci peut tre
facilite par le truchement dun autre qui parler : un amour, un ami, un professionnel.
Elle doit en tout cas permettre de prendre conscience de son alination au temps qui a fait natre en
un lieu et un moment donns et qui prive de limmortalit ; aussi de sa dpendance des ides, des
concepts, des valeurs, des croyances hrites ; danalyser et dassumer enfin ses marges de libert,
ses forces et ses faiblesses.
Cette conscience de ses limites ne conduit pas ncessairement renoncer ses convictions ou
lhritage de ses anctres. Elle ne conduit pas non plus, par elle-mme, vouloir changer de vie, et
renoncer au statut de rsign-rclamant .
Elle peut mme conduire rejeter les rponses ces questions, ne pas les assumer, tant elles
peuvent sembler par trop dsesprantes. Comme le chante le groupe Fauve dans sa chanson Requin
Tigre : Je suis nulle part, je vais nulle part, je suis ptrifi. Et je serai jamais rien dautre que a. Il
faut choisir de pas y penser
Pareil choix incite ne pas aller plus loin que cette premire tape et se replier sur son statut de
rsign-rclamant .
Si, linverse, on russit affronter ces vrits, aussi difficiles soient-elles, cette premire tape
permet de prendre conscience du rle que chacun joue dans lalination des autres : ainsi, en donnant
le jour des enfants, nous leur confrons aussi le statut de mortels ; et on les aline quand on veut
leur faire croire, consciemment ou inconsciemment, quils ne sont l que pour poursuivre ce quon a
commenc, ou pour russir l o on a chou.
Plus gnralement, on est acteur de lalination des autres quand on pense quils doivent, si peu que
ce soit, nous obir ou se plier nos dsirs.
Cette prise de conscience des limites permet enfin de construire lucidement une conscience de soi ;
ce qui donne envie daller plus loin, davancer sur le chemin de la confiance en soi.
Tel est laboutissement de cette premire tape.

CHAPITRE 2

Se respecter et se faire respecter


Ayant jaug son alination, mesur la prcarit de sa vie, ralis do on vient, analys son
parcours, ses envies, ses forces, une fois prise une pleine conscience de son corps et de son esprit,
une fois installe, par le jeu mme de cette prise de conscience, lirrsistible envie daller plus loin
vers la confiance en soi, en dcoule la possibilit de faire prvaloir le respect de soi.
Se respecter : tymologiquement, regarder en arrire et avoir des gards, de la considration pour
soi ; se juger digne de sa propre estime ; considrer sa vie comme prcieuse pour soi et pour les
autres.
Aprs la prise de conscience de son corps, la premire dimension du respect de soi passe par son
entretien, le refus de toute addiction ; la pratique dun sport, le soin de son apparence, lamour de
limage de soi que renvoient les miroirs et le regard des autres ; et, si ce nest pas le cas, de tout faire
pour la changer et surveiller sa sant : lhypocondrie est, avec mesure, une des dimensions du respect
de soi.
Le respect de soi exige galement de se prciser soi-mme ses valeurs, ce quon entend par le
Bien et le Mal, et den hirarchiser les diverses formes ; de dcider ce sur quoi on est prt ou non
transiger ; de distinguer entre limportant et laccessoire, entre la satisfaction immdiate et
linvestissement dans une plnitude de plus long terme.
Un exercice peut tre utile pour installer ce respect de soi : dsigner en cinq mots ce quon entend
respecter. Des vocables tels que propret, lgance, honntet, sincrit, politesse, savoir-vivre.
Le respect de soi suppose de prendre au srieux quotidiennement ces mots et les valeurs quils
recouvrent, de tenir les promesses quils impliquent ; de se former et de se rformer sans cesse en
utilisant le meilleur de ses capacits ; de viser sans rpit lexcellence de soi.
Ce qui conduit aussi ne pas se mentir ; ne pas spargner ; analyser et comprendre ses checs ;
identifier ses responsabilits ; comprendre ce quon peut attendre et esprer de soi ; ne pas
esquiver la vrit sur soi, sur ses tares, ses secrets de famille ; refuser la perspective de mourir sans
avoir fait ce quon stait promis daccomplir.
Le respect de soi conduit aussi carter la haine de soi, ne pas se mpriser, penser quil y a
ncessairement en soi quelque chose qui mrite dtre mis en valeur ; que rien nest perdu, quon a

droit, comme tout un chacun, une belle et bonne vie, du beau et bon temps.
Il conduit aussi ne pas chercher tout prix tre plaint ou consol, tre prt admettre la ralit
de mauvaises nouvelles ou de perspectives difficiles ; ne pas se morfondre et trouver plaisir tre
malheureux ; tre prpar saisir dans le malheur de nouvelles opportunits.
Le respect de soi conduit trouver une force intrieure, atteindre lucidit et intriorit, intgrit
et courage ; il fortifie le dsir de vivre ; il prpare affronter les alas de la vie sans optimisme bat
ni pessimisme inhibant.
Il renvoie une image sereine et positive de soi son entourage et conduit en tre respect : de fait,
comment esprer tre respect dautrui si on ne se respecte pas soi-mme ?
Il conduit, rciproquement, respecter autrui, miroir et source du respect de soi.
Tel est laboutissement de la deuxime tape.

CHAPITRE 3

Ne rien attendre des autres


La troisime tape sur le chemin du devenir-soi , o puiser le courage ncessaire pour se
dbrouiller aprs avoir mesur son alination et ressenti le besoin de se respecter, consiste prendre
conscience de sa solitude, ne rien attendre des autres.
La solitude est, avec la brivet de la vie, une des dimensions de la condition humaine les plus
pnibles admettre. Lhomme ne peut que difficilement sy rsoudre, ni comme espce vivante dans
lunivers, ni comme individu sur cette plante. Lessentiel de lalination dont chacun est victime
trouve dailleurs sa source dans les mille et une ruses religieuses, politiques, conomiques,
familiales, sentimentales, visant nous faire croire que nous ne sommes pas seuls ; en nous assignant
des tches, en suscitant en nous des dsirs, en nous fournissant des occasions de nous distraire avec
dautres, en nous immergeant dans des foules parmi lesquelles nous nous croyons entour et protg,
en nous enivrant de mille et une faons, en nous faisant dialoguer avec des dieux ou un Dieu.
Et pourtant, mme si nous sommes croyants, mme si nous sommes entours, aims, soutenus par
des amours, des parents, des amis, aussi sincres soient-ils, nous sommes seuls. Mme si ceux qui
nous aiment nous apportent tendresse, passion, soutien, consolation ; mme sils nous aident
construire, crer ; mme sils nous consolent de nos chagrins ; mme sils nous permettent
dchapper certaines contraintes ; mme sils sont lorigine de lvnement qui nous rvle
nous-mme, les Autres, tous les Autres ne peuvent nous soustraire la solitude inhrente lhumaine
condition : ils peuvent, lextrme, mourir notre place en nous sauvant la vie ; mais, mme ce
faisant, ils ne nous font pas chapper notre solitude.
Pis encore, peut-tre, nous sommes dune certaine faon seuls vis--vis de nous-mme : chaque
tincelle de notre conscience de soi, chaque dimension de notre personnalit est seule, sans rel
recours possible aux autres aspects de nous-mme.
Assumons-le : personne dautre que nous ne peut exprimer notre raison dtre. Personne dautre
que nous nest habilit dfinir nos aspirations, choisir notre projet de vie. Personne ne peut mieux
que nous choisir ce que nous voulons tre dans dix minutes, dans deux jours ou dans dix ans.
On trouve ds lors le courage de ne compter sur personne, doser ne rien attendre des autres : ni
amour, ni argent, ni soutien, pas plus de sa famille, de ses amis, de ses relations, des autorits qui
reprsentent les autres, que de quelque sauveur que ce soit. En particulier, il ne faut attendre aucun

secours des patrons ni de ltat.


Le courage, aussi, de vivre comme si on savait que ce soutien ne viendrait pas aux moments o on
pourrait en avoir le plus besoin. Et, sil vient, que ce soit par surcrot.
Ne rien attendre de ceux quon aime ne veut pas dire quil faille les ngliger, mais, bien au
contraire, quil faut leur dispenser de lamour sans en attendre en retour : ne rien attendre de ses
amours est ne pas introduire une dimension dintrt dans laffection quon leur porte. Ne rien
attendre de ses relations est ne pas les considrer comme un rseau de soutien, mais comme un rseau
de confiance mutuelle et dchange. Ne rien attendre de ses patrons ne veut pas dire quil faille
renoncer revendiquer une juste rmunration ; ne rien attendre de ltat ne veut pas dire quil faille
se soumettre tous les oukases des pouvoirs, ni renoncer faire valoir ses droits, ni dfendre ses
intrts.
Davantage, mme : cela veut dire aussi quil faut craindre que le pire puisse advenir des autres, y
compris de ceux dont on pourrait esprer aide et comprhension. Et que ce pire est mme probable,
car la solitude fragilise face au Mal.
Prendre conscience de sa solitude conduit donc prendre la mesure de ce qui menace, et pousse
devenir un peu paranoaque.
Tel est laboutissement de la troisime tape.

CHAPITRE 4

Prendre conscience de son unicit


Parcourir les trois premires tapes (reconnatre ses limites, se respecter, prendre conscience de sa
solitude) doit susciter une rvlation, un blouissement qui conduira plus loin sur le chemin du
devenir-soi . Il fait prendre conscience de son unicit, de ce quon na quune vie vivre, et quelle
est ncessairement diffrente de toutes les autres.
Lunicit est lautre versant de la solitude.
Mme si plusieurs milliards dindividus vivent en ce moment mme sur cette plante, mme si des
millions de tches identiques doivent tre accomplies sur tous les continents, aucun tre humain,
depuis laube des temps, nest semblable aucun autre. Chaque humain est unique, diffrent de tous
les autres, biologiquement, gographiquement, culturellement, historiquement. Chacun dispose de
caractristiques que nul na jamais eues avant lui et que nul naura aprs lui. Chacun a des penses
uniques. Chacun emprunte, pour penser et vivre, des itinraires qui lui sont propres.
Chacun peut faire pour soi et pour dautres, dans son travail et le reste de sa vie, des choses que
personne dautre na faites et ne pourrait faire de mme faon. Les exemples dj voqus ont bien
montr que mme le plus handicap, le plus pauvre, le plus tragiquement loign de lui-mme, le
moins conscient de ses propres dons, peut apporter quelque chose de spcifique au monde, rendre un
service unique, se trouver. Personne nest condamn mener une vie dicte par les autres ; nul nest
condamn ne pas tre lui-mme.
La quatrime tape de cette introspection est donc une rflexion sur ce en quoi on est diffrent des
autres ; sur son unicit dans lunivers ; sur les circonstances qui ont pu nous conduire loublier ; sur
le soin prendre pour ne plus la ngliger.
Il faut ds lors comprendre que le but ultime de toute vie nest en aucun cas survivre en
rsign-rclamant , mais de sur-vivre en crateur, autrement dit de mener une sur-vie
dfinie selon ses propres valeurs et ses aspirations ; une vie que personne dautre ne pourrait
concevoir de mme faon.
Elle conduit renverser la table, ne pas faire ce que les autres attendent de soi, cesser de penser
sa russite en fonction de critres imposs par les autres, ne rien faire qui pourrait tre fait aussi
bien par dautres, ne pas occuper une fonction quun autre pourrait mieux remplir, tenter de ne

faire que quelque chose dunique, tenter de dcouvrir ce qui est unique en soi, de quels dons on
dispose.
Et cela est vrai tant pour son mtier que dans ses amours, sa faon de vivre, son lieu de vie, ses
distractions.
Mme si on est contraint, par la vie, au moins pour un temps, ne pas faire le mtier dont on a
envie, on peut le faire autrement que tout autre, chercher son unicit en dautres domaines que le
travail en attendant den changer. Par exemple, si on doit durablement exercer une profession qui ne
correspond pas sa vocation ou son talent, il existe maintes faons de lexercer ; et on peut, tout en
cherchant lui chapper au plus tt, trouver son unicit, dans ce quon collectionne, dans des loisirs
ou des bricolages qui peuvent finir, on la vu, par devenir un mtier. Et mieux encore, dans lamour
quon prodigue aux autres.
Cela doit enfin conduire trouver le courage de se choisir plusieurs fois, de se dbrouiller sans
rpit, diffremment.


La bonne vie, la bonne sur-vie est une existence o lon se cherche en permanence, o lon se
trouve et se perd mille fois successivement ; et aussi, si possible, simultanment.
La vie ne peut rester unique, justement parce quelle est unique.
Tel est laboutissement de la quatrime tape.

CHAPITRE 5

Se trouver, se choisir
Une fois franchies ces quatre tapes, on ralise quon est beaucoup plus libre de se choisir un
projet de vie quon ne le croit ; quon lest tout ge ; quon peut tre, pour soi, lutopie dont on rve
pour le monde. Comme lcrit Pierre Rabhi dans sa prface La Plante au pillage de Fairfield
Osborn : Lutopie a besoin dun espace vierge libr des schmas conventionnels qui strilisent
limagination en laissant entendre que limpossible nest pas possible.
Cest aussi ce que veut dire lanthropologue amricain Carlos Castaneda quand, au dbut de
LHerbe du diable et la petite fume, il explique que don Juan Matus, le sorcier yaqui, sans doute
imaginaire, quil a choisi pour matre lui demande dabord de ramper dans la pice o se droule
leur conversation pour y trouver sa place , celle do il pourra recevoir son enseignement.
Trouver sa place est laboutissement de ces quatre premires tapes. On comprend ds lors que le
chemin qui prcde est ncessaire pour que ce choix de vie, ce devenir-soi , soit intgr,
solidement enracin. Et pas seulement une raction de colre contre le pouvoir des autres, contre
limpuissance de ltat, contre sa solitude et ses checs. Une confiance en soi, une srnit qui
permette de penser : oui, je suis capable ; oui, je suis meilleur que je le crois. Oui, je peux agir ! Oui,
je peux russir !
Voil qui permet enfin de trouver le courage de franchir la dernire tape et de choisir quels dons
inexploits, physiques, artistiques ou intellectuels, quelle passion touffe on peut enfin se dcider
mettre en uvre. Devenir soi nest jamais devenir violent, sinon quand, sacrifice ultime, le devenirsoi des autres, leur libert, suppose le don de soi.
Hors de ces extrmes, rien ne doit limiter ce choix, ni lge ni largent : les exemples voqus plus
haut montrent que la russite vient autant des dmunis qu des hritiers, et que le choix de vie peut
avoir lieu tout moment. Tout dpend du chemin parcouru, en un clair ou en dix ans, pour
rassembler lnergie quon y met, les forces quon entend y consacrer, laudace quon veut bien y
investir.
En particulier, le choix dun mtier peut alors conduire rvler une vocation enfouie depuis
lenfance ; ou la transformation dune distraction, dun sport ou dun passe-temps en activit
temps plein. Cela passe videmment par une formation, une orientation, une curiosit nourrie par les
quatre tapes prcdentes.

Pour certains, le choix est de crer une entreprise en devenant soit un entrepreneur de lenvie ,
soit un entrepreneur de la survie . Chez les premiers, lentrepreneuriat est en grande partie la
consquence, si ce nest dune passion, au moins dun intrt marqu pour un domaine donn. La
passion suscite en eux des ides, les aide entrevoir des opportunits quils dcident de mettre
profit en crant une entreprise dans un domaine clairement souhait. Chez les seconds,
lentrepreneuriat est principalement la consquence dun besoin, celui de survivre ou de mieux vivre ;
on devient alors entrepreneur dans un domaine de hasard pour nourrir sa famille, payer les tudes de
ses enfants, sortir des bidonvilles, se rorienter aprs un licenciement. On peut aussi bien tre lun et
lautre. Dans tous les cas, lambition ne doit pas tre de chercher un emploi, mais des gens qui
rendre service, cest--dire des clients, puis de chercher quel service nest pas encore rendu et
pourrait ltre dune faon si satisfaisante que des gens pourraient y consacrer une partie des
ressources quils consacrent pour lheure autre chose.
Voil qui incite aussi comprendre quelle sexualit, quel amour, quel pays choisir.
Et quand, malgr tout, on ne fait pas le choix de ce quon croit vouloir, ni dans sa vie prive ni dans
sa vie professionnelle ni dans une action politique ou militante, si on fait consciemment le choix de
retourner au statut de rsign-rclamant , au confort de lalination, sans plus invoquer le prtexte
ou la justification de contraintes, cest quon est retenu par langoisse du choix, qui rend la libert
parfois plus difficile vivre que la dictature. Cest que son soi-disant projet de vie nest quune image
de soi quon aime renvoyer aux autres.


Cela conduit enfin comprendre que chaque Autre, voisin ou lointain, est aussi un tre plein,
entier, prometteur. Et que se choisir peut tre aussi aider les autres en faire autant. Que les anciens
sont des trsors en sommeil, que les jeunes sont des promesses tenir, que tous sont des gnies
dcouvrir. Et que les aider peut faire partie intgrante de son propre bonheur : on reoit beaucoup de
ceux qui on donne. Ainsi, pour apprendre, il faut enseigner ; partager un savoir est une formidable
faon de faire surgir des ides enfouies en soi. Rien nest plus passionnant que daider en particulier
les enfants se trouver, comprendre en quoi ils sont uniques.
Mais toute mdaille a son revers : choisir daider les autres se trouver peut conduire sen faire
des ennemis ; car nul naime devoir quoi que ce soit qui que ce soit ; et bien des dbiteurs nont rien
de plus press que doublier, voire har leurs cranciers.
Il faut donc tre prpar, si on choisit daider les autres se trouver, affronter jalousie et
ingratitude : si on a bien parcouru tout ce chemin, ce risque peut tre assum avec le sourire.

CONCLUSION

Devenir soi, ici et maintenant


Jespre vous avoir convaincu que vous pouvez chapper la routine, vous trouver ; au moins une
fois dans votre vie. Et quen agissant ainsi, vous russirez non seulement votre vie, mais vous
influerez aussi positivement sur celle des autres, sur le succs de votre pays, sur labondance du
monde.
Rien de nouveau sous le soleil , dit lEcclsiaste. Cela veut-il dire que nous sommes condamns
ne vivre que la rptition du mme ? rpliquer les vies de nos anciens ? Non, rpondent les
exgtes, cela veut dire au contraire que le nouveau est au-dessus du soleil, quil faut oser sortir des
rgles, penser autrement ; penser pour soi, par soi. Se penser pour devenir soi.
Alors, je vous le dis : prenez-vous en main, librez-vous des conformismes, des idologies, des
thiques et des dterminismes de toute nature. Nattendez plus rien de personne. coutez-vous. Ayez le
courage dagir. Rien ne justifie de se rsigner, daccepter les faits accomplis, de nattendre que de
lautre la rponse des difficults personnelles. Et, en particulier, de lattendre des puissants ou de
ltat. La bonne vie est une vie o lon se cherche sans cesse, o lon se trouve mille fois
successivement ou simultanment.
Parfois, devenir soi passe par la souffrance ; parfois cela requiert plusieurs gnrations.
Comprenez que, si vous nagissez pas pour vous et pour ceux que vous aimez, vous serez bientt,
vous et les vtres, dans une situation bien pire que celle daujourdhui. Bien pire que celle que vous
pouvez redouter. La croissance, lemploi, la dmocratie dpendent du devenir-soi .
Vous pouvez le faire dabord dans votre vie prive. En prenant le pouvoir sur vous, en prenant
conscience que vous tes alin et que vous pouvez chapper un destin fix davance. Mme si vous
navez pas la chance dtre soumis un choc qui vous fait prendre conscience que vous ntes pas
votre place ; ni la chance dtre entran par un, ou une Autre, vers la prise de conscience de soi, vous
pouvez dcouvrir qui vous tes et le raliser.
Vous pouvez aussi le faire dans votre travail. Si vous tes chmeur, au lieu dattendre une offre
demploi, crez votre entreprise ; si vous tes salari avec un emploi prcaire, ennuyeux ou alinant,
inventez vous-mme une nouvelle faon de faire votre mtier, plus amusante et plus crative, ou
quittez votre emploi pour vous former et crer le vtre. Si vous tes chef dentreprise, nattendez pas
de baisse dimpt pour investir ou embaucher ; et si vous tes artiste, nattendez pas de commande

publique ou prive pour crer.


Si vous naimez pas ce que vous consommez, refusez-le ; consommez des produits qui ne
dpendent pas des autres, donc produits ou fabriqus par soi : le jardinage et le bricolage sont une
premire tape vers le devenir-soi . En particulier, la pratique de la musique, plus que sa
consommation, est une dimension du devenir-soi .
Vous pouvez aussi grer votre patrimoine dune faon telle que son volution dpende le moins
possible des autres ; dbarrassez-vous autant que possible des actifs dont la valeur volue au gr de
dcisions qui peuvent vous chapper. Et, en particulier, ne dpendez pas de lesprance dhritages :
lhritage est la ngation mme de la prise de contrle de sa propre vie.
Enfin, si vous tes gouvern, gouvernez ! Agissez dabord comme si le monde vous tait, au
mieux, indiffrent ; au pire, hostile. Et si vous voulez le changer, nattendez pas que les politiques
sen occupent. Prenez votre vie en main sans rien attendre ni des gnrations prcdentes, ni des
gnrations venir, ni de ltat, ni de la famille, ni des patrons. O que vous soyez, nayez plus
confiance dans les partis actuels, ni dans les syndicats. Adhrez-y pour les transformer. Faites surgir
des organisations nouvelles, vraiment conscientes des enjeux du futur, capables dagir sans se
proccuper dune rlection.
On ne peut devenir soi dans un pays qui sabandonne. Et, rciproquement, un pays ne peut russir
survivre sil ne suscite pas suffisamment de dsir de sy prendre en main.
Plus nombreux seront ceux qui ne se rsigneront pas, meilleur sera lavenir du monde. Plus de
gens prendront le pouvoir, plus profonde sera la dmocratie, plus seront libres des nergies, plus
seront cres des richesses et des uvres dart.

*
Cest vrai en particulier en France, o la situation devient particulirement difficile, o les
rsigns-rclamants sont lgion, o les rentes touffent ceux, qui ne se rsignent pas.
Depuis trop longtemps, trop dhommes dinaction se sont succd au pouvoir. En vain. Le pays ne
se redressera que si dautres que les acteurs politiques actuels osent sengager pour en librer les
capacits cratrices. Pour cela, ils devront tout faire pour faciliter le devenir-soi de chaque
citoyen ; en particulier faire en sorte que les cinq tapes du Chemin qui y conduit soient enseignes
ds lenfance, et lors de toute tape dorientation, de lcole luniversit et, au-del, dans la
formation permanente.

*
Quand bien mme beaucoup de gens se lveraient, demain, pour se prendre ainsi en main, se
dbrouiller par eux-mmes, devenir soi, il faudra rester vigilant ; car le march, par une de ses ruses
plus sophistique, offrira sans cesse de nouveaux moyens de dtourner leur besoin de devenir soi et
de le transformer en dsir de rsignation : faisant croire quil peut offrir tout un chacun les moyens
de prendre le pouvoir sur sa propre vie, il mettra en vente des objets et des services indits pour

matriser son devenir, en ralit pour autosurveiller sa propre soumission des normes, pour
surveiller soi-mme tous les paramtres de son existence, pour contrler la ralisation dun
devenir-soi dfini par dautres.
Magnifiques ruses du capitalisme qui, anticipant lventualit dune demande de rappropriation de
la vie par les gens, leur en offrira le spectacle sous couvert dassurer leur scurit, de les protger de
la mort, en rduisant en fait leur libre arbitre lautosurveillance de leur soumission des normes.
Puis, si lon ny prend garde, si le vrai devenir-soi ne lemporte pas, les rsignsrclamants , autosurveills, se couvriront de prothses pour finir par devenir robots : des robots
rsigns parce que rifis ; des robots rclamants parce quayant besoin dnergie et de
rparations.
Le capitalisme aura alors atteint son but ultime : transformer les hommes en choses travaillantes et
consommantes, pures sources de profit. Avant quil ne disparaisse lui-mme, faute de ressources
humaines et matrielles exploiter.
Ce processus peut sembler extravagant. Pourtant, il est dj en marche. Non quil existe quelque
part un complot qui lorganise et limpulse. Mais parce que le cours naturel du march conduit celuici anticiper mieux quaucun autre systme, en particulier mieux que la politique, les besoins venir
des gens pour les transformer en marchandises.
Je ne suis pour autant ni fataliste ni pessimiste : la transformation progressive des hommes,
devenus rsigns-rclamants , en robots immortels, sur une plante dsole, nest pas inexorable ;
dabord parce quune rsistance immdiate est possible. Elle est en marche : cest lobjet de ce livre.
Ensuite parce que, mme si lhomme devient un jour un robot, jose esprer que la conscience aura
alors chapp au cerveau o elle niche aujourdhui, pour lessentiel : la dmatrialisation de la
conscience de soi sera lultime refuge de la libert.
En attendant, avant mme que ne se livre cette bataille finale entre lesprit et la matire, le monde
appartiendra ceux qui osent et oseront refuser dtre rsigns-rclamants pour prendre le
pouvoir sur leur propre vie, en suivant le chemin ici esquiss.

*
En crivant ce livre, jai conscience que je dois, comme tout le monde, appliquer les conseils que
jy dispense. Cest ce que jai toujours fait jusquici, nayant jamais rien attendu de personne ; nayant
jamais occup que des fonctions cres par moi ; ayant toujours tent, au mieux, de trouver mon
bonheur dans le fait dtre utile aux autres ; ayant toujours fait ce qui me semblait le mieux pour le
monde en y crant des institutions internationales, et pour mon pays par mes conseils, aussi
longtemps que jai pens quil y existait des hommes politiques capables de mettre en uvre les
rformes que je pensais utiles.

REMERCIEMENTS

Je remercie Florian Dautil, Laurine Moreau, Antoine Roger de Gardelle, tienne Mallengier qui
ont bien voulu vrifier les sources et les exemples cits dans ce livre.
Je remercie Arnaud Ventura, Jol Pain, Alain Thuleau et toutes les quipes du groupe PlaNet
Finance et du Mouvement de lconomie positive, pour mavoir permis de rencontrer bien des
entrepreneurs positifs ici cits.
Je remercie Luc Ferry, Xavier Bertrand, Pierre-Henry Salfati, Pascale Toscani pour nos
conversations sur certains passages du livre.
Je remercie mes diteurs Claude Durand, Sophie de Closets et Diane Feyel, dont les relectures
attentives mont t, comme toujours, si prcieuses.
Plus que jamais, jattends les commentaires de mes lecteurs [email protected]

DU MME AUTEUR
Essais
Analyse conomique de la vie politique, PUF, 1973.
Modles politiques, PUF, 1974.
LAnti-conomique (avec Marc Guillaume), PUF, 1975.
La Parole et lOutil, PUF, 1976.
Bruits. conomie politique de la musique, PUF, 1977, nouvelle dition, Fayard, 2000.
La Nouvelle conomie franaise, Flammarion, 1978.
LOrdre cannibale. Histoire de la mdecine, Grasset, 1979.
Les Trois Mondes, Fayard, 1981.
Histoires du Temps, Fayard, 1982.
La Figure de Fraser, Fayard, 1984.
Au propre et au figur. Histoire de la proprit, Fayard, 1988.
Lignes dhorizon, Fayard, 1990.
1492, Fayard, 1991.
conomie de lApocalypse, Fayard, 1994.
Chemins de sagesse : trait du labyrinthe, Fayard, 1996.
Fraternits, Fayard, 1999.
La Voie humaine, Fayard, 2000.
Les Juifs, le Monde et lArgent, Fayard, 2002.
LHomme nomade, Fayard, 2003.
Foi et Raison Averros, Mamonide, Thomas dAquin, Bibliothque nationale de France, 2004.
Une brve histoire de lavenir, Fayard, 2006 (nouvelle dition, 2009).
La Crise, et aprs ?, Fayard, 2008.
Le Sens des choses, avec Stphanie Bonvicini et 32 auteurs, Robert Laffont, 2009.
Survivre aux crises, Fayard, 2009.
Tous ruins dans dix ans ? Dette publique, la dernire chance, Fayard, 2010.
Demain, qui gouvernera le monde ?, Fayard, 2011.
Candidats, rpondez !, Fayard, 2012.
La Consolation, avec Stphanie Bonvicini et 18 auteurs, Nave, 2012.
Avec, nous, aprs nous Apprivoiser lavenir, avec Shimon Peres, Fayard/Baker Street, 2013.
Histoire de la modernit. Comment lhumanit pense son avenir, Robert Laffont, 2013.

Dictionnaires
Dictionnaire du XXIe sicle, Fayard, 1998.
Dictionnaire amoureux du judasme, Plon/Fayard, 2009.
Romans
La Vie ternelle, roman, Fayard, 1989.
Le Premier Jour aprs moi, Fayard, 1990.
Il viendra, Fayard, 1994.
Au-del de nulle part, Fayard, 1997.
La Femme du menteur, Fayard, 1999.
NouvElles, Fayard, 2002.
La Confrrie des veills, Fayard, 2004.
Notre vie, disent-ils, Fayard, 2014.
Biographies
Siegmund Warburg, un homme dinfluence, Fayard, 1985.
Blaise Pascal ou le Gnie franais, Fayard, 2000.
Karl Marx ou lEsprit du monde, Fayard, 2005.
Gndh ou lveil des humilis, Fayard, 2007.
Phares. 24 destins, Fayard, 2010.

Diderot ou le bonheur de penser, Fayard, 2012.


Thtre
Les Portes du Ciel, Fayard, 1999.
Du cristal la fume, Fayard, 2008.
Contes pour enfants
Manuel, lenfant-rve (ill. par Philippe Druillet), Stock, 1995.
Mmoires
Verbatim I, Fayard, 1993.
Europe(s), Fayard, 1994.
Verbatim II, Fayard, 1995.
Verbatim III, Fayard, 1995.

Ctait Franois Mitterrand, Fayard, 2005.


Rapports
Pour un modle europen denseignement suprieur, Stock, 1998.
LAvenir du travail, Fayard/Institut Manpower, 2007.
300 dcisions pour changer la France, rapport de la Commission pour la libration de la
croissance franaise, XO/La Documentation franaise, 2008.
Paris et la Mer. La Seine est Capitale, Fayard, 2010.
Une ambition pour 10 ans, rapport de la Commission pour la libration de la croissance franaise,
XO/La Documentation franaise, 2010.
Pour une conomie positive, groupe de rflexion prsid par Jacques Attali, Fayard/La
Documentation franaise, 2013.
Francophonie et francophilie, moteurs de croissance durable, rapport au Prsident de la
Rpublique, La Documentation franaise, 2014.
Beaux-livres
Mmoire de sabliers, collections, mode demploi, ditions de lAmateur, 1997.
Amours. Histoires des relations entre les hommes et les femmes, avec Stphanie Bonvicini, Fayard,
2007.

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