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INTRODUCTION

« Un instrument ne vaut que par le but qu’il permet d’atteindre ». Par cette affirmation, M.
Prosper Weil débutait, voici bientôt un demi-siècle, un ouvrage consacré aux "conséquences de
l’annulation d’un acte administratif pour excès de pouvoir"1 qui devait faire époque dans la
doctrine dédiée au contentieux administratif français. Pour la première fois, un auteur
s’intéressait en profondeur aux retombées pratiques des décisions du juge de la légalité, se
démarquant ainsi volontairement des juristes classiques dont l’attention s’était jusqu’alors
polarisée sur les rouages subtils du recours pour excès de pouvoir2, tout "éblouis par
l’instrument magique qui se créait sous leurs yeux"3. Grâce au talent du professeur Weil et à la
perspicacité de ses analyses, ce qui n’aurait pu constituer qu’un travail précurseur dans ce
domaine largement inexploré, devint une référence incontournable. Le tableau exhaustif qu’il
dressait des conséquences de l’annulation dans l’espace et dans le temps4, l’étude détaillée de
ses effets sur les divers acteurs du litige (autorités publiques, requérant, tiers) comme sur
l’ordre juridique (disparition rétroactive de l’acte censuré), posèrent des jalons qui guidèrent
efficacement l’analyse de l’évolution ultérieure du droit positif. Très modestement, les
recherches similaires entreprises postérieurement se contentèrent donc d’actualiser l’œuvre
fondamentale, à la lumière de nouvelles précisions ou données jurisprudentielles5 ; l’essentiel

1
P.Weil, Les conséquences de l’annulation d’un acte administratif pour excès de pouvoir, Pédone,
Paris, 1952.
2
M. Weil ne se comptait en effet que deux prédécesseurs, MM. Kellershohn et Spach (voir
respectivement Des effets de l’annulation pour excès de pouvoir, Bordeaux 1915 ; et Les suites de
l’annulation d’une nomination, promotion, révocation ou mise à la retraite, Strasbourg 1936), mais le
premier s’en était tenu à des considérations purement théoriques, tandis que le second avait limité sa
prospection au contentieux de la fonction publique.
3
Weil, op. cit., p.7.
4
Tel était le plan choisi par P. Weil.
5
Voir notamment G.Braibant, "Remarques sur l’efficacité des annulations pour excès de pouvoir,
E.D.C.E.1961, n°15, p.53 ; et J. Massot, "Portée et conséquences de l’annulation par le juge d’un acte
administratif", E.D.C.E. 1979-1980, n°31, p.11.

1
avait été écrit dès 1952, et le canevas alors confectionné paraissait, pour ainsi dire, inusable.
S’essayer à le reconsidérer sans sombrer dans le plagiat relevait de la gageure.

Les temps ont changé. Le contentieux administratif ne présente plus le visage qu’il offrait
peu après la deuxième guerre mondiale : devenu un contentieux de masse, il a dû largement
s’ouvrir à la préoccupation des justiciables, et le souci de faire produire aux jugements rendus
en leur faveur des conséquences tangibles a désormais nettement pris le pas sur le plaisir
d’élaborer un édifice juridique essentiellement esthétique. Pour preuve les nombreuses
procédures destinées à garantir l’exécution correcte des décisions émanant de l’ordre
administratif, procédures qui, depuis 1963 jusqu’à 1995 en passant par 19806, ne cessent de se
perfectionner. Cette métamorphose autorisait-elle pour autant la mise en chantier d’une seconde
investigation foncière relative aux incidences des annulations prononcées par le juge
administratif ? On peut légitimement en douter, et cela pour deux raisons principales :

- en premier lieu, les concepts dégagés par M. Weil continuent à l’évidence de régir la
matière, et conservent ainsi leur pertinence initiale. Qu’on s’en convainque, sinon à la lecture
des conclusions de commissaires du gouvernement sur les arrêts se rapportant à la
détermination des conséquences d’une annulation7, du moins à celle des chroniques qui leur
sont consacrées par des membres du Conseil d’État et qui, fréquemment, s’y réfèrent8.
D’ailleurs, notre travail lui-même s’en nourrira copieusement ; témoin, par exemple, la
préférence accordée au concept d’"acte-conséquence" sur d’autres notions envisageables9.

- ensuite, la plupart des enrichissements significatifs de l’état du droit ont déjà fait
l’objet d’études spécifiques, ou apparaissent encore trop balbutiants pour se prêter à une analyse
systématique. Ainsi en va-t-il particulièrement des améliorations enregistrées dans le suivi du

6
Référence est faite aux principales étapes de l’instauration d’un suivi des décisions de justice
administrative (décret du 30 juillet 1983, lois du 16 juillet 1980 et du 8 février 1995) sur lesquelles nous
aurons bien sûr l’occasion de revenir dans le cadre de nos développements.
7
Encore que nombre d’entr’eux reprennent implicitement les idées de Prosper Weil pour les appliquer
au litige qu’ils ont à régler. Voir par exemple, s’agissant du problème de la rétroactivité de l’annulation,
les conclusions M. Laroque sur l’arrêt Université de Clermont-Ferrand c/ Rougerie (R.F.D.A. 1991,
p.331) qui prêtent à MM. Braibant et Massot l’une des considérations maîtresses de la thèse de 1952 (à
savoir le fait d’"osciller constamment entre la logique de la fiction et les exigences de la réalité").
8
Ainsi, récemment, voir la chronique L. Touvet et J.-H. Stahl sur l’arrêt Epoux Lopez (A.J.D.A. 1994,
p.872, note 35).
9
Ce concept d’"acte-conséquence" constitue -faut-il le rappeler ?- un des principaux pivots de l’analyse
de M. Weil (op. cit., pp.177 s.).

2
jugement d’annulation : d’importantes recherches cernent les plus anciennes10, et il est bien trop
tôt pour en lancer de nouvelles sur les dernières en date11.

Deux conclusions s’imposent, dès lors : l’inutilité d’une réfection pure et simple de la thèse
de 1952, ainsi que l’excessive précocité d’une enquête exclusivement axée sur les compléments
ultérieurs qu’a connus la matière.

Pourtant, ce renoncement que la raison semble commander laisse insatisfait l’observateur


sensible aux développements les plus récents de la jurisprudence administrative, en particulier
celui qu’intriguent les errements palpables du contentieux de l’urbanisme. Voilà un domaine
dans lequel, tout en se réclamant toujours peu ou prou des principes quasi séculaires qui
gouvernent les conséquences de l’annulation, l’on a pu voir le juge consacrer tout un cortège de
solutions atypiques12, manifestement mâtinées d’empirisme puisque certaines d’entre elles, ne
procurant pas le résultat escompté, ont été rapidement remplacées par une construction
inverse13. La curiosité aiguillonnée par ces perturbations singulières, le juriste qui se penche de
plus près sur la question ne peut qu’être frappé par les interférences qu’occasionne, en la
matière, la coexistence des deux voies de droit autorisant la mise en cause de la légalité de
l’acte administratif, celle qui, par voie d’action, aboutit à l’anéantissement de ce dernier, et celle
qui, par voie d’exception, débouche normalement sur la mise à l’écart de son application dans
le litige qui l’a empruntée. Plus qu’à de simples similitudes, on assiste ici à de véritables
hybridations des effets classiques des deux mécanismes. De là est né le désir naturel de tenter
d’expliquer le phénomène, et l’enquête devait s’avérer suffisamment féconde pour nous
déterminer à en consigner les fruits dans la présente étude : ce qui semblait ne constituer qu’une
anomalie parfaitement circonscrite s’est révélé être la manifestation la plus flagrante d’une
dynamique sous-jacente animant l’ensemble des conséquences de la constatation de l’illégalité
d’un acte administratif par le juge administratif. Mais avant d’entrer dans le détail de cette
problématique, il convient assurément de tracer avec précision les contours de notre champ
d’investigation.

10
Pour ne citer que deux des plus importantes, voir H. Oberdorff, L’exécution par l’administration des
décisions du juge administratif, Thèse Paris 2, 1981 ; et P. Delvolvé, "L’exécution des décisions de
justice contre "l’administration"", Etudes et documents du Conseil d’État 1983-1984, n°35, p.111.
11
A savoir celles qui résultent de la loi du 8 février 1995, pour lesquelles nous n’avons encore à
disposition que quelques premières tendances (cf. not. notre étude, « Les nouveaux pouvoirs du juge
administratif en matière d’injonction et d’astreinte (premières applications de la loi du 8 février 1995) »,
R.F.D.A. 1996, p.333 s.)
12
Voir notamment les solutions Gepro et Association de amis de Saint-Palais-sur-Mer.
13
Ainsi en est-il allé de la solution Association de amis de Saint-Palais-sur-Mer, renversée par la loi
Bosson qui revient à une solution beaucoup plus orthodoxe au regard des principes traditionnels.

3
* *

* Cette étude s’intéresse aux conséquences d’une décision de justice, et revendique par là-
même une certaine filiation avec la thèse de M. Weil. Comme lui, nous nous proposons en effet
de mettre en lumière les "suites qu’entraîne"14 la solution juridictionnelle de litiges donnés ;
comme lui, nous nous abstiendrons d’envisager celles d’entre elles qui ne présentent qu’un
rapport trop indirect avec les jugements considérés15.

Les retombées qui nous retiendront peuvent présenter deux visages bien distincts, tantôt
revêtant un caractère automatique, ne nécessitant la prise d’aucune mesure positive de la part de
l’administration, tantôt réclamant au contraire de cette dernière l’adoption d’un certain
comportement16. Mais un dénominateur commun les relie : que ce soit à l’occasion d’un procès
déterminé ou sur un plan beaucoup plus général, que ce soit très temporairement ou pour une
période moins définie, elles supposent infailliblement une perturbation minimale de l’ordre
juridique17 qui se répercute sur le travail administratif ou les situations des particuliers.

* Pareille efficacité provient à n’en pas douter de ce que les conséquences étudiées
s’attachent à des jugements dont la caractéristique est de constater une illégalité :

- A ce stade, nous nous contenterons de définir très schématiquement l’idée d’"illégalité" en


renvoyant à l’image consacrée de pyramide des normes : doit être considéré comme illégal tout
acte contrariant18 une norme supérieure19. L’histoire de la soumission de l’administration au

14
Pour paraphraser la définition que donne le "Petit Robert" du terme "conséquence".

. M. Weil n’abordait quant à lui le problème qu’en toute fin d’étude, et n’y consacrait que peu de
15

développements.
16
On retrouve ici la démarcation notoire entre décisions déclaratives et décisions constitutives de droit
telle qu’elle a été pratiquée par P. Weil à propos de l’annulation (op. cit., pp.137/138).
17
Perturbation juridique qui se double parfois d’une perturbation matérielle : ainsi, l’annulation d’un
acte qui a autorisé la réalisation d’un ouvrage entraîne-t-elle théoriquement l’obligation de détruire ce
dernier.
18
Nous verrons en deuxième partie que cette idée de contrariété englobe à la fois des cas de violation de
la norme supérieure et des hypothèses d’incompatibilité avec elle.

4
principe de légalité ne mérite guère plus de détails, tant sont nombreux les ouvrages en ayant
retracé les diverses étapes. En fait, un postulat très simple suffit à fournir un point de départ à
notre analyse : un administré dispose aujourd’hui de divers moyens juridictionnels aptes à
déterminer si un comportement administratif suspect viole réellement la règle de droit, et, le cas
échéant, à sanctionner cette déviance.

- Évidemment, l’appréciation de l’illégalité n’occupe pas la même place selon la voie de droit
considérée. Parfois, la reconnaissance de l’irrégularité constitue l’objet principal de la décision
juridictionnelle, et aboutit en conséquence à la censure de l’acte qui s’en trouve affecté.
Référence est faite à titre principal20 à la requête en excès de pouvoir, dont l’admission
implique l’annulation de la mesure visée21, c’est-à-dire sa mise à néant. Mais le juge peut être
également amené à constater l’illégalité d’une décision alors même que la véritable cible que
s’est fixée le justiciable est ailleurs. Deux hypothèses sont concernées : la première fait jouer
une voie de droit spécifique, dénommée "recours en appréciation de validité" par la doctrine 22,
dans le cadre de laquelle des parties à un procès civil23, invitées à agir de la sorte par le juge
judiciaire, demandent à la juridiction administrative de statuer sur la licéité d’un acte qui en
conditionne l’issue. L’implication des deux juges (judiciaire et administratif) permet de
différencier clairement ce mécanisme préjudiciel24 de celui, hormis cela conceptuellement très
proche, de l’exception d’illégalité stricto sensu qui compose la deuxième hypothèse de
reconnaissance incidente d’une irrégularité. Ici, en effet, c’est à la même juridiction qu’il
19
Au fil de notre plan, affleurera un concept proche mais distinct, celui d’"inexistence" ; notons
simplement d’ores et déjà que son emploi nous permettra, par comparaison, de mieux comprendre
certaines particularités des contrôles qui nous occupent.
20
Nous n’ignorons évidemment pas que le cadre de l’excès de pouvoir est loin de constituer le terrain
exclusif des constatations d’illégalité pouvant aboutir à une annulation. Pareille prérogative est dévolue
au juge de plein contentieux, mais elle ne représente, chez lui, qu’une parcelle de l’arsenal dont il
dispose pour redresser l’erreur qu’il identifie. Cette dernière considération, conjuguée à la volonté de
faire écho à l’ouvrage de M. Weil, nous a cependant poussé à élire les annulations rendues en excès de
pouvoir comme pôle privilégié de notre étude, car nos préoccupations se concentrent sur les retombées
de l’exercice du pouvoir juridictionnel de stigmatiser une illégalité, non sur celles d’un jugement
susceptible de la corriger.
21
Cette construction englobe les annulations prononcées sur déféré préfectoral, dans lequel la
jurisprudence a identifié un véritable recours pour excès de pouvoir, en dépit des particularités de son
régime. Sur cette assimilation, voir notamment R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°151-1.
22
Voir notamment A. Fliniaux, "Le recours en appréciation de validité", in Mélanges Hauriou, 1929,
p.297.
23
Nous verrons plus loin en effet que la question ne se pose théoriquement plus pour les procès pénaux.
24
Pour qu’on soit en présence d’une question préjudicielle, il faut en effet "qu’elle appelle un jugement
distinct et séparé, émanant d’un juge autre que celui du fond" (E. Laferrière, Traité de la juridiction
administrative, 1887, t.1, p.444).

5
revient de se prononcer sur la légalité d’une décision et d’en tirer les conséquences qui
s’imposent pour la résolution du litige principal dont elle est saisie25.

- Nonobstant leurs dissemblances procédurales, une constante unit les décisions d’annulation et
les jugements reconnaissant une irrégularité en vue d’un résultat distinct. La relever semble une
grossière lapalissade : ils mettent tous en lumière un vice affectant un acte administratif. Mais
cet apparent truisme cache un important facteur de cohésion : à partir du jour où une décision
juridictionnelle atteste, sans la moindre ambiguïté, l’illégalité d’un tel acte, il paraîtrait anormal,
dans un État de droit, que la vigueur de celui-ci demeure semblable à celle dont il jouissait à
une époque où personne ne possédait la certitude de son défaut. D’où l’intérêt de mesurer avec
le plus grand soin les répercussions qu’engendre le jugement, car à cette aune s’apprécie le
degré de défense du principe de légalité qui doit, en toutes circonstances, régir l’action
administrative. En choisissant cet enjeu majeur pour cœur de notre étude, nous justifions
logiquement l’évacuation de problématiques connexes, telle celle, pourtant stimulante, des
conséquences des arrêts de rejet que M. Weil intégrait dans ses développements26.

* Avant de pousser plus loin la présentation, confessons d’emblée que le choix de


l’expression "acte administratif" afin de figurer dans le titre de notre travail sacrifie quelque
peu l’orthodoxie juridique au désir de faire écho à la thèse de 1952 27. En effet, selon la
terminologie traditionnelle -encore que celle-ci ne puisse se targuer d’universalité28-, la
catégorie recouvre à la fois les mesures édictées unilatéralement par une autorité
administrative29 et les contrats administratifs qu’elle peut être amenée à signer. Or,
délibérément, nous écarterons ces derniers de notre analyse. Plusieurs raisons nous y poussent,
qui vont de la spécificité du contrôle de plein contentieux exercé par le juge du contrat

25
Une thèse a été récemment consacrée à ce procédé contentieux : B. Seiller, L’exception d’illégalité
des actes administratifs, Thèse Paris 2, 1995.
26
Op. cit., pp. 23 s.

L’auteur interprétait la jurisprudence comme reconnaissant un effet absolu de chose jugée aux
jugements de rejet au fond ; cette affirmation mériterait d’être aujourd’hui reconsidérée à la lumière de
la jurisprudence pénale selon laquelle le rejet d’un recours pour excès de pouvoir contre un règlement
n’empêche pas le juge pénal de se prononcer à son tour sur sa légalité (Cf notamment C.Cass. Crim.,
4/03/1986, Morera, Gazette du Palais 1986, 2, p.711, note J.-P. D.).
27
Rappelons que M. Weil s’était proposé d’étudier les conséquences de l’annulation d’un "acte
administratif".
28
Ainsi, par exemple, la classification retenue au recueil Lebon ne range-t-elle pas les contrats dans la
catégorie "actes administratifs" mais leur consacre une rubrique particulière, "marchés et contrats
administratifs".
29
Ou une autorité privée habilitée, par exception, à prendre des décisions administratives. Sur ce
problème, voir notamment R. Chapus, Droit administratif général, t.I, n°594 s., et la bibliographie qu’il
dresse au n°600.

6
(spécificité qui s’intègre mal dans notre problématique30, même s’il est vrai que "les moyens
soulevés à l’appui du recours en nullité sont le plus souvent des moyens de légalité objective"31)
à l’existence d’ouvrages très complets sur la question32. Par "conséquences de la constatation de
l’illégalité d’un acte administratif", il faudra donc entendre "conséquences de la constatation de
l’illégalité d’un acte administratif unilatéral". Toutefois, la discrimination ainsi pratiquée
n’éloignera pas totalement le contentieux contractuel de nos développements, grâce à la fiction
de la détachabilité qui identifie des actes unilatéraux là où, en toute logique, on ne devrait en
trouver. En outre, si l’adoption de la notion d’"acte administratif" exclut irrémédiablement de
nos préoccupations centrales les incidences découlant d’une éventuelle reconnaissance
juridictionnelle d’un vice affectant un texte de loi, nous nous autoriserons, en toute fin d’étude,
à une rapide projection des propositions formulées dans le cadre de notre prospection principale
sur ce type d’hypothèses.

* Le bornage des frontières de la recherche ici menée doit s’achever avec le soulignage
du rôle du juge administratif, dont les décisions fourniront, seules, matière à systématisation.
Ce dernier ne bénéficie pourtant pas d’un monopole du pouvoir de constater l’illégalité d’un
acte administratif. En effet, pour des raisons de bonne administration de la justice 33, existe
depuis toujours34 une entorse au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire,
qui autorise le juge pénal à apprécier lui-même la validité de certaines décisions
administratives35. L’état du droit, longtemps chaotique36, a été récemment clarifié par une

30
La spécificité à laquelle il est fait allusion se matérialise par exemple dans l’idée que la
reconnaissance de la nullité d’une clause contractuelle n’entraîne pas forcément son annulation, le juge
se bornant parfois à accorder au contractant qui en a été victime une indemnité compensatoire (C.E.,
7/02/1986 Pottier et autres, p.610 ; Dalloz 1986, I.R., p.353, note F. Llorens ; et p.423, note Ph.
Terneyre).
31
Ph. Terneyre, "Les paradoxes du contentieux de l’annulation des contrats administratifs", Etudes et
documents du Conseil d’État 1988, n°39, pp.69 s. et plus particulièrement p.77.
32
Voir en particulier D. Pouyaud, La nullité des contrats administratifs, L.G.D.J. 1991 ; et L. Folliot,
Pouvoirs des juges administratifs et distinction des contentieux en matière contractuelle, Thèse Paris 2,
1994.
33
Obliger le juge judiciaire à surseoir systématiquement à statuer lorsque se pose une question relative à
un acte administratif et à saisir l’autre ordre de juridiction d’une question préjudicielle retarderait en
effet abusivement -notamment en matière pénale- l’issue du procès (Cf en particulier A. Mestre,
"Recherches sur l’exception d’illégalité", in Mélanges Hauriou, 1929, p.567).
34
La Cour de cassation l’a en effet pour la première fois admis par un arrêt du 3/08/1810 (Bull. Crim.,
n°98) !
35
Le juge civil jouit, quant à lui, de prérogatives singulièrement plus limitées à cet égard, dans la mesure
où, en vertu de la célèbre jurisprudence Septfonds (T.C., 16/06/1923, p.498 ; Dalloz 1924.3, p.41,
7
intervention législative : depuis le 1er mars 1994, l’article 111-5 du nouveau Code pénal37
autorise le juge répressif à se prononcer sur la légalité de tous les actes administratifs
(réglementaires ou non) "lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui lui est
soumis"38. Désormais, le domaine des questions préjudicielles relatives à la régularité d’une
décision administrative et conditionnant l’issue d’une instance pénale, semble en conséquence
réduit au strict minimum39. Devant cette plénitude de compétence du juge répressif, la tentation
était grande d’intégrer les incidences des constatations d’illégalité qu’il est amené à pratiquer
dans la problématique générale de notre recherche. Si nous n’y avons pas succombé, c’est
essentiellement parce que l’estimation effectuée par un juge de l’ordre judiciaire sur la
régularité d’un acte administratif ne saurait, en tout état de cause, s’assimiler à celle qui émane
de la juridiction spécialement instituée à cette fin. La jurisprudence vient sans cesse rappeler
cette vérité élémentaire : le seul effet découlant de la déclaration de l’illégalité d’une décision
administrative opérée par le juge répressif réside dans la mise à l’écart de la norme considérée
des débats ayant suscité cette prise de position40. Ainsi, le Conseil d’État a-t-il parfaitement le
loisir de considérer légal un texte que la Cour de cassation a, antérieurement, pensé vicié41. Il ne

conclusions Matter ; Sirey 1923.3, p.49, note Hauriou), toute difficulté sérieuse relative à la régularité
d’un acte administratif implique qu’il sollicite l’avis du juge administratif.

Il en va différemment pour ce qui est de l’interprétation d’actes administratifs, prérogative que partagent
(à des degrés différents) le juge civil et le juge pénal. Mais ce point ne nous retiendra pas ici, puisque
notre propos ne s’attache pas aux voies de droit permettant de déterminer la portée exacte d’une norme,
mais simplement à celles dont l’objectif est d’apprécier la conformité d’une décision à la règle de droit.
36
Pour un panorama de son évolution, R. Chapus, Droit administratif général, t.I, n°969 s.
37
Issue de la loi n°92-683 du 22 juillet 1992.
38
Sur cette réforme, voir notamment B. Pacteau, "Feu sur la jurisprudence Avranches et Desmarets !
Feue la jurisprudence Avranches et Desmarets ?", in Mélanges J.-M. Auby, 1992, p.249 ; et V. Lesclous,
"L’appréciation des actes administratifs par le juge répressif", La semaine juridique 1994, I, n°3747.
39
Il n’a pas pour autant disparu : "il peut, en effet, arriver que le jugement du procès se heurte à une
difficulté sérieuse tenant à l’appréciation de la légalité d’un acte administratif qui n’est pas un élément
du procès : parce qu’il est relatif, de façon générale, à l’organisation de la juridiction ou, plus largement,
du service de la justice judiciaire. Un tel règlement n’est évidemment de nature, ni à justifier les
poursuites engagées, ni à légitimer ce qu’a été le comportement de la personne poursuivie. Se situant
seulement dans le contexte du procès en cours, il va apparaître aisément comme en étant détachable. Et
on comprendra qu’il y ait question préjudicielle, si son illégalité, invoquée comme moyen de défense,
fait difficulté sérieuse" (R. Chapus, Droit administratif général, t.I, n°975).
40
L’arrêt de principe (C.Cass. crim, 7/11/1908, Bull. crim. n°427 ; Sirey 1911, 1, p.540), n’a jamais
encore été démenti.
41
Se référer à la fameuse affaire du marché d’intérêt national de Bordeaux-Brienne (C.Cass. crim.,
4/06/1964, Bull. crim. n°194 ; Dalloz 1964, p.555, rapport J.-L. Costa ; et C.E., S., 4/12/1964, Syndicat
général du commerce en fruits et légumes du marché des Capucins de Bordeaux et de sa région, p.613 ;
Revue du droit public 1965, p.272, note M. Waline ; Actualité juridique, Droit administratif 1965,
p.522, note J. Moreau).

8
faut pas s’en offusquer : nous aurons l’occasion d’y revenir, la juridiction administrative
représente le juge naturel de la légalité des actes administratifs42, et seuls ses arrêts détiennent la
propriété d’identifier indubitablement les défauts qui les entachent43. Dès lors, l’agrégation des
constatations d’illégalité émanant du juge répressif à celles qui sont l’œuvre

du juge administratif apparaît nettement moins séduisante, sauf à risquer d’échafauder des
constructions fragilisées par des fondations trop disparates. Mieux vaut donc s’en tenir
exclusivement aux appréciations portées par la juridiction administrative. En revanche, aucune
discrimination ne règnera a priori au sein de cette dernière, et les jugements de premier ressort
entreront en ligne de compte au même titre que les arrêts réglant définitivement un litige44.

* *

L’objet de notre étude se concentre donc sur les suites des jugements au travers desquels
le juge administratif qualifie expressément d’illégal un acte administratif unilatéral. Comme
nous l’avons fait remarquer, trois catégories de décisions sont concernées : celles qui annulent
la mesure convaincue d’irrégularité ; celles qui se contentent, sur renvoi du juge judiciaire, d’en
déclarer le vice, laissant à celui-ci le soin d’en tirer les conséquences dans le procès qu’il
instruit ; celles, enfin, qui constatent incidemment une illégalité en vue d’accéder au désir
dominant du requérant (annulation d’une autre mesure ou obtention de dommages-intérêts). De
cette triple configuration ne demeurera plus, dans nos développements, qu’une simple dualité,

42
Conception que partage le Conseil constitutionnel, comme en témoigne la décision n° 86-224 D.C. du
23/01/1987, Conseil de la concurrence (pour plus de détails sur cette jurisprudence, voir infra).
43
Certains auteurs ont parfois tendance à oublier cette donnée fondamentale, ainsi qu’en témoigne un
article récent : selon son auteur, la combinaison des dispositions de la loi Bosson organisant la
résurrection de l’ancien règlement d’urbanisme à la suite de la reconnaissance de l’irrégularité de son
successeur, et de la compétence du juge répressif pour apprécier la légalité d’un règlement d’urbanisme
pénalement sanctionné, aboutirait à confier à celui-ci un véritable "pouvoir d’annulation" de l’acte
d’urbanisme (voir notamment D. Sistach, "Le juge pénal et les actes administratifs d’urbanisme.
Nouveau Code pénal et loi Bosson", Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.674). Peut-on
admettre qu’une déclaration d’illégalité opérée dans le cadre d’une instance pénale puisse posséder la
propriété d’effacer le texte qu’elle concerne de l’ordre juridique, alors que l’on sait cette estimation
susceptible d’être ultérieurement infirmée par le juge administratif ? Assurément non, ou bien l’on court
le risque d’une "légalité à éclipses" qui ne saurait s’accomoder avec les exigences de sécurité juridique
(nous retrouverons toutes ces notions au fil de nos développements). Il faut donc estimer que les
dispositions législatives en cause n’intéressent que les appréciations portées par la juridiction
administrative.
44
Ce qui aura notamment pour conséquence de nous pousser à envisager une éventuelle infirmation du
jugement constatant l’illégalité d’un acte administratif.

9
après fusion des deux dernières hypothèses sous le terme générique d’"exception d’illégalité"45.
Non que nous ne soyons parfaitement conscients de la différence qui les sépare 46. Mais leur
jonction47 est apparue nécessaire dans la perspective de notre recherche : la question des
obligations directes pesant sur la juridiction judiciaire qui a provoqué la déclaration d’illégalité
-seule spécificité notable du mécanisme préjudiciel- ne présentant aucun intérêt dans l’optique
d’une comparaison avec les effets d’une annulation48, priorité sera donnée à l’analyse des
conséquences d’une constatation d’irrégularité effectuée dans le cadre d’un recours
juridictionnel administratif principal. Toutefois, eu égard à l’identité globale des problèmes
soulevés par l’une et l’autre des voies de droit incidentes considérées, nous nous permettrons de
nombreux emprunts à la jurisprudence forgée dans le domaine du recours en appréciation de
validité sur renvoi.

* *

Si les conséquences de l’annulation d’un acte administratif ont recueilli, avec M. P.


Weil et ses successeurs, les honneurs de la doctrine, on ne peut en écrire autant des effets de la

45
De même emploierons-nous indifféremment l’expression "déclaration d’illégalité" pour celles qui
surviennent à la suite d’une question préjudicielle ou dans le cadre d’une exception d’illégalité
proprement dite.
46
Nous l’avons déjà soulignée : elle tient essentiellement au nombre des juridictions impliquées (une
seule pour l’exception d’illégalité ; deux pour la question préjudicielle).
47
Cet amalgame de vocabulaire, nous sommes loin, d’ailleurs, d’en détenir la primeur : jadis, la doctrine
confondait ces deux types de procédures sous le terme générique d’"exception d’illégalité" (voir
notamment E. Laferrière, op. cit., t.II, p.594 ; ainsi que A. Rives, L’exception d’illégalité, Thèse Paris,
1908). Parallèlement, notons qu’en droit constitutionnel, on regroupe sous le terme "exception
d’inconstitutionnalité" des mécanismes qui méritent incontestablement cette appellation (Cf en
particulier C.C., décision n°85-187 D.C. du 25/01/1985, États d’urgence en Nouvelle-Calédonie, p.43 ;
Actualité juridique, Droit administratif 1985, p.362, note P. Waschsmann ; Dalloz 1985, p.361, note F.
Luchaire ; La semaine juridique 1985, n°20356, note C. Franck ; La Revue administrative 1985, p.355,
note M. de Villiers ; voir également la décision Urbanisme et agglomérations nouvelles du 22/07/1985
(Cahiers juridiques de l’électricité et du gaz 1990, p.1, note B. Genevois ; Revue française de droit
administratif 1989, p.1009, note P. Bon) et d’autres qui correspondent en réalité à un système de
questions préjudicielles (notamment ceux que tendaient à instaurer les projets de révision
constitutionnelle de 1990 et 1993 (voir infra, Partie II, in fine)).
48
La question ne recèle d’ailleurs rien de particulièrement original : comme on s’y attend, le juge du
principal doit tenir pour exacte la réponse fournie par la juridiction de renvoi, qui s’impose à lui dans
son intégralité (C.Cass., 19/07/1880, Dalloz périodique 1880.1, p.413). Le seul point remarquable réside
dans le fait qu’il en va ainsi même lorsque le juge administratif a statué sur des points qui n’avaient pas
été expressément soulevés par le jugement de renvoi (sur ce problème, voir notamment C. Durand, Les
rapports entre juridictions administratives et judiciaires, L.G.D.J. 1958, p.241).

10
déclaration d’illégalité par voie d’exception, dont l’étude s’intégrait quasi systématiquement, de
manière accessoire, à la présentation générale de cette technique procédurale49. Une telle
disproportion n’a rien d’étonnant lorsqu’on considère respectivement les deux problématiques.
L’annulation constitue l’aboutissement spectaculaire d’un recours dont la singularité n’est plus
à vanter, et sa capacité à annihiler une décision de la puissance publique excite inévitablement
la curiosité du juriste. Au contraire, l’éclat de la simple déclaration d’illégalité par voie
d’exception est naturellement tamisé par le rôle subalterne de la démarche qu’elle ponctue :
dérivant toujours d’une instance principale, la question incidente ne poursuit d’autre objectif
direct que d’assurer le succès, dans le cadre d’un procès déterminé, de celui qui la pose50.
Fatalement, les retombées de l’admission du recours pour excès de pouvoir ont nettement plus
retenu l’attention que celles du triomphe, en apparence circonstanciel, d’un moyen51.

L’indifférence des auteurs envers les conséquences de la déclaration d’illégalité a reculé


au cours de ces dernières années. En témoigne la multiplication d’articles consacrés à certains
aspects du problème52. Mais chacun d’entre eux, plutôt que d’aborder en profondeur les
principes directeurs qui régissent la matière, se contente de refléter les incertitudes doctrinales
devant les phénomènes atypiques affectant la jurisprudence contemporaine. Qu’un mouvement
de rapprochement des effets de l’annulation et de la déclaration d’illégalité d’un acte se
manifeste au grand jour53, et l’on crie à l’hérésie, sans même savoir avec précision à quel

49
On ne la trouvait guère dès lors abordée que dans les manuels généraux de contentieux administratif,
et dans les rares études consacrées à la technique de la déclaration d’illégalité (voir en particulier A.
Bacquet, "Exception d’illégalité", Répertoire Dalloz de contentieux administratif).
50
Ce rôle accessoire est flagrant dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir : le requérant ne
désire en rien la sanction de l’acte incidemment argué d’illégalité ; en le mettant en cause, il espère
simplement obtenir la censure de celui dont il poursuit l’annulation.
51
La remarque vaut également pour les questions préjudicielles : même si le terme "moyen" s’avère ici
inadéquat (puisqu’elles constituent, nous l’avons vu, des recours à part entière (recours en appréciation
de légalité)), l’assimilation est parfaitement possible dans la mesure où, en fin de compte, il s’agit
d’éclaircir un problème incidemment soulevé par l’une des parties devant le juge judiciaire en vue
d’obtenir gain de cause au principal.
52
Pour ne citer que ceux qui ont une vocation relativement générale, voir : D. Boutet, "Quelques
problèmes concernant les effets de l’exception d’illégalité", Revue du droit public 1990, p.1735 ; G.
Peiser, "Les conséquences de la reconnaissance par le Conseil d’État de l’illégalité d’un acte
administratif par voie d’exception", in Mélanges J.-M. Auby (1992), p.277 ; et P.-G. Francoz, "Les actes
administratifs et l’exception d’illégalité", Cahiers juridiques de la fonction publique territoriale juin-
juillet 1995, pp.15 à 17.
53
Ce qui a été le cas, nous le constaterons, s’agissant des documents d’urbanisme, pour lesquels textes et
jurisprudence ont exprimé la volonté évidente de ne pas établir de ségrégation trop marquée entre les
effets de leur illégalité selon que celle-ci est décelée à l’occasion d’un recours en annulation directement
intenté contr’eux, ou simplement par la voie de l’exception.

11
dogme il est porté atteinte. Devant ces hésitations, on acquiert la conviction qu’il existe un vide
à combler, qu’il manque une étude exclusivement consacrée à la comparaison des retombées
des divers modes de constatation d’une illégalité qui s’offrent au juge administratif. L’émoi
suscité par les derniers développements du contentieux de l’urbanisme démontre, sans conteste,
que de solides repères font ici cruellement défaut.

Un élément pousse cependant à la circonspection, recoupant celui qui expliquait


l’insensibilité de la doctrine classique à cette comparaison : est-il raisonnable, au travers d’un
parallèle effectué entre les effets de leur accueil, de mettre sur un pied d’égalité un recours à
part entière et un simple moyen ? A la réponse négative qui paraît a priori s’imposer, on
objectera l’évolution patente de la conception du rôle dévolu à l’exception d’illégalité,
évolution concrétisée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel elle-même54. Si l’on sait,
depuis longtemps, pouvoir emprunter cette voie détournée pour anesthésier les effets d’un acte
(et notamment d’un règlement) irrégulier à l’occasion d’un litige dont il commande le sort,
l’intérêt qu’elle peut présenter pour la sanction d’une illégalité, au même titre qu’un recours
direct en annulation, n’a été en revanche que récemment perçu. Mais, aujourd’hui, existe un
incontestable consensus sur la nécessité de conférer à une déclaration incidente d’irrégularité
une portée équivalente à celle qu’elle revêtirait si elle constituait l’aboutissement d’une
véritable voie de droit autonome. On se rend compte que le droit positif reposait auparavant sur
une vision par trop idyllique. Un texte illégal, bien que n’ayant pas fait l’objet en temps utile
d’une censure juridictionnelle, est considéré- en vertu du principe posé par la jurisprudence
Ponard55- comme inapplicable par l’administration. Or celle-ci brave presque systématiquement
cette interdiction d’application. Un tel comportement, excusable dans l’ignorance du vice
affectant l’acte en cause, devient franchement injustifiable une fois que le juge le lui a fait
connaître56. Pourtant, traditionnellement, on continuait dans ce dernier cas de figure à se fier au
54
Voir sur ce point, en 2ème Partie, les développements consacrés au droit au recours, et notamment la
décision n°93-335 D.C. du 21/01/1994, depuis laquelle on peut légitimement estimer que la faculté
d’exciper une illégalité "n’est assurément pas étrangère à l’exercice des voies de recours" (conclusions
S. Lasvignes sur C.E., S., 5/05/1995, Société Coopérative maritime Bidassoa et autres, Actualité
juridique, Droit administratif, 1995, p.463).
55
Jurisprudence que nous retrouverons à de nombreuses reprises.
56
On retrouve cette nuance dans les conclusions récentes (et jusqu’ici inédites) du commissaire du
gouvernement S. Daël sous l’arrêt S.A. Plâtres Lambert Production et l’avis Consorts Alsina (C.E., S.,
28/07/1995, req. n°139725 et n°169480 ; Actualité juridique, du Droit administratif 1995, p.696,
chronique J.-H. Stahl et D. Chauvaux ; Revue française de la décentralisation, septembre 1995, p.102,
note P. Hocreitère) : M. Daël rejette l’idée que la simple présence d’une illégalité au coeur d’un
règlement d’urbanisme ait pu obliger l’administration à repousser ce dernier au profit des règles
nationales avant l’intervention de la loi Bosson ; seule la reconnaissance juridictionnelle de cette
illégalité (que ce soit par voie d’action ou d’exception) aurait pu contraindre l’administration à ce faire ;
et c’est en conséquence la date à laquelle ce jugement est intervenu qu’il faut prendre en compte pour
savoir si l’administration était tenue d’appliquer le R.N.U. (en vertu des jurisprudences Saint-Palais-sur-
Mer et Assaupamar) ou l’ancien règlement d’urbanisme

12
seul principe d’inapplicabilité, sans se soucier d’organiser des prolongements plus radicaux à la
décision de justice. Cette carence semble de moins en moins tolérée de nos jours, et la plupart
des praticiens et commentateurs s’accordent sur l’opportunité de radicaliser les effets de la
déclaration d’illégalité57, mouvement de nature à dissiper les doutes initiaux concernant la
viabilité de la démarche ici entreprise.

* *

Toutes les préventions que l’on pourrait nourrir contre le bien-fondé d’une analyse
comparative entre les effets de l’annulation et de la déclaration d’illégalité par voie d’exception,
n’apparaissent donc aucunement rédhibitoires ; aussi nous sommes-nous lancé dans son
élaboration. Très rapidement, l’exploration des diverses facettes du sujet nous mit devant une
alternative : établir un catalogue détaillé de chacune des conséquences de la constatation de
l’irrégularité d’un acte administratif, en isolant annulation et déclaration d’illégalité, ou élire
une méthode plus transversale. Plaidait en faveur de la première option l’importante quantité de
solutions jurisprudentielles à analyser et de notions fondamentales contribuant à les fonder. La
clarté de leur exposition semblait réclamer leur regroupement au cœur d’ensembles
suffisamment larges et étanches. Mais de nombreux inconvénients en ressortaient également, tel
celui de négliger partiellement les rapports qu’entretiennent aujourd’hui les retombées des deux
modes de reconnaissance juridictionnelle de l’illégalité, et perdre de vue l’intérêt dominant de
la présente recherche58. Une présentation plus dynamique s’est donc naturellement imposée,
même si elle exige un relatif "éclatement" des problèmes, préjudiciable - peut-être - à leur
immédiate compréhensibilité. Ce léger désagrément comporte de surcroît une remarquable
contrepartie, celle de mettre en perspective de multiples concepts se conditionnant les uns les
autres, mais dont la présentation est en général dissociée. Là n’est pas le moindre attrait du
parallèle réalisé entre les différentes incidences des jugements reconnaissant une illégalité car,
plus les constructions semblent hétéroclites, plus grand est le défi d’essayer "de les
systématiser, de les coordonner en un tout organisé, d’en éclairer les formules les unes par
rapport aux autres, de les transformer ainsi en une matière intelligible"59.

* *

(Selon les prescriptions de l’article 1er de la loi du 9/02/1994) (pour plus d’explications sur tous ces
points, voir infra).
57
Ainsi, toujours en matière d’urbanisme, toute l’évolution jurisprudentielle et législative a tendu,
comme nous le verrons, à calquer les effets de la déclaration d’illégalité sur ceux d’une annulation. Et
nous aurons l’occasion de remarquer que cette "assimilation aux effets d’une annulation de ceux d’une
déclaration d’illégalité" (pour reprendre l’expression de R. Chapus, Droit du contentieux administratif,
n°896) est loin de se cantonner à ce contentieux spécifique.
58
Une autre inconvénient, et non des moindres, résultait de ce que la présentation regroupée des
conséquences de l’annulation recoupait trop directement l’ouvrage de P. Weil, sachant que cette
"réfection", nous l’avons dit, ne se justifie pas en tant que telle.
59
J. Rivero, "Apologie pour les "faiseurs de systèmes"", Dalloz 1951, chron., p.99.

13
Parti étant pris quant à la méthode à suivre, demeurait une dernière difficulté. On ne
saurait en effet, pour mener à bien une comparaison des effets de l’annulation et de la
déclaration d’illégalité, faire l’économie de la présentation traditionnelle de chacun d’ente eux.
Or, sacrifier une partie à ce problème menaçait d’alourdir considérablement notre démarche, de
ruiner d’emblée toute velléité de construction réellement dynamique. Aussi avons-nous choisi
d’insuffler ce "rappel" dans un plan plus énergique, au moyen de la technique généralement peu
prisée du titre préliminaire, solution qui en l’occurrence, nous le croyons du moins, était de
nature à lui communiquer réciproquement un souffle nouveau. Qui plus est, en le plaçant tant à
la source qu’au centre de nos développements, nous nous bornons en fait à reconstituer le
processus intellectuel qui a présidé à notre travail. A l’origine de ce dernier se trouve en effet le
hiatus évident existant entre la présentation classique, qui opposait sur bien des points les
retombées de chacune des "sanctions" de l’illégalité, et l’état du droit positif, au sein duquel la
fracture se révélait beaucoup moins nette qu’annoncée.

Ce constat objectif, de par son caractère primordial, méritait d’être intégralement retracé
(Partie I). Restait alors à s’interroger sur les raisons qui avaient pu contraindre le clivage
habituellement opéré entre conséquences de l’annulation et retombées de la déclaration
d’illégalité à s’estomper. Les investigations menées sur ce point nous ont convaincu que, plus
qu’à une simple atténuation des frontières entre les deux catégories concernées, on assistait à un
véritable dépassement de celles-ci, par la vertu de paramètres transversaux régissant
indifféremment les deux pôles de l’étude. Et si l’appréhension de cette dynamique nous incitera
parfois à sortir quelque peu des limites qu’une lecture trop stricte du sujet pourrait sembler
imposer, ce n’est que dans le but de saisir au mieux la réalité de ce dépassement, et d’en
mesurer avec précision les limites (Partie II).

14
PARTIE I

L’ATTENUATION DU CLIVAGE TRADITIONNEL ENTRE


CONSEQUENCES DE L’ANNULATION ET CONSEQUENCES
DE LA DECLARATION D’ILLEGALITE

15
Le traitement didactique classiquement réservé aux effets d’une constatation d’illégalité
par le juge administratif, distingue radicalement ceux qui s’attachent à un jugement
d’annulation, de ceux que produit une simple déclaration d’illégalité (Titre préliminaire). Une
double considération objective conduit cependant à relativiser le fossé existant entre les uns et
les autres : la première vient de ce qu’un grand nombre de règles, souvent anciennes mais
insuffisamment mises en exergue dans les présentations traditionnelles, tempèrent notablement
la portée de l’annulation : la seconde résulte d’un mouvement dans l’ensemble récent, tendant à
renforcer sensiblement les incidences d’une déclaration d’illégalité. L’exposé conjoint de ces
deux données nous montrera que la distance qui sépare prétendument les conséquences des
deux types de constatations d’illégalité est moins grande qu’on ne le croit généralement, que ce
soit par rapport à l’acte qui en fait l’objet (Titre I) ou à l’égard des actes en relation avec lui
(Titre II).

16
TITRE PRELIMINAIRE

LA PRESENTATION CLASSIQUE :

UNE DIFFERENCIATION

MARQUEE SELON LE MODE DE CONSTATATION DE

L'ILLEGALITE

17
Les conceptions qui prévalent traditionnellement en contentieux administratif dissocient
clairement les conséquences de l'annulation et celles d'une simple reconnaissance d'illégalité : si
les premiers apparaissent énergiques, voire caractérisés par une absoluité indéniable, les
seconds connaissent à l'inverse certaines limites ignorées par la censure juridictionnelle directe
de l'acte administratif. L'exposition comparée et successive de ces deux modes de sanction
pourrait dès lors parfaitement se concevoir ; nous lui préférerons cependant une optique moins
évidente, distinguant entre les effets produits à l'égard de l'acte principalement visé par la
constatation d'irrégularité et ceux subis par les différentes situations en relation avec lui, non
seulement parce que la présentation de l'évolution qu'a connue le clivage traditionnel s'en
trouvera sensiblement dynamisée, mais surtout dans la mesure où des recoupements méritent
d'être effectués, en particulier dans le second domaine envisagé.

18
CHAPITRE 1. CONTRASTE DES CONSEQUENCES SUR L'ACTE DONT
L'ILLEGALITE EST CONSTATEE

Pour l'avenir de l'acte dont le juge reconnaît l'illégalité, tout dépendra de la forme
qu'aura revêtue cette contestation : s'il s'agit d'une annulation pure et simple, la vigueur qui est
traditionnellement dévolue à celle-ci induit la totale, et semble-t-il irrémédiable, disparition de
la mesure censurée ; au contraire, la seule déclaration d'illégalité se révèle clairement
impuissante à parvenir à un tel résultat.

SECTION 1. LE COMPLET ANEANTISSEMENT DE L'ACTE ANNULE

La théorie classique des effets de l'annulation nous enseigne que l'acte frappé par ce type
de décision juridictionnelle est réduit à néant. Il paraît en effet logique d'empêcher qu'un acte
illégal qui a, par hypothèse, fait l'objet d'un recours pour excès de pouvoir dans le délai de deux
mois prévu à cet effet, puisse influencer quelque peu que ce soit l'ordonnancement juridique.
Malgré le caractère non suspensif du recours devant le juge administratif60, le sort de la décision
attaquée était bel et bien "suspendu" à l'issue que donnerait au litige la juridiction saisie ; dans
la mesure où cette dernière a constaté son illégalité, ladite décision ne pourra jamais prendre
réellement racine dans le droit objectif. La possibilité d'obtenir l'annulation d'un acte
administratif illégal constitue une garantie fondamentale, aussi bien au regard de l'ordre public
pris en tant qu'idéal théorique que pour le justiciable lui-même. Et de l'anéantissement de cet
acte dépend la concrétisation de cette garantie, les divers acteurs de la vie juridique devant se
voir entièrement soustraits aux effets de la décision, l'ordre juridique ne devant plus porter en
son sein ce malformé.

Il ne s'agit pas ici de reprendre en détail l'étude de l'effet absolu que reconnaît la
jurisprudence aux jugements d'annulation61, plusieurs auteurs ayant déjà consacré de
nombreuses pages à ce problème aujourd'hui bien balisé62. Il importe cependant, afin de
mesurer l'ampleur de la portée de tels jugements, de rappeler brièvement que la disparition d'un
acte annulé s'applique automatiquement erga omnes, c'est-à-dire à l'égard de tous les acteurs de
la vie juridique ; et que cette annihilation suppose la remise en vigueur de la norme à laquelle
l'acte censuré s'était substitué, la morphologie du droit positif s'en trouvant ainsi modifiée.

60
Pour plus de détails sur cette règle, voir infra.
61
Ce caractère a été explicitement consacré tant par le Conseil d'État que par la Cour de cassation.
Pour le premier, voir notamment C.E., 22/03/1961, Simonet, p.211 ; et C.E., S., 9/06/1989, Epoux Dufal, p.139 ;
Les petites affiches 25 octobre 1989, p.11, note B. Pacteau ; pour la seconde, Cass. Com., 19/05/1953, Société La
Ruche Picarde, Sirey 1954, 1, p.1, note Drago ; et Civ. 1ère, 25/06/1985, Cochin, Dalloz 1985, p.517.
62
Voir toutes les références s'y rapportant citées dans la bibliographie.

19
Paragraphe 1. La disparition de l'acte annulé s'impose à tous les acteurs de la vie
juridique

Sans anticiper sur les développements qui trouveront plus loin leur juste place, on peut
tout d'abord préciser que la disparition de l'acte administratif censuré s'impose au requérant lui-
même : le caractère objectif traditionnellement reconnu au recours pour excès de pouvoir, et qui
implique notamment que le demandeur n'est pas censé agir dans son intérêt propre mais dans
celui de l'ensemble de la collectivité, dicte certaines solutions jurisprudentielles s'opposant à ce
que l'administré à l'origine du recours dispose d'un quelconque pouvoir sur l'issue de celui-ci
après que l'annulation a été prononcée63. Outre celle du requérant, trois situations sont à prendre
en compte.

I - La disparition s'impose à l'administration

A. Il est bon de souligner en premier lieu que l'acte annulé ne saurait être exécuté sans que
l'administration responsable ne commette une illégalité qui, dans certaines circonstances, peut
dégénérer en voie de fait64 ; il ne peut donc plus, en particulier, fonder de nouvelles décisions65.

B. D'autres solutions, plus ponctuelles, témoignent de la rigueur avec laquelle la jurisprudence


applique l'idée d'anéantissement de l'acte annulé. C'est ainsi, par exemple :

- qu'un arrêté préfectoral ayant été annulé pour défaut de motivation, un "complément de
motivation" ultérieurement apporté à celui-ci par le préfet est réputé "nul et de nul effet"66.

- que la prorogation des effets d'un acte annulé "méconnaît l'autorité de chose jugée qui
s'attache à la décision" du juge administratif67.

- que le retrait d'une décision annulée, s'il fait la preuve d'une "bonne volonté pour s'incliner
devant la chose jugée", "n'a en rien modifié l'état du droit résultant du jugement du tribunal"68.

63
Sur les différentes solutions rendues sur ce point, se reporter Partie II, Titre préliminaire, Chapitre 1.
64
C'est le cas par exemple lorsqu'a été annulée une réquisition, le bénéficiaire de cette dernière, s'il s'est maintenu
dans les lieux, devant être regardé comme un occupant sans titre ; cette situation est constitutive d'une voie de fait
entraînant la compétence de l'autorité judiciaire pour prononcer l'expulsion : T.C., 28/02/1952, Dame Veuve Japy
c/ Khan, p.619 ; Sirey 1952, 3, p.105, note Thierry.
Cette qualification de voie de fait n'est cependant pas automatique : Cf notamment T.C., 25/01/1988, Fondation
Cousteau, p.484 ; Gazette du Palais 1988, jur., p.503, note B. Poujade ; Dalloz 1988, p.205, note P. Didier ; Revue
française de droit administratif 1990, p.191, conclusions M. Laroque : l'administration ne commet pas une voie de
fait en poursuivant les travaux malgré l'annulation de la D.U.P. qui les autorisait. (Sur ce problème, voir également
J. Morand-Deviller, "Le pont de l'île de Ré et le juge", Les petites affiches, 23 septembre 1988, p.5 ; et R. Hostiou,
"Le droit vu du pont", Revue juridique de l'Ouest 1988, n° spécial protection de l'environnement littoral, p.78).
Cette solution vient de ce que l'acte annulé ne saurait être assimilé à l'acte inexistant (sur ce point, voir infra, Partie
II, Titre I, Sous-titre I).
65
C.E., 13/03/1968, élection du maire de Talasani, p.180.
66
C.E., 20/05/1988, Nardin, Gazette du Palais 1989, Panorama de droit administratif, p.149.
67
C.E., 8/03/1972, Sieur Thfoin et autres, p.190.
68
C.E., 8/01/1972, Association pour l'intérêt de la rédidence à Ecully, p.96 ; Revue du droit public 1972, p.1531,
note Waline.
20
II - La disparition s'impose au juge69

Tout juge est en principe tenu de respecter la décision d'annulation :

* cela vaut bien évidemment pour la juridiction qui a prononcé l'annulation, et qui doit
refuser un nouveau recours dirigé contre l'acte, qu'il s'agisse indifféremment d'un recours en
annulation70, en appréciation de validité71 ou en interprétation72. Le Conseil d'État accorde une
importance particulière à l'autorité qui caractérise pareille censure : ainsi, dans l'affaire Epoux
Dufal73, la Haute juridiction, constatant qu'un tribunal administratif avait annulé la décision
d'une commission de remembrement qui supprimait -abusivement selon lui- une servitude de
passage, a estimé ce tribunal tenu de rejeter, au nom de l'autorité absolue de chose jugée que
revêtait son premier jugement, le recours ultérieur intenté contre la décision qui rétablissait
ladite servitude, et ce alors même qu'"il aurait certainement dû, lors du procès initial, renvoyer
la contestation sur la qualification de la servitude à faire trancher par le juge civil"74 et qu'était
intervenu entre temps le jugement d'un tribunal de grande instance selon lequel la servitude en
cause était éteinte.

Parallèlement, si le juge est saisi d'une demande d'indemnité ou d'un recours en


annulation basés sur l'illégalité d'un acte qu'il a antérieurement censuré, il fondera sa décision
sur l'annulation déjà prononcée, sans examiner à nouveau la légalité de l'acte75. Le juge doit
d'ailleurs soulever d'office l'exception de chose jugée par une précédente décision d'annulation,
dans la mesure où le Conseil d'État considère que l'autorité desdites décisions possède un
caractère d'ordre public76. Il s'agit là d'une exception à la règle générale selon laquelle l'autorité

69
On peut noter ici que M. Weil (op. cit., p. 89) distingue la notion d'effet absolu (qui fait que "la chose jugée
s'impose à tous les tribunaux et dans toutes les instances") de l'effet erga omnes ("qui permet à une personne
étrangère à l'instance d'invoquer la décision et qui rend possible qu'on la lui oppose"). Il est toutefois concevable de
regrouper ces deux notions, et de considérer que l'effet erga omnes intéresse également le juge. C'est d'ailleurs une
analyse que partagent de nombreux auteurs (lire par exemple M. Waline, note sous C.E., Ass., 7/05/1971, M. de
l'Economie et Ville de Bordeaux c/ Sieur Sastre, Revue du droit public 1972, p.447/448).
70
C.E., 1er/03/1946, Société l'énergie industrielle, p.66.
Voir plus récemment C.E., 14/12/1979, Mme Pointe (Tables décennales 1975-1984, p.5055) : annulation du
jugement d'un tribunal administratif qui statuait pour la deuxième fois sur le cas d'un acte qu'il avait, à l'occasion
du litige initial, annulé pour vice de procédure.
71
C.E., 27/04/1962, Sicard, p.279 ; 3/06/1981, Mme Kriskaoui, req. n° 25-485, inédit (cité par J. Georgel,
"Recours pour excès de pouvoir ; effets" Encyclopédie Dalloz, Droit administratif, fascicule n°665).
72
C.E., 14/11/1980, Mme Couchinoux (cité ibid).
73
C.E., 9/06/1989, p.139, précité ; et sur les suites de l'affaire devant le Tribunal des Conflits, note Pacteau sous
T.C., 18/03/1991, Revue française de droit administratif 1991, p.830.
74
Ibid., p.12
75
Pour une réclamation de dommages-intérêts : C.E., S., 24/02/1950, Société Bata, p.120.
Pour un recours en annulation : C.E., 6/06/1958, Chambre de commerce d'Orléans, p.315 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1958, 2, p.261, conclusions M. Long.
76
C.E., 22/03/1961, Simonet (précité) ; et C.E., S., Ministre de l'Education Nationale c/ Ecole privée de filles de
Pradelles, p. 339 ; Actualité juridique, Droit administratif 1968, p.344, note O. Dupeyroux ; Dalloz 1968, p.431,
note M. Voisset ; Revue du droit public 1968, p.187, conclusions M. Bernard.
21
de chose jugée doit être invoquée expressément par les parties à l'instance pour que le juge la
retienne. Ainsi, dans l'affaire Laiterie Saint-Cyprien77, la Haute juridiction a-t-elle écarté d'elle-
même la faute alléguée par les requérants à l'encontre de l'administration qui avait, selon eux,
retardé l'entrée en vigueur de deux décrets, au motif que ces derniers avaient été annulés par un
arrêt antérieur.
* Les autres juridictions, qu'elles appartiennent à l'ordre administratif ou judiciaire,
doivent également, en principe, prendre acte de la disparition de la décision annulée et statuer
en conséquence78. Cette solution prend un éclat tout particulier en matière de règlements fixant
des contraventions : un administré poursuivi sur la base d'un tel texte doit bénéficier d'une
décision de relaxe si ce dernier a ultérieurement été annulé par le juge administratif ; s'il a déjà
été condamné, il pourra normalement obtenir cassation du jugement comme manquant de base
légale79.

III - La disparition s'impose aux tiers qui n'étaient pas parties au jugement

C'est là une des singularités principales de l'autorité des jugements d'annulation, dont les
effets dépassent le cadre strict des parties, à l'inverse de ce qui se produit dans la plupart des
autres contentieux pour lesquels l'effet relatif dévolu aux jugements qui en procèdent garantit
les tiers contre toute modification de leur propre situation juridique.

* Il en découle que les tiers ne peuvent se voir en principe exclus du bénéfice d'une
décision d'annulation. Ainsi en va-t-il en matière réglementaire : toutes les personnes qui
entraient dans le champ d'application d'un texte privant une catégorie de fonctionnaires de
certaines garanties, bénéficient de l'annulation de celui-ci alors même qu'un seul d'entr'eux a
exercé un recours80. De la même manière, s'agissant à présent de décisions non réglementaires,
une annulation peut profiter à des tiers. On pense notamment au cas du délai de prescription
quadriennale : un recours pour excès de pouvoir constitue un fait interruptif de celui-ci, même
pour ceux des créanciers qui ne l'ont pas intenté, et l'annulation prononcée fera bénéficier ces
derniers, au même titre que le requérant, des dispositions législatives gouvernant la matière81.

* En sens inverse, le jugement peut entraîner des conséquences néfastes à l'égard de


personnes qui n'y étaient pas parties. C'est ainsi que l'annulation d'un règlement fixant les
conditions d'attribution de la carte de combattant a privé les administrés susceptibles de
bénéficier de celle-ci des avantages qu'ils auraient été en droit d'attendre sans cela82.

Ce caractère d'ordre public permet également aux parties d'un litige donné de se prévaloir d'une annulation
prononcée par le Conseil d'État en tout état de la procédure.
77
C.E., S., 6/01/1960, p.10.
78
Ainsi, et alors même que, comme nous serons amenés à le voir (infra, Partie II), le juge administratif est tenu de
statuer sur un renvoi provoqué par la juridiction judiciaire en raison de l'indépendance de celle-ci, le tribunal saisi
sera délivré de cette obligation si l'acte à apprécier ou à interpréter a disparu du fait de son annulation : C.E.,
13/12/1954, Juillet, p.869 ; 16/01/1970, Mandereau, p.1147.
79
Pour plus de précisions sur ces problèmes, voir infra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
80
C.E., 4/03/1949, Pouquet, p.108. Il en résulte, lorsque d'autres recours avaient été exercés contre l'acte annulé,
que le juge prononcera à leur égard un non-lieu à statuer, les requérants ayant, du fait du jugement initial, obtenu
satisfaction (Cf. C.E., 27/04/1962, Sicard et autres, p.279).
81
C.E., 8/02/1965, Henriet et Boutin, p.85 ; Revue du droit public 1965, p.736
Pour plus de précisions sur les rapports entre annulation et prescription quadriennale, voir infra, Titre 2.
82
C.E., 20/02/1948, Bourgoin, p.214.
22
* Cette ampleur des conséquences de l'annulation est d'autant plus remarquable que ces
effets négatifs peuvent se répercuter sur des tiers qui s'avèrent totalement étrangers au litige en
cause, n'étant pas, contrairement aux hypothèses précédentes, directement visés par l'acte
annulé. L'exemple classique en est fourni par l'annulation de l'éviction d'un fonctionnaire qui
oblige en principe l'autorité administrative à réintégrer celui-ci dans ses fonctions, ce qui
implique parfois la destitution de l'agent nommé en vue de son remplacement83.
Laissons le mot de la fin de ce paragraphe à M. P. Weil qui a parfaitement justifié l'effet erga
omnes de l'annulation que nous venons de constater : "Le recours pour excès de pouvoir a pour
but de supprimer le désordre à l'intérieur de la société considérée sous l'angle administratif. (...)
Il est normal, dans ces conditions, que le jugement rendu sur ce recours profite et s'impose à
tous les membres de la société. L'ordre social est le même pour tous : il ne peut tolérer tel acte à
l'égard des uns et le rejeter à l'égard des autres"84. Mais la logique de la disparition de l'acte
censuré déborde le cadre des seuls acteurs juridiques pour intéresser parallèlement l'ordre
juridique considéré en tant que tel.

Paragraphe 2. La disparition de l'acte annulé s'impose à l'ordre juridique

Par delà les incidences qu'elle est susceptible d'entraîner sur les différents acteurs de la
vie juridique, l'annulation d'un acte peut par elle-même influer sur l'ordonnancement normatif,
dans la mesure où, en occasionnant la chute d'un acte, elle va parfois permettre la résurrection
des mesures auxquelles ce dernier entendait se substituer.

I - Hypothèses de résurgence de textes antérieurs

Un acte frappé par une annulation juridictionnelle est censé n'avoir jamais existé. De ce
postulat, et du principe de restitutio in integrum qui en procède85, résulte logiquement que la
disparition de l'acte censuré par le juge de l'excès de pouvoir implique la résurgence intégrale
de textes antérieurs qui avaient été affectés d'une manière ou d'une autre par la décision illégale.
Il en va notamment ainsi lorsque cette dernière avait pour but d'abroger, de retirer ou de
modifier un acte plus ancien, voire de se substituer à lui 86: le texte initial est réputé n'avoir
jamais cessé de s'appliquer, la substitution n'avoir jamais été opérée.

83
Pour plus de détails sur ce point, voir infra, Titre I.
84
Op. cit., p.20.
85
Cette formule signifie tout simplement que "l'annulation remet les choses dans l'état où elles se trouvaient un
instant avant que la décision attaquée ait été prise" (P. Weil, op. cit., p.162).
86
Pour des exemples illustrant chacun de ces cas de figure, voir infra, Titre I, Sous-titre 1, Chapitre 2.
23
II - Modalités de résurgence des textes antérieurs

On remarquera qu'il peut s'agir, selon les cas, de réémergence de décisions individuelles
ou réglementaires87, selon que la mesure censurée présentait l'un ou l'autre de ces caractères.
Dans le deuxième des cas, un problème pourrait se présenter lorsque le règlement annulé
supprimait un texte antérieur qui avait créé des contraventions. Pour Kellershohn88, "le retrait
de l'acte créateur de contraventions équivaut à une affirmation du caractère licite des faits
jusqu'alors poursuivis ; l'annulation d'un acte décidant la non-culpabilité équivaut à la
restauration du régime primitif qui organisait la culpabilité. Ce rétablissement de l'infraction ne
saurait être rétroactif", conformément au principe de non rétroactivité des délits et des peines
posé à l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 178989. Ici,
contrairement à l'hypothèse générale de restitutio in integrum qui, par définition, revêt un
caractère rétroactif, le texte ancien ne sera rétabli qu'à compter de l'intervention de la décision
juridictionnelle, et simplement pour l'avenir. Il n'en demeure pas moins que, même dans ce cas,
la résurrection de la réglementation antérieure se présente comme une conséquence mécanique
de l'annulation ; cette automaticité de remplacement de la décision annulée constitue donc l'une
des spécificités les plus notables des incidences du procédé étudié.

A la suite de l'exposé des conséquences draconiennes de l'annulation, celles qui


s'attachent classiquement à la déclaration d'illégalité apparaîtront bien fades.

SECTION 2. LA PRESERVATION DE L'ACTE DECLARE ILLEGAL

La conception traditionnelle des effets de la déclaration d'illégalité sur l'acte qu'elle


intéresse, assigne à ceux-ci une double limitation ignorée en matière d'annulation. La première
est fondamentale : elle se concentre dans l'idée que l'acte dont l'illégalité est constatée par voie
d'exception ne disparaît pas de l'ordonnancement juridique ; simplement, son application sera
empêchée dans le seul litige ayant donné lieu à cette appréciation. De cette divergence
essentielle avec l'annulation découleront non seulement une autre dissimilitude, mais
également de nombreux problèmes.

87
Pour plus de précisions, se reporter ibid.
Voir également R. Chapus, Droit du Contentieux administratif, op. cit., n°894 s.
88
Op. cit., p.67.
89
Principe au respect duquel veille particulièrement le Conseil constitutionnel, puisqu'il y soumet également les
sanctions administratives (voir notamment la décision n°82-155 D.C. du 30/12/1982, p.88 ; Pouvoirs 1983, n°25,
p.199, note P. Avril et J. Gicquel ; La Revue administrative 1983, p.140, note M. de Villiers ; Revue du droit
public 1983, p.333, chronique L. Favoreu).
24
Paragraphe 1. L'acte reconnu illégal ne disparaît pas ipso facto de l'ordonnancement
juridique

En vertu d'une jurisprudence consacrée, l'acte dont l'illégalité a été mise en lumière par
voie d'exception ne disparaît pas de ce simple fait, à l'inverse d'une décision frappée
d'annulation, de l'ensemble des textes en vigueur90. Dès 1923, un auteur résumait ainsi cette
règle : "lorsque l'exception d'illégalité est accueillie, (...) l'acte subsiste intact et il pourra en être
fait application dans une autre espèce"91. L'administration conserve donc a priori la possibilité
d'opposer à l'avenir l'acte déclaré illégal à d'autres administrés. Ces derniers devront, s'ils le
désirent, saisir à leur tour le juge en excipant de l'illégalité de cette mesure, et le moyen fera
l'objet d'un réexamen par la juridiction sollicitée à cet effet. On mesure aisément le fossé
existant entre acte annulé et acte reconnu illégal par voie d'exception : cette simple constatation
ne s'impose, en dehors de l'instance qui lui a donné l'occasion d'être pratiquée, ni à
l'administration, ni au juge, ni aux tiers.
Là se trouve, ni plus ni moins, la conséquence de l'effet relatif de chose jugée
classiquement réservé à l'exception d'illégalité, la triple identité exigée par l'article 1351 du
Code civil92 n'étant pas réunie à défaut d'identité de parties. Sans trop anticiper sur les
conséquences à l'égard des situations liées à l'acte illégal, il convient d'ores et déjà de souligner
que cette autorité relative a surtout pour but d'assurer une certaine sécurité des relations
juridiques qu'une solution contraire serait susceptible de mettre en péril : si un requérant peut
obtenir l'annulation d'une décision lui faisant grief en invoquant l'illégalité de l'acte qui l'a
fondée, l'admission de ce moyen ne saurait entraîner la mise en cause d'autres décisions prises
elles aussi sur la base de l'acte reconnu irrégulier mais n'ayant pas fait pour leur part l'objet d'un
recours pour excès de pouvoir93.

Cette différence majeure entre effets de la déclaration d'illégalité et conséquences de


l'annulation engendre naturellement une autre divergence, qui n'en possède pas moins un champ
d'application différent.

Paragraphe 2. L'acte préexistant n'est pas remis en vigueur

La portée de la disparition consécutive à une annulation s'étend, nous l'avons vu, au delà
de l'ensemble des acteurs juridiques, au droit positif lui-même, appréhendé dans l'abstrait. La
déclaration d'illégalité ne produit quant à elle aucun remous sur l'ordonnancement juridique, pas
même dans le cadre strict du litige à l'occasion duquel elle s'est manifestée. Dans cette sphère
limitée, le raisonnement du juge s'imposera bien évidemment aux parties en présence, et le
requérant bénéficiera de la constatation de l'illégalité excipée. En revanche, de forts arguments
d'opportunité plaident en faveur de la non résurrection, même circonscrite au contentieux
concerné, de l'état du droit tel qu'il existait avant l'édiction de la norme reconnue illégale.

90
Et ce bien que la constatation incidente de son illégalité ait servi de fondement à l'annulation de la mesure
d'application attaquée au principal : il ne saurait en effet y avoir, selon l'expression employée par le commissaire
du gouvernement Blum dans ses conclusions sur l'arrêt Lacan (C.E., 5/05/1911, p.532), d'annulation "par voie
d'antécédence".
91
Réglade, "L'exception d'illégalité en France", Revue du droit public 1923, p.417.
92
Identité d'objet, de cause et de parties.
93
Cf. infra, Partie II.
25
I - La règle de l'inapplication au litige de la réglementation antérieure

Ne possédant pas une force suffisante pour annihiler la décision qu'elle intéresse, la
déclaration d'illégalité ne permet pas en principe, à la différence de l'annulation, la résurrection
de l'acte préexistant. Cette implication de la survivance de l'acte vicié dans l'ordonnancement
juridique a été fort bien mise en lumière par les conclusions du commissaire du gouvernement
Bacquet sur l'arrêt Bargain.94 Il s'agissait en l'espèce d'un agent diplomatique qui s'était vu
refuser par le ministre des affaires étrangères l'autorisation de se marier avec une ressortissante
bulgare, et ce sur la base d'un décret de 1969 relatif au statut de ce corps de fonctionnaires. Le
requérant contestait la mesure le frappant au motif que le décret qui la fondait était entaché
d'incompétence, l'article 34 de la Constitution de 1958 confiant au seul législateur le soin de
fixer les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'État,
garanties dont le droit au mariage semblait faire partie. Le commissaire du gouvernement
admettait le bien-fondé du moyen, ce qui l'amenait à s'interroger sur le sort à réserver au litige.
En effet, si la reconnaissance de l'illégalité du décret de 1969 aboutissait à écarter celui-ci en
l'espèce, ne fallait-il pas considérer que la réglementation antérieure ressurgissait de ce simple
fait ? Or, la norme irrégulière avait remplacé un décret de 1951 qui était parfaitement de nature
à fournir une base légale au refus attaqué. M. Bacquet souhaitait que le Conseil d'État ne suivît
pas cette logique, s'appuyant sur l'idée classique qui s'oppose à l'application au litige de la règle
de droit abrogée par le texte reconnu illégal. La Haute juridiction exauça implicitement son
vœu, puisqu'elle fit droit à la demande requérant et censura la mesure contestée. Elle écartait
par là même toute velléité d'alignement, sur ce plan, des différents modes de découverte de
l'illégalité, et confirmait ainsi une "doctrine ancienne et constante".95

II - L'argumentation plaidant en faveur d'une telle solution

A. L'argument principal

En dehors de celui de pure logique qui veut que la présence non démentie d'un acte dans
l'ordre juridique empêche naturellement que l'on puisse se référer à la décision qu'il remplace,
un argument central était mis en avant par M. Bacquet pour justifier une telle attitude : il
consistait à démontrer qu'une assimilation telle des effets de l'exception et de l'annulation
"aurait pour conséquence de permettre à une requête présentée après l'expiration du délai de
recours pour excès de pouvoir de produire néanmoins, par la voie de l'exception d'illégalité, un
résultat analogue à celui d'un tel recours".96 Il semble en effet extrêmement difficile de passer
outre à la forclusion du délai de recours contentieux sans ruiner toutes les garanties que
présente cette règle au regard de la sécurité des relations juridiques, garanties qui sont d'ailleurs
à l'origine de son institution.97

On pourrait certes soutenir que le fait d'écarter l'acte déclaré illégal au profit de la
réglementation antérieure dans la seule espèce où ce moyen a été soulevé ne constitue qu'une

94
C.E., Ass., 18/01/1980, p.29 ; La Revue administrative 1980, p.151, conclusions A. Bacquet ; Actualité
juridique, Droit administratif 1980, p.101, chronique Y. Robineau et M.-A. Feffer.
95
Conclusions précitées, p.155.
96
Ibid.
97
Pour plus de précisions sur ce point, voir infra, Partie 2, Titre préliminaire.
26
atteinte très limitée à la règle de forclusion des délais, dans la mesure où l'effectivité de cette
mise entre parenthèses n'intéressera que l'affaire en question, l'acte demeurant en vigueur et
opposable aux administrés étrangers à celle-ci. Mais certains auteurs ont relevé le danger que
présentait une telle situation, puisqu'elle revenait à faire coexister deux séries de règles : celles
appliquées au litige en cause et celles édictées par le règlement illégal qui, n'ayant pas disparu,
pouvait conceptuellement fonder de nouvelles décisions administratives.98 Or l'application de
deux règles différentes à des situations identiques et contemporaines heurte de plein fouet tous
les principes régissant notre droit, et plus particulièrement celui d'égalité des citoyens devant la
loi.99

B. Les arguments supplémentaires

Deux autres justifications de la solution Bargain peuvent être fournies :

1 - Tout d'abord, la remise en vigueur de l'ancienne réglementation comporte le risque de voir


ressurgir des textes vieillis, voire obsolètes. Lorsque l'administration procède au remplacement
de ceux-ci, c'est souvent parce qu'ils se révèlent inadaptés à de nouvelles réalités. Il paraîtrait
donc anormal, dans de nombreux cas, de faire subir aux administrés des contraintes auxquelles
ils pourraient légitimement prétendre ne plus être soumis. Pour s'en tenir à l'affaire Bargain,
n'aurait-il pas été paradoxal d'appliquer un texte ancien justifiant le refus de l'autorisation de
mariage, quand on pouvait supposer, comme le laissait entendre M. Bacquet, que "la quasi
interdiction de principe du mariage avec un conjoint étranger", de par son caractère
"anachronique", ne serait pas reprise à l'avenir ?100 De la même manière, quand l'ancienne
réglementation prévoyait des avantages que rien ne justifie plus, on ne saurait songer à en faire
bénéficier les administrés qui, par voie d'exception, ont réussi à démontrer l'illégalité du texte
les ayant supprimés.

2 - Il a été également relevé un argument qualifié d'"institutionnel"101 : "pour certains


règlements, seul le juge suprême peut prononcer l'annulation ; comment alors laisser n'importe
quel juge, même administratif, décider du décret qu'il veut appliquer ?"102 L'auteur admet
d'ailleurs qu'"on peut comprendre et même excuser ce réflexe hiérarchique, qui ne tient (...)
qu'au légitime souci d'assurer autant que faire se peut une certaine stabilité aux décisions
administratives, au moins les plus importantes".

98
En ce sens, note Genevois sous C.E., Ass., 29/04/1981, Ordre des architectes, Actualité juridique, Droit
administratif 1981, p.432.
99
Principe que le Conseil d'État a expressément qualifié de principe général du droit (C.E., Ass., 7/02/1958,
Syndicat des propriétaires de forêts de chênes-lièges d'Algérie, p.74 ; Actualité juridique, Droit administratif 1958,
2, p.130, conclusions F. Grevisse, et p.220, chron. J. Fournier et M. Combarnous) et auquel le Conseil
constitutionnel soumet le législateur, en verti des articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de 1789 (pour une
rétrospective de la jurisprudence constitutionnelle sur ce point, voir en particulier L. Favoreu et L. Philip, Les
grandes décisions du Conseil constitutionnel, n°21-6).
100
Conclusions précitées, p.155.
101
Conclusions H. Toutée sur C.E., S., 9/06/1990, Assaupamar, Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991,
p.13.
102
Ibid.
27
CHAPITRE 2. DISCORDANCE DES CHAINES D'ACTES CONCERNEES PAR
L'ILLEGALITE CONSTATEE

Il s'agit à présent de mesurer l'impact de la constatation juridictionnelle d'une illégalité,


non plus à l'égard de la décision viciée, mais sur un ensemble juridique plus vaste dans lequel
elle peut s'insérer : très souvent, en effet, le jugement rendu met indirectement à jour d'autres
irrégularités affectant non seulement les mesures que l'acte illégal a pu engendrer, mais
également les décisions sur la base desquelles il a été pris, voire celles qui s'apparentent à lui.

Avant de mesurer plus précisément l'onde de choc que génère la décision du juge à
l'égard de ces différents actes, il convient toutefois de présenter le concept qui nous servira
d'instrument de mesure à cet effet, à savoir celui de "chaîne d'actes" dans laquelle s'insère la
mesure irrégulière. Cette notion était contenue en germe dans la plupart des études consacrées
au problème des incidences de l'annulation ; on en trouve même l'embryon dans une formule
employée, à l'occasion de son travail sur l'exception de recours parallèle, par R. Guillen :
"Comme il s'impose qu'entre tous les maillons de la chaîne des actes administratifs, il existe une
incontestable solidarité, l'annulation obtenue par le recours pour excès de pouvoir rejaillira
infailliblement sur les actes voisins"103. La doctrine n'a toutefois jamais totalement exploré le
filon ainsi dessiné,104 et a en particulier complètement dédaigné cette voie pour l'étude des
effets de la simple déclaration d'illégalité ; on semble pourtant détenir avec elle un outil
privilégié d'exploration du problème général des conséquences de la constatation
juridictionnelle d'une irrégularité sur les actes situés à la périphérie de la décision
principalement visée. Le terme générique choisi s'impose d'ailleurs naturellement : puisqu'il
nous faut mesurer l'amplitude de la "réaction en chaîne" que produira le jugement, autant faire
ressortir cette idée dans l'appellation de notre instrument d'analyse. Dans l'acception que nous
entendons lui donner, cette formule englobe donc l'ensemble des actes devant subir les
conséquences indirectes de la constatation juridictionnelle d'une illégalité.

* Une telle vocation synthétique tend à rapprocher la notion d'une théorie mieux balisée car
d'utilisation ancienne, celle d'"opération administrative"105. Et, de fait, les points communs entre
les deux concepts vont s'avérer fort nombreux. L'un et l'autre s'attachent tout d'abord à resituer
l'acte administratif dans un système qui le dépasse et l'englobe. Comme le fait remarquer M.
Charles, "rarement -l'administration- accomplira sa tâche par le truchement d'un acte ou d'un
agissement isolé ; le plus généralement, son action va nécessiter de vastes opérations"106. Or,
l'intérêt des notions d'opération administrative et de chaîne d'actes est précisément de replacer
un acte qui fait problème dans ce cadre général, de définir la "famille juridique" à laquelle il

103
R. Guillen, L'exception de recours parallèle, Sirey, Paris, 1934, p. 187.
104
Même si l'on voir poindre de temps en temps cette idée à l'occasion de tel ou tel article. Lire par exemple J.-B.
Auby, "Petite loi d'urbanisme ; beaucoup de bruit sans raison", Etudes foncières n°62, mars 1994, p.7 : "Dans le
contentieux de l'urbanisme, les "chaînes d'illégalités" sont immenses, tentaculaires. Nous voulons dire par là que
les illégalités, notamment celles que peuvent receler les documents d'urbanisme, se diffusent à une infinité d'actes
et de situations".
105
L'ouvrage que M. H. Charles a consacré à cette notion (Actes rattachables et actes détachables en droit
administratif français ; Contribution à une théorie de l'opération administrative, L.G.D.J. 1968) fournira le point
d'ancrage des développements à suivre. L'auteur y poursuivait le but de raviver cette vielle idée, consacrée tant par
les textes que par la jurisprudence et les auteurs classiques, mais que la doctrine moderne avait quelque peu
tendance à délaisser au profit d'une analyse plus "atomistique" du droit administratif, s'attachant par préférence aux
actes plutôt qu'aux processus globaux auxquels ils s'intègrent (Ibid., p.4 ; et pp. 15 s.).
106
Ibid., p.5. La notion d'opération administrative se définit ainsi comme une "œuvre que l'Administration poursuit
ou qu'elle contrôle et à la réalisation de laquelle divers actes ou agissements sont exclusivement nécessaires"
28
appartient107, et ce en vue d'en déduire certaines conséquences contentieuses qui excèdent ses
limites. Nous avons donc affaire à deux méthodes de synthèse, destinées à relier des éléments
déterminés à un ensemble molaire. En outre, de multiples ressemblances existent entre la
composition d'une chaîne d'actes et celle d'une opération administrative : dans chacune d'entre
elles, l'acte administratif108 peut côtoyer des actes de régime, voire de nature différents. Ainsi
trouvera-t-on parfois, au cœur d'une même chaîne, des décisions administratives et des
décisions de droit privé109, des actes juridiques110 et des actes matériels111, comme c'est le cas
en matière d'opérations administratives112. En dépit de tous ces points de convergence, les deux
notions sont loin de se confondre : si l'une et l'autre constituent une abstraction, destinée à
rattacher un acte déterminé à un ensemble plus vaste, les finalités qu'elles assignent à cette
reconstitution se distinguent nettement. Le concept d'opération administrative a été dégagé dans
le but précis de clarifier la répartition des contentieux entre les différents juges. Il joue à ce
propos à deux niveaux, tantôt au profit de la distinction de compétence entre les deux ordres de
juridiction, tantôt pour commander l'intervention du juge de plein contentieux ou du juge de
l'excès de pouvoir113. La notion de chaîne d'acte affiche, quant à elle, l'ambition plus modeste
de déterminer, à l'intérieur d'une opération administrative, la portée des conséquences d'une
constatation d'illégalité juridictionnelle donnée114. Par sa plasticité structurelle, elle n'encourt
donc pas les reproches qui ont été adressés à la théorie de l'opération administrative115. En effet,
si elle suppose un certain effort de synthèse, elle n'a pas, de par sa finalité, une vocation
essentiellement systématique, abstraite et globalisante. Elle amènera certes à dégager des

107
A cette fin, on s'emploie à mettre en lumière l'existence d'un lien privilégié en unissant les différentes
composantes.
108
Etant entendu que la présence d'actes administratifs apparaît indispensable. Ainsi, le concept de "chaîne d'actes"
tel que nous allons le définir présuppose-t-il la constatation, par une juridiction administrative, de l'illégalité d'un
acte administratif qui lui est soumis.
109
On peut parfaitement illustrer cette idée au travers du contentieux de l'expropriation : si une juridiction
administrative reconnaît l'irrégularité d'une D.U.P. ou d'un arrêté de cessibilité, l'étude de l'incidence de sa décision
sur la chaîne d'actes intéressée devra porter non seulement sur l'ensemble des mesures qui constituent la phase
administrative de la procédure, mais également sur celles, telles l'ordonnance d'expropriation ou la fixation des
indemnités, qui ressortissent à la compétence judiciaire.
110
Notons que l'idée de chaîne d'actes ne saurait se dispenser de la présence d'un acte juridique : le contentieux
administratif, en vertu de la règle de la décision préalable, ne permet pas au juge de se prononcer sur la légalité
d'un agissement de l'administration qui ne s'accompagnerait pas d'une décision juridique ; or, la constatation d'une
illégalité est toujours à la base du jeu de la notion proposée.
111
Nous verrons que la constatation juridictionnelle de l'irrégularité d'une décision administrative produit souvent
ses effets non seulement à l'égard d'autres actes juridiques, mais aussi sur certains faits dont il convient déterminer
l'avenir (en particulier en matière de construction).
112
H. Charles, op. cit..
113
Ibid, p.4 : "Pour la jurisprudence, le mot d'opération recouvre l'idée qu'une tâche administrative représente, du
point de vue contentieux, un ensemble uniforme : le régime juridique applicable et la compétence juridictionnelle
sont déterminés globalement pour l'ensemble d'une activité".
114
G. Jèze, dès 1913, faisait de la même manière jouer alternativement le critère d'appartenance à une même
"opération juridique" et l'idée d'un lien unissant les actes en cause pour déterminer les conséquences d'une
annulation. ("Essai d'une théorie générale sur la sanction des irrégularités qui entachent les actes juridiques", Revue
du droit public 1913, pp.324s).
115
Le fait que l'idée d'opération administrative ait souvent rebuté la doctrine vient de ce que le problème de la
répartition des compétences se révèle tellement complexe qu'aucune théorie suffisamment monolithique -c'est-à-
dire qui ne serait pas vidée de sa substance par un trop grand nombre d'exceptions- ne parvient à en faire le tour.
La théorie de l'opération n'échappe pas à la règle, qui doit passer par la fiction de l'acte détachable pour expliquer
toutes les complexités du droit positif et a été à ce titre critiquée (et ce même dans la préface, signée P. Weil, de
l'ouvrage de M. Charles ! M. Weil souligne en effet que l'existence de l'acte détachable "constitue à la vérité la
négation de la théorie de l'opération administrative" ou qu'elle "lui apporte à tout le moins une exception
importante" (ibid., p.VI)).

29
constantes qui dépassent le cadre de la simple espèce ; mais parallèlement, elle tiendra toujours
un certains cas des variations des circonstances des différentes hypothèses envisagées, et ce
dans la mesure où lesdites circonstances peuvent moduler l'étendue des chaînes étudiées.
Entreront donc en ligne de compte les nombreuses nuances dessinées par les diverses situations
rencontrées ; la théorie s'en nourrira, plutôt que de tenter artificiellement de les systématiser en
principes et exceptions.

* A la lumière de la comparaison qui vient d'être menée, on peut donc prédéfinir une chaîne
d'actes comme regroupant un certain nombre de décisions juridiques et d'agissements matériels
susceptibles de subir le contrecoup de la reconnaissance, par le juge administratif, de l'illégalité
d'un acte donné qui entretient avec eux des liens privilégiés. Mais pour pouvoir pousser plus à
fond l'examen des concrétisations de cette définition, il nous faut encore montrer que l'idée de
chaîne d'actes remplit ainsi une double fonction :

- Elle permet en premier lieu de déterminer quels actes seront potentiellement affectés par un
jugement déclarant viciée une décision administrative. Là se trouve non seulement le rôle
principal de la notion, mais son essence même : elle constitue l'instrument privilégié
d'évaluation de l'impact que peut produire une décision juridictionnelle qui, soit par voie
d'action, soit par voie d'exception, constate l'anomalie d'une décision administrative, et ce parce
qu'elle relie tout ce qui est susceptible d'en pâtir. La relation qui assure la cohésion entre ses
différents maillons s'avère tellement étroite qu'elle peut servir de vecteur à la transmission de
l'illégalité affectant l'un d'entre eux à toute la chaîne116.

- Cet office primordial comporte un deuxième volet, corrélatif au précédent : celui de borner les
conséquences que peut produire la constatation de l'illégalité d'une décision sur d'autres
mesures. Seuls les actes qui, avec la décision illégale, composent une telle chaîne, seront en
effet potentiellement intéressés par le jugement intervenu. Par les limites naturelles qu'elles
connaissent, les chaînes d'actes fixent ainsi l'étendue maximale des retombées de ce dernier. Le
problème a été classiquement envisagé dans le cadre du contentieux de l'annulation. Depuis
longtemps, en effet, nombre d'auteurs ont mis en avant que le champ des effets de celle-ci ne
saurait présenter un caractère illimité, et ont pressenti l'idée de la chaîne d'actes. Leur analyse
repose sur l'idée qu'il serait évidemment contraire à la nécessaire sécurité juridique d'étendre les
effets d'un jugement d'annulation à des actes qui n'ont aucun lien, ou même simplement un
rapport trop lointain, avec la décision censurée. M. Weil117, notamment, a parfaitement justifié
cette restriction en établissant une différence entre effet erga omnes proprement dit et effet sur
la totalité de l'ordonnancement juridique : pour lui, l'effet erga omnes de l'annulation ne trouve
pleinement à s'appliquer qu'au sein d'un ensemble de décisions structuré, assez solidaire, dans
lequel s'insère l'acte qu'elle frappe. Il explique cette contagion par le fait que ces ensembles
d'actes forment des entités. Lorsqu'une annulation frappe l'un d'eux, il est normal que cette
censure ait des répercussions sur ceux qui, avec lui, composent l'entité considérée. On
comprend qu'à l'inverse les effets de la décision juridictionnelle soient limités à la structure
intéressée, et ne rejaillissent pas sur des entités distinctes, même si celles-ci apparaissent en fait
matériellement très proches de celle qui subit les remous occasionnés par la censure. Comme on
peut s'en apercevoir, l'analyse de M. Weil se rapproche clairement du concept de la chaîne
d'actes : de la même façon qu'il est difficile de concevoir la possibilité d'ôter un maillon d'une
chaîne sans en compromettre la solidité, il est logique d'octroyer une immunité aux éléments
d'autres chaînes sans rapports avec la première. Il nous faut toutefois encore souligner le
116
Il peut être d'ailleurs dans les projets du requérant d'atteindre, par le biais de se demande principale, un acte en
rapport avec la décision qu'il vise (voir par exemple l'affaire Vacher-Desvernais développée plus bas).
117
Op. cit., p.129.
30
caractère partiel de l'exploitation de cette idée par la doctrine classique 118: personne ne s'est
tout d'abord préoccupé de transposer ce raisonnement au cas de la constatation d'une illégalité
par voie d'exception119, sans doute parce que, comme nous le verrons, la vision traditionnelle
assignait bien peu de portée à une telle prise de position du juge. Mais surtout, aucun auteur n'a
songé à se servir de l'idée de chaîne d'actes pour, toujours dans le cadre de l'exception
d'illégalité, tenter d'expliquer d'autres règles qu'elle semble également gouverner.

Maintenant que nous avons mieux cerné l'idée de chaîne d'actes, il nous sera plus facile
de mesurer l'étendue classiquement reconnue aux effets de l'annulation et de la simple
déclaration d'illégalité. A ce propos, une différence d'amplitude apparaît nettement : la censure
juridictionnelle d'une décision touche une chaîne d'actes beaucoup plus considérable que la
reconnaissance incidente de son irrégularité.

SECTION 1. L'AMPLEUR DE LA CHAINE D'ACTES CONCERNEE PAR


L'ANNULATION

Une décision administrative annulée par le juge est censée n'avoir jamais existé, n'être
jamais intervenue : elle se trouve rétroactivement effacée de l'ordre juridique.120 Cette
disparition soudaine crée une brèche dans le droit positif, brèche d'autant plus grande que
"l'annulation (...) est susceptible, par le jeu naturel de sa rétroactivité, de provoquer l'illégalité
d'autres décisions"121, à savoir celles dont l'existence était conditionnée par la présence de l'acte
déchu. Si l'on désire déterminer la zone où se circonscrivent les effets d'une annulation, tout le
problème réside donc dans l'identification précise de la chaîne d'actes -telle que nous l'avons
définie- dans laquelle s'insère l'acte censuré. Cela pourrait sembler à première vue chose facile ;
il n'en est rien, car plusieurs facteurs viennent compliquer l'analyse :

- Il arrive parfois que l'acte annulé contienne lui-même des éléments qui ne font pas tous partie
de la même chaîne. C'est notamment le cas lorsque sont attaquées des décisions collectives. Le
Conseil d'État a ainsi jugé que l'annulation d'un arrêté collectif sur le recours d'un seul des
agents intéressés n'a d'effet qu'à l'égard de ce dernier ; les dispositions concernant d'autres
agents, dans la mesure où ceux-ci n'ont pas formé de pourvoi, subsistent122.

- D'un autre côté, on pourrait être tenté de penser que, puisque les divers maillons de la chaîne
sont constitués par des actes dont l'existence était conditionnée par celle de la mesure annulée -
ceux-ci perdant tout fondement ou raison d'être du fait de la chute de cette dernière-, seules les
décisions postérieures à l'acte annulé satisfont à cette exigence. Ces décisions jouissent
naturellement d'une autonomie moindre par rapport à l'acte annulé que celles qui lui sont
contemporaines, ou à plus forte raison antérieures. Pourtant, l'analyse de la jurisprudence

118
Outre le fait que ce concept n'a jamais été dégagé en tant que tel, et que son utilisation n'a pas fait l'objet d'une
systématisation de nature à lui donner un nom.
119
De fait, la simple déclaration d'illégalité d'une décision ne saurait produire d'effets hors de la chaîne d'actes
illégaux dans laquelle elle s'insère.
120
Sur le problème de la rétroactivité de l'annulation, voir infra.
121
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 904.
122
C.E., 18/02/1952, Coste, p.387 ; 16/05/1958, Ministre de l'éducation nationale c/ Ricaud, p.393.

31
montre qu'il n'en est rien : bien évidemment, on trouve dans les mesures ultérieures l'essentiel
des éléments qui subiront le contrecoup de la censure juridictionnelle : ce sont elles que l'on
qualifiera d'actes-conséquence ; mais d'autres mesures intègrent parfois les chaînes contaminées
par le jugement, le champ des effets de l'annulation se révélant ainsi fort vaste. Les deux
situations se doivent toutefois d'être clairement distinguées.

Paragraphe 1. Contamination usuelle des actes-conséquence

Avant de montrer que le juge se satisfait d'un lien très lâche entre acte annulé et acte-
conséquence, il nous faut définir ce dernier, et montrer en particulier en quoi il constitue
l'essentiel de la chaîne d'actes illégaux intéressée par l'annulation.

I - Le concept d'acte-conséquence

Nous attribuerons la paternité de cette notion à M. Weil, bien que celui-ci ait avoué en
avoir trouvé la trace dans la doctrine antérieure. C'est lui en effet qui, dans son ouvrage
fondamental consacré à l'étude des conséquences de l'annulation d'un acte administratif, en a
dessiné les contours avec précision123 ; et cette analyse fait depuis lors autorité. Aussi nous
autoriserons-nous à reprendre, dans les grandes lignes, les développements que M. Weil a
consacrés à l'idée d'acte-conséquence pour présenter rapidement ce concept, tout en nous
démarquant parfois, sur certains points précis, de la construction initiale.

A. Définition du concept d'acte-conséquence

Pour P. Weil, nous sommes ici en présence d'"actes intervenus entre la confection de la
décision illégale et son annulation"124 et qui seront censurés "par voie de conséquence"125 de
celle-ci, selon l'expression consacrée par la jurisprudence administrative. On peut découvrir, au
travers de cette double formule, les deux caractéristiques principales de l'acte-conséquence, acte
à la fois postérieur à la mesure annulée et assujettie à celle-ci.

1 - Un acte postérieur

Par acte-conséquence, il faut nécessairement entendre mesure dont l'édiction est


intervenue postérieurement à celle de la décision qui fera l'objet de la censure juridictionnelle
considérée. Ce point ne mériterait guère de développements supplémentaires si nous ne nous
séparions pas de l'analyse pratiquée par P. Weil sur la question de la nature de cet acte
postérieur : selon cet auteur en effet, il conviendrait d'exclure de la catégorie étudiée les actes
matériels, pour la consacrer aux seuls actes normateurs126. Aucune justification digne de ce nom
n'est fournie à cette restriction, si ce n'est que les actes juridiques offrent moins de résistance
que les faits matériels à l'automatisme qui doit caractériser leur disparition à la suite de celle de
la mesure sur laquelle ils sont fondés. On peut légitimement regretter que la construction d'un
principe théorique soit gouvernée par la prise en considération une exception purement

123
Op. cit., p.177 s.
124
Ibid., p.180.
125
Ibid., p.179.
126
Ibid., pp.180 et 181.
32
pratique : actes juridiques et actes matériels, en vertu de la règle de restitutio in integrum,
doivent pareillement subir le contrecoup de la censure de la décision qui leur servait de base, et
M. Weil est le premier à le souligner127. En conséquence, pourquoi réserver la qualification
d'actes-conséquence aux seuls premiers d'entre eux ? La notion sera donc ici entendue comme
englobant tous les actes lato sensu (c'est-à-dire normateurs et matériels), pris sur la base de la
décision annulée (et partant postérieurs à celle-ci), et qui tomberont du seul fait de la chute de
cette dernière. Mais nous touchons déjà au deuxième volet de la définition de la notion.

2 - Un acte assujetti

L'acte-conséquence se situe dans une situation de dépendance étroite par rapport à celui
qui subit les foudres du juge de l'excès de pouvoir : leurs sorts sont indissociablement liés, car il
est inconcevable qu'à la suite de la disparition du second, le premier puisse se maintenir dans
l'ordonnancement juridique. La seule issue qu'offre l'annulation juridictionnelle suppose sa
disparition subséquente. On retrouve ici l'idée - exprimée par M. Weil - d' "acte dominant"128 :
le phénomène de l'annulation par voie de conséquence ne se conçoit que dans la mesure où la
décision annulée jouit d'un certain empire sur d'autres mesures. Seule cette prépondérance
justifie en effet que la censure opérée par le juge s'étende à des actes qu'il n'a pas
nécessairement eu à connaître.129

Le moment n'est pas encore venu de tenter d'expliquer la teneur de cette domination.
Nous nous en tiendrons ici à montrer objectivement que l'acte-conséquence chute
automatiquement dès lors que l'acte dominant antérieur n'existe plus. Cet automatisme offre
cependant un double visage, selon que l'acte subséquent a ou non fait l'objet d'un recours
contentieux spécifique.

a) La chute provoquée de l'acte-conséquence

On ne peut proprement employer le terme "annulation par voie de conséquence" que


dans la mesure où l'acte second a lui aussi fait l'objet d'un recours devant le juge administratif,
seul habilité à prononcer des annulations. Et, de fait, les juridictions sont très souvent saisies de
conclusions - jointes à la requête principale ou se présentant sous la forme d'un recours
spécifique - contre cet acte second. Dans ce cas, s'il estime que la disparition de l'acte initial
doit automatiquement entraîner celle de l'acte subséquent eu égard à l'étroitesse du lien unissant
les deux actes, le juge considérera être en présence d'un acte-conséquence et réservera un sort
favorable à la requête sans même avoir à se prononcer sur la légalité de ce dernier. Cette
logique prévaut en effet invariablement, quand bien même l'acte-conséquence, pris à part, serait
irréprochable. Elle joue également lorsque le moyen tiré de l'annulation par voie de
conséquence n'a pas été expressément invoqué dans le pourvoi formé à l'encontre de l'acte
second130. L'explication de phénomène se situe évidemment dans l'autorité absolue de chose
jugée qui s'attache à la première annulation : de la même manière qu'elle interdit au juge de
127
Ibid.
128
Ibid., p.184 : "dans une série d'actes qui sont en relation les uns avec les autres, il y a parfois un acte qui
domine tous les autres".
129
Ainsi, par exemple, l'annulation d'un arrêté portant déclaration d'utilité publique n'entraîne pas la chute d'un
acte amiable de cession postérieur à cette déclaration et portant sur les mêmes biens, dans la mesure où cette
dernière ne conditionnait en rien sa validité juridique (C.E., 2/07/1975, Sieur Bizière, p.397).
130
Dans ce cas de figure, il appartient au juge de soulever d'office ledit moyen dans la mesure où il revêt un
caractère d'ordre public, dérivé de celui qui s'attache à l'autorité absolue de chose jugée : lire les conclusions S.
Daël sur C.E., 21/03/1986, Kalck, Actualité juridique, Droit administratif 1986, p.449.
33
tenir compte, à l'avenir, d'une décision qu'un jugement à réduit au néant131, elle lui impose la
censure des mesures dont le sort était indissolublement lié à l'existence de celle-ci.132

b) La chute spontanée de l'acte-conséquence

C'est encore l'autorité absolue de chose jugée qui va justifier la chute de l'acte-
conséquence dans l'hypothèse où celui-ci n'a pas fait l'objet de conclusions spécifiques à son
encontre. Il arrive en effet qu'une annulation induise l'obligation pour l'administration de
procéder elle-même au retrait de certaines décisions subséquentes, sans pour autant que le juge
soit saisi d'un quelconque recours à leur encontre. Il en va notamment ainsi lorsque
l'administration est tenue de prendre certaines mesures afin de reconstituer la carrière d'un
fonctionnaire consécutivement à l'annulation d'une mesure qui l'avait perturbée, et plus
particulièrement d'une désinvestiture : le jugement suppose parfois le retrait, par l'autorité
compétente, de la désignation du successeur, même lorsque cette dernière n'a pas fait l'objet
d'un recours spécifique. 133

Les deux espèces suivantes vont illustrer ce cas de figure : dans l'affaire Corvisy,134 le
Conseil d'État remet en cause des nominations effectuées au poste de Conseiller de la Cour de
Cassation dans la mesure où le requérant, qui avait obtenu l'annulation d'une révocation l'ayant
frappé, avait droit à se voir réintégrer à la première vacance. De la même façon, lorsqu'a été
annulé un tableau d'avancement, le Conseil d'État décide que l'administration, "pour assurer
l'exécution de la décision ainsi intervenue", est tenue "de réviser rétroactivement toutes les
nominations et promotions intervenues" postérieurement à l'édiction de ce tableau "dans la
mesure où leur intervention a été la conséquence directe ou indirecte de l'irrégularité dont le
tableau d'avancement en question était entaché", et ce "alors même qu'elles n'auraient pas fait
ou qu'elles n'auraient pas fait en temps utile l'objet d'un recours contentieux"135. On ne peut
donc, dans ces hypothèses, opposer l'expiration du recours contentieux ouvert à l'encontre des
actes-conséquence considérés : la chose jugée imposait à l'administration de réviser de son
propre chef les décisions subséquentes après avoir déterminé quels actes devaient être rapportés
ou refaits. Si elle ne s'y est pas résolue, le juge ne pourra que sanctionner cette attitude.

B. Supériorité du concept d'acte-conséquence par rapport à d'autres notions


envisageables

Si nous nous sommes résolus à réemployer la vieille notion d'acte-conséquence au


détriment d'autres idées plus récemment consacrées, c'est parce qu'elle possède de sérieux
atouts.

131
Voir supra.
132
Pour deux exemples récents, voir C.E., 7/10/1992, Reverdy, p.356 ; Dalloz 1992, I.R., p.249 : (annulation de
la décision mettant fin aux fonctions du directeur d'un établissement public entraînant celle de la nomination de
son successeur) ; et C.E., 25/09/1992, Ynden-Allart, p.349, La semaine juridique 1992, n°21968, conclusions D.
Kessler (annulation d'un tableau d'avancement emportant celle des promotions décidées sur sa base).
133
C.E., S., 20/01/1939, Hollender, p. 20.
Pour plus de détails sur la portée de cette obligation, voir infra.
134
C.E., 26/10/1960, p.1044 ; Revue du droit public 1961, p.185.
135
C.E., 14/06/1967, Sieur Poujol, p.253.
34
1 - Avantages sur la notion de mesure d'application

Dans sa contribution aux mélanges offerts au professeur R. Chapus, M. Venezia a étudié


cette notion de "mesure d'application"136. La lecture de cet article a eu tôt fait de nous
convaincre que ce concept, par l'amplitude des situations qu'il recouvre, s'avérait largement
inadapté aux préoccupations qui sont ici les nôtres. Si l'on reprend en effet la présentation de M.
Venezia, il convient de classer sous le terme générique de "mesures d'application" trois
situations bien distinctes : la première intéresse les mesures prises "pour l'application" d'une
norme donnée. La problématique qui s'attache à cette catégorie apparaît très éloignée de notre
propos, puisqu’il s'agit simplement de déterminer si les "textes de portée réglementaire (...)
venant préciser les détails ou les modalités d'application de règles édictées par une autorité
supérieure" doivent ou non obligatoirement intervenir137. Des deux autres notions qu'englobe la
formule générique de mesure d'application, seule la première semble recouper notre matière :
pour l'auteur, en effet, il conviendrait de distinguer entre mesures prises "en application" qui ont
"simplement pour objet la concrétisation de cette règle, son application à une situation
particulière"138 et mesures prises "par application" d'une règle supérieure, à savoir celles qui se
contentent d'intervenir dans un cadre normatif préexistant139. M. Venezia affirme que seul le
premier lien peut servir de vecteur à une annulation par voie de conséquence, le second n'étant
pas suffisamment étroit pour permettre la contagion de la décision juridictionnelle. Ainsi, il est
bien clair que la notion de "mesure d'application", de par la multiplicité des hypothèses qui la
composent, ne saurait fournir un outil adapté à évaluation de l'impact d'une décision
d'annulation. Mais pourquoi dès lors ne pas se servir de l'une de ses composantes, à savoir la
notion de mesure prise en application - telle que définie par M. Venezia -, qui n'encourt pas le
même reproche et semble, à première vue, totalement prédestinée à remplir cette tâche ?

2 - Avantages sur la notion de mesure prise en application

La distinction opérée par M. Venezia entre mesures prises "en application" et mesures
prises "par application", si elle a le mérite d'être simple, trahit un défaut majeur qui semble
d'ailleurs en rapport avec cette qualité : la démarcation ainsi dessinée apparaît bien trop nette,
bien trop franche pour constituer un miroir fidèle de la réalité jurisprudentielle. Nous aurons
l'occasion, au cours des développements à venir, de nous apercevoir que, s'il est vrai que
l'annulation par voie de conséquence frappe généralement des "mesures prises en application"
de la décision censurée, ce mécanisme joue également quelquefois à l'encontre d'actes qu'on ne
saurait qualifier ainsi sans abus de langage. C'est pourquoi on préférera, en fin d'analyse, le
concept d'acte-conséquence, qui transcende les deux catégories proposées par M. Venezia pour
sélectionner tous les actes qui, à l'intérieur de chacune d'entre elles, subissent le contrecoup
d'une annulation.

Le choix terminologique justifié, il convient maintenant de se pencher plus en détail sur


la nature du lien qui unit acte annulé et acte-conséquence. Sa caractéristique principale réside
sans conteste dans sa souplesse.

136
"Les mesures d'application", in Mélanges R. Chapus, p 673.
137
Ibid., p.674.
138
Ibid., p.676.
139
Ibid., p.678
35
II - L'élasticité du lien unissant acte annulé et acte-conséquence

Hélas pour les faiseurs de systèmes, la jurisprudence en matière d'acte-conséquence


apparaît beaucoup plus nuancée qu'on pourrait le penser de prime abord. Trois types de
situations peuvent toutefois, sans encourir le risque de la caricature, se distinguer :

A. L'"application" stricto sensu

On peut tout d'abord se trouver dans l'hypothèse d'une "mesure prise en application" au
sens où l'entend M. Venezia, lorsque la décision en cause n'a d'autre raison d'être que cette
application"140. L'affaire Syndicat national des transporteurs aériens141 illustre parfaitement ce
cas de figure : un décret créant une contribution à la charge des exploitants d'aéronefs et perçue
par l'exploitant d'aérodrome ayant été annulé - au motif qu'une telle imposition ne pouvait être
instituée que par une loi -, le juge a prononcé l'annulation par voie de conséquence d'un autre
décret qui autorisait l'aéroport de Paris à percevoir ladite redevance. On le comprendra aisément
: ce dernier perdait toute signification du fait de l'annulation du décret initial, sa seule
justification résidant dans la mise en œuvre des principes posés par celui-ci.

Les exemples jurisprudentiels de cette situation sont innombrables. On peut citer au


hasard le cas de l'annulation d'un décret instituant un comité technique paritaire dans un
ministère, qui entraîne ipso facto la disparition d'un autre décret fixant les conditions de
l'élection des membres de ce comité142 ; ou la chute, à la suite de la censure d'une décision du
Conseil national de l'ordre des chirurgiens-dentistes de ne pas tenir pour valables l'ensemble des
titres de "post-graduate" délivrés par les établissements d'enseignement supérieur étrangers, de
toutes les décisions individuelles de refus qui avaient été opposées sur cette base.143 Dans le
même ordre d'idée, le juge administratif annule l'élection du maire et de ses adjoints en
conséquence de l'annulation de celle des membres du Conseil municipal.144 D'une façon
générale d'ailleurs, on peut dire que les "mesures prises en application" d'un règlement
disparaissent dès lors que celui-ci est annulé.145

B. La dépendance objective

Dans une deuxième catégorie d'hypothèses, il existe une autonomie un peu plus marquée
entre les deux actes : le second n'est pas pris à proprement parler pour assurer l'application du
premier, mais son existence ne peut se concevoir que dans la mesure où celui-ci est en
vigueur.146 C'est le cas d'une délégation de compétence consentie à un fonctionnaire, qui ne
s'analyse évidemment pas comme une "mesure prise en application" de la nomination de celui-
ci, mais qui perd tout fondement si cette nomination vient à être annulée par le juge de l'excès
140
Dans la terminologie adoptée par M. P.Weil (op. cit., p.185), il s'agit d'un "rapport de subordination".
141
C.E., 13/11/1987, Revue française de droit administratif 1987, p.1011.
142
C.E., Ass., 18/04/1980, S.N.E.Sup. et autres, p.183 ; Actualité juridique, Droit administratif 1980, chron. Y.
Robineau et M.-A. Feffer.
143
C.E., 16/03/1988, Lasry, p.122.
144
C.E., Ass., 21/12/1990, Elections municipales de Mundolsheim ; Le Quotidien juridique, 2/05/1991, p.5, note
B. Maligner.
145
C.E., 22/03/1961, Simonet, p.211. Voir également C.E., 10/02/1965, Morati, p.91 ; et C.E., 17/06/1977,
Mariot, p.699.
146
Il s'agit ici du "rapport de causalité" mis en avant par M. P. Weil (op. cit., p.185).
36
de pouvoir147. De même, l'annulation d'un tableau d'avancement entraîne celle des tableaux
d'avancement ultérieurs, ce que le commissaire du gouvernement Daël justifiait, dans ses
conclusions sur l'arrêt Kalck148, "par l'étroit enchaînement des tableaux entre eux, dans cet
univers relativement clos des corps où la concurrence ultérieure pour l'avancement dépend des
promotions antérieures. La disparition d'un seul maillon brise la chaîne", bien que celle-ci ne se
compose pas d'actes pris "en application" les uns des autres au sens strict149. Cette dépendance
objective ne se cantonne pas aux seuls actes non réglementaires : ainsi, dans un arrêt récent, le
Conseil d'État a-t-il jugé que l'annulation d'un P.O.S. rendu public entraînait, par voie de
conséquence, celle du plan approuvé qui lui fait suite.150

C. La dépendance subjective

Dans quelques cas enfin, le lien apparaît avec moins d'évidence, et c'est au juge qu'il
incombera de vérifier, dans chaque espèce, si l'acte subséquent était ou non en situation de
dépendance suffisamment étroite par rapport à la décision frappée d'annulation pour en subir le
contrecoup. Les solutions varient selon les affaires et l'appréciation portée par les différentes
juridictions :

1 - L'importance des "circonstances de l'espèce"

Il faut mettre ici en avant que, dans un certain nombre d'espèces, la qualification d'acte-
conséquence dépend d'une estimation effectuée par le juge non plus au vu de critères prédéfinis
et intangibles, mais au regard des diverses pièces versées au dossier. Cette appréciation le fera
tantôt pencher en faveur d'une annulation par voie de conséquence, tantôt repousser ce
mécanisme :

a) Parfois en effet, le lien n'est pas jugé assez étroit pour servir de vecteur à la transmission de
l'illégalité. Ce fut le cas dans l'affaire Dame Gallois151 où le Conseil d'État, ayant annulé une
sanction de déplacement d'office d'un fonctionnaire, refusa d'annuler par voie de conséquence
l'arrêté acceptant la démission de l'intéressée, alors même que celle-ci mettait en avant que cette
démission avait été déterminée par les inconvénients que présentait pour elle ce déplacement.

b) Au contraire, le juge annulera par exemple une décision accordant un congé administratif de
quatre mois à un professeur agrégé faisant l'objet d'une mutation d'office en conséquence de
l'annulation de cette dernière, lorsqu'"il résulte de l'ensemble des circonstances de l'affaire" que
les deux mesures sont "étroitement liées"152. Dans le même ordre d'idée, la juridiction

147
C.E., S., 4/06/1982, Association des administrateurs civils des affaires culturelles, p.210 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1982, p.602, conclusions M. Roux.
148
Conclusions précitées.
149
Un autre exemple récent de ce type de situations nous est fourni par deux décisions rendues le même jour par
la C.A.A. de Paris : il a été en effet décidé que l'annulation d'un arrêté prefectoral de placement d'office dans un
hôpital psychiatrique (1ère espèce) ou d'une décision de maintien en placement d'office (2ième espèce) privait
rétroactivement de base légale l'état exécutoire émis par l'hôpital pour le remboursement du forfait journalier prévu
par la loi : C.A.A. Paris, 31/03/1992, Siedel ; et Ballestra c/ C.H.S. de Villejuif, Lebon p.1233 ; voir également
C.E., 14/04/1995, Consorts Dulière (s'agissant de la chute, par voie de conséquence de l'annulation de délibérations
approuvant une participation du budget général d'une commune au budget annexe d'un service public, des
décisions fixant les modalités de ladite participation).
150
C.E., 23/04/1993, Consorts Bo, p.143.
151
C.E., 28/07/1952, p.421.
152
C.E., 20/07/1971, Sieur Faruggia, p.543.
37
administrative a déjà prononcé l'annulation par voie de conséquence d'une sanction uniquement
motivée par le souci de l'administration d'échapper à une reconstitution totale de la carrière de
l'agent à laquelle celui-ci avait droit : le refus de procéder pleinement à cette reconstitution
ayant été annulé, la sanction, qui "apparaît dans les circonstances de l'affaire et compte tenu
notamment de la date à laquelle - elle - est intervenue, comme la conséquence" de ce refus,
tombe à son tour.153

Dans tous ces cas, le sort de l'acte second dépend donc de l'appréciation portée par le
juge sur les circonstances d'espèce. Mais grande est la latitude dont jouit ce dernier pour
déterminer s'il est ou non en présence d'un acte-conséquence.

2 - La totale liberté d'appréciation du juge

Un cas particulièrement remarquable, issu d'un litige relatif aux élections municipales de
1983, va nous permettre d'illustrer le degré de liberté dont jouit la juridiction administrative
dans l'appréciation du lien juridique qui unit deux actes successifs. Ces élections étaient, pour la
première fois, organisées dans les villes de plus de 3500 habitants sur la base du scrutin mi-
majoritaire, mi-proportionnel, instauré par la loi du 19 novembre 1982 en vue d'assurer à l'une
des listes la majorité au sein du Conseil municipal. A la suite de nombreux recours, plusieurs
tribunaux administratifs avaient été amenés à rectifier, comme il rentre dans le pouvoir du juge
de l'élection de le faire, les résultats de différents scrutins. Dans la plupart des cas, du fait du
mode de scrutin choisi, les résultats des élections s'étaient trouvés purement et simplement
inversés. Il en fut ainsi concernant la commune de Villepinte, où les 27 élus de la majorité
proclamée au soir des élections ne se retrouvèrent qu'au nombre de 8 après rectification des
résultats, le nombre d'élus initialement minoritaires passant pour sa part de 8 à 27. Le problème
résidait dans le fait que le Conseil municipal avait procédé à l'élection du maire avant
l'intervention de la décision juridictionnelle ; or le choix s'était évidemment porté sur la tête de
liste du groupe alors majoritaire. Une fois les résultats inversés, ce maire, bien que ne
représentant qu'une liste devenue minoritaire, pouvait-il rester en fonctions ? A priori, aucun
argument juridique ne s'y opposait, dans la mesure où, malgré la rectification opérée par le juge,
l'intéressé faisait toujours partie du Conseil municipal : étant tête de liste, il constituait
nécessairement l'un des 8 "survivants" de l'ancienne majorité. Le maire pouvait certes choisir la
solution politiquement honnête et respectueuse du suffrage universel et de la chose jugée"154
consistant à présenter sa démission. Mais s'il s'y refusait, comme c'était le cas en l'espèce, de
nombreux blocages et dysfonctionnements étaient à prévoir au sein du Conseil municipal dans
les mois à venir.

L'Assemblée du contentieux155 se montra soucieuse d'éviter de tels inconvénients et, par


une construction assez audacieuse, identifia un lien étroit entre la présence d'une majorité
donnée au sein du Conseil municipal et le choix du maire en mettant en avant la volonté du
législateur de 1982. Le système électoral mis sur pied impliquant nécessairement qu'une
majorité homogène - puisqu'issue de l'une des listes en présence - se dégage, la Haute

153
C.E., 20/04/1951, Sieur Chinaud, p.206.
154
J. de Soto, "Le Conseil d'État et les élections municipales", notes de jurisprudence, Revue du droit public
1984, p.1684.
155
C.E., Ass, 27/01/1984, Elections du maire de Villepinte, p.27 ; Revue du droit public 1984, p.1673, note de
Soto préc. ; Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.334, chron. B. Lasserre et S. Hubac ; Les petites
affiches, 2 mars 1984, p.11, note J.F..
38
Assemblée en a déduit que le législateur avait obligatoirement sous-entendu que le maire et ses
adjoints devaient procéder de celle-ci.156 Elle s'est ainsi autorisée à procéder, en conséquence de
l'inversion des résultats de l'élection municipale, à l'annulation de l'élection du maire et de ses
adjoints dans la mesure où celle-ci avait elle-même fait l'objet d'un recours recevable. Même s'il
ne s'agit pas ici à proprement parler d'annulation par voie de conséquence d'une annulation
précédente (puisque l'élection du Conseil municipal n'a pas été annulée mais simplement
rectifiée), on mesure la marge dont dispose juge quant à la détermination du degré de relations
qu'entretiennent deux actes administratifs, afin de déterminer si le second - chronologiquement
parlant - constitue un acte-conséquence du premier.
Et cet arbitraire est d'autant plus patent qu'il a, toujours dans le contentieux électoral,
également joué en sens inverse. La jurisprudence estime en effet qu'une annulation ne permet
pas toujours la révision d'actes qui semblent pourtant fondés sur la décision censurée, dans la
mesure où ceux-ci n'ont pas été attaqués dans le délai de recours contentieux. Malgré la
jurisprudence Élection du maire de Villepinte sus-décrite, le Conseil d'État a ainsi jugé que,
lorsque l'élection du maire n'a pas fait l'objet d'un recours propre dans le délai prévu à cet effet
par l'article L.122.7 du code des Communes (à savoir 5 jours), celle-ci ne peut plus se voir mise
en cause, et ce même si le juge de l'élection a inversé les résultats initiaux, cette décision étant
"sans incidence sur la computation du délai susmentionné et n'(ayant) notamment pas pour effet
de le rouvrir"157. On peut s'étonner de ce que la Haute juridiction, s'étant montrée assez
audacieuse dans le premier temps de son raisonnement, fasse preuve ici d'une telle frilosité, qui
la conduit à accepter les inconvénients auxquels, en adoptant la solution "élection du maire de
Villepinte", elle avait voulu obvier.158

Si la catégorie des actes-conséquence est la victime privilégiée des incidences d'une


annulation sur des décisions autres que la décision annulée, il serait faux de croire qu'elle
constitue à elle seule la chaîne d'actes que la censure juridictionnelle peut intéresser.

Paragraphe 2. Contamination éventuelle d'autres décisions liées à l'acte annulé

L'acte administratif censuré s'inscrit souvent dans un processus assez complexe,


englobant en particulier certaines décisions antérieures qui ont pu lui servir de fondement, ces
derniers fournissant également parfois une base juridique à des actes analogues à celui qu'atteint
la censure juridictionnelle. A l'égard de tous ces actes, le principe consacré est celui de la non
propagation des effets de l'annulation ; toutefois, nous allons constater que le juge jouit, une
fois encore, d'une assez grande liberté en la matière, et que son appréciation au cas par cas peut
se jouer relativement aisément de ces règles dont l'inflexibilité n'est qu'apparente.

156
..."en entendant dégager ainsi une majorité au sein du Conseil municipal, le législateur a aussi nécessairement
entendu que ce soit cette majorité, légalement investie de ce mandat par les électeurs, qui contribue à l'élection du
maire et de ses adjoints".
157
C.E., 21/12/1983, Election du maire de Limeil-Brévannes, p.520, Revue du droit public 1984, p.206, note R.
Drago.
158
D'autant que d'autres solutions s'offraient à elle, et notamment celle de l'illégalité du fait d'un changement de
circonstances. Lire note R. Drago précitée ; et sur l'ensemble du problème, voir F.-P. Bénoit, "L'incidence sur
l'élection du maire de la modification ultérieure de la proclamation des conseillers élus", in Mélanges J.-M. Auby
1992, p.365 ; ainsi que B. Maligner, "Les conséquences de l'annulation des élections municipales", Revue
française de la décentalisation, septembre 1995, p.70.

39
I - Le principe : aucune incidence de l'annulation hors des actes-conséquence

L'acte-conséquence, de par sa postériorité, prête naturellement le flanc aux contrecoups


de l'annulation de l'acte-base. Ce caractère fait défaut aux décisions que nous envisageons à
présent, ce qui explique leur immunité de principe.

A. Pour ce qui est des actes analogues à l'acte annulé

Afin de ne pas conférer à l'annulation une portée exagérément étendue, le juge a dégagé
la règle selon laquelle l'annulation ne peut avoir en principe d'incidences sur les actes identiques
à l'acte annulé. On cite traditionnellement159 en exemple à ce propos l'affaire Trèbes160 qui avait
abouti à l'annulation d'opérations d'intégration effectuées dans un ministère. Or, il se trouvait
que d'autres opérations du même type avaient eu lieu, dans les mêmes conditions, dans d'autres
ministères, mais celles-ci n'avaient fait l'objet d'aucun recours dans les délais. Permettre la
contagion de l'annulation prononcée à ces opérations non attaquées aurait équivalu à rendre
platoniques les règles relatives aux délais contentieux, et par là même à compromettre la
nécessaire stabilité des relations juridiques, sans qu'on puisse justifier cette atteinte par une
réelle relation de cause à effet, les opérations d'intégration menées dans les différents ministères
étant juridiquement distinctes. C'est donc dans le souci d'éviter ces trop lointaines répercussions
du jugement que l'administration édicta une circulaire limitant expressément les effets de
l'annulation prononcée au seul ministère directement concerné.

Outre l'affaire Trèbes, de nombreuses jurisprudences peuvent être relevées en vue


d'illustrer cette idée. C'est ainsi - pour n'en citer qu'un - que l'annulation d'une décision relative
au statut d'un agent public ne produit en principe aucun effet sur une décision similaire prise à
l'égard d'un de ses collègues, qui n'a pas, pour sa part, formé de pourvoi.161

B. Pour ce qui est des actes antérieurs à l'acte annulé

Nous avons déjà montré que l'annulation d'un acte pouvait conduire à la résurrection
d'actes antérieurs.162 Nous nous situons ici totalement à l'opposé de cette problématique,
puisque ce il s'agit de déterminer l'étendue des effets négatifs, destructifs, qu'une annulation
peut produire sur d'autres actes. Pour ce qui est donc des actes antérieurs à la décision annulée,
le Conseil d'État a depuis longtemps posé le principe de l'absence totale de répercussion du
jugement sur ceux-ci.163 On conçoit aisément que ce qui est valable pour les actes identiques le
soit a fortiori pour les actes antérieurs. Ces derniers ont en effet le plus souvent acquis un
caractère définitif du fait de l'expiration du délai de recours à leur égard, et ne peuvent dès lors
être remis en cause, même lorsque l'annulation ultérieure d'une mesure d'application démontre
leur illégalité.

159
Voir notamment P. Weil, op. cit., p.128.
160
C.E., 11/03/1949, p.105 ; Sirey 1950.3.23 ; La Revue administrative 1949, p.260, note Liet-Vaux.
161
C.E., 23/06/1954, Henrich, p.375.
162
Voir supra, chapitre 1.
163
C.E., 5/05/1911, Lacan, p.532, conclusions L. Blum.
40
Le principe d'immunité dont nous venons de déterminer le contenu n'a cependant pas
une portée absolue et tombe dans certains cas particuliers.

II - Les assouplissements du principe

A. L'annulation par voie de connexité

L'annulation, nous venons de l'affirmer, n'a en principe aucun effet sur les actes
similaires non attaqués dans les délais. Cette règle connaît cependant une exception lorsque le
juge considère qu'il existe, entre l'acte annulé et certaines décisions qui en sont proches, un lien
suffisamment fort pour faire pénétrer ces dernières dans la chaîne d'actes devant pâtir de la
décision juridictionnelle : il s'agit de la théorie dite de l'annulation "par voie de connexité", qui
n'est en somme qu'une forme particulière d'annulation par voie de conséquence appliquée à des
mesures que le défaut de postériorité interdit de qualifier d'actes-conséquence. La
jurisprudence, souhaitant enfermer cette exception dans d'étroites limites, ne l'a guère admise
que dans deux hypothèses relativement circonscrites :

1 - La première recouvre les annulations d'actes fixant l'ancienneté d'un agent public. Dans ce
cas, les décisions arrêtant l'ancienneté des fonctionnaires du même corps affectées de la même
illégalité tombent également, qu'elles aient fait ou non l'objet d'un recours spécifique 164; un
refus de l'autorité administrative de réviser la situation d'un des agents intéressés, bien que
celui-ci ait omis d'attaquer la mesure l'ayant frappé dans les délais, est par suite entaché
d'illégalité165. MM. Auby et Drago166 expliquent cette jurisprudence par le fait qu'il s'agit
d'"agents dont la carrière est comparable et doit être régie selon des règles uniformes". Cette
préoccupation justifie que le juge lui ait sacrifié la règle de non-extension de l'annulation aux
décisions identiques, du moins dans l'hypothèse du calcul d'ancienneté, calcul primordial dans
la carrière d'un fonctionnaire. La jurisprudence reste au contraire fidèle au principe traditionnel
si cette question n'est pas en cause167, et notamment s'agissant des décisions moins importantes
comme en matière de traitement.168

2 - La deuxième hypothèse semble encore plus ponctuelle et relève même sans doute du cas
d'espèce : un requérant ayant obtenu l'annulation d'une décision ministérielle entérinant l'avis
d'une commission spéciale de remembrement en ce qui concernait les attributions qui lui
avaient été consenties, doublée de l'annulation de l'arrêté de clôture des opérations, le Conseil
d'État relève que "l'exécution dudit jugement (...) comportera nécessairement, en raison de la
connexité qui existe entre les diverses attributions, la remise en cause des droits acquis par les
tiers dans la mesure où celle-ci sera nécessaire pour assurer la révision des attributions du
requérant"169. C'est une fois de plus la combinaison entre autorité de chose jugée qui s'attache à
l'annulation et spécificité du contentieux en cause (par définition, le remembrement intéresse
164
C.E., 26/01/1943, Glon, p.134 ; Dalloz Hebdomadaire 1934, p.136 ; Sirey 1934.3.47.
165
C.E., 14/05/1980, Ministre de l'Intérieur c/ Souarn, p.843.
166
Théorie des recours administratifs, p.556, n°380.
167
C.E., 3/12/1954, Caudissery, p. 640 ; Dalloz 1955, p.204, note P. Weil.
168
L'arrêt Le Goff (C.E., 21/01/1955, p.39) est explicite à cet égard : "s'agissant de mesures concernant
uniquement les droits à solde du requérant, la circonstance que d'autres militaires ont obtenu du Conseil d'État
l'annulation de décisions semblables n'a pas eu pour effet d'obliger l'administration à réviser la situation du Sieur
Le Goff".
169
C.E., 11/12/1970, Sieur Schwetzoff, p.765.
41
conjointement, dans le cadre d'une même opération, plusieurs biens appartenant à des personnes
distinctes) qui permet la contagion de l'illégalité reconnue aux actes dont le maintien est
inconciliable avec une pleine exécution du jugement considéré.

B - La mise à l'écart ponctuelle du principe en matière d'actes antérieurs

Seules quelques espèces ont donné lieu à une extension des effets de l'annulation aux
mesures qui avaient précédé l'acte censuré :

1 - Ainsi en a-t-il été, par exemple, en matière d'urbanisme, dans une affaire où était en cause
l'approbation d'un P.A.Z. qui conditionnait l'avenir d'une Z.A.C.170 : faute d'intervention de
ladite approbation avant le 30 juin 1980, la Z.A.C. serait frappée de caducité. Un P.A.Z. fut
certes approuvé dans les délais, le 28 décembre 1979, mais cette décision fut annulée par le juge
de l'excès de pouvoir le 14 septembre 1983. On aurait pu penser, et ce fut d'ailleurs le
raisonnement tenu par le commissaire du gouvernement Charles de la Verpillère, que, du fait de
la disparition rétroactive du P.A.Z., l'administration était à nouveau placée dans la situation où
elle se trouvait le jour de la prise de cet acte, et qu'elle disposait donc encore de six mois pour
remplacer le document annulé. Mais le Conseil d'État n'a pas suivi ces conclusions et,
appliquant strictement le principe de la rétroactivité, a considéré que la Z.A.C. était devenue
caduque, le P.A.Z. pris dans les délais étant réputé n'être jamais intervenu du fait de son
annulation, la date limite du 30 juin 1980 se trouvant en conséquence dépassée.171 On s'aperçoit
donc que lorsque la survenance de l'acte annulé conditionne la survivance d'une décision
antérieure, l'annulation juridictionnelle peut avoir des répercussions négatives sur cette
dernière.

2 - Une autre illustration de remise en cause d'un acte antérieur du fait d'une annulation ressort
de l'arrêt Sieur Vacher-Desvernais172. Le Conseil d'État y avait - par exception - admis, "en
raison de l'indivisibilité existant dans les circonstances de l'affaire entre la cessation des
fonctions du Sieur Vacher-Desvernais et la nomination de son successeur", l'intérêt du
requérant à agir contre cette dernière. La Haute juridiction devait même accéder à la demande
de celui-ci et annuler cette nomination. L'annulation en cause devait-elle rejaillir sur la décision
d'éviction de l'intéressé, étant entendu que, bien que prises par le biais d'un seul et même arrêté,
les deux décisions n'étaient pas pour autant concomitantes et constituaient deux décisions
individuelles bien distinctes ? Plus encore, comme le soulignait M. Durand-Prinborgne173,
"même si, dans cette hypothèse, cessation de fonctions et nomination sont effectuées à la même
date, par le même acte (...), la vacance doit précéder le remplacement, sinon il y aurait
nomination anticipée". Le problème revenait donc à déterminer si l'annulation du remplacement
pouvait induire celle de l'éviction, c'est-à-dire d'une mesure juridiquement antérieure. Le
Conseil d'État considéra qu'il devait en être ainsi "dans les circonstances de l'affaire et en raison
du caractère indivisible que présente l'arrêté". Cette formulation laconique n'explique guère
l'entorse ainsi occasionnée au principe d'immunité de l'acte antérieur ; de surcroît, la contagion

170
C.E., 10/06/1988, S.C.I. de la Z.A.C. de Villarceau, p.240.
Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.443, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffre.
171
L'administration était donc dans l'obligation, si elle le désirait, de recommencer la procédure depuis le début,
et donc d'adopter une nouvelle Z.A.C. Cela peut paraître une complication inutile en l'espèce. C'est pourquoi le
commissaire du gouvernement avait proposé la solution susdécrite.
172
C.E., S., 18/10/1968, p.494, Actualité juridique, Droit administratif 1969, p.167, note C. Durand-Prinborgne.
173
Note précitée.
42
de l'annulation prononcée semblait d'autant moins s'imposer en l'espèce que celle-ci l'avait été
pour simple vice de procédure.

Il nous est loisible, au travers des différents exemples qui précèdent, de mesurer la
latitude dont dispose le juge pour s'écarter quand il le désire du principe pourtant bien établi qui
s'oppose à la contamination, par l'annulation, de décisions qu'on ne saurait analyser comme
constituant des actes-conséquence de la mesure censurée. On pourrait certes faire remarquer
que, dans toutes les espèces citées, le lien qui unit les deux actes en cause s'avère
particulièrement étroit et s'assimile, par là même, à celui qui rattache un acte-conséquence à son
acte-base. Il n'en reste pas moins que le Conseil d'État n'hésite pas à étendre parfois la chaîne
d'actes concernée par une annulation à des mesures antérieures ou identiques à la décision
censurée, et que le bien-fondé de son appréciation souveraine n'est pas toujours vérifiable,
comme en témoigne le libellé sibyllin de l'arrêt Vacher-Desvernais.

Si la chaîne d'actes illégaux touchée par une annulation se révèle relativement étendue,
on ne peut pas en dire autant de celle qui englobe une décision simplement déclarée illégale ;
celle-ci connaît en effet une double limite inconnue en matière d'annulation.

SECTION 2. L'ETROITESSE DE LA CHAINE D'ACTES CONCERNEE PAR LA


DECLARATION D'ILLEGALITE

L'impact de la déclaration d'irrégularité d'un acte par voie d'exception se révèle


beaucoup moins large que celui d'une annulation. Deux bornes remarquables lui sont en effet
posées : tout d'abord une pareille déclaration produit son unique effet à l'égard d'un seul acte,
postérieur à l'acte irrégulier, à savoir celui qui a donné prise au contentieux en cause ; ensuite
l'appréciation du lien qui unit ces deux décisions apparaît beaucoup plus sévère qu'en matière
d'annulation.
Paragraphe 1. Une étroitesse issue de la stricte bipolarité du mécanisme de l'exception.

Contrairement à l'annulation dont les effets négatifs irradient vers de nombreux actes, la
reconnaissance de l'illégalité par voie d'exception frappe une chaîne d'actes réduite à sa plus
simple expression, puisqu'elle ne recèle que deux maillons. Nous présenterons ce phénomène
avant de l'expliquer.

I - Les deux lois de la bipolarité174

La nature même de l'exception, sa raison d'être, postule, lorsqu'elle aboutit à une


déclaration d'illégalité, la disparition d'au moins un acte : celui dont le requérant poursuit
l'annulation au principal. Mais il s'agit là d'une incidence exclusive. Les deux maximes qui
régissent cette bipolarité s'avèrent en conséquence extrêmement simples à formuler ; elles se
démarquent toutes deux de ce que l'on a pu enregistrer dans le domaine de l'annulation.

174
Afin d'effectuer un parallèle valable avec les effets de l'annulation, nous ne raisonnerons ici évidemment qu'à
l'égard des exceptions soulevées à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir.
43
A. Seul un acte-conséquence est touché

Depuis 1907 et l'arrêt Dame Delpech175, la possibilité reconnue à un requérant d'attaquer


une mesure d'application d'un règlement en mettant en avant l'irrégularité de ce dernier n'a plus
jamais été déniée176. L'administré peut ainsi pousser le juge à censurer une mesure qui le touche
directement au motif que l'acte qui la fonde est entaché d'illégalité.177 La décision attaquée au
principal présente donc toutes les caractéristiques que nous avons prêtées à l'acte-conséquence :
il s'agit par définition d'une mesure subséquente à l'acte dont l'irrégularité est invoquée par voie
incidente, puisqu'elle s'inscrit dans le cadre fixé au préalable par ce dernier ; elle remplit
parallèlement la condition d'assujettissement nécessaire à la transmission de l'illégalité, puisque
elle tombera en conséquence de la constatation, par le juge, du vice affectant l'acte qui lui
fournissait un fondement juridique.

Il s'agit donc bel et bien un acte-conséquence qui sera affecté par la simple déclaration
d'illégalité d'une décision donnée. De surcroît, il nous faut souligner qu'aucun autre type d'acte
n'est susceptible de subir un pareil sort, à l'inverse de ce que l'on a remarqué en matière
d'annulation : il ne saurait en effet être ici question d'une quelconque influence de la
dénonciation de l'acte vicié sur les actes antérieurs ou identiques à celui-ci : dans la mesure où
lui-même ne subit pas directement les effets du jugement qui le frappe178, on ne saurait
raisonnablement envisager une possible extension de ceux-ci à des décisions précédentes ou
voisines.

B. Un seul acte-conséquence est touché

Voici une deuxième singularité des effets de la simple déclaration d'illégalité : non
seulement la chaîne d'acte n'intéresse que la catégorie des actes-conséquence de la décision
reconnue irrégulière, mais en plus, elle n'admet en son sein qu'un seul d'entre eux, à savoir celui
qui sert de support au litige à l'occasion duquel a été soulevée l'exception. Cette exclusivité
comporte deux implications.

175
C.E., 22/03/1907 ; Dalloz 1908, 3, p.101 ; voir également C.E., 29/05/1908, Poulin, p.580, Dalloz 1910, 3,
p.17.
Retraçant les premiers temps de cette jurisprudence, voir notamment Alibert, Le contrôle juridictionnel de
l'administration, 1926, pp.151 et 152.
176
La solution était en effet distincte au siècle dernier dans la mesure où le Conseil d'État considérait les actes
d'application comme de simples actes confirmatifs.
Sur l'évolution de l'analyse pratiquée par celui-ci, voir notamment Imbert, L'évolution du recours pour excès de
pouvoir de 1872 à 1900, p.94.
177
Cette solution a été étendue au déféré préfectoral : le préfet est recevable à exciper de l'illégalité d'un règlement
pris par une autorité décentralisée qu'il a omis d'attaquer directement devant le tribunal administratif, à l'appui d'un
déféré dirigé contre une mesure d'application de ce texte (C.E., 9/12/1988, Département du Tarn-et-Garonne,
p.433 ; Actualité juridique, Droit administratif 1989, p.268).
178
Voir supra, Chapitre précédent.
Un arrêt très ancien avait certes opté pour la solution inverse en annulant à la fois la mesure d'application et le
règlement irrégulier sur la base duquel celle-ci avait été prise ; mais ce précédent est demeuré sans descendance
(Cf C.E., 5/06/1908, Henry, Dalloz 1910, III, p.17).
44
1 - La chute spontanée des autres actes-conséquence est exclue

Rappelons en guise de préliminaire que l'acte convaincu d'illégalité ne disparaît pas ipso
facto de l'ordonnancement juridique. Pour cette bonne et simple raison, il n'existe aucune raison
de contraindre l'administration à revenir de son propre chef sur les éventuelles concrétisations
qu'elle a pu lui donner, puisque le fondement de ces dernières n'a jamais cessé d'exister. La
seule sanction des actes-conséquence autres que celui qui a donné lieu à l'exception n'est donc
ici imaginable qu'à l'occasion d'un recours propre exercé contre l'un de ceux-ci. Leur immunité
apparaît dès lors nettement plus marquée qu'en matière d'annulation : nous avons certes vu que,
dans ce dernier cas également, les annulations par voie de conséquence proprement dites ne
sont effectives que dans la mesure où les applications ultérieures ont été attaquées devant le
juge en temps utile ; mais on sait également qu'en l'absence d'une pareille démarche, il est des
hypothèses où l'administration est dans l'obligation de procéder au retrait de certaines mesures
d'application de l'acte annulé179. Rien de tel lorsque l'illégalité de l'acte a transparu à l'occasion
d'une exception : ni le requérant, ni tout autre justiciable ne peut prétendre à la disparition
d'aucune des autres mesures prises sur la base de l'acte dont l'illégalité à été avérée, sauf à les
attaquer à leur tour pour excès de pouvoir. Mais, outre que ce dernier cas de figure suppose que
soient réunies les conditions de recevabilité du recours - en particulier celles qui s'attachent à
l'intérêt à agir et au délai180 -, il apparaît, au vu de la jurisprudence, que l'issue d'un nouveau
litige n'est en rien dictée par l'appréciation première opérée dans le contentieux initial.

2 - La chute provoquée des autres actes-conséquence n'est pas automatique

La simple déclaration de l'illégalité d'un acte par un juge administratif - serait-ce par le
Conseil d'État lui-même - est classiquement considérée comme ne s'imposant pas à l'ordre
juridictionnel administratif. Particulièrement parlante à cet égard est la jurisprudence ayant
conduit le Conseil d'État à déclarer illégal, à la suite d'un recours direct en appréciation de
validité, l'article 75 du règlement du personnel navigant commercial d'Air France qui
accordait aux personnels de sexe masculin la possibilité de prolonger leur activité en vol jusqu'à
55 ans et déniait celle-ci aux personnels féminins, obligés quant à eux d'interrompre leurs
fonctions une fois atteint l'âge de 50 ans. Dans un premier arrêt181 rendu sur des conclusions P.
Dondoux182, le Conseil d'État reconnut le caractère illégal des dispositions contestées parce que
contraires aux "principes rappelés par le Préambule de la Constitution de 1946 auquel se réfère
la Constitution du 4 octobre 1958 qu'aucune discrimination ne peut être faite dans les
conditions d'emploi des hommes et des femmes", le commissaire du gouvernement ayant
démontré qu'il était "très difficile d'estimer que la nature des fonctions exercées par les hôtesses
et les stewards (...) justifiaient voire exigeaient des dérogations" à ce principe183. Quelques mois
plus tard, le Conseil d'État eut à se prononcer sur une requête de même nature présentée par une
autre hôtesse d'Air France184. Or, loin de se référer à la décision Dlle Baudet, le juge examina à

179
Voir supra, Section précédente.
180
Si le délai est forclos, la mesure d'application de l'acte reconnu illégal sera en effet naturellement considérée
définitive.
181
C.E.,S., 6/02/1981, Dlle Baudet, p.53.
182
Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.489.
183
Ibid.
184
C.E., 5/06/1981 Dlle Layani ; Droit administratif 1981, n°244 ; Revue du droit public 1982, p.528.
La solution aurait été bien évidemment différente si le règlement avait été annulé. En effet, dans cette hypothèse,
un recours en appréciation de validité ultérieur intenté contre la disposition ayant été censurée par le juge de l'excès
de pouvoir est déclaré sans objet, cette dernière étant censée n'avoir jamais existé.
45
nouveau la légalité de l'article 75 du règlement litigieux, avant d'aboutir à une solution
analogue.185

Le mécanisme de l'exception d'illégalité repose donc simplement sur une relation


bipolaire entre, d'un côté, l'acte argué d'illégalité et, d'un autre côté, l'acte-conséquence qui seul
va subir les conséquences de cette illégalité : en dehors de ce lien, la reconnaissance de
l'irrégularité d'un acte par voie d'exception n'a point de retombées. Cette construction restrictive
a de quoi surprendre ; c'est pourquoi il n'est pas inutile de se pencher d'un peu plus près sur les
arguments qui ont été avancés pour la légitimer.

II - L'explication de la bipolarité : le jeu de la relativité de l'autorité de chose jugée

Nous nous trouvons ici à nouveau confrontés à une conséquence de l'autorité relative de
chose jugée s'attachant à la reconnaissance de l'irrégularité d'un acte qui ne débouche pas sur
une annulation juridictionnelle186. Le temps paraît venu d'entrer un peu plus dans le détail, et de
montrer en quoi cette force relative classiquement dévolue à la déclaration d'illégalité interdit la
contagion de celle-ci aux actes pris sur le fondement du texte irrégulier qui n'ont pas été
directement attaqués devant le juge de l'excès de pouvoir. Il n'est cependant pas question
d'entreprendre ici par le menu l'étude de l'autorité qui s'attache à la res judicata, étude qui
déborderait trop largement le cadre de notre propos. Rappelons simplement que cette autorité
résulte tant de la mission du juge -"pilier de l'ordre social et agent essentiel de la paix civile"187-
que de "l'idée que tout procès doit avoir une fin, et ne peut être indéfiniment recommencé"188 ;
elle induit trois préceptes bien distincts et complémentaires : "ce qui a été jugé ne peut l'être de
nouveau ; ce qui a été jugé ne peut être contredit ; ce qui a été jugé doit être exécuté"189.

Cela étant, tout juriste sait que l'étendue de cette chose jugée, hormis certains cas
particuliers tels que l'annulation pour excès de pouvoir (dont le caractère absolu a déjà été
souligné), se voit conditionnée par la triple identité de parties, d'objet et de cause consacrée par
l'article 1351 du code civil190, et dont le Conseil d'État a reconnu qu'elle s'appliquait également
au contentieux administratif191. Il est ainsi traditionnel de considérer que cette relativité
caractérise notamment la constatation de l'illégalité d'un acte administratif par voie d'exception.
Mais on devra préciser quelle identité fait défaut lorsqu'un requérant invoque une irrégularité
déjà avérée par un jugement antérieur, car un faux-semblant pourrait induire en erreur celui qui
n'y prêterait qu'une attention relative.

185
Cf : C.E., 3/06/1981, Mme Kriskaoui, arrêt précité
186
Il a déjà été expliqué comment le jeu de ce principe aboutissait à la conception traditionnelle de la survivance
de l'acte déclaré illégal dans l'ordonnancement juridique.
Voir supra, Chapitre 1.
187
Selon l'expression de G. Delvolvé, Répertoire Dalloz de contentieux administratif, "Chose jugée", n°4.
188
M. Waline, note sous C.E., 20/06/1958, Guimezanes et 25/06/1958, Bliger, Revue du droit public 1959, p.108.
189
G. Delvolvé, ibid.
D. de Béchillon explique cette triple exigence par le caractère normatif de la chose jugée ("Sur l'identification de la
chose jugée dans la jurisprudence du Conseil d'État", Revue du droit public 1994, p.1793 s., notes 4 et 5).
190
"L'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose
demandée soit la même, que la demande soit fondée sur la même cause, que la demande soit entre les mêmes
parties et formées par elles et contre elles en la même qualité."
191
Par exemple C.E., 26/02/1937, Société des ciments Portland de Lorraine, p.254 ; et C.E., 25/07/1939,
Sauvaire, p.530.
46
A. L'identité d'objet

On pourrait, à première vue, être tenté de croire que les deux requêtes successives qui
soulèvent la même exception d'illégalité souffrent d'une divergence d'objet192, dans la mesure
où ce que demandent au principal les seconds justiciables diffère de l'objet du recours premier :
ce dernier visait en effet la disparition d'une mesure d'application donnée, qui frappait de plein
fouet le requérant d'alors ; les nouveaux recours tendent pour leur part à réduire à néant d'autres
mesures qui intéressent au premier chef d'autres administrés. Le simple fait qu'ils mettent eux
aussi en avant l'illégalité de l'acte réglementaire constatée par le juge lors du litige initial suffit-
il a établir une identité d'objet ? Une réponse négative semble d'autant plus s'imposer que la
jurisprudence classique du Conseil d'État n'en voit pas entre deux requêtes dirigées contre deux
actes distincts, comportant pourtant des dispositions identiques, mais ayant un champ
d'application différent193.

Il s'agit là en fait d'un simple problème d'optique : ce qu'il nous faut considérer n'est pas
la demande principale adressée au juge, c'est-à-dire le recours pour excès de pouvoir intenté
contre la mesure d'application. Parce qu'il ne s'agit pas ici de déterminer quelle sera l'autorité du
jugement fixant le sort de l'acte-conséquence (autorité relative ou absolue selon que la requête
aura été rejetée ou accueillie) mais bien l'étendue de celle qui caractérisera la constatation
incidente d'une illégalité, il convient de s'attacher seulement à l'objet qui visait, par delà la
requête en annulation, à faire ressortir ce vice. Or, la mise en cause de la légalité de l'acte-base
constitue un objet en soi qui transcende les différentes espèces et demeure identique,
quoiqu'invoqué à des fins différentes. Ce qui pousse donc le juge, en vertu de l'autorité relative
qu'il reconnaît aux simples déclarations d'illégalité, à statuer à nouveau sur les exceptions qui se
fondent sur une illégalité déjà avérée, ne peut résulter d'une discordance d'objet. Il nous faut
donc le rechercher dans les autres identités prévues par l'article 1351.

B. L'identité supposée de cause

Il pèse une forte présomption d'identité de cause194 sur deux exceptions d'illégalité
successives qui remettent en question la régularité d'un même acte-base. En effet, dans la
mesure où le moyen incident soulevé à l'occasion du premier litige a été accueilli, on concevrait
mal que le second requérant prenne le risque, en se fondant sur une cause différente, de voir le
sien rejeté195. Quand bien même il se risquerait à une telle éventualité, il faut rappeler que, dans
le cadre de l'excès de pouvoir, le Conseil d'État, depuis l'arrêt de Section Société Intercopie196,
ne reconnaît que deux types de causes juridiques, calqués sur la distinction fondamentale entre

192
L'objet n'est rien d'autre que le résultat que cherche à atteindre un requérant.
193
C.E., 22/11/1968, Syndicat chrétien de l'administration centrale des affaires sociales, p.583.
194
C'est-à-dire "le principe juridique en vertu duquel le plaideur réclame l'objet de la demande" (P. Azard,
L'immutabilité de la demande en droit judiciaire, p.25 ; cité par C. Guettier, "Chose jugée", Jurisclasseur Dalloz,
fasc. 1110, n°20) ; ou, en d'autres termes "le fait juridique qui justifie la demande, la catégorie de droit qui sert de
fondement à la prétention" (conclusions Guionin sur C.E., S., 12/07/1955, Grunberg, p.407).
195
Ainsi, dans l'affaire Dlle Layani précitée, la requérante se fondait sur la même illégalité que celle qui avait
permis l'accueil du moyen dans l'arrêt Dlle Baudet, à savoir la violation du principe constitutionnel d'égalité entre
hommes et femmes.
196
20/02/1953, p.88 ; pour une application postérieure, voir l'arrêt Bliger précité (C.E., 25/06/1958, p.384).
Cela ne signifie évidemment pas qu'il n'existe qu'une seule cause dans la contestation incidente d'un acte
administratif (ce qui induirait une identité nécessaire de cause entre deux exceptions successives) ; il convient une
fois encore de se placer du point de vue de la seule demande principale, et de considérer qu'à cet égard, soulever
une exception revient invariablement à soulever un moyen de légalité interne.
47
légalité interne et externe. Cette classification dichotomique réduit encore les chances de
trouver deux exceptions identiques basées sur deux causes différentes197. Il faut en conséquence
examiner la condition inhérente aux parties au litige pour trouver la clé du comportement du
juge administratif.

C. La différenciation ordinaire des parties

C'est donc la troisième des identités évoquées par l'article 1351 qui se trouve ici en
cause à titre principal : en règle générale, deux exceptions d'illégalité successives ne sont pas
invoquées par le même requérant ; c'est un nouvel administré, à qui il est fait application de
l'acte dont la première instance a conclu au vice, qui soulèvera la seconde. Dans une telle
hypothèse, le Conseil d'État décide tout naturellement qu'un jugement revêtu d'une simple
autorité relative n'a aucune influence sur la personne qui n'y était pas partie198 ; cette autorité est
dite res inter alios judicata, ce qui sous-entend qu'elle ne saurait être invoquée ni par les tiers,
ni contre eux. En ce qui concerne les simples constatations d'illégalité, cette vision classique
avait déjà été explicitée par Laferrière, pour qui de telles appréciations "ne sauraient avoir une
portée plus étendue que la décision portée sur le fond même du litige" dont elles constituent un
élément de solution199. Ainsi, lorsque le juge reconnaît fondé le moyen arguant de l'illégalité
d'un acte au soutien d'un recours pour excès de pouvoir intenté contre un acte d'application de
celui-ci, il n'est pas censé se prononcer une fois pour toutes sur les éventuels recours postérieurs
analogues formés par d'autres administrés : la non-identité de parties aboutit, dans cette dernière
hypothèse, à l'obligation de statuer à nouveau sur la question déjà tranchée à l'occasion du litige
initial 200; il n'est donc pas conceptuellement exclu - surtout si la juridiction saisie n'est pas celle
qui a primitivement statué - que le juge adopte une attitude à l'antipode de celle qu'il avait
privilégiée dans le contentieux originaire. Mais si, par extraordinaire, un nouveau recours formé
par le premier requérant à l'encontre d'une autre mesure d'application de l'acte déjà déclaré
illégal soulevait derechef le moyen tiré de l'irrégularité de ce dernier, on peut penser que le juge
se dispenserait d'un deuxième examen de légalité, l'autorité de chose jugée s'imposant à lui en
présence de la triple identité de parties, d'objet, et - par postulat - de cause.

La bipolarité qui caractérise le mécanisme de l'exception n'est pas la seule restriction


qu'enregistrent dans ce domaine les chaînes d'actes par rapport à celles qui englobent des
décisions frappées d'annulation ; il faut corrélativement insister sur le fait que le lien qui unit les

197
L'éventualité n'en est pourtant pas à exclure totalement, malgré ce que pourrait laisser à penser un faux-
semblant de l'ordre de celui rencontré en matière d'objet. Selon une jurisprudence bien arrêtée en effet, tous les
moyens dirigés contre l'acte dont l'illégalité est contestée par voie d'exception, même s'ils s'intéressent à sa forme,
se rattachent à la même cause juridique, car constituant des moyens de légalité interne : C.E., 20/01/1988, M. et
Mme Le Roux, p.39 et 1er/06/1990, ministre des affaires sociales c/ Leonetti, Gaz. Pal 1990, Lettres de
Jurisprudence, p.534 : recevabilité de moyens -pourtant déposés hors délai- tirés d'illégalités affectant les forme et
de procédure d'un acte-base déposés à l'appui d'une requête qui ne développait que des moyens de légalité interne.
198
Ce principe est depuis longtemps consacré : suivant l'avis de son commissaire du gouvernement Chamblain
pour qui "il ne peut y avoir de chose jugée qu'entre les mêmes parties", le Conseil d'État l'a posé dès 1863 (C.E.,
16/04/1863, Chemins de fer d'Orléans, p.396) et l'a confirmé souvent depuis :
Voir notamment : C.E., S., 2/02/1934, Cne de Laguépie c/ consorts Roumagnac, p.168 ; et C.E., S., 29/11/1974,
Epoux Gevrey, p.600, conclusions Bertrand.
Dans le même sens, H. Berthélemy soulignait que "ce n'est pas à une interprétation générale que le Conseil d'État
peut procéder ; ce serait revenir aux arrêts de règlements" (Traité de droit administratif, p.1144).
199
Traité de la juridiction administrative, t.2, p.601 s.
200
Laferrière, op. cit., p.621 : la décision interprétative "ne saurait faire obstacle à de nouvelles demandes
d'interprétation".
48
deux actes concernés y est apprécié de façon nettement plus sévère qu'en matière d'annulations
successives.

Paragraphe 2. Une étroitesse accentuée par l'exigence d'un lien serré entre acte argué
d'illégalité et acte-conséquence

Traditionnellement, le juge ne s'autorise à examiner le moyen tiré de l'illégalité d'un acte


antérieur qu'à la condition que ce dernier entretienne un lien suffisant avec la décision contestée
au principal. A défaut l'exception ne pourra être considérée comme utilement soulevée ; elle
sera jugée inopérante, et cela quand bien même elle serait intrinsèquement recevable. Il semble
nécessaire, avant de poursuivre notre propos, de fournir quelque justification sur l'insertion de
ce problème dans une étude qui n'est censée traiter que des incidences des constatations
d'illégalité opérées par le juge. On pourrait en effet nous reprocher de nous intéresser aux
conditions d'utilité de l'exception, alors qu'il s'agit d'exigences qui ne jouent que préventivement
à l'appréciation juridictionnelle et sont susceptibles de s'opposer à la réalisation de celle-ci. En
dépit des apparences, ce point entretient des relations étroites avec nos présentes
préoccupations, et cela pour deux raisons bien précises :

- la première réside dans le fait que la problématique en cause n'est pas dépourvue de
toute incidence sur les effets de l'exception, du fait de la relation strictement bipolaire qui
gouvernent ceux-ci : en contestant l'utilité du moyen incident, le juge s'oppose par avance à la
réalisation son unique effet, à savoir la chute de la mesure contestée au principal. La bipolarité
du mécanisme déjà mise en avant induit que toute restriction apportée à la possibilité de
soulever une exception implique nécessairement la contrariété de la conséquence exclusive que
son admission aurait produite201.

- la seconde - et peut-être la principale - naît de l'idée de chaîne d'actes dont nous avons
plus haut défini les contours. Ce concept, en plus de son rôle principal de regroupement des
décisions affectées par une constatation juridictionnelle d'illégalité, s'avère en effet parfaitement
adapté à la détermination des actes à l'encontre desquels on peut soulever utilement un moyen
incident : l'utilité de l'exception ne sera admise que dans la mesure où décision arguée
d'illégalité et décision subséquente appartiennent à la même chaîne. Plusieurs solutions
jurisprudentielles ont montré, en ce sens, que le fait, pour les deux actes en cause, d'appartenir à
des chaînes distinctes condamnait le moyen à l'impuissance : ainsi, le juge s'oppose à l'utilité de
l'exception lorsque l'illégalité de la décision originaire est, en tout état de cause, sans influence
sur la régularité de la décision attaquée. Il en va par exemple de la sorte lorsqu'un requérant se
prévaut des irrégularités qui entachaient sa notation pour contester la légalité d'un tableau
d'avancement postérieur, s'"il résulte des pièces versées au dossier que (...) l'administration s'est
uniquement fondée sur ce que l'intéressé avait, par lettre (...), demandé expressément à ne pas y
être inscrit (...), les irrégularités ainsi invoquées n'ayant pas en fait eu d'influence sur la décision
de l'administration"202. De la même façon, un justiciable ne peut utilement, par voie incidente,
opposer le vice affectant un acte réglementaire à l'appui d'un recours intenté contre une mesure
qui le frappe, dès lors qu'il existe une trop grande indépendance entre les deux actes : l'absence
de tout lien unissant ces derniers ruine sa prétention. Le juge a, en ce sens, estimé qu'un
particulier ne saurait utilement se prévaloir des irrégularités entachant un article donné d'un
201
Nous retrouverons ce paramètre en matière de recevabilité de l'exception (voir infra, Partie II, Titre I, Sous-
titre I).
202
C.E., S., 22/11/1963, Sieur Vanesse, p.577.
49
décret lorsque l'arrêté qu'il conteste au principal a été pris sur la base d'un autre article dudit
décret203. Le Conseil d'État a d'ailleurs clairement posé la règle qui veut que le règlement
contesté ne peut l'être que "dans celles de ses dispositions qui ont servi de base à la décision
attaquée"204. Avoir privilégié le concept de chaîne d'actes illégaux comme instrument d'analyse
nous conduit par conséquent tout naturellement à incorporer dans notre étude les
développements sur l'utilité de l'exception. Venons-en donc incessamment au fond du
problème.

A la lecture de la jurisprudence, il apparaît que la nature du lien requis varie selon que la
décision arguée d'illégalité présente ou non un caractère réglementaire, les exigences du juge
semblant plus fortes dans le premier cas. Mais, par delà cette différence, on s'apercevra que le
rapport entre acte attaqué au principal et acte incidemment contesté se révèle de toute manière
plus étriqué que celui qu'on enregistre dans le domaine de l'annulation par voie de conséquence.

I - Des impératifs gradués

Il existe un fort contraste selon que l'acte dont la légalité est incidemment mise en cause
s'analyse comme une mesure réglementaire, ou comme une décision ne revêtant pas ce
caractère.

A .Une sévérité atténuée en cas de mise en cause d'un acte non réglementaire

Dans ce cas de figure, l'enchaînement requis entre les deux pôles du mécanisme apparaît
suffisamment souple pour qu'on doive s'interroger sur les motivations qui conduisent le juge à
une telle permissivité.

1 - Le rapport d'"influence"

A l'appui d'un recours dirigé contre une décision ultérieure, il est parfois possible
d'invoquer, malgré le principe d'intangibilité qui protège leur catégorie, l'illégalité d'actes non
réglementaires205. Le juge se contente alors de ce qu'un tel acte ait été "susceptible d'exercer
une influence"206 sur la décision dont l'annulation est demandée pour déclarer le moyen
opérant : ainsi peut être utilement invoquée l'irrégularité de la notation d'un fonctionnaire ayant
pu avoir des incidences sur l'établissement d'un tableau d'avancement ultérieur, à l'appui d'un

203
C.E., S., 14/02/1958, Sté des laboratoires Roger Bellon, p.100 ; Actualité juridique, Droit administratif 1958,
II, p.171, conclusions M. Long.
Il est clair que l'article mis en cause dans ce cas ne constitue pas, selon l'expression du commissaire du
gouvernement, "le fondement de la décision faisant grief".
204
C.E., S., 18/02/1949, Dame Denayer, p.80.
En l'espèce, la requérante ne pouvait utilement contester un refus du préfet de police de lui accorder l'autorisation
d'ouvrir un débit de boissons qu'en excipant des seules dispositions du règlement de police sur la base duquel a été
pris un refus qui concernent la zone géographique dans laquelle la requérante projetait de s'installer.
A l'inverse, le requérant qui sollicite l'annulation d'une décision individuelle le frappant pourra éventuellement
s'appuyer sur l'irrégularité des dispositions d'un règlement "dont il lui a été fait personnellement application" :
C.E., 14/12/1981, Huet, p.466.
205
Voir infra, Partie II, Titre préliminaire.
206
C.E., S., 23/11/1962, Camara, p.627.
50
recours contre ce dernier207. Parfois, pourtant, certains arrêts ont pu exiger que cette
contamination de la décision attaquée résulte clairement de l'instruction208. Il n'en reste pas
moins que cette notion d'"influence" ne paraît pas extrêmement rigide et ouvre la porte à une
contestation assez largement admise.

2 - Les raisons de cette tolérance

La "générosité" du juge en la matière ne doit pas nous illusionner : le principe


d'intangibilité sus-évoqué relègue en effet la contestation par voie d'exception de mesures non
réglementaires à des hypothèses très résiduelles, résultant la plupart du temps d'un défaut de
publicité qui a empêché le délai de recours contentieux de courir209. On se doit, de surcroît, de
souligner que l'invocation d'un acte non réglementaire ne paraît admise qu'à l'appui d'un recours
en annulation d'un acte lui-même non réglementaire. Le Conseil d'État a ainsi jugé que le fait
qu'un propriétaire ait obtenu, en vertu de diverses décisions individuelles, des droits acquis sur
le terrain qu'il possède, n'influe pas sur la légalité d'un P.O.S. ultérieur faisant figurer les
terrains en question dans une zone inconstructible210. Le permis de construire délivré sous
l'empire de l'ancien plan continue certes, en principe, à produire tous ses effets, mais "les droits
subjectifs ainsi constitués ne peuvent en aucune manière faire obstacle aux normes objectives
que la réglementation d'urbanisme édicte"211. Même s'il ne s'agit pas ici, à proprement parler,
d'une exception d'illégalité, le raisonnement du juge nous semble parfaitement transposable à
cette technique : on ne saurait dès lors utilement invoquer l'irrégularité d'une décision
individuelle pour étayer un recours intenté contre un acte réglementaire.

Toutes ces restrictions sont de nature à expliquer la souplesse dont fait preuve le juge
dans ce domaine : celle-ci demeure une exception, au même titre que l'admission de la
contestation incidente d'une mesure non réglementaire. L'étude de l'utilité de la contestation
indirecte d'une décision réglementaire s'avérera beaucoup plus représentative de l'état du droit
jurisprudentiel.

B. Une sévérité accrue lorsqu'est mis en cause un acte réglementaire

Le juge se montre ici nettement plus exigeant (même si, dans cette hypothèse, il est
indifférent que la décision subséquente directement attaquée présente ou non un caractère
réglementaire212). En effet, l'utilité de l'exception n'est admise qu'à l'appui d'un recours dirigé

207
Ibid.
208
Cf., a contrario, C.E., S., 4/06/1954, Dlle Leroux, p.348.
On peut noter en outre que certaines décisions sont réputées sans influence sur d'autres, ce qui interdit par avance
l'utilité du moyen. C'est ce raisonnement que tient en particulier le juge lorsqu'est instauré un recours administratif
comme préalable obligatoire à un éventuel recours juridictionnel : les vices qui pouvaient entacher la décision
initiale sont ininvoquables à l'appui d'une requête dirigée contre la décision définitive de l'administration (voir par
exemple C.E., 27/02/1956, Association des propriétaires du Chesne, p.92 ; 10/06/1988, Epoux Kienzi-Rohmer,
Droit administratif 1988, n°407 ; et 21/11/1990, Bourlier, Revue française de droit administratif 1991, p.205).
209
C'était par exemple le cas dans l'affaire Camara.
210
C.E., 6/06/1980, Dame Cartotto, p.799 ; Droit administratif 1980, n°286 ; Dalloz 1980, I.R., p.534, obs.
Charles.
211
Ibid.
212
Cet acte directement attaqué peut être indifféremment d'un niveau inférieur ou égal, dans la hiérarchie des
normes, à celui dont est excipée l'illégalité.
Cf. respectivement : C.E., Ass., 26/06/1953, Detruiseux, p.320 ; C.E., S., 21/01/1983, Syndicat national des
médecins chirurgiens, spécialistes et biologistes des hôpitaux publics, p.18.
51
contre une "mesure d'application" du règlement argué d'illégalité213. Cette formulation, qui est
celle employée par la jurisprudence214, correspond aux "mesures prises en application" dans la
typologie proposée par M. Venezia 215; elle a été notamment adoptée par un considérant de
principe issu de l'arrêt Sté des établissements Petitjean 216: "si les requérants peuvent invoquer à
l'appui de conclusions dirigées contre une décision administrative l'illégalité dont serait entaché
un règlement définitif (...), un tel moyen ne peut être accueilli que dans la mesure où la décision
dont l'annulation est demandée constitue une mesure d'application de celle dont l'illégalité est
invoquée par voie d'exception et où sa légalité est subordonnée à celle du premier texte".

A en croire M. Venezia, le lien imposé par la jurisprudence serait le même que celui qui
permet, en sens inverse, à une annulation, de se répercuter par voie de conséquence sur d'autres
actes. On ne saurait cependant se contenter de cette assertion, car des problèmes bien
spécifiques à l'utilité de l'exception méritent qu'on s'y attarde. En effet, même si la notion de
"mesure d'application" peut à première vue sembler facile à cerner, il n'en est rien, parce qu'elle
recouvre une multiplicité d'hypothèses distinctes, au point de faire "renoncer" certains à "en
présenter un tableau ordonné"217. Ce que l'on peut toutefois en dire, c'est qu'elle paraît se
démarquer nettement du simple rapport d'"influence" exigé en matière de mise en cause d'un
acte non réglementaire, en ceci qu'elle suppose un lien de dépendance beaucoup plus étroit.
Cette impression se forge en étudiant a contrario la jurisprudence qui dénie le caractère de
"mesure d'application" à certaines décisions : on peut ainsi tenter d'esquisser ce que représente
cette notion aux yeux du juge administratif.

1 - L'exclusion de certaines corrélations

a) Il ne suffit pas, en premier lieu, que l'intervention du règlement ait simplement motivé celle
de la mesure attaquée, pour que cette dernière soit considérée comme en constituant un "mesure
d'application". C'est ainsi par exemple que le Conseil d'État a jugé, dans une affaire où des
élèves de l'École de Santé des Armées de Bordeaux avaient été amenés à démissionner après
avoir été informés par le ministère de la Défense de l'impossibilité dans laquelle ils se seraient
dorénavant trouvés, du fait de la publication d'un décret l'interdisant, de se présenter au
concours de l'internat des hôpitaux civils, que les décisions dudit ministère acceptant les
démissions de ces élèves et décidant qu'ils effectueraient les obligations du service national
actif ne constituaient pas des mesures d'application de ce décret218. Une telle qualification
paraissait en effet difficilement concevable. Il n'empêche qu'un lien existait entre ces différents
actes, dans la mesure où les démissions avaient été exclusivement motivées par l'intervention
du décret en question.

213
Et encore ne faut-il pas que ledit règlement ait été pris dans le cadre d'une compétence liée de l'administration,
le moyen tiré de son irrégularité étant dans ce cas systématiquement regardé comme inopérant : C.E., 25/07/1980,
Ministre de l'environnement et du cadre de vie c/ Sté centrale d'affichage et de publicité, p.318.
214
Nous allons voir qu'elle est complétée par la condition de subordination de la légalité de la mesure
d'application à celle du règlement argué d'illégalité ; mais nous ne nous attarderons pas ici sur ce point dans la
mesure où il va de soi lorsqu'on prend pour référence, comme nous l'avons fait, le concept d'acte-conséquence
(voir supra).
215
Voir supra.
216
C.E., S., 19/02/1967, p.63 ; Revue trimestrielle de Droit européen 1967, p.681, conclusions N. Questiaux.
217
Conclusions D. Labetoulle sur l'arrêt C.E., S., 17/10/1980 Bert, Lebon 1980, p.371 s.
Cette notion ne pose pas simplement problème en droit français, mais embarrasse de nombreux ordres juridiques,
et notamment l'ordre communautaire. Voir sur ce point P. Dubois, "L'exception d'illégalité devant la Cour de
justice des Communautés Européennes", Cahiers de Droit européen 1978, p.434.
218
C.E., 26/04/1989, Lacombe, Hocquelet, Glaziou et Millet, Droit administratif 1989, n°338.
52
b) Le juge a également distingué la notion de "mesure d'application" de situations assez
voisines : ainsi ne constituent pas de telles mesures une décision modifiant un règlement
antérieur219, ou qui se borne à renvoyer à des dispositions réglementaires préexistantes220. N'en
représente pas plus un règlement ultérieur qui incorpore les effets d'arrêtés devenus définitifs :
il en va notamment ainsi des arrêtés qui se bornent à relever les émoluments de fonctionnaires
ou bien certains prix fixés par des arrêtés antérieurs221. Il peut exister cependant des hypothèses
dans lesquelles l'illégalité d'un règlement remplacé par un texte postérieur de même nature est
invocable au soutien d'un recours contre ce dernier ; mais on se trouve alors hors de toute
référence à l'idée de mesure d'application - niée par la disparition de l'acte antérieur222- dans le
cadre de la théorie des opérations complexes223 en vertu de laquelle la régularité d'une
procédure initiale peut être contestée à l'appui de n'importe quelle autre phase de l'opération à
laquelle elle participe224.
2 - L'exigence d'une "filiation juridique" directe

a) Le jeu restrictif de la notion de "mesure d'application" s'est avéré particulièrement


spectaculaire dans l'hypothèse qui servait de cadre à l'arrêt Bert 225: un arrêté préfectoral avait
modifié le périmètre d'un lotissement dans le sens d'une réduction notable de la superficie de
celui-ci. Or, l'année suivante, deux Z.A.C. furent créées par de nouveaux arrêtés préfectoraux,
et les terrains soustraits au lotissement cédés à une Société d'aménagement. M. Bert,
propriétaire d'un lot, attaqua les arrêtés créant les Z.A.C. ; à l'appui de sa requête, il excipait de
l'illégalité de l'arrêté ayant restreint le périmètre du lotissement. Le commissaire du
gouvernement D. Labetoulle démontra, après avoir mis en avant le caractère réglementaire
dudit arrêté, que cette illégalité était évidente, l'accord des propriétaires pour la modification du
lotissement n'ayant pas été recueilli dans les conditions prévues par la loi. Restait en suspens,
avant de pouvoir déclarer le moyen opérant, la qualification de "mesure d'application" : fallait-il
considérer que les arrêtés créant les Z.A.C. constituaient de telles mesures par rapport à celui
qui avait restreint le périmètre du lotissement ? Le commissaire du gouvernement pensait que

219
C.E., 12/04/1961, Union des pêcheurs à la ligne et au lancer de Grenoble et du département de l'Isère, p.229 ;
Cf également, C.E., S., Sté Ets Petitjean précité.
De même ne constituent pas des mesures d'application du P.O.S. les révisions ou modifications que peut subir
celui-ci. Voir à ce propos l'Avis du Conseil d'État en date du 8/12/1988, Etudes et documents du Conseil d'État
1988, p.292 ; et C.E., 22/07/1994, Association de sauvegarde du patrimoine martiniquais, p.1235 ; Bulletin de
jurisprudence du Droit de l'urbanisme 1994, n°5, p.87, conclusions F. Loloum.
220
C.E., Ass., 11/01/1963, Synd. nat. des maisons d'enfants et des établissements médicaux de l'enfance, p.17.
221
Voir respectivement :
- C.E., S., 1/06/1979, Synd. nat. des médecins, chirurgiens, spécialistes des hôpitaux publics, p.261.
et - C.E., 8/05/1981, Union des organismes de groupement des collectivités et organismes de groupement du
Massif Central, p.877.
222
On ne saurait en effet qualifier, sans abus de langage, de mesure d'application d'un texte, celle qui porte en elle
la disparition de ce dernier : appliquer un réglementation suppose une certaine permanence de celle-ci. Or, dans les
hypothèses dont il va être question, le règlement considéré, s'il dépend parfois chronologiquement de celui auquel
il fait suite, n'a nul besoin de sa présence dans l'ordonnancement juridique pour s'avérer parfaitement applicable.
223
Sur cette théorie, voir infra, Partie II, Titre I, Sous-Titre I.
224
Il en allait ainsi par exemple de la procédure d'élaboration du P.O.S. : si le moyen tiré e l'illégalité du plan
rendu public pouvait être utilement soulevé au soutien d'un recours contre le plan approuvé (C.E., 1er/02/1985,
Lidoff, Droit administratif 1985, n°163), c'est bien parce que, alors même que le second se substituait au premier,
"la procédure d'établissement du P.O.S. -paraissait- bien présenter le caractère d'une opération complexe"
(conclusions J.-M. Galabert sur C.E., S., 5/10/1979, S.C.I. Adal d'Avor c/ Melle Robert, Droit et Ville 1980, n°9-
10, p.189). Mais le Conseil d'État est revenu -du moins partiellement- sur cette jurisprudence (jurisprudence
Raccat, développée infra).
225
C.E., S., 17/10/1980, p.371 (avec conclusions Labetoulle précitées) ; Actualité juridique, Droit administratif
1980, p.649, chr. M.-A. Feffer et M. Pinault.
53
oui, dans la mesure où cette modification avait été le préalable nécessaire à une telle opération.
Il démontrait en effet qu'il aurait été parfaitement illégal de créer une Z.A.C. à l'intérieur d'un
lotissement ; c'est pourquoi le préfet, déjà conscient du sort qu'il allait réserver à ces terrains, les
avait soustraits à leur régime antérieur. M. Labetoulle assimilait de ce fait la création de la
Z.A.C. à une mesure d'application du déclassement : "dire que ce n'est qu'au vu d'un acte A
qu'un acte B peut intervenir, c'est bien dire que l'acte B est pris en application de l'acte A"226. La
Section du Contentieux ne l'entendit pas de la sorte, et s'opposa à l'utilité du moyen tiré de
l'illégalité de l'arrêté restreignant la superficie du lotissement.

b) En reprenant a contrario l'analyse suivie par M. Labetoulle, on peut obtenir quelque éclairage
sur celle qu'a adoptée le juge. En effet, en l'espèce, "l'arrêté (...), au lieu de créer positivement le
régime en application duquel intervient l'acte ultérieur, supprime le régime qui faisait
légalement obstacle à la création immédiate de la Z.A.C."227. Puisque la Section n'a pas, à
l'inverse de son commissaire du gouvernement, assimilé cette situation à une "application" de
l'arrêté de modification, il faut donc considérer qu'il ne peut y avoir de mesure d'application que
s'agissant d'un règlement dont le contenu positif crée un régime qui gouvernera l'édiction de
l'acte ultérieur228. C'était le cas, pour prendre un exemple parmi tant d'autres, du règlement
portant statut des agents diplomatiques et instituant la nécessité d'une autorisation afin que les
membres de ce corps puissent se marier : un refus de permission de mariage sera à l'évidence
considéré comme une mesure d'application de ce statut puisque pris dans le cadre du régime
dérogatoire au droit commun qu'il a instauré229. De même, le refus de proposition de l'Institut
national des appellations d'origine interdisant aux ministres compétents de donner une suite
favorable à une demande d'autorisation de plantation de vigne ne constitue, ni plus ni moins,
que la conséquence de la décision antérieure de la Commission nationale de délimitation de
l'I.N.A.O. approuvant la délimitation d'une aire d'appellation230. Il s'agit là de concrétisations,
de "mises en œuvre" pures et simples des régimes mis en place antérieurement. La mesure
d'application est donc une mesure "prévue et organisée"231 par le règlement auquel elle se
rattache. En revanche, le fait que l'intervention d'un acte rende seulement possible celle d'une
décision ultérieure en se contentant de gommer les obstacles qui interdisaient l'édiction de ce
dernier ne suffit pas, aux yeux du juge, à constituer "ce lien direct et nécessaire qui peut faire
jouer le mécanisme de l'exception d'illégalité"232. Cela peut paraître parfois bien sévère : ainsi,
pour s'en tenir à l'affaire Bert, le lien entre le premier arrêté et les deux suivants semblait

226
Conclusions précitées.
227
Ibid.
228
J. Arrighi de Casanova, dans ses conclusions sur l'arrêt C.E., 1er/12/1993, Mme Chiarazzo (Actualité
juridique, Droit administratif 1994, p.152), a formulé cette règle en ces termes : "si l'arrêt Bert refuse d'accepter
l'exception au seul motif qu'un acte individuel B est rendu possible par un acte réglementaire A, il reste qu'elle
demeure opérante dans tous les cas où l'acte A définit un régime sur le fondement duquel a été pris l'acte B". C'est
pourquoi il suggèrera au Conseil d'État -qui le suivra- de considérer comme opérant le moyen tiré, à l'appui de la
contestation d'une délibération communale instituant un droit de préemption urbain, de l'illégalité du P.O.S. dans le
cadre duquel elle était prise, puisqu'une telle décision n'est possible qu'après délimitation, par ce plan, des zones
d'urbanisation susceptibles de justifier l'emploi du procédé en cause.
229
C.E., Ass., 18/01/1980, Bargain , précité.
230
C.E., 6/05/1985, I.N.A.O. c/ Champion, p.454.
Voir aussi, à titre d'exemple plus récent, concernant également un régime d'autorisation, T.A. Versailles,
17/10/1989, Sté Clinique Pasteur c/ Ministre de la Santé, Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.50,
conclusions (contraires) X. Prétot : utilité de l'exception soulevée contre un décret qui constituait "la base même"
du refus d'autorisation attaquée.
231
Selon l'expression de P. Hubert, conclusions sur l'arrêt de Section du 24/01/1992 "Association des centres
distributeurs Edouard Leclerc", Revue française de droit administratif 1992, p.499.
232
Conclusions D. Labetoulle précitées.
54
singulièrement affirmé, dans la mesure où il ressortait clairement du dossier que le préfet n'avait
agi originairement de la sorte que pour permettre l'opération d'aménagement qui avait suivi.

II - Des impératifs plus marqués qu'en matière d'annulation par voie de conséquence

Il apparaît, à la lumière des développements qui précèdent, que le juge se montre


relativement sévère dans l'appréciation du lien qui unit l'acte argué d'illégalité à la mesure
contestée pour former la chaîne bipolaire d'actes illégaux que nous avons présentée. On ne
retrouve guère la marge de manœuvre qu'il s'autorise dans le domaine de l'annulation par voie
de conséquence. Cela se vérifie, à la lumière d'exemples concrets, dans les deux cas de figure
envisagés :

A. Lorsque la légalité d'un acte réglementaire est contestée

1 - Comme on vient de le voir, la notion de "mesure d'application" qui gouverne les règles de
l'utilité de l'exception à l'encontre d'un règlement semble assez stricte, plus stricte en tout cas
que le lien retenu pour autoriser une annulation par voie de conséquence. Ainsi, par exemple,
n'a pas été qualifiée de telle la décision du directeur général du centre national de la
cinématographie fixant les modalités de perception et le taux de certaines cotisations
professionnelles de l'industrie cinématographique, par rapport au règlement, édicté par la même
autorité, définissant les catégories de salles dont les exploitants bénéficient d'une subvention et
fixant le barème de la subvention, "nonobstant la circonstance que la majoration de la cotisation
professionnelle due par les exploitants de salles importantes -avait- pour objet de financer les
subventions versées aux petits exploitants"233 ; ni l'arrêté de promotion d'un conseiller de
tribunal administratif par rapport au décret instituant un recrutement complémentaire à cette
fonction, alors même que l'intéressé avait accédé à son poste par cette voie234. Dans ces deux
affaires, quoique l'utilité de l'exception soit barrée, on peut légitimement supposer qu'une
annulation par voie de conséquence aurait pu trouver à jouer, tant il est vrai qu'elle se développe
subséquemment à la censure d'un acte "nécessaire pour qu'un autre existe ou soit légal"235.

2 - Cette restriction de l'utilité de l'exception se double parfois de ce qu'on pourrait appeler une
"discontinuité" dans la transmission de l'illégalité, en dehors de toute référence au concept de
"mesure d'application". Il s'agit d'hypothèses dans lesquelles un même acte peut encourir une
annulation par voie de conséquence, si le règlement qui lui sert de base est lui-même annulé236,
et ne pas être susceptible de subir le contrecoup de l'illégalité de ce dernier lorsqu'elle n'a pas
donné lieu à pareille censure et n'est qu'invoquée par voie d'exception. Une illustration éclairera
ce point : il est admis que l'illégalité d'un P.O.S. rendu public sanctionnée par une annulation
juridictionnelle rejaillit automatiquement sur le P.O.S. approuvé qui lui succède237 ; or il n'en va
pas nécessairement de même quand cette illégalité n'a pas donné lieu a annulation et est
233
C.E., S., 22/12/1978, Fédération nationale des distributeurs de films, p.527.
234
C.E., 21/11/1984, Beyssac, p.714.
A noter que, dans ces deux affaires, le Conseil d'État qualifie les requêtes d'irrecevables, alors qu'il s'agit bel et
bien d'un problème d'utilité.
235
Selon la formule de P. Hubert, conclusions précitées, Revue française de droit administratif 1992, p.505. Voir
supra, à ce propos, les développements concernant les liens de dépendance objective et subjective.
236
On a donc bien affaire à un acte-conséquence au sens où nous l'entendons.
237
Que ce soit pour justifier une annulation par voie de conséquence (affaire Consorts Bo précitée), ou
l'admission d'une exception soulevée à l'encontre du P.O.S. approuvé (C.E., 28/07/1993, Delohen, req. n°107040,
inédit).
55
soulevée incidemment, en particulier s'il s'agit de stigmatiser un vice de procédure affectant le
P.O.S. rendu public concerné. Ainsi en a décidé la jurisprudence Raccat 238: dans cette affaire
était en cause un certificat d'urbanisme délivré au gérant d'un grand hôtel d'Ajaccio, certificat
qui, bien que globalement positif, comprenait des observations in fine limitant la
constructibilité du terrain et faisait par là même grief à celui qui l'avait sollicité. Ce dernier en
contestait donc la validité en excipant de l'illégalité du P.O.S. approuvé qui lui servait de
fondement. Cette irrégularité provenait, selon lui, d'un vice de procédure qui avait affecté le
plan rendu public lors de son édiction239, ce que le Conseil d'État considérait être invocable par
voie d'exception et de nature à vicier par voie de conséquence l'approbation dudit P.O.S.240.
Essentiellement pour des raisons d'opportunité241, le commissaire du gouvernement proposa au
Conseil d'État -qui le suivit- de renverser la solution Commune de Genissac et de ne pas
admettre le moyen tiré de l'illégalité du P.O.S242. Dans ce cas de figure, il semble bien que ce
soit la nature de l'illégalité du règlement (vice externe, et donc assez bénin) qui interdise qu'on
puisse l'invoquer à l'appui d'un recours contre un acte-conséquence ultérieur.243

B. Lorsque la légalité d'un acte non réglementaire est contestée

Les solutions retenues en matière de mise en cause d'un acte non réglementaire par voie
d'exception, de par leur souplesse, semblent plus se rapprocher de celles qui inspirent le
mécanisme de l'annulation par voie de conséquence. Mais, outre qu'il convient de garder
présent à l'esprit que l'essentiel des exceptions d'illégalité visent des règlements, il n'existe pas,
dans ce domaine non plus, une identité parfaite entre les deux procédés. Pour preuve certaines
constructions intéressant le principe d'indépendance des procédures parallèles - ou
d'indépendance des législations - qui a été étudié notamment par M. P. Sablière244. Cet auteur
rappelle que nombreuses sont les activités soumises à l'octroi d'une multitude d'autorisations, et
qu'il existe alors "un principe de base, celui dit de "l'indépendance des procédures parallèles",
selon lequel dès lors que deux ou plusieurs législations sont autonomes et spécifiques, les
autorisations qui en résultent doivent être obtenues séparément et cumulativement, sans que
l'illégalité de l'une puisse, de ce fait, entraîner l'illégalité de l'autre"245. L'intérêt de cette règle
238
C.E., S., 7/06/1991, Commissaire de la République de la Corse du Sud c/ Raccat, p.224 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1991, p.813, conclusions C. de Montgolfier ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991,
p.380, note D. Delpirou. A noter que cette jurisprudence est toujours d'actualité, même si des décisions plus
récentes sont venues l'affiner (Cf notamment C.E., 9/02/1994, M. Malfatto, req. n°118.645, Bulletin de
jurisprudence du Droit de l'urbanisme, mai 1994, p.89, conclusions F. Scanvic).
239
Vice inhérent à la non publication de celui-ci.
240
C.E., 24/07/1987, Commissaire de la république de la Gironde c/ Commune de Génissac, p.271. Il était fait là,
rappelons-le, référence non à l'idée de mesure d'application mais à celle d'opération complexe (voir supra).
241
Il s'agissait d'éviter une application de la jurisprudence Gepro qui aurait inévitablement conduit à la censure du
certificat en cause, dans la mesure où, la contestation portant non sur celui-ci pris dans son ensemble mais
uniquement sur les prescriptions négatives qu'il contenait, il s'assimilait à un refus d'autorisation d'urbanisme dont
la légalité est en principe liée à celle du P.O.S. (sur ce point, voir infra, Titre 2) ; or la censure d'un certificat
d'urbanisme délivré en 1984 au motif qu'un vice de procédure avait, en 1973, entaché l'élaboration du P.O.S. rendu
public pouvait paraître abusive.
242
Il lui a fallu pour cela démontrer que la procédure d'élaboration des P.O.S. pouvait ne pas s'analyser comme
une opération complexe (conclusions précitées, pp. 814/815).
243
En effet, comme le fait remarquer D. Delpirou (Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991, note
précitée, p.384), des arguments solides soutiennent l'analyse conduisant à considérer comme une opération
complexe la procédure d'élaboration du P.O.S., et le Conseil d'État s'y serait sans doute tenu s'il n'avait été sensible
au considérations d'opportunité sus-mentionnées.
244
"Indépendance, complémentarité, connexité, fusion ou équivalence des procédures administratives concernant
une même opération", Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1989, p.145 s.
245
Ibid., p.145.
56
est "de couper court à des annulations en cascade, en ce sens qu'elle évite qu'une illégalité
affectant un acte administratif ne contamine d'autres actes administratifs"246 ; en d'autres
termes, elle empêche que ne se constituent des chaînes d'actes dont les maillons seraient soumis
à des législations de finalité différente247. Ce principe solidement arrêté connaît pourtant
quelques tempéraments notables ; pour l'un d'entre eux, il faut qu'existe un texte qui prévoie
qu'une des autorisations en cause constitue un préalable nécessaire à l'octroi d'un ou de
plusieurs autres permis, pourtant délivrés au terme d'une instruction indépendante et au regard
d'une législation différente248. Dans un tel cas de figure, si une annulation frappe l'autorisation
première, on considère que les autres autorisations délivrées entre-temps doivent chuter par
voie de conséquence249. Mais, et c'est pour nous le point crucial, l'utilité de l'exception
d'illégalité n'est pas, semble-t-il, pour autant automatiquement rétablie250 : c'est ce qui ressort en
particulier d'un arrêt rendu le 29 mai 1987251, au travers duquel le Conseil d'État a décidé que
"le requérant ne peut se prévaloir utilement"252, à l'encontre d'un arrêté préfectoral autorisant
E.D.F. à édifier une ligne électrique, des vices qui auraient entaché une D.U.P. préalable, et ce
"alors même que la déclaration d'utilité publique conférait à Électricité de France un titre
l'habilitant à demander le permis de construire des supports des lignes électriques en cause". Il
apparaît donc, dans ce cas de figure, une distorsion entre le domaine de l'annulation par voie de
conséquence et celui de l'utilité de l'exception d'illégalité, ce dernier se révélant sans conteste
plus limité, bien que les mêmes actes soient en cause.

Annulation et déclaration d'illégalité se distinguent donc totalement dans la présentation


traditionnelle des conséquences de la constatation d'une illégalité par le juge administratif. Aux
vigoureux effets de la première, tant au sujet de la mesure principalement concernée qu'au
regard de la chaîne d'actes dans laquelle elle s'insère, on oppose la faiblesse de la seconde,
incapable d'assurer la disparition de l'acte irrégulier de l'ordonnancement juridique, et dont
l'impact est réduit à sa plus simple expression. Pourtant, il suffit de se départir quelque peu des
réflexes inculqués par cette vision consacrée pour s'apercevoir que la netteté du clivage ainsi
exposé est toute théorique, la pratique contentieuse multipliant les rapprochements entre les
deux modes de reconnaissance de l'illégalité. L'affirmation vaut aussi bien pour le sort réservé à
l'acte irrégulier (Titre I) que s'agissant des chaînes d'actes concernées par la mise à jour de cette
irrégularité (Titre II).

246
B. Genevois, "Les autorisations administratives en matière de réhabilitation de l'habitat ancien", Droit et Ville
n°8, 1979, p.97
247
Cela vaut tant pour le mécanisme de l'annulation par voie de conséquence que pour celui de l'exception
d'illégalité : ainsi, par exemple, un prefet ne saurait retirer une autorisation qu'il a délivrée au titre des installations
classées au motif que le permis de construire concernant la même opération a été annulé (C.E., 21/12/1983,
Pardon, Droit administratif 1984, n°16) ; parallèlement, en cas de recours contre une autorisation délivrée au titre
de la législation des installations classées, est inopérant le moyen tiré de l'illégalité d'un permis de construire
(jurisprudence constante depuis l'arrêt C.E., 1er/07/1959, Piard, p.413), et inversement (voir par exemple C.E.,
9/02/1977, Epoux Gloux, p.1006 ; Dalloz 1977, I.R., p.201, note H. Charles).
248
Pour des exemples concrets de cette situation, P. Sablière, art. cit., pp.154/155.
249
Ainsi notamment un permis de construire délivré au bénéficiaire d'une déclaration d'utilité publique sera
annulé en conséquence de la censure juridictionnelle de cette dernière : C.E., 8/01/1982, Courtet, p.19.
250
En ce sens, P. Sablière, art. cit., p.156.
251
C.E., Comité d'information pour la protection du cadre de vie à Honguemare-Guenouville, Droit administratif
1987, n°458 ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1987, p.792, note V. Hétier.
252
C'est nous qui soulignons, afin de montrer qu'il s'agit bien, en l'espèce, d'un problème d'utilité de l'exception, et
non d'irrecevabilité due au fait que la déclaration d'utilité publique en cause était devenue définitive.
Sur cette distinction, voir notamment les conclusions de M. de la Verpillière sur C.E., S., A.V.N.E. et M.
Villemon, Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1989, p.273, et la note P. Sablière attenante.

57
58
TITRE I

RAPPROCHEMENT DU SORT DES ACTES DONT

L'ILLEGALITE EST CONSTATEE

59
En se penchant de plus près sur la réalité jurisprudentielle, il apparaît que la dichotomie
classique, qui insistait sur l'anéantissement total issu d'une annulation et sur la préservation des
mesures simplement déclarées illégales, ne constitue qu'une grossière caricature : de
nombreuses règles interdisent en effet d'établir une corrélation inévitable entre annulation et
annihilation de l'acte qui en fait l'objet (Sous-titre I), tandis qu'un mouvement se dessine tendant
à radicaliser sensiblement les conséquences de la déclaration d'illégalité (Sous-titre II).

60
SOUS-TITRE I

ANNULATION NE SIGNIFIE PAS FORCEMENT

ANNIHILATION

Une annulation juridictionnelle ne débouche pas systématiquement, loin s'en faut, sur le
néant juridique exposé par la théorie classique : certains mécanismes permettent en effet à l'acte
qu'elle touche de subsister en tout ou partie dans le bloc de la légalité textuelle. En outre,
l'examen des diverses situations concrètes montre que la norme qui sous-tend la décision
censurée n'est que dans de rares cas irrémédiablement gommée par l'intervention
juridictionnelle253. Pour plus de clarté dans l'exposé de ces différents tempéraments à apporter à
la conception classique des incidences de l'annulation sur la décision administrative, il semble
nécessaire de pratiquer une distinction entre ceux que l'on peut enregistrer à l'échelon de l'acte
pris en tant que tel (Chapitre 1), et ceux qui intéressent la norme qu'il contient (Chapitre 2).

253
Sur l'idée de norme, voir infra, Partie II, Titre I, Sous-titre II.

61
CHAPITRE 1. L'ACTE INTERESSE PAR UNE ANNULATION PEUT PARFOIS SE
MAINTENIR DANS L'ORDRE JURIDIQUE

L'acte administratif est ici appréhendé en tant qu'entité autonome et spécifique, c'est-à-
dire comme constituant telle décision, prise à tel moment, sous telle forme. C'est bien
évidemment sous cet angle que la théorie classique trouve, en général, pleinement à
s'appliquer : l'acte ainsi entendu disparaît de l'ordonnancement juridique dans lequel il occupait
une place exclusive -tant d'un point de vue "géographique" que chronologique- ; s'il y a
régularisation ultérieure, celle-ci n'interviendra que par l'édiction d'un acte différent.

Cependant, même dans cette optique, l'anéantissement de l'acte ne constitue pas une
fatalité incontournable, dans la mesure où il va connaître deux exceptions considérables liées,
pour l'une, aux règles qui gouvernent d'annulation partielle, pour l'autre, à l'éventualité d'une
infirmation juridictionnelle de l'annulation prononcée.

SECTION 1. DU FAIT DES REGLES GOUVERNANT LA POSSIBILITE


D'ANNULATION PARTIELLE

Si certaines conditions sont réunies, l'annulation ne peut intéresser qu'une fraction de


l'acte qui fait l'objet du recours pour excès de pouvoir, et laisser intacte l'essentiel de celui-ci.
Nous avons ici affaire à une situation qui relativise à de nombreux égards l'idée traditionnelle
de disparition automatique de l'acte frappé d'annulation. Nous verrons plus précisément en quoi,
après avoir évoqué les éléments qui permettent au juge d'adopter une pareille attitude.

Paragraphe 1. Les conditions nécessaires à l'annulation partielle d'un acte administratif

En premier lieu doit se manifester d'une manière ou d'une autre la volonté de ne pas voir
la sanction juridictionnelle prononcée se diffuser à l'ensemble de la décision administrative
irrégulière ; mais cette première condition s'avère insuffisante, et c'est dans l'idée de divisibilité
que nous trouverons la clé de cette faculté de retranchement fragmentaire.

I - Le désir de limiter la portée de l'annulation

Cette volonté émane tantôt des conclusions du recours pour excès de pouvoir intenté254,
tantôt d'une décomposition que va pratiquer le juge à la suite d'une demande d'annulation totale.
A. Du fait du requérant

254
Rappelons que les conclusions s'analysent comme "l'expression des prétentions soumises au juge, ou pour
reprendre les termes de l'article 1351 du Code civil, de la chose "demandée". En d'autres termes, elles se rapportent
à l'objet de la demande". R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°684.

62
Il est fréquent que celui qui sollicite la censure d'un acte administratif limite ses
conclusions à certaines dispositions de celui-ci, sans en contester l'essentiel.

1 - Trois situations se rencontrent principalement :

a) En premier lieu, un particulier qui a obtenu globalement satisfaction par l'édiction d'une
décision administrative qu'il appelait de ses vœux, ne souhaite généralement pas remettre celle-
ci totalement en cause lorsqu'il sollicite du juge l'annulation de ce qu'il considère n'en constituer
qu'un détail. C'est le cas, par exemple, d'un transporteur qui se voit délivrer une autorisation et
qui, loin de s'en plaindre, ne demande que la suppression de la limitation de durée qu'elle
comporte255. Il arrive ainsi souvent qu'un acte ne soit attaqué qu'en tant qu'il comporte telle
modalité256 ou tel effet257 qui, seuls, préjudicient au requérant.

b) Il se peut ensuite qu'un administré ne soit que partiellement satisfait d'une décision qui
l'intéresse : c'est le cas, par exemple, lorsque l'arrêté municipal qui lui accorde un permis pour
construire une clôture et transformer sa maison, lui refuse simultanément cette autorisation pour
d'autres aménagements prévus258 ; on conçoit qu'ici seule l'annulation de ces dernières
dispositions soit sollicitée.

c) Quelquefois enfin, l'on peut être plutôt mécontent d'un acte émis par l'administration, mais
simplement dans la mesure où il nous exclut de son champ d'application 259, ou qu'au contraire il
nous concerne260. Le recours tendra ici non pas à anéantir la décision en cause, mais seulement
à supprimer cet aspect restrictif ou extensif.

2 - Il nous faut souligner qu'il pèse parfois une incertitude sur la volonté réelle du requérant -
notamment lorsque ce dernier agit sans le ministère d'un avocat -, et qu'il revient alors au juge
de décrypter les termes du recours pour ramener les conclusions dont il est saisi à leurs justes
proportions. L'interprétation de celles-ci au regard des moyens invoqués peut ainsi le conduire à
estimer que les prétentions d'un justiciable qui attaque un règlement donné se bornent en fait à
l'annulation de certaines dispositions de ce texte261. Mais le juge peut quelquefois de lui-même
opter pour l'annulation partielle.

255
C.E., 11/02/1976, S.A. "Transports rapides automobiles", p.96.
256
Voir par exemple C.E., 12/12/1941, S.A. Lanson Père et Fils, p.213 : demande d'annulation d'une disposition
d'un arrêté relatif à l'organisation du marché des vins de champagne, disposition qui prévoyait que les paiements en
la matière se feraient par le canal de la Caisse du Crédit Agricole de Reims.
257
Voir par exemple C.E., 20/01/1970, Epoux Berthout, p.77 : un arrêté préfectoral approuvant un plan
d'urbanisme est attaqué en tant qu'il impose à la propriété des requérants certaines servitudes.
258
C.E., 16/01/1970, Bennechet, p.70.
259
Par exemple C.E., 30/01/1980, Perpère, p.52 : un marchand de biens attaque la liste des experts agricoles et
fonciers arrêtée par le ministre de l'Agriculture en tant qu'il n'y figure pas.
Voir également C.E., Ass., 05/11/1976, Lyon-Caen, p.472 : magistrat attaquant une liste d'aptitude parce qu'elle ne
l'englobe pas.
260
Voir en particulier C.E., 12/11/1975, Rodes, p.1184 ; Actualité juridique, Droit administratif 1976, p.147 : un
habitant d'une commune défère un arrêté municipal y créant une zone bleue en tant qu'il concerne une rue dans
laquelle il a l'habitude de stationner.
261
C.E., Ass., 3/02/1967, Confédération générale des vignerons du Midi, p.55 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1967, p.104, conclusions Y. Galmot : les conclusions, pourtant globales, sont regardées comme ne
visant que les dispositions du décret attaqué qui présentent un caractère de nouveauté par rapport à la
réglementation antérieure, car "c'est sur ce point que porte toute l'argumentation des requérants" et qu'il serait "sans
utilité pour eux de critiquer les dispositions" préexistantes.
63
B. Du fait du juge

Le juge peut lui aussi, saisi de conclusions tendant à l'annulation totale d'un acte
administratif, souhaiter limiter celle-ci, s'il s'aperçoit que la décision attaquée n'est que
partiellement irrégulière et ne mérite donc qu'une amputation. Seules certaines dispositions ou
dimensions du texte qui lui est soumis sont illégales ; l'essentiel de l'acte lui paraît devoir être
préservé.

Un exemple type de cette situation nous est fourni par l'arrêt Association Défense et
Promotion des langues de France262. Dans cette affaire, l'association requérante sollicitait
l'annulation de trois décrets simples, respectivement relatifs à l'organisation de la formation
dans les écoles maternelles et élémentaires, dans les collèges et dans les lycées. Chacun des
textes attaqués comportait un article prévoyant la transposition de la réforme opérée aux
établissements d'éducation surveillée dépendant du ministère de la justice. Or, comme le relève
le Conseil d'État, ces dispositions auraient nécessité le contreseing du ministre de la Justice
exigé par l'article 22 de la Constitution, en tant que ministre chargé de l'exécution du décret.
Cette absence de formalité substantielle ne viciait toutefois que les dispositions prévoyant ladite
transposition, dispositions pour le moins accessoires. S'agissant de l'essentiel de l'acte, à savoir
la réforme globale de l'enseignement général, seul le contreseing du ministre de l'Education
Nationale importait. Fallait-il dès lors annuler les trois décrets dans leur entier ? Le
commissaire du gouvernement, Mme Hagelsteen, pensait qu'avec la disparition des seuls
articles incriminés, les textes attaqués devenaient "juridiquement corrects" et restaient
"parfaitement applicables dans leurs dispositions", leur champ d'application se trouvant
"seulement légèrement restreint"263. Elle devait être suivie par la Section du contentieux, qui
n'accéda pas pleinement aux prétentions du requérant et annula simplement les trois articles
illégaux264.

Si une volonté de simple soustraction s'avère un préalable indispensable à celle-ci, elle


ne saurait suffire à la permettre. Une autre condition s'y surajoute, et commande l'éventualité
d'exaucement du souhait ainsi manifesté.

Voir également : C.E., 5/10/1966, Suzan, p.518 ; et C.E., S., 2/06/1972, Fédération française des syndicats de
pilotes maritimes, p.407.
A noter que le juge ne saurait procéder à cette interprétation de manière fantaisiste, sans quoi il enfreindrait
l'interdiction de l'infra petita, c'est-à-dire "la prohibition d'omettre ou de refuser de statuer sur certaines des
conclusions dont -il- est saisi" (R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n° 778).
262
C.E., S., 1er/06/1979, p.252, conclusions Mme Hagelsteen.
263
Ibid.
264
Pour un exemple récent concernant une situation analogue mais aboutissant à une solution inverse du fait de
l'indivisibilité des dispositions visées de l'ensemble du décret non contresigné, C.E., 18/02/1994, Archambault de
Beaune et autres, p.750.
64
II - La nécessaire divisibilité des dispositions annulées

La divisibilité se révèle constituer une notion suffisamment complexe pour qu'on lui
consacre quelques développements introductifs tendant à en préciser le sens265, avant de
s'intéresser au rôle que le juge lui fait jouer en matière d'annulation partielle.

A. Fondements et signification de la notion de divisibilité

1 - La raison d'être du concept de divisibilité

Dans une étude consacrée à l'annulation partielle266, M. P. Corbel s'est attaché à


démontrer que le fondement de l'idée de divisibilité est constitué par le maintien de l'essentiel
de l'acte qu'elle frappe. Le juge ne saurait en prononcer si ce procédé aboutissait à dénaturer la
partie préservée du texte, parce que cela le conduirait ipso facto à faire acte d'administrateur.
Dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, en effet, le juge ne peut théoriquement
prononcer autre chose que l'annulation de l'acte qui lui est déféré, ou le rejet la requête. Il se
refuse à apporter des corrections, contrairement aux domaines de plein contentieux où il
n'hésite pas à modifier des décisions, par exemple en matière fiscale 267, électorale268,
d'installations classées269 ou d'édifices menaçant ruine270. Or, l'annulation partielle se rapproche
dangereusement du pouvoir de modification271, et peut donc sembler porter atteinte au principe
de séparation de l'administration active et de la fonction juridictionnelle272 qui motive l'"auto-
limitation" du juge de l'excès de pouvoir273. Ce dernier n'en admet donc la possibilité qu'à
condition que l'objet de l'acte soit préservé : l'autorité administrative qui l'a édictée doit se
reconnaître dans la décision amputée de sa partie initiale, faute de quoi le juge aura outrepassé
ses pouvoirs. Il ne saurait valablement remettre en cause l'appréciation d'ensemble portée par
l'administration pour y substituer la sienne274. C'est pour maintenir l'annulation partielle dans
ces strictes limites que la jurisprudence a été amenée à dégager le concept de "divisibilité".

265
Ces développements seront évidemment assez succincts ; pour qui désirerait plus de détails sur la notion, voir
M. Staub, L'indivisibilité en droit administratif, Thèse Paris 2, 1994
266
"L'annulation partielle des actes administratifs", Actualité juridique, Droit administratif 1972, p.138.
267
Pour une modification du montant d'une imposition, voir par exemple C.E., 20/05/1987, Dame Robert, p.178.
268
Pour la rectification des résultats d'une élection municipale, voir par exemple C.E., Ass., 10/01/1967, Election
municipale d'Aix-en-Provence, p.16 ; Actualité juridique, Droit administratif 1967, p.226, conclusions A.
Dutheillet de Lamothe ; et C.E., 14/09/1983, Election municipale de la Queue-en-Brie, p.367.
269
Voir par exemple C.E., 27/05/1988, Société industrielle armoricaine de légumes, p.221 : aggravation des
conditions dont le préfet avait assorti l'autorisation d'installation.
270
Ainsi le juge peut-il imposer une démolition alors que l'arrêté de péril ne prescrivait que des travaux
confortatifs : C.E., Ass., 22/06/1951, consorts Chevallier-Tedeschi, p.363 ; Dalloz 1952, p.5, note P. Weil.
271
Voir infra.
272
Pour Laferrière (Traité de la juridiction administrative, t. II, p.568) "n'ayant que le droit d'annulation et non de
réformation, le Conseil d'État ne peut pas modifier, amender l'acte attaqué, car ce serait faire acte administratif
nouveau et empiéter sur les attributions de l'administration active".
273
Voir infra.
274
Le problème est le même en matière de nullité partielle des contrats administratifs, où le risque est grand de
voir le juge "défigurer" ces derniers, "au détriment du respect de la volonté des parties". Lire notamment D.
Pouyaud, La nullité des contrats administratifs, op. cit., p.347 s.
65
2 - Les contours de l'idée de divisibilité

Le juge ne procède à une annulation partielle que lorsqu'il estime la partie illégale
"divisible" de l'essentiel de l'acte, c'est-à-dire susceptible de disparaître sans pour autant priver
la partie restante de son équilibre ou de sa portée pratique ; au cas contraire, il prononcera
l'"indivisibilité", et exclura par là même toute possibilité d'amputation : "la divisibilité de l'acte
ouvre la voie à l'annulation partielle ; l'indivisibilité la ferme"275. Le juge de l'excès de pouvoir
refuse donc d'annuler séparément une disposition illégale qui constitue le support nécessaire des
autres éléments de l'acte administratif déféré276. A l'inverse, il s'accordera la possibilité
d'amputer la décision de certains de ses effets ou modalités qu'il ne considère pas primordiaux
pour le maintien de l'économie globale de celle-ci277.

L'efficacité des concepts jumeaux de "divisibilité" et d'"indivisibilité" est d'autant plus


grande qu'ils jouent à deux niveaux différents ; se conjuguant à d'autres principes, ils semblent
assurer un véritable rôle de cerbère en la matière.

B. Le double rôle de la notion de divisibilité

L'intérêt n'est pas d'étudier ici le double jeu "naturel" de la notion, c'est-à-dire de
distinguer l'emploi par le juge de la divisibilité de celui de l'indivisibilité. Il est bien évident que
lorsque nous employons les termes de "notion de divisibilité", nous entendons y englober a
contrario l'idée d'indivisibilité. Ce qu'il nous faut mettre en relief est que le concept de
divisibilité - et donc celui d'indivisibilité auquel il est indissolublement lié - se voit pris en
compte par le juge à deux stades successifs, celui de la recevabilité et celui de l'examen au fond,
pour, dans chaque cas, cantonner l'annulation partielle aux seules hypothèses où elle n'aboutit
pas à une modification trop poussée de l'acte en cause.

275
P. Corbel, art. cit.
276
Voir par exemple C.E., S., 18/06/1965, Consorts Chatelain, p.366 : l'illégalité des dispositions réglementant la
pêche sur un cours d'eau entraîne l'annulation des mesures prévues pour assurer le respect de cette réglementation.
Il paraît en effet logique d'inciter l'autorité compétente à une refonte complète du texte.
La solution est la même dans d'autres domaines dès lors que le juge estime inopportun de substituer sa propre
appréciation à celle portée par l'administration : C.E., 1er/07/1981, S.A. "Carrière Chalumeau", p. 293 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1982, p.364 : les conditions posées par le préfet pour l'octroi d'une autorisation
d'exploitation de carrière constituent avec celle-ci un tout indivisible.
Le juge du contrat déclare lui aussi indivisible une stipulation contractuelle entachée de nullité au motif qu'elle a
présenté un caractère déterminant pour les cocontractants (C.E., S., 9/12/1949, Chami, p.542) ; ce raisonnement se
retrouve également dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir intenté contre un acte détachable de la
formation du contrat (Cf C.E., Ass., 17/12/1993, Groupement national des établissements de gérontologie et de
retraite privés, p.370 ; Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.61, conclusions G. Le Chatelier).
277
Voir par exemple C.E., 14/11/1980, Dlle Montalibet, p.426 ; Actualité juridique, Droit administratif 1981,
p.315, conclusions J.F. Théry : divisibilité d'une disposition d'un règlement conférant effet rétroactif à celui-ci ; et
C.E., 12/02/1995, Royer et Magnat, req. n°78545 (même solution s'agissant d'un arrêté de recrutement d'un agent
contractuel comportant un effet rétroactif illégal).
Il peut s'agir également du champ d'application de la décision contestée. Ainsi, dans l'arrêt C.E., 17/10/1947,
Dupuis de Culture (sic), p.379, la Haute juridiction n'hésite pas à vérifier l'étendue d'une réquisition, et la
décompose pour en annuler une partie déclarée inutile tout en maintenant la partie nécessaire.
Pour des exemples plus récents d'admission de la divisibilité, voir notamment C.E., S., 6/03/1992, Mérand et
Morvan, p.113, La semaine juridique 1993, n°22028, note P.-H. Prélot ; C.E, 8/06/1994, Commune de Mitry-
Mory, p.768 ; et C.E., 28/09/1994, Béchouche, p.1013.

66
1 - La divisibilité comme condition de recevabilité

Nous nous situons ici dans l'hypothèse précédemment évoquée où un requérant a


présenté des conclusions tendant seulement à l'amputation de l'acte. Le juge, comme préalable à
l'étude au fond de cette demande, va vérifier que la partie attaquée est bien divisible du reste de
la décision, car cela conditionne la recevabilité de la requête ainsi formulée. Seront en
conséquence généralement recevables les recours tendant à l'amputation d'actes collectifs, dans
la mesure où ceux-ci peuvent s'analyser comme comportant une série de décisions individuelles
positives ou négatives278, et celles qui postulent l'annulation partielle d'un acte unique qui est en
réalité composé de plusieurs décisions distinctes279. La question est plus délicate lorsqu'un acte
individuel ou réglementaire réellement monolithique est en cause. Le juge peut alors considérer
que l'annulation des seules dispositions attaquées est impossible dans la mesure où il les estime
indivisibles du reste de l'acte.

La notion d'indivisibilité rejoint ici une règle générale de procédure dont le Conseil
d'État n'a jamais manqué de censurer la violation : celle qui interdit au juge de statuer ultra
petita280. En examinant au fond la légalité de la disposition litigieuse qu'il ne peut, sans artifice,
séparer du texte auquel elle appartient, le juge se prononcerait en réalité sur celle de l'acte tout
entier. Il élargirait de ce fait le champ de sa compétence déterminé par l'étendue des
conclusions dont il a été saisi, élargissement auquel s'oppose la règle du non ultra petita281. La
demande d'annulation partielle doit en conséquence être ici considérée comme irrecevable. Les
illustrations jurisprudentielles de cette situation s'avèrent fort nombreuses 282. Pour n'en
développer qu'une, le Conseil d'État oppose l'irrecevabilité à une requête tendant à l'annulation
partielle de la délibération d'un jury de concours procédant à une sélection de candidats, au
motif que "cette délibération fondée sur une appréciation des aptitudes présentées par les

278
Voir par exemple les arrêts Lyon-Caen et Perpère précités : les requérants sont recevables à attaquer un acte
collectif (une liste) en tant qu'il comporte une décision négative à leur endroit (le refus de les y faire figurer).
De même, pour le contentieux des tableaux d'avancement en matière de fonction publique, voir par exemple C.E.,
S., 4/02/1955, Marcotte, p.70 ; et C.E., S., 23/11/1962, Camara, p.627 ; Actualité juridique, Droit administratif
1962, p.687.
279
Voir notamment arrêt Benechet précité.
De même, en matière d'expropriation, lorsqu'un arrêté préfectoral porte à la fois déclaration d'utilité publique et
prononcé de la cessibilité des terrains : C.E., 20/03/1964, Epoux Tihay, Sieur Martin, Sieur Vigneau et autres,
p.197.
280
C.E., 8/08/1918, Delacour, p.739 ; Dalloz 1922.3., p.62 : "le juge ne peut statuer que sur les conclusions dont il
est saisi par les parties en cause"
Sur ce problème, voir J.-M. Auby, "L'"ultra petita" dans la procédure contentieuse administrative", in Mélanges
Waline 1974, t.2, p.267 ; à noter que cet auteur englobe dans cette notion le cas des moyens soulevés d'office, alors
que nous nous en tiendrons, dans le cadre de notre étude, au principe qui prohibe au juge de rendre un jugement
excédant l'objet de la demande formulée dans les conclusions.
281
Cela équivaudrait à prononcer une annulation non demandée : C.E., S., 17/07/1950, Mathieu, p.439 ; et C.E.,
12/06/1951, Bombard, p.15 ; Dalloz 1952, p.255, conclusions Guionin.
282
Pour quelques exemples relativement récents, chercher notamment :
- C.E., 1er/04/1981, S.C.I. Les Sablons, p.179 : irrecevabilité des conclusions émanant du bénéficiaire
d'un permis de construire tendant à l'annulation des conditions dont celui-ci était assorti, au motif qu'elles forment
avec les autres dispositions un tout indivisible.
- C.E., 8/01/1988, Mazar, Droit administratif 1988, n°100 : même solution pour un permis de construire
assorti de réserves d'ordre architectural.
- C.E., 3/02/1988, S.C.I. des 128-130 Cours Berriat, p.969 : même solution pour une décision accordant
une subvention sous condition de conclusion d'une convention déterminée.
- C.E., 30/10/1987, Gayraud, Droit administratif 1987, n°623 : indivisibilité d'une décision de
remembrement qui concerne les biens d'un même propriétaire.
- C.E., 25/05/1994, S.A. Papeteries Philippe Bergès, Droit administratif 1994, n°484 : indivisibilité d'une
autorisation d'utiliser l'énergie hydraulique et des conditions qui forment un des "supports" de cette autorisation.
67
candidats a un caractère indivisible"283. Cette solution s'explique aisément par le fait que la
modification du classement établi par le jury bouleverserait l'ensemble de l'opération de
sélection. Tout candidat peut donc attaquer la totalité des résultats du concours en démontrant
qu'il a été irrégulièrement évincé, mais ne saurait en demander l'annulation "en tant seulement
qu'elle a écarté sa propre candidature"284.

La règle du non ultra petita est appliquée avec une sévérité extrême : le juge
administratif n'y déroge même pas lorsque des motifs d'ordre public auraient pu s'opposer à
l'édiction de l'acte dont certaines dispositions sont contestées285, bien que, par définition, un tel
moyen puisse être soulevé d'office. Comme l'explique J.-M. Auby en effet, "l'existence de
moyens d'ordre public ne permet pas au juge de dépasser les limites des conclusions à d'autres
points de vue, notamment en ce qui concerne l'objet de la demande"286.

2 - L'indivisibilité comme extension de la portée d'un moyen

Nous nous trouvons à présent dans le cas où une annulation totale est demandée au juge,
et où le contrôle de légalité opéré par ce dernier fait apparaître que seuls quelques moyens sont
fondés, qui ne concernent qu'une partie de l'acte attaqué ; l'illégalité n'affecte que certaines
dispositions de ce dernier. La notion d'indivisibilité va cependant permettre au juge d'en
prononcer l'annulation totale aux lieu et place d'une simple amputation. L'arrêt F.N.O.S.S. et
Bazin287 fournit un bon exemple de cette situation : le texte attaqué en l'espèce prévoyait, dans
son article premier, le paiement d'une indemnité aux médecins des hôpitaux, et, dans son article
2, la façon dont seraient prélevées les ressources nécessaires au financement de cette indemnité.
Le juge constate l'illégalité de ce dernier article, mais ne va pas se contenter d'en prononcer
l'annulation, dans la mesure où cela priverait de toute efficacité l'article premier. Il étend donc
la portée du moyen et prononce l'annulation totale qui lui était demandée288.

Le double jeu de la notion de divisibilité - et corrélativement de celle d'indivisibilité -


semble ainsi verrouiller le domaine de l'annulation partielle. Il n'en reste pas moins que la
possibilité que se ménage le juge de pratiquer la simple amputation d'un acte illégal, apparaît
comme un tempérament non négligeable à la théorie classique des effets de l'annulation
imposant l'éradication des décisions non conformes au droit.

283
C.E., 20/06/1990, de Carvalho, p.841 ; Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.841, observations X.
Pretot.
284
Ibid.
285
Cela ressort notamment de l'arrêt C.E., 5/11/1975, Secrétaire d'État à la culture c/ Société Pavita, p.544 :
"considérant que le juge administratif, lorsqu'il est saisi de conclusions tendant à l'annulation partielle d'un acte
dont les dispositions forment un ensemble indivisible, est tenu de rejeter ces conclusions, quelle que soit, au
demeurant, la nature des moyens susceptibles d'être invoqués à l'encontre de la décision attaquée (...)".
286
Mélanges Waline, art. cit., p. 279.
287
C.E., 28/01/1958, p.82.
288
Pour deux exemples récents du mécanisme d'extension de la portée d'un moyen par le biais de l'idée
d'indivisibilité, voir C.E., 18/02/1994, Archambault de Beaune et autres (arrêt précité) ; et C.E., 29/12/1993, Ville
de Royan, Bulletin de jurisprudence du Droit de l'urbanisme, juillet 1994, p.17, conclusions J. Arrighi de
Casanova (du fait de l'indivisibilité d'un arrêté prononçant une D.U.P. irrégulière et modifiant en conséquence un
P.O.S. pour le mettre en conformité avec ce projet, l'illégalité "rejaillit nécessairement sur la décision dans son
ensemble" (ibid., p.19)).

68
Paragraphe 2. Les mécanismes de l'annulation partielle comme limites à la disparition de
l'acte illégal

Les conditions qui gouvernent le prononcé d'une l'annulation partielle peuvent à un


double égard constituer une atteinte à la présentation traditionnelle des effets de l'annulation :
non seulement elles permettent parfois à l'acte illégal de se maintenir, incomplet ou non, dans le
droit positif, mais elles conduisent également le juge, dans des hypothèses extrêmes, à
transformer la décision qu'il souhaite préserver plutôt que de la censurer totalement.

I - L'acte illégal peut subsister en tout ou partie

Nous retrouvons ici le principe du non ultra petita. Celui-ci peut en effet entraîner le
maintien dans l'ordonnancement juridique de l'acte illégal attaqué pour partie devant le juge
administratif, et cette conséquence sera plus ou moins étendue selon que les dispositions
auxquelles le requérant a limité ses conclusions sont ou non divisibles du reste de la décision
dans laquelle elles trouvent place.

A. En cas de divisibilité de la disposition attaquée

Il arrive parfois que le requérant n'ait sollicité qu'une simple amputation d'une décision
des seules dispositions qui lui préjudiciaient, tout en démontrant à l'appui de son recours
l'illégalité totale du texte visé. Si cette prétention s'avère recevable (du fait du caractère
divisible des mesures attaquées), le juge se trouve alors à la fois en présence d'un moyen qui
devrait normalement entraîner l'annulation de l'acte dans son entier, et dans l'impossibilité de
statuer au delà des conclusions qui lui sont présentées ; il ne va prononcer dès lors qu'une
censure fragmentaire. L'exemple fourni par l'arrêt Rodes289 est assez significatif : un arrêté
créant une zone bleue était entaché d'un vice de forme de nature à entraîner son annulation
totale. Mais l'intéressé ne l'ayant contesté qu'en tant qu'il concernait une seule voie de
circulation, le Conseil d'État a dû se borner à l'annuler dans cette stricte limite.

L'annulation ne remplit pas ici sa fonction classique d'éradication des décisions


irrégulières de l'ordonnancement juridique ; l'acte illégal, quoique légèrement amputé, va
subsister290 du fait de l'effet pervers de la règle du non ultra petita. Et ce dernier est d'autant
plus marqué qu'il fait même échec à des moyens que le juge, d'ordinaire, soulève d'office. Ainsi
dans l'affaire Angéras291, était attaquée une décision autorisant sous certaines conditions le
requérant à affecter une partie de son appartement à usage professionnel. Cette autorisation
avait été signée par un fonctionnaire qui n'avait pas reçu de délégation pour ce faire du ministre,
seul compétent en l'occurrence. L'incompétence constituant un moyen d'ordre public 292, on
aurait pu s'attendre à ce que le juge ne fasse pas cas du caractère limité des conclusions et
annule totalement la décision illégale. Il va pourtant se contenter de donner satisfaction au
requérant qui ne sollicitait que la disparition des réserves qui assortissaient l'autorisation en

289
Arrêt précité.
290
Puisque, comme nous l'avons précédemment souligné, l'essentiel de la décision est par hypothèse préservé
lorsqu'est prononcée l'annulation partielle de celle-ci.
291
C.E., 6/01/1954, p. 8.
292
C.E., 15/02/1961, Alfred-Joseph, p.114.
69
cause. Bien que justifiable sur un plan juridique, ce raisonnement a de quoi choquer puisqu'il
conduit la juridiction à rendre le requérant régulièrement titulaire d'une pleine autorisation prise
par une autorité incompétente.

B. En cas d'indivisibilité de la disposition attaquée

L'impossibilité de statuer ultra petita peut avoir ici des conséquences encore plus
néfastes que dans l'hypothèse précédente eu égard au respect du principe de légalité,
conséquences confinant parfois au déni de justice. Supposons en effet qu'une décision illégale
ne soit attaquée que pour partie, et que les dispositions contestées soient analysées par le juge
comme indivisibles du reste de l'acte. La juridiction ne peut ni annuler la partie irrégulière
- puisqu'indivisible -, ni annuler l'ensemble de l'acte, ce qui la contraindrait à statuer ultra
petita. Elle est donc conduite à prononcer l'irrecevabilité du recours ; l'acte attaqué, bien
qu'illégal, subsiste dans l'ordre juridique293.

Ce problème a été étudié par MM. Combarnous et Galabert294 dans une note rédigée à
propos de l'arrêt Fédération nationale des industries chimiques et parties similaires295. En
l'espèce était attaqué un arrêté d'extension d'une convention collective en tant seulement qu'il
concernait l'avenant "ingénieurs", qui n'aurait pu être légalement étendu parce que non revêtu
de la signature de toutes les organisations syndicales les plus représentatives. Cependant, cette
illégalité entachait nécessairement l'arrêté pris dans son entier dans la mesure où, si cet avenant
avait été annulé, le reste du texte tombait sous le coup des dispositions du Code du travail
affirmant "l'impossibilité d'étendre une convention collective qui ne viserait pas toutes les
catégories professionnelles de la branche dont il s'agit". Le Conseil d'État, appliquant la règle
du non ultra petita, se borna, après les avoir reconnues fondées, à déclarer irrecevables les
conclusions dont il était saisi ; l'arrêté illégal ne disparut pas, en quelque proportion que ce fût,
de l'ordonnancement juridique. Devant une telle solution, on ne peut que partager l'avis des
premiers commentateurs : "s'il est juridiquement impossible de statuer ultra petita, la solution
qui consiste à ne pas faire droit à une demande que l'on reconnaît fondée reste choquante en
équité"296. Il aurait sans doute été plus satisfaisant de "prononcer l'annulation partielle
demandée en laissant à l'autorité administrative le soin de tirer les conséquences nécessaires de
cette annulation"297, à savoir de régulariser l'arrêté d'extension en prenant un nouvel avenant
"ingénieurs" conforme cette fois à la légalité, ou de parachever la censure juridictionnelle en
faisant disparaître l'acte dans son entier298. Mais le juge a sans doute craint de se voir reprocher
une attitude prohibée par la règle de séparation des fonctions juridictionnelles et
administratives. Force est pourtant de constater qu'il ne se montre pas toujours aussi
circonspect.

293
C.E., 12/10/1962, Ministre de la construction c/ Cie immobilière de la région parisienne, p.537.
294
Actualité juridique, Droit administratif 1960, I, p.39.
295
C.E., S., 4/03/1960, p.169 ; Droit social 1960, p.345, conclusions M. Nicoläy.
296
Actualité juridique, Droit administratif 1960, note précitée.
297
Ibid.
298
En effet, comme le note M. Verny, dans ses conclusions sous l'arrêt C.E., 12/03/1982, Conseil national de
l'ordre des médecins et autres (Lebon p.109), "l'auteur d'une décision de portée réglementaire est (...) toujours,
après une annulation partielle, en droit d'abroger ou de modifier les dispositions qui subsistent".

70
II - L'acte illégal peut être modifié par le juge

Le principe faisant défense au juge de faire acte d'administrateur a, nous l'avons vu,
conduit celui-ci à dégager le principe de divisibilité afin d'éviter une mutilation trop importante
d'un acte, c'est-à-dire une censure partielle qui en atteindrait l'objet même. Il convient en effet
d'éviter que la parcelle du texte qui se maintient dans l'ordonnancement juridique ne contienne
plus la quintessence de la décision primitive. Cette autolimitation du juge conduit M. Corbel à
analyser l'annulation partielle comme ne constituant pas une réformation de l'acte, puisque les
éléments capitaux qui composent de ce dernier sont préservés299. Il rejoint en cela la position
classique adoptée par Laferrière300 et Hauriou301 qui soulignaient qu'à la différence d'une
réformation, une simple amputation de borne à retrancher à l'acte, sans lui apporter aucun
élément nouveau.

Mais certaines constatations conduisent à nuancer ces assertions : une annulation


partielle peut s'apparenter à une réformation dans la mesure où l'acte est parfois modifié de
façon significative. Ici encore, il conviendra de relativiser la conception traditionnelle des effets
de l'annulation : l'acte illégal ne disparaîtra pas de l'ordonnancement juridique ; il y demeurera,
bien que sa portée apparaisse considérablement changée à la suite de l'intervention
juridictionnelle. Et cette entorse aux incidences classiques de la censure juridictionnelle d'un
acte administratif apparaîtra d'autant plus accentuée que sera large la reconnaissance de la
divisibilité des dispositions illégales.

A. L'amputation comme modification négative ou positive de l'acte

1 - Dans un sens négatif

A la différence d'une annulation totale, qui permet seulement au juge d'empêcher que
soit maintenue en vigueur une décision dont il a constaté l'illégalité, l'annulation partielle peut
le mener à modifier l'acte déféré dans un sens qu'il estime opportun. M. Chapus est de cet avis,
qui remarque qu'"une décision peut se trouver ainsi modifiée dans son contenu, de même que
quant à son champ d'application dans l'espace ou dans le temps, de la même façon - réserve
faite de l'effet rétroactif de l'annulation - que si elle avait été partiellement abrogée par l'autorité
compétente"302. Une amputation constitue en effet - et cela confine à la tautologie - une
soustraction de certains éléments d'une décision. Or, comme le note M. Kornprobst303, c'est déjà
"transformer un acte administratif et parfois de façon importante". Et cet auteur de citer l'arrêt
Weyer304dans lequel le Conseil d'État a annulé les modalités de compensation choisies pour une
opération de remembrement, remarquant que c'est là "très certainement bouleverser l'économie
générale de l'opération entreprise par l'administration et modifier profondément la signification
des mesures prises".

299
Etude précitée : "Les pouvoirs limités du juge de l'annulation font qu'il ne prononce d'annulations partielles
que si celles-ci n'affectent pas l'essentiel de l'acte. L'annulation partielle ne s'apparente donc pas à une
réformation".
300
Traité de la juridiction administrative, Paris 1896, t.II, p.568.
301
Précis de droit administratif, Paris 1900, 4ème édition, p.316.
302
Droit du contentieux administratif, n°822-1°.
303
La notion de partie et le recours pour excès de pouvoir, L.G.D.J., 1959, p.103.
304
C.E., 20/06/1955, p.339.

71
2 - Dans un sens positif

De manière plus spectaculaire encore, il arrive qu'une annulation partielle aboutisse en


fait à une extension, des effets de l'acte qu'elle touche305. Deux exemples particulièrement
parlants éclaireront cette hypothèse :

- dans l'arrêt Sicard306, le Conseil d'État annula une décision de rétablissement de la


situation administrative d'un commissaire de police en tant qu'elle refusait à celui-ci le bénéfice
intégral de ce rétablissement.

- l'affaire Sieur Laîné307 concernait elle un arrêté de police mettant fin, pour l'avenir
seulement, à une sanction de révocation sans pension. La Haute juridiction va censurer cette
décision dans la seule mesure où elle ne possède pas effet rétroactif.

Dans ces deux cas, on s'aperçoit que l'annulation partielle, loin d'amputer l'acte d'une de
ses incidences, donne plein effet à celui-ci, supprime les restrictions dont il était entouré. Il
s'agit là, on en conviendra, d'une situation assez paradoxale au regard de la théorie classique des
effets d'une censure juridictionnelle : non seulement l'annulation ne fait pas disparaître l'acte
qu'elle frappe, mais elle entraîne de surcroît une extension du champ de son application. Il
paraît difficile de ne pas admettre que, dans cette hypothèse, le juge administratif fasse, un tant
soit peu, œuvre d'administrateur.

B. La tendance à admettre de plus en plus largement la divisibilité de certaines


dispositions

Nous venons de montrer comment le fait de déclarer une disposition divisible dans le
but de permettre une annulation partielle peut permettre une importante transformation de l'acte
concerné. Cette éventualité sera d'autant plus ouverte que sera largement reconnue la divisibilité
des dispositions attaquées. Or, dans certaines matières, la tendance est à l'admission de plus en
plus souple de ce caractère. C'est le cas en matière d'autorisations d'utilisation des sols (permis
de construire - autorisations de lotissement) où le Conseil d'État considérait initialement que
"les conditions mises à l'octroi d'un permis de construire ne sont pas divisibles de ce permis"308.
Depuis 1981, une évolution s'est fait jour dans ce domaine, qui va dans le sens d'une
reconnaissance plus aisée de la divisibilité des clauses financières assortissant ces
autorisations309, notamment celles prévoyant une participation aux équipements publics
connexes. Or, si cette tendance est en partie liée à un changement législatif310, elle a été aussi et

305
Ce qui détruit l'argument que Laferrière et Hauriou mettaient en avant à titre principal pour distinguer
annulation partielle et réformation (voir supra).
306
C.E., 10/07/1953, p.367.
307
C.E., 15/11/1950, p.554.
308
C.E., S., 11/12/1968, Ministre de la Construction, p.643.
309
La première décision rendue dans ce sens est l'arrêt de Section du 13/11/1981 Plunian, (p.414, conclusions D.
Labetoulle ; Actualité juridique, Droit administratif 1982, p.72, chronique F. Tiberghien et B. Lasserre). Voir
également C.E., S., 12/02/1988, Ministre de l'Urbanisme et du Logement c/ Société des Automobiles Citroën, p.64
(Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.331, chronique M. Azibert et M. de Boisdeffre), étendant la
divisibilité aux participations financières exigées du constructeur d'une Z.A.C. Et, plus récemment, C.E.,
8/10/1993, District urbain de l'agglomération alençonnaise, p.266.
310
Article 72-I de la loi du 30 décembre 1967, devenu L.332-6 du Code de l'Urbanisme.

72
surtout guidée par des considérations d'opportunité, ainsi que le notent les chroniqueurs de
l'arrêt Ministre de l'Urbanisme et du Logement c/ Société des Automobiles Citroën311 : "la
théorie de l'indivisibilité du permis de construire a pour elle la force de la logique, car le permis
forme effectivement un tout et les données financières entrent en ligne de compte dans son
octroi", mais le juge a estimé que "l'intérêt de la bonne administration de l'urbanisme - justifiait
- de telles entorses". Il n'en reste pas moins que c'est le juge qui porte ici, en dernier ressort,
cette appréciation312, et l'on peut se demander si, agissant ainsi, il ne sort pas du rôle qui lui est
dévolu puisqu'il accepte de modifier assez conséquemment un acte administratif sur lequel il ne
dispose pas normalement d'un tel pouvoir.

Les règles qui gouvernent l'annulation partielle ne sont pas les seules à s'inscrire à
contre-courant de la conception classique des effets de l'annulation ; il faut parallèlement mettre
en exergue le fait qu'une telle censure peut être totalement privée d'effets, au regard de l'acte sur
lequel elle porte, par l'aboutissement d'une voie de droit ouverte à son encontre.

SECTION 2. EN CAS D'INFIRMATION JURIDICTIONNELLE DE L'ANNULATION

Le point que nous nous proposons d'aborder à présent semble, de prime abord, aller
tellement de soi qu'on pourrait hésiter à le compter au nombre des hypothèses de relativisation
des effets d'une annulation : quoi de plus normal que la mise à néant d'une décision
juridictionnelle - prononçât-elle une annulation - par l'exercice d'une voie de recours ouverte
contre elle au profit des justiciables ! Mais, à la réflexion, on s'aperçoit que se concentrent ici
des problématiques spécifiques, dont l'étude s'inscrit sans conteste dans notre dynamique de
présentation. Avant de s'en persuader pleinement, il faudra démontrer, à chaque étape du
raisonnement, que les jugements d'annulation susceptibles de réformation méritent qu'on
s'intéresse à eux tout autant qu'aux décisions juridictionnelles définitives, dans la mesure où ils
en possèdent les caractéristiques essentielles, à savoir l'autorité et l'effectivité. On pourra
ensuite expérimenter que l'aboutissement d'une voie de recours, du fait de l'anéantissement de la
chose jugée en premier ressort, rend à l'acte initialement annulé son intégrité originelle.

Paragraphe 1 - L'annulation infirmée perd son autorité

Lorsqu’une décision de justice a prononcé l'annulation d'un acte administratif, des voies
de recours ouvertes à l'encontre de ce jugement peuvent être mises à profit, en général par
l'administration, pour en obtenir la censure par une autorité juridictionnelle supérieure. Les
deux principales voies sont bien sûr constituées par l'appel et le recours en cassation. La raison
d'être d'un recours réside dans la réformation ou l'annulation de la décision attaquée 313, et tant
311
Chronique M. Azibert et M. de Boisdeffre précitée, Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.331.
312
Le Conseil d'État, en vertu de cette logique, n'a pas consacré la thèse selon laquelle la divisibilité du permis
serait limitée aux cas où l'administration ne dispose d'aucun pouvoir d'appréciation sur la participation financière
(ibid.) ; certains jugements de tribunaux administratifs insistent au contraire sur l'idée de compétence liée pour
permettre la divisibilité, manifestant ainsi le souci de ne pas substituer abusivement leur appréciation à celle de
l'autorité compétente lorsque cette dernière possède une large liberté d'action : voir notamment T.A. Paris,
20/03/1989, Mme Bourgain, Lebon, p.381.
313
Le recours dans l'intérêt de la loi constitue à cet égard une exception puisqu'il ne produit qu'une censure
doctrinale du jugement attaqué.
73
que ce jugement n'est pas devenu définitif par expiration des délais prévus pour sa contestation,
cette menace pèse sur lui comme l'épée de Denys sur Damoclès. Un tel aléa ne signifie pas pour
autant que la décision de justice qu'il affecte soit dépourvue de toute autorité ; au contraire,
chaque jugement, rendu par une quelconque juridiction administrative possède ce caractère dès
son prononcé, au même titre que les arrêts émanant du Conseil d'État lui-même. Les
annulations décidées en première instance, bien que susceptibles d'appel, ou celles que les
Cours administratives d'appel peuvent désormais prononcer sous le contrôle en cassation du
Conseil d'État, constituent donc bien des annulations à part entière, et le fait que leur sort soit
suspendu à la réponse qu'apportera le juge de dernier ressort n'est pas de nature à leur ôter cette
qualité. Mais, à l'inverse d'une annulation définitive, l'autorité de chose jugée dont elles sont
revêtues peut venir à s'effacer : ce sera le cas dès lors qu'une voie de droit ménagée à leur
encontre aura abouti.

I - Le principe de l'autorité du jugement non définitif

Cette autorité s'attache à ce jugement dès son prononcé ; l'exercice d'une voie de recours
n'altère en rien celle-ci.

A. Dès son prononcé

Les jugements rendus par une autorité juridictionnelle administrative revêtent dès cet
instant314 l'autorité de chose jugée. Il convient en effet de distinguer entre "autorité de chose
jugée" et "force de chose jugée" : alors que la seconde caractérise les seules décisions
juridictionnelles devenues définitives - car "insusceptibles d'une voie de recours ordinaire
(appel ou opposition), soit parce que les délais de recours sont expirés, soit parce que le recours,
effectivement exercé, a échoué"315 -, la première s'attache aux jugements où arrêts sur lesquels
"le juge primitivement saisi ne peut plus revenir"316. C'est sans conteste le cas des décisions
d'annulation qui, à l'inverse de certains jugements317, s'imposent aux juges qui les ont
prononcées.

B. Nonobstant l'exercice possible ou effectif d'une voie de recours

Ce qui est pris en compte afin de reconnaître l'autorité de chose jugée n'est pas le
caractère définitif de la décision rendue ; comme l'a montré D. de Béchillon, "il importe
seulement que le jugement ne soit pas placé effectivement dans une situation objective et
établie de précarité au moment où on en évalue l'effet juridique, et non qu'il risque plus ou

Voir M. Pès, Le pourvoi dans l'intérêt de la loi en matière administrative, Thèse Paris 2, 1974.
314
Et donc avant même sa notification aux intéressés : voir par exemple C.E., 18/01/1967, élections municipales
de Santa-Maria-di-Lota, p.20 : sont nulles les élections municipales auxquelles il a été procédé trois jours après
l'annulation des opérations de révision de la liste électorale par un tribunal administratif, alors même que ce
jugement n'a pas encore fait l'objet d'une notification.
315
P. Delvolvé, "L'exécution des décisions de justice contre l'administration", Etudes et documents du Conseil
d'État 1983/84, art. cit. n°35, p.11 (n°7). Une décision "irrévocable" est celle contre laquelle ne peut même pas
être exercée une voie de recours extraordinaire (cassation, tierce opposition, recours en révision).
316
Ibid. L'auteur cite, en guise d'exemple, l'arrêt C.E., 14/12/1979, Mme Pointe, p.845.
317
Jugements provisoires, ordonnances de référé, décisions de sursis à exécution, etc...
74
moins hypothétiquement d'être, un jour, remis en cause selon une voie de droit ad hoc"318. Deux
situations méritent qu'on s'y attarde :

* Peu importe en premier lieu que cette autorité soit peut-être provisoire, comme en témoigne la
jurisprudence Ministre de la défense c/ Amar 319: une commission régionale du service national,
qui avait refusé au requérant une dispense au titre de soutien de famille, avait vu sa décision
annulée par un tribunal administratif. La commission saisie à nouveau, refusa une fois encore la
dispense sollicitée. Le Conseil d'État va considérer que, "bien qu'elle ait statué avant que le
jugement (...) fût passé en force de chose jugée, la commission régionale n'a pu légalement
dénier à M. Amar la qualité de soutien de famille que lui avait reconnu ce jugement".

* Les solutions jurisprudentielles vont plus loin encore dans un second type d'hypothèses : le
jugement initialement rendu garde sa pleine autorité de chose jugée alors même qu'un recours a
été effectivement intenté contre lui, et ce du moins jusqu'à ce que la juridiction ainsi saisie se
soit prononcée320. Telle est la solution consacrée tant par le Tribunal des Conflits321que par le
Conseil d'État322.

Mais, on s'en doute, l'autorité de chose jugée trouve ici ses limites naturelles : elle
n'existe plus dès lors que la voie de recours a effectivement conduit à l'infirmation du
jugement323. Intéressons-nous maintenant de plus près à cette hypothèse, et nous découvrirons
combien l'abolition de la chose initialement jugée y est complète.

II - L'étendue de l'anéantissement de l'autorité de la chose jugée en cas d'aboutissement


d'une voie de recours

Une précision terminologique préliminaire s'impose : quand nous parlons


d'"aboutissement d'une voie de recours" à l'encontre d'une annulation primitive, nous
envisageons en fait deux hypothèses :

- La plus simple est celle dans laquelle l'annulation avait été prononcée par une
juridiction de premier ressort (en règle générale un tribunal administratif), et où ce jugement a
été infirmé en appel (par une Cour administrative d'appel ou le Conseil d'État lui-même) à la
suite d'un nouvel examen du litige. C'est là la fonction normale de l'appel, à savoir de rejuger à
la fois en droit et en fait l'affaire à laquelle la première juridiction a déjà donné une solution324.

- Les contours du deuxième cas de figure doivent être tracés avec plus de rigueur : il
s'agit des affaires dans lesquelles ce qui est contesté ne résulte pas de la solution donnée par les
juges, mais bien de la manière dont le jugement a été rendu ; on met en avant les vices de
procédure ou de forme qui entachent ce dernier. C'est là, à titre principal, la fonction du recours
318
"Sur l'identification de la chose jugée dans la jurisprudence du Conseil d'État", art. cit.
319
C.E., S., 7/12/1979, p.455.
320
Il n'en irait autrement que si le recours revêtait un caractère suspensif. Voir sur ce point D. de Béchillon, art.
cit., p.10.
321
T.C., 13/01/1958, Société des ateliers de wagons de Brignoud, p.792.
322
C.E., S., 9/01/1959, Dame Boigé et autres, p.31.
323
C.E., 27/01/1960, Ministre de la reconstruction c/ Dame veuve Lannoy, p.63.
324
Cela détermine d'ailleurs l'intérêt à faire appel, puisque seules possèdent cet intérêt les parties auxquelles il n'a
pas été donné intégralement satisfaction en première instance : C.E., S., 28/01/1966, Société La Purfina France,
p.68.

75
en cassation dont peut connaître le Conseil d'État contre toute décision émanant d'une autre
juridiction administrative statuant en dernier ressort. Mais ce peut être aussi parfois le rôle de la
juridiction d'appel qui, avant de se prononcer, se doit d'examiner, même d'office, les causes
possibles d'irrégularité du jugement qui lui est soumis325. Lorsque nous employons l'expression
"aboutissement de la voie de recours" dans ces dernières hypothèses, nous ne pensons pas
simplement aux cas où le jugement a été annulé ou cassé comme irrégulièrement rendu ; nous
prenons en compte le stade ultime de la procédure, stade auquel se prononce soit la juridiction
même qui a censuré le jugement considéré (par évocation du litige pour ce qui est de l'appel, ou
en vertu de l'article 11 de la loi du 31 décembre 1987 en ce qui concerne la cassation), soit la
juridiction devant laquelle a été renvoyée l'affaire. Aura alors "abouti", au sens où nous
l'entendons, le recours qui, en dernier ressort, infirmera la décision originairement attaquée,
c'est-à-dire celui qui aura pour effet de substituer un arrêt de rejet au jugement initial
d'annulation.

Défini de la sorte, l'aboutissement des voies de recours ouvertes contre un jugement


prive celui-ci de toute autorité. Il s'analyse comme une "menace normale"326sur la chose jugée,
puisque cette dernière n'était ici ni définitive, ni à plus forte raison irrévocable : dès lors qu'une
possibilité de contestation d'un jugement a été instituée, il paraît naturel d'assurer la suprématie
de l'autorité de la décision ultime ; la nouvelle chose jugée doit remplacer l'ancienne327. Ainsi
en va-t-il quand une décision de justice annulant un acte administratif est infirmée par la
juridiction habilitée à ce faire 328: l'autorité de l'arrêt rendu par cette dernière se substitue à celle
de l'annulation initiale, qui se trouve privée de tout effet. Et si cette substitution apparaît
toujours totale, elle se révèle parfois si complète qu'on peut la qualifier de "parfaite".

A. L'arrêt de rejet se substitue toujours totalement au jugement annulation.

La décision finale va prendre rétroactivement la place du jugement initial. Certes, cette


rétroactivité n'a jamais été expressément formulée ni par le juge329, ni par la doctrine, à l'inverse
de celle qui s'attache aux jugements d'annulation proprement dits. Elle peut toutefois se déduire
assurément de certaines solutions particulières qui, sans cela, seraient privées de tout
fondement. La plus éclatante d' entre elles est sans conteste le fait de l'arrêt Dame Krier330 : la
requérante, licenciée pour insuffisance professionnelle, avait dans un premier temps essuyé le
rejet au fond, par le tribunal administratif de Strasbourg, de sa demande d'indemnité. Ayant
interjeté appel, elle se heurta à un nouveau rejet du Conseil d'État, mais motivé cette fois par
l'irrecevabilité de la demande, faute d'avoir été dirigée contre une décision administrative
325
Voir par exemple C.E., 23/02/1966, Le Penven, p.141.
326
G. Delvolvé, "Chose jugée", Répertoire Dalloz de contentieux administratif, n°137.
327
Cf. par exemple à l'égard du juge judiciaire : C. Cass., Chambre mixte, 10/01/1980, Bull. civ., n°1. ; C. Cass.,
Soc., 24/03/1988, Société IPEM c/ Ragno, Bull. civ. V, n°207 : la décision d'une cour d'appel fondée sur un
jugement d'un tribunal administratif ultérieurement annulé par le Conseil d'État est dépourvue de toute base.
328
Toutes les annulations de décisions administratives ne sont donc pas concernées par ce cas de figure, en
particulier celles dont le Conseil d'État est compétent pour apprécier la légalité en premier et dernier ressort -son
appréciation étant par là même insusceptible tant d'appel que de cassation. Cela démontre d'ailleurs que la "règle"
du double degré de juridiction ne possède qu'une valeur relative. Voir sur ce point R. Chapus, Droit du contentieux
administratif, n°964.
329
Bien qu'elle l'ait été par certains commissaires du gouvernement, et notamment par M. Galmot dans ses
conclusions sous l'arrêt C.E., 14/10/1966, Delle Boulanger (Lebon p.547) : pour lui, la décision du juge d'appel "se
substitue à celle du juge de première instance, même lorsqu'il rejette le pourvoi et confirme ainsi le jugement
attaqué".
330
C.E., 18/06/1986, p.166 ; Les petites affiches, 21/11/1986, p.33, note Ph. Terneyre ; Dalloz 1987, jurisp.,
p.193, note Pacteau.
76
préalable. Ayant entre-temps essuyé un refus d'indemnisation émanant de son ancien
employeur, Mme Krier avait à nouveau saisi le tribunal administratif afin d'obtenir réparation
du préjudice qu'elle estimait avoir subi. Le tribunal lui opposa l'autorité de chose jugée qui
s'attachait à sa première décision331. Saisi en appel de ce dernier jugement, le Conseil d'État n'a
pas suivi l'analyse pratiquée par les magistrats de premier ressort : il a en effet estimé que "le
motif retenu par le juge d'appel - à savoir l'irrecevabilité - s'est rétroactivement substitué à celui
qu'avaient retenu les premiers juges - qui avait conduit à un rejet au fond" ; l'exception de chose
jugée ne pouvait dès lors plus être opposée à la nouvelle requête.

Ce qui vaut dans l'hypothèse où le juge d'appel a confirmé, sur la base d'autres motifs, le
jugement contesté, vaut à plus forte raison dans les cas où il infirme la décision des premiers
juges332 : l'autorité de ce qui est décidé en appel se substitue rétroactivement à celle du
jugement initial, ce dernier devant être regardé comme n'ayant jamais eu cette qualité, que ce
soit en plein contentieux ou en excès de pouvoir. "La primauté juridique des arrêts d'appel,
seuls source de véritable chose jugée dans les affaires sur lesquelles ils interviennent"333, se
trouve ainsi consacrée.

B. L'arrêt de rejet se substitue parfois parfaitement au jugement d'annulation.

L'hypothèse que nous envisageons maintenant recouvre non plus une simple substitution
de chose jugée, mais bien un remplacement pur et simple de jugement. Dans le cas précédent en
effet, si l'autorité de l'appel prend rétroactivement le relais de celle qui s'attachait initialement à
la décision des premiers juges, cela n'a pas pour conséquence d'effacer totalement cette
dernière. Juridiquement, celle-ci a existé, ne serait-ce que pour attester que le double degré de
juridiction a fonctionné. Il en va différemment lorsque le jugement est censuré - par voie
d'appel ou de cassation - à raison des vices propres qui l'affectent : dans ce cas là, le litige "doit
en effet être considéré comme n'ayant jamais été jugé", ce qui explique en particulier la
technique du renvoi334. La substitution du dernier jugement au premier sera donc ici parfaite,
celui-ci n'étant pas censé avoir préexisté à celui-là335.

L'abolition théorique de l'autorité de chose jugée dévolue au jugement d'annulation


désormais infirmé va se traduire, sur le plan matériel, par la "résurrection" de l'acte qui en était
l'objet. Celui-ci avait en effet en principe disparu de l'ordonnancement juridique ; il doit y
retrouver la place qui était la sienne avant la censure juridictionnelle qui l'a, à tort, frappé.

331
Il y avait en effet identité de parties, de cause et d'objet entre les deux litiges considérés (sur cette notion
d'autorité relative de chose jugée, voir supra, Titre préliminaire).
332
Voir en ce sens Ph. Terneyre, note précitée, p.34.
333
B. Pacteau, note précitée, p.195.
334
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°1011. M. Chapus explique qu'il s'agit là d'une "dérogation
fictive" à la règle du double degré de juridiction, car, si juridiquement l'affaire est censée n'avoir jamais été jugée,
elle l'a été matériellement parlant.
335
Apparaît à ce propos étonnant un récent arrêt de Section qui prononce une astreinte en vue d'assurer
l'exécution d'un jugement annulé en appel pour irrégularité propre, mais confirmé au fond (C.E., S., 5/05/1995,
Mme Berthaux ; Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.653, note I. Muller). Il faut convenir, avec Mme
Muller, qu'une telle construction "se révèle fort peu orthodoxe sur le plan juridique", et ne se justifie que par le
souci du Conseil d'État d'assurer, en l'espèce, une exécution rapide et efficace de la chose jugée.

77
Paragraphe 2 - L'annulation infirmée perd son effectivité

Lorsqu’une annulation est prononcée, elle doit immédiatement, en principe, recevoir


pleine application, nonobstant encore une fois l'existence, voire l'exercice d'une voie de
réformation : l'acte qu'elle censure disparaît donc de l'ordonnancement juridique. Mais que le
recours vienne à aboutir, et l'on devra lui rendre son intégrité juridique et matérielle, ce qui
revient à reconnaître l'ineffectivité totale de l'annulation première.

I - Le principe de l'exécution du jugement non définitif

Le jugement non définitif, même s'il est contesté, doit être exécuté comme s'il s'agissait
d'une décision de dernier ressort. Cela résulte tant de la force exécutoire qui s'attache aux
annulations "provisoires" que du principe de l'effet non suspensif des recours consacré en
matière administrative.

A. L'obligation d'exécuter la chose jugée

Cette obligation ne concerne pas les seuls jugements définitifs, et donc passés en force de
chose jugée, cette condition n'étant pas au nombre de celles requises afin de la constituer. Elle
s'avère en outre d'une vigueur particulière.

1 - Fondements

Même si, en dernière analyse, l'exécution des décisions de justice par l'administration
condamnée suppose toujours un tant soit peu de bonne volonté de sa part336, le temps où
l'obligation d'exécuter était assimilée à un devoir juridique non sanctionné, voire à un simple
"devoir moral"337s'imposant à celle-ci, paraît révolu. Bien évidemment, il n'existe pas à
proprement parler d'exécution forcée contre l'administration ; l'évolution de l'État de droit a
doté cependant l'administré et le juge de moyens de pression suffisamment persuasifs pour
rendre effectifs la quasi totalité des jugements rendus338. On peut donc, sans exagération de
langage, parler d'un véritable devoir d'exécution dont la source est double :

a) La qualité de chose jugée

Comme il a été dit, cette qualité est le fait de tout jugement sur lequel le juge qui a
statué ne peut plus revenir. Le litige a été solutionné totalement dans un sens donné, et cette
interprétation a force de vérité légale en vertu de l'adage res judicata pro veritate habetur. Au
delà de cette formule se cache un impératif "constitutionnel" qui a été mis en lumière par Carré
de Malberg 339: "si les administrateurs ont le devoir de se conformer aux décisions des

336
Voir notamment sur ce point H. Oberdorff, L'exécution par l'administration des décisions du juge
administratif, op. cit., p.255 s..
337
Voir notamment Laferrière, op. cit., t.II, p.573. ; Hauriou, Précis de droit administratif, op. cit., pp.394 et 959.
338
Pour plus de détails sur ces moyens de pression, voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
339
Contribution à la théorie générale de l'État, t. I, p.725.
78
tribunaux administratifs, (...) c'est parce que, dans le système de l'unité de l'État, tout acte fait
par une autorité opérant dans le cadre de sa compétence régulière340doit normalement valoir au
regard des autres autorités étatiques même si elles sont indépendantes, et à la condition
toutefois qu'elles ne soient pas elles-mêmes hiérarchiquement supérieures, comme une
manifestation de l'activité de la personne État une et indivisible". Seul en fin de compte, hors
l'hypothèse d'une intervention du législateur341, le juge régulièrement saisi d'un recours contre
le jugement considéré pourra remettre en cause l'autorité de chose jugée dont il est revêtu ; le
caractère "normatif"342de celle-ci non seulement s'oppose à toute autre atteinte, mais suppose
également qu'on doive en tirer toutes les conséquences343.

b) Le caractère exécutoire de la décision rendue

Outre la qualité de chose jugée, le jugement rendu doit, pour s'imposer à la personne
condamnée, posséder un caractère exécutoire, concrétisé par la formule suivante : "La
République mande et ordonne au ministre (ou au préfet) de (...) et à tous les huissiers de justice
à ce requis (...) de pourvoir à l'exécution de la présente décision". On retrouve là, ni plus ni
moins, l'expression de l'impératif institutionnel souligné par Carré de Malberg344. Ladite
formule est apposée dans tous les cas où la loi l'a prévu 345, et notamment s'agissant
d'annulations non définitives. Il paraît normal en effet, sachant que certaines décisions en
bénéficient alors même qu'elleS ne possèdent pas la qualité de chose jugée346, que les jugements
revêtus de cette autorité en soient eux aussi gratifiés, même s'ils sont encore susceptibles de
recours347.

Les deux conditions exigées pour constituer l'obligation d'exécution se trouvent en


conséquence parfaitement remplies par les décisions non définitives prononçant l'annulation
d'un acte administratif ; attachons-nous maintenant à en préciser la teneur.

2 - Modalités

Deux caractères remarquables de l'obligation d'exécution doivent être mis en relief :

* A souligner tout d'abord qu'il s'agit d'une obligation "absolue", à savoir que la personne qui
doit exécuter ne peut s'exonérer de ce devoir en prétextant des difficultés qu'engendrerait cette
exécution. L'autorité administrative compétente pour prendre les mesures nécessitées par
l'annulation d'un de ses actes ne peut donc s'en dispenser en avançant des arguments

340
A savoir ici "déterminer et ordonner ce qui est le droit d'après la loi", ibid., p.724.
341
Et encore pourra-t-on s'apercevoir, en étudiant la technique des validations législatives, que le pouvoir de ce
dernier est extrêmement conditionné en la matière.
342
Sur cette présentation de la chose jugée en termes de norme, voir D. de Béchillon, art. cit., p.2.
343
Voir par exemple en ce sens C.E., 19/04/1961, Ministre de l'Agriculture c/ consorts Bruant, p.242.
344
Cet impératif semble cependant primer la formule qui le consacre (Kellershohn, op. cit. p.50-51).
345
Voir, pour ce qui est des décisions du Conseil d'État, l'ordonnance n°45-1708 du 31/07/1945, art.70.
346
Cf. par exemple, s'agissant des jugements de sursis à exécution, C.E., S., 9/12/1983, Ville de Paris et autres,
p.499, conclusions B. Genevois ; Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.109, chronique MM. Lasserre et
Delarue.
347
C'est ce que consacre, pour les jugements des tribunaux administratifs et les arrêts des Cours administratives
d'appel, l'article L.8 du code T.A. C.A.A.
79
d'opportunité : pour prendre un exemple, l'administration qui doit réintégrer un agent à la suite
de l'annulation de l'éviction de celui-ci, ne saurait s'y refuser en mettant en exergue qu'il exerce
une activité privée incompatible avec un emploi public348. De même, une commission
départementale de remembrement ne saurait prendre prétexte d'"impossibilités techniques" pour
se dispenser d'exécuter un jugement ayant annulé une de ces décisions349.

* En second lieu, il nous faut insister sur le fait que l'exécution du jugement est un droit pour
celui qui en est le bénéficiaire350. Cela sous-entend que l'obligation naît de la simple notification
du jugement à la personne devant en tirer les conséquences351, même si cette dernière dispose
d'un "délai raisonnable" pour ce faire352. L'intérêt du bénéficiaire est cependant de mettre
l'administration condamnée devant ses obligations : ce recours gracieux a l'avantage
d'interrompre le cours de la prescription quadriennale, et permet, si un refus lui est opposé,
d'engager la pleine responsabilité de l'administration pour inexécution353.

Tout est donc réuni pour qu'une annulation, bien que susceptible d'une infirmation en
appel ou en cassation, soit pleinement exécutoire. Encore faut-il que l'exercice effectif d'une
voie de recours ne suspende pas ce devoir qui pèse sur l'administration.

B. L'effet non suspensif des voies de recours

1 - Teneur du principe

A l'instar des recours - gracieux ou contentieux - dirigés contre les décisions


administratives354, le fait de contester un jugement administratif devant une autorité
juridictionnelle habilitée à connaître de cette réclamation est en principe dépourvue d'effet
suspensif, c'est-à-dire que l'exécution de la décision du premier juge ne peut être différée
jusqu'au moment où l'instance de recours se sera prononcée. Cette règle, qui n'admet que des
dérogations législatives expresses, est formulée par l'article 48 de l'ordonnance du 31 juillet
1945 pour ce qui est du Conseil d'État ; elle a été reprise, s'agissant des Cours administratives
d'appel, par l'article R.125 du Code les régissant. Nous avons là affaire à une spécificité notable
du contentieux administratif, puisque c'est le principe rigoureusement inverse que consacre la
procédure judiciaire civile355.

348
C.E., 20/04/1955, Veuve Parsonneau, p.201.
349
C.E., 14/12/1983, Jacq, p.510 ; Dalloz 1985, I.R., p.209, obs. F. Moderne et P. Bon.
350
C.E., 3/06/1964, Ministre des finances c/ Curdel, p.978 ; Droit administratif 1964, n°225.
351
C.E., 16/10/1985, Commune de la Garenne-Colombes, p.679 ; Droit administratif 1985, n°564.
352
Voir notamment conclusions R. Odent sur C.E., 27/05/1949, Véron-Reville, La gazette du Palais 1949, 2,
p.34 ; et C.E., 14/10/1960, Guichon, p.539.
Ce délai "dépend bien entendu des circonstances de chaque affaire", mais il "ne saurait excéder sensiblement trois
ou quatre mois qu'en cas de difficultés exceptionnelles" (R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°927).
353
Le Conseil d'État a en effet décidé, dans une affaire au moins, que la faute de l'administration qui n'a pas
immédiatement exécuté la chose jugée, est atténuée par l'attitude du bénéficiaire du jugement qui s'est
délibérément abstenu de solliciter cette exécution (C.E., 26/10/1966, Ministre de la Santé c/ dlle Fourtet, p.1094).
354
Voir infra, Titre suivant.
355
Aux termes de l'article 539 du nouveau Code de procédure civile en effet, "le délai de recours par une voie
ordinaire suspend l'exécution du jugement. Le recours exercé dans le délai est également suspensif.
80
2 - Justifications du principe

Les raisons qui sous-tendent cette règle sont de deux ordres, historique et pratique.

a) D'un point de vue historique

Primitivement - à savoir depuis l'époque révolutionnaire et notamment la loi des 16-24


août 1790 -, les deux principes conférant un effet non suspensif tant au recours dirigé contre un
acte administratif qu'aux voies de droit ouvertes à l'encontre d'un jugement administratif 356 ne
faisaient qu'un, la solution des litiges intéressant la puissance publique étant alors conçue
comme un élément de l'action d'administrer. La mutation progressive du Conseil d'État et des
différentes instances administratives de jugement en juridictions à part entière n'a pas eu pour
effet de dissocier sur ce point privilège du préalable et régime des recours contentieux, c'est-à-
dire d'aligner ce dernier sur les règles gouvernant la procédure civile 357. Il faut dire que l'effet
non suspensif des recours présente un intérêt pratique non négligeable.

b) D'un point de vue pratique

La règle traditionnelle présente un certain nombre d'aspects positifs. Le premier se


rapproche de la justification du privilège du préalable lui-même : l'intérêt général, que poursuit
l'administration, ne saurait être entravé par le recours formé par une personne privée
condamnée ou déboutée de ses prétentions en première instance. Parallèlement, et ce point est
plus remarquable, il faut souligner que, contrairement cette fois au caractère non suspensif des
recours contre les décisions administratives, la règle que nous étudions se révèle dans la plupart
des cas plus favorable à l'administré qu'à la puissance publique : lorsque le jugement de premier
ressort crée une obligation à la charge de cette dernière (ce qui est généralement le cas quand un
de ses actes a été censuré, car l'auteur a au moins le devoir de ne pas l'appliquer), la personne
qui en est bénéficiaire n'aura pas à attendre le résultat de l'appel formé par l'administration pour
profiter de l'exécution dudit jugement. Le caractère non suspensif des voies de recours "trouve
- donc - sa justification non seulement dans l'histoire mais aussi dans l'intérêt général comme
dans celui des particuliers"358.

3 - Implications du principe

Le jeu de l'effet non suspensif des voies de recours contre les jugements emporte
plusieurs conséquences :
a) Quant aux parties

La première solution logique veut que l'exécution du jugement frappé d'appel par la
personne condamnée ne vaille pas acquiescement de sa part, cette attitude étant imposée par les
règles ci-dessus exposées359. Dans le même ordre d'idée, on conçoit que l'exécution d'un
jugement postérieurement à l'introduction d'un recours contre lui n'est pas de nature à rendre
celui-ci sans objet, et provoquer de ce fait un non-lieu à statuer360.

356
Contenu dans l'article 3 du Règlement du 22/07/1806.
357
Voir notamment Jacquelin, "L'évolution de la procédure administrative", Revue du droit public 1903, p.373 s.
358
Rapport du Conseil d'État sur l'exécution des juridictions administratives, Revue française de droit
administratif 1990, p.493.
359
Voir notamment C.E., S., 15/10/1982, Ministre de l'Education Nationale c/ Epoux Rode, p.341.
360
C.E., 28/04/1972, Société bordelaise d'entreprise et de matériel, Droit administratif 1972, n°228.
81
b) Quant au juge

Le juge peut lui aussi tirer les conséquences d'un jugement menacé par l'exercice d'une
voie de recours : le Conseil d'État a par exemple considéré que l'existence d'un appel, à la suite
d'un jugement annulant une délibération de conseil municipal, n'empêchait pas le tribunal
administratif de se fonder sur l'annulation de la délibération en cause pour censurer par voie de
conséquence un certain nombre d'arrêtés361. De même, la loi du 16 juillet 1980, introduisant
l'astreinte en contentieux administratif, n'en a pas subordonné le prononcé au caractère définitif
de la décision de justice dont il s'agit d'assurer l'exécution362. Le Conseil d'État a ainsi pu en
infliger une à une administration récalcitrante à tirer les conséquences d'une annulation,
nonobstant la circonstance qu'elle avait interjeté appel du jugement inexécuté363.

Une décision d'annulation apparaît donc comme un jugement exécutoire à part entière
dès son prononcé, quelle que soit l'attitude de l'administration (qu'elle s'y soumette ou le
conteste). L'accueil d'un recours exercé à son encontre va en conséquence produire des effets
intéressants, dans l'optique de notre analyse sur la portée des censures opérées par le juge,
puisqu'il s'avère que l'acte censuré renaît alors de ces cendres.

II - Les deux modes d'anéantissement de l'effectivité d'une annulation en cas


d'aboutissement d'une voie de recours

Lorsqu'est accueilli un appel interjeté ou une cassation poursuivie contre une annulation
juridictionnelle, l'exécution de celle-ci - à laquelle l'administration, nous venons de le dire, est
incessamment tenue - doit s'effacer. L'acte censuré retrouve donc en principe sa plénitude ; et
cela sera d'autant plus facile que, dans certaines hypothèses, il n'aura jamais disparu de l'ordre
juridique.

A. L'effet normal de l'aboutissement de la voie de recours : la réfection, dans la mesure du


possible, de l'acte primitivement annulé

Cette réfection est en principe de mise ; elle se heurte quelquefois, cependant, à des
obstacles s'opposant à son entière réalisation.

1 - Le principe de la restauration de l'acte annulé à tort

Si l'administration se trouve dans l'obligation d'exécuter un jugement avant même qu'il


ne devienne définitif, la jurisprudence ne manque pas de lui rappeler que cette exécution

361
C.E., 24/11/1989, Commune de La Seyne-sur-Mer, req. n°74095, inédit.
362
Sur l'économie générale de ce système législatif, voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
363
C.E., 28/05/1993, Mme Bastien, Revue française de droit administratif 1994, p.57, conclusions D. Kessler.
82
s'effectue "à ses risques et périls"364. Ainsi par exemple, l'autorité compétente est-elle tenue de
réintégrer un fonctionnaire dont l'éviction a été annulée, même si la juridiction d'appel doit
ensuite infirmer la solution et compromettre la valeur juridique de cette opération 365.
Corrélativement à la qualité de chose jugée du premier jugement, c'est alors l'application qui en
a été faite qui vient rétroactivement à disparaître. De cette façon, lorsque le juge avait annulé un
acte, ce dernier se trouvera rétabli, avec tous ses effets, du fait du renversement de la solution
par la juridiction d'appel. La jurisprudence Ville de Toulouse c/ Anisset 366l'affirme clairement :
l'intéressé avait obtenu l'annulation de l'arrêté le licenciant ; le Conseil d'État, en appel, infirme
la solution et estime en conséquence que "le sieur Anisset doit être regardé comme ayant été
légalement licencié par l'arrêté du maire (...), acte administratif qui se trouve rétroactivement
rétabli dans tous ses effets juridiques" ; il ne peut prétendre en conséquence à aucune
indemnisation du préjudice que lui aurait causé cette mesure. L'annulation initiale apparaît en
conséquence totalement ineffective, tant sur le plan juridique que matériel. Mais, dans la
pratique, tout n'est pas forcément aussi simple : l'effacement de principe de l'exécution de la
décision infirmée se révèle n'être pas aussi automatique que celui de la chose jugée qui s'y
attachait, pour la bonne et simple raison qu'on ne peut toujours gommer des agissements
matériels aussi complètement qu'une attribution purement théorique.

2 - La survie de fait de certaines mesures d'exécution de l'annulation

Si en principe l'annulation primitive est effacée, en droit comme en fait, lorsque le


recours intenté contre elle a abouti, il n'en va pas toujours de la sorte sur le deuxième terrain. Il
n'est pas rare en effet que l'administration ne puisse totalement revenir sur l'exécution du
premier jugement, de la même manière qu'elle ne peut pas toujours effacer ce qu'un acte illégal
tardivement annulé a suscité367 ; certaines traces matérielles en subsisteront donc. Ainsi, à titre
d'illustration, lorsque l'administration a procédé à des opérations d'intégration d'agents publics,
l'annulation de cette entreprise en première instance induit souvent la réalisation de nouvelles
opérations de ce type (ouverture d'un nouveau concours, par exemple). Si les juges d'appel
infirment ultérieurement le jugement originaire, des droits acquis peuvent s'opposer à ce que, en
exécution de cette nouvelle décision de justice, l'administration invalide toutes les nominations
prononcées à la suite de la seconde intégration368.
On pourrait conclure, au vu de cette résistance des faits, qu'une annulation infirmée n'est
pas ipso facto, du moins sur un plan pratique, aussi anesthésiée que les principes qui gouvernent
les conséquences de l'aboutissement des voies de recours tendraient à nous le faire croire. Ce
serait faire fi de la réalité contentieuse, qui s'affranchit souvent du schéma qui vient d'être
esquissé.

364
Selon l'ancienne expression consacrée, issue notamment de l'arrêt C.E., 11/01/1855, Cie des chemins de fer
d'Avignon à Marseille, p.43.
365
Pour un exemple équivalent en matière d'annulation de réquisition, voir l'arrêt Société des ateliers de wagons
de Brignoud, précité.
366
C.E., 27/11/1970, Lebon p.717
367
Se reporter infra, Titre II, Sous-titre I.
368
Voir ibid. Cette résistance des faits ne se rencontre pas seulement en matière d'annulation : ainsi, lorsque, en
exécution d'un jugement le condamnant, un particulier a dû verser à l'administration une somme d'argent,
l'infirmation en appel de cette condamnation n'entraîne plus le versement d'intérêts moratoires sur les sommes
indûment payées, seuls pourtant capables de remettre les parties dans une situation équivalente à celle qui existait
avant l'exécution :
C.E., 4/05/1984, Maternité régionale A. Pinard, p.165, conclusions C. Dutheillet de Lamothe ; Actualité juridique,
Droit administratif 1984, p.430, Chronique B. Lasserre et S. Hubac ; La Revue administrative 1984, p.376, note B.
Pacteau.

83
B. L'effet anormal de l'aboutissement de la voie de recours : le maintien pur et simple de
l'acte annulé dans l'ordonnancement juridique

Le schéma ordinaire construit sur la succession "disparition de l'acte annulé /


restauration de celui-ci" peut se trouver court-circuité dans des hypothèses atypiques où
l'administration n'a pas exécuté le jugement initial. Contrairement au cas de figure classique, le
rétablissement de l'acte annulé ne nécessite ici aucune mesure spécifique pour la bonne et
simple raison que son annulation n'est jamais devenue effective, le principe de l'effet non
suspensif des voies de recours ayant, d'une manière ou d'une autre, été tenu en échec.
L'infirmation ultérieure du jugement censurant l'acte en cause ne vient donc dans ce cas
qu'avaliser le maintien en vigueur de l'acte annulé à tort ; l'annulation de ce dernier n'aura pas,
en conséquence, eu le moindre impact en pratique. L'"anormalité" de cette situation est
ambivalente : dans le premier type d'hypothèses que nous allons étudier, ce terme n'implique
aucun jugement de valeur, le caractère anormal - on aurait pu dire anomal - se comprenant
simplement comme le reflet de leur situation d'exception par rapport aux principes consacrés en
contentieux administratif ; il en va différemment de la seconde hypothèse, pour laquelle
l'expression devra s'entendre comme stigmatisant l'irrégularité du comportement administratif
qu'elle qualifiera.

1 - Le maintien de l'acte par des moyens institués

Les deux régimes qui vont être présentés, bien que mettant à mal le principe d'effet non
suspensif des voies de recours, s'avèrent parfaitement licites car organisés à cette fin. Leur
caractère d'exception explique toutefois une relative rareté d'emploi.

a) Les voies de recours dotées par exception d'un effet suspensif

Malgré sa force, le principe de l'effet non suspensif des voies de recours en contentieux
administratif connaît quelques dérogations textuelles. Dans leur cadre, l'exécution du jugement
de premier ressort ne peut intervenir tant que ce dernier n'est pas devenu définitif - par
forclusion des délais contentieux ouverts contre lui ou par confirmation en appel de la sentence
qu'il a rendue. Hormis quelques cas ponctuels (liés par exemple aux décisions de certaines
juridictions disciplinaires), c'est le contentieux électoral qui, sans conteste, constitue le terrain
de prédilection de ces exceptions au principe369. Mais, même ici, le principe de l'effet suspensif,
bien que souvent écarté, ne se trouve pas pour autant inversé, certaines dispositions permettant
le retour à la règle normale dans des hypothèses où une dérogation ne paraît guère opportune370.
Le Conseil d'État a d'ailleurs clairement affirmé que seule l'existence d'un texte en ce sens
pouvait conférer effet suspensif à une voie de recours, y compris en matière électorale 371, et

369
En particulier concernant l'appel des annulations prononcées par les tribunaux administratifs dans le cadre du
contentieux de l'élection des conseillers généraux, municipaux et régionaux (Articles L.223, L.250 et L.362 du
Code électoral).
370
Le tribunal administratif peut par exemple, en vertu des articles L.233-1 et L.250-1 du Code électoral, écarter
l'effet suspensif de l'appel lorsqu'il annule des élections cantonales ou municipales pour cause de "manoeuvres
dans l'établissement des listes électorales ou irrégularités dans le déroulement du scrutin" (C.E., 14/09/1983,
Elections d'Antony, p.365 ; Revue du droit public 1983, p.1650, conclusions B. Genevois).
371
C.E., 27/06/1980, Melki, p.852 ; La semaine juridique 1981, n°19633, 2ième espèce, note J. Crespel.
84
l'interprétation des dispositions faisant exception au principe traditionnel y est aussi stricte
qu'ailleurs372.

b) Le sursis à exécution des jugements

Il s'agit de la deuxième hypothèse de mise en échec du principe d'effet non suspensif des voies
de recours. Tout comme pour suspendre l'application d'un acte administratif dont on conteste la
légalité373, existe une possibilité de sursis à exécution d'une décision juridictionnelle374. Celui-ci
permet de tempérer l'absolutisme de l'obligation d'exécution des décisions de justice, qui, nous
l'avons indiqué, n'admet pratiquement pas de dérogations. Il est apparu en effet nécessaire de
ménager cette possibilité au profit de l'administration car, dans certaines hypothèses,
l'infirmation en appel du jugement auquel il lui faut donner application la plongerait dans
situations inextricables375. Hélas, à l'instar de celui de son homologue destiné à atténuer les
excès du privilège du préalable376, le maniement de ce sursis apparaît bien peu commode, dans
la mesure où son octroi est conditionné par des motifs d'ordre juridique (existence de moyens
sérieux et gravité des conséquences qu'entraînerait l'exécution377) dont la réunion est appréciée
par le juge avec une relative sévérité378. C'est pourquoi l'autorité administrative préfère souvent
s'affranchir elle-même des contraintes d'exécution qui pèsent sur elles. Et cette attitude -déjà
blâmable en soi- dépasse souvent de surcroît le cadre des espèces de nature, de par leur
complexité, à légitimer une atteinte au principe d'effet non suspensif des recours.
2 - Le maintien de l'acte par un procédé illicite

Pour éviter l'embarras que lui cause l'exécution immédiate d'une annulation qu'elle
conteste, l'autorité compétente trouve souvent la parade dans l'immobilisme, attendant l'issue
finale du litige avant de se décider à agir, et bravant ainsi le principe de l'effectivité du
jugement non définitif.

a) La cause du phénomène : les inconvénients de la "légalité à éclipse"379

Devoir éventuellement revenir sur l'exécution d'un jugement n'est pas, on s'en doute,
sans poser de nombreux problèmes pratiques. Ceux-ci paraissent inhérents à la structure du

372
Référence est notamment faite au refus d'étendre la dérogation résultant de l'article L.250 du Code électoral,
applicable aux élections des membres des chambres des métiers, aux élections au bureau de ces chambres : C.E.,
22/06/1983, Haggai, p. 635.
373
Voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
374
Articles R.125 et R.134 pour les Cours administratives d'appel ; et décret du 30/07/1963 pour le Conseil d'État
(article 54 s'il statue en appel ; 57-8 sur recours en cassation).
375
Nous allons tout de suite développer ces problèmes de "légalité à éclipse".
376
Voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
377
Ce sont là les deux conditions du régime général du sursis.
Pour un exemple, C.E., 24/07/1986, Office H.L.M. de la Communauté urbaine de Strasbourg, p.663 ; Dalloz 1987,
Som. com., p.311, obs. Ph. Terneyre ; Le Quotidien juridique, 23/05/1987, p. 8, note F. Moderne.
378
Voire avec une grande subjectivité, comme le démontre la récente affaire Ministre de l'Education nationale c/
Dlle Salamer (C.E., 10/07/1995 ; Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.644, conclusions R. Schwartz) :
contrairement à ce que lui proposait son commissaire du gouvernement, la Haute juridiction refuse de considérer le
jugement du tribunal administratif ayant annulé l'exclusion définitive d'une élève pour port de foulard islamique
comme susceptible, en l'état de l'instruction, d'être infirmé en appel, et rejette en conséquence la demande de sursis
à exécution dudit jugement. Cette divergence d'opinion montre bien, outre le caractère aléatoire de l'appréciation
pratiquée, la tendance du juge à ne prononcer le sursis qu'en cas de quasi certitude d'une prochaine annulation ou
réformation de la décision de justice en cause.
379
L'expression est empruntée à E.-P. Luce, "Considérations sur le fonctionnement des tribunaux administratifs",
La semaine juridique 1961, Doctrine, n°1658.
85
contentieux administratif, et l'évolution actuelle que connaît ce dernier risque fort de les
accentuer

a-1) Des inconvénients rejaillissant surtout sur l'administration

* Les difficultés que peut rencontrer l'administration confrontée, à quelques mois ou années
d'intervalle, à l'obligation d'exécuter deux décisions de justice opposées, sont aisément
imaginables. La situation se présente comme suit : une décision administrative, lors de son
édiction, est présumée légale et peut donc s'appliquer, même si elle fait l'objet d'une
contestation contentieuse, du fait de son caractère exécutoire et de l'effet non suspensif des
recours. Si elle vient à être annulée par le tribunal administratif, l'administration devra, alors
même qu'elle interjette appel, exécuter ce jugement et faire disparaître toutes les conséquences
que l'acte reconnu illégal avait déjà pu emporter. Mais pour peu que le juge d'appel infirme la
décision des premiers juges, c'est maintenant l'exécution de cette dernière qu'elle sera tenue
d'effacer, l'acte initialement censuré étant censé n'avoir jamais cessé d'être en vigueur.

* Cette situation constitue un facteur d'incertitude juridique non négligeable, susceptible de


préjudicier également, mais plus exceptionnellement, aux administrés. Ceux-ci peuvent en effet
se voir à nouveau appliquer une règle de droit qu'ils croyaient parfois définitivement
disparue380. L'exemple fourni par l'arrêt Ministre des affaires économiques c/ Sieur Grawitz381
est à cet égard particulièrement frappant : l'intéressé, frappé d'une amende pour infraction à la
législation économique, avait obtenu annulation de celle-ci par un tribunal administratif. Durant
la phase d'instruction de l'appel formé par le ministre, M. Grawitz décéda. Son avocat fit alors
valoir qu'en raison du principe de personnalité des peines, l'action publique se trouvait éteinte,
logique que partageaient sans aucun doute les héritiers du défunt. Le Conseil d'État ne devait
pas suivre cette analyse, estimant que "si le décès a pour effet de faire obstacle, en raison du
principe de la personnalité des peines, à ce que, dans le cas où l'annulation de la décision
attaquée (...) serait confirmée, une nouvelle sanction soit infligée sur la base des infractions
dont l'existence et la nature devraient être regardées comme demeurant établies, l'annulation
dudit jugement et le rejet des demandes formées par le Sieur Grawitz auraient pour résultat que
ladite décision intervenue du vivant du Sieur Grawitz, serait réputée n'avoir jamais été annulée
et sortirait ses pleins et entiers effets sur le patrimoine de l'intéressé".

a-2) Un problème lié à la structure du contentieux administratif

Nous avons ici affaire à une résultante naturelle de la conjugaison des trois règles que
nous avons déjà évoquées : en premier lieu, celle du double degré de juridiction qui, en dépit sa
valeur infra-législative382, prime en contentieux administratif depuis notamment la réforme de
1953 ayant fait des tribunaux administratifs des juges de droit commun soumis au Conseil

380
On peut à ce propos établir un parallèle avec la pratique administrative contestable qui consiste à prendre un
acte, puis à en prononcer le retrait devant les protestations de ces destinataires, pour enfin abroger ledit retrait afin
de faire revivre l'acte initial (voir, validant -sous conditions- cette pratique en matière de déclaration d'utilité
publique, C.E., Ass., 29/04/1994, Association Unimate 65 et autres, p. 203 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1994, p.367, chronique C. Maugüé et L. Touvet). Ici aussi, l'administré pourra se voir opposer un acte
qu'il pensait révolu.
381
C.E., 9/03/1956, Dalloz 1960, Jurisp., p.47, note F.M..
382
C.C., 19/11/1975, n°75-84 L., p.35 ; et C.E., Ass., 11/02/1977, Groupe des industries métallurgiques de la
région parisienne, p.81 (solutions implicites).
86
d'État en appel383 ; ensuite, celle de la rétroactivité des annulations qui, nous l'avons vu, vaut
également pour l'infirmation des décisions juridictionnelles ; enfin et surtout, celle de l'effet non
suspensif des voies de recours, qui produit par là même l'essentiel de ses "effets pervers"384.
Cela constitue d'ailleurs la principale raison pour laquelle le contentieux civil a adopté le
principe inverse385.

a-3) Un problème réactivé par la création des Cours administratives d'appel

Le problème de la légalité à éclipse se pose avec une acuité plus intense encore depuis
l'introduction d'un nouvel échelon de juridiction, et du fait qu'on lui confie une importante
compétence d'appel en matière d'excès de pouvoir386. Les adversaires de cette dévolution aux
Cours administratives d'appel en avaient d'ailleurs pris argument387. Une complication
supplémentaire est désormais envisageable : un jugement d'annulation, censuré en appel par une
des Cours, peut maintenant parfaitement être confirmé à la suite d'un recours en cassation, par
la juridiction de renvoi ou par le Conseil d'État lui-même ; l'exécution de l'arrêt d'appel, qui
effaçait celle du premier jugement, doit à son tour disparaître en vertu de la décision ultime.
Administration et accessoirement administré sont, dans cette hypothèse certes extrême mais
nullement inconcevable, soumis, on en conviendra, à bien rude épreuve.

Du fait de la rareté des cas de recours dotés d'effet suspensif et de l'emploi malaisé du
sursis à exécution, l'autorité va souvent en conséquence préférer obvier à toute difficulté en
empruntant le subterfuge "hors-la-loi" qui consiste à temporiser sans y être nullement autorisée.

b) Les contours du phénomène de l'attentisme administratif

b-1) Une pratique courante

Pour éviter d'avoir à procéder à des opérations sur lesquelles elle devra revenir si elle
obtient gain de cause en appel, l'administration s'abstient très souvent d'exécuter la décision
d'annulation qu'elle conteste. Cette pratique, inadmissible au regard des principes sus-exposés, a
été depuis longtemps signalée et dénoncée388. Le Conseil d'État n'hésite d'ailleurs pas à la

383
Cet aspect négatif de la réforme (à savoir les problèmes de légalité à éclipse) avait été déjà mis en lumière à
l'époque. Cf. M. Gazier, "De quelques perspectives ouvertes par la récente réforme du contentieux administratif",
Revue du droit public 1954, p.669.
384
Selon l'expression de B. Pacteau, "Paradoxes et périls du principe de l'effet non suspensif de l'appel en
contentieux administratif", in Mélanges R. Chapus, p.493 s.
385
Ibid, p.499, où M. Pacteau cite Boitard : "Puisque la cause entière est remise en question, puisqu'on vient
débattre ab integro devant le tribunal ou devant la cour d'appel la demande sur laquelle ont statué les premiers
juges, il serait peu logique, et en général peu prudent, de poursuivre l'exécution d'une sentence dont la validité est
mise en doute".
386
Cette compétence est d'autant plus grande en matière d'excès de pouvoir depuis le 1er octobre 1995, date à
partir de laquelle, en vertu de la loi du 8 février 1995, elles peuvent connaître de litiges relatifs à d'actes
règlementaires.
387
R. Drago, "Les Cours administratives d'appel", Revue française de droit administratif 1988, p.196 s.,
notamment p. 202.
388
Voir notamment G. Weill, "Les premiers résultats de la réforme du contentieux administratifs", Etudes et
documents du Conseil d'État, 1957, p.136.
87
qualifier de fautive, car attentant à l'obligation d'exécution immédiate389. Elle semble
aujourd'hui constituer un phénomène d'une ampleur non négligeable, puisque le Rapport du
Conseil d'État déjà évoqué estime que "de nombreux cas d'inexécution ou d'exécution tardive
des jugements des tribunaux administratifs proviennent de la volonté affichée par
l'administration d'attendre le résultat de l'appel qu'elle a formé"390 ; et cette abstention
d'exécuter la chose jugée en premier ressort paraît surtout intéresser les annulations pour excès
de pouvoir391.

b-2) Une pratique "encouragée" par certaines solutions jurisprudentielles

Si le Conseil d'État, comme nous venons de le souligner, reconnaît que l'administration


commet une faute lorsqu'elle se comporte de la sorte, il ne semble pas en revanche souhaiter
sanctionner celle-ci : s'abritant souvent derrière le jeu restrictif de certains principes, quelques
solutions jurisprudentielles font que cet attentisme -si blâmable qu'il paraisse dans l'absolu- sera
fréquemment purement et simplement absous après coup. Etudions donc les trois
manifestations de cette pusillanimité, qui "encourage" l'autorité condamnée à s'abstenir
d'exécuter en pariant sur une victoire finale.

* Le défaut d'exécution des jugements de premier ressort n'est pas sanctionné de bonne grâce

Le panorama des solutions incitant l'administration à tabler sur une victoire en appel
pour se dispenser d'exécuter un jugement d'annulation s'ouvre sur une tendance manifestée par
le Conseil d'État en tant que juge des demandes d'astreintes. Depuis l'entrée en vigueur de la loi
du 16 juillet 1980, la Haute juridiction peut, par ce biais, sanctionner tout retard ou refus dans
l'exécution de la chose jugée (article 4 al.1 de la loi), quand bien même celle-ci reste susceptible
d'infirmation en appel392. Mais, c'est bien connu, le Conseil d'État se montre assez rétif quant à
l'emploi effectif de ce procédé393. Sa réserve se concrétise, dans l'hypothèse qui nous intéresse,
par l'attitude qui consiste à attendre presque systématiquement l'issue de l'appel avant de se
prononcer sur la demande d'astreinte. Ainsi, lorsque l'instance aboutit à l'infirmation du
jugement dont l'exécution était sollicitée, il s'autorise à rejeter la requête en astreinte,
considérant celle-ci dépourvue d'objet394. Cette politique jurisprudentielle395 méconnaît
totalement une des finalités de l'astreinte, qui est d'accélérer l'exécution des jugements, même
non définitifs ; elle est également de nature à conforter l'administration, qui se sait à l'abri de
tout prononcé d'astreinte avant l'aboutissement de l'appel, dans l'attente passive de l'issue de
celui-ci. La Haute juridiction se contente, en ne prononçant pas un non-lieu à statuer mais un
rejet au fond, de montrer qu'elle n'oublie pas que l'attitude de l'administration aurait pu bel et
bien, avant le renversement en appel du jugement qu'elle n'a pas exécuté, justifier l'astreinte. Ce

389
Voir, outre l'arrêt Curdel précité, C.E., 13/07/1966, Préfet de police c/ Dame Ximay, p.1023.
390
Rapport précité, p.489.
391
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°928-1.
392
Voir l'arrêt Dame Bastien précité.
393
Voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
394
C.E., 27/11/1985, Gindre, p.738 ; Dalloz 1986, Som. com., p.149, obs. F Llorens ; et, pour un exemple récent,
C.E., 10/06/1991, Bonte, req. n°73157, inédit.
395
Seul l'arrêt d'avril 1993 Dame Bastien (arrêt précité) a prononcé une astreinte sans attendre le résultat de
l'appel interjeté par l'administration. Mais il s'agit plutôt d'une exception qui confirme la règle, dans la mesure où il
apparaissait très clairement en l'espèce que la voie de recours n'avait été empruntée qu'à des fins purement
dilatoires et n'avait aucune chance d'aboutir (voir conclusions D. Kessler précitées, Revue française de droit
administratif 1994, p.59). Pour peu que l'administration s'y prenne un peu plus adroitement et que son appel soit
susceptible de succès, le Conseil d'État s'en tiendra sans aucun doute à la lignée des solutions traditionnelles.
88
type de "censure doctrinale", bien que totalement inefficace, paraît avoir ici la préférence du
juge, comme nous l'enseigne le deuxième type de solutions relevées.

* Le dommage qui en résulte n'est pas toujours réparable

Le raisonnement que nous allons maintenant présenter est de nature à inciter


l'administration à opter systématiquement pour l'immobilisme. Selon une jurisprudence
constante en effet, le fait de s'abstenir d'exécuter n'est considéré comme constituant une cause
de préjudice que si le jugement dont l'exécution a été différée est confirmé en appel ; dans le
cas contraire, la demande de réparation sera rejetée pour défaut de préjudice indemnisable.
Cette solution, déjà adoptée par quelques arrêts relativement anciens396, a été confirmée en
1983, en matière d'excès de pouvoir, par l'arrêt Ministre de l'intérieur c/ Dridi397 : l'intéressé,
ressortissant Tunisien, qui avait été expulsé du territoire national, avait obtenu l'annulation de
cette mesure par un tribunal administratif. Désirant en conséquence revenir en France, il en
avait été empêché par décision du ministre de l'intérieur. S'estimant victime d'une violation de
la chose jugée, M. Dridi réclamait donc des dommages-intérêts en réparation des pertes de
salaires que lui avait occasionnées cette mesure de refoulement, réparation que lui accorda le
tribunal de premier ressort. Saisi en appel, le Conseil d'État devait, à son tour, reconnaître le
caractère fautif de l'attitude du ministre au regard de la chose jugée. Mais il ne confirma pas
pour autant l'allocation de dommages-intérêts à la victime de cette faute. En effet, le jugement
qui avait annulé l'expulsion s'était trouvé entre-temps infirmé en appel, ce qui rétablissait la
pleine légalité de cette mesure. Le Conseil d'État a donc estimé que l'abstention fautive
d'exécution du premier jugement "n'a pu porter atteinte à un droit définitivement acquis",
puisque M. Dridi est désormais censé n'avoir pas obtenu un droit de retour en France, et que
"l'intéressé ne justifie, dans ces conditions, d'aucun préjudice susceptible de lui ouvrir droit à
indemnité". Cette simple reconnaissance de la faute, dépourvue de toute sanction, constitue une
incitation réelle pour l'administration à ne pas exécuter un jugement qu'elle espère voir
désavouer en appel, cet attentisme devenant pour elle "moins un risque qu'un pari"398. Pire, une
solution plus récente n'a même pas estimé devoir condamner, ne serait-ce que moralement, la
violation de la chose jugée non définitive.

* Une tendance à minimiser la violation de la chose "provisoirement" jugée

La logique qui a prévalu lors de l'adoption de la solution "Ministre de la défense c/ M.


Leprevost"399 peut conforter l'administration dans la tentation de l'inexécution des annulations
provisoires : l'intéressé, qui avait obtenu l'annulation au fond d'une première décision d'une
commission régionale du service national lui refusant une dispense, s'était heurté à un nouveau
refus fondé sur les mêmes motifs ; il obtint donc tout naturellement la censure de cette seconde
décision par le tribunal administratif. Mais, quelque temps après, le Conseil d'État, en appel du
premier jugement, infirma celui-ci, "justifiant" ainsi, rétroactivement, l'opiniâtreté de la
commission régionale. Fallait-il pour autant, à l'occasion de l'appel interjeté contre le second
jugement, négliger totalement l'atteinte à la chose jugée en premier ressort, moyen que soulevait
d'ailleurs M. Leprevost ? Le commissaire du gouvernement ne le pensait pas qui, s'il repoussait
la solution trop radicale consistant à annuler le refus contesté pour méconnaissance du jugement

396
C.E., 26/11/1952, Klein, p.532 (refus de l'administration de prêter main forte à l'exécution d'un jugement) ;
C.E., 27/01/1960, Ministre de la Reconstruction c/ Dame Lannoy, p.63 (refus de l'administration condamnée à
verser une somme d'argent). A noter que l'arrêt Anisset, déjà évoqué, adoptait lui aussi ce raisonnement.
397
C.E., 27/09/1983, p.861 ; La Revue administrative 1984, p.48, note B. Pacteau.
398
Ibid., p.49.
399
C.E., 22/06/1990, Revue française de droit administratif 1991, p.835, conclusions R. Abraham.
89
rétroactivement disparu, ne souhaitait pas non plus que le Conseil d'État avalise l'attitude de la
commission en écartant expressément ce moyen ; il préférait la solution intermédiaire du non
lieu à statuer, la survenance de la décision du Conseil d'État ayant, selon lui, privé le litige
relatif au second refus de tout intérêt. Il ne fut pas suivi par la Haute juridiction, dont l'arrêt
repoussa explicitement, en vertu de l'infirmation en appel, toute idée de violation de chose
jugée en première instance.

A la lecture de l'arrêt, on est frappé par l'indifférence affichée par le Conseil d'État quant
à l'attitude de la commission régionale. La reconnaissance de la faute dans la jurisprudence
Dridi, si elle n'entraînait, de par son caractère purement platonique, aucun avantage matériel
pour le requérant, avait au moins le mérite de marquer une certaine désapprobation à l'égard de
l'inexécution de la décision des premiers juges. Ici, pas la moindre connotation de reproche ; et
cette absence se fait d'autant plus cruellement ressentir qu'il ne s'agit plus d'un simple attentisme
de l'administration dans l'espoir d'un résultat favorable de l'appel, mais bien d'une bravade
contre l'autorité du jugement de premier ressort, la commission ayant statué comme si celui-ci
n'était jamais intervenu. M. Abraham avait pourtant mis en garde la Haute juridiction contre
cette "politique jurisprudentielle" qui "aboutirait à absoudre expressément -l'administration- de
son attitude ayant consisté à refuser outrageusement de s'incliner devant la chose jugée par le
tribunal", avec tout l'encouragement à ne pas respecter l'effet suspensif de l'appel que cela
induit400.

b-3) Une pratique qui dénote l'inadaptation des moyens institués

Bien que l'immobilisme de l'administration qui vient d'être décrit soit parfois
compréhensible eu égard aux difficultés qui naissent du jeu complexe d'annulations contraires
et successives, il n'en demeure pas moins qu'agissant de la sorte, elle crée "une discordance
grave entre les principes et la réalité, qui justifierait l'intervention de mesures appropriées"401.
Or, ces dernières ne passent pas simplement par la répression du phénomène, même si les
différentes jurisprudences laxistes dont nous avons dressé le tableau méritent toutes d'être
reconsidérées402. Elles semblent plutôt devoir prendre la forme d'un aménagement du principe

400
Conclusions précitées, p.837.
On peut noter ici que cet "encouragement" n'est pas le seul fait du juge administratif, mais transparaît également
dans certaines décisions de l'ordre judiciaire : ainsi, par exemple, en matière de licenciement de salariés protégés,
dans le cas où l'inexécution d'un jugement de tribunal administratif (annulant l'autorisation d'y procéder) constitue
une infraction, la Cour de cassation considère que l'annulation de ce jugement par le Conseil d'État enlève toute
base légale aux poursuites (Ch. Mixte, 3/12/1982, Bull. civ, n°5 et 6).
De même, certaines dispositions législatives récentes pourraient bien accroître la tentation de l'administration de
multiplier les appels dilatoires, destinés à reporter l'exécution du jugement. C'était la crainte émise par le député M.
Porcher dans son rapport sur le projet de loi ayant abouti à la loi du 8 février 1995 (Doc. A.N., n°1427, t.2, p.110)
concernant la disposition qui confie à la juridiction d'appel l'exécution d'un jugement de première instance contre
lequel un appel a été interjeté (sur ce point, voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I). Si ce danger est bien réel, il
semblait difficile de retenir une autre solution, sauf à risquer de superposer plusieurs procédures d'exécution
préjudicibles au justiciable, ou bien, si le suivi d'exécution avait été confié aux seuls tribunaux administratifs
indépendamment de l'évolution ultérieure du lige, à supprimer l'autorité des autres juges sur leurs propres
décisions.
401
G. Braibant, Etudes et documents du Conseil d'État 1961, art. cit., p.56.
402
- On songe tout d'abord à un changement d'attitude du Conseil d'État dont les condamnations morales de la
violation de la chose jugée non définitive devraient être plus systématiques, et s'accompagner d'une remise en
cause totale de la politique qui est la sienne en matière d'astreintes prononçables à cet égard.
90
d'absence d'effet suspensif des voies de recours. Deux procédés sont alors concevables, mais il
semble que le second doive avoir la préférence :

- le premier d'entre eux consisterait à multiplier les cas de voies de recours dotées d'effet
suspensif, voire à renverser purement et simplement la règle classique, ce qui obvierait aux
inconvénients de la légalité à éclipse. Pareille évolution est-elle souhaitable ? La question,
depuis longtemps posée, a presque toujours reçu une réponse négative, au motif qu'une telle
solution "porterait atteinte au prestige des tribunaux administratifs" et donnerait à
l'administration "la tentation de multiplier les appels abusifs et purement dilatoires"403.
S'agissant du premier point, on peut en effet admettre que "la présomption de conformité au
droit dont bénéficie l'administration doit pour le moins céder dès lors que les juges ont constaté
l'irrégularité de son action"404, ce qui sous-entend que les annulations prononcées par ces
derniers méritent qu'on leur confère un caractère immédiatement exécutoire, nonobstant appel ;
quant du second, on conçoit facilement quelle régression constituerait l'abandon d'une règle du
contentieux administratif qui, une fois n'est pas coutume, protège plus souvent les administrés
que la puissance publique. Ces arguments ont été repris par le Rapport du Conseil d'État sur
l'exécution des décisions de justice, afin d'écarter tout désir de bouleverser cette construction
traditionnelle, soulignant "qu'il serait curieux (...) de voir la juridiction administrative revenir
sur l'un de ses principes essentiels alors que, dans le même temps, la juridiction judiciaire
s'efforce de pallier, par le développement de l'exécution provisoire, les effets du caractère
suspensif de l'appel qui est de principe en procédure civile"405. Le Rapport insiste également sur
le caractère malsain du schéma qui consisterait à ce qu'une pratique contraire au droit existant
impose à celui-ci de s'adapter à elle, et non l'inverse406. Réduire l'effectivité des décisions
susceptibles d'infirmation ne semble pas une meilleure solution pour la même raison : l'étendue
de l'obligation d'exécution, pas plus que le principe de l'effet non suspensif des voies de
recours, ne doit être relativisée pour avaliser une attitude illégale.

- il ne faut donc pas chercher la réponse au problème étudié dans ces solutions extrêmes. On
peut dès lors envisager un remède qui, pour sembler plus doux, n'en sera pas moins efficace car
plus réalisable ; il s'agit du renforcement du moyen légal qui permet à l'administration de
différer l'exécution d'un jugement qui la condamne. On a très tôt compris l'intérêt de développer
ce mécanisme afin qu'il se substitue aux "sursis de fait décidés arbitrairement par

- On pense ensuite à une reconsidération des conditions d'engagement de la responsabilité de


l'administration qui se dispense d'exécuter les jugements qu'elle conteste en appel : le tribunal administratif qui
s'était prononcé dans l'affaire Dridi avait parfaitement senti cette nécessité, puisqu'il s'était efforcé de trouver, dans
l'attitude du ministre, de quoi fonder la condamnation de celui-ci au versement de dommages-intérêts (note Pacteau
précitée, p.50). Il n'existe en outre guère d'obstacle théorique à revenir sur cette jurisprudence contestable.
L'application logique des principes qui semblent a priori commander le raisonnement suivi dans l'arrêt Dridi
permet en effet d'aboutir à une solution moins paradoxale. Tout se passe comme si la rétroactivité de l'appel n'était
pas suffisamment forte pour effacer la faute, mais parvenait à anéantir tout préjudice. Or, de deux choses l'une : ou
bien l'on fait une totale application de cette rétroactivité de l'appel, et l'on estime que l'administration ne s'est
jamais placée en position fautive ; ou bien l'on écarte totalement cette règle, et l'on s'autorise à sanctionner
efficacement l'immobilisme abusif de l'autorité chargée d'exécuter le jugement initial. Cette dernière voie paraît
être la plus adaptée à la prise en compte et à la condamnation de ce qui s'est réellement passé.
403
G. Braibant, "Remarques sur l'efficacité des annulations pour excès de pouvoir", Etudes et documents du
Conseil d'État 1961, art. cit.. Voir cependant, présentant l'effet non suspensif de l'appel comme une "anomalie
procédurale", note Jeanneau sous C.E., 20/11/1959 Jaouen et 23/12/1959, Gliksman, Dalloz 1961, p.256.
404
Pacteau, art. cit., p.501.
405
"Rapport du Conseil d'État sur l'exécution des décisions des juridictions administratives", Revue française de
droit administratif 1990, pp.481 s. et plus particulièrement p.493.
406
Ibid.
91
l'administration"407. C'est la raison pour laquelle l'article 54 du décret du 30 juillet 1963 avait
tenté d'en assouplir les conditions d'octroi dans deux hypothèses. La première, qui concerne le
contentieux des droits, ne nous intéresse pas au premier chef ; la seconde a trait à l'excès de
pouvoir : en vertu de cette dernière, l'administration appelante dispose d'un régime préférentiel,
puisqu'elle peut obtenir le sursis à exécution d'un jugement prononçant une annulation dès lors
que les moyens qu'elle invoque "paraissent en l'état de l'instruction, sérieux et de nature à
justifier, outre l'annulation ou la réformation du jugement attaqué, le rejet des conclusions à fin
d'annulation accueillies par ce jugement". La condition tenant aux conséquences du
jugement408n'est donc ici plus exigée. Cette disposition va incontestablement dans le bon sens
pour contrecarrer l'attentisme de l'administration409. On a vu cependant qu'elle n'a pas suffi, loin
s'en faut, à faire disparaître cette attitude. Quelle en est la cause ? Le Rapport du Conseil d'État
sur l'exécution des décisions de justice met l'accent sur l'encombrement de la juridiction d'appel
qui ne permet pas toujours un traitement rapide de la demande de sursis, ce qui pousse
l'administration à préférer s'abstenir d'elle-même d'exécuter, plutôt que de le solliciter ou
d'attendre l'issue de la demande formulée en ce sens410. Il n'est pas défendu de penser que
l'administration répugne également à recourir à ce procédé parce qu'elle sait que le rejet de sa
demande de sursis créerait à son encontre un préjugé défavorable411. Il faut donc espérer que les
efforts qui sont actuellement enregistrés pour l'accélération des procédures et des instances412
changeront progressivement les mauvaises habitudes qui perdurent depuis de trop nombreuses
années, ce qui pourrait d'ailleurs être encouragé par l'adoption de mesures destinées à dissuader
la pratique contra legem de l'attentisme administratif413.

3 - Les conséquences du maintien de l'acte

Dans les hypothèses où, par exception, l'appel revêt -licitement ou non- un effet
suspensif, aucun fait irréversible ne peut venir contrarier la pleine exécution de l'arrêt qui vient
clôturer la procédure en infirmant la solution initiale, ce qui n'est pas toujours le cas, on l'a vu,
lorsque la solution du jugement de premier ressort a été concrètement appliquée. Si les juges de
première instance ont prononcé une annulation, rien ne s'oppose dès lors au rétablissement
intégral - on devrait plutôt parler de "réhabilitation" - de l'acte qu'elle frappait : tout se passe
comme si celui-ci n'avait jamais fait, même provisoirement, l'objet d'une censure
juridictionnelle, puisque le juge de dernier ressort a rétroactivement dénié à sa censure non plus
seulement son autorité, mais également toute effectivité.

407
Selon l'expression de G. Braibant, art. cit., p.56.
408
Voir supra.
409
Il faut d'ailleurs souhaiter son extension aux Cours administratives d'appel, dont la compétence en matière
d'excès de pouvoir devient de plus en plus effective.
410
Rapport précité, p.493. Sur le problème de la lenteur de la juridiction administrative, voir infra, Partie II, Titre
II, Sous-titre I.
411
Voir en ce sens L. Philip, "Le sursis à exécution des décisions des juridictions administratives", Dalloz 1965,
chron., p.219.
412
Sur ce point, voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
413
On pense notamment à la possibilité de transposer dans la procédure contentieuse administrative -en l'y
adaptant, bien évidemment- le dispositif prévu par l'article 1009-1 du code de procédure civile permettant au
défendeur sur un pourvoi en cassation d'obtenir "le retrait du rôle d'une affaire lorsque le demandeur ne justifie pas
avoir exécuté la décision frappée de pourvoi".

92
L'infirmation d'un jugement d'annulation constitue donc une situation intéressante en ce
qu'elle conduit en règle générale tantôt à la résurrection, tantôt à la confortation de l'acte
administratif qui faisait l'objet de la censure. Quoique non définitive, l'annulation prononcée
constitue une annulation à part entière ; son renversement montre que l'acte ainsi censuré peut
sortir indemne de ce traitement juridictionnel.

Les mécanismes de l'annulation partielle et de l'infirmation juridictionnelle d'une


annulation nous ont montré que l'acte censuré ne disparaît pas systématiquement de l'ordre
juridique. Mais la relativité de l'équation traditionnelle qui assimile annulation et annihilation se
renforcera à l'étude du sort de la norme portée par l'acte frappé par un tel jugement.

93
CHAPITRE 2. LA NORME CONTENUE DANS L'ACTE ANNULE SURVIT PARFOIS
A LA CENSURE DE SON SUPPORT

L'acte n'est plus, ici, pris en considération en tant que tel, mais simplement comme une
modification de l'ordonnancement juridique dans un sens donné, à une date déterminée. Peu
importe donc le contenant ; seul nous intéresse le contenu ou, pour reprendre les termes de la
doctrine classique, le negotium de la décision frappée des foudres de la juridiction
administrative. On peut aisément concevoir que l'annulation n'aura, dans cette perspective,
d'effet réellement annihilant que dans deux hypothèses : celle où l'acte censuré n'est pas
remplacé par l'autorité habilitée à ce faire ; et celle où il l'est, mais dans un sens totalement
différent de celui de l'acte initial. A l'inverse, si l'administration détient et met à profit, à la suite
d'une annulation, le pouvoir - voire l'obligation - de remplacer sa décision censurée en lui
conférant une portée sinon similaire, du moins voisine, le jugement n'aura pas, au regard de
l'ordre juridique, présenté le caractère destructif qu'on lui prête traditionnellement. Et plus l'acte
nouveau se rapprochera, de par son contenu, de l'acte annulé, moins l'annulation de ce dernier
sera palpable, a fortiori si ce nouvel acte est revêtu d'une portée rétroactive : on peut même
imaginer un réel mimétisme entre les deux décisions dans la mesure où leur contenu serait
semblable, et où l'acte nouveau prendrait effet à la date d'entrée en vigueur de l'acte annulé.

Il convient dès lors de s'intéresser successivement aux facteurs qui commandent cette
inhibition de la censure juridictionnelle par la réédiction de l'acte. Deux questions se posent à
cet égard : dans quel cas y aura-t-il remplacement de la norme annulée ? ; jusqu'à quel point la
norme de substitution peut-elle se rapprocher de la norme annulée ?

SECTION 1. LES DIFFERENTES HYPOTHESES DE REMPLACEMENT DE LA


NORME

L'autorité compétente peut fréquemment être amenée, de par sa volonté propre ou du


fait d'une obligation juridique qui pèse sur elle, à prendre un nouvel acte consécutivement à
l'annulation d'une mesure antérieurement édictée. Parallèlement, il existe des hypothèses où
cette substitution n'exige même aucune intervention positive de sa part. Au regard de
l'ordonnancement juridique, l'annulation sera, dans chacun de ces cas de figure, beaucoup plus
"indolore" que ne le laisse présager la conception classique de ses effets : elle ne provoquera
pas la brèche qu'occasionnerait une disparition irrévocable de la mesure censurée. Afin
d'appréhender au mieux cette réalité, le clivage proposé par R. Chapus dans son manuel
consacré au Droit du contentieux administratif414 apparaît difficilement contournable ; aussi
nous autorisons nous à en emprunter la structure dans le cadre de la présente section.

414
Op. cit., n°893 s.

94
Paragraphe 1. Le remplacement facultatif

Quelquefois, rien ne contraint l'administration à reprendre une décision à la suite de la


censure juridictionnelle de celle qu'elle avait initialement édictée, dans la mesure où la
disparition de l'acte annulé n'a créé aucun vide juridique415. Deux cas de figure se distinguent
nettement.

I - L'administration s'abstient d'édicter des mesures de remplacement

Tantôt l'autorité compétente décide de ne pas substituer à la décision annulée un nouvel


acte, tantôt elle n'a plus le loisir de le faire.

A. La volonté de ne pas remplacer l'acte annulé

1 - Ce cas de figure se rencontre principalement en matière réglementaire, notamment lorsque


l'administration a agi de manière initiale et discrétionnaire : celle-ci n'étant pas tenue, en
principe, de refaire un règlement annulé par le juge de l'excès de pouvoir416, la seule portée du
jugement consistera à rendre le secteur d'activité à la libre initiative des particuliers417.

2 - Plus rare en matière d'actes individuels, cette situation n'y est pourtant pas inconnue. On
peut évoquer par exemple l'octroi d'une autorisation ou le prononcé d'une sanction que
n'imposait pas la réglementation applicable418. Dans de telles hypothèses, la seule obligation
incombant à l'administration sera d'effacer l'acte, ce qui suppose parfois une mesure
matérielle419 ; mais nulle nécessité pour elle d'édicter une nouvelle norme destinée à prendre la
place de celle dont le juge a décidé la chute.

B. L'impossibilité de remplacer l'acte annulé

Ce cas de figure présente un caractère plus exceptionnel. On peut dissocier deux


situations :

1 - Dans la première, cette impossibilité est imputable à la lenteur qui a caractérisé


l'intervention du juge. Il en va ainsi lorsque l'annulation porte sur une opération déterminée qui
a déjà été menée à terme. En vue d'illustrer cette éventualité, on peut s'appuyer -au hasard- sur
la censure d'élections prononcée alors que le mandat des personnes élues est déjà expiré 420, ou

415
Nous ne nous pencherons pas ici sur les problèmes que suscite la remise en vigueur des textes antérieurs,
problèmes très spécifiques qui seront envisagés plus loin (Paragraphe 3).
416
C.E., 13/11/1953, Dlle Clair et autres, p.488.
417
Voir par exemple C.E., 13/01/1975, Da silva et C.F.D.T., p.16 : l'annulation de certaines dispositions d'une
circulaire des ministres de l'Intérieur et du Travail posant des conditions restrictives à l'entrée des travailleurs
étrangers en France a pour conséquence d'en dispenser désormais ceux qui nourrissent ce projet.
418
De même, l'annulation de l'expulsion d'un étranger n'entraînera pas forcément la prise d'une mesure positive de
remplacement.
419
La suppression d'un blâme, par exemple.
420
Voir par exemple C.E., 13/10/1989, Le Duff, req. n° 34825, cité par J. Georgel (art. cit.) : annulation des
élections universitaires tenues à Caen huit ans plus tôt, alors que la durée du mandat des élus était de trois ans.
95
sur l'annulation d'un arrêté préfectoral qui fixait, pour une année révolue, les dates d'ouverture
et de fermeture de la chasse421.

2 - La seconde est le fait d'un changement de circonstances, qui interdit désormais toute reprise
de l'acte annulé : c'est le cas, en particulier, lorsque la ré édiction d'une sanction illégale
frappant un fonctionnaire est rendue impossible par le simple fait que l'intéressé, ayant atteint la
limite d'âge, a été mis entre temps à la retraite422.
Toutes les hypothèses qui précèdent se fondent à merveille dans le moule des effets
classiquement dévolus à l'annulation, puisque l'acte qu'elle atteint est irrémédiablement anéanti.
Mais la pratique démontre le caractère exceptionnel des cas dans lesquels l'administration ne
peut ou ne veut ré édicter une mesure dont le juge a condamné l'illégalité.

II - L'administration décide d'édicter des mesures de remplacement

Une autorité peut désirer, à la suite de la censure juridictionnelle de l'une de ses


décisions, édicter un nouvel acte qui aille peu ou prou dans le même sens que les dispositions
annulées. Il n'existe aucun obstacle à ce qu'elle agisse de la sorte, à condition bien sûr qu'elle se
conforme à la chose jugée423. L'autorité absolue d'un jugement d'annulation s'oppose certes en
principe à ce que soit prise une décision identique à un acte précédemment annulé 424, mais cette
règle connaît deux tempéraments :

A. La transformation de l'acte annulé

Il arrive que l'autorité compétente, conformément aux prescriptions d'un jugement,


réédicte un acte en en changeant quelque peu le teneur, de manière à le débarrasser de
l'anomalie qui avait conduit au prononcé d'annulation. L'arrêt Gadiaga et autres425 nous en
fournit une excellente illustration : un arrêté municipal de police ayant été annulé par le tribunal
administratif de Strasbourg au motif que son champ d'application géographique était trop
étendu, le maire a pu légalement prendre un nouvel arrêté qui intéressait une zone nettement
plus restreinte. L'adaptation de la décision, à la lumière des considérants du jugement et après
un nouvel examen des circonstances, a préservé celle-ci de l'illégalité qui affectait celle qu'elle
remplace.

421
C.E., 22/06/1990, Rassemblement des opposants à la chasse, req. n°95419, inédit.
422
C.E., S., 6/06/1952, Sieur Pourcher, p.297, conclusions F. Gazier.
423
L'administration ne pourrait redécider en se fondant sur le motif même qui a provoqué l'annulation de la
première décision sans encourir à nouveau la censure.
Voir par exemple C.E., 25/05/1988 Commune de Genissac (cité par J. Georgel, art. cit.) : annulation d'un P.O.S.
identique à celui qui avait été antérieurement censuré au fond.
424
C.E., 18/03/1983, Ministre de l'environnement et du cadre de vie c/ S.C.I. La résidence du Parc, p.126 ; La
semaine juridique 1985, p.20440, note B. Noyer : un préfet ne saurait retirer un permis tacite acquis au profit du
requérant pour motif identique à celui qui a conduit à l'annulation d'un refus antérieur.
Cette règle vaut pour les mêmes erreurs tant de droit (C.E., 5/01/1979, Ville de Mâcon, p.609) que de fait (C.E.,
26/10/1976, Barabier, p.445).
425
C.E., S., 25/01/1980, p.44, conclusions M. Rougevin-Baville ; Actualité juridique, Droit administratif 1980,
p.307, chronique Y. Robineau et M.-A. Feffer ; Dalloz 1980, p.270, note G. Peiser.

96
B. La ré édiction de l'acte annulé corrigé de ses vices

Le juge ne va pas censurer systématiquement une décision matériellement identique à


celle dont l'illégalité a été par lui reconnue. Le mimétisme entre les anciennes et les nouvelles
mesures ne peut être en effet qu'apparent, l'illégalité sanctionnée ayant été d'une manière ou
d'une autre gommée. Deux situations sont à dissocier :

1 - Correction d'une illégalité externe

On pense évidemment en premier lieu à l'hypothèse dans laquelle avait été censurée une
illégalité externe, et où l'administration édicte un acte que n'affecte plus le même vice426. C'est
effectivement le cas le plus fréquent de correction ultérieure d'une décision annulée n'ayant
aucune incidence sur le fond de celle-ci427. Malgré l'intervention du juge, le contenu matériel de
l'acte ne varie pas ; l'annulation est à cet égard sans effet, à terme, sur l'ordre juridique.

2 - Correction d'une illégalité interne

On peut également assister dans certains cas à la réédiction à l'identique d'une mesure
qui avait été annulée au fond par le juge de l'excès de pouvoir. Plusieurs éventualités se
distinguent :

a) Un changement de circonstances de fait428 ou de droit429 peut transformer une démarche


illégale en un comportement tout à fait licite, et permettre en conséquence une pareille
réédiction430. Il va sans dire que la nouvelle décision, bien qu'en apparence similaire à celle qui
a été censurée, s'analyse comme une mesure juridiquement différente, car prise sur la base de
données qui n'existaient pas lors de l'édiction initiale. Ce raisonnement a parfois soulevé
quelques difficultés, dans la mesure où l'administration peut être tentée de modifier le droit
applicable afin de valider par avance la ré édiction d'un acte auquel elle tient particulièrement,

426
* Par ex. : C.E., 5/01/1973, Dame Gueydan, p.9 : le refus de réintégrer un fonctionnaire dans le corps de
son choix ayant été annulé pour vice de procédure, l'administration peut réitérer son refus en palliant les
insuffisances de sa première décision.
De même est-il possible pour l'administration de reprendre une décision qui avait été annulée pour défaut de
motivation, sous réserve d'en communiquer cette fois les motifs à l'intéressé : C.E., 26/06/1987, F.A.N.E. c/
Ministre de l'Intérieur, p.235 ; Actualité juridique, Droit administratif 1987, p.679.
Pour un exemple récent de correction d'un vice de procédure, Cf. C.E., 26/10/1994, Maignant, req. n°101183.
* Le juge judiciaire autorise également ce genre de réédiction : ainsi permet-il à l'expropriant, à la suite de
l'annulation de l'ordonnance d'expropriation et du transfert de propriété pour illégalité des opérations de la phase
administrative, de procéder à nouveau, mais de manière cette fois régulière, à ces dernières : Cf. C.Cass, Chbre
expro., 24/04/1969, Cne de Fouard, Bull. soc., n°295.
427
On peut rapprocher cette correction de l'acte annulé de celle opérée par l'administration en vue d'éviter une
annulation contentieuse pour vice de forme : voir sur ce point C.E., 25/07/1985, Mme Dagostini, p.226 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1985, p.558, conclusions B. Lasserre.
428
Voir par exemple C.E., S., 13/02/1959, Eilers et Port autonome de Strasbourg, p.109 ; et C.E., 4/10/1972,
Leclerc-Charron, p.599.
429
Voir en particulier C.E., S., 10/04/1964, Clinique du Chablais, p.215 ; Revue du droit public 1964, p.795, note
M. Waline : une autorisation d'ouverture de clinique qui avait été annulée comme fondée sur un motif illégal a pu
valablement être réaccordée par le préfet sur la base des mêmes considérations, les conditions à apprécier ayant été
entre temps modifiées par décret. Cf. également C.E., 26/11/1982, Khazem, p.697.
430
Cette règle est totalement indépendante de celle qui fonde la jurisprudence Despujol (voir infra), malgré ce
qu'aient pu en penser certains (Cf. note B. Noyer précitée) : le changement de circonstances n'a pas ici pour effet
de rendre l'acte illégal, mais au contraire de permettre son édiction ; de surcroît, on ne se situe aucunement dans
une logique de disparition de l'acte, mais exclusivement de renaissance de celui-ci.
97
et que le juge a fait disparaître. Même s'"il ne faut pas avoir la hantise du détournement de
pouvoir"431, certains arrêts sont là pour nous démontrer qu'il ne s'agit pas de simples vues de
l'esprit. L'affaire la plus connue est celle à laquelle a donné lieu l'éviction de M. Bréart de
Boisanger432. Ce dernier, qui occupait les fonctions d'administrateur de la Comédie Française,
avait attaqué le décret prononçant sa révocation et obtenu l'annulation de celui-ci au motif que
seule une faute disciplinaire aurait pu justifier une telle sanction. Afin de pouvoir reprendre le
décret annulé, le gouvernement avait alors modifié le droit applicable et transformé le poste
occupé par M. Bréart de Boisanger en emploi à sa discrétion. Le Conseil d'État, on s'en doute, a
censuré cette manœuvre, qualifiée de détournement de pouvoir, en relevant qu'il résultait "tant
de l'ensemble des pièces du dossier que des circonstances dans lesquelles est intervenu, puis a
été immédiatement appliqué le décret réglementaire attaqué, que ce dernier (...) - avait - eu pour
motif déterminant de permettre au gouvernement de prendre, en application des dispositions
nouvelles, deux mesures individuelles de portée pratique semblable à celles des mesures
précédemment annulées et de faire ainsi échec à l'autorité de chose jugée". Il apparaît donc que,
s'il acquiert la conviction - étayée par des éléments extérieurs à la décision contestée, comme en
l'espèce la hâte de l'administration de prendre les décisions individuelles sur le fondement du
nouveau texte - que le changement de droit applicable a eu pour motif déterminant, sinon
exclusif, la volonté d'échapper aux conséquences d'un jugement, le juge censurera à la fois la
réglementation nouvelle et les mesures prises sur sa base433.

b) En dehors de tout changement dans les circonstances de droit ou de fait, une correction des
motifs ou du but de l'acte dont le vice avait entraîné l'annulation peut conduire à une valable ré
édiction de celui-ci, sans pour autant que son contenu matériel ne s'en trouve affecté de quelque
manière que ce soit. Il apparaît ainsi que l'autorité des jugements d'annulation n'est absolue
qu'au regard de ce qui constitue la substance même de la décision juridictionnelle, à savoir son
dispositif et les motifs qui en constituent le fondement nécessaire434 : il est parfaitement loisible
à l'administration de reprendre l'acte du moment que cela ne heurte pas ce raisonnement 435. Les
exemples d'actes matériellement identiques repris par l'administration suite à une correction de
ses motifs illégaux sont assez nombreux436. Il est cependant à noter que le juge veille à ce que
l'administration n'invoque pas de façon fallacieuse un fondement nouveau ; il exige que ce
dernier soit réel et sanctionnera toute fausse correction de l'acte annulé437.
431
Pour reprendre la formule de M. Waline, Dalloz périodique 1938, 3, p.34 (note sous C.E., S., 16/10/1936,
Bony).
432
C.E., 13/07/1962, p.484 ; Actualité juridique, Droit administratif 1962, p.548.
433
Comme ce fut le cas dans l'espèce sus-décrite.
434
Juriprudence constante depuis l'arrêt C.E., 26/07/1912, Chemins de fer d'Orléans et du Midi, p.889,
conclusions Riboulet.
435
D'ailleurs le juge lui aussi ne s'estime tenu que par ce seul raisonnement, comme nous l'enseigne l'arrêt de
Section Commune de Criqueboeuf (C.E., S., 13/07/1979, p.321 ; Gazette du Palais 1980, 1, p.9, conclusions A.
Bacquet) : un tribunal administratif avait annulé un refus d'autoriser l'ouverture d'un camping au motif que
l'intéressé était titulaire d'une autorisation implicite. Saisi d'un recours contre cette dernière, le Conseil d'État a
considéré que l'autorité de chose jugée par le tribunal, ne s'attachant qu'à l'existence de l'autorisation attaquée et
non à sa régularité, n'empêchait pas l'annulation de celle-ci en raison de l'illégalité de la procédure ayant présidé à
son élaboration.
436
Voir par exemple C.E., 24/03/1971, Sieur Garry, p.1158 : l'octroi d'une autorisation de création d'une officine
pharmaceutique par dérogation, en application de l'article 571 du Code de la Santé Publique, ne méconnaissait pas
l'autorité de chose jugée d'un arrêt du Conseil d'État annulant l'autorisation d'ouverture accordée sur le fondement
de l'article 570 dudit code.
Pour un cas similaire, C.E., 2/11/1988, Maurice, p.591.
Voir également, en matière de permis de construire : C.E., S., 29/01/1971, S.C.I. La Charmille de Monsoult ;
Actualité juridique, Droit administratif 1971, p.234, conclusions M. Gentot.
437
Voir notamment C.E., S., 28/11/1949, Société des automobiles Berliet, p.579 ; Dalloz 1949, p.382, note P.
Weil ; et C.E., 15/10/1954, Roussel, p.534.
98
Une censure juridictionnelle peut donc, en fin de compte, n'occasionner que peu de
perturbations à l'égard de l'ordre juridique, pour peu que l'administration décide de remplacer
l'acte irrégulier par une décision matériellement proche, voire analogue. Qui plus est, cette
possibilité se métamorphose parfois en véritable compétence liée.

Paragraphe 2. Le remplacement obligatoire

Il ne pèse à la charge de l'administration d'obligation de prendre un acte en


remplacement d'une de ces décisions annulées que lorsque la censure opérée par le juge a
entraîné une lacune dans l'ordonnancement juridique. Cette situation se rencontre dans trois
séries d'hypothèses :

I - Lorsqu'une loi ou une réglementation imposait à l'administration la prise de l'acte


litigieux

Il peut arriver qu'une autorité, bien qu'agissant dans le cadre d'une compétence liée, voie
sa décision annulée par le juge de l'excès de pouvoir, et ce malgré la théorie des moyens
inopérants438 : c'est l'hypothèse dans laquelle le dispositif de l'acte différait de ce qu'il aurait dû
être439. On comprend aisément qu'aucun choix ne s'offre ici à l'administration : elle doit
reprendre l'acte après l'avoir purgé de son vice440. Le droit de l'urbanisme nous en fournit un
exemple récent : l'article 4 de la loi du 13 juillet 1983 portant modification du statut des
agglomérations nouvelles rendait obligatoire, avant le 31 décembre 1983, une révision du
périmètre d'urbanisation des communes concernées. La délibération du Comité du syndicat
communautaire de l'agglomération nouvelle d'Evry (en date du 11 décembre 1983) y procédant
ayant été annulée, le Conseil d'État a admis que le gouvernement pouvait, après une nouvelle
délibération, prendre, par décret et à une date postérieure à celle du 31 décembre 1983, la
décision de révision prévue par la loi441. On le voit, l'exigence législative est ici tellement forte
qu'elle impose la réfection de l'acte annulé - en reprenant

la procédure là où elle avait été interrompue - alors même que le délai prévu à cet effet est
expiré442.

438
Pour une présentation générale de cette théorie, voir notamment J.-M. Auby, "Les moyens inopérants dans la
jurisprudence administrative", Actualité juridique, Droit administratif 1966, p.5.
439
D'autres hypothèses plus ponctuelles écartent également l'inopérance : ainsi en va-t-il notamment lorsque la
décision prise en vertu d'une compétence liée a été abusivement dotée d'un effet rétroactif (C.E., 9/10/1981,
Béherec, p.358), et surtout lorsque le moyen se fondait sur une irrégularité externe qui privait le justiciable d'une
garantie instituée à son profit (C.E., 9/04/1986, Faugeroux, p.674 ; Actualité juridique, Droit administratif 1986,
p.500, 2ième espèce, note D. Chabanol ; Les petites affiches, 10 novembre 1986, p.13, note B. Pacteau).
440
Par exemple, en matière de réglementation nécessaire à l'application d'une loi, C.E., 23/11/1949, Goulard,
p.497.
441
C.E., 26/02/1988, Commune de Bondouffle ; Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.433, chronique
M. Azibert et M. de Boisdeffre.
442
Il sera à ce propos intéressant d'effectuer un parallèle, comme le font les chroniqueurs ci-dessus cités, avec
l'arrêt Z.A.C. de Villarceau dont il sera parlé plus loin, dans lequel l'absence d'une telle loi a entraîné une solution
plus restrictive, s'agissant d'un dépassement de délai imputable à la survenance d'une annulation juridictionnelle ;
99
II - Lorsque l'administration avait agi à la demande d'un administré

De nombreuses décisions administratives interviennent à la suite d'une sollicitation, le


cas type étant celui de l'autorisation. Le Conseil d'État a été amené à se prononcer à plusieurs
reprises sur les effets de l'annulation d'une autorisation accordée ou d'un refus opposé
consécutivement à une demande émanant d'un particulier ou d'une entreprise.

A. Le principe général

Il résulte d'une jurisprudence constante que la décision juridictionnelle "oblige en


principe l'autorité administrative à procéder à une nouvelle instruction de la demande dont cette
autorité demeure saisie", sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que l'acte annulé donnait
satisfaction à la demande ou la rejetait443. On peut tirer de cette formule plusieurs
enseignements : le premier réside dans le fait qu'au cas où la décision annulée se trouvait être
un refus, l'annulation de celui-ci ne vaut pas en principe autorisation444 ; elle impose seulement
une nouvelle instruction de la demande445 dans des conditions régulières et conformes à la
chose jugée, sans que l'auteur de la demande ait à renouveler celle-ci446. Si l'autorité
administrative s'abstient de procéder à cette nouvelle instruction, elle commet une faute de
nature à engager sa responsabilité447, à moins que certaines circonstances ne l'aient autorisée à
agir de la sorte448.

Il découle de ce qui précède qu'après correction, l'administration peut parfaitement


reprendre une décision de contenu similaire à celle qui a été annulée449. C'est la raison pour
laquelle le Conseil d'État a censuré le jugement d'un tribunal administratif qui, pour rejeter sans
instruction les conclusions d'une commune tendant à l'annulation d'une décision ministérielle
autorisant un tiers à effectuer certains travaux, s'était fondé sur l'annulation par jugement

et pour les leçons à tirer de la jurisprudence Commune de Bondoufle sur la privation d'effet rétroactif d'une
annulation, voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre II.
443
C.E., S., 7/12/1973, S.C.A. des Nigritelles ; entreprise Fayolles (2 arrêts), pp. 699 et 703 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1974, p.81, chron. J. Fourré et M. Boyon et p.85, note B.G.
Cf .également C.E., 19/06/1981, Fraval de Coatparquet, p.283 ; Droit administratif 1981, n°219.
444
Voir par exemple C.E., 22/01/1988, Mme Bastien, Revue du droit public 1988, p.1171 : la chose jugée, si elle
impose "l'obligation de procéder à un nouvel examen de la demande" et "de ne pas fonder un éventuel rejet de cette
demande sur le motif censuré", n'implique pas la reconnaissance à l'intéressée du bénéfice de l'autorisation qu'elle
sollicitait.
445
C.E., 15/01/1988, Ministre de l'agriculture c/ époux Bossens, Droit administratif 1988, n°90 : "considérant
qu'au cas où sa décision est annulée par la juridiction administrative, la Commission départementale (de
remembrement) se trouve (...) saisie à nouveau de plein droit de la réclamation en l'état de l'instruction existant au
jour de sa première décision et est tenue de procéder à une appréciation nouvelle et complète de cette réclamation".
Voir également C.E., 18/02/1994, Syndicat des pharmaciens du Puy-de-Dôme et Conseil régional de l'ordre des
pharmaciens, p.89.
Dans certaines hypothèses pourtant, le juge n'exigera de nouvelle instruction qu'en cas de "circonstances nouvelles
de droit ou de fait" (Cf. C.E., 26/06/1990, Mme André, p.550 ; et 29/07/1994, Bin Saminan, p.).
446
C.E., 19/01/1977, Sté des verreries mécaniques champenoises, p.700.
447
C.E., 10/10/1980, ministre de la Santé c/ Union départementale des Sociétés mutualistes du Puy de Dôme,
p.843.
448
On songe en particulier au cas où le demandeur n'avait pas qualité à solliciter la décision en cause.
449
Par exemple, en matière de permis de construire : C.E., 5/04/1991, S.C.I. Moulin Moyen, req. n° 87126, inédit.
100
antérieur devenu définitif d'une précédente décision du même ministre refusant à ce tiers
d'entreprendre lesdits travaux450.

B. L'application du principe aux régimes de décisions implicites

La survivance de la demande a créé quelques problèmes du fait de l'existence de


régimes de décisions implicites. En effet, dans la mesure où la mise à néant de l'acte annulé -
que celui-ci constitue un refus ou une autorisation - intervient la plupart du temps plusieurs
années après le dépôt de la demande initiale, on est en droit de se demander si une décision
implicite ne s'est pas substituée à la décision censurée. Pour plus de clarté dans l'exposé des
solutions apportées par le Conseil d'État, il convient de distinguer les deux cas de figure, même
si les réponses respectives s'avèrent très proches l'une de l'autre :

1 - Dans le cas où le silence gardé par l'administration vaut rejet, le fait que celle-ci soit à
nouveau saisie du dossier par le seul effet de l'annulation contentieuse n'induit nullement que le
sollicitant puisse se voir ipso facto opposer une quelconque forclusion : ce dernier peut
demander à tout moment à l'autorité compétente de réexaminer sa requête451. Toutefois, dès lors
qu'il aura reformulé sa demande, une décision implicite de rejet peut se constituer, décision qu'il
devra, s'il le souhaite, attaquer dans le délai de recours contentieux452.

2 - Dans les domaines où une loi ou un décret ont, par exception, instauré un régime
d'autorisation implicite, le Conseil d'État a posé un principe proche de celui de l'hypothèse
précédente : l'annulation de la décision prise par l'administration n'a pas pour effet de rendre le
demandeur titulaire de la permission qu'il sollicitait453. La solution adoptée par la Haute
juridiction ne peut qu'être approuvée sur le plan de l'équité : il ne semble pas souhaitable, en
effet, d'admettre que la constatation de l'illégalité d'une décision administrative puisse avoir
pour conséquence la constitution d'une décision implicite qui a de fortes chances d'être affectée
du même vice454 et qui offrirait de plus fortes garanties que la décision annulée, dans la mesure
où elle est insusceptible de retrait455 et où il est conceptuellement impossible de l'assortir de
conditions. L'éventualité de la survenance d'une autorisation implicite n'est cependant pas
totalement écartée par le Conseil d'État : l'intéressé doit alors, une fois encore, confirmer sa
demande auprès de l'autorité compétente pour déclencher le délai au terme duquel, faute de
réponse de cette dernière, il sera considéré comme titulaire de l'autorisation désirée 456. Le juge

450
C.E., 26/07/1978, Comité de défense des sites de Trégastel, p.314.
451
C.E., 20/05/1960, Hennequin, p.350.
452
A savoir six mois (4 + 2) après avoir confirmé sa demande : C.E., 4/02/1955, Rodde, p.72.
453
Arrêts S.C.A. des Nigritelles et entreprise Fayolles précités.
Cf. également :
- en matière de permis de construire : C.E., 8/02/1980, Marcel Rellé, Droit administratif 1980, n°82 ;
- en matière d'autorisation d'exploitation de carrières : C.E., 3/12/1982, S.A. Les Sablières d'Atton, Droit
administratif 1983, n°6.
454
Ce serait le cas en particulier si la décision expresse annulée était une autorisation viciée au fond.
455
C.E., S., 4/11/1969, Eve, p.498 conclusions L. Bertrand ; Actualité juridique, Droit administratif 1969, p.684,
chronique R. Denoix de Saint Marc et D. Labetoulle ; Revue du droit public 1970, p.784, note M. Waline.
456
Voir par exemple, en matière de permis de construire : C.E., 18/01/1974, Ministre de l'Aménagement du
territoire c/ Sté foncière Biarritz-Anglet, Dalloz 1974, Som.com., p.41 ; et C.E., 3/12/1975, C.E.F.I.C., p.612.
101
n'exige toutefois pas de l'administré la reprise de "toutes les formalités exigées lors de
l'instruction de sa demande initiale"457.

Le principe selon lequel l'annulation ne vaut pas autorisation est cependant tempéré
lorsque le juge reconnaît un droit du requérant à l'obtention de la décision sollicitée. Mais nous
entrons déjà ici dans la troisième hypothèse d'obligation de réfection pesant sur l'autorité dont
l'acte a été censuré par la juridiction administrative.

III - Lorsque la prise d'une nouvelle décision constitue une mesure d'exécution du
jugement d'annulation

Le principe qui interdit au juge administratif d'adresser des injonctions à l'administration


n'empêche pas celui-ci de renvoyer parfois le requérant devant l'autorité compétente 458 "pour
voir ordonner les mesures d'exécution que comporte" l'annulation qu'il prononce459.
L'obligation qui pèse alors sur l'administration peut se résumer à engager une nouvelle
procédure dont le résultat n'est pas déterminé par la chose jugée460. Mais il arrive également que
le juge aille plus loin et prescrive l'édiction d'un acte précis - en général individuel - quand il
constate l'existence d'un droit du requérant à son obtention. Cela se rencontre traditionnellement
en matière de fonction publique461 ; on peut également en relever des exemples en droit de
l'urbanisme, où il a été jugé en particulier que l'annulation d'un refus de permis de construire
impose à l'administration d'accorder celui-ci lorsque le tribunal a déclaré que le projet présenté
était "en tous points conforme aux règle d'urbanisme"462. L'autorité compétente devra donc,
dans ces hypothèses, prendre la décision qu'impose le jugement. Son refus exprès ou implicite
d'agir en ce sens est censuré par le juge d'excès de pouvoir463et expose l'administration à une
condamnation à réparation464 voire, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 16 juillet 1980, au
paiement d'une astreinte jusqu'à régularisation de la situation. Cette dernière voie a d'ailleurs
exploitée par un arrêt Dame Bastien465 : l'intéressée bénéficiait d'un jugement d'un tribunal
administratif par lequel avait été annulé le refus d'un organisme public de l'affilier à la Caisse

457
C.E., 19/06/1981, Fraval de Coatparquet, précité (arrêt intervenu en matière d'autorisation implicite de création
d'établissements sanitaires privés) ; voir également C.E., 10/05/1995, Ministre de la Santé c/ Clinique Saint-
Germain, req. n°137340.
458
A noter que, tout naturellement, l'exécution d'un arrêt d'annulation relèvera de la compétence de l'autorité dont
émane l'acte annulé. Ce principe est commun à la plupart des ordres juridiques, et se retrouve notamment en droit
communautaire (C.J.C.E., 20/06/1985, de Compte c/ Parlement, affaire n°141/84, alinéa 22).
459
C.E., 30/05/1945, Boitard, p.109.
Cette voie, ouverte par la jurisprudence, a été récemment élargie, on le verra, par la loi du 8 février 1995 (se
reporter infra Partie II, Titre II, Sous-titre II).
460
Par exemple procéder à de nouvelles élections : C.E., 20/01/1950, Cassar et Bouchasson, p.809.
461
Il en va ainsi de divers droits reconnus à un agent victime d'une illégalité tels qu'un :
- droit à une réintégration : C.E., 26/12/1925, Rodière, précité).
- droit à un avancement : C.E., 20/03/1930, Cotedidot, p.324.
- droit à un classement : C.E., 12/11/1949, Dougnac, p.477. etc.
462
C.E., S., 5/01/1979, Ville de Mâcon, précité.
463
C.E., S., 28/12/1949, Société automobile Berliet, p.579 ; C.E, S., 17/03/1961, Sieur Ducoût c/ Commune du
Mont-Dore, p.184. Cf. également, plus récemment, C.E., 3/04/1991, Ministre des postes c/ Mme Bellony, req.
n°105233 : l'annulation par le juge d'une instruction ministérielle relative à la notation du personnel interdit à
l'administration de refuser la révision d'une notation établie sur la base de cette instruction.
464
C.E., S., 27/02/1949, Périguey, p.46.
Cf également C.E., 14/12/1983, Jacq, p.510 ; Dalloz 1985, I.R., p.209, obs. F. Moderne et P. Bon.
465
C.E., 28/05/1993, arrêt précité.
102
nationale de retraite des agents des collectivités locales. En dépit du fait que les juges de
premier ressort avaient clairement indiqué, dans les considérants de leur décision, que la
requérante tirait de son statut un droit à couverture sociale, celle-ci s'était heurtée à un nouveau
refus de l'office compétent. Le commissaire du gouvernement, bien qu'il avouât que la solution
préconisée n'était "plus très loin d'une logique d'injonction"466, a réussi à convaincre le Conseil
d'État de prononcer une astreinte à l'encontre de l'administration rebelle au motif que "la
décision de justice comportait nécessairement pour l'administration – une - obligation de
faire"467.

Paragraphe 3. Le remplacement automatique

Cette hypothèse diverge quelque peu des deux précédentes dans la mesure où, ici, le
remplacement de l'acte annulé se présente comme une conséquence mécanique de la décision
juridictionnelle, l'administration ne jouant aucun rôle actif. Nous l'avons déjà évoquée en
mettant en avant comment, par le jeu même de la disparition qu'elle induit, l'annulation pouvait
conduire à la résurgence des dispositions que l'édiction de l'acte censuré avait affectées 468. Pour
entrer à présent un peu plus dans le détail, on peut énumérer les cas dans lesquels une pareille
substitution se vérifie :

I - L'annulation d'une mesure d'abrogation ou de retrait conduit tout d'abord à la résurgence de


la décision que l'acte censuré avait pour but de faire disparaître. Deux espèces serviront
d'illustration à chacune de ces situations :

A. Pour ce qui est de l'abrogation, on peut évoquer l'affaire Fédération autonome de l'aviation
civile 469: un décret relatif aux conditions de recrutement des ingénieurs météorologues ayant
été abrogé, l'annulation de cette abrogation conduit le Conseil d'État à considérer que ledit
décret n'a "pas cessé d'être légalement en vigueur"470. Une jurisprudence récente précise que
cette résurgence d'une mesure abrogée se conçoit à la seule condition que cette dernière aurait
été encore en vigueur à la date où l'annulation de l'acte qui l'a fait illégalement disparaître est
prononcée471.

B. L'arrêt Association du Centre antillo-guyanais pour la promotion sanitaire et sociale de


l'enfant472 concerne quant à lui l'annulation d'une mesure de retrait d'une autorisation
466
Ce que devait confirmer la loi du 8 février 1995.
467
Conclusions D. Kessler précitées, Revue française de droit administratif 1994, p.59.
468
Voir supra, Titre préliminaire.
469
C.E., 13/10/1976, p.405 ; Droit administratif 1976, n°348.
470
Cet arrêt présente par ailleurs l'intérêt de préciser que les mesures prises pour l'application du texte qui revit -
du fait de l'annulation de celui qui lui a succédé- redeviennent, de ce fait, également effectives (il s'agissait ici d'un
arrêté fixant le règlement et le programme de l'examen professionnel pour l'accès au corps des ingénieurs de la
météorologie).
471
C.E., S., 4 novembre 1994, Al Joujo et Chicker ; Droit administratif 1995, n°44 et 79 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1995, p.231, conclusions R. Abraham ; Les petites affiches, 19 juillet 1995, n°86, p.37, note F.
Priet : l'annulation d'un arrêté d'expulsion devrait en principe faire revivre le titre de séjour de l'étranger que l'arrêté
d'expulsion avait abrogé. Mais le Conseil d'État, sur proposition de son commissaire de gouvernement, a distingué
plusieurs hypothèses : si l'étranger était titulaire d'un titre de séjour valide au moment de l'expulsion, ledit titre ne
renaîtra qu'à condition qu'il ait toujours été en vigueur au moment où le juge a statué, et seulement pour la durée
qui lui était impartie ; dans le cas contraire, l'expulsé ne pourra revenir sur le territoire français qu'à condition
d'obtenir un nouveau visa.
472
C.E., 1er/03/1985, Droit administratif 1985, n°209.
103
préfectorale implicite de création d'un centre hospitalier de pédiatrie en Martinique. La Haute
juridiction, après avoir relevé que ce retrait "a été annulé par jugement du tribunal administratif
de Fort-de-France devenu définitif", souligne que "l'association requérante a retrouvé le
bénéfice de la décision implicite d'autorisation qu'elle avait acquise".

II - On assiste à un phénomène similaire dans l'hypothèse où est annulé un acte ayant


simplement modifié un texte existant. Prenons l'espèce Bonnetblanc473 : le Conseil d'État ayant
censuré un décret qui transférait une des compétences des Conseils régionaux de l'ordre des
médecins à des juridictions qu'il créait, ceux-ci retrouvent qualité pour statuer sur les plaintes
adressées à celles-là. D'assez nombreux exemples de résurgence de textes modifiés après
annulation de cette modification pourraient par ailleurs être trouvés dans le droit de
l'urbanisme474.

III - Le dernier des cas de résurrection de mesures consécutivement à une annulation recouvre
les censures qui portent sur des actes prenant le relais de décisions antérieures, leur apportant un
complément normatif ou procédural. Les deux terrains de prédilection en sont les droits de la
fonction publique et de l'urbanisme :

A. Dans la fonction publique, une sanction frappant un fonctionnaire peut être quelquefois
remplacée par une sanction de nature différente. Ainsi, dans l'affaire Ville de Châteaudun475,
l'annulation d'un arrêt de révocation qui s'était substitué à la mise à la retraite d'office d'un
fonctionnaire a-t-elle eu pour conséquence, aux yeux du Conseil d'État, de remettre en vigueur
cette dernière mesure que le requérant n'avait pas déféré au juge administratif dans le délai
contentieux.

B. En droit de l'urbanisme, l'annulation de plans d'occupation des sols (P.O.S.) donne souvent
lieu à la résurgence des mesures locales antérieures auxquelles il s'était substitué476. Cela

473
C.E., 24/03/1965, p.1034 ; Cf. également C.E., 22/04/1966, Subileau, p.284 ; et C.E., Ass., 12/10/1979,
Rassemblement des Nouveaux Avocats de France, p.370 ; Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.248,
note C. Debouy ; La semaine juridique 1980, n°19288, conclusions M. Franc ; note J. Boré.
474
Et en particulier, pour anticiper sur des développements immédiatement à suivre, dans le contentieux des
P.O.S.. Ces documents peuvent en effet faire l'objet de modifications, qui s'analysent comme une procédure de
révision simplifiée en raison de son caractère limité (elle ne peut notamment porter atteinte à l'économie générale
du P.O.S.). Le Conseil d'État avait admis, dès 1992, que l'annulation d'une telle modification entraînait la remise en
vigueur des dispositions correspondantes du P.O.S. dans leur rédaction initiale (C.E., 3 juillet 1992, Commune de
Riedisheim, Droit administratif n°339), point de vue qu'a renforcé l'article 1er de la loi du 9 février 1994 (voir
infra). Il en va de même en matière de modification de schémas directeurs (conclusions S. Lavignes sur C.E.,
5/12/1994, Syndicat Viticole de Pessac-Léognan et autres, Bulletin de jurisprudence du Droit de l'urbanisme, n°7,
1995, p.91).
475
C.E., 18/01/1967, p.691 ; Actualité juridique, Droit administratif 1967, p.299.
476
Cette résurrection des mesures locales antérieures a d'ailleurs été posée en principe par l'article 1er de la loi
n° 94-112 du 9 février 1994 portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de construction : "L'annulation
ou la déclaration d'illégalité d'un schéma directeur, d'un plan d'occupation des sols ou d'un document en tenant lieu
a pour effet de remettre en vigueur le schéma directeur, le plan d'occupation des sols ou le document d'urbanisme
en tenant lieu immédiatement antérieur". Le législateur est ainsi revenu sur une jurisprudence très contestée
consacrée par l'arrêt du 25 novembre 1991, "Association des amis de Saint-Palais-sur-Mer" (p.405 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1992, p.116, chronique C. Maugüé et R. Schwartz ; Les petites affiches 29/04/1992,
p.7, note J. Morand-Deviller) qui considérait que l'annulation d'un P.O.S. rendu public n'avait pas "pour effet de
remettre en vigueur le précédent P.O.S. de la commune" mais bien la réglementation nationale à la lumière de
laquelle était tranché le litige.
104
s'avère d'autant plus fréquent que la procédure d'élaboration de ces documents se scinde en
deux étapes successives, ponctuée chacune par l'édiction d'un acte réglementaire : le P.O.S.
rendu public dans un premier temps ; le P.O.S. approuvé ensuite. Or, comme ce fut le cas dans
l'affaire Association pour la protection du site du Vieux Pornichet477, il n'est pas rare de voir le
P.O.S. approuvé annulé par le juge administratif. La conséquence de cette décision, lorsque le
P.O.S. rendu public n'est pas devenu inapplicable du fait de l'expiration du délai de trois ans
prévu par l'article L. 123-5 in fine du Code de l'urbanisme478, est de ressusciter celui-ci jusqu'à
la survenance d'une nouvelle approbation légale479 ; si le délai est dépassé, ce sont les
dispositions du R.N.U. (Règlement national d'urbanisme) auxquelles le P.O.S. s'était substitué
qui s'appliqueront.

En fin de compte, outre le cas - somme toute assez exceptionnel - dans lequel
l'administration ne possède aucune obligation de remplacer la mesure annulée et ne désire ou ne
peut y procéder, il se trouve toujours une norme qui vient prendre le relais de celle dont le juge
a ordonné la chute, norme qui résulte de l'édiction d'un nouvel acte ou de la résurgence de
textes anciens. Il nous faut maintenant nous intéresser de plus près au contenu de cette "norme-
relais" afin de déterminer si la décision de justice engendre ou non, d'un point de vue
strictement matériel, des perturbations aussi importantes que le laisse présager la doctrine
classique.

Sur cette loi, et ses textes d'application, voir notamment le dossier constitué par la Revue française de droit
administratif 1995, pp 1 à 83 ; et pour un parallèle avec la position de la Cour de cassation, Cf la note A. Bernard
sous Cass. civ. (3ième), 16/03/1994, La semaine juridique 1995. II, p.1213.
477
C.E., Ass., 15/02/1980, p.80 ; Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.291, chron. Y. Robineau et M.-
A. Feffer ; La semaine juridique 1980, n°19375, conclusions B. Genevois, note G. Liet-Veaux.
Voir également C.E., 26/03/1982, S.C.I. Valsnow-Bellevarde, p.139.
478
Passé ce délai de trois ans, en effet, l'article L.123-5 du Code de l'urbanisme dispose que, le P.O.S. non
approuvé cesse d'être opposable aux tiers (à noter que l'introduction d'une requête devant un tribunal administratif
à l'encontre du P.O.S. approuvé n'ayant pas pour conséquence d'interrompre le cours de ce délai (lire la réponse
ministérielle à la question écrite n°208, J.O., A.N., Q.,20/09/1988), il n'est pas rare, eu égard à la durée des
instances, que cette condition ne soit pas remplie). Le Conseil d'État a néanmoins jugé que, dans une telle
hypothèse, le P.O.S. rendu public n'est pas pour autant frappé de caducité (C.E., S., 31/12/1976, "Association des
amis de l'île de Groix", p.585 ; La semaine juridique 1977, II, n°18589, conclusions B. Genevois, note G. Liet-
Veaux). Cela s'explique par le fait que l'intêret principal de la solution Vieux Pornichet réside dans la
simplification de la régularisation du P.O.S. rendue nécessaire par l'annulation juridictionnelle de sa phase
d'approbation : même s'il n'est plus opposable, le plan rendu public peut, du fait de sa non-caducité, être approuvé
sans qu'il soit besoin de reprendre à son origine la procédure d'élaboration à moins qu'un changement de
circonstances de droit ou de fait ne se soit produit, et ce conformément au principe qui veut que les actes
préparatoires valablement effectués demeurent même en cas d'annulation contentieuse de l'acte final (voir sur ce
point P. Hocreitère, "L'inopposabilité du P.O.S. rendu public", Revue française de droit administratif 1985, p.286).
479
Comme le soulignait en effet Mme Morand-Devillier, "le P.O.S. rendu public est le résultat d'une élaboration
minutieuse et le document contient l'essentiel des règles d'occupation et d'usage du sol, ce qui explique qu'il puisse
être, dès ce stade, rendu opposable aux tiers" (note précitée, Les petites affiches 29/04/1992, p.9). Il semble donc
préférable, en cas d'annulation du P.O.S. approuvé, de revenir à ce document parfaitement opérationnel, s'il est
légal et publié depuis moins de trois ans, plutôt que de soumettre la commune à des règles nationales forcément
moins bien adaptées à sa situation.
105
SECTION 2. LES DIVERS DEGRES DE SUBSTITUTION

Dès lors que l'autorité compétente décide de remplacer l'acte annulé ou sacrifie à une
obligation en ce sens, on peut s'interroger sur la similitude susceptible d'exister entre les deux
normes en cause. Peut-il y avoir identité totale entre le contenu de la décision censurée et celui
de la mesure nouvelle ? La question se pose dans les mêmes termes en cas de résurrection
automatique d'un acte. Afin de répondre à l'ensemble de ces interrogations, il faut se pencher
successivement sur les symétries imaginables, d'un point de vue matériel, entre les deux actes
considérés, puis sur le problème de l'éventuelle rétroactivité du second d'entre eux.

Paragraphe 1. Ressemblances ou dissemblances entre norme nouvelle et norme contenue


dans l'acte annulé

Quand l'administration procède au remplacement de l'acte annulé ou que cette


substitution est la résultante automatique de l'annulation, ce sont les dissemblances ou les
ressemblances existant entre le contenu de la décision nouvelle et celui de la décision censurée
qui vont principalement conditionner la portée plus ou moins annihilante de l'annulation
juridictionnelle eu égard à la norme à laquelle l'acte censuré servait de vecteur. En
conséquence, plusieurs cas de figure se différencient nettement :

I - L'anéantissement parfait par substitution d'une norme contraire

Imaginons que l'autorité compétente remplace l'acte annulé par une décision très
différente de ce dernier, voire constituant matériellement son contraire. Peu importe ici qu'elle
ait agi de son propre chef ou qu'elle ait été juridiquement contrainte à cette édiction480. Du
moment que l'acte qui se substitue aux dispositions annulées s'en démarque nettement, au point
d'en prendre parfois le contre-pied481, l'ordonnancement juridique aura été profondément
perturbé par la décision juridictionnelle. Le nouvel acte s'éloigne trop de celui auquel il succède
pour s'apparenter à une véritable correction de celui-ci. Même si l'intervention du juge ne se
solde pas en définitive par une simple soustraction à l'ordonnancement juridique, mais aboutit à
la création d'une mesure de substitution qui prend la place de l'acte censuré, l'effet annihilant de
l'annulation joue ici à plein. Illustrons ce cas de figure par le biais de trois des hypothèses déjà
envisagées :

* On sait que l'administration, en vertu de la décision juridictionnelle qui censure une mesure
d'octroi ou de refus d'autorisation, reste saisie du dossier et pourra donc, si les circonstances le
commandent, solder le nouvel examen de celui-ci par l'édiction d'une mesure contraire à celle
qui a été censurée : un refus peut donc prendre la place de l'autorisation initiale, et inversement.

* De même, en cas de résurrection automatique des dispositions antérieures à l'acte annulé, la


décision qui renaît édictait parfois une prescription opposée à celle que le juge fait disparaître,
notamment lorsque la mesure censurée s'analyse comme une mesure d'abrogation ou de
substitution. L'acte qui avait virtuellement disparu de l'ordre juridique reprend alors une pleine

480
Par exemple lorsque le juge, ayant annulé un refus d'admettre à la retraite un fonctionnaire, a clairement
signifié à l'administration qu'elle était dans l'obligation d'accorder celle-ci, en constatant que la limite d'âge était
atteinte.
481
Reprendre l'exemple ci-dessus (refus d'admission à la retraite / mise à la retraite).
106
vigueur ; la volonté administrative d'y mettre fin se trouve totalement contrariée par
l'annulation, qui revêt dans cette hypothèse une portée largement destructive. Un exemple
récent nous est fourni par l'arrêt Ministre de la Solidarité c/ Polyclinique Saint-Pierre 482: dans
le cadre de son pouvoir hiérarchique, le ministre des affaires sociales avait annulé la décision
d'un préfet autorisant l'extension du service de médecine de la polyclinique en question ; mais,
suite à un recours gracieux, il était revenu sur sa décision et avait accordé l'autorisation
sollicitée. Cependant, cette dernière décision ayant été annulée par un tribunal administratif, le
Conseil d'État devait considérer que la censure juridictionnelle avait "fait revivre" le refus
ministériel antérieur. L'ordre juridique est dans ce cas de figure d'autant plus perturbé que l'acte
qui resurgit revêt le plus souvent un caractère définitif qui interdit, comme c'était le cas en
l'espèce, sa contestation gracieuse ou contentieuse483.

* Plus généralement enfin, l'administration devra prendre systématiquement une décision


contraire à l'acte censuré dès lors que le jugement d'annulation lui impose la reconstitution de la
situation antérieure. On songe en particulier à la réintégration d'un fonctionnaire qui fera suite à
la condamnation de son éviction484.

II - L'anéantissement imparfait par substitution d'une norme proche

L'administration procède très souvent, comme il l'a été souligné, à des corrections
destinées à rendre conforme à la légalité un acte dont le juge a montré qu'il ne l'était pas. Il peut
s'agir indifféremment d'une décision discrétionnaire qu'elle décide de remplacer en la
transformant selon les prescriptions de la décision juridictionnelle, ou bien d'un acte auquel elle
était dans l'obligation de fournir une mesure de substitution. La réédiction d'une décision
matériellement proche de la mesure illégale est de nature à tempérer la vision traditionnelle des
effets annihilants de l'annulation. Certes, la mesure initiale a disparu ; mais son remplacement
par une mesure qui n'en diffère pas fondamentalement suggère que la décision juridictionnelle
remplit une fonction plus "régulatrice" que "destructive", dans la mesure où l'intervention du
juge ne se solde pas, en fin de compte, par une amputation de l'ordonnancement juridique, mais
aboutit indirectement à créer un acte de substitution à celui dont elle a commandé la chute.

On peut rapprocher de cette hypothèse celle dans laquelle sont remis automatiquement
en vigueur des actes qui ressemblent fort à ceux qui sur lesquels le juge de l'excès de pouvoir a
jeté son discrédit. Il peut en aller de la sorte en cas de censure d'une mesure qui non seulement
modifiait mais aussi remplaçait l'acte rendu à la vie. Les deux espèces développées à propos de
la résurrection de mesures auxquelles s'était substituée la décision annulée en témoignent485 :
que ce soit dans le cas de la résurgence de la sanction frappant un fonctionnaire ou de celle du
P.O.S. rendu public, on peut raisonnablement estimer que ceux-ci ne s'éloignent pas
radicalement des dispositions censurées

qui les avaient remplacés486.

482
C.E., 16/02/1994, Polyclinique Saint-Pierre ; Droit administratif 1994, n°277, observations R.A. ; Revue du
droit public 1994, p.1551 conclusions R. Abraham.
483
Seule pourrait contrarier cet effet négatif de l'annulation la réédiction future de l'autorisation censurée, mais
cela est totalement suspendu au bon vouloir de l'administration.
484
Pour plus de détails sur ce point, voir les développements sur la rétroactivité (infra, paragraphe 2).
485
Voir les arrêts Ville de Châteudun et Association pour la protection du site du Vieux Pornichet précités.
486
De même, la résurgence d'un P.O.S. après annulation d'une simple modification prévue par l'arrêt commune de
Ridesheim et l'article 1er de la loi du 9 février 1994 précités ne produira qu'une très relative perturbation de
107
III - L'anéantissement contrarié par substitution d'une norme identique

C'est le cas de figure qui se place le plus en porte-à-faux par rapport à la conception
classique des conséquences de l'annulation. Les exemples de ré édiction à l'identique que nous
avons fournis dans la section précédente (notamment en matière d'acte discrétionnaire que
l'administration décide de corriger de ses vices externes - voire parfois internes -, et d'acte
sollicité par un administré, lorsque le nouvel examen du dossier se solde par un nouvel octroi de
l'autorisation demandée, ou par un nouveau refus opposé à une requête en ce sens) montrent à
l'évidence que, d'un point de vue normatif, l'intervention du juge de l'excès de pouvoir
censurant un acte n'aura entraîné à terme aucune perturbation dans l'ordonnancement juridique.

Mieux encore, comme en matière d'annulation partielle, la censure juridictionnelle peut,


dans certaines hypothèses de résurgence automatique d'actes antérieurs, ne pas remplir sa
mission d'"assainissement" de l'ordre juridique. Imaginons en effet que soit ainsi ressuscitée,
dans le cadre de la jurisprudence Ville de Châteaudun, une sanction de même portée que celle
qui a été annulée et qui s'avère elle aussi illégale : le Conseil d'État opposera le fait qu'elle n'ait
pas été attaquée dans les délais pour justifier qu'il ne puisse la remettre en cause. Supposons par
ailleurs que le P.O.S. rendu public qui revit à la suite de l'annulation du P.O.S. approuvé soit
matériellement similaire et, ce qui est loin de constituer une hypothèse d'école 487, entaché dans
son contenu même d'un vice identique à celui qui a motivé la censure de son successeur ; c'est
donc un règlement illégal qui ressurgit du fait de l'annulation. Cette dernière, contrairement à ce
qui constitue sa raison d'être, n'a pas satisfait aux exigences du principe de légalité.

La norme qui remplace la norme annulée peut donc s'apparenter aux dispositions
victimes d'une annulation jusqu'à devenir leur copie conforme, illégalité comprise. Et pour peu
que la mesure de substitution revête alors une portée rétroactive, il sera fait totalement table
rase de l'annulation prononcée. L'intérêt réside donc à présent dans l'étude des conditions dans
lesquelles est envisageable une telle rétroaction.

l'ordonnancement juridique, du fait du peu d'importance que revêtait, par hypothèse, le changement opéré. Il en va
au contraire souvent différemment pour la censure d'une révision du P.O.S., tant il est vrai que "très souvent, la
révision d'un P.O.S. ne se distingue guère, sinon par la procédure suivie, d'une refonte globale" de celui-ci (M.
Granjon, Gazette du Palais 1992, p.89). Dans ce dernier cas, avec la résurgence du règlement local d'urbanisme
avant révision imposée par ladite loi, on assiste presque immanquablement à la renaissance d'un texte bien
différent de celui qui avait été annulé par le juge.
487
Il n'est pas rare en effet que le P.O.S. soit annulé non pour vice de forme postérieur à la publication, comme
c'était le cas dans l'affaire Association pour la protection du site du Vieux-Pornichet, mais pour illégalité interne.
Voir par exemple :
- pour une erreur de droit : T.A. Lyon, 15/06/1976, Union cantonale des syndicats d'exploitants agricoles
et autres, Dalloz 1978, I.R., p.378.
- pour une erreur manifeste d'appréciation : C.E., 19/10/1979, Association pour la sauvegarde du pays de
Rhuys, Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.110.
108
Paragraphe 2. Portée rétroactive ou non rétroactive de la norme nouvelle488

Deux types de constructions commandent les solutions en la matière : la première,


traditionnelle, oppose au principe de non-rétroactivité de la mesure nouvelle une exception non
négligeable ; la seconde multiplie les hypothèses atypiques de rétroactivité. Une fois exposés
ces deux schémas, il faudra évaluer quelle est la portée de la rétroactivité sur les effets de
l'annulation s'attachant à la norme en cause.

I - Le schéma traditionnel

A. Le principe : l'acte nouveau est dépourvu d'effet rétroactif

Conformément au principe général du droit qui régit l'entrée en vigueur des décisions
administratives, l'acte pris par l'administration à la suite d'une annulation contentieuse pour
remplacer celui qui a été censuré ne peut a priori revêtir un caractère rétroactif, qu'il s'agisse
indifféremment d'un acte réglementaire489ou d'une décision individuelle490. L'autorité concernée
ne peut donc, en principe, prendre argument de l'annulation de l'acte initial pour faire remonter
l'entrée en vigueur de la nouvelle décision à la date d'édiction de celui-ci491. M. Weil en
explique parfaitement la raison : "en disant que l'administration refait l'acte annulé, nous ne
devons pas oublier que cette réfection n'est qu'une apparence car, au fond, le second acte est un
acte nouveau, bien qu'il ait -parfois- le même objet que le premier (...)"492. Il en déduit que "le
second acte ne pourra pas rétroagir, car sa rétroactivité signifierait la réalisation de la décision
annulée"493. Il est vrai que si l'on permettait que la réplique d'une décision censurée par le juge
prenne effet à la même date que cette dernière, cela priverait le jugement de toute portée. Le
principe de non-rétroactivité, outre sa fonction traditionnelle qui trouve son fondement dans "la
nécessité d'assurer aux relations juridiques entre l'administration et les administrés une sécurité
indispensable"494, est donc ici intimement lié à celui de respect de la chose jugée. Il implique
deux règles bien distinctes :

488
Une précision liminaire importante doit être apportée : la question de la rétroactivité de la norme qui remplace
celle qui subit le contrecoup d'une annulation ne se pose réellement que dans les hypothèses où l'administration
joue un rôle actif. Lorsqu'au contraire rejaillit automatiquement la norme antérieure, s'il va certes de soi que cette
remise en vigueur revêt une portée rétroactive, c'est simplement parce que, du fait de la censure juridictionnelle
prononcée à l'encontre de la mesure de remplacement, l'acte ancien est supposé n'avoir jamais quitté
l'ordonnancement juridique. La rétroactivité en cause ici n'est donc pas tant celle de la norme qui vient se
substituer à celle qui a fait l'objet de l'annulation, que celle du jugement qui a décidé cette dernière.
489
C.E., Ass., 25/06/1948, Société du Journal l'Aurore, p.289 ; Sirey 1948, III, p.69, conclusions M. Letourneur ;
Dalloz 1948, p.437, note M. Waline ; La semaine juridique 1948, II, 4427, note A. Mestre.
490
C.E., 16/07/1948, Société des filatures et tissages de Madagascar, p.334.
491
C.E., 19/07/1973, S.C.I. La Tour Blanche c/ Perrière, p.885.
De même, lorsqu'a été annulé un acte qui s'était substitué à une décision antérieure, l'autorité compétente ne saurait
prendre un nouvel acte qui rétroagirait à la date de cette dernière : C.E., S., 21/01/1977, Moisand, p.35.
492
Op. cit., p.49.
493
Ibid.
494
M. Letourneur, "Le principe de non-rétroactivité des actes administratifs", Etudes et documents du Conseil
d'État 1955, n°9, p.37.

109
1 - L'acte nouveau doit être pris après exécution de la décision juridictionnelle

L'administration, nous le savons, peut parfois refaire à l'identique un acte censuré par le
juge de l'excès de pouvoir. Cependant, les principes de non-rétroactivité et de respect de la
chose jugée limitent cette permission par deux interdictions :

a) Interdiction de maintenir les effets de l'acte annulé pour la période comprise entre son entrée
en vigueur et l'édiction d'un acte nouveau

* Justification de l'interdiction

Il serait contraire au principe d'exécution de la chose jugée de permettre à


l'administration, même lorsque l'acte censuré était justifié au fond, de prendre une mesure
identique censée se substituer à lui dès le moment où il avait été initialement édicté. Imaginons
le cas d'un fonctionnaire qui obtient l'annulation pour vice de forme d'une mesure d'éviction
l'ayant frappé. L'administration pourra certes prononcer ultérieurement la même sanction, en
respectant cette fois les conditions légales ; mais elle ne pourrait lui donner effet rétroactif sans
méconnaître la chose jugée, laquelle exige que l'on procède auparavant à la réintégration de
l'intéressé495. Ainsi, l'agent ne pourra être à nouveau évincé qu'à partir du moment où, rétabli
dans ses fonctions, la nouvelle mesure lui aura été notifiée496. Une solution inverse aboutirait à
rendre totalement platonique la décision juridictionnelle. La rétroactivité ne saurait permettre à
l'administration de réparer à son profit, pour le passé, les erreurs qu'elle a commises : cela
porterait atteinte à la protection des droits des administrés qu'assure le juge de l'excès de
pouvoir497. L'exigence de réintégration antérieure à la prise d'une nouvelle mesure n'est à ce
propos, pas toujours aussi formaliste qu'on pourrait le croire, en particulier en matière de
sanction : il est en effet des cas dans lesquels l'administration ne pourra reprendre par la suite
une sanction identique fondée sur les mêmes faits, notamment lorsque ceux-ci ont été entre-
temps amnistiés498.

* Assouplissements de l'interdiction

- Il faut reconnaître tout d'abord que l'application de cette règle ne va pas sans entraîner parfois
de réelles difficultés pour les services qui, depuis l'éviction du fonctionnaire en cause, se sont
réorganisés. Bouleverser ceux-ci temporairement semble inopportun, sachant que la sanction
sera aussitôt reprise. C'est pourquoi l'administration se contente le plus souvent de procéder à
une

495
C.E., Ass., 31/05/1957, Balpêtré, p.362, conclusions B. Tricot. Voir également C.E., 8/02/1961, Rousset, p.85,
conclusions G. Braibant.
A noter que l'arrêt C.E., 17/10/1952, Dlle Cazals-Blanchet (p. 768) réserve l'hypothèse de l'abandon de poste,
lorsque l'intéressé s'abstient de répondre aux ordres de service qui lui sont adressés. Sur cette théorie, lire
notamment J. Simbille, "La théorie de l'abandon de poste", Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.420.
496
C.E., S., 27/05/1977, Loscos, p. 249 ; C.E., 29/06/1977, Larribe, p. 881.
497
Cette implication du principe de non-rétroactivité a été mise en avant, dans le même ordre d'idées, par M. J.-J.
Israël, pour expliquer "le refus du juge de voir un acte administratif rectifié par le seul apport ultérieur à son
émission de l'élément qui faisait défaut ou qui était irrégulier" (La régularisation en droit administratif, p.211).
498
C.E., 24/10/1958, ministre de l'Education Nationale c/ Dame Marmillon, Revue pratique de Droit administratif
1958, n°397 ; C.E., 3/11/1982, d'Arnaud de Vitrolles, Revue du droit public 1983, p.1117.
110
réintégration "implicite"499, sur le seul terrain juridique. Il n'en demeure pas moins que, quoique
non effective, cette réintégration peut se révéler d'une grande importance pratique pour celui
qui en bénéficie, ne serait-ce que parce qu'elle implique, nous le verrons, une reconstitution de
carrière, ce qui peut avoir des retombées non négligeables concernant notamment le calcul des
droits à pension de retraite500.

- S'agissant maintenant de certaines modalités plus précises de cette exécution, il nous faut
noter quelques solutions intéressantes qui rendent celle-ci plus ou moins contraignante selon
que la mesure annulée se justifiait ou non. Elles concernent essentiellement le problème de
l'indemnité allouée au fonctionnaire irrégulièrement évincé. Depuis le célèbre arrêt Deberles501,
on sait en effet que l'agent public qui obtient sa réintégration n'a plus droit, en vertu de celle-ci,
au reversement des traitements qu'il aurait dû percevoir s'il n'avait été victime de l'illégalité dont
il a obtenu la censure. Le juge lui oppose en effet la "règle du service fait" en vertu de laquelle
seule la participation effective à la fonction publique donne au fonctionnaire droit à une
rémunération comportant un traitement et ses compléments502. Toute compensation n'est pas
pour autant exclue, dans la mesure où l'agent peut prétendre à la réparation des divers
préjudices que l'éviction irrégulière qui l'a frappé a pu lui causer503. Une pleine exécution de
l'annulation de la destitution illégale passerait donc, en principe, par l'allocation de cette somme
dûment calculée504. Or, il est apparu au juge que l'opportunité d'une telle solution s'avérait
contestable lorsque l'éviction, quoiqu'affectée d'une irrégularité externe, se justifiait
parfaitement au fond. Fallait-il contraindre l'administration à indemniser un agent dont le
comportement a été tel qu'il va se voir immédiatement sanctionné par la ré édiction, cette fois
légale, de la mesure qui le frappait ? Le Conseil d'État ne l'a pas pensé, et admet non seulement
la réduction de l'indemnité du fait de la gravité des fautes de l'agent505, mais également la
suppression pure et simple du droit à réparation dans les hypothèses où son comportement lui
semble impardonnable506. Ce fut par exemple le cas pour un agent, adjoint d'enseignement

499
L'expression est employée par P. Weil, op. cit., p.51. Pour un exemple, voir C.E., S., 13/03/1959, Nègre,
p.179 ; Actualité juridique, Droit administratif 1959, 2, p.99, arrêt dans lequel l'intéressé n'a jamais repris
effectivement ses fonctions dans la mesure où, dès le lendemain de la signature des décrets de reconstitution de
carrière, le gouvernement a entrepris, dans des conditions cette fois régulières, une nouvelle et rapide procédure
d'éviction.
500
C.E., S., 18/11/1957, Veuve Champion, p.590 ; C.E., S., 20/05/1960, Hennequin, p.350 ; et, plus récemment,
C.E., 9/11/1994, Mme Bensimon, p.
501
C.E., Ass., 7/04/1933, Sieur Deberles et Commune d'Haillicourt, p.439 ; Revue du droit public 1933, p.624,
conclusions Parodi
502
Article 22 de l'ordonnance n°59.244 du 4/02/1959 relative au statut général des fonctionnaires. Cette règle du
service fait est traditionnellement présentée comme une exception à la rétroactivité des reconstitutions de carrière
dont il sera fait état un peu plus loin.
503
Il en va ainsi par exemple pour ce qui est du trouble dans les conditions d'existence (C.E., S., 5/04/1935,
Demay, Dalloz hebdomadaire 1935, p.385), de l'atteinte à la réputation (C.E., 8/06/1978, Centre psychothérapique
de la Haute-Vienne, Droit administratif 1978, n°238), etc... ; mais l'essentiel est normalement constitué par la perte
de traitements subie par celui-ci.
504
Ce calcul tient compte des revenus qu'il a pu par ailleurs percevoir. Pour plus de précisions, R. Chapus, Droit
du contentieux administratif, n°919-1° ; et pour une précision récente, C.E., 24/06/1992, Queguiner, p.1084 ;
Dalloz 1993, Som. com., p.149, observations P. Bon et Ph. Terneyre (non déductibilité de sommes (en l'espèce des
droits d'auteurs) n'ayant pas le caractère de revenus professionnels).
505
C.E.,S., 29/03/1957, Lévêque, p.226.
Cette jurisprudence peut se rapprocher de celle qui tempère l'indemnité allouée à la suite d'une éviction illégale au
fond, lorsque l'agent cumulait deux emplois publics, situation qui n'aurait pu légalement perdurer : C.E.,
1er/07/1988, Dlle Madère, Dalloz 1989, Som. com., p.53, obs. F. Moderne et P. Bon.
506
Les premiers exemples de cette sévérité concernaient des agents dont le comportement, sous l'occupation, était
sujet à caution : voir notamment C.E., 13/05/1966, Ministre de l'Intérieur c/ Rességuier, Revue du droit public
1967, p.216.
111
stagiaire dans un collège, qui, bien que n'ayant pas à proprement parlé abandonné son poste, se
contentait de faire quotidiennement acte de présence dans l'établissement tout en refusant d'y
exercer les fonctions qui lui avaient été assignées507 ; ou pour le licenciement d'un chirurgien
dentiste d'un centre médico-social, illégal car prononcé sans consultation préalable de la
commission paritaire dont l'avis était contractuellement prévu, se fondant sur des fautes
disciplinaires dont l'exactitude matérielle était établie508.

On peut donc dire, sans risques d'exagération, que l'exigence de pleine exécution
préalable, si elle n'est pas écartée par ces solutions, se tempère d'elle-même par la tendance dont
témoigne le juge à alléger les charges qui pèsent sur l'administration quand cette dernière va,
sans aucun doute, reprendre la mesure dont la censure n'a pas entamé le bien-fondé.

b) Interdiction de maintenir purement et simplement la décision censurée, quand bien même


celle-ci se trouverait purgée de son vice par un changement de circonstances

Le problème s'est posé pour la première fois à propos de l'affaire Cru et autres 509: par
deux arrêts antérieurs510, le Conseil d'État avait annulé des opérations d'intégration dans la
fonction publique et, par voie de conséquence, plusieurs tableaux d'avancements ultérieurs, ces
derniers n'étant entachés d'aucune irrégularité propre mais subissant le contrecoup de la
reconnaissance de l'illégalité de la nomination de certains agents qu'ils concernaient. Or, la
réfection de l'opération dans des conditions cette fois régulières, avait produit un résultat
identique à celui de l'opération initiale. La question se posait donc de savoir si les tableaux
d'avancements devaient à leur tour être refaits. Pour contourner cette "complication inutile"511,
le commissaire du gouvernement A. Jacomet proposait de faire appel à la notion de "cause
juridique de la décision de justice", recouvrant "non seulement la conclusion du raisonnement
auquel s'est livré le juge, mais aussi toutes les constatations qui ont emporté sa conviction"512.
Ce qui en l'espèce avait motivé l'annulation des tableaux d'avancement litigieux, ne résultait pas
d'un vice propre à ceux-ci, mais bien de l'irrégularité des opérations d'intégration antérieures ;
ces dernières ayant été refaites à l'identique dans des conditions légales, le jeu de la notion de
cause juridique de la décision de justice permettait de faire l'économie de la réfection des
tableaux d'avancement. Le Conseil d'État ne devait cependant pas suivre son commissaire du
gouvernement, considérant qu'il était nécessaire de refaire le tableau d'avancement "dans la
mesure où aucune circonstance n'a pu le faire revivre".

La rigueur de cette solution, qualifiée de "regrettable" par son premier commentateur513


car sacrifiant des considérations pratiques légitimes sur l'autel d'une logique juridique trop
rigide, a cependant été quelque peu tempérée par la jurisprudence Puisoye 514qui admet que
l'administration n'est pas tenue de procéder à un tel remplacement lorsque le tableau
d'avancement, qui était entaché d'une simple irrégularité par voie de conséquence -du fait par

507
C.E., 27/02/1981, Dlle Yaffi, p. 118 ; Dalloz 1981, I.R., p.146, obs. F. Moderne et P. Bon.
Dans le même sens, voir C.A.A. Bordeaux, 2/08/1990, Mme Bensimon, Lebon, p.893.
508
C.E., 22/01/1988, Samuel c/ Commune de Montreuil, Dalloz 1989, Som.com., p.114, obs. F. Moderne et P.
Bon.
509
C.E., 10/12/1954, p.659 ; Dalloz 1955, p.198, conclusions A. Jacomet, note P. Weil.
510
C.E., S., 4 mars et 16 juin 1949, Lebon pp.105 et 753.
511
P. Weil, note précitée.
512
Conclusions précitées.
513
P. Weil, note précitée.
514
C.E., Ass., 5/06/1970, p.386 ; Actualité juridique, Droit administratif 1970, p.489, note R. Denoix de Saint
Marc et D. Labetoulle.
112
exemple de l'annulation d'un tableau antérieur- n'a pas été attaqué devant le juge administratif,
et que la réfection de l'acte initial a donné un résultat identique. Cet "assouplissement" n'en est
pas vraiment un, dans la mesure où la sévérité de la solution consacrée par l'arrêt Cru trouve sa
justification dans le fait que le tableau en cause avait, lui aussi, fait l'objet d'une annulation
effective ; les effets drastiques s'attachant à cette dernière n'ont pas lieu d'être appliqués à la
mesure irrégulière qui n'a pas subi une pareille sanction directe.

2 - L'acte nouveau doit être pris conformément au droit en vigueur au moment de son
édiction

Il découle du principe de non-rétroactivité qu'une décision prise à la suite d'une


annulation contentieuse doit normalement l'être sur la base du droit en vigueur au moment où il
est édicté. Un arrêt de Section récent le rappelle515 : un concours de recrutement de la fonction
publique a été annulé ; si l'autorité administrative décide d'organiser un concours en
remplacement de celui-ci, elle devra y procéder conformément à la réglementation nouvelle s'il
y a eu un changement dans le droit applicable. Cette règle s'applique en principe également aux
actes pris à la suite de l'annulation d'une autorisation accordée ou d'un refus opposé à la
demande d'un administré. On sait déjà que, dans un tel cas de figure, l'autorité compétente se
trouve à nouveau saisie du dossier516. Elle devra donc l'instruire sur la base de la situation de
droit existant à la date à laquelle elle y procède517. La non-rétroactivité impose donc en tout état
de cause la conformité au droit nouveau, que celui-ci s'avère plus favorable au requérant, ou au
contraire lui soit plus préjudiciable518que ne l'étaient les textes en vigueur lors de l'édiction de la
décision annulée.

B. L'exception : la rétroactivité de la réfection imposée par la chose jugée

Le principe de non-rétroactivité de l'acte nouveau est parfois tenu en échec lorsque ce


dernier est pris en vue d'assurer la bonne exécution de l'arrêt d'annulation. Cette exception a été
admise de longue date par le Conseil d'État, qui l'a notamment explicitée dans le célèbre arrêt
Rodière 519: "s'il est de principe que les règlements et les décisions de l'autorité administrative
(...) ne peuvent statuer que pour l'avenir, cette règle comporte évidemment une exception
lorsque ces décisions sont prises en exécution d'un arrêt du Conseil d'État, lequel, par les
annulations qu'il prononce, entraîne nécessairement certains effets dans le passé, à raison même
de ce fait que les actes annulés pour excès de pouvoir sont réputés n'être jamais intervenus
515
C.E., S., 8/06/1990, Rougerie, p.147 ; Revue française de droit administratif 1991, p.331, conclusions M.
Laroque ; Actualité juridique, Droit administratif, p.892, note J.-M. Breton.
516
Voir supra.
517
C.E., S., 1/12/1973, entreprise Fayolles, précité.
Voir également C.E., 18-02-1994, Syndicat des pharmaciens du Puy-de-Dôme et Conseil régional de l'ordre des
pharmaciens, (arrêt précité).
518
Ce dernier cas se rencontre assez souvent en jurisprudence.
Voir notamment : C.E., S., 8/03/1963, Sieur Pradel, Actualité juridique, Droit administratif 1963, p.214 : à la suite
d'une modification de la définition légale des terrains à bâtir, le requérant, qui avait obtenu l'annulation d'une
opération de remembrement en arguant de la qualification ancienne, peut, dans la mesure où ses terrains ne
correspondent plus aux critères légaux, se voir à nouveau frappé d'une mesure similaire.
Dans le même sens, voir C.E., 29/06/1990, Georges, p.932.
Voir également l'arrêt S.C.A. des Nigritelles précité : la règle nouvelle impose au requérant le paiement d'une taxe
qu'il n'était pas tenu d'acquitter sous l'empire de la réglementation ancienne.
519
C.E., S., 26/12/1925, p.1065 ; Sirey 1925, 3, p.49, note M. Hauriou ; Revue du droit public 1926, p.35,
conclusions J. Cahen-Salvador.
113
(...)"520. Nous avons donc affaire ici à deux types de rétroactivités qui se conditionnent l'une
l'autre, et que M. Carbajo521 a respectivement qualifiées de "destructive" et de "constructive".
La première entraîne la disparition ab initio de l'acte annulé ainsi que de ceux qu'il a fondés par
la seule propriété du jugement rendu ; la seconde, au contraire, "en vertu du principe de la
séparation des pouvoirs, n'appartient qu'à l'autorité administrative et (...) peut la conduire à
prendre des actes ayant pour objet de reconstituer les événements qui se seraient déroulés entre
l'entrée en vigueur de l'acte irrégulier et son annulation si cet acte irrégulier n'était pas
intervenu"522.

La possibilité de prendre certaines mesures rétroactives à la suite d'une annulation


contentieuse est donc quelquefois accordée à l'administration. Mais cette dérogation au principe
traditionnel ne trouve sa justification que dans le souci d'assurer une pleine et complète
exécution de la chose jugée ; seule l'autorité de la décision juridictionnelle autorise une telle
attitude523. Elle l'impose même, en vertu du principe qui interdit au juge de faire acte
d'administrateur, dans la mesure où, dans certains cas, l'édiction d'un acte administratif
constitue un passage obligé pour parfaire ce que l'annulation a commencé : le jugement a créé
un vide juridique que l'administration peut seule combler. Conférer un caractère rétroactif aux
mesures qu'elle prendra à cette fin, caractère semblable à celui qui s'attache aux jugements
d'annulation, paraît en conséquence indispensable à la pleine réalisation des effets de la
décision juridictionnelle qu'elle complète524. Aussi, comme l'a relevé le commissaire du
gouvernement Bertrand dans ses conclusions sur l'arrêt Magnol et Orliac525, "l'effet rétroactif à
donner à une décision consécutive à une annulation contentieuse doit-il, en raison de son
caractère dérogatoire à un principe fondamental, rester dans un rapport nécessaire avec
l'exécution de la décision juridictionnelle d'annulation". C'est assurément cette idée de "rapport
nécessaire" qui conditionne cette exception à la règle de non-rétroactivité. Il convient dès lors
de tenter d'en déterminer les contours. La jurisprudence semble exiger la réunion de deux
conditions pour admettre l'existence d'un tel lien.

520
Cette formulation traditionnelle est souvent reprise telle quelle par le Conseil d'État. Pour un exemple récent,
voir C.E., 14/11/1990, Mlle Laffont, req. n°50831, inédit.
521
Op. cit., p.79.
522
Ibid.
523
En ce sens, voir l'opinion de R. Odent, Contentieux administratif, p.2045 : "La jurisprudence ne fait fléchir
deux grands principes, celui de la non-rétroactivité et celui en vertu duquel la légalité d'une décision est appliquée
compte tenu du droit applicable au jour où cette décision intervient, que lorsque l'un et l'autre feraient obstacle à
l'exécution correcte de la chose jugée".
524
Sur le fait que cela constitue une exception dans les différentes hypothèses de régularisation qu'est amenée à
assurer l'administration, J.J. Israël, op. cit., p.199.
525
Conclusions précitées.
114
1 - Une compétence liée de l'administration résultant de la décision juridictionnelle

Les deux éléments doivent nécessairement se conjuguer :

a) Une compétence liée de l'administration

L'autorité compétente doit être tenue de prendre les mesures en question pour pouvoir
leur donner effet rétroactif. Nous nous situons donc dans l'hypothèse de la réfection obligatoire.
C'est ce caractère qui fait par exemple défaut en matière d'organisation d'un nouveau concours
d'entrée dans la fonction publique faisant suite à l'annulation d'un concours antérieur :
l'administration a simplement la faculté, et non l'obligation, de pourvoir à la vacance de poste
qui en a résulté526. Il s'agit là d'un cas de réfection volontaire de l'acte annulé, insusceptible par
conséquent de revêtir un quelconque effet rétroactif.

b) Une compétence liée résultant de la décision de justice

Nous avons déjà énuméré les trois cas dans lesquels l'autorité administrative était tenue
de procéder à la réfection de l'acte annulé527. Mais seule la troisième hypothèse, à savoir celle
de l'acte nouveau "imposé par le jugement d'annulation", autorise et nécessite l'emploi de la
rétroactivité : il s'agit pour l'administration de prendre des mesures positives en complément
d'un jugement qui ne se suffit pas à lui-même, et c'est justement cette complémentarité avec la
chose jugée qui commande la rétroactivité des mesures concernées528. La seule obligation d'agir
ne permet pas de passer outre au principe de non-rétroactivité ; il importe que cette obligation
résulte du jugement lui-même. C'est pourquoi, dans les deux autres cas de réfection obligatoire,
la mesure nouvelle sera dépourvue d'un tel effet, qu'il s'agisse de l'édiction d'un acte prévu par
un texte529ou de la décision faisant suite à l'annulation d'une autorisation accordée ou d'un refus
opposé à un administré. L'obligation d'agir découle dans le premier cas de la règle de droit, dans
le second du fait que l'administration reste censément saisie de la demande530 ; elle ne résulte
pas suffisamment directement de l'annulation prononcée.

526
Conclusions M. Laroque sur l'arrêt Rougerie, précitées.
Cf. également C.E., 16/12/1959, Cuénot, p.685.
A noter que le régime des concours d'entrée dans la fonction publique se différencie en cela nettement de ceux qui
jalonnent la carrière d'un fonctionnaire, ce qui explique en partie la prise en compte de ces derniers dans la
reconstitution de carrière (voir jurisprudence Barbier, citée infra).
527
Voir supra.
528
L'arrêt Nègre (précité) emploie à cet égard une formule très explicite, puisque les effets d'une décision
d'annulation y sont censés avoir été "constatés" par le décret exécutant celle-ci.
529
Sauf dérogation législative expresse (voir infra).
530
C'est ici cette demande qui crée l'obligation d'y répondre. Au contraire, dans le cas où l'obligation de statuer
résulte directement de la décision de justice, la compétence liée de l'administration n'est pas subordonnée à une
demande de l'intéressé. Pour l'affirmation de cette règle en matière de reconstitution de carrière faisant suite à
l'annulation d'une révocation, voir notamment C.E., 16/10/1985, Commune de la Garenne-Colombes, p.679 ; Droit
administratif 1985, n°564.
115
2 - Un droit du requérant à l'intervention de la décision à la date initiale

Il doit ressortir du jugement d'annulation que "les intéressés avaient un droit acquis à ce
que cette décision intervienne à une date déterminée"531. Trois situations vont nous servir
d'instrument de travail afin de tenter de déterminer la teneur exacte de ce droit : il s'agit tout
d'abord de l'annulation de l'éviction d'un fonctionnaire ; ensuite, toujours dans le cadre de la
fonction publique, de celle d'un tableau d'avancement ; enfin de certaines censures de refus au
travers desquelles le juge reconnaît expressément le droit que détenait le requérant à obtenir une
autorisation à l'issue de l'instruction de son dossier532. Dans les deux premières hypothèses,
l'acte annulé modifiait abusivement la situation juridique dans laquelle se trouvait le
fonctionnaire ; dans la troisième, il se trouvait en discordance avec l'application de la règle de
droit à laquelle pouvait légitimement prétendre l'intéressé. Le droit à l'intervention de la
décision à sa date initiale, comme le démontrent ces différents exemples, se décompose en deux
sous-ensembles.

a) Droit à ce que la décision annulée crée le moins de perturbations possibles dans l'ordre
juridique

* Des trois exemples susmentionnés, il ressort que, la décision illégale n'ayant, en tout état de
cause533, pas lieu d'être édictée, il serait anormal qu'elle puisse produire le moindre effet au
détriment du requérant534. Pour ne s'en tenir qu'aux illustrations tirées du contentieux de la
fonction publique, on comprend en conséquence que la censure d'une éviction ou d'un tableau
d'avancement induise pour l'autorité administrative compétente l'obligation de procéder à la
reconstitution de carrière de l'intéressé depuis le moment où l'acte illicite est intervenu 535, et
comme si ce dernier n'avait jamais été en vigueur536. Le droit de l'agent à voir sa situation
régularisée au jour où l'illégalité s'est produite apparaît ici inhérent à la teneur l'annulation
prononcée : cette dernière ayant fait disparaître une mesure qui entravait abusivement le
déroulement normal de sa carrière, la mesure de régularisation prendra naturellement effet à
partir de la date de cette perturbation. Point n'est donc besoin que le juge formule expressément
ce droit ; le simple fait de censurer l'irrégularité lui donne corps.

531
Conclusions Laroque précitées.
532
Voir supra, arrêt Ville de Mâcon, précité.
533
Le Conseil d'État impose en effet la réintégration "quel qu'ait été le motif de l'annulation" : C.E., 18/02/1955,
Duboucher, p.94.
534
Ni, plus exceptionnellement à son profit : ainsi par exemple, un fonctionnaire dont la carrière a été
reconstituée à la suite de l'annulation de sa révocation, n'est pas fondé à se prévaloir d'une loi d'amnistie ouvrant
droits à pension au profit d'agents révoqués : C.E., S., 13/02/1959, Eilers, p.109.
Pour une autre hypothèse (tout aussi circonstancielle), voir C.E., S., 3/07/1953, Brun, p.348, La semaine juridique
1953,I, n°1132, note F. Gazier et M. Long.
535
* S'agissant de l'annulation d'une éviction, la réintégration doit ainsi prendre effet à la date de la mesure
censurée.
Voir par exemple, C.E., 7/04/1948, Dlle Gouy, p.587 : l'annulation a "pour effet de effet de replacer l'intéressé
dans la situation administrative où il se trouvait avant l'intervention de la mesure contestée".
Pour une espèce plus connue, Cf. C.E., Ass., 27/05/1949, Véron-Réville, p.246 ; Dalloz 1950, p.96, note L.
Rolland ; La Gazette du Palais 1949, 2, p.34, conclusions R. Odent.
* S'agissant de l'annulation d'un tableau d'avancement nécessitant sa réfection ab initio, revoir la jurisprudence
Rodière précitée.
536
Voir à cet égard la formule traditionnellement employée, qui dit que celui dont la mise à la retraite ou la
révocation se trouve annulée "doit être regardé comme n'ayant jamais cessé faire partie du cadre" : C.E.,
30/11/1900, Viaud, dit Pierre Loti, p.683.
116
* Il paraîtrait en outre paradoxal de sacrifier, au nom du principe de non-rétroactivité, l'intérêt
du requérant qui est de voir effacer toutes les conséquences de la mesure qui l'a frappé537.
Comme l'avait fait observer le commissaire du gouvernement Cahen-Salvador dans ses célèbres
conclusions sur l'arrêt Rodière538, "la rétroactivité des mesures est ici nécessaire pour rétablir
l'avancement moyen, le rythme normal et coutumier" de la carrière de l'intéressé depuis le
moment où celle-ci s'est trouvé illégalement perturbée.

* Mais la condition de droit acquis exigée empêche parallèlement le bénéficiaire de la décision


de justice de profiter, par le biais de la reconstitution de sa carrière, d'avantages dont l'octroi lui
aurait été certainement refusé s'il n'avait pas été victime de l'illégalité sanctionnée. Toute la
difficulté, on l'imagine, réside donc dans la détermination de ce à quoi il peut légitimement
prétendre, de ce dont on l'a privé à tort. Concernant les avancements d'échelon conditionnés par
l'ancienneté, une simple reconstitution arithmétique suffira. Mais c'est dans le domaine des
supputations et des conjectures qu'il faudra entrer dès lors qu'on devra restituer les avancements
aux choix, et plus encore quand l'agent aurait pu réussir un examen ou un concours de
promotion interne : impossible alors d'éliminer une certaine marge d'incertitude, notamment
dans la seconde éventualité. Le Conseil d'État n'en a pas moins consacré la prise en compte, en
incitant l'administration à s'appuyer sur des données statistiques indicatives539. Malgré ce
caractère souvent aléatoire, l'autorité est d'autant plus invitée à la précision dans la restitution
des droits du requérant que le juge n'hésite pas à annuler les mesures prises si celles-ci s'avèrent
lacunaires540, voire à engager la responsabilité de l'autorité refusant d'exécuter correctement le
jugement541.

b) Droit à ce qu'aucun changement de circonstances ne puisse s'opposer à l'intervention de la


décision due, ou bien modifier celle-ci

Il n'est pas inconcevable qu'entre la date d'édiction de l'acte illégal et celle à laquelle
l'autorité est amenée à statuer à nouveau, de nouvelles circonstances de droit ou de fait se soient
fait jour542. Or, dans les hypothèses qui nous intéressent, où la décision à intervenir doit rétablir
la situation dans l'état très exact où elle se trouverait si l'acte annulé n'avait jamais été édicté,
seule peut satisfaire à cette nécessité l'application de la législation ou de la réglementation
ancienne ; en outre les changements de fait qui ont pu se produire ne doivent en aucun cas
entrer en ligne de compte.

* S'agissant de ces derniers, on pense tout particulièrement à la situation du fonctionnaire que


l'administration est tenue de réintégrer, mais qui aurait entre-temps atteint la limite d'âge. Il
paraîtrait anormal que ce nouvel élément perturbe la reconstitution de carrière à laquelle il peut
prétendre du fait de l'annulation de l'éviction illégale dont il avait fait l'objet. Aussi le juge ne
considère-t-il pas ce dépassement d'âge comme un obstacle à la réintégration juridique de

537
J. Carbajo, L'application dans le temps des décisions administratives exécutoires, p.107 : "principe protecteur
de la sécurité juridique des administrés, la règle de non-rétroactivité trouve dans cette vocation ses limites mêmes
(...) ; elle n'a pas lieu d'être invoquée quand -la rétroactivité- se révèle favorable" à ceux-ci.
538
Conclusions précitées.
539
Sur ces questions, voir notamment la chronique J. Fournier et G. Braibant, Actualité juridique, Droit
administratif 1956, 2, p.397, à propos des arrêts Caubel (C.E., 13/07/1956, p.697) et Barbier (C.E., S., 13/07/1956,
p.338).
540
Voir par exemple, pour la sanction d'une non-restitution d'un avancement au choix, C.E., 4/01/1960, Quillot,
p.4.
541
C.E., 3/12/1969, Marche, p.764.
542
Cette situation s'avère même très fréquente -pour ce qui est du changement de droit- en matière d'urbanisme, à
en croire J.-P. Gilli ("Le refus illégal de permis de construire : quelle sanction ?", Dalloz 1991, chr., p.116).
117
l'intéressé, même si cette dernière prendra évidemment fin à la date à laquelle l'agent aurait dû
normalement arrêter son activité543. Il en va exactement de même pour d'autres causes de
cessation de fonctions544.

Une autre série d'hypothèses montre bien le souci de faire échec le plus totalement
possible aux bouleversements de fait : lorsque la composition de commissions consultatives
dont l'avis est requis - par exemple pour les avancements au choix - a changé, procéder à la
recomposition exacte de ces organismes s'avère parfois irréalisable (du fait que certains
membres sont décédés, ont quitté la fonction publique, etc.). Pourtant, le strict jeu de la
rétroactivité impose normalement cette reconstitution, afin que les organismes en cause
puissent statuer sur le sort de l'agent irrégulièrement évincé dans les mêmes conditions que si
l'éviction illégale n'était jamais intervenue545. Le juge s'est donc vu dans l'obligation d'assouplir
ici ses exigences, en permettant que, lorsque la recomposition des organismes se révèle trop
problématique, soient consultées les commissions telles qu'elles existent à l'heure de statuer sur
la reconstitution de carrière. Mais il n'est pas question que cette tolérance ait des effets néfastes
pour le requérant ; c'est pourquoi le juge veille à ce que le nouvel organisme offre des
"garanties équivalentes" à celles que présentait l'ancien546. Le changement de circonstances de
fait doit en effet entraîner le moins de perturbations possibles dans la situation de l'agent qu'on
s'efforce de recréer avec précision.

Enfin, on peut relever que le fait que l'agent ait entre temps trouvé un autre emploi ne
suspend pas l'obligation de réintégration qui pèse sur l'administration547.

* Pour ce qui est maintenant, de l'hypothèse d'un changement de droit applicable, un clivage
s'impose :

- Prenons en premier lieu le cas dans lequel le juge a censuré un refus, et constaté le
droit du requérant à obtenir l'autorisation qu'il sollicitait548. Il serait contraire à la chose jugée et
à l'intérêt du justiciable que l'autorité compétente puisse derechef réserver un sort négatif à la
demande sous prétexte qu'une modification intervenue entre-temps dans le droit applicable
interdit dorénavant la délivrance de ladite autorisation. La juridiction ayant reconnu le bien

543
C.E., S., 31/12/1959, Loubignac, p.727.
Ce dépassement d'âge ne constitue pas un obstacle plus fort à l'exécution de l'annulation d'une sanction ayant
frappé le fonctionnaire avant sa mise à la retraite, alors même que l'irrégularité relevée n'était qu'un vice de forme,
et que l'administration faisait valoir qu'elle aurait pu dès lors la réitérer sans ladite mise en retraite (C.E., S.,
6/06/1952, Sieur Pourcher, p.297, arrêt précité).
544
Par exemple du fait de la survenance d'une condamnation faisant obstacle à l'exercice d'une fonction publique
(C.E., 1er/02/1963, Dimier ; Actualité juridique, Droit administratif 1963, p.640, note V.S.), ou du fait de
l'expiration du contrat qui liait l'agent à l'administration (C.E., 13/02/1959, Dlle Fermaud, p.112).
Un cas plus spécifique concerne les emplois à la discrétion du gouvernement : "le gouvernement étant en droit, eu
égard à la nature dudit emploi, de lui retirer à tout moment ses fonctions, les droits de l'intéressé -sont- en tout état
de cause éteints à la date à laquelle son successeur à été lui-même remplacé par un autre fonctionnaire" (Note V.S.
sous C.E., 24/05/1968, Sieur Missa, Actualité juridique, Droit administratif 1968, p.643).
545
Lorsque cette recomposition est possible, l'administration est tenue d'y procéder. Et dans un tel cas, la
circonstance que le mandat des représentants des personnels ainsi convoqués est expiré est sans influence sur la
régularité de la procédure : C.E., 24/06/1991, Ministre des postes c/ Pillet, p.1032.
546
Voir notamment C.E., S., 13/07/1965, Merkling, p.424 ; La Revue adminsitrative 1966, p.146, conclusions G.
Braibant ; Actualité juridique, Droit administratif 1966, p.183, note V.S. ; et C.E., 27/04/1984, Margail, Droit
administratif 1984, n°243.
547
C.E., 11/02/1987, Commune de Fresnes c/ Schlecht, req. n° 50004, inédit.
548
Pour plus de précisions sur ce type de jugements "déclaratifs de droits", se reporter infra, Partie II, Titre II,
Sous-titre I.
118
fondé de la demande de permis, aucune autre issue que l'obtention de celui-ci n'est envisageable
en exécution de la sentence rendue. C'est pourquoi, dans cette hypothèse, une délivrance
rétroactive paraît nécessaire afin d'éviter ce type de désagrément.

Cette logique a cependant semblé contrariée en matière d'annulation de refus de permis


de construire. Le juge censure quelquefois l'opposition de l'administration à une demande en ce
sens au motif que le projet présenté était en tout point conforme à la réglementation applicable ;
mais le principe auquel s'est toujours conformée la jurisprudence imposait un nouvel examen du
dossier au regard de la réglementation en vigueur, et non à la lumière de celle qui était
applicable lors de la demande initiale549. Certains auteurs ont regretté que la reconnaissance
implicite du droit de construire n'engendre pas la solution contraire 550, dans la mesure
notamment où l'état du droit équivalait à permettre à l'administration de temporiser en refusant
illégalement un permis, tout en sachant pertinemment qu'un aménagement des règles - bien
malléables - d'urbanisme l'autoriserait à rééditer, cette fois-ci régulièrement, sa décision551.
Cependant, la position du juge était si nettement arrêtée qu'il a fallu une intervention législative
pour renverser partiellement cette jurisprudence552.

Pourquoi la solution Matelt c/ Perrin s'est-elle imposée jusqu'alors ? La réponse semble


tenir au fait que, dans le domaine considéré et à l'inverse de ce que l'on a pu constater dans le
contentieux de la fonction publique, le droit du requérant à l'intervention de la décision à sa date
initiale ne se satisfait plus de l'induit : il doit transparaître plus directement du libellé du
jugement, être formellement reconnu au justiciable comme c'était le cas dans l'affaire Ville de
Mâcon553, pour permettre une atteinte au principe qui exige qu'un acte obéisse à la
réglementation en vigueur au moment de son édiction. Dans ce cas, le juge reconnaît sans
contestation possible que la mesure censurée se trouvait en discordance avec l'application de la
règle de droit à laquelle pouvait légitimement prétendre l'intéressé. L'exécution correcte de la
chose jugée passe donc nécessairement par l'octroi rétroactif de l'autorisation désirée. Mais nous
nous trouvons là dans le domaine des suppositions : la jurisprudence ne s'est en effet jamais
encore prononcée sur ce point, étant donné qu'en règle générale, le juge répugne à s'engager de
la sorte. Il se contente d'annuler le refus illégal, ce qui, nous l'avons vu, s'avère insuffisant pour
renverser le principe classique.

- La règle a été en revanche clairement posée dans le contentieux de la fonction


publique. S'agissant des mesures de reconstitution de carrières, l'arrêt Fontaine554 précise que
"lesdites mesures ne peuvent légalement intervenir qu'en application de la législation et de la
réglementation en vigueur à la date à laquelle elles devaient prendre effet, et après
accomplissement des procédures alors prescrites par ces législations ou ces réglementations".

549
Jurisprudence constante depuis l'arrêt C.E., 23/04/1975, Matelt c/ Perrin, p.251.
550
Voir notamment J.-P. Gilli, Dalloz 1991, art. cit. p.118.
551
Voir sur ce point l'exorde de l'article de J.-P. Gilli, "De l'"irresponsabilité pour faute" de l'administration qui
refuse un permis", Revue française de droit administratif 1986, p.470.
552
Loi n°94-112 du 9/02/1994 portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de construction (J.O.,
10/02/1994, p.2271), créant l'article L.600-2 du Code de l'urbanisme : "lorsqu'un refus opposé à une demande
d'autorisation d'occuper ou d'utiliser le sol, ou l'opposition à une déclaration de travaux régis par le Code de
l'urbanisme a fait l'objet d'une annulation juridictionnelle, la demande d'autorisation ou la déclaration confirmée
par l'intéressé ne peut faire l'objet d'un nouveau refus ou être assortie de prescriptions spéciales sur le fondement
de dispositions d'urbanisme intervenues postérieurement à la date d'intervention de la décision annulée, sous
réserve que l'annulation soit devenue définitive et que la confirmation de la demande soit effectuée dans les six
mois suivant la notification de l'annulation au pétitionnaire".
553
Jurisprudence précitée.
554
C.E., 11/07/1958, p.433 ; Revue du droit public 1958, p.1081, note M. Waline.
119
Cette règle vaut également pour la réfection des tableaux d'avancement 555. On obtient ainsi
l'assurance que la nouvelle décision ne subira pas l'influence des évolutions qu'a connues le
droit applicable. L'intéressé ne pourra en conséquence ni éprouver de préjudice du fait de sa
révocation illégale, au cas où la réglementation se serait faite plus sévère, ni bénéficier de
faveurs difficilement justifiables dans le cas contraire. M. Waline fonde cette règle, dont il
approuve la "rectitude juridique"556sur le principe d'égalité entre fonctionnaires : "ce qu'il faut
(...), c'est restituer aussi exactement que possible les chances de promotions qu'il aurait eues si
ses titres avaient été examinés à l'époque où ils l'auraient été normalement si n'était pas
intervenue la révocation illégale, ni plus, ni moins. Cela postule impérieusement l'application
des règles de fond et de procédure en vigueur à cette époque à l'exclusion des règles intervenues
depuis lors", faute de quoi "l'égalité serait rompue entre l'intéressé et ses collègues". Un autre
argument a été mis en avant par le commissaire du gouvernement Bertrand557 : "l'application de
la loi ou du règlement nouveau lors du redressement d'une situation appartenant au passé serait
(...) contraire au principe de la non-rétroactivité des lois et règlements". Ainsi, et
paradoxalement, le principe général de la non-rétroactivité contribue à fonder l'exception à
celui-ci que constituent les mesures prises en exécution d'un jugement d'annulation !

II - Perturbations du schéma traditionnel

Certaines solutions jurisprudentielles sont irréductibles à la présentation classique. On


peut les regrouper en deux grandes catégories :

A. Perturbations "normales" du principe de non-rétroactivité

Le principe de non-rétroactivité, outre l'exception constituée par les mesures prises en


exécution de la chose jugée, connaît quelques assouplissements qui ont bien souvent été
étudiés558. Trois d'entre eux vont nous intéresser :

1 - Il est admis qu'un principe général du droit puisse être tenu en échec par une loi559. Aussi
n'est-il pas étonnant de voir l'administration déroger à la non-rétroactivité lorsqu'une disposition
législative lui prescrivait de statuer à une date déterminée560 : si sa décision initiale a été
annulée, la mesure s'y substituant sera censée avoir été édictée à la date de la première, et le
sera conformément au droit alors en vigueur561.

555
C.E., 20/01/1950, Cassar et Bouchasson, précité.
556
Note précitée.
557
Conclusions précitées sous l'arrêt Magnol et Orliac.
558
Voir notamment la rétroactivité "permise" étudiée par O. Dupeyroux, La règle de non-rétroactivité des actes
administratifs, p.243 s.
Voir également J. Carbajo, op. cit., p.90 à 107.
559
C.C., jurisprudence Protection des sites (citée infra).
560
Voir par exemple C.E., 5/03/1975, Blin, p.881.
561
Sur ce point, se reporter supra aux développements concernant le nouvel article 600-2 du Code de l'urbanisme
créé par la loi du 9/02/1994.
120
2 - Une autre dérogation au principe de non-rétroactivité se conçoit lorsque la décision initiale
n'a été annulée qu'en partie, et que la nouvelle mesure, qui en constitue le complément
indispensable, est destinée à s'y incorporer562. Cette technique s'apparente à celle du rectificatif ;
les dispositions complémentaires sont réputées appartenir à la décision depuis son édiction563.

3 - Il est enfin des cas où l'administration doit procéder à une réfection rétroactive "parce que la
nature des choses l'y contraint"564. L'arrêt Ministre de l'Agriculture c/ Syndicat des exploitants
agricoles d'Arles et de Berre565est à cet égard significatif : un arrêté préfectoral fixant l'assiette
du régime agricole de sécurité pour une année déterminée ayant été annulé, la régularisation de
cette situation passait bien évidemment par l'édiction de mesures rétroactives car l'année en
cause était révolue. Il en résultait qu'il ressortissait à l'autorité compétente à l'époque de la
première décision, soit un comité départemental des prestations agricoles, de procéder à cette
réfection566.

B. Perturbations atypiques du principe de non-rétroactivité

Certaines solutions ici présentées ont pu paraître déroger sans raison valable au schéma
traditionnel ; mais toutes n'encourent pas cette critique.

1 - Hors du contentieux disciplinaire

Une jurisprudence intéressant les demandes de dispenses du service national au titre de


soutien de famille a, de par son laconisme, semblé poser problème. L'arrêt Ministre de la
Défense c / Amar567 décide en effet que, lorsque la précédente décision de la commission
régionale compétente pour statuer sur ce type de requête a été censurée par le juge de l'excès de
pouvoir, de telles demandes "doivent être réexaminées à la date de la décision annulée (...) eu
égard à la nature des questions" qu'elles posent. M. Chapus568relève qu'il s'agit là d'une
"formule des moins éclairantes", et voit dans cet arrêt "un cas particulier" de rétroactivité des
mesures de réfection. Pourtant, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que le raisonnement
suivi par la Section du Conseil d'État n'est pas si atypique qu'on pourrait à première vue le
croire. La Haute juridiction relève en effet que "la commission régionale n'a pu légalement
dénier à M. Amar (...) la qualité de soutien de famille qui lui avait été reconnue" par le
jugement du tribunal administratif ayant annulé sa précédente décision. Il ressort donc de ce
considérant que ladite commission était dans une situation de compétence liée pour l'attribution

562
C.E., S., 26/03/1965, Magnol et Orliac, précité.
563
Sur cette dernière technique, voir J.-J. Israël, op. cit..
564
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°892-2.
Cette exception est d'ailleurs admise hors des hypothèses contentieuses, afin de combler un vide juridique : voir
par exemple C.E., 7/02/1979, Association des professeurs agrégés des disciplines artistiques, p.41 ; Revue du droit
public 1980, p.523, chr. M. Waline : un décret établissant le service de professeurs déjà en activité et qui
conditionnait leur traitement "devait nécessairement faire remonter ses effets à la rentrée scolaire".
De la même façon rétroagissent les décisions prises en cours d'année ou de campagne et dont l'effet doit
obligatoirement remonter au début de celles-ci. Voir par exemple C.E., 31/10/1991, Syndicat national industriel de
l'alimentation animale, p.301.
565
C.E., 20/01/1988, p.18.
566
En l'espèce, le préfet qui avait voulu mettre en avant un changement de droit postérieur pour prendre lui-même
cette décision a vu en conséquence son arrêté censuré pour incompétence.
567
C.E., S., 7/12/1979, p.455.
568
Droit du contentieux administratif, n°898.
121
de ce statut, et que cette obligation résultait d'un jugement d'annulation. On peut également en
déduire, sans extrapolation excessive, que le Conseil d'État a identifié un droit du requérant à
l'intervention de la décision à sa date initiale. Le principe d'égalité peut à ce propos être mis en
avant dans la mesure où d'autres personnes, dont les situations respectives ont été appréciées au
même moment que celle de M. Amar, ont sans doute valablement bénéficié du statut de soutien
de famille. Permettre qu'un changement de circonstances vienne perturber cette attribution au
détriment du requérant équivaudrait à rompre l'égalité entre celui-ci, qui pouvait légalement
prétendre à l'obtention de ce statut à la date considérée s'il n'avait été victime d'une mauvaise
appréciation de son dossier, et les autres appelés, dont les droits issus de la décision de la
commission se sont déjà cristallisés. Les deux conditions traditionnellement exigées -
compétence liée issue d'une décision de justice et droit du requérant à l'intervention de la
décision à sa date initiale- étaient par conséquent ici réunies ; le schéma classique n'a en rien été
enfreint.

2 - Dans le contentieux disciplinaire

Il semble normal que, dans ce cadre précis, les garanties du requérant soient renforcées,
et le principe de non-rétroactivité appliqué avec une rigueur toute particulière. Les arrêts du
Conseil d'État ont depuis longtemps posé la règle selon laquelle une sanction ne saurait être
rétroactive569. Le Conseil constitutionnel lui-même a étendu le principe de non-rétroactivité des
lois pénales issu de l'article 8 de la déclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789 "à
toute sanction ayant le caractère de punition"570. Pourtant, la jurisprudence concernant la reprise
d'une sanction à la suite de l'annulation juridictionnelle d'une sanction initiale connaît, à ce
sujet, un certain flottement. Le premier arrêt notable se situe après guerre 571: un agent avait été
évincé sous le régime de Vichy pour motifs raciaux. Il aurait légitimement pu prétendre, en
vertu des règles précédemment étudiées, à sa réintégration consécutivement à l'annulation de
cette sanction ; mais on s'aperçut alors de fautes qu'il avait commises avant son éviction, et le
Conseil d'État ne mit aucun obstacle à ce que, eu égard à celles-ci, l'administration procédât à
une révocation rétroactive de l'intéressé. Dans le même sens, la Haute juridiction, au travers
d'un arrêt Robinet rendu le 15 avril 1970572, décidera que, "s'agissant de la régularisation de la
situation administrative de l'agent, le ministre était fondé à donner à la nouvelle mise en
réforme effet rétroactif à la date de la mesure annulée".

De telles solutions s'avèrent à l'évidence incompatibles avec les principes traditionnels


commandant les dérogations au principe de non-rétroactivité. Lorsque le juge censure une
sanction, il est compréhensible que l'administration puisse parfois la reprendre, en en corrigeant
la procédure si l'annulation avait pour base une illégalité externe, ou en la fondant sur d'autres
motifs s'il s'agissait d'une annulation au fond. Cependant, dans ces hypothèses, l'administration
n'est aucunement contrainte à ce faire ; il ne résulte jamais de la décision de justice qu'elle soit
tenue à sanctionner une nouvelle fois l'agent. En outre, on ne pourrait envisager de "droit de
l'administration à l'intervention de la sanction à sa date initiale" car le principe de non-
rétroactivité protège la personne sanctionnée, et c'est seulement au bénéfice de celle-ci que
pourrait jouer une quelconque exception. Rien ne justifie dès lors la dérogation au principe
général du droit qui, comme on l'a vu dans l'arrêt Garçon, permettrait à l'autorité compétente de

569
Voir par exemple C.E., 28/11/1924, Jouzier, p.955.
570
Décision n°82-155 D.C. du 30/12/1982, p.88 ; Revue du droit public 1983, p.333, commentaire L. Favoreu ;
La Revue administrative 1983, p.142, note M. de Villiers.
571
C.E., 24/10/1947, Garçon, p.391.
572
Lebon p.879.
122
s'affranchir de son obligation d'exécuter le jugement d'annulation avant de statuer à nouveau
dans le même sens. On ne s'étonnera donc pas de l'abandon de la jurisprudence Robinet par
l'arrêt Loscos573qui impose sans détours le principe de non-rétroactivité en matière de réfection
d'une sanction574.

Tout semblait ainsi rentré dans l'ordre, jusqu'à l'intervention d'une nouvelle décision,
l'arrêt Dlle Sarrabay 575: la requérante, élève maîtresse d'une école normale d'instituteur, en
avait été exclue, en raison de l'insuffisance de ses résultats, par décision rectorale. Cette
dernière ayant été annulée pour vice de forme, le recteur entreprit de la reproduire, mais en lui
conférant un effet rétroactif. L'application de la jurisprudence Loscos eût irrémédiablement
condamné un tel comportement ; mais le Conseil d'État décida au contraire que le recteur
"pouvait légalement faire remonter l'effet -de la nouvelle sanction- à la date même de la mesure
annulée", et cela "eu égard au caractère nécessairement rétroactif des décisions à prendre pour
régulariser la situation de la requérante"576. C'est là, nous l'avons dit, faire une application
totalement erronée de la notion de rétroactivité nécessitée par une décision de justice, dans la
mesure où aucune des deux conditions de celle-ci ne peut ici être mise en avant. Comme le fait
observer M. Pacteau577, "il s'agissait sans doute d'éviter de restituer à l'intéressée des droits de
scolarité dont elle allait de toute façon être privée légalement". Il n'en reste pas moins que de
telles considérations d'opportunité ne sauraient justifier une telle "validation administrative"578
attentatoire à un principe aussi fondamental que celui de non-rétroactivité en matière de
répression disciplinaire. Il conviendrait donc que le Conseil d'État s'en tienne avec une rigueur
constante à la solution dégagée par l'arrêt Loscos579.

III - Appréciation des effets de la rétroactivité sur la portée de l'annulation

Il convient d'effectuer un distinguo :

A. En règle générale, l'effet rétroactif donné aux mesures prises postérieurement à une
annulation permet de parfaire la fonction destructive de celle-ci. Ainsi par exemple, pour ce qui
est d'une réintégration prononcée à la suite d'une éviction, la décision nouvelle constitue la
mesure inverse de l'acte annulé ; nous nous trouvons en conséquence face à l'un des seuls cas
dans lesquels l'annulation possède une portée pleinement annihilante580. Revêtir la mesure
nouvelle d'un effet rétroactif contribue donc à faire disparaître ceux de la précédente581. Cela
s'explique par le fait que l'atteinte consentie au principe qui interdit aux mesures administratives
de rétroagir se justifie en particulier, comme on l'a dit, par la nécessité de s'en remettre à
l'administration pour donner plein effet à la censure juridictionnelle.

573
C.E., S., 27/05/1977, p.249, précité.
574
"L'autorité, lorsqu'elle reprend sur une nouvelle procédure une mesure d'éviction, ne peut légalement donner à
sa décision un effet rétroactif".
575
C.E., 26/03/1982, p.720 ; La Revue administrative 1982, p.389, note B. Pacteau.
576
Il est en outre surprenant que la publication de l'arrêt au recueil Lebon s'accompagne d'une référence à la
jurisprudence Robinet, alors que celle-ci avait, dans le même recueil, prétendument été abandonnée en 1977.
577
Note précitée.
578
Ibid.
579
Les juridictions inférieures semblent pour leur part s'en tenir à la solution Loscos. Cf. notamment T.A. Lyon,
8/07/1993, Ardaillon, Lebon p.517.
580
Voir supra.
581
Ce serait également le cas d'une autorisation rétroactive accordée suite à l'annulation d'un refus qui
reconnaissait le droit du requérant à obtenir gain de cause.

123
B - Il n'en va pas toutefois forcément ainsi pour toutes les hypothèses de rétroactivité, comme
nous le démontre l'exemple de la réfection d'un tableau d'avancement annulé. Ici, contrairement
à l'hypothèse précédente, la chose jugée n'impose pas la prise d'une décision de contenu
prédéterminé : l'autorité administrative pourra ainsi établir un nouveau tableau d'avancement
matériellement très proche du précédent, voire identique, notamment si ce dernier avait été
simplement censuré pour illégalité externe. Dans ce cas, le fait de conférer un caractère
rétroactif à la décision nouvelle lui permettra de se substituer en douceur à la décision initiale.
Du point de vue matériel, l'acte annulé n'aura pas un instant disparu de l'ordre juridique. Loin de
contribuer à l'action destructive de l'annulation, l'effet rétroactif de la réfection tend au contraire
ici à la rendre totalement indolore. Et cette "anesthésie" est encore plus flagrante en ce qui
concerne les hypothèses atypiques de rétroactivité : la sanction reprise à l'encontre de Mme
Sarrabay, matériellement identique à celle qu'a annulée le juge, pousse le mimétisme jusqu'à
prendre effet à la même date que cette dernière !

Au regard de ce qui précède, on conclura donc que l'annulation ne produit pas


systématiquement un effet à proprement parler annihilant. L'acte qu'elle frappe se maintient
quelquefois, en tant que tel, dans l'ordre juridique, du fait des règles qui gouvernent l'annulation
partielle ou en raison de la possibilité d'obtenir l'infirmation du jugement considéré. De surcroît,
d'un point de vue normatif, la censure juridictionnelle obtenue en excès de pouvoir n'engendre,
à terme, une totale perturbation du droit positif que dans deux hypothèses : lorsque
l'administration ne peut ou ne veut reprendre la mesure dont le juge a stigmatisé l'illégalité ;
lorsque l'acte de remplacement constitue la mesure inverse de celle qui a été censurée. Hormis
ces deux cas de figure assez exceptionnels, l'intervention du juge se solde plus par une
régularisation qu'une destruction pure et simple, régularisation paraissant quelquefois si parfaite
que l'annulation prononcée n'est plus aucunement sensible. Autant de constatations qui amènent
à relativiser la conception classique des effets drastiques de l'annulation, et méritent d'être
combinées avec l'étude de l'évolution des conséquences de la déclaration d'illégalité sur l'acte
concerné.

124
SOUS-TITRE II

LA RADICALISATION DES EFFETS DE LA DECLARATION

D'ILLEGALITE

Un acte reconnu illégal par voie d'exception ne disparaît pas pour autant de l'ordre
juridique et, par là même, s'oppose à la remise en vigueur des dispositions qui le précédaient.
Telles sont, nous le savons, les deux branches de la maxime qui gouverne traditionnellement la
matière. Certaines évolutions jurisprudentielles conduisent cependant à penser qu'on peut
aisément contourner cette logique de pérennité. Nous faisons essentiellement référence à deux
techniques qui viennent suppléer les faiblesses de la reconnaissance de l'illégalité par voie
d'exception, et permettent, pour la première, la disparition de l'acte reconnu irrégulier, pour la
seconde, la résurgence de textes dont son existence empêchait l'application. Intéressons nous
donc successivement à ces deux possibilités : l'abrogation (Chapitre 1) et la mise à l'écart de la
décision irrégulière (Chapitre 2).

125
CHAPITRE 1. LA POSSIBILITE DE FAIRE DISPARAITRE
L'ACTE DECLARE ILLEGAL

La constatation par voie d'exception de l'irrégularité d'un acte peut constituer le point de
départ d'un processus d'éradication de celui-ci, l'étape ultime résidant dans le prononcé de son
abrogation par l'autorité compétente. Le tout est de déterminer si l'administration, à la suite de
la reconnaissance juridictionnelle de l'illégalité de la décision en cause, a l'obligation de
pratiquer cette abrogation ; or il apparaît, à la lumière de solutions jurisprudentielles récentes,
que la tendance est à un très net développement de ce devoir. Une fois cette extension étudiée,
on montrera à quel point l'obligation d'abroger peut compléter à bon escient le mécanisme de la
constatation incidente d'une irrégularité.

SECTION 1. L'OBLIGATION D'ABROGER LES ACTES ILLEGAUX S'EST


CONSIDERABLEMENT ELARGIE

Le problème qui va ici nous occuper s'est initialement posé relativement aux règlements,
avant d'intéresser d'autres catégories d'actes ; c'est pourquoi son étude va s'axer, dans un
premier temps, autour de ces décisions générales et impersonnelles.

Il est communément admis que l'autorité qui a pris un règlement détient le droit de
procéder à tout moment à son abrogation - c'est-à-dire le faire disparaître pour l'avenir, sans
répercussion sur les effets qu'il a pu antérieurement produire -, ce en vertu du principe de
mutabilité qui s'attache aux actes de cette nature582et qui s'oppose en particulier à la
renonciation par avance à cette faculté583. La règle trouve son fondement dans la nécessité
d'adaptation des normes aux circonstances qui domine toute l'activité administrative584.

Cette compétence discrétionnaire devient-elle liée quand une irrégularité affecte le


règlement considéré, et, si oui, dans quelle mesure ? Depuis longtemps, on fait peser sur
l'administration une pareille obligation, mais cette dernière a longtemps été non seulement
cloisonnée au seul domaine réglementaire, mais également conditionnée par certaines exigences
de délais enserrant la demande d'abrogation. Toutefois, il apparaît que la tendance actuelle est à
la systématisation de la compétence liée de l'administration, du fait de l'atténuation, voire de la
disparition de chacune des deux limites qui l'affectaient. Nous les envisagerons successivement,
tout en tentant de cerner l'évolution qu'elles connaissent.

582
Ce principe a été constamment affirmé par la jurisprudence.
Voir notamment : C.E., S., 27/01/1961, Vannier, p.60, conclusions J. Khan ; Actualité juridique, Droit
administratif 1961, p.74, chronique J.-M. Galabert et M.Gentot ; et C.E., Ass., 01/07/1988, Avesque et autres,
p.605, conclusions C. de La Verpillère.
Il connaît cependant une exception notable dans quelques hypothèses rarissimes où une disposition législative
s'oppose à une telle possibilité : voir notamment, outre le cas que nous retrouverons de l'article L 123-4-1 du code
de l'urbanisme prohibant l'abrogation des P.O.S., C.E., 23/05/1960, Confédération nationale de la Boucherie
française, p.353 ; Actualité juridique, Droit administratif 1961, p.174.
583
C.E., S, 7/01/1955, Andriamisera, p.13 ; Revue du droit public 1955, p.709, note M. Waline.
584
Voir notamment J.-M. Auby, "L'abrogation des actes administratifs", Actualité juridique, Droit administratif
1967, p.131, note 1.

126
Paragraphe 1. La généralisation de l'obligation d'abroger un règlement illégal

Il semble ici inutile, tant elles sont connues, de retracer par le menu les péripéties
jurisprudentielles et textuelles qui ont émaillé l'histoire du principe obligeant l'autorité
compétente à procéder à l'abrogation de ses règlements illégaux. On se contentera donc d'en
rappeler les grandes lignes :

I - Les hésitations premières

L'état du droit initial, en matière d'abrogation obligatoire, balançait entre progrès


certains, tergiversations, complications et fausses simplifications ; rien n'apparaissait de ce fait
réellement satisfaisant.

A. La situation antérieure à 1983

Il y a peu de temps encore, la jurisprudence faisait varier l'intensité de l'obligation selon


les types d'hypothèses dans lesquelles se trouvait placée l'administration :

1 - L'obligation la plus large qui pesait sur elle résultait de l'arrêt Despujol585qui a sa place à
n'en pas douter dans la liste des grands arrêts de la jurisprudence administrative. Le principe
dégagé est simple à énoncer : lorsque les circonstances de fait qui ont servi de base légale à
l'intervention d'un règlement, ont subi un changement tel que celui-ci n'a plus de raison de
rester en vigueur, les personnes intéressées peuvent à tout moment exiger de l'autorité
compétente qu'elle procède à son abrogation. Un refus opposé à la satisfaction de cette requête
serait entaché d'illégalité.

Cette voie de droit permet d'éviter que, du simple fait de l'expiration du délai
contentieux à leur encontre, des règlements ne correspondant plus aux réalités du temps présent
ne se maintiennent indûment dans l'ordonnancement juridique586. La jurisprudence ultérieure,
tout en ayant précisé quelques points importants587, n'a jamais remis en cause le principe même
de l'obligation découlant de l'arrêt Despujol. Elle a cependant longtemps veillé à ce que son
champ d'application ne dépasse pas les strictes limites du règlement devenu illégal à la suite
d'un changement dans les circonstances de fait qui l'avaient légalement motivé588.
585
C.E., S., 10/01/1930, p.30 ; Dalloz 1930, III, p.16, note P.-L. Josse ; Sirey 1930, III, p.41, note R. Alibert ; Les
grands arrêts de la jurisprudence administrative, n°47.
586
La jurisprudence Despujol avait ainsi trouvé à s'appliquer en matière d'arrêtés interdisant les manifestations
extérieures du culte, lorsque les nécessités de l'ordre public ne justifiaient plus cette interdiction : C.E., 25/01/1933,
Abbé Coiffier, p.100.
587
Notamment le fait que,"dans les matières où l'administration dispose de pouvoirs étendus pour adapter son
action à l'évolution des circonstances de fait", le changement, pour être pris en compte, doit revêtir le caractère
d'un bouleversement ne pouvant entrer dans les prévisions des intéressés : C.E., 26/04/1985, Entreprises Maritimes
Léon Vincent, p.126 ; La Revue administrative 1986, p.46, note B. Pacteau.
Il s'agit principalement des domaines économique et fiscal.
Voir respectivement :
- C.E., Ass., 10/01/1964, Ministre de l'agriculture c/ Simonnet, p.19 ; Sirey 1964, p.234, note J.-M. Auby ;
Revue du droit public 1964, p.182, concl. G. Braibant, et p.455, note M. Waline.
et - C.E., 30/01/1987, Gestin, p.22.
588
D'autres changements ne pouvaient être pris en considération (voir par ex. : C.E., 24/04/1968, Association des
anciens élèves de l'Ecole supérieure du bois, p.842.)
127
2 - Cela s'explique par le fait que l'obligation devenait plus étroite dès lors que l'illégalité
affectant le règlement était le produit d'un changement dans les circonstances de droit, voire
l'entachait depuis son édiction :

a) Le premier cas de figure avait été envisagé dans l'arrêt Despujol lui-même qui prônait une
solution radicale que la jurisprudence antérieure ne devait pas reprendre, à savoir une
réouverture du délai de recours pour excès de pouvoir à compter de la publication du texte qui
bouleversait les données juridiques initiales et mettait en péril la légalité du règlement en
cause589. Le droit longtemps applicable en la matière était en fait fixé par l'arrêt Syndicat
national des cadres des bibliothèques590qui abandonnait l'idée d'une réouverture des délais
contentieux, pour lui substituer la possibilité d'exiger, ici encore, de l'administration qu'elle
procède à l'abrogation de l'acte illégal591. Toutefois, contrairement à ce qu'il avait décidé pour
les règlements devenus irréguliers suite à un changement dans les circonstances de fait, le juge
devait ici limiter l'obligation pesant sur l'administration : l'abrogation du règlement entaché
d'une illégalité imputable à l'édiction d'un texte juridique incompatible devait, pour s'imposer à
elle, lui être demandée dans un délai de deux mois suivant la publication dudit texte. Cette
restriction pouvait paraître discutable : pourquoi subordonner dans un tel cas la contrainte
d'abroger à une requête nécessairement présentée dans un si court délai et l'en affranchir dans
l'hypothèse pourtant proche consacrée par la jurisprudence Despujol ? Il s'agissait en réalité
d'une réminiscence du système initialement envisagé par cette dernière et que plus rien ne
justifiait désormais.

b) Pour ce qui est des règlements illégaux dès leur édiction, la ligne jurisprudentielle originelle
était de reconnaître à l'autorité compétente une simple faculté d'abrogation. La règle fut
nettement affirmée par l'arrêt Coopérative de Belfort592dans lequel le Conseil d'État, alors
même qu'il n'y était pas tenu par les données de l'espèce, fit mention du pouvoir discrétionnaire
que détenait à ce propos l'autorité réglementaire. Cette solution, que certains auteurs avaient
déplorée593, sembla tout d'abord remise en cause par la décision Leboucher et Tarandon594qui
posait la règle selon laquelle "l'auteur d'un règlement illégal ou son supérieur hiérarchique, saisi
d'une demande tendant à l'abrogation de ce règlement, est tenu d'y déférer". Mais cette nouvelle

De même n'étaient pas susceptibles d'être invoquées dans ce cadre des illégalités viciant l'acte dès son émission
(voir notamment en ce sens : C.E., 8/01/1971, U.R.S.S.A.F. des Alpes-Maritimes, p.11 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1971, p.160, note P. Ferrari).
589
Voir à ce propos, R.-G. Schwartzenberg, L'autorité de chose décidée, p.377.
590
C.E., Ass, 10/01/1964, p.17 ; Sirey 1964, p.234, note J.-M. Auby ; Revue du droit public 1964, p.459, concl.
N. Questiaux ; Actualité juridique, Droit administratif 1964, p.150, chr. J. Fourré et M. Puybasset.
591
Grands paraissaient il est vrai les dangers de ménager l'éventualité d'une disparition rétroactive d'un acte qui
avait pu produire de nombreux effets en toute légalité avant la survenance de la modification de son environnement
juridique. C'était en outre contraire à la règle d'appréciation de la légalité de l'acte au jour de l'édiction ; sur celle-
ci, voir infra, Section 2.
592
Arrêt précité.
La solution était d'ailleurs implicite dans quelques arrêts antérieurs ; voir par ex. C.E., 12/02/1954, Société Roger
Grima et Cie, p.97.
593
Son caractère "peu logique" avait été par exemple dénoncé par J.-M. Auby, (Actualité juridique, Droit
administratif 1967, art. cit., p.139). Il paraissait en effet totalement artificiel de maintenir dans l'ordonnancement
juridique un texte dont l'administration ne pouvait plus faire usage en vertu de la jurisprudence Ponard (Cf. infra).
594
C.E., 12/05/1976, p.246 ; Actualité juridique, Droit administratif 1977, p.261, note M. Ceoara ; Cahiers
juridiques de l'électricité et du gaz 1976, p.167, note J. Virole.
128
tendance vit sa portée presque aussitôt restreinte : par un arrêt de Section du 30/01/1981595, le
Conseil d'État, contrairement à ce que lui proposait son commissaire du gouvernement,
considéra que l'administration n'avait pas commis d'illégalité en refusant d'abroger un règlement
définitif originairement irrégulier. Tous les auteurs n'analysèrent cependant pas cette dernière
jurisprudence596comme un retour en arrière imputable à la Haute juridiction ; ce fut en
particulier le cas de M. Auby, celui-ci y voyant plutôt une précision apportée à l'arrêt
Leboucher et Tarandon, qui avait omis de mentionner que l'obligation qu'il consacrait ne pesait
sur l'administration qu'à la condition qu'elle soit saisie d'une demande d'abrogation formulée
dans le délai de recours contentieux597. Quoi qu'il en soit, il semble que le Conseil d'État ait
redouté de conférer à la solution de 1976 le plein effet que Mme Hagelsteen appelait de ses
vœux, et ce sans doute parce qu'il considérait, à l'époque, que "le respect du principe de légalité
était assuré de façon suffisante en la matière par la combinaison du jeu de l'exception d'illégalité
et de la jurisprudence Despujol"598. Cette démarche est d'ailleurs à rapprocher de celle suivie en
1964 dans l'affaire Syndicat national des cadres des bibliothèques où le Conseil d'État, plutôt
que d'avoir à suivre son commissaire du gouvernement qui lui proposait une large
reconnaissance de l'obligation d'abroger599, préféra appliquer au règlement en cause - qui
semblait pourtant illégal ab initio - la logique Despujol, et limiter celle-ci de la manière que l'on
sait s'agissant d'un changement dans les circonstances de droit.

B. La tentative d'uniformisation par le décret du 28 novembre 1983

Dans le but de faire table rase des incertitudes et divergences jurisprudentielles sus-
évoquées, fut rédigé l'article 3 du décret n°83-1025 du 28 novembre 1983 concernant les
relations entre l'administration et les usagers600. Ayant compris qu'une protection satisfaisante
de la légalité passait par la chute de la condition de délai, qui conditionnait l'utilité de la
demande d'abrogation dans les hypothèses de règlement originairement illégal ou devenu tel à
la suite de la modification de son environnement juridique, les auteurs de ce texte ont tenté de
généraliser le devoir de l'administration de mettre fin à ceux-ci dès qu'on l'exige d'elle. L'article
3 édicte, sans autre précision, que "l'autorité compétente est tenue de faire droit à toute
demande tendant à l'abrogation d'un règlement illégal, soit que le règlement ait été illégal dès la

595
Ministre du travail et de la participation c/ Société Afrique France Europe transaction, p. 32 , concl. M.-D.
Hagelsteen ; Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.245, chr. M.-A. Feffer et M. Pinault ; Dalloz 1981.
I.R, p.277, obs. P.D. ; Dalloz 1982, p.37, note J.-M. Auby.
596
Confirmée ultérieurement par : C.E., 17/03/1982, Alexandre et autres, p.520.
597
Note précitée.
598
Chronique M.-A. Feffer et M. Pinault précitée.
En outre, a été à coup sûr également pris en considération la possibilité de mise en jeu de la responsabilité
administrative en compensation des effets produits par le règlement illégal, l'expiration du délai de recours ne
faisant pas obstacle à l'introduction d'une telle requête. Voir sur ce point note J.-M. Auby, précitée, Dalloz 1982,
p.41.
599
Conclusions N. Questiaux précitées, p.419 et s.
600
J.O., 3/12/83, p.3492.
Les différentes dispositions du décret ont fait l'objet de nombreux commentaires. Les principaux en sont :
- J.-M. Auby, "Le décret du 28 novembre 1983", Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.126.
- P. Delvolvé, "De nouvelles modalités pour les actes administratifs unilatéraux", Dalloz 1984, chron. p.137 ;
Revue française de droit administratif 1984, p.21.
- H. Maisl, C. Wiener et J.-M. Woerling, "Un décret ne fait pas le printemps", Actualité juridique, Droit
administratif 1984, p.126.
- M.-C. Rouault, "Le décret du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l'administration et les usagers", La
Revue administrative 1984, p.466.

129
date de sa signature, soit que cette illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait
postérieures à cette date". La reprise des termes du clivage traditionnel dénote clairement un
souci d'aligner ces différents cas de figure. Et cet alignement, dans la mesure où la condition de
délai de requête n'est pas expressément reprise, paraît devoir s'effectuer sur l'hypothèse qui
ignorait une telle condition, à savoir la solution Despujol elle-même (en matière d'illégalité due
à un changement dans les circonstances de fait)601. La question semblait donc réglée, et le
Conseil d'État, dans un premier temps, appliqua par trois fois l'article en question602.
Cependant, tout allait bientôt se compliquer, dès lors qu'un commissaire du gouvernement, M.
Chahid-Nouraï, à l'occasion d'une affaire où avait vocation à jouer la règle affirmée par le
décret, se posa d'office la question de la légalité de celui-ci.

II - La fixation de l'état du droit par l'arrêt Cie Alitalia

C'est l'arrêt d'Assemblée Cie Alitalia603, rendu conformément aux conclusions sus-
évoquées, qui fixe aujourd'hui l'état du droit. Ce dernier est en substance similaire à celui qu'a
tenté d'instaurer l'article 3 du décret de 1983. Mais aucune disposition textuelle ne lui sert plus
de fondement direct. En effet, M. Chahid-Nouraï, reprenant à son compte certaines remarques
déjà formulées par la doctrine604, a mis en évidence l'illégalité de cet article : elle résultait
notamment du fait que, bien que concernant principalement l'administration d'État, le décret de
1983 avait pour vocation de s'imposer également aux autorités disposant du pouvoir
réglementaire au sein des collectivités locales. Or, en vertu du principe de libre administration
qui s'attache à ces collectivités (tel qu'il résulte des articles 72 et 34 de la Constitution),
l'autorité réglementaire étatique n'était pas compétente pour conférer une portée si grande à la
norme qu'elle édictait. L'article 3 du décret présentait donc un caractère irrégulier, ce qui
interdisait à la Haute juridiction d'en faire une nouvelle application. Fallait-il pour autant
revenir aux subtilités de la jurisprudence antérieure ?

A. Le refus d'un retour en arrière

De nombreux facteurs plaidaient en défaveur d'une pareille tentation :

1 - Ne pas entraver une dynamique indéniable

On peut tout d'abord mettre en avant que la règle posée en 1983, même si elle semblait
destinée à modifier certaines des modalités de l'obligation d'abrogation qui avaient été
déterminées par la jurisprudence, n'en allait pas moins dans le sens général qui paraissait se
dégager de l'évolution de celle-ci, malgré les multiples contradictions dont elle faisait montre.
601
La plupart des commentateurs de l'article 3 du décret du 28/11/1983 ont partagé ce point de vue. Voir
notamment M. Bailly, "L'acte réglementaire illégal et le décret du 28 novembre 1983", Revue du droit public 1985,
p.1534 et s.
602
Voir en particulier C.E., 20/04/1988, Conseil national de l'ordre des médecins, Droit administratif 1988,
n°310, arrêt dans lequel est annulé sur la base de cet article un refus d'abroger un règlement illégal.
603
C.E., Ass., 3/02/1989, p.44 ; Actualité juridique, Droit administratif 1989, p.387, note O. Fouquet ; Revue
française de droit administratif 1989, p.391, conclusions N. Chahid-Nouraï et notes L. Dubouis et O. Beaud ;
Revue trimestrielle de Droit européen 1989, p.509, note J. Vergès.
604
Notamment par M. Delvolvé, Revue française de droit administratif 1984, art. cit. p.30.

130
Certes, il pourrait être ici souligné la faible importance pratique revêtue par la jurisprudence
Despujol, qui était très rarement invoquée du fait de la relative complexité de sa mise en œuvre
et recevait classiquement infiniment plus d'applications négatives que positives605. Cela se
vérifiait d'ailleurs aussi bien pour les illégalités dues à des changements dans les circonstances
de fait, qu'à l'égard de celles issues de bouleversements juridiques606. Cette constatation ne doit
pourtant pas occulter la marche progressive des solutions successivement dégagées par le juge
administratif vers une protection de plus en plus totale du principe de légalité, et ce notamment
depuis l'adoption de la jurisprudence Ponard607. Par cet arrêt, le juge a entendu marquer sa
désapprobation de principe envers toute application d'un règlement irrégulier par
l'administration ; l'interdiction qu'il formule à ce propos608 signifie clairement à cette dernière
que toute mesure d'application litigieuse serait irrémédiablement considérée comme illégale, et
censurée comme telle au cas où elle ferait l'objet d'un recours. Cette logique de l'inapplicabilité
- qui, loin de se démentir, s'était accentuée depuis 1958609 - débouchait presque naturellement
sur celle de la disparition du règlement illégal. Pourquoi maintenir en vigueur artificiellement
un texte désormais stérile ? La dynamique de l'abrogation obligatoire a donc été lancée par
l'arrêt Ponard ; c'est elle qui explique d'ailleurs à n'en pas douter que, même si elle se trouvait
dans les deux tiers des cas enfermée dans un délai de deux mois, l'obligation d'abroger n'ait pas
été réellement niée dans son principe par le Conseil d'État, qu'il s'agisse de l'hypothèse Syndicat
national des cadres des bibliothèques ou du jeu combiné des arrêts Leboucher et Tarandon et
Société Afrique France Europe transaction tel du moins qu'il ressort de l'analyse de M. Auby
précédemment évoquée.

Il aurait en conséquence semblé anormal que le juge, fort de l'expérience des


applications de l'article 3 du décret de 1983 avant que ne se soit posée la question de sa légalité,
fasse marche arrière, revienne sur ses positions antérieures, et ce d'autant que celles-ci
résultaient moins d'une hostilité de principe à l'extension du devoir d'abroger que d'une crainte
relative aux perturbations susceptibles de s'en suivre sur le plan pratique ; or cette méfiance
s'était justement atténuée au cours des cinq ans d'application de l'article vicié.

605
Voir sur ce point la chronique de MM. Tiberghien et Lasserre, Actualité juridique, Droit administratif 1982,
p.441.
606
Une des raisons en est que le Conseil d'État s'est toujours montré rétif à admettre que les changements
invoqués par les requérants étaient bien de nature à entraîner l'illégalité du règlement concerné. Ainsi, avant 1964,
il s'était toujours en pratique refusé à reconnaître fondés les moyens tirés d'une illégalité due à un changement dans
l'ordonnancement juridique ; parallèlement, il cantonnait les illégalités issues de modifications des faits aux seuls
règlements de police. Voir sur ces points Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, p.263 et 264.
607
C.E., 14/11/1958, p.554.
608
L'arrêt décide en effet qu'"il incombe à l'autorité administrative de ne pas appliquer un texte réglementaire
illégal, même s'il est définitif". La formule a été reprise telle quelle par des arrêts plus récents. Cf. par exemple
C.E., 29/07/1983, Ministre de l'Urbanisme c/ Austorri, cité par D. Chabanol, La pratique du contentieux
administratif, Litec 1988, p.247, n°396.
609
Voir infra, jurisprudence Ah Won et Butin.
131
2 - La précarité des justifications fondant le système traditionnel

Certains auteurs et commissaires du gouvernement avaient depuis longtemps mis


l'accent sur les inconvénients pratiques que présenterait, à leurs yeux, une généralisation du
devoir d'abrogation des règlements illégaux610.

a) Les principales réserves

Elles tournaient autour des trois points suivants :

* On craignait tout d'abord que cela ne crée une gêne préjudiciable à l'action administrative. Du
fait de la disparition du texte, l'autorité se trouverait face à un vide juridique dont le
comblement pourrait nécessiter un laps de temps assez important.

* On redoutait ensuite une multiplication excessive des recours exercés selon la nouvelle voie
de droit qui serait ainsi ouverte. La crainte se fondait sur le grand nombre de textes susceptibles
d'en subir les conséquences : on faisait miroiter un risque d'encombrement du prétoire par les
réclamations contre les refus d'abroger opposés par l'administration aux innombrables
demandes en ce sens.

* On se méfiait enfin des implications que cette radicalisation de la jurisprudence pourrait


induire sur d'autres solutions, et notamment sur celle qui estime qu'un requérant est forclos pour
contester les dispositions d'un règlement qui se borne à reproduire celles d'un acte antérieur
devenu définitif611.

b) La réfutation des principales réserves

Toutes ces défiances à l'égard de la généralisation de l'obligation d'abroger n'étaient plus


de mise à la veille de la décision Alitalia, et le commissaire du gouvernement Chahid-Nouraï va
s'efforcer de le démontrer à la Haute Assemblée, balayant, les uns après les autres, les
arguments qui avaient jusqu'alors emporté l'adhésion du Conseil :

* Il insiste en premier lieu sur le fait que l'administration dispose, dans le cadre de la
jurisprudence Despujol, d'un "délai raisonnable" pour abroger l'acte en question612, ce qui, en
tout état de cause, est de nature sinon à pallier, du moins à tempérer le risque de vide juridique,
puisque le règlement est censé rester en vigueur jusqu'à ce que l'administration y procède
effectivement613. On peut en outre ajouter que l'obligation d'abrogation ne prend pas
nécessairement la forme d'une éradication pure et simple de l'acte illégal, mais peut se satisfaire
d'une simple modification de celui-ci si elle suffit à le rendre conforme à la légalité. Le danger
de vide juridique n'est donc pas tel qu'il puisse justifier une quelconque réserve du juge.

610
Même si cela n'emportait pas forcément leur jugement. Cf notamment les conclusions précitées de Mme
Questiaux et de Mme Hagelsteen.
611
C.E., S., 14/10/1955, Union de la propriété bâtie de France, p.481 ; C.E., Ass., 12/10/1979, Rassemblement
des nouveaux avocats de France, p.371 ; Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.248.
612
Conclusions précitées, p.398
613
Bien que la jurisprudence Ponard semble s'opposer, comme nous le savons, à toute nouvelle application du
texte dont le juge a reconnu l'illégalité.
132
* M. Chahid-Nouraï s'attache ensuite614à rassurer le Conseil d'État en relativisant la portée
pratique de la nouvelle voie de droit, lui montrant que celle-ci demeure, malgré les
assouplissements envisagés, extrêmement conditionnée, que ce soit par l'exigence préalable
d'une demande d'abrogation en provenance d'un administré remplissant les critères de l'intérêt à
agir, ou par le fait qu'elle n'entraînera pas forcément la disparition de la totalité des textes en
cause, mais simplement des seules dispositions visées par la requête. Il en va de même sur le
plan contentieux, où il affirme que le risque d'encombrement du prétoire est compensé par
"l'économie des nombreuses décisions dites de "séries" - rendues à la suite d'exceptions
d'illégalité" fondées sur un règlement irrégulier malheureusement maintenu en vigueur. Mais ce
qui, ici, constitue sans doute l'argument déterminant, vient de l'expérience de la juridiction
administrative en la matière. En effet, tant avant qu'après l'entrée en vigueur du décret du 28
novembre 1983, on ne saurait affirmer que la demande d'abrogation a constitué une voie de
droit privilégiée par les administrés615. Bien au contraire, tout porte à croire que ces derniers lui
préfèrent dès que possible l'exercice d'un recours pour excès de pouvoir, attirés à l'évidence par
les effets plus radicaux qui s'attachent à l'accueil de celui-ci, à savoir la disparition rétroactive
de l'acte contesté. C'est ce qui fait d'ailleurs dire à M. Chahid-Nouraï que la généralisation du
devoir d'abroger, s'il est de nature à entraîner "une réduction certaine de la place effective du
recours pour excès de pouvoir", ne devrait pas avoir pour conséquence la marginalisation de ce
dernier616. Son raisonnement a convaincu la Haute Assemblée, qui a compris qu'il fallait
raisonner ici en termes de complémentarité et non de concurrence des voies de droit.

* Enfin, et bien que ce dernier point ne soit pas abordé par les conclusions rendues sur l'arrêt
Alitalia, soulignons que l'argument qui consistait à mettre en avant le risque de mise en cause
de certaines solutions traditionnelles n'a que peu de poids eu égard au souci de renforcement de
la protection de la légalité dont procède la règle étudiée. Le propre de la jurisprudence n'est-il
pas de s'adapter aux nouvelles priorités ? Le mouvement général qui tend à donner plein effet
au principe de légalité de l'action administrative ne peut se trouver contrarié par de telles
considérations.

B. La consécration de l'obligation d'abroger

Tout plaidait donc en faveur de la règle formulée par l'article 3 du décret de 1983, dont
l'illégalité avérée empêchait pourtant l'application : non seulement elle constituait l'avènement
du principe de légalité, mais elle permettait également de pallier l'atteinte au principe d'égalité
que pouvait induire le système antérieur, l'application du règlement illégal pouvant se trouver,
dans certains cas, paralysée par l'engagement d'une procédure d'exception d'illégalité, ou ne
connaître, dans d'autres hypothèses, aucun obstacle, pour peu que les administrés intéressés
n'aient pas manifesté cette audace617. Elle ne heurtait en outre aucun principe fondamental, ni
celui de la non-rétroactivité des actes administratifs (puisque l'abrogation n'a d'effet que pour
l'avenir), ni celui du respect des droits acquis (dans la mesure où l'abrogation - à l'instar de la
modification - d'un règlement n'affecte pas les droits auxquels il a pu indirectement servir de
base618).

614
Ibid., p.399.
615
Rappelons que l'article 3 du décret n'a été invoqué que trois fois jusqu'en 1989 !
616
Conclusions précitées, p.399.
617
Voir sur ce point les conclusions précitées de Mme Hagelsteen sur l'arrêt Société Afrique France Europe
transaction.
618
C.E., S., 19/06/1959, Sieur Villard, p.373.
133
1 - La technique employée

Le commissaire du gouvernement Chahid-Nouraï eut l'idée de requalifier la règle


décrétale en principe général du droit. Le principal mérite de cette opération résidait dans le fait
qu'elle permettait de remédier à l'illégalité du décret, puisque aussi bien la jurisprudence du
Conseil d'État que celle du Conseil constitutionnel admettent que l'obligation qui résulte d'un tel
principe peut valablement s'imposer aux autorités locales, même dans le silence de la loi619.
Bien que cela ne se situe pas réellement au cœur de notre propos, il convient de souligner le
caractère atypique de cette construction : pour la première fois en effet le Conseil d'État va
ériger un principe général du droit dans le seul but de sauver de l'illégalité de son support
textuel une règle posée par une autorité réglementaire. Car c'est bien de cela qu'il s'agit ici,
même si la Haute Assemblée, sans doute pour des questions de politique jurisprudentielle, voire
d'"amour propre"620, a éprouvé le besoin, en décidant que l'article 3 "s'inspirait" du principe
qu'elle dégageait, de sous-entendre que ce dernier préexistait au règlement litigieux -ce qui, de
toute évidence, était faux621. Quoi qu'il en soit, l'important au regard de notre étude est que le
Conseil d'État ait admis le principe d'une obligation d'abroger généralisée pesant sur
l'administration en matière de réglementation illégale. Et ce principe est d'autant mieux garanti
aujourd'hui que, de par sa qualification, seule une loi pourrait désormais le contrarier622.

2 - La portée du principe

a) Le juge administratif ne distingue donc plus selon que l'illégalité à sanctionner est originaire
ou provient d'un changement de circonstances postérieur à l'édiction de l'acte, pas plus qu'il ne
différencie les irrégularités dues à des modifications juridiques ou factuelles 623. La
jurisprudence ultérieure en témoigne, qui applique la même règle à ces différents cas de
figure624.

619
Voir respectivement : C.E., 6/07/1977, S.N.I.T.A., p.306 ; et C.C., décisions n° 76-89 et 88-154 (citées par M.
Chahid-Nouraï).
620
C'est la raison pour laquelle, même si l'arrêt Alitalia ne parle que de "principe", il faut nécessairement entendre
par là "principe général du droit".
La solution inverse l'aurait en effet conduite à reconnaître que les applications contentieuses de l'article litigieux
antérieurement à 1989 étaient dénuées de tout fondement valable. En outre et surtout, elle l'aurait amenée à
s'incliner devant l'intervention de l'autorité réglementaire dont le but avoué était de renverser des solutions
jurisprudentielles qu'elle avait cautionnées.
621
Sur ce problème de la "fiction de la rétroactivité" du principe général du droit et sur celui de la neutralisation
de la portée normative de l'article 3 du décret de 1983, voir note O. Beaud précitée, p.428 et 429. Il convient
cependant de souligner que M. Ceoara s'était, dès 1977 (note précitée, p.262), posé la question de la valeur de la
règle posée par le Conseil d'État dans l'arrêt Leboucher et Tarandon qui faisait l'objet de son commentaire.
622
Selon la jurisprudence "Protection des sites" du Conseil constitutionnel (décision n° 69-55 L du 26/06/1969
précitée).
623
Nous ne nous plaçons ici que dans l'optique de la condition de délai exigée une fois l'illégalité avérée. Tout
autre est le problème de savoir à partir de quand l'irrégularité est reconnue ; ici, tout portait à croire que les
particularités déjà signalées instituées par l'arrêt Simonnet survivaient à la jurisprudence Alitalia, de la même
manière qu'elles n'étaient pas remises en cause par l'intervention du décret du 28 novembre 1983 (voir sur ce point
les différents commentaires précités de ce décret), et le Conseil d'État a confirmé cette intuition (C.E., 23/03/1994,
Aymé Jouve, p.156 ; Droit administratif 1994, n°310, observations R.S.).
624
- en matière d'illégalité originelle, voir C.E., 1er/03/1989, Syndicat C.F.D.T. des arsenaux du Val-de-Marne,
Revue du droit public 1989, p.1488 ; et C.E., 2/03/1992, S.A.R.L. Rabreau, p.102 ;
- en matière d'illégalité due à un changement dans les circonstances de droit : C.E., 26/06/1989, Fédération des
syndicats généraux de l'éducation nationale, p.152 ; Actualité juridique, Droit administratif 1989, p.725, obs. X.
134
b) La chute de la condition de délai qui jouait en matière d'illégalité ab initio ainsi que pour
l'hypothèse Syndicat National des cadres des bibliothèques n'est certes pas affirmée
expressément par le considérant de principe de l'arrêt Alitalia, mais elle paraît nécessairement
induite par les données de ce dernier, ainsi que par celles des différentes espèces rendues
ultérieurement en la matière :

* Le Conseil d'État ne fait en effet aucune difficulté à admettre la recevabilité de la demande de


la compagnie Alitalia, pourtant formulée en 1985, tendant à l'abrogation de règlements devenus
illégaux à la suite de l'édiction, en 1977, d'une directive. Dans le même sens, l'arrêt Fédération
des syndicats généraux de l'Education nationale considère comme liant l'administration un
recours gracieux adressé en 1984, sollicitant l'abrogation d'un décret de 1937 contraire au
principe d'égalité des sexes et devenu irrégulier à la suite de la promulgation ... du préambule de
la Constitution de 1946 !

* Parallèlement, la Haute juridiction a accepté, dans l'affaire Alitalia, d'examiner les


conclusions portant sur un décret illégal dès l'origine alors même que le délai de recours à son
encontre était depuis longtemps expiré ; mieux encore, il a depuis, dans cette hypothèse, annulé
un refus d'abrogation625.

Il ne semble donc pas excessif d'affirmer qu'aujourd'hui, pèse sur l'administration une
obligation inconditionnée d'abroger ses règlements illégaux sur demande valable en ce sens,
quelle que soit la raison de leur irrégularité. Qu'en est-il à présent des décisions administratives
qui ne revêtent pas un tel caractère réglementaire ?

Prétot ; Revue française de droit administratif 1990, p.39, concl. M. Laroque ; et C.E., 28/07/1993, Mme Dupuy,
p.244 ; Revue française de droit administratif 1993, p.1030 ;
- en matière de changements dans les circonstances de fait, le juge n'a pas eu, à notre connaissance, l'occasion
de se prononcer directement ; cependant, il s'agit là de la matière qui posait théoriquement le moins de problèmes,
dans la mesure où c'est elle qui connaissait, avant l'arrêt Alitalia, l'obligation d'abroger la plus large. En outre,
l'hypothèse en est incluse dans le considérant de principe inauguré par celui-ci et invariablement repris par la
jurisprudence ultérieure.
625
Voir l'arrêt Syndicat C.F.D.T. des établissements et arsenaux du Val-de-Marne précité.
Voir également : C.E., Ass., 23/06/1989, Bunoz, p.144 ; Actualité juridique, Droit administratif 1989, p. 627,
conclusions J.-P. Faugère.
135
Paragraphe 2. L'extension partielle de l'obligation d'abroger aux actes non réglementaires
illégaux

Les développements qui précèdent s'axent autour du devoir d'abroger les actes de nature
réglementaire ; ceux qui suivent vont s'intéresser à la question de la transposition de la règle
posée par l'arrêt Alitalia aux décisions ne présentant pas ce caractère. Cette extension a été
effectivement opérée par la jurisprudence Association "Les Verts" 626; mais l'élargissement
enregistré apparaît doublement limité, tant en regard de la nature des actes qu'il concerne que
du point de vue de l'illégalité qui les affecte627.

I - L'extension intéresse les seuls actes non réglementaires non créateurs de droits

L'arrêt Les Verts a repris le clivage classique en jurisprudence (depuis notamment le


fameux arrêt Dame Cachet628) qui oppose actes non réglementaires qui créent des droits et ceux
qui n'en engendrent pas.

A. Exclusion traditionnelle des actes créateurs de droits

L'extension de l'obligation d'abroger aux décisions créatrices de droits illégales se heurte


traditionnellement au principe d'intangibilité qui protège cette catégorie d'actes 629. Répondant à
ce souci, plusieurs solutions ont été dégagées qui toutes restreignent la portée d'une irrégularité
susceptible d'être ici décelée :

1 - La première, particulièrement remarquable, protège ce type de décisions contre l'instabilité


qui pourrait naître d'une illégalité les affectant depuis leur origine. Pour éviter que la sécurité
des bénéficiaires ne soit par trop mise à mal, la possibilité d'abroger une décision créatrice de
droit n'existe que si les deux conditions posées par la jurisprudence Dame Cachet en matière de
retrait sont réunies, à savoir que l'acte en cause soit illégal et que le délai de recours contentieux
ouvert à son encontre ne soit pas expiré630. On peut d'ailleurs considérer que, saisie d'une
demande en ce sens contre un acte réunissant les deux conditions sus-énoncées, l'administration
est alors tenue de procéder à cette abrogation, tout comme elle l'est lorsqu'est sollicité un retrait
à son encontre631. Passé ce délai, seule la cessation des effets de l'acte par l'édiction d'un "acte

626
C.E., S., 30/11/1990, p.339 ; Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.114, chronique E. Honorat et R.
Schwartz ; Revue française de droit administratif 1991, p.571, conclusions M. Pochard.
627
Nous considérons en effet que l'arrêt Les Verts a étendu partiellement le principe dégagé par l'arrêt Alitalia
aux actes non réglementaires, malgré les critiques qui ont pu être formulées à l'encontre de cette analyse (Cf Y.
Petit, "Les circonstances nouvelles dans le contentieux de la légalité des actes administratifs unilatéraux", Revue du
droit public 1993, pp. 1291 s., et particulièrement pp. 1323/1324). Les différences de libellé qui fondent lesdites
critiques apparaissent il est vrai bien légères, notamment pour ce qui est de l'exigence de l'intérêt à agir (dont nous
verrons plus loin qu'elle n'est pas exclue par l'arrêt Alitalia) ; en outre, le commissaire du gouvernement Pochard a
clairement manifesté son intention de voir compléter le principe général dégagé en 1989.
628
C.E., 3/11/1922, p.790 ; Sirey 1925.3, p.9, note Hauriou ; Revue du droit public 1922, p.522, conclusions
Rivet.
629
Pour la détermination des contours de ce principe, voir infra, Partie II, Titre préliminaire.
630
Voir par exemple récemment C.E., 29/06/1990, Département du Cantal c/ Arvis, req. n° 74873.
631
L'administration est en effet tenue de rapporter un acte illégal créateur de droits non définitif sur recours
gracieux, ou si elle est informée qu'un recours contentieux a été intenté contre celui-ci. Voir respectivement (en
matière de permis de construire) : C.E., 11/06/1982, Plottet, p.217 ; C.E., 23/02/1979, Maïa, p. 597.
136
contraire"632répondant aux conditions prévues à cette fin par les textes est envisageable 633, à
l'exclusion de toute autre forme d'abrogation634.

2 - La seconde rend en principe tout changement ultérieur de circonstances, qu'elles soient de


droit ou de fait, sans influence sur la légalité d'un acte non réglementaire créateur de droits

a) Le principe d'appréciation de la légalité de la décision au jour de son édiction635joue ici


pleinement : dès lors qu'un acte créateur de droits a été régulièrement pris, l'intangibilité qui les
couvre empêche normalement toute incidence que pourrait produire sur lui une modification
juridique ou matérielle. M. Auby justifie cette solution "par l'idée que la constatation et
l'appréciation du motif par l'auteur de l'acte se sont nécessairement placées lors de l'élaboration
de celui-ci. Décider autrement devrait donner à une situation (...) nouvelle une portée
rétroactive, ce qui est évidemment inconcevable"636. La légalité de ce type d'actes, à l'inverse de
celle qui s'attache aux règlements, s'avère donc "statique, localisée dans le temps"637, et seule
une disposition législative expressément rétroactive pourrait faire obstacle à ce principe bien
établi638.

b) Ces certitudes traditionnelles ont pourtant semblé ébranlées par plusieurs décisions émanant
tantôt du Conseil d'État, tantôt de juridictions inférieures ; mais nous tenterons de démontrer
que celles-ci s'avèrent bien peu probantes.

* Trois décisions sont ici à mentionner :

- La première, fort ancienne639, mettait en cause un règlement qui avait fixé pour trente ans le
montant de la part contributive d'un usinier aux travaux faits sur un cours d'eau. Malgré sa
dénomination, cet acte devait s'analyser comme un acte particulier (puisqu'il était relatif au seul
usinier en question, et que l'autorité réglementaire ne saurait valablement se lier pour l'avenir
sur une telle durée). De plus, on pouvait légitimement considérer qu'il avait créé des droits au
profit de ce dernier. Malgré ce double caractère, la Haute juridiction va considérer que "le
gouvernement n'en conservait pas moins le droit de modifier, avant l'expiration de la période
fixée par le décret initial, le taux et les modalités de participation du propriétaire dans la mesure

Il en va également ainsi en matière d'actes non créateurs de droits illégaux, si une demande de retrait est formulée
avant l'expiration du délai de recours (Cf. a contrario C.E., 13/07/1977, Société de gestions foncières et d'études et
Dame Farcy de Ponfarcy, p.337).
632
A noter que les notions d'"abrogation" et d'"acte contraire" ont été dissociées par certains auteurs sur ce point
précis, la première se traduisant par la disparition de l'acte administratif, la seconde se bornant à en paralyser,
modifier ou faire cesser les effets. Lire notamment J.M. Auby, Actualité juridique, Droit administratif 1967, art.
cit., p.137, note 77.
633
L'exemple classique réside dans l'"acte contraire" à la nomination d'un fonctionnaire mettant fin à ses
fonctions. Qu'il s'agisse d'une mise à la retraite, d'une sanction ou d'un licenciement, cette destitution devra
répondre aux conditions de fond et de procédure prévues par les lois et règlements applicables : C.E., 14/06/1912,
Wuliet, p.659.
La loi du 11 juillet 1979, notamment, exige la motivation des décisions abrogeant des actes créateurs de droits.
634
C.E., 25/07/1986, Société Grandes Distilleries "Les fils d'Auguste Peureux", p.340 ; Revue française de droit
administratif 1987, p.454, conclusions O. Fouquet.
635
Voir infra, Section 2.
636
J.-M. Auby, "L'influence du changement de circonstances sur la validité des actes administratifs unilatéraux",
Revue du droit public 1959, p.431 s, et notamment p.441.
637
Ibid., p.459.
638
Voir O. Dupeyrou, La règle de non-rétroactivité des actes administratifs" op. cit., p. 111.
Cf toutefois infra les développements consacrés à la jurisprudence U.R.S.S.A.F. de Alpes Maritimes.
639
C.E., 10/02/1928, Pechdo, p. 220 ; Sirey 1929, III, p.113, note R. Alibert.
137
où une situation nouvelle rendait cette modification nécessaire en vue de garder à la
contribution son caractère proportionnel". L'incidence d'un changement de circonstances sur la
légalité d'une décision individuelle créatrice de droits était ainsi admise pour la première fois.

- La deuxième était le fait du Tribunal administratif de Nice. A l'occasion d'une affaire relative
à des subventions en annuités accordées à certains syndicats de communes en vue d'alléger les
charges d'amortissement des emprunts contractés afin d'exécuter certains travaux d'adduction
d'eau potable et d'assainissement, cette juridiction a considéré que ces actes, bien qu'ayant créé
des droits, pouvaient être affectés par une évolution des circonstances due au fait que le nombre
des abonnés avait augmenté dans une énorme proportion, ce qui créait un déséquilibre entre les
conditions initiales dans lesquelles ces actes avaient été édictés et celles qui existaient au
moment du litige, qui ne justifiaient plus le recours à un financement complémentaire. Elle a
avalisé en conséquence les abrogations et modifications apportées à ces subventions par
l'autorité compétente, en posant le principe selon lequel "si, en règle générale, les actes à
caractère individuel créateurs de droits devenus définitifs ne sauraient faire l'objet d'une
abrogation ou d'une modification dans un sens restrictif, le changement des circonstances de
droit ou de fait par rapport à la situation initiale dans laquelle ils sont intervenus peut, à titre
exceptionnel, justifier l'abrogation ou la modification pour l'avenir de telles décisions"640.

- La dernière est sans nul doute celle qui interpelle le plus le juriste, dans la mesure où elle ne
présente pas l'ancienneté de l'arrêt Pechdo et où elle a été rendue par le Conseil d'État lui-
même. Par un arrêt en date du 8 janvier 1971641, celui-ci a en effet admis que puisse être retiré
l'acte d'approbation des statuts d'une U.R.S.S.A.F. par l'autorité de tutelle, constituant pourtant
un acte créateur de droits, si ce retrait se justifiait par un changement de circonstances relatif
notamment à la situation financière de l'union, "faisant obstacle au maintien des dispositions
antérieures". Pris à la lettre, cet arrêt, à l'instar des deux solutions sus-évoquées, semble étendre
la jurisprudence Despujol aux actes administratifs créateurs de droits, puisque, le maintien des
mesures initiales s'avérant impossible, "il paraît normal d'en déduire que, sur demande,
l'autorité administrative est tenue, dans un tel cas, de mettre fin à l'application de la
décision" 642; c'est du moins ainsi que l'ont interprété de nombreux auteurs643.

* Aucune des trois solutions évoquées ci-dessus ne permet cependant d'affirmer avec certitude
que le Conseil d'État a entendu appliquer de façon générale la théorie du changement de
circonstances aux décisions individuelles créatrices de droits :

- s'agissant des deux premières, et outre le fait que l'une soit très ancienne et que l'autre émane
d'une juridiction inférieure, il nous faut relever la nature particulière des actes en cause, qui
créaient à la charge de l'administration une obligation de longue durée en compensation de
travaux réalisés par les bénéficiaires de ceux-ci. Dès lors, et bien qu'il s'agisse de décisions

640
T.A. Nice, 27/04/1982, Syndicat intercommunal de la Marana, La semaine juridique 1983, éd. G, II, n°19930,
conclusions Rouvière.
641
Arrêt U.R.S.S.A.F. des Alpes-Maritimes, p.10, conclusions G. Vught ; Actualité juridique, Droit administratif
1971, p.160, note P. Ferrari.
642
R Chapus, Droit du contentieux administratif, édition 1982, n°414-3°, p.258.
643
Outre l'avis de M. Chapus, voir par exemple note J. Barthélémy précitée sous les arrêts Ah Won et Butin ; et
les conclusions Rouvière précitées. Si l'on admettait une telle analyse, il faudrait aller jusqu'à considérer, avec M.
Barthélémy, que "rien ne paraît s'opposer à ce que la jurisprudence Ah Won et Butin soit elle-même étendue à ce
type d'acte" (Jurisclasseur Dalloz, "Exception d'illégalité", fascicule précité, n°104.). En effet, si l'on écarte le
principe d'intangibilité pour permettre, voire imposer, à l'administration d'abroger une décision individuelle
créatrice de droits devenue illégale, on ne comprendrait pas pourquoi ledit principe empêcherait la sanction de
cette illégalité par voie d'exception !
138
unilatérales, on perçoit une certaine parenté entre celles-ci et un acte contractuel, et l'on
comprend que les solutions adoptées par le juge administratif aient pu être analysées comme
"n'étant pas sans rapports avec la théorie de l'imprévision"644.

- s'agissant de la troisième, il nous faut souligner l'incertitude qui pèse sur sa portée 645. Certes,
le libellé de la décision montre clairement que l'acte d'approbation a été considéré par le Conseil
d'État comme un acte administratif non réglementaire créateur de droits, même si certains
auteurs ont contesté cette qualification646. Mais ne peut-on pas considérer avec M. Pochard647,
du fait de la nature particulière de la décision d'approbation qui n'a d'autre raison d'être que de
permettre l'application de l'acte qu'elle intéresse648, que "le changement évoqué affectait en
réalité les statuts de l'union, soit un acte à caractère réglementaire" ? Quoi qu'il en soit, cette
solution, qui correspondait sans doute à un souci du juge de ne point trop lier l'autorité de
tutelle une fois son approbation donnée649, est restée depuis lors isolée dans la jurisprudence du
Conseil d'État, et tout porte à croire qu'elle restera une décision d'espèce, sauf à dénier toute
spécificité aux actes non réglementaires créateurs de droits. D'ailleurs, la formulation de l'arrêt
"Les Verts" les exclut a contrario du champ d'application du principe qu'il dégage.

B. Inclusion annoncée des actes non réglementaires non créateurs de droits

Les règles qui gouvernent l'abrogation des actes non réglementaires ne forment pas un
bloc monolithique. Celles qui viennent d'être exposées ne s'expliquent que par la nécessité
d'assurer la stabilité des relations juridiques, même irrégulièrement acquises, intéressant des
actes susceptibles d'avoir créé des droits au profit de leurs destinataires. Mais tous les actes non
réglementaires n'engendrent pas nécessairement de droits. Nous verrons plus loin dans le détail
qu'il existe deux types de décisions de cette nature : actes individuels non créateurs de droits
(actes obtenus par fraude, actes intervenus en matière de police, actes se bornant à constater une
situation, actes négatifs ...) et décisions d'espèce650. Le principe d'intangibilité n'a aucune raison
de jouer ici, puisque aucun droit n'est à protéger. Mais peut-on considérer que l'obligation que
l'arrêt Alitalia a mise à la charge de l'administration en présence de règlements illégaux vaille
également pour ces actes non réglementaires non créateurs de droits lorsqu'ils s'avèrent
irréguliers ?

1 - La logique de l'arrêt Les Verts

C'est à l'occasion de l'affaire Association "Les Verts" que le Conseil d'État devait se
prononcer sur ce point. Ce parti politique avait en effet déféré le refus implicite qu'avait opposé
le Premier ministre à son recours gracieux tendant à l'abrogation du découpage cantonal, et à
son remplacement par un nouvel acte conforme au principe d'égalité, condition que le
découpage attaqué ne remplissait plus, selon l'association requérante, du fait des modifications
démographiques survenues depuis l'an X (date à laquelle furent pris de nombreux arrêtés qui
régissent encore aujourd'hui la matière). M. Pochard, commissaire du gouvernement, a axé ses

644
J.-M. Auby, art. cit., p. 433.
Voir également Y. Madiot, Aux frontières du contrat et de l'acte administratif unilatéral, L.G.D.J. 1971, p.174 s.
645
Cette incertitude avait été déjà perçue par M. Ferrari dans son commentaire précité, p.164.
646
Voir notamment R. Muzellec, op. cit., p.395 s. ; et M.-C. Bergères, art. cit., p.8.
647
Conclusions sur l'arrêt Les Verts précitées, p. 575.
648
Même si elle est juridiquement distincte de celle-ci (lire note P. Ferrari précitée, p.162).
649
Ibid., p.164.
650
Pour plus de détails sur ces notions, voir infra, Partie II, Titre I, Sous-titre II.
139
conclusions autour de quelques points à résoudre successivement : il démontre tout d'abord que
l'acte procédant au découpage des cantons possède une nature non réglementaire, en raisonnant
par analogie avec des qualifications jurisprudentielles effectuées dans des matières proches 651.
Ecartant ensuite l'hypothèse selon laquelle la décision de procéder ou non à un redécoupage
d'une circonscription électorale cantonale représenterait une appréciation purement
discrétionnaire du gouvernement insusceptible d'être discutée devant le Conseil d'État statuant
au contentieux652, il est amené à s'interroger sur l'applicabilité en l'espèce du principe consacré
par la jurisprudence Alitalia. La réponse positive qu'il apportera sera reprise par la Section du
contentieux. Cette logique s'inscrit dans une dynamique jurisprudentielle depuis longtemps
amorcée.

2 - L'aboutissement d'un mouvement jurisprudentiel

La formulation de l'arrêt Alitalia fait parfaitement ressortir qu'il ne souhaite dégager de


principe d'obligation d'abroger qu'à l'égard des règlements irréguliers. Pourtant, à la lumière de
la jurisprudence antérieure, leur assimiler sur ce point les actes non réglementaires non
créateurs de droits était loin d'apparaître fantaisiste. Plusieurs arrêts avaient en effet ouvert la
voie à un devoir de l'administration d'abroger ce type de décisions lorsqu'elles s'avéraient
irrégulières :

a) Le régime qui s'attache aux actes non réglementaires non créateurs de droits illégaux semble
tout d'abord très proche de celui des règlements irréguliers. Le procédé abrogatif y est en effet
très largement admis, beaucoup plus en tout cas que pour ce qui est des décisions créatrices de
droits653 : ainsi, l'abrogation de tels actes, qu'ils soient d'ailleurs légaux ou non, demeure
possible à tout instant654. Il est même des cas dans lesquels l'autorité compétente peut procéder
au retrait à toute époque de ceux-ci quand une illégalité les affecte655. En outre, il faut relever
que le juge permet à l'administration de refuser valablement de les appliquer ou de leur donner
plein effet lorsqu'elle prend conscience de leur illégalité656. Elle peut parallèlement, dans cette
hypothèse, méconnaître sans risque les règles qu'ils posent657.

651
Il se réfère notamment à l'arrêt Soldani et autres (C.E., Ass., 26/11/1976, p.508), dans lequel le Conseil d'État
avait jugé que le découpage d'un département en trois arrondissements au lieu de deux était un acte non
réglementaire (conclusions précitées, p.572).
652
Ibid., p.573. M. Pochard se base en particulier sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel imposant le
principe de l'égalité des suffrages.
653
Il n'existe plus aujourd'hui de raisons de présenter cette situation comme constituant une exception au principe
général que constituerait l'intangibilité de l'acte non réglementaire, présentation pour laquelle avait opté notamment
J.-M. Auby (Actualité juridique, Droit administratif 1967, art. cit., p.137). Celui-ci s'appuyait en effet notamment
sur la disproportion quantitative qui existait entre les actes individuels créateurs de droits (les plus nombreux), et
les autres décisions non réglementaires (concernant des hypothèses assez limitées). Avec le développement des
"décisions d'espèce" (voir infra), ce déséquilibre à tendance à se résorber, et il n'est plus caricatural de considérer
que l'abrogation des actes non règlementaires obéit à deux principes bien distincts et d'importance égale, selon qu'il
y a ou non création de droits.
654
Voir notamment C.E., 8/12/1961, Benchenouf Mahmoud Ben Salah, p.693 ; C.E., Ass., 10/05/1968,
Commune de Brovès, p.297.
En outre, si l'acte avait fixé un terme à ses effets, l'administration peut ne pas en tenir compte et l'abroger avant
l'arrivée de celui-ci (par exemple, en matière d'emplois à la discrétion du gouvernement : C.E., Ass., 22/12/1989,
Morin, p.279 ; Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.90, chronique E. Honorat et E. Baptiste).
655
Voir par exemple, s'agissant de décisions purement recognitives, C.E., S., 15/10/1976, Buissière, p.419,
conclusions D. Labetoulle ; Actualité juridique, Droit administratif 1976, p.557, chronique M. Nauwelaers et L.
Fabius.
656
C.E., S, 30/06/1950, Massonaud, p. 400.
140
b) Le juge a parfois de surcroît expressément admis que l'autorité compétente était tenue
d'abroger, de sa propre initiative, un tel acte. Ainsi par exemple, en matière mesures de police -
insusceptibles de créer des droits -, l'administration est considérée comme "légalement tenue de
mettre fin" aux autorisations accordées en méconnaissance des textes applicables658.

Tout laissait donc à penser que le principe dégagé par l'arrêt Alitalia était entièrement
transposable aux actes non réglementaires non créateurs de droits irréguliers ; la solution "Les
Verts" n'a fait que confirmer cette impression. Mais, tout en étendant le domaine de l'abrogation
obligatoire, elle lui a apporté une restriction non négligeable dans le domaine nouvellement
intéressé.

II - L'extension intéresse les seules illégalités dues à un changement de circonstances

A. Matérialisation de cette restriction

Comme le lui suggérait son commissaire du gouvernement, la Section du contentieux va


rejeter au fond la requête des "Verts" dont la rédaction en termes trop généraux ne permettait
d'apprécier le bien-fondé. Fidèle à sa technique traditionnelle qui a la mérite d'atténuer
l'inévitable rétroactivité des revirements de jurisprudence659, le Conseil d'État profite de ce rejet
pour déterminer les contours du nouveau principe au terme duquel "il appartient à tout intéressé
de demander à l'autorité compétente de procéder à l'abrogation d'une décision illégale non
réglementaire qui n'a pas créé de droits, si cette décision est devenue illégale à la suite de
changements dans les circonstances de droit ou de fait postérieurs à son édiction". La simple
lecture de cette formule laisse transparaître une différence évidente et essentielle avec celle
employée par l'arrêt Alitalia : s'il pèse sur l'administration un devoir d'abrogation analogue à
celui qu'elle connaît en matière réglementaire (sur demande d'un administré, inconditionné par
un quelconque délai, etc.), celui-ci n'existe qu'en présence d'un acte initialement légal, mais
dont la régularité a été affectée par la survenance d'éléments matériels ou juridiques ultérieurs ;
n'étant pas expressément visés, les actes non réglementaires illégaux dès l'origine se trouvent
par ce fait même exclus du principe ainsi arrêté, y compris s'ils n'ont créé aucun droit660.

Ce point les rapproche nettement des actes réglementaires, puisque une interdiction semblable est, on le sait, fixée
pour ces derniers par la jurisprudence Ponard.
657
C.E., 6/11/1968, Société anonyme Olida, p.550.
658
Voir notamment C.E., S., 17/07/1953, Sieur Constantin, p.381 ; C.E., S., 2/02/1957, Sieur Dupré, p.77 ; C.E.
29/11/1961, Ville d'Agen, p.668.
659
Sur ce problème, voir notamment J. Rivero, "Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle", Actualité
juridique, Droit administratif 1968, p.15 ; C. Mouly, "Comment limiter la rétroactivité des arrêts de principe et de
revirement", Les petites affiches, 4 mai 1994, p.9 ; et T. Bonneau, "Brèves remarques sur la prétendue rétroactivité
des arrêts de principe et des arrêts de revirement", Dalloz 1995, chron., p.24.
660
Voir en ce sens chronique E. Honorat et E. Schwartz précitée, p.115 : "la décision Les Verts ne reprenant pas
la formulation de l'arrêt Alitalia exclut, a contrario, une telle possibilité pour les actes non réglementaires non
créateurs de droits".
141
B. Les raisons de l'exclusion de l'illégalité originaire

On peut en avancer deux :

1 - Les précédents jurisprudentiels

Dans ses conclusions, M. Pochard mettait tout d'abord l'accent sur le fait que de
nombreuses décisions antérieures du Conseil d'État avaient admis l'incidence des changements
de circonstances sur la légalité d'actes non réglementaires, notamment en matière de
déclarations d'utilité publique661et de sectionnements électoraux de communes : dans ce dernier
cas, le refus de supprimer un tel sectionnement devenu illégal était depuis longtemps
susceptible d'annulation pour excès de pouvoir662. De même, l'autorité administrative a
l'obligation de révoquer une autorisation de police lorsque son bénéficiaire cesse de remplir les
conditions exigibles663 ; il en va de même en matière d'autorisation domaniale si le maintien de
celle-ci se révèle incompatible avec les droits des usagers du domaine664. A la vue de ces
précédents, M. Pochard pensait "que l'extension de -la- jurisprudence Despujol aux actes non
créateurs de droits, sans avoir été affirmée de façon expresse, est devenue progressivement une
réalité, qu'il paraît dès lors possible d'officialiser"665. En revanche, l'admission d'une même
règle concernant les actes non réglementaires non créateurs de droits dès l'origine ne pouvait se
prévaloir d'un tel mouvement jurisprudentiel pour prétendre à une consécration corrélative.

2 - La volonté de préserver la spécificité des actes non réglementaires

Nous touchons là à l'argumentation principale du commissaire du gouvernement


destinée à justifier la restriction apportée au "principe Alitalia". Celui-ci faisait en effet
remarquer au Conseil d'État le souci permanent qui avait habité la Haute juridiction de
maintenir une "stricte distinction" entre actes réglementaires et actes non réglementaires. Si
l'exception d'illégalité est perpétuelle à l'encontre des premiers, les seconds bénéficient à
l'expiration du délai de recours d'une intangibilité qui interdit toute remise en cause, même
indirecte666. Le commissaire du gouvernement doutait de l'opportunité de renverser ce principe
bien établi : cela ne manquerait pas de créer une instabilité juridique, puisqu'on permettrait ainsi
la remise en cause d'un acte non réglementaire définitif "pour des raisons qui - pourraient -

661
Ainsi, par exemple, la prorogation de la déclaration d'utilité publique d'un projet peut être rendue impossible
par le perte de ce caractère due à un changement de droit ou de fait postérieur à l'édiction de la D.U.P. initiale :
C.E., 25/05/1979, Dame Bayret, p.239 ; La semaine juridique 1980, , n°19297, conclusions B. Genevois ; Actualité
juridique, Droit administratif octobre 1979, p. 39, chronique Y. Robineau et M.-A. Feffer.
Voir également C.E., 23/02/1983, Poulain, p.609 : recevabilité d'un moyen invoquant, à l'appui d'une demande de
modification d'un décret déclarant d'utilité publique la construction d'une autoroute, le changement de circonstance
né de l'inscription à l'inventaire des sites d'un pavillon de chasse situé à proximité du tracé prévu.
662
C.E., 19/01/1912, Pons et autres, p.84.
C.E., S., 17/05/1957, Boyer, p.320 : le bénéficiaire d'une autorisation de stationnement de taxi ne justifiant plus des
conditions mises à l'obtention d'une telle permission, le maire était "légalement tenu" d'y mettre fin.
663
C.E., 19/01/1912, Pons et autres, p.84.
C.E., S., 17/05/1957, Boyer, p.320 : le bénéficiaire d'une autorisation de stationnement de taxi ne justifiant plus des
conditions mises à l'obtention d'une telle permission, le maire était "légalement tenu" d'y mettre fin.
664
C.E., 2/05/1963, Ministre des Tavaux Publics c/ Commune de Saint-Brévin-les Pins, p.259 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1963, p.343, chronique M. Gentot et J. Fourré ; Revue du droit public 1963, p.1174,
note M. Waline.
665
Conclusions précitées, p.576.
666
Sur ce principe, voir infra, Partie II, Titre préliminaire.
142
n'être que formelles"667. Il en concluait que "l'essentiel est bien évidemment de pouvoir le
mettre en cause par suite d'un changement de circonstances de fait ou de droit".

Quoi qu'il en soit, on a assisté ces dernières années à un renforcement considérable et


indéniable du devoir d'abroger les actes administratifs illégaux. A nous de démontrer
maintenant que cette obligation peut parfaitement se conjuguer avec la reconnaissance d'une
illégalité par voie d'exception, pour contrarier de façon tangible la logique de l'arrêt Bargain
s'opposant à la disparition de l'acte dont le vice est ainsi constaté.

SECTION 2. L'OBLIGATION D'ABROGER PEUT SE COMBINER AVEC


L'EXCEPTION D'ILLEGALITE

Le juge est souvent amené à constater incidemment l'illégalité d'un acte administratif.
Même si, de ce simple fait, la décision viciée ne disparaît pas ipso facto de l'ordonnancement
juridique, il est tout à fait concevable de faire jouer le principe de l'abrogation obligatoire pour
arriver à cette fin. Cette dernière permettra en effet une véritable chute de la mesure reconnue
illégale, puisque la jurisprudence admet que l'acte abrogé cesse de recevoir effet pour l'avenir
- l'administration ne pouvant plus fonder sur sa base aucun acte individuel ou réglementaire 668-
et que ses destinataires ne sont plus autorisés à s'en prévaloir. La combinaison des deux
procédés obéit cependant à des règles particulières qu'il faudra préciser ; elle n'est, de surcroît,
que depuis peu envisageable en matière d'illégalité résultant d'un changement de circonstances.

Paragraphe 1. Les modalités de la combinaison

Bien que la conjugaison des deux procédés étudiés suppose une démarche intentionnelle
d'un administré, l'abrogation apparaît comme un complément idéal à la reconnaissance
incidente de l'illégalité d'un acte administratif ; et son jeu sera d'autant plus facilité que le juge
se montre assez permissif sur les conditions de procédure qui entourent le devoir d'abroger.

I - Une contrainte : le nécessaire relais d'un recours gracieux

L'obligation d'abroger dont nous avons, dans la Section précédente, dessiné les contours,
reste conditionnée par l'exigence d'un recours gracieux préalable émanant d'un administré. Cette
règle, affirmée avec constance par la jurisprudence669, ne connaît guère d'exception
significative670 ; elle sous-entend qu'à défaut d'une telle démarche, l'administration conserve un
667
Conclusions précitées, p.576.
668
C.E., S., 16/02/1962, Consorts Bertholet, p.109.
669
C.E., 25/05/1973, Sieur Cabanié, p.366. Voir également les conclusions M. Rougevin-Baville sur C.E., Ass.,
11/07/1980, Lucas, Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.216.
670
Il existe bien une décision Di Nezza et Estrellon (C.E., 28/04/1961, p.262), signalée par le cours du président
Odent, qui paraît s'en affranchir en matière d'illégalité due à un changement de circonstances. Cependant, de l'avis
même de cet auteur, il s'agit là d'une solution isolée, attachée à une hypothèse particulière de renvoi préjudiciel du
juge judiciaire. D'ailleurs la jurisprudence Ah Won et Butin (voir infra), si elle fait obstacle à l'application d'un
règlement devenu illégal en l'absence de toute demande préalable de l'intéressé, n'impose en rien à l'administration
de faire disparaître celui-ci en cas de succès de la requête.
143
pouvoir discrétionnaire de procéder à l'élimination pour l'avenir de l'acte, et ce même si le vice
affectant ce dernier a été dénoncé par le biais d'une exception d'illégalité. Plus encore, quelques
arrêts semblent induire que l'autorité qui n'est pas saisie d'une pareille requête a la possibilité de
continuer à appliquer le texte litigieux. C'est ce qui ressort notamment d'un arrêt de Section
rendu le 25/01/1980671 : était en cause la disposition d'un décret de 1897 qui accordait aux
seules épouses des fonctionnaires servant outre-mer le bénéfice d'un voyage gratuit en
métropole, les maris des personnels féminins ne pouvant quant à eux profiter de cet avantage.
Ce texte se trouvait bien évidemment en contradiction avec les prescriptions constitutionnelles
et législatives ultérieures proscrivant toute discrimination injustifiée à raison du sexe. Le
Conseil d'État allait cependant considérer que le requérant, ayant omis de demander l'abrogation
du décret de 1897, pouvait encore se faire valablement opposer les règles que le décret vicié
avait établies.

Cette exigence de recours gracieux préalable nécessaire pour lier la compétence de


l'administration s'explique traditionnellement par deux séries de facteurs :

A. Une solution dictée par des considérations pratiques

On peut tout d'abord mettre en avant la crainte exprimée par le juge de faire peser sur
l'administration, au nom du respect du principe de légalité, de trop lourdes sujétions : imposer à
l'autorité compétente de s'interroger continuellement sur la légalité de la décision qu'elle
applique entraverait à coup sûr l'action administrative et ruinerait la nécessaire stabilité des
relations juridiques672. Elle ne serait peut-être d'ailleurs pas réalisable à tous les échelons, en
particulier à ceux où la connaissance des textes en vigueur se résume à la traduction qui en est
faite sous forme de circulaire. Le nombre impressionnant de textes existants s'oppose enfin à la
totale disparition de l'exigence considérée673.

B. Une solution dictée par des considérations juridiques

* Ce second point n'est pas à négliger : il consiste dans le désir du juge de subordonner
l'engagement d'un éventuel contentieux à l'encontre d'un règlement devenu définitif à la
survenance d'une nouvelle décision. En effet, un administré qui sollicite l'abrogation d'un acte
illégal et se heurte à un refus exprès ou implicite émanant de l'autorité saisie ne doit pas,
lorsqu'il se tourne vers la juridiction administrative pour obtenir gain de cause, demander
directement la sanction du texte dont il souhaite la disparition, mais bien celle de la décision de
refus qui lui a été opposée. Et sa requête ne sera recevable que dans la mesure où elle a été
formée dans le délai de recours contentieux ouvert à l'encontre de ce refus 674. Est à cet égard
explicite l'exemple que nous fournissent les conclusions du commissaire du gouvernement J.-P.

671
C.E., S., Mme Bouquillard, p.49.
672
Un parallèle s'établit à ce propos avec les règles qui gouvernent le retrait des actes individuels créateurs de
droits illégaux : pour l'administration ce retrait constitue une simple faculté en l'absence de recours adressé en
temps utile : C.E., 2/10/1987, Castel et autres, p.300 ; Revue française de droit administratif 1988, p.869,
conclusions E. Guillaume.
673
Voir sur ces points les conclusions D. Latournerie sur l'arrêt C.E., S., 5/05/1986, Fontanilles-Laurelli, Actualité
juridique, Droit administratif 1986, p.510.
674
Cette condition de délai ne doit pas être confondue avec celle qui résultait des jurisprudences Syndicat national
des cadres de bibliothèques et Société Afrique Europe France transaction, délais qui n'intéressaient ici que la
demande d'abrogation formulée auprès de l'administration et non la contestation de l'éventuel refus qui solde cette
démarche.
144
Faugère sur l'arrêt Bunoz675 : celui-ci n'a d'autre alternative, afin d'éviter une fin de non-recevoir
tirée de la tardiveté de la demande d'annulation d'un règlement illégal, que d'admettre qu'il
convient d'"interpréter les conclusions de la requête" comme tendant à l'annulation d'une
décision implicite de rejet d'une demande d'abrogation antérieurement présentée à
l'administration. Il est donc clair que l'exigence d'un recours administratif préalable permet ainsi
au juge de pouvoir statuer non sur une acte définitif, mais bien sur une nouvelle décision encore
susceptible de recours et par là même de nature à lier le contentieux. Elle est d'ailleurs
généralement assez bien perçue par la doctrine, qui y voit une règle très peu gênante "car un
autre refus peut être attaqué dans le délai, sinon par la même personne (qui pourrait peut-être se
heurter à la règle d'irrecevabilité des recours contre les décisions confirmatives), du moins par
une autre"676.

* Cette construction permet au surplus de faire efficacement intervenir la notion d'intérêt


à agir. La question s'est en effet posée, à la suite de l'édiction du décret du 28 novembre 1983,
de savoir si, l'obligation d'abroger instaurée par l'article 3 de ce texte s'imposant à
l'administration saisie de "toute demande" en ce sens, l'autorité réglementaire n'avait pas
entendu exclure la nécessité de la prise en compte de l'intérêt à agir comme condition de
recevabilité de ladite demande677. Il n'était cependant pas interdit de penser qu'aucune raison
valable à la suppression totale de la condition d'intérêt ne pouvait être avancée, et que cette
dernière devait s'apprécier, dans le cas de la demande d'abrogation du règlement illégal, comme
en matière de recours pour excès de pouvoir678. Le juge administratif y fait montre en effet
d'une telle "compréhension" envers les requérants679que cela paraît suffisant pour assurer une
défense satisfaisante de la légalité. Dans ses conclusions sur l'arrêt Alitalia, le commissaire du
gouvernement Chahid-Nouraï penchait en faveur de cette thèse, insistant, pour rassurer le
Conseil d'État, sur le fait que "ce ne seront pas tous les citoyens qui pourront demander
l'abrogation, car il est impossible d'envisager l'abandon d'une règle fondamentale selon laquelle
n'importe qui ne peut demander n'importe quoi"680. Le texte de l'arrêt n'a pas expressément pris
parti, mais la simple logique juridique plaide en faveur du maintien de l'exigence de l'intérêt à
agir. De deux choses l'une en effet : ou bien l'administration accède à la demande qui lui est
présentée par une personne n'y ayant pas intérêt, et l'on se trouve alors dans une hypothèse de
pouvoir discrétionnaire de l'autorité compétente ; ou bien elle la rejette et l'administré en cause
ne pourra, faute d'intérêt, obtenir l'annulation juridictionnelle de ce refus681.

Un administré soucieux de voir disparaître un acte que le juge a déclaré incidemment


illégal et ayant juridiquement intérêt à cette disparition doit donc prendre la peine d'adresser
une demande d'abrogation à l'autorité compétente. Mais une fois ce recours gracieux formé,
l'administration ne jouit d'aucune marge de manœuvre.

675
Conclusions précitées, p.628.
676
J.M. Auby, Actualité juridique, Droit administratif 1984, art. cit., p.135.
677
Voir en ce sens : P. Delvolvé, Dalloz 1984, art. cit., p.145.
678
Cette analyse était d'ailleurs celle qui prévalait avant l'intervention du décret de 1983 : se reporter notamment à
la chronique précitée de MM. Feffer et Pinault, Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.247.
679
Sur ce point, voir infra, Partie II, Titre préliminaire.
680
Conclusions précitées, p.399.
681
Le juge vérifie en effet automatiquement que le requérant qui attaque un refus d'abrogation présente bien un
intérêt à agir. Pour un exemple, voir les conclusions M. Laroque précitées, Revue française de droit administratif
1990, p.40.
145
II - Une certitude : la disparition de l'acte déclaré illégal

Nous allons ici nous attacher à montrer que l'administré qui s'est astreint à solliciter
l'abrogation d'un acte dont le juge a déclaré l'irrégularité est quasiment assuré d'arriver à ses
fins. Deux considérations nous poussent à le croire.

A. Coïncidence des actes intéressés par l'exception et des décisions soumises à abrogation
obligatoire

Même si ce point verra la plupart de ses tenants développés plus loin, on se doit dès à
présent de souligner qu'à partir du moment où l'acte a été reconnu vicié par la juridiction
administrative, l'autorité compétente saisie d'une demande tendant à la disparition de celui-ci se
trouve pratiquement toujours dans le cadre de l'obligation d'abroger consacrée par les arrêts
Alitalia et Les Verts. En effet, comme nous serons amenés à nous en rendre compte, l'exception
d'illégalité intéresse presque exclusivement les règlements et les actes non réglementaires non
créateurs de droits682, en d’autres termes les deux catégories visées par ces jurisprudences. Un
éventuel refus d'abroger un acte incidemment déclaré illégal par le juge serait en conséquence
inévitablement annulé.

L'arrêt Syndicat C.F.D.T. des établissements et arsenaux du Val-de-Marne683fournit une


excellente illustration de ce mécanisme imparable : le Conseil d'État avait reconnu, à l'occasion
d'un litige individuel antérieur, l'illégalité d'une décision interministérielle qui servait de
fondement à l'acte attaqué au principal. Le syndicat requérant avait, peu après, formé un recours
gracieux auprès des ministres concernés afin qu'ils procèdent à l'abrogation de l'acte ainsi
reconnu vicié. Le Conseil d'État, considérant que ces autorités "étaient tenues de faire droit à la
demande d'abrogation" en vertu de la jurisprudence Alitalia, devait annuler le refus implicite
qu'elles avaient opposé à la prétention de la C.F.D.T.

Pour éviter autant que faire se peut d'en arriver à de telles extrémités, le juge a entendu
faciliter la tâche de l'administration en simplifiant, en cas d'abrogation obligatoire, les
conditions de procédure qui s'imposent à elle lorsqu'il s'agit d'une simple faculté.

B. Facilité de la soumission au devoir d'abroger

Dès qu'on se situe dans le cadre de l'abrogation obligatoire, le juge autorise à l'autorité
administrative quelques libertés avec les règles de forme et de procédure classiquement
imposées en matière de disparition de l'acte. Toute abrogation doit en effet normalement
respecter un certain nombre de formalités, qui vont de la détermination de l'autorité compétente
- qui n'est autre, en règle générale, que l'auteur de l'acte lui-même ou son supérieur

682
Infra, Partie II, Titre préliminaire. En effet, on s'apercevra que le même principe d'intangibilité qui s'oppose à
une généralisation du devoir d'abrogation des actes créateurs de droit interdit qu'ils puissent perpétuellement prêter
le flanc, à l'inverse en particulier des règlements, à une exception d'illégalité : une fois qu'ils sont devenus
définitifs, cette dernière est exclue à leur encontre.
683
Arrêt précité.
146
hiérarchique684- jusqu'au respect du parallélisme des formes et des procédures685. Or, la
jurisprudence a admis que, dans l'hypothèse où l'administration était en situation de compétence
liée, le fait de passer outre à certaines de ces règles n'était pas de nature à entraîner l'annulation
de l'abrogation pratiquée ; elle appliquait ainsi à la matière la théorie des moyens inopérants.
Cet allégement du formalisme a été en particulier concrétisé par trois arrêts :

* L'arrêt Coopérative laitière de Belfort686a tout d'abord considéré que "la circonstance que -
l'autorité compétente- aurait prononcé cette abrogation pour un motif erroné en droit ne saurait,
même en la supposant établie, exercer d'influence sur la légalité" de celle-ci.

* Il y eut ensuite la solution consacrée par la décision Syndicat des taxis gapençais687qui
consiste à rendre inopérant un moyen tiré du non respect du parallélisme des formes. Etait en
cause une abrogation prononcée par un préfet dans le cadre d'une compétence liée. Le Conseil
d'État, insistant sur ce dernier point, va considérer que l'omission par le représentant de l'État
d'une consultation préalable "n'était pas en tout état de cause de nature à entacher d'illégalité
l'arrêté pris à cette fin".

* La dernière solution significative en ce sens résulte de l'arrêt Sieurs Leboucher et


Tarandon688, qui permet à une autorité de pratiquer une abrogation obligatoire même si elle est
incompétente pour la prononcer.

Autant de permissions de nature à faciliter la connexion entre le mécanisme de


l'exception et celui de la disparition non rétroactive de l'acte déclaré illégal. La cohérence entre
les deux procédés semble au surplus bien mieux établie aujourd'hui qu'elle ne pouvait l'être
jadis, du fait qu'elle se conçoit parfaitement, depuis 1982, en cas d'irrégularité imputable à un
changement dans l'environnement factuel et juridique de l'acte, ce qui n'allait pas de soi avant
cette date.

Paragraphe 2. Une alliance aujourd'hui envisageable en cas d'illégalité due à un


changement de circonstances

Classiquement, on ne pouvait envisager de liaison entre abrogation et constatation de


l'illégalité ayant pu affecter sur le tard un acte administratif, parce que la seule irrégularité que
pouvait constater le juge par voie d'exception - comme d'ailleurs à l'occasion d'un recours en
annulation ou en appréciation de légalité - était l'irrégularité originaire. Il s'interdisait en effet a
priori de prendre en compte une possible évolution de la légalité des décisions administratives ;
ainsi, l'application d'une mesure régulièrement prise ne pouvait-elle pas, en principe, se trouver
entravée par le juge, alors même que des changements extérieurs auraient pu faire douter de la
persistance de son bien-fondé. Existait de ce fait un hiatus entre le mécanisme de l'exception et

684
Sur cette question, voir notamment J. Carbajo, op. cit., p.210 et s.
685
Ibid., p.224 ; voir également J.-M. Auby, art. cit., p.133 s.
686
C.E., S., 6/11/1959, p.581 ; Actualité juridique, Droit administratif 1960, p.175.
687
C.E., 13/07/1962, p.477.
688
Arrêt précité.

147
celui de l'abrogation obligatoire prévue par la jurisprudence Despujol lato sensu689. L'évolution
de la position du Conseil d'État a totalement comblé ce fossé, dont plus rien ne subsiste à
l'heure actuelle.

I - La disjonction classique : l'étanchéité des deux procédés

Seul le procédé de l'abrogation obligatoire permettait la prise en compte à part entière


d'une illégalité survenue postérieurement à l'édiction d'une décision administrative, le
mécanisme de l'exception s'avérant quant à lui totalement inapte à sanctionner ce type de
situation.

A. L'exclusion de l'"illégalité tardive" du champ de l'exception

On opposait traditionnellement un grand principe au contrôle incident d'une illégalité


due à un changement de circonstances ; ce que nous appelons ici "illégalité tardive". Seule une
hypothèse résiduelle aurait pu échapper à cette prohibition.

1 - Une mise à l'écart liée au principe de l'appréciation de la légalité d'une décision à la


date de son édiction

La solution classique s'expliquait par le jeu du principe bien établi qui veut que "la
légalité d'une décision administrative (...) s'apprécie au regard des dispositions en vigueur à la
date à laquelle elle est prise"690. Il découle de cette règle que "la légalité d'un acte administratif
se trouve cristallisée au moment où cet acte est pris, et -que- le juge se place exactement dans
les mêmes conditions où se trouvait l'administration" pour effectuer son contrôle 691. Plus
précisément, la jurisprudence fixe à la date de la signature de l'acte le moment où il importe
qu'il soit régulier692, même si la détermination de celle-ci engendre parfois quelques
difficultés693. Cela implique évidemment que cette légalité soit appréciée au regard des
dispositions alors applicables694et eu égard aux circonstances de fait qui entouraient l'acte

689
A savoir non seulement celle issue directement de cet arrêt, mais également celle qui résultait de ses
développements ultérieurs, et en particulier de l'affaire Syndicat des cadres de Bibliothèques (voir supra).
690
Formulation traditionnelle, reprise notamment par C.E., 6/03/1989, Société de Bourse Buisson, p.83 ; et C.E.,
S. 27/05/1994, Braun-Ortega et Buisson, p.264.
691
J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., n°1064.
692
C.E., 29/04/1949, Poussier, p.189 ; et plus récemment, dans une affaire où la solution contraire était pourtant
sollicitée, à juste titre semble-t-il, par le commissaire du gouvernement, C.E., S., 19/11/1993, M. Bereciartua
Echarri, p.321 ; Actualité juridique, Droit administratif, p.140, conclusions R. Abraham.
C'est ce qui explique notamment que l'irrégularité de la publicité qui s'ensuit soit en principe sans influence sur la
légalité de l'acte considéré (voir par exemple C.E., S., 7/07/1967, Office H.L.M. du Mans, p.306).
En outre, les formalités requises sont celles qui existent au moment de la signature de l'acte, alors même qu'elles
n'avaient pas été instituées au moment où la procédure administrative a été engagée (voir notamment C.E.,
18/11/1955, Andréani, p.551 ; Revue pratique de droit administratif 1956, p.25, conclusions Landron).
693
Ainsi par exemple, au cas où un texte institue un recours hiérarchique préalable obligatoire, la légalité de l'acte
pris doit s'apprécier à la date à laquelle le supérieur statue, alors qu'il en irait différemment si le recours
hiérarchique était simplement facultatif (la date de la décision initiale étant ici à prendre en compte) : C.E., Ass.,
1er/02/1985, Association Chrétienne "Les Témoins de Jéhovah de France", p.22 ; Revue du droit public 1985,
p.483, conclusions F. Delon, note J. Robert.
694
C.E., 1er/07/1959, Dame Brunel et autres, p.896.
148
attaqué "au moment où -il- est intervenu"695. Saisi d'une exception à l'occasion d'un recours
contre une mesure d'application prise de nombreuses années après l'édiction de l'acte-base, un
tribunal devrait donc théoriquement s'abstenir de s'interroger sur l'incidence éventuelle de
circonstances ultérieures sur la validité de ce dernier.

a) Un principe logique

Il paraît en effet tout à fait normal de fixer à la date de l'édiction de l'acte l'appréciation
de la validité de celui-ci. Pour M. Chapus, c'est une solution liée au caractère objectif de la
question posée au juge, c'est-à-dire au fait qu'il est fait procès à un acte696 : dans la mesure où
l'administration, lorsqu'elle statue, prend nécessairement en ligne de compte les éléments de
droit ou de fait existant à cette date, le juge doit se placer à la même époque quand il lui
incombe de contrôler la décision en question. Tout comme serait anormale la considération de
circonstances révolues697, celle de données postérieures à l'édiction de l'acte ne saurait
influencer l'appréciation portée par le juge, puisque l'administration n'était pas en principe à
même de les connaître et de les intégrer dans l'analyse ayant conduit à la prise de décision. Les
moyens tirés de ce qu'un changement de circonstances affecterait la légalité de la décision
attaquée sont donc en principe considérés comme dépourvus de toute influence sur la solution
du litige698. Une circonstance ultérieure ne peut pas plus, à l'inverse, effacer une illégalité
initiale699. Le principe étudié rencontre ici celui de non-rétroactivité des actes administratifs.
Ainsi, de la même manière qu'une décision se fondant sur un texte qui a disparu 700, manquera
de base légale celle qui applique une règle qui n'existe pas encore 701. C'est la même
combinaison de principes qui explique que le Conseil d'État ait décidé que la légalité d'une
décision de régularisation devait s'apprécier non à la date de la décision qui se trouve
régularisée, mais bien à celle de l'émission de l'acte régularisateur702.

695
C.E., 25/07/1952, Thibault, p. 394, concl. Guionin : pour déterminer si les dissensions au sein d'un conseil
municipal revêtaient un degré de gravité tel qu'elles justifiaient l'intervention d'un décret de dissolution, le juge se
place au moment où celui-ci a été pris.
696
Droit du contentieux administratif, n°160. Cela explique en particulier que la solution vaille a priori aussi bien
en matière d'annulation que d'appréciation de légalité (directe ou par voie d'exception), puisque la nature des
questions posées au juge y est similaire (pour plus de détails sur ce point, voir infra, Partie II, Titre préliminaire).
697
Ainsi, par exemple, l'administration peut légalement délivrer un permis de construire conformément à la
réglementation en vigueur au moment où elle statue, alors même que la réglementation était différente lors du
dépôt de la demande du permis et ne permettait peut-être pas alors une telle délivrance. C.E., S., 7/03/1975,
Commune de Bordères-sur-l'Echez, p.179.
698
Cette logique explique par exemple la solution adoptée dans l'arrêt C.E., 27/11/1985, Ministre de l'intérieur c/
Sadok Hamza, p.346 : le fait qu'un étranger expulsé pour menace à l'ordre public soutienne "qu'il s'est amendé
postérieurement à l'intervention de l'arrêté attaqué (...) est sans influence sur la légalité de cet arrêté".
De même, la légalité du refus, à un résidant d'un T.O.M. devenu indépendant, de l'autorisation de souscrire la
déclaration de réintégration dans la nationalité française motivé par la circonstance que celui-ci était marié sous un
régime polygamique, n'est pas affecté par un engagement ultérieur de l'intéressé à devenir monogame (T.A.
Nantes, 23/05/1990, Kanouté ; Dalloz 1990, p.601, conclusions M. Bachelier).
699
Par exemple, un décret d'extradition illégalement pris (car sans attendre le résultat du recours suspensif en
cassation intenté contre l'avis favorable de la chambre d'accusation) ne saurait être corrigé par le rejet ultérieur du
recours par la Cour de cassation : solution déduite de l'arrêt C.E., Ass., 8/03/1985, Alba Ramirez, p.71 ; Revue du
droit public 1985, p.1120, conclusions B. Genevois.
700
C.E., 24/03/1950, Syndicat du réseau de transports en commun de la région lyonnaise, p.197.
701
Voir par exemple C.E., 24/12/1943, Ratie, p.305 : application prématurée d'une loi sans que les règlements
d'application n'aient été pris.
702
C.E., 12/10/1956, Syndicat départemental de la boulangerie et époux Simenel, p.369 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1956.II. p.480, conclusions Lasry.
Voir également J.-J. Israël, op. cit., p.197.
149
b) Un principe bien assis

Certaines solutions de jurisprudence703ont pu apparaître comme des tempéraments, voire


des exceptions à l'appréciation de la légalité au jour de l'édiction de l'acte. Mais à y regarder de
plus près, on s'aperçoit qu'elles s'insèrent assez facilement dans la logique classique.

* Il est tout d'abord des cas dans lesquels des données postérieures à l'édiction de la décision
peuvent être prises en compte comme éléments de preuve, notamment en matière de
détournement de pouvoir704ou de procédure705et de contrôle des motifs de fait706. Il ne s'agit pas
à proprement parler d'une exception au principe qui nous occupe, dans la mesure où la légalité à
apprécier demeure bel et bien celle de l'acte au jour de son édiction, la considération de données
ultérieures ne faisant que mettre en lumière sa réalité, ou son absence. D'ailleurs, le juge veille à
ce que les éléments tardifs examinés par le juge soient "directement liés" à la situation
contrôlée707.

* Le deuxième type de pseudo exceptions est le fait d'actes régulièrement rétroactifs, par
dérogation au principe général du droit qui prohibe normalement ce procédé708. Le juge se doit
alors de prendre en considération la portée d'une telle mesure sur l'acte qu'il vérifie, bien que
par définition la survenance de celle-ci ne pouvait être connue à la date où l'administration a
statué. Il n'y a là ni plus ni moins que la conséquence mécanique de la fiction induite par la
rétroactivité, qui veut que la décision revêtue d'un tel effet soit censée être intervenue à une date
antérieure à celle de son édiction réelle. L'acte contrôlé peut, de ce fait, perdre ab initio tout
fondement juridique ; il sera estimé sans valeur, sauf s'il demeure conforme à la règle
nouvelle709.

* On peut enfin évoquer le cas des mesures que seule justifiait l'existence de circonstances
exceptionnelles : lorsque prend fin l'état d'exception, l'application de ces textes devient illégale,
et le juge consent à s'intéresser ici non à la légalité initiale de ceux-ci, mais au changement
ultérieur qui l'affecte710. Cela constitue sans conteste une entorse non négligeable au principe

703
Voire parfois de textes : ainsi par exemple l'article 34 de la loi du 31/01/1950 déclarait nulles et de nul effet
certaines nominations qui n'avaient pas été publiées au J.O.
704
C.E., 2/02/1957, Castaing, p.78 : le détournement de pouvoir invoqué à l'encontre d'une décision ministérielle
ayant rejeté une demande de création de pharmacie pour cause de surnombre se révèle par la circonstance que, cinq
ans plus tard, le ministre a accordé cette autorisation à un autre pharmacien alors même que les besoins de la
population ne s'étaient pas modifiés.
705
Voir par exemple C.E., 23/12/1947, Giscard d'Estaing, p.625 : une suspension de fonctions qui se prolonge
indéfiniment sans qu'une procédure disciplinaire régulière soit engagée doit être regardée comme équivalant à une
révocation déguisée et par suite annulée.
Voir également, en matière de changement de fonctions de fonctionnaires, C.E., 28/06/1946, Terracher ; Sirey
1946. 3., p.49, note J. Delpech.
706
Ainsi, par exemple, dans l'affaire C.E., 1er/04/1987, Dames Morange et Laforêt, (p.117), l'erreur manifeste
d'appréciation du directeur départemental du travail et de l'emploi ayant autorisé un licenciement pour motif
économique révélé par "la circonstance que les licenciements de Mme Laforêt et de Mme Morange ont été reportés
à une date postérieure de plusieurs mois à celle de l'autorisation".
Pour un exemple récent, voir C.E., Ass., 15/10/1993, Mme Aylor, p.283 ; Actualité juridique, Droit administratif
1993, p.848, chronique C. Maugüé et L. Touvet ; Revue française de droit administratif 1993, p.1166, conclusions
C. Vigouroux, La semaine juridique 1994, n°22257, note P. Espuglas.
707
C.E., 29/11/1985, Sarl Grill 13, Droit administratif 1986, n°56.
708
Voir supra ; c'est par exemple le cas d'un acte administratif pour lequel la loi a prévu un tel effet : voir C.E.,
5/11/1948, Marican, p.408.
709
C.E., 19/03/1948, dame de Saint-Trivier, p.140.
710
Il accepte de considérer ce changement quelle que soit la nature de la requête qui lui est adressée : moyen
soulevé par voie d'exception ((C.E., Ass., 16/04/1948, Laugier, p.161 ; Sirey 1948.III. p.36, conclusions M.
150
étudié, mais la théorie des circonstances exceptionnelles est à ce point spécifique qu'elle
légitime diverses libertés par rapport aux règles classiques de la légalité administrative 711;
l'exception qu'elle emporte à ce propos s'avère, comme toutes celles qu'elle permet,
parfaitement circonscrite.

Tel qu'il nous apparaît, le principe d'appréciation de la légalité des actes administratifs à
la date de leur émission semblait donc interdire, hormis les hypothèses bien délimitées que nous
venons d'énumérer, toute prise en compte de données ultérieures. Une hypothèse échappait
cependant à cette logique restrictive.

2 - Une mise à l'écart imparfaite du fait d'un possible emploi de l'exception contre un acte
ayant disparu de facto

Les changements de circonstances peuvent affecter la légalité de l'acte à des degrés


712
divers ; certains d'entre eux laissent naturellement place au procédé de l'exception.

a) Les hypothèses considérées

* Un changement de circonstances peut priver la mesure contestée de toute base légale. Il s'agit
essentiellement ici d'évolutions affectant la règle de droit : hormis le cas déjà évoqué de la
survenance d'un texte rétroactif, on pense en particulier à l'édiction d'une norme dont le contenu
s'avère absolument et immédiatement incompatible avec la norme contestée. S'applique ainsi la
théorie de l'abrogation implicite, comme nous le démontre la jurisprudence Guanter 713: en
l'espèce, un arrêté des consuls du 7 brumaire an IX et la loi du 29 floréal an X donnant
compétence au préfet pour établir des bureaux de pesage publics ont été jugés "inconciliables"
avec l'article 61 de la loi du 5 avril 1884 confiant aux conseils municipaux le pouvoir de créer
les services publics communaux, ce qui a amené le Conseil d'État à les considérer "comme
implicitement abrogés". Mais cette théorie s'avère strictement encadrée, et ne sera pas retenue si
l'acte initial n'est pas véritablement incompatible avec la nouvelle mesure714.

* On peut rapprocher de cette hypothèse les cas dans lesquels la norme qui servait de base
légale au règlement en cause a disparu : fréquemment, par exemple, l'abrogation d'une loi prive
de fondement ses règlements d'application715, même si, comme l'observe M. Odent, ladite
abrogation est, "chaque fois que cela est possible, interprétée comme laissant subsister la
réglementation prise sur le fondement du texte ancien jusqu'à l'entrée en vigueur de la

Letourneur ; et C.E., S., 17/01/1955, Andriamisera, p.13 ; Revue du droit public 1955, p.709, note M. Waline ;
Actualité juridique, Droit administratif 1955, II, p.89, note M. Long) ; recours en appréciation de légalité
(23/06/1965, S.A.R.L. Besse et Cie, p.382). En revanche, si un recours en annulation était encore possible, celui-ci
ne pourrait aboutir dans la mesure où la légalité de l'acte n'est pas affectée ab initio.
711
Comme l'a montré L. Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence administrative,
L.G.D.J. 1962.
712
Voir sur ce point la typologie -dont nous allons nous inspirer- établie par Mme Questiaux dans ses conclusions
sous la jurisprudence précitée Syndicat national des cadres de bibliothèque, Revue du droit public 1964, p.459.
713
C.E., 1er/04/1960; Sirey 1960, p.239, note Sirat.
Pour un autre arrêt employant l'expression, voir C.E., Ass., 5/05/1961, Ruais, p.299 ; et pour un cas récent de
reconnaissance d'abrogation implicite : C.E., 10/02/1995, Commune de Fontaine-sur-Ay, req. n°137560.
714
Voir par exemple C.E., 6/02/1981, Ministre de l'Agriculture c/ Mme Pigeon, p.54 ; Dalloz 1981, I.R., p.280,
obs. P. Delvolvé.
715
Cette implication est en principe automatique. Voir par exemple : C.E., 11/01/1957, Delprat, p.25.
151
réglementation établie pour l'application et sur le fondement du texte nouveau", et cela "afin
d'éviter qu'il ne se crée un vide juridique"716.

b) Des hypothèses tolérant par nature le mécanisme de l'exception

La jurisprudence Guanter a consacré la permission de suivre la voie de l'exception


d'illégalité dans les cas considérés. Le juge, amené à statuer sur la régularité du règlement qui
sert de base légale à la mesure directement contestée, ne pourra que constater que celui-ci ne
fait plus partie des règles de droit en vigueur : l'abrogation implicite, pareillement à l'abrogation
prononcée, se suffit à elle-même et possède une pleine effectivité alors même que la procédure
prévue par la jurisprudence Despujol n'a pas joué. Le principe de l'appréciation de la légalité de
l'acte au jour de son édiction ne saurait ici constituer un quelconque obstacle dans la mesure où
le juge est dispensé de répondre à cette interrogation, l'acte litigieux ayant purement et
simplement disparu de l'ordonnancement juridique717.

Hormis cette hypothèse somme toute résiduelle, on réservait plutôt la sanction des
illégalités tardives au mécanisme d'abrogation obligatoire mis en place par la jurisprudence
Despujol.

B. Le monopole conféré au mécanisme de l'abrogation obligatoire pour sanctionner


l'"illégalité tardive"

Afin d'éviter la pérennisation de textes dont l'ancienneté engendre une inadaptation


confinant parfois à l'obsolescence718, la jurisprudence administrative a depuis longtemps posé le
principe de l'adaptation des actes réglementaires aux circonstances 719. C'était ouvrir la porte à
l'idée qu'un règlement originairement légal pouvait pâtir de l'évolution de la règle de droit ou de
données de fait, idée que devait assez rapidement consacrer l'arrêt Despujo720l. Comme le fait

716
R. Odent, Contentieux administratif, p.434 ; Cf également J. Carbajo, op. cit., p.188.
Pour un exemple jurisprudentiel, voir C.E., 19/04/1968, S.C.I. du Hable d'Ault, p.245.
717
L'adoption de la jurisprudence Ah Won et Butin (à laquelle il va immédiatement être fait référence) a soulevé
un problème concernant ces hypothèses spécifiques. Certains se sont demandé si celle-ci n'avait pas obstrué cette
voie dans la mesure où, en l'espèce, comme nous allons nous en apercevoir ci-après, le Conseil d'État ne s'est pas
borné à constater explicitement l'abrogation implicite du règlement litigieux par l'adoption de la constitution de
1946. MM. Tiberghien et Lasserre (chronique précitée, p.443) ont répondu par la négative à cette interrogation, en
mettant en avant qu'en l'occurrence, le Conseil d'État avait d'une part été tenu par la question préjudicielle qui lui
était posée (la Cour de Cassation, qui détenait elle-même le pouvoir de constater l'abrogation implicite, avait, en
renvoyant l'affaire au juge administratif, contraint celui-ci à ne pas adopter un tel raisonnement), et d'autre part été
conduit, par son commissaire du gouvernement, à considérer que les conditions de l'abrogation implicite n'étaient
pas remplies (conclusions précitées, p.340). Rien n'interdit donc de penser qu'à l'avenir, dans des circonstances
plus favorables, le juge pourra constater par voie d'exception qu'un règlement a disparu de l'ordonnancement
juridique de par la seule édiction d'une norme postérieure se révélant manifestement inconciliable avec lui.
718
Voir notamment sur ce point les conclusions G. Braibant précitées sous l'arrêt Simonnet (Revue du droit public
1964, p.190) à l'occasion desquelles le commissaire du gouvernement mettait en garde le Conseil d'État contre le
risque de "sclérose administrative" et d'"anachronisme juridique" que ferait courir une application aveugle du
principe d'appréciation de la légalité d'une décision au jour de sa signature.
719
C.E., 6/12/1907, Cie des Chemins de Fer de l'Est et autres, p.913 : reconnaissance du droit du gouvernement
"d'apporter au règlement primitif les modifications que l'expérience ou des circonstances de droit nouvelles ont
révélé comme nécessaires (...)".
720
Voir supra ; dans sa note précitée, Alibert voyait, au travers de cet arrêt, la consécration de l'idée selon
laquelle "l'évolution des faits et des nécessités entraîne celle de la légalité" (Sirey 1930.3., p.42).
152
remarquer en effet M. Auby, le règlement constitue "un acte général et permanent, susceptible
d'un nombre indéfini d'applications individuelles, et il est anormal d'en concevoir le maintien
lorsque les circonstances qui le justifient légalement ont disparu"721. Un assouplissement du
principe d'appréciation de la légalité à la date de l'édiction de l'acte s'avérait donc ici nécessaire,
puisque seule la prise en compte d'éléments postérieurs permet de se faire une idée exacte de la
conservation de la régularité du règlement en cause722. Mais, avant 1982, il semblait qu'on ne
pouvait se prévaloir l'illégalité due à un changement de circonstances (outre les cas d'abrogation
implicite) que dans le but d'obliger l'administration à abroger le règlement devenu illégal, et non
par le biais d'une exception d'illégalité723. Une fois déterminé le champ exact de ce monopole
initial, nous en chercherons les raisons et vérifierons sa réalité.

1 - Le domaine du monopole

a) Limites

Pour éviter tout dérapage, on avait soigneusement délimité le champ d'action du


mécanisme initié par l'arrêt Despujol et affiné par ses développements ultérieurs :

* Rappelons tout d'abord que ce procédé ne jouait à l'origine qu'à l'égard des actes
réglementaires, la protection particulière dont jouissaient les actes ne revêtant pas ce caractère,
du fait de leur capacité présumée à créer des droits, prohibant toute remise en cause fondée sur
des données postérieures à la date de leur édiction724. C'est ce même souci de sécurité juridique
qui limite le pouvoir du juge à obliger l'administration à faire disparaître un règlement pour
l'avenir : "le changement de circonstances est sans incidence sur les effets passés du règlement
et ne peut entraîner une nullité rétroactive"725.

* Il faut souligner ensuite qu'un type particulier de circonstance ultérieure ne suffit pas, à lui
seul, à justifier le jeu de la procédure Despujol : nous voulons parler du simple fait que le
règlement en cause n'ait plus, depuis longtemps, reçu application. L'idée de désuétude n'est pas
admise en droit public français, ni par la doctrine726, ni par la jurisprudence727, pas plus que ne
l'est celle d'usage contraire à un texte728.

b) Composition

Le domaine réservé à la procédure de l'abrogation automatique se compose des cas dans


lesquels "la contradiction entre la réglementation en vigueur et le nouvel état de droit ne va pas

721
L'influence du changement de circonstances sur la validité des actes administratifs unilatéraux, art. cit., p.431.
722
Ce raisonnement ne vaut bien sûr que pour que pour ce qui est des motifs d'un règlement, et non pour les
autres éléments qui déterminent la légalité de l'acte (questions de compétence, procédure, forme et but de l'acte)
dont le contrôle ne peut s'effectuer qu'à la date de l'émission de celui-ci.
723
Comme devait l'exprimer en effet le commissaire du gouvernement M. Rougevin-Baville dans ses conclusions
sur l'arrêt d'Assemblée du 11/07/1980 "Lucas" (Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.216), il n'était alors
"nullement évident que l'on puisse invoquer la jurisprudence Despujol par voie d'exception".
724
Voir supra ; et par exemple C.E., 10/11/1967, Tixier, p.421.
725
J-M Auby, art. cit., p.459.
726
Pour une présentation panoramique du problème, lire notamment G. Gonzalès, "La caducité des actes
administratifs unilatéraux", Revue du droit public 1991, p.1675 s. et notamment pp. 1693 à 1697.
727
Voir notamment C.E., S., 22/01/1932, Ligue des riverains de l'Œuf, p.88 ; et C.E., 3/05/1963, Ministre des
travaux publics c/ Dame Boudet, p.264 ; Actualité juridique, Droit administratif 1963, p.489.
728
C.E., 23/01/1974, Viot et autres, p.52.
153
jusqu'à entraîner une abrogation automatique"729. Le hiatus existant entre les deux normes est
ici moins patent, moins immédiatement mesurable, le degré d'incompatibilité plus faible qu'en
matière d'abrogation implicite.

* Il faut bien sûr raccrocher à cette hypothèse celle de l'évolution des circonstances de
fait, dont le jeu affecte la régularité des règlements de manière naturellement diffuse et
progressive730 : ainsi par exemple, la légalité d'un arrêté préfectoral concernant le repos
hebdomadaire d'une catégorie professionnelle, pris après avis des intéressés, peut se voir
affecter par un changement matériel susceptible de modifier l'opinion de la majorité d'entre eux
sur l'aménagement du repos par rapport à la manière dont elle s'était exprimée initialement731.

* Une autre hypothèse, dont les contours sont plus difficiles à dessiner, ne doit pas pour autant
être occultée : un acte légal à l'origine peut, du fait d'une modification dans l'état des esprits ou
des mœurs, ne plus correspondre aux valeurs qui imprègnent désormais la société et apparaître
dès lors comme une anomalie juridique732.

C'est dans ces différents cas de figure que la jurisprudence Despujol - dans la mesure où
elle autorise la prise en compte d'un changement de circonstances - revêtait tout son intérêt.
Seule celle-ci permettait en effet au juge de sanctionner indirectement (par l'annulation du refus
d'abroger) l'irrégularité issue d'une simple évolution de l'"ambiance" juridique ou factuelle, en
faisant fi du principe imposant l'appréciation de la légalité d'un texte à son origine.

2 - La raison du monopole

Compte tenu du principe de l'appréciation de la validité de l'acte à la date de son


édiction, le refus éventuel de l'autorité compétente de procéder à l'abrogation de celui-ci était
seul capable, en cas d'illégalité due à un changement de circonstances, à donner prise à un
contentieux. M. Bacquet733l'explique fort bien : "dès l'origine, la contestation de la légalité d'un
règlement par le moyen tiré du changement de circonstances est apparue strictement liée, en
termes de procédure, à la présentation préalable à l'administration d'une demande d'abrogation
dudit règlement : le rejet de cette demande, attaqué dans le délai par l'administré, fait naître un
litige nouveau et actuel qui fournit au juge (...) l'occasion de se prononcer sur la légalité du
maintien en vigueur du règlement critiqué". Il ne s'agit pas alors pour la juridiction d'apprécier
directement la légalité du règlement au détriment du principe qui empêche théoriquement de
tenir compte de circonstances ultérieures à son édiction, mais plutôt de contrôler la régularité du
refus d'abrogation à la date de son prononcé. Avec ledit refus se pose directement la question du
maintien de la légalité du règlement en cause, facteur qui fait défaut en matière d'exception
d'illégalité : si cette dernière se greffe elle aussi sur un contentieux actuel - celui qui concerne la
mesure d'application du règlement considéré -, elle ne paraît pas de nature à autoriser aussi

729
Conclusions N. Questiaux précitées.
730
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la demande d'abrogation n'a, dans ce cas, avant comme après la
jurisprudence Alitalia, jamais été enfermée dans un quelconque délai, à l'inverse d'un changement dans les
circonstances de droit. Voir supra, et note J.-M. Auby précitée (Sirey 1964, p.238) : la différence de traitement
entre les changements de faits et les changements de droit résultait selon lui de la possibilité, dans cette dernière
hypothèse, "de localiser exactement dans le temps le point de départ des circonstances nouvelles".
731
C.E., 1er/04/1936, Syndicat des épiciers détaillants de Toulouse, p.435.
732
La question n'est pas nouvelle ; elle s'est notamment posée s'agissant de la notion d'ordre public que
menaçaient les cérémonies extérieures du culte : C.E., 9/01/1929, Abbé Pecharmant, Dalloz périodique 1929, III,
p.55, note P.-L. Josse, 2ème espèce.
733
Conclusions précitées sur les arrêts Ah Won et Butin, p.837.
154
clairement le juge à passer outre au principe qui impose l'appréciation de la validité de celui-ci
au jour de son édiction.

3 - La réalité du monopole

Il convient en premier lieu de remarquer qu'avant la fixation de la jurisprudence


Despujol, le Conseil d'État avait parfois semblé admettre la possibilité de contester
incidemment une irrégularité tardive, même si sa jurisprudence témoignait alors de nombreuses
hésitations734. Mais l'orientation ultérieure de la jurisprudence vers l'obligation d'abrogation
portait cependant à croire que le Conseil d'État était revenu sur cette tendance première, et lui
avait fermé la voie au profit du système initié par l'arrêt Despujol. Seule en effet une décision
avait semblé reprendre le raisonnement initialement tenu735, mais de l'avis général, l'isolement
de celle-ci, conjugué au fait qu'elle ait été rendue dans une hypothèse de renvoi préjudiciel de
l'autorité judiciaire, lui ôtait tout caractère décisif736. Ainsi, l'idée dominante était que le juge,
qui avait réussi à concilier "non sans élégance"737, par l'entremise de l'appréciation de la légalité
d'un refus d'abroger, la nécessité du contrôle du changement de circonstances avec le principe
général qui s'y opposait a priori, avait entendu conférer une exclusivité à cette procédure.

Pourtant, le Conseil d'État devait revenir au début des années 80, sur cette présentation
traditionnelle en jetant un pont entre abrogation obligatoire et exception d'illégalité en matière
d'irrégularité résultant d'un changement de circonstances.

734
A l'occasion par exemple d'un arrêt Abbé Retailleau d'un an antérieur à la solution Despujol (C.E., 26/02/1929,
p.108 ; ibid., 4ème espèce.), le Conseil d'État avait certes opposé une fin de non recevoir à une requête dirigée
contre un règlement du fait de l'expiration du délai de recours, mais en sous-entendant qu'un renvoi préjudiciel en
appréciation de validité du juge pénal lui aurait au contraire permis d'examiner si ledit règlement était demeuré
légal. L'arrêt précise en effet à ce propos qu'une telle procédure "pourrait permettre au juge de l'excès de pouvoir
d'examiner actuellement la légalité" du règlement. La Haute juridiction avait d'ailleurs procédé quelques années
auparavant, dans certains arrêts, à une "appréciation contemporaine des faits", au détriment des circonstances
existant lors de l'émission de l'acte (C.E., 20/03/1925, Abbé Pouzineau, p.289 ; et C.E., 1er/07/1925, Abbé Vallez,
p.625), tout comme elle sembla ensuite admettre le principe selon lequel la légalité d'un règlement devait être
vérifiée non seulement eu égard aux règles juridiques qui présidaient à son édiction, mais également à celles qui
étaient intervenues depuis (C.E., 1er/03/1929, Carletti, p.254 : la loi du 9 décembre 1905 abrogeant la loi de l'an 10
et garantissant la liberté de culte sous la seule réserve de l'intérêt de l'ordre public étant immédiatement applicable,
"les arrêtés de police pris sous l'emprise de la législation antérieure ne sauraient être maintenus qu'autant qu'ils n'y
sont pas contraires").
735
C.E., 28/04/1961, Di Nezza et Estellon, p.262 : le juge accepte de vérifier qu'aucun changement dans les
circonstances de fait n'a remis en cause la validité d'une réglementation ordonnant la fermeture de certains
magasins le dimanche, réglementation sur la base de laquelle a été dressée la contravention contestée.
736
Voir notamment le Cours de contentieux administratif de R. Odent (op. cit.), t. I, p.347.
737
Selon l'expression de J.M. Auby, art. cit., p.443.
A noter cependant que cet auteur ne considérait pas la voie de l'exception fermée au cas d'une illégalité provenant
d'un changement dans les circonstances de droit. ibid., p.455.
155
II - La jonction opérée par la jurisprudence Ah Won et Butin

Après avoir exposé la solution consacrée par ces affaires et les raisonnements qui la
sous-tendent, nous tenterons de mettre en lumière son utilité pratique et ses incidences sur la
complémentarité des deux procédés étudiés.

A. L'affirmation de la possibilité d'invoquer une illégalité tardive par voie d'exception

Il aura fallu attendre l'intervention des arrêts Ah Won et Butin738pour que toute
équivoque soit enfin levée sur ce point. Ces deux affaires étaient nées d'instances menées par la
Cour criminelle de Polynésie, juridiction instituée par un décret du Président de la République
- agissant en qualité de législateur colonial - en date du 21 novembre 1933. Plusieurs accusés
contestaient en effet la légalité des dispositions du décret relatives à la désignation des quatre
assesseurs composant, aux côtés de trois magistrats, ladite juridiction. Cette question devait être
portée devant le juge administratif, seul compétent selon le Tribunal des Conflits739. Les
requérants reprochaient au décret de 1933 de réserver ces fonctions aux "notables" (article 54),
à l'exclusion des "domestiques" et des "serviteurs à gage" (article 56), ce qui selon eux violait le
principe général d'égalité, dans la mesure où une certaine catégorie de personnes se voyait
dénier le droit, qui appartient en principe à tout citoyen, de faire partie d'un tel jury. Et, de fait,
l'illégalité actuelle des dispositions contestées ne faisait aucun doute : comme le souligne M.
Pacteau740, "tout dans le droit de l'après guerre condamnait l'archaïsme des discriminations
contenues dans le décret de 1936741, surtout dès lors que la soumission des décrets coloniaux
aux principes généraux avait été consacrée en 1959 par l'arrêt Syndicat des ingénieurs-
conseils". Le problème résidait tout entier dans le fait qu'il était très difficile, pour ne pas dire
impossible, de considérer le texte comme entaché d'irrégularité dès l'origine. M. Bacquet742
démontrait en effet qu'à cette époque, l'idée de "spécialité coloniale" était un élément à part
entière de la légalité républicaine, et qu'en conséquence le gouvernement "pouvait légalement
déroger à des principes généraux réputés acquis à cette époque en métropole si la dérogation
était justifiée par des nécessités locales existant dans ces pays d'outre-mer", ce qui semblait être
le cas s'agissant de la désignation des assesseurs pour la bonne et simple raison que ces
fonctions étaient réservées aux citoyens français, qualité que ne possédaient que peu de
ressortissants de colonies (la plupart étant considérés comme "indigènes ressortissants
français"). Le Conseil d'État pouvait-il appliquer aveuglément la règle de l'appréciation de la
légalité des décisions administratives au moment de leur édiction et avaliser un texte que tout
condamnait désormais ? Une telle solution aurait été difficilement justifiable sur le plan de
l'opportunité ; aussi n'est-il pas étonnant que la Haute juridiction lui ait préféré le raisonnement
inverse.

738
C.E., Ass., 22/01/1982, pp.27 et 33 (2 arrêts) ; Actualité juridique, Droit administratif 1982, p.440, chron. F.
Tiberghien et B. Lasserre ; Dalloz 1983, I.R., obs. P. Delvolvé ; La semaine juridique 1983, n°19968, note J.
Barthélémy ; La Revue administrative, 1982, p.387, note B. Pacteau ; Revue du droit public 1982, p.816, note R.
Drago et p.822, conclusions A. Bacquet.
739
T.C. 15/12/1980, Tauhiro et autres, p.512 (les dispositions contestées étant relatives non à l'exercice de la
fonction juridictionnelle mais à l'organisation même du service public de la justice).
740
Note précitée, p.388.
741
Voir à ce propos l'évolution retracées par les conclusions Bacquet précitées, p.839/840
742
Ibid., p.834.
156
1 - La clarté de la position globale adoptée par le Conseil d'État

C'est avec une netteté remarquable que le Conseil d'État, a affirmé que "la juridiction
compétente pour statuer sur l'exception tirée de l'illégalité d'un règlement peut être invitée à
rechercher, non seulement si ce règlement a été légalement pris, mais s'il est resté légalement en
vigueur à la date à laquelle il en a été fait application". On ne pouvait guère souhaiter plus
grande clarté pour la fixation d'une règle sur laquelle a si longtemps plané une grande
incertitude, entretenue par le principe d'appréciation de la légalité d'un acte au jour de sa
signature. Et ce d'autant plus que l'arrêt prend le soin de préciser que la solution ainsi dégagée
vaut devant toute juridiction compétente pour statuer sur une exception d'illégalité, qu'elle ait
été saisie d'un litige relevant également au fond de sa compétence ou qu'elle l'ait été, comme en
l'espèce, par la voie d'une question préjudicielle. Adoptant le raisonnement de son commissaire
du gouvernement, l'Assemblée du contentieux a donc pu considérer que les articles 54 et 56 du
décret en cause "ne pouvaient plus être légalement appliqués à la date à laquelle a été dressée la
liste des assesseurs appelés à siéger au cours de l'année 1981", année durant laquelle avaient
comparu les deux requérants. Il faut en conséquence aujourd'hui admettre qu'un règlement,
régulier à l'origine mais devenu illégal du fait de la disparition des éléments qui le justifiaient
initialement, peut voir son application paralysée par le juge de l'exception, de la même manière
que celui qu'affecte une tare originelle. Cette solution consacre donc la "conception dynamique
de la légalité" des règlements que certains auteurs s'étaient depuis longtemps employé à
dégager743.

2 - La réfutation des objections théoriques

On sait que le plus gros obstacle dressé par l'analyse traditionnelle tenait au fait qu'on
doive se passer d'une demande d'abrogation préalable, seule susceptible, à première vue, de
créer un litige actuel et direct sur le maintien de la légalité du règlement contesté. Le problème
n'échappa pas à M. Bacquet, mais celui-ci démontra adroitement qu'il s'agissait d'un faux-
semblant : selon lui, ce préalable ne s'imposait que lorsqu'était demandée la disparition pour
l'avenir du règlement devenu illégal, comme seul moyen de lier alors le contentieux. En
revanche, pour ce qui était de l'exception d'illégalité, la simple application du règlement
suffisait à permettre au requérant de poser au juge la question de la permanence de la régularité
de celui-ci, dans la mesure où une réponse positive n'aurait d'autre portée que d'écarter
l'application du texte illégal dans le litige considéré744. Il ne s'agit ici que de "savoir si
l'application individuelle du règlement à un administré était ou non légale à la date de cette
application"745. Dès lors que la jurisprudence Despujol avait admis qu'un changement de
circonstances pouvait affecter la légalité d'un règlement, rien ne s'opposait à ce que ce moyen
puisse être utilement invoqué par voie d'exception.

B. Les multiples intérêts de la permission nouvelle

Non seulement elle confère, dans l'absolu, une vitalité nouvelle à la sanction des
irrégularités tardives, mais elle parachève de surcroît, ce qui nous importe au premier chef, la
liaison éventuelle entre illégalité reconnue par voie d'exception et abrogation obligatoire.
743
Voir J.-M. Auby, art. cit., p. 460.
744
Conclusions précitées, p.837.
745
Chronique de MM. Tiberghien et Lasserre précitée, p.442.
157
1 - Une solution d'un grand intérêt pratique

* Du fait de son ancienneté et de la rareté de son application746, on avait volontiers tendance à


assimiler la jurisprudence Despujol à une belle pièce du musée. Le prolongement consacré par
les arrêts de 1982 semble de nature à lui fournir une deuxième jeunesse. La doctrine a en effet
unanimement salué la jurisprudence Ah Won et Butin, comme consacrant une "méthode
rationnelle"747de contrôle juridictionnel sur l'illégalité née d'un changement de circonstances.
La voie de l'exception d'illégalité apparaît en effet beaucoup mieux adaptée audit contrôle que
la technique de l'abrogation obligatoire initiée par l'arrêt Despujol, même si elle ne permet pas à
elle seule, à l'inverse de cette dernière, de faire disparaître le règlement litigieux de
l'ordonnancement juridique. La lourdeur d'emploi de la jurisprudence Despujol par voie d'action
- qu'on s'accorde à trouver particulièrement "peu pratique"748- tient essentiellement à ce que
l'administré doit prendre l'initiative du processus d'abrogation en adressant une demande en ce
sens à l'autorité compétente. En effet, comme le faisait remarquer M. Bacquet, "les administrés
ignorent l'existence de beaucoup de vieux règlements, et ne songent guère à demander
l'abrogation de tel ou tel"749. Cet obstacle tombe naturellement en ce qui concerne l'exception
d'illégalité : l'application du règlement litigieux à un particulier sensibilisera beaucoup plus ce
dernier à la question de la légalité du texte qui lui est opposé, et de ce fait servira plus souvent
de détonateur au contrôle du changement de circonstances. C'est pourquoi la plupart des auteurs
ont, depuis bien longtemps, insisté sur le fait que le contrôle du changement de circonstances
par voie d'exception offrait aux intéressés "toutes les garanties désirables" 750. On comprend dès
lors que certains considèrent que la consécration de la règle posée en 1982 "réduit à un rôle
résiduel la jurisprudence Despujol qui était d'ailleurs déjà délaissée par les administrés dont on
voit mal comment ils pourraient songer à mettre en œuvre les lourdes procédures qu'elle
prévoit"751. La sanction naturelle de l'illégalité tardive passera donc dorénavant par la voie de
l'exception, et l'on se félicitera, avec M. Barthélémy, de ce que l'Assemblée du contentieux l'ait
"débarrassée de son carcan désuet"752, extension "de nature à faciliter la tâche des plaideurs et
des juridictions"753.

* Cet enthousiasme initial ne doit pas être altéré par l'évolution jurisprudentielle, fruit de l'arrêt
Alitalia754, qui a supprimé toute condition de délai enserrant la demande d'abrogation. Certes, à
l'époque où celle-ci était enfermée dans les deux mois suivant le changement dans les
circonstances de droit ayant rendu le règlement illégal, la jurisprudence Ah Won et Butin
pouvait apparaître comme un moyen de contourner cette obligation, puisqu'ici, la logique du
mécanisme de l'exception étant de pouvoir être invoquée à tout moment à l'appui d'un recours
contre une mesure d'application, l'administré pouvait parfaitement contester un règlement dont
l'illégalité était apparue plusieurs années auparavant. Si cet avantage n'en est plus un depuis
l'abandon de toute idée de délai conditionnant l'obligation d'abrogation, l'utilité de la solution

746
Voir supra.
747
Note B. Pacteau précitée, p.387.
748
Note R. Drago précitée, p.818.
749
Conclusions précitées, p.838.
750
Voir note P.-L. Josse précitée, p.54.
751
J. Bathélémy, Encyclopédie Dalloz, "Exception d'illégalité", Fascicule précité, n°103.
752
La semaine juridique 1983, n°19968, note précitée.
753
Observations Delvolvé, précitées.
754
Voir supra.
158
dégagée par les arrêts de principe de 1982 demeure évidente pour toutes les raisons
précédemment énumérées.

* Le rôle de "simple palliatif"755 promis désormais au mécanisme d'abrogation obligatoire ne


concernera cependant que les hypothèses dans lesquelles, à l'instar des affaires Ah Won et
Butin, les dispositions devenues illégales devraient avoir disparu des textes en vigueur. Mais
cela ne constitue pas la totalité des cas où peut jouer la théorie du changement des
circonstances : parfois, en effet, la survenance d'éléments nouveaux impose non la suppression
d'un règlement, mais l'adjonction à celui-ci de certaines dispositions. Ici, l'emploi de la
jurisprudence Despujol par voie d'action retrouvera "toute sa portée pratique"756, puisque lui
seul pourra forcer l'administration à procéder à ce complément, par l'entremise de l'annulation
d'un refus opposé à une demande en ce sens757.

En outre, et surtout, le vieux procédé de l'abrogation obligatoire peut venir parachever la


constatation de l'illégalité tardive opéré par le juge de l'exception.

2 - Une solution permettant l'alliance totale des mécanismes d'abrogation et d'exception

De tout ce qui précède, on doit conclure qu'il est aujourd'hui tout à fait envisageable
d'associer le procédé de l'exception et celui de l'abrogation obligatoire quel que soit le type
d'irrégularité entachant l'acte litigieux, puisqu'un vice tardif, à l'instar d'un vice originel, peut
donner lieu au jeu de l'un et de l'autre. Mais seule cette combinaison permettra la disparition de
la décision en cause de l'ordre juridique, en dépit de ce qu'avait pu laisser croire un détail
terminologique des arrêts Ah Won et Butin.

a) Seule cette alliance garantit la disparition de l'acte qui a fait l'objet de l'exception.

* La thèse d'une possible disparition hors abrogation

Les arrêts de 1982, au-delà de la question de la simple irrégularité des dispositions


contestées, se sont interrogés sur le point de savoir si les dispositions contestées sont "restées
légalement en vigueur". Cette formulation a donné lieu à de multiples commentaires. Certains
auteurs ont vu là une hypothèse de contrôle de la caducité d'un acte administratif (mettant en
doute par là même la portée de la novation réalisée)758. Ils établissent en effet une différence
entre la question de la légalité de l'acte (qui ne peut s'apprécier qu'à son origine) et celle du
maintien de l'existence de l'acte (dont le contrôle s'effectue nécessairement à une date
ultérieure)759.

755
J. Barthélémy, note précitée.
756
Chronique Tiberghien et Lasserre précitée, p.443.
757
C'était le cas dans l'arrêt Syndicat national des cadres de bibliothèques précité : une ordonnance de 1959 ayant
étendu certaines dispositions à une catégorie d'agents qui, jusque là, n'en bénéficiait pas, le refus du ministre de
modifier en ce sens un décret antérieur devait être considéré comme illégal.
On retrouvera également cette fonction en matière de transposition des directives européennes (infra, Partie II,
Titre II, Sous-titre II).
758
Voir notamment note R. Drago précitée.
759
Voir note P. Delvolvé précitée.
159
La notion de caducité s'avère d'un maniement délicat. Il s'agit, selon M. Gonzalez760, de
"la perte de vigueur des actes administratifs par l'effet d'une sorte de mort naturelle,
programmée ou non, mais ne découlant pas d'une intervention expresse de l'administration". Le
cas le moins problématique, celui de la caducité "planifiée"761(péremption ou conditions
extinctives), ne nous intéressera pas ici. Nous avons à l'inverse affaire à ce que l'auteur appelle
une "caducité naturelle", qui frappe des actes qui "ne correspondent plus aux droit ou aux faits
ambiants"762. A en croire les commentateurs qui inclinent vers cette analyse, les arrêts Ah Won
et Butin consacrent ce type de disparition d'un texte devenu inadapté. Pour M. Drago
notamment, l'entrée en vigueur de la Constitution de 1946, dont le Préambule faisait référence à
la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 qui proclame le principe d'égalité,
avait rendu les articles litigieux caducs. L'Assemblée du contentieux (dont l'arrêt fait d'ailleurs
référence à cette Constitution) se serait donc simplement bornée à constater cette disparition,
comme elle le fait en matière d'abrogation implicite763. Ce raisonnement ne va pas sans
entraîner de nombreuses difficultés, dues essentiellement au flou qui entoure cette notion de
caducité naturelle. L'incertitude procède moins de l'imprécision terminologique des arrêts du
Conseil d'État qui paraissent employer cette théorie764, que de l'absence de critère nettement
défini qui permettrait d'identifier avec une clarté suffisante les cas dans lesquels on se trouve
confronté à une pareille hypothèse. Pourrait-on dès lors envisager que le Conseil d'État pratique
une distinction, dont les limites devraient être fixées par lui au cas par cas, entre les affaires
dans lesquelles un changement de circonstances a seulement affecté la légalité d'un règlement
- le juge, saisi par voie d'exception, ne pouvant alors qu'en paralyser l'application au cas
d'espèce et le relais d'une abrogation s'avérant nécessaire afin d'en assurer la disparition -, et
celles où l'inadéquation du règlement contrôlé avec la situation nouvelle est telle que le même
juge puisse s'autoriser à constater la caducité de celui-ci ?

* L'illusion d'une possible disparition hors abrogation

L'inconsistance de la thèse de la caducité saute aux yeux de qui se penche de façon


approfondie sur le problème. Le point de départ du raisonnement qui y mène apparaît en effet
largement contestable : dès lors qu'un changement dans les circonstances ne saurait s'analyser
comme une abrogation implicite765du fait de son caractère indirect, il ne peut constituer qu'une
cause pure et simple d'illégalité. Le commissaire du gouvernement A. Bacquet posait d'ailleurs
le problème en ces termes, puisqu'il estimait que "plus que l'existence du règlement, (...) c'est
son maintien en vigueur effectif, la poursuite de son application, qui est constitutif de
l'illégalité. En soi, c'est un moyen de légalité comme les autres"766. Il en va exactement de la
sorte pour les mesures devenues illégales du fait de la disparition des circonstances
exceptionnelles qui avaient justifié leur édiction767.

La question de la caducité semble d'ailleurs totalement inopportune en matière de


contestation incidente de la régularité d'une décision administrative. Il suffit au juge saisi de
760
Art. cit., p. 1676.
761
Ibid.
762
Ibid., p.1680.
763
Voir notamment l'arrêt Guanter cité supra.
764
Pour un bilan exhaustif, voir G. Gonzalèz, art. cit., p.1711.
765
Voir supra.
766
Conclusions précitées, p.837 M. Delvolvé (observations précitées) témoigne d'ailleurs d'un certain embarras
à ce propos : après avoir distingué le problème de l'existence de celui de la légalité d'un règlement affecté par un
changement de circonstances, il est bien obligé d'admettre qu'"il soulève en lui-même une question de légalité
puisqu'il faut savoir si l'acte est légalement maintenu et applicable".
767
Voir conclusions Bernard sous l'arrêt C.E., Ass., 23/10/1964, d'Oriano, Revue du droit public 1965, p.282.
160
l'exception de constater qu'une évolution des circonstances a rendu le règlement en cause
irrégulier pour en paralyser l'application ; or, c'est là le seul résultat qu'un tel moyen peut
produire768. Les arrêts Ah Won et Butin en fournissent d'ailleurs une excellente illustration
puisque, malgré les velléités témoignées par le juge dans le sens d'un contrôle sur le maintien de
vigueur du règlement, leur dispositif a dû se borner à écarter l'applicabilité de celui-ci dans les
espèces respectives. Outre le peu d'intérêt pratique que revêtirait l'adoption de l'idée de caducité
reconnue ici par le juge, on doit souligner que celle-ci n'est pas plus soutenable sur un plan
purement théorique. Un fait postérieur aux arrêts rendus vient en effet la démentir : les articles
54 et 56 déclarés illégaux ont été abrogés par l'article 79-11 de la loi n°83-520 du 27 juin
1983769. Or, M. Gonzalèz770fait remarquer à ce propos que "si ces textes ont dû être abrogés
(...), c'est donc qu'ils n'étaient pas caducs, qu'ils n'avaient pas cessé d'exister. En effet, un simple
toilettage des textes destiné à gommer les règles devenues caduques pourrait se faire sans
référence aucune à la notion d'abrogation ; il suffirait de mentionner que tel texte ou telles
dispositions devenus caducs sont supprimés". Qui dit caducité dit acte naturellement éteint,
comme cela se produit notamment pour ce qui est de la péremption d'actes particuliers 771, et
plus exceptionnellement pour certains autres actes772. Et point n'est besoin de faire disparaître
un texte qui n'existe plus.

Enfin, et au-delà de l'espèce considérée, il semble qu'il faille, avec M. Gonzalèz773,


condamner l'idée même de caducité : seule une abrogation est en mesure de faire disparaître un
acte réglementaire ; au cas contraire, on aboutirait à une "déresponsabilisation" de
l'administration, ce que le Conseil d'État tend évidemment à éviter774. Un simple changement de
circonstances ne saurait par lui même mettre un terme à l'existence d'un acte : une appréciation
de la portée de cette évolution par l'autorité compétente, éventuellement corrigée par le juge,
s'avère nécessaire, et doit se ponctuer par une abrogation si le besoin s'en fait sentir775.

Il paraît donc logique, à l'issue des ces développements, de conclure que le Conseil
d'État s'est laissé à tort emporter, à l'occasion des arrêts Ah Won et Butin, par la tentation de se
prononcer sur un faux problème776. Ce manque de rigueur dans le libellé de ces deux décisions
ne doit pas nous conduire à croire que l'acte affecté par un changement de circonstances puisse
768
MM. Tiberghien et Lasserre (note précitée, p.442) montrent qu'il s'agit là d'une différence fondamentale entre
les cas où le changement de circonstances est invoqué par voie d'exception et ceux où il l'est au soutien d'une
demande d'abrogation. Dans ce dernier cas, il revient au juge de se prononcer non seulement sur la légalité du
règlement mais aussi sur son existence, poussé en cela par l'appréciation du refus de l'administration de procéder à
ladite abrogation. L'annulation dudit refus reviendra de facto à contraindre l'autorité compétente à faire disparaître
le texte reconnu illégal.
769
J.O., 28 juin 1983, p. 1926.
770
Art. cit., p.1725.
771
Ibid., p.1685.
772
Voir par exemple, pour une loi, C.E., 16/03/1945, S.N.C.F. ; Dalloz 1946, p.290, conclusions Lefas, note
Waline : la loi du 3 mai 1921 sur la réparation des dommages survenus du fait d'explosions dans les établissements
de l'État n'était plus applicable en 1945 puisqu'elle était liée à la loi de 1919 sur les dommages de guerre subis
pendant la guerre de 14/18.
Pour les quelques hypothèses intéressant des actes règlementaires, voir article Gonzalèz précité, p.1690 s.
773
Ibid., p.1721 s : l'auteur énumère les raisons qui plaident pour un abandon de l'idée de caducité naturelle des
règlements.
774
C.E., 21/07/1989, Commune de Noisy-le-Grand, Droit administratif 1989, n°502 : irrecevabilité des
conclusions présentées par l'autorité administrative, qui détient le pouvoir d'abroger une décision, tendant à ce que
le juge constate la caducité de celle-ci, ou à défaut la modifie.
775
Voir en ce sens J.-M. Auby., art. cit., p.443.
776
Cette impression se trouve corroborée par la volonté qu'a manifestée le juge de fixer avec précision la date à
partir de laquelle le règlement était devenu illégal, alors que cette datation n'était nullement indispensable. Sur ce
point, voir chronique Tiberghien et Lasserre précitée, p.442.
161
disparaître, outre l'hypothèse exceptionnelle d'une abrogation implicite, par la simple
constatation de son vice à l'occasion d'une exception soulevée à son encontre. On pourra
cependant obtenir cet anéantissement en adressant à l'administration une requête en ce sens,
l'autorité compétente étant, on le sait, tenue de s'y soumettre en vertu des jurisprudences
Despujol et Alitalia.

b) Une alliance n'aboutissant pas pour autant à assimiler déclaration d'illégalité et


annulation

L'assurance d'obtenir la disparition de l'acte déclaré illégal grâce au relais de


l'abrogation obligatoire constitue un progrès non négligeable. Mais cette chute se distingue
encore de l'annulation par l'idée qu'elle n'entraînera pas la résurrection des mesures antérieures :
bien que certains grands auteurs aient soutenu le contraire777, il semble en effet qu'on doive se
rallier à la thèse de J.-M. Auby778selon laquelle "l'abrogation n'ayant pas d'effet rétroactif, il n'y
a pas lieu de considérer comme abolis les effets du règlement abrogé qui a fait disparaître les
textes antérieurs". Cette analyse reçoit l'appui de la jurisprudence selon laquelle, dans la mesure
où ses effets passés sont maintenus intacts, la décision abrogée peut, à l'inverse d'un acte annulé
ou retiré, faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir779.

C'est donc en dehors de toute idée d'abrogation qu'on a assisté, ces dernières années, à
une multiplication des solutions visant à donner à la reconnaissance de l'illégalité d'un acte par
voie d'exception une puissance apte à commander la résurgence des dispositions qu'il remplace.

CHAPITRE 2. LA POSSIBILITE D'ELUDER L'APPLICATION DE L'ACTE


DECLARE ILLEGAL

La jurisprudence Bargain780consacrait une analyse classique qui, du fait du maintien de


l'acte annulé dans l'ordonnancement juridique, s'opposait à la résurgence des décisions
administratives qui lui préexistaient. Une double évolution enregistrée en la matière pousse
l'observateur à relativiser l'affirmation traditionnelle : dans certaines hypothèses, lorsque la
décision déclarée illégale ne faisait que déroger à une règle plus générale, cette dernière peut
automatiquement s'appliquer derechef ; dans d'autres cas, l'acte antérieur que la mesure illégale
avait remplacé va se trouver, par exception, remis en vigueur à la suite de l'appréciation portée
par le juge.

777
Entre autres R. Odent, Contentieux administratif, p.260.
778
Actualité juridique, Droit administratif 1967, art. cit., p.136.
779
C.E., 13/11/1964, Ministre de l'Intérieur c/ Livet, p.534 ; C.E., 16/10/1987, Genessiaux, Revue française de
droit administratif 1989, p.154, note L. Favoreu.
Voir également l'avis du Conseil d'État extrait du rapport 1994, (Etudes et documents du Conseil d'État n°46) cité
infra, Partie II, Titre II, Sous-titre II.
780
Dont nous avons précisé le contenu supra, Titre préliminaire.
162
SECTION 1. LA REGLEMENTATION A LAQUELLE DEROGEAIT L'ACTE
ILLEGAL PEUT PAR PRINCIPE DE NOUVEAU S'APPLIQUER

La construction dont nous allons maintenant tracer les contours trahit deux limites
majeures : elle s'inscrit tout d'abord dans une configuration assez particulière et, partant,
relativement rare ; sa manifestation la plus significative a été ensuite récemment contrariée par
un texte de loi781. Il ne faudrait pas pour autant en négliger la portée, car elle démontre une
nouvelle fois le souci que manifeste le juge de fournir des remèdes adaptés à l'illégalité de l'acte
administratif que le contentieux développé devant lui l'a amené à constater.

Paragraphe 1. Les prémices du principe : l'affaire Commune de Boulazac

Le courant jurisprudentiel que l'on va évoquer dans ces lignes trouve sa source dans les
conclusions présentées par M. Abraham sur l'arrêt de Section du 2 mars 1990 Commune de
Boulazac782. Y était en cause une délibération de conseil municipal décidant d'augmenter
fortement, en violation d'un arrêté préfectoral qui fixait des plafonds en la matière, les tarifs
applicables à l'utilisation des cours de tennis appartenant à la commune. Cette dernière avait
invoqué l'illégalité de l'arrêté préfectoral en question et le Conseil d'État allait consacrer son
point de vue. Il avait cependant dû au préalable, par l'intermédiaire de son commissaire du
gouvernement, se pencher sur un autre moyen présenté par le ministre de l'économie et des
finances, faisant valoir que la délibération litigieuse violait non seulement l'arrêté préfectoral
illégal mais également un arrêté ministériel antérieur auquel celui-ci dérogeait. Devait-on
considérer que la reconnaissance de l'illégalité de l'arrêté préfectoral dérogatoire rendait à
nouveau applicable la réglementation générale ? M. Abraham se prononça clairement en faveur
de cette thèse. Pour lui, cette situation différait fondamentalement de celle rencontrée dans
l'arrêt Bargain dont il se reconnaissait par ailleurs partisan. Dans ce dernier cas en effet, la
réglementation déclarée illégale avait pour objet d'abroger la réglementation préexistante. Le
commissaire du gouvernement soulignait que, dans une telle hypothèse, "on peut sérieusement
hésiter à faire application d'un acte qui a disparu de l'ordonnancement juridique" puisque "l'acte
subséquent n'a pas été lui-même rétroactivement anéanti". La situation se présentait de façon
radicalement différente dans l'affaire Commune de Boulazac : l'acte illégal n'avait pas ici
abrogé l'arrêté ministériel mais y dérogeait, posant des règles d'augmentation des tarifs plus
souples sur une zone géographiquement circonscrite. Il en résultait que l'arrêté ministériel, loin
d'avoir disparu de l'ordre juridique, constituait au contraire le droit commun dans la matière
considérée. Cela conduisait M. Abraham à affirmer que "l'illégalité du règlement dérogatoire a
nécessairement pour effet de rendre applicable le régime de droit commun qui n'a pas disparu et
qu'il ne s'agit pas de faire revivre".

Les données de l'espèce n'allaient cependant pas permettre au Conseil d'État de


confirmer ou d'infirmer l'idée avancée par son commissaire du gouvernement, le moyen soulevé

781
Voir infra, Section 2, article 1er de la loi n°94-112 du 9 février 1994 portant diverses dispositions en matière
d'urbanisme et de construction.
782
Lebon p.57 ; Revue française de droit administratif 1990, p.621, conclusions R. Abraham.

163
d'office par le ministre de l'économie et des finances étant par ailleurs jugé irrecevable. Aussi,
c'est dans un tout autre domaine qu'allait se concrétiser la tendance ainsi esquissée783.

Paragraphe 2. La consécration du principe en droit de l'urbanisme

Le droit de l'urbanisme - et plus particulièrement le contentieux des P.O.S. - s'est en


effet avéré un terrain particulièrement propice à cette évolution. Comme on l'a déjà souligné
toutefois, l'état du droit actuel n'est plus celui que le juge avait crû bon de consacrer
initialement, puisque une intervention législative a renversé la jurisprudence784. Mais cette
considération ne se révèle pas essentielle dans l'optique de notre propos, dans la mesure où le
principe global qu'avait adopté le Conseil d'État n'est pas altéré, d'un point de vue strictement
théorique, par cette remise en cause ponctuelle. Sur un plan pratique cependant, force est
d'admettre que l'action du législateur en réduit le champ d'application de façon très
significative, le contentieux considéré constituant l'un des rares cas de figure dans lesquels il
peut trouver à s'appliquer.

I - Un terrain propice

Deux facteurs favorables se trouvaient réunis : des arguments d'opportunité s'opposaient


à ce que l'on fasse une application aveugle des principes de la jurisprudence Bargain en la
matière ; parallèlement, existaient ici toutes les conditions matérielles de la consécration du
nouveau principe.

A. L'impossibilité d'appliquer strictement la jurisprudence Bargain

On a déjà souligné le risque de vide juridique que comportait l'application des principes
dégagés par cette jurisprudence785. En matière d'urbanisme, ce danger était d'autant plus réel
qu'il y existe des particularités textuelles le favorisant.

1 - Le danger de création d'un "vide juridique absolu"786

Il convient tout d'abord de relever la disposition législative concrétisée par l'article


L.123-4-1 du code de l'urbanisme qui pose le principe selon lequel "un P.O.S. ne peut être
abrogé". Le Conseil d'État a, dans son arrêt S.C.I. Le Tahiti787, décidé que cette règle primait,
du fait de sa valeur législative, sur celle contenue dans l'article 3 du décret du 28 novembre
1983 obligeant l'administration à abroger un règlement illégal sur demande en ce sens. Cette

783
On peut toutefois relever un arrêt inédit (cité par M. Abraham), C.E., 23/12/1987, Commune de Trélissac c/
M. Lesterou, dans lequel l'illégalité d'un arrêté préfectoral analogue à celui en cause dans l'affaire Commune de
Boulazac avait conduit le juge à appliquer la réglementation ministérielle à laquelle il dérogeait.
784
Pour plus de précisions, voir Section suivante.
785
Voir supra, Titre préliminaire.
786
L'expression est empruntée à G. Peiser, in Mélanges J.-M. Auby, art. cit., p.281.
787
15/04/1988, p.140 ; Les petites affiches 9/12/1988, p.8, note P.-L. Frier.
164
solution ne semble pas ébranlée par la jurisprudence Alitalia788qui substitue un principe général
du droit à la règle posée par le décret sus-évoqué, puisqu'il est admis qu'une loi peut
valablement écarter un tel principe789. Combiner les solutions jurisprudentielles classiques en
matière de déclaration d'illégalité au raisonnement tenu à l'occasion de l'affaire Le Tahiti
débouchait donc sur une impasse juridique totale : face à un P.O.S. que le juge avait reconnu
irrégulier par voie d'exception, l'autorité compétente ne pouvait ni l'abroger - ce que prohibe
l'article L.123-4-1 du code de l'urbanisme -, ni l'appliquer - ce que lui interdit la jurisprudence
Ponard790 -, ni en principe faire appel aux dispositions antérieures ou générales d'urbanisme -
puisque la solution Bargain semble s'y opposer791. Le blocage paraissait donc inévitable jusqu'à
la régularisation du P.O.S. illégal, opération qui peut parfaitement n'intervenir que tardivement
pour peu que les formalités qu'elle nécessite présentent un caractère complexe792. Seuls les
quelques articles impératifs du R.N.U. qui s'appliquent même en présence d'un P.O.S. légal
pouvaient trouver à jouer, mais leur champ d'action limité ne leur permettait pas de régler tous
les problèmes.

2 - Le danger des pratiques contra legem

La situation a priori inextricable que l'on vient de décrire pouvait se résoudre, en


pratique, de deux manières pareillement insatisfaisantes :

a) La première consistait à faire fi de l'interdiction d'appliquer le règlement illégal. Bien que le


caractère irrégulier du P.O.S. ait été mis en avant par le juge, le maire continue en effet de
bénéficier du transfert de compétence prévu par l'article L.421-2-1 du code de l'urbanisme,
puisque ce dernier confère audit transfert un caractère "définitif"793. De ce fait, l'autorité
municipale, si elle se heurtait à une prohibition de principe, n'en conservait pas moins la
possibilité matérielle de poursuivre la délivrance des autorisations d'urbanisme sur la base de la
réglementation illégale. Et cela présentait d'autant moins de risques que le juge, appliquant le
critère de dissociabilité issu de la jurisprudence Gepro794, ne censurait pas automatiquement les
permis délivrés sur le fondement d'un P.O.S. illégal. Il s'agissait bien là, comme on a pu le faire
remarquer, d'une "prime à l'illégalité" qui comportait un "risque majeur de voir toutes les
exigences formelles et procédurales disparaître"795.

788
Jurisprudence précitée (Cf. Chapitre précédent).
789
C.C., 26/06/1969, Protection des sites, p.27 ; Actualité juridique, Droit administratif 1969, p.563.
790
Cette interdiction est d'ailleurs rappelée par un avis du Conseil d'État en date du 8/12/1988 (Etudes et
documents du Conseil d'État 1989, p.292) : les dispositions qui s'opposent à ce qu'un P.O.S. même illégal soit
abrogé n'ont eu "ni pour objet, ni pour effet d'écarter le principe général selon lequel il incombe à l'autorité
administrative de ne pas appliquer un règlement illégal".
791
Voir en ce sens T.A. Versailles, 2/10/1987, Association de défense du site de St-Rémy-lès-Chevreuse, p.1441 :
l'illégalité d'un P.O.S. ne permet pas, à défaut d'annulation, d'invoquer la violation du R.N.U. qui ne redevient pas
applicable.
792
Cf. G. Liet-Veaux, "Des dangers de l'exception d'illégalité", in Mélanges Pecquignot, p.442 : "c'est le no man's
land, le désert, jusqu'à l'entrée en vigueur d'un nouveau P.O.S. parfaitement légal".
Si le P.O.S. n'avait été déclaré que partiellement illégal, la situation semblait moins grave car demeurent
applicables les dispositions qui ne sont pas affectées par l'illégalité.
793
Cf. infra (Titre II, Sous-titre I).
794
Ibid.
795
Note P.-L. Frier précitée, p.11.
165
b) Si le maire s'en tenait au contraire aux prescriptions de la jurisprudence Ponard, plus rien ne
semblait pouvoir s'opposer à la liberté de construire. Dès lors en effet qu'aucune réglementation
contraignante ne s'appliquait plus, toute autorisation de construire, sous la seule réserve de
respecter les dispositions impératives du R.N.U., était par principe légale 796, ce qui laissait une
marge de manœuvre immense et abusive aux administrés797. Et cela paraissait d'autant plus
inéluctable qu'une partie de la doctrine et de la jurisprudence s'accordait à considérer que la
circonstance qu'un P.O.S. soit déclaré illégal par voie d'exception n'était pas de nature à faire
ressurgir la règle de constructibilité limitée contenue dans l'article L.111-1-2 du code de
l'urbanisme, dans la mesure où une commune se trouvant dans un tel cas de figure ne pouvait
être assimilée à une commune dépourvue de P.O.S. opposable aux tiers", condition exigée par
ce même article pour que puisse s'appliquer la règle en question798.

Il apparaissait donc nécessaire, sauf à tomber dans l'une ou l'autre de ces situations
paradoxales, d'assouplir les principes jurisprudentiels traditionnels ; la situation s'y prêtait
d'ailleurs parfaitement.

B. L'existence d'une réglementation générale non abrogée par l'édiction du P.O.S.

Cette singularité du droit de l'urbanisme va permettre le jeu du schéma que M. Abraham


avait esquissé dans ses conclusions sur l'arrêt Commune de Boulazac, nonobstant une
particularité certaine induite par la politique de décentralisation.

1 - Conformation au cas de figure envisagé à l'occasion de l'arrêt Commune de Boulazac

Lorsqu'un P.O.S. est déclaré illégal par voie d'exception, la situation présente des
similitudes avec celle rencontrée dans l'arrêt Commune de Boulazac puisqu'il existe une
réglementation générale - le Règlement National d'Urbanisme (R.N.U.) - dont la réglementation
locale écarte seulement l'application, sans avoir pour cela la moindre incidence sur son maintien
en vigueur. Si l'on adopte la logique de M. Abraham799, il ne semble donc pas anormal de
revenir, dans cette hypothèse, à l'application de la réglementation nationale qui n'a pas disparu
de l'ordonnancement juridique, et cela même si l'édiction de la réglementation communale avait
vocation à écarter celle-ci. Cette analyse peut d'ailleurs se réclamer de quelques solutions
précédentes s'y apparentant : ainsi, par exemple, le Conseil d'État avait-il décidé qu'en présence
d'une décision d'urbanisme prise sur la base d'un document inopposable aux tiers faute de
publication régulière800voire illégal801, la légalité de celle-ci devait être appréciée à la lumière

796
Voir en ce sens G. Liet-Veaux, "Liberté et construction", La Revue administrative, 1992, p.186 : "Dans le
domaine (...) du droit de construire, la liberté consiste en la possibilité d'édifier tout ce qui n'est pas interdit".
797
En ce sens, Cf. D. Boutet, art. cit., Revue du droit public 1990, p.1746.
798
Cf. T.A. Versailles, 22/05/1987, Mme Selz c/ Cne de Rubelles, Actualité juridique, Droit administratif 1987,
p.674, conclusions J. Arrighi de Casanova précitées.
Le raisonnement du commissaire du gouvernement se fondait sur l'idée qu'il aurait été contraire à la volonté du
législateur d'admettre la résurgence d'une règle dont la seule finalité était d'inciter les communes à se doter d'un
P.O.S., à l'encontre d'une commune qui a manifesté cette volonté, même si l'élaboration du plan a été entachée
d'illégalité.
799
Conclusions précitées.
800
C.E., 19/11/1975, Astié, p.574 ; 7/07/1976, Epoux Arnaud, p.1069.
166
du R.N.U.. M. Bacquet lui même802 justifiait cette jurisprudence par le fait que ce dernier était
demeuré "en vigueur" à la date où avait été prise la décision litigieuse.

2 - Particularité par rapport au cas de figure envisagé à l'occasion de l'arrêt Commune de


Boulazac

Si proche que soit la situation du P.O.S. et du R.N.U. de celle rencontrée dans l'arrêt
Commune de Boulazac, il n'en demeure pas moins une différence notable entre elles, différence
qui a été relevée par M. Jégouzo803. Dans le second cas en effet, l'arrêté préfectoral s'analysait
comme une réglementation dérogatoire au droit commun que constituait l'arrêté ministériel. M.
Jégouzo montre qu'il n'en va pas de même pour ce qui est des rapports entre P.O.S. et R.N.U.
dans la mesure où, selon lui, le législateur a, par le biais des lois de décentralisation, inversé les
rôles : la réglementation locale d'urbanisme devient désormais le nouveau système de droit
commun, qui se voit "corrigé par un système dérogatoire, l'application, en l'absence de P.O.S.,
du R.N.U.". Quoi qu'il en soit, il demeure indéniable qu'en matière d'urbanisme existe bien,
lorsque la réglementation locale est entachée d'illégalité, la possibilité d'avoir recours à une
réglementation plus générale qui n'a jamais cessé d'être en vigueur ; cela est apparu suffisant
aux yeux du Conseil d’ État pour consacrer l'évolution entrevue à l'occasion de l'affaire
Commune de Boulazac804.

II - La vocation générale de la solution Assaupamar

C'est par un arrêt de Section rendu le 8 juin 1990, Association de sauvegarde du


patrimoine martiniquais 805- plus connu sous l'appellation Assaupamar -, que le Conseil d'État
allait trancher le problème dans le sens proposé par son commissaire du gouvernement, M.
Toutée, dont le raisonnement ne différait guère, au fond, de celui qu'avait suivi M. Abraham
quelques mois auparavant. Le libellé en était parfaitement explicite : "la contestation de
l'illégalité d'un P.O.S. a pour effet de rendre à nouveau applicables sur le territoire en cause les
dispositions du code de l'urbanisme dont l'application y était exclue, en vertu dudit code, par
l'existence d'un P.O.S. opposable aux tiers, mais non de remettre en vigueur le P.O.S. auquel le
plan déclaré illégal s'était substitué"806. Il résultait donc de cette jurisprudence qu'un requérant
qui établissait, par voie d'exception, l'illégalité d'un P.O.S. révisé ou approuvé, ne pouvait
invoquer ni la violation, ni l'illégalité du P.O.S. antérieur - selon le cas le P.O.S. avant révision

801
Lorsque la décision en cause est dissociable du P.O.S.
Cf. C.E., 28/01/1987, Comité de défense des espaces verts c/Sté Le Lama (voir infra).
802
Répertoire Dalloz de contentieux administratif, art. cit., n°86
803
Note sous C.E., S., 8/06/1990, Assaupamar, Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991, p.4.
804
Pour prendre en compte cette divergence entre les hypothèses Commune de Boulazac et Assaupamar, M.
Peiser (art. cit., in Mélanges J.-M. Auby, p.284) préfère éliminer toute idée de dérogation et parler de
"raccrochement au premier acte indiscutable".
805
Lebon, p.148 ; Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.701, chronique R. Honorat et R. Schwartz ;
Revue française de droit administratif 1991, p.149, conclusions H. Toutée ; Les petites affiches, 9/01/1991, p.17,
note B. Pacteau ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991, p.1, note Y. Jégouzo ; et p.9, conclusions.
806
Des jugements postérieurs de tribunaux administratifs ont, tout en adoptant la solution Assaupamar, précisé
que la résurgence du R.N.U. s'accompagnait de celles des lois d'aménagement et d'urbanisme le complétant.
Voir notamment (s'agissant de la loi relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral du
3/01/1986) :
T.A. Nice, 4/07/1991, Association de sauvegarde du site de Gassin et autres, Les petites affiches, 8/11/1991, p.15 ;
et conclusions Lambert sur T.A. Nice, 8/04/1992, Préfet des Alpes-Maritimes et Epoux Vautrerot, Actualité
juridique, Droit administratif 1992, p.622.
167
ou le P.O.S. rendu public - mais devait au contraire se placer sur le terrain de la réglementation
nationale. La solution privilégiée présentait un intérêt certain pour le juge car elle semblait de
nature à résoudre les problèmes soulevés par la reconnaissance de l'illégalité d'un P.O.S. par
voie d'exception, sans pour autant révolutionner les principes traditionnels régissant la matière.
En outre, bien qu'il ait pu apparaître extrêmement lié à la matière qui l'avait suscité, le
raisonnement tenu dans l'arrêt Assaupamar semble devoir transcender celui-ci et lui survivre, en
revêtant la forme d'un principe nouveau.

A. Les raisons conjoncturelles de la solution : un compromis idéal pour le juge en la


matière

Le mécanisme mis en place par le juge tendait à éviter, en tempérant la rigueur de la


jurisprudence Bargain, l'écueil du vide juridique qu'avait laissé présager la solution Le Tahiti,
tout en écartant les dangers qu'aurait pu susciter un renversement total des principes
traditionnels.

1 - L'atténuation de la rigueur de la jurisprudence Bargain

Le commissaire du gouvernement H. Toutée, ayant souligné à son tour le risque de vide


juridique existant à la suite de la reconnaissance de l'illégalité d'un P.O.S., débouchait lui aussi
sur la conclusion selon laquelle on ne pouvait pas faire de moins que de revenir, d'une manière
ou d'une autre, sur la rigueur des principes traditionnels, afin de "vider de leur venin" l'article
L.123-4-1 du code de l'urbanisme et la jurisprudence Le Tahiti : "que faire sinon se retourner
vers un ancien P.O.S., ou la précédente mouture de celui-ci, ou enfin le R.N.U. ?"807. En
privilégiant cette dernière solution, le juge remédiait à l'absence inquiétante d'encadrement
réglementaire des décisions d'urbanisme à prendre dans une commune couverte par un plan
devenu inapplicable du fait de la reconnaissance juridictionnelle de son irrégularité. Le R.N.U.
trouvant de nouveau à jouer jusqu'à régularisation de la situation, le maire n'était plus
totalement démuni ; il pouvait s'appuyer sur ces règles nationales "incontestables et
éprouvées"808et "qui ne demandent qu'à servir"809. Cette solution semblait ainsi répondre "à la
fois aux nécessités de l'action administrative et à celles d'une protection minimale de
l'environnement"810.

2 - Le souci d'éviter les inconvénients d'un total revirement de jurisprudence

En optant pour cette solution médiane, le Conseil d'État se montrait sensible aux
arguments qu'avait développés M. Bacquet pour justifier la jurisprudence Bargain. Il n'était pas
en effet question de renverser totalement cette dernière, et de calquer les conséquences d'une
exception d'illégalité sur celles d'une annulation.

a) On a déjà relevé qu'une des argumentations principales avancées par M. Bacquet consistait à
éviter la résurgence de textes désuets et inadaptés aux situations présentes. L'idée fut reprise par
M. Toutée dont les conclusions mettaient l'accent sur le fait que "les vieux textes, pour être
807
Conclusions précitées p.11.
808
Selon l'expression de M. Pacteau, note préc., p.21.
809
Note Y. Jégouzo précitée, p.2.
810
Conclusions précitées, p.14.
168
légaux, ne sont pas forcément opportuns" et soulignaient que "si on les a abrogés, c'est souvent
pour de bonnes raisons"811. On pourrait certes objecter que le problème existe également en
matière d'annulation pour excès de pouvoir, dont le prononcé a pour effet de rendre à nouveau
applicable l'acte illégalement abrogé. Mais dans cette hypothèse, le risque de voir resurgir un
règlement totalement dépassé semble plus limité, car l'annulation d'un acte ne remet en vigueur
que celui qui lui était immédiatement antérieur. En effet, ce dernier présente la plupart du temps
un caractère définitif et ne peut, de ce fait, subir le contrecoup négatif de l'annulation de son
successeur812. Au contraire, comme le faisaient remarquer MM. Honorat et Schwartz813, "rien
n'interdit dans le mécanisme de l'exception d'illégalité, de remonter la chaîne des textes dont les
illégalités éventuelles peuvent être successivement contestées sans limitation de délai"814, ce qui
augmente le danger de remise en vigueur d'un règlement très ancien, abrogé parfois depuis fort
longtemps, et totalement inadapté aux réalités nouvelles815. La peur d'avoir à se livrer à cette
"périlleuse et difficile remontée dans le temps" a constitué, selon M Jégouzo, "sans doute
l'argument principal sur lequel s'est fondé le Conseil d'État pour opter en faveur d'un retour au
R.N.U."816. Il est vrai que ce dernier ne présente aucun risque d'obsolescence puisque,
quoiqu'écarté par la présence d'une réglementation locale, il ne cesse à aucun moment d'être en
vigueur. La solution adoptée évitait ainsi les retombées néfastes qu'aurait pu engendrer le
renversement pur et simple de la jurisprudence Bargain qui aurait consisté à faire renaître l'acte
irrégulièrement abrogé.

b) Le système Assaupamar présentait également l'avantage de ne pas "saccager"817 les principes


jurisprudentiels traditionnels. Comme il a été dit à l'occasion de la présentation de la solution
Commune de Boulazac, les fondements de la jurisprudence Bargain n'étaient pas totalement
balayés, puisqu'il ne s'agissait pas de faire revivre un texte disparu, mais simplement de
remettre au premier plan une réglementation dont l'application avait été écartée. Dans le libellé
de l'arrêt Assaupamar, le juge s'était appesanti sur le fait que l'application du code de
l'urbanisme "était exclue, en vertu dudit code, par l'existence d'un P.O.S.", mettant
implicitement en relief que la réglementation qui revenait sur le devant de la scène, si elle s'était
spontanément effacée, n'avait jamais cessé d'exister. On voit le souci ainsi manifesté par la
jurisprudence rendue en matière d'urbanisme de ne pas ébranler trop fortement, ou du moins de
manière trop directe, les principes juridiques traditionnels gouvernant la déclaration
d'illégalité818. La solution Assaupamar constituait bien, de ce point de vue également, un moyen
terme idéal pour ménager ceux-ci, au seul prix d'une lecture assez libre de l'article L.111-1 du
code de l'urbanisme qui dispose que les règles générales s'appliquent dans les communes à

811
Ibid.
Ces règles peuvent devenir "inadaptées du fait, notamment, des évolutions démographiques, de la modification du
tissu économique ou du changement de la politique locale d'urbanisation". Cf Circulaire n°92-67 du 20 octobre
1992 (Equipement), Le Moniteur, 13 novembre 1992, Textes officiels, p.297.
812
Voir supra (Titre préliminaire) le problème des répercussions négatives de l'annulation d'un acte sur les actes
antérieurs.
813
Note précitée, p.703.
814
Pour un exemple de remise en cause incidente conjointe de la légalité d'un P.O.S. et de celle d'un décret
modifiant le schéma directeur dans le cadre duquel ledit P.O.S. s'insérait, voir T.A. Versailles, M. Boris Sourine et
autres c/ Préfet de Seine-et-Marne, Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.164, observations B.
Lamorlette.
815
Voir en ce sens M. Stirn, "Le juge administratif et les documents d'urbanisme", Actualité juridique, Droit
administratif 1992, p.393 : "Exhumer du cimetière juridique où il se trouvait un P.O.S. abrogé aurait des
conséquences dangereuses".
816
Note précitée, p.4.
817
Pour reprendre l'expression de M. Toutée, conclusions précitées, p.14.
818
Et de fait, il faudra une intervention du législateur pour bouleverser totalement ces principes (Cf. infra, Section
2).
169
l'exception des territoires dotés d'un P.O.S. rendu public ou approuvé, ce qui ne correspond
assurément pas au cas où le plan est seulement reconnu illégal par voie d'exception, puisque
celui-ci ne disparaît pas de ce simple fait819.

B. La portée foncière de la solution : la création d'un nouveau principe

L'arrêt Assaupamar a sans nul doute consacré un nouveau principe, dont le champ
d'action, s'il s'avère extrêmement délimité, dépasse les strictes limites du droit de l'urbanisme.

1 - L'édiction d'un principe débordant le cadre du contentieux intéressé

Même s'il faut admettre avec M. Abraham que la rédaction des décisions du Conseil
d'État "ne permet guère, pour l'instant, de trancher avec certitude"820, on peut légitimement
penser, à l'instar de MM. Honorat et Schwartz, que la solution Assaupamar a vocation globale
et ne "paraît pas limitée au seul domaine de l'urbanisme"821. C'est en effet une règle générale
qu'a énoncée M. Toutée : "lorsqu'il existe un texte supérieur ou plus simplement un texte
général, et qu'un texte illégal, inférieur ou spécial, y déroge ou s'y substitue, le texte supérieur
ou général doit être appliqué tant par le juge que par l'administration". Cette construction ne
semble pas devoir se limiter au seul rapport entre P.O.S. et R.N.U., mais bien valoir, comme le
sous-entendaient déjà les conclusions Abraham sur l'arrêt Commune de Boulazac, pour toutes
les hypothèses où se retrouve ce type de relations. Du moment que le juge a admis que ce
mécanisme pouvait jouer en matière d'urbanisme, on voit mal comment il pourrait justifier, sur
un plan théorique, un refus de transposer celui-ci aux domaines où une situation analogue se
rencontrerait. Le Conseil d'État, par le biais de l'arrêt Assaupamar, a, en conséquence,
nécessairement conféré à la reconnaissance d'une illégalité par voie d'exception la force
suffisante pour écarter l'acte vicié au profit d'une réglementation encore en vigueur, mais dont
sa présence interdisait l'application.

2 - L'édiction d'un principe intéressant un cas de figure particulier

Il ne faut toutefois pas se leurrer sur la portée pratique de la nouvelle construction


jurisprudentielle : comme l'a fait remarquer M. Bacquet, la présence d'une réglementation
générale non abrogée par le P.O.S. irrégulier constitue une singularité que le droit de
l'urbanisme ne partage qu'avec de "très rares" autres domaines 822. Aussi est-il peu probable que
le principe consacré par l'arrêt Assaupamar trouve souvent à s'appliquer, d'autant que, nous
allons le voir, il ne représente plus aujourd'hui la règle en droit de l'urbanisme, contentieux qui
représentait son domaine de prédilection. Sa portée théorique se révèle pourtant loin d'être
négligeable : il témoigne en effet d'une plus grande audace manifestée par le juge administratif,
confronté à l'irrégularité d'un acte dénoncée par voie incidente. D'ailleurs, ce mouvement n'est

819
Cf. sur ce point observations H. Charles sous T.A. Nice, 8/12/1981, Collectif pour sauvegarder la colline de la
Paix et les Monts Niçois, Dalloz 1982, I.R., p.520.
820
Conclusions précitées, p.622.
821
Chronique précitée, p.703.
Cf. toutefois, contra, la note B. Pacteau précitée (p.21) qui relève "le visible souci de l'arrêt rendu de ne statuer que
(...) dans le strict cadre du code de l'urbanisme".
822
Répertoire Dalloz de contentieux administratif, art. cit., n°86.
170
pas isolé ; au contraire, d'autres solutions jurisprudentielles et textuelles, quoiqu'assez
exceptionnelles, participent de la même volonté.

SECTION 2. LA REGLEMENTATION QU'ABROGEAIT L'ACTE ILLEGAL PEUT


EXCEPTIONNELLEMENT RETROUVER SA VIGUEUR

Dans la situation qui va nous intéresser à présent, l'acte qui va resurgir du fait de la
déclaration d'illégalité n'était pas censé se maintenir dans l'ordre juridique ; la décision
reconnue irrégulière avait vocation à prendre sa suite, et à le reléguer au rang des mesures
révolues. En dépit des principes inspirant la jurisprudence Bargain, l'acte vicié va faire place à
la mesure qu'il devait remplacer. Cette hypothèse s'est trouvée consacrée par certaines solutions
jurisprudentielles et textuelles. Bien que de nombreux et éminents membres de la doctrine
n'aient pas hésité, sur leur base, à annoncer une évolution plus globale, ces cas de figure
paraissent devoir être tenus pour extrêmement ponctuels.

Paragraphe 1. Inventaire des hypothèses considérées

On peut dénombrer deux cas de figure inhérents à des décisions de justice, côtoyant une
solution récente issue d'un texte de loi.

I - Les nouveautés jurisprudentielles

Deux solutions particulières ont tendu à renforcer les incidences de la reconnaissance


incidente de l'irrégularité à l'égard de l'acte en cause, dans la mesure où elles ont abouti à en
écarter l'application, dans le litige même où avait été soulevée l'exception, au profit d'un acte
antérieur :

A. La première construction, issue de l'arrêt Sieur Mégard823, a amené la Section du


contentieux à refuser spontanément l'application d'un décret illégal - car rétroactif - à une
situation contractuelle, et à lui préférer celle des dispositions "antérieurement en vigueur".
L'attitude du Conseil d'État est ici particulièrement remarquable, dans la mesure où il a
substitué d'office le texte ancien au règlement vicié.

B. La seconde, qui a suscité de plus nombreuses réactions en doctrine, est le fait de la


jurisprudence Ordre des architectes824 : dans cette affaire, avaient été déclarés illégaux par voie
d'exception deux décrets ayant abrogé des dispositions législatives antérieures donnant
compétence au pouvoir réglementaire pour étendre aux marchés des collectivités locales les
dispositions applicables aux marchés de l'État. Poussant alors plus loin son raisonnement, la

823
C.E.,S., 5/02/1970, p.113.
824
C.E., Ass., 29/04/1981, p.198 ; Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.422, note B. Genevois.
171
Haute Assemblée considéra que lesdites dispositions législatives n'avaient pu être "légalement
abrogées" par les décrets mis en cause, ce qui induisait qu'elles étaient restées en vigueur et
pouvaient dès lors servir de fondement à la mesure contestée au principal825. On mesure la
distance qui sépare cette solution de celle pour laquelle avait opté le Conseil d'État quelque
temps auparavant dans l'arrêt Bargain : les décrets illégaux ne sont plus ici réputés se maintenir
en vigueur dans l'ordonnancement juridique ; ils s'effacent au contraire, pour laisser resurgir les
textes qu'ils avaient indûment abrogés.

II - L'innovation législative

C'est en particulier pour renverser la jurisprudence Assaupamar que le législateur est


intervenu le 9 février 1994826. Mais, dans la mesure où, comme nous l'avons montré, une
application stricte des principes de la jurisprudence Bargain n'était aucunement envisageable en
la matière, le texte de loi a entendu aller encore plus loin que le juge ne s'était autorisé à le faire,
et a assimilé les effets de la déclaration d'illégalité d'un P.O.S. à ceux d'une annulation
ordinaire, en ce sens qu'elle permet désormais la résurrection du document d'urbanisme local
antérieur (et non plus du R.N.U.). Le Parlement répondait ainsi à une volonté manifestée dès
après l'adoption de la solution Assaupamar par un certain nombre de spécialistes de
l'urbanisme.

A. La source de l'intervention législative : les critiques adressées à la solution Assaupamar

Bien qu'elle eût pu sembler, de par son caractère modéré, de nature à satisfaire tout le
monde, la jurisprudence Assaupamar fit dès l'origine l'objet d'un certain nombre de critiques
émises par des personnes autorisées.

1 - La première critique se concentrait sur le fait qu'il aurait été beaucoup plus simple
d'interpréter l'interdiction d'abroger posée par l'article L.123-4-1 comme ne concernant que les
P.O.S légaux. L'intention du législateur était, en effet, lorsqu'il a édicté cette disposition,
d'éviter qu'une commune ne subisse la tentation d'élaborer un P.O.S. à la seule fin de bénéficier
du transfert de compétence que cela induit et d'écarter la règle de constructibilité limitée, pour
ensuite, libérée de toute contrainte, faire disparaître ledit P.O.S. et revenir au régime beaucoup
plus permissif organisé par les règles nationales. Or, l'abrogation d'un P.O.S. à la suite de la
reconnaissance juridictionnelle de son illégalité n'est en rien assimilable à ce quasi
"détournement de procédure", puisqu'il ne s'agit plus alors, pour la commune, de mettre
volontairement à l'écart un règlement qui la gêne, mais à l'inverse de conforter celui-ci en
remédiant à son irrégularité.

Contrairement à ce que l'on pourrait croire à première vue, le pouvoir d'abroger le plan
illégal s'avère, dans une telle hypothèse, loin d'être superflu : outre qu'il permet d'éviter que la

825
A savoir l'article d'un décret ayant étendu aux marchés des collectivités locales les règles posées pour la
passation des marchés d'études de l'État.
826
Texte précité, article 1.
172
commune subisse la constante tentation d'appliquer un P.O.S. que l'on sait irrégulier827, il a été
démontré qu'une abrogation formelle ne saurait, en la matière, être toujours remplacée de façon
satisfaisante par une simple procédure de révision. Il en va notamment ainsi lorsque l'illégalité à
corriger affecte un P.O.S. rendu public. Dans un avis du 8 décembre 1988 828, le Conseil d'État a
admis que, dans un pareil cas, il convenait en règle générale de prescrire l'élaboration d'un
nouveau P.O.S. dans la mesure où le Code de l'urbanisme ne prévoit pas de possibilité de
révision dès ce stade. Or, pour ce faire, procéder au préalable à l'abrogation formelle du plan
illégal semble nécessaire car, à défaut, "la commune se trouverait à la fois en situation de P.O.S.
prescrit autorisant l'usage du sursis à statuer (...), et en situation de P.O.S. publié qui, opposable
ou non aux tiers, interdit le recours" à ce mécanisme829. Les auteurs qui vont dans ce sens
concluent donc que le droit des P.O.S. "peut sans grand inconvénient s'accommoder d'une
formalité aussi simple"830et s'accordent sur le caractère "absurde"831de l'interprétation abusive
de l'article L.123-4-1 du Code de l'urbanisme par le Conseil d'État.

2 - Mais il était une critique nettement plus fondamentale qui consistait à montrer que
l'ensemble des constructions jurisprudentielles en la matière conduisait à édifier un système
équivalant à celui que le législateur avait entendu proscrire, système qu'on a pu qualifier de
"décentralisation déréglementée"832. Imaginons le cas d'un maire qui ne procédait à
l'élaboration d'un P.O.S. qu'à la seule fin de bénéficier du transfert de compétence : il lui était
tout à fait possible d'entacher volontairement cette opération d'une illégalité - ou d'organiser une
révision totalement illégale - pour revenir, en vertu de la jurisprudence Assaupamar, au régime
beaucoup moins contraignant du R.N.U.833, tout en ayant, à titre définitif, bénéficié dudit
transfert. Et cette situation apparaissait d'autant plus confortable que, dans un tel cas, rien
n'obligeait l'autorité locale à corriger cette illégalité. En effet, si le Code de l'urbanisme dispose,
au travers de son article L.123-4-1, qu'en cas d'annulation juridictionnelle totale ou partielle du
P.O.S., la commune est tenue d'en élaborer sans délai un nouveau, aucune règle de ce type n'est
en revanche prévue lorsque l'illégalité est simplement reconnue par voie d'exception. Même si
le rapport du Conseil d'État du 8 décembre 1988 a admis que l'autorité compétente se doit "de
prendre les mesures appropriées pour disposer à nouveau, dans les meilleurs délais, d'un P.O.S.
légal", il semble s'agir plus là d'un vœu pieux que d'une obligation juridiquement sanctionnée :
seule la loi, compte tenu de l'existence du principe de la libre administration des collectivités
locales, aurait pu imposer une telle attitude834. La position privilégiée occupée par l'autorité

827
En ce sens, Cf. J.P. Gain, Répertoire Dalloz des collectivités locales, p.8217.10, n°17 : "l'abrogation d'un acte
juridique n'est pas seulement une commodité offerte au titulaire du pouvoir réglementaire ; c'est également une
procédure permettant aisément d'éviter qu'un acte dont l'illégalité est notoire ne continue à être appliqué du seul
fait que la procédure de révision qui le concerne n'a pas encore abouti".
828
Avis précité.
829
Note P. Benoît-Cattin sous Conseil d'État, 20/03/1985, Association pour la sauvegarde du paysage rural de
Saint-Martin-du-Vivier, Revue française de droit administratif 1985, p.909.
830
Note Y. Jégouzo précitée, p.4.
831
Selon l'expression de M. Barthélémy, Répertoire Dalloz, Contentieux administratif, "Exception d'illégalité",
mise à jour 1988, n°122.
832
Note Y. Jégouzo précitée, p.4.
833
Ibid.
M. Jégouzo insiste à ce propos sur le fait que le maniement du R.N.U. "laisse au pouvoir discrétionnaire une marge
de manoeuvre si large qu'on l'a soigneusement réservé aux services de l'État", et surtout sur l'idée que, dans le
système national, "la protection de l'environnement n'est que très imparfaitement assurée".
Sur ce dernier point, voir, du même auteur, "Rapport de présentation du P.O.S. et préoccupations
d'environnement", Revue française de droit administratif 1988, p.331.
Pour une opinion contraire, Cf. note J. Morand-Deviller sous l'arrêt Commune de Saint-Palais-sur-mer (note
précitée), le R.N.U. présentant selon elle des "garanties sérieuses".
834
Voir en ce sens note P.-L. Frier précitée, p.13.
173
communale du fait de la présence d'un P.O.S. illégal 835aurait plutôt semblé de nature à inciter
celle-ci à s'abstenir d'en entreprendre une révision correctrice.

C'est la raison qui avait conduit M. Jégouzo, ajoutée au doute qu'il émettait sur le fait
que les dispositions du R.N.U. "soit mieux adaptées aux situations présentes que celles d'un
P.O.S. antérieur de quelques années et arrêté en fonction des circonstances locales"836, à
exhorter le Conseil d'État à renverser de façon radicale la solution Bargain et à préférer à la
résurgence de la réglementation nationale la résurrection de la règle locale antérieure, du moins
lorsque celle-ci n'est pas entachée de la même irrégularité que le P.O.S. déclaré illégal837. A
défaut d'une évolution jurisprudentielle en ce sens, c'est au législateur qu'il devait incomber
d'exaucer ce souhait.

B. Le résultat de l'intervention législative : la résurgence de principe du document


d'urbanisme local antérieur

En attendant la refonte globale annoncée du Code de l'urbanisme, le Gouvernement a


manifesté le souci de faire voter par le législateur un texte destiné à remédier incessamment aux
défauts les plus criards qui affectaient ce droit838. Au rang de ceux-ci figurait en bonne
place839le problème du texte applicable en cas de déclaration incidente d'illégalité du P.O.S..
Lors de la présentation de son projet de loi au Sénat, M. B. Bosson, ministre de l'équipement,
des transports et du tourisme, se faisait l'écho des critiques adressées à la jurisprudence
Assaupamar, et plaidait en ces termes pour un renversement de celle-ci : "... en cas de
document d'urbanisme (...) déclaré illégal, la collectivité se trouve soumise au R.N.U., comme
si elle n'avait jamais eu de document d'urbanisme, comme si, en un mot, elle n'avait jamais
assumé la décentralisation... Dans un tel cas, le retour au document d'urbanisme antérieur est
clairement un moindre mal ; le simple bon sens l'impose"840. C'est pourquoi l'article 1er de la loi
du 9/02/1994 (qui constitue l'article 125-5 du Code de l'urbanisme) a posé le principe selon
lequel toute reconnaissance juridictionnelle de l'illégalité d'un P.O.S. ou d'un document
d'urbanisme en tenant lieu a pour effet de remettre en vigueur le document immédiatement
antérieur. On fait ainsi appel, au prix d'une franche négation des règles établies par l'arrêt
Bargain, à une réglementation forcément mieux adaptée à la situation locale que ne peuvent
l'être les dispositions nationales. Toutefois, la navette législative a partagé le souci manifesté
par le Conseil d'État lors de l'adoption de la solution Assaupamar, et a entendu ménager une

En outre, lorsqu'un P.O.S. révisé a été annulé, le Conseil d'État a précisé que c'est une nouvelle élaboration de
P.O.S. qui doit être effectuée, et non une révision du P.O.S. approuvé antérieur à l'annulation, désormais considéré
comme dénué de vie. Cf C.E., 6 avril 1992, Association des amis de St-Palais-sur-Mer, req. n°80-416.
835
Position qui était d'autant plus confortable lorsque la jurisprudence Gepro était appliquée dans toute sa rigueur
(Cf infra).
836
Note précitée, p.4.
837
Ibid., p.6.
838
En dépit de ce caractère limité, la "petite loi de l'urbanisme" comme l'ont nommée certains a fait l'objet de
nombreux commentaires. Cf. notamment F. Moderne, "La doctrine et la loi sur l'urbanisme du 9 février 1994",
Revue française de droit administratif 1995, p.82, et la bibliographie citée par l'auteur p.83.
839
Il semble même qu'il s'agisse du "motif déterminant" de l'intervention législative. En ce sens , Cf. F.
Bouyssou, "Nouvelles dispositions en matière d'urbanisme", Actualité juridique, Droit administratif 1994, pp.208
et s.
840
J.O. Sénat (Débats), séance du 14/10/1993, p.3142.
174
porte de sortie aux collectivités concernées quand le document d'urbanisme antérieur s'avère
totalement inadapté aux situations présentes : le conseil municipal peut alors, par délibération
motivée constatant que le texte applicable est devenu illégal par suite d'un changement de
circonstances de fait ou de droit, décider de revenir au R.N.U.841.

Paragraphe 2. Estimation des hypothèses considérées

L'exploitation doctrinale des différents cas où la jurisprudence Bargain a été mise à mal
est loin de présenter un visage homogène ; une lecture attentive de ces solutions nous permettra
cependant de forger notre propre opinion.

I - Les divergences d'appréciation doctrinale sur l'importance à leur accorder

Ce sont essentiellement les jurisprudences qui viennent d'être évoquées, et à titre


principal l'arrêt Ordre des architectes, qui furent interprétées de manière contradictoire par
deux courants de la doctrine :

A. La thèse de l'exception au principe issu de l'arrêt Bargain

La première tendance, représentée notamment par M. Bacquet 842, ne voit dans ces
solutions qu'une "exception" au principe demeuré valable posé par la jurisprudence Bargain,
exception justifiée par le fait que le Conseil d'État y "applique implicitement la théorie de la
nullité" : la Haute juridiction dénierait ainsi toute valeur juridique aux mesures réglementaires
ayant abrogé une disposition législative. Cette thèse semble corroborée par la jurisprudence
antérieure : le Conseil d'État avait lui-même déjà décidé qu'une disposition réglementaire
n'avait pu "ni abroger, ni modifier au fond aucune des dispositions législatives en vigueur au
moment de son intervention"843 ; le Tribunal des Conflits avait lui aussi parfois écarté
l'application de dispositions réglementaires fixant les limites de compétence des juridictions
administratives et judiciaires portant atteinte au domaine de la loi tel que défini par l'article 34
de la Constitution 844; mais la formule la plus édifiante a été employée par la Chambre
criminelle de la Cour de Cassation, qui a jugé que de tels textes réglementaires empiétant sur un
domaine réservé à la loi sont "inopérants et de nulle efficacité juridique"845. Il semblerait donc,

841
M. Jégouzo (note sous l'arrêt Assaupamar précitée, p.6) avait prôné ce tempérament : "c'est seulement si -la
règle d'urbanisme locale antérieure- est elle-même entachée d'illégalité que le recours aux règles nationales peut
s'envisager". Dans un tel cas en effet, on ne peut faire l'économie d'un retour à la seule réglementation
incontestable. En revanche, le Parlement n'a pas jugé bon de permettre à la commune de s'en remettre au R.N.U. en
dehors d'une telle illégalité, comme le proposait un amendement voté par l'Assemblée Nationale (J.O. Ass. Nat.
(Débats), 1er/12/1993, p.6843), amendement qui, à l'évidence, ne tirait pas toutes les conséquences de la
décentralisation de l'urbanisme.
842
Répertoire Dalloz Contentieux administratif, "Exception d'illégalité", n°93. A noter que cet auteur n'est autre
que le commissaire du gouvernement ayant exhorté le Conseil d'État à opter pour la solution Bargain.
843
C.E., Ass., 4/02/1966, Veuve Caffort, p.77.
Voir dans le même sens C.E., 21/07/1972, Saingery, p.555.
844
Voir notamment T.C., 2/03/1970, Duvoir c/ S.N.C.F., p.885, conclusions G. Braibant.
845
26/04/1951, Reibel ; Dalloz 1951, J., 601, rapp. A. Pepy (cité par Genevois, note précitée).
175
si l'on suit l'analyse de M. Baquet, que le fait pour un règlement de tenter d'abroger une loi soit
considéré par le juge comme une illégalité tellement grave et de nature si particulière qu'elle
justifie l'effacement de l'acte vicié et permet ainsi l'application des dispositions antérieures.
Cette analyse pourrait également expliquer la solution Mégard, le principe de non-rétroactivité
des décisions administratives, érigé au rang des principes généraux du droit 846, nécessitant lui
aussi une protection particulière que l'effacement de l'acte y contrevenant permettrait
d'assurer847.

B. La thèse d'un début de renversement du principe issu de la jurisprudence Bargain

Le second courant doctrinal trouve sa source dans la note de M. Genevois sous l'arrêt
Ordre des architectes848. Celui-ci n'hésite pas en effet à affirmer que la décision d'Assemblée en
question "implique (...) un reversement de perspectives par rapport aux conclusions que l'on
avait crû pouvoir inférer de la décision Bargain"849, sous-entendant que le Conseil d'État, qui se
lance de la sorte sur la voie de l'effacement de l'acte dont l'illégalité est constatée par voie
d'exception, ne doit pas limiter cette construction au cas spécifique de l'abrogation irrégulière
d'une disposition législative. Le Professeur Chapus ne va pas tarder à reprendre le flambeau
ainsi embrasé, en prétendant notamment que "l'illégalité liée à l'abrogation d'une loi n'est pas
d'une nature ou d'un degré autres que celle qui résulte de l'abrogation d'un règlement"850. Et
celui-ci d'en tirer la conclusion que l'arrêt Ordre des architectes a vocation à acquérir une portée
générale. Les arguments développés par ces deux grands spécialistes du contentieux
administratif en faveur du renversement de la jurisprudence Bargain contrebalancent ceux
qu'avait avancés M. Bacquet pour imposer cette dernière solution851 :

1 - Ils font tout d'abord remarquer qu'un tel revirement est seul susceptible d'éviter les vides
juridiques auxquels conduisent inexorablement les effets conjugués des jurisprudences Bargain
- empêchant la résurrection des mesures antérieures du fait du maintien du règlement reconnu
illégal dans l'ordonnancement juridique - et Ponard - qui interdit à l'administration d'appliquer
un tel règlement. Cette situation de blocage va perdurer jusqu'à ce que l'administration édicte
une nouvelle réglementation dans des conditions cette fois légales, ce qui nécessite parfois un
laps de temps assez important852. Cela ne va pas sans choquer l'esprit de tout juriste digne de ce
nom, tant il est vrai que, comme le souligne M. Chapus, "le droit a horreur du vide"853.

2 - Ils infirment ensuite l'argument qui mettait en exergue le danger représenté par la
coexistence de deux règles en vigueur puisque, dans le système qu'ils prônent, seule la règle
antérieure deviendrait applicable de par l'interdiction d'appliquer une réglementation irrégulière
formulée par la jurisprudence Ponard.

846
Voir supra, Sous-titre précédent.
847
Pour une autre présentation des jurisprudences Ordre des architectes et Sieur Mégard comme exceptions
apportés au principe dégagé par l'arrêt Bargain, voir C. Maugüé et R. Schwartz, "Les conséquences de l'illégalité
des plans d'occupation des sols", Actualité juridique, Droit administratif mai 1993, n° spécial sur le droit de
l'urbanisme, p.50.
848
Note précitée.
849
Ibid., p.434.
850
Droit du contentieux administratif, n°896.
851
Voir supra, Titre préliminaire.
852
Voire soulève des problèmes insolubles, comme nous avons pu le noter en droit de l'urbanisme, du fait de
l'interdiction législative d'abroger un P.O.S..
853
Droit du contentieux administratif, n°896.
176
3 - M. Genevois réfute également l'idée qui veut qu'une solution différente de celle de l'arrêt
Bargain aboutirait à rendre platonique l'obligation de respecter les délais de recours contentieux
à l'encontre de l'acte illégal car, pour lui, "la règle demeure que l'annulation pour excès de
pouvoir produit effet erga omnes alors que la décision constatant l'illégalité d'un texte par la
voie de l'exception n'a, en principe, que l'autorité relative de chose jugée et ne vaut que pour les
parties au litige"854. L'acte reconnu irrégulier à l'occasion d'une contestation portant sur l'un de
ses actes d'application, s'il s'efface dans ce contentieux particulier au profit de la réglementation
antérieure, n'en reste pas moins présent dans l'ordre juridique hors du champ limité de ce litige.
L'auteur soutient dès lors que l'exception n'a pas ici le même effet matériel que celui que
l'annulation - et elle seule - peut produire, du fait précisément de la non expiration du délai de
recours contentieux à l'encontre des actes qu'elle frappe, à savoir celui de gommer la décision
reconnue illégale ; et, selon lui, le principe de non application posé par la jurisprudence Ponard
ne remet pas en cause cette vision.

4 - Toutes ces considérations conduisent enfin les partisans de cette thèse à conclure que rien de
dirimant ne s'oppose à ce que les effets de l'exception et de l'annulation se rapprochent sur ce
point précis. Si l'on admet, avec M. Genevois, que la paralysie des effets de l'acte reconnu
illégal vise non seulement l'application des dispositions de celui-ci au litige en cause mais
également son application "en tant qu'il a abrogé de précédentes dispositions"855, l'application
de la réglementation antérieure dans le cadre strict de l'affaire à l'occasion de laquelle a été
soulevée l'exception pourrait même sembler couler de source, y compris sur un plan purement
juridique856. Quoi qu'il en soit, ces auteurs pensent qu'"un peu de volontarisme et de
préoccupation de l'opportunité peuvent conduire à un dépassement du simple raisonnement
logique" qu'avait suivi M. Bacquet dans l'affaire Bargain857.

Quelle est la solution que semble privilégier la jurisprudence administrative actuelle ?


S'en tient-elle au strict respect du principe posé par l'arrêt Bargain ou note-t-on une dérive dans
le sens souhaité par MM. Genevois et Chapus ? Rien ne permet de répondre avec certitude à
cette interrogation, mais certains indices laissent à penser que le Conseil d'État marque une
préférence pour la première proposition.

II - La souci manifesté par le Conseil d'État de circonscrire leur portée

Il serait plus qu'hasardeux d'affirmer que le Conseil d'État a amorcé un tournant dans sa
jurisprudence qui aboutira, à terme, au renversement de la logique de l'arrêt Bargain. Aucun
arrêt n'autorise réellement ce point de vue, pas même la solution Ordre des architectes qui s'est
construite autour d'un cas trop particulier - tentative d'abrogation d'une loi par un règlement -
pour servir de fondement crédible à une assertion aussi péremptoire858. Trois indices nous

854
Note précitée, p.434.
855
Ibid., p.433.
856
Voir dans le même sens les conclusions précitées de J. Arrighi de Casanova sur T.A. Versailles, 22/05/1987,
Mme Selz c/ Cne de Rubelles (Actualité juridique, Droit administratif 1987, p.675) : "il est logique d'estimer que,
s'agissant d'un décret qui avait pour objet et prétendait avoir pour effet d'abroger une disposition législative, le
maintien en vigueur de celle-ci n'est que la conséquence de la paralysie des effets de celui-là".
857
Cf R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°896.
858
Le professeur Chapus avait tenté cette généralisation dans l'avant-dernière édition de son manuel de
contentieux administratif, affirmant que le Conseil d'État était, par le biais de l'arrêt Ordre des architectes, "revenu"
sur la solution Bargain ; il se montre beaucoup moins catégorique dans la dernière édition.
177
conduisent même à penser que la politique du Conseil d'État tend plutôt à isoler et à reléguer les
hypothèses atypiques au rang de dérogations :

A. On peut en premier lieu relever que M. Toutée, dans ses conclusions sur l'arrêt Assaupamar,
bien que s'avouant "très tenté de (...) proposer de donner, en matière d'applicabilité des anciens
textes, la même portée à l'illégalité reconnue par la voie de l'exception qu'à l'annulation"859,
n'avait finalement pas jugé bon d'aller jusqu'à cette extrémité. Il préféra pousser la Section du
contentieux à s'engager dans la voie médiane sus-décrite, qui permettait de concilier les deux
positions extrêmes tout en en évitant les défauts respectifs.

B. Il nous faut remarquer de surcroît que le Conseil d'État insiste, dès qu'il s'agit, pour une
raison ou pour une autre, de procéder à l'effacement d'un acte déclaré illégal par voie
d'exception, sur le fait que le texte qui s'y substitue n'a jamais cessé d'être en vigueur. Il en est
notamment ainsi dans le cadre de la jurisprudence Ordre des architectes lorsque resurgit une loi
que prétendait abroger une disposition réglementaire. La formulation de l'arrêt Association des
amis de la terre860, arrêt qui se situe dans la lignée de cette jurisprudence, est particulièrement
explicite à cet égard : l'illégalité du décret en cause a pour effet de "maintenir en vigueur"
l'article de loi auquel il entendait se substituer861. De même, lorsqu'un P.O.S. fait l'objet d'une
révision et que cette procédure est entachée d'une irrégularité, rien ne saurait justifier une
application anticipée des dispositions nouvelles ; on comprend qu'ici le P.O.S. initial, seul
valablement en vigueur à l'époque de la demande, puisse servir de fondement à un permis de
construire auquel on avait opposé, par anticipation, les règles irrégulièrement modifiées 862.
C'est sans doute encore la raison pour laquelle le Conseil d'État ne fit pas de difficultés à
admettre la solution Assaupamar, et qu'il a fallu une intervention du législateur pour permettre
la résurrection de mesures réputés disparues.

C. Mais surtout, il semble que le juge ne puisse pas aller de lui-même, dans l'état actuel du
droit, beaucoup plus loin que le raisonnement consacré par la jurisprudence Assaupamar, sauf
hypothèses exceptionnelles -proches, nous l'avons dit, de l'inexistence. Bien qu'il ait souvent
montré qu'il était capable de s'affranchir des principes les mieux établis lorsqu'il s'agit d'opter
pour une solution que l'opportunité commande, il lui serait difficile en effet, sans faire acte
d'administrateur, de décider qu'un texte que l'administration a décidé d'abroger constitue à
nouveau l'état du droit applicable. Le raisonnement tenu par M. Genevois pour justifier un
renversement de la solution Bargain trahit sur ce point une faille : d'un côté, cet auteur affirme
- afin d'écarter le risque de double réglementation en vigueur - que seul le texte qui revit
demeure effectif ; d'un autre, il joue sur le principe de l'autorité relative pour faire admettre que
cette résurrection ne vaut que pour les parties au litige. Le contentieux des P.O.S. nous
démontre que cette deuxième proposition est fausse : le texte qui resurgit fera office de seule
réglementation en vigueur, que ce soit dans le cadre du contentieux qui a donné lieu à
l'exception ou hors de celui-ci, et c'est lui qui gouvernera désormais - jusqu'à régularisation
éventuelle du document illégal - la politique locale d'urbanisme. Or si le législateur est à même,
comme il l'a fait, de décider cette résurgence, on peut légitimement penser que le juge ne
859
Conclusions précitées, p.13.
860
C.E., 10/02/1984, p.52 ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1984, p.308, concl. P.-A. Jeanneney ;
Revue juridique de l'environnement 1984, p.211, note J.-P. Colson.
861
Voir dans le même sens conclusions G. Braibant sur T.C., 15/06/1970, Duvoir c/ S.N.C.F., p.885 et surtout
p.890 : le pouvoir réglementaire n'étant pas habilité à intervenir, "il en résulte que le système -législatif- antérieur
est toujours applicable".
862
C.E., 20/01/1988, Epoux Le Roux, p.32 ; Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.495, observations J.-
B. Auby.

178
pourrait y procéder seul sans porter atteinte au principe de séparation des fonctions
administrative et juridictionnelle. Le principe consacré par la jurisprudence Bargain, s'il
apparaît affaibli par toutes les solutions sus-décrites, demeure donc encore bien ancré dans la
réalité jurisprudentielle.

L'analyse des conséquences de la constatation juridictionnelle de l'illégalité d'un acte


administratif à l'égard de ce dernier démontre bien que l'inadaptation à l'état du droit de la
conception classique qui opposait irrémédiablement celles que produit l'annulation et celles
qu'engendre une déclaration d'illégalité. La mise à néant de l'acte annulé ne constitue pas une
fatalité, pas plus que la pérennité de celui dont la régularité a été incidemment mise en cause.
Cette relativisation du clivage traditionnel se poursuit inexorablement lorsque l'attention se
déporte vers la chaîne d'actes intéressée par le jugement.

179
TITRE II

HOMOGENEISATION DES CHAINES D'ACTES

CONCERNEES PAR L'ILLEGALITE CONSTATEE

180
Importance de l'onde de choc produite par l'annulation ; faiblesse de celle qu'occasionne
la simple déclaration d'illégalité : tel est, on l'a rappelé, le schéma traditionnellement admis. Or,
une fois encore, les présupposés ne résistent pas à la confrontation au droit positif. On nous
présentait une longue chaîne d'actes touchée par les censures juridictionnelles directes, mais
nombreux sont les éléments qui contribuent à fréquemment raccourcir celle-ci (Sous-titre I).
Parallèlement, la reconnaissance incidente d'une illégalité s'affranchit souvent de la stricte
bipolarité à laquelle la condamnaient les approches classiques (Sous-titre II).

181
SOUS-TITRE I

UN CHAMP DES EFFETS DE L'ANNULATION PLUS REDUIT

QU'IL N'Y PARAIT

La chaîne d'actes touchée par l'annulation d'une décision administrative se révèle parfois
plus étroite que ce à quoi on aurait pu théoriquement s'attendre en regard d'exemples a priori
analogues. Plusieurs facteurs peuvent en effet venir contrarier l'onde de choc occasionnée par la
décision juridictionnelle, et soustraire certaines mesures ou situations à la censure par voie de
conséquence. Ces limites semblent trop variées pour se plier à une classification générale qui
n'apparaisse par trop caricaturale ; cependant, afin d'en ordonner la présentation, nous allons
adopter une typologie qui, sans prétention de systématisation, offre l'avantage d'englober
l'essentiel des problèmes dans un tableau synoptique. Dans cette perspective, nous
distinguerons les limites consenties par le juge (Chapitre 1) de celles qui lui sont imposées
(Chapitre 2).

182
CHAPITRE 1. LES LIMITES CONSENTIES PAR LE JUGE

Dans les hypothèses qui vont être maintenant envisagées, nous avons affaire à première
vue à des actes-conséquence de la mesure annulée qui, par extraordinaire, ne subiront pas le
contrecoup de la censure de l'acte-base. On peut identifier deux types obstacles dressés à la
contagion des effets de l'annulation, les uns inhérents à l'irrévocabilité de certaines situations,
les autres liés à l'emploi de certaines techniques contentieuses.

SECTION 1. LES LIMITES INHERENTES A LA CONSECRATION DE CERTAINES


IRREVOCABILITES

L'annulation d'un acte administratif fragilise en règle générale toutes les décisions,
mêmes considérées comme "définitives", auxquelles ce dernier servait de fondement. Pourtant,
pour des raisons d'opportunité, le juge estime parfois devoir sauver quelques-unes d'entre elles
de la chute automatique ; et cette éventualité devient une réalité incontournable dès lors que les
actes-conséquence en cause présentent un caractère juridictionnel863. Toutes ces hypothèses,
nous le verrons, sont sous-tendues par des motivations de sécurité juridique.

Paragraphe 1. Irrévocabilité d'actes administratifs devenus définitifs

Un certain nombre d'actes administratifs vont être protégés des retombées de


l'annulation contentieuse frappant la décision qui leur fournissait une base juridique, du fait que,
pour une raison ou pour une autre, le juge considère que cette conséquence serait inopportune et
préfère leur conférer un caractère définitif. Deux théories entrent ici en ligne de compte : celle
des fonctionnaires de fait et celle des droits acquis.

863
Cette automaticité pourrait faire douter de l'opportunité de classer cette hypothèse dans la catégorie des limites
de l'annulation "consenties" par le juge. Il n'est pas faux de considérer en effet que l'autorité de chose jugée
s'impose à celui-ci et d'ailleurs, à l'heure de systématiser l'évolution des conséquences de la constatation d'une
illégalité, c'est là l'option que nous privilégierons (Cf. infra, Partie II, Titre I, Sous-titre II). Toutefois, il n'en
demeure pas moins que cette soumission à la chose jugée procède, à l'origine, d'une volonté juridictionnelle de ne
pas remettre abusivement en cause des situations estimées cristallisées une fois pour toutes ; aussi nous autorisons-
nous l'exposition de ce problème dans le cadre des présents développements.
183
I - Dans le cadre de la théorie des fonctionnaires de fait864

Des considérations de sécurité juridique ont conduit le Conseil d'État à consacrer cette
entorse au caractère rétroactif de l'annulation, entorse dont il ne faut pas exagérer la portée.

A. L'affirmation de l'irrévocabilité des actes pris par un agent irrégulièrement investi

Deux temps peuvent être distingués dans l'érection de ce principe.

1 - Consécration du principe initial

Cette construction purement jurisprudentielle trouve à s'appliquer lorsque le juge a


censuré la nomination irrégulière d'un agent public. En cas d'annulation d'une telle mesure
d'investiture, la remise en état rétroactive qu'elle implique devrait en effet entraîner logiquement
la chute de tous les actes que l'intéressé a été amené à prendre durant le temps où il est resté
irrégulièrement en fonctions, à savoir à partir de sa nomination jusqu'à la censure de celle-ci par
le juge de l'excès de pouvoir. Or, cette logique de la rétroactivité a paru depuis longtemps par
trop rigoureuse et préjudiciable à la nécessaire continuité des services publics865. En exécution
du jugement, l'administration se trouverait dans l'obligation de réviser parfois de très
nombreuses situations juridiques, ce qui est à même d'engendrer d'énormes difficultés. De plus,
les bénéficiaires des mesures prises peuvent le plus souvent prétendre à l'obtention de celles-ci.
Devait-on admettre que la simple irrégularité de l'investiture de l'agent les ayant prises suffît à
affecter leur légalité ? Le juge administratif ne l'a pas entendu ainsi et, s'inspirant d'une règle
posée par une loi du 5 avril 1884 pour les seuls conseillers municipaux, a dégagé le principe
selon lequel "un fonctionnaire irrégulièrement nommé aux fonctions qu'il occupe doit être
regardé comme légalement investi desdites fonctions tant que sa nomination n'a pas été
annulée"866. Cette règle implique donc que les décisions qu'a pu prendre l'agent en cause, ou à
l'élaboration desquelles il a participé antérieurement à l'annulation de sa nomination, demeurent
valables. C'est ainsi que dans l'arrêt de principe, la Haute Assemblée avait refusé d'annuler un
tableau d'avancement au seul motif qu'avait contribué à son établissement un fonctionnaire
irrégulièrement nommé. Cette jurisprudence classique a fait l'objet, assez récemment, d'un
développement non négligeable.

864
Afin d'éviter toute confusion, il convient de préciser d'emblée que nous utilisons ici l'expression dans la seule
perspective du contentieux de l'annulation. Il existe en effet une acception plus large, qui concerne plus
généralement le droit de la fonction publique, et qui recouvre la transposition à celui-ci de la théorie juridique de
l'apparence : ainsi, un tiers de bonne foi aura droit au maintien de l'acte qu'il a obtenu d'un agent dont l'investiture
était plausible, alors même que ce dernier n'avait fait l'objet d'aucune réelle mesure de nomination. Cf. en
particulier E. Jouve, "Recherches sur la théorie de l'apparence en droit administratif français", Revue du droit
public 1968, p.283.
865
"Il n'y a plus de fonctionnement régulier des services publics possible si, avant d'obéir aux autorités publiques,
les individus doivent exiger autre chose que les apparences de la légalité" affirmait G. Jèze (cité par P. Weil, op.
cit., p.215).
866
C.E., Ass., 2/11/1923, Association des fonctionnaires de l'Administration centrale des P.T.T., p.669 ; faisant
suite à C.E., 21/07/1876, Ducastel, p.701.
Le Conseil d'État reprend à son compte la formule du même Jèze qui estimait que "tant que le titre n'est pas annulé,
foi est due au titre" (cité par E. Jouve, art. cit., p.305).
184
2 - Extension du principe initial

L'arrêt d'Assemblée Charbonnel rendu le 2 décembre 1983867a clairement étendu la


théorie des fonctionnaires de fait aux actes pris par des élus locaux désignés par leur assemblée
pour occuper certaines fonctions, lorsque cette désignation est ultérieurement censurée par le
juge. Il s'agissait en l'espèce de l'élection du bureau du Conseil général de la Corrèze qui avait
été annulée par la juridiction compétente. Le Conseil d'État, adaptant la formule classique,
décide qu'"un membre du bureau du Conseil général doit être regardé comme régulièrement
investi de ces fonctions tant que son élection n'a pas été annulée". La théorie des fonctionnaires
de fait ne s'applique donc plus seulement, en l'absence de tout texte, aux agents irrégulièrement
nommés, mais joue aujourd'hui également en faveur d'autorité élues868. Le commissaire du
gouvernement Roux869a démontré l'intérêt de cette extension, qui peut conduire à une
application plus fréquente de la théorie étudiée dans la mesure où une élection fait, en règle
générale, l'objet de plus nombreuses contestations qu'une simple nomination ; en outre, au sein
d'assemblées collégiales telles que celle concernée par l'arrêt Charbonnel, la présence d'un seul
"mal élu" aurait, en application des principes classiques de l'annulation par voie de
conséquence, pour effet de vicier toutes les délibérations prises. On comprend qu'afin d'éviter
ces complications souvent inutiles, la Haute Assemblée ait manifesté de souci de préserver ce
qui pouvait l'être.

En dépit de l'enrichissement conséquent enregistré en 1983, il ne faut pas exagérer la


portée de la théorie des fonctionnaires de fait qui semble a priori très cloisonnée.

B. La limitation de l'irrévocabilité des actes pris par un agent irrégulièrement investi

On peut regrouper en deux grandes catégories les limites posées à cette irrévocabilité :

1 - Les bornes liées à l'essence même de la théorie des fonctionnaires de fait

a) Il apparaît tout d'abord normal que seuls les actes pris antérieurement à l'annulation
juridictionnelle échappent à la censure par voie de conséquence. Une fois l'irrégularité de la
nomination avérée par le jugement, le fonctionnaire ne peut évidemment plus être "regardé
comme légalement investi"870. C'est pourquoi le Conseil d'État a logiquement exclu de
l'application de la théorie étudiée les décisions prises postérieurement à l'annulation prononcée :
l'agent devant normalement cesser toutes fonctions, les mesures qu'il prendra tomberont en
conséquence de la censure de son investiture871.

b) La théorie des fonctionnaires de fait ne couvre ensuite que le vice découlant de l'irrégularité
de la nomination. Il en résulte que les actes pris dans ces conditions sont susceptibles d'être
annulés pour en raison d'une illégalité qui leur est propre. Cette règle, dont on trouve

867
Lebon p.474, conclusions M. Roux ; Actualité juridique, Droit administratif, p.76, chron. B. Lasserre et
Delarue ; Revue du droit public 1985, p.827, note J. de Soto ; Gazette du Palais 1984, 1, p.169, note B. Poujade.
868
Sur ce point, voir notamment B. Maligner, art. cit., Revue française de la décentralisation, septembre 1995,
pp.79/80.
869
Conclusions précitées.
870
Formule empruntée à l'arrêt Association des fonctionnaires de l'Administration centrale des P.T.T. précité.
871
C.E., 13/03/1968, Election du maire et de l'adjoint de Talasani, p.180.
185
l'équivalent dans la jurisprudence constitutionnelle s'attachant aux validations législatives872,
s'intègre parfaitement à la logique présidant à l'application de la théorie, dont le but n'est
évidemment pas de protéger de façon aveugle tout acte pris par une autorité irrégulièrement
nommée, mais d'empêcher seulement que cette illégalité n'entraîne automatiquement la chute de
tous les actes qu'elle a accomplis. Quoi de plus naturel que de réserver, en conséquence,
l'hypothèse d'un vice propre pouvant affecter ceux- ci ! Ainsi, dans l'affaire Commune du
Moule873, si le Conseil d'État décide certes que "les arrêtés de nomination intervenus ont créé
des droits (...) nonobstant la circonstance qu'ils ont été pris par un maire élu par un conseil
municipal dont l'élection a été ultérieurement annulée", il prend toutefois soin de préciser que
cela n'est possible que "dès lors qu'il n'est pas admis que lesdites nominations aient été, elles-
mêmes, prononcées par fraude". On peut également penser qu'une mesure entachée d'une
illégalité propre serait susceptible d'engager la responsabilité de l'agent qui l'a prise ou de
l'administration à laquelle appartient ce dernier, quand bien même la nomination de celui-ci
serait par la suite annulée par le juge administratif.

2 - Les bornes liées au champ d'application de la théorie des fonctionnaires de fait

a) Le juge a expressément exclu de l'application de la théorie deux séries de situations :

* en premier lieu, si la théorie est invocable pour sauver de l'illégalité les travaux d'une
commission auxquels a participé un fonctionnaire dont la nomination a été ultérieurement
annulée874, elle ne saurait jouer en revanche pour couvrir une décision prise après consultation
d'un organisme dont la composition est totalement irrégulière875. Elle n'a pas plus d'effet à
l'égard des actes pris par des corps élus dont le mandat avait expiré et avait été illégalement
prorogé876.

* en second lieu, la théorie des fonctionnaires de fait est impuissante à couvrir l'illégalité
d'une mesure prise in compétemment par un agent régulièrement investi. Le cas le plus fréquent
se rencontre lorsqu'un fonctionnaire prend certaines mesures sur la base d'une délégation de
compétence qui lui a été irrégulièrement consentie. De tels actes seront annulés pour
incompétence sans que la théorie étudiée puisse s'interposer877.

b) Ces deux limites s'expliquent par le souci du juge de ne pas conférer une importance
exagérée à la théorie des fonctionnaires de fait. Si celle-ci peut s'avérer utile afin d'éviter
certaines perturbations susceptibles de naître consécutivement au prononcé d'une annulation,
elle ne saurait pour autant couvrir systématiquement une illégalité telle que l'incompétence, sauf
à ouvrir la porte à de nombreux abus. Mais où fixer la nécessaire limite à la couverture de ce
vice externe de la légalité ? Et pourquoi distinguer entre les effets de l'annulation d'une
investiture irrégulière et, par exemple, ceux de la censure d'une délégation illégale, dans la
mesure où la nature de l'irrégularité est la même dans les deux cas ?

872
Voir infra, Chapitre suivant.
873
C.E., 27/10 1961, Actualité juridique, Droit administratif 1962, p.355, note C.M.
874
C.E., 24/06/1953, Perchel, p.312.
875
C.E., Ass., 9/12/1966, Berland, p.651.
876
Voir, s'agissant des Conseils d'université, C.E., S., 26/04/1978, Grumeyrolles, p.189.
877
Cf. par exemple : C.E., Ass., 13/05/1949, Couvrat ; Dalloz 1950, jurisp., p.77, note J.G.; et C.E., Ass,
17/02/1950, Meynier, p.11.

186
La jurisprudence repose en fait sur le postulat suivant : lorsqu'est annulée la nomination
d'un fonctionnaire, exiger de l'administration qu'elle régularise toutes les décisions qu'il a été
amené à prendre entraînerait pour elle de telles sujétions que cela nuirait exagérément au
principe de continuité du service public et qu'il est préférable de réputer ces décisions
régulières. Ce souci de ne pas entraver à outrance l'action administrative s'efface en revanche
lorsque l'autorité compétente peut remédier facilement aux illégalités commises : ainsi pourra-t-
elle par exemple rééditer la mesure litigieuse après régularisation de la composition de
l'organisme consultatif dans l'hypothèse de l'arrêt Berland ; ou encore, au cas d'une délégation
irrégulière, faire prendre la mesure contestée par l'autorité compétente. Cette distinction peut
paraître extrêmement artificielle : il existe sans doute des cas dans lesquels l'annulation d'une
délégation irrégulière suppose la remise en cause de situations beaucoup plus nombreuses que
dans certaines hypothèses d'annulation de mesures d'investiture. Il semblerait nettement plus
rationnel de ne pas s'enfermer ici dans des principes aux contours trop rigides, afin que le juge
puisse au cas par cas apprécier, quelle que soit la nature de la mesure qui fait l'objet de
l'annulation, si cette dernière doit entraîner la chute des décisions prises avant son prononcé, en
faisant jouer dans chaque espèce des paramètres tels que la gravité de l'illégalité sanctionnée ou
l'atteinte que l'exécution de l'arrêt est susceptible de porter au principe de continuité des
services publics.

II - Dans le cadre de la théorie des droits acquis

Certaines décisions qui devraient normalement subir le contrecoup d'une annulation -car
appartenant au même ensemble juridique que l'acte censuré- peuvent être isolées de ce dernier à
raison du fait qu'elles ont créé des droits irrévocables. A ce propos, la jurisprudence paraît
effectuer une distinction fondamentale selon que l'acte annulé revêt ou non une nature
réglementaire ; mais cette nette différence de traitement (que trahit la lecture des diverses
décisions rendues en la matière) s'avère difficilement explicable ; elle doit être en outre
relativisée en considération certaines solutions jurisprudentielles qui sont venues en tempérer
les excès.

A. Une irrévocabilité voulue variable selon la nature de la décision censurée

1 - Protection maximale des droits des tiers en cas d'annulation d'un règlement

De par la clarté des règles qu'ils formulent, les quelques arrêts rendus dans cette
hypothèse témoignent de la ferme volonté du juge de la différencier nettement de celles où
l'annulation porte sur des mesures d'une autre nature. Deux affaires méritent qu'on s'y attarde :

* Il s'agit tout d'abord de l'arrêt Caussidéry et autres878, dans lequel le Conseil d'État a
admis que l'annulation d'un décret n'avait pas pour effet de remettre en cause un arrêté pris sur
sa base (portant classement et promotions des requérants), dans la mesure où ce dernier était
"devenu définitif en l'absence de tout recours formé à son encontre dans les délais légaux". Il
apparaissait ainsi pour la première fois que l'annulation d'un acte réglementaire n'empêchait pas

878
Arrêt précité.
187
la création de droits intangibles par des actes pris sur son fondement, dès lors que ces derniers
n'avaient pas fait eux-mêmes l'objet d'un recours pour excès de pouvoir en temps utile879.

* Ces prémices devaient être rapidement confirmés par l'arrêt de Section Sieur
Quériaud880, à l'occasion duquel le commissaire du gouvernement Henry allait pouvoir
clairement formuler la doctrine du Conseil d'État881 : après avoir montré qu'une annulation
d'acte individuel entraînait la chute, par voie de conséquence, de toutes les décisions dont il
avait permis l'édiction alors même que ces dernières n'auraient pas fait l'objet d'un recours
contentieux propre, il soulignait qu'au contraire, "en cas d'annulation d'un texte réglementaire, il
n'est pas possible de remettre en cause les décisions individuelles882prises en vertu de ce texte
lorsqu'elles sont devenues définitives faute d'avoir été attaquées". Le retrait de telles mesures
s'avère désormais impossible, les droits étant réputés acquis, donc intangibles ; si elle y
procédait, l'administration commettrait un excès de pouvoir883. Un requérant ne peut donc se
prévaloir de l'annulation d'une mesure réglementaire pour prétendre à la disparition des mesures
qui ont créé des droits définitifs sur son fondement : ainsi, dans l'affaire Quériaud, à la suite de
la censure juridictionnelle d'un arrêté du préfet de police modifiant le statut des inspecteurs de
police, l'administration ne pouvait valablement que refuser de rapporter des décisions de
classement et promotions intervenues en application de celui-ci qui n'avaient pas été contestées
dans les délais légaux. La seule éventualité qui reste ouverte aux intéressés est d'obtenir une
réparation du dommage qu'ont pu causer les diverses décisions irrégulières devenues
irrévocables. Mais toute la difficulté sera de prouver la certitude du préjudice subi, comme le
démontre l'affaire en question, dans laquelle la demande en indemnité n'a pu être accueillie en
raison du caractère trop éventuel du dommage allégué par le demandeur.

2 - Protection plus aléatoire des droits des tiers en cas d'annulation d'une mesure
individuelle

Pour raisonner à l'appui de situations concrètes, nous nous situerons dans l'hypothèse, la
plus courante en pratique, où une éviction illégale de la fonction publique a été annulée par le
juge de l'excès de pouvoir.

a) Si la protection des droits des tiers n'est pas ici par principe exclue, elle ne joue réellement
que dans un cas très particulier, dégagé par l'arrêt Rodde 884: celui où l'administration a opposé
au bénéficiaire de l'annulation un refus de réintégration. Le juge considère en effet que ledit
refus, s'il n'a pas été attaqué dans le délai contentieux prévu à cet effet, devient définitif et crée
par là même des droits irrévocables au profit de l'agent nommé à la place du requérant. Encore
une fois, le seul repli ménagé pour ce dernier consiste dans la mise en jeu de la responsabilité

879
S'ils ont fait l'objet d'un tel recours, il y aura bien sûr annulation par voie de conséquence car la censure de
l'acte-base les rend évidemment illégaux (C.E., 13/12/1963, O.N.I.C., p.621 ; Revue du droit public 1964, p.1003,
note M. Waline) et les droits qu'ils entendaient créer n'ont pu se cristalliser.
880
C.E., S., 1/04/1960, p. 245, conclusions J-F. Henry.
881
Ibid., p.249.
882
Il sous-entend bien évidemment "décisions individuelles créatrices de droits", notion qu'il reprend par la suite
en faisant sienne l'idée qu'"il n'est ni possible, ni souhaitable, de remettre en cause à tout moment des situations
individuelles acquises alors qu'à l'origine, elles n'ont pas été contestées".
883
C.E., 1er/10/1958, Guien, p.466
884
C.E., 4/02/1955, p.72 ; Cf. également C.E., 1er/03/1957, Dlle Versini, Revue pratique de droit administratif
1957, n°123 ; C.E., 20/05/1960, Hennequin, p.1960 ; et C.E., S., 17/03/1961, Ducoût c/ Commune du Mont-Dore,
p.184, arrêt précité.
188
de la puissance publique885, étant entendu qu'ici, la faute de l'autorité administrative est patente,
et que la réalité du préjudice ne sera guère difficile à prouver. Le trouble causé par l'inexécution
de la décision de justice sera donc presque automatiquement réparé par l'octroi d'une indemnité
compensatoire.

b) Hormis cette configuration particulière, la jurisprudence a plutôt tendance à considérer


qu'aucun droit définitif n'a pu valablement se constituer en vertu d'un acte que conditionnait une
mesure individuelle annulée886. Cela résulte clairement du rapprochement de nombreuses
décisions imposant à l'administration le retrait de ce type d'actes quand bien même, n'ayant pas
fait l'objet d'un recours pour excès de pouvoir dans les deux mois, ils pourraient sembler
irrévocables. Ainsi, l'autorité à qui incombe l'exécution de l'annulation peut, en vue de
réintégrer le fonctionnaire irrégulièrement évincé, rapporter la nomination de son successeur
sans que ce dernier ne puisse opposer aucun droit acquis à ce retrait, le poste qu'il occupe étant
réputé, du fait de l'effet rétroactif de l'annulation, n'avoir jamais été vacant 887. Il en va de la
sorte pour ce qui est des suites de la censure juridictionnelle de nombreuses mesures
individuelles888. De même, en matière de tableaux d'avancement, la censure d'un de ceux-ci
impose à l'administration de "réviser rétroactivement toutes les nominations et promotions
intervenues depuis (...) et dont le maintien était inconciliable avec cette annulation"889, alors
même qu'elles n'ont fait l'objet d'aucun recours propre890. La solution sera équivalente en cas
d'annulation d'une liste fixant l'aptitude à exercer certaines fonctions - par exemple celles de
maître de conférences -, l'autorité compétente étant alors tenue de réviser toutes les nominations
auxquelles elle servait de base sans avoir à prendre en considération si elles ont ou non été
attaquées pour excès de pouvoir en temps utile891.

B. Une discrimination difficilement justifiable tant en théorie qu'en pratique

1 - En théorie

* La doctrine a avoué son impuissance à expliquer d'un point de vue théorique la


différence de traitement entre annulations d'un acte réglementaire et d'une mesure individuelle,

885
Il ne saurait en revanche obtenir du Conseil d'État le prononcé d'une astreinte en vue de contraindre
l'administration à le réintégrer (C.E., 2/12/1983, Mlle Leroux, p.482 ; La Revue administrative 1984, p.265, note
B. Pacteau ; et C.E., 5/05/1986, David, p. 130, conclusions S. Daël ; Actualité juridique, Droit administratif 1986,
p.460, obs. J. Moreau et p. 686, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffre ; La semaine juridique 1986, n°20682, note
G. Melleray et Ph. Terneyre ; Revue du droit public 1986, p.1474, note F. Llorens), solution de principe qui
demeure valable en dépit des mesures tendant à de raréfier sa survenance (voir décret du 15/05/1990, J.O. du 16
mai 1990, p.5853 ; Les petites affiches, 13 juin 1990, p.14, commentaire B. Pacteau).
886
La jurisprudence a, depuis longtemps, penché en ce sens. Cette impression se forme notamment à la lecture de
l'arrêt Association des fonctionnaires de la Marine (C.E., 29/07/1932, p.825) qui estimait que si "l'administration
se trouve dans l'impossibilité absolue de procéder - à l'exécution du jugement - sans porter atteinte aux droits de
certains intéressés, il appartient à ladite administration de leur accorder telle compensation que de droit ou même
de provoquer l'intervention du législateur".
887
Voir notamment C.E., S., 20/01/1939, Hollender, p.20 ; Ass., 27/04/1949, Véron-Reville, précité ; 18/02/1955,
Duboucher, p.94.
888
Voir par exemple, s'agissant de la prorogation d'une réquisition annulée, T.C., 27/03/1952, Vice-amiral
Fenard, Sirey 1952, 3, p.105, note Thierry ; et pour l'affectation à un nouveau poste suite à un déplacement d'office
irrégulier, C.E., 14/10/1960, Guichon, p.539.
889
Cf. l'arrêt Puisoye, précité ; et C.E., 19/12/1962, Rossignol, p.694.
890
C.E., 14/06/1967, Poujol, p.253.
891
C.E., 25/05/1979, Dame Toledano-Abitbol, p.228 ; Dalloz 1979, I.R., p.384, obs. P. Delvolvé.
189
qui apparaît en effet "bien difficile à justifier en droit"892 : quelle que soit la nature de la
décision censurée, son anéantissement induit en principe la remise en cause de toutes les
situations qu'il a pu susciter ; si le juge souhaite, dans un souci de stabilité juridique, renverser
cette règle, on ne voit pas pourquoi, a priori, procéder à cet aménagement en faveur des seules
décisions prises sur le fondement d'un règlement annulé.

* En outre, le tempérament proposé par la jurisprudence Rodde semble des plus


critiquables sur le plan des principes : si l'on admet que l'exécution de la chose jugée prime les
droits des tiers quand est annulée une mesure individuelle, rien ne justifie que la violation
patente par l'administration des obligations qu'elle tient directement du jugement 893renverse
cette préoccupation. Outre que cette solution "pénalise le justiciable diligent (...) par rapport à
celui qui ne manifesterait pas le même empressement", "on comprend mal que des droits
puissent être acquis à la faveur d'une violation délibérée de la chose jugée"894.

2 - En pratique

* Ce sont donc des considérations purement pratiques qui paraissent commander la


distinction jurisprudentielle. Le Conseil d'État a sans doute raisonné en fonction de l'ampleur de
la menace que fait peser l'annulation sur les droits des tiers895 : si l'acte censuré est de nature
réglementaire, on peut craindre d'importantes perturbations dans la mesure où un tel acte est
susceptible de très nombreuses applications ; on conçoit par conséquent que, dans ce domaine,
le souci de stabilité juridique l'emporte systématiquement sur celui d'exacte exécution de la
chose jugée. La jurisprudence a ici incontestablement tendu à "limiter les réactions en chaîne
provoquées par l'annulation pour excès de pouvoir"896. En revanche, l'annulation d'une décision
individuelle produit généralement des effets plus réduits, puisque pareille mesure ne vise que
des personnes nommément désignées : le nombre des situations juridiques qui en dépendent
s'avère par la même naturellement limité.

* Il est relativement facile de démontrer le caractère abusivement simplificateur de cette


distinction : certains règlements annulés n'ont parfois donné lieu, avant l'intervention de la
décision juridictionnelle, qu'à peu d'applications, et sacrifier dans ce cas la bonne exécution de
la chose jugée aux droits des tiers perd sa justification pratique 897. Au contraire, l'annulation de
mesures individuelles ou collectives induit quelquefois la remise en cause de très nombreuses
situations ; c'est le cas dans les hypothèses précédemment évoquées où sont censurés un tableau

892
P. Weil, note précitée sous les arrêts Cru et Caussidery, p.202.
893
L'obligation de réintégration n'est en effet nullement subordonnée à une demande de l'intéressé : C.E.,
9/02/1955, Commune de Joinville-le-Pont, p.79.
894
Note Llorens précitée.
895
Voir en ce sens Carbajo, op. cit. pp.252/253.
896
G. Braibant, Etudes et documents du Conseil d'État 1961, art. cit. p.57.
897
On peut à ce propos établir un parallèle avec la théorie du retrait des actes administratifs : si, passé le délai de
recours, l'administration ne peut plus en principe rapporter un acte réglementaire, le juge réserve cependant
l'hypothèse dans laquelle ledit acte n'a fait l'objet d'aucune application effective ; dans ce cas, le retrait reste
possible, en vertu de la jurisprudence C.E., Ass., 21/10/1966, Société Graciet et Cie, p.560 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1967, p.274, conclusions Baudouin. La protection des droits de tiers n'a en effet pas lieu d'être
invoquée ici, dans la mesure où l'absence d'application concrètes à empêché qu'il ne s'en crée.
190
d'avancement ou bien une liste d'aptitude898. Les bouleversements créés ne sont, dans ces
derniers cas, pas moindres que dans la plupart des hypothèses d'annulation de règlements.
Devant cette avalanche de considérations plaidant pour une unité de traitement des
conséquences de l'annulation d'un règlement et des effets de la censure d'une mesure
individuelle ou collective, la jurisprudence a été contrainte d'apporter certains aménagements à
la rigueur de la distinction classique.

C. Le tempérament consenti par la jurisprudence

L'attitude du juge administratif s'est aujourd'hui stabilisée sur une solution de


compromis, en particulier dans le domaine sensible de la réintégration de l'agent à tort démis de
ses fonctions. En effet, si, comme nous l'avons souligné, l'exécution normale de la chose jugée
impose toujours que l'intéressé retrouve le poste dont on l'avait irrégulièrement privé sans que
son remplaçant ne puisse opposer un quelconque droit acquis à son maintien dans celui-ci, un
renversement de jurisprudence a permis qu'en pratique, ce dernier ne soit généralement pas tenu
de laisser sa place au bénéficiaire de l'annulation. C'est l'arrêt Guille899qui a posé la règle selon
laquelle "un fonctionnaire ayant fait l'objet d'une mesure d'éviction annulée par la juridiction
administrative ne peut, en principe, prétendre, en exécution de la décision d'annulation, qu'à un
emploi de son grade dans son cadre mais non à sa réintégration dans l'emploi même qu'il
occupait".

Quoiqu'il en soit, et au delà du distinguo opéré par la jurisprudence, il apparaît que


l'existence de droits acquis est de nature à faire le plus souvent obstacle à l'extension des effets
de l'annulation d'un acte à des mesures prises sur son fondement. Nous sommes, comme pour
théorie des fonctionnaires de fait, en présence d'une limite circonstancielle des conséquences de
la censure pour excès de pouvoir, le juge étant ici animé non plus de préoccupations de
continuité du service public, mais du souci tout aussi louable d'assurer une certaine sécurité
juridique que la remise en cause de droits définitifs mettrait à mal 900: dans le cadre des deux
théories ci-dessus étudiées, nous avons pu effectivement constater que le Conseil d'État se
réservait une certaine marge de manœuvre, et ne protégeait les situations menacées que lorsqu'il
l'estime réellement nécessaire. Plus systématique est l'irrévocabilité qui va nous intéresser à
présent.

898
Voir les jurisprudences Puisoye et Toledano-Abitbol précitées.
899
C.E., S., 16/10/1959, p.316.
Cette jurisprudence est depuis réaffirmée avec constance (Cf. C.E., 21/01/1972, Dufournet, Actualité juridique,
Droit administratif 1972 p.591 ; et 11/01/1985, Lebras, Droit administratif 1985, n°93) ; elle a en outre été affinée
par quelques arrêts : ainsi, hors le cas où l'agent a droit à intégrer un poste plus élevé, le juge a précisé que l'emploi
devait être "identique" à celui qu'il occupait, quel que soit le lieu où se trouve cet emploi (C.E., 25/06/1976,
Gaillard, Actualité juridique, Droit administratif 1977, p.391, note S.S.), ou, à défaut, présenter un caractère
"équivalent" (C.E., 10/01/1969, Jarry, p.872).
900
Pour plus de précisions sur la notion de droits acquis et sur ces fondements, voir infra, Partie II, Titre I, Sous-
titre II.
191
Paragraphe 2. Irrévocabilité des actes juridictionnels devenus définitifs

Même si l'on ne peut pas parler ici de création de droits, on va retrouver un schéma
similaire à celui évoqué dans les développements immédiatement précédent : c'est parce
qu'elles sont devenus définitives du fait de l'expiration des voies de recours ménagées contre
elles que l'annulation d'un acte qui aurait logiquement dû les affecter n'aura aucune prise sur les
décisions considérées. Mais, à la différence des actes créateurs de droits qui présentent le
caractère décisions administratives, il va s'agir à présent d'actes juridictionnels émanant du juge
judiciaire, civil ou répressif, et dont le sort était d'une manière ou d'une autre lié à celui d'un
acte administratif. Après avoir rappelé que le caractère absolu de l'annulation l'impose
normalement à ce type de décisions juridictionnelles lorsqu'elles n'ont pas acquis un caractère
définitif, nous montrerons quel tempérament il faut apporter à cette logique dans le cas
contraire.

I - La suprématie de principe de l'annulation sur le procès judiciaire

Nous avons déjà remarqué901 qu'une annulation prononcée par le juge administratif, de
par son caractère absolu, s'imposait à toutes les juridictions aussi bien administratives que
judiciaires, pour la bonne et simple raison que l'acte annulé est censé ne plus faire partie de
l'ordonnancement juridique902. Cette omnipotence de l'annulation se retrouve dans l'idée qu'il
n'est pas nécessaire qu'elle présente un caractère définitif pour que le juge judiciaire doive en
tirer les conséquences. Peu importe en effet que le jugement qui la prononce soit frappé d'appel,
ni même qu'une demande de sursis à exécution ait été formulée à son encontre903. Le juge
judiciaire a d'ailleurs une conscience aiguë de la force des annulations prononcées par le juge
administratif, puisqu'il permet parfois - et de manière contestable - à des requérants de s'en
prévaloir, alors qu’ils semblent ne pas remplir la condition d'intérêt à agir 904. Ainsi, du moment
qu'une décision administrative qui conditionnait le sens d'une décision juridictionnelle a été
censurée par le juge administratif, cette dernière s'en trouvera normalement affectée. Deux
points méritent cependant d'être ici dissociés :

A. Prédominance de l'annulation antérieure à l'engagement de la procédure

C'est dans cette situation que les choses s'avèrent les plus simples, puisque l'annulation
va pouvoir produire tous ses effets sans que ceux-ci ne se trouvent contrariés par quoi que ce
soit. Pour illustrer notre propos, nous prendrons deux hypothèses à titre d'exemple principaux,
hypothèses dont nous nous servirons d'ailleurs tout au long de ce paragraphe : il s'agit de la
procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique et des poursuites effectuées sur la base
d'un règlement de police :

901
Se reporter supra, Titre préliminaire.
902
Cf. notamment Duguit, Droit constitutionnel, 2ème édition, T.II, p.391 : "Les juges qui en feraient état
prendraient une décision contraire au droit objectif".
903
T.C., 13/01/1958, Société des ateliers de wagons de Brignoud, p.792, précité.
Mais le prononcé du sursis suffirait en revanche à priver l'annulation de ses effets : C. Cass., Soc., 18/07/1978,
Bull. civ. V, n°598 ; et 14/12/1978, ibid., n°867.
904
Cf. C. Cass., Civ. (1ère), 25/06/1985, Cochin et autres c/ Dlle Chansin, Dalloz 1985, p.517, note E. Agostini :
ce faisant, la Cour "confond autorité absolue, qui s'impose à tous, et nullité absolue invocable par tous" (note
Agostini précitée).
192
1 - Pour ce qui est de l'expropriation, on sait que la procédure y est à la fois administrative et
judiciaire : s'il incombe à l'administration de préparer le transfert de propriété au cours de la
première phase du processus au moyen de trois actes -dossier ; déclaration d'utilité publique
(D.U.P.) ; arrêté de cessibilité-, c'est au juge judiciaire qu'il reviendra en fin de compte de
prononcer celui-ci et d'évaluer les indemnités dues aux expropriés905. Or, s'il advient que la
D.U.P. ou l'arrêté de cessibilité soient annulés par le juge administratif avant que l'ordonnance
d'expropriation n'ait été rendue par le juge judiciaire, l'effet absolu qui caractérise cette censure
empêche désormais ce dernier de prendre ladite ordonnance, faute de quoi elle serait cassée de
manière systématique par la Cour de cassation906, de la même façon que si ces actes avaient été
valablement retirés par l'autorité administrative907.

2 - Pour ce qui est des règlements de police, il n'existe pas plus de problème : l'annulation d'un
de ceux-ci empêche de considérer comme une infraction les faits qu'il qualifiait de tels : en
conséquence, dorénavant, un particulier ne pourra se voir poursuivi sur cette base. Un jugement
qui ferait fi de cette annulation encourrait automatiquement une cassation.

B. Prédominance de l'annulation antérieure au terme de la procédure

Dans cette hypothèse, le tribunal judiciaire a déjà été saisi mais, soit il n'a pas encore
statué, soit sa décision est encore susceptible de révision du fait de la non expiration des voies
de recours ouvertes à son encontre. Certains points de vue doctrinaux ou jurisprudentiels ont pu
ici sembler faire obstacle aux pleins effets de l'annulation ; mais aujourd'hui, il faut considérer
cette situation analogue à celle où l'annulation intervient avant l'engagement de toute procédure.
1 - Les difficultés doctrinales et jurisprudentielles

a) Il convient avant toute chose d'évacuer ce qui pourrait paraître une difficulté et qui n'en n'est
pas une : l'annulation d'une décision ne va pas produire ses effets sur certains actes dès lors
qu'ils n'appartiennent pas à une seule et même chaîne. L'acte annulé ne servait pas de
fondement aux actes contestés, et par suite, on comprend l'absence d'automatisme entre sa chute
et la leur. Ainsi par exemple, l'annulation d'un permis de construire ne suffit pas à assurer le
succès d'une action en démolition, les requérants devant prouver de surcroît une infraction aux
servitudes d'urbanisme, ainsi que l'existence d'un préjudice personnel en relation directe avec
celle-ci908. De même, une annulation prononcée par le juge administratif à l'occasion de
poursuites disciplinaires n'aura pas autorité à l'égard d'un procès répressif pourtant suscité par
les mêmes faits, dans la mesure où ces derniers sont ici uniquement appréciés au regard du droit
pénal909. Dans ces deux cas, l'annulation prononcée par les tribunaux administratifs ne produit
aucun effet direct sur l'attitude du juge judiciaire dans la mesure où l'acte qu'elle frappe n'était
pas seul à conditionner l'issue de la procédure ; il n'y a là rien d'autre que l'application de la
règle qui veut que l'annulation n'affecte que les décisions faisant partie de la même chaîne
d'actes telle qu'elle a été définie plus haut910.

905
Pour une présentation détaillée de cette procédure, voir entre autres R. Chapus, Droit administratif général, t.
II, n°755 s. ; et J.-M. Auby et P. Bon, Droit administratif des biens, Précis Dalloz.
906
C. Cass, 16/07/1962, Pontal, Bull. civ., III, p. 302 ; C. Cass, Ch. expro., 23/10/1969, Girouard, n°6570, p.274.
Un jugement qui aurait déjà fixé l'indemnité subirait le même sort : C. Cass, com., 10/02/1960, Bull. civ., III, p.55.
907
C. Cass, Ch. expro., 28/04/1967, Bull., V, n°4, p.28.
908
Cf. par exemple C. Cass. Civ., 15/04/1980, Bull. Civ. I, n°75.
909
C. Cass. Crim., 6/11/1952, Bull. crim. n°244.
910
Cf. supra, Titre préliminaire.
193
b) D'autres solutions ont au contraire soulevé d'authentiques difficultés. Certains auteurs et
décisions jurisprudentielles ont en effet parfois tendu à dénier tout effet rétroactif, ou du moins
pleine portée rétroactive à l'annulation dans l'hypothèse qui nous intéresse :

* Les objections théoriques

- C'est en premier lieu Laferrière qui, en matière de règlements de police, va considérer que
"l'acte existait au moment où l'infraction a été commise ; l'annulation ultérieurement prononcée
n'a pu l'anéantir rétroactivement, puisque les actes administratifs sont exécutoires par provision
et que les pourvois au Conseil d'État n'ont pas d'effet suspensif"911.

- D'autres ont contesté le fait que le juge administratif puisse désavouer l'appréciation de
légalité du règlement de police nécessairement pratiquée par le juge répressif lorsqu'il a
statué912 ; si celui-ci a appliqué ce texte, c'est qu'il l'a considéré comme légal, puisque un tel
pouvoir d'appréciation lui a été expressément reconnu dès l'adoption de la jurisprudence
Avranches et Desmarets913, et confirmé par l'article 111-5 du nouveau Code pénal914. Ce fut
notamment la position de Jèze915, qui voyait dans la reconnaissance de la suprématie de
l'appréciation pratiquée par la juridiction administrative une atteinte injustifiable à l'autorité de
chose jugée, par application trop stricte du principe de séparation des pouvoirs.

* Les réticences jurisprudentielles

- Le raisonnement de Laferrière a été repris dans les années 50 par la chambre commerciale de
la Cour de cassation, dans un arrêt du 19 mai 1953916. Celle-ci devait se prononcer sur le
recouvrement de taxes parafiscales qui avaient été perçues sur la base d'un règlement annulé par
le Conseil d'État. Or, antérieurement à cette annulation, le tribunal judiciaire avait déclarées
légales les taxes en question. La Cour va estimer que "si une décision du Conseil d'État
prononçant l'annulation d'un acte administratif pour excès de pouvoir a effet erga omnes, il ne
peut cependant en être ainsi qu'à partir où ladite décision a été rendue". En l'espèce, l'annulation
n'étant intervenue qu'au cours de l'instance introduite devant la Cour de Cassation, et donc
postérieurement à la décision des premiers juges, cette dernière se trouvait donc à l'abri de ses
effets.

- On se doit de rapprocher cette solution des problèmes qui se sont posés en matière
d'annulation d'autorisations de licenciement de salariés protégés, même si dans ce cas, aucune
décision judiciaire n'intervenait initialement. A l'origine, en effet, la chambre sociale de la Cour
de Cassation considérait qu'une telle annulation ne remettait pas en cause le licenciement

911
Op. cit. t. I, p.506.
912
Les divergences d'appréciation de la légalité d'un règlement administratif entre les deux ordres de juridiction
ne sont pas rares, dans la mesure où les méthodes juge pénal se différencient de celles employées par le juge
administratif, même si ce hiatus, depuis longtemps relevé par la doctrine, semble avoir tendance à se combler (Cf.
note Lamarque sous Cass. Crim., 21/12/1961, La semaine juridique 1962, II, n°12680).
913
T.C., 5/07/1951, p.638 ; Dalloz 1952, p.271, note C. Blaevoet ; La semaine juridique 1951, n°6623, note A.
Homont ; La Revue administrative 1951, p.492, note G. Liet-Veaux ; Sirey 1952.3.1, note J.-M. Auby.
La chambre Criminelle de la Cour de cassation admet depuis longtemps ce raisonnement : dans un arrêt Jacquot,
en date du 5 août 1915 (Dalloz 1916.I. p.123 (5ème espèce)), elle considère en effet que la légalité du règlement de
police que devait appliquer le Tribunal correctionnel "a été nécessairement appréciée par ce tribunal" lorsqu'il a
statué.
914
Voir supra, Introduction.
915
Revue du droit public 1913, p.489.
916
Sirey 1954, I., p.1, note R. Drago.
194
définitivement prononcé, parce qu'il l'avait été à une époque où l'autorisation légalement
nécessaire était applicable917, tandis que la chambre criminelle estimait au contraire que le
licenciement se trouvait alors privé de tout fondement, et que l'employeur était tenu, sous peine
de commettre le délit d'entrave, de réintégrer le salarié protégé918. Mettant fin à cette divergence
initiale, la chambre mixte admit que le licenciement restait valable pour la période antérieure à
l'annulation, mais devenait "inopérant" à partir de celle-ci, ce qui obligeait l'employeur à
réintégration ; si celui-ci ne s'exécutait pas, le salarié ne pouvait prétendre qu'à la réparation du
préjudice subi postérieurement à l'annulation919.

2 - La disparition des difficultés

a) La réfutation des objections théoriques

Comme l'a montré M. Weil920, le raisonnement de Laferrière reposait sur une erreur
fondamentale : l'annulation d'un règlement de police, comme toute annulation prononcée par le
juge administratif, supprime ab initio qu'elle frappe. Il en résulte que la "base légale" de la
décision judiciaire initiale (à savoir l'incrimination que pratiquait le règlement annulé) a disparu
corrélativement à l'effacement de la décision annulée de l'ordonnancement juridique. Les faits
réprimés ne sont pas matériellement affectés ; c'est leur qualification d'"infraction" qui ne peut
plus être retenue, en conséquence de quoi la Cour de cassation (qui se doit de rechercher si la
base légale existe toujours) sera contrainte d'infirmer la décision des premiers juges, sauf pour
elle à appliquer un texte annulé. En outre, le fait que le juge administratif ne soit pas lié par
l'appréciation de la légalité du règlement de police opérée par le tribunal répressif se justifie
pleinement par l'idée selon laquelle le premier constitue le "juge naturel" de la légalité des actes
administratifs921, le second n'intervenant qu'accidentellement, en cette matière, parce qu'il
importe qu'il se prononce le plus rapidement possible922. Cette idée explique que le juge
administratif dispose d'une compétence de principe en la matière923, et qu'il doive toujours avoir
le dernier mot lorsqu'il estime devoir faire disparaître un acte administratif de l'ordonnancement
juridique.

917
C. Cass., Soc., 1/07/1964, Etablissements Felbacq ; Dalloz 1964, p.578 ; La semaine juridique 1965, n°14240,
1ère espèce, note P. de Font-Réaulx ; Droit social, 1965, p.52, note J. Savatier : "attendu que l'employeur n'avait
commis aucune faute en rompant le contrat de travail avec l'autorisation de l'inspecteur du travail ; que l'annulation
de l'autorisation n'incombait pas à l'employeur qui ne pouvait être tenu d'en réparer les conséquences ; que le
contrat, qui avait pris fin, restait rompu dans les rapports des parties entre elles".
Voir également 13/10/1971 (2 arrêts) ; La semaine juridique 1972.II. n°17087, note H. Groutel.
Ce raisonnement cédait toutefois lorsqu'il apparaissait que l'annulation était la conséquence d'une manœuvre du
chef d'entreprise ayant permis d'obtenir l'autorisation initiale (C. Cass. Soc., 20/11/1974, Jurisp. sociale, n°346,
p.19).
918
C. Cass. Crim., 4/10/1973, Amaury, Bull. crim., n°346.
919
18/01/1980, S.A. Pampre d'Or ; Dalloz 1980, p.386, note A. Jeammaud et J. Pelissier ; Droit social 1980,
p.330, 1ère espèce, note J. Savatier ; La semaine juridique 1980, n°19397, conclusions M. Robin, note J.-C.
Javillier.
920
Op. cit, p.85.
921
Développant cette théorie, lire en particulier P. Weil, op. cit. p.82 ; Cf. également infra, Partie II.
922
Sur ce point, voir notamment note Liet-Veaux sous T.C., 2/07/1962, Préfet de la Loire-Atlantique, La Revue
administrative 1962, p.389.
923
Ce point de vue doctrinal a d'ailleurs été partiellement repris par la jurisprudence du Conseil constitutionnel
qui considère comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République la compétence "en dernier
ressort" de la juridiction administrative pour prononcer l'annulation d'une décision administrative.
Cf. décision du 23/01/1987, Conseil de la concurrence, précitée.
195
- affirmation du principe en matière répressive

Le principe en a d'ailleurs été depuis longtemps affirmé par l'instance suprême de l'ordre
judiciaire : l'arrêt Darsy, rendu par la chambre criminelle le 25 mars 1882924et constamment
confirmé depuis lors925décide en effet que les particuliers poursuivis pour contravention à un
règlement postérieurement annulé ou déclaré nul par le Conseil d'État doivent bénéficier d'une
décision de relaxe ; et s'ils ont déjà été condamnés, ils pourront obtenir cassation du jugement
comme manquant de base légale. L'annulation prononcée par le juge administratif s'apparente
ici à l'intervention d'une nouvelle loi qui supprime la peine attachée à un délit : "de même que
les infractions à la loi abrogée cessent immédiatement d'être punissables, de même aucune
peine ne peut être prononcée ou maintenue en vertu d'un acte administratif annulé"926. La
situation se rapproche de celle qui naît de l'annulation d'un acte réglementaire qui définissait un
régime procédural, ou d'un acte individuel qui intéressait la composition des juridictions : celle-
ci impose également en effet la réformation des jugements rendus sur la base de ces textes avant
que le juge administratif n'ait censuré ces derniers927.

- confirmation du principe en matière non répressive

Si l'influence de l'annulation a été admise pour justifier l'infirmation d'un jugement


répressif, on comprend aisément qu'elle possède également cette portée dans des domaines où
le juge administratif est seul compétent pour apprécier la légalité des actes qui lui sont soumis.
Il en va notamment ainsi en matière d'expropriation928, où la Cour de cassation annule depuis
longtemps929l'ordonnance permettant le transfert de propriété si, entre-temps, la D.U.P.930ou
l'arrêté de cessibilité931ont été annulés par le juge administratif 932; la même solution est adoptée
dans de très nombreux domaines933.

924
Dalloz, 1882, I, p. 486 ; Sirey 1884, I, p.248.
925
Voir par exemple C. Cass., Crim., 24/07/1958, Tilquin, La semaine juridique 1958, II, n°10840 ; 29/12/1971,
Poussier, Bull. crim., n°370 ; et 5/07/1976, Marani-Armand, Dalloz 1976, I.R., p.260.
926
P. Weil, op. cit. p.85, reprenant l'argumentation de Lacoste, De la chose jugée, 3ème édition, 1914, n° 1.402.
927
Sur le premier cas de figure, Cf. C. Cass. Civ (1ère), 23/10/1962, Dalloz 1963, somm. com. p.1 ; Gazette du
Palais 1963,1, p.119 ; et Civ. (3ème), 10/07/1969, Bull. civ. III, n°566 ; et sur le second, Cf. C. Cass Crim.,
4/06/1981, Bull. crim. n°191.
928
Selon une jurisprudence constante en effet, reprise par les textes, le juge foncier ne saurait apprécier la
régularité des actes de la phase administrative dont il se borne à constater l'existence. Cf. C. Cass. Civ.,
18/10/1937, Dalloz hebdomadaire 1938, p.21 ; et Code de l'expropriation, articles L. 12-1 et R. 12-1.
929
A noter qu'initialement, la Cour de Cassation n'admettait pas que le propriétaire pût, en se prévalant d'une
annulation, remettre en cause un jugement d'expropriation même non définitif : Cf. notamment C. Cass.,
17/07/1901 ; Sirey 1901, 1, p.528.
930
C. Cass., Civ., 6/07/1938, Consorts Soubirou-Pouey c/ Ville de Dax, Dalloz 1939.I, p.18, note M. Waline ;
4/04/1987, Somekh c/ Commune d'Allauch, Bull.civ. III, n°18, p.12.
Cette cassation entraînera automatiquement celle de la décision fixant le montant des indemnités allouées (C. Cass,
civ (3ème), 3/11/1977, Commune de Fontenay-le-Fleury c/ S.C.I. Résidence de la Lucasserie, Bull.civ. III, n°364,
p.278) et rendra irrégulière la prise de possession éventuelle de l'immeuble exproprié (C. Cass. Civ. (3ème),
19/10/1977, Commune de Garges-lès-Gonesse c/ Dame Daviaud et autre, Bull. civ. III, n°349, p.263).
931
C. Cass. civ (3ème), 12/12/1972, Mammi c/ Commune de Carpentras, Bull.civ. III, n°675, p.499.
932
Il s'agit d'une réelle annulation par voie de conséquence et, partant, les principes qui régissent cette théorie ont
tout lieu de s'appliquer : ainsi, il n'est évidemment pas nécessaire que l'ordonnance d'expropriation soit entachée
d'un vice propre pour encourir la censure (C. Cass. com., 29/05/1958, Bull. III, p.116) ; en outre, même si
l'exproprié s'est désisté de sa demande à l'encontre de l'ordonnance d'expropriation, l'annulation de la D.U.P. par le
juge administratif entraînera malgré tout la chute de ladite ordonnance (C. Cass. Civ. (3ème), 4/02/1987, Bull. civ.
III, n°18).
196
b) L'harmonisation des solutions jurisprudentielles

Devant une si totale affirmation de la suprématie de l'annulation sur les décisions non
définitives rendues par les tribunaux de l'ordre judiciaire, on aurait difficilement admis que
perdurent certaines solutions rebelles, au demeurant peu justifiées. Aussi, la solution sus-
évoquée de la chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 19 mai 1953 est-elle
demeurée "tout à fait isolée"934, et peut s'expliquer par une méprise de cette Haute juridiction
due à la complexité de la situation qui se présentait à elle 935. Parallèlement, la position médiane
qu'avait adoptée la Chambre mixte à propos de l'annulation de l'autorisation de licenciement des
salariés protégés a été effacée par la loi du 28 octobre 1982 qui a établi en pareil cas un droit à
réintégration, si une demande en ce sens est formulée par l'intéressé dans un délai de deux
mois936, et ce même si l'annulation prononcée par le tribunal administratif n'a pas acquis un
caractère définitif937. Plus rien ne fait donc, ici non plus, obstacle à ce que l'annulation produise
son plein effet.

Que ce soit avant toute instance ou avant que celle-ci soit définitivement close, l'annulation
s'impose totalement au juge judiciaire ; mais les choses apparaissent beaucoup plus
problématiques dès lors que la chose jugée par ce dernier a acquis un caractère définitif.

II - Une suprématie contrariée en cas de conflit de choses jugées

A. La teneur du problème

Il arrive parfois qu'une annulation soit prononcée par le juge administratif alors que
l'acte qu'elle frappe a déjà été appliqué par le juge judiciaire, et que la décision de ce dernier
soit devenue a priori incontestable du fait de l'expiration des voies de recours ouvertes à son
encontre, ou bien parce que les contestations qu'elle a engendrées n'ont pas abouti. Cette
situation résulte du jeu combiné du principe d'absence d'effet suspensif des voies de recours
administratives et de la lenteur du juge chargé d'appliquer le droit public. Les deux matières qui
nous servent à titre principal d'exemples peuvent une fois de plus être mises à contribution à cet
effet :

- L'annulation d'un règlement de police peut tout d'abord n'intervenir qu'après que le juge
répressif a prononcé, en vertu de celui-ci, des condamnations définitives. Dans cette hypothèse,

Ces règles s'appliquent donc indifféremment devant le juge judiciaire et le juge administratif : ce dernier, en vertu
de l'annulation de la D.U.P., se doit en effet de considérer illégaux tous les actes administratifs accomplis
postérieurement (C.E., 4/02/1957, Société des mines de Carmaux, p.69).
933
Voir par exemple :
- en matière de baux d'habitation C. Cass., Soc., 7/02/1963, Bull. civ. IV, n°140 : l'annulation d'un permis
de construire entraîne la cassation de l'arrêt faisant droit à une action en reprise pour construire.
-en matière de baux ruraux : C. Cass., civ, 31/03/1978, Bull.civ. III, n°139 : l'annulation d'une autorisation
de cumul prive de base légale l'arrêt validant le congé à fin de reprise.
934
G. Delvolvé, "Chose jugée", art. cit., n°225.
935
En ce sens, note R. Drago précitée.
936
Code du travail, articles L.412-19, L.452-3 et L.436-3.
Pour un commentaire de cette loi, voir H. Sinay, Droit social 1983, p.413.
937
C. Cass. Soc., 14/01/1988, Bull. n°1, p.1
197
la Cour de cassation considère depuis toujours que la décision du juge administratif ne constitue
pas un fait nouveau ouvrant droit à la révision938.

- De la même façon, en matière d'expropriation, une jurisprudence constante de la Cour de


cassation a longtemps prohibé toute remise en cause, pour annulation de la D.U.P. ou de l'arrêté
de cessibilité, d'une ordonnance d'expropriation devenue définitive. Elle considérait en effet que
cette dernière, du fait du non exercice ou de l'épuisement des voies de recours ménagées contre
elle, constituait un titre de propriété parfaitement valable939qui ne pouvait être affecté par
l'annulation postérieure d'un des actes de la phase administrative940. La propriété du bien se
trouvait en conséquence définitivement transférée941et rien ne s'opposait à ce que la procédure
de fixation des indemnités allât jusqu'à son terme942, en dépit des initiatives prises par certaines
juridictions943pour atténuer le "scandale"944constitué par une pareille situation. La doctrine était
alors obligée de considérer les annulations de D.U.P. et d'arrêtés de cessibilité dépourvues de
toute efficacité lorsqu'elles intervenaient alors que l'ordonnance d'expropriation était
définitive945.

B. La naissance du problème : l'inversion chronologique des choses jugées

1 - La logique juridique semble imposer l'épuisement du contentieux administratif avant


l'engagement de la phase judiciaire

Lorsque une annulation est prononcée par le juge administratif alors que l'acte qu'elle
frappe a déjà donné lieu à une application irréversible par le juge judiciaire, il y a
manifestement rupture de l'enchaînement chronologique qui devrait, par hypothèse, présider à
938
C. Cass. Crim, 5/08/1915 précité ; 6/08/1916, Bull. crim., n°168.
G. Delvolvé (Revue française de droit administratif 1990, art. cit. p.796) précise à ce propos que l'annulation
"n'entre pas dans les prévisions limitatives de l'article 595 du nouveau code de procédure civile" énumérant les cas
de révision.
939
C. Cass. civ. (3ème), 23/03/1983, Legendre c/ EPAVNE, cité par P. Carrias, note sous Civ. (3ème), 18/05/1989,
Epoux Attenville c/ État français, Dalloz 1990 p.41.
940
C. Cass. Civ (3ème), 3/07/1969, Veuve Ledru c/ Commune de Genevilliers, Bull. civ. III, n°546, p.409 ; et plus
récemment, C. Cass., 3ème civ., 16/12/1992, Actualité juridique, Propriété immobilière 1992, p.785.
941
A l'origine la Cour de cassation employait à cet égard une expression très parlante, puisqu'elle estimait alors
l'expropriation "consommée" (Cf. Civ., 17/12/1877, Dalloz périodique 1878.1., p.52) ; pour un exemple plus
récent de transfert de propriété estimé définitif en dépit de l'annulation ultérieure de la phase administrative de la
procédure, voir C. Cass. Civ (3ème), 14/12/1982, Mme Travers c/ Ville de Laval, ibid, n°250, p.187.
942
C. Cass. Civ. (3ème), 18/05/1989, Epoux Attenville c/ État français, précité.
943
- Certaines Cours d'appel avaient tenté, en cas d'annulation de D.U.P., de faire jouer le droit de rétrocession
prévu par l'article L.12-6 du Code de l'expropriation, mais ce raisonnement se heurtait à des difficultés tant
théoriques que pratiques (Cf. sur ce point, J. Lemasurier, "La sanction des expropriations illégales", Revue du droit
public 1971, p.793 ; et D. Maillot : "Sur un imbroglio juridique", Dalloz 1971, chr., p.103).
- Le Conseil d'État (et certaines Cours d'appel) avait admis, contrairement à la Cour de cassation, que
l'annulation de la D.U.P. constituait une emprise irrégulière dont les conséquences dommageables devaient être
réparées par le juge judiciaire. (Cf. C.E., 26/07/1985, Mme Jobert, Revue du droit public 1986, p.1489 ; et C.A.
Orléans, 15/06/1966, Merlin c/ ville d'Orléans, Gazette du Palais 1966.2.206, note C. Blaevoet).
- Le Tribunal des Conflits avait enfin récemment consacré la possibilité d'intenter une action en réparation non
devant le juge judiciaire de droit commun, mais devant le juge de l'expropriation (T.C. 26/06/1989, Mme Plouin et
autres, Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1990, p.213, note C. Lavialle ; Le Quotidien juridique, 2 août
1990, p.4, note M.-C. Rouault ; Dalloz 1991, p.57, note P. Carrias). L'efficacité de cette voie de droit semblait
cependant contrariée par le fait que ce dernier se refuse à réparer les préjudices moraux, qui constituent le plus
souvent du dommage à réparer dans cette hypothèse.
944
Selon l'expression de J. Lemasurier, art. cit..
945
Voir en particulier J.-M. Auby et P. Bon, op. cit. p.371.
198
la combinaison des deux contentieux : du moment que la légalité de l'acte administratif
conditionne la validité de toute procédure ultérieure, il semblerait a priori normal d'attendre que
le juge de cette légalité se soit prononcé, ou du moins que l'acte en question ne soit plus
susceptible de remise en cause contentieuse, avant qu'une quelconque phase judiciaire puisse
être lancée. Puisqu'il est inévitable, dans la mesure où deux juges différents doivent intervenir,
qu'il y ait une succession de choses jugées, la logique juridique paraît imposer que celle qui
résulte de la position du juge naturel de la légalité administrative, parce qu'elle détermine quel
est le droit objectif946, précède celle qui doit s'attacher aux décisions judiciaires qui lui sont
subordonnées. Ainsi, en matière d'expropriation, c'est seulement quand les actes de la phase
administrative ont acquis un caractère incontestable que devrait commencer le processus de
transfert effectif de propriété ; de la même manière, un règlement de police ne devrait pouvoir
produire d'effet si sa légalité n'est pas définitivement assise.

2 - L'illogisme imposé par la lenteur de la juridiction administrative

Tout le problème se situe en fait dans la lenteur qui caractérise la justice


administrative947. Le fait que deux juges soient amenés à se prononcer dans un même domaine
n'a en effet en soi rien de terriblement gênant, dans la mesure où il existe des procédés -surseoir
à statuer ; conférer aux recours un caractère suspensif, etc.948 - qui permettent de remédier au
problème que nous étudions. Les difficultés naissent du fait que le temps nécessaire à
l'épuisement du contentieux administratif ne permet pas, pour des raisons pratiques évidentes,
l'emploi de ces remèdes : peut-on concevoir en effet de retarder la réalisation d'une opération
d'utilité publique de plusieurs années, ou de ne pouvoir réprimer des atteintes imminentes à
l'ordre public, parce que le juge administratif ne peut immédiatement se pencher sur la légalité
du texte qui les détermine ? La réponse à cette interrogation est évidemment négative, et la
pratique le montre bien qui, par principe, prive les recours contre les décisions administratives
de tout effet suspensif. La conscience de cette impossibilité a, en outre, conduit les textes ou la
jurisprudence à élaborer un certain nombre de règles destinées à obvier à cette lenteur : ainsi a-
t-on reconnu au juge répressif le pouvoir de se prononcer lui-même sur la légalité des
règlements qu'il est amené à appliquer949 ; ainsi encore le juge judiciaire a-t-il écarté le principe
d'un sursis à statuer (du moins d'un sursis obligatoire) bien que l'acte administratif sur la base
duquel il doit se prononcer soit contesté devant le juge administratif, et ce non seulement en
matière d'expropriation950ou en matière pénale951, mais également dans de nombreux autres
domaines952. En ce qui concerne l'expropriation, il faut relever que cette solution découle

946
Voir sur ce point Duguit, op.cit. , t. II, p.519 : "si l'on prétendait que les décisions objectives d'un ordre de
juridiction ne s'imposent pas aux juridictions d'un autre ordre, on créerait une sorte de scission dans
l'ordonnancement juridique de la société, ce qui est inadmissible".
947
Pour plus de précisions sur ce point, voir infra, Chapitre suivant.
948
Voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
949
Cf. jurisprudence Avranches et Desmarets et article 111-5 du nouveau Code pénal précités.
950
Voir par exemple, en matière d'expropriation : C. Cass. com, 29/12/1958, Bull. civ. III, n°459 ; et 3/05/1960,
Brasserie Lorraine c/ Préfet de la Moselle, ibid. n°145.
951
C. Cass. crim. 6/03/1875, Bull. crim., n°85 ; et 7/05/1951, Gerval, Dalloz 1951, p.413, note A.L.P. ; Sirey
1952.1. p. 133, note Legal : "la circonstance que ce règlement et ces mesures faisaient l'objet d'un recours pendant
devant le Conseil d'État ne dispensait pas la Cour d'appel d'en apprécier la légalité et de dire, par suite, si la
contravention à ces dispositions devait être sanctionnée".
952
Voir par exemple :
- en matière d'occupation sans titre du domaine public : C. Cass. Civ., 26/05/1965, Bull. civ. I, n°345.
- en matière d'élections professionnelles : C. Cass. Soc., 2/05/1974, Bull. civ. V, n°263.
- en matière de sécurité sociale : C. Cass. civ, 12/07/1961, Bull. civ. II, n° 563.
A noter cependant que la règle avait subi une entorse en matière parafiscale (Cf. C. Cass. com., 13/03/1951, Droit
social, 1951, p.586), mais celle-ci ne fut que temporaire (Cf. note R. Drago, Sirey 1954, précitée).
199
naturellement des textes qui imposent un très bref délai953 à l'autorité judiciaire, à compter de la
production du dossier, pour décider du transfert de propriété des immeubles : en pratique,
l'ordonnance intervient donc le plus souvent avant l'annulation de la phase administrative954. Ce
sont donc des impératifs de rapidité qui vont faire que s'affrontent deux choses jugées, alors
qu'une meilleure coordination de celles-ci dans le temps pourrait gommer tout risque de
contradiction.

C. Le nœud du problème : la force incontestable de la chose définitivement jugée

L'autorité de chose jugée, dont l'essence a déjà été étudiée955, constitue naturellement
l'un des fondements de l'organisation de notre société : le juge, se présentant comme un "pilier
de l'ordre social et (un) agent essentiel de la paix civile, il importe au plus haut point que sa
décision ne puisse être remise en cause, d'où la présomption irréfragable de vérité qui s'attache
à son œuvre"956. C'est pourquoi, selon la maxime traditionnelle "voies de nullité n'ont lieu en
France contre les jugements" reprise dans l'article 460 du Nouveau Code de Procédure Civile, il
est impossible de remettre en cause ce qui a été jugé autrement que par les voies de recours
prévues par la loi. La conscience de cette force de vérité légale est telle qu'initialement, dans le
domaine de l'expropriation, une ancienne jurisprudence interdisait au Conseil d'État de statuer
sur un recours pour excès de pouvoir lorsque le jugement d'expropriation avait acquis l'autorité
de la chose jugée, afin de ne pas porter une atteinte morale à celle-ci957. Si cette solution a été
abandonnée depuis 1909958, elle n'en reste pas moins symptomatique de la déférence des
juridictions à l'égard de la chose jugée, qui se retrouve aujourd'hui encore dans l'hypothèse que
nous étudions. La seule force de chose jugée, mise en avant par la Cour de cassation, justifie
l'anesthésie des effets de l'annulation, sauf volonté contraire clairement exprimée par le
législateur.

III - La nécessité d'une intervention législative pour résoudre le conflit de choses jugées

L'impossibilité de remettre en cause la chose jugée par le juge judiciaire a soulevé des
problèmes juridiques si aigus qu'il s'avérait impératif de les dénouer efficacement.
L'intervention du législateur est apparue à cet égard nécessaire en matière d'expropriation pour
mettre fin à une situation depuis longtemps dénoncée, mais jamais réellement solutionnée par la
pratique juridictionnelle. En revanche, un conflit de choses jugées demeure toujours possible à
la suite de l'annulation d'un règlement de police, car aucune mesure décisive n'a été ici
enregistrée.

A. La solution envisagée en matière d'expropriation par la loi du 2 février 1995

L'article 4 de la loi n°95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection


de l'environnement959semble mettre un terme à une situation qui demeurait intolérable, bien
qu'extrêmement rare du fait des parades fournies par la pratique.

953
A savoir 8 jours.
954
Voir sur ce point J. Lemasurier, art. cit., pp. 797/798.
955
Cf. supra, Titre I, Sous-titre I.
956
G. Delvolvé, "Chose jugée", art. cit., n°4.
957
C.E., 25/07/1902, Testu, p.579.
958
C.E., 12/11/1909, Sieur Descieux, p.868, conclusions Tessier.
959
J.O., 3 février 1995, p.1840 ; Dalloz 1995, p.124 ; La semaine juridique 1995, n°67289.
200
1 - La satisfaction d'un besoin impérieux

a) La jurisprudence classique mettait à mal des principes essentiels

Plusieurs principes, pourtant très protégés à première vue, se trouvaient menacés dans
l'hypothèse d'un conflit de choses jugées en matière d'expropriation :

- le premier principe bafoué était celui de protection de la propriété privée organisée par les
articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen 960, selon lequel nul ne
peut être contraint de céder sa propriété si ce n'est pour cause d'utilité publique, et dont le
Conseil constitutionnel a reconnu la valeur constitutionnelle961 : en effet, du moment que la
D.U.P. a été annulée par le juge administratif, le transfert de propriété opéré doit être considéré
comme dépourvu du caractère d'utilité publique exigée par le texte suprême. On mesure la
gravité de la situation pour le particulier qui se trouvait dépossédé par un acte de l'autorité
judiciaire devenu inattaquable, alors que cet acte reposait sur une initiative publique que plus
rien ne justifiait.

- la solution classique entraînait également une rupture du principe d'égalité entre les plaideurs,
et donc d'égalité devant la justice, qui possède lui aussi valeur constitutionnelle962. En effet, les
administrés expropriés sur la base d'un acte ultérieurement annulé par le juge administratif, bien
qu'étant tous a priori placés dans une même situation, pouvaient soit rentrer dans leurs droits,
soit en être irrémédiablement privés, selon que l'ordonnance d'expropriation était déjà ou n'était
pas encore définitive. L'annulation ne bénéficiait donc pas de manière égale aux justiciables
contre lesquels le jugement d'expropriation n'avait pas acquis l'autorité de la chose jugée 963et à
ceux pour qui cette dernière condition n'était pas remplie. Cette situation s'avérait intolérable au
regard du précepte qui veut que, malgré la dualité de juridiction, il n'y ait en France qu'une
seule justice964.

- La méconnaissance des principes essentiels énumérés ci-dessus a depuis toujours suscité de


vives réactions en doctrine, qui dénonçait "ce qui n'est pas peut-être juridiquement un déni de
justice, mais y équivaut en fait"965. Ce malaise légitimement éprouvé provenait également du
fait que le phénomène de cristallisation qui profite aux administrés lorsqu'il s'agit de droits
acquis jouait ici en leur défaveur : l'intangibilité de l'acte juridictionnel passé en force de chose

Commentant l'article 4, voir P. Carrias, "La fin d'un "déni de justice" (le second alinéa, ajouté à l'article L.12-5 du
code de l'expropriation)", Dalloz 1995, chron., p.217 ; et C. Morel, "Une brèche dans la séparation du pouvoir
judiciaire et du pouvoir administratif", Actualité juridique, Propriété immobilière 1995, p.299.
960
Reproduit notamment à l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des Droits
de l'Homme.
961
C.C., 16/01/1982, Nationalisations, n° 82-132 D.C., p.18.
A ce propos, voir notamment L. Favoreu, "Les décisions du Conseil constitutionnel dans l'affaire des
nationalisations", Revue du droit public 1982, p.377.
962
Le Conseil constitutionnel le déduit de l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : Cf.
23/07/1975, Juge unique, n° 75-56 D.C.
963
Pour paraphraser les conclusions Tessier sur C.E., 24/07/1908, Guyot, Sirey 1910.3, p.158.
964
Voir notamment, exposant cette idée, conclusions J. Théry sur l'arrêt Ministre de l'intérieur c/ Desamis,
Actualité juridique, Droit administratif 1971, p.297.
965
M. Waline, Dalloz 1939, note précitée, p.19 ; voir dans le même sens L. Favoreu, Du déni de justice en droit
public, L.G.D.J. 1964, pp. 353-354. Cf. également Maurice Tourdias, "L'efficacité du recours pour excès de
pouvoir en matière d'expropriation", La semaine juridique 1961, n°1634 : "on aboutit à une justice absurde,
irrationnelle, ce qui est le synonyme d'absence de justice".
201
jugée permettait de priver de ses effets l'annulation qui aurait normalement dû leur bénéficier ;
elle paraissait en conséquence protéger des droits qui se seraient constitués à leur encontre. Et,
de fait, c'est bien ce qui se passait : si l'ordonnance d'expropriation définitive n'était pas remise
en cause, c'était parce que le juge considérait qu'elle constituait un titre légal de propriété pour
l'expropriant966. Pour cette raison d'ailleurs était écartée, dans cette hypothèse, l'application de
la théorie de l'emprise irrégulière967. Voilà donc ce qui gênait le plus dans cette construction :
l'intangibilité de la chose jugée, l'intervention du juge judiciaire, autant de "principes séculaires,
destinés à protéger l'individu, qui se -retournaient- contre lui"968 : on peut raisonnablement
penser en effet, à la lumière de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen dont la
philosophie imprègne encore aujourd'hui notre Constitution, que les droits à protéger en priorité
sont plus ceux de l'exproprié que ceux de l'expropriant.

b) L'insuffisance des remèdes initialement imaginés

* Les difficultés du remède juridique

Nous avons déjà noté que la préoccupation d'une justice rapide l'avait emporté sur l'idée
que le juge judiciaire aurait pu détenir l'obligation de surseoir à statuer dès que le juge
administratif était saisi d'un recours pour excès de pouvoir contre un acte qui conditionnait le
jugement à rendre. La seule solution qui se proposait en conséquence au requérant consister à
solliciter un sursis à exécution de la décision administrative auprès du juge de la légalité.
Cependant, les restrictions posées à l'emploi de ce procédé sont notoires969. Il nous faut au
surplus signaler qu'un obstacle supplémentaire se dresse sur sa route en matière d'expropriation,
puisque, outre les deux conditions classique d'octroi - moyen sérieux et préjudice difficilement
réparable -, il importe que l'acte administratif qui fait l'objet de la demande n'ait pas reçu toute
son exécution, ce qui est très souvent le cas quand l'ordonnance a été prononcée et n'a pas été
attaquée970. De plus, la condition de préjudice y est appréciée très sévèrement "car l'intérêt du
propriétaire privé est de peu de poids devant l'utilité publique. Dans la pratique, le plaideur
n'obtient le sursis que si son intérêt particulier coïncide avec comme un autre intérêt public
considéré comme supérieur à celui de l'expropriation"971. Ce remède juridique s'avérant
particulièrement insuffisant, il avait fallu aller chercher ailleurs de quoi pallier, dans la mesure
du possible, les dysfonctionnements causés par la chose définitivement jugée. Mais les
solutions trouvées, si elles fonctionnaient de manière assez satisfaisante, n'en demeuraient pas
moins particulièrement précaires.

* La précarité des solutions "amiables"

- La première des solutions "amiables", au vrai sens du terme, consistait pour l'administration,
au cas où un recours pour excès de pouvoir était intenté par un propriétaire, à rechercher un
accord avec celui-ci avant que le juge administratif ne se soit prononcé, ce qui entraînait, en cas

966
De cette transmutation de l'acte illégal en acte irrévocable, M. Waline a tiré la conclusion qu'un jugement
pouvait à lui seul créer une norme : Cf. "Le pouvoir normatif de la jurisprudence", in Mélanges Scelle, t. II, pp.
614/615.
967
Cf. C. Cass. civ. (3ème), 2/03/1988, Ville de Saint-Denis c/ Consorts Plouin et autres, Dalloz 1989, somm. com.
p.102, obs. P. Carrias.
968
J. Lemasurier, art. cit., p.793.
969
Voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
970
C.E., 6/07/1966, Garand et Société Régimes et traitements médicaux, p.448 ; 22/10/1986, Consorts Klein, req.
n°75593.
971
J. Lemasurier, art. cit., p. 809/810 ; pour étayer ses dires, l'auteur cite la jurisprudence C.E., 27/03/1963,
Ministre de la Construction c/ Morel (Actualité juridique, Droit administratif 1963, II, p.497, conclusions Henry).
202
de succès des négociations, un désistement du requérant972. Cette pratique ne résolvait
cependant rien sur le plan des principes ; de plus, rien ne garantissait l'aboutissement de la
conciliation, et dans ce cas le problème restait entier.

- La seconde solution "amiable" résultait de l'attitude du juge de l'expropriation : en effet, si


surseoir à statuer ne constituait pas pour lui, nous l'avons dit, une obligation, la Cour de
cassation en admettait cependant la possibilité973en vertu de son souci constant de "bonne
administration de la justice"974 ; et, pour éviter le plus possible les conflits de choses jugées, elle
agissait systématiquement ainsi lorsqu'elle était informée qu'un recours pour excès de pouvoir
contre un acte de la phase administrative avait été intenté, attendant pour se prononcer que la
juridiction administrative eût définitivement statué sur le sort dudit acte 975. L'efficacité de cette
politique jurisprudentielle avait été saluée par la doctrine976. Elle méritait cependant quelques
critiques, et tout d'abord celle de l'incohérence : en vertu de celle-ci en effet, il arrivait à la Cour
de cassation de temporiser de la sorte plusieurs années dans l'attente de l'arrêt du juge
administratif977. Dans ce cas, on pouvait se demander pourquoi n'avoir pas posé le principe de
l'obligation de surseoir à statuer, puisqu'on retombait dans le principal inconvénient qu'on avait
voulu éviter en l'écartant, à savoir les retards contentieux. Ensuite, il convient de ne pas perdre
de vue qu'il ne s'agissait là que d'une "tolérance para légale"978de la Cour de cassation, et
partant totalement soumise à la bienveillance de cette dernière, sans que rien ne garantisse au
requérant qu'elle lui sera toujours appliquée. Enfin, et surtout, elle supposait un plaideur
particulièrement bien informé de la procédure à suivre, et qui pensait notamment à attaquer
l'ordonnance d'expropriation - ce qui ne allait pas tellement de soi979-, et à signaler à la Cour de
cassation que la légalité de la phase administrative était contestée devant l'autre ordre de
juridiction980.

Même si les juges s'efforçaient de la sorte "d'éviter que l'application sans nuance d'une
théorie aboutisse à créer une situation de fait préjudiciable aux plaideurs"981, la précarité des
solutions proposées a conduit le législateur à intervenir, en vue de remédier efficacement aux
conflits de choses jugées en matière d'expropriation.

972
Cf. C.A. Paris, 2/03/1953, Dalloz 1953, p.204.
973
Ce n'a pas été toujours le cas : Cf. C.Cass. civ. 14/07/1857, Dalloz périodique 1857, 1, p.292.
974
Cf. par exemple C. Cass. Soc., 9/05/1978, Bull. civ. V, n°335 ; et en matière d'expropriation : Civ. (3ème),
22/11/1983, Chalon c/ Commune de Chatou, Bull. civ. III, n°233 ; Dalloz 1984, I.R., p.200.
975
Ce qui pouvait s'analyser à l'origine comme une "chance exceptionnelle" (M. Waline, note précitée p. 19) avait
donc perdu ce caractère aléatoire.
976
Voir par exemple P.L. Josse, Traité sur les Travaux publics et l'expropriation, Sirey 1958, p.281, qui en tirait
la conclusion que "le risque de déni de justice n'est pratiquement plus à craindre".
977
Cf. C. Cass. civ. (3ème), 21/05/1980, Grandbois de Villeneuve, cité au Jurisclasseur Dalloz, Droit
administratif, "Expropriation pour cause d'utilité publique", fascicule n°400-2, n°334.
978
Selon l'expression de J. Lemasurier, art. cit., p.794.
979
Voir notamment note N. Albala sous C.A. Paris, 4/11/1967, époux Ledru et Ventadoux, La semaine juridique
1969, n° 15848 : "l'exproprié attend souvent quelque temps avant de s'adresser à un conseil, parfois jusqu'à la
veille de la descente sur les lieux du juge de l'expropriation saisi de la fixation des indemnités : lorsqu'il consultera,
il est probable que le délai du pourvoi en cassation sera expiré, mais non celui du recours pour excès de pouvoir".
980
Les requérants qui remplissaient ces conditions étaient souvent ceux qui avait eux-mêmes formé les recours
devant la juridiction administrative. Cf. L. Cobert, "La Cour de cassation et l'expropriation, Actualité juridique,
Propriété immobilière 1992, p.438). Art. cit., p.106.
Dalloz 1939, note précitée.
981
P. Carrias, note sous T.C. 26/06/1989 précitée, p.59.
203
2 - Le choix opéré par le législateur

a) Exclusion des solutions préventives

"En réalité, le remède (...) n'est pas curatif mais préventif. Il n'y a de solution valable à
ce problème qu'en le faisant disparaître" concluait M. Maillot en 1971982, se plaçant ainsi dans
la lignée de M. Waline983et de nombreux autres auteurs. Le législateur de 1995 va apporter un
net démenti à cette opinion, en refusant de consacrer les solutions -souvent prônées par la
doctrine- qui auraient permis d'empêcher la constitution d'un conflit de choses jugées et de
dénouer de la sorte l'"imbroglio" traditionnel. La suggestion la plus courante à cet égard
encourageait la promulgation d'un texte obligeant la Cour de cassation à surseoir à statuer
quand elle serait saisie d'un pourvoi contre une ordonnance d'expropriation alors qu'un acte de
la phase administrative ferait l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, ou dès lors qu'un doute
sérieux pèserait sur la légalité d'un de ceux-ci984. Il s'agissait là d'une "réforme minime" et qui
ne soulevait aucune difficulté particulière985. Elle n'aurait cependant pas tout solutionné,
notamment dans le cas où l'exproprié omettait d'attaquer ladite ordonnance. C'est pourquoi
d'autres changements plus radicaux avaient été proposés, comme le fait de confier à l'autorité
administrative le soin de procéder au transfert de propriété986, ou à l'autorité judiciaire la
possibilité d'apprécier elle-même la légalité de la phase administrative987. Mais la première
semblait incompatible tant avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui voit dans un
principe fondamental reconnu par les lois de la République "l'importance des attributions
conférées à l'autorité judiciaire en matière de protection de la propriété immobilière" 988, qu'avec
les impératifs de rapidité qui doivent gouverner la matière ; et la seconde ne résolvait rien, dans
la mesure où elle ne faisait pas obstacle à d'éventuelles contrariétés de chose jugée, à l'instar de
ce qui se passe dans le domaine des règlements de police. En définitive, la meilleure des
solutions préventives aurait consisté à assouplir les conditions d'octroi de sursis à exécution des
mesures administratives devant le juge compétent à leur égard989.

982
Art. cit., p.106.
983
Dalloz 1939, note précitée.
984
On aurait pu à ce propos instaurer une liaison entre les juridictions administratives et judiciaires afin que la
première informe la seconde sur les chances du recours (Cf. D. Musso, "Transfert de propriété et fixation de
l'indemnité, Les petites affiches 20 juillet 1992, n°87, p.26).
985
Cf. J.-M. Auby et P. Bon, op. cit., p.371..
986
Pour un bilan des avantages et des inconvénients d'une telle solution, Cf. J. Lemasurier, art. cit., p. 811 s.
Dans une optique un peu différente, Cf. D. Maillot, art. cit., p.106, qui envisage de confier au juge administratif le
contentieux de la réparation.
987
Cf. pour une présentation critique de cette solution, M. Waline, Dalloz 1939, note précitée.
988
C.C., 25/07/1989, Urbanisme et agglomérations nouvelles, p.53 ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz
1990, p.1, note B. Genevois ; Revue française de droit administratif 1989, p.1009, note P. Bon.
989
Sur ce problème, voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I. A été également envisagée la possibilité de
contraindre l'autorité administrative qui sollicite le transfert de propriété à attendre que le contentieux administratif
soit éteint (par forclusion des délais ou décision définitive rejetant les demandes d'annulation) ; mais on doit
estimer qu'un tel système, par les retards qu'il ne manquerait pas d'engendrer dans la réalisation des opérations
projetées (compte tenu notamment des nombreux recours purement dilatoires qui peuvent être formés), ne
s'avérerait guère viable. Sur ce problème, voir P. Carrias, commentaire précité, Dalloz 1995, p.220.
204
b) Adoption d'une solution a posteriori

L'ajout d'un second alinéa à l'article L. 12-5 du code de l'expropriation par l'article 4 de
la loi n°95-101 du 2 février 1995 est le fait d'un amendement parlementaire inspiré par le
rapport de la Cour de cassation de 1991990. Son libellé prévoit qu'"en cas d'annulation par une
décision définitive du juge administratif de la déclaration d'utilité publique ou de l'arrêté de
cessibilité, tout exproprié peut faire constater par le juge de l'expropriation que l'ordonnance
portant transfert de propriété est dépourvue de base légale". Trois points méritent notre
attention :

* Cette solution trouve sa source première dans une proposition doctrinale antérieure qui
estimait tout à fait possible une disqualification de la chose jugée par le juge de l'expropriation
en la matière. Ne pouvait-on pas en effet considérer qu'une ordonnance définitive rendue sur la
base d'une D.U.P. ultérieurement annulée se trouvait par là même privée de toute force de chose
jugée ? C'était là, du moins, l'opinion de M. P. Carrias991, qui établissait un parallèle avec ce qui
se produit dans la phase judiciaire contentieuse, à propos de la décision de fixation des
indemnités, lorsque l'ordonnance d'expropriation est cassée par la Cour suprême de l'ordre
judiciaire : dans ce cas, alors même qu'il ne peut plus être annulé, l'arrêt fixant les indemnités ne
peut pas acquérir l'autorité de chose jugée992. Cette voie de résolution du problème paraissait
d'autant plus exploitable que l'on peut légitimement se demander si, en présence d'une
ordonnance d'expropriation, on a affaire à une "chose jugée" au vrai sens du terme. Mme
Lemasurier en doutait, soulignant que "le rôle du juge foncier est plus administratif que
juridictionnel puisqu'il doit se borner à constater l'exécution des formalités", et insistant sur
l'absence tant de procès que de jugement993. On pouvait cependant douter que la Cour de
cassation, forte d'une jurisprudence bien ancrée, adhérât un jour, d'elle-même, à ce point de vue.
C'est pourquoi elle sollicita l'intervention du législateur.

* Le rapport de 1991 offrait une alternative pour la réforme à opérer : soit priver
automatiquement l'ordonnance d'expropriation de tout effet en cas d'annulation ultérieure de la
D.U.P. ou de l'arrêté de cessibilité ; soit subordonner cette perte d'effectivité à une demande
expresse des propriétaires intéressés994. C'est, on le sait, cette dernière voie qui a eu l'heur d'être
privilégiée, la première étant sans doute apparue trop radicale car elle "aurait pu présenter
l'inconvénient d'imposer à des propriétaires déjà indemnisés la remise en cause d'une situation
sur laquelle ils n'auraient pas souhaité revenir"995. Même si quelques points demeurent encore
relativement obscurs - en particulier le mode de saisine du juge de l'expropriation -, il faut donc
considérer le problème de conflit de choses jugées résolu en matière d'expropriation et s'en
féliciter, parce qu'il semble incohérent, dans une perspective logique d'articulation des
contentieux, que celui qui détermine la légalité ne prime pas, en toute hypothèse, sur celui qui
est amené à l'appliquer. La loi de 1995 met fin à la situation absurde qui contraignait le juge de
l'expropriation à respecter ses jugements devenus définitifs, quand bien même il aurait souhaité
suivre ce que décidait - sur le tard - son homologue administratif.

990
La Documentation française, 1992.
991
Dalloz 1991, note précitée, p.59.
992
C. Cass., civ. (3ème), 4/05/1973, Bull. civ. III, n°313; Dalloz 1973, Som., p.125.
993
Art. cit., p.808
994
Voir rapport précité, p.30 et 31.
995
P. Carrias, commentaire précité, Dalloz 1995, p.218.
205
* Se pose toutefois en dernier lieu la question de savoir pourquoi le législateur a préféré
la solution qui vient d'être exposée à la consécration d'une mesure destinée à prévenir un
éventuel conflit de choses jugées. La réponse se devine aisément : on a pu noter le souci
constant, en la matière, d'éviter que les retards de l'ordre juridictionnel administratif
n'aboutissent à freiner l'action administrative. Les considérations d'utilité publique se révèlent
ici largement prioritaires ; elles exigent une certaine rapidité d'exécution des opérations qui y
obéissent, et consacrer une obligation de sursis à statuer dans l'attente de l'issue du contentieux
de la D.U.P. ou de l'arrêté de cessibilité aurait rompu cette dynamique. Car, ne nous leurrons
pas : du fait de la lenteur de dénouement des litiges affectant la phase administrative, dans bien
des cas, la réalisation du projet pour lequel aura été engagée l'expropriation a bien des chances
d'être largement entamée - si elle n'est pas terminée - où jour où statuera définitivement996le
juge administratif997. La constatation du défaut de base légale du transfert de propriété par le
juge de l'expropriation ne se résoudra alors, le plus souvent, que par l'allocation d'indemnités
pour compenser la dépossession illégale998. On le voit, au-delà des impératifs de rapidité
d'exécution des projets se dessine ici la préoccupation d'assurer l'efficacité de l'action
administrative, au détriment parfois de la protection d'intérêts individuels999.

B. Une solution qui reste à trouver en matière d'annulation d'un règlement de police

1 - Un besoin tout aussi impérieux qu'en matière d'expropriation

Les conflits de choses jugées éventuellement possibles lorsqu'est annulé un règlement


qui a donné lieu à des condamnations pénales définitives, choquent autant de principes
fondamentaux que ne le faisait la jurisprudence traditionnelle en matière d'expropriation :

a) Certains de ces principes étaient d'ailleurs également mis à mal par cette dernière. On veut
parler en premier lieu du principe d'égalité des plaideurs, puisque, sur la base du même texte
répressif annulé, deux particuliers pourront se voir l'un relaxé, l'autre condamné sans espoir de
996
Il convient d'insister un instant sur cette condition de "décision définitive du juge administratif" posée par la
loi. Par cette précision, on peut se demander si le législateur n'a pas entendu mettre fin à un courant jurisprudentiel
qui commençait à prendre forme, nourri par quelques décisions de Cours d'appel ayant suspendu en référé la prise
de possession des biens expropriés ou le déroulement de travaux sur ceux-ci, au motif qu'une annulation avait été
prononcée par le juge administratif, et alors même qu'un appel était pendant contre ce jugement (voir notamment
Cour d'appel de Paris, 22/01/1993, Sté des brocanteurs du marché Jules-Vallès à Saint-Ouen ; Revue de Droit
immobilier 1993, p.494, note C. M. ; Actualité juridique, Propriété immobilière 1993, p.619, n°95, obs. A.
Bernard ; Dalloz 1994, som. com., p.70, obs. P. Carrias ; et C.A. Versailles, 28/10/1993, Sté SEMAG c/ Libert,
Actualité juridique, Propriété immobilière 1994, p.367). A ce propos, l'interprétation de M. P. Carrias
(commentaire précité, p.220), souhaitant que prospère cette ligne jurisprudentielle qui lui apparaît "en pleine
harmonie avec le nouveau texte", peut sembler d'un optimisme excessif : le législateur a marqué clairement son
désir de ne pas voir entraver la procédure d'expropriation tant que le contentieux administratif n'est pas dénoué une
fois pour toutes ; si tel n'avait pas été son point de vue, il aurait sans doute opté pour une des solutions préventives
que nous avons évoquées.
997
Sur ces problèmes inhérents à la lenteur de la juridiction administrative, voir infra, Chapitre suivant.
Et plus spécifiquement, pour ce qui est du contentieux qui nous intéresse ici, voir G. Durand, "Le contentieux de
l'expropriation ou l'histoire d'un coma juridique" (Actualité juridique, Propriété immobilière 1995, p.302 ; et Les
petites affiches, 26/05/1995, p.15) retraçant une affaire dans laquelle le Conseil d'État a annulé au bout de huit ans
un arrêté de D.U.P. alors que la zone commerciale pour la construction de laquelle cet acte avait été pris était
entièrement réalisée.
998
Voir en ce sens P. Carrias, commentaire précité, Dalloz 1995, p.219.
999
Pour plus d'explications sur ce point, voir infra, Partie II.
206
voir révisé le jugement qui l'a incriminé. De même, l'inversion des bénéficiaires du principe de
sécurité juridique s'avère particulièrement net en la matière, dans la mesure où l'on a du mal à
conceptualiser de prétendus droits que tiendrait la société du fait d'une condamnation définitive
prononcée en vertu de faits qui sont censés n'avoir jamais été répréhensibles.

b) Mais il nous faut parallèlement évoquer le principe de la légalité des délits et des peines qui
découle de l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, selon
lequel, sans loi, il ne peut exister ni incrimination (nullum crimen sine lege), ni sanction (nulla
poena sine lege)1000. Même s'il a connu une certaine altération du fait de l'article 34 de la
Constitution qui a limité la compétence jusqu'alors exclusive du législateur en la matière et
reconnu implicitement au gouvernement le pouvoir de déterminer les contraventions assorties
de peines d'amende1001, ce principe implique au minimum que nul ne peut être poursuivi si
aucun texte ne qualifie d'infraction les faits qu'il a commis, ni exposé au regard desdits fait à
une quelconque sanction1002. Or, c'est incontestablement ce qui se produit dans l'hypothèse
étudiée : l'annulation du règlement de police revient à priver rétroactivement de toute base
légale les condamnations prononcées sur son fondement ; celles-ci s'apparentent donc à une
sanction décidée à l'encontre de faits qu'aucun texte ne réprime. Et l'édiction d'un nouveau
règlement ne saurait pallier cette carence1003du fait du principe de non-rétroactivité qui s'attache
aux décisions administratives1004, et dont le respect doit être particulièrement strict en matière
répressive puisque la loi elle-même y est également soumise1005.

2 - L'insuffisance des "solutions" actuelles

Le seul remède pratique envisageable n'est pas ici du ressort du juge 1006mais incombe
bel et bien à l'administration. Comme le préconise en effet M. Waline1007, cette dernière doit
s'abstenir de poursuivre l'exécution de la condamnation passée en force de chose jugée lorsque

1000
A noter que ce principe est imposé par le Conseil constitutionnel en matière non seulement pénale, mais plus
largement répressive (c'est-à-dire également aux sanctions administratives) : Cf. décision n° 88-247 D.C. du
17/01/1989 relative au Conseil supérieur de l'Audiovisuel ; Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, n°44,
p.729).
1001
Cf. notamment C.E., 12/02/1960, Société Eky, p.101 ; Sirey 1960, III,, p.131, conclusions J. Khan ; Dalloz
1960, p.264, note L'Huillier ; La semaine juridique 1960.II, n°11629 bis, note G. Vedel : le Conseil d'État admet,
par le jeu combiné des articles 34 et 37 de la Constitution et des articles 465 et 466 de Code pénal (définissant les
peines contraventionnelles), le droit du gouvernement de définir par voie réglementaire des contraventions et d'en
prévoir la répression pénale dans les limites fixées par ces deux derniers articles.
Voir également C.C., décision du 19/02/1963 (La semaine juridique 1965, II, 14171, note O.K.) et décision n°73-
80 L. du 28/11/1973, Taxation d'office, p.45, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, n°22 (cette
dernière excluant de la compétence réglementaire les peines privatives de liberté), confirmées à plusieurs reprises.
1002
Ainsi par exemple, en matière de répression administrative -qui s'avère beaucoup plus permissive sur ce point
que la répression pénale-, s'il est vrai que le Conseil constitutionnel se contente, pour déterminer l'infraction, d'une
"référence aux obligations auxquelles le titulaire d'une autorisation administrative est soumis" (décision C.S.A.
précitée, 37ème considérant), on ne saurait imaginer une absence totale de définition du comportement
sanctionnable.
1003
Illustrant cette hypothèse, voir note J.R. sous C.E., Ass., 18/06/1958, Syndicat des grossistes en matériel
électrique de la région de Provence, La semaine juridique 1958, n°10727.
1004
Voir supra, Titre I.
1005
C.C., 30/12/1982, n°82-155 D.C.
1006
Le juge judiciaire ne saurait en effet raisonnablement surseoir à statuer ici dans l'attente de la solution du
litige administratif, dans la mesure où des considérations d'ordre public majeures s'y opposent. En outre, une
disqualification a posteriori de la chose jugée s'avère exclue puisque cette dernière est ici, à la différence de celle
qui s'attache à l'ordonnance d'expropriation, indubitable.
1007
Cours de Doctorat, p.169 ; cités par P. Weil, op. cit., p.83.
207
le règlement qui lui servait de base a été ultérieurement censuré par le juge de l'excès de
pouvoir. Le sort du requérant se trouve donc suspendu, plus encore que dans l'hypothèse où il
devait compter sur la bonne volonté de la Cour de cassation pour surseoir à statuer sur le
transfert de propriété, à la bonne volonté éventuelle d'une institution sur laquelle il ne peut avoir
aucune prise. En outre, il est un cas qui, par définition, ne peut se résoudre par une pareille
équation : celui dans lequel la condamnation prononcée à été totalement exécutée avant que
n'intervienne l'annulation du texte qui lui servait de fondement.

3 - Les remèdes envisageables

a) On pourrait tout d'abord imaginer qu'un texte de loi prévoie l'annulation du règlement qui
servait de base aux poursuites comme un cas supplémentaire de révision des procès pénaux,
afin de faire plier la jurisprudences traditionnellement contraire de la Cour de Cassation sur ce
point1008. Ce type de solution se rapproche de celui qui a été privilégié en matière
d'expropriation ; mais, à l'instar de ce dernier, il fait primer l'efficacité de l'action administrative
sur la protection de l'administré (dont la condamnation aura été effective pendant une période
éventuellement longue, ce qui, même si la privation de liberté est ici par principe exclue, peut
s'avérer particulièrement fâcheux).

b) C'est pourquoi, il semble que la meilleure des réformes à envisager soit, comme dans tous les
domaines où l'appréciation de légalité d'un acte administratif devrait précéder son application
par le juge judiciaire (ce qui englobe le contentieux de l'expropriation), d'imposer au juge de
l'excès de pouvoir un délai particulièrement bref pour statuer. Puisque, comme nous avons pu
l'observer, ces matières sont considérées comme prioritaires -ce qui justifie que le juge
judiciaire n'attende pas la décision de son homologue administratif-, pourquoi ne pas faire
plutôt faire peser la responsabilité de cette urgence sur ce dernier ? En se prononçant très
rapidement, il permettrait au contentieux judiciaire de s'ouvrir sur des bases assainies, et tout
problème de conflits de chose jugée en serait naturellement prévenu.

Hormis par l'entremise de la consécration d'irrévocabilités, la réduction de la chaîne


d'actes concernée par une annulation s'opère parfois par le jeu de certaines techniques forgées
par le juge administratif.

1008
Cf. C. Cass. Crim, 5/08/1915 précité.
208
SECTION 2. LES LIMITES INHERENTES A L'EMPLOI DE CERTAINES
TECHNIQUES CONTENTIEUSES

Sans plus faire appel à aucune idée d'intangibilité ou d'irrévocabilité de quelque nature
que ce soit, le juge peut, lorsque la matière s'y prête et que l'opportunité semble commander la
solution, user de certains mécanismes contentieux dont l'effet est de réduire - parfois de façon
importante - la portée d'une annulation qu'il est ou a été amené à prononcer. Deux techniques
ont été utilisées dans cette optique, celle de la dissociation et celle de la détachabilité.

Paragraphe 1. La technique de la dissociation en matière d'autorisations d'urbanisme

La première des techniques dont se sert le juge pour limiter les effets de l'annulation
consiste dans la mise à l'écart de la chaîne d'actes illégaux de décisions pourtant prises sur la
base de la mesure annulée, et qui semblaient trouver dans celle-ci l'essentiel de leur fondement
juridique. Cette pratique a intéressé le contentieux de l'urbanisme, et a été plus précisément
utilisée dans le dessein d'atténuer la portée qu'aurait pu revêtir l'annulation juridictionnelle d'un
P.O.S. Signalons avant toutes choses cependant que si cette solution (issue de la jurisprudence
Gepro) a connu bien des avatars depuis qu'elle a été consacrée, du fait de l'arrêt Commune de
Saint-Palais-sur-mer et de son renversement par la loi du 9 février 19941009, son intérêt
théorique dans l'optique ici envisagée n'a jamais souffert de ceux-ci. Cela étant précisé, on peut
s'intéresser de plus près au mécanisme de la dissociation et tenter de montrer que, loin de
s'imposer naturellement au juge, elle est le fruit de préoccupations pratiques, et qu'elle présente
l'avantage non négligeable de lui permettre de moduler à volonté les conséquences d'un
prononcé d'annulation.

I - Une dissociation volontaire

Il ne semble pas inutile de s'appesantir dans un premier temps sur le point suivant : le
procédé qui constitue le centre de nos présents développements a été utilisé de façon délibérée,
à la suite d'une démarche intellectuelle dont on peut nettement retracer les différentes étapes ; il
ne s'agit plus d'une dissociation "naturelle", comme celles qui permettent de distinguer entre ce
qui fait partie des chaînes d'actes concernés par l'annulation et ce qui s'en démarque 1010. En
effet, les actes qui vont être soustraits aux incidences de la censure d'un document d'urbanisme
subissaient à l'origine le contrecoup de celle-ci, et c'est seulement du fait de l'apparition de
certains facteurs pratiques que le juge a accepté de reconsidérer ses conceptions initiales.

1009
Nous reviendrons en détail sur cette évolution en temps utile. Cf. infra, Partie II.
1010
Voir sur ce point les développements du Titre préliminaire consacrés à la notion de chaîne d'actes touchés par
l'annulation.
209
A. L'inopportunité des solutions traditionnelles

1 - Le jeu originel des règles contentieuses classiques

Comme toute décision administrative, un P.O.S. peut être soumis à l'appréciation du


juge de l'excès de pouvoir ; et ce dernier, après qu'il a été saisi, met souvent un certain temps
- pour ne pas dire un temps certain - pour statuer et éventuellement annuler le texte litigieux1011.
Or, comme le permet l'effet non suspensif du recours, de nombreuses autorisations ont pu, dans
l'intervalle, être délivrées à la lumière du P.O.S. censuré par la suite. La question s'est donc
posée de savoir si la chute d'un P.O.S. devait entraîner celle des décisions d'urbanisme prises
sur son fondement. Une réponse positive ne faisait a priori guère de doutes au regard des
principes traditionnels qui gouvernent le contentieux administratif : le P.O.S. - acte
réglementaire1012- censuré par le juge condamnait par là même toutes les décisions individuelles
prises sur sa base1013, à condition toutefois que ces mesures ne soient pas devenues définitives
du fait de l'expiration du délai de recours à leur encontre, et de la cristallisation des droits que
cela induit1014. Et, de fait, la tendance, avant 1986, était à l'annulation automatique, par voie de
conséquence, des autorisations délivrées sur le fondement du P.O.S. Le Conseil d'État déduisait
le plus souvent de l'annulation du P.O.S. l'irrégularité des permis 1015ou des refus de
permis1016qu'il avait fondés sans rechercher d'éventuels vices propres à ceux-ci.

2 - L'inadaptation manifeste des règles contentieuses classiques aux réalités nouvelles

Avec l'explosion du contentieux de l'urbanisme faisant notamment suite au grand


mouvement de décentralisation amorcé en 19821017, de plus en plus de P.O.S. se sont trouvé
soumis à l'examen du juge et, à l'issue de celui-ci, annulés, le plus souvent au terme d'une
procédure longue de plusieurs années. Devant cette inflation de litiges, l'automatisme de la
chute des autorisations d'urbanisme imposé par les principes traditionnels de l'annulation par
voie de conséquence apparut rapidement abusif dans certaines situations, notamment dans
celles où le P.O.S. s'était fait censurer pour une simple et bénigne irrégularité formelle.
Quelques arrêts, bien qu'isolés dans un premier temps, semblaient avoir pressenti cet
inconvénient ; ils se positionnèrent donc à contre-courant de la logique traditionnelle1018. Mais
il faudra attendre l'arrêt Société Gepro1019, éclairé par les conclusions du commissaire du

1011
Sur le problème de la lenteur de la juridiction administrative, voir infra, Chapitre suivant.
1012
C.E., S., 23/03/1979, Commune de Bouchemaine, p.127, conclusions D. Labetoulle ; La semaine juridique
1979, II, n°19171, note F. Bouyssou.
1013
Au nombre desquelles figurent les permis de construire :
C.E., Ass., 28/02/1974, Commune de Montory, p.93.
1014
Cf. notamment les jurisprudences Caussidery et Quériaud précitées.
1015
Cf. notamment :
- C.E., 5/01/1979, Dame Robinet et Flandres, p.928.
- C.E., 4/02/1981, Périer, Administrer 1981, p.30, conclusions B. Genevois, note G. Liet-Veaux.
- C.E., 8/11/1985, S.C.I. du Moulin, p.874.
1016
C.E., 17/10/1980, Laudrain, p.926.
1017
Voir à ce propos les chiffres cités par M. Stirn, "Le juge administratif et les documents d'urbanisme",
Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.390
1018
Voir notamment :
- C.E., 26/05/1982, S.C.I. Valsnow-Bellevarde, p.139.
- C.E., 10/05/1985, Comité interprofessionnel du Logement "le refuge", inédit.
1019
C.E., S., 12/12/1986, p.282 ; Actualité juridique, Droit administratif 1987, p.275, conclusions C. Vigouroux ;
Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1987, p.518, note D. Delpirou ; Les petites affiches 29/04/1988, p.15,
1ère espèce, note J. Morand-Deviller.
210
gouvernement Vigouroux reprenant une idée émise par certains membres de la doctrine, pour
assister à un véritable renversement de l'état du droit jurisprudentiel.

B. L'idée de la dissociation

1 - Source

La logique nouvelle trouve son assise dans les arguments développés quelques années
auparavant par M. Liet-Veaux1020. Cet auteur avait fait remarquer que les articles 552 al.2 du
Code civil et L.112-1 du Code de l'urbanisme affirmaient le droit de construire comme
constituant une prérogative de la propriété du sol en elle-même. Pour lui, cela sous-entendait
que ce n'était pas du P.O.S que procédaient les permis de construire, mais bien plus simplement
du droit de propriété pris en tant que tel, la réglementation d'urbanisme n'ayant pour autre
raison d'être que d'aménager ou de circonscrire ce droit de construire1021. M. Liet-Veaux
concluait donc sa démonstration en contestant la jurisprudence consacrant de façon générale la
contamination des permis de construire du fait de l'illégalité du P.O.S..

2 - Consécration

Afin d'éviter les conséquences indésirables de l'annulation d'un P.O.S., M. Vigouroux


eut l'idée de faire sortir les autorisations d'urbanisme prises sur la base de celui-ci de la chaîne
d'actes susceptibles de s'y rattacher exclusivement, et donc de subir le contrecoup d'une telle
censure juridictionnelle. Il lui suffit pour ce faire de reprendre à son compte les idées de M.
Liet-Veaux. Les conclusions sur l'arrêt Gepro1022se situent de fait dans la lignée exacte de ce
raisonnement : insistant sur le fait que "le droit de l'urbanisme - n'est - pas subordonné au
P.O.S.", M. Vigouroux, sans nier qu'il existe entre permis et P.O.S. un lien privilégié dans la
mesure où le premier permet le contrôle par l'administration du respect des règles d'urbanisme
aujourd'hui, pour l'essentiel, contenues dans le second, démontre que le permis n'en conserve
pas moins une "certaine indépendance". En privilégiant l'idée selon laquelle le permis de
construire n'assure pas seulement le contrôle du respect de la réglementation locale d'urbanisme
mais aussi de celui des différentes règles et normes étatiques en matière de construction et
d'environnement1023, il conclut que "le permis (...) n'est pas pris "en application" -du P.O.S.- au
sens où sont pris les actes d'application dont l'existence même est impossible sans le
règlement", ce qui induit qu'il "possède une autonomie (...) suffisante pour que l'annulation du
plan n'entraîne pas automatiquement " sa chute1024. Cette solution, en germe dans l'arrêt Gepro,

1020
"Des dangers de l'exception d'illégalité (...)", in Mélanges Péquignot, art. cit. p.435.
1021
Ces idées ont été reprises plus récemment par ce même auteur dans La revue administrative 1992, p.185,
"Chronique des lecteurs - Liberté et construction".
1022
Conclusions précitées.
1023
C'est le cas au hasard :
- des règlements sanitaires élaborés par décrets (C.E., 10/01/1970, de Fligue, p.31.)
- des règles de protection des monuments historiques ou des sites (C.E., 29/07/1971, S.C.I. la Charmille de
Monsoult, p.86, précité)
- des règles relatives à la protection des ouvrages militaires (C.E., 23/01/1982, Association de sauvegarde de
l'environnement Maillot-Champerret, Revue de droit immobilier 1982, p.44, obs. F. Bouyssou) etc.
Sans compter les dispositions du R.N.U. applicables même en présence de P.O.S. approuvé !
1024
Voir également l'avis de J. Arrighi de Casanova, dans ses conclusions précitées sur l'arrêt Mme Chiarazzo
(C.E., 1er/12/1993 ; Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.152) : un P.O.S. "n'est pas nécessaire pour
qu'un permis puisse être délivré et ce dernier ne trouve pas non plus nécessairement son fondement dans les
dispositions" du règlement local d'urbanisme.
211
sera explicitée par une décision rendue immédiatement après1025 : le permis de construire "ne
constitue pas un acte d'application" du P.O.S.1026. Des arrêts ultérieurs ont consacré et étendu la
solution à des hypothèses proches. Le développement le plus intéressant, réalisé en matière
d'autorisation de lotir1027, allait de soi car, comme le soulignait le commissaire du
gouvernement Toutée1028, la nature des permis de construire et des autorisations de lotir étant
identique, "il n'y a aucun motif de dissocier le sort qui leur est réservé"1029. On peut également
noter l'exacte transposition de la jurisprudence Gepro, après quelques atermoiements, aux
conséquences de l'annulation d'un plan d'aménagement de zone1030.

La technique de la dissociation présente, on va le voir maintenant, de nombreux


avantages pour le juge par rapport à une rupture pure et simple de la chaîne d'acte touchée par
l'annulation, dans la mesure où elle lui permet de moduler presqu'à volonté les incidences de la
censure d'un document d'urbanisme sur les mesures prises sur son fondement.

II - Une dissociation sélective

Si le juge avait totalement disjoint les autorisations d'urbanisme et les documents dans le
cadre desquels elles ont été prises, il aurait conféré aux premières une immunité abusive. Tout
l'intérêt de la technique de la dissociation se révèle, par le double jeu des idées de dissociabilité
et d'indissociabilité, d'éviter cet excès tout en remédiant à ceux qu'engendrait l'application
aveugle des règles classiques de l'annulation par voie de conséquence. Ainsi, dans ses
conclusions particulièrement détaillées sur l'arrêt Gepro, M. Vigouroux a-t-il pu distinguer
plusieurs cas de figure que la jurisprudence ultérieure a largement consacrés.

1025
C.E., 28/01/1987, p.20, Association Comité pour la défense des espaces verts c/ Sté Le Lama, p.20 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1987, p.279, conclusions C. Vigouroux ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz
1987, p.628, note D. Delpirou ; Dalloz 1987, somm. com. p.256, observations H. Charles.
Voir également, C.E., 27/05/1991, époux Bouquet, p.213 ; Revue française de droit administratif 1991, p.698 ;
Revue de droit immobilier 1991 p.330.
1026
M. Venezia (art. cit.) a tenté d'expliquer la position du Conseil en insistant sur la différence de nature existant
entre les "mesures prises en application" qui seules pâtiraient de l'annulation de l'acte-base (voir supra, Titre
préliminaire) et les "mesures prises par application" qui, elles, ne seraient pas des actes conséquences car se
bornant à intervenir "dans le cadre" d'une règle supérieure.
On verra à l'occasion de l'étude sur l'utilité de l'exception d'illégalité qu'une telle systématisation ne correspond
peut-être pas à l'empirisme des solutions jurisprudentielles.
1027
Le premier arrêt à adopter cette solution (C.E., 29/04/1987, S.A. H.L.M. "le nouveau logis", inédit, cité par H.
Toutée dans ses conclusions précitées) n'eut pas le retentissement de son successeur, à savoir l'arrêt Assaupamar
(précité) : "si l'autorisation de lotissement ne peut, en vertu de l'article R.315-28 du code de l'urbanisme, être
délivrée que pour un projet qui respecte la réglementation d'urbanisme en vigueur, elle ne constitue pas un acte
d'application de cette réglementation ; (...) il suit de là que la constatation par le juge de l'illégalité d'un P.O.S.
n'entraîne pas de plein droit celle d'une autorisation de lotir qui a été délivrée sous l'empire de ce plan."
1028
Conclusions précitées.
1029
D'autres extensions ne sont pas à exclure : c'est ainsi par exemple que M. de Montgolfier envisageait
l'application de la jurisprudence Gepro aux certificats d'urbanisme positifs (voir conclusions sur l'arrêt de Section
du 7/06/1991 Commissaire de la République de la Corse du Sud c/ M. Raccat , Actualité juridique, Droit
administratif 1991, p.813, et en particulier p.816).
1030
Cf. C.E., 5/12/1994, Syndicat Viticole de Pessac-Léognan et autres, précité, Bulletin de jurisprudence du
Droit de l' urbanisme, n°7, 1995, p.91, conclusions S. Lavignes.
212
A. La dissociabilité permet la sauvegarde de l'acte subséquent

1 - Philosophie de la dissociabilité

C'est par l'entremise du concept de dissociabilité qu'il va être répondu au souci de


sauvegarder, autant que faire se peut, les permis délivrés sur la base d'un P.O.S. annulé. On a
déjà mis en avant quelle aberration il y aurait, sur le plan de l'opportunité, à condamner
systématiquement des permis justifiés au fond mais délivrés sur la base d'un P.O.S. dont
l'annulation n'a été motivée que par la présence d'un vice externe l'affectant. Les situations
inacceptables que cela entraînerait s'imaginent aisément, ne serait-ce par exemple que
l'interruption de chantiers déjà entrepris, avec toutes les incertitudes que cela génère,
notamment sur le plan financier1031. Le but est donc de sauver les autorisations d'urbanisme qui
méritent de l'être, en les préservant de l'onde de choc causée par la mise à jour de l'illégalité du
règlement qui les fondait. Considérer avec M. Liet-Veaux qu'il existe une dissociabilité entre
permis de construire et document d'urbanisme parce qu'il ne conditionne pas, du moins à lui
seul, leur légalité, autorise à ne pas faire pâtir ceux-là de l'annulation de celui-ci.

2 - Action de la dissociabilité

* Pour prévenir la chute de l'autorisation d'urbanisme consécutivement à la censure du texte


visé lors de sa délivrance, on peut tout d'abord songer à une substitution de base légale. M.
Vigouroux l'a d'ailleurs envisagé : selon lui, s'il existe dans le droit remis en vigueur par la
disparition du P.O.S. censuré, une disposition sur laquelle peut de toute évidence se fonder le
permis contesté, le Conseil d'État va procéder à une telle substitution et sauver ainsi ce dernier
de l'annulation1032. Cela semble toutefois assez difficile à réaliser en matière d'octroi de permis
de construire car, contrairement au cas où un refus est opposé à une demande en ce sens, la
décision de l'administration ne doit pas obligatoirement être motivée et le juge n'aura, de ce fait,
pas toujours connaissance des motifs qui l'ont inspirée. C'est pourquoi l'on peut penser que ce
cas de figure est destiné à se cantonner aux espèces dans lesquelles, conformément à la
jurisprudence Association pour la protection du site du Vieux Pornichet1033, l'annulation d'un
P.O.S. approuvé aura fait resurgir un plan rendu public encore en vigueur et matériellement
proche, ou en cas de censure d'une modification ou d'une révision légère. En revanche, dans les
hypothèses de résurrection de documents plus anciens ou moins précis ne pouvant servir de
base évidente au permis en cause, le juge ne pourra pas souvent, sauf à faire preuve d'une trop
grande audace, pratiquer ce type de substitution sans empiéter sur le pouvoir d'appréciation
réservé à l'administration.

* Mais, lorsque précisément le juge ne peut procéder à une substitution de base légale, le
permis ne tombe pas pour autant du seul fait de l'annulation du P.O.S. C'est à ce stade que l'idée
de dissociabilité va produire son plein effet : le raisonnement global adopté par M. Vigouroux,
privilégiant l'idée selon laquelle le droit de construire s'attache à la propriété du sol, conduit
naturellement celui-ci à faire bénéficier le permis "d'une sorte de présomption de légalité, si du

1031
Voir en ce sens le commentaire du rapport du Conseil d'État L'urbanisme : pour un droit plus efficace, par
MM. Charles et Hocreitère, Revue française de droit administratif 1992, p.711 : "il est certain que les
conséquences financières des décisions rendues en matière d'urbanisme pèsent parfois sur le sens des décisions.
Qui peut le nier ?"
1032
Le juge accepte ainsi de réparer l'erreur de droit que, selon M. Genevois, l'administration commet "lorsqu'elle
prend position sur une demande de permis de construire en se fondant sur un règlement illégal au lieu de
s'interroger sur la règle légalement applicable" (conclusions sur l'arrêt Périer précitées).
1033
Jurisprudence précitée.
213
moins aucune violation du règlement national n'apparaît"1034. Cela suppose donc qu'en présence
d'une autorisation de construire, par principe dissociable du P.O.S. annulé, le juge n'en
reconnaîtra l'illégalité que si le requérant parvient à établir qu'elle contrarie une des dispositions
ressuscitées du fait de la disparition du P.O.S. Cette idée est explicitée par l'arrêt Association
Comité de défense des espaces verts 1035: "il appartient au juge, s'il est saisi des moyens en ce
sens par la partie qui critique le permis, de rechercher si le projet de construction autorisé est ou
non compatible avec les dispositions d'urbanisme redevenues applicables à la suite de
l'annulation du P.O.S."1036. La protection des titulaires de permis de construire dans le système
mis en place par la jurisprudence Gepro s'avère donc très poussée, et ce d'autant que la violation
des dispositions du règlement qui se substitue au texte annulé doit être mise en avant par les
requérants, car elle ne saurait être soulevée d'office par le juge 1037. M. Vigouroux justifiait cet
attentisme du juge, que cette violation ressorte ou non des pièces du dossier, par le fait que,
dans les deux cas, la juridiction qui agirait en sens inverse outrepasserait son rôle, soit en
statuant au delà des moyens dont elle était saisie, soit en substituant son interprétation à celle de
l'administration.

La dissociation permet donc de préserver grandement les décisions prises dans le cadre
d'une réglementation d'urbanisme annulée ; elle présente en outre, de par sa maniabilité, l'intérêt
d'atténuer cette immunité dès lors qu'elle semblerait par trop excessive. Le jeu de la
dissociabilité est en effet contrebalancé par celui de son jumeau, l'indissociabilité1038.

B. L'indissociabilité rétablit le mécanisme de l'annulation par voie de conséquence

Nous allons ici reprendre la différence fondamentale établie par M. Vigouroux entre
refus et octroi d'autorisation rendus sur la base du P.O.S. annulé1039.

1 - Pour un refus d'autorisation

Les conclusions rendues sur l'arrêt Gepro prônent une différence de traitement radicale
selon la nature de la décision contestée à la suite de la censure juridictionnelle du document
d'urbanisme. Alors que, nous l'avons vu, il pèse sur la décision d'octroi une présomption de
légalité qui la préserve de l'annulation automatique par voie de conséquence, M. Vigouroux
affirme qu'un refus d'autorisation doit quant à lui, en principe, suivre automatiquement dans sa
chute le P.O.S. illégal qui l'avait fondé. Cette solution paraît se justifier tant sur le plan
juridique que sur le plan de l'opportunité :

1034
Conclusions précitées, p.277.
1035
Jurisprudence précitée.
1036
La même formule est reprise par un arrêt C.E., 28/04/1989, Association Collectif pour sauvegarder les
collines de la paix et les Monts Niçois c/ Bensabath, Droit administratif 1989, n°369.
1037
Le jugement du T.A. Versailles en date du 27/03/1987 Sté civ. agricole et immobilière Champaubert et autres
c/ Cne de Maisons-Laffitte et autres (Gazette du Palais 1988, 1, somm. com. p.134) confirme expressément cette
impossibilité.
1038
On pourra s’amuser à effectuer un parallèle à ce propos avec le double rôle que tient l’idée de divisibilité en
matière d’annulation partielle (voir supra, Titre I, Sous-titre I).
1039
Cette distinction avait été envisagée par quelques commissaires du gouvernement avant l’arrêt Gepro, mais
ceux-ci n’avaient pas jugé bon de la retenir du fait des difficultés de sa mise en œuvre.
Cf. notamment conclusions B. Genevois précitées sur C.E, 4/02/1981, Périer.
Elle n’était d’ailleurs pas totalement ignorée en jurisprudence (voir par exemple : C.E, Ass., 29/03/1968, Sté du
lotissement de la plage de Pamplonne, p. 211, conclusions G. Vught ; Actualité juridique, Droit administratif 1968,
II, p. 336, chron. J. Massot et J-L. Dewost).
214
* Sous ce dernier angle, il s'avère en effet que l'annulation du refus est sans conséquences
graves ni pour les administrés, ni pour l'administration elle-même : le pétitionnaire ne peut que
se réjouir de la ré instruction de son dossier que cette annulation implique, puisqu'un sort plus
favorable pourra éventuellement être réservé à sa requête ; les tiers quant à eux, dans
l'hypothèse où le réexamen du dossier se traduirait par une décision d'octroi, peuvent, si celle-ci
leur fait grief et à l'instar de ce qui s'offre au pétitionnaire en cas cette fois de nouveau refus,
former un recours en excès de pouvoir contre la décision nouvelle ; l'administration enfin n'a
pour autre obligation que de procéder à une seconde instruction du dossier en cause sur le
fondement des règles que l'annulation du P.O.S. a remises en vigueur1040.

* La solution n'est pas de surcroît dépourvue de tout fondement juridique. Si l'on considère en
effet, encore avec M. Liet-Veaux1041, que la réglementation d'urbanisme doit être considérée
comme une exception apportée, en vertu de la loi, au principe de libre disposition de son bien
par le propriétaire, il est normal de concevoir le refus d'autorisation de construire comme un
acte d'application de cette réglementation, puisque celle-ci est seule susceptible de lui servir de
base légale. La chute des refus de permis consécutive à l'annulation du P.O.S. dans lequel
l'autorité administrative avait puisé la règle justifiant sa décision constitue bien l'aboutissement
logique de cette analyse. Il s'agit donc ici d'une indissociabilité "commune", de la même nature
que celle qui lie tout acte annulé à ses actes-conséquence dans le cadre d'une chaîne d'actes
concernée par une annulation. Rien ne pourra de ce fait sauver les refus des retombées de la
censure du P.O.S. sur sa base duquel ils ont été opposés, excepté une fois encore, en raison de
la spécificité du droit de l'urbanisme qui se compose de nombreux "textes gigognes" et parfois
interchangeables, lorsqu'il se trouve dans la réglementation remise en vigueur du fait de la
disparition de ce plan une disposition pouvant de façon évidente leur servir de fondement : il
apparaît dès lors superflu de renvoyer le dossier à l'administration en vue d'une nouvelle
instruction, puisque le juge est à même, sans se substituer à celle-ci, de constater le bien fondé
de la mesure au regard des règles ressuscitées. Inutile donc d'encombrer les services compétents
si l'issue du dossier ne fait aucun doute1042.

2 - Pour une autorisation

Cette perspective s'avère nettement plus intéressante dans la mesure où l'idée


d'indissociabilité va s'y révéler dans toute sa spécificité : elle ne s'identifie plus, comme dans
l'hypothèse précédente, au lien qui unit acte annulé et acte-conséquence, mais apparaît bien
comme le pendant de l'idée de dissociabilité qui a permis au juge de faire sortir les autorisations
d'urbanisme de la sphère des effets de l'annulation du P.O.S..

1040
Voir supra ; et par exemple, C.E 26/06/1985, S.C.I. Les cabanniers de la Marronnède, précité.
1041
Art. cit.
1042
Au vu de la jurisprudence ultérieure, le juge semble s'autoriser cependant à rechercher si une substitution est
possible alors même qu'elle ne ressort pas du dossier de façon manifeste : Cf. C.E., 10/06/1992, Commune de
Falicon, p.227 ; Revue française de droit administratif 1992, p.780. : "il y a lieu de rechercher si celles des
dispositions (du règlement qui renaît du fait de l'annulation du P.O.S.) qui mettent en œuvre les mêmes
préoccupations que celles des dispositions du P.O.S. sur lesquelles est fondée la décision attaquée et donnent à
l'autorité administrative le même pouvoir d'appréciation sont susceptibles d'être substituées aux dispositions
irrégulièrement invoquées".
215
a) Ce que recouvre l'idée d'indissociabilité dans le contentieux des autorisations
d'urbanisme

L'autorisation d'urbanisme est, comme on a pu le constater et à l'inverse du refus,


considérée comme ne constituant pas une mesure d'application du P.O.S. ; c'est la raison pour
laquelle l'illégalité qui affecte ce dernier ne rejaillit pas sur elle de façon mécanique. Cela ne
fait toutefois pas obstacle à l'existence d'une hypothèse dans laquelle demeure l'automaticité de
la chute du permis en raison de l'annulation du P.O.S. : il s'agit du cas où se trouve censurée une
disposition de ce dernier - en règle générale un découpage arbitraire pratiqué par celui-ci - qui
n'avait pas d'autre raison d'être que de favoriser les projets de certains constructeurs. Le permis
dont l'octroi a été rendu possible par ce "zonage scélérat"1043tombera en conséquence de
l'invalidité du P.O.S., sans que le juge ait à examiner sa régularité propre, parce qu'il existe
alors une "indissociabilité" entre eux. De cette façon, on évite que ne soient abusivement
protégés les permis de construire qu’affectait une illégalité trop grossière. M. Hostiou avait déjà
envisagé la possibilité de "traiter différemment les cas où la légalité externe ou au contraire
interne du P.O.S. était contestée"1044. M. Vigouroux va encore plus loin et opère une distinction
au sein même de la censure des illégalités internes du P.O.S. : seules les affaires dans lesquelles
seront sanctionnés des vices proches du détournement de pouvoir seront susceptibles
d'engendrer une telle indissociabilité ; autant dire que celles-ci ne seront pas extrêmement
fréquentes. Le cas s'est pourtant parfois présenté : dans l'arrêt Gepro lui-même, le classement en
zone NDe "protection des sites" d'un espace boisé avait été transformé en classement NAUe
afin de favoriser la construction d'une centaine de logements. Le Conseil d'État, considérant que
le permis accordé subséquemment l'avait été "en application de ces dispositions illégales
spécialement édictées pour rendre possible l'opération litigieuse" annula celui-ci "par voie de
conséquence" et "compte tenu de ce lien"1045. L'idée sous-jacente de détournement de pouvoir a
d'ailleurs été explicitée par l'arrêt Epoux Johannet1046où la modification litigieuse avait eu pour
objet de rendre constructible un terrain acquis quelques mois auparavant par une parente du
maire travaillant au service d'urbanisme de la commune1047. Même si elle semble quelque peu
tempérée par la jurisprudence la plus récente, cette exigence de manœuvre plus ou moins
louche demeure à l'évidence vivace dans les solutions adoptées par le Conseil d'État1048.

1043
Selon l'expression de M. Toutée dans ses conclusions sur l'arrêt Assaupamar précitées.
1044
Note sous l'arrêt Ministre de l'environnement c/ Comité inter association pour l'environnement de Nancy
précitée.
L'idée provient plus exactement des conclusions de M. Stirn sur cet arrêt, à propos de l'utilité de l'exception
d'illégalité. M. Hostiou repoussait cette solution, considérant la position du Conseil d'État qui n'avait pas effectué
la distinction en cause comme "la plus simple" et "la seule satisfaisante".
1045
Pour un cas similaire, Cf. C.E., 4/12/1987, S.A. Europe-Maison, p.198 ; Les petites affiches 29 avril 1988,
3ième espèce, note J. Morand-Deviller : révision du P.O.S. en vue de permettre la construction de 61 maisons
individuelles face au large alors que la zone côtière était extrêmement protégée par tout un dispositif réglementaire.
1046
C.E., 19/06/1991, Revue française de droit administratif 1991, p.698.
Cf. également C.E., 28/11/1990, Puchelle, inédit.
1047
Voir également C.E., 1er/12/1993, Caisse régionale de réassurances mutuelles agricoles c/ Association
Riedisheim environnement, req. n°132151, Bulletin de jurisprudence du Droit de l'urbanisme, mars 1984, p.80,
conclusions J. Arrighi de Casanova.
1048
Ainsi, pour le commissaire du gouvernement S. Lavignes dans ses conclusions sur l'arrêt du 29 juillet 1994
S.C.I. Baudin (Bulletin de jurisprudence du Droit de l'urbanisme ; 1994, n°5, p.23), le Conseil d'État a
"insensiblement élargi le champ de l'-indissociabilité- en dépouillant en partie la jurisprudence Gepro de son
caractère subjectif, proche du détournement de pouvoir, et en annulant des permis de construire par voie de
conséquence lorsqu'il apparaît simplement que les dispositions illégales ont été adoptées afin de rendre possible la
délivrance du permis de construire". Il n'empêche que, dans l'arrêt en cause, l'indissociabilité est encore retenue
pour qualifier une manigance pour le moins suspecte (application anticipée, après annulation d'un précédent
permis, des dispositions du P.O.S. en cours de révision qui supprimaient la restriction ayant entraîné la censure
initiale).
216
b) Ce que constitue cette indissociabilité par rapport aux règles de l'annulation par voie
de conséquence

La solution que l'on vient de retracer ne se plie pas facilement aux canons de
l'annulation par voie de conséquence. Comme le souligne le commissaire du gouvernement
Frydman dans ses conclusions sur l'arrêt Ministre de l'urbanisme c/ Association pour la défense
de l'environnement et de la qualité de la vie de Golfe-Juan et Vallauris et autre1049, le
raisonnement suivi "apparaît de ce point de vue comme une simple jurisprudence d'opportunité
dépourvue de réel fondement juridique. En retenant un prétendu lien d'indissociabilité entre
P.O.S. et permis, elle est en effet rigoureusement contraire à la règle (...) selon laquelle le
permis n'est pas un acte d'application du plan"1050. En effet, de deux choses l'une : ou bien l'on
estime qu'une autorisation d'urbanisme procède seulement du droit de construire tel qu'il résulte
du droit de propriété - qui permet a priori une libre disposition de son bien - et non de la
réglementation des sols - dont le seul but est de restreindre cette faculté -, auquel cas il ne
saurait jamais y avoir de contamination de l'illégalité du P.O.S. sur le permis puisqu'il n'existe
aucun lien direct entre les deux ; ou bien l'on considère que c'est la réglementation d'urbanisme
qui autorise la délivrance des permis de construire, et l'on admet alors que l'illégalité de l'acte-
base se transmettra irrémédiablement aux mesures prises sur son fondement. Si l'on avait suivi
cette logique juridique dans toute sa rigueur, il n'y aurait eu aucune place pour la demi-mesure.
Là se concentre tout l'intérêt de la notion de dissociation, et de ses deux composantes
structurelles que sont la dissociabilité et l'indissociabilité : faisant fi des rigidités qui
caractérisent les règles de l'annulation par voie de conséquence, elle permet au juge d'en éviter
l'automatisme qui se révélait en la matière extrêmement fâcheux, tout en n'en écartant pas le
principe lorsqu'il apparaît nécessaire de sanctionner une opération interlope. L'indissociabilité
n'équivaut donc pas ici au lien de dépendance qui unit un acte-conséquence normal à un
règlement illégal ; elle n'est en somme qu'un instrument au service du juge dans les hypothèses
où il pense qu'il convient de condamner un permis que des manœuvres frauduleuses ont
favorisé.

La mise à l'écart d'un acte hors de la chaîne d'actes susceptibles d'être contaminés par
une annulation constitue un moyen intéressant de limitation des effets de celle-ci ; encore
convient-il d'en relativiser - pour l'instant du moins - la portée, dans la mesure où le droit du
permis de construire semble constituer l'unique domaine dans lequel ce procédé trouve à
s'exercer. On ne saurait pour autant le négliger tant sur un plan purement conceptuel que
pratique, eu égard à l'importance quantitative du contentieux en cause. Cette remarque peut
également parfaitement s'appliquer à la deuxième technique contentieuse permettant au juge de
brider les effets d'une annulation.

1049
C.E., 21/07/1989, p.21 ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz, décembre 1989, p.407 s.
1050
Ibid, p.410.
217
Paragraphe 2. La technique de la détachabilité en matière contractuelle

Certains actes sont de primes abords insusceptibles d'un recours pour excès de pouvoir,
parce qu'ils s'intègrent dans une opération dont le contentieux global appartient au juge de plein
contentieux1051. On pense essentiellement aux domaines électoral, fiscal et contractuel. Depuis
de nombreuses années cependant, le juge de l'annulation a consenti à "détacher" quelques
décisions s'y rapportant, s'autorisant de ce fait à connaître d'une partie des litiges nés en ces
matières, ce notamment au profit de tiers pour qui attaquer pour excès de pouvoir de tels actes
constitue la seule faculté de contestation. Cette apparente bienveillance va toutefois montrer ses
limites en matière contractuelle, car ici, l'emploi de la détachabilité va permettre parallèlement
aux juridictions administratives de ne pas se départir de la circonspection traditionnelle qui
caractérise leur attitude à l'égard de ce mode d'action.

I - Le procédé de la détachabilité est censé étendre le champ du recours pour excès de


pouvoir

Si le juge a élaboré le concept d'"acte détachable", c'est essentiellement pour soumettre


au contrôle direct de légalité des décisions qui y étaient jusque là soustraites1052. Cette
technique devait connaître un succès tel que le nombre d'actes ainsi qualifiés n'a cessé de croître
au fil des ans, notamment en matière contractuelle.

A. Généralités concernant le concept d'acte détachable

Point n'est utile de retracer en détail la naissance du phénomène, qui a depuis longtemps
fait l'objet de nombreuses et complètes présentations1053, pas plus que l'évolution qu'il a subie.
On ne saurait cependant faire l'économie de quelques rappels minimaux.

1 - La consécration de la "détachabilité"

a) Initialement existait la théorie du "tout indivisible", selon laquelle toutes les décisions qui
participaient à la réalisation d'une opération dont le contrôle était confié au juge du plein
contentieux ne pouvaient s'en trouver dissociées pour donner lieu à des recours propres. Des
nombreuses raisons alors avancées pour justifier cette solution, il faut retenir notamment l'idée
1051
Sur l'idée d'incompétence naturelle du juge de l'excès de pouvoir en matière de plein contentieux, voir
notamment J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., n°1007.
Et sur celle d'une tendance actuelle de la jurisprudence à affirmer l'existence de "blocs de plein contentieux par
nature" excluant toute possibilité de recours pour excès de pouvoir, voir conclusions M. Fornacciari sous C.E., S.,
31/03/1989, Département de la Moselle, Revue française de droit administratif 1989, p.466 (et plus spécialement
p. 469).
1052
Cette remarque vaut également pour les actes détachables des relations internationales, que le juge accepte de
dissocier de la théorie des actes de gouvernement (voir notamment à leur propos R. Chapus, Droit du contentieux
administratif, n°993-3). Mais nous ne consacrerons pas de développements à ce type de décisions dans la mesure
où elles ne présentent aucun intérêt dans l'optique de notre recherche. Comme le signale en effet B. Genevois dans
ses conclusions sur l'arrêt Vo Thanh Nghia (C.E., S., 22/12/1978, p.523, Actualité juridique, Droit administratif
1979, n°4, p.36), ces actes sont "tournés vers l'ordre interne", et à ce titre, leur éventuelle annulation ne saurait
produire aucun effet sur les relations internationales dont on les a détachés. Dès lors, aucune spécificité ne justifie
qu'on s'intéresse de plus près à cette censure.
1053
Voir notamment H. Charles, Actes rattachables et actes détachables en droit administratif français, op. cit..
218
d'exception de recours parallèle : consacrée par des arrêts fort anciens1054, cette théorie prônait
l'irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir lorsque le requérant disposait d'une autre voie
de droit pour obtenir satisfaction1055. Elle semblait essentiellement fondée sur des
considérations d'ordre pratique, le risque étant grand de voir le Conseil d'État submergé par
l'exercice systématique d'un recours dont on connaît la facilité d'engagement1056. En ce qui
concerne la matière contractuelle, deux autres justifications avaient été avancées : tout d'abord
la théorie de l'"incorporation", découlant de l'idée de recours parallèle1057, qui prétendait qu'une
fois définitif ou exécuté, le contrat englobait tous les actes ayant concouru à sa conclusion,
lesquels perdaient de ce fait leur individualité et toute spécificité contentieuse1058. Le second
argument s'appuyait sur l'idée de droits acquis, nés du contrat, qu'il paraissait inadmissible de
remettre en cause par l'entremise de la contestation d'un "acte support" de celui-ci1059.

b) Cette théorie du tout indivisible devait rapidement dévoiler ses faiblesses, dont la principale
consistait à priver certains intéressés, qui n'avaient pas accès au juge de plein contentieux, de
toute possibilité de contestation. Les illégalités affectant les actes rattachés à cette entité avaient
toutes les chances de rester impunies, ce qui pouvait, dans certains cas, déboucher sur de réels
"dénis de justice"1060. Il en allait en particulier ainsi dans les domaines électoral, fiscal et
contractuel, dans lesquels l'édiction de nombreux actes s'avère souvent nécessaire à la
réalisation des opérations s'inscrivant dans ces cadres1061. C'est pourquoi la jurisprudence
devait, dans les premières années du XXème siècle, y dégager le concept d'"acte détachable" qui
pousse le juge à considérer que certaines des décisions qui participent à l'organisation d'une
élection1062, l'application d'une imposition1063ou la conclusion et l'exécution d'un contrat1064,

1054
C.E., 20/02/1868, Couder et Bouchers de Paris, p.193, conclusions Aucoc ; et 4/02/1869, Mazet et
Boulangeries de Montluçon, p.96 ; Sirey 1870. III, p.92, conclusions de Belbeuf.
1055
Sur cette théorie, voir notamment Guillien, L'exception de recours parallèle, 1934 ; à noter que cette théorie
est toujours appliquée dans d'assez nombreuses matières. Pour un exemple récent, voir C.E., S., 6/01/1995,
Ministre de la Solidarité c/ Sté manufacture française des chaussures Eram, Les petites affiches 1995, n°67,
conclusions J.-C. Bonichot ; Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.347, observations X. Prétot ; La
semaine juridique 1995, II, n°22456, note F. Taquet.
1056
Ibid., p.18.
1057
Ibid., p.191.
1058
Cf. notamment Laferrière, op. cit., p.44 et 470 ; et C.E., 8/05/1897, Cimetière, p.345.
A noter que si tout recours spécifique par voie d'action était exclu à l'encontre de ces actes, ils demeuraient
toutefois susceptibles d'un contrôle par la voie de l'exception : Cf. C.E. 2/03/1877, Institut Catholique du Nord,
p.222.
1059
Sur ce problème, voir infra, Partie II.
1060
L'expression sera employée par Romieu dans ses conclusions sur l'arrêt Martin, Revue du droit public 1906,
p.268.
1061
Pour d'autres secteurs soumis au juge du plein contentieux au contraire, les pouvoirs de ce dernier
apparaissent suffisants pour assurer un contrôle d'ensemble satisfaisant : il en va ainsi en particulier du régime
contentieux des établissements dangereux, incommodes et insalubres, où le juge spécialisé connaîtra de la légalité
des arrêtés portant autorisation ou refus d'autorisation (C.E., 13/03/1937, Delanos, p.313) ; cela expliquera
l'exclusion du recours pour excès de pouvoir dans ce domaine (C.E., 16/12/1955, Société Morai, p.595 ;
23/09/1988, Brault ; Droit administratif 1988, n°528).
1062
C.E., 24/07/1903 Commune de Massat et 7/08/1903, Chabot ; Sirey 1904.3, p.1, note Hauriou : recevabilité
d'une commune (1er arrêt) et des électeurs (2ème arrêt) à contester un sectionnement électoral communal.
1063
C.E., 28/02/1913, Breil, p.289 ; Sirey 1918-1919.3, p.37 : recours contre une délibération de conseil
municipal fixant le tarif d'une taxe.
1064
C.E., 4/08/1905, Martin, p.749 ; Sirey 1906.3, p.49, note Hauriou ; Dalloz 1907, 3, p.49, conclusions Romieu :
possibilité d'exercer un recours pour excès de pouvoir contre une délibération concédant l'exploitation d'un service
public.
219
sont susceptibles d'être isolées de l'opération principale afin de donner prise à un contrôle de
l'excès de pouvoir.1065

2 - L'expansion de la "détachabilité"

a) Multiplication des bénéficiaires de la notion

La vertu première de cette tendance était d'admettre les contestations des personnes à
qui la théorie du tout indivisible interdisait tout accès au prétoire, car n'étant pas admis à former
un recours de pleine juridiction. Cette détermination "subjective"1066de la détachabilité d'un
acte, c'est-à-dire fonction de l'impossibilité pour la personne qui forme le recours d'obtenir
satisfaction devant le juge normal de l'opération considérée, joue incontestablement dans
certaines hypothèses1067. Cependant, dès le départ, on a admis qu'un acte pouvait être également
estimé détachable au bénéfice de requérants qui, pourtant, détenaient le pouvoir d'actionner
parallèlement le juge de plein contentieux, ce dernier pouvant résoudre à leur profit le litige
dans des conditions équivalentes1068. Cela vaut en particulier en matière contractuelle, où, très
vite, le cocontractant s'est vu accorder cette dualité de voies de droit quant aux actes relatifs à la
passation du contrat1069. La consécration de la notion d'acte détachable ruinait du même coup
tant la théorie de l'exception de recours parallèle que celle de l'incorporation. L'idée de respect
des droits acquis allait également se trouver fragilisée par l'expansion du concept étudié.

b) Multiplication des actes soumis à ce régime

* Dans les contentieux fiscal et électoral

A la suite des premières décisions ayant consacré l'idée d'actes détachables, la


jurisprudence n'a cessé d'accroître le rôle de l'excès de pouvoir dans ces matières. C'est ainsi
notamment que les décisions de nature réglementaire sont presque systématiquement
considérées comme détachables des opérations dont elles ont pour but de permettre la
réalisation1070. Mais certains actes non réglementaires sont également susceptibles d'une pareille

1065
Ces trois domaines ne constituent pas le terrain exclusif d'application de la théorie (voir par exemple, en
matière d'édifices menaçant ruine, C.E., 4/07/1958, Société des établissements Thibout, p.413 : recevabilité d'un
locataire d'un édifice faisant l'objet d'une procédure de péril à exercer contre celle-ci un recours pour excès de
pouvoir) ; c'est dans leur cadre cependant que l'idée d'"actes détachables" a vu le jour, et s'applique de façon
vraiment significative.
1066
Pour reprendre la terminologie employée par MM. Auby et Drago, op. cit., n°1010 s.
1067
Par exemple, en matière fiscale, les tiers qui ne disposent pas d'un recours de pleine juridiction relativement
aux impositions auxquelles ils ne sont pas assujettis pourront solliciter l'annulation par le juge pour excès de
pouvoir de certains actes considérés comme détachables à leur égard.
Cf. notamment C.E., S., 13/10/1967, Ville de Puteaux, p.372 ; Actualité juridique, Droit administratif 1967, p.667,
chron. J. Massot et J.-L. Dewost ; La semaine juridique 1968, n°15332, note C. Durand-Prinborgne.
1068
Voir notamment sur ce point H. Charles, op. cit. p. 161 s.
1069
C.E., 11/12/1903, Commune de Gorre et 22/04/1904, Commune de Villiers/ Mer ; Sirey 1906,3, p.49, note
Hauriou.
Plus récemment, voir C.E., 5/12/1958, Secrétaire d'État à l'agriculture c/ Union des pêcheurs à la ligne et au lancer
de Grenoble, p.620 ; Actualité juridique, Droit administratif 1959, p.57, conclusions J. Khan.
1070
Plus récemment, voir C.E., 5/12/1958, Secrétaire d'État à l'agriculture c/ Union des pêcheurs à la ligne et au
lancer de Grenoble, p.620 ; Actualité juridique, Droit administratif 1959, p.57, conclusions J. Khan.
Si cela est particulièrement vrai en matière fiscale (Cf. notamment C.E., S., 21/03/1969, Société Hauser, p.178,
conclusions Bertrand ; Actualité juridique, Droit administratif 1969, p.498, note J. Lamarque, et p. 622, obs. R.
220
qualification, soit parce qu'un texte prévoit à leur encontre la possibilité d'un recours
spécifique1071, soit parce que le juge estime opportun qu'il en aille de la sorte1072. On se rend
compte par là même de ce que la "détachabilité" a permis une assez large immixtion du juge de
l'excès de pouvoir dans ces domaines soumis en principe au plein contentieux. Cette remarque
se vérifie encore plus en matière de contrats administratifs.

* Dans le contentieux contractuel

Le phénomène a ici pris des proportions remarquables "à raison de l'attirance, presque
de la complaisance, que le juge administratif a manifestées envers ce procédé de la détachabilité
qui a alors permis au juge de l'excès de pouvoir d'agir et de sévir très près du contrat lui-
même"1073. On relève ici deux grandes catégories d'actes soumis à ce régime : les premiers se
rapportent à la passation et à l'approbation des contrats et seront détachables tant à l'égard des
tiers que des contractants ; les seconds relatifs à l'exécution du contrat bénéficieront en principe
aux seuls tiers1074. La détachabilité des décisions concourant à la formation du contrat est
admise relativement facilement, et nombreuses sont celles d'entre elles qui sont assujetties à ce
régime 1075; et si l'état du droit se révèle nettement plus restrictif quant aux actes d'exécution, il
n'empêche que la réticence du juge connaît beaucoup d'assouplissements 1076, à tel point que "la
jurisprudence récente fait du contentieux de l'annulation de certaines mesures d'exécution du
contrat un domaine pratiquement réservé au seul juge de l'excès de pouvoir"1077.

B. La pénétration du contentieux contractuel par le biais de l'acte détachable

1) Sous cet angle, le procédé de la détachabilité va susciter bien des interrogations. En effet, par
hypothèse, un acte que le juge estime pouvoir séparer d'une opération ne doit pas représenter le
cœur même de celle-ci : "si cet acte constitue un élément essentiel (...), il ne saurait en être
détaché sans méconnaître la règle instituant la voie de droit particulière. La détachabilité pourra
être, au contraire, admise si l'acte n'occupe qu'une place accessoire dans ce contentieux, s'il n'en
constitue pas l'objet principal"1078. L'intérêt de la notion réside en effet dans la permission

Drago), le contentieux électoral fait également une large place à cette idée, puisque le Conseil d'État y admet la
détachabilité des actes permanents, tels que les arrêtés ou décrets portant organisation de différentes élections (voir
notamment, s'agissant du décret organisant les élections à l'Assemblée des Communautés Européennes : C.E., Ass.,
22/10/1979, Union démocratique du travail, p.384 ; Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.19, chron. Y.
Robineau et M.-A. Feffer ; Revue du droit public 1980, p.531, conlusions M.-D. Hagelsteen).
1071
Voir par exemple les articles R. 128 et L. 351 du Code électoral, s'agissant des refus préfectoraux
d'enregistrer une liste de candidats en matière d'élections municipales et régionales.
1072
C'est le cas, en matière fiscale, pour conférer au contribuable la possibilité d'agir rapidement contre une
décision sans attendre l'issue du litige relatif au bien-fondé de l'imposition. Voir en ce sens, concernant un refus de
l'administration fiscale d'accorder un sursis de paiement : C.E., S., 10/02/1984, S.A.R.L. Venutolo, p.61 ; Dalloz
1965, p.563, note J.-P. Maublanc.
1073
B. Pacteau, "Quel retentissement de l'annulation d'un acte détachable sur la validité et l'exécution du contrat
auquel cet acte se rapporte ?", Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991, p.115.
1074
Cette possibilité a initialement été admise par l'arrêt C.E., S., 24/04/1964, S.A. de livraisons industrielles et
commerciales (L.I.C.), p.239.
Sur l'exclusion de principe de la possibilité d'un recours pour excès de pouvoir du cocontractant à l'encontre de tels
actes, Cf. C.E., S., 9/12/1983, Ville de Paris, p.499.
1075
Cf. D. Pouyaud, op. cit., p.301 s.
1076
Ibid., p.304 s.
1077
Ibid., p.316.
1078
J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., n°1011.
221
offerte à un intéressé de diriger contre un tel acte un recours pour excès de pouvoir indépendant
de la contestation dont l'opération centrale ou finale peut faire l'objet1079.
2) Or, ce caractère périphérique qui doit normalement s'attacher à la décision jugée détachable
semble de moins en moins exigé par la jurisprudence en matière contractuelle. Ainsi, le Conseil
d'État a-t-il admis depuis fort longtemps, la dissociation fictive entre la décision par laquelle
l'autorité administrative décide de passer un contrat et le contrat lui-même1080. On en
conviendra, cette détachabilité apparaît fort "subtile"1081, voire "arbitraire"1082 : "le juge de
l'excès de pouvoir a ainsi une conception démesurément extensive de la notion de détachabilité
pour les actes se trouvant en amont du contrat (...). Son analyse, dans laquelle la fiction
juridique prédomine, s'apparente parfois à une pure spéculation intellectuelle"1083. Cela se
double de l'admission de plus en plus large de la détachabilité des actes participant à l'exécution
du contrat, notamment à l'égard des tiers mais aussi, plus exceptionnellement, du cocontractant
de l'administration1084, bien que nous nous trouvions ici dans le corps même du contentieux
contractuel.

3) Cette pénétration du procédé de la détachabilité au cœur de l'opération considérée transforme


l'image de celui-ci : "l'acte détachable doit être pris pour ce qu'il est : un simple instrument
procédural, une façon de mettre en forme les données juridiques mais non une réalité en soi.
C'est une fiction, au même titre par exemple que les décisions implicites d'acceptation ou de
rejet, qui n'ont pas de réalité en soi mais sont simplement la forme que donne le juge au
litige"1085. Mais pourquoi recourir à l'entremise de ce procédé lorsqu'il paraîtrait plus judicieux
de permettre purement et simplement la soumission du contrat lui-même au recours pour excès
de pouvoir ? Nous nous trouvons bel et bien, semble-t-il, face à un réel "paradoxe"1086. A y
regarder de plus près cependant, l'attitude du juge apparaît moins gratuite qu'on pourrait le
croire à première vue.

Il est tentant d'établir ici un parallèle entre détachabilité et divisibilité (qui conditionne l'annulation partielle d'un
acte administratif (voir supra, Titre I, Sous-titre I)) : dans un cas comme dans l'autre, la qualification opérée par le
juge est censée être fonction du caractère accessoire de la mesure contestée.
1079
C'est pourquoi, comme nous allons le voir, l'annulation en matière contractuelle d'un acte détachable de la
formation du contrat n'entraînera pas, en elle-même, une nullité partielle de celui-ci (car ce serait pénétrer au cœur
de l'opération soumise en principe au contrôle du juge de plein contentieux) mais simplement de l'opération
contractuelle prise au sens large : "La détachabilité est externe à l'acte. Il ne s'agit pas d'une nullité partielle du
contrat, mais d'une nullité partielle de son processus d'élaboration" (D. Pouyaud, op. cit., p.289).
1080
C.E., 9/11/1934, Chambre de commerce de Tamatave et 7/02/1936, Département de la Creuse, Dalloz
périodique 1937.3., p.27, note Blaevoet.
Le Conseil d'État faisait ainsi sienne la systématisation opérée par Hauriou dans sa note sous C.E., 8/04/1911,
Commune de Ousse-Suzan, Sirey 1913.3., p.49 : "Quand un maire conclut un contrat de droit civil, tout se passe
comme s'il prenait au préalable un arrêté par lequel il déclarerait publiquement qu'il va passer le contrat dans telles
ou telles conditions. Cette décision administrative implicite précède le contrat et est séparable du contrat".
1081
A. Laubadère, F. Moderne, P. Delvolvé, Traité des contrats administratifs, t.II, n°1826, note 36 : ces auteurs
estiment que cela revient à considérer le contrat non comme un acte bilatéral, mais comme "la juxtaposition de
deux actes unilatéraux, le recours étant dirigé contre l'un de ces actes unilatéraux, celui qui émane de
l'Administration".
1082
Voir en ce sens G. Péquignot, Théorie générale du contrat administratif, 1945, p.582.
1083
D. Pouyaud, op. cit., p.304.
1084
Cf. notamment D. de Bechillon, "Le contentieux administratif de l'annulation en matière contractuelle : une
présentation graphique", Les petites affiches, 14/05/1990, p.10.
1085
M. Fornacciari, "Contribution à la résolution de quelques "paradoxes"", Etudes et documents du Conseil
d'État 1988, n°39, p.93.
1086
Selon l'expression choisie par Ph. Terneyre pour titre de son étude, art. cit., Etudes et documents du Conseil
d'État 1988, n°39, p.69
222
II - Le procédé de la détachabilité canalise les incidences du recours pour excès de pouvoir
en matière contractuelle

Pour être réellement significatif, le fait de détacher un acte d'une opération pour le
soumettre à un recours pour excès de pouvoir doit produire des effets tangibles au profit de
celui qui sollicite l'annulation. A ce propos, le contentieux contractuel marque sa spécificité par
rapport aux autres domaines qui connaissent application de ce procédé, dans la mesure où
l'annulation de la décision détachée n'y constitue pas, la plupart du temps, une fin en soi. On
s'étonnera donc de ce que le juge ne tire pas, dans ce domaine, toutes les conséquences qui
sembleraient logiquement résulter de la décision qu'il prononce, à savoir faire pâtir la
convention indirectement visée de l'annulation de l'acte qu'il a accepté d'en détacher.

A. Le contrat est pratiquement toujours indirectement visé par le requérant

Du moment que le recours pour excès de pouvoir est admis contre un acte détachable,
est-il besoin de préciser que l'effet minimum d'un succès de l'action sera l'annihilation de ce
dernier ? Cependant, cette issue s'avère souvent dans le domaine contractuel réellement
insuffisante pour assurer l'effectivité de la sanction de l'illégalité constatée.

1 - L'annulation de l'acte détachable ne constitue une fin en soi que dans de rares
hypothèses

Il est relativement exceptionnel que le requérant qui sollicite la censure de l'acte


détachable d'un contrat ne poursuive aucun autre objectif. Le contentieux de la détachabilité en
matière contractuelle se démarque nettement sur ce point des contentieux électoral et fiscal,
dans lesquels le justiciable ne recherche souvent que la sanction de l'illégalité de l'acte qu'il lui
est permis d'attaquer directement, à l'exclusion de toute autre vue 1087. Il arrive parfois,
cependant, que l'annulation de l'acte détachable du contrat constitue l'entière motivation du
requérant : cela se vérifie en particulier lorsqu'est poursuivie l'annulation de certaines mesures
inhérentes à l'exécution du contrat - notamment prises en vertu de "clauses réglementaires"1088.

1087
- Dans le domaine électoral en effet, le recours pour excès de pouvoir contre un acte n'est admis que si ce
dernier "survit" à l'élection (Cf. R. Chapus, Droit du Contentieux administratif, n°604) : son caractère permanent -
dû en règle générale à sa nature réglementaire- le destine à servir de base à de nombreuses opérations de vote. Il en
résulte que sa contestation ne peut viser une opération électorale déterminée : le but du requérant n'est donc pas ici
de remettre en cause un scrutin particulier, mais bien de mettre à néant l'acte qu'il attaque afin qu'il ne puisse plus
servir de base à une quelconque élection future.
- De la même manière, en matière fiscale, le recours contre un acte réglementaire -détachable par principe- ne
visera pas à sanctionner l'établissement ou le recouvrement d'une imposition individualisée, mais tendra, au travers
de la disparition du règlement, à empêcher désormais son application (voir par exemple, pour un recours pour
excès de pouvoir dirigé contre un décret fixant le tarif d'un impôt : C.E., Ass., 16/03/1956, Garrigou, p.121 ;
Dalloz 1956, p.253, conclusions P. Laurent). Elle évitera ainsi à l'intéressé "d'avoir à engager une procédure
nouvelle chaque fois qu'il leur serait fait application de cet acte" (J.-F. Verny, "Actes détachables de la procédure
d'imposition et recours pour excès de pouvoir", Revue de jurisprudence fiscale 1979, n°1, p.4).
1088
Par exemple, un praticien qui attaque la décision le mettant hors convention nationale n'a d'autre objectif que
l'annulation de cette mesure.
Cf. C.E., 18/02/1977, Hervouët, p.100, conclusions P. Dondoux ; Actualité juridique, Droit administratif 1977,
p.255, chronique M. Nauwelaers et L. Fabius.
223
2 - L'annulation de l'acte détachable est le plus souvent considérée comme une première
étape

Au-delà de la censure juridictionnelle de l'acte détachable d'une convention, le requérant


espère en règle générale un certain contrôle de cette dernière. La décision soumise au recours
pour excès de pouvoir n'est en effet qu'artificiellement dissociée de l'opération principale ; elle
s'y rapporte en réalité si étroitement que sa chute doit - ou devrait - logiquement se répercuter
sur celle-ci1089. Le problème se pose avec une particulière acuité s'agissant d'actes détachés de
la formation du contrat : lorsque un requérant agit contre l'un d'eux, c'est généralement afin
d'essayer d'influer sur la validité du contrat lui-même. Ainsi, la personne qui conteste la
décision de passation du contrat souhaite à l'évidence la chute de ce dernier. L'idée
classiquement évoquée selon laquelle "les réclamants, ayant obtenu une satisfaction morale par
l'annulation (...) ne pousseront pas plus loin"1090semble aujourd'hui par trop illusoire : le recours
pour excès de pouvoir exercé "pour la beauté du geste" ne correspond guère à la réalité
contentieuse. La question n'est pas circonscrite aux seuls actes participant à la formation du
contrat, mais intéresse également certains de ceux que le juge accepte de détacher de la fin du
contrat : un tiers qui attaque un refus ou une décision de résiliation entend bien voir selon le cas
succomber ou perdurer la convention en cause1091. L'annulation de l'acte détachable devrait
donc avoir ici des répercussions sur l'opération à laquelle il participe 1092, sauf à anéantir toute
utilité de l'admission, somme toute assez large, du recours pour excès de pouvoir en la matière.
Mais nous allons nous apercevoir que la spécificité du contentieux des contrats s'oppose à
l'aboutissement de cette logique.

B. L'absence d'incidence automatique de l'annulation de l'acte détachable sur le contrat

La question des incidences de l'annulation d'un acte détachable sur le contrat


conditionne une grande part de la valeur pratique de la théorie de la détachabilité dans ce
domaine. Tout le problème consiste à déterminer si une telle censure aura une influence sur la
validité du contrat concerné, du moins lorsque la décision du juge pour excès de pouvoir aura
laissé apparaître l'illégalité de cette convention. Deux conceptions peuvent ici s'opposer :

- soit on considère que le fait de détacher un acte rompt totalement la chaîne qui existait entre
celui-ci et le contrat. Si l'on adopte une telle optique, on trouve normal que l'annulation du

1089
Il faut préciser que ce type de situation n'est pas l'apanage exclusif du contentieux contractuel, mais qu'elle se
retrouve également en matière fiscale où certains litiges peuvent concerner, par le biais de la détachabilité, une
opération déterminée : cette possibilité est notamment ouverte aux tiers -pour qui est barrée la voie du plein
contentieux- et plus exceptionnellement au destinataire direct de l'impôt (c'est essentiellement le cas en matière de
demandes d'agrément dont l'octroi a des conséquences fiscales (exonérations ou réductions d'impôt) ; le refus
opposé à la demande pourra être attaqué par la personne qui se l'est vu opposer (C.E., S., 10/03/1967, Soc. Samat
et Cie, p.112)). L'annulation accordée par le juge de l'excès de pouvoir provoquera alors, conformément à la
théorie classique des effets dévolus à celle-ci, la révision de l'opération considérée, sans que rien ne vienne s'y
opposer. Ainsi, dans le cadre des agréments à incidence fiscale, l'annulation du retrait de l'un d'eux fera à nouveau
profiter le contribuable qui en bénéficiait des avantages attenants pour l'imposition considérée. Certes, "l'arrêt
statuant sur excès de pouvoir ne prononce pas la décharge de l'imposition. Cependant cette dernière se trouve, par
l'effet de l'annulation de l'un des actes sur lesquels elle repose, privée de base légale et l'administration doit en
prononcer le dégrèvement d'office" (J.-F. Verny, art. cit. p.5. Celui-ci précise en outre qu'en cas de refus de
l'administration fiscale, le contribuable pourrait se retourner devant le juge de l'impôt pour obtenir gain de cause).
1090
M. Hauriou, Sirey 1906, note précitée.
1091
Pour un cas de recours contre la décision de résiliation d'une concession, voir C.E., Ass., 2/02/1987, Société
T.V.6, p.29 ; Revue française de droit administratif 1987, p.29, conclusions M. Fornacciari.
1092
Comme c'est le cas, nous l'avons vu ci-dessus, en matière fiscale.
224
premier ne produise aucun effet sur le second, qui lui est devenu - fictivement certes, mais
juridiquement - indépendant, sinon étranger.

- soit on estime qu'il ne se produit pas de réelle rupture juridique entre la mesure détachée et la
convention, et que l'on a affaire à un simple artifice de procédure permettant la pénétration du
contentieux contractuel par le juge des contrats. Dans ce cas, l'annulation prononcée devrait,
lorsqu'elle le suppose (c'est-à-dire quand l'illégalité de l'acte détachable prouve ou induit celle
du contrat), avoir un retentissement sur la convention en cause.

Même si le droit positif a manifestement privilégié la seconde de ces hypothèses, du fait


notamment d'arrêts rendus dans une période récente, on ne peut pas considérer qu'il l'ait, à
proprement parler, consacrée : manque fondamentalement l'automatisme de la transmission de
l'illégalité de l'acte détachable au contrat auquel se rapporte.

1 - Acte détachable et contrat continuent de faire partie de la même chaîne d'actes

Il serait faux de considérer que l'isolement d'un acte ayant participé à une opération
contractuelle en vue de le soumettre au contrôle de l'excès de pouvoir brise les liens qu'il
entretient avec cette dernière. Bien évidemment, lorsqu'une annulation est prononcée, celle-ci
n'aboutit pas ipso facto à la censure du contrat en cause ; sans cela, le principe d'irrecevabilité
du recours pour excès de pouvoir à l'encontre du contrat lui-même perdrait tout sens1093. On ne
peut cependant ignorer que la censure de l'acte détaché est à même de produire certains effets
- plus indirects - sur la convention en cause :

a) Depuis longtemps, en premier lieu, la doctrine considère que l'annulation d'un acte qui
prépare l'opération contractuelle, lorsqu'elle est prononcée à temps, est de nature à interdire la
conclusion effective de la convention1094. Cette incidence n'a toutefois jamais lieu de s'appliquer
en pratique, du fait de la lenteur de la juridiction administrative : "Il faudrait que, connaissant
l'existence d'une procédure juridictionnelle engagée, les parties subordonnent leur signature à
l'issue de la procédure. L'annulation de l'acte détachable antérieurement à la passation du
contrat n'est donc qu'une hypothèse marginale, et le plus souvent - pour ne pas dire toujours - le
contrat est déjà conclu au moment de l'annulation"1095. Il n'en reste pas moins que la prise en
compte, même purement théorique, de l'effet absolu de l'annulation s'opposant à la formation du
contrat dont l'acte qu'elle frappe conditionnait la légalité témoigne d'une conscience aiguë de
l'absence de rupture entre convention et acte détachable.

1093
Cf. Ph. Terneyre, art. cit., p.75 : "Pour que le principe de l'irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir à
l'encontre du contrat ait un sens, il faut nécessairement admettre que l'annulation totale ou partielle de l'acte
détachable ne produit d'effets rétroactifs qu'à l'égard de cet acte et en aucun cas à l'égard du contrat dans son entier
ou même de la ou des stipulations contractuelles déclarées illégales (pour annuler l'acte détachable)".
C'est ce qui fait d'ailleurs classer, dans la typologie adoptée par Mme Pouyaud, l'annulation prononcée par le juge
de l'excès de pouvoir comme "nullité partielle de l'opération contractuelle" et non du contrat lui-même, que seul le
juge du contrat peut constater.
1094
Voir en ce sens G. Debeyre, "Le recours pour excès de pouvoir et le contrat", Revue du droit public 1938, p.
215 (et plus spécialement p.233 s) ; voir également G. Péquignot, op. cit. p.212 ; et P. Weil, op. cit. p.203.
1095
D. Pouyaud, op. cit. p.322.
On peut penser toutefois que le nouvel article L. 22 du code des tribunaux administratifs et des cours
administratives d'appel, qui offre désormais une procédure d'urgence apte à permettre au juge de se prononcer
rapidement, permettra peut-être à celui-ci de dénoncer l'illégalité de certains contrats avant leur conclusion (voir en
ce sens chronique L. Touvet et J.-H. Stahl précitée, Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.871).
225
b) Cette conscience va trouver sa consécration dans l'idée que, lorsque le juge du contrat est
saisi à la suite de l'annulation d'une mesure détachable par le juge de l'excès de pouvoir, il est
tenu d'en tirer toutes les conséquences. Cette solution a été, en 19521096, expliquée en ces
termes par M. Weil 1097: "Le juge du contrat une fois saisi ne pourra que se conformer à l'arrêt
du Conseil d'État : il ne pourra valider un contrat que la Haute juridiction, juge naturel des actes
administratifs, aura considéré comme privé d'une autorisation ou d'une approbation irrégulière.
(...) Et peu importe d'ailleurs que cette annulation ait été obtenue par l'une des parties ou par un
tiers : l'arrêt a effet erga omnes, et la personnalité du requérant ne saurait modifier l'autorité de
l'arrêt à l'égard du juge du contrat". Bien que parfaitement conforme à la logique de
l'annulation, cette analyse n'a été confirmée que très récemment par la jurisprudence : c'est en
effet un arrêt du 1er octobre 19931098qui a levé les derniers doutes qui subsistaient en la matière.
Etaient à définir les conséquences de l'annulation d'un arrêté portant concession de construction
et d'exploitation d'un port de plaisance sur le contrat de concession. L'État ayant, en
conséquence de cette décision juridictionnelle, suspendu l'exécution de ce dernier, la société
cocontractante avait demandé réparation du préjudice que cette interruption lui occasionnait au
juge du contrat ; elle devait se voir déboutée au motif que la nullité de la convention avait
délivré l'État des obligations qui naissaient de cette dernière. La société contestait ce
raisonnement "en faisant valoir que l'annulation de l'acte détachable prononcée par le juge de
l'excès de pouvoir ne pouvait avoir par elle-même aucun effet sur la validité du contrat", et
"qu'en l'absence de déclaration de nullité du contrat prononcée à la demande de l'un des
contractants par le juge du contrat, celui-ci demeurait la loi des parties"1099. Le Conseil d'État,
suivant les conclusions de son commissaire du gouvernement, va lui rétorquer qu'"eu égard au
motif ayant justifié l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté (...), il appartenait au juge du
contrat, saisi par l'un des concessionnaires d'une demande tendant à la mise en jeu de la
responsabilité de l'État du fait de l'inexécution des stipulations du contrat conclu en vertu de cet
arrêté, de constater que ledit contrat était nul et n'avait pu, par suite, faire naître aucune
obligation contractuelle à la charge de l'État".

Il convient de remarquer que toutes les conséquences qui s'attachent, dans quelque
matière que ce soit, à l'effet absolu d'une annulation prononcée se retrouvent ici : le juge du
contrat, qu'il soit administratif ou judiciaire1100, devra soulever d'office l'exception de chose
jugée par un précédent jugement d'annulation1101, et censurer sur cette base les dispositions du
contrat qui s'en trouvent affectées. On peut dire en cela que "le juge de plein contentieux se

1096
De la même manière, le juge du contrat saisi d'une convention pourrait solliciter le contrôle d'un des actes
ayant concouru au contrat : C.E., 8/04/1911, Commune de Ousse-Suzan, précité (arrêt dans lequel le Conseil d'État
avait à statuer, sur renvoi d'un tribunal civil, sur la question du respect par le maire du mandat qui lui avait été
confié par son conseil municipal pour conclure un bail).
1097
Op. cit. p.204.
1098
C.E., 1er/10/1993, Sté Le Yacht-Club international de Bormes-les Mimosas, p.971 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1993, p.810, conclusions M. Pochard ; Revue française de droit administratif 1994, p.248, note
B. Pacteau.
1099
Conclusions M. Pochard, ibid., p.810
1100
Les incidences de l'annulation de l'acte détachable par le juge de l'excès de pouvoir semblent en effet
constantes, indifféremment de l'ordre de juridiction compétent pour connaître du contrat lui-même. Sur ce
problème, voir notamment chronique précitée de L. Touvet et J.-H. Stahl, Actualité juridique, Droit administratif
1994, p.872.
1101
C'était le cas en l'espèce dans la mesure où l'exception de nullité du contrat n'avait pas été soulevée par l'État
devant le juge administratif.
M. Pochard (conclusions précitées, p.813) rattache cette solution non seulement au fait que "le moyen tiré de la
nullité d'un contrat constitue de manière générale un moyen d'ordre public", mais aussi - et surtout ?- à
"l'exception tirée de la contrariété à l'autorité absolue de chose jugée".
226
limite à un simple rôle d'enregistrement"1102, du moins lorsque l'annulation de l'acte détachable
a été motivée par la constatation de l'illégalité de tout ou partie du contrat 1103; il conservera en
revanche une certaine parcelle de liberté pour apprécier l'incidence que peut produire la censure
d'une mesure détachable pour illégalité propre, sur le contrat à la naissance duquel elle a
participé1104. C'est ce qui explique la formule "eu égard au motif ayant justifié l'annulation"
employée par l'arrêt Société le Yacht-Club international de Bormes-les Mimosas pour dénier au
juge du contrat tout pouvoir d'appréciation : en l'espèce l'annulation de l'arrêté portant
concession n'était pas fondée sur un vice propre à cet acte mais bel et bien sur les stipulations
du contrat en cause -incompatibles avec le programme d'aménagement alors en vigueur dans le
secteur.

L'annulation d'un acte détachable peut donc parfaitement produire ses effets normaux
sur le contrat, malgré la dualité de nature des juges compétents. Il n'existe aucune rupture de
principe de la chaîne qui les relie du simple fait de l'isolement procédural du premier1105.
Pourtant, on va découvrir que, si la possibilité de tirer les pleines conséquences de l'annulation
rapproche le contentieux des mesures détachables du contrat de la vision traditionnelle des
effets de l'annulation, l'absence d'automaticité de ceux-ci l'en différencie nettement.

2 - Le contrat demeure pourtant relativement préservé des incidences de l'annulation de


l'acte détachable

Nous venons de constater que l'effet absolu de l'annulation ne connaît pas d'altération
relativement au juge du contrat, qui sera tenu de la prendre en considération afin de régler le
litige qui lui est soumis. Il n'en va pas de même à l'égard des personnes directement intéressées
par cette annulation, et notamment de l'administration : en règle générale en effet, on sait que
cette dernière est tenue de tirer toutes les conséquences des décisions rendues par le juge de
l'excès de pouvoir à son encontre. Cette règle va connaître quelque assouplissement en matière
contractuelle, dans la mesure où l'on ménage au profit de la personne publique concernée une
liberté assez importante -quoique récemment placée sous contrôle juridictionnel- à la suite de la
censure d'un acte détachable. Et cette tolérance aboutit à accepter que, dans plusieurs
hypothèses, l'annulation juridictionnelle ne produise qu'un effet virtuel. Deux situations sont à
distinguer clairement :

a) Effets automatiques de l'annulation obtenue par l'une des parties

C'est la situation la moins problématique, dans la mesure où, en pratique, elle conduit
systématiquement à rendre totalement effective l'annulation de l'acte détachable. Cette dernière
ayant été en effet sollicitée par l'un des contractants à l'encontre, en règle générale, d'une

1102
D. Pouyaud, op. cit. p.320 ; et pour un état détaillé des positions doctrinales -parfois divergentes (Cf.
notamment J. Lefoulon, "Contribution à l'étude de la distinction des contentieux", Actualité juridique, Droit
administratif 1976, p.396) sur ce problème, ibid., p.323, note 4.
1103
Conclusions M. Pochard précitées, p.812 : "il est clair que, si l'acte détachable a été annulé en raison de
l'illégalité des stipulations du contrat elles-mêmes, cette annulation devra nécessairement entraîner la nullité du
contrat".
1104
Voir en ce sens Ph. Terneyre, art. cit. p.76.
Il devra apprécier le "degré de relation entre l'acte et le contrat" (Traité des contrats administratifs, précité, p.
1053 ; et conclusions Pochard précitées, p. 812). L'influence de l'annulation sera ainsi en général reconnue si l'acte
détachable en cause est l'acte de passation du contrat ; elle le sera moins nettement lorsque la censure touche, par
exemple, un acte d'approbation par l'autorité de tutelle.
1105
C'est ce qui fait que le contentieux des actes détachables du contrat s'insère naturellement dans le contentieux
contractuel. Voir sur ce point D. de Bechillon, art. cit., n°2.
227
décision ayant concouru à la formation de la convention, produira immanquablement, d'une
façon ou d'une autre, tous ses effets. De deux choses l'une :

- soit la partie qui a obtenu l'annulation et qui souhaite en conséquence modifier le contrat en
cause ou en conclure un nouveau rencontre l'accord de son cocontractant, et la censure de l'acte
détachable aura, de par l'aménagement ou la renégociation amiables pratiqués, eu toute
l'incidence souhaitable sur la convention à laquelle elle avait participé.

- soit aucun accord avec le cocontractant ne peut être trouvé, auquel cas le bénéficiaire de
l'annulation pourra se tourner vers le juge du contrat, qui sera tenu d'en tirer toutes les
conséquences (à savoir, le plus souvent, de prononcer la nullité totale ou partielle de la
convention concernée1106).

Dès lors, on peut affirmer que dans ce cas de figure, "l'arrêt d'annulation (...) reçoit plein
effet, car, ou les parties en déduisent elles-mêmes les conséquence, ou le juge qu'elles saisissent
est tenu de constater la nullité"1107. Il n'en va systématiquement pas de même dans l'hypothèse
qui suit.

b) Effets aléatoires de l'annulation obtenue par un tiers

L'entier problème réside dans le fait que seules les parties contractantes ont accès au
juge du contrat. Par là même, en cas d'annulation d'un acte détachable obtenue par un tiers, il
semblait a priori que seul leur bon vouloir pût permettre à cette décision juridictionnelle de
produire ses pleins effets, soit par renégociation amiable tenant compte de la censure
intervenue, soit par saisine du juge de plein contentieux1108. "Or, soulignait M. Pacteau1109, ce
n'est pas forcément dans leurs intentions ni dans leur intérêt d'agir et de recourir ainsi". Il
apparaît en effet évident que, dans la plupart des cas, les contractants préféreront ignorer cette
annulation dont ils ne sont pas à l'origine, et privilégieront le statu quo, à savoir la continuation
du contrat qu'ils ont désiré, et dans les termes qu'ils ont initialement choisis1110. Cette
omnipotence de la volonté des contractants a de quoi gêner le juriste soucieux du respect de la
légalité et des décisions d'annulation qui la garantissent : laisser à l'entière discrétion des parties
le soin de donner plein effet à la censure d'un acte détachable du contrat revient à permettre à
celles-ci de violer impunément les règles qui s'imposaient à la convention qu'elles entendaient
signer. Aussi s'est-on depuis longtemps interrogé sur l'opportunité d'imposer, au moins à la
charge de l'administration, l'obligation de tirer les conséquences de la décision rendue par le
juge de l'excès de pouvoir.

1106
On peut souligner que le juge du contrat est très rarement saisi par une partie d'une action directe en nullité ;
mais il en existe des exemples ponctuels. Pour un arrêt récent, voir C.E. 4/05/1990, Cie industrielle maritime,
p.113.
1107
D. Pouyaud, op. cit. p.323.
1108
Etant entendu, comme on l'a déjà précisé, que le contrat est le plus souvent déjà conclu lorsqu'intervient la
décision du juge de l'excès de pouvoir.
1109
Art. cit. p.119.
1110
Mme Pouyaud (op. cit. pp.326 s.) montre qu'il en va notamment ainsi lorsqu'est annulée une mesure
d'adjudication (par hypothèse sur recours d'un tiers évincé) : le cocontractant illégalement choisi ne désirera pas
mettre un terme au marché qu'il a remporté, pas plus que l'administration "qui se verrait imposer de recommencer
l'ensemble des procédures déjà effectuées".
En revanche, pour certaines conventions de nature particulière qui s'inscrivent dans le cadre d'une procédure
complète où toutes les phases revêtent une certaine importance, l'annulation de l'acte détachable peut produire un
certain impact sur les parties, de nature à les conduire à certaines renégociations : voir en ce sens B. Lamorlette,
"L'acte détachable d'une convention de Z.A.C.", Revue de droit immobilier 1993, p.453.
228
* La perception traditionnelle : hésitation entre liberté et contrainte de l'administration

La doctrine s'est longtemps partagée entre la reconnaissance d'une simple portée


"platonique"1111 à l'annulation de l'acte détachable du contrat et le désir de pousser
l'administration à en tirer les conséquences.

- Dès le départ, ceux qui avaient prôné la détachabilité pour permettre l'ouverture d'une partie
du contentieux contractuel au juge de l'excès de pouvoir reconnaissaient que l'"annulation ne
- pourrait - avoir par elle-même aucun effet direct sur le contrat"1112 : cela garantissait le
maintien du juge de l'annulation dans une certaine position de retrait par rapport au juge du
contrat, et la sauvegarde du rôle tenu par ce dernier1113. La rigidité ainsi maintenue du
contentieux contractuel a sans doute rassuré le juge et permis l'admission de plus en plus large
du procédé qui permet aujourd'hui d'en isoler et d'en censurer de nombreuses phases.

- Pourtant, très tôt, cette ineffectivité de l'annulation va essuyer de nombreuses contestations.


C'est en premier lieu Alibert qui fait état d'une "obligation morale" des parties à "modifier leurs
stipulations et à se mettre d'accord avec la loi"1114. Au fil des ans, cette vision première va
même se transformer, dans l'esprit de certains, en véritable contrainte juridique. Si nous suivons
l'avis de M. Weil, "il semble que les parties aient l'obligation de procéder à cette révision (...) :
il n'y a là qu'une simple application de l'effet erga omnes de l'annulation pour excès de
pouvoir"1115. Pour D. Pouyaud, cette contrainte ne pèserait que sur l'administration contractante
qui, "si elle ne tire aucune conséquence de l'annulation de l'acte détachable (...), est responsable
de l'inexécution d'une décision de justice, ce qui permet au tiers requérant contre l'acte
détachable de déposer un recours en responsabilité extracontractuelle du fait de l'inexécution de
la chose jugée, ou même de demander au juge de prononcer une astreinte."1116

C'est cette dernière analyse que le Conseil d'État a semblé consacrer dans sa
jurisprudence la plus récente. Mais il ne faut pas s'emporter : les conditions de mise en œuvre
de l'obligation de l'administration sont telles que l'on peut, sans audace excessive, considérer
que la liberté de cette dernière subsiste encore dans une large mesure.

* La solution consacrée par le droit positif : une liberté de l'administration partiellement


surveillée

Les règles régissant la question qui nous préoccupe ont été dégagées très récemment, et
de façon empirique, par le Conseil d'État. Elles ne semblent pas, à première vue, entièrement en
phase les unes avec les autres, mais leur conciliation se révèle, au prix d'une légère
interprétation de leur portée, parfaitement réalisable.

+ Des règles apparemment désaccordées

1111
Selon l'expression employée par Romieu, Revue du droit public 1906, conclusions précitées.
1112
Ibid.
1113
Voir D. de Bechillon, Les petites affiches 1990, art. cit., n°12 : "L'absence d'effets directs du recours pour
excès de pouvoir apparaît comme la conséquence logique de la distinction des recours contentieux".
1114
Le contrôle juridictionnel de l'administration au moyen du recours pour excès de pouvoir, Payot 1926, p.164.
1115
Op. cit. p.204. Mais une autre frange de la doctrine, dans la lignée d'Alibert, soulignait le caractère
"hypothétique" que revêtait la mise en œuvre d'une telle obligation d'exécution : voir notamment J.-M. Auby, note
sous C.E., 24/04/1985, Département de l'Eure c/ Pinauld, Revue du droit public 1985, p.1687.
1116
Op. cit. p.327 ; dans le même sens, voir B. Pacteau, art. cit. p.120.
229
- C'est par un avis rendu en 1989, dans le cadre de la procédure d'éclaircissement des
conséquences d'une décision de justice ouverte par le décret du 30 juillet 1963, que la Section
du rapport et des études, sous la plume de M. Braibant qui la présidait alors, a, dans un premier
temps, clairement arrêté la position du Conseil d'État sur le problème étudié1117. A la suite de
l'annulation par un tribunal administratif de la décision par laquelle le Ministère de la Mer avait
passé avec une société privée un marché de fournitures, le ministre concerné s'était enquis des
obligations que cette décision juridictionnelle faisait peser sur l'administration contractante. La
réponse qui lui est apportée par la Section du rapport et des études mérite, de par son caractère
de solution de principe, qu'on la cite assez largement : elle rappelle en premier lieu le principe
énoncé par Romieu selon lequel "l'annulation par le juge de l'excès de pouvoir, à la demande
d'un tiers, d'un acte détachable du contrat n'a par elle même aucun effet direct sur le contrat ;
celui-ci demeure la loi des parties, et son exécution dans l'intérêt du service public peut en
principe être poursuivie, sous réserve des droits à indemnité du requérant" ; cette affirmation
est cependant aussitôt tempérée par l'idée que "le principe de légalité qui inspire l'action de
l'administration peut conduire celle-ci, à la suite de l'annulation d'un acte détachable du contrat,
et selon les circonstances propres à chaque espèce, à saisir le juge du contrat pour lui demander
d'en prononcer la nullité, ou à le résilier elle-même" ; la Section du rapport et des études conclut
et résume sa position par la formule suivante : "la seule obligation qui incombe en pareil cas à
l'administration est de décider, sous le contrôle du juge, de la suite à donner à l'exécution en
cause (...)".

Il semble résulter en définitive de la simple lecture de l'avis de 1989, que l'annulation de


l'acte détachable prononcée sur demande d'un tiers ne produit de retentissement "ni
automatique, ni systématique"1118sur le contrat en cause1119. Toute possibilité de prolongement
ultérieur de cette annulation (sous forme d'une renégociation, d'un recours en nullité devant le
juge du contrat ou d'une résiliation) ne se trouve certes pas exclue par la Section du rapport et
des études, mais cela ne constitue en aucun cas, pour elle, une obligation juridique pesant sur le
contractant public, qui "peut" simplement, et "selon les circonstances propres à chaque espèce",
faire produire son plein effet à la décision juridictionnelle. Bien sûr, on pourrait objecter à cette
analyse qui insiste sur la latitude laissée à l'autorité administrative, que l'avis de 1989 a entendu
encadrer de deux manières la liberté qu'il consacre : d'une part, il énumère les circonstances à
prendre en compte pour déterminer l'opportunité à donner - ou non - suite à la censure opérée
par le juge de l'excès de pouvoir1120, et réserve, si l'administration décide le statu quo, les

1117
Etudes et documents du Conseil d'État 1989, n°41, p.127.
A noter que cet avis entérine celui qu'avait rendu, le 16/07/1975, la Section des travaux publics selon lequel "en
règle générale, l'annulation d'un acte détachable d'un contrat n'a pas d'effet automatique et immédiat sur le contrat
lui-même" (cité par M. Pochard dans ses conclusions précitées, Actualité juridique, Droit administratif 1993,
p.811).
1118
Pour reprendre l'expression de M. Pacteau, art. cit. p.117 ; et ce, même s'il semble que, dans certaines
hypothèses, les parties fassent "comme si" l'annulation de l'acte détachable produisait un effet direct sur le contrat
(voir sur ce point Ph. Terneyre, art. cit. p.75).
1119
L'avis infirme en cela la solution qu'un arrêt assez ancien avait paru adopter (C.E., 1er/03/1946, Société
l'énergie industrielle (L.I.C.), p.66, précité), arrêt relevé dans sa thèse par M. Weil (op. cit., p.207) et analysé par
celui-ci comme consacrant l'effet automatique de l'annulation d'un acte détachable sur le lien contractuel. Si cet
arrêt s'avérait en effet bien troublant au regard de la vision classique de la portée d'une telle censure (bien que
différentes interprétations aient pu lui être apportées : Cf. D. Pouyaud, op. cit., pp.331 s.), il faut aujourd'hui
estimer qu'il s'agit d'un cas d'espèce.
1120
"Il importe (...) que, dans une telle situation, l'administration cocontractante procède à un examen approfondi
de l'ensemble des circonstances de fait et de droit concernant l'exécution du contrat dont un acte détachable a été
annulé et se prononce nettement, soit en saisissant le juge compétent d'une action en nullité ou en procédant à la
230
"droits à indemnité du requérant" ; d'autre part, il place cette appréciation "sous le contrôle du
juge". Mais rien de tout cela, replacé dans l'économie générale de l'avis, n'apparaissait en 1989
bien contraignant : la liste des circonstances à apprécier revêtait à l'évidence un caractère
indicatif1121, ce qui ménageait, au profit du contractant public, une importante marge de
manœuvre. Et cette dernière rendait semblait-il irrémédiablement illusoires les mécanismes de
régulation évoqués par l'avis : il serait difficile pour les tiers, outre les cas dans lesquels la
censure de l'acte détachable vient directement sanctionner un comportement fautif et
dommageable de la puissance publique1122, de faire se solder le litige par l'octroi d'une
indemnité à leur profit dans la mesure où l'inexécution de l'annulation, du fait de la latitude
laissée à l'administration par l'avis, empêcherait à l'évidence toute mise en cause de la
responsabilité extracontractuelle de celle-ci de ce chef. Dans le même ordre d'idée, on pouvait
légitimement douter de l'effectivité du "contrôle du juge" auquel il était fait référence : en effet,
puisque la saisine du juge de plein contentieux ou la résiliation du contrat irrégulier ne
constituait pas une mesure incontournable de l'exécution de l'annulation de l'acte détachable, on
voyait mal comment le juge pourrait sanctionner efficacement une mauvaise appréhension des
circonstances par l'administration : le recours à l'astreinte semblait en particulier en pratique
exclu, même si le Conseil d'État n'y avait pas opposé un refus de principe1123, dans la mesure
où, comme nous pourrons le constater, celle-ci n'était prononcée jusqu'alors
qu'exceptionnellement, et dans des hypothèses de violation manifeste et grossière de la chose
jugée1124. Il était donc à craindre, faute d'une réelle obligation d'exécution pesant sur les
cocontractants, que la plupart des annulations d'actes détachables obtenus par les tiers au
contrat ne s'avèrent inefficaces1125. La rareté des saisines du juge du contrat à la suite de telles
censures1126 contribuait à attiser cette inquiétude.

- La Section du contentieux, alertée de ce risque d'inutilité des annulations d'actes détachables


obtenues par les tiers, a, par un arrêt Epoux Lopez rendu le 7 octobre 1994, ruiné les

résiliation, soit en décidant de le mener à son terme, compte tenu notamment de l'intérêt que cette exécution
présente pour le service public, du degré d'exécution des prestations prévues au contrat, de l'urgence ou des
conséquences financières d'une éventuelle interruption de ce contrat".
1121
Ce caractère se déduit de l'emploi de l'adverbe "notamment".
1122
On pense notamment à l'hypothèse dans laquelle le requérant a été illégalement évincé du marché ; Cf. par
exemple C.E., S., 13/05/1970, Sieur Monti c/ Commune de Ranspach, p.322 ; et C.E. 10/01/1986, Société des
travaux du midi, p.712 ; Le Quotidien juridique, 12/06/1986, p.16, note F. Moderne.
L'avis de 1989 réserve d'ailleurs ces "droits à indemnités du requérant" dans la marge de manœuvre qu'il ménage
au profit de l'administration.
1123
C.E., 27/07/1990, Samper, p.933 : le Conseil met ici en avant, pour refuser le prononcé de l'astreinte, que
l'administration, qui a saisi le juge du contrat en vue d'obtenir l'annulation d'une vente après que les actes qui
l'autorisaient eurent été annulés par le juge administratif, "doit être regardée comme ayant pris les mesures propres
à l'exécution du jugement".
1124
Voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
1125
- Précisons à ce stade que les annulations auxquelles il est fait ici référence ne concernent pas uniquement les
décisions isolées de la phase d'élaboration du contrat (Mme Pouyaud, par exemple, ne pose la question des
incidences de l'annulation de l'acte détachable sur le contrat que par rapport à ce type de décisions (op. cit. p.321)),
mais intéressent également les actes ayant trait à la fin de celui-ci. Relativement à ces derniers, on peut en effet se
demander avec M. Terneyre (art. cit. p.89) quelles seront, sur la convention concernée, les retombées de la
censure d'un refus ou d'une décision de résiliation, l'administration ayant déjà, pour agir comme elle l'a fait,
forcément pris parti sur l'intérêt à maintenir le contrat en vigueur. Voir notamment sur ce problème les conclusions
M. Combarnous (Actualité juridique, Droit administratif 1964, p.308 ; et p.293, chron. MM. Fourré et Puyssabet)
sur C.E., 24/04/1964, S.A. de Livraisons industrielles et commerciales (arrêt précité).
- Pour ce qui est de la censure d'actes détachables de l'exécution du contrat, on doit en revanche considérer que
cette censure "réalise la satisfaction même recherchée par le requérant" (B. Pacteau, art. cit. p.117), sachant
cependant qu'"ils pourront toujours être repris sous réserve que les conditions de forme et de fond soient cette fois
respectées" (Ph. Terneyre, art. cit., p.89).
1126
Cf. D. Pouyaud, op. cit., p.328.
231
pressentiments négatifs qui avaient pu naître à la lecture de l'avis de 1989, en plaçant le pouvoir
d'appréciation consenti à l'administration sous le contrôle du juge de l'astreinte 1127. Les
requérants, locataires depuis seize ans d'un immeuble appartenant au domaine privé de la
commune de Moulins, avaient fait connaître leur intention de s'en porter acquéreurs lorsqu'ils
furent informés du projet de sa vente. Mais une délibération du conseil municipal autorisa la
cession de l'immeuble à un employé municipal, ce dernier étant présenté par le maire comme
seul acquéreur déclaré. Les époux Lopez n'eurent dès lors guère de difficultés à obtenir la
censure de cette délibération pour détournement de pouvoir par jugement du tribunal
administratif de Clermont-Ferrand en date du 29 octobre 1987. Le problème résultait de ce
qu'entre-temps le maire, habilité par la délibération litigieuse, avait conclu un contrat de vente
avec la mère de l'employé municipal en question. Au terme d'une série de démarches
contentieuses infructueuses tendant à l'anéantissement de ce contrat1128, les époux Lopez se sont
résolus à saisir le Conseil d'État d'une demande d'astreinte aux fins d'exécution du jugement du
29 octobre 1987. A priori, cette requête semblait vouée à l'échec, du fait, nous l'avons dit, de
l'absence d'une réelle obligation, pour l'administration, de tirer les conséquences de l'annulation
d'un acte détachable obtenue par un tiers, absence qui pouvait se déduire du libellé de l'avis de
1989. Pourtant, exhorté à ce faire par son commissaire du gouvernement, la Section du
contentieux va faire droit aux prétentions des époux Lopez, anéantissant par là même le
pronostic d'inconsistance du "contrôle du juge" auquel la Section du rapport et des études avait
fait référence : estimant qu'il appartenait au conseil municipal, "faute d'y être parvenu par
d'autres voies, de saisir le juge du contrat en vue d'obtenir le retour dans le domaine privé de la
commune de la propriété aliénée sans autorisation légale (...), afin de statuer à nouveau sur le
principe et les conditions d'une cession éventuelle de ladite propriété", et constatant que la
commune n'a pas œuvré en ce sens, la Haute juridiction va prononcer à l'encontre de cette
dernière une astreinte de 5000 francs par jour jusqu'à la prise des mesures prévues. Par cette
décision, elle signifie donc à l'administration qu'il existe à sa charge, dans certains cas au
moins, une obligation juridiquement sanctionnée de donner plein effet à l'annulation, sur
requête d'un tiers, d'un acte détachable d'une convention à laquelle elle est partie. Le juge de
l'astreinte se voit confier le soin, au cas par cas, de déterminer la teneur des mesures à prendre.

En raison de sa date plus récente, on pourrait être tenté de penser que l'arrêt Lopez a
effacé la règle posée par l'avis de 1989 qui laissait à l'administration toute latitude pour
déterminer elle-même les conséquences à tirer des annulations qui nous préoccupent, et lui a
substitué une contrainte plus stricte, supervisée par le juge de l'astreinte. En y regardant de plus
près, on s'aperçoit cependant qu'on ne se trouve pas ici dans une logique de mutation de l'état du
droit, mais au contraire d'affinement de celui-ci.

+ Des règles pleinement conciliables

- L'avis de 1989 avait trait à un type de contrat nettement distinct de celui qui a donné lieu à
l'affaire Lopez : alors que, dans cette dernière, on se trouve confronté à un contrat de droit privé

1127
Revue française de droit administratif 1994, p.1090, conclusions R. Schwartz ; et p.1098, note D. Pouyaud ;
Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.867, chronique L. Touvet et J.-H. Stahl.
1128
Les requérants se sont d'abord tournés vers le tribunal administratif pour obtenir l'annulation de la vente ;
mais l'aliénation d'un immeuble appartenant au domaine privé de la ville constituant un contrat de droit privé, le
tribunal leur a opposé son incompétence. Ils se sont alors adressés à la juridiction judiciaire, mais Cour d'Appel de
Riom a déclaré leur action irrecevable pour défaut d'intérêt. Enfin, le juge administratif leur a refusé l'autorisation
de plaider au nom de la commune qu'ils sollicitaient, pour méconnaissance de l'objet de cette action tel que défini
par l'article L. 316-5 du code des communes.
232
comportant aliénation d'un bien d'un domaine privé communal, la convention soumise à
l'analyse de la Section du rapport et des études, un marché de fournitures rappelons-le,
intéressait quant à elle l'exécution d'un service public. C'est sans doute dans ce caractère qu'il
faut chercher la source de la large liberté consacrée alors au profit du contractant public.
D'ailleurs, l'avis se réfère constamment à l'idée de continuité du service public quand il
envisage la possibilité, pour l'administration, de décider la poursuite de l'exécution du contrat
dont un acte a été détaché, puis annulé sur requête d'un tiers1129. Ici, le contrôle du juge, y
compris celui de l'astreinte, se révèle ineffectif : le commissaire du gouvernement R. Schwartz,
concluant sur l'arrêt Lopez, l'a explicitement reconnu : "nous ne pouvons exclure l'hypothèse où
le contrat doit perdurer compte tenu des nécessités du service public ou de l'intérêt général sans
qu'aucune indemnisation soit nécessaire", hypothèse qu'il range au nombre de celles "où
l'annulation n'entraîne aucune mesure particulière d'exécution". Pour une convention qui assure
la bonne marche d'un service public, il faut donc admettre que l'administration dispose d'un
pouvoir quasi discrétionnaire de détermination des conséquences à donner à la censure de l'acte
détachable : le juge de l'astreinte ne pourra la contraindre à quoi que ce soit, puisque aucune
mesure d'exécution prédéterminée ne lui est dictée par la règle de droit1130.

- Le contrôle du juge de l'astreinte prévu par l'arrêt Epoux Lopez ne se conçoit en conséquence
que relativement aux contrats à l'égard desquels ne peut être invoqué l'impératif de continuité
du service public1131. Dans ce domaine, la décision du 7 octobre 1994 a reconnu en effet
qu'existe, pesant sur l'administration, une obligation juridique de prendre les mesures qu'impose
l'annulation de l'acte détachable, ce qui ouvre la porte à une éventuelle régulation
juridictionnelle du comportement qu'elle adopte. N'allons pas cependant en tirer la conclusion
trop rapide qui consisterait à considérer que l'arrêt Epoux Lopez a intégré les conséquences de
ce type d'annulation dans le schéma traditionnel des incidences d'un jugement rendu en excès
de pouvoir. Le juge de l'astreinte peut certes désormais contraindre l'autorité contractante à
observer une certaine attitude ; mais cette dernière n'est pas prédéterminée, et c'est au cas par
cas qu'il devra en préciser la teneur. Or, il convient d'insister sur la largeur de l'éventail des
diverses suites susceptibles d'être données à une pareille censure, suites dont M. Schwartz a
dressé la liste1132 : l'annulation de l'acte détachable peut en effet conduire parfois
l'administration à une simple régularisation des contrats en cause, en particulier lorsqu'ont été
sanctionnés, au stade de l'élaboration de la convention, certains vices tenant à la forme choisie,
à la procédure suivie ou au défaut de qualité des personnes signataires 1133. Quand cette voie est

1129
"(...) son exécution dans l'intérêt du service public peut en principe être poursuivie, sous réserve des droits à
indemnité du requérant" ;
L'autorité administrative peut décider de "le mener à son terme, compte tenu notamment de l'intérêt que cette
exécution présente pour le service public (...)" (voir supra).
1130
L'administration ne saurait cependant s'abriter abusivement derrière l'excuse de nécessité de service public
lorsque le contrat en cause ne concerne manifestement pas l'exécution de celui-ci. Il faut donc considérer que le
juge de l'astreinte dispose du pouvoir d'estimer si la convention en cause n'est pas étrangère au service public : si
c'est le cas, il ne pourra substituer son appréciation à celle de l'autorité contractante ; dans l'hypothèse contraire, le
contrôle initié par l'arrêt Lopez est parfaitement concevable.
1131
Le commissaire du gouvernement R. Schwartz prend d'ailleurs bien soin de préciser, relativement au contrat
de vente conclu dans l'arrêt Lopez, qu'"il n'y a aucune nécessité de service public qui imposerait la continuation
d'une telle situation" (conclusions précitées, p.1097). Cette analyse est corroborée par l'affaire Samper précitée, la
première à avoir semblé admettre que le juge de l'astreinte pouvait jouer un certain rôle dans le contrôle de
l'exécution d'une annulation d'acte détachable : il s'agissait ici aussi d'un contrat d'aliénation, par une commune,
d'une parcelle lui appartenant, contrat sans rapport aucun avec l'exécution d'un service public.
1132
Conclusions précitées, p.1096.
1133
Le juge du contrat admet en effet plus facilement que le juge de l'excès de pouvoir la régularisation a
posteriori de l'acte illégal. Pour un exemple jurisprudentiel d'admission d'une telle régularisation, voir C.E.,
233
fermée, notamment parce que l'irrégularité qui a donné lieu à la chute de l'acte détachable
s'avère trop grave pour pouvoir être régularisée1134, la personne publique peut se trouver
contrainte à dénoncer le contrat. Mais cette dénonciation n'est pas toujours matériellement
envisageable, en particulier lorsque ce dernier a été totalement exécuté. Dans un tel cas, seules
deux voies pourront être empruntées : la saisine du juge du contrat, hypothèse que M. Schwartz
devine devoir être la plus fréquente et qui est d'ailleurs celle que privilégie l'arrêt Lopez, afin
qu'il tire les conséquences de l'annulation prononcée 1135; ou bien, en dernier recours, une
éventuelle indemnisation du tiers lorsque celui-ci a subi un préjudice spécifique, irréparable par
un autre biais.

Devant cette palette de comportements, force est d'admettre que le juge de l'astreinte
dispose d'une marge de manœuvre non négligeable : "comme le juge du contrat lui-même, il
doit apprécier la portée du vice sur le contrat"1136, afin de déterminer, espèce par espèce, quelle
mesure d'exécution s'avère la plus appropriée pour assurer la pleine effectivité de la chose jugée
en excès de pouvoir. Mais par là même, et par ricochet, c'est l'administration qui se voit
consentir une assez grande liberté : à elle d'estimer, dans un premier temps, quelles incidences
comporte l'annulation de l'acte détachable. Et c'est seulement si l'attitude qu'elle privilégie est
manifestement inadaptée à la situation en cause que le juge de l'astreinte tentera de la
corriger1137. Ce pouvoir d'appréciation rend pour le moins aléatoires les conséquences
qu'engendrera, en fin de compte, la censure d'un acte détachable sur requête d'un tiers.
L'impression se renforce lorsqu'on s'aperçoit qu'il est des cas, autres que ceux qui reposaient sur
les idées de nécessités de service public ou d'intérêt général, dans lesquels aucune mesure
particulière d'exécution ne doit être prise1138, et que les différentes hypothèses évoquées par le
commissaire du gouvernement dans ses conclusions sur l'arrêt Epoux Lopez "peuvent se
croiser, se cumuler"1139. Difficile dès lors de déterminer in abstracto les retombées de

5/11/1982, Sieur Schwetzzoff, p.369 (remplacement d'une concession irrégulière par un nouveau contrat, légal
celui-ci).
1134
Il en va évidemment ainsi lorsque l'illégalité censurée provenait du contrat lui-même, mais également pour
certains vices propres à l'acte détachable, comme l'incompétence du signataire (C.E., 26/04/1985, Commune de
Larrau, p.129).
1135
Dans l'arrêt Lopez, la vente ayant été réalisée et ne pouvant dès lors plus être dénoncée par l'administration, il
s'agit pour cette dernière de demander au juge du contrat de prononcer la restitution de l'immeuble aliéné, afin que
le conseil municipal puisse redélibérer régulièrement sur son sort.
1136
D. Pouyaud, note précitée, p.1102.
Le même auteur parlera plus loin du "rôle central d'arbitrage" que se voit ainsi confier le juge de l'astreinte (ibid.,
p.1103).
1137
- L'arrêt Lopez en témoigne : l'astreinte n'y est prononcée que dans la mesure où les démarches gracieuses
qu'avait entreprises la commune auprès de l'acquéreur de l'immeuble en vue d'obtenir le retour de celui-ci dans le
domaine privé communal "ne permettent pas de considérer qu'elle a exécuté la décision de justice", étant donné
qu'elles se sont soldées par un échec total, l'intransigeance de l'acquéreur ayant "bloqué la situation" (Cf.
conclusions R. Schwartz précitées, p.1097).
- On pourrait en revanche imaginer des hypothèses dans lesquelles l'administration, sans forcément choisir le
mode d'exécution le mieux adapté, soit dispensée d'un prononcé d'astreinte dès lors qu'elle manifeste la "volonté
d'exécuter le jugement" et que "rien dans le dossier ne -laisse- supposer qu'elle ne puisse être menée à bonne fin"
(voir respectivement C.E., 26/05/1986, Société Notre-Dame des fleurs, p.151 ; Dalloz 1986, I.R., p.355, obs. F.
Llorens ; Actualité juridique, Droit administratif 1986, p.461, note J. Moreau ; et C.E., 15/11/1985, Proust, p.738 ;
Les petites affiches, 26/05/1986, p.9, note G. Melleray ; Dalloz 1986, I.R., p.149, note F. Llorens.
Voir également nos développements ultérieurs sur l'emploi de la technique de l'astreinte, infra, Partie II, Titre II,
Sous-titre I).
1138
Il en va ainsi en particulier quand le requérant n'accomplit pas les diligences qui lui incombent en vue
d'obtenir l'exécution de la chose jugée.
1139
Conclusions R. Schwartz précitées, p.1096.
234
l'annulation de l'acte détachable, puisque celles-ci se révèlent d'une géométrie à ce point
variable1140 : il est indubitable qu'"on est loin de l'autorité absolue de chose jugée du jugement
d'annulation pour excès de pouvoir"1141.
Le chapitre qui s'achève ne doit pas laisser croire que le juge est seul maître dans la
détermination de la portée d'une annulation qu'il prononce : non seulement l'économie générale
des règles de l'annulation par voie de conséquence limitent son action en ce sens, mais il arrive
également que d'autres autorités, par leur comportement ou par des actes qu'elles édictent,
interfèrent dans ce domaine et contribuent au tempérament des effets de la censure pour excès
de pouvoir. En outre, certains phénomènes indépendants d'une quelconque volonté exercent
parallèlement une influence non négligeable sur l'onde de choc occasionnée par l'annulation.

Pour un exemple d'un tel cumul, on peut s'appuyer sur l'affaire Lopez elle-même : si la saisine du juge du contrat à
laquelle se voit contrainte la commune n'aboutit pas à la constatation de la nullité du contrat de vente ou, tout au
moins, à la restitution du bien, il semble que la solution indemnitaire pourrait parfaitement être envisagée.
1140
Il faut dire ici que M. Schwartz (ibid., p.1095) a expressément repoussé toute idée d'automatisme à leur
égard : on aurait pu en effet songer à obliger systématiquement l'administration à saisir le juge du contrat afin qu'il
apprécie les conséquences de la décision du juge de l'excès de pouvoir ; le commissaire du gouvernement ne l'a pas
souhaité, alléguant que le juge de l'astreinte serait mieux à même que le juge du contrat de pratiquer cette
estimation, dans la mesure où ce dernier ne peut que constater la nullité ou la validité de la convention qui lui est
soumise, et ne saurait, à l'inverse du premier, contraindre les parties à régulariser ce qui doit l'être, ni à indemniser
le tiers lorsque nécessaire.
1141
Note D. Pouyaud précitée, p.1104.
235
CHAPITRE 2. LES LIMITES IMPOSEES AU JUGE

Le champ des effets de l'annulation ne connaît pas seulement des limitations voulues par
les juridictions ; certaines résultent de volontés extérieures à ces dernières, qui s'imposent à
elles et à la censure qu'elles ont prononcée. Deux types d'autorités détiennent le pouvoir de
s'opposer à l'omnipotence d'une annulation, même si la seconde utilisera des voies détournées et
condamnées par le droit : il s'agit du législateur et de l'administration. En outre, et en dehors de
toute manifestation de volonté, l'effectivité d'une annulation juridictionnelle se trouvera souvent
contrariée par la lenteur chronique qui affecte la justice administrative.

SECTION 1. DE PAR LA VOLONTE DU LEGISLATEUR

Le pouvoir législatif intervient de deux manières pour tempérer les conséquences d'une
annulation : tantôt il marque son désir de cristalliser une situation lui paraissant devoir échapper
au risque de remise en cause que fait planer sur elle l'éventualité d'une censure contentieuse ;
tantôt il est amené à édicter un texte de nature à calmer les remous fâcheux qu'a pu susciter la
décision juridictionnelle.

Paragraphe 1. Les situations fixées par la loi

L'intervention du législateur entendant limiter le champ des effets d'une annulation


éventuelle prononcée par le juge administratif, peut revêtir deux formes distinctes :

I - La création d'une situation définitive

Prenant conscience de ce que la disparition de certains actes pourrait engendrer des


conséquences néfastes, le législateur entend parfois assurer à ceux-ci une stabilité renforcée ; et
cela peut conduire à une limitation a priori des effets des annulations contentieuses, puisque le
juge, chargé d'appliquer la loi, devra s'incliner devant la situation intangible ainsi créée. Un
exemple tiré du droit de l'urbanisme va nous permettre d'illustrer cette situation somme toute
exceptionnelle : l'article L. 421-2 du Code de l'urbanisme, issu de la loi de décentralisation du 7
janvier 1983, avait prévu que les maires des communes s'étant dotées d'un P.O.S. approuvé,
bénéficiaient d'un transfert de compétence (initialement détenue par l'État) pour délivrer les
permis de construire. Or, le législateur entendit protéger ledit transfert, en lui conférant
expressément un caractère "définitif"1142. Cette solution se justifiait sur le plan de l'opportunité :
comme le soulignait M. Valade, rapporteur du projet de loi à la Commission des affaires
économiques et du Plan au Sénat, il paraissait "difficile, pour des raisons de bonne gestion
administrative, que l'instruction et la délivrance du permis de construire puissent varier
continuellement"1143. C'est pourquoi celui-ci estimait que "même si le P.O.S. de la commune -
venait - à disparaître, c'est le maire qui - devrait - continuer à délivrer au nom de la commune
les permis de construire"1144. Jamais l'hypothèse d'une annulation contentieuse du P.O.S.
1142
Article L. 421-2-1 du Code de l'urbanisme.
1143
J.O., documents Sénat, n°17, annexe au P.V. de la séance du 7 octobre 1982.
1144
Ibid.
236
approuvé ne fut réellement envisagée. Pourtant, le Conseil d'État, à la lumière des travaux
parlementaires précités, interpréta le texte comme englobant ce cas de figure. En effet, une telle
annulation, de par son caractère rétroactif, aurait normalement dû conduire le juge à considérer
que le transfert de compétence n'avait jamais eu lieu. Estimant que le législateur avait "entendu
proscrire tout aller-retour de la compétence (...) entre l'État et la commune au gré des avatars
subis par le P.O.S."1145, la Haute juridiction préféra limiter les conséquences de l'annulation, en
refusant de lui reconnaître cette portée1146.

II - La consécration d'une situation définitive

Deux exemples permettront de cerner aisément la teneur de ce type d'intervention


législative :

A. Nous allons en premier lieu nous intéresser au mécanisme de la prescription


quadriennale1147, dont les rapports avec le recours pour excès de pouvoir ont souvent posé
problème1148. En effet, lorsqu'un particulier obtient l'annulation d'une mesure administrative qui
lui portait préjudice, le jeu naturel de la prescription quadriennale aurait pu empêcher toute
possibilité de réparation du préjudice subi, dans la mesure où, au moment où le juge rend sa
décision, il n'est pas rare que quatre ans se soient écoulés depuis l'intervention de la décision
annulée. Afin d'éviter que le requérant ne se voie systématiquement privé de toute indemnité, la
loi du 31/12/1968, contrairement à la lignée jurisprudentielle traditionnelle du Conseil
d'État1149, a fixé la règle selon laquelle tout recours - y compris pour excès de pouvoir - porté
devant une juridiction interrompt le délai de la prescription (article 2, alinéa 2) 1150. En outre,
selon l'alinéa 5 du même article, un nouveau délai court "à partir du premier jour de l'année
suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée". Il subsiste
toutefois un cas dans lequel l'annulation prononcée se heurte à la prescription quadriennale :
nous voulons parler de celui où le recours pour excès de pouvoir a été introduit alors que la
prescription était d'ores et déjà acquise1151. Dans cette hypothèse, l'annulation ne peut "ni

1145
Chronique M. Azibert et M. de Boisdeffre précitée, Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.445.
1146
C.E., 5/02/1988, S.C.I. des Granges blanches, p.569 ; Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.357,
note M. Fornacciari (c'est parce qu'il considère que la compétence du maire s'est maintenue que le Conseil d'État
déclare recevable le déféré préfectoral contre un permis de construire) ; voir également C.E., 1er/12/1993, M.
Armagnac, req. n°127.683, Bulletin de jurisprudence du Droit de l'urbanisme, mars 1994, p.77, conclusions J.
Arrighi de Casanova.
Sur le problème, Cf. V. Brisset, "Annulation du P.O.S. et compétence des autorités décentralisées", Les petites
affiches, 4 août 1993, n°93, p.13.
1147
En vertu de laquelle les dettes des collectivités publiques sont prescrites à la fin de la quatrième année suivant
l'ouverture de l'exercice auquel elles se rattachent.
1148
Nous nous autorisons par là même une légère entorse à notre ligne de conduite qui tend à exclure de notre
champ d'investigation le contentieux de la réparation consécutif à la reconnaissance d'une illégalité, car l'exemple
que constitue la consécration de la prescription quadriennale nous semble particulièrement parlant.
1149
C.E., 16/12/1955, Commune d'Orcières, p.593 ; Actualité juridique, Droit administratif 1956, II, p.26,
conclusions P. Laurent.
Pour une présentation critique de cette dernière solution, voir, G. Braibant, Etudes et documents du Conseil d'État
1961, art. cit., p.58/59.
A noter qu'entre cette décision et la loi de 1968 était intervenue la loi du 30 mai 1962 (que la loi de 1968 abroge),
qui avait déjà décidé des assouplissements à la position classique du Conseil d'État.
1150
Voir, appliquant les dispositions similaires de la loi de 1962 en matière d'excès de pouvoir : C.E., 10/09/1962,
Daronat, Revue du droit public 1963, p.307.
1151
C.E., 12/11/1969, Hôpital civil de la ville de Salon de Provence, La semaine juridique 1970, II, n°16176, note
R. Savatier ; Revue trimestrielle de droit sanitaire et social 1970, p.217, conclusions Morissot ; C.E., 12/04/1972,
Benasse, p.259, conclusions G. Braibant ; Dalloz 1973, p.228, note P. Delvolvé.
237
interrompre, ni rouvrir un délai déjà expiré"1152. Le législateur de 1968 a consacré explicitement
ce caractère définitif de la déchéance des dettes de la personne publique au détriment des effets
de l'annulation contentieuse1153. Ainsi, dans l'affaire Bénasse que l'on vient d'évoquer, de
nombreux militaires se virent exclus du bénéfice du rappel de traitement auquel ils auraient pu
prétendre au motif qu'ils avaient présenté leur demande après expiration du délai de la
prescription1154.

B. L'article 4 de la loi du 9 février 1994 portant diverses dispositions d'urbanisme et de


construction1155offre une autre illustration d'imperméabilisation d'une situation révolue aux
conséquences d'une annulation : s'il s'est agi ici, pour les parlementaires, de rendre plus
efficaces les jugements fustigeant l'illégalité d'une décision de préemption, en prévoyant que le
titulaire de ce droit ne peut l'exercer à nouveau sur le bien en cause pendant le délai d'un an à
compter de la décision juridictionnelle - ce qui a pour effet de libérer le propriétaire des prix et
conditions qu'il avait mentionnés dans la déclaration d'intention d'aliénation 1156-, le texte prend
bien soin de préciser qu'une pareille retombée ne peut jouer que s'"il n'y a pas eu transfert de
propriété". On sait que, pour que se soit réalisé ledit transfert, il suffit que le préempteur ait
accepté l'offre qui lui a été faite par le propriétaire ; si tel a été le cas avant la survenance du
jugement d'annulation, celui-ci ne pourra produire les effets prévus par l'article 4.

La loi peut donc empêcher qu'une annulation éventuelle ne perturbe une situation qu'il
entend protéger ; il dispose parallèlement de moyens lui permettant de remédier à certaines
implications fâcheuses d'une censure juridictionnelle déjà prononcée.

Paragraphe 2. Les situations assainies par la loi : la validation législative

Le juge de l'excès de pouvoir, en présence d'un acte illégal qui lui a été déféré, devra se
résoudre à en prononcer la censure, quand bien même la décision qu'il rend est de nature à créer
une instabilité à de nombreux égards indésirable. Dans des cas extrêmes ou les conséquences de
l'annulation ainsi décidée lui apparaissent insupportables car inconciliables avec le souci de
bonne administration qui doit l'animer, le gouvernement, par l'entremise du pouvoir législatif
qu'il contrôle, peut être tenté d'édicter une norme qui, du fait de sa force juridique, permettra
d'éviter ces retombées intempestives du jugement rendu. On s'attachera dans un premier temps
à présenter cette technique dite de la "validation législative" au travers du débat qu'elle a suscité
et de la réponse qui lui a été apporté par le Conseil constitutionnel, avant de montrer en quoi

1152
Note Delvolvé précitée sous l'arrêt Benasse, p.233.
1153
La loi de 1962 ne pratiquait pas, quant à elle, cette restriction, puisque la prescription pouvait être écartée
même quand elle avait été précédemment opposée par une décision devenue définitive, et souvent même dans des
affaires assez anciennes : Cf., concernant une délibération d'un conseil municipal prise en 1926, C.E., 8/11/1963,
consorts Merlin, La semaine juridique 1964, éd. G, II, 13483, note Homont.
1154
Le recours pour excès de pouvoir était resté possible car le délai prévu à cet effet n'avait pas couru faute de
publicité régulière.
1155
Loi précitée ; l'article 4 introduit un article L.213-8 dans le Code de l'urbanisme
1156
Ceci visant, "dans le cadre du plan de relance de la construction, à éviter certaines situations de blocage du
marché foncier liées aux conséquences d'une annulation par des préemptions abusives, et donc illégales". Cf. L.
Fabre et M. Sharshar, "Réforme de l'urbanisme : la loi du 9 février 1994 portant diverses dispositions d'urbanisme
et de construction", La Gazette des communes, 28/02/1994, p.68.

238
elle se présente, malgré la tentative de canalisation dont elle a fait l'objet, comme un instrument
non négligeable de relativisation des effets d'une annulation1157.

I - Une paralysie des effets de l'annulation apparemment encadrée par le Conseil


constitutionnel.

La technique des validations législatives, depuis longtemps employée - car d'un intérêt
pratique certain -, a fait l'objet de critiques aussi anciennes que son utilisation. C'est au Conseil
constitutionnel qu'il est revenu, afin d'apaiser ces dernières, de confectionner un cadre juridique
d'apparence rigide.

A. Le dilemme né de l'utilisation du procédé

Il naît de ce que le recours à la validation législative s'avère parfois incontournable, mais


comporte aussi le risque de voir le pouvoir exécutif en abuser en raison des nombreux
avantages qu'il présente.

1 - Un emploi parfois nécessaire

Cette nécessité se fait ressentir dans certaines hypothèses où donner plein effet à la
censure d'un acte administratif engendrerait des conséquences déplorables pour l'administration
ou pour de nombreux administrés, étant entendu que seule l'intervention législative est à même
de dénouer l'imbroglio causé par la décision juridictionnelle.

a) Les incidences malencontreuses d'une annulation juridictionnelle

Il est depuis longtemps apparu, notamment dans le contentieux de la fonction publique,


que l'annulation juridictionnelle d'un acte administratif pouvait entraîner des conséquences
extrêmement regrettables à de nombreux égards. Le cas le plus topique semble celui de
l'annulation d'une élection ou d'un concours administratif. Le jugement intervenant le plus
souvent très tardivement, il est fréquent qu'au moment où le juge statue, l'administration ait déjà
procédé aux nominations qui en résultent et installé de nombreux agents dans leurs fonctions.
On conçoit dès lors quelles perturbations pour les services concernés serait susceptible
d'entraîner le jeu des principes classiques régissant l'annulation par voie de conséquence :

* Il existe tout d'abord des risques d'atteinte au principe de continuité des services publics, liés à
la remise en question de toutes les mesures prises sur la base de la décision dont le juge pour
excès de pouvoir a fustigé l'irrégularité. L'exemple de l'annulation, en 1985, de l'élection au
Conseil supérieur des universités, est à ce propos édifiant : le Conseil d'État avait censuré les
dispositions réglementaires en vertu desquelles avaient été organisées les élections à cet
organisme1158, ce qui, par voie de conséquence, en viciait la composition et altérait les décisions
prises après avis ou sur proposition de celui-ci1159. Or, la fonction principale du Conseil
supérieur des universités consiste précisément à émettre de tels avis ou propositions
relativement aux carrières et promotions des enseignants du supérieur ; de plus, en son sein,

1157
Pour une étude approfondie sur la question, voir B. Mathieu, Les validations législatives. Pratique législative
et jurisprudence constitutionnelle, Economica 1987.
1158
C.E., 19/04/1985, Fédération nationale des syndicats autonomes de l'enseignement supérieur et autres,
Actualité juridique, Droit administratif 1985, p.495, 2ème espèce, note F. Chevallier.
1159
C.E., S., 25/01/1974, Duverger, p.59.
239
sont constitués des jurys de recrutement de professeurs, maîtres de conférences, etc. Si l'arrêt du
Conseil d'État avait reçu plein effet, il aurait fallu, pour l'administration, organiser de nouvelles
élections selon une procédure cette fois légale. En outre, les décisions prises sur avis du Conseil
irrégulièrement composé auraient été remises en cause. Compte tenu de la date d'intervention
de l'arrêt d'annulation, il apparaissait impossible de régulariser cette situation avant la rentrée
universitaire, ce qui était de nature à compromettre gravement les conditions de celle-ci, plus
d'un millier de décisions de recrutement et d'affectation nécessaires ne pouvant être prises en
temps utile. Le danger était grand pour la continuité de ce service public.

* Une annulation peut parallèlement aboutir à des situations insatisfaisantes pour les agents
publics nommés sur la base de l'acte censuré. Il semble en effet injuste de remettre en cause la
carrière des intéressés lorsque l'illégalité sanctionnée par le juge était imputable à la seule
administration, les candidats au concours n'ayant eu pour seul tort que de se conformer au
règlement irrégulier en organisant les épreuves. Leur faire subir les conséquences d'une faute
qui ne leur est en rien attribuable heurterait le sens commun de l'équité.

b) L'édiction d'une loi comme seul remède envisageable

Depuis longtemps déjà1160, pour obvier aux ennuis les plus graves inhérents au prononcé
d'une annulation, l'on a eu recours à la technique de la validation législative. Impliquant
l'intervention du Parlement, elle consistait à l'origine à faire voter par celui-ci une loi dont le
seul but était de prévenir ces néfastes effets, voire d'y remédier, selon que le législateur
intervenait antérieurement ou postérieurement au jugement. Ces dispositions législatives,
prenant souvent la forme de cavaliers budgétaires1161ou d'amendements parlementaires sans
grands rapports avec le texte principal, étaient destinées à purger rétroactivement de son
illégalité l'acte ayant fait l'objet de la censure juridictionnelle ou susceptible d'être annulé, et du
même coup à sauvegarder les décisions prises sur son fondement. L'entremise du législateur
apparaît ici "irremplaçable" 1162: seule une correction rétroactive de l'acte litigieux permet
parfois d'éviter les inconvénients sus-évoqués concernant la continuité du service public et les
carrières des fonctionnaires. Il en va ainsi lorsqu'il s'agit de limiter le contrôle juridictionnel
relatif aux décisions qui ont déjà pu intervenir sur la base de l'acte annulé. Il semble d'ailleurs
que ce caractère rétroactif constitue l'un des traits essentiels des validations législatives, à tel
point que certains auteurs s'en servent même de critère de définition1163bien que certaines
d'entre elles en soient dépourvues1164. On sait en effet que l'administration ne peut prendre de
mesures rétroactives en vertu du principe général du droit dégagé par la jurisprudence Société
du Journal l'Aurore1165 ; seul le législateur est en mesure de conférer une telle portée aux textes
qu'il édicte1166. L'intervention de ce dernier s'avère donc incontournable dans de telles
situations. C'est la raison pour laquelle le Conseil constitutionnel, confronté au problème de la
constitutionnalité du procédé, n'en a pas sanctionné le principe, en précisant que le législateur

1160
Cf. par exemple l'affaire Huileries Griffiths et autres, C.E., Ass., 3/02/1939, p.57.
1161
Cette pratique se voit aujourd'hui contrariée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui interdit de
faire figurer dans une loi de finances une disposition dépourvue de caractère financier au sens de l'ordonnance
n°59-2 du 2/01/1959. Cf. décision n°81-136 D.C. du 31/12/1981, p.48 ; Dalloz 1982, I.R., p.307, note L. Hamon.
1162
A. de Laubadère, Actualité juridique, Droit administratif 1976, p.617.
1163
Cf. J.-M. Auby, "Sur une pratique excessive : les validations législatives", Revue de droit prospectif 1977,
n°3 et 4, p.11.
1164
Cf. F. Moderne, note sous C.E., 18/05/1973, Syndicat national des ingénieurs et techniciens agréés, Actualité
juridique, Droit administratif 1973, p.482.
1165
C.E., Ass., 25/06/1948, p.289 ; Dalloz 1948, p.237, note M. Waline ; Sirey 1948.3. p. 69, conclusions M.
Letourneur.
1166
C.C., décision n° 69-55 L. du 26/06/1969, Protection des sites, précitée.
240
avait "la faculté d'user de son pouvoir de prendre des dispositions rétroactives afin de régler
comme lui seul (...) pouvait le faire les situations nées de l'annulation" d'un acte
administratif1167.

2 - Un procédé à risques

La technique de la validation législative devait connaître un si grand succès 1168qu'elle


suscita au sein de la doctrine de nombreuses critiques et inquiétudes axées notamment autour de
deux constatations :

a) L'atteinte à la séparation des pouvoirs

La validation conduit tout d'abord à une immixtion du législateur dans le débat


contentieux. Il s'agit pour lui tantôt d'empêcher le juge de statuer sur une requête dont il est
saisi, tantôt de faire obstacle à la pleine application d'une décision de justice, tantôt, et c'est là le
plus grave, d'anéantir la chose jugée en faisant revivre un acte frappé d'annulation 1169. Cela
heurte de plein fouet le principe qui prône la séparation entre le pouvoir législatif et l'autorité
juridictionnelle. Pour M. Capitant, un jugement rendu par l'autorité judiciaire "bénéficie de
l'autorité de la chose jugée, autorité qui s'impose à tous y compris au législateur"1170. Rien a
priori de plus choquant, en conséquence, de voir "utiliser les pouvoirs du législateur pour
combattre ceux du juge"1171.

b) Les dangers d'abus

La seconde critique tient au fait que ce procédé est susceptible de donner lieu à un
certain nombre d'abus, permettant au gouvernement de faire obstacle à sa guise à l'exécution
d'un jugement rendu contre l'administration, par l'entremise de la procédure législative qu'il
maîtrise. Ainsi, "les validations législatives sont génératrices d'inégalités choquantes (...)
lorsqu'on sait que souvent elles sont, en partie tout au moins, fonction d'appuis politiques plus
ou moins puissants"1172. C'était le cas d'une disposition initiale du projet ayant abouti à la loi du
11 juillet 1975 qui, sous une apparence générale, visait en fait à passer outre à un arrêt du
Conseil d'État annulant la nomination d'un fonctionnaire déterminé1173.

C'est au Conseil constitutionnel qu'il a fallu trancher le dilemme qui vient d'être évoqué.
Or, si l'on sait déjà qu'il n'a pas entendu s'opposer par principe à ce procédé dont on ne peut,
dans certaines hypothèses, faire l'économie, il nous faut à présent montrer qu'il a cependant
tenté d'en discipliner la pratique et de restreindre notamment l'atteinte portée aux prérogatives
juridictionnelles.

1167
C.C.., décision n°80-119 D.C. du 22/07/1980, Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.602, note G.
Carcassonne.
1168
A titre d'exemple, sous la IVème République, plus de 40 validations ont pu être dénombrées.
Cf. M. Dran, Le contrôle juridictionnel et la garantie des libertés publiques, L.G.D.J. 1968, p.422.
1169
Cf. par exemple C.E., 23/05/1960, Société l'Africaine Française, p.355 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1961, p.90 : le législateur peut valider des mesures annulées "nonobstant la circonstance que le
jugement d'annulation soit passé en force de chose jugée".
1170
J.O., Débats Ass. Nat., 24 novembre 1967, p.5294.
1171
M. Lesage, Les interventions du législateur dans le fonctionnement de la justice, L.G.D.J. 1960, p.318.
1172
Selon M. Lefas, Etudes et documents du Conseil d'État 1958, p.86.
1173
Citée par J.-M. Auby, art. cit. p.12.
241
B. La tentative de canalisation du procédé par le Conseil constitutionnel

A partir de 1980, le Conseil constitutionnel a posé quelques jalons à la pratique des


validations législatives. Les deux premiers peuvent être rapidement évoqués, car l'un n'intéresse
qu'indirectement notre propos et l'autre s'appréhende d'autant plus aisément qu'on l'a déjà
évoqué à l'occasion de la présentation du fondement de l'utilisation de la technique étudiée :

- Le Conseil a tout d'abord exclu la possibilité de validation en matière pénale, dans la mesure
où cela heurterait le principe constitutionnel de non-rétroactivité des lois pénales issu de l'article
8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen1174, exclusion étendue par la suite "à
toute sanction ayant le caractère de punition" même hors de la matière pénale proprement
dite1175.

- Il a ensuite tenté de court-circuiter toute tentation de détournement de procédure en exigeant


que l'intérêt général serve de fondement à l'intervention législative1176. Une loi de validation ne
se justifie en effet que dans la mesure où l'annulation crée d'inextricables difficultés pour
l'administration sur laquelle pèse l'obligation d'exécuter la chose jugée, de sorte que le
Parlement intervient, comme il lui incombe, soit pour assurer le principe constitutionnel de
continuité du service public mis en danger par la décision juridictionnelle, soit pour éviter qu'un
préjudice trop grave ne soit causé aux carrières de nombreux fonctionnaires -ce qui entre dans
le cadre de l'article 34 de la Constitution de 1958 au titre des "garanties fondamentales de la
fonction publique" dont le législateur est compétent pour fixer les règles1177.

Ces deux premières bornes posées par le Conseil constitutionnel présentent l'avantage de
délimiter assez étroitement le champ d'application du procédé. Impraticable pour valider des
sanctions administratives ayant été décidées de façon irrégulière1178, il n'autorise pas plus le
gouvernement, par l'entremise du législateur, à s'opposer à sa convenance à l'appréciation
portée par le juge de la légalité, ou à en paralyser les effets : la validation d'une seule ou de
quelques nominations irrégulières serait sans doute censurée par le Conseil constitutionnel, qui
exerce un contrôle de proportionnalité mettant en balance l'ampleur des mesures prises et
l'importance des intérêts protégés, s'autorisant ainsi à sanctionner toute erreur manifeste du
législateur1179.

Deux autres règles fixées par la juridiction constitutionnelle marquent encore plus
nettement sa volonté de limiter l'atteinte au principe de séparation du pouvoir législatif et de
l'autorité juridictionnelle, et d'assurer en conséquence, autant que faire se peut, le respect de la
chose jugée :

1174
Décision n°80-119 D.C. précitée : "sauf en matière pénale, la loi peut comporter des dispositions
rétroactives".
1175
Décision n° 82-154 D.C. du 29/12/1982 précitée.
1176
Cette exigence recoupe celle qui anime, en la matière, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l'homme. Cf. notamment l'affaire Greek Rafineries S.A. et Stratis Andreadis (rapport 12 mai 1994) commentée par
J.-F. Flauss, Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.26.
1177
Cf. note G. Carcassonne précitée.
1178
Voir par exemple C.C., décision n°88-250 D.C. du 29-12-1988, Revue française de droit administratif 1989,
p.862, note B. Mathieu.
1179
Cf. notamment la décision n° 85-192 D.C. précitée, et la note J.-J. Bienvenu, Actualité juridique, Droit
administratif 1985, p.486.
242
1 - La proscription de toute validation directe et a posteriori

Cette première limitation signifie qu'un acte que le juge a annulé ne saurait être ensuite
déclaré valide par le législateur1180. On retrouve ici le souci du Conseil constitutionnel
d'empêcher le Parlement de s'immiscer de façon trop marquée dans le débat contentieux : si le
principe de séparation des pouvoirs1181 interdit à celui-ci d'adresser des injonctions aux
différentes juridictions ou de se substituer à elles dans le jugement des litiges relevant de leur
compétence1182, il paraît logique de faire en sorte qu'il ne détienne pas plus le pouvoir de
censurer une décision de justice. Se trouve ainsi par principe condamnée la forme de validation
qui avait suscité le plus de critiques1183, et le juge administratif, de par son interprétation stricte
de ce type de loi, veillera à ce que le législateur n'outrepasse pas implicitement la borne qui a
été ainsi posée à son action1184.

Le compromis proposé par le juge constitutionnel s'avère cependant bien subtil : si la


validation législative ne saurait porter directement sur un acte déjà annulé, elle peut en revanche
intéresser les mesures ultérieures prises sur le fondement de celui-ci quand bien même ces
dernières font l'objet de requêtes introduites devant la juridiction administrative. Dans cette
dernière hypothèse, en effet, le Conseil considère que le Parlement, loin d'empiéter sur la
compétence du pouvoir juridictionnel, ne fait que "modifier les règles que le juge a pour
mission d'appliquer"1185, au moyen de la mesure rétroactive qu'il édicte. Le raisonnement
adopté est le suivant : le jeu de l'annulation par voie de conséquence conduirait le juge
administratif à censurer toutes les décisions prises par l'autorité administrative dont l'existence
était conditionnée par celle de l'acte annulé ; l'intervention du législateur, sans remettre en cause
la disparition de l'acte résultant du jugement d'annulation, ne fait qu'en paralyser les
conséquences en postulant que l'illégalité de la décision censurée ne rejaillit pas sur la chaîne
d'actes dans laquelle elle s'insère. La loi fournit rétroactivement une base juridique aux actes qui
en étaient privés depuis la décision d'annulation.
2 - L'injusticiabilité relative des mesures validées

1180
S'est posée la question de savoir si la formule "passée en force de chose jugée" employée dans la décision
n°86-223 D.C. ne faisait pas seulement obstacle au renversement des jugements définitifs ; mais la décision n°87-
228 D.C., interdisant au législateur de censurer les "décisions des juridictions", semble englober dans la protection
constitutionnelle les jugements provisoires. Sur ce problème, voir B. Mathieu, op. cit., pp.149 s.
Corrélativement, le respect de la chose jugée ne saurait se concilier avec la remise en cause des droits acquis du
fait d'une décision de justice (C.C., décisions n° 86-223 D.C. du 29/12/1986, p.184 ; La semaine juridique 1987, II,
n°20903, note Nguyen Quoc Vinh ; et 88-250 D.C. du 29/12/1988, p.207).
1181
Et celui de l'indépendance des juridictions consacré par la décision n°80-119 D.C. précitée.
1182
C.C., décision n° 80-119 D.C. précitée.
1183
Cf. notamment J.-M. Auby, art. cit. ; F. Moderne, note précitée.
1184
Cf. notamment C.E., 24/03/1982, Boyer, p.129 : la validation d'une décision annulée étant interprétée comme
ayant pour seul objet de rendre insusceptible d'être invoqué le moyen tiré de son illégalité, elle ne prive pas d'effet
son annulation contentieuse devenue définitive et ne saurait "faire échec à l'autorité de chose jugée" qu'elle revêt :
la loi n'ayant, "en l'absence de dispositions expresses en ce sens" (qui seraient aujourd'hui censurées par le Conseil
constitutionnel), pu faire revivre la décision annulée, n'ouvre pas à l'intéressé droit à être réintégré à l'emploi
auquel il avait été nommé par la décision annulée.
Voir également C.E., S., 26/10/1984, Mammar, p.340 ; Dalloz 1985, p.223, conclusions D. Labetoulle : même
solution s'agissant de pensions révisables concédées à des ressortissants Algériens en exécution de décisions
juridictionnelles devenues définitives ; et C.E. 25/09/1987, Binet, p.293 ; Revue française de droit administratif
1987, p.998.
1185
Cf. décision n°80-119 D.C. précitée.

243
Posée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n°85-192 D.C. du 24 juillet
19851186, cette deuxième limite permet que la "régularité de ces mesures soit mise en cause sur
d'autres fondements" que celui qui consisterait à invoquer l'illégalité par voie de conséquence
de la censure de l'acte-base. La validation ne constitue donc pas, a priori, une garantie absolue
contre la censure des actes subséquents ; elle n'a pour objet que de reconstituer leur base légale
et ne fait pas obstacle à ce qu'un recours intenté contre eux aboutisse, à condition qu'il soit
fondé sur une illégalité propre à ces décisions, et non sur le vice qui pourrait résulter de
l'annulation de l'acte antérieur dont le législateur a paralysé les effets. Cela implique que le
juge, saisi d'un tel recours dans des conditions régulières, reste compétent et doive statuer au
fond1187.

Les principes posés par le Conseil constitutionnel afin de canaliser l'utilisation de ce


procédé semblent donc, même s'ils ne font pas obstacle à la mise à l'écart des règles de
l'annulation par voie de conséquence, préserver du moins l'essentiel des pouvoirs du juge de
l'annulation. Cependant, quelques dérives pratiques vont relativiser cette tentative de
sauvegarde des prérogatives des juridictions, et permettre au législateur de paralyser réellement
toute éventuelle intervention juridictionnelle consécutive à la validation.

II - Une paralysie des effets de l'annulation débordant souvent en pratique le cadre


constitutionnel

Outre le fait que leur respect n'est en tout état de cause garanti que dans la mesure où le
Conseil constitutionnel est saisi de la loi de validation1188, les grands principes dégagés par cette
juridiction ont connu plusieurs types de dérives, qui conduisent à rendre totalement inerte
l'annulation décidée par le juge administratif, voire à en empêcher le prononcé.

A. Les assouplissements apportés par le Conseil constitutionnel à l'interdiction de valider


directement l'acte annulé

Trois assouplissements, voire détournements, ont contribué à rendre ce principe


quasiment platonique, même si le dernier d'entre eux semble aujourd'hui abandonné.

1 - La validation de la "raison d'être" de l'acte annulé

Le premier phénomène a consisté pour le Conseil constitutionnel à admettre la


validation des mesures prises en conséquence d'une décision annulée dont la seule vocation
était de produire un tel effet. Ainsi, il a par exemple déclaré conforme à la Constitution une loi
organique validant les résultats d'un concours d'entrée à l'Ecole Nationale de la Magistrature
alors que ce concours avait été annulé par le juge administratif1189. De la même manière, il a

1186
Décision précitée.
1187
Sur ce problème, voir B. Mathieu, op. cit., pp.99 s.
1188
Ce qui est loin d'être systématiquement le cas, comme l'a relevé, exemples à l'appui, B. Mathieu : Cf. "Les
validation législatives devant le Conseil constitutionnel. Bilan d'une jurisprudence récente", Revue française de
droit administratif 1995, note n°4.
1189
C.C., 19/07/1983, décision n° 83-159 D.C.
244
permis au législateur de couvrir les résultats d'une élection au Conseil supérieur des universités
dont les modalités d'organisation avaient été pareillement sanctionnées1190. Dans ces deux
hypothèses, l'annulation prononcée par le juge frappait des actes dont l'unique raison d'être
résidait dans la production d'un certain effet -admission de candidats à l'E.N.M. d'une part,
composition du C.S.U. d'autre part. Il s'avère en conséquence totalement artificiel d'interdire au
législateur de faire renaître l'acte annulé, lorsqu'il lui suffit d'en avaliser toutes les suites pour
faire totalement échec à la chose jugée. Comme le soulignait M. Bienvenu 1191, "on peut
légitimement se demander quelle peut être la signification de cette interdiction de valider l'acte
annulé alors que tous les effets qu'il a pu (...) produire peuvent bénéficier de la validation.
Simple révérence formelle à l'égard de la chose jugée ? On serait assez tenté de le croire (...).
En tout état de cause, cette "immunité" de l'acte annulé n'a plus aucune justification dans le
raisonnement."

2 - La validation préventive d'un acte susceptible d'annulation

La deuxième dérive s'attache à la validation d'un acte administratif opérée avant même
que le juge compétent ait eu à se prononcer sur sa légalité ; est ainsi empêchée la survenance
d'une annulation dont on se méfie des conséquences. On aurait pu penser que le principe de
séparation des pouvoirs tel qu'il a été défini par le Conseil constitutionnel interdisait cette
pratique au même titre qu'il prohibait la résurrection de l'acte annulé, puisqu'elle équivaut à une
injonction faite par le législateur au juge de ne pas connaître de l'acte en question. On a vu que
l'indépendance du pouvoir juridictionnel condamnait la possibilité de telles injonctions. Le
Conseil constitutionnel va pourtant se montrer très compréhensif envers cette pratique par le
biais d'une construction audacieuse.

La décision n°85-140 L. du 25 juillet 19851192 en témoigne : il s'agissait pour la


juridiction constitutionnelle, saisie par le Premier Ministre sur la base de l'article 37-2 de la
Constitution, de se prononcer sur la nature juridique de dispositions réglementaires validées
préventivement par un texte de loi. Le Conseil décida que les dispositions en cause avaient
acquis forme législative du fait de cette validation, ce qui semble pour le moins curieux quand
on sait que la doctrine s'accorde sur le fait qu'un acte validé demeure administratif, et que
l'autorité compétente peut directement le modifier lorsqu'elle l'estime opportun1193. M.
Mathieu1194a expliqué la position du Conseil de la manière suivante : ne désirant pas censurer la
validation préventive effectuée en l'espèce, le juge constitutionnel a préféré analyser celle-ci
comme ne constituant pas une validation stricto sensu1195mais plutôt une ratification d'acte
administratif, c'est-à-dire un procédé qui permet au législateur de reprendre, consciemment ou
non, sous forme législative, une disposition qui figurait antérieurement dans un texte de nature
réglementaire. Ce mécanisme, dont la constitutionnalité a été admise par la décision n°85-155
D.C. du 30 décembre 1984, se justifie principalement lorsque le Parlement prend à son compte
une mesure initialement édictée à tort par une autorité exécutive ; il n'équivaut pas à une
injonction faite au juge administratif de ne pas connaître d'un acte administratif dans la mesure
où ce dernier, devenant réellement législatif (ce qu'il aurait toujours dû être), sort naturellement
de la sphère de contrôle du juge ordinaire. En l'assimilant à la ratification, le Conseil

1190
Décision n° 85-192 D.C., précitée.
1191
Note précitée, p.486.
1192
J.O., 6 août 1985 ; Revue française de droit administratif 1986, p.831, note B. Mathieu.
1193
Certains arrêts du Conseil d'État vont également dans ce sens. Cf. notamment C.E., S., 18/04/1958, Syndicat
des chirurgiens-dentistes de la Seine, p.219 ; et C.E., 15/07/1960, Omer Decugis, p.478.
1194
Note précitée.
1195
Alors que les travaux préparatoires montrent nettement que telle était la volonté du législateur.
245
constitutionnel sauve donc la validation préventive de la critique qu'elle encourt au titre de la
violation du principe de séparation des pouvoirs1196. Il contribue ainsi à parfaire l'aspect
paralysant du procédé à l'égard de l'annulation, ne s'intercalant plus simplement entre le
prononcé de celle-ci et la propagation de ses effets mais intervenant en amont pour empêcher
toute sanction juridictionnelle de l'acte illégal lui-même1197. Il convient d'ailleurs, à ce propos,
de relever que le législateur dispose d'un autre mécanisme aboutissant au même résultat : plutôt
que d'opter pour la validation brutale d'un acte, il peut en effet procéder parfois à une
modification du droit existant de nature à effacer l'illégalité initiale affectant un acte
réglementaire. Le juge, saisi ultérieurement d'un recours contre cette décision, devra en
conséquence prononcer un rejet au fond de la requête1198.

3 - La validation d'un acte annulé par substitution d'une mesure équivalente

La troisième entorse aux principes dégagés par la jurisprudence constitutionnelle était le


fait de la décision n°83-159 D.C. du 19/07/19831199 : le Conseil y avait admis que le principe de
séparation des pouvoirs ne s'opposait pas à ce qu'une loi postérieure à un acte annulé puisse
substituer à celui-ci une disposition de même contenu, du moins lorsque l'annulation était
motivée par une illégalité externe. En permettant une telle "validation par substitution"1200, le
juge constitutionnel ruinait irrémédiablement l'interdiction faite au Parlement de censurer une
décision de justice, celle-ci ne constituant plus qu'un principe de façade. Il semble que le
Conseil constitutionnel se soit rendu compte de ce que pareil raisonnement avait de
contradictoire avec celui tenu en 1980, puisqu'une décision du 26/06/19871201a proscrit une telle
validation par substitution s'agissant de magistrats dont la nomination avait été annulée par le
Conseil d'État. La juridiction constitutionnelle n'envisage en effet ici comme seule
régularisation possible qu'une nouvelle nomination pour l'avenir dans les conditions
constitutionnellement prévues à cet effet, à savoir par décret du Président de la République, et
dénie par là même au Parlement le pouvoir de substituer une mesure législative à la décision
censurée.

B. La dérive imputable au juge ordinaire : l'injusticiabilité de l'acte validé

* Les atteintes aux principes directeurs dégagés par le Conseil constitutionnel ne sont
pas le seul fait de ce dernier ; le juge administratif a contribué à élargir à outrance le champ
d'application du procédé étudié. Cette remarque se fonde essentiellement sur la ligne
jurisprudentielle qui refuse d'adopter la vision du Conseil constitutionnel quant à la possibilité
de sanctionner, en raison d'un vice propre, une décision administrative dont la validation n'était
destinée qu'à couvrir l'illégalité résultant de l'annulation de l'acte lui servant de fondement. Si le
juge s'y conformait, cela impliquerait nécessairement qu'il accepte de statuer au fond lorsqu'il
est saisi d'une requête formée contre une telle décision, ce qui lui permettrait éventuellement de

1196
On a pu parler à ce propos d'"une sorte de supercherie juridique" : voir D. de Béchillon, Hiérarchie des
normes et hiérarchie des fonctions normatives de l'État, Thèse Pau, 1993, p.480.
1197
Pour un autre exemple de cette situation, voir C.E., 28/04/1989, Chambre syndicale des industries
métallurgiques, mécaniques et connexes de la Charente-Maritime, p.858 : la reprise par une loi des dispositions
d'un arrêté interministériel antérieur rendant ces dernières désormais insusceptibles d'être discutées par la voie
contentieuse, il y a lieu de clôturer le litige les concernant par le prononcé d'un non-lieu à statuer.
1198
C.E., 30/06/1978, Delcourt et autres, p. 281. C.
1199
Décision précitée.
1200
Cf. Mathieu, Revue française de droit administratif 1989, p.867, note précitée.
1201
Décision n°87-228 D.C., p.38.

246
la censurer sur la base d'un moyen autre que celui que l'intervention législative a rendu
inopérant. Or, malgré quelques velléités ponctuelles en ce sens1202, le juge administratif a plutôt
tendance, dans l'hypothèse considérée, à prononcer un non-lieu législatif1203. Il confère ainsi
une immunité totale aux actes bénéficiant de la validation, ce qui contrarie à l'évidence le souci
manifesté par le juge constitutionnel de limiter celle-ci à la seule illégalité couverte, à savoir
celle qui résulte de l'annulation de l'acte initial1204.

* Cela est d'autant plus préoccupant que le Conseil constitutionnel admet largement la
possibilité de validation d'actes subséquents à la décision annulée. Il n'a en effet opposé aucune
difficulté, dans sa décision n°85-192 D.C.1205, à ce que soient directement validées des mesures
individuelles - il s'agissait en l'espèce des nominations prononcées après avis du C.S.U. dont
l'élection des membres avait été annulée - alors que certains estimaient cette éventualité exclue
à la suite de la décision du 22 juillet 19801206 ; il n'a pas davantage sanctionné la validation
préventive de telle mesure, à savoir celle qui couvrait les nominations non encore intervenues
au moment où était promulguée la loi. Ici encore, les mêmes auteurs1207avaient dénié au
législateur un tel pouvoir. Le Conseil constitutionnel a contourné l'obstacle en démontrant que
cette validation préventive était la conséquence logique de la couverture par la loi de l'illégalité
de la composition de l'organisme : puisque celle-ci était désormais réputée régulière, toutes les
décisions prises - même postérieurement à l'intervention de la loi - après avis du C.S.U.
devenaient incontestables de ce chef au contentieux.

Cette bienveillance caractérisant la jurisprudence constitutionnelle conjuguée à l'attitude


sus-décrite du juge administratif, est de nature à entraîner de fâcheuses conséquences. Il suffit
en effet qu'une mesure émane de l'organisme dont la composition a fait l'objet de la validation
pour que le juge refuse d'en connaître et oppose un non-lieu législatif à toute requête dirigée
contre elle. Les actes-conséquence de la décision initialement annulée bénéficient ainsi d'une
immunité juridictionnelle totale. Eux qui, en toute logique, devraient pâtir de la chute de l'acte
qui conditionnait leur existence, bénéficient au contraire de l'annulation prononcée par le biais
de la validation, puisque cette dernière les préserve de tout contrôle juridictionnel. La situation
est, on en conviendra, pour le moins paradoxale.

Le législateur n'est pas seul capable de limiter la portée d'une annulation prononcée ;
l'administration dispose également d'un moyen lui permettant d'agir en ce sens.

1202
Cf. C.E., S., 13/12/1974, Bethus et Ballereau, p.628 ; et C.E., 25/05/1979, Secrétaire d'État aux universités c/
Mme Toledano-Abitol, arrêt précité.
1203
C.E., 3/12/1981, S.G.E.N. ; S.N.E.Sup., Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.162 ; et 18/02/1981,
S.G.E.N. ; S.N.E.Sup., Dalloz 1981, I.R., p.240, observations B. Toulemonde.
1204
Soyons juste, le Conseil constitutionnel lui-même détient une part de responsabilité dans ce type de dérive,
puisqu'il lui arrive parfois de laisser passer des lois validant, sans autres précisions, tel ou tel acte administratif, ce
qui "a pour effet d'interdire au juge administratif de connaître de la légalité de cet acte pour quelque motif que ce
soit" (B. Mathieu, art. cit. Revue française de droit administratif 1995, p.788, l'auteur s'appuyant sur la décision
n°94-357 D.C. du 25/01/1995).
1205
Décision précitée.
1206
Voir notamment l'avis de MM. Favoreu et Philip dans Les grandes décisions du Conseil constitutionnel,
1984, p.482 : selon eux, en matière de décisions individuelles, seule une validation indirecte "c'est-à-dire une
validation conséquence de la validation principale des actes réglementaires supports" était concevable.
1207
Ibid.

247
SECTION 2. DE PAR LA VOLONTE DE L'ADMINISTRATION : LE PROBLEME DE
L'INEXECUTION DES DECISIONS D'ANNULATION

L'administration elle aussi, aussi curieux que cela puisse paraître au premier abord, peut
contribuer à limiter la portée d'une annulation prononcée à l'encontre d'un de ses actes, et ce en
refusant de se plier aux prescriptions - explicites ou induites - du jugement qui la condamne, ou
du moins en faisant quelques difficultés avant que de s'y soumettre.

Le phénomène de l'inexécution des décisions rendues par le juge administratif, bien que
loin d'être nouveau, a pris depuis quelques années un notable relief. Autrefois, en effet, l'étude
du contentieux administratif se concentrait plutôt sur les mécanismes d'élaboration des
différentes solutions jurisprudentielles et ne s'intéressait guère à l'efficacité pratique des arrêts
prononcés. On partait du présupposé que ces derniers seraient automatiquement exécutés par les
autorités auxquelles incombait la prise des mesures induites par le jugement. Il fallut attendre
les années 50 et le début des années 60 pour voir enfin la doctrine s'inquiéter du fait que la
passivité de l'administration condamnée pouvait totalement priver d'effet les décisions rendues à
son encontre par le juge1208. Mais en l'absence d'instrument de mesure, il paraissait très délicat
de procéder à une évaluation fiable du degré d'inexécution1209. Les choses allaient commencer à
changer avec la création, par un décret en date du 30 juillet 1963, de la commission du rapport
et des études du Conseil d'État1210, dont une des missions est précisément de veiller à
l'exécution correcte des décisions de la justice administrative. Il est donc aujourd'hui nettement
plus aisé de se faire une idée sur le phénomène considéré, d'autant plus que, depuis 1974, la
partie du rapport annuel du Conseil d'État consacrée à l'exposition des difficultés d'exécution
rencontrées par la Section du rapport et des études est rendue publique. Nous exposerons donc
la réalité de l'inexécution des décisions rendues par la justice administrative - et notamment des
jugements d'annulation - avant d'en expliquer les raisons.

Paragraphe 1. Le phénomène de l'inexécution

Une constatation préliminaire s'impose : les jugements et arrêts qui ne sont pas exécutés,
ou qui ne le sont qu'imparfaitement, ne représentent qu'une infime minorité des décisions
rendues. Le "Rapport du Conseil d'État sur l'exécution des décisions des juridictions
administratives"1211, rédigé à la demande du Premier ministre sous la présidence de M. A.
Bacquet, estime que ce phénomène, exécutions tardives inclues, concerne environ 5 % de
l'ensemble des jugements condamnant l'administration, ce qui équivaut tout de même à
presqu'un millier de cas par an. Le rapport annuel 1991 se montre plus optimiste, puisqu'il
évalue seulement aux alentours de 2,5 % les décisions n'ayant pas été exécutées "dans un délai
raisonnable"1212. Mais il ne faut pas oublier que ces estimations sont basées sur les réclamations
enregistrées par la Section du rapport et des études, et l'on peut penser qu'un nombre non

1208
Voir notamment (pour ne citer que l'article le plus connu) : J. Rivero, "Le Huron au Palais Royal", Dalloz
1962, chron. p.37.
1209
Les estimations variaient de 1 % pour les plus optimistes à ... 50 % pour les plus pessimistes !
1210
Rebaptisée "Section du rapport et des études" par le décret n° 85-90 du 24 janvier 1985.
1211
Revue française de droit administratif 1990, p.481.
1212
Etudes et documents du Conseil d'État 1991, n°43, p.85.
Le même chiffre est avancé par un rapport de la commission d'enquête du Sénat sur le fonctionnement de la justice
administrative en date du 17 juin 1992 (voir infra).
248
négligeable de bénéficiaires de jugements mal exécutés s'abstiennent, faute d'information ou en
raison d'une lassitude bien compréhensible occasionnée par plusieurs années de contentieux, de
mettre en jeu les moyens de pression mis à leur disposition.

Bien qu'il faille donc, à l'évidence, relativiser son ampleur, il n'en demeure pas moins
que ce phénomène constitue une réalité palpable1213et inacceptable pour des raisons tant
idéologiques que pratiques : dans un pays qui se réclame de la philosophie de l'État de droit,
l'administration se doit de donner l'exemple de la soumission à la légalité telle qu'elle résulte
des décisions juridictionnelles. C'est donc à 100 % et non à 95 % qu'elle devrait exécuter ces
dernières1214. En outre, les retards dans la prise des mesures pécuniaires rendues nécessaires par
l'intervention d'un jugement entraînent souvent une charge supplémentaire pour les budgets
publics, compte tenu du fait que les intérêts à verser le sont, en vertu de l'article 3 de la loi
n°75-619 du 11 juillet 1975, au taux légal majoré de cinq points "à l'expiration d'un délai de
deux mois à compter du jour où la décision de justice est devenue exécutoire, fût-ce par
provision". Une enquête de l'Agence judiciaire du Trésor1215a révélé qu'en moyenne, ledit délai
de deux mois est largement dépassé dans 33 % des cas - la durée moyenne de règlement étant
de deux ans ! -, et que les intérêts versés représentent 45 % des sommes finalement réglées1216.

I - Contours du phénomène

A. La mauvaise exécution des décisions de justice peut revêtir plusieurs formes

1 - Le cas le plus fréquent de mauvaise exécution des décisions de justice est constitué, on s'en
doute, par l'exécution tardive1217. Deux hypothèses sont ici à distinguer :

a) Il ne s'agit parfois que d'une simple lenteur dans l'intervention des mesures à prendre1218.
L'administration oublie - voire ignore - en effet assez souvent que l'exécution des décisions de
justice doit être spontanée, et qu'il n'y a pas lieu d'attendre que le bénéficiaire du jugement la
sollicite en ce sens

b) Dans d'autres cas, c'est déjà plus blâmable, l'autorité compétente "temporise" en déposant des
conclusions à fin de sursis dans le seul but de faire entrave à l'exécution de la chose jugée 1219.

1213
Voir notamment en ce sens J.-P. Costa, "L'exécution des décisions de justice", Actualité juridique, Droit
administratif 1995, n° spécial cinquantenaire, p.227.
1214
Le rapport Bacquet précité, p. 487, souligne en outre que "l'image de la juridiction administrative peut être
atteinte dans l'esprit du public par la révélation de tels ou tels cas qui, pour être isolés, n'en restent pas moins
inexcusables".
1215
Cité par ce même Rapport, p.482.
1216
Pour des exemples précis concernant ce genre de situation, voir Etudes et documents du Conseil d'État 1990,
n°42, p.133.
1217
Le rapport 1991 (précité, p.84) révèle en effet que la plupart des affaires dont est saisie la Section du rapport
et des études sont réglées en moins d'un an, "ce qui montre qu'il s'agit plutôt de retards à l'exécution que de
véritables refus d'exécuter" (impression corroborée par le rapport de 1994 (Etudes et documents du Conseil d'État,
n°46), qui précise que 70 % des affaires sont traitées en moins de 6 mois !).
1218
Voir à titre d'exemple cette affaire dans laquelle un maire a mis 17 mois pour communiquer à un conseiller
municipal, en exécution d'un jugement de tribunal administratif, un rapport intéressant la commune (cité dans
Etudes et documents du Conseil d'État 1990, n°42, p.136).
1219
Cette attitude est notamment dénoncée par le Rapport Bacquet précité, p.489. Elle se produit si fréquemment
en pratique qu'une circulaire du Premier ministre en date du 13 octobre 1988 (J.O., 15/10/1988, p.13008 ; Revue
249
Pire encore, l'administration méconnaît souvent la règle selon laquelle l'appel des jugements des
tribunaux administratifs n'est pas suspensif et, alors même qu'aucun sursis à exécution n'a été
demandé, s'arroge le droit d'attendre jusqu'à ce que l'instance d'appel ait statué 1220. Ces
manœuvres dilatoires ont pour effet d'allonger très notablement - de 30 mois en moyenne1221!-
le délai d'exécution. Cela constitue donc une atteinte non négligeable à l'effectivité des
jugements d'annulation.

2 - La deuxième "technique" de méconnaissance des décisions de justice se traduit par une


"redoutable inertie", qui se manifeste notamment par la négligence à prendre les mesures
qu'imposent certains jugements1222. Les autorités condamnées espèrent peut-être que le temps
qui passe les dispensera de l'exécution à laquelle elles sont assujetties, mais c'est sans compter
sur la règle qui veut que les décisions de justice ne souffrent pas de péremption.

3 - Dans d'autres affaires enfin a pu être relevée une mauvaise volonté délibérée et inexcusable,
qui se traduit soit par un entêtement imperturbable1223, même quand des sommes dérisoires sont
en jeu1224, soit, et c'est plus grave, en prenant postérieurement à la décision de justice devant
être exécutée des initiatives y faisant obstacle1225. Cette dernière attitude, à en croire le rapport
19911226, se résume de plus en plus souvent à l'intervention d'une nouvelle décision
administrative identique à l'acte annulé. Cela a pour effet de contrarier l'action de la Section du
rapport et des études qui, n'ayant pas compétence juridictionnelle, ne peut alors que conseiller
aux requérants de saisir à nouveau le juge. Or, il apparaît que "de telles pratiques sont courantes
en cas d'annulation des délibérations d'un jury d'examen, d'autorisation (...), de licenciement
d'agents publics ou de sanctions prononcées à leur encontre, de délivrance ou de refus de

française de droit administratif 1988, p.932) a prié les différents ministres et leurs services de n'interjeter appel
d'un jugement qu'en cas de "probabilité suffisante pour l'État d'être victorieux".
1220
C'est par exemple l'attitude adoptée dans une affaire par le ministère de l'économie et des finances qui a
informé la Section qu'il n'envisageait pas d'exécuter le jugement annulant une de ses décisions tant que le Conseil
d'État ne s'était pas prononcé sur l'appel qu'il avait formé (cité dans Etudes et documents du Conseil d'État 1989,
n°41, p.124).
Plus généralement, sur ce phénomène, voir supra, les développements consacrés à la "légalité à éclipses" (Titre I,
Sous-titre I).
1221
Selon l'enquête menée par l'Agence judiciaire du Trésor précitée.
1222
Ainsi par exemple, le Conseil d'État ayant annulé, le 4 juillet 1986, certaines dispositions d'un arrêté relatif à
l'exercice du droit syndical au sein de l'éducation nationale, aucun nouvel arrêté n'était intervenu plus de trois ans
après cette annulation (cité dans Etudes et documents du Conseil d'État 1989, n°41, p.124).
Voir également l'affaire évoquée par le Rapport Bacquet précité, p.489, dans laquelle il a fallu vingt-six mois
d'efforts à la Section du rapport et des études "pour qu'un ministère finisse par délivrer de nouveaux actes
remplaçant ceux annulés par un tribunal administratif dont le jugement énonçait clairement dans ses motifs ce à
quoi l'intéressé avait droit"
1223
On peut citer le cas de cette municipalité qui préférait, depuis de longues années, ne pas réintégrer sa
secrétaire de mairie et se laisser condamner à lui payer une indemnité égale au traitement qu'elle aurait dû lui
verser. Finalement, et malgré les pressions incessantes de la Section du rapport et des études, il aura fallu attendre
que cette fonctionnaire atteigne l'âge de la retraite pour que la municipalité accepte de la "réintégrer" et de
régulariser sa situation (cité dans Etudes et documents du Conseil d'État 1986, n°37, p.203).
1224
Voir par exemple ce refus d'un maire d'acquitter à une employée une indemnité de 683,40 francs (ibid.,
p.204).
1225
Ce fut le cas dans une affaire où deux enseignants détachés à un lycée de Marseille avaient vu leur
licenciement annulé, mais n'avaient pu être réintégrés dans la mesure où le ministère de la défense les avait remis
directement à la disposition de leur administration d'origine, faisant ainsi échec à l'exécution correcte du jugement
(cité dans Etudes et documents du Conseil d'État 1988, n°40, p.125).
1226
Etudes et documents du Conseil d'État 1991, n°43, p.88.
250
permis de construire"1227. Dans ces diverses hypothèses, il est bien évident que l'onde de choc
de l'annulation de l'acte ne peut correctement se diffuser, tous ses effets étant contrariés par
l'édiction de la décision nouvelle dont le seul but est justement d'obvier à l'exécution du
jugement initial.

B. Le "taux" d'inexécution fluctue au gré de plusieurs paramètres

1 - Il importe en premier lieu de souligner que ce sont les jugements des tribunaux
administratifs et les arrêts des cours administratives d'appel qui sont les plus sujets à
inexécution1228. Cela s'explique notamment par le fait que ce sont les collectivités locales ou
leurs établissements publics qui exécutent les décisions de justice de la façon la moins
satisfaisante. Il s'agit là, d'ailleurs, des affaires les plus difficiles à régler, car elles s'inscrivent
en général dans des contextes très conflictuels ; de plus, on se heurte à l'insuffisante formation
juridique des personnes auxquelles incombe l'exécution, ainsi qu'à la légitimité qu'elles tirent,
depuis 1982/1983, de leur élection, légitimité qui leur semble fréquemment prévaloir sur celle
du juge1229 !
2 - La répartition des réclamations par matières concernées a subi, ces dernières années, une
nette évolution : le véritable "nid d'inexécutions" que constituaient les affaires de
remembrement est en forte diminution, tandis qu'entrent en ligne de compte de nouvelles
rubriques, telle celle relative au statut des étrangers. Subsistent toujours des domaines sensibles
comme l'urbanisme, la chasse ou l'enseignement, pour ne citer qu'eux 1230. Il faut signaler
ensuite les difficultés d'exécution de certains jugements qui, bien que très différents par leur
objet, entraînent d'importantes conséquences sociales ou économiques1231. Une difficulté
particulière s'attache enfin aux décisions à effet annuel, comme par exemple les arrêtés
préfectoraux fixant, pour chaque saison, les dates d'ouverture et de fermeture de la chasse, ou le
refus d'admettre à l'école un enfant pour une année scolaire déterminée : si une telle mesure fait
l'objet d'une annulation, rien ne s'oppose à ce que l'administration reprenne l'année suivante une
décision identique, puisque l'autorité de chose jugée ne s'attache qu'à l'année considérée1232.

1227
Ibid. ; le rapport cite à titre d'exemple deux affaires particulièrement significatives, l'une dans laquelle un
maire a repris par trois fois le même permis de construire annulé, l'autre, à peu près similaire, mais cette fois en
matière de licenciement d'un agent de service de la commune.
1228
La Section du rapport et des études estime qu'ils représentent les 4/5 des affaires dont elle est saisie (Cf.
Etudes et documents du Conseil d'État 1990, n°42, p.131).
1229
On peut ici citer le cas d'un député-maire qui a répondu de bonne foi (?) à la Section du rapport et des études
qu'il n'exécuterait pas un jugement rendu en défaveur de la commune "parce que le conseil municipal est
souverain, parce que le peuple est souverain". Comme le note le rapporteur (Etudes et documents du Conseil d'État
1987, n°38, p.197), "c'est oublier que le juge administratif statue au nom du peuple français, et que l'obligation de
se conformer aux lois (...) s'impose aux élus des collectivités".
Sur ce problème, voir en particulier A. Lercher, "L'élu local, le juge administratif et la souveraineté",
Administration, n°155, 1992, p.135.
1230
Pour des illustrations de ces différents cas de figure, voir Etudes et documents du Conseil d'État 1990, n°42,
p.134 et 135 ; et pour un état des lieux détaillé, Etudes et documents du Conseil d'État 1994, n°46, p.227.
1231
Citons à titre d'exemple le cas d'un jugement annulant l'autorisation de réalisation d'une importante opération
d'urbanisme.
1232
La Section du rapport et des études, tout en déplorant cet état de fait, ne peut que constater son impuissance à
censurer "une décision juridiquement distincte" de la décision annulée (Cf. Etudes et documents du Conseil d'État
1990, n°42, p.135).
251
II - Importance du phénomène

Pour n'envisager que la saisine de la Section du rapport et des études, on peut souligner
que, si le nombre de dossiers enregistrés en 1976 avoisinait la centaine, il a connu une
augmentation
rapide et régulière1233pour culminer à 1304 affaires en 19941234. Il n'est pas interdit de penser
que ce sont les efforts de publicité autour des procédures instituées pour faire pression sur les
administrations peu promptes à exécuter les jugements rendus en leur défaveur qui ont conduit
à cet accroissement notable des réclamations, et qu'aujourd'hui, ces mécanismes étant mieux
connus, le nombre des réclamations est plus proche du taux global d'inexécution qu'il ne l'était
au départ. Il n'en reste pas moins que le phénomène de la mauvaise exécution des décisions de
justice n'est pas, loin s'en faut, en voie de disparition, et qu'il convient de poursuivre la lutte
engagée contre lui, lutte "qui n'est rien d'autre que la bataille pour l'État de droit"1235. Mais ce
combat s'avère long et difficile eu égard à la profondeur des racines du mal.

Paragraphe 2. Les causes de l'inexécution

Elles sont de trois types bien distincts :

I - Le premier se compose des cas dans lesquels l'administration ignore en quoi consiste
l'exécution correcte du jugement qui la condamne. Il n'est pas toujours aisé en effet pour
l'autorité compétente, devant la brièveté de certaines décisions rendues par le juge administratif,
de déterminer avec exactitude quelles sont les suites à leur donner. Le problème s'avère
particulièrement aigu en matière d'annulation1236, la remise en état de la situation -
reconstitution de carrière notamment - pouvant soulever de nombreuses difficultés pratiques
alors même que l'administration est disposée à se soumettre à la chose jugée1237.

II - Moins excusable apparaît la négligence affichée par l'administration dans la conduite de


certaines affaires n'engendrant pas de difficultés notables. Ce comportement, dénoncé
périodiquement par les rapports annuels de la Section du rapport et des études1238, aboutit
parfois à des situations ubuesques à l'image de cette affaire où le ministre de l'Intérieur, ayant
omis de faire appel d'un jugement qui annulait son refus implicite de communiquer un dossier
que son département ministériel ne détenait pas, s'est vu poursuivre par le requérant pour
inexécution de la chose jugée1239.

1233
Plus de 200 dossiers en 1978, de 300 en 1981, de 400 en 1984 etc.
Pour plus de précisions, voir les statistiques publiées chaque année aux différents Etudes et documents du Conseil
d'État.
1234
Cf. rapport Etudes et documents du Conseil d'État n°46, précité, p.226.
1235
Selon l'expression employée par M. Braibant lors du colloque sur l'exécution des décisions de justice par les
collectivités locales organisé à Douai le 30 septembre 1992 (Cf. les actes dactylographiés dudit colloque, p.14).
1236
Les jugements rendus en excès de pouvoir constituent d'ailleurs la grande majorité des décisions faisant
l'objet d'une "réclamation en exécution" devant la Section du rapport et des études. Cf. les statistiques annuelles
publiées aux différents Etudes et documents du Conseil d'État.
1237
Cf. Rapport Bacquet précité, p.489.
1238
Cf. en particulier Etudes et documents du Conseil d'État 1991, n°43, p.87.
1239
Ibid.
252
III - La dernière cause d'inexécution a déjà été évoquée : il s'agit du mauvais vouloir manifeste.
L'administration, mécontente de la décision juridictionnelle rendue en sa défaveur rechigne à s'y
plier1240, voire estime pouvoir s'en dispenser. Ce comportement, sans nul doute le plus
condamnable, ne trouve pas sa place dans une démocratie fondée sur le respect du droit.

L'action de l'administration peut donc parfois contrarier la pleine portée d'une annulation
juridictionnelle, du fait d'une mauvaise exécution impardonnable du jugement qui la décide.
Mais il est d'autres cas dans lesquels la puissance publique exécute en toute bonne foi, et de
façon irrémédiable, un acte dont l'illégalité est censurée par le juge de l'excès de pouvoir : nous
voulons parler de la mise en œuvre de l'acte antérieure au prononcé de son annulation. Cette
situation se rencontre hélas très fréquemment du fait de la lenteur qui caractérise la justice
administrative ; elle constitue le troisième type de limitations des effets de l'annulation subies
par le juge, qui n'est plus cette fois le fruit d'une volonté quelconque, mais le produit d'un défaut
structurel de l'organisation des tribunaux.

SECTION 3. DE PAR L'IMPOSSIBILITE STRUCTURELLE DE STATUER


RAPIDEMENT

"La justice, pour remplir correctement sa mission de service public et répondre aux
attentes de ses usagers, doit (...) statuer dans des délais raisonnables"1241. Ce facteur temps
conditionne en effet la plus ou moins grande efficacité des jugements rendus, et contribue au
fait qu'un ordre de juridiction fonctionne bien ou mal1242. Aussi le juge administratif devrait-il
statuer avec une célérité suffisante, afin de ne pas compromettre l'effectivité de ses décisions et
répondre de façon satisfaisante à l'attente des justiciables qui l'ont saisi. Il y est d'ailleurs plus
qu'incité par la Convention européenne des droits de l'homme, dont l'article 6 garantit à chacun
le droit de voir les litiges le concernant examinés dans un délai raisonnable. Hélas, il est notoire
que les délais des jugements qu'il est amené à rendre dépassent très fréquemment le seuil
tolérable. Après avoir étalonné le phénomène et en avoir cherché les causes, on montrera en
quoi il contribue à relativiser les effets drastiques traditionnellement reconnus aux annulations.

Paragraphe 1. Approche objective de la lenteur de la juridiction administrative

La lenteur de la juridiction administrative a depuis bien longtemps été fustigée par


diverses études ou rapports officiels1243 ; c'est sur le dernier en date1244que nous nous
appuierons ici, pour à la fois décrire l'ampleur du phénomène et en dénoncer les causes.

1240
Pour un "bel exemple d'inexécution délibérée par l'administration d'un jugement", voir A. Holleaux, "Les
juges et l'urbanisme", Les petites affiches 11/01/1991, n°5, p.12.
1241
D. Lochak, "Quelle légitimité pour le juge administratif ?", Droit et Politique, 1993, p.146.
1242
Voir notamment : A. Marion, "Du mauvais fonctionnement de la juridiction administrative et de quelques
moyens d'y remédier", Pouvoirs 1988, n°46, 21 s.
1243
Elle est mentionnée pour la première fois dans un rapport adressé par le Garde des Sceaux au Président de la
République le 7 décembre 1878 !
1244
Rapport de la commission d'enquête du Sénat sur le fonctionnement des juridictions de l'ordre administratif,
remis par M. J. Arthuis le 10/06/1992 ; Doc. Sénat, n° 400.
253
I - Mesure de la lenteur

A. Evaluation chiffrée

A la lecture du rapport sus-évoqué, nous obtenons la confirmation de ce que, depuis que


le contentieux administratif est devenu un contentieux de masse1245, le juge n'a plus les moyens
de statuer dans des délais raisonnables : plus la demande en justice croît -ce qui n'a cessé d'être
le cas depuis 1976, tant devant les tribunaux administratifs que devant le Conseil d'État-, plus
les délais de jugement s'allongent. Ce phénomène n'est certes pas sans précédent : au lendemain
de la Libération, le Conseil d'État se trouvait déjà surencombré du fait notamment de
l'intervention accrue de l'État dans la société1246, et il avait fallu la réforme de 1953,
transformant les Conseils de préfecture en tribunaux administratifs, pour remédier à cet état de
fait. Mais des effets positifs de cette réforme, vingt-cinq ans plus tard, ne demeurait guère qu'un
souvenir : avant 1987 et la création des Cours administratives d'appel, la durée moyenne de
première instance s'estimait à 2 ans et 3 mois, alors que l'appel exigeait pour sa part 3 ans et 5
mois ; le stock des affaires en attente devant le Conseil d'État avait presque à nouveau atteint le
chiffre de 1953 - 23 577 affaires contre 26 000 -, et, ce qui semble beaucoup plus grave, le
nombre des dossiers en instance devant les différents tribunaux administratifs culminait pour sa
part à 98 0571247! Et nous serons amenés à constater que la réforme de 1987, si elle a quelque
peu amélioré la situation, n'a pas, loin de là, solutionné le problème1248.

B. Evaluation concrète

Au delà de ces estimations statistiques déjà élevées, il n'est pas rare de rencontrer des
situations abusives dans lesquelles les délais de jugement s'avèrent intolérables. Pour n'en
prendre qu'un seul - et récent1249 - exemple, on peut citer l'affaire qui a donné lieu à la première
condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme sur la base de l'article
6 déjà évoqué1250. Le requérant après avoir été hospitalisé dans un établissement psychiatrique,
n'avait pu reprendre son travail à l'Education nationale. Il attaqua en 1974 le refus
d'indemnisation qui lui avait été opposé, et sa demande fut rejetée une première fois par le
Tribunal administratif de Strasbourg en 1978, puis en appel par le Conseil d'État en 19811251.
Saisie à son tour, la Cour de Strasbourg déclara le recours recevable et estima que le temps mis
par le tribunal de première instance (à savoir 4 ans et trois mois), au contraire de celui qu'avait
nécessité l'appel (à peine plus de trois ans), était excessif, l'affaire ne présentant pas un caractère
particulièrement complexe ; le requérant se vit en conséquence accorder des dommages-intérêts

1245
Ce notamment depuis l'explosion enregistrée dans la deuxième partie des années 70.
1246
Voir l'étude de M. Liet-Veaux, "La justice administrative au ralenti", Dalloz 1948, chron. p.133.
1247
Chiffres extraits de l'article de J. Waline "La réforme de la juridiction administrative : un tonneau des
Danaïdes ?", in Mélanges J.-M. Auby, p. 347 s.
Pour un état détaillé des stocks existant devant les diverses juridictions administratives, voir Rapport J. Arthuis
précité, p.23 s.
1248
Cf. infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
1249
Pour des exemples plus anciens -et particulièrement explicites- voir L. Favoreu, Du déni de justice en droit
public français, L.G.D.J. 1964, p.338 : ainsi de ce particulier qui avait dû attendre 34 ans pour apprendre ... qu'il
avait actionné le mauvais ordre de juridiction !
1250
C.E.D.H., 24 octobre 1989, H c/ France, chambre C, série A, n° 162-A.
1251
La durée totale de l'instance avait été de 7 ans et 7 mois.
Il ne s'agit pas pour autant d'un chiffre record, certaines instances excédant les dix ans (comme par exemple cette
autorisation administrative de licenciement accordée le 3 mars 1981 et annulée par le Conseil d'État le 13
novembre 1991 (cité par le rapport 1992 précité).
254
pour préjudice moral. L'issue de cette affaire, qui peut paraître symbolique, démontre cependant
la nécessité dans laquelle se trouve la juridiction administrative française de renverser la
tendance, ce que souligne d'ailleurs le libellé de l'arrêt qui appelle l'État français à prendre les
mesures qui s'imposent.

II - Origines de la lenteur

On a déjà évoqué l'explosion des demandes en justice enregistrée à partir du milieu des
années 70, phénomène qui n'est d'ailleurs pas propre au seul contentieux administratif. Selon le
rapport Arthuis, cet accroissement spectaculaire résulte tant de la progression de contentieux
traditionnels (urbanisme, fonction publique, étrangers etc.) que de l'émergence de contentieux
nouveaux (agrément préalable à l'adoption des mineurs ou fédérations sportives pour ne citer
qu'eux)1252. Hormis ce facteur, d'autres éléments ont été mis en avant qui peuvent en partie
expliquer la sclérose et la lenteur corrélative qui affectent la justice administrative :

A. L'inadaptation des moyens

1 - Il faut tout d'abord souligner l'insuffisance de moyens matériels qui caractérise la quasi
totalité des juridictions administratives. Le Rapport sénatorial dénonce "la situation dramatique
de certains tribunaux administratifs" dont les locaux s'avèrent inadaptés, et pour lesquels
l'insuffisance de la dotation budgétaire conduit à un "sous-équipement", en particulier sur le
plan informatique. Quant au Conseil d'État, il semble se situer "entre archaïsme et
modernité"1253. Pour ce dernier, des problèmes de locaux, de secrétariat et de stockage des
dossiers sont montrés du doigt.

2 - Cette carence initiale se double d'une inquiétante faiblesse d'effectifs, due à une gestion
catastrophique, durant de nombreuses années, du corps des magistrats des tribunaux
administratifs et à une désaffection de ce corps au sein de la haute fonction publique, du fait
essentiellement, semble-t-il, d'un statut peu attractif1254. Ce déficit en personnel se fait
notamment cruellement ressentir au niveau des greffes. Parallèlement, l'insuffisance du nombre
des sténodactylos entraîne des délais de notification des jugements parfois inacceptables,
excédant souvent les six mois1255.

B. L'inadaptation des méthodes de travail

S'agissant des méthodes de travail, il convient de souligner l'inadaptation de celles-ci à


la réalité du contentieux actuel. Le rapport du 10 juin 1992 va même jusqu'à les qualifier
d'"archaïques"1256. A leur niveau, deux facteurs de retard peuvent être identifiés :
1252
Rapport précité, p.21 s.
Au delà de cette approche objective, on impute généralement cette augmentation du contentieux à de nombreux
phénomènes tels que l'amélioration croissante de l'information des citoyens sur leurs droits, l'adoption, dans de
nombreux domaines, de législations protectrices de ceux-ci, l'instabilité juridique résultant de l'inflation de textes
applicables, etc.
1253
Rapport Arthuis, p.91 s.
1254
Pour plus de détails et de précisions, ibid., p.94 s.
1255
Ibid., p.109.
1256
Ibid., p.106.
255
1 - Les facteurs inhérents au seul juge

Parmi ceux-ci, il faut d'abord signaler la faiblesse de la fonction documentaire au sein de


la juridiction administrative, qui astreint les magistrats à gaspiller énormément de temps pour
effectuer eux-mêmes les recherches, avec tout ce que cela sous-entend comme photocopies,
coups de téléphone, etc.1257 L'accent peut être ensuite mis sur la lourdeur de l'emploi du temps
de nombreux magistrats, liée en particulier au fait qu'on leur impose une participation à des
organismes extérieurs tels que de nombreuses commissions consultatives, ce qui représente
environ le tiers du temps de leur travail annuel ; cela se combine souvent avec des fonctions
extérieures facultatives (rédaction de rapports, enseignement, etc.).

2 - Les facteurs inhérents tant à l'administration qu'au juge

Sont ici en cause les délais excessifs de communication des pièces constitutives des
dossiers - notamment des mémoires complémentaires- que s'octroient le plus souvent les
différentes administrations, phénomène de nature à nuire à la "loyauté du débat
contentieux"1258. Le juge administratif détient la possibilité de sanctionner le dépassement par
les parties des délais de communication qu'il fixe, au moyen de tout un arsenal de mesures -
désistement d'office, présomption irréfragable d'acquiescement aux faits...1259- fixé par les
textes et récemment renforcé1260, comme l'avaient souhaité certains praticiens1261. Hélas, les
tribunaux des différents degrés ne semblent user de ces pouvoirs qu'avec parcimonie, faisant à
cet égard preuve de "coupables indulgences" envers l'administration1262.

C. L'inadaptation de la conception même du travail

Dans un article publié en 1988 à la revue "Pouvoirs" sous un pseudonyme, un membre


du Conseil d'État avait dénoncé les effets pervers de ce qu'il appelait le "Zéro fault system" que
pratique la justice administrative en général, et le Conseil d'État en particulier. Cela consiste à
tenter d'éviter toute erreur "par une extrême rigueur dans l'examen des dossiers d'un bout à
l'autre de la procédure contentieuse"1263. L'auteur étayait ses dires en énumérant les différentes
phases de ladite procédure, dans laquelle la seule instruction antérieure au jugement proprement
dit comporte quatre étapes, et ce tant pour les affaires complexes que pour les dossiers ne
posant aucun problème particulier. Devant cette "débauche d'énergie" qui s'enrichit du fait que
les formations de jugement varient entre cinq et treize membres, M. Marion concluait : "Le
Conseil d'État dépérit de faire de la haute couture là où, devant l'afflux croissant des affaires, il
faudrait du prêt-à-porter"1264. Faisant écho à cette constatation, le rapport Arthuis1265 déplore à

1257
Voir notamment sur ce point A. Marion, art. cit. p.28.
1258
Cf. B. Odent, "L'avocat, le juge et les délais", in Mélanges R. Chapus, p.483 s.
1259
Pour plus de détails sur ces procédures, Cf. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°729 s.
1260
Cf. le décret n°92-245 du 22/01/1992.
1261
Voir notamment S. Hubac et Y. Robineau, "Droit administratif : vues de l'intérieur", Pouvoirs 1988, n°46,
p.123.
1262
Voir sur ce point A. Marion, art. cit. p.29.
1263
Ibid., p.22.
1264
Ibid., p.27.
1265
Rapport précité, p.82.
256
son tour que la procédure soit globalement indifférenciée par rapport à la complexité des
affaires, et souhaiterait voir le juge administratif, même si cela est contraire à son habitude,
profiter au maximum des réformes qui lui permettent de statuer seul 1266. C'est à ce seul prix que
"le dogme de l'infaillibilité jurisprudentielle"1267ferait place à une justice plus fonctionnelle et
par là même plus efficace, dans la mesure où le temps mis à statuer, notamment en matière
d'excès de pouvoir, s'oppose bien souvent à une complète exécution de la chose jugée.

Paragraphe 2. Conséquences de la lenteur de la juridiction administrative sur l'effectivité


des annulations

Les conséquences de la lenteur excessive de la juridiction administrative ne peuvent être


que désastreuses, même si ce phénomène présente parfois de légers avantages 1268. Un laps de
temps trop important entre l'engagement de l'instance et le prononcé du jugement constitue en
effet un encouragement à ne pas respecter le droit, tant en amont du contentieux (l'incertitude
qui pèse sur la durée d'une instance conjuguée à la perspective des frais à supporter pour mener
à bien une longue procédure, étant, de l'avis même de certains avocats 1269, de nature à dissuader
quelques requérants, pourtant victimes d'une erreur de droit, d'engager une procédure
juridictionnelle1270) qu'en aval de celui-ci1271. Mais il y a plus grave : la lenteur des procès
contribue souvent au phénomène de l'inexécution des décisions de justice, en conférant à
certains actes qui devraient théoriquement subir le contrecoup d'une annulation une intangibilité
de fait. Va se combiner en effet au phénomène étudié le privilège du préalable dont bénéficie
l'administration, ce qui confère à cette dernière un pouvoir injustifiable de contournement des
décisions de justice, et plus particulièrement des décisions d'annulation, s'agissant des
réalisations matérielles effectuées sur la base d'un acte finalement censuré pour excès de
pouvoir.

1266
Pour plus de détails sur ce point, voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
1267
L'expression est empruntée à A. Marion, art. cit. p.26.
1268
On a pu ainsi parler de l'incontestable "effet apaisant" de l'allongement des délais, et de la possibilité qu'il
induit, pour les parties, d'engager des négociations (Cf. B. Odent, art. cit., p.489).
1269
Ibid. p.484.
1270
Roland Drago a très justement écrit à ce propos que "l'urgence est l'âme des procès. Si une partie intente une
action devant le juge, c'est parce qu'elle en espère une solution rapide" (préface de la thèse d'O. Dugrip, citée
infra). Dans la mesure où le justiciable potentiel est dissuadé d'agir en justice par la perspective d'une interminable
procédure, l'administration coupable échappe ainsi à toute sanction. A l'inverse, certains requérants "passionnés de
procédure" -il en existe- et qui n'ont cure des délais dans lesquels leurs demandes, parfois abusives, seront
examinées, participeront à l'engorgement du système.
1271
M. J. Waline (art. cit., p.348) a effectué un parallèle bienvenu avec la théorie pénaliste de l'"exemplarité" de
la peine, qui veut que le châtiment infligé soit le plus rapproché possible de la commission de l'infraction. Or, les
retards très importants enregistrés par les juridictions favorisent l'impunité des différents hommes politiques ou
agents administratifs qui se trouvent à l'origine d'opérations entachées d'illégalité : lorsqu'intervient la sanction
juridictionnelle, les responsables -ministres, élus, fonctionnaires etc.- sont le plus souvent affectés à d'autres
tâches, et la constatation de l'illégalité de l'acte n'emportera à leur encontre aucune sanction, ni politique, ni
professionnelle, ni patrimoniale.
257
I - L'acte annulé a souvent reçu exécution avant sa censure

Lorsqu'intervient l'arrêt qui prononce définitivement la censure d'un acte contesté


- attendue quelquefois depuis de nombreuses années -, il n'est pas rare que l'opération
administrative envisagée par la décision irrégulière soit arrivée à terme, puisque rien ni
personne n'a contraint l'autorité responsable à en suspendre l'exécution.

A. Il s'agit là de la conséquence logique du principe de l'effet non suspensif des recours - qu'ils
soient administratifs ou juridictionnels - qui permet à l'autorité compétente d'exécuter
valablement un acte faisant pourtant l'objet d'une contestation contentieuse1272. Ce privilège
indéniable octroyé à l'administration est directement lié à la présomption de légalité qui, par
hypothèse, s'attache aux décisions administratives : dès leur entrée en vigueur, ces dernières
s'intègrent à l'ordre juridique et s'imposent aux agents comme aux administrés1273, et cela alors
même qu'elles seraient affectées d'une illégalité flagrante 1274. Il faut admettre en effet que "cette
présomption de légalité n'aurait guère de signification, si le simple exercice d'un recours était
susceptible de suspendre, en règle générale, la force exécutoire des actes administratifs"1275.
C'est pourquoi le principe qui nous intéresse revêt une portée aussi générale, dépassant celle des
textes qui le consacrent1276, et ne souffre que d'exceptions somme toute limitées1277.

B. Rappelons de surcroît que l'effet non suspensif des recours se double parfois d'une
prérogative que s'arroge l'administration : lorsque une annulation est prononcée en premier
ressort à l'encontre d'un de ses actes, l'effet non suspensif non plus des recours mais de l'appel
devrait bénéficier normalement, à l'inverse du premier, au justiciable en conflit avec
l'administration, puisque la censure, même provisoire, devrait produire ses pleins effets jusqu'à
aboutissement de la voie de droit. Or, on a vu comment l'autorité administrative s'affranchissait
parfois de cette contrainte, et s'autorisait à continuer d'exécuter la décision censurée tant que le
juge d'appel ne s'était pas prononcé1278. Il peut s'agir d'ailleurs, ici encore, d'un effet pervers des
retards imputables aux différentes juridictions, notamment en appel : craignant de voir la
réalisation de l'opération envisagée repoussée à une date trop lointaine, les responsables
n'hésitent pas à poursuivre l'exécution de celle-ci malgré la décision des premiers juges, et sans
attendre le résultat de l'appel qu'ils ont interjeté1279.

1272
"Les décisions exécutoires de l'administration, dès qu'elles sont émises, (...) créent ou modifient des situations
juridiques. Il y a là un fait dont il faut bien se rendre compte. L'effet de droit que tend à produire la manifestation
de volonté administrative contenue dans la décision exécutoire se produit instantanément par la seule émission de
cette volonté. Obéissance immédiate est due, en principe, aux décisions, aux mesures d'exécution et à l'ensemble
des opérations de l'administration ; les réclamations ou les recours des intéressés ne sont point, par eux-mêmes,
suspensifs de l'exécution" (Hauriou, Précis de droit administratif, p.362).
1273
Cf. R. Chapus, Droit administratif général, t.I, n°1167 ; Cf. également J. Chevallier, "Le droit administratif,
droit de privilège ?", Pouvoirs 1988, n°46, p.61.
1274
On peut également voir dans cette règle une conséquence du principe de séparation de la juridiction
administrative et de l'administration active car, "si le recours était doté de l'effet suspensif, la saisine du juge
suspendrait automatiquement l'action administrative. L'application de la décision dépendant ainsi de lui, le juge
serait amené à faire acte d'administrateur (...)" (O. Dugrip, "Mesures conservatoires et effet suspensif dans la
procédure administrative", Cahiers de l'Institut de Droit européen des Droits de l'Homme, 1995, n°4, pp. 3 s. et
plus particulièrement p.9).
1275
R. Chapus, Droit du Contentieux administratif, n°346.
1276
Article 48 de l'ordonnance du 31/07/1945 pour le Conseil d'État ; article R.118 du Code des tribunaux
administratifs et des Cours administratives d'appel.
1277
Pour leur énumération, voir R. Chapus, op. cit. n°347 s.
1278
Cf. supra, Titre I, Sous-titre I.
1279
Les exemples de cette situation sont nombreux.
258
II - L'exécution de l'acte annulé s'avère parfois irrémédiable

La tardiveté des jugements, combinée au fait que l'administration, grâce au principe de


l'effet non suspensif des recours ou à cause de sa réticence à attendre l'issue d'une procédure
d'appel, puisse continuer l'exécution de l'action litigieuse, permet assez souvent la constitution
de situations irréversibles. Certes, l'effet rétroactif qui s'attache normalement à l'annulation
voudrait que ce qui a pu être réalisé sur la base de la décision irrégulière soit effacé, et les
choses remises en l'état dans lequel elles se trouvaient avant le commencement de l'opération
litigieuse. Mais il n'est pas rare que cet objectif se heurte à des difficultés, voire à des obstacles
impossibles à surmonter ; la censure juridictionnelle de l'acte illégal équivaudra de ce fait à un
"acte gratuit"1280. On assiste ainsi à une "victoire du fait sur le droit"1281, l'annulation
"platonique"1282prononcée par le juge n'impliquant éventuellement qu'une allocation de
dommages-intérêts à la personne qui la poursuivait. Deux types d'obstacles à la rétroactivité de
l'annulation sont envisageables :

A. Les obstacles matériels à l'effacement de l'exécution

Ce sont parfois des considérations de pur fait qui empêchent l'administration de revenir
en arrière. Prenons le cas dans lequel, en vertu d'une autorisation administrative illégale, un
bien irremplaçable a été détruit. La rétroactivité de principe de la décision d'annulation se
heurte à la réalité palpable, à la disparition effective du bien qui devrait être théoriquement
effacée. Il en va de même, par exemple, pour le candidat irrégulièrement évincé d'un concours,
et qui obtient l'annulation du refus qui lui a été opposé après un délai tel qu'il sera
matériellement impossible de remédier à la situation, les épreuves s'étant depuis longtemps
déroulées1283. La célérité avec laquelle intervient le juge acquiert ici une importance toute
particulière1284.

B. Les obstacles juridiques à l'effacement de l'exécution : l'exemple de l'annulation du


permis de construire

Dans d'autres hypothèses, la remise en l'état n'est pas, à l'inverse de la situation


précédente, conceptuellement impossible, mais des obstacles juridiques vont s'opposer à sa
réalisation. Ces derniers résultent en général de considérations d'opportunité, mais aussi parfois

Voir par exemple, s'agissant de la fameuse affaire du pont de l'île de Ré, la note J. Morand-Deviller sous l'arrêt
C.A.A. Bordeaux du 20/11/1990, Les petites affiches 6/02/1991, n°16, p.15.
1280
Cf. J. Waline, art. cit., p. 348.
1281
Selon l'expression de M. Weil, op. cit. p.212.
1282
Cf. conclusions Romieu précitées sur C.E., 4/08/1904, Martin, Lebon p.749.
1283
Un autre exemple caricatural mais révélateur de ce type de situation a été fourni par G. Braibant dans son
manuel de droit administratif (p.521) : le Conseil d'État avait connu d'une affaire concernant un agent public
révoqué alors qu'entre-temps, le pays d'origine de ce fonctionnaire ayant accédé à l'indépendance, il était devenu ...
ministre de la Fonction publique.
1284
Cette prédominance du fait accompli sur la fiction de la rétroactivité d'une annulation peut être rapprochée de
la théorie des "situations de fait entièrement révolues" interdisant la régularisation d'une voie de fait qui a déjà
produit tous ses effets : Cf. T.C., 25/05/1950, Société d'encouragement aux courses de lévriers, p.662 ; et note
Lemercier sous T.C., 22/11/1951, Boisson, Sirey 1952, III, p.112.
259
d'une certaine "révérence" du juge envers l'administration1285. On se servira ici de l'illustration
la plus parlante de ce type d'obstacle, qui se situe sans conteste en matière de construction
d'immeubles : si celle-ci a été permise par l'édiction d'un acte (le plus souvent un permis de
construire) dont l'illégalité est par la suite reconnue par le juge de l'excès de pouvoir, il ne
semble pas théoriquement insurmontable de procéder à une exécution intégrale de la chose
jugée, qui passe par la démolition de la construction irrégulière. Cependant, devant les divers
inconvénients pratiques que susciterait une solution si radicale, quelques règles et usages
juridiques ont permis qu'il n'en soit pas souvent ainsi. Deux situations se distinguent :
1 - Lorsque la construction illégale présente le caractère d'un ouvrage public

a) Le principe d'indestructibilité

* La règle qui joue ici veut qu'un tel ouvrage ne puisse être démoli.1286 "Ouvrage public
mal planté ne se détruit pas", dit-on, et le Tribunal des conflits veille à ce que le juge judiciaire
fasse une application aussi stricte de l'adage que celle que pratique le juge administratif : "il
n'appartient en aucun cas au juge de prescrire aucune mesure de nature à porter atteinte sous
quelque forme que ce soit à l'intégrité ou au fonctionnement d'un ouvrage public"1287.

* Ce principe repose pourtant sur des fondements juridiques incertains 1288 ; il semble en
outre ne devoir jouer que pour limiter les pouvoirs du juge (notamment ceux du juge judiciaire,
car, pour ce qui est de l'ordre juridictionnel administratif, il est englobé dans le refus d'adresser
des injonctions à l'administration1289), et non ceux de l'administration elle-même, qui peut
toujours détruire un ouvrage ne satisfaisant plus l'intérêt général 1290. De surcroît, il paraît
aujourd'hui perdre un peu de sa rigueur traditionnelle, bien qu'il soit trop tôt pour en annoncer
le déclin1291.

1285
Cf. A. Marion, art. cit. p.25 : celui-ci dénonce la prudence trop fréquente dont fait preuve le juge
administratif même en matière de plein contentieux, ne faisant exception que pour le contentieux fiscal, "domaine
très spécifique où le juge administratif pratique depuis longtemps la reconstitution des situations avant erreur
fiscale".
1286
Cf. notamment C. Blaevoet, "De l'intangibilité des ouvrages publics", Dalloz 1965, chron. p.241.
1287
T.C., 6/02/1956, Consorts Sauvy, p.586.
Seules de très légères entorses à la règle -concernant notamment les installations électriques- sont tolérées.
1288
Cf. conclusions H. Toutée sur C.E., S., 19/04/1991, Epoux Denard, Epoux Martin, Revue française de droit
administratif 1992, p.59.
Une des atteintes récentes les plus spectaculaires résulte d'un arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation
privant le principe d'intangibilité d'une vertu originale qui lui était reconnue, celle de pouvoir provoquer un
transfert forcé de propriété (théorie de l'expropriation indirecte) : Cf. 6/01/1994, consorts Baudon de Mony c/
E.D.F. ; Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.339, note R. Hostiou ; Cahiers juridiques de l'électricité et
du gaz, p.413, commentaire P. Sablière ; et p.424, rapport O. Renard-Payen, conclusions M. Jeol, note D.T.
(l'implantation de barrages hydro-électriques sur les terrains des requérants ne s'oppose pas, après annulation de la
vente, au retour desdits terrains dans leur patrimoine).
1289
Voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.
1290
Cette possibilité doit être déduite de la jurisprudence permettant à l'administration de préférer au paiement
d'une indemnité en réparation du préjudice causé par un ouvrage public la destruction ou le déplacement de celui-
ci.
Cf. C.E., 10/03/1905, Berry et Chevallard, p.255 ; et plus récemment C.E., 21/01/1976, Commune de Margon,
p.1080.
1291
Sur ce point, voir, suite à l'arrêt époux Dénard et Martin précité, J.-P. Maublanc, "La fin d'un mythe "ouvrage
public mal planté ne se détruit pas" ?", Revue française de droit administratif 1992, p.65 ; et note G. Teboul,
Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.563.
260
b) Explications du principe d'indestructibilité

Il convient de se demander pourquoi le juge a entendu poser une telle règle. Deux
justifications sont traditionnellement avancées : l'intérêt général, privilégié par Laferrière, qui
s'oppose à ce que soit remis en cause un ouvrage qui le sert ; et l'intérêt financier, souligné par
Aucoc, s'appuyant sur la dépense inutile que constituerait la destruction d'ouvrages que
l'administration rétablirait aussitôt1292.

* La première de ces considérations paraît assurément légitime, mais elle ne devrait pas
empêcher le juge administratif de pratiquer un arbitrage entre l'intérêt que présente l'ouvrage
pour les administrés et les intérêts - publics ou privés - qui s'opposent à sa survie. C'est
d'ailleurs sur ce terrain que se dessine une évolution, puisque le juge n'hésite plus à contrôler
l'erreur manifeste d'appréciation que pourrait commettre l'autorité administrative qui oppose un
refus de destruction d'un ouvrage public à une requête en ce sens émanant d'un administré1293.

* Reste la seconde raison, fondée sur des considérations d'opportunité. Il semble bien
que la retenue du juge trouve ici sa source : son but est d'éviter que l'administration ne subisse
une trop grande gêne, en particulier sur le plan financier, gêne que ne manquerait pas
d'engendrer une application stricte des règles traditionnelles gouvernant les conséquences des
annulations pour excès de pouvoir. Cela se vérifie avec une particulière acuité lorsqu’ont été
menés des travaux d'une très grande ampleur, comme par exemple la construction du pont de
l'île de Ré 1294ou la réalisation d'une station de ski1295. L'atteinte portée au principe de légalité
est alors considérée comme définitivement acquise, les constructions n'étant, quelle que soit
leur illégalité, jamais remises en cause. Et "la capitulation du droit devant le fait
accompli"1296est d'autant plus totale que les collectivités fautives échapperont le plus souvent à
l'engagement de leur responsabilité, les conditions exigées à cette fin étant difficiles à
remplir1297.

Cette vision des choses, qui fait prévaloir des considérations d'opportunité sur la stricte
logique de la rétroactivité, semble corroborée par l'attitude des différentes juridictions envers
les constructions privées irrégulières car fondées sur une autorisation administrative illégale.

1292
Cf. R. Chapus, Droit administratif général, t. II, n° 607.
1293
Cf. arrêt Epoux Denard et Martin, éclairé par les conclusions de H. Toutée précitées.
1294
J. Morand-Deviller considère d'ailleurs le principe d'intangibilité des ouvrages publics comme
"particulièrement bien adapté à un enjeu (...) de cette envergure".
1295
Pour un exemple concret, voir note H. Ruiz-Fabri sous C.E., 4/04/1990, S.I.V.O.M. du canton d'Accous, La
Revue administrative 1991, p.332.
1296
Selon l'expression de R. Chapus, Droit administratif général, t.II, n°607.
1297
Cf. notamment H. Périnet-Marquet, "L'inefficacité des sanctions du droit de l'urbanisme", Dalloz 1991, chr.
p.41 ;
et, pour une illustration, conclusions M. de Malafosse sur C.A.A. Bordeaux, 20/11/1990, Les petites affiches,
6/02/1991, n°16, p.17.
261
2 - Lorsque la construction illégale ne présente pas le caractère d'un ouvrage public

Dans cette hypothèse, aucun principe ne s'oppose a priori à la restitutio in integrum,


mais celle-ci n'est pratiquement jamais accordée par le juge :

a) La régularisation éventuelle de la situation

L'administration dispose parfois de la possibilité de régulariser l'acte annulé, en


particulier lorsque le juge a sanctionné un vice de forme1298. De même, il peut arriver, du fait de
la tardiveté d'intervention de la décision juridictionnelle, qu'entre la date d'édiction de l'acte
administratif litigieux et celle du jugement, les règles d'urbanisme aient été modifiées et
permettent désormais l'existence de la construction qui aurait normalement dû disparaître à la
suite de l'annulation prononcée1299. Cette dernière devient alors sans portée et les tiers lésés ne
pourront obtenir qu'une réparation pécuniaire, ce qui ne constitue à l'évidence qu'un "pis-aller"
difficile de surcroît à mettre en œuvre, la peur du "coût d'une indemnisation systématique"
ayant conduit le juge et le législateur à adopter des règles restrictives en la matière1300.

b) La quasi impossibilité d'obtenir la destruction de la construction illégale

Même dans les cas où la régularisation s'avère impossible1301, l'annulation n'emporte pas
nécessairement la mise à néant des constructions irrégulièrement édifiées. C'est ici la seule
pratique juridictionnelle qui va empêcher que soient systématiquement démolis de tels
immeubles. Les deux ordres sont concernés :

* Le juge administratif a décidé qu'il n'appartenait qu'au juge judiciaire de "sanctionner


les infractions aux règles d'urbanisme et à la législation relative au permis de construire" en
ordonnant, le cas échéant, la démolition des ouvrages illégalement réalisés1302. L'article L.480-
13 du Code de l'urbanisme subordonne certes ces sanctions à la constatation de l'illégalité du
permis par le juge administratif1303. Mais ce dernier en refuse l'automaticité, puisqu'il a
considéré que l'annulation d'un permis de construire "n'imposait, par elle-même, au maire
aucune obligation de poursuivre la démolition des constructions irrégulièrement édifiées"1304.
En l'absence de démarche en ce sens émanant d'une personne intéressée à la disparition de
l'ouvrage, l'annulation du permis de construire n'entraîne donc jamais la totalité des
conséquences qui devraient s'y attacher.

* Cette absence d'automaticité se double de la réticence témoignée par le juge judiciaire,


lorsqu'il est régulièrement saisi1305, à aller jusqu'au bout de la logique de l'annulation prononcée
par son confrère de l'ordre administratif1306. On peut en effet parler d'une véritable "répugnance
des juges à ordonner une mesure de démolition d'un immeuble neuf", sans doute motivée, dans
une large mesure, par "les problèmes financiers posés par l'exécution de la démolition et ses
1298
Voir supra, Titre I, Sous-titre I ; ainsi que Les grands arrêts du droit de l'urbanisme, n°37 et 38.
1299
Cf. H. Fabre-Luce, "La pérennité des constructions illégales", Actualité juridique, Propriété immobilière
1987, p.9.
1300
Voir sur ce point H. Périnet-Marquet, art. cit. pp.41 s.
1301
Ces cas sont les plus fréquents : Cf. J.J. Israël, op. cit. p.191.
1302
C.E., 29/06/1983, Maignan, p.281.
1303
Voir sur ce point C. Teitgen-Colly, "Le juge administratif, un protecteur efficace des tiers en matière de
permis de construire ?", Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.618.
1304
C.E., 21/06/1968, Dme Spiaggeri et Dlle Courtois, p.380.
1305
Ce qui ne va pas sans poser de nombreux problèmes, comme le démontre H. Fabre-Luce (art. cit.).
1306
Sur l'ensemble du problème, voir D. Moreno, Le juge judiciaire et le droit de l'urbanisme, p.121 s.
262
suites"1307. Et lorsque cette timidité est enfin surmontée, le jugement ordonnant la démolition ne
sera que trop rarement exécuté dans les faits1308, en particulier si les lieux sont habités, par
crainte de l'émotion publique que ne manquent pas de soulever de pareilles mesures 1309. La
victoire du fait sur le droit est dès lors consommée1310.

"Les retards, refus ou insuffisances dans l'exécution de la chose jugée ne peuvent que
dévaloriser la notion même de l'État de droit" écrit le Conseil d'État dans son rapport d'activité
19921311. En outre, sur le point qui nous intéresse tout particulièrement, il en résulte une baisse
notable de l'effectivité des annulations, le pur fait terrassant trop souvent les règles juridiques
qui gouvernent les conséquences de ces dernières.
Qu'elles rencontrent l'aval du juge où s'imposent à lui, nombreuses apparaissent les
limites rendant les chaînes d'actes concernées par une annulation moins longues que celles
auxquelles nous avait habitué la présentation classique, au point parfois de supprimer tout
impact de la décision juridictionnelle extérieur à l'acte censuré. Dans une telle configuration, les
retombées de l'annulation se rapprochent fortement de celles traditionnellement dévolues à la
déclaration d'illégalité. Or, inversement, ce dernier domaine connaît certaines évolutions
tendant à accroître les chaînes d'actes qu'il intéresse.

1307
H. Fabre-Luce, art. cit., p. 12.
1308
Moins de 40 % des démolitions ainsi ordonnées sont effectivement réalisées. Chiffres cités par H. Périnet-
Marquet, art. cit. p.39.
1309
Le récent Rapport du Conseil d'État concernant le droit de l'urbanisme (rapport précité) déplore d'ailleurs que
ces cas ponctuels de démolition soient beaucoup trop rares pour avoir le moindre effet pédagogique.
1310
Ce qui fait dire à J.-P. Gilli : "c'est un euphémisme que de déclarer qu'en l'état actuel de notre droit, les
constructions illégales sont insuffisamment sanctionnées". Cf. "Le juge judiciaire et le droit de l'urbanisme",
Actualité juridique, Droit administratif 20/05/1993, n° spécial, p.61.
1311
Formule reprise par le Rapport Arthuis, p.42.

263
SOUS-TITRE II

LA PROPAGATION DES EFFETS DE LA DECLARATION

D'ILLEGALITE

La portée de la reconnaissance incidente de l'irrégularité d'un acte administratif par le


juge de l'excès de pouvoir souffre, on le sait, de deux faiblesses traditionnelles par rapport à
celle que l'on prête à l'annulation : en raison de l'autorité relative qui lui est dévolue, la simple
déclaration d'irrégularité ne produit d'effet qu'à l'égard de l'acte-conséquence autour duquel
tourne le litige principal ; et encore cette unique incidence est-elle conditionnée par l'existence
d'un lien suffisamment étroit unissant les deux actes en présence. Cette vision classique, si elle
correspond toujours globalement à la réalité contentieuse, subit toutefois aujourd'hui les assauts
de quelques solutions jurisprudentielles et textuelles qui tendent à briser le carcan dans lequel
les théories initiales enfermaient les effets de l'exception d'illégalité. Les deux restrictions sus-
rappelées sont concernées, que ce soit la bipolarité du mécanisme (Chapitre 1) ou l'étroitesse du
lien exigé entre acte argué d'illégalité et acte concerné au principal (Chapitre 2).

264
CHAPITRE 1. LA REMISE EN QUESTION DE LA BIPOLARITE DU MECANISME
DE L'EXCEPTION

L'occasion offerte au juge administratif de se prononcer incidemment sur l'irrégularité


d'un acte administratif découle nécessairement d'un litige principal dont l'issue est conditionnée
par l'avis ainsi émis. Mais, en raison de l'effet relatif de chose jugée qui s'y attache
normalement, ce dernier n'est pas censé s'imposer à des procès distincts, quoiqu'en tous points
analogues1312. Voilà du moins la conception classique des effets de la simple constatation
d'irrégularité opérée par le juge administratif ; car, aujourd'hui, certaines solutions tendent à lui
conférer une portée beaucoup plus étendue. Une déclaration d'irrégularité peut s'imposer hors
des limites du contentieux qui l'a primitivement suscitée, non seulement parce que certains
ordres de juridiction lui confèrent une autorité absolue, mais également dans la mesure où l'on a
assisté à un développement de l'obligation de retirer les mesure prises en application de l'acte
qu'elle intéresse. Il semble pourtant que le moteur de l'innovation en la matière se situe hors de
la "sphère administrative", dont les scrupules ne sont pas, par bonheur, partagés par les autres
acteurs de la vie juridique.

SECTION 1. UNE AUTORITE ABSOLUE DE CHOSE JUGEE EST


PROGRESSIVEMENT RECONNUE A LA DECLARATION D'ILLEGALITE

Au départ, l'accord se faisait, entre les différents ordres de juridiction, autour de l'idée
classique d'effet relatif des déclarations d'illégalité qui ne débouchaient pas sur l'annulation de
l'acte vicié par le juge administratif. Il n'en va plus de même à l'heure actuelle, dans la mesure
où, assez curieusement, seul ce dernier reste fidèle à cette conception qui restreint ses pouvoirs.

Paragraphe 1. L'autorité relative de chose jugée a longtemps prévalu auprès de toutes les
juridictions

Dans un premier état de leur jurisprudence, juridictions judiciaires et constitutionnelle


adoptaient l'idée d'autorité relative de chose jugée que les tribunaux de l'ordre administratif
reconnaissent encore aux constatations incidentes d'illégalité qu'ils sont amenés à pratiquer.
Elles ne s'estimaient ni l'une ni l'autre, dans leur sphère de compétence respective, tenues de
prendre en compte l'opinion ainsi émise.

1312
Sur ces points, voir supra, Titre préliminaire.
265
I - La déclaration d'illégalité ne liait pas plus le juge judiciaire qu'elle ne s'impose au juge
administratif

A l'origine prévalaient en matière judiciaire les conceptions traditionnelles. Lorsque, à


l'occasion d'un recours en appréciation de validité sur renvoi, le juge administratif reconnaissait
l'illégalité de l'acte qui en était l'objet, la simple autorité relative reconnue à cette constatation,
si elle s'imposait à la juridiction qui avait provoqué le renvoi1313, empêchait à l'inverse les
autres juridictions judiciaires de se prévaloir de celle-ci à l'occasion d'instances ultérieures.
Cette solution était bien arrêtée, malgré les doutes qu'avait pu susciter une décision d'apparence
contraire.

A. L'existence d'une solution divergente.

La doctrine citait souvent un précédent en matière pénale qui avait semblé conférer
autorité absolue à une appréciation ainsi délivrée 1314: un arrêté de police qui interdisait les
processions dans une commune avait été déclaré illégal par le juge administratif, saisi à tort
d'un recours en appréciation de validité. La Chambre criminelle décida pourtant, au travers
d'une formule sans ambiguïté, que le juge répressif, saisi d'une affaire différente mais
intéressant des poursuites exercées sur le fondement du même arrêté de police, était lié par cette
décision : "si, à la vérité, l'arrêt ainsi rendu par le Conseil d'État est purement interprétatif et s'il
ne prononce pas l'annulation de l'arrêté du maire (...), il a néanmoins pour conséquence
nécessaire d'enlever à cet arrêté le caractère d'un règlement légalement pris au sens de l'article
471-15 du code pénal".

B. Une solution à relativiser

Deux éléments sont venus tempérer cette solution en apparence si radicale :

1 - La particularité des faits de l'espèce

Cette particularité mérite d'être soulignée dès l'abord : si les deux affaires semblaient
conceptuellement différentes, elles demeuraient cependant proches dans la mesure où le
prévenu faisant l'objet de la seconde poursuite n'était autre que l'administré qui avait formé le
recours initial devant le Conseil d'État à l'occasion d'une première procédure dirigée à son
encontre. Le jeu de l'autorité relative de chose jugée semblait dès lors aboutir à la solution
consacrée puisqu'était établie l'identité de parties normalement défaillante1315.

1313
Contrairement au rejet du recours qui ne s'impose pas au juge judiciaire, ce dernier pouvant, à l'inverse du juge
administratif, se prononcer en faveur de l'illégalité de l'acte (Cf. Cass. Civ., 17/11/1882 ; Sirey 1883, I, p.94).
Plus généralement, les arrêts de rejet ne s'imposent pas au juge judiciaire : voir, retraçant les péripéties de la
création du marché d'intérêt national de Bordeaux-Brienne et de la divergence sur l'appréciation de la régularité du
décret y ayant procédé, note M. Waline sous C.E., Ass., 7/05/1971, Ministre de l'Economie et des Finances et Ville
de Bordeaux c/ Sieur Sastre, Revue du droit public 1972, 443.
1314
Cass. Crim., 4/12/1930, Abbé Gautrand ; Dalloz 1931, I, p.33, rapp. Bourdon, note Appleton ; Sirey 1932, I,
p.277.
La doctrine antérieure de la Chambre criminelle semblait pourtant tendre vers la reconnaissance d'une simple
autorité relative (voir notamment l'arrêt du 6/07/1911, Dlle Maraval, Sirey 1914.I, p.423).
1315
Voir sur ce point nos développements en Titre préliminaire.

266
2 - L'infirmation de la solution en matière civile

Plus encore que de la spécificité de l'affaire, la relativisation de sa portée résultait de ce


qu'on considérait cette jurisprudence abandonnée par deux solutions ultérieures dégagées en
matière civile :

- La première provenait du silence d'un arrêt de l'Assemblée plénière de la Cour de


cassation1316qui avait appliqué un texte réglementaire dont l'illégalité avait été déclarée par le
Conseil d'État quelques années auparavant, silence qui avait été interprété comme témoignant
peut-être de la volonté de la Haute juridiction judiciaire de ne conférer qu'un effet relatif à ces
déclarations d'illégalité1317. Un doute existait toutefois sur ce point dans la mesure où cette
illégalité n'avait pas été invoquée par les parties en cause.

- Ce doute devait rapidement s'évanouir à l'occasion d'une affaire ultérieure 1318 : le Conseil
d'État ayant, ici encore, déclaré illégale une disposition décrétale, une cour d'appel avait cru,
dans une affaire ultérieure, pouvoir se passer de renvoyer une nouvelle fois à la juridiction
administrative pour appréciation de ladite disposition, et statuer d'elle même dans le sens de
l'arrêt du Conseil d'État. La Cour de cassation prit cette fois nettement position et déclara que
"le Conseil d'État n'avait statué (...) que sur un recours en appréciation de la validité n'ayant
qu'une autorité relative entre les parties au litige". Il convenait dès lors, pour les juges du fond,
de surseoir à statuer jusqu'à ce que la juridiction administrative se soit prononcée sur une
nouvelle question préjudicielle, sauf à violer le principe de séparation des pouvoirs.

Au regard de ce qui précède, on peut donc conclure qu'un accord était réalisé entre les
ordres de juridictions administratives et judiciaires sur l'autorité relative dévolue à ce mode
indirect de constatation d'irrégularité d'un acte administratif : la simple déclaration d'illégalité
ne produisait d'effet direct qu'à l'égard de la mesure d'application dont la contestation avait
suscité la question incidente qu'elle tranchait. La jurisprudence constitutionnelle partageait
d'ailleurs cette vision.

II - Une jurisprudence constitutionnelle à l'unisson

La conception traditionnelle des effets de la déclaration d'illégalité interdit que celle-ci


s'impose dans les instances ultérieures. Rien n'interdit dès lors de penser avec M.
Mathieu1319que, si "le juge n'est pas tenu par sa décision (...), le législateur ne l'est pas non
plus". On comprend ainsi la position primitive du Conseil constitutionnel qui, par deux fois1320,
avait implicitement admis la validation d'actes que le juge administratif avait déclarés illégaux
par voie d'exception, et ce malgré l'interdiction de porter atteinte à la chose jugée posée
ultérieurement comme condition de constitutionnalité des validations1321 : cette limite ne
s'impose a priori au législateur que dans la mesure où la décision du juge qu'il s'agit de
contrecarrer est dotée de l'autorité absolue de chose jugée, effet erga omnes qui seul peut

1316
C. Cass. 25/02/1966 ; Dalloz 1966, somm. com., p.88 ; Gazette du Palais 1966, I, p.365, note B.D..
1317
Ibid.
1318
C. Cass, Soc., 30/01/1969 ; Gazette du Palais 1969, I, p.225, note B.D.
1319
Note précitée sous C.C., décision n°88-250 DC du 29 décembre 1988, Revue française de droit administratif
1989, 867.
1320
Décisions n°76-67 du 15/07/1976, p.35 ; et DC et 79-107 DC du 12/07/1979, p.31.
1321
Voir supra, Sous-titre précédent.
267
commander à tous les pouvoirs - judiciaire, exécutif et législatif - ; du moment qu'elle ne
produit d'effet qu'à l'égard du litige qui l'a suscitée, la déclaration d'illégalité, pas plus qu'elle
n'est censée produire un quelconque impact sur l'action administrative extérieure à celui-ci, ne
peut tenir en respect le législateur.

La position monolithique partagée un certain temps par l'ensemble des juridictions


françaises s'est aujourd'hui considérablement effritée. En fait, il apparaît que seul le juge
administratif résiste à la corrosion qui l'a attaquée.

Paragraphe 2. L'isolement actuel de la position du juge administratif

Depuis quelques années, le juge judiciaire a, sans ambiguïté, renversé sa jurisprudence


traditionnelle ; et comme il semble résulter d'une décision du Conseil constitutionnel que celui-
ci reconnaît à son tour l'autorité absolue des déclarations d'illégalité opérées par le juge
administratif, l'analyse pratiquée par le juge administratif, arrimé à ses conceptions classiques,
apparaît bien esseulée.

I - Le juge judiciaire opte clairement pour l'autorité absolue

L'évolution de la position du juge judiciaire repose sur de solides considérations d'ordre


pratique.

A. Le revirement de jurisprudence

A dire vrai, ce revirement n'est pour l'instant le fait que du juge civil ; mais on peut
espérer que le juge répressif emprunte le chemin ainsi tracé.

1 - Pour ce qui est du juge civil

* Le juge civil n'a pas attendu l'édiction d'un quelconque texte pour changer
radicalement d'optique. C'est la première chambre civile de la Cour de cassation, exhortée en ce
sens par son rapporteur M. Sargos, qui a opéré ce revirement de jurisprudence spectaculaire1322.
Le rapporteur reprenait les diverses critiques doctrinales dont nous allons nous faire l'écho pour
fustiger ce qu'il appelait l'"Ubu-droit" caractérisant la position traditionnelle du juge judiciaire,
et pour plaider "en faveur d'une affirmation, à l'occasion de cet arrêt, de l'absence de différence
quant à ses effets d'une annulation ou d'une déclaration d'illégalité d'un texte réglementaire". Il
devait voir ses vœux entièrement exaucés par la Cour de cassation qui, par une formule
générale et dépourvue de toute équivoque, érigea en principe que "toute déclaration d'illégalité
réglementaire par le juge administratif, fût-elle décidée à l'occasion d'une autre instance,
s'impose au juge civil qui ne peut plus faire application du texte illégal" 1323. C'est là reconnaître

1322
19/06/1985, Office national de la chasse ; Dalloz 1985, p.427, rapp. P. Sargos.
1323
A dire vrai, l'arrêt du 19/06/1985 ajoutait que le texte illégal était "censé n'avoir jamais existé", ce en quoi elle
se trompait manifestement, seule l'annulation ayant, nous le savons, la propriété d'éliminer rétroactivement de
l'ordre juridique l'acte qu'elle frappe. Elle a depuis pris conscience de son erreur, puisque, reproduisant la formule
268
le statut de "juge naturel" au juge administratif en la matière, et conférer autorité absolue de
chose jugée, relativement au juge civil, à la reconnaissance de l'irrégularité d'un règlement tant
par la voie du recours direct en appréciation de validité que par le biais d'une exception
d'illégalité. Désormais, la déclaration d'illégalité d'un règlement pratiquée dans une instance
donnée s'imposera au juge civil dans toutes les affaires ultérieures, même si celles-ci mettent en
scène d'autres parties.

* S'établit ainsi une divergence notable avec la vision administrative du problème,


divergence particulièrement bien mise en lumière par un arrêt rendu par la chambre sociale le
18/06/19861324, à propos de l'article 75 du règlement intérieur de la Compagnie Air France dont
on sait qu'il a donné lieu aux affaires Delle Baudet et Delle Layani déjà présentées1325.
Rappelons que le Conseil d'État, à l'occasion de la première d'entre elles, avait été saisi d'un
recours en appréciation de validité de la disposition litigieuse et l'avait déclarée illégale.
Contrairement à l'affaire Dlle Layani (où le Conseil d'État avait à nouveau apprécié cette
régularité en évitant de se fonder sur son jugement précédent), la chambre sociale a appuyé
directement sa décision sur l'arrêt initial de la Haute juridiction administrative afin de
solutionner le litige, démontrant que la cour d'appel ne pouvait refuser de considérer comme
irrégulière la rupture du contrat de travail de la requérante1326.

2 - Pour ce qui est du juge répressif

On a suffisamment souligné l'aspect particulier du vieil arrêt Abbé Gautrand pour lui
refuser le caractère d'arrêt de principe en la matière1327. En réalité, rien ne peut nous permettre
d'affirmer que le juge répressif, à l'instar du juge civil, va revenir de lui même sur l'autorité
relative qu'il conférait aux simples déclarations d'illégalité effectuées par le juge administratif.
Mais il serait bon qu'il agisse ainsi car, dans la mesure où il possède lui-aussi un pouvoir
d'appréciation de validité des règlements administratifs, le risque d'application divergente du
droit est plus étendu qu'en matière civile1328. Toutefois, du fait même de cette compétence
(récemment renforcée, on le sait, par le Nouveau Code pénal), on peut supputer que les recours
en appréciation de validité devant le juge administratif vont se faire de plus en plus rares, ce qui
relativise l'intérêt pratique d'une telle reconnaissance.

de principe, elle a jugé bon d'en supprimer ce fâcheux appendice : Cf. C. Cass., soc., 7/12/1993, Cie nationale Air
France c/ Mme Rabussier, La semaine juridique 1994, n°22245, note P. Wacquet.
1324
Arrêt Dlle Lemaire, La semaine juridique 1986, IV, p.251.
1325
Voir supra, Titre préliminaire.
1326
Pour une autre affaire ayant donné lieu à l'application du même principe, voir C. Cass., Soc, 5/11/1986,
Diebolt c/ Charbonnages de France, Bull. Civ., V, n°511.
1327
Ce que fait par exemple M. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°883-1.
1328
Au cas où il n'en irait pas ainsi, M. G. Delvolvé ("Dualité de juridiction et autorité de la chose jugée", Revue
française de droit administratif 1990, p.795) suggérait qu'"on pourrait s'inspirer des dispositions de l'article 2 du
décret du 28 novembre 1983" pour imposer la vision du juge administratif au juge pénal. Mais eu égard à la très
relative efficacité de celui-ci telle que nous essaierons de la mettre en lumière dans la section suivante, il
semblerait préférable de s'acheminer vers un traitement jurisprudentiel du problème.

269
B. Une solution rationnelle

Différentes critiques peuvent être adressées, sur le plan pratique, à la reconnaissance


d'un simple effet relatif de chose jugée à la déclaration d'illégalité d'un acte administratif. Dans
une telle optique, l'autorité relative apparaît comme un facteur de complication de procédure,
voire un risque d'application divergente du droit par les diverses juridictions.

1 - L'autorité relative constitue un facteur de complication

Il semble parfaitement inutile, tant pour le juge administratif que pour le juge judiciaire,
d'évaluer à nouveau l'illégalité d'un texte ou de solliciter une confirmation de celle-ci lorsque
cette irrégularité est d'ores et déjà avérée par une décision juridictionnelle administrative. Cela
se vérifie avec une particulière acuité s'agissant du contentieux judiciaire : ici en effet, comme
nous l'avons vu, chaque fois qu'est invoquée une déclaration d'illégalité d'un texte
réglementaire, l'effet relatif conféré à celle-ci commande au juge civil, dès lors que cette
exception lui paraît sérieuse, de surseoir à statuer jusqu'à ce que le juge administratif se
prononce à nouveau sur le point qu'il avait déjà tranché. On comprend dans cette mesure que la
doctrine ait, à plusieurs reprises et depuis bien longtemps, dénoncé les néfastes conséquences
que ce mécanisme produisait au détriment parties, contraintes à subir des retards et frais
injustifiés inhérents à la multiplication des procédures1329. Le mérite de la nouvelle solution
prônée par la Cour de cassation est donc d'épargner aux tribunaux et aux justiciables des
renvois à répétition dont l'issue ne fait aucun doute.

2 - L'autorité relative fait courir un risque d'application non uniforme du droit

L'idée vient tout naturellement à l'esprit : une nouvelle appréciation étant pratiquée, rien
n'oblige le second juge à reconnaître à son tour l'illégalité mise en lumière par la première
décision1330. Cela nuit à la cohérence du droit et présente à l'évidence un risque pour les libertés
publiques1331. Deux précisions s'imposent :

a) On peut tout d'abord penser que cette crainte est partiellement dénuée de fondement dans la
mesure où, en pratique, le second juge aboutira, dans quasiment tous les cas, au même résultat
que le premier. Certes, rien juridiquement ne l'y oblige, le champ de la précédente appréciation
se trouvant borné par les données du litige l'ayant suscitée. Il n'en reste pas moins que le
premier jugement acquiert une valeur de précédent qui, s'il ne peut être directement invoqué en
tant que tel1332, pèsera nécessairement sur l'appréciation nouvelle. Ce schéma se conçoit en
particulier s'agissant d'une double vérification de légalité pratiquée par le juge administratif,
surtout si la première est le fait du Conseil d'État lui-même. Ainsi, de la même façon que, dans

1329
Voir notamment note Appleton, Dalloz 1931, précitée, p.35 : "Faut-il obliger les parties (...) à solliciter un
nouveau sursis et à faire juger un nouveau recours préjudiciel, dont le succès, d'ailleurs, ne pourrait être douteux ?
Quelles complications, quelles lenteurs et quels frais !"
Voir également Berthélémy, op. cit., p.1145, note 1, qui oppose "le bon sens" à "la rigueur des principes".
1330
Cf. Laferrière, op. cit., p.621 : "Pourra-t-on (...) remettre en question l'interprétation donnée par une décision
antérieure passée en force de chose jugée ? La solution affirmative (...) nous paraît nécessairement résulter de l'art.
1351 du Code civil".
1331
Voir sur ce point A. Marion, Pouvoirs 1988, art. cit., p.21.
1332
Voir à ce propos un arrêt intéressant de la Cour de Cassation qui rejette le grief formulé à une cour d'appel de
ne pas avoir suivi la jurisprudence du Conseil d'État dans une affaire similaire, au motif que "cette décision
étrangère aux débats ne peut être invoquée comme disposition générale et réglementaire" (C. Cass. Crim.,
30/04/1964, Bull.Crim. n°142, p.316).
270
l'affaire Dlle Layani1333, on aurait mal compris que le Conseil d'État se déjuge par rapport à
l'arrêt Dlle Baudet rendu quelques mois plutôt1334, il est difficile d'admettre qu'un tribunal
administratif puisse ne pas adopter une position arrêtée au préalable par la Haute juridiction.
Cela semble adoucir quelque peu le caractère non automatique de la sanction des mesures
d'application de l'acte déclaré irrégulier puisque, malgré l'effet relatif, l'appréciation de
l'illégalité perdurera par delà les différentes espèces.
b) Deux phénomènes viennent hélas tempérer cet optimisme initial :

* En premier lieu, le raisonnement qui vient d'être tenu ne vaut pleinement qu'en ce qui
concerne les appréciations portées successivement par la juridiction administrative. Il semble en
effet un peu moins efficient s'agissant de l'évaluation de l'illégalité à laquelle peut procéder le
juge répressif suite à celle qu'a effectuée un juge administratif, dans la mesure où, comme cela
s'est parfois produit, les deux ordres peuvent avoir une opinion divergente sur la validité d'un
texte1335. Les mesures d'application de ce dernier pourront donc, selon les cas, se faire censurer
en conséquence de son illégalité reconnue, ou au contraire immuniser lorsque le juge penchera
pour la thèse opposée1336. "Cette situation, écrivait M. G. Delvolvé, (...) en mettant en cause à
la fois l'autorité du juge et celle de la loi, (...) trouble doublement l'ordre social que le principe
de la chose jugée est censé préserver. Il serait opportun d'y remédier"1337.

* En second lieu, et c'est sans doute le point le plus important, le juge se refuse à
soulever d'office le moyen tiré de ce que la légalité de l'acte fondant la mesure devant lui
attaquée a été déniée par une décision antérieure. Contrairement à ce qu'on a constaté en
matière d'annulation, où le juge de l'excès de pouvoir n'hésite pas, de lui-même, à fonder
directement sa décision sur le jugement antérieur ayant censuré l'acte en cause1338, le problème
de l'illégalité simplement déclarée doit être invoqué par les requérants pour être pris en compte,
ne constituant pas un moyen d'ordre public1339. Dans le premier cas en effet, la question de la
légalité de l'acte est considérée comme définitivement tranchée en vertu de la portée erga
omnes qui s'attache à l'autorité absolue de chose jugée des décisions d'annulation ; l'autorité
relative s'oppose, dans la seconde hypothèse, à une telle attitude, et le juge sera tenu de
réexaminer la question tranchée par le jugement antérieur si cela s'avère nécessaire à la solution
du litige1340, ou bien, dans le cas contraire, négligera totalement d'aborder ce point de droit1341.

1333
Affaire précitée.
1334
Voir supra.
1335
Cf. notamment, pour une affaire dans laquelle les tribunaux des deux ordres avaient eu une attitude
divergente avant que le Conseil d'État ne vienne annuler le décret en cause : C.E., 10/11/1950, Fédération nationale
de l'éclairage, p.548 ; La semaine juridique 1951, II, n°6075, concl. M. Agid ; Sirey 1951, p.591, note J. Rivero.
1336
Ce risque de divergence est en outre accentué par le fait que la manière dont est pratiqué le contrôle de
légalité diffère selon les ordres de juridiction, même si la tendance est à l'uniformisation (Cf. note Lamarque
précitée sous C. Cass. Crim, 21/12/1961, La semaine juridique 1962, n°12680).
1337
Art. cit. p.795.
1338
Cf. par exemple : 6/06/1958, Chambre de commerce d'Orléans, p.315 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1958, 2, p.261, conclusions M. Long ; et voir supra, Titre préliminaire.
1339
Tout comme ne constitue pas un moyen d'ordre public celui tiré de l'existence d'un précédent arrêt de rejet
(doté lui aussi de l'autorité relative) (Cf. C.E., 27/10/1965, Blagny, p.559).
Sur l'absence d'obligation de soulever d'office l'illégalité de l'acte conditionnant le procès, voir infra, Partie II, Titre
II, Sous-titre II.
1340
Voir par analogie une affaire dans laquelle le Conseil d'État, saisi en appel d'un jugement avant de dire droit
qui avait expressément admis la recevabilité d'une demande devant le tribunal administratif, avait confirmé cette
solution. A l'occasion de son recours contre le jugement au fond, le requérant soulevait à nouveau l'irrecevabilité
de la demande. Le défendeur n'invoquant pas l'autorité de chose jugée par le Conseil d'État, ce dernier ne s'est pas
271
On pourrait donc imaginer des hypothèses dans lesquelles, pour peu que le requérant n'ait pas
soulevé le moyen, la reconnaissance antérieure de l'illégalité d'un acte n'aurait aucune
répercussion sur la mesure d'application attaquée.

Devant les multiples inconvénients pratiques que revêt la voie de l'autorité relative en
matière de contestation d'illégalité, on doit se féliciter du tournant pris par la jurisprudence
judiciaire, et souhaiter que le Conseil constitutionnel confirme les prémices de revirement qui
paraissent résulter d'une de ses décisions.

II - Le juge constitutionnel opte apparemment pour l'autorité absolue

Le Conseil constitutionnel a implicitement pris position sur le problème dans sa décision


n° 88-250 DC en date du 29 décembre 19881342 relative à la loi de finances rectificative pour
1988, qui avait notamment pour but, par le biais de son article 47, de valider plusieurs mesures,
dont la perception d'un versement destiné au financement des transports en commun du
Syndicat intercommunal à vocation multiple de l'agglomération de Bourges (S.I.V.U.T.U.),
consécutivement à une décision du Conseil d'État qui avait déclaré illégale la délibération de cet
organisme instituant ce versement. Au travers des considérants de cette décision, le juge
constitutionnel va mettre en avant, en vue de répondre aux auteurs de la saisine pour qui l'article
litigieux ne modifiait pas les règles que le juge a pour mission d'appliquer mais tendait au
contraire à renverser directement une solution jurisprudentielle, que "l'article 47 de la loi ne
valide pas la délibération du syndicat intercommunal déclarée illégale par le Conseil d'État
statuant au contentieux". Il semble par là-même faire de cette non validation directe une
condition de constitutionnalité du jeu du procédé en la matière, de la même manière qu'il
prohibe, en ce qui concerne l'annulation, toute remise en cause trop flagrante de la décision
juridictionnelle par le législateur1343. On peut envisager deux interprétations de cette décision :

- soit on considère que le Conseil est revenu sur sa position initiale, et admet désormais que la
constatation de l'illégalité d'un acte administratif par le juge spécialisé, quelle que soit la
procédure y ayant conduit, est dotée d'une autorité quasi absolue de chose jugée, liant en
conséquence tant le législateur que le juge. Si tel est le point de vue de la juridiction
constitutionnelle, on voit mal le Conseil d'État, déjà confronté à la jurisprudence en ce sens de
la Cour de cassation, ne pas revenir sur sa conception classique du problème.

- soit on pense que le Conseil opère une distinction entre exception d'illégalité à laquelle,
conformément à ses décisions de 1976 et 1979, il ne reconnaît qu'autorité relative de chose
jugée, et déclaration d'illégalité sur recours direct en appréciation de validité qu'il revêt d'une
autorité absolue. Apparemment infondée -lesdits recours, comme l'annulation, étant de même
nature-, la dissociation pourrait s'expliquer par le fait qu'en matière d'exception, la
reconnaissance d'illégalité n'est que le motif de la décision juridictionnelle alors que, dans
l'hypothèse d'une appréciation de validité effectuée à titre principal, elle en constitue le
dispositif.

réfèré à sa précédente décision, mais a statué de nouveau sur la recevabilité de la demande (C.E., 26/06/1970,
Ministre de l'Agriculture c/ Sieur Delort).
1341
C'était le cas de la Cour de Cassation dans l'arrêt du 25/02/1966 précité.
1342
Décision précitée.
1343
Voir supra, Sous-titre précédent.
272
Nous inclinons quant à nous pour la première interprétation, car ce distinguo semble
bien artificiel1344et donne trop d'importance à des questions de procédure, là où l'essentiel
réside dans l'appréciation au fond portée par le juge. Elle semble en outre en porte-à-faux par
rapport à la dynamique jurisprudentielle actuelle engendrée par l'arrêt Office national de la
chasse rendu par la Cour de cassation.
La conception bipolaire des effets de la constatation incidente de l'irrégularité d'une
décision administrative n'a pas seulement souffert des nouvelles jurisprudences judiciaire et
constitutionnelle remettant en cause l'effet relatif de chose jugée qui la commande ; elle a pâti
également des solutions - dues au juge administratif lui-même et au pouvoir réglementaire - qui
ont développé le principe obligeant l'administration à retirer les actes analogues à celui dont la
contestation a donné prise à une déclaration d'illégalité indirecte.

SECTION 2. L'EXTENSION DE L'OBLIGATION DE RETIRER LES MESURES


PRISES EN APPLICATION DE L'ACTE RECONNU ILLEGAL

La seule mesure qui, théoriquement, subisse les conséquences de l'illégalité d'un acte-
base reconnue par voie d'exception, est celle pour l'annulation de laquelle le requérant a soulevé
ce moyen incident : tous les autres actes pris sur le fondement de l'acte irrégulier sont
normalement à l'abri des retombées de l'appréciation portée par le juge. Cette construction - la
seule qui vaille en application des principes classiques - a subi quelques adoucissements du fait
de la reconnaissance d'une obligation jurisprudentielle de retirer les décisions basées sur un
règlement à l'irrégularité avérée, devoir consacré et quelque peu consolidé par le décret du 28
novembre 1983. En décidant ainsi, juge et pouvoir réglementaire inoculent en la matière
certaines idées proches du mécanisme de l'annulation par voie de conséquence, et élargissent
assez considérablement le champ des effets de la simple constatation d'irrégularité.

Paragraphe 1. Reconnaissance de l'obligation par la jurisprudence

Le devoir de retrait des mesures d'application d'un acte reconnu illégal va s'insérer dans
l'obligation - plus large - faite à l'autorité compétente de rapporter ses actes dès lors qu'ils sont
viciés. Après avoir mis en lumière l'existence même de cette obligation, nous devrons préciser à
quelles conditions elle joue.

I - L'existence d'un devoir de retrait des mesures illégales

Le Conseil d'État a progressivement reconnu l'obligation pesant sur l'administration de


retirer ses actes irréguliers. Voici quelles en furent les deux principales étapes :

A. Les premiers arrêts rendus en la matière ne se prononçaient pas expressément sur le


problème, mais se contentaient de refuser l'annulation de tels retraits, malgré l'existence de

1344
D'autant plus que l'autorité de chose jugée s'étend non seulement au dispositif, mais également aux motifs qui
en sont le soutien nécessaire. C.E., 28/12/1949, Société des automobiles Berliet, p.579 ; Dalloz 1950, p.383, note
P. Weil (jurisprudence précitée).

273
moyens fondés mettant en cause leur illégalité externe ou interne 1345. La doctrine se partageait
alors dans l'interprétation de ce courant jurisprudentiel, certains auteurs en déduisant que le
Conseil d'État appliquait la théorie des moyens inopérants, ce qui sous-entendait que
l'administration se trouvait dans une situation de compétence liée, d'autres doutant que ce fût là
l'intention de la Haute juridiction.
B. Des affaires plus récentes devaient définitivement trancher cette divergence de vues : dans
l'arrêt Compagnie d'assurances "La Prévoyance"1346, le Conseil d'État considère explicitement
que le préfet, qui "était tenu de faire disparaître l'illégalité de sa décision (...)", en a légalement
prononcé le retrait. D'autres arrêts sont venus depuis confirmer cette obligation1347, sanctionnée
par l'annulation de tout refus d'y déférer. Dans l'optique qui nous intéresse, il convient de
préciser que rien a priori n'exclut de cette règle les mesures dont l'illégalité provient de celle de
l'acte qui leur sert de fondement ; l'affaire Compagnie d'assurances "La Prévoyance" concernait
d'ailleurs le retrait d'une décision privée de base légale par l'intervention d'une décision
juridictionnelle.

Cette automaticité aurait pu pallier très efficacement l'absence d'impact d'une simple
déclaration d'illégalité d'un règlement sur ses mesures d'application non contestées au
contentieux, celles-ci devant être remises en cause par l'administration du simple fait de
l'irrégularité indirecte les affectant. Cependant, les conditions assez restrictives dont le juge a
assorti l'obligation qu'il a reconnue conduisent à relativiser cette interprétation de l'état du droit.

II - Un devoir conditionné

La première des deux conditions qui s'attachent à l'obligation de retirer les actes illégaux
était prévisible - puisqu'on la retrouve dans le devoir d'abroger dont on a déjà dessiné les
contours ; l'étendue de la seconde surprendra plus.

A. La condition de demande préalable

* Est à souligner tout d'abord que le juge n'impose en règle générale à l'administration
de retirer un acte illégal que si celle-ci est saisie d'une demande en ce sens. Si cette démarche
n'a pas été entreprise, il faut alors considérer que le retrait de l'acte illégal est une simple
faculté, et non plus une nécessité pour l’autorité compétente.1348Cette règle ne cède qu’en

1345
Voir par exemple : C.E., 11/01/1935, Gras, p.40 ; Revue du droit public 1938, p.108, note Bonnard ; et C.E.,
17/07/1953, Constantin, p.381.
1346
C.E., 11/05/1960, p.318 ; Actualité juridique, Droit administratif 1960, p.608.
1347
Cf. notamment : C.E., 12/05/1976, Gillet, p.754 ; Revue du droit public 1977, p.229 : un permis de construire
ayant été délivré par une autorité incompétente, le maire était tenu de le rapporter. Voir également C.E.,
11/06/1982, Plottet, arrêt précité.
De même, l'administration est tenue de retirer un certificat d'urbanisme illégal non définitif en refusant le permis
qu'il autorisait (C.E., 30/03/1977, Ministre de l'Equipement c/ Fiamma, p.167 ; et 17/02/1978, S.A. Logeais-Jamin,
p.86).
Dans un tout autre domaine, voir enfin C.E., 10/02/1992, Roques, p.54 ; Revue française de droit administratif
1992, p.846, conclusions M. Laroque.
1348
Voir en ce sens conclusions E. Guillaume sur CE, 2/10/1987, M. Castel et autres, Revue française de droit
administratif 1988, p. 871.
Ce défaut de compétence liée résulte de nombreuses décisions qui mentionnent que l’administration « pouvait »
retirer la décision illégale : Cf. notamment CE, Ass. 6/05/1966, Ville de Bagneux, p.303 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1966, p. 485, chronique JP. Puissochet et JP. Lecat ; Revue du droit public 1967, p. 339,
274
présence d’illégalités particulièrement graves telles que l’incompétence1349, ou de circonstances
très particulières1350
* Mais cette requête peut indifféremment revêtir le caractère d'un recours gracieux ou
hiérarchique, le supérieur saisi d'une demande en ce sens étant tenu d'annuler les actes illégaux
de ses subordonnés, comme l'a affirmé le Conseil d'État à l'occasion de nombreux arrêts1351. Il
suffit même, pour que joue l'obligation de retrait, que l'administration soit informée qu'un
recours contentieux a été intenté contre l'acte illégal1352. En fait, on peut résumer l'état de la
jurisprudence en estimant que "l'administration a compétence liée pour retirer un acte individuel
illégal (...) si cet acte se trouve menacé d'une annulation par le juge de l'excès de pouvoir, que
ce juge ait déjà été saisi ou que sa saisine apparaisse la conséquence inéluctable du rejet d'un
recours administratif"1353. Cette logique d'anticipation sur une censure juridictionnelle - proche
parente de celle de l'arrêt Dame Cachet - débouche naturellement sur la deuxième condition.

B. La condition de non définitivité

Ce qu'il faut surtout mettre en avant, c'est que l'obligation considérée disparaît une fois
le délai de recours contentieux expiré. Cela vaut étrangement tant pour les actes créateurs de
droits que pour ceux qui n'en créent pas :

1 - En ce qui concerne les actes créateurs de droits

Pour ce qui est de ce type d'actes, le Conseil d'État utilise souvent la formulation
suivante, inspirée de la philosophie de la théorie générale du retrait qui prétend éviter la
formation de recours contentieux inutiles : "il appartient à l'autorité qui constate l'illégalité
d'une décision créatrice de droits de retirer ladite décision dans le délai du recours contentieux
ou, lorsqu'un tel recours a été formé, tant que la juridiction administrative n'a pas statué"1354. La

conclusions G. Braibant ; CE, Ass. 29/03/1968, Société du lotissement de la chronique J. Massot et JL. Dewost ; et
CE, 23/11/1970, Sieur Peenalert, p. 615.
De même, on peut le déduire de certaines décisions qui censurent pour vice de forme un retrait effectué sans
demande préalable, car le moyen aurait été écarté comme inopérant si l’administration avait été estimée tenue de
retirer la décision initiale (Cf., par exemple, CE, 13/02/1981, Naudin, p. 970 ; et 24/04/1981, Mme Néaud, p. 183).
A noter cependant sur ce point que, même en l’absence d’obligation, seuls les vices propres à la décision qui retire
une mesure illégale en justifieront l’annulation, une éventuelle erreur quant au motif du retrait ne pouvant avoir
d’influence sur sa régularité (outre l’arrêt Castel précité, voir CE, 27/07/1953, Sieur le Pabic, p. 396 et 17/01/1955,
Lepage p. 636).
1349
Dans ce cas, l’administration semble alors parfois en devoir de retirer les actes irréguliers même en l’absence
de toute demande en ce sens : outre l’arrêt Gillet précité, voir CE, 20/01/1989, Noon, p.25.
1350
Cf. CE, 26/02/1954, Zwillinger, p. 131 : « obligation de rapporter, même en dehors de toute demande de
l’intéressé », une décision devenue illégale du fait d’une régularisation rétroactive.
1351
Voir notamment : C.E., 4/12/1959, Geoffroy, p.654 ; Revue du droit public 1960, p.132, note M. Waline ;
C.E., 13/07/1963, Epoux Meyer, p.426 ; Dalloz 1964, p.267, note L. Di Qual ; et C.E., S., 3/05/1982, Louchart,
p.165 ; Actualité juridique, Droit administratif 1982, p.538, concl. Y. Robineau.
B. Genevois explique en ces termes cette solution : "l'exercice du pouvoir hiérarchique n'est pas seulement une
prérogative conférée à son titulaire, il est aussi, dans certains cas, source d'une obligation pour le supérieur
hiérarchique, celle d'assurer le respect de la légalité" (conclusions sur l'arrêt de Section Berjon du 11/06/1982,
Actualité juridique, Droit administratif 1983, p.42).
1352
Voir (en matière de permis de construire) : C.E., 23/02/1979, Maïa, p. 597.
1353
Chronique L. Touvet et J.-H. Stahl, Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.865.
1354
Voir par exemple : C.E., 5/05/1986, Leblanc et Tissier, p.128 ; Actualité juridique, Droit administratif 1986,
p.390, obs. L. Richer ; et C.E., 20/01/1988, Gilles Charles, Droit administratif 1988, n°89.
275
seconde situation envisagée a notamment été illustrée par un arrêt Maia1355, qui a considéré
qu'un préfet était tenu de rapporter un permis de construire illégalement accordé dès lors qu'un
recours en annulation contre ce dernier avait été introduit dans les délais. En revanche, une fois
l'acte devenu définitif, l'autorité compétente n'est plus assujettie à une quelconque obligation
pour la bonne et simple raison que le retrait s'avère alors impossible, conformément à la
jurisprudence classique qui régit la matière1356.

2 - En ce qui concerne les actes non créateurs de droits

a) La question pouvait paraître ici un peu plus délicate dans la mesure où le juge considère
traditionnellement que le retrait d'un acte non créateur de droits est possible à tout moment1357,
même dicté par des considérations d'opportunité1358. En conséquence, on aurait pu
légitimement penser que l'obligation de rapporter de telles décisions, lorsqu'elles sont entachées
d'illégalité, ne se trouverait enfermée dans aucun délai, nul droit ne s'étant formé ou cristallisé à
l'issue de celui-ci.

b) Le Conseil d'État n'a pourtant pas suivi cette logique. La question lui était posée à l'occasion
d'une requête tendant à l'annulation d'une décision implicite, prise par un maire, qui rejetait une
demande de retrait d'un refus de permis de construire1359. Par un considérant dépourvu de toute
ambiguïté, la Haute juridiction a tranché le problème : "la décision refusant le permis de
construire (...) n'a fait l'objet d'aucun recours gracieux ni contentieux dans le délai de deux mois
et est devenue définitive ; (...) ainsi le maire, saisi d'un recours gracieux présenté par la société
requérante - après expiration dudit délai1360- n'était pas tenu de retirer ce permis de construire,
alors même qu'il aurait été illégal"1361. Quelle que soit la nature de l'acte illégal, l'obligation
jurisprudentielle de retrait se trouve donc déterminée par l'existence d'un recours gracieux ou
hiérarchique formé avant que l'acte n'ait, d'une façon ou d'une autre, acquis un caractère
définitif.

1355
C.E., 23/02/1979, p.597.
1356
C.E., 3/11/1922, Dame Cachet, p.790 ; Sirey 1925, III, p.9.
1357
Du moins pour ce qui est des décisions non réglementaires. Cf. R. Chapus, Droit administratif général, t. I,
n°1156.
1358
Voir notamment C.E., S., 30/06/1950, Quéralt, précité ;
Et pour une application récente, C.E., 23/11/1990, Centre hospitalier des courses, Revue du droit public 1991,
p.1748.
1359
Le refus de permis de construire est en principe considéré comme non créateur de droits : C.E., 12/01/1962,
Canton, p.23.
1360
C'est nous qui précisons.
1361
C.E., 13/07/1977, Société de gestions foncières et d'études et Dame de Farcy de Ponfarcy, p.337.
276
Paragraphe 2. Confirmation et extension de l'obligation par l'article 2 du décret du 28
novembre 1983

Le décret n°83/1025 du 28 novembre 1983 - auquel il a déjà été fait allusion1362-


poursuivait, entre autres, l'objectif de clarifier "les conséquences que l'administration doit tirer
de l'illégalité des actes réglementaires qu'elle a pris"1363. A cette fin, son article 2 a édicté la
règle suivante :

"Lorsqu'une décision juridictionnelle devenue définitive émanant des tribunaux


administratifs ou du Conseil d'État a prononcé l'annulation d'un acte non réglementaire par un
motif tiré de l'illégalité du règlement dont cet acte fait application, l'autorité compétente est
tenue, nonobstant l'expiration des délais de recours, de faire droit à toute demande ayant un
objet identique et fondée sur le même motif, lorsque l'acte concerné n'a pas créé de droits au
profit des tiers".

Avant d'entrer dans le détail de l'étude des conditions ainsi posées, une précision
préliminaire apparaît nécessaire : dans la mesure où, afin que le système prévu à l'article 2
puisse jouer, doit intervenir au préalable une décision d'annulation, de nombreux auteurs ont
considéré que ce mécanisme s'apparentait à une annulation par voie de conséquence ou de
connexité1364. Explicitant cette identification, Mme Bailly1365prétend que l'article 2 "correspond
à la transposition sur le plan non contentieux du principe de l'annulation par voie de
conséquence" dans la mesure où l'annulation d'un acte pourra provoquer, non plus par
l'intermédiaire du juge mais par l'entremise de l'administration, la disparition d'une décision
identique "sans avoir à justifier - cette disparition - autrement que par - l'annulation - qui a été
précédemment prononcée".

Il semble qu'il y ait là, à tout le moins, une erreur dans l'agencement des problèmes, du
fait de l'assimilation des dispositions de l'article 2 à des mécanismes conceptuellement très
différents. L'annulation, ici, n'est pas primordiale ; elle ne sert que de test et de "détonateur".
Nous avons déjà montré1366 que la censure juridictionnelle d'un acte ne produisait
qu'exceptionnellement des effets sur les actes identiques, et les conditions de la connexité sont
définies de façon tellement stricte qu'elles ne peuvent à l'évidence être réunies dans le
mécanisme qui nous préoccupe maintenant. Ce qui importe réellement dans ce dernier se situe à
un tout autre niveau : c'est que le juge ait constaté par voie d'exception l'irrégularité de l'acte
base commun à toutes les mesures d'application contestées. Ce n'est pas l'annulation de la
première d'entre elles qui entraînera la chute des autres, mais bien la reconnaissance indirecte
de l'illégalité du règlement sur le fondement duquel elles ont toutes été prises. Certes, dans un
souci de sécurité, les auteurs du décret du 28 novembre 1983 ont imposé que l'instance initiale
ait abouti à la censure de la disposition contestée au principal, mais il s'agit là simplement d'une
preuve, d'un aval que donne le juge à l'administration afin qu'elle puisse désormais, d'elle
même, procéder de façon similaire. Nous nous situons donc assurément ici non dans une

1362
Cf. supra, Titre I, Sous-titre II.
1363
Extrait du rapport au Président de la République, J.O., 3/12/1983, p.3492.
1364
Ainsi par exemple, M. Chapus (Droit du contentieux administratif, n°909) le présente comme une hypothèse
textuelle d'annulation par voie de connexité s'ajoutant à celles qui ont été dégagées par la jurisprudence, alors que
M. G. Delvolvé (art. cit. n°88, actualisation 1992) le classe sous l'appellation "annulation par voie de
conséquence".
1365
Art. cit. p.1546.
1366
Voir supra, Titre préliminaire.
277
hypothèse d'effets des annulations, mais bien dans les conséquences qu'est susceptible de faire
naître la reconnaissance indirecte de l'irrégularité d'un acte.

Cette remarque effectuée, deux points doivent retenir notre attention.

I - Les objectifs de l'article 2 du décret du 28 novembre 1983

Ils sont de deux ordres et plaident l'un et l'autre en faveur de la reconnaissance d'une
portée plus grande à la constatation juridictionnelle de l'illégalité d'un acte administratif général
et impersonnel.

A. Le souci d'assurer l'égalité entre administrés confrontés à l'illégalité d'un règlement

Un des objectifs affichés par les auteurs du décret1367était de permettre à tout administré
placé dans une situation identique à celle ayant fait l'objet d'une annulation juridictionnelle
fondée sur l'illégalité d'un règlement reconnue par voie d'exception, d'exiger que les mêmes
conséquences juridiques soient tirées à son profit. Dans la conception traditionnelle, nous
l'avons vu, du fait de l'effet relatif de chose jugée, rien n'obligeait le juge à épouser la vision
qu'un de ses confrères avait pu adopter à l'occasion d'une affaire différente ; un risque
d'application non uniforme du droit planait alors1368, ce qui contrevient au principe général
d'égalité devant la loi posé par la Déclaration de 1789. Grâce à la procédure prévue par l'article
2, il n'en va plus de même désormais : dès lors qu'une annulation d'une mesure d'application
d'un règlement est intervenue en se fondant sur l'irrégularité de ce dernier, toute personne
frappée par une mesure identique est en droit de se prévaloir de cette appréciation pour obliger
l'administration à procéder à son retrait. On semble donc à l'abri de toute discrimination dans le
traitement des justiciables basée sur des divergences d'appréciation quant à la validité des actes
en vigueur.

B. Le souci d'atténuer le phénomène des séries

* Le décret du 28 novembre 1983 fait suite à la publication d'un rapport du Conseil


d'État qui dénonçait l'accroissement récent du phénomène dit des "séries", dont les
répercussions sur les délais de jugement s'avéraient fâcheuses1369. La "série" se compose d'un
certain nombre d'affaires distinctes, mais dont les données juridiques sont identiques, et dont les
données de fait sont "assez semblables pour que, de l'une à l'autre, il n'y ait place que pour des
ajustements automatiques et non des appréciations individuelles"1370. Une des manifestations
les plus fréquentes de cet état de fait résultait des recours à répétition formés contre des mesures
identiques d'application d'un règlement illégal. Aussi, pour lutter contre cet encombrement
inutile des juridictions, le Conseil d'État préconisait une solution relativement simple à mettre
en œuvre : il suffisait à l'administration de lui demander "de statuer rapidement sur une affaire
type afin de régler les dossiers conformément à la jurisprudence"1371.

1367
Voir le rapport au Président de la République précité, p.3492.
1368
Voir supra, Paragraphe précédent.
1369
Etudes et documents du Conseil d'État 1981/82, n°33, p.127 s.
1370
Ibid.
1371
Ibid., p.129.
278
* L'article 2 se fait l'écho de ce vœu ; en organisant cette "exception d'illégalité non
contentieuse"1372, il a pour but de remédier autant que faire se peut à la saisine en série de la
juridiction administrative. On mise sur le fait que l'instauration d'une obligation de retrait
allégera beaucoup plus le travail du juge que ne l'alourdiront les éventuels recours contre les
refus de retrait qu'elle risque de susciter1373 1374

II - La portée de l'article 2 du décret du 28 novembre 1983

Cette disposition n'a pas constitué la petite "révolution" à laquelle on pouvait


légitimement s'attendre au vu de l'intention initialement affichée par le Gouvernement de
"traduire sur le plan du fonctionnement interne de l'administration l'idée d'une nouvelle
citoyenneté"1375. Il s'avère même de portée bien timide par rapport aux règles jurisprudentielles
déjà établies.

A. Des apports relatifs

L'article 2 du décret du 28 novembre 1983 confirme, plus qu'il ne complète,


l'affirmation de l'obligation de retrait des actes illégaux posée par la jurisprudence antérieure. Il
est loisible de s'en rendre compte en esquissant à grands traits le système qu'il met en place.

1 - Un mécanisme assez proche du système jurisprudentiel précédent

a) Précisions préliminaires

A reprendre le libellé de l'article reproduit un peu plus haut, on s'aperçoit que cette
disposition permet aux administrés de "bénéficier de l'exception d'illégalité soulevée avec
succès par autrui contre un règlement"1376. Quelques précisions s'imposent toutefois, certains
points de la formulation choisie pouvant paraître à première vue relativement obscurs :

* S'agissant de la décision juridictionnelle préalable, il convient tout d'abord de


souligner le caractère définitif qui doit, selon le texte, s'attacher à celle-ci : le mécanisme ne
jouera que lorsque cette dernière, soit par épuisement des voies de recours ouvertes contre elle,
soit par expiration des délais prévus à cet effet, sera insusceptible d'une quelconque remise en
cause.

* S'agissant de la demande adressée à l'administration, plusieurs points méritent notre


attention :

1372
Selon l'expression de Mme Bailly, art. cit., p.1537.
1373
Tant il est vrai que ces règles de procédure s'avèrent souvent constituer de véritables "nids à contentieux",
"parce que les administrés, sachant qu'elles existent, -peuvent- invoquer leur violation à l'appui d'un recours" (MM.
Maisl, Wiener et Woehrling, Actualité juridique, Droit administratif 1984, art. cit., p.140).
1374
Le système mis en place par l'article 2 n'a pas donné, sur ce point, les résultats escomptés : ainsi par exemple,
en 1992, les tribunaux administratifs ont-ils été saisis de 27000 requêtes en matière de supplément familial de
traitement des agents publics posant toutes les mêmes questions ! Aussi a-t-il semblé nécessaire de fournir une
réponse contentieuse à ce phénomène, ce dont s'est chargée la loi du 8 février 1995 qui étend l'article L.9 du Code
T.A.-C.A.A. (habilitant les présidents de juridictions à se prononcer seuls, par ordonnance), aux affaires de "série"
(sur ce point, voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre I).
1375
Cf. MM. Maisl, Wiener et Woehrling, Actualité juridique, Droit administratif 1984, art. cit. p.140.
1376
P. Delvolvé, Revue française de droit administratif 1984, art. cit. p.33.
279
- En premier lieu, il faut noter qu'à l'instar de l'obligation jurisprudentielle de retrait des actes
illégaux, le déclenchement du mécanisme est subordonné à l'existence d'une telle demande.
Comme le remarque M. Delvolvé1377, "il ne paraît pas que l'administration puisse spontanément
prendre l'initiative de remettre en cause les actes non réglementaires pris sur la base du
règlement déclaré illégal. Une démarche des administrés reste nécessaire". Cependant, l'intérêt
exigé pour pouvoir présenter cette requête semble largement entendu, puisque l'article 2 parle
de "toute demande". L'initiative ne paraît donc pas limitée à la personne directement visée par
la mesure contestée, mais peut au contraire émaner de tout administré à même de se prévaloir
d'un quelconque intérêt à cette fin.

- L'expression "objet identique" doit être ensuite explicitée : puisque l'administration ne peut
pas, à proprement parler, "annuler" une de ses décisions, il faut bien sûr entendre par là que la
demande de l'administré doit tendre à l'équivalent non contentieux d'une annulation, c'est-à-dire
au retrait de la mesure contestée. Cette dernière doit en outre s'apparenter à celle ayant fait
l'objet de la censure juridictionnelle initiale -mesure d'application identique ou du moins
équivalente. Qu'il nous soit toutefois permis de trouver plutôt maladroite la terminologie
adoptée par le décret, lorsqu'on sait que la jurisprudence du Conseil d'État considère
classiquement comme ayant un objet différent deux demandes tendant à l'annulation de
décisions distinctes, alors même qu'il existe un lien entre ces dernières 1378. Appliquer
strictement ces principes au libellé de l'article 2 aboutirait à l'évidence à un non-sens.

- Précisons également que la formule "autorité compétente" doit s'entendre comme incluant non
seulement l'auteur de l'acte mais aussi son supérieur hiérarchique, dans la mesure où la
jurisprudence traditionnelle ne différencie pas, en la matière, les obligations de retrait pesant sur
l'un et l'autre1379.

b) Consécration et enrichissement partiel de l'état du droit

Deux points vont ici se contrebalancer :

* On aurait pu tout d'abord penser que l'expression "nonobstant l'expiration des délais de
recours" apportait une réelle révolution en la matière. Il est vrai qu'afin que puisse être
accueillie par le juge une exception d'illégalité, la mesure d'application doit lui être déférée dans
le délai du recours pour excès de pouvoir prévu à son encontre1380. En outre, on a vu que
l'obligation de retrait qui avait été dégagée par la jurisprudence était elle aussi enfermée dans
ledit délai1381.

1377
Ibid.
1378
Cette remarque vaut du moins pour les actes créateurs de droits, ceux qui n'en génèrent pas pouvant être, nous
l'avons dit, retirés à toute époque, et pour quelque motif que ce soit par, leur auteur.
C.E., S., 23/02/1968, Sieur Perdereau, p.136 ; et C.E., 22/11/1968 Syndicat chrétien de l'administration centrale
des affaires sociales, précité.
1379
Voir supra.
1380
Sans quoi le recours principal serait bien évidemment estimé irrecevable : C.E., 13/05/1935, Munier, p.533.
1381
Voir Paragraphe précédent.
280
* Mais il nous faut aussitôt souligner que l'article 2 exclut de son champ d'application
les actes ayant créé des droits au profit des tiers1382. La portée du changement opéré par celui-ci
apparaît dès lors relativement modeste :

- Comme on le sait en effet, la jurisprudence avait déjà posé le principe de l'obligation de retirer
les actes illégaux. Or, en matière d'actes créateurs de droits, cette obligation était soumise à la
condition de délai, que l'acte profite au destinataire de la décision (en vertu de la jurisprudence
Dame Cachet) ou à des tiers1383. Le décret n'a donc qu'une valeur confirmative à l'égard des
solutions intéressant ce type d'actes : soit la solution illégale considérée crée des droits au profit
de son destinataire, et les tiers ne peuvent en obtenir le retrait que dans le délai contentieux ;
soit elle en crée au profit des tiers, et le destinataire reste lui aussi soumis à la même
forclusion1384. Il convient toutefois de souligner une "amélioration" susceptible d'être
engendrée par le décret à l'égard des actes créateurs de droits et concernant un cas particulier :
celui dans lequel la personne directement intéressée et unique bénéficiaire de la décision
demande le retrait de celle-ci, afin de la voir remplacée par une situation encore plus favorable.
Antérieurement, le juge permettait dans cette hypothèse à l'administration d'accéder à cette
requête, et ce alors même que les conditions exigées par la jurisprudence Cachet n'était pas
réunies1385. Mais le retrait demeurait alors une simple faculté pour l'autorité compétente.
Désormais, cela reste vrai si la décision dont on sollicite le remplacement était légale 1386 ; mais
on peut légitimement se demander, au cas contraire, s'il n'est pas fait obligation à
l'administration d'y procéder, dès lors que toutes les conditions posées à l'article 2 sont
réunies1387.

- En fin de compte, le seul renversement d'une certaine ampleur opéré par le texte de l'article 2
semble intéresser les actes non créateurs de droits illégaux. On a vu que la jurisprudence Dame
Farcy de Ponfarcy subordonnait elle aussi l'obligation de retirer de telles décisions à une
demande en ce sens formée dans le délai de recours1388. Désormais, il faut considérer que la
condition de délai n'est plus de mise ici : l'obligation de rapporter un tel acte pèse sur l'autorité
compétente dès lors qu'on la sollicite en ce sens, à condition bien sûr de se situer dans le champ

1382
Cette dernière expression nécessite quelque éclaircissement, car elle recouvre plusieurs réalités, selon que la
demande de retrait provient du destinataire de la décision contestée, ou qu'elle émane d'autres administrés : dans le
premier cas, il s'agit des tiers à la décision stricto sensu ; dans le second, l'expression doit s'entendre comme "tiers
à la requête", ce qui inclut nécessairement la personne directement visée par la mesure contestée. Voir sur ce point
P. Delvolvé, art. cit. p.34.
1383
Cela se rencontre essentiellement en matière de sanctions disciplinaires de la fonction publique. Cf. par
exemple C.E., 6/02/1948, Dlle Mollet et Salvan, p.62 ; Gazette du Palais 1948, I, p.181, conclusions Chenot.
Cependant, on en trouve des hypothèses dans d'autres contentieux, comme celui de l'urbanisme (voir notamment :
C.E., S., 4/05/1984, Epoux Poissonnier, p.162 ; Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.511, conclusions
D. Labetoulle ; Dalloz 1985, p.246, note Fernandez).
1384
A noter cependant les droits des tiers ne se cristallisent que si l'acte considéré a fait l'objet d'une publication.
"Or, celle-ci se révèle parfois insuffisante ou défectueuse, si bien que l'acte n'est pas définitif et, dans ce cas, la
règle générale du retrait (...) peut -continuer- à s'appliquer" (C. Lepage-Jessua, art. cit. p.152).
1385
Cf. C.E., S., 9/01/1953, Desfours, p.5 ; C.E., 20/07/1988, Mme Denis, p.298.
Mais le juge veille à ce que le retrait ne nuise en rien aux droits des tiers, et ne conduise pas à faire place à une
décision plus sévère (C.E., 23/07/1974, Gay, p.442 ; Actualité juridique, Droit administratif 1974, p.534, note
MM. Franc et Boton).
1386
C.E., 18/06/1988, Cne de Sèvres c/ Cau ; Droit administratif 1988, n°405.
1387
On comprendrait dès lors pourquoi Mme Lepage-Jessua a pu écrire que "l'article 2 du décret, ayant été édicté
dans l'intérêt des administrés (...), il ne sera utilisé dans la quasi totalité des cas que pour permettre aux intéresser
de bénéficier d'une situation plus favorable sans que le caractère irréversible d'une situation puisse leur être
opposé" (art. cit. p.152).
1388
Voir supra.
281
d'action de l'article 2. Mais il nous faut immédiatement mettre en avant que celui-ci est loin
d'être illimité.

2 - Un mécanisme dont le champ d'action se révèle conceptuellement restreint

Quatre bornes viennent circonscrire la zone dans laquelle le principe de retrait


obligatoire dégagé par l'article 2 trouve à s'appliquer :

a) La limite tenant à la juridiction qui a statué

La décision juridictionnelle définitive qui constitue le point de départ du processus


étudié doit émaner, selon le texte même du décret, des tribunaux administratifs ou du Conseil
d'État. Des voix se sont élevées pour dénoncer la "discrimination aberrante"1389 que pratiquait
cette disposition entre les décisions provenant desdites juridictions et celles que pouvaient
rendre certaines juridictions administratives spéciales - tels que les conseils du contentieux
administratif institués dans les T.O.M. - exerçant pourtant un pouvoir d'annulation comparable
à celui d'un tribunal administratif et pouvant a priori connaître d'une exception d'illégalité, en
vertu du principe qui veut que le juge de l'action soit aussi le juge de l'exception1390. Ainsi Mme
Bailly1391a-t-elle critiqué cette différence de traitement, paraissant "d'autant plus contestable
que les décisions de telles juridictions peuvent ne pas faire l'objet d'un recours devant le Conseil
d'État et devenir ainsi définitives" ; elles ne pourraient dès lors servir de point de départ au
processus prévu à l'article 2, à l'inverse de celles qui auront été confirmées en appel par la
Haute juridiction. On peut parallèlement se demander, à l'heure ou les Cours administratives
d'appel reçoivent de plus en plus de compétence en matière d'excès de pouvoir, si l'article 2
pourrait jouer suite à une décision définitive rendue par l'une d'elles. Il serait ici encore
difficilement compréhensible que ce nouveau degré juridictionnel de droit commun soit tenu à
l'écart d'un mécanisme dont la vocation générale est indéniable. Il reste donc à souhaiter que le
texte du décret vienne à subir quelques modifications pour lui permettre de jouer en présence
d'une décision définitive émanant d'une juridiction administrative quelle qu'elle soit.

b) La limite tenant au mode de contestation de l'acte illégal

La procédure mise sur pied par l'article 2 étant conditionnée par l'annulation d'une
mesure d'application du règlement illégal, il s'en suit que le mode de reconnaissance de cette
irrégularité est nécessairement une exception d'illégalité stricto sensu1392. Cette condition
exclut ipso facto du champ d'application du décret étudié les déclarations d'illégalité sur recours
direct en appréciation de validité. Cette restriction paraît regrettable dans la mesure où, comme
on l'a déjà remarqué1393, il n'existe aucune différence de nature entre ces différents modes de
constatation des illégalités. Distinguer les conséquences qu'ils sont susceptibles d'entraîner
semble de ce fait parfaitement arbitraire et artificiel.

1389
J. Barthélémy, Jurisclasseur Dalloz, Fascicule précité, n°126.
1390
Voir, appliquant ce principe à des juridictions spéciales :
C.E., 4/05/1951, Grab Sonyd, p.243 ; et C.E., S., 26/07/1982, Boissier, p.302, concl. P. Dondoux.
1391
Art. cit. p.1542
1392
Et une exception d'illégalité soulevée à l'appui d'un recours en annulation, à l'exclusion de toute autre
demande principale : Cf. T.A. Paris, 11/06/1992, Caisse de règlement pécuniaire des avocats à la C.A. de Paris, La
semaine juridique 1993, IV, p.194 (non application du décret dans le cas où le juge a accordé à un justiciable la
décharge d'une obligation financière en considération de l'illégalité du règlement qui avait institué cette dernière).
1393
Cf. supra, Introduction.
282
c) La limite tenant à la nature des mesures d'application contestées

Le libellé de l'article 2 s'attache seulement à la mise en cause des actes "non


réglementaires" : seuls ceux-ci sont susceptibles de lancer le mécanisme prévu, et par
conséquent de faire l'objet d'un droit de retrait automatique. Cette condition pourrait sembler
une fois de plus particulièrement maladroite, lorsque l'on sait qu'une exception d'illégalité peut
être également soulevée à l'appui d'un recours contre une mesure réglementaire
d'application1394. Sachant que de tels actes sont insusceptibles de créer des droits à leur
maintien, rien ne paraît justifier leur mise à l'écart du mécanisme prévu. Mais les auteurs du
décret ont sans doute voulu signifier que ces mesures réglementaires entrent de plain-pied dans
la procédure d'abrogation obligatoire prévue à l'article 3 du même texte1395, nettement mieux
adaptée à ce type de mesures1396.

d) La limite tenant aux forclusions instituées par la loi

Le problème s'est posé relativement à l'article L.55 du Code des pensions civiles et
militaires de retraite dans sa rédaction antérieure à la loi du 7/06/1977, qui enfermait toute
possibilité de révision ou de suppression de la pension ou de la rente viagère d'invalidité, en cas
d'erreur de droit, dans un délai de six mois, délai au delà duquel celles-ci étaient réputées
"définitivement acquises". La Cour administrative d'appel de Bordeaux 1397, puis le Conseil
d'État1398ont écarté dans ce cas l'application de l'article 2 sollicitée par les requérants au motif
que "ces dispositions, de valeur réglementaire, ne sauraient avoir pour effet de faire obstacle à
une forclusion qui (...) résulte de la loi"1399. M Barthélémy1400, citant l'arrêt de la Cour
administrative d'appel, estimait que "seule l'érection de la règle posée à l'article 2 du décret en
principe général du droit comme l'a décidé le Conseil d'État pour les dispositions de l'article 3
(dans l'arrêt Alitalia) pourrait vaincre cet obstacle à son application dans ce cas précis". Nous ne
sommes pas persuadé de la pertinence de cette remarque : les motifs qui ont poussé le Conseil
d'État à agir ainsi s'agissant de l'article 3 étaient, nous l'avons vu, de pallier l'illégalité de cette
disposition et, en cela, il conviendrait de se demander si la même démarche n'est pas à suivre
pour ce qui est de l'article 2, tant il est vrai qu'"il fallait procéder par voie législative pour
atteindre les actes des autorités administratives dans leur ensemble", et plus particulièrement
ceux des collectivités locales1401 ; mais jamais le Conseil d'État ne s'est servi d'un principe
général du droit pour écarter l'application d'une disposition législative expresse1402.

1394
C.E., Ass., 15/07/1954, Comité de défense des libertés professionnelles des membres de l'Ordre des experts
comptables et comptables agréés, p.488 ; Droit social 1955, p.73, conclusions Grevisse.
1395
Voir supra, Titre I, Sous-titre II.
1396
Voir sur ce point R. Chapus, Droit administratif général, t. I, n°1156.
1397
4/07/1989, Ministre de l'économie c/ Coste, Lebon p.474 ; Droit administratif 1989, n°589.
1398
14/06/1991, Ministre du budget c/ Albingre, p.1117.
1399
Ibid.
1400
Art. cit., actualisation 1990, n° 123 s.
1401
P. Delvolvé, art. cit., p. 22.
1402
En effet, si une loi peut écarter un P.G.D. (C.C., jurisprudence Protection des sites, précitée), l'inverse n'est
pas vrai. Et s'il est arrivé au Conseil d'État de tirer dans le sens d'un principe général l'interprétation d'une loi
jusqu'à affirmer la suprématie du premier presque contra legem (voir notamment la célèbre décision Dame
Lamotte, C.E., Ass, 17/02/1950, p.110 ; Revue du droit public 1951, p.478, concl. J. Delvolvé, note M. Waline),
celui-ci n'a jamais procédé de la sorte si la disposition législative excluait expressément l'application d'un principe
général du droit.
283
B. Le respect des principes traditionnels

L'édiction de l'article 2 a parfois été saluée comme représentant une "extension nouvelle
des effets de chose jugée" dévolus à la reconnaissance de l'illégalité d'un règlement par voie
d'exception1403 ; on est même allé jusqu'à parler d'"une sorte d'autorité quasi absolue de chose
jugée"1404. C'est aller trop loin ; il s'agit en fait d'une méprise, d'une illusion d'optique :

1 - Ce faux-semblant peut assez aisément s'expliquer. On a pu effectivement penser que


l'autorité ainsi reconnue à l'exception d'illégalité équivalait à celle d'une annulation, voire
dépassait celle-ci. C'est M. P. Delvolvé qui, le premier1405, a dénoncé ce qu'il qualifiait de
solution "aberrante"1406et qui consistait à permettre aux administrés de se prévaloir d'une
exception d'illégalité soulevée avec succès dans un débat juridictionnel antérieur afin de
contraindre l'administration à retirer une mesure les concernant malgré l'expiration des délais de
recours à son encontre, alors qu'aucune règle similaire n'existe lorsque le règlement de base a
purement et simplement été annulé par le juge de l'excès de pouvoir1407. Sur ce point précis,
l'article 2 a donc semblé conférer une autorité plus grande à l'exception d'illégalité qu'à
l'annulation elle-même. De là à y voir une autorité "quasi absolue" de chose jugée, il n'y avait
qu'un pas.

2 - Mais c'est un pas qu'il ne fallait pas franchir, et cela pour deux raisons :

a) L'autorité absolue imposerait tout d'abord à l'administration de revenir d'elle-même sur


certaines situations qui se trouveraient remises en cause du fait de l'intervention de la décision
juridictionnelle. Ainsi en matière d'annulation, l'autorité compétente est parfois tenue, en dehors
de tout recours, de réviser certains de ses actes1408. Tel n'est pas le cas ici puisque, nous l'avons
déjà souligné, le jeu du mécanisme institué par l'article 2 est subordonné à une demande de
retrait émanant d'un administré.

b) Mais surtout l'autorité absolue d'une décision l'impose également aux diverses juridictions,
qui doivent tenir compte de l'intervention de celle-ci dans leurs jugements à venir. Or, dans le
système qui nous intéresse, le juge n'est pas au nombre des "autorités compétentes" tenues,
selon le texte du décret, de faire droit aux demandes de mise à néant des mesures d'application
du règlement déjà déclaré illégal. M. Auby l'a bien démontré en soulignant que ces termes
employés par l'article 2 "ne désignent habituellement pas une juridiction" et qu'"il semble
difficile d'admettre qu'un simple décret ait pu ainsi émettre une injonction à l'égard d'une
juridiction, ou encore déterminer le contenu de l'autorité de chose jugée, principe
habituellement considéré comme de niveau législatif"1409. C'est pourquoi il nous semble bien
difficile de partager la position de Mme Lepage-Jessua pour qui l'article 2 a entraîné "la

1403
Mme Lepage-Jessua, art. cit., p. 151.
1404
J. Barthélémy, art. cit., n° 126.
1405
D'autres ont plus tard repris sa thèse, comme par exemple M. Boutet, Revue du droit public 1990, art. cit. p.
1743.
1406
Art. cit., p.34.
1407
Cette différence s'expliquait selon lui par la référence au principe d'égalité. Sur ce point, et la critique que lui
adresse l'auteur, Cf. ibid.
1408
Voir supra, Titre préliminaire.
1409
Art. cit. p. 136.
284
création d'un nouveau moyen d'ordre public"1410 : cette disposition n'oblige en effet en rien le
juge à soulever d'office une constatation antérieure de l'illégalité d'un règlement par voie
d'exception dans une affaire distincte, et rien n'autorise à affirmer que la jurisprudence classique
a été, sur ce point précis, renversée.

c) On peut d'ailleurs s'estimer en droit de regretter le manque d'ambition de l'article 2 à cet


égard : excluant de son champ d'application la reconnaissance de l'illégalité d'un règlement au
travers d'un recours direct en appréciation de validité ou d'une annulation pour s'intéresser
exclusivement aux conséquences d'une exception d'illégalité, et, s'agissant de cette dernière, se
contentant d'un léger aménagement des solutions déjà établies par la jurisprudence -tout en
prenant bien garde à ne point bouleverser les principes traditionnels qui les régissent-, cette
disposition reflète parfaitement la prudence excessive caractérisant l'ensemble du décret et
maintes fois fustigée par divers auteurs. Rappelons que ce texte se présente comme
l'"ersatz"1411d'un projet législatif initial beaucoup plus vaste, tendant à élaborer un véritable
code de procédure administrative non contentieuse, un ensemble de dispositions hétéroclites et
souvent mal pensées sauvées de l'échec des objectifs primaires1412. Cela est particulièrement
patent pour ce qui est des conséquences à tirer de l'illégalité des actes administratifs, que "le
décret ne vient malheureusement pas (...) codifier ou (...) réorganiser dans -leur- ensemble"1413.
Seule une grande loi aurait pu réaliser la réforme globale et profonde que nécessite la matière,
et rendre cohérentes les solutions, trop souvent empiriques, donnés aux différents problèmes
qu'elle soulève. Puisqu'il n'en a pas été ainsi, on ne s'étonnera pas que "l'administration sorte
assez peu touchée par cette réforme (...) modeste et mal rédigée"1414 ; et l'on est tenté de
considérer qu'il en va de même pour le Conseil d'État, peu enclin à une application extensive
des nouveaux textes en ce domaine.

Ne restons pas sur cette impression négative : la bipolarité rigide qu'exposait le clivage
classique a incontestablement été mise à mal par les différentes règles sus-exposées. Une
déclaration d'illégalité peut actuellement produire ses effets sur une chaîne d'actes nettement
plus large que celle qui se contente d'unir l'acte directement concerné et l'acte-conséquence dont
le contentieux a servi de fondement à cette reconnaissance. Et l'assouplissement du lien
traditionnellement exigé entre ces deux décisions que l'on enregistre aujourd'hui contribue à une
telle extension.

1410
Art. cit., p. 151.
1411
P. Delvolvé, art. cit. p. 21.
1412
Sur les raisons et l'historique de cet échec, voir notamment MM. Maisl, Wiener et Woehrling, art.cit. p.139 s.
1413
Ibid., p.144.
1414
B. Delaunay, "L'amélioration des rapports entre l'administration et les administrés", Revue Juridique du
Centre-Ouest, 1992, p.3 ; et, développant cette idée, voir l'ouvrage du même auteur, L.G.D.J. 1993 (op. cit.).

285
CHAPITRE 2. L'ASSOUPLISSEMENT DU LIEN EXIGE ENTRE ACTE ARGUE
D'ILLEGALITE ET ACTE CONTESTE AU PRINCIPAL

Une des restrictions classiques qui amoindrissent la porte de la déclaration d'illégalité‚


par rapport à celle d'une annulation procède des caractères qu'on impose à l'acte dont la
contestation lui sert de fondement: ce dernier ne saurait constituer qu'un acte-conséquence de
l'acte dont on invoque l'irrégularité ; il lui faut en outre satisfaire à la qualification de "mesure
d'application" dès lors qu'il s'agit de remettre en cause la validité d'une décision
règlementaire1415. Or, chacune de ces deux exigences semble avoir été délaissée dans certaines
hypothèses, les unes très ponctuelles, les autres beaucoup moins -eu égard notamment aux
nombreux actes qu'elles concernent ou aux perspectives qu'elles ouvrent. Trois contentieux sont
concernés au premier chef : celui des contrats, celui des textes répressifs et celui l'urbanisme.

SECTION 1. L'ACTE CONTESTE AU PRINCIPAL PEUT EXCEPTIONNELLEMENT


NE PAS CONSTITUER UN ACTE-CONSEQUENCE DE L'ACTE ARGUE
D'ILLEGALITE

La théorie de l'exception veut que seul un acte-conséquence puisse être touché en


ricochet par la constatation de l'irrégularité qu'on appelait à son encontre ; alors que l'annulation
étend parfois ses retombées à certains actes antérieurs ou contemporains à la décision qu'elle
frappe, la simple déclaration d'illégalité ne produira d'effet que sur l'unique acte postèrieur
contest‚ à titre principal. Telle est du moins la vision traditionnelle, et il est vrai qu'elle
correspond très généralement à la réalité contentieuse ; mais pas complètement toutefois, car il
est un exemple atypique et néanmoins remarquable dans lequel l'acte dont on poursuit
l'annulation ne saurait être assimilé à un acte-conséquence de celui dont on excipe l'illégalité à
cette fin : on veut parler de la possibilité d'obtenir la censure d'un acte détachable du contrat en
conséquence de la reconnaissance de l'illégalité de ce dernier.

Paragraphe 1. La permission de contester la régularité d'un contrat au soutien d'un


recours en annulation contre un acte détachable de sa formation

Personne - à notre connaissance - ne s'est jamais posé la question de savoir quelle était
la nature du mécanisme qui permettait au requérant qui attaque une mesure détachable d'une
convention devant le juge de l'excès de pouvoir, d'invoquer à l'appui de son recours
l'irrégularité du contrat dont on l'a dissociée1416. Il est vrai qu'à première vue, cette possibilité‚
semble aller de soi1417. Mais à y regarder de plus près, on s'aperçoit qu'il s'agit d'un procédé peu
1415
Sur tous ces points, Cf. supra, Titre préliminaire.
1416
Ce mécanisme ne doit pas être confondu avec celui -prohibé par le droit positif- qui consisterait à appuyer un
recours pour excès de pouvoir sur des moyens tirés de la violation des clauses contractuelles (qui ne sont pas des
moyens de légalité). Voir, rappelant l'interdiction traditionnelle faite à un requérant de se prévaloir de tels moyens,
C.E., Ass., 8/01/1988, Communauté urbaine de Strasbourg, p.2 ; Revue française de droit administratif 1988, p.25,
conclusions S. Daël ; Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.137, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffreÿ;
La semaine juridique 1988, n°21084, note R. Drago ; La Revue administrative 1988, p.141, note Ph. Terneyre.
1417
Ainsi, R. Chapus (Droit du contentieux administratif, op. cit., n°695-3) estime "normal qu'une décision
détachable du contrat puisse faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir fond‚ sur l'illégalité de ce contrat".

286
compatible avec les schémas traditionnels, puisque comparable à une exception d'illégalité
soulevée au soutien de la demande d'annulation d'un acte qu'on ne saurait, à proprement parler,
nommer "acte-conséquence" de la convention prétendue viciée.

I - La contestation incidente du contrat s'apparente bien à une exception d'illégalité

Tout paraît correspondre au mécanisme normal de l'exception : le moyen tiré du vice de


légalité du contrat est soulevé incidemment en vue d'obtenir l'annulation d'une mesure dont la
régularité lui est assujettie.

A. L'illégalité du contrat est invoquée au soutien d'un recours en annulation

La jurisprudence a très tôt admis que, "pour faire annuler un acte détachable
parfaitement régulier en lui-même, le requérant puisse invoquer l'illégalité d'une ou des
stipulations du contrat"1418. Cela se vérifie particulièrement lorsqu'est attaqué un acte
détachable de la formation du contrat - ce qui d'ailleurs constitue le cas le plus fréquent, la
détachabilité des actes postérieurs à la formation du lien contractuel s'avérant nettement plus
exceptionnelle1419: ainsi le motif de l'irrégularité du contrat a-t-il pu être soulevé à l'encontre de
la décision de le conclure1420comme au soutien du recours intenté contre l'acte de
passation1421ou d'approbation1422. Nous sommes donc bien en présence d'un mécanisme qui
réunit tous les "ingrédients" de l'exception d'illégalité : une mesure dont on poursuit l'annulation
en faisant valoir une irrégularité affectant un acte à laquelle elle est étroitement liée. Qui plus
est, si le contrat est reconnu illégal, l'acte détachable tombera en conséquence.

B. L'illégalité du contrat conditionne celle de l'acte détachable

Dès qu'un des moyens incidents apparaît fondé au juge de l'excès de pouvoir, il
censurera l'acte détachable attaqué "par voie de conséquence"1423de l'illicéité constatée, c'est-à-
dire même si celui-ci était exempt de tout vice propre.1424 Pour ne prendre que deux exemples,
subit le contrecoup de l'irrégularité du contrat l'acte décidant de passer une convention par
laquelle a été enfreint le principe qui interdit à une autorité disposant d'un pouvoir de police de

1418
Ph. Terneyre, Etudes et documents du Conseil d'État 1988, art. cit., p.73.
1419
Il n'en existe pas moins des hypothèses, et dans ces cas, le moyen tiré de l'illégalité du contrat peut être
également invoqué : Cf. C.E., S., 24/04/1964, Société anonyme L.I.C., p.239, Actualité juridique, Droit
administratif 1964, p. 293, chron. J. Fourré et M. Puybasset et p.308, conclusions M. Combarnous ; Dalloz 1964,
p. 665, note C. Debbasch (arrêt précité).
1420
C.E., 9/11/1934, Chambre de commerce de Tamatave, p.1034 ; C.E., 12/07/1918, Lefebvre, p.698 ; et plus
récemment C.E., 8/03/1985, Association "Les amis de la terre", p.73 ; Revue française de droit administratif 1985,
p.363, conclusions P.-A. Jeanneney ; Actualité juridique, Droit administratif 1985, p.382, obs. J. Moreau (arrêt
précité).
1421
C.E., 7/02/1936, Département de la Creuse, p.171 ; 20/01/1978, Syndicat national de l'enseignement agricole
public, p.22 ; Actualité juridique, Droit administratif 1979, p.37, conclusions R. Denoix de Saint-Marc.
1422
C.E., 2/12/1983, Confédération des Syndicats médicaux français et Conseil départemental de l'ordre des
médecins du Morbihan, p.469 ; Actualité juridique, Droit administratif 1983, p.664, chron. B. Lasserre et J.-M.
Delarue ; Droit social 1984, p.144, conclusions D. Labetoulle et p.151, note X. Prétot.
1423
L'expression est employée par l'arrêt Confédération des Syndicats médicaux français précité.
1424
Mais cette censure peut n'être que partielle lorsque le juge ne déclare illégales qu'une ou plusieurs clauses du
contrat ; sur ce problème, voir Ph. Terneyre, Etudes et documents du Conseil d'État 1988, art. cit., pp.74/75.

287
l'exercer par voie contractuelle1425 ; le même sort est réservé à l'acte de signature et
d'approbation d'un contrat entre l'État et une association organisatrice de travaux d'utilité
collective qui avait été établi en violation des dispositions décrétales applicables1426. Malgré
cette subordination juridique de l'acte détachable au contrat à la formation duquel il a participé,
de sérieux doutes pèsent sur sa nature d'acte-conséquence de celui-ci.

II - L'acte détachable de la formation du contrat ne s'apparente pas un acte-conséquence

Pour présenter toutes les caractéristiques de l'acte-conséquence, la mesure attaquée au


principal ne doit pas seulement remplir la condition d'assujettissement à la légalité de la
décision dont le vice est incidemment contesté (condition remplie, comme nous venons de le
dire, dans le contentieux étudié). Il importe en second lieu qu'elle s'analyse comme une mesure
subséquente de celle dont elle va recueillir l'irrégularité. Toutes les formes classiques de
l'exception vérifient cette condition, qu'il s'agisse de remettre en question la légalité d'un
règlement - la "mesure d'application" qui donne prise à l'exception ne pouvant être qu'ultérieure
à celui-ci, puisque s'inscrivant dans un cadre juridique qu'il a préfixé- ou d'une décision non
règlementaire -le rapport d'"influence" suppose lui aussi une antécédence de la mesure qui
influe sur celle qui est contestée au principal1427. Or, cette chronologie est complètement
bouleversée dans l'hypothèse où est soulevé, à l'appui d'un recours visant un acte détachable de
la formation du contrat, le moyen tiré de l'illicéité de celui-ci, et ce sans qu'aucune théorie ne
vienne expliquer valablement cette atteinte au schéma classique.

A. L'absence d'une postériorité juridique

L'acte détachable de la formation d'un contrat n'est pas constitutif d'un acte-conséquence
de la convention dont on l'a séparé pour la bonne et simple raison qu'il en précède
juridiquement la constitution. On pense notamment à la décision de passer le contrat, qui
préexiste nécessairement au contrat lui-même, et peut d'ailleurs être querellée devant le juge
avant même que la convention qu'il envisage soit définitivement conclue1428. Mais il en va
exactement de même pour les actes de passation effective ou d'approbation du contrat : bien
évidemment, pour eux, on ne peut parler d'antériorité matérielle par rapport à la convention,
puisqu'on connaît forcément le contenu exact de celle-ci lorsqu'ils interviennent. Il n'empêche
qu'ici encore, du moment qu'on admet la fiction qui dissèque l'acte bilatéral en deux décisions
unilatérales se rencontrant, on a affaire juridiquement parlant à des actes qui précèdent
immédiatement l'acte contractuel, dans la mesure où ce dernier n'acquiert d'existence qu'une
fois qu'ils seront accomplis. Nous sommes donc en présence, lorsque le contrat est contesté au
soutien de leur mise en cause, d'un mécanisme qui s'apparente à l'exception d'illégalité de par sa
conception même, mais qui fait subir les conséquences de l'irrégularité ainsi constatée à un acte
qui, du fait de sa précocité, ne saurait être assimilé à ceux qui encourent normalement ce
procédé1429. Or, aucune théorie ne semble devoir expliquer cette entorse aux règles
traditionnelles

1425
Arrêt "Les amis de la terre" précité.
1426
T.A. Paris, 12/06/1987 Syndicat national des personnels de préfecture C.G.T.-F.O., Actualité juridique, Droit
administratif 1987, p.592, note J.-Y. P. .
1427
Pour vérifier tous ces points, se reporter supra, Titre préliminaire.
1428
Voir sur ce point le Traité des contrats précité, n°1824.
1429
Il en va différemment lorsque, par exception, l'acte détachable attaqué au principal est une mesure d'exécution
du contrat, car ici elle sera, par hypothèse, postérieure à sa conclusion. Remettre en cause cette mesure en
288
B. Une absence que rien ne justifie

Alibert a tenté d'expliquer l'anomalie qui nous préoccupe en affirmant que "les auteurs
de la délibération ou de l'acte de tutelle se sont appropriés l'illégalité des clauses contractuelles
proprement dites"1430. Cette assertion ressemble plus à un aveu d'impuissance à analyser le
phénomène qu'à une réelle clé du problème, dans la mesure où l'on voit mal comment
l'administration pourrait, lors de l'édiction d'une décision, "s'approprier" l'irrégularité d'un acte
qui, juridiquement, n'existe pas encore1431. Deux idées viennent alors immédiatement àl'esprit
de celui qui tente de dépasser cette première approche : celle d'abord de la théorie de l'opération
complexe, qui expliquerait la solidarité des différents éléments du processus contractuel et
justifierait la possibilité de soulever l'illégalité de n'importe quelle phase au soutien d'un recours
dirigé contre n'importe quelle autre ; ensuite - dans une optique légèrement divergente - celle
d'"acte dominant", développée par P. Weil1432, qui laisse à penser que l'illicéité du contrat, acte
qui se situe au coeur même de l'opération contractuelle, serait invocable pour permettre la chute
de tous les "actes-satellites"1433qui gravitent autour de lui, qu'ils se situent en amont - actes de
formation du contrat - ou en aval - actes d'exécution de celui-ci. Aucune de ces deux idées ne
résiste pourtant à un examen légèrement approfondi.

1 - Ni la théorie des opérations complexes

La réalisation de certaines opérations administratives suppose l'édiction de nombreux


actes conceptuellement indépendants, voire hétérogènes, mais dont la seule raison d'être est de
concourir à la concrétisation d'un but commun. L'opération contractuelle est de celles-là, et il
suffit, pour s'en convaincre, de considérer tous les actes détachables qui participent à sa
conclusion. Dès lors pourrait germer l'idée de tenter d'expliquer la "bizarrerie" qui nous
préoccupe par l'entremise de la théorie procédurale de l'opération complexe - théorie dont la
définition semble parfaitement s'appliquer au processus contractuel1434. Celle-ci autorise en
effet certaines libertés par rapport aux règles qui gouvernent classiquement le mécanisme de
l'exception. Hélas, son usage s'avère ici totalement inopérant, et ce pour deux raisons :

- Nous serons amené tout d'abord à constater que la fonction principale - et quasi exclusive - de
la théorie de l'opération complexe réside dans l'assouplissement d'une règle de recevabilité des
moyens incidents, afin de permettre, lorsque cela paraît opportun, de passer outre au principe
d'intangibilité des actes non réglementaires1435. Et si l'on a pu s'en servir parallèlement, de

invoquant l'illégalité du contrat se moule donc dans le schéma traditionnel, toutes les caractéristiques de l'acte-
conséquence étant ici réunies.
Voir, illustrant ce rare cas de figure, C.A.A. Paris, 29/03/1993, Association pour l'information et la défense de
l'environnement et de l'urbanisme, Actualité juridique, Droit administratif 1993, p.736 ; et p.699, note J.-F.
Gipoulon : annulation d'un acte détachable de la convention d'aménagement d'une Z.A.C. en conséquence de
l'illégalité de la convention (la décision d'autorisation de la Z.A.C. ayant été annulée par un jugement définitif).
1430
Op. cit. p.164.
1431
On pourrait à la limite concevoir une telle "appropriation" pour ce qui est des actes détachables édictés
lorsque le contrat existait déjà d'un point de vue matériel, mais nous avons vu que tel n'est pas toujours le cas,
notamment s'agissant de la décision initiale prévoyant le recours au procédé contractuel pour la réalisation de telle
ou telle opération.
1432
Op. cit. p.184 ; et voir supra, Titre préliminaire.
1433
Pour reprendre la terminologie employée par P. Weil (Ibid.).
1434
Pour reprendre la définition généralement citée par les auteurs et les commissaires du gouvernement, il y a en
effet opération complexe "chaque fois qu'une série nécessaire de décisions concourent pour aboutir à une décision
finale" (R. Odent, Contentieux administratif, p.1101).
1435
Pour plus de précisions sur ce rôle, voir infra, Partie II, Titre I, Sous-titre I.
289
façon exceptionnelle, pour couvrir certaines dérogations aux principes qui régissent l'utilité de
l'exception1436, elle ne saurait, dans ce cadre, légitimer une atteinte aussi profonde que celle qui
consiste à admettre l'efficacité d'un moyen incident soulevé à l'appui de la contestation d'une
mesure qui ne constitue pas un "acte-conséquence" de l'acte dont on invoque l'irrégularité.

- Mais surtout, le jeu de la théorie de l'opération complexe ne produit aucun effet sur l'ordre
chronologique du contentieux. En vertu de celle-ci, "les intéressés qui auraient négligé
d'attaquer en temps utile chacune des décisions constitutives de l'opération sont recevables à
attaquer la décision finale en excipant de l'illégalité de l'une quelconque des décisions
antérieures alors même qu'il s'agirait de décisions non règlementaires devenues définitives"1437.
Ce cas de figure peut se retrouver en matière contractuelle, pour permettre à un tiers d'invoquer,
à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir contre un acte détachable de la formation du
contrat, l'irrégularité affectant la procédure antérieure à celle-ci1438. Mais il n'est nullement
question d'autoriser le requérant, à l'appui d'un recours dirigé contre l'une des décisions initiales
de l'opération complexe, de soulever l'illégalité d'une phase ultérieure1439. Et cela se situe dans
la logique des choses, puisque l'annulation de ces mesures n'a qu'un intérêt secondaire : ce qui
importe est de faire sanctionner l'opération pour la réalisation de laquelle elles ont été édictées,
et mieux vaudra dès lors attaquer les étapes terminales, par hypothèse les plus importantes. Naît
dès lors, pour suppléer l'inaptitude de la théorie de l'opération complexe à expliquer l'inversion
chronologique qui nous préoccupe, l'idée de se servir du concept d'acte dominant de l'opération
considérée ; mais cette voie aboutit également à une impasse.

2 - Ni l'idée d'acte dominant

A l'occasion de sa "classification des actes-conséquence", M. Weil a montré que l'ordre


d'importance des mesures considérées s'inversait lorsqu'on se situait dans le cadre d'une
procédure complexe, telle celle du contrat : alors que "dans la suite acte réglementaire-acte
individuel d'application, l'accent est mis sur la mesure règlementaire", il en irait différemment
pour les "opérations à procédure"1440 où, au contraire, "l'acte dominant est non pas la base,
mais le but de la série"1441. Dès lors, pourquoi ne pas considérer qu'on puisse toujours se
prévaloir, au soutien de son recours contre un "acte satellite", d'un vice qui affecte l'acte
dominant ? Tout simplement parce que cette qualification d'"acte dominant" s'avère très
subjective. M. Chrétien propose ainsi, à l'inverse de M. Weil, de "postuler que l'acte dominant
est toujours l'acte créateur de droits"1442, ce qui peut parfaitement se soutenir puisque, comme

1436
On pense notamment aux tempéraments de l'exigence d'une "mesure d'application" qu'on a pu constater
lorsque la théorie était utilisée pour rendre opérante l'exception fondée sur l'illégalité du P.O.S. rendu public à
l'appui de la demande en annulation du P.O.S. approuvé qui le remplaçait (Cf. supra, Titre préliminaire).
1437
F. Chevallier, "La fonction contentieuse de la théorie des opérations administratives complexes", Actualité
juridique, Droit administratif 1981, p.331.
1438
Cf. C.E., 18/11/1991, Le Chaton, Dalloz 1992, Somm. com. p.187, note Ph. Terneyre : recevabilité à se
prévaloir, au soutien d'une requête en annulation de la décision d'un maire de passer un marché avec une entreprise
donnée, de l'illégalité de la désignation des membres de la commission d'appel d'offres qui avait procédé au choix
de cette entreprise.
Voir également les exemples cités par M. Lamorlette en matière d'actes détachables de conventions de Z.A.C.
(Revue de droit immobilier 1993, art. cit, p.457).
1439
Pour une position très explicite en ce sens, voir les conclusions J.-P. Pietri sur C.A.A. Nancy, 31/12/1992
Société Placages du Centre, Revue juridique de l'environnement 1993, p.286.
1440
Selon la terminologie d'Hauriou, reprise par P. Weil, op. cit. p.200.
1441
Ibid., p.184.
1442
"De la belle carrière promise à la notion d'opération complexe", Actualité juridique, Droit administratif 1982,
p.20, note 12.
290
l'admettait ce dernier auteur lui-même, c'est l'acte d'application du règlement qui permet à celui-
ci "de s'installer dans la réalité concrète". Si l'on suit cette logique, on aboutit encore une fois à
une distorsion entre exception qui met en jeu la régularité d'un règlement soulevée à l'appui
d'un recours dirigé contre un acte individuel (acte dominant dans cette perspective), et moyen
incident arguant de l'illicéité d'un contrat en vue d'aboutir à l'annulation d'un acte détachable de
sa formation (acte satellite). L'idée d'acte dominant se montre ainsi aussi stérile que celle
d'opération complexe pour servir d'explication au phénomène étudié. Il faut donc chercher
ailleurs les véritables causes de l'anomalie mise à jour.

Paragraphe 2. L'origine de l'anomalie : les artifices du mécanisme de l'exception en


matière contractuelle

Le fait que le juge ait permis cette entorse aux principes classiques de l'utilité de
l'exception va de pair avec son refus d'ouvrir directement le recours pour excès de pouvoir à
l'encontre du contrat, solution bien établie tant à l'égard des clauses authentiquement
contractuelles1443que des "clauses de nature réglementaire", provenant par exemple des cahiers
des charges des concessions de service public1444. Le juge de l'excès de pouvoir est en effet
partagé entre le souci de contrôler la légalité de l'acte contractuel - à l'instar de celle des
décisions unilatérales prises par l'administration -, et la défiance quant à la perspective d'y
procéder par le biais d'un recours direct en annulation. La supervision incidente de la régularité
des conventions à l'occasion de la contestation d'une mesure détachable présente l'avantage de
concilier les deux préoccupations.

I - Un recours pour excès de pouvoir déguisé

Le contrôle auquel procède le juge pour excès de pouvoir sur la légalité du contrat à
l'occasion de la contestation de l'acte détachable équivaut à celui qu'il exercerait s'il était
question d'annuler la convention considérée. Une telle perspective n'a d'ailleurs plus rien de
choquant aujourd'hui.

A. L'identité des contrôles

De nombreuses études ont montré combien mince était le pas à franchir pour reconnaître
la possibilité d'un recours pour excès de pouvoir à l'encontre du contrat, tant la vérification de
ce dernier par voie incidente s'en rapproche, et ce à un double point de vue.

1 - Du fait du nombre d'actes qui donnent prise à une contestation incidente du contrat

1443
Voir par exemple C.E., 20/01/1978, Syndicat national de l'enseignement technique agricole public, précité.
La solution vaut indifféremment en présence d'un recours émanant d'un tiers (C.E., 5/04/1940, Gay, p.136) ou d'un
des contractants (C.E., 14/12/1955, Coulon, p.587).
1444
C.E., Ass., 16/04/1986, Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion et autres, p.96 ; Revue du droit public
1986, p.847, conclusions O. Dutheillet de Lamothe ; Actualité juridique, Droit administratif 1986, p.284, chron.
M. Azibert et M. Fornacciari ; Dalloz 1987, p.97, note F. Llorens ; La semaine juridique 1986, n°20617, note M.
Guibal.

291
On s'est depuis longtemps aperçu, en raison de l'extrême multiplication des actes
détachables, que, "sans toutefois se confondre avec lui, le contentieux de l'excès de pouvoir se
superpose intégralement au contentieux du contrat"1445. Il est vrai qu'admettre la détachabilité
fictive de l'acte de passation du contrat peut sembler équivaloir en fait à ouvrir ce type de
recours contre le contrat lui-même1446, d'autant plus que de nombreuses autres décisions sont
pareillement qualifiées. Cette inflation des cas de détachabilité a revêtu une telle ampleur
qu'elle est reconnue, en particulier au profit des tiers, "en gros chaque fois que se pose une
question de légalité objective"1447. De tout cela, on pourrait même être tenté de conclure que "le
recours pour excès de pouvoir est, en fait, déjà ouvert contre le contrat lui-même"1448.

2 - Du fait de la profondeur du contrôle exercé

Le juge de l'excès de pouvoir va procéder à un contrôle relativement approfondi de la


régularité de la convention dont il est saisi par voie d'exception. S'il ne semble pouvoir a priori
vérifier le bien fondé de moyens d'ordre subjectif - fondés par exemple sur la validité du
consentement des parties - dont l'examen paraît devoir être réservé au juge du contrat1449, il
n'est pas rare qu'il identifie dans la convention, non seulement des irrégularités externes - dues à
la violation de règles de compétence ou de forme -, mais également des illégalités internes
relatives à son objet même1450. Le contrôle incident exercé apparaît ainsi aussi poussé que s'il
avait pour cadre un recours pour excès de pouvoir directement exercé contre le contrat 1451;
seule la sanction en diffère, la convention étant ici déclarée illégale, et non annulée.

De tout ce qui précède, il ressort que "le juge de l'excès de pouvoir est devenu, dans les
faits, un second juge de la validité du contrat"1452. Cette admission de fait de ce type de
contrôle se comprend d'ailleurs parfaitement, le bien fond‚ des réticences traditionnelles quant à
l'empiétement du juge de l'excès de pouvoir sur la compétence du juge du contrat ayant à
l'heure actuelle totalement disparu.

B. Un contrôle légitime

Les justifications classiquement avancées pour l'exclusion du contrôle direct de l'excès


de pouvoir sur le contrat n'ont plus cours, d'autant que des exemples tangibles montrent sa
viabilité en la matière sans passer par le leurre de sa canalisation par le biais de la technique de
la détachabilité.

1445
Conclusions J. Khan sur C.E., S., 5/12/1958, Secrétaire d'État à l'Agriculture c/ Union des pêcheurs à la ligne,
Actualité juridique, Droit administratif 1959, II, p.57.
1446
Voir en ce sens Ph. Terneyre, art. cit. p.73 : "cette manière de ramener l'acte bilatéral à un double acte
unilatéral (...) rend encore plus absurde l'irrecevabilité du recours contre le contrat lui-même".
1447
M. Fornacciari, art. cit. Etudes et documents du Conseil d'État 1988, p.94.
1448
Ibid.
1449
Voir cependant les interrogations sur ce point formules par Ph. Terneyre, Etudes et documents du Conseil
d'État 1988, art. cit. p.73.
1450
Voir notamment l'arrêt "Les amis de la terre" précité.
1451
En ce sens, Cf. D. Pouyaud, op. cit. p.319, n°460.
1452
Ibid. ; voir également p.334, où l'auteur démontre en outre que le contentieux de l'excès de pouvoir est
"quantitativement le plus important".
292
1 - La disparition des justifications classiques

Les raisons traditionnellement données à la mise à l'écart d'un recours pour excès de
pouvoir directement ouvert à l'encontre du contrat ne semblent plus aujourd'hui aussi dirimantes
qu'autrefois. Chacune peut, en effet, aisément se contester :

a) Nous avons déjà évoqué la théorie de l'exception de recours parallèle, qui interdit
normalement tout recours pour excès de pouvoir concurrent à une action ouverte devant le juge
de plein contentieux. Or, comme l'ont souligné MM. Auby et Drago1453, cet argument "cesse
d'être valable en ce qui concerne les recours des tiers qui sont déclarés irrecevables bien que
leurs auteurs n'aient pas accès au contentieux contractuel".

b) On invoquait également une irrecevabilité tenant à la nature du contrat, rétive par elle-même
au pur contrôle de légalité. A ce propos, était mis en avant tantôt le caractère mi privé mi public
de celui-ci, tantôt son aspect bilatéral. Mais aucune de ces deux idée ne fait réellement obstacle
à l'admission d'un recours pour excès de pouvoir : la première "conduirait à déclarer recevable
le recours exercé contre un contrat conclu entre deux personnes publiques"1454; la seconde, en
soustrayant par nature le contrat à tout recours objectif, "gomme sa substance profonde d'acte
juridique et donc soumis à la hiérarchie du droit"1455. Comme l'a fait remarquer M. de
Béchillon, à l'occasion d'une démonstration tendant à prouver le caractère normatif des
contrats1456, "les éléments subjectifs - entendons extérieurs aux questions de légalité - dans le
contentieux contractuel sont loin d'être les seuls. L'examen (...) d'une illicéité procédurale dans
l'attribution d'un marché, voire plus généralement d'une règle d'ordre public, posent
évidemment des problèmes de pure légalité. Il y a donc un contentieux de la légalité objective
du contrat"1457. Le recours pour excès de pouvoir y trouverait donc parfaitement sa place.

c) M. Terneyre a parallèlement écarté l'idée avancée par MM. Auby et Drago1458selon laquelle
"les contrats, éléments essentiels d'un contentieux de pleine juridiction, ne sont pas détachables
de ce contentieux et ne peuvent donc donner lieu à un recours pour excès de pouvoir", au motif
qu'il paraît "difficile d'admettre qu'une classification jurisprudentielle puisse servir d'interdit
durable à une évolution que de véritables raisons commandent"1459.

d) Il convient enfin d'évacuer un faux problème non spécifique à la matière : on a quelquefois


mis en avant le fait que l'annulation d'un contrat se trouverait le plus souvent privée de tout effet
pratique du fait de la lenteur d'intervention du juge. Quel intérêt d'admettre la censure d'un
marché déjà exécuté, sachant qu'il serait impossible - tant sur un plan matériel qu'au niveau de
la stricte opportunité - d'exiger ici, au nom du principe de restitutio in integrum, l'effacement
rétroactif de

1453
Op. cit. t. II, n°1089, 4.
1454
Ibid.
1455
B. Pacteau, art. cit. p. 120.
1456
"Le contrat comme norme dans le droit positif", Revue française de droit administratif 1992, p.15.
1457
Pour un développement détaillé de cette idée, Cf. la première partie de l'ouvrage précité de Mme Pouyaud.
1458
Op. cit. n° 1089.
1459
Art. cit., p. 71.
293
toutes les conséquences du contrat 1460? M. Ph. Terneyre a vu là les raisons des réticences du
juge1461, et il n'est pas impossible que ce paramètre soit grandement entré en ligne de compte :
lucide devant l'inanité d'une censure trop tardive, le Conseil d'État préfèrerait s'en tenir à la
technique de l'acte détachable et à la distanciation que celui-ci occasionne entre la sanction et le
contrat, afin de masquer autant que faire se peut la relativité de l'efficience de son contrôle.
Mieux vaut ne pas imposer des obligations d'exécution vouées par avance à être violées ;
l'annulation de l'acte détachable, qui laisse l'administration libre des conséquences à tirer de la
décision juridictionnelle, présente l'avantage de toujours pouvoir être obéie, puisqu'elle
n'ordonne rien de prédéterminé1462. Cependant, on ne peut se satisfaire d'un tel raisonnement.
L'admission du recours pour excès de pouvoir direct, même dans un premier temps sans
conséquence pratique, ne constituerait ni plus ni moins qu'un cas supplémentaire de victoire du
fait accompli sur l'annulation juridictionnelle, comme il en existe tant en matière de contrôle
des actes unilatéraux édictés par l'administration 1463; et cela serait sans doute de nature à
pousser le juge ou le législateur à une réflexion globale, en vue de trouver de nouvelles parades
efficaces à ce mal qui gangrène le contentieux administratif dans son ensemble. On ne
solutionne pas un problème en refusant de l'affronter. Et puisqu'il ne s'agit pas d'une difficulté
spécifique à la matière contractuelle, on peut douter de sa capacité à constituer l'entière
explication des réticences jurisprudentielles.

2 - La viabilité du recours direct avérée par l'ouverture du déféré préfectoral

L'ancien monument que constituait l'irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir à


l'encontre du contrat1464montre aujourd'hui une fissure significative du fait d'une importante
exception décidée par le législateur, exception qui finit de nous persuader que "l'incompatibilité
entre contrat et recours pour excès de pouvoir est plus théorique que réelle"1465. Elle est l'œuvre
des lois de décentralisation du 2 mars et du 22 juillet 1982, ouvrant au préfet, en lieu et place de
son ancien pouvoir de tutelle, le droit de soumettre au contrôle du juge administratif les
principaux actes des collectivités locales pour vérification de leur légalité. Parmi ces derniers,
on trouve, aux côtés d'actes unilatéraux, certaines conventions que celles-ci peuvent
conclure1466. Dès l'origine, le Conseil d'État a accepté d'interpréter les dispositions législatives
comme elles devaient l’être, et n'a pas ici recouru à la fiction de l'acte détachable pour se
permettre d'annuler les contrats déférés1467. Les incertitudes qui pesaient initialement sur la
nature du déféré préfectoral1468se sont depuis évaporées, et le Conseil d'État a reconnu dans

1460
Dans son article précité, Ph. Terneyre met ainsi en avant que, pour ce qui est du déféré préfectoral, lorsque
"l'annulation intervient alors que le contrat est exécuté et payé", ce qu'il considère être "l'hypothèse
vraisemblablement la plus courante", celle-ci "n'aura aucun effet (...) compte tenu du fait que les décomptes
généraux ne pourront plus être mis en cause et les prestations difficilement restituées" (lire p.85).
1461
Ibid., p.92.
1462
Sur ce point, voir supra les développements sur l'arrêt Epoux Lopez.
A remarquer d'ailleurs qu'un des paramètres dont, selon l'avis de 1989 précité, l'administration doit tenir compte
pour évaluer les suites qu'elle va donner à l'annulation de l'acte détachable, réside dans le "degré d'exécution des
prestations prévues au contrat".
1463
Voir supra, Sous-titre précédent.
1464
N'oublions pas toutefois qu'à l'origine, cette voie de droit était admise ; elle fut abandonnée à la fin du XIX
siècle : Cf. P. Landon, Le recours pour excès de pouvoir sous le régime de la justice retenue, 1942, pp. 83 et 237.
1465
D. Pouyaud, op. cit. p.317.
1466
Sur l'ensemble du problème, ibid., p. 509 s.
1467
C.E., 21/05/1986, Société Schlumberger et autres, cité par M. Fornacciari, art. cit., p.96.
1468
Sur ce point, voir notamment Ph. Terneyre, op. cit. p. 79 s.
294
cette voie de droit un réel recours pour excès de pouvoir1469, même lorsqu'il est dirigé contre un
contrat1470. Pour en convaincre la Section du contentieux, M. Legal1471a démontré que "le
raisonnement susceptible d'aboutir à l'annulation du contrat en vertu de la loi du 2 mars 1982 a
plus à voir avec le contrôle port‚ sur la délibération d'un conseil municipal décidant de passer
un marché qu'avec l'appréciation des engagements consentis par les parties à laquelle procède le
juge du contrat". Il faut donc suivre l'avis de M. Fornacciari 1472selon lequel, du fait d'une
volonté législative, "le déféré préfectoral constitue le seul cas où le recours pour excès de
pouvoir soit possible contre les contrats". Ainsi, les tiers - qui peuvent, par leur demande,
provoquer le déféré - disposent-ils aujourd'hui d'un recours pour excès de pouvoir indirect
contre ce type de conventions, même si une ligne jurisprudentielle récente leur interdit de faire
sanctionner un éventuel refus du préfet de déférer l'acte qu'ils estiment litigieux1473. Et cette
voie de droit revêt une portée d'autant plus intéressante que le Conseil d'État a récemment
admis que la possibilité de recours préfectoral contre les contrats des collectivités locales ne se
limitait pas à ceux d'entre eux qui sont soumis à l'obligation de transmission posée par la loi du
2 mars 19821474.

Devant cette avalanche d'arguments qui plaident tous en faveur de l'admission directe du
recours pour excès de pouvoir contre le contrat, la doctrine s'étonne de ce que la jurisprudence
n'ait pas encore franchi le pas décisif1475. Chacun estime peu ou prou que "le divorce entre la
pratique et la théorie et les artifices auxquels le juge de l'excès de pouvoir a recours pour
maintenir la fiction de l'irrecevabilité du recours contre le contrat, tout en admettant dans les

1469
C.E., 28/02/1987, Commune de Grand-Bourg-de-Marie-Galante, p.80 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1987, p.419, note X. Prétot : Revue française de droit administratif 1987, p.212, conclusions B. Stirn
et 1988, p.777, note J.-C. Douence.
1470
C.E., S., 28/07/1991, Commune de Sainte-Marie, p.302 ; Revue française de droit administratif 1991, p.966,
conclusions H. Legal ; Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.693, chron. C. Maugüé et R. Schwartz :
c'est ce caractère qui explique, en l'espèce, que ce soit le Conseil d'État et non une Cour administrative d'appel qui
soit compétent en appel.
Voir également C.E., 2/04/1993, Préfet COREP de l'Aveyron, req. n°85797 ; et 4/11/1994, Département de la
Sarthe, req. n°99643.
1471
Conclusions citées à la note précédente.
1472
Art. cit. p.96.
1473
C.E., S., 25/01/1991, Brasseur, p.23 ; Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.351, chron. R. Schwartz
et C. Maugüé ; Revue française de droit administratif 1991, p.587, conclusions B. Stirn, note J.C. Douence ;
Les petites affiches, 28/06/1991, p.31, note S. Doumb‚-Bille ; Le Quotidien juridique, 16/02/1991, p.2, note M.-C.
Rouault ; La semaine juridique 1991.II, n° 21654, note J. Moreau.
Cette solution dont le fondement réside dans le fait que le refus de déférer ne prive pas le demandeur de la faculté
d'exercer un recours direct contre l'acte dont il conteste la légalité, pose d'ailleurs un problème en matière de
contrat : ici, le refus du préfet privera le tiers de toute possibilité de contestation directe de la convention en cause
(Cf. D. Pouyaud, op. cit. pp.532/533). C'est ce qui incite M. Chapus (Droit du contentieux administratif,
n° 344-3°) à identifier là "le germe d'une incitation à une évolution jurisprudentielle dans le sens de la recevabilité
du recours pour excès de pouvoir contre les contrats".
1474
C.E., 4/11/1994, Département de la Sarthe, req. n° 99643 ; Actualité juridique, Droit administratif 1994,
p.898, conclusions C. Maugüé : la convention passée par le département de la Sarthe avec la caisse d'allocations
familiales et la caisse de mutualité sociale agricole en vue de déterminer l'organisation et le fonctionnement du
service social départemental ne figure pas au nombre des conventions qui doivent être transmises au préfet pour
devenir exécutoires ; cette autorité est cependant recevable à le déférer au juge administratif. Cette solution, d'un
intérêt pratique secondaire (puisque les conventions les plus importantes sont soumises à l'obligation de
transmission), a le mérite, aux yeux du commissaire du gouvernement, "d'assurer une unité du régime du déféré
préfectoral indépendamment de la nature des conventions déférées" ; elle semble au surplus pouvoir être déduite
du système mis en place par le législateur de 1982 (Cf. conclusions précitées, p.899).
1475
D'autant plus que le terme de cette évolution est souhaité depuis bien longtemps : voir notamment G.
Péquignot qui, dès 1944, préconisait "d'ouvrir toutes grandes au contrat administratif les portes du recours pour
excès de pouvoir" (op. cit. p.601).
295
faits des requêtes qui en sont très proches, imposent une modification de la jurisprudence"1476.
Dès lors en effet que l'invocation de l'illégalité des clauses contractuelles est admise, il faut bien
admettre que cela "conduit à un certain paradoxe dans la mesure oùle juge de l'excès de pouvoir
ne peut contrôler la validité du contrat s'il est saisi d'un recours contre le contrat, alors qu'il est
en mesure de le faire s'il est saisi d'un acte détachable"1477. Mais le hiatus dénoncé n'est pas
accidentel, loin s'en faut ; si le juge n'admet de vérifier la légalité du contrat qu'à l'occasion du
contentieux de l'acte détachable, au prix d'une dérogation aux règles de l'utilité de l'exception,
c'est bien pour ne pas disposer d'un pouvoir trop grand sur le sort des conventions.

II - Un recours pour excès de pouvoir désamorcé

Les vérifications exercées sur la validité du contrat par l'entremise d'une demande
d'annulation de l'acte détachable, si elles supposent l'emploi d'une fiction juridique que l'on peut
estimer abusive, présentent l'incommensurable avantage, aux yeux du juge, de le dispenser de
prononcer une sanction analogue frappant la convention considérée.

A. Les ressorts du stratagème utilisé

La fiction inhérente à l'emploi du procédé de la détachabilité engendre le recours à une


exception d'illégalité qui n'en n'est pas vraiment une ; mais toutes ces complications ne sont pas
pur caprice, ou attachement déplacé à des classifications d'un autre âge; elles constituent la
parade qu'a trouvée le juge pour se dispenser du devoir de censurer le contrat dont il constate
l'illicéité.

1 - Les faux-semblants de l'exception d'illégalité en matière contractuelle

Si un requérant est recevable à invoquer l'illégalité d'un contrat à l'occasion d'un recours
en annulation exercé contre un acte détachable de sa formation, c'est simplement parce que la
dissociation effectuée entre les deux actes est totalement artificielle. Aucune distinction ne
devrait juridiquement exister - du moins sur un plan contentieux - entre les décisions qui
concourent à la conclusion d'une convention et la convention elle-même, et le recours pour
excès de pouvoir intenté contre l'acte détachable englobe dans une seule et même vérification le
processus et son résultat. Il s'agit bien d'un même acte - le contrat - qu'on a fictivement
"tronçonné" et dont on demande au juge de dire s'il est ou non légal ; l'exception d'illégalité
qu'on a identifiée tient de ce fait plus de illusion d'optique que de la vérité contentieuse. Pour
preuve ces exemples tirés de la jurisprudence suscitée par le déféré préfectoral exercé contre
des conventions, dans lesquels le juge pour excès de pouvoir annule ensemble un ou plusieurs
actes autorisant la passation et le marché lui-même1478, ou reconnaissent la connexité entre
l'autorisation de conclure un contrat et ce contrat1479. Pourquoi dès lors suivre, hors des cas où
la loi autorise à contrôler directement un contrat, cette voie contournée que constitue la mise en
cause d'un acte détachable ? C'est Alibert qui va nous fournir la réponse : selon cet auteur, si le

1476
D. Pouyaud, op. cit. p. 331.
1477
Ibid. p.319.
1478
C.E., 2/11/1988, Préfet des Hauts-de-Seine c/ O.P.H.L.M. de Malakoff et Société N.C.R., p.659.
1479
C.E., 24/04/1985, Département de l'Eure c/ Pinauld, p.117.
296
juge recourt à cette fiction, c'est dans le souci de "respecter le contrat" et de "ne pas s'en faire le
censeur"1480.

2 - La réticence du juge à se doter d'une arme trop efficace

L'explication principale des sinuosités jurisprudentielles réside dans le refus du juge de


l'excès de pouvoir de prononcer l'annulation de la convention, ce qui entraînerait
nécessairement, en vertu des règles qui gouvernent le régime de ce type de censure
juridictionnelle, la disparition rétroactive de celle-ci. Si un recours pour excès de pouvoir direct
était ouvert contre le contrat, la constatation de l'irrégularité de celui-ci entraînerait
immanquablement sa chute ; dès lors que l'acte visé est censé s'en singulariser, lui seul subira
les foudres de l'annulation, censure dont on sait qu'elle ne produit pas nécessairement d'effets
sur le contrat qu'elle intéresse indirectement, alors même que l'illicéité de celui-ci a pu être mise
en lumière1481. Préférer la fiction de la détachabilité à la soumission sans détours des contrats
au contentieux de la légalité, c'est pour le juge refuser d'exercer une hégémonie équivalente à
celle qui caractérise son intervention en matière d'actes unilatéraux1482.

Le mécanisme jurisprudentiel étant mis à nu, il faut nous interroger plus à fond sur les
raisons qui incitent le juge à une telle prudence.

B. Le fond du problème

On pourrait certes, en premier lieu, mettre en avant que l'admission d'un recours pour
excès de pouvoir direct contre le contrat ne va pas de soi, mais il n'est rien de dirimant dans les
difficultés techniques éventuelles qu'on brandit à ce propos1483. Quelles sont en conséquence
les raisons qui ont poussé la jurisprudence à refuser avec constance1484de se doter d'un tel

1480
Op. cit. p.164.
1481
Voir supra, Sous-titre précédent.
On peut noter qu'il en va encore une fois différemment en matière de déféré préfectoral, puisqu'ici un marché peut
être annulé par voie de conséquence de l'annulation de la décision d'attribution : Cf. C.E., 19/02/1988,
Commissaire de la République de la Seine Saint-Denis c/ Commune de la Courneuve, n° 68341.
1482
Ce constat ruine la position de M. Fornacciari (art. cit. p.94) selon laquelle "la prolifération des actes
détachables permet (...) d'introduire le recours pour excès de pouvoir dans le contrat chaque fois qu'il y a sa place
et, dans cette mesure, rend vaine la critique du principe général d'irrecevabilité de telles conclusions contre le
contrat lui même".
1483
De nombreux points devraient être éclaircis par le juge si d'aventure il revenait sur ses réticences
traditionnelles. Il en irait ainsi en premier lieu de l'intérêt à agir des requérants admis à attaquer le contrat -il
semblerait difficile d'exclure les tiers qui bénéficient déjà du procédé de l'acte détachable. Il faudrait ensuite
déterminer les moyens recevables, ce qui pourrait soulever quelques difficultés du fait de la minceur de la
démarcation entre moyens "objectifs" et "subjectifs".
On peut noter en outre qu'une inversion de la solution traditionnelle s'inscrirait à contre-courant d'une certaine
tendance jurisprudentielle qui traduit "le souci de revenir à plus de rigueur et de clarté en évitant que le recours
pour excès de pouvoir ne recouvre peu à peu tout le plein contentieux et ne le vide ainsi de sa substance", tendance
sans doute imputable à la réforme du contentieux administratif initiée par la loi du 31 décembre 1987 "dans la
mesure où la classification des recours détermine désormais le juge d'appel compétent" (conclusions M.
Fornacciari précitées sur l'arrêt Département de la Moselle, p.470).
1484
La seule solution enregistrée en sens inverse paraît en effet trop timide et isolée pour infirmer cette
impression : il s'agit de l'arrêt Commune de Guidel (C.E., 7/07/1982, Revue du droit public 1983, p.1439) dans
lequel le Conseil d'État a admis la recevabilité d'un recours du contribuable communal non seulement contre la
décision -détachable- de passer le contrat, mais aussi, et surtout, contre le contrat lui-même. Tout démontre le
caractère "accidentel" de la solution : l'absence de publication au recueil Lebon ; le doute existant sur le niveau de
297
pouvoir d'annulation ? On ne peut croire que cette timidité trahisse la crainte d'une excessive
"étendue des pouvoirs et de la puissance du juge sur l'action publique"1485, car on ne voit pas en
quoi l'intensité de son rôle de censeur serait ici supérieure à celle qui caractérise son
intervention en matière d'action administrative unilatérale. Un autre argument semble plus
fondé, qui consiste à penser que le juge rétif à l'admission d'une annulation directe craint les
"coûts pouvant en résulter face au contractant de bonne foi qu'il faudra alors indemniser autant
que le postulant évincé"1486. Mais la vraie raison se situe sans doute ailleurs, dans la
répugnance du juge à s'immiscer dans les relations unissant les contractants : de la même
manière qu'il s'attache à préserver certains types d'actes unilatéraux (actes créateurs de droits ;
autorisations d'urbanisme en cas de censure du P.O.S., etc.) de l'omnipotence des effets d'une
annulation, il manifeste ici un net souci de ne pas excessivement perturber le microcosme que
constitue le contrat. Et nous aurons l'occasion de nous rendre compte que cette préoccupation
semble si enracinée dans la jurisprudence que, même si, en pratique, il semble quasiment ne
rien rester du principe de l'irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir, il serait hasardeux
de croire qu'il suffit à la jurisprudence d'officialiser un état de fait d'ores et déjà acquis pour
renverser le postulat classique1487.

Cette atteinte aux règles de l'utilité de l'exception que constitue l'admission d'une
contestation incidente à l'appui de la demande d'annulation d'un acte inqualifiable d'acte-
conséquence, si elle a eu le mérite de nous donner l'occasion de mettre en lumière certains
artifices procéduraux du contentieux contractuel, ne saurait être tenue pour très symptomatique
de l'assouplissement du lien exigé dans le mécanisme de l'exception. Beaucoup plus
significatives à ce propos seront les évolutions récentes enregistrées dans la qualification de
"mesures d'application" d'un règlement argué d'illégalité.

SECTION 2. L'ACTE CONTESTE AU PRINCIPAL PEUT PARFOIS NE PAS


CONSTITUER UNE MESURE D'APPLICATION DU REGLEMENT ARGUE
D'ILLEGALITE

Faute de servir la contestation d'une "mesure d'application", le moyen tiré de l'illégalité


d'un règlement est voué à l'inutilité. C'est ce qu'enseigne la jurisprudence et que reprennent les
auteurs qui s'intéressent au contentieux administratif1488. Plusieurs solutions récentes ne se
calquent pourtant pas sur cette prédétermination : la première a admis que l'exception
d'illégalité pouvait être soulevée à l'appui d'un recours visant non un acte d'application, mais un
acte modifiant le règlement mis indirectement en cause ; d'autres autorisent le jeu du
mécanisme à l'encontre de décisions dont l'indépendance vis à vis du règlement argué
d'irrégularité interdit tout recours à la conception classique1489.

la formation de jugement (Cf. Ph. Terneyre, art. cit. p.71, note n°10) ; et essentiellement le fait que la
jurisprudence ultérieure ait ignoré ce pseudo-revirement (voir, outre la jurisprudence Cie luxembourgeoise de
télévision précitée, C.E., 18/03/1988, Epoux Pessiot c/ Ville d'Alençon, Revue du droit public 1988, p.1456).
1485
B. Pacteau, art. cit. p.121.
1486
Ibid.
1487
Cf. infra, Partie II, Titre I, Sous-titre II.
1488
Voir supra, Titre préliminaire.
1489
Le problème n'est donc plus de s'interroger sur le caractère d'acte-conséquence de la décision qui va servir de
base au mécanisme de l'exception l'illégalité (car nous verrons que toutes les mesures en cause satisfont aux
exigences de la postériorité et de l'assujettissement juridique (du moins un assujettissement suffisant à les faire
298
Paragraphe 1. Utilité du moyen incident soulevé à l'encontre d'un acte modifiant le
règlement

A la lecture de ce titre, on pourrait être tenté de croire que le Conseil d'État est revenu
sur sa jurisprudence Union des pêcheurs à la ligne de Grenoble par laquelle, on le sait1490, il
s'opposait à ce que puisse être invoqué le vice d'un règlement à l'occasion d'une contestation
portant sur une mesure règlementaire modificative. Ne nous méprenons pas : l'entorse consentie
à cette solution n'est pour l'instant l'objet que d'un seul arrêt, concernant un domaine très défini.
Il n'empêche que ce cas - en apparence isolé - semble devoir constituer le point de départ d'un
revirement jurisprudentiel beaucoup plus vaste.

I - Un cas unique

Il est le fait d'un arrêt de Section récent1491 que nous nommerons arrêt Leclerc. Au
travers de celui-ci, la Haute juridiction a permis au requérant de se prévaloir de l'irrégularité
d'un règlement qui prévoyait certaines infractions, au soutien d'un recours en annulation d'un
règlement postérieur qui aggravait les peines contraventionnelles initialement prévues en vue de
la répression desdites infractions.

A. Les données d'espèce

Un décret du 29 décembre 1982, pris dans le but de réprimer pénalement la


méconnaissance des règles de la législation de 1981 sur le prix unique du livre, avait échappé à
la censure du Conseil d'État à une époque où la théorie de la loi-écran empêchait celui-ci de
vérifier la compatibilité des lois avec normes communautaires1492. Les règles posées par ce
texte ayant été fréquemment transgressées, un décret intervint le 26 février 1985 afin de durcir
les peines prévues, les catégories d'amendes passant de la deuxième à la troisième classe de
contravention. L'Association des centres Leclerc entreprit de contester ce nouveau décret
devant le juge pour excès de pouvoir, et, à l'appui de son recours, souleva l'illégalité du décret
de 1982. On aurait pu penser que la chose jugée en 1985 interdisait une telle démarche ; mais
celle-ci ne couvrait que la régularité du décret par rapport au droit interne, la jurisprudence
Nicolo permettant désormais au juge un contrôle de légalité par rapport aux normes
internationales qui ne heurtait, quant à lui, l'autorité d'aucun jugement antérieur. Le moyen
était-il pour autant opérant ? Rien n'était moins sûr.

1 - Le défaut de mesures d'application

M. Legal s'est attaché à montrer au Conseil d'État la vanité de "l'effort d'abstraction" qui
aurait consisté à "distinguer dans le décret du 29 décembre 1982 (...) deux dispositions : l'une
qui définirait l'infraction, l'autre qui fixerait la peine applicable"1493. De cette vision, il aurait

pâtir de la déclaration d'illégalité du règlement incidemment remise en cause) ; il s'agit de savoir ici dans quelle
mesure ces actes-conséquence peuvent ne pas constituer des actes "d'application" dudit règlement.
1490
Voir supra, Titre préliminaire.
1491
C.E., S., 24/01/1992, Association des Centres distributeurs Edouard Leclerc, p.39 ; Revue française de droit
administratif 1992, p.499, conclusions P. Hubert ; Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.336, chronique
C. Maugüe et R. Schwartz.
1492
C.E., 8/02/1985, Association des centres distributeurs Edouard Leclec, p.25.
1493
Conclusions précitées, p.502.
299
résulté que le décret 1985 ne modifiait que la seconde disposition, sans produire le moindre
effet sur la première, et l'on aurait pu alors se demander si la détermination de la sanction de
l'infraction préétablie constituait une mesure d'application de cette dernière1494 ; mais la
dissociation paraissait par trop artificielle dans la mesure où "dans la pratique, et cela depuis
l'origine de notre code pénal, c'est l'existence et la nature de la peine qui permettent de définir
l'infraction pénale"1495. On avait donc affaire, avec le décret de 1985, à une mesure simplement
modificative du règlement initial, dont la légalité était insusceptible de remise en cause
incidente car protégée par la jurisprudence Union des pêcheurs à la ligne de Grenoble.

2 - L'opportunité d'un assouplissement des règles traditionnelles

Rejeter purement le moyen incident comme inopérant, bien que ce fût la solution à
laquelle conduisait l'application aveugle des principes gouvernant l'utilité de l'exception, aurait
engendré de fâcheux inconvénients. P. Hubert mettait essentiellement en avant le fait qu'"une
sanction plus sévère est (...) de nature à modifier sensiblement l'impact d'une réglementation et
à donner à un requérant l'idée d'aller devant le juge de l'excès de pouvoir alors qu'il ne l'avait
pas eue initialement" : si le juge fermait la voie à l'exception, il condamnait corrélativement à
l'échec le recours intenté, "l'acte augmentant le quantum de la peine - n'ayant - guère de
chances d'être entaché de vices propres"1496. Il restait donc au juge à aménager, voire à
renverser son approche traditionnelle du problème ; il s'est contenté d'y pratiquer une légère
entaille.

B. Un assouplissement de portée délibérément circonscrite

La formulation de l'arrêt témoigne de la volonté du juge de bien délimiter l'inflexion


qu'il a consentie à l'exigence d'une "mesure d'application" : désormais, en plus du cas de figure
classique, un requérant est autorisé, au soutien de sa requête contre un décret "qui modifie les
peines contraventionnelles punissant certaines infractions, à exciper de l'illégalité du décret (...)
qui définit lesdites infractions". Le Conseil d'État ne désire pas, à l'évidence conférer une portée
excessive à la dérogation que l'opportunité lui commande en l'espèce, sans doute parce qu'il se
méfie du facteur d'instabilité juridique que représenterait une admission trop aisée du
mécanisme de l'exception1497 : il n'a en tout cas visiblement pas renoncé au principe dégagé par
l'arrêt Union des pêcheurs à la ligne de Grenoble, mais a isolé un cas qui ne souffre pas de cette
prohibition. L'aménagement, bien qu'ainsi circonscrit, n'en revêt pas moins une importance
pratique assez remarquable : nous partageons en effet l'avis de C. Maugüe et de R. Schwartz
selon qui "cette jurisprudence aura sans doute l'occasion d'être appliquée dans la mesure où il
n'est pas rare que le gouvernement renforce un dispositif contraventionnel qui s'est révélé avoir
un effet insuffisamment dissuasif"1498. Il se pourrait, en outre, que le Conseil d'État soit amené

1494
Ce qui, de toutes façons, était plus que douteux, car il serait abusif de dire que la détermination de l'infraction
prévoit ou organise la peine qui s'y attache.
1495
P. Hubert, conclusions précitées, p.503 : ainsi un texte prohibant un comportement déterminé sans en prévoir
la sanction ne constitue pas un texte pénal.
1496
Ibid., p.500 ; le commissaire du gouvernement insistait parallèlement sur le fait que la possibilité d'invoquer
devant le juge répressif l'irrégularité du règlement en cause ne compensait pas l'échec du recours en annulation, en
raison de la portée moindre de la décision rendue au pénal et de la différence de contrôle exercé par les juridictions
des deux ordres.
1497
D'autant que, comme le notent les commentateurs de l'Actualité juridique, Droit administratif (observations
précitées, p.337), il existe d'autres voies de droit, comme celle de l'abrogation obligatoire, qui permettent de faire
sanctionner l'irrégularité en cause.
1498
Ibid.
300
un jour à étendre le champ de la correction des règles de l'utilité de l'exception à laquelle il a ici
procédé.

II - Une possible généralisation

Ce qui pousse à penser que l'exception consacrée par l'arrêt Leclerc débordera à terme la
matière pénale, c'est que rien ne singularise celle-ci d'autres domaines de l'action administrative
relativement au mécanisme qui nous intéresse, et qu'il ne paraît pas fantaisiste d'espérer un
renversement plus marqué de la jurisprudence Union des pêcheurs à la ligne de Grenoble.

A. Aucune spécificité propre à la matière pénale ne justifie cette dérogation

M. Hubert a certes joué sur "l'importance et la sensibilité de la matière pénale" pour


persuader la Section du contentieux de ne pas fermer la voie de l'exception en l'espèce1499. Mais
à l'heure d'envisager l'inflexion à apporter aux règles traditionnelles, il mit en garde le Conseil
d'État contre la tentation de donner à sa solution une portée ad hoc, strictement limitée à cette
seule matière, qui ne représenterait qu'une "complication supplémentaire" des règles
commandant le mécanisme de l'exception d'illégalité, sans raisons juridiques déterminantes : au
regard du contentieux administratif, les textes pénaux, bien que touchant une matière
comportant de multiples spécificités, redeviennent "des actes administratifs comme les autres",
qui devraient, en tant que tels, se plier aux exigences procédurales communes1500. On ne voit
donc pas très bien pourquoi l'assouplissement consenti resterait emprisonné dans les frontières
du contentieux qui s'y est le premier prêté.

B. Un assouplissement de portée plus générale est envisageable

En limitant expressément la portée de la nouveauté jurisprudentielle, la Section du


contentieux s'est refusé à suivre l'avis principal de son commissaire du gouvernement qui lui
proposait sinon une refonte globale des règles de l'utilité de l'exception, du moins une retouche
plus étendue que celle qui a été pratiquée. Après avoir effectué un parallèle avec la décision du
Conseil constitutionnel état d'urgence en Nouvelle-Calédonie1501qui admet l'exception
d'inconstitutionnalité à l'occasion de l'examen d'une loi qui modifie, complète une loi antérieure
ou en affecte le domaine, M. Hubert proposait de s'inspirer de cette technique pour "accepter
que puisse être invoquée l'illégalité d'un acte réglementaire lorsque l'acte attaqué qui le modifie
vient aggraver les conséquences de l'illégalité supposée"1502. Bien sûr, on a vu que la Haute
juridiction n'avait pas osé faire sienne cette formulation qui, quoique souple en apparence,
aurait occasionné une brèche beaucoup plus profonde dans les règles de l'utilité de l'exception
que celle qui résulte du libellé de l'arrêt. Mais ce dernier n'affiche pas, parallèlement,
d'opposition de principe à une future évolution de la jurisprudence dans le sens que M. Hubert
appelait de ses vœux, ce qui aurait été le cas s'il avait réaffirmé avec solennité l'idée que, hors
cas très exceptionnel comme le cas d'espèce, l'utilité du moyen incident mettant en cause la

1499
Conclusions précitées, p.501.
1500
Sur tous ces points, ibid., p.504 ; voir également Actualité juridique, Droit administratif, note précitée, p.337
: "la matière pénale ne présente pas une spécificité telle qu'il soit nécessaire ou justifié d'adapter les mécanismes de
fonctionnement de l'exception d'illégalité dans ce seul domaine.
1501
Décision n°85-187 D.C. du 25/01/1985, p.43 ; La semaine juridique 1985, II, n°20356, note C. Franck ;
Dalloz 1985, p.361, note F. Luchaire ; La Revue administrative 1985, p.355, note M. de Villiers ; Actualité
juridique, Droit administratif 1985, p.362, note P. Wachsmann ; Les grandes décisions du Conseil constitutionnel,
n°38.
1502
Conclusions précitées, p.507.
301
régularité d'un règlement ne se concevait qu'à l'appui d'un recours visant une mesure
d'application de celui-ci. Ce n'est donc pas a priori un espoir insensé que celui qui mise, à
terme, sur la permission de fonder un recours pour excès de pouvoir form‚ à l'encontre d'un acte
modifiant un règlement sur un vice censé affecter ce dernier, du moins lorsque l'acte modificatif
aurait une certaine incidence sur l'illégalité mise en avant1503. Cet aménagement ne choquerait
en tout cas pas plus les principes traditionnellement applicables en la matière que certaines
solutions déjà consacrées, qui autorisent le jeu du mécanisme de l'exception à l'occasion de la
contestation d'une mesure juridiquement indépendante du règlement argué d'illégalité.

Paragraphe 2 - Utilité du moyen incident soulevé à l'encontre d'un acte indépendant du


règlement

Le concept de "mesure d'application" est naturellement rétif à toute idée


d'indépendance : pareille mesure est placée sous le joug juridique du règlement qui lui sert de
fondement, et son sort s'avère indissolublement lié à la régularité ou à l'irrégularité de celui-ci.
Pourtant, l'utilité de l'exception a été admise sans guère de difficultés dans un domaine où a été
consacrée une dissociation certaine entre règlements applicables et décisions individuelles
intervenant dans son cadre : on veut parler du contentieux des autorisations d'urbanisme, dont
les grandes règles ont été fixées par le juge administratif depuis l'arrêt Gepro1504. Aussi est-on
en droit de s'interroger sur l'éventuel impact de cette permissivité sur les règles générales qui
font l'objet de notre recherche.

I - Le problème soulevé par l'emploi de la technique de la dissociation en matière


d'urbanisme

Bien qu'il ait, comme nous le savons, employé la technique de la dissociation pour éviter
l'annulation en cascade d'autorisations d'urbanisme consécutivement à la censure d'un P.O.S., le
juge a souhaité ne pas barrer la voie à l'exception d'illégalité dans ce domaine. Il a dù, pour cela,
s'affranchir des principes traditionnels commandant le mécanisme.

A. La nécessaire extension de la jurisprudence Gepro à l'exception d'illégalité

1 - Les arguments plaidant en faveur d'une telle extension

a) Avant l'intervention de la jurisprudence Gepro, un requérant pouvait obtenir l'annulation de


tout permis de construire ou autorisation de lotir lorsqu'était reconnu fondé le moyen tiré de
l'illégalité du P.O.S. sous l'empire duquel ils avaient été rendus1505. Malgré la consécration
ultérieure du procédé de la détachabilité en la matière, il n'apparaissait pas souhaitable de
renverser cette solution, en privant de toute portée un moyen tiré de l'illégalité du P.O.S.

1503
On pense en particulier à une hausse du nombre de personnes susceptibles d'en pâtir, à la contamination
d'autres opérations administratives, etc.
1504
Il convient en conséquence de se reporter aux développements présentant cette la jurisprudence Gepro avant
d'aborder ceux qui vont suivre (Cf. supra, Sous-titre précédent).
1505
Voir respectivement : C.E., 18/02/1981, Commune de Châlons-sur-Marne, p.878 ; et C.E., 21/04/1982,
Société Omnium d'entreprise Dumesny et Chapelle et Cie, p.778 ; Actualité juridique, Droit administratif 1982,
p.665, obs. F. Bouyssou.
302
invoqué à l'appui d'une demande en annulation d'une décision prise sur le fondement de celui-
ci. La technique de l'exception d'illégalité représente en effet un instrument privilégié de
contestation, au service de l'administré, d'une mesure individuelle le frappant1506. M. Pacteau a
bien mis en avant le rôle primordial de cette procédure dans la mesure où l'"on ne peut pas
toujours penser à attaquer tous les actes réglementaires ; on n'y aurait pas même forcément
toujours intérêt au sens procédural du terme - ne serait-ce que dans le cas du P.O.S. d'une ville
où on ne s'installerait qu'ultérieurement"1507.

b) C'est pourquoi le commissaire du gouvernement Vigouroux, une fois qu'il eut posé les lignes
directrices de la jurisprudence Gepro, en prôna l'extension à la mise en cause du P.O.S. par voie
d'exception1508. Cela permettait, à l'instar de ce qui se passait en matière d'annulation du P.O.S.,
de trouver un moyen terme entre les deux solutions extrêmes que constituaient, d'une part, la
contagion automatique de l'illégalité du P.O.S. et, d'autre part, l'immunité totale des décisions
d'urbanisme prises sur le fondement de celui-ci : seuls seraient directement censurables, sur
admission d'une contestation incidente du P.O.S., les permis "indissociables" (au sens de la
jurisprudence Gepro) du vice affectant ce dernier, ainsi que les refus de permis. En revanche, la
légalité des permis "dissociables" de ce vice devrait s'apprécier à la lumière des dispositions
d'urbanisme que la paralysie du P.O.S. reconnu illégal laissait transparaître1509.

2 - La concrétisation des attentes

Les exhortations de M. Vigouroux produisirent rapidement leur effet : le 18 mai 1988, à


l'occasion de l'affaire Moreels et autres1510, le Conseil d'État transposait la jurisprudence Gepro
à l'hypothèse du P.O.S. contesté par voie d'exception. En l'espèce était attaqué l'octroi d'un
permis délivré pour la construction de 198 logements H.L.M. dans un secteur que le schéma
directeur réservait aux espaces verts. Le P.O.S. ayant été reconnu illégal pour incompatibilité
avec le schéma sur ce point, mais le vice ainsi constat‚ n'étant pas considéré comme
exclusivement destin‚ à favoriser la construction litigieuse, le juge vérifie la légalité du permis
contesté par rapport aux dispositions du S.D.A.U. remises en vigueur du fait de la mise à l'écart
du P.O.S. illégal. Cette solution paraît a priori fort logique, et pour M. Venezia, il était même
"naturel"1511que le régime réservé à l'exception d'illégalité suive celui de l'action directe ; elle
ne laisse pas cependant de poser des problèmes au regard des règles classiques régissant l'utilité
de l'exception1512.

B. La mise à l'écart des principes classiques de l'utilité de l'exception d'illégalité

Si l'on se place sous l'angle des analyses traditionnelles, il apparaît que la transposition
de la jurisprudence Gepro - qui écarte l'automaticité de la chute des permis délivrés sur la base
d'un P.O.S. annulé- en matière d'exception d'illégalité n'allait pas de soi, car elle heurte le
principe solidement établi selon lequel le moyen tiré de l'irrégularité d'un règlement devient

1506
Sur ce point, voir infra, Partie II, Titre II, Sous-titre II.
1507
Note sous l'arrêt Assaupamar, Les petites affiches 9/01/1991, précitée.
1508
Cf. conclusions précitées.
1509
Cf. supra, Sous-titre précédent.
1510
Lebon p. 193; Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.767, note J.-B. Auby.
1511
Art. cit. p. 678.
1512
Certains auteurs commencent à en prendre conscience : Cf. en particulier J.-B. Auby, "Petite loi d'urbanisme.
Beaucoup de bruit sans raison", Etudes foncières n°62, mars 1994, art. cit. p.8 (in fine).
303
inopérant s'il est invoqué à l'appui d'une requête en annulation d'un acte ne constituant pas une
"mesure d'application" de ce règlement1513. Cela se vérifie en présence d'une autorisation tant
dissociable qu'indissociable du plan d'urbanisme contesté.

1 - Dans l'hypothèse d'une mesure "indissociable" du vice du P.O.S

a) Une "mesure indissociable" se différencie d'une "mesure d'application"

* Dans ce premier cas de figure individualisé par la jurisprudence Gepro, on pourrait


certes concevoir que la condition de "mesure d'application" est remplie, le permis attaqué étant
indissociable du P.O.S. illégal et devant donc le suivre dans sa chute. Sommes-nous pour autant
en présence d'une mesure pouvant être ainsi qualifiée au sens de la jurisprudence Sté
Etablissements Petitjean 1514? C'est plus que douteux. Nous avons déjà montré en quoi
l'indissociabilité se démarquait du rapport classique qui unit acte annulé et acte-
conséquence1515. La même remarque vaut pour l'utilité de l'exception : ce n'est pas en retenant
un prétendu lien d'"indissociabilité" qu'on rétablit la filiation juridique officiellement rompue
par la décision Association Comité pour la défense des espaces verts c/ Sé‚ Le Lama1516, qui a
érigé en principe l'idée selon laquelle un permis de construire "ne constitue pas un acte
d'application du P.O.S.". Unir à nouveau le sort de l'autorisation d'urbanisme à celui du plan
lorsque le vice de celui-ci n'avait d'autre but que de permettre l'opération contestée, n'équivaut
pas au lien de dépendance qui rattache une mesure d'application au règlement qu'elle met en
œuvre ; cela ne représente en somme qu'un instrument au service du juge dans les hypothèses
où il pense qu'il convient de sanctionner un permis que des manœuvres frauduleuses ont
favorisé.

* Ce hiatus entre "mesure d'application" et "mesure indissociable" peut d'ailleurs se


déduire de l'arrêt Association pour la défense de l'environnement de Golfe Juan et Vallauris1517,
qui a pour but d'éviter qu'une application trop rigide des principes posés par la jurisprudence
Gepro n'aboutisse à des situations paradoxales, inéquitables, et dangereuses pour le respect de
la légalité. Le Conseil d'État devait se prononcer à la fois sur des conclusions tendant à
l'annulation de l'arrêt‚ rendant public le P.O.S. de Vallauris, et sur une requête visant à
l'annulation d'un permis de construire qui avait été délivré sur la base de celui-ci. Pour faire
droit à la première, la Haute juridiction, suivant son commissaire du gouvernement, préféra à un
moyen de légalité interne - tiré du fait qu'un découpage semblait "avoir résulté de
considérations auxquelles les intérêts de certains particuliers n'étaient pas totalement
étrangers"1518 - qui ne permettait qu'une annulation partielle du P.O.S. rendu public, un moyen

1513
Nous nous plaçons ici dans la seule optique des autorisations d'urbanisme, étant entendu que les refus, qui ne
peuvent, quant à eux, être pris que sur la base de la réglementation, en consituent nettement une mesure
d'application (Cf. supra, Sous-titre précédent).
Voir par exemple C.E., 2/12/1987, Cézian, p.1005 : un requérant peut utilement se prévaloir, à l'encontre d'un
certificat d'urbanisme négatif déclarant non constructible la parcelle dont il est propriétaire, de l'illégalité du P.O.S.
classant les terrains parmi lesquels se trouve la parcelle dont s'agit en zone non constructible. Et pour un refus de
permis de construire, voir C.E., 10/06/1992, Commune de Falicon, arrêt précité.
1514
Arrêt précité.
1515
Voir supra, Sous-titre précédent.
1516
Jurisprudence précitée (ibid.).
1517
C.E., 21/07/1989, Lebon p.166 ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1989, p.407, 2ème espèce,
conclusions P. Frydman ; Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.70, note J.-B. Auby ; Revue de droit
immobilier 1989, p.458.
1518
Conclusions précitées, p.408.
304
de légalité externe qui en justifiait la censure totale1519. Un problème se posait donc, s'agissant
du sort à réserver au permis contesté: il ne faisait certes pas de doute, au vu du dossier, que
l'octroi de celui-ci n'avait été rendu possible que par le zonage litigieux sus-évoqué, ce qui le
rendait indissociable dudit zonage ; une application aveugle de la jurisprudence Gepro
n'entraînait cependant pas l'illégalité automatique du permis, le P.O.S. n'ayant pas, en effet, été
annulé du fait du détournement de pouvoir qui entachait les dispositions en cause, mais bien en
raison d'un vice de procédure beaucoup plus neutre. Cela aurait normalement dû, en vertu de la
jurisprudence Association Comité pour la défense des espaces verts1520, conduire le juge à
examiner la légalité du permis au regard des règles du R.N.U. rendues à nouveau applicables
suite à la disparition du P.O.S.1521. M. Frydman exhortait le Conseil d'État à faire prévaloir, au
prix d'une petite "gymnastique juridique", la solution inverse qui, selon lui, était fidèle à l'esprit
de la jurisprudence Gepro, dont le but est de sanctionner les situations proches du détournement
de pouvoir, et cela quand bien même cette considération n'aurait pas été celle retenue pour
justifier l'annulation du P.O.S.. Plusieurs arguments d'opportunité plaidaient en ce sens : le
principal résidait dans le fait qu'il aurait été pour le moins paradoxal que la présence pour ainsi
dire "surabondante" d'un vice de forme couvre le permis litigieux, alors qu'en l'absence d'un tel
vice, ce dernier aurait pâti de la sanction, même partielle, du P.O.S. entaché de détournement de
pouvoir1522. Le Conseil d'État ne fit en conséquence aucune difficulté pour rompre la "logique
infernale"1523 à laquelle aboutissait une application irréfléchie des principes de la jurisprudence
Gepro : en relevant que le P.O.S. annulé pour vice de forme "était en outre entaché d'une erreur
manifeste d'appréciation", il admit que le permis, qui n'avait pu être délivré qu'à la faveur de la
disposition viciée au fond, présentait bien le caractère d'indissociabilité requis et méritait d'être
annulé par voie de conséquence.

L'intérêt de cette décision est de montrer qu'un même acte peut parfaitement cumuler les
caractères de dissociabilité et d'indissociabilité d'un règlement donné. Le permis de construire
attaqué en l'espèce se révèle en effet à la fois dissociable de l'illégalité externe du P.O.S. qui a
motivé l'annulation de celui-ci, et indissociable de celle qui entache corrélativement ce
règlement mais qui n'a donné lieu à aucune censure directe. Or, une telle dualité n'est pas
envisageable lorsqu'on a affaire à une mesure d'application d'un règlement : soit on estime que
l'acte en cause entretient un tel rapport avec ce dernier, et il tombera en conséquence de sa
chute ; soit on ne peut le qualifier de "mesure d'application", et sa pérennité est assurée, quel
que soit le sort du règlement dont il se démarque. Cette unicité de régime tient au fait qu'on ne
prend ici en considération que la nature de la décision, et non - comme dans la technique de la
dissociation - les causes de son irrégularité qui, elles, peuvent se révéler multiples et entraîner
des conséquences divergentes. Le rapport d'indissociabilité se différencie donc très nettement
de celui qui unit une mesure d'application au règlement qui lui sert de base légale.

1519
C.E., même date, M. Party ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1989, p.412, 1ère espèce.
1520
Jurisprudence précitée.
1521
Or M. Frydman démontrait qu'en l'espèce, cette application de la jurisprudence Comité des espaces verts
aurait sauvé les permis contestés.
1522
M. Frydman montrait en outre le risque que présentait une telle solution dans la mesure où des situations
similaires avaient toutes les chances de se présenter fréquemment, ce que n'a pas démenti la jurisprudence
ultérieure puisque le cas s'est renouvelé (C.E., 19/05/1993, Compagnie générale des eaux, req. n°74771) ; il
soulignait également que cela aurait permis à des "maires indélicats" de "se prémunir contre l'annulation des
permis de construire délivrés en application d'un P.O.S. illégal pour motif de fond en provoquant sciemment un
vice de forme", ouvrant ainsi la porte à tous les abus.
1523
Revue de droit immobilier 1989, chronique précitée.

305
b) L'indissociabilité sert pourtant de vecteur à l'exception d'illégalité

* Bien qu'elle n'équivaille en rien au rapport existant entre règlement et mesure


d'application, le Conseil d'État a décidé que l'indissociabilité d'un permis de construire par
rapport au P.O.S. suffisait à permettre le jeu de l'exception d'illégalité. Cela résulte en
particulier de l'affaire M. et Mme Johannet1524. Les requérants demandaient l'annulation d'un
permis de construire délivré à un parent du maire, en excipant de l'illégalité d'une modification
du P.O.S. destinée à en rendre possible l'octroi. La Haute juridiction, constatant que la
modification était entachée de détournement de pouvoir, censura le permis qui présentait, à
l'évidence, le caractère indissociable requis1525.

* On ne peut s'empêcher de rapprocher cette solution de la jurisprudence Bert


précédemment étudiée. Rappelons qu'ici la Haute Assemblée n'avait pas suivi son commissaire
du gouvernement qui lui proposait, du moins en l'espèce, de remplacer le critère de "mesure
prise en application de" par celui de "mesure rendue possible par", la création de la Z.A.C.
contestée n'ayant pu intervenir qu'après modification illégale du périmètre d'un lotissement1526.
L'espèce Epoux Johannet ressemble à s'y méprendre à ce cas de figure, la modification du
P.O.S. ayant consisté purement et simplement à supprimer la disposition de ce règlement qui
interdisait les constructions à plus de 40 mètres de l'alignement des voies publiques : on était
donc bien en présence, comme dans la décision Bert, d'une modification purement négative
consistant en la suppression d'un obstacle mis à la délivrance de l'autorisation contestée. Le
permis de construire octroyé à la suite de cette opération aurait, par suite, parfaitement pu
s'analyser comme une décision "rendue possible" par celle-ci, ce qui aurait dû nécessairement
condamner le moyen incident. On pourrait être tenté de croire que l'identification par le juge
d'un détournement de pouvoir - ce qui n'avait pas été expressément dénoncé dans l'affaire Bert -
permet un assouplissement des exigences en matière d'utilité de l'exception ; mais il serait vain
de chercher à creuser ce filon1527pour la bonne et simple raison que cette permissivité se
retrouve également lorsque le juge n'a été en mesure d'identifier aucune indissociabilité.

1524
C.E., 19/06/1991 ; Revue française de droit administratif 1991, p.698 (précité).
1525
Pour un exemple plus récent, concernant un permis de construire délivré sur le fondement d'un P.A.Z.
(hypothèse dans laquelle, nous le savons, le Conseil d'État applique la jurisprudence Gepro depuis l'arrêt du
5/12/1994, Syndicat Viticole de Pessac-Léognan et autres, précité), voir C.E.27/02/1995, Association de défense
des quartiers de Fréjus, Revue française de droit administratif 1995, p.431 : "considérant que le permis de
construire litigieux n'a pu être délivré qu'à la faveur des dispositions du plan d'aménagement de zone ; que, dès
lors, la constatation par la voie de l'exception de l'illégalité de ce document d'urbanisme entraîne par voie de
conséquence l'illégalité‚ de l'arrêt‚ (...) par lequel le maire de Fréjus a accordé le permis de construire contesté".
1526
Voir supra, Titre préliminaire.
1527
D'autant plus que certains arrêts ont déjà retenu l'utilité de l'exception dirigée contre un règlement local
d'urbanisme au soutien d'une demande d'annulation d'une autorisation d'urbanisme sans mettre en avant cette idée
de détournement de pouvoir. Cf. par exemple C.E., 2/12/1991, M. et Mme Souill‚ c/ Ville de Paris, p.418 ; Revue
française de droit administratif 1992, p.1041, conclusions R. Abraham ; Actualité juridique, Droit administratif
1992, p.170, chron. C. Maugüé et R. Schwartz (mise en cause incidente d'un article du P.O.S. de la ville de
Paris qui écartait illégalement une règle de coefficient d'occupation des sols et avait permis de ce fait la délivrance
du permis contesté, alors que l'indissociabilité de ce vice ne résultait pas d'un réel détournement de pouvoir).
306
2 - Dans l'hypothèse d'une mesure "dissociable" du vice du P.O.S.

a) Aucun lien ne peut plus être invoqué entre permis et règlement d'urbanisme

Si l'hypothèse précédente laisse à croire que le rapport d'"indissociabilité" est à même de


pallier l'absence de toute mesure d'application, on ne peut plus, en revanche, mettre en avant
aucun lien de substitution dans le cas où l'autorisation d'urbanisme est dissociable du plan. Fait
en effet ici cruellement défaut l'exigence qui résulte du deuxième temps du considérant de
principe de l'arrêt Sté Etablissement Petitjean, et qu'on pouvait à la rigueur trouver remplie dans
la configuration précédente. Celle-ci veut, rappelons-le, qu'un moyen excipant de l'illégalité
d'un règlement ne soit utilement soulevé qu'à l'appui d'un recours contre une mesure dont "la
légalité est subordonnée à celle du premier texte"1528. "Cela revient à dire, écrivait G. Liet-
Veaux1529, que, dans la mesure où la première disposition réglementaire est entachée
d'illégalité, la décision individuelle devient dépourvue de base légale (...) : sans la première, la
seconde n'a pas de signification, c'est-à-dire de base juridique"1530. Or, il résulte au contraire
des principes inspirant la jurisprudence Gepro que la reconnaissance de l'illégalité du P.O.S.,
même par voie d'annulation, n'entraîne pas automatiquement la chute des permis qui en sont
dissociables. L'application des règles classiques conduirait donc inéluctablement à rendre
inopérant le moyen fondé sur l'illégalité du P.O.S. invoqué à l'appui d'un recours contre un tel
permis1531. Le juge, s'il avait adopté son analyse traditionnelle, aurait dû, une fois établi que le
vice entachant le P.O.S. n'avait pas eu pour objet de permettre l'octroi de l'autorisation
litigieuse, mettre en avant l'inutilité du moyen, le lien unissant plan et permis n'étant, comme
nous le montre la jurisprudence Association Comité pour la sauvegarde des espaces verts1532,
même plus suffisant pour laisser se développer une annulation par voie de conséquence.

b) L'exception d'illégalité est pourtant admise par le juge

L'arrêt Moreels, dont on a déjà tracé les contours, témoigne que le raisonnement tenu en
la matière n'est pas celui qu'imposait la jurisprudence habituelle1533 : après avoir mis en lumière
l'illégalité du P.O.S., le juge vérifie la régularité du permis de construire au regard des
dispositions du schéma directeur. Cela revient donc à reconnaître une utilité certaine à
l'exception d'illégalité dans la mesure où le Conseil d'État est amené non seulement à vérifier
que le P.O.S. est bel et bien irrégulier, mais, au surplus, à mettre celui-ci entre parenthèses afin

1528
Voir supra, Titre préliminaire.
1529
Art. cit..
1530
Cf. dans le même sens, les conclusions M. Dandelot sur C.E., 7/02/1986, Colombet, Revue du droit public
1986, p.1161 s.: "Admettre que l'on est en présence d'une mesure d'application de règlement revient, ipso facto, à
admettre que l'illégalité de celui-ci entraîne l'illégalité de celle-là".
1531
Cette implication des principes de l'utilité de l'exception avait été pressentie par M. Garnier dans son article
publié à La semaine juridique en 1988 (art. cit.), mais celui-ci concluait à l'irrecevabilité du moyen alors que c'est
bien d'inutilité dont il s'agit ici.
1532
Arrêt précité.
1533
Du moins pour ce qui est du Conseil d'État ; en effet un tribunal administratif au moins, appliquant la
jurisprudence consacrée en matière d'utilité de l'exception, a, au motif que les dispositions d'un règlement
d'urbanisme incidemment contestées à l'appui d'une demande d'annulation de permis de construire n'avaient "pas
conditionné la délivrance du permis litigieux", estimé que "les éventuels vices qui entacheraient les dispositions
précitées ne sauraient donc être utilement invoquées par l'association requérante" (T.A. Nice, 26/09/1991,
Groupement des Associations de défense des sites et de l'environnement de la côte d'Azur, Association "S.O.S.
environnement Valbonne", Droit administratif 1992, n° 307).
307
qu'il laisse resurgir la réglementation générale1534. Cette utilité se trouve d'ailleurs confirmée en
l'espèce par l'annulation du permis de construire comme contraire au S.D.A.U.. Mais le moyen
peut également être estimé opérant alors que rien dans la réglementation que laisse transparaître
le P.O.S. irrégulier ne fondera la censure, l'autorisation d'urbanisme querellée étant sauvée par
la présomption de légalité induite par la reconnaissance de la dissociation1535. Si un tel
raisonnement se justifie au fond par le souci de conférer à la reconnaissance de l'illégalité du
P.O.S. par voie d'exception les mêmes effets que ceux dévolus à l'annulation de celui-ci, il n'en
reste pas moins que le juge démontre, au travers de cette construction audacieuse, l'élasticité
des principes les mieux établis, en l'occurrence celui de l'exigence de la présence d'une mesure
d'application pour rendre opérante l'exception d'illégalité dirigée contre un règlement1536.
Malgré tout, de telles distorsions de jurisprudences laissent un sentiment d'insatisfaction, et
conduisent à s'interroger sur l'éventualité d'harmonisations futures.

II - De possibles répercussions sur le contentieux administratif général

Les entorses aux règles de l'utilité de l'exception que nous venons de signaler ne font
qu'ajouter au flou et à l'incertitude qui entourent celles-ci, si bien qu'on en arrive à espérer une
nouvelle définition des exigences jurisprudentielles en la matière. Une clarification de l'état du
droit semblerait la bienvenue, s'agissant en particulier du concept de "mesure d'application".

A. La redéfinition éventuelle des exigences jurisprudentielles

Cette redéfinition a déjà été souhaitée par certains commissaires du gouvernement.


Ainsi M. Hubert, à l'occasion de ses conclusions sur l'arrêt Leclerc, envisageait "d'accepter
qu'outre les actes dont il est fait application, d'autres actes, dont l'existence ou la légalité sont
absolument nécessaires pour que l'acte attaqué ait un sens, puissent faire l'objet d'une
exception"1537. Il voyait là un parallèle intéressant avec la jurisprudence de la Cour de justice
des communautés européennes qui admet l'utilité des moyens incidents à l'encontre d'actes qui
"constituent la base juridique de la décision attaquée"1538, formule d'après lui plus large que
celle de "base nécessaire" qu'induit l'idée de mesure d'application, et qui rapprocherait les règles
de l'utilité de l'exception de celles qui gouvernent les annulations par voie de conséquence. On
peut se demander toutefois si compléter le critère en consacrant une idée aussi floue (autant que
l'ancienne, semble-t-il) suffirait à résoudre tous les problèmes : cela ne paraît pas en particulier
expliquer pourquoi est admis le moyen soulevé à l'encontre d'un permis dissociable du P.O.S.
fondé sur l'irrégularité de ce dernier1539. Mais il est vrai que cette solution est tellement hors
norme qu'il pourrait ne s'agir que d'une construction tout à fait isolée, irréductible à une règle

1534
Depuis la promulgation de la Loi Bosson, c'est plutôt l'ancienne réglementation locale d'urbanisme qui a des
chances de resurgir (voir supra, Titre I, Sous-titre II).
1535
Cf. C.E., 2/12/1991, M. et Mme Tanguy et autres, Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1992, p.547,
conclusions R. Abraham.
1536
On pourrait même le taxer d'une certaine désinvolture à cet égard à la lecture de l'arrêt Raccat (précité), dans
lequel, alors même qu'il privilégie une solution qui ne l'obligeait pas à prendre position sur ce point, le Conseil
d'État mentionne "par inadvertance" que le certificat d'urbanisme en cause en l'espèce était pris "en application" du
P.O.S., ce qui semble contraire à la démonstration à laquelle s'était livré le commissaire du gouvernement (Cf.
Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991, note Delpirou précitée).
1537
Conclusions précitées, p.505.
1538
C.J.C.E., n° 92-78, 6/03/1979, Simmenthal, p.777.
1539
Elle couvrirait en revanche l'hypothèse du permis jugé indissociable du P.O.S. illégale car ici, ce dernier
représente sans aucun doute la base juridique de l'autorisation attaquée, ses dispositions ayant été spécialement
conçues pour permettre l'autorisation litigieuse (Cf. arrêt Epoux Johannet précité).
308
quelconque, même assouplie, de l'utilité de l'exception. Penchons donc en faveur de la thèse qui
plaide pour une identité plus marquée entre les différents types de chaînes d'actes touchées par
les reconnaissances d'illégalité : un rapprochement entre celles qui rassemblent les décisions
subissant les conséquences d'une annulation et celles qui unissent les actes soumis au
mécanisme de l'exception d'illégalité pourrait s'avérer en effet une solution praticable, même si,
au total, cela revient à laisser une large marge d'appréciation au juge dans la détermination de
leur contenu. Cela aurait au moins le mérite d'éviter l'existence d'un faux principe assorti de
multiples exceptions, et d'expliquer la quasi totalité de ces dernières.

B. Une redéfinition qui couvrirait d'autres solutions atypiques actuelles

Un assouplissement des règles de l'utilité de l'exception tendant à aligner celles-ci sur


les principes commandant le mécanisme de l'annulation par voie de conséquence présenterait
l'avantage d'englober, outre l'hypothèse consacrée par la jurisprudence Epoux Johannet, un
certain nombre de solutions qui ne cadrent que très difficilement avec l'actuel critère des
"mesures d'application", voire débordent celui-ci. Il s'agit tout d'abord de la jurisprudence
Leclerc, que nous avons étudiée, puisque ici, on pouvait dire que le décret de 1982 servait de
"base juridique" à celui de 1985 qui le modifiait, ce dernier ayant été privé de sa seule raison
d'être si, d'aventure, le premier texte était venu à être annulé par le juge de l'excès de pouvoir.
Deux autres catégories d'arrêts sont concernées:

- en premier lieu ceux qui, sans référence à l'idée de "mesure d'application", admettent
l'exception mettant en cause l'illégalité de règlements qui ne servent en rien de base à la
décision contestée au principal. Il s'agit en particulier d'espèces dans lesquelles les requérants
cherchent à établir qu'un organisme consultatif, dont l'avis était obligatoire afin de permettre
l'édiction de l'acte qui fait l'objet de la demande d'annulation, est dépourvue d'existence
légale1540. Cette tolérance ne correspond pas à la définition des "mesures d'application" telle
quelle résulte de la jurisprudence actuelle, puisqu'on ne peut estimer que les décisions attaquées
devant le juge de l'excès de pouvoir ont été prévues et organisées par les règlements
prétendument viciés.
- en second lieu ceux qui n'hésitent pas à qualifier de "mesures d'application" d'un règlement,
des actes dont on peut légitimement douter qu'ils en soient. Ainsi par exemple, a été reconnue
telle l'autorisation d'une filiale du Commissariat à l'énergie atomique à exploiter des
installations nucléaires, par rapport au décret réglementaire qui avait autorisé ledit
Commissariat à créer cette filiale1541.

Dans chacune de ces deux séries de cas, on ne retrouve pas l'idée qui irrigue le droit
commun actuel de l'utilité de l'exception : le règlement argué d'illégalité n'implique pas, par son
contenu, la mesure dont on sollicite l'annulation et, par là même, ces espèces ne se plient pas à
la vision des "mesures d'application" forgée par l'essentiel des jugements rendus en ce
domaine1542. On ne peut estimer que l'arrêt‚ qui fixe la composition d'une commission est
expressément édicté pour organiser le régime juridique dans lequel s'insèreront les mesures
prises après avis de cet organisme ; pas plus qu'on doit considérer que le germe de la décision

1540
C.E., S., 1er/10/1954, Bigeard, p.494 ; C.E., S., 25/01/1974, Duverger, p.59.
Voir également, pour la remise en cause incidente d'un arrêt‚ réglementaire fixant la liste des syndicats les plus
représentatifs dont les délégués sont appelés à siéger dans une commission, C.E., 3/03/1981, Fédération nationale
C.G.C. des médecins salariés contractuels et fonctionnaires, p.878.
1541
C.E., 26/03/1982, Syndicat national du personnel de l'énergie atomique C.F.D.T. et autres, p.497.
1542
Voir notamment l'arrêt Bert précité.
309
de conférer des pouvoirs d'exploitation d'installations nucléaires se trouvait dans le décret de
création de l'entreprise intéressée. Il est donc inutile de tenter de forcer la notion de "mesure
d'application" pour tenter d'y loger ces cas exorbitants. En revanche, le jeu du nouveau critère
pressenti engloberait parfaitement l'un et l'autre : l'annulation des règlements en cause
entraînerait sans nul doute la chute des mesures attaquées, puisqu'elle entacherait soit une
formalité substantielle, soit un préalable nécessaire à leur édiction1543. En changeant de concept
de référence, on pourrait donc parfaitement justifier que le mécanisme de l'exception trouve sa
place entre ces différents actes, puisque ils fournissent un terrain propice à une annulation par
voie de conséquence.

Les modifications qu'ont connues les chaînes d'actes touchées par une déclaration
d'illégalité peuvent sembler de peu d'envergure, concernant fréquemment sinon des points de
détail, du moins des domaines très circonscrits. Toutefois, leur addition indique clairement le
désir du juge de se départir, dès que possible, du carcan de la bipolarité telle que classiquement
conçue, afin de soumettre aux incidences des déclarations d'illégalité un certain nombre de
décisions qui ne devraient pas normalement en pâtir. La tendance qui s'en dégage va
incontestablement dans le sens de la remise en cause de l'effet relatif de chose jugée depuis
toujours dévolu à ce type de constatation, non seulement par le cas que font les autres
juridictions des reconnaissances incidentes d'illégalité pratiquées par le juge administratif, mais
également en raison de la contamination, par ces dernières, d'actes extérieurs au litige y ayant
donn‚ lieu. Parallèlement, le net assouplissement des règles de l'utilité de l'exception permet au
justiciable de soulever plus largement ce moyen en vue d'annulation d'actes qui,
traditionnellement, ne s'inséraient pas dans la chaîne d'actes administratifs concernée par une
déclaration d'illégalité.

Ici s'achève le tableau des solutions qui nous ont poussés à douter de la capacité des
présentations classiques à rendre fidèlement compte de la réalité jurisprudentielle. Aux effets
drastiques de l'annulation qu'on nous annonçait, nous avons opposé de multiples constructions
amenant à relativiser fortement l'assertion de principe ; inversement, les incidences de la simple
déclaration d'illégalité nous sont apparues, à bien des égards, nettement plus vigoureuses qu'on
nous le laissait présager. Mais là ne doit pas s'arrêter notre démarche. L'atténuation du clivage
traditionnel ayant été mise en lumière, il nous incombait de nous interroger sur les raisons - si
raisons il y avait - de ce phénomène. La recherche menée en ce sens nous a convaincu qu'il
existe bel et bien une dynamique de dépassement de la dichotomie annulation / déclaration
d'illégalité au stade des effets de chacune d'entre elles.

1543
Il existe bien, dans ces hypothèses, une "dépendance objective" des mesures attaquées au principal aux textes
argués d'illégalité, dépendance de nature, on le sait, à laisser passer une annulation par voie de conséquence. Sur ce
point, voir supra, Titre préliminaire.
310
PARTIE II

LE DEPASSEMENT DU CLIVAGE
TRADITIONNEL

ENTRE CONSEQUENCES DE L’ANNULATIOIN

ET CONSEQUENCES DE LA DECLARATION
D’ILLEGALITE

311
Il serait abusif de prétendre que le fossé existant, selon la doctrine, entre incidences de
l'annulation et effets de la déclaration d'illégalité a été totalement comblé ; simplement apparaît-
il moins profond lorsqu'on se penche pour le sonder. Vouloir comprendre les raisons de ce
décalage supposait de s'intéresser à nouveau à la présentation classique, mais cette fois pour en
dégager les ressorts logiques (Titre préliminaire). Armé de cette donnée fondamentale, il nous
suffisait de vérifier si la dynamique actuelle de la matière lui correspondait. Or, force est de
constater qu'il n'en est rien : de nombreux facteurs ont conduit le juge à abandonner la
dichotomie consacrée, et à lui substituer inconsciemment un instrument d'analyse qui la
transcende (Titre I). Mais on peut regretter les nombreux défauts qui affectent ce dernier, ainsi
que déplorer la survivance de vestiges inutiles des conceptions traditionnelles (Titre II).

312
TITRE PRELIMINAIRE

LA LOGIQUE DE LA PRESENTATION CLASSIQUE

313
L'exposition des conceptions traditionnelles s'attachant aux effets de la constatation de
l'illégalité d'un acte administratif nous a permis de mettre en exergue le contraste existant entre
ceux qu'on prêtait à l'annulation, et ceux qui découlaient d'une simple déclaration d'illégalité : si
la force des premiers se révélait particulièrement remarquable, c'est un esprit de nuance, voire
de prudence, qui entourait les seconds. Une telle disparité n'est évidemment pas le fruit du
hasard, mais traduit, par delà son strict domaine, l'impact de constructions doctrinales très
enracinées dans la théorie du contentieux administratif : celle qui fait tout d'abord de
l'annulation, en tant qu'arme privilégiée du juge de l'excès de pouvoir, un instrument
entièrement voué à la répression des illégalités pouvant affecter l'action administrative
(Chapitre 1) ; celle qui exige ensuite, lorsqu'est mise en cause la régularité d'une décision
devenue définitive, qu'on tienne compte des impératifs de stabilité des relations juridiques en
considération desquels a été instaurée la règle enfermant théoriquement la formation des litiges
dans un certain délai (Chapitre 2).

314
CHAPITRE 1. L'ANNULATION OU LA LEGALITE SOUVERAINE

L'annulation vient solutionner de manière radicale les problèmes soulevés par


l'irrégularité de l'action administrative, puisqu'elle fait disparaître rétroactivement les mesures
viciées. Elle constitue en cela l'arme la plus efficace dont dispose le juge administratif pour
assurer le respect du principe de légalité. Il est donc tout naturel qu'elle vienne ponctuer, si
nécessaire, le recours considéré traditionnellement comme exclusivement destiné à remplir
cette mission d'assainissement de l'ordre juridique, à savoir le recours pour excès de pouvoir. Et
la conception classique de cette voie de droit impose au juge auprès duquel elle est exercée de
ne se soucier que du rétablissement de la régularité de l'action administrative, sans qu'aucune
autre préoccupation ne puisse troubler son office.

315
SECTION 1. RETABLIR LA LEGALITE CONSTITUE LE SEUL BUT DU RECOURS
POUR EXCES DE POUVOIR

Point n'est besoin d'être un grand spécialiste du contentieux administratif pour savoir
que celui-ci se divise, depuis son origine, en plusieurs branches. Il est également notoire que de
nombreuses théories ont été élaborées pour tenter de classifier ces sous-ensembles, les unes
s'attachant à mettre en avant les pouvoirs dont dispose le juge dans chacun d'entre eux1544, les
autres insistant plutôt sur la nature de la question qui lui est posée. C'est ce dernier critère,
dégagé en particulier par Léon Duguit1545, qui va nous intéresser ici au premier chef : il permet
en effet de différencier parfaitement les voies de droit objectives -dont fait partie, par
excellence, le recours pour excès de pouvoir- qui tendent à faire se prononcer le juge sur la
simple question de la conformité d'un acte aux sources du droit qui s'imposent à lui, et les
recours dans lesquels le requérant pose à la juridiction administrative un problème d'ordre
subjectif, destinés à faire reconnaître l'existence d'un droit dont il se prétend titulaire. Cette
approche traditionnelle a joué un rôle essentiel dans la détermination des effets qu'une
annulation doit théoriquement produire : en soumettant totalement le recours pour excès de
pouvoir à la première catégorie, elle a conduit à considérer que le champ d'action de la censure
de l'acte litigieux, au même titre que le contentieux qu'elle peut clôturer, devait présenter le
caractère le plus large possible.

1544
Il s'agit évidemment de la théorie soutenue par E. Laferrière, qui distingue par ce biais les
contentieux de pleine juridiction, de l'annulation, de l'interprétation et de la répression. Voir son Traité
de la juridiction administrative précité, t. I, pp.15 s.
1545
Traité de droit constitutionnel, t. II, pp. 458 à 526.

316
Paragraphe 1. L'objectivité du recours

Plus que tout autre, le recours pour excès de pouvoir mérite la dénomination de
"contentieux objectif" : il en constitue l'exemple le plus parfait, puisqu'il ne se contente pas de
naître d'une interrogation sur "la conformité d'un acte juridique ou d'un agissement matériel
avec une règle de droit"1546, mais parce qu'il est également en mesure de solutionner les
problèmes soulevés par une éventuelle réponse positive, au moyen de l'annulation de la
décision litigieuse. Il représente en conséquence un instrument privilégié mis à la disposition
des administrés pour faire sanctionner les libertés qu'a pu prendre l'administration avec le
principe de légalité : grâce à lui, un requérant peut obtenir du juge l'élimination de l'ordre
juridique des décisions irrégulières.

Le caractère strictement objectif du recours pour excès de pouvoir remonte, selon


ème
certains historiens du Droit, à son origine même. Il s'agissait alors, au début du XIX siècle,
de pallier les insuffisances des recours contentieux, à une époque où ceux-ci s'axaient
exclusivement autour de la méconnaissance de droits subjectifs : ne pouvant, sans faire lui-
même œuvre d'administrateur, statuer sur un droit subjectif mis en cause par un acte de "pure
administration", le Conseil d'État a admis que le particulier lésé par un tel acte puisse le
remettre en cause en se fondant non sur la violation d'un droit dont il serait titulaire, mais sur le
respect de la légalité1547. Le développement ultérieur du recours et sa consécration par la loi du
24 mai 18721548 n'ont pas affaibli cette idée initiale auprès de la doctrine classique, selon
laquelle il demeure un moyen privilégié de surveillance de la régularité de l'action
administrative et trouve là sa seule raison d'être.

1546
C'est en ces termes que M. Waline exprime l'idée de contentieux objectif : "Vers un reclassement des
recours du contentieux administratif", Revue du droit public 1935, p.222.
1547
Voir notamment P. Sandevoir, Etudes sur le recours de pleine juridiction, 1964. D'après cet auteur
(p.263), le premier arrêt à avoir admis cette voie de droit spécifique serait la décision Landrin, en date
du 4/05/1826.
1548
Sur l'historique du recours pour excès de pouvoir, voir notamment P. Lampué, "Le développement
historique du recours pour excès de pouvoir depuis ses origines jusqu'au début du XX ème siècle", Revue
internationale des sciences administratives 1954, p.359.

317
I - La fonction naturelle du recours pour excès de pouvoir : la poursuite de l'illégalité de
l'action administrative

Le recours pour excès de pouvoir permet aux administrés de faire sanctionner, lorsqu'ils
les constatent, les manquements au principe de légalité auquel l'administration est assujettie
dans un État de droit.

A. Une prérogative reconnue aux particuliers en vertu de l'État de droit

Sans revenir en détail sur la distinction bien connue opérée par Duguit entre État de
droit et État de police1549, il nous faut insister sur le fait que l'existence d'un recours pour excès
de pouvoir à l'encontre des actes pris par l'administration est inhérente au second concept. En
effet, dans un État de police, les gouvernants ne sont pas soumis à l'obligation de respecter les
règles juridiques préexistantes, et leurs décisions se révèlent en conséquence insusceptibles de
tout contrôle juridictionnel dont la mise en jeu serait confiée aux citoyens. Il en va
différemment dans un État de droit, puisqu'ici le principe de légalité est censé dicter l'action de
l'administration : se conçoit alors parfaitement la possibilité, voire la nécessité1550 d'une voie de
droit ouverte aux particuliers dans le but de faire corriger d'éventuels errements
gouvernementaux. Le recours pour excès de pouvoir constitue cet outil qui garantit aux
administrés le respect des règles juridiques -constitutionnelles ou législatives- à l'élaboration
desquelles ils sont censés avoir participé : il suffit d'en saisir le juge pour que soit assurée la
sauvegarde du droit objectif1551. On comprend parfaitement ainsi la première raison pour
laquelle cette voie de droit a été considérée par essence objective, puisque ce "pouvoir reconnu
aux gouvernés apparaît lui-même comme général, permanent, et doué de la même valeur que

1549
Traité précité, t.III, pp.88 à 93.
1550
Il apparaît en effet, comme le rappelait l'avocat Darmont pour convaincre la C.J.C.E. de consacrer le
principe général de droit communautaire qui exige la possibilité d'un recours juridictionnel effectif
contre les décisions qui portent atteinte aux règles européennes, que "le droit au juge est inhérent à l'État
de droit", en tant que conséquence du principe de légalité. (cité par L. Dubouis dans sa note sous
C.J.C.E., 15/05/1986, Marguerite Johnston, Revue française de droit administratif 1988, p.693).

Cette prérogative peut d'ailleurs se rattacher sans doute, dans le cadre de notre système constitutionnel, à
l'article 16 de la Déclaration de droits de l'homme et du citoyen au titre de la "garantie des droits" qu'elle
prévoit au profit de tout membre de la société (sur ce problème, voir infra, Titre II, Sous-titre II).
1551
Il représente ainsi, aux dires d'Hauriou, un "moyen d'obtenir dans l'administration et de
l'administration l'observation de la légalité" (note sous C.E., 8/12/1899, Ville d'Avignon, Sirey 1900.3.,
p.73).

318
celle des normes fondamentales dont il permet de faire contrôler l'application. Il participe de
leur nature et son sort est lié au leur : elles disparaissant, il serait privé de tout contenu ;
réciproquement, lui disparu, elles ne présenteraient plus aucune valeur pratique"1552.

B. Une prérogative reconnue aux particuliers en vue de la défense de l'intérêt général

Comme nous venons de le signaler, le recours pour excès de pouvoir permet d'assurer le
respect du principe de légalité, constituant ainsi, aux dires de G. Renard, "l'expression
procédurale de mon intérêt (en tant que citoyen) au maintien de l'ordre administratif"1553. C'est
pourquoi cet auteur qualifie cette voie de droit d'"organique" et d'"institutionnelle", puisque
n'ayant d'autre but que de "supprimer le désordre à l'intérieur de la société considérée sous
l'angle administratif"1554. Cette vision explique pourquoi le requérant qui présente une demande
d'annulation au juge administratif est traditionnellement perçu comme agissant non pour son
propre compte, mais bien en tant que représentant de l'ensemble des administrés : le recours
pour excès de pouvoir se définissant comme "un instrument mis à la portée de tous pour la
défense de la légalité méconnue"1555, celui qui prend l'initiative de la contestation le fait comme
porte-parole de la collectivité, tout entière intéressée par la conformité de l'action administrative
à la règle de droit qui s'impose à elle. Peu importe les rapports que peut entretenir le justiciable
avec l'acte qu'il conteste : le seul objet du procès est de déterminer si ledit acte se trouve, oui ou
non, en conformité avec les sources de la légalité1556. C'est la raison qui a poussé la doctrine
classique à considérer que le demandeur en excès de pouvoir ne constituait rien d'autre qu'une
"sorte d'agent du ministère public"1557, poursuivant -consciemment ou non- dans l'intérêt de tout
le rétablissement de la légalité bafouée. Tout d'ailleurs dans le régime de ce recours pouvait
conforter une telle impression : outre les points sur lesquels nous serons amenés à revenir,
soulignons d'ores et déjà à ce propos que les seuls moyens qu'on est autorisé à soulever dans ce

1552
B. Kornprobst, La notion de partie et le recours pour excès de pouvoir, op. cit. p.40.
1553
Cité par P. Weil, op. cit. p.22.
1554
Ibid., p.20.
1555
Conclusions Pichat sur C.E., 8/03/1912, Lafage (p.348), Sirey 1913.3, p.1.
1556
Laferrière parlait dans cette hypothèse de "procès fait à un acte" (op. cit., t. II, p.561), expression
qui, comme chacun le sait, a depuis fait florès.
1557
Cf. Kellerhsohn (citant Duguit), op. cit. p.188.

Dans le même sens, voir la note Hauriou précitée sous l'arrêt Ville d'Avignon : pour cet auteur, le
requérant s'assimile à "un ministère public poursuivant la répression d'une infraction".

319
cadre sont des moyens de légalité1558, ainsi que la brièveté du délai prévu pour son exercice,
destiné à contraindre l'administré à réagir rapidement contre l'illégalité dont il a pu prendre
conscience, évitant ainsi qu'elle ne perdure trop longtemps1559.

Le recours pour excès de pouvoir se présente donc comme un contentieux


intrinsèquement objectif, à la fois parce qu'il procède d'un pouvoir général destiné à
contrecarrer une mauvaise application du droit positif, et parce que son exercice effectif, même
s'il n'est le fait que d'un citoyen isolé, intéresse l'ensemble de l'ordre administratif. Mais selon
l'approche classique, ici s'épuise son rôle : le requérant ne saurait en aucune manière se servir
de cette voie de droit à des fins autres que la défense du principe de légalité.

II - Une fonction exclusive de toute autre

On considère traditionnellement que, du fait du caractère objectif du contentieux de


l'excès de pouvoir, la question posée au juge y est "simplement" celle de la légalité d'un acte
administratif1560. Cela comporte de multiples implications : ainsi le requérant ne peut-il jamais
faire valoir, par ce biais, un droit individuel qu'il entend voir reconnaître et protéger par le juge
administratif1561. Il doit se borner à demander à la juridiction compétente d'annuler, s'il est
illégal, l'acte qu'il défère, et ne saurait par exemple obtenir d'elle qu'elle réforme à son profit la
décision querellée1562. Cette exclusivité de la fonction d'épuration de l'ordre juridique confiée au
recours pour excès de pouvoir se révèle particulièrement flagrante en matière de demandes

1558
Sur cette question, voir notamment R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°694 s.

Notons en outre qu'un moyen de pure équité ne peut être invoqué à l'appui d'un recours pour excès de
pouvoir : C.E., 6/07/1956, Dame Monfort, p.296.
1559
Voir en ce sens R. Chapus, ibid., n°167.
1560
Voir notamment M. Waline, Revue du droit public 1935, art. cit. p.222. Dans le même sens voir G.
Jèze (Revue du droit public 1913, art. cit. p.331) : "il s'agit essentiellement et exclusivement d'une
question de légalité, c'est-à-dire de constater si tel acte est ou non conforme à la loi, au Droit".
1561
Cette position a été défendue par de très nombreux auteurs. Pour une énumération détaillée de ceux-
ci, B. Kornprobst, op. cit. p.209, notes 8 à 16.
1562
Ont ainsi par exemple été considérées comme irrecevables des conclusions déposées par une société
tendant à ce que le Conseil d'État réforme une décision du bureau central de tarification pour
l'assurance-construction au motif que les décisions de cet organisme sont contrôlées par la voie de
recours pour excès de pouvoir (C.E., 7/11/1984, Sté Coteba, p.351).

320
reconventionnelles1563 : le juge considère en effet qu'une personne publique mise en cause par
le requérant - par le biais de la contestation de la régularité d'un de ses actes - ne peut utilement
présenter de conclusions visant à obtenir de ce dernier des dommages-intérêts pour procédure
abusive dans une instance en annulation pour excès de pouvoir 1564. Les raisons de cette
exclusion de principe1565 des conclusions reconventionnelles dans le contentieux qui nous
préoccupe ont été explicitées par le commissaire du gouvernement J. Baudouin à l'occasion de
l'affaire Noble : "le juge de l'excès de pouvoir ne saurait (...), sans dénaturer le sens du contrôle
qu'il exerce, étendre sa mission à la réparation du préjudice causé à la prétendue victime de
l'introduction du pourvoi, et il n'appartient pas à la collectivité publique à laquelle le recours a
été communiqué de modifier la nature de l'instance, en métamorphosant par on ne sait quel
miracle contentieux le juge de l'excès de pouvoir en un juge de plein contentieux"1566.

On voit à quel point le juge de l'excès de pouvoir s'attache à préserver le caractère


purement objectif de la question qui lui est soumise, et ne souhaite pas s'aventurer au delà du
seul point de savoir si l'acte qui fait l'objet du litige est conforme au Droit. Ce souci se traduit
d'ailleurs par une multitude de règles dont l'addition dessine le régime général du recours pour
excès de pouvoir.

1563
Il s'agit de demandes incidentes émanant du défendeur à un litige qui ne se contente pas de résister à
la prétention du requérant, mais demande au surplus au tribunal de prononcer une condamnation contre
ce dernier.
1564
L'arrêt de principe en la matière (C.E., 24/11/1967, Noble, p.443 ; Dalloz 1968, p.142, conclusions J.
Baudouin) a été constamment confirmé par le Conseil d'État : voir notamment C.E., S., 7/12/1979,
Ministre de l'Economie et des Finances c/ M. Delarue, p.847, Actualité juridique, Droit administratif
1980, p.549, note P. Landon ; et C.E., 15/01/1988, Dame Lazard-Jeanson, Droit administratif 1988,
n°123.
1565
Le Conseil d'État décide en effet que les demandes reconventionnelles sont incompatibles avec "la
nature particulière du recours pour excès de pouvoir".
1566
Conclusions précitées, p.145. Précisons que M. Baudouin distingue nettement cette hypothèse de la
possibilité d'infliger une amende pour recours abusif (actuellement prévue par un décret du 20/01/1978),
car, dans ce dernier cas de figure, un texte "a habilité le juge de l'excès de pouvoir à apprécier dans
quelle mesure l'action du demandeur a revêtu un caractère fautif".

321
Paragraphe 2. Les manifestations de l'objectivité du recours

C'est parce qu'il joue un rôle social de première importance et qu'il est exercé au nom de
la collectivité tout entière qu'on a aménagé le recours pour excès de pouvoir de façon à lui
donner le plus d'ampleur possible : pour un but aussi impérieux que la défense du principe de
légalité, il faut non seulement permettre une très large contestation, mais également conférer à
la décision du juge une vigueur exceptionnelle.

I - Large admission de la contestation

La bienveillance du juge quant à l'admission du recours pour excès de pouvoir se vérifie


tant en considération de l'objet de celui-ci qu'au regard de ses conditions de mise en œuvre.

A. Eu égard aux actes susceptibles d'être poursuivis

1 - Toute décision administrative est en principe susceptible de recours pour excès de


pouvoir

Au travers d'un de ses plus célèbres arrêts, le Conseil d'État a estimé que le recours pour
excès de pouvoir "est ouvert même sans texte contre tout acte administratif" dans la mesure où
il "a pour effet d'assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la
légalité"1567. L'amplitude du champ d'action ainsi reconnu à cette voie de droit est conforme à la
mission qui lui est attribuée, à savoir celle de sauvegarder "le principe le plus important peut-

1567
C.E. Ass., 17/02/1950, Ministre de l'Agriculture c/ Dame Lamotte, p.110 ; Revue du droit public
1951, p.478, conclusions J. Delvolvé, note M. Waline.

Le Conseil constitutionnel s'est rallié implicitement à cette idée qui veut que toute décision
administrative soit susceptible de recours pour excès de pouvoir puisque, lorsqu'il vérifie le statut d'un
organisme administratif, il précise en général que les actes qu'il sera amené à prendre seront, "à l'instar
de toute autorité administrative, soumis à un contrôle de légalité" (voir notamment C.C., 18/09/1986,
Liberté de communication, Rec. p.141, 23ème considérant).

322
être de notre droit public" aux dires de J. Delvolvé, et dont le juge administratif "a tendu à
imposer le respect à toutes les autorités administratives, si haut placées qu'elles fussent et quel
que fût leur caractère" car il "constitue la garantie essentielle des citoyens et de la cité"1568. Il
importait donc de lui soumettre, sinon la totalité de l'action administrative, du moins ce qui en
représente l'essentiel : la décision exécutoire1569. Et de fait le Conseil d'État, s'il est resté ferme
sur son refus d'admettre le recours considéré à l'encontre des contrats1570 ou des actes qui ne
constituent pas de réelles décisions1571, s'est efforcé d'en permettre l'ouverture dès lors qu'il
identifiait une telle mesure, se démarquant du critère organique si nécessaire1572 ou démasquant
les faux-semblants là où ils se nichaient1573. Il a parallèlement dégagé la théorie de la

1568
Conclusions précitées, p.484.

Et, explicitant cette idée, voir notamment B. Kornprobst, op. cit. p.52 : "c'est parce qu' il s'agit d'une voie
de droit ouverte au profit des administrés de façon à leur conférer un véritable pouvoir en contrepartie de
leur soumission à la loi et à l'action des gouvernants, parce que ce pouvoir est de nature objective et
préexiste à l'intervention de toute mesure prise à l'encontre des demandeurs, qu'il faut le considérer
comme "ouvert sans texte", et même si l'intention du législateur semble être d'avoir voulu en supprimer
la possibilité".
1569
C'est-à-dire, pour paraphraser R. Chapus, des normes qui sont destinées, de par la volonté de leur
auteur, à modifier l'ordonnancement juridique (par ajout, précision ou soustraction) ou inversement à le
maintenir en l'état (ré édiction d'une norme préexistante ou rejet d'une demande).

Droit administratif général, t. I., n°555.


1570
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre II.
1571
A savoir essentiellement les mesures ayant pour objet de préparer les décisions, qu'il s'agisse
d'instructions de service, d'avis, de recommandations, de propositions etc.

A leur égard, on peut en effet considérer avec Laferrière que "le demandeur au recours ne doit pas se
plaindre de simples velléités de l'administration : il ne doit pas alléguer une menace plus ou moins réelle
... Le recours pour excès de pouvoir n'est pas un procès de tendance fait à l'administration" " (op. cit., t.
II, p.427).
1572
On sait que le Conseil d'État s'est peu à peu affranchi du pur critère organique pour étendre son
contrôle à des actes émanant de personnes privées, mais dont le rattachement à une mission de service
public et les prérogatives qui lui avaient été conférées à cette fin permettaient une assimilation aux
normes émanant d'autorités publiques.

Voir notamment C.E., S., 13/01/1961, Magnier, p.33 ; Revue du droit public 1961, p.155, conclusions
Fournier ; Actualité juridique, Droit administratif 1961, p.142, note C.P. ; Droit social 1961, p.335, note
Teitgen ; et pour les développements ultérieurs de cette jurisprudence, R. Chapus, Droit administratif
général, t. I., n°594 s.
1573
On pense en particulier à la distinction entre circulaire interprétative et circulaire réglementaire
opérée par l'arrêt d'Assemblée en date du 29/01/1954 Institution Notre-Dame du Kreisker, p.64 ;
Actualité juridique, Droit administratif 1954, 2 bis, p.5, chron. F. Gazier et M. Long ; Droit
administratif 1954, p.50, conclusion B. Tricot : si la première reste insusceptible de recours pour excès
de pouvoir, la seconde, qui modifie bel et bien l'ordonnancement juridique, s'y trouve pour sa part
soumise.

323
détachabilité pour s'autoriser à connaître de décisions dont le rattachement à une opération
soumise au plein contentieux s'opposait précédemment au contrôle de l'excès de pouvoir1574.
Même la notion de mesure d'ordre intérieur, qui constituait pourtant un des derniers bastions de
l'insoumission de l'acte administratif -réputé, à tort ou à raison, de peu d'importance- à la voie
de droit étudiée, a été récemment vidée de l'essentiel de sa substance1575.

Mais le nombre d'actes susceptibles d'être déférés n'est pas le seul symptôme de la place
privilégiée qu'occupe le recours étudié ; il nous faut, dans la même optique, noter la
détermination du juge à ne pas se laisser déposséder de cette faculté qu'il s'est arrogée.

2 - Opiniâtreté du juge pour s'autoriser à contrôler l'acte qui lui est soumis

Cette ténacité du juge de l'excès de pouvoir se manifeste à deux égards :

a) Entrave aux tentatives de soustraction de l'acte au contrôle de l'excès de pouvoir

Il arrive parfois que des volontés extérieures essayent de s'opposer à la soumission au


contrôle de l'excès de pouvoir d'un acte qui y est en principe assujetti. Dans tous les cas, le juge
a manifesté le désir de réduire, voire d'anéantir autant que faire se peut la portée de ces
pratiques. On peut distinguer deux types de situations :

- Tantôt la volonté d'exempter un acte administratif du contrôle de l'excès de pouvoir émane du


législateur. Tel était le cas dans l'arrêt Dame Lamotte que nous avons déjà présenté, affaire dans
laquelle le Conseil d'État se heurtait à une disposition de loi du gouvernement de Vichy -
curieusement demeurée applicable après la Libération- s'opposant, en matière de concessions de
terres incultes ou abandonnées, à tout "recours administratif ou judiciaire". La Haute Assemblée
décida alors d'interpréter la disposition en question comme n'incluant pas, en l'absence de
précision expresse en ce sens, le recours pour excès de pouvoir. Cette jurisprudence, qui

Sur ce problème, voir en particulier Y. Gaudemet, "Remarques à propos des circulaires administratives,
in Mélanges Stassinopoulos, p.561.
1574
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
1575
Voir infra, les arrêts Hardouin et Marie (Titre I).

324
consacre l'idée que cette voie de droit reste ouverte "même si tout autre recours a été écarté par
le législateur"1576, n'a cessé d'être confirmée depuis lors1577. L'audace du juge administratif dont
elle témoigne - puisque celui-ci se livre parfois par là, comme c'était le cas pour l'arrêt de
principe (tant la volonté du législateur, dans le sens d'une exclusion de tout recours
juridictionnel quel qu'il soit, ne faisait guère de doute), à une interprétation quasi contra legem -
montre en quelle estime est tenu le recours pour excès de pouvoir en tant qu'arme au service du
principe de légalité. Et cette protection initiale se trouve aujourd'hui renforcée par l'entrée sur la
scène juridique de règles constitutionnelles et internationales qui semblent, dans leur domaine
respectif, interdire au législateur d'exclure expressément le recours pour excès de pouvoir,
prohibition qu'il n'était pas dans le pouvoir du Conseil d'État, juge des actes administratifs,
d'édicter1578.

- Tantôt c'est le requérant lui-même, plus ou moins "téléguidé" par l'administration, qui émet le
vœu de ne pas poursuivre l'illégalité éventuelle d'une décision administrative qui le frappe. Le
Conseil d'État se montre, ici encore, bien circonspect, et n'admettra cette attitude qu'avec
parcimonie. Ainsi estime-t-il tout d'abord que le fait d'avoir donné son accord à une décision
administrative ou de déclarer renoncer par avance à la contester ne s'oppose en rien à la
possibilité d'exercer un recours pour excès de pouvoir ultérieur, dans la mesure où il ne qualifie
pas cette attitude d'"acquiescement"1579. Le commissaire du gouvernement P. Landon1580 a
1576
J. Delvolvé, conclusions précitées, p.486.

Voir également la formule particulièrement explicite de l'arrêt d'Assemblée du 17/04/1953, Falco et


Vidaillac, p.175 : "En l'absence de toute prescription édictant expressément une solution contraire, les
dispositions précitées (...) ne sauraient avoir pour conséquence de priver -les intéressés- du recours pour
excès de pouvoir qui leur est ouvert, en cette matière comme en toute autre, en vertu des principes
généraux du droit". Ainsi en va-t-il en particulier lorsqu’une disposition de loi prévoit qu'une autorité
administrative "statue souverainement", la formule employée étant trop générale pour faire obstacle à
l'exercice du recours étudié.
1577
Voir notamment : C.E., S., 16/12/1965, Epoux Deltel, p.592 ; Dalloz 1956, p.44, conclusions P.
Laurent ; Revue du droit public 1956, p.150, note M. Waline ; C.E., S., 17/05/1957, Simmonet, p.314 ;
Sirey 1957, p.351, conclusions C. Heumann ; Dalloz 1957, p.580, note B. Jeanneau ; Actualité juridique,
Droit administratif 1957, II, p.270, chron. J. Fournier et G. Braibant ; et C.E., 3/06/1959, Bellenand,
p.335.
1578
Voir respectivement la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative au "droit au juge" (infra
Titre II, Sous-titre II) ; et le principe général du droit communautaire consacré par l'arrêt Marguerite
Johnston (arrêt précité), ainsi que les articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme, qui consacrent tous le droit au juge lorsque sont bafoués les principes protégés à leur
échelle.
1579
C.E., 13/02/1948, Louarn, p.79 ; et C.E., Ass.,19/11/1955, Andréani, p.551 ; Droit administratif
1956, p.25, conclusions P. Landron.

La solution est la même dans le cas où la décision a été prise à la demande du requérant : C.E.,
20/02/1952, Cau, p.117 ; 13/10/1961, Dame Weitzdorfer, p.564.

325
parfaitement résumé la position du juge administratif sur ce point : "les droits auxquels on peut
renoncer par acquiescement sont des droits d'ordre subjectif, attachés à la personne d'un
individu, mais il serait impossible, contraire à l'ordre public, de renoncer à invoquer l'illégalité
d'un acte administratif (...). C'est pourquoi le domaine normal de l'acquiescement devant le juge
administratif est celui du recours de plein contentieux"1581. On retrouve la marque de
semblables préoccupations dans le régime du désistement, c'est-à-dire (grossièrement) la faculté
de renoncer à un recours pour excès de pouvoir que l'on a introduit1582 : si le juge tolère une
telle attitude1583, il considère en revanche que l'acceptation par l'administration de ce
désistement n'engendre pas une situation contractuelle et n'empêche pas de ce fait le requérant
de retirer celui-ci tant que la juridiction n'en a pas donné acte1584. On peut encore une fois
considérer, avec M. Kornprobst1585, que cette solution est liée au caractère "d'ordre public" qui
s'attache au recours pour excès de pouvoir, et qui conduit le juge à se montrer sévère eu égard à
tous les procédés susceptibles d'entraver sa formation.

b) Neutralisation des circonstances extérieures semblant devoir soustraire l'acte au contrôle de


l'excès de pouvoir

Le juge administratif, saisi d'un recours pour excès de pouvoir, est parfois confronté à
certains événements dont on pourrait penser qu'ils sont de nature à susciter le prononcé d'un
non-lieu à statuer. Mais dans la mesure où il lui incombe de sanctionner impérativement
l'illégalité de l'action administrative soumise à son examen, la juridiction concernée fera fi de la
nouvelle conjoncture et mènera à bien le procès engagé. Quelques exemples divers attestent de
cette pugnacité à aller jusqu'au bout du contrôle de légalité lorsqu'il a été entrepris. Ainsi,

1580
Conclusions précitées, p.28 : en l'espèce, et en application du principe dégagé, le requérant est donc
admis a contester le statut contesté alors que, en qualité de délégué syndical, il avait signé une
déclaration exprimant son accord complet sur le projet gouvernemental.
1581
Pour un exemple de renonciation à poursuivre la reconnaissance d'un droit subjectif, voir C.E., S.,
9/05/1952, Houillères du bassin de Lorraine, p.238.
1582
Pour plus de précisions sur cette notion, voir A. Heurté, "Le désistement dans la jurisprudence du
Conseil d'État", Actualité juridique, Droit administratif 1959, I, p.81.
1583
C.E., 4/11/1955, Cancre, p.777 ; et pour plus de détails sur ce point, Cf. C. Blumann, La
renonciation en droit administratif, Paris, 1975, pp.131 s..
1584
C.E., Ass., 21/04/1944, Société Dockès frères, p.120 ; 19/04/1950, de Villèle, p.214 ; et 19/11/1958,
Butori, p.565 ; Actualité juridique, Droit administratif 1958, II, p.450, conclusions A. Bernard.

Cette situation se distingue une fois encore des contentieux subjectifs dans lesquels le demandeur ne
peut plus rétracter son désistement dès lors que son adversaire l'a accepté.
1585
Op. cit., p. 58.

326
puisqu'il s'agit d'examiner la régularité d'un acte et non d'en sanctionner l'auteur, persistera le
lien juridique d'instance en dépit de la disparition de l'organisme dont émanait la décision
litigieuse1586. Dans le même sens, on peut noter que le Conseil d'État n'estime pas que l'appel
contre un jugement de première instance annulant une décision administrative à durée limitée
devient sans objet du simple fait que cette dernière a été ultérieurement reconduite par des
mesures juridiquement distinctes. Cette solution a été notamment adoptée par l'arrêt Société Les
mines des potasses d'Alsace1587 : avaient été annulés par jugement du tribunal administratif de
Strasbourg un certain nombre d'arrêtés autorisant le rejet de résidus industriels dans les eaux du
Rhin. Postérieurement à la décision des premiers juges, le préfet avait pris un nouvel arrêté qui
prenait le relais des précédents. Comme le montre M. Dandelot1588, nous nous trouvons ici dans
un contentieux d'excès de pouvoir (les arrêtés ayant été pris dans le cadre d'une législation
spécifique sur la pollution des eaux, et n'obéissant pas à celle des installations classées dont le
contentieux est soumis au juge de pleine juridiction) : aussi, bien que les textes en cause
n'existent officiellement plus dans l'ordonnancement juridique -puisque remplacés par une
décision nouvelle-, le Conseil d'État n'en conserve pas moins le devoir d'examiner la décision
des premiers juges pour déterminer, en dernier ressort, si ces mesures étaient ou non entachées
d'illégalité1589.

Le juge met ainsi à l'épreuve de la légalité le plus grand nombre de décisions


administratives possible, et n'admet qu'à contrecœur que celles-ci puissent échapper à son
contrôle. Dans le même ordre d'idée, il s'est avéré nécessaire de faciliter, autant que faire se
peut, l'engagement du recours pour excès de pouvoir.

1586
C.E., 26/05/1948, Jobit, p. 662.
1587
C.E., S., 18/04/1986, p.115 ; Revue française de droit administratif 1987, p.479, conclusions M.
Dandelot ; et p. 493, note D. Ruzié.
1588
Conclusions précitées, p.481.
1589
On peut rapprocher cette jurisprudence de celle qui veut que l'acte abrogé puisse, à l'inverse de l'acte
annulé ou retiré, faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, puisqu'il a produit certains effets et
appartenu, à un moment donné, au droit positif ; il devait à ce titre se conformer au principe de légalité,
sans quoi il pourra subir la censure du Conseil d'État (C.E., 13/11/1964, Ministre de l'Intérieur c/ Livet ;
16/10/1987, Genessaux (arrêt précités)).

327
B. Eu égard aux conditions d'engagement du recours

Qu'il satisfasse à une nécessité aussi aiguë que la régularité de l'action administrative
explique pourquoi le recours pour excès de pouvoir est d'accès facile. Cette affirmation se
vérifie s'agissant à la fois du nombre de personnes admises à l'intenter, et de l'aisance avec
laquelle celles-ci peuvent former leur demande.

1 - Le grand nombre de requérants potentiels

A. de Laubadère, se plaçant dans la lignée des auteurs qui opposent classiquement deux
natures de questions qui peuvent être soumises au juge, estime normal "que le recours soit
beaucoup plus largement ouvert dans le contentieux objectif que dans le contentieux subjectif
dont l'accès est logiquement limité au titulaire de la situation juridique subjective" 1590. Pour une
voie de droit qui présente en effet le caractère d'"utilité publique"1591 que nous avons déjà mis
en lumière, il paraît en effet souhaitable d'admettre le plus grand nombre possible de requérants
au prétoire. Bien évidemment, il ne saurait être question d'une complète actio popularis ouverte
à tout un chacun en qualité de citoyen, sous peine d'engorger à l'excès, voire d'étrangler
définitivement la juridiction administrative, dont les capacités de fonctionnement sont - on ne le
sait que trop - limitées, dans la mesure où "la malice, la passion politique en viendraient à
soumettre au juge tous les actes de l'administration"1592. Et, de fait, le Conseil d'État ne permet
pas qu'une telle démarche puisse être fondée sur le seul intérêt de la légalité 1593, ou exercé en
simple qualité de citoyen1594 ou de contribuable de l'État1595. Il n'empêche que, depuis
longtemps, le juge administratif fait montre d'une conception particulièrement extensive de
l'intérêt à agir dans le cadre du recours pour excès de pouvoir : le fait d'appartenir à une large
catégorie de citoyens sensibilisée à la décision en cause suffit souvent à faire pencher la balance

1590
Op. cit., n°1085.
1591
Pour reprendre l'expression de R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°164.
1592
G. Vedel et P. Delvolvé, op. cit., p.757.
1593
C.E., 17/01/1951, Morin, p.800.
1594
C.E., 11/02/1949, Faveret, p.74.
1595
C.E., 9/02/1955, Société "La belle gaule", p.77.

328
du côté de la recevabilité1596, et ce libéralisme s'inspire assurément de la mission assignée à
cette voie de droit1597, tout comme celui qui caractérise les conditions d'engagement du recours
stricto sensu.

2 - Les facilités d'accès au prétoire

Très tôt, l'on a voulu empêcher que des raisons financières ne dissuadent les administrés
d'exercer un recours pour excès de pouvoir1598 : ainsi, l'article premier du décret du 2/11/1864
a-t-il, par exception1599, dispensé le requérant contestant la légalité d'une décision
administrative de l'obligation de se faire représenter par un avocat, solution reprise par l'article
45 de l'ordonnance du 31/07/1945. Cette mesure est assurément liée au caractère objectif de la
question posée au juge, puisque le Conseil d'État la fait partager à d'autres voies contentieuses
dédiées à la détermination de la régularité d'un acte administratif 1600. Cela a bien sûr pour effet
de rendre la rédaction des requêtes souvent plus imprécise que si elle avait été assurée par un

1596
Ainsi le contribuable d'une collectivité publique (hors l'État) peut-il en principe, depuis l'arrêt
Casanova (C.E., 29/03/1901, p.333 ; Sirey 1901, 3, p.73, note Hauriou), attaquer à ce seul titre les
décisions ayant des répercussions sur les finances ou le patrimoine de cette collectivité ; de même, la
jurisprudence "Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli" (C.E.,
21/12/1906, p.962, conclusions Romieu ; Sirey 1907.3, p.33, note Hauriou) a reconnu que la qualité
d'usager du service public conférait un intérêt à attaquer en excès de pouvoir tout acte concernant le
service, qu'il se rapporte à son organisation ou à son fonctionnement.
1597
Voir en particulier E. Thomas, L'intérêt pour agir dans le recours pour excès de pouvoir, Thèse,
Paris 2, 1972.
1598
Notons cependant que le recours étudié ne se distingue pas des autres actions en justice pour ce qui
est du droit de timbre. On sait que la loi du 30/12/1977 avait instauré la gratuité des actes de justice. Or,
un amendement au projet de loi de finances pour 1993 a institué un droit de timbre de 150 francs par
requête enregistrée auprès des juridictions administratives, droit qui devra être acquitté quelle que soit la
nature du recours intenté. Pour une critique fondamentale de cette mesure et des propositions concrètes
tendant à remettre en cause efficacement le principe de gratuité, lire J.-M. W., "Le rétablissement du
droit de timbre dans le contentieux administratif : une réforme ratée ?", Les petites affiches, 15/12/1993,
n°150, p.15.
1599
Le principe veut en effet qu'un recours n'est recevable que s'il est exercé par le ministère d'un avocat
assurant la représentation du requérant. Voir notamment M. Doucelin, Le ministère de l'avocat devant la
juridiction administrative, Thèse Paris 1, 1980.
1600
- Pour le recours en appréciation de légalité, voir C.E., 16/03/1923, Abbé Gauthier, Sirey 1924.3,
p.41, note Hauriou ; et plus récemment 6/10/1971, Doublet, p.580.

- Pour le recours en déclaration d'inexistence, C.E., 8/05/1968, Thorel, p.285.

329
professionnel, mais la jurisprudence administrative se révèle bien peu sévère eu égard à
l'introduction de la requête, dont le contenu peut se résumer à une exposé succinct des faits
litigieux, et à une simple indication des moyens invoqués1601.

L'ampleur et la facilité des contestations d'actes administratifs devant le juge de l'excès


de pouvoir se révéleraient de peu d'utilité si les conséquences attachées au succès de ce recours
ne satisfaisaient pas, à leur tour, à la mission d'assainissement de l'ordre juridique qui lui est
assignée. Fort heureusement, les effets dévolus à l'annulation juridictionnelle d'une décision
administrative reconnue illégale se montrent à la hauteur des ambitions affichées.

II - Larges incidences de l'annulation

A. On ne va pas insister longuement sur ce point ici, tant le contenu du Titre préliminaire de
notre première Partie peut alimenter en illustrations diverses cette force reconnue aux arrêts
d'annulation. Le moment est toutefois venu de souligner le lien entre l'effet absolu de ces
jugements et la conception qui fait du recours pour excès de pouvoir un moyen de défense de la
légalité : si l'on a conféré une portée telle à l'annulation, ce n'est pas, comme l'avaient soutenu
certains auteurs1602, par simple réminiscence du temps ou la voie de droit étudiée s'assimilait à
un recours hiérarchique1603, son résultat possédant alors naturellement la même ampleur que
l'acte administratif qu'il réformait ; c'est plutôt parce que, rétablissant la légalité de l'action
administrative dans l'intérêt de toutes les composantes de la société, l'annulation doit être
respectée par chacune d'entre elles, et pouvoir, le cas échéant, leur profiter 1604. Ainsi, nous
avons vu que l'ensemble des autorités administratives et juridictionnelles avaient, au même titre
que l'ordonnancement juridique en général, l'obligation de se plier à la censure prononcée par le
juge de l'excès de pouvoir.

1601
Sur ce dernier point, voir notamment les conclusions B. Genevois sur C.E., S., 25/02/1985, Mersad,
Revue française de droit administratif 1985, p.420 : le requérant, qui avait présenté son recours sans le
ministère d'un avocat, est censé avoir critiqué la légalité interne de l'arrêté d'expulsion dont il a fait
l'objet par le seul fait que, présentant sa situation, il a mis en exergue qu'il était marié avec une Française
et a contesté le nombre et la gravité des infractions qu'il aurait commises.
1602
Et en premier lieu Laferrière (op. cit., t. II, p.574).
1603
Pour une synthèse de cette conception initiale du recours pour excès de pouvoir, Cf. B. Kornprobst,
op. cit., p.72 s.
1604
On sait déjà que toute personne ne peut se prévaloir de l'annulation d'un acte administratif.

330
B. Mais la liaison entre le caractère d'ordre public reconnu à la voie de droit qui nous préoccupe
et les effets absolus s'attachant à son aboutissement transparaissent de façon encore plus
éclatante dans l'idée que l'annulation s'impose au requérant lui-même : l'administré qui intente
un recours pour excès de pouvoir se présente, nous l'avons déjà souligné, comme un gardien du
principe de légalité pris en tant qu'idéal théorique -dont la bonne application suppose la
disparition de tout acte vicié de l'ordonnancement juridique-, agissant non pour sauvegarder ses
propres intérêts, mais au nom de la société tout entière. On conçoit dès lors qu'il ne puisse, en
cas de succès, renoncer ultérieurement à se prévaloir de cette annulation. La jurisprudence
considère en conséquence que pareille renonciation est privée de tout effet juridique1605,
contrairement à ce que l'on enregistre en plein contentieux où ce procédé est classiquement
admis et devient opposable à son auteur1606. Un administré qui a obtenu l'annulation par un
tribunal administratif d'un acte lui faisant grief ne peut donc plus reculer, devant la juridiction
d'appel, au cours de l'instance provoquée par l'administration défenderesse1607. En outre, et ce
détail montre, plus que tout autre, que l'administré n'actionne pas le juge pour excès de pouvoir
en son nom propre, le requérant ne peut demander au juge que soient tirées de l'annulation les
seules conséquences qui lui bénéficient, et renoncer à celles qu'elle engendre au détriment
d'autres administrés. Prenons l'exemple de l'arrêt Dame Toledano-Abitbol1608 : une liste
d'aptitude aux fonctions de maître de conférences pour la section de droit privé avait été
annulée par le juge administratif. Le Conseil d'État va ici considérer que l'administration est
tenue de réviser toutes les nominations auxquelles la liste a servi de fondement, alors même
qu'elles n'ont fait l'objet d'aucun recours contentieux spécifique. Cela n'entrait sans doute pas
dans les calculs de la requérante qui avait obtenu l'annulation de la liste, puisqu'elle déclara
renoncer à ce que soient tirées toutes les conséquences de la décision juridictionnelle rendue en
sa faveur. Le Conseil d'État ne va pas lui permettre d'adopter une telle attitude ; il décide qu'elle
ne peut utilement renoncer à l'annulation des nominations induite par celle de la liste, pas plus
que l'on ne peut renoncer au bénéfice direct d'une annulation qu'on a obtenue1609.

1605
C.E., S., 13/07/1967, Ministre de l'Education Nationale c/ Ecole privée de filles de Pradelles, p.339 ;
Actualité juridique, Droit administratif 1968, p.344, note O. Dupeyroux ; Dalloz 1968, p.431, note M.
Voisset ; Revue du droit public 1968, p.187, conclusions M. Bernard ; C.E., 2/02/1972, Dame Minuit-
Baladut de Saint-Jean, p.106 ; Revue du droit public 1972, p.1531, note M. Waline ; et pour un arrêt plus
récent, Cf. C.E., 27/09/1989, Ville de Vallauris, p.881.
1606
Cf. C.E., 12/06/1981, Mme Martin Boyer, Revue du droit public 1982, p.239 : ici, la partie qui a
obtenu satisfaction en première instance déclare renoncer au bénéfice de la chose jugée ; l'appel formé
par la partie adverse devient donc sans objet, le jugement de premier ressort n'étant plus susceptible
d'exécution.
1607
C.E., 3/06/1988, Mme Lafragette : est sans effet la lettre d'un requérant victorieux en première
instance précisant qu'il a décidé d'"abandonner toute procédure".
1608
C.E., 25/05/1979, p. 228 ; Dalloz 1979, I.R., p.384, obs. P. Delvolvé (arrêt précité).
1609
Cela démontre par ailleurs, s'il en était besoin, que la chute des actes-conséquences de l'annulation
possède la même force que l'annulation directe d'une décision.

331
La théorie classique insiste donc sur le fait que l'annulation répond au souci objectif de
corriger toute incartade de l'administration hors de la ligne de conduite que lui fixe le principe
de légalité, et explique pourquoi le recours pour excès de pouvoir est si largement ouvert, et
d'une portée si radicale. D'un autre côté, elle suppose également que le juge soit animé du seul
souci de répondre à la question objective qui lui est posée, sans jamais avoir à prendre en
compte aucune donnée subjective susceptible de l'amener à moduler la décision que cet examen
induit.

SECTION 2. RETABLIR LA LEGALITE CONSTITUE LE SEUL SOUCI DU JUGE DE


L'EXCES DE POUVOIR

Le juge de l'excès de pouvoir n'a théoriquement qu'à s'attacher à déterminer si la


décision qui lui a été déférée est régulière ou irrégulière. Et lorsque le contrôle de l'acte litigieux
fait apparaître une violation de la règle de droit, il se doit de l'annuler, sans que rien ne vienne
parasiter son analyse, ni de prétendus droits qu'aurait engendrés la mesure en cause, ni son bien-
fondé intrinsèque. Cette imperméabilité aux circonstances qui entourent l'acte querellé se
manifeste aussi bien au regard de la situation des acteurs directs au litige qu'à l'endroit des tiers
à celui-ci.

Paragraphe 1. Détachement du juge quant aux répercussions de l'annulation sur les


acteurs au litige

Le juge de l'excès de pouvoir ne saurait se préoccuper des conséquences que


l'annulation pourra produire sur la situation juridique du requérant, dans la mesure où la défense
de son intérêt subjectif n'est pas censé constituer, on l'a vu, l'objet principal de la démarche de
ce dernier ; les raisons d'opportunité que l'administration peut mettre en avant pour tenter de
sauver son acte en dépit de l'irrégularité qui l'entache ne devront pas plus être prises en compte.

332
I - Quant aux retombées de l'annulation sur la situation du requérant

A. L'imperméabilité à la situation du requérant qui caractérise l'action du juge de l'excès de


pouvoir s'inscrit inévitablement dans la lignée de la vision traditionnelle qui postule que le
recours est formé pour la défense du principe de légalité, et non en vue de protéger une situation
individuelle. On peut bien évidemment dénoncer le caractère extrêmement artificiel de cette
perception : celui qui poursuit l'annulation d'une décision administrative vise, le plus souvent,
une amélioration de sa position personnelle -à laquelle l'acte contesté portait ou était susceptible
de porter atteinte-, et ne se soucie qu'accessoirement -si tant est qu'il s'en préoccupe- de la
défense de la légalité de l'action administrative1610. Cela, la doctrine l'a vite senti, qui a corrigé
l'idéalisme outrancier de la vision initiale faisant du requérant le porte-parole de la société, en
introduisant l'idée de "recours personnalisé"1611. Et de fait, l'annulation produit souvent des
effets bénéfiques à l'égard de l'administré qui l'a obtenue : pour s'en tenir à un exemple
classique, le fonctionnaire qui a attaqué l'acte le révoquant jouira, en cas de succès, d'une
réintégration et d'une reconstitution de carrière corrélative1612.

B. Mais cette réalité contentieuse ne heurte pas de front l'idée que le juge de l'excès de pouvoir
n'a pas à se préoccuper de la situation de l'administré qui se trouve à l'origine du litige. Comme
le souligne R. Chapus, quand une annulation est prononcée, "si l'intérêt personnel du requérant
s'en trouve satisfait, ce sera par surcroît"1613. Ce qui motive le jugement rendu n'est pas ici, en
premier lieu, le désir de contenter le justiciable à qui l'acte fait grief mais bien d'effacer
l'irrégularité dénoncée, et en cela, prononcer la disparition rétroactive de l'acte épuise l'office du
juge de l'excès de pouvoir : le requérant n'en tirera bénéfice que dans la mesure où la situation
objective qui résultait de l'édiction de l'acte illégal perturbait sa situation subjective propre
(pour reprendre notre exemple, par l'extinction de sa qualité de fonctionnaire), et où la
disparition de la norme illégale induit la fin de ce bouleversement.

1610
On aura l'occasion de s'appesantir sur ce point dans le cadre des développements du Titre I.
1611
Voir notamment P. Weil, op. cit. p.22 : "le particulier qui intente un recours contre un acte de
l'administration a en vue moins la protection de la légalité abstraite que celle de ses propres intérêts. A
une conception un peu froide et rigide qui ne voit dans le recours pour excès de pouvoir qu'un
instrument de légalité (...), il faut ajouter une vue plus concrète et plus humaine du recours".
1612
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
1613
Droit du contentieux administratif, n°157.

333
La situation du requérant n'est donc pas censée entrer en ligne de compte dans l'analyse
à laquelle procède le juge de l'annulation ; il en va de même des arguments que pourrait avancer
l'administration pour tenter de couvrir l'irrégularité de sa décision.

II - Quant aux retombées de l'annulation sur l'action administrative

La fonction d'assainissement de l'ordre juridique qu'on assigne à la voie de droit étudiée


semble imposer au juge de se placer sur un terrain strictement juridique pour apprécier la
légalité de l'acte qui lui est soumis, et faire abstraction de toute considération d'opportunité.
L'administration, en réponse à l'argumentation du requérant, ne peut donc faire valoir qu'il y a
tout intérêt à préserver l'acte illégal dans l'ordonnancement juridique. Cela se traduit de deux
manières :

A. L'administration ne saurait gommer l'irrégularité de l'acte en arguant de son à-propos

Le juge de l'excès de pouvoir est juge de la légalité des actes administratifs, et non de
leur opportunité1614 : si l'examen auquel il se livre révèle une violation de la règle de droit, il se
doit d'annuler la mesure contestée. L'autorité administrative est certes le plus souvent tentée de
"défendre son acte, comme un particulier défendrait ses droits"1615. Mais, ce faisant, elle ne peut
mettre en avant l'utilité de sa décision afin de couvrir l'irrégularité qui l'entache1616, pas plus que

1614
Voir en ce sens la formule de principe employée dès 1916 et qui demeure d'actualité : "... le Conseil
d'État ne peut apprécier l'opportunité des mesures qui lui sont déférées par la voie du recours pour excès
de pouvoir" (C.E., 14/01/1916, Camino, p.15 ; Revue du droit public 1917, p.463, conclusions Corneille,
note Jèze).
1615
B. Kornprobst, op. cit., p.91.
1616
Il ne faut pas confondre cette impossibilité avec les techniques d'évaluation de l'illégalité d'une
décision administrative qui font justement jouer des considérations d'opportunité. On pense notamment à
334
l'administré qui l'attaque ne peut fonder son recours sur une question d'opportunité, laquelle
n'est pas de nature à être discutée par la voie contentieuse1617. Si l'administration croit devoir
reprendre l'acte censuré, elle sera tenue, après correction de l'illégalité censurée, d'édicter une
nouvelle mesure de portée semblable, à condition de ne pas heurter la chose jugée par l'arrêt
d'annulation1618.

B. L'administration ne saurait faire échec à l'annulation en mettant en avant les


perturbations que celle-ci peut causer

Le deuxième type d'arguments que pourrait faire valoir l'administration pour conduire le
juge de l'excès de pouvoir à se montrer circonspect dans la sanction de l'illégalité qu'il décide,
consiste à insister sur les difficultés d'exécution que le prononcé d'une annulation risque
d'entraîner, et sur les dérangements induits dans le bon fonctionnement des services publics -
notamment en matière de reconstitution de carrière. Mais on a vu que de telles considérations
ne sont pas de nature à influencer quelque peu que ce soit la décision du juge administratif, qui
annulera coûte que coûte le décision irrégulière, quitte ensuite, dans les cas extrêmes, à voir le
législateur remédier aux conséquences les plus fâcheuses de ce jugement1619.

la théorie du bilan, employée principalement en matière d'expropriation depuis l'arrêt "Ville nouvelle
Est" (C.E., Ass., 28/05/1971, p.409, conclusions Braibant), et qui consiste à déterminer l'utilité publique
d'un projet en comparant les avantages et les inconvénients que celui-ci comporte. Dans un tel cas, il
s'agit pour le juge d'apprécier si l'acte est réellement légal, ce qui sera le cas si les atouts du projet
l'emportent sur les désagréments qu'il engendrera, puisque cela conditionne désormais son utilité
publique ; il n'est aucunement question de compenser une irrégularité quelconque par la prise en compte
de l'opportunité d'un acte.
1617
Ainsi ne sauraient être discutés les appréciations purement discrétionnaires auxquelles se livre
l'administration, telles par exemple :
- le choix d'un chef-lieu d'arrondissement (C.E., S., 18/10/1968, Ville de Sceaux, p.496 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1969, p.24, chron. MM. Dewost et Denoix de Saint-Marc) ou le transfert
d'un chef-lieu de Département (C.E., Ass., 26/11/1976, Soldani et autres, p. 507, conclusions D.
Latournerie ; Actualité juridique, Droit administratif 1977, p.33, chron. M. Nauwelaers et L. Fabius ; La
semaine juridique 1978, II, n°18959, note L. Balmond et Y. Luchaire).

- l'abstention du gouvernement de prendre l'initiative de modifier les limites d'une Région (C.E.,
9/11/1984, Association Bretagne-Europe, p.354 ; La semaine juridique 1985, n°20501, note C.S.).
1618
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
1619
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I, le problème des validations législatives. On sait également
que l'administration ne peut s'exonérer de l'obligation d'exécuter la chose jugée en arguant des difficultés
que ne manquera pas d'engendrer la traduction dans les faits du jugement d'annulation.

335
Le juge de l'excès de pouvoir se contente donc théoriquement de confronter l'acte qui lui
est déféré avec les sources de la légalité, et, en cas de distorsion, il l'annulera sans aucun
scrupule : il ne doit en effet ni prendre en compte, comme on vient de le souligner, les
considérations d'opportunité que l'auteur de la mesure irrégulière pourrait soulever, ni la
situation des tiers à l'acte dans la mesure où celle-ci n'est pas, par définition, juridiquement
protégée.

Paragraphe 2. Indifférence du juge quant aux répercussions de l'annulation sur les tiers

Les tiers ne peuvent prétendre opposer aucun droit à la disparition de l'acte reconnu
vicié, car, par principe, ce dernier n'a pu en engendrer. Si cette affirmation semble en
contradiction totale avec la jurisprudence traditionnelle qui admet la tierce opposition en
matière d'excès de pouvoir, un examen attentif de cette dernière nous permettra de constater
qu'il n'en est rien.

I - Le principe : aucun droit n'a pu naître sur la base de l'acte annulé

C'est sans ambages que le Conseil d'État a posé le principe selon lequel "aucun droit n'a
pu naître d'actes annulés"1620. Cette affirmation semble s'accorder naturellement avec le postulat
qui veut que ces derniers soient censés n'être jamais intervenus : ayant, par définition, été
attaqués avant d'avoir acquis un caractère définitif -sans quoi le litige ne se serait pas soldé par
une annulation mais par l'irrecevabilité de la requête-, les actes litigieux, s'ils ont entraîné
certains effets, n'ont pu en revanche créer de véritables droits au profit de tiers, droits qui
pourraient résister à la "déferlante" rétroactive qui suivra le jugement. Tout ce qui avait pu
commencer à naître sur la base de l'acte provisoirement applicable en vertu du principe de
l'effet non suspensif des recours est condamné à disparaître, faute de définitivité, dans le sillage
de la décision annulée. Le juge de l'excès de pouvoir, lorsqu'il sanctionne une illégalité, n'a
donc pas en principe à se soucier de la situation des tiers à celle-ci, puisqu'ils ne sauraient être
titulaires d'aucun droit de nature à faire obstacle à l'annulation prononcée. Cela se confirme
d'ailleurs par l'exclusion de la procédure d'appel en déclaration de jugement commun en

1620
C.E., 10/12/1954, Cru et autres, précité.

336
matière d'excès de pouvoir1621, puisque cette procédure n'est ouverte qu'à l'égard de toute
personne aux droits de laquelle le jugement à rendre pourrait préjudicier1622.

II - Un principe compatible, en dépit des apparences, avec la jurisprudence accueillant la


tierce opposition

Après quelques hésitations à la fin du siècle dernier1623, le Conseil d'État a ouvert aux
tiers1624, dès 1912, la voie de la tierce opposition à l'encontre des décisions d'annulation1625.
Bien que cette voie de droit ait pour fondement le souci de sauvegarder de prétendus droits de
tiers mis à mal par le jugement considéré, sa permission en matière d'annulation ne heurte pas
vraiment le principe dont on vient de tracer les contours.

A. Ce qui pouvait passer pour incompatible

1621
C.E., 25/05/1970, Société de construction "La Favière", p.352.
1622
C.E., S., 17/11/1967, Confortini et Piazza, p.427 ; Revue du droit public 1968, p.641, note M.
Waline.
1623
Après avoir déclaré recevable une requête en tierce opposition en matière d'excès de pouvoir au
travers de l'arrêt Ville de Cannes (C.E., 28/04/1882, p.387), la Haute juridiction avait en effet fermé
cette voie par sa décision du 8/12/1899 Ville d'Avignon (rec. p.719, conclusions Jagerschmidt ; Sirey
1900.3, p.73, note Hauriou précitée).
1624
Il s'agit ici de personnes qui n'ont été ni mises en cause, ni représentées dans l'instance (C.E., Ass.,
21/01/1938, Cie des chemins de fer P.L.M., p.70, conclusions Josse).
1625
C.E., 29/11/1912, Boussuge et autres, p.1128 ; Sirey 1914.3, p.33, conclusions L. Blum, note M.
Hauriou ; Revue du droit public 1913, p.331, conclusions Blum, note Jèze.
Cette voie de recours, qui existait déjà dans le cadre du recours de pleine juridiction, est empruntée à la
procédure civile. Pour plus de précisions sur ce point, Cf. P. Dubouchet, "La tierce opposition en droit
administratif. Contribution à une théorie normative de l'institution", Revue du droit public 1990, pp.709
s., et plus particulièrement p.711.

Elle est aujourd'hui rangée par le Conseil d'État au nombre des "règles générales de procédure dont
l'application ne peut être écartée que par une disposition législative expresse" (C.E., 3/11/1972, Dame de
Talleyrand-Périgord, p.707).

337
L'admission de la tierce opposition dans le contentieux de l'excès de pouvoir avait
provoqué un émoi certain dans la doctrine administrativiste du début du siècle. Le point le plus
sensible se situait dans l'inconciliabilité dénoncée entre ce procédé et l'effet absolu de chose
jugée qu'on prête aux arrêts d'annulation, en vertu duquel ceux-ci sont réputés imposer le
rétablissement de la légalité à tous les citoyens. Il est intéressant de noter la parenté existant
entre cette soumission des tiers à la décision du juge administratif et le principe sus-rappelé qui
veut qu'aucun droit n'ait pu naître de l'acte annulé : c'est précisément parce que lesdits tiers
n'ont, sur le plan juridique, rien à opposer à l'annulation de l'acte illégal, qu'ils doivent s'y plier.
Or, voici que par l'arrêt Boussuge, le Conseil d'État leur ouvre la voie de la tierce opposition à
un jugement d'annulation, dès lors que celui-ci, en prononçant la censure de l'acte illégal, les a
"personnellement privés d'un droit". Cette exigence de "droit" violé, empruntée à la
terminologie l'article 474 du code de procédure civile de l'époque et qui a perduré jusqu'à nos
jours1626, paraît difficile, sinon impossible à concilier avec le principe qui dénie toute possibilité
de création de droit, au profit de tiers, sur la base d'un acte censuré pour excès de pouvoir. Mais
ce n'est qu'illusion, due à un abus de langage.

B. L'irréalité de l'antinomie

On est loin, aujourd'hui, de l'époque où l'admission de la tierce opposition dans le


domaine de l'excès de pouvoir passait pour une "inadvertance de la Haute juridiction" 1627. La
jurisprudence s'est en effet enrichie de nombreuses décisions qui permettent d'obtenir la clé du
problème, et de mettre à bas, par là même, toutes les objections théoriques qui avaient fleuri à la
suite des arrêts précurseurs.

1 - Les tiers ne font pas valoir de véritables droits

Originellement, la jurisprudence du Conseil d'État adoptait une terminologie différente,


puisque la décision Ville de Cannes permettait la tierce opposition dès lors que l'annulation
lésait un simple "intérêt". Cette permissivité devait être fortement critiquée par Laferrière, dans
la mesure où, si elle se confirmait, "il n'y aurait presque pas d'arrêts prononçant une annulation
pour excès de pouvoir qui ne pût être remis en question par une tierce opposition, car il n'y a
1626
Pour deux arrêts relativement récents, voir C.E., 10/05/1985, Bayle, p.749 ; Le Quotidien juridique,
10/03/1988, p.4, note H. Moussa ; et 4/11/1987, Jerôme, p.344.
1627
Duguit, op. cit., Tome II, p. 497.

338
presque pas d'actes administratifs au sort desquels quelque tiers ne puisse se dire intéressé"1628.
C'est pourquoi le Conseil d'État, nous l'avons dit, a privilégié en 1912 la condition de préjudice
à un droit que préférait Laferrière à celle d'intérêt lésé. Cependant, de nombreux indices laissent
à penser qu'il s'agit là d'une exigence "toute verbale"1629.

a) Les tiers admis à former une tierce opposition justifient d'un simple intérêt au maintien de la
décision

* Il apparaît, au vu de la jurisprudence admettant la recevabilité de la tierce opposition


en matière d'excès de pouvoir, que celle-ci n'entend pas exiger du tiers concerné qu'il soit
titulaire d'un "droit" au vrai sens du terme : cela a été parfaitement mis en lumière par M.
Waline dans sa note sous l'arrêt Veuve Béry1630. Par cette décision, le Conseil d'État avait
permis la formation d'une tierce opposition par une personne à qui avait été confié un pupille de
l'État, à l'encontre du jugement qui avait annulé, sur demande de la mère de l'enfant en cause, la
décision d'immatriculation de celui-ci. Un problème se posait dans la mesure où, à la différence
des parents adoptifs, les parents "nourriciers" (comme c'était le cas en l'espèce) n'avaient aucun
lien de droit avec l'enfant, et ne bénéficiaient notamment pas d'un droit à l'adopter
ultérieurement, puisque l'administration pouvait discrétionnairement leur en retirer la garde. La
Haute juridiction n'en considéra pas moins la requête recevable, identifiant la présence d'un
droit à conserver la garde de l'enfant en vue d'une adoption future que démentaient pourtant les
règles gouvernant la matière. M. Waline en conclut donc que "le Conseil d'État a donné au mot
"droit" un sens qui n'est pas celui dans lequel on l'entend lorsqu'on parle d'un droit acquis ou
même d'un droit subjectif"1631. Cette assertion est corroborée par d'autres solutions retenues en
la matière : ainsi le juge administratif a-t-il permis à une commune de se prévaloir d'un
préjudice à l'un de ses "droits" causé par l'annulation d'une déclaration d'utilité publique dont
elle bénéficiait1632, alors qu'un tel document appartient, sans l'ombre d'un doute, à la catégorie
des décisions non réglementaires non créatrices de droits1633.

1628
Op. cit., Tome II, p. 566.
1629
Selon l'expression d'A. Heurté, "La tierce opposition en droit administratif, Dalloz 1955, chron. p.70.
1630
C.E., 29/10/1965, p.565 ; Revue du droit public 1966, p.151, note Waline ; Dalloz 1966, p.105,
conclusions Rigaud).
1631
Note précitée, p.157.
1632
C.E., 7/12/1983, Commune de Lautebourg, p.491 ; Dalloz 1984, p.583, note R. Hostiou ; Dalloz
1984, I.R., obs. P. Bon ; La Revue administrative 1984, p.154, note B. Pacteau.
1633
Voir infra, Titre I, Sous-titre I.

339
* Quelle est, en conséquence, la nature du titre que doivent détenir les tiers pour former
une tierce opposition à l'encontre d'un jugement d'annulation ? M. Waline a répondu à cette
interrogation en dégageant l'idée de "vocation" d'un administré à "l'accès à une situation
juridique qu'il n'a pas encore, si tout se passe normalement, s'il ne survient pas une circonstance
qui fasse obstacle à ce changement de situation juridique" : ce qui ouvre au tiers cette voie de
droit, c'est cette "vocation déçue" ou "interrompue"1634. Il semble qu'il faille en effet chercher
dans cette direction l'explication des solutions jurisprudentielles : si la décision annulée était
devenue définitive, les tiers en cause auraient bénéficié d'avantages protégés par la forclusion
des délais contentieux, et ici seulement, on pourrait, à proprement parler, employer le terme de
"droit" ; dans la mesure où elle a été censurée avant d'atteindre ce stade, ceux qui avaient
simplement intérêt au maintien en vigueur de la décision pourront former une tierce opposition
à l'encontre du jugement qui y a procédé. Cette perception permet en outre de comprendre la
globalité de la jurisprudence en la matière : on saisit ainsi pourquoi la tierce opposition est
invariablement considérée irrecevable à la suite d'une décision de rejet1635, puisqu'aucune
annulation ne vient ici contrarier la vocation d'un tiers au maintien d'une décision, le rejet du
recours maintenant celle-ci dans l'ordonnancement juridique1636 ; on conçoit parallèlement que
le juge permette à des tiers de contester l'annulation d'un règlement dont il tiraient quelque
avantage, et ce alors même que le principe de mutabilité qui s'attache à ce type d'acte induit que
nul n'ait droit à leur maintien1637. Le caractère largement artificiel de l'exigence jurisprudentielle
de préjudice à un droit apparaît donc ; mais en dépit de cette évidence, le maintien de la
formulation traditionnelle ne semble pas fortuit.

b) Le maintien de l'exigence permet au juge de sélectionner les requêtes

S'il faut bien convenir, avec Léon Blum, qu'en matière de recevabilité de tierce
opposition, la distinction entre intérêt et droit n'est qu'une "distinction d'Ecole"1638, il n'en reste

1634
Note précitée, pp. 158 à 160.
1635
Cette exclusion traditionnelle n'a jamais été démentie : voir C.E., 20/02/1914, Gaucher, p.238 ;
5/01/1951, Dame Guiderdoni, p.5 ; 18/07/1973, Elections municipales de Jarnages, p.990.
1636
Si la décision en cause leur faisait tort, les tiers devaient en effet l'attaquer dans les délais du recours
pour excès de pouvoir, et ils ne sauraient se servir du biais de la tierce opposition contre une décision de
rejet pour proroger ce délai à leur profit. Sur ce point, voir P. Weil, op. cit., p.122.
1637
C'était le cas dans l'affaire Boussuge qui a consacré la recevabilité de la tierce opposition en matière
d'excès de pouvoir : un règlement réservait une place aux Halles de Paris à deux catégories de vendeurs ;
à la suite de l'annulation de ce texte à la demande d'une des deux catégories concernées, l'autre a été
jugée recevable à former une tierce opposition à l'encontre de ce jugement.

Sur le principe de mutabilité des actes réglementaires, voir infra, Chapitre 2.


1638
Conclusions précitées.

340
pas moins que le fait de continuer à exiger la présence du second ne résulte pas d'un hasard, ou
d'un attachement excessif à des terminologies passéistes. Le juge ne souhaite pas en effet une
ouverture trop large de cette voie de droit, ouverture que pourrait induire l'admission de la
notion d'intérêt, comme tendent à le démontrer les solutions très permissives adoptées en
matière de recevabilité de l'intervention en excès de pouvoir où ce critère est consacré 1639. Le
maintien de l'exigence de préjudice a un droit autorise un "opportunisme jurisprudentiel"1640
qu'aurait pu mettre à mal un assouplissement même formel : lorsque il semble bon à la
juridiction administrative, pour quelque raison que ce soit1641, d'admettre la recevabilité la tierce
opposition, elle identifiera la présence d'un droit, et inversement 1642 ; et il lui est plus facile,
dans ce dernier cas, de dénier l'existence d'un droit que d'un intérêt lésé.

Il faut donc conclure de tout ce qui précède que le tiers admis à emprunter la voie de
droit étudiée ne fait pas valoir un véritable droit, comme le laissait sous-entendre le juge
administratif, mais bien un simple intérêt au maintien de l'acte censuré 1643, intérêt estimé
suffisamment important par la juridiction pour obtenir un rejugement de l'affaire. Nous devons
insister maintenant sur ce dernier point, et montrer que la tierce opposition, malgré le climat
subjectif qui règne autour d'elle, s'inscrit parfaitement, en matière d'excès de pouvoir, dans
l'optique classique qui voit dans ce recours un simple instrument de correction des illégalités
administratives.

Dans le même sens, voir conclusions J. Biancarelli sur C.E., 18/02/1982, S.A. Bureau Veritas, Leb.
p.240.
1639
Il en va notamment ainsi lorsqu'est admise l'intervention d'un syndicat qui n'aurait pas été recevable
à former lui-même le recours principal parce que la décision en cause ne lésait pas l'intérêt collectif qu'il
protège : Cf. par exemple 27/05/1964, Choulet, p.302.
1640
Selon l'expression de R. Guillen, op. cit., p.920.
1641
Pour plus de précisions sur ce point, Cf. P. Dubouchet, art. cit., pp.732 s.
1642
Le juge doit en effet ne pas se montrer trop laxiste dans l'admission de cette voie de droit, du fait
qu'elle peut être généralement exercée à toute époque, même après le délai de trente ans (Cf. R. Chapus,
Droit du contentieux administratif, n°1071) ; une trop large recevabilité préjudicierait en conséquence à
la nécessaire stabilité des relations juridiques que garantit l'autorité de chose jugée.
1643
La jurisprudence administrative est en cela conforme aux nouvelles exigences de la procédure civile,
puisque l'article 583 du N.C.P.C. a substitué le terme d'"intérêt" à celui de "droits" qui, on le sait, était
consacré par l'ancien article 474.

341
2 - La tierce opposition parfait l'efficacité du contentieux objectif

Lorsqu'est formée une tierce opposition en matière d'excès de pouvoir, le but du tiers
n'est pas censé être la défense d'un de ses droits subjectifs, pas plus que ne l'était celui du
requérant principal qui a obtenu l'annulation : il est réputé simplement poser une nouvelle fois
la question objective de la légalité de l'acte en cause en apportant certains éléments dont le juge
n'avait pas conscience lors de l'instance initiale. C'est en cela qu'on peut dire que la tierce
opposition ne heurte pas, malgré tout ce qui a pu être écrit en ce sens, le principe de l'autorité
absolue de chose jugée : il n'en irait ainsi que si le tiers entendait se voir dispensé des retombées
du jugement prononcé, puisque ladite autorité l'impose à tous. Or, tel n'est pas visiblement son
objectif1644 : il cherche seulement à faire modifier par le juge le contenu même de sa décision
initiale, ce que n'interdit assurément pas le principe de l'autorité absolue 1645. Et cette remise en
question d'un jugement d'annulation peut paraître parfois opportune : c'est notamment le cas en
matière d'expropriation où est employée la théorie du bilan coûts / avantages, puisqu'ici un tiers
(par exemple la commune au profit de laquelle est réalisée l'opération) pourra soumettre par ce
biais des éléments ignorés lors de l'instance initiale ayant abouti à l'annulation de la D.U.P., qui
feront pencher le juge en faveur de l'utilité publique, et donc de la légalité de cet acte 1646. La
tierce opposition améliore ainsi la qualité du contrôle objectif exercé par le juge de l'excès de
pouvoir, puisque, par l'occasion qu'elle lui donne de réexaminer sa décision, elle "lui procure
peut-être une chance de redresser une erreur et, partant, de mieux défendre la légalité" 1647. Les
effets du succès de la tierce opposition seront en conséquence, on s'en doute, aussi radicaux que
ceux de n'importe quelle voie de droit ouverte contre un jugement d'annulation non
définitif1648 : l'arrêt contesté sera réputé "non avenu", et l'acte qui en pâtissait automatiquement
et rétroactivement recréé1649.
1644
Duguit, dans sa critique de l'arrêt Boussuge (op. cit., T.II, p.497) commettait sur ce point flagrante
une erreur d'analyse : "si la tierce opposition avait triomphé sur le fond, le décret aurait été annulé pour
tout le monde, excepté pour une seule personne, le demandeur de la tierce opposition, ce qui me paraît
inintelligible". Et pour cause ...
1645
Ainsi l'autorité absolue d'une décision d'annulation émanant d'un tribunal administratif n'empêche-t-
elle pas le succès des voies de droits ouvertes à son encontre (voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I).
1646
Voir soulignant ce rôle important de la tierce opposition en la matière, la note B. Pacteau sous C.E.,
10/05/1985, Chambre de commerce et d'industrie d'Annecy c/ Commune de Meythet, Revue française
de droit administratif 1986, p.60.
1647
Nguyen Quoc Dinh, "L'intervention dans le recours pour excès de pouvoir", Revue du droit public
1946, p.407.

A noter qu'elle procure même parfois une occasion supplémentaire d'apprécier la légalité de l'acte en
cause dans la mesure où le jugement rendu sur tierce opposition peut faire l'objet d'une voie de recours
ouverte contre tout jugement, et notamment d'un appel (Cf. notamment, C.E., 28/05/1971, Epoux Godet,
p.13).
1648
Sur cette question, Cf. supra Partie I, Titre I, Sous-titre I.

342
Loin d'être en contradiction avec les principes classiques de l'excès de pouvoir, la tierce
opposition se fond donc parfaitement dans ceux-ci : elle ne permet pas aux tiers de faire valoir
un quelconque droit à l'encontre d'un jugement d'annulation mais les autorise, dans la mesure
où le juge administratif leur reconnaît intérêt à ce faire, à demander à ce dernier de statuer une
deuxième fois sur le sort d'un acte qui semblait pourtant scellé. Elle minimise en cela les risques
d'erreurs en matière d'appréciation de la légalité, et, malgré un rôle plus que limité, peut donc
s'avérer un complément précieux du contrôle de l'excès de pouvoir.

A l'omniprésence du souci de rétablir la légalité qui imprègne tout à la fois le recours


pour excès de pouvoir et l'annulation qui vient parfois le ponctuer, s'opposent les compromis
que la jurisprudence traditionnelle a dû trouver en matière de déclaration d'illégalité, pour y
concilier les nombreux impératifs en présence.

CHAPITRE 2. LA DECLARATION D'ILLEGALITE OU LA LEGALITE


CONCURRENCEE

A la différence de ce qui a pu être constaté en matière d'annulation, le souci de


sauvegarder la légalité de l'action administrative n'est pas la seule préoccupation qui doit animer
le juge lorsqu'est soulevée devant lui, à titre incident, la question de l'irrégularité d'une décision
administrative devenue définitive : il faut ici tenter de s'en tenir autant que possible à la
rectitude juridique, sans pour cela remettre en cause les situations qui ont légitimement pu se
construire sur la base d'un acte qui, jusqu'alors, bénéficiait d'une présomption de licéité. Afin de
réaliser cette nécessaire médiation, certaines règles ont été dégagées, puis consacrées.

1649
Voir en particulier C.E., S., 8/07/1955, Ville de Vichy, p.396.

Ce n'est là qu'une forme particulière du phénomène de "légalité à éclipses" que nous avons déjà
présenté, ce qui ruine la critique fondamentale adressée par G. Jèze à l'arrêt Boussuge : celui-ci voyait en
effet dans le fait que le règlement annulé par le Conseil d'État puisse à nouveau être déclaré légal une
source de "désordre", voire d'"anarchie administrative" (art. cit., p.341).

343
SECTION 1. LA NECESSAIRE CONCILIATION D'INTERETS CONTRAIRES

La mission d'une déclaration d'illégalité n'est pas aussi impérative que celle pour la
concrétisation de laquelle est prononcée une annulation : il ne s'agit plus de rétablir, sur un plan
général, la régularité de l'action administrative, mais seulement d'empêcher qu'une mesure
illégale, qui n'a pas été censurée quand il en était encore temps, ne s'applique à une espèce
donnée. Si la préoccupation d'assurer la suprématie du principe de légalité ne fait pas réellement
défaut, elle se manifeste de façon beaucoup plus timide que lorsqu'il s'agit de statuer sur le sort
d'un acte directement attaqué en excès de pouvoir, et ce à deux égards : elle procède en premier
lieu d'une démarche plus subjective, puisque intentée dans l'intérêt avoué du requérant ; elle
doit ensuite composer avec d'autres intérêts que protège l'expiration des délais de remise en
cause contentieuse directe.

Paragraphe 1. L'intérêt du requérant à l'application du principe de légalité

Bien qu'il repose sur une question par essence purement objective, cet intérêt apparaît ici
beaucoup plus "subjectif" que dans la poursuite de la censure d'un acte pour excès de pouvoir.

I - Une question objective

Le mécanisme permettant au juge administratif de se prononcer à titre incident sur le


régularité d'un acte administratif devenu définitif, procède bien évidemment du principe qui
impose à l'administration de se conformer aux règles de droit qui gouvernent son activité. Si la
ème
jurisprudence a permis, à partir du début du XX siècle1650, à un requérant d'invoquer

1650
Cette permission n'existait pas en effet au siècle précédent, le Conseil d'État rejetant les recours
contre les actes d'application qu'il déclarait simplement confirmatifs (voir par exemple C.E., 28/03/1890,
344
l'irrégularité d'une décision à l'issue du délai prévu pour sa contestation directe, c'est bien pour
tenter de museler, dans la mesure du possible, les illégalités qui peuvent se glisser entre les
mailles du filet que tisse le recours pour excès de pouvoir1651. C'est ainsi, par exemple, que
MM. Vedel et Delvolvé présentent le mécanisme de l'exception d'illégalité, au côté du recours
pour excès de pouvoir "qui, par excellence, assure le respect de la légalité par l'administration",
comme constituant "un autre moyen, moins énergique il est vrai, par lequel le contrôle
juridictionnel -du principe de légalité- est mis en œuvre"1652. Une différence importante sépare
cependant les deux types de contrôles.

II - Une perspective subjective

A. Nous avons vu que, dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir exercé directement
contre un acte non encore définitif, le requérant était traditionnellement présenté comme un
véritable "surveillant" de l'action administrative1653, et censé présenter sa demande dans l'intérêt
de la société tout entière. Il en va autrement pour ce qui est de l'exception : ici, dans la mesure
où le contrôle sollicité ne vise pas à assainir l'ordre juridique mais simplement à neutraliser
l'application d'une disposition irrégulière dans une espèce déterminée, il semble difficile de ne
pas considérer que le requérant se prévale du principe de légalité dans son intérêt propre. La
question posée au juge, bien qu'intrinsèquement objective, comporte indubitablement certaines
facettes subjectives, puisqu'il ne s'agit plus d'anéantir, au profit de tous, la norme illégale, mais
simplement de se voir, individuellement, dispenser de la soumission à celle-ci.

B. Cette subjectivité apparaît de façon plus flagrante encore lorsque le moyen qui met en cause
l'irrégularité d'un acte administratif est invoqué à l'appui d'une demande de dommages-intérêts,

Commune de Saint-Ciers-la-Lande, p.342) ; ce n'est qu'avec les arrêts Dame Delpech et Poulain
(précités) que la jurisprudence actuelle a vu le jour.
1651
Etant entendu que l'extinction du délai contentieux, s'il a pour effet de rendre l'acte définitif, ne
saurait évidemment effacer les irrégularités dont celui-ci peut être affecté.

Voir notamment sur ce point, outre nos développements consacrés à l'abrogation obligatoire (supra
Partie I, Titre I, Sous-titre II), G. Vedel et P. Delvolvé, op. cit., p.282 : "l'expiration des délais de recours
à l'encontre des décisions exécutoires a un effet purement procédural et non un effet de fond. Elle met
obstacle à ce que le recours atteint par la péremption soit formé ; mais elle ne couvre pas la décision
d'une présomption de légalité et si un recours de nature différente n'est pas atteint par l'expiration du
délai, l'illégalité de la décision peut être invoquée à l'appui de ce recours".
1652
Ibid., p.434.
1653
Selon l'expression d'Hauriou (note sous l'arrêt Ville d'Avignon précitée).

345
destinée à couvrir le préjudice né de son application au requérant1654. Prenons l'exemple de
l'arrêt Siméon1655 : l'intéressé, secrétaire général de mairie, avait été victime d'un licenciement
illégal -parce qu'entaché d'un détournement de pouvoir- dont il avait omis de demander
l'annulation dans les deux mois suivant sa notification. Pouvait-il, dès lors, mettre en avant cette
irrégularité afin de stigmatiser l'attitude fautive de l'administration à son égard, et obtenir en
conséquence l'allocation de dommages-intérêts ? La Section du contentieux l'a admis, et a
réparé le préjudice moral subi par M. Siméon du fait de la survenance de la mesure irrégulière.
La démarche suivie par l'administré dans ces hypothèses est on ne peut plus subjective,
puisqu'elle vise à la reconnaissance d'un droit pécuniaire à son profit. Elle passe cependant par
l'appréciation juridictionnelle incidente de la légalité d'un acte administratif. C'est pourquoi l'on
peut dire que contester la régularité d'un acte par voie d'exception s'apparente à une demande
d'annulation, en ceci qu'on revendique l'application du principe de légalité de l'action
administrative, mais s'en distingue de par l'optique -plus individuelle- dans laquelle cette
application est réclamée. Cette divergence première s'aggrave dès lors qu'on élargit le champ de
l'analyse.

Paragraphe 2. L'intérêt présumé de l'administration et des tiers au statu quo

Le juge, saisi d'une contestation incidente de la légalité d'une décision administrative


devenue définitive, ne peut négliger ce dernier caractère. Si la possibilité d'intenter un recours
pour excès de pouvoir a été enfermée dans de brefs délais, c'est bien 1656 pour consolider, à
l'expiration de celui-ci, à la fois la norme créée et les conséquences de droit qu'elle a pu
engendrer. Attachons-nous donc à définir les contours de cette idée -qui n'est autre que le
principe de stabilité des relations juridiques- avant de souligner qu'elle joue non seulement à
l'égard des tiers, mais également, parfois, dans l'intérêt de l'administration elle-même.

1654
Il est en effet de jurisprudence constante que l'expiration du délai dont dispose un administré pour
contester une décision par le biais du recours pour excès de pouvoir ne fait pas obstacle à ce que
l'intéressé se prévale de l'illégalité de ladite décision en renfort d'une demande en indemnité. Sur ce
point, voir infra, Titre I, Sous-titre I.
1655
C.E., S., 30/04/1976, p.225 ; Actualité juridique, Droit administratif 1976, p.625, conclusions M.-E.
Aubin.
1656
Outre le souci -que nous avons signalé plus haut- de faire poursuivre le plus rapidement possible
l’illégalité des décisions administratives.

346
I - L'impératif de stabilité des relations juridiques

Il serait contraire à la fonction même du droit de permettre qu'une norme puisse être
perpétuellement menacée d'une remise en cause contentieuse, fût-ce au nom du principe de
légalité. Assurer une stabilité dans les relations juridiques qui unissent administration et
administrés a toujours été présenté comme une nécessité des plus impérieuses. Ainsi L.
Delbez remarquait-il que "le Droit ne saurait s'accommoder d'instabilité ; il tend (...) à assurer
aux particuliers le maximum de garantie et de sécurité compatible avec le fonctionnement des
services publics. Il est éminemment conservateur et protecteur des situations acquises"1657.
Cette idée, constamment reprise jusqu'à nos jours1658, et réalimentée depuis quelques années par
les jurisprudences des juridictions européennes1659, constitue l'un des fondements même de
l'État de Droit1660 : "la stabilité est un des besoins primordiaux des sociétés civilisées et le
respect des situations acquises constitue l'une des bases de notre système actuel"1661. La
possibilité offerte à un acte administratif d'acquérir un caractère définitif à l'issue du délai
ménagé pour son éventuelle contestation procède directement de ce souci1662 ; on comprend
donc que le juge, confronté à la question incidente de la régularité d'une décision protégée par
la forclusion, se montre circonspect dans les conséquences que pourrait entraîner la réponse
qu'il fournira. Il ne saurait être question de bouleverser des situations désormais juridiquement
stabilisées, et cette assertion ne profite pas simplement aux tiers au litige dans lequel le moyen
incident a été soulevé, mais également, bien souvent, à l'autorité administrative qui se trouve à
l'origine de la décision.

1657
"La révocation des actes administratifs", Revue du droit public 1928, p.467/468.
1658
Voir à ce propos R. Muzellec, Le principe d'intangibilité des actes administratifs individuels, Thèse
Rennes, dactyl., 1971, pp.55 s., l'auteur récapitulant les différentes prises de positions à ce sujet.
1659
Pour plus de détails sur ce point, voir le récent article de B. Pacteau, "La sécurité juridique, un
principe qui nous manque ?" (Actualité juridique, Droit administratif 1995, n° spécial du cinquantenaire,
p.151).
1660
Elle l'est au même titre que celle de "sécurité juridique" qui tend à prohiber tout changement brutal
et toute "surprise" dans l'application du droit. Sur cette notion, voir notamment M. Kdhir, "Vers la fin de
la sécurité juridique en droit français ?", Les petites affiches, 16/08/1993, n°98, p.9.
1661
J. de Soto, Contribution à la théorie des nullités des actes administratifs, Thèse 1941, p.43, n°56.
1662
D'autres règles et principes sont issus de la même source, et notamment celui du respect de la chose
jugée, dont le fondement réside notamment, selon Alibert, dans "la sécurité des relations sociales"
exigeant "que les constatations du juge soient tenues pour exactes" (op. cit., p.299).

347
II - Une stabilité qui profite tant aux tiers qu'à l'administration elle-même

On a souvent tendance à considérer l'impératif de stabilité des relations juridiques


comme ne bénéficiant qu'aux seuls administrés. Les droits qu'une décision administrative a pu
produire au profit d'un individu doivent en effet bénéficier d'une permanence certaine, sous
peine d'enfreindre une des composantes fondamentales de l'État de Droit. Pourtant,
l'administration, elle aussi, trouve le plus souvent son compte dans cette assurance de constance
juridique inhérente à la péremption du recours direct de légalité. Non, certes, que celle-ci ait un
quelconque droit subjectif au maintien de ses actes1663 ; mais la garantie d'une certaine stabilité
des décisions administratives lui permet de mener à bien les missions d'intérêt général qui lui
sont confiées. Seule la sécurité conférée par la définitivité d'une mesure édictée semble à-même
d'assurer une réelle efficacité à l'action administrative. Ainsi, pour s'en tenir à quelques
exemples, une collectivité qui procède à une expropriation d'utilité publique possède-t-elle un
intérêt -qui n'est autre que l'intérêt public- à ne pas voir les actes de la phase administrative de
l'opération inquiétés pour illégalité, une fois celle-ci devenue définitive ; ou bien le
gouvernement adoptant une réglementation en matière économique dans l'intérêt national
souhaite-t-il légitimement une certaine durabilité des dispositions qu'il édicte, afin qu'elle
puissent produire l'effet escompté durant la période prévue. C'est en cela qu'on peut écrire que
l'impératif de stabilité des relations juridiques ne joue pas simplement en faveur d'individus,
mais bien au bénéfice de la société tout entière : la conception qui "tend à poser les rapports de
l'administration et des administrés en termes d'opposition -l'intérêt général se heurtant à l'intérêt
particulier- et non en termes de solidarité" n'est qu'une illusion à laquelle il ne faut pas
succomber1664. Le souci d'un minimum de fixité du commerce juridique, loin d'être instauré au
profit des seuls particuliers, constitue bien, corrélativement, une des composantes de l'intérêt
général qu'est censée poursuivre l'administration.

On s'aperçoit donc que deux revendications entrent en conflit lorsqu'est incidemment


remise en cause la régularité d'un acte administratif définitif : celle de la légalité, prônée par le
requérant, et celle de la stabilité des relations juridiques, inhérente à la fonction même du Droit.
Afin de ne sacrifier ni l'un ni l'autre de ces impératifs fondamentaux, certains mécanismes ont
été installés qui, s'ils permettent, dans une certaine mesure, la remise en cause pour irrégularité

1663
Voir en ce sens B. Kornprobst, op. cit., p.201.
1664
R. Muzellec, op. cit., p.4.

Cette solidarité avait parfaitement été mise en avant par M. Waline pour tenter de justifier la protection
des prérogatives de l'administration par le Conseil d'État : "il faut prendre garde qu'en sapant l'autorité
publique, le juge ruinerait celle de l'État et par là ce qui fait en définitive la sauvegarde de chacun contre
les plus forts ou les moins scrupuleux" ("Etendue et limites du contrôle du juge administratif sur les
actes de l'administration", Etudes et documents du Conseil d'État 1957, p.29).

348
d'une décision définitive, font en sorte de circonscrire celle-ci en une sphère suffisamment
restreinte pour ne pas porter un préjudice excessif aux autres intérêts à protéger.

SECTION 2. LES CONCRETISATIONS DE LA CONCILIATION

Comment répondre au légitime désir de paralyser un texte définitif illégal, tout en


évitant un bouleversement trop radical des relations juridiques qui ont pu se constituer sur sa
base, et sans gêner outre mesure l'action administrative ? La jurisprudence a dû fournir des
solutions à ce double problème.

Paragraphe 1. Les précautions prises au profit des administrés

Lorsque se sont créées des situations sur la base de décisions illégales, on est en droit de
se demander s'il faut, en vertu du principe de légalité, privilégier la remise en cause de celles-ci,
ou au contraire faire en sorte que leurs bénéficiaires ne pâtissent pas ad vitam aeternam de la
précarité à laquelle l'illégalité semble les condamner. Dans une perspective théorique, les deux
impératifs apparaissent d'intensité équivalente : "s'il y a un intérêt d'ordre public à ce que les
excès de pouvoir puissent être toujours réprimés, il y a aussi un intérêt d'ordre public à ce que
les situations faites et acceptées par les parties depuis longtemps ne puissent être éternellement
dérangées sur la provocation de l'une d'elles"1665. Mais sur un plan pratique, force est de
constater que, traditionnellement, la préoccupation de stabilité prime généralement celle de la
régularité de l'action administrative, grâce au principe solidement établi d'intangibilité des
décisions non réglementaires1666.

1665
Conclusions Lhôpital sur C.E., 20/03/1962, Ville de Châlons, p.235.
1666
Une autre théorie, celle de respect des droits acquis, est fréquemment employée en doctrine et en
jurisprudence pour justifier qu'une déclaration d'illégalité ne puisse produire d'effets à l'égard des tiers.
Ainsi, selon F. Chevallier, c'est "dans la notion de droits acquis que doit être recherché le fondement des
règles relatives aux exceptions d'illégalité et singulièrement aux exceptions d'illégalité des actes
particuliers" (Actualité juridique, Droit administratif 1981, art. cit. p.344 (notes 143 à 145)). Certains
349
I - Le principe d'intangibilité des décisions non réglementaires

Ce principe, bien qu'appliqué avec constance par le juge et universellement admis par la
doctrine1667 et les commissaires du gouvernement1668, est demeuré longtemps innommé en
jurisprudence ; il a fallu attendre les années 60 pour voir apparaître les premiers jugements et
arrêts le mentionnant expressément. C'est ainsi que l'Assemblée du contentieux a fait état de
"l'intangibilité des droits résultant des décisions administratives individuelles"1669. Cette
formulation pourrait nous conduire à n'envisager, dans le cadre de l'étude du principe
d'intangibilité, que les mesures individuelles ayant créé des droits. En effet, c'est
essentiellement à leur propos qu'a été formulée la règle de l'intangibilité1670. Cependant, nous
préférerons à cette conception étroite la distinction plus large entre décision réglementaire et
non réglementaire, et cela pour deux raisons majeures :

auteurs vont même jusqu'à fonder sur cette notion de droits acquis le principe d'intangibilité, bien qu'il
faille, semble-t-il, préférer à cette vision celle qui estime que les droits de l'administré résultent de
l'application dudit principe (voir sur ces points R. Muzellec, op. cit., pp.44 s). Quoi qu'il en soit,
l'idée de droits acquis vient satisfaire, en corrélation avec le principe d'intangibilité, le souci de sécurité
juridique qui sert de fondement commun à ces deux constructions (sur cette idée, voir infra, Titre I,
Sous-titre II).
1667
G. Jèze fut un des premiers à le formuler (Revue du droit public 1913, art. cit. p.250). Il fut suivi par
de nombreux auteurs, tels que Delbez, Bonnard, et plus récemment A. de Laubadère ou J.-M. Auby.
Pour un éventail détaillé de ces différentes opinions, Cf. R. Muzellec, op. cit. p.21 s.
1668
C'est par exemple ce qui va pousser M. Rivet (conclusions publiées à la Revue du droit public 1922,
p.552) à proposer au Conseil d'État la solution Dame Cachet (jurisprudence précitée).
1669
C.E., Ass., 29/03/1968, Manufacture Française des pneumatiques Michelin", p.215 ; Revue du droit
public 1969, p.320, conclusions G. Vught ; Actualité juridique, Droit administratif 1968, p.335, chr.
MM. Massot et Dewost.
1670
Voir par exemple les conclusions Henry précitées sous l'arrêt Quériaud : "Le principe, constamment
affirmé par votre jurisprudence, est celui de l'intangibilité des effets juridiques des actes individuels qui
ont créé des droits".

350
- Traditionnellement, la summa divisio qui dominait la conception des différents actes
administratifs dissociait règlements et décisions individuelles, ces dernières étant assimilées à
ce que l'on appellerait aujourd'hui plus volontiers la catégorie des décisions non réglementaires.

- Surtout, il apparaît, à la lecture de certaines décisions récentes, que le principe d'intangibilité


représente encore, dans l'esprit de nombreux juristes et juridictions, une des caractéristiques
essentielles de la catégorie des actes non réglementaires globalement considérée, qui sert à la
différencier nettement du régime s'attachant aux règlements. Ainsi, à l'occasion de ses
conclusions sur l'arrêt Les Verts1671, le commissaire du gouvernement Pochard a-t-il mis en
avant, pour justifier la solution qu'il proposait à la Section du contentieux1672, que le juge
administratif a "toujours maintenu une stricte distinction entre actes réglementaires et actes non
réglementaires, précisément s'agissant des délais pour invoquer leur illégalité"1673.

Ces deux raisons avancées, nous pouvons maintenant tenter une approche plus
approfondie du "principe d'intangibilité des actes non réglementaires".

A. Le champ du principe d'intangibilité

Il s'agit ici de protéger autant que faire se peut les situations qui ont pu se constituer au
profit des administrés sur la base d'un acte donné, nonobstant parfois la remise en cause
incidente de la légalité de ce dernier à l'occasion d'un litige ponctuel. L'assurance que confère à
cet égard le principe d'intangibilité n'a de raison de jouer que lorsque les administrés peuvent se
prévaloir d'un attribut suffisamment individualisé et cristallisé, ce qui explique les deux
constatations suivantes :

1671
Conclusions précitées, Revue française de droit administratif 1991, p.576.
1672
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II.
1673
Le Conseil d'État, tant dans l'arrêt "Les Verts" que dans la solution "Elections cantonales de
Chaufailles" (jurisprudences précitées) a calqué son attitude sur cette logique. Comme le remarquent
MM. E. Honorat et R. Schwartz dans la chronique qu'ils consacrent à ces arrêts, "la Section du
contentieux paraît avoir été soucieuse (...) de maintenir une stricte distinction entre les actes
réglementaires et ceux qui ne le sont pas" (Actualité juridique, Droit administratif 1991, chronique
précitée, p.115.).

351
1 - Le principe intéresse exclusivement les actes non réglementaires

a) Justification de cette exclusivité

* Le principe d'intangibilité ne peut concerner les actes réglementaires qui sont


traditionnellement soumis à la règle de la mutabilité. L'élément déterminant ce caractère semble
résider dans la généralité et l'impersonnalité qui s'attachent à ce type d'actes 1674. La mutabilité
est commandée par la nature même du pouvoir réglementaire : "pour poursuivre dans les
meilleures conditions la finalité d'intérêt général qui lui est imposée, l'administration doit, en
fonction des circonstances nécessairement changeantes, adapter constamment ses normes et ses
institutions"1675. Rien ne vient contrarier la réalisation de cet impératif dans la mesure où, outre
le fait que l'exercice du pouvoir réglementaire n'entraîne pas l'extinction de celui-ci et permet en
conséquence sa mise en œuvre chaque fois que cela s'avère utile, il est communément admis
que les règlements ne créent pas de droits à leur maintien1676.

* Au contraire, l'acte non réglementaire a généralement pour but de consacrer une


situation subjective déterminée dont l'état du droit autorisait la cristallisation à un moment
donné1677, et il serait ici difficilement justifiable que l'on puisse soumettre celle-ci aux aléas de
l'évolution des circonstances : la décision non réglementaire "n'institue aucune règle, elle a pour
objet d'assigner à tel individu ou à tel objet une situation déterminée dans le cadre des

1674
Cf. notamment G. Jèze, Les principes généraux du droit administratif, 2ième édition, 1914, tome 1,
p.88 : "la caractéristique de la situation générale impersonnelle et de l'acte qui la crée est de pouvoir être
modifiée à tout moment".
1675
J.-M. Auby, Actualité juridique, Droit administratif 1967, art. cit. p.131.
1676
Voir notamment C.E., 27/01/1961, Vannier, p.60, conclusions J. Kahn ; Actualité juridique, Droit
administratif 1961, p.74, chronique MM. Galabert et Gentot ; et, plus récemment, C.E., 10/03/1995,
Association des pilotes professionnels français, req. n°117094.
1677
Cette différence fondamentale a été traduite par la formule suivante due à M. J.-M. Rainaud : "l'acte
réglementaire est un acte de vocation, alors que l'acte individuel est un acte de droit". Cf. La distinction
de l'acte réglementaire et de l'acte individuel, L.G.D.J. 1966, p.123. L'auteur insiste d'ailleurs sur le
caractère "acquisitif" que ce dernier type d'acte détient de façon exclusive. Sur ce problème, voir infra,
Titre I, Sous-titre II.

352
dispositions législatives ou réglementaires. En raison même de ces caractères, la stabilité
constitue pour elle un impératif (...)"1678.

b) Intérêt théorique de cette exclusivité

Cette caractéristique permet, sur un plan purement conceptuel, de distinguer le principe


d'intangibilité d'une autre règle qui, tout en entretenant d'indéniables relations avec lui
(puisqu'elle aussi est partiellement induite par la préoccupation de stabilité des relations
juridiques), n'en demeure pas moins distincte : il s'agit de la règle de non-rétroactivité qui
gouverne l'action administrative. Si celle-ci trouve incontestablement dans la protection des
droits acquis contre des interventions tardives de l'administration l'une de ses vocations1679, elle
possède une portée à la fois plus étroite et plus large que le principe d'intangibilité, dans la
mesure où, d'une part, elle ne tend qu'à protéger des situations passées 1680, et où, d'autre part -et
surtout-, elle ne se cantonne pas aux seuls actes non réglementaires1681.

2 - Le principe intéresse exclusivement les actes non réglementaires définitifs

Le principe d'intangibilité était, à l'origine, largement entendu par la jurisprudence : les


actes non réglementaires qu'il protégeait bénéficiaient d'une immunité quasi absolue, alors
même qu'ils étaient entachés d'une illégalité. Ce n'est qu'au début du siècle que le Conseil d'État
accepta de tempérer ce principe en présence d'une irrégularité avérée 1682. Par l'arrêt Dame
Cachet1683, la Haute juridiction devait fixer les principes directeurs en la matière, en liant la
fragilité de l'acte au délai de recours contentieux ouvert à son encontre : seule la définitiveté

1678
Conclusions P. Laurent précitées, Actualité juridique, Droit administratif 1955, II, p.290.
1679
Voir notamment O. Dupeyroux, op. cit. pp.110 s.
1680
Au contraire, le principe d'intangibilité protègera l'acte tant pour le pour le passé (pas de retrait) que
pour l'avenir (pas d'abrogation).
1681
Voir par exemple conclusions Baudoin sur C.E., Ass., 21/10/1966, Graciet, Actualité juridique,
Droit administratif 1967, II, p.275, n°60 : le principe de non-rétroactivité "s'impose à l'autorité
administrative que l'acte soit réglementaire ou individuel".
1682
Cf. notamment C.E., 16/02/1912, Abbé Blanc, p.224 ; 28/11/1913, Milloud, p.1181 ; et 01/08/1919,
Fraissé, p.695.
1683
C.E., 3/11/1922, jurisprudence précitée.

353
entraîne l'intangibilité1684, ce qui sous-entend que, tant que le délai n'est pas arrivé à son terme,
toute remise en cause de l'acte illégal sera admise.

B. La valeur du principe d'intangibilité

Dans ses conclusions sur l'arrêt Société Etablissements Vezia1685, R. Latournerie


comptait le principe d'intangibilité des situations acquises au nombre des principes généraux du
droit. Cette conception devait être partagée par de nombreux auteurs, comme par exemple R.
Odent qui considérait comme "un principe général du droit administratif celui en vertu duquel
la légalité d'une décision devenue définitive par l'expiration du délai de recours ne peut plus être
contestée"1686. Ces différentes estimations s'appuyaient essentiellement sur le fait que certains
démembrements du principe d'intangibilité présentaient à l'évidence un tel caractère, et en
particulier les règles du retrait1687. Mais faute de reconnaissance expresse par le Conseil d'État,
cette qualification de principe général du droit n'est restée qu'un souhait 1688, et l'"incertitude
demeure"1689.

1684
Le caractère définitif d'un acte peut résulter non seulement du jeu naturel de l'expiration des délais
contentieux à son égard mais également d'une volonté parlementaire : il arrive en effet que le législateur
prévoie expressément l'intangibilité de telle ou telle situation juridique. Ces interventions législatives,
bien que ponctuelles, ne présentent pas un caractère anecdotique. M. Muzellec (op. cit. p.47 s.) a montré
que certaines matières étaient à ce propos l'objet de sollicitations particulières, telle que celle des
pensions accordées dans le cadre de la fonction publique. Cependant, le même auteur, après avoir
multiplié les exemples de lois soucieuses de protéger certaines situations acquises, a été amené à
conclure que "ce fondement législatif du principe d'intangibilité demeure occasionnel".
1685
C.E., 20/12/1935 ; Revue du droit public 1936, p.118.
1686
R. Odent, Contentieux administratif, p.1102.
1687
Cf. notamment les conclusions Rigaud sur C.E., 24/02/1967, de Maistre, La semaine juridique 1967,
II, n° 15068.
1688
Souhait expressément formulé par M. Waline, pour qui ce serait "l'expression même de la sagesse
ou, si l'on préfère, des exigences de la sécurité du commerce juridique" (note sous C.E., 4/12/1959,
Geoffroy, Revue du droit public 1960, p.139).
1689
Selon l'expression de M. Isaac, La procédure administrative non contentieuse, L.G.D.J., 1968,
n°279, p.283.

354
M. Muzellec a cependant prouvé que le principe d'intangibilité possédait non seulement
toutes les caractéristiques, mais également la force juridique d'un principe général du droit1690.
Empruntant la typologie de M. Jeanneau1691, il a tout d'abord démontré sa généralité
(application à une série indéfinie de situations), sa permanence (étant "intimement associé à la
notion même de Droit, puisqu'il n'y a pas de droit sans sécurité juridique") et sa transcendance
("expression d'exigences supérieures qui lient moralement le juge"). S'agissant ensuite de
définir la valeur juridique du principe d'intangibilité, il lui a été facile de révéler sa force supra-
décrétale puisque, s'inscrivant dans la lignée de l'opinion dominante de nombreux auteurs et
commissaires de gouvernement1692, le Conseil d'État a l'a consacrée dans l'arrêt "Manufacture
française des pneumatiques Michelin"1693 : c'est seulement après avoir estimé que le décret en
cause en l'espèce ne portait pas atteinte à l'intangibilité de décisions administratives
individuelles que l'Assemblée du contentieux a rejeté le recours pour excès de pouvoir formé à
encontre. A contrario, il faut bien admettre qu'une annulation aurait sans doute sanctionné la
violation de droits issus de décisions individuelles définitives. Et si le même arrêt, en faisant
entrer l'intangibilité des droits acquis dans le domaine de l'article 34 de la Constitution, soumet
incontestablement le principe étudié à la loi1694, cela ne saurait remettre en question la nature de
principe général du droit de celle-ci, puisque l'on sait que de tels principes peuvent être tenus en
échec par la volonté expresse du législateur1695.

Fort de cette place non négligeable dans la hiérarchie des sources du droit administratif,
le principe d'intangibilité des décisions non réglementaires va, à lui seul, permettre d'assurer le
respect des droits des tiers en matière d'exception d'illégalité. Mais si son entremise suffit à
fournir une telle garantie, il lui est nécessaire de déployer ses effets en deux points
chronologiquement distincts du mécanisme.
1690
Op. cit., pp.60 s.
1691
Les principes généraux du droit dans la jurisprudence administrative, thèse 1954, p.242.
1692
Voir par exemple les conclusions Fournier sur C.E., 26/06/1959, Syndicat général des ingénieurs
conseils, Revue du droit public 1959, p.1004.
1693
Arrêt précité.

Et le fait que cet arrêt reconnaisse à l'administration le pouvoir de déterminer la date de création de
droits n'enlève rien à cette affirmation : une fois créés et cristallisés, les droits s'imposeront à elle (voir
cependant note J.-Y. Vincent sous C.E., 4/07/1975, Delfini, La semaine juridique 1977.II, n°18666).
1694
On peut noter cependant que le législateur est parfois tenu de respecter certains droits acquis,
notamment ceux qui résultent d'une décision juridictionnelle passée en force de chose jugée. Cf
notamment la décision précitée n° 88-250 D.C. du 29 décembre 1988, qui rappelle cette limite à propos
d'une loi de validation.
1695
Outre la décision du Conseil constitutionnel "Protection des sites" précitée, voir C.C., 24/10/1969,
Frais de scolarité à l'Ecole polytechnique, p.32, qui sous-entend que la loi seule peut déroger au principe
de la non-rétroactivité des actes administratifs.

355
II - La double sécurité offerte par le principe d'intangibilité

L'une des manifestations les plus éclatantes du principe d'intangibilité réside dans
l'interdiction de soulever la question incidente de la légalité des actes qu'il protège ; il permettra
parallèlement aux tiers de ne pas pâtir de la constatation juridictionnelle de l'irrégularité d'un
règlement reconnue à l'occasion d'un litige intéressant une mesure d'application de ce dernier.

A. Irrecevabilité de l'exception à l'encontre des actes protégés par le principe


d'intangibilité

Le jeu naturel du principe d'intangibilité des décisions non réglementaires définitives va


garantir la nécessaire sécurité des relations juridiques en excluant tout d'abord l'emploi de la
technique de l'exception d'illégalité à l'encontre de ces actes. A ce propos, deux points méritent
quelque développement.

1 - L'exacte juxtaposition des domaines de l'irrecevabilité et de l'intangibilité

La prohibition de toute remise en cause incidente des décisions non réglementaires


définitives ne se fonde pas seulement, malgré ce qu'ont pu soutenir certains, sur de pures
considérations pratiques1696, mais découle en droite ligne du principe d'intangibilité s'attachant à
ce type d'actes. Pour preuve, le champ de ce dernier -tel que nous l'avons défini- et celui de
l'irrecevabilité de l'exception se superposent parfaitement :

1696
Cf. conclusions J.-M. Galabert sur C.E., 26/04/1964, Dufourniaud (La semaine juridique 1964, II, n°
13723) : "il nous semble que la jurisprudence sur l'exception d'illégalité des actes individuels est
dominée par (...) le souci, en fait, de réduire au minimum la portée de cette exception : c'est
probablement le fondement le plus solide de la règle qui, admettant sans délai l'exception d'illégalité des
actes réglementaires, n'admet que dans le délai de recours l'exception d'illégalité des actes individuels,
distinction dont les fondements théoriques n'apparaissent pas très clairement". Ce type d'explication
demeure insatisfaisant, car un principe aussi bien établi et d'une ampleur telle que celui qui interdit
l'exception d'illégalité à l'encontre des actes non réglementaires définitifs doit puiser sa source dans des
motifs réellement juridiques, et non pas seulement reposer sur des considérations d'ordre pratique, trop
inconsistantes pour lui donner corps.

356
a) L'irrecevabilité intéresse les seuls actes non réglementaires

En premier lieu, doctrine et jurisprudence ont, depuis de très nombreuses années, établi
une nette différence entre les actes présentant un caractère réglementaire et ceux qui en sont
dépourvus : si la légalité des premiers peut être remise en cause à toute époque par voie
incidente, à l'appui d'un recours formé contre une mesure d'application 1697, celle des seconds,
une fois écoulé le délai ménagé pour recourir contre eux, devient insusceptible de contestation.
Or, c'est bien parce qu'ils sont gouvernés par le principe de mutabilité et non d'intangibilité que
les règlements ne créent aucun droit à leur maintien, et qu'il n'est pas gênant que l'exception
d'illégalité soit perpétuellement ouverte à leur égard. Au contraire, cette permanence n'est plus
envisageable en ce qui concerne les décisions non réglementaires en raison de leur caractère
acquisitif : pour elles, "... la stabilité constitue (...) un impératif qui exclut l'exception d'illégalité
et exige la consécration des droits acquis par la clôture définitive du contentieux après
l'expiration du délai de recours"1698. On est parti de l'idée que la déclaration d'illégalité d'un acte
non réglementaire obtenue en vue de l'annulation d'un acte subséquent tendrait à limiter ses
effets de façon telle qu'elle "ne serait pas loin d'équivaloir en fait à son abrogation" 1699 ; afin de
ne pas laisser planer une menace perpétuelle sur un acte qui pourrait, du jour au lendemain, se
trouver ainsi vidé de son contenu, on a préféré consacrer à son profit une immunité contre toute
tentative de remise en cause tardive.

b) L'irrecevabilité intéresse les seuls actes non réglementaires définitifs

On sait que le principe d'intangibilité ne couvre que les actes non réglementaires qui ne
sont plus susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, du fait de l'extinction

1697
Outre les arrêts Dame Delpech et Poulain (précités), voir, reconnaissant que l'illégalité entachant un
règlement pouvait être invoquée à toute époque C.E., 13/05/1910, Compagnie des Tramways de l'Est
Parisien, p.390 ; la jurisprudence est constante depuis lors. Pour un exemple récent, voir C.E.,
29/05/1992, Olivier et autres, p.215.
1698
Conclusions P. Laurent sur C.E., 17/06/1955, Ministre de l'Intérieur et du commerce, Actualité
juridique, Droit administratif 1955, II, p.290.
1699
J. Barthélémy, "Exception d'illégalité", Jurisclasseur Dalloz, fascicule précité, n°68.

Il n'en va pas de même du règlement qui peut servir de base à un nombre d'actes indéterminé : la censure
de l'un d'eux suite à la reconnaissance de l'illégalité dudit règlement n'ayant en principe, nous allons y
revenir, aucune incidence directe sur les autres mesures d'application.

357
du délai prévu à cette fin. Or, il nous faut remarquer que la jurisprudence permet à un requérant
de soulever, par voie d'exception, l'irrégularité des décisions de cette nature tant que le délai
n'est pas expiré1700 ou que, l'acte ayant été déféré au juge en temps utile par un tiers, le
contentieux ainsi ouvert n'est pas encore clos1701. Même si cette hypothèse demeure assez
exceptionnelle en pratique -dans la mesure où l'administré sera plus naturellement porté à
solliciter l'annulation, encore matériellement possible, de la mesure en cause-, elle confirme
l'identité de domaine du principe d'intangibilité et de l'irrecevabilité de l'exception d'illégalité
tenant à la nature de l'acte en cause.

2 - Une irrecevabilité de principe dans tous les types de contentieux

Une fois l'acte non réglementaire devenu définitif, le principe d'intangibilité qui s'y
attache interdit en théorie qu'on puisse désormais contester sa régularité dans quelque
contentieux que ce soit :

a) Il en va évidemment ainsi en matière d'excès de pouvoir, et nombreux sont les exemples


qu'on peut y relever1702 : même si l'exception était utilement soulevée1703, le moyen tiré de

1700
L'arrêt de principe (C.E., 4/06/1954, Dlle Leroux, p.348) admettait la recevabilité de la demande de
la requérante qui se prévalait, à l'appui de son recours contre des décisions de promotion de certains
fonctionnaires, de l'illégalité qui entachaient les nominations de ceux-ci, nominations qui n'étaient pas
devenues définitives du fait d'un défaut de publication ;
Pour d'autres solutions significatives, Cf. :
- C.E., 27/01/1969, Syndicat national des cadres des organismes sociaux, p.39 ; Droit social 1969,
p.273, conclusions M. Baudoin ; Dalloz 1969, p.440, note Mme Dutheil de la Rochère ; Actualité
juridique, Droit administratif 1969, p.159, chron. MM. Dewost et Denoix de Saint Marc ;

- C.E., 3/12/1986, ministre de l'Intérieur c/ Fadil, Gazette du Palais 18/19 mars 1987, lettres de
jurisp., p.14.
1701
C.E., 8/05/1963, Dame Lejaille, p.284 ; C.E., S., 4/01/1964, Limonier, p.2 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1964, p.447, note V.S. ; et, plus récemment, T.A. Nice, 30/06/1994, Mme Elsair,
Revue juridique de l'environnement 1995, p.129, conclusions N. Calderaro (à noter qu'ici, le recours
ayant empêché la forclusion émanait des mêmes justiciables que ceux qui soulevaient l'exception).

Le Conseil d'État a par ailleurs précisé que la recevabilité de l'exception d'illégalité s'appréciait à la date
à laquelle elle est soulevée devant le juge, et non à laquelle ce dernier statue sur l'exception (C.E., S.,
9/11/1966, Toumbouros, p.593).
1702
Pour ne prendre que quelques cas significatifs, on peut signaler :

358
l'illégalité d'un acte réglementaire est irrecevable, qu'il ait été invoqué par le demandeur 1704 ou
le défendeur à l'action1705.

b) La règle est la même, quoiqu'en pensent certains1706, s'agissant du plein contentieux. Ainsi le
Conseil d'État en a-t-il notamment décidé à l'occasion d'une affaire qui concernait le curage des
cours d'eau non domaniaux1707 : ces travaux de curage sont prescrits par des arrêtés
préfectoraux qui fixent un délai pour leur exécution, délai à l'expiration duquel il est procédé à
leur recollement. Les riverains qui ne les ont pas ou insuffisamment exécutés sont mis en
demeure d'y procéder dans un certain délai, faute de quoi il y est procédé d'office, et à leur frais.
C'est la mésaventure qui était arrivée au sieur Bachimont, et ce dernier entendait obtenir une
décharge des sommes qu'on lui réclamait. A cet effet, il excipait de l'illégalité des arrêtés
préfectoraux définitifs qui prescrivaient les travaux et leur exécution d'office. La Section du
contentieux ne lui a pas donné raison, estimant que, puisque ces décisions n'avaient pas été
déférées durant le délai de recours contentieux devant la juridiction administrative, "le sieur
Bachimont n'- était - pas fondé à se prévaloir à l'appui de ses conclusions d'une prétendue
illégalité desdits arrêtés préfectoraux qui ne présentent pas un caractère réglementaire". Dans le

- L'impossibilité de mettre en cause la légalité d'un arrêté préfectoral fixant des périmètres de
remembrement, constituant des commissions de remembrement et désignant leurs membres (C.E.,
4/03/1988 Bacrot et 5/10/1988, Dame Chardonnet, p.973).
- L'impossibilité de mettre en cause la légalité d'un décret autorisant la création de tranches d'une
centrale nucléaire (C.E., 30/06/1989, Ministre de l'Industrie c/ État de Sarre, p.155 ; Cahiers juridiques
de l'électricité et du gaz 1989, p.333, conclusions M. Fornacciari, et p.340, note V. Hétier ; Revue
française de droit administratif 1989, p.857, note L. Dubouis).

On trouve également de très nombreux cas en matière de fonction publique (Cf. par exemple C.E.,
26/04/1964, Dufourniaud, p.261 ; La semaine juridique 1964, II, n°13723, conclusions J.-M. Galabert ;
et C.E., 11/10/1985, Gautier, p.455).
1703
Dans le cas contraire, on sait que le moyen serait considéré comme inopérant, les irrégularités qui
entachent l'acte étant sans influence sur la légalité de la décision attaquée : outre les développements
consacrés à ce problème en première partie, voir en particulier C.E., S., 22/11/1963, Sieur Vanesse,
p.577.
1704
Et cela alors même que la personne en cause n'aurait pas eu, au moment de l'intervention de l'acte
dont elle invoque incidemment la légalité, intérêt à le contester (Cf. l'arrêt Dufourniaud précité).
1705
Est ainsi irrecevable l'argument de l'administration consistant à exciper, pour s'opposer aux
prétentions du demandeur, de l'illégalité de décisions individuelles dont elle n'a pas tenu compte ou dont
elle n'a pas tiré les effets (C.E., S., 17/07/1950, Mathieu, p.439) ; cela vaut notamment dans le
contentieux des pensions (C.E., S., 12/03/1976, Ministre de l'Equipement c/ dame Bonet, p.153).
1706
CFA conclusions M. Pochard précitées sur l'arrêt Elections cantonales de Chauffailles, Revue
française de droit administratif 1991 p.583
1707
C.E., S., 01/10/1966, Bachimont, p.510 ; Actualité juridique, Droit administratif 1966, p.635, note P.
Gautron.

359
même ordre d'idée, si le Conseil d'État a admis que l'illégalité d'un refus de renouvellement
d'autorisation d'occupation domaniale ou l'irrégularité d'un retrait de celle-ci pouvaient être
valablement excipées devant le juge des contraventions de grande voirie, il a expressément
limité cette permission aux hypothèses dans lesquelles de tels refus ou retraits n'étaient pas
devenus définitifs1708.

Le champ d'application du principe d'intangibilité en tant que limite à la recevabilité


d'un moyen de légalité incident s'avère donc à la fois assez étroit - puisqu'il ne concerne qu'une
catégorie déterminée d'actes, et à la stricte condition qu'ils soient devenus définitifs -, et
relativement large -dans la mesure où, une fois ces conditions remplies, tous les types de
contentieux y sont soumis. Mais son rôle ne se cantonne pas à préserver un certain nombre de
décisions de la soumission au mécanisme de l'exception : il participe au surplus à sauvegarder
les situations individuelles qui ont pu naître sur la base d'un acte dont l'irrégularité, à l'occasion
d'un litige donné, a fait l'objet d'une simple constatation juridictionnelle.

B. Paralysie des effets de la déclaration d'illégalité à l'égard des actes protégés par le
principe d'intangibilité

Nous nous contenterons de mettre ici en perspective une idée qui a déjà donné lieu à
maints développements : celle de la bipolarité classiquement prêtée au mécanisme de
l'exception. Il convient en effet d'établir un lien direct entre cette conception et le principe
d'intangibilité des décisions non réglementaires définitives. Ce dernier ne se contente pas de
limiter le nombre d'actes susceptibles de faire l'objet d'une exception d'illégalité ; il commande
d'autres règles, telles que l'interdiction du retrait ou de la modification des décisions qu'il
protège1709. C'est à ce titre qu'il va jouer un rôle important dans la détermination des effets
traditionnels des simples déclarations d'illégalité : si le seul acte-conséquence qui subit
automatiquement le contrecoup de l'appréciation portée par le juge est celui en vue de
l'annulation duquel le moyen incident a été soulevé1710, c'est bien dans le but d'éviter que ladite
1708
Voir, mettant fin à une jurisprudence contradictoire sur ce point précis, C.E., S., 26/07/1982,
Boissier, Palanque et Henri, p.302, conclusions P. Dondoux ; Actualité juridique, Droit administratif
1982, p.696, chronique B. Lasserre et J.-M. Delarue.
1709
Voir respectivement pour le retrait, la jurisprudence Dame Cachet (précitée), et pour la sanction
d'une modification, C.E., 16/04/1937, Clauss, p.397. Et pour plus de précisions sur cette fonction du
principe d'intangibilité, R. Muzellec, op. cit., p.236 s.
1710
Sur ce problème, voir supra, Partie I, Titre préliminaire.

360
appréciation ne rejaillisse sur des situations déjà cristallisées et juridiquement protégées1711. A
la base de l'autorité relative de chose jugée que revêt la simple déclaration d'illégalité, on trouve
donc la préoccupation d'assurer la sécurité des relations juridiques, souci dont nous savons que
la traduction n'est rien d'autre que le principe d'intangibilité.

En limitant à la fois le nombre d'actes susceptibles de faire l'objet d'une contestation par
voie d'exception et la portée de la reconnaissance incidente d'une irrégularité par le juge, le
principe d'intangibilité des décisions non réglementaires définitives garantit les administrés
contre une remise en cause abusive des situations dont ils bénéficient. Le mécanisme de
l'exception ne peut a priori se développer que dans les interstices qu’il ne couvre pas, à savoir à
l'égard des règlements et des décisions à l'encontre desquelles le délai contentieux continue de
courir. Mais on ne peut expliquer l'entière faiblesse des effets classiques de la simple
déclaration d'illégalité en arguant seulement du souci de défense des administrés : certaines
règles ne correspondent aucunement, à l'évidence, au désir de ne pas bouleverser de droits
subjectifs, et n'ont été instaurées que pour satisfaire l'intérêt de l'administration elle-même.

Paragraphe 2. Les précautions prises au profit de l'action administrative

Il serait abusif de penser que l'administration doit bénéficier d'un principe qui, à l'instar
de celui qui assure l'intangibilité à certaines situations individuelles, garantirait la pérennité de
son action. Certes, une des fonctions de l'existence d'un délai de recours consiste, par
l'interdiction de solliciter l'annulation d'une décision administrative à l'issue de celui-ci, à
conférer une certaine efficacité et sécurité aux normes qui ont pu être édictées ; mais nous
savons qu'il ne s'agit là que de défendre, par delà l'action administrative, l'intérêt général qu'elle
est censée incarner. Il n'en reste pas moins que le juge se montre assez soucieux, lorsqu'il est
confronté à une mesure irrégulière mais définitive, de ne pas adopter de solutions qui
entraveraient à l'excès la bonne marche de l'action administrative, et ce sans qu'interfère dans
son raisonnement la préoccupation de sauvegarde de quelconques droits subjectifs. Deux règles
auxquelles nous avons déjà été confrontés en témoignent :

1711
On sait en effet qu'en principe, celles-ci ne peuvent pâtir ni spontanément, ni indirectement de la
déclaration d'illégalité (ibid.).

361
I - En amont du litige : les règles de l'utilité de l'exception

Il n'est en principe permis aux administrés qui souhaitent remettre en cause, par voie
d'exception, une décision de caractère réglementaire, de soulever ce moyen qu'au soutien d'un
recours pour excès de pouvoir intenté contre une mesure d'application du texte en question,
faute quoi leur sera opposé l'inutilité de leur argumentation1712. Les fondements de cette
exigence se conçoivent aisément : s'il paraît souhaitable d'autoriser le juge, saisi d'un recours
contre un acte, à écarter un règlement illégal qui trouvait précisément à s'appliquer en l'espèce,
il s'agit parallèlement d'éviter que, prenant prétexte d'un litige totalement indépendant, un
justiciable puisse remettre en cause incidemment un texte protégé par l'expiration des délais de
recours1713. En exigeant qu'un lien étroit unisse acte attaqué au principal et acte argué
d'irrégularité, le Conseil d'État prouve son souci de protection de l'action administrative par
rapport aux perturbations excessives qu'induirait une poursuite implacable des atteintes aux
principes de légalité hors de la période prévue pour leur sanction. Notons que l'instabilité
juridique qu'engendrerait une admission trop large du mécanisme de l'exception ne porterait ici
préjudice qu'à l'action administrative, puisqu'elle affecterait les actes réglementaires qui
n'entrent pas, on l'a vu, dans le champ des décisions que protège, au profit des administrés, le
principe d'intangibilité1714.

II - En aval du litige : la survie de l'acte déclaré illégal

La règle qui s'oppose à la disparition de la décision incidemment convaincue d'illégalité


et à la résurrection corrélative de la norme antérieure repose sur la même préoccupation de
minimiser la gêne causée par la découverte tardive d'une irrégularité. Il n'apparaît pas
souhaitable de recréer les conditions d'un pseudo recours pour excès de pouvoir et, pas plus
1712
Voir supra, Partie I, Titre préliminaire.
1713
Voir en ce sens J. Barthélémy, Jurisclasseur Dalloz, fascicule précité, n°19 : "il ne s'agit pas de
rétablir, une fois expiré le délai de recours pour excès de pouvoir, une sorte de recours populaire, mais
seulement de permettre au juge dans les limites de l'espèce particulière soumise à son examen, d'écarter
un règlement illégal qui trouverait à s'appliquer spécialement et directement dans cette espèce. C'est dire
également que tout intéressé extérieur à un tel litige principal n'est pas recevable à agir".
1714
On peut à l'inverse penser que les règles de l'utilité de la contestation incidente d'un acte non
réglementaire (Cf. Partie I, Titre préliminaire), sont, elles, plutôt destinées à protéger les particuliers qui
en bénéficient. Mais leur étude nous a montré que le juge leur octroie une place secondaire, à ce propos,
par rapport au principe d'intangibilité qui verrouille la recevabilité du moyen, ce qui se manifeste
notamment par une permissivité certaine par rapport à celles qui gouvernent l'utilité de l'exception visant
un acte réglementaire (ibid.).

362
qu'on ne permet la remise en cause par voie d'exception de toute décision administrative, on se
refuse à faire disparaître celles d'entre elles dont l'illégalité est désormais

avérée1715. L'expiration des délais de recours joue une fois encore en faveur de l'action
administrative : en présence d'un acte réglementaire déclaré illégal, il est bien évident que
l'administration se satisfait plus du statu quo - qui lui permet de décider à sa guise d'abroger
l'acte, de le modifier, voire de tenter de le laisser en l'état - que d'une remise en cause autoritaire
de son texte, qui l'obligerait à appliquer, du moins pour un certain temps, la norme antérieure
qu'elle pensait disparue, et qui apparaît parfois totalement inadaptée aux réalités
contemporaines.

Cette approche de la logique sous-tendant la présentation classique des effets de


l'annulation et de la déclaration d'illégalité - logique qui déborde, nous l'avons vu, largement ce
strict domaine pour animer respectivement l'organisation générale du recours pour excès de
pouvoir et celle du mécanisme de l'exception - va nous permettre de mieux saisir le
dépassement de la conception qui distinguait nettement les uns et les autres (Titre I). Une fois
ce phénomène mis en lumière, il nous incombera de le soumettre à une appréciation critique
(Titre II).

1715
Voir en ce sens les conclusions A. Bacquet précitées sous l'arrêt Bargain ; ainsi que G. Peiser, art.
cit. in Mélanges offerts à J.-M. Auby, pp.277 s. et particulièrement p.279 : "L'exception d'illégalité peut
être soulevée sans délai. Lui attacher les mêmes conséquences qu'à l'annulation entraînerait une
instabilité considérable des rapports juridiques".

363
TITRE I

DECOUVERTE DU DEPASSEMENT DU CLIVAGE

CLASSIQUE

364
Les paramètres traditionnels qui expliquaient l'importante différence de traitement entre
les conséquences des divers modes de constatation d'une illégalité, ont subi de profonds
bouleversements par rapport à leur appréhension initiale. En étudiant cette évolution, nous
serons mieux à même de comprendre la dynamique ayant suscité l'atténuation de la dichotomie
classique telle que présentée dans la première partie de notre recherche (Sous-titre I). Mais, au
delà, l'exploration ainsi menée nous poussera à affirmer que la matière n'a pas connu un simple
rapprochement de ses deux pôles, mais bien un dépassement de leur isolement, par la vertu
d'une notion régulant indifféremment l'un et l'autre (Sous-titre II).

365
SOUS-TITRE I

LES FACTEURS DU DEPASSEMENT

La vision classique opposant la souveraineté du souci de légalité en matière d'annulation


et le fait que celui-ci soit extrêmement concurrencé dans le mécanisme de l'exception, est
aujourd'hui remise en cause d'un double point de vue : tout d'abord, parce que, lorsqu'il
prononce l'annulation, le juge de l'excès de pouvoir doit en pratique tenir compte d'intérêts
contraires, ce qui l'amènera nécessairement à exercer une certaine conciliation entre ceux-ci, à
la manière de ce qu'exige la simple déclaration d'illégalité (Chapitre 1). D'un autre côté,
concernant cette dernière technique, on assiste à un renforcement notable du principe de légalité
qui prend le pas, dès que possible, sur les autres intérêts en présence (Chapitre 2).

366
CHAPITRE 1. LA PRISE EN COMPTE D'INTERETS SUBJECTIFS
CONTRADICTOIRES PAR LE JUGE DE L'ANNULATION

Comme toute construction trop théorique, l'idée traditionnelle qui faisait du recours pour
excès de pouvoir une simple arme au service de la défense de la légalité, abstraction faite de
l'intérêt propre du requérant, était une utopie vouée à démenti. De fait, la réalité contentieuse a
bien vite infirmé cette vision primitive, et la doctrine été amenée à prendre acte de ce que,
malgré son caractère intrinsèquement objectif, la demande d'annulation traduisait très souvent
la volonté d'obtenir certains avantages précis. Le requérant ne se présentait plus comme un
"justicier", mais comme un justiciable animé de préoccupations plus égoïstes1716. A partir de
cette évidence première, est née l'idée que le recours pour excès de pouvoir ne différait
finalement en rien du lot commun des actions en justice ; et en premier lieu relativement au fait
que les acteurs principaux au litige méritaient à part entière la qualification de "parties", malgré
les dénégations doctrinales1717et jurisprudentielles1718. Un ouvrage a d'ailleurs été
exclusivement consacré à cette démonstration1719, et il semble en effet qu'il faille s'y rallier, ne
serait-ce qu'à la lumière d'une simple constatation : le requérant, comme l'administration
défenderesse, détiennent le droit d'interjeter appel du jugement -de rejet ou d'annulation- rendu
en première instance 1720; or, en vertu d'une règle générale de procédure1721, cette prérogative
appartient aux seules "parties" qui s'y sont affrontées1722.

L'admission de cette notion de "parties" au sein même du recours pour excès de pouvoir
reflétait un changement de perspectives plus radical : même si l'on ne s'en tient pas aveuglément
à la définition proposée par M. Kornprobst, qui voit dans la partie "une personne juridique qui
agit en justice dans le but de faire valoir un droit ; cette définition – correspondant - aussi bien

1716
Rappelons notamment l'idée de "recours personnalisé" introduite par P. Weil afin d'assouplir la trop stricte
perception de l'objectivité du recours (op. cit. p.22).
1717
Voir notamment Laferrière, op. cit. t. II, p.561.
1718
Les arrêts précités "Société Dockès frères" et "de Villèle" (dont le premier est un arrêt d'Assemblée)
soutiennent en effet sans détours que "le litige soulevé par le recours pour excès de pouvoir n'est pas un litige entre
parties".
1719
B. Kornprobst, La notion de partie et le recours pour excès de pouvoir, op. cit.
1720
Ce pouvoir n'existe que depuis que la réforme de 1953 a introduit le double degré de juridiction : auparavant,
la compétence directe du Conseil d'État pour connaître des recours pour excès de pouvoir l'excluait naturellement.
1721
Rappelée par l'article R.228 du Code T.A.- C.A.A.
1722
Jurisprudence constante depuis l'arrêt C.E., 24/05/1938, Bruelle, p.460 ; pour quelques arrêts plus récents,
voir notamment C.E., 16/03/1977, Epoux Maffey, p.152 ; et 9/01/1985, Société Manufacture du Val de Vienne,
p.8 ; La semaine juridique 1986, n°20549, note O. Gohin : "en vertu des principes généraux de la procédure, le
droit de former appel des décisions de justice n'est pas ouvert aux personnes qui n'ont pas été en cause dans
l'instance sur laquelle a statué la décision qu'elles critiquent ; (...) il suit de là que si le ministre qui n'a pas été mis
en cause pouvait faire opposition (...), il est sans qualité pour faire appel".
Certains juristes se sont montrés longtemps réfractaires à l'idée de "partie" dans un contentieux purement objectif,
et, malgré l'admission nécessaire de la faculté de faire appel d'un jugement rendu en excès de pouvoir, ont tenté
d'expliquer la chose en éludant ce concept : ainsi le commissaire du gouvernement Mosset dans ses conclusions sur
l'arrêt C.E., 6/01/1956, Sous-préfet de Thionville (Revue du droit public 1956, p.343) avait-il proposé de distinguer
entre la notion de "partie" que continuerait d'ignorer le recours pour excès de pouvoir et celle de "personne en
cause". Cette distinction, qui ne repose sur aucune différence de nature, ne s'avère nullement opératoire. Pour une
autre négation de l'idée de partie dans le contentieux de l'excès de pouvoir nonobstant l'introduction de l'appel par
la réforme de 1953, Cf P. Louis-Lucas, "Recours pour excès de pouvoir et double degré de juridiction", Dalloz
1957, chron., p.115.
367
au demandeur qu'au défendeur"1723, on suppute que le juge ne pourra plus s'en tenir à la seule
préoccupation de rétablissement de la légalité de l'action administrative, mais devra peu ou prou
s'intéresser aux positions respectivement adoptées par les deux parties au litige. Difficile en
effet de négliger la prétention essentiellement subjective de l'administré, au même titre qu'il
paraît délicat d'ignorer l'intérêt de l'autorité administrative à voir son acte sauvé de la censure
juridictionnelle. Il n'est donc pas étonnant d'avoir progressivement assisté à "l'apparition
d'éléments subjectifs dans le recours pour excès de pouvoir"1724, et ce d'autant plus qu'il s'est
rapidement avéré que les tiers eux aussi, en dépit de ce qui était classiquement soutenu,
pouvaient se prévaloir de véritables droits les préservant des influences néfastes qu'une
annulation juridictionnelle aurait normalement dû produire sur leur situation.

SECTION 1. L'ATTENTION PORTEE AUX PREOCCUPATIONS DES PARTIES

M. Kornprobst a montré que la recevabilité d'un administré (ou d'un groupement) à


former une demande d'annulation d'un acte administratif, ainsi que la détermination de l'organe
administratif compétent pour répondre au recours, étaient largement fonction de considérations
subjectives, matérialisées par les notions d'intérêt à agir et de grief 1725. Dans l'optique qui est la
nôtre, il convient de dépasser ce stade et de s'interroger sur le point se savoir si, en apportant
réponse au litige, le juge se montre sensible, par delà la simple question de la confrontation
objective de l'acte qui lui est soumis avec les sources de la légalité, aux motivations qui peuvent
animer chacune des parties1726. Or, force est de constater que la vision traditionnelle qui
s'opposait à la prise en compte d'éventuels droits du requérant ou de l'intérêt de l'administration
au maintien de sa décision, est aujourd'hui largement battue en brèche.

1723
Op. cit. p.12.
Si l'on peut concevoir en effet que le requérant soit animé d'une préoccupation aussi subjective que la
reconnaissance d'un droit à son profit, il ne saurait en aller de même, nous l'avons déjà dit, pour ce qui est de
l'administration. Mais cela ne saurait constituer un obstacle au fait que cette dernière puisse être qualifiée de partie
à part entière, et défende à ce titre la gestion de l'intérêt général qu'elle a privilégiée. Comme le remarque en effet
R. Chapus (Droit du contentieux administratif, n°158), l'exclusion traditionnelle "procède de la croyance que ne
méritent la qualification de "parties" que les personnes qui s'affrontent relativement à un droit subjectif, dont l'une
réclame la reconnaissance à son profit personnel, ce à quoi l'autre s'oppose parce que la reconnaissance de ce droit
équivaudra à celle d'une obligation à sa charge. Or il est aisé de faire apparaître que la notion de partie n'est pas
ainsi restreinte : il suffit de se référer à la situation (...) du ministère public poursuivant une infraction. Sa qualité
de "partie", au procès pénal, est tout à fait certaine ; elle lui permet, notamment, de faire appel du jugement de
premier ressort, comme par la suite de saisir la Cour de cassation. Et pourtant, il est tout aussi certain qu'il n'agit
pas dans son intérêt personnel mais, selon la formule traditionnelle, comme représentant de la société".
1724
Pour reprendre les termes mêmes du titre de l'article de M. Letourneur, Etudes et documents du Conseil d'État
1953, n°7, p. 66.
1725
Op. cit. pp.125 s. et pp. 165 s.
1726
Cette interrogation n'est cependant pas dépourvue de tout lien avec la précédente. Cf. en particulier en ce sens
la note J. de Soto sous l'arrêt Demoiselle Cavalier, Revue du droit public 1957, p.153 : la détermination subjective
de l'intérêt à agir en considération d'une situation particulière et individuelle ne constitue pas seulement "une
justification du droit de saisir le juge d'un recours contentieux" ; dans la mesure où l'"intérêt et l'argumentation au
fond sont liés", le juge fera nécessairement porter son examen sur ladite situation.

368
Paragraphe 1. Sensibilité du juge de l'excès de pouvoir aux droits du requérant

Le juge de l'annulation n'est pas l'automate que nous présentait la conception classique
du recours pour excès de pouvoir, insoucieux de la position du requérant, car obsédé par la
seule question de la légalité de l'acte qui lui était déféré. Il lui arrive au contraire fréquemment
de consacrer l'existence d'un droit au profit de ce dernier, ce que vient d'ailleurs de corroborer
un récent texte de loi1727. C'est à dessein que nous parlons de corroboration, et non
d'autorisation, car il n'a pas fallu attendre les récentes dispositions législatives pour qu'un
jugement rendu en excès de pouvoir puisse se faire l'écho de la motivation profonde du
particulier ou du groupement l'ayant suscité, motivation qui dépasse la simple volonté de faire
respecter le principe de légalité et de voir disparaître la décision qui y contrevenait.

I - L'objet réel du recours intenté est essentiellement subjectif

Le requérant en excès de pouvoir poursuit en priorité, malgré ce qui a pu être


initialement soutenu, la défense de son intérêt propre1728. Si cette assertion s'admet sans trop de
difficultés lorsqu'est mise en cause une décision individuelle - voire une décision collective -,
elle apparaît également valable, en dépit des apparences, pour ce qui est de la contestation d'une
mesure générale, et notamment réglementaire.

A. La contestation d'une décision individuelle

Léon Blum est le premier à avoir risqué une distinction de nature entre les jugements
d'annulation rendus à l'encontre de décisions individuelles et ceux censurant un acte général et
impersonnel, ces derniers se pliant seuls à la vision classique. S'adressant aux membres du
Conseil d'État à propos de l'affaire Boussuge1729, le célèbre commissaire du gouvernement
n'hésita pas à affirmer que "chaque fois que le recours pour excès de pouvoir est dirigé contre
un acte nominatif visant un individu ou une catégorie d'individus (...), vos décisions consacrent
des droits, elles les précisent, elles les définissent, elles les distribuent...". Pour étayer cette
position reprise quelques années plus tard par Raphaël Alibert1730, deux types de considérations
seront pris en compte.

1 - Le requérant peut désirer l'obtention d'un avantage pécuniaire

L'administré qui intente un recours pour excès de pouvoir a fréquemment pour but, par
ce biais, de justifier l'octroi à son profit d'une certaine somme d'argent :

a) Il en va ainsi tout d'abord lorsque l'annulation poursuivie a pour effet direct de faire
reconnaître une obligation pécuniaire qui pesait à la charge de l'administration. Nous faisons

1727
Sur ce point, voir infra, les différentes allusions à la loi du 8 février 1995.
1728
"Psychologiquement, le demandeur ne raisonne absolument pas comme une sorte de ministère public. Il
conteste la légalité d'un acte administratif pour la seule et unique raison qu'-il- porte préjudice à des intérêts qu'il
estime légitimes et déplore de voir méconnus". B. Kornprobst, op. cit, p.250.
1729
Conclusions précitées.
1730
Op. cit. pp.57-58 : pour lui, le recours pour excès de pouvoir, "à l'égard des actes individuels, (...) se confond
pratiquement avec le recours de pleine juridiction (...) notamment parce que dans bien des cas les requérants
allèguent de véritables droits".
369
évidemment référence ici à la fameuse jurisprudence Lafage1731en vertu de laquelle on a
autorisé le requérant à obtenir du juge de l'excès de pouvoir qu'il censure un refus de versement
de certaines sommes auxquelles il avait droit, ce qui suppose inévitablement que
l'administration devra y procéder1732. Une telle permission, commandée certes, du moins à
l'origine, par des considérations bassement pratiques1733, n'en a pas moins pour conséquence
directe de mettre sur le même plan recours pour excès de pouvoir et recours de plein
contentieux (seule voie de droit autorisée avant l'arrêt Lafage pour le traitement de ce type de
litiges en raison de leur objet pécuniaire1734), puisque le requérant dispose en conséquence
d'une option : soit il sollicite une condamnation explicite de l'administration au paiement des
sommes en cause, auquel cas il sera considéré comme actionnant le juge de pleine
juridiction1735et devra en principe se faire représenter ; soit il limite ses conclusions à
l'annulation de la décision administrative qui fait obstacle au versement de l'argent auquel il a
droit, recours pour excès de pouvoir qui, s'il aboutit, induira pour l'administration l'obligation
d'y procéder1736. Et ce n'est pas le cantonnement de la jurisprudence Lafage auquel on assiste à
l'heure actuelle1737qui remettra en cause l'intérêt théorique de celle-ci, intérêt résidant tout
1731
C.E., 8/03/1912, p.348 ; Revue du droit public 1912, p.266, note Jèze ; Sirey 1913.3, p.7, conclusions Pichat
et note Hauriou.
1732
Le requérant peut également, dans le cadre de cette jurisprudence, obtenir l'annulation d'une décision qui
mettait à sa charge certaines obligations pécuniaires : voir, pour une demande d'annulation de sanction pécuniaire
prononcée par le Conseil des bourses de valeur, C.E., Ass., 4/03/1991, Le Cun ; Actualité juridique, Droit
administratif 1991, p.358, chron. R. Schwartz et C. Maugüe ; Revue française de droit administratif 1991, p.613,
conclusions M. de Saint-Pulgent.
1733
Il s'agissait en effet de dispenser ces recours du ministère d'avocat et des frais correspondants, étant donné que
ces honoraires dépassaient souvent le montant des sommes en jeu dans le litige et constituaient un facteur de
renoncement à la poursuite de la résolution de ce dernier par le juge administratif. A noter que cette considération,
parfaitement valable s'agissant du contentieux pécuniaire de la fonction publique (matière dans laquelle a vu le jour
la jurisprudence Lafage), doit être relativisée lorsqu'on sait que la solution a depuis longtemps débordé le cadre de
ce contentieux pour toucher divers domaines dans lesquels les sommes en jeu apparaissent plus importantes. Il en
va notamment ainsi des litiges relatifs au refus de versements de primes instituées par certaines législations (en
matière de primes à la construction, Cf. C.E., 16/12/1966, S.C.I. de Basse-Yutz, p.670 ; et de primes à la
suppression de locaux industriels, C.E., 9/02/1968, Société La Foncière des Champs-Elysées, p.109).
1734
Cf par exemple C.E., 15/02/1907, Théveneau, Dalloz 1908, 3, p.92.
1735
Voir notamment C.E., 7/11/1990, Delfau, p.917 ; Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.142,
conclusions C. de Montgolfier ; Les petites affiches 12/04/1991, p.19, note J.-Y. Plouvin : l'existence de
conclusions visant à l'octroi direct d'un avantage pécuniaire confère "à l'ensemble de la requête le caractère d'une
demande de plein contentieux".
1736
Nous sommes ici en présence d'un recours pour excès de pouvoir à part entière, et qui obéit totalement aux
règles qui gouvernent cette voie de droit. Ainsi, les seuls moyens que l'on puisse soulever à son appui sont des
moyens de légalité, qui peuvent englober, comme c'est naturel, des questions d'exactitude matérielle ou de
qualification juridique de faits (Cf C.E., 12/02/1954, Bierge, p.99 ; Actualité juridique, Droit administratif 1954, II
bis, p.8, chron. F Gazier et M. Long : droit au supplément familial de traitement d'un fonctionnaire qui supportait
la charge de plusieurs enfants). On ne saurait au contraire étayer sa demande d'annulation d'un moyen nécessitant
l'appréciation d'une responsabilité (C.E., 17/03/1954, Pettier, p.165 : est considérée comme recours de plein
contentieux -et donc irrecevable faute de ministère d'avocat- la demande d'annulation d'une décision ayant déclaré
un fonctionnaire débiteur d'une certaine somme d'argent en conséquence d'un vol commis dans son service).
1737
Dans le but d'unifier les chefs de compétence des Cours administratives d'appel nouvellement instituées, le
Conseil d'État a en effet décidé, en 1988, que ressortissaient nécessairement au plein contentieux les recours en
annulation des états exécutoires (C.E., S., 27/04/1988, Mbakam, p.172 ; Actualité juridique, Droit administratif
1988, p.438, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffre) ou des ordres de versement ou de reversement (C.E., S.,
23/12/1988, Cadilhac, p.465 ; Actualité juridique, Droit administratif 1989, p.254, conclusions M. Fornacciari).
Ces nouvelles et importantes limites de la jurisprudence Lafage s'ajoutaient à certaines plus anciennement
consacrées, telles l'exclusion de l'option en matière de contestations d'arrêtés de débet (C.E., 23/06/1965, Cie
normande d'études, p.387) ou de décisions opposant à un créancier la prescription quadriennale (C.E., 20/11/1970,
Livet, p.693). Mais surtout, elles constituèrent le point de départ d'un mouvement jurisprudentiel tendant à
circonscrire de plus en plus le champ d'application de la construction étudiée (Cf. notamment C.E., 12/10/1992,
Galy-Dejean, p.366 ; Actualité juridique, Droit administratif 1993, p.84, chronique C. Maugüé et R. Schwartz ;
370
entier dans l'idée que la motivation première de l'administré qui s'adresse au juge de l'annulation
peut ne diverger en rien de celle qui anime un recours à objet purement pécuniaire.

b) Un autre schéma trahit avec évidence les préoccupations financières qui peuvent conduire un
administré à intenter un recours pour excès de pouvoir : celui dans lequel l'annulation
demandée a pour but de mettre en lumière une illégalité administrative afin d'obtenir
consécutivement la réparation du dommage que celle-ci a pu occasionner. Il est certes
conceptuellement envisageable de scinder ce cheminement en deux démarches distinctes, la
première ne tendant qu'à fustiger l'atteinte au principe de légalité, la seconde faisant jouer celui
de responsabilité de l'administration eu égard aux dommages que son action est susceptible
d'engendrer. Mais cette interprétation s'avère une fois de plus par trop théorique, et il est
difficile d'ignorer que les visées financières transcendent la barrière figurée par la dualité des
contentieux : comment en effet ne pas estimer que l'objectif réel du requérant en excès de
pouvoir n'est autre que l'allocation de dommages-intérêts, surtout lorsque celui-ci présente
conjointement ses conclusions tendant à l'annulation de l'acte illégal et celles sollicitant la
réparation du dommage qu'il a suscité, liaison permise par la jurisprudence1738et fréquemment
effectuée en pratique1739 !

2 - Le requérant peut désirer protéger ou améliorer sa situation individuelle

Même s'il ne vise pas un avantage financier, le requérant en excès de pouvoir qui
attaque une décision individuelle lui faisant grief souhaite presque toujours, du moins lorsqu'il
ne se contente pas d'invoquer de simples illégalités externes mais conteste le bien-fondé de
l'acte litigieux, tirer un bénéfice personnel de sa démarche contentieuse, attendant
consciemment ou non de la juridiction qu'elle consacre à son profit quelque chose qui
ressemble à un droit1740. Cela se vérifie aussi bien lorsqu'il met en cause une décision positive
- c'est-à-dire modifiant l'ordonnancement juridique existant - que lorsqu'il conteste une mesure
négative - refus implicite ou explicite opposé par l'autorité administrative à une demande qu'il
lui a adressée. Dans le premier cas, il estime abusive la modification de sa situation décidée par
l'administration et va lui opposer un droit à sa stabilité ; dans le second, au contraire, il va
s'efforcer de démontrer que c'est le refus de modifier sa situation qui constitue l'abus, parce qu'il
détient des textes applicables un droit au changement qu'il sollicitait. Quelques exemples
peuvent illustrer chacun de ces deux cas de figure : ainsi, pour ce qui est des décisions
négatives, la demande d'annulation d'un refus d'octroi de permis de construire, de délivrance

Revue du droit public 1993, p.239, conclusions G. Le Chatelier ; ainsi les conclusions J. Arrighi de Casanova sur
C.E., 22/07/1994, Centre hospitalier Gérard Marchand, Les petites affiches, 16 novembre 1994, p.5 ; et pour une
présentation du phénomène dans une problématique plus large, voir M. Bernard, "Le recours pour excès de
pouvoir est-il frappé à mort ?", Actualité juridique, Droit administratif, 1995 n° spécial du cinquantenaire, p.190).
1738
C.E., 31/03/1911, Blanc, Argaing, Bezie, précité.
1739
Peu importe donc que les conclusions ainsi juxtaposées conservent leur identité contentieuse, comme en
témoigne notamment l'arrêt du 16/10/1964 Dame Veuve Lastapis (Dalloz 1964, p.90, note D. Granjon), dans
lequel le Conseil d'État a dissocié à l'intérieur d'une même requête conclusions en excès de pouvoir et conclusions
en indemnité, seules ces dernières étant déclarées irrecevables faute d'avoir été présentées par l'entremise d'un
avocat. Le fait de saisir concurremment le juge de l'annulation et celui de l'indemnité montre bien que l'objectif
premier -et ultime- du justiciable consiste essentiellement dans l'octroi des dommages-intérêts qu'il réclame.
1740
L'objet du droit dont la reconnaissance est sollicitée se confond d'ailleurs, nous allons le voir, avec la
disparition du grief exigé du requérant pour qu'il puisse saisir le juge de l'excès de pouvoir.

371
d'une décoration ou d'une permission de voirie apparaît en pratique le plus souvent sous-tendue
par le désir de se voir reconnaître par le juge le droit à l'obtention de la faveur ou de
l'autorisation espérée. Inversement, lors de la mise en cause d'une mesure positive, tel un acte
affectant le déroulement normal de la carrière d'un fonctionnaire, un arrêté d'expulsion, un
retrait d'une décision antérieure qui bénéficiait au requérant (etc...), ce dernier argumentera
fréquemment qu'il détenait un droit au statu quo, espérant par là-même que le juge reconnaîtra
l'existence de celui-ci et le protègera en conséquence1741. Il ne faut pas d'ailleurs croire, à la
lumière des exemples précédents, que seuls sont concernés les litiges portant sur des décisions
individuelles défavorables à leur destinataires : un agent public qui s'oppose à la nomination, la
promotion d'un collègue ou au bon classement de celui-ci dans un tableau d'avancement, un
pharmacien contestant l'autorisation d'ouvrir une officine accordée à un concurrent, un
particulier désirant l'annulation d'un permis de construire accordé sur un terrain voisin, agissent
eux aussi dans le but de protéger leur situation propre contre les conséquences préjudiciables
que la mesure en cause est susceptible d'engendrer. Et malgré ce qu'on pourrait être tenté de
penser, ces préoccupations subjectives ne sont pas absentes du contentieux de l'excès de
pouvoir relatif aux mesures de portée plus générale.

B. La contestation d'une mesure générale

Pour Léon Blum1742, lorsque est mise en cause une mesure générale devant le juge de
l'excès de pouvoir, ce dernier ne se demande plus "si l'acte attaqué a méconnu un droit
appartenant au requérant", la seule question soulevée redevenant celle de la légalité dudit acte.
Il est vrai que les moyens susceptibles d'être alors soulevés excluent toute référence à de
quelconques droits au maintien d'une situation. Ne peut-on pourtant, ici encore, au-delà de
l'argumentation par définition objective mise en avant par le requérant, identifier bien souvent
une démarche essentiellement subjective ? Il ne s'agit certes pas d'adopter la conception pour le
moins paradoxale de ceux qui reconnaissaient "un droit subjectif des administrés au respect de
la légalité"1743, tant elle ruine, par la confusion qu'elle apporte, tout intérêt à la distinction des
contentieux objectif et subjectif1744. On remarquera plutôt que celui qui conteste une mesure
générale défend fréquemment son intérêt propre - quand bien même les retombées de la
décision d'annulation concerneront également des tiers dont le nombre peut être fort élevé -,
intérêt qui consiste à ne pas être soumis à la mesure litigieuse : il en va assurément de la sorte
lorsque le demandeur est un groupement et que l'acte attaqué touchait directement les intérêts
matériels ou moraux de la catégorie d'individus qu'il représente, la situation s'apparentant alors
à celle du particulier qui conteste un mesure individuelle afin de l'empêcher d'influer sur sa
situation juridique1745. Mais on pense de la même manière à l'hypothèse dans laquelle c'est une
1741
Cela apparaît avec une particulière évidence en matière de retrait : l'administré a tout intérêt à démontrer que la
décision que l'administration entend rétroactivement effacer créait des droits à son profit, afin de se voir appliquer
les règles restrictives qui s'attachent au retrait de ce type d'actes. L'arrêt de principe en la matière (arrêt Dame
Cachet, précité) trahit d'ailleurs parfaitement cette préoccupation essentiellement subjective qui anime le requérant
en la matière, puisque le Conseil d'État devait non seulement trancher la question de la licéité d'un retrait d'une
décision octroyant une indemnité à la Dame Cachet, mais au surplus statuer sur des conclusions tendant à
l'obtention d'une indemnité plus élevée.
1742
Conclusions sous l'arrêt Boussuge précitées.
1743
Selon l'expression de Bonnard, Le contrôle juridictionnel de l'administration, Delagrave 1934, p.35.
Dans le même sens, voir Barthélémy, Essai d'une théorie des droits subjectifs des administrés dans le droit
administratif français, Toulouse, 1899, pp. 66 s. : dans la mesure où, à la suite d'une annulation pour illégalité
externe de l'acte litigieux, l'administration peut édicter la même décision à condition de respecter cette fois les
formes légales, l'auteur estime que le requérant jouit d'un véritable droit au respect des règles applicables.
1744
Voir notamment en ce sens A. de Laubadère, op. cit., Tome I, n°1084.
1745
Ainsi en allait-il par exemple du recours de la ligue nationale contre l'alcoolisme lorsqu'elle intenta un recours
contre des mesures gouvernementales tendant à favoriser l'activité des bouilleurs de cru (C.E., S., 27/04/1934,
372
personne isolée qui attaque la mesure générale. Peu importe, en effet, que l'éventuelle
annulation soit de nature à entraîner des conséquences - favorables ou non - sur un nombre
indéterminé de personnes : ce qui motive l'action du requérant, c'est le plus souvent de protéger
sa propre situation que l'acte en cause affectait nécessairement d'une façon ou d'une autre,
puisqu'il n'a pu valablement saisir le juge de l'excès de pouvoir que dans la mesure où il
justifiait d'un grief suffisamment individualisé1746.

Il ressort de tout ce qui précède que, contrairement à la conception qui animait la


doctrine classique, le justiciable qui saisit le juge de l'excès de pouvoir manifeste fréquemment
le désir de voir garantie à son profit la pérennité de sa situation antérieure, ou reconnu son bien-
fondé à en exiger l'amélioration. Or, et ceci s'avère encore plus surprenant au regard des
théories initiales, la réponse à ces prétentions se matérialise parfois par une décision
juridictionnelle qui va bien au delà de la simple annulation de l'acte administratif au cœur du
débat.

II - La satisfaction donnée aux prétentions du requérant

Nous avons d'ores et déjà montré que la satisfaction d'un intérêt personnel du requérant
n'est pas forcément en contradiction avec la conception purement objective du recours pour
excès de pouvoir : les effets bénéfiques de l'annulation sur la situation de celui qui en a sollicité
le prononcé sont alors présentés comme accessoires à la chute de l'acte censuré, chute qui doit
demeurer l'unique préoccupation de la juridiction saisie1747. Mais une telle vision, qui s'efforce
de ménager tant bien que mal les principes traditionnels et la réalité contentieuse, ne rend pas
fidèlement compte de cette dernière. Si les droits auxquels prétendent fréquemment les
requérants ne se trouvaient établis - ou rétablis - que "par surcroît", cela supposerait en effet
deux choses : d'une part, que cette reconnaissance revêtirait toujours un caractère implicite,
puisqu'elle se contenterait de résulter de la censure de l'acte administratif prononcée ; d'autre
part, que la méconnaissance ultérieure de ces droits par l'autorité administrative ne saurait être
sanctionnée par le juge, dont l'office s'est épuisé avec le prononcé de l'annulation. Or, force est
de constater que ces deux conditions ne sont pas nécessairement remplies :

A. Le juge reconnaît parfois le droit du requérant de façon explicite

On a déjà eu l'occasion de s'apercevoir, au cours de développements antérieurs1748, que


le juge de l'excès de pouvoir s'autorisait parfois, après avoir explicitement consacré le droit que
détenait le requérant à l'obtention de tel ou tel avantage, à prescrire à l'administration l'édiction

Ligue nationale contre l'alcoolisme, p.493) ; et, plus récemment, de la requête d'associations de psychanalystes
contre une instruction de la direction générale des impôts qui excluait partiellement leur profession des
exonérations de T.V.A. prévues pour les soins dispensés par les membres des professions médicales et
paramédicales (C.E., S., 4/05/1990, Association freudienne et autres, p.111).
1746
C'était à l'évidence le cas, pour s'en tenir à un unique exemple, de cet ouvrier portugais admis à contester une
circulaire relative à la situation en France des travailleurs salariés étrangers (C.E., 13/01/1975, Da Silva et
C.F.D.T., p.16 ; Droit social 1975, p.373, conclusions P. Dondoux ; Dalloz 1975, p.784, note Julien-Laferrière ; La
semaine juridique 1976.II, n°18325, note Pellet).
1747
Voir supra, Titre préliminaire.
1748
Cf. supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
373
des mesures nécessaires à sa matérialisation. Que ce soit en vue de la reconstitution de carrière
d'un fonctionnaire faisant suite à l'annulation d'un acte qui entravait illégalement le bon
déroulement de celle-ci ou, plus rarement, de l'octroi d'une autorisation irrégulièrement
refusée1749, les décisions juridictionnelles peuvent dépasser le stade de la simple censure de
l'acte administratif contesté et aller jusqu'à affirmer sans ambages le droit dont le requérant
souhaitait la reconnaissance, voire préciser par le menu les obligations qui pèsent sur l'autorité
administrative pour rétablir celui-ci. Et cela est d'autant plus vrai depuis la promulgation de la
loi du 8 février 1995, qui octroie au juge la possibilité d'enjoindre à l'administration de prendre
les mesures nécessaires à la matérialisation du droit reconnu1750. Plus encore, le juge de l'excès
de pouvoir dispose de moyens aptes à sanctionner la carence de l'administration à prendre les
mesures ainsi prescrites, et il n'hésite pas à s'en servir.

B. Le juge sanctionne parfois la méconnaissance du droit qu'il a reconnu au profit du


requérant

Si le droit du justiciable ne constituait qu'une préoccupation accessoire du juge de


l'excès de pouvoir, simple conséquence secondaire induite par l'annulation prononcée, on ne
voit pas pourquoi la juridiction qui a statué disposerait du pouvoir de sanctionner la carence de
l'administration à le concrétiser : la mission objective de la juridiction, s'achevant avec la
destruction de l'acte attaqué, ne devrait connaître aucun prolongement. Or, nous savons qu'il
n'en est rien : l'annulation ne constitue le plus souvent qu'une étape, et la solution du litige ne
sera parfaite qu'avec la matérialisation du droit que le jugement de censure a consacré. C'est
pourquoi le juge s'est arrogé certaines prérogatives destinées à sanctionner la négligence, voire
la mauvaise volonté de l'autorité compétente qui rechigne ou se refuse fermement à rétablir le
requérant dans son droit reconnu par la décision d'annulation1751. Cela explique également que
le législateur ait entendu le doter d'un pouvoir d'astreintes, destiné non plus à simplement
fustiger une telle attitude, mais à faire en sorte que le droit en question trouve forcément sa
traduction dans les faits1752. L'arsenal de moyens mis ainsi à la disposition du requérant pour
contraindre l'administration à lui attribuer l'avantage induit par l'annulation qu'il a obtenue,
montre bien que cet avantage constitue un véritable droit, c'est-à-dire un intérêt juridiquement
protégé qu'il peut, s'il le désire, faire sanctionner par une nouvelle démarche contentieuse1753.
Le jugement rendu en excès de pouvoir ne se contente donc pas toujours de prononcer la
censure de l'acte administratif querellé, mais consacre souvent un véritable droit subjectif au
profit du requérant. Il ne faudrait pas croire pour autant que le juge fait de cette considération sa
préoccupation unique. D'autres éléments vont nécessairement entrer en ligne de compte au
cours de l'analyse qu'il est amené à pratiquer. Il en va en particulier ainsi de la situation dans
laquelle se trouve l'administration défenderesse.

1749
Voir respectivement les jurisprudences Rodière et Ville de Mâcon, précitées.
1750
Pour plus de détails sur ce point, voir infra, Titre II.
1751
Il s'agit, on le sait, de la possibilité d'annuler les refus d'exécution opposés aux administrés et de condamner
l'administration responsable à la réparation du préjudice ainsi occasionné (Cf. les jurisprudences Société
automobile Berliet et Périguey précitées).
1752
Voir notamment l'arrêt Dame Bastien (précité) dans lequel, rappelons-le, le Conseil d'État a prononcé une
astreinte à l'encontre d'un organisme public qui refusait d'affilier la requérante à la Caisse nationale de retraite des
agents des collectivités locales, et ce en dépit d'une décision d'annulation qui avait reconnu le droit à couverture
sociale de celle-ci. Cette dimension de l'astreinte a d'ailleurs été confortée, comme nous le verrons au Titre suivant,
par la loi du 8 février 1995.
1753
L'obligation de faire qui pèse ainsi sur l'administration étaye la conception qui fait de cette dernière une partie
à part entière du procès en excès de pouvoir : en ce sens, voir B. Kornprobst, op. cit., p.89
374
Paragraphe 2 - Sensibilité du juge de l'excès de pouvoir aux problèmes de l'administration
active

L'administration n'occupe pas une position neutre au sein du contentieux de l'annulation.


En effet, comme a pu le faire remarquer M. Knobprobst, "le seul fait qu'un recours pour excès
de pouvoir ait été intenté suffit à faire grief à la personne administrative au nom de laquelle a
été édicté l'acte, son avantage étant le maintien de cette décision"1754. Cet engagement ne revêt
d'ailleurs pas simplement un caractère purement juridique, l'administration défendant souvent
son intérêt avec l'acharnement qu'un particulier met dans la préservation du sien1755. Le juge de
l'excès de pouvoir ne devrait pas, en toute logique, se montrer exagérément réceptif aux
arguments de l'autorité publique : arbitre en droit, et non en opportunité1756, il est tenu par
principe de considérer l'acte qui lui a été déféré dans une optique strictement objective, et de
s'abstenir d'évaluer son à-propos. Mais la réalité jurisprudentielle montre qu'il n'en va pas
toujours ainsi, et l'on est en droit de se demander pourquoi.

I - Manifestations de cette réceptivité

Il n'est bien évidemment pas question ici de faire le tour des procédés qui permettent au
juge de l'excès de pouvoir de ménager l'intérêt de l'administration. D'autres l'ont fait avant
nous1757, et leur étude détaillée nécessiterait un ouvrage à elle seule. Au surplus, quelques
considérations suffisent à établir que la juridiction administrative se montre souvent soucieuse
de ne pas contrarier, par un contrôle de légalité trop rigoureux, l'action administrative.

A. L'autolimitation du contrôle juridictionnel dans certains domaines

La préoccupation du juge de l'excès de pouvoir de ne pas gêner l'action administrative se


manifeste, en premier lieu, dans l'idée que certains pans de cette dernière se trouvent parfois
soustraits à tout examen de légalité, parfois soumis à un contrôle allégé :

1 - Parmi les premiers, nous ne ferons pas allusion à la théorie des actes de gouvernement.
Même si la démission du juge à leur égard procède sans doute du souci de laisser une certaine
marge de manœuvre aux autorités étatiques, et si leur détermination ne repose sur aucun critère
vraiment probant1758, il n'est pas exclu que l'incompétence qui frappe la juridiction

1754
Op. cit. p.175.
Rappelons d'ailleurs ici que l'impératif de stabilité des relations juridiques, qui fonde l'institution d'un délai de
recours, joue non seulement au profit des particuliers, mais également au bénéfice de l'administration, car lui
permettant de mener à bien les missions d'intérêt général qui lui sont confiées (Cf. supra, Titre préliminaire).
1755
"Psychologiquement, l'administration est une partie, volontiers obstinée, toujours surprise d'être contrariée,
toujours inquiète de perdre la face. En un sens, elle n'a pas tort. Son efficacité est liée à cet état d'esprit" (R.
Guillien, "Essai sur une réforme générale du contentieux administratif", Dalloz 1955, chron., p.97).
1756
Sur ce point, voir supra, Titre préliminaire.
1757
Cf. essentiellement A. Mestre, Le Conseil d'État protecteur des prérogatives de l'administration, L.G.D.J.,
1974.
1758
Pour un tour d'horizon des prises de position doctrinales sur l'ensemble du problème, voir P.-H. Chalvidan,
"Doctrine et acte de gouvernement", Actualité juridique, Droit administratif 1982, p.4.
375
administrative résulte de leur nature particulière. Le fait qu'ils se rattachent à "l'activité
gouvernementale, en tant qu'activité distincte de l'action administrative", semble interdire leur
assimilation à la catégorie des décisions administratives1759.

Plus riche en enseignements apparaît la jurisprudence traditionnelle relative aux mesures


d'ordre intérieur. En vertu de celle-ci, on sait que le juge administratif s'est longtemps refusé à
soumettre un certain nombre d'actes au contrôle de légalité, en particulier les mesures
disciplinaires non statutaires destinées à corriger les comportements déviants des "usagers" des
services publics scolaire, militaire et pénitentiaire1760. Aucune des justifications apportées à
cette démission n'avait de quoi convaincre : l'idée que le juge n'a pas à se préoccuper de
mesures insignifiantes ne résistait pas à l'examen de certains cas d'espèce où l'acte qualifié de
mesure d'ordre intérieur faisait à l'évidence grief à son destinataire1761 ; la crainte d'un afflux
massif de recours de nature à encombrer à l'excès les rôles des juridictions administratives
semblait quant à elle infondée, au regard du très faible degré d'utilisation des voies de recours
internes instaurées à l'encontre des sanctions en cause1762 ; la répugnance, enfin, du juge de
l'excès de pouvoir à prononcer des annulations sans portée pratique - les sanctions attaquées
seraient, compte tenu de l'effet non suspensif du recours et des délais habituels de jugement,
déjà exécutées lorsqu'interviendrait le jugement - n'avait pas lieu de se manifester, le requérant
pouvant parfaitement trouver satisfaction dans la simple suppression rétroactive de la mention,
dans son dossier, de la mesure qui l'a affecté. On ne s'étonnera pas, en conséquence, que deux
arrêts récents1763 soient venus réduire considérablement la portée de cette immunité invétérée.
Désormais, le Conseil d'État déclarera recevables les "sanctions qui, de par leur nature et leur
gravité, rendent le contrôle de l'excès de pouvoir effectivement nécessaire", c'est-à-dire "celles
qui entraîneraient soit une atteinte sensible à des libertés ou droits protégés - critère qui intègre
notamment l'éventuelle aggravation sensible des conditions de vie de la personne punie -, soit
une atteinte substantielle à la situation statutaire ou administrative de l'intéressé -critère qui

Sur le fait que l'absence de critères prédéfinis conduit le juge à opérer des soustractions de plus en plus nombreuses
d'actes à cette catégorie, Cf. J. Auvret-Finck, "Les actes de gouvernement, irréductible peau de chagrin ?", Revue
du droit public 1995, pp.131 s..
1759
Laferrière, le premier, avait formulé cette idée (op. cit., t. II, p.32) ; elle fut de nombreuses fois reprise (voir en
particulier R. Chapus, "L'acte de gouvernement, monstre ou victime ?", Dalloz 1958, chr., p.5 ; R. Capitant, "De la
nature des actes de gouvernement", in Mélanges Julliot de la Morandière, 1964, p.99 ; et F.-P. Bénoit, Le droit
administratif français, 1968, p.418 à 420). Le Conseil d'État a semblé se rallier à cette conception puisque, saisi
d'un recours contre une mesure qu'il a estimée qualifiable d'acte de gouvernement, il a préféré, pour le rejeter, se
placer sur le terrain de l'incompétence plutôt que sur celui de l'irrecevabilité (Cf. notamment les conclusions D.
Kessler et la note R. S. sous C.E., 23/09/1992, G.I.S.T.I. et M.R.A.P., Actualité juridique, Droit administratif
1992, pp.752 et 755).
1760
Pour une présentation synthétique de cette jurisprudence, voir notamment la note F. Moderne sous l'arrêt
Caillol, Revue française de droit administratif 1984, p.187 ; et les conclusions P. Frydman sous les arrêts Hardouin
et Marie, Revue française de droit administratif 1995, pp.353 s.
1761
On pense en particulier à cette affaire dans laquelle a été jugé irrecevable le recours d'un prévenu tendant à
faire annuler le placement en "quartier de plus grande sécurité" dont il avait fait l'objet, en dépit de la nette
aggravation des conditions de détention que cette mesure entraînait pour l'intéressé (C.E., Ass., 27/01/1984,
Caillol, p.28 ; Revue française de droit administratif 1984, note F. Moderne précitée ; Revue du droit public 1984,
p.483, conclusions B. Genevois ; Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.72, chronique B. Lasserre et J.-
M. Delarue ; Gazette du Palais 1984, 1, p.284, note X. Prétot).
1762
Conclusions P. Frydman précitées.
1763
C.E., Ass., 17/02/1995, Hardouin et Marie (2 espèces) ; Revue française de droit administratif 1995,
conclusions précitées ; Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.379, chronique L. Touvet et J.-H. Stahl ; La
semaine juridique 1995, II, n°22426, note M. Lascombe et F. Bernard ; Les petites affiches 1995, n°51, p.11, note
G. Vlachos ; n°69, p.17, note N. Van Tuong ; et n°93, p.28, note V.A. Otekpo ; Dalloz 1995, p.386, note N.
Belloubet-Frier.
Et concernant directement l'arrêt Marie, lire F. Moderne et J.-P. Céré, "A propos du contrôle des punitions en
milieu carcéral", Revue française de droit administratif 1995, p.822.
376
couvre, pour sa part, les éventuelles conséquences de la mesure sur les perspective de
carrière"1764. La nouvelle jurisprudence n'anéantit donc pas la théorie des mesures d'ordre
intérieur1765, mais elle la confine explicitement aux seules mesures dont le peu d'importance est
tellement patent qu'il ne justifie pas que le juge s'en préoccupe 1766. Ce revirement du Conseil
d'État équivaut à un aveu : sa position traditionnelle, qui englobait dans une même irrecevabilité
des mises en retenue et des placements en quartier de haute sécurité, n'était pas juridiquement
défendable. Pourquoi dès lors s'y être tenu si longtemps ? Tout simplement parce que, comme
l'a souligné le commissaire du gouvernement P. Frydman, il s'agissait d'"une jurisprudence
d'opportunité, plutôt que de droit"1767. Le juge administratif entendait laisser une grande marge
de manœuvre aux autorités responsables des services concernés, services soumis à de fortes
pressions intérieures. Il n'estimait pas devoir brider cette "soupape de sûreté"1768que constituent
ces mesures de police interne par des considérations de légalité1769. Mais que le contexte
sociologique change, aidé par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme,
dans le sens d'une plus grande pénétration du droit au sein de ces institutions autrefois repliées
sur elles-mêmes, qu'il apparaisse, notamment au travers de la comparaison avec les systèmes
existant dans d'autres États développés, qu'un contrôle de ces sanctions permettait de réduire la
part d'arbitraire de leur prononcé sans porter atteinte à l'autorité du commandement
hiérarchique et de la discipline, et rien ne s'opposait plus à la recevabilité des requêtes dirigées
contre les plus graves de ces mesures1770. On le voit, l'opportunité peut parfois dicter au juge de
l'excès de pouvoir sa disposition à connaître de certains actes.

2 - Dans d'autres domaines, c'est plutôt l'allègement de la teneur du contrôle de la légalité qui
retiendra notre attention. En présence d'un acte pris dans le cadre d'un pouvoir discrétionnaire
dévolu à l'administration, il est de règle que le juge de l'annulation ne supervise pas le choix
effectué par l'autorité compétente1771. Cette attitude traditionnelle se comprend aisément : si des
textes ont jugé nécessaire de laisser un large éventail d'action à la puissance publique et une
grande liberté d'apprécier, au cas par cas, quelle mesure elle doit prendre pour répondre à la
situation de fait qui se présente à elle, ce n'est pas pour voir les juridictions administratives
imposer a posteriori ses propres vues en censurant les options choisies. La réserve
juridictionnelle apparaît d'autant moins critiquable que, depuis les années 1970, le contrôle
minimum jusqu'alors exercé sur les décisions discrétionnaires (qui portait sur les vices externes,
l'erreur de droit et de fait et sur le détournement de pouvoir) s'est enrichi d'une possibilité de

1764
Conclusions P. Frydman précitées.
1765
On peut considérer cette survivance normale dans la mesure où la Cour européenne des droits de l'homme a
avalisé le principe de la notion, estimant qu'"il est des manquements qui manifestement concernent la seule
discipline intérieure" (C.E.D.H., 28/06/1984, Campbell et Fell, cité par V. Albanel, conclusions sur T.A.
Strasbourg, 2/07/1991, Théron c/ Garde des Sceaux, Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.77) ; elle suit
en cela la position adoptée par la Cour de justice des Communautés européennes le 12/02/1960 (p.49).
1766
Si l'on en croit le commissaire du gouvernement P. Frydman, le domaine de prédilection de ce type de mesure
devrait être à partir de maintenant l'école, où "les innombrables punitions sans gravité infligées chaque jour aux
élèves (...) ne requièrent sans doute pas le contrôle d'un juge -à commencer par les mises au piquet et les verbes à
conjuguer". En revanche, peu de mesures disciplinaires en matière militaire ou pénitentiaire échapperont désormais
à un examen de légalité (sur ce point, voir conclusions précitées).
1767
Ibid.
1768
L'expression est empruntée à F. Moderne, note précitée, p.188.
1769
Le fait que ces actes échappaient au droit constituait en effet un "incomparable avantage" pour les autorités
qui les prenaient : "la mesure d'ordre intérieur présente pour le supérieur tous les avantages de l'acte unilatéral, la
normativité et la sanction, sans en avoir les inconvénients traditionnels puisque le juge refuse en principe d'en
connaître" (M. Hécquard-Théron, "De la mesure d'ordre intérieur", Actualité juridique, Droit administratif 1981,
pp.235 s., et plus particulièrement p.242).
1770
Développant tous ces points, voir conclusions P. Frydman précitées.
1771
Cf. R. Chapus, Droit administratif général, t. I, n°1074 s. et bibliographie citée au n°1077-1.
377
censure des erreurs manifestes d'appréciation que l'autorité administrative a pu commettre dans
la qualification juridique des faits1772. Par l'emploi de cette technique, le juge s'autorise à
stigmatiser les comportements déraisonnables des autorités administratives agissant dans le
cadre d'un pouvoir discrétionnaire : ce dernier n'est pas en effet synonyme d'arbitraire, et il
paraît normal de considérer que son utilisation fantaisiste constitue un chef d'illégalité. Aussi ne
s'explique-t-on pas vraiment pourquoi certains domaines sont restés réfractaires au contrôle de
l'erreur manifeste d'appréciation, tels les choix gouvernementaux en matière d'aménagement du
territoire et d'organisation territoriale1773, ou la détermination du mode de gestion d'un service
public1774. Plus surprenant encore, quelques solutions relativement récentes ne pouvant, à
l'inverse des précédentes, se réclamer d'une ligne jurisprudentielle traditionnelle, ont multiplié -
dans des contentieux certes ponctuels1775 - les hypothèses dans lesquelles l'utilisation du
pouvoir discrétionnaire par l'administration n'est nullement surveillée par le juge de l'excès de
pouvoir1776. Cette timidité n'a pas d'autre fondement que le désir de laisser au service
compétent, dans des domaines politiquement sensibles, ou estimés, pour quelque raison que ce
soit, entièrement soumis à l'appréciation souveraine de l'administration, une latitude d'action
maximale que rien ne vient canaliser, pas même l'exigence de rationalité. Connaissant la
souplesse qui caractérise le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation1777, on mesure ici à
quel point est forte la préoccupation du juge administratif de ne pas contrarier l'évaluation, par
la puissance publique, de l'intérêt général.

1772
Les études doctrinales retraçant ce phénomène sont nombreuses ; en raison de sa date relativement récente, on
peut citer parmi elles L'erreur manifeste d'appréciation. La décision administrative, le juge et la force de
l'évidence (J.-P. Bourgeois, Lille, 1988).
1773
Voir respectivement, et à titre d'exemples récents :
- C.E., 3/12/1990, Ville d'Amiens, p.344 ; Les petites affiches 19 juin 1991, p.8, note J. Morand-Deviller :
absence de contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation sur le choix relatif au tracé d'une voie ferrée.
et - C.E., 17/10/1990, Communes de Peyrillac et Millac, p.281 : même solution s'agissant du rattachement d'une
partie du territoire d'une commune à une autre commune.
1774
Pour une affaire dans laquelle était contestée la substitution, pour gérer un service public communal, d'une
société d'économie mixte à une régie, voir C.E., 28/06/1989, Syndicat du personnel des industries électriques et
gazières du centre de Grenoble C.F.D.T., Revue française de droit administratif 1989, p.929, conclusions E.
Guillaume, note J.-F. Lachaume.
A noter que le juge ne contrôle pas plus l'erreur manifeste d'appréciation dans le choix d'un gérant de service
public. Cf. notamment, quant à la désignation, par le gouvernement, d'une société concessionnaire de télévision,
C.E., Ass, 16/04/1986, Cie luxembourgeoise de télévision (arrêt précité).
1775
Il ne faudrait pas en effet succomber à l'illusion qui laisserait croire que ces arrêts remettent en cause
l'évolution globale du contrôle minimum, qui intègre aujourd'hui quasi systématiquement l'appréciation de l'erreur
manifeste d'appréciation. Voir en ce sens la chronique M. Azibert et M. de Boisdeffre, Actualité juridique, Droit
administratif 1987, p.91.
1776
Pour ne citer que les plus significatives :
- C.E., 11/04/1986, Fédération générale agro-alimentaire C.F.D.T., p.92 : pas de contrôle de l'erreur manifeste
d'appréciation s'agissant du choix, au sein des organisations syndicales agricoles les plus représentatives, de celle
qui sera appelée à siéger au Conseil économique et social.
et - C.E., 2/03/1988, Association nationale des assistants, p.105 : même solution quant à la suppression ou la
modification d'un corps de la fonction publique par le gouvernement.
1777
"Le Conseil d'État a le pouvoir de définir le manifeste et l'évident. Fondamentalement, le juge ne censure pas
une erreur d'appréciation parce qu'elle est manifeste, ou ne la censure pas parce qu'elle ne serait pas manifeste. La
proposition doit être exactement inversée : l'erreur est manifeste parce que le juge la censure, non manifeste parce
que le juge ne la censure pas. Est manifeste, évident, ce qui apparaît comme tel au juge administratif" (H. Moussa,
"Aspects de l'erreur manifeste d'appréciation et des pouvoirs discrétionnaire et lié. Prétendu droit de
l'administration à l'erreur non manifeste et présomption quasi irréfragable de légalité", Le Quotidien juridique, 18
avril 1987, p.12).
378
B. L'inactivation de certaines illégalités

En présence d'une illégalité affectant un acte administratif soumis à son examen, le juge
de l'excès de pouvoir ne prononce pas systématiquement une annulation. Deux situations
peuvent à ce propos être distinguées :

1 - Il en va ainsi classiquement lorsque, en vertu de la théorie des circonstances exceptionnelles,


est toléré, du fait du contexte troublé qui a entouré l'édiction de l'acte contesté, un
assouplissement des règles de forme, de procédure, de compétence, ou de fond1778. La décision
déférée au juge administratif qui, en temps normal, l'aurait estimée irrégulière, va être sauvée de
l'annulation en considération des événements extraordinaires ayant nécessité son
intervention1779. Pareille construction témoigne parfaitement de la capacité du juge de l'excès
de pouvoir à écarter l'application stricte du principe de légalité, dont il est pourtant le gardien,
en faisant prévaloir des impératifs tels que le maintien ou le rétablissement de l'ordre public, le
fonctionnement régulier et continu des services publics, etc. Elle constitue l'exemple type de sa
réceptivité aux nécessités de l'action administrative 1780: qu'il n'estime pas que les circonstances
invoquées justifiaient in concreto l'inobservation de la règle de droit, et il censurera l'attitude de
l'administration1781 ; qu'il considère le contraire, et le comportement litigieux sera avalisé1782.
Et la malléabilité du contrôle de légalité s'avère à ce point remarquable qu'en présence d'une
crise suffisamment grave1783, pourront être excusées des irrégularités aussi importantes que
l'empiètement sur la compétence du législateur1784, ou la restriction de libertés
fondamentales1785. Mais il n'est pas nécessaire de faire appel à cette théorie d'utilisation somme
toute exceptionnelle - comme sa désignation nous l'indique - pour attester la préoccupation
constante du juge administratif d'inhiber les illégalités qu'il estime ne pas devoir sanctionner.

1778
Sur cette théorie, voir notamment L. Nizard, Les circonstances exceptionnelles dans la jurisprudence
administrative, op. cit.
1779
Initialement liée aux périodes de conflit, la théorie des circonstances exceptionnelles a été étendue à des
situations particulières affectant des temps de paix, telles que des cataclysmes naturels, ou des grèves d'une
ampleur extraordinaire (pour ces deux dernières hypothèses, voir respectivement :
- C.E., 18/05/1983, Rodes, p.199 ; Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.44, note J. Moreau (début
d'éruption du volcan La Soufrière, en Guadeloupe) ;
et - C.E., 18/04/1947, Jarrigion, p.148 ; Sirey 1948.3, p.33, note J. Rivero (grève générale de novembre 1938).
1780
Cette réceptivité est parfaitement illustrée par le libellé même d'un des arrêts classiques en la matière, qui
l'érige quasiment en principe : "il appartient au juge sous le contrôle duquel s'exercent -les pouvoirs de police dont
l'autorité publique dispose pour le maintien de l'ordre et de la sécurité- de tenir compte, dans son appréciation, des
nécessités provenant de l'état de guerre" (C.E., 28/02/1919, Dames Dol et Laurent, p.208 ; Revue du droit public
1919, p.338, note G. Jèze ; Sirey 1919.3, p.33, note M. Hauriou).
1781
Cf. en particulier C.E., Ass., 24/10/1964, d'Oriano, p.486 ; Actualité juridique, Droit administratif 1964,
p.684, chronique M. Puybasset et J.-P. Puissochet ; Dalloz 1965, p.9, note D. Ruzié ; Revue du droit public 1965,
p.282, conclusions M. Bernard : aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait que la mise en congé spécial de
l'intéressé soit dispensée du respect des droits de la défense, en dépit de la mise en jeu de l'article 16 de la
constitution.
1782
Pour un exemple relativement récent, voir C.E., 3/11/1989, Galliot, p.223 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1990, p.425, obs. J. Moreau : les violents affrontements s'étant déroulés en 1985 en Nouvelle-
Calédonie, ont justifié une dissolution du conseil municipal destinée à permettre la nomination d'une délégation
spéciale, seule en mesure d'assurer la continuité du service public.
1783
Sur cette influence de la gravité de la crise sur les dérogations accordées à l'action administrative, voir L.
Nizard, op. cit. pp.131 s..
1784
Outre le célèbre arrêt Heyriès, fondateur de la théorie des circonstances exceptionnelles (C.E., 28/06/1918,
p.651 ; Sirey 1922.3, p.49, note Hauriou), voir C.E., 31/03/1954, Baudet, p.196.
1785
Telle la restriction aux libertés de commerce et d'aller et venir illustrée par l'arrêt Dames Dol et Laurent
précité.
379
2 - L'emploi de quelques techniques procédurales relativement banalisées, que nous nous
proposons à présent, sans désir d'exhaustivité, de répertorier, témoigne d'un réel souci de
protection de l'efficacité de l'action administrative. Il s'agit d'éviter autant que faire se peut le
prononcé d'annulations qui retarderaient ou entraveraient celle-ci sans raison valable.
L'application automatique du principe de légalité, jugée nuisible dans ces hypothèses, va céder
la place à une appréciation de l'impact de l'irrégularité sur l'acte vicié, ce qui conduit à un
éventuel sauvetage de celui-ci au cas où cette incidence s'avère minime.

a) Le premier procédé, qui tend à neutraliser des illégalités estimées vénielles, voire
insignifiantes, intéresse le vice de forme ou de procédure. De très nombreuses irrégularités vont
être absoutes dans ce domaine, au motif qu'elles n'ont eu aucune influence sur la décision en
cause, ou qu'elle n'ont privé leurs destinataires d'aucune garantie. Joue ici l'idée de "formalités
non substantielles", dont l'irrespect n'est pas, en tout état de cause ou en fonction des
circonstances d'espèce, de nature à entraîner l'annulation de l'acte qui les a négligées1786. La
démarche de juge, tout à fait louable au demeurant, trahit nettement "son souci essentiel (...) de
ne pas entraver le fonctionnement de l'administration par la référence abusive à des formalités
peu importantes"1787. Le bon sens prévaut sur un juridisme excessif.

b) Dans un deuxième cas de figure, l'illégalité à laquelle se trouve confronté le juge de l'excès
de pouvoir ne revêt plus un caractère aussi excusable que l'oubli d'une formalité non
substantielle ; il ne lui confère pour autant aucune portée. Ainsi en va-t-il en premier lieu
lorsque lui sont déférées des décisions fondées sur une pluralité de motifs, les uns réguliers, les
autres non, et qu'il apparaît que l'administration aurait pris la même mesure si elle s'en était
tenue simplement aux premiers d'entre eux. Le juge de l'excès de pouvoir s'autorise alors à
neutraliser les motifs illégalement mis en avant, et s'abstient d'annuler l'acte qu'ils
affectaient1788. On peut rapprocher de cette technique un procédé utilisé quant à lui dans le but
de gommer les irrégularités relevées à l'encontre des décisions que l'administration était tenue
de prendre. Il s'agit de la notion de "moyen inopérant"1789, selon laquelle de pareils vices ne
sauraient être retenus par le juge pour fonder l'annulation de la décision qu'ils affectent. Puisque
l'administration a compétence liée pour édicter la mesure en litige, la censure ne ferait que
retarder l'échéance ; la juridiction administrative préfère donc fermer les yeux sur le vice qui

1786
Parmi les formalités considérées comme non substantielles en tout état de cause, on trouve certaines règles de
procédure (par exemple la méconnaissance d'un délai indicatif (Cf. notamment C.E., 27/05/1988, S.A.
d'exploitation des carrières de Saint-Avit, p.220)) et la plupart des règles de forme (hormis l'obligation de
signature, parfois celle de contreseing et souvent celle de motivation : Cf. R. Chapus, Droit administratif général,
t. I, n°1138).
Pour un exemple de formalité estimée non substantielle au regard des données de l'affaire, voir C.E.,
29/06/1990, Dame Poncin, p.818 : en dépit du fait que sa durée ait été inférieure à la durée légale, l'enquête
publique n'est pas annulée car, "au cas d'espèce", cette irrégularité n'a pas eu pour effet de vicier la procédure, les
propriétaires concernés n'ayant pas été empêchés de présenter leurs observations.
1787
A. Mestre, op. cit. p.49.
1788
C.E., Ass., 13/01/1968, Dame Perrot, p.39 ; Actualité juridique, Droit administratif 1968, p.179, conclusions
J. Kahn et pour un exemple plus récent, intéressant le contentieux des dissolutions d'associations, voir C.E.,
13/02/1985, Debizet, p.746 ; Actualité juridique, Droit administratif 1985, p.278, conclusions B. Genevois ; Dalloz
1986, p.270, note C.S.
S'il apparaît au contraire que l'administration n'aurait pas statué de la même manière en ne retenant que les motifs
réguliers de la décision, cette dernière sera annulée par le juge administratif : voir par exemple C.E., 17/04/1985,
Société Les éditions des Archers, p.100 ; Actualité juridique, Droit administratif 1985, p.508, observations L.
Richer ; Revue du droit public 1985, p.1362, conclusions B. Stirn ; et 11/05/1987, Dame Tran Quang, p.165 ;
Revue française de droit administratif 1987, p.625, conclusions O. Schrameck.
1789
Sur cette théorie, voir J.-M. Auby, "Les moyens inopérants dans la jurisprudence administrative", Actualité
juridique, Droit administratif 1966, p.5.
380
l'entache, afin d'éviter à l'autorité compétente son inéluctable réédiction1790. Ont pu être de la
sorte, considérés sans utilité, des moyens appuyés sur des illégalités externes1791ou
internes1792de l'acte attaqué. Si l'on peut agréer la position du juge de l'excès de pouvoir qui, "se
plaçant sur le terrain de l'efficacité de son intervention plutôt que sur celui de la légalité pure,
va renoncer à prononcer une annulation platonique"1793, il semble toutefois légitime d'émettre
une légère réserve. Non que, comme on a pu le craindre, le juge s'octroie un pouvoir
d'administrateur en avalisant certaines décisions qui ne relèveraient pas d'une compétence
vraiment liée par les textes1794. On relèvera plutôt qu'une trop grande propension à fermer les
yeux sur des irrégularités, même sans conséquence sur le sens de l'acte édicté, constituerait un
facteur de dilettantisme préjudiciable à l'exercice correct des compétences administratives. Quoi
qu'il en soit, ces techniques démontrent encore la préoccupation majeure du juge de l'excès de
pouvoir de ne pas gêner outre mesure le fonctionnement de l'administration1795. Et quand il
l'estime nécessaire, il n'hésite pas à franchir un pas supplémentaire.

c) Dans toutes les hypothèses précédemment évoquées, le rôle du juge se révèle relativement
"passif". Il s'y contente, pour assurer l'efficacité de l'action administrative, d'ignorer certaines
irrégularités. Mais il ne rechigne pas à fournir un effort plus important si nécessaire. Nous
pensons aux affaires dans lesquelles il fait jouer son pouvoir de substitution1796, qu'il s'agisse
d'une substitution de base légale ou de motifs. La première intéresse des actes que
l'administration a malencontreusement rattachés à un texte qui ne l'habilitait pas à les prendre.
Le juge peut alors, s'il existe un autre texte propre à justifier légalement la décision contestée, et

1790
C'est cette idée qui permet le rapprochement entre les techniques de neutralisation des motifs illégaux d'une
part, et des moyens inopérants d'autre part. Dans les deux cas, on vise à éviter le prononcé d'annulations de pure
forme. S'agissant de la première hypothèse, l'administration n'a certes pas l'obligation légale de prendre l'acte
considéré ; mais le fait que les motifs légaux suffisaient à le fonder entraînerait inexorablement sa réfection. Cf.
effectuant le même parallèle, M.-J. Guédon, "Régularité interne de l'acte administratif et pouvoir de substitution du
juge", Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.443.
1791
On retrouve ici certains vices de forme ou procédure. Mais, dans ce cadre, ce qui fait défaut peut parfaitement
revêtir un caractère substantiel : tel est le cas, par exemple, pour le défaut de motivation obligatoire d'un
licenciement d'agent public, estimé inopérant dans la mesure où l'intéressé ne pouvait de toute façon être maintenu
en fonctions (C.E., 5/11/1986, Dame Le Ney, Dalloz 1987, Somm. Com., p.188, observations F. Llorens ; et C.E.,
8/06/1990, Dame Dumarski, p.145). Peut être également jugée sans utilité l'incompétence de l'autorité qui a édicté
la mesure qu'imposait la règle de droit (voir en particulier C.E., 21/11/1956, Lazarini, p.443 : peu importe que la
décision de rejet d'une demande de réparation d'un préjudice de carrière formulée par un fonctionnaire n'ait pas été
prise par l'autorité ad hoc, l'intéressé ne satisfaisant pas aux conditions requises par les textes pour bénéficier de
cette réparation).
1792
Cf. par exemple C.E., S., 18/06/1965, Bellet, p.370 : le juge n'examine pas l'argument tiré d'un prétendu excès
de pouvoir entachant la mise en retraite d'un fonctionnaire touché par la limite d'âge.
1793
J.-M. Auby, art. cit., p. 7.
1794
A M. Chabanol, qui avait, en 1984, publié un article relativement alarmiste en ce sens ("Contrôle de légalité
et liberté de l'administration", Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.14), il fut justement répliqué que les
limites posées par la jurisprudence rendaient vaine pareille crainte, puisque le juge ne s'autorise pas à faire jouer la
théorie des moyens inopérants lorsque la compétence liée découle d'une certaine appréciation des faits (Cf. A.-S.
Mescheriakoff, "La compétence liée permet-elle à l'administration de violer la loi ?", La Revue administrative
1984, pp.575 s. ; et plus particulièrement p.577).
1795
Elles procèdent sans doute également d'une volonté de ne pas encombrer inutilement les prétoires ; "en
évitant l'examen des moyens inutiles, en renonçant à des annulations ou à des renvois purement platoniques, le
juge réserve ses forces pour des tâches plus efficaces" (J.-M. Auby, art. cit. p.12).
1796
Sur ce pouvoir, voir notamment M.-J. Guédon, art. cit. On pourra également se reporter à des études plus
générales qui l'évoquent, telles que les thèses de J.-J. Israël (op. cit.) et de B. Pacteau (Le juge de l'excès de pouvoir
et les motifs de l'acte administratif, L.G.D.J., 1977).
381
à certaines conditions1797, corriger l'erreur commise par l'autorité qui a statué1798. La
substitution de motifs se rapproche quant à elle de la technique des moyens inopérants, en ce
qu'elle s'envisage seulement dans des hypothèses de compétence administrative liée : elle
permet au juge, lorsque l'administration a édicté une mesure que lui imposait la règle de droit en
avançant un motif de fait erroné, de régulariser la décision en remplaçant ce dernier par une
considération adéquate1799. Bien qu'assez rarement employé, ce pouvoir de substitution est
particulièrement révélateur du pragmatisme de la jurisprudence administrative, qui accepte
d'affranchir la puissance publique du respect de certaines règles lorsqu'elle n'estime pas que
l'illégalité commise mérite d'être sanctionnée1800. Le juge ne perd jamais de vue qu'une censure
abusive serait de nature à nuire au rendement optimal de l'action administrative, et n'hésite pas,
pour y parer, à redresser de lui-même un certain nombre d'irrégularités1801. Cette bienveillance
- qui confine parfois à la compassion - s'explique assez aisément.

II - Raisons de cette réceptivité

Elles sont aussi évidentes que décriées, au nom de l'indépendance de la juridiction


administrative. On pourra toutefois, en dernière analyse, leur trouver une justification.

A. La mise en cause de l'indépendance de la juridiction administrative

1 - Depuis les années 1970, on a assisté à une multiplication d'études destinées à dénoncer la
connivence qui lie le juge administratif à l'administration active1802. Auparavant, les auteurs se
plaisaient plutôt à insister sur la protection des administrés organisée par le Conseil d'État, et ne
s'attardaient guère volontiers sur le désir affiché par celui-ci de tenir compte des nécessités
administratives, "comme s'ils redoutaient, en mettant en pleine lumière cet aspect des choses, de

1797
Cette substitution de base légale n'est permise que si le texte retenu par le juge conférait le même pouvoir
d'appréciation à l'administration, et lui permettait d'agir selon les mêmes formes et procédures (C.E., 20/11/1942,
Vally, p.326 ; Dalloz 1944, p.29, note M. Waline). Pour une application récente de cette condition, voir C.E.,
23/12/1988, Ville de Romans-sur-Isère, p.471 ; Actualité juridique, Droit administratif 1989, p.267, observations
J.-B. Auby.
1798
Outre la jurisprudence Vally précitée, voir par exemple C.E., Ass., 8/04/1987, Procopio, p.139 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1987, p.472, conclusions O. Schrameck : substitution de la convention européenne
d'extradition de 1957 à un traité bilatéral devenu inapplicable, dans le but de fournir une base légale à un décret
d'extradition.
1799
Voir notamment C.E., 16/11/1962, Société industrielle de tôlerie, p.608 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1963, p.170, conclusions J.-F. Henry (régularisation d'une mise en demeure de cesser l'exploitation
d'une installation classée).
1800
Il arrive parfois que le comportement de l'administration dépasse le seuil du tolérable, auquel cas le pouvoir
de substitution, bien qu'envisageable, ne sera pas mis en branle. Cf. notamment C.E., Ass., 24/06/1960, S.A.R.L.
Le Monde et autres, p.412, conclusions C. Heuman ; Actualité juridique, Droit administratif 1960, p.154,
chronique M. Combarnous et J.-M. Galabert ; Dalloz 1960, p.744, note J. Robert : refus d'opérer une substitution
de base légale pourtant possible relativement à une saisie de journaux effectuée sous couvert d'une saisie judiciaire.
1801
Le juge permet parallèlement à l'administration d'exercer elle-même une substitution de motifs dans le cadre
d'un recours hiérarchique, l'autorité supérieure pouvant maintenir la décision de son subordonné en la fondant sur
un motif différent (C.E., 1er/10/1954, Dame Bonnetblanc, p.491 ; et 23/04/1965, Dame Veuve Ducroux, p.231 ;
Revue du droit public 1965, p.1188, conclusions J.-M. Galabert ; La semaine juridique 1965, II, n°14412, note C.
Durand-Primborgne).
1802
Antérieurement, certains auteurs avaient émis un avis similaire, mais ces opinions ponctuelles n'avaient
jamais fait l'objet d'une systématisation. Pour quelques exemples, voir A. de Laubadère, "Réflexions sur la crise du
droit administratif", Dalloz 1952, chron., p.5 ; ou J.-C. Groshens, "Réflexions sur la dualité de juridictions",
Actualité juridique, Droit administratif 1963, p.536.
382
ternir l'auréole libérale à laquelle la Haute juridiction doit son juste prestige" 1803. Cette réserve
passée de mode, on enregistra un net renversement de tendance. Beaucoup se complurent alors
à fustiger la part belle que le juge administratif faisait aux exigences de l'intérêt général au
détriment fréquent de la garantie des intérêts particuliers, tentant de montrer qui son souci de
préserver "les prérogatives de l'administration"1804, qui son rôle de "défenseur de l'exécutif"1805,
qui enfin sa dépendance organique et fonctionnelle à la puissance publique1806. Il faut dire que
le Conseil d'État se révèle, du moins sur ce dernier point, une proie facile pour ses critiques,
voire ses contempteurs. Un simple regard en arrière suffit à nous rappeler qu'elle est issue de la
même souche que l'autorité qu'elle entend contrôler1807. De ce lignage, elle a hérité sa double
nature actuelle1808qui a attisé la plupart des détractions qui lui sont adressées. Comment en effet
ne pas soupçonner de duplicité cette institution hybride, à la fois juge et conseil du
gouvernement ? Surtout lorsqu'on connaît la promiscuité - pour ne pas dire la confusion -
existant entre les fonctions de magistrat administratif et d'administrateur, du fait non seulement
de l'identité de formation reçue par ceux qui les assurent1809, mais également des nombreuses
passerelles ménagées entre elles. Ainsi, au sein même du Conseil d'État, on peut faire allusion à
la part importante faite au tour extérieur, qui permet à des fonctionnaires appartenant aux cadres
supérieurs de l'administration active d'intégrer l'institution1810 ; ou bien à la règle de la double
appartenance, instaurée par le décret du 30 juillet 1963, qui veut que les maîtres des requêtes et
auditeurs soient, par principe, intégrés à la fois à une Section administrative et à la Section du
contentieux1811. Sont à souligner parallèlement les nombreuses opportunités offertes aux
membres du Conseil, par le jeu des mobilités et des détachements, d'exercer de hautes fonctions
administratives.

2 - Cette perméabilité explique, aux yeux de certains, le "faible degré d'agressivité du juge
administratif à l'égard de l'État"1812. "Peut-on juger en toute impartialité des administrateurs que
l'on a - ou que l'on va - côtoyer dans des relations de hiérarchie ou de collaboration ?"
s'interroge le rapport sénatorial Arthuis de 1992 sur le fonctionnement des juridictions de

1803
J. Rivero, préface de l'ouvrage d'A. Mestre précité, p.7.
1804
A. Mestre, op. cit.
1805
L. Favoreu, "Le Conseil d'État défenseur de l'exécutif", in Mélanges Boulouis, p.237 : la Haute juridiction est
ici soupçonnée d'aménager elle-même le dispositif constitutionnel afin de préserver une compétence normative
étendue au profit des autorités réglementaires.
1806
Cf. en particulier O. Dupeyroux, "L'indépendance du Conseil d'État statuant au contentieux", Revue du droit
public 1983, p.565.
1807
Il est bien évidemment exclu d'entreprendre ici un rappel historique, même succinct, du processus de création
du Conseil d'État et plus généralement de l'ordre juridictionnel administratif. On se bornera donc à faire référence,
parmi les travaux consacrés à la question, à l'ouvrage collectif Le Conseil d'État, son histoire à travers les
documents d'époque, 1799-1974, éditions C.N.R.S. 1974.
1808
Sur ce point, voir notamment M. Long, "Le Conseil d'État, rouage au cœur de l'administration et juge
administratif suprême", La Revue administrative 1995, p.5.
1809
Comme les hauts fonctionnaires, les magistrats administratifs sont recrutés, depuis 1945, par le concours de
l'E.N.A. Pour toutes les questions de composition et de statut, on pourra se référer à l'ouvrage de J. Massot et J.
Marimbert, Le Conseil d'État, Documentation française, 1988.
1810
Le mode de recrutement des magistrats administratifs (E.N.A. et tour extérieur) suscite des critiques non
seulement sur le plan de l'indépendance de la juridiction administrative, mais aussi relativement aux limites de la
connaissance du droit par les membres du Conseil d'État, ce qui expliquerait "l'incapacité du juge administratif à
s'abstraire du cadre du droit administratif" pour se placer sur des terrains plus généraux (incluant en particulier des
éléments de droit international et communautaire), à une époque où les diverses branches du droit s'imbriquent à
un point jamais atteint auparavant (Cf. X. Prétot, "La juridiction administrative à la croisée des chemins", Droit et
Politique, 1993).
1811
Pour ce qui est des conseillers d'État, pareille règle n'existe pas, mais la possibilité d'une double appartenance
n'est pas pour autant exclue.
1812
L. Cohen-Tanugi, Le droit sans l'État, P.U.F. 1985, p.108.
383
l'ordre administratif1813. La réponse est assurément négative. D'où l'idée qui a pu être formulée
d'édifier une cloison plus étanche entre les deux fonctions, de couper nettement la juridiction
administrative de l'exécutif en rapprochant sa composition et son mode de fonctionnement de
ceux des juridictions judiciaires, et en veillant à ce que ses membres n'exercent pas
concurremment un quelconque rôle au sein de l'administration active1814. Les tenants de cette
thèse contestent les justifications traditionnelles de l'ambivalence, qui reposaient toutes plus ou
moins sur le postulat selon lequel une saine justice administrative - du strict point de vue de
l'efficacité - ne se conçoit qu'aux mains d'un ordre de juridiction possédant une connaissance de
l'intérieur des problèmes administratifs1815. Certains sont même allés plus loin, exhortant à
instituer, au sein des juridictions judiciaires, une chambre spécialisée dans l'application du droit
administratif (comme il en existe en particulier en matière pénale), pour remédier à la fâcheuse
interpénétration des fonctions qui discrédite notre justice administrative1816. Si la consécration
de cette dernière tendance semble aujourd'hui exclue par l'évolution de notre droit
constitutionnel, la pertinence des critiques qui viennent d'être évoquées demeure, quant à elle,
toujours d'actualité.

B. Une indépendance qui demeure relative

Le Conseil constitutionnel a consacré l'existence même de l'ordre juridictionnel


administratif en protégeant constitutionnellement une partie de sa compétence1817. Désormais,
réclamer la suppression pure et simple de la dualité de juridiction semble donc encore plus
utopique que lorsque rien dans le bloc de constitutionnalité n'y faisait référence 1818, et l'on a pu
noter un regain de considération à l'égard de cette organisation typiquement française 1819. Mais
sur la question de l'éventuelle soumission du juge administratif à l'exécutif, rien n'a été résolu.

1 - Bien sûr, le même Conseil constitutionnel a, en 1980, entendu ranger au nombre des
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République l'indépendance de la juridiction

1813
Rapport précité, p.130.
1814
Cette idée, loin d'être nouvelle, avait déjà été émise par Alibert en 1926 (op. cit. p.335). Celui-ci prônait une
« séparation du Conseil d'État administratif et du Conseil d'État statuant au contentieux ; le premier garderait le
nom de Conseil d'État, le second prendrait celui de Cour suprême de Justice ».
1815
On met en effet souvent l'accent sur la nécessité d'une connaissance approfondie du droit administratif,
dérogatoire au droit commun et foncièrement différent de celui-ci, par la juridiction qui l'applique. En outre, la
proximité prônée contribuerait à améliorer la qualité du contrôle exercé, puisque l'accès aux dossiers s'en trouve
facilité, et que le juge administratif sera plus enclin à examiner ceux-ci dans leur intégralité (c'est-à-dire sur le
fond, et pas simplement sur la forme). Enfin, "les décisions du juge seront plus facilement acceptées par
l'administration si elles proviennent d'un juge proche d'elle, que si elles proviennent d'un juge qui lui est étranger,
la connaît mal et la contrôle de loin" (G. Braibant, manuel précité).
1816
Voir par exemple la position de M. Gjidara, selon laquelle "il n'y a pas d'obstacle majeur à l'unification de la
fonction juridictionnelle", seule solution apte à "mettre un terme à un système juridictionnel qui n'est plus que la
survivance d'un passé révolu" (La fonction administrative contentieuse, L.G.D.J. 1972, p.365 s.). Pour X. Prétot,
au contraire, "que le contentieux administratif relève de la même juridiction que le contentieux civil ou qu'il soit
attribué à une juridiction spécialisée importe peu (...) dès lors que, quelle que soit la solution retenue, la faculté
d'agir de l'exécutif se heurte, dans la logique de la séparation des pouvoirs, à la faculté d'empêcher d'un véritable
juge qui tire ses pouvoirs et son autorité de sa seule qualité" (art. cit. p.166).
1817
Sur ce point, voir la décision du 23/01/1987 Conseil de la concurrence précitée, ainsi que R. Chapus, Droit
administratif général, t. I, n°830, et la bibliographie établie par celui-ci.
1818
Quelques auteurs paraissent pourtant ne pas renoncer à l'idée, insistant sur la fragilité du fondement retenu
par le Conseil, à savoir la "conception française de la séparation des pouvoirs". Cf. en particulier M. Bazex,
"L'implosion du dualisme de juridiction", Pouvoirs 1988, pp.35 s. et plus particulièrement pp.41-42.
1819
Voir notamment M. Long, "L'état actuel de la dualité de juridictions", Revue française de droit administratif
1990, p.689.
384
administrative1820. Dans le sillage de cette décision, quelques changements statutaires non
négligeables ont été enregistrés : les conseillers des tribunaux administratifs et des cours
administratives d'appel ont bénéficié de l'écho de la position du juge constitutionnel au travers
de la loi du 6 janvier 1986 disposant qu'ils ne peuvent recevoir sans leur consentement,
lorsqu'ils exercent leurs fonctions de magistrat, une affectation nouvelle, même en avancement,
ce en vue de garantir leur inamovibilité. Ce rapprochement avec le statut des magistrats de
l'ordre judiciaire n'est pas le seul, puisqu'a été parallèlement créé un Conseil supérieur des
tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel (C.S.T.A.), compétent pour toutes
les questions relatives à la carrière et à la discipline des membres des juridictions
administratives, mais qui, contrairement au Conseil supérieur de la magistrature, dispose d'un
simple pouvoir de proposition et non de décision1821. En outre, et même s'ils ne bénéficient pas
encore explicitement des mêmes garanties1822, les membres du Conseil d'État jouissent
traditionnellement d'une inamovibilité de fait -leur avancement se pratiquant à l'ancienneté et
"dans l'ordre du tableau"- "qui n'a rien à envier à celle des magistrats de l'ordre judiciaire"1823.

2 - Rien de tout ce qui précède n'est pourtant de nature à affaiblir le bien-fondé des préventions
traditionnelles contre les intelligences présumées entre juridiction administrative et
administration active. La dépendance de la première vis à vis de la seconde se situe en effet sur
un plan plus subtil, plus diffus. Nul juriste n'a jamais suspecté une pression directe des
gouvernants pour contraindre les juges administratifs à adopter telle ou telle décision
prédéterminée1824, et en cela, la consécration d'une inamovibilité déjà garantie par les progrès
du droit de la fonction publique ne constitue guère une avancée décisive. La question qui se
pose intéresse plutôt ce qu'on pourrait appeler le "subconscient" du juge administratif. Il s'agit
de savoir si, dans l'exercice de sa fonction contentieuse, il n'est pas "parfois guidé, au moins
pour une part, par des considérations autres que de droit, correspondant sinon à une véritable
soumission au pouvoir, du moins à une prise en compte, discutable, des exigences de celui-
ci"1825. Cette interrogation revêt une acuité particulière lorsqu'on apprend que les membres du
Conseil d'État sont, à chaque changement de gouvernement, sollicités pour participer aux
cabinets ministériels1826. Les intéressés pourront ainsi, de retour dans leur poste initial, être

1820
C.C., décision n°80-119 D.C. du 22/07/1980, Lois de validation, précitée. Le Conseil fonde cette qualification
sur la loi du 24/05/1872, qui avait octroyé au Conseil d'État le pouvoir de juger définitivement les litiges qui lui
étaient soumis, sans que ses arrêts n'aient plus à être soumis à l'approbation du chef de l'État (passage du système
dit de la "justice retenue" à celui de la "justice déléguée").
1821
Sur le système mis en place par la loi du 6 janvier 1986, modifiée par celle du 25/06/1990, voir en particulier
B. Pacteau, Revue française de droit administratif 1986, p.783 ; et Les petites affiches, 6 juillet 1990, p.10 ; ainsi
qu'A. Cochemé, "Le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel", Revue
française d'administration publique 1991, p.97.
1822
Cette reconnaissance explicite ne saurait sans doute tarder. Le rapport Arthuis précité (p.157) s'étonne en
effet que le statut des membres du Conseil d'État "n'aient pas la qualité de juge, et que leur statut reste régi, hormis
quelques dispositions contenues dans l'ordonnance du 31 juillet 1945, par de simples décrets en Conseil d'État".
Pour remédier à cette situation qualifiée de "paradoxale", le texte sénatorial estime que "la compétence en la
matière doit revenir au seul législateur qui pourrait, à cette occasion, confirmer la qualité de magistrat des membres
du Conseil d'État lorsqu'ils statuent au contentieux" (ibid., p.158).
1823
M. Long, art. cit., p. 692.
1824
Il s'agit là en effet d'une "indépendance au premier degré heureuse et incontestée" (O. Dupeyroux, art. cit.,
Revue du droit public 1983, p.569).
1825
Ibid., p.570.
1826
Le rapport Arthuis signale qu'au 1er janvier 1992, 15 d'entre eux exerçaient ce type de fonctions (rapport
précité, p.132). Sur le fait qu'une telle pratique pourrait éventuellement placer le Conseil d'État dans une situation
délicate par rapport à l'exigence d'indépendance des juridictions visée par l'article 6 de la Convention européenne
385
amenés à examiner au contentieux des décisions qu'ils auront prises, situation qui, on en
conviendra, n'est guère satisfaisante. Il nous sera sans doute rétorqué que l'évolution actuelle de
la jurisprudence consiste, dans le cadre d'une "stratégie de relégitimation" étudiée notamment
par Mme Loschak, à se démarquer plus nettement qu'auparavant des impératifs politiques1827.
Mais cet auteur a montré les "limites de l'audace du juge" à cet égard1828, et l'on ne s'en
montrera pas surpris outre mesure. La philosophie qui sous-tend le contrôle de l'exécutif en
France se résume en effet, de tout temps, aux quelques mots qui composent cette maxime :
"juger l'administration, c'est encore administrer". La juridiction administrative, "faite pour
soutenir l'administration, non la gêner, non l'irriter inutilement"1829, possède, grâce à sa parenté
avec cette dernière, cette mentalité d'administrateur qui, si nécessaire, lui fera toujours
privilégier à l'application stricte du principe de légalité une solution mieux adaptée aux besoins
et aux réalités de l'action administrative. Faut-il vraiment s'en offusquer ? Oui, si l'inflexion
consentie à la prédominance de la règle de droit n'est pas motivée par des considérations
d'intérêt général, mais par des raisons plus politiques. Non dans le cas contraire : l'intérêt
général, bien que constituant un concept extra-juridique, mérite qu'on le ménage. Moteur de
l'action administrative, il paraît normal que celui qui juge celle-ci soit en mesure de l'apprécier
et le garantir. C'est à ce seul prix qu'il peut mener à bien la tâche délicate qui lui incombe de
"faire respecter les lois sans rendre ce contrôle juridictionnel insupportable aux
gouvernements"1830.

Le juge de l'excès de pouvoir ne s'affirme pas seulement sensible aux intérêts des parties
qui s'affrontent devant lui ; il se montre, au surplus, soucieux de ne pas perturber outre mesure
les situations juridiques qui ont pu se créer hors du cadre du litige qui lui est soumis.

SECTION 2. LA PRESERVATION DES DROITS DES TIERS

La théorie traditionnelle s'opposait à ce que des droits puissent naître, et, en


conséquence, se cristalliser, sur le fondement d'un acte attaqué dans le délai du recours pour
excès de pouvoir et annulé à l'issue de son examen par le juge de la légalité. Mais des impératifs
de sécurité juridique sont venus infléchir chacune de ces propositions. Il nous faudra, dès lors,
tenter d'expliquer cette métamorphose jurisprudentielle.

des droits de l'homme, voir la note X. Prétot sous C.E.D.H., 24 novembre 1994, Consorts Beaumartin c/ France,
Dalloz 1995, p.273.
1827
"Le juge a su, ces dernières années, donner des gages d'indépendance à l'égard du pouvoir, n'hésitant pas à
désavouer le gouvernement dans des affaires politiquement délicates comme l'affaire de l'expulsion des Iraniens de
1987 ou l'affaire Diouri en 1991 (...)" ("Quelle légitimité pour le juge administratif", art. cit., Droit et Politique,
1993, p.148).
1828
Elle se fonde à ce propos en particulier sur l'incompétence protectrice, mais à l'évidence abusive, derrière
laquelle celui-ci s'était réfugié s'agissant du recours exercé contre la circulaire qui, durant la guerre du Golfe,
demandait aux présidents d'universités de n'inscrire aucun étudiant irakien dans leurs établissements pour l'année
universitaire 1990-1991 (ibid., p.149).
1829
H. Puget, "Traditions et progrès au sein du Conseil d'État", Livre jubilaire du Conseil d'État, Sirey 1952,
p.124.
1830
J. Foyer, déclaration dans Le Monde du 1er août 1963 présentant la réforme réalisée par le décret du 30 juillet
1963.
386
Paragraphe 1. L'affirmation d'une possibilité de constitution de droits découlant d'un acte
annulé

L'idée même d'une possibilité de création de droits par un acte qui perd tout fondement
consécutivement à une annulation semble a priori surprenante, pour ne pas dire absurde. C'est
la raison pour laquelle la jurisprudence a posé pour principe qu'il ne saurait en aller ainsi. La
réalité pratique montre cependant un tout autre visage.

I - L'apparente contradiction dans la jurisprudence du Conseil d'État

L'idée classique, nous l'avons dit, affirme l'impossibilité de création de droits sur la base
d'un acte annulé, et la jurisprudence Cru1831 proclame clairement ce principe. Pourtant, il
apparaît que le juge administratif témoigne parallèlement d'un souci de protection des situations
que la mesure annulée avait pu susciter au profit de tiers, n'hésitant pas à faire intervenir à leur
profit le concept de "droits acquis", afin d'éviter qu'ils ne subissent les répercussions indirectes
auxquelles pourrait les assujettir l'effet absolu de l'annulation. Il y donc là une contradiction
évidente dans les termes employés par le Conseil d'État, qui ne peut être résolue qu'en
considérant comme fausse l'une des deux propositions sus-énoncée.

II - La résolution de la contradiction

Afin de déterminer quelle est l'assertion qui ne correspond pas à la réalité, on peut
s'inspirer du raisonnement qu'avait tenu M. Waline dans le domaine du retrait des actes
illégaux1832. En la matière existe le même type de paradoxe, issu de la jurisprudence Dame
Cachet1833. Selon les règles posées par cette dernière en effet, un acte créateur de droits ne peut
être rapporté qu'à la condition d'être irrégulier, et seulement si le délai de recours à son encontre
n'est pas expiré. M. Waline récuse, en s'appuyant sur cette construction, l'idée traditionnelle
selon laquelle un acte illégal n'a pu créer des droits. En effet, si l'on admettait ce postulat, la
double condition exigée par l'arrêt Dame Cachet s'avérerait inutile : un acte irrégulier, par
hypothèse non créateur de droits, devrait pouvoir être rapporté à toute époque ; l'illégalité de
l'acte deviendrait en conséquence le seul critère opérant en la matière, et se suffirait à elle-
même.

On retrouve ces mêmes données dans le domaine de l'annulation par voie de


conséquence. Si l'on admet, avec l'arrêt Cru, que la mesure prise sur le fondement de l'acte
annulé ne saurait créer de droits, point ne serait besoin d'exiger qu'elle soit, elle aussi, attaquée
dans le délai de recours ouvert à son encontre pour subir le contrecoup de l'annulation
prononcée : du seul fait de la disparition de la décision qui lui servait de base juridique, elle
devrait obligatoirement chuter. Or, comme nous l'avons déjà souligné1834, le Conseil d'État
impose, dans la plupart des cas, que l'acte-conséquence qui avait pour but de faire naître des
droits au profit de tiers à l'annulation ait fait l'objet d'un recours propre, avant de faire jouer cet
automatisme. Par là-même, il admet nécessairement l'idée que des droits ont pu être créés sur sa

1831
Jurisprudence précitée.
1832
Cf. note sous l'arrêt C.E., 3/02/1956, de Fontbonne, Revue du droit public 1956, p.859.
1833
Jurisprudence précitée.
1834
Cf. Partie I, Titre II, Sous-titre I.
387
base, droits qui se trouvent cristallisés - et donc protégés par le principe d'intangibilité - à
l'expiration du délai contentieux.

La jurisprudence tranche ainsi sans discussion possible dans un sens positif la question
de savoir si un acte dont l'illégalité est indirectement avérée par l'annulation de la décision qui
le fonde peut valablement engendrer des droits. Reste à déterminer le pourquoi d'une telle
permission.

Paragraphe 2. L'explication de la possibilité de constitution de droits découlant d'un acte


annulé

Comment un acte qu'on dit n'avoir jamais existé a-t-il pu engendrer des situations
juridiquement protégées ? Pour répondre à cette interrogation, il nous faut préalablement mettre
en avant que ce phénomène ne saurait être directement l'œuvre de l'acte annulé, celui-ci n'ayant
pu cristalliser la situation qu'il entendait instaurer. Ainsi, par exemple, l'annulation de la
nomination d'un fonctionnaire entraînera nécessairement la désinvestiture de ce dernier, sans
qu'il puisse invoquer un prétendu droit à rester en fonctions. C'est sans aucun doute ici qu'il faut
rechercher le sens à donner au principe formulé par l'arrêt Cru1835.

La création de droits qui survivront à l'annulation juridictionnelle ne peut donc se concevoir


que par l'entremise d'une mesure autre que celle qu'a censurée par le juge de l'excès de pouvoir,
paramètre que nous étudierons dans un premier temps. Mais une autre difficulté naît de ce que
la légalité de cette mesure apparaît tellement liée à celle de l'acte annulé qu'elle devrait en
théorie disparaître avec lui. Dès lors, le second problème qui nous occupera se résume à savoir
comment, malgré cet automatisme de principe, pourront survivre les droits créés.

I - Les facteurs permettant la création du droit

On pourrait tout d'abord être tenté d'agréger la mesure d'exécution d'un acte annulé à la
théorie de l'inexistence, ce qui la condamnerait irrémédiablement à l'incapacité de créer un
droit. Il faudra donc s'attacher à distinguer les deux idées, chose parfaitement possible pour ce
qui est des actes-conséquence édictés antérieurement à la censure juridictionnelle de la décision
qui leur sert de fondement. Cette situation apparaît extrêmement fréquente en pratique, ce qui
explique la multiplicité des hypothèses dans lesquelles se trouvent créés des droits découlant
indirectement d'actes censurés par le juge de l'excès de pouvoir.

1835
On retrouve cette nuance dans la distinction entre effets juridiques directs et indirects de l'acte annulé que
pratiquent notamment les droits belges et européens. Voir sur ce point E. Paulis, "Les effets des arrêts d'annulation
de la Cour de justice des Communautés Européennes", Cahiers de Droit européen 1987, p.246.

388
A. La mesure d'exécution antérieure au prononcé de l'annulation ne constitue pas un acte
inexistant

Le problème se pose en termes extrêmement simples : si l'on peut qualifier l'acte-


conséquence d'une décision annulée d'acte inexistant, il ne peut, par définition, créer des droits,
l'idée d'inexistence s'y opposant formellement. En dépit des tentations qui poussent à une telle
assimilation, celle-ci s'avère largement excessive. S'ouvre ainsi un champ à la génération de
droits.

1 - L'idée d'inexistence

Si cette idée recouvre des situations multiples, elle produit en revanche des effets
globaux, parmi lesquels il faudra insister sur l'incapacité de créer la moindre obligation
juridique.

a) Les différentes formes d'inexistence

a1) L'inexistence matérielle

Ce qu'il est convenu de nommer "inexistence matérielle" frappe des actes qui ne sont
jamais réellement intervenus, dont la prétendue édiction s'avère simplement fictive. Cette
hypothèse, particulièrement attachée au domaine des délibérations de conseil municipal1836,
n'appelle aucun développement particulier ; si ce n'est peut-être qu'elle conduit le juge
administratif à vérifier si l'acte contesté a bel et bien été édicté, au besoin en provoquant une
enquête1837.

a2) L'inexistence juridique

Inspirée par une doctrine civiliste très controversée s'appliquant notamment à certains
mariages et conventions1838, cette notion "correspond à l'idée que certains vices sont tellement
graves qu'ils affectent non seulement la validité de l'acte juridique, mais encore son "être"
même"1839. L'histoire de ce concept, lancé au XIXème siècle par Laferrière dans son traité de
contentieux administratif1840, est émaillée d'incertitudes liées à une certaine prudence
jurisprudentielle et d'emplois sporadiques, analysés parfois comme une "résurrection" de la
théorie1841. Malgré tous ces avatars, on peut affirmer sans conteste que "la notion d'inexistence
présente aujourd'hui une spécificité incontestable qui en justifie l'étude", dans la mesure où
"elle se retrouve aussi bien en doctrine que dans les conclusions de commissaires de

1836
Voir par exemple C.E., 5/01/1966, Syndicat C.G.T.- F.O. des employés communaux de la ville de Morez,
p.5 : référence à une délibération du conseil municipal qui n'est, en fait, jamais intervenue, dans un arrêté
municipal prétendant en faire application. Pour un cas à peu près similaire (lettre du maire faisant état d'une
délibération jamais intervenue), Cf. C.E., 22/07/1977, Union des coopératives de l'Hérault, Gard et Aude, p.345.
1837
C.E., 4/02/1955, Lods, p. 67 ; Dalloz 1955, p.616, note J.-M. Auby.
1838
Par exemple un contrat passé avec une personne morale qui n'a pas d'existence juridique ou avec un enfant en
bas âge ; un prétendu mariage entre deux individus du même sexe, etc.
Pour plus de détails, Cf. Répertoire Dalloz de Droit civil, "Acte" ("inexistence").
1839
G. Vedel et P. Delvolvé, op. cit. , t.2, p.256.
1840
Op. cit., t.2, p.470.
1841
Cf. notamment l'article de P. Weil, "Une résurrection : la théorie de l'inexistence en droit administratif",
Dalloz 1958, chronique, p.49.
Pour une chronologie détaillée de l'histoire de l'emploi de la notion par la jurisprudence, Cf. J.-M. Auby et
R. Drago, Traité des recours administratifs, n° 92-2, p.92 s.
389
gouvernement ou qu'en jurisprudence"1842. Pour appréhender le plus clairement possible cette
théorie aux contours incertains, nous nous permettrons d'adopter - et d'adapter - la typologie
établie par MM. G. Vedel et P. Delvolvé dans leur manuel de droit administratif1843. Selon ces
auteurs, il convient d'effectuer un distinguo entre deux catégories de mesures inexistantes :

* L'acte totalement inexistant

Sous cette appellation1844se regroupent deux genres de décisions :

- celles qui ont été prises par un individu qui, bien que ne possédant pas le statut
d'autorité administrative, a tenté de s'arroger ce pouvoir. Outre les risques de condamnation
pénale pour usurpation de pouvoir auxquels leur auteur s'expose1845, ces décisions seront
déclarées "nulles et de nul effet" par le juge1846, à moins que ne s'interpose la théorie des
fonctionnaires de fait qui, on le sait, fait parfois prévaloir les apparences de la réalité sur la
réalité elle-même1847.

- celles qui, selon la formule traditionnelle, sont "manifestement insusceptibles de se


rattacher à l'application d'un pouvoir appartenant à l'administration"1848. C'est là un critère
commun entre acte inexistant et acte constitutif d'une voie de fait, et certains auteurs n'ont pas
manqué de procéder à des recoupements entre les deux théories1849, même des différences
notables les séparent1850. On peut citer, afin d'illustrer cette catégorie d'actes inexistants, des
affaires dans lesquelles l'administration a soit empiété de manière grave et manifeste sur les
attributions des tribunaux ou des autorités judiciaires1851, soit pris certaines mesures qu'aucun
texte ne lui donne le pouvoir d'édicter1852.

1842
B. Odent, "Inexistence", Répertoire Dalloz de contentieux administratif, n°6 et n°16. Qui plus est, elle a
trouvé écho dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes : Cf. C.J.C.E., 15/06/1994,
Commission c/ B.A.S.F., Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.724, note P. Le Mire.
1843
Op. cit., t.2, pp. 256/257.
1844
Qui couvre également, pour MM. Vedel et Delvolvé, le cas sus-évoqué de l'acte matériellement inexistant
(ibid.).
1845
Cf. par exemple Cass. crim, 11/12/1962, Dalloz 1963, p.135.
1846
Voir notamment, à propos de décisions prises à la place du conseil municipal ou du maire de Bordeaux par un
prétendu "conseil d'administration" (organisme sans existence juridique composé de membres de la municipalité),
C.E., S. 28/10/1932, Laffitte et autres, p.882 ; Sirey 1933.3., p.65, note A. Mestre ; cette solution vaut quand bien
même ce "conseil d'administration serait composé du maire et de ses adjoints" : C.E., 9/11/1983, Saerens et autres,
p.453).
1847
Voir supra.
Et sur le jeu particulier de la théorie en matière d'actes inexistants, voir notamment F. Wodié, "L'inexistence des
actes juridiques unilatéraux en droit administratif français", Actualité juridique, Droit administratif 1969, pp.76 s.,
et plus précisément pp.83 s.
1848
T.C., 27/06/1966, Guigon, p.830 ; La semaine juridique 1967, II, n°15135, conclusions R. Lindon ; Dalloz
1968, p.7, note J.-C. Douence ; Actualité juridique, Droit administratif 1966, p.547, note A. de Laubadère ; et
C.E., 13/07/1966, Guigon, p.476 ; Dalloz 1969, p.669, note F.-G. Bertrand.
1849
Cf. notamment P. Le Mire, "Inexistence et voie de fait", Revue du droit public 1978, p.1219 s.
1850
D'une part, en effet, la voie de fait peut être constituée par l'exécution irrégulière d'une décision a priori
régulière (voir en particulier, à propos d'une expulsion d'un logement de fonction, alors que d'autres voies de droit
pouvaient être exercées et qu'il n'y avait pas urgence, T.C., 25/11/1963, Epoux Pelé, p.795), alors que l'inexistence
n'intéresse que des actes juridiques ; d'autre part, la voie de fait ne trouve sa place qu'en matière d'atteintes à la
propriété privée ou aux libertés fondamentales, domaine beaucoup plus étroit que celui que peut occuper, nous
allons le voir, la théorie de l'inexistence.
1851
Voir par exemple, s'agissant d'un acte préfectoral déclarant inexistantes des opérations électorales au lieu de
saisir la juridiction administrative compétente C.E., Ass., 31/05/1957, Rosan Girard, p.355, conclusions F. Gazier ;
390
* L'acte "quasi inexistant"

Cette terminologie, empruntée à MM. Vedel et Delvolvé, tend à englober sous une
appellation générique un certain nombre de situations a priori distinctes les unes des autres,
mais qui ont pour dénominateur commun d'intéresser des actes qui, sans atteindre le degré
d'inexistence pour ainsi dire "structurelle" des actes totalement inexistants, sont "affectés d'une
irrégularité si grossière que, selon la terminologie du Conseil d'État, ils "doivent être regardés
comme inexistants" (...) ou "nuls et non avenus" ou encore "nuls et de nul effet""1853. Quelques
exemples vont nous permettre de mieux cerner les décisions concernées : on peut citer en
particulier les nominations ou promotions pour ordre à une fonction publique, c'est-à-dire celles
qui ne sont pas suivies d'une affectation effective1854, les décisions administratives prises en
méconnaissance de la survenance de la limite d'âge d'un fonctionnaire 1855, ou certains actes pris
par des autorités qui n'étaient pas habilitées à les édicter1856. Ici, point d'usurpation de pouvoir,
et les actes en cause sont parfaitement susceptibles de se rattacher à un pouvoir de
l'administration ; pourtant le juge va faire jouer pareillement la notion d'inexistence.

b) Les conséquences de l'inexistence

Dalloz 1958, p.152, note P. Weil ; et, concernant l'ordre d'apposer des scellés sur un domicile privé sans
intervention des autorités judiciaires, C.E.,S., 10/10/1969, Consorts Muselier, p.432 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1969, p.686, chonique R. Denoix de Saint Marc et D. Labetoulle ; Dalloz 1969, p.669, note F.-G.
Bertrand ; La Revue administrative 1970, p.29, conclusions G. Braibant ; Revue du droit public 1970, p.774, note
M. Waline.
1852
Cf. par exemple T.A. Clermont-Ferrand, 24/04/1990, Préfet de la Région Auvergne c/ Commune du Cendre ;
Gazette du Palais, 3/11/1990, note J.-P. Briseul : délibération du Conseil municipal décidant que les expulsions
locatives et les saisies immobilières seraient interdites sur le territoire de la commune ; cette délibération, qui ne
peut se rattacher à aucune des compétences reconnues à la commune par la législation ou la réglementation, porte
évidemment atteinte tant aux attributions du législateur qu'à la force exécutive des décisions de justice, et doit être
par conséquent regardée comme nulle et non avenue.
1853
G. Vedel et P. Delvolvé, op. cit.,pp.256/257.
1854
La position du Conseil d'État en la matière est depuis longtemps arrêtée (Cf. C.E., S., 19/11/1926, Monzat,
p.1002) et n'a jamais été démentie. Pour quelques exemples récents, voir notamment C.E., 1er/10/1990, Ministre
des P.T.T., Nasalluci et autres, p. 262 ; C.E., S., 9/09/1990, Fleret, p.319.
Voir également, s'agissant d'un décret déléguant à un magistrat les fonctions d'avocat général près la Cour de
cassation qu'il n'a pas exercées, C.E., S., 12/06/1991, Association professionnelle des magistrats et Pringuez,
Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.506 et 509, 1ère espèce, chronique C. Maugüé et R. Schwartz.
1855
C.E., 3/02/1956, de Fontbonne, p.45 ; Revue du droit public 1956, p.859, note M. Waline précitée ; C.E.,
15/0 7/1958, Jouve et autres, p.933.
1856
C.E., 28/02/1986, Commissaire de la République des Landes, p.50 ; Actualité juridique, Droit administratif
1986, p.326, note J. Moreau ; Revue du droit public 1986, p.1468, note J.-M. Auby ; Revue française de droit
administratif 1987, p.219, obs. J.-C. Douence : prétendues délibérations qui n'ont en réalité jamais été adoptées par
le conseil municipal mais qui émanent en réalité du maire.

391
Bien que le concept d'inexistence recouvre des situations variables, il existe une assez
grande homogénéité dans les effets produits par son emploi. Le principal d'entre eux1857 veut
que l'acte inexistant ne puisse créer aucune obligation juridique.

* Cette conséquence est tellement liée à la nature même de la théorie qu'initialement, le


juge se refusait à connaître des recours intentés contre de tels actes, au motif qu'il ne s'agissait
pas de décisions faisant grief1858, ou parce qu'il considérait ces décisions "inopérantes"
puisqu'elles ne pouvaient rien ajouter ou retirer au droit positif1859. Nul besoin, pensait-on, d'un
recours pour constater l'acte inexistant, expression du néant. Toute autorité serait en effet
habilitée à procéder à ce faire ; permettre une action en excès de pouvoir contre un tel acte
reviendrait en outre à lui reconnaître une consistance juridique qu'il ne possède pas1860. La
nécessité d'une intervention juridictionnelle s'est pourtant peu à peu imposée, ne serait-ce que
pour trancher - avec force de vérité légale - le point de savoir si un acte litigieux revêt
réellement les caractéristiques de l'inexistence, ou s'il s'avère simplement entaché d'illégalité. Et
la trop stricte logique des premières analyses a cédé la place à l'admission non seulement d'un
recours propre, destiné à constater l'inexistence d'une décision donnée 1861, mais également à la
possibilité d'intenter un recours pour excès de pouvoir contre un acte inexistant, le juge,
lorsqu'il retient ce caractère, requalifiant de facto1862la voie de droit suivie de recours en
inexistence1863.

* La principale incidence du principe qui exclut la constitution d'une obligation


juridique quelconque sur la base d'un acte inexistant réside cependant dans le fait que celui-ci
est insusceptible de créer le moindre droit1864. L'inefficacité foncière de ce type de décisions

1857
Nous ne nous intéresserons pas au problème de savoir s'il existe une obligation de désobéissance à l'acte
inexistant, beaucoup trop éloigné de nos préoccupations. Sur ce point, voir F. Wodié, art. cit. pp.87/88.
1858
C.E., 30/06/1893, Adam, p.533 ; C.E., 26/04/1901, Seyve, p.408.
1859
C.E., 20/01/1911, Naudet, p.52 ; C.E., 21/03/1934, Bassières, p.400.
Cependant, comme le souligne M. Weil (art. cit. pp.52/53), "les motifs de l'arrêt -indiquaient- à l'administration et
au requérant qu'aucun compte ne -devait- être tenu de la décision", ce qui produisait donc en pratique un résultat
"identique à celui d'une déclaration de nullité".
1860
En ce sens, voir Kellershohn, op. cit. Livre I.
Eisenmann (Cours de droit administratif, D.E.S. 1959-1960, p.109) partageait la même analyse en matière de
retrait : "Peut-on concevoir la mise à néant du néant ?"
1861
Cela est tout d'abord valable pour ce qui est des actes matériellement inexistants, puisqu'ils peuvent donner
lieu "à tout moment" à un recours en déclaration d'inexistence. La solution, longtemps incertaine, à été affirmée
par l'arrêt C.E., 9 mai 1990, Commune de Lavaur, p.115 ; Dalloz 1991, Somm. com., p.135, obs. F. Llorens et
P. Soler-Couteaux. La règle est la même pour l'acte juridiquement inexistant, bien qu'il soit très rarement exercé en
raison de sa très faible notoriété. Il existe toutefois une différence contentieuse de taille entre les différentes
catégories d'actes inexistants : alors que le juge administratif est seul compétent pour déclarer qu'un acte n'est pas
réellement intervenu (C.E., 26/01/1940, Commune d'Agos-Vidalos, p.34 ; Sirey 1941, 3, p.16) ou qu'il se rattache
aux hypothèses de "quasi inexistence" (Cf. Vedel et Delvolvé, op. cit., p.257), les deux ordres de juridiction sont
habilités à attester d'une inexistence juridique totale (T.C., 27/06/1966, Guigon, précité). Pour plus de précisions
sur ces points, voir infra, Chapitre suivant.
1862
Cette requalification est en effet le plus souvent implicite et résulte d'un assouplissement des conditions de
recevabilité du recours, ainsi que de la rédaction du dispositif, qui ne prononce pas l'annulation sollicitée mais
déclare la mesure litigieuse "nulle et non avenue". Voir, déplorant ce "manque de rigueur" imputable notamment
au Conseil d'État, B. Odent, Répertoire Dalloz de contentieux administratif, rubrique précitée, n°41.
1863
Il faut préciser toutefois que ce procédé semble, quant à lui, simplement ouvert à l'encontre des actes
juridiquement inexistants (pour un exemple caractéristique, voir C.E., 8/05/1968, Thorel, p.285). Pour ce qui est
des actes qui ne constituent que de faux-semblants, le juge déclarera irrecevable le recours pour excès de pouvoir
(C.E., S., 26/01/1951, Galy, p.46 ; Sirey 1951.3., p.52, conclusions R. Odent).
1864
C.E., S., 18/04/1958, Kempf, p.212 : l'acte inexistant étant dépourvu de toute valeur juridique, n'entre pas
dans la catégorie des actes créateurs de droits.
392
vient de ce qu'elles ne sont jamais entrées et qu'elles n'entreront jamais 1865, en raison de la
gravité du vice qui les éclabousse, dans l'ordonnancement juridique. D'où le désir qui pourrait
naître d'assimiler sur ce point acte inexistant et acte dont la base juridique a rétroactivement
disparu.

2 - La tentation de l'assimilation

L'acte annulé est censé n'avoir jamais été édicté. De là à rapprocher l'acte annulé de
l'acte inexistant, il n'y a qu'un pas, dont certains auteurs ont montré l'étroitesse1866, et que
d'autres n'ont pas hésité à franchir1867. Une telle assimilation se révélerait cependant lourde de
conséquences, dans la mesure où un acte inexistant transmet ce caractère aux mesures qui ont
pu être prises sur son fondement1868. Si l'on considère dès lors qu'actes annulés et actes
inexistants se confondent, la logique veut que les décisions que les premiers ont pu fonder, ont
été impuissantes à engendrer un quelconque droit. Il y a là un hiatus avec la réalité
jurisprudentielle qu'il est aisé de gommer.

3 - Les limites de l'assimilation

L'acte annulé rejoint l'acte inexistant dans le néant ; il possède cependant un "passé
juridique" qui fait défaut à ce dernier1869. Pour preuve, la doctrine et la jurisprudence
s'accordent sur l'idée qu'une annulation ne fait pas perdre à la décision qu'elle frappe son
caractère administratif1870. Par son insertion temporaire dans le droit positif, l'acte qui est au
bout du compte voué à la censure a pu produire certains effets, être la source d'obligation qui,
en raison de la présomption de conformité au droit dont jouissent les décisions administratives
jusqu'à que leur irrégularité soit avérée, ont contraint les administrés, ou leur ont bénéficié,

1865
La régularisation d'un acte inexistant n'est pas en effet admise par la jurisprudence (Cf. J.-J. Israël, op. cit.,
p.176 ; et pour deux exemples jurisprudentiels, l'un très ancien, l'autre relativement récent : C.E., 20/05/1896,
Commune d'Auxy, p.278 ; et 28/02/1986, Commissaire de la république des Landes, arrêt précité).
1866
Pour MM. Long, Weil, Braibant, Delvolvé et Genevois (op. cit., p.567), la seule différence entre un prononcé
d'annulation et un déclaration d'inexistence serait "purement formelle, puisque, dans l'un et l'autre cas, la décision
disparaît rétroactivement et qu'elle est réputée n'être jamais intervenue".
1867
B. Odent (Répertoire Dalloz de contentieux administratif, rubrique précitée, n°46), après avoir souligné
l'étendue des effets d'un jugement rendu en excès de pouvoir (disparition rétroactive de l'acte censuré et obligation
pour l'autorité compétente d'en tirer toutes les conséquences nécessaires), affirme que "les effets d'une déclaration
d'inexistence ne diffèrent pas des effets d'une annulation".
1868
Ainsi, par exemple, une titularisation faisant suite à une nomination pour ordre est elle aussi considérée
comme frappée d'inexistence : C.E., S., 9/11/1990, Fléret, p.319 ; Revue française de droit administratif 1990,
p.1104.
1869
La plupart des auteurs qui se sont penchés sur la question ont souligné cette différence conceptuelle
fondamentale qui sépare un acte annulé d'un acte déclaré inexistant. Ainsi F. Wodié (art. cit., p.77) : "que la
décision prononçant la nullité confonde dans le néant l'acte illégal et l'acte inexistant n'enlève guère à chacun sa
spécificité. L'acte annulable n'est pas, parce qu'il n'est plus ; en d'autres termes, il cesse d'exister après avoir existé.
L'acte illégal annulé sort de l'ordonnancement juridique où il s'était introduit (...) ; l'acte inexistant n'y est jamais
entré".
1870
Laferrière, op. cit., t.1, p.478 ; et jurisprudence constante, dont on peut tirer par exemple T.C., 26/01/1950,
Sieur Ponzevera, p.649, conclusions R. Odent : l'annulation, par le Conseil d'État, des actes administratifs qui
servaient de base à une réquisition, ne dénature pas l'action administrative au point de donner à cette dernière le
caractère d'une voie de fait.
Voir également T.C., 27/11/1952, Flavigny, p.543 ; La semaine juridique 1953.II, n°7438, conclusions M.
Letourneur, note C. Blaevoet ; et 8/07/1963, Consorts Baegue, p.788.

393
durant sa période d'application. Les mesures qu'il a fondées ne peuvent, en conséquence, être
considérées comme dépourvues de toute base, et se démarquent de ce fait de l'inexistence.

Il nous faut insister cependant sur un point : la mesure d'application de l'acte annulé n'est
considérée comme entachée d'une simple irrégularité qu'à la condition d'avoir été édictée
antérieurement au prononcé du jugement qui censure son acte-base. La mise en œuvre d'une
mesure déjà annulée franchirait quant à elle la frontière de l'inexistence, puisqu'elle se
rapporterait à un acte qui, lorsqu'elle intervient, est réputé n'avoir jamais été édicté 1871. Il en va
de même pour toute action destinée à régulariser un acte annulé qui tenterait de court-circuiter
l'étape nécessaire de l'édiction d'une mesure de remplacement1872.

Cette dernière hypothèse mise à part, il faut donc considérer que l'acte-conséquence pris
antérieurement au prononcé de l'annulation de la décision qui lui servait de fondement s'avère
simplement entaché d'irrégularité. Rien ne s'oppose dès lors à ce qu'il ait pu donner naissance à
des droits. Un principe bien établi en jurisprudence veut en effet qu'une décision qui a pour
objet d'en créer y procède dès sa signature1873. Le juge de l'excès de pouvoir devra donc
prendre en compte cette donnée subjective supplémentaire, et ce d'autant plus que la situation se
rencontre fréquemment, du fait d'éléments propres au contentieux administratif.

B. La survenance fréquente de mesures d'exécution antérieures au prononcé de


l'annulation

Il n'est bien évidemment pas question de revenir en détail sur ce problème ici : on a déjà
eu l'occasion de montrer que la conjugaison du phénomène de la lenteur de la juridiction
administrative et du principe de l'effet non suspensif des recours fait qu'un acte attaqué en excès
de pouvoir a pu recevoir de nombreuses exécutions avant d'être annulé 1874. Nous profiterons
simplement de ce rappel pour souligner que les hypothèses dans lesquelles sont édictées des
mesures créatrices de droit sur la base d'un acte qui est, au bout du compte, annulé par le juge
administratif, se révèlent relativement fréquentes en pratique. Le juge de l'excès de pouvoir se
trouve donc contraint d'intégrer cette donnée, que les conceptions initiales du recours avaient
totalement négligée, dans le raisonnement qu'il tient.

Les nombreux actes-conséquence qui ont pour objet d'engendrer des droits y procèdent
donc à partir de leur édiction, même si la mesure qui leur sert de base fait l'objet d'un recours
pour excès de pouvoir. Cette menace contentieuse n'a aucune incidence sur la création de droits.
Mais elle paraît en revanche s'opposer immanquablement à leur cristallisation, au cas où une
annulation sera finalement prononcée. L'acquisition du caractère définitif de l'acte-conséquence
semble en effet conditionnée par le rejet du recours dirigé contre la décision qui le fonde
juridiquement, puisqu'une issue contraire rejaillirait nécessairement sur la légalité de celui-ci.

1871
Voir notamment en ce sens Cass. Civ., 27/02/1950, La semaine juridique 1950.II, n°5517, note Cavarroc.
1872
Cette forme d'inexistence est parfaitement illustrée par l'arrêt Dame Nardin (C.E., 20/05/1988, p.198 ; Le
Quotidien juridique, 1er août 1989, p.2, note M.-C. Rouault) : est réputé nul et de nul effet un arrêté du
commissaire de la république de Haute-Savoie destiné à compléter la motivation insuffisante d'un arrêté antérieur
censuré par le juge de l'excès de pouvoir.
1873
Et non à compter de sa notification ou publication : C.E., 19/12/1952, Dlle Mattéi, p.594 ; Sirey 1953, III,
p.38. Cf. également C.E., S., 24/02/1967, de Maistre, p.91 ; La semaine juridique 1967.II, n°15068, conclusions
Rigaud ; Actualité juridique, Droit administratif 1967, p.342, note G. Peiser.
1874
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.

394
C'est sans compter toutefois sur un certain nombre d'éléments qui viennent contrarier cette
logique en apparence implacable.

II - Les facteurs autorisant la survie du droit

Ils se révèlent doubles, mais totalement complémentaires.

A. La spécificité contentieuse de la mesure d'exécution

L'explication du phénomène de cette cristallisation des droits réside dans la


démonstration d'une certaine "autonomie contentieuse" de l'acte-conséquence : bien que son
sort s'avère étroitement lié à celui de l'acte annulé, il ne faut pas oublier qu'il est, lui aussi,
pleinement susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, et un délai est prévu
à cet effet. Or, à ce propos, on peut reprendre les réflexions de M. Waline s'attachant à dégager
la raison d'être dudit délai et de sa brièveté : "pendant les deux mois qui suivent la publication
ou la notification de l'acte, le législateur estime qu'il y a un plus grand inconvénient social à
maintenir un acte illégal qu'à l'annuler. Mais, après ces deux mois, la situation est renversée : le
législateur estime que "mieux vaut une injustice qu'un désordre" ; l'intérêt social est moins
atteint par le maintien d'une illégalité, si regrettable soit-il, que par le bouleversement d'une
situation qui paraissait acquise. En conséquence, le souci de la légalité est sacrifié à celui de la
stabilité des situations"1875.

De ces considérations se dégage la logique suivante : du moment qu'un délai contentieux


est imparti pour la remise en cause de l'acte-conséquence, l'expiration de celui-ci, si elle n'a
évidemment aucune influence sur la question de la légalité de l'acte1876, a pour effet de le
rendre en principe définitif. De ce fait, s'il revêt un caractère créateur de droits, ces derniers
devront désormais être considérés comme intangibles. L'annulation de l'acte-base ne pourra
plus, dès lors, produire sur eux le moindre effet négatif ; si elle atteste l'illégalité de la mesure
qui les a engendrés, elle ne saurait faire que celle-ci mette en péril des situations réputées
acquises. En d'autres mots, on peut dire que l'annulation d'un acte n'influe en rien sur la
cristallisation des droits créés par ses actes-conséquence si le délai contentieux ouvert à leur
encontre est expiré.

B. La compatibilité avec les droits du requérant

1875
Note précitée, p. 862 ; voir également le rapport de M. Wasmer à l'Assemblée Nationale (Doc. A.N., 11745,
J.O. du 28/10/1955) : "la sécurité et l'efficacité des décisions administratives, le respect des droits créés par elles
exigent qu'au bout d'un certain délai ces décisions soient devenues définitives".
Cette analyse rejoint celle de nombreux auteurs, parmi lesquels se plaçait, dès 1922, Alcindor : "on ne veut pas que
des situations concrètes reposant sur un acte administratif et réglées depuis longtemps puissent être mises en
discussion" (Des différentes espèces de nullités des actes administratifs, 1912, p.83) ; elle a cependant été
contestée par une frange importante de la doctrine, à la suite de Duguit (voir sur ce dernier point R. Muzellec,
op. cit., p.164).
1876
Le caractère définitif de l'acte, on l'a déjà souligné, n'est jamais en effet synonyme de légalité, et l'irrégularité
qui l'entache ne disparaît pas du fait de l'expiration du délai de recours ; pour preuve le mécanisme d'exception
d'illégalité, qui permet de sanctionner ces situations sur un plan contentieux.

395
De l'approche traditionnelle - hautement contestable, nous le savons1877- qui tend à
distinguer l'annulation d'un acte réglementaire de celle d'une mesure individuelle, la doctrine a
conservé l'idée que des droits acquis au profit de tiers ne peuvent se constituer que dans le
premier cas de figure. S'agissant en effet du principe dégagé par l'arrêt Guille1878, elle a
tendance à estimer que ce n'est pas la présence de droits acquis qui contraint le juge et
l'administration à renoncer à la pleine exécution de la chose jugée, mais simplement le souci de
conciliation et d'équité qui doit les animer1879. L'analyse mérite toutefois d'être poussée un peu
plus loin, car cette vision ne paraît pas correspondre à la réalité de cette construction
jurisprudentielle :

a) Plus qu'à une simple considération d'un intérêt légitime des tiers de bonne foi qui ont, malgré
eux, bénéficié d'une situation engendrée par une illégalité administrative, il semble qu'on ait
affaire de réels "droits acquis" constitués à leur profit, et cela non seulement en présence d'une
annulation frappant un acte réglementaire, mais également lorsque c'est une mesure individuelle
qui a fait l'objet de la réprobation du juge de l'excès de pouvoir. Nous avons vu qu'une décision
individuelle créait des droits dès son édiction, mais ceux-ci ne bénéficient du principe
d'intangibilité qu'une fois réputés acquis. Ce caractère définitif résulte en règle générale de
l'épuisement des voies de recours contentieux contre les actes dont ils procèdent. Mais on peut
également estimer que si les droits se cristallisent toujours au terme de ce processus, leur
intangibilité est soumise à une deuxième condition - qui s'ajoute à la précédente - lorsque l'acte
fondant la mesure qui les engendrait a fait l'objet d'une censure juridictionnelle : dans ce cas, les
droits ne seront réputés irrévocables que dans la mesure où non seulement l'acte qui les a créés
n'a pas été lui-même attaqué devant le juge de l'excès de pouvoir, mais aussi à la condition que
leur maintien ne se révèle pas inconciliable avec ceux que le bénéficiaire de l'annulation tient de
celle-ci. Lorsqu'on assiste, en effet à un conflit entre les droits du requérant et ceux des tiers, il
paraît normal que ceux du premier triomphent, car leur date de constitution est antérieure :
comme il a déjà été souligné pour justifier le caractère rétroactif des mesures d'exécution de
l'annulation, ils sont réputés acquis depuis la date d'intervention de la décision irrégulière sans
laquelle l'intéressé n'en aurait jamais été spolié, sans laquelle les tiers n'auraient jamais vu se
constituer la situation juridique dont ils bénéficient1880. Mais dès lors que la réinstallation du
requérant dans ses droits peut valablement se satisfaire du maintien des droits des tiers, il n'y a
plus de raison de faire pâtir ceux-ci de l'annulation prononcée. Le justiciable qui bénéficie d'une
reconstitution de carrière, de la même manière qu'il ne saurait prétendre, à cette occasion, à se
voir favoriser par rapport à ses collègues en raison de l'illégalité qui l'a frappé, ne peut exiger la
remise en cause des droits acquis par ces derniers s'ils ne sont pas absolument incompatibles
avec sa juste réintégration.

1877
Cf. supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
1878
Arrêt précité (ibid.). Rappelons qu'en vertu de celui-ci l'administration peut parfois, en exécution d'un
jugement annulant une mesure de désinvestiture, se contenter de réintégrer le requérant dans un poste équivalent à
celui qu'il occupait, afin de ne pas perturber à l'excès les situations du tiers qui l'a remplacé.
1879
Voir par exemple en ce sens J. Georgel, Jurisclasseur Dalloz, fascicule précité n°58 ; et J. Carbajo,
op. cit. p.250.
1880
La situation serait totalement différente si le requérant ne bénéficiait pas de ce droit reconnu par une décision
juridictionnelle, car les droits des tiers l'emporteraient alors immanquablement : ainsi, l'administration ne saurait
retirer gracieusement la sanction frappant un fonctionnaire fautif si cette mesure a pour effet d'entraîner l'exclusion
d'un autre agent nommé à sa place et bénéficiant de droits acquis à occuper ce poste : C.E., 4/05/1949, Maunier,
p.196.

396
b) Cette vision du problème permet de substituer à la distinction peu fondée des annulations de
mesures réglementaires et individuelles un clivage beaucoup plus rationnel. Elle semble en effet
de nature à expliquer l'ensemble des solutions jurisprudentielles :

* Elle s'avère en premier lieu parfaitement adaptée aux règles dégagées par les arrêts
Caussidéry et Quériaud : en effet, l'annulation d'un acte réglementaire ne produit aucun droit
particulier au profit du requérant, si ce n'est celui de voir cet acte disparaître de
l'ordonnancement juridique. Dès lors, il est normal que les droits acquis des tiers soient
systématiquement préservés, puisque rien n'entre en conflit direct avec eux.

* Pour ce qui est maintenant du cas d'une annulation d'une décision individuelle, les
seuls droits des tiers menacés sont ceux dont la pérennisation ferait obstacle à une exécution
acceptable du jugement : pour reprendre l'exemple de l'éviction illégale, la censure de celle-ci
ne mettra en cause la nomination du remplaçant que si aucun emploi identique ou équivalent
n'est vacant1881, si le fonctionnaire évincé appartenait à une catégorie de fonctionnaires
inamovibles1882, ou s'il s'agissait d'un emploi unique1883. Il en ira de même si la mesure annulée
prononçait un déplacement d'office1884. Dans toutes ces hypothèses, le droit que le requérant
tient du jugement d'annulation ne peut trouver pleine réalisation qu'à la condition de remettre en
cause ceux qui s'étaient constitués au profit de son remplaçant 1885. En revanche, il faut
considérer, depuis l'arrêt Guille, que du moment que droits du bénéficiaire de l'annulation et
droits des tiers sont conciliables1886, ces derniers deviennent intangibles. Une interrogation
avait pu naître à ce propos d'une formule malheureuse employée par l'arrêt Puisoye1887. Le
second considérant de cette décision soulignait en effet que le ministre responsable de
l'exécution n'était "pas tenu" de remettre en cause les tableaux d'avancement pris en
conséquence de l'acte annulé, parce que leur maintien s'avérait conciliable avec une bonne
exécution de l'annulation prononcée. Avec MM. Denoix de Saint Marc et Labetoulle 1888, on
doit toutefois penser "que le raisonnement doit être poussé plus loin, et qu'il convient d'admettre
que le ministre, qui n'y était pas tenu, ne pouvait pas procéder à la réfection du tableau en le
modifiant rétroactivement", une autre solution aboutissant en effet à permettre à l'administration
de remettre en cause des situations définitivement acquises "sans que l'atteinte aux droits des
fonctionnaires inscrits sur -ce tableau- soit justifiée par l'obligation d'exécuter la décision
d'annulation".

1881
C.E., 10/11/1967, Rabdeau, p.424 ; Actualité juridique, Droit administratif 1968, p.410.
1882
C'était le cas des affaires Véron Réville et Corvisy précitées, concernant des magistrats judiciaires du siège.
1883
Cf. affaire Bréart de Boisanger précitée, dans laquelle le bénéficiaire de l'annulation était l'administrateur de
la Comédie-Française.
1884
C.E., 15/11/1950, Tricot, p.554.
1885
On peut considérer que, dans ces hypothèses, joue encore pleinement la jurisprudence Association des
fonctionnaires de la Marine (jurisprudence précitée), contrairement à l'avis de MM. Auby et Drago (op. cit.,
n°1228) qui l'estiment "aujourd'hui dénuée de portée".
1886
Le juge vérifiera cependant scrupuleusement que l'emploi qui a été fourni au bénéficiaire de l'annulation est
réellement équivalent à celui dont il a été privé avant d'autoriser une telle conciliation. Pour un exemple récent de
sanction d'une réintégration dans un emploi ne pouvant être regardé comme équivalent, voir C.E., 31/05/1995,
Mme Rodriguez, req. n°132639.
1887
Arrêt précité.
1888
Actualité juridique, Droit administratif 1970, chronique précitée, p.492.

397
L'apparition d'éléments subjectifs dans le contentieux de l'excès de pouvoir conduit à
relativiser la place qu'il réserve aux préoccupations de légalité. Il serait toutefois abusif de
considérer que cette voie de droit a, de ce fait, changé de nature : elle demeure par essence
objective, mais n'ignore plus les situations concrètes des divers acteurs qui s'y affrontent 1889.
On a enregistré en quelque sorte un phénomène inverse dans le domaine de l'exception
d'illégalité qui, elle, a toujours accordé une importance particulière aux intérêts des particuliers
et de l'administration, mais a connu un renforcement certain du souci d'anéantir les irrégularités
dont elle permet la constatation.

1889
Pour certains auteurs, il s'agirait en fait de parcelles de réalité contentieuse venant écarter, dès que nécessaire,
la fiction de l'objectivité privilégiée par le Conseil d'État, fiction "bienfaisante" car ayant permis le contrôle poussé
de l'administration que nous connaissons aujourd'hui : Cf. en particulier la préface de P. Weil à la thèse précitée de
B. Kornprobst, pp. III et IV.

398
CHAPITRE 2. LE RENFORCEMENT DU SOUCI DE LEGALITE EN MATIERE
D'EXCEPTION D'ILLEGALITE

Le juge administratif s'est toujours employé à faire respecter la légalité ; et la période


récente n'a pas démenti cette vocation, bien au contraire, puisqu'un certain nombre de progrès
significatifs ont pu être enregistrés en ce domaine1890. L'exception d'illégalité n'est pas restée à
l'écart de la tendance : là où les conceptions classiques imposaient une extrême prudence,
matérialisée par un certain nombre de précautions prises au bénéfice tant des administrés que de
l'administration elle-même1891, le contentieux contemporain a incontestablement conféré un
place plus large au respect des exigences de légalité. Ainsi doit-on constater que "le principe de
l'intangibilité des situations juridiques tend aujourd'hui à reculer au profit du principe de
légalité"1892, ce qui a notamment pour effet de soumettre de plus en plus de décisions
administratives à un contrôle incident1893 ; parallèlement, le juge a manifesté une volonté
évidente de neutraliser totalement l'acte qu'il est amené à déclarer irrégulier1894.

SECTION 1. LA RESTRICTION DU PRINCIPE D'INTANGIBILITE DES ACTES


NON REGLEMENTAIRES DEFINITIFS

Le principe d'intangibilité classiquement attaché aux actes non réglementaires définitifs


conduit notamment, comme nous l'avons précédemment montré, à écarter toute possibilité
d'exciper une quelconque illégalité affectant ces derniers1895. Avant de nous intéresser à
l'évolution du contentieux administratif sur ce point précis, il nous faut, semble-t-il, en justifier
l'étude dans le cadre du présent travail : n'est-il pas en effet paradoxal de disserter sur une
condition de recevabilité d'un moyen lorsqu'on est censé s'intéresser exclusivement aux
incidences de l'admission de celui-ci ? En fait, l'inclusion de ce problème dans nos
développements a pour simple objectif d'éclairer la transformation qu'a subie l'exception
d'illégalité, transformation qui procède d'une dynamique générale ayant englobé à la fois les
effets de la déclaration d'illégalité et les conditions permettant à celle-ci de se produire1896.

De fait, il se trouve que le principe d'irrecevabilité des exceptions dirigées contre un acte
non réglementaire définitif ne va pas sans tempéraments, et, dans de nombreux cas, le juge a
admis la contestation incidente de décisions de ce type. Mais prudence : toutes ces hypothèses,
qui traduisent généralement le souci d'éviter qu'une rigueur excessive en la matière ne conduise

1890
Cf. en particulier G. Peiser, "Le développement de l'application du principe de légalité dans la jurisprudence
du Conseil d'État", in Mélanges R. Chapus, p.517.
1891
Voir supra, Titre préliminaire.
1892
Chronique C. Maugüé et R. Schwartz précitée, Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.337.
1893
Et de ce fait fragilise sensiblement les garanties que ledit principe apportait aux administrés.
1894
Ce qui relativise cette fois les garanties que la conception classique tendait à fournir à l'administration, car la
survie de l'acte déclaré illégal sera pour elle de bien peu d'intérêt si elle ne peut l'appliquer !
1895
Voir supra, Titre préliminaire.
On sait que là n'est pas la seule portée du principe d'intangibilité ; mais nous n'y reviendrons pas ici.
1896
En outre, la spécificité du mécanisme de l'exception pourrait également, comme nous l'avons fait valoir à
propos du problème de l'utilité du moyen incident, justifier également cette étude : en raison de sa bipolarité
théorique, l'admission du moyen conditionne nécessairement l'unique effet que la déclaration d'illégalité est censée
produire, à savoir la chute de l'acte attaqué au principal.

399
à des immunités abusives1897, ne constituent pas autant d'entorses réelles au principe
d'intangibilité.

Paragraphe 1. Les fausses dérogations au principe d'intangibilité des actes non


réglementaires définitifs

Les hypothèses que nous allons ici envisager ne constituent pas à proprement parler des
atteintes au principe d'intangibilité des actes non réglementaires définitifs, dans la mesure où les
situations qu'elles concernent ne se plient pas, par définition, à cette règle. On peut les
regrouper en deux grandes catégories :

I - Contestations dont l'objet n'est pas couvert par le principe d'intangibilité

Certaines décisions non réglementaires définitives ne bénéficieront pas de la protection


du principe d'intangibilité dans la mesure où des textes législatifs particuliers vont permettre de
se prévaloir de leur illégalité à l'appui de conclusions dirigées contre une autre décision. Mais
ces solutions s'avèrent extrêmement ponctuelles, et le seul exemple vraiment significatif
n'existe plus aujourd'hui1898. Hormis l'hypothèse de l'intervention législative, il arrive que le
principe d'intangibilité s'efface de lui-même dans la mesure où il ne couvre pas la partie de
l'acte contestée, ou parce que son jeu est naturellement exclu par certaines caractéristiques de
l'acte concerné.

A. Contestabilité des motifs d'une décision non réglementaire définitive étayant la prise
d'une mesure nouvelle

Le problème s'est présenté en matière de répression disciplinaire, et a donné lieu à un


arrêt de la Section du contentieux1899 : une sanction avait été infligée à la requérante, justifiée
par l'attitude insolente de cette dernière envers la directrice de l'hôpital dans lequel elle
travaillait. Pour expliquer son choix de rétrograder l'intéressée d'une classe, le directeur général
de l'Assistance publique à Paris faisait valoir que cette faute avait été précédée d'un
manquement antérieur à la discipline, manquement pour lequel Mme Leray avait déjà été punie.
Cette dernière pouvait-elle contester la matérialité ou la qualification juridique de son ancienne
faute à l'appui de son recours contre la décision de rétrogradation, sachant que la punition qui
1897
On peut à ce propos leur assimiler des solutions qui ne portent pas à proprement parler atteinte au principe
d'intangibilité des actes non réglementaires, mais qui en réduisent l'efficacité en s'opposant, pour des raisons de
sécurité juridique, à ce qu'un tel acte n'acquière abusivement la protection de la définitivité. Ainsi en va-t-il du
système mis en place par l'article 9 du décret du 28 novembre 1983 prévoyant que "les délais de recours ne sont
opposables qu'à la condition d'avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la
décision". Voir sur ce point les différentes études précitées relatives au dit décret.
1898
Il s'agit de l'ancien article L.121-33 du code des communes selon lequel la nullité de droit d'une délibération
municipale pouvait "être prononcée par le préfet et proposée ou opposée par les parties intéressées à toute époque",
article duquel le Conseil d'État avait déduit que la nullité de droit d'une décision municipale présentant à l'égard du
requérant le caractère d'une décision individuelle pouvait être invoquée à toute époque, par la voie de l'exception, à
l'appui d'une demande dirigée contre une décision prise en exécution de cette délibération (C.E., 9/01/1959, Ville
de Nice, p.26 ; C.E., S., 22/10/1976, Compagnie française Thomson-Houston-Hotchkiss-Brandt, p.437).
Cet article a été abrogé par l'article 21-1 de la loi n°82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des
communes, des départements et des régions.
1899
C.E., S., 15/02/1963, Dame Leray, p.97.

400
l'avait alors sanctionnée n'avait fait l'objet d'aucun recours en temps utile ? La Section du
contentieux l'a admis, et s'est assurée de ce que "l'appréciation faite par l'administration du
comportement antérieur de la Dame Leray - n'avait pas - reposé sur des faits matériellement
inexacts", ni été "entachée d'erreur de droit".

La recevabilité de la requérante à dénier la véracité de ces motifs provient du fait que


l'administration, en en faisant état pour fonder la rétrogradation prononcée, les a pour ainsi dire
intégrés aux motifs de cette dernière : l'agent sanctionné pouvait donc les mettre en cause en
parallèle avec la contestation des motifs qui justifiaient plus directement la sanction attaquée. Il
ne s'agit pas en conséquence d'une réelle dérogation au principe d'intangibilité, puisque l'objet
de l'exception ne se situe pas à proprement parler dans une décision antérieure définitive, mais
s'inscrit directement dans la mesure attaquée au principal.

B. Contestabilité permanente de certaines catégories de décisions non réglementaires

Parce que les types d'actes que nous allons évoquer à présent ne sont pas couverts par la
règle d'intangibilité, naturellement exclue à leur profit, on ne peut considérer que leur
contestabilité perpétuelle constitue une véritable dérogation à ce principe. La caractéristique
commune de l'acte inexistant et de l'acte frauduleux réside en effet dans le fait qu'ils sont
entachés d'un vice tellement grave qu'ils ne deviennent jamais définitifs, contrairement aux
actes simplement illégaux, ce qui laisse la porte indéfiniment ouverte au mécanisme de
l'exception. Cette propriété a de quoi inquiéter le juriste soucieux de la protection des situations
individuelles, d'autant que le flou qui entoure ces notions pourrait conduire le juge à y assimiler
des actes qui n'en présentent pas toutes les caractéristiques ; mais la jurisprudence fait preuve
d'une telle prudence en la matière qu'il ne convient pas de se montrer inutilement alarmiste à ce
propos.

1 - Exception perpétuelle à l'égard des actes inexistants

Nous avons déjà été amenés à définir la notion d'inexistence, qui se décompose, comme
nous le savons, en différents sous-groupes1900. Les actes matériellement inexistants étant
volontairement écartés de notre analyse1901, il faudra s'attacher à démontrer que toutes les
décisions juridiquement inexistantes, bien que soumises à un régime contentieux spécifique
selon la gravité du vice qui les affecte, sont indifféremment susceptibles d'une remise en cause
incidente à toute époque.

a) Des règles contentieuses hétérogènes selon la nature de l'inexistence

Bien que les anciens auteurs aient soutenu qu'en présence d'un acte inexistant, il n'était
pas nécessaire d'agir en justice dans la mesure où il suffisait qu'un administré se refuse à en
tenir compte pour désarmer l'autorité administrative1902, l'intervention du juge s'est avérée en
pratique souvent nécessaire pour trancher le point de savoir si l'acte en cause est réellement
inexistant ou simplement illégal. L'appréciation ainsi portée possèdera force de vérité légale, et

1900
Voir supra, Chapitre précédent.
1901
Les rares arrêts rendus en la matière posent en effet essentiellement des problèmes de preuve ; une fois celle-
ci constituée, il va de soi que l'on peut se prévaloir à toute époque de la non-intervention de la mesure contestée.
1902
C'était en particulier l'opinion qu'avait émise L. Alcindor dans sa thèse : Différentes espèces de nullités des
actes administratifs, Th. Paris, 1912.

401
légitimera le cas échéant la réticence des administrés à se plier aux prescriptions que l'acte
contenait1903. Toute la question est de savoir dans quelles conditions les différentes juridictions
sont habilitées à se prononcer. Certains auteurs, dont R. Chapus1904, ne font aucune différence à
ce propos entre les différents types d'actes inexistants, notant en particulier que le recours en
déclaration d'inexistence peut être porté indifféremment devant le juge administratif et
judiciaire. L'état du droit ne semble pourtant pas aussi uniforme.

* Pour ce qui est des actes totalement inexistants

Qu'il s'agisse d'actes pris par une personne ayant usurpé son pouvoir de décision ou
d'actes "manifestement insusceptibles de se rattacher à l'exercice d'un pouvoir appartenant à
l'administration", la problématique est similaire : la constatation de leur inexistence "peut être
faite par toute autorité administrative ou toute juridiction administrative ou judiciaire (car
évidemment la règle de séparation des autorités administrative ou judiciaire ne joue pas à -leur-
égard)"1905. Les seconds, qui recoupent grandement la théorie de la voie de fait, sont à ce titre
logiquement passibles d'être déclarés nuls et non avenus par le juge judiciaire qui dispose d'une
plénitude de juridiction en la matière 1906; les premiers, n'émanant de personnes qui n'ont que
l'apparence d'autorité administrative, doivent être soumis au même régime, et les formules
vigoureuses employées par le Conseil d'État à leur propos plaident en faveur de cette
analyse1907.

* Pour ce qui est des actes quasi inexistants

Une différence fondamentale les sépare des précédents : n'étant pas pris par une pseudo
autorité et ne se détachant pas par principe des pouvoirs généraux de l'administration, ces actes
n'atteignent pas tout à fait le stade de l'inexistence, d'où leur appellation générique. Si le juge
leur reconnaît un caractère nul et de nul effet, c'est seulement, comme nous allons le voir, pour
s'affranchir de certaines contraintes que lui imposent les règles de l'excès de pouvoir et qui lui
empêcheraient de sanctionner une illégalité qu'il croit impardonnable ; mais le caractère
administratif de la décision demeure, car ni la dénaturation inhérente à la voie de fait 1908, ni
l'usurpation de pouvoir ne se retrouvent chez l'acte quasi inexistant. Aussi, il n'existe ici aucune
raison spécifique pour permettre au juge judiciaire d'intervenir en vue d'apprécier ces actes ; ils
relèveront donc de la compétence exclusive du juge administratif.

Cela s'est trouvé parfaitement corroboré par l'arrêt d'Assemblée Maurice1909. Il s'agissait
en l'espèce de sanctionner la nomination pour ordre d'un magistrat. Or, avant de raisonner au
fond, le commissaire du gouvernement A. Bacquet s'est interrogé sur la question de la

1903
En ce sens, Cf. F. Wodié, art. cit. p.86.
1904
Droit du contentieux administratif, n°151-3.
1905
G. Vedel et P. Delvolvé, op. cit, p.256.
1906
Cette solution, admise par le Tribunal des Conflits dans l'arrêt Guigon précité, est venue mettre fin à une
ancienne jurisprudence peu satisfaisante car trop subtile. Sur ce point, voir notamment J.-M. Auby et R. Drago,
op. cit. p.93/94.
1907
Voir notamment C.E., 8/12/1982, Commune de Dompierre, p.555 ; Droit administratif 1983, n°31 : pour
qualifier une exclusion du corps des sapeurs-pompiers de la commune décidée par une simple réunion des
membres du corps, le Conseil d'État n'hésite pas à employer l'expression "nulle et de nulle effet" au motif qu'elle
émanait d'une "autorité manifestement incompétente".
1908
Cette théorie de la dénaturation est avancée par de nombreux auteurs pour expliquer le rôle du juge judiciaire
en matière de voie de fait. Voir J. Moreau, Répertoire Dalloz de contentieux administratif, "Voie de Fait" n°3.
1909
C.E., 15/05/1981, p.221 ; Actualité juridique, Droit administratif 1982, p.86, conclusions A. Baquet ; Dalloz
1982, p.147, note P. Blondel et F. Julien-Laferrière.
402
compétence non simplement de la juridiction administrative, mais plus précisément du Conseil
d'État en premier et dernier ressort1910. Cette attitude montre bien que la soumission de l'acte
quasi inexistant au contrôle juridictionnel obéit à certaines contraintes qu'elle partage avec le
recours pour excès de pouvoir, et notamment celles qui déterminent dans le détail quel sera le
juge administratif habilité à statuer. Mais là n'est apparemment pas le seul point commun entre
les deux recours puisque, dans un arrêt au moins, le Conseil d'État a exigé que le requérant
présente un intérêt à agir, qu'il établisse que la décision attaquée lui a fait grief 1911. On voit à
quel point est artificielle l'"inexistence" dont sont prétendument frappés les actes quasi
inexistants, car, comme l'ont fait remarquer MM. Auby et Drago, "l'intérêt qui s'attache à la
déclaration de nullité de l'acte inexistant devrait conduire à simplifier autant que possible les
conditions de recevabilité du recours. On devrait estimer notamment que ce recours devrait
pouvoir être exercé par n'importe quelle personne sans aucune exigence d'intérêt"1912.

Par delà les spécificités notables qui différencient les contentieux des actes totalement
inexistants et des décisions quasi inexistantes, on peut identifier une règle commune
fondamentale : l'impossibilité pour l'acte nul, ou considéré comme tel, d'acquérir un caractère
définitif par expiration d'un quelconque délai de contestation.

b) L'absence invariable de délai contentieux

L'absence de délai contentieux n'est pas la seule règle qui réunisse les deux catégories
d'actes juridiquement inexistants. On pense en particulier au caractère d'ordre public que
présente le moyen tiré de l'inexistence, en raison de la gravité de celle-ci1913. Elle n'en demeure
pas moins l'idée commune la plus remarquable à bien des égards.

* Appréhension de l'état du droit

A l'origine, ce point n'était pas clairement tranché par le Conseil d'État. La Haute
juridiction avait en effet, dans un arrêt Laffite1914, souligné que la requête qui avait abouti à la
constatation de l'inexistence d'un acte avait été présentée dans les délais de recours contentieux.
Certains auteurs - ont Mestre1915- avaient déduit de cette décision qu'un recours tardif eût été
irrecevable, et niaient ainsi toute spécificité à la demande en déclaration d'inexistence. La
jurisprudence ultérieure1916à infirmé cette analyse : aujourd'hui, on peut sans crainte avancer
que l'acte inexistant peut être déféré au juge sans condition de délai, que ce soit par voie
d'action1917ou par voie d'exception1918.

1910
Conclusions précitées, p.87.
1911
C.E., 11/10/1961, consorts Fraenkel, p.554.
1912
Op. cit. n°93, p.97. Seule va dans le sens de cette simplification le fait que le recours en déclaration
d'inexistence soit, à l'instar du recours pour excès de pouvoir, dispensé du ministère d'avocat (C.E., 8/05/1968,
Thorel, p.285) ; mais cette règle semblait induite par le caractère objectif du contentieux en cause (même si un
ancien arrêt du C.E. en avait décidé différemment (C.E., 26/01/1940, Commune d'Agos-Vidalos, précité).
1913
C.E., 5/05/1971, Préfet de Paris et ministre de l'Intérieur, p.329 ; Actualité juridique, Droit administratif
1972, p.301, note V.S. ; et arrêt Maurice précité. Voir de surcroît sur ce point C. Debouy, Les moyens d'ordre
public dans la procédure administrative contentieuse, P.U.F. 1980, p.23.
1914
C.E., 28/10/1932, Sirey 1933, 3, p.65, note Mestre.
1915
Ibid.
1916
A compter des arrêts C.E., 6/07/1956, Pierre Alype, p.305 ; et 27/02/1957, Leroy, p.7.
1917
Voir par exemple C.E., 8 novembre 1974, Epoux Figueras et Association des administrateurs civils du
ministère des Affaires sociales (2 espèces), pp.545 et 550.
1918
Outre les arrêts Rosan Girard et Maurice précités, voir C.E., 9/11/1983, Saerens, p.453.
403
Il convient d'insister quelque peu sur cette double originalité. En ce qui concerne l'action
en déclaration d'inexistence, le Conseil d'État n'admettra le dépassement de délai qu'à condition
qu'une véritable inexistence résulte des circonstances de l'espèce, ce qui suppose parfois de la
part du juge un examen assez pointu1919. Pour ce qui est de l'exception d'inexistence - qui nous
intéresse au premier chef -, seule la gravité du vice qui entache l'acte justifie que le principe
d'intangibilité soit empêché de jouer1920. Cette absence de délai de recours vaut de la même
manière s'agissant d'actes totalement ou quasi inexistants : dans les deux cas, l'irrégularité d'une
décision administrative subséquente pourra être constatée par le juge alors que l'exception
d'illégalité ne serait plus normalement recevable1921. Il nous incombe de déterminer les raisons
de ce point commun.

* Compréhension de l'état du droit

Qu'il s'agisse d'actes objectivement inexistants (nés d'une usurpation de pouvoir ou


insusceptibles de se rattacher à une activité administrative) ou d'actes que le juge décide
d'assimiler à ceux-ci, la logique suivie est similaire : la décision prise est atteinte d'un vice
tellement grave qu'on ne saurait admettre que le simple dépassement du délai de recours lui
garantisse une immunité juridictionnelle, quelque forme que cette dernière puisse revêtir. Ainsi,
tant le recours direct en déclaration de nullité que l'exception d'inexistence demeurent possibles,
même à l'encontre d'actes de portée non réglementaire. Cela procède de l'idée que l'acte
totalement ou quasi inexistant, dans la mesure où il est censé n'avoir jamais intégré, même
temporairement, l'ordre juridique, ne peut créer de droits, ni à plus forte raison faire acquérir
des droits définitifs lorsque le délai contentieux normal a expiré1922. Cette absence de
cristallisation d'un quelconque droit permet parallèlement à l'administration de retirer à toute
époque l'acte inexistant1923. Le vice l'affectant s'avérant tellement grossier, l'acte qui, comme
par exemple la nomination pour ordre, avait vocation à faire acquérir des droits à son
destinataire, se trouve en quelque sorte "dénaturé"1924. L'administration est autorisée en
conséquence à passer outre aux règles de la jurisprudence Dame Cachet, et l'administré aux
forclusions contentieuses de droit commun.

1919
Voir notamment C.E., 13/06/1986, Toribio et Bideau, p.161 ; Actualité juridique, Droit administratif 1986,
p.503, conclusions M. Roux : "la triple circonstance que la délibération en litige (...) aurait porté sur une question
non inscrite à l'ordre du jour, aurait été votée dans la confusion et que le registre des délibérations aurait été signé
avec retard par les conseillers municipaux ne peut avoir pour effet de faire regarder cette délibération comme un
acte inexistant dont le juge administratif pourrait constater la nullité sans condition de délai".
1920
Sinon, le caractère définitif de l'acte -s'il est de nature non réglementaire- sera opposé au requérant. Cf. par
exemple C.E., 10/05/1957, Sieur Enjalbert, p.304.
1921
En effet, si les arrêts Rosan-Girard et Saerens concernaient le premier type d'actes inexistants (usurpation de
pouvoir), l'arrêt Maurice intéresse quant à lui le second (nomination pour ordre).
1922
Outre les développements consacrés à cette idée au Chapitre précédent, voir C.E., 30/06 1950, Massonaud,
p.400, conclusions J. Delvolvé.
1923
Cf. la jurisprudence de Fontbonne précitée.
1924
Voir sur ce point R. Muzellec, op. cit. p.337 et s.

404
2 - Exception perpétuelle à l'égard des actes frauduleux

a) L'idée de fraude

Certains administrés peuvent succomber à la tentation d'induire l'administration en


erreur afin d'obtenir de celle-ci une décision qui leur est favorable. Lorsque la mauvaise foi de
l'administré est établie - celui-ci ayant par exemple fourni des renseignements volontairement
erronés ou incomplets sur sa situation -, l'acte qui en procède sera considéré comme frauduleux
par le juge1925. C'est ce dernier qui, au vu des éléments du dossier, doit déterminer si le
particulier a réellement agi par malhonnêteté1926, et si son intention de tromper l'autorité
administrative a eu une influence déterminante sur le comportement de cette dernière. Malgré
les liens étroits qu'entretiennent les concepts d'acte inexistant et d'acte frauduleux, une nette
différence sépare donc les deux notions : la première a pour objet de réprimer des illégalités
particulièrement graves imputables à l'autorité administrative elle-même, tandis que la seconde
va venir sanctionner un comportement intolérable de l'administré.

b) Le traitement réservé à l'acte obtenu par fraude

Le régime contentieux de la décision frauduleuse varie de celui de l'acte inexistant sur


un point fondamental : passé le délai de recours, un requérant ne peut plus directement mettre
en cause l'un de ceux-ci1927. Cela ressort sans ambiguïté d'un arrêt Aimar, rendu par le Conseil
d'État le 6 mai 19811928, par lequel le juge a considéré irrecevable la requête d'un tiers
introduite après l'expiration du délai de recours contentieux qui tendait à l'annulation d'un
permis de construire pourtant obtenu par fraude. Cette différence s'avère pour le moins
curieuse : à l'image de l'acte inexistant, "l'acte obtenu par fraude n'est pas créateur de
droits"1929et ce conformément à l'adage fraus omnia corrumpit, qui est d'application générale en
droit français1930. Dès lors, on aurait pu légitimement penser que l'expiration du délai de
recours contentieux n'engendrerait aucune espèce de forclusion. C'était d'ailleurs la position du
commissaire du gouvernement J.-M. Galabert développée dans ses conclusions sur l'arrêt
Silvani 1931: "cette possibilité de contester l'acte sans délai n'a été consacrée par la jurisprudence
qu'à propos des actes inexistants, mais nous n'hésitons pas à la tenir pour acquise même dans
les cas des actes simplement frauduleux car elle est inhérente à la notion d'acte non susceptible
d'acquérir un caractère définitif"1932. Que cette opinion ait été démentie par la jurisprudence

1925
L'idée d'acte obtenu par fraude habite depuis longtemps la jurisprudence administrative. Cf. C.E., Ass.,
12/04/1935, Sarovitch, p.520.
1926
Si l'intéressé n'a pas agi sciemment, l'acte ne sera pas considéré comme ayant été obtenu par fraude. Cf.
C.E., 15/10/1969, Forasetto, p.437 : "la seule circonstance que le sieur Forasetto aurait produit un plan de masse
incomplet ne saurait le faire regarder comme s'étant volontairement livré à une manœuvre de nature à induire en
erreur l'administration".
1927
La jurisprudence a ainsi infirmé les pronostics de ceux qui pensaient que la fraude risquait de "basculer dans
le domaine de l'inexistence" (R. Muzellec, op. cit, p.347).
1928
Lebon, p.978.
1929
Pour P. Landon (Le recours pour excès de pouvoir depuis 1954, L.G.D.J. 1968, p.129, n°38), il s'agit là d'un
principe général du droit.
1930
Cf. J. Vidal, Essai d'une théorie générale de la fraude en droit français. Le principe "fraus omnia corrumpit",
1957.
1931
C.E., S., 18/11/1968, Ministre des Travaux Publics et des Transports c/ Sieur Silvani ; conclusions publiées à
l'Actualité juridique, Droit administratif 1967, II, p.222
1932
Cette opinion était partagée par R.-G. Schwartzenberg (op. cit. p.394) pour qui ces actes, a priori créateurs de
droits, ne pourront jamais atteindre leur objectif à défaut d'acquérir un caractère définitif.

405
ultérieure semble d'autant plus surprenant que le statut des actes frauduleux recoupe largement
sur d'autres plans celui des actes inexistants1933. Ils peuvent en effet :

- faire l'objet, à tout moment, d'une mesure de retrait. Cette éventualité a été reconnue
par de nombreux arrêts1934, et l'on peut penser que, saisie d'une demande en ce sens d'un
administré, l'autorité compétente est tenue de s'y conformer1935, ce qui compense assez
largement les inconvénients de la solution Aimar. A préciser cependant que ce retrait doit être
réellement motivé par l'existence d'une fraude, faute de quoi le juge condamnera le
comportement de l'administration pour dépassement du délai d'action légal 1936 ; et que le report
est soumis à l'obligation de motivation prévue par l'article 1er de la loi du 11 juillet 1979 alors
même que la mesure qui en fait l'objet, du fait de fraude qui l'entache, a perdu son caractère
d'acte créateur de droits1937.

- faire l'objet, à toute époque, d'une exception d'illégalité. On peut aisément déduire cette
règle de l'arrêt Silvani 1938: le requérant avait été reçu à un concours administratif délivrant un
certificat d'aptitude à l'emploi d'adjoint technique des ponts et chaussées ; bien qu'à la suite
d'une dénonciation anonyme, une fraude de celui-ci ait été établie, le ministre compétent
l'inscrivit sur une liste de classement, ce qui en principe, créait à son profit un droit à être
nommé. Afin de se soustraire à cette obligation, le ministre se fondait sur la fraude commise par
M. Silvani. Il ne s'agissait donc pas, en l'espèce, d'une décision de retrait (ce qui aurait consisté
en une radiation de la liste de classement) mais bien d'une exception soulevée en défense par le

1933
Qui plus est, une solution récente du tribunal administratif de Nice s'est démarquée de la solution Aimar en
matière de déféré préfectoral, en déclarant recevable ce dernier à l'encontre d'un permis de construire frauduleux
alors que les délais contentieux de droit commun étaient expirés. Cf. T.A. Nice, 6/01/1994, Préfet des Alpes-
Maritimes c/ Commune de Vallauris, Revue française de droit administratif 1994, p.782, conclusions N.
Calderaro (conclusions qui poussent à penser la solution liée au statut particulier du requérant qu'est le préfet).
1934
Cf. notamment, outre les arrêts de principe Sarovitch (précité) et Silberstein (C.E., S., 17/06/1955, p.334) :
- C.E., 10/03/1976, Baillet, p.753 (agent communal qui avait trompé son maire sur son ancien indice de
traitement) ;
- C.E., 17/03/1976, Todeschini, p.157 ; 24/02/1984, Ministre du Logement c/ Desprès, Droit administratif 1984,
n°83 ; 10/10/1990, Alarcon, Revue du droit public 1991, p.1749 (s'agissant de permis de construire obtenu par
fraude).
- C.E., 13/11/1993, Riaz ; Dalloz 1993, p.297, note V. Haïm (carte de résident privilégié délivrée à un étranger
en conséquence d'un mariage frauduleux).
Dans certains cas, toutefois, un texte législatif impartit un délai de retrait : ainsi en va-t-il, en vertu de l'article 112
du code de la nationalité française, pour une mesure de naturalisation obtenue par mensonge ou fraude (délai de
deux ans courant à partir de la date à laquelle le mensonge ou la fraude est portée à la connaissance du ministre des
affaires sociales : C.E., 28/10/1994, Suleman Patel, req. n° 123825).
1935
Voir supra les développements sur le retrait des décisions administratives, et notamment la jurisprudence
Plottet.
Il convient en outre de souligner l'idée d'"autorité compétente", la fraude ne justifiant pas un assouplissement des
règles de droit commun en la matière (Cf C.E., 13/07/1951, S.A. La nouvelle jetée, p.404 ; et C.E., S., 7/10/1994,
Joly, Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.863, chronique L. Touvet et J.-H. Stahl ; Les petites affiches
1995, n°8, p.17, note M. Lombard ; n°17, p.26, note M.-C. Rouault ; n°102, p.12, note A.-B. Fall (2ème espèce)) pas
plus qu'elle ne dispense l'administration de respecter la procédure contradictoire lorsque celle-ci est imposée par
les textes pour le retrait de l'acte (Cf., pour le retrait d'un titre de séjour obtenu par fraude, C.E., 30/05/1994, Préfet
de la Haute-Savoie c/ Mme Diallo, Les petites affiches 1995, n°102, p.12, note A.-B. Fall précitée (1ère espèce)).
1936
L'arrêt Sieur Chabran (C.E., Ass., 10/02/1961, p.102, conclusions Heumann) est particulièrement intéressant
à cet égard : le juge considère irrégulière du fait du dépassement du délai contentieux la décision qui cassait le
grade du requérant sans arguer d'une quelconque fraude imputable à celui-ci.
1937
C.E., 25/04/1990, Mme Figueréo et Bernachy, p.546 ; Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.641,
observations X. Prétot.
1938
Arrêt précité.

406
ministre1939. Or le Conseil d'État a fait droit à l'argumentation de ce dernier, considérant que,
l'existence des manœuvres frauduleuses ne faisant point de doutes, "ni le certificat d'aptitude, ni
le classement sur la liste prévue pour l'accès aux emplois réservés, opéré sur le fondement de ce
certificat, n'ont créé, au profit du Sieur Silvani, un droit à être nommé à l'un de ces emplois ;
qu'il appartenait dès lors aux autorités administratives compétentes pour prendre les décisions
qui auraient dû intervenir en vertu du classement ainsi vicié par la fraude, de refuser de tenir
compte de ce classement". L'absence de droit cristallisés ouvre donc, à l'encontre des actes
frauduleux, une exception perpétuelle, qu'elle soit soulevée, comme en l'espèce, par le
défendeur, ou, n'en doutons pas1940, qu'elle soit présentée à l'appui d'une demande en annulation
d'une mesure subséquente.

3 - Risques engendrés par le flou des catégories concernées

N'étant pas circonscrites dans des contours précis, les théories de l'inexistence et de la
fraude pourraient mettre en péril le principe d'intangibilité si le juge, seul maître en la matière,
en faisait un usage trop fréquent. Elles s'avèrent en conséquence d'un maniement délicat,
d'autant que leur caractère fonctionnel impose une certaine fluidité dans leur définition.

a) Irréductibilité à un critère unique

* pour ce qui est de l'acte inexistant

La question de la définition de l'acte inexistant constitue sans conteste l'"une des


questions les plus délicates et les plus incertaines du contentieux administratif"1941. Pour M.
Weil, "la théorie de l'inexistence a toujours été l'une des plus obscures et des plus controversées
du droit administratif. Les arrêts se référant à cette notion étaient infiniment trop rares et leur
interprétation trop douteuse pour que fût possible une synthèse rendant fidèlement compte du
droit positif"1942. La multiplication des cas jurisprudentiels d'inexistence n'a pas permis
d'élaborer un critère fiable qui aurait servi à clairement distinguer l'acte nul et non avenu de
l'acte simplement annulable ; bien au contraire, la croissance de son utilisation a conforté l'idée
que l'inexistence était irréductible à une systématisation doctrinale efficiente. Pourtant,
certaines tentatives en ce sens ont été enregistrées. Outre la distinction déjà mentionnée entre
acte totalement inexistant et acte quasi inexistant, destinée à ordonner autant que faire se peut la
présentation des grandes strates de la notion, c'est au commissaire du Gouvernement A.
Bacquet, dans ses conclusions sur l'arrêt Zemma1943, que revient le mérite d'avoir essayé de
synthétiser les différentes solutions jurisprudentielles : bien que reconnaissant la notion
"difficile à discerner", celui-ci a voulu combiner l'idée de "gravité intrinsèque" de l'erreur
commise avec celle de "son évidence"1944, qui supposerait une volonté manifeste de
l'administration d'agir irrégulièrement. Selon A. Bacquet, ces deux critères joueraient de façon
1939
Sur cette hypothèse dans laquelle "le défendeur se prévaut incidemment, pour s'opposer aux prétentions du
demandeur, de l'illégalité d'un acte dont la méconnaissance est invoquée", Cf. A. Bacquet, "Exception d'illégalité",
Répertoire Dalloz de contentieux administratif, art. cit. n°5.
1940
Dans la mesure où les deux moyens sont de même nature.
1941
G. Vedel et P. Delvolvé, op. cit. p.256.
1942
Dalloz 1958, art. cit. p.49.
1943
C.E., S., 4/07/1980, Zemma, p.299, conclusions A. Bacquet ; Actualité juridique, Droit administratif 1980,
p.640, chronique M.-A. Feffer et M. Pinault.
1944
Alcindor, déjà, mettait en avant ces deux critères pour caractériser l'inexistence : "si l'illégalité est telle que
personne n'ait pu s'y méprendre, il y a acte inexistant" (thèse précitée).
407
alternative ou cumulative selon les cas. Mais, comme l'ont fait remarquer MM. Auby et
Drago1945, cette formule demeure très vague. On peut même y déceler un aveu d'impuissance à
systématiser les solutions rendues en la matière, et cette impression se trouve d'ailleurs
corroborée par le fait qu'en l'espèce, le Conseil d'État n'avait pas suivi les conclusions de son
commissaire du gouvernement qui s'appuyaient sur la gravité de l'irrégularité commise pour
tenter de convaincre la juridiction de reconnaître l'inexistence de l'acte en cause1946.

Il faut donc convenir, avec M. Wodié1947, que "l'acte inexistant échappe à toute
systématisation logique et ne se laisse point enfermer dans une définition rationnelle". C'est la
raison pour laquelle de nombreux auteurs, estimant qu'il est seulement possible d'indiquer les
concrétisations de l'acte inexistant", se résolvent à en dresser une simple liste1948, et à
mentionner les hypothèses dans lesquelles le juge n'a pas désiré aller jusqu'à cette extrémité1949.
Nous sommes incontestablement ici en présence de ce que le Doyen Vedel a dénommé une
"notion fonctionnelle", dont "la plasticité est non seulement le caractère fondamental mais aussi
la raison d'être"1950. Pour ce type de notions, qui "procèdent directement d'une fonction qui leur
confère seule une véritable unité", une "irréductible multiplicité logique paraît être (...) un signe
infaillible"1951. Le juge s'en sert seulement lorsqu'il estime nécessaire de se défaire de certaines
contraintes qui pèsent normalement sur lui ; ici, c'est lorsque les règles de l'excès de pouvoir
s'avèrent trop restrictives que la juridiction peut faire appel à la notion d'inexistence.
Considérant qu' "il serait extrêmement choquant que l'administration ne puisse retirer et que
l'intéressé ne puisse contester, parce qu'il est devenu définitif et qu'il a éventuellement créé des
droits, un acte entaché d'une illégalité si grave que son maintien constituerait une injustice
insupportable et une sorte de scandale ou d'absurdité juridique"1952, le juge écarte ainsi toute
idée de forclusion1953. C'est la raison pour laquelle l'acte inexistant est et restera irréductible à
une définition intangible : "vouloir enserrer l'acte inexistant dans une définition conduit à en
nier la signification et l'essence. Un tel critère placerait le juge dans l'obligation de constater
l'inexistence chaque fois que les caractères s'en trouvent réunis. Par sa rigidité, l'inexistence
revêtirait les caractères des notions conceptuelles qu'elle a pour mission d'assouplir (...).
L'utilité de l'inexistence tient à sa plasticité, à sa mutabilité et à la variabilité de ses effets. Si
certaines conditions sont nécessaires à la réalisation de l'inexistence, aucune d'elles ou toutes
ensemble ne peut toujours suffire à son établissement"1954.

1945
Op. cit, n° 97, p.100.
1946
Il s'agissait en l'occurrence de l'expulsion illégale d'une personne de nationalité française du territoire
français, et le Conseil d'État n'a pas considéré cette décision, particulièrement grave -on en conviendra aisément-,
comme nulle et de nul effet. Inversement, on ne peut se contenter du critère de la conscience de l'illégalité
commise (comme semble notamment le privilégier B. Odent, art. cit. n°29), car nombreux sont les actes
simplement irréguliers que l'administration édicte en connaissance de cause.
1947
Art. cit. p.89.
1948
C'est en particulier le cas de R. Chapus, Droit administratif général, t. I., n°1034-2.
1949
Voir par exemple les exemples cités dans les Grands arrêts de la jurisprudence administrative (n° 95) où "des
empiétements de l'administration sur les attributions du juge (...) sont seulement qualifiés d'illégaux et annulés pour
simple excès de pouvoir".
1950
Cf. "La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait administrative", La
semaine juridique 1950.I.851, n°4.
1951
Ibid, n°5.
1952
Conclusions A. Bacquet précitées, p.303.
1953
La doctrine avait depuis longtemps mis l'accent sur cette utilité de la théorie d'inexistence ; Cf. notamment
L. Delbez, "La révocation des actes administratifs", Revue du droit public 1928 (art. cit.) p.462.
1954
F. Wodié, art. cit., p. 89.
408
* Pour ce qui est de l'acte obtenu par fraude

Dans ses conclusions sur l'arrêt Silvani1955, M. Galabert s'est attaché à démontrer que,
malgré les différences qui les séparaient, "fraude et inexistence ont en commun d'être ce que
l'on appelle des "notions fonctionnelles", c'est-à-dire, des notions auxquelles le juge fait appel
parce qu'elles lui permettent seules d'écarter l'application de certaines règles de procédure et
notamment de certaines conditions de délais dont l'observation aboutirait à des résultats trop
contraires à l'équité ou à la bonne administration". Ici encore, et bien que l'idée de fraude puisse
au premier abord apparaître plus concrète que celle d'inexistence (car d'appréciation plus
objective1956), c'est la latitude du juge à en jouer ou non qui gouverne la matière : il s'avère en
conséquence impossible de dégager des critères immuables et constants pour définir l'acte
obtenu par fraude ; c'est au regard des considérations de fait de chaque espèce que la juridiction
choisira de s'opposer à la création de droits par la qualification d'acte frauduleux, ou au
contraire de protéger le bénéficiaire de la situation contestée.

b) Extensibilité de la liste d'actes concernés

En dégageant l'idée de notions fonctionnelles, G. Vedel 1957a exposé les inconvénients


de celles-ci, au rang desquels se trouve "le fait qu'elles ne sont pour ainsi dire jamais achevées",
et qu'en conséquence il n'est possible que d'en dresser un catalogue de cas d'applications. Or
cette liste, par nature non exhaustive, paraît tellement hétéroclite dans les matières qui nous
concernent que l'on peut craindre une multiplication des cas d'espèce qui viendraient à
employer ces concepts. Attachons-nous en conséquence à préciser ces risques en distinguant
une fois encore entre acte inexistant et acte frauduleux.

* S'agissant de l'acte inexistant

Dès 1958, M. Weil, après avoir dressé l'inventaire des actes déjà reconnus inexistants
par la jurisprudence, notait que "la récente résurrection de la théorie de l'inexistence s'est
accompagnée d'une considérable extension de son champ d'application", et estimait que ce
n'étaient là que "les premières rubriques d'une liste qui ira en s'allongeant"1958. Cette prédiction
devait être corroborée par les développements jurisprudentiels ultérieurs montrant que cette
notion demeurait toujours vivante et relativement exploitée, d'autant que le juge ne répugne pas
à requalifier de recours en déclaration d'inexistence une requête qui se voulait a priori
constituer un simple recours pour excès de pouvoir1959, alors qu'on aurait pu penser que la règle
du non ultra petita l'empêchait de se soulever d'office de telles conclusions1960.

1955
Conclusions précitées, p.224.
1956
Ainsi, dans certaines affaires, l'existence de la fraude ne fait aucun doute, ni pour le commissaire du
gouvernement, ni pour le Conseil d'État. Cf. par exemple C.E., S., 7/10/1994, Joly, précité : mensonges patents
d'un médecin qui, dans un dossier de candidature à un poste d'adjoint à temps plein d'un centre hospitalier, avait
avancé de nombreux antécédents ne correspondant en rien à la réalité.
1957
Art. cit., n° 4.
1958
Art. cit., p. 51.
1959
La solution vaut également en matière de déféré préfectoral ; c'est ce qui ressort de l'arrêt C.E., 28/02/1986,
Commissaire de la République des Landes, p.50 ; Revue du droit public 1986, p.1468, note J.-M. Auby ; Actualité
juridique, Droit administratif 1986, p.326, obs. J. Moreau.
1960
Voir notamment à ce propos C.E., 5/11/1948, Syndicat ovin de la Balagne, p.409. Dans le même sens, dans
l'arrêt Maurice précité, bien que seulement saisi d'une demande d'annulation contre une nomination pour ordre, le
juge déclare celle-ci nulle et non avenue "sans qu'il soit besoin d'examiner les moyens de la requête".
Sur ce problème, voir également B. Odent, art. cit. n°40 à 42.
409
Or, il ne paraît guère souhaitable que l'emploi de la théorie de l'inexistence se banalise.
En 1961, M. Heumann mettait déjà en garde l'Assemblée du contentieux contre une extension
trop marquée de la théorie de l'inexistence qui non seulement constituerait "le triomphe de la
fiction juridique", mais, au surplus, créerait une large "brèche dans cette féconde théorie des
droits acquis, qui, si elle devait subir trop d'exceptions, perdrait sa raison d'être qui est la
protection des administrés"1961. "L'inexistence est la technique la plus sûre pour réduire à néant
le principe d'intangibilité des droits. Que le recours à l'inexistence se généralise encore et ce
principe deviendra lettre morte" menaçait quant à lui R. Muzellec1962. Ces craintes s'alimentent
non seulement du fait que, comme nous l'avons souligné, l'acte qualifié d'inexistant peut être
attaqué à toute époque par voie d'action ou d'exception, mais aussi de ce que l'autorité
administrative est dispensée de l'obligation d'en tirer les conséquences qu'il induirait s'il était
simplement estimé illégal 1963: "l'inefficacité juridique de l'acte inexistant, admise comme
originaire c'est-à-dire immédiate et définitive empêche celui-ci, ne fût-ce que provisoirement,
d'être source d'obligation"1964 : ainsi dans l'affaire Massonaud1965, la Section du contentieux a-
t-elle jugé que l'administration n'était pas tenue de donner plein effet juridique d'une nomination
pour ordre avant même que cette dernière soit déclarée au contentieux nulle et de nul effet.

* S'agissant de l'acte obtenu par fraude

L'utilisation abusive de la notion de fraude serait de nature à fragiliser de la même


manière la sécurité des relations juridiques. Pourtant, dans certains cas, le juge administratif n'a
pas hésité à adopter certaines conceptions extensives en la matière. Ce fut notamment le cas
dans l'affaire Silvani 1966: le commissaire du gouvernement Galabert contestait le fait qu'en
l'espèce, l'administration qui avait refusé de tirer les conséquences juridiques de la décision de
classement -à savoir le ministère des Travaux publics- ait pu valablement agir ainsi dans la
mesure où c'était une autre administration -le ministère des Anciens combattants- qui avait
procédé audit classement : puisque seule cette dernière avait le pouvoir de retirer ce classement,
la première était tenue de prononcer la nomination qui en était la conséquence légale, sauf à
déférer l'acte frauduleux au juge de l'excès de pouvoir. Adopter la solution contraire lui
paraissait "arbitraire et dangereux" 1967; c'est pourtant pour celle-ci qu'opta la Section du
contentieux, en considérant "qu'il appartenait (...) aux autorités administratives compétentes
pour prendre les décisions qui auraient dû intervenir en vertu du classement ainsi vicié par la
fraude de refuser de tenir compte de ce classement."

1961
Conclusions précitées sur l'arrêt Chabran, p.108
1962
Op. cit. p.336.
1963
Sur ce dernier point, voir notamment C.E., 17/03/1954, Dame Dardant, p.163 : un administré est en droit de
demander l'application à son profit d'un arrêté qui, bien que pris par une autorité incompétente, "n'est pas entaché
d'un vice de nature à le faire regarder comme inexistant", dès lors que ledit arrêté n'a été ni annulé ni rapporté dans
les délais contentieux.
1964
F. Wodié, art. cit., p. 87. En contrepartie, l'auteur montre que les administrés ne doivent pas toujours à l'acte
inexistant l'obéissance provisoire que postule l'acte administratif, même si cette idée semble n'avoir eu de
concrétisations jurisprudentielles qu'en matière de fonction publique (droit de refuser d'obéir à un ordre entaché
d'une illégalité grave et évidente consacré par l'arrêt C.E., 10/11/1944, Langneur ; Dalloz 1945, p.88, conclusions
Chenot ; La semaine juridique 1945, II, n°2853, note Chavanon).
1965
Arrêt précité.
1966
Affaire précitée.
1967
Conclusions précitées, p.225. M. Galabert justifiait sa position en ces termes : "regardée du point de vue de
son auteur, la fraude est éminemment répréhensible et l'on comprend que la jurisprudence ait cherché à empêcher
que le fraudeur puisse en tirer bénéfice, mais envisagée du côté de l'auteur de la décision, la décision obtenue par
fraude est simplement entachée d'une erreur qui, pour être grave, ne permet pas de mettre en cause son existence
même".
410
4 - Prudence de la jurisprudence dans le maniement de ces notions

Les risques que font peser les théories de l'acte inexistant ou de la fraude sur le principe
d'intangibilité sont certains ; il convient cependant de ne pas les dramatiser outre mesure. Au
regard de la jurisprudence, on s'aperçoit en effet que le juge se montre en général soucieux de
ne pas abuser de leur emploi, ne les utilisant que lorsque l'application aveugle des règles
contentieuses classiques le conduirait à avaliser des situations iniques. Cette remarque se vérifie
à chaque niveau d'analyse :

a) Quant à l'inexistence

Le juge administratif, poussé en cela par les mises en garde réitérées de nombreux
commissaires de gouvernement contre une fragilisation abusive du principe d'intangibilité des
actes non réglementaires1968, n'a jamais usé de la théorie de l'acte inexistant qu'avec une grande
réserve. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, en a-t-il refusé l'application à une
nomination ou promotion d'un officier intervenues malgré l'existence d'une condamnation
pénale antérieure, entraînant de plein droit la perte du grade 1969; de même, à l'occasion de
l'arrêt Zemma1970, le Conseil d'État n'a pas hésité à désavouer son commissaire du
gouvernement qui voyait, dans la décision illégale d'expulsion d'une personne de nationalité
française - décision présentant objectivement un caractère d'extrême gravité - un acte nul et de
nul effet. Commentant cette solution, MM. Feffer et Pinault1971ont mis en avant que "la Section
n'-avait- pas voulu étendre le champ d'application d'une théorie jurisprudentielle à l'égard de
laquelle le Conseil d'État a toujours manifesté une certaine réserve, soucieux qu'il est de
respecter, sauf exceptions, la stabilité que confèrent aux situations juridiques les règles relatives
aux délais de recours contentieux". Cette remarque reste d'actualité quinze ans plus tard : rien
dans la jurisprudence ne peut conduire à affirmer que le juge fait un usage excessif de la théorie
de l'inexistence, mais toute porte à croire, bien au contraire, que les précautions d'utilisation ici
soulignées sont vouées à perdurer.

b) Quant à la fraude

La retenue dont fait preuve le juge en matière d'actes inexistants se retrouve dans le
domaine des actes obtenus par fraude. En témoigne l'analyse pratiquée dans l'arrêt
Tshibangu 1972: l'intéressé, de nationalité zaïroise, avait obtenu le statut de réfugié. Quelques
temps plus tard, se présentant comme un ressortissant rwandais, il formulait une nouvelle
demande auprès de l'O.F.P.R.A. sous un autre nom. Cette manœuvre ayant été découverte, le
président de cet organisme a retiré la décision initiale qui avait conféré à M. Tshibangu le titre
de réfugié. Le commissaire du gouvernement Bonichot mettait en garde la Section du
contentieux contre une interprétation trop libérale des effets de la fraude : pour lui, si cette
dernière conduisait naturellement au rejet de la demande qu'elle viciait, elle ne pouvait autoriser

1968
Voir en particulier, outre les conclusions de MM. Heumann (arrêt Chabran) et Gazier (arrêt Rosan-Girard)
précitées, les conclusions Fournier sur l'arrêt C.E., 3/03/1967, Ministre de la Construction c/ Sté Behr Manning,
Actualité juridique, Droit administratif 1967, I, p.530.
1969
Arrêt Chabran précité.
1970
Affaire précitée.
1971
Chronique précitée, p.641.
1972
C.E., S.,12/12/1986, p.279 ; Actualité juridique, Droit administratif 1987, p.86, chronique M. Azibert et M.
de Boisdeffre ; Revue française de droit administratif 1987, p.419, conclusions J.-C. Bonichot ; La Revue
administrative 1987, p.34, observations Ph. Terneyre.
411
l'office à rapporter une décision définitive qui, jusqu'à preuve du contraire, avait été pour sa part
obtenue dans des conditions régulières. Le Conseil d'État, convaincu par cette analyse, a annulé
le retrait litigieux.

Deux points méritent qu'on les souligne : statuant de la sorte, le juge administratif
confirme tout d'abord la solution traditionnelle qui veut que, la fraude ne se présumant pas,
l'administration doive l'établir avant de l'invoquer1973. Ensuite et surtout, "la fraude ne saurait
vicier que l'acte obtenu par fraude. Il est impossible d'en étendre les effets à d'autres actes qui,
par hypothèse, auraient été obtenus et édictés régulièrement, sauf naturellement si ces derniers
actes ont été pris sur le fondement de l'acte obtenu par fraude"1974. Le Conseil d'État fait donc
montre d'une prudence certaine en la matière ; certes, comme l'a montré l'arrêt Silvani, il
n'hésitera pas à faire jouer la notion dès lors qu'il estime que des manœuvres dont le dossier
établit l'existence ont entaché un acte juridique ou un processus décisionnel ; en revanche, il
veille à ce que la notion ne serve pas à remettre en cause des droits présumés régulièrement
acquis, et notamment, comme c'était le cas dans l'affaire Tshibangu, à sanctionner ainsi un
comportement ultérieur trahissant la mauvaise foi de l'intéressé.

II - Contestations dont la nature exclut le jeu du principe d'intangibilité

Nous allons nous intéresser ici non plus à l'exception d'illégalité proprement dite, mais
aux recours en appréciation de légalité sur renvoi du juge judiciaire. Il arrive en effet que la
question de la légalité d'une décision administrative individuelle se trouve posée à titre incident
devant ce dernier. Si ce problème commande l'issue du litige, joue alors le mécanisme de la
question préjudicielle1975qui suppose pour la juridiction saisie à titre principal de surseoir à
statuer, et de renvoyer les parties devant le juge administratif1976. On peut citer à titre d'exemple
l'obligation faite au juge judiciaire, pourtant seul compétent pour connaître du licenciement d'un
salarié investi d'un mandat syndical, de solliciter le juge administratif en cas de contestation -
fréquente en pratique- de la régularité de l'autorisation administrative délivrée à l'employeur en
vue de permettre ce licenciement. Ainsi pourrait-il également en aller de l'autorisation
administrative permettant, en vertu d'une loi de privatisation, la sortie d'une entreprise du
secteur public, à l'occasion d'un litige né consécutivement à cette opération (du fait notamment
de la fusion avec une autre entreprise, ou de son absorption par un groupe d'entreprises).

Ce renvoi en appréciation de légalité d'une décision non réglementaire ne laisse pas de


poser des problèmes au regard du principe d'intangibilité, compte tenu notamment du flou des
solutions jurisprudentielles qui s'y attachent et des contradictions internes qu'elles recèlent.

1973
Sur ce point, voir notamment les conclusions J.-C. Bonichot précitées, p.423.
1974
Chronique M. Azibert et M. de Boisdeffre précitée, p.88.
1975
Pour plus de précisions sur ce mécanisme, voir notamment D. Granjon, "Les questions préjudicielles",
Actualité juridique, Droit administratif 1968, p.75.
1976
Depuis l'entrée en vigueur de l'article 111-5 du Nouveau code pénal -auquel il a déjà été fait allusion- qui
dispose que "les juridictions pénales sont compétentes pour interpréter les actes administratifs réglementaires ou
individuels et pour en apprécier la légalité, lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est
soumis", ce mécanisme n'est plus pratiquement envisageable qu'à l'égard des litiges civils
412
A. Les incertitudes de la jurisprudence judiciaire relatives à l'intangibilité des actes non
réglementaires définitifs.

Le juge judiciaire partage-t-il le souci du Conseil d'État d'assurer la stabilité des


relations juridiques engendrées par un acte administratif non réglementaire devenu définitif ?
Fournir une réponse exclusivement affirmative ou négative à cette interrogation peut paraître
hasardeux, tant les solutions rendues, parfois même au sein d'une seule juridiction, se
contredisent.

1 - Certaines décisions semblent tout d'abord exclure toute possibilité de renvoi si l'acte non
réglementaire incidemment contesté est devenu définitif, corroborant ainsi certaines opinions
doctrinales qui analysaient en ce sens la position du juge judiciaire1977. Elles sont presque
exclusivement le fait de la Cour de cassation1978. L'arrêt le plus remarquable à cet égard, même
s'il n'est pas le seul1979, a été rendu le 25 janvier 1983 par la première chambre civile de la Cour
de cassation1980 : il déclare irrecevable après l'expiration du recours pour excès de pouvoir,
l'exception d'illégalité dirigée contre un décret pourtant manifestement irrégulier (car tardif) qui
s'opposait à la demande de reconnaissance de la nationalité française formulée en 1964 par un
musulman d'Algérie. Le libellé de l'arrêt semble suffisamment explicite pour interdire toute
équivoque sur la position du juge judiciaire : "l'exception d'illégalité n'est pas perpétuelle à
l'encontre des actes non réglementaires, comme le décret par lequel le gouvernement s'opposait
à la conservation par M. Djebara de la nationalité française". Il semble donc que, dès lors qu'il
est incidemment confronté au problème de la légalité d'une décision non réglementaire non
définitive, le juge judiciaire s'interdise de poser la question préjudicielle correspondante au juge
administratif1981. Mais il n'en va pas automatiquement ainsi, car il faut se rendre à l'évidence
que la jurisprudence civile n'est "guère univoque"1982sur ce point.

2 - D'autres décisions semblent en effet privilégier le caractère perpétuel de l'exception


d'illégalité. Le doute s'installe même lorsqu'on s'aperçoit que cette analyse n'est pas seulement
le fait des juridictions de fond, mais qu'elle est parfois partagée par la Cour de cassation elle-
même. Les arrêts rendus en ce sens, s'ils s'avèrent moins nombreux que les précédents, se
prononcent tout aussi clairement en faveur de la possibilité d'invoquer l'illégalité d'une décision
non réglementaire définitive que ceux-ci la déniaient. Pour preuve cet attendu, extrait d'un arrêt
de 19841983, qui estime que la Cour d'appel "avait le devoir de renvoyer à la juridiction
administrative (...) l'appréciation de la légalité -d'un- permis de construire, la saisine de cette

1977
Cf. P. Ferrari, Recherches sur l'application du droit public interne par le juge judiciaire, Thèse Paris, 1972,
p.178.
1978
Voir cependant C.A. Paris, 13 juillet 1950, Gazette du Palais 1950.2., p.281.
1979
Deux autres décisions méritent qu'on les cite :
- C. Cass, 1ère civ., 3/04/1963, Bull. I, n° 208, qui prend acte de ce que l'expiration du recours contentieux
ouvert à l'encontre des actes administratifs non réglementaires "interdit (...) à quiconque de remettre en cause leur
légalité..."
- C. Cass, 3ème civ., 14/01/1975, Bull. civ., III, n°9 : refus de remettre en cause par voie d'exception la validité
d'actes de dérogation dont la légalité n'avait pas été contestée dans le délai de recours pour excès de pouvoir.
1980
Arrêt "Djebara", Bull. civ. I, n°36 ; Revue critique de droit international privé 1983, p.435, note P. Lagarde.
1981
Voir à ce propos, outre l'arrêt Djebara, C. Cass, 3ème civ., 26/11/1974, Bull. civ., III, n°442 : refus de solliciter
le juge administratif en vue d'apprécier la validité d'une décision d'incorporation d'un chemin privé dans la voirie
municipale, au motif que cette décision est devenue définitive à défaut d'exercice d'un recours devant le juge
administratif compétent.
1982
J.-F. Flauss, Répertoire Dalloz de contentieux administratif, "Questions préjudicielles", n°263.
1983
C. Cass., 3ème civ., 31/01/1984, Bull. civ. III, n°24.
413
juridiction n'étant en ce cas soumise à aucune condition de délai ..."1984. Cette solution va dans
le sens de ceux qui, mettant en avant que "la règle selon laquelle le délai du recours en
annulation est normalement limité à deux mois est spéciale à la juridiction administrative et ne
peut s'appliquer à la juridiction judiciaire", dispensaient cette dernière de la contrainte que le
principe d'intangibilité fait peser sur la première1985.

Il existe donc quelques cas dans lesquels le juge administratif, en vertu de cette dernière
tendance, se trouve saisi d'une question préjudicielle souhaitant le faire se prononcer sur la
validité d'un acte administratif non réglementaire devenu définitif. Quelle sera son attitude face
à ces sollicitations ? Il lui serait a priori facile d'opposer le principe d'intangibilité à la
recevabilité de la question posée. Mais l'état du droit prend résolument le contre-pied de cette
intuition.

B. La compétence liée de la juridiction de renvoi

Le principe d'intangibilité des décisions non réglementaires définitives va ici céder le


pas à des impératifs semble-t-il supérieurs, puisque le juge les fait prévaloir de façon
systématique.

1 - Un devoir de réponse certain, malgré l'ambiguïté des formulations employées

a) Les doutes suscités par le libellé des arrêts rendus en la matière

A première vue, l'état du droit apparaît relativement touffu. Cette impression se nourrit
essentiellement de ce que les formulations généralement employées par le juge de renvoi -qui
insistent sur le fait que le recours en appréciation de validité sur renvoi de l'autorité judiciaire
"n'est soumis à aucune condition de délai"1986-, peuvent se rapporter à deux choses bien
distinctes :

- on peut évidemment entendre par là que le juge administratif se doit de statuer sur la
question qui lui est posée, alors même que celle-ci porte sur une décision non réglementaire
définitive. Cette interprétation plaide en faveur de la compétence liée du juge administratif
placé dans une telle situation.
- mais on peut également y voir une confirmation de la jurisprudence selon laquelle les
parties qui sont renvoyées devant le juge administratif sont absolument libres de choisir le
moment où elles saisiront effectivement ce dernier1987, et ce alors même que le juge judiciaire
leur a imparti un certain délai pour porter la question devant la juridiction administrative1988.

1984
Voir dans le même sens C. Cass., 1ère civ., 24/10/1979, Bull. civ. I, n°258 : bien que le délai de recours à son
encontre ait déjà expiré, la Cour déclare recevable une exception d'illégalité dirigée contre un arrêté municipal de
nature non réglementaire
1985
J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., t. I, n° 744.
1986
C'est là l'expression exacte employée par le Conseil d'État dans l'affaire Ministre du Travail c/ Hertel (C.E.,
8/05/1981 ; Revue du droit public 1982, p.176, note Y. Gaudemet) et le Tribunal administratif de Strasbourg dans
l'affaire Inouri c/ Ministre du Travail et Société Usinor (jugement rendu le 29/03/1983 et publié au Dalloz 1984,
p.184, avec une note J.-Y.P.). D'autres formules du Conseil d'État reprennent cette idée, avec quelques variantes.
On peut ainsi relever notamment celle de l'arrêt C.E., 27/09/1985, Société Usinor c/ Inouri (Revue du droit public
1986, p.842, note Y. Gaudemet) selon laquelle "la recevabilité des requêtes en appréciation de validité n'est pas
soumise aux conditions posées par l'exercice du recours pour excès de pouvoir".
1987
C.E., 8/11/1961, Commune de Sospel, p.366 ; 19/01/1961, Fernandez, p.49 ; 8/02/1989, cons. Mazières.
1988
C.E., 4/12/1934, Arieu, p.1137.
414
C'est notamment la position que M. Gaudemet a défendue à l'occasion de son commentaire de
l'arrêt Hertel 1989: en rattachant à ce problème les arrêts que la doctrine avait pris l'habitude de
citer pour établir la compétence liée du juge administratif à statuer sur une question
préjudicielle mettant en cause un acte non réglementaire définitif, cet auteur en conclut que ce
dernier problème n'a pas été réellement tranché par le Conseil d'État. Il regrettera quelques
années plus tard que cette incertitude se soit maintenue, malgré l'occasion qui s'offrait à la
Haute juridiction de clarifier la situation1990. Mais malgré cette analyse qui exploite le flou des
formules jurisprudentielles employées1991, il semble que l'on puisse, sans extrapoler, facilement
conclure à l'obligation pour le juge administratif de statuer, nonobstant le jeu du principe
d'intangibilité qui s'attache aux décisions non réglementaires définitives.

b) Les certitudes liées à l'attitude du juge de renvoi

Au delà des ambiguïtés décelables dans le texte des décisions rendues par le Conseil
d'État, un point est en mettre en exergue : les différentes affaires citées nécessitaient toutes
l'appréciation d'une décision non réglementaire devenue définitive ; en dépit de quoi le juge de
renvoi a, sans ne jamais faire aucune difficulté, invariablement accepté de statuer. Cette attitude
du juge administratif, constante depuis la fin du siècle dernier1992, est notamment illustrée par
un arrêt Sieur Mencière1993, qui accepte, à la demande d'un tribunal judiciaire, de vérifier la
légalité d'un arrêté de réquisition depuis longtemps insusceptible de recours direct. Ces
solutions ont conduit de nombreux membres de la doctrine à considérer avec R. Chapus que "le
juge administratif est tenu de se prononcer, même dans le cas où, s'il était saisi d'un recours
principal, il y aurait matière à irrecevabilité", et notamment dans l'hypothèse "où lui est
demandée l'appréciation de la légalité d'une décision individuelle devenue définitive"1994.
Ainsi, J.-Y. Plouvin estime que la position adoptée par le Conseil "ne souffre d'aucune
ambiguïté" et "reconnaît le caractère perpétuel de l'exception d'illégalité des actes
individuels"1995. D'ailleurs Y. Gaudemet lui-même paraît aujourd'hui convaincu de la véridicité
de cette analyse et s'y rallie1996. Les commissaires du gouvernement n'hésitent pas plus à tenir
la solution pour acquise1997.
S'il est donc généralement admis que la jurisprudence administrative accepte de vérifier
la régularité d'une décision non réglementaire définitive quand la question lui est posée par le

Il n'en va différemment que lorsque le législateur établit une transmission de juridiction à juridiction, comme c'était
le cas avec l'ancien article L.511-1 al.3 du code du travail (en matière de licenciements de certains salariés privés),
abrogé par l'article 13 la loi du 30/12/1986 relative aux conseils de prud'hommes.
1989
Note précitée.
1990
Note précitée sous l'arrêt Société Usinor c/ Inouri.
1991
Il est vrai que "le juge écarte en bloc tous les moyens tirés de l'expiration des délais" et ne sépare pas les deux
questions qui sont pourtant "intellectuellement bien distinctes" (note sous l'arrêt Hertel précitée, p.181).
1992
Cf. C.E., 28/04/1882, Ville de Cannes c/ Société de Marie, Dalloz périodique 1883.3., p.89 : recevabilité d'un
recours en appréciation de validité sur renvoi formé à l'encontre d'une décision d'approbation de convention,
nonobstant le fait que le pourvoi n'ait été formé qu'après expiration du délai pour excès de pouvoir.
1993
C.E., S., 24/05/1968, p.329.
1994
Droit du Contentieux administratif précité, n°652, p.453.
1995
Note sous l'arrêt Usinor c/ Inouri (C.E., 27/09/1985, précité), Dalloz 1986, p.444
1996
Cf. "Les questions préjudicielles devant les deux ordres de juridiction", Revue française de droit administratif
1990, pp.764 s. et spécialement p.770 : "lors même que la règle est, pour les actes administratifs individuels, que
l'exception d'illégalité est enserrée dans les mêmes délais que le recours en annulation, cette solution est
curieusement écartée lorsque la légalité de l'acte est appréciée sur renvoi du juge judiciaire, au titre de la question
préjudicielle".
1997
Conclusions A. Bacquet sous l'arrêt Maurice précitées, p.89 : "aucune forclusion n'est opposable à une
appréciation de légalité sur renvoi de l'autorité judiciaire par question préjudicielle".
415
juge judiciaire1998, il ne faut pas voir là pour autant une réelle exception au principe
d'intangibilité, dans la mesure où ce sont d'autres considérations juridiques qui priment en la
matière.

2 - Un devoir de réponse inhérent au respect de la chose jugée et de l'indépendance de la


juridiction judiciaire

L'attitude adoptée par la juridiction de renvoi ne constitue pas, comme certains ont pu le
prétendre, une simple "politesse du juge administratif à l'égard du juge judiciaire" 1999. Certains
principes l'obligent en effet à ce faire.

a) Le premier de ces principes est celui qui lui impose de respecter la chose jugée par la
décision de renvoi. On pourrait certes objecter que le juge administratif n'a pas été directement
saisi par ce jugement, puisque l'intercession des parties, exerçant le recours approprié, s'avère
nécessaire2000. L'existence du jugement de renvoi émanant d'un tribunal judiciaire est toutefois
exigée comme préliminaire indispensable à cette action2001. Et comme cette décision revêt une
autorité de chose jugée, en vertu de quoi elle lie la juridiction administrative de renvoi 2002, cette
dernière ne pourra opposer à la question qui lui est posée le principe d'intangibilité protégeant
l'acte qui en fait l'objet. Ce respect de la chose jugée explique en outre que la recevabilité du
recours mettant en cause une décision administrative définitive s'applique non seulement en cas
de renvoi préjudiciel organisé par un texte législatif2003- la loi pouvant, on le sait, écarter le
principe d'intangibilité - mais également en l'absence de tout texte2004.

b) Corrélativement au principe précédent va jouer "l'obligation de respecter l'indépendance de


la juridiction judiciaire"2005. En effet, si le juge administratif s'octroyait un droit de regard sur la
pertinence de la question préjudicielle qui lui est posée, on considère qu'il s'emparerait
excessivement d'un litige qui ne ressortit pas à sa compétence, et qu'il empiéterait de ce fait sur
celle du tribunal judiciaire. C'est pourquoi il ne peut donner tort à ce dernier d'avoir soulevé le
problème ; et la limite de son pouvoir d'appréciation ne concerne pas seulement l'impossibilité
d'opposer au renvoi le principe d'intangibilité, mais s'étend au contraire à de très nombreux
domaines2006.

1998
Pour un tour d'horizon complet des différentes prises de position doctrinales en ce sens, voir J.-F. Flauss,
"L'autorité de chose décidée des actes administratifs individuels devant le juge civil", Gazette du Palais 1987,
Doctrine, p.623.
1999
Cf. note P. Lagarde précitée, p.438.
2000
C.E., S., 13/07/1961, Dame Lauriau, p.512.
2001
C.E., 24/06/1953, Commune de Lacanau, p.316 ; 16/11/1988, Société Ritz Hôtel, Droit administratif 1988,
n°650.
2002
Sur ce problème, voir C. Durand, Les rapports entre juridictions administrative et judiciaire, L.G.D.J. 1956,
p.333.
2003
Tel que notamment l'ancien article L. 511-1 al. 3 du code du travail déjà évoqué.
2004
Voir notamment l'arrêt Soc. Usinor c/ Inouri précité : alors même que la décision de licenciement en cause
n'était pas de celles qui entraient dans la procédure instituée à l'article L. 511-1 du code du travail, le principe
d'intangibilité est écarté.
2005
C'est sous cette désignation que R. Chapus présente le problème étudié (Droit du contentieux administratif,
n°652).
2006
Le juge de renvoi n'a pas ainsi, par exemple, à se demander si le juge qui a sursis a eu raison ou tort de le
faire (C.E., 13/03/1970, Société nouvelle de transports spécialisés, p.184), notamment lorsque la résolution du
416
Tous ces points montrent en quoi nous n'avons pas affaire, ici, à une véritable
dérogation au principe d'intangibilité des actes non réglementaires définitifs 2007: le respect de
l'autorité de chose jugée et de l'indépendance de la juridiction judiciaire conduisent à l'"
imposition d'un "chef de compétence au juge de renvoi"2008. Ce dernier est en conséquence tenu
d'ignorer les bornes qu'il avait instituées en vue de délimiter la recevabilité des requêtes dont il
est directement saisi, au rang desquelles figure en bonne place le principe d'intangibilité. La
nature de la question posée exclut donc, par hypothèse, le jeu de ce dernier.

C. Une situation insatisfaisante

1 - La distorsion entre les deux ordres de juridiction

La situation analysée montre que le principe d'intangibilité qui gouverne la recevabilité


de l'exception d'illégalité des actes non réglementaires devant le juge administratif n'est pas
toujours pris en compte par le juge judiciaire. Cette différence d'attitude s'avère difficilement
justifiable sur un plan théorique. Les deux contentieux considérés sont en effet
intellectuellement très proches, tant par leur objet (appréciation de la validité d'un acte non
réglementaire) que par leur principal protagoniste (personne à qui cet acte fait grief). Y.
Gaudemet2009s'est avoué "choqué par la contradiction évidente entre le caractère temporaire de
l'exception soulevée devant le juge administratif et son caractère perpétuel lorsque la demande
est portée devant le juge judiciaire, cette opposition de régime résultant de considérations
purement procédurales, sans rapport aucun avec la nature des mesures contestées et l'arbitrage à
faire, par le jeu d'un délai, entre les impératifs contraires de stabilité juridique et de contrôle de
légalité : ces exigences ne sont pas différentes et leur poids respectif est le même que
l'exception d'illégalité soit soulevée devant le juge administratif ou le juge judiciaire ; comment
expliquer que l'une l'emporte dans le premier cas et l'autre dans le second ?"

Cette disjonction dans le régime des actes non réglementaires apparaît d'autant plus
critiquable que, nous l'avons dit, l'analyse du juge judiciaire repose sur l'idée que le délai de
recours pour excès de pouvoir ne s'applique qu'au contentieux administratif. C'est oublier que
ce délai est une règle fondamentale, qui dépasse le strict cadre procédural attaché à un ordre de
juridiction précis, et dont le point ultime assure ni plus ni moins le respect du principe général
qui garantit, à titre principal, la sécurité des relations juridiques. Une personne intéressée par un
acte non réglementaire peut toujours en demander l'annulation devant le juge administratif dans
le temps prévu à cet effet ; si elle ne profite pas de cette opportunité, rien ne justifie plus cette
remise en cause, quelque ordre de juridiction vers lequel on se dirige.
2 - Les solutions envisageables

Deux types de remèdes peuvent se concevoir :

a) le juge administratif pourrait modifier sa position

problème n'était pas nécessaire pour dénouer le litige principal (C.E., 17/06/1977, Le Beux, Revue du droit public
1978, p.288).
2007
En ce sens, voir A. Bacquet, Répertoire Dalloz de contentieux administratif, art. cit. n°42
2008
Cf. J.-F. Flauss, Répertoire Dalloz de contentieux administratif, art. cit. n° 262 s.
2009
Revue du droit public 1986, note précitée, p.843.

417
Le fait d'opposer à une question préjudicielle mettant en cause la régularité d'une
décision non réglementaire le caractère définitif de celle-ci constituerait-il une réelle et grave
atteinte aux principes conjoints de respect de la chose jugée et de l'indépendance du juge
judiciaire ? On peut raisonnablement en douter. En effet, le juge administratif oppose déjà
parfois son incompétence à certains renvois, visant par exemple des actes qui soulèvent une
question de droit international2010ou des actes législatifs2011. Même si, en matière d'actes non
réglementaires non définitifs, il ne s'agirait plus d'incompétence mais d'irrecevabilité, on
pourrait concevoir que le juge administratif se conduise de manière équivalente. C'est ce qu'a
d'ailleurs prôné M. Gaudemet2012, en proposant que le Conseil d'État n'admette de répondre
qu'aux questions mettant en cause des actes individuels dont la notification n'est intervenue que
moins de deux mois avant la constitution du litige judiciaire. Mais on peut craindre que le juge
administratif, de peur d'outrepasser ses prérogatives (dans la mesure où son attitude
conditionnerait l'issue du procès civil), ne revienne pas de lui même sur la jurisprudence
critiquée. En fait, la résolution du problème passe sans doute par une rationalisation des
solutions judiciaires.

b) le juge judiciaire devrait clarifier sa position

M. Flauss2013a fustigé l'absence de "jurisprudence monolithique de la Cour de cassation"


s'agissant du problème étudié. Il est à souhaiter que la solution de l'intangibilité adoptée par
certains arrêts soit systématiquement retenue lorsque se pose le problème de la validité d'un
acte non réglementaire définitif. Pour éviter toutefois une rigueur abusive, il conviendrait
d'admettre, avec M. Gaudemet, que la saisine du juge judiciaire dans le délai de deux mois
empêche ce dernier d'expirer. C'est à cette seule condition que serait réalisée l'unité des
solutions devant les deux ordres de juridiction, souci qui, dans d'autres domaines, a déjà suscité
l'application de règles de droit public par la Cour de Cassation2014.

Le nombre élevé de "fausses dérogations" au principe d'intangibilité des actes non


réglementaires définitifs ne doit pas nous faire oublier qu'il en existe de bien réelles, dont le
champ d'application n'est en rien négligeable.

2010
Cf., s'agissant d'une réquisition prise sur la base d'un traité, C.E., 28/07/1951, Société Mathieu, p.468.
2011
C.E., 15/04/1970, Jeanson, p.252 (acte administratif validé par une loi).
2012
Revue du droit public 1982, note précitée, p.181.
2013
Gazette du Palais, art. cit. p.624.
2014
On pense notamment ici à la célèbre jurisprudence Giry au travers de laquelle la Cour de cassation a appliqué,
en vue de réparer un dommage subi par un collaborateur du service public, le système de responsabilité sans faute
prévu dans des cas similaires par la jurisprudence administrative (C. Cass., civ., 23/11/1956, Trésor public c/ Giry ;
Dalloz 1957, p.34, conclusions Lemoine ; Revue du droit public 1958, p.298, note M. Waline ; Actualité juridique,
Droit administratif 1957, II, p.91, chron. J. Fournier et G. Braibant).

418
Paragraphe 2. Les véritables dérogations au principe d'intangibilité des actes non
réglementaires définitifs

Des deux dérogations dont il sera fait état ici2015, la seconde est sans conteste la plus
symptomatique de la fragilisation du principe d'intangibilité que nous entendons mettre en
lumière.

I - La recevabilité de l'exception dans le contentieux indemnitaire

A. La possibilité de mettre en cause une décision individuelle définitive à l'appui d'une


action en dommages-intérêts

1 - Une solution classique

Dès le début du siècle, le Conseil d'État a admis qu'un requérant pouvait valablement,
afin d'étayer une demande en réparation d'un préjudice lié à l'édiction d'une décision non
réglementaire, exciper de l'irrégularité de cette dernière, quand bien même il aurait omis de
l'attaquer en excès de pouvoir dans les délais prévus à cet effet2016. Cette permission, en
laquelle Georges Vedel voyait une manifestation de l'autonomie du contentieux de la
responsabilité par rapport à celui de l'excès de pouvoir2017, intéresse en général le contentieux
de la fonction publique, les agents frappés par une mesure défavorable -une révocation, une
mise en congé sans traitement etc.2018- se montrant enclins à contester la légalité de celle-ci à
l'appui d'une demande en dommages-intérêts ultérieure. Mais il est à noter que le moyen peut
tout aussi bien être soulevé en défense par l'administration dont on cherche à engager la
responsabilité. Tel a été le cas dans l'affaire Commune de Longages 2019: un agent communal,
qui avait fait l'objet d'une mesure de révocation, désirait obtenir réparation du dommage que
celle-ci lui avait occasionné. Il mettait en relief à cet effet la faute qu'aurait commise la
commune en ne respectant pas les dispositions de l'article 2 du décret du 19 octobre 1959 qui la

2015
D'autres dérogations auraient pu être également signalées, mais leur caractère très ponctuel nous a poussé à
les laisser en marge de notre étude. Voir notamment la solution dégagée par l'arrêt de la C.A.A. Nancy en date du
31/12/1992, Société Placages du Centre, Revue juridique de l'environnement 1993, p.281, conclusions J.-P.
Pietri précitées : recevabilité d'une remise en cause incidente de la légalité d'arrêtés non réglementaires définitifs,
dans le cadre du contentieux des installations classées, à l'appui d'une contestation dirigée contre un arrêté de
consignation prévu par la loi du 19 juillet 1976, la solution se justifiant par le fait que ce dernier édicte une
sanction administrative trouvant sa base légale dans les mesures arguées d'illégalité.
2016
L'origine de cette jurisprudence remonte en effet à trois arrêts du Conseil d'État du 31/03/1911, Blanc,
Argaing et Bezie (Lebon p.407 ; Sirey 1912.3, p.129, note M. Hauriou). Mais sa forme actuelle est plus
directement issue de l'arrêt Dubois (C.E., 3/12/1952, p.555 ; La semaine juridique 1953.II, n°7353, note G.
Vedel) qui consacre la solution décrite tout en abandonnant l'idée initiale qui admettait que le juge de l'indemnité
pouvait parallèlement accueillir des conclusions à fin d'annulation de l'acte illégal, pourtant définitif. Voir
également C.E., 11/12/1957, Ville de Bastia, p.670 ; Revue pratique de droit administratif 1957, p.178, conclusions
P. Laurent.
2017
Note sous l'arrêt Dubois précitée, n° II.
2018
Voir respectivement :
- C.E., S., 6/03/1976, Siméon (arrêt précité), s'agissant du licenciement illégal d'un fonctionnaire ;
et - C.E., S., 14/10/1960, Laplace, p.541 ; Actualité juridique, Droit administratif 1960, 1, p.160, Chronique M.
Combarnous et J.-M. Galabert (mise en congé sans traitement).
2019
C.E., 14/11/1984, p.365.

419
contraignaient à ne pas prononcer une sanction plus sévère que celle proposée par le conseil de
discipline départemental. Or, la commune fut considérée recevable à exciper, en vue de se
dédouaner, de l'illégalité de l'avis émis par cette commission2020.

2 - Les fondements de la solution

Le fait qu'on soit ici en présence d'une véritable dérogation au principe d'irrecevabilité
des exceptions soulevées à l'encontre des décisions non réglementaires individuelles pourrait
être contesté, au motif que ce n'est pas tant l'illégalité de l'acte qui est incriminée que la faute de
l'administration qu'elle concrétise2021. Il est vrai qu'une telle analyse paraît corroborée par un
arrêt du Conseil d'État2022. Mais la réelle motivation de cette jurisprudence semble plutôt
résider dans l'idée que "l'action principale de caractère indemnitaire ne saurait en pratique
menacer aussi directement la stabilité des situations acquises qu'un recours pour excès de
pouvoir dirigé contre une décision ayant un lien de dépendance étroit avec l'acte antérieur argué
d'illégalité"2023. En effet, la reconnaissance éventuelle de l'irrégularité de l'acte non
réglementaire ne se traduira ici, eu égard à l'objet du recours intenté, que par l'octroi d'une
somme d'argent : point n'est question de faire bénéficier le justiciable d'une mesure qui serait
susceptible de remettre en cause les droits dont d'autres administrés ont pu bénéficier à la suite
de l'édiction de l'acte vicié2024.

2020
L'avis du conseil de discipline départemental constitue, pour le Conseil d'État, une décision -évidemment non
réglementaire- faisant grief (C.E., 23/04/1969, Prat et Ville de Toulouse, p.219).
2021
Voir, évoquant cette interprétation, R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°592 ; et A. Bacquet,
Répertoire Dalloz de contentieux administratif, rubrique précitée, n°43.
2022
Il s'agit de l'arrêt Siméon précité : le requérant, victime d'un licenciement abusif, avait en première instance
articulé toutes ses doléances autour de l'idée de faute commise par son employeur. En appel, il fut pourtant admis à
présenter un moyen nouveau tiré de l'illégalité de la mesure qui l'avait frappé, ce qui montre bien que celui-ci ne
reposait pas sur une cause juridique distincte des moyens initiaux (voir en ce sens les conclusions du commissaire
du gouvernement Aubin précitées, p.628).
2023
J. Barthélémy, "Exception d'illégalité", Jurisclasseur Dalloz, fascicule précité, n°88.
2024
Ainsi, la reconnaissance incidente, dans le cadre d'un recours indemnitaire, de l'irrégularité d'une mesure
d'éviction n'entraînera bien évidemment pas la réintégration de l'intéressé dans l'administration (mesure qui
pourrait menacer les agents nommés en remplacement, ou ayant bénéficié de cette mise à pied sur le plan de
l'avancement). Pour plus de précisions sur cette question, voir infra, Sous-titre 2.
420
B. Les faibles limites de la permission jurisprudentielle

L'exception d'illégalité qui nous occupe peut être déclarée irrecevable lorsqu'elle est
dirigée contre une décision à objet exclusivement pécuniaire devenue définitive2025, et que les
prétentions du requérant se bornent à revendiquer l'octroi des sommes qui lui ont été refusées
par cette dernière2026. L'admission d'une semblable démarche reviendrait en effet à permettre au
requérant d'exercer hors délai un recours qui apparaîtrait comme l'exact substitut d'un recours
pour excès de pouvoir, dont il partagerait "la cause juridique et le résultat pratique" 2027. Mais
cette apparente sévérité jurisprudentielle mérite qu'on la relativise, dans la mesure où ses
contours ont été très strictement dessinés. En premier lieu, elle disparaît -c'est naturel- dès lors
que la décision en cause, bien qu'ayant des conséquences principalement pécuniaires, entraînait
corrélativement d'autres effets de droit. On considère alors que le requérant dispose d'un libre
choix entre intenter un recours pour excès de pouvoir dans les délais ouverts contre elle, ou
privilégier la voie indemnitaire, à l'occasion de laquelle il pourra s'appuyer sur l'irrégularité de
l'acte litigieux, même si celui-ci a acquis un caractère définitif2028. En outre, le Conseil d'État ne
fait pas jouer la limite étudiée de façon pleine et entière : en raison de considérations d'ordre
purement procédural, la jurisprudence Lafon est en effet par principe écartée lorsque l'acte à
objet exclusivement pécuniaire a été implicitement édicté2029.

2025
La limite étudiée ne joue pas en effet si l'acte à objet exclusivement pécuniaire ne revêt pas ce caractère
définitif, comme c'est souvent le cas en matière de travaux publics, les recours s'y rattachant n'étant pas assujettis à
une quelconque condition de délai. Voir en particulier C.E., 25/01/1989, Epoux Repetto, Droit administratif 1989,
n° 92.
2026
Cf. notamment :
- C.E., S., 2/05/1959, Lafon, p.282 ; Actualité juridique, Droit administratif 1960, p.526, chron. M.
Combarnous et J.-M. Galabert : le requérant qui demande une indemnité égale au montant des arrérages non payés
de la pension civile dont il est titulaire ne peut exciper de l'illégalité de la décision suspendant le versement de ces
arrérages.
- C.E., 26/10/1960, Bena, p.1089 ; Dalloz 1961, p.629, note J.-P. Gilli ; C.E., 10/10/1969, Veuve Izern, p.430,
conclusions G. Braibant ; Actualité juridique, Droit administratif 1970, p.108, note A. de Laubadère ; et C.E., S.,
5/10/1984, Tambafedouno, p.320 : même solution s'agissant de refus d'augmenter des traitements et pensions
(première et troisième espèces), ou d'accorder une allocation (deuxième espèce).
A noter qu'on trouve des solutions identiques hors du contentieux de la fonction publique (ex : C.E., S., 5/07/1965,
Delobel, p.410 : la demande fondée sur l'illégalité de décisions réduisant le montant de primes à la construction et
tendant à l'octroi d'une indemnité égale à ce montant n'est pas estimée recevable).
2027
Voir en ce sens les conclusions Chardeau sur l'arrêt Lafon citées par les chroniqueurs de l'Actualité juridique,
Droit administratif 1960, p.527.
2028
L'état du droit est issu de l'arrêt Laplace précité (recevabilité à arguer, à l'appui d'une demande d'indemnité,
de l'illégalité d'un refus définitif s'opposant non seulement à l'allocation d'une indemnité, mais également à une
éventuelle reconstitution de carrière). Cet arrêt revenait sur la solution qu'avait adoptée le Conseil d'État dans une
affaire Lefèvre en date du 8/01/1954 (Lebon p.17). Pour deux exemples plus récents, voir en particulier C.E.,
20/01/1975, Bahelon ; Revue du droit public 1975, p.1443 ; et C.E., Ass., 7/07/1989, Ordonneau, p.161 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1989, p.598, chron. MM. Honorat et Baptiste).
2029
Voir, renversant une fois encore une solution antérieure contraire, C.E., S., 5/01/1966, Dlle Gacon, p.4 ;
Actualité juridique, Droit administratif 1966, p.39, chron. J.-P. Puissochet et J.-P. Lecat ; Dalloz 1966, p.362, note
P. Sandevoir. Cf. également C.E., 16/12/1966, S.C.I. de Basse-Yutz, p.670.
Le fondement de cette solution est à chercher dans la règle qui veut que le délai de recours de plein contentieux ne
coure pas à l'encontre des décisions implicites de rejet (Cf. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°531).
421
II - La recevabilité de l'exception dans le cadre de la théorie des opérations complexes

Construction purement jurisprudentielle aux contours très incertains, le concept


d'"opération complexe" -tel que nomme parfois le Conseil d'État lui-même2030- constitue sans
aucun conteste "la principale et la plus remarquable dérogation au principe de l'irrecevabilité de
l'exception d'illégalité visant un acte non réglementaire devenu définitif"2031. Il trouve en effet
sa seule raison d'être dans cet assouplissement des règles qui commandent classiquement la
matière, et offre au juge, de par sa malléabilité, un instrument commode d'adaptation des
principes contentieux aux nécessités pratiques.

A. Une théorie ad hoc

Dans l'histoire du contentieux, la première référence à l'idée d'opération administrative


complexe avait eu pour but d'écarter le recours pour excès de pouvoir à l'encontre de certains
actes2032. Après avoir été éliminée des catégories du droit administratif à la suite d'une
évolution jurisprudentielle qui la rendait sans objet dans sa fonction initiale2033, elle devait
renaître de ses cendres, mais pour tenir un rôle radicalement différent, quoique tout aussi défini.

1 - Le besoin à satisfaire

a) Les domaines concernés

La théorie de l'opération complexe intéresse un certain nombre de décisions


administratives non réglementaires qui, bien que faisant grief aux administrés2034, ne portent
pas, en elles-mêmes, leur finalité propre : leur édiction ne constitue qu'une étape dans la
réalisation d'une opération d'envergure, engagée par la puissance publique en vue de la
réalisation d'une mission de service public, et qui ne se réalisera pleinement et définitivement
que par l'émission d'une ou plusieurs décisions individuelles ultérieures 2035:

2030
Cette terminologie, consacrée non seulement par la doctrine mais également les commissaires du
gouvernement, n'est que rarement reprise par la Haute juridiction. Voir cependant C.E., 7/07/1976, Sébillote, Droit
administratif 1976, n° 269 ; et, plus récemment, 20/03/1991, Association Salève (Actualité juridique, Droit
administratif 1991, p.351, chronique R. Schwartz et C. Maugüé) où deux décisions sont explicitement considérées
comme constituant "deux éléments d'une opération complexe".
2031
A. Bacquet, Répertoire Dalloz de contentieux administratif, rubrique précitée, n°46.
2032
Référence est faite à l'idée d'"opérations génératrices de droits" développée par M. Hauriou (note sous C.E.,
4/08/1905, Martin, précitée), et à celle de "tout indivisible" déjà présentée (Cf. supra, Partie I).
2033
On sait en effet que la théorie des actes détachables a mis fin à celle du tout indivisible. Sur l’évolution
historique de la théorie des opérations complexes, voir en particulier F. Chevallier, « la fonction contentieuse de la
théorie des opérations administratives complexes », Actualités juridique, droit administratif 1981, art. cit., p. 331.
2034
Ces décisions se distingueront en cela des actes simplement préparatoires. Voir notamment sur ce point M.
Distel, "La notion d'opération administrative complexe", La Revue administrative 1981, pp.370 s. et plus
particulièrement p.371.
2035
Quel meilleur rhétoricien qu'Hauriou pour nous faire saisir, en une seule phrase particulièrement imagée, la
réalité de ce qu'il dénommait "opération de procédure" ? : "A chaque pas, ce qui fut un acte à vertu exécutoire
limitée, devient un fait auquel adhère un second acte à vertu exécutoire nouvelle, jusqu'à ce que l'opération entière
à laquelle travaillent à la fois l'acte et le fait soit achevée et produise son effet exécutoire propre" (Principes de
droit public, 2ème édition, p.137 s.).

422
* C'est tout d'abord le cas des mesures que la doctrine a qualifiées de "décisions
d'espèce"2036ou d'"actes particuliers"2037, et qui visent, pour la plupart d'entre elles, un bien ou
une zone déterminés2038. Leur deux caractères principaux2039résident en effet, pour le premier,
dans le fait qu'elles se bornent à appliquer de façon mécanique une norme réglementaire
préétablie afin d'engager le processus qui permettra à cette dernière de produire les effets de
droit qu'elle portait en germe2040, pour le second, dans leur impossibilité à concrétiser par elles-
mêmes lesdits effets à l'égard de destinataires désignés2041.

2036
Voir en particulier I. Poirot-Mazères, "Les décisions d'espèce", Revue du droit public 1992, p.443.
2037
L'emploi de cette terminologie est notamment préconisé par P. Delvolvé dans sa chronique d'information
bibliographique consacrée à l'article ci-dessus indiqué (Revue française de droit administratif 1992, p.751).
D'autres qualificatifs ont été employés en doctrine, tels qu'"actes sui generis" ou "actes intermédiaires", cette
dernière appellation nous paraissant peut-être la mieux adaptée à la situation qu'elle recouvre. Mais pour des
raisons pratiques, nous nous en tiendrons essentiellement aux deux premières appellations, dans la mesure où ce
sont elles qui reviennent le plus souvent dans les travaux consacrés à la question.
2038
Il est difficile de se montrer plus précis dans l'approche de la notion en raison de la diversité des éléments qui
la composent. S'y côtoient en effet des mesures aussi variées que des décisions de classement (de voies publiques,
sites ou monuments historiques etc.), de constatation d'une situation de fait (par exemple de délimitation du
domaine public naturel), ou de détermination d'une zone en vue de la soumettre à une opération déterminée
(D.U.P., arrêtés fixant le périmètre d'une opération de remembrement ou instituant une Z.A.C., etc.). Sont en outre
à rattacher à la catégorie des décisions d'espèce certains actes qui ne visent pas un bien ou une zone, telle la
fixation de la liste des organisations syndicales les plus représentatives en vue de la nomination des membres d'une
commission.
Afin d'obtenir plus de détails sur les différents actes qualifiables de "décision d'espèce", on pourra se reporter à
l'étude précitée de Mme Poirot-Mazères, pp. 496 à 499.
2039
Pour une étude de ces deux caractères, voir notamment M.-C. Bergères, "Les actes non réglementaires",
Actualité juridique, Droit administratif 1980, pp.3 et s. ; et notamment pp. 6 à 10.
2040
Pour I. Poirot-Mazères, ce caractère ne s'opposerait pas aux facultés normatives des décisions d'espèce. La
norme créée aurait cependant ceci de spécifique que, contrairement à celles qui, traditionnellement, visent une
catégorie de personnes (norme réglementaire) ou des individus nominativement désignés (norme individuelle), elle
ne se plierait pas au critère fondé sur la considération de ses destinataires. Selon l'auteur, ledit critère "ne permet
pas d'appréhender l'acte particulier, tout simplement parce qu'il n'appartient pas à son registre : l'acte particulier se
caractérise par le fait qu'il ne vise aucun destinataire direct, aucun individu ou groupe d'individus. Il se rapporte à
une situation, une opération particulière indépendamment des personnes qui en subissent les effets. En cela, il se
distingue de l'acte réglementaire : celui-ci pose une norme impersonnelle, celui-là une norme a-personnelle" (art.
cit., p.486).
Cette analyse n'a cependant pas convaincu P. Delvolvé (chronique bibliographique précitée) : "Peut-on dire que,
par opposition à ceux qui établissent une norme de réglementation, -les actes particuliers- adoptent une norme
d'application ? Une norme est difficile à distinguer d'une règle et précisément la décision d'espèce n'établit pas de
règle. N'y a-t-il pas alors antinomie avec la formule "norme d'application" ? La décision d'espèce est plutôt
l'application d'une norme qu'une source de norme d'application. Mais elle en est une application non
individualisée".
2041
La décision d'espèce, "pour qu'elle atteigne le subjectif, c'est-à-dire qu'elle puisse concerner directement les
sujets, appelle (...) des normes de concrétisation de la situation juridique posée" : elle "apparaît ainsi comme un
élément intermédiaire du processus juridique, une étape entre la règle de création générale et son adaptation aux
cas particuliers, permettant à la première de s'inscrire dans le réel sans aller cependant jusqu'à la traduire
concrètement comme source d'effets juridiques pour des destinataires" (H. Poirot-Mazères, art. cit., p.489).
423
* Mais il en va également ainsi de tous les actes qui, intervenant au cours d'une
procédure donnée, ne marquent que "les phases transitoires d'une opération globale ayant son
objet propre"2042, et sont destinés à disparaître au stade ultime de celle-ci, quand bien même ils
ne s'intégreraient pas à la catégorie des décisions d'espèce. Le droit de la fonction publique en
fournit d'excellentes illustrations, que ce soit en matière de concours de recrutement - la
nomination finale des candidats déclarés admis étant précédée d'une multitude d'étapes "dont
chacune commande la suivante et est spécialement prise pour en permettre l'intervention" 2043-
ou d'avancement des fonctionnaires - faisant suite à une inscription sur une liste d'aptitude ou
un tableau d'avancement. Dans les deux cas, figurent parmi les actes intermédiaires des
décisions individuelles ou collectives2044dont certaines sont estimées, pour des raisons
pratiques, créatrices de droits2045. Elles ne se fondent pas moins parfaitement dans le processus
pour la réalisation duquel elles ont été édictées.

b) Les problèmes soulevés

En dépit du caractère non réglementaire de tous les actes ci-dessus mentionnés,


plusieurs facteurs plaident en faveur de l'opportunité de laisser ouverte la possibilité d'exciper
de leur illégalité à l'appui d'un recours dirigé contre une phase ultérieure de la procédure qu'ils
ont lancée, ou à laquelle ils participent.

* Quelquefois, tout d'abord, les administrés susceptibles d'être intéressés par ces actes
peuvent en ignorer l'existence au moment de leur édiction. Une telle situation n'est pas rare, en
pratique, dans le cadre de la première hypothèse (c'est-à-dire relativement aux décisions
d'espèce), dans la mesure où une simple publication suffit à assurer l'entrée en vigueur de ce
type d'actes2046, l'absence de notification obligatoire s'expliquant naturellement par le fait qu'ils
ne visent aucun destinataire direct et immédiat. Or, passé le délai de deux mois qui court à
compter de ladite publication, l'acte sera réputé définitif, et l'irrecevabilité opposée aux

2042
Conclusions P. Laurent sur C.E., S., 17/06/1955, Ministre de l'Industrie et du Commerce c/ Association pour
la sauvegarde du parc des Sports A. Rondenay, Actualité juridique, Droit administratif 1955.II, p.288.
2043
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit. n°593.
2044
Constitue par exemple une décision collective celle qui arrête la liste des candidats à l'attribution d'une
fréquence de radiodiffusion (voir en ce sens la chronique R. Schwartz et C. Maugüé précitée sous l'arrêt
Association Salève, Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.355).
C'est en particulier le cas pour les décisions d'admission à concourir. Cf. C.E., 29/07/1953, Dlle Giorgi, p.414 ;
9/03/1956, Chesne, p.682 ; et 16/03/1977, Ministre de l'Education Nationale c/ Dame Schild, p.866.
2045
C'est en particulier le cas pour les décisions d'admission à concourir. Cf. C.E., 29/07/1953, Dlle Giorgi,
p.414 ; 9/03/1956, Chesne, p.682 ; et 16/03/1977, Ministre de l'Education Nationale c/ Dame Schild, p.866.
Cette solution s'explique par le souci d'inciter l'administration à une certaine circonspection lors de cette phase
importante du processus de concours, afin de ne pas laisser des candidats qui ne pourraient être finalement
nommés poursuivre inutilement leurs efforts (voir en ce sens la chronique M. Azibert et M. de Boisdeffre sous
C.E., 27/04/1988, Dame Marabuto, Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.450)
2046
L'exigence d'une publication pour toute mesure de publicité, dégagée en matière d'expropriation à l'égard des
déclarations d'utilité publique (C.E., S., 29/06/1951, Sieurs Lavandier et autres, p.380), a été étendue par le juge à
d'autres actes, tels que l'arrêté préfectoral fixant un périmètre de remembrement (C.E., S., 19/11/1965, Epoux
Delattre-Floury, p.623 ; Actualité juridique, Droit administratif 1966, p.40, chronique J.-P. Puissochet et J.-P.
Lecat ; La semaine juridique 1966, n°14697, conclusions Rigaud), la décision de classer un site (C.E., 7/11/1986,
De Geouffre de La Pradelle, Actualité juridique, Droit administratif 1987, p.124, note X. Prétot) ou le décret
autorisant la création de tranches d'une centrale nucléaire (C.E., 30/06/1989, État de Sarre, p.155 ; Cahiers
juridiques de l'électricité et du gaz 1989, p.333, conclusions M. Fornacciari, note V. Hétier ; Revue française de
droit administratif 1989, p.857, note L. Dubouis).
424
conclusions ultérieures déposées en vue de son annulation2047. Faut-il dès lors priver les
intéressés, au nom du principe d'intangibilité qui s'attache aux actes non réglementaires
définitifs, de la faculté de mettre en cause la régularité de l'acte particulier à l'appui du recours
intenté contre une des mesures dont il a permis l'édiction, mesure qui, pour sa part, aura été
portée à la connaissance du justiciable par une mesure de publicité adéquate ? Le problème s'est
posé en particulier pour la procédure d'expropriation, les délais de recours ouverts à l'encontre
de la D.U.P. (le plus souvent simplement publiée de façon plus ou moins confidentielle dans un
bulletin officiel ou par affichage à la mairie) étant fréquemment écoulés lorsque l'arrêté de
cessibilité vient signifier à un administré que sa propriété est concernée par l'opération
envisagée.

* Il convient de souligner parallèlement que dans bien des cas, et alors même qu'ils sont
informés des mesures transitoires qui ont pu être prises, les administrés ne possèderont une
réelle raison d'agir qu'à un stade avancé - sinon au stade terminal - du processus en cause, parce
qu'ils ignorent si la mesure dans laquelle se résoudra l'opération en cours leur sera ou non
défavorable. Le contentieux du recrutement ou de l'avancement dans la fonction publique
constitue l'illustration topique de cette situation : il nous faut attendre la dernière étape pour
savoir si, insatisfait du résultat, l'on a intérêt à mettre en cause la régularité de la procédure, ou
si, au contraire, la nomination ou la promotion obtenues nous comblant, il est préférable de
nous abstenir d'une pareille démarche. La même logique se retrouve dans le domaine de
l'expropriation : tant que n'a pas été pris l'arrêté de cessibilité, la menace qui pèse sur les
propriétés qui composent la zone visée par la D.U.P. n'est que virtuelle. Mieux vaut, en
conséquence, patienter jusqu'à la précision des biens faisant l'objet de l'expropriation pour
engager, si nécessaire, une procédure contentieuse.

L'avalanche de facteurs qui plaident en faveur d'un assouplissement des règles de


recevabilité de l'exception d'illégalité dans le cadre de procédures globales a conduit la
jurisprudence à élaborer une théorie destinée à satisfaire expressément et précisément ce besoin.

2 - La satisfaction du besoin

Pour répondre aux nécessités qui s'étaient manifestées, le concept d'"opération


complexe" s'est imposé, car il présente l'avantage d'adapter le principe d'intangibilité des
décisions non réglementaires dans la stricte mesure indispensable. R. Odent en a parfaitement
défini la teneur, et sa formule est reprise dans la plupart des ouvrages et travaux de référence :
"il y a opération complexe chaque fois qu'une série nécessaire de décisions concourt pour
aboutir à une décision finale : les intéressés peuvent attaquer chacune des décisions
préliminaires dans le délai de recours ouvert contre ladite décision. Mais ils peuvent aussi
attendre l'intervention de la décision finale contre laquelle ils sont recevables à invoquer
l'illégalité de l'une quelconque des décisions qui y ont concouru, même si le délai pour attaquer
ces décisions arguées d'illégalité est expiré"2048. Trois points méritent qu'on s'y attarde :

2047
Cf. par exemple C.E., 18/11/1964, Sieur Marchand, p.567 ; Actualité juridique, Droit administratif 1965,
p.157.
Et cela même si l'administration a ultérieurement notifié la D.U.P. au requérant, cette notification ne prolongeant
pas le délai ouvert par la publication (Cf. J.-M. Auby et P. Bon, Droit administratif des biens, op. cit., n°330-1,
note 6).
2048
Contentieux administratif, p.1101.
425
a) Les avantages présentés par la théorie de l'"opération complexe"

Ils sont doubles :

* Le premier - qui constitue la raison d'être de la notion - est d'autoriser les intéressés
qui auraient négligé d'attaquer en temps utile les décisions non réglementaires constitutives de
l'opération en cause, à se prévaloir de leur illégalité à l'occasion d'un recours formé contre une
étape ultérieure de la procédure, et ce en dépit du principe d'intangibilité qui protège
classiquement cette catégorie d'actes. On mesure l'intérêt de cette permission : un requérant
pourra sans préjudice s'abstenir -délibérément ou non- d'agir tant qu'il ne sera pas frappé de
plein fouet par une opération donnée, puisqu'il peut se fonder sur l'illégalité de n'importe quelle
phase de cette dernière obtenir l'annulation de son résultat, quand bien même celui-ci ne serait
entaché d'aucun vice propre. Pour ne prendre qu'un exemple dans chacun des deux contentieux
principalement intéressés, la censure d'un arrêté de cessibilité pourra parfaitement être
prononcée à raison d'une irrégularité qui affectait la D.U.P. devenue définitive sur la base de
laquelle il a été pris2049 ; et celle des résultats d'un concours administratif en vertu d'une
illégalité viciant l'une quelconque des étapes ayant conduit à leur détermination 2050. Soulignons
ici que le jeu de la théorie de l'opération complexe ne se justifie qu'à l'égard des décisions non
réglementaires définitives : aucune règle spécifique ne s'avère en effet nécessaire lorsque l'acte
intermédiaire en cause se prêtait de lui-même à une contestation incidente, qu'il s'agisse d'une
mesure réglementaire2051, d'un acte préparatoire2052, voire d'une décision non réglementaire
pour laquelle les délais contentieux ne sont pas expirés.

* L'autre avantage que présente l'emploi de la théorie des opérations complexes repose
dans l'idée qu'elle ne constitue pas, à proprement parler, une négation du principe de

D'autres auteurs se sont également fendus d'une définition de l'opération complexe. Ainsi C. Aubert (Le délai du
recours pour excès de pouvoir, Thèse Paris 1937, p.167) qui la décrivait comme "une opération juridique résultant
d'un certain nombre d'actes administratifs qui, devenant des éléments de cette opération, ont perdu leur
individualité" ; ou, plus près de nous, R. Chapus, selon qui "il y a opération complexe lorsqu'une décision finale ne
peut être prise qu'après intervention d'une ou de plusieurs décisions successives, spécialement édictées pour
permettre la réalisation de l'opération dont la décision finale sera l'aboutissement" (Droit du contentieux
administratif, op. cit. n°593).
2049
Outre l'arrêt Lavandier précité, voir notamment (pour la recevabilité d'une contestation incidente mettant en
cause l'utilité publique du projet à l'occasion d'un recours dirigé contre l'arrêté de cessibilité) C.E., 6/07/1977,
Consorts Girard , Revue du droit public 1977, p.1323, note M. Waline ; C.E., S., 26/07/1977, Dame Manrot le
Goarnic, Actualité juridique, Droit administratif 1977, p.513, note P. Chateaureynaud ; et 25/01/1985, Commune
de Gisors c/ Dame Chalendar, Droit administratif 1985, n°145.
Un requérant peut également obtenir l'annulation de l'arrêté de cessibilité en s'appuyant sur des vices externes de la
D.U.P. (Cf. par exemple C.E., 19/11/1986, Epoux Molard, p.568 ; Dalloz 1987, Som. Com., p.406, observations P.
Bon ; La semaine juridique 1987, n°20778, conclusions B. Lasserre).
2050
Cf. notamment C.E., S., 3/05/1957, Azoulay, p.278 ; et 18/11/1983, Ministre de la Santé c/ Colin, Droit
administratif 1983, n°492.
2051
A l'égard des actes réglementaires, la théorie des opérations complexes a toutefois justifié quelques
assouplissements très ponctuels aux règles de l'utilité de l'exception d'illégalité, notamment s'agissant de mesures
se substituant à d'autres plus anciennes. Cf. supra, Partie I, Titre préliminaire, et jurisprudence Lidoff citée à
l'occasion de ces développements.
2052
Un acte préparatoire, bien qu'insusceptible de faire l'objet d'une contestation directe, demeure toujours sous la
menace d'une mise en cause de sa régularité lors d'un recours intenté contre la décision qu'il annonçait. Cf.
notamment conclusions C. Lasry sur C.E., S., 5/04/1957, Commune des Abymes, Actualité juridique, Droit
administratif 1957.2, p.290.

426
l'intangibilité de l'acte non réglementaire définitif, y compris pour les décisions dont elle
autorise la mise en cause. Il s'agit plutôt d'un "contournement" dudit principe à l'égard d'actes
solidaires, dans le cadre fini d'une opération homogène. Point n'est question de conférer à
l'exception d'illégalité ici permise un caractère perpétuel, comme elle le possède à l'encontre de
mesures réglementaires. Puisque ce moyen ne peut être soulevé qu'à l'appui d'un recours dirigé
contre l'un des actes qui concourt à la réalisation de l'opération considérée ou contre la décision
qui la clôture, toute possibilité de contestation incidente des mesures non réglementaires la
composant s'éteindra lorsque l'acte dans lequel elle se résout revêtira un caractère définitif 2053.
L'entorse au principe d'intangibilité se révèle de la sorte extrêmement limitée dans le temps 2054;
elle l'est également, du moins en théorie, dans l'espace.

b) Les garde-fous théoriques

* La théorie de l'opération complexe possède en principe un champ d'action bien défini.


Elle se réfère aux processus décisionnels dans lesquels l'objet des actes initiaux ou
intermédiaires consiste exclusivement à permettre la réalisation de la décision terminale qui,
sans eux, s'avérerait impossible. Le critère déterminant réside dans cette idée d'exclusivité, que
d'aucuns ont baptisée "condition de spécificité" 2055: "il n'y a d'opération complexe qu'entre des
actes dont les premiers chronologiquement produisent certes des effets juridiques propres (...),
mais n'ont de sens, d'objet, que rapportés à la décision qui marquera l'issue de la procédure et
qui en constitue la finalité. Une fois cette décision intervenue, les actes intermédiaires perdent
tout objet et cessent en général de produire effet"2056. Ainsi, dans l'arrêt Ministre de l'Industrie
c/ État de Sarre et autres, le Conseil d'État s'opposera à la reconnaissance d'une opération
complexe entre les décrets autorisant la création de tranches d'une centrale nucléaire et les
arrêtés autorisant le rejet par celle-ci d'effluents radioactifs, dans la mesure où "les deux
autorisations constituent chacune l'aboutissement d'une procédure ayant son objet propre" et où,
"une fois la centrale mise en service, les décrets d'autorisation ne s'effacent pas, mais imposent
au contraire au pétitionnaire de nombreuses prescriptions qu'il doit observer"2057. Un autre
exemple, puisé dans les contestations incidentes relatives aux désignations de membres de
commissions administratives consultatives, permet de saisir sans difficultés la teneur des
exigences jurisprudentielles : en principe, un tel moyen ne peut être soulevé à l'appui d'un
recours dirigé contre les décisions prises après avis de la commission concernée, du fait de la
nature non réglementaire de l'acte de désignation2058. Mais l'irrecevabilité est écartée lorsqu'on
se situe dans le cadre d'une opération complexe, ce qui est le cas si la commission a été

2053
Ainsi, en matière d'expropriation, une fois les délais contentieux ouverts à l'encontre de l'arrêté de cessibilité
expirés, il ne sera plus question de contester incidemment la D.U.P. définitive qui le fondait à l'appui de quelque
recours que ce soit.
2054
En ce sens, voir conclusions P. Laurent précitées.
2055
F. Chevallier, art. cit. p.335.
2056
Conclusions Fornacciari précitées, Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1989, p.335.
2057
Ibid.
2058
C.E., S., 11/10/1957, Dame Gonzalès, p.526 ; Actualité juridique, Droit administratif 1957.II, p.495,
chronique MM. Fournier et Braibant ; C.E., S., 6/06/1958, Hartz et Toche, p.312 ; C.E., 28/05/1975, Hospice
Allart de Fourment, p.323.
427
"spécialement créée" en vue de l'opération même qui est à l'origine du contentieux2059, comme
en témoigne en général sa disparition une fois sa mission unique accomplie2060.

* Cette première condition à la reconnaissance d'une opération complexe se double


d'une nécessité de "continuité juridique"2061entre les différents actes qui la composent2062,
continuité qui ne se vérifie pas forcément alors même qu'est rempli le critère d'exclusivité
évoqué ci-dessus. Effectivement, le fait qu'un acte ait été spécialement édicté pour la réalisation
d'un autre n'exclut pas la possibilité d'une certaine indépendance entre les deux mesures.
L'illustration la plus significative de cette assertion - parce qu'élevée au rang de principe -
provient de l'idée d'"indépendance des législations"2063. En vertu de celle-ci, "lorsqu'une même
opération nécessite une autorisation au titre d'une législation A et une autorisation au titre d'une
législation B, l'autorisation accordée au titre de la législation B ne vaut pas autorisation au titre
de la législation A et, corrélativement, l'illégalité de l'autorisation accordée au titre de la
législation B n'a pas en principe d'incidence sur la légalité de l'autorisation accordée au titre de
la législation A"2064. Dans ce cas de figure, la dualité des législations qui s'appliquent interdit
l'identification d'une opération complexe, quand bien même tous les caractères de celle-ci
seraient réunis2065. Pour quelle raison fait-on prévaloir cette construction qui, selon P. Louis-

2059
Cf. en particulier C.E., 4/11/1960, Faivre et autres, p.587 ; C.E., S., 13/07/1967, Bouiller, p.312.
Cette spécialité se retrouve notamment en matière de jury de concours, "organisme créé spécialement en vue de la
réalisation de l'opération même" qui est contestée (22/05/1963, Viallet, p.320).
2060
Un organisme permanent possède en effet, dans la plupart des cas, une compétence moins spécifique et sera
amené à statuer dans de nombreux domaines. Ainsi en va-t-il des commissions paritaires dans la fonction publique
(arrêt Gonzales précité).
2061
Selon l'expression employée par M. Chevallier, art. cit. p.334.
2062
On sait qu'en règle générale l'utilité d'une exception d'illégalité est subordonnée à la "filiation" existant entre
la mesure attaquée au principal et celle dont la régularité est mise en cause par voie incidente, et qu'en matière
d'actes non réglementaires, un simple rapport d'"influence" suffit à établir ce lien (Cf. supra, Partie I, Titre
préliminaire). Le problème qui se pose ici diffère quelque peu : il s'agit de déterminer si la proximité des différents
actes contestés est telle qu'elle autorise une dérogation au principe d'intangibilité des décisions non réglementaires.
On se situe donc sur le plan de la recevabilité du moyen, et non plus sur celui de l'utilité. Pour un arrêt
particulièrement explicite à cet égard, voir C.E. 19/11/1965, Epoux Delattre-Floury (précité) : le fait que les vices
dont seraient entachés les actes non réglementaires argués d'illégalité sont sans influence sur la légalité de l'acte qui
fait l'objet du recours entraîne l'irrecevabilité -et non l'inopérance- du moyen.
2063
Sur ce principe -dit également d'"indépendance des procédures"-, Cf. supra, Partie I, Titre préliminaire ; et
l'article de P. Sablière cité à l'occasion de ces développements.
2064
J.-M. Auby et P. Bon, op. cit., n°300.
2065
Nombreux sont les exemples de cette situation dans la jurisprudence administrative. Sans le moindre souci
d'exhaustivité, on peut citer l'impossibilité d'exciper :
- de l'illégalité d'une autorisation de créer un centre commercial au soutien de la contestation du permis de
construire la grande surface en question (C.E., S., 17/02/1982, Société Angélica-Optique Centraix, p.419,
conclusions B. Genevois ; Actualité juridique, Droit administratif 1983, p.330, note F. Bouyssou ; et 27/04/1984,
Société "Hypermarché Continent", p.169). Ici, pourtant, l'opération pouvait se prévaloir d'une homogénéité et d'une
cohérence certaines, puisque le lien qui unit les deux décisions est assez fort pour qu'un refus d'autorisation
entraîne obligatoirement le rejet de la demande de permis de construire (C.E., 23/05/1980, Calvy, p.235 ; Dalloz
1980, I.R., observations H. Charles).
- de l'illégalité de l'acte de création d'une Z.A.C à l'appui d'un recours contre la D.U.P. qui en permet la
réalisation (Cf. notamment C.E., 28/10/1987, Association pour la défense des sites et Paysages, p.327 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1988, p.298, observations X. Prétot ; Dalloz 1990, Somm, Com., p.20, note P. Bon).
- de l'illégalité de l'acte déclarant l'utilité publique d'une autoroute à l'appui du recours exercé contre la décision
approuvant la concession de l'autoroute (C.E., Ass., 14/02/1975, Epoux Merlin, p.110 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1975, p.229, chron. M. Franc et M. Boyon ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1975, p.128,
note J. Virole ; Revue du droit public 1975, p.1705, note M. Waline).
428
Lucas, "en élevant une cloison entre les diverses réglementations, méconnaît le sens profond du
principe de légalité"2066, sur la solution inverse paraissant avoir pour elle la force de la
logique2067 ? Le souci d'éviter une atteinte trop marquée au principe d'intangibilité des actes
non réglementaire, quoique généralement avancé en guise de réponse à cette interrogation2068,
ne constitue pas une justification très convaincante car on voit mal en quoi le risque relatif que
présente la théorie des opérations complexes pour la stabilité des relations juridiques serait plus
important dès lors que deux législations sont en jeu. M. Genevois nous propose une explication
nettement plus probante : il s'agit en fait d'"éviter que la dérogation apportée aux règles
concernant le délai de recours contre les actes non réglementaires ne se double d'une exception
aux règles de l'intérêt pour agir"2069. Si l'on permettait en effet à la personne qui intente un
recours pour excès de pouvoir à l'encontre d'un acte pris en vertu d'une législation donnée, de se
prévaloir de l'irrégularité d'une décision fondée sur un corps textuel différent, on multiplierait
les risques de voir incidemment contester une mesure par un justiciable qui n'aurait pas eu
intérêt à l'attaquer par voie d'action, ce qui est contraire à tous les principes de base du
contentieux administratif.

c) Les manifestations de la théorie

La jurisprudence ayant accolé l'épithète "complexe" à certaines opérations


administratives se révèle relativement abondante. Pour résumer la position du juge, on peut dire
qu'il se résout à cette qualification lorsque les actes en cause lui paraissent former un "tout
indivisible", car concourant tous au même but et bénéficiant de la continuité juridique su-
évoquée2070. Les développements qui précèdent nous ont indiqué que les contentieux de la
fonction publique et de l'expropriation se montrent spécialement fertiles en ce domaine. Mais
bien d'autres sont concernés par la construction étudiée, contentieux aussi divers que la création
d'associations communales de chasse agréées2071, la mise en place d'une Z.A.C.2072ou

Pour d'autres exemples de cette situation, voir notamment P. Sablière, art. cit., notes 30 à 45, p.149, liste qui
pourra être actualisée en intégrant deux arrêts récents du Conseil d'État reconnaissant l'indépendance de la
législation de l'expropriation avec, pour le premier, celle relative à l'implantation des lignes électriques (C.E., S.,
7/04/1993, Société d'exploitation immobilière et agricole du midi, p.101 ; Cahiers juridiques de l'électricité et du
gaz 1993, p.497, conclusions H. Legal, note H. Cardon), celle prévoyant la protection des monuments historiques
et des sites pour le second (C.E., Ass., 3/03/1993, Commune de Saint-Germain-en-Laye, p.54 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1993, p.340, chronique C. Maugüé et L. Touvet ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz
1993, p.330, conclusions M. Sanson ; Dalloz 1994, Somm. Com., p.269, observations P. Bon ; Revue française de
droit administratif 1994, p.310, note J. Morand-Deviller).
2066
"Expropriation et urbanisme", Droit et ville 1981, n°12, pp.7 s. et plus spécialement p.34.
2067
On peut à ce propos faire nôtre cette réflexion de B Genevois : "il faut toute la force persuasive de la logique
juridique pour faire comprendre que le permis de construire un bâtiment à la place d'un autre ne permet pas de
démolir le bâtiment existant ..." ("Les autorisations administratives en matière de réhabilitation de l'habitat ancien",
Droit et ville n°8, 1979, p.97).
2068
Voir en particulier R. Odent, Contentieux administratif, p.1102 ; et A. Bacquet, Répertoire Dalloz de
contentieux administratif, rubrique précitée, n°50.
2069
Conclusions précitées sur l'arrêt Société Angélica-Optique Centraix, p.425.
2070
Cette terminologie se retrouve d'ailleurs dans certains arrêts du Conseil d'État. Voir notamment C.E.,
10/02/1992, Rocques, p.54 : forment une opération complexe "en raison de leur indivisibilité" les différents actes
intervenus depuis l'inscription d'un étudiant dans une université jusqu'à la décision du président de l'université lui
délivrant le diplôme espéré.
2071
Ainsi l'illégalité de l'arrêté préfectoral inscrivant une commune sur la liste de celles où une association de
chasse doit être créée peut être soulevée à l'appui d'un recours formé contre l'arrêté délimitant son périmètre
d'action (C.E., S., 22/02/1974, Association des propriétaires de Saclas, p.134, conclusions M. Gentot) ou contre les
délibérations de l'assemblée constitutive de l'association (C.E., 30/11/1977, Association des chasseurs de Noyant-
de-Touraine, p.466).
Voir également dans ce domaine C.E., 20/02/1985, Pinard, p.496.
429
l'attribution de fréquences radio2073. Cette courte énumération n'a bien évidemment rien
d'exhaustif, d'autant que la souplesse d'emploi de la théorie des opérations complexes autorise
leur reconnaissance dans des domaines qui ne semblent pourtant pas se plier aux critères
classiques

B. Une théorie élastique

Tous les auteurs qui se sont penchés sur la question des opérations complexes
s'accordent sur le fait que "le champ d'application de la notion se caractérise par une grande
incertitude", la jurisprudence en la matière, "essentiellement pragmatique (...), semblant vouloir
déjouer les constructions juridiques les plus élaborées"2074. Cette remarque vaut tout autant
pour les décisions qui découvrent une opération complexe là où, manifestement, il n'y en avait
pas, que pour celles qui dénient sans raison apparente ce caractère à des processus dont tout
poussait à croire qu'ils en constituaient.

1 - Les cas d'hypertrophie

Quelques décisions du Conseil d'État ont assimilé certaines successions d'actes


administratifs a des opérations complexes alors qu'une application stricte des règles classiques
ne semblait pas conduire à pareille authentification. M. Chevallier en a dressé l'inventaire, et
l'on se bornera ici à citer l'exemple le plus significatif, en renvoyant à son étude pour plus de
détails 2075: il s'agit de la combinaison ordre de versement/état exécutoire intéressant le
processus de recouvrement des créances publiques2076. Logiquement, il n'existe aucun lien
nécessaire entre les deux actes : le second, qui peut être parfaitement pris sans que le second ne
soit au préalable intervenu, ne clôt pas au surplus inéluctablement l'opération de recouvrement,
pour peu que le redevable se soit acquitté spontanément de sa dette après l'émission de l'ordre
de versement. Le Conseil d'État, pour des raisons d'opportunité, a cependant estimé que leur
réunion constituait une opération complexe, rendant recevable l'invocation de l'irrégularité du

2072
Un administré est en effet recevable à se prévaloir de l'irrégularité d'une décision de création de Z.A.C. au
soutien de sa demande d'annulation de l'acte approuvant le plan d'aménagement de cette zone (C.E., S.,
23/03/1979, Valentini, p.133 ; Actualité juridique, Droit administratif 1979, p.55, note A. Souloumiac ; Droit et
ville 1979, n°8, p.237, observations F. Bouyssou ; et T.A. Nice, 23/02/1988, Union des commerçants et artisans de
Saint-Cyr-sur-Mer, p.973).
2073
Cf. C.E., 20/03/1991, Association Salève, arrêt précité : forment une opération complexe la décision arrêtant
la liste des candidats à l'attribution d'une fréquence de radiodiffusion sonore et les décisions d'autorisation à en
user.
2074
B. Genevois, conclusions précitées sur l'arrêt Société Angélica-Optique Centraix, p.423.
2075
Art. cit. pp.339 s.
On peut simplement noter que M. Chevallier identifie les premiers signes de la dérive jurisprudentielle dans des
décisions relativement anciennes, dont l'arrêt C.E., S., 8/07/1955, Ville de Vichy, p.396 (recevabilité à invoquer
l'illégalité d'une délibération de conseil municipal soumise à approbation à l'appui d'un recours formé contre la
décision prononçant cette approbation ; "or, manifestement, il n'y a pas de lien direct et nécessaire entre la décision
approuvée et la décision d'approbation : la première n'a pas été prise pour permettre l'édiction de la seconde" (ibid,
pp.339/340)).
2076
Cet exemple demeure le plus significatif (du point de vue du raisonnement tenu par le juge) en dépit du fait
que l'article 98 de la loi de finance rectificative du 31 novembre 1992 et le décret du 29 décembre 1992 aient
actuellement supprimé la pratique de l'ordre de versement.
430
premier au soutien d'un recours contre le second2077. De telles utilisations, qui procèdent d'une
interprétation pour le moins extensive de la théorie étudiée, peuvent faire craindre sa
"dilution"2078, inquiétude que viennent attiser ponctuellement quelques arrêts du Conseil
d'État2079. De surcroît, des auteurs ont dénoncé dans certains domaines - en particulier celui de
l'urbanisme - une véritable "généralisation de la reconnaissance des opérations complexes"2080,
favorisée semble-t-il par les tribunaux inférieurs2081. Mais il ne faudrait pas négliger la volonté
affichée du Conseil d'État, au nom de la stabilité des relations juridiques, de s'opposer à une
extension inconsidérée des possibilités de mise en cause incidente d'actes non réglementaires
devenus définitifs2082, volonté si forte qu'elle le conduit parfois à des raisonnements d'une
prudence excessive.

2077
Voir notamment C.E., S., 3/03/1967, Ministre de l'Economie c/ Marc, p.401 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1968, p.125, conclusions Y. Galmot ; C.E., S., 10/01/1969, Société d'approvisionnements
alimentaires, p.18 ; Actualité juridique, Droit administratif 1969, p.176, note R.D ; et C.E., S., 12/01/1973, Ville
du Canet c/ Pantacchini, p.36.
L'intérêt de cette assimilation était évident : "le destinataire de l'ordre de reversement devenu définitif était
recevable, quand il faisait opposition au titre exécutoire, à se prévaloir de l'illégalité de l'ordre de versement et,
notamment, à contester ainsi le bien-fondé de la créance alléguée par l'administration. Faute d'une telle possibilité,
il n'aurait été recevable qu'à invoquer les vices propres du titre exécutoire" (R. Chapus, Droit du Contentieux
administratif, n°595).
2078
Terme choisi par M. Chevallier pour retracer l'évolution de la notion d'opération complexe, se traduisant par
un "élargissement de son champ d'application" (art. cit. p.333).
2079
Ainsi récemment, un arrêt Boiteux (C.E., 16/12/1992, req. n°107340) a admis la recevabilité à se prévaloir de
l'irrégularité d'arrêtés refusant une autorisation de cumul de terres agricoles au soutien de la contestation de la mise
en demeure de cesser l'exploitation des terres. Ici encore, on peut difficilement considérer que l'acte dont on est
autorisé à relever incidemment les vices soit spécialement pris pour permettre l'édiction de celui qui fait l'objet du
recours principal !
2080
Cf. B. Lévy ("Les actes non réglementaires et l'urbanisme", Droit et ville 1990, pp.5 s. et plus
particulièrement p.22) qui reprend l'idée émise par F. Bouyssou ("Le contentieux des Z.A.D.", Droit et ville 1982,
p.273).
Cette affirmation doit être cependant relativisée dans la mesure où M. Lévy lui-même montre qu'il existe, dans le
droit de l'urbanisme, un certain nombre de ce qu'il nomme "actes non réglementaires isolés", tel celui de création
d'une Z.A.D. (art. cit.,p.27).
2081
Sur ce point, voir notamment F. Chevallier, art. cit. pp.332/333, qui parle d'une "très forte pression des
juridictions inférieures dans le sens d'une extension du champ d'application de la théorie des opérations complexes,
(...) facteur d'entraînement d'autant plus fort qu'il est animé par des considérations pratiques qui ne peuvent être
purement et simplement négligées".
Pour un exemple récent de ce phénomène, on peut signaler que, dans l'affaire État de Sarre précitée, le tribunal
administratif de Stasbourg avait reconnu en premier ressort l'existence d'une opération complexe entre les
autorisations de création de tranches d'une centrale nucléaire et de rejets d'effluents rétroactif par celle-ci (Cf.
décision du 11/06/1987, p.477 ; Revue Juridique de l'environnement 1987, n°4, p.491, 2ème espèce, note J.-
P. Colson), position, on le sait, désavouée en appel par le Conseil d'État.
2082
Volonté attestée en particulier par l'exemple cité à la note précédente.
431
2 - Les cas d'atrophie

La réunion des critères d'exclusivité et de continuité par une opération ne pousse pas
automatiquement le juge à assimiler celle-ci à une opération complexe2083. La jurisprudence, en
ce domaine, est empreinte en effet d'un tel empirisme qu'on a pu écrire avec raison : "il n'y a, en
réalité, d'opération complexe que celles qui sont ainsi qualifiées par la jurisprudence" 2084. Le
fait que nombre de commissaires du gouvernement confrontés à ce problème ont vu leurs
conclusions infirmées par la Haute Assemblée2085, et l'abondance des arrêts de Section
témoignent de cet aléa. C'est que l'élément qui détermine la reconnaissance d'une opération
complexe réside quasi entièrement dans l'appréciation au cas par cas, par le juge, de
l'opportunité de recevoir l'exception d'illégalité soulevée à l'encontre d'un acte non
réglementaire2086. Une affaire récente, qui n'est certes liée à la théorie étudiée que de façon
indirecte, indique la prépondérance de ce type d'analyse 2087: la question était de savoir si un
justiciable devait être estimé recevable, à l'appui d'une recours contre une élection cantonale, à
invoquer l'illégalité affectant prétendument un découpage cantonal définitif2088. Ce dernier,
bien que constituant un acte non réglementaire, pouvait parfaitement s'assimiler, aux dires du
commissaire du gouvernement et en dépit de certaines particularités, à un acte préparatoire à
l'élection2089, et se soumettre en conséquence à une contestation incidente. Si la Section du
contentieux n'a pas partagé ce raisonnement, c'est sans doute par peur des retombées néfastes
que cette permission risquait d'entraîner, en termes d'alourdissement probable du contentieux
électoral et d'incertitude sur le fonctionnement des conseils généraux2090.
Une leçon doit être tirée de cet aperçu de la recevabilité des moyens incidents dirigés
contre des actes de nature non réglementaire devenus définitifs. Que l'on se situe dans le cadre
des fausses ou des véritables dérogations au principe d'intangibilité, il apparaît que ce dernier ne
contrarie pas autant que nous le laissait présager la présentation traditionnelle la constatation
d'illégalités affectant les mesures qu'il était censé protéger. La conciliation des différents
impératifs en présence en matière d'exception joue donc relativement souvent au profit du souci

2083
L'affaire Juste (C.E., S., 20/07/1971, p.541) en fournit une illustration : il s'agissait de savoir si le tableau
général d'avancement des administrateurs civils arrêté par le premier ministre au vu de tableaux préparatoires
établis par chaque ministre formait, avec ces derniers, une opération complexe. Des juristes avertis l'avaient
soutenu (Cf. les observations précitées de MM. Denoix de Saint-Marc et Labetoulle sous l'arrêt Puisoye, Actualité
juridique, Droit administratif 1970, p.487 s.) et tout en effet semblait plaider en ce sens ; mais le Conseil d'État
devait rejeter cette qualification.
2084
R. Odent, Contentieux administratif, p.1102.
On peut d'ailleurs noter, pour étayer cette constatation, que la plupart des arrêts en la matière se bornent à affirmer
que tel ensemble de décisions constitue ou ne constitue pas une opération complexe, sans exposer plus avant les
raisons qui ont poussé le juge à se déterminer comme il le fait.
2085
Voir par exemple les conclusions Rigaud sur l'affaire Delattre-Floury (conclusions précitées).
2086
En ce sens, voir les conclusions D. Labetoulle sur l'arrêt Valentini citées par M. Distel (art. cit. p.372/373).
2087
C.E., S., 30/11/1990, Elections cantonales de Chauffailles, Mme Abadie, p 342 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1991, p.116, chronique E. Honorat et R. Schwartz précitée ; Dalloz 1991, I.R., p.16 ; Revue française
de droit administratif 1991, p.580, conclusions M. Pochard.
2088
Le grief était plus précisément tiré de l'inégalité démographique entre les différents cantons concernés.
2089
M. Pochard effectuait en effet un parallèle avec les sectionnements électoraux qui sont considérés comme
tels, quoique pouvant faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir direct (Cf. sur le premier point C.E.,
23/07/1875, Elections de Cahan, p.720 ; et sur le second C.E., 24/07/1903, Commune de Massat, p.655). Le
Conseil d'État ayant implicitement admis que les découpages cantonaux puissent être soumis à l'examen du juge de
l'annulation (C.E., 25/07/1986, Elections cantonales d'Amiens II Nord-Ouest, p.541), M. Pochard proposait de leur
attribuer le même caractère de mesure préparatoire que celui reconnu aux sectionnements électoraux (conclusions
précitées, pp. 582 à 584).
2090
Voir, explicitant ces craintes pour tenter de les relativiser, conclusions M. Pochard précitées, p.585.

432
de légalité, impression confirmée lorsqu'on s'intéresse cette fois au résultat de la déclaration
d'illégalité sur l'acte reconnu illicite.

SECTION 2. LA VOLONTE DE NEUTRALISER L'ACTE DECLARE ILLEGAL

La progression du souci de légalité évoquée par le présent Chapitre ne s'est pas


seulement manifestée dans l'assouplissement des conditions de recevabilité de l'exception, et les
différents points abordés en première partie ont démontré que les conséquences de la
déclaration d'illégalité avaient été, dans la même mesure, concernées par le phénomène. Nous
voudrions insister ici sur l'idée dont, sans doute, dépend l'essentiel de cette dernière
transformation : la réticence du juge à voir l'acte qu'il déclare illégal produire le moindre effet à
l'avenir.

Paragraphe 1. L'administration ne saurait appliquer un règlement illégal

Le juge ne s'est pas contenté d'en poser le principe ; il a entendu au surplus encourager
l'administration à le respecter en consacrant certaines solutions destinées à lui faciliter la tâche.

I - L'affirmation du principe

L'administration possède, nous l'avons vu, le pouvoir matériel d'appliquer un règlement


dont le caractère irrégulier a été reconnu par voie d'exception, puisque cet acte n'a pas disparu
ipso facto de l'ordonnancement juridique. Il n'en demeure pas moins que le juge a entendu, très
tôt, marquer sa désapprobation de principe à l'égard d'une telle attitude : l'arrêt
Ponard2091formule en effet qu'"il incombe à l'autorité administrative de ne pas appliquer un
texte réglementaire illégal, même s'il est définitif"2092. Le Conseil d'État a souhaité par là même
signifier que si, en dépit de cette interdiction, l'administration s'aventurait à adopter un tel
comportement, elle commettrait une illégalité ; la mesure d'application litigieuse serait
irrémédiablement censurée par le juge, au cas où un recours serait intenté contre elle. Il a fourni
parallèlement la clé de voute du système jurisprudentiel ultérieur qui a progressivement tendu à
faciliter la disparition de l'acte illégal au moyen du développement de l'obligation d'abrogation,
ou à permettre la résurgence de texte épargnés par l'illégalité incidemment constatée 2093. Mais
ce ne sont pas là les seuls corollaires au principe dégagés par l'arrêt Ponard.

2091
C.E., 14/11/1958, p.554, arrêt précité.
2092
La formule a été reprise telle quelle par des arrêts plus récents. Cf. par exemple C.E., 29/07/1983, Ministre de
l'Urbanisme c/ Austorri, cité par D. Chabanol, La pratique du contentieux administratif, op. cit. p.247, n°396.
2093
Sur ces deux derniers points, voir supra Partie I, Titre I Sous-titre II.
433
II - Quelques solutions accessoires

Afin que l'administration ne cède pas à la tentation d'appliquer un règlement irrégulier,


le Conseil d'État a prévu un certain nombre de solutions destinées à lui faciliter les choses, qui
privent le non respect d'une réglementation illégale de tout caractère sanctionnable. La première
ne peut guère se combiner avec le mécanisme de l'exception d'illégalité : il s'agit de la règle qui
postule que "le report par l'autorité administrative (...) de la date d'entrée en vigueur d'une
réglementation illégalement établie -ne peut- constituer une mesure illégale engageant la
responsabilité" de cette autorité2094. Pour les deux autres solutions, l'amalgame est parfaitement
envisageable.

A. Ainsi a-t-il notamment été jugé que l'autorité administrative ne commettait aucune
irrégularité en refusant de prendre une mesure qui n'aurait pu l'être que sur le fondement des
dispositions illégales d'un acte réglementaire2095. Il s'agissait en l'espèce d'un arrêté
interministériel dressant la liste des espèces végétales protégées sur l'ensemble du territoire
national qui n'avait pas été signé par le ministre chargé des pêches maritimes, défaut de
signature qui entachait ledit arrêté d'incompétence. Le Conseil d'État décida par suite que le
refus du ministre de l'environnement de prendre un arrêté de biotope visant à la protection
d'espèces d'une zone donnée, "qui n'aurait pu être pris que sur le fondement des dispositions
illégales de l'arrêté (...), ne saurait être entaché d'illégalité"2096.

B. Dans le même ordre d'idée, le juge considère que ne constitue pas une illégalité
l'inobservation, par l'administration, des règles de procédure ou de fond irrégulièrement
édictées. Ainsi, un préfet ayant incompétemment décidé qu'il devrait être procédé à des
consultations supplémentaires au cas où le commissaire enquêteur, au cours d'une procédure
d'expropriation, émettrait un avis défavorable, "la violation de la règle ainsi posée (...) n'a pas
pour effet d'entacher d'irrégularité la procédure suivie"2097. Parallèlement, un autre préfet ayant
fixé, alors qu'il n'en avait pas le pouvoir, le mode de calcul de la distance minimum à respecter
entre deux officines pharmaceutiques, peut passer outre à ce calcul dans une affaire donnée sans
commettre la moindre irrégularité2098. L'administration se trouve donc dispensée de donner
plein effet à des dispositions illégales.

Si le juge a produit un effort particulier afin d'empêcher l'administration de succomber à


la tentation d'appliquer des règlements illégaux, il n'en a pas pour autant négligé le domaine des
décisions non réglementaires irrégulières.

2094
C.E., S., 8/01/1960, Laiterie Saint Cyprien, p.10.
Cette règle pourrait à la rigueur s'associer avec le mécanisme de l'exception lorsque l'illégalité qui justifie le report
de l'entrée en vigueur du texte en question résulte de celle de l'acte qui le fonde juridiquement : l'irrégularité du
texte de base a parfaitement pu être démontrée par le juge dans le cadre d'un litige antérieur.
2095
C.E., 19/10/1988, Fédération nationale "S.O.S. Environnement", p.343.
2096
Notons qu'ici le ministre de l'environnement ignorait l'illégalité de ce texte ; mais il en irait a fortiori de
même si cette irrégularité était connue, notamment par le biais d'une déclaration juridictionnelle incidente.
2097
C.E., 6/11/1968, S.A. Olida, p.550.
2098
C.E., 9/03/1966, Sieur Meyer, p.200.
Cette jurisprudence ne doit pas être confondue avec celle qui impose à l'autorité administrative de respecter les
règles de procédure légales auxquelles elle s'est volontairement soumise (Cf. C.E., Ass., 22/06/1963, Albert,
p.385 ; Actualité juridique, Droit administratif 1964, p.112).
434
Paragraphe 2. L'administration ne saurait appliquer un acte non réglementaire illégal

En dépit des apparences, les deux grandes catégories d'actes non réglementaires doivent
retenir, à ce propos, l'attention de celui qui étudie les conséquences d'une déclaration d'illégalité
incidente.

I - Ni un acte non créateur de droits

Les règles évoquées dans le cadre du premier paragraphe ne concernent a priori que les
règlements. Toutefois, et par extension, les actes non réglementaires non créateurs de droits
illégaux dont la disparition de l'ordre juridique ne peut causer, par hypothèse, un quelconque
trouble sur des situations protégées, vont en partager le régime. Ainsi, l'administration peut
parfaitement et sans risque refuser d'appliquer les actes individuels viciés qui n'ont pu
engendrer des droits, tels par exemple que des décisions inexistantes2099ou celles qui ont été
obtenues par fraude2100.

II - Ni un acte créateur de droits

Un problème aurait pu se poser s'agissant de ce type de décisions même s'il semble plus
théorique que pratique, dans la mesure où il nécessite une conjonction facteurs dont on peut
penser qu'elle se produit relativement rarement. Son examen n'en demeure pas moins
intéressant, car il s'avère assez symptomatique de la politique jurisprudentielle globale visant à
donner plein effet à la reconnaissance d'une illégalité par voie d'exception.

A. Les difficultés qu'aurait pu rencontrer une pareille extension

En guise de préliminaire, il nous faut tout d'abord rappeler qu'en dépit du principe
d'intangibilité qui protège ces actes, ceux-ci peuvent faire l'objet d'une critique par voie
d'exception lorsqu'ils ne sont pas devenus, pour une raison ou pour une autre, définitifs2101 : un
requérant peut en effet valablement préférer à une demande d'annulation directe - par définition
encore possible - la contestation de la légalité d'une telle décision à l'appui d'un recours contre
une mesure en découlant2102. Par ce biais, le juge est donc quelquefois amené à reconnaître
l'irrégularité d'un acte créateur de droits. On pourrait en conséquence en déduire rapidement
qu'à l'image de ce qui est prévu pour les actes non créateurs de droits (qu'ils soient ou non de
nature réglementaire), l'administration est alors dispensée d'en tirer toutes les conséquences.

2099
C.E., S., 30/06/1950, Massonaud, p.400 (arrêt précité) : "l'administration n'était pas tenue de tirer toutes les
conséquences juridiques" d'une nomination qui constituait "un acte nul et de nul effet".
2100
Voir notamment C.E., S., 18/11/1966, Ministre des Travaux Publics c/ Silvani, p.609 (arrêt précité). Le
commissaire du gouvernement montrait en effet qu'il serait "difficile d'admettre que le fraudeur puisse obliger
l'administration à consolider les prétendus droits qu'il tient de la décision en tirant de cette décision les
conséquences légales qu'elle aurait comportées si elle avait été régulière ou si, entachée d'une simple illégalité, elle
était devenue définitive".
2101
Voir supra, Titre préliminaire.
2102
Le principe en a été posé par la décision C.E., S., 4/06/1954, Dlle Le Roux, p.348, précitée.
435
Une solution jurisprudentielle paraît a priori s'opposer à une telle conclusion, et aller à
l'encontre de la volonté de neutralisation des actes illégaux qui se manifeste lorsque ceux-ci ne
créent pas de droits : il s'agit de l'arrêt Ville de Cayenne2103, dans lequel le Conseil d'État a
admis que l'administration, sur demande d'un administré, est tenue d'appliquer un acte créateur
de droits irrégulier alors même que le délai de recours n'est pas expiré à son encontre. Etait en
cause en l'espèce un arrêté portant titularisation de treize auxiliaires de service pris par le maire
de Cayenne en violation d'un article du Code de l'Administration communale qui réservait la
compétence en la matière au seul conseil municipal. L'existence de cette décision, qui n'avait
été ni exécutée, ni publiée, ni notifiée aux intéressés, fut découverte deux ans plus tard par
certains de ces derniers ; ils demandèrent alors au maire de leur en faire bénéficier. Le Conseil
d'État devait confirmer l'annulation prononcée en premier ressort du refus implicite opposé à
cette requête par l'autorité municipale. Il a considéré en effet, après avoir pourtant reconnu que
l'acte en cause présentait un caractère clairement illégal, que le maire, du moment qu'il n'avait
pas retiré cet arrêté comme il était en droit de le faire, "était tenu de lui donner son plein effet à
l'égard des fonctionnaires intéressés qui lui en ont fait la demande".

M. Ferrari2104a tenté d'expliquer cette solution par la spécificité du régime des actes
créateurs de droits : on estime généralement en effet que ces droits existent dès la signature de
l'acte, et non à la suite de la publicité qui doit leur être donnée 2105. Or, l'acte créateur de droits
étant parallèlement exécutoire dès sa signature2106, il semble logique que les intéressés puissent
tout de suite réclamer le bénéfice d'une telle décision2107. On pourrait certes penser que ces
règles doivent être mises entre parenthèses lorsqu'une illégalité affecte l'acte créateur de droits
en cause. Cependant, cet élément n'a pour seule conséquence que de frapper la décision viciée
d'un aléa provisoire : l'autorité compétente peut alors en effet, selon la fameuse jurisprudence
Dame Cachet,2108 le retirer jusqu'à expiration du délai contentieux, en vue de faire l'économie
d'un recours pour excès de pouvoir qui produirait nécessairement le même résultat. Et c'est
précisément ici que se situe le ressort logique de la décision Ville de Cayenne : le Conseil d'État
a estimé que du moment que cet aléa ne s'est pas matériellement concrétisé par un retrait ou une
annulation juridictionnelle, rien ne s'opposait au jeu normal des règles qui gouvernent la
matière, à savoir que tout intéressé peut valablement solliciter le bénéfice d'une décision
créatrice de droits, avant même toute publicité de celle-ci.

En statuant en ce sens, le Conseil d'État a certainement voulu mettre l'administration


devant ses responsabilités2109. Mais une pareille solution aurait pu soulever des difficultés dans
le domaine qui nous intéresse : imaginons que le juge, saisi d'une exception d'illégalité contre
un acte créateur de droits non définitifs, constate l'irrégularité de celui-ci. Puisque, on le sait,
une telle déclaration n'a pas pour effet de faire disparaître de l'ordonnancement juridique l'acte
convaincu d'illégalité, ne pourrait-on pas imaginer qu'en vertu des règles qui gouvernent le

2103
C.E., S., 18/05/1973, p.359 ; Actualité juridique, Droit administratif 1973, p.538, note P. Ferrari.
2104
Note précitée.
2105
Le principe en a été affirmé par l'arrêt C.E., 19/12/1952, Dlle Mattéi, p.594 ; Sirey 1953, III, p.1938, et
régulièrement confirmé depuis (voir supra, Chapitre précédent).
2106
Voir en ce sens M. Waline, Droit administratif, 8ème éd., p.509 : "Du jour où il est fait, et sans qu'il soit
nécessaire d'attendre la notification, l'acte est déjà susceptible d'exécution dans la mesure où celle-ci ne préjudicie
pas aux droits des tiers".
2107
Voir en ce sens note G. Morange sous C.E., 26/11/1954, Dlle Balthazard, Dalloz 1955, p.524.
2108
Jurisprudence précitée.
2109
Cf. note P. Ferrari précitée, p.541 : "Cette obligation d'exécution apparaît comme la sanction directe de
l'inaction ou de l'inconséquence de l'autorité administrative, obligation de nature à assurer une certaine moralité
administrative". L'auteur conteste par ailleurs l'opportunité d'une telle solution (voir pp. 541 s.).
436
régime des décisions créatrices de droits, un bénéficiaire d'un acte de ce type puisse encore
contraindre l'administration à lui en faire application ?

B. La prévention opérée par le Conseil d'État

La Haute juridiction a visiblement envisagé le problème avant d'opter pour la solution


Ville de Cayenne. Afin d'y parer, le libellé de l'arrêt a entendu mettre sur un pied d'égalité
retrait, annulation et simple déclaration d'illégalité. En effet, si le juge admet que le maire de
Cayenne avait l'obligation de donner suite aux requêtes des intéressés alors même qu'elles
tendaient à l'application d'un acte illégal, c'est non seulement parce que ce dernier n'avait été "ni
rapporté, ni annulé", mais également parce que "son illégalité n'avait pas été déclarée par une
décision juridictionnelle". Il faut bien en conclure a contrario que la survenance d'une décision
de cet ordre affranchirait l'administration du devoir que lui a imposé l'arrêt Ville de Cayenne.
Cette précision s'accorde il est vrai parfaitement avec l'économie du système mis en place par
l'arrêt : si l'on peut se prévaloir d'un acte créateur de droits dès sa signature, c'est seulement
lorsque l'illégalité de celui-ci n'a pas été sanctionnée d'une manière quelconque, soit par
l'intervention de l'auteur de l'acte en prononçant le retrait (qui n'est possible qu'à cette
condition), soit par le biais d'une décision juridictionnelle la reconnaissant explicitement. Dans
ces cas, en effet, il n'est plus possible de faire bénéficier l'acte de la présomption de légalité qui,
seule, est de nature à contraindre l'administration à l'exécuter2110, et qui conduira, le délai de
recours expiré, à considérer l'acte comme intangible2111 On mesure ici, au travers du souci
manifesté par le juge de neutraliser les effets de l'acte qu'il a déclaré illégal, fût-il créateur de
droits, la force de son envie de sanctionner les irrégularités de l'acte administrative, quand bien
même il n'a été amenée à les constater que par voie incidente. Cette solution ponctuelle reflète
le mouvement beaucoup plus large, évoqué tout au long de ce Chapitre, qui tend à faire
prévaloir dès que possible le souci de légalité sur les précautions traditionnellement prises au
nom de la sécurité juridique.

La frontière tracée par les présentations classiques entre annulation et déclaration


d'illégalité a perdu de sa netteté originelle par la conjonction de deux phénomènes : l'apparition
de considérations subjectives dans un domaine qu'on disait voué aux questions de pure légalité ;
l'extension des préoccupations de régularité de l'action administrative au sein d'une voie de
droit où celles-ci apparaissaient très concurrencées. Nous tenons là les facteurs ayant permis le
dépassement du clivage classique ; reste bien évidemment à mettre en lumière ce dernier.

2110
On ne saurait en effet penser -du moins sur un plan de pure moralité juridique- que l'administration puisse
exécuter sciemment et valablement une décision qu'elle sait illégale.
2111
Est intéressante à cet égard la solution apportée par le Conseil d'État dans l'arrêt du 30/01/1974, Tissier
(p.74) : du moment qu'un permis de construire, nécessaire à la constitution d'un dossier de création d'une officine
de pharmacie, est devenu définitif, un requérant ne saurait se prévaloir de l'illégalité de celui-ci pour contester
l'arrêté accordant une licence à son bénéficiaire ; l'autorité administrative, en l'absence de reconnaissance de cette
illégalité, pouvait valablement donner plein effet à la présence du permis dans le dossier.

437
SOUS-TITRE II

L'INSTRUMENT DU DEPASSEMENT : L'IDEE D'"ACQUIS"

La réalité contentieuse est venue grandement perturber les conceptions caricaturales


initiales. En prononçant une annulation, le juge ne peut se focaliser exclusivement sur le
problème de légalité dont on lui demande la résolution, mais doit au contraire tenir compte
d'une multitude d'éléments concrets qui s'opposeront tous, dans une certaine mesure, aux effets
absolus qu'était censé revêtir le jugement de censure. En sens inverse, les précautions
originelles prises en matière d'exception se sont révélées par trop excessives : sans mettre
outrageusement en danger les impératifs de stabilité qui s'y manifestent, on a pu affaiblir les
principes trop rigides érigés pour veiller à leur respect, et ce dans le souci de servir les
exigences de la légalité. En fait, annulation et exception d'illégalité se sont trouvé un
dénominateur commun, l'idée d'acquis, que nous nous proposons maintenant d'expliciter. Elle
regroupera à la fois les éléments opposant une résistance aux incidences drastiques que prête à
l'annulation la doctrine classique, et ceux qui bornent la progression des préoccupations de
légalité dans le domaine de l'exception (Chapitre 2). Mais cette fonction ne sera étudiée qu'une
fois présenté le concept en cause (Chapitre 1).

438
CHAPITRE 1. UN CONCEPT GENERIQUE

Le caractère composite de l'idée d'acquis, attesté par le clivage choisi qui distinguera le
"juridiquement acquis" du "matériellement acquis", ne doit pas faire douter de la cohésion qui
la cimente. Assurément, à première vue, les divers éléments qu'elle rassemble sous une unique
étiquette n'ont pas grands rapports les uns avec les autres. En réalité, nous tenterons de montrer
que leur unique point commun suffit à justifier leur rapprochement au sein d'une même
catégorie, dont le mérite est d'éclairer le phénomène du rapprochement entre annulation et
exception sous un jour nouveau.

SECTION 1. LE JURIDIQUEMENT ACQUIS

L'emploi du qualificatif "acquis" rappelle immanquablement à l'administrativiste


français la théorie dite des "droits acquis", tant elle est sollicitée pour fixer nombre de règles
contentieuses ou non contentieuses. C'est d'ailleurs cette théorie qui va servir de base à nos
développements ; mais l'appréhension de l'idée d'acquis juridique nécessitera son dépassement.

Paragraphe 1. Le point de départ : la référence aux "droits acquis"

Ce qui motive la prise en compte de la notion de droits acquis2112comme base de


réflexion, c'est son implantation incontestable dans le droit positif français2113. Née en
jurisprudence où son utilisation ne s'est jamais démentie, elle a connu un succès notable, au
point d'être reprise par différents textes réglementaires2114, voire législatifs2115. On pourrait
pourtant objecter à notre choix de départ que l'obscurité - unanimement dénoncée par la
doctrine2116- de l'idée de droits acquis rejaillira immanquablement sur celle d'"acquis" si,
d'aventure, cette dernière s'en inspire. Mais nous nous apercevrons qu'une constante confère une
certaine cohésion à la notion de droit acquis, et qu'elle peut, sous ce jour bien précis, fonder
solidement le concept dont nous poursuivons la définition.

2112
Précisons d'emblée que le droit administratif n'a pas le monopole d'emploi de la notion de droits acquis, qu'on
retrouve en particulier en droit privé et en droit international. Mais son acception y est quelque peu différente (Cf.
notamment l'introduction de la thèse de L. Tallineau, Les actes particuliers non créateurs de droits, Thèse Poitiers
1972), et c'est évidemment à la vision administrativiste des droits acquis que nous ferons allusion dans les
développements à suivre.
2113
D'autres systèmes juridiques préféreront une référence aux "droits subjectifs" ou aux "avantages similaires"
pour organiser notamment le régime contentieux du retrait d'un acte, notions qui se distinguent conceptuellement
de celle de "droits acquis" sur un certain nombre de points. Sur cette question, voir en particulier J.-Y. Vincent,
"Le retrait des actes administratifs unilatéraux. Examen comparatif des solutions adoptées en droit européen et en
droit français", Revue trimestrielle de Droit européen 1974, pp.31 s. et plus particulièrement pp.34 à 36.
2114
Voir par exemple l'article 2 du décret du 28 novembre 1983 auquel il a été fait référence en première partie.
2115
Pour s'en tenir à l'exemple le plus significatif, les actes qui "retirent ou abrogent une décision créatrice de
droits" constituent l'une des catégories de décisions individuelles défavorables dont l'article 1er de la loi du 11
juillet 1979 impose la motivation.
2116
Voir par exemple, faisant le point sur cette critique générale, J. Carbajo, op. cit. pp.173 s..

439
I - Une notion nébuleuse

Le flou qui entoure la notion de droits acquis peut être imputé tant au juge, qui n'a
jamais désiré en préciser les contours, qu'aux divisions de la doctrine sur l'analyse de sa teneur
et de sa portée.

A. Le laconisme jurisprudentiel

Force est de constater que le juge administratif ne se montre guère prolixe lorsqu'il
intègre l'idée de droit acquis dans son raisonnement. Les arrêts concernés ne se sont jamais
risqués à en établir une définition ; ils se bornent le plus souvent à affirmer de manière
péremptoire que tel ou tel acte constitue ou ne constitue pas une décision créatrice de droits, ou
qu'une mesure donnée a engendré des droits acquis au profit d'un administré, sans se soucier le
moins du monde d'expliciter les raisons qui ont mené à cette conclusion 2117. Ce mutisme trahit,
à n'en pas douter, une incapacité à fournir un critère précis de détermination de la notion,
incapacité qui s'explique assurément par le caractère éminemment fonctionnel de cette
dernière2118. Pour preuve, l'idée de droits acquis a, dans l'histoire du contentieux administratif,
permis d'asseoir des politiques jurisprudentielles aux buts très différents : comme le soulignait
B. Gény, "moyennant d'indispensables aménagements, elle a contribué tantôt à définir les
prérogatives de l'administration, tantôt à faire scrupuleusement respecter les droits et les intérêts
des administrés"2119. Dans la première optique, à la fin du XIXème siècle, son usage avait pour
objet de brider l'extension du recours pour excès de pouvoir. Le moyen tiré de la violation de la
loi n'était alors, en effet, estimé recevable que si cette irrégularité était aggravée par la lésion
d'un droit acquis2120. Mais bientôt, le Conseil d'État a entendu accroître son contrôle sur l'action
administrative. Aussi n'a-t-il pas hésité à interpréter de manière très libérale l'idée de droits
acquis, jusqu'à en découvrir dans des situations qui s'apparentaient nettement à de simples
intérêts, dénonçant par la-même, pour la première fois, la plasticité de la catégorie étudiée2121.
Ayant perdu son intérêt initial, la notion devait être utilisée par la jurisprudence ultérieure dans
une toute autre perspective. Elle servit désormais à assurer une certaine stabilité au bénéfice des
administrés, contre les différentes tentations qui auraient pu pousser l'administration à remettre
2117
La formule la plus dépouillée -à savoir "la décision était créatrice de droits"- semble en effet recueillir les
faveurs de la jurisprudence. Cf. par exemple C.E., 23/07/1974, Ministre de l'Aménagement du Territoire c/ Sieur
Thoris, p.442.
2118
Sur la distinction entre notions conceptuelles et fonctionnelles, voir supra, les développements sur
l'inexistence. Rappelons simplement ici que, pour ces dernières, une "irréductible multiplicité logique paraît être
(...) un signe infaillible" (G. Vedel, "La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait
administrative", La semaine juridique 1950, art. cit., n°5).
2119
"De la méthode et de la technique du droit privé positif à celle du droit administratif", Livre jubilaire du
Conseil d'État, 1952, p.287.
Sur l'élaboration historique et les différents emplois de la notion de droits acquis, Cf. notamment l'introduction de
la thèse précitée de L. Tallineau.
2120
L'arrêt Lefèbvre (C.E., 10/11/1887, p.697), cité par Laferrière (op. cit., t.II, p.507) se révèle particulièrement
explicite à cet égard : le requérant, candidat malheureux à un concours, se plaignait d'un vice dans le déroulement
de celui-ci. Il s'était vu en effet soumettre à trois problèmes à l'écrit, alors que l'article 3 du règlement
d'administration publique du 10 mai 1880 ne prévoyait qu'une dictée et un problème. Le Conseil d'État rejette
pourtant sa requête au motif que la décision arrêtant les sujets "ne concernait pas directement le requérant et qu'elle
n'a lésé aucun droit qui lui fût acquis ; que, par suite, celui-ci n'est pas recevable à en demander l'annulation en se
fondant uniquement sur ce qu'elle aurait fait une inexacte application de l'article 3 du règlement d'administration
publique du 10/05/1880".
2121
Cf. notamment la note Hauriou sous C.E., 21/12/1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier
Croix-de-Seguey-Tivoli, Sirey 1907.3, p.33, et la référence faite aux différents arrêts rendus entre 1903 et 1906
assimilant à des droits acquis les droits simplement éventuels à l'avancement que peuvent détenir les
fonctionnaires.
440
en cause les situations créées à leur profit. Mais cette nouvelle "spécialisation" n'a pas altéré le
caractère mouvant des droits acquis, instrument dont le juge entend se servir assez librement
lorsque sont à concilier des éléments de légalité et d'équité, de pur droit et d'opportunité2122.

Fallait-il dès lors essayer d'analyser une notion à ce point ondoyante, et la réduire à des
termes de définition forcément grossiers ou restrictifs ? Certains auteurs ne l'ont pas pensé, se
résolvant à dresser un inventaire des actes que le juge administratif a, quelquefois au cas par
cas, considérés comme créateurs ou non créateurs de droits2123. D'autres se sont, à l'inverse,
aventurés sur ce terrain délicat. Les brumes qui continuent à entourer l'objet de leurs recherches
témoignent, mieux qu'une critique systématique de celles-ci, de la vanité de l'entreprise.

B. Les désaccords doctrinaux

Vouloir conceptualiser une notion fonctionnelle s'avère aussi peu réalisable que, pour
les Danaïdes, remplir leur tonneau. Il n'est dès lors pas étonnant que certains auteurs aient
dénoncé le "leurre" que constituait, à leurs yeux, l'expression "droits acquis" 2124, voire, pour
rester dans un registre mythologique, qualifié celle-ci de "véritable Protée juridique de contours
insaisissables"2125. Cela peut expliquer, en partie tout au moins, les divergences de vues
enregistrées aussi bien sur l'acception de l'idée de droits acquis à retenir, que sur la portée à lui
conférer.

1 - Les discussions sur le sens même de l'expression

Notre propos ne vise pas à entrer dans le détail des innombrables développements qu'a
suscités, au cours de ce siècle, la notion de droits acquis. D'autres l'ont fait avant nous2126, et le
magma qui résulte de l'énumération des diverses conceptions sur la question dissuade
quiconque ne voulant pas perdre de vue la réalité du droit positif d'y pénétrer trop profond. En
s'en tenant donc à de simples lignes de force, on peut estimer que tout le problème réside ici
dans l'amphibologie de l'adjectif "acquis". Nombreux ont été les auteurs qui l'ont interprété à la
lettre, comme s'opposant à l'idée de droits innés2127. Dès lors qu'on conteste la pertinence de
cette dernière, il va de soi qu'on est tout naturellement conduit à nier toute spécificité à la notion

2122
"Il y a situation ayant créé des droits quand le juge le déclare. Et il conclut en ce sens quand il estime
nécessaire de protéger la stabilité de situation du particulier ..." (F. Batailler, "Les beati possidentes du droit
administratif (les actes unilatéraux créateurs de privilèges)", Revue du droit public 1965, pp. 1051 s., et plus
particulièrement p.1072.
2123
Voir par exemple G. Vlachos, "Le retrait des actes administratifs", La Revue administrative 197O, p.412 ; et
P. Le Mire, "La stabilité des relations juridiques" Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.207.
C'est là admettre, avec B. Jeanneau, qu'"il n'existe pas de critère qui permette de distinguer les actes créateurs de
droits de ceux qui ne le sont pas" (Les principes généraux du droit dans la jurisprudence administrative, op. cit.,
p.100).
2124
L. Trotabas, Le Droit public dans l'annexion, 1921, p.152.
2125
E. Soto-Kloss, L'application dans le temps des actes administratifs, Paris 1968, p.230.
Relevons que le même flou entoure l'emploi de la notion de droits acquis en droit privé. M. Borda l'a ainsi décrite
comme "vague, imprécise, contradictoire, illogique" ("Portée et limitation du droit transitoire", in Mélanges
Roubier, t.I, p.80).
2126
Voir notamment R. Muzellec, op. cit. pp.167 s.
2127
"Les droits naturels sont ceux qui appartiennent originairement et essentiellement à l'homme, qui sont
inhérents à sa nature, dont il jouit par cela seul qu'il est un homme ... Les droits acquis sont au contraire ceux dont
l'homme ne jouit pas naturellement mais qu'il s'est procuré par son propre fait" (Burlamaqui, Principes du droit
naturel, cité par R. Muzellec, ibid., p.185).
441
de droits acquis : "un droit est ou n'est pas et du moment qu'il est, il est acquis"2128. Mais
l'épithète en question possède un autre sens qui, quoique dérivé du premier, s'en distingue
nettement. La formule choisie par les dictionnaires Le Robert s'avère particulièrement
éclairante 2129: "acquis (à quelqu'un), qui est reconnu comme lui appartenant, dont il peut
disposer de façon définitive et sûre". Si l'on s'en tient à cette définition, on met l'accent sur la
stabilité de la situation ainsi qualifiée, et non plus sur l'action qui a conduit à sa constitution.
L'élément essentiel devient dès lors son inaltérabilité, condensé d'intangibilité -le droit acquis
ne peut "être remis en cause en dehors des cas prévus par la loi"2130- et d'inviolabilité - toute
mesure qui viole un droit acquis sera censurée par le juge de l'excès de pouvoir2131. Dans ce
caractère réside l'entière spécificité des droits acquis, puisqu'il permet de les distinguer de droits
qui, eux, restent sous la menace d'une remise en cause éventuelle (dans la mesure où ils ne sont
pas encore, pour une raison ou pour une autre, cristallisés2132). Cette dernière optique doit être à
l'évidence retenue ; nous aurons l'occasion de le vérifier au cours des développements qui vont
suivre.

2 - Les divisions sur la portée à reconnaître à l'expression

Le trouble qui s'empare du juriste désireux de se pencher sur l'idée de droits acquis
provient essentiellement des incertitudes qui entourent son étendue. Ici encore, on relève une
divergence fondamentale, compliquée par de nombreux tâtonnements au sein de chaque
proposition.

a) Pour certains, le droit acquis par un particulier ne peut signifier rien d'autre que le droit de
celui-ci au maintien d'un acte. Cette conception a notamment été soutenue par J.-M. Auby,
selon qui seule l'irrévocabilité d'une décision permet de déceler qu'elle a engendré des droits

2128
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. II, p.226.
Voir dans le même sens L. Trotabas, op. cit., p.153 : "Quand on parle d'un droit acquis, on entend simplement un
droit possédé, ou en définitive un droit tout court. En effet, pour pouvoir exercer un droit, il faut bien le posséder,
c'est-à-dire l'avoir acquis ; un droit qui n'a pas été acquis n'est pas un droit. Il en résulte que tous nos droits sont des
droits acquis. En stricte analyse, on ne précise rien en qualifiant le terme droit inutilement, et l'expression "droits
acquis" prise à la lettre est certainement condamnable".
J. Tallineau (Thèse précitée, introduction) estime pareillement l'adjectif "acquis" superfétatoire.
2129
D'autant que l'exemple choisi pour illustrer cette acception n'est autre que : "ce droit lui est acquis" !
2130
Formule depuis longtemps employée par le Conseil d'État (Cf. par exemple C.E., 1er/03/1933, Ministre des
pensions c/ Vve Rouillec, p.255).
2131
Voir par exemple C.E., S., 13/11/1981, Commune de Houilles, p.410 ; Actualité juridique, Droit administratif
1982, p.79, chronique de MM. Tiberghien et Lasserre : le retrait, par un maire, d'un arrêté municipal doit être
censuré dès lors qu'il porte atteinte aux droits acquis par le destinataire de la décision.
2132
On pense en particulier aux hypothèses dans lesquelles les droits créés par un acte illégal ne sont pas devenus
définitifs (voir supra, Titre préliminaire, les développements sur la jurisprudence Dame Cachet) ; mais également à
celles où la création de droit par un acte est subordonnée à une condition : si celle-ci n'est plus remplie, les droits
conditionnels ne bénéficient pas d'une protection telle qu'elle interdirait le retrait de l'acte dont ils procèdent. Voir
par exemple C.E., 8/02/1985, Syndicat intercommunal de la Marana, p.28 ; Actualité juridique, Droit administratif
1985, p.293, observation J. Moreau : l'allocation d'une subvention pluriannuelle du conseil général de Corse au
Syndicat requérant étant subordonnée à une condition, l'autorité administrative a pu, dès lors que celle-ci n'était
plus remplie, procéder à son retrait partiel "sans porter atteinte à des droits précédemment acquis". Plus
récemment, voir également C.E., 26/11/1993, Ministre de l'industrie et de l'aménagement du territoire, Droit
administratif 1993, n°553.

442
acquis2133. Elle exclut donc leur création par les actes mutables par nature que sont les
règlements2134. Mais elle interdit au surplus leur conjugaison avec certains actes individuels que
le juge qualifie parfois de "précaires et révocables"2135. La jurisprudence reconnaît en effet à
l'autorité administrative compétente, pour des raisons diverses, la possibilité de revenir à tout
moment sur les autorisations de police2136ou d'occupation privative des dépendances du
domaine public2137, ou sur d'autres mesures totalement discrétionnaires2138, et ce même si
aucune irrégularité ne les entache. Une partie de la doctrine a cependant contesté l'assimilation,
sur le plan de la mutabilité, de ces catégories à l'acte réglementaire, au moins s'agissant des
autorisations de police et de voirie. Ainsi M. Auvret assure-t-il que les décisions en cause,
lorsqu'elles sont légales, bénéficient d'une "stabilité relative", car "il semble exagéré de dire que
de telles situations puissent être remises en cause pour un simple motif d'intérêt général ou pour
simple opportunité"2139. Ces affirmations émettent un vœu pieux plus qu'elles ne rendent
compte de la réalité jurisprudentielle. L'examen des décisions du Conseil d'État dévoile en effet
que les raisons invoquées pour fonder l'abrogation desdites autorisations sont le plus souvent

2133
"L'abrogation des actes administratifs", Actualité juridique, Droit administratif 1967, art. cit. p.137 :
reprenant une conception de Jellinek, l'auteur estime en effet que "le droit acquis consiste précisément dans le
maintien de la situation créée par l'acte et ce maintien ne peut être assuré que si l'acte est irrévocable. (...) C'est
l'intangibilité admise par la jurisprudence qui permet de reconnaître l'existence des droits".
2134
Voir supra, Titre préliminaire. Le principe de mutabilité des règlements semble cependant aujourd'hui
souffrir de l'influence du droit communautaire, et de l'idée de "confiance légitime" qui commence à faire son
chemin en jurisprudence (Cf. T.A. Strasbourg, 8/12/1994, Entreprise Freymuth c/ Ministre de l'Environnement,
Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.555, conclusions J. Pommier ; et M. Heers, "La sécurité juridique
en droit administratif français : vers une consécration du principe de confiance légitime ?", Revue française de
droit administratif 1995, p.963). En vertu de celle-ci, tout intéressé peut réclamer réparation du préjudice que lui a
causé l'administration en faisant disparaître une réglementation, lorsque celle-ci avait laissé entendre aux
administrés que les textes en cause avaient vocation a perdurer. Mais, dans notre perspective, cette avancée
jurisprudentielle ne modifie pas grand chose : elle n'intéresse en effet que l'éventuelle réparation du préjudice
inhérent à un changement abusif de réglementation, et ne fournit pas à l'administré une arme véritable pour
s'opposer juridiquement à un tel changement, voire contraindre l'administration à faire marche arrière.
2135
Cf. notamment C.E., 4/02/1983, Ville de Charleville-Mézières, p.45. On a même pu évoquer, à l'égard de ces
actes, "le principe de l'absence de droits acquis" (J. Moreau, "De l'interdiction faite à l'autorité de police d'utiliser
une technique d'ordre contractuel", Actualité juridique, Droit administratif 1965, I., p.15).
2136
Voir par exemple, outre la célèbre affaire Blois (17/04/1963, p.233) dans laquelle avait été retiré le permis
d'inhumer un chien dans un caveau de famille : C.E., 21/05/1982, Ministre de la Santé c/ Conseil régional Ile-de-
France de l'ordre national des pharmaciens, p.523 (autorisation d'exercice de la propharmacien) ; et 20/01/1989,
Syndicat national des pilotes professionnels d'U.L.M., p.449.
Le fondement de cette jurisprudence réside dans la nécessité éprouvée dans ce domaine sensible de ne soumettre
l'administration qu'à des contraintes minimales, afin qu'elle puisse adapter très rapidement son action aux
circonstances ou aux éléments de fait nouveaux. Les exigences de l'intérêt général et de l'ordre public sont si fortes
qu'elles l'emportent sur l'intérêt particulier (Cf. notamment L. Tallineau, op. cit., PP. 313 et 340).
2137
Pour ne citer qu'un exemple, C.E., 25/06/1982, Ville de Saint-Jean-de-Luz, Revue du droit public 1983, p.521
(suppression d'une permission de voirie dans l'intérêt de la circulation).
Cette précarité traduit ici "la préoccupation d'assurer la protection du domaine public et de faire en sorte que
l'administration soit toujours en mesure d'en avoir la disposition" (R. Chapus, Droit administratif général, t. II,
n°547).
2138
Il en va ainsi notamment des nominations à des emplois supérieurs à la discrétion du gouvernement : Cf.
C.E., Ass., 22/12/1989, Morin, p.279 ; Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.90, chronique E. Honorat et
E. Baptiste (révocation d'un dirigeant de l'établissement public chargé de faciliter l'intégration des harkis avant le
terme prévu de ses fonctions) : c'est l'intérêt du service qui explique en général ces révocations, mais le contrôle
exercé par le juge sur ce motif ne pourra être que minimum, sauf lorsqu'un texte est venu fixer le statut de l'emploi
en cause (Cf. par exemple C.E., Ass., 18/04/1947, Sieur Jarrigion, p.148 ; et la jurisprudence Bréart de Boisanger
précitée).
2139
"La notion de droits acquis en droit administratif français", Revue du droit public 1985, pp.53 s., et plus
particulièrement p.89.

443
très largement appréciées2140, au point que la grande liberté ainsi consentie à l'autorité
compétente semble condamner ici l'emploi du terme "stabilité", même relativisé.

b) D'autre auteurs accordent au contraire aux droits acquis une certaine autonomie par rapport
aux textes qui les créent. Ils se désintéressent alors du problème de la mutabilité pour polariser
leur attention sur la situation juridiquement protégée qui résulte d'un droit acquis 2141. Mais,
outre des interrogations purement théoriques2142, cette appréhension de la notion a suscité de
multiples divergences sur le point de savoir quel type de situation juridiquement protégée est
réellement qualifiable de droits acquis. Les principaux désaccords se regroupent autour des
deux questions suivantes :

* Quelle catégorie d'actes est-elle susceptible d'engendrer des droits acquis ?

- Il ne s'agit plus, ici, de mettre l'accent sur le caractère mutable ou intangible de l'acte censé
créer des droits. Puisqu'on distingue la situation juridique de la décision qui lui servait de
fondement, il n'est plus du tout inconcevable qu'un droit acquis puisse naître d'une mesure dont
nul n'a l'assurance du maintien dans l'ordonnancement juridique : la situation protégée intéresse
alors les effets passés de l'acte, garantis à son bénéficiaire même si l'acte support est à tout
moment susceptible de disparaître2143. Le débat se déporte donc sur une question nouvelle, celle
de savoir si une décision de portée générale et impersonnelle -autrement dit un règlement- est à
même d'engendrer des droits acquis2144. Une part de la doctrine, dont P. Delvolvé, le soutient :
"Il faut distinguer le droit aux effets de l'acte et le droit au maintien de l'acte. Le règlement crée

2140
C'est en particulier le cas pour les permissions de voirie : alors même que seul l'intérêt général est censé
pouvoir justifier leur abrogation, il a été démontré que le juge se satisfaisait parfois d'un simple intérêt financier de
l'administration pour fonder pareille mesure (Cf. notamment C. Teitgen-Colly, La légalité de l'intérêt financier
dans l'action administrative, Thèse Paris I, 1978, pp.352 s.).
2141
Cf. notamment P. Auvret, art. cit. p.79 : "le droit acquis apparaît comme le droit au maintien de la situation
acquise et non comme le droit au maintien de l'acte".
Dans le même sens, R. Muzellec insiste sur "le maintien de la situation et non celui de son contenu" (op. cit.,
p.194).
2142
Une partie de la doctrine s'est en effet demandé quelle était la nature exacte de cette "situation juridiquement
protégée", (terme employé notamment par M. Waline, "Le retrait des actes administratifs", in Mélanges Mestre,
1956, p.563 (voir p.569)), et surtout s'il fallait l'assimiler à un droit subjectif. Même si ce point n'est pas
fondamental dans notre optique, on peut citer l'opinion de M. Vlachos sur cette question : "les droits acquis ne sont
pas de véritables droits subjectifs, et par conséquent, ne peuvent jouer le rôle de ceux-ci, car ce qui caractérise le
droit subjectif, c'est qu'il est approprié par le titulaire de ce droit qui peut en disposer par voie de transfert à une
autre personne, ou même par voie de renonciation. Une pareille disposition est en principe impossible en droit
administratif" (art. cit., p.414).
Pour plus de précisions sur ce délicat problème, voir R. Muzellec, op. cit. pp.190/191.
2143
Ainsi en va-t-il par exemple, en matière d'actes assortis de conditions, comme en témoigne l'affaire Syndicat
intercommunal de la Marana précitée : le Conseil d'État a considéré que l'attribution de subventions en annuité
permettant l'allègement des charges d'emprunt contractées par le syndicat requérant pour la réalisation de travaux
d'adduction d'eau était implicitement subordonnée au fait que lesdites charges restent au moins égales -une fois
déduites les recettes provenant des versements, par les usagers, des taxes d'abonnement- au montant de la
subvention annuelle prévue. Cette condition n'étant plus remplie à partir de 1972, il a avalisé le retrait partiel, pour
la période ultérieure, des subventions prévues. Mais il serait impensable de demander remboursement de celles qui
ont été versées entre 1960 et 1971, dans la mesure où la condition était alors remplie. Il faut donc considérer que le
syndicat possède un droit acquis, pour le passé, aux sommes qu'il a perçues du conseil général.
Pour ce qui est des autorisations de police ou d'occupation du domaine, on peut également penser que "les
avantages de toute nature" (selon l'expression consacrée en jurisprudence) dont ont pu bénéficier leurs titulaires
lorsqu'ils en étaient détenteurs, sont acquis à ces derniers le jour où l'administration abroge leur titre.
2144
Pour la clarté des développements à suivre, nous raisonnerons à partir des seuls règlements ; mais tout ce qui
va être relevé à leur propos s'avère parallèlement valable pour d'autres normes impersonnelles, et en particulier
pour les décisions d'espèce dont il a déjà été question ; nous le soulignerons à l'occasion.
444
des droits pendant toute la période où il est applicable ; ils sont maintenus après son
abrogation"2145. Cette conception n'emporte cependant pas, loin s'en faut, une adhésion
unanime. Confortés par l'absence d'une véritable consécration au contentieux de la thèse qui
vient d'être évoquée, d'autres auteurs prétendent au contraire que "l'acte individuel seul crée des
droits"2146. Il manque en effet, selon eux, à la norme réglementaire la capacité de produire ce
qu'ils nomment le "fait acquisitif", qui caractérise en dernière analyse le droit acquis : "le droit
acquis est celui qui a été individualisé, qui a été attribué personnellement à un individu ..."2147,
effet qui ne saurait par définition résulter d'une norme impersonnelle, mais seulement de
décisions individuelles ou collectives2148. Une formule résume à elle seule cette différence
fondamentale : "l'acte réglementaire est un acte de vocation alors que l'acte individuel est un
acte de droit"2149. Le premier, s'il peut parfaitement fixer les conditions d'acquisition d'un droit
par un administré, se révèle en effet incapable de parvenir à cette fin sans le relais d'une mesure
d'application individuelle.

- Notre préférence va nettement à cette deuxième conception. D'ailleurs, la jurisprudence du


Conseil d'État semble également la privilégier puisqu'elle vérifie, avant de permettre le retrait
d'un règlement, que celui-ci n'a pas "reçu un commencement d'exécution (...) de nature à
conférer des droits acquis aux intéressés"2150, et qu'elle souligne à l'inverse son "application
effective" lorsqu'elle entend s'opposer à la disparition rétroactive d'un tel acte 2151. Dans le
même esprit, alors que les agents publics ne jouissent, par principe, d'aucun droit acquis au
maintien des règles statutaires qui régissent la fonction2152, le Conseil d'État s'oppose à ce que
l'abrogation de celles-ci remettent en cause un avantage régulièrement consenti, par l'entremise
d'une mesure individuelle, sous l'empire du règlement ancien2153. Une norme impersonnelle ne
2145
"Acte administratif", Répertoire Dalloz de contentieux administratif, n°588.
Le même auteur, en collaboration avec G. Vedel, affirme que "des règlements peuvent créer des droits pour le
passé (par exemple droit d'un fonctionnaire à des indemnités prévues par un règlement)". Nous reviendrons sur ce
problème précis en fin de paragraphe.
Pour un récapitulatif des différentes prises de position en ce sens, Cf. P. Le Mire, art. cit., p.204, note 12.
2146
J.-M. Rainaud, La distinction de l'acte réglementaire et de l'acte individuel, op. cit. , p.126.
Dans le même sens, voir notamment P. Auvret, art. cit., p.70 : "on ne peut dissocier le droit acquis de l'acte
individuel".
2147
J.-M. Rainaud, op. cit., p.129.
2148
Cf., par exemple, P. Auvret, art. cit. p.69.
2149
J.-M. Rainaud, op. cit., p.123.
Cette idée de "vocation" est particulièrement intéressante dans la mesure où elle a été reçue en jurisprudence, le
Conseil d'État la distinguant nettement de celle de droits acquis. Lorsque les requérants -en général des
fonctionnaires qui sollicitent un avancement-, bien que remplissant les conditions nécessaires et suffisantes pour
obtenir la mesure qu'ils désiraient, ne possèdent qu'une vocation et non un droit à celle-ci, un changement de
réglementation peut parfaitement empêcher sa concrétisation. Cf. notamment C.E., 9/11/1956, Piedinelli, p.429 ; et
19/03/1965 Jean-Louis, Sévère et Caraman ; Actualité juridique, Droit administratif 1965, p.478, n° 159 ; et p.469,
chronique MM. Puybasset et Puissochet ; Dalloz 1966, p.162, conclusions J.-M. Galabert.
2150
C.E., Ass., 21/10/1966, Société Graciet et Cie, p.560 ; Actualité juridique, Droit administratif 1967, p.274,
conclusions Baudouin.
Et du moment qu'il n'y a pas eu d'application susceptible d'engendrer des droits acquis au profit d'administrés, le
retrait rétroactif d'un règlement même légal est possible (Cf. C.E., 12/12/1953, Confédération nationale des
associations catholiques de chefs de famille, p.545).
2151
Voir notamment C.E., 15/04/1988, Société civile Le Tahiti, p.140 ; Les petites affiches, 9 décembre 1988, p.8,
note P.-L. Frier (arrêt précité), s'agissant d'un P.O.S. sur le fondement duquel avaient été délivrées des
autorisations individuelles.
2152
Jurisprudence constante depuis l'arrêt Blanchet du 17/03/1911 (p.333) ; pour un exemple récent, voir C.E.,
15/02/1991, Goujat, req. n°72769.
2153
C.E., 3/10/1969, Jeanniot, Actualité juridique, Droit administratif 1970, p.247 (la mesure individuelle était en
l'espèce une promotion).

445
saurait donc, par elle-même, créer des droits, ce que confirme encore la jurisprudence relative
aux décisions d'espèce2154. Mais l'application susceptible de créer des droits suppose-t-elle
nécessairement l'édiction d'une mesure individuelle ? La question se pose relativement au droit
au traitement de l'agent public, qui en bénéficie dès lors qu'il a accompli sa tâche 2155. De
nombreux travaux ont pris prétexte de cet exemple pour conclure au pouvoir créateur de droits
de quelques règlements2156. En fait, il semble plutôt que ce droit découle directement de la règle
du service fait, qui constitue l'une des garanties fondamentales des fonctionnaires 2157. C'est
donc ici un acte matériel - l'exécution du service - qui concrétise le droit que le règlement
portait en germe2158.

* Qui sont les bénéficiaires potentiels de droits acquis ?

La controverse porte ici sur l'aptitude d'un acte administratif à faire acquérir des droits à
des individus qu'il ne vise pas directement. La jurisprudence l'a admis à propos notamment des
actes comportant des effets négatifs pour leur destinataire : si les décisions de rejet ou refus
constituent, par principe, des mesures non créatrices de droits 2159, on estime que certaines

2154
Ainsi par exemple, une D.U.P. ne constitue pas un acte créateur de droits, ni à l'égard de ses bénéficiaires
(C.E., Ass., 10/05/1968, Commune de Brovès, p.297, conclusions A. Dutheillet de Lamothe ; Actualité juridique,
Droit administratif 1968, p.455, chronique J. Massot et J.-L. Dewost ; Revue du droit public 1968, p.1079, note M.
Waline), ni à l'égard des tiers (C.E., Ass., 22/02/1974, Adam, p.145 ; Actualité juridique, Droit administratif 1974,
p.197, chronique M. Franc et M. Boyon ; Dalloz 1974, p.430, note J.-P. Gilli ; Revue du droit public 1974, p.1780,
note M. Waline ; et 1975, p.486, conclusions M. Gentot). Elle peut dès lors à tout moment être retirée, même pour
des raisons d'opportunité (Cf. notamment C.E., Ass., 29/04/1994, Association Unimate 65 et autres, arrêt précité
(solution implicite)). Cette solution ne vaut bien évidemment qu'à la condition que l'opération en vue de laquelle a
été prise la D.U.P. n'ait pas encore été menée à son terme. Dans le cas contraire, des mesures individuelles
d'expropriation auront été édictées, et il sera impossible pour l'administration, une fois celles-ci devenues
définitives, de revenir sur la D.U.P. qui les justifie, les collectivités expropriantes bénéficiant alors de droits acquis.
2155
Voir notamment C.E., S., 17/05/1968, Lanson, p.318 ; Revue du droit public 1969, p.305, note M. Waline.
2156
Cf. en particulier J.-M. Auby, "L'incompétence rationae temporis. Recherche sur l'application des actes
administratifs dans le temps", Revue du droit public 1953, p.5 : "Le règlement peut donner naissance à des droits
acquis : ces droits permettront à leurs titulaires de continuer à être soumis à ce règlement même si un règlement
nouveau intervient" ; et J.-C. Douence, Recherches sur le pouvoir réglementaire de l'administration, L.G.D.J.
1968, p.449 : "une situation créée par voie générale peut dans certains cas être protégée par la théorie des droits
acquis et rester régie par la réglementation qui lui a donné naissance".
2157
C.E., Ass., 11/07/1984, Union des groupements de cadres supérieurs de la fonction publique, p.258 ;
Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.627, conclusions D. Labetoulle.
2158
On peut effectuer un rapprochement avec le deuxième exemple généralement avancé pour prouver la capacité
des règlements à créer des droits : le droit du contribuable à la dette exigible (Cf. notamment J.-M. Auby, art. cit.
p.36). Ici encore, c'est le fait générateur de l'impôt qui va matérialiser, à la date où il se produit, l'application de la
règlementation fiscale ; le fait qu'on ne puisse plus modifier le montant de la somme due découle alors simplement
du principe général de non rétroactivité.
2159
Cf. avis du Conseil d'État du 9/03/1948, La Revue administrative 1954, p.384. Sont, en vertu de ce principe
(dont le fondement réside dans l'idée que la décision négative ne modifie pas l'ordonnancement juridique antérieur)
insusceptibles de créer des droits :
- différentes décisions de refus -tels ceux de délivrer un de permis de construire (C.E., 12/01/1962, Canton,
p.23 ; Actualité juridique, Droit administratif 1962, p.234, conclusions M. Combarnous), d'autoriser l'ouverture
d'une pharmacie (C.E., 9/11/1983, Ministre de la Santé c/ Mmes Rakover, Casalta, Bernadelli, p.845), l'extension
d'une grande surface (C.E., S., 25/02/1983, Union de commerçants de Parthenay, p.80 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1983, p.330, chron. B. Lasserre et J.-M. Delarue), la création de lits supplémentaires dans un centre
hospitalier (C.E., 23/11/1990, Fondation du Centre hospitalier des courses, Revue du droit public 1991, p.1748)
etc.
- ainsi que des décisions de rejet (voir par exemple, pour le rejet d'une demande d'autorisation d'ouvrir un
commerce, C.E. S., 27/06/1947, Société Duchet, p.283).

446
d'entre elles peuvent en générer au bénéfice de tiers qui en tirent avantage2160. Cette solution,
d'abord consacrée dans le contentieux de la fonction publique où nombre de mesures
défavorables à l'agent qu'elles visent peuvent avoir de fructueuses répercussions sur les
membres du corps intéressé2161, s'est progressivement étendue à d'autres secteurs, en particulier
celui des refus d'autorisation de licenciement, analysés comme générateurs de droits à l'égard
des salariés concernés2162. Le Conseil d'État ne semble cependant reconnaître de tels droits que
lorsque les tiers qui bénéficient des retombées indirectes de la décision négative sont
"suffisamment peu nombreux et individualisables pour se prévaloir d'un véritable intérêt au
maintien de l'acte"2163. En dépit de cette claire reconnaissance jurisprudentielle de la possibilité,
pour un acte administratif, d'engendrer des droits acquis au profit d'individus qui n'en
constituent pas les destinataires naturels2164, celle-ci a été énergiquement contestée par M.
Auvret : ayant analysé le droit acquis comme un lien direct entre l'administration et le
bénéficiaire de la situation juridique ainsi qualifiée, il lui paraît "contraire à l'esprit de toute la
théorie d'employer l'expression à propos des tiers"2165. Butant cependant devant
l'incontournable réalité jurisprudentielle, il explique les "prétendus droits acquis des tiers" par
l'idée que certains actes dont ils sont issus, en particulier les refus de licenciements, seraient en
fait des actes collectifs concernant aussi directement l'employeur que les salariés2166. Mais une
telle analyse est difficilement transposable en matière de fonction publique, ou les actes estimés
créateurs de droits pour les tiers -on pense surtout aux refus de réintégration ou de titularisation-

2160
Il en va de même pour certaines décisions de retrait d'une mesure qui était favorable à son destinataire. Ainsi,
à l'instar d'un refus de nomination, le retrait d'une nomination crée des droits à l'égard du cadre correspondant
(C.E., 5/01/1955, Association des fonctionnaires du ministère de l'Intérieur, p.636).
2161
Ainsi les fonctionnaires inscrits sur une liste d'avancement bénéficient-ils d'un accroissement de leur chances
de promotion du fait de l'élimination de l'un des leurs en raison d'un refus de titularisation (C.E., S., 12/06/1959,
Syndicat chrétien du ministère de l'industrie et du commerce, p.360 ; Actualité juridique, Droit administratif 1960,
II, p.62, conclusions H. Mayras), de réintégration dans le corps (C.E., S., 14/02/1955, Rodde, précité) ou
d'inscription sur ladite liste (C.E., 29/04/1959, Syndicat national des administrateurs de la France d'Outre-mer,
p.273).
2162
La solution vaut aussi bien pour les refus d'autoriser un licenciement pour motif économique (T.A. Paris,
7/06/1977, Syndicat général du livre, Pattier, Betaille et Lhabitant c/ Ministre du Travail, Droit social 1977, p.461,
note F. Moderne ; et C.E., 5/02/1982, Cahen, p.60) que pour ceux opposés par un inspecteur du travail aux
licenciements de salariés protégés (C.E., 19/02/1979, Sieur Depienne, p.145 ; et C.E., 6/07/1990, Ministre du
Travail c/ Mattéi, p.205 ; Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.230, note N. Belloubet-Frier).
2163
P. Le Mire, art. cit., p.207 (reprenant les conclusions précitées de M. Mayras). Pour cet auteur, par exemple,
"le refus d'ouverture d'un fonds de commerce ne saurait créer des droits au profit des tiers, trop nombreux à être
éventuellement concernés" (ibid, note 48).
Pour une illustration jurisprudentielle de cette idée en matière de refus de permis de construire, voir en particulier
C.E., 23/06/1982, Gerbier, Dalloz, I.R., 1983, p.29.
La jurisprudence ne semble pourtant guère appliquer ce critère avec une grande rigueur. La remarque en a été faite
à propos du contentieux de la fonction publique (Cf. note S.S. sous C.E., 7/02/1973, N. Guyen Van Nang,
Actualité juridique, Droit administratif 1975, p.248), mais elle vaut également pour d'autres solutions ponctuelles
étrangères à cette matière : ainsi, une décision récente du Tribunal administratif de Châlons-sur-Marne
(1er/02/1994, Société réparation wagons foudres de Touraine, Droit administratif 1994, n°271) a considéré qu'un
arrêté préfectoral mettant une société de réparation de Wagons en demeure de présenter une demande
d'autorisation pour des activités de nettoyage de citernes ferroviaires créait des droits au profit des tiers "dont la
santé et la sécurité se trouvent ainsi davantage sauvegardées". Le moins qu'on puisse dire ici, est que l'éventail des
bénéficiaires indirects de la décision s'avère particulièrement large !
2164
Reconnaissance confortée par la référence qu'y fait l'article 2 du décret du 28 novembre 1983 (voir supra,
Partie I, Titre II, Sous-titre II).
2165
Art. cit.,p.70 ; et encore, p.71 : "les avantages que les tiers peuvent percevoir indirectement d'une décision
individuelle ne peuvent être qualifiés de droits acquis".
2166
Ibid., p.78 ; "il faut alors reconnaître que les effets positifs pour les uns paralysent les effets négatifs à l'égard
des autres et que le droit acquis, nécessairement positif, l'emporte sur le désavantage".

447
revêtent incontestablement une portée individuelle sinon exclusive, du moins fortement
dominante, qui interdit en tout état de cause leur assimilation aux actes collectifs ; il semble en
conséquence difficile de lui accorder grand crédit.

La somme des désaccords doctrinaux vaut constat d'échec pour les tentatives de
systématisation de la notion de droits acquis. Nous l'avons dit, la raison de cet insuccès est à
rechercher dans le caractère éminemment fonctionnel de celle-ci. Faut-il pour autant prôner sa
mise à l'index, comme l'ont fait certains 2167? Qu'il nous soit permis d'en douter. Ce n'est pas
parce qu'une notion se révèle protéiforme et irréductible à une définition rigide qu'elle doit être
systématiquement déconsidérée ; du moment qu'un élément continue à lui conférer une unité
minimum, elle peut receler un caractère parfaitement opératoire2168. Reste à montrer ce qui
constitue la composante fédératrice de l'idée de droits acquis.

II - Un rôle essentiel : la résistance aux exigences de la légalité

Les droits acquis se rangent au nombre des notions qui, selon l'heureuse formule de G.
Vedel, "procèdent directement d'une fonction qui leur confère seule une véritable unité"2169.
C'est en effet dans le rôle que leur fait jouer le juge administratif, à savoir la fixation de
certaines situations qui pourraient se trouver inopportunément remises en cause, que l'on
trouvera leur élément unificateur.

A. La fonction fondamentalement stabilisatrice de la notion de droits acquis

Le commissaire du gouvernement Rivet, dans ses conclusions sur l'arrêt qui devait
consacrer la fonction "moderne" de la notion de droits acquis, insistait sur la "garantie (...)
donnée aux particuliers du caractère irrévocable des droits nés des décisions des autorités
compétentes"2170. Le caractère définitif des droits acquis paraît en effet constituer le point
essentiel de la théorie, et certains auteurs l'ont bien compris, qui privilégient à l'étude de la
création d'un droit celle de la fixation d'une situation en faveur d'un administré2171. Cette
stabilisation se manifeste de deux manières.

1 - L'impossibilité de retirer une décision ayant engendré des droits acquis pour le passé

a) La jurisprudence du Conseil d'État s'est toujours montrée très ferme sur ce point, estimant
qu'"en principe les actes qui ont créé des droits ne peuvent être rapportés"2172y compris par le

2167
Cf. par exemple G. Isaac, La procédure administrative non contentieuse, op. cit. p.613, n°630.
2168
M. Latournerie l'a excellemment relevé à propos de la notion de service public : "Une homogénéité au moins
relative est de l'essence des notions. Mais faut-il la pousser jusqu'à l'identité absolue ? Une telle exigence ne
s'impose pas ; elle paraît même contraire à celle d'une saine pratique. Et cette notion peut, sans démériter, s'en tenir
à l'approximation pourvu que les similitudes qu'elle exprime ne descendent pas au-dessous du niveau rédhibitoire"
("De la notion de service public", Etudes et documents du Conseil d'État 1960, p. 95).
2169
La semaine juridique 1950.I.851, art. cit. n°5.
2170
Conclusions précitées, sur l'arrêt Dame Cachet, Revue du droit public 1922 p.552.
2171
Voir en particulier J.-M. Rainaud, op. cit, pp.131 s.
2172
C.E., 19/11/1926, Monzat, p.1002.
448
supérieur hiérarchique de l'autorité qui les a édictés2173. Cette prohibition intéresse en fait deux
types de situations qui ont été judicieusement dissociés par M. Fournier2174, puis précisés par
M. Auvret 2175:

- Elle vaut en premier lieu pour les "opérations uniques", c'est-à-dire celles qui découlent d'un
acte administratif dit "instantané", car épuisant ses effets dès son édiction. Ainsi, dans l'arrêt
Dame Cachet, la requérante, ayant obtenu de l'administration une indemnité qui constituait un
droit acquis à son profit, ne pouvait en être rétroactivement privée2176.

- Elle couvre ensuite toutes les "situations continues" qui, à l'inverse des précédentes, se
prolongent dans le temps : dès lors que celles-ci on engendré des droits acquis pour le passé, on
ne saurait en envisager le report ab initio. Peu importe ici que l'acte qui se trouve à la base d'une
telle situation revête ou non un caractère précaire et révocable, une autorisation de police ou
d'occupation du domaine public pouvant parfaitement être préservée du retrait pour ce
motif2177tout comme peut l'être une mesure individuelle réputée créatrice de droits, telle la
nomination d'un fonctionnaire ou l'allocation d'une pension.

b) Il paraît toutefois difficile d'éluder la question cruciale qu'une part de la doctrine a depuis
longtemps soulevée : les solutions précédemment évoquées ne pourraient-elles pas tout
bonnement s'expliquer par le jeu du principe de non rétroactivité des actes administratifs, la
référence aux droits acquis devenant, en ce cas, totalement superflue2178 ? Une réponse négative
s'impose. Dans de nombreuses hypothèses où fait défaut l'existence de droits acquis, le juge
tolère un report ab initio d'une décision administrative sans que puisse s'y opposer le principe
général avancé. On pense évidemment, même si d'autres illustrations peuvent être trouvées dans
des domaines totalement différents2179, aux retraits des sanctions qui, dans le cadre de la
fonction publique, s'étaient soldées par une privation de poste, retraits admis par principe sur
sollicitation

2173
C.E., 21/01/1948, Lalanne, p.28 ; et 6/05/1953, Dame Dantel, p.205.
Voir également J.-C. Groshens, "Le pouvoir des supérieurs hiérarchiques sur les actes de leurs subordonnés",
Actualité juridique, Droit administratif 1966, I, p.148 ; et J. Rivero, "Remarques à propos du pouvoir
hiérarchique", ibid., p.154.
2174
Conclusions sur C.E., 9/03/1967, Société Behr-Mannig et Abrasifs Norton, Actualité juridique, Droit
administratif 1967, p.528.
2175
Art. cit., p.79 s. Nous n'adopterons toutefois pas exactement la typologie dégagée par cet auteur, qui, entre les
opérations uniques et les situations continues, distingue une troisième hypothèse : "les opérations uniques qui
donnent naissance à une situation continue". Cette précision ne se révèle en effet d'aucune utilité dans l'optique de
notre démonstration.
2176
Jurisprudence précitée.
2177
Voir notamment en ce sens MM. Long, Weil, Braibant, Delvolvé et Genevois, op. cit., n°42.
De même, le titulaire d'un emploi à la discrétion du gouvernement, s'il ne jouit d'aucune sûreté pour l'avenir,
bénéficiera d'un droit acquis à percevoir les avantages inhérents aux services qu'il aura effectués tant qu'il était en
fonction.
2178
Telle est en particulier l'opinion de J. Carbajo, (op. cit. pp.173 s.) qui, reprenant certaines suggestions
antérieures, propose qu'on remplace purement et simplement la référence aux droits acquis par le jeu du principe
de non rétroactivité.
2179
En particulier dans le domaine de l'expropriation : la D.U.P. ne créant aucun droit acquis (que ce soit au profit
des propriétaires dont les biens sont visés par le projet d'expropriation ou à l'égard des collectivités expropriantes),
son retrait est toujours possible, même pour des raisons d'opportunité, y compris lorsque le délai de recours
contentieux direct à son encontre est écoulé (C.E., Ass., 29/04/1994, Association Unimate 65 et autres,
jurisprudence précitée).
449
de l'intéressé dès lors qu'ils ne portent pas atteinte aux droits des tiers 2180. De même, lorsqu'un
texte institue un recours hiérarchique obligatoire, l'acte édicté par l'autorité subordonnée est
insusceptible de créer des droits tant que le supérieur ne s'est pas prononcé sur son compte, et
pourra parfaitement de ce fait être retiré par ce dernier, même pour des motifs d'opportunité 2181.
Une dernière solution prouverait, si le besoin s'en faisait encore sentir, l'insuffisance du principe
de non rétroactivité à expliquer la prohibition du retrait des décisions ayant généré des droits
acquis : le Conseil d'État admet la disparition rétroactive d'une mesure qui avait vocation à créer
des droits au profit de son destinataire lorsque celui-ci a explicitement renoncé à leur
concrétisation2182. Ce qui sans conteste commande l'irrévocabilité d'un acte se situe donc, par-
delà le principe qui trouve sa source dans le célèbre arrêt Société du journal l'Aurore2183, dans
la notion étudiée. Mais la fonction des droits acquis ne s'arrête pas là.

2 - La difficulté à abroger une décision ayant engendré un droit acquis au bénéfice d'une
situation continue

Une abrogation ne se conçoit, par hypothèse, qu'à l'égard d'actes dont les effets s'étirent
dans le temps ; en d'autres termes, seules les situations continues se prêtent à une pareille
disparition. La décision qui réalise une opération unique ne peut en effet, en raison de son
instantanéité, faire l'objet que d'un retrait, faute de quoi elle demeurera éternellement acquise à
son bénéficiaire2184. C'est donc seulement dans ce dernier cadre que l'on peut parler
d'"intangibilité" au sens strict. Au contraire, puisque rien ne saurait assurer la stabilité
perpétuelle des situations continues, l'intangibilité qui est réputée s'attacher à quelques-unes
d'entre elles est à interpréter dans un sens relatif : du fait même de leur durée, elles s'exposent
naturellement à l'inévitable mutabilité des règles de droit, et risquent, tôt ou tard, de s'éteindre.
Il ne faudrait pas croire pour autant que la notion de droits acquis ne trouve plus ici sa place,
dans la mesure où celle-ci est à même de garantir une certaine stabilité pour l'avenir. Lorsqu'un
administré ne dispose d'aucun droit acquis au maintien d'une situation dont il est titulaire -ce
qui est en particulier le cas, on le sait, en ce qui concerne les autorisations de police ou
d'occupation du domaine public- l'administration détient un pouvoir d'abrogation quasi
discrétionnaire, puisque l'individu n'a rien à opposer à l'intérêt général qu'elle ne manquera pas

2180
Ce principe vaut aussi bien pour le retrait de sanctions légales (C.E., 28/02/1908, Franco, p.187 ; Revue du
droit public 1908, p.249, note G. Jèze ; 9/01/1953, Desfour, p.5 ; 20/06/1988, Commune de Sèvres, Droit
administratif 1988, n°405) qu'illégales, quand bien même celles-ci revêtiraient un caractère définitif (C.E.,
1er/06/1959, Boillet, p.333 : retrait d'une sanction d'épuration avalisé au motif que cette mesure favorable à
l'intéressé (qui bénéficiait, de ce fait, d'une reconstitution de carrière) n'allait pas à l'encontre des intérêts des tiers ;
voir également C.E., 25/02/1963, Deangeli, p.121).
2181
C'est le cas, en particulier, s'agissant des décisions préfectorales prises sur demandes d'autorisation, de
création ou d'extension des établissements de santé : avant toute contestation juridictionnelle les visant, un recours
hiérarchique doit être intenté auprès du ministre de la santé. Ce dernier doit être dès lors considéré comme seul
compétent pour arrêter la position définitive de l'administration et peut, à ce titre, retirer la décision initiale (C.E.,
S., 1er/02/1980, Clinique Ambroise Paré, p.62 ; Revue de droit sanitaire et social 1980, p.359, conclusions A.
Bacquet ; La semaine juridique 1980, n°19445, note J. Barthélémy et C. de Chaisemartin ; et S., 5/03/1982,
Clinique de l'Aigle, Revue de droit sanitaire et social 1982, p.630, conclusions A. Bacquet).
2182
Cf. C.E., 19/11/1954, Casanova, p.725 ; C.E., 25/03/1960, Augé, p.220 ; Revue du droit public 1960, p.850.
Voir également C.E., S., 24/02/1967, de Maistre, p.91 ; Actualité juridique, Droit administratif 1967, p.343, note
G. Peiser ; La semaine juridique 1967, n°15068, conclusions J. Rigaud (refus de nomination dans l'ordre de la
Légion d'honneur).
2183
Jurisprudence précitée.
2184
Ainsi en va-t-il, par exemple, de l'attribution d'une décoration.

450
de mettre en avant. Il en va différemment lorsque l'intéressé peut faire valoir qu'il tient d'un acte
administratif un droit acquis pour l'avenir : l'autorité compétente se voit ici contrainte de
respecter la procédure de l'acte contraire si elle souhaite, malgré tout, faire disparaître cette
mesure2185, procédure qui canalise totalement le pouvoir abrogatif puisque celui-ci n'est
susceptible de s'exercer que dans les cas, conditions et procédures prévus par les lois et les
règlements2186.

Le rôle fondamentalement stabilisateur de la notion de droits acquis se vérifie donc tant


par la garantie des effets qu'a pu produire un acte administratif que par la protection d'une
situation juridique pour l'avenir. Son intercession met l'administré qui en bénéficie à l'abri des
tentations que pourrait manifester l'administration, pour des raisons d'opportunité ou - et ceci
est essentiel dans notre optique - de légalité, de revenir sur l'avantage qu'elle lui a accordé.

B. Une fonction capitale en matière de sanctions d'actes illégaux

La notion de droits acquis possède une vocation générale de stabilisation des situations
créées au profit des administrés, que celles-ci procèdent d'un acte régulier ou irrégulier. Mais
c'est de son emploi dans cette dernière hypothèse qu'elle tire l'essentiel de son originalité, voire
sa réelle justification. Sa réapparition sous sa forme actuelle dans l'arrêt Dame Cachet, visait en
effet à interdire à l'administration de rapporter un acte dont l'illégalité aurait pu légitimer, sans
son entremise, la disparition rétroactive. M. Auvret en convient : "la théorie des droits acquis a
été forgée pour expliquer comment un acte irrégulier peut, le délai du recours contentieux
passé, faire acquérir des droits et comment ceux-ci peuvent être maintenus nonobstant
l'illégalité"2187. Il s'agissait avant tout d'éviter que, prenant prétexte du vice qui entache la
décision qui les génère, l'administration conserve éternellement la possibilité de priver un
administré des avantages qu'il a un jour obtenus. L'étude du principe d'intangibilité des actes
non réglementaires nous a déjà fourni l'occasion de décomposer le mécanisme choisi à cet
effet2188 : depuis l'arrêt Cachet, l'administration ne saurait retirer une décision créatrice de
droits irrégulière devenue définitive sans commettre une illégalité, lesdits droits étant estimés
acquis à l'expiration du délai d'excès de pouvoir2189. Examinons à présent un peu plus en
profondeur cette faculté de résistance aux exigences de la légalité :

2185
Il convient toutefois de signaler une hypothèse intermédiaire, celle des actes conditionnels (voir l'arrêt
Syndicat intercommunal de la Marana précité) : tant que la condition est remplie, ces décisions ne peuvent être
facilement remises en cause par l'administration, car leur bénéficiaire est habilité à se prévaloir d'un droit à leur
maintien ; mais que ladite condition vienne à ne plus être satisfaite et l'acte s'exposera à une disparition (ou à un
aménagement) automatique, sans qu'aucun droit à sa conservation intégrale ne puisse désormais s'interposer (Cf.
par exemple C.E., S., 30/03/1979, Secrétaire d'État aux Universités et Université de Bordeaux II, p.141 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1979, n°10, p.18, chronique Y. Robineau et M.-A. Feffer ; Dalloz 1981, p.51, note B.
Foucher : réduction du montant d'une dotation annuelle en crédits de vacation et d'heures complémentaires
accordée à l'Université en cause sur le vu de son programme d'activité, à raison du fait que ledit programme n'avait
pu être totalement mis en œuvre à cause d'une grève. Cet aménagement est estimé valable, dans la mesure où le
droit de l'Université à conserver sa dotation était subordonné à cette mise en œuvre).
2186
Sur cette procédure de l'acte contraire, voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II, les développements sur
l'abrogation obligatoire.
2187
Art. cit. p.63.
2188
Voir supra, Titre préliminaire.
2189
Cf. par exemple, au sein d'une jurisprudence très abondante, C.E., 6/07/1938, Préfet de la Charente, p.624 ;
C.E., S., 11/07/1958, Loubier-Detaille, p.431.

451
1 - Quelques auteurs ont parfois fait remarquer l'"autonomie" que semblent manifester les actes
individuels eu égard au pouvoir administratif : avec ce type de mesures, nous nous situerions
"dans une autre sphère juridique : il s'agit d'actes qui se sont détachés de l'acte-règle, qui ont
leur vie juridique propre"2190. Nul doute que de telles remarques s'inspirent de l'imperméabilité
de la décision individuelle ayant conféré des droits acquis à la censure contentieuse de l'acte
réglementaire qui leur servait de base2191. Mais on ne saurait se satisfaire de l'analyse évoquée,
même épaulée par la notion de droits acquis. Un acte individuel - eût-il engendré des droits - ne
s'affranchit jamais pleinement des textes qui l'ont fondé, sauf peut-être dans l'hypothèse,
exceptionnelle en pratique, où son objet consistait en la réalisation d'une opération unique 2192.
L'exemple consacré de la nomination d'un fonctionnaire nous prouve l'illusion d'une telle
autonomie : son titulaire tient de celle-ci, on le sait, la garantie d'une certaine stabilité de sa
situation vis-à-vis de l'administration qui l'emploie ; mais il y aurait abus de langage à parler
d'indépendance de la nomination par rapport à la réglementation qui l'a autorisée puisque, dans
les cas prévus par cette dernière - à savoir essentiellement à titre de sanction ou du fait de
l'atteinte de la limite d'âge -, l'autorité administrative sera en mesure d'y mettre fin.

2 - Cette idée d'autonomie, si elle ne peut être prise à la lettre, suscite pourtant un écho chez
quiconque étudie la notion de droits acquis. Mais ni la terminologie choisie, ni le rapport à la
règle de droit n'apparaissent judicieux. Ce n'est pas tant d'indépendance que d'immunité qu'il
s'agit ici, une immunité quant à l'illégalité qui affecte la décision ayant engendré des droits
acquis. Le juge administratif part d'un simple syllogisme : la sanction de ladite illégalité aurait
immanquablement des conséquences négatives sur la situation qu'il entend protéger ; aussi
préfère-t-il préserver à coup sûr cette dernière en neutralisant toutes les armes d'assainissement
de l'ordonnancement juridique qui auraient pu être employées à l'encontre de la décision
individuelle ayant engendré des droits acquis. Du moment qu'il estime être en présence d'une
pareille mesure, il interdira à donc l'administration d'user des moyens de sanction des
irrégularités dont elle dispose -retrait, abrogation inconditionnée de l'acte vicié-, tout comme il
s'abstiendra d'employer les siens -annulation, voire, dans une moindre mesure, déclaration
d'illégalité. Le droit acquis ne saurait bien évidemment, par on ne sait quelle alchimie,
métamorphoser une décision illégale en acte régulier. Il possède cependant la faculté
remarquable d'assurer à la mesure qui lui sert de fondement un traitement invariable, qu'elle soit
ou non conforme aux sources de la légalité. Peu importe l'éventuelle irrégularité de l'acte qui a
généré des droits acquis, voire l'attestation ultérieure de son illégalité (notamment par
l'annulation du règlement qui lui servait de base) : une fois entérinés les droits qu'un administré
tient d'une opération unique, celle-ci présentera en toute hypothèse un caractère "définitif,
immuable et figé"2193 ; après constatation d'un droit acquis à une situation continue, le seul
moyen de l'interrompre sera d'édicter un acte contraire, avec toutes les sujétions que cela
suppose.

En dépit du flou qui entoure la notion de droits acquis, on pourra donc retenir, en fin de
compte, sa capacité à neutraliser l'illégalité des actes qui en génèrent. L'analyse se déporte donc
de la situation protégée vers la garantie de son support. Mais plus que la protection de l'acte lui-
même, c'est celle de la norme qu'il porte en lui qui va, dès lors, nous intéresser.

2190
P. Duez et G. Debeyre, Traité de Droit administratif, Dalloz, 1952, p.212, n°325.
2191
Voir supra, Sous-titre précédent.
2192
Dans la mesure où, comme on le sait, il sera ici considéré comme éternellement acquis au profit de son
bénéficiaire.
2193
Selon l'expression de J.-M. Rainaud, op. cit. p.121.

452
Paragraphe 2. Le rattachement des droits acquis à la catégorie des "normes acquises"

La notion de "norme acquise" que nous allons tenter de définir ici recouvre une
multiplicité de situations, au point qu'on pourrait douter de la pertinence de les réunir sous une
unique étiquette. Pourtant, tout comme pour la théorie des droits acquis dont elle s'inspire, la
constante qui en relie les divers éléments autorise pareil regroupement ; et ce dernier, loin d'être
gratuit, facilitera très certainement la compréhension de la dynamique qui anime la matière.

I - Ce que l'on entendra par "norme acquise"

A. Une acception large de l'idée de "norme"

1 - Les développements à suivre ne nourrissent bien évidemment pas l'ambition de poursuivre


in abstracto l'idée de norme juridique, et ceux qui en rechercheraient la substance sont invités à
se référer aux ouvrages s'y étant essayés2194. Nous nous proposons plutôt de confectionner -sans
trahir, si possible, les concepts fondamentaux- une définition adaptée aux raisonnements à tenir
dans ce chapitre. Il faudra ainsi comprendre tout simplement par norme la proposition que
contient un acte juridique, la prescription dont ce dernier est le support 2195; en d'autres termes,
ce que la doctrine classique dénommait le negotium de l'acte administratif, par opposition à
l'instrumentum que constitue "l'enveloppe extérieure dans laquelle cette mesure apparaît sur la
scène juridique"2196. Insistons sur cette dernière distinction : les normes dont nous serons
amenés à parler ne se confondent pas avec l'instrument de leur prononcé, à savoir l'acte
juridique. Celui-ci permet la modification de l'ordonnancement juridique qu'opère, seule, la
norme qu'ils portent en eux. L'idée de norme ne devra pas plus être assimilée "avec le résultat
de son application. Dans le vocabulaire du Droit, la norme n'est ni une situation juridique, ni un
droit subjectif ; elle forge l'un et l'autre"2197.

2 - Le substantif "norme" tel que nous allons l'entendre recoupe toutes les hypothèses dans
lesquelles, pour reprendre Eisenmann, un acte est à même de "modifier les éléments de l'ordre
juridique", c'est-à-dire de "créer ou abolir des rapports d'obligation-droit"2198. On s'autorisera de
la sorte à en identifier une dès lors qu'intervient une mesure destinée à imposer une conduite
aux administrés ou à l'administration elle-même, voire aux deux simultanément. Cette
définition, indéniablement souple, intéresse au premier chef les décisions unilatérales que
l'administration a le pouvoir d'édicter, que celles-ci présentent ou non un caractère

2194
On renverra essentiellement à la thèse de D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions
normatives de l'État, op. cit. pp.39 et s., et aux nombreuses et complètes références qu'elle recèle.
2195
Cette définition ne se réclame certes pas d'une stricte orthodoxie, dans la mesure où la norme est
traditionnellement plus volontiers analysée comme la "signification" de cette proposition (Cf. notamment Kelsen,
Théorie pure du droit, 2ème édition, Dalloz 1962, p.7).
2196
P. Weil, op. cit., p.38.
A noter qu'Eisenmann avait lui aussi étable une corrélation entre norme et negotium de l'acte juridique. Cf.
notamment P. Amselek, "L'acte juridique à travers la pensée de C. Eisenmann", in La pensée de C. Eisenman
(Colloque de Strasbourg), Economica 1986, p.31.
2197
D. de Béchillon, op. cit. p.42.
2198
Cours de droit administratif, L.G.D.J. 1982-1983, t. II, p.372.
453
réglementaire2199. Elle englobe en outre des actes dont le caractère normateur n'est pas
unanimement reconnu : ainsi en va-t-il notamment des actes juridictionnels, dont certains sont,
à l'évidence, générateurs d'une véritable obligation juridique 2200; les contrats que conclut
l'administration s'y plieront, eux aussi, parfaitement2201.

B. Une vocation plus générale que celle des droits acquis

Même si elle s'inspire nettement de la théorie des droits acquis, l'idée de norme acquise
s'en distingue de par son champ d'application beaucoup plus étendu.

1 - Emprunt à la théorie des droits acquis

Comme nous l'avons précédemment signalé, le rôle principal de la notion de droits


acquis repose dans sa faculté d'empêcher la remise en cause, pour des motifs de légalité, des
situations qu'elle couvre. Partant du truisme selon lequel la chute de l'acte qui en génère
risquerait de leur nuire, le juge préfère désamorcer que sanctionner l'irrégularité de celui-ci.
Mais il est clair que l'acte ainsi sauvé revêt une importance secondaire à ses yeux ; ce qui lui
importe par-dessus tout, c'est de préserver la situation juridique à la concrétisation de laquelle il
a œuvré. De cette propriété de neutralisation d'une illégalité s'inspirera l'idée de "normes
acquises" : seront considérées comme telles celles qui ne sauraient pâtir, pour une raison ou
pour une autre, du vice - supposé ou avéré - de l'acte juridique qui les porte. Non seulement
cette illégalité ne s'opposera pas à l'intégration de la norme en cause dans l'ordre juridique2202,
mais, de surcroît, elle ne sera d'aucune incidence sur son avenir : son éventuel maintien ou
effacement se décidera dans les mêmes conditions que si aucune irrégularité n'était à déplorer.

2 - Absorption de la théorie des droits acquis

a) Possibilité d'une absorption

L'idée de norme acquise détient-elle la faculté d'englober totalement celle de droits


acquis ? On pressent l'objection théorique qui ne manquerait pas d'être soulevée à l'encontre

2199
Cf. en particulier I. Poirot Delpech (art. cit. pp. 481/482), qui a, à juste titre, critiqué les auteurs limitant la
catégorie des actes normatifs à celles des actes réglementaires : "la différence qui existe entre l'acte réglementaire
et l'acte individuel se situe non dans l'existence ou non de création de normes, mais dans le caractère même de
celles-ci, normes générales et abstraites pour le premier, normes individuelles et concrètes pour le second".
2200
Voir notamment D. de Béchillon, "Sur l'identification de la chose jugée dans la jurisprudence du Conseil
d'État", Revue du droit public 1994, art. cit. : "Ainsi l'obligation de respecter la chose jugée possède exactement la
même nature que celle de n'importe quelle autre norme. (...) Les sujets de Droit, et tout particulièrement
l'administration, sont obligés à la bonne exécution des sentences, même s'ils doivent pour ce faire abroger et/ou
édicter d'autres normes".
2201
Sur ce dernier point, voir en particulier D. de Béchillon, "Le contrat comme norme dans le droit public positif",
Revue française de droit administratif 1992, art. cit. p.16 : "Avec l'école de Vienne, le contrat devient un "acte
juridique" comme les autres, une technique d'élaboration du droit. De la sorte, il édicte une proposition normative :
telle chose doit ou ne doit pas être, tel ou tel évènement doit ou ne doit pas survenir. (...) Ainsi entendue en tous
cas, la notion d'une norme conventionnelle n'effraie plus personne".
2202
Ce qui, selon la terminologie de M. Virally, postule leur "validité" puisque "les normes qui font effectivement
partie d'un ordre juridique valable sont elles-mêmes valables" ("Notes sur la validité du Droit et son fondement", in
Mélanges Eisenmann, p.463).

454
d'une réponse affirmative : la théorie des droits acquis vise essentiellement à sauvegarder des
situations juridiques ; or, nous savons que ces dernières se distinguent conceptuellement de la
norme dont elles procèdent. Mais cette nuance ne porte pas, et cela pour deux raisons :
- tout d'abord parce que l'idée de norme n'est jamais absente lorsqu'il s'agit de déterminer si tel
acte a pu, ou non, générer des droits, comme en témoigne en particulier la jurisprudence relative
aux décisions récognitives2203. Pour le juge administratif, ces dernières sont, contrairement aux
actes dits attributifs, insusceptibles de faire naître un droit acquis au profit de leur bénéficiaire.
Ainsi en va-t-il en premier lieu des décisions dont l'objet exclusif est de constater une situation
de fait, telle la délimitation du domaine public naturel - qui consiste simplement à prendre
objectivement acte d'une réalité matérielle, telle qu'elle résulte des phénomènes naturels 2204- ou
le relevé des notes obtenues à un examen2205. Sont également comptées au nombre des mesures
récognitives celles qui se bornent à "tirer les conséquences d'une situation juridique qu'elles
n'ont pas créée"2206, comme un grand nombre de décisions pécuniaires au travers desquelles
l'administration ne fait que constater l'existence ou l'étendue d'un droit préexistant2207.
L'incapacité à créer des droits qui frappe ces différents actes - incapacité qui implique qu'en cas
d'erreur, l'administration pourra toujours, nonobstant l'expiration des délais contentieux, les
retirer ab initio2208 - provient de ce qu'ils ne portent en eux aucune norme. Cette carence est
évidente s'agissant des décisions de constatation d'une situation de fait, puisque celles-ci ne
sauraient, par leur propre vertu, modifier l'ordonnancement juridique2209. Elle se révèle moins
flagrante pour ce qui est de la seconde catégorie d'actes évoquée, et notamment pour les
décisions estimées "purement pécuniaires" : en effet, si la jurisprudence initiale réservait ce
qualificatif à celles d'entre elles qui liquidaient une créance dont l'origine leur était
antérieure2210, le caractère récognitif a depuis été reconnu à des actes qui font, eux-mêmes,
naître une créance2211. On ne saurait cependant, sans abus de langage, considérer ces derniers

2203
On aurait parfaitement pu s'appuyer sur d'autres domaines pour illustrer cette corrélation. C'est en effet elle
qui explique également la différence de traitement entre décision de refus et décision de retrait, comme le
remarquait le commissaire du gouvernement D. Labetoulle dans ses conclusions sur l'arrêt Epoux Poissonnier
(C.E., 4/05/1984, Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.511) : "il est tout à fait compréhensible qu'une
décision de refus ne crée pas de droits, car elle ne modifie pas l'ordonnancement juridique antérieur. Le retrait, au
contraire, opère une novation (...). C'est là une différence importante, car les situations juridiques auxquelles la
théorie des actes créateurs de droits tend à attacher une stabilité juridique sont normalement la conséquence d'une
novation. De ce point de vue, on perçoit qu'il y aurait quelque artifice à assimiler refus et retrait et l'on pressent que
le retrait a vocation à être tenu pour créateur de droits". Ce pressentiment est d'ailleurs corroboré par la
jurisprudence (voir par exemple C.E., S., 21/11/1947, Dlle Ingrand, p.430 ; C.E., S., 18/12/1953, Welter, p.564 ; et
C.E., 24/01/1962, Chiesa, p.53 : le retrait d'une mesure défavorable à son destinataire crée des droits à son profit ;
voir également, pour une création de droits au bénéfice de tiers, l'arrêt Association des fonctionnaires du ministère
de l'Intérieur précité).
2204
Cf. notamment C.E., S., 6/02/1976, S.C.I. Villa Miramar, p.88, Actualité juridique, Droit administratif 1976,
p.201, chronique M. Boyon et M. Nauwelaers.
2205
C.E., 11/05/1987, Dlle Ollier, Droit administratif 1987, n°342.
2206
R. Odent, Contentieux administratif, p.869.
2207
Ces décisions sont dites alors "purement pécuniaires" ; voir notamment, pour une décision conférant un
indice de traitement à un fonctionnaire, C.E., S., 26/10/1962, Guillon, p.567 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1963, p.19 ; pour une mesure accordant des indemnités représentatives de logement de fonction, C.E.,
30/10/1987, Epoux Clergeau, p.530 ; Dalloz 1988, p.471, note L. Richer
2208
Cf. par exemple C.E., S., 15/10/1976, Sieur Buissière, p.419, conclusions D. Labetoulle ; Actualité juridique,
Droit administratif 1976, p.557, chronique M. Nauwelaers et L. Fabius ; et, plus récemment, C.E., 10/05/1995,
Ministre de l'équipement c/ Abbal, req. n°137820.
2209
La délimitation du domaine public naturel, par exemple, ne vise pas à créer un régime favorable pour
l'administration ou les particuliers, mais simplement à préciser les limites géographiques dans lesquelles les règles
de la domanialité publique peuvent s'appliquer.
2210
C.E., 11/03/1927, Dame Lehoux, p.322
2211
Voir notamment, les arrêts Guillon et Buissière précités.
455
comme normatifs : le juge administratif vérifie en effet, avant de leur dénier tout caractère
attributif, que l'autorité compétente ne disposait d'aucun pouvoir d'appréciation quant à leur
édiction, qu'elle s'est contentée de constater le droit que détenait l'administré concerné au
versement d'une somme prédéterminée2212. Il faut en conséquence estimer que ces actes sont,
eux aussi, dépourvus de norme ; ils se bornent à en appliquer mécaniquement une qui leur
préexiste.

- eu égard ensuite à la destinée commune de la norme et de son produit. Prenons l'exemple


d'une validation législative : l'intervention parlementaire recherche simplement, elle aussi, la
préservation de situations juridiques données ; il n'empêche que cette garantie passe toujours
par l'inactivation d'une illégalité qui aurait pu avoir des incidences sur leur norme "matrice". Le
juge opère systématiquement de la même façon lorsqu'il prétend protéger un droit acquis : il
s'oppose, en rendant sans portée l'irrégularité qui l'entache, à la fragilisation de son support.

Intégrer l'idée de droits acquis à une catégorie plus vaste qui regroupe toutes les normes
préservées des retombées d'une illégalité se révèle dès lors parfaitement envisageable ; encore
faut-il la justifier.

b) Justification d'une absorption

L'approche objective du sujet opérée en première Partie nous a permis de constater que
le phénomène de neutralisation d'une l'illégalité dans un but de sauvegarde de l'acte vicié se
retrouve dans un assez grand nombre d'hypothèses. Cela se vérifie de façon particulièrement
flagrante dans le domaine des effets de l'annulation : pour ne prendre que quelques exemples au
hasard, on peut renvoyer aux développements sur l'annulation partielle, les interventions
législatives ou l'emploi des techniques de détachabilité et de dissociation. Dans tous les cas, la
soustraction d'un acte juridique irrégulier à la censure du juge de l'excès de pouvoir vise à
sauver une norme par delà l'enveloppe juridique dans laquelle elle s'est développée ; mais on ne
saurait solliciter à leur égard la théorie des droits acquis sans risquer sa dénaturation. Celle-ci ne
concerne en effet, comme on le sait, que la protection d'intérêts particuliers, individualisés par
un acte non réglementaire unilatéral. Or, dans l'idée de norme acquise, voisineront avec ce type
de situation des constructions qui s'en sépareront clairement, soit à raison des catégories d'actes
sollicitées - à côté des décisions individuelles, nous trouverons parfois des mesures
réglementaires, contractuelles2213, voire des actes juridictionnels -, soit en considération du

2212
Effectivement, dès lors qu'il est établi que l'administration disposait d'un minimum de pouvoir d'appréciation
quant à l'octroi de la somme d'argent ou à la fixation de son montant, la décision est en général considérée
attributive et peut, en conséquence, créer des droits. C'est le cas par exemple pour une subvention dont l'octroi était
laissé au libre arbitre de l'autorité compétente (C.E., 25/07/1986, Société Les Fils d'Auguste Peureux, Revue
française de droit administratif 1987, p.455, conclusions O. Fouquet), ou la remise gracieuse d'une dette (C.E.,
23/03/1956, Teulières, p.140, conclusions P. Landron). Mais il faut signaler que la jurisprudence n'est pas toujours
aussi claire que son exposé schématique (Cf. sur ce point les conclusions précitées de D. Labetoulle sur l'arrêt
Buissière, le commissaire du gouvernement critiquant par ailleurs le critère retenu, fondé sur la distinction entre
pouvoir discrétionnaire et compétence liée, et proposant -en vain- de revenir à la solution consacrée par l'arrêt
Dame Lehoux).
2213
Encore pourrait-on ici se demander s'il n'existe pas de "droits contractuellement acquis", comme l'estimait la
doctrine classique (Cf. Laferrière, op. cit. p.441, qui parle de "décisions ou de contrats qui ont créé des droits").
Mais il est communément admis aujourd'hui que l'emploi de l'expression à l'égard des actes contractuels est
impropre, comme le souligne notamment P. Auvret : "Issu d'un acte individuel (...) le droit acquis est un droit ou
un privilège acquis à l'encontre de l'administration ou sous sa protection. (...) Les effets de l'acte individuel se
rapprochent de ceux d'un contrat qui fait loi entre les parties et entre elles seules, bien que le fondement de l'acte
456
bénéficiaire du désamorçage de l'illégalité effectué - qui ne sera autre, bien souvent, que
l'administration elle-même. On s'aperçoit ainsi que la notion dans laquelle nous nous proposons
d'inclure l'idée de droits acquis rassemble des éléments pour le moins hétérogènes.

II - Une catégorie extrêmement composite

A. La triple manifestation de la disparité des normes acquises

Il a déjà été fait allusion à la diversité des éléments qui trouvent à s'intégrer dans la
notion que nous prétendons dégager. Afin de se représenter l'ampleur exacte de cette
hétérogénéité, on se placera successivement à trois niveaux d'analyse :

1 - Rappelons brièvement, dans un premier temps, que les normes acquises peuvent émaner
d'actes de nature très différente. La recherche d'un critère de détermination de celles-ci basé sur
le caractère de leur acte-support s'avérerait nettement plus périlleuse que celle, déjà délicate, de
l'identification des décisions créatrices de droits. Dans ce dernier cas, en effet, bien que la
doctrine ait souligné l'impossibilité de dégager un critère général 2214, on admet communément
que les mesures individuelles revêtent, par principe, pareil caractère2215. Aucune règle ne peut
au contraire s'avancer en ce qui concerne les normes acquises. Elles pourront provenir d'actes
réglementaires ou non réglementaires, unilatéraux ou multilatéraux, administratifs ou
juridictionnels ; mais il serait plus qu'hasardeux de sélectionner l'une de ces catégories pour la
présenter comme terreau privilégié de la notion qui nous préoccupe.

2 - Le deuxième facteur de diversité intéresse le moment auquel intervient la neutralisation de


l'illégalité. Nous constaterons en effet que l'inactivation du vice qui entache - ou pourrait
entacher - l'acte porteur d'une norme acquise est susceptible de se produire à trois stades
distincts : en amont du contentieux qu'aurait pu engendrer cette irrégularité, au moment de la
résolution du litige - lorsque celui-ci a pu se développer -, ou en aval de sa solution.

a) Dans le premier cas de figure, la préoccupation de stabilisation de la norme se traduit par


l'interdiction de mettre en avant l'illégalité de l'acte qui lui sert de fondement. Référence est
évidemment faite au principe d'intangibilité des actes non réglementaires définitifs qui s'oppose
à la mise en cause incidente de leur légalité, mais également, outre les jurisprudences
traditionnelles relatives aux actes de gouvernement et aux mesures d'ordre intérieur qui
n'intéressent pas directement notre sujet, à l'irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir à
l'encontre du contrat.

b) L'inhibition d'une illégalité ne passe cependant pas forcément par une irrecevabilité de
principe. L'étude du procédé de l'annulation partielle nous a par exemple montré en quoi le jeu
de la règle de non ultra petita était susceptible de préserver de la disparition tout ou partie d'un

soit profondément différent. Dans un cas il repose, en principe, sur un accord de volonté alors que dans l'autre, il
s'agit d'un acte unilatéral" (art. cit. p.70).
2214
Sur ce point, voir notamment P. Auvret, art. cit. pp.62/63.
2215
Cf en particulier R. Muzellec, op. cit. pp.112 et s. ; et O. Dupeyroux, op. cit. n°224, p.254.

457
acte irrégulier. Procède de la même dynamique la règle selon laquelle l'acte reconnu vicié par
voie d'exception est censé se maintenir dans l'ordonnancement juridique.

c) Enfin, une illégalité constatée par le juge n'entraîne pas toujours la chute des différentes
normes qui devraient, dans l'absolu, en pâtir. La plupart des situations rencontrées en première
Partie, tant pour l'annulation que pour la déclaration de l'illégalité par voie d'exception,
correspondent à cette hypothèse, et le prochain chapitre nous fournira l'occasion d'y revenir
longuement.

3 - L'immense majorité des normes acquises, nous le verrons, résistent à l'illégalité car le
législateur ou le juge le désirent. Ces deux autorités détiennent en effet, à leur niveau respectif,
par désamorçage ou modulation du contrôle de droit commun, le pouvoir de conforter un acte
qu'un vice semblait devoir fragiliser2216. Mais, et ce sera le dernier paramètre entraînant
l'hétérogénéité de la catégorie, la sauvegarde de certaines normes peut exceptionnellement
revêtir un caractère non plus délibéré mais accidentel, résultant du jeu naturel de principes
procéduraux. Il en va en particulier de la sorte lorsque la règle du non ultra petita interdit au
juge, saisi de conclusions tendant à l'annulation partielle d'un acte irrégulier, de censurer une
partie pourtant illégale de celui-ci, voire s'oppose à la moindre amputation de la décision
viciée2217.

B. Une hétérogénéité assumée

Il ne faudrait pas inférer de la multiplicité des éléments qui composent la catégorie des
normes acquises que celle-ci manque cruellement de cohésion, et ne constitue en conséquence
qu'un conglomérat artificiel, sinon gratuit, de situations conceptuellement distinctes. Ce serait
se méprendre sur sa véritable ambition. Nous avons affaire ici à une notion dont la seule
vocation2218consiste justement à réunir, sous un terme générique, les situations dans lesquelles
une illégalité virtuelle ou patente n'a aucune incidence sur une norme qui devrait a priori en
souffrir. Un tel regroupement facilitera l'émanation des constantes et la comparaison critique
des diverses hypothèses étudiées ; cette vertu tant descriptive qu'analytique,
quoiqu'apparemment limitée au cadre de nos travaux, suffit à justifier la construction proposée.
C'est elle qui, semblablement, fondera la notion de "fait acquis".

2216
L'administration peut, elle aussi, jouer un certain rôle. Cf. infra, Chapitre 2.
2217
Cf. supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
2218
Elle n'entend pas en effet servir telle quelle d'instrument applicable en droit positif, comme peuvent
notamment en fournir la théorie des droits acquis en contentieux administratif, ou l'idée d'objectif à valeur
constitutionnelle dans celui de contrôle de la loi. Sur cette dernière notion, voir notamment B. Faure, "Les objectifs
de valeur constitutionnelle", Revue française de droit constitutionnel 1995, n°21.

458
SECTION 2. LE MATERIELLEMENT ACQUIS

La vocation générique du concept d'acquis se confirme par l'intégration en son sein, au


côté de la notion de norme acquise, de l'idée de "fait acquis"2219qui s'en démarque
profondément, tout en en rejoignant les aboutissants, à savoir une résistance certaine à
l'illégalité.

Paragraphe 1. Un fait révolu constitue par définition un "fait acquis" pour le passé

I - L'indéfectibilité naturelle des faits accomplis

"Nul ne pourra jamais faire que ce qui a été fait ne l'ait pas été". Cette sentence de P.
Weil2220résume en quelques mots la première signification du "fait acquis". Le caractère "sûr et
définitif" qui s'attache à la définition de l'adjectif "acquis"2221provient ici de l'accomplissement
tangible du fait considéré. Contrairement au monde imaginé par George Orwell dans lequel
l'administration détient le pouvoir de gommer l'histoire et de la reforger à sa guise, le
contentieux administratif est obligé de tenir compte de la réalité passée ; la rétroactivité qui
s'attache fictivement à certaines décisions de justice ne saurait l'en dispenser. Ainsi, l'annulation
d'un arrêté de fixation des dates d'autorisation de la chasse pour une année achevée 2222ne peut
rien contre le fait que du gibier ait été tué durant la période prévue à cet effet, pas plus que celle
d'un internement administratif illégal n'a d'influence sur la privation de liberté effective dont a
souffert l'intéressé. De même, en censurant la nomination d'un agent public, le juge
administratif n'efface pas les heures que le fonctionnaire en cause a, dans l'intervalle compris
entre son entrée en fonctions et le prononcé du jugement, passées derrière son bureau2223. Si le
fait se révèle ici matériellement acquis, c'est que telle est la loi de la chronologie.

2219
Sur la distinction entre acte juridique et fait juridique, on peut renvoyer à l'analyse d'Hauriou (citée par G.
Darcy, "La décision exécutoire, esquisse méthodologique", Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.671)
selon laquelle "l'acte juridique ne demeure un acte que pendant la période de temps ou il est exécutoire et devient
un fait juridique lorsqu'il est exécuté ou tout au moins lorsqu'un commencement d'exécution l'a séparé de son
auteur" (Introduction à l'étude du droit administratif français, Revue générale administrative, 1902, p.III).
2220
Op. cit. p.144.
2221
Cf. la définition du Robert reproduite au paragraphe précédent.
2222
Cette situation ubuesque n'est pourtant pas qu'une hypothèse d'école : Cf. C.E., 22/06/1990, Rassemblement
des opposants à la chasse, arrêt précité : annulation en 1990 d'un arrêté préfectoral de 1987 qui fixait, pour la
Gironde, la fin de la période de chasse annuelle au 20 novembre 1987 !
2223
Pour d'autres exemples de telles situations, voir P. Weil, op. cit. p.144.
459
II - Une propriété inhérente aux seuls faits

Il convient, avant de pousser plus loin le raisonnement, de dissiper un fréquent


malentendu, provenant d'un amalgame peu heureux entre deux réalités distinctes, à l'origine
duquel se trouve une réflexion de G. Jèze : "il est impossible d'affirmer qu'est non avenue la
blessure occasionnée par un coup de couteau reçu par un individu ; il n'est pas d'avantage
possible d'affirmer qu'est non avenu l'effet juridique qu'a pu produire un acte juridique"2224. Le
rapprochement ainsi effectué manque sa cible : ce qui est réellement ineffaçable, c'est le fait (ce
qu'attestera à jamais la cicatrice du blessé) ; le juridique, quant à lui, peut toujours être d'une
façon ou d'une autre rétroactivement gommé. Bien des auteurs se sont pourtant engouffrés dans
le sillage de Jèze, en particulier ceux qui ont contesté la vertu d'une annulation d'autorisation de
licenciement de travailleurs protégés : "la rétroactivité de la nullité ne saurait suffire à faire
revivre un contrat de travail qui a cessé de s'exécuter après des mois ou des années. La
rétroactivité des nullités est une fiction qui est impuissante à modifier les faits (...) et il paraît
impossible de revenir sur la situation que le licenciement a créée"2225. C'est là faire bien peu de
cas du parallèle qui s'imposait avec la jurisprudence administrative relative aux réintégrations
de fonctionnaires - pourtant matériellement évincés - accompagnées de reconstitution de
carrière : le Conseil d'État ne prétend pas réfuter le fait que l'agent n'a pas, durant une certaine
période, exercé ses fonctions, car ce serait nier l'évidence ; il lui importe simplement de faire en
sorte que cette privation irrégulière d'emploi ne génère la moindre conséquence juridique
néfaste à son détriment, et la fiction de la rétroactivité lui en donne le pouvoir2226. Le même
fâcheux amalgame se dévoile dans l'article de M. Auvret sur la notion de droits acquis : pour
lui, il serait impensable de revenir juridiquement ab initio sur une situation continue telle que
l'autorisation d'utilisation d'un appareil médical, parce que les installations en cause ont
effectivement fonctionné2227. Cette vision procède également de la confusion qui applique aux
situations juridiques les données valables à l'égard des seules situations de fait : rien n'interdit,
dans l'absolu, de décider après coup qu'une autorisation donnée n'a jamais été licite -ce qui
pourrait par exemple donner lieu à reversement des sommes que son bénéficiaire a perçues du
fait de sa mise à profit. Nous adhérons en conséquence totalement au point de vue de M.
Aliprantis, lorsqu'il déclare que "les situations juridiques n'ont rien d'irréversible. Elles se
superposent, s'ajoutent à la réalité naturelle de manière artificielle, pour ainsi dire. C'est
pourquoi elles sont destructibles à tout moment. La preuve en est qu'il suffit pour cela d'un mot
du législateur ou du juge (...)"2228.

2224
"Du retrait des actes juridiques", Revue du droit public 1913, art. cit. p.227.
2225
J. Savatier, note sous C.Cass., Soc., 1er/07/1964 (arrêt Felbacq), Droit social 1965, p.62. Voir dans le même
sens H. Groutel : "la fiction de la rétroactivité se heurte à une situation de fait sur laquelle il est difficile de revenir,
à savoir l'éviction du représentant de l'entreprise" (note sous C. Cass., Soc., 13/10/1971, La semaine juridique
1972, II, n°17087).
2226
Voir en ce sens les pertinentes remarques de formulées par N. Aliprantis, qui s'insurge contre ce qu'il nomme
le "naturalisme juridique" dont s'inspiraient les analyses de MM Savatier et Groutel : "cette situation de fait -
l'éviction du salarié protégé- a existé et aucun jugement de tribunal ne peut faire qu'elle n'ait pas existé. Mais (...)
personne ne demande au juge le renversement de cette situation de fait. Le salarié ne demande pas au juge de
reconnaître qu'il n'a pas été évincé, que le contrat de travail a été exécuté ! Il demande des salaires" ("L'annulation
de l'autorisation de licenciement et ses effets civils à l'égard des travailleurs protégés", Droit social 1976, pp.338 s.
et plus particulièrement pp.344/345).
2227
Art. cit. pp. 86/87.
2228
Art. cit., p. 344.

460
Paragraphe 2. Un fait révolu peut constituer un "fait acquis" pour l'avenir

Nous considérons maintenant non plus ce qui a pu se produire, mais simplement les
incidences de cette réalité matérielle. Un exemple aidera à la compréhension de la nuance : un
immeuble a été édifié sur la base d'un permis de construire illégal. Le fait révolu réside en
l'occurrence dans la construction de celui-ci, dans l'empilage des parpaings par l'entreprise qui
en était chargée ; ses répercussions ultérieures se résument à la présence de l'immeuble dans le
paysage. Or, cette matérialité ne constituera un "fait acquis" pour l'avenir qu'à la condition
qu'on ne revienne pas dessus -en d'autres termes, ici, qu'on ne procède pas à la destruction de
cet ouvrage dans le but de reconstituer l'état des choses antérieur à la délivrance de
l'autorisation irrégulière. Cela étant précisé, nous allons pouvoir constater qu'il existe deux
types de "faits acquis" pour l'avenir.

I - Indélébilité objective

A. Il est des situations de fait irréversibles, car matériellement consommées. Imaginons qu'un
permis de démolir un monument historique ait autorisé la destruction de ce dernier avant que le
juge n'en prononce l'annulation : aucune restitutio in integrum n'est ici envisageable car, comme
le soulignait fort malicieusement Hauriou à propos d'une affaire dans laquelle un tel cas de
figure avait failli se produire, "on ne refait pas un monument historique"2229. Inversement,
l'exécution d'une annulation d'un refus de permis de construire qui reconnaissait le droit du
requérant à sa délivrance peut parfaitement se heurter à des modifications matérielles -telle la
réalisation, sur le terrain considéré, d'un lac de plaisance- rendant le projet désormais
irréalisable2230.

B. Le juge fait quelquefois mine d'ignorer cette vérité basique, et n'hésite pas à prononcer
l'annulation d'un acte qui a permis la réalisation d'une opération irrémédiable 2231. Il ne s'agit
plus dès lors que de procurer une satisfaction purement morale aux requérants, une
proclamation de la légalité in abstracto "dans un pur souci d'esthétique" : "on n'insistera jamais
assez sur le caractère illusoire de l'annulation d'un acte qui a été exécuté depuis longtemps et
qui a produit des conséquences souvent impossibles à effacer. L'annulation est un leurre
lorsqu'elle ne peut plus aboutir à supprimer rétroactivement l'acte et toutes ses
conséquences"2232.

2229
Note sous C.E., 7/03 et 26/12/1913, Abbé Lhuillier, Sirey 1914, 3, p.17.
2230
J.-P. Gilli voit dans cette hypothèse le seul cas s'opposant irrémédiablement à l'octroi du permis de construire
au bénéfice de celui qui en avait été illégalement privé ("Le refus illégal de permis de construire : quelle
sanction ?", Dalloz 1991, art. cit. p.118).
2231
Cf. par ex C.E., 26/02/1947, Raybaud, p.79 : annulation d'un arrêté préfectoral qui, de nombreuses années
auparavant, avait ordonné la démolition d'un ouvrage édifié sur le domaine public.
2232
P. Weil, op. cit. pp.9/10.
J. Rivero développe la même idée en des termes plus imagés : "proclamer le droit alors qu'il ne peut plus être
rétable dans les faits, c'est l'exposer aux mêmes ironies que les carabiniers d'Offenbach : il n'y gagne rien" ("Le
système français de protection des citoyens contre l'arbitraire administratif à l'épreuve des faits", in Mélanges
Dabin, t. II, p.826).
461
II - Indélébilité intentionnelle

Comme en ce qui concerne les normes acquises, un fait pourra parfois être acquis pour
l'avenir grâce non plus à son indestructibilité intrinsèque, mais à une volonté extérieure refusant
de lui faire subir le contrecoup, pourtant matériellement concevable, de l'illégalité de l'acte qui
en a permis la réalisation. Ainsi en va-t-il en particulier, nous le savons, de nombreuses
constructions qui, consécutivement à l'annulation de l'autorisation d'urbanisme leur ayant servi
de fondement, échapperont à la démolition2233. Le fait acquis de cette manière ne jouit certes
pas d'une intangibilité aussi grande que ceux sur lesquels il est positivement impossible de
revenir ; il n'en bénéficie pas moins d'une stabilité certaine. Pour preuve cette affaire récente
dans laquelle un administré avait obtenu l'annulation d'un arrêté préfectoral instituant, sur son
terrain, une servitude destinée à permettre l'installation d'une canalisation publique d'évacuation
des eaux usées. Le juge de l'astreinte, saisi en vue d'assurer l'exécution de ce jugement, estimant
que "cette annulation n'impose pas de façon nécessaire la destruction de la canalisation dont
ladite servitude a permis l'installation", a refusé de contraindre l'administration à ce faire 2234.
L'avenir de cet ouvrage est donc juridiquement assuré, bien qu'il reste tributaire de l'inévitable
usure des choses...

Le concept d'"acquis" étant précisé, nous pouvons à présent montrer de quelle façon il a
œuvré pour un dépassement de la distinction traditionnelle entre effets d'une annulation et d'une
déclaration d'illégalité, pour une homogénéisation des conséquences des constatations
d'illégalité opérées par le juge administratif quelle que soit la voie de droit empruntée.

2233
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
2234
C.E., S., 7/01/1994, Epoux Ledoux ; Actualité juridique, Droit administratif 1994, "Sélection", p.255.

462
CHAPITRE 2. LE JEU DES DIVERS ACQUIS

Le concept d'acquis, dont nous venons de définir la teneur, constitue l'axe central autour
duquel s'est opérée la transcendance du clivage opposant classiquement retombées de
l'annulation et de la déclaration d'illégalité, et, au delà, recours pour excès de pouvoir et voies
de droit incidentes. Rappelons très succinctement que le souci de légalité, souverain dans le
premier domaine, se trouvait concurrencé, dans le second, par des impératifs tout aussi
primordiaux2235. L'irruption de l'idée d'acquis dans chacune des deux hypothèses va bouleverser
de fond en comble cette conception théorique par trop figée : dans quelque perspective
contentieuse que l'on se place, la présence d'un acquis relègue les préoccupations de légalité à
une place subsidiaire ; inversement, lorsqu'aucun acquis ne vient le contrarier, le souci du
respect de la règle de droit recouvre sa toute puissance. L'idée d'acquis exerce donc une
influence égalisatrice sur les effets traditionnels de l'annulation et de la déclaration d'illégalité,
en aménageant respectivement les uns et les autres. Elle permet de tenir meilleur compte des
données subjectives que le juge administratif est contraint de prendre en considération lorsqu'il
censure un acte administratif, et d'affiner la conciliation des intérêts qui s'opposent en matière
de contestation incidente. Pour mieux appréhender ce mécanisme, nous le détaillerons dans un
premier temps, avant d'en dresser un tableau plus synthétique, destiné à établir à qui profitent
les différents acquis identifiés.

SECTION 1. UNE ACTION DUELLE

Il convient ici de se replacer dans la perspective du Sous-titre précédent. Les facteurs


qui ont autorisé la transcendance du clivage classique résident dans la multiplication des
intérêts à prendre en considération par le juge de l'excès de pouvoir, et dans la hausse du souci
de légalité en ce qui concerne l'exception d'illégalité. L'idée d'acquis a joué un rôle à ces deux
égards : elle a fourni aux préoccupations subjectives un instrument de pénétration des effets de
l'annulation, endiguant la suprématie traditionnelle du principe de légalité en la matière, tandis
qu'elle a limité la progression de ce dernier dans le domaine de l'exception.

2235
Pour illustrer ce compendium, il convient de se reporter au Titre préliminaire.

463
Paragraphe 1. L'idée d'acquis comme borne aux effets radicaux de l'annulation

Nous retrouvons ici l'idée d'acquis dans toute sa diversité, car tant les normes acquises
que les faits acquis ont participé à ce mouvement de tempérament des effets traditionnellement
dévolus à l'annulation.

I - La résistance des normes acquises

En vue d'ordonner la présentation, nous distinguerons deux types de situations.

A. Les normes épargnées par le juge

Le juge de l'excès de pouvoir contribue souvent à préserver certaines normes d'une


illégalité à même de leur nuire. Deux moyens s'offrent à lui dans cette optique : soit neutraliser,
au cas par cas, telle irrégularité en refusant de lui conférer sa pleine portée ; soit, sur un plan
plus général, refuser de connaître directement de l'acte qui leur sert de base.

1 - Les normes que le juge de l'excès de pouvoir refuse d'anéantir

L'annulation d'un acte illégal - que cette illégalité résulte d'un vice propre ou soit induite
par l'irrégularité avérée d'une autre mesure - met en péril les prescriptions qui s'y rattachent.
Lorsque le juge estime, pour une raison ou pour une autre, pouvoir ou devoir maintenir celles-ci
dans l'ordonnancement juridique, il s'abstiendra d'en provoquer la chute.

a) Cas où l'acte-support est entaché d'un vice propre

464
Au stade de l'examen du litige, une démarche volontaire de la juridiction qui statue sur
le sort d'un acte irrégulier peut ponctuellement sauver ce dernier de la disparition. Nous ne
reviendrons pas ici - car elles n'ont pas leur place au cœur même de notre étude - sur les
diverses techniques qui, des circonstances exceptionnelles au pouvoir de substitution, en
passant par la théorie des moyens inopérants, celle des formalités non substantielles ou le
procédé de neutralisation des motifs illégaux, constituent autant d'instruments de sauvegarde
d'actes irréguliers2236. Plus intéressantes pour nous, les problématiques qui naissent de la
pratique de l'annulation partielle démontrent qu'une décision, bien qu'entachée d'illégalité, peut
parfaitement éviter la disgrâce d'une fraction des propositions qu'elle porte en elle. Deux
hypothèses sont concernées : celle dans laquelle le requérant a formulé des conclusions tendant
à une simple amputation de l'acte irrégulier et où le juge accueille ses prétentions2237 ; celle
ensuite où c'est le tribunal lui-même qui, saisi d'une demande d'annulation totale, considère
pouvoir limiter la censure qu'il prononce à quelques éléments de la mesure visée2238, au risque
parfois de modifier celle-ci de façon non négligeable2239. Nous sommes ici en présence d'une
norme dont le support était vicié, mais qui demeurera en vigueur grâce à l'"élagage"
juridictionnel des fragments illégaux de ce dernier. Que la partie sauvegardée corresponde ou
non à la volonté initiale de l'autorité à l'origine de la décision importe peu ici : notons
simplement que le juge, en s'abstenant de la censurer, a estimé acquise la norme qu'elle
contient.

b) Cas où l'acte-support aurait dû chuter en conséquence d'une annulation antérieure

Deux procédés sont ici concernés : celui de la dissociation et celui de l'abstention à


censurer les décisions unilatérales ayant généré des droits acquis.

b1) Pour le premier, un simple renvoi aux développements le présentant suffira : on a montré à
cette occasion que l'emploi de la dissociation avait permis au juge de l'excès de pouvoir

2236
Pour le détail de ces différentes pratiques qui autorisent également la juridiction administrative à
fermer les yeux sur certains vices externes ou internes de l'acte, voire à corriger elle-même ce dernier
afin de sauver la norme qu'il contient, voir Sous-titre précédent.
2237
Cf. à titre d'illustration les arrêts Lyon-Caen, Perpère ou Marcotte précités, au travers desquels le
juge accepte l'amputation d'actes collectifs dans la limite des conclusions dont il est saisi.
2238
Voir en particulier l'exemple de l'arrêt Association Défense et Promotion des langues de France
précité.
2239
Cf. supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.

465
d'obvier aux conséquences indésirables de l'annulation d'un P.O.S., et d'éviter l'annulation
automatique des autorisations d'urbanisme qui avaient pu être délivrées sur la base de celui-ci ;
nous savons également quelles considérations d'opportunité ont conduit à cette protection des
normes considérées contre l'irrégularité qui aurait indirectement dû les affecter2240.

b2) La sauvegarde des normes porteuses de droits acquis fera l'objet d'une attention légèrement
plus soutenue, dans la mesure où les solutions contentieuses retenues en ce domaine ont connu
une évolution notable depuis leur origine. Non que le principe même en ait été menacé : du
moment qu'il avait admis qu'une mesure d'exécution d'un acte annulé pût servir de fondement à
la constitution de droits définitifs, le juge de l'excès de pouvoir consentait nécessairement à
estimer acquise leur norme-support. Ce qui a posé en revanche problème résidait tout entier
dans l'étendue de la garantie ainsi concédée : la norme acquise au profit des tiers devait-elle
l'être en tant que telle, ou pouvait-elle se trouver avantageusement remplacée par une
proposition équivalente ? La première solution faisait primer l'intégrité des droits acquis par les
tiers, la seconde l'autorité de la chose jugée et l'intérêt du requérant. Or, nous avons vu que
l'arrêt Guille2241, mettant fin à une tendance jurisprudentielle initiale2242 dans le domaine -
particulièrement concerné- des annulations d'une mesure d'éviction de la fonction publique, a
posé le principe selon lequel la reconstitution de carrière afférente à ce jugement peut
parfaitement se contenter d'un poste équivalent à celui qu'occupait le bénéficiaire de la décision
de justice. Le juge a consenti par là même une entorse à l'exécution intégrale de la chose jugée
pour composer le mieux possible avec les différents intérêts en présence. Et quoiqu'il n'ait pas
entendu pour autant hypothéquer ceux du bénéficiaire de l'annulation2243, il n'en reste pas moins
que le degré de protection de la norme porteuse de droits acquis au profit de tiers semble
aujourd'hui remarquablement élevé.

2 - Les normes dont le juge de l'excès de pouvoir refuse de connaître : l'exemple du


contrat

Opposer l'irrecevabilité à un recours pour excès de pouvoir intenté contre un acte assure
à la norme qu'il contient une immunité certaine lorsqu’aucun succédané de cette voie
contentieuse ne vient à jouer. L'exemple le plus flagrant de cette situation continue d'être fourni,

2240
Se reporter aux développements correspondants, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2241
Arrêt précité.
2242
Voir sur ce point l'arrêt Association des fonctionnaires de la Marine précité.
2243
Sur ce point, voir supra, Sous-titre précédent, le problème de la combinaison des droits des tiers et
des droits du bénéficiaire de l'annulation.

466
malgré la restriction récente de son champ d'application2244, par la jurisprudence relative aux
mesures d'ordre intérieur2245. Ce privilège s'avère en revanche moins net dès lors qu'une voie
détournée de contestation d'un acte donné paraît équivaloir à l'ouverture dudit recours à son
encontre. Est désignée la technique de la détachabilité, qui place l'excès de pouvoir si près du
contrat qu'il semble abusif de considérer ce dernier comme porteur, par principe, d'une norme
acquise2246. La doctrine estime depuis longtemps, d'ailleurs, que le développement exponentiel
des actes reconnus détachables en ce domaine a rendu artificiel et "paradoxal" le maintien de
l'irrecevabilité de principe de cette voie de droit à l'encontre de la convention elle-même, et a
exhorté le juge de l'excès de pouvoir, qui déjà "assiège" le contrat, à franchir le pas manquant.
Pourtant, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que la "bienveillance" de la jurisprudence à
l'égard de la détachabilité et son entêtement à en user sont loin d'être gratuits. Leur explication
réside indéniablement dans la volonté de ménager la norme contractuelle, puisque la technique
en cause, sous des dehors audacieux, a concouru et concourt encore à brider les effets du
recours pour excès de pouvoir en la matière.

a) La technique de la détachabilité a toujours contribué à préserver la norme contractuelle

L'emploi de la technique de la détachabilité a évité au juge de l'excès de pouvoir de


devoir s'immiscer trop directement dans les relations entre les contractants, garantissant ainsi
l'effectivité de la convention qu'ils ont signée.

a1) L'"immunité" traditionnelle de la norme contractuelle

De tout temps, le juge s'est soucié de ne pas interférer dans les relations contractuelles.
On établissait d'ailleurs jadis un parallèle entre cette attitude et celle qui prédomine en matière

2244
Voir supra, sous-titre précédent.
2245
Ainsi, une sanction dont le juge estime, à ce titre, ne pas avoir à connaître, est soustraite à toute
possibilité de censure juridictionnelle ; mais nous ne nous appesantirons pas sur ce point, qui déborde
le cadre de la présente étude.
2246
A l'inverse, il est patent que la consécration de la technique de la détachabilité dans d'autres
domaines ne ruine aucunement l'immunité de principe des actes concernés, et notamment dans le
contentieux de l'acte gouvernement, en raison de l'extrême prudence (c'est un euphémisme !) dont
fait preuve le juge en la matière. Cf. en particulier l'affaire G.I.S.T.I. et M.R.A.P. précitée (C.E.,
23/09/1992, p.346) dans laquelle le Conseil d'État a rejeté cette qualification à propos d'une circulaire
qui interdisait, en raison de la guerre du Golfe, l'inscription des étudiants irakiens dans les universités
françaises. Le caractère détachable était pourtant prôné par le commissaire du gouvernement
D. Kessler (conclusions précitées, p.754), et il semblait clair, en effet, qu'une pareille mesure excédait,
par son champ d'application, la conduite des relations internationales.

467
de droits acquis issus de décisions unilatérales définitives, et la doctrine comprenait que le juge
de l'excès de pouvoir, comme dans ce dernier domaine, dût se montrer circonspect devant une
convention, jusqu'à autolimiter son contrôle2247. Une curiosité bien compréhensible pousse le
juriste à s'interroger sur la raison profonde de cette frilosité. On évoque souvent l'idée selon
laquelle "une fois formé, le contrat devient un "monde clos" aux seules parties
contractantes"2248. Cette vision fonderait en effet non seulement, au nom de l'effet relatif
consacré par l'article 1165 du code civil2249, le maintien à l'écart des tiers2250, mais également la
répugnance du juge à perturber les rapports contractuels. A ce propos, on peut se demander si la
conception consistant à distinguer la norme de contrainte, unilatéralement décidée et soumise
au droit, des manifestations de l'autonomie de la volonté, conception qui puisait "l'essentiel de
son origine dans la vieille lecture civiliste de la distinction du droit objectif et du droit
subjectif"2251, a totalement disparu des mentalités. En effet, à l'heure où certains se sont
employés à démontrer que le contrat pouvait être assimilé à une norme à part entière2252,
comment expliquer le refus du juge de soumettre directement celui-ci à un contrôle direct de
légalité, sinon par "l'entretien de cette "mystique du contrat" par laquelle la conjonction de deux
volontés est censée conférer à l'accord une impunité juridictionnelle que chacune de ces
volontés ne possède jamais isolément"2253. Cette impression se renforce lorsque, à la lecture de
l'ouvrage précité de Mme Pouyaud, nous apprenons que le juge du contrat lui-même évite, dès
qu'il le peut, d'avoir à prononcer la nullité du contrat2254, mettant en œuvre une véritable
"politique de préservation de la chose contractée"2255. Préfaçant cette étude, M. Weil voit là

2247
Cf. Laferrière, op. cit. p.441 : "lorsque l'acte administratif a été suivi de décisions ou de contrats qui
ont créé des droits et avec lesquels il s'est combiné et uni de telle sorte qu'on ne pourrait plus infirmer
l'un sans porter atteinte aux autres, le juge de l'excès de pouvoir, qui doit respecter ces droits (...), doit
alors écarter le recours qui tend à les remettre en question".
2248
Ph. Terneyre, art. cit. p.89.
2249
Sur l'application de ce principe en matière administrative, voir notamment le Traité des contrats
administratifs, op. cit. tome I, n°784 s.
2250
Ce maintien à l'écart étant, nous le savons, loin d'être absolu, puisque la technique de l'acte
détachable leur permet de contester certains éléments du contrat.
2251
D. de Bechillon, Revue française de droit administratif 1992, art. cit. p.15.
2252
Ibid.
2253
D. de Bechillon, Les petites affiches 1990, art. cit. n°6.
2254
Mieux encore, il s'interdit -sauf exception- d'annuler, à la demande d'une des parties, les mesures
prises par l'autre dans l'exécution du contrat et supposées contraires aux clauses conventionnelles :
Cf. C.E., S., 24/11/1972, Société Ateliers de nettoyage de Fontainebleau, p.753 ; et confirmant ce
principe traditionnel tout en y faisant une nouvelle exception, voir l'arrêt Département de la Moselle
précité.

468
"l'expression d'une constante juridique" : "Tout se passe comme si l'équilibre contractuel
s'avérait un édifice trop complexe et trop fragile pour qu'un juge se résolve, sauf raisons tout à
fait déterminantes, à recourir à l'arme suprême qu'est la nullité, c'est-à-dire la mise à néant pure
et simple du rapport consensuel, dont le coût social lui paraît presque toujours excessif. La
stabilité vaut mieux que la régularité -plutôt une injustice qu'un désordre"2256. La même
logique, une fois introduite la technique de l'acte détachable, a dicté la règle selon laquelle
l'annulation de ce dernier ne produit aucun effet direct sur la convention à laquelle il participe.

a2) Les avantages offerts par la technique de la détachabilité

Passer par le biais de la détachabilité pour contrôler la légalité de certains éléments


d'une convention, tout en permettant éventuellement, nous le savons, de s'appuyer sur
l'irrégularité de celle-ci pour obtenir leur censure, a dispensé le juge d'exercer une influence
directe sur l'acte juridique né de l'accord des volontés des contractants. Le refus non démenti de
la jurisprudence d'instituer un recours pour excès de pouvoir direct à l'encontre du contrat
s'expliquait en effet par une réticence à porter atteinte aux relations contractuellement scellées
et au désir corrélatif d'assurer aux parties une grande sécurité. En regard de cette dernière
considération, la tentation est forte de rapprocher cette protection de celle dont bénéficient les
droits unilatéralement acquis, puisque leur sauvegarde obéit également à une volonté de
consacrer la nécessaire stabilité des relations juridiques. Or, la comparaison démontre l'intensité
remarquable de la garantie qui a longtemps été offerte, dans le domaine contractuel, par le
procédé de la détachabilité. Il existait en effet à l'origine, entre les deux systèmes, une
différence fondamentale :

- le maintien des droits acquis sur la base d'une décision administrative est, comme nous
l'avons montré à l'occasion de leur étude, conditionné par la compatibilité de ceux-ci avec une
exécution satisfaisante de la décision d'annulation. Ceux qui ne satisfont pas à ce critère ne

2255
En témoigne par exemple le fait que le juge du contrat admet assez largement la régularisation a
posteriori de la convention. Il semble vouloir préserver coûte que coûte le lien qui unit les parties, en
dépit des irrégularités initiales qui l'affectaient : ainsi, dans l'affaire Ministre de la Construction c/ Sté
Entreprise M. et A. Cuillerai (C.E., 5/05/1961, p.303), les contractants ont-ils été considérés comme
engagés dès la signature du contrat, alors même qu'un vice l'entachait à l'origine et avait rendu
nécessaire la passation d'un second marché de régularisation. De même, l'intervention d'un acte
d'autorisation de passer le contrat postérieurement à l'acte de passation de celui-ci le régularisera
malgré tout (C.E., 20/12/1963, Commune de Battigny, p.927).
2256
Préface de l'ouvrage précité de Mme Pouyaud, p.12.

469
prévaudront pas sur ceux que le requérant détient en vertu de la chose jugée, pour la bonne et
simple qu'ils ne seront pas considérés comme cristallisés2257.

- en matière de protection des relations contractuelles, on ne retrouvait pas un tel


schéma. La proposition était même inversée. Plutôt que de subordonner la pérennité des
stipulations de la convention à leur compatibilité avec l'exécution de l'annulation de l'acte
détachable (ce qui aurait privilégié l'intérêt du bénéficiaire de l'annulation), on partait de l'idée
que la chose jugée ne pouvait les remettre en cause que dans la mesure où leurs promoteurs - à
savoir les parties - y consentaient (ce qui faisait primer l'intérêt de ces derniers). La chute du
contrat dépendait en conséquence du bon vouloir de ses signataires et non de l'appréciation du
juge. Aussi, lorsque l'annulation avait été prononcée sur requête d'un tiers, l'administration et
son cocontractant disposaient-ils d'une pleine latitude pour déterminer la nécessité de prolonger
la chose jugée en prenant les mesures ad hoc 2258. Cet aspect de la détachabilité constituait
certes un moyen de "réinsérer la dimension contractuelle et concrète dans les suites à donner à
un jugement purement objectif de légalité"2259, permettant que les conséquences à tirer de
l'annulation de l'acte détachable soient "appréciées avec nuance, sinon prudence, et dans le
cadre proprement dit du contentieux des relations contractuelles nouées"2260. On pouvait
également y découvrir une démission du juge de la légalité, refusant sans autres raisons qu'une
déférence traditionnelle, excessive et infondée pour le microcosme contractuel, d'exercer
pleinement le rôle qui lui est dévolu, à savoir d'empêcher que ne se développent impunément
des situations irrégulières.

La jurisprudence récente a paru remédier à cette carence, en reconnaissant, à la charge


de l'administration contractante, une obligation juridiquement sanctionnée de tirer les
conséquences de l'annulation d'un acte détachable obtenue par un tiers. Mais la fonction
traditionnelle de la détachabilité ne s'en trouve pas, pour autant, remise en cause.

2257
Voir supra, Sous-titre précédent.
2258
Sur tous ces points, voir supra, Parie I, Titre II, Sous-titre I.
2259
B. Pacteau, art. cit. p.119.
2260
Ibid.

470
b) La persistance de la fonction traditionnelle de la détachabilité

En dépit des apparences, la fiction de la détachabilité permet toujours au juge, en accord


avec sa position traditionnelle, d'éviter d'imposer trop directement le respect de la légalité à un
monde -celui des contrats- qu'il considère sinon intangible, du moins largement soumis à la
volonté de ses démiurges, à savoir les contractants.

b1) L'illusion d'un changement radical

Depuis que le Conseil d'État a rendu son arrêt Epoux Lopez2261, on pourrait être tenté de
croire que l'analyse qui voit, dans la technique de la détachabilité, un moyen d'abriter la
convention des conséquences de jugements rendus en excès de pouvoir, a été dépassée. Il suffit
de considérer l'obligation juridique qu'il consacre à la charge de l'administration de prendre les
mesures qu'impose la bonne exécution d'une annulation d'acte détachable obtenue par un tiers,
au prix d'une éventuelle remise en cause du contrat concerné, pour se convaincre que le souci
de ménager ce dernier appartient à une époque désormais révolue. Le rôle effectif du juge de
l'astreinte, considéré par tous les commentateurs comme une "passerelle entre l'annulation de
l'acte détachable (...) et le contrat lui-même"2262, lui permet de déterminer, affaire par affaire,
les suites à donner au jugement d'annulation, et, si le besoin s'en fait sentir, de contraindre
l'administration à les matérialiser : cette dernière peut ainsi se voir imposer, selon les cas, non
seulement une régularisation du contrat en cause, mais également une renégociation, voire une
résiliation de celui-ci, ou bien une saisine du juge du contrat afin qu'il en prononce la nullité -
comme c'était le cas dans l'affaire Lopez. N'allons cependant pas trop vite en besogne.

b2) Les faux-semblants de la jurisprudence Epoux Lopez

* Le fait d'avoir reconnu, pesant sur l'administration contractante, une certaine


obligation d'assurer l'exécution des annulations d'actes détachables du contrat, ne doit pas faire
oublier que le Conseil d'État se refuse toujours à considérer recevable un recours pour excès de
pouvoir directement intenté contre le contrat lui-même2263. Cette préférence n'est pas, à
l'évidence, le fruit d'un pur hasard jurisprudentiel, mais plutôt la résultante logique de ce que le
commissaire du gouvernement R. Schwartz a appelé la "schizophrénie bénigne, car réfléchie et

2261
Arrêt précité.
2262
Chronique L. Touvet et J.-H. Stahl précitée, Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.868.
2263
Et ce malgré les vœux doctrinaux insistants émis en ce sens, vœux qui resteront, sans doute,
longtemps inexaucés.

471
assumée", du juge administratif en la matière2264. La dichotomie consacrée depuis bientôt un
siècle entre juge de l'excès de pouvoir et juge du contrat imprègne tellement les esprits que
l'idée de la gommer a été expressément repoussée2265. Plutôt que de permettre au tiers de
solliciter directement la censure du contrat qui lui fait grief, on a préféré conserver le moule de
la détachabilité et y faire pénétrer le juge de l'astreinte, censé représenter le chaînon manquant :
"l'intervention du juge de l'astreinte permet de dépasser (...) les frontières entre l'excès de
pouvoir et le contractuel en ce qu'elles peuvent avoir de rigide. Le juge de l'astreinte contourne
lesdites frontières sans les remettre en cause"2266. Il est vrai que M. Schwartz justifie son choix
en mettant en avant un élément difficilement contestable : la censure de l'illégalité opérée en
excès de pouvoir ne doit pas forcément produire d'effets sur la convention concernée. B.
Pacteau avait, avant lui, insisté sur ce point : on "peut contester que toute irrégularité formelle,
par exemple dans la conclusion du contrat, doive contaminer ce contrat dès lors que sa
substance n'en serait en rien affectée"2267. Or cette absence d'automatisme se trouve garantie par
la double intercession de la technique de la détachabilité et du pouvoir d'appréciation au cas par
cas reconnu au juge de l'astreinte, celui-ci pouvant facilement adapter les mesures d'exécution
de la censure de l'acte détachable aux spécificités de chaque espèce, et en tempérer l'intensité
autant que de besoin. Cette malléabilité serait au contraire par principe exclue si l'on pouvait
solliciter du juge de l'excès de pouvoir qu'il annule directement une convention. Doit-on pour
autant considérer cet argument comme décisif ? A l'évidence non, puisqu'il pourrait aussi bien
légitimer, en matière de contrôle d'actes administratifs unilatéraux, que le juge s'abstienne de
sanctionner ceux d'entre eux qui, entachés d'une simple irrégularité formelle, se révèlent
parfaitement justifiés au fond2268. C'est donc ailleurs qu'il convient de chercher les véritables
tenants de la solution consacrée en 1994.

* En dépit de ce que pourrait laisser penser, à première vue, l'arrêt Lopez, la


préoccupation de ménager les relations contractuelles anime toujours le juge administratif.

2264
Conclusions précitées sur l'arrêt Lopez, Revue française de droit administratif 1994, p.1093.
2265
"L'autonomie de ces deux sphères, l'excès de pouvoir d'un côté et le contractuel de l'autre, a été
critiquée par la doctrine (...). Nous ne sommes pas conduits aujourd'hui à vous proposer de remettre
en cause ces jurisprudences fortement enracinées (...)" (ibid.). Il faut dire qu'une telle solution n'était
pas adaptée à l'affaire Epoux Lopez, puisqu'il s'agissait en l'espèce d'un contrat de droit privé, réservé
au contrôle du juge judiciaire. La solution proposée par M. Schwartz (à savoir la médiation
systématique du juge de l'astreinte) a cependant vocation à s'appliquer non seulement à ce type de
conventions, mais également à celles dont le contentieux est entièrement dévolu à l'ordre
juridictionnel administratif (voir en ce sens D. Pouyaud, note précitée, p.1104).
2266
Conclusions précitées, p.1093.
2267
Art. cit. Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991, p.119.
2268
Cette justification au fond entraînant quasi immanquablement leur réédiction ultérieure (voir
supra, Partie I ; et le B à suivre).

472
Certes, l'intérêt du tiers bénéficiaire de l'annulation d'un acte détachable occupe une place
beaucoup moins subsidiaire qu'auparavant : autrefois entièrement soumises à la volonté absolue
des parties, les retombées de la décision rendue en excès de pouvoir peuvent aujourd'hui être
fixées par le juge de l'astreinte et imposées par lui aux contractants. De là à en conclure que le
rapport de force classique s'est renversé au détriment de ces derniers, il y a un pas qu'il semble
hasardeux de franchir, et cela pour deux raisons principales : d'abord parce qu'il faut pas perdre
de vue que l'administration dispose d'une importante marge de manœuvre pour déterminer, dans
un premier temps, quelle attitude lui dicte l'annulation à laquelle elle est confrontée 2269 ; ensuite
et surtout en raison du caractère labyrinthique de la procédure à suivre. Voilà un justiciable
désireux de faire déclarer la nullité d'un contrat préjudiciant à ses intérêts, qui doit saisir le juge
de l'excès de pouvoir d'une requête en annulation d'un acte artificiellement estimé détachable,
puis, si l'administration ne tire pas les conséquences nécessaires du premier jugement, tenu de
solliciter du juge de l'astreinte qu'il détermine avec précision le comportement à adopter et y
soumette le contractant public récalcitrant, avant de voir - dans la plupart des cas - le litige se
solder devant le juge du contrat2270. Sachant que, sous couvert de ces trois appellations, se
cache fréquemment la même juridiction administrative, on peut mesurer les doutes qui
s'empareront du tiers à l'heure d'implorer cette "trinité"2271 bien métaphysique2272 !
L'instauration d'un échelon contentieux supplémentaire, s'il elle paraît difficilement évitable
s'agissant d'un contrat ressortissant à la compétence du juge judiciaire, pourrait être au contraire
plus aisément court-circuitée en matière de contrats administratifs. Outre l'éventualité d'une
admission du tiers intéressé à l'annulation d'une convention dans le prétoire du juge du
contrat2273, on pense évidemment à l'ouverture d'un recours pour excès de pouvoir à l'encontre
du contrat lui-même, dont on a montré qu'elle ne relevait pas, loin s'en faut, et bien qu'elle

2269
Sur ce point, voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2270
Et encore, l'intervention du juge du contrat peut ne pas constituer la dernière étape : ainsi, dans
l'affaire Epoux Lopez, si la juridiction judiciaire se refusait à ordonner la restitution de l'immeuble, on
peut envisager une nouvelle saisine du juge de l'astreinte par les requérants en vue d'obtenir une
solution indemnitaire du litige, seul moyen pour eux de tirer alors bénéfice de l'annulation de l'acte
détachable prononcée en leur faveur.
2271
L'expression est employée par R. Schwartz, conclusions précitées, p.1093.
2272
Certains commentateurs ont d'ailleurs reconnu que la solution adoptée par le Conseil d'État
pouvait paraître "timide et difficile à mettre en œuvre pour les requérants", et n'avait "ni le mérite de
la simplicité, ni celui de la rapidité" (chronique L. Touvet et J.-H. Stahl précitée, p.873). Cette longueur
de la procédure contrebalance grandement, selon nous, l'intérêt que prêtent les mêmes auteurs à la
médiation de la Section du rapport et des études (ibid.).
2273
Voir sur ce point D. Pouyaud, note précitée, p.1104 : "De plus en plus, les conventions sont
susceptibles d'intéresser les tiers, et les nullités encourues par les contrats administratifs sont presque
exclusivement des nullités absolues car elles visent la protection de l'intérêt général et non celle de
l'intérêt particulier des cocontractants. Pourquoi dans ces conditions ne pas admettre, à l'instar du
juge civil, que certains tiers aient accès au juge du contrat ?"

473
suppose un renversement radical de principes jurisprudentiels séculaires, de l'utopie
doctrinale2274. Pour quelle raison dès lors préfère-t-on à cet allégement procédural assurément
bénéfique une addition de systèmes, certes familiers, mais offrant un aspect de plus en plus
inextricable ? Ne serait-ce pas parce que la logique qui présidait à la consécration de la
technique de la détachabilité prévaut toujours au sein du Conseil d'État ? L'intérêt du tiers,
désormais ouvertement pris en compte, occupe toujours une place secondaire ; la norme
contractuelle protégée par la complexité et la lenteur du processus mis en place en 1994,
domine encore, et dominera tant que le tiers ne disposera pas d'une voie de droit lui donnant
une prise contentieuse directe sur elle. Elle continue en cela de mériter la dénomination de
"norme acquise".

B. Les autres types de normes acquises

Toutes les normes protégées de l'illégalité de l'acte auquel elles s'intègrent ne le sont pas
sur simple intention du juge de l'excès de pouvoir. Certaines d'entre elles vont bénéficier d'une
volonté en ce sens manifestée par une autre autorité, tandis que d'autres profiteront du jeu
automatique de certains principes contentieux fondamentaux.

1 - Les normes intentionnellement acquises

Les autorités habilitées à différent titre à intervenir ici sont doubles. On trouve en
premier lieu le législateur, dont l'entremise permet parfois la neutralisation d'une irrégularité
mise à jour par la juridiction administrative. Parallèlement, l'administration elle-même peut
faire en sorte de sauver une norme malgré la censure de son acte-support.

a) Les normes protégées par le législateur

2274
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre II.

474
Une fois promulgué, un texte législatif s'impose aux diverses autorités publiques. De la
même façon que le pouvoir réglementaire sous toutes ses formes2275, le juge ordinaire se doit de
l'appliquer ; il ne saurait, hormis dans le cadre particulier de l'article 55 de la constitution2276, se
soustraire à cette obligation qui résulte de la tradition républicaine postulant la souveraineté de
la loi2277. Aussi, dès lors qu'une norme bénéficie d'un couvert législatif la garantissant des
retombées d'un vice qui entache ou pourrait affecter son acte-support, son caractère "acquis" ne
fait aucun doute. Une distinction devrait cependant être pratiquée, en théorie, entre l'hypothèse
d'une protection globale du type de celle que connaît le transfert de compétence issu du P.O.S. -
la norme étant ici totalement acquise-, et les neutralisations ponctuelles d'illégalités par
l'entremise d'une validation législative : dans ce dernier cas en effet, l'acte concerné reste a
priori susceptible d'annulation s'il trahit d'autres irrégularités que celle qui a été absoute par
volonté parlementaire, la norme qu'il contient devant être en conséquence estimée acquise
seulement eu égard au vice excusé. Mais on sait qu'en pratique, la politique jurisprudentielle qui
consiste à prononcer un non-lieu législatif en présence d'un acte validé tend à gommer cette
démarcation en considérant les normes validées comme pleinement acquises du simple fait de
l'intervention législative2278.

2275
Et tout particulièrement le pouvoir réglementaire prétendument "autonome" de l'article 37 de la
constitution de 1958, ce que la jurisprudence du Conseil d'État indique clairement (voir par ex. C.E.,
Ass., 24/05/1963, Fédération nationale des conseils de parents d'élèves et sieur La Chapelle, p.321).
Pour une démonstration détaillée de cette supériorité de la loi, Cf. notamment L. Favoreu, "Les
règlements autonomes n'existent pas", Revue française de droit administratif 1987, p.871.
2276
Sur ce point, voir notamment R. Chapus, Droit administratif général, t. I, n°146 s ; et la
bibliographie citée au n°152-5.
2277
Sera ainsi déclarée irrémédiablement irrecevable toute exception d'inconstitutionnalité soulevée
devant les ordres administratif et judiciaire. Cf. respectivement :

- C.E., Ass., 21/12/1990, Confédération nationales des associations familiales catholiques, p.369,
conclusions B. Stirn ; Dalloz 1991, p.283, note P. Sabourin ;
et - C. Cass., Crim., 26/02/1974, Dalloz 1974, p.273, conclusions A. Touffait, note R. Vouin.

Sur le fondement de la supériorité de la loi, voir R. Carré de Malberg, La loi, expression de la volonté
générale, 1931 ; lire également M.-H. Fabre, "La loi expression de la souveraineté", Revue du droit
public 1979, p.341.
2278
Pour plus de détails sur les procédés dont il a été question dans le présent paragraphe, Cf. supra,
Partie I, Titre II, Sous-titre I.

475
b) Les normes maintenues par l'administration

Par l'attitude qu'elle adopte, l'autorité administrative détient souvent le pouvoir de


sauvegarder de façon plus ou moins durable une norme nonobstant l'annulation de l'acte qui lui
servait de base, cela dans deux situations très distinctes.

b1) Réhabilitation de la norme après censure juridictionnelle

L'autorité administrative a quelquefois, nous le savons, le loisir voire l'obligation de


réédicter une mesure précédemment annulée par le juge de l'excès de pouvoir, soit après
correction du vice qui avait entraîné cette censure, soit à la suite d'un changement de
circonstances qui autorise désormais la prise de l'acte originairement irrégulier 2279. Pareille
prérogative lui permet donc de sauver la norme qui subissait les effets néfastes de la censure
juridictionnelle. En règle générale, celle-ci réintégrera par ce biais l'ordonnancement juridique
qu'elle avait momentanément quitté : on peut donc la considérer acquise du fait la volonté de
l'administration qui l'a reproduite malgré sa première formulation infructueuse, ou par la vertu
de la règle de droit qui en imposait l'édiction. Au surplus, la rupture temporelle qui la sépare de
la norme posée par l'acte initial n'est pas une fatalité, puisque la rétroactivité qu'on lui attache
dans certaines hypothèses est à même d'effacer toute trace de l'annulation prononcée2280. En ce
cas, elle n'aura subi, une fois réénoncée, aucune perturbation imputable à la constatation du vice
qui affectait son acte-support originel.

b-2) Survie artificielle de la norme après censure juridictionnelle

On rejoint ici le problème de l'inexécution des décisions d'annulation. Ce phénomène,


très largement imputable à l'inertie, voire à la mauvaise volonté de l'administration, permet en
effet à cette dernière de poursuivre l'application d'une norme alors même que la censure de
l'acte qui la porte opérée par le juge en imposait l'arrêt immédiat.

2279
Cf. supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
2280
On fait notamment référence ici aux hypothèses du type Dlle Sarrabay (jurisprudence précitée),
ainsi qu'à certains cas d'espèce, telle la réfection à l'identique d'un tableau d'avancement annulé.

476
* Une survie généralement provisoire

Le maintien illicite ainsi réalisé de la norme dans l'ordonnancement juridique revêt, dans
la plupart des cas, un caractère temporaire. A force de persuasion, de menace ou de prononcé
d'astreinte, le juge administratif, épaulé par la Section du Rapport et des Etudes arrive, dans la
quasi totalité des cas, à faire plier même l'administration la plus récalcitrante 2281. Il n'en reste
pas moins que, dans le laps de temps -quelquefois extrêmement long- où l'administré qui a
obtenu l'annulation a été privé de facto de son bénéfice, la norme en cause aura été "acquise",
puisqu'elle aura résisté à l'illégalité, pourtant avérée, de l'acte qui la portait. De surcroît, il est
une hypothèse dans laquelle cette protection abusive sera relayée par une réhabilitation -cette
fois-ci juridictionnelle- de la norme considérée.

* Une survie parfois confortée par l'infirmation du jugement d'annulation

On retrouve le phénomène qui conduit l'administration à s'affranchir du devoir


d'exécuter un jugement d'annulation non encore définitif, dans l'espoir de voir aboutir l'appel
qu'elle a interjeté contre ce dernier. Cette pratique, se jouant du principe de l'effet non suspensif
des voies de recours, constitue un véritable "coup de poker" tenté par l'autorité à qui il
incombait de rendre effective l'annulation2282 : si l'appel interjeté vient à aboutir, la norme qui
aurait dû pâtir de l'annulation initiale sera pleinement - et rétroactivement-confortée2283 ; elle
n'aura jamais subi le contrecoup de la censure, en premier ressort, de son acte-support.

Hormis les cas de sauvetage délibéré de normes menacées par la reconnaissance de


l'irrégularité de leur enveloppe juridique, il existe des solutions similaires qui ne sont, quant à
elles, la résultante d'aucune démarche intentionnelle.

2281
Voir infra, Titre suivant.

Encore faut-il que l'administré victime de l'inexécution de la décision de justice rendue en sa faveur ne
se soit pas abstenu, par ignorance ou négligence, de faire jouer les mécanismes susceptibles de
remédier à cette situation : le maintien de la norme pourrait alors parfaitement se perpétuer.
2282
Pour la présentation de cette pratique, voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
2283
La norme en question est alors en effet "réhabilitée" par le juge supérieur. Mais, à la différence de
la réhabilitation administrative sus-évoquée, il s'agit alors simplement de reconnaître légal l'acte qui
avait été annulé à tort.

477
2 - Les normes acquises en dehors de toute volonté

a) Cette dernière catégorie de normes acquises regroupe trois situations très différentes les unes
des autres. La première d'entre elles recoupe l'hypothèse de la résurrection, du fait de
l'annulation d'une décision administrative, d'un acte définitif dont le contenu est, sinon
parfaitement, du moins fortement semblable à celle-ci, au point quelquefois d'en partager
l'illégalité2284 ! La deuxième intéresse les actes illégaux indivisibles dont la censure n'est
demandée que pour partie au juge de l'excès de pouvoir, ce dernier, en raison de la règle de non
ultra petita, étant tenu de rejeter la requête et, partant, de respecter l'intégrité de la mesure
viciée. La chose jugée définitive offrant, du fait de sa force incontestable 2285, une résistance aux
effets induits d'une annulation, en constitue la dernière manifestation2286.

b) Dans tous ces cas de figure, la norme qui devrait pâtir d'une annulation va être sauvegardée
sans que quiconque n'en ait réellement (ou du moins directement) manifesté l'intention : la
résurgence de la norme ancienne similaire s'explique par le simple contrecoup mécanique de la
disparition des prescriptions qui l'avaient remplacée, le maintien de la norme portée par l'acte
indivisible par le jeu aveugle d'une règle fondamentale de procédure, celui de la norme
juridictionnelle par le principe général qui consacre l'intangibilité des décisions de justice
définitives. L'absence de volonté expresse de conservation d'une norme menacée par
l'irrégularité -directe ou par voie de conséquence- de l'acte qui la formule n'hypothèque donc
pas systématiquement ses chances de survie.

2284
On pense en particulier à la résurgence des documents d'urbanisme préexistant à un P.O.S. qui a
fait l'objet d'une censure juridictionnelle.
2285
Sauf bien entendu volonté contraire du législateur, telle que manifestée par exemple dans le
contentieux de l'expropriation.
2286
Même si, comme nous l'avons souligné en première Partie, cette construction procède d'une
volonté initiale du juge de ne pas perturber des situations dont l'impératif de sécurité juridique
commandait l'irrévocabilité, on peut en effet estimer aujourd'hui que la chose définitivement jugée
s'impose à lui en dehors de toutes manifestations de volonté.

478
II - L'opposition des faits acquis

Les normes juridiques ne sont pas les seules susceptibles d'offrir une résistance à
l'annulation juridictionnelle d'un acte et à ses conséquences. Des éléments matériels acquièrent
parfois également une force équivalente, soit du fait d'une volonté prétorienne (ou -plus
rarement- législative voire administrative) émise en ce sens, soit en raison d'une intangibilité
naturelle. Reprenons donc le clivage précédent.

A. Les faits épargnés par le juge

Les éléments matériels dont il va être ici question ne sont pas dotés d'une immutabilité
intrinsèque : si l'on ne saurait bien évidemment (comme pour tout fait) nier sans mensonge leur
déroulement, leurs conséquences sont à l'inverse conceptuellement capables de se plier aux
exigences de la légalité, et devraient en cela fléchir lorsque l'annulation de l'acte juridique qui
les conditionnait l'impose ; qu'ils ne s'y soumettent pas provient de ce que le juge ne le
considère pas opportun. On peut bien évidemment rattacher à ces hypothèses la politique
jurisprudentielle précédemment étudiée qui débouche sur la quasi impossibilité d'obtenir la
destruction d'une construction édifiée sur la base d'une autorisation ultérieurement annulée, que
celle-ci revête ou non un caractère d'ouvrage public2287. Mais la plupart d'entre elles s'identifient
dans le contentieux de la fonction publique.

1 - La prise en compte de l'exercice de la fonction administrative

L'étude de la théorie de fonctionnaires de fait nous a montré que le juge ne souhaitait


pas la remise en cause de l'activité d'un fonctionnaire irrégulièrement nommé, en dépit de
l'annulation ultérieure de son titre2288. C'était en effet le seul moyen pour que les décisions que
cet agent avait pu être amené à prendre, ou à l'élaboration desquelles il avait participé
antérieurement à l'annulation de sa nomination, demeurent valables, pérennité imposée par la
préoccupation d'assurer la nécessaire continuité du service public. Mais il aurait semblé
paradoxal de reconnaître à cet égard la prépondérance de la réalité des faits sur la fiction de la
rétroactivité d'une restitutio in integrum si l'on n'avait parallèlement préservé les autres facettes

2287
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2288
Cf. supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I ; et notamment la référence à l'arrêt C.E., Ass., 2/11/1923,
Association des fonctionnaires de l'Administration centrale des P.T.T., p.669.

479
de cette réalité. L'agent en cause a pu édicter des actes juridiques, mais ce n'est là qu'un aspect
de son service. Du fait de ce dernier, il a perçu des traitements, accumulé de l'ancienneté, été
noté, voire sanctionné. Devait-on, sous prétexte que la continuité du service public n'était plus
en cause ici, opérer un distinguo artificiel -et inique au regard de l'intéressé- en remettant en
question ces points précis, cependant qu'on maintenait au bénéfice de l'administration les
concrétisations les plus importantes du service accompli ? Le Conseil d'État ne l'a pensé et,
poussant jusqu'au bout la logique de la survivance du fait, a dégagé plusieurs solutions
destinées à garantir les droits de l'agent concerné. C'est ainsi que le fonctionnaire qui a vu son
investiture censurée par le juge de l'excès de pouvoir n'a pas, en principe, à restituer les
rémunérations qu'il a perçues en contrepartie du service effectif qu'il a assuré2289. Le juge a
certes admis que l'administration puisse demander le reversement de ces sommes2290, mais
l'agent est alors en droit de solliciter une indemnité car la jurisprudence considère comme fautif
l'octroi illégal de certains avantages pécuniaires2291. Le Conseil d'État estime également depuis
longtemps que les services assurés dans l'intervalle entre la nomination et l'annulation de celle-
ci doivent être pris en compte dans la détermination de l'ancienneté de l'agent et de ses droits à
pension de retraite2292. Dans le même ordre d'idée, il paraît logique de considérer que c'est à bon
droit que le fonctionnaire a fait l'objet d'une notation pour les services considérés 2293 voire, si
son comportement le justifiait, d'une sanction disciplinaire2294. Toutes ces solutions doivent être
approuvées. Comme le soulignait le commissaire du gouvernement D. Labetoulle dans ses
conclusions sur l'arrêt Barat2295, "lorsqu'elle prend les traits de la rétroactivité, la rigueur
juridique confine souvent à la fiction et se heurte alors aux faits". Aussi était-il naturel, du
moment que le juge avait témoigné d'un souci de relativiser les effets de l'annulation en la
matière, de tirer toutes les conséquences du maintien du fait accompli.

2289
Concernant lesdites rémunérations, on peut noter en effet qu'"avant l'annulation du titre et aussi
longtemps que l'irrégularité n'est pas officiellement constatée, le fonctionnaire de fait a le droit
d'exiger son traitement" (E. Jouve, art. cit., Revue du droit public 1968, p.304).
2290
C.E., 13/11/1953, Dlle Clair, p.488.
2291
C.E., 1er/02/1956, Grinda et Chaleye, Actualité juridique, Droit administratif 1956, II, p.44,
conclusions M. Long.

L'indemnité allouée le sera "compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire et notamment de
la gravité des fautes dont s'agit et de la bonne foi du requérant" (C.E., 19/12/1947, Dame veuve
Gléneau, p.481).
2292
C.E., 26/12/1930, Naudascher ; Dalloz 1931.3, p.16 conclusions Etorri ; et C.E., 20/05/1965,
Hennequin, p.350.
2293
C.E., S., 14/10/1977, Sieur Barat, p.385 ; Actualité juridique, Droit administratif 1978, p.340, concl.
D. Labetoulle.
2294
Cf. par exemple C.E., 30/10/1968, Ponoma, p.538.
2295
Conclusions précitées.

480
2 - La prise en compte du non-exercice de la fonction administrative

Le juge administratif fait prédominer, dans d'autres hypothèses, l'abstention d'un


fonctionnaire à exécuter son service - ou éventuellement la mauvaise exécution de celui-ci -,
alors même que les incidences de cette carence devraient en toute logique disparaître à la suite
d'une annulation contentieuse.

a) Il s'agit tout d'abord de la jurisprudence Deberles qui, rappelons-le, oppose à l'agent qui a
obtenu la censure de son éviction la règle du service fait, afin de priver celui-ci du rappel de son
traitement2296. N'ayant pas accompli son service pendant la période située entre la mesure qui le
destituait et le prononcé de l'annulation, le requérant ne bénéficie pas de la rétroactivité de la
décision de justice, qui plie devant la réalité des choses2297 ; il ne pourra qu'obtenir
éventuellement une indemnisation du préjudice qui lui a été causé par sa révocation irrégulière.

b) Peut également entrer dans ce cadre une jurisprudence qui veut que la désobéissance d'un
agent public ne soit pas rétroactivement effacée par l'annulation de l'acte qu'il n'avait pas
respecté2298. Ainsi, un fonctionnaire irrégulièrement nommé à un poste qu'il n'a pas rejoint sera
considéré comme ayant commis une faute alors même que le Conseil d'État a depuis, par un
arrêt devenu définitif, prononcé l'annulation de ladite mutation2299. Le juge a manifesté, par
cette nouvelle atteinte à la rétroactivité d'une annulation, son souci de ne pas mettre à mal le

2296
Jurisprudence précitée.
2297
L'état originel de la jurisprudence permettait au fonctionnaire ayant obtenu l'annulation de son
éviction un rappel intégral de son traitement et des indemnités accessoires (voir notamment C.E.,
9/06/1899, Toutain, p.421 ; 21/05/1920, Katz de Warrens, p.539) ; mais le commissaire du
gouvernement Parodi, concluant sous l'arrêt Deberles, convainquit le Conseil d'État que ce système
"faisait une part tout à fait excessive ... à une déduction purement logique, initialement fondée sur une
fiction".
2298
C.E., 18/12/1935, Lavigne, p.1197 ; C.E., 2/11/1966, Dessendier, p.580.
2299
C.E., 2/12/1959, Dlle Sinay, p.643.

481
principe hiérarchique qui cimente l'entière organisation administrative, et qui suppose que les
fonctionnaires doivent se soumettre aux ordres qu'ils reçoivent2300, même s'ils s'avèrent
irréguliers, du moment qu'ils ne sont pas "manifestement illégaux et de nature à compromettre
gravement un intérêt public"2301. Seul ce devoir d'obéissance est à même d'assurer un
fonctionnement régulier des services publics, d'où la nécessité de reconnaître l'indélébilité du
fait accompli - à savoir la transgression de l'ordre reçu2302.

B. Les autres types de faits acquis

Certains procèdent, comme les précédents, d'une démarche délibérée ; d'autres non.

1 - Les faits intentionnellement acquis

a) Les faits protégés par le législateur

Tout comme il détient le pouvoir de préserver une norme, le législateur a le loisir de


consacrer tel ou tel fait afin de le rendre imperméable aux retombées d'une annulation
juridictionnelle. On peut renvoyer, sur ce point, à la présentation des lois de 1968, qui protège
l'écoulement des quatre ans entraînant la prescription quadriennale des incidences d'une recours
pour excès de pouvoir formé ultérieurement, et de 1994 qui consacre les transferts de propriétés
réalisés par le jeu d'un droit de préemption ultérieurement invalidé2303. Mais il est également
2300
En outre, le commandement en cause, comme tout autre acte administratif, présente un caractère
immédiatement exécutoire et lie donc son destinataire tant qu'il n'est pas censuré par le juge de
l'excès de pouvoir.
2301
C.E., 10/11/1944, Langneur, p.288 ; Dalloz 1945, p.88.
2302
M. Braibant (Etudes et documents du Conseil d'État 1961, art. cit. p.57) a néanmoins contesté cette
solution au motif qu'"elle se concilie mal avec la jurisprudence selon laquelle l'annulation pour excès
de pouvoir efface rétroactivement la faute disciplinaire ou pénale". Dans le même sens, pour M.
Oberdorff, "cette exception -au nom du maintien de la discipline- à la globalité des effets rétroactifs
d'une annulation contentieuse paraît mal justifiée (...) car l'annulation intervient quand même a
posteriori" (op. cit. p.306).
2303
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.

482
des hypothèses de validations législatives dont le seul objet réside dans la consolidation d'une
situation matérielle qui aurait dû, en toute logique, pâtir de la censure juridictionnelle de l'acte
en ayant permis la réalisation. Le vote de l'"amendement Fabrèges" dans le cadre de la loi n°94-
112 du 9 février 1994 portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de
construction2304 en constitue un parfait exemple2305. L'affaire remonte au 9 octobre 1989, date à
laquelle le Conseil d'État avait annulé la création d'une Z.A.C. au bord d'un lac artificiel de
montagne au motif que celle-ci, de par son importance, excédait les permissions prévues par
l'article L. 145-5 du Code de l'urbanisme2306. Or, l'opération d'aménagement avait déjà
largement débuté, et de nombreuses constructions été édifiées, lorsque fut rendu cet arrêt. La
démolition de ceux-ci, si elle s'avérait techniquement possible, semblait plus utopique une fois
intégrés les impératifs économiques et politiques qui s'attachaient au projet. Pour preuve, elle ne
fut jamais envisagée, et le gouvernement s'employa au contraire, par le relais du Parlement, à
faire voter un texte qui justifierait a posteriori la réalisation litigieuse. Après une première
tentative infructueuse -l'amendement tombant sous le coup de la jurisprudence constitutionnelle
qui interdit l'intégration, dans un texte de loi fiscale, d'une disposition dépourvue de tout lien
avec celui-ci2307-, le législateur a régularisé la situation en instaurant une possibilité de
dérogation exceptionnelle aux dispositions qui avaient été violées, spécialement adaptée à
l'avalisation de l'opération jusqu'alors illégale2308. Le Conseil constitutionnel ne s'étant pas
opposé ce "tour de passe-passe" juridique2309, le fait constitué hors-la-loi est désormais acquis,

2304
Texte précité.
2305
Pour un autre exemple tout aussi parlant, on pourra se reporter à l'article 8 de la même loi qui
concerne un problème similaire -bien que l'opération paraisse ici plus justifiée- faisant suite à
l'annulation de l'implantation de la station d'épuration de Toulon au cap Sicié. Pour plus de détails, voir
notamment F. Bouyssou, observations précitées, Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.217 ;
et J.-L. Lala et Y.-M. Doublet, "La loi n°94-112 du 9 février 1994 portant diverses dispositions en
matière d'urbanisme et de construction", Les petites affiches 29 avril 1994, n°51, p.9.
2306
C.E., 9/10/1989, Sépanso, p.983 ; Revue Juridique de l'environnement 1990, p.253, note Ph.
Terneyre.
2307
C.C., n°90-277 D.C., 25/07/1990, p.70 ; Revue française de droit constitutionnel 1990, p.729, note L.
Favoreu et L. Philip.
2308
Pour plus de détails, voir les différents commentaires précités de la loi du 9 février 1994.
2309
Décision n°93-335 D.C. du 21/01/1994, J.O. du 26 janvier, p.1382 ; La Revue administrative 1994,
p.75, note J. Morand-Deviller.

La jurisprudence constitutionnelle sur les validations législatives démontre ici, une fois de plus, sa
grande souplesse : le Conseil, pour s'abstenir de censurer l'amendement Fabrèges, se borne en effet à
constater que "les dispositions contestées ne procèdent pas à la validation d'une autorisation
d'urbanisme annulée par une décision juridictionnelle passée en force de chose jugée". C'est certes
juridiquement indubitable, mais n'est-il pas artificiel de dissocier de la sorte l'opération
d'aménagement de l'acte juridique dont l'édiction n'avait d'autre but que sa réalisation ? Il est vrai que
le législateur avait pris ses précautions, présentant la disposition comme une dérogation qui ne vaut
483
ce qui est de nature, on en conviendra, à choquer même les plus indifférents aux préoccupations
de protection de l'environnement.

b) Les faits maintenus par l'administration

De la même manière qu'elle peut éventuellement défendre une norme après l'annulation
de son acte-support, l'administration est à même de conforter un acte matériel qui subit pareille
mésaventure. On imagine aisément tout d'abord qu'une réticence à effacer une situation de fait
en exécution de la chose jugée crée un "acquis", dans les mêmes conditions qu'elle engendre
éventuellement une norme acquise2310. Mais il faut également aborder le thème de la
régularisation, par l'administration, d'une opération matérielle. Cette pratique s'avère assez
courante, nous le savons, lorsqu'il s'agit de sauver une construction autorisée par un acte
ultérieurement annulé : si un vice de forme motivait cette sanction, il suffira d'une correction ad
hoc ; en cas de censure au fond, la régularisation s'envisagera par l'entremise d'un changement
de réglementation applicable2311.

2 - Les faits acquis en dehors de toute volonté

Nous ne reviendrons pas ici sur l'idée qu'un fait révolu est systématiquement acquis pour
le passé, sans que personne n'y puisse quoi que ce soit. Il s'agit plutôt de souligner que la
concrétisation d'un acte matériel résiste parfois à la censure de la décision juridique qui
l'autorisait, alors même que ni le juge, ni le législateur n'ont manifesté aucun souhait exprès en
ce sens. Les situations matérielles visées apparaissent en effet protégées par une réelle
immunité "de fait" : pour ne prendre que quelques exemples, l'annulation d'un décret
d'extradition déjà exécuté se heurte quelquefois à l'incarcération de l'étranger en cause, depuis
son retour, dans son pays d'origine ; celle d'une D.U.P. à la destruction du bien exproprié2312 ;
ou encore celle d'une éviction de la fonction publique à l'accident dont a été depuis victime
l'agent intéressé, accident ayant entraîné un handicap physique et s'opposant désormais à sa

pas simplement pour le lac de Fabrèges, mais qui est susceptible d'intéresser, à l'avenir, d'autres
opérations de ce type.
2310
Voir supra, I.
2311
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2312
Sur ce problème, voir notamment A. Homont, "L'illégalité des déclarations d'utilité publique et les
garanties des droits de propriété", La semaine juridique 1971, n°2393.

484
réintégration effective2313. Les jugements qu'est amené à rendre le juge de l'excès de pouvoir en
présence de tels éléments intangibles, s'ils procurent une légitime "satisfaction morale" au
requérant et ouvrent accessoirement le chemin à une réparation pécuniaire des dommages que
l'irrégularité dénoncée lui a fait subir, témoignent une fois encore de l'impuissance du principe
de la légalité à faire plier l'"acquis" à ses exigences.

Après avoir dressé le catalogue des divers acquis venant contrarier la toute puissance
traditionnelle d'une annulation, il nous reste à déterminer le rôle joué par la même notion dans
le cadre des déclarations d'illégalité.

Paragraphe 2. L'idée d'acquis comme borne à la radicalisation de l'exception d'illégalité

La conciliation traditionnellement assurée, dans le cadre du mécanisme de l'exception


d'illégalité, entre respect de la légalité et préoccupations de sécurité juridique a joué à l'origine,
indiscutablement, au détriment du premier. Un simple exemple nous en convaincra : la
jurisprudence n'a-t-elle pas assuré une certaine permanence au règlement reconnu incidemment
illégal, alors qu'on le sait, nul ne saurait prétendre à un quelconque droit à son maintien ? Le
juge administratif semble aujourd'hui prendre conscience de l'exagération de la protection
ancienne de la stabilité juridique sur ce point, et l'obligation d'abroger le texte irrégulier vient
tout naturellement en autoriser la disparition pour l'avenir. En somme, la tendance à la
radicalisation des effets de la déclaration d'illégalité que nous avons mise en lumière n'est rien
d'autre qu'une réévaluation rationnelle des situations protégées. Pour chacune d'entre elles, on
s'est posé la question de savoir si elle devait constituer impérativement un "acquis". En cas de
réponse négative, la progression du principe de légalité et de ses exigences d'éradication des
actes irréguliers pouvait s'envisager. La réponse affirmative imposait au contraire qu'on
continue de brider ledit principe, chose qui s'est manifestée de deux manières.

2313
C.E., 16/11/1960, Peyrot, p.625.

485
I - L'acquis gouverne l'admission de l'exception d'illégalité

Deux corps de règles sont concernés.

A. En modérant l'assouplissement de l'utilité du moyen incident

La tendance actuelle des règles qui gouvernent l'utilité de l'exception est


incontestablement à l'adoucissement. Au travers des jurisprudences Moreels et surtout Leclerc -
la première semblant tellement atypique qu'on pourrait légitimement douter de sa
représentativité-, le Conseil d'État a manifesté des velléités de rupture du carcan traditionnel
qui, par le truchement d'une définition excessivement rigide de l'idée de "mesure d'application",
bridait par trop les permissions de remise en cause incidente d'un règlement définitif2314. Mais
la lenteur et la prudence avec lesquelles progresse la Haute juridiction en ce domaine
témoignent de la difficulté qu'il y aura à aller beaucoup plus loin que ce qui a été déjà réalisé. Il
faut en effet toujours garder présent à l'esprit que la remise en cause incidente de la légalité d'un
acte définitif doit nécessairement revêtir un caractère exceptionnel, sauf à ruiner la fonction de
stabilisation des relations juridiques qui s'attache à la forclusion des délais contentieux. S'il
semble normal de consentir une dérogation dans le cadre de litiges conditionnés par la
régularité de la mesure en question, on ne saurait en revanche autoriser une contestation aussi
large que pour une décision non définitive. En d'autres termes, on doit estimer la norme
contenue dans un acte qui n'est plus susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de
pouvoir acquise à l'égard de tous ceux qui ne seront jamais touchés par une mesure dont la
légalité est par elle commandée.

B. En restreignant la progression de la recevabilité du moyen incident

Les entorses au principe d'intangibilité des décisions non réglementaires définitives ne


se conçoivent que dans la mesure où la démarche du requérant ne heurte aucun acquis. Cette
affirmation se vérifie en premier lieu à l'égard des "fausses dérogations" audit principe
énumérées au Sous-titre précédent : dans chacune d'entre elles, rien ne peut faire obstacle à la
contestation incidente de l'illégalité de la décision en cause, soit que le législateur ou un
principe de procédure s'y oppose2315, soit que la gravité du vice le justifie2316. Il en va

2314
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre II.
2315
A savoir le principe d'indépendance de la juridiction judiciaire.

486
exactement de même en ce qui concerne les "véritables dérogations" que constituent le
contentieux indemnitaire ou celui des opérations complexes : ici encore, l'assouplissement
consenti se limite aux hypothèses où aucun acquis ne vient l'entraver. Dans le cas inverse, qui
peut prendre une double forme, l'irrecevabilité sera maintenue dans toute sa rigueur.

1 - Irrecevabilité d'une exception dirigée contre une norme dont on pouvait mesurer
l'entière portée dès son édiction

Le juge va estimer acquises -c'est-à-dire, ici, imperméables à une contestation incidente


fondée sur leur illégalité- les normes posées par un acte non réglementaire définitif dont il était
totalement concevable d'apprécier les incidences exactes au moment de son intervention sur la
scène juridique. Cela vaut aussi bien dans l'une que dans l'autre des hypothèses traditionnelles
de dérogation au principe d'intangibilité :

a) Pour ce qui est du contentieux indemnitaire

Un administré n'est recevable à se prévaloir de l'irrégularité d'un acte non réglementaire


définitif à l'appui d'une demande en réparation d'un préjudice lié à son édiction qu'à la condition
qu'il ne s'agisse pas d'une décision purement pécuniaire2317. En effet, nous savons que pareille
permission aboutirait de facto à l'exercice hors délai d'un recours pour excès de pouvoir contre
un acte définitif2318. La logique qui gouverne cette solution jurisprudentielle s'inspire de l'idée
que l'administré, victime de la décision exclusivement pécuniaire, pouvait apprécier très
précisément les conséquences qu'elle emporterait sur sa situation au moment même où elle lui a
été notifiée2319 : rien n'excuse, dès lors, qu'il ait omis de l'attaquer directement devant le juge de

2316
Cf. les hypothèses d'actes inexistants et frauduleux.
2317
Cf. la jurisprudence Lafon précitée.
2318
Voir supra, Sous-titre précédent.
2319
Outre tous les exemples cités lors de la présentation de la jurisprudence Lafon, voir par ex. C.E., S.,
16/10/1981, Ville de Levallois-Perret, p.372 : la collectivité requérante, qui se plaignait de l'insuffisance
d'une subvention qui lui avait été accordée, était en mesure de jauger avec exactitude le grief que lui
occasionnait cette décision dès qu'elle lui fut communiquée.

Voir également C.E., 4/03/1994, Mme Mondon (s'agissant d'un refus d'accorder à une veuve la moitié
de la rente viagère d'invalidité dont aurait pu bénéficier son mari).

487
la légalité2320. Un parallèle s'impose sur ce point avec la jurisprudence relative aux actes
confirmatifs, selon laquelle est estimé irrecevable le recours formé contre une décision qui se
borne à rééditer purement et simplement une mesure antérieure devenue définitive2321 : ici non
plus, le juge ne souhaite pas autoriser un administré qui avait tout loisir de contester, en pleine
connaissance de cause, un acte lors de son édiction, à discuter la légalité de celui-ci au moyen
d'une greffe artificielle sur un litige ultérieur2322. Seule l'existence d'un texte instaurant un droit
à contester plusieurs décisions successives identiques pourra infléchir sa position2323. L'étude de
cette jurisprudence est d'ailleurs révélatrice du sujet réel de préoccupation du juge : par delà son
enveloppe juridique, c'est bien la norme initiale qu'il entend protéger, puisqu'il qualifiera d'acte
confirmatif celui qui apporte des modifications de pure forme à une décision antérieure2324,
voire qui n'en diffère que par ses motifs2325.

2320
En revanche, le juge se montre plus compréhensif en présence d'un acte purement pécuniaire
implicite (Cf jurisprudence Dlle Gacon précitée) car il estime sans doute que l'administré concerné était
moins à même de connaître sa faculté d'attaquer le silence gardé par l'administration.
2321
Cette solution ancienne (Cf. par exemple C.E., 20/02/1880, Carrière, Dalloz 1881.3, p.24,
conclusions Gomel) n'intéresse que le cas où la décision confirmée est devenue définitive. Si le délai
contentieux n'avait pas couru à son encontre, un recours contre la mesure seconde demeurerait bien
entendu recevable, car la modification de l'ordre juridique ne pourrait être considérée comme acquise
(Cf. C.E., Ass, 31/05/1985, Ville de Moissac, p.168 ; Actualité juridique, Droit administratif 1985, p.405 ;
Revue française de droit administratif 1985, p.652).
2322
Pour des exemples de décisions estimées confirmatives, voir en particulier C.E., 28/02/1973, Epoux
Teyssedre, p.176 ; 8/12/1978, Monclin, p.498 ; et 20/03/1985, O.P.H.L.M. de la Moselle, p.725, Le
Quotidien juridique, 28 janvier 1988, p.10, note H. Moussa.

A également été analysée comme confirmative la mesure qui se contente de proroger une D.U.P. sans
modifier le projet d'expropriation (Cf. C.E., S. 25/05/1979, Dame Bayret, p.239 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1979, n°10, p.22, chron. Y. Robineau et M.-A. Feffer ; La semaine juridique 1980,
n°19277, conclusions B. Genevois ; et 14/12/1984, consorts Tacher-Jaime, p.648 ; Dalloz 1985, I.R.,
p.413, obs. P. Bon).
2323
Il en va ainsi, par exemple, en matière de réclamations successives relatives à une même
imposition en vertu de l'article 1932 du Code Général des Impôts (Cf. C.E., S., 12/07/1974, X..., p.424 ;
Revue de jurisprudence fiscale 1975, p.9, conclusions B. Martin-Laprade). Pour une étude générale sur
la question, voir H. Simonian-Gineste, "L'originalité de la décision confirmative en droit fiscal", Le
Quotidien juridique des 25 et 27 avril 1990, p.15 et p.8.
2324
Pour un exemple récent, voir C.E., 27/10/1989, Dauwe, Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz
1990, p.195, conclusions R. Abraham.

La solution est la même lorsqu'une autorité reproduit un texte pris par une autorité différente (C.E.,
14/03/1956, Fédération des locataires de la région parisienne, p.120 : est confirmatif l'arrêté du préfet
de police qui reprend à son compte les dispositions d'un arrêté ministériel).
2325
Voir, revenant sur la solution inverse autrefois consacrée, C.E., S., 13/11/1987, Dlle Gondre, p.368 ;
Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.39, conclusions O. Schrameck ; Revue française de droit
488
b) Pour ce qui est de la théorie des opérations complexes

Les fluctuations de la jurisprudence dans le domaine des opérations complexes ont


plongé la doctrine dans une grande perplexité, et les avis se sont partagés sur son avenir : pour
les uns, cette théorie devait nécessairement se dissoudre dans celle des droits acquis2326, tandis
que d'autres, contestant la capacité de cette dernière à l'englober2327, prônaient au contraire son
"approfondissement"2328. Pourtant, quand on se penche sur l'état actuel des solutions retenues en
la matière, se dévoile, en dépit de leur apparente inconstance, une logique de fond qui les relie.
Certes, il apparaît clairement que l'idée d'opération complexe constitue un instrument malléable
au service du juge administratif, instrument que ce dernier entend bien conserver comme tel 2329.
Mais la jurisprudence qui la développe ne semble pas pour autant fantasque. Pour schématiser,
nous dirons qu'elle n'autorise en général la remise en cause incidente d'un acte non
réglementaire définitif que lorsqu'elle estime que celui-ci n'avait pas, par sa propre vertu,
suffisamment averti les administrés qu'ils allaient être concernés au degré où ils le sont par
l'opération à laquelle il participe, ou, en d'autre termes, lorsque le grief fait au requérant n'a été
réellement matérialisé que par une décision ultérieure2330. Un rapprochement avec la théorie de
l'acte préparatoire nous permettra de mieux saisir de quoi il retourne.

b1) Le parallèle avec l'idée d'acte préparatoire

administratif 1988, p.58, observations D.L. : la réédition d'un rejet de demande constitue une mesure
confirmative alors même qu'elle est fondée sur un motif différent de celui qui sous-tendait le rejet
initial, dès lors qu'aucun changement n'affecte ni l'objet, ni le contexte de la décision.
2326
F. Chevallier, art. cit.
2327
Ainsi, pour L. Barthélémy (fascicule précité, n°120), "la notion de droits acquis manque de la
solidité et de la cohérence nécessaire pour constituer le fondement unique d'une théorie aussi
importante que l'exception d'illégalité".
2328
Cf. P. Chrétien, "De la belle carrière promise à la notion d'opération complexe", Actualité juridique,
Droit administratif 1982, art. cit. p.22.
2329
Comme faisait remarquer A. Bacquet, le juge administratif "ne veut être lié par aucune théorie en
cette matière et conserver un entier pouvoir d'appréciation" (Répertoire Dalloz de contentieux
administratif, rubrique précitée, n°50).
2330
Voir en ce sens M. Distel, art. cit. p.375 : "Le grief causé par la décision initiale est certain, il ne peut
même véritablement être considéré comme futur ; il n'est cependant que conditionnel. (...) Le grief ne
prendra sa pleine réalité qu'au moment où la décision finale sera prise".

489
L'élaboration d'une décision administrative se compose parfois d'un certain nombre
d'actes dont la seule raison d'être réside précisément dans cette préparation. Leur qualification
par le juge de "mesures purement préparatoires" entraînera l'irrecevabilité des conclusions
d'annulation formées à leur encontre2331, et leur contestation ne s'envisagera dès lors qu'à
l'occasion du litige dirigé contre la décision finale2332. Quelles sont les raisons qui ont exclu la
possibilité de mise en cause immédiate de ce type d'acte ? Elles se révèlent simples à
appréhender : on a préféré concentrer le contentieux sur la décision ultime dans la mesure où
l'édiction de l'acte préparatoire ne permettait pas de déterminer à coup sûr si elle serait prise, ou
quel serait son contenu exact2333. Reprenons chacune de ces deux hypothèses. La prescription
d'un acte n'engendre pas forcément, tout d'abord, une suite positive. Ainsi, en matière
d'expropriation, l'arrêté préfectoral ouvrant l'enquête préalable ne débouche pas
automatiquement sur la D.U.P., puisque l'expropriant peut parfaitement, en raison d'un
changement de circonstances, renoncer à poursuivre son projet, ou bien parce que l'autorité
administrative compétente pour se prononcer à l'issue de l'enquête refuse de déclarer l'utilité
publique2334 ou laisse passer le délai prévu à cet effet. Dans d'autres cas, ensuite, il est
impossible de savoir en quoi consistera précisément la mesure prévue, comme en témoigne
l'exemple d'une délibération de conseil municipal prescrivant l'établissement d'un plan
d'urbanisme, le contenu de ce dernier étant toujours déterminé ultérieurement2335. Réserver dans

2331
Comme nous y avons déjà fait allusion, il existe cependant des exceptions à cette irrecevabilité de
principe, telle que celle qui s'attache aux sectionnements de commune (Cf la jurisprudence ville de
Massat précitée). M. Pochard, dans ses conclusions précitées sur l'arrêt l'affaire Elections cantonales
de Chauffailles (Revue française de droit administratif 1991, p.583) a expliqué le sort particulier réservé
à ce type d'acte préparatoire par le fait qu'il "étend ses effets sur plusieurs élections successives tant
qu'il n'a pas été supprimé, et revêt un caractère permanent".
2332
On trouve également en jurisprudence l'expression de "mesure non détachable" d'une décision à
venir, ce qui revient exactement au même. Voir par exemple C.E., 13/07/1961, Lubrano-Lavadera,
p.515 : les notes données au diverses épreuves d'un examen ne sont pas détachables de la décision
finale du jury. Voir également C.E., 25/02/1991, Darne, Droit administratif 1991, n°191 (même solution
s'agissant du refus du président du jury d'accepter la soutenance d'un mémoire présenté au titre de
l'examen).
2333
Pour paraphraser R. Chapus, Droit du Contentieux administratif, n°515.
2334
Même si cette hypothèse est assez rare en pratique (dans la mesure où des conclusions
défavorables ne s'opposent pas à la poursuite de la procédure), elle se rencontre parfois, et ce d'autant
que le Conseil d'État a estimé que l'autorité compétente a le devoir de refuser de déclarer l'utilité
publique s'il lui apparaît qu'un "motif de droit ou d'opportunité" s'y oppose (Cf C.E., S., 4/06/1954,
Commune de Thérouanne, p.339 ; et C.E., 20/06/1984, Epoux Démolon, p.646 . Revue française de
droit administratif 1985, p.224, note B. Pacteau).
2335
L'identification d'un acte préparatoire dans la prescription d'un plan d'urbanisme était déjà
pratiquée au temps ou le plan d'urbanisme était prescrit par l'autorité préfectorale. Cf C.E., 5/04/1974,
Dame Prébot, p.1096 ; Actualité juridique, Propriété immobilière 1975, p.776, note A. Hostiou.

490
ces deux configurations la contestation contentieuse pour l'édiction de la décision finale permet
aux administrés de savoir avec certitude si l'opération leur fait suffisamment grief pour intenter
un recours2336.

b2) Evaluation de la jurisprudence à la lumière de cette comparaison

Bien que les actes dont la théorie de l'opération complexe justifie la contestation
indirecte ne constituent pas, nous le savons, des mesures préparatoires 2337, leur rapprochement
avec ces dernières s'avère riche en enseignements, tant sont semblables les logiques qui
commandent les deux matières. Le commissaire du gouvernement B. Genevois, concluant sur
l'arrêt Société Angélica-Optique Centraix, reconnaissait que le principe d'intangibilité était mis
en échec par l'idée d'opération complexe "dans l'hypothèse où la décision non réglementaire
s'insérant dans une procédure administrative et qui n'a pas été frappée d'un pourvoi dans le délai
de recours, pouvait légitimement ne pas l'être car les intéressés étaient fondés à penser que la
décision en cause ne déboucherait pas nécessairement sur des décisions ultérieures leur faisant
grief de façon apparente"2338. On aperçoit tout de suite une corrélation avec l'idée d'acte
préparatoire : ce qui pousse le juge à autoriser la contestation d'un acte non réglementaire
définitif, c'est généralement la considération de l'impossibilité, pour l'administré, de mesurer
avec certitude la portée exacte de la mesure en question. La jurisprudence relative aux
opérations complexes correspond largement à cette dynamique2339 :

2336
Il en va évidemment différemment d'un refus de prendre une mesure préparatoire, qui s'oppose au
déclenchement d'une procédure et, partant, à l'édiction d'une décision : l'administré peut dès lors
mesurer avec certitude le tort que lui cause le défaut de modification de l'ordonnancement juridique
causé par ce refus. Il est en conséquence normal d'autoriser sa contestation directe, d'autant qu'une
solution contraire aboutirait à une immunité totale de cet acte (puisque, par définition, aucune
décision ne lui fera suite, qui pourrait fournir l'occasion de sa remise en cause incidente). Cf. par ex
C.E., 17/02/1988, Juszezak, p.817, s'agissant du refus d'un président d'université d'autoriser la
soutenance d'une thèse.
2337
En ce qu'elles sont susceptibles d'un recours pour excès de pouvoir propre (Cf. supra, Sous-titre
précédent).
2338
Conclusions précitées, p.425.
2339
Même si certaines solutions paraissent devoir y demeurer irréductibles, telle celle qui s'attachait
(avant la loi de finances du 31 décembre 1992 précitée) à la combinaison ordre de versement / état
exécutoire : on pourrait en effet difficilement soutenir ici que l'administré visé ignorait, au premier
stade, quelle serait son obligation définitive. Cette exception notable force notre analyse à la
modestie : il ne s'agit pas de fournir une clé qui expliquerait miraculeusement tous les problèmes
qu'ont soulevés des générations d'auteurs, mais simplement de tenter de dégager des lignes
491
* Elle sous-tend tout d'abord à l'évidence les solutions adoptées dans les contentieux de
prédilection de cette théorie2340, comme l'attestent les conclusions de M. Gentot sur la décision
de Section Association des propriétaires de Saclas2341 : pour faire admettre au Conseil d'État la
contestabilité incidente de l'arrêté préfectoral inscrivant une commune sur la liste de celles où
une association de chasse doit être créée, le commissaire du gouvernement a insisté sur le fait
que "la décision initiale prise par le préfet ne comporte pas nécessairement, à ce stade de la
procédure, des éléments définitivement favorables aux administrés"2342, et que "l'on ne peut
exiger d'eux qu'ils saisissent un juge à ce stade préliminaire pour préserver leurs droits"2343.
Cette idée est d'ailleurs généralisable à la plupart des hypothèses qui font jouer des décisions
d'espèce, dans la mesure où, pour celles-ci, "l'ignorance des destinataires est, pourrait-on dire,
totale ou quasi physique"2344 : l'administré victime de l'opération qu'elles lancent peut
simplement s'alarmer à un stade ultérieur de la procédure ; aussi est-il nécessaire de lui ménager
une possibilité de contestation incidente de l'acte particulier qu'il n'a pas jugé bon d'attaquer en
son temps2345.

directrices de jurisprudence. Rien de plus normal que certaines solutions atypiques refusent de s'y
soumettre, et il est sain que, pour des raisons d'opportunité (comme c'est le cas ici, nous l'avons
souligné au Sous-titre précédent), le juge puisse se dégager des systèmes les mieux établis.
2340
A savoir tous ceux qui ont été cités au Sous-titre précédent au titre des "manifestations de la
théorie".
2341
Arrêt et conclusions précités.
2342
"En effet, poursuit-il, l'association peut ne pas se former, elle peut n'être pas agréée, elle peut
même éventuellement être radiée de la liste départementale (...)".
2343
Conclusions précitées, p.138.

Cette exigence aurait de plus l'inconvénient de les contraindre à former des recours de précaution
contre les mesures susceptibles de leur préjudicier un jour, au risque d'encombrer inutilement le
prétoire.
2344
M. C. Bergeres, art. cit., Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.8.
2345
Comme le faisait remarquer F. Chevallier, "on ne peut toujours et nécessairement exiger des
administrés qu'ils attaquent systématiquement, et à titre de précaution, l'ensemble des innombrables
décisions non réglementaires susceptibles de les concerner un jour. Au reste, dans certaines matières,
l'enchevêtrement des décisions administratives quotidiennement édictées est tel que les administrés,
même les mieux informés et les plus au fait des questions administratives, ne sont pas toujours en
mesure d'en évaluer les conséquences tant que ces décisions n'ont pas été concrétisées" (art. cit.
p.337 ; voir également l'illustration de ces considérations en note 79 (même page)).

492
* Elle explique également certains cas d'hypertrophie de la théorie que nous avons
soulignés. On peut, à ce propos, reprendre l'exemple de l'arrêt Ville de Vichy2346 : si le juge
autorise la remise en cause incidente de la délibération d'une assemblée sous tutelle à l'appui
d'un recours formé contre l'acte qui l'approuve, c'est à l'évidence parce que l'avenir de cette
décision est totalement subordonné à l'intervention de ce dernier. Il semble normal, en
conséquence, de permettre au requérant de temporiser jusqu'au prononcé effectif de
l'approbation, car, auparavant, sa démarche viserait une décision imparfaite et susceptible de
péricliter.

* Mais surtout, cette idée est de nature à éclaircir, a contrario, quelques hypothèses dans
lesquelles le juge n'a pas retenu la qualification d'opération complexe alors que celle-ci semblait
pouvoir se justifier2347. Il en va en particulier ainsi pour l'affaire Juste2348 : si les tableaux
préparatoires établis par chaque ministre ne sont pas contestables au soutien d'un recours contre
le tableau général d'avancement des administrateurs civils arrêté par le premier ministre, c'est
sans doute, au moins pour partie, parce que leur degré de précision est tel qu'on conçoit que les
intéressés soient amenés à les attaquer directement devant le juge de l'excès de pouvoir. Une
même logique préside dans le domaine du remembrement rural, matière dans laquelle "la
théorie des opérations complexes est sans application (...) alors que les décisions successives
destinées à le réaliser illustrent bien ce qu'est une opération complexe"2349. Les justiciables ne
sont notamment pas admis, lorsqu'ils critiquent les décisions individuelles de remembrement, à
se prévaloir des vices entachant les arrêtés préfectoraux instituant les commissions ah hoc et
déterminant le périmètre des opérations2350. On est en droit de s'interroger sur les motivations
de cette exclusion qui s'avèrent, nous le verrons, multiples. Mais une des principales réside à
n'en pas douter dans l'idée que la remise en cause des droits des propriétaires des terres visées
par ces actes initiaux est inéluctable dès leur édiction2351. Les intéressés ne possèdent dès lors
aucune raison valable d'attendre la concrétisation de cette fatalité pour discuter la légalité de
l'opération.

2346
C.E., S., 8/07/1955, précité.
2347
Cf. les cas d'"atrophie" de la théorie évoqués au Sous-titre précédent.
2348
C.E., S., 20/07/1971, précité.
2349
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°596-3.
2350
Voir respectivement :
- C.E., 27/02/1956, Association des propriétaires du Chesne, p.92 ; 15/12/1976, Ponsin, Droit
administratif 1977, n°3 ; 4/03/1988, Barrot, p.973 ; 25/01/1989, Thumerel, req. n°45003.

et - C.E., 5/10/1988, Dame Chardonnet, p.973.


2351
Cf. notamment les conclusions précitées de M. Gentot sous l'arrêt Association des propriétaires de
Saclas, p.138.

493
Avec M. Distel, nous conclurons donc qu'en règle générale, "la reconnaissance de
l'existence d'une opération complexe signifie que le juge administratif estime que l'intéressé
était fondé à attendre le développement de l'opération plutôt que d'attaquer immédiatement,
comme il pouvait le faire, la décision initiale"2352, une estimation contraire aboutissant en
revanche au maintien de l'intangibilité de principe de l'acte non réglementaire définitif. Mais la
recevabilité de l'exception peut se heurter à un autre obstacle, à un autre acquis.

2 - Irrecevabilité d'une exception susceptible de perturber des situations juridiques


acquises

Quand bien même le justiciable ne pouvait évaluer avec certitude les retombées d'un
acte non réglementaire, il ne lui sera pas toujours permis de soulever l'irrégularité de celui-ci à
l'appui d'une demande en indemnité, ou au soutien d'un recours pour excès de pouvoir intenté
contre la décision qui, dans le cadre de l'opération qui le touche, a concrétisé son grief. Encore
faut-il que cette contestation incidente ne risque pas de porter atteinte à des situations protégées
au profit de tiers. Les deux contentieux concernés nous procureront matière à illustrer de cette
prohibition.

a) En ce qui concerne le contentieux indemnitaire

L'arrêt du 3 mai 1963 Sieur Alaux2353, qui ponctue une affaire relativement insolite,
dépeint bien le souci manifesté par le juge de plein contentieux de n'autoriser la remise en cause
incidente d'un acte non réglementaire qu'à la condition que cette exception ne préjudicie à
aucune situation acquise au profit de tiers : un fonctionnaire qui avait été révoqué pour avoir
participé à des infractions à la législation sur les prix, avait été débouté de sa demande en
annulation du décret prononçant cette sanction. Or, ultérieurement, il avait bénéficié d'une
décision de relaxe prononcée par le tribunal de grande instance au motif qu'aucune infraction
n'avait en réalité été commise. L'intéressé se prévalait de cette dernière décision pour solliciter
une réintégration dans son administration d'origine, ou, à défaut, une réparation des préjudices
que lui avait causés sa révocation irrégulière. Le Conseil d'État fit droit à cette dernière
demande, déclarant le requérant recevable à s'appuyer sur l'illégalité du décret de révocation ; il

2352
Art. cit. p.375 ; voir également l'intéressante idée de "maturité" du contentieux qu'il développe,
emprunt au droit anglo-saxon (ripeness) qui "exprime la nécessité d'attendre que la controverse soit
pleinement développée et que tous les éléments en soient connus".
2353
Lebon p.261 ; Actualité juridique, Droit administratif 1963, p.352, chronique J. Fourré et M. Gentot.

494
rejeta en revanche la première prétention, laissant à l'administration toute latitude pour
apprécier si l'intéressé pouvait être ou non rétabli dans ses fonctions. Une telle différence de
traitement des conclusions repose sans aucun doute sur des considérations de sécurité
juridique : si rien ne s'oppose, dans cette optique, à ce que le requérant excipe de l'illégalité de
la décision de révocation définitive pour obtenir des dommages-intérêts légitimes, il ne saurait
en revanche se prévaloir de celle-ci pour obliger l'administration à le réintégrer
automatiquement, c'est-à-dire à retirer la mesure d'éviction qui a pu créer des droits acquis vis-
à-vis de ses anciens collègues.

b) En ce qui concerne la théorie des opérations complexes

Le juge administratif éprouve de la répugnance à retenir la qualification d'opération


complexe lorsqu'elle autoriserait une exception d'illégalité ayant une chance de perturber des
situations juridiques individuelles acquises. De telles considérations ont sans doute épaulé
celles précédemment évoquées pour opposer l'irrecevabilité à la contestation des tableaux
préparatoires d'avancement des administrateurs civils ou des arrêtés ordonnant les opérations de
remembrement : dans les deux cas, en effet, la remise en cause de ces actes aurait
nécessairement des incidences néfastes sur tous ceux qui, à l'inverse du requérant, s'en trouvent
satisfaits. On comprend que ceux-ci souhaitent en revendiquer le caractère définitif afin de
garantir la stabilité des normes dont ils profitent, et que le juge s'en fasse l'écho en appliquant le
principe d'intangibilité dans toute sa rigueur. D'autres exemples de jurisprudences dictées par de
pareils motifs peuvent être avancés, telle que l'opposition à l'invocation par un fonctionnaire,
une fois les délais expirés, de l'illégalité des notes qui lui ont été attribuées, à l'appui d'un
recours dirigé contre les décisions prises au vu de cette notation2354. Certes, il est sûr que
l'admission ici d'une opération complexe procéderait de la lecture extensive de la théorie à
laquelle on assiste parfois, la "condition de spécificité" n'y étant à l'évidence pas remplie2355.
Mais cette entorse supplémentaire pourrait parfaitement se justifier : "le plus souvent, en effet,
souligne R. Chapus, les fonctionnaires ne sont incités à réagir à leur notation et à s'interroger
sur sa régularité que lorsque ses conséquences se manifestent par des décisions ultérieures"2356.
Si le juge n'a pas désiré admettre la contestation indirecte des mauvaises notes définitives

2354
C.E., S., 23/11/1962, Camara, p.627 ; Actualité juridique, Droit administratif 1962, p.666, chronique
MM. Gentot et Fourré ; La semaine juridique 1963, n°13111, note A. Gandolfi ; C.E., 22/11/1963,
Vanesse, p.577 ; C.E., 18/05/1979, Menonville, p.634.
2355
Sur cette condition, voir supra, Sous-titre précédent.
2356
Droit administratif général, t. II, n°221.

495
attribuées à un agent, c'est sans doute parce que semblable permission fragiliserait les situations
des fonctionnaires qui, mis en concurrence avec celui-ci, profitent de leurs retombées2357.

L'acquis borne donc doublement la progression du souci de légalité dans l'admission de


la recevabilité de l'exception : le principe d'intangibilité des décisions non réglementaires
définitives ne sera écarté qu'à la condition que l'acte argué d'illégalité n'ait pas concrétisé avec
précision le grief du requérant, et que l'admission de cette démarche contentieuse ne
compromette pas des situations juridiques qui ont pu se cristalliser sur la base des mesures
prétendument viciées. Mais le jeu de l'acquis ne se limite pas à la prévention : son action est
également palpable une fois l'illégalité d'un acte incidemment déclarée.

II - L'acquis régit les effets de la déclaration d'illégalité

L'idée d'acquis est doublement sollicitée au stade de la détermination de la portée d'une


constatation incidente d'illégalité. Dans un premier temps, c'est elle qui va régler le sort de l'acte
désavoué par le juge administratif, avant d'orchestrer les incidences de cette déclaration sur les
décisions formant, avec lui, la chaîne d'actes irréguliers concernée.

A. Il commande la permanence de la norme reconnue illégale

Le fait que la norme portée par l'acte reconnu illégal soit estimée acquise fait barrage
non seulement à la disparition de ce dernier par la simple vertu de la décision de justice qui a
décelé son vice, mais également à la remise en vigueur de la norme dont elle assurait le
remplacement.

2357
Voir en ce sens les conclusions B. Genevois sur l'arrêt Société Angélica-Optique Centraix précitées,
p.426.

496
1 - Obstacle à la chute automatique de l'acte irrégulier

Une mise en cause de la légalité d'un acte définitif ne peut produire des résultats
identiques à ceux d'une annulation, sauf à dénier toute effectivité à la technique des recours
contentieux. Bien évidemment, la mesure dont l'irrégularité est constatée par le juge
administratif s'en trouve énormément fragilisée par le jeu combiné des jurisprudences qui
interdisent son application et organisent, à terme, son abrogation2358. Mais l'exacte juxtaposition
de la déclaration d'illégalité et de la disparition de l'acte qu'elle intéresse paraît impossible à
réaliser, car on ne saurait permettre la censure juridictionnelle directe d'une décision protégée
par la forclusion du délai d'excès de pouvoir. Le hiatus existant entre le jugement et sa retombée
éventuelle - hiatus qui prend la forme, nous le savons, d'une demande d'abrogation formulée par
un intéressé2359- semble en conséquence a priori irréductible2360.

2 - Opposition à la résurgence de la norme ancienne

Point n'est question, on s'en doute, de revenir ici en détail sur la solution Bargain et les
atermoiements qu'elle a engendrés2361. Nous rappellerons simplement que, du fait du maintien
de principe de l'acte déclaré illégal dans l'ordonnancement juridique dont il vient d'être
question, la logique juridique s'oppose à la résurgence de la décision qu'il a remplacée. Voilà à
n'en pas douter une remarquable implication de l'idée de norme acquise2362, qui s'avère
fortement ancrée en jurisprudence, malgré les assauts qu'elle a subis au cours de ces dernières
années. En fait, ceux-ci ont conduit le juge jusqu'à la frontière de l'acquis en question, ligne
qu'il ne peut manifestement dépasser de lui-même.

a) Cette limite, que matérialisent les décision Assaupamar et Ordre des architectes2363, niche
dans la considération de la vigueur de la décision qui s'offre en remplacement de l'acte reconnu

2358
Voir supra, les arrêts Ponard et Alitalia, et leurs développements.
2359
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II.
2360
Mais a priori seulement ; nous verrons plus loin ce qu'il faut en penser (voir infra, Titre II, Sous-titré
I).
2361
Voir supra, Partie I, Titre préliminaire ; et Titre I, Sous-titre II.
2362
C'est en effet parce que la norme nouvelle résiste à l'illégalité avérée de l'acte qui lui sert de
support que la norme antérieure ne peut ressusciter.
2363
Jurisprudences étudiées supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II.

497
vicié : au cas où cette vigueur n'a jamais cessé, les arrêts cités ont reconnu que la simple
déclaration d'illégalité avait une force suffisante pour propulser à nouveau au premier plan la
norme qui en avait été écartée, au prix d'une sorte de "mise entre parenthèses" de la mesure
incidemment contrôlée ; dans l'hypothèse contraire, l'acte qui a cessé de produire des effets ne
saurait revivre du fait de la décision de justice. La ligne jurisprudentielle démontre bien qu'ici,
le juge administratif identifie acquis et commutation de la norme : si l'acte irrégulier s'est
substitué à un acte ancien dont il a entraîné l'achèvement, la déclaration d'illégalité ne peut rien
contre la volonté de condamner ce dernier à appartenir à un passé révolu ; si, inversement, il y a
eu seulement mise à l'écart d'une norme qui ne quitte pas pour autant l'ordonnancement
juridique2364, aucun acquis ne s'oppose à ce que celle-ci reprenne la place qui lui avait été
irrégulièrement confisquée.

b) Il semble que la jurisprudence, avec les solutions Ordre des Architectes et Assaupamar, soit
allée le plus loin possible dans le sens de l'effacement de la norme reconnue incidemment
illégale. Seul le législateur peut autoriser le juge à franchir un pas supplémentaire, comme en
témoigne l'évolution récente du contentieux de l'urbanisme. De l'avis général, en effet, la
solution qu'avait adoptée le Conseil d'État au travers de la décision Assaupamar - consistant,
rappelons-le, à rendre à nouveau applicables les règles nationales lorsqu'un règlement local
d'urbanisme était déclaré irrégulier par voie d'exception- se révélait loin d'être satisfaisante en
pratique. Elle portait incontestablement préjudice à la sécurité juridique de tous les acteurs de
l'urbanisme : à celle des communes, bien évidemment, du fait de la redéfinition des
compétences et des procédures qu'entraînait le retour au R.N.U.2365 ; à celle des constructeurs,
ensuite, qui pâtissaient de la fragilisation des autorisations obtenues sous l'égide de la
réglementation illégale et de l'incertitude pesant sur la détermination des règles applicables ;
enfin, et paradoxalement, à celle des associations de sauvegarde de l'environnement qui, étant
souvent à l'origine de la mise en cause d'un P.O.S. qu'elles estimaient trop laxiste, se
retrouvaient sous l'emprise du R.N.U. qui garantit moins bien les administrés contre les
constructions anarchiques. Or, en dépit de ce caractère assurément "dévastateur"2366, il a fallu
attendre l'intervention législative que l'on sait - et qui a fait l'objet, sur ce point précis, d'un large

2364
Parce que l'acte irrégulier ne constituait qu'une dérogation à celle-ci (hypothèse Assaupamar) ou
parce qu'il n'avait pas la force suffisante pour entraîner sa disparition (hypothèse Ordre des
architectes).
2365
Pour le détail de cette redéfinition, voir notamment J.-L. Lala et Y.-M. Doublet, Les petites affiches,
29 avril 1994, art. cit., p.7.
2366
Selon l'expression de F. Bouyssou, Actualité juridique, Droit administratif 1994, art. cit., p.208. Dans
le même sens, voir Y. Jegouzo, "Les modifications apportées au droit de l'urbanisme par la loi du
9/02/1994", Revue de droit immobilier 1994, p.153, qui estimait que "cette jurisprudence ne pouvait
longtemps être maintenue sans désorganiser complètement le dispositif institué par la loi du 7 janvier
1983".

498
consensus parlementaire2367- pour voir la solution Assaupamar renversée. Sauf à croire le
Conseil d'État totalement hermétique aux considérations d'opportunité, on doit estimer que ce
dernier ne s'est pas reconnu le pouvoir de décider, de lui-même, la résurrection de la
réglementation locale antérieure, en d’autres mots de "remettre en vigueur un régime juridique
que la collectivité a voulu abandonner pour lui en substituer un autre"2368. Les effets d'une
déclaration d'illégalité, en l'absence de loi destinée à les renforcer, se heurtent donc à la volonté
de l'autorité administrative de reléguer une norme au passé, volonté acquise du simple fait que
la norme de substitution revêtait un caractère définitif.

c) Un doute sur l'inviolabilité de cette limite pourrait cependant naître d'un arrêt récent, dans
lequel le Conseil d'État a reconnu qu'une constatation incidente de l'irrégularité d'une
modification de P.O.S. opérée avant l'entrée en vigueur de la loi du 9 février 1994 avait eu pour
effet de remettre en vigueur ce règlement local d'urbanisme dans sa version immédiatement
antérieure à cette modification2369. Contrairement à ce que lui proposait son commissaire du
gouvernement, la Haute juridiction a ainsi décidé qu'une simple déclaration d'illégalité pouvait,
dans ce cas très particulier, faire resurgir une disposition dont l'autorité administrative avait
désiré l'abandon. Il convient cependant de ne pas inférer une portée excessive à cette solution.
Certes il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une application anticipée des dispositions de la loi
qui prévoit, comme on le sait, le retour en vigueur des règles locales d'urbanisme antérieures à
celles qui ont indifféremment fait l'objet d'une annulation ou d'une déclaration d'illégalité, une
telle rétroactivité étant exclue tant par les travaux parlementaires2370 que par la jurisprudence
ultérieure2371. Mais lorsque le Conseil d'État s'est prononcé sur ce point de droit qui n'avait
jamais encore été tranché, il n'ignorait pas que la solution qu'il privilégierait n'aurait, en tout
état de cause, qu'un intérêt secondaire, devant être presqu'aussitôt relayée par les nouvelles
dispositions législatives. Autant dès lors poser une règle en phase avec ces dernières, au prix

2367
Cf J.J. Liard, "Une lecture critique de la circulaire sur l'urbanisme", Le Moniteur, 20 mai 1994, p.36.
2368
D. Garreau, "Exception d'illégalité et annulation des P.O.S.", La Gazette des communes, 25 avril
1994, p.68.
2369
C.E., 29/07/1994, Bruguier, Bulletin de jurisprudence du Droit de l'urbanisme 1994, n°5, p.19,
conclusions S. Lasvignes ; Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.921, observations C. Debouy.
2370
Cf. en particulier J.O., débats Ass. Nat., séance du 30/11/1993, p.6695.
2371
Voir en particulier C.E., S., 27/05/1994, Sté Franck-Alexandre ; Actualité juridique, Droit
administratif 1994, p.506, chronique C. Maugüé et L. Touvet ; Revue française de droit administratif
1995, p.43, conclusions S. Lavignes ; C.A.A. Paris, 26/06/1995, Association Plessis, Bulletin de
jurisprudence du Droit de l'urbanisme n°7, 1995, p.32, conclusions G. Merloz ; ainsi que, C.E., S.,
28/07/1995, S.A. Plâtres Lambert Productions, et (même date) Consorts Alsina (arrêt et avis précités).

499
d'un "effort"2372 des principes contentieux traditionnels qui, dans ce cadre strictement délimité,
pouvait se justifier2373.

L'acquis n'influence pas seulement les effets de la déclaration d'illégalité sur l'acte qui en
fait l'objet ; il commande également ceux qu'elle produit sur la chaîne d'actes concernée.

B. Il canalise les incidences de la déclaration d'illégalité

Le souci de ménagement de l'acquis dans la chaîne d'actes touchée par une déclaration
d'illégalité s'est manifesté de deux manières :

1 - Il découle tout d'abord du principe de l'effet relatif de chose jugée s'attachant à ce type de
constatation incidente, qui induit la stricte bipolarité du mécanisme déjà étudiée. Grâce à celle-
ci, on enferme les conséquences de la déclaration d'illégalité dans le seul litige qui y a donné
lieu, les focalise sur l'acte attaqué au principal qui sera l'unique mesure à chuter en conséquence
de l'appréciation portée par le juge. Or ce dernier, par hypothèse non définitif, ne renferme
aucun acquis à opposer à cette disparition.

2 - Lorsque la jurisprudence ou article 2 du décret du 28 novembre 1983 ont envisagé une plus
large propagation des effets d'une simple déclaration d'illégalité -par l'entremise de l'obligation
de retirer les mesures convaincues d'irrégularité-, le risque s'est fait plus grand de rencontrer des
normes acquises. Juge et pouvoir réglementaire en ont donc tenu compte, puisque, nous l'avons
déjà souligné, cette irradiation trouve sa limite dès lors que les décisions prises sur le

2372
L'expression est empruntée aux conclusions précitées de S. Lasvignes (p.20) pour qui ledit "effort"
paraissait "finalement peu opportun".
2373
Il pouvait se justifier d'autant plus qu'il avait le mérite de calquer les effets de la déclaration
d'illégalité de la modification d'un P.O.S. sur ceux de l'annulation d'une telle mesure qui, en vertu de la
jurisprudence Commune de Riedisheim dont il a déjà été question, imposaient le retour au P.O.S.
initial. Voir en ce sens note C. Debouy précitée, p.923.

500
fondement du texte reconnu vicié ont engendré des situations protégées2374. L'acquis vient ici
contrarier les conséquences que peut exceptionnellement produire la constatation d'une
illégalité hors de l'affaire qui l'a suscitée, de la même manière qu'en matière d'annulation, il
bride les incidences des jugements dotés de l'autorité absolue de chose jugée.

La notion d'acquis transcende donc la barrière traditionnelle entre annulation et


déclaration d'illégalité, voire entre recours pour excès de pouvoir et voies de droit incidentes,
puisque son influence se ressent jusqu'en amont du contentieux ; en limitant les effets
traditionnels du premier, et en permettant aux secondes, par une identification plus exacte des
domaines à protéger, de sanctionner avec une efficacité nouvelle ce qui mérite de l'être, elle a
tendu à rapprocher les conséquences des constatations d'illégalité opérées par le juge
administratif quel que soit le mode de contestation choisi par les justiciables. Reste à déterminer
à qui profitent ses différentes manifestations.

2374
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre II.

501
SECTION 2. UNE FINALITE VARIABLE

Le concept d'acquis traduit, dans la pratique contentieuse, la prise en compte des


différents intérêts qui s'affrontent lorsqu'est contestée la légalité d'une décision
administrative2375. Cette mission d'arbitrage constitue son unique destination : pour reprendre
les mots qu'employait D. Labetoulle à propos de l'idée de droits acquis, il sert à déterminer "ce
qui, dans la dialectique des rapports entre l'administration et l'administré, doit prévaloir de
l'autonomie de l'administration ou de la stabilité des situations individuelles"2376. Encore faut-il
préciser d'emblée un élément important : des trois acteurs en présence lorsqu'est mise en cause
la régularité d'un acte -à savoir le requérant, l'administration et les tiers-, seuls les deux derniers
voient leurs intérêts protégés par l'idée d'acquis. L'administré qui entreprend cette démarche
contentieuse est en effet réputé, par ce fait même, désirer l'application la plus totale possible du
principe de légalité2377. Sa situation n'exige pas du juge qu'il bride les effets de la décision qu'il
prononce ; au contraire, plus ceux-ci apparaîtront radicaux, plus elle s'en trouvera confortée. Il
en va à l'évidence différemment pour l'auteur de la décision : la disparition de cette dernière,
ainsi que de tout ce qu'elle supposait en tant que réalisations concrètes, va nécessairement à
l'encontre de la volonté qui l'a édictée. Parallèlement, les tiers qui bénéficient, à un titre ou à un
autre, de la présence de l'acte contesté dans l'ordonnancement juridique, ne peuvent que se
montrer contrariés par sa chute éventuelle. L'aquis offrant, par hypothèse, une résistance à
l'illégalité en empêchant la reconnaissance juridictionnelle de celle-ci de se développer
pleinement, on comprend qu'il corresponde simplement tantôt au souci de garantie de l'action
administrative, tantôt à la préoccupation de ménagement des intérêts des tiers2378.

2375
Nous ne faisons bien sûr allusion ici qu'aux acquis qui procèdent d'une volonté de neutralisation
d'une irrégularité. Pour ce qui est des normes et des faits "accidentellement" acquis (à savoir ceux qui
le sont par le jeu automatique de certains principes (non ultra petita, autorité de chose jugée,
résurrection de l'acte antérieur à l'acte annulé) ou phénomènes (faits qui se sont cristallisés à cause de
la lenteur à statuer de la juridiction administrative), il ne saurait être question d'une quelconque
finalité : on les subit, plus qu'on les désire. Cependant, même à leur égard, on peut deviner certaines
priorités dans l'abstention à y remédier, ou dans la manière choisie d'y remédier. Sur ce point, voir
supra (Partie I, Titre II, Sous-titre I, les développements sur la force incontestable de l'autorité de chose
jugée, et la prime donnée à l'efficacité de l'action administrative).
2376
Conclusions précitées sur l'arrêt Epoux Poissonnier, Actualité juridique, Droit administratif 1984,
p.512.
2377
Pour s'en convaincre, il suffit de se remémorer la règle qui lui interdit de renoncer aux effets de
l'annulation qu'il a obtenue (Cf. Titre préliminaire).
2378
Il est cependant une hypothèse atypique dans laquelle l'acquis bénéficie au requérant : celle où ce
dernier n'a formé à l'encontre d'un acte totalement illégal que des conclusions tendant à son
annulation partielle, et qui en visent une partie divisible. Ici, le maintien de la décision illégale dans
502
Paragraphe 1. Le souci de garantir l'efficacité de l'action administrative

Que l'on se trouve dans les cadres de l'excès de pouvoir ou des voies de droit incidentes,
l'acquis assure souvent la pérennité d'actes dans un but avoué ou tu d'épargner l'administration,
de ne pas entraver, autant que faire se peut, son action.

I - Manifestations évidentes de cette préoccupation

Afin de gagner en clarté, nous distinguerons encore les deux domaines classiques.

A. Dans le domaine du recours pour excès de pouvoir

1 - Il va de soi, premièrement, que tous les acquis résultant d'une volonté de l'administration
répondent au désir de conforter les options qu'elle a privilégiées. L'autorité en cause entend
garantir leur survivance en dépit de l'annulation de l'acte qui les concrétisait, et ce souhait se
matérialisera tantôt par l'ignorance même de la décision de justice, l'application de la décision
étant continuée alors que le jugement est censé s'y opposer, tantôt par la réédiction de la norme
en disgrâce, lorsqu'une telle réhabilitation s'avère possible.

2 - Mais un souci affiché de respecter l'action administrative émane également souvent du juge,
ou du législateur :

a) Certaines jurisprudences trahissent tout d'abord en effet la préoccupation d'assurer


l'effectivité d'impératifs estimés nécessaires au bon fonctionnement des services administratifs.
On peut citer à ce propos différentes solutions : celle qui consacre la théorie des fonctionnaires

l'ordonnancement juridique après simple amputation des dispositions contestées procède bien d'une
volonté affichée du justiciable ; la norme acquise l'est à son profit.

503
de fait, dont l'objectif exprès est d'atténuer les retombées de l'annulation de la nomination d'un
agent susceptible d'affecter les décisions qu'il a été amené à prendre, et par là même de
perturber outrageusement le fonctionnement régulier des services publics ; la jurisprudence
Deberles, ensuite, qui tend, à l'instar de bien d'autres règles situées hors de notre propos 2379, à
protéger les deniers publics et à empêcher que de trop lourdes sujétions financières ne pèsent
sur les collectivités débitrices2380 ; le principe, enfin, qui veut que la faute du fonctionnaire qui
n'a pas respecté un acte ne soit pas effacée par l'annulation de ce dernier 2381, principe destiné,
on le sait, à affermir l'obligation de discipline indispensable à la cohésion de la fonction
publique.

b) Les interventions législatives tendant à modérer les conséquences d'une annulation


s'inscrivent dans des logiques similaires : que ce soit en matière de validations, dont une des
principales justifications constitutionnelles repose, nous l'avons dit, dans le souci d'assurer la
nécessaire continuité des services publics2382, ou lors de limitations a priori des effets d'une
censure juridictionnelle -par création ou consolidation d'une situation donnée2383-, il s'agit
toujours de garantir la bonne marche de l'administration contre les obstacles susceptibles d'être
engendrés par la constatation, au contentieux, d'une irrégularité. Le législateur dispose
évidemment d'une certaine liberté d'appréciation sur la nécessité d'ériger tel ou tel acquis. Ainsi,
le caractère définitif qui a été conféré au transfert de compétence pour la délivrance des
autorisations d'urbanisme par la loi du 7 janvier 19832384 s'inscrivait-il dans un programme
global ambitionnant d'engager l'administration locale dans un mouvement irréversible de

2379
Comme notamment le principe classique de l'insaisissabilité des biens et des deniers publics. Cf.
T.C, 9/12/1899, Association syndicale du canal de Gignac, p.731 ; Sirey 1900.3, p.49, note M. Hauriou.
Et plus récemment, C. Cass., 1ère civ., 21/12/1987, Bureau de recherches géologiques et minières c/ Sté
Lloyd Continental, Bull. civ., I, n°348, p.249 ; Revue française de droit administratif 1988, p.771,
conclusions L. Charbonnier, note B. Pacteau ; Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1988, p.107,
note L. Richer ; La semaine juridique 1989, n°21183, note B. Nicod ; Revue trimestrielle de Droit civil
1989, p.149, chronique R. Perrot.
2380
"Pratiquement, le système de l'indemnité est préférable à tout autre. Le rappel du traitement
imposait aux collectivités publiques, et en particulier aux petites communes, une charge extrêmement
lourde, qui était surtout choquante lorsque la mesure d'éviction était annulée pour un simple vice de
forme mais justifiée au fond". P. Weil, op. cit. p.231.
2381
Voir la jurisprudence Lavigne citée à la Section précédente.
2382
Cf. notamment la décision n°85-192 du Conseil constitutionnel en date du 24/07/1985 (décision
précitée) : l'intervention du législateur était estimée "indispensable pour assurer la continuité et la
bonne marche du service public".
2383
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2384
Ibid.

504
décentralisation. L'intérêt dont l'acquis assure ici la défense est encore celui de l'administration,
appréhendé non plus objectivement, mais en fonction d'un choix politique.

B. Dans le domaine de l'exception d'illégalité

Quelques règles qui commandent l'exception d'illégalité ont été dictées par le même
souci de défense de l'action administrative. Elles contribuent à lui maintenir la stabilité
normative dont elle a besoin, en s'opposant à des remises en cause abusives d'actes dont on
pouvait légitimement penser qu'ils s'intégraient durablement à l'ordonnancement juridique.

1 - Cette philosophie est par exemple à l'origine des principes qui gouvernent l'utilité de
l'exception, car il paraîtrait totalement anormal de permettre à un administré quelconque, dont
le grief ne serait pas individualisé et actualisé par une mesure récente directement influencée
par la décision irrégulière, de contester au contentieux cette dernière alors que les délais d'excès
de pouvoir sont depuis longtemps expirés à son encontre. On l'a vu, l'administration profite, au
même titre que les particuliers, du confinement temporel des possibilités de recours 2385 : aussi
l'acquis encadre-t-il strictement les permissions de protestation incidente consenties contre un
acte administratif au travers des règles gouvernant leur utilité.

2 - Le principe qui s'oppose à la disparition automatique de la décision indirectement reconnue


viciée et, corrélativement, à la résurgence de la norme ancienne, se situe dans une semblable
perspective. Rien ne serait en effet plus perturbateur pour l'administration que de se retrouver, à
la suite d'une simple déclaration d'illégalité d'un acte qu'elle croyait consolidé par l'expiration
des délais contentieux, devant un vide juridique, voire de devoir appliquer la norme qu'elle
avait entendu délaisser. L'acquis vient, ici encore, éviter ces désagréments qui préjudicieraient
incontestablement à l'action administrative.

2385
Cf. supra, Titre préliminaire, les développements sur l'impératif de stabilité des relations juridiques.

Voir également G. Tixier, "Les effets de l'expiration du délai de recours pour excès de pouvoir", Dalloz
1957, chron. p.25 : "s'il convient que le recours en annulation assure le contrôle juridictionnel de
l'Administration, l'ordre social postule que la sécurité juridique soit maintenue aussi bien à l'égard des
administrés qu'à l'égard de la Puissance publique".

505
II – Manifestations plus diffuses de cette préoccupation : l’exemple du contentieux
contractuel

Le souci de ménager l’intérêt de l’administration – supposé se confondre avec l’intérêt


général – n’apparaît pas toujours avec une égale clarté lorsqu’un acquis vient contrarier la chute
d’un acte illégal. L’exemple du contentieux contractuel va une fois de plus être sollicité car, de
la même manière que la présence d’un acquis ne s’y perçoit pas au premier abord, il s’y avère
malaisé de déterminer immédiatement à qui profite celui-ci. On pourrait être en effet tenté de
croire a priori que l’acquis contractuel a vocation naturelle à protéger uniformément les deux
parties concernées. C’est une vision erronée : si le juge a veillé à ce que les contrats conclus par
l’administration ne puissent être facilement remis en cause sur l’intervention d’un tiers, c’est
avant tout pour des considérations d’intérêt général. En d’autres mots, c’est l’intérêt de
l’administration – bien plus que celui de son cocontractant – qui va primer en la matière. Et la
possibilité exceptionnelle que le préfet s’est vu octroyer d’intenter un recours pour excès de
pouvoir à l’encontre des contrats conclus par les collectivités locales ne ruine pas cette première
approche : elle nous donne au contraire l’occasion de l’affiner, en mettant en lumière une
hiérarchie entre les différents intérêts publics que le juge est tenu de prendre en considération.

A. La détachabilité contribue à assurer la nécessaire continuité des services publics

La construction opérée par l’arrêt Lopez joue par hypothèse, nous le savons, pour les
contrats sans rapports directs avec l’exécution d’un service public2386. Si sa complexité garantit,
dans une certaine mesure, les conventions concernées des retombées de l’annulation d’un acte
détachable ; cette immunité se révèle malgré tout beaucoup plus faible que celle qu’assure la
technique de la détachabilité aux conventions qui, à l’inverse, contribuent à mener à bien une
telle mission : l’administration pourra alors, en effet, faire valoir l’impératif de continuité des
services publics pour prévenir une éventuelle intervention du juge de l’astreinte 2387. Ici, la
prudence traditionnelle du juge administratif n’est pas motivée par une prise en compte
homogène des droits que les parties tiennent de la convention qu’elles ont signée, mais par la
déférence traditionnellement marquée envers le gestionnaire de l’intérêt général. La situation du
cocontractant privé s’en trouvera certes corrélativement confortée, puisque le contrat auquel il
est partie ne pâtira pas de l’annulation contentieuse obtenue par le tiers, mais ce sera
simplement par ricochet. Cette différence d’estime à l’égard des divers intérêts en présence ne
doit pas surprendre ; elle constitue une constante dans le régime du contrat administratif. Au
nom de la primauté de l’intérêt général et des nécessités de service public, ont été admises de
multiples règles par essence inégalitaires, telles que notamment les pouvoirs de modification ou

2386
Voir supra Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2387
Voir sur tous ces points, Cf. ibid., notamment les développements sur l’avis de 1989.
506
de résiliation unilatérales reconnues à l’autorité administrative signataire2388. C’est le même
souci que sous-tend également toute la théorie de l’imprévision2389 : le cocontractant est tenu de
poursuivre l’exécution de ses obligations dans l’intérêt du service public quelle que soit la
gravité des difficultés inopinées qu’il rencontre, et c’est à cette seule condition qu’il pourra
prétendre à l’indemnité destinée à compenser le bouleversement de l’économie du contrat2390.
Pareille considération a enfin été avancée, par certains, pour tenter de justifier le principe
consacré depuis de très nombreuses années par la jurisprudence administrative 2391 selon lequel
le cocontractant de l’administration est irrecevable à solliciter du juge du contrat l’annulation
des mesures prises à son encontre par cette dernière et notamment des décisions de résiliation :
une telle censure serait « dangereuse parce qu’elle - troublerait - la continuité du service public
en imposant à l’administration pour des tâches placées sous sa responsabilité des concours
techniques auxquels elle répugne »2392. Au regard de cette prédominance omniprésente de
l’intérêt public dans le régime des contrats administratifs, on ne s’étonnera pas de voir celui-ci
une fois de plus privilégié lorsqu’il s’agit de garantir une convention contre les retombées d’une
annulation d’acte détachable. Et si le législateur ainsi que le juge ont semblé, dans un domaine
particulier, abandonner leur réserve traditionnelle sur ce point, c’est qu’un intérêt public
supérieur l’a exigé.

B. La raison du traitement de faveur consenti au déféré préfectoral

Il est une hypothèse où l’intérêt des parties, y compris celui de l’administration


contractante, n’est plus protégé par la technique de la détachabilité : celle issue des lois de

2388
Ces pouvoirs de modification et de résiliation unilatérales dans l’intérêt du service sont tous deux réputés
appartenir à l’autorité contractante « en vertu des règles applicables aux contrats administratifs ».
Voir respectivement (et entre autres) :
- CE., 2/02/1983, Union des transports publics urbains et régionaux, p. 33 ; Revue française de droit administratif
1984, p. 45, note F. Llorens ; Revue du droit public, 1984, p. 212, note J-M. Auby et
- CE., Ass., 2/02/1987, Société T.V.6, p. 28 ; Actualité juridique, Droit administratif 1987, p. 29, conclusions
M. Fornacciari.
2389
Voir notamment C.E., 28/11/1952, Société coopérative des ouvriers et techniciens du bâtiment, p. 542 : « la
théorie de l’imprévision (…) a seulement pour objet de permettre d’assurer la continuité de l’exécution du service
public ».
2390
L’interruption de l’exécution du contrat sans force majeure constitue en effet une faute du cocontractant et
prive celui-ci, en tout état de cause du droit à indemnisation au titre de l’imprévision : Cf. notamment C.E., S.,
5/11/1982, Société Propétrol, p. 380 ; Actualité juridique, Droit administratif 1983, p. 259, conclusions D.
Labetoulle ; Dalloz 1983, p. 245, note J-P Dubois ; La semaine juridique 1984, n° 20168, note M. Paillet.
2391
Cf. initialement C.E., 20/02/1968, Goguelot, p. 198 ; et plus récemment C.E., 29/06/1990, Centre hospitalier de
Moutiers, Droit administratif 1991, n° 460.
2392
J. Baudoin, conclusions sur l’arrêt Société de la vallée du Lautaret (C.E., 6/11/1970, p. 654), Actualité
juridique, Droit administratif 1971, p. 105. Voir dans le même sens la chronique D. Labetoulle et P. Cabanes,
Actualité juridique, Droit administratif 1971, p. 653, qui considèrent cette justification du principe évoqué comme
« très forte, peut-être même décisive ». Soulignons cependant le peu de cohérence d’ensemble de la jurisprudence
dans ce domaine, certaines exceptions consenties à la règle de l’irrecevabilité – notamment en matière de contrats
de concession – se conciliant très difficilement avec la préoccupation ainsi avancée (voir notamment sur ce point
Ph. Terneyre, Etudes et documents du Conseil d’État 1988, art. cit. pp. 91/92).
507
décentralisation concernant les conventions passées par les collectivités locales 2393. Ici, le
Conseil d’État a reconnu que le législateur avait, par exception, entendu doter le préfet d’une
faculté d’exercer, par le biais du déféré, un véritable recours pour excès de pouvoir à l’encontre
desdites conventions2394. Qui plus est, un arrêt récent vient implicitement d’affirmer que cette
prérogative ne se cantonne pas aux seuls contrats soumis à l’obligation de transmission prévue
par la loi du 2 mars 1982, mais concerne au contraire toutes les conventions susceptibles d’être
signées par les collectivités locales2395. Nous sommes donc en présence d’une exception
significative à l’exclusion de principe du recours pour excès de pouvoir contre le contrat, non
seulement de par le nombre de conventions susceptibles d’y être soumises, mais également du
fait qu’elle ouvre indirectement cette voie de droit aux tiers, ces derniers pouvant solliciter le
préfet afin qu’il défère la convention qu’ils contestent. La plupart des auteurs ont exploité cette
construction atypique en vue de démontrer le caractère totalement artificiel de l’utilisation de la
technique de a détachabilité en matière contractuelle, et nous adhérons complètement à leurs
conclusions2396. Mais on peut parfaitement s’expliquer la raison de la permission unique ainsi
octroyée : elle repose dans l’idée que le contrôle administratif prévu par le dernier alinéa de
l’article 72 de la Constitution – contrôle fondamental, qui distingue notre organisation
administrative de celle des États fédéraux – doit permettre « la sauvegarde des intérêts
nationaux »2397 et de la légalité générale. Ces deux impératifs l’emportent en tout état de cause
sur les intérêts des collectivités locales, fussent-ils exprimés dans un cadre contractuel. C.
Maugüé, dans ses conclusions sur l’affaire Département de la Sarthe sus-évoquée, l’a exprimé
en ces termes devant le Conseil d’État : « Que le déféré soit exercé sur des actes transmis ou sur
des actes non soumis à obligation de transmission, le préfet se trouve en fin de compte dans la
même position particulière, différence de celle du simple citoyen, de garant de la légalité et de
l’intérêt général. Si votre jurisprudence s’est efforcée de traiter le déféré comme une requête
comparable aux autres (…), le préfet n’en est pas pour autant un requérant ordinaire. Il n’a par
exemple jamais à établir son intérêt à agir. Dans ces conditions, il nous paraît artificiel de
vouloir faire du préfet un requérant de droit commun en lui interdisant la voie du recours pour
excès de pouvoir contre des contrats au motif que sont en cause des conventions non soumises à
obligation de transmission »2398. Le représentant de l’État, garant des intérêts publics nationaux
et du respect des règles de droit, bénéficie donc d’un statut contentieux idoine : cette qualité lui
permet, en intentant un recours pour excès de pouvoir contre les conventions signées par les
collectivités locales sans passer par le filtre de la détachablilité, de faire prévaloir les intérêts
qu’il défend sur ceux des parties, et notamment sur ceux du cocontractant public. Il est
d’ailleurs aisé de se rendre compte que c’est bien le rôle dévolu au préfet qui autorise cette
particularité, et non la nature des conventions concernées, puisque les tiers demeurent

2393
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2394
Cf. jurisprudence Commune de Sainte-Marie Précitée.
2395
C.E., 4/11/1994, Département de la Sarthe, arrêt précité : le Conseil d’État ne déclare pas irrecevable le déféré
du préfet intenté contre la convention passée entre un département et deux organismes sociaux relative à
l’organisation et au fonctionnement du service social départemental, alors qu’un tel contrat ne figure pas au
nombre de ceux qui doivent être transmis au préfet pour devenir exécutoires (Cf. conclusions C. Maugüé précitées,
Actualité juridique, Droit administratif 1994, p. 989).
2396
Sur ce point, voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2397
Voir, reprenant la formule du texte même de l’article 72, C.C., décision n° 82-137 DC, Lois de décentralisation
I, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, op. cit. n° 35.
2398
Conclusions précitées, p. 899.
508
irrecevables à solliciter directement l’annulation de ces dernières. Au surplus la jurisprudence
Brasseur2399, en soustrayant les refus préfectoraux de déférer un acte donné – qu’il soit
unilatéral ou multilatéral – à tout contrôle, achève de nous convaincre que seuls les intérêts dont
le représentant de l’État à la charge, à l’exclusion de tout autre considération, justifie l’entorse
concédée à la protection traditionnelle des situations contractuelles.

L’acquis ne bénéficie pas simplement à l’autorité administrative. Dans de nombreux cas,


au contraire, ce sont les administrés qui profiteront de sa propriété de consolidation d’une
norme ou d’un fait nonobstant l’irrégularité de la décision qui leur servait de support.

Paragraphe 2. Le souci de garantir la stabilité des situations individuelles

Certains acquis répondent exclusivement à la nécessité d'assurer aux particuliers la


sécurité juridique minimale qu'ils peuvent légitimement attendre d'un État de droit ; d'autres
conjuguent cette préoccupation à celle précédemment évoquée de sauvegarde de l'action
administrative, voire découlent indirectement de cette dernière.

I - Un paramètre parfois prééminent

Les hypothèses correspondant principalement au souci de stabilité des situations créées


au profit de tiers recoupent celles où est mis en avant le principe d'intangibilité des actes non
réglementaires définitifs2400. Il s'en situe, comme on l'a montré, dans le domaine de l'annulation,
localisées essentiellement dans la jurisprudence qui sauve d'une chute par voie de conséquence
les décisions qui ont engendré des droits acquis sur la base de l'acte illégal, aussi bien qu'en
matière d'exception. Ici, elles découlent directement des principes qui régissent la recevabilité
d'un tel moyen - en particulier de la prohibition de remise en cause d'une décision individuelle,
passé le délai prévu pour sa contestation -, et des précautions prises par la jurisprudence et les

2399
Jurisprudence précitée.
2400
Cela s'explique aisément, puisque, comme le soulignait R. Muzellec, "l'idée générale de protection
des individus est toujours sous-jacente" dès lors qu'on fait référence à la théorie des droits acquis (op.
cit., p.185). Voir également M. Vlachos, pour qui "les droits acquis ne sont pas autre chose que la
transposition dans le domaine du droit administratif des droits subjectifs, instruments de combat du
libéralisme contre l'étatisme" (art. cit., La Revue administrative 1970, p.413).

509
textes lorsqu'ils souhaitent se départir de la bipolarité traditionnelle du mécanisme en
permettant à la déclaration d'irrégularité de produire certains effets hors du litige qui lui a donné
lieu2401.

II - Un paramètre parfois concurrencé

Il est des acquis qui, bien que contribuant directement à la consolidation de situations
individuelles, partagent cette préoccupation avec celle de ménager l'action administrative et ses
exigences. Certains d'entre eux n'appellent guère de commentaires, telles les validations
législatives dont le vote, nous l'avons vu, peut viser à assurer non seulement la nécessaire
continuité des services publics, mais également le déroulement normal des carrières des
fonctionnaires2402. D'autres s'avèrent plus intéressants, car une prise en compte variable des
deux objectifs peut entraîner, à leur égard, des fluctuations de jurisprudence ou de texte. Ce fut
notamment le cas des solutions successivement adoptées pour déterminer les conséquences de
l'annulation des P.O.S.

A. L'exemple de l'emploi de la technique de dissociation en matière d'urbanisme

1 - Si le juge a posé le principe selon lequel les autorisations d'urbanisme ne sont pas des actes
d'application du P.O.S., c'est dans le but avoué d'empêcher que l'illégalité de celui-ci n'entraîne
automatiquement leur chute2403. La solution, consacrée par la jurisprudence Gepro, permet
principalement d'"éviter que ne soient systématiquement remis en cause les droits des
constructeurs de bonne foi et que des atteintes excessives ne soient portées à la stabilité des
relations juridiques"2404. Il importe en effet, aux yeux de la Haute Assemblée, d'avantager les
bénéficiaires de permis par rapport aux tiers susceptibles de contester ceux-ci en invoquant le
non respect des réglementations en vigueur ; et cette protection apparaît particulièrement
renforcée, puisque seule l'hypothèse extrême de l'indissociabilité avec le P.O.S. annulé -

2401
Nous faisons bien sûr allusion à l'application de la jurisprudence Dame Cachet à l'obligation de
retirer un acte illégal et à l'article 2 du décret du 28 novembre 1983 précités qui prennent toujours soin
de préserver les droits des tiers.
2402
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2403
Pour plus de précisions sur ce problème, Cf. supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2404
D. Delpirou, note précitée sous l'arrêt Raccat, Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991,
p.381.

510
indissociabilité entendue de façon fort restrictive comme quasi synonyme de détournement de
pouvoir2405- rétablira l'annulation par voie de conséquence2406.

2 - Mais le raisonnement du Conseil d'État ne profite pas simplement aux constructeurs privés ;
il prend également en considération de solides impératifs administratifs. M. Louis-Lucas l'a
récemment relevé2407 : les grands projets d'urbanisme ou d'aménagement du territoire, qui
recoupent des choix politiques souvent fondamentaux, "ne peuvent être remis en cause à tout
instant comme de simples actes administratifs au sens strict. On conçoit alors que législateur et
juges tombent d'accord pour leur assurer un minimum de stabilité. De là résulte le régime très
restrictif des recours en annulation".

B. Les fluctuations dans la prise en compte des intérêts en cause

La nécessité de satisfaire différents intérêts qui ne vont pas forcément de pair conduit
parfois à des changements radicaux dans l'état du droit, selon que la protection de l'un d'entre
eux devient prioritaire. Cela s'est justement produit dans le domaine étudié.

1 - A la suite de l'adoption de la jurisprudence Gepro, des voix s'élevèrent pour dénoncer les
travers de la construction proposée par M. Vigouroux et consacrée par le Conseil d'État. De
nombreuses critiques portèrent sur le caractère pour le moins byzantin des règles posées, qui
ont en effet de quoi désorienter plus d'un requérant2408. Mais il en était une plus capitale, qui

2405
Voir supra. Le commissaire du gouvernement Toutée, dans ses conclusions précitées sur l'arrêt
Assaupamar, considérait même ce caractère comme "exagérément" restrictif. Explicitant ce point de
vue, M. Jégouzo (note précitée), démontre que cette conception préfère à la protection de
l'environnement celle des titulaires d'autorisations d'urbanisme et immunise les permis délivrés alors
même que ceux-ci le sont, par exemple, sur la base d'un P.O.S. dont l'illégalité provient du fait qu'il
manque dans son dossier l'étude d'impact requise par l'article L.123-17 du code de l'urbanisme.
2406
C'est ce même souci de protection qui impose au requérant de soulever lui-même, dans le cas où le
permis contesté est dissociable du P.O.S. annulé, la contrariété entre ce permis et la réglementation
remise en vigueur du fait de cette annulation (Cf. supra, la présentation des différentes hypothèses
distinguées par la jurisprudence Gepro) ; il y a incontestablement là un obstacle de taille dressé sur la
route d'un particulier ou d'une association désirant obtenir l'annulation d'un permis.
2407
"Le particularisme du droit de l'urbanisme", Les petites affiches, 21 novembre 1994, n°139, p.17.
2408
Cf. notamment Y. Jégouzo (note précitée sous l'arrêt Assaupamar, p.6), se déclarant "de plus en
plus partagé entre la séduction qu'opère sur lui la belle mécanique juridique mise en place et son
511
s'intégrait dans une réflexion générale sur les excès de la décentralisation en matière
d'urbanisme. En garantissant aux autorisations qu'elles délivraient une stabilité certaine, la
jurisprudence Gepro était de nature à conforter le sentiment d'omnipotence voire d'immunité
des autorités communales, créé par le cumul des pouvoirs entre leurs mains2409.

2 - Ces considérations amenèrent le Conseil d'État à apporter un important tempérament au


système initialement mis en place, par le biais de l'arrêt Commune de Saint-Palais-sur-mer c/
Association des amis de la Pointe de Nauzan et autres2410, en reprenant à son compte un
raisonnement déjà suivi dans une affaire antérieure2411 :

a) A l'occasion de l'affaire S.C.I. les granges blanches, le Conseil d'État avait estimé que, si
l'article L.421-2-1 du code l'urbanisme qui dispose que "le transfert de compétence au maire
agissant au nom de la commune est définitif" s'opposait, en cas d'annulation du P.O.S., au
retour à la compétence de l'État pour délivrer les permis de construire2412, le maire devait, dans
ce cas précis, recueillir l'avis conforme du préfet avant de procéder à de telles délivrances. Il
s'agissait en fait d'une interprétation assez audacieuse de la lettre de l'article L.421-2-2 du code
de l'urbanisme prévoyant que "pour l'exercice de sa compétence, le maire (...) recueille (...)
l'avis conforme du représentant de l'État lorsque la construction est située sur une partie du

scepticisme croissant quant à la possibilité d'en faire comprendre la logique au justiciable". Dans le
même sens, Cf. C. de Montgolfier, dont les conclusions précitées sur l'arrêt Raccat fustigeaient les
"méandres" de la jurisprudence Gepro.
2409
Cf. notamment MM. Charles et Hocreitère, commentaire précité sur le Rapport du Conseil d'État
relatif à l'urbanisme, Revue française de droit administratif 1992, pp.711 : "les autorités de la
commune, maire ou conseil municipal, ont à la fois le pouvoir d'élaborer la réglementation, celui de
délivrer les autorisations individuelles prises sur le fondement de cette réglementation, et celui de
réprimer les infractions à ces règles" ; dès lors, elles "voient mal pourquoi elles doivent refuser un
permis de construire alors qu'elles ont le pouvoir de modifier la réglementation qui fait obstacle à ce
qu'il soit délivré".
2410
C.E., 25/11/1991, arrêt précité.
2411
C.E., 5/02/1988, S.C.I. les granges blanches, p.1081, jurisprudence précitée.
2412
Conformément à l'article L.412-2 du code de l'urbanisme qui veut que le permis de construire soit
instruit et délivré au nom de l'État dans les communes non dotées d'un P.O.S..
Voir également C.E., 11/07/1990, Syndicat de défense du Cap d'Antibes.

A noter qu'au contraire, en matière de Z.A.C., le transfert de compétence au nom de la commune


n'étant pas définitif, le préfet redevient seul compétent pour créer une telle zone ou approuver un
P.A.Z. après annulation du P.O.S. : Cf. C.E., 25/11/1991, Association des amis de St-Palais-sur-Mer, req.
n° 103 773.

512
territoire communal non couverte par un P.O.S. (...) opposable aux tiers". En effet cet article,
prévu pour les communes dans lesquelles un P.O.S. n'est en vigueur que sur une partie
déterminée de leur territoire, n'avait a priori aucune vocation à s'appliquer aux cas dans lesquels
l'ensemble du P.O.S. d'une commune avait disparu du fait d'une annulation juridictionnelle2413.
M. Fornacciari approuvait pourtant cette solution, en mettant en avant qu'"il est plus facile
d'admettre le maintien de la compétence au maire malgré la disparition du P.O.S. si le maire est,
dans ce cas, lié par l'avis du préfet"2414. C'est ce même raisonnement qu'allait utiliser la Haute
juridiction dans l'arrêt Commune de Saint-Palais-sur-mer. Combinée à la solution du même
jour qui s'opposait à la résurrection des documents d'urbanisme locaux antérieurs hors le cas -
tout à fait rare en pratique- prévu par la jurisprudence Association pour la protection du site du
Vieux Pornichet2415, l'obligation d'avis conforme préfectoral avait pour but de priver d'une
grande partie de ses effets la jurisprudence Gepro ainsi que ses développements ultérieurs, du
moins en ce qui concernait les permis accordés2416. En effet, l'annulation du P.O.S. faisant
généralement resurgir les dispositions du R.N.U. qui, jusque là, étaient mises entre parenthèses,
et non la réglementation locale antérieure dont seule la remise en vigueur aurait autorisé le
maire à se passer de la consultation préalable du représentant de l'État, les permis délivrés sur le
fondement de ce P.O.S. étaient le plus souvent entachés d'illégalité "puisque rares sont les
permis octroyés après avis du préfet, lequel avant l'annulation du P.O.S. n'avait pas lieu d'être
consulté par le maire"2417. Et cette arme contre le permis était d'autant plus redoutable que ce
vice n'avait pas à être expressément mis en avant par le requérant, en vertu d'une jurisprudence
classique du Conseil d'État selon laquelle le défaut d'avis conforme entache non la procédure
mais la compétence, et constitue de ce fait un moyen d'ordre public que le juge s'autorise à
soulever d'office2418.

b) Il était aisé de deviner dans ce renversement de tendance une réponse aux principales
critiques dont avait fait l'objet le système antérieur. Il semblait en premier lieu tenir compte de
l'avis de ceux qui voyaient dans les solutions initiales une protection trop renforcée des

2413
Il avait au contraire vocation à s'appliquer dans l'hypothèse où un P.O.S. est annulé en tant qu'il
intéresse telle ou telle zone.
2414
Note précitée.
2415
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
2416
Les solutions concernant les refus n'étaient bien évidemment pas affectées par la solution
nouvelle, puisqu'il ne pouvait alors être question d'avis conforme du préfet.
2417
Note J. Morand-Devillier précitée, p.11, reprenant l'argumentation du commissaire du
gouvernement M. Tabuteau.
2418
C.E., 29/01/1969, Chanebout, p. ?

513
bénéficiaires du permis au détriment des tiers requérants, et plus particulièrement des
associations de défense de l'environnement2419. Mais, surtout, le changement jurisprudentiel
faisait écho aux préoccupations nées de la trop grande concentration des pouvoirs à l'échelon
local, en pratiquant une sorte de "recentralisation de l'urbanisme"2420 inavouée. Il aurait été
impossible, pour des raisons politiques, d'effectuer une marche arrière ouvertement destinée à
réduire les prérogatives des autorités municipales, en dissociant par exemple les détenteurs du
pouvoir d'arrêter les réglementations d'urbanisme de ceux qui délivrent les autorisations
individuelles dans ce domaine. La solution Saint-Palais-sur Mer fut alors sans doute envisagée
pour oeuvrer en ce sens de façon beaucoup plus discrète, en rétablissant, lorsque les autorités
locales avaient commis une illégalité dans l'édiction du P.O.S., un "droit de regard" de l'État sur
les autorisations délivrées, par le biais de l'exigence de l'avis conforme du préfet. Cela devait en
outre conduire normalement les maires, confrontés à un recours juridictionnel contre le P.O.S.
de leur commune, à solliciter cet avis avant même que le juge ne se soit prononcé, seul moyen,
dans la logique de l'arrêt Saint-Palais-sur-mer, de prévenir les conséquences sur les
autorisations délivrées d'une éventuelle annulation du plan contesté.

c) Cette habile manœuvre jurisprudentielle démontre à quel point l'acquis est tributaire des
priorités qu'assigne le juge à tel ou tel intérêt qu'il a à prendre en compte : qu'une préoccupation
de protection des bénéficiaires des permis de construire l'emporte sur toute autre considération,
et voici que la Haute juridiction privilégie l'idée, jusqu'alors négligée 2421, qui veut que les
autorisations d'urbanisme ne puissent être analysées comme des actes d'application de la
réglementation locale ; qu'un souci de limiter la concentration des pouvoirs de la commune se
fasse jour, et voilà que la première optique passe subitement au second plan, l'intérêt d'une
bonne administration -tel qu'interprété par le Conseil d'État- primant le respect des situations
individuelles, nécessairement fragilisées par la nouvelle lignée jurisprudentielle2422.

2419
Voir notamment la note Y. Jégouzo sous l'arrêt Assaupamar précitée.
2420
Selon l'expression de MM. Charles et Hocreitère, commentaire précité.
2421
Sur ce point, voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I, la présentation de la jurisprudence Gepro.
2422
Comme le soulignait J.-B. Auby en effet, même si le Conseil d'État n'était pas pour autant revenu
fondamentalement sur la précédente construction, puisque les autorisations d'urbanisme demeuraient
théoriquement des actes généralement dissociables de la réglementation locale, ces dernières,
"confrontées non pas au plan antérieur mais aux règles applicables dans une commune sans plan
d'occupation des sols, (...) avaient peu de chances d'en réchapper" (commentaire de la loi du 9 février
1995 précité, Revue française de droit administratif 1995, p.35).

514
3 - Les vicissitudes du sort des autorisations délivrées sur la base d'un P.O.S. annulé ne se sont
pas arrêtées là, car l'intérêt des titulaires de permis de construire et celui de la décentralisation
ont à nouveau pris le pas sur ceux que la jurisprudence Saint-Palais-sur-Mer avait favorisés. Il
faut dire que de nombreux auteurs et praticiens s'accordaient à qualifier de "dévastateurs"2423 les
effets de cette dernière. Du fait du nombre très élevé des communes ayant connu l'annulation de
leur P.O.S. (180 environ à la fin de 1994, dont de très grandes agglomérations 2424),
innombrables étaient les autorisations susceptibles d'en pâtir par voie de conséquence. Qui plus
est, beaucoup soulignaient l'inadéquation du système jurisprudentiel avec la dynamique mise en
place par le législateur de 19832425. C'est pourquoi est intervenue la loi du 9 février 1994 dont il
a été déjà été question à plusieurs reprises : en rétablissant le principe de résurgence, en lieu et
place du R.N.U., du règlement local d'urbanisme antérieur au document annulé, le Parlement a
restauré du même coup l'efficacité initiale de la jurisprudence Gepro, dans la mesure où l'avis
conforme du préfet ne sera plus exigé que dans l'hypothèse - rare en pratique2426- où le plan
censuré était un plan initial. On a donc assisté à un dernier changement de priorité (mais cette
fois-ci au niveau législatif), qui a revalorisé la stabilité des situations des titulaires
d'autorisations en mettant fin à la surprotection des requérants auxquels la jurisprudence Saint-
Palais-sur-Mer donnait pratiquement l'assurance d'obtenir, en conséquence de l'annulation d'un
P.O.S., celle des permis qu'il avait fondés.

III - Un paramètre parfois accessoire

Le souci de garantir les situations individuelles peut occuper une position délibérément
subsidiaire par rapport à celui de garantie de l'efficacité de l'action administrative. Nous nous en
sommes déjà rendu compte à propos du contentieux du contrat, dans lequel le cocontractant
privé bénéficie indirectement du maintien de la convention prévu essentiellement pour ne pas
perturber la bonne marche du service public. D'autres acquis correspondent au même schéma,
comme le prouve clairement le jeu de la théorie des fonctionnaires de fait : la préoccupation

2423
Selon l'expression de F. Bouyssou, commentaire précité de la loi du 9 février 1994, Actualité
juridique, Droit administratif 1994, p.213.
2424
Cf. rapport Ass. Nat. n°765, p.23.
2425
Voir notamment sur ce point les conclusions L. Chocheyras sur le jugement du tribunal
administratif de Grenoble du 23/12/1993, Mlle Sabatier et autres, Actualité juridique, Droit
administratif 1994, p.233.
2426
La plupart des plans existants résultent en effet, au moins dans les agglomérations un tant soit peu
importantes, de révisions de documents antérieurs (Cf. notamment le Rapport du Conseil d'État de
1992 précité sur l'Urbanisme).

515
principale du juge, en dégageant celle-ci, était de ne pas perturber le fonctionnement de
l'administration dans laquelle avait servi l'agent irrégulièrement nommé ; la jurisprudence a
cependant accepté de prendre accessoirement en considération la situation de ce dernier,
notamment, on le sait, en validant, pour le décompte de l'ancienneté et la détermination des
droits à pension de retraite, les services qu'il a assurés dans l'intervalle entre sa nomination et la
censure juridictionnelle de celle-ci2427.

L'idée d'acquis, en servant à la fois de vecteur à la pénétration du recours pour l'excès de


pouvoir par des éléments subjectifs, et d'instrument de contrôle de la progression du souci de
légalité en matière de voies de droit incidentes, a dépassé la distinction traditionnelle des effets
des différentes constatations d'illégalité. Bénéficiant tantôt à l'activité administrative, tantôt aux
situations des tiers, elle représente un sanctuaire protégé des retombées de la décision
juridictionnelle ; et, corrélativement, laisse le champ libre à la sanction de l'illégalité dans les
zones qu'elle ne couvre pas. Mais la séduction qu'opère ce bel agencement ne doit pas faire
oublier qu'il recèle, en pratique, de très nombreuses imperfections.

2427
Cf. les jurisprudences Naudascher et Hennequin citées à la Section précédente.

516
TITRE II

IMPERFECTIONS DU DEPASSEMENT DU CLIVAGE

TRADITIONNEL

517
Effets de l'annulation et de la déclaration d'illégalité se révèlent à l'heure actuelle
beaucoup moins contrastés que ceux que nous exposaient les théories originelles : chacune des
voies de droit ne se plie aux exigences de la légalité que dans la mesure où aucun acquis ne
vient y faire obstacle. On ne saurait cependant se satisfaire de cette analyse, et clore ainsi la
présente étude, sans jeter un regard critique sur l'état actuel du droit dont de multiples aspects
appellent, pour certains la réserve, pour d'autres le blâme. Nous distinguerons une fois encore
les deux modes de contestation, dans la mesure où chacun encourt un reproche spécifique. Dans
le domaine de l'annulation sera à déplorer un ensemble d'anomalies gangrénant différents
acquis que nous avons pu identifier ou dont on regrettera l'absence (Sous-titre I) ; dans celui de
l'exception, il s'agira plutôt de mettre en lumière la prudence exagérée qui freine encore la
concrétisation des exigences de la légalité (Sous-titre II).

518
SOUS-TITRE I

DIFFICULTE A AGREER LES DEFAUTS DE l'ACQUIS EN MATIERE

D'ANNULATION

L'ensemble des acquis s'opposant, lorsqu'est prononcée une annulation, à la disparition


d'une norme ou d'un acte matériel renferme un certain nombre de solutions discutables à de
multiples égards. Une distinction s'impose toutefois d'emblée, afin de bien cerner ce qui fera
l'objet des présents développements :

- Il convient dans un premier temps de souligner l'existence, dans la plupart des acquis
volontaires, d'une part incompressible d'arbitraire. Qu'il émane du juge, de l'administration ou
du législateur, le choix de sauvegarder tels ou tels faits ou normes peut toujours se contester en
opportunité. Ici, c'est la reconnaissance du caractère créateur de droits d'une décision épargnée
par le juge ou la qualification d'acte dissociable que l'on discutera2428 ; là, ce sera plutôt le désir
de réhabiliter la norme contenue dans un acte annulé manifesté par l'autorité administrative2429,
ou l'intervention du législateur en vue de protéger une situation fragilisée par un jugement
d'excès de pouvoir2430. Seule une appréciation au cas par cas permet, dans ces hypothèses, de se
prononcer sur le bien-fondé de l'analyse pratiquée par ces diverses autorités. On ne saurait en
conséquence globalement avaliser ou condamner ce type de techniques. Leur utilité n'est plus à
prouver, et le fait qu'elles puissent donner lieu à certains abus ne saurait en justifier une critique
systématique2431.

2428
La notion de droits acquis étant, on le sait, éminemment fonctionnelle, la détermination des décisions
susceptibles d'en créer n'est soumise à aucun critère prédéterminé ; la qualification pratiquée par la jurisprudence
au cas par cas suppose donc un large pouvoir d'appréciation du juge, en d'autres mots un certain arbitraire de celui-
ci.
2429
Dès lors qu'aucun texte ne l'oblige à édicter la norme en question, le choix de la reprendre à la suite d'une
annulation juridictionnelle procède simplement d'une libre appréciation de l'opportunité de la mesure litigieuse.
2430
L'intervention du législateur, bien qu'en principe dictée par des impératifs d'intérêt général, s'avère souvent en
effet principalement commandée par considérations politiques, par nature discutables. Cf. notamment
l'"amendement Fabrèges" de la loi du 9 février 1994 dont il a été question au Sous-titre précédent, issu d'une
farouche pression des élus de montagne (sur ce point, voir notamment Y. Jégouzo, Revue de Droit Immobilier
1994, article précité, p.154).
2431
Encore que certaines de ces techniques puissent faire l'objet de réserves un peu plus marquées. On pense en
particulier à l'emploi de la détachabilité en matière contractuelle, du fait de la viabilité avérée d'un recours pour
excès de pouvoir direct à l'encontre d'une convention (Cf. supra, Partie I, Titre II, Sous-titre II). Mais on ne saurait
pas plus, dans ce dernier cas, parler d'acquis systématiquement abusif, puisqu'il s'agit avant tout de protéger la
réalisation d'une mission de service public, comme il l'a été démontré au Titre précédent.
519
- Nous nous intéressons donc essentiellement, dans le cadre de ce Sous-titre, aux acquis dont le
caractère excessif se prête à une conceptualisation minimale et, par voie de conséquence, à des
propositions d'aménagements concrets. Certains d'entre eux sont le fait de la seule juridiction
qui prononce l'annulation considérée (Chapitre 1) ; d'autres émanent plutôt d'une conjonction
des comportements du juge et de l'administration qui a édicté la mesure frappée par la censure
de l'excès de pouvoir (Chapitre 2).

520
CHAPITRE 1. POUR CE QUI EST DES ANOMALIES IMPUTABLES AU SEUL JUGE

L'attitude du juge de l'excès de pouvoir suscite parfois la création d'acquis


manifestement excessifs. Encore convient-il de déterminer, avant toute chose, comment
identifier ces derniers. En fait, un acquis revêt incontestablement un caractère abusif dans deux
cas de figure :

- soit dans l'hypothèse où il n'est dicté par aucun impératif de stabilité juridique ou
d'efficacité de l'action administrative. Le sauvetage de la norme ou du fait auquel il procède se
révèle la résultante accidentelle du jeu de certains principes ou phénomènes mal contrôlés2432.

- soit dans celle où il revient à imposer indûment la volonté du juge à l'administration.


La plupart des acquis, nous l'avons souligné au Titre précédent, résistent à l'illégalité car une
autorité en a manifesté le désir. Législateur, juge, et administration disposent, chacun à son
niveau, du pouvoir de s'opposer dans certaines circonstances aux effets drastiques qu'une
annulation est censée produire sur la norme portée par l'acte qu'elle frappe. Toutefois - et ce
point est fondamental -, aucune de ces autorités ne saurait valablement interférer dans la sphère
réservée à une autre d'entre elles afin d'imposer à cette dernière le maintien d'un acte frappé par
la censure juridictionnelle. Sont ainsi naturellement protégées les prérogatives du juge
administratif : si le législateur peut, par son intervention, court-circuiter les conséquences
néfastes d'une annulation, on sait que le Conseil constitutionnel veille à ce que la validation
effectuée ne puisse remettre en vigueur un acte déjà censuré en excès de pouvoir2433 ; de la
même façon, l'administration n'est en principe autorisée à réhabiliter la norme contenue dans
une décision annulée qu'après correction des vices qui ont suscité cette disgrâce, sauf à violer
l'autorité de chose jugée. Mais le juge administratif, lui-même, se voit imposer des sujétions
commandées par l'intégrité desdites sphères de compétence : ainsi, sa décision d'épargner telle
ou telle norme ne doit pas, par principe, le conduire à faire acte d'administrateur. Sera ainsi
estimé abusif le sauvetage juridictionnel d'un acte par modification exagérée de son contenu.

Le domaine de l'annulation partielle s'avérera particulièrement intéressant s'agissant de


ce problème d'acquis abusif, dans la mesure où on y pourra identifier les deux catégories qui
viennent d'être présentées ; les difficultés qu'éprouve le juge à parer au phénomène de la lenteur
à statuer intéresseront quant à elles plus particulièrement la première d'entre elles. Il conviendra
en conséquence de formuler, sur ce double terrain, des propositions tendant à gommer les excès
dénoncés.

2432
Ainsi pourrait-on également qualifier d'acquis abusif le jugement répressif définitif qui s'oppose à la pleine
exécution de l'annulation ultérieure du règlement sur la base duquel il a été rendu (sur ce problème, et sur les
solutions à préconiser en la matière, voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I).
On peut également renvoyer ici au problème du conflit de choses jugées en matière d'annulation de règlements
répressifs
2433
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.

521
SECTION 1. NECESSITE D'ATTENUER LES ACQUIS ENGENDRÉS PAR LES
REGLES GOUVERNANT L'ANNULATION PARTIELLE

Le juge de l'annulation témoigne quelquefois d'une prudence excessive dans le


maniement de certains concepts ou principes, réserve qui conduit à la constitution d'acquis que
rien ne saurait justifier. C'est le cas lorsque, saisi de conclusions tendant à une simple
amputation d'acte administratif, il se trouve confronté à la règle qui lui interdit de statuer au
delà des limites ainsi tracées. Inversement, toujours dans ce cadre, il lui arrive de faire preuve
d'une audace contestable, en sauvant de la censure la partie non contestée de la norme alors
qu'elle ne correspond plus à la volonté de l'autorité qui l'avait édictée. Autant de pratiques qui
méritent aménagement, ce qui, d'ailleurs, ne soulèverait pas de difficultés majeures.

Paragraphe 1. S'agissant des acquis liés à la timidité du juge devant la règle de non ultra
petita

Les règles qui gouvernent l'annulation partielle conduisent quelquefois, nous l'avons
montré, à ce qu'un acte illégal attaqué devant le juge de l'excès de pouvoir subsiste en tout ou
partie. Cet acquis ne procède en général d'aucune volonté particulière2434et ne sert aucun intérêt
fondamental ; il ne constitue qu'un effet fâcheux de la règle de procédure qui interdit au juge de
statuer au delà des conclusions dont il a été saisi2435. Ne pourrait-on dès lors, dans les cas où
cela s'avère particulièrement nécessaire, mettre à l'index ce principe procédural ? Certaines
données issues de la jurisprudence administrative, conjuguées à l'exemple fourni par le
contentieux constitutionnel, laissent en présager la potentialité.

I - Les ressources du contentieux administratif

Trois éléments précis démontrent que le contentieux administratif est à même, sans
révolution excessive, de remédier au problème que lui pose la rigidité de la règle qui enferme le
juge dans les stricts contours de la requête.

A. La mise à l'écart de la règle du non ultra petita en matière d'actes inexistants

Initialement, la logique du non ultra petita était appliquée rigoureusement même dans le
domaine de l'inexistence, ce qui débouchait sur des aberrations indéniables : ainsi a-t-on assisté
parfois au prononcé, pour indivisibilité des mesures visées, de l'irrecevabilité d'une requête
visant partiellement une nomination pour ordre2436, alors qu'un tel acte est censé, en l'absence
même de toute intervention juridictionnelle, n'avoir aucune consistance juridique2437. Le

2434
Sauf lorsque le requérant n'a attaqué qu'en partie un acte globalement illégal, afin de continuer à bénéficier
des dispositions qui, quoiqu'irrégulières, lui profitent.
2435
Sur tous ces points, voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
2436
C.E., 8/01/1971, Association des magistrats et anciens magistrats de la Cour des Comptes, p.26 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1971, p.672.
2437
Se référer supra aux développements concernant ce type d'actes.

522
raisonnement s'est heureusement inversé, depuis 1981, avec l'arrêt d'Assemblée Maurice2438 :
saisi d'un recours, le juge constata l'inexistence des deux volets de la nomination pour ordre2439,
alors qu'un seul d'entre eux avait été contesté. Mais s'il s'agit bien là d'une attitude qui
s'apparente au fait de soulever d'office des conclusions2440, on ne doit pas oublier que le juge se
voyait ici confronté non à une illégalité pure et simple, mais à un acte nul et non avenu.
L'entorse à la règle du non ultra petita s'imposait donc avec une force singulière. Il semble en
revanche plus utopique d'exiger du juge qu'il censure les dispositions épargnées par les
conclusions du demandeur lorsqu'elles sont entachées d'une simple illégalité. A y regarder de
plus près cependant, on s'aperçoit que l'obstacle n'est pas aussi insurmontable qu'on pourrait le
croire de prime abord.

B. La relative fragilité de la règle du non ultra petita

Dans quelques hypothèses, le juge se ménage à l'égard de la règle étudiée une certaine
liberté. M. Auby a ainsi inventorié les cas dans lesquels les juridictions administratives
s'autorisaient à statuer ultra petita2441. Le plus intéressant d'entre eux trouve sa source dans les
affaires où, par le biais de l'interprétation des prétentions du requérant 2442, le juge arrive à
censurer des dispositions qui, quoique n'étant pas précisément celle visées par le recours, lui
apparaissent implicitement mises en cause. Ainsi, dans l'arrêt Delcambre2443, le Conseil d'État
a-t-il considéré que les conclusions dirigées contre une décision atténuant une sanction
pouvaient être regardées comme mettant également en cause, par voie de connexité, la décision
initiale. Parallèlement, l'interprétation des termes de la requête conduit parfois la juridiction
saisie à réorienter le recours vers une autre décision que celle qu'entendait voir annuler le
demandeur2444. Enfin, et c'est essentiel pour nous, une telle requalification a déjà poussé le juge,
bien que saisi d'une demande d'annulation partielle, à procéder à une censure totale de l'acte en
cause2445.

Même si, dans ces hypothèses, le juge semble encore lié par la volonté - cette fois
implicitement formulée - du requérant2446, on voit poindre une certaine fragilisation de la règle
l'enfermant dans les limites des conclusions qui lui sont communiquées. Cette impression
s'affirme lorsqu'on apprend que ladite règle, en tant que règle générale de procédure, est "une
norme présentant largement un caractère supplétif"2447, à savoir qu'elle peut être écartée non
seulement par un texte législatif mais également par simple décret, ou tout bonnement par une

2438
Arrêt précité.
2439
Sur cette technique, Cf. supra, l'idée d'acte quasi inexistant.
2440
Voir conclusions A. Bacquet précitées, Actualité juridique, Droit administratif 1982, p.89 : "à partir du
moment où vous êtes amenés à constater la nullité d'une nomination pour ordre, vous ne pouvez pas ne pas relever
d'office la nullité de la nomination subséquente".
2441
Mélanges Waline, art. cit., p. 277.
2442
Pour une présentation générale de ce problème, Cf. C. Debbasch, "L'interprétation par le juge de la demande
des parties", La semaine juridique 1982, I, n°3085.
2443
C.E., 8/12/1950, p.608.
2444
Voir par exemple C.E., 22/03/1961, Enard, p.202 : transfert des conclusions visant une décision implicite de
rejet sur le décret qui fait l'objet du recours administratif ayant provoqué cette décision.
Voir également C.E., 3/10/1979, Lasry, p.358 : demande tendant à l'annulation d'une décision d'un organisme
collégial considérée comme visant en réalité la décision ministérielle qu'elle a confirmée.
2445
C.E., 29/11/1933, Abbé Roussel, Dalloz 1934, III, p.7, conclusions Rivet. La date de cette décision ne doit
pas alarmer, car nous nous intéressons simplement ici aux virtualités offertes par le contentieux.
2446
M. Auby le souligne (art. cit. p.278, note 29).
2447
Ibid., p.277.
523
autre règle générale commandant l'instance2448, et que le juge n'en considère pas la violation
suffisamment grave pour constituer un moyen d'ordre public2449. Tout cela fait regretter
l'application aveugle et restrictive de cette règle lorsqu'elle conduit aux effets pervers - déjà
dénoncés - de l'indivisibilité, et fait espérer un éventuel assouplissement de la jurisprudence à
ce propos.

C. La faculté d'assouplissement de la règle du non ultra petita

A la lumière de tout ce qui précède, espérer non certes un renversement total, mais de
légers tempéraments de la rigueur excessive de la règle qui nous intéresse ne semble pas une
chimère. Le juge ne doit pas systématiquement s'enfermer dans les stricts contours des
conclusions dont il est saisi quand l'annulation partielle ou l'irrecevabilité de la demande
conduit à préserver tout ou partie d'un acte gravement illégal2450. En effet, même si l'interdiction
de l'ultra petita maintient le plus souvent l'intervention juridictionnelle dans l'espace qui doit
être le sien, la mise à l'écart ponctuelle de cette règle générale de procédure s'avère souhaitable,
lorsque du moins il apparaît avec une évidence suffisante que la décision dont seules certaines
dispositions ont été attaquées est entachée, dans son ensemble, d'une illégalité manifeste.

1 - Les hypothèses concernées

On pense particulièrement aux cas dans lesquels un moyen d'ordre public aurait pu être
ou a été effectivement soulevé à l'encontre de l'acte contesté : ainsi par exemple, dans l'affaire
Angéras précitée2451, il semble qu'une annulation totale et non partielle de la décision
globalement illégale, entraînant le réexamen par l'administration du dossier du requérant et la
prise d'une décision régulière par l'autorité compétente, aurait constitué une issue plus
satisfaisante au regard du principe de légalité que ne l'a été la solution retenue. La présence de
moyens d'ordre public induirait parallèlement le renversement de la solution Société Pavita qui
oppose l'irrecevabilité à une demande d'annulation partielle d'un acte indivisible "quelle que
soit la nature des moyens invoqués contre la décision attaquée"2452. Nous nous trouvons
assurément là dans un "cas où il paraît légitime et normal d'aller au delà de la chose
demandée"2453. Enfin, dans certains cas ponctuels - voire exceptionnels - comme l'affaire
Fédération nationale des industries chimiques2454, où l'irrecevabilité apparaît vraiment
insatisfaisante au regard des exigences du principe de légalité, une telle attitude pourrait
également se justifier.

2448
Ibid., p.277 ; M. Auby cite à titre d'exemple celle qui fait obligation au juge de statuer sur les dépens et qui,
même en l'absence de toute conclusion des parties en ce sens, ne saurait, en vertu de la jurisprudence Dame veuve
Cacard, constituer un ultra petita.
2449
C.E., 13/10/1961, Ville de Marseille, p.567
2450
Sur ce point, Cf. supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
2451
Ibid.
2452
Arrêt précité.
2453
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°782.
2454
Arrêt précité ; Cf. supra, Partie I.

524
2 - Un aménagement concevable

M. Auby a montré combien l'interdiction de se prononcer sur des conclusions dont il n'a
pas été saisi est inhérente, par delà le principe selon lequel il ne peut se saisir d'office, à "une
certaine conception procédurale à laquelle le droit français demeure, sauf exceptions limitées,
attaché : celle du juge "passif""2455. En dépit de cet état d'esprit qui imprègne sans nul doute
l'ensemble du contentieux administratif - et qui sévit en particulier au niveau des conséquences
des jugements prononcés2456-, il nous faut relever un procédé qui, bien que jumeau de
l'indivisibilité, aboutit à étendre les effets d'une décision juridictionnelle à des mesures qui n'ont
fait l'objet d'aucune conclusion spécifique : il s'agit de l'annulation par voie de conséquence
entendue au sens large2457. On sait qu'en vertu de ce mécanisme, une annulation peut avoir des
incidences sur des mesures tellement liées à l'acte censuré que leur chute s'impose
naturellement à l'administration, qui doit en prendre acte sans que le juge n'ait à la prononcer
effectivement. Ce phénomène découle il est vrai de l'effet absolu conféré à l'annulation ; mais si
une "indivisibilité" lato sensu joue de la sorte, en dehors de l'acte attaqué, un rôle
indéniablement ultra petita, on ne voit pas pourquoi il ne pourrait pas en aller
exceptionnellement de même, à l'intérieur de celui-ci, quand la constatation de l'irrégularité de
la disposition attaquée trahit à l'évidence celle de la mesure qui l'englobe. D'ailleurs certains
commissaires de gouvernement laissent transparaître sur ce point moins de scrupules que n'en
manifeste le Conseil d'État. Les conclusions M. Pochard sur l'arrêt de Section du 7 mai 1993
Pierret, bien qu'intéressant le contentieux électoral, apparaissent en cela extrêmement
révélatrices, puisqu'elles poussaient le Conseil d'État, saisi d'une simple demande d'annulation
partielle, à admettre la possibilité d'un prononcé de censure globale, en particulier "lorsque la
demande (...) est fondée sur des griefs de nature à entraîner de plein droit l'annulation
totale"2458.

On pourrait toutefois s'inquiéter, en cas d'admission même très circonscrite de la


possibilité de statuer ultra petita, du respect du principe fondamental qui impose un caractère
contradictoire à la procédure administrative contentieuse2459. Comment, en effet, faire respecter
ce principe qui exige que soient discutés avant le jugement tous les moyens et conclusions,
lorsque le juge s'autorise à dépasser les termes de la requête ? Il s'agit là en fait d'une fausse
difficulté : le Conseil d'État contraint depuis longtemps le juge à communiquer aux parties les
moyens qu'il soulève sans y être obligé par leur caractère d'ordre public2460. Il en irait donc

2455
Art. cit, p.269.
2456
Voir notamment, au Chapitre suivant, le problème de l'inexécution des décisions de justice.
2457
Voir supra, Partie I, Titre préliminaire.
2458
Conclusions précitées, Actualité juridique, Droit administratif 1993, p.505.
2459
Le Conseil d'État le qualifie en effet de principe général du droit : C.E., Ass., 12/10/1979, Rassemblement des
nouveaux avocats de France, p.370 (arrêt précité).
2460
Ibid : le Conseil d'État annule une disposition d'un décret en tant qu'elle n'imposait pas au juge de provoquer
les observations des parties avant d'user de sa faculté de soulever d'office certains moyens.
Cette obligation de communication s'est d'ailleurs trouvé renforcée, pour ce qui est des moyens d'ordre public, par
le décret n°92-77 du 22 janvier 1992 (J.O. du 24/01, p.1180) dont l'article 2 prévoit que "lorsque la décision lui
paraît susceptible d'être fondée sur un moyen relevé d'office, la sous-section chargée de l'instruction en informe les
parties avant la séance de jugement et fixe le délai dans lequel elles peuvent présenter leurs observations".
Sur ce décret, voir V. Haim, "L'obligation d'informer les parties sur les moyens d'ordre public dans la procédure
administrative contentieuse", Les petites affiches, 4 mars 1992, p.6 ; B. Pacteau, "Du nouveau en procédure
administrative contentieuse : la "communication des moyens d'ordre public"", Revue française de droit
administratif 1992, p.480 ; et R. Schwartz : "Un perfectionnement du caractère contradictoire de la procédure
administrative contentieuse", Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.203.

525
automatiquement de la sorte en cas de conclusions relevées d'office, puisqu'évidemment la
juridiction concernée ne serait jamais tenue d'y procéder.

Sans bouleverser les grandes "lois" du contentieux administratif, il existe donc un


expédient pour remédier aux effets pervers de l'interdiction de statuer au delà du cadre du débat
fixé par le demandeur. Ce remède pourrait de plus se prévaloir, dans une certaine mesure, de
quelques solutions adoptées par la jurisprudence constitutionnelle.

II - L'inspiration du contentieux constitutionnel

Le Conseil constitutionnel a recours à l'ultra petita dans deux types de situations2461.


Même si ces procédés se révèlent liés à la spécificité du contrôle constitutionnel français, ils
sont susceptibles, par certains de leurs aspects, d'inspirer une évolution de la jurisprudence
administrative.

A. Les deux modes d'ultra petita employés par la jurisprudence constitutionnelle

1 - Le jeu de l'"inséparabilité"

L'article 22, Chapitre II, Titre II de l'ordonnance du 7 novembre 1958 dispose : "dans le
cas où le Conseil constitutionnel déclare que la loi dont il est saisi contient une disposition
contraire à la Constitution et inséparable de l'ensemble de cette loi, celle-ci ne peut être
promulguée"2462. Cette idée d'inséparabilité, qui s'apparente à la notion d'indivisibilité en
contentieux administratif, a déjà corrélativement servi à la juridiction constitutionnelle pour
contrôler certaines parties du texte qui lui était partiellement soumis ne faisant pas l'objet de
conclusions spécifiques. Ainsi, à l'occasion d'une décision de 19732463, le Conseil s'est autorisé
à annuler l'entier article d'un texte de loi dont seul un alinéa était contesté, au motif de
l'inséparabilité de ce dernier de l'ensemble dudit article. Le concept d'indivisibilité est donc ici
utilisé à des fins radicalement inverses de celles de son équivalent en contentieux administratif :
c'est la même règle qui tantôt permet, tantôt prévient l'ultra petita.

Ce maniement de l'inséparabilité a été critiqué, non seulement compte tenu des


circonstances dans lesquelles il a été pratiqué - il procédait en l'espèce d'une analyse très
douteuse, dans la mesure où, en l'occurrence, la suppression de la seule disposition contestée ne
présentait aucun inconvénient 2464-, mais également dans son principe même, comme
constituant une "interprétation très extensive de l'article 22 de la loi organique"2465. Pourtant,
dans d'autres cas de figure, l'inséparabilité ne peut que conduire le juge constitutionnel à statuer
ultra petita. On songe notamment à l'hypothèse où il serait saisi en termes volontairement
restrictifs d'une loi autorisant la ratification ou l'approbation d'un traité ou accord international :
dans une pareille hypothèse, pour peu que le texte concerné interdise aux États de lui apporter

2461
Pour une présentation détaillée du problème, voir T. Di Manno, Le Conseil constitutionnel et les moyens et
conclusions soulevés d'office, Economica 1994.
2462
Inversement, selon l'article 23, lorsque la disposition inconstitutionnelle "n'est pas inséparable de l'ensemble
de la loi", cette dernière pourra être promulguée à la suite de l'amputation pratiquée.
2463
C.C., 27/12/1973, Taxation d'office, n°73-51 D.C., p.25 ; La semaine juridique 1974, II, n°17691, note
Nguyen Quoc Vinh ; Actualité juridique, Droit administratif 1974, p.236, note P.-M. Gaudemet.
2464
Voir sur ce point MM. Favoreu et Philipp, op. cit. n°21.
2465
M. Philip, "La portée du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel", Revue du droit public 1974, p.531.
526
la moindre modification, "une déclaration d'inconstitutionnalité, si limitée qu'elle soit, aurait un
effet équivalent à une condamnation totale de la Convention", puisque les dispositions
censurées, ne pouvant être approuvées, s'apparenteraient aux "réserves" prohibées2466.

2 - La faculté de soulever d'office certaines conclusions

Le Conseil s'autorise parfois, en dehors de toute idée d'inséparabilité, à statuer sur des
dispositions de la loi qu'il contrôle mais qui ne lui ont pas été expressément soumises2467. La
différence avec le procédé précédent réside dans le fait que, pour ce dernier, les mesures qui
chutent en raison de l'indivisibilité qui les lie aux passages inconstitutionnels ne sont pas
critiquées en elles-mêmes. De ce fait, le législateur pourra les reprendre telles quelles lorsqu'il
revotera la loi corrigée des vices qui ont entraîné sa censure2468. Au contraire, la mesure qui fait
l'objet de conclusions d'office s'avère inconstitutionnelle en raison d'un vice propre et ne pourra
en principe être ré édictée. On a donc affaire a une manifestation d'ultra petita dans sa forme la
plus aboutie : le juge ne se contente plus d'étendre la portée des conclusions dont il est saisi
mais en crée de nouvelles, réellement autonomes de l'objet initial de la requête.

Il serait à l'évidence irréaliste, en raison de leur spécificité, de proposer cette double


attitude en modèle au contentieux administratif. Ce dernier pourrait en revanche puiser une ou
deux idées dans la pratique de la juridiction constitutionnelle.

B. En quoi la jurisprudence constitutionnelle peut-elle servir d'exemple pour le


contentieux administratif ?

Si le recours à l'ultra petita semble un pouvoir inhérent au juge constitutionnel, la


philosophie qui anime son usage devrait montrer la voie au Conseil d'État.

1 - Le prérogative de l'ultra petita est spécifique au contentieux constitutionnel

Le juge constitutionnel, sans que cela n'altère sa nature juridictionnelle2469, fait


incontestablement montre de pouvoirs plus large que ceux de son homologue administratif dans
le domaine qui nous importe. Il semble que ces prérogatives soient directement issues de la
rédaction de l'article 61 de la Constitution aux termes duquel "les lois peuvent être déférées au
Conseil constitutionnel", ce qui semble fixer comme cadre à l'instance la loi tout entière et
laisse sous-entendre que le Conseil peut en examiner l'ensemble des dispositions2470. Ce dernier
ne serait donc pas, comme le juge administratif, lié par les conclusions restrictives d'une

2466
Voir sur ce point G. Vedel, "Schengen et Maastricht", Revue française de droit administratif 1992, p.174.
2467
Ce procédé est apparu dans le contentieux constitutionnel avec la décision n° 90-127 D.C. des 19 et 20
janvier 1981 ("Sécurité, liberté", p.15). Une décision de 1992 (n°92-307 D.C., J.O. 27/02/1992, p.3004) est
particulièrement explicite à son égard : "si aux termes de sa lettre (...) le Premier ministre a demandé au Conseil
constitutionnel de se prononcer sur la conformité à la Constitution de l'article 8 de la loi (...), cette précision
n'affecte pas la possibilité pour le Conseil constitutionnel de faire porter son contrôle sur les autres dispositions de
la loi et d'en tirer toutes les conséquences de droit".
2468
Voir notamment sur ce point D. Rousseau, op. cit. p.133
2469
Voir sur ce point L. Philip, "L'élargissement de la saisine du Conseil constitutionnel", Actualité juridique,
Droit administratif 1975, p.17.
2470
Voir sur ce point A.-S. Ould Bouboutt, L'apport du Conseil constitutionnel au droit administratif, Economica
1987, p.54.
527
requête ; la règle du non ultra petita ainsi entendue ne s'imposerait pas à lui2471. Et la juridiction
constitutionnelle serait d'autant plus poussée à soulever d'office des conclusions qu'il n'existe
pas, en contentieux constitutionnel, un mécanisme d'exception qui puisse faire revenir devant
elle une disposition inconstitutionnelle qu'elle aurait laissé "passer"2472. Malgré toutes ces
spécificités qui font qu'il ne serait guère raisonnable de vouloir calquer contentieux
administratif et constitutionnel sur ce point, il n'est pas interdit de tirer quelques enseignements
de la façon dont est utilisé l'ultra petita dans le second, pour éventuellement en transposer
certains éléments au premier.

2 - La philosophie du contrôle comme source d'inspiration pour la jurisprudence


administrative

C'est dans l'emploi de l'ultra petita par le Conseil constitutionnel que l'on peut puiser
pour guider un éventuel enrichissement - de portée évidemment limitée - du contentieux
administratif:

a) Il semble tout d'abord que cette évolution ne pourrait s'inscrire que dans le cadre d'une
"inséparababilité" - ou indivisibilité - telle qu'entendue par la jurisprudence Taxation d'office, à
l'exclusion du pouvoir de soulever d'office des conclusions qui constituerait, à n'en pas douter,
une prérogative excessive pour une juridiction qu'aucun texte n'habilite à ce faire2473.

b) Ensuite, cette indivisibilité ne devrait être utilisée que dans des cas d'illégalité manifeste du
reste de l'acte dont la juridiction administrative est partiellement saisie. C'est ce qui guide
d'ailleurs la politique du Conseil constitutionnel en matière de dispositions soulevées d'office,
celui-ci ne souhaitant pas "devoir fermer les yeux sur une inconstitutionnalité flagrante
contenue dans une loi déférée, au motif que les auteurs de la saisine ont omis de la
dénoncer"2474. Seules en conséquence pourraient donner lieu à un ultra petita les illégalités
suffisamment graves pour motiver une entorse à cette règle générale de procédure, à savoir en
somme les hypothèses dans lesquelles, comme dans l'affaire Angéras, un moyen d'ordre public
aurait dû être soulevé si les conclusions avaient porté sur la globalité de l'acte 2475. Aucune
discrimination ne semble devoir en revanche être pratiquée selon que ce moyen touche à la
forme ou au fond de l'acte2476.

2471
C'est en particulier l'avis de G. Drago, L'exécution des décisions du Conseil constitutionnel, Economica 1991,
p.190.
2472
Développant cette idée, voir J.-P. Lebreton, "Les particularités de la juridiction constitutionnelle", Revue du
droit public 1983, p.437.
2473
La justification de l'absence de mécanisme d'exception ne peut de surcroît être invoquée en contentieux
administratif.
2474
B. Genevois, "La jurisprudence du Conseil constitutionnel est-elle imprévisible ?, Pouvoirs, 1991, n°59,
p.132.
2475
Deux conditions devraient donc se trouver réunies : non seulement l'existence d'un tel moyen d'ordre public,
mais également l'évidence avec laquelle il doit apparaître aux yeux du juge. Il ressort en effet de la jurisprudence
(hormis une décision du 18/02/1987 Morel (Revue française de droit administratif 1988, p.53, note Debouy) dont
le caractère isolé interdit qu'on la considère comme un revirement de jurisprudence) qu'"un moyen d'ordre public
ne peut être soulevé d'office que si son bien-fondé ressort manifestement des pièces du dossier. Le juge s'interdit
de procéder à un supplément d'instruction pour vérifier le bien-fondé éventuel d'un moyen qui aurait un caractère
d'ordre public, mais sur lequel l'état du dossier ne lui permet pas de se prononcer avec certitude" (R. Odent,
Contentieux administratif, p.1214).
2476
Les conclusions soulevées d'office par le Conseil constitutionnel portent ainsi indifféremment sur des moyens
de forme et de fond. Ainsi, on a pu recenser (au premier janvier 1992) 17 conclusions relevées d'office à l'encontre
d'inconstitutionnalités "externes" et 13 portant sur des inconstitutionnalités "internes". Cf. S. Bourrel, Les
dispositions soulevées d'office par le Conseil constitutionnel, Mémoire de D.E.A., Université de Pau, 1992.
528
En résumé, il apparaît souhaitable que, saisi d'une demande d'annulation partielle, le
Conseil d'État ou toute juridiction administrative puisse, dans quelques cas spécifiques ou un
moyen d'ordre public peut être invoqué à l'encontre de l'acte tout entier, éviter la simple
amputation de la décision illégale, voire l'irrecevabilité de la requête pour indivisibilité des
dispositions de cette dernière. Le caractère ponctuel de ces hypothèses s'opposerait à une
atteinte excessive à la règle du non ultra petita qui doit demeurer le principe d'action du
juge2477. De plus, cette rupture avec la conception du "juge passif" ne serait pas sans précédent :
le décret du 22 janvier 1992 précité semble en effet permettre, dans certaines circonstances, à la
juridiction saisie de corriger une erreur commise par les parties en leur expliquant comment
éviter le rejet de leur requête auquel semble conduire l'existence d'un moyen d'ordre public 2478.
Rien ne semble donc s'opposer à ce léger aménagement.

Paragraphe 2. S'agissant des acquis liés à la témérité du juge dans l'appréciation de la


divisibilité

Un tribunal peut, dans certains cas, préférer à une annulation totale d'un acte la simple
suppression des dispositions irrégulières qu'il en considère divisibles. Même si la doctrine
classique ne voit pas là l'exercice d'un pouvoir de réformation des décisions administratives par
le juge de l'excès de pouvoir, certaines considérations pratiques semblent démontrer qu'au
contraire, permettre à ce dernier de prononcer une annulation partielle revient peu à prou à lui
conférer une telle prérogative2479. Certains éléments poussent en effet à penser qu'il existe des
hypothèses relativement nombreuses dans lesquelles la juridiction saisie substitue sa propre
appréciation à celle qui avait présidé à l'élaboration de l'acte, et modifie en conséquence la
décision qui lui est soumise dans un sens qu'elle seule détermine. Cet état de fait jurisprudentiel
ne paraît guère satisfaisant ; aussi conviendra-t-il de s'interroger sur les remèdes susceptibles d'y
être apportés.

I - L'appréciation du juge peut primer celle de l'administration

L'imprécision de la notion de divisibilité laisse en pratique au juge une grande marge de


manœuvre. Un mouvement jurisprudentiel semble de surcroît profiter abusivement de cette
liberté, et négliger la volonté qui s'était manifestée à l'occasion de la prise de l'acte qui fera
l'objet de l'amputation juridictionnelle.

2477
Un parallèle peut encore une fois être tracé avec la jurisprudence constitutionnelle car, comme l'a fait
remarquer M. Favoreu, le Conseil n'a "finalement usé que modérément" de son pouvoir de soulever des
conclusions d'office. Voir son intervention orale au colloque sur La déclaration des Droits de l'Homme et du
Citoyen, P.U.F. 1989, p.68.
2478
Voir sur ce point V. Haim, art. cit. p.8.
2479
Sur tous ces points, voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
529
A. Un problème engendré par l'imprécision du concept de divisibilité

"Votre jurisprudence sur l'indivisibilité est d'un abord difficile" convenait le


commissaire du gouvernement B. Genevois dans ses conclusions2480sur l'arrêt Association pour
la protection de la vallée de l'Ubaye2481. Cette affirmation se base plus sur l'imprécision des
contours de la notion en cause que sur le fondement de celle-ci qui repose clairement, nous
l'avons vu, sur le souci d'éviter une atteinte à l'objet de l'acte partiellement censuré 2482. Ce qui
pose problème en la matière n'est donc pas tant le pourquoi des concepts étudiés que la marge
de manœuvre que se ménage le juge dans l'appréciation du caractère divisible ou non des
dispositions contestées. En effet, comme le note M. Corbel2483, aucun critère précis de
définition n'a jamais ici été dégagé.

1 - Cela ne prête pas à conséquence lorsque le juge doit se livrer à l'appréciation d'une situation
objective de droit ou de fait. Ainsi y aura-t-il indivisibilité évidente dans le cas où l'annulation
partielle reviendrait à supprimer l'objet même de la décision pour n'en laisser subsister que les
modalités de réalisation 2484; à l'inverse, la divisibilité sera aisément reconnue lorsque l'acte en
cause comporte deux objets distincts2485. Il s'agit ici de questions de bon sens, qui dictent au
juge les réponses à leur apporter.

2 - Mais il peut exister des affaires dans lesquelles la qualification de divisibilité ou


d'indivisibilité ressort beaucoup moins nettement du contenu de la décision en cause. C'est
notamment le cas lorsqu'il convient d'apprécier la volonté de l'auteur de l'acte afin de savoir si
les dispositions illégales revêtaient, à ses yeux, un caractère déterminant. Le juge est
normalement tenu de rechercher quelle fut l'intention originelle ; le principe de séparation entre
les fonctions juridictionnelle et administrative semble en effet lui imposer la prise en compte de
l'analyse ayant présidé à l'édiction de la décision2486. Cette démarche a été notamment suivie à
l'occasion d'un arrêt Demoiselles Thévenot et Saumont2487 : était en cause un arrêté dont l'article
premier prononçait la mutation d'agents de certains services du fait de la suppression de ces
derniers ; l'article 2 prévoyait quant à lui que ladite mutation ne pouvait intervenir qu'une fois la
suppression prononcée. Les requérantes demandaient l'annulation du seul article 2. Le
2480
Revue du droit public 1982, p.473.
2481
C.E., Ass., 20/11/1981, p.429.
2482
Cf. supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
2483
Art. cit.
2484
Cf. notamment les affaires Consorts Chatelain et F.N.O.S.S. et Bazin précitées.
2485
Voir par exemple C.E., 10/03/1943, Dame Aubin-Leroudier, p.65 : un arrêté municipal prescrit la démolition
ou la confortation de deux immeubles distincts et autonomes. La divisibilité ressort objectivement du fait que les
deux immeubles peuvent être considérés chacun séparément.
Cf également C.E., 2/02/1979, consorts Sénécal, p.40 : permis portant sur deux opérations distinctes
(agrandissement d'une maison et construction d'un garage sur un emplacement voisin).
Toutefois, on doit signaler qu'un acte, bien que poursuivant apparemment deux objets distincts, peut en fait être
estimé indivisible par la jurisprudence. Un exemple récent en témoigne, et démontre bien, du fait de la divergence
d'appréciation entre juges du fond et juges d'appel, le flou qui entoure la notion de divisibilité : saisi d'un recours
contre un permis de construire délivré pour l'édification de deux bâtiments distincts, le tribunal administratif
d'Amiens avait estimé celui-ci divisible et l'avait partiellement annulé. En appel, la Cour administrative d'appel de
Nancy a infirmé cette analyse en regard de la destination commune des constructions envisagées (C.A.A. Nancy,
10/11/1993, M. et Mme Haghebaert, Bulletin de jurisprudence du Droit de l'urbanisme, janvier 1994, conclusions
J.-P. Pietri). On le voit, tout est ici fonction de l'appréciation souveraine des juges.
2486
Le Conseil d'État, saisi d'un recours en appel contre un jugement de premier ressort ayant reconnu la
divisibilité de certaines mesures pour les sanctionner séparément du reste de l'acte, vérifie d'ailleurs que
"l'annulation partielle (...) n'a pas conduit le tribunal administratif à substituer sa propre appréciation à celle de -
l'administration". Cf. C.E., 30/06/1989, Ville de Paris et Bureau d'aide sociale de Paris c/ Lévy, p.157.
2487
C.E., 2/04/1954, p.210, conclusions P. Laurent.
530
commissaire du gouvernement P. Laurent va considérer que "le Secrétaire d'État n'aurait
certainement pas décidé de muter les agents s'il n'avait pas résolu, en même temps, de surseoir à
l'exécution de ces mutations"2488et suggérera au Conseil d'État -qui le suivra- de prononcer
l'indivisibilité des dispositions attaquées avec celles de l'article premier, entraînant
l'irrecevabilité de la requête. La recherche de l'intention de l'auteur de l'acte a donc été ici
primordiale.

Il n'en va toutefois pas toujours ainsi, le juge se ménageant parfois une large marge
d'appréciation. L'arrêt Weyer2489illustre bien le problème : l'administration attachait sans doute
une grande importance aux modalités de compensation de l'opération de remembrement en
cause ; le juge n'hésite cependant pas à les annuler, tout en laissant subsister le reste de la
décision. De même, les conditions mises par le préfet à l'octroi d'une autorisation d'ouverture
d'une installation classée (notamment celles qui concernent les normes maximales de pollution)
peuvent-elles être réellement regardées comme divisibles de cette opération lorsqu'on sait que
ce régime spécial est surtout motivé par un souci de haute protection de l'environnement ? On
les a pourtant, parfois, analysées comme telles2490.

B. Un problème réactivé par certaines tendances jurisprudentielles

Certains raisonnements relevés à l'occasion d'affaires relativement récentes témoignent


d'un usage assez élastique de la notion, déjà souple, de divisibilité. On assiste en effet, au
travers de quelques arrêts rendus dans les années 80, à une minimisation notable de
l'importance des éléments subjectifs qui ont conduit à la prise de décision. Ce phénomène
comporte deux facettes :

1 - Indifférence du juge quant à la volonté des personnes ayant concouru à l'élaboration


de l'acte

Prenons le cas de l'affaire Association pour la protection de la vallée de l'Ubaye2491dans


laquelle était contestée une disposition du décret créant le Parc National du Mercantour,
création qui était le fruit d'un long travail de négociation entre le Gouvernement et les
communes concernées. Certaines de ces dernières n'avaient donné leur accord qu'à la condition
de pouvoir, à la demande de leur conseil municipal, voir leur territoire déclassé par décret
simple, cela dans le souci d'éventuelle ouverture de nouvelles stations de sports d'hiver. Le
Gouvernement obtempéra, sachant pertinemment qu'une telle disposition était illégale -la loi du
27/07/1960 imposant un décret en Conseil d'État en vue d'un tel déclassement- et, de ce fait, ne
le tiendrait pas. Du point de vue des communes concernées, il était évident que les facilités de
sortie du Parc National constituaient des dispositions primordiales, et avaient emporté leur
adhésion au projet. Mais le commissaire du gouvernement Genevois2492 souligna qu'on avait en
l'espèce affaire à un règlement administratif et non à un contrat, ce qui lui fit conclure qu'il n'y
avait pas à rechercher si cette disposition était ou non déterminante ; il se prononça en
conséquence pour la divisibilité de celle-ci du reste de l'acte. Cette analyse se situe en porte-à-

2488
Ibid.
2489
Arrêt précité.
2490
Cf. C.A.A. de Bordeaux, 24/04/1990, S.I.L.A.C., Lebon p.934.
2491
Arrêt précité.
2492
Conclusions précitées.

531
faux par rapport à celle qui a présidé à l'adoption de la solution Demoiselles Thévenot et
Saumont. Certes, dans ce dernier cas, il s'agissait de savoir si la disposition en cause était
fondamentale aux yeux de l'auteur de l'acte lui-même, et non à ceux des partenaires qui avaient
participé à son élaboration. La recherche de ce caractère ne vaudrait-elle, en conséquence, qu'en
faveur de l'administration ? On peut en douter, sauf à réduire à néant l'intérêt des négociations
préalables à la prise d'un acte nécessitant un large consensus.

2 - Indifférence du juge quant à la volonté de l'auteur de l'acte

A l'occasion d'un arrêt postérieur2493, le commissaire du gouvernement Verny, après


avoir reconnu que "l'engagement à prendre quant à la présentation de documents de recettes
était probablement dans l'esprit du législateur de 1976 et des auteurs du décret de 1977 un
élément important" du régime mis en place, fit pencher le Conseil d'État vers la divisibilité de
cette disposition en s'appuyant lui aussi sur la spécificité du domaine réglementaire par rapport
à la matière contractuelle.

On constate ainsi que la jurisprudence administrative a tendance, pour apprécier la


divisibilité ou l'indivisibilité d'une disposition, à "examiner objectivement le texte tel qu'il est et
ne recherche pas la volonté"2494à l'origine de la décision prise, qu'elle émane des partenaires qui
ont participé aux négociations préalables à la prise de celle-ci ou, indifféremment, de son auteur
lui-même. Cette prédilection pour l'analyse objective s'explique peut-être par les difficultés que
peut connaître le juge à déterminer avec précision quelle a été l'intention des auteurs de la
décision litigieuse, du fait de l'absence de travaux préparatoires -du moins pour les décrets
simples et les arrêtés ministériels-, à l'inverse de la situation qui s'offre, par exemple, au juge du
contrat2495. La suprématie de l'appréciation prétorienne n'en demeure pas moins fâcheuse, car
contraire au principe qui sépare administration active et fonction juridictionnelle.

II - L'appréciation de l'administration doit primer celle du juge

Négliger la volonté qui a présidé à l'élaboration de l'acte administratif revient à


substituer la propre vision du juge à la seule considération qui devrait s'imposer : l'intention de
l'autorité qui l'a édicté. On mesure aisément les dangers que génère une pareille attitude. Aussi
convient-il de s'interroger sur la démarche que doit impérativement suivre le juge lorsque naît
l'éventualité d'une annulation partielle.

A. Les risques suscités par la minimisation des éléments subjectifs de la décision contrôlée

1 - La mise à l'écart de l'intention des personnes à l'origine d'une décision administrative


constitue un réel danger. On l'a dit, lorsqu'une juridiction annule partiellement un acte, si
l'analyse qui a présidé à l'édiction de celui-ci n'est nullement prise en compte, c'est la vision
qu'a pu s'en forger le juge qui prévaudra sur celle de l'autorité administrative à l'origine de la

2493
C.E., 12/03/1983, Conseil National de l'Ordre des médecins et autres, p.109, conclusions Verny.
2494
Ibid.
2495
Cf. notamment arrêt Chami, précité.
Mme Pouyaud (op. cit. p.354) montre cependant qu'en matière de contrats administratifs prévaut également
l'analyse objective.
532
décision ainsi amputée. Le prêteur, qui ne peut se prévaloir d'une quelconque investiture
l'autorisant à prendre des actes décisoires positifs, profite ainsi de la grande latitude que lui
laisse l'imprécision de la notion de divisibilité pour exercer un pouvoir de réformation dont il
est logiquement dépourvu en matière d'excès de pouvoir ; il annihile, de par son interprétation
extensive, le rôle de garde-fou dévolu à ce concept. Certains ont tenté de relativiser ce danger
d'arbitraire jurisprudentiel en montrant que le juge, au cas par cas, "essaie de se comporter en
bon administrateur"2496. Mais cela revient à négliger le principe qui démarque actions
administrative et juridictionnelle2497, principe nécessairement foulé au pied lorsque les
magistrats se livrent à une appréciation différente de celle qui a motivé la prise de l'acte. Ainsi
pourra subsister dans l'ordonnancement juridique un acte dénaturé, dans lequel l'administration
ne se retrouve pas.

2 - Un rapprochement peut ensuite être effectué à ce stade avec le contentieux constitutionnel.


Nous avons déjà rencontré la notion de séparabilité définie par l'article 22 de l'ordonnance du 7
novembre 19582498. Cet article procède de la même idée que celle qui a engendré la notion
d'indivisibilité en contentieux administratif, à savoir qu'il appartient à l'auteur de l'acte -ici le
législateur- de se remettre au travail pour élaborer un nouveau texte qui ne contiendra plus la
disposition irrégulière lorsque cette dernière s'avère essentielle au regard de l'équilibre global
des mesures dans lesquelles elle s'insère ; cela ne ressortit en aucun cas au juge qui, ce faisant,
s'arrogerait un pouvoir décisionnel qu'il ne détient pas. Mais comme le juge administratif, le
Conseil constitutionnel conserve un grand pouvoir d'appréciation concernant cette notion
d'"inséparabilité", même s'il a plus aisément accès aux travaux préparatoires des actes qu'il
contrôle, et semble par là même plus limité dans son interprétation2499. C'est lui qui, en dernier
ressort, détermine si la loi amputée de ses dispositions inconstitutionnelles reste applicable 2500;
et si les parties censurées présentaient ou non aux yeux des parlementaires une importance telle
que, sans elles, la loi n'aurait pas été adoptée. Or "ce dernier critère, note D. Rousseau2501,
malgré la référence aux débats parlementaires, entraîne nécessairement le Conseil dans un
exercice de rétro-fiction où il s'efforce d'imaginer "ce qui se serait passé si ce qui s'est passé ne
s'était pas passé" ! Comment le Conseil peut-il dire, avec certitude, quelle aurait été l'attitude du
législateur s'il avait su que telle ou telle disposition allait être invalidée ? La réponse, quelle
qu'elle soit, n'est jamais entièrement vraie ni fausse ; elle est tout simplement invérifiable"2502.

2496
MM. Tiberghien et Lasserre, note précitée.
2497
Rappelons qu'en vertu de ce principe dégagé pour remédier à la confusion ancienne entre juges et
administrateurs, les premiers s'interdisent de se substituer de quelque façon que ce soit aux seconds, qu'il s'agisse
d'"arrêts de règlement" ou d'injonctions qu'ils leur adresseraient.
2498
Voir supra.
2499
C'est ainsi qu'il prend notamment en considération "les débats auxquels la discussion a donné lieu devant le
Parlement" pour déterminer si les dispositions de la loi qui lui est déférée en sont ou non inséparables. Cf.
notamment C.C., décision n°78-95 D.C. du 27/07/1978, p.26.
2500
S'il considère que non, il invalidera la totalité de la loi. Ainsi, pour les nationalisations décidées en 1982, a-t-il
déclaré impromulgable l'ensemble du texte du fait de la censure des articles relatifs à l'indemnisation des
actionnaires des sociétés nationalisées qu'il en estimait inséparables (C.C., n°81-132 D.C. du 16/01/1982, p.18 ;
Les grandes décisions du Conseil constitutionnel n°35).
Il penchera au contraire pour la séparabilité dès lors qu'il pense que la loi peut se concevoir sans ses dispositions
inconstitutionnelles. Voir par exemple, concernant l'organisation des élections en Nouvelle-Calédonie, C.C., n°85-
196 D.C., 8/08/1985, p.63 ; Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, n°42.
2501
Droit du contentieux constitutionnel, op. cit. pp.133 et 134.
2502
Pour étayer ses dires, l'auteur démontre ensuite la subjectivité de l'analyse suivie dans l'affaire du découpage
des circonscriptions en Nouvelle-Calédonie (Ibid., p.134).
533
De tout ce qui précède, on peut tirer la conclusion que le juge déborde parfois le rôle qui
lui est dévolu en s'autorisant à annuler séparément des dispositions dont il ne sait pas vraiment
l'importance qu'elles revêtaient dans l'analyse des autorités qui les ont édictées. Devant une
situation si insatisfaisante, on doit préconiser une inversion de tendance.

B. La nécessaire revalorisation des éléments subjectifs de la décision contrôlée

1 - Il est possible de discerner dans certains arrêts le germe de solutions plus satisfaisantes, au
regard du principe qui interdit au juge de faire acte d'administrateur, que celles que nous avons
retracées ci-dessus. Considérons la décision Comité de vigilance d'action viticole de la
Gironde2503dans laquelle a été reconnue l'illégalité d'un article autorisant des producteurs
viticoles de la région de Cognac à commercialiser sous la forme de vin de table certaines
quantités du vin de consommation courante à partir duquel on tire la fameuse eau-de-vie. Cette
disposition s'intégrait dans une décision au champ d'application beaucoup plus vaste
réglementant notamment la production du Cognac lui-même. Il paraissait donc a priori possible,
sinon "aisé", de "distinguer (...) ce qui relève de la campagne pour le produit d'appellation
d'origine qu'est le Cognac au sens de l'article 21 du décret-loi du 30 juillet 1935 (...) et ce qui
concerne un produit qui n'est qu'un vin de consommation courante, ne bénéficiant pas de la
protection du décret-loi de 1935"2504. Pourtant, la Section du contentieux s'est prononcée pour
l'indivisibilité de l'ensemble du texte, et a, en conséquence, prononcé l'annulation intégrale qui
lui était demandée, en étendant la portée du moyen.

2 - On peut se demander s'il ne serait pas souhaitable de généraliser cette solution à toutes les
hypothèses où le juge n'est pas sûr de l'importance que revêt, pour l'administration, la
disposition illégale dans l'économie d'ensemble du texte qui l'englobe. En déclarant
l'indivisibilité, il éviterait dès lors de "faire le tri entre les dispositions réellement viciées et
celles qui sont susceptibles d'être maintenues"2505. Il semble en effet beaucoup plus satisfaisant
d'"inciter l'autorité compétente à une refonte complète du texte"2506plutôt que de procéder à une
modification de celui-ci qui le défigure peut-être aux yeux de son auteur2507. D'ailleurs, dans
d'autres contentieux, le juge écarte systématiquement le procédé de l'annulation partielle dès
lors qu'il fait courir le risque d'altérer la volonté qui s'est manifestée au travers de l'acte
contrôlé : il en va ainsi en matière électorale, et notamment pour ce qui est des élections à la
proportionnelle. Dans une affaire où était contesté un scrutin universitaire organisé sur ce mode,
le Conseil d'État fut amené à constater l'illégalité de l'attribution du seul dernier siège en jeu.
Bien que l'irrégularité apparaisse en conséquence extrêmement localisée, il préféra à une simple
amputation prononcer une annulation totale du scrutin, étendant ainsi la portée du seul moyen
fondé2508. Un arrêt récent a confirmé l'exclusion de principe de l'annulation partielle - sauf cas

2503
C.E., S., 19/07/1981 ; Revue trimestrielle de Droit européen 1981, p.571, conclusions B. Genevois ; Dalloz
1982, p.77, note P. Sabourin.
2504
Note P. Sabourin précitée.
2505
Note F. Moderne sous C.E., 27/05/1977, C.F.D.T., Dalloz 1977, p.566.
2506
Ibid.
2507
Le problème se pose avec une acuité particulière dans certains domaines, comme notamment celui de
l'annulation d'une modification du P.O.S., C. Debouy l'expose en ces termes : "lorsque les modifications portent
atteinte à l'économie générale du plan, c'est l'ensemble des modifications effectuées qui deviennent illégales, sans
divisibilité possible. On ne saurait imaginer le juge procédant à la soustraction de certaines modifications qui,
ajoutées à d'autres, modifient l'économie générale d'un plan" (note précitée sous l'arrêt Bruguier, Actualité
juridique, Droit administratif 1994, p.922).
2508
Cf. C.E., S., 5/04/1974, Elections du deuxième collège des étudiants au conseil de l'U.E.R. n°9 de l'Université
de Paris I, p.218, conclusions J. Théry.
534
particuliers - en matière d'élections proportionnelles à la plus forte moyenne2509. Bien que le
commissaire du gouvernement ait conclu différemment sur cet arrêt, il admettait qu'"une
pareille annulation se conçoit il est vrai fort mal, surtout si elle porte sur un seul siège", car "si
des élections sont organisées pour pourvoir au siège vacant, le siège ira quasi inévitablement à
la liste dominante", et "si des élections ne sont pas provoquées, la représentation des électeurs
s'en trouve modifiée"2510. Même si, dans ce domaine, l'intention populaire -manifestée par
l'élection ou par ses représentants- constitue un impératif particulièrement fort qui ne saurait
être contrecarré en aucune façon, on peut considérer type de raisonnement parfaitement
transposable aux hypothèses où le juge de l'excès de pouvoir n'est pas sûr de la portée que
revêtait, à l'origine, les dispositions illégales.

Si les anomalies affectant les acquis qui résultent des diverses règles gouvernant
l'annulation partielle paraissent, en fin de compte, aisément rectifiables, il n'en va assurément
pas de même pour celles qu'engendre le phénomène de la lenteur de la juridiction
administrative.

SECTION 2. NECESSITE D'ATTENUER LES ACQUIS ENGENDRÉS PAR LA


LENTEUR DE LA JURIDICTION ADMINISTRATIVE

L'étude du phénomène de la lenteur à statuer du juge administratif nous a montré


comment, conjugué au privilège du préalable de l'administration, il pouvait conduire à la
constitution d'acquis malencontreux2511. Pour mettre fin à cette situation intolérable, deux types
de remèdes ont été envisagés ; mais ni l'un ni l'autre ne paraissent de nature à fournir une
réponse satisfaisante au problème à résoudre, en dépit d'améliorations récentes. C'est pourquoi
nous nous permettrons, tout en démontrant leurs insuffisances, de formuler quelques
propositions destinées à en renforcer l'effectivité.

Paragraphe 1. Les limites de la réforme du 31 décembre 1987

Devant l'encombrement préoccupant de la juridiction administrative, et plus


particulièrement du Conseil d'État, le législateur a décidé d'intervenir. C'est principalement par
le biais de la loi du 31 décembre 1987 "portant réforme du contentieux administratif" qu'il a
tenté d'endiguer le phénomène2512. Ce texte n'était pas, loin s'en faut, sans précédents : quelques
aménagements réglementaires lui avaient ouvert la voie2513, ainsi que deux projets de loi certes

2509
C.E., S., 7/05/1993, Pierret, p.150 ; Actualité juridique, Droit administratif 1993, p.502, conclusions M.
Pochard.
2510
Ibid., p.503.
2511
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
2512
Cette réforme a suscité une abondante bibliographie, détaillée par R. Chapus, Droit du contentieux
administratif, n°63.
2513
Comme par exemple le décret n°80-15 du 10 janvier 1980 créant une nouvelle sous-section au Conseil d'État
et autorisant chaque sous-section à siéger seule en formation de jugement. Pour la liste de ces différents
aménagements, voir Rapport Arthuis précité, p.80.
535
avortés, mais qui montraient déjà -au moins pour le second- que l'acuité du problème nécessitait
des mesures radicales2514. La réforme de 1987 fut cependant présentée, lors de son élaboration,
comme le grand tournant en la matière. Or, il apparaît aujourd'hui que les retombées de celle-ci
demeurent très en retrait des ambitions originairement affichées. Et l'on peut craindre que les
renforcements opérés en 1995 n'aient pas une ampleur suffisante pour renverser la tendance.

I - Les ambitions initiales

La grande novation de la loi du 31 décembre 1987 a été, contrairement aux projets


précédents dont la portée paraissait plus limitée (adjonction de chambres de jugement ou
création de "conseillers référendaires"), de proposer un train de mesures globales destinées à
attaquer le phénomène à ses multiples bases.

* ainsi tout d'abord, partant de la constatation qu'une seule instance d'appel existait dans
l'ordre juridictionnel administratif pour tous les jugements rendus par les tribunaux
administratifs, elle a voulu, selon le modèle de l'ordre judiciaire, mettre fin à l'encombrement du
Conseil d'État par la création de cinq cours administratives d'appel. Ces dernières, au terme
d'une discussion parlementaire relativement âpre2515, se virent confier une compétence d'appel
de principe 2516(devant devenir pleinement effective à partir d'octobre 19952517) ; le Conseil
d'État, quant à lui, étant amené à statuer en cassation sur les litiges les plus sérieux2518.

* dans un souci d'éviter un certain nombre d'appels et de recours en cassation inutiles, le


législateur a ensuite, dans l'article 12 de la loi étudiée, prévu la possibilité de faire se prononcer
le Conseil d'État, sur renvoi des juridictions inférieures, sur des questions de droit nouvelles qui
présentent des difficultés sérieuses et dont la résolution intéresse de nombreux litiges2519. Un
même souci de prévention du contentieux se retrouve à l'article 13, qui rend dans certains cas
obligatoire une phase de conciliation (litiges contractuels et responsabilité extracontractuelle).

* enfin, pour répondre à l'insuffisance des moyens humains souvent dénoncée, la loi a
organisé des recrutements massifs au profit des tribunaux administratifs et des cours
administratives d'appel.

2514
Sur ces réformes, Cf. J. Waline, art. cit. p.350.
2515
Cf. Ibid., p.352.
2516
Environ 90 % des appels ressortiront de leur compétence.
2517
Le calendrier de transfert est prévu par le décret n°92-245 du 17/03/1992.
Cette compétence de principe a été renforcée par l'article 75 du Titre IV de la loi du 8 février 1995 relative à
l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative (J.O., 9/02/1995, p.2175), qui
supprime l'exception initialement prévue par la loi de 1987 s'agissant des appels formés contre des jugements
rendus sur recours pour excès de pouvoir contre les actes réglementaires. Il est vrai que la solution de compromis
adoptée par le texte originel s'était revélée source de complexité dans la répartition des compétences du Conseil et
des cours, notamment dans le contentieux de l'urbanisme. Seuls désormais certains litiges électoraux (relatifs aux
scrutins municipaux et cantonaux) ressortiront à la compétence d'appel du Conseil d'État.
2518
Les affaires étant filtrées par une commission d'admission des pourvois. Pour plus de précisions, Cf.
P. Coudurier, "La procédure d'admission des pourvois en cassation", Revue française de droit administratif 1990,
p.341.
2519
Sur cette procédure, lire notamment D. Labetoulle, "Ni monstre, ni appendice : le "renvoi" de l'article 12",
Revue française de droit administratif 1988, p.213.
536
II - Des résultats insuffisants

Certaines améliorations ont été enregistrées, mais celles-ci s'avèrent assez faibles
compte tenu de l'ampleur du problème à résoudre, même s'il convient évidemment de rester
prudent sur les conclusions à tirer quelques années seulement après la réelle entrée en vigueur
des moyens mis en œuvre.

A. Des progrès certains

Il est sans doute excessif, comme ont pu le faire certains auteurs, d'affirmer que les
délais de jugements ont été accrus par la création des cours administratives d'appel2520. Des
améliorations peuvent au contraire être relevées à chaque étage de l'ordre juridictionnel
administratif :

* En ce qui concerne tout d'abord le Conseil d'État, on constate que l'objectif qui visait à
alléger sensiblement la charge de ce dernier a été atteint2521 : le stock des affaires en instance a
décru de 20 %, et l'ancienneté moyenne de celles-ci a nettement diminué ; certains flux de
contentieux traditionnels sont en voie d'extinction (comme par exemple en matière fiscale). Le
délai moyen de jugement a en outre baissé de façon significative2522. Tout cela semble de nature
à permettre d'assurer le "nouvel équilibre entre les différentes missions du Conseil d'État"
recherché par les auteurs du projet2523.

* Quant au degré de juridiction nouvellement créé, on ne peut que se féliciter de la


qualité du travail qu'il fournit, attesté par le faible nombre de recours en cassation formés contre
les arrêts qu'il rend. Il semble que l'affectation dans les cours administratives d'appel des
magistrats des tribunaux administratifs les plus expérimentés ainsi que des conditions de travail
satisfaisantes y soient pour beaucoup. La durée moyenne de l'appel n'y excède pas une année, et
quasiment toutes jugent davantage de requêtes qu'elles n'en enregistrent, arrivant ainsi peu à
peu à faire décroître les stocks dont elles ont hérité.

* A l'échelle des tribunaux administratifs, il nous faut signaler une notable hausse du
nombre d'affaires traitées à partir de 1991 (17,5 % par rapport à l'année précédente). Cet
accroissement d'activité est d'ailleurs également sensible, mais dans une proportion moindre,
pour ce qui est du Conseil d'État (9,5 %).

* Enfin, il n'est pas inutile de souligner le succès immédiat remporté par la procédure de
l'article 122524, qui a conduit le législateur à créer un mécanisme semblable pour la Cour de
cassation2525 : "La procédure de l'avis a permis de donner une solution très rapide et incontestée
à des questions nées de l'application de textes nouveaux : date d'entrée en vigueur de textes
législatifs (comme la "loi Bosson" du 9 février 1994) ; portée de dispositions nouvelles (...) ou
de textes qui n'avaient pas fait l'objet de jurisprudence (problème du cumul du supplément
2520
Cf. X. Pretot, "La juridiction administrative à la croisée des chemins", Droit et Politique, 1993.
2521
Certains ont soutenu qu'il s'agissait en fait là du seul objectif de la réforme. Cf. L. Folliot, Les débats
parlementaires de la loi du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif (préface de R. Drago),
L.G.D.J. 1995.
2522
Sur tous ces point et ceux qui suivront, voir Rapport Arthuis précité.
2523
Cf. B. Stirn, "Le Conseil d'État après la réforme du contentieux", Revue française de droit administratif 1988,
p.187.
2524
Le Conseil d'État est saisi annuellement d'une quinzaine de demandes, et la publication au Journal officiel de
l'avis qu'il rend permet de traiter rapidement plusieurs dizaines, voire centaines de demandes.
2525
Loi n° 91-491 du 15 mai 1991.
537
familial de traitement dans des couples d'agents publics). Ce dernier avis a apporté la
démonstration la plus éclatante de l'efficacité de la procédure puisqu'il a permis aux tribunaux
administratifs de régler plus de 25000 affaires dont ils étaient saisis"2526.

Mais tous ces points positifs, s'ils ne sont évidemment pas négligeables, ne peuvent faire
taire les inquiétudes qui pèsent sur l'avenir.

B. Des progrès en voie d'épuisement

Reprenons, par ordre décroissant, la structure de l'ordre administratif :

* Si la réforme a, à l'évidence, réalisé l'objectif qui consistait à désencombrer le Conseil


d'État, on doit maintenant craindre un engorgement à venir des cours administratives d'appel,
du fait du transfert vers celles-ci d'une part importante du contentieux de l'excès de pouvoir qui
est censé provoquer, à terme, une augmentation de 60 % du stock de ces juridictions 2527. Ce à
quoi il faut ajouter le surcroît de travail que représentera, pour les conseillers des cours, la
participation prévue à certaines commissions et activités administratives, ainsi que l'exercice de
nouvelles compétences (compétences en matière de suivi des décisions de justice organisées par
la loi du 8 février 19952528et compétences consultatives concernant l'administration
régionale2529).

* s'agissant des tribunaux administratifs, l'intensité du problème apparaît encore plus


vive : "l'encombrement des tribunaux administratifs est "naturel", écrit J. Waline 2530; on ne voit
pas par quel miracle il aurait disparu puisque la réforme de 1987 ne s'occupe en aucune manière
-ce qui est une grave erreur- des problèmes de première instance". Et, de fait, leur situation ne
cesse de se dégrader : malgré l'augmentation des affaires traitées en une année, les dossiers en
attente s'accumulent encore du fait de l'accroissement continu du nombre des recours
enregistrés2531. Cela n'a pas manqué d'inquiéter la commission d'enquête sénatoriale : "La
source de lenteur s'est décalée : elle ne concerne plus le Conseil d'État mais les tribunaux
administratifs, ce qui est préoccupant car il s'agit de la première instance"2532.

On peut donc, avec A. Marion2533, déduire de ce qui précède que le problème n'est pas
réglé mais repoussé, exactement comme l'avait fait, en 1953, la création des tribunaux
administratifs2534. Et les dispositions récentes destinées à conforter la réforme de 1987 ne
semblent pas à même d'altérer ce pessimisme.

2526
M. Combarnous, "Réforme du contentieux administratif : du décret du 30 septembre 1953 à la loi du 31
décembre 1987", Actualité juridique, Droit administratif 1995, n° spécial du cinquantenaire, p.175.
2527
Cf. Rapport Arthuis, p.90.
2528
Voir infra, Chapitre suivant.
2529
Cf. Rapport Arthuis, p.91.
2530
Art. cit., p.356.
2531
Pour des données chiffrées, se reporter aux rapports annuels de Conseil d'État.
2532
Rapport précité, pp.20 s. et 87.
2533
Art. cit. p.27.
2534
Cf. B. Odent, art. cit. p.490 : pour lui, le Conseil d'État a préféré "adapter le nombre des dossiers aux
possibilités actuelles de les traiter", plutôt que "d'adapter ces moyens à l'évolution prévisible du nombre des
procédures".
538
III - Les faiblesses des renforcements opérés en 1995

A. Faiblesse du renforcement matériel2535

Le Rapport Arthuis de 1992 s'était montré assez alarmiste sur l'état de la juridiction
administrative, une fois passées les premières retombées bénéfiques de la loi de 1987. Il y avait
fort à parier en effet que, si l'on en restait là, la situation redeviendrait bientôt extrêmement
critique, les "gisements" des gains de productivité réalisés étant en voie d'épuisement2536et ne
pouvant être réalimentés par les recrutements tels qu'initialement prévus 2537. Aussi les
Sénateurs prônaient-ils un plan de relance vigoureux, faute de quoi la réforme de 1987 n'aurait
produit aucun effet tangible pour le justiciable2538. Cette augmentation de moyens apparaissait
nécessaire ; sans elle, la volonté politique qui tend à faciliter l'accès au prétoire depuis les trente
dernières années aurait été "vidée de son contenu par le refus d'en tirer les conséquences sur le
plan matériel"2539. On comprend dès lors que le Parlement s'en soit fait l'écho, le 6 janvier 1995,
en adoptant la loi de programme relative à la justice2540. Dans le but d'engager une "action
significative"2541en vue de remédier à l'encombrement persistant des juridictions
administratives, ce texte a notamment prévu la création, pour les cinq années à venir, de 180
emplois de conseillers des tribunaux administratifs et cours administratives d'appel et de 200
emplois d'agents des greffes, ainsi que la mise en activité de deux nouveaux tribunaux
administratifs en Ile-de-France et de deux cours administratives d'appel supplémentaires (une
dans le nord, l'autre dans le midi)2542. Corrélativement, les articles 79 et 80 de la loi du 8 février
19952543prévoient le détachement de membres des universités dans les tribunaux administratifs
et les cours administratives d'appel, et des maintiens en fonctions de conseillers ayant atteint la
limite d'âge. L'objectif avoué de ce train de mesures est de ramener à un an le délai moyen de
jugement. Pourtant, leurs instigateurs eux-mêmes ne se font guère d'illusions sur leur capacité à
atteindre ce but2544, et insistent sur le fait que "le plan pluriannuel n'est qu'une première
étape"2545. Cette circonspection est d'autant plus de rigueur que rien ne semble devoir freiner

2535
Pour un état détaillé de celui-ci, voir en particulier P. Fraissex, "La réforme de la juridiction administrative
par la loi n°95-125 du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et de la procédure civile, pénale et
administrative", Revue du droit public 1995, p.1053.
2536
Il s'agit essentiellement des effets des recrutements massifs organisés par la réforme.
2537
Cf. Rapport Arthuis, p.88 s.
Le Rapport Houillon en date du 22 juin 1994 sur le projet de loi de programme relatif à la justice (Documents
A.N., n°1427, t. IV, p.53) dénonce à ce propos le retard des effectifs de la juridiction administrative française par
rapport à ses homologues étrangers, et notamment allemand (quelques 700 magistrats pour la première, fin 1993,
pour plus de 1700 pour ce dernier !).
2538
Pour plus de détails sur les nombreuses mesures proposées, visant à l'avenir à renforcer les effectifs de façon
régulière et soutenue, Cf. Rapport précité, pp. 153 s.
2539
B. Odent, art. cit. p. 491.
2540
J.O., 8 janvier 1995, p.381.
2541
Rapport Houillon précité, p.51.
2542
Pour plus de précisions sur tous ces points, voir Etudes et documents du Conseil d'État 1995, n°46, p.243 ; et
sur les premiers d'entre eux, B. Stirn, "Tribunaux administratifs et cours administratives d'appel : un nouveau
visage", Actualité juridique, Droit administratif 1995, n° spécial du cinquantenaire, p.183.
2543
Loi précitée.
2544
Pour J.-G. Depouilly, les mesures prises ne permettront que le maintien de la situation actuelle en terme de
délai de traitement des affaires (Cf. Rapport Sénat 1994-1995, n°30, T.II, p.18).
2545
Rapport Houillon précité, p.59.
Le rapporteur du Sénat A. Lambert partage cet avis : "Sur le plan des effectifs comme sur celui des équipements,
(...) la loi de programme, si elle a le mérite de fixer des objectifs très souhaitables, ne donne pas tous les moyens
d'y parvenir et devra être complétée au fil des budgets à venir" (Avis du 12 octobre 1994, Documents Sénat, n°25,
p.54).
539
l'accroissement continu du nombre des litiges2546. Aussi, au-delà du simple renforcement des
moyens matériels et humains de la juridiction administrative, convient-il de s'interroger sur
l'organisation de cette dernière : ne pourrait-on pas influer sur la durée des instances en
rationnalisant le travail juridictionnel, en améliorant la gestion des litiges2547 ? Beaucoup le
pensent, et le législateur en tête qui a tenté d'œuvrer en ce sens. Mais, dans ce domaine
également, de nombreuses incertitudes persistent.

B. Faiblesse de la réorganisation du travail juridictionnel

Parce qu'on peut douter que des renforcements purement matériels s'avèrent, à la longue,
suffisants à eux seuls pour régler l'épouvantable encombrement des rôles, il semble
incontournable d'opérer des réajustements dans le fonctionnement des tribunaux, voire dans la
conception même de solutionner les litiges. Or, les deux voies imaginables à cette fin, et
approfondies elles aussi en 1995, semblent loin d'être exploitées à fond, ni de manière
optimale :

- La première d'entre elles consiste à développer des modes alternatifs de règlement des litiges,
et en particulier les procédures de conciliation (telles que prévues par l'article 13 de la loi de
1987), de transaction ou d'arbitrage2548. Bien évidemment, ces techniques ne concernent pas
directement l'excès de pouvoir, car il paraît difficile de monnayer la fin d'application d'un acte
administratif dont l'édiction est censée servir l'intérêt général ; mais leur utilisation en plein
contentieux permettrait peut-être d'alléger le travail juridictionnel en général. Or, à l'évidence,
ces solutions sont insuffisamment mises à profit en l'état actuel du droit2549, comme le démontre
une récente étude du Conseil d'État2550. Les textes existants ont mis énormément de temps avant
de recevoir un commencement d'application2551, voire n'ont fait l'objet d'aucune réglementation
procédurale2552. Et le fait que l'organisation de ces techniques devant les tribunaux n'irait pas
sans soulever des problèmes relativement complexes2553ne constitue pas une justification
valable au refus de tenter de les exploiter au mieux.

De même, précisant les insuffisances en cause, Cf. les auditions de MM Corouges et Lamy-Rested et de Mme
Tricot, doc A.N. 1994, n°1427, T.I., pp.33 à 35.
2546
Voir en ce sens J. Robert, "La bonne administration de la justice" Actualité juridique, Droit administratif 1995,
n° spécial du cinquantenaire, pp.125/126
2547
Une autre solution pourrait immédiatement venir à l'esprit, celle qui consisterait à transférer une partie de
l'actuel contentieux administratif à la juridiction judiciaire. La réserve constitutionnelle de compétence
administrative prévue par la décision Conseil de la concurrence permettrait un aménagement non négligeable en ce
sens, car elle ne couvre pas, en particulier, les contentieux contractuel et indemnitaire. Mais c'est là une tentation à
laquelle il faut prendre garde de ne pas céder, dans la mesure où l'encombrement de la juridiction judiciaire n'est
pas moindre que celui de l'ordre administratif, et en raison des risques que cela ferait peser sur la cohérence de
notre système contentieux. Développant ces idées, voir notamment M. Combarnous, art. cit., p.176.
2548
Pour des suggestions concernant ces différentes techniques, voir Rapport Arthuis précité, pp.177 s.
2549
Pour un exemple récent montrant combien le juge est désarmé à cet égard, Cf. C.E., 22/03/1995, Dadillon,
req. n°155718.
2550
Régler autrement les conflits, La Documentation française, 1993.
2551
Ainsi, ce n'est que le 9 février 1995 que le Premier ministre a adressé deux circulaires aux administrations de
l'État pour matérialiser quelque peu ces possibilités de règlements amiables des conflits. Mais seul pour l'instant le
décret n°91-104 du 25/02/1991 les a appliquées de manière tangible en matière de marchés de travaux publics.
2552
C'est le cas de l'article 2 de la loi du 6 janvier 1986 (article 3 du Code T.A. /C.A.A.) qui a investi le juge
administratif d'une mission générale de conciliation. Sur celui-ci, voir notamment le rapport de M. Lévy, Actualité
juridique, Droit administratif 1987, p.499.
2553
Sur ce dernier point, Cf. M. Heers, "La conciliation par le juge administratif et ses déboires", Les petites
affiches, 12 juillet 1995, n°83, p.13.
540
- La second type de rationalisation envisageable réside dans la démultiplication des formations
de jugement. Certes, l'article L.4 du Code des tribunaux administratifs et des cours
administratives d'appel soumet celles-ci au principe de collégialité, principe dont on connaît les
avantages en termes de garantie d'indépendance et d'impartialité - particulièrement importante
s'agissant de litiges intéressant la personne publique -, mais également de qualité des décisions
rendues, par le nécessaire débat qu'elle induit2554. Mais on peut parfaitement concevoir que des
aménagements, voire des entorses à cette règle dans un souci d'évacuation rapide des affaires de
peu d'importance soient instituées, le Conseil constitutionnel ne s'étant pas opposé à la
possibilité de faire dire le droit par un juge unique2555. C'est la logique qui a animé le
législateur, notamment depuis le début des années 1990, matérialisée par une multiplication des
textes reconnaissant aux présidents de juridictions ou de formations de jugement (ou à des
conseillers délégués par eux) le pouvoir de trancher, seuls, certaines affaires 2556. Une telle
évolution, appelée par de nombreux travaux doctrinaux et parlementaires 2557, a pris un nouveau
tournant avec la loi du 8 février 1995 qui a multiplié de façon significative les hypothèses
précédemment admises, puisque entre 10 et 20 % du contentieux de première instance sont
désormais susceptibles d'être résolus de la sorte2558. Sous des dehors audacieux, qui lui ont
d'ailleurs valu les critiques de ceux qui restent inconditionnellement - et inconsidérément ?-
attachés au principe de la collégialité2559, cette réforme récente se montre en réalité assez
maladroite, pour ne pas dire timide : on peut en premier lieu contester la pertinence de
l'énumération restrictive des domaines d'intervention du juge unique, laquelle apparaît quelque
peu rigide, voire inadaptée aux réalités contentieuses2560. Mais, surtout, dans la plupart des cas

2554
Inversement, on prête habituellement à l'institution du juge unique, outre les effets bénéfiques que son
intervention peut produire sur l'encombrement des juridictions, l'avantage d'inciter le juge à assumer pleinement
ses responsabilités. Sur cette question, voir en particulier J.-M. Baudouin, "La collégialité est-elle une garantie de
la sûreté des jugements", Revue trimestrielle de Droit civil, 1992, p.532.
2555
C.C., 23/07/1975, Juge unique, p.22 ; Revue du droit public 1975, p.1313, obs. L. Favoreu et L. Philip ;
Actualité juridique, Droit administratif 1976, p.44, note J. Rivero ; Dalloz 1977, p.629, note L. Hamon et G.
Levasseur ; La semaine juridique 1977, n°18200, note C. Franck.
Prenant acte implicitement de cet aval constitutionnel, voir C.E., 9/01/1990, Reconduite à la frontière, p.15 ; La
semaine juridique 1990, n°21591, note N. Guimezanes ; La Revue administrative 1990, p.40, note J. Fialaire.
2556
Pour un tour d'horizon des différentes hypothèses en cause (y compris celles résultant de la réforme de février
1995), voir M. Roncière, "Le juge unique dans la juridiction administrative : de l'exception à la généralisation", Les
petites affiches, 26 juillet 1995, n°89, p.18.
2557
Au nombre des premiers, on peut par exemple évoquer l'article d'A. Marion (Pouvoirs 1988, précité, p.28) ;
pour les seconds, Cf. Rapport Arthuis précité, p.169.
2558
Cf. en particulier D. Chabanol, "Un printemps procédural pour la juridiction administrative ?", Actualité
juridique, Droit administratif 1995, p.388.
2559
Ibid., p.392.
2560
L'idée était d'ouvrir au juge unique les "contentieux banals", les litiges de faibles importance et ceux qui ne
présentaient à juger que des questions de fait (sur ce point, voir en particulier O. Sachs, "La réforme du contentieux
administratif issue de la loi du 8 février 1995", Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1995, p.177). Or, à
l'évidence, pareille démarche "n'a guère de sens. Des affaires "nobles" ou financièrement considérables peuvent se
révéler d'une simplicité biblique, tandis qu'une affaire de taxe syndicale ou de pensions peut présenter des
difficultés inextricables" (D. Chabanol, art. cit., p.390). On aurait pu plutôt songer à "faire confiance aux
magistrats en place, en laissant le soin aux présidents de déterminer les dossiers soumis au juge unique" (M.
Roncière, art. cit., p.20), même si cela risque de heurter le principe constitutionnel d'égalité des justiciables. En
effet, ce dernier semble de toute façon mis à mal dès lors qu'on prévoit l'intervention d'un juge unique, puisque la
jurisprudence admet toujours la possibilité de renvoi en formation collégiale des "demandes qui lui paraissent
présenter des difficultés graves et susceptibles d'une discussion sérieuse" (C.E., S., 13/07/1953, Secrétaire d'État à
la Reconstruction c/ Piéton Guibout, p.338 ; Actualité juridique, Droit administratif 1956, II, p.321, conclusions
Chardeau), appréciation nécessairement empreinte d'un minimum d'arbitraire.
541
nouveaux2561, le législateur n'est pas allé au bout de la logique d'allègement procédural, une
audition du commissaire du gouvernement précédant nécessairement la décision du magistrat
appelé à statuer. Cette prudence, qui risque de réduire à néant tous les gains de productivité
escomptés par les promoteurs du texte2562, a de quoi sembler excessive, dans la mesure où les
dispenses dont bénéficient à cet égard certains contentieux ponctuels2563montrent bien la
possibilité de faire l'économie de cette étape préliminaire pour les litiges le justifiant. Espérons
donc qu'il ne s'agisse là que d'une phase d'acclimatation de l'appel au juge unique en
contentieux administratif, et qu'à l'avenir les considérations d'efficacité et de rationalité du
travail juridictionnel soient plus nettement valorisées.

La réforme de 1987, relayée par celle de 1995, ne pourra donc gommer aisément le
phénomène qu'elle entendait conjurer. Il convient donc de s'intéresser, puisque la lenteur de la
juridiction administrative est sans doute appelée à perdurer, aux armes dont dispose le juge pour
obvier aux inconvénients les plus graves de celle-ci, en d'autre mots aux procédures d'urgence.
Or, dans ce domaine également, le système existant doit sans conteste être rendu plus efficace.

Paragraphe 2. Les carences des procédures d'urgence

La durée moyenne actuelle des instances -certes écourtée par les effets bénéfiques de la
réforme de 1987, mais encore excessive- est tellement élevée qu'"à défaut d'agir sur la longueur
des procès, il faudrait au moins qu'existent des procédures d'urgence dignes de ce nom. Or on
sait bien que ce n'est pas le cas"2564. Cette remarque, formulée avant la réforme de 1995, garde
toute son actualité en raison de la timidité du texte législatif, ce qui nous conduira à nous
interroger sur les voies à suivre pour rendre plus satisfaisant l'état du droit en la matière.

I - La prise en compte de l'urgence par le juge

Après avoir montré à quel point il apparaît crucial d'accélérer le traitement de certaines
instances, nous nous pencherons sur les réponses qu'apporte traditionnellement le juge à cet
impératif.

A. La nécessité d'accélérer certaines instances

1 - Un principe à valeur constitutionnelle semble a priori s'opposer à ce que certaines affaires


reçoivent un traitement de faveur, ne serait-ce que par la survenance plus prompte du jugement
les solutionnant : celui de l'égalité des justiciables. Ce dernier paraît effectivement impliquer
2561
A savoir ceux qui résultent de l'article L.4-1 du Code T.A ./ C.A.A.. Cf. en particulier C. Huglo et C.
Lepage, "Le titre IV de la loi du 8 février 1995 consacré à la juridiction administrative contient-il des dispositions
révolutionnaires ?", Les petites affiches 17 mars 1995, n°33, p.9.
2562
En ce sens, voir l'article de M. Roncière précité, p.20.
Cet avis était partagé par M. Depouilly (audition précitée, p.18) qui n'attend pas de ces mesures des gains de temps
importants, car les affaires réservées au juge unique ne retenaient pas longtemps les formations de jugement.
2563
Tels ceux de la régularité des modes de passation des marchés publics des reconduites à la frontière (articles
L.22 et L. 22 du Code des T.A. / C.A.A.).
2564
D. Loschak, Pouvoirs 1988, art. cit. p.52
542
que tous les cas soient examinés approximativement dans le même délai. Seules pourraient
justifier une entorse à cette règle la présence de textes fixant des délais à ne pas dépasser dans
certains domaines, ou l'existence difficultés d'instruction propres à une affaire considérée.

2 - La pratique contentieuse dénonce l'ineffectivité de cette première approche : certaines


affaires doivent à l'évidence être résolues plus rapidement que d'autres. "Qui nierait, par
exemple, que les litiges concernant les édifices menaçant ruine exigent un jugement
immédiat ?" demande O. Dugrip2565 ; on ne saurait naturellement attendre que l'immeuble se
soit effondré pour ordonner son évacuation". Un autre exemple particulièrement parlant, car au
cœur d'une actualité dramatique, nous est offert par l'affaire qui a donné lieu à la troisième
condamnation de la France pour lenteur de sa juridiction administrative par la Cour européenne
des Droits de l'Homme, le 31/03/19922566. La requête -une action en responsabilité dirigée
contre la puissance publique- émanait d'un hémophile contaminé par le virus du sida à la suite
d'une transfusion sanguine. Il paraissait légitime d'espérer que cette affaire reçût un traitement
d'urgence, dans la mesure où le sida s'était déclaré fin 1990 et que les chances de survie du
malade étaient évaluées entre 16 et 24 mois. Et, de fait, le tribunal administratif statua plus
rapidement que de coutume, son jugement étant rendu en décembre 1991. L'hémophile décéda
en février 1992, alors qu'il avait engagé une procédure devant la Cour européenne des droits de
l'homme. Cette dernière devait condamner la France en estimant qu'"une diligence
exceptionnelle s'imposait en l'occurrence", du fait de l'importance extrême que cette procédure
revêtait pour le requérant eu égard au "mal incurable qui le minait et à son espérance de vie
réduite". Elle reprochait surtout au tribunal administratif "bien qu'averti de la détérioration de
l'état de santé de M. X." de n'avoir pas utilisé ses pouvoirs d'injonction en vue d'accélérer la
production des pièces et de presser la marche de l'instance. Malgré la relative célérité
d'intervention de la décision, elle estima en conséquence que le délai raisonnable se trouvait
déjà dépassé. Nous sommes ici confrontés à un cas où le juge devrait avoir une capacité de
réaction particulière, même si l'affaire, c'est vrai, était très difficile à régler compte tenu de la
complexité des règles d'indemnisation qui gouvernent la matière.

L'espèce sus-décrite avait certes trait au contentieux de la réparation. Mais les impératifs
d'urgence sont parfois tout aussi forts en ce qui concerne l'excès de pouvoir. La matière déjà
évoquée des permis de construire, et d'une manière générale le droit de l'urbanisme en fournit
de nombreuses illustrations : les divers intérêts en cause, notamment financiers ou écologiques,
revêtent une importance parfois telle que personne ne peut se permettre d'attendre longtemps la
solution d'un litige. On sait en outre quelles conséquences irréversibles dans ce domaine plus
que dans tout autre l'effet non suspensif des recours est susceptible d'entraîner2567.

B. Les solutions proposées par la juridiction administrative

"Pour que les décisions de justice ne soient pas dépourvues d'effectivité, le droit doit
prévoir les mécanismes procéduraux propres à protéger les intérêts en cause dans le litige des

2565
L'urgence contentieuse devant les juridictions administratives, P.U.F. 1991, p.17.
2566
X.. c/ France, série A, n°234-C ; Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.420, chronique J.-F. Flauss.
La France avait en effet deux fois déjà été condamnée par la Cour pour le même motif (24/10/1989, H... c/ France,
série A, n°162 ; Revue universelle des Droits de l'Homme 1989, p.139 ; et 26/03/1992, Editions Périscope c/
France, série A, n°234-B ; Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.416, chronique J.-F. Flauss) ; elle l'a été
à nouveau depuis lors (Cf. notamment C.E.D.H., 24/11/1994, Consorts Beaumartin, arrêt précité).
2567
Voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I.
543
conséquences dommageables de l'écoulement du temps"2568. Etudiant essentiellement les effets
de l'annulation, nous nous bornerons bien sûr à analyser la prise en compte de l'urgence dans le
contentieux de l'excès de pouvoir. Le juge y dispose de deux correctifs pour prévenir, dans les
affaires les plus sensibles, les effets néfastes que pourrait susciter sa lenteur à statuer.

1 - L'accélération du traitement de certaines affaires

Le juge peut tout d'abord et très simplement se défaire du "tour de bête", qui consiste en
une classification du traitement des dossiers en fonction de leur date d'enregistrement, pour
établir entre les affaires dont il est saisi un ordre d'urgence. De deux choses l'une :

* ou bien le juge est incité à ce faire par les textes. Il n'est pas rare en effet qu'une loi ou
un règlement lui prescrive de statuer d'"urgence" ou d'"extrême urgence" sur un type d'affaires
déterminé. Ces injonctions restent cependant bien souvent du domaine du vœu pieux si elles
n'impartissent pas des délais précis à observer, et surtout si ces derniers ne sont assortis
d'aucune sanction particulière. Dans ce cas, les juridictions, généralement trop encombrées,
renoncent souvent à accorder la priorité sollicitée par le législateur ou le pouvoir réglementaire,
sauf lorsque "l'enjeu, tant pour le justiciable que pour l'image du tribunal, est capital", comme
c'est le cas pour le contentieux des reconduites d'étrangers à la frontière2569. Lorsqu'au contraire,
les textes confèrent un effet radical à l'expiration du délai (dessaisissement du tribunal, requête
réputée rejetée etc.), le juge fera son possible pour statuer dans les temps, sauf si cela s'avère
matériellement irréalisable2570. Il convient cependant de souligner qu'hormis en matière
électorale, ces délais imposés demeurent une exception très circonscrite2571.

* ou bien, en l'absence de tout texte en ce sens, le juge privilégie de lui-même certaines


affaires. Ce phénomène, qui a fait l'objet d'une tentative de systématisation par M. Dugrip2572,
suscite de nombreuses interrogations. Il n'est certes pas impossible de dégager certaines
constantes : ainsi, il semble qu'"en général le contentieux de l'excès de pouvoir soit traité plus
rapidement que le plein contentieux"2573du fait du caractère d'utilité publique qui s'y attache.
Mais "que les tribunaux s'accordent sur -une- définition des priorités n'implique pas
nécessairement que, dans la pratique quotidienne, le traitement des affaires concernées soit en
fait systématiquement assuré en priorité"2574. Cette liberté du juge induit qu'il y ait
"nécessairement une part d'arbitraire dans le choix des affaires jugées en priorité"2575, les
éléments le déterminant à ce faire se situant le plus souvent dans le domaine des questions de
pur fait.

Certes, cette appréciation par nature subjective joue parfois au bénéfice de certains
justiciables, notamment lorsqu'une situation de fait risque de se cristalliser de façon irréversible,

2568
O. Dugrip, Cahiers de l'Institut de Droit européen des Droits de l'Homme, 1995, art. cit. p. 7.
2569
Cf. A. Guihal, "L'amélioration des procédures d'urgence devant le tribunal administratif", Revue française de
droit administratif 1991 p.819.
2570
Ibid.
2571
Sur ce point, Cf. O. Dugrip, op. cit. pp.30 s.. A noter que ce problème des délais ne concerne pas le juge de
dernière instance, le Conseil d'État ne se voyant jamais imposer une telle sujétion.
2572
Celui-ci distingue ce qu'il appelle "l'urgence générique", déterminée tant par la matière concernée et la nature
du recours exercé que par l'attitude des parties durant l'instruction, de "l'urgence spécifique" liée à des
circonstances propres à une affaire. Cf. Ibid. pp.43 s.
2573
Ibid., p.51.
2574
A. Guihal, art. cit., p. 820.
2575
A. Marion, Pouvoirs 1988, art. cit. p.29.
544
ou bien parce que la décision attaquée répond à des préoccupations économiques ou sociales
graves et pressantes : des affaires célèbres en témoignent, comme par exemple l'arrêt
Canal 2576dans lequel le Conseil d'État a statué en quelques semaines pour éviter l'exécution des
condamnations à mort prononcées, ou l'arrêt Barel2577, rendu en neuf mois pour permettre aux
candidats à l'E.N.A. évincés pour motif politique de savoir s'ils auraient le droit de s'inscrire au
concours suivant. Mais il ne faut pas se cacher que "l'évolution de la notion d'urgence profite
surtout à l'administration"2578. Le juge administratif est par nature beaucoup plus sensible à la
défense de l'intérêt public qu'à celle des intérêts particuliers. Il paraît donc logique, sachant en
outre combien est difficile pour une juridiction encombrée de privilégier quelques affaires au
détriment d'autres2579, de voir le juge n'accélérer de lui-même la marche de certaines instances
de façon significative que dans des cas extrêmes, où il considère que l'intérêt du requérant,
particulièrement menacé, est à sauvegarder à tout prix. Dans ce type d'espèce, le juge dispose
d'ailleurs d'un autre moyen lui permettant de pallier efficacement les inconvénients résultant de
l'écoulement du temps.

2 - Le prononcé du sursis à exécution

* La lenteur de la juridiction administrative a pour principale et fâcheuse conséquence,


nous l'avons dit, de laisser le droit se faire déborder par les faits. Afin d'éviter que cela ne se
produise, ont été mises à la disposition du juge des procédures d'urgence qui lui permettent de
cristalliser certaines situations en attendant la solution finale du litige. Il s'agit au premier chef
du sursis à exécution, qui l'autorise à faire échec au principe de l'effet non suspensif des recours
en paralysant l'acte administratif avant son annulation. Celui-ci trouve naturellement sa place en
matière d'excès de pouvoir, à l'inverse du référé et du constat d'urgence qui concernent plutôt le
plein contentieux. Ces deux dernières procédures ne présentent en effet aucun intérêt direct
lorsqu'est attaqué un acte, les mesures susceptibles d'être adoptées sur leur base ne pouvant ni
préjudicier au principal, ni faire obstacle à l'exécution d'une décision administrative2580. Les
réformes apportées par le décret du 2 septembre 19882581, qui a diversifié le régime du référé et
rendu plus opératoires les mesures ainsi prononcées2582, n'ont en rien changé les données sur ce
point précis.

* Le sursis à exécution autorise la suspension de l'exécution de la décision - explicite ou


implicite2583- attaquée. C'est une mesure provisoire, accessoire, qui permet d'attendre l'issue de
la requête en cours en empêchant que l'acte ne s'applique. En effet, lorsque le juge l'ordonne,
l'auteur de celui-ci se trouve dans l'obligation d'en paralyser les dispositions jusqu'à expiration

2576
C.E., Ass., 19/10/1962, p.552 ; Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, n°101.
2577
C.E., Ass., 28/05/1954, p.308, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, n°90.
2578
J.-C. Piedbois, "L'urgence et l'utilité dans la procédure du référé", Gazette du Palais 28/02/1985, doctrine,
p.2.
2579
Sur ce point, voir l'intervention de M. A. Guihal, Actes du colloque de Douai précités, p.52.
2580
Sur ces procédures et leur utilisation par le juge administratif, voir notamment R. Chapus, Droit du
contentieux administratif, précité, n° 1097 s. ; et O. Dugrip, op. cit. pp. 305 s.
Le seul cas où le juge des référés soit habilité à ordonner le sursis à exécution semble concerner les astreintes
infligées en matière de publicité, enseignes et pré enseignes, du fait de l'article 25 de la loi du 29 décembre 1979 ;
sauf à adopter une conception extensive du référé, auquel cas d'autres hypothèses pourront être dénombrées (Cf. R.
Chapus, ibid., n°1128 s.).
2581
Sur cette réforme, voir notamment D. Chabanol, Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.734 ; et
C. Huglo et C. Lepage-Jessua, Gazette du Palais, 20/11/1988, p.2.
2582
En prévoyant notamment le recours à un juge unique.
2583
C.E. 14/12/1979, Commune de Fontanil-Cornillon, p.473.
545
du sursis, généralement - mais pas nécessairement2584- liée à l'édiction du jugement final. A
noter que ledit jugement peut aussi bien prononcer l'annulation de l'acte que rejeter la demande
faite en ce sens, même si dans cette dernière hypothèse le juge est amené à apprécier les
éléments du litige différemment qu'il ne l'avait fait pour octroyer le sursis, celui-ci ne possédant
pas l'autorité de chose jugée à l'égard de la juridiction qui l'a ordonné. Bien qu'à première vue
constituant une arme efficace pour lutter contre les effets pervers de la conjugaison de la lenteur
des juridictions et du principe de l'effet non suspensif des recours, le sursis, de par l'utilisation
insuffisante qui en est traditionnellement faite, trahit les hauts espoirs que l'on avait pu mettre
en lui2585.

II - Les insuffisances traditionnelles

- Il faut évoquer tout d'abord, sur un plan général, les difficultés de la juridiction administrative
à accélérer d'elle-même les instances qui méritent de l'être. A. Guihal remarquait avec justesse
que "si les tribunaux administratifs sont devenus plus soucieux d'efficacité, il n'est pas certain
que l'urgence fasse encore réellement partie de leur "culture"2586". En effet, même s'il ne faut
pas perdre de vue que le comportement des diverses juridictions s'avère très variable selon le
degré d'engorgement qui est le leur, on ne peut que constater et déplorer l'existence d'un
"embarras certain qu'éprouvent généralement les tribunaux administratifs pour faire face de
façon appropriée à l'urgence, surtout lorsqu'ils sont anormalement encombrés"2587, et espérer
une évolution prochaine des comportements à cet égard2588. Mais le juge n'est pas le seul
responsable de cette situation, et l'accélération des instances passera sans doute également par
une évolution des attitudes de l'administration, des plaideurs et de leurs avocats, à qui l'on peut
imputer certaines dérives dilatoires2589.

- En second lieu (et seul ce point peut faire ici l'objet d'une étude systématique), il faut insister
sur le fait que les procédures d'urgence, et tout particulièrement le sursis à exécution, ont connu
bien des difficultés à s'imposer dans le contentieux administratif comme une réalité tangible ;
aujourd'hui encore, elles continuent à intéresser des "cas moins nombreux qu'on pourrait le
souhaiter"2590. De même que référé et constat d'urgence qui, bien que de plus en plus mis à
profit, demeurent relativement rares en pratique, le sursis n'est qu'assez exceptionnellement
2584
Notamment dans la mesure où le juge peut mettre fin de façon prématurée à celui-ci. Cf. R. Chapus, Droit du
contentieux administratif, n°1166.
2585
Cf. par exemple P. Weil, op. cit. p.150.
2586
A. Guihal, art. cit., p. 812.
2587
Ibid., p.816.
2588
Les tribunaux pourraient d'ailleurs y être poussés par les nouvelles dispositions en matière d'injonction (voir
infra, prochaine Section). Comme le fait remarquer D. Chabanol (Actualité juridique, Droit administratif 1995, art.
cit., p.394), la disposition qui donne au juge le pouvoir de prescrire à l'administration de prendre une décision
déterminée "aura -vraisemblablement- pour effet d'inciter les juridictions (...) à ne pas statuer trop tard, pour ne pas
se trouver devant l'ingérable". L'auteur imagine à ce propos l'hypothèse dans laquelle le juge reconnaîtrait le droit
d'un administré à présenter un concours administratif, corrélativement à l'annulation du refus opposé à sa
candidature, alors que ce concours, unique, est achevé depuis longtemps. Le fait acquis apparaîtrait ici encore plus
inique qu'en matière de simple annulation !
2589
Développant ce point, voir l'intervention de D. Labetoulle dans le débat "Questions pour le droit
administratif", Actualité juridique, Droit administratif, n° spécial du cinquantenaire, 1995, p.27.
2590
Chapus, Droit du contentieux administratif, précité, n°1148, p.861.
546
prononcé2591. Cette carence se révèle très préjudiciable à l'efficacité, comme à l'image de la
juridiction administrative ; le juge judiciaire, dont la pratique a connu une évolution exactement
opposée -notamment en matière de référé- a mieux compris quant à lui l'intérêt qu'il y a à rendre
efficientes de telles procédures2592. Les insuffisances du traitement de l'urgence tiennent à n'en
pas douter au caractère inadapté des textes qui les régissent, mais aussi à la façon dont ceux-ci
sont appliqués par le juge.

A. Les insuffisances textuelles

1 - Un pouvoir octroyé

Le pouvoir de prendre une mesure d'urgence quelle qu'elle soit doit, pour exister, avoir
été prévu par un texte 2593; il ne fait pas partie de la panoplie des compétences générales dont
dispose une juridiction, alors qu'avec M. Chapus, et s'agissant au moins du sursis à exécution,
"on aurait pu concevoir qu'il -en- soit une composante"2594. Deux limites vont découler de ce
principe :

a) Les seules juridictions investies de tels pouvoirs par les textes sont celles à compétence
générale2595. Il n'est pas inutile de remarquer la différence ainsi instaurée entre ce régime et
celui du principe de l'effet non suspensif des recours, pour sa part "doté d'une portée générale
qui dépasse celle de son énoncé par des textes propres à diverses juridictions" 2596: le caractère
d'exception du premier par rapport à la règle que constitue le second est par là même souligné.

b) Et il se renforce à la lumière de la rédaction des différents textes qui ont octroyé aux juges la
possibilité de prononcer le sursis : si le Conseil d'État a, dès l'origine2597, disposé d'une
prérogative sans limite à cet égard, il n'en va pas du tout de même pour les tribunaux
administratifs qui, initialement2598et jusqu'à une date relativement récente2599, ne pouvaient
ordonner de sursis qu'à l'égard des décisions administratives intéressant le maintien de l'ordre
public, cette restriction n'ayant disparu qu'à la suite d'une évolution très progressive 2600. Le
sursis n'intervenait alors qu'à titre exceptionnel, ce à quoi veillait le Conseil d'État.

2591
D'après le rapport Arthuis (précité, p.83), les tribunaux administratifs en prononcent chaque année environ
1500, et le Conseil d'État aurait en appel "une attitude apparemment plus restrictive".
2592
Cf. notamment A. Marion, art. cit. p.30.
2593
Pour ce qui est du sursis, Cf. C.E., 9/10/1981, Michalet, p.367
2594
Droit du contentieux administratif, précité, n° 1148-1°.
2595
A savoir le Conseil d'État (ordonnance du 31/07/1945, art.48), les tribunaux administratifs et les Cours
administratives d'appel (art. R.118 et R.125-2 du Code T.A.-C.A.A.) ainsi que les conseils du contentieux
administratif (décret du 5/08/1881, art.62)
2596
Cf. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, précité, n°346.
2597
Article 3 du décret du 22/07/1806.
2598
Décret-loi du 30/09/1953, art.9 ; et décret du 28/11/1953, art.23.
2599
Décret du 27/01/1983.
2600
Sur cette évolution, voir Y. Gaudemet, art. cit. p.423.
547
2 - L'imperfection des textes fixant des régimes particuliers de sursis à exécution

En marge du droit commun du sursis à exécution dont nous évoquerons ci-après les
imperfections, existent des textes qui aménagent des régimes spéciaux dérogatoires, dont le but
est le plus souvent de rendre plus effective cette procédure dans le domaine qu'ils concernent,
soit en en assouplissant les conditions d'obtention, soit en fixant au juge un délai d'instruction
de la demande faite en ce sens. Ces diverses dispositions souffrent de trois défauts majeurs. En
premier lieu les régimes qui nous intéressent ne concernent que des hypothèses certes
importantes2601, mais insuffisamment multiples. Cette "tactique du grignotage"2602 mise sur pied
par le législateur ne possède pas l'envergure souhaitable pour résoudre un problème d'une telle
amplitude. Parallèlement, les textes qui prescrivent de statuer d'urgence sur une demande de
sursis2603connaissent les mêmes limites que ceux qui tentent d'accélérer les jugements au fond,
à savoir que l'inobservation du délai imparti à la juridiction concernée n'est généralement pas
sanctionnée2604. Enfin, il apparaît que, "malgré leur intérêt, l'existence et le développement des
régimes spéciaux de sursis à exécution (...) compliquent le régime de cette procédure et
instituent un sursis à deux vitesses. Au sursis de droit commun, au régime restrictif et à la
procédure lente, s'opposent les sursis spéciaux, aux conditions d'octroi assouplies et à la
procédure accélérée. Cette dualité ne peut que souligner l'inadaptation du sursis à exécution de
droit commun et la nécessité de son aménagement"2605.

B. Les insuffisances jurisprudentielles

Par delà les insuffisances textuelles qui viennent d'être abordées, il ne faut pas occulter
que les principales difficultés du sursis à exécution tiennent à la pratique juridictionnelle,
notamment imputable au Conseil d'État lui-même. Certes, on ne peut dissocier artificiellement
les responsabilités respectives du juge et du législateur dans ce domaine, dans la mesure où le
fait que ce dernier n'a apporté que de rares tempéraments au régime jurisprudentiel de droit
commun "peut être interprété comme manifestant son accord à ce qu'il est hors de ces
hypothèses"2606. Cependant, l'esprit restrictif ayant présidé à l'élaboration du système général
est bien le fait du juge, et de lui seul.

2601
- Loi du 10/07/1976 relative à la protection de la nature, en cas d'absence d'étude d'impact.
- Loi du 12/07/1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques, en cas de déclaration d'utilité
publique prise en dépit des conclusions défavorables d'un commissaire enquêteur.
- Loi de décentralisation du 2/03/1982, pour tout acte déféré par le représentant de l'État devant le tribunal
administratif.
Pour plus de précisions sur ces différents régimes, voir C. Lepage-Jessua, "Les nouvelles procédures d'urgence",
Gazette du Palais 28/03/1985, doctrine, p. 2.
2602
Selon l'expression de S. Tsiklitiras, "Le statut constitutionnel du sursis à exécution devant le juge
administratif", Revue du droit public 1992, p. 679.
2603
C'est le cas par exemple en matière de déféré préfectoral contre une mesure menaçant l'exercice d'une liberté
publique ou individuelle.
2604
Seule une hypothèse fait exception en matière fiscale. Sur l'ensemble de ce problème, voir O. Dugrip, op.
cit. pp.182 s.
2605
O. Dugrip, Cahiers de l'Institut européen des Droits de l'Homme, art. cit. p.30.
2606
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, précité, n°1168, p.883.
548
1 - L'affirmation du caractère exceptionnel du procédé

Il convient tout d'abord de remarquer que "le texte de 1806 (concernant le Conseil
d'État) plaçait sur un pied d'égalité les deux situations de sursis et d'effet non suspensif"2607.
Pourtant le Conseil d'État va, dès le départ, privilégier nettement la puissance publique au
détriment des intérêts légitimes des requérants, en fixant des conditions très sévères à
l'obtention d'un sursis. Cette tendance trouvera d'ailleurs consécration dans l'arrêt Huglo et
autres2608qui, tout en qualifiant le privilège du préalable dont bénéficient les décisions
administratives de "règle fondamentale de droit public", condamne une utilisation trop
systématique de la procédure destinée à en paralyser le jeu : cette dernière revêt donc à ses yeux
un "caractère strictement exceptionnel"2609, ce qui explique l'institution, en la matière, de
limites très sévères semblant destinées à condamner toute évolution purement prétorienne.
Cette vision trouvait écho, jusqu'en 1989, dans l'ancien Code des tribunaux administratifs dont
l'article R.96-1 décidait que ce n'était qu'"à titre exceptionnel" que les juridictions en cause
pouvaient ordonner un sursis à exécution. Bien que cette disposition n'ait pas été reprise par le
décret du 7/09/1989 instituant le nouveau Code des tribunaux administratifs et des Cours
administratives d'appel2610, on est en droit d'affirmer que "le régime applicable continue, tant du
point de vue de la procédure que de celui du fond, à se présenter comme un régime
d'exception"2611.

2 - Les restrictions posées par le Conseil d'État

La méfiance du Conseil d'État face à un procédé qu'il juge dangereux -car risquant
d'entraver la bonne marche de l'administration- s'est traduite par une marginalisation de celui-ci,
par son cantonnement à des hypothèses somme toute exceptionnelles2612. La rigueur manifestée
par le juge se manifeste à plusieurs étages :

a) Au stade de la recevabilité

Même si certaines solutions peuvent être considérées comme assez libérales - tel par
exemple le fait que la demande de sursis puisse être présentée sans conditions de délai devant la
juridiction saisie d'un recours en annulation 2613-, d'autres paraissent au contraire empreintes
d'une sévérité excessive :

- la première que l'on peut relever consiste dans l'impossibilité d'obtenir un sursis contre les
décisions non exécutoires, telles que les décisions négatives ou les décisions de sursis à statuer,

2607
Y. Gaudemet, art. cit. p.425.
2608
C.E., Ass., 2/07/1982, p.257 ; Actualité juridique, Droit administratif 1982, p.657, conclusions Biancarelli,
note Lukaszewicz ; Dalloz 1983, p.327, note O. Dugrip ; La Revue administrative 1982, p.627, note B. Pacteau
2609
Selon l'expression employée par le commissaire du gouvernement P. Laurent dans ses conclusions sous C.E.,
1er/10/1954, Ministre des Finances c/ Crédit Coopératif foncier, Lebon p.494.
2610
Voir notamment J.-P. Pancracio, Le Quotidien Juridique, 4 novembre 1989, p.4.
2611
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, précité, n°1148.
2612
Au point que l'on a pu écrire que "le sursis n'est pas un droit ... (mais) une grâce en l'état actuel du droit"
(F. Gazier, cité par O. Dugrip, art. cit. p.28).
2613
C.E., 26/05/1971, Commune de Gruffy, Actualité juridique, Droit administratif 1971, p.416, conclusions E.
Guillaume, note A. de Laubadère.
En sens inverse, le justiciable peut saisir le juge de sa demande de sursis avant de déposer le recours en
annulation ; elle sera recevable si ce dernier est formé dans les délais contentieux (Cf. a contrario C.E.,
22/06/1992, Larcher, p.1235).
549
et ce en vertu de la jurisprudence Amoros2614. Malgré les tempéraments qu'elle connaît2615, cette
restriction s'avère assez fâcheuse dans les contentieux qui, comme celui de l'urbanisme, font
jouer très souvent ce type de décisions2616, et la justification qui en est traditionnellement
fournie - à savoir que le juge, s'il agissait autrement, contreviendrait au principe qui lui interdit
d'adresser des injonctions à l'administration2617 - semble au bas mot sujette à caution2618. Quels
qu'en soient d'ailleurs les justificatifs, on ne peut que regretter cette position de principe qui
ignore à quel point une décision négative peut avoir de lourdes conséquences pour celui à qui
elle s'adresse2619.

- la deuxième se révèle encore plus intempestive que la précédente : il s'agit de la règle qui veut
que le sursis ne se prononce qu'à l'encontre d'une décision administrative, et se trouve en
conséquence exclu pour ce qui est des opérations matérielles menées par la puissance
publique2620. Or, une solution inverse semblerait d'autant plus opportune que, nous l'avons
souligné plus haut, la procédure du référé est totalement impuissante, en droit administratif,
pour entraver de telles actions2621. C'est ce qui fait dire à Mme Loschak2622qu'"hors l'hypothèse
de la voie de fait où la victime a (...) la possibilité de se tourner vers les tribunaux judiciaires, il
n'existe aucun moyen de faire cesser un agissement illégal de l'administration, alors même qu'il
porterait atteinte à une liberté fondamentale"2623. Un exemple frappant nous en est fourni en
matière d'opérations d'urbanisme illégales où, hormis le cas de "trouble manifestement illicite"
prévu par l'article 809 du Nouveau Code de Procédure civile, ni le juge judiciaire 2624, ni le juge
administratif2625ne sont compétents pour ordonner l'interruption des travaux. Ce n'est peut être
pas le rôle du sursis à exécution de remédier à de pareilles carences, mais, en l'absence d'une
procédure de référé digne de ce nom, son aménagement en ce sens aurait, sur un plan
strictement pratique, pu sembler le bienvenu.

2614
C.E., Ass., 23/01/1970, Amoros et autres, p.51 ; Actualité juridique, Droit administratif 1970, p.174, note
Delcros ; Revue du droit public 1970, p.1035, note Waline.
Pour le cas du sursis à statuer, voir C.E., 14/03/1980, Société des centres commerciaux, p.836.
2615
Les demandes de sursis à exécution contre les décisions de rejet sont par exemple recevables lorsque ces
dernières modifient "par elles-mêmes" la situation de droit ou de fait de l'intéressé. Cf. C.E., 29/01/1986, Kodia,
p.22 ; Revue française de droit administratif 1986, p.615, conclusions Dutheillet de Lamothe ; et, récemment,
C.E., 25/04/1994, Guye, Revue française de droit administratif 1994, p.642.
Mais, même dans ce cas, l'appréciation à laquelle se livre le juge "est empreinte d'une rigueur certaine" : Cf. S.
Tsiklitiras, art. cit. p.713.
2616
Voir sur ce point A. Guihal, art. cit. p.815.
2617
Justification qui reste la même après la réforme de 1995 car c'est d'injonctions à titre principal qui s'agit ici
(Cf. infra Section II).
2618
Cf. notamment Y. Gaudemet, art. cit. p.425 ; et R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°1160.
2619
Cf. en ce sens A. Mestre, Le Conseil d'État protecteur des prérogatives de l'administration, op. cit. p.35.
2620
Voir par exemple, s'agissant de travaux de voirie, C.E., 3/03/1976, Ets Vissol-Giraud, Revue du droit public
1976, p.1375.
2621
Sur les limites structurelles qui affectent ce procédé, voir notamment M.-F. Casadéi-Jung, "Etude critique et
comparative du référé administratif", Gazette du Palais, 16/05/1985, doctrine, p.2.
2622
Pouvoirs 1988, art. cit. pp.52-53.
2623
Ce qui incite d'ailleurs les administrés à se tourner parfois vers le juge civil des référés en l'absence de voie de
fait, en espérant que ce dernier, au prix d'une lecture extensive de cette notion -ce qui n'est pas rare, en pratique-
prononce la mesure conservatoire désirée. Sur ce problème, voir notamment J.-Y. Plouvin, "Au secours, le juge
civil des référés arrive", Gazette du Palais, 3 et 4 mars 1989, p.3.
2624
Voir notamment J.-P. Gilli, "Le juge judiciaire et le Droit de l'urbanisme", Actualité juridique, Droit
administratif 20/05/1993 (n° spécial), p.60 (art. cit.).
2625
Pour un exemple global de cette situation, voir note J. Morand-Deviller précitée concernant l'affaire du pont
de l'île de Ré.
550
b) S'agissant des conditions d'octroi

Ce point est trop connu pour qu'on s'y attarde longuement. On sait que le droit commun
du sursis se révèle ici très restrictif, en en subordonnant la possibilité d'octroi à la présence de
deux conditions cumulatives2626 :

- la première impose que l'acte dont on sollicite la suspension des effets soit susceptible, s'il
continuait à s'appliquer, d'entraîner pour le requérant un préjudice difficilement réparable. Cette
condition, qui constitue "l'expression de l'urgence"2627, signifie qu'il serait pratiquement
impossible, au moment où interviendrait l'annulation, de faire disparaître les conséquences
- notamment matérielles mais également parfois d'ordre social 2628- qu'aurait pu engendrer
l'exécution de la décision illégale durant le temps de l'instance2629. Cette condition est de nature
à restreindre très sensiblement les possibilités d'octroi du sursis 2630, dans la mesure où
l'interprétation à laquelle se livre le juge ne témoigne guère de souplesse. Pour n'en donner que
quelques illustrations, on peut citer au hasard le principe qui veut que les préjudices
exclusivement financiers n'entrent jamais en ligne de compte (car, par hypothèse évaluables en
argent, ils peuvent être toujours réparés) 2631; seuls ceux qui pourraient déboucher sur des
conséquences d'un autre ordre, comme par exemple la ruine d'une entreprise, peuvent justifier
l'octroi du sursis. Parallèlement, le Conseil d'État s'est souvent montré sévère en matière de
décisions empêchant l'exercice d'activités professionnelles2632. Il nous faut en outre souligner
qu'une fois encore, le juge témoigne d'un plus grand souci de préserver ce qu'il considère être
l'intérêt général que de ménager les intérêts particuliers : ainsi reconnaît-il plus volontiers le
caractère difficilement réparable en matière de permis de construire (bénéficiant simplement à
tel administré, ou entreprise) que dans l'hypothèse d'une expropriation (censée poursuivre un
objectif d'utilité publique). On peut enfin penser que c'est en raison du caractère très restrictif de
cette condition que le législateur l'a fait disparaître dans les régimes spéciaux sus-évoqués.

- la seconde postule l'existence d'un moyen sérieux susceptible, au vu d'une instruction


sommaire, d'entraîner à terme l'annulation de la décision attaquée. Autrement dit, il faut que
pèse sur cette dernière "une forte présomption d'illégalité"2633. Bien que pouvant paraître a

2626
Dégagées par l'arrêt C.E., 12/11/1938, Chambre syndicale des constructeurs de moteurs d'avions (p.840 ;
Dalloz 1939.3.12, conclusions Dayras), ces conditions ont été depuis consacrées par les textes (art. 54-4 du décret
du 30/07/1963 en ce qui concerne le Conseil d'État ; art. R.125-2 du Code T.A.-C.A.A.).
2627
Selon l'expression d'O. Dugrip, op. cit., p. 257.
2628
Ibid, pp. 260 s.
2629
Pour un arrêt explicite en ce sens concernant une autorisation de défrichement, voir C.E., 20/02/1974, Société
des ciments Lafage, Revue du droit public 1975, p.508
2630
Cette analyse est semble-t-il partagée par la Cour de justice des communautés européennes. Cf. C.J.C.E.,
21/02/1991, Zuckerfabrik, Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.237, note P. Le Mire ; Droit
administratif 1991, n°196, note J.-B. Auby ; Les petites affiches, 5 juin 1991, p.24, note L. Cartou ; et 23 août
1991, p.14, note G. Sébastien.
2631
Voir par exemple, s'agissant d'un recouvrement fiscal qui entraînerait la liquidation de l'entreprise et le
licenciement de son personnel, C.E. 27/02/1984, S.A. Vêtements X, Droit fiscal 1984, comm. 1689, conclusions
Fouquet.
2632
Voir par exemple, s'agissant de la révocation d'un fonctionnaire, C.E., 13/11/1981, Lamberti, p.871 ;
s'agissant de l'interdiction de continuer l'exercice d'une profession, C.E., S., 28/10/1977, Jungblut. A noter que
dans ce dernier cas, le commissaire du gouvernement Galabert avait conlu différemment, ce qui montre bien la
lattitude d'appréciation dont dispose le juge en la matière.
2633
Selon l'expression de R. de Saint Marc, "Les notions de "préjudice difficilement réparable" et de "moyen
sérieux"", Gazette du Palais 28/02/1985, doctrine, p.5.
551
priori tout à fait légitime2634, cette condition entraîne bien des difficultés dans la pratique car
elle s'y révèle d'un maniement délicat. C'est pourquoi elle n'est généralement examinée qu'une
fois reconnue l'éventualité d'un préjudice difficilement réparable2635.

c) Le caractère facultatif du prononcé

L'hostilité affichée au sursis à exécution culmine dans la solution qui veut que, quand
bien même les conditions d'octroi en seraient réunies, le prononcé ne soit jamais un droit
reconnu au profit du requérant2636. Il est certes compréhensible, comme dans l'affaire de
principe, que le juge se ménage une marge d'appréciation, afin de pouvoir, le cas échéant,
repousser une demande de sursis à l'encontre d'une décision entachée d'une irrégularité externe
légère et aisément régularisable. Il n'en reste pas moins qu'en rappelant que "le sursis à
exécution n'est pour le juge qu'une simple faculté alors même qu'existent des moyens sérieux
d'annulation et un préjudice difficilement réparable"2637, le Conseil d'État a voulu marquer son
désir de le voir demeurer une procédure marginale, voire une "institution anormale"2638, tout en
freinant une certaine tendance libérale qui s'était fait jour dans certains tribunaux
administratifs2639.

3 - La tardiveté de l'octroi du sursis

Ce problème important se conjugue au précédent pour rendre plus totale l'ineffectivité


du sursis à exécution. Il est bien évident qu'à l'instar du référé et du constat d'urgence, nous
avons bien affaire ici à une mesure d'urgence par nature, même si ce caractère n'est pas
explicitement mentionné dans les textes2640, puisque le sursis "ne trouve d'utilité qu'(...) avant
l'exécution de la mesure contestée"2641. Hélas, le jugement des demandes tendant à la
suspension des effets d'un acte attaqué s'avère en pratique beaucoup trop lent. La cause n'en
réside pas seulement dans l'encombrement dramatique des juridictions, même si cette donnée
joue un rôle non négligeable ; elle découle aussi du fait que le juge répugne à effectuer
l'instruction sommaire que suppose le procédé. L'exigence d'un moyen sérieux susceptible
d'entraîner, à terme, une annulation peut en effet être entendue de deux façons : ou bien il s'agit
d'un "moyen non dilatoire", que le juge prend en compte tout en sachant que, du fait de la
rapidité de son appréciation, il subsiste un risque de se rendre compte, au stade terminal de la
procédure, que celui-ci n'était pas d'une force suffisante pour entraîner l'annulation de l'acte
considéré ; ou bien il s'agit d'un "moyen fondé"2642, qui suppose que la décision dont on a

2634
Voir en ce sens R. Chapus, Rapport de synthèse du colloque "le juge administratif et les procédures
d'urgence", Gazette du Palais, 6/06/1985, p.8.
2635
Pour plus de précisions sur ces notions, voir notamment O. Dugrip, op. cit. pp.256 s.
2636
En vertu de la jurisprudence bien connue : C.E., Ass., 13/03/1976, Association de sauvegarde du quartier
Notre-Dame, p.100 ; Actualité juridique, Droit administratif 1976, p.302, chron. M. Nauwelaers et L. Fabius ; La
Revue administrative 1976, p.380, conclusions Morisot ; Revue du droit public 1976, p.903, note R. Drago.
Pour des exemples récents, voir T.A. Nice, 21/05/1992, Association pour la défense des sites de la Théoule,
p.1218 ; Droit administratif 1992, n°352 ; et T.A. Nancy, 8/07/1993, Gaspard et autres, Droit administratif 1994,
chron. p.5, conclusions M.-A. Aebischer.
2637
Arrêt Huglo, précité.
2638
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°1175-3.
2639
Cf. J.-R. Etchégaray, "Les limites du sursis à exécution", Gazette du Palais 9/02/1985, p.6.
2640
Les dispositions relatives au sursis ne font même pas partie du chapitre consacré aux "procédures d'urgence"
dans le Code des tribunaux administratifs et des Cours administratives d'appel (art. R.188 s.).
2641
Y. Gaudemet, "Les procédures d'urgence dans le contentieux administratif", Revue française de droit
administratif 1988, p.424.
2642
Sur cette distinction "moyen non dilatoire / moyen fondé", voir MM. Auby et Drago, Traité de contentieux
administratif, t. II, p.43.
552
suspendu les effets sera presque immanquablement censurée. Or seule la première interprétation
paraît correspondre à la véritable vocation du sursis, dont la finalité n'est pas d'être un jugement
anticipé, mais, ni plus ni moins, une mesure conservatoire d'intérêts que guette une altération
irrémédiable. C'est ce qu'implique la règle qui veut que la juridiction statue "en l'état de
l'instruction à la date à laquelle elle se prononce"2643, des développements ultérieurs pouvant
changer radicalement la vision des juges. Pourtant, la pratique juridictionnelle privilégie à n'en
pas douter la seconde perception : les magistrats se montrent trop consciencieux dans l'examen
de la requête, et, par crainte d'avoir plus tard à se dédire, ou pour éviter les conséquences
néfastes d'une mauvaise appréciation initiale2644, approfondissent exagérément celle-ci. Et de
fait, les hypothèses où les jugements terminaux rejettent l'annulation d'un acte dont le sursis à
exécution a été prononcé sont très exceptionnelles2645. Ces scrupules à procéder à une
instruction réellement sommaire expliquent les retards enregistrés dans la fixation du sort de la
demande de sursis : même lorsque des délais lui sont impartis par les textes2646, ceux-ci ne sont
pas souvent respectés2647. Devant une requête au fond parfois très confuse, les tribunaux
préfèrent prolonger l'instruction du sursis au-delà du raisonnable2648, espérant obtenir des
informations supplémentaires et diminuer ainsi les risques d'erreur. "On en arrive alors au
paradoxe de ce qu'une décision provisoire d'urgence intervient dans ce qui devrait être un délai
optimal pour un jugement sur le fond", s'indignait M. Périnet-Marquet2649. Pire encore,
"certains -tribunaux- ne statuent pas sur la demande de sursis, mais hâtent l'instruction de
l'affaire au fond"2650 pour éliminer tout danger de distorsion entre les deux. Cette politique du
"zéro fault system2651" fait que le sursis ne remplit pas correctement sa fonction : il n'est pas
rare que la décision en cause ait produit tous ses effets avant que le juge n'ait cru bon
d'intervenir. Dans ces hypothèses, la juridiction ne peut que prendre acte de sa lenteur, et doit
prononcer un non lieu à statuer, le prononcé d'un sursis étant désormais dépourvu de tout
sens2652.
Cette nouvelle "capitulation du droit devant le fait accompli"2653est d'autant plus amère
qu'elle se situe au niveau du remède envisagé pour la combattre. Lui qui devrait permettre
pallier préventivement les inconvénients résultant du privilège du préalable, voici que, de par la
tardiveté de son prononcé, il contribue souvent à en prendre acte et témoigne ainsi, plus que
2643
C.E., 7/07/1976, Znaty, p.350 ; Revue du droit public 1977, p.245.
2644
Sur ce point, voir A. Guihal, art. cit. p.818.
2645
Seules deux hypothèses semblent pouvoir en être citées ; Cf. R. Chapus, Droit du contentieux administratif,
n°1174-3.
Cette rareté corrobore l'opinion de R. Odent selon laquelle, "bien que l'arrêt de sursis ne préjuge pas juridiquement
la solution qu'il adoptera lorsqu'il examinera les conclusions principales, le juge n'ordonne le sursis que s'il est à ce
moment convaincu du bien-fondé de la requête" (Contentieux administratif, p.1163).
2646
Par exemple en matière de permis de construire pour lesquels l'article L.421-9 al.2 du Code de l'urbanisme
impose, sans le sanctionner, un délai d'un mois.
2647
Hormis certaines matières dans lesquelles les délais sont particulièrement protégés, telles que le contentieux
électoral ou celui des reconduites à la frontière.
2648
Le rapport Arthuis précité parle de 6 mois dans certaines hypothèses de sursis demandés à l'appui d'un déféré
préfectoral.
2649
Dalloz 1991, art. cit. p. 41.
2650
Cf. A. Guihal, art. cit. p.818.
2651
Pour reprendre l'expression d'A. Marion, Pouvoirs 1988, art. cit.
2652
Voir par exemple, à propos d'une autorisation de déverser en mer certains déchets, C.E., 23/07/1976, Société
Azote et produits chimiques, Revue du droit public 1977, p.726.
Voir également, dans le contentieux pourtant sensible de la reconduite à la frontière, C.E., Ass. 29/06/1990,
Hablani, Revue française de droit administratif 1990, p.543, conclusions C. de La Verpillère.
Voir enfin, récemment, relativement à une décision de préempter un bien immobilier mis en vente alors que le
transfert de propriété a déjà été prononcé et que la collectivité s'est acquittée de la somme due, C.E., 4/02/1994,
Gallenmuller, Droit administratif 1994, n°234, observations S.F..
2653
Selon l'expression de D. Loschak, Pouvoirs 1988, art. cit. p.52.
553
tout autre procédure, de l'impuissance du juge à cet égard. Ce dernier offre de ce fait à
l'administration une nouvelle "prime à l'exécution accélérée des mesures contestées"2654, au
détriment du respect de la légalité. Or, de l'avis même de membres de la juridiction
administrative2655, celle-ci à les moyens de renverser la tendance et, prenant exemple sur les
sections administratives du Conseil d'État, de se prononcer en quelques jours sur la plupart des
demandes de sursis. Le seul prix en serait une évolution de l'appréhension de ce procédé,
passant par l'abandon du "respect plus superstitieux que raisonnable des prérogatives de
l'administration"2656, dont le caractère anachronique, à l'heure où de nombreuses réformes
mettent l'accent sur les droits des administrés, n'est plus à démontrer. C'est dans cet esprit que
se placent les mesures intervenues en 1995 ; mais leur caractère insuffisamment ambitieux fait
craindre leur incapacité à réduire, et plus encore à supprimer, le risque de voir se constituer les
acquis abusifs qu'engendrent trop souvent les effets conjugués de la lenteur de la juridiction
administrative et du principe du caractère non suspensif des recours.

III - Le manque d'ambition de la réforme de 1995

Nous ne nous contenterons pas, bien évidemment, de critiquer les mesures adoptées en
1995, mais tenterons de déterminer les adjonctions qui leur permettraient d'atteindre une plus
grande efficacité.

A. Doutes quant à l'effectivité des mesures prises

La loi du 8 février 1995 manifeste la préoccupation des parlementaires de tenter de


remédier aux carences sus-évoquées, et en particulier à la dernière d'entre elles (à savoir la
tardiveté de l'octroi du sursis)2657. Absente du projet de loi initial, la disposition désormais
inscrite dans l'article L.10 du Code des tribunaux administratifs et des cours administratives
d'appel résulte d'un amendement de la Commission des lois de l'Assemblée Nationale, auquel
s'est rallié le gouvernement. Mais l'option retenue par le texte final -qui organise un régime de
suspension provisoire d'exécution- laisse perplexe2658 : elle consiste à autoriser les présidents
des tribunaux administratifs, saisis d'une requête à cette fin, à suspendre par ordonnance (pour
une durée maximum de trois mois) l'exécution d'une décision administrative frappée d'une
demande de sursis à exécution, lorsque cette dernière risque d'entraîner des conséquences
irréversibles et que la requête comporte un moyen sérieux2659. L'intervention d'un juge unique, à
l'instar de la procédure consacrée en matière de référé-provision2660, constitue sans conteste le
point positif du système ainsi prévu. Sur le reste, on peut contester l'opportunité d'introduire une

2654
Y. Gaudemet, art. cit. p.423.
2655
C'est par exemple l'avis de S. Hubac et Y. Robineau, Pouvoirs 1988, art. cit. p.124.
2656
R. Chapus, rapport de synthèse précité, p.6. ; pour un avis convergent, voir J.-J. Gleizal, "Le sursis à
exécution des décisions administratives, théorie et politique jurisprudentielle", Actualité juridique, Droit
administratif 1975, p.381.
2657
On trouvera trace de cette préoccupation dans le Rapport Arthuis, p.168 : "il convient d'alléger le traitement
des procédures d'urgence en incitant le juge à statuer sur ces requêtes par priorité, et en posant le principe selon
lequel ces demandes sont examinées par un juge unique (...)".
2658
A noter d'ailleurs que les sénateurs se sont montrés eux aussi extrêmement sceptiques sur les vertus du
système proposé, au point d'en voter la suppression en première lecture, pour ne s'y rallier ensuite que de mauvaise
grâce.
2659
Pour une présentation détaillée du système mis en place, voir notamment C. Lepage et C. Huglo, art. cit.,
p.12.
2660
Article 129 du code des T.A. /C.A.A.
554
procédure supplémentaire2661, qui plus est incontestablement "redondante"2662à celle du sursis à
exécution, et qui a toutes les chances de ne pas atteindre le but conservatoire auquel elle
répond : dans la mesure où "le fait de recourir à un juge unique ne supprime pas la nécessité
d'instruire le dossier dans le respect de la procédure contradictoire, écrite et inquisitoriale"2663,
et où l'exigence d'un moyen sérieux incitera le juge à la même minutie que celle dont il fait
preuve en examinant une demande de sursis, il y a fort à craindre que le prononcé de la
suspension n'intervienne guère dans de meilleurs délais que ceux de la délivrance d'un sursis à
exécution à part entière2664. On peut raisonnablement penser, avec D. Chabanol, qu'"un tel
article ne va donc pas bouleverser un paysage pourtant très contesté. Le caractère exécutoire
des actes administratifs continuera à narguer les efforts des juges administratifs pour faire
respecter l'état de droit"2665. Or, cette situation ne peut perdurer.

B. Un manque d'ambition juridiquement fâcheux

1 - L'état du droit en matière de procédure d'urgence demeure très insatisfaisant, non


simplement en raison de considérations d'équité -l'administration étant bien évidemment
avantagée par l'ineffectivité du sursis- mais aussi parce qu'il semble contrevenir à des impératifs
constitutionnels, au moins concernant certains domaines. Le Conseil constitutionnel a en effet
élaboré un véritable "statut constitutionnel du sursis à exécution"2666. L'importance que la Haute
instance accorde à cette procédure contraste nettement avec l'attitude de défiance qui caractérise
le Conseil d'État. M. Tsiklitiras2667a montré comment, malgré l'absence de textes sur lesquels
fonder sa jurisprudence2668, le Conseil constitutionnel a imposé le procédé, d'abord en matière
de police des étrangers2669puis de sanctions administratives2670, comme une "garantie essentielle

2661
Donc de nature à accaparer le temps -déjà tellement compté- des juridictions administratives, d'autant qu'en
l'absence de précisions contraires, on doit estimer qu'un appel est possible à l'encontre de cette suspension (voir en
ce sens, et sur l'inflation contentieuse que cela pourrait entraîner dans des cas extrêmes, D. Chabanol, art. cit.,
pp.389/390 ; voir cependant contra, O. Sachs, art. cit. p.177, reprenant l'argumentation du rapporteur à l'Assemblée
nationale qui déplorait que le texte n'assortisse le prononcé de la suspension d'aucune voie de recours ; l'état du
droit semble devoir se stabiliser, à ce propos, sur une solution médiane, seul le prononcé d'une suspension donnant
apparemment prise à une voie de recours (Cf. notamment la chronique J.-H. Stahl et D. Chauvaux, Actualité
juridique, Droit administratif 1995, p.505, interprétant l'arrêt C.E., Ass., 26/05/1995, Préfet de la Guadeloupe et
M. Etna (arrêt qui considère en outre la nouvelle possibilité de suspension provisoire d'application immédiate,
même sans décret en précisant la teneur)).
2662
Selon l'expression de D. Chabanol, art. cit. p.389, pour qui cette procédure "ne retient pas de critères autres
que ceux qui président à l'octroi du sursis à exécution". Cet avis, que partagent R. Chapus (Droit du contentieux
administratif, n°1150) et E. Picard ("La loi du 8 février 1995 relative à l'organisation des juridictions et à la
procédure civile, pénale et administrative : aspects administratif", La semaine juridique 1995, n°3840), n'est pas
celui de C. Lepage et C. Huglo qui estiment distincts les concepts de "préjudice irréparable" et de "conséquences
irréversibles", ce dernier semblant englober, à l'inverse du premier, certains préjudices réparables en argent (art.
cit., p.12). La jurisprudence à venir tranchera.
2663
Rapport Sénat, 1994-1995, n°30, T.I, p.180.
2664
O. Sachs estime en outre qu'"il ne faut pas sous-estimer les effets pervers que ce mécanisme pourrait
provoquer sur la procédure même du sursis à exécution : au cas où la demande de suspension aura été rejetée, la
demande de sursis ne sera-t-elle pas présumée peu sérieuse, et son examen renvoyé à la date à laquelle l'affaire
viendra au fond, ce que le législateur souhaite justement éviter ?" (art. cit. p.177).
2665
Art. cit. p.389.
2666
C'est là le titre de l'article de M. Tsiklitiras précité.
2667
Ibid.
2668
Voir sur ce point F. Luchaire, La protection constitutionnelle des droits et libertés, Economica, 1987, p.397.
2669
Décision n° 86-216 DC du 3/09/1986 relative à la Loi "Pasqua" ; puis décision n°89-261 D.C. du 28/07/1989
sur la Loi "Joxe".
2670
Décisions n°86-224 DC du 23/01/1987 concernant le Conseil de la concurrence ; puis décision n°88-248 DC
du 17/01/1989 sur le Conseil supérieur de l'audiovisuel.
555
des droits de la défense"2671, allant même jusqu'à censurer un projet de loi au motif qu'il avait
confié le contentieux de la répression exercée par une autorité administrative indépendante à
une juridiction qui n'avait pas le pouvoir d'en prononcer2672. Dans les domaines concernés, le
juge constitutionnel met donc à l'abri le justiciable de toute tentation du législateur de le priver
de la possibilité d'obtenir la suspension de l'exécution d'une décision administrative qui le
frappe. On peut même penser qu'il ne serait pas hostile à un renversement du principe de l'effet
non suspensif du recours dans ces hypothèses. Mais parallèlement, il suggère au juge
administratif de se montrer plus vigilant, au moins dans ces domaines où les libertés sont
particulièrement en danger2673, et d'y rendre plus effective la conservation des situations
menacées ; l'exigence constitutionnelle ne saurait se satisfaire d'une garantie simplement fictive.

2 - On mesure le caractère audacieux du "pari" tenté par le Conseil constitutionnel, au vu de


l'immobilisme traditionnel de la jurisprudence du juge administratif relative au sursis à
exécution. La conception du Conseil d'État diffère en effet radicalement de la vision du juge de
la loi relativement aux conditions d'octroi de celui-ci2674. Deux exemples sont révélateurs : le
juge administratif considère, nous l'avons vu, qu'un préjudice purement financier ne peut être
considéré comme difficilement réparable, alors que le Conseil constitutionnel adopte,
implicitement mais nécessairement, une position inverse2675. Parallèlement, le fait que le
Conseil d'État estime que le prononcé en demeure toujours facultatif paraît en contradiction
avec l'idée que se fait du sursis le juge constitutionnel en matière de répression
administrative2676.

L'état du droit n'est donc en rien satisfaisant à cet égard, et malgré le rôle moteur joué
par le Conseil constitutionnel depuis quelques années, "il ne faut pas se dissimuler que la
réforme viendra du changement d'attitude du juge administratif lui-même"2677, ou bien de
réformes législatives d'une autre ampleur que celle enregistrée en 1995.

C. Quelle voie privilégier à l'avenir ?

De prime abord, deux possibilités s'offrent à qui tenterait de résoudre le problème. Mais
seule la seconde paraît raisonnablement pouvoir être mise en pratique.

2671
La formule est empruntée à la décision sur le Conseil de la concurrence.
2672
Ibid. A noter que le Conseil avait soulevé d'office ce moyen, ce qui souligne l'importance qu'il y attache.
2673
Voir en ce sens J. Rivero, "Dualité de juridictions et protection des libertés", Revue française de droit
administratif 1990, p.737.
2674
Les deux juridictions ne sont pas non plus accordées sur la valeur juridique du procédé : alors que le Conseil
d'État ne situe celui-ci qu'à un niveau réglementaire, les règles le concernant étant "relatives à la procédure devant
les tribunaux administratifs" et pouvant de ce fait être aménagées, y compris dans un sens restrictif, par le pouvoir
exécutif (C.E., S., 8/10/1971, S.A. "Librairie François Maspero", p.589; Actualité juridique, Droit administratif
1971, p.661, note MM. Labetoulle et Cabanes), le Conseil constitutionnel y voit, au moins dans les domaines sus-
évoqués, une garantie accordée aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, impliquant que seul le
législateur, en vertu de l'article 34 constitution, soit compétent en ce domaine.
2675
Voir sur ce point S. Tsiklitiras, art. cit. p.709.
2676
Cf. C. Lepage-Jessua, "Un nouveau défenseur des droits des administrés : le Conseil constitutionnel", Gazette
du palais 1987.I.212.
2677
S. Tsiklitiras, art. cit. p. 723.

556
1 - La difficulté de revenir sur l'effet non suspensif du recours

a) Pour atténuer les conséquences les plus néfastes de la lenteur des juridictions
administratives, on pourrait tout d'abord songer revenir, au moins partiellement, sur l'effet non
suspensif des recours. Les avis doctrinaux se partagent sur l'opportunité de cette éventualité.
Certains pensent que le privilège du préalable s'inscrit dans une série d'avantages de
l'administration qui "apparaissent, dans un contexte idéologique de rééquilibrage des relations
État/société, comme des notions d'un autre âge -ce qu'elles sont"2678. Pour d'autres, à l'inverse,
"la fin du privilège de l'unilatéralité (...) relève de l'ordre de l'utopie. (...) La remise en cause du
privilège du préalable et du principe du caractère non suspensif du recours est difficilement
concevable, sauf à paralyser l'action administrative"2679. Et c'est bien là que réside tout le
problème : même si le principe d'absence d'effet non suspensif présente souvent des
inconvénients majeurs, au point que, dans certaines hypothèses "l'administration sursoie d'elle-
même à l'exécution des décisions qui ont fait l'objet d'un recours contentieux" 2680, le
renversement pur et simple de la règle gênerait à l'excès la bonne marche de l'administration,
puisqu'il suffirait à un particulier désirant retarder l'opération mise en route d'exercer une action
sous quelque prétexte que ce soit2681. L'exécution en serait alors différée jusqu'au moment où le
juge statuerait sur la requête. Certes, certains exemples étrangers pourraient laisser à penser
qu'une telle "révolution" n'est pas inenvisageable2682, mais un examen approfondi montre que,
du fait de la conception extensive des finalités du recours en annulation en droit français,
l'atteinte portée à l'action administrative s'avérerait trop considérable 2683. L'équilibre - assez
précaire - existant entre le juge et l'administration menacerait en outre de rompre : "il ne faut
pas négliger le fait que notre juge est très puissant, et qu'il ne faut peut-être pas non plus
accroître sa puissance encore", mettait en garde M. Braibant2684.

b) Trop radical dans sa généralité, ce renversement peut en revanche présenter de nombreux


avantages dans certains domaines bien délimités. Le législateur en a parfois tenu compte, en
décidant de façon purement dérogatoire au droit commun qu'un recours puisse suspendre les
effets de l'acte contesté2685. Mais la plupart de ces hypothèses revêtent un caractère
extrêmement ponctuel, et il est à regretter que les propositions formulées par le Syndicat de la
juridiction administrative en 19772686, tendant, sous certaines conditions, à multiplier les cas de

2678
L. Cohen-Tanugi, Pouvoirs 1988, art. cit. p.15.
2679
J. Chevallier, Pouvoirs 1988, art. cit. pp. 67-68.
2680
O. Dugrip, op. cit. p. 231.
2681
Voir en ce sens J.-M. Auby et R. Drago, op. cit. t. II, p.33 : "Il est impossible d'admettre que le
fonctionnement de l'administration soit paralysé par des recours qui seraient d'autant plus nombreux qu'on leur
reconnaîtrait le caractère suspensif".
2682
O. Dugrip, op. cit. p.232 : l'auteur développe l'exemple des pays de droit germanique.
2683
Ibid, p.235.
2684
Actes du colloque de Douai précités, p.18.
2685
Pour une liste de ces hypothèses, voir R. Chapus, Droit du contentieux administratif, précité, n°347 s.
A noter en particulier, la possibilité ouverte par l'article 27 de la loi du 4 février 1995 sur l'aménagement du
territoire qui, en matière de marchés publics, de délégations de service public et d'urbanisme, rend
automatiquement suspensive la demande de sursis à exécution formée par le préfet dès lors que ce dernier a formé
sa demande de sursis dans le délai de 10 jours à compter de la réception de l'acte déféré, et ce pendant le mois qui
suit ladite réception. Sur cette procédure, voir notamment J.-P. Royanez, "Les nouvelles modalités de sursis à
exécution", Les petites affiches 1995 n°83, p.40 (avec tableau récapitulatif des différentes formes de sursis à
exécution ou de suspension provisoire d'un acte administratif dans la procédure contentieuse actuelle). Sur les
difficultés qu'entraîneront pareille disposition si le juge ne se prononce pas sur la demande de sursis avant le terme
du mois de suspension, voir E. Picard, art. cit. p.178.
2686
Revue du droit public 1977, p.1379.
557
recours suspensifs dans des domaines sensibles2687où la protection des administrés doit primer
toute autre préoccupation, n'aient pas été suivies d'effets2688.

Devant l'impasse à laquelle aboutit le refus de mettre à mal de manière trop substantielle
le principe de l'effet non suspensif des recours, il apparaît que la solution réside dans un
perfectionnement sans nuances des mesures d'urgence existantes.

2 - La faculté de transformer en profondeur le sursis à exécution

Une amélioration sensible de l'effectivité du sursis à exécution passe à la fois par un


assouplissement des conditions mises à sa recevabilité et à son octroi, et par une accélération
réelle de son prononcé. Seul un effort conjoint du juge administratif et du législateur pourrait y
conduire :

a) De la part du juge

Le sursis à exécution se doit d'être le contrepoids nécessaire à l'absence d'effet suspensif


des recours, en particulier lorsque la justice se montre si peu prompte à trancher les litiges, et la
vigilance du juge devrait être à la mesure des dommages irréversibles que cette règle est
susceptible d'engendrer. Or, les multiples restrictions que connaît son régime (eu égard
notamment aux conditions d'octroi et à l'appréciation qui en est faite) créent un déséquilibre
trop marqué en faveur de la puissance publique. La juridiction administrative marque ainsi
déférence excessive envers l'administration dont elle respecte exagérément le privilège du
préalable, au détriment de l'intérêt légitime des particuliers à voir leur requête traitée dans un
laps de temps raisonnable2689. Faire prévaloir de cette manière le souci de ne pas compromettre
l'action administrative "contribue à un sentiment d'inutilité du procès administratif"2690. Mais,
en dépit des nombreuses critiques doctrinales dont il a fait sur ce point l'objet, et les quelques
interventions législatives destinées à assouplir l'état du droit dans certains domaines, le Conseil
d'État est resté inflexible, comme en témoigne la solennité qui imprègne l'arrêt Huglo2691.

2687
Tels par exemple que l'attribution des permis de construire, les actes concourant à une expropriation, les
mesures intéressant le déroulement de la carrière des agents publics etc.
2688
Ainsi, pour O. Dugrip (Cahiers de l'Institut européen des Droits de l'Homme 1995, art. cit., p.19), "effet
suspensif devrait être donné à tous les recours formés contre les décisions de l'administration susceptibles de porter
une atteinte irréversible aux libertés publiques et individuelles. La considération des intérêts du requérant y incite.
Les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme pourraient le commander (...). La Cour a ainsi
considéré qu'un recours sans effet suspensif n'est pas un recours efficace au sens de l'article 26 de la Convention,
dès lors qu'une violation de celle-ci peut être consommée par l'exécution de la décision administrative (C.E.D.H.,
18/12/1986, Bozano, série A, vol.111, paragraphes 48 et 50)".
2689
Il faut dire que le droit communautaire semble lui-aussi, en matière de sursis, privilégier les intérêts généraux
au détriment des intérêts particuliers. Pour preuve l'arrêt de la C.J.C.E. Zuckerfabrik précité qui, s'il reconnaît au
juge national la possibilité de décider le sursis à exécution d'un acte administratif pris sur la base d'un règlement
communautaire dont la validité est contestée (en attendant que la C.J.C.E. ait tranché ce dernier point), subordonne
ce prononcé non seulement aux deux conditions de "doutes sérieux" sur la validité de la norme communautaire et
de risque de "préjudice grave et irréparable", mais également à la prise en compte de "l'intérêt de la communauté",
et plus particulièrement de son intérêt financier.
2690
Y. Gaudemet, art. cit. p.427.
2691
Les rares amélioration jurisprudentielles se situent en effet sur un plan strictement formel et n'assouplissent
en rien les conditions d'octroi du sursis. (Cf. notamment le courant récent qui fait obligation au juge de désigner le
moyen sérieux qu'il retient pour octroyer le sursis (courant retracé par R. Chapus, Droit du contentieux
administratif, n°1162)).
558
Il n'existe pourtant aucune fatalité en la matière : "le fait que le sursis constitue une
exception, étant contraire à la règle du caractère exécutoire des décisions administratives, ne
signifie pas qu'il doive être contenu dans des limites aussi étroites"2692. Il s'agit en fait bel et
bien d'une "autocensure" 2693que s'inflige le juge administratif, dont le bien-fondé paraît, à
l'instar de l'ancien refus d'adresser une quelconque injonction à l'administration, de moins en
moins évident. Exhortons en conséquence la jurisprudence à devenir moins sévère qu'elle ne
l'est, à l'heure actuelle, sur l'appréciation des conditions de recevabilité et d'octroi du sursis2694.
Ainsi peut-on espérer un abandon, à terme, de la jurisprudence Amoros, qui rendrait recevable
le sursis à exécution contre une décision de rejet, et voir le juge limiter le caractère facultatif de
son prononcé aux seules hypothèses où ce dernier s'avère insuffisamment utile (notamment
lorsque l'acte en cause a toutes les chances d'être régularisé)2695. Pour ce qui est des conditions
d'octroi du sursis, les avis divergent : certains souhaitent l'abandon du critère des conséquences
irréparables et le maintien de l'exigence d'un moyen fondé2696, d'autres prônent le contraire, du
moins s'agissant d'une mesure de suspension provisoire du type de celle prévue par la loi du 8
février 19952697. En fait, il semble qu'il n'y aurait guère d'inconvénients au maintien du double
conditionnement si le juge reconsidérait chacun de ses pans : l'obligation de moyen sérieux,
dont on sait qu'elle est quasiment entendue comme la nécessité de présenter moyen fondé, doit
revenir à sa vocation naturelle d'exigence d'un moyen non dilatoire dans la requête formée
contre l'acte en cause 2698; celle de préjudice difficilement réparable mérite un accueil plus aisé
au gré des différents cas d'espèce, et devrait intégrer systématiquement les hypothèses dans
lesquelles un fait acquis - car irréversible, juridiquement ou matériellement parlant - est
susceptible de se constituer sur la base de la décision attaquée au principal.

2692
O. Dugrip, op. cit., p.302.
2693
Selon l'expression de F. Moderne, Cahiers de l'Université de Pau et des Pays de l'Adour, 1979, p.268.
2694
La jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes y incite d'ailleurs dans les instances
mettant en jeu les règles du droit communautaire. Ainsi estime-t-elle que le droit national résultant d'une
disposition textuelle ou de "toute pratique législative, administrative ou judiciaire", ne peut empêcher le juge de
prononcer les mesures provisoires nécessaires pour assurer l'efficacité du droit communautaire (C.J.C.E.,
19/06/1990, Factortame, Rec. p.2433 ; Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.832, observation P.
Le Mire).
Sur les assouplissements du régime du sursis que cette règle est susceptible d'engendrer, voir notamment J.-
C. Bonichot, "Les pouvoirs d'injonction du juge national pour la protection des droits conférés par l'ordre juridique
communautaire", Revue française de droit administratif 1990, p.912 ; H. Labayle, "L'effectivité de la protection
juridictionnelle des particuliers : le droit administratif français et les exigences de la jurisprudence européenne",
Revue française de droit administratif 1992, p.619 ; et C. Debouy, "Intégration communautaire et pratique
procédurale du juge administratif français", La semaine juridique 1992, n°3616, p.437.
2695
Défendant ces deux assouplissements, voir notamment R. Chapus, Rapport de synthèse du colloque "le juge
administratif et les procédures d'urgence" précité, Gazette du Palais, 6/06/1985, pp.7 et 8.
2696
Cf. ibid. : "comment en effet justifier que l'exécution d'une décision administrative soit suspendue si elle
n'apparaît pas entachée d'illégalité et sans même qu'on se soucie si elle est probablement illégale". M. Chapus
souligne également, pour étayer son choix, que les lois qui organisent de nouvelles formes de sursis maintiennent
l'exigence du moyen sérieux.
2697
Cf. D. Chabanol, art. cit. p.389 : "on aurait pu songer que le juge saisi d'une demande de sursis prononce, en
urgence (calculée en jours, voire en heures) une mesure de suspension provisoire au vu des seuls effets de l'acte
contesté, quitte à limiter dans le temps les effets de cette suspension -atteinte grave à une liberté publique ou aux
intérêts du demandeur- (...), ce qui se perçoit immédiatement".
2698
CF. supra.
Voir cependant contra R. Chapus, Rapport précité, p.8 : "Il est certain que l'appréciation du caractère sérieux des
moyens serait plus rapidement faite si les moyens étaient considérés comme sérieux dès lors qu'ils auraient quelque
apparence de pertinence. Mais on peut douter de l'opportunité d'un tel assouplissement. Il n'y a aucune raison pour
que, à peu de choses près, il suffise de demander le sursis pour l'obtenir". En dépit de l'opinion de ce grand
spécialiste du contentieux administratif, on peut raisonnablement penser qu'il existe une solution médiane entre la
rigueur excessive de la jurisprudence actuelle et la permissivité qu'il craint voir s'instaurer.
559
b) De la part des textes

Voulant trop ménager les intérêts administratifs, la réforme de 1995 propose une
solution par trop timide pour s'avérer satisfaisante. Le remède aux insuffisances actuelles ne
consistait sans doute pas à inventer une procédure nouvelle et surabondante, mais bel et bien à
aménager le sursis lui-même, de manière à le rendre conforme aux exigences des justiciables.
Pour cela, deux lignes de force semblent se dégager :

- il faudrait tout d'abord généraliser la possibilité (organisée à l'heure actuelle par quelques
textes parcellaires2699) de faire prononcer le sursis lui-même par un juge unique. Comme le
relevait R. Chapus, "l'exigence que le jugement des demandes de sursis soit le fait d'une
formation collégiale procède d'une exagération de la gravité que revêt la suspension de
l'exécution d'une décision administrative (...). Le principe (au moins) du jugement par un juge
unique conviendrait mieux, s'agissant de prendre une mesure tout à la fois urgente et
provisoire"2700.

- la deuxième amélioration souhaitable (qui va de pair avec la précédente) consisterait à aligner


la procédure du sursis sur celle du référé2701. Elle seule paraît de nature à fournir une réponse
satisfaisante aux problèmes soulevés par les dysfonctionnements actuels de son régime. Il
s'agirait en somme de sinon généraliser, du moins étendre largement 2702le système prévu par la
loi de décentralisation du 2 mars 1982 en vertu duquel le préfet2703peut demander au président
du tribunal administratif d'ordonner d'extrême urgence le sursis à exécution d'un acte qui lui
semble "de nature à compromettre l'exercice d'une liberté publique ou individuelle" : si cette
analyse s'avère fondée, le magistrat ou son délégué a l'obligation de se prononcer dans les 48
heures - aucune contradiction n'étant organisée -, et de faire droit à la demande dès lors qu'un
moyen sérieux la sous-tend2704. En s'appuyant sur cet exemple, le législateur pourrait garantir à
l'administré le traitement rapide de sa demande, au moins dans toutes les matières qui le
méritent a priori2705. Moyennant quelques menus aménagements supplémentaires (comme la
possibilité d'octroyer un sursis à l'encontre d'une opération matérielle, et non plus simplement
2699
Le juge unique n'est actuellement habilité à prononcer un sursis qu'en matière d'urbanisme et dans le cadre
des lois de décentralisation. Pour une vision synthétique de cette compétence, voir le tableau établi par J.-
P. Royanez, art. cit.
2700
Rapport de synthèse précité, p.8.
2701
Sur la question de la faisabilité de pratiquer une fusion entre les deux procédures, voir ibid.
A noter que l'Union syndicale des magistrats administratifs, par la voix de M. Lamy-Rested a agréé l'éventualité
d'une pareille réforme (audition précitée, p.36).
2702
Par exemple aux matières dans lesquelles le Syndicat de la juridiction administrative avait proposé, en 1977,
l'instauration d'un recours suspensif.
2703
Une lecture littérale de la codification opérée par la loi du 8 février 1995 conduisait à interpréter celle-ci
comme étendant cette possibilité à tout administré ; mais elle apparaissait contraire à la volonté du législateur, les
travaux parlementaires n'ayant jamais mentionné la volonté d'ajouter au droit préexistant sur ce point (Cf. D.
Chabanol, art. cit. p.389). Aussi, dès qu'il fut mis en mesure de se prononcer, le juge précisa que la situation n'avait
pas été bouleversée par la loi de 1995, et que le préfet demeurait le seul habilité à solliciter une telle mesure (Cf.
C.E., président de la section du contentieux, 8/06/1995, Hoarau, Actualité juridique, Droit administratif, chronique
J.-H. Stahl et D. Chauvaux précitée).
2704
Sur ce dispositif, voir notamment R. Etien, "Le sursis de 48 heures", Revue du droit public 1988, p.743.
2705
En ce sens, voir J.-Y. Plouvin, Gazette du Palais 1989, art. cit. p.6.
Sur le fait qu'un tel aménagement passerait sans doute par un accroissement de la procédure orale au détriment de
la procédure écrite, voir l'intervention de A. Lyon-Caen dans le débat "Questions pour le droit administratif",
Actualité juridique, Droit administratif, n° spécial du cinquantenaire, 1995, p.26.

560
relativement à une décision administrative), le juge administratif apparaîtrait alors presqu'aussi
performant que son homologue judiciaire pour prévenir la constitution d'acquis abusifs.

Que l'on se situe dans le cadre des règles gouvernant l'annulation partielle ou du
phénomène de la lenteur de la juridiction administrative, il s'avère donc matériellement possible
(voire facile, dans le premier cas) de diminuer, sinon supprimer les risques de constitution
d'acquis abusif. Des remèdes tout aussi efficaces existent également afin de combattre un autre
type d'acquis indésirable, dont la survenance est fonction tantôt du comportement du juge,
tantôt de l'attitude de l'administration.

561
CHAPITRE 2. POUR CE QUI EST DE L'ANOMALIE IMPUTABLE TANT AU JUGE
QU'A L'ADMINISTRATION : L'INSUFFISANCE DE L'EGARD AUX DROITS DU
REQUERANT

La notion d'acquis, dans le domaine de l'annulation, répond largement, nous l'avons


montré, à la prise en compte d'intérêts subjectifs par le juge de l'excès de pouvoir. A une stricte
réponse à la question de la légalité d'un acte administratif s'est substituée une position plus
nuancée, car plus respectueuse des préoccupations respectives de l'administration et des
administrés ; et divers acquis sont venus tempérer, lorsque le besoin s'en est fait sentir, les
conséquences drastiques que la théorie classique attachait à la censure juridictionnelle. Ce
mouvement protecteur n'a pas connu d'équivalent d'une ampleur comparable eu égard au
justiciable qui sollicite l'annulation2706. On a pu certes s'apercevoir que le juge de l'excès de
pouvoir ne se montre pas insensible aux droits de celui-ci, puisqu'il lui arrive de les proclamer dans
le corps même de la décision qu'il rend, voire de sanctionner l'atteinte que peut leur porter
l'administration. Mais ni l'une ni l'autre de ces deux attitudes ne sont développées comme elles
mériteraient de l'être ; et, de ce fait, il n'est pas rare de voir se constituer, à l'encontre du requérant,
des acquis auxquels il aurait pu légitimement prétendre être soustrait.

SECTION 1. INSUFFISANCE DE LA CONSECRATION DES DROITS DU


REQUERANT PAR LE JUGEMENT D'ANNULATION

Le jugement rendu en excès de pouvoir connaît traditionnellement certaines limites en


matière de consécration des droits du requérant. Ces restrictions amènent parfois l'administration à
procéder à des réhabilitations abusives de normes annulées, dans la mesure où le juge a omis de lui
préciser qu'elle n'avait pas la possibilité de les édicter. Le récent renforcement des prérogatives des
juridictions administratives - et plus particulièrement la reconnaissance, à leur profit, d'un pouvoir
d'injonction - ne doit pas conduire à croire le problème résolu, ni révolu. Au contraire, une fois de
plus, la relative timidité de la réforme entreprise nous poussera à nous interroger sur les moyens de
la perfectionner.

2706
Certaines dispositions ponctuelles montrent d'ailleurs que le souci de protection de l'administration et des tiers
prime souvent l'intérêt du requérant. Ainsi la loi sur l'urbanisme du 9 février 1994 (loi précitée) fait elle obligation, à
peine d'irrecevabilité, à l'auteur d'un recours en cette matière de notifier sa démarche à l'auteur de la décision contestée
et à son titulaire.
562
Paragraphe 1. Les limites traditionnelles du recours pour excès de pouvoir en la matière

De par sa fonction première, le recours pour excès de pouvoir n'a pas été spécialement
aménagé, loin s'en faut, en vue de la consécration de droits revendiqués par le requérant. Cet état
de fait a, dans certaines hypothèses, emporté de fâcheuses conséquences, la carence à reconnaître
un droit au profit du bénéficiaire de l'annulation pouvant autoriser la création d'un acquis au
détriment de ce dernier, par réhabilitation de la norme initialement censurée. Des propositions
doctrinales ont par suite fleuri, sollicitant une réforme du contentieux administratif sur ce point
précis.

I - La pluralité des limites traditionnelles


Classiquement, le recours pour excès de pouvoir souffre de plusieurs carences quant à la
consécration de l'intérêt subjectif dont le requérant poursuit la défense.

A. La reconnaissance d'un droit ne peut classiquement, par principe, jamais s'intégrer au


dispositif de la décision

Cette première restriction est inhérente à la conception traditionnelle qui fait du recours
étudié un instrument au service de la légalité. Même si le but du justiciable se résume
fréquemment à la protection d'un de ses droits subjectifs2707, la voie de droit qu'il emprunte
demeure censément tournée vers l'appréciation sinon exclusive, du moins principale, de la
régularité de l'acte qui lui sert de support. La consécration d'un droit, lorsqu'elle transparaît d'un
jugement d'annulation, doit occuper en conséquence une place secondaire dans le libellé de celui-
ci : si elle peut venir étayer les motifs de la décision rendue, elle ne saurait en aucun cas s'insérer
dans son dispositif, monopolisé par la simple censure de l'acte illégal2708. Et de fait, le Conseil
d'État n'a jamais vraiment admis, en dehors des matières composant le contentieux de pleine
juridiction, détenir un pouvoir qui l'autoriserait à consacrer un droit du requérant dans le dispositif
même des arrêts qu'il rend. Les historiens du recours pour excès de pouvoir pourraient assurément
opposer à cette assertion le courant jurisprudentiel qui, au début du siècle, permettait au juge
administratif une telle démarche, celui-ci n'hésitant pas à signifier à l'administration qu'elle était
tenue de prendre telle ou telle mesure précisément déterminée2709. Mais il faut bien se rendre à
l'évidence que les arrêts concernés n'ont pas eu de postérité2710. On ne saurait en effet leur
assimiler les décisions qui, ayant annulé un refus illégal, renvoient à l'administration afin qu'elle

2707
Voir Titre précédent.
2708
Est à cet égard très explicite -même si, en l'espèce, le raisonnement suivi n'a pas abouti à une annulation- la
démarche suivie par le tribunal administratif de Grenoble à l'occasion d'un litige où lui était demandé de prononcer une
obligation de restitution de cartes de séjour et de travail retirées par l'administration (25/10/1978 Dlle Da Cunha c/
Ministre de l'Intérieur, Actualité juridique, Droit administratif 1979, n6, p.46, note J.-Y. Plouvin) : le jugement déclare
irrecevables ces conclusions, mais après avoir pris le soin de préciser dans ses motifs que "l'annulation de la décision de
refoulement impose à l'administration la restitution desdites pièces".
2709
Voir en particulier C.E., 30/11/1900, Viaud, dit Pierre Loti, p.683 : renvoi du requérant devant le ministre
compétent pour réinscription sur une liste d'aptitude à une place déterminée ; et C.E., 30/11/1906, Denis et Rage-Roblot
(2 arrêts), p.880 et p.884, conclusions Romieu ; Sirey 1907.3, p.17, note Hauriou : renvoi du requérant devant
l'administration "pour la délivrance de l'autorisation à laquelle il a droit".
2710
Il est vrai qu'ils datent d'une époque où la fusion du recours en annulation pour violation de la loi, fondé sur des
droits subjectifs, et du recours pour excès de pouvoir tel que nous le connaissons était encore récente ; l'évolution
ultérieure a entraîné un effacement plus complet du premier au profit du second, ce qui explique l'extinction de ce
courant jurisprudentiel. Voir cependant une décision plus tardive -mais isolée- proche de l'hypothèse de l'arrêt Viaud :
C.E., 19/10/1936, Sieurs Malherbe et Renard, p.890.
563
fasse "ce que de droit"2711 : ces dernières, n'allant jamais jusqu'à spécifier la teneur de la décision
qui devra être prise en fin de compte, ne se démarquent guère, sinon sur un plan formel, du
principe qui veut que l'autorité compétente soit de plein droit à nouveau saisie du dossier à la suite
de la censure d'un premier refus2712, et ne posent en conséquence aucun problème théorique
majeur2713. Cette méthode est au contraire généralement considérée comme manifestant le souci du
juge de laisser à l'administration toute la latitude nécessaire à son action2714.

B. La reconnaissance d'un droit est classiquement cantonnée à certains types de litiges


Bien que le but du requérant puisse être subjectif quelle que soit la nature de l'acte
contesté2715, il ne peut toujours être reconnu un droit à son profit. Ainsi en va-t-il nécessairement
lorsqu'est annulée une décision générale, ce caractère s'opposant par définition à ce que le juge, en
censurant l'acte en cause, manifeste expressément le souci de protéger une des situations
individuelles affectées plutôt qu'une autre, fût-elle celle du justiciable qui a pris l'initiative de la
démarche contentieuse2716. Mais cette exclusion déborde largement le cadre de la contestation des
actes généraux :
1 - Il apparaît en effet, à l'étude de la jurisprudence, que la consécration effective d'un droit par le
juge de l'excès de pouvoir ne se conçoit quasiment qu'à l'appui de l'annulation d'une mesure
individuelle positive qui bouleversait abusivement une situation antérieure juridiquement protégée.
Référence est faite bien sûr, de façon principale2717, au rétablissement du déroulement normal de la
carrière du fonctionnaire affectée par une décision irrégulière2718, c'est-à-dire à la théorie de la

2711
Cf. en particulier : C.E., S., 8/06/1956, Pevet, p.236 ; C.E., S., 10/04/1964, Sieur Abrassart, p.213 ; C.E.,
1er/10/1975, Ardonceau, p.487 ; et C.E., S., 30/04/1976, Lacorne, p.224.
2712
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I (notamment l'arrêt Ministre de l'Agriculture c/ époux Bossens précité).
2713
C'est d'ailleurs ce que notait Romieu dès 1906 (conclusions sur les arrêts Denis et Rage-Roblot précitées) : "... afin
de bien préciser le droit des citoyens et l'obligation de l'administration, nous ne verrions aucun obstacle à ce que le
Conseil d'État, après avoir annulé l'arrêté qui rejette une demande d'autorisation fondée en droit, renvoie le demandeur
devant l'autorité compétente pour faire l'acte afin qu'il soit statué à nouveau sur sa demande".
2714
Voir en ce sens Y. Gaudemet, Les méthodes du juge administratif, L.G.D.J. 1972, p.112.
2715
Cf. supra, Titre précédent.
2716
L'exclusion de la reconnaissance de droits subjectifs corrélativement à l'annulation d'une mesure générale ne
signifie pas pour autant que le requérant soit totalement dépourvu d'armes pour défendre sa situation. Cela ressort
notamment des deux étapes contentieuses de l'affaire Soulat : l'article 73 de la loi du 11 janvier 1984 portant
dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'État posait le principe d'une vocation à titularisation d'agents
occupant des emplois présentant certaines caractéristiques. Le gouvernement, après avoir pris les décrets d'application
nécessaires à la concrétisation de cette disposition pour les agents non-titulaires devant intégrer les catégories B, C et D,
semblait ne pas vouloir agir de la sorte concernant ceux de catégorie A. L'un d'entre eux, M. Soulat, obtint dans un
premier temps du Conseil d'État, en vertu de la jurisprudence Kevers-Pascalis (C.E., 13/07/1962, p.475 ; Dalloz 1963,
p.606, note J.-M. Auby) l'annulation d'un refus de prendre les mesures réglementaires en question (C.E., 24 juin 1992,
Soulat ; Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.691, note P. Letourneur), refus qui constitue lui-même une
mesure réglementaire, donc générale (C.E., Ass., 8/06/1973, Richard, p.405). Il est bien évident que l'intéressé ne se
voyait par là-même reconnaître aucun droit à titularisation, des conclusions en ce sens étant d'ailleurs parallèlement
rejetées. Il va pourtant convaincre deux ans plus tard la Haute juridiction de prononcer une astreinte à l'encontre du
gouvernement qui persistait dans son immobilisme (C.E., 11/03/1994, Soulat, p.115 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1994, p.387, conclusions M. Denis-Linton ; La semaine juridique 1994, n22333, note M. Lacombe et X.
Vandendriessche). La situation du requérant est à l'évidence prise en compte et défendue dans un tel cas de figure,
comme en témoignent nettement les propos du commissaire du gouvernement : "dans notre espèce, seule l'initiative du
détenteur du pouvoir réglementaire permettrait de donner aux requérants la satisfaction qu'ils recherchent. Le prononcé
de l'astreinte devrait faire en sorte que la décision juridictionnelle ne reste pas lettre morte".
2717
On peut également assimiler à ce cas de figure celui qui résulte de la jurisprudence Lafage et de ses
développements. A noter que dans ce cadre, il est même arrivé à titre exceptionnel que l'énoncé des mesures à prendre
soit repris dans le dispositif du jugement (Cf C.E., 7/05/1975, Roucolle, Revue du droit public 1975, p.1448).
2718
Outre les arrêts classiques en la matière, voir C.E., 14/01/1987, Mlle Laucoin, p.5 ; Les petites affiches 22/02/1989,
p.11, note C. Guettier : le jugement ayant annulé la destitution de la requérante "comportant nécessairement l'obligation
564
reconstitution de carrière dont on sait que les modalités sont fréquemment précisées en détail dans
le corps même de l'arrêt d'annulation. Le même schéma se retrouve toutefois dans d'autres types de
litiges. Ainsi, le premier arrêt qui a mis en œuvre le dispositif d'astreinte prévu par la loi du 16
juillet 1980 s'attachait-il à faire respecter un droit de réinscription d'un nom sur un monument aux
morts qui résultait d'un jugement ayant annulé la décision de l'en effacer2719. Dans toutes ces
hypothèses, il apparaît que le droit du requérant recoupe nécessairement la bonne exécution de la
chose jugée, l'annulation supposant par nature la remise des situations irrégulièrement perturbées
en l'état où elles se trouveraient si l'acte censuré n'avait jamais été édicté2720.
2 - Dans les autres hypothèses de contestation d'une mesure individuelle, la reconnaissance d'un
droit au profit du requérant s'avère nettement plus exceptionnelle. C'est en particulier le cas pour
les recours sollicitant l'annulation d'une décision négative, telle qu'un refus d'autorisation. Certes,
l'administré qui en obtient la censure bénéficiera dans une certaine mesure du jugement rendu en
sa faveur, puisqu'on sait que l'administration devra à nouveau statuer sur son sort en tenant compte
des motifs de la décision juridictionnelle2721. Mais rares sont les affaires dans lesquelles le juge va
jusqu'à préciser à l'administration le contenu de la décision à prendre, en d'autres termes jusqu'à
reconnaître le droit du requérant à l'obtention de la mesure qu'il sollicite. Il en existe cependant, et
l'arrêt Dame Bastien en date du 28/05/1993 en témoigne2722 : en vue d'annuler le refus d'affilier la
requérante à une caisse de retraite, la motivation du jugement du tribunal administratif avait, aux
dires du Conseil d'État, "expressément indiqué que l'intéressée -était" bien fondée à se prévaloir
d'un droit à couverture sociale par la caisse" concernée ; le prononcé d'une astreinte à l'encontre de
l'administration qui persiste dans son refus initial se justifiait en conséquence2723. Il s'agit
cependant là de l'arbre qui cache la forêt, dans la mesure où les espèces dans lesquelles le juge se
trouve en mesure de déterminer avec certitude si le justiciable peut légalement prétendre à
l'édiction de l'acte qu'il convoite se révèlent exceptionnelles. On touche ainsi à la troisième limite
du recours pour excès de pouvoir, et non la moindre, en matière de déclaration de droit.

C. La reconnaissance d'un droit est classiquement soumise à des aléas procéduraux


Dans certains cas, comme en matière d'annulation d'une décision qui affectait le
déroulement de la carrière d'un fonctionnaire, le droit reconnu par le jugement -ici droit à
reconstitution de carrière- découle automatiquement, nous l'avons dit, de la décision
juridictionnelle. Il en va différemment dès lors que le justiciable entend, par la remise en cause
d'un refus qui lui a été opposé, se voir reconnaître le droit à l'édiction d'un acte qui n'existait pas
auparavant. Car il ne faut pas perdre de vue que le juge de l'excès de pouvoir, bien que pressé en ce

de réintégrer Mlle Laucoin dans ses fonctions", une astreinte est prononcée à l'encontre de l'administration récalcitrante.
Il y a donc bien reconnaissance par le juge de l'excès de pouvoir d'un droit au rétablissement de la situation antérieure,
droit dont l'ignorance est sanctionnée par l'emploi d'une des armes mises à la disposition du juge à cette fin.
2719
C.E., S., 17/05/1985, Menneret, p.149, concl. J.-M.Pauti ; Dalloz 1985, p.583, note J.-M. Auby ; La Revue
Administrative 1985, p.467, note B.Pacteau.
2720
Un exemple récent, tiré du contentieux de la reconduite à la frontière, mérite également d'être signalé : l'étranger
qui obtient l'annulation d'une pareille mesure pour violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de
l'homme relatif à la protection de la vie privée et familiale a droit à ne pas quitter le territoire français (C.E.,
21/12/1994, Mert ; Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.256).
2721
Cf. Partie I, Titre 1, Sous-titre 1, les développements consacrés au remplacement obligatoire de l'acte annulé.
2722
Arrêt précité ; outre cette affaire, on se reportera à la jurisprudence Ville de Mâcon abordée en première Partie.
2723
Ce prononcé d'astreinte montre bien que, lorsque par exception le juge administratif, saisi d'un recours contre une
décision négative, estime pouvoir reconnaître le droit du requérant à l'obtention de la mesure désirée, l'administration
est tenue de se conformer à cette prescription. Le commissaire du gouvernement D. Kessler l'a d'ailleurs expressément
reconnu, puisqu'il demande au Conseil d'État d'admettre le "principe selon lequel l'annulation d'un refus peut comporter
une obligation de faire, relative non au rétablissement d'une situation antérieure mais à l'accomplissement d'un acte
nouveau (...) dès lors que l'annulation du refus a pour conséquence directe, ce qui est le cas ici, l'obligation de faire ...".
On ne peut donc plus adhérer à la position de ceux qui soutenaient que le principe selon lequel l'annulation d'un refus
ne vaut pas autorisation "reste vrai même si le juge administratif affirme que l'autorisation sollicitée constitue un droit
pour le requérant" (J. Chevallier, Actualité juridique, Droit administratif 1972, art. cit.,p.79).
565
sens par le requérant, n'est jamais tenu de légitimer le droit revendiqué par celui-ci. Sa seule
obligation consiste à déterminer la régularité de la décision querellée, question qui demeure l'objet
immédiat du litige. Et si un moyen invoqué lui suffit à forger sa conviction que l'acte en cause est
bien entaché d'illégalité, il en prononcera l'annulation, quand bien même le dossier qu'il a entre les
mains ne lui permet pas de pousser plus loin le raisonnement, c'est-à-dire de se prononcer avec
certitude sur le bien-fondé de la prétention subjective du requérant2724. La déclaration d'un droit
par le juge de l'excès de pouvoir ne se conçoit donc ici que dans des hypothèses assez marginales
où son existence ressort avec évidence de l'instance contentieuse, ou bien lorsque l'annulation du
refus illégal est basée sur la censure au fond du seul motif qui était susceptible de le justifier2725.
Toutes ces barrières qui entravent la pleine consécration des visées subjectives du requérant
en excès de pouvoir peuvent présenter pour ce dernier de sérieux inconvénients, pour peu que des
conditions juridiques fluctuantes empêchent désormais le droit légitimement revendiqué de se
constituer.

II - La critique des limites traditionnelles


Le fait que le juge de l'annulation n'aille pas systématiquement jusqu'à reconnaître
l'existence du droit qu'alléguait à juste titre l'auteur du recours permet, comme on le sait, à
l'administration de se prévaloir d'un changement de droit applicable pour refuser à nouveau -et
cette fois-ci valablement- la mesure sollicitée2726. Cette hypothèse, choquante en soi, se révèle
quelquefois véritablement révoltante. Ce fut en particulier longtemps le cas dans le contentieux des
refus de délivrance de permis de construire, pour lequel une conjonction de textes et de solutions
jurisprudentielles rendait le problème spécialement aigu. De telles difficultés conduisent à
examiner avec une attention toute particulière l'idée qui a germé dans l'esprit de quelques auteurs
d'instaurer, à côté du recours pour excès de pouvoir, une voie contentieuse autonome vouée à la
reconnaissance d'un droit, solution dont un des mérites serait d'obvier aux problèmes évoqués.
A. Des limites regrettables : l'exemple du contentieux des autorisations d'urbanisme

1 - Du fait de la souplesse des règles d'urbanisme, il n'est pas rare qu'entre le moment où le juge
annule un refus qui ne peut s'appuyer, lors de sa constitution, sur aucune base légale, et celui où
l'administration statue à nouveau sur le dossier, un changement de réglementation se soit produit.
Or, dans la mesure où les motifs du jugement d'annulation n'ont pas intégré la reconnaissance du
droit du requérant à l'obtention souhaitée - ce qui se vérifie dans la quasi totalité des cas2727-, rien
n'empêche a priori l'administration de prendre prétexte de la règle nouvellement applicable pour
réserver à nouveau, mais cette fois-ci valablement, un sort défavorable à la demande2728. Pareille

2724
C'est notamment le cas lorsque le moyen retenu pour fonder l'annulation mettait en exergue une irrégularité
formelle.
2725
On pourrait s'interroger, dans une perspective purement théorique, sur une telle possibilité de reconnaissance d'un
droit acquis. Nous avons en effet souligné, à l'occasion du Titre précédent, la nécessité de l'intervention d'une mesure
individuelle pour matérialiser le droit auquel la norme réglementaire donne vocation. Or, ici, aucune mesure de ce type
n'est venue le consacrer (au contraire, la seule mesure individuelle édictée tendait à le dénier). Faut-il déduire de cette
situation qu'un droit acquis peut naître directement d'un règlement ? Nous ne le pensons pas. En effet, il existe bel et
bien, dans l'hypothèse qui nous préoccupe, une norme-relais qui pallie avantageusement l'absence de mesure
individuelle : c'est le jugement prononcé, à lui seul suffisant pour cristalliser le droit acquis, et pour imposer la prise
d'une décision qui lui donnera définitivement corps.
2726
Cf. Partie I, Titre 1, Sous-titre 1, le problème de la rétroactivité des mesures prises à la suite d'un jugement
d'annulation.
2727
Voir (ibid.) nos développements sur la jurisprudence Matelt c/ Perrin.
2728
Le rejet de la demande devenant alors, en vertu de la terminologie privilégiée par notre étude, une norme acquise
car réhabilitée à la suite d'une annulation originaire.
566
situation, qui s'est d'ailleurs bien souvent rencontrée en pratique2729, apparaît, on en conviendra,
bien peu satisfaisante non seulement en regard des nombreux principes fondamentaux qu'elle
bafoue2730, mais également sur un plan purement pratique, le pétitionnaire se trouvant alors
totalement dépourvu de moyens propres à sanctionner l'abus initial : non seulement il lui est
impossible, en l'absence de reconnaissance expresse de son droit de construire par le jugement
d'annulation, d'obtenir l'annulation au fond du nouveau refus juridiquement fondé, mais, au
surplus, le Conseil d'État s'oppose à ce que soit réparé à son profit le préjudice causé par l'illégalité
de la première décision. Cette jurisprudence sévère, mais fermement établie2731, s'appuie sur un
raisonnement qui postule qu'à l'origine du préjudice causé par le requérant ne se trouve pas
l'illégalité fautive sanctionnée par l'annulation du premier refus2732, mais bien l'intervention du
nouveau document d'urbanisme ; or l'article L. 160-5 du code de l'urbanisme pose le principe de
non-indemnisation des servitudes instituées par de tels documents2733.

2 - Bien que la doctrine n'ait pas manqué de souligner le caractère fortement critiquable de cette
construction2734, il paraissait tellement peu probable que le juge administratif accepte
spontanément de la renverser qu'il est revenu au législateur de trouver une solution a même de
court-circuiter les conséquences néfastes qu'elle engendrait au détriment du pétitionnaire2735. Ce
"subterfuge" circonstanciel, même s'il semble propre à résoudre la quasi-totalité des problèmes qui
se posaient en la matière2736, ne doit toutefois pas masquer le fond du problème, dans la mesure

2729
Et ce, en particulier, parce que la lenteur du juge administratif se conjugue en ce domaine avec l'impossibilité
d'obtenir un sursis à exécution, la nature même de la décision attaquée (décision négative) s'y opposant (Cf. C.E.,
25/07/1975, Société IFCOP, La semaine juridique 1976, II, n18213, note G. Liet-Veaux).
2730
Il apparaît en effet qu'une telle construction viole le principe constitutionnel d'égalité de traitement des citoyens
devant la loi, un autre administré ayant pu, au moment où l'intéressé à essuyé le refus irrégulier et à situation égale, se
voir légalement octroyer un permis de construire. Le respect du droit de propriété n'est pas plus assuré car, s'il peut
subir des limitations du fait de dispositions législatives et réglementaires relatives à l'utilisation du sol, il est anormal
que de telles limitations résultent de simples décisions individuelles irrégulières.
2731
Initialement consacrée par un arrêt Matelt c/ Société Pavita (C.E., 25/01/1978 ; Dalloz 1979, p.143, note F.
Moderne) et confirmée par trois arrêts de 1985 (voir chronique J.-P. Gilli précitée, Revue française de droit
administratif 1986, p.470), cette jurisprudence avait cependant semblé marquer un instant le pas (Cf. C.E., 31/10/1986,
Ministre de l'Urbanisme c/ Desgranges, Revue française de droit administratif 1987, p.658; note J.-P. Gilli). Ce n'était
en réalité qu'un faux-semblant, puisque le Conseil d'État l'avait ultérieurement réaffirmée avec force. Voir notamment
C.E., 29/09/1989, Mme Lamarche-Jacomet, p.180 ; Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.70, note J.-B.
Auby, et p.97, chron. E. Honorat et E. Baptiste ; Dalloz 1990, Somm. com., p.301, obs. P. Bon et Ph. Terneyre ;
Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1990, p.229, note H. Jacquot ; ainsi que C.E., 7/03/1990, Ministre de
l'Urbanisme c/ Bore de Loisy, Dalloz 1991, Somm. com., p.230, obs. P. Bon et Ph. Terneyre.
2732
Illégalité, soit dit au passage, dont le Conseil d'État a toujours admis qu'elle est de nature à engager la responsabilité
de l'autorité qui l'a commise.
2733
Voir notamment J.-B. Auby, "Le principe de non-indemnisation des servitudes instituées par application du Code
de l'Urbanisme", Droit et Ville 1981, n10, p.169 ; et G. Liet-Veaux, "L'indemnisation des sujétions d'urbanisme", La
Revue administrative 1984, p.460.
2734
Les critiques contestaient essentiellement la notion de causalité retenue par le Conseil d'État : Cf. J.-P. Gilli, Revue
française de droit administratif 1986, art. cit. p.472.
2735
Il s'agit de la disposition déjà citée issue de la loi n94-112 du 9/02/1994 créant l'article L.600-2 du Code de
l'urbanisme (disposition qui trouve sa source dans le rapport Labetoulle sur le droit de l'Urbanisme (rapport précité),
relayé par un projet de loi déposé en novembre 1992 par J.-L. Bianco (Doc. A.N., n3077)). En vertu de celle-ci,
l'administration se trouve obligée, lorsqu'elle est amenée à statuer à nouveau à la suite de l'annulation juridictionnelle
d'un refus de permis de construire, de se référer aux textes en vigueur lors de l'instruction de la demande initiale (sous
réserve que l'annulation soit devenue définitive et que la confirmation de la demande soit effectuée dans les six mois
suivant la notification de l'annulation au pétitionnaire). Le dispositif ainsi prévu se rapproche de ceux qui existaient déjà
en matière de certificats d'urbanisme (art. L.410-1 du Code de l'urbanisme) et surtout de lotissements (article L. 315-8).
Voir sur ce dernier point P. Hocréitère, "L'annulation du refus illégal du permis de construire", Droit administratif,
mars 1994.
2736
Il paraît en effet pratiquement condamner la jurisprudence Lamarche-Jacomet à ne jouer que dans des hypothèses
résiduelles où l'administré aura omis de confirmer sa demande dans les six mois.
567
notamment où de telles difficultés ne se cantonnent pas forcément au contentieux des autorisations
d'urbanisme, mais peuvent concerner l'ensemble des litiges portant sur un refus administratif
quelconque. Le nœud gordien résulte de ce que le juge de l'excès de pouvoir ne souhaite pas en
général, lorsqu'il annule une décision négative, pousser trop loin ses investigations, pour ne pas
avoir à reconnaître éventuellement le droit du requérant à l'obtention de la mesure irrégulièrement
refusée2737. C'est pourquoi on doit marquer ici un intérêt particulier aux propositions d'une partie
de la doctrine tendant la création d'une voie de droit originale, de nature à pallier les insuffisances
de ce type trahies par le recours pour excès de pouvoir.

B - Des limites regrettées : les propositions doctrinales visant à la création d'une "action en
déclaration de droit" à part entière

1 - Depuis les années 1980, quelques voix se sont élevées pour déplorer les carences du recours
pour excès de pouvoir en matière de déclaration de droit, et pour suggérer l'instauration d'une voie
contentieuse complémentaire susceptible de remédier à ce manque2738. Le nouveau recours que ces
auteurs appellent de leurs vœux s'inspire d'exemples étrangers, et notamment européens2739 ; il
permettrait au juge "de constater que le requérant est juridiquement fondé à demander à
l'administration compétente de prendre un acte administratif (généralement individuel) déterminé",
ou, en d'autres termes, "de dire si, dans une situation déterminée, l'administration a l'obligation
d'agir de telle ou telle façon"2740. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'autoriser le juge à se substituer à
l'autorité compétente en prenant à sa place l'acte défaillant, procédé qu'interdisent à la fois le
principe de séparation de la juridiction administrative et de l'administration active2741, et
l'incapacité matérielle des magistrats à édicter des décisions administratives2742 ; il est simplement
préconisé de lui permettre de prescrire l'acte qu'imposait la règle de droit, pour mettre fin à
l'hypocrisie de la fiction de l'annulation d'une décision négative2743. L'organisation d'une voie

2737
Si le juge avait été jusque-là en matière d'annulation de refus de permis de construire, il n'y aurait eu en effet aucun
problème : d'abord parce que l'administration n'aurait pu en principe, comme nous allons le voir, réitérer son refus ;
ensuite parce que, si malgré tout elle décidait d'agir de la sorte, rien ne s'opposait à la réparation du préjudice subi par le
requérant dans la mesure où l'article L.160-5 admet une exception au principe de non-indemnisation s'il résulte des
servitudes nouvelles une "atteinte à des droits acquis".
2738
Cf notamment M. Ricard, "Plaidoyer pour la reconnaissance d'un recours en déclaration de droit" Gazette du Palais
1984.2, p.345 ; et J.-M. Woehrling, "Procédure et pouvoirs du juge en contentieux administratif", in Trentième
anniversaire des tribunaux administratifs, C.N.R.S. 1986, p.73 ; ainsi que la note du même auteur sous l'arrêt A.B.C.
Enginneering (Gazette du Palais 1989, 2, p.723) ; voir également G. Boulanger et G. Dupaigne, "La balance sans le
glaive", Gazette du Palais 1987, p.468.
A noter qu'hormis ce dernier article, l'accord se réalise sur l'idée de création d'un nouveau type de recours contentieux,
plutôt qu'un simple aménagement du recours pour excès de pouvoir.
2739
Nous faisons essentiellement référence à la "Verplichtung-sklage" dans la procédure contentieuse allemande et à la
"déclaration" existant en droit anglais. Pour une présentation détaillée de ces recours, voir l'étude de MM. J.-M.
Woehrling et P. Moor in Le contrôle de l'administration en Europe de l'Est et de l'Ouest, éditions du C.N.R.S., Paris,
1985, pp.85 s.
2740
Ces éléments de définition sont ceux que propose J.-M. Woehrling, Gazette du Palais 1989, note précitée, p.724.
2741
Pour plus de précisions sur ce principe, voir infra, paragraphe 2.
2742
Sur ce dernier point, voir notamment M.-A. Glélé, "Le recours contre une décision administrative négative",
Actualité juridique, Droit administratif 1970, p.21 : "A supposer même que le juge se reconnaisse le pouvoir de
substitution, il ne pourra pas toujours l'exercer ; en effet, lorsqu'il s'agira (...) de l'octroi d'une prestation, par exemple
délivrance d'un alignement ou du permis de chasse, le Conseil d'État, du fait même de la répartition et de la séparation
des fonctions, se trouvera matériellement désarmé, sans moyen d'action".
2743
Pour illustrer ce dernier point, nous nous permettrons de citer un assez long passage de la note de J.-M. Woerhling
précitée (p.729) : "Bien que l'habitude ait quelque peu obscurci la vision des juristes français, il est clair, à la réflexion,
qu'une action tendant à la suppression d'un acte négatif a une dimension paradoxale pour ne pas dire surréaliste. Elle ne
constitue manifestement qu'un pis-aller tenant à l'absence d'un autre mode d'action. La démarche consistant à faire
disparaître quelque chose qui n'existe pas a été inventée par la pratique et par la jurisprudence pour contourner l'absence
568
contentieuse ad hoc éviterait la relégation de telles constatations aux seuls motifs du jugement
rendu, ainsi que leur soumission aux aléas procéduraux auxquels il a été fait allusion plus haut.

2 - L'apport d'une pareille innovation ne se résumerait d'ailleurs pas à cette clarification du


contentieux. Ses partisans contestent en effet l'opinion assez répandue selon laquelle l'annulation
d'une décision négative offre aux requérants les mêmes avantages que ceux qu'ils tireraient d'une
déclaration de droit en bonne et due forme2744 ; et les difficultés sus-décrites en matière
d'autorisations d'urbanisme sont de nature à nous en convaincre. De telles complications seraient
en effet par principe exclues dans le système proposé : le juge étant amené à constater
explicitement le droit existant au profit du requérant, l'administration ne saurait, sauf à violer la
chose jugée, prendre argument d'un changement de droit pour se dispenser de matérialiser celui-ci.
Par nature déclarative, la nouvelle voie de droit envisagée produira rétroactivement effet au plus
tard à compter du jour où la dénégation du droit - qui aura engendré le recours - se sera
produite2745 ; ainsi cristallisé, le droit juridictionnellement reconnu ne pâtira en aucune manière
d'évolutions textuelles ultérieures, et le requérant pourra toujours s'en prévaloir.

Ces projets sont pour l'instant demeurés lettre morte. Il est vrai qu'"une telle innovation (...)
se heurte à des habitudes de pensées trop enracinées", et ce bien qu'elle soit "tout à fait dans l'esprit
du droit administratif français", certains contentieux spéciaux tels que le contentieux fiscal, celui
des installations classées ou des immeubles menaçant ruine réservant au juge un rôle analogue2746.
A l'heure où s'annonçait une grande réforme des pouvoirs des juridictions administratives, on leur
a préféré un simple aménagement du recours pour excès de pouvoir de portée nettement plus
modeste.

d'une voie d'action directe permettant de sanctionner de façon contentieuse l'inaction de l'administration ou son refus
d'édicter l'acte sollicité par le requérant. Il est évidemment beaucoup plus logique de faire constater par le juge, de
manière directe, que l'administration a l'obligation d'édicter cet acte, plutôt que de recourir à la fiction de l'annulation
d'un acte négatif. Il en est tout particulièrement ainsi lorsque le refus de l'administration présente une forme implicite,
résultant de son silence".
2744
Voir notamment en ce sens M. Letourneur, "L'évolution récente de la jurisprudence administrative pour la
protection des droits des citoyens", Revue internationale des sciences administratives 1965, p.24 ; et les conclusions
Schrameck précitées (Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.473), faisant leur l'analyse que pratiquait déjà
Romieu au début du siècle : "si l'annulation d'un refus a en apparence un caractère purement doctrinal, il n'en est pas
moins vrai qu'en fait elle aboutit à un résultat pratique ; il est bien évident, en effet, que l'administration, à qui vous
venez de dire solennellement par arrêt que son refus est illégal, ne pourra se dispenser d'accorder l'autorisation
sollicitée".
2745
Sur cette question, voir notamment Mazeaud, "De la distinction des jugements déclaratifs et des jugements
constitutifs de droits", Revue trimestrielle de droit civil 1929, p.17.
Voir également les développements consacrés à la rétroactivité en première Partie : le droit acquis étant reconnu par le
jugement, l'administration a compétence liée pour le matérialiser. Les deux conditions de la rétroactivité (compétence
liée résultant d'une décision de justice) sont bel et bien réunies.
2746
Sur ce points, voir J.-M. Woehrling, "Le contrôle juridictionnel de l'administration en droit français", Revue
française d'administration publique 1984, n30, p.37.
569
Paragraphe 2. La relative timidité de la réforme entreprise2747

Il aurait été vain d'attendre du Conseil d'État qu'il crée, par voie prétorienne, une action en
déclaration de droit. La Haute juridiction avait en effet clairement marqué son hostilité à
l'instauration d'un pareil recours dans une affaire où elle avait été saisi de conclusions en ce
sens2748 : la société requérante souhaitait l'obtention d'un permis de construire ; après avoir obtenu
l'annulation d'un premier refus, elle avait subi un second revers et demandait cette fois au juge non
seulement l'annulation de la nouvelle décision, mais également de reconnaître son droit à la
délivrance de l'autorisation désirée. Le Conseil d'État n'a manifestement pas daigné porter grande
attention à cette démarche contentieuse pourtant relativement originale, puisque celle-ci a été
littéralement "balayée par un simple arrêt de sous-sections réunies, sommairement motivé par une
référence au principe interdisant au juge administratif d'adresser des injonctions à
l'administration"2749, arrêt qui, de surcroît n'a été ni publié, ni même mentionné au Recueil Lebon.
Une telle désinvolture réduisait à néant les espoirs de ceux qui attachent, à l'inverse, une
importance fondamentale, tant sur le plan théorique que pratique, à la consécration d'une voie de
droit de ce type. Le rapport du sénateur J. Arthuis sur le fonctionnement des juridictions de l'ordre
administratif devait cependant à nouveau attiser leurs illusions, puisqu'il appelait expressément de
ses voeux une évolution vers les "jugements déclaratoires de droits"2750. Mais l'innovation
législative qui s'en est suivie, si elle autorise depuis peu le juge à ordonner un comportement
déterminé à l'autorité administrative, ne satisfait pas toutes les attentes : ce nouvel état du droit,
bien que ruinant la motivation de l'arrêt Société A.B.C. Engineering sus-décrit, semble en effet bien
loin d'ouvrir la voie au recours souhaité.

I - Une portée en apparence révolutionnaire : l'introduction de l'injonction dans le


contentieux administratif
"Il est prévu de renforcer les pouvoirs des juridictions à l'égard des collectivités publiques
en leur donnant la possibilité, lorsqu'elles sont saisies de conclusions en ce sens, de prescrire la
mesure d'exécution ou la nouvelle décision qu'appelle nécessairement pour l'administration la
bonne exécution du jugement ou de l'arrêt". C'est ainsi que le projet de loi relatif à l'organisation
des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative en date du 1er juin 19942751
présentait le principal apport -s'agissant du contentieux administratif- du texte législatif à venir2752.
A première vue, il s'agit d'une nouveauté juridique de première importance, tant était forte,
jusqu'alors, l'hostilité du juge de l'excès de pouvoir au procédé2753.

2747
Nous insistons dès à présent sur le fait que les développements qui vont suivre ne s'intéressent qu'aux apports de la
loi relatifs au problème de l'injonction stricto sensu. En effet, comme nous aurons l'occasion de nous en apercevoir plus
loin, on ne saurait qualifier de "timides" les innovations que le dispositif législatif opère en matière d'astreintes
administratives.
2748
C.E., 8/06/1988, S.A.R.L. A.B.C. Engineering, Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.473, conclusions O.
Schrameck ; Gazette du Palais 1989, 2, p.723, note J.-M. Woehrling précitée.
2749
J.-M. Woehrling, ibid., p.724.
2750
Rapport précité, pp. 170/171.
2751
Doc. Ass. Nat., 6 juin 1994, n1335.
2752
A savoir les articles 62 et 77 de la loi du 8 février 1995 précitée concernant pour le premier les tribunaux
administratifs et les cours administratives d'appel, et pour le second le Conseil d'État "lorsqu'il règle au fond un litige",
c'est-à-dire quand il n'est pas saisi en tant que juge de cassation.
2753
Selon R. Chapus (Droit du contentieux administratif, n 807) cette réforme "représente un changement que l'on
peut qualifier de spectaculaire. Il n'est pas douteux qu'avec la loi du 8 février 1995, une page de l'histoire du régime du
contentieux administratif a été tournée".
Voir également D. Chabanol, Actualité juridique, Droit administratif 1995, art. cit., p.393 : "Ainsi s'effondre un
antique tabou que l'on ne regrettera pas".
570
A. Le refus traditionnel du juge administratif d'adresser des injonctions à l'administration

1 - La fermeté du refus
Jadis, dans le système dit de la "justice retenue", le Conseil d'État acceptait d'adresser des
injonctions à l'administration parce qu'il était couvert par l'autorité du chef de l'État qui devait
avaliser les arrêts rendus2754. C'est l'octroi de la justice déléguée à la Haute juridiction, dans les
années 1870 à 1880, qui va modifier l'attitude de celle-ci2755. Seules désormais vont être tolérées
les injonctions "d'instruction", c'est-à-dire celles que le juge est amené à prononcer de par son
pouvoir inquisitorial à l'encontre des parties, dans le but de les contraindre à fournir des les
documents qu'il estime devoir être portés à sa connaissance2756. Quant aux autres formes
d'injonction, elles étaient par principe prohibées. Les conclusions présentées à cette fin étaient
frappées d'irrecevabilité2757 ; le juge ne pouvait en prononcer d'office. Le principe interdisant au
juge de donner des ordres à l'administration lato sensu2758 était très solidement ancré dans les
moeurs de la juridiction administrative ; il était d'ailleurs réaffirmé avec constance2759. Le juge en
avait fait, de plus, un moyen d'ordre public2760.

2 - Le double fondement du refus

a) La solution qui nous préoccupe trouve sa source théorique dans le principe de séparation de la
juridiction administrative et de l'administration active. Il ne s'agit pas d'un réel principe juridique,
dans la mesure où il n'a jamais été expressément mentionné ni par le Conseil d'État, ni par aucun
texte de portée générale, mais simplement dégagé par la doctrine pour remédier à la confusion qui
existait jadis entre juges et administrateurs2761. Il se compose de deux sous-principes qui se
contrebalancent : le premier interdit à l'administration de se conduire en juge ; le second fait
défense au juge de faire acte d'administrateur. C'est de cette dernière branche que découle la
réticence du juge à enjoindre quoi que ce soit à l'autorité administrative. Celui-ci considère en effet

2754
Cf. J. Chevallier, L'élaboration historique du principe de séparation de la juridiction administrative et de
l'adminis-tration active, L.G.D.J. 1970, pp.189 et s. ; Cf également A. Mestre, op. cit., p.59 et s.
2755
Sur ce point, voir notamment : H. Oberdoff, op. cit. pp.72 et s.
2756
C.E., S., 1er mai 1936, Couespel du Mesnil, p.485 : il appartient au juge "d'exiger de l'administration compétente la
production de tous les documents susceptibles d'établir sa conviction et de permettre la vérification des allégations du
requérant".
Voir également : C.E., Ass., 28/05/1954, Barel et autres, p.308, concl. M. Letourneur ; Dalloz 1954, p.594, note G.
Morange ; Revue du droit public 1954, p.509, note M. Waline.
2757
Cf., par exemple, C.E., 22/11/1968, Ville de Toulouse, p.587.
2758
Le principe englobait en effet également les personnes privées associées à l'exécution d'un service public et
bénéficiant à cette fin de prérogatives de puissance publique. Cf notamment, s'agissant de Fédérations sportives, C.E.,
11/05/1984, Pebeyre ; Actualité juridique, Droit administratif 1984, p.559 ; et C.E., S., 25/01/1991, Vigier ; Actualité
juridique, Droit administratif 1991, p.389, conclusions A.-M. Leroy.
2759
Pour un arrêt très explicite à cet égard, voir C.E., 04/02/1976, Elissonde, p.1069 ; Droit administratif 1976, n89 ;
et pour une liste des décisions les plus récentes, voir F. Moderne, "Etrangère au pouvoir du juge, l'injonction, pourquoi
le serait-elle ?", Revue française de droit administratif 1990, pp.798 s., et surtout p.840, note n40 ; liste à laquelle on
peut ajouter C.E., Ass., 12/03/1993, Union nationale écologiste, p.67 ; Actualité juridique, Droit administratif 1993,
p.375.
2760
C.E., 17/04/1963, Ministre des anciens combattants et victimes de guerre c/ Faderne, p.224 ; Dalloz 1963, J.,
p.688, note L. Di Qual ; et 25/10/1978, Dlle Madre, p.391 ; Dalloz 1979, p.576, note C. Lavialle.
2761
Sur le fait que l'interdiction de l'injonction ne peut se rattacher au principe révolutionnaire de séparation des
pouvoirs, voir notamment F. Moderne, art. cit. pp.804 et s.
571
que lui donner un ordre constitue une immixtion dans le domaine de l'administration active et
équivaut à se substituer à elle, ce que proscrit à l'évidence le sous-principe considéré2762.

b) Au delà de cette justification théorique, la prohibition des injonctions possédait un fondement


pratique. En refusant d'ordonner quoi que ce soit à l'autorité administrative, le juge faisait en effet
preuve de "réalisme politique", car il savait que l'exécution des décisions de justice par
l'administration ne pouvait être que volontaire et spontanée. Contrairement à la conception anglo-
saxonne qui tend à soumettre l'administration au droit dans les mêmes conditions que les autres
acteurs sociaux, le Droit français aménage un régime juridique spécial favorable aux personnes
publiques. Une des particularités les plus remarquables de ce statut privilégié réside dans
l'exclusion, à l'encontre de l'administration, des voies d'exécution de droit commun (saisie-arrêt,
saisie mobilière ou immobilière...)2763. Cela s'explique par le fait qu'une collectivité publique est
par définition solvable, et qu'elle doit être réputée "honnête homme"(sic)2764. A cela s'ajoute le
principe d'insaisissabilité des biens et des deniers publics2765. Devant cette carence de moyens
susceptibles de contraindre l'administration à se plier aux décisions de justice, le juge a préféré
prévenir autant que possible les conflits ouverts avec elle. Faisant sienne la maxime selon laquelle
"pour éviter de n'être pas obéi, mieux vaut ne pas donner d'ordres2766", il s'est abstenu d'adresser à
l'autorité administrative des injonctions qui n'auraient pu en tout état de cause qu'aboutir à la
froisser, voire à l'inciter davantage à passer outre aux décisions de justice2767.

B. La remise en cause partielle de cette "automutilation"2768 difficilement justifiable

1 - Les failles de l'analyse traditionnelle


Le pouvoir d'enjoindre est une des composantes naturelles du pouvoir de juger : on admet
traditionnellement que ce dernier se compose non seulement de l'obligation de dire le droit, mais
aussi d'ordonner que soient prises toutes les mesures nécessaires au bon fonctionnement de la
justice2769. Le Conseil d'État lui-même n'a-t-il pas érigé en principe général du droit "le pouvoir qui
appartient au juge d'assortir d'une astreinte les injonctions qu'il adresse aux parties"2770 ? En outre,

2762
Voir sur ce point H. Grach, De la limite des pouvoirs des tribunaux administratifs sur les actes de l'administration,
Thèse Paris 1912, p.82.
2763
Cf. notamment L. Jacquignon, "L'exécution forcée sur les biens des autorités et des Services publics", Actualité
juridique, Droit administratif 1958, p.21.
2764
E. Laferrière, op. cit., t.1, p.347.
2765
La Cour de Cassation a récemment rappelé l'absence de voies d'exécution contre l'administration en dehors de
l'astreinte, ainsi que le "principe général du droit" suivant lequel les biens des personnes publiques sont insaisissables,
(C. Cass., 1ère civ., 21/12/1987, Bureau de recherches géologiques et minières, arrêt précité).
2766
M. Dran, Le contrôle juridictionnel et la garantie des libertés publiques, op. cit., p.485.
2767
Dès 1907, Hauriou voyait dans le fait que "l'administration n'aimerait pas à en recevoir" la raison de la prohibition
de principe de toute injonction.
Cf. note précitée sous C.E., 30/11/1906, Denis et Rage-Roblot.
2768
Selon l'expression de M. Moderne, art. cit. p.807.
2769
C'est là la fameuse distinction entre jurisdiction et imperium opérée par Henrion de Pansey, De l'autorité judiciaire,
2e éd., Paris 1818, p.139. Ce faisant, cet auteur reprenait une tradition qui existait déjà dans le droit romain.
2770
C.E., Ass., 10/05/1974, Barre et Honnet, p.276. Actualité juridique, Droit administratif 1974, p.525, chron. MM.
Franc et Boyon ; Revue trimestrielle de Droit civil, p.353, obs. Normand.
572
le fait de donner un ordre à l'administration se distingue nettement d'une situation de substitution
du juge à cette dernière dans la mesure où le pouvoir de décision reste détenu par elle, bien que lié
par l'intervention de la décision de justice. De nombreuses juridictions administratives étrangères
l'ont bien compris qui, quoiqu'obéissant elles aussi au principe de séparation du juge et de
l'administrateur, ne craignent pas d'adresser des ordres aux différentes autorités administratives2771.
Et la jurisprudence européenne exhorte les juges nationaux à user de ce procédé lorsque cela
constitue le seul moyen d'assurer le respect du droit communautaire2772. Il semble en conséquence
qu'il faille souscrire à l'idée selon laquelle la prohibition faite au juge de donner des ordres à
l'administration résultait "d'une autolimitation, non d'un impératif extérieur à sa volonté"2773. On
comprend dès lors que la doctrine ait quasi unanimement condamné la frilosité traditionnelle du
juge à cet égard2774 ; et l'on se réjouira de l'intervention législative qui, après quelques prémices en
ce sens2775, tend à gommer les aspects les plus choquants de l'ancien état du droit2776.
2 - Le changement opéré par la loi du 8 février 1995

Il convient à ce stade, afin d'appréhender la portée exacte de l'innovation législative, de


pratiquer un distinguo entre deux catégories d'injonctions dont le prononcé est susceptible d'être
demandé au juge2777 : les premières représentent l'objet principal de la requête, l'aspiration unique
du justiciable ; les conclusions formulées à cette fin ont toujours été déclarées irrecevables2778, et

Et, de fait, le juge administratif n'hésite pas à en prononcer à l'encontre de personnes privées, notamment pour prescrire
l'évacuation des dépendances du domaine public : Cf par exemple C.E., S., 25/05/1960, Dame Barbey, p.222,
conclusions C. Heumann, voire à l'encontre d'une personne publique lorsque celle-ci a commis une contravention de
grande voirie, afin de rétablir l'intégrité du domaine public (C.E., 22/03/1961, Ville de Charleville, p.204).
Il en va de même d'un grand nombre d'autorités administratives indépendantes qui se sont vu confier par la loi des
pouvoirs d'injonction, non seulement à l'encontre des personnes de droit privé relevant de leur compétence (c'est vrai en
particulier pour la Commission des opérations de bourse, le Conseil supérieur de l'audiovisuel, le Conseil de la
concurrence et la Commission de contrôle des assurances) mais également parfois à l'encontre des personnes publiques
(Médiateur intimant à une administration d'exécuter une décision de justice).
2771
Voir sur ce point F. Moderne, art. cit. p.812 et 813.
2772
C.J.C.E., 19/06/1990, Factortame ; Actualité juridique, Droit administratif 1990, p.832, observations P. Le Mire ;
Revue française de droit administratif 1990, p.912, note J.-C. Bonichot.
2773
J. Rivero, "Le système français de protection des citoyens contre l'arbitraire administratif à l'épreuve des faits" in
Mélanges Dabin, art. cit., p.828.
2774
Voir la plupart des articles cités dans ces développements.
2775
Référence est faite aux pouvoirs d'injonction confiés depuis 1992, sous l'influence du droit communautaire, au juge
des référés en matière de marchés par les articles L.22 et L.23 du code des T.A. /C.A.A..
Sur la question, voir notamment Ph. Terneyre, "L'émergence d'un recours contentieux de troisième type", Actualité
législative Dalloz 1992, p.82 ; et R. Vandermeeren, "Le référé administratif précontractuel", Actualité juridique, Droit
administratif, n spécial "Actualité des marchés publics", 1994, p.91.
2776
A observer d'ailleurs que le Conseil constitutionnel, saisi de la loi du 8 février 1995, n'a pas soulevé d'office
l'inconstitutionnalité du pouvoir d'injonction conféré au juge administratif (qui n'était pas directement contesté par les
auteurs de la saisine), ce qui tend à corroborer l'idée qu'une telle prérogative n'est en rien contraire au principe de
séparation des pouvoirs (C.C., décision n95-360 du 2/02/1995, J.O., 7/02 1995, p.2097).
Il aurait semblé en effet paradoxal que le Conseil constitutionnel, qui a contribué à sa manière au renforcement du
pouvoir de commandement du juge administratif (Cf. P. Vadalou, "Le pouvoir de commandement du juge à
l'administration", Les petites affiches, 29 mai 1995, n64), s'oppose à une nouvelle avancée raisonnable de celui-ci.
2777
Sur cette distinction, voir notamment R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n805 s.
2778
Pour quelques exemples, voir :
- C.E., 3/04/1968, Jardin, p.233 : irrecevabilité de la demande visant à imposer à un maire l'obligation d'assurer la
tranquillité publique.
- C.E., S., 29/06/1979, Veuve Bourgeois, p.292 : irrecevabilité des conclusions déposées en vue de faire ordonner à
l'administration le rétablissement d'une ligne téléphonique.
- C.E., 20/04/1980, Camlong, p.194 ; Actualité juridique, Droit administratif 1981, p.51, conclusions M.-D.
Hagelsteen : irrecevabilité d'une requête tendant à ce que le juge invite l'administration à modifier une réglementation.
573
rien dans le nouveau dispositif textuel ne permet de penser qu'il puisse en aller différemment dans
l'avenir2779. Les secondes ne s'inscrivent qu'en complément d'un recours principal -dans notre
optique, on fera exclusivement référence à une demande d'annulation-, et tendent à obtenir du juge
qu'il prescrive à l'autorité compétente la prise des mesures nécessaires à la bonne exécution de la
chose jugée. C'est à l'égard de leur prohibition que la critique doctrinale s'avérait la plus
véhémente, et ce sont elles que vient d'autoriser le dispositif législatif de 19952780.

a) Bon nombre d'auteurs et de plus en plus de praticiens2781 comprenaient mal que le juge
administratif français, au nom de la séparation des pouvoirs décisionnel et juridictionnel, restât
fidèle au principe prohibant le recours à l'injonction en vue d'exécuter la chose jugée, procédé qui
semblait non seulement parfaitement justifiable, mais également doublement exploitable :

- On pouvait tout d'abord imaginer en effet que la prescription expresse d'une mesure
induite par l'annulation prononcée serait à même d'éclairer l'autorité concernée sur les suites à
donner à la décision de justice, chose qui ne va pas forcément de soi lorsque le jugement se
contente de censurer l'acte administratif litigieux. Il s'agit simplement ici de concrétiser dans le
dispositif l'obligation générale d'exécution de la chose jugée, en précisant d'emblée la teneur des
actes dont l'édiction est imposée par le jugement. Cette idée d'"injonction préventive" - car destinée
à prévenir une éventuelle mauvaise mise en œuvre de la chose jugée - a souvent été défendue. R.
Chapus notamment, avait bien montré que l'effort à fournir pour en autoriser l'usage était minime :
leur prononcé, loin de constituer l'expression d'un pouvoir autonome, "ne se traduirait par rien
d'autre qu'une explicitation des obligations imposées par la chose jugée. Et, par elles, le juge ne
ferait que continuer à s'acquitter de sa fonction juridictionnelle et que la remplir plus
pleinement"2782.
- Il était parallèlement parfaitement envisageable de se servir du pouvoir d'enjoindre
comme arme de persuasion dans le but de mettre fin à l'inexécution avérée d'une décision de
justice. Cette perspective d'injonctions qu'on pourrait dire, cette fois, "coercitives", ne heurtait en
effet nullement le principe de séparation du juge et de l'administration active, dans la mesure où le
sous-principe en cause interdisant au juge de faire acte d'administrateur n'a de raison d'être que tant
que l'autre sous-principe, qui fait défense à l'administration de se juger elle-même, est respecté. Or,
lorsque celle-ci considère qu'elle ne doit pas, pour quelque raison que ce soit, exécuter une

- C.E., Ass., 12/03/1993, Union nationale Ecologiste (arrêt précité) : irrecevabilité des conclusions de groupements
écologistes tendant à ce que le Conseil d'État leur accorde un droit d'accès à une campagne électorale radiotélévisée,
conclusions assimilées à une demande d'injonction à l'adresse de la commission chargée d'attribuer les temps d'antenne.
Le juge utilise cependant parfois quelques palliatifs qui lui permettent d'inciter l'administration à prendre telle ou telle
mesure. On peut, à ce propos, évoquer la technique dite du "si mieux n'aime l'administration", du nom de la formule
employée par le juge lorsque, ayant condamné cette dernière au versement de dommages-intérêts, il lui donne
l'occasion de s'y soustraire en se comportant d'une certaine manière. Voir par exemple, en matière de travaux publics,
C.E., 19/10/1966, Commune de Clermont, p.551 (commune condamnée à réparer pécuniairement le dommage causé
par la destruction d'un monument funéraire au titulaire de la concession, à moins qu'elle ne le remplace à ses frais).
Pour une exploitation un peu différente de la technique en matière fiscale, voir C.E., 30/05/1988, Bidault, p.963.
2779
Pour R. Chapus, il paraît normal qu'il en soit ainsi, le principe de séparation des pouvoirs semblant s'opposer à leur
prononcé comme il s'oppose, selon le Conseil constitutionnel, à ce que le législateur donne des ordres au gouvernement
notamment quant à l'exercice du pouvoir réglementaire ou d'initiative des lois. Pour des précisions et des exemples tirés
de la jurisprudence constitutionnelle, Cf. Droit du contentieux administratif, n806-2.
2780
C'est ce caractère parcellaire de la remise en cause du principe de l'interdiction de l'injonction qui fait dire à R.
Chapus que la loi de 1995 ne le renverse pas, mais organise une simple "dérogation" à celui-ci (ibid., n803).
2781
Voir notamment l'opinion de M. Vandermeeren, Président du tribunal administratif de Paris, exprimée dans son
article "Le référé administratif précontractuel" précité ; et J.-P. Costa, Conseiller d'État, "L'exécution des décisions des
juridictions administratives en Italie", Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.364.
2782
Droit du contentieux administratif, édition de 1993, n809.
574
décision de justice, elle se comporte comme un juge et rompt ainsi le principe de séparation2783.
Dès lors, plus rien n'interdit au juge, pour rétablir l'équilibre, d'exercer pleinement sa compétence.
Certains pensaient qu'il a même ici le devoir de mettre en oeuvre "l'intégralité de ses pouvoirs dont
il s'était volontairement privé par désir de fonder ses rapports avec l'administration active sur la
confiance et non sur la contrainte"2784. Le juge administratif a d'ailleurs toujours été tout à fait
conscient de l'anomalie juridique que constitue l'inexécution de ses décisions par l'administration,
puisqu'il n'hésite pas à annuler les refus d'exécuter la chose jugée. De là à donner l'ordre à l'autorité
réfractaire de prendre les mesures qui lui incombent, il y avait un pas qu'il n'a pas voulu franchir
seul, mais que le législateur entend aujourd'hui supprimer.

b) C'est cette double exploitation du mécanisme injonctif que vient permettre la loi de 1995. Tant
devant les juridictions "ordinaires" (tribunaux administratifs et cours administratives d'appel) qu'à
l'occasion d'un recours devant le Conseil d'État2785, le justiciable peut solliciter du juge2786 le
prononcé, à l'encontre des "personnes morales de droit public ou -des- organismes de droit privé
chargés de la gestion d'un service public", d'une injonction préventive ou coercitive.

- Dans le premier cas, il assortira son recours principal de conclusions spécifiques, tendant
à faire expressément reconnaître par le jugement ou l'arrêt qu'il implique nécessairement que
"l'administration prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé"2787, ou bien que celle-ci
"doit à nouveau prendre une décision après un nouvelle instruction"2788. Dans ce dernier cas, le
juge peut également prévoir, à la demande de l'intéressé, que la nouvelle décision doit intervenir
dans un délai donné2789.

- En ce qui concerne la possibilité d'injonction coercitive, la loi de 1995 n'a envisagé le


problème qu'à l'égard des seuls tribunaux administratifs et cours administratives d'appel. Il est en
effet prévu qu'"en cas d'inexécution d'un jugement ou d'un arrêt définitif, la partie intéressée peut
demander au tribunal administratif ou à la cour administrative d'appel qui a rendu la décision d'en
assurer l'exécution. (...) Si le jugement ou l'arrêt dont l'exécution est demandée n'a pas défini les
mesures d'exécution, la juridiction saisie procède à cette définition... -et- peut fixer un délai
d'exécution"2790. On pourrait se demander pourquoi une telle disposition n'a pas été reproduite
dans l'article qui autorise le prononcé d'injonctions par le Conseil d'État. Mais il ne semble pas

2783
On peut ici citer le cas de la Commission départementale d'aménagement foncier du Loiret qui, en dépit de
l'annulation de décisions rejetant la réclamation d'un exploitant agricole, avait de nouveau rejeté la même réclamation
au motif ... que le tribunal administratif avait porté une appréciation inexacte sur les circonstances de fait ! (cité dans
Etudes et documents du Conseil d'État 1989, n41, p.125).
2784
J. Chevallier, "L'interdiction pour le juge de faire acte d'administrateur", Actualité juridique, Droit administratif
1972, n6, pp.69 s. et notamment p.87.
2785
Le pouvoir d'injonction n'est conféré qu'à ces trois types de juridictions ; les autres (qu'il s'agisse du seul conseil du
contentieux administratif subsistant ou des juridictions administratives spéciales) semblent devoir rester soumises au
principe de la prohibition des injonctions.
2786
On peut ici souligner que l'injonction prévue doit, pour pouvoir être prononcée, avoir été ainsi sollicitée par le
requérant ; à défaut de conclusions en ce sens -que cette carence soit délibérée ou accidentelle- le juge administratif
sera privé de ce pouvoir. Voir en ce sens le rapport de M. Porcher sur le projet de loi qui nous intéresse (Doc. A.N.,
1993-1994, n1427, tome II, pp.106/107).
2787
Voir respectivement article L.8-2 alinéa 1 du nouveau chapitre VIII du titre II du livre II du code des tribunaux
administratifs et des cours administratives d'appel (article 62 de la loi de 1995) ; et l'article 6-1 alinéa 1 inséré dans la
loi n80-539 du 16 juillet 1980 (article 77 de la loi de 1995).
2788
Alinéas 2 des deux articles cités à la note précédente.
2789
Ibid.
2790
Alinéas 1 et 3 de l'article L.8-2 du nouveau chapitre VIII du titre II du livre II du code des tribunaux administratifs
et des cours administratives d'appel (article 62 de la loi de 1995).
575
qu'il faille inférer de cette absence que la Haute juridiction dispose de pouvoirs amoindris à ce
sujet, et cela pour deux raisons : en premier lieu parce que le rapport de la commission mixte
paritaire a insisté sur l'identité des systèmes mis en place devant les différents types de
juridictions2791 ; ensuite, et surtout, parce qu'on peut estimer, comme l'avait fait, dès 1990, le
Rapport du Conseil d'État sur l'exécution des décisions des juridictions administratives, que le
Conseil d'État s'était vu implicitement mais nécessairement confier ce pouvoir de prononcer des
injonctions coercitives par la loi du 16 juillet 1980 introduisant l'astreinte en matière
administrative2792. Et, de fait, à l'occasion des rares arrêts ayant décidé d'astreindre une personne
publique, la Haute juridiction a bien précisé à l'administration que l'arrêt inexécuté faisait peser à
sa charge une obligation de faire précise2793.

Le renversement, par le législateur, de la jurisprudence traditionnelle qui avait consacré la


prohibition du prononcé d'injonctions est-il de nature à ouvrir la voie à l'instauration d'une réelle
action en déclaration de droit ? La question mérite d'être posée puisqu'on sait que c'est au nom de
cette interdiction que le juge s'opposait antérieurement à l'institution d'un pareil recours. A regarder
de plus près les dispositions de la loi de 1995, on ne peut que se montrer dubitatif quant aux
chances d'une évolution en ce sens du contentieux administratif.

II - Une portée en réalité réduite


Le mécanisme prévu par la loi de 1995 ne s'avère pas si "révolutionnaire" qu'il pourrait
sembler au premier abord relativement à l'introduction de l'injonction en contentieux administratif.
Pour l'essentiel, les pouvoirs que le texte a expressément reconnus au juge étaient déjà exercés de
facto par celui-ci, et l'on se situe conceptuellement bien loin des propositions formulées par les
partisans d'une action en déclaration de droit2794.

2791
Rapport du 20 décembre 1994 (Ass. Nat., n1829 ; Sénat n180) : voir en particulier p.10, le souci affiché de
"coordination des votes" sur les dispositions concernant les différentes juridictions.
2792
Rapport précité, Revue française de droit administratif 1990, p.496 : "... le Conseil d'État, juge de l'astreinte,
pourrait se reconnaître par voie jurisprudentielle, dans le cadre des dispositions actuelles de la loi du 16 juillet 1980, le
pouvoir d'enjoindre à l'administration de prendre telle ou telle mesure pour assurer l'exécution d'une décision de
justice" ; dès lors, poursuit le rapport, "on peut se demander s'il est nécessaire de compléter la loi du 16 juillet 1980
pour que -le Conseil d'État- puisse enjoindre à l'administration d'exécuter".
2793
On retrouve cette constante dans les toutes les affaires qui ont abouti à la mise en jeu effective du procédé. Sur ce
point, voir infra, paragraphe suivant, les développements sur l'astreinte administrative.
2794
Le principal d'entre eux, M. J.-M. Woehrling, affiche cependant un optimisme réjouissant, mais semble-t-il
excessif. Alors qu'il apparaît clairement, à la lecture des travaux parlementaires, que le législateur n'a pas entendu créer
une telle action, l'auteur, tout en déplorant le caractère restrictif des termes du texte promulgué, voit dans ce dernier
"l'occasion d'un nouveau départ (...) pour introduire en droit administratif français l'action en déclaration de droit, soit
par voie jurisprudentielle, soit (de préférence) par voie réglementaire dans le cadre d'un décret pris pour l'application de
la loi de 1995" (dont il va même jusqu'à proposer le libellé !) (Cf. : "Les nouveaux pouvoirs d'injonction du juge
administratif selon la loi du 8 février 1995 : propositions pour un mode d'emploi", Les petites affiches, 24 mai 1995,
n62). Ce désir sera sans doute contrarié par la pratique, comme l'indiquent les premiers arrêts du Conseil d'État rendus
dans le nouveau cadre législatif :
- tout d'abord, la Haute juridiction a implicitement admis que les articles de la loi sur l'injonction étaient
immédiatement applicables aux instances en cours, ce qui laisse à penser qu'aucun décret d'application n'interviendra
pour en préciser la teneur (Cf. C.E., 7/04/1995, Heulin, req. n104274 ; et 7/04/1995, Surry, req. n154129 ; confirmés
par C.E., Ass., 26/05/1995, M. Etna et ministre des D.O.M.-T.O.M., Actualité juridique, Droit administratif 1995,
p.505, chronique J.-H. Stahl et D. Chauvaux précitée ; à noter qu'au contraire, les dispositions sur l'astreinte
nécessitaient la prise d'un tel texte (C.E., 12/04/1995, Bartolo (solution implicite), ce qui a été réalisé en juillet 1995
(voir infra)).
- ensuite, elle n'entend visiblement pas adopter une attitude très souple par rapport aux nouvelles dispositions,
puisque, par un arrêt Grekos, en date également du 7 avril 1995 (req. n95153), elle a déclaré irrecevable la demande
576
A. La plupart des nouveautés se contentent d'entériner un certain nombre de pratiques déjà
existantes
Les différentes catégories d'injonctions autorisées par le texte de loi existaient déjà en
pratique, sous des formes détournées. Seules quelques modalités d'importance plus modeste
consacrées par le législateur apparaissent en conséquence réellement originales.

1 - Quant aux injonctions envisagées pour expliciter précisément les mesures d'exécution
qu'implique nécessairement un arrêt

Il s'agit ici de clarifier purement et simplement la pratique jurisprudentielle déjà étudiée qui
consistait à reconnaître le droit du requérant au travers des considérants du jugement d'annulation
rendu en sa faveur. Point n'est besoin de distinguer, à cet égard, entre injonctions préventives et
coercitives : pour les premières, le droit était consacré dès l'arrêt initial ; en ce qui concerne les
secondes, il l'était à l'occasion de l'annulation d'un refus d'exécution auquel s'était heurté le
justiciable. Ce qu'autorise désormais le législateur, c'est le glissement de cette reconnaissance, des
motifs du jugement à son dispositif ; l'administré ne sera plus irrecevable à demander pareille
précision au juge de l'excès de pouvoir2795. Même si la prescription faite à l'administration est ainsi
assurée d'être revêtue de l'autorité de chose jugée, la nouveauté opérée s'avère donc essentiellement
formelle2796. Elle permettra au juge de ne pas avoir à employer les "succédanés" d'injonctions qu'il
avait été conduit à mettre au point2797, inflexions au principe de prohibition dont la multiplication
avait donné à certains auteurs "l'impression qu'en refusant de prévoir des injonctions explicites, le
juge administratif -s'interdisait- seulement d'utiliser le mot, alors que sa mission -impliquait-
inévitablement la chose"2798.

2 - Quant aux injonctions intimant à l'administration de prendre une nouvelle décision de


sens indéterminé

Une nouvelle fois, l'apport du projet de loi doit être relativisé. Nous savons en effet que
l'annulation d'un refus oblige l'administration à statuer une deuxième fois sur le dossier qu'on lui a
présenté ; nous avons également souligné que le juge renvoyait parfois explicitement le requérant

tendant à ce que soit prescrite l'édiction d'une mesure dans un sens déterminé alors que le dossier appelait simplement
de l'administration qu'elle statue à nouveau, se refusant à s'estimer saisi, à titre implicite et subsidiaire, d'une demande
tendant à ce que soit imparti à cette fin un délai à l'administration. Pareille construction rappelle certains raisonnements
tenus en matière d'astreinte (voir infra), ce qui ne pousse guère à croire que le Conseil d'État élargira notablement, de
lui-même, le champ des dispositions de la loi de 1995 en ce domaine ...
2795
Pour des exemples antérieurs d'irrecevabilité de conclusions tendant à ce que le juge prescrive les mesures
nécessaires à l'exécution d'une décision d'annulation, voir en particulier C.E., 15/02/1978, Plantureux, p.73 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1978, p.501. Etaient également prohibées les demandes adressées à la juridiction afin
qu'elle invite explicitement l'administration à exécuter complètement un jugement (C.E., S., 14/05/1948, Louradour,
p.211 ; et C.E., 9/07/1971, X., p.534).
2796
Un avantage relativement important de la nouvelle situation a cependant été mis en avant par D. Chabanol
(Actualité juridique, Droit administratif 1995, art. cit. p.393) : du fait qu'elle intègre désormais la formule exécutoire,
"sont envisageables des appels ou des pourvois en cassation dirigés non contre le principal du jugement ou de l'arrêt
(l'annulation d'une décision, par exemple) mais contre l'injonction".
2797
La liste de ces procédés a été notamment dressée par J. Chevallier, art. cit., Actualité juridique, Droit administratif
1972, pp.82 s.
2798
Ibid., p.87.
577
devant l'autorité compétente pour réexamen de sa situation2799. Le texte de loi vient donc
simplement ici entériner une pratique jurisprudentielle préexistante2800 ; le seul réel progrès à
mettre à son crédit est de permettre au juge d'assortir le renvoi d'un délai déterminé pour
régulariser la situation du requérant, chose qu'il s'interdisait traditionnellement2801.
L'économie générale du texte de la loi de 1995 en matière d'injonction paraît bien loin, en
fin de compte, d'ouvrir la voie à une véritable déclaration de droit telle que souhaitée par ses
défenseurs.

B. Un dispositif législatif bien en deçà des attentes doctrinales

1 - On pourrait être tenté de croire que le texte de loi de 1995 a franchi, en autorisant le requérant à
saisir le juge de conclusions visant à enjoindre à l'administration d'adopter un comportement
déterminé, un pas décisif dans le sens de l'instauration d'une action en déclaration de droit. Il est
vrai que celle-ci suppose nécessairement un tel pouvoir juridictionnel, matérialisé dans le dispositif
même des décisions rendues. Cependant, de l'avis des tenants d'une évolution en ce sens du
contentieux administratif, pareil glissement de la reconnaissance d'un droit des motifs au dispositif
ne représente qu'une nouveauté "trop superficielle et pas assez utile pour justifier de longues
discussions"2802. S'y cantonner réduit la portée de l'innovation législative à un simple
réaménagement formel du recours pour excès de pouvoir2803 : seule la première limite qui affectait
traditionnellement ce dernier en matière de déclaration de droit tombe ; les deux autres -liées à la
nature de l'acte attaqué au principal et à l'état d'avancement du dossier- semblent devoir perdurer.

2 - Le nouvel état du droit se situe bien loin de l'action en déclaration de droit souhaitée : ce qui
serait demandé au juge, dans ce cadre, c'est de constater que l'administration est en situation de
compétence liée pour prendre telle ou telle décision. Il ne s'agirait pas simplement, comme le
permet la loi de 1995, de déterminer s'il pèse sur elle une obligation d'exécution d'une décision de
justice, mais également de consacrer parfois un droit que le requérant tient des textes en vigueur à
l'édiction de telle ou telle mesure qu'il sollicite. Le renvoi devant l'autorité compétente serait alors
beaucoup plus "directif", le jugement ne lui laissant plus le loisir de statuer à sa guise. Bien
évidemment, comme nous le verrons un peu plus loin, le fait de contraindre le juge à s'interroger
de façon principale sur l'existence du droit allégué supposerait certains aménagements
procéduraux, le conduisant à procéder à des compléments d'instruction lorsque les éléments du
dossier s'avèrent insuffisants pour se prononcer sur l'existence ou l'absence d'un droit du
justiciable. Or, rien en ce sens ne transparaît dans la loi de 1995.

3 - Ces carences dans le dispositif législatif peuvent faire douter de l'ampleur de l'évolution qu'il
engendre. Prenons, pour illustrer nos dires, l'exemple de l'affaire Société A.B.C. Engeeniring dont
nous avons déjà exposé les données : s'il est aujourd'hui totalement exclu que le juge rejette les
prétentions de la Société requérante en prétextant du principe qui prohibait le prononcé
d'injonctions à l'encontre de l'administration, rien ne l'empêcherait toutefois de rejeter la requête au
2799
Sur ces deux points, voir supra.
2800
Ce que reconnaît d'ailleurs le rapport de M. Porcher précité, p.107.
2801
C.E., 12/05/1960, Caisse de crédit municipal d'Alger, p.110 : censure du jugement d'un tribunal administratif qui
avait imparti un délai de trois mois à la caisse de crédit en question pour statuer sur le sort du requérant.
2802
Note J.-M. Woehrling précitée, p.724.
2803
Explicitant cette idée, voir ibid., p.728 : "Ce n'est pas le transfert du constat formel d'une telle obligation légale des
motifs au dispositif qui -comporte- une transformation de la portée de la déclaration faite par le juge (...). Ce passage a
simplement pour objet de (...) rendre aussi claire que possible la portée de la constatation légale faite. Ce n'est donc
qu'un aménagement pratique qui ne change rien à la portée juridique du jugement en cause".
578
motif qu'il ne peut, en l'état du dossier, déterminer si l'annulation contraint l'administration à
édicter la mesure souhaitée.

Puisque la réforme opérée en 1995 se contente de ce moyen terme, et ne remédie pas


réellement à la "pauvreté"2804 des moyens que le contentieux administratif met en oeuvre pour
consacrer les droits du requérant, il paraît légitime de se demander s'il ne conviendrait pas de la
radicaliser quelque peu.

Paragraphe 3. Une réforme à parfaire ?

Nul doute qu'une certaine partie de la doctrine regrettera la frilosité de l'intervention


législative, et proposera certains compléments de nature à la rendre plus vigoureuse. Nous
tenterons ici d'imaginer, avec l'appui d'articles antérieurs à la réforme de 1995, les deux moyens
qui pourraient être utilisés à cette fin.

I - La consécration éventuelle d'une réelle action en déclaration de droit

Deux questions se posent à cet égard : qu'apporterait la création de ce type d'action au


contentieux administratif ? ; et peut-on raisonnablement en envisager l'instauration ?

A. Utilité
Selon ses défenseurs, l'action en déclaration de droit serait "de nature à transformer
profondément la pratique et l'efficacité du contrôle juridictionnel de l'administration, et
représenterait un véritable tournant pour son évolution"2805.

1 - Elle permettrait en effet au juge, une fois pour toutes, de "vider le contentieux (...) en examinant
tous les motifs possibles de refus de l'acte sollicité et en concluant, si aucun de ces motifs ne peut
être retenu, que le demandeur a le droit d'obtenir" ce qu'il désire2806. Ce système se différencie
nettement de l'actuelle technique consistant à se borner à annuler une décision de refus, cette
dernière apparaissant beaucoup moins performante : ici, en effet, il n'est pas rare que le juge se
contente de la présence d'un seul vice - externe ou interne - affectant ledit refus pour en prononcer
la censure, sans pousser plus loin ses investigations, et alors même que d'autres irrégularité de fond
étaient mises en avant par les requérants2807. Cette pratique, dite de l'"économie de moyens", le
dispense en règle générale d'indiquer si la réfection de l'acte annulé après correction de l'illégalité
sanctionnée est ou non envisageable, ce qui laisse à l'autorité compétente tout loisir de tenter d'y

2804
Expression empruntée à J.-M. Woehrling, Revue française d'administration publique 1984, art. cit., p.36.
2805
Ibid., p.724.
2806
Rapport sénatorial précité, p.171.
2807
C'est ce qui explique la formule très souvent employée : "sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la
requête..."
579
procéder, au risque de s'exposer à une nouvelle censure contentieuse2808. Une telle cascade de
litiges serait au contraire en principe exclue dès lors que le juge aurait, au travers de son arrêt
initial, signifié à l'administration qu'elle est tenue d'édicter la mesure sollicitée par le requérant -ce
qui peut s'avérer bénéfique non seulement pour celui-ci mais également pour celle-là2809. Les faux
espoirs que fait parfois naître une annulation formelle ne seraient plus de mise2810, et le nombre des
requêtes devrait en conséquence diminuer2811.

2 - Mais il est une considération qui pourrait faire douter de l'utilité d'une telle voie de droit. On se
rend bien compte, au fil de sa présentation, que celle-ci ne possède de raison d'exister que dans les
hypothèses où un texte lie la compétence de l'administration à édicter tel ou tel acte2812. C'est en
effet dans cette seule mesure que le juge, bien qu'ordonnant la prise d'une décision, respecte
l'indépendance de l'autorité administrative2813 ; il en irait différemment s'il lui imposait
arbitrairement une attitude dans un domaine où elle jouit d'un large pouvoir discrétionnaire2814. Or,
on peut légitimement se demander, si les cas de compétence liée sont en nombre suffisant pour
justifier la création d'une action en déclaration de droit. Les avis se partagent sur ce point : pour
certains, comme O. Schrameck2815, il s'agirait d'hypothèses relativement exceptionnelles ; pour
d'autres, elles s'avèrent au contraire assez fréquentes2816. Tout semble dépendre en fait du degré à
partir duquel on estime cette compétence suffisamment liée pour être matérialisée dans une
décision de justice2817. Quoi qu'il en soit, cette considération ne saurait à elle seule motiver un
refus de consacrer l'action étudiée : quel que soit le nombre des occasions dans lesquelles elle
trouverait à jouer, elle compléterait heureusement le recours pour excès de pouvoir existant,
recours qui demeurerait le seul à pouvoir être exercé dans les cas où le pouvoir discrétionnaire de
l'administration mérite d'être respecté. Mais la question de l'utilité d'une action en déclaration de
droit ne suffit pas à en déterminer le sort ; il convient également de s'interroger sur le point de
savoir s'il est réaliste, d'un point de vue matériel, de projeter sa concrétisation.

2808
Ce mécanisme, qui fait qu'une affaire "s'éternise dans une étrange lutte à la corde tendue entre l'administration et le
tribunal", est parfaitement illustré par M. Stassinopoulos, "Les deux meules et le jeune capitaine", La Revue
administrative 1977, p.146.
2809
Cf. J.-M. Woehrling, Les petites affiches, 24 mai 1995, art. cit. : dans le cadre d'une action en déclaration de droits,
"l'administration, souhaitant savoir clairement ce qu'elle peut faire, -pourrait présenter- des conclusions
reconventionnelles tendant à ce que le tribunal dise si les faits justifiaient la mesure prise". Si ce dernier constatait que
la décision, bien qu'irrégulière en la forme, est régulière au fond, le travail de régularisation ultérieure s'en trouverait à
n'en pas douter facilité.
2810
Par définition, en effet, une action en déclaration de droits ne peut se baser que sur l'illégalité globale des motifs de
fond susceptibles d'être fournis par l'administration pour justifier son refus de prendre la mesure qui lui est demandée.
En conséquence, tous les autres moyens, et en particulier ceux qui s'appuieraient sur des vices externes de ces refus,
doivent être considérés comme inopérants (Cf. sur ce point J.-M. Woehrling, note précitée, p.729).
2811
Voir en ce sens l'opinion du rapport sénatorial précité, p.171.
2812
Sans quoi on ne pourrait pas parler de "droit" de l'administré, droit que Bonnard définissait comme "le pouvoir
d'exiger de quelqu'un, en vertu de la règle de droit objectif, quelque chose à laquelle on a intérêt, sous la sanction d'une
action en justice (...)" : Cf. "Les droits subjectifs des administrés", Revue du droit public 1932, p.707.
2813
G. Jèze le faisait remarquer dès 1905 (Revue du droit public, p.110, note 3) : "lorsque pour un acte il n'existe
aucune liberté pour l'administration, il est clair qu'il n'y a pas atteinte à son indépendance si, à son refus, l'acte
obligatoire est accompli par le juge". Si une telle affirmation est contestable dans une optique de substitution du juge à
l'autorité administrative, elle paraît cependant parfaitement adaptée à une logique d'injonction.
2814
Cf. J.-M. Woehrling, note précitée, p.726 : "Le principe de la séparation de l'administration et de la justice
administrative exprime (...) l'interdiction pour le juge de ravir à l'administration son pouvoir d'appréciation et de
prendre à sa place des décisions qui ne relèvent pas de la simple application du droit".
2815
Conclusions précitées, pp.173/174 ; pour un avis similaire, voir D. Chabanol, Actualité juridique, Droit
administratif 1995, art. cit. p.393.
2816
Voir notamment J.-M. Woehrling, note précitée, p.728.
2817
Voir ibid. les développements consacrés aux hypothèses de "compétence liée concrète".
580
B. Faisabilité

1 - L'instauration d'une action en déclaration de droit impliquerait un total renversement de


perspectives. Dans le recours pour excès de pouvoir, la plupart des illégalités susceptibles
d'entraîner la chute de l'acte litigieux sont mises en avant par le requérant, au travers des moyens
qu'il soulève. Dès lors qu'un seul de ceux-ci suffit à justifier la censure juridictionnelle, point n'est
besoin d'aller chercher plus loin. Sinon, le juge se contentera généralement de rejeter tous les
arguments qu'on lui a présentés. Il peut certes éventuellement les compléter en soulevant d'office
certaines irrégularités ; mais il s'agit là d'hypothèses qui, bien que relativement nombreuses, se
révèlent bien balisées2818. C'est ce qui explique notamment qu'un jugement qui rejette un recours
pour excès de pouvoir ne vaille pas déclaration de légalité de l'acte non censuré2819. Pour l'action
en déclaration de droits, au contraire, c'est à l'administration qu'il reviendrait de relever tous les
motifs susceptibles de justifier son refus2820. Si un seul d'entre eux s'avérait fondé, la requête du
justiciable serait nécessairement rejetée ; mais s'il n'en allait pas ainsi, on conçoit que le juge
devrait se montrer très circonspect, de crainte de reconnaître à tort un droit qu'il croirait établi à la
lumière d'un dossier incomplet. C'est pourquoi la phase d'instruction exigerait ici une particulière
minutie. Dans ses conclusions sur l'arrêt A.B.C. Engineering, le commissaire du gouvernement O.
Schrameck mettait l'accent sur le surcroît excessif de travail juridictionnel que cela ne manquerait
pas d'engendrer : "reconnaître l'existence d'un droit reviendrait (...) non seulement à statuer
préalablement sur tous les moyens qui sont invoqués devant le juge, mais encore à soulever
d'office des questions qui ne le sont pas et qui pourront nécessiter un supplément d'instruction"2821.
2 - Il est sûr que certains aménagements d'ordre procédural devraient alors être prévus2822. J.-M.
Woehrling en a dressé la liste. Tout en renvoyant, pour plus de détails, au travail de cet auteur, on
peut légitimement penser, avec lui, que "cet aspect ne présente -pourtant- pas de difficultés
insurmontables"2823 : d'abord parce que, si l'on soumet le nouveau recours à la règle de la décision
préalable - le requérant ne pouvant solliciter du juge la reconnaissance d'un droit qu'après avoir vu
son recours gracieux se solder par un refus -, l'administration possèdera une connaissance
relativement complète du dossier ; ensuite, et surtout, dans la mesure où les conditions légales de
refus ne sont pas légion dans les matières où l'administration a compétence liée pour prendre telle
ou telle décision, domaine exclusif, comme nous le savons, de l'action en déclaration de droits.
L'admission d'un recours de ce type au sein du contentieux ne semble donc poser aucun
problème pratique majeur. Il n'entre plus, en outre, en conflit avec aucun principe théorique à
l'heure où l'idée de prohibition de l'injonction est largement battue en brèche, surtout si l'on
considère, avec certains auteurs, que cette dernière notion est incompatible avec la présence d'une
compétence liée2824. Cependant, en l'absence d'une volonté affichée du législateur, seul le Conseil

2818
Sur le problème des moyens d'ordre public, voir notamment C. Debouy, Les moyens d'ordre public dans la
procédure administrative contentieuse, P.U.F. 1980.
2819
Cf. notamment R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n883-2.
2820
Les moyens du requérant ne constitueraient alors qu'une réponse à ces arguments.
2821
Conclusions précitées, p.474.
2822
Il conviendrait à ce propos de reconnaître au juge, afin qu'il puisse statuer en parfaite connaissance du dossier, des
pouvoirs d'investigation renforcés par rapport à ceux qu'il s'autorise au cours de l'instruction d'une requête en excès de
pouvoir. A l'occasion de cette dernière, un tribunal ne peut, par exemple, ordonner de mesures d'instruction pour
vérifier le bien-fondé d'un moyen s'il peut annuler la décision sur le fondement d'un autre moyen (C.E., 14/12/1966, de
Fligue, p.658) ; le juge de la déclaration de droits devrait au contraire être dans l'obligation d'ordonner des mesures
d'instructions pour vérifier qu'il n'y pas de motifs à soulever, même d'office, justifiant le rejet de la demande en
déclaration de droits.
On pourrait également imaginer, comme le fait M. Ricard (art. cit. p.334, note 36) l'usage de jugements interlocutoires,
qui tranchent une partie du principal tout en ordonnant une mesure d'instruction sur le surplus.
2823
Note précitée, pp.726 s.
C'est également l'avis du rapport sénatorial précité (p.171), pour lequel seule une "phase d'adaptation" des services
contentieux à ces nouvelles exigences serait nécessaire.
2824
Une telle vision peut se réclamer de Carré de Malberg (Contribution à la théorie générale de l'État, t.1, p.724),
lorsqu'il écrit : "Le juge ne dispose pas : ses décisions, même quand elles contiennent un ordre, ne consistent qu'à
581
d'État a le pouvoir d'autoriser -et d'organiser- une action en déclaration de droit. Or, rien n'indique
son désir d'œuvrer dans ce sens2825, même s'il en a envisagé l'éventualité dans son rapport sur
l'urbanisme de 1992, celle-ci n'étant prétendument écartée qu'en raison de l'importance du pouvoir
discrétionnaire dont disposent les autorités compétentes en la matière2826. Il apparaît dès lors
beaucoup plus sage d'espérer un complément moins radical à la réforme législative de 1995.

II - L'abandon souhaitable de la pratique dite de l'"économie des moyens"

Sans aller jusqu'à l'instauration d'une véritable action en déclaration de droits, on pourrait
déjà prétendre arriver à des résultats intéressants si le juge administratif utilisait pleinement les
pouvoirs dont il dispose dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir. Il lui suffirait, pour ce
faire, de se départir de la fâcheuse technique de "l'économie des moyens" présentée un peu plus
haut. Ce léger effort lui permettrait de définir -beaucoup mieux qu'il ne le fait actuellement-
l'attitude que peut adopter l'administration, sans aller toutefois jusqu'à rechercher
systématiquement si le requérant détient un droit à l'obtention de ce qu'il sollicite. Cette
appréciation reviendrait toujours, en dernier ressort, à l'autorité administrative2827, ce qui éviterait
les risques de surcharge d'instruction que comporte une véritable action en déclaration de droit.
"Léger effort" a-t-on écrit, car revenir sur cette pratique de l'économie des moyens ne semble pas
en effet poser de problèmes insurmontables2828 : le juge n'aurait même pas à statuer sur tous les
moyens soulevés par le requérant, mais seulement sur chaque autre moyen susceptible, lui aussi,
d'entraîner une annulation2829. En outre, le travail juridictionnel ne s'en trouverait pas sensiblement
augmenté -hormis celui du rédacteur des jugements- dans la mesure où les commissaires du
gouvernement, ne sachant pas quelle orientation va privilégier le juge, analysent toujours chaque
moyen de la requête. Une telle évolution paraît au contraire, à l'instar de l'instauration d'une action
en déclaration de droits, de nature à désengorger les tribunaux, puisque seraient pareillement évités
de nombreux recours à répétition. L'administration verrait sa marge de manœuvre quant à la

déterminer et à ordonner ce qui est le droit d'après la loi". Il ne saurait donc y avoir d'injonctions stricto sensu lorsque le
juge se borne à dire le droit, même si ce dernier impose à l'administration l'édiction d'un acte précis, car alors
"l'obligation pour l'administration d'agir dans un sens déterminé ne résulte pas de l'existence d'une prétendue injonction,
mais de la situation de compétence liée dans laquelle elle se trouve". (J.-M. Woerling, Gazette du Palais 1989, art. cit.
p.725).
Dans le même sens, voir notamment la note Hauriou précitée sous l'arrêt Rage-Roblot ; l'article de J. Rivero précité, in
Mélanges Dabin, pp.827 s. et Livet, L'autorisation administrative préalable et les libertés publiques, L.G.D.J. 1979,
p.236.
2825
On peut même subodorer un désir inverse, dans la mesure où le pouvoir d'injonction prévu par la loi de 1995,
malgré son caractère limité, est considéré par M. Combarnous, Président de la Section du Contentieux du Conseil
d'État, comme devant être "manié avec prudence", d'autres praticiens -tel J.-G. Depouilly, Président du tribunal
administratif de Versailles- se déclarant carrément "méfiants à l'égard des effets pervers susceptibles de découler du
nouveau pouvoir d'injonction", en particulier quant au risque, pour le juge, de devoir se charger de tâches
administratives. Cf. les auditions publiques retranscrites dans le rapport du Sénat sur le projet de loi relatif à
l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative (Doc. Sénat, 1994-1995, n30, Tome II,
p.18).
Les premières décisions précitées du Conseil d'État rendues en la matière confirment, hélas, ce pressentiment négatif.
2826
Rapport précité, Revue française de droit administratif 1992, p.719.
2827
L'état du droit se rapprocherait alors de la technique de la Bescheidungsklage employée en droit administratif
allemand, grâce à laquelle le juge peut renvoyer le requérant devant l'administration après annulation de la décision
initiale, en précisant de la manière la plus détaillée possible qu'elle est la marge d'appréciation dont celle-ci dispose. Cf.
les travaux de droit comparé précités intéressant notre question.
2828
Certains jugement l'ont d'ailleurs parfois déjà écartée : Cf. notamment C.E., 4/12/1987, Société anonyme "Europe-
Maison", p.1018 ; Revue juridique de l'environnement 1988, p.177, note MM. Richet et Fabre-Luce.
Un amendement tendant à obliger le juge administratif à œuvrer en ce sens avait en outre été déposé lors de la
discussion au Sénat du projet de loi portant réforme du contentieux administratif, mais il ne fut pas finalement retenu.
Cf. J.O., Débats Sénat, séance du 10 novembre 1987, p.3795.
2829
Voir sur ce point l'article de M. Chapus dans Etudes et documents du Conseil d'État 1977-1978, n29, p.63.
582
possibilité de réfection de l'acte annulé nettement encadrée dès le prononcé de la première
annulation, en particulier si le requérant a pris soin d'invoquer tous les vices internes qui affectaient
l'acte litigieux.

Les droits du requérant en excès de pouvoir méritent donc plus d'égard de la part du juge
qui statue sur leur demande, ce afin d'éviter que ne se créent, à son désavantage, des acquis abusifs.
Il convient également qu'une fois reconnus, ces droits soient convenablement protégés, sauf à
risquer semblable déconvenue.

SECTION 2. INSUFFISANCE DE LA DEFENSE DES DROITS DU REQUERANT


NEGLIGES PAR L'ADMINISTRATION

L'administré qui a obtenu du juge de l'excès de pouvoir l'annulation de l'acte qui lui faisait
grief, est en droit d'attendre de l'administration qu'elle prenne les mesures d'exécution imposées, à
son profit, par le jugement. En s'y refusant, que ce soit momentanément ou plus durablement,
l'autorité compétente assure à la norme qui aurait dû pâtir de la censure juridictionnelle une survie
artificielle2830 et abusive, car contraire à tous les principes directeurs de notre système
juridique2831. Ce type d'acquis -auquel on peut assimiler celui qui résulte de la réédiction
rétroactive, sans raison valable, de l'acte annulé2832- s'avère incompatible avec l'idée même d'État
de Droit. La crédibilité de notre justice en sort terriblement affaiblie, et l'exaspération des
justiciables, bien compréhensible, ne peut être calmée que par la prise de mesures adéquates.
Avant que l'on s'alarme des problèmes soulevés par l'exécution des décisions rendues par
les juridictions administratives, il n'existait que deux catégories de moyens destinés à faire pression
sur l'administration ; mais l'un et l'autre avaient en commun un caractère tellement aléatoire que
leur effectivité s'en trouvait sujette à caution :

- sur le plan juridique, tout d'abord, il était loisible au bénéficiaire d'un jugement de demander au
juge qu'il annule les refus d'exécution auxquels il avait pu se heurter, ainsi que l'octroi de
dommages-intérêts en réparation du préjudice que ce défaut d'exécution avait pu lui causer.
L'insuffisance de cette voie de recours saute aux yeux : outre sa lourdeur et sa lenteur,
particulièrement pour un administré qui a déjà subi la procédure ayant abouti à la décision initiale,
il n'était pas exclu qu'elle ne produise pas plus d'effet que le premier jugement, puisqu'elle ne
faisait peser aucune menace supplémentaire sur l'administration : "le contentieux se greffe sur le
contentieux : théoriquement, il pourrait bien se poursuivre indéfiniment si l'autorité du juge n'était
pas de nature à arrêter un processus qu'on pourrait bien qualifier d'infernal"2833.

2830
Sur ce point, voir supra, Sous-titre précédent.
2831
A savoir notamment l'autorité de chose jugée et le principe décrit au paragraphe précédent qui interdit à
l'administration de s'ériger en juge.
2832
Cf. l'hypothèse Dlle Sarrabay développée en première Partie (Titre I, Sous-titre I). Ici, en effet, la norme qui aurait
dû disparaître un certain temps de l'ordre juridique est censée, du fait de la rétroactivité de celle qui la remplace, n'avoir
jamais quitté celui-ci, ce qui peut s'analyser comme une inexécution de l'annulation prononcée et semble devoir
irrémédiablement condamner l'aval qu'a donné le Conseil d'État à cette pratique.
2833
P. Delvolvé, "L'exécution des décisions de justice rendues contre l'administration", art. cit. p.120.
583
- sur le plan politique, ensuite, le requérant insatisfait pouvait tenter de faire pression sur
l'administration par le biais d'un parti ou d'un syndicat, ou par voie de presse. Mais il est bien
évident que "ces moyens ne sont pas à la portée de tous et ne peuvent être utilisés à tout instant
pour des affaires mineures2834".
Devant une carence aussi criarde, il devint crucial, lorsqu'on se rendit compte que le
jugement rendu ne réglait pas toujours, en pratique, définitivement le sort du litige, d'organiser des
remèdes. Or, les moyens mis en œuvre à cette fin, s'ils ont joué un rôle incontestablement positif,
se sont révélés jusqu'à présent nettement insuffisants. Leur récent renforcement au travers de la
réforme de 1995 laisse donc espérer une amélioration notable du degré et de la rapidité d'exécution
des jugements d'annulation, bien que l'expérience incite à se montrer extrêmement prudent sur les
incidences d'un texte législatif en ce domaine.

Paragraphe 1. L'action positive des mesures encourageant l'administration à exécuter la


chose jugée

Prenant conscience de ce qu'originairement, le contentieux administratif en était


cruellement dépourvu, on a progressivement entendu doter celui-ci de deux moyens aptes à
favoriser l'exécution de la chose jugée. Or, ceux-ci se sont révélés d'une efficacité indéniable,
même si quelques points demeurent perfectibles.

I - L'information de l'administration
Ce fut l'un des premiers remèdes envisagés contre la mauvaise exécution des décisions
condamnant l'administration. Cette information est d'une double nature :

A. Il s'est agi tout d'abord d'éviter que, comme cela a pu parfois se produire, l'administration
n'applique des dispositions réglementaires censurées sur recours d'une personne isolée par simple
ignorance de l'existence du jugement. A cette fin, une instruction du Premier ministre en date du
28 décembre 1973 a posé le principe selon lequel, à compter du 1er janvier 1974, seraient publiées
au Journal officiel de la République française les décisions rendues par le Conseil d'État statuant au
contentieux en premier et dernier ressort et portant annulation totale ou partielle des ordonnances
et des décrets à l'exception de ceux portant sur des personnes et des actes ayant un caractère non
réglementaire. Le Rapport Bacquet souligne que "cette mesure de publicité, appliquée depuis lors,
concourt autant au respect de la chose jugée qu'à la prévention du contentieux"2835.
B. Le deuxième mode d'information se traduit par des mesures plus "individualisées", destinées à
l'administration condamnée elle-même. Depuis longtemps déjà, le Conseil d'État a ressenti la
nécessité, dans les affaires où l'exécution des arrêts qu'il rend impose la prise de mesures très
complexes, d'éclairer l'autorité responsable de cette exécution sur l'étendue de celle-ci2836. Mais ces
velléités sont restées, durant de nombreuses années, cantonnées dans des domaines très précis. Ce
n'est somme toute qu'assez récemment que l'on a pris conscience de la nécessité, pour le juge, de
s'occuper de manière plus générale de l'exécution des décisions qu'il est amené à prononcer, et que
son travail ne s'arrêtait pas à la seule élaboration de ces dernières. Certaines mesures concrètes ont
vu le jour ; d'autres sont en cours d'élaboration, voire simplement en projet :
2834
G. Braibant, "Les nouvelles fonctions du Conseil d'État", La Revue administrative 1987, p. 419.
2835
Rapport précité, p.483.
2836
Voir notamment, dans la délicate matière des reconstitutions de carrière, l'arrêt Rodière précité.
584
1 - Parmi les procédures déjà existantes, il faut insister sur une des possibilités instituées par le
décret du 30 juillet 1963. Initialement prévu pour faciliter l'exécution des seuls arrêts du Conseil
d'État, ce système a été étendu, par décret du 26 janvier 1969, à celle des jugements des tribunaux
administratifs, puis à celle de toutes les juridictions administratives par décret du 2 septembre
1988. Il fait jouer, au sein du Conseil d'État, la Section du rapport et des études : celle-ci peut être
saisie par un ministre qui souhaite obtenir des éclaircissements sur les mesures que suppose la
bonne exécution de telle ou telle décision de justice. Est alors désigné un rapporteur qui, après une
rapide instruction, conseille l'administration sous l'autorité du président de la Section2837. Cette
procédure, qui s'apparente à celle de la demande d'avis, n'est pas extrêmement utilisée, le nombre
annuel de saisines de la Section en vue d'éclaircissement tournant autour de la quinzaine2838 ; il
s'agit essentiellement d'affaires particulièrement complexes ou importantes. Le fait que cette
saisine soit réservée aux seuls ministres semble a priori regrettable, dans la mesure où ce ne sont
pas les seules autorités qui peuvent rencontrer des difficultés à appréhender les suites qu'impose
une décision de justice. Mais, de l'avis même de M. Braibant2839 qui fut Président de la Section du
rapport et des études, cette dernière institution n'aurait pas les moyens matériels pour faire face à la
multiplication des saisines qu'une solution inverse ne manquerait pas d'engendrer2840. La remise en
cause du "filtre" ministériel comporterait en outre le risque de voir les autorités locales ou les
services déconcentrés de l'État se décharger abusivement de leurs responsabilités sur ladite
Section.

2 - La nécessité d'informer l'administration pour prévenir l'inexécution des décisions de justice a


conduit le Conseil d'État, dans le cadre du Rapport Bacquet, à proposer la rédaction par la
Direction générale des collectivités locales du ministère de l'Intérieur d'un "guide de l'exécution"
reprenant les principes essentiels en la matière, et destiné en premier lieu aux collectivités locales
et à leurs établissements publics. Mais il s'avère aujourd'hui que la rédaction de ce document
soulève des problèmes quasi insolubles2841. Le même Rapport envisage également d'accompagner
les notifications des jugements condamnant lesdites collectivités d'une lettre du président du
tribunal leur rappelant qu'elles ont l'obligation d'exécuter spontanément et sans délai, et ce même si
elles entendent faire appel. Le Rapport 1991 du Conseil d'État propose quant à lui de "mettre en
place, dans les administrations, des structures spécifiques de suivi des problèmes d'exécution", ce
qui aurait le double avantage de pallier les dysfonctionnements provenant d'un manque de
coordination entre les différents services concernés par une exécution, et de remédier à
l'insuffisance de la formation juridique des agents qui est souvent à la base des atteintes à la chose
jugée. Autant de projets qui ne doivent pas demeurer lettre morte.

3 - Le dernier point sur lequel il convient d'insister a trait à la rédaction des jugements. S'il n'est
évidemment "pas question pour le juge, en annexe de son jugement, de se transformer en conseil
juridique d'une des parties"2842, "il est des cas où - celui-ci - peut, sans aller au delà des conclusions
et des moyens dont il est saisi, donner dans les motifs de ses décisions des indications sur les
conséquences qui doivent en être déduites"2843. Cela est évidemment fonction des circonstances de
l'espèce et de la précision du dossier mis à la disposition de la juridiction qui statue. Le Rapport du
Conseil d'État propose de sensibiliser l'ensemble de l'ordre juridictionnel administratif à ce
problème, afin que le juge détaille dès que possible la portée de sa décision2844, ce qui semble

2837
La réponse au ministre n'est pas rendue publique.
2838
15 en 1988 ; 17 en 1989 ; 15 en 1990. Il faut signaler que la chute du nombre des demandes d'éclaircissement en
1991 (seules 5 saisines ministérielles ont été enregistrées) semble accidentelle, dans la mesure où les années ultérieures
ont connu des chiffres plus élevés (11 demandes en 1992, 10 en 1993 et 19 en 1994).
2839
Cf. les actes du colloque de Douai précités, p.23 et 24.
2840
Le manque de moyens a notamment été dénoncé par le rapport Bacquet (précité, p.487), ce qui n'a pas tardé d'être
suivi d'effets puisque l'année 1990 a vu l'arrivée d'un rapporteur général adjoint à temps complet chargé du Secteur
"exécution des décisions de la juridiction administrative".
2841
Voir l'intervention de M. Challan-Belval, Actes du colloque de Douai précités, p.34.
2842
Cf. l'intervention de M. Chabanol, ibid., p.30.
2843
Rapport Bacquet précité, p.494.
2844
Cette sensibilisation doit se faire par le biais de la mission permanente d'inspection des juridictions administratives
en liaison avec le Conseil d'État.
585
devoir aller dans le sens d'une remise en cause de la pratique dite de l'"économie de moyens"
dénoncée plus haut2845, évolution qu'on ne saurait trop encourager.

II - L'incitation à exécuter
Informer l'administration sur ses obligations ne suffit pas toujours ; il faut parfois la pousser
un tant soit peu à s'exécuter. Certaines procédures ont été mises en place à cette fin :
A. Corrélativement à la procédure de demande d'éclaircissement sus-évoquée, le décret du 30
juillet 19632846 a prévu que les bénéficiaires d'un jugement administratif2847 qui se heurtent à des
difficultés d'exécution de celui-ci peuvent, sans frais et sans obligation de ministère d'un avocat,
signaler les obstacles qu'ils rencontrent à la Section du rapport et des études2848. Contrairement aux
recours ministériels, la saisine de la Section par les requérants, si elle a été faible jusqu'en 1977,
s'est considérablement développée du fait de l'initiative prise par le Conseil d'État, en mai 1976, de
mentionner la possibilité ouverte par le décret de 1963 dans la notification des jugements et arrêts,
et sa fréquence ne cesse d'augmenter2849.

Lorsqu'elle est ainsi saisie, la Section du rapport et des études contacte l'autorité
compétente, s'informe des causes de l'inexécution et tente d'y mettre fin. Si l'administration refuse
d'obtempérer, elle procède alors à des pressions diverses2850 qui sont en règle générale couronnées
de succès. Mais, dans certains cas exceptionnels, la Section se heurte à un mauvais vouloir
inflexible. Dans cette hypothèse, elle peut estimer utile de dénoncer l'attitude des administrations
concernées dans son rapport annuel. Un point doit particulièrement retenir notre attention : il n'est
pas rare que, dans le cadre de la procédure sus-décrite, la Section propose des solutions de
conciliation aux différentes parties dans le but d'"éviter toutes les conséquences, parfois absurdes,
de la logique des annulations contentieuses, tout en procurant aux requérants des satisfactions
équivalentes"2851. Il s'agit donc là, de toute évidence, d'une limite pratique non négligeable mise à
l'étendue des effets de l'annulation ; amputée d'une partie de son champ d'application avec
l'assentiment de celui qui serait censé en bénéficier, l'exécution du jugement se résoudra dans ces

2845
Voir paragraphe précédent.
2846
Complété par les décrets de 1969 et 1988 mentionnés plus haut.
2847
A noter que, depuis l'octroi d'une compétence de suivi d'exécution des décisions qu'ils rendent aux tribunaux
administratifs et cours administratives d'appel par la loi du 8 février 1995 (voir infra), l'importance pratique de cette
procédure va se trouver extrêmement relativisée, ces dernières juridictions étant désormais habilitées dans ce domaine
(non seulement par la loi mais également par son décret d'application n95-830 en date du 3 juillet 1995) à exercer les
pressions autrefois du ressort exclusif de la Section du Rapport et des études. L'étude des diligences de ladite Section
demeure cependant d'actualité, ne serait-ce que pour pressentir ce que sera l'incitation réalisée par les juridictions
inférieures (même si, ici, la procédure prévue paraît de nature contentieuse : Cf. D. Chabanol, commentaire de la loi du
8 février 1995 et des décrets d'application du 3 juillet 1995, Revue française de la décentralisation, novembre 1995,
p.185).
2848
Afin d'éviter les demandes prématurées, un délai de trois mois est exigé par les décrets du 24 mars et du 22
novembre 1976, excepté lorsqu'il s'agit d'obtenir l'exécution d'une mesure d'urgence telle notamment qu'un sursis à
exécution.
Il faut également signaler que la disposition initiale du décret du 30 juillet 1963 qui prévoyait la possibilité pour le vice-
président du Conseil d'État et le président de la Section du contentieux d'inviter le président de la Section du rapport à
"appeler l'attention de l'administration sur les suites à donner à une décision" a disparu dudit décret dans sa rédaction
actuelle.
2849
565 demandes d'aide à l'exécution en 1991 ; 686 en 1992 ; 812 en 1993 ; 907 en 1994 (Cf. Etudes et documents du
Conseil d'État n46, p.227).
2850
La procédure est le plus souvent informelle ; seules les affaires les plus difficiles sont soumises à une instance
d'instruction plus structurée.
Sur les moyens qu'elle est amenée à employer, voir le rapport Bacquet précité p.483 ; voir également : G.
Braibant, art. cit. p.419.
2851
Ibid., p.420.
586
hypothèses par l'octroi d'une somme d'argent compensatoire. Mais l'acquis en résultant ne semble
pas pour autant abusif, puisque l'intérêt du requérant est ainsi largement pris en compte.

B. Le rôle du Médiateur de la République doit également être ici évoqué : celui-ci a en effet reçu
de la loi n 73-6 du 3 janvier 1973 l'instituant, et surtout de celle n 76-1211 du 24 novembre 1976,
le pouvoir d'enjoindre une personne publique récalcitrante à se conformer à l'exécution d'une
décision de justice dans un délai qu'il fixe. Si cette injonction n'est pas suivie d'effet, le Médiateur
peut en faire mention dans son rapport annuel publié au Journal officiel ou dans un rapport
spécialement rédigé à cet effet2852. La sanction semble certes a priori bien légère, mais, comme le
précisent les différents rapports, ces injonctions sont "généralement suivies d'effet"2853, bien que
parfois après quelques difficultés. Il convient cependant de souligner que le Médiateur n'a que peu
de cas à régler (3 cas seulement en 1988 !) et qu'il préfère la persuasion à la coercition (il n'a utilisé
son pouvoir d'injonction que trois fois en dix ans). Il arrive même qu'il saisisse lui-même la
Section du rapport et des études, et il n'est pas mauvais de voir les relations entre les deux
institutions se développer de la sorte2854.

C. Il faut signaler enfin que, périodiquement, des circulaires ministérielles viennent rappeler aux
différents services la nécessité d'exécuter les décisions de justice rendues à leur encontre2855, ou
leur expliquer la façon d'y procéder2856.

Pour aussi utiles qu'ils soient, les moyens d'information et d'incitation à exécuter la chose
jugée, faute d'exercer une véritable coercition sur l'administration, s'avèrent inadaptés lorsque cette
dernière fait preuve d'une mauvaise volonté inflexible. Le législateur s'est donc laissé convaincre,
dès 1980, de la nécessité d'introduire des procédés plus contraignants de suivi des jugements. Mais
force est de reconnaître que les retombées de son intervention se sont révélées extrêmement
décevantes.

Paragraphe 2. Le désamorçage des moyens contraignant l'administration à exécuter la chose


jugée

La technique de l'astreinte, depuis longtemps utilisée par la jurisprudence judiciaire2857


pour contraindre le débiteur d'un jugement à exécuter ses obligations2858, n'avait jamais trouvé
grâce aux yeux du Conseil d'État pour la bonne et simple raison qu'elle ne constitue rien d'autre
qu'une injonction d'exécution assortie d'une sanction efficace. Or nous savons quelle était la
position traditionnelle du juge administratif quant aux ordres susceptibles d'être adressés à
l'administration active. Dans le but de pallier cette carence du contentieux administratif, un projet
de loi adopté par le Conseil des ministres le 19 avril 19772859 et converti en texte législatif le 16
juillet 1980 entreprit donc de confier expressément au Conseil d'État le pouvoir de prononcer des
astreintes à l'encontre des personnes publiques2860. Ce texte fut au départ salué unanimement par la

2852
Cette possibilité a pour la première fois été mise à profit le 20 septembre 1994 (J.O. du 14 octobre, p.14588).
2853
Dans plus de 90 % des cas ! Cf. J.-P. Costa, "Le Médiateur et la Section du rapport et des études du Conseil d'État",
La Revue administrative 1985, p.543.
2854
Pour un exemple de coopération fructueuse entre les deux institutions, voir l'affaire Niox, citée dans le rapport 1994
du Conseil d'État (Etudes et documents du Conseil d'État n46), pp. 223/224.
2855
Voir par exemple la circulaire du Premier ministre du 13 octobre 1988 ; J.O., 15 octobre 1988, p.13008 ; Revue
française de droit administratif 1988, p.932.
2856
Cf. par exemple la circulaire du 24 juin 1984 diffusée par le ministre délégué chargé de la Fonction publique et
relative à la reconstitution de carrière.
2857
Le terme figure dans un arrêt de la Cour de Cassation du 20 mars 1889 !
2858
Pour plus de précisions, Cf.J. Boré, "Astreintes", Encyclopédie Dalloz de droit civil.
2859
Voir à ce propos l'article de G. Vedel "La république mande et ordonne" dans Le Monde du 6/05/1977.
2860
La loi de 1980 a été complétée sur ce point par l'article 90-1 d'une loi du 30/07/1987 qui a étendu le champ
d'application de la procédure d'astreinte aux "organismes de droit privé chargé d'une mission de Service public".
587
doctrine comme constituant "un progrès de l'État de droit"2861, d'autant que les dispositions
prévoyant l'astreinte s'accompagnaient de deux systèmes complémentaires, l'un visant à rendre
automatique le règlement des sommes d'argent auquel ont été condamnées les personnes
publiques2862, l'autre tendant à permettre l'infliction d'amendes, par la Cour de discipline
budgétaire, aux agents à l'origine d'une inexécution sanctionnée. Le dispositif d'astreinte ainsi mis
en place, dont l'efficacité apparaissait garantie par de multiples emprunts à la loi du 5 juillet 1972
fixant le régime de l'astreinte civile2863, semblait en effet devoir mettre un frein aux abus de
l'administration en matière d'exécution des décisions de justice, et notamment des décisions
d'annulation2864. La pratique jurisprudentielle allait bientôt démentir ces impressions initiales

I - Les "ratés" de l'astreinte administrative

A. Certains s'alarmèrent dès le départ de ce qui aurait pu paraître une simple anomalie : si le
législateur permettait sans détours au Conseil d'État de prononcer des astreintes contre
l'administration, il n'autorisait pas pour autant expressément celui-ci à lui adresser des injonctions.
Cela s'explique par le fait que la loi reposait sur un compromis : la volonté de "combler la lacune
de notre système juridique" due au défaut d'exécution forcée contre les personnes publiques "sans
bouleversement des principes fondamentaux du droit administratif2865" dans lesquels s'inscrit la
lecture traditionnelle du principe de séparation du juge et de l'administration active. L'astreinte
envisagée pouvait apparaître en conséquence comme un "instrument imparfait2866", puisqu'elle ne
venait pas sanctionner un ordre donné par le juge, mais simplement l'injonction plus générale
adressée à l'administration par le législateur d'assurer une bonne exécution des décisions de
justice2867. Il n'était pas cependant interdit de penser, à l'instar du rapport Bacquet2868, que l'article
2 de la loi de 1980, "en permettant au Conseil d'État de prononcer une astreinte en cas
d'inexécution d'une décision de justice, (...) lui -avait- implicitement, mais nécessairement, permis
d'enjoindre à l'administration d'exécuter cette décision".

B. L'utilisation du procédé par le Conseil d'État au cours des années qui ont suivi la promulgation
de la loi n'a hélas pu que conforter dans leurs craintes ceux qui s'étaient inquiétés de l'ambiguïté du
système mis en place : comme le remarque M. Moderne, "les résultats de l'astreinte
administrative sont généralement jugés décevants, et parfois dérisoires2869". Il est vrai que la Haute

2861
Selon l'expression de P. Bon, "Un progrès dans l'État de droit : la loi du 17 juillet 1980 relative aux astreintes en
matière administrative (...)", Revue du droit public 1981, p.5.
Voir également :
- E. Baraduc-Benabent, "L'astreinte en matière administrative", Dalloz 1981, chron. p.95.
- J. Tercinet, "Vers la fin de l'inexécution des décisions juridictionnelles par l'administration", Actualité juridique,
Droit administratif 1981, p.2.
2862
Pour plus de précisions sur cette "contrainte au paiement", voir R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n
951, p.848.
2863
Cf. les trois commentaires de la loi du 16/07/1980 précités.
2864
Cf. notamment P. Lewalle, "L'astreinte, garantie de l'efficacité des arrêts d'annulation prononcés par le Conseil
d'État. Examen du droit français et du droit belge", in Mélanges J.-M. Auby (1992), p.579.
2865
Exposé des motifs, doc. Sénat, 1976-77, n273.
2866
F. Llorens, "Astreintes administratives et exécution des jugements contre les personnes morales de droit public",
Annales des Universités des Sciences Sociales de Toulouse 1981, p.193.
2867
Voir notamment, déplorant cette anomalie, V. Turcey, "De l'astreinte à l'injonction ?", Gazette du Palais, 16/18
février 1992, p.5.
2868
Rapport précité, p.496.
2869
Art. cit. p.808, note 71.
De nombreux auteurs ont été conduits à établir un tel constat, comme par exemple : B. Brenet, "L'astreinte
administrative : un essai à transformer, Les petites affiches, 5 février 1988, p.11 ; A. Daher, "La faillite de facto de la loi
sur les astreintes administratives, La Revue administrative 1992, p.409 ; C. Gouaud, "La loi du 16 juillet 1980 et le
588
juridiction a dans de nombreux cas, et alors même qu'elle détient de la loi un pouvoir
inconditionné pour rejeter de telles demandes2870, opposé aux prétentions des requérants des
constructions juridiques hasardeuses2871. Repousser sans motif valable une requête légitime aurait
en effet heurté de plein fouet l'équité dont le respect doit demeurer la finalité de l'action de juge, et
le Conseil d'État a préféré s'abriter derrière des raisonnements en apparence irréprochables.
Mais au delà de ces coquetteries jurisprudentielles se cache une réalité plus profonde : si
l'utilisation du procédé n'est pas à la hauteur des espérances initialement formulées par la plupart
des juristes, c'est que le Conseil d'État n'a pas voulu, de lui-même, prendre le virage dans lequel la
loi de 1980 lui suggérait de s'engager. En refusant de surmonter sa réticence traditionnelle à donner
des ordres à l'administration, il a relégué le prononcé de l'astreinte à quelques cas résiduels dans
lesquels la décision du juge impose à la personne publique condamnée une obligation de faire
précise2872. On retrouve cette constante dans chacune des seules six affaires qui, de 1985 à 1993,
ont abouti à la mise en jeu effective du procédé2873 : ainsi dans l'affaire Menneret2874, il s'agissait
d'exécuter l'annulation d'une délibération d'un Conseil municipal qui avait retiré une précédente
délibération décidant l'inscription du nom du père de la requérante sur le monument aux morts de
la commune ; le jugement dont bénéficiait Mme Leroux imposait quant à lui clairement la
restitution de parcelles irrégulièrement remembrées2875 ; dans l'affaire Mme Bastien2876, le Conseil
d'État a souligné que dans la motivation du jugement à exécuter, "le tribunal a expressément
indiqué que l'intéressée est bien fondée à se prévaloir d'un droit à couverture sociale par la caisse
nationale de retraite des agents des collectivités locales" à l'occasion de l'annulation du refus
d'affiliation qui lui avait été opposé ; l'arrêt Société les tennis J. Becker2877 concernait le versement
d'une somme d'argent que la collectivité condamnée devait acquitter en vertu d'une décision de
justice ; dans les deux dernières espèces enfin, les deux requérants étaient des fonctionnaires qui
bénéficiaient de l'annulation de leur éviction et se heurtaient à un refus de procéder à la
réintégration à laquelle ils pouvaient prétendre2878. L'arme que constitue l'astreinte n'a donc été
mise à contribution que dans des hypothèses très limitées où, par exception, les jugements rendus
équivalaient à des injonctions adressées à l'administration2879.

Conseil d'État", Les petites affiches, 17 février 1989, p.4 ; N. Kingue, "La loi du 16 juillet 1980 sur l'astreinte en
matière administrative", Les petites affiches, 7 et 9 février 1990, p.12 s., et p. 19 s.
2870
Elle peut ainsi rejeter une demande en présence d'une inexécution avérée de la chose jugée. Cf. notamment C.E.,
8/04/1994, Mme Latchoumaninchetty, Droit administratif 1994, n360, obs. S.D. : refus fondé en l'espèce sur le fait
qu'il y a eu un mal jugé qui justifie que l'astreinte ne soit pas prononcée.
2871
Cf. notamment la fameuse jurisprudence Mlle Leroux qui constituait un véritable "piège" tendu au requérant (C.E.,
2/12/1983, p.482 ; La Revue administrative 1984, p.265, note B. Pacteau) et a rendu nécessaire l'intervention d'un
décret l'infléchissant (Décret du 15/05/1990 ; J.O. 16/05/1990, p.5853 ; Les petites affiches, 13/06/1990, commentaire
B. Pacteau).
Cf. également C.E., 26/05/1986, Société Notre-Dame des fleurs, p.151 ; Dalloz 1986, I.R., p.149, note F. Llorens ;
Actualité juridique, Droit administratif 1986, p.461, note J. Moreau : le Conseil d'État se contente de la prise de
mesures qui "manifestent le volonté" d'exécuter le jugement pour s'abstenir de prononcer une astreinte.
2872
Pour plus de précisions sur tous ces points, voir notre Mémoire de D.E.A., Dix ans de jurisprudence du Conseil
d'État en matière d'astreintes administratives, (Université de Pau, 1990).
2873
Alors que dans le même temps quelques 800 demandes d'astreintes ont été enregistrées !
2874
C.E., S., 17/05/1985, Menneret, p.149, conclusions J.-M. Pauti ; Dalloz 1985, p.583, note J.-M. Auby ; La Revue
administrative 1985, p.467, note B. Pacteau.
2875
C.E., 15/10/1986, Dame Leroux, p.231 ; Actualité juridique, Droit administratif 1986, p.686, chronique M.
Azibert et M. de Boisdeffre ; Revue française de droit administratif 1987, p.240, note J. Morand-Deviller.
2876
C.E., 28/05/1993, arrêt précité.
2877
C.E., 27/05/1985, Soc. "Les tennis Jean Becker", p.890 ; Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.485,
observations X.Prétot.
2878
C.E., 14/01/1987, Delle Laucoin, p.5 ; Les petites affiches, 22/02/1989, p.11, note C. Guettier ; et C.E., 15/04/1988,
Dame Béchet, p.968 ; Le Quotidien juridique, 30/09/1989, p.3, note F. Chouvel.
2879
Il convient de souligner en outre que, dans les six affaires évoquées, les requérants s'étaient heurtés à une mauvaise
volonté tellement manifeste des administrations condamnées qu'elle en devenait impardonnable (retards excessifs,
aggravés parfois par un appel dilatoire (Cf. arrêt Bastien) ; refus obstiné ou bravades émanant des services responsables
589
C. Le procédé joue en fait un rôle à un niveau qui n'est pas le sien : celui de la persuasion. De
l'aveu même de M. Braibant, "elle agit essentiellement comme une menace"2880 au service de la
Section du rapport et des études, que celle-ci soit saisie sur la base du décret de 19632881 ou durant
la phase d'instruction d'une demande d'astreinte2882. La simple perspective d'un prononcé
d'astreinte conduit en effet en général à ramener à la raison les administrations récalcitrantes2883.
Mais employer de la sorte l'arme qui lui a été confiée en 1980 dénote une mauvaise
compréhension, par le Conseil d'État, du jeu naturel de celle-ci. L'astreinte est en effet par essence
un procédé comminatoire, et c'est son prononcé qui doit constituer une menace contre
l'inexécution. L'utilisation qui en est faite tend au contraire à faire glisser ce caractère
comminatoire en amont de la procédure : ce n'est plus du prononcé de l'astreinte comme menace
dont on se sert pour contraindre l'administration à s'exécuter, mais bien de la menace de son
prononcé.

II - La responsabilité limitée des agents fautifs

A. Une des lacunes dénoncées par le rapport Bacquet concernait le maigre effet pratique des
dispositions concernant la Cour de discipline budgétaire : très peu saisie2884, celle-ci n'a jamais
prononcé de condamnation2885. De plus, trois anomalies étaient mises en exergue : la première était
due à la loi du 25 septembre 1948 qui, outre les membres du gouvernement, rendait les élus locaux
insusceptibles d'être jugés par cette institution2886 ; la deuxième provenait du fait que le Conseil
d'État n'avait pas le pouvoir de saisir celle-ci "alors pourtant qu'il est particulièrement bien placé,
en raison des responsabilités de la Section du Rapport et des études en matière d'exécution des
décisions de justice, pour déceler les manquements des collectivités publiques à leurs
obligations"2887 ; la troisième, enfin, résultait de ce que seuls étaient ainsi réprimables les
comportements ayant conduit à la condamnation à astreinte de la collectivité concernée, et non
ceux qui, sans arriver à une telle extrémité, avaient entraîné un accroissement parfois non
négligeable des charges publiques par le jeu des intérêts supplémentaires dus en raison du retard
mis à exécuter une décision de justice. Le rapport prévoyait donc de remédier à ces différentes
carences en faisant intervenir le législateur.

de l'inexécution etc.). Ce degré de rébellion envers la chose jugée étant également exigé par le Conseil d'État comme
condition au prononcé d'une astreinte, on comprend le caractère exceptionnel de celui-ci (Cf. notre Mémoire précité).
2880
Art. cit. p.420.
2881
L'article 2 de la loi du 16/07/1980 offre en effet la possibilité au Conseil d'État d'en prononcer "d'office".
2882
Le décret du 12/05/1981 lui a en effet confié ce rôle.
2883
Voir à ce propos Etudes et documents du Conseil d'État 1989, n41, p.119.
Dans de telles hypothèses, ou bien le requérant se désiste (C.E., 25/04/1990 Camara, Droit administratif 1990 n356),
ou bien le Conseil d'État rejette la requête au motif qu'elle est devenue sans objet (C.E., 2/07/1982, Rouzeaud, Dalloz
1983, Somm. Com. p.282, note Baraduc-Benabent ; et, récemment, C.E., S., 4/11/1994, El Abed El Alaoui, Droit
administratif 1995, n80 ; Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.231, conclusions R. Abraham ;
Les petites affiches, 19 juillet 1995, n86, p.35, note F. Priet).
2884
A vingt et une reprises seulement.
2885
Sur l'issue de ces différentes affaires, Cf. rapport précité p.486.
2886
C'est la raison pour laquelle, à l'issue de la première liquidation d'astreinte (C.E., 2 mars 1988, S.A. Les tennis Jean-
Beker c/ commune de Morne-A-L’eau, Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.485, observations X.
Prétot), aucune amende ne fut infligée, le responsable de l'inexécution se trouvant être le maire de la commune (Cf. C.
Descheemaeker, "La Cour des comptes", Les études de la Documentation française, 1992, p.167).
2887
Rapport Bacquet, précité, p.486.
590
B. Après un projet de loi d'avril 1990 avorté, c'est l'article 78 de la loi contre la corruption
promulguée le 29 avril 1993 qui a repris à son compte certaines de ces propositions2888.
Désormais, en vertu de ce texte, les autorités locales élues peuvent être poursuivies devant la Cour
lorsque leur comportement a conduit au prononcé d'une astreinte à l'encontre de l'administration
qu'elles chapeautent, et sont passibles d'une amende pouvant atteindre le montant brut de leur
indemnité annuelle de fonctions ou, à défaut, la somme de 5000 francs. Cette mesure va
assurément dans le bon sens, mais demeure d'une portée pratique limitée, et cela pour plusieurs
raisons : en premier lieu, les membres du gouvernement sont toujours exemptés de la procédure en
question, alors que l'État est parfois condamné au versement d'une astreinte2889 ; ensuite parce que
le Conseil d'État n'est toujours pas habilité à saisir la Cour, ce qui prive la Section du rapport et des
études d'une arme qui aurait, sans nul doute, constitué une menace supplémentaire très efficace sur
les administrations récalcitrantes ; enfin parce que seul le prononcé d'une astreinte est toujours de
nature à entraîner la sanction prévue. En outre, on aurait pu envisager, pour des affaires
particulièrement graves, des sanctions supplémentaires plus dissuasives, touchant par exemple
l'éligibilité des élus ou la responsabilité pénale des agents fautifs, bien qu'il semble que le jeu de
telles mesures se heurterait à des problèmes d'individualisation de la faute2890.
On pouvait légitimement manifester de la déception quant à la conception -et l'utilisation
corrélative- des différentes coercitions organisées contre les refus obstinés de l'administration à
s'exécuter. Le caractère limité des améliorations prévues par la loi anti-corruption sur le problème
de la responsabilité des agents fautifs laisse pareillement une certaine amertume. Mais un récent
renforcement du système de l'astreinte administrative suscite un nouvel optimisme.

Paragraphe 3. Les espoirs nés de la réforme du 8 février 1995

Avec le texte voté au début de l'année 1995, le suivi des décisions rendues par les
juridictions judiciaires, et en particulier la procédure de l'astreinte, semble pénétrer dans une ère
nouvelle, bien que seule la pratique jurisprudentielle à venir soit à même de confirmer cette
impression favorable.

I - Des changements fonciers

A. Il serait sans doute excessif d'imputer le mauvais usage de l'astreinte administrative, durant les
quinze premières années qui ont suivi son introduction en droit administratif, au seul Conseil
d'État. Le législateur de 1980 et, après lui, le pouvoir réglementaire détiennent une part de
responsabilité, pour avoir instauré un régime hypocrite, destiné prétendument à faciliter l'exécution
des décisions de justice, mais incapable structurellement sinon d'assurer celle-ci, du moins de
l'accélérer. Outre le refus déjà signalé de confier un pouvoir d'injonction au Conseil d'État, cette
incohérence ressort nettement du choix alors pratiqué de réserver la technique de l'astreinte à
l'hypothèse d'un refus d'exécution avéré. La Haute juridiction, qui détenait le monopole de l'usage
du procédé2891, devait, à la différence de ce qui se passe en droit civil où l'astreinte est souvent
prononcée en même temps que le jugement principal, attendre nécessairement une carence
2888
Sur cet article, voir les études de J. Boudine (Les petites affiches, 13 août 1993, p.7) et de H.-M. Crucis, Revue
française de droit administratif 1993, p.1104.
2889
Liquidant des astreintes prononcées à l'encontre de l'État par des arrêts antérieurs, voir C.E., 6/01/1995, Soulat et
Boivin (2 arrêts), Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.104, chronique L. Touvet et J.-H. Stahl ; Revue du
droit public 1995, p.531, conclusions M. Denis-Linton.
2890
Voir sur ce point l'intervention de M. Braibant au Colloque de Douai, actes précités, p.21.
2891
La solution, adoptée par l'article 2 de la loi du 16 juillet 1980, tranchait avec le système civil, dans lequel la
jurisprudence a déduit de l'imprécision de la loi de 1972 que toutes les juridictions compétentes pour prononcer une
condamnation sont habilitées à assortir cette condamnation d'une astreinte.
591
effective de l'administration avant que de pouvoir utiliser ce moyen de coercition ; et le décret du
12 mai 1981 avait institué un long délai de six mois préalable à la demande d'astreinte. Dans ces
conditions, il apparaissait que, même conceptuellement, l'astreinte administrative ne constituait
qu'un recours contre un mal déjà déclaré et non un remède préventif comme peut l'être son
homologue privé. Comment s'étonner dès lors que le Conseil d'État en ait fait l'usage que l'on sait ?
Saisi contre une inexécution qui date déjà de plusieurs mois, le premier de ses soucis était de faire
cesser celle-ci en employant tous les moyens de persuasion mis à sa disposition. Une fois ce
processus engagé, la Section du Rapport et des Etudes souhaitait bien évidemment le mener à
terme sans avoir à aller jusqu'à prononcer une astreinte, qu'elle analysait comme traduisant "un
échec de ses tentatives de persuasion"2892, même si cette politique s'avérait très préjudiciable à la
rapidité de l'exécution2893.

B - C'est la préoccupation de "rendre plus opératoire"2894 le système qui, après quelques velléités
réglementaires en ce sens2895, a conduit le législateur à intervenir à nouveau en 1995, et à remédier
aux trois défauts majeurs de la construction antérieure :

1 - La première innovation -majeure, s'il en est, dans l'optique de l'astreinte- réside dans
l'autorisation donnée au juge d'enjoindre désormais l'administration à prendre telle ou telle mesure
rendue nécessaire par le jugement qu'il rend à son encontre. En dépit des limites du système prévu
par rapport à une véritable action en déclaration de droits2896, cette permission permettra à n'en pas
douter une clarification de la situation antérieure, que le compromis adopté par le législateur de
1980 rendait pour le moins bancale2897, et évitera le plus souvent au requérant de se méprendre sur
la portée exacte du jugement rendu en sa faveur2898.

2892
Etudes et documents du Conseil d'État 1987, n38, p.195.
2893
L'étude de la phase d'instruction de la demande d'astreinte révèle en effet que, si celle-ci était estimée en moyenne à
deux mois pour les affaires "normales" (Cf. Etudes et documents du Conseil d'État 1983-84, p.192.), les délais
pouvaient s'élever jusqu'à plus de quarante mois dans les cas les plus problématiques (46 mois dans l'affaire Dlle
Laucoin) !
Sur ce problème, Voir O. Dugrip, "Exécution des décisions de la juridiction administrative", Répertoire Dalloz de
contentieux administratif, n311.
Cela s'aggravait par le fait que le Conseil d'État, lorsqu'il prononçait une astreinte, ménageait encore un délai de grâce
de deux mois au profit de l'administration avant que ne se compute le mécanisme (Cf. les cinq premiers prononcés
d'astreinte).
En outre, même lorsque les diligences de la Section du Rapport et des Etudes aboutissaient à un résultat positif avant
d'avoir à solliciter le prononcé, les délais pouvaient paraître excessifs. Témoin cette affaire (particulièrement sensible,
car intéressant le contentieux de l'expulsion) dans laquelle l'étranger qui a dû quitter le territoire français apprend, dix-
huit mois après, que le ministre ne s'oppose plus à son retour (Cf. l'affaire El Abed el Alaoui, précitée) !
2894
Rapport Bacquet, p.495.
2895
Voir en particulier le décret n90-400 du 15/05/1990 qui précise la procédure de prononcé d'office de l'astreinte.
2896
Pour plus de précisions sur ces points, voir supra, paragraphe précédent.
2897
Voir notamment l'avis d'Y. Gaudemet (émis dès avant la loi de 1980 !) selon lequel, le recours pour excès de
pouvoir se présentant de plus en plus comme opposant l'administration à un administré, l'injonction était la clé de
l'efficacité des annulations contentieuses ("Réflexions sur l'injonction dans le contentieux administratif", in Mélanges
Burdeau, L.G.D.J. 1977, pp.805 et s. et plus particulièrement p.821).
2898
Ce qui n'était pas rare sous l'état du droit antérieur. Voir par exemple : C.E., 2/10/1987, Epoux Manceau, p.301 ; et
plus récemment, C.E., S., 7/01/1994, Epoux Ledoux, p.11 ; Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.255 ; Revue
française de droit administratif 1994, p.390, arrêt précité (requérants croyant à tort que l'annulation de l'institution
d'une servitude sur leur terrain impliquait nécessairement la destruction de la canalisation dont cette mesure avait
permis la construction).
592
2 - La déconcentration du pouvoir d'astreindre constitue la deuxième évolution notable engendrée
par la loi du 8 février 19952899. Alors que le système initial prévoyait une compétence unique du
Conseil d'État à cet égard, le nouveau dispositif prévoit que chaque juridiction sera désormais
responsable de l'exécution de ses propres décisions. Le critère de répartition, simple en apparence,
a été parfaitement résumé par D. Chabanol : "le tribunal administratif pourvoit à l'exécution de ses
jugements définitifs ; la cour administrative d'appel pourvoit à l'exécution de ses arrêts définitifs et
des jugements frappés d'appel devant elle ; si l'appel relève du Conseil d'État, c'est à lui de
pourvoir à l'exécution du jugement"2900. Cette disposition, voulue par le Rapport du Conseil d'État
de 19902901, répond aux mêmes préoccupations que celles du décret n90-400 du 15 mai 1990 qui
confiait une partie des affaires d'exécution aux présidents de cours administratives d'appel : il s'agit
non seulement de désengorger la Section du Rapport et des Etudes, qui n'arrivait plus, depuis
quelque temps, à traiter dans l'année la totalité des affaires dont elle était saisie2902, mais également
à donner une dynamique nouvelle au suivi de l'exécution, censé être désormais plus proche du
jugement, donc à la fois plus efficace -le magistrat qui prononce la décision étant naturellement
intéressé à sa transcription dans les faits- et plus rapide. Le rôle dominant de la juridiction suprême
de l'ordre administratif n'a pas pour autant été gommé : tout d'abord parce que le législateur a
prévu que "le tribunal administratif ou la cour administrative d'appel peut renvoyer la demande
d'exécution au Conseil d'État"2903 ; ensuite dans la mesure où les dispositions nouvelles ne rendent
pas l'ancienne procédure totalement obsolète2904, puisqu'elle pourra jouer pour assurer l'exécution
des décision des juridictions administratives spéciales et des arrêts rendus par le Conseil d'État en
premier ressort ou en appel ; enfin, à raison du fait que l'alinéa 4 de l'article L. 8-4 calque le régime
de l'astreinte déconcentrée sur celui de l'astreinte confiée au Conseil d'État par la loi de 1980,
régime largement défini par la jurisprudence de la Haute juridiction.

3 - Une dernière nouveauté remarquable doit être mise en exergue : en permettant que l'astreinte
puisse accompagner chaque hypothèse d'injonction (qui peut être, rappelons-le, préventive ou
coercitive2905), le législateur remédie ipso facto à l'importante anomalie de la loi de 1980 qui
n'avait prévu son prononcé qu'en cas d'inexécution constatée. Dorénavant, le juge administratif
peut, s'il est saisi de conclusions en ce sens, prononcer une annulation, en déterminer les
incidences en un unique dispositif, et simultanément astreindre l'administration au cas où elle ne
mettrait pas en œuvre ces dernières dans un délai déterminé. Malgré le caractère évidemment
bénéfique d'une telle solution, les parlementaires ont longuement discuté de son opportunité, et
seule la ténacité sénatoriale lui a assuré la préférence2906. Grâce en soit rendue à la deuxième
Chambre, car il est sûr que cette faculté, si elle est exploitée de façon satisfaisante, permettra
d'obtenir plus rapidement l'exécution des décisions juridictionnelles qu'un simple système a

2899
Mesure de déconcentration jugée "très heureuse" par J.-M. Woehrling (Les petites affiches 1995, n62, art. cit.
p.19).
2900
Actualité juridique, Droit administratif 1995, art. cit. p.395.
2901
Rapport précité.
2902
Ce qui entraînait automatiquement une augmentation des stocks (de 435 affaires au 31 décembre 1993 à 507 au 31
décembre 1994 (Cf. Etudes et documents du Conseil d'État n46, rapport précité, p.220)).
2903
Article L.8-4, alinéa 5.
C. Lepage et C. Huglo (Les petites affiches 1995, n33, art. cit. p.14) déplorent que n'apparaisse pas le critère
d'application dudit renvoi. A la lecture du rapport de 1990, il faut penser qu'il réside dans la nécessité d'user de l'autorité
et du prestige de la Haute juridiction pour contraindre les administrations les plus récalcitrantes.
2904
Cela ressort du choix du législateur d'adjoindre un deuxième alinéa dérogatoire à l'article 2 de la loi du 16 juillet
1980, plutôt que de modifier ce dernier, et du décret n95-830 du 3 juillet 1995 précisant les modalités d'application de
la loi du 8 février en ce domaine.
2905
Pour plus de détails sur ce point, voir supra, paragraphe précédent.
2906
Cf. le Rapport de la Commission mixte paritaire en date du 20/12/1994 (Doc. A.N. n1829 ; Doc Sénat n180),
pp.10 et 11.
Initialement, le projet gouvernemental ne prévoyait pas la possibilité d'astreinte préventive, et réservait ce procédé à
l'accompagnement des seules injonctions coercitives. La procédure se rapprochait donc, par sa lourdeur et en dépit de la
déconcentration pratiquée, de celle qui lui préexistait.
593
posteriori, soumis à la création d'une instance nouvelle après constatation de la défaillance
administrative.
Les différentes innovations qui viennent d'être énumérées concourent donc à susciter, chez
l'observateur, un optimisme certain sur l'avenir du suivi des décisions d'annulation. Mais quelques
incertitudes assombrissent quelque peu ce tableau idyllique.
II - Un optimisme à tempérer

Commentant les dispositions de la loi du 8 février 1995, L. Touvet et J.-H. Stahl2907 ont
prophétisé que "les demandes d'astreintes et leur prononcé se multiplieront probablement pour
obtenir de l'administration qu'elle prenne effectivement, et dans les délais impartis, les mesures
d'exécution des prescriptions posées par le juge". Si l'on doit effectivement encourager pareille
évolution, destinée à améliorer sensiblement la garantie des droits du requérant, trois éléments
doivent cependant nous inciter à la prudence :

A. Le premier est d'ordre textuel. Le libellé de la loi se bornait à donner les grandes orientations de
l'état du droit à venir, et omettait certaines précisions importantes, notamment le fait de savoir si
les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel disposeraient d'une structure qui, à
l'image de la Section du Rapport et des Etudes pour le Conseil d'État, serait capable d'assurer des
pressions amiables sur l'administration antérieurement au prononcé d'une injonction coercitive,
éventuellement assortie d'astreinte. L'article 8-4, alinéa 1er semblait pencher en faveur d'une telle
solution, puisqu'il accordait à ces juridictions le soin d'"assurer l'exécution" de leur décision, sans
limiter cette habilitation au seul suivi contentieux de celle-ci. Or le décret n95-831 du 3 juillet
1995, qui précise ce que sera l'application concrète des dispositions de la loi, déçoit sur ce point
précis : certes, il existera une phase de concertation préalable, mais assurée par le président de la
juridiction concernée ou un rapporteur désigné à cette fin, c'est-à-dire que cette mission, loin d'être
dévolue à un ou plusieurs magistrats spécialisés, se greffera en surcharge sur un travail
juridictionnel déjà particulièrement lourd. En outre, le même texte prévoit que cette phase
préalable s'intégrera d'emblée dans un cadre contentieux, après dépôt d'un recours à cette fin par le
justiciable intéressé2908. Parallèlement, rien n'est précisé quant à un éventuel renvoi d'une affaire
devant le Conseil d'État. On peut craindre que les bienfaits de la décentralisation du suivi de
l'exécution des jugements se trouvent quelque peu altérés par ces différentes anomalies.

B. Le deuxième est d'ordre jurisprudentiel. Il ne faut pas se cacher que la portée de cette réforme
dépendra de ce que le juge en fera. Or, au vu de l'application pour le moins timide de la loi de
1980, on peut nourrir quelque doute sur le désir de celui-ci d'utiliser pleinement les armes dont le
législateur le dote à l'encontre de l'administration ; et les premières décisions rendues par le
Conseil d'État dans le cadre de son nouveau pouvoir d'injonction ne sont guère de nature à nous
inciter à l'optimisme2909. Espérons donc ces prémices trompeuses, et que le juge administratif
entendra donner pleine mesure aux dispositions nouvelles2910.

2907
Chronique générale de jurisprudence administrative française, Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.109.
2908
Sur tous ces points, voir le texte du décret commenté par D. Chabanol, Revue française de la décentralisation,
novembre 1995, pp.204/205 (commentaire précité). A noter que ledit recours est dispensé du ministère d'avocat.
2909
Voir notamment la décision Grekos (C.E., 7/04/1995, arrêt précité).
2910
Est à relever dans la jurisprudence récente du Conseil d'État un phénomène qu'on souhaite constitutif d'un signe
positif : l'année 1994 a vu augmenter sensiblement le nombre de prononcés d'astreinte à l'encontre de l'administration
en application de la loi de 1980 (la Haute juridiction ayant prononcé au cours de cette seule année autant d'astreintes
que pour la période située entre 1985 et 1993 ; pour la liste complète de ces différents prononcés, voir la chronique L.
Touvet et J.-H. Stahl précitée, Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.104, note 5). La juridiction
administrative normaliserait-elle enfin ses rapports avec cette technique issue du droit privé ? Cette impression (que
confirme la premier semestre de l'année 1995 (Cf. note I. Muller précitée, Actualité juridique, Droit administratif 1995,
p.654)) semble de bon augure pour l'avenir de la réforme de février 1995, d'autant que d'anciennes solutions restrictives
ont été abandonnées (Cf. en particulier C.E., S., 5/05/1995, Berthaux, arrêt précité : une demande d'inexécution
594
C. Le troisième provient du caractère "expérimental" conféré aux dispositions de la loi du 8 février
1995 en matière d'injonction et d'astreinte. Le rapport du député M. Porcher a insisté en effet sur la
nécessité d'apprécier leur portée "à l'expérience, notamment en termes de charge de travail pour les
juridictions de premier degré et d'appel"2911. Il peut sembler dommage de conditionner le devenir
de mesures incontestablement bénéfiques au degré de surcroît d'activité qu'elle généreront
immanquablement, plutôt que de prévoir les moyens matériels et humains nécessaires aux
tribunaux administratif et cours administratives d'appel pour y faire face.

La modulation des effets d'une annulation n'est pas le simple fait d'acquis légitimes ; elle
recèle de nombreuses anomalies, qu'il faut s'attacher à combattre, sinon à vaincre définitivement
(ce qui sera sans doute difficile pour certains d'entre eux, en particulier pour ceux inhérents à la
lenteur de la juridiction administrative). Si le regard se déporte à présent vers le domaine de
l'exception d'illégalité, il se fixe non plus sur les défauts intrinsèques des divers acquis qu'on peut y
trouver, mais bien plutôt sur la prudence excessive qui les a consacrés.

prématurée qui était traditionnellement estimée irrecevable (C.E., 18/02/1983, Dlle Nielsen, p.14 ; 19/10/1988,
Pasanau, Dalloz 1989, p.147, note G. Pambou-Tchivounda) est désormais admise dès lors que le refus d'exécution a
persisté au delà du délai de six mois imparti par le décret de 1981).
2911
Rapport n1427 précité, p.111.
595
SOUS-TITRE II

DIFFICULTES A AGREER L'EXCES D'ACQUIS EN MATIERE

D'EXCEPTION

Le mouvement jurisprudentiel de renforcement des préoccupations de légalité dans le


domaine de l'exception n'a manifestement pas exploré l'ensemble des champs d'investigation
qui s'offraient à lui. De nombreuses règles destinées originairement à préserver la sécurité
juridique n'ont pas subi l'assaut auquel leur inutilité patente semblait les exposer, ce qui s'avère
d'autant plus regrettable que la voie de l'exception joue sans conteste un rôle fondamental dans
la répression des vices entachant l'action administrative. Après avoir dénoncé cette carence
(Chapitre 1), nous nous permettrons d'indiquer quelques directions dans lesquelles pourrait
s'engager un droit positif encore très perfectible (Chapitre 2).

596
CHAPITRE 1. LA DISTORSION MANIFESTE ENTRE IMPORTANCE DE
L'EXCEPTION ET ETENDUE DES CONSEQUENCES DE LA DECLARATION
D'ILLEGALITE

La faculté de contester la légalité d'un acte administratif par voie d'exception revêt
aujourd'hui une importance capitale, non seulement d'un point de vue strictement pratique, mais
également au regard de certaines exigences constitutionnelles. La pauvreté des effets qui lui
sont classiquement dévolus n'en prend que plus de relief.

SECTION 1. LA VOIE DE L'EXCEPTION CONSTITUE UN APPOINT NON


NEGLIGEABLE DANS LA POURSUITE DE L'ILLEGALITE DE L'ACTION
ADMINISTRATIVE

En dépit des critiques idéologiques dont il a pu faire l'objet2912, le principe de légalité


régit toujours au premier chef l'activité administrative. "Véritable police interne de l'ordre
juridique2913", il signifie bien évidemment que les normes juridiques inférieures ne sont valides
qu'à la condition de ne pas entrer en conflit avec les normes de niveau supérieur, mais encore
que l'activité des divers organes de l'État doit se trouver encadrée par le Droit. Cette exigence
minimale dans nos démocraties constitue sans conteste une garantie de base offerte à chaque
citoyen, comme, corrélativement, les voies contentieuses aptes à sanctionner toute entorse à
cette règle de conduite. Le Conseil constitutionnel en a jugé ainsi s'agissant de la possibilité de
soulever une exception d'illégalité, placée en cela au même rang que la faculté d'exercer un
recours pour excès de pouvoir contre une décision administrative. Et l'on comprendra d'autant
mieux cette considération après avoir mis en relief le caractère irremplaçable que peut revêtir
cette technique dans un certain nombre de situations.

Paragraphe 1. Un rôle parfois irremplaçable

Un certain nombre de situations ne se plient pas au schéma classique qui veut que
l'illégalité de tout acte administratif puisse, par principe, être directement sanctionnée par le
juge de l'annulation. Pour des motifs différents et spécifiques - liés tantôt à la nature de l'acte en
cause, tantôt au type d'irrégularité à constater -, la voie de l'exception d'illégalité s'y avère la
seule réellement exploitable à cette fin.

2912
Cf. en particulier D. Loschak, "Le principe de légalité. Mythes et mystification", Actualité juridique, Droit
administratif 1981, pp.388 s. et plus spécialement p.392 : "La désacralisation de la loi et du droit marque le déclin
de l'idéologie juridique, coïncidant avec le passage d'une rationalité juridique essentiellement stabilisatrice à une
rationalité technico-économique valorisant le changement. Si l'impératif d'efficacité prime désormais sur le souci
de la régularité juridique, c'est aussi parce que l'expertise, la compétence remplacent la légalité dans le système de
légitimation de l'administration. (...) Le principe de légalité, pour l'instant, n'est pas directement remis en cause ;
c'est encore lui qui fait tenir ensemble l'édifice constitutionnel des démocraties libérales. Mais combien de temps
peut subsister une théorie si elle est constamment démentie par les faits ?"
2913
Selon l'expression de J. Chevallier, pour qui cette "fonction instrumentale" du principe de légalité s'assortit
d'"un "fort investissement symbolique" explicité dans son article "La dimension symbolique du principe de
légalité", Revue du droit public 1990, pp.1651 s.

597
I - Certains actes ne peuvent subir de contrôle de légalité que par voie d'exception

Il sera ici question de la catégorie des directives apparue en droit administratif avec le
fameux arrêt Crédit foncier de France2914. Le point est trop connu pour qu'on le détaille à
outrance2915. Contentons-nous donc de rappeler que la croissance de l'interventionnisme
économique de l'administration a rendu nécessaire la consécration de ce type d'acte à mi-
chemin entre la circulaire interprétative et l'acte réglementaire. Très souvent en ce domaine,
l'action des pouvoirs publics se réalise par voie d'incitation, et plus particulièrement par l'octroi
de certains avantages que les textes leur donnent le pouvoir d'accorder discrétionnairement. Or,
dans le but de rationaliser l'usage de ces prérogatives, il est apparu nécessaire, du fait du grand
nombre et de la variété des autorités susceptibles d'intervenir - autorités déconcentrées,
décentralisées, voire organismes privés -, de permettre au ministre responsable de fixer à
l'avance une ligne de conduite destinée à assurer la cohérence de l'action entreprise et l'égalité
des candidats à ces aides. Le procédé de la directive s'est imposé en raison de sa souplesse (du
fait notamment des nécessités d'adaptation constante aux fluctuations de la conjoncture) et
surtout pour compenser l'absence de pouvoir réglementaire général des ministres.

Le régime juridique des directives Crédit foncier de France traduit leur caractère
"hybride"2916 : de leur ressemblance avec la catégorie des circulaires - qui provient notamment
du fait que l'administration peut toujours s'écarter de l'orientation qu'elles définissent pour des
motifs d'intérêt général ou en raison des particularités de tel ou tel dossier2917-, elles tirent une
immunité contentieuse directe, puisque la jurisprudence les considère insusceptibles de recours
pour excès de pouvoir 2918; mais dans la mesure où l'administration est en droit de se fonder
explicitement sur elles pour justifier la décision qu'elle prend2919, on a entendu donner une
certaine prise au contrôle de leur légalité. C'est pourquoi il est admis que les administrés
peuvent exciper de leur illégalité à l'appui d'un recours dirigé contre une mesure édictée sur leur
fondement. On mesure l'intérêt -du moins sur un plan théorique- que revêt cette permission en
établissant un parallèle avec le régime contentieux des circulaires. Si, pour ces dernières,
aucune exception d'illégalité n'est envisagée, c'est parce que pareil procédé s'avérerait
parfaitement inutile. De deux choses l'une en effet : soit la circulaire se borne à interpréter le

2914
C.E., S., 11/12/1970, p.750, conclusions L. Bertrand ; Actualité juridique, Droit administratif 1971, p.196,
note H.T.C. ; Dalloz 1971, p.673, note D. Loschak ; La semaine juridique 1972, n°17232, note M. Fromont ;
Revue du droit public 1971, p.1224, note M. Waline.
2915
Pour plus de détails sur la question, on pourra se reporter notamment à l'ouvrage de P. Pavlopoulos, La
directive en droit administratif, L.G.D.J. 1978 ; ainsi qu'à l'article de M. Cliquennois, "Que reste-t-il des
directives ?", Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.3.
2916
Selon l'expression de M. Waline, note précitée.
2917
Cf. notamment C.E., 27/10/1972, Dlle Ecarlat, p.682 ; Revue de droit sanitaire et social 1972, p.542, note F.
Moderne ; et 12/11/1986, Winterstein, p.338.
2918
Cette immunité, que l'on déduisait traditionnellement de l'arrêt Société Géa (C.E., S., 29/06/1973, p.453 ;
Actualité juridique, Droit administratif 1973, p.587, chronique M. Franc et M. Boyon, et p.590, note C.-L. Vier ;
Dalloz 1974, p.141, note M. Durupty ; Revue du droit public 1974, p.547, note M. Waline), a été confirmée en
1991 (C.E., 18/10/1991, Union nationale de la propriété immobilière, p.338 ; Revue française de droit
administratif 1991, p.1014).
2919
Cette "opposabilité" aux administrés a également entraîné leur opposabilité à l'administration : "c'est-à-dire
que les administrés sont en droit, devant l'administration ou devant le juge, de se prévaloir des directives pour
contester des décisions prises en s'efforçant d'établir que ces décisions ne sont pas justifiées au regard de la
directive dont elles procèdent : - soit parce que, selon eux, l'administration aurait dû décider conformément à la
directive, alors qu'elle a crû devoir y déroger ; - soit, au contraire, parce que, selon eux, l'administration aurait dû
déroger à la directive, alors qu'elle s'y est tenue" (R.Chapus, Droit administratif général, t. I, n°577).

598
droit existant et doit être par définition estimée légale2920 ; soit elle apparaît en inadéquation
avec les textes qu'elle prétendait clarifier, et sera considérée comme un règlement à part entière
soumis à un plein contrôle contentieux du juge de l'excès de pouvoir 2921. Les choses se révèlent
un peu plus subtiles pour ce qui est des directives. Si elles aussi connaissent le risque de dérive
vers l'acte réglementaire à part entière - en ajoutant au droit existant 2922-, elles sont susceptibles
d'être entachées d'irrégularités de deux autres types, inhérentes à leur définition même : en tant
qu'acte d'orientation d'une législation ou d'une réglementation données, elles doivent s'abstenir
de toute velléité de substituer une quelconque compétence liée au pouvoir discrétionnaire
qu'elles souhaitent rationaliser, tout comme, parallèlement, elles ne sauraient définir une
politique inadaptée aux buts des textes qu'elles mettent en œuvre. Là se trouve tout l'intérêt du
jeu du mécanisme de l'exception en la matière, car il représente la seule voie praticable pour
faire sanctionner lesdites illégalités2923.

II - Certaines illégalités ne peuvent être efficacement sanctionnées que par voie


d'exception
L'exemple des règlements devenus incompatibles avec les objectifs d'une directive
communautaire

Nous retrouvons ici à titre principal la jurisprudence Ah Won et Butin, qui a ouvert au
mécanisme de l'exception le contrôle de l'illégalité due à un changement de circonstances. Cette
permission confère incontestablement à cette voie de droit un rôle majeur et difficilement
remplaçable dans la poursuite de l'irrégularité de l'action administrative, du fait de
l'inadaptation du recours direct contre l'acte vicié sur le tard. Dans la mesure où le problème a
été fortement réactivé par la jurisprudence relative aux directives communautaires, cette
dernière fournira matière à illustration de ce paragraphe.

La technique de la directive constitue l'un des moyens privilégiés de la construction


communautaire2924. Souple d'utilisation - puisque, c'est connu, en vertu de l'article 189 du Traité

2920
Pour un exemple récent concernant la circulaire du ministre de l'Education Nationale interprétant le principe
de laïcité et se bornant à proposer aux chefs d'établissement une modification des règlements intérieurs conforme à
cette interprétation, voir C.E., 10/07/1995, Association "Un Sisyphe", req. n°162718 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1995, p.644, conclusions R. Schwartz.
2921
En vertu de la célèbre jurisprudence issue de l'arrêt C.E., Ass., 29/01/1954, Institution Notre-Dame du
Kreisker, p.64 ; Actualité juridique, Droit administratif 1954, 2 bis, p.5, chronique F. Gazier et M. Long ; Droit
administratif 1954, p.50, conclusions B. Tricot.
Les circulaires réglementaires seront le plus souvent censurées pour incompétence de leur auteur à les édicter (pour
deux exemples relativement récents, voir C.E., 12/04/1991, Syndicat national de l'enseignement chrétien C.F.T.C.,
p.134 ; et C.A.A. Paris, 23/02/1993, Compagnie nationale de navigation, Revue française de droit administratif
1994, p.938, conclusions A. Mendras).
2922
Voir notamment C.E., 23/09/1983, Association Information-Défense-Action-Retraite, p.369 ; Revue de droit
sanitaire et social 1984, p.525, conclusions B. Genevois ; C.E., 14/12/1988, S.A. "Gilbert Marine", p.444 ;
Actualité juridique, Droit administratif 1989, p.266, note J.-B. Auby ; et C.E., 21/01/1991, Syndicat autonome des
médecins de la santé publique, Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.802, note M. Deguergue.
Tout comme les fausses circulaires, les prétendues directives qui cachent un réel règlement seront exposées à un
plein contrôle de légalité.
2923
Voir respectivement :
- pour une tentative de liaison de la compétence de l'administration, l'arrêt C.E., 12/11/1986, Winterstein, précité ;
- pour un exemple de directive inadaptée aux buts de la législation mise en œuvre, C.E., 20/01/1971, Union des
sociétés mutualistes du Jura, p.45 ; Dalloz 1971, p.673, note D. Loschak ; La semaine juridique 1972, n°17232,
note M. Fromont.
2924
A titre d'exemple, on peut évoquer les 279 directives prévues par la Commission pour la réalisation du
marché unique de 1993 !
599
de Rome, elle impose aux États membres un résultat à atteindre tout en laissant aux instances
nationales le choix des moyens pour y parvenir -, elle a longtemps payé ce caractère
relativement peu contraignant par une prise en considération insuffisante de la part du Conseil
d'État2925. Pourtant, l'article 5 du même Traité engage les États signataires à se conformer aux
obligations qui en résultent ; rien de plus normal que la négligence des directives soit
constitutive d'une illégalité, voire d'une faute, devant être l'une et l'autre sanctionnées en tant
que telles2926. Aussi faut-il se réjouir du tournant jurisprudentiel amorcé au cours des années
1980 et confirmé par la suite, tendant à assurer de plus en plus l'effectivité de ces normes. De
par leur objet, les présents développements ne sauraient bien évidemment reprendre par le menu
cette problématique. Rappelons simplement en premier lieu que le Conseil d'État a, en 1989,
reconnu sans ambages que "les autorités nationales ne peuvent légalement, après l'expiration
des délais impartis, ni laisser subsister des dispositions réglementaires qui ne seraient plus
compatibles avec les objectifs définis par les directives (...), ni édicter des dispositions
réglementaires qui seraient contraires à ces objectifs"2927 ; en second lieu, qu'il n'a pas hésité à
engager la responsabilité pour faute de l'État en vue de réparer les préjudices nés de règlements
édictés en méconnaissance des objectifs d'une directive2928. Seul le contentieux de la légalité

2925
Encore que la décision habituellement présentée comme témoignant le plus d'hostilité envers cette technique
(à savoir l'arrêt Cohn-Bendit dont il sera question un peu plus loin) semble devoir être interprétée a contrario
comme porteuse des espoirs concrétisés par la jurisprudence ultérieure. Cf. en ce sens J.-C. Bonichot,
"Convergences et divergences entre le Conseil d'État et la Cour de justice des communautés européennes", Revue
française de droit administratif 1989, pp.579 s., et plus particulièrement p. 597.
2926
Et il apparaît d'autant plus important que cette sanction soit prise en charge par les juridictions nationales
quand on connaît les difficultés du recours en carence mis en place au niveau communautaire. Voir sur ce point A.
Soldatos, "L'introuvable recours en carence devant la C.J.C.E.", Cahiers de Droit Européen, 1969, p.313.
16
C.E., Ass, 3/02/1989, Compagie Alitalia, arrêt précité.
17
C.E., Ass., 28/02/1992, Société Arizona Tobacco Products, p.78 ; Dalloz 1993, Som. com., p.141, obs. P. Bon
et Ph. Terneyre ; Revue du droit public 1992, p.1480, note F. Fines ; Actualité juridique, Droit administratif 1992,
p.210, conclusions M. Laroque ; et p.329, chronique C. Maugüé et R. Schwartz ; Revue française de droit
administratif 1992, p.425, note L. Dubouis ; La semaine juridique 1992, n°21859, note G. Teboul ; Gazette du
Palais 1993, p.364, note J.-L. Clergerie ; Les petites affiches, 10/04/1992, note M. Célerier.
18
Ce recours pour excès de pouvoir peut viser indifféremment l'acte réglementaire qui a infidèlement transposé la
directive en droit interne, ou n'importe quel règlement qui se trouverait en contradiction avec elle. Voir
respectivement :
- C.E., 28/09/1984, Confédération nationale des sociétés de protection des animaux, p.481 ; Actualité juridique,
Droit administratif 1984, p.695, conclusions P.-A. Jeanneney ; Actualité juridique, Droit administratif 1985, p.83,
chronique S. Hubac et J.-E. Shoettl ; Revue du droit public 1985, p.811, note J.-M. Auby (on peut noter à ce
propos que l'acte de transposition peut être annulé non seulement comme recélant une disposition qui va à
l'encontre de la directive, mais également au motif qu'il comporte une lacune, c'est-à-dire qu'il a omis de prévoir
une règle impliquée par la transposition correcte de la directive en droit interne) ;
et - C.E., 7/12/1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature, p.410 ; Revue française de droit
administratif 1985, p.303, conclusions O. Dutheillet de Lamothe ; et mêmes références que l'arrêt précédent ; C.E.,
1er/07/1988, Fédération française des sociétés de protection de la nature, p.271 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1989, p.34, conclusions E. Guillaume ; Dalloz 1989, p.591, note P. Tedeschi ; et C.E., Ass.,
11/03/1994, Union des transporteurs de voyageurs des Bouches du Rhône ; Dalloz 1995, p.49, note J.-P. Pastorel
(ce dernier arrêt conférant un certain "effet direct" à certaines dispositions de procédure induites par une directive).
En outre, depuis l'arrêt d'Assemblée du 28/02/1992 S.A. Rothmans International France (mêmes références que
l'arrêt Société Arizona Tobacco Products précité), le fait que le règlement litigieux aurait été pris en application
d'une disposition législative (même postérieure) qui lui aurait communiqué son incompatibilité ne constitue plus un
obstacle ni à son annulation, ni à la reconnaissance de son irrégularité par voie d'exception (ce qui entraînera la
chute des décisions prises sur sa base).

600
nous retiendra ici, et nous nous proposons de démontrer le rôle à la fois fondamental et
insuffisamment exploité qu'y tient le mécanisme de l'exception.

A. Les deux hypothèses dans lesquelles le mécanisme revêt une particulière importance

1 - Passé le délai de transposition d'une directive, l'administration ne saurait édicter de décision


contraire à ses objectifs sans commettre une illégalité. Si le principe est clairement posé, sa
sanction se révèle imparfaite, dans la mesure où elle ne frappe totalement que les actes de
nature réglementaire : à l'encontre de ces derniers, en effet, un administré sera pleinement fondé
à exercer un recours pour excès de pouvoir directement justifié par la méconnaissance de la
norme européenne2929, tout comme il pourra exciper de cette illégalité à l'appui de conclusions
dirigées contre une décision individuelle en faisant application2930, ou contraindre
l'administration à prononcer leur abrogation2931. La situation s'avère moins simple lorsqu'on se
place du côté d'une mesure individuelle qui contrevient aux objectifs de la directive : dans cette
hypothèse en effet, le juge administratif est resté fidèle à sa position traditionnelle - et très
critiquée dès son adoption2932 - selon laquelle un administré ne pouvait directement fonder sa
demande d'annulation sur le fait que l'acte qui le frappe personnellement serait en contradiction
avec une directive européenne2933. Ce vestige, fâcheux à bien des égards2934, de l'ancienne

2930
Voir, confirmant la position adoptée dès 1979 par le tribunal administratif de Lyon (25/10/1979, Stasi, p.534),
C.E., 8/07/1991, Palazzi, p.276 ; Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.827, note F. Julien-Laferrière ;
Les petites affiches 17 juillet 1992, p.35, note D. de Béchillon ; La semaine juridique 1992, n°21870, note V.
Haïm.
2931
Arrêt Compagnie Alitalia précité.
Toutes ces armes mises à la disposition des justiciables contribuent à assurer ce que MM. Galmot et Bonichot ont
nommé "l'invocabilité d'exclusion" des directives, qui permet d'obtenir la suppression ou la suspension de tout
texte national incompatible avec elles. Pour plus de détails sur cette notion, et en particulier pour la différence
entre invocabilité d'exclusion et invocabilité de substitution, voir leur article, Revue française de droit administratif
1988, art. cit., pp.2 s.).
2932
La principale critique semble résider dans le fait que l'acte individuel, porteur d'une norme purement étatique,
ne saurait s'opposer à la norme européenne, par nature supérieure, contenue dans la directive. Voir en ce sens D. de
Béchillon, "L'applicabilité des directives communautaires dans la jurisprudence du Conseil d'État", Revue du droit
public 1991, pp.759 s, et plus particulièrement pp. 776 s.
2933
C.E., Ass., 22/12/1978, Cohn-Bendit, p.524 ; Actualité juridique, Droit administratif 1979, n°3, p.27,
chronique O. Dutheillet de Lamothe et Y. Robineau ; Dalloz 1979, p.155, conclusions B. Genevois, note B.
Pacteau ; Dalloz 1979, I.R., p.89, observations P. Delvolvé ; Gazette du Palais 1979, p.212, note D. Ruzié ; La
semaine juridique 1979, n°19158, note R. Kovar ; La Revue administrative 1979, p.630, note J.-Y. Vincent ; Revue
critique de droit international privé 1979, p.649, note A. Lyon-Caen ; Revue trimestrielle de Droit européen 1979,
p.157, note L. Dubouis.
Le Conseil d'État se démarquait ainsi des analyses de la C.J.C.E. relativement à certaines directives
"inconditionnelles et suffisamment précises" qui seraient, selon elle, directement invocables par les particuliers
(sur cette question, voir en particulier J. Boulouis, Droit institutionnel des communautés européennes, n°393 s.).
Pour compléter ce tour d'horizon de l'invocabilité des directives à l'égard de décisions individuelles, on doit
souligner -mais cela paraît bien normal- que l'administration ne saurait opposer à un particulier les dispositions
d'une directive qu'elle n'a pas jugé bon de transposer dans l'ordre interne (C.E., S., 23/06/1995, S.A. Lilly France,
Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.496, chronique J.-H. Stahl et D. Chauvaux ; Revue française de
droit administratif 1995, p.1037, conclusions C. Maugüé).
2934
Bien que sa portée doive aujourd'hui être largement relativisée, on ne saurait en effet aller jusqu'à prétendre
que la jurisprudence Cohn-Bendit est "sans effet pratique réel" (Y. Galmot et J.-C. Bonichot, "La Cour de justice
des communautés européennes et la transposition des directives en droit national", Revue française de droit
administratif 1988, p.6). Des auteurs ont montré quelles incidences néfastes elle pouvait encore produire,
notamment dans le domaine fiscal (Cf. en particulier J. Turot, "Défaut de transposition d'une directive
communautaire. Le choix des armes : la pique ou la masse ? 1ère Partie : Les anges morts de l'exception
d'illégalité", Revue de jurisprudence fiscale 1992, p.863 ; et V. Haïm, "La jurisprudence sur les directives
communautaires. La nécessité d'une évolution, Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.274).
601
hostilité du Conseil d'État envers la suprématie du droit communautaire, ne semble pas devoir
être abandonné de si tôt2935, s'il l'est un jour2936. Il confère à n'en pas douter une place
déterminante au mécanisme de l'exception d'illégalité puisque, afin d'obvier à l'irrecevabilité
issue de l'arrêt Cohn-Bendit, l'administré doit, quand cela s'avère matériellement possible2937,
obligatoirement passer par la contestation incidente de la régularité, au regard des objectifs de
la directive en cause, du règlement qui a servi de base à la décision individuelle qu'il attaque au
principal2938.

2 - Le deuxième cas de figure dans lequel le mécanisme de l'exception acquiert une importance
fondamentale intéresse les actes réglementaires qui préexistaient à l'édiction de la directive et se
révèlent incompatibles avec les objectifs posés par elle. L'arrêt Alitalia a reconnu, nous l'avons
rappelé, que l'intervention d'une directive communautaire constituait un changement de droit
susceptible d'affecter la légalité des actes nationaux antérieurs2939. Une fois écoulé le délai de
transposition2940, pareille irrégularité pourra être constatée par le juge administratif, et, à cette
fin, l'exception d'illégalité se révèle une voie de droit indispensable. Après avoir prouvé qu'y

2935
Elle a été en effet récemment confirmée par la Haute juridiction (Cf. 14/12/1992, Commune de Frichemesnil,
Revue française de droit administratif 1993, p.293 ; et C.E., 23/07/1993, Compagnie générale des eaux, p.225 ;
Dalloz 1993, I.R., p.221 ; Revue française de droit administratif 1994, p.252, note Ph. Terneyre), ce qui fait dire à
V. Haïm qu'"il ne paraît pas raisonnablement possible d'annoncer un revirement jurisprudentiel" (art. cit. Actualité
juridique, Droit administratif 1995, p.277).
2936
Ce qui est loin d'être sûr, dans la mesure où le Conseil d'État se montre ainsi plus fidèle à lettre du Traité de
Rome sur l'applicabilité des directives que ne l'est la C.J.C.E. (Cf. en ce sens R. Chapus, Droit du contentieux
administratif, n°139).
2937
C'est justement là que le bât blesse dans la mesure où "lorsqu'une disposition d'une directive n'est ni
transposée, ni contredite en droit interne, lorsqu'elle ne se heurte à aucun texte de droit français, l'exception
d'illégalité est inefficace faute d'aspérité juridique à laquelle elle pourrait s'accrocher. (...) Dans ce cas, le recours
en responsabilité est seul éventuellement efficace" (J. Turot art. cit., p.867) "De sorte que, poursuit D. de
Béchillon, la protection des directives mal transposées se retrouve ainsi mieux assurée que celle des directives non
transposées. Dans ce second cas, l'interposition d'un acte réglementaire illicite sera en effet beaucoup moins
fréquente, et le jeu efficient de l'exception d'illégalité sera réduit d'autant" (note sous l'arrêt Palazzi précitée, p.37).
2938
Cf. notamment la jurisprudence Palazzi précitée.
2939
Du moment qu'on admet la supériorité des directives communautaires sur les textes de droit interne, cette
construction va de soi : comme un texte national nouveau, une norme internationale peut parfaitement constituer
une circonstance de droit nouvelle (voir notamment sur ce point Y. Petit, Revue du droit public 1993, art. cit.,
pp.1313 s.). Cette logique semble d'ailleurs s'appliquer également aux dispositions de la Convention européenne
des droits de l'homme (Cf. R. Abraham, "L'applicabilité directe de la Convention devant la juridiction
administrative", Revue universelle des Droits de l'Homme 1991, pp.275 s. et plus particulièrement pp.277/278),
voire aux principes généraux du droit international, en vertu du préambule de la Constitution de 1946. Sur ce
dernier point, voir notamment G. Teboul, "Le droit international non écrit devant le juge administratif, quelques
réflexions", Revue générale de droit international public 1991, p.367 : "(...) lorsque la règle de droit international
non écrit est postérieure à l'acte administratif, ce dernier peut devenir illégal et c'est à un changement dans les
circonstances de droit que l'administration se trouve confrontée : il lui appartient alors d'adapter sa réglementation
conformément au régime jurisprudentiel résultant des arrêts Despujol et Compagnie Alitalia".
2940
C.J.C.E. et Conseil d'État sont d'accord sur le fait que l'expiration du délai de transposition doit être retenue
pour constituer le moment à partir duquel le pouvoir réglementaire est contraint de respecter la directive
communautaire (Cf. note L. Dubouis sous l'arrêt Alitalia précitée, p.417). Cette règle n'en pose pas moins un
problème qui a été mis en exergue par D. de Béchillon (Revue du droit public 1991, art. cit., pp. 780 s.) : peut-on
estimer le pouvoir réglementaire habilité à prendre un texte incompatible avec les objectifs d'une directive entre le
moment où celle-ci a été édictée et la date limite de transposition qu'elle a fixée ? Si la permission semble en être
ouverte, on voit mal quel intérêt cela présenterait pour les pouvoir publics, qui se verraient obligés, à l'expiration
du délai de transposition, de faire subir à ces règlements le même sort que celui réservé aux textes antérieurs à
l'intervention de la directive et en contradiction avec elle. Le Conseil d'État a d'ailleurs accepté de contrôler la
compatibilité de ces règlements pris entre l'édiction de la directive et l'expiration du délai de transposition avec les
objectifs de celle-ci (C.E., S., 10/07/1995, Société T.F.1, req. n°141726, Actualité juridique, Droit administratif
1995, p.637, conclusions H. Toutée).
602
recourir est bien possible malgré l'absence de jurisprudence l'affirmant expressément2941, il
conviendra de montrer en quoi le biais de l'exception revêt ici cette importance théoriquement
fondamentale.

a) Peut-on soulever incidemment l'irrégularité d'un règlement national résultant de l'édiction


d'une directive postérieure incompatible ? La plupart des auteurs qui se sont penchés sur la
question ont répondu par l'affirmative à cette interrogation en mettant simplement en avant la
jurisprudence Ah Won et Butin précédemment étudiée2942. Ce problème semble toutefois
nécessiter de plus amples développements. En effet, commentant ces derniers arrêts, certains
ont pensé que, pour éviter de se laisser entraîner sur le terrain glissant de l'opportunité, la
solution consacrée par le Conseil d'État ne concernerait "que les changements de circonstances
vraiment manifestes"2943. En suivant l'avis ainsi émis, on pourrait être tenté de croire que la
logique des arrêts Ah Won et Butin ne trouve à s'appliquer qu'en matière de strict contrôle de
conformité, ce qui exclurait naturellement celui de simple compatibilité. Mais raisonner de la
sorte équivaut à se méprendre sur la différence qui sépare les deux contrôles évoqués. Certes,
l'appréciation de la compatibilité paraît de prime abord plus élastique que celle de la
conformité, la jurisprudence admettant que l'administration puisse, dans une certaine mesure, se
démarquer valablement de la règle de droit avec laquelle sa décision doit être simplement
compatible2944. Mais nombreux en doctrine sont ceux qui estiment que cette différence tient
plus à la "substance" de la norme à laquelle ne doit pas contrevenir l'acte inférieur qu'à la nature
même du lien unissant les deux actes 2945: c'est le degré de précision de la norme de référence
qui induit tantôt la conformité de la décision inférieure (s'il est élevé), tantôt la simple
compatibilité (s'il est faible). Le rapport existant entre les deux actes resterait au contraire
invariable, la norme inférieure devant toujours se soumettre à la règle supérieure 2946. Aussi ne
s'étonnera-t-on pas de l'extension des principes de la jurisprudence Ah Won et Butin au simple
rapport de compatibilité réalisée en matière d'urbanisme. Le Conseil d'État accepte ici de
contrôler par voie d'exception l'illégalité d'un règlement issue de son incompatibilité avec une
situation nouvelle. Un arrêt2947a en effet permis l'invocation, à l'appui de conclusions dirigées
contre le rejet préfectoral d'une demande d'autorisation d'exploitation de carrière, de
l'incompatibilité de l'interdiction d'ouverture de toute nouvelle carrière dans les zones naturelles
d'une commune, prévue au plan d'occupation des sols rendu public, avec les prévisions d'un
schéma directeur d'aménagement et d'urbanisme approuvé postérieurement. Voici donc un
changement de circonstances lié à l'intervention d'une norme floue par hypothèse, dont il

2941
L'arrêt Palazzi précité concernait en effet une exception d'illégalité visant un règlement édicté après
l'expiration du délai de transposition de la directive.
2942
Voir en particulier, outre les conclusions Chahid-Nouraï sur l'arrêt Alitalia précitées, les note J. Vergés et J.
Turot sur cette même décision (note précitées). Voir également D. de Béchillon, art. cit. p.773.
2943
J. Barthélémy, note précitée.
Il est vrai qu'en l'espèce, le changement juridique mis en avant dans l'arrêt Ah Won (Constitution de 1946)
s'accompagnait d'une évolution sensible des mentalités qui interdisait désormais toute discrimination du fait de la
condition sociale de chacun.
2944
C.E., 22/02/1974, Adam et autres ; Actualité juridique, Droit administratif 1974, p.272, chronique MM.
Franc et Boyon ; Revue du droit public 1974, p.1780, note M. Waline ; Revue du droit public 1975, p.485,
conclusions M. Gentot.
2945
Sur ce point, voir notamment R. Chapus, Droit administratif général, t. I, n°1031 et n°1094.
2946
Ainsi par exemple, du fait de sa nature particulière (données souvent indicatives), un schéma directeur
n'impose pas de normes suffisamment précises pour engendrer un rapport de stricte conformité : le juge, s'il permet
à l'administration d'en "mettre en œuvre" le contenu, s'opposerait en revanche à une "mise en cause" de celui-ci
(Cf. J.-P. Lebreton, "La compatibilité en droit de l'urbanisme", Actualité juridique, Droit administratif 1991,
p.494).
2947
C.E., 30/11/1983, Ministre de l'industrie c/ Société exploitation des Sablières modernes, p.830.
603
revient au juge de déterminer exactement les contours2948, qui donne prise à un contrôle par
voie d'exception des dispositions réglementaires intervenues antérieurement. Rien ne s'oppose
en conséquence à la transposition de cette logique dans le droit des directives
communautaires2949, même si "la conformité, -dans la jurisprudence du Conseil d'État en
matière de droit international- est diluée à l'extrême, et ramenée à une exigence minimale de
non-contrariété objective"2950.

b) Reste à déterminer pourquoi l'admission de l'exception d'illégalité dans un tel cas de figure
revêt une importance réellement capitale. Cela tient en fait à deux éléments. Le premier - et le
plus simple à appréhender - résulte de ce que l'emploi du recours pour excès de pouvoir à
l'encontre de l'acte réglementaire devenu vicié doit être par hypothèse écarté, en raison de
l'ancienneté de celui-ci et du caractère définitif qui en résulte immanquablement. L'exception
d'illégalité s'avère en conséquence un des deux seuls moyens disponibles - avec le mécanisme
de l'abrogation obligatoire inventé par l'arrêt Despujol et aménagé par l'arrêt Alitalia - pour faire
constater l'irrégularité tardive du règlement en cause. Mais, et c'est là le deuxième élément,
l'exception constitue une arme indiscutablement plus utilisable que la contrainte à abroger sur
recours gracieux en ce sens. Comme il l'a déjà été démontré, les administrés sont le plus
souvent portés à contester la régularité d'un règlement lorsqu'une mesure individuelle prise sur
sa base les touche directement, ce qui explique le très faible nombre d'applications concrètes de
la jurisprudence Despujol2951. Il y a dès lors fort à parier qu'ils n'emprunteront que très rarement
le "détour"2952qu'organise la jurisprudence Alitalia, et seront plus enclins à soulever
incidemment la question de la régularité du règlement devenu irrégulier à l'appui d'un recours
dirigé contre l'acte individuel qui leur fait personnellement grief. On pourrait objecter
cependant que le passage par la demande d'abrogation s'avère irremplaçable lorsque il ne s'agit
plus seulement de s'opposer à l'application d'un règlement désormais incompatible avec les
objectifs d'une directive communautaire, mais plutôt de contraindre l'administration à remplacer
son texte obsolète par l'édiction d'un nouvel acte pleinement adapté aux nouvelles exigences de
la légalité2953. Mais on peut également penser, avec D. de Béchillon, que l'exception d'illégalité
peut elle aussi parfaitement remplir ce rôle, en servant de "révélateur d'une situation devenue

2948
"Faute pour les auteurs du schéma d'avoir clairement exprimé -des- orientations, le juge se reconnaît une
marge d'appréciation importante pour repérer ces choix et déterminer jusqu'à quel degré de détails le schéma doit
être respecté".
J-P. Lebreton, art. cit., p. 494.
2949
Certaines décisions de tribunaux administratifs ont d'ailleurs déjà semblé admettre que le juge, saisi par voie
d'exception de la question de la légalité d'un règlement, pouvait intégrer dans son contrôle le moyen tiré de l'entrée
en vigueur de telles normes : Cf. en particulier T.A. Strasbourg, 11/06/1987, Land de Sarre, (décision précitée) :
recevabilité du moyen faisant valoir, par voie d'exception, que l'intervention de la directive C.E.E. du 15/07/1980 a
constitué un changement dans les circonstances de droit, privant de base légale plusieurs actes réglementaires
antérieurs relatifs au rejet d'effluents radioactifs ayant fondé les arrêtés attaqués autorisant de tels rejets par le
Centre de production nucléaire de Cattenom.
2950
D. de Béchillon, Revue du droit public 1991, art. cit. p.788.
Corroborant cette impression -par l'emploi d'un contrôle de "non incompatibilité manifeste"-, voir C.E., Ass,
21/12/1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques, p.368 ; Revue française de droit
administratif 1990, p.1065, conclusions B. Stirn ; Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.91, commentaire
C.M., F.D. et Y.A., "Le Conseil d'État, le droit à la vie et le contrôle de conventionalité".
2951
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II.
2952
Selon l'expression de J. Vergès, note précitée, Revue trimestrielle de Droit européen 1989, p.518. Ce "détour"
coûte souvent de surcroît beaucoup de temps à l'administré, pour peu qu'il se heurte à un refus de l'administration
et doive déférer celui-ci au juge de l'excès de pouvoir, ce qui constitue un facteur dissuasif supplémentaire pour
l'emprunt de cette voie de droit.
2953
Sur ce rôle de "toilettage" de la réglementation en vigueur au moyen de l'arrêt Alitalia, voir en particulier J-
C. Bonichot, Revue française de droit administratif 1989, art. cit. p.598.
604
incompatible avec le droit communautaire", et en empêchant de facto l'administration à mettre
en œuvre à l'avenir son ancienne réglementation2954.

B. L'insuffisance de l'exploitation de l'exception d'illégalité dans l'état actuel du droit

Venant de démontrer l'importance théorique du mécanisme de l'exception dans


l'hypothèse d'un règlement devenu illégal car contrariant les objectifs d'une directive
communautaire ultérieure, on ne peut qu'être frappé par l'absence de jurisprudence consacrant
ce cas de figure. Cela contredirait-il notre précédente démonstration ? Nous ne le croyons pas.
Si aucune exception de ce type n'a encore été soulevée, ce n'est pas du tout en raison d'une
éventuelle inutilité de cette voie de droit, mais plutôt par ignorance des requérants de
l'incompatibilité du texte qui leur est appliqué avec une norme européenne. On mesure à ce
silence jurisprudentiel l'intérêt que présenterait la possibilité, pour le juge saisi d'une exception
d'illégalité dirigée contre une mesure réglementaire, de soulever d'office une contrariété avec
une disposition communautaire, et en particulier avec les objectifs d'une directive. La Cour de
justice des communautés reconnaît aux juridictions nationales le droit de se comporter de la
sorte2955, et le fait que la question s'intègre apparemment dans la théorie des moyens d'ordre
public plaide en faveur d'une pareille attitude. C'était là du moins l'avis de Mme Hagelsteen
lorsque le problème se posa pour la première fois au Conseil d'État 2956: il s'agissait en l'espèce
d'un recours formé contre une décision individuelle (réintégration d'un montant de T.V.A. lors
d'un redressement fiscal) prise sur la base d'un article réglementaire du Code général des
impôts, qui se fondait sur l'illégalité de se dernier, mais s'abstenait de mettre en avant son
incompatibilité avec la 6ième directive communautaire relative au droit à déduction de la
T.V.A.. Le commissaire du gouvernement estimait que le juge se devait de pallier de lui-même
les insuffisances de la requête sur ce point. Mme Hagelsteen s'employait à démontrer en effet
qu'on a affaire dans ce type d'hypothèses à un moyen relevant du champ d'application de la loi,
moyen que le juge soulève par principe d'office lorsque le justiciable a omis de le faire2957. La
Haute juridiction n'a manifestement pas souhaité suivre les propositions de son commissaire du
gouvernement, l'arrêt rendu ignorant superbement la question de la compatibilité qu'elle lui
suggérait de traiter2958. On peut regretter cette timidité, qui prive le mécanisme de l'exception,
en matière de contrariété avec une directive, d'une grande part d'efficacité, d'autant que ce choix

2954
Revue du droit public 1991, art. cit., p.774.
2955
C.J.C.E., 11/07/1991, Verholen, Van Wetten, Van Uden et Heiderijk ; Revue trimestrielle de Droit européen
1992, p.405, note X. Prétot (points 11 et 16) : "le droit communautaire n'empêche pas une juridiction nationale
d'apprécier d'office la conformité d'une réglementation nationale avec les dispositions précises et inconditionnelles
d'une directive dont le délai de transposition est expiré, lorsque le justiciable n'a pas invoqué devant la juridiction
le bénéfice de cette directive".
2956
C.E., S., 11/01/1991, S.A. Morgane, p.9 ; Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.111, chronique E.
Honorat et R. Schwartz ; Revue de jurisprudence fiscale 1991, p.83, conclusions M.-D. Hagelsteen.
2957
Cette notion de moyen intéressant le champ d'application de la loi s'avère extrêmement obscure, et Mme
Hagelsteen a tenté de la clarifier avant d'y rattacher l'hypothèse d'espèce. Elle a notamment essayé de convaincre le
Conseil d'État -mais en vain- que l'exception d'illégalité constituait toujours un moyen d'ordre public. Cf.
conclusions précitées, pp.84 à 86.
2958
Si le silence de la Section du contentieux pouvait à l'époque, comme ont pu le signaler certains
commentateurs (Cf. notamment C.M., F.D. et Y.A., Actualité juridique, Droit administratif 1991, art. cit. p.103)
laisser planer un doute sur ses réelles intentions (elle aurait pu en effet estimer qu'il n'y avait pas incompatibilité, et
donc ne pas soulever d'office ce moyen), celui-ci a été depuis totalement effacé par un arrêt plus explicite (C.E.,
28/07/1993, Bach et autres, p.237) : irrecevabilité en cassation d'un moyen fondé sur ce que le règlement argué
d'illégalité serait incompatible avec une directive communautaire dans la mesure où ledit moyen n'a pas été soulevé
devant les juges du fond).
Voir également le commentaire de MM. C.M., F.D. et Y.A. (même page) pour la question de l'éventuelle
transposition de la solution Société Morgane au contrôle de compatibilité de la loi avec une norme internationale.
605
conduit à une discrimination entre les textes communautaires2959que l'évolution de la
jurisprudence du Conseil d'État tend par ailleurs à gommer2960. Mais il est vrai que la solution
prônée par Mme Hagelsteen avait de quoi inquiéter la Haute juridiction, craignant sans doute de
n'avoir pas les moyens suffisants pour confronter systématiquement un règlement incidemment
mis en cause avec "la diluvienne production normative communautaire"2961. La prudence
manifestée semble également conforme à la logique qui préside depuis la consécration de la
jurisprudence Alitalia et qui consiste, dans un double souci de ne pas surcharger à l'excès le
travail administratif et juridictionnel, à "faire jouer un rôle d'alerte aux administrés eux-
mêmes"2962, que ce soit par l'entremise d'une demande d'abrogation ou en soulevant
expressément l'incompatibilité d'un règlement avec les objectifs d'une directive.

Le caractère fondamental de l'exception d'illégalité ne se mesure plus simplement à


l'énumération des domaines dans lesquels elle s'avère irremplaçable ; il est aujourd'hui reconnu
par le Conseil constitutionnel lui-même.

Paragraphe 2. Un rôle consacré au plan constitutionnel

Les précisions récentes apportées par le Conseil constitutionnel en matière de droit au


recours juridictionnel ont souligné la fonction considérable du mécanisme de contestation de
l'illégalité d'un acte administratif par voie d'exception, et mis en garde le législateur contre la
tentation d'en limiter abusivement l'ouverture.

I - L'exception contribue à la "garantie des droits" exigée par l'article 16 de la


Déclaration des droits de l'homme et du citoyen

A. La valorisation du libellé de l'article 16 par la doctrine

1 - "Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des
pouvoirs déterminée, n’a point de constitution". La formule de l'article 16 de la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 est fameuse, mais l'accent fut surtout mis sur
l'écho qu'on y trouve des conceptions développées par Montesquieu dans son célèbre ouvrage
L'Esprit des lois. Depuis quelques années pourtant, un certain nombre d'auteurs - au premier
rang desquels on trouve R. Chapus 2963- se sont interrogés sur ce que pouvait recouvrir l'idée de
2959
Par une décision du 10/07/1970, la Section du contentieux avait en effet relevé qu'il appartient au juge de
l'excès de pouvoir de soulever d'office un moyen tiré de la violation des dispositions d'un règlement
communautaire (C.E., S., Synacomex, p.477).
2960
Cf. notamment la jurisprudence Rothmans International France précitée.
2961
Selon l'expression de R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°710-2.
Mme Hagelsteen réfutait pourtant à l'avance une telle excuse, au motif que "la familiarité du juge avec -les normes
communautaires- s'accroît, et (...) qu'il est chaque jour davantage en mesure d'exercer cette mission".
Cet argument ne vaut pas de surcroît pour des dispositions définitives telles que celles de la Convention
européenne des droits de l'homme, à l'égard desquelles pourtant le Conseil d'État a repris les solutions S.A.
Morgane et Bach (Cf. C.E., 16/01/1991, S.A.R.L. "Constructions industrielles pour l'agriculture", req. n°112746 :
impossibilité d'arguer pour la première fois devant le juge de cassation que le règlement incidemment contesté
violerait l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme).
2962
D. De Béchillon, Revue du droit public 1991, art. cit. p.774.
2963
Cf. "Les fondements de l'organisation de l'État définis par la Déclaration de 1789 et leurs prolongements dans
la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État", in La déclaration des droits de l'homme et du
citoyen et la jurisprudence, P.U.F. 1989, p.181.
606
"garantie des droits" qui précède l'énoncé du principe de séparation des pouvoirs. Outre la
référence faite aux droits énumérés au fil de la Déclaration2964, ils ont soutenu que l'expression
pouvait parfaitement servir de fondement constitutionnel à la consécration d'un droit au recours
juridictionnel, par ailleurs absent du bloc de constitutionnalité2965.

2 - Un tel "droit au juge" est primordial dans un État de Droit, puisqu'il permet à tout citoyen de
soumettre les agissements de l'administration au contrôle de légalité. Cela apparaît d'autant plus
important que la jurisprudence constitutionnelle a eu plusieurs fois l'occasion d'affirmer la
valeur constitutionnelle du principe le légalité, dont le respect, comme celui de chacun des
principes et règles de ce rang, s'impose "à tous les organes de l'État"2966. La timidité du Conseil
constitutionnel en la matière s'avérait dès lors regrettable, même si l'on pouvait considérer que
l'essentiel était assuré du fait de la reconnaissance, en 1987, de l'existence de la juridiction
administrative et de sa fonction de gardienne de la légalité au travers d'un principe fondamental
reconnu par les lois de la République2967. Il semblait en effet souhaitable de compléter ce
dernier par une référence directe à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen et par la consécration d'un droit constitutionnel au recours juridictionnel contre un acte
administratif, qui prendrait en quelque sorte le relais, à un niveau supérieur, des principes
généraux du droit dégagés par le Conseil d'État à l'occasion des célèbres arrêts Dame Lamotte et
d'Aillères2968, et autoriserait la censure d'éventuelles dispositions législatives limitant
abusivement l'accès au juge administratif.

2964
Tels les "droits naturels et imprescriptibles de l'homme" visés à l'article 2 (liberté, propriété, sûreté et
résistance à l'oppression") ou celui de "demander compte à tout agent public de son administration" (article 15).
2965
De la même façon, il pourrait semble-t-il fonder le principe du respect des droits de la défense (sur ce point,
voir R. Chapus, art. cit. pp.205 et 206) ; mais le Conseil constitutionnel préfère se baser, en ce domaine, sur un
principe fondamental reconnu par les lois de le république (Cf. notamment C.C., décision n° 76-70 D.C. du
2/12/1976, Prévention des accidents du travail, p.39 . Revue du droit public 1978, p.817, note L. Favoreu).
2966
Cf. notamment C.C., décisions n°82-132 D.C. du 16/01/1982 (nationalisations) ; et n°82-137 D.C. du
25/02/1982 (décentralisation), cette dernière faisant référence au "principe de légalité qui exige à la fois le respect
des attributions du législateur et celui des règles supérieures du droit". Certains ont regretté à ce propos l'emploi de
l'expression "principe de légalité" parce que s'imposant au législateur lui-même (Cf. L. Favoreu et L. Philip, Les
grandes décisions du Conseil constitutionnel, n°35), comme d'autres avaient déjà critiqué ce vocabulaire en raison
de la diversification des règles de droit à respecter (Cf. Ch. Eisenmann, "Le droit administratif et le principe de
légalité", Etudes et documents du Conseil d'État, n°11, p.25). Mais G. Vedel a eu raison de souligner que "le terme
de "légalité", entendu dans son sens le plus large, a pour lui l'ancienneté et il suffit, en l'employant, de savoir de
quoi l'on parle".
2967
C.C., décision n°86-224 D.C. du 23/01/1987, Conseil de la concurrence, précitée. En effet, comme le relevait
B. Genevois dans son commentaire sous cette décision (Revue française de droit administratif 1987, p.292)
"l'existence même d'une juridiction administrative compétente pour censurer les actes illégaux de la puissance
publique constitue une garantie pour la défense des droits et libertés des individus".
2968
Qui estimaient respectivement, rappelons-le, que seule une disposition législative expresse pouvait exclure la
possibilité d'un recours pour excès de pouvoir contre un acte administratif (C.E., Ass., 17/02/1950, Dame Lamotte,
arrêt précité) ou la possibilité d'un recours en cassation devant le Conseil d'État de jugements prétendument
définitifs (C.E., Ass, 7/02/1947, d'Aillères, p.50 ; La semaine juridique 1947, n°3508, note G. Morange ;
Revue du droit public 1947, p.68, conclusions R. Odent, note M. Waline).
607
B. L'adhésion progressive du Conseil constitutionnel

1 - Les prémices

A partir de 1986, le Conseil constitutionnel a commencé à faire appel à la notion de


"garanties juridictionnelles de droit commun"2969, et veillé attentivement à ce que les mesures
d'application de certaines lois soumises à son contrôle puissent faire l'objet d'un recours
juridictionnel effectif, en particulier devant les juridictions administratives. La préoccupation de
protection des droits des étrangers est au cœur de ce mouvement jurisprudentiel, qui prit une
ampleur supplémentaire avec la décision Maîtrise de l'immigration du 13/08/19932970dans
laquelle ces garanties juridictionnelles sont mentionnées à de nombreuses reprises2971. A la
lecture de cette décision, on partageait "le sentiment que le moment -était- proche où l'existence
du contrôle juridictionnel -serait- érigée au rang de principe de valeur constitutionnelle par
référence à l'article 16 de la Déclaration de 1789" 2972; le futur immédiat ne devait pas décevoir
cette attente.

2 - La confirmation apportée par la décision du 21 janvier 1994

C'est un problème relatif au mécanisme de l'exception d'illégalité en matière


d'urbanisme qui a donné au Conseil constitutionnel l'occasion de préciser sa position sur le
"droit au recours". Pour bien en saisir la portée, il convient dans un premier temps de présenter
les dispositions qui faisaient l'objet de la saisine.

a) Les restrictions au mécanisme de l'exception d'illégalité projetées

En quelques années, le contentieux de l'urbanisme avait connu une telle inflation2973que


le Conseil d'État proposa des mesures pour en assurer la régulation. L'une d'entre elles
consistait à "limiter les effets des vices de forme" entachant les documents d'urbanisme, en
bridant au besoin la possibilité d'en exciper à l'appui d'un recours contre leurs mesures
d'application2974. Il apparaissait en effet clairement que les requêtes dirigées contre les
autorisations individuelles d'urbanisme se fondaient le plus souvent non sur une illégalité
propre à celles-ci, mais sur des irrégularités purement formelles affectant les documents
d'urbanisme sur la base desquels elles étaient délivrées2975, ce qui n'allait pas sans entraîner de
nombreuses difficultés2976. A la solution radicale prônée par le Conseil d'État et relayée par le
2969
L'expression est apparue avec la décision n°86-216 D.C. du 3/09/1986, Entrée et séjour des étrangers", p.135
(considérant n°14) ; voir également la décision du 18/09/1986 Liberté de communication, p.141, qui fait mention
du "contrôle de légalité" qui pourra être exercé comme condition à la constitutionnalité des dispositions législatives
en cause (23ème considérant).
2970
Décision n°93-325 D.C. en date des 12/13 août 1993, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, n°47.
2971
Pour le détail de ces références, voir B. Genevois, "Un statut constitutionnel pour les étrangers", Revue
française de droit administratif 1993, p.882.
2972
Ibid.
Ce sentiment pouvait d'ailleurs s'attiser à la lecture de la décision n°93-337 du 19/11/1993 relative à la loi
organique sur la Cour de Justice de la République qui faisait une nouvelle fois référence à ce "droit au recours".
2973
On comptait en effet 213000 instances fin 1992 contre 3700 en 1986 ! Cf. le Rapport du Conseil d'État
L'Urbanisme : pour un droit plus efficace, précité.
2974
Ibid, p.91.
2975
Le Rapport estimait que 60 % des requêtes concernaient les seuls vices de forme.
2976
Cf. notamment P. Hocreitère, "Le juge constitutionnel et la loi du 9 février 1994", Revue française de droit
administratif 1995, p.7), pour qui "ce procédé est lourd de conséquences : il fragilise, pour des irrégularités
souvent vénielles et intervenues des années auparavant, l'équilibre de gestion de l'espace et de protection de
608
projet de loi initial -qui revenait, en calquant les délais de recevabilité du recours pour excès de
pouvoir et d'exception d'illégalité externe, à supprimer de facto le recours à cette dernière2977-,
la discussion parlementaire substitua une mesure nettement plus nuancée : quant au délai, tout
d'abord, qu'on fit passer de deux à six mois2978 ; mais également quant aux vices externes visés
par cette limitation, desquels furent soustraites un certain nombre d'irrégularités estimées
suffisamment substantielles pour devoir rester perpétuellement sous le coup d'une éventuelle
constatation juridictionnelle2979.

b) Le contrôle opéré par le Conseil constitutionnel au regard des exigences de l'article 16 de la


Déclaration de 1789

Saisi par 77 députés de l'opposition, le Conseil constitutionnel devait se prononcer sur le


pouvoir du législateur de limiter ainsi les possibilités de faire constater une illégalité par le juge
administratif. Des moyens -assez confus, avouons-le- qui sous-tendaient la saisine, on retiendra
principalement l'invocation de l'article 16 de la Déclaration de 1789. Selon les parlementaires
socialistes, le législateur aurait méconnu les prescriptions relatives à la "garantie des droits" en
restreignant sans raisons valable la faculté de contester la légalité, après six mois, d'un
règlement d'urbanisme aux seuls motifs de légalité interne, à deux exceptions près. Un des
intérêts majeurs de la décision rendue par le Conseil constitutionnel2980est de répondre
explicitement à cette argumentation : dans son quatrième considérant, elle va en effet estimer,
après avoir notamment énuméré les précautions prises par le législateur et les justifications
d'intérêt général qui motivaient un tel infléchissement du droit de l'urbanisme en ce sens, qu'"il
n'est pas porté d'atteinte substantielle au droit des intéressés d'exercer des recours" et "qu'ainsi
le moyen tiré d'une méconnaissance de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme
manque en fait". Le juge constitutionnel désigne ici pour la première fois le fondement textuel
de ce droit au recours juridictionnel qui affleurait dans ses décisions antérieures. De surcroît -et
c'est essentiel dans notre optique- il rattache à ce "droit au recours" la possibilité, pour un
particulier d'exciper de l'illégalité d'un acte administratif, signifiant, au travers du contrôle de
fond auquel il se livre, qu'une atteinte législative excessive à cette faculté serait
immanquablement censurée sur la base de l'article 16 de la déclaration de 1789.

l'environnement auquel doit normalement aboutir un document d'urbanisme ; il affecte la sécurité juridique des
citoyens en ce qui concerne les conditions d'exercice de leur droit de propriété et de l'ensemble des attributs qui lui
sont attachés, conformément à l'article L.112-1 du code de l'urbanisme ; il allonge les délais de jugement en
posant, compte tenu du caractère ancien des faits évoqués, de délicats problèmes d'instruction des affaires".
2977
Voir notamment l'intervention de B. Bosson au Sénat, pour qui cette mesure constituait un "acte de salubrité
administrative évident" (J.O. Sénat, séance du 14 octobre 1993, p.3143). Les parlementaires ont craint (avec raison
semble-t-il, ainsi que nous le verrons un peu plus loin) qu'une telle limitation ne porte une atteinte disproportionnée
aux exigences constitutionnelles de protection de la légalité (Cf. Document Sénat, n°9 du 6 octobre 1993, p.24).
2978
La disposition soumise au Conseil constitutionnel projetait en conséquence l'introduction dans le code de
l'urbanisme d'un article 600-1 dont le premier alinéa était rédigé en ces termes : "L'illégalité pour vice de forme ou
de procédure d'un schéma directeur, d'un plan d'occupation des sols ou d'un document d'urbanisme en tenant lieu
ne peut être invoquée par voie d'exception, après l'expiration d'un délai de six mois à compter de la prise d'effet du
document en cause" (à noter que le deuxième alinéa étend cette disposition aux actes prescrivant l'élaboration ou la
révision d'un document d'urbanisme ou créant une zone d'aménagement concerté).
2979
Il s'agit de trois irrégularités limitativement énumérées, à savoir l'absence de mise à disposition du public des
schémas directeurs, la méconnaissance substantielle ou la violation des règles de l'enquête publique sur les plans
d'occupation des sols et l'absence de rapport de présentation ou des documents graphiques.
2980
Décision n°93-335 D.C. du 21/01/1994, J.O. du 26 janvier, p.1382 ; sur cette décision, outre le commentaire
de P. Hocreitère précité, voir J. Morand-Deviller, "Le Conseil constitutionnel et la "petite" loi portant diverses
dispositions en matière d'urbanisme", note précitée.

609
II - Une limitation trop forte des possibilités d'exception serait censurée par le Conseil
constitutionnel

A. La décision du 21 janvier 1994 témoigne de l'importance que revêt, aux yeux des juges
constitutionnels, le droit ouvert aux particuliers de poursuivre l'illégalité de l'action
administrative. Il est particulièrement intéressant de noter que cette prérogative n'est pas
simplement protégée relativement au recours directs dont disposent les administrés à l'encontre
d'un acte administratif (à savoir essentiellement la demande d'annulation de la décision viciée) ;
pour le Conseil constitutionnel, la possibilité de faire constater l'illégalité d'un acte qui continue
à produire ses effets au delà des délais contentieux apparaît tout aussi fondamentale et occupe
une place spécifique dans la réponse aux exigences de "garantie des droits" posées l'article 16
de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. L'argumentation qu'il développe le
prouve clairement, dans la mesure où l'une des raisons pour lesquelles il ne censure pas le
nouvel article L.600-1 du code de l'urbanisme réside dans le fait que ces dispositions "n'ont ni
pour objet, ni pour effet de limiter la possibilité ouverte à tout requérant de demander
l'abrogation d'actes réglementaires illégaux ou devenus illégaux et de former des recours pour
excès de pouvoir contre d'éventuelles décisions de refus explicites ou implicites"2981.

B. Que doit-on retenir de la décision du 21 janvier sur le plan de la protection


constitutionnelle du mécanisme de l'exception d'illégalité ? Deux choses, semble-t-il :

1 - Tout d'abord un silence. Les saisissants défendaient l'existence d'un prétendu principe
constitutionnel, s'appuyant sur une tradition républicaine, selon lequel l'illégalité d'un règlement
peut être perpétuellement invoquée à l'appui d'un recours dirigé contre l'un de ses actes
d'application. Le juge constitutionnel n'a pas daigné répondre à cette analyse. Il faut en déduire
qu'il est loisible au législateur de déroger cette règle si le besoin s'en fait sentir, chose que l'on
pouvait parfaitement inférer de législations antérieures qui avaient déjà procédé à ce genre de
restriction2982.

2 - Mais s'il lui est permis d'aménager le recours à l'exception d'illégalité, le législateur ne
saurait restreindre à l'excès cette faculté sans s'exposer à une censure sur la base de l'article 16
de la Déclaration de 1789. La reprise a contrario du raisonnement tenu par le Conseil nous
renseigne sur les prohibitions qui pèsent en la matière sur le Parlement. Pour justifier la
disposition législative contestée, la décision du 21 janvier 1994 insiste en premier lieu sur le fait
que l'entorse à la faculté de contestation incidente qu'elle organise "est limitée à certains actes
relevant du seul droit de l'urbanisme", et rappelle les considérations de sécurité juridique qui
ont conduit à l'adoption d'une telle solution en la matière (inflation des contestations de la
légalité externe des documents visés ; instabilité résultant d'une telle situation). Une contagion
immodérée de la restriction prévue par la loi Bosson à des domaines qui ne pourraient se

2981
On pourrait s'étonner de cette référence à l'obligation d'abrogation en matière de P.O.S., puisqu'on sait qu'ici
l'article L.123-4-1 du code de l'urbanisme s'oppose à une telle pratique. Il semble en fait que le Conseil
constitutionnel évoque plutôt dans ce domaine une obligation de mise en œuvre des procédures de modification ou
de révision, seules à même de rectifier l'illégalité dénoncée (voir en ce sens B. Phémolant, "Quelles nouvelles
dispositions en matière d'urbanisme et de construction ?", Bulletin de jurisprudence du Droit de l'urbanisme, mars
1994, p.4, note 3).
2982
P. Hocreitère (art. cit. p.11) cite notamment à ce propos l'article L.300-2 du code de l'urbanisme introduit par
la loi n°85-729 du 18 juillet 1985 prévoyant que les vices affectant la concertation exigée notamment dans le cadre
des créations de Z.A.C. sont sans incidence sur la légalité des autorisations ultérieures d'occuper et d'utiliser le sol,
disposition qui n'avait pas été censurée, à l'époque, par le Conseil constitutionnel (décision n°85-289 D.C. du
17/07/1985).
610
prévaloir de tels impératifs est donc par hypothèse exclue. En outre, le Conseil constitutionnel
met en exergue que les vices les plus graves pouvant affecter les documents d'urbanisme ne
sont pas couverts par la disposition litigieuse (irrégularités de fond et irrégularités externes
considérées comme substantielles), et que, pour les autres, un délai de six mois de recevabilité
est maintenu. On peut donc supputer qu'une limitation inconditionnée de la possibilité d'exciper
de l'illégalité d'un règlement administratif définitif encourrait les foudres du contrôle de
constitutionnalité.

L'importance du rôle du mécanisme de l'exception -née de la conjugaison du contrôle


spécifique de légalité qu'elle autorise2983et de la place qui lui est faite dans l'exigence
constitutionnelle de "garantie des droits"- contraste nettement avec les nombreuses limites
pratiques qui circonscrivent, parfois à outrance, les effets de la déclaration d'illégalité pratiquée
dans son cadre.

SECTION 2. LE DEFICIT DES EFFETS DE LA DECLARATION D'ILLEGALITE

Le procédé de l'exception complète opportunément l'arsenal des armes mises à


disposition de l'administré pour combattre l'irrégularité de l'action administrative. On peut dès
lors s'étonner des multiples restrictions dont l'entoure la pratique contentieuse. Non que
certaines d'entre elles ne soient pleinement justifiées : le principe de légalité, on le sait, n'est pas
un principe absolu, et le Conseil constitutionnel lui-même, au travers de sa décision du 21
janvier 1994, a souligné que des considérations de sécurité juridique pouvaient naturellement le
concurrencer. Mais toute la question est de savoir si cet impératif légitime est toujours à la base
des barrières qui encadrent les effets de la voie de droit étudiée. L'article L.600-1 du code
d'urbanisme avalisé par le juge constitutionnel et aujourd'hui en vigueur2984pose déjà problème
à cet égard. S'il répond en effet à d'évidentes préoccupations de rationalisation, d'assainissement
et d'apaisement du contentieux de l'urbanisme2985, on peut en effet légitimement se demander -
outre la question des incidences bénéfiques qu'une telle mesure peut produire sur l'inflation des
litiges en ce domaine2986- si la restriction ainsi apportée aux garanties des intéressés n'est pas

2983
Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs pris en considération ce rôle spécifique de la déclaration d'illégalité
dans une décision récente, relative au projet de loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du
territoire (décision n°94-358 DC du 26/01/1995, J.O. du 1er février, p.1706). Les saisissants contestaient
l'introduction d'une nouvelle catégorie de norme (les directives territoriales d'aménagement ou D.T.A.) qui, selon
eux, aurait permis au pouvoir réglementaire de déroger -en violation des articles 34 et 37 de la Constitution- aux
lois d'aménagement et d'urbanisme. Le Conseil ne va pas suivre leur raisonnement au motif que les mesures
contestées "ne mettent pas en elles-mêmes en cause la possibilité pour tout intéressé de faire prévaloir, le cas
échéant, par le moyen de l'exception d'illégalité, des dispositions législatives sur des documents ayant valeur
réglementaire" (4èmeconsidérant).
2984
Sur le problème de l'effet de cet article sur les instances en cours, voir les conclusions S. Lavignes sur C.E.,
S., 5/05/1995, Société Coopérative maritime Bidassoa et autres, Actualité juridique, Droit administratif 1995,
p.463.
2985
Voir notamment sur ce point l'intervention de D. Labetoulle, dans le débat "Les enjeux de droit de
l'urbanisme", Actualité juridique, Droit administratif mai 1993, n° spécial "Droit de l'urbanisme : bilan et
perspectives", p.16.
2986
Sur ce point, voir notamment B. Lamorlette, « La loi Bosson du 9 février 1994 », Les petites affiches 6 mai
1994, n° 54, p. 15 : « les effets anti-contentieux de cet article ne seront pas aisément visibles. On peut craindre que
certains opposants attaquent désormais toute élaboration ou toute rescision de documents d’urbanisme (…) de peut
être ultérieurement privés d’arguments juridiques de forme ».
Voir également J. Morand Deviller (Revue de droit immobilier 1995, note précitée) qui doute pour sa part que
cette mesure puisse engendrer un ralentissement signification du flux du contentieux de l’urbanisme ; et R.
Chapus (Droit du contentieux administratif, n° 589-2, qui craint que le contentieux que ne manqueront pas de
611
largement excessive2987. Mais bien d'autres règles engendrent des interrogations similaires. Bien
qu'elles se recoupent partiellement, nous séparerons les carences enregistrées dans les
obligations de l'administration de celle qui déprécie l'influence de l'exception sur le travail
juridictionnel.

Paragraphe 1. Carence des incidences sur les juridictions

Le Conseil d'État, en dépit de son isolement sur ce point, est resté fidèle à la vision
classique qui assigne un simple effet relatif aux déclarations d'illégalité qui ne débouchent pas
sur l'annulation de l'acte concerné2988. Un tel entêtement se comprend mal de la part de la Haute
juridiction, dans la double mesure où - mis à part les inconvénients pratiques qu'il est
susceptible d’engendrer2989- il repose sur une confusion évidente et constitue une aberration
juridique.

I - L'état du droit repose sur une confusion évidente

A. L'erreur sur laquelle s'appuie le droit positif tient essentiellement à la liaison classiquement
pratiquée entre survivance de l'acte déclaré illégal et autorité relative de chose jugée.

* On en trouve déjà des traces dans l'affaire Abbé Gautrand2990, puisque le rapporteur
Bourdon, qui concluait - à l'opposé de ce qu'allait décider la Cour de Cassation - pour
l'application des principes traditionnels en l'espèce, étayait son opinion par l'idée que l'arrêté
municipal en cause n'avait "pas cessé d'être en vigueur" malgré la constatation de son illégalité
par le Conseil d'État à l'occasion d'un recours antérieur2991. D'autres décisions s'en font ensuite
l'écho, comme cet arrêt de la 1ère Chambre civile de la Cour de Cassation en date du 15 janvier
19752992où la juridiction suprême de l'ordre judiciaire insiste sur le fait que le règlement en
cause reconnu irrégulier par le Conseil d'État dans une procédure à laquelle le requérant était

provoquer les trois cas de légalité externe réservés par le législateur ne compense, en volume, les effets attendus de
la limitation à six mois de la recevabilité de l’exception d’illégalité dans les autres cas.
2987
C’est en particulier l’opinion de M. Ricard (" Les vices de formes et l’État de Droit ", Etudes foncières, n°62,
mars 1994, p. 10) : "selon cet auteur, sous le couvert d’une « réformette », cette mesure bafoue l’une des garanties
fondamentales des libertés publiques, à savoir le droit d’exercer les voies de recours contre les actes des autorités
administratives et introduit le cheval de Troie dans notre État de droit". Des multiples exemples qu’il cite pour
étayer sa vision, nous retiendrons celui de l’administré qui, vivant dans une commune voisine lors de l’élaboration
du P.O.S. litigieux et n’ayant alors aucun intérêt à agir, ne pourra soulever, lorsque, ayant déménagé, il sera
confronté à ses prescriptions, l’illégalité de son élaboration.
Cf. dans le même sens D. Gillig, "La remise en cause du caractère perpétuel de l'exception d'illégalité à l'encontre
des actes réglementaires", Les petites affiches, 31 août 1994, n°104, p.7 pour qui "l'article L. 600-1 du code de
l'urbanisme (...) risque d'encourager l'administration à s'affranchir du respect des règles formelles et procédurales
gouvernant l'élaboration et la révision des principaux documents d'urbanisme".
Voir cependant contra J.-B. Auby, "Petite loi d'urbanisme. Beaucoup de bruit sans raison", Etudes foncières 1994,
art. cit. dont le "sentiment est en vérité que la loi du 9 février ne va pas suffisamment loin dans l'effort pour
enrayer la dérive contentieuse", l'auteur proposant une irrecevabilité plus étendue de l'exception soulevée à l'appui
d'un recours contre les autorisations d'urbanisme.
2988
Cf. supra, Partie I, Titre II, Sous-titre II.
2989
Ces inconvénients ont été étudiés afin d'expliquer la position adoptée par le juge judiciaire (ibid.).
2990
Cass. Crim., 4/12/1930, arrêt précité.
2991
Rapport précité, p.36.
2992
Dalloz 1975, Jurisp. p.671, note R. Drago.
612
étranger "n'avait été ni annulé, ni abrogé" pour démontrer que la Cour d'appel n'était pas liée par
cette appréciation.

* Ce point de vue a en outre été adopté par divers membres de la doctrine, et notamment
par M. G. Delvolvé2993qui explique que, si les arrêts qui se bornent à déclarer l'illégalité d'un
acte ne sont revêtus que d'une simple autorité de chose jugée, c'est parce que, à l'instar des
décisions de rejet, ils "laissent les choses en état et n'entraînent pas ce bouleversement que
provoque l'annulation"2994.

2 - L'assimilation entre effet relatif de chose jugée et permanence du règlement reconnu illégal
s'avère cependant plus que contestable, comme nous le révèle l'étude de la jurisprudence de la
Cour de justice des communautés européennes. Cette juridiction connaît en effet non seulement
des recours en annulation formés contre les actes des institutions communautaires2995, mais
également des questions préjudicielles posées par des juridictions nationales et tendant soit à
interpréter un texte européen, soit à en apprécier la régularité2996. Dans le cadre de cette
dernière compétence, elle est amenée à se prononcer dans des conditions assimilables à celles
qui conduisent le juge administratif français - par voie d'action ou d'exception2997- à contrôler la
légalité d'un texte pourtant définitif. Rien d'étonnant dès lors à ce que, dans un premier
mouvement jurisprudentiel, la Cour de justice ait conféré à sa constatation d'illégalité l'effet
relatif traditionnellement consacré2998. Mais contrairement au Conseil d'État français, la
juridiction européenne a su faire évoluer sa position : l'arrêt International Chemical
Corporation en date du 13 mai 19812999, a en effet estimé qu'un jugement "constatant en vertu
de l'article 177 du Traité, l'invalidité d'un acte d'une institution, en particulier d'un règlement du
Conseil ou de la commission, bien qu'il ne soit adressé directement qu'au juge qui a saisi la
Cour, constitue une raison suffisante pour tout autre juge de considérer cet acte comme non
valide pour les besoins d'une décision qu'il doit rendre..."3000. Cet attendu prend tout son relief
lorsque l'on apprend que, pour la Cour de justice, un règlement qu'elle se contente de déclarer
illégal sur renvoi préjudiciel ne disparaît pas, de ce simple fait, de l'ordonnancement juridique
communautaire ; il y subsistera - bien que désormais inapplicable - jusqu'à ce que l'autorité

2993
Répertoire Dalloz, Contentieux administratif, art. cit. , n° 67 s.
2994
Voir dans le même sens J.-M. Auby, Actualité juridique, Droit administratif 1984, art. cit. p.136 : "le juge
n'est pas lié par la déclaration d'illégalité antérieure tant que la jurisprudence n'aura pas expressément admis que le
règlement illégal ne figure plus dans l'ordonnancement juridique".
2995
En vertu des articles 173 et 174 du Traité de Rome.
2996
Article 177 du même Traité. A noter que cette exception remonte même à une période antérieure à la
signature du Traité de Rome, puisque la première affaire date de 1956 (Meroni et Cie) : Cf. note Y.L. sous C.J.C.E.
15/10/1980, Roquette, Dalloz 1981, p.165.
2997
Voir supra, Introduction.
2998
Cf. en ce sens P. Dubois, "L'exception d'illégalité devant la Cour de justice des Communautés Européennes",
Cahiers de Droit européen 1978, art. cit. p.438. L'auteur cite à ce propos plusieurs arrêts du 21/02/1974 dans
lesquels la Cour affirme que des déclarations d'illégalité antérieures n'avaient autorité de chose jugée qu'à l'égard
des parties en cause à cette époque. Pour expliquer cette solution, l'avocat général invoquait "l'impossibilité de tirer
d'une constatation incidente d'illégalité d'un règlement un effet général qui finirait par aboutir à des résultats
analogues à ceux de l'annulation ex tunc de cet acte. Sans quoi la limite d'ordre public constituée en général par des
délais de procédure péremptoires se trouverait compromise, au préjudice du principe de la sécurité des rapports
juridiques" (ibid.).
2999
Recueil des décisions de la C.J.C.E., p.1191 (arrêt n°66 /80) ; Revue trimestrielle de Droit européen 1982,
p.562.
3000
Elle répondait ainsi à une question du tribunal civil de Rome formulée à l'occasion d'un litige où la société
requérante invoquait une déclaration d'invalidité antérieure d'un règlement du Conseil ; le juge italien demandait en
substance à la Cour s'il pouvait directement se fonder sur cette déclaration d'invalidité, ou s'il devait solliciter à
nouveau l'avis de la Cour.
613
compétente lui substitue des mesures régulières3001. Il apparaît ainsi que, nonobstant sa force
insuffisante à supprimer le texte qu'elle vise, une déclaration d'illégalité est pleinement à même
de s'imposer, à l'avenir, dans tous les litiges concernant des actes d'application dudit texte.
Aucune incompatibilité n'existe entre ces deux types d'incidences dans la mesure où, comme l'a
fait remarquer M. Mertens de Wilmars, il convient de n'en pas confondre les destinataires : la
suppression de l'acte intéresse l'ordre juridique, la déclaration d'illégalité les juges qui seraient
amenés à appliquer l'acte qui en fait l'objet3002. Si la position de la C.J.C.E. peut s'expliquer à la
lumière de facteurs spécifiques au droit communautaire3003, elle n'en fournit pas moins la
preuve irréfutable que "la relativité n'est pas le contre-pied nécessaire de la théorie
absolutiste"3004 et qu'une voie intermédiaire entre les conséquences drastiques assignées à
l'annulation et la pauvreté actuelle de celles de la déclaration d'illégalité semble parfaitement
praticable.

3001
Cf. C.J.C.E., 19/10/1977, Moulins de Pont-à-Mousson (affaires 124/76 et 20/77), Rec. p.1795 : l'"illégalité ne
saurait être effacée du seul fait que la Cour, dans le cadre d'une procédure en vertu de l'article 177, prononcerait
l'invalidité en partie ou en totalité de la disposition litigieuse". Comme le souligne C. Megret, cela revient à
"admettre implicitement qu'un acte invalide demeure dans la légalité interne : s'il n'en était pas ainsi, la déclaration
d'invalidité du règlement du Conseil aurait pour effet de redonner vie au -règlement antérieur- et l'illégalité serait
dès lors supprimée" ("La portée juridique et les effets de droits de la déclaration d'invalidité d'un acte
communautaire prononcée par la C.J.C.E. dans le cadre de la procédure instituée par l'article 177 du Traité C.E.E.",
in Mélanges Teitgen, p.311).
On peut relever à ce propos avec un certain étonnement que le Conseil d'État ne partage pas l'analyse de la C.J.C.E.
et décide, à l'inverse de sa jurisprudence traditionnelle en droit interne, que la déclaration d'invalidité opérée par la
Cour a pour effet de faire chuter le règlement en cause et de redonner vigueur aux dispositions qu'il avait abrogées
(C.E., S., 9/05/1980, O.N.I.C. p.220 ; Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.535, conclusions B.
Genevois, note C. Jordan ; Dalloz 1980, p.462, note J.-Y. Plouvin ; Revue trimestrielle de Droit européen 1980,
p.578, conclusions et note M.-A. F.). Mais il faut sans doute replacer cette solution "dans le contexte, qui fut
parfois difficile, des relations entre le Conseil d'État et la C.J.C.E" (Cf. R. Chapus, Droit du contentieux
administratif, n°896-1).
3002
"Alors qu'un arrêt d'annulation étend ses effets au règlement annulé lui-même en l'anéantissant, c'est-à-dire en
l'éliminant de l'ordre juridique, l'arrêt de déclaration d'invalidité étend ses effets aux juridictions pour le cas où
elles seraient invitées à appliquer ledit règlement" ("Annulation et appréciation de validité dans le traité C.E.E. :
Convergence ou divergence ?" in Mélanges Kutscher, p.299).
3003
Il s'agissait notamment, comme l'indique expressément le libellé de l'arrêt International Chemical
Corporation, d'assurer une application uniforme du droit communautaire par les juridictions nationales (Attendu
n°11). A cet effet, on peut penser que la Cour a entendu conférer une certaine unité aux recours préjudiciels de
l'article 177 : dans la mesure où elle avait déjà reconnu qu'une interprétation qu'elle donne d'un texte
communautaire peut valoir pour toutes les affaires ultérieures, elle a décidé de même pour la déclaration
d'invalidité (Cf. notamment en ce sens H. Labayle, "La Cour de justice des Communautés et les effets d'une
déclaration d'invalidité", Revue trimestrielle de Droit européen 1982, p.484 ; et pour une application relativement
récente, C.E., 20/01/1988, Aubin, p.19 ; Actualité juridique, Droit administratif 1989, p.418, observations X.
Prétot ; La semaine juridique 1988, n°21169, note F. Moderne). Cette similitude entre les deux recours va même
très loin puisque, dans les deux cas, le juge national est cependant autorisé à saisir à nouveau la Cour s'il l'estime
nécessaire afin qu'elle reconsidère éventuellement sa position originelle (pour l'interprétation, voir en particulier
C.J.C.E., 27/03/1963, Da Costa (affaires 28 à 30/62), rec. p.59, conclusions Lagrange ; et pour la déclaration
d'irrégularité, voir l'attendu 14 de l'arrêt International Chemical Corporation, qui précise qu'"un tel intérêt pourrait
notamment exister s'il subsistait des questions relatives aux motifs, à l'étendue et éventuellement aux conséquences
de l'invalidité précédemment établie").
3004
L. Plouvier, "Les décisions de la Cour de justice et leurs effets juridiques", p.260, citée par H. Labayle, art.
cit. p.501, note 95.
614
II - L'état du droit constitue une aberration juridique

A. Une simple déclaration d'illégalité mérite incontestablement qu'on lui attribue un effet qui
dépasse le strict cadre du litige qui l'a suscitée, et ce quelle que soit la matière concernée3005.
Dans la mesure où "il n'existe en effet entre le recours pour excès de pouvoir et le recours en
appréciation de validité qu'une simple différence de procédure", il est bien évident "que les
décisions rendues sur l'un et sur l'autre ont le même fondement"3006, à savoir la vérification de
l'adéquation entre un texte donné et le bloc de légalité3007. C'est pourquoi, comme l'écrit à juste
titre R. Chapus3008, "ce qui importe quant à la détermination de l'autorité de jugement n'est pas
de savoir si une annulation a été ou non prononcée. Ce qui compte est qu'une décision ait été
reconnue comme illégale". Est ainsi stigmatisé le caractère parfaitement artificiel de la
distinction traditionnelle : les recours en annulation sont de la même nature que ceux qui
postulent une pure appréciation de validité, dans la mesure où ils posent tous deux,
exclusivement, une question de droit objectif au juge3009. Lorsque ce dernier y répond par la
négative au travers d'une décision de justice définitive, il est normal que ce point de vue
s'impose uniformément à tous, et pas seulement aux parties au litige qui a conduit à cette
constatation, du moins quand cette appréciation n'est pas susceptible d'infirmation par une
juridiction supérieure3010. L'inverse conduit indiscutablement à "une surestimation de
l'importance du prononcé d'une annulation"3011.

3005
D'anciens auteurs considéraient au contraire qu'un tel effet ne se concevait qu'en matière pénale. Voir en
particulier Appleton qui, à l'occasion de l'affaire Abbé Gautrand, avait tenté de justifier la solution dans ce
domaine particulier en différenciant nettement les recours préjudiciels en interprétation et en appréciation de
validité. Il démontrait en effet que le premier s'analysait comme "un litige entre parties privées" -ce qui expliquait
l'effet relatif qui lui était dévolu-, alors que le second, lorsqu'il s'envisageait en matière pénale, associait le
ministère public aux débats et justifiait que la déclaration d'illégalité dépasse le cadre strict du contentieux qui
l'avait suscitée pour produire des effets équivalents à ceux d'une annulation pour excès de pouvoir (note Dalloz
1931, précitée, p.35).
3006
Note B.D., Gazette du Palais 1966, précitée, p.366.
3007
Voir dans le même sens, note R. Drago précitée, p.672.
3008
Droit du Contentieux administratif, n°883-1°.
3009
Pour illustrer cette idée d'unicité du travail juridictionnel du juge de la légalité, on peut se reporter à l'article
d'H. Labayle précité, p.501 : "Le juge, en un premier temps et face à une illégalité, se borne à la constater. Il peut
ensuite refuser de l'appliquer au cas d'espèce, enfin la faire disparaître de l'ordonnancement juridique ou parfois, en
réparer les conséquences. Si l'action du juge, dans le cadre du recours en annulation va jusqu'au troisième stade, il
s'en tient aux deux premiers dans le cas de l'appréciation de validité". Cette présentation permet de bien
appréhender le tronc commun qui unit les contrôles de légalité.
3010
Les déclarations d'illégalité qui méritent donc de recevoir un effet absolu sont principalement celles qu'est
amené à effectuer le Conseil d'État, et à un moindre titre (car elles demeurent soumises à une éventuelle censure en
cassation) celles des Cours administratives d'appel. Pour celles opérées par les tribunaux administratifs, on pourrait
en effet miser sur une analyse différente pratiquée par un juge de même ressort ou d'un ressort plus élevé.
Parallèlement, on ne saurait conférer un effet absolu aux constations incidentes d'illégalités émanant de juridictions
administratives spéciales dans la mesure où celles-ci ne pourraient connaître d'un recours pour excès de pouvoir
contre la décision qu'elles écartent et ne sont donc pas habilitées à émettre une sentence définitive sur sa régularité
(voir en ce sens R. Chapus, Droit du Contentieux administratif, n°883-1 ; et B. Seiller, op. cit. p.747 s.).
En résumé, dès lors qu'il s'agit d'un avis donné par une Cour administrative d'appel ou par le Conseil d'État,
l'illégalité doit être considérée comme établie une fois pour toutes. Elle ne saurait, une fois constatée, être
confirmée ou infirmée en fonction des circonstances de telle ou telle espèce. En outre, on voit mal le Conseil d'État
ou la Cour administrative d'appel intéressée se déjuger à l'occasion d'une affaire ultérieure, et, pour reprendre une
formule employée par A. Trabucchi à propos des déclarations d'invalidité opérées par la C.J.C.E., il faut admettre
que "la peine capitale prononcée en matière de contrôle de validité ne permet pas de révision" ("L'effet erga omnes
des décisions préjudicielles rendues par la C.J.C.E.", Revue trimestrielle de Droit européen 1974, p.69).
3011
R. Chapus, Droit du Contentieux administratif, n°883-1.
615
B. Ce point de vue peut de surcroît s'appuyer sur l'idée explicitée par M. Weil selon laquelle le
juge administratif est le "juge naturel" de la légalité des actes administratifs3012. Dès lors que
celui-ci, statuant en dernier ressort, reconnaît l'illégalité d'un acte administratif, chaque
juridiction devrait ensuite en principe faire sienne l'opinion ainsi donnée 3013. Citant Duguit pour
qui une décision objective "s'impose à l'application de tous les tribunaux"3014, M. Weil
expliquait la solution Abbé Gautrand par "le principe général selon lequel l'appréciation de la
validité des actes administratifs est attribuée aux juridictions administratives"3015. On peut
reprendre cette idée en en élargissant la portée : dès lors que le Conseil d'État, juge naturel et
suprême de la régularité de l'action administrative, a déclaré irrégulier un acte par quelque biais
que ce soit, sa décision doit pouvoir servir de fondement direct à une requête quelle que soit la
personne qui l'invoque et quelle que soit la juridiction devant laquelle elle est

invoquée3016.

Tout plaide donc en faveur d'une modification de la jurisprudence. La déclaration


d'illégalité doit revêtir un effet absolu, au même titre que l'annulation, afin de lier à l'avenir les
tribunaux qui devront se prononcer sur une application du texte vicié3017. De la même manière,
on peut appeler de ses vœux un renforcement des effets de la reconnaissance incidente d'une
irrégularité sur l'administration qui l'a commise.

Paragraphe 2. Carences des incidences sur l'administration

L'exception d'illégalité ne produit pas sur le travail administratif les résultats que l'on est
en droit d'attendre d'un recours permettant de déceler une irrégularité qui l'a entaché. Dans les
insuffisances qu'il convient de relever à ce propos, l'une est d'ordre général, tandis que d'autres
s'attachent plus particulièrement à une catégorie d'actes déterminée.

3012
Op. cit. pp. 82.s.
3013
On trouvait déjà cette idée chez A. Esmein, qui faisait du juge administratif, plus encore que le simple juge
naturel de la légalité des actes administratifs, le maître absolu de leur interprétation (Cf. "L'effet relatif de chose
jugée", in Mélanges Gérardin, 1907, p.250 : "Lorsque la juridiction administrative, spécialement instituée pour
cela, a donné au nom de l'État, dans un procès déterminé, une certaine interprétation à un acte administratif,
comment admettre que cette interprétation ne vaudra pas et ne s'imposera pas à tous ceux qui, ultérieurement,
invoqueront ce même acte et auxquels il sera opposable ?")
3014
Op. cit. t. II, p.518.
3015
Op. cit. p.86.
3016
Cette idée pourrait aujourd'hui se prévaloir du principe fondamental reconnu par les lois de la République
dégagé par la décision du Conseil constitutionnel "Conseil de la concurrence" (décision précitée) : même si, par
souci de préserver la répartition des compétences existante, sa formulation a volontairement laissé de côté
l'appréciation incidente de la régularité d'un acte administratif, son économie revient incontestablement à
reconnaître une compétence naturelle au juge administratif afin de trancher définitivement une question de ce type.
3017
La reconnaissance d'un effet absolu permettrait en outre au tribunal de soulever d'office l'illégalité avérée de
l'acte en cause, contrairement à la règle actuellement de mise (sur ce point, Cf. supra, Partie I, Titre II,
Sous-titre II).
616
I - Une carence générale : l'absence d'extinction automatique de l'acte reconnu illégal

Pour contraindre l'administration à abroger une décision reconnue incidemment illégale


par le juge administratif, tout intéressé dispose du relais du mécanisme d'abrogation obligatoire
tel qu'il est aujourd'hui organisé par la jurisprudence Cie Alitalia et ses développements3018.
Toutefois, cette construction suppose nécessairement, on l'a dit, un recours gracieux formulé
par un administré 3019; la simple constatation de l'irrégularité par le juge ne génère aucun
processus d'éradication de la décision qu'elle intéresse3020. Or, le jeu de l'exception d'illégalité
devrait pouvoir permettre l'économie de la deuxième phase de cette complexe procédure3021,
d'autant que les exigences jurisprudentielles paraissent moins inflexibles qu'on pourrait le croire
au premier abord.

A. La justification de l'automaticité

1 - Sur un plan purement théorique

a) L'état actuel du droit repose sur une hypocrisie. D'un côté, on refuse à la simple déclaration
d'illégalité la force suffisante pour faire disparaître l'acte qui en fait l'objet, au motif notamment
qu'un tel effacement pourrait être de nature à perturber l'action administrative, brusquement
privée d'une norme sur laquelle elle comptait, cependant qu'on érige en principe l'inapplicabilité
de cette dernière3022. A l'occasion de leur commentaire de l'arrêt S.A. Morgane3023, MM. E.
Honorat et R. Schwartz insistaient sur ce point. L'ancienne distinction entre l'automaticité des
effets de l'annulation sur l'acte qu'elle frappe et l'innocuité de l'exception d'illégalité reposait sur
l'idée qu'une disposition illégale n'est pas pour autant inapplicable : "lorsque le texte est
simplement déclaré illégal, son application est écartée dans l'affaire soumise au juge, mais il
continue à s'appliquer aux autres situations" ; or, "cette distinction a, compte tenu de l'évolution
de la jurisprudence - et notamment de l'arrêt Ponard - perdu singulièrement de sa portée : (...),
désormais, une disposition n'est applicable que si elle est légale".

b) Cette inapplicabilité de l'acte réglementaire convaincu d'illégalité s'avère en outre totale :


non seulement, comme l'ordonne l'arrêt Ponard, l'administration est tenue de ne plus lui donner
de concrétisation, mais de surcroît aucun administré ne peut se prévaloir d'un quelconque droit
à son application future. Cela ressort notamment de la jurisprudence relative aux certificats
d'urbanisme, et plus particulièrement de l'arrêt S.C.I. "Le Parc de Vaugien"3024. La société
soutenait que les premiers juges avaient à tort estimé opérant un moyen tiré, à l'appui d'une
demande d'annulation de permis de construire, de l'illégalité des dispositions du P.O.S. sur le

3018
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II.
3019
Ibid.
3020
Ce qui constitue une des différences majeures avec l'annulation, dont le prononcé suffit à faire disparaître de
l'ordonnancement juridique la mesure qu'elle frappe (Cf. Partie I, Titre préliminaire).
3021
Comme le démontre la jurisprudence de la C.J.C.E., puisque pour cette juridiction, "si le règlement invalidé
(...) continue en principe de survivre, son auteur a l'obligation de le retirer" (G. Isaac, "La modulation par la
C.J.C.E. des effets dans le temps de ses arrêts d'invalidité", Cahiers de Droit européen 1987, pp.444 s., et
spécialement p.458 ; l'auteur se fonde sur un attendu de l'affaire International Chemical Corporation précitée,
estimant que "le Conseil ou la Commission, auteurs des règlements reconnus invalides, sont tenus de tirer de l'arrêt
de la Cour les conséquences que cet arrêt comporte").
3022
Voir supra les développements sur la jurisprudence Ponard.
3023
Actualité juridique, Droit administratif 1991, chronique précitée, p.112.
3024
C.E., 4/11/1994 ; Bulletin de jurisprudence du Droit de l'urbanisme 1995, conclusions C. Maugüé.
617
fondement desquelles il avait été délivré, au motif que ledit permis avait été consenti en
application d'un certificat d'urbanisme positif. Le commissaire du gouvernement, afin de la
débouter sur ce point, mit l'accent sur le fait que, s'il "garantit le constructeur contre les
changements de la règle d'urbanisme, (...) le certificat n'a, en aucun cas, pour objet de garantir
l'application de dispositions illégales, que ces règles aient disparu rétroactivement suite à une
annulation contentieuse, ou aient été déclarées illégales par voie d'exception". Elle fut suivie
par la Haute juridiction, qui marque bien, par là même, sa préoccupation d'inactiver autant que
faire se peut les actes dont elle dénonce incidemment l'illégalité.

c) Dès lors, on perçoit mal l'intérêt de laisser subsister artificiellement dans l'ordre juridique un
acte que l'avis du juge condamne à l'ineffectivité la plus complète3025. Certes, le spectre d'un
recours pour excès de pouvoir ouvert hors délais rôde, et s'emploie à entretenir le statu quo.
Mais l'automaticité de chute de l'acte déclaré illégal se distinguerait de celle qui résulte d'une
annulation juridictionnelle : ici, c'est du juge que provient directement la sanction, et celle-ci est
rétroactive ; là, ce serait l'administration qui resterait compétente pour prononcer une simple
abrogation de l'acte reconnu irrégulier, comme elle l'est déjà dans le système prévu par la
jurisprudence Alitalia3026. Le seul aménagement consiste à supprimer le relais du recours
gracieux actuellement exigé, chose qui ne paraît pas poser d'insolubles problèmes sur un plan
pratique.

2 - D'un point de vue pratique

On se souvient des raisons avancées pour expliquer la condition de recours préalable3027,


et notamment de celle qui met en avant la gène de l'action administrative que la solution inverse
serait susceptible d'engendrer. Or, ce danger de perturbation que créerait la suppression de la
condition de demande est à l'évidence à relativiser en ce qui concerne l'hypothèse qui nous
intéresse, à savoir celle où obligation d'abroger se couple avec exception d'illégalité. Reprenons
l'affaire Syndicat C.F.D.T. des établissements et arsenaux du Val-de-Marne3028en vue d'illustrer
notre propos : en l'espèce, l'illégalité du règlement dont l'abrogation était sollicitée avait été
avérée par un arrêt du Conseil d'État. Puisque le juge a déjà définitivement statué en indiquant à
l'administration que sa décision est entachée d'illégalité, est-il dès lors excessif d'imposer à
l'autorité compétente de corriger pour l'avenir le règlement dont l'irrégularité est certaine sans
exiger une demande préalable en ce sens émanant d'un administré ? Le poids de la vérification
de la légalité de l'acte se déplace dans cette hypothèse de l'administration vers le juge, dont c'est
justement le rôle naturel : une fois que ce dernier a dénoncé l'illégalité de l'acte, il appartient à
l'autorité compétente de faire disparaître celui-ci ; la demande préalable de l'administré n'a plus
de raison d'être, elle qui vise seulement à sensibiliser l'administration sur le vice d'un texte,
puisque cette sensibilisation est ici l'œuvre du jugement ayant admis l'exception.

3025
G. Berb voyait à juste titre dans la déclaration d'illégalité la "semence d'une annulation implicite" (cité par P.
Hay dans l'article "Une approche politique de l'application de l'article 177 du Traité C.E.E. par les juridictions
nationales", Cahiers de Droit européen 1971, p.512).
3026
S'agissant d'une abrogation -donc d'une disparition pour l'avenir-, la stabilité des situations antérieurement
créées sur la base de l'acte illégal ne serait aucunement menacée.
3027
Voir supra, Partie 1, Titre I, Sous-titre II.
3028
Arrêt précité, dans lequel, rappelons-le, le Conseil d'État, avait estimé que les ministres à l'origine d'une
décision interministérielle incidemment reconnue irrégulière étaient tenus de faire droit à la demande d'administrés
sollicitant l'abrogation de celle-ci.

618
Il semble donc que les impératifs de sécurité juridique puissent parfaitement
s'accommoder de la chute de la condition de demande préalable affectant le devoir d'abrogation
des règlements illégaux, dès lors que cette illégalité a été reconnue par le juge de l'exception ; et
les assouplissements que connaît déjà cette règle nous conduisent à penser que le pas pourrait
être aisément franchi.

B. La relative flexibilité de la condition de demande préalable laisse augurer une possible


évolution

La nécessité d'un recours gracieux préalable au jeu de l'abrogation obligatoire trahit une
relative souplesse. Cela ressort en particulier de deux tolérances ou constructions spécifiques :

1 - La première vient de ce que, bien souvent, le juge est amené à requalifier le recours
administratif qui avait été intenté. Ce fut le cas dans l'affaire Fédération des syndicats généraux
de l'Education nationale et de la Recherche3029où l'organisation syndicale requérante avait
certes effectué un recours gracieux préalable, mais par le biais duquel elle avait sollicité
"l'annulation" des décrets dont elle affirmait l'illégalité. Le Conseil d'État accepte de regarder de
telles demandes comme tendant à l'abrogation des actes en cause, et considère en conséquence
valable la démarche originelle du requérant3030. Rien que de très courant dans cette
requalification, qu'il convenait cependant de signaler.

2 - Plus significatif est l'enseignement que l'on peut tirer de la jurisprudence Fontanilles-
Laurelli3031. Il s'agissait d'une espèce dans laquelle le requérant demandait au juge la réparation
d'un dommage qui lui avait été causé, selon ses dires, par une faute qu'aurait commise
l'administration en ne modifiant pas une réglementation ne correspondant plus aux réalités de
fait. Tout le problème était donc de savoir si l'"inaction réglementaire" de l'autorité compétente
- en l'occurrence un préfet - était dans un tel cas constitutive d'une faute susceptible d'ouvrir
droit à réparation. Le commissaire du gouvernement insistait sur le fait que la jurisprudence
Despujol imposait comme condition nécessaire à la reconnaissance de l'obligation d'abroger un
recours gracieux préalable sollicitant cette abrogation. Selon lui, cette démarche ne se
confondait pas avec la demande de dommages-intérêts nécessaire pour lier le contentieux de la
responsabilité : elle se devait de lui être antérieure car elle seule était de nature à transformer le
pouvoir discrétionnaire de l'administration en devoir dont le non respect pouvait engendrer une
faute réparable. Plus encore, M. Latournerie pensait que ce recours administratif devait
nécessairement émaner de la personne même qui se tournait vers le juge pour demander
sanction ou réparation du refus opposé ; mais, en l'espèce, cette considération était sans
conséquence puisqu'il n'était pas allégué qu'une demande d'abrogation quelconque ait été
adressée à l'administration, le requérant lui-même n'ayant pas réalisé cette démarche. Le
commissaire du gouvernement conviait donc le Conseil d'État à "admettre qu'en l'absence d'une
demande de modification de l'arrêté préfectoral l'administration, en s'abstenant de modifier cet
arrêté, n'-avait- commis aucune de nature à engager la responsabilité de l'État"3032. Il ménageait
cependant à la Section du contentieux, au cas où elle n'aurait pas désiré suivre son raisonnement
initial, une autre forme de solution qui consistait à rejeter au fond la requête, puisqu'il
démontrait que le changement de fait mis en avant par M. Fontanilles-Laurelli n'avait pas eu

3029
Arrêt précité.
3030
Voir également les conclusions Faugère précitées sur l'arrêt Bunoz, p.628.
3031
C.E., S., 5/05/1986, p.127 ; Actualité juridique, Droit administratif 1986, p.510, conclusions D. Latournerie ;
Dalloz 1987, som. com., p.111, obs. F. Moderne et P. Bon.
3032
Conclusions précitées, p.512.
619
pour effet de retirer au règlement litigieux son fondement juridique. Ce fut précisément la
solution que consacra l'arrêt, déboutant le demandeur non sur la base de l'absence de recours
gracieux préalable, mais au motif qu'il ne résultait pas de l'instruction que l'administration eût
commis une quelconque faute "en ne prenant pas l'initiative de modifier" l'arrêté en cause. Il
semble en conséquence qu'un recours gracieux tendant à l'abrogation d'un règlement devenu
illégal ne soit pas exigé par le Conseil d'État comme préalable nécessaire à l'engagement d'une
procédure de réparation des préjudices qu'il a pu causer3033.

La doctrine n'a pas tiré d'enseignements uniformes de cette jurisprudence. Pour R.


Chapus3034il est "légitime de penser que l'attention des autorités administratives doit être attirée
par le changement des circonstances auxquelles sont liés les règlements qu'elles ont édictés et
qu'il est, par suite, normal qu'elles soient tenues de tirer les conséquences de tels changements".
En d'autres termes, il ne serait pas inconcevable que la naissance du devoir d'abrogation ne soit
pas ici conditionnée par la demande d'un administré, mais bien par la simple survenance de
l'illégalité de l'acte. Si la réunion de certaines données de droit et de fait est nécessaire afin que
soit édictée telle décision, il semble dans la logique des choses que, si les unes ou les autres
viennent à disparaître, l'autorité compétente procède d'elle-même à la modification qui
s'impose. Mais d'autres auteurs ont au contraire mis l'accent sur la spécificité du contentieux
indemnitaire3035pour dénier à l'arrêt Fontanilles-Laurelli une portée aussi générale. Quoi qu'il
en soit, cette solution tend à démontrer que le juge peut se montrer assez compréhensif quant à
la nécessité d'une demande pour lier la compétence abrogative de l'administration ; et, nous
l'avons dit, c'est incontestablement dans ce sens qu'il faut aller lorsque la décision à faire
disparaître a été déclarée incidemment illégale par le juge administratif.

II - Les carences spécifiques enregistrées en matière d'actes non réglementaires non


créateurs de droits

La combinaison du principe d'abrogation obligatoire dégagé par l'arrêt Les Verts à


l'égard des actes non réglementaires non créateurs de droits avec le mécanisme de l'exception
d'illégalité soulève deux difficultés majeures, représentant autant d'insuffisances auxquelles il
semble aisé de remédier.

A. L'insuffisance liée à l'absence d'obligation d'abroger les actes non réglementaires non
créateurs de droits originairement illégaux

1 - Certains actes non réglementaires non créateurs de droits peuvent faire l'objet d'une
exception d'illégalité, comme nous l'a enseigné l'étude des théories de l'opération complexe, de
l'inexistence et de la fraude. Une fois leur vice constaté, que doit-il advenir d'eux ? La question
se pose essentiellement pour les décisions d'espèce et les mesures frauduleuses, la
reconnaissance d'une inexistence réglant en effet d'elle-même le problème. Par réflexe -et par
comparaison avec le régime des actes réglementaires-, on serait tenté d'estimer que le système
de l'abrogation obligatoire sur demande d'un administré peut prendre le relais du jugement, et
assurer la disparition de la mesure viciée. Mais il faut aussitôt se souvenir que l'arrêt Les Verts
qui a transposé dans ce domaine le principe dégagé par la jurisprudence Alitalia exclut de son
champ les actes non réglementaires non créateurs de droits entachés d'une irrégularité

3033
En ce sens, voir conclusions M. Pochard précitées sur l'arrêt Elections cantonales de Chaufailles, Revue
française de droit administratif 1991, p.583.
3034
Droit administratif général, t. I, n°759-3.
3035
Cf. notamment la note P. Bon et F. Moderne précitée (Dalloz 1987).
620
originaire3036. Aussi, un administré ne peut semble-t-il contraindre l'administration à abroger
une décision non réglementaire non créatrice de droit alors même que le vice qui l'affectait dès
son édiction a été expressément reconnu par la juridiction administrat
2 - Les deux arguments sur lesquels s'est fondé le commissaire du gouvernement M. Pochard
pour imposer la limite sus-rappelée - à savoir l'absence de précédents jurisprudentiels et la
volonté de préserver la spécificité du régime juridique qui s'attache aux actes non
réglementaires3037- présentent pourtant, l'un et l'autre, un talon d'Achille :

a) S'agissant du premier, il convient de mettre en avant qu'une ligne de jurisprudence


antérieure, bien qu'elle n'ait pas revêtu le caractère spectaculaire de celle s'intéressant à
l'illégalité due aux changements de circonstances, a bel et bien consacré des hypothèses dans
lesquelles l'administration était tenue tantôt spontanément, tantôt sur demande en ce sens d'un
administré, d'abroger un acte non réglementaire non créateur de droits affecté d'une irrégularité
originaire. Il en va ainsi notamment en matière d'autorisations de police : l'arrêt Sieur
Constantin3038considère par exemple qu'un maire ayant autorisé le propriétaire d'un débit de
boissons à retarder la fermeture de son établissement en violation d'un arrêté préfectoral
préexistant est "légalement tenu de mettre fin" à cette autorisation3039. De même, et pour
reprendre le cas des sectionnements municipaux, le juge accepte depuis de très nombreuses
années de contrôler la légalité des refus de suppression de tels actes entachés d'une irrégularité
originelle3040.

b) S'agissant du second, on peut tout d'abord contester la dynamique privilégiée par M.


Pochard3041en ce que, dans le but d'éviter des cas de remise en cause abusive pour de simples
raisons formelles d'actes non réglementaires non créateurs de droits à l'encontre desquels le
délai de recours est expiré, elle conduit à pérenniser ceux d'entre eux entachés, dès le départ,
d'une grossière irrégularité de fond. Mais surtout, il convient de remarquer que les actes non
réglementaires non créateurs de droits ne bénéficient pas, au même titre que les décisions
individuelles qui en engendrent, de la pleine protection du principe d'intangibilité3042. La
meilleure preuve en est que nombre d'entre eux, en dépit de l'expiration des délais de recours
pour excès de pouvoir ouverts à leur encontre, demeurent incidemment contestables au
contentieux. Au moins pour ces derniers -c'est-à-dire pour les actes frauduleux et les décisions
d'espèce qui s'insèrent dans une opération complexe-, l'obligation d'abroger semble constituer le
complément naturel de la reconnaissance juridictionnelle de leur illégalité.

Rien ne s'oppose donc à une parfaite adéquation des principes d'abrogation obligatoire
érigés par les jurisprudences Alitalia et Les Verts, de la même manière que tout milite en faveur
d'une conjonction de ce mécanisme avec celui de l'exception d'illégalité, qu'on se trouve

3036
Sur cet arrêt, voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II.
3037
Ibid.
3038
Arrêt précité.
3039
Voir dans le même sens C.E., 17/04/1963, Blois, p.233 ; Dalloz 1963, p.459, note Esmein ; La semaine
juridique 1963 éd G. II, 13227, note Luce : un maire ayant à tort permis l'inhumation d'un chien dans un cimetière
humain "était tenu de faire cesser la situation irrégulière ainsi illégalement accordée en mettant fin à cette
autorisation".
3040
C.E., 3/04/1908, Sieurs Puech et Gout, p.351 ; C.E., 22/04/1925, Commune de Saint-Genis-Laval, p.413.
3041
Conclusions précitées, p.576.
3042
Sur ce point, voir supra, Titre précédent.

621
indifféremment en présence d'un acte réglementaire ou d'un acte non réglementaire non créateur
de droits.

B. L'insuffisance liée à l'impossibilité d'invoquer un changement de circonstances par


voie d'exception contre un acte non réglementaire non créateur de droits

Bien que nous débordions ici une fois encore sur le problème de la recevabilité de
l'exception, le problème (de par le choix que nous avons fait de réinsérer l'évolution des effets
de la déclaration d'illégalité dans celle, plus vaste, ayant intéressé le mécanisme de l'exception)
mérite qu'on l'aborde.

1 - Une remarque préliminaire s'impose. Comme nous l'avons déjà souligné, la théorie du
changement de circonstances ne connaît pour ainsi dire aucune application auprès des décisions
individuelles porteuses de droits3043. A l'inverse, la formulation du principe dégagé par la
jurisprudence Les Verts paraît soumettre à de pareils aléas tous les actes non réglementaires non
créateurs de droits, sans opérer aucune distinction dans cette catégorie pourtant extrêmement
hétérogène. Or, cette logique se révèle totalement absurde pour certains d'entre eux. On songe
notamment aux décisions négatives refusant une demande : si la situation devient telle que le
demandeur est en droit d'obtenir l'autorisation qu'il sollicitait, est-il envisageable que le refus
initial soit considéré comme illégal et doive être abrogé par l'administration ? Et même s'il en
allait ainsi, cette abrogation n'est-elle pas dépourvue de tout intérêt, puisqu'elle signifie
concrètement la prise de la mesure positive initialement refusée, mesure qui ne peut
logiquement intervenir que si l'administré a réitéré sa demande ? De même, on reste perplexe
sur les implications du principe dégagé par l'arrêt Les Verts pour des actes tels que les actes
obtenus par fraude ou les actes inexistants. En définitive, la théorie du changement de
circonstances ne paraît devoir jouer qu'à l'égard de certains actes qui, bien non réglementaires,
partagent avec les règlements une capacité d'engendrer une situation continue3044.

2 - Compte tenu de ce qui précède, la question de la combinaison entre les jurisprudences Les
Verts et Ah Won ne présente concrètement d'intérêt qu'à l'endroit des décisions d'espèce telles
que nous les avons définies à l'occasion de l'étude de la théorie des opérations complexes. Elles
seules en effet peuvent à la fois éventuellement subir le contrecoup néfaste d'un changement de
circonstances, et faire l'objet d'une constatation incidente passé le délai de recours
contentieux3045. Rien ne paraît a priori s'opposer à la transposition à ces actes de la
jurisprudence Ah Won et Butin : dès lors qu'est admise l'incidence d'un changement de
circonstances sur leur légalité - qui va jusqu'à obliger l'administration, saisie d'une demande en
ce sens, de procéder à leur abrogation - , on ne voit pas pourquoi la reconnaissance de
l'irrégularité qui les affecte ne pourrait pas s'effectuer par voie d'exception. Puisqu'on repousse,
à leur égard, l'idée de "légalité statique"3046 que le principe d'intangibilité imprime normalement
aux actes non réglementaires, la sanction de l'apparition de l'illégalité du fait d'éléments

3043
Cf. Partie I, Titre I, Sous-titre II.
3044
Sur cette notion, voir supra, Titre précédent.
3045
C'est d'ailleurs au travers de l'une d'entre elles (le découpage cantonal) qu'a été dégagé le principe de l'arrêt
"Les Verts".
3046
Selon l'expression de J.-M. Auby, Revue du droit public 1959, art. cit. p.459.
622
postérieurs à leur édiction doit pouvoir présenter indifféremment un caractère direct (annulation
du refus de les abroger) ou indirect (annulation des mesures prises sur leur fondement).

3 - Or, telle n'est visiblement pas l'analyse pratiquée par le Conseil d'État. Il est aisé de s'en
rendre compte à la lecture d'une décision intéressant, à l'instar de l'arrêt Les Verts, le découpage
cantonal3047. Alors qu'à l'occasion de cette dernière affaire, la Haute juridiction avait reconnu
que ce type d'acte pouvait subir une affectation de sa légalité du fait d'un changement de
circonstances, elle affirme ici que "l'auteur d'une protestation dirigée contre les opérations
électorales en vue de la désignation d'un conseiller général n'est recevable à invoquer, à l'appui
de cette protestation, l'illégalité de l'acte par lequel il a été procédé à la délimitation de la
circonscription cantonale que si ledit acte n'est pas devenu définitif"3048. Cette formule induit
évidemment l'exclusion de l'exception comme instrument de sanction de l'illégalité d'un
découpage cantonal définitif provenant d'une évolution ultérieure de la situation, restriction qui
ne va pas sans causer "quelque surprise"3049 au juriste. Telle n'était d'ailleurs pas la solution
préconisée par le commissaire du gouvernement M. Pochard : celui-ci voulait conduire le
Conseil d'État à admettre beaucoup plus largement la possibilité de contestation d'un découpage
cantonal à l'appui d'un recours contre les élections s'étant déroulées dans son cadre. Après avoir
convaincu la Section du contentieux de l'opérance du moyen soulevé par la requérante -à savoir
l'inégalité démographique entre les cantons- du fait de l'incidence évidente que peut avoir une
telle inégalité sur les résultats du scrutin, M. Pochard mit le Conseil d'État devant une
alternative :

- soit admettre la possibilité de soulever l'exception à toute époque. Cette solution avait
l'avantage de calquer le régime du découpage cantonal, en faisant de ce dernier un acte
préliminaire à l'élection, sur celui des sectionnements de communes 3050pour lesquels la Haute
juridiction a depuis longtemps opté en faveur d'une pareille permission, que l'illégalité du
sectionnement contesté affecte l'acte depuis son origine3051ou soit apparue à la suite d'une
évolution ultérieure3052. Le commissaire du gouvernement marquait un net penchant pour cette
branche de l'alternative. Il est vrai qu'elle seule paraissait en conformité avec les conclusions sur
l'arrêt Les Verts qu'il venait de prononcer, et que le Conseil d'État allait faire siennes : en
admettant qu'un découpage électoral pouvait pâtir d'un changement de circonstances au point de
contraindre l'administration, saisie d'une demande en ce sens, à l'abroger, il semblait logique de
permettre à un administré de pouvoir faire également sanctionner cette illégalité à l'appui d'un
recours dirigé contre des élections organisées sur sa base3053. L'admission de ce principe posait

3047
C.E., S., 30/11/1990, Elections cantonales de Chauffailles, Mme Abadie, p 342 (arrêt précité).
3048
Cette formulation a été reprise dans des arrêts ultérieurs. Cf. notamment C.E., 17/12/1990, Tête, req. n° 104
888.
3049
Selon l'avis de R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°596-3°.
3050
M. Pochard montrait en effet, malgré les différences de ces deux actes, une "parenté fondamentale dans leur
objet : ils constituent un découpage électoral en vue de la désignation, par circonscriptions distinctes, d'élus
appelés à siéger au même organe délibérant" (conclusions précitées, p.584).
3051
C.E., 11/06/1886, Mazerolles, p.523.
3052
Voir par exemple C.E., 29/03/1889, Elections de Thilay, p.435 ; et C.E., 05/11/1945, Elections municipales
d'Odeilles-Font-Romeu, p.220.
3053
Le raisonnement de M. Pochard trahissait cependant une légère contradiction : alors qu'il avait fait exclure
toute obligation d'abrogation en présence d'une illégalité originaire affectant un découpage cantonal, il ne prônait
pas une telle discrimination pour la question de l'exception d'illégalité. Or, de deux choses l'une : ou bien on admet
que le principe d'intangibilité joue pour protéger un acte affecté d'une illégalité ab initio, et on interdit donc toute
remise en cause directe (obligation d'abrogation) et indirecte (exception d'illégalité) de celui-ci ; ou bien on écarte
totalement ce principe, et il n'existe dans ce cas aucune raison de réserver tant l'obligation d'abrogation que
l'éventualité d'une exception d'illégalité à la théorie du changement de circonstances.

623
d'autant moins de problèmes qu'en l'espèce, M. Pochard démontrait que le recours devait être
rejeté au fond car les griefs formulés contre le découpage litigieux apparaissaient bien trop
vagues.

- soit enserrer toute possibilité de soulever une exception d'illégalité dans le délai de recours
contentieux ouvert contre le découpage. On sait que telle a été l'option retenue par la Section du
contentieux, préférant la sécurité qu'offrait l'application aveugle des règles traditionnelles
s'opposant à la possibilité de remise en cause perpétuelle des actes non réglementaires : elle a
sans doute craint les inconvénients qu'aurait pu susciter la solution inverse (que son
commissaire du gouvernement avait énumérés3054) et manifesté son souci d'assurer une certaine
stabilité en la matière. Mais ce choix ne va pas sans générer de nombreuses difficultés :
difficultés pratiques tout d'abord, dans la mesure où "les découpages les plus anciens et donc les
plus contestables puisque déconnectés des évolutions démographiques ne pourront pas être
contestés - par voie d'exception - puisqu'ils sont définitifs depuis longtemps"3055. De plus,
l'exception d'illégalité ouverte à l'encontre d'un découpage cantonal devenu illégal semblait
constituer le seul moyen de sanctionner les élections organisées sur sa base à la suite d'un
éventuel refus du premier ministre de procéder à son abrogation 3056. Mais l'aspect le plus
critiquable de l'arrêt réside dans l'impasse théorique à laquelle il aboutit : voici donc un acte
dont on admet qu'il puisse être tellement altéré par un changement de circonstances qu'on le
destine à disparaître pour peu qu'une requête soit formulée en ce sens, mais dont une éventuelle
application ne peut se trouver contrariée par l'invocation de cette illégalité. On conviendra qu'il
y a là une réelle aporie3057. Ce qu'il aurait fallu ici, puisque la logique Despujol avait été
adoptée en la matière par l'arrêt Les Verts, c'est la transposition pure et simple de la
jurisprudence Ah Won et Butin3058.

Les diverses propositions formulées dans ce Chapitre tendent, nous l'avons constaté, à
remédier à l'excédent d'acquis qui sclérose encore la déclaration d'illégalité et nuit à son
efficacité, en dépit des hauts impératifs qu'elle sert. Mais on peut prôner des assouplissements
encore plus poussés en la matière ; le dernier temps de nos développements sera consacré à
cette prospection, destinée à ouvrir quelques fenêtres nouvelles sur un domaine qui demeure
fortement imprégné d'habitudes de pensée qu'une comparaison avec les solutions retenues par
d'autres systèmes contentieux conduit à relativiser.

3054
Voir conclusions précitées, p.585 : M. Pochard met essentiellement l'accent sur l'alourdissement du
contentieux électoral qui pourrait en résulter, et des incertitudes qui pèseraient sur le fonctionnement des conseils
généraux.
3055
Chronique E. Honorat et R. Schwartz précitée, p.116.
3056
Cf. ibid. ; les chroniqueurs soulignent à ce propos la limite ainsi portée à l'efficacité du principe dégagé par
l'arrêt Les Verts.
3057
Le juge, dans ce domaine du découpage électoral, semble d'ailleurs adopter une démarche totalement
empirique, et les principes qu'il pose risquent, dans certaines hypothèses, de mener à des solutions totalement
iniques. Sur ce problème, voir en particulier les observations de C. Maugüé et R. Schwartz sous l'arrêt C.E.,
29/01/1992, MM. Roussel et Adam, Actualité juridique, Droit administratif 1992, p.113.
3058
Il n'était pas nécessaire, comme le suggéraient MM. Honorat et Schwartz, de subordonner la possibilité d'une
exception à l'existence d'un recours administratif tendant à l'abrogation de l'acte, et ce pour les raisons exposées
lors de l'examen de la solution Ah Won et Butin.
624
CHAPITRE 2. QUELQUES ENRICHISSEMENTS SOUHAITABLES

Au-delà des insuffisances flagrantes des effets de la déclaration d'illégalité que nous
venons de souligner, il n'est pas interdit de penser que des améliorations importantes pourraient
leur être apportées au prix d'un léger infléchissement des canons qui, traditionnellement, les
dominent. L'exploration des différentes voies susceptibles d'être suivies à cette fin nous
permettra non seulement de préconiser des enrichissements dans le domaine précis de
l'exception, mais également d'en proposer l'exemple à d'autres procédés. Précisons d'ores et déjà
toutefois que les développements du présent chapitre ne nourrissent nullement l'ambition de
fournir, tels quels, des "remèdes miracles" aux faiblesses du contentieux administratif qu'ils
dénoncent ; leur objectif se contente plus modestement de suggérer un certain nombre de
repères susceptibles d'orienter son évolution future.

SECTION 1. LES PISTES A SUIVRE

D'une manière générale, il faut reconnaître que les effets assignés à la constatation d'une
illégalité par voie d'exception obéissent à un canevas trop rigide. En témoigne le grand nombre
de solutions dérogatoires aux principes traditionnels qui ont été relevées tout au long de cette
étude, dont certaines s'avèrent juridiquement peu explicables pour la simple raison qu'elles sont
exclusivement commandées par des considérations d'opportunité. Visiblement, la palette qui
s'offre au juge est insuffisamment large, que ce soit relativement aux incidences de son
appréciation sur l'acte dont il dénonce le vice ou aux conséquences de celle-ci sur les décisions
que le texte illégal avait fondées. Aussi conviendrait-il d'assouplir chacun de ces deux secteurs :

Paragraphe 1. Elargir l'éventail des effets de l'exception sur l'acte déclaré illégal

I - L'idée axiale : la modulation des effets de l'exception selon la gravité de l'illégalité


commise

Ce qui frappe d'emblée l'observateur lorsqu'il se penche sur les incidences induites par
une déclaration d'illégalité sur l'acte qui en fait l'objet, c'est l'absence de nuance eu égard aux
caractéristiques de l'irrégularité constatée. Que la décision en cause soit affectée d'un vice de
fond majeur -provenant par exemple de sa contrariété originelle ou plus tardive avec une norme
supérieure- ou simplement entachée d'un défaut externe bénin due à une erreur procédurale ou
formelle commise à l'occasion de son édiction, elle sera désormais invariablement considérée
comme inapplicable, tout en se maintenant dans l'ordre juridique jusqu'à son remplacement
éventuel par l'autorité compétente. Il y a là, assurément, une rigidité extrême et difficilement
compréhensible. En s'inspirant de la théorie des "formalités non substantielles"3059, ne pourrait-
on pas concevoir qu'une irrégularité vénielle n'implique pas automatiquement la nécessité, pour
l'administration, de lui substituer une norme de remplacement souvent matériellement
identique ? A l'inverse, est-il réellement hérétique de faire produire au jugement constatant
incidemment l'illégalité structurelle d'un acte des effets plus intenses que ceux qu'il engendre
aujourd'hui ? La loi Bosson du 9 février 1994 qui, nous le savons, opère pour la première fois
3059
Sur cette théorie, voir supra, Partie II, Titre I, Sous-titre I.

625
une discrimination de ce type, montre bien que cette voie est à explorer en la matière.
Cependant, en choisissant de répercuter la différenciation des irrégularités sur la recevabilité de
l'exception, elle s'expose à juste titre aux critiques de ceux qui estiment fondamentale la
garantie représentée par l'accès au juge de la légalité comme seul moyen de subordonner le
travail administratif au respect de la règle de droit3060. Gageons que la solution passe plutôt par
une modulation des effets de la déclaration d'illégalité à l'aune de la gravité commise, que par la
privation du droit d'ester en justice. D'ailleurs, l'idée n'est pas aussi révolutionnaire qu'elle
apparaît au premier abord, si l'on se réfère aux solutions Mégard et ordre des architectes dont la
portée atypique s'explique largement, nous l'avons souligné, par la gravité de l'irrégularité
qu'avait commise l'administration3061.

II - Les diverses combinaisons imaginables

"Pour le juriste, il est difficile d'admettre que la solution varie "selon" l'affaire" écrivait
G. Peiser, en conclusion de son étude sur les tendances récentes de la jurisprudence en matière
d'effets de l'exception d'illégalité3062. Pourtant, l'assainissement de ces derniers semble bien
supposer une certaine malléabilité, conditionnée par l'importance du vice constaté par le juge.
Mais, afin éviter une excessive anarchie des solutions en ce domaine, on pourrait organiser la
liberté des juridictions autour de trois grandes propositions :

A. L'inactivation des irrégularités vénielles

"Sachons nous rappeler que le droit administratif classique qui nous a été enseigné
savait distinguer les vices de forme substantiels et les vices de forme non substantiels". Cette
exhortation de D. Labetoulle3063- qui débouchera sur la disposition de la "petite loi d'urbanisme"
limitant à six mois la possibilité d'exciper la plupart des vices de forme pouvant affecter les
règlements qui régissent la matière - interpelle quiconque se penche sur les conséquences à tirer
d'une déclaration d'illégalité. Combien de commissaires du gouvernement ou de membres de la
doctrine se sont-ils en effet offusqués de la mise en cause d'un acte, de nombreuses années
après son édiction, motivée par le non respect, à l'époque, de conditions de forme ou de
procédure qui apparaissent souvent anecdotiques passé un certain délai 3064 ! Or, la leçon que
nous donne la théorie des formalités non substantielles se résume en ces quelques mots : un
vice de forme ou de procédure ne doit pas nécessairement causer la perte, ni même la
fragilisation de l'acte qu'il affecte. Mieux encore, il faut se souvenir de la ligne jurisprudentielle
qui précise qu'une inobservation de formes ou procédures intrinsèquement substantielles peut,
compte tenu des circonstances de l'espèce, n'hypothéquer aucunement l'avenir de la décision qui
en a souffert3065. Point dès lors l'idée de transposer cette dynamique aux incidences de

3060
Cf. en particulier M. Ricard, "Les vices de formes et l'État de droit", Etudes foncières 1994, art. cit. p.11.
3061
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II.
3062
Mélanges J-M. Auby, art. cit., p. 286.
3063
Rapport intitulé, "Le cas du droit de l'urbanisme", dans "L'État de droit au quotidien", Les petites affiches,
24/11/1993, n°141, p.52.
3064
Pour ne prendre qu'un exemple, c'est cette considération qui, comme on le sait, a notamment conduit le
commissaire du gouvernement M. Pochard à proposer la restriction du principe dégagé par l'arrêt Les Verts
relative aux actes non réglementaires originairement illégaux (revoir conclusions précitées, Revue française de
droit administratif 1991, p.576).
3065
Voir par exemple C.E., Ass., 7/03/1975, Association des amis de l'abbaye de Fontevraud, p.179 ; Actualité
juridique, Droit administratif 1976, p.208, note R. Hostiou (s'agissant d'une omission de prise d'avis) ; et C.E.,
29/06/1990, Dame Poncin, p.818 (s'agissant d'une enquête publique d'expropriation inférieure à la durée légale).
626
l'exception d'illégalité : le juge aurait parfaitement le loisir de constater une irrégularité de ce
type tout en précisant qu'elle a perdu toute portée sur l'acte qu'elle viciait à l'origine 3066, tant il
est vrai que "ce ne sont pas les formalités qui sont substantielles mais bien les illégalités elles-
mêmes"3067. Une telle solution aurait le mérite de ne pas perturber inutilement l'action
administrative, puisque l'autorité compétente ne serait pas tenue de procéder systématiquement
au remplacement de l'acte "légèrement" illégal, mais se verrait au contraire autorisée à
continuer sans risques à l'appliquer. Elle encourt toutefois l'objection évidente mettant en avant
la vanité de la constatation opérée par le juge, la pauvreté de son influence sur le respect du
principe de légalité. Faut-il pour autant lui préférer les constructions qui, à l'image de la loi
Bosson, interdisent à l'administré de saisir valablement le juge de l'exception et privent celui-ci
de toute possibilité de fustiger, au moins moralement, l'attitude initiale de l'administration ?
Qu'il nous soit permis d'en douter.

B. L'obligation de régulariser ce qui peut l'être

Le deuxième type de modification envisageable de l'état du droit fait appel à l'idée de


régularisation. Pareil système pourrait trouver sa place si la précédente proposition tendant à
l'inactivation de certaines irrégularités n'était pas retenu, voire, dans le cas inverse, lorsque le
juge estimerait l'illégalité constatée trop sérieuse pour être purement et simplement absoute,
sans pour cela qu'elle revête un caractère rédhibitoire3068. Afin d'éviter les impasses auxquelles
mènent la plupart des constructions jurisprudentielles actuelles -maintien dans l'ordre juridique
d'un acte sur lequel on ne peut plus se fonder, avec le risque de vide textuel que cela comporte,
jusqu'à une hypothétique correction ultérieure3069-, et plutôt que d'imaginer des pis-aller aussi
variés que contestables3070, une solution simple consisterait, pour le juge, à assigner à l'autorité

3066
On pourrait ainsi imaginer une sorte de "prescription" de certaines irrégularités qui, susceptibles d'entraîner la
chute de l'acte sur recours pour excès de pouvoir exercé contre lui, deviendraient impuissantes, au bout d'un certain
temps, à fragiliser ledit acte. Soulignons que cette construction ne heurterait pas le principe qui impose
l'appréciation de la légalité d'une décision à la date de son édiction (Cf. supra Partie I, Titre I, Sous-titre II),
puisqu'il ne s'agit pas de nier que la décision incidemment contestée est viciée (ce qui continue à s'évaluer au jour
de sa signature), mais simplement d'estimer que ce vice n'est plus de nature à lui préjudicier.
3067
G. Berlia, "Le vice de forme et le contrôle de la légalité des actes administratifs", Revue du droit public 1940,
pp.370 s. et plus particulièrement p.374.
3068
Ce qui correspondrait en somme aux hypothèses dans lesquelles l'administration est autorisée, à la suite de
l'annulation juridictionnelle de l'une de ses décisions, à réhabiliter la norme qu'elle porte (Cf. supra, Partie I, Titre
I, Sous-titre I).
On peut également penser que cette obligation de régularisation trouverait parfaitement à s'appliquer lorsque le
texte incidemment contesté se révèle illégal car insuffisant en regard d'exigences supérieures (ce qui serait par
exemple le cas d'un règlement transposant partiellement une directive européenne) Le juge pourrait ici s'inspirer de
la jurisprudence communautaire en vertu de laquelle la C.J.C.E., après avoir constaté une irrégularité de ce type, se
borne à renvoyer "aux institutions compétentes de la Communauté le soin de prendre les mesures nécessaires pour
remédier à cette incompatibilité" et autorise le texte irrégulier, dans l'attente de cette régularisation, à continuer de
produire ses effets (Cf. C.J.C.E., 19/10/1977, Ruckdeschel, aff. n°117/76 et 16/77, rec. p.1753 ; et, même jour,
Moulins et Huileries de Pont-à-Mousson et Providence agricole de la Champagne, aff. n°124/76 et 20/77, rec.
p.1795 ; affaires respectivement plus connues sous les appellations "Quellmehl" et "Gritz"). A noter -car cela revêt
une certaine importance pour les développements à venir- que la Cour a estimé que la régularisation qui a suivi
méritait de recevoir un caractère pleinement rétroactif (Cf. C.J.C.E., 4/10/1979, Ireks-Arkady, aff. n°238/78, rec.
p.2955).
3069
Voir supra les développements consacrés à la jurisprudence Bargain (Partie I, Titre I, Sous-titre II).
3070
Souvenons nous du principe dégagé par la jurisprudence Assaupamar (avec toutes les difficultés qu'elle a
engendrées) et de la solution consacrée par la loi Bosson (qui comporte le risque de voir resurgie une
réglementation totalement obsolète).
627
compétente un délai précis pour remédier à l'irrégularité qu'il a incidemment constatée3071 3072 .
Durant ce laps de temps, l'administration serait ainsi autorisée à appliquer le texte reconnu
illégal3073, à charge pour elle d'opérer la correction nécessaire avant la date butoir impartie par
le jugement. En s'acquittant de cette obligation, elle validerait rétroactivement les différentes
mesures édictées, depuis le jugement, sur la base de l'acte ainsi rectifié 3074; en la négligeant,
elle s'exposerait au contraire à voir celles-ci censurées par le juge de l'excès de pouvoir3075.

C. La censure automatique des actes irrémédiablement illégaux

Il est des illégalités que l'administration ne saurait corriger aussi facilement qu'un vice
externe, voire, dans certains cas, une erreur de motifs : ce sont celles qui résultent de la
contrariété objective de la norme qu'elle a édictée à la règle de droit. La forme de régularisation
proposée plus haut s'avère à leur endroit totalement inexploitable, dans la mesure où l'on ne
saurait justifier l'application -même provisoire- d'un acte intrinsèquement irrégulier, dans
l'attente de l'édiction d'une norme de remplacement. Dans cette hypothèse, l'obligation
d'abroger le texte reconnu incidemment illégal trouverait donc à jouer, et rappelons à ce propos
que nos vœux appellent une automaticité de cette contrainte3076. Il conviendrait en fait
d'aménager le principe dégagé par les arrêts Alitalia et Les Verts en précisant que la
compétence administrative d'abrogation d'un règlement ou d'un acte non réglementaire non
créateur de droits irrégulier devient liée non seulement sur recours gracieux en ce sens d'un
administré, mais également dès lors que le juge administratif3077a reconnu l'existence d'un vice
non régularisable. Mais un tel aménagement pose un double problème :

3071
Cette proposition s'inspire des dispositions de la loi du 8 février 1995 qui permettent au juge de contraindre
l'administration à prendre une décision dans un délai déterminé. Certes, le requérant doit ici déposer des
conclusions à cette fin pour mettre en jeu le mécanisme, ce qui semblerait difficile dans le système que nous
prônons. Mais le juge de la légalité devrait pouvoir s'affranchir assez aisément de cette condition. L. Blum lui-
même ne proposait-il pas au Conseil d'État, en 1911, d'annuler "par voie d'antécédence" un acte incidemment
reconnu illégal "à défaut de toute conclusion positive des parties" (conclusions sur C.E., 5/05/1911, Lacan, Lebon
p.532) ? L'effort que nous sollicitons est nettement moindre, on en conviendra aisément !
3072
Une telle solution imposerait évidemment une notification du jugement à l'autorité qui a édicté l'acte reconnu
insciemment illégal, ce qui ne va pas forcément de soi (dans la mesure où elle n'était pas automatiquement partie
au litige qui a révélé cette irrégularité, litige qui intéresse au principal une mesure d'application dudit acte).
3073
Une fois encore, la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes peut être sollicitée afin
de nous démontrer la viabilité d'une telle solution, dans la mesure où elle n'hésite pas à permettre le maintien en
vigueur d'un texte déclaré illégal jusqu'à édiction de nouvelles mesures (Cf. C.J.C.E., 29/08/1988, Van Landschoot
c/ Mera, aff. n°100/86, res. p.3466 ; cité par P. Le Mire, "La limitation dans le temps des effets des arrêts de la
C.J.C.E.", in Mélanges R. Chapus, p.367 (voir p.373)).
3074
Pour ceux qui s'inquièteraient d'un tel effet rétroactif, il convient de signaler qu'il n'y aurait là qu'un cas
supplémentaire de régularisation ab initio d'un acte administratif (pour l'inventaire des différents cas, voir J.-J.
Israël, op. cit. pp.218 s.).
3075
Sanction qui devrait à première vue dissuader l'administration de se dispenser de saisir la chance qui lui est
donnée par le juge de l'exception.
3076
Voir Chapitre précédent.
3077
Du moins lorsqu'il s'agit, nous l'avons expliqué, d'une Cour administrative d'appel ou du Conseil d'État.
628
1 - Quelle sera la norme applicable jusqu'à l'édiction d'une norme de remplacement ?

Puisque le texte déclaré illégal par le juge serait, dans le système proposé,
inéluctablement abrogé par l'autorité compétente, naît immanquablement la question de savoir
ce qui doit le remplacer pour assurer la transition entre celui-ci et la norme qui s'y substituera
éventuellement à l'avenir. Or, en ce domaine, rien n'est sûr. Le disciple de R. Odent nous
suggérerait sans aucun doute qu'une abrogation "remet en vigueur les textes que le texte abrogé
avait lui-même abrogés"3078, et pencherait assurément de ce fait pour une généralisation de la
solution "Ordre des Architectes"3079. Mais la position affichée par le Conseil d'État dans un
récent rapport d'activités incite à une plus grande prudence3080, même si un arrêt d'Assemblée
du 29 avril 1994, rendu dans une hypothèse proche, semble à première vue corroborer la thèse
de la résurgence de la norme ancienne3081. En réalité, les hésitations qui ont marqué la
jurisprudence de ces dernières années témoignent de l'inanité de toute position de principe trop
rigide sur ce point. Un certain nombre d'éléments d'espèce doivent entrer en ligne de compte
avant de déterminer le droit transitoire applicable : tantôt, lorsque l'acte abrogé constituait une
dérogation à une réglementation plus générale, le raisonnement Commune de Boulazac/
Assaupamar méritera une nouvelle exploitation 3082; tantôt, afin de combler le vide juridique
issu de l'abrogation, l'on ne pourra guère faire l'économie de la résurgence de la norme
ancienne. Ce dernier cas de figure ne peut cependant s'envisager qu'à la double condition que le
texte antérieur ne soit ni irrégulier, ni obsolète, choses qu'il serait bon que le juge de l'exception

3078
Contentieux administratif, p.443. R. Odent s'appuie pour étayer son affirmation sur un arrêt Baron en date du
6 mars 1963 (rec. p.133).
3079
La critique que nous avons formulée à la proposition de B. Genevois en ce sens (Cf. Partie I, Titre I, Sous-
titre II, in fine) serait ici inopérante, puisque la résurgence du texte ancien serait alors liée à l'abrogation par
l'administration du texte reconnu illégal. Il n'y aurait ainsi aucune atteinte au principe qui interdit au juge de faire
acte d'administrateur.
3080
"L'abrogation d'une disposition qui avait elle-même pour objet d'abroger un texte a-t-elle, à elle seule, pour
effet de faire revivre ce dernier ? Le Conseil d'État avait déjà eu l'occasion de répondre par la négative pour une loi
de codification qui procédait à l'abrogation des textes codifiés sans en excepter leurs articles finaux, qui avaient
eux-mêmes, en leur temps, abrogé des dispositions antérieures. Il a confirmé cette position de principe en présence
d'un article de la loi du 18 janvier 1994 qui se bornait à abroger un article de la loi du 27 janvier 1993 supprimant
l'obligation, pour les mutuelles, de se garantir auprès d'une fédération mutualiste. Le Conseil d'État a estimé que
cette obligation n'était pas pour autant rétablie, alors même que la seconde abrogation ne pouvait avoir, en l'espèce,
un autre effet utile. S'agissant de la question de savoir si une disposition est ou non en vigueur, l'exigence de clarté
doit en effet prévaloir, et il apparaît fort périlleux de s'en remettre au cas par cas à l'intention du législateur ou du
pouvoir réglementaire. En exigeant que la remise en vigueur d'un texte abrogé soit explicite, le Conseil d'État
entend contribuer à une meilleure lisibilité de notre droit" (Extrait du rapport 1994, Etudes et documents du
Conseil d'État n°46).
3081
Il s'agit de la solution adoptée par l'arrêt Association Unimate 65 et autres précité, qui apparaît en
contradiction totale avec les exigences de clarté juridique explicitées à la note précédente, puisqu'il décide que
l'abrogation du retrait d'une D.U.P. a pu avoir valablement pour conséquence de rendre sa vigueur à cette dernière.
La leçon de cette jurisprudence n'est pas aisée à tirer : faut-il considérer que l'abrogation d'un retrait (qui ferait
revivre la norme retirée) n'a pas le même effet que l'abrogation d'une abrogation (qui n'aurait pas, quant à elle, cette
vertu), distinction que rien ne semble justifier en théorie ? Ou bien sommes-nous ici en présence d'une solution
ponctuelle, intimement liée au régime de la D.U.P. ? Les conditions qui entourent la permission jurisprudentielles,
toutes empruntées aux spécificités de la matière (Cf. la chronique précitée C. Maugüé et L. Touvet, Actualité
juridique, Droit administratif 1994, p.368) conduisent inexorablement à privilégier cette dernière interprétation.
3082
Par analogie, on pourrait par exemple considérer qu'un règlement déclaré incompatible avec les objectifs
d'une directive communautaire (et devant être dès lors abrogé) laisse place à cette dernière, du moins lorsqu'elle est
suffisamment précise, pour combler le vide juridique qui en résulte. Un tel raisonnement, contesté par N.
Chahid-Nouraï, au nom de l'absence d'effet direct des directives (conclusions précitées sur l'arrêt Alitalia, Revue
française de droit administratif 1989, p.773), a été défendu par la doctrine (voir en particulier D. de
Béchillon, Revue du droit public 1991, art. cit. p.773, note 34 ; voir également chronique J.-H. Stahl et D.
Chauvaux précitée, Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.501, qui rappelle que telle est la position de la
C.J.C.E. (adoptée le 22/06/1989 dans l'arrêt Fratelli Costanzo, rec. p.1839)).
629
appréciât, dans la mesure du possible, quand il est amené à déclarer illégale une décision 3083. Si
ces conditions ne sont pas remplies, il appartiendra à l'autorité compétente de se hâter de
confectionner l'acte de remplacement de la mesure abrogée afin de ne pas se trouver trop
longtemps démunie de règles applicables.

2 - Le juge doit-il prévoir un délai pour l'édiction d'une norme de remplacement ?

Le problème ne se pose que dans l'hypothèse où l'abrogation qui succède à la déclaration


d'illégalité entraîne un vide juridique total que l'administration a compétence liée pour
combler3084. En vue d'illustrer cette hypothèse, le contentieux des directives communautaires
peut, une fois encore, être mis à contribution. Soit un règlement déclaré incidemment illégal car
incompatible avec les objectifs d'une telle norme. Dans une pareille occurrence, force est
d'admettre que "l'obligation d'abroger - qui résulterait de cette décision - se transmuterait en fait
en une obligation de réglementer raisonnablement dans le sens indiqué par la directive"3085.
Rien ne s'opposerait alors, à l'instar de ce que nous avons préconisé plus haut en matière de
régularisation des vices externes, à ce que le juge assigne à l'autorité compétente un délai pour
ce faire3086. Il convient en effet d'insister sur le fait qu'une telle solution, bien que proche d'une
logique d'injonction, n'altère pas le principe qui interdit au juge de faire acte d'administrateur,
dans la mesure où ce n'est pas lui, mais bien la norme communautaire, qui crée l'obligation de
réglementer. Et n'oublions pas l'arme de l'astreinte, on le sait depuis l'arrêt Soulat3087, se révèle
efficace pour sanctionner toute velléité de l'autorité réglementaire à ne pas respecter le délai qui
lui est imparti pour édicter la mesure réclamée par la règle de droit et par le jugement.

3083
Ne nous leurrons pas, un tel contrôle n'est envisageable qu'à l'égard des illégalités ou des anachronismes
manifestes de la norme ancienne, sauf à alourdir exagérément le travail juridictionnel. Mais l'administration pourra
bien sûr d'elle-même se refuser à appliquer une norme qu'elle estime inadaptée à la nouvelle conjecture. Nous
retrouverons tous ces points en établissant un parallèle avec les résurgences dues au prononcé d'une annulation,
infra, Section 2.
3084
C'est-à-dire lorsqu'aucune décision ancien ne peut avantageusement se substituer à la norme irrégulière, et
qu'un texte impose à l'administration de règlementer la matière.
3085
D. de Béchillon, Revue du droit public 1991, art. cit.,p.773.
3086
Il s'agirait bien sûr d'un "délai raisonnable" apprécié au cas par cas par la juridiction en fonction de la difficulté
d'élaboration du texte.
3087
Voir supra, Partie II, Titre II, Sous-titre I.

630
Paragraphe 2. Déraidir les effets de l'exception sur l'acte pris en application de la décision
déclarée illégale

L'habitude aveugle parfois, faisant passer pour incontournables des réalités qui,
pourtant, procèdent à l'origine d'un choix réfléchi. Le domaine des effets de la déclaration
d'illégalité n'a pas été épargné par ce phénomène ; mais l'élargissement de notre horizon
juridique suffit à le mettre en lumière. Après l'avoir démontré, nous tenterons de tirer des leçons
de ces perspectives nouvelles.

I - Mise en évidence des rigidités de la conception française du mécanisme

A. La logique de la bipolarité, bien qu'elle ait été légèrement mise à mal depuis un certain
nombre d'années3088, continue incontestablement à gouverner notre vision de l'exception
d'illégalité. Deux de ses implications vont ici particulièrement retenir notre attention :

1 - L'effet relatif de chose jugée constitue la première. Il n'est certes pas question de revenir en
détail sur ce point qui a été longuement développé et critiqué plus haut 3089. On se contentera,
dans le cadre des présents développements, de relever l'anomalie de la réponse qu'il apporte aux
préoccupations qui l'ont provoquée. Le souci majeur du juge, lorsqu'il constate l'illégalité d'une
mesure alors que les délais contentieux ouverts à son encontre sont expirés, est de faire en sorte
que son appréciation n'engendre pas de perturbations excessives sur les situations que cet acte a
pu engendrer depuis son édiction ; en d'autres termes, il ne souhaite pas conférer à la
déclaration d'illégalité un effet rétroactif semblable à celui qui s'attache à un jugement
d'annulation3090. A ce problème de portée dans le temps de la décision juridictionnelle, le droit
français répond curieusement en limitant sa portée dans l'espace : la constatation de
l'irrégularité intéressera les seules parties au litige l'ayant suscitée ; ainsi, les administrés qui ont
pu bénéficier d'une application antérieure du texte illégal ne verront pas leur situation
bouleversée. S'il est indéniable que "plus l'effet erga omnes d'une décision de justice est affirmé
ou étendu, plus le risque qu'elle bouleverse des situations nées et établies dans le passé est
considérable"3091, la solution privilégiée apparaît cependant regrettable dans la mesure sa
généralité dépasse largement le but qu'elle s'était fixé : voulant simplement s'opposer à la
remise en cause de situations cristallisées, elle interdit corrélativement -et malencontreusement-
au juge de s'appuyer directement sur une déclaration d'illégalité initiale dans des litiges qui ne
sauraient revendiquer cette protection, c'est-à-dire ceux qui visent des concrétisations non
encore définitives de l'acte convaincu d'irrégularité ou, mieux encore, ceux qui naîtront
d'éventuelles applications ultérieures de celui-ci en méconnaissance de la jurisprudence Ponard.

3088
Cf. supra, Partie I, Titre II, Sous-titre II.
3089
Voir en particulier au Chapitre précédent.
3090
Le problème se pose en effet nécessairement. Comme le fait pertinemment remarquer A. Trabucchi, "une
solution rendue dans l'abstrait soulève la question de sa rétroactivité comme une conséquence naturelle. (...) La
décision (...) qui tranche une question de validité ou d'interprétation de la règle de droit étend-elle également le
domaine de son efficacité aux situations qui se sont créées auparavant ?" (Revue trimestrielle de Droit européen
1974, art. cit. p.62).
Dans le même sens, voir H. Labayle (Revue trimestrielle de Droit européen 1982, art. cit. p.504) : "On ne peut
éviter que la constatation de l'invalidité, certes avant tout constitutive de droit nouveau, soit cependant déclarative
d'un droit antérieur".
3091
J. Mertens de Wilmars, art. cit. p.296.
631
2 - La deuxième implication de notre vision bipolaire de l'exception d'illégalité peut être
présentée sous l'appellation de "dogme de l'utilité directe" de celle-ci. Sous cette formule
apparemment sibylline se cache en réalité une règle fort simple à énoncer : la constatation
incidente de l'irrégularité d'un acte administratif aboutit inévitablement à la censure de la
mesure contestée au principal. Si le requérant réussit à démontrer l'illégalité de la décision qui
conditionne celle dont il poursuit l'annulation, on estime qu'il doit tout naturellement en récolter
les fruits. Tout compte fait, il est le seul à bénéficier directement 3092de la rétroactivité de la
déclaration d'illégalité3093, mais il en bénéficie automatiquement.

B. Les conceptions qui viennent d'être rappelées s'avèrent si familières au juriste français
qu'elles peuvent lui paraître les seules viables. Mais il suffit de tourner son regard vers
l'extérieur de nos frontières pour que s'estompe cette illusion. Sans prétendre adopter une
démarche comparatiste, nous nous permettons d'examiner ici les solutions adoptées dans le
domaine étudié par le droit communautaire, droit dont l'exemplarité sur les règles internes aux
États membres n'est plus à prouver :

1 - L'évocation de la jurisprudence "International Chemical Corporation" nous a déjà


renseignés sur l'effet absolu qu'attache la Cour de justice à ses déclarations d'invalidité3094. Par
là-même, on se rend compte que ce n'est pas par une restriction de la portée dans l'espace de ce
type de constatation que cette juridiction a entendu assurer la sécurité juridique des personnes
qui avaient pu bénéficier, au préalable, d'une application du règlement désormais reconnu vicié.
Il ne faudrait pas croire pour autant que toute préoccupation de stabilité a été de ce fait balayée.
Au contraire, la Haute instance européenne s'est montrée extrêmement sensible à ce genre de
considérations, au point qu'elle a, au travers d'une ligne jurisprudence très volontariste, voire
audacieuse, adopté un système original destiné à les satisfaire. Sa source d'inspiration, la Cour
l'a trouvée dans le Traité de Rome lui-même, et plus précisément aux articles qui organisent les
effets de l'annulation contentieuse. Si le premier alinéa de l'article 174 du texte fondateur de la
C.E.E. stipule que la nullité prononcée par le juge communautaire agit ex tunc - en d'autres
termes, l'acte est censuré rétroactivement et, comme en droit français, réputé n'avoir jamais
existé -, les signataires avaient en effet pris soin, au travers du second alinéa du même article,
d'autoriser la Cour à tempérer cette règle : lorsque l'annulation d'un règlement lui semble de
nature à perturber trop gravement certaines situations passées, cette disposition lui permet
d'indiquer "ceux des effets du règlement annulé qui doivent être considérés comme définitifs".
Oubliant que ce système avait été originellement prévu pour les seuls arrêts d'annulation, la
Cour de justice a considéré pouvoir appliquer une logique analogue en matière de déclaration
d'invalidité par trois décision en date du 15 octobre 1980 qui firent grand bruit à l'époque3095. A

3092
D'autres pourront en bénéficier éventuellement dans le cadre prévu par l'article 2 du décret de 1983 ; mais on
connaît les limites de cette procédure (voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre II).
3093
Il y a effectivement rétroactivité dans la mesure où la constatation d'illégalité va avoir des incidences sur la
situation du requérant constituée antérieurement à sa survenance. Dans la terminologie employée notamment en
contentieux communautaire, il s'agirait donc d'un d'effet "ex tunc" limité au requérant.
3094
Cf. Chapitre précédent.
3095
C.J.C.E., 15/10/1980, Providence agricole de champagne, aff. n°4/79, rec. p.2823 ; Maïseries de Beauce, aff.
n°109/79, rec. p.2883 ; Roquette frères, aff. 145/79, rec. p.2917 ; conclusions communes de l'avocat général
Mayras, rec. p.2855.
Nous ne reviendrons pas en détail ici sur les données de ces affaires, abondamment commentées et critiquées (voir
en particulier l'article précité de G. Isaac (Cahiers de Droit européen 1987, p.444), qui les retrace et rappelle la
littérature qu'elles ont engendrée).
632
l'origine critiqué3096, ce raisonnement semble avoir été par la suite mieux accepté par la
doctrine3097, et il faut désormais le ranger au nombre des solutions définitivement acquises3098.
La juridiction communautaire dispose ainsi d'une grande marge de manœuvre pour limiter les
conséquences pour le passé d'une déclaration d'illégalité, et ce en dépit de l'effet erga omnes
qu'elle lui a reconnu : il lui est loisible par exemple de considérer, dans un souci de sécurité
juridique, que la rétroactivité de sa décision ne doit bénéficier qu'au seul requérant dans le litige
qui l'a entraînée ou aux seuls recours et réclamations similaires déjà introduits3099, et de
préserver ainsi les autres situations qui ont pu naître sur le fondement du règlement illégal.

2 - Le pouvoir de modulation dans le temps des effets d'une constatation d'illégalité que s'est
arrogé et qu'exerce effectivement la Cour de justice comporte une facette nettement plus
révolutionnaire en regard des standards français sus-rappelés : il l'autorise en effet à décider que
son appréciation ne joue pleinement que pour l'avenir (ex nunc dans la terminologie
communautaire), ce qui revient à priver le requérant l'ayant sollicitée des retombées positives
qu'il en espérait. Consacrée par les trois arrêts du 15 octobre 1980, la solution devait être
clairement confirmée le 27 février 1985, dans la décision "Société des produits de maïs"3100. On
mesure l'audace d'un tel raisonnement, et les dangers qu'il fait peser sur l'effectivité des recours.
Un administré ne soulève généralement pas un moyen de légalité pour éprouver la "satisfaction
toute platonique"3101de voir celui-ci accueilli par le juge. Que la solution ait été critiquée par la
doctrine et refusée par la plupart des juridictions françaises 3102n'étonnera guère, dès lors.
Cependant, la réaction négative enregistrée ne doit pas être complètement agréée. Elle ne se
comprend que dans la mesure où, au travers des premiers arrêts, la Cour semblait s'octroyer une
prérogative totalement inconditionnée3103, soupçon que l'évolution ultérieure a dissipé3104. En

3096
Il faut souligner qu'on reprochait moins à la Cour la solution à laquelle elle était parvenue (même si certains
auteurs regrettaient également celle-ci, tel en particulier L. Boulouis (Cf. note sous T.I. Lille, 15/07/1981, S.A.
Roquette Frère c/ Adm. des Douanes, Dalloz 1982, p.9)) que le raisonnement qui lui avait permis d'y parvenir, à
savoir la méthode analogique (Cf. notamment H. Labayle, art. cit.).
3097
Du fait notamment que la Cour a abandonné le raisonnement analogique initial (par rapport à l'article 174 du
Traité C.E.E.) au profit de l'idée de cohérence des différentes voies de détermination de la légalité communautaire.
Sur ce problème, voir notamment G. Isaac, art. cit. pp. 457 s..
3098
C'est par exemple l'avis de l'avocat général Lentz, pour qui "cette question de principe doit être considérée
comme réglée" (conclusions sur C.J.C.E., 22/5/1985, Fragd, rec. p.1613).
3099
Voir la formule de principe issue de l'arrêt C.J.C.E., 27/02/1985, Société des produits de maïs, aff. n°112/83,
rec. p.719 : "il appartient (...) à la Cour, au cas où elle fait usage de la possibilité de limiter l'effet dans le passé
d'une constatation d'invalidité dans le cadre de l'article 177, de déterminer si une exception à cette limitation de
l'effet dans le temps, conférée à son arrêt, peut être prévue en faveur soit de la partie qui a introduit le recours
devant la juridiction nationale, soit de tout autre opérateur économique qui aurait agi de manière analogue avant la
contestation de l'invalidité (...)".
Pour un exemple concret de rétroactivité limitée aux recours déjà introduits, voir C.J.C.E., 15/01/1986, Pinna c/
C.A.F. de Savoie aff. n°41/84, rec. p.28.
3100
Arrêt précité. La Cour s'autorise à indiquer si, "même pour des opérateurs économiques qui auraient pris en
temps utiles des initiatives en vue de sauvegarder leurs droits, une déclaration d'invalidité ayant effet seulement
pour l'avenir constitue un remède adéquat", ce qu'elle applique concrètement au cas d'espèce. Pour un autre
exemple, voir C.J.C.E. 22/05/1985, Société Fragd (arrêt précité).
3101
Note J. Boulouis précitée, Dalloz 1982, p.11.
3102
Outre le jugement du T.I. de Lille précité, Cf. T.A. Orléans, 23/02/1982, Lebon p.471 ; et surtout C.E., S.
26/07/1985, O.N.I.C., p.233 ; Actualité juridique, Droit administratif 1985, p.536, chronique S. Hubac et E.
Schoettl ; Revue trimestrielle de Droit européen 1986, p.145, conclusions B. Genevois ; ainsi que C.E.,
13/06/1986, O.N.I.C. ; Revue trimestrielle de Droit européen 1986, p.533, conclusions J.-C. Bonichot.
Seule la Cour de cassation a accepté de suivre le raisonnement de la C.J.C.E. (Cf. Cass. Com., 10/12/1985,
Administration des Douanes c/ S.A. Roquette Frères ; Actualité juridique, Droit administratif 1986, p.269, note
J.B. ; Dalloz 1986, p.250, note G. Le Tallec ; Revue trimestrielle de Droit européen 1986, p.161, note J.-C.
Masclet.
3103
Cette crainte s'appuyait sur deux éléments :
633
revanche, on ne saurait valablement, comme l'a fait notamment le Conseil d'État, affirmer qu'il
ne ressortissait pas à la compétence de la juridiction européenne d'évaluer les effets dans le
temps de la déclaration d'illégalité qu'elle a prononcée. M. Masclet a parfaitement raison de
souligner que "les effets dans le temps d'une règle juridique sont indissolublement liés à la règle
à laquelle ils s'incorporent. (...) Le juge de la légalité n'excède pas sa compétence lorsqu'il
indique l'étendue de cette légalité"3105. Même s'il s'inscrit en totale contradiction avec la
pratique usuelle française, le raisonnement de la Cour de justice aboutissant à reconnaître un
simple effet pour l'avenir à une déclaration d'irrégularité s'avère donc juridiquement
défendable3106.

Les différentes tendances de la jurisprudence communautaire qui viennent d'être


évoquées, si elles ne sont évidemment pas transposables telles quelles en raison des multiples
connotations spécifiques au droit européen qu'elles comportent, peuvent en revanche fournir
matière à réflexion dans l'optique d'éventuelles modifications de notre état du droit.

II - Les assouplissements envisageables

Tirant les enseignements de l'exemple communautaire, pourquoi le juge administratif


français ne s'affranchirait-il pas, lorsque nécessaire, de ses conceptions traditionnellement
inflexibles ? Nous organiserons nos propositions autour du clivage qui régissait le paragraphe
précédent, c'est-à-dire en prenant fondamentalement en compte la gravité de l'irrégularité
incidemment constatée.

- un rapprochement avec les solutions admises dans le contentieux de l'interprétation, où la Cour s'autorisait
également à conférer un simple effet ex nunc à son arrêt, mais précisait expressément qu'elle n'exerçait cette
prérogative qu'"à titre exceptionnel" et en vertu d'"impérieuses considérations de sécurité juridique" (C.J.C.E.,
8/04/1976, Defrenne, aff.43/75, rec. p.455 ; et 27/03/1980, Salumi et (même jour) Denkavit Italiana, aff. n°128/79
et 61/79, rec. p.1260 et 1223). Or ces conditions n'avaient pas été reprises dans les arrêts du 15 octobre 1980.
- en outre, il apparaissait que, dans les premiers arrêts désirant empêcher les requérants de tirer avantage de la
déclaration d'invalidité, la motivation réelle de la Cour reposait plus sur des considérations bassement pécuniaires
que sur des justifications de sécurité juridique (voir notamment J.-C. Masclet, note précitée, Revue trimestrielle de
Droit européen 1986, p.175, et le parallèle qu'il établit sur ce point avec l'arrêt Defrenne).
3104
Déjà sensible dans l'arrêt Société des produits de Maïs, cet évolution a été "spectaculairement confirmée dans
l'arrêt Pinna (précité) où la Cour (...) reprend, bien qu'il s'agisse cette fois d'une déclaration d'invalidité, quasiment
mot pour mot son arrêt Defrenne de 1976" (G. Isaac, art. cit. p.465). Désormais, on peut donc penser que la Cour
ne privera un requérant du bénéfice d'une déclaration d'illégalité qu'à titre exceptionnel et seulement si
d'impérieuses considérations de sécurité juridiques le justifient.
3105
Note précitée, p.169.
Le Conseil d'État effectuait sur ce point un amalgame entre la détermination de la règle applicable (qui inclut la
fixation de ses effets dans le temps) et l'application de la règle (qui consiste à en tirer les conséquences sur le plan
pratique) : en conférant un effet ex nunc à sa déclaration d'invalidité, la Cour n'a fait que tracer les contours de la
légalité communautaire, même si son arrêt a pour conséquence d'intimer à la juridiction de renvoi de ne point
donner satisfaction au requérant.
3106
Il d'ailleurs partagé par la Cour européenne des droits de l'homme : Cf. notamment C.E.D.H., 13/06/1979,
Marck, Rec. vol. 31-26, alinéa 58 (affaire dans laquelle la Cour estime que, bien qu'auteur d'une législation
discriminatoire à l'égard des enfants naturels violant la Convention européenne des droits de l'homme, l'état belge,
pour des raisons de sécurité juridique, était dispensé de remettre en cause des actes ou des situations juridiques
antérieurs au rendu de l'arrêt).

634
A. La modulation des effets d'une déclaration d'illégalité sur les mesures édictées en application
du texte qui en fait l'objet ouvre des perspectives particulièrement intéressantes dans les deux
premières hypothèses que nous avions alors distinguées :

1 - Quand l'acte argué d'illégalité s'avère à l'examen entaché d'un vice bénin, nous avons plaidé
pour une inactivation de ce dernier à l'égard de l'acte qu'il affectait. Il paraît tout à fait logique
d'adopter un raisonnement similaire pour les mesures qu'il a pu fonder : si le juge estimait la
gravité de l'entorse à la règle de droit insuffisante à fragiliser l'acte-base, aucune raison valable
ne justifierait la chute de ses actes-conséquences, fût-ce celui dont le requérant, en soulevant ce
moyen incident, poursuivait l'annulation. Qui plus est, on doit admettre que l'administration,
autorisée à poursuivre l'exploitation du texte faiblement irrégulier, serait également à l'abri de
toute censure pour ce motif des concrétisations ultérieures au jugement qu'elle estimerait devoir
lui donner.

2 - L'exposé de l'hypothèse dans laquelle le juge pousserait l'autorité compétente à régulariser


l'acte dont il reconnaît l'illégalité nous a déjà permis d'entrapercevoir le sort qu'il conviendrait
d'y réserver aux mesures édictées sur sa base : leur avenir -y compris celui de la mesure
attaquée au principal dans le litige ayant donné au juge l'occasion de se prononcer-serait en
quelque sorte "suspendu" au comportement de l'administration, laquelle, en se pliant aux
prescriptions du jugement, détiendrait la capacité de les valider rétroactivement. Pareille
construction présenterait l'avantage ne sanctionner qu'en dernière extrémité des décisions que
l'administration a de toute façon, si elle le désire, le loisir de ré édicter après régularisation de
l'acte qui les a fondées.

B. Reste la troisième configuration, celle dans laquelle l'acte n'est pas régularisable.
L'inspiration du contentieux communautaire n'aboutit nullement ici à bouleverser de fond en
comble l'économie du système qui existe aujourd'hui, même si, encore une fois, notre souhait
va à la reconnaissance de l'effet absolu de la déclaration d'illégalité. En conférant à cette
dernière une telle portée, on autorise simplement le juge à se fonder directement sur elle pour
statuer sur le sort des décisions d'application de l'acte qu'elle intéresse : seules seront donc
concernées les mesures prises antérieurement à l'arrêt ayant révélé l'irrégularité de leur acte-
base qui n'avaient pas acquis un caractère définitif3107, et celles que l'administration pourrait
être tentée de prendre, au mépris de tous les principes, ultérieurement audit arrêt. Est-il
inenvisageable d'aller légèrement plus loin dans la reproduction de l'attitude du juge
communautaire, et de doubler cette modification de la portée dans l'espace d'une déclaration
d'illégalité d'un aménagement de la détermination de ses effets dans le temps ? Assurément, les
raisonnements tenus par la Cour de justice en ce domaine sont étrangers à notre tradition
contentieuse3108, et l'hostilité que leur ont manifestée nos juridictions atteste clairement que les

3107
Autrement dit, l'effet absolu de la déclaration d'illégalité n'engendrerait aucun risque de perturbation de
situations cristallisées, donc de remise en cause de droits acquis.
Pour les mesures prises en application de l'acte reconnu illégal qui ne seraient plus susceptibles de recours pour
excès de pouvoir, on devrait en outre admettre le statu quo, c'est-à-dire le système organisé par l'article 2 du décret
de 1983, qui, on le sait, ménage lui aussi les droits acquis (Cf. Partie I, Titre II, Sous-titre II).
3108
Cette remarque est essentiellement valable pour les limitations ratione temporis de la portée d'une illégalité
incidemment constatée ; on peut en effet relever au contraire dans la jurisprudence du Conseil d'État des exemples
de restrictions ratione materiae (voir notamment P. Weil, op. cit. p.192, citant le cas d'un règlement illégal car
interdisant trop généralement des processions religieuses, mais dont l'irrégularité avait été jugée sans influence sur
le refus opposé, sur sa base, à une cérémonie qui n'était pas consacrée par les usages locaux. Pour expliquer cette
solution, P. Weil reprend P.-L. Josse, qui montrait que le règlement en cause n'était pas illégal en tant qu'il visait
les processions non traditionnelles).
635
mentalités y demeurent imperméables3109. Pourtant, ménager au juge un pouvoir de limiter "à
titre exceptionnel" et pour d'"impérieuses considérations de sécurité juridique" les incidences
dans le passé d'une constatation d'illégalité, lui permettre, si nécessaire, de priver le requérant
du bénéfice direct de l'accueil du moyen incident qu'il a formé3110, présenterait semble-t-il
quelques avantages non négligeables que nous allons nous employer à démontrer.

III - Les avantages à attendre de tels assouplissements

On pourrait être tenté de croire vaines, à première vue, les propositions tendant à
autoriser le juge à déconnecter la reconnaissance indirecte de l'irrégularité d'un texte des
incidences qu'une telle appréciation entraîne habituellement sur les mesures que cet acte avait
fondées. N'y a-t-il pas là une construction intellectuelle purement gratuite, sans aucun avenir
autre que théorique ? Nous ne le pensons pas. Sachant que son appréciation n'impliquerait pas
nécessairement la remise en cause de situations déjà créées (pas même, s'il le fallait, celle du
requérant), la juridiction administrative se montrerait peut-être plus compréhensive qu'elle ne
l'est aujourd'hui en ce qui concerne la recevabilité et l'utilité de l'exception, ce qui
perfectionnerait indéniablement cette voie de droit dont on connaît le rôle primordial dans le
contrôle de légalité3111. Deux exemples très concrets éclaireront cette affirmation :

* La possibilité de conférer exceptionnellement un strict effet ex nunc aux déclarations


d'illégalité autoriserait le juge à moins de circonspection quant à la recevabilité de l'exception.
Cela se vérifierait en particulier à l'égard de certains actes non réglementaires définitifs.
Reprenons l'exemple du découpage cantonal, évoqué par l'arrêt Elections cantonales de
Chauffailles, qui a décidé que "l'auteur d'une protestation dirigée contre les opérations
électorales en vue de la désignation d'un conseiller général n'est recevable à invoquer, à l'appui
de cette protestation, l'illégalité de l'acte par lequel il a été procédé à la délimitation de la
circonscription cantonale que si ledit acte n'est pas devenu définitif"3112. Pareille solution est
largement motivée par la crainte de l'instabilité que ferait naître une éventuelle déclaration
d'illégalité du découpage cantonal sur le fonctionnement des conseils généraux, crainte que M.
Pochard, dans ses conclusions, résumait en une interrogation : "dès lors que le découpage d'un
canton aura été déclaré illégal sur la base d'une inégalité démographique d'une ampleur
manifeste entre ce canton et d'autres cantons, la situation de ces autres cantons et de leurs élus

3109
Voir notamment la virulence des formules employées par le Tribunal d'Instance de Lille (jugement précité) :
"c'est sans fondement légal qu'après avoir interprété le droit communautaire afin de répondre aux questions
préjudicielles, la Cour, qui avait épuisé sa compétence, a pris l'initiative d'ajouter à la consultation ainsi délivrée
une observation basée sur un texte inapplicable à la situation considérée. Loin d'apparaître comme une précision
supplémentaire utile à son œuvre d'interprétation, l'initiative de la Cour se présente comme une manifestation
délibérée d'un choix faisant prévaloir le principe de la sécurité juridique sur celui de la légalité (...)".
Voir également la réaction du Conseil d'État, qui, si elle peut partiellement s'expliquer par la méfiance qu'il
témoignait à l'époque envers la juridiction européenne, montre tout autant sa perplexité devant le raisonnement
juridique tenu : "... si la Cour de justice a ajouté à la réponse qu'elle a ainsi donnée à la question dont elle était
saisie la mention que "l'invalidité" constatée ne devrait pas avoir d'effet (...) pour la période antérieure à la date de
l'arrêt, cette appréciation, qui n'entre pas dans les limites de la question posée par le juge du fond, ne pouvait
s'imposer à celui-ci avec l'autorité de la chose jugée" (arrêt du 27/02/1985 précité).
3110
Ce qui suppose évidemment qu'il y procède d'office (même si, comme on le voit dans l'extrait de l'arrêt du
27/02/1985 reproduit à la note précédente, ce caractère semble incommoder le Conseil d'État), car on voit mal le
requérant proposer pareille limitation !
3111
A tout prendre, en effet, il est préférable de soumettre au juge de la légalité un nombre plus élevé d'actes
administratifs, quitte ensuite à n'envisager qu'une sanction future de l'illégalité constatée (notamment par
l'entremise d'une obligation d'abrogation ou de modification), plutôt que de voir les juridictions compétentes se
refuser à tout contrôle dans un souci de stabilité juridique.
3112
Arrêt précité.
636
ne va-t-elle pas se trouver elle-même compromise et avec elle celle de tout le conseil
général ?"3113. On mesure ici l'intérêt que présenterait le pouvoir de moduler ratione temporis
les effets d'une constatation d'illégalité : plutôt que de se décharger de sa mission de dire le droit
dans le but de ne pas mettre à mal la stabilité de situations déjà fixées, le juge aurait alors tout
loisir d'effectuer le contrôle qui lui incombe - et d'inciter, le cas échéant, l'administration à
modifier le découpage devenu illégal - sans avoir à se préoccuper des répercussions de sa
décision, l'effet ex nunc garantissant les scrutins passés de tout bouleversement malencontreux.

* Certaines solutions restrictives intéressant cette fois l'utilité de l'exception seraient également
à même d'être révisées si le juge se voyait investi des prérogatives proposées. A l'occasion de
l'étude de l'arrêt Association des centre E. Leclerc3114, nous avons déjà fait remarquer en quoi
l'exigence d'une "mesure d'application" peut parfois s'avérer exagérément limitative : un
administré est souvent poussé à réagir contre un acte non pas dès l'édiction de celui-ci (pour peu
qu'il contienne des normes trop abstraites ou ne préjudiciant pas de prime abord à ses intérêts)
mais seulement après qu'une mesure postérieure sera venue en préciser ou modifier le contenu.
Sans faire preuve d'un don de divination extraordinaire, on peut supposer que le juge serait plus
enclin à assouplir les règles qu'il s'impose traditionnellement en la matière 3115- et donc à
autoriser plus largement les requérants à solliciter le contrôle indirect de légalité - si la
disjonction entre constatation incidente d'illégalité et bénéfice du requérant au principal n'était
pas étrangère à ses mœurs.

SECTION 2. UNE SOURCE D'INSPIRATION POUR D'AUTRES PROCEDES

Il serait dommage de cantonner au domaine de la déclaration d'illégalité stricto sensu les


évolutions que nous souhaiterions voir se produire au stade de ses conséquences. Celles-ci
paraissent pouvoir en effet insuffler une dynamique nouvelle à quelques techniques
contentieuses préexistantes, voir inspirer certaines formes de contrôle qui demeurent à créer. Il
s'agira de puiser tantôt dans les incidences de la décision du juge sur l'acte qu'elle reconnaît
irrégulier, tantôt dans celles qu'elle peut produire sur la chaîne d'actes illégaux qui s'y rattache,
afin d'estomper nombre d'insuffisances qu'on déplore trop souvent aujourd'hui.

Paragraphe 1. Un exemple pour l'annulation elle-même

Si l'éventualité de confier au juge un pouvoir de régulation des effets de la décision qu'il


prononce nous a déjà séduit dans le domaine de l'exception, la transposition de cette logique en
matière d'annulation - dont les conséquences apparaissent a priori bien plus vigoureuses -
possède des charmes encore supérieurs. Les obstacles que constituent les idées reçues s'avèrent
toutefois tout aussi redoutables ici qu'ils le sont pour la simple déclaration d'irrégularité.
Employons-nous à les abattre.

3113
Conclusions précitées, p.585. Même si le commissaire du gouvernement s'est ensuite évertué à démontrer à la
Section du contentieux que cette crainte apparaissait largement infondée, il n'a manifestement pas réussi à dissiper
totalement l'incertitude qu'aurait fait peser l'admission de la recevabilité du moyen en l'état actuel du droit.
3114
Cf. supra, Partie I, Titre II, Sous-titre II.
3115
Dans une mesure plus large que celle qu'il a consentie dans l'affaire Leclerc. Notamment, par exemple,
comme le suggérait le commissaire du gouvernement P. Hubert, lorsque l'acte modificatif étend le champ
d'application de l'acte prétendument illégal (Cf. conclusions précitées, p.507).
637
I - La disparition rétroactive de l'acte annulé n'est pas une fatalité

Qui dit annulation d'un acte administratif sous-entend disparition ab initio de celui-ci.
Cette logique quasi axiomatique a conditionné une grande partie de notre contentieux
administratif. Mais y a-t-il réellement là une vérité implacable, irrésistible ? Rien n'est moins
sûr. En oubliant quelque peu les réflexes élémentaires que les présentations didactiques
traditionnelles ont su nous faire acquérir, nous tenterons de démontrer que certaines situations
sont de nature à justifier une mise à l'écart de la rétroactivité destructive de l'annulation.

A. Des considérations tenant à la gravité de l'illégalité constatée pourraient plaider en


faveur d'un aménagement de la règle classique

1 - L'évocation des techniques permettant au juge de l'annulation d'anesthésier un certain


nombre d'irrégularités soumises à son contrôle3116a permis de mettre en exergue la sensibilité de
celui-ci au poids de l'erreur commise par l'administration : lorsque le vice qu'il est amené à
constater lui semble sans portée - en raison de son caractère véniel ou de la compétence liée de
l'autorité en cause à édicter l'acte litigieux -, il n'hésite pas à œuvrer de manière à ne pas devoir
prononcer une censure inutile. On devine les risques que comporte pareille attitude.
L'administration, sûre de ne pas encourir les foudres juridictionnelles, peut se montrer
désinvolte dans l'édiction d'une décision qu'elle est tenue de prendre, considération qui a
conduit MM. Auby et Drago a estimer que l'annulation contentieuse d'un acte obligatoire
présenterait parfois un certain intérêt, ne serait-ce qu'en tant que censure morale3117. Dans un tel
cas de figure, ne pourrait-on dès lors imaginer une solution médiane, consistant pour le juge à
annuler l'acte qui lui est déféré sans pour autant donner à sa décision le plein effet qu'elle revêt
en temps normal ? Cela reviendrait par exemple à priver la censure juridictionnelle de sa portée
rétroactive, avec sa cohorte d'incidences négatives sur les situations déjà engendrées par la
mesure irrégulière. Seraient par suite conciliées les exigences contradictoires de réprobation des
comportements faiblement irréguliers et d'innocuité de la sanction qui les frappe.

2 - Cette modulation des effets dans le temps de l'annulation semble exploitable bien au-delà
des limites de la précédente hypothèse, dont la portée, avouons-le, apparaît presque
anecdotique. De nombreuses illégalités que le juge ne saurait corriger de lui-même
- car insuffisamment bénignes ou ne s'inscrivant pas dans un cadre de compétence liée
administrative - entraînent aujourd'hui une disparition rétroactive de la décision qu'elles
entachent ; mais nous avons vu que, très souvent, leur auteur les ré édictera après avoir,
conformément aux prescriptions du jugement, gommé le vice originel3118. Ce schéma se révèle
bénéfique lorsque la chute de la décision illégale profite d'une manière ou d'une autre aux
administrés ; ainsi, l'agent public qui obtient la censure d'une sanction pourtant justifiée au fond

3116
Il est fait allusion aux idées de formalités non substantielles, de neutralisation de motifs et de substitution de
motifs et de base légale que nous avons abordées au Sous-titre I du Titre précédent.
3117
Pour ces auteurs, l'annulation "aurait le caractère d'une sanction infligée à l'administration qui, sans cela,
serait portée à ne prendre aucun soin des actes à propos desquels elle exerce sa compétence liée" (op. cit., t.II,
n°1178).
3118
Voir notamment supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
638
peut légitimement prétendre, même s'il est par la suite sanctionné de manière analogue, à ce que
cette nouvelle mesure ne prenne effet qu'à la date où elle sera matériellement prise. Le
jugement rendu en sa faveur aura eu pour conséquence de différer l'altération de sa situation, ce
qui quelquefois n'est guère négligeable3119. Dans d'autres hypothèses au contraire, pour peu que
la censure juridictionnelle n'emporte aucune incidence appréciable sur un quelconque
administré3120, la disparition rétroactive systématique de l'acte que l'administration a le loisir de
reproduire quasiment à l'identique a de quoi laisser perplexe. A l'inspiration des propositions
formulées s'agissant de la déclaration d'illégalité, on devrait encourager le juge à prononcer ici
une annulation qui n'aurait pas la propriété de réduire directement à néant l'acte irrégulier, mais
s'accompagnerait d'une possibilité laissée à l'autorité compétente de le régulariser dans un
certain délai3121. Pareille construction aurait le mérite de faire l'économie d'une obligation -
souvent clairement inutile - de reprendre la procédure d'édiction à son origine3122.

B. Des considérations tenant aux implications de l'annulation prononcée pourraient


plaider en faveur d'un aménagement de la règle classique

La disparition ab initio d'un acte qui a déjà connu de multiples concrétisations


individuelles perturbe souvent anormalement la sécurité juridique. Conscients de ce danger, les
concepteurs du Traité de Rome, comme nous l'avons signalé plus haut, ont offert à la Cour de
justice des communautés la prérogative de limiter la rétroactivité des censures qu'elle est
amenée à prononcer3123, prérogative dont elle n'hésite pas à user3124. Rien de tel ne se rencontre
auprès du juge administratif français, et c'est au législateur qu'il incombera, le cas échéant, de
venir au secours des situations qu'une annulation a pu mettre en péril 3125. Or, il peut sembler
dommage de ne prévoir qu'une solution curative là où la prévention du mal apparaît si simple à

3119
Ce sera le cas pour le fonctionnaire évincé qui obtient l'annulation de cette mesure pour vice de forme : même
si elle confirme ultérieurement sa position, l'administration sera tenue de reconstituer la carrière de celui-ci
jusqu'au prononcé de la nouvelle sanction (à condition bien sûr que ne joue pas la très discutable jurisprudence
Dlle Sarrabay que nous avons déjà eu l'occasion de déplorer à plusieurs reprises !).
3120
On pense par exemple à l'annulation d'une disposition réglementaire entachée d'un vice de forme ou de
procédure qui n'aurait encore connu aucune application lorsque le juge statue ; ou bien à la censure d'une décision
d'espèce (une D.U.P., par exemple) obtenue avant que l'opération administrative à laquelle elle participe n'ait
abouti à la prise de décisions individuelles.
3121
Avant de décider en ce sens, le juge devrait avoir acquis (au regard du dossier ou par consultation de l'autorité
en cause) la quasi certitude que l'administration désire réellement ré édicter l'acte formellement irrégulier.
Toutefois, si finalement elle renonçait à ce faire, l'expiration du délai imparti entraînerait automatiquement la chute
rétroactive de l'acte annulé.
Quelques propositions doctrinales commencent d'ailleurs à fleurir en ce sens, du moins s'agissant de contentieux
spécifiques. Cf. en particulier J.-P. Gilli, "Contentieux du permis de construire : la légalité sous réserve", Actualité
juridique, Droit administratif 1995, p.355, et les intéressants parallèles qu'effectue l'auteur avec les jurisprudences
constitutionnelle et judiciaire.
3122
Ce système trouve d'ailleurs un certain écho dans la jurisprudence administrative si l'on en croit M. Braibant
qui, intervenant au colloque de Douai, cite l'exemple d'un arrêt du Conseil d'État ayant constaté qu'un concours
d'agrégation de Sciences Politiques avait été entaché d'une irrégularité commise à la dernière épreuve, et s'étant
contenté d'exiger la reprise dudit concours à partir de la phase viciée, avalisant en conséquence les étapes
précédentes (voir actes du colloque précités, pp.17/18).
3123
Article 174 al. 2 du Traité C.E.E.
Pour une étude détaillée de celui-ci, voir E. Paulis, " Les effets des arrêts d'annulation de la C.J.C.E.", Cahiers de
Droit européen 1987, p.243, art. cit.
3124
Cf. notamment P. Le Mire, art. cit. in Mélanges R. Chapus.
3125
Voir supra, nos développements en Première partie sur la technique des validations législatives.
639
réaliser : permettre tout bonnement à la juridiction qui statue, dans les hypothèses qui l'exigent,
de brider les effets rétroactifs indésirables de sa décision.

1 - Le système sans nuances qu'instaure notre contentieux administratif donne la fâcheuse


impression que le juge de l'annulation se conduit comme un irresponsable, indifférent aux
incidences quelquefois dramatiques de la décision qu'il prononce. C'est une vision erronée 3126et
regrettable. Bien souvent, au contraire, l'appréciation des suites du jugement vient conditionner
son contenu3127, et il est notoire que, dans nombre de cas, "le juge hésite à annuler - un acte - à
cause des conséquences juridiques énormes qu'entraîne la rétroactivité de l'annulation, qui
aboutit à faire disparaître toute une pyramide juridique et crée quelquefois plus de difficultés
qu'elle n'en résout"3128. On met ici le doigt sur une des faiblesses les plus criardes du
contentieux administratif : parce qu'il n'existe aucune voie intermédiaire entre censure totale et
absence de censure, le juge préférera parfois s'abstenir de sanctionner une irrégularité par
crainte des réactions en chaîne que ne manquerait pas de provoquer sa décision.

2 - Plusieurs paramètres attestent cependant que l'effort à consentir pour mettre à bas le diktat
de la rétroactivité n'est pas aussi important qu'on pourrait le croire de prime abord :

a) Toutes les juridictions ne partagent pas la déférence dévote du juge administratif envers
l'effet ab initio de l'annulation que ce dernier prononce. En témoigne le contentieux des
autorisations de licenciement de salariés protégés tel qu'il existait avant la promulgation de la
loi du 28 octobre 1982. A cet époque régnait un certain flou dans la détermination par la Cour
de cassation de la portée à conférer à la censure de ce type d'acte ; on avait même enregistré une
divergence initiale entre la chambre sociale et la chambre criminelle, la première estimant que
l'annulation de l'autorisation administrative ne remettait pas en cause le licenciement
définitivement prononcé à une époque où cette mesure était applicable3129, la seconde
considérant au contraire que le jugement émanant de l'ordre administratif entraînait la chute du
licenciement en cause et que l'employeur était tenu, sous peine de commettre le délit d'entrave,
de réintégrer le salarié protégé3130. En 1980, la chambre mixte trancha ce désaccord en adoptant
une position mitigée : pour la période antérieure à l'annulation, le licenciement restait valable ;
il devenait en revanche "inopérant" à partir du rendu de ce jugement, obligeant l'employeur à
effectuer la réintégration de l'intéressé3131. Même si, après une ultime résistance de la chambre

3126
Il suffit, pour s'en convaincre de se reporter aux développements qui insistaient sur la sensibilité du juge de
l'annulation aux préoccupations des parties et des tiers (Cf. Partie II, Titre I, Sous-titre I).
3127
Pas seulement d'ailleurs les incidences négatives qu'il pourrait produire ; le juge évalue parfois également
l'utilité de sa décision avant de statuer, comme c'est particulièrement net pour la célèbre jurisprudence Basseur
(C.E., S., 25/01/1991, p.23, arrêt précité) : c'est notamment parce que l'annulation du refus d'exercer un déféré
préfectoral "n'aurait guère de conséquences pratiques" que le commissaire du gouvernement a proposé à la Section
du contentieux -qui l'a suivi- d'admettre l'irrecevabilité du recours pour excès de pouvoir à l'encontre d'un tel acte.
3128
Cf. le rapport de Me C. Daval, présenté dans le cadre du colloque de Douai (actes du colloque précités, p.6) ;
ce praticien du droit de l'urbanisme souligne que cette réalité est particulièrement palpable pour les avocats
confrontés à la juridiction administrative.
3129
C. Cass, Soc., 01/07/1964 ; Dalloz 1964, p.578 ; La semaine juridique 1965, n°14240, note P. de Font-
Réaulx ; Droit social 1965, p.52, note J. Savatier.
Voir également C. Cass., Soc., 5/11/1971, Bull. n°626.
3130
C. Cass. Crim., 9/06/1966, Bull. crim. n°171 ; et 4/10/1973, Bull. crim. n°346.
3131
C. Cass., Chbre mixte, 18/01/1980, S.A. Pampre d'or ; Dalloz 1980, p.386, note A. Jeammeaud et J.
Pelisser ; Droit social 1980, p.330, note J. Savatier ; La semaine juridique 1980, n°19397, conclusions Robin, note
J.-C. Javillier.
640
sociale3132, la loi de 1982 a finalement bouleversé le système3133, ce mouvement jurisprudentiel
garde un certain intérêt en ce qu'il exprime la faculté que se reconnaît le juge judiciaire de
priver, s'il le croit nécessaire, l'annulation administrative de sa portée rétroactive. Hormis la
position de la Chambre criminelle, chacune des solutions revenait en effet sur le principe de
disparition ab initio de l'acte annulé, l'une se refusant totalement à rendre effective l'annulation
de l'autorisation de licencier, l'autre se contentant d'assurer cette effectivité pour l'avenir.

b) Certaines solutions indiquent ensuite que le juge administratif sait, lui aussi, se montrer
audacieux pour assurer la meilleure exécution possible d'une décision qu'il a rendue, ne reculant
pas devant la nécessité de contourner les principes les mieux établis 3134; et celui de rétroactivité
des jugements n'est pas le moins exposé aux entorses. Cela ressort notamment de l'arrêt
Commune de Bondoufle que nous avons déjà rencontré3135. Rappelons qu'en l'espèce avait été
prononcée l'annulation d'une décision de révision d'un périmètre d'urbanisation, édictée,
conformément aux prescriptions de la loi du 13 juillet 1983 modifiant le statut des
agglomérations nouvelles, avant le 31 décembre 1983. Si l'on avait appliqué aveuglément la
logique de la rétroactivité, il aurait fallu considérer que cette date limite avait été dépassée sans
prise d'une quelconque décision de révision - puisque celle qui était effectivement intervenue
aurait été censée n'avoir jamais existé -, ce qui rendait impossible l'édiction d'une mesure de
régularisation. Le commissaire du gouvernement C. Vigouroux convainquit le Conseil d'État
qu'une telle solution contrarierait la volonté du législateur de 1983, qui ne laissait aucun choix à
l'administration pour décider de la révision en question 3136; aussi fut-il jugé que l'annulation
n'avait eu pour effet de faire disparaître ab initio la décision illégale, permettant ainsi à
l'administration de la corriger. Evidemment, la solution Commune de Bondoufle a été dictée par
l'économie du système législatif en cause, ce qui a conduit par exemple R. Chapus à la compter
au nombre des hypothèses de limitation de la rétroactivité induites par la volonté du
législateur3137. Mais si le juge accepte de considérer l'annulation "comme une abrogation, -
n'ayant- d'effet que pour l'avenir"3138lorsque une disposition législative paraît l'exiger, ne

3132
Cf. C. Cass., soc., 27/11/1980, Bull. n°860 ; et 11/02/1981, Bull. n°116 : en décidant que le salarié ne pouvait
pas exiger sa réintégration immédiate, mais qu'il lui fallait attendre l'issue des voies de recours contre la décision
d'annulation, et ce en dépit du caractère non suspensif de l'appel en matière administrative, la chambre sociale
enlevait une grande partie de son efficacité à la décision nouvelle.
3133
Ce texte (créant les articles L.412-19, L.425-3 et L.436-3 du Code du travail) a ouvert au salarié protégé un
droit à réintégration dans son ancien emploi (sur demande de l'intéressé dans les deux mois de la notification de
l'annulation), ainsi qu'un droit, lorsque l'annulation est devenue définitive, à réparation de la totalité du préjudice
subi depuis le licenciement.
Pour la détermination de l'emploi dans lequel la réintégration peut avoir lieu, voir C. Cass., Soc., 24/01/1990,
Société EDI 7 c/ Mattei, Droit social 1990, p.328, rapport P. Waquet.
3134
Une décision Sieur Joligeon en date du 30/04/1965 (Actualité juridique, Droit administratif 1965, p.338, note
X.) le prouve avec éclat : le Conseil d'État avait, en qualité de juge de cassation, annulé en 1964 une sentence de la
commission régionale des dommages de guerre de Rouen et renvoyé l'affaire devant celle de Caen. Or, un mois
plus tard, un arrêté ministériel supprimait cette dernière et rattachait le département de son ressort à la commission
de Rouen. Le requérant saisissait alors le Conseil d'État d'une demande de révision de son arrêt de cassation, de
façon à ce que l'affaire soit renvoyée devant une autre commission. La Haute juridiction accueillit la requête -
estimant qu'il s'agissait là de la seule manière d'assurer une exécution correcte de son arrêt antérieur-, bien que le
cas ne correspondît à aucune des catégories de pourvois limitativement énumérés par lesquels les justiciables
peuvent demander au Conseil d'État de se prononcer à nouveau sur dans un litige à propos duquel il a déjà statué.
Le juge accepte donc ici que le souci de bonne exécution l'emporte sur la règle générale, pourtant solide, en vertu
de laquelle une juridiction qui a statué sur un litige a épuisé sa compétence.
3135
C.E., 26/02/1987, p.87 ; voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre I.
3136
Cf. la chronique M. Azibert et M. de Boisdeffre précitée, Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.445.
3137
Cf. Droit du contentieux administratif, n°922.
3138
Ibid.
641
pourrait-il en aller occasionnellement de même quand le jugement qu'il prononce menace
sérieusement et de trop nombreuses situations individuelles ?

3 - Nous nous prononcerons donc en faveur d'un assouplissement de la règle classique : la


consécration du pouvoir de se défaire ponctuellement de la rétroactivité des annulations qu'il
décide assurerait au juge administratif une latitude d'action dont il ne bénéficie pas à l'heure
actuelle. Il serait ainsi à même de sanctionner un comportement irrégulier sans devoir
nécessairement dévaster l'ensemble des concrétisations de la mesure en cause, perspective qui,
aujourd'hui, le conduit parfois à négliger son devoir de faire respecter la légalité. Bien sûr,
l'emploi d'une pareille prérogative ne se justifierait qu'en présence d'un risque réellement
important de perturbation d'intérêts protégés, tels que ceux pris en compte par le Conseil
constitutionnel dans le cadre de sa jurisprudence sur les validations législatives 3139. A ce
propos, on pourrait nous rétorquer qu'il incombe plutôt au législateur qu'au juge de remédier
aux retombées néfastes d'une annulation juridictionnelle3140. Tout ici est affaire de point de
vue : faut-il préférer la lourde procédure qui efface a posteriori les effets indésirables d'un arrêt
à la solution qui consisterait à empêcher ceux-ci de se produire dès l'origine ? Pour notre part, le
choix est clair. Un dernier mot, en vue de désamorcer une autre objection que cette proposition
ne manquera pas de soulever : la privation d'effet rétroactif n'ôtera-t-elle pas au requérant
l'entier profit de l'annulation qu'il a obtenue ? Prenons l'exemple d'un candidat malheureux à un
concours administratif qui parvient à en faire prononcer la censure. Si le juge décide de
s'opposer à la chute des résultats du concours en question, il est craindre en effet que la victoire
contentieuse obtenue ne revête un caractère purement platonique. Son importance ne doit
cependant pas être minimisée, car l'illégalité qu'elle atteste pourra ultérieurement être mise à
profit, par le justiciable, dans le cadre d'une éventuelle demande en réparation des préjudices
qu'elle lui aura causés3141.

II - La résurgence automatique de la norme antérieure n'est pas une fatalité

Comme le dogme de la rétroactivité - mais à un degré moindre, il faut le reconnaître -,


l'idée de remise en vigueur systématique de l'acte dont la mesure annulée assurait le
remplacement s'avère profondément ancrée dans notre contentieux administratif. Elle n'en
présente pas moins elle-aussi, dans certaines hypothèses, de très sérieux inconvénients qui en
justifieraient, à n'en pas douter, l'adoucissement. Le contentieux des documents d'urbanisme
servira de support naturel à cette démonstration, ce choix s'imposant à la fois en raison de
l'actualité du problème et par la richesse des interrogations qu'il soulève ; mais l'essentiel de ce

3139
A savoir un risque pour la continuité des services publics ou pour la sécurité juridique d'un grand nombre
d'administrés (voir supra, Partie I, Titre II, Sous-titre I). Cette condition s'opposerait par exemple à ce que le juge
administratif limite la rétroactivité au bénéfice d'intérêts moins prééminents, comme c'était le cas dans la
jurisprudence judiciaire relative aux licenciements de salariés protégés (où cette restriction ne profitait qu'à
l'employeur en cause).
3140
Voir en ce sens les observations de P. Le Mire au sujet du pouvoir de la Cour de justice des communautés
européennes de limitater la portée dans le temps de ses arrêts : "en définitive, l'attitude de la Cour (...) correspond
tout simplement à une "validation" du règlement reconnu illégal, là où dans les nationaux cette besogne est
réservée au législateur. (...) Or, le moins qu'on puisse dire est qu'il y a là une regrettable confusion des genres.
Même si l'on doit admettre la nécessité de procéder à de telles validations, il est clair que là n'est pas le rôle du
juge".
3141
La preuve de la faute de l'administration serait à n'en pas douter facilitée par l'annulation obtenue.
642
qui suit vaudrait aussi bien pour n'importe quel contentieux dans lequel un acte- règle3142vient à
être censuré.

A. Les dangers de la logique de résurrection systématique

Que la réglementation précédant immédiatement celle qui subit la censure du juge de la


légalité retrouve pleine vigueur par la seule vertu du jugement prononcé entraîne deux
problèmes majeurs3143 :

1 - Le risque de remise en vigueur d'un texte désormais inadapté

L'éventualité de la résurgence d'un acte obsolète, évoquée, nous le savons, pour justifier
en son temps la solution Assaupamar3144, n'est pas l'apanage exclusif du mécanisme de
l'exception d'illégalité. Pour preuve, ce sont des arguments analogues qui avaient été mis en
avant afin de fonder la transposition de cette jurisprudence en matière d'annulation3145 : plutôt
que de courir le risque de faire revivre un document daté, le juge préférait s'en remettre aux
règles permanentes du R.N.U. qu'écartait simplement la présence du P.O.S. irrégulier 3146. Et
bien que certains aient tenté de minimiser ce danger d'obsolescence3147, on aurait tort de penser
qu'il s'agit là d'une pure hypothèse d'école, même si la plupart des annulations frappent
aujourd'hui des plans simplement révisés : en effet, "très souvent, la révision d'un P.O.S. ne se
distingue guère, sinon par la procédure suivie, d'une refonte globale"3148, ce qui sous-entend que
le plan dont on a décidé la révision est devenu la plupart du temps inadapté au nouveau
contexte communal3149. Il est d'ailleurs significatif que le législateur de 1994, tout en revenant
sur le principe dégagé par la jurisprudence Saint-Palais-sur-Mer, se soit montré sensible à ce

3142
Le problème se révèle en effet moins aigu s'agissant de l'annulation d'une mesure individuelle, en raison de la
portée par hypothèse limitée de la norme qui resurgit ; il n'est cependant pas exclu que cette dernière revête un
caractère illégal, auquel l'administration, comme on le sait, sera tenue de ne pas lui donner concrétisation (Cf.
supra, Partie II, Titre I, Sous-titre I).
3143
D'autres difficultés moins importantes et spécifiques au droit de l'urbanisme pourraient également être
signalées. Ainsi, comme l'ont fait remarquer C. Maugüé et L. Touvet, "déterminer le document précédent n'est pas
toujours facile dans les grandes communes où les révisions partielles sont permanentes" (Actualité juridique, Droit
administratif 1994, chronique précitée, p.510).
3144
Voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II.
3145
Transposition qu'avait effectuée, nous le savons, l'arrêt Association des amis de St-Palais-sur Mer (C.E.,
25/11/1991, arrêt précité). Ces arguments ont notamment été développés par M. Stirn dans ses conclusions sur
C.E., 14/06/1991, Association des amis de St-Palais/mer (Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.819)
arrêt statuant sur une demande de sursis à exécution déposée par ladite association.
3146
Cela semblait d'autant plus s'imposer lorsque la règle locale antérieure n'était pas elle-même un P.O.S., dans
la mesure où le code de l'urbanisme avait organisé, après 1983, la disparition des anciens plans pour ne plus laisser
subsister que les P.O.S.
3147
Voir notamment les conclusions L. Chocheyras précitées sur T.A. Grenoble du 23/12/1993, Mlle Sabatier et
autres : "il est surprenant de voir cette argumentation conférer un caractère conjoncturel à la réglementation locale
d'urbanisme, alors que son objet même est de planifier l'utilisation du sol, et que la législation et la réglementation
applicables n'en limitent pas a priori la durée de validité. Le temps qui passe n'invalide pas forcément les choix
arrêtés souvent après une longue réflexion, l'expression de conflits aigus et la recherche de compromis fragiles"
(Actualité juridique, Droit administratif 1994, p.235).
3148
J. Granjon, art. cit., p. 89.
3149
Reproche qu'on ne peut faire subir, dans le cadre de la jurisprudence Vieux Pornichet (voir supra, Partie I,
Titre I, Sous-titre I), au plan rendu public qui renaît du fait de l'annulation de l'acte l'approuvant car on a affaire ici
à la procédure d'adoption d'un seul et même document. Voir en ce sens note Morand-Deviller précitée, p.10.
643
problème3150 ; mais nous nous situons ici à la lisière du deuxième danger issu du principe de
résurgence automatique du texte précédant l'acte annulé.

2 - Le risque de remise en vigueur d'un texte illégal

L'acte que va faire revivre l'annulation de la décision qui s'y était substituée n'encourt
pas seulement un risque d'archaïsme ; il peut également se révéler contraire à la règle de droit.
La disposition législative dont il vient d'être question fait référence à une illégalité issue d'un
changement de circonstances ; mais plus fréquents sont les cas où l'acte ancien est affecté d'une
irrégularité originelle, celle-là même qui a justifié la censure de son successeur3151. Le principe
de sa résurgence suscite dès lors de réels problèmes3152que le droit positif s'est attaché à
combattre. De lourdes incertitudes pesant cependant les remèdes adoptés, il nous faudra
suggérer d'autres solutions possibles.

B. Parades prévues et parades envisageables

Textes et jurisprudence ont tenté d'atténuer chacun des deux dangers qui viennent d'être
exposés, mais leurs insuffisances poussent l'observateur à s'interroger sur d'éventuelles
modifications à leur apporter.

1 - Le système mis en place par la loi de février 1994 et ses circulaires d'interprétation, en
faisant parfois appel à des solutions jurisprudentielles classiques, a cherché à réduire les
conséquences néfastes que pouvaient induire le choix d'un retour au document d'urbanisme
antérieur. Il ne s'intéresse cependant qu'aux cas dans lesquels le plan qui ressurgit est entaché
d'une illégalité, et paraît curieusement établir une différence de traitement selon que celle-ci
affectait l'acte depuis son origine ou est apparue à la suite d'un changement de circonstances :

a) Cette dernière hypothèse est prise en charge par le deuxième alinéa de l'article L.125-5 du
code de l'urbanisme3153, qui, s'il se préoccupe, comme nous l'avons dit, du risque d'obsolescence
de la norme qui resurgit à la suite de la censure juridictionnelle, n'intéresse que les plans dont
l'inadaptation aux réalités nouvelles est telle qu'elle constitue une illégalité, un changement de
circonstances de fait ou de droit ayant compromis leur validité. Cette condition pose déjà en
elle-même un léger problème, mis en avant par J.-B. Auby : "si l'on voit bien ce que peut être
un P.O.S. devenu illégal parce qu'une norme supérieure contraire est apparue -par exemple une
loi ou une prescription d'aménagement et d'urbanisme-, la jurisprudence ne nous a pas encore
fourni d'exemple de P.O.S. qui serait devenu illégal par suite d'un changement des
circonstances de fait". Et le même auteur de s'interroger : "quel est le seuil d'inadaptation aux
circonstances de fait qui rend un P.O.S. illégal ?"3154Quoi qu'il en soit, dans un tel cas de figure,

3150
Cf. le deuxième alinéa de l'article L.125-5 du code de l'urbanisme prévu par l'article 1 er de la loi précitée du 9
février 1994.
3151
Puisque, répétons-le, la plupart des annulations frappent à l'heure actuelle des actes qui modifient ou révisent
des plans antérieurs. Mais le cas se présentait également pour le "binôme" P.O.S. rendu public/ P.O.S. approuvé :
pour un exemple voir C.E., 19/10/1979, Association pour la sauvegarde du pays de Rhuy, p.379.
3152
Voir notamment sur ce point D. Garreau, "Les effets de l'annulation d'un P.O.S.", Revue française de la
décentralisation, septembre 1995, p.26.
3153
Cette disposition résulte d'un amendement déposé par un député (J.O., Débats A.N., 1er décembre 1993,
p.6742).
3154
Commentaire de la loi du 9 février 1994 précité, p.40.
644
le texte prévoit que l'administration doit3155constater cette illégalité tardive par une délibération
motivée dont la vertu est de rendre alors applicables les règles générales d'urbanisme.

b) L'hypothèse de la résurgence d'un texte affecté par la même irrégularité que celui qui a fait
l'objet d'une annulation juridictionnelle avait déjà été envisagée par le commissaire du
gouvernement B. Genevois dans ses conclusions sur l'arrêt Vieux Pornichet : arguant de la
jurisprudence Ponard, il exhortait l'administration à s'abstenir d'appliquer le plan rendu public
vicié3156. Le raisonnement3157a été repris par la circulaire du 22 avril 19943158portant sur les
modalités d'application de la loi Bosson qui prévoit que "l'illégalité du document d'urbanisme
antérieur doit conduire à en écarter systématiquement l'application". Mais tout n'est pas résolu
pour autant, loin s'en faut, car il convient d'organiser le remplacement du texte illégal et de
préciser quelle réglementation s'appliquera dans l'intervalle. Pour ce qui est du premier point, la
même circulaire encourage l'administration à "mettre en œuvre les procédures permettant de
faire disparaître les dispositions illégales de l'ordonnancement juridique : abrogation du
document ou mise en œuvre de procédures de modification ou de révision du document"3159. En
revanche, rien n'est prévu pour déterminer les règles sur lesquelles l'administration pourra
s'appuyer jusqu'à ce que survienne cette régularisation, l'alinéa 2 de l'article L.125-5 du Code de
l'urbanisme n'englobant manifestement pas le cas où le texte qui ressuscite était entaché d'une
illégalité originaire. Mais on voit mal quelles autres dispositions que celles du R.N.U.
pourraient remplir convenablement cet office3160, même si une interprétation littérale de la
circulaire semble rendre applicable la réglementation locale encore antérieure 3161, car rien ne
saurait justifier la différence de traitement entre illégalité tardive et illégalité ab initio que cette
lecture instaurerait.

2 - Toutes ces solutions présentent un défaut majeur qui a été relevé par M. J.-J. Liard3162 :
"outre le fait que la loi ne prévoit aucun délai maximal pour constater l'illégalité du document
antérieur à compter de la décision de justice devenue définitive, on peut rester dubitatif sur

3155
Cette obligation ressort clairement du présent de l'indicatif employé par l'alinéa 2.
3156
Conclusions précitées. B Genevois apparentait cette hypothèse à celle qui voit réapparaître un plan publié qui,
en raison du dépassement du délai de trois ans, a cessé d'être opposable aux tiers. Il défendait dans les deux cas
l'idée d'un retour à la réglementation nationale, jusqu'à régularisation de la situation par une nouvelle approbation
dans l'hypothèse où le plan rendu public avait cessé d'être opposable aux tiers, ou par la reprise de la procédure
d'élaboration dès son origine dans le cas où ce document présentait une irrégularité.
3157
A noter qu'il fut suivi par quelques décisions judiciaires qui considérèrent comme inapplicables, à la suite de
l'annulation d'un P.O.S. approuvé, le P.O.S. rendu public entaché d'illégalité et cela alors même que le délai de
trois ans n'était pas écoulé. Cf. notamment C. Cass. civ. 3ème 11/12/1985, Cramif c/ Dlle Cerisier, Actualité
juridique Propriété immobilière 1987, p.180.
3158
Circulaire n°94-38, Revue française de droit administratif 1995, p.62.
3159
On sait en effet que l'abrogation est par principe exclue en matière de P.O.S. par l'article L.123-4-1 du code
de l'urbanisme, relayée par la jurisprudence S.C.I. Le Tahiti (voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II). Ici, la
suppression de l'illégalité passe donc obligatoirement par une procédure de modification ou de révision, selon
l'importance ou la nature des adaptations nécessaires, et dans la mesure où le recours à de telles procédures est
juridiquement possible (voir notamment l'avis du Conseil d'État en date du 8/12/1988, précité ; ainsi que C.E.,
6/04/1992, Association des amis de Saint-Palais-sur-Mer, Droit administratif 1992, n°275 (fixant des limites à la
possibilité de révision d'un plan illégal).
3160
Tel semble être d'ailleurs l'avis de la jurisprudence, du moins pour ce qui est des règles impératives du
R.N.U. : voir à ce propos C.E., S., 3/12/1993, M. Paul Murtin, req. n°90915, Bulletin de jurisprudence du Droit de
l'urbanisme, mai 1994, p.9, conclusions R. Abraham, solution qui, pour être antérieure à la loi de février 1994,
paraît devoir perdurer dans l'hypothèse qui nous intéresse (Cf. en ce sens les observations anonymes figurant à la
suite des conclusions, ibid., 13).
3161
Voir notamment en ce sens J.-B. Auby, commentaire précité, Revue française de droit administratif 1995,
p.37.
3162
Le Moniteur, 20 mai 1994, commentaire précité de la circulaire du 22 avril 1994, p.37.
645
l'intérêt de la motivation d'un conseil municipal à procéder de lui-même, rapidement ou non, au
constat d'illégalité de son P.O.S., quand on connaît les contraintes directes ainsi engendrées
dans la gestion du droit sur le territoire communal (...)3163. Et ce constat doit s'accompagner,
parallèlement, d'une remise en chantier du P.O.S. dont le formalisme procédural inquiète
toujours". C'est bien ici qu'achoppent les systèmes proposés conjointement par l'alinéa 2 de
l'article 125-5 du code de l'urbanisme et par la circulaire du 22 avril : en confiant à
l'administration le soin de déterminer elle-même si le document qui revit est ou non entaché
d'irrégularité, ils reviennent à faire de celle-ci "un juge accessoire de la légalité alors que rien ne
-la- prédispose à remplir cette fonction"3164. Et puisque l'autorité municipale s'expose à des
risques certains en reconnaissant cette illégalité3165, on peut raisonnablement estimer qu'elle
courra le plus souvent le risque d'appliquer l'ancienne réglementation, quitte à voir
ultérieurement sa démarche sanctionnée par le juge à l'occasion de litiges intéressant les
concrétisations qu'elle lui aura données3166.

3 - Si l'on ne saurait vraiment reprocher au système législatif d'avoir négligé le cas de


résurgence d'une réglementation qui, sans être illégale, ne correspond plus aux désirs de
l'administration en charge des problèmes d'urbanisme3167, on est en droit, en revanche, de
nourrir quelques regrets du fait qu'il laisse à cette dernière le soin d'apprécier la légalité du texte
ancien et d'en tirer les conséquences qui s'imposent. Une telle tâche ressortit naturellement à la
compétence du juge administratif, et c'est d'ailleurs lui qui, saisi de recours contre de futurs
actes individuels, déterminera en dernier lieu si l'administration a privilégié la bonne
analyse3168. Aussi aurait-on préféré voir la juridiction s'en acquitter dès le litige initial, du moins
lorsque l'illégalité du règlement ancien apparaît clairement dans le dossier3169. Comme nous
l'avons recommandé -sur un plan général- en matière d'exception, le juge administratif devrait
prendre à son compte la fixation, affaire par affaire, de la réglementation à même de remplacer
au mieux celle qu'il annule, et, quand il s'aperçoit que le texte qu'il s'apprête à ressusciter est
lui-même vicié, devrait pouvoir fixer à l'administration un délai de régularisation de la
situation3170. Ces remarques valent bien sûr pour le contentieux de l'urbanisme qui a sous-tendu
notre raisonnement, mais également pour l'ensemble des litiges qui se soldent par la censure
d'une réglementation quelconque : pour peu que le texte immédiatement précédent apparaisse
3163
L'auteur énumère ici ces règles qui vont de la constructibilité limitée aux différentes sujétions procédurales
pesant sur une commune soumise au R.N.U.
3164
Y. Jégouzo, commentaire de la loi du 9 février 1994 précité, Revue de droit immobilier 1994, p.157.
3165
Outre les inconvénients susmentionnés qu'implique un retour au R.N.U., on doit en effet remarquer que "si la
commune se trompe dans son appréciation et décide d'écarter le retour au plan antérieur alors qu'il n'est nullement
illégal, cela entache naturellement cette décision-là, mais cela fait aussi courir des risques à toutes celles qui,
ultérieurement, seront prises sur le fondement des règles générales d'urbanisme alors qu'elles auraient dû l'être sur
le fondement du plan antérieur" (J.-B. Auby, commentaire précité, Revue française de droit administratif 1995,
p.38).
3166
Tout bien considéré, en effet, ce danger n'est pas supérieur à celui qui est mentionné à la note précédente !
3167
Car cette appréciation d'opportunité incombe incontestablement, au cas par cas, à la seule administration, et
c'est à elle qu'il appartiendra de décider d'y remédier, le cas échéant, en modifiant ce qu'elle estime inadapté à la
nouvelle conjoncture locale.
3168
Ainsi censurera-t-il les actes pris sur le fondement du R.N.U. si l'administration a considéré illégal, à tort, le
règlement local ancien, et inversement les mesures basées sur ce dernier lorsqu'il est réellement vicié.
3169
Ce qui serait notamment le cas lorsque l'acte censuré reproduisait une irrégularité contenue dans la
réglementation précédente, ou que le plan antérieur obéissait à d'anciennes prescriptions d'urbanisme entre temps
remplacées.
3170
Cette obligation juridictionnelle de régularisation de la réglementation locale semble nettement plus en accord
avec l'économie générale de la décentralisation de l'urbanisme que ne l'est le droit actuel, qui, en ménageant la
possibilité d'un retour au R.N.U. sans véritable contrainte d'élaboration d'un nouveau P.O.S., "va à l'inverse des
principes posés par la loi du 7 janvier 1983 qui considérait que la décentralisation était irréversible" (Y. Jégouzo,
commentaire précité, Revue de doit immobilier, 1994, p.158).
646
visiblement irrégulier, il faudrait que le juge de l'annulation s'oppose explicitement à sa
résurgence et, si cette prohibition engendre un vide juridique, impartisse à l'autorité compétence
un délai pour le combler.

Paragraphe 2. Un modèle pour des procédés s'apparentant au mécanisme de l'exception

Certaines parmi les idées que nous avons émises en vue d'améliorer les effets d'une
déclaration d'illégalité peuvent être reprises à l'endroit de deux techniques contentieuses
conceptuellement proches de l'exception, l'une pleinement exploitée en droit positif, l'autre qui
le sera peut-être un jour.

I - Pour le contrôle dit de "conventionalité" des lois

Si l'appellation de ce contrôle semble assez récente3171, sa teneur est depuis longtemps


usuelle en contentieux administratif : en vertu de l'article 55 de la Constitution de 1958, qui
prévoit que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication,
une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son
application par l'autre partie", le juge administratif n'a jamais éprouvé de difficultés à vérifier la
conformité d'une loi avec un texte international valablement introduit dans l'ordre interne qui
paraissait venir contrarier les dispositions qu'elle avait, en son temps, consacrées 3172. Qu'il n'en
ait pas été de même pour le contrôle d'une loi postérieure à une convention internationale (lato
sensu) est notoire, et nous nous bornerons ici à rappeler que la jurisprudence Nicolo et ses
développements sont venues tardivement aligner cette dernière hypothèse sur la précédente3173.
Aujourd'hui donc, le juge administratif - à l'instar le juge judiciaire 3174- accepte pleinement,
avant d'agréer un comportement, de s'assurer que celui-ci n'est pas fondé sur une loi dont le
contenu contrarie un texte international en vigueur, et au besoin, si ce contrôle s'avère positif,
d'écarter la disposition législative en cause3175. C'est ici que naît le problème qui va nous

3171
Suggérée par certains auteurs tel que B. Genevois dans sa note sous l'arrêt Nicolo, Revue française de droit
administratif 1989, p.824 ou les auditeurs au Conseil d'État ayant signé l'article "Le Conseil d'État, le droit à la vie
et le contrôle de conventionalité (art. cit.), cette dénomination ne fait cependant pas l'unanimité dans la doctrine ;
sa commodité nous a toutefois séduit, au point de la reprendre ici.
3172
Voir notamment C.E., 15/03/1972, Dame veuve Sadok Ali, p.213 ; C.E., Ass., 7/07/1978, Klaus Croissant,
p.292 ; et C.E., Ass., 15/02/1980, Gabor Winter, p.87.
3173
C.E., Ass., 20/10/1989, Nicolo, p.190 ; Actualité juridique, Droit administratif 1989, p.756, chronique E.
Honorat et E. Baptiste, et p.788, note D. Dimon ; Dalloz 1990, p.135, note P. Sabourin ; Les petites affiches, 11
décembre 1989 p.11, note G. Lebreton ; Revue française de droit administratif 1989, p.813, conclusions P.
Frydman ; note B. Genevois (précitée) ; Revue française de droit administratif 1990, p.267, obs. D. Ruzié ; Revue
trimestrielle de Droit européen 1989, p.771, conclusions et note G. Isaac.
L'arrêt Nicolo se rapportait au droit international originaire, mais la solution a été depuis étendue au droit
communautaire dérivé :
- pour les règlements communautaires, voir C.E., 24/09/1990, Boisdet, p.250 ; Actualité juridique, Droit
administratif 1990, p.863, chronique E. Honorat et R. Schwartz ; Les petites affiches 12 octobre 1990, p.15,
conclusions M. Laroque ; Revue française de droit administratif 1991, p.172, note L. Dubouis.
- pour les directives communautaires, voir l'arrêt d'Assemblée S.A. Rothmans International France précité.
3174
Voir notamment C. Cass, crim., 7/11/1990, Bull. crim. p.939).
3175
Cf. en particulier l'arrêt Boisdet précité.
Cette mise à l'écart de la loi entraînera le plus souvent l'annulation du règlement qu'elle fondait, car elle ne saurait
servir d'écran entre ce texte et la norme internationale qu'il méconnaît par ricochet.
647
intéresser : que deviennent les parties de la loi que le juge a déclarées incompatibles avec la
norme internationale ? En l'état actuel du droit, rien de sûr ne peut être avancé en réponse à
cette interrogation ; c'est pourquoi nous nous permettrons d'indiquer vers quelle solution va
notre préférence, bien que son instauration pose relativement problème.

A. Les incertitudes qui pèsent sur le sort de la loi reconnue incompatible avec le texte
international

1 - Deux éléments spécifiques au contrôle de conventionalité font qu'il existe actuellement un


grand flou sur le devenir de la loi estimée contraire à une norme internationale :

a) Le premier tient à la nature particulière de la norme qui sert de référence à l'appréciation


portée, à savoir la norme internationale. Cette originalité, mise partiellement en exergue par la
décision du Conseil constitutionnel au travers de laquelle celui-ci s'est refusé à exercer un
contrôle de conventionalité3176, tient à la fois à l'absence de permanence de ce type d'acte et au
fait que sa supériorité est commandée à la condition de réciprocité énoncée in fine à l'article 55
de la constitution. Un texte international ne bénéficie généralement pas en effet d'une stabilité
aussi grande qu'une disposition constitutionnelle, puisqu'il est toujours susceptible d'être
dénoncé par son signataire, ou contredit par un Traité postérieur3177 ; en outre, son non-respect
par un État partie compromet automatiquement le rang supra-législatif que lui prête la
Constitution de 19583178. Dès lors, la question est de savoir si la contrariété d'une loi à un Traité
mérite d'entraîner des conséquences absolues sur celle-ci (ce qui sous-entendrait sa disparition
définitive de l'ordonnancement juridique) ou nécessite simplement une suspension de son
applicabilité, dans l'attente d'une éventuelle chute ou perte d'autorité de la norme internationale
-événement qui entraînerait un retour d'effectivité des dispositions législatives un temps
suspendues3179.

b) Le deuxième élément se rapporte au contraire aux différentes situations dans lesquelles peut
se trouver la loi contrôlée. Nous l'avons dit, depuis l'arrêt Nicolo, la chronologie entre textes
législatif et international ne revêt plus la même importance. Elle demeure toutefois d'un certain
intérêt en ce qui concerne la détermination des incidences de l'arrêt déclarant la loi
incompatible avec un engagement international. En effet, dans l'hypothèse où l'on admet que

3176
C.C., 15/01/1975, Interruption volontaire de grossesse, p.19 ; Actualité juridique, Droit administratif 1975,
p.134, note J. Rivero ; Dalloz 1975, p.529, note L. Hamon ; Revue du droit public 1975, p.185, note L. Favoreu et
L. Philip
Voir également C. Constit. 23/07/1991, Dispositions relatives à la fonction publique, Dalloz 1991, p.617, note L.
Hamon.
3177
Ce qui est loin d'apparaître une hypothèse d'école si l'on considère la prolifération actuelle de normes
internationales par essence mutables, comme le sont celles qui découlent du droit dérivé européen.
3178
La non-réciprocité paraît même, pour le Conseil d'État et la Cours de cassation, compromettre non seulement la
supériorité du Traité mais également sa valeur juridique, contrairement au Conseil constitutionnel qui s'en tient
apparemment à une lecture plus littérale des termes de l'article 55. Résumant ce problème, voir C.M., F.D. et Y.A,
art. cit., Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.102.
3179
Cette vision a les faveurs d'une partie de la doctrine depuis bien longtemps. Cf. notamment J. Pillaut (cité par
B. Genevois, note précitée, p.826, note 9) qui estimait, dès 1919, que "le traité (...) n'abroge pas les lois ; il ne fait
qu'en suspendre l'effet. Une convention n'est qu'un acte temporairement exceptionnel ; ses effets peuvent cesser par
la volonté d'un seul des contractants ; elle ne doit donc pas détruire la législation interne plus stable qui revient en
vigueur dès lors qu'elle n'est plus paralysée par le traité".
Il faut noter cependant -bien qu'il s'agisse d'une évidence- que la résurgence de la loi, dans une telle hypothèse, ne
saurait bien sûr entraîner celle de ses textes d'application qui ont été annulés par le juge durant la période où
prévalait le texte international contraire.
648
cette contrariété doit impliquer la disparition - et non la simple suspension - de la norme
législative, il convient de distinguer selon que la promulgation de celle-ci a précédé ou suivi
l'introduction du Traité dans l'ordre interne : dans le premier cas, nous sommes
incontestablement en présence d'une abrogation implicite que le juge se bornera à constater 3180;
on ne saurait tenir le même raisonnement dans la seconde configuration sans déformer
abusivement le concept employé, dans la mesure où "l'abrogation suppose l'intervention d'un
texte postérieur qui fasse perdre à l'acte initial sa validité et, par là même, mette fin à son
existence"3181. Si l'on veut que la norme législative chute en raison de son incompatibilité avec
le texte international, il faudra alors reconnaître une vertu supplémentaire à l'arrêt qui l'a
démasquée et, à l'image de ce que nous avons proposé en matière de déclaration d'illégalité,
faire en sorte qu'une obligation d'abrogation automatique de l'acte condamné pèse sur l'autorité
compétente (ici le législateur), seul moyen de parachever le travail juridictionnel.

2 - Le droit positif, faute de consacrer incontestablement une des solutions sus-évoquées, trahit-
il pour le moins une préférence pour l'une ou l'autre ? Les seules décisions pouvant être
interprétées comme un début de tendance s'inscrivent dans l'hypothèse d'une loi ancienne
contrariée par la survenance ultérieure d'un acte international ; elles confirment toutes le
sentiment qu'exprimait M. Massot dans ses conclusions sur un arrêt d'Assemblée en date du 8
avril 19873182 : "l'entrée en vigueur d'une convention postérieure à une loi qu'elle contredit
directement entraîne l'abrogation du texte de droit interne". Ainsi le Conseil d'État a-t-il déjà
considéré que les dispositions du Traité de Rome avaient eu "pour effet de supprimer" certaines
dispositions législatives antérieures à son entrée en vigueur3183 ; de surcroît, le terme
d'"abrogation implicite" a été une fois utilisé à l'occasion d'une situation similaire3184. Si de tels
indices se révèlent insuffisants pour étayer avec certitude la thèse de la chute de la loi contredite
par un texte international plus récent, ils incitent cependant l'observateur à pencher en ce sens.
Et au cas où cette analyse viendrait à se confirmer, il faudrait assurément estimer que la
constatation de la contrariété d'une loi postérieure à un Traité mérite également qu'on lui
attribue une force supérieure à la simple "mise entre parenthèses" du texte en question, tant il
est vrai qu'"il paraît difficile de faire une différence entre les effets juridiques d'une déclaration
d'incompatibilité selon que la loi est antérieure ou postérieure au Traité"3185.

B. La solution envisageable s'avère délicate à mettre en œuvre

Conformément à la tendance qui vient d'être retracée, nous partirons du principe qu'une
loi incompatible avec un Traité doit disparaître de l'ordre juridique, quelle que soit la situation
chronologique de sa promulgation. Cette solution semble en effet la seule satisfaisante au
regard des exigences de sécurité et de clarté qui doivent animer notre système juridique, par
nature réfractaires à l'applicabilité "à éclipses" d'une norme. Un texte législatif reconnu
contraire à un acte international supérieur doit être considéré comme invalide une fois pour
toutes ; si ce dernier vient à disparaître ou à perdre sa valeur, il incombera au législateur, s'il le
désire, de rétablir les dispositions auxquelles sa présence s'opposait jusque là, en votant un texte

3180
Sur cette notion d'abrogation implicite, voir supra, Partie I, Titre I, Sous-titre II.
3181
C.M., F.D. et Y.A, art. cit., Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.101.
3182
Conclusions publiées au Lebon 1987, p.128 (arrêt Ministre de l'Intérieur c/ Peltier).
3183
C.E., Ass., 22/01/1982, Conseil régional de l'ordre des experts-comptables, p.28.
3184
Cf. C.E., 30/01/1981, Jacquesson, p.39. A noter cependant que le Conseil d'État, bien qu'évoquant la
possibilité d'une telle abrogation implicite, ne la retient pas en l'espèce, après avoir contrôlé certaines dispositions
du Code général de Impôts au regard de l'article 6-2 de la Convention européenne des droits de l'homme.
3185
C.M., F.D. et Y.A, art. cit., Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.101.
649
nouveau reproduisant l'ancienne loi. Ainsi, chacun saura exactement à quoi s'en tenir. Le tout
est de déterminer le mécanisme qui permettra d'obtenir une corrélation automatique entre la
constatation juridictionnelle de l'incompatibilité des dispositions législatives avec le Traité et
l'abrogation de celles-ci, question qui ne se pose concrètement qu'à l'égard des lois
postérieures3186. Le premier réflexe est de se tourner vers les suggestions formulées à ce propos
dans le domaine de l'exception d'illégalité. Mais une transposition pure et simple, dans le
contrôle de conventionalité des lois, du mécanisme d'abrogation obligatoire que nous avons
prôné pour parfaire la reconnaissance incidente d'une illégalité ne va pas de soi, loin s'en faut :
comment en effet imaginer qu'une décision émanant du juge administratif puisse enjoindre,
même indirectement, au Parlement de prendre les mesures qui s'imposent ? Pareille injonction
paraît difficilement concevable, même s'il s'agit seulement d'organiser l'effacement pur et
simple de la loi en cause3187. Il faut donc s'en remettre ici au bon vouloir du législateur qui,
rendu conscient par le jugement rendu que son ancien texte est désormais inapplicable, accepte
de lui-même d'effectuer le "toilettage" qui s'impose.

II - Pour un éventuel futur contrôle de constitutionnalité par voie d'exception

Le projet de conférer une compétence d'exception au Conseil constitutionnel en


complément du pouvoir de contrôle des lois avant promulgation dont il dispose depuis 1958,
resurgit de manière cyclique dans le débat politique. Si certains y voient une "arlésienne", on
doit se souvenir que celle-ci a pris consistance dans deux projets de révision de la Constitution,
l'un présenté au Parlement en 19903188, l'autre établi en 1993, à l'inspiration des propositions du
Comité Vedel3189. Bien qu'aucun d'eux n'ait abouti, l'hypothèse de la consécration future d'une
semblable voie de droit n'est donc pas totalement à exclure, même si nombre de juristes se
montrent dubitatifs sur les vertus de son introduction en droit français 3190. Aussi est-il bon de

3186
Aucun problème, répétons-le, lorsque la loi préexistait au texte international, puisque son abrogation a ici
déjà été réalisée implicitement, et il suffit au juge de prendre acte de sa disparition.
3187
Il serait encore plus impensable d'imaginer que le juge, mettant à jour les insuffisances du texte législatif au
regard des prescriptions de la norme internationale, fasse indirectement obligation au législateur de transformer la
loi pour la rendre conforme à celles-ci, problème qui pourrait notamment se poser en matière de transpositions des
directives communautaires en droit interne (sur ce problème, voir notamment D. de Béchillon, art. cit., Revue du
droit public 1991, pp.775/776).
3188
Sur ce projet, voir en particulier "L'exception d'inconstitutionnalité ; le projet de réforme de la saisine du
Conseil constitutionnel, Revue française de droit constitutionnel 1990, n°4 (7 études).
3189
Pour une présentation générale des propositions établies par celui-ci, voir notamment O. Passelecq, "La
philosophie du Rapport Vedel : une certaine idée de la Cinquième République", Revue française de droit
constitutionnel 1993, p.227.
Et pour une approche du seul problème qui nous intéresse ici, voir J. Viguier, "La participation des citoyens au
processus de contrôle de la constitutionnalité des lois dans les projets français de 1990 et 1993", Revue du droit
public 1994, p.969.
3190
Se faisant leur porte-parole, voir notamment R. Chapus, (Droit administratif général), t. I, n°79-3 qui,
évoquant l'échec de la procédure de révision, avoue n'en pas "éprouver de bien grands regrets (...). Les dispositions
législatives en vigueur ne sont en effet certainement pas légion. Mieux vaut qu'elles subsistent jusqu'à ce que le
Parlement en soit saisi qu'ouvrir la voie à un risque permanent, tant de perturbation de l'administration de la justice,
que d'instabilité et d'insécurité juridique. Quant aux chances que les mesures adéquates interviennent dans des
délais raisonnables, elles sont des plus sérieuses, étant donné l'incessant renouvellement de notre législation et
compte tenu de la soumission des lois nouvelles, avant leur promulgation, au contrôle du Conseil constitutionnel".
Pour une évaluation générale des avantages et des inconvénients que présenterait une telle réforme, Cf. L. Favoreu,
"L'exception d'inconstitutionnalité est-elle indispensable en France ?", Annuaire international de justice
constitutionnelle, Vol. VIII, 1992, p.11.
A noter cependant que d'autres juristes se déclarent au contraire favorables à l'introduction de l'exception
d'inconstitutionnalité en France, en ce qu'elle rapprocherait, à l'instar d'autres pays, la juridiction constitutionnelle
650
s'interroger, dans la perspective qui est la nôtre, sur les effets que produiraient une déclaration
incidente d'inconstitutionnalité, car ceux-ci pourraient largement s'inspirer des lignes directrices
que nous avons tracées dans le domaine de la déclaration d'illégalité3191.

A. La solution retenue par les projets de révision

L'article 2 du projet de loi constitutionnelle du 29 mars 1990 (reproduit tel quel par le
projet de 1993) déterminait les effets à conférer à la décision du Conseil constitutionnel
répondant à la question préjudicielle qui lui était posée par le Conseil d'État ou la Cour de
cassation. Lorsqu'aurait été constatée par ce biais la contrariété à la Constitution de la
disposition de loi suspecte, celle-ci, pour paraphraser le texte du projet, aurait cessé d'être
applicable, notamment aux procédures en cours, y compris devant le juge de cassation. En
d'autres termes, on optait pour un effet différent de celui qui s'attache aujourd'hui à une
déclaration d'illégalité, mais présentant quelques analogies avec lui :

- Une double dissemblance séparait les incidences des deux procédés comparés. En premier
lieu, on doit admettre que toute reconnaissance d'une inconstitutionnalité par le juge habilité à
ce faire, qu'elle ponctue un contrôle exercé par voie d'action (ici avant promulgation de la loi,
dans les conditions prévues par l'article 61 de la Constitution) ou d'exception (tel que le
prévoyaient les projet de 1990 et 1993), possède une vertu suffisante pour, à elle seule, faire
chuter les dispositions qu'elle concerne. On ne saurait envisager qu'elle se contente d'indiquer
au Parlement la nécessité de les abroger ou de les remplacer 3192. De là découle tout
naturellement la deuxième spécificité par rapport à une simple déclaration d'illégalité : la norme
législative disparaissant de l'ordre juridique, la déclaration incidente d'inconstitutionnalité se
trouve par définition dotée d'un effet absolu3193, et les juridictions s'y appuieront d'office pour
trancher un litige qui intéressait l'application de l'ancien texte désormais déchu3194.

- Par delà ces divergences, un parallèle s'établit entre les conséquences des reconnaissances
indirectes d'une inconstitutionnalité et d'une illégalité. Dans les deux hypothèses,
l'inapplicabilité qui frappe la norme viciée vaut essentiellement pour l'avenir3195. Les seules
incidences qu'elles produisent sur le passé n'intéressent que des situations non définitivement
cristallisées, et notamment celle du requérant au litige ayant conduit à l'appréciation incidente

du citoyen. Cf. en particulier P. Cambot, La protection constitutionnelle de la liberté individuelle en France et en


Espagne, Thèse Pau 1995.
3191
Un tel sujet mériterait bien évidemment un approfondissement bien plus important, notamment à la lumière
d'exemples étrangers. Mais il touche notre étude beaucoup trop indirectement pour qu'on se livre ici à une telle
recherche.
3192
Cette force spécifique, les décisions du Conseil constitutionnel la tirent de l'article 62 de la Constitution, qui
prévoit qu'elles "s'imposent aux pouvoirs publics" (...).
3193
En effet, si nous avons souligné, au Chapitre précédent, la fausseté de la corrélation entre effet relatif et
maintien de l'acte dans l'ordonnancement juridique, l'inverse ne se vérifie pas : l'éradication d'une disposition
illégale suppose, par hypothèse, effet absolu de chose jugée.
3194
L'effet absolu de la déclaration d'inconstitutionnalité par voie d'exception peut également se fonder sur
l'article 62 de la Constitution, puisque celui-ci impose parallèlement les décisions du Conseil constitutionnel "à
toutes les autorités administratives et juridictionnelles".
3195
Le projet de révision constitutionnelle de 1990 prévoyait que la disposition censurée cessait d'être applicable
à compter de la date de la publication de la décision du Conseil. Une telle construction fustige encore une fois
l'assimilation grossière parfois pratiquée entre effet absolu et rétroactivité (Cf. supra, Section précédente).
651
de validité. En revanche, les concrétisations individuelles3196antérieures du texte irrégulier qui
n'ont pas été querellées en temps utile ne pâtissent en rien de la décision juridictionnelle3197.

B. L'autre voie praticable

L'option retenue par le projet de 1990, à savoir l'effet essentiellement abrogatif de la


déclaration d'inconstitutionnalité3198, entendait dissiper certaines craintes3199que soulevait l'idée
même d'un contrôle a posteriori de la loi en France. Mais en fixant avec trop de fermeté et de
netteté les incidences dans temps de la décision du Conseil constitutionnel, on interdisait ipso
facto à ce dernier l'exercice d'un pouvoir de modulation qui, à cet égard, s'avère parfois
indispensable3200. A l'instar de ce que nous avons préconisé dans le domaine de la déclaration
d'illégalité, le juge de la loi devrait donc se voir doter d'une telle prérogative. Mais elle jouerait
ici essentiellement, voire uniquement, afin d'insuffler une rétroactivité exceptionnelle à
l'appréciation portée : lorsque le besoin s'en ferait sentir, le juge constitutionnel serait ainsi à
même de conférer un plein effet ex tunc à la décision qu'il prononce, ce qui s'envisage aisément
en matière pénale, pour peu que l'invalidation du texte législatif soit susceptible de provoquer
une réduction, voire une exclusion des sanctions qui avaient été prononcées sur cette base3201.
En revanche, on voit mal la juridiction suprême conférer à sa décision un strict effet ex nunc -
ce qui reviendrait à limiter les effets de son appréciation aux situations non encore créées, et
priver ainsi de son bénéfice les procès en cours -, et moins encore décider de différer la chute

3196
Il convient d'insister sur ce point. Les concrétisations réglementaires que la loi reconnue inconstitutionnelle
avait pu connaître antérieurement à la décision du juge tomberont au contraire automatiquement avec elle, même si
elles n'ont pas fait l'objet d'un recours pour excès de pouvoir en leur temps, car elles perdent tout fondement légal
et ne peuvent plus, dès lors, régir valablement quoi que ce soit.
3197
Pour ce qui est de la loi, ces concrétisations individuelles sont souvent des jugements rendus sur sa base et
passés en force de chose jugée, ce qui pose un problème relatif au principe d'égalité devant la justice, comme l'a
fait remarquer le professeur F. Luchaire : "Deux complices sont condamnés par le Tribunal correctionnel ; l'un ne
fait pas appel, sa condamnation est définitive ; l'autre fait appel et il se trouve que la disposition définissant
l'infraction est déclarée contraire à la Constitution avant la décision de la Cour qui devra, alors, le relaxer ; peut-
être pourrait-on soutenir que la décision du Conseil constitue un fait nouveau justifiant une demande de révision.
Mais la procédure de révision est tout à fait exceptionnelle et, dans de nombreux cas, il sera difficile de corriger
l'inégalité provenant du fait qu'un litige a été définitivement réglé avant ou après la déclaration
d'inconstitutionnalité" ("Le contrôle de la loi promulguée sur renvoi des juridictions : Une réforme
constitutionnelle différée", Revue du droit public 1990, pp.1625 s, et spécialement p.1643).
3198
Etant entendu que l'autre facette des effets de la déclaration d'inconstitutionnalité (c'est-à-dire tout ce qui a
trait à leur caractère absolu) ne constitue pas une "option", puisqu'ils sont imposés par l'article 62 de la
Constitution.
3199
Lire notamment en ce sens l'article rassurant de G. Vedel, "Réforme de la Constitution, ni gadget, ni
révolution" (Le Monde, 6 avril 1990) : "quant aux effets de la déclaration d'inconstitutionnalité, le projet les a
exactement mesurés en évitant Charybde et Scylla : il serait absurde que la déclaration ne "profite" qu'au plaideur
qui l'a provoquée ; il serait très dangereux qu'elle remette en cause tous les effets qu'a produits dans le passé la loi
qui vient d'être censurée. Celle-ci ne sera plus applicable à l'avenir, cet effet s'étendant aux procédures en cours.
Ainsi sont conciliées les exigences de la logique et celles de la sécurité juridique".
3200
Voir notamment en ce sens B. Genevois, "L'accès de l'individu à la justice constitutionnelle : exception
d'inconstitutionnalité et recours individuel direct", Revue internationale de Droit comparé 1990, n° spécial, vol.12,
p.87, note 44 : "sur le plan technique, la formule qui nous paraît la plus appropriée est celle qui laisse au juge
constitutionnel le soin de déterminer lui-même les effets dans le temps de la décision déclarant la loi
inconstitutionnelle, compte tenu des exigences de l'espèce et des exigences de sécurité juridique".
3201
Sur ce point, voir notamment P. Bon "Le Tribunal constitutionnel : étude d'ensemble", p.81 ; in La justice
constitutionnelle en Espagne, Economica 1984 (ouvrage cosigné avec MM. F. Moderne et Y. Rodriguez).
652
du texte inconstitutionnel3202. Dans l'optique que semble privilégier le droit français, l'exception
d'inconstitutionnalité ne serait recevable qu'à l'encontre de disposition législatives intéressant
les droits fondamentaux de l'individu consacrés à l'échelle constitutionnelle ; il apparaît dès lors
inconcevable de retarder les retombées de la décision du Conseil qui reconnaîtrait la violation,
par le texte qui lui est soumis, de normes à ce point impératives3203.

En resituant l'atténuation du clivage classique dans un contexte plus global (évolutions


du recours pour excès de pouvoir et de l'exception d'illégalité), nous avons pu déceler un
véritable dépassement de celui-ci par l'idée transversale d'acquis, qui relativise les effets de
l'annulation et a permis à la déclaration d'illégalité de mieux sanctionner l'irrégularité de l'action
administrative en identifiant avec précision ce qu'il convient réellement de protéger. Mais de
nombreuses améliorations des conséquences de la constatation de l'illégalité d'un acte
administratif sont encore à attendre, tant par correction de leurs défauts les plus criards, que par
reconsidération de certaines lourdeurs qui les affectent depuis leur origine !

3202
Prérogatives qu'exercent pourtant certaines Cours constitutionnelles comme le souligne G. Isaac (art. cit.,
Cahiers de Droit européen 1987, p.447).
3203
Voir en ce sens F. Luchaire, art. cit. p.1644. Aussi peut-on douter du bien-fondé de la suggestion du
rapporteur E. Dailly de maintenir, en dehors des procédures en cours, l'applicabilité de la disposition reconnue
viciée "durant un an à compter du jour de la publication de la décision du Conseil constitutionnel" (Doc. Sénat
1993, n°316, p.40). Afin d'éviter le risque de vide juridique, il apparaissait plus rationnel, comme le proposait
encore M. Dailly, d'organiser une saisine automatique du Parlement et une obligation faite à celui-ci d'y pallier
(ibid.).

653
CONCLUSION GENERALE

Arrivé au terme de cette étude, nous souhaiterions tout d'abord dissiper un malentendu
susceptible de naître dans l'esprit d'un lecteur pressé qui se contenterait d'en survoler les
grandes lignes. Loin de nous la volonté d'affirmer qu'il n'existe plus de différences majeures
entre conséquences de l'annulation et effets d'une déclaration d'illégalité ; un désir qu'il en aille
un jour ainsi ne nous anime pas plus. La spécificité de chacune des voies de droit que ponctuent
de tels jugements s'opposera toujours à une pareille identité, du fait notamment de la situation
particulière des actes qui leur sont respectivement soumis (actes non définitifs dans le premier
cas ; le plus souvent à l'abri d'un recours contentieux direct dans le second). Le "dépassement"
du clivage traditionnel dont nous avons fait état est d'un autre ordre. Faute de retracer une
véritable uniformisation, il souligne, au travers de l'idée d'acquis qui lui sert d'instrument,
qu'ont été conciliés de façon comparable dans les deux domaines un élément purement
juridique (la garantie de la légalité de l'action administrative) et un élément sociopolitique (la
sécurité non seulement des administrés, mais aussi de l'action administrative).

En cela, la matière apparaît assez révélatrice de l'évolution générale que connaît, depuis
un certain nombre d'années, le contentieux administratif. Lui qui avait longtemps navigué sur
les eaux limpides des certitudes lentement acquises, des principes sécurisants car issus de
constructions purement intellectuelles (et, partant, dotées de la solidité de façade des concepts
qui n'intègrent aucun paramètre pratique), s'est un jour trouvé immergé dans la réalité moins
sereine des préoccupations purement matérielles. Le juge a peu à peu pris conscience de la
confiance que mettaient en lui les administrés, et s'est progressivement senti investi non
seulement d'une mission de rempart contre ceux qui mésusent, à leur détriment, de la puissance
publique, mais également de révélateur de leurs droits. Cette évolution engendrait
nécessairement la perturbation d'une logique initialement désincarnée et, on peut l'affirmer,
moins portée à la protection du justiciable qu'à celle des intérêts publics. Mais, parallèlement,
l'essence originale de la juridiction administrative l'empêchait de se montrer insensible aux
impératifs supérieurs, et cette inclinaison naturelle, aussi importants que soient les égards
actuels aux droits des particuliers, ne pourra jamais totalement être occultée. Ce conflit quasi
tectonique a disloqué le vieux socle sur lequel reposaient les conséquences classiques des
constatations d'illégalité : en relativisant fortement le caractère objectif de l'excès de pouvoir, et
donc de l'annulation prononcée dans son cadre, il a conduit simultanément à un ajustement des
deux forces en opposition en matière d'exception d'illégalité. Désormais, l'idée d'acquis parcourt
les deux domaines et réunit en particulier, au sein de chacun d'entre eux, ce qu'il est apparu
souhaitable de sauvegarder - au profit des administrés ou de l'action administrative - nonobstant
l'identification d'une illégalité.

Regrouper l'ensemble des résistances aux constatations d'illégalité dans un concept aussi
vaste que celui d'"acquis" ne poursuivait d'autre ambition, outre l'attestation de la
transformation sus-évoquée, que de faciliter une appréciation critique de cette dernière. De fait,
nous avons pu déplorer un certain nombre d'anomalies, comme la prudence excessive qui habite
encore la jurisprudence dans le domaine de la déclaration d'illégalité (s'il semble normal de
prendre ici plus de précautions qu'en matière d'annulation en raison de la tardiveté de principe
de l'intervention juridictionnelle, on doit en revanche combattre toute forme de pusillanimité

654
lorsque rien ne justifie réellement la mise en échec des exigences de la légalité). La démarche
suivie, à savoir une prise de recul par rapport aux données exclusivement théoriques pour
mieux cerner la réalité contentieuse et apprécier - c'est-à-dire mesurer objectivement, mais aussi
juger - le décalage qui les sépare, mérite sans doute d'être appliquée à d'autres hypothèses. Le
contentieux administratif repose encore sur des principes séculaires qu'il convient de ne pas
mettre globalement à mal, ne serait-ce que pour bénéficier d'un héritage à même de fournir de
saines fondations aux édifications futures. Mais cette sauvegarde passe assurément par une
réflexion approfondie sur la moindre règle, même celle en apparence la plus incontournable,
afin de déterminer si sa formulation est réellement adaptée aux orientations contemporaines de
la jurisprudence. On s'expose, sans cela, au danger qui guette le domaine des conséquences de
la constatation de l'illégalité d'un acte administratif, à savoir la parcellisation. Une dévotion
aveugle aux schémas didactiques rigides interdit de saisir l'exacte portée de phénomènes
nouveaux : grande est la tentation de les reléguer au rang d'exceptions de plus en plus
nombreuses, alors qu'ils nécessiteraient parfois une simple inflexion des principes consacrés.
Ainsi en est-il allé des rapprochements - irréductibles à nos habitudes de pensée - des effets de
l'annulation et de la déclaration d'illégalité. Ne sachant plus très bien quelle place leur conférer
au regard du clivage traditionnel, on a fréquemment fustigé leur anormalité. Or, une mise à plat
des problèmes laisse transparaître leur indéniable insertion dans une ample dynamique des
retombées des constatations d'illégalité qui, une fois appréhendée, se démarque de l'hérésie pour
bientôt constituer, nous l'espérons, une nouvelle orthodoxie plus en phase avec la jurisprudence
d'aujourd'hui. En somme, il convient constamment de s'interroger sur l'actualité de tel ou tel
principe plutôt que de s'arrêter à sa formulation fossile, et de modifier celle-ci dès que
nécessaire. C'est à ce seul prix qu'on préservera la cohésion du contentieux administratif.

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- AZIBERT (M.) et BOISDEFFRE (M. de), commentaire de C.E., S.,


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Dalloz 1993, Som. com., p.149.

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- BRAIBANT (G.), conclusions sur C.E., S., 13/07/1965, Merkling,


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- CAHEN-SALVADOR (J.), conclusions sur C.E., S., 26/12/1925, Rodière,


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- COMBARNOUS (M.) et GALABERT (J.-M.), commentaire de C.E., S., 4/03/1960,


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- DELPIROU (D.), note sous C.E., 28/01/1987,


Association Comité pour la défense des espaces verts c/ Sté Le Lama,
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- DELPIROU (D.), note sous C.E., S., 12/12/1986, Société Gepro,


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- DELPIROU (D.), note sur C.E., S., 7/06/1991,


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Ministre du travail c/ Société Afrique France Europe transaction,
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- FERRARI (P.), note sous C.E., 8/01/1971, U.R.S.S.A.F. des Alpes- Maritimes,
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- FERRARI (P.), note sous C.E., S., 18/05/1973, Ville de Cayenne,


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- FORNACCIARI (M.), note sous C.E., 5/02/1988, S.C.I. les Granges blanches,
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- FOUQUET (O.), note sous C.E., Ass., 3/02/1989, Cie Alitalia,


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- FOURRE (J.) et GENTOT (M.), commentaire de C.E., 3 mai 1963 Sieur Alaux,
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678
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Association des centres distributeurs Edouard Leclerc,
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Revue française de droit administratif 1984.

- MODERNE (F.) et BON (P.), observations sous C.E., S., 5/05/1986, Fontanilles-Laurelli,
Dalloz 1987, Som. com., p.111.

- MODERNE (F.) et BON (P.), observations sous C.E., 1er/07/1988, Dlle Madère,
Dalloz 1989, Som. com., p.53.

- MODERNE (F.) et BON (P.), observations sous C.E., 22/01/1988,


Samuel c/ Commune de Montreuil,
Dalloz 1989, Som.com., p.114.

- MONTGOLFIER (C.), conclusions sur C.E., S., 7/06/1991,


Commissaire de la République de la Corse du Sud c/ Raccat,
Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.813

- MORAND-DEVILLER (D.), note sous C.E., 25 novembre 1991,


Association des amis de Saint-Palais-sur-Mer,
Les petites affiches 29/04/1992, p.7.

680
- MORAND-DEVILLER (D.), note sous C.E., S., 12/12/1986, Société Gepro,
Les petites affiches 29/04/1988, p.15.

- MORAND-DEVILLER (D.), note sous C.C., décision n°93-335 D.C. 21/01/1994,


La Revue administrative 1994, p.75 et Revue de droit immobilier 1994, p.163.

- ODENT (R.), conclusions sur C.E., 27/05/1949, Véron-Reville,


La gazette du Palais 1949, 2, p.34

- PACTEAU (B.), note sous C.E., 26/03/1982, Dlle Sarrabay,


La Revue administrative 1982, p.389.

- PACTEAU (B.), note sous C.E., 18/06/1986, Dame Krier,


Dalloz 1987, jurisp., p.193.

- PACTEAU (B.), note sous C.E., 1er/10/1993,


Sté Le Yacht-club international de Bormes-les Mimosas,
Revue française de droit administratif 1994, p.248.

- PACTEAU (B.), note sous C.E., 27/09/1983, Ministre de l'intérieur c/Dridi,


La Revue administrative 1984, p.48.

- PACTEAU (B.), note sous C.E., Ass., 22/01/1982, Ah Won et Butin,


La Revue administrative, 1982, p.387

- PACTEAU (B.), note sous C.E., S., 8/06/1990, Assaupamar,


Les petites affiches, 9/01/1991, p.17.

- POCHARD (M.), conclusions sur C.E., 1er/10/1993,


Sté Le Yacht-club international de Bormes-les Mimosas,
Actualité juridique, Droit administratif 1993, p.810.

- POCHARD (M.), conclusions sur C.E., S., 30/11/1990, Association "Les Verts",
Revue française de droit administratif 1991, p.571.

- POCHARD (M.), conclusions sur C.E., S., 30/11/1990,


Elections cantonales de Chauffailles, Mme Abadie,
Revue française de droit administratif 1991, p.580.

- POCHARD (M.), conclusions sur C.E., S., 7/05/1993, Pierret,


Actualité juridique, Droit administratif 1993, p.502.

- POUYAUD (D.) note sous C.E., S., 7/10/1994, Epoux Lopez,


Revue française de droit administratif 1994, p.1098.

- QUESTIAUX (N.), conclusions sur C.E., Ass, 10/01/1964,


Syndicat national des cadres des bibliothèques,
Revue du droit public 1964, p.459.

- QUESTIAUX (N.), conclusions sur C.E., S., 19/02/1967, Sté Etablissements Petitjean,

681
Revue trimestrielle de Droit européen 1967, p.6.

- ROBINEAU (Y.) et FEFFER (M.-A.), commentaire de C.E., Ass., 18/01/1980, Bargain,


Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.101.

- ROBINEAU (Y.) et FEFFER (M.-A.), commentaire de C.E., Ass., 15/02/1980,


Association pour la protection du site du Vieux Pornichet,
Actualité juridique, Droit administratif 1980, p.291.

- ROLLAND (L.), note sous C.E., Ass., 27/05/1949, Véron-Réville,


Dalloz 1950, p.96.

- SARGOS (P.), rapport sur C. Cass., civ. 1ère, 19/06/1985, Office national de la chasse,
Dalloz 1985, p.427.

- SCHRAMECK (O.), conclusions sur C.E., 8/06/1988, S.A.R.L. A.B.C. Engineering,


Actualité juridique, Droit administratif 1988, p.473

- SCHWARTZ (R.), conclusions sur C.E., S., 7/10/1994, Epoux Lopez,


Revue française de droit administratif 1994, p.1090.

- STIRN (B.), conclusions sur C.E., Ass, 21/12/1990,


Confédération nationale des associations familiales catholiques,
Revue française de droit administratif 1990, p.1065.

- STIRN (B.), conclusions sur C.E., S., 25/01/1991, Brasseur,


Revue française de droit administratif 1991, p.593.

- STAHL (J.-H.) et CHAUVAUX (D.), commentaire des arrêts Bartolo,


Préfet de la Guadeloupe et M. Etna et Hoarau,
Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.505.

- TEBOUL G.), note sous C.E., S., 19/04/1991, Epoux Denard, Epoux Martin,
Actualité juridique, Droit administratif 1991, p.563.

- TERNEYRE (Ph), note sous C.E., 18/06/1986, Dame Krier,


Les petites affiches, 21/11/1986, p.33,

- TERNEYRE (Ph), note sous C.E., 18/11/1991, Le Chaton,


Dalloz 1992, Som. com., p.187.

- TIBERGHIEN (F.) et LASSERRE (B.), commentaire de C.E., Ass., 22/01/1982,


Ah Won et Butin,
Actualité juridique, Droit administratif 1982, p.440.

- TOUTEE (H.) sur C.E., S., 19/04/1991, Epoux Denard, Epoux Martin,
Revue française de droit administratif 1992, p.59.

- TOUTEE (H.), conclusions sur C.E., S., 8/06/1990, Assaupamar,

682
Revue française de droit administratif 1991, p.149.

- TOUTEE (H.), conclusions sur C.E., S., 9/06/1990, Assaupamar,


Cahiers juridiques de l'électricité et du gaz 1991, p.13.

- TOUVET (L.) et STAHL (J.-H.), commentaire des arrêts Soulat, Boivin et Melot,
Actualité juridique, Droit administratif 1995, p.104.

- TOUVET (L.) et STAHL (J.-H.), commentaire de C.E., S., 7/10/1994, Epoux Lopez,
Actualité Juridique de Droit administratif 1994, p.872.

- VERGES (J.), note sous C.E., Ass., 3/02/1989, Cie Alitalia,


Revue trimestrielle de Droit européen 1989, p.509.

- VIGOUROUX (C.), conclusions sur C.E., 28/01/1987,


Association Comité pour la défense des espaces verts c/ Sté Le Lama,
Actualité juridique, Droit administratif 1987, p.279.

- VIGOUROUX (C.), conclusions sur C.E., S., 12/12/1986, Société Gepro,


Actualité juridique, Droit administratif 1987, p.275.

- WALINE (M.), note sous C.Cass., Civ., 6/07/1938,


Consorts Soubirou-Pouey c/ Ville de Dax,
Dalloz 1939.I, p.18.

- WALINE (M.), note sous C.E., 11/07/1958, Fontaine,


Revue du droit public 1958, p.1081.

- WALINE (M.), note sous l'arrêt C.E., 3/02/1956, de Fontbonne,


Revue du droit public 1956, p.859.

- WEIL (P.), note sous C.E., 10/12/1954, Cru et autres et 3/12/1954 Caussidéry,
Dalloz 1955, p.198.

- WEIL (P.), note sous C.E., S., 28/11/1949, Société des automobiles Berliet,
Dalloz 1949, p. 382.

- WOEHRLING (J.-M.), note sous C.E., 8/06/1988, S.A.R.L. A.B.C. Engineering,


Gazette du Palais 1989, 2, p.723

683
TABLE DES MATIERES

------

684
INTRODUCTION 1

PARTIE I

L'ATTENUATION DU CLIVAGE TRADITIONNEL ENTRE CONSEQUENCES DE


L'ANNULATION ET CONSEQUENCES DE LA DECLARATION D'ILLEGALITE 15

TITRE PRELIMINAIRE - LA PRESENTATION CLASSIQUE : UNE FORCE VARIABLE


SELON LE MODE DE CONSTATATION DE L'ILLEGALITE 17

CHAPITRE 1. CONTRASTE DES CONSEQUENCES SUR L'ACTE DONT


L'ILLEGALITE EST CONSTATEE 19

SECTION 1 - LE COMPLET ANEANTISSEMENT DE L'ACTE ANNULE 19

Paragraphe 1 - La disparition de l'acte annulé s'impose à tous les acteurs


de la vie juridique 20

I - La disparition s'impose à l'administration 20


II - La disparition s'impose au juge 21
III - La disparition s'impose aux tiers qui n'étaient pas parties au jugement 22

Paragraphe 2 - La disparition de l'acte annulé s'impose à l'ordre juridique 23

I - Hypothèses de résurgence de textes antérieurs 23


II - Modalités de résurgence des textes antérieurs 24

SECTION 2 - LA PRESERVATION DE L'ACTE DECLARE ILLEGAL 24

Paragraphe 1 - L'acte reconnu illégal ne disparaît pas


ipso facto de l'ordonnancement juridique 25

Paragraphe 2 - L'acte préexistant n'est pas remis en vigueur 25

I - La règle de l'inapplication au litige de la réglementation antérieure 26


II - L'argumentation plaidant en faveur d'une telle solution 26

685
CHAPITRE 2 - DISCORDANCE DES CHAINES D'ACTES CONCERNEES
PAR L'ILLEGALITE CONSTATEE 28

SECTION 1. L'AMPLEUR DE LA CHAINE D'ACTES CONCERNEE PAR


L'ANNULATION 31

Paragraphe 1 - Contamination usuelle des actes- conséquence 32

I - Le concept d'acte-conséquence 32
II - L'élasticité du lien unissant acte annulé et acte-conséquence 36

Paragraphe 2 - Contamination éventuelle d'autres décisions liées à l'acte annulé 39

I - Le principe : aucune incidence de l'annulation hors des actes-conséquence 40


II - Les assouplissements du principe 41

SECTION 2. L'ETROITESSE DE LA CHAINE D'ACTES CONCERNEE


PAR LA DECLARATION D'ILLEGALITE 43

Paragraphe 1. Une étroitesse issue de la stricte bipolarité du mécanisme de l'exception. 43

I - Les deux lois de la bipolarité 43


II - L'explication de la bipolarité : le jeu de la relativité de l'autorité de chose jugée 46

Paragraphe 2. Une étroitesse accentuée par l'exigence d'un lien serré entre
acte argué d'illégalité et acte-conséquence 49

I - Des impératifs gradués 50


II - Des impératifs plus marqués qu'en matière d'annulation par voie de conséquence 55

686
TITRE I - RAPPROCHEMENT DU SORT DES ACTES DONT L'ILLEGALITE EST
CONSTATEE 59

SOUS-TITRE I - ANNULATION NE SIGNIFIE PAS FORCEMENT


ANNIHILATION 71

CHAPITRE 1 - L'ACTE INTERESSE PAR UNE ANNULATION PEUT PARFOIS SE


MAINTENIR DANS L'ORDRE JURIDIQUE 62

SECTION 1 - DU FAIT DES REGLES GOUVERNANT LA POSSIBILITE


D'ANNULATION PARTIELLE 62

Paragraphe 1 - Les conditions nécessaires à l'annulation partielle d'un acte administratif 62

I - Le désir de limiter la portée de l'annulation 62


II - La nécessaire divisibilité des dispositions annulées 65

Paragraphe 2 - Les mécanismes de l'annulation partielle comme limites


à la disparition de l'acte illégal 69

I - L'acte illégal peut subsister en tout ou partie 69


II - L'acte illégal peut être modifié par le juge 71

SECTION 2 - EN CAS D'INFIRMATION JURIDICTIONNELLE


DE L'ANNULATION 73

Paragraphe 1 - L'annulation infirmée perd son autorité 73

I - Le principe de l'autorité du jugement non définitif 74


II - L'étendue de l'anéantissement de l'autorité de la chose jugée en cas
d'aboutissement d'une voie de recours 75

Paragraphe 2 - L'annulation infirmée perd son effectivité 78

I - Le principe de l'exécution du jugement non définitif 78


II - Les deux modes d'anéantissement de l'effectivité d'une annulation
en cas d'aboutissement d'une voie de recours 82

687
CHAPITRE 2 - LA NORME CONTENUE DANS L'ACTE ANNULE SURVIT
PARFOIS A LA CENSURE DE SON SUPPORT 94

SECTION 1 - LES DIFFERENTES HYPOTHESES DE REMPLACEMENT


DE LA NORME 94

Paragraphe 1 - Le remplacement facultatif 94

I - L'administration s'abstient d'édicter des mesures de remplacement 95


II - L'administration décide d'édicter des mesures de remplacement 96

Paragraphe 2 - Le remplacement obligatoire 99

I - Lorsqu'une loi ou une réglementation imposait à l'administration


la prise de l'acte litigieux 99
II - Lorsque l'administration avait agi à la demande d'un administré 100
III - Lorsque la prise d'une nouvelle décision constitue une mesure
d'exécution du jugement d'annulation 102

Paragraphe 3 - Le remplacement automatique 103

SECTION 2 - LES DIVERS DEGRES DE SUBSTITUTION 128

Paragraphe 1 - Ressemblances ou dissemblances entre norme nouvelle


et norme contenue dans l'acte annulé 106

I - L'anéantissement parfait par substitution d'une norme contraire 106


II - L'anéantissement imparfait par substitution d'une norme proche 107
III - L'anéantissement contrarié par substitution d'une norme identique 108

Paragraphe 2 - Portée rétroactive ou non rétroactive de la norme nouvelle 109

I - Le schéma traditionnel 109


II - Perturbations du schéma traditionnel 120
III - Appréciation des effets de la rétroactivité sur la portée de l'annulation 123

688
SOUS-TITRE II - LA RADICALISATION DES EFFETS DE
LA DECLARATION D'ILLEGALITE 125

CHAPITRE 1 - LA POSSIBILITE DE FAIRE DISPARAITRE


L'ACTE DECLARE ILLEGAL 126

SECTION 1 - L'OBLIGATION D'ABROGER LES ACTES ILLEGAUX


S'EST CONSIDERABLEMENT ELARGIE 126

Paragraphe 1 - La généralisation de l'obligation d'abroger un règlement illégal 127

I - Les hésitations premières 127


II - La fixation de l'état du droit par l'arrêt Cie Alitalia 130

Paragraphe 2 - L'extension partielle de l'obligation d'abroger aux actes


non réglementaires illégaux 136

I - L'extension intéresse les seuls actes non réglementaires non créateurs de droits 136

II - L'extension intéresse les seules illégalités dues à un changement de circonstances 141

SECTION 2 - L'OBLIGATION D'ABROGER PEUT SE COMBINER


AVEC L'EXCEPTION D'ILLEGALITE 143

Paragraphe 1 - Les modalités de la combinaison 143

I - Une contrainte : le nécessaire relais d'un recours gracieux 143


II - Une certitude : la disparition de l'acte déclaré illégal 146

Paragraphe 2 - Une alliance aujourd'hui envisageable en cas d'illégalité


due à un changement de circonstances 147

I - La disjonction classique : l'étanchéité des deux procédés 148


II - La jonction opérée par la jurisprudence Ah Won et Butin 156

689
CHAPITRE 2 - LA POSSIBILITE D'ELUDER L'APPLICATION DE L'ACTE
DECLARE ILLEGAL 162

SECTION 1 - LA REGLEMENTATION A LAQUELLE DEROGEAIT L'ACTE


ILLEGAL PEUT PAR PRINCIPE DE NOUVEAU S'APPLIQUER 163

Paragraphe 1 - Les prémices du principe : l'affaire Commune de Boulazac 163

Paragraphe 2 - La consécration du principe en droit de l'urbanisme 164

I - Un terrain propice 164


II - La vocation générale de la jurisprudence Assaupamar 167

SECTION 2 - LA REGLEMENTATION QU'ABROGEAIT L'ACTE ILLEGAL


PEUT EXCEPTIONNELLEMENT RETROUVER SA VIGUEUR 171

Paragraphe 1 - Inventaire des hypothèses considérées 171

I - Les "nouveautés" jurisprudentielles 171


II - L'innovation législative 172

Paragraphe 2 - Estimation des hypothèses considérées 175

I - Les divergences d'appréciation doctrinale sur l'importance à leur accorder 175


II - Le souci manifesté par le Conseil d'État de circonscrire leur portée 177

690
TITRE II - HOMOGENEISATION DES CHAINES D'ACTES CONCERNEES PAR
L'ILLEGALITE CONSTATEE 180

SOUS-TITRE I - UN CHAMP DES EFFETS DE L'ANNULATION PLUS REDUIT QU'IL N'Y


PARAIT 182

CHAPITRE 1 - LES LIMITES CONSENTIES PAR LE JUGE 183

SECTION 1 - LES LIMITES INHERENTES A LA CONSECRATION DE CERTAINES


IRREVOCABILITES 183

Paragraphe 1 - Irrévocabilité d'actes administratifs devenus définitifs 183

I - Dans le cadre de la théorie des fonctionnaires de fait 184


II - Dans le cadre de la théorie des droits acquis 187

Paragraphe 2 - Irrévocabilité des actes juridictionnels devenus définitifs 192

I - La suprématie de principe de l'annulation sur le procès judiciaire 192


II - Une suprématie contrariée en cas de conflit de choses jugées 197
III - La nécessité d’une intervention législative pour résoudre le conflit
de choses jugées 200

SECTION 2 - LES LIMITES INHERENTES A L'EMPLOI DE CERTAINES


TECHNIQUES CONTENTIEUSES 209

Paragraphe 1 - La technique de la dissociation en matière d'autorisations d'urbanisme 209

I - Une dissociation volontaire 209


II - Une dissociation sélective 312

Paragraphe 2 - La technique de la détachabilité en matière contractuelle 218

I - Le procédé de la détachabilité est censé étendre le champ du recours


pour excès de pouvoir 218
II - Le procédé de la détachabilité canalise les incidences du recours
pour excès de pouvoir en matière contractuelle 223

691
CHAPITRE 2 - LES LIMITES IMPOSEES AU JUGE 236

SECTION 1 - DE PAR LA VOLONTE DU LEGISLATEUR 236

Paragraphe 1 - Les situations fixées par la loi 236

I - La création d'une situation définitive 236


II - La consécration d'une situation définitive 237

Paragraphe 2 - Les situations assainies par la loi : la validation législative 238

I - Une paralysie des effets de l'annulation apparemment encadrée


par le Conseil constitutionnel 239
II - Une paralysie des effets de l'annulation débordant
souvent en pratique le cadre constitutionnel 244

SECTION 2 - DE PAR LA VOLONTE DE L'ADMINISTRATION :


LE PROBLEME DE L'INEXECUTION DES DECISIONS D'ANNULATION 248

Paragraphe 1 - Le phénomène de l'inexécution 248

I - Contours du phénomène 249


II - Importance du phénomène 252

Paragraphe 2 - Les causes de l'inexécution 252

SECTION 3 - DE PAR L'IMPOSSIBILITE STRUCTURELLE DE STATUER


RAPIDEMENT 253

Paragraphe 1 - Approche objective de la lenteur de la juridiction administrative 253

I - Mesure de la lenteur 254


II - Origines de la lenteur 255

Paragraphe 2 - Conséquences de la lenteur de la juridiction administrative


sur l'effectivité des annulations 257

I - L'acte annulé a souvent reçu exécution avant sa censure 258


II - L'exécution de l'acte annulé s'avère parfois irrémédiable 259

692
SOUS-TITRE II - LA PROPAGATION DES EFFETS DE LA DECLARATION
D'ILLEGALITE 264

CHAPITRE 1 - LA REMISE EN QUESTION DE LA BIPOLARITE


DU MECANISME DE L'EXCEPTION 265

SECTION 1 - UNE AUTORITE ABSOLUE DE CHOSE JUGEE EST PROGRESSIVEMENT


RECONNUE A LA DECLARATION D'ILLEGALITE 265

Paragraphe 1 - L'autorité relative de chose jugée a longtemps prévalu


auprès de toutes les juridictions 265

I - La déclaration d'illégalité ne liait pas plus le juge judiciaire


qu'elle ne s'impose au juge administratif 266
II - Une jurisprudence constitutionnelle à l'unisson 267

Paragraphe 2 - L'isolement actuel de la position du juge administratif 268

I - Le juge judiciaire opte clairement pour l'autorité absolue 268


II - Le juge constitutionnel opte apparemment pour l'autorité absolue 272

SECTION 2 - L'EXTENSION DE L'OBLIGATION DE RETIRER LES MESURES PRISES EN


APPLICATION DE L'ACTE RECONNU ILLEGAL 273

Paragraphe 1 - Reconnaissance de l'obligation par la jurisprudence 273

I - L'existence d'un devoir de retrait des mesures illégales 273


II - Un devoir conditionné 274

Paragraphe 2 - Confirmation et extension de l'obligation par l'article 2 du décret


du 28 novembre 1983 277

I - Les objectifs de l'article 2 du décret du 28 novembre 1983 278


II - La portée de l'article 2 du décret du 28 novembre 1983 279

693
CHAPITRE 2 - L'ASSOUPLISSEMENT DU LIEN EXIGE ENTRE ACTE ARGUE
D'ILLEGALITE ET ACTE CONTESTE AU PRINCIPAL 286

SECTION 1 - L'ACTE CONTESTE AU PRINCIPAL PEUT EXCEPTIONNELLEMENT


NE PAS CONSTITUER UN ACTE-CONSEQUENCE DE L'ACTE ARGUE
D'ILLEGALITE 286

Paragraphe 1 - La permission de contester la régularité d'un contrat au soutien d'un recours


en annulation contre un acte détachable de sa formation 286

I - La contestation incidente du contrat s'apparente bien à une exception d'illégalité 287


II - L'acte détachable de la formation du contrat ne s'apparente pas
à un acte-conséquence 288

Paragraphe 2 - L'origine de l'anomalie : les artifices du mécanisme de l'exception


en matière contractuelle 291

I - Un recours pour excès de pouvoir déguisé 291


II - Un recours pour excès de pouvoir désamorcé 296

SECTION 2 - L'ACTE CONTESTE AU PRINCIPAL PEUT PARFOIS NE PAS


CONSTITUER UNE MESURE D'APPLICATION DU REGLEMENT ARGUE
D'ILLEGALITE 298

Paragraphe 1 - Utilité du moyen incident soulevé à l'encontre d'un acte


modifiant le règlement 299

I - Un cas unique 299


II - Une possible généralisation 301

Paragraphe 2 - Utilité du moyen incident soulevé à l'encontre d'un acte


indépendant du règlement 302

I - Le problème soulevé par l'emploi de la technique de la dissociation


en matière d'urbanisme 302
II - De possibles répercussions sur le contentieux administratif général 308

694
PARTIE II

LE DEPASSEMENT DU CLIVAGE TRADITIONNEL ENTRE CONSEQUENCES DE


L'ANNULATION ET CONSEQUENCES DE LA DECLARATION D'ILLEGALITE 311

TITRE PRELIMINAIRE - LA LOGIQUE DE LA PRESENTATION CLASSIQUE 313

CHAPITRE 1 - L'ANNULATION, OU LA LEGALITE SOUVERAINE 315

SECTION 1 - RETABLIR LA LEGALITE CONSTITUE LE SEUL BUT DU


RECOURS POUR EXCES DE POUVOIR 316

Paragraphe 1 - L'objectivité du recours 317

I - La fonction naturelle du recours pour excès de pouvoir : la poursuite de l'illégalité


de l'action administrative 318
II - Une fonction exclusive de toute autre 320

Paragraphe 2 - Les manifestations de l'objectivité du recours 322

I - Large admission de la contestation 322


II - Larges incidences de l'annulation 330

SECTION 2 - RETABLIR LA LEGALITE CONSTITUE LE SEUL SOUCI DU


JUGE DE L'EXCES DE POUVOIR 332

Paragraphe 1 - Détachement du juge quant aux répercussions de l'annulation


sur les acteurs au litige 332

I - Quant aux retombées de l'annulation sur la situation du requérant 333


II - Quant aux retombées de l'annulation sur l'action administrative 334

Paragraphe 2 - Indifférence du juge quant aux répercussions de l'annulation sur les tiers 336

I - Le principe : aucun droit n'a pu naître sur la base de l'acte annulé 336
II - Un principe compatible, en dépit des apparences, avec la jurisprudence
accueillant la tierce opposition 337

695
CHAPITRE 2 - LA DECLARATION D'ILLEGALITE, OU LA LEGALITE
CONCURRENCEE 343

SECTION 1 - LA NECESSAIRE CONCILIATION D'INTERETS CONTRAIRES 344

Paragraphe 1 - L'intérêt du requérant à l'application du principe de légalité 344

I - Une question objective 344


II - Une perspective subjective 345

Paragraphe 2 - L'intérêt présumé de l'administration et des tiers au statu quo 346

I - L'impératif de stabilité des relations juridiques 347


II - Une stabilité qui profite tant aux tiers qu'à l'administration elle-même 348

SECTION 2 - LES CONCRETISATIONS DE LA CONCILIATION 349

Paragraphe 1 - Les précautions prises au profit des administrés 349

I - Le principe d'intangibilité des décisions non réglementaires 350


II - La double sécurité offerte par le principe d'intangibilité 356

Paragraphe 2 - Les précautions prises au profit de l'action administrative 361

I - En amont du litige : les règles de l'utilité de l'exception 362


II - En aval du litige : la survie de l'acte déclaré illégal 362

696
TITRE I - DECOUVERTE DU DEPASSEMENT DU CLIVAGE CLASSIQUE 364

SOUS-TITRE I - LES FACTEURS DU DEPASSEMENT 366

CHAPITRE 1 - LA PRISE EN COMPTE D'INTERETS SUBJECTIFS


CONTRADICTOIRES PAR LE JUGE DE L'ANNULATION 368

SECTION 1 - L'ATTENTION PORTEE AUX PREOCCUPATIONS DES PARTIES 369

Paragraphe 1 - Sensibilité du juge de l'excès de pouvoir aux droits du requérant 369

I - L'objet réel du recours intenté est essentiellement subjectif 369


II - La satisfaction donnée aux prétentions du requérant 373

Paragraphe 2 - Sensibilité du juge de l'excès de pouvoir aux problèmes


de l'administration active 375

I - Manifestations de cette réceptivité 375


II - Raisons de cette réceptivité 382

SECTION 2 - LA PRESERVATION DES DROITS DES TIERS 386

Paragraphe 1 - L'affirmation d'une possibilité de constitution de droits


découlant d'un acte annulé 387

I - L'apparente contradiction dans la jurisprudence du Conseil d'État 387


II - La résolution de la contradiction 387

Paragraphe 2 - L'explication de la possibilité de constitution de droits


découlant d'un acte annulé 388

I - Les facteurs permettant la création du droit 388


II - Les facteurs autorisant la survie du droit 395

697
CHAPITRE 2 - LE RENFORCEMENT DU SOUCI DE LEGALITE EN MATIERE
D'EXCEPTION D'ILLEGALITE 399

SECTION 1 - LA RESTRICTION DU PRINCIPE D'INTANGIBILITE DES ACTES


NON REGLEMENTAIRES DEFINITIFS 399

Paragraphe 1 - Les fausses dérogations au principe d'intangibilité des actes non réglementaires
définitifs 400

I - Contestations dont l'objet n'est pas couvert par le principe d'intangibilité 400
II - Contestations dont la nature exclut le jeu du principe d'intangibilité 412

Paragraphe 2 - Les véritables dérogations au principe d'intangibilité des actes non


réglementaires définitifs 419

I - La recevabilité de l'exception dans le contentieux indemnitaire 419


II - La recevabilité de l'exception dans le cadre de la théorie des opérations complexes 422

SECTION 2 - LA VOLONTE DE NEUTRALISER L'ACTE DECLARE ILLEGAL 433

Paragraphe 1 - L'administration ne saurait appliquer un règlement illégal 433

I - L'affirmation du principe 433


II - Quelques solutions accessoires 434

Paragraphe 2 - L'administration ne saurait appliquer un acte non réglementaire illégal 435

I - Ni un acte non créateur de droits 435


II - Ni un acte créateur de droits 435

698
SOUS-TITRE II - L'INSTRUMENT DU DEPASSEMENT : L'IDEE D'"ACQUIS" 438

CHAPITRE 1 - UN CONCEPT GENERIQUE 439

SECTION 1 - LE JURIDIQUEMENT ACQUIS 439

Paragraphe 1 - Le point de départ : la référence aux "droits acquis" 439

I - Une notion nébuleuse 440


II - Un rôle essentiel : la résistance aux exigences de la légalité 448

Paragraphe 2 - Le rattachement des droits acquis à la catégorie des "normes acquises" 453

I - Ce que l'on entendra par "norme acquise" 453


II - Une catégorie extrêmement composite 454

SECTION 2 - LE MATERIELLEMENT ACQUIS 459

Paragraphe 1 - Un fait révolu constitue par définition un "fait acquis" pour le passé 459

I - L'indéfectibilité naturelle des faits accomplis 459


II - Une propriété inhérente aux seuls faits 460

Paragraphe 2 - Un fait révolu peut constituer un "fait acquis" pour l'avenir 461

I - Indélébilité objective 461


II - Indélébilité intentionnelle 462

699
CHAPITRE 2 - LE JEU DES DIVERS ACQUIS 463

SECTION 1 - UNE ACTION DUELLE 463

Paragraphe 1 - L'idée d'"acquis" comme borne aux effets radicaux de l'annulation 464

I - La résistance des normes acquises 464


II - L'opposition des faits acquis 479

Paragraphe 2 - L'idée d'acquis comme borne à la radicalisation de l'exception d'illégalité 485

I - L'acquis gouverne l'admission de l'exception d'illégalité 486


II - L'acquis régit les effets de la déclaration d'illégalité 496

SECTION 2 - UNE FINALITE VARIABLE 502

Paragraphe 1 - Le souci de garantir l'efficacité de l'action administrative 503

I - Manifestations évidentes de cette préoccupation 503


II - Manifestations plus diffuses de cette préoccupation :
l'exemple du contentieux contractuel 506

Paragraphe 2 - Le souci de garantir la stabilité des situations individuelles 509

I - Un paramètre parfois prééminent 509


II - Un paramètre parfois concurrencé 510
III - Un paramètre parfois accessoire 515

700
TITRE II - IMPERFECTIONS DU DEPASSEMENT DU CLIVAGE
TRADITIONNEL 517

SOUS-TITRE I - DIFFICULTE A AGREER LES DEFAUTS DE l'ACQUIS


EN MATIERE D'ANNULATION 519

CHAPITRE 1 - POUR CE QUI EST DES ANOMALIES IMPUTABLES


AU SEUL JUGE 521

SECTION 1 - NECESSITE D'ATTENUER LES ACQUIS ENGENDRES PAR


LES REGLES GOUVERNANT L'ANNULATION PARTIELLE 522

Paragraphe 1 - S'agissant des acquis liés à la timidité du juge


devant la règle de non ultra petita 522

I - Les ressources du contentieux administratif 522


II - L'inspiration du contentieux constitutionnel 526

Paragraphe 2 - S'agissant des acquis liés à la témérité du juge


dans l'appréciation de la divisibilité 529

I - L'appréciation du juge peut primer celle de l'administration 529


II - L'appréciation de l'administration doit primer 532

SECTION 2 - NECESSITE D'ATTENUER LES ACQUIS ENGENDRES


PAR LA LENTEUR DE LA JURIDICTION ADMINISTRATIVE 535

Paragraphe 1 - Les limites de la réforme du 31 décembre 1987 535

I - Les ambitions initiales 536


II - Des résultats insuffisants 537
III - Les faiblesses des renforcements opérés en 1995 539

Paragraphe 2 - Les carences des procédures d'urgence 542

I - La prise en compte de l'urgence par le juge 542


II - Les insuffisances traditionnelles 546
III - Le manque d'ambition de la réforme de 1995 554

701
CHAPITRE 2 - POUR CE QUI EST DE L'ANOMALIE IMPUTABLE TANT AU JUGE
QU'A L'ADMINISTRATION : L'INSUFFISANCE DE L'EGARD AUX DROITS
DU REQUERANT 562

SECTION 1 - INSUFFISANCE DE LA CONSECRATION DES DROITS


DU REQUERANT PAR LE JUGEMENT D'ANNULATION 562

Paragraphe 1 - Les limites traditionnelles du recours pour excès de pouvoir


en la matière 563

I - La pluralité des limites traditionnelles 563


II - La critique des limites traditionnelles 566

Paragraphe 2 - La relative timidité de la réforme entreprise 570

I - Une portée en apparence révolutionnaire : l'introduction de l'injonction


dans le contentieux administratif 570
II - Une portée en réalité réduite 576

Paragraphe 3 - Une réforme à parfaire ? 579

I - La consécration éventuelle d'une réelle action en déclaration de droit 579


II - L'abandon souhaitable de la pratique dite de l'"économie des moyens" 582

SECTION 2 - INSUFFISANCE DE LA DEFENSE DES DROITS DU REQUERANT


NEGLIGES PAR L'ADMINISTRATION 583

Paragraphe 1 - L'action positive des mesures encourageant l'administration


à exécuter la chose jugée 584

I - L'information de l'administration 584


II - L'incitation à exécuter 586

Paragraphe 2 - Le désamorçage des moyens contraignant l'administration


à exécuter la chose jugée 587

I - Les "ratés" de l'astreinte administrative 588


II - La responsabilité limitée des agents fautifs 590

Paragraphe 3 - Les espoirs nés de la réforme du 8 février 1995 591

I - Des changements fonciers 591


II - Un optimisme à tempérer 594

702
SOUS-TITRE II - DIFFICULTES A AGREER L'EXCES D'ACQUIS
EN MATIERE D'EXCEPTION 708

CHAPITRE 1 - LA DISTORSION MANIFESTE ENTRE IMPORTANCE


DE L'EXCEPTION ET ETENDUE DES CONSEQUENCES
DE LA DECLARATION D'ILLEGALITE 596

SECTION 1 - LA VOIE DE L'EXCEPTION CONSTITUE UN APPOINT


NON NEGLIGEABLE DANS LA POURSUITE DE L'ILLEGALITE DE
L'ACTION ADMINISTRATIVE 597

Paragraphe 1 - Un rôle parfois irremplaçable 597

I - Certains actes ne peuvent subir de contrôle de légalité


que par voie d'exception 597
II - Certaines illégalités ne peuvent être efficacement sanctionnées
que par voie d'exception
(L'exemple des règlements devenus incompatibles avec
les objectifs d'une directive communautaire) 599

Paragraphe 2 - Un rôle consacré au plan constitutionnel 606

I - L'exception contribue à la "garantie des droits" exigée


par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen 606
II - Une limitation trop forte des possibilités d'exception serait censurée
par le Conseil constitutionnel 610

SECTION 2 - LE DEFICIT DES EFFETS DE LA DECLARATION


D'ILLEGALITE 611

Paragraphe 1 - Carence des incidences sur les juridictions 612

I - L'état du droit repose sur une confusion évidente 612


II - L'état du droit constitue une aberration juridique 615

Paragraphe 2 - Carences des incidences sur l'administration 616

I - Une carence générale : l'absence d'extinction automatique


de l'acte reconnu illégal 617
II - Les carences spécifiques enregistrées en matière d'actes
non réglementaires non créateurs de droits 620

703
CHAPITRE 2 - QUELQUES ENRICHISSEMENTS SOUHAITABLES 625

SECTION 1 - LES PISTES A SUIVRE 625

Paragraphe 1 - Elargir l'éventail des retombées du jugement sur l'acte déclaré illégal 625

I - L'idée axiale : la modulation des effets de la déclaration d'illégalité selon


la gravité de l'irrégularité constatée 625
II - Les diverses combinaisons imaginables 626

Paragraphe 2 - Assouplir les retombées du jugement sur la décision


prise en application de l'acte déclaré illégal 631

I - Mise en évidence des rigidités de la conception française


du mécanisme de l'exception 631
II - Les assouplissements envisageables 634
III - Les avantages à attendre
de tels assouplissements 636

SECTION 2 - UNE SOURCE D'INSPIRATION POUR D'AUTRES PROCEDES 637

Paragraphe 1 - Un exemple pour l'annulation elle-même 637

I - La disparition rétroactive de l'acte annulé n'est pas une fatalité 638


II - La résurgence automatique de la norme antérieure n'est pas une fatalité 642

Paragraphe 2 - Un modèle pour des procédés s'apparentant au mécanisme de l'exception 647

I - Pour le contrôle dit de "conventionalité" des lois 647


II - Pour un éventuel futur contrôle de constitutionnalité par voie d'exception 650

CONCLUSION GENERALE 654

704

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