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Actes des congrès de la Société

des historiens médiévistes de


l'enseignement supérieur public

Avant-Propos
† Bernard Guillemain

Citer ce document / Cite this document :

Guillemain Bernard. Avant-Propos. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur
public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. p. 3;

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AVANT-PROPOS

En provoquant des études et des confrontations sur la mort à l'occasion


de son sixième congrès scientifique, la Société des Historiens Médiévistes de
l'Enseignement Supérieur Public a voulu contribuer à la connaissance des
mentalités qui retient l'attention des chercheurs.

Il n'était pas question de réunir une « somme » mais seulement d'essayer


diverses approches. La solidité des points de départ me parait frappante :
les découvertes archéologiques, les inscriptions, l'iconographie, les recueils
de miracles, les sermons, les testaments, les rituels, les registres comptables,
les necrologues fournissent des documents irrécusables. Une interprétation
est proposée ensuite, généralement prudente, parfois discutable, mais toujours
fondée. Et l'on peut poser alors des interrogations fondamentales, sur les
composantes mêmes d'une civilisation : image que la société donne d'elle-
même dans les honneurs ou la discrétion dont elle entoure ses défunts,
projection du monde de la terre dans l'au-delà, fidélité à de très anciennes
croyances et coutumes ou réactions inspirées par un christianisme bien
assimilé. Les références chronologiques et la considération des niveaux de
culture introduisent les nuances indispensables. Ce recueil devrait ainsi
illustrer une méthode, qui se place dans la ligne d'une sûre critique des
témoignages, et une ouverture vers les domaines neufs que la jeune Histoire
s'emploie à explorer.

Le rendez-vous des historiens du Moyen Age à Strasbourg les 6 et 7 juin


1975, la publication des Actes n'ont été possibles que grâce aux concours
et aux dévouements qui se sont manifestés. L'Université de Strasbourg II et
sa Faculté des Sciences Historiques, nos amis Philippe Dollinger, maintenant
professeur honoraire, Freddy Thiriet, Pierre Racine, devenu maître de
Conférences à l'Université de Metz, Francis Rapp ont préparé le succès de
notre rencontre et assuré la diffusion de ses résultats. Qu'ils soient très
chaleureusement remerciés, de même que la Société Savante d'Alsace et des
Régions de l'Est qui a bien voulu intégrer ce volume dans sa collection
« Recherches et Documents ».

Bernard GUILLEMAIN
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

Préface
Monsieur Pierre Chaunu

Citer ce document / Cite this document :

Chaunu Pierre. Préface. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ
congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 5-6;

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1202

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Préface

Une bien curieuse aventure nous est arrivée, hier. Nous avions oublié que
nous devions mourir. Ceci se passait il y a dix ans, vers 1965, au sommet
de la plus longue phase de croissance ininterrompue, dans tous les domaines,
jamais vécue, en Occident, par un aussi grand nombre d'hommes. Depuis
1970, on parle, à nouveau, de la mort. En gros, au niveau d'une bonne
bibliométrie bibliographique, la multiplication s'est faite par dix.
Naturellement, proportionnellement à l'ensemble de l'imprimé, nous sommes loin
encore du niveau du sage XVIIIe siècle. Et quant au contenu, l'opposition
est totale, plus grande que lors du grand silence des années 1950-1960, entre
notre néo-discours sur la mort socio-anthropologique et celui dont le colloque
des Médiévistes français réunis à Strasbourg, en juin 1975, rend solide et
ferme témoignage (i). Faut-il le rappeler ? Le retour de balancier du discours
sur la mort a été perceptible, à la fin des années 60, au niveau de l'histoire.
Les Médiévistes me pardonneront de citer au tableau d'honneur, Philippe
ARIÈS et Michel VOYELLE, deux modernistes, certes, mais n'ont-ils pas
suivi la trace ouverte, jadis par Emile MALE et J. HUIZINGA ?
Cette Mort au Moyen Age que nous présentons aujourd'hui, témoigne
éloquemment de la qualité des études historiques sur la mort. Elle contribuera
à une montée de l'indice, en qualité, plus et mieux qu'en quantité.
Les charges universitaires habituelles en juin m'avaient tenu éloigné de
Strasbourg. Ma position est donc celle du lecteur moyen. Je souhaite à tous
ceux qui ouvriront ce livre autant de plaisir qu'il m'en a procuré. Le plaisir,
il est à portée de tous les curieux, je les souhaite nombreux. Je me contenterai
des leçons.
Cette Mort au Moyen Age du Colloque de Strasbourg, est conforme à la
tradition ouverte par MALE et HUIZINGA, elle est la mort au premier
chef de la grande CRISE MORBIDE du XIVe et du XV siècles. Cette
lourde présence du XV siècle est due, en partie, au hasard d'une
documentation plus riche. La grande poussée morbide de la fin du Moyen Age est
une réalité objective. Depuis la modeste récurrence romantique, elle continue
à nous fasciner.
Cependant, l'originalité de ce beau livre ne consiste-t-elle pas précisément
à nous sortir du XV siècle ? J'aime la vigoureuse synthèse de Jacques LE
GOFF, la pioche intelligente de nos archéologues, merci donc à J.-P. SODINI,

(1) Voyez notamment la communication de M. Hervé MARTIN, « Comment il est


parlé de la mort par deux prédicateurs au XVe siècle ».
Luc BUCHET et Claude LORREN. En vérité, nous voyons se dessiner les
points de départ de la mort telle qu'elle est vécue dans le système de la
Civilisation chrétienne traditionnelle du monde plein.
Il y aurait beaucoup à dire sur la barrière du VIIIe siècle dans la Chrétienté
latine non-méditerranéenne et sur la persistance dans tout le bassin de la
Méditerranée, presque jusqu'à nous, de la libération, de l'obole, et du vase
de céramique. L'Europe du Nord apparaît dès le tournant du VHP siècle
plus en rupture, donc plus acculturante que la puissante et syncrétique
tradition du continuum méditerranéen.
Il y aurait énormément à dire sur le PURGATORIUM, ce tournant capital,
à la charnière des XIV/XIIV, du discours et du vécu chrétien sur la mort.
Strasbourg est plus et mieux qu'un point d'arrivée, le colloque de Strasbourg
a la jeunesse d'un commencement plein de mille promesses.
Le moindre mérite de la Mort au Moyen Age n'est-il pas de se situer
au niveau le plus difficile d'accès, celui du vécu collectif. C'est évidemment
une qualité, mais ce parti pris appelle des compensations.
La mort et Dieu, Dieu et la mort, sont depuis la totale hominisation de
/'Homo faber et sa mutation en Homo intellegens, c'est-à-dire en vérité, en
homo religiosus, le problème central essentiel de la réflexion philosophique.
Certes, la pensée théorique commande sur la mort plus encore comme sur
tout autre domaine, elle imprègne les comportements. Vous en trouverez
dans ces pages, des preuves nouvelles. Pourtant entre le dit au niveau
supérieur, et le fait, un long laps de temps, une plage de plusieurs
générations s'étale. Cependant une pensée qui reste au niveau de la pensée, sans
s'incarner, sans s'actualiser dans les gestes d'une manière, d'être et de vivre,
une telle pensée reste une pensée morte, tout au plus une pensée en attente
d'exister. Entre le vécu et la pensée, une dialectique s'établit, elle constitue
la matière de nouvelles rencontres.
Le colloque des médiévistes sur la mort réunis à Strasbourg en juin 1975
a posé, à nouveau, avec une vigoureuse et neuve acuité le grand problème
de la flambée morbide du Moyen Age finissant. Les facteurs exogènes sont
trop bien connus pour qu'on les rappelle une fois de plus. Et la Navarre
de Maurice BERTHE ajoute ses preuves à toutes celles que nous possédions
déjà.
Les causes exogènes, certes, mais c'est à l'intérieur du discours qu'il
faudra, désormais, chercher. Pierrette PARAVY a montré l'incidence du
discours théologique sur une émouvante piété dauphinoise. Nous la
connaissons ailleurs, en Flandre, dans toute l'Europe du Nord. Jamais elle n'avait
été étudiée avec tant de délicatesse et de bonheur.
La mort, l'homme la porte en soi.
Le discours chrétien sur la mort commence à peine à révéler ses secrets.
C'est là qu'il faut chercher. C'est là que l'on trouvera, demain, sur la voie que
nous a frayée le colloque de Strasbourg.
Pierre CHAUNU
(Paris - Sorbonné)
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

La naissance du Purgatoire (XII-XIII siècle)


† Jacques Le Goff

Citer ce document / Cite this document :

Le Goff Jacques. La naissance du Purgatoire (XII-XIII siècle). In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes
de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 7-10;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1203

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1203

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LA NAISSANCE DU PURGATOIRE
(XII-XIIF siècle)

Très tôt les chrétiens ont cru qu'il était possible par certains actes de
dévotion — et en particulier les prières — d'abréger les épreuves des âmes
après la mort. Ils pensaient en effet qu'une purgation des péchés était
possible dans l'au-delà. Le témoignage en est surtout donné par les
inscriptions funéraires et par la liturgie.
Cette croyance s'appuyait sur des textes bibliques: (2 Mach. 12, 41-46)
et surtout Mt 12, 31-32 et Saint Paul Cor. 3, 1 1-15).
Le premier texte, semble-t-il, repérable où cette croyance donne lieu à
une évocation imagée d'un lieu dans l'au-delà où est subie l'épreuve
purgatoire est un passage de la Passion de Perpétue et Félicité (VII-VIII)
(premières années du 3e siècle). Ce lieu apparaît comme un jardin, un paradis
dont on ne peut jouir.
Saint Augustin, en divers endroits de son œuvre, précise cette croyance. Son
influence semble avoir été grande surtout sur deux points. D'une part il fixe le
temps de l'épreuve purgatoire dans l'au-delà : elle a lieu entre le jugement
individuel après la mort de chaque homme et le jugement collectif ou
jugement dernier, à la fin des temps. D'autre part il souligne que cette épreuve
qui conduit obligatoirement au paradis ne doit pas être envisagée comme
une facilité de salut : elle est réservée à un petit nombre de pêcheurs mineurs
et elle est très redoutable.
Mais il n'y a pas de lieu extra-terrestre défini où sont subies ces épreuves.
Il n'y a pas de mot, de substantif pour ce Heu. Deux seules expressions
existent : ignis, purgatorius, poena{e) purgatoria(e). L'imagination qui peut
seule conférer à la croyance un retentissement et un enracinement profond
ne trouve à s'exercer que sur l'image assez banale du feu et sur l'évocation
abstraite de châtiments, d'épreuves non précisées.

I. - PRÉHISTOIRE DU PURGATOIRE

Deux œuvres jouent un rôle particulièrement important : celle de Saint


Augustin et celle de Grégoire le Grand.
Saint Augustin qui aborde le problème du feu purgatoire et des peines
purgatoires en divers endroits fait définitivement admettre que ces peines
sont purgées entre le jugement individuel et le jugement dernier. Il souligne
que ces peines ne concernent qu'un petit nombre de chrétiens déjà promis
au paradis et qu'elles sont extrêmement pénibles. C'est une conception élétiste
et sombre de ce qui sera le Purgatoire.
Grégoire le Grand dans six anecdotes du IVe Livre des Dialogi préfigure
les exemples sur le Purgatoire qui se multiplièrent à partir du XIII* siècle.
Il popularise la croyance mais semble accréditer l'idée que les peines
purgatoires sont subies sur les lieux du péché, sur terre.
Il n'y a aucun apport notoire aux croyances concernant les peines
purgatoires entre le VIP et le XIIe siècle. L'imaginaire très « romain > des
textes de Grégoire le Grand s'évanouit en même temps que les vestiges de
la civilisation romaine. Les structures mentales se polarisent autour d'un
manichéisme non doctrinal mais « de fait ». L'au-delà reste essentiellement
l'opposition de deux conditions éternelles et de deux lieux : l'enfer et le
paradis.
Toutefois un genre littéraire prépare des matériaux et un cadre pour la
future imagerie du Purgatoire : la visio de l'au-delà, le voyage dans l'au-delà.
Un auteur fournira dans ce domaine la littérature et la spiritualité médiévales
d'épisodes à succès : Bède dans l'Historia Ecclesiastica Gentis Anglorum.
Un texte qui engage l'imaginaire du futur Purgatoire dans la voie de
l'utilisation non seulement religieuse mais politique est à noter : la Visio de
Charles le Gros (900 environ) transmise par Hariulf dans la Chronique de
Saint Riquier.
Pendant tout le Haut Moyen Age, le Purgatoire c'est l'innommé, l'insitué.

IL - NAISSANCE DU PURGATOIRE (XII-XIIP siècle)

Les plus anciennes apparitions du terme purgatorium comme substantif


semblent remonter à un texte d'Hildebert de Lavardin (Sermones de Sanctis,
PL 171, 741) et, peut-être à un sermon de Saint-Bernard mais l'attribution
à Saint-Bernard a de grandes chances d'être fausse et le texte doit être plus
tardif (Sermon XLIL PL 183, 661-665).
En revanche Honorius Augusto dunensis dans YElucidarium ignore le mot
et une localisation des peines purgatoires. Plus précisément Hugues de Saint
Victor dans le De Sacramentis (PL 176, 586) fait allusion à la possibilité de
la purgation des peines sur les lieux où l'on a péché mais déclare « alia viro
si qua sunt harum poenarum loca non facile assignantur ».
Un ouvrage à succès lance le Purgatoire : c'est le Purgatorium Sancti
Patricii du bénédictin anglais Henry of Saltrey (probablement entre 1170 et
1180), presque immédiatement traduit en français par Marie de France
(L'Espurgatoire Saint Patrice).
Très rapidement le mot, l'idée de l'existence d'un lieu portant ce nom
connaissent une diffusion extraordinaire. La littérature homilétique où les
exempla se multiplient en est le témoin et le principal véhicule. Jacopo da
Varazze dans la Légende Dorée consacre le Purgatoire.
Mais l'Eglise ne reconnaît et n'impose le Purgatoire que dans la seconde
moitié du XIIP siècle. Le premier texte officiel est une lettre du pape
Innocent IV de 1254 au légat Eudes de Chateauroux (à Chypre). Ce
développement des discussions avec les chrétiens grecs aboutit à la reconnaissance
officielle du Purgatoire par le T concile de Lyon (1274). Date que l'on peut
considérer comme l'acte de naissance du Purgatoire.
Deux consécrations suprêmes du Purgatoire au XIV0 siècle. Par la
sublimation (Dante, Divine Comédie). Par la dérision (Boccace - Decameron).
L'image du Purgatoire se répand lentement et difficilement dans
l'iconographie (enquête à pousser).

III. - ESSAI D'EXPLICATION

Pourquoi la société médiévale a-t-elle éprouvé le besoin au tournant du


Xir au XIIF siècle de localiser une croyance existant depuis des siècles?
Nommer et localiser représentent un événement à nos yeux essentiel dans
le domaine du mental, du spirituel, de l'imaginaire.
A - Eléments favorables à la naissance du Purgatoire :
a) L'installation de la Chrétienté dans l'espace terrestre et la profondeur
historique.
La naissance d'une géographie de l'au-delà va de pair avec l'exploration
de la terre et le développement d'une géographie et d'une cartographie
terrestre.
La localisation du Purgatoire se fait d'abord dans les deux grands centres
de l'imaginaire à la fin du XIP siècle : le monde celtique (Purgatoire irlandais
d'Henry of Saltrey), le monde sicilien réceptacle de l'imaginaire antique et
oriental (Purgatoire de Gervais de Tilbury dans l'Etna — in Otia Imperialia).
Une rencontre décisive : le roi Arthur descend en Italie, en Sicile (cf. les
textes de Gervais de Tilbury et d'Etienne de Bourbon et le remarquable
article d'Arturo Graf : Artu neWEtna).
Des intellectuels chrétiens (au premier rang desquels Jean de Salisbury)
rétablissent une continuité dans l'histoire en faisant de l'humanité avant le
Christ une humanité pré-chrétienne, en attente du Christ et qu'il faut loger
dans l'au-delà.
Résultat, une refonte complète de la géographie de l'au-delà. Quatre
royaumes : les Limbes (qui remplacent le sein d'Abraham), le Paradis, le
Purgatoire, l'Enfer.
b) Le XIIP siècle ; siècle de l'essor de la comptabilité. Le Purgatoire
introduit le calcul dans la pensée de l'au-delà. Comptabilité en partie
double : temps de la pénitence ou des actes pieux des vivants sur terre
et durée correspondante des peines dans l'au-delà. Mesure de la
longueur, de l'intensité. Casuistique de l'abrègement des peines. Le
Purgatoire saisi dans l'engrenage de plus en plus fou des indulgences.
Purgatoire et Croisade.
c) Les nouveaux schémas mentaux non binaires. Depuis le XI* siècle les
anciens schémas binaires du manichéisme pratique et vulgaire (clercs-
laïcs, potentes-pauperes, etc . . .) sont battus en brèche par des schémas
de type ternaire (la tripartition dumézilicnne oratores, bellatores,
laboratores et surtout par l'adjonction d'une catégorie moyenne
intermédiaire : maiores, médiocres et minores, etc.) ou pluraliste (les
« états » du monde). Cette évolution des structures mentales est
étroitement liée à l'évolution économique et sociale et surtout au
développement de la société urbaine (médiocres = classes moyennes) (1).

B - Le phénomène essentiel : société des vivants et société des morts :


Du XIe au XIIIe siècle la société médiévale récupère progressivement ses
morts. (Les ordres religieux favorisent particulièrement cette évolution : les
Clunisiens au XIe siècle, les Cisterciens au XIIe et au début du XIIP siècle,
les Mendiants au XIIP siècle).
XP siècle : Cluny et l'institution de la commémoration des défunts (2
novembre). Jotsuald de la Vita S. Odilonis lie cette action de Cluny à une
préfiguration du Purgatoire (histoire du Clunisien revenant de Jérusalem et
jeté par la tempête sur les côtes de Sicile : le stromboli, purgatoire sans en
porter le nom) (PL 142, 926-927).
Fin XII - début XIIP siècle : Des Cisterciens mettent au point la nouvelle
géographie de l'au-delà : Pseudo-Bernard, Hélinand de Froidmont, Césaire
de Heisterbach, etc ...
XIIP siècle : Les ordres Mendiants font triompher le Purgatoire : dans le
sermon (exempla), dans la confession (manuels de confesseurs), dans la mort
(testaments).
Familles, communautés religieuses, Chrétienté se réorganisent de part et
d'autre de la mort, grâce au Purgatoire, lieu de rencontre des vivants à
mémoire allongée et des morts d'avenir.

CONCLUSION : DILATATION ET FÉCONDITÉ DU PURGATOIRE


AU XIIP SIECLE
Enfer et Paradis se vident au profit du Purgatoire. Le Purgatoire est
instrument de progrès collectif et individuel. Il aide les classes sociales
montantes à se faire reconnaître en échappant à l'enfer (l'usurier de Liège
chez Césaire de Heisterbach. Purgatoire et capitalisme : le Purgatoire a
permis le capitalisme). Replacé dans une mutation capitale de la pénitence
et de la confession (IVe concile de Latran), il permet à l'individu
d'approfondir et de mieux maîtriser sa vie spirituelle et de changer d'attitudes face
à la mort (cf. les travaux et la communication de M. J.-L. Lemaître).
La naissance du Purgatoire c'est, pour les Chrétiens de l'âge gothique,
suivant un mot de Césaire de Heisterbach, spes, l'espoir.
Jacques LE GOFF

(1) disons
Bien entendu
seigneurs,il bourgeois,
n'y a aucune
pauvres.
corrélation
Il s'agitentre
uniquement
enfer, purgatoire,
de schémasparadis et,
d'organisation du réel (social) et de l'imaginaire (religieux).

10
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

Témoignages archéologiques sur la persistance à l'époque


paléochrétienne et byzantine de rites funéraires païens
Monsieur Jean-Pierre Sodini

Citer ce document / Cite this document :

Sodini Jean-Pierre. Témoignages archéologiques sur la persistance à l'époque paléochrétienne et byzantine de rites funéraires
païens. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès,
Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 11-21;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1204

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1204

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TÉMOIGNAGES ARCHÉOLOGIQUES SUR LA PERSISTANCE
A l'ÉPOQUE PALÉOCHRÉTIENNE ET BYZANTINE
DE RITES FUNÉRAIRES PAÏENS

Les nécropoles de Grèce, dont les fouilles ont considérablement accru


le nombre, que ce soit dans les îles (Mèlos), dans le Péloponèse (Méthone,
Corinthe), en Grèce continentale (Athènes, Néa-Anchialos), et en Macédoine
(Philippes), devraient être l'objet d'études systématiques. Elles peuvent en
effet fournir des renseignements très précieux pour la connaissance de la
Grèce du IVe au XIV s. Même en laissant de côté l'aspect anthropologique,
— qui est sacrifié bien à tort dans la plupart des fouilles de ce genre — ,
que de données peuvent être recueillies : Inscriptions funéraires, typologie
des tombes, emplacement des tombes dans les églises et autour d'elles, rites
funéraires sont autant de thèmes de recherche qui n'ont fait jusqu'à présent
que l'objet de remarques le plus souvent fragmentaires et éparpillées dans les
publications.
Le but de la présente communication est de fournir un bref inventaire
des témoignages archéologiques touchant à la survivance, à l'époque
chrétienne, de trois rites d'origine païenne : les libations, l'obole, le dépôt
de récipients en céramique ou en verre.

A. - LES LIBATIONS
En Grèce même, comme on le sait, le rite était largement suivi à l'époque
païenne. La nécropole, en cours de fouille, de Stobi, en Macédoine
Yougoslave (à proximité de la frontière grecque), en fournit de nombreux
exemples attribuables à la haute époque romaine (1).
Mais les libations sont encore pratiquées à l'époque paléo-chrétienne. Par
exemple, à Corinthe, dans le martyrium de St Codratos, la communication
entre le sol de la basilique et la tombe se faisait soit par un conduit qui
affleurait à la surface de la dalle funéraire et pénétrait jusqu'à l'intérieur de
la tombe (fig. 1) (2), soit, lorsque la tombe n'est pas profondément enfouie

(1) J. WISEMAN, Dj. MANO-ZISSI, Al A, 76 (1972), p. 413-415 (Libation Spout


Burials).
(2) II s'agit de la tombe 5, placée dans la nef centrale, celle de l'évêque Eustathe
(E. STIKAS, PraktAE, 1961, p. 133 et fig. 4 p. 135).

11
LÉGENDES DES FIGURES

Fig. 1. - Corinthe, Martyrium de St Codratos, tombe de l'évêque Eustathe (E. STIKAS,


PraktAE, 1961, p. 135, fig. 4).
Fig. 2. - Basilique B de Chersonese (Crète), annexe SE, céramique des tombes (A. K.
ORLANDOS, Ergon, 1959, fig. 167, p. 152).
Fig. 3. - Corinthe, « Lerna Hollow », tombe 81, céramique (J. WISEMAN, Hesperia,
38 (1969), pi. 25).
Fig. 4. - Thasos, basilique d'Evraiocastro, cruche trouvée dans une tombe (Cl.
ROLLEY, BCH, 89 (1965), p. 923, fig. 8).
Fig. 5. - Thessalonique, basilique de St-Démétrios, plat découvert dans une tombe
(SOTIRIOU, Basilique de St-Démétrios, II, pi. 97).
Fig. 6a et b. - Athènes, Sts-Apôtres, céramique et verrerie des tombes 2 et 3 (A.
FRANZ, The Church of the Holy Apostles, pi. 15, b-e).

SIGLES ET ABREVIATIONS DES PERIODIQUES CITES

ABME Archeion ton Byzantinôn Mnèmeiôn


AJA American Journal of Archaeology
ArchDelt Archaiologiken Deltion
ArchEph Archaiologikè Ephèmeris
BCH Bulletin de Correspondance Hellénique
BSA Annual of the British School at Athens
EEPS Epistimynkè Epétéris tes Polytechnikès Scholès
Ergon To ergon tes en Athénaîs Archaiologikès Hétaireias
PraktAE Praktika tes en Athénais Archaiologikès Hétaireias
PraktChrist Praktika tes en Athénais Archaiologikès Christianikès
ArchEt Archaiologikès Hétaireias
RivAC ■ Rivista di Archeologia Cristiana ■

12
TA <D O C E
BACIAIKHC TTAA. KOPIN0-OY

Figure 1

Figure 2

Figure 3
/

Figure 5

Figure 4 Figure 6
dans le sol, par une simple dalle trouée (3). Un dispositif analogue se retrouve
en Crète, probablement dans la basilique A de Chersonese (4) et sûrement
dans la basilique de Cnossos, où un vase ouvert d'époque minoenne, au fond
troué, faisait communiquer la dalle de surface avec le couvercle troué de la
tombe (5). Il existait peut-être, toujours en Crète, dans la basilique de
Mallia (6). Une dalle inscrite, trouvée à Larissa, percée de cinq cupules en
face desquelles était gravé le nom d'un martyr, témoigne peut-être également
de la faveur de ces rites à l'époque paléochrétienne (7). On ne possède guère
de trace archéologique de la persistance de ce rite à l'époque médiévale.
Toutefois certains textes, notamment du chroniqueur Michel Attaliate
(XIe s.), contiennent de claires allusions aux libations (8). De plus, certaines
survivances de ce rite sont attestées, pour le XIXe s., en Crète, en Macédoine,
en Thrace, en Elide et dans les populations grecques micrasiatiques (9).

B. - L'OBOLE
Les témoignages de la survivance de ce rite sont d'une abondance relative.
Ils ne sont guère nombreux pour l'époque paléochrétienne. Citons des
tombes d'Athènes qui contenaient des monnaies de Probus (276-282)
Constantin (306-337) et Constantin II (337-340), — mais qui ne sont peut-
être pas chrétiennes — (10); une tombe de Stobi qui a livré, avec les
squelettes de deux femmes et d'un enfant, deux monnaies de bronze (11) ;

(3) Tombe 6 (tombe d'enfant), toujours dans la nef centrale : E. STIKAS, PraktAE,
1961, p. 133 et pi. 86, b.
(4) A. K. ORLANDOS, PraktAE, 1955, pi. 127 b, p. 328, fig. 1 ; ID, Ergon, 1955,
p. 109, fig. 106, p. 111.
(5) W.H.C. FREND, BSA, 57 (1962), p. 194-197.
(6) BCH, 82 (1958), p. 829. La relation du sarcophage à l'autel a été récemment
réétudiée par M. VAN EFFENTERRE pour la publication du sarcophage. Je
le remercie de m'avoir autorisé à prendre connaissance du manuscrit de son
article.
(7) G. A. SOTIRIOU, PraktChristArchEt, 1932, p. 7-8 et fig. 1.
(8) Cité par Ph. KOUKOULES, Byzantinôn Bios kè Politismos, 4 (Athènes, 1951),
p. 212.
(9) KOUKOULES, op. cit., p. 211-214.
(10) Tombes trouvées dans la rue du Stade : A. D. KERAMOPOULOS, ArchDelt, 3
(1917), p. 104-105. Des monnaies de la même époque (Salonine Dioclétien,
Constantin II et Dioclétien), ont été trouvées à Néa Méchanoma, près de Thessa-
lonique. Ph PETSAS, ArchDelt, 24 (1969), p. 304 et à Vrana (Licinius) (cf. infra,
n. 35).
(11) J. WISEMAN, Dj. MANO-ZISSI, Journal of Field Archeology, I (1974), p. 134.
Une monnaie, lisible, est datée de 364-378. La relation de la tombe avec la
basilique ciméteriale proche indiquerait qu'elle est chrétienne. •

13
une tombe de Piscopiano (Crète) qui recelait de nombreuses pièces d'or du
VF s. (12), ainsi qu'une autre à Isthmia (13) (monnaie du Ve s.).
A l'époque médio-byzantine, la coutume de l'obole reste vivace et paraît
même mieux attestée. Les nécropoles de Corinthe en offrent de fréquents
exemples. De nombreuses tombes, situées sous l'église construite sur les
Propylées et à proximité, contenaient des monnaies s'échelonnant de Léon VI
(886-912) à St Louis (1226-1270). Dans certains cas, il paraît difficile de
douter que l'on soit en présence d'obole : dans une tombe de la nef centrale,
deux squelettes ont livré chacun une monnaie de Jean II (1118-1143).
Parfois on utilisait comme oboles de vieilles pièces, par exemple une monnaie
d'Arcadius (395-408) de préférence au monnayage qui avait cours (14).
Toujours à i'Agora, une autre tombe, située dans la moitié SE de la Basilique
Sud, a fourni des monnaies du début du XIIP s. (15). Peut-être le même
usage est-il attesté dans une tombe trouvée dans l'église de Saint Démétrios
à Salamine, attribuable au XI0 s., qui contenait une monnaie beaucoup plus
ancienne (16). Au Nord de la Grèce, dans l'église St Achillée de Prespa, un
archéologue a cru pouvoir récemment interpréter le grand nombre de
monnaies du début du XVe s., trouvées associées à des ossements dans la
partie N du narthex, comme des oboles placées dans la bouche des
défunts (17).
Le rite se perpétue apparemment sous la Turcocratie. C'est ainsi qu'à
Athènes il y avait, dans une des tombes trouvées dans le narthex de l'église
St-Georges l'Alexandrin neuf monnaies ottomanes du XVIe s. : la présence
d'une dizaine de squelettes, soit une monnaie par squelette, est peut-être un
indice de la raison d'être de ces pièces dans la tombe (18). Plus sérieux
indice de la continuité de ce rite, la trouvaille, dans la tombe 6 de l'église
des Sts Apôtres, d'une monnaie de 1810 près de la colonne vertébrale du
squelette, alors que dans la même église, une autre tombe (la tombe 8)
recelait cinq squelettes et trois pièces de monnaie dont une de 1827 (19).
Au demeurant cette survivance est bien attestée jusqu'à l'époque moderne
dans plusieurs régions de Grèce (20).

(12) N. PLATON, IX Congrès Int. d'Etudes Byzantines, Thessalonique, 1953 publié


en Suppl. n" 7 d'Hellenika (1955), t. I, p. 419.
(13) P. CLEMENT, ArchDelt, 25 (1970), B. p. 165 : l'A. maintient, contrairement
aux assertions d'A. H. S. MEGAW, que la monnaies était en place dans la tombe
(tombe I) et qu'il ne d'agit nullement d'une intrusion.
(14) Ch. MORGAN, AJA, 40 (1936), p. 473-474.
(15) R.L. SCRANTON, Corinth XVI, Mediaeval Architecture in the central area of
Corinth (Princeton, 1957), p. 29.
(16) D.I. PALLAS, ArchEph, 1950-1951, p. 166 (tombe 2).
(17) N. MOUTSOPOULOS, EEPS, 5 (1971-1972), p. 196.
(18) J. TRAVLOS, PraktAE, 1951, p. 45 sqq.
(19) A. FRANZ, The Athenian Agora, vol. XX : The Church of the Holy Apostles
(Princeton, 1971), p. 28-29.
(20) KOUKOULES,, op. cit., p. 158.

14
C. - LE DÉPÔT DE RÉCIPIENTS EN CÉRAMIQUE OU EN VERRE

Un des plus anciens exemples de dépôt de ces ustensiles dans des tombes
chrétiennes pourrait être donné par les tombes retrouvées sous la basilique
paléochrétienne de Cnossos dont nous avons déjà parlé. La tombe qui était
vénérée par le dispositif à libations que nous avons décrit contenait également,
à hauteur de la tête, une bouteille à la panse arrondie en verre de couleur
vert foncé, tandis qu'une sorte d'unguentarium était trouvé sur le côté gauche
du corps, l'embouchure tournée vers les pieds (21). Ces unguentaria
fusiformes se retrouvent d'ailleurs dans d'autres tombes voisines : tombe 6
(quatre exemplaires disposés aux pieds du squelette, à angle droit avec l'axe
du corps), tombe 10 (trois exemplaires, même position que dans le cas
précédent, l'un présentant des traces de feu), tombe 18 (un seul exemplaire,
même position que précédemment) et tombe 21 (deux exemplaires, l'un à la
main droite du squelette, brûlé à l'extérieur, l'autre sur le côté droit) (22).
Je ne sais s'il faut attribuer à des chrétiens les tombes, peut-être antérieures
au triomphe du christianisme, trouvées dans le curieux ensemble
paléochrétien de Psachna en Eubée. L'une d'entre elles contenait un vase vernissé
décoré d'un feuillage vert (23). La même incertitude subsiste pour les tombes
athéniennes, mentionnées ci-dessus à propos de l'obole, qui ont livré
également de nombreuses cruches (24), ainsi que pour de nombreuses tombes
fouillées à Thessalonique et dans les environs, à Aspropyrgos (Attique) et à
Isthmia (25).
Pour l'époque qui marque le triomphe du christianisme, les témoignages
se font nombreux et irrécusables. En Crète, à Aptera, une tombe contenait
cinq cruches et quatre squelettes (26) ; dans la basilique B de Chersonese,
deux tombes, situées dans l'annexe SE de la basilique contenaient, l'une
(au SE de la pièce) deux squelettes et un lécythe, l'autre (au NO), divers
ossements et un lécythe (27) (fig. 2) ; enfin, à Arvin Viannou, mention est
faite, dans des tombes, de céramique (28).

(21) FREND, loc. cit., p. 195.


(22) Ibid, p. 231-232. Des unguentaria semblables ont été depuis découvertes dans
des tombes de Thessalonique (Ph. PETSAS, ArchDelt, 24 (1969), B, p. 300 et
pi. 309, f).
(23) BCH, 83 (1959), p. 690 ; A. K. ORLANDOS, Ergon, 1958, p. 63.
(24) Cf. supra, n. 10.
(25) Thessalonique et ses environs: Ph. PETSAS, ArchDelt, 24 (1969), B. p. 300,
pi. 309 et p. 304, pi. 314, a-c ; ID, ArchDelt, 25 (1970), B. p. 349, pi. 303,
d (IIIe s), et p. 351, pi. 303, f (fin de l'Antiquité).
Aspropyrgos : Y. NIKOPOULOU, ArchDelt, 25 (1970), B. p. 99, pi. 76, c.
Isthmia P. CLEMENT, ArchDelt, 25 (1970), B, p. 165 et pi. 135, a (tombe III)
ctArchDelt, 26 (1971), B, p. 110 et pi. 95, a (fin IIP s.).
(26) BCH, 83 (1959), p. 750.
(27) A.K. ORLANDOS, Ergon, 1959, p. 152 et fig. 167.
(28) ArchDelt, 18 (1963), B, p. 313.

15
Dans le Péloponèse, les exemples abondent pour Corinthe et le Léchaion.
Dans le premier site, la nécropole dite du Vallon de Lerne (Lerna Hollow)
a livré trois tombes pourvues d'offrandes : dans l'une (tombe 31), il y avait
deux lécythes du VF s. ; dans la seconde (tombe 53), deux lécythes et une
petite cruche (29) ; dans la dernière (tombe 81), un petit lécythe et une
cruche (fig. 3), probablement de la fin du VIe s. (30). Dans la grande
basilique du Léchaion, le port occidental de Corinthe, un certain nombre de
tombes étaient pourvues d'un matériel analogue. Parmi les trois tombes
flanquant l'abside au S, l'une a livré cinq vases (une « hydrie •», deux cruches
et deux lécythes) : on notera avec intérêt que sur la plus grande des cruches
était incisée, autour du col, une inscription indiquant le propriétaire
(probablement le défunt), « Thomas prêtre ». Toujours dans ce groupe, une autre
recelait trois lécytes (31). Dans une autre tombe, située au Sud des annexes
de la nef Sud de ce même édifice, une cruche a été découverte, placée à
hauteur du crâne (32).
En Attique, les mêmes traditions se retrouvent dans l'île de Salamine et
dans un site près des mines du Laurion, Olympe Lauréotique. Dans le
premier, on a la simple mention de trouvailles dans les tombes de céramique
et de lampes portant une croix (33). A Olympe Lauréotique, les tombes
trouvées autour et dans la basilique contenaient un très grand nombre de
cruches ainsi que des unguentaria en verre. Une troisième catégorie de
récipients sont considérés par le fouilleur comme des lampes en verre : leur
présence dans les tombes est curieuse, car elles sont en principe faites pour
s'intégrer dans des suspensions (polycandila de bronze maintenus par des
chaînes au plafond) ; mais peut-être s'agit-il plutôt de coupes (34). A Vrana,
près de Marathon, on a récemment découvert des tombes paléochrétiennes
pourvues de céramique (35). Pareillement, dans la proche Eubée, deux
exemples sont à citer, à Phylla, où, dans la tombe IV, une cruche du V* ou
du VIe s. a été trouvée au pied du squelette, et à Erétrie où les tombes ont
livré de nombreuses offrandes des Ve- VI* s. (36). A Athènes même, une

(29) J. WISEMAN, Hesperia, 36 (1967), p. 418-420.


(30) ID, Hesperia 38 (1969), p. 80 ; cf. aussi, ibid., p. 84, n. 36.
(31) D.I. PALLAS, PraktAE, 1956. p. 173-174.
(32) ID, PraktAE, 1959, p. 133-135.
(33) D.I. PALLAS, ArchEph, 1948-1949, p. 114, n. 6 qui renvoie à P.A. PHOURIKIS.
ArchEph., 1916, p. 8-9 qui n'est guère précis ni dans sa description ni dans sa
datation : la mention de lampes avec croix m'incline à pencher vers l'époque
paléo-chrétienne, mais sous toutes réserves.
(34) N. Ch. KOTSIAS, PraktAE, 1952, p. 121-126, fig. 20 et 21.
(35) S. MARINATOS, PraktAE, 1970, p. 14, pi. 18, b.
(3Î) A. SAMPSON, Archaeological Annals of Athens, 7 (1974), p. 338-341 (tombe
IV, VIe s. (?), et tombe V) ; BCH, 99 (1975), p. 676-677, fig. 185 (la lampe
illustrée ibid., fig. 186 n'a pas été trouvée dans la tombe mais au-dessus).
Erétrie : BCH, 99 (1975), p. 675( fig. 180 et p. 671 (cruches et lécythe des V -
vr s.).

16
ostéothèque de la fin du VP s. ou du début du VIIe s. (deux monnaies de
Tibère II (578-582) et Maurice Tibère (582-602) recelait trente-cinq vases
dont des lécythes (37).
En Thessalie également, les mêmes usages sont attestés dans la nécropole
de Néa-Anchialos. Le matériel trouvé dans les tombes est fait de cruches à
embouchures circulaire ou trilobée mais mention est faite également de plats.
Dans certains groupes de tombes, des lampes en assez grand nombre
paraissent avoir été introduites comme des offrandes à l'intérieur. On y a
trouvé également un tesson marqué d'une croix incisée qui paraît trahir un
usage funéraire qui se maintiendra, dans certaines régions de Grèce (Paros,
Étolie), jusqu'à nos jours (38).
En Macédoine enfin, les fouilles de l'Ecole Française à Thasos ont permis
de retrouver des tombes à offrande en deux points de l'île. A Liménas, en
premier lieu, dans un petit cimetière paléochrétien, situé hors les murs, où
les tombes sont regroupées autour d'une basilique, trois tombes contenaient
une cruche (fig. 4). Dans l'une d'elles, des grains de blé (39) ; une autre
« avait déjà perdu son col quand elle a été déposée dans la tombe » (40).
A Aliki, ensuite, petit village situé dans la pointe S de l'île, j'ai découvert
dans l'atrium d'un complexe paléochrétien, une tombe où avait été placée, à
hauteur du crâne, une sorte de tasse ou de petite cruche à embouchure
large (41). Des offrandes identiques, probablement contemporaines du vase
thasien, ont été repérées dans des tombes de Nea Kallikrateia, en
Chalcidique (42).
Il semble que Corinthe ait conservé des témoignages de ce rite à l'époque
« obscure » des invasions slaves. Il s'agit de plusieurs tombes qui ont livré
des cruches non vernissées. L'une d'entre elles, située dans la portion Sud
Ouest de l'Agora, ne peut guère être antérieure, de par son contexte
archéologique, aux Vir-IX9 s. (43). Une autre pourrait dater de l'occupation Avare

(37) A.D. ROBINSON, Pottery of the Roman Period (The Athenian Agora, V
(Princeton, 1959), p. 84, 118, 121.
(38) A.D. KERAMOPOULOS, ArchDelt, 19 (1926), p. 124-136 et fig. 3, p. 128.
(39) Dans une tombe géométrique d'Argos on a retrouvé également une cruche
remplie de blé (P. COURBIN, Tombes géométriques d'Argos, I (1952-1958),
(Paris, 1974), p. 129.
(40) CL ROLLEY, BCH, 89 (1965), p. 919.
(41) Inédite.
(42) E. YOURI, ArchDelt, 25 (1970), B, p. 378 et pi. 316, e.
(43) Ch. MORGAN, Corinth XI, The Byzantine Pottery (Harvard Univ. Press, 1942),
p. 106-107. L'une des tombes contenait trois cruches dont une est reproduite
(fig. 146 a). La date fournie par MORGAN, VI - VIP s., est contestée par
SCRANTON, op. cit., p. 30-31, qui suggère, en se fondant sur la succession
des bâtiments dans cette partie SO de l'Agora, pour les tombes, le VII-DC* s.

17
car, outre une cruche, elle contenait des boucles et des armes assignables
aux Avars, encore que ces identifications aient été mises en cause (44).
Le matériel est moins abondant pour l'époque médio-byzantine mais il
permet néanmoins d'affirmer la continuité des offrandes à cette époque. A
St-Démétrios de Thessalonique, un cimetière s'installe à l'époque médiévale,
particulièrement au N de la grande basilique. Dans une première annexe
funéraire, flanquée contre le côté N de la basilique et couverte en berceau,
deux tombes ont été trouvées de part et d'autre d'une porte donnant sur la
basilique. Elles contenaient des fragments de plats du XIP-XIIP s.
(lig. 5) (45). Une seconde annexe funéraire a été récemment dégagée, toujours
sur le même côté de la basilique. Elle recelait également des tombes, au
nombre de huit, groupées deux par deux, qui ont livré une abondante
céramique du XIF-XIV0 s. avec, sans doute, une prépondérance des plats (46).
En Attique, il n'y a guère d'exemple connu pour l'instant d'inhumation de
ce type. Toutefois, il se peut qu'une tombe trouvée dans l'église de Saint-
Démétrios, dans l'île de Salamine, malheureusement perturbée, ait contenu
une cruche du XIe s. non vernissée, dérivée des cruches d'époque
paléochrétienne (47).
Dans le Péloponèse, à Sicyonc (en bordure du Golfe de Corinthe), dans le
cimetière médiéval qui avait envahi la basilique paléochrétienne (suivant un
phénomène relativement fréquent), nombreuses sont les tombes qui
contenaient de la céramique. Si l'on trouve quelques cruches, probablement
du XIP-XIIF s., il y a une prédominance marquée des plats dont la
chronologie s'étend du XP au XIIP s: (48). Enfin, à Mistra, une lombe byzantine
a livré une aiguière (49). Hors de Grèce, cette coutume se retrouve à
Chypre (50).

Ce rite funéraire est encore pratiqué sous la domination ottomane.


Plusieurs exemples provenant d'Athènes le confirment. Le premier est fourni par

(44) MORGAN, op. cit., p. 107, fig. 146 c (photographie de la cruche). La date
retenue n'est pas acceptée par tous les historiens qui contestent, — à tort, me
semble-t-il — , la datation des boucles et des armes retrouvées dans la tombe :
cf. en- dernier lieu, D. A. ZAKYTHINOS, Mélanges Orîandos, III (Athènes. 1966),
p. 314.
(45) G. et M. SOTIRIOU, La basilique de St Démétrios de Thessalonique (en grec)
(Athènes, 1952), p. 135 et pi. V, p. 238-241 et pi. 96-97.
(46) A. K. ORLANDOS, Ergon, 1959, p. 36-37, fig. 35. Ï.-M. SPIESER a bien voulu
me signaler la découverte, à proximité des remparts de la ville, mais à l'intérieur
de celle-ci, d'une tombe du XIVe s. contenant un dépôt de céramique.
(47) D.I. PALLAS, ArchEph., 1950-1951, p. 166.
(48) A.K. ORLANDOS, ABME, 11 (1969), p. 163-176.
(49) BCH, 90 (1966), p. 279.
(50) F. G. MAIER, Arch. Anzeiger, 1972, p. 283 : à Palaia-Paphos, autour d'une
église, des tombes du XVe-XVIe s. ont livré des plats en Late Sgraffito Ware
(ibid., fig. 9). L'A renvoie en outre à des découvertes identiques (vases avec
incisions) faites dans des tombes situées autour de l'église de la Katholiki (sur le même
site) par le Service des Antiquités chypriote.

18
une des tombes trouvées dans le narthex de l'église St-Georges l'Alexandrin
(située sur le flanc Sud-Est de l'Acropole) où Ton a découvert, au milieu
d'ossements appartenant à une dizaine de squelettes, outre les monnaies déjà
citées, vingt-cinq récipients, essentiellement des cruches en céramique et en
verre (51).
A St-André de Patissia, la céramique trouvée associée aux ossements se
composait de cruches à raison de quatre à huit par tombe, cruches qui
ont été datées du XVIP ou du XVIIP s. (52). Des trouvailles comparables
ont été faites dans les tombes des églises situées sur l'antique Aéropage (53).
Mais les plus intéressantes sont les tombes découvertes dans l'église des Sts
Apôtres (fig. 6a et b) : la tombe 2 contenait un tas d'ossements et trois
cruches d'époque ottomane (XVIe s.) ; dans la tombe 3, l'offrande consistait,
outre une carafe en verre, en un tesson marqué d'une croix, suivant l'exemple
attesté à Néa-Anchialos et des restes de vêtements, peut-être ceux d'un prêtre,
confirment le caractère récent de l'inhumation ; dans la tombe 6, datée des
environs de 1810 par une monnaie citée plus haut, deux cruches avaient
été placées près du crâne (54). Ainsi jusqu'au XIXe s., on a la preuve, par
des témoignages achéologiques, de la persistance de ces dépôts de vases.
L'interruption du rite paraît donc très récente.
Des trois rites examinés, celui du dépôt d'ustensiles est, par sa densité,
celui qui offre le plus de prise pour l'étude, encore que les publications ne
soient guère précises dans la plupart des cas. La densité de cette pratique
par rapport à l'époque romaine paraît moindre, comme l'a constaté W.H.C.
Frend à propos de la basilique de Cnossos (55). Il semble y avoir moins de
tombes pourvues de ces offrandes ; elles sont, à l'intérieur des tombes, en
moins grande quantité et de forme moins variées. A l'époque paléochrétienne,
c'est la cruche qui paraît prédominer avec les vases en forme en lécythe et
les unguentaria fusiformes. Hasard des trouvailles ou tendance réelle, les plats
ou les bols paraissent plus utilisés dans cette même fonction que les cruches
à l'époque médio-byzantine. Enfin à l'époque ottomane, bien que le faible
échantillonnage n'autorise aucune certitude, il semble que prédominent à
nouveau les cruches. Les lampes étaient destinées, — bien qu'il y ait

(51) TRAVLOS, loc. cit.


(52) A.K. ORLANDOS, ABME, 3 (1937), p. 200-201 et fig. 9, p. 201 (photographie
de deux des cruches dont l'une est sûrement de provenance occidentale).
(53) ArchDelt, 2 (1916), p. 136 et 138.
(54) FRANZ, op. cit., p. 28-29.
(55) FREND, loc. cit., p. 205 et 210.

19
apparemment des exceptions (56) — , à être disposées au-dessus des
tombes (57), comme c'est encore l'usage de nos jours en Grèce (58).
L'emplacement de ces récipients n'offre guère, en l'état actuel des
connaissances, de possibilité de classement. Trop rares sont en effet les
archéologues qui prennent soin de le préciser. Au Léchaion comme à Aliki
ou, plus tard, à Athènes, soit dans trois cas au moins, la cruche est placée
à hauteur du crâne. En revanche, la plupart des unguentaria fusiformes en
verre des tombes de Cnossos gisent aux pieds des squelettes, tout comme la
cruche dans la tombe déjà mentionnée de Phylla en Eubée.
Le bris rituel des vases, avant leur introduction dans la tombe, dont on
a mis récemment en doute l'existence pour l'époque hellénistique (59), paraît
attesté à Thasos à l'époque paléochrétienne et des coutumes locales en ont
maintenu très tardivement l'usage (60).
Sur la nature des produits contenus dans ces récipients, on ne possède
guère de précisions, sauf dans un cas, à Thasos, où l'on a pu déceler qu'il
s'agissait de blé (61). Dans les autres exemples on ne peut guère avancer
que les hypothèses. W.H.C. Frend avait pensé, pour les unguentaria, à des
parfums que l'on aurait versés sur le mort avant la fermeture de la
tombe (62). Des textes parlent d'aspersions d'eau, de vin ou d'huile (63).
En fait, la présence de grains dans une cruche, où l'on attendrait plutôt un
liquide, doit nous inciter à la prudence dans nos hypothèses sur le contenu
de ces récipients, le problème étant de savoir si on les déposait après s'en
être servi, vides par conséquent, ou pleins, avec dans ce cas l'idée que les
produits qu'ils contenaient pouvaient servir au défunt.

(56) Par exemple à Cnossos (FREND, loc. cit., p. 205 et à Néa-Anchialos (A.D.
KERAMOPOULOS, ArchDelt, 3 (1917), p. 103-104).
Hors de Grèce, à Sardes, de très nombreuses lampes ont été trouvées en place
dans les tombes {Bull. American School Orient. Research, Avril 1967, p. 49) :
selon les fouilleurs, elles auraient été introduites, après avoir été allumées,
pendant la cérémonie de mise en terre. Signalons aussi la trouvaille d'un lot de
lampes très important dans la nécropole O de Samos (K. TSAKOS, ArchDelt, 25
(1970), B, p. 419 et pi. 353, b-d) : leur position par rapport aux tombes n'est
toutefois pas précisée.
(57) J. WISEMAN, Hesperia, 38 (1969), p. 85. Cf. aussi supra, n. 36 (Phylla).
(58) Ibid.
(59) Ph. BRUNEAU, BCH, 94 (1970), p. 531.
(60) Sur ce sujet, bibliographie dans Ph. KOULOULES, op. cit., p. 149 et D.I.
PALLAS,,^ rchEph., 1950-1951, p. 165-166.
(61) Naturellement, la position du récipient peut à elle seule revêtir une certaine
signification : par ex., s'ils sont couchés, c'est qu'ils ont été introduits vides.

20
Ces trois rites dont nous venons de démontrer la persistance paraissent
communs, pour l'époque paléochrétienne, à tout le bassin méditerranéen, y
compris dans sa partie occidentale. Les dispositifs à libations sont attestés
en Afrique du N, notamment à Tipasa et à Timgad(64). De même, la
présence de vases dans les tombes est courante en Espagne (65), comme en
Italie (66) et en Afrique du Nord. Des dépôts d'aliments sont attestés à
Tipasa (67). Enfin, il n'est pas jusqu'au bris rituel qui ne se retrouve à
Hippone (68).
A cette communauté de rites, témoins d'une communauté de civilisation, a
dû succéder une diversification de plus en plus nette. Alors qu'en Grèce il est
assuré que la plupart de ces rites survivaient, sans doute vécus comme une
superstition tolérée par l'Eglise mais dénuée de justification religieuse (69),
en Occident, où la coupure avec l'Antiquité a été, du fait des invasions, très
brutale, ces mêmes rites ont dû connaître des fortunes diverses. On note
par exemple la réapparition, vers le XP-XIP s., dans certaines régions de
France, de vases dans certaines inhumations et particulièrement dans celles
d'ecclésiastiques (70).
Jean-Pierre SODINI

(62) FREND, loc. cit., p. 195.


(63) KOUKOULES, op. cit., p. 161 ; A.D. KERAMOPOULOS, ArchDelt, 10 (1926),
p. 124-136.
(64) FREND, loc. cit., p. 196.
(65) Par exemple dans la célèbre nécropole de Tarragone : G. SERRA VILARO,
RivAC, 14 (1937), p. 243-280 ; Sur les cimetières en Espagne, P. DE PALOL,
Arqueologia cristiana de la Espana Romana, Siglos IX-Vl (Madrid-Valladolid,
1967), p. 275-283.
(66) Cf. par exemple la nécropole récemment publiée de Sofiana : L. BONOMI,
RivAC, 40 (1964), p. 169-220.
(67) J. BARADEZ, Vil" Congrès Inter. d'Archéologie Chrétienne, Trêves, 1965 (Rome,
1969), p. 353-354.
(68) E. MAREC, Monuments Chrétiens d'Hippone (Paris, 1958), p. 64.
(69) On ne trouve en particulier aucune mention des rites que nous avons décrits dans
les textes concernant le rituel funéraire. Seules sont mentionnées les aspersions
faites sur le cadavre avant la mise en terre (cf. notamment SYMEON de THES-
SALONIQUE, PG, 115, par. 200-270, col. 669-696). En fait, par-delà les rites
chrétiens, la persistance de ces pratiques indique peut-être la préoccupation
d'affirmer, particulièrement sous la domination ottomane, une continuité culturelle
avec la Grèce antique. P. COURBIN (op. cit., p. 143-151) cite deux exemples
où, à Argos, les violateurs involontaires ont pris soin de déposer une offrande
dans la tombe ou au-dessus de la tombe (un vase fragmentaire. Le même cas
s'est peut-être produit, pour une tombe hellénistique, à Verria (BCH, 70 (1956),
p. 313).
(70) Cf. le bref exposé de J. CHAPELOT dans le catalogue de l'exposition « Potiers
de Saintonge » (Paris, ATP, 1975), p. 104-106 et p. 126 (bibliographie).

21
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

Les legs pieux au Moyen-Âge


Monsieur Pierre-Clément Timbal

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Timbal Pierre-Clément. Les legs pieux au Moyen-Âge. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 23-26;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1205

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LES LEGS PIEUX AU MOYEN AGE

La mentalité religieuse des hommes du Moyen Age est un fait bien connu.
Le christianisme les unit tous dans la foi, quels que soient leur domicile et
leur état social, et, s'ils se laissent parfois aller aux pires excès, un repentir
sincère les pousse, surtout à la fin de leur vie, à régulariser leur situation
spirituelle pour affronter la mort avec les meilleures chances de salut.
La mort est, en effet, la hantise de tous et cependant elle leur est familière.
Faute de pouvoir se faire enterrer dans l'église de leur paroisse ou telle
chapelle de leur choix, ils sont inhumés dans le cimetière qui entoure le
sanctuaire, les emplacements les plus recherchés jouxtant les murs mêmes
de l'édifice ; ainsi leur proches viennent-ils les visiter lorsqu'ils se rendent
à la messe dominicale. L'éloignement des cimetières du centre des villes et
des villages, amorcé à la fin de l'Ancien régime, a entraîné une certaine
rupture entre les morts et les vivants, ceux-ci n'étant plus encouragés, par
ce contact constant avec ceux-là, à exécuter fidèlement leurs dernières
volontés et notamment leurs legs pieux.

I. ORIGINE ET OBJET DES LEGS PIEUX


(Henri AUFFROY, Evolution du testament en France
des origines au XIIIe siècle, Thèse Droit, Paris, 1899)

La conviction est générale au Moyen Age que tout chrétien doit gratifier
Dieu ou ses saints, dans la personne des prêtres, des moines ou des pauvres,
de tout ou partie de ses biens.
L'usage du testament, bien connu du Droit romain, ayant disparu, les
libéralités ne peuvent être faites que sous la forme de donations. La plupart
des fidèles cherchent à retarder le plus possible le moment où ils vont se
dépouiller, sauf à donner tous leurs biens lorsqu'ils sont sûrs de l'imminence
de leur trépas ; mais ils peuvent être surpris par la mort et le testament,
retrouvé au XIIe siècle, leur permet de faire à l'avance des libéralités qui ne
produiront effet qu'après leur décès.
En pays de Droit écrit, le testament renferme, comme à Rome, une
institution d'héritier ; le testateur peut ainsi instituer héritier une Eglise ou
un établissement régulier. Plus souvent, soucieux de ne pas exhéréder ses
proches, il fait des legs pieux, comme en pays de coutume où le testament
ne comporte pas d'institution d'héritier.

23
L'usage des legs pieux devient vite une coutume obligatoire. Les prêtres,
suivant les prescriptions du concile de Mayence (847) et les conseils d'Yves
de Chartres {Décret, XV, 36), invitent les moribonds, qui ne peuvent plus
accomplir de pénitences corporelles à faire des legs pieux, seuls actes
satisfactoires qu'ils peuvent faire pour apaiser la justice divine.
En pratique, ceux qui n'ont pas laissé de legs pieux sont morts intestats
et on présume qu'ils sont morts déconfès ; le concile provincial de Narbonne
(1227) les prive de sépulture chrétienne aussi longtemps que leurs proches
n'auront pas fait un testament loco defuncti (R. Aubenas, Annales de la
Faculté de Droit d'Aix, 1942). Il y a donc un lien étroit entre la dernière
confession et le testament : le curé est habilité en coutume à recevoir et même
à écrire le testament dicté par son paroissien.
Au XIIP siècle, le testament contient habituellement les clauses suivantes,
écrites dans un ordre déterminé : élection de sépulture, qui est libre et
normalement accompagnée d'une libéralité ; dispositions pour les funérailles ;
réparation des forfaits (X1A19, f° 101 V° ; legs fait en 1365 par un usurier
de Valenciennes) et payement des dettes ; enfin legs pieux (Beaumanoir,
n° 486). Ces legs, faits pro remedio animae, peuvent ne pas comporter de
contre-partie ; mais, le plus souvent, ils se présentent sous la forme d'une
fondation d'anniversaire, financée au moyen d'une constitution de rente.
Les dispositions profanes se sont introduites rapidement dans les
testaments, elles prennent une importance croissante, mais elles sont toujours
inscrites après les clauses religieuses.

II. DÉLIVRANCE DES LEGS PIEUX


(H. AUFFROY. — Robert CAILLEMER, Origines et
développement de l'exécution testamentaire, Thèse Droit,
Paris, 1901. — Fr. OLIVIER-MARTIN, Histoire de la
coutume . . . de Paris, t. II, p. 491 sq.)

C'est essentiellement en vue de la réalisation des legs pieux que le


testament a été retrouvé ; logiquement les dispositions concernant l'exécution
du testament constituent la pièce maîtresse de celui-ci (1). Les exécuteurs
testamentaires se heurtent cependant fréquemment à la mauvaise volonté des
hoirs (2), qui finissent par être souvent substitués à eux pour l'exécution du
testament et notamment la délivrance des legs pieux (3).
1. Le testateur désigne habituellement un et, de préférence, plusieurs
exécuteurs qui devront agir conjointement ; on trouve parfois parmi eux un
notaire et plus souvent le curé qui est lui-même bénéficiaire d'une fondation
de messes.
L'exécuteur représente le défunt (Beaumanoir, n° 391) et ainsi le legs
pieux offre à celui-ci plus de garanties que la donation avec réserve d'usufruit,
laissant le bénéficiaire de la libéralité pieuse seul en face de l'héritier qui
conteste parfois la validité du titre.

24
Le testateur doit lui donner les moyens de remplir sa mission en lui
conférant la saisine de ses meubles et acquêts (Beaumanoir, n° 426) en vertu
d'une clause expresse ou de la simple tradition du testament ; à la fin du
XIIP siècle, cette saisine, passée en coutume, appartient de droit aux
exécuteurs (Beaumanoir, n° 364. - Olim, t. II, p. 255, n° 9, 1286).
L'exécuteur inaugure sa mission en faisant l'inventaire des biens, qu'il
devra produire lorsqu'il rendra ses comptes ; c'est avec ces biens et
éventuellement après avoir recouvré les créances du défunt qu'il paye ensuite
les legs et autres charges de la succession. Il doit, en principe, achever
l'exécution dans le délai d'an et jour (délai coutumier de l'acquisition de la
saisine) et, s'il tarde, une injonction du juge peut l'inviter à la diligence.
Ce juge, ce fut d'abord exclusivement le juge ecclésiastique, ce qui
explique que de nombreux textes canoniques concernent les exécuteurs
testamentaires : le concile de Tours (1236) leur interdit de se payer à eux-
mêmes par préférence leurs créances sur la succession ; Grégoire IX rappelle
aux évêques leur devoir de veiller à l'exécution des legs pieux (X, III, 26,17),
sauf à se faire suppléer par le « maître des testaments » dont parle le Grand
coutumier de France (IV, 5, p. 616). Les clauses profanes du testament
prenant cependant plus d'ampleur dès cette époque, la juridiction
ecclésiastique perd sa compétence exclusive en matière d'exécution testamentaire et
la concurrence avec la juridiction laïque est réglée par le système de la
prévention, à moins que le testateur n'ait attribué compétence à une
juridiction déterminée en déposant son testament au greffe de celle-ci.
2. Les exécuteurs sont souvent aux prises avec les héritiers mécontents
de voir leur échapper, par la voie de legs pieux, des éléments importants de
la succession. Les cours royales font respecter leur saisine et éventuellement
protègent leurs personnes en leur étendant la sauvegarde royale dont jouissait
le défunt. En cas de litige au sujet de la dévolution successorale, les
exécuteurs se font délivrer immédiatement les biens nécessaires à la délivrance
des legs pieux ou, au moins, les font placer sous la main du roi en attendant
la solution du différend.
Ces inévitables conflits attestent que souvent les héritiers ne partagent
pas les nobles soucis du testateur : au XIVe siècle, ils s'efforcent de profiter
des mutations monétaires pour diminuer leur charge. Il est vrai que les
exécuteurs, de leur côté, ont parfois un comportement qui prête à la critique :
refus de communiquer le testament à l'héritier, refus d'exécuter un legs pieux
à cause d'une erreur de procédure commise par le bénéficiaire . . .
L'opposition de l'héritier et de 1' exécuteur, particulièrement fréquente
lorsque le testateur a choisi comme exécuteur un de ses enfants ou son
second conjoint, est évidemment défavorable à l'accomplissement du
testament ; elle explique le déclin de l'exécution testamentaire originelle.

3. Les héritiers obtiennent, dès le milieu du XIVe siècle, que la saisine


des exécuteurs, sauf clause contraire du testament, soit limitée aux meubles
de la succession et, à la fin du siècle, ils peuvent demander, en baillant

25
caution, à être substitués aux exécuteurs pour l'accomplissement du
testament. Le Droit romain, ignorant l'exécution testamentaire, encourageait
cette évolution, dangereuse pour la délivrance des legs pieux.
Ne pouvant plus compter que sur son héritier, le testateur est désormais
conduit, s'il n'a pas entière confiance en lui, fût-il son fils, à insérer dans
son testament une clause pénale applicable en cas d'inexécution des legs
pieux ; la peine est fréquemment stipulée au profit du roi pour le financement
de la croisade espérée, ce qui ajoute à la force comminatoire de la clause.
**
*
Ainsi la délivrance des legs pieux s'est complètement transformée ; il est
vrai que, s'ils n'ont certes pas disparu, ces legs ont, dans les testaments de
la fin du Moyen Age, une ampleur bien moindre que celle qu'ils avaient aux
siècles précédents.
P.C. TIMBAL
(Paris)

26
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

Dans quelle mesure la nécropole du haut Moyen Âge offre-t-elle


une image fidèle de la société des vivants ?
Monsieur Luc Buchet, Monsieur Claude Lorren

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Buchet Luc, Lorren Claude. Dans quelle mesure la nécropole du haut Moyen Âge offre-t-elle une image fidèle de la société des
vivants ?. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès,
Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 27-48;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1206

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1206

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DANS QUELLE MESURE LA NECROPOLE DU HAUT MOYEN AGE
OFFRE-T-ELLE UNE IMAGE FIDELE DE LA SOCIETE
DES VIVANTS?

C'est devenu un lieu commun, face à l'indigence relative des textes, que de
souligner que nous avons, paradoxalement, pour étudier le haut moyen âge
et sa vie quotidienne, presque uniquement le témoignage fourni par l'étude
des sépultures. Les exemples sont rares d'études de lieu d'habitat pour cette
période, études d'ailleurs souvent incomplètes. Par contre, nous possédons
une masse énorme de documents fournis par l'archéologie funéraire. On
peut alors avoir deux attitudes : considérer que c'est là un témoignage fidèle,
reflétant exactement la civilisation et la société ; de nombreux auteurs —
comme E. Salin par exemple — se sont lancés dans cette voie. Ou bien
considérer que le témoignage fourni est faussé à la base par la ritualisation
inévitable des modes d'ensevelissement et qu'il ne représente pas la réalité
des vivants : c'est là une conception nouvelle mais, peut-être rendue trop
intransigeante par sa volonté de contrarier d'abord la première démarche,
elle mène trop au doute systématique, sans apporter suffisamment d'éléments
déterminants. Sans doute vaut-il mieux chercher un mode d'approche de ces
documents qui, sans les mettre en question de prime abord, souligne leurs
ambiguïtés et fixe les limites de fiabilité que l'historien ne peut pas dépasser
Le Centre de recherches archéologiques médiévales de l'Université de
Caen a pratiqué plusieurs fouilles de nécropoles du haut moyen âge et a,
bien sûr, été amené à essayer de fixer ces limites, d'abord dans la fouille
elle-même puis dans son interprétation. C'est en quelque sorte une
présentation rapide des réflexions qui viennent sans cesse à l'esprit de l'historien-
archéologue du haut moyen âge que cette communication, réflexions qui
s'appuient sur les méthodes les plus modernes d'investigation actuellement
mises à sa disposition.
Il n'est pas nécessaire de revenir en détail sur l'aspect des nécropoles et
les sépultures de cette période, tout au plus peut-on en rappeler les grands
caractères. A des nuances régionales près, on peut dire que s'impose vite
après les invasions une forme de cimetière différente de celle des cimetières
de l'époque précédente, ce qu'on a appelé les cimetières en rangées,
caractérisés par des sépultures orientéess d'ouest en est, alignées soit dans
des fosses creusées dans le sol, soit dans des coffres de pierres sèches, soit
dans des sarcophages monolithes trapézoïdaux, dans lesquels les corps sont
ensevelis habillés, avec bijoux ou armes, et souvent accompagnés d'offrandes
funéraires. Si les cimetières strictement en rangées cessent d'être la règle

27
assez rapidement, les usages funéraires restent les mêmes jusqu'au VIIIe
siècle.
Pour avoir les meilleures chances de répondre à la question posée, si
délicate, l'historien ne doit négliger aucune des facettes de la nécropole,
aucune des nombreuses informations qu'elle lui fournit et la considérer dans
tous ses aspects, anthropologique, topographique, ethnographique, etc., en
recoupant ces aspects le plus possible pour les assurer au mieux les uns par
rapport aux autres.

L'étude anthropologique d'une nécropole apporte à l'historien un certain


nombre d'éléments qui lui permettent de mieux se représenter la société
des vivants. Il ne faut, malgré tout, jamais perdre de vue que nos
connaissances sont encore très partielles. Les conclusions avancées relèvent plus
souvent de l'hypothèse que de la certitude. C'est seulement lorsqu'on
disposera d'un grand nombre de cimetières fouillés intégralement que ces
hypothèses pourront être vérifiées ou, au contraire, remises en question. Pour
cela, la collaboration entre archéologue et anthropologue est indispensable.
Comme le fait remarquer M. Sauter (1), on a trop longtemps « fait disparaître
avec mépris ce qu'il y avait de plus humain dans les vestiges qu'on
découvrait ! ». Les informations les plus élémentaires concernant l'individu,
telles que morphologie, stature, sexe et âge ne sont nullement négligeables
mais l'étude revêt tout son intérêt lorsqu'elle prend en considération le groupe
et non plus l'individu. Grâce aux indications recueillies sur chaque squelette,
il est possible de reconstituer l'ethnogénèse d'une population. Il faut garder
à l'esprit le fait que les hypothèses sont établies sur peu d'éléments et qu'elles
sont susceptibles d'être bouleversées par des découvertes ultérieures.
Les informations se dégageant de l'étude archéologique d'une nécropole
confrontées aux données anthropologiques jettent, en premier lieu, un jour
nouveau sur nos connaissances des structures ethniques de la société
médiévale, qu'il s'agisse de la population d'un pays tout entier ou seulement
de celle d'une région ou d'un village. L'Historien fait une distinction entre
les sociétés romaine, franque, burgonde . . . Or, ces groupements culturels
ne sont pas toujours le reflet de l'homogénéité ou au contraire de
l'hétérogénéité ethnique des populations. Si la toponymie nous permet de déterminer
en grande partie la profondeur de l'occupation barbare, seule l'étude des
restes humains recueillis dans la nécropole permet de retrouver, dans les
meilleurs des cas, les appartenances et les structures ethniques à l'échelle de
la collectivité. La nécropole d'Ullô (2), située à 24 km de Budapest, offre
un bon exemple de concordance entre diversité archéologique et diversité

(1) M. R. SAUTER, Quelques contributions de l'anthropologie à la connaissance du


haut moyen âge, Mélanges P.E. Martin, Genève, 1961, p. 2.
(2) Etude citée par M. SAUTER, op. cit. (note 1), p. 4-5.

28 .
ethnique. Ce gisement du VIII' siècle s'étend sur deux sites — Ullô I et
Ullô II — distants de deux kilomètres. Le premier site est, de plus, divisé
en deux zones archéologiquement distinctes. Se trouvent donc regroupés trois
clans appartenant tous à un même groupe culturel (les Avars) mais présentant
chacun des particularités qui les distinguent. La question que s'est posée
Liptak dans son étude anthropologique était de savoir si chaque clan
appartenait à un groupe ethniquement distinct ou si, au contraire, il ne
s'agissait que de fluctuations culturelles. Les Avars ayant leurs racines en
Asie centrale, il importait également de savoir si des mongoloïdes — et quels
mongoloïdes, — avaient ou non participé à la composition de la population
d'Ullô. L'étude a révélé que chaque groupe avait un pourcentage de
mongoloïdes très différent : Ullo I premier groupe en comprenait environ
une moitié, Ullô I deuxième groupe environ un quart tandis qu'Ullô II
n'avait que très peu de mongoloïdes. L'auteur a pu, en outre, définir pour
ces trois groupes trois types mongoloïdes : les siniens, les toungouziens et les
touraniens et montrer que ces types sont plus fréquents chez les femmes que
chez les hommes. Les hommes, en majorité europoïdes, allaient donc
chercher leurs épouses dans ces groupes mongoloïdes. A l'inverse, deux
sociétés aussi distinctes, tant sur le plan social que sur le plan culturel, que
la société gallo-romaine et la société franque peuvent avoir, dans certaines
régions, une composante ethnique identique. L'exemple du peuplement de la
plaine de Caen est très significatif de ce fait (3). Les recherches
anthropologiques ont montré que les populations du haut moyen âge y sont issues en
très grande majorité d'un groupe de méditerranéens venus s'installer dans
cette région il y a 5 500 ans environ après avoir séjourné assez longtemps
dans la vallée du Danube pour acquérir quelques traits bien particuliers qui
sont décelables sur l'individu depuis la Néolithique jusqu'au moyen âge. Une
société peut donc transformer sa culture sans pour autant être victime d'un
bouleversement ethnique. La pauvreté de notre information ne permet pas
de voir avec exactitude quelle importance numérique a pu revêtir
l'immigration pendant et après les grandes migrations du Ve siècle ; toujours est-il
qu'elle fut certainement très inégale selon les régions. L'image que nous
donne la plaine de Caen n'est pas révélatrice à cet égard de ce qui a pu se
passer dans le nord ou l'est du pays. Celle-ci fut, nous l'avons vu, peuplée
au néolithique et, si l'on excepte quelques implantations étrangères à la fin
de l'antiquité (les Lètes), qui n'ont eu aucune importance génétique, il faut
attendre la fin du VIe siècle pour observer certaines modifications de la
composition ethnique mais surtout le IXe siècle. Les transformations
culturelles qui ont été observées dans les nécropoles du haut moyen âge de cette

(3) J. DASTUGUE, Les temps préhistoriques, dans Histoire de la Normandie,


Toulouse, 1970, p. 11-34.
J. DASTUGUE, S. TORRES, L. BUCHET, Néolithiques de Basse-Normandie.
Le 5-6,
n° deuxième
p. 579-620
tumulus
et t. 78,
de 1974,
Fontenau-le-Marmion,
n° 1, p. 113-164. L'Anthropologie, t. 77, 1973,

29
région relèvent plus de l'évolution des rapports économiques que d'une forte
immigration. Par exemple, à Frénouville (Calvados) (4), trois sépultures
renfermaient du mobilier saxon typique or, l'étude anthropologique révèle
qu'il ne s'agit nullement d'individus de type nordique, comme on pouvait
s'y attendre, mais de méditerranéens semblables à ceux que l'on trouve dans
cette région depuis le néolithique. Le contact s'est donc établi sur un plan
économique et non ethnique.
Pour ces raisons mêmes que nous venons d'exposer, la détermination
ethnique ne peut être considérée, de façon systématique, comme le reflet
de la stratification sociale. Tout au plus l'anthropologie permet-elle de
préciser, dans certains cas bien précis, la nature ethnique d'un groupe humain
bien défini. A Fleury-sur-Orne (Calvados) (5), par exemple, deux nécropoles
voisines renferment chacune un groupe ethnique différent, les uns étant du
type que l'on rencontre habituellement dans cette région et les autres de type
anthropologique nordique ; peut-être ces derniers sont-ils les représentants
d'une garnison transplantée ayant eu pour objectif la défense du gué proche.
Il pourrait s'agir alors d'un héritage des pratiques romaines, une colonie de
Lètes a pu ainsi être identifiée dans la même région, à Bellcngrevile
(Calvados) (6).
Grâce à certains textes de lois et cartulaires, nous possédons quelques
informations sur la dimension des familles médiévales. L'étude
anthropologique d'une nécropole ne permet guère d'améliorer notre connaissance de
ces unités familiales. Dans le meilleur des cas, très rare car il nécessite une
conservation excellente de tous les squelettes, il est possible de déterminer
d'une part le nombre d'enfants mis au monde — ceci par l'examen du bassin
des femmes — et d'autre part le nombre de survivants. On peut en déduire
la grandeur biologique moyenne des familles et les taux de fertilité et
d'accroissement naturel pour une population donnée. Comme le fait
remarquer J. Nemeskéri (7), l'anthropologie et plus particulièrement la
paléo-biologie ne doivent pas s'arrêter à l'éclaircissement de problèmes
ponctuels : « les buts lointains et audacieux de ces recherches . . . visent à
l'éclaircissement approximatif du réseau de parentés ». Divers moyens tels
que la recherche de fréquences géniques — fournies essentiellement par la
sérologie — , les calculs statistiques de « distances » permettent à
l'anthropologue de reconstituer à l'intérieur d'une nécropole un certain nombre de

(4) L. BUCHET, Etude anthropologique de la nécropole de Frénouville (IIP-VIIe


siècles), Thèse de IIP cycle en cours de préparation.
(5) M. de BOUARD, G. MAST (Etude archéologique), J. DASTUGUE, S. TORRE
(Etude anthropologique), Un nouveau cimetière du haut moyen âge à Fleury-sur-
Orne, Annales de Normandie, XIV0 année, 1964, n° 2, p. 111-172.
(6) J. DASTUGUE, S. TORRE (Etude anthropologique inédite effectuée par le
laboratoire d'anthropologie et de paléopathologie de l'Université de Caen).
(7) J. NEMESKERI, Problèmes de la reconstruction biologique en anthropologie
historique, Vl° Congrès des Sciences Anthropologiques et ethnologiques, t. 1,
Paris, 1962, p. 672.

30
groupements biologiques. Grâce à ce type de recherche, I. Lengyel et J.
Nemeskéri (8) ont pu reconstituer des structures familiales sur le site de
Sopronkôhida (Hongrie). Sans même pousser les recherches aussi loin, mais
à la lumière de nos connaissances en matière de génétique, l'observation de
certaines transformations, de certains caractères particuliers sur des squelettes
permet d'appréhender les grandes lignes de l'histoire biologique d'une
population. Ainsi par exemple (9) seule l'endogamie peut expliquer
l'acquisition par une population rurale gallo-romaine de la plaine de Caen d'une série
de traits caractéristiques dont les plus notables sont la stagnation de stature,
la brachycéphalisation, la fréquence anormalement élevée de certaines
anomalies anatomiques héréditaires. Or, dès la fin du VF siècle, dans cette
même région, ces traits particuliers qui s'étaient maintenus jusqu'alors
disparaissent. Ceci peut s'expliquer par la rupture de l'isolât liée aux grandes
migrations, par le renouvellement du stock génétique et donc par le passage
d'un état d'endogamie à un état d'exogamie (10). Ceci indique que, même
si les immigrants se sont installés en petit nombre — ce qui semble être le
cas dans la plaine de Caen — , l'importance génétique de cette implantation
est grande. Il faut ajouter à cela que certains migrants, même s'ils n'ont fait
que séjourner peu de temps — ce qui explique qu'on ne les retrouve pas
dans les nécropoles — sont responsables de naissances plus ou moins
nombreuses dans le village.
Par l'étude de leurs vestiges, on peut se représenter certains traits du
comportement social des hommes, de leurs conditions de vie et, plus
largement, de leurs modes d'existence. La paléo-pathologie est, pour ces
questions, la source principale d'information (11). Toute la pathologie
n'intéresse pas l'anthropologie historique, on peut signaler toutefois que rien
ne différencie la pathologie des hommes anciens de celle des hommes actuels ;
on n'observe pas, à proprement parler, de progression dans les maladies
décelables sur le squelette. Les séquelles de traumatismes et les maladies
dégénératives sont les plus significatives et reflètent le mieux les conditions
de vie. Si l'on en croit les textes, « La civilisation née des grandes migrations
de peuples était une civilisation de la guerre et de l'agression » (12). Nous

(8) I. LENGYEL, J. NEMESKERI, Analysis of the structure of a 9th century ethnic


group, on the basis of the laboratory and morphological examination of their
bone finds, dans Advances in the biology of human populations, Budapest, 1972,
p. 489-494.
(9) L. BUCHET, op. cit. (note 4).
(10) Parmi les nombreuses publications relatives à ce sujet, citons: G. BILLY,
Influence de l'exogamie sur les modifications céphaliques et staturales des
populations actuelles, Biométrie humaine, VI, 1971, p. 73-86.
(11) Le Docteur J. DASTUGUE a publié sur ce sujet de très nombreux articles.
Citons seulement un essai synthétique : la préhistoire des maladies, Journal de
médecine de Caen, 1967, n° 3, p. 175-181, 1968, n° 3, p. 145-152 et 1969, n° 2,
p. 71-81.
(12) G. DUBY, Guerriers et paysans, VW-XIP siècle. Premier essor de l'économie
européenne, Paris, s.d. (1973), p. 60.

31
serions en droit d'attendre de l'étude pathologique de la nécropole la
confirmation de ce fait par la présence de nombreuses fractures. Il est indéniable
que, dans certaines régions, dans les zones frontalières particulièrement,
l'opposition entre les autochtones et les envahisseurs ne s'est pas passée sans
préjudices notables. Les squelettes en portent en ce cas des traces nettes.
Toutefois, seules les fractures de crâne provoquées par un instrument
tranchant ou contondant peuvent être attribuées sans trop de risques de se
tromper à des faits guerriers, les fractures de membres étant beaucoup plus
difficiles à interpréter. Mais il est non moins indéniable que d'immenses
territoires ont dû rester à l'abri de tels problèmes. Si l'on prend comme
exemple le cimetière de Frénouville 13), sur le millier de squelettes recueillis,
on observe très peu de fractures et seulement une fracture du crâne,
provoquée par un instrument tranchant. Encore faut-il ajouter que rien ne
permet de dire que cette blessure est d'origine guerrière et qu'il ne s'agit pas
d'un accident ou d'un acte criminel isolé.
A côté de cela, on rencontre de très nombreux troubles de la colonne
vertébrale, preuves d'un style de vie sédentaire et caractéristique d'une
population paisible. Dans ce cas précis, on peut reprendre à son compte la
conclusion que P. Comode apporte à l'étude paléopathologique d'une
population plus ancienne (14) : « Sous l'angle archéologique, l'étude de ces
pièces nous éclaire sur le comportement des individus. Il devait s'agir de
travailleurs manuels vivant de la terre, souffrant des « reins » à force de la
travailler, menant somme toute une existence paisible, non guerrière. Cela
correspond donc à une population rurale ... ».
Nos connaissances en matière de pratiques médicales et plus
particulièrement en ce qui concerne une intervention pratiquée depuis l'épipaléolithique
— la trépanation (15) — sont très partielles lorsqu'on ne tient compte que
des données écrites. Leur fréquence et leur nature se dégagent avec plus de
précision de l'étude d'ensemble d'une nécropole. Quelle destination revêt
exactement l'ouverture volontaire de la boîte crânienne ? Nous ne connaissons
pas l'ensemble des motivations ayant entraîné cette opération, sans doute la
recherche d'un soulagement y était-elle pour une grande part. Mais, ce qui
est le plus intéressant c'est le principe même de l'intervention, l'acceptation
par le patient de se faire opérer par un « guérisseur ». Ceci est la preuve de
rapports sociaux coopératifs très évolués.
Un autre aspect de la question intéresse plus particulièrement la biologie :
l'étude des groupe sanguins. Celle-ci permet parfois de comprendre certains
phénomènes historiques restés sans réponse. Les historiens ont été frappés,

(13) L. BUCHET, op. cit. (note 4).


(14) P. COMODE, Paléopathologie, Thèse de médecine, Dijon, 1975, p. 141.
(15) De très nombreux articles et ouvrages sont consacrés à cette question. L'une des
plus anciennes trépanations connues (Taforalt, Epipaléolithique) a été publiée par
J. DASTUGUE, Un orifice crânien préhistorique, Bull. Soc. Anth. Paris, X, 1959,
p. 357-363.

32
par exemple, par la moindre gravité de la peste en Europe orientale. Si cette
différence est liée bien sûr à certaines raisons économiques, un autre facteur
a joué un grand rôle : le groupe sanguin B. L'observation a montré en effet
que les individus de groupe B sont mieux armés pour lutter contre certaines
maladies épidémiques que ceux du groupe A. Or, on rencontre en Europe
orientale une proportion beaucoup plus considérable qu'à l'ouest d'individus
de groupe B (16).
« L'étude de la structure démographique nous renseigne sur les rapports
entre les rapports paléopathologiques, l'ambiance, l'économie, le milieu
géographique et la structure sociale, vus sous un aspect synthétique » (17).
Les documents écrits ne sont d'aucun secours pour les études démographiques
de ces périodes. « Les premiers dénombrements susceptibles d'être exploités
par le démographe n'apparaissent en effet qu'au début du IXe siècle . . . enfin,
ils ne concernent jamais que des îlots du peuplement très restreints » (18).
L'évaluation du nombre d'habitants est délicate en raison de l'absence très
fréquente des squelettes des jeunes enfants. Cette absence peut être culturelle
ou « mécanique ■» (les sépultures d'enfants étant généralement moins
profondes, leurs squelettes ont été plus facilement détruits par les travaux de la
terre). Le dénombrement d'une population passe alors par des méthodes
indirectes préconisées par les paléo-démographes (19).
La composition par âges de décès et par sexe de la population n'est
considérée, chez les adultes, que pour six classes décennales allant de 20 à 80
ans. « L'expérience montre, en effet, que seules les classes décennales sont
utilisables pratiquement. Des classes plus réduites exigeraient des effectifs
fantastiques. Des classes plus longues dissolvent l'information . . . •» (20).
Après avoir rectifié les erreurs de méthode grâce à des coefficients de
correction, il est possible de tracer une pyramide des âges. On observe, en Basse-
Normandie, aux débuts du haut moyen âge, pour les hommes, une courbe
à un seul pic — aux environs de 40 ans — et, pour les femmes, une courbe
à deux pics : l'un vers 20 ans (période des premiers accouchements) et l'autre
vers 50 ans, les femmes qui ont passé le premier « cap » de sélection étant
plus résistantes que les hommes de même âge.
Les courbes tracées à partir de ces données apportent une estimation du
taux de survivants aux différents âges. Il ne s'agit pas vraiment de courbes

(16) Cité par E. FUGEDI, Pour une analyse démographique de la Hongrie médiévale,
Annales E.S.C., 1969, p. 1 305.
(17) J. NEMESKERI, op cit. (note 15), p. 673.
J.L. ANGEL, The bases of paleodemography, Am. J. Phys. Anthrop., 1969, vol.
30, n° 3, p. 427-438.
(18) G. DUBY, op cit. (note 12), p. 19-20.
(19) P. DONAT et H. ULLRICH, Einwohnerzahlen und Siedlungsgrôsse der Merowin-
gerzeit, Zeitschrift {iir Archdologie, 5, 1971, p. 234-265.
(20) C. MASSET, Erreurs systématiques dans la détermination de l'âge par les sutures
crâniennes, Bull. Soc. Anth. Paris, 1971, n° 1, p. 85-105.

33
d'espérance de vie mais, si l'on en croit P. Donat et H. Ullbrich (21),
« l'espérance de vie des nouveaux-nés . . . ressort du tableau des décès
constitué à l'aide des squelettes. Elle correspond largement, comme on peut
le voir à partir du grand nombre de travaux paléodémographiques, à l'âge
moyen des décès d'une population ».
Pour établir ces tables et courbes de mortalité, il est nécessaire, lorsque
l'information est partielle, de se référer à des « modèles ». Ceux-ci sont
choisis en fonction de l'âge moyen de décès de la population étudiée. Ainsi
des tables types ont été établies par l'O.N.U. pour des mortalités moyennes
de 20, 25, 30 ans, etc. De même, on peut utiliser comme « modèle » la
courbe de Ledermann (22) ou celle établie par Acsadi à partir des données
d'une douzaine de cimetières hongrois des XF-XIP siècles dont l'âge moyen
de décès est de 25-40 ans.
Il faut bien se convaincre malgré tout que ces modèles ne peuvent être
considérés comme parfaits. Si Némeskeri et Acsadi ont étudié 8 000
squelettes, seuls 1 200 adultes possédaient un dossier vraiment complet, soit
pour les trois millions d'habitants de la Hongrie à cette époque une
représentativité de 0,07 % (23).
On a vu, au cours de ce bref exposé, que l'anthropologie est capable
d'apporter à l'historien un certain nombre d'informations tant sur les
structures de la collectivité, qu'elles soient ethniques, génétiques ou
démographiques que sur les conditions de vie et le comportement des habitants. Pour
cela, elle doit abandonner certaines pratiques de déduction et d'analyses par
trop subjectives au profit de méthodes de recherche s'appuyant plus sur les
données biologiques et répondant à leurs exigences. Une étude complète
permet d'élucider la formation des ethnies et leur évolution, de mieux saisir
les structures biologiques et les grandes lignes de leur histoire démographique.

A côté des restes osseux, la fouille d'une nécropole fournit une masse
considérable d'informations aussi bien pour ce qui est proprement funéraire
(disposition générale, rites, croyances, etc.) que dans d'autres domaines
(techniques, échanges commerciaux, etc.), informations qu'il est nécessaire
de recouper sans cesse entre elles et avec les données de l'anthropologie.
L'historien-archéologue effectue ses observations au niveau de l'individu
inhumé, au niveau de groupes de sépultures et de leur agencement entre elles.

(21) P. DONAT et H. ULLRICH, op. cit. (note 19), p. 242-243).


(22) Les tables-types établies par les Nations Unies étant parfois critiquées pour des
raisons de méthode, on peut se reporter à S. LEDERMANN, Nouvelles tables-
types de mortalité, I.N.E.D. Travaux et documents Cahier n° 53, Paris, P.U.F.,
1969.
(23) K.K. ERY, Ratio and measure of the population of the tenth and eleventh
centuries and the pertaining sources, dans Advances in the biology of human
populations, Budapest, 1972.

34
puis à celui du cimetière dans son ensemble. De plus, à partir de remarques
topographiques et stratigraphiques, de l'étude des objets découverts, de leur
nature d'abord puis de leurs associations éventuelles, il est amené à
reconstituer la chronologie et la signification sociale de ce qu'il a mis au jour,
à essayer de dresser un portrait du groupe humain qu'il étudie. Il faut alors
qu'il mesure avec le plus de certitude possible la valeur qu'il doit reconnaître
à chacun des éléments fournis et le degré de confiance qu'il peut lui accorder.
Ce n'est que d'une convergence d'éléments sûrs qu'il peut former son
jugement.
D'une façon générale, il n'y a pas eu au Ve siècle substitution d'une
civilisation à une autre ; les migrations germaniques n'ont pas mis
brusquement en contact deux peuples qui ne se connaissaient pas. La réalité est bien
sûr nuancée mais, sans réduire un phénomène aussi complexe à une simple
pénétration lente et pacifique, en ne tenant pas compte des combats et des
attaques, on peut admettre que cette époque marque l'aboutissement d'une
longue période de contacts permanents et d'interpénétration. Comme l'écrit
L. Musset (24), « Les archéologues ont trop souvent posé en termes de
conquête et de peuplement un problème qui devrait se résoudre en termes
d'assimilation, presque de mode. La vraie victoire de Rome avait été
d'inspirer à ses sujets le désir de vivre à la romaine ; celle du guerrier franc
fut d'avoir amené tout ce qui comptait en Gaule à adopter son mode
d'existence, dont l'armement et le mobilier funéraire sont pour nous
l'expression concrète ». Il ne s'agit pas — ce qui serait impensable — de la
substitution d'une population à une autre mais de la compénétration
progressive de deux civilisations. Avant le V° siècle déjà, s'était créée une
civilisation mixte qui se poursuit et s'affirme dans son originalité après lui.
Cette nouvelle civilisation, à base de compromis et de synthèse d'éléments
divers fait renaître aussi de multiples influences indigènes qui avaient précédé
l'époque romaine, telles que des influences germaniques déjà ou celtes par
exemple. Les cimetières communs aux Germains et à la population locale,
la vie agraire, les anthroponymes et les toponymes, les habitudes
vestimentaires ou familiales témoignent non d'une concurrence ou d'une lutte mais
d'une fusion. Si les populations gardent leur originalité propre, s'affirmant
par exemple au travers des législations différentes qui les régissent, leur
rapprochement n'en est pas moins favorisé par des niveaux d'activité
comparables.
Les sociétés romaine et germanique sont elles-aussi très comparables.
Elles ne sont ni l'une ni l'autre des sociétés d'égaux et reconnaissent la
prééminence d'une aristocratie : la classe sénatoriale dans l'Empire, les
parents et les amis des chefs chez les Barbares. Ce sont des sociétés
hiérarchisées ; à chaque étage romain correspond un étage barbare et l'on a
pu montrer que cette disposition de la société en couches superposées a

(24) L. MUSSET, Les Invasions : les vagues germaniques, Paris, 1965, p. 300.

35
facilité plus que tout autre élément la fusion des deux peuples à chaque
niveau ; Romains et Barbares se sont rapprochés horizontalement, par
solidarité de groupes. Plus largement, des règles juridiques, ressort un critère
fondamental : la distinction entre hommes libres et non-libres, la liberté
ne se traduisant pas par une simple indépendance personnelle mais par le
fait d'appartenir au « peuple » et de relever des institutions publiques, son
signe essentiel étant le droit de porter les armes et de participer aux
expéditions guerrières. La seule division de la société qui compte est donc,
grossièrement, la division entre ceux qui combattent et siègent au tribunal
pour dire le droit et rendre la justice et ceux à qui leur condition d'esclave,
inférieure, l'interdit. Mais la simple distinction libres — non-libres négligerait
un autre trait fondamental : tous les hommes libres ne disposent pas de
moyens matériels égaux pour jouir de leur liberté, et des critères politiques
et économiques interviennent. Le pouvoir de commander, de conduire
l'armée et de faire régner la justice appartient au roi. Autour de celui-ci,
vit, à côté de sa parenté et de ses serviteurs, un grand nombre d'amis et de
fidèles, le fait d'appartenir à ce groupe conférant à ceux qui le composent
une valeur particulière et les taux de composition des lois barbares, s'ils
distinguent bien sûr entre non-libres et libres, accordent aussi parmi ces
derniers une plus grande valeur aux familiers et aux fidèles du roi. C'est
par l'intermédiaire de certains de ces hommes que le roi exerce son autorité
en les déléguant dans son royaume ; cette aristocratie apparaît donc comme
l'émanation de la royauté mais elle ajoute à ce pouvoir que constituent les
prérogatives que le roi lui abandonne peu à peu, celui qu'elle détient d'abord
sur la terre et par lequel elle exerce son influence sur l'économie tout entière.
L'éloignement du pouvoir royal favorise le renforcement et l'appesantissement
de l'emprise de l'aristocratie sur les populations locales. Des sources écrites
et de l'analyse qu'on en peut faire se dégagent donc nettement une
stratification sociale très rigoureuse et des degrés de condition à l'intérieur de la
classe des hommes libres. Il faut se demander si l'on retrouve cette image
dans la nécropole et si cette dernière peut apporter des précisions ou un
éclairage nouveau.
Jusqu'à la fin du VHP siècle, le mort est enseveli habillé accompagné des
objets caractéristiques de sa condition, c'est l'hypothèse communément
admise. L'échantillonnage est grand de ces objets, allant des simples objets
de parure, d'habillement ou objets familiers personnels à la céramique
contenant le dépôt funéraire rituel, en passant par des outils de travail ou
des armes, apparemment groupés au hasard. Des observations que l'on a
pu faire sur ces sépultures, tout le monde s'accorde à dire que l'on voit
dans les cimetières des groupes différents de mobilier funéraire qui peuvent
correspondre à des groupements humains et la tentation est grande, sinon
justifiée, d'y voir le reflet d'une division sociale, comme nous le montrent
les sources écrites, sans que l'on puisse, de ce côté non plus, en dégager un
tableau complet. On a longtemps considéré le mobilier funéraire comme le
reflet de la vie, le mort emportant avec lui ce qui lui appartient. La question
se pose de savoir si l'image qui nous est fournie par ce mobilier est une image

36
objective, si les informations que l'on recueille doivent être considérées au
premier degré ou bien s'il s'agit de manifestations rituelles, stéréotypées en
quelque sorte. H n'est pas certain en effet que le mobilier recueilli dans les
sépultures soit le même que celui de la vie quotidienne et l'on doit envisager
l'hypothèse d'un décalage entre l'image fournie dans la mort et l'image de
la vie. N'entre-t-il pas dans ce monde si particulier de la mort quantité de
tabous, quantité de traditions, de rites, propres à niveler les clivages sociaux
en les uniformisant ? La grande variété des objets déposés, la diversité des
assemblages et des combinaisons tendent bien sûr à nous faire rejeter cette
idée ; traduisant certainement des habitudes et des rites, ces objets n'en
reflètent pas moins des degrés de richesse relatifs, miroirs de la condition
du mort. Reste alors le problème de savoir si le matériel déposé est bien,
objet par objet, le matériel de la vie quotidienne. La comparaison est
nécessaire avec les objets recueillis dans les quelques rares fouilles d'habitat
que l'on connaisse.
Ces fouilles ont mis au jour des agglomérations de cabanes souvent
rudimentaires et fourni un matériel archéologique essentiellement constitué
de céramique mais comprenant aussi des outils de tous les jours — couteaux,
faucilles, fusaïoles, poinçons, aiguilles, etc. — et quelques rares objets plus
personnels ou de parure — peignes, perles, pendeloques, fibules, bague,
boucles d'oreille, etc. — , objets que l'on retrouve en grande quantité dans
les fouilles de sépultures. On est frappé, à comparer un rapport de fouille
d'habitat et un rapport de fouille de nécropole, par la différence de
proportion qui existe entre les deux matériels, le matériel céramique d'une part
et tous les autres matériels de l'autre, et certains auteurs ont tiré argument
de ce fait pour prétendre que le matériel recueilli dans les sépultures était
plus proprement funéraire et n'avait rien à voir avec le matériel de tous les
jours. Mais, la simple réflexion de bon sens amène à dire qu'il est normal
que la céramique apparaisse en plus grande proportion sur un site d'habitat
où elle est employée journellement, pendant une période plus ou moins
étendue, mais toujours plus longue, au demeurant, que le moment d'une
inhumation ; et l'on sait sa fragilité. Cette même réflexion conduit aussi à
souligner que la perte d'un objet de parure, surtout s'il s'agit d'un objet
métallique, sur un site d'habitat ne devait être qu'exceptionnelle et que
celui-ci était, plus souvent, retrouvé ou au moins récupéré puisque, de deux
choses l'une, l'objet restait intact ou bien était susceptible d'une refonte
ou d'un réemploi. Leur rareté « expliquée », il reste à dire que les objets
que l'on trouve sur les habitats sont en tous points semblables à ceux que
l'on trouve dans les sépultures et le fait que tel objet n'ait pas encore été
mis au jour sur un habitat n'implique pas forcément qu'il soit plus proprement
funéraire.
On peut soulever le cas d'une ou deux de ces sortes d'objets. Certains
auteurs, constatant leur absence sur les sites d'habitat, ont été jusqu'à dire
que les plaques-boucles par exemple étaient des objets funéraires,
exclusivement réservés à cet usage, en quelque sorte vendus à la porte des cimetières,

37
excluant par là toute utilisation fonctionnelle. C'est faire fi de toutes les
observations de détail que l'on peut faire au cours de la fouille ou lorsqu'on
a l'objet en main. Le plus souvent trouvée parfaitement en place sur le corps,
la plaque-boucle est généralement un objet robuste, qui était solidement fixé
sur le ceinturon et devait donc être difficile à perdre fortuitement dans la
vie de tous les jours. On y observe très fréquemment des traces d'usure,
montrant une utilisation antérieure à la mort, quand ce ne sont pas des
réparations ou des rafistolages, preuves de la vie d'un objet. La plaque-
boucle, si elle n'a pas fait partie du costume de tous les jours, devait être
au moins portée en certaines occasions car elle montre des traces de son
emploi du vivant de son propriétaire. C'est en quelque sorte sa fin que l'on
trouve dans la sépulture, après toute une vie. Pour confirmer encore cette
utilisation du vivant de son propriétaire, on peut citer le cas des ceinturons
soutenant une arme, parfois déposés dans un angle de la sépulture et non
pas placés sur le corps. Dans ce cas, la position de la plaque-boucle qui
accompagne l'arme permet bien de reconstituer par la pensée la ceinture
repliée.
De plus, la variété et l'évolution chronologique des formes des plaques-
boucles, la variété des matériaux et des décors sont autant d'éléments qui
s'opposent à l'idée d'un rite. Peut-être pourrait-on considérer à part le cas
de ces grandes plaques-boucles de fer damasquiné, augmentées de surcroît
d'une contre-plaque aussi énorme, dont le port journalier ou même
occasionnel semble très difficile. Sans exclure a priori l'hypothèse d'une
fantaisie de la mode, elles pourraient certes nous conduire à envisager
qu'elles aient pu être fabriquées pour un usage funéraire, mais reproduisant
en tous points, si ce n'est par leurs dimensions, les plaques-boucles utilisées
quotidiennement. En fait, on les trouve elles-aussi en place sur le corps,
manifestement plus fonctionnelles que rituellement déposées.
A l'inverse, se pose le cas de ces agrafes à double crochet que l'on trouve
assez tardivement dans le VIP siècle et que l'on a qualifiées d'« agrafes de
linceul ». Leur petite taille permet de croire qu'elles auraient facilement pu
être perdues dans la vie de tous les jours, et en grand nombre, et on en
découvre dans les sépultures du haut moyen âge de tout l'ouest de l'Europe.
S'agit-il d'un objet d'habillement (25) ou d'un objet funéraire (26) et, dans
ce dernier cas, doit-on le considérer comme rituel — certains comparant
leur forme à celle d'un briquet, y ont vu un rite du feu — ou simplement
utilitaire, uniquement destiné à fixer le linceul ? La grande variété de formes
et de tailles (d'environ 1,5 cm à plus de 6 cm), leur association éventuelle

(25) A. ROES, Agrafes du haut moyen âge à double crochet, Revue archéologique de
l'est et du centre-est, t. V. 1954, fasc. 4, p. 330-334.
W. HUBENER, Merowingerzeitliche Kettenschmucktrager in Westeuropa,
Madrider Mitteilungen, 12, 1971, p. 241-261.
(26) A. AUDIN, Destination des agrafes mérovingiennes à double crochet, Revue
archéologique de l'est et du centre-est, t. VI, 1955, fasc. 2, p. 158-159.

38
par deux, reliées par une chaînette, sont, là aussi, autant d'éléments qui
s'opposent à l'idée du rite. Et, contre l'hypothèse d'une utilisation
spécifiquement funéraire au haut moyen âge, on doit en signaler la mise au jour
d'un exemplaire dans un habitat civil carolingien à Doué-la-Fontaine (Maine-
et Loire) (27), celle d'un exemplaire dans la terre de remplissage d'une
sépulture gallo-romaine de Frénouville (Calvados) vraisemblablement perdu
par celui qui avait violé cette sépulture et qui donc l'aurait porté sur lui,
enfin sont conservés au Musée de Cluny (28) deux exemplaires que l'on
peut attribuer au XV0 siècle.
On peut faire les mêmes remarques sur d'autres objets, remarques
montrant bien que le mort est inhumé avec des objets dont il s'est servi
de son vivant : couteaux présentant des traces d'usure, identiques à ceux des
habitats, fusaïoles, elles aussi identiques, accompagnant des squelettes de
femmes pour lesquelles, même beaucoup plus tard, une des occupations
quotidiennes est de filer, etc.
Le mobilier funéraire nous donne donc bien une certaine image de la vie
mais pas une image pleinement objective, image qui ne serait faussée ni
dans un sens ni dans l'autre ; malheureusement les éléments de comparaison
ou d'appréciation nous manquent encore pour faire la part des choses. Le
doute est évident quand on considère les dépôts qui accompagnent le mort.
Nous n'avons, par exemple, aucun matériel de comparaison pour tout ce
qui concerne les vaisselles de cuivre. Tout au plus, peut-on souligner qu'on
ne les trouve que dans les sépultures les plus riches et surtout les plus
anciennes, jamais dans les habitats, et que la rareté du métal a fait qu'elles
ont toujours été, même très tard, refondues et réutilisées. Seul le métal
ferreux, plus abondant et de plus faible valeur, présentait trop peu d'intérêt
pour être rénové ; ceci explique sans doute qu'on trouve relativement souvent
des objets de fer sur les sites d'habitat.
Un dépôt funéraire doit être considéré à deux degrés, soit dépôt votif
simple, contemporain du mort, soit dépôt provenant d'une récupération
antérieure. Les trésors, par exemple, peuvent être autant d'éléments de
perturbation. A propos de monnaies découvertes dans la sépulture 10 du
cimetière d'Hérouvillette (Calvados) (29) J. Lafaurie, s'appuyant sur les
opinions émises par E. Salin (30) et par P. Reinecke (31), admet que les
enfouissements de trésors, partie du mobilier funéraire, se sont effectués

(27) Voir M. de BOUARD, De l'aula au donjon. Les fouilles de la motte de la


Chapelle à Doué-la-Fontaine (Xe-XTe s.), Archéologie médiévale, IMV, 1973-74,
p. 5-110. Etude du matériel recueilli à paraître.
(28) A. ROES, op. cit.
(29) J. LAFAURIE, Les monnaies de la tombe n° 10 du cimetière d'Hérouvillette
Calvados,
23e année, arr.
1968,
Caen,
n° 7c.etTroarn),
8, p. 306-307.
Bulletin de la Société Française de numismatique,
(30) E. SALIN, La civilisation mérovingienne, II, 1952, p. 235).
(31) P. REINECKE, Reihengràber und Friedhôfe der Kirchen, Germania, 9, 1925,
fasc. 2, p. 103-107.

39
« en vertu du seul droit que le défunt conservait sur une partie de ses biens
et toute croyance religieuse mise à part » mais envisage aussi l'hypothèse que
les trésors composés de monnaies anciennes aient pu être des sortes de
phylactères que le défunt emporte dans l'au-delà. Quand il s'agit d'un trésor
réenfoui, celui-ci n'est plus une image de la richesse du mort. On doit le
rapprocher de l'image que l'on trouve encore dans le folklore actuel,
association du trésor et de la tombe, avec sa puissance maléfique. Il y a là
non concordance, inclusion arbitraire. Le cas de la sépulture 10 d'Hérou-
villette est un exemple parfait de la méfiance que l'on doit avoir (32). Doit-on
considérer les paquets de monnaies romaines trouvés parmi les outils du
forgeron comme représentant la richesse de l'homme, comme phylactères
enfouis rituellement ou, plus simplement, comme des matériaux de refonte
pour son activité artisanale ? Il semble bien plutôt qu'il faille retenir la
dernière hypothèse. Par contre, les monnaies d'argent contemporaines de
l'inhumation que l'on trouve dans une bourse à sa ceinture sont, elles,
représentatives de sa richesse et de son rang social.
Le cas de la céramique est lui aussi un point qui a partagé et partage
encore les avis. Là plus qu'ailleurs peut-être, on a voulu souligner une
différence entre le mobilier funéraire et le matériel de tous les jours. Une
chose est sûre : le dépôt de céramique, en un ou plusieurs exemplaires, dans
une sépulture est un dépôt votif, contenant ou représentant une offrande
rituelle. Seule subsiste la question de savoir s'il y a eu ou non une céramique
« funéraire ». Là encore, la comparaison avec ce que l'on trouve sur les
habitats est nécessaire.
Les partisans d'une céramique funéraire considèrent que la céramique
carénée l'est plus spécialement et s'appuient sur le fait qu'on la trouve en
faible proportion dans les habitats .Déjà en 1938, lors de la fouille du village
de Gladbach, L. Hussong (33) soulignait la rareté des tessons de céramique
carénée et émettait l'hypothèse que celle-ci pouvait plus spécifiquement être
réservée à un usage rituel, à moins qu'il ne s'agisse que d'un simple problème
chronologique. W. Hiibener, dans son étude de la céramique mérovingienne
au nord des Alpes (34), considère que, statistiquement, la céramique carénée
est plus proprement réservée à l'usage funéraire.
Mais il faut se garder de systématiser. On trouve aussi dans les sépultures
des céramiques qui paraissent totalement usuelles (bouteilles, cruches, plats,
bols, etc.). Quand P. Demolon étudie la céramique recueillie à Brebières
(Nord) (35), il trouve de nombreux exemples de comparaison dans les

(32) J. DECAENS, Un nouveau cimetière du haut moyen âge en Normandie, Hérou-


villette (Calvados), Archéologie médiévale, I, 1971, p. 85-86.
(33) K.H. WAGNER, L. HUSSONG, H. MYLIUS, Frankische Siedlung bei Gladbach
Kr. Neuwied, Germania, 22, 1938, p. 184.
(34) W. HUBENER, Absatzgebiete friihgeschichilicher Tôpfereien in derZone nôrdlich
der Alpen, Beitrdge zur Keramik der Merowingerzeit, Bonn, 1969.
(35) P. DEMOLON, Le village mérovingien de Brebières (VF-VII* s.), Arras 1972,
p. 184-192.

40
cimetières des environs. D'un autre côté, si elle est bien sûr en moindre
proportion, on trouve toutefois de la céramique carénée dans les fouilles
d'habitat — on peut citer, au hasard, Haldern (36), Furdenheim (37), etc. —
et, si l'on prend toujours le cas de Brebières, certains des tessons de
céramique carénée recueillis présentent des traces d'usure et d'utilisation.
Dans le même ordre d'idée, on a trouvé à Bulles (Oise), dans une sépulture,
un vase caréné qui avait été réparé avant d'être enfoui (38). Il semble de
toute façon logique d'admettre que l'on ait cassé, dans un village, moins de
céramique de luxe — la céramique carénée trouvée à Brebières offre des
décors, parfois effacés par l'usage — que de céramique commune et cette
dernière, quand on la trouve dans une sépulture, peut présenter des traces
d'utilisation, chocs, noir de fumée, par exemple. Nous n'avons jusqu'ici à
notre disposition que des fouilles d'habitats ruraux assez pauvres ; peut-être
la fouille d'un habitat royal ou aristocratique pourrait-elle transformer ou
au moins infléchir la proportion.
Sans écarter le fait indéniable que certains vases n'ont eu d'autre utilisation
que funéraire et ont été acquis dans ce but (on les trouve comme neufs),
on peut sans aucun doute dire qu'ils n'étaient pas différents de la céramique
communément employée, sur le fond usuel de laquelle on n'hésitait pas
éventuellement à prélever pour un usage funéraire. Plus qu'une forme
spécifique de céramique funéraire, il faut retenir le rite, rite qui cesse de façon
inexpliquée vers le milieu du VIII6 siècle pour ne reprendre qu'au XF —
plus tôt dans certaines régions — où l'on trouve à nouveau dépôt de
céramique dans les sépultures. Cette dernière présente des trous destinés à
favoriser la combustion de l'encens pendant la cérémonie. Mais, là encore,
on peut faire la même remarque que précédemment : on observe une
différence entre la céramique de tous les jours que l'on a percée de trous
pour permettre cette utilisation et la céramique spécialement fabriquée dans
ce but dont les trous ont été percés avant la cuisson.
Toutes les sépultures ne sont pas également garnies et ne comportent
pas un mobilier uniforme. Les différences de condition et de rang social
sont attestées jusque dans la mort. Sans entrer dans le détail, on peut
rappeler, à une extrémité de l'échelle, la tombe de Childéric (39) ou celle
d'Arnegonde (40), bien connues, qui renfermaient un matériel très riche et
très nombreux, dont les composantes du costume ou des offrandes funéraires

(36) H. HINZ, Die Ausgrabungen auf der Wittenhorst in Haldern, Kreis Rees, Bonner
Jahrbiicher, 163, 1963, p. 380 et pi. 6.
(37) A. STIEBER, Découverte d'un fond de cabane mérovingien à Furdenheim (Bas-
Rhin), Cahiers d'archéologie et d'histoire d'Alsace, n° 134, 1954, p. 97-100.
(38) Y. et R. LEGOUX, Le cimetière mérovingien de Saine Fontaine à Bulles (Oise).
Etude des 155 premières sépultures, Cahiers archéologiques de Picardie, 1974,
p. 164.
(39) Abbé COCHET, Le tombeau de Childéric 1er, roi des Francs, Paris, 1864.
(40) M. FLEURY et A. FRANCE-LANORD, Les bijoux mérovingiens d'Arnegonde,
Art de France, I, Paris, 1961, p. 7-18.

41
reflètent bien la condition royale, et, à l'autre, la masse des sépultures qui
ne présentent que peu (simple boucle de ceinture ou petit couteau par
exemple) ou pas de mobilier funéraire. Quand il n'y a pas de mobilier, les
différences de condition semblent abolies. Ces considérations posent un
problème d'interprétation. Pourquoi du mobilier dans certaines sépultures
et pas dans d'autres ? En règle générale, ce n'est certainement pas une simple
affaire de croyance, de richesse ou de rang social, mais il faut se demander
si certains de ces objets sont plus proprement révélateurs de la condition
sociale du mort qu'ils accompagnent. On s'est souvent posé la question,
notamment à propos des armes et leur étude montre bien la difficulté qu'il
y a à prendre pour argument révélateur du rang social le mobilier funéraire
ou telle ou telle de ses composantes. Une étude des plus complète et des
plus révélatrice est celle que H. Steuer a effectuée pour le sud et l'ouest
de l'Allemagne ; elle néglige malheureusement toutes les données
anthropologiques, mais cet inconvénient pallié, elle devrait pouvoir servir de modèle
pour d'autres régions (41).
A côté des différences qui apparaissent dans la richesse des mobiliers
funéraires, apparaissent aussi des différences dans les catégories des hommes
armés. Le guerrier est l'assise fondamentale de l'Etat franc et sa tombe
en est le cliché, le port des armes étant certes un signe d'insécurité mais
aussi un signe de richesse. Ainsi, les tombes antérieures à 500 sont trop
riches pour que l'on puisse mesurer les différences sociales mais, plus tard,
pour H. Steuer, on peut deviner, à travers les découvertes funéraires des
changements de structures sociales, matérialisés en quelque sorte par certaines
modifications des coutumes concernant l'armement ou des rites funéraires.
De l'observation des répartitions à l'intérieur des nécropoles, des associations
d'armes, du reste du mobilier funéraire, des regroupements de sépultures ou
de leurs profondeurs relatives se dégagent, par comparaison avec les sources
historiques ou non, des différenciations sociales très nettes.
Si l'on veut résumer les observations de H. Steuer, on peut dire que les
premiers grands cimetières en rangées renferment, à côté de quelques tombes
très riches, en armes mais souvent aussi par le matériel adjacent, un grand
nombre de sépultures de guerriers bien équipés et un nombre élevé de
tombes sans mobilier. On saisit clairement dans ces cimetières une classe
sociale dirigeante et peu nombreuse, une classe moyenne de paysans ayant
de bonnes armes et une classe inférieure de dépendants ; on ne peut toutefois
discerner d'une quelconque manière au travers des sépultures si ces derniers
sont des hommes libres ou non. L'auteur montre que l'armement du guerrier
lourdement équipé est resté le même — épée, lance, bouclier — depuis
l'époque des premières tombes de guerriers jusqu'à celle des aristocrates
du VIIIe siècle. L'épée, qui sous-entend le combat rapproché, d'homme à
homme, et qui garde une valeur effective et mystique tout au long du moyen

(41) H. STEUER, Zur Bewaffnung und Sozialstruktur der Merowingerzeit, Nachrich-


ten aus Niedersachsens Urgeschichte, 37, 1968, p. 18-87.

42
âge, est l'apanage d'une classe sociale dirigeante, comme le montrent les
sépultures avec épée à poignée d'or que l'on trouvera plus tard. Les sépultures
qui contiennent une épée abritent aussi d'autres armes, lance, hache, etc.
Ces guerriers, au moins dans leur tombe, sont apparemment suréquipés
comme si on avait voulu symboliser, par là, la grande richesse du mort, à
moins que de telles combinaisons d'armes aient été nécessaires pour faire face
à l'armement de tout adversaire.
Si l'armement des chefs reste très constant, très unifié, parfois associé
de plus à l'usage du cheval, celui des classes inférieures varie, lance et
bouclier, hache et bouclier, arc, tous armements permettant le combat à
plus grande distance et convenant mieux à des corps de troupes.
On observe, à propos des « sépultures de chef », plusieurs faits notables,
variant suivant les cimetières. Tout d'abord, si l'on observe bien sûr des cas
de dissémination anarchique, on peut signaler qu'elles se trouvent souvent
groupées en un même secteur du cimetière, accompagnées de tombes
féminines très riches, recoupées et se chevauchant les unes les autres dans
le temps, comme si la classe dirigeante s'était fait enterrer en un lieu privilégié
du cimetière, à part. On observe ce fait très fréquemment ; parmi les exemples
les plus récents, on citera le cas du cimetière d'Hérouvillette où toutes les
épées ont été trouvées dans un même secteur, ou celui encore inédit de la
nécropole de Frénouville où l'imbrication très serrée de ces tombes était
encore plus nette. Dans d'autres cimetières, ces tombes plus riches se trouvent
disséminées par petits noyaux indépendants, chronologiquement successifs,
comprenant sépultures masculines et féminines, autour desquels semblent se
grouper les autres tombes de moindre importance.
Si l'on reprend la démonstration de H. Steuer, à la fin de l'époque des
cimetières en rangées, les proportions entre les classes se trouvent changées.
Les tombes richement dotées, tout du moins par rapport aux autres car leur
richesse n'est comparable qu'à celle des sépultures de la classe moyenne de
l'époque précédente (il faut sans doute en chercher la cause dans la
raréfaction des métaux précieux), sont entourées d'une classe très inférieure de
tombes pauvres et même sans mobilier. Influencé par les transformations
des modes de combattre, l'armement change dans le temps et selon le lieu.
On note, dans ces cimetières, avec l'appauvrissement relatif de la classe
supérieure ou bien avec l'ascension d'une nouvelle classe dirigeante,
l'abaissement de la vaste classe moyenne qui ne se distingue plus guère de
l'ancienne classe inférieure et dans laquelle on ne peut plus discerner, à
travers l'équipement militaire mis au jour dans les tombes, de clivages
sociaux. Il serait nécessaire pour ce faire de connaître les critères de choix
qui nous échappent, quelles sont les armes préférées, les plus recherchées et
pourquoi, leur prix, etc.
On peut toutefois essayer, en comparant ce que l'on trouve dans les
sépultures avec ce que nous montrent les sources écrites, d'expliquer à quoi
correspondent ces classifications dans la société des vivants. A l'époque des
migrations, la répartition des corps dans les armées barbares où servaient
tous les hommes libres en état de se battre et de s'équiper se faisait sans

43
doute sur une base tribale ; le commandement était assuré par des chefs
héréditaires ou par des riches qui se trouvaient à la tête de troupes et de
clientèles importantes. Ce sont vraisemblablement les sépultures de ces chefs
locaux que l'on trouve au sommet de l'échelle dans les nécropoles de la
première période. A l'époque mérovingienne, le commandement des armées
s'exerce sur une base non plus tribale mais territoriale et passe aux agents
locaux du pouvoir royal, les comtes et, à quelques exceptions près, on n'a
guère d'indications précises sur les unités et les commandements inférieurs.
Il est bien évident que les sépultures des comtes — si un jour on peut les
reconnaître sans erreur — doivent êtres rares relativement à la masse des
sépultures mises à jour. Deux explications viennent à l'esprit au sujet de la
classe des hommes armés que l'on trouve dans les cimetières de la deuxième
période. Si l'on met de côté de simples hommes libres qui conservent encore
les moyens de s'équiper, au moins sommairement, il peut aussi s'agir de la
descendance des chefs de tribu ou de l'aristocratie gallo-romaine, peut-être
appauvrie, ou d'agents subalternes de commandement, à l'autorité déléguée
à l'échelon local, l'une des explications n'excluent pas l'autre à priori, les
deux se retrouvant peut-être sur une même tête.
Pour ce qui est de la classe inférieure dans laquelle on ne retrouve plus
à la seconde époque de clivages sociaux, on peut arguer de deux phénomènes
agissant dans deux sens différents mais se rejoignant en fait. D'une part, il
semble que tout au long de la période mérovingienne et carolingienne les
esclaves se sont faits de plus en plus rares sur les marchés d'Europe
occidentale et qu'on a éprouvé le besoin d'en faire en quelque sorte l'élevage. G.
Duby écrit dans un ouvrage récent (42) : « Le plus sûr était alors de confier
celui-ci aux parents, donc d'extraire ces derniers de la promiscuité domestique
et de les laisser vivre dans leur propre foyer. Au centre de la villa, l'équipe
s'amenuisa donc, en même temps que se restreignait l'étendue des terres en
exploitation directe et que se multipliait le nombre des tenanciers. Parmi eux,
les esclaves devinrent peu à peu plus nombreux. Se met alors en branle
une lente mutation de l'esclavage qui le rapproche peu à peu de la condition
des tenanciers libres. C'est l'un des événements majeurs de l'histoire du
travail ... ». D'un autre côté, l'aristocratie ajoute à son pouvoir économique
une autorité qui appartient normalement au roi et que celui-ci leur abandonne
de plus en plus, et, se renforçant progressivement, elle exerce directement,
au jour le jour, son autorité de la manière la plus efficace sur la masse des
dépendants à tel point que dès le VIP siècle dans les régions les plus évoluées,
« l'indépendance paysanne apparaît comme une structure résiduelle, comme
la survivance d'un état social sur lequel s'étaient anciennement appuyées les
institutions politiques de l'Antiquité classique et qui pour un temps se
maintient encore vigoureuse dans les plus sauvages des tribus barbares, mais que
le progrès menace alors partout » (43). Devant la charge écrasante que

(42) G. DUBY, op. cit., p. 51.


(43) G. DUBY, op. cit., p. 54-55.

44
représente le fait de s'équiper pour combattre, la majorité des paysans
renoncent à la fonction guerrière qui était autrefois le signe par excellence
de la liberté et deviennent désarmés.
La classe servile se rapproche de la condition des tenanciers libres. Ces
derniers, accablés par l'hostilité de la nature et de la misère, se placent de
plus en plus volontiers en sujétion. La distance qui séparait le paysan libre
de celui qui ne l'était pas s'est réduite. « Ce qui se produisit alors,
insensiblement, ce fut bien en effet un asservissement général de la population
rurale. Se mit en place, peu à peu, dans l'ensemble de l'Europe, un rapport
de sujétion économique très simple qui soumettait aux « grands » tous les
« humbles », aux « puissants » tous les « pauvres », un mécanisme
d'exploitation qui dès lors domina tout ...» (44). Ce phénomène explique sans
doute qu'à côté de quelques tombes plus riches, on ne trouve plus, pendant
la seconde période, qu'une masse de sépultures d'un niveau de richesse très
bas ou même sans mobilier funéraire, parmi lesquelles la médiocrité générale
du matériel ne permet pas de discerner précisément la condition sociale
de chacun. Nous n'avons en effet aucun critère de comparaison pour ce qui
est de la valeur relative des objets très communs déposés dans ces sépultures
et l'on doit aussi penser qu'un esclave a pu, au cours de son existence,
s'enrichir plus qu'un tenancier libre. Si l'on admet de plus — sans pouvoir
le prouver ou le généraliser — que le droit de propriété du maître ne s'étend
pas aux composantes vestimentaires que l'on trouve dans la sépulture et
qu'il est de toute façon limité par les coutumes et les tabous liés aux rites
funéraires, rien ne permet de distinguer dans la tombe l'esclave aisé qui a
emporté quelque objet familier, de l'homme libre pauvre qui aura été
enterré nu.
Peut-être aura-t-on la chance un jour de saisir les différenciations sociales
fines mais ce travail, que l'expérience de H. Steuer montre comme hautement
profitable, ne sera possible que si les associations de mobilier, les rites
funéraires, les recoupements de sépultures, leur profondeur relative, etc. sont
notés avec le plus grand soin et donc rendus utilisables pour l'historien. Une
masse considérable de documents anciens, où l'objet était plus envisagé en
lui-même que pour sa signification profonde, est totalement inutilisable
aujourd'hui ; les archéologues du haut moyen âge n'ont plus le droit
actuellement de négliger aucun des aspects d'une nécropole, aucune fouille ne devrait
être entreprise si elle n'augure pas d'un traitement exhaustif de tous les
objets légitimes.
Quand on observe des associations d'objets constantes, la question se
pose de savoir dans quelle mesure le mobilier funéraire ne devient pas un
stéréotype, l'arme symbole du chef plutôt que du guerrier véritable, l'outil

(44) G. DUBY, op. cit., p. 57.

45
symbole du maître d'un atelier plus que de l'ouvrier, etc. On ne doit pas
négliger en effet l'hypothèse d'une plus grande variété dans l'armement par
exemple. La présence d'armes et surtout de certaines armes de préférence
à d'autres, le nombre de combinaisons ne variant pas à l'infini, ne pourrait
plus être considérée alors que comme un rite fixé par l'usage. Bien plus, le
mobilier funéraire, la position des corps, les rites sont-ils réellement
révélateurs des croyances au moment de l'ensevelissement ou sont-ils figés depuis
longtemps ? Y a-t-il ou non décalage chronologique entre l'évolution de la
société et l'évolution que l'on observe dans les sépultures et à travers elles ?

On pourrait soulever à ce propos de multiples problèmes. Ainsi, quelle


valeur doit-on accorder à la présence d'une monnaie — l'obole de Charon
— dans la bouche de certains morts, jusqu'au VIF siècle encore ? Doit-on
penser qu'il s'agit encore d'un rite vivant dont la signification est parfaitement
claire pour ceux qui le pratiquent ou, bien plutôt, d'une réminiscence
ponctuelle dont on avait perdu le sens ? La rareté des exemples conduit à
préférer la seconde hypothèse. Les hommes qui actuellement encore dans
certaines régions de France placent dans la main d'un défunt une pièce de
monnaie seraient bien en peine d'expliquer pourquoi ils le font.

Ainsi, — autre exemple — , pourquoi le VIIIe siècle voit-il l'abandon


presque général de la pratique du mobilier funéraire et de l'inhumation
habillée et doit-on — comme beaucoup l'ont fait — considérer que cet
abandon peut être expliqué par le développement de la christianisation ?
Personne, semble-t-il ne peut donner actuellement une réponse définitive
et pleinement satisfaisante. D'un point de vue archéologique et historique,
la prudence et le doute doivent être la règle en présence d'objets que certains
qualifient hâtivement de chrétiens » et dans l'interprétation que l'on peut
donner de leur présence. On ne peut tirer argument définitif de tel thème
décoratif ou même de tel objet pour en déduire une croyance. On doit mettre
de côté, bien sûr, l'absence de signification, de par sa simplicité de réalisation
trop évidente, que peut avoir en lui-même le motif de la simple croix et dont
pourtant de nombreux auteurs, sans discussion, continuent de tirer argument ;
on pourrait à l'inverse multiplier les exemples d'un objet manifestement
chrétien — vraisemblablement acquis par droit de guerre — réenfoui dans
la tombe d'un « barbare », pour lequel sa signification n'était plus rituelle
mais uniquement esthétique ou preuve de richesse. Seule la concordance ou
le grand nombre peuvent être révélateurs.

Il est évident que, si l'on trouve quelque influence chrétienne dans une
nécropole, cela ne veut pas dire qu'il y ait eu conversion de la population
qu'elle renferme. D'un autre côté, les offrandes funéraires conformes aux
rites païens que l'on trouve dans les cimetières en rangées étaient compatibles
avec un christianisme de surface. Vers le VIP et le VIIIe siècle, l'ancien
cimetière en rangées, pourtant déjà chrétien, est abandonné et, en règle
générale, on inhume, à partir de cette période, dans un cimetière nouveau
situé autour de l'église paroissiale, au milieu des habitations. Il s'agit là

46
d'une nouvelle étape mais — P. Reinecke l'a bien montré (45) — elle est
plus révélatrice d'un progrès dans l'organisation du régime paroissial que
d'une modification des croyances. Sans entrer dans le détail de cette question
si délicate et si complexe, chacun doit être mis en garde : un cimetière sans
mobilier funéraire n'est pas forcément chrétien, à l'inverse un cimetière avec
mobilier funéraire — rappelons l'ensemble des céramiques destinées à
recevoir l'encens utilisées encore après le XVe siècle — peut très bien être
celui d'une population chrétienne. Selon F. Stein (46), la christianisation n'a
pu conduire que partiellement à l'abandon de l'usage du mobilier funéraire
car on observe, en Allemagne, que la classe sociale qui se convertit la
première est celle qui conservera le plus longtemps cette pratique. Ceci illustre
bien encore la distorsion qui peut exister entre la réalité palpable, celle qui
nous est offerte par la sépulture, et ce que peut avoir été la réalité effective.
Sans qu'on puisse actuellement les départir avec certitude, c'est là un point
sur lequel l'historien se doit d'être extrêmement vigilant car il risque sans
cesse d'être trompé dans le temps et dans ses appréciations, mais c'est aussi
à lui de multiplier avec humilité ses observations et de les affiner au
maximum.
A la compréhension du haut moyen âge, la fouille d'une nécropole et les
observations qu'on peut y faire apportent un nombre considérable d'éléments
positifs, tant au niveau de l'individu qu'au niveau du groupe. Elle permet
éventuellement de confirmer ou d'appuyer des textes trop rares et trop
imprécis ; mais surtout elle nous permet d'aller au-delà et de nous faire
toucher la réalité quotidienne et même intime d'une population. Même si,
dans les sépultures, l'on trouve vraisemblablement ce que le mort possédait
de mieux de son vivant, même si les rites et les coutumes funéraires sont
autant de facteurs de fixation et de choix qui tendent à stéréotyper et peut-être
à décaler dans le temps l'image qui nous est fournie, le mobilier funéraire
ne diffère pas, dans sa nature au moins, du matériel que l'on met au jour
lors des fouilles d'habitat. La nécropole semble bien refléter, avec les
imprécisions et les lacunes qui sont propres à sa nature, la condition de chacun des
individus qui y sont inhumés et les différences de statut social qui pouvaient
exister entre eux au niveau du groupe humain considéré.
Le problème est de savoir la valeur que l'on peut accorder à tel élément
ou à tel autre comme élément représentatif ou révélateur, et dans quelle
mesure on peut s'y fier. En fait, l'essentiel, pour l'historien, semble bien être
d'abord de se poser la question et de ne pas former son jugement à partir
de données partielles ou erronées, et surtout de ne pas le former avant d'avoir
opéré tous les recoupements nécessaires. Ce n'est que de la convergence des
observations que peut venir la certitude. Il est donc nécessaire d'avoir recours

(45) P. REINECKE, op. cit.


(46) F. STEIN, Adelsgrâber des 8. Jahrhunderts in Deutschland, Germanische Denk-
mâler der Vôlkerwanderungszeit, Série A, Bd. IX (Rom. - Germ. Kommission
de Deutschen Arch. Instituts zu Frankfurt a. M.), Berlin, 1967.

47
à toutes les techniques et de n'en négliger aucune, de faire jouer toute la
gamme des possibilités actuelles, déjà très large mais qui s'étend chaque jour
davantage. Pour rassembler des données précises et incontestables, pour
affiner les analyses et préciser les résultats, il faut posséder des exemples
nombreux et surtout complets, inventorier le cimetière que l'on fouille dans
son entier. Seule la multiplication de fouilles intégrales, irréprochables sur
le plan de la technique et de l'interprétation, permettra peut-être de lever
les nombreuses incertitudes qui subsistent et restreignent encore la portée
des découvertes.
La fouille permet d'apprécier de façon tangible, au plein sens du mot,
les différences qui ont existé entre les régions pour ce qui est du nombre des
envahisseurs par rapport à la population locale ; les textes ne le permettent
pas plus qu'ils ne permettent de connaître quelle était la réalité quotidienne
de ces régions ou d'avoir une idée de la démographie et les indications que
l'on a, à travers eux, pour ce qui est de l'organisation sociale sont très
parcellaires. On pourrait multiplier les exemples. Si le doute subsiste sur la
valeur de représentativité intégrale que l'on peut accorder à un cimetière
puisque l'on n'est jamais complètement sûr que des facteurs de ségrégation
tant sociale qu'ethnique n'aient pas joué pour en rejeter certains individus
(on l'observe bien pour les enfants nouveaux-nés . . .), l'étude archéologique
et anthropologique, s'appuyant sur les textes et les recoupant au mieux,
participe à une meilleure approche. A partir des exemples que nous
possédons déjà, on fait avancer la question de façon notable ; c'est la preuve, s'il
est encore besoin de le dire, que toutes les disciplines historiques, sans
qu'aucune ne se suffise à elle-même, doivent concourir et persévérer dans
cette voie.
Luc BUCHET - Claude LORREN
Centre de recherches archéologiques médiévales
Université de CAEN

48
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

La Réforme religieuse et la méditation de la mort à la fin du Moyen


Âge
Monsieur Francis Rapp

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Rapp Francis. La Réforme religieuse et la méditation de la mort à la fin du Moyen Âge. In: Actes des congrès de la Société des
historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 53-66;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1208

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1208

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LA REFORME RELIGIEUSE ET LA MEDITATION DE LA MORT
A LA FIN DU MOYEN AGE

Le nouveau Moyen Age qui, selon E. Mâle, « commence vers la fin du


règne de Charles V » (1), s'adonnait passionnément à la méditation de la
mort ; il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter aux documents
iconographiques de cette époque ; sur les pierres tombales, les cadavres putrescents
ont pris la place des gisants apaisés ; le long des murs court la farandole
effrayante de la Danse macabre ; ouvrons les incunables et nous y trouverons,
illustrant VArs moriendi, une suite de xylogravures où le poinçon de l'artiste
a décrit méticuleusement les phases de l'agonie. Obsession du trépas,
penchants morbides d'une civilisation vieillie? Lorsqu'ils ont tenté de
comprendre ce que leur disaient leurs lointains ancêtres, les hommes
modernes ont fait appel à la pathologie. Ils se dont demandé si les fléaux
du XIV* siècle, la Peste noire et la guerre de Cent ans particulièrement,
n'avaient pas été des traumatismes dont l'Occident avait mis beaucoup de
temps à se remettre. D'autres ont pensé que les cultures vivaient, elles aussi,
au rythme des saisons ; après l'été rayonnant du XIIF siècle, le moment était
venu de l'automne ; le flamboiement du gothique faisait penser au coucher
du soleil ; avant de disparaître, l'astre incendie le firmament mais le ton de
ce finale laisse percer la mélancolie (2).
Certes, cette interprétation des choses ne saurait être négligée mais elle
n'est sans doute pas la seule explication possible d'une époque aussi riche
que les deux derniers siècles du Moyen Age occidental .Avec R. Rudolf, on
peut juger qu'il faut faire entrer en ligne de compte, pour déchiffrer
complètement cet ensemble complexe de données, une idée à laquelle les
hommes du XIVe et du XVe siècles surtout étaient très attachés : la réforme.
En effet, lorsque les efforts pour remédier aux faiblesses de la chrétienté
se multiplient, la place de la mort s'accroît (3).
C'est de ce point de vue que nous tenterons ici d'examiner rapidement les
témoignages si nombreux et si précis que nous livrent l'histoire de l'art et

(1) E. Mâle, L'art religieux à la fin du Moyen Age, 4e édit., Paris, 1931, p. 354.
(2) Avec E. Mâle, cité plus haut, c'est J. Huizinga, Le déclin du Moyen Age, Paris,
1948, qui a su le mieux évoquer l'atmosphère mentale du XIVe et du XV* siècle.
(3) R. Rudolf, Ars moriendi, Von der Kunst des heilsamen Lebens und Sterbens,
Cologne, 1957.

53
celle de la pensée religieuse. Nous nous efforcerons d'abord de caractériser
la réforme, qui devint à la fin du Moyen Age principalement un essai de
« revival ». Dans cette action qui visait avant tout à tirer le peuple chrétien
d'une sorte de torpeur, le recours à la crainte du jugement, dont la mort
donnait le signal, pouvait jouer un rôle très important. Nous présenterons
ensuite, les principales formes que revêtit cette évocation du trépas. Enfin,
nous tenterons d'en apprécier les effets.
Dans l'histoire de l'Eglise médiévale, la réforme doit être considérée
comme un tout. Mise en branle au Xe siècle déjà, voire à l'époque
carolingienne, elle ne s'arrêta plus avant que la Réformation n'eût brisé l'unité
religieuse de l'Occident. Si son élan se ralentit à plusieurs reprises, elle fut
toujours relancée (4).
Une double préoccupation habitait les promoteurs de ce mouvement.
D'une part, ils se proposaient de corriger les défauts dont souffraient les
institutions ecclésiastiques. D'autre part, ils ne perdaient pas de vue les
fidèles dont le clergé devait assurer l'encadrement. Si l'attention des historiens
s'est fixée sur le premier aspect de l'action réformatrice, c'est sans doute
en raison des documents dont la polémique entre les partisans du
redressement multipliait le nombre et développait la prolixité. Même au moment
où l'enjeu de la lutte semblait être exclusivement l'élimination des abus et
le rétablissement des observances, les réformateurs n'oubliaient sans doute
pas que tous leurs efforts étaient subordonnés au bien-être spirituel du peuple
chrétien. Au XVe siècle, quand l'échec du conciliarisme eut révélé
l'impossibilité de modifier sensiblement l'organisation de la société cléricale, la
réforme prit de plus en plus nettement l'allure d'un « réveil » et ses
animateurs tentaient avant tout d'insuffler une ferveur nouvelle tant aux
laïcs qu'aux clercs.
Pour ce faire, ils disposaient de l'héritage dont les époques précédentes
avaient réuni les pièces. L'action pastorale était assurée par un personnel
dont les compétences avait fait des progrès considérables depuis le haut
Moyen Age. Au sein du clergé régulier s'étaient constituées des familles dunt
le travail missionnaire était la vocation ; à cet égard, la naissance et l'essor
des ordres mendiants furent d'une importance capitale ; les prêtres séculiers,
peu ou prou, suivirent l'exemple des frères, même si l'envie se mêlait à
l'émulation. Ils furent de plus en plus nombreux à fréquenter les universités.
La formation qu'ils y reçurent fut dans presque tous les cas moins
systématique et moins complète que celle dont bénéficiaient les religieux mais il est

(4) Nous ne disposons pas encore d'une histoire présentant l'idée de réforme et ses
tentatives d'application pendant tout le Moyen Age. Pour la fin de cette époque,
le tome XIV bis de l'histoire de l'Eglise (Fliche Martin), dû au regretté chanoine
Delaruelle, est très précieux. Leur rapide présentation d'ensemble et des indications
bibliographiques dans F. Rapp, L'Eglise et la vie religieuse en Occident à la fin
du Moyen Age (Nouvelle Clio, 25), Paris, 1971, p. 33 et s., 207-225.

54
incontestable qu'elle éleva, ne fut-ce que de peu, le niveau de l'enseignement
dispensé dans les innombrables paroisses de la chrétienté par les recteurs
et les vicaires. L'imprimerie répandit très largement, dans les presbytères
de campagne, les livres composés par les universitaires, dont le sens des
exigences pratiques n'avait jamais été tout à fait obnubilé par la frénésie
spéculative et qui, plus que par le passé, à la fin du Moyen Age, prenaient
au sérieux l'obligation de prêcher prescrite au docteur en Sainte Ecriture.
Le personnel de bonne volonté pouvait utiliser des moyens techniques,
variés et perfectionnés. La parole restait l'instrument privilégié des pasteurs
et des réformateurs. Uars praedicandi, dont les principes et les recettes se
trouvaient dans de très nombreux ouvrages, permettait à ceux qui manquaient
de talent de se procurer au moins la ressource du métier. Le confesseur,
par le chuchotement de la confession, prolongeait et précisait l'exhortation
du prédicateur. Avant Gutenberg déjà, la lecture silencieuse et solitaire des
textes ajoutait à la réception du message qu'ils contenaient sa méditation
persévérante. Les cantiques, dont le répertoire profane avait souvent fourni
les mélodies, conféraient à la répétition indéfinie des enseignements et des
prières une sorte de charme. Enfin, l'image, sous toutes ses formes et dans
toutes les dimensions, redisait ce qu'avaient proclamé les orateurs et les
auteurs.
Assurément, si la panoplie des procédés s'enrichit constamment, le
mouvement que les réformateurs imprimaient à l'Eglise n'eut pas toujours la
même force. A des ralentissements persistants succédaient cependant tôt
ou tard des accélérations vives. Des événements agirent comme des coups
de fouets : les guerres et les catastrophes, épidémies ou famines, furent
considérées comme des avertissements venus du ciel ; le Grand Schisme
éveilla nombre de consciences ; le spectacle de la division ne pouvait pas
laisser indifférents les fidèles qui n'étaient pas chrétiens que de nom. Le
rôle positif des hérésies ne peut pas être mesuré mais leurs succès furent
sans doute autant de défis que les partisans convaincus de la croyance et
de la morale orthodoxe eurent à cœur de relever. Enfin, le mouvement des
idées ne laissa pas d'influer sur l'attitude des clercs. Entre les préoccupations
des savants et celles des pasteurs, les correspondances étaient plus
nombreuses et plus serrées qu'on ne le pense généralement. Lorsqu'en 1336
Benoît XII corrigea, dans la constitution Benedictus Deus, les vues erronées
de son prédécesseur sur la vision béatifique et le sort des âmes immédiatement
après la mort, il se prononçait sur un problème qui ne laissait pas ses
contemporains insensibles et sa décision ne resta pas sans effet. De même,
en 1439, les discussions qui mirent aux prises, à Florence, les représentants
de l'Eglise grecque et les prélats romains à propos du Purgatoire
provoquèrent la clarification et la fixation de la doctrine occidentale en la matière ;
cette définition ne tarda pas à sortir des cercles restreints qui l'avaient
élaborée ; elle fut commentée par les prédicateurs et transcrite en images
peu de temps après le concile d'union (5). Une place considérable, dans
l'évolution de la pastorale, revient sans doute à l'une des écoles théologiques

55
qui fut longtemps la plus décriée des familles d'esprit scolastique, le nomina-
lisme. En effet, les tenants de la via moderna pensaient que Dieu donne
le salut à l'homme s'il tend vers le bien de toutes ses forces. Facere quod
in se est, déployer toutes les ressources déposées en lui, devenait ainsi pour
le chrétien une obligation impérieuse. Aux prêtres revenait la mission de faire
connaître ce devoir à leurs ouailles, d'abord, puis de leur apprendre les
moyens les plus expédients de s'en acquitter. Qu'à la fin du Moyen Age,
quelques-uns des nominalistes les plus réputés, Gerson, Henri de Langenstein,
Nicolas de Dinkelsbiihl et Gabriel Biel, pour ne citer que ceux-là, se soient
souciés des « simples gens ■» et de l'enseignement religieux qu'ils recevaient,
est significatif à cet égard. Ces docteurs ont démontré, de la sorte, que les
raisonnements en apparence les plus éloignés de la vie quotidienne ne sont
pas sans portée pratique. Les succès remportés par les disciples d'Occam
dans la plupart des Universités occidentales ne contribuèrent pas
médiocrement au renouveau que connut après 1350 ce « gouvernement des âmes >
qualifié d'art suprême par les théologiens d'alors (6).
Tentons de discerner les caractères les plus nets de cet ors artium. Il est
avant tout une pédagogie de comportement. A ceux qui s'en réclament, la
foi chrétienne commande d'adopter une conduite chrétienne. Celle-ci porte
la marque de l'ascèse qui règne dans les monastères où jadis ont jailli les
sources de cette morale. L'écueil contre lequel l'orthodoxie de cet
enseignement court le risque de se briser, est le pélagianisme, qui représente en
quelque sorte l'excroissance du volontarisme, inévitable dès lors que la
collaboration de l'homme à son salut est jugée nécessaire, Mais, pour ne
point donner dans ce travers, il est toujours recommandé de se remémorer
la Passion, qui, seule, a rouvert la porte du Paradis. La grâce et les œuvres
ne s'excluent pas mais s'appellent et se complètent, dans cette doctrine.
Peut-être parce qu'elle est le reflet d'une pensée qui fait au singulier une
place de plus en plus grande et se méfie quelque peu des « universaux », la
pastorale des XIVe et XV* siècles s'attache aux individus plus qu'aux
communautés. On peut se demander si l'insistance sur la destinée personnelle
du chrétien ne vise pas à combattre la tenace reviviscence des rêves collectifs
portés par le millénarisme.
Enfin, le sérieux de l'entreprise impose à ceux qui s'y vouent le souci
lancinant de l'efficacité. Puisqu'il s'agit d'arracher les hommes à leur perte,
tout doit être mis en œuvre pour les mettre sur le bon chemin. L'émotion
est le moyen privilégié dont se servent alors les éducateurs pour provoquer,
renouveler et consolider les conversions. Le rappel de la mort est susceptible
de produire l'un de ces chocs salutaires, dont le retentissement peut se
répéter à l'infini et briser la carapace d'indifférence qui tend à se reformer
toujours. Parce que rien n'est plus sûr que le trépas, le chrétien doit, en

(5) M. et G. Vovelle, Vision de la mort et de l'au-delà, Paris, 1970.


(6) H. A. Oberman, The Harvest of Medieval Theology, Cambridge, Mass., 1963,
a souligné les mérites du nominalisme dans l'ordre de la théologie pastorale.

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vivant bien sur terre, prendre des assurances pour cet au-delà vers lequel
il est inexorablement entraîné. Parce que rien n'est plus incertain que l'heure
de la mort, il doit se préparer sans délais, le mieux possible, à cette ultime
bataille dont son destin éternel est l'enjeu. La méditation de la mort raffermit
la volonté de bien vivre et c'est pendant la vie tout entière qu'il convient de
s'armer pour bien mourir. Uars moriendi et Yars vivendi se rejoignent.
Logiquement, dans l'apprentissage de la vie chrétienne, dont la réforme à
la fin du Moyen Age avait avivé la préoccupation, la pensée de la mort
devait jouer un rôle de premier plan (7).
Trois éléments principaux constituent cette pédagogie particulière. L'ordre
chronologique dans lequel ils apparaissent, vers 1375, en 1408 sans doute,
après 1439, est aussi celui de la logique tout court. En contemplant la Danse
macabre, l'homme se voit renvoyé durement à l'obligation d'utiliser méticu-
leusement chaque instant du répit que lui laisse la Providence. Lorsqu'il
s'entraîne à « l'art de mourir », il met de son côté quelques chances de
gagner sa dernière bataille. Enfin, l'évocation du Purgatoire, l'invite à porter
secours aux fidèles trépassés dont ses prières et ses sacrifices abrégeront et
raccourciront les tourments.
Reprenons l'examen de ces trois points. La bibliographie de la Danse
macabre est déjà riche. Le sujet intéresse des spécialistes de disciplines fort
diverses ; les historiens de l'art et de la littérature ne l'étudient pas avec moins
de passion que les théologiens et les ethnologues. Leurs recherches ne sont
pas achevées et la liste des titres qu'il faudra connaître pour posséder à fond
la matière s'allongera probablement. Quelques données sont considérées
actuellement comme bien établies (8).
H est incontestable, d'abord, que la gestation de ce thème fut très longue.
Plusieurs groupes de textes l'annonçaient. Le plus ancien, sans aucun doute,
rassemble les recommandations, presque innombrables, que des auteurs,
très différents, d'Euchère de Lyon, au Ve siècle, jusqu'à Savonarole, à la fin
du XVe siècle, adressent aux chrétiens, les pressant de mépriser le monde.
Ce Contemptus mundi souligne la fragilité de la créature, la corruption de
la chair, qui, vivante encore, dissimule, sous les apparences de la beauté,
les horreurs de la décomposition physique. D'autres témoignages, plus

(7) C'est la thèse soutenue par R. Rudolf, op. cit., passim.


(8) Le travail le plus complet sur la « Danse macabre » est celui de S. Cosacchi,
Makabertanz, Der Totentanz in Kunst, Poésie und Brauchtum des Mitteîalters,
Meisenheim am Glan, 1965. Le petit livre très clair, de V. Stammler, Der
Totentanz, Entstehung und Deutung, Munich, 1948, est encore précieux.
H. Rosenfeld,Der mittelalterliche Totentanz, Munster, 1954, soutient la thèse qui
place l'origine de la « Danse macabre » en Allemagne, dans un couvent
dominicain.
On consultera Rudolf, op. cit., p. 49-55, sur le rôle du Vado mori dans la genèse
du thème. Ce que dit E. Mâle, op. cit., p. 355-380 de la « Danse macabre » est
extrêmement attachant. Enfin sur les relations entre le Triomphe de la mort et la
« Danse macabre », voir A. Tenenti, La vie et la mort à travers l'art du XV*
siècle (Cahier des Annales, 8), Paris, 1952.

57
récents, car la série ne semble pas remonter au-delà du XIIF siècle, se
rapprochent sensiblement de la Danse macabre. En effet nous y voyons
des personnages représentant plusieurs classes de la société marcher vers
la mort. Vado mori, disent-ils, l'un après l'autre et cette déclaration sonne
comme un avertissement, qui doit ébranler la quiétude ou l'indifférence du
lecteur.
Pour que naisse vraiment la Danse macabre, d'autres éléments doivent
apparaître encore et se rejoindre. En premier lieu, le Dit des trois morts et
des trois vifs, d'origine orientale, croit-on, mais qui se répand en Occident
à partir du XIIIe siècle. La fresque, malheureusement mutilée du Campo
Santo de Pise, datée de 1380, n'en est que la plus impressionnante des
représentations. On y perçoit le choc produit sur trois jeunes hommes en
pleine santé par la rencontre de trois cadavres putrides ; « nous étions ce
que vous êtes, vous serez ce que nous sommes », proclame ce terrible tableau.
Dans un texte au moins, qu'une tradition erronée classait parmi les œuvres
de saint Bernard, la mort devient un personnage. Ce Diaîogus mords cum
homine, créé probablement au XIe siècle, met face à face la camarde et
sa victime.
Restait à mettre en scène ce qui fait la force poignante du thème, les
sinistres entrechats des morts, décharnés ou squelettes. L'enquête des
historiens et des ethnologues tâtonne. Elle rencontre la croyance aux danses
exécutées par les morts par dessus les tombes. La localisation dans l'espace
et dans le temps en est malaisée. Cependant, l'étymologie, très discutée, du
mot « macabre », peut nous conduire en Espagne puisque certains auteurs
le font dériver de l'arabe « maquabir », qui signifie la tombe. D'autre part
des légendes, comme celle des danseurs de Kôlbigk, en Saxe, remontent au
XP siècle.
De ces éléments dispersés, un inconnu, religieux ou séculier, nous ne le
saurons probablement jamais, pas plus que nous réussissons à découvrir son
appartenance nationale, fit un ensemble, la Danse macabre. Cette création
était réalisée déjà quand en 1376, le poète parisien, Jean Le Febvre, composa
le Respit de la mort où se trouve le vers bien connu : « Je fis de Macabree
la dance ». Le thème fut traité très rapidement, sur des modes variés. La
prédiction, sans doute, fut la première façon de l'exposer et de le développer.
L'iconographie nous permet de le penser, puisque, fréquemment, c'est par
un prêtre en chaire que commence la suite des images. Le texte du sermon
devint un poème, dont les auditeurs et les lecteurs pouvaient indéfiniment
se remettre en mémoire les termes précis : la version la plus célèbre, à
juste titre, de ces strophes est l'œuvre du chancelier de l'université de Paris,
Jean Charlier de Gerson, elle est antérieure à 1423 (9). Le caractère original
du sujet le prédisposait naturellement à la mise en scène. Une telle
représentation où la chorégraphie tenait une place primordiale, est attestée dès 1393,

(9) Voir l'édition de ce texte par Mgr P. Glorieux, Œuvres complètes de Jean Gerson,
VII, Paris, 1966, p. 286-301.

58
à Candebec ; la Danse macabre fut jouée devant le duc de Bourgogne à
Bruges en 1449 et, quatre ans plus tard, à Besançon où les Cordeliers
avaient réuni leur chapitre. Enfin, le pinceau des peintres d'abord, puis le
stylet des graveurs fixèrent pour toujours les figures de ce branle sinistre
sur les murs des églises ou des aîtres, ainsi que sur les pages des livres. H
est extrêmement difficile de dater précisément ces œuvres. Celle qui décore
l'abbatiale de la Chaise Dieu n'est sans doute pas postérieure à 1410 ; sa
réalisation précéda d'une bonne douzaine d'années celle des fameuses
peintures que contemplaient à loisir les Parisiens au cimetière des Innocents.
Pour autant que nous puissions nous faire des idées relativement précises
sur leur âge, les autres Danses macabres connues sont plus récentes, y
compris celle de Kermaria en Bretagne. Le sujet ne perdit rien de sa
popularité, tout au long du XV siècle. Cette faveur persistante explique sa
transposition dans le domaine de la xylographie. Les planches les plus
célèbres, furent gravées à Paris en 1485 par G. Marchand. Elles n'étaient
sûrement pas les premières ; les historiens de l'art font remonter jusqu'en
1465 les gravures du Heidelberger Blockbuch. Le recensement de ces
diverses représentations démontre que l'invention d'un clerc anonyme, à la
fin du XIVe siècle, se répandit à travers tout l'Occident. Seule, l'Italie ne
fut pas vraiment conquise. Le Triomphe de la mort y tenait la place
qu'occupait ailleurs la Danse macabre. A l'intérieur de l'espace qu'elle
maîtrisait, celle-ci revêtait deux formes différentes. Elle se présentait soit
comme la Danse des morts (Totentanz), soit comme la Danse de la mort
(Todestanz). Dans le premier cas, l'artiste associait, en un couple étrange,
le vif et son double, squelettique ou décharné. Ainsi le paysan mort entraînait
le vivant ; le cadavre du cardinal arrachait le prince de l'Eglise à ses
ambitions ou ses soucis ; et ainsi de suite. Par contre ,dans la seconde version
du thème commun, la Mort était devenue l'effrayante personnification du
sort que connaissent tôt ou tard tous les humains et c'était elle qui conduisait
le bal. Présente déjà dans le Mors de la Pomme, en 1470, cette interprétation
fut celle dont s'inspira Holbein, au début du XVP siècle. H n'est pas sûr
d'ailleurs que le Totentanz ait précédé le Todestanz très nettement. Selon
certains auteurs, très tôt, les deux manières de mettre en scène la danse
macabre coexistèrent et se développèrent séparément.
Trop d'obscurités subsistent sur les origines de ce thème pour que nous
soyons en droit d'affirmer sans ambage qu'il fut créé par les promoteurs de la
réforme. Toutefois les clercs qui prenaient à cœur les responsabilités du
ministère pastoral jouèrent dans la naissance, du moins dans le développement
et la diffusion de ces textes, et de ces tableaux un rôle indéniable. Rappelons
la part qui revient à Gerson à cet égard. Notons aussi que, plus d'une fois
sans doute, des religieux, à l'instar des Dominicains strasbourgeois en 1474,
fixèrent le programme iconographique des artistes (10). En tout état de

(10) F. Rapp, L. Heischer, peintre de la Danse macabre de Strasbourg, in


Revue d'Alsace, 1961, p. 129-136.

59
cause, la Danse macabre était le spectacle que pouvaient recommander les
prédicateurs et les auteurs soucieux d'inculquer à ceux qui les écoutaient et
les lisaient l'art d'utiliser au mieux le répit accordé par la camarde, en
attendant son rendez-vous fatal.
Pas plus que Yars vivendi, dont le Totentanz rappelait avec insistance
l'urgent apprentissage, Yars bene moriendi n'avait été découvert subitement
à la fin du Moyen Age (1 1). L'épître de saint Jacques invite les fidèles à faire
venir un prêtre au chevet des malades, afin qu'il les oigne et les délie de leurs
fautes. Célestin Ier, au Ve siècle, rappela que même aux pires criminels il
importait d'offrir le pardon in articule» mords. A partir du XI" siècle, les
textes qui mettent en lumière l'importance décisive du dernier combat livré
sur terre par le chrétien se font de plus en plus nombreux ; des traductions
en langue vulgaire manifestent le souci qu'ont les clercs de les faire connaître
très largement ; de même, leur attribution à des personnages dont le prestige
est immense, saint Augustin ou saint Bernard, reflète la volonté de confirmer
l'autorité des préceptes et des avis contenus dans ces documents. Plus encore
que les fidèles, ce sont les clercs que ces œuvres doivent atteindre. Aux curés
incombe le soin d'instruire leurs ouailles et de leur faire comprendre la
nécessité de la bonne mort. Il importe donc de former d'abord les ministres
du sacrement, afin qu'ils sachent assister les infirmes et les agonisants.
Comme les contemporains de la réforme grégorienne et de ses
prolongements, les témoins du Schisme et du « réveil », dont ce malheur fit naître
le désir, voulurent améliorer les conditions dans lesquelles s'exerçait le
ministère sacerdotal. Parmi les tâches dont devaient s'acquitter les prêtres,
il n'en était pas de plus délicates et que de plus importantes que la
préparation de leurs ouailles à la mort. Aussi des théologiens, universitaires en renom
pour la plupart, composèrent-ils à, l'intention des curés, principalement, des
manuels où, de leur mieux, ils avaient ramassé les règles de Yars moriendi.
Sans qu'entre elles un rapport indiscutable de filiation puisse être établi,
plusieurs œuvres répondant à cette préoccupation virent le jour sensiblement
à la même époque. Jean de Mies, chanoine de Prague et recteur d'une
paroisse importante, composa son Tractatus de bono ordine moriendi, en
1407 ; l'année suivante, Gerson mit au point l'Opus tripartitum, un triptyque
dont l'art de mourir constituait l'un des volets ; en 1410, Jean de Kastl,
bénédictin de stricte observance, écrivit un Scire bene mori ; vers 1416, parut
un Speculum artis bene moriendi, dont l'auteur était Nicolas de Dinckelsbiihl
mais qui fut attribué longtemps au Cardinal Capranica ; une quinzaine

(11) Pour tout ce qui concerne l'Ars moriendi, le livre du Rudolf, op. cit., est
fondamental. Les textes français de Gerson ont été édités par Glorieux, op. cit.,
p. 404-407 ; L. Dacheux, Les Plus anciens écrits de Geiler, Colmar, 1882, et
L. Pfleger Ein ABC wie man sich schicken soil zu einem kôstlichen seligen Tod,
Haguenau, 1930, ont établi les textes donnés par Geiler. Voir aussi R. Rudolf,
Th. Peutner, Kunst des heilsamen Sterbens (Texte des spàten Mittelalters, 2),
Berlin, Munich, Bielefeld, 1954.

60
d'année plus tard un Dispositorium moriendi, sortit de la plume active du
dominicain réformé, Jean Nider ; un chartreux anonyme nous a laissé le
Modus disponendi se ad mortem ; enfin, en 1434, le chapelain de la Hofburg
à Vienne, Thomas Peuntner fit paraître sa Kunst von dem heilsamen sterben.
Tous ces écrivains appartenaient aux milieux universitaires. Les uns, tels
Gerson et Nicolas de Dinckelsbiihl enseignaient encore au moment où le
désir de préparer les chrétiens à la mort les avait poussé à mettre noir sur
blanc leurs idées en la matière ; les autres, tels Mies et Peuntner, dans les
rangs du clergé séculier, Nider et Jean de Kastl, parmi les religieux, avaient
fréquenté longuement Yaîma mater. Ces hommes avaient trouvé l'atmosphère
propice à leurs réflexions dans des villes où se combinaient et se stimulaient
réciproquement la volonté de réforme morale et l'effort intellectuel. Gerson
représentait à cet égard Paris ; Jean de Kastl et Jean de Mies, Prague, tous
les autres, Vienne. Le rayonnement de la première de ces trois capitales
devait par la suite souffrir de la guerre ; les destinées de la seconde furent
modifiées brutalement par le drame hussite ; la troisième, seule, put
développer librement son activité pendant la première moitié du XV siècle.
Les livres qui viennent d'être cités ne traitent pas seulement le même
sujet ; ils en retiennent aussi les mêmes aspects. Us offrent à leurs lecteurs
en quelque sorte une phénoménologie du dernier combat. L'homme subit
alors des tentations d'une nature et d'une intensité particulière. Puisqu'il
court le risque de ne plus pouvoir se relever, il lui faut éviter à tout prix une
chute dans le péché, qui le vouerait aux peines éternelles. Or, on n'a quelque
chance de combattre efficacement que les adversaires dont on connaît la
tactique. Ce sont donc les ruses et les procédés du démon que décrit Yars
moriendi. Mais, dans sa lutte, l'agonisant peut compter sur des alliés, célestes
et terrestres. De ceux-ci, l'art de mourir parle encore plus longuement que de
ceux-là. Leur rôle est fixé jusque dans ses moindres détails. Les questions
qu'il leur incombe de poser au mourant, afin qu'il ait l'occasion d'affirmer
sa foi, les conseils et les encouragements grâce auxquels ils l'éclaireront et
le réconforteront et les prières qu'ils réciteront avec lui, et, s'il n'a plus la
force de parler, à sa place, remplissent, parfois avec de multiples variantes,
des pages et des pages.
La diffusion de Yars moriendi fut assurée par les mouvements qui l'avaient
fait naître. Les branches réformées des grands ordres et les couvents de
chartreux, dont l'observance ne s'était jamais relâchée, contribuèrent
largement à cette tâche. Rappelons que Jean Nider était l'un des auteurs les plus
réputés dans les cercles dévots et rigoristes d'Allemagne, Jean de Kastl était
très lu dans les abbayes bénédictines affiliées soit à la congrégation de Melk,
soit à celle de Bursfeld. Au premier rang des universitaires qui reconnurent
à l'art de mourir une importance décisive se place Jean Geiler de Kaysersberg
qui, après avoir enseigné la Sainte Ecriture à Fribourg en Brisgau, remplit
les fonctions de prédicateur à la cathédrale de Strasbourg, trente deux ans
de suite (1478-1510) ; il vouait à Gerson une admiration profonde et parmi
les seuls écrits qu'il prit la peine de publier figure sa traduction de Y Opus
îripartitum.

61
Comme l'avait fait avant lui Thomas Peutner à Vienne, Geiler avait pris
pour thème commun à toute une série de sermons la bonne mort. Sans doute,
l'exemple donné par le chapelain de la Hojburg fut-il suivi par d'autres
orateurs sacrés que le maître strasbourgeois. L'imprimerie facilita
considérablement la propagation de Yars moriendi. Nous devons à Geiler une Kunst
des heilsamen sterbens, ainsi qu'un ABC wie man sich schicken soil zu einem
kost lichen seligen Tod, qu'il convient d'ajouter à sa version en allemand de
YOpus gersonien, le Dreieckigt Spiegel. L'inventaire complet des ouvrages
consacrés à l'art de mourir, dans les divers pays de l'Occident chrétien à la
fin du Moyen Age n'est pas encore dressé ; nul doute que ses colonnes
seraient nombreuses et longues. Elles devraient s'ouvrir également aux livres
de piété, qui, tel le Christenspiegel, le Seelengartlein, le Himmelstrasse , pour
ne citer ici que des échantillons de la littérature édifiante en pays germanique,
contenaient au moins des abrégés de Yars moriendi.
L'image, naturellement, vint au secours de la parole, écrite ou vive. La
plus célèbre, à coup sûr, est YArs moriendi de la quintuple tentation. Cette
suite de gravures sur bois, dont le tirage original remonte aux années 1450,
illustre un texte tiré, par un clerc français peut-être, de la doctrine gerso-
nienne sur la bonne mort. Le succès de ces représentations très expressives
ne pouvait être que très vif. Dans un registre différent, le groupe de statues
évoquant l'agonie de Jésus à Géthsémani contribua probablement à répandre
le souci d'une bonne préparation au dernier combat. Ces Oelberge (Mont
des Oliviers) étaient placés dans les cimetières ; les régions de langue
allemande semblent avoir eu pour ce thème iconographique une certaine
prédilection (12).
La méditation de la mort chrétienne ne resta pas jusqu'à la Réformation
prisonnière des schemes créés au début du XV* siècle. Dans sa Predica
dell'Arte de ben morire (1497), Savonarole développe l'idée d'une adaptation
psychologique à laquelle l'homme a le devoir de s'astreindre afin de ne pas
écarter la pensée de la mort ; le Frate invite ses ouailles à chausser les
besicles de la mort ; s'ils suivent cet avis, les fidèles verront tout à travers le
prisme de cette nécessité. Au début du XVIe siècle, Yars moriendi subit de
très profondes modifications (13). L'humanisme n'en laisse subsister que les
apparences ; il en transforme complètement l'esprit. A la crainte, qui doit
pousser les chrétiens à faire l'apprentissage de cet art, il substitue le courage ;
le carme Spagnuoli, ce Mantouan que ses contemporains appelaient le
nouveau Virgile, écrivit, dans la ligne qu'avait déjà tracée Pétrarque, un
De contemnenda morte ; ce petit poème affirme que la mort n'est pas
douloureuse mais seulement la peur qu'elle inspire, bien à tort, aux ignorants. Josse
Clichtove, en 1520, n'exclut pas de sa Doctrina moriendi les pièces-maîtresses
de Yars, la nomenclature des tentations, le tableau sinistre du jugement et
de l'enfer, mais, au risque de faire une œuvre dépourvue de véritable

(12) L. Pfleger, Elsassische Oelberge, in Elsassland, 1928, p. 99-102.


(13) A. Tenenti, op. cit., p. 68-72.

62
cohérence, il y fait figurer en abondance des citations d'Ovide et de Ciceron.
Or ces auteurs, condamnent les êtres faibles qui tremblent devant la mort.
Le philosophe, stoïque, ou stoïcien, se cuirasse l'âme. Il est très éloigné du
fidèle que la considération de ses fautes et de la colère divine plonge dans
l'angoisse. Le ton d'Erasme, dans le récit qu'il nous a laissé de sa discussion
avec J. Colet sur le sens de la mort, est très différent de celui qu'ont adopté
les admirateurs serviles de l'antiquité. Il note que le Christ, le plus parfait
des hommes, ne nous a pas donné l'exemple de l'impassibilité. La souffrance
qui sert de prélude à la mort, est le moyen du Salut. « L'âge et la
transformation organique contribuent ... à la maturité spirituelle du chrétien et font
de lui un ouvrier toujours disposé à interrompre son travail pour rejoindre
le Seigneur ». Pour ce qui concerne le jugement, que chacun s'en remette à
la miséricorde du Seigneur. La doctrine érasmienne de la mort est plus
authentiquement chrétienne que celle des autres humanistes mais son
christianisme n'est plus celui de Yars moriendi : i'accent se trouve mis sur la
confiance ; le courage que prône Erasme s'enracine dans la foi. Jean Staupitz,
dont la spiritualité sereine fit à Luther tant de bien, développe en 1515, dans
un ouvrage intitulé Von der Nachfolgung des willigen Sterbens Christi, une
pensée qui n'est pas dépourvue d'analogie avec celle du « prince des lettres ».
Certes, quelques-uns au moins des éléments que contenaient Yars moriendi
sont repris par l'augustin mais ils sont subordonnés à l'idée maîtresse de
l'imitation. Suivre Jésus sur la voie du Calvaire, telle est la résolution que
Staupitz veut insuffler à ses lecteurs. Sa manière d'aborder le problème de
la mort est christocentrique, tant comme celle d'Erasme. Par contre, s'il ne
disperse pas l'attention du fidèle en énumérant la longue liste de ses alliés,
célestes ou terrestres mais l'invite à fixer son regard sur la croix, il ne
surmonte pas l'hésitation entre la crainte et l'espérance qu'a dépassée le
maître de Rotterdam. Ce dernier semble, en 1515, plus proche du sola fides
que le religieux dont frère Martin avait fait un peu son directeur spirituel (14).
Mais chez l'un et l'autre, il ne restait plus grand'chose de l'esprit dans lequel
avaient travaillé les créateurs de Yars moriendi.
Le Purgatoire, assurément, avait sa place dans la théologie chrétienne bien
avant le XV* siècle ; toute une série de pratique n'aurait pas eu de fondement
doctrinal, s'il n'avait pas eu sa place dans la croyance. Remarquons toutefois
qu'il ne figure pas parmi les fins dernières ; la mort et le jugement ne
conduisent qu'à deux routes, celle du ciel et celle de l'enfer ; il est vrai que
le purgatoire fait office d'antichambre ; les âmes ne la quittent que pour
entrer en Paradis (15). La rencontre des Grecs, à Florence, offrit aux Latins
l'occasion de donner à leurs conceptions de l'au-delà la formulation
rigoureuse qui leur faisait encore défaut ; en effet, les Orientaux n'avaient pas en
cette matière les mêmes idées que les « Romains ». Le décret d'Union comprit

(14) H. Appel Anféàhtung und Trost im Spdtmittelaler und bel Luther, Leipzig,
1938, p. 96-99.
(15) On se reportera, dans le présent ouvrage, au travail de M. J. Le Goff.

63
dans ses définitions celle des lieux ou les justes accomplissent, avant d'accéder
aux félicités éternelles, les peines temporelles que leur ont attiré leurs péchés.
La promulgation de ce document ne resta pas sans conséquences (16). Alors
que l'iconographie jusqu'alors illustrait uniquement les deux possibilités
comprises dans la liste des quatuor novissima, elle créa la représentation du
Purgatoire après 1439. Cette précision apportée par les artistes à l'image
que désormais les fidèles pouvaient se faire de l'autre monde ne se répandit
que lentement, semble-t-il. Elle apparaît dans un manuscrit des Grandes
Chroniques de France et, deux fois en Provence, en 1453 à Villeneuve les
Avignons, quinze ans plus tard (ou en 1511 ?) à Lorgues (17). Néanmoins,
l'essentiel est acquis ; le thème existe, les générations suivantes l'orchestreront.
De la maison du Père, les chrétiens voient mieux maintenant l'une des
demeures. En esprit, ils se rendent plus fréquemment dans cet au-delà que
les chants religieux évoquent dans leurs strophes. Avec Henri de Laufenberg,
le poète rhénan, nombreux, sans doute, sont ceux qui soupirent : Ich wolte,
dass ich daheime ware (Ah, que je voudrais être chez moi) (18).
Résumons-nous : à la fin du Moyen Age, pour inciter les chrétiens à
prendre suffisamment au sérieux les implications morales de leur foi, les
prédicateurs présentaient l'existence terrestre comme un terrain
d'entraînement au combat décisif, dont les fidèles s'exerçaient d'avance à soutenir les
épreuves ; dans la représentation de l'autre monde, entre l'Enfer et le Paradis,
s'inscrit le Purgatoire, où gémissent, éclopés, ceux qui n'ont ni tout à fait
perdu ni gagné complètement la double bataille de la vie et de la mort
chrétiennes.
Les efforts déployés par les clercs pour apprendre aux chrétiens à bien
vivre en se préparant à bien mourir produisirent-ils leur effet ? Certes non, si
le but des prédicateurs, des écrivains H des imagiers était de provoquer une
conversion collective, soudaine et totale, à la manière de celles que produisait
la prédication des prophètes en Israël. L'aventure tragique de Savonarole
démontre que les changements les plus spectaculaires sont de courte durée.
Le Frate paya de sa vie ses illusions : il n'avait pas transformé Florence en
un vaste couvent de stricte observance.
Est-ce à dire que les propagateurs de Yars moriendi s'étaient dépensés en
vain ? Cette fois encore, il nous faut répondre par la négative. Les
avertissements des prêtres et des religieux ne restèrent pas sans écho. Le thème de
la mort était-il au diapason du Zeitgeist ? Les XIVe et XVe siècles
correspondaient-ils vraiment à l'automne d'une civilisation ? L'atmosphère générale

(16) Que le Purgatoire ait été, dès avant 1438, le sujet de nombreux écrits, ce n'est
pas seulement la Divine Comédie qui le prouve mais également, entre autres,
l'ouvrage de Gerson, Complainte des âmes du purgatoire, daté d'octobre 1427,
Glorieux, op. cit., p. 363-367.
(17) Vovelle, op. cit., p. 14-32 et 64. L. Réau, Iconographie de l'art chrétien, II, 2,
p. 752.
(18) Ph. Wackernagel, Dps deutsche Kirchenlied von der àltesten Zeit bis zum Anfang
des 17. Jahrhunderts, Hildesheim, 1964, II, p. 540.

64
favorisait-elle les méditations mélancoliques sur le déclin et le
dépérissement ? Ce ne sont là que des hypothèses, séduisantes, sans doute, lorsqu'elles
sont soutenues avec talent, mais comment en apprécier la solidité ? Il n'en
reste pas moins que le succès de la prédication sur la mort fut très large.
Notons que nous devons la première mention de la Danse macabre non point
à quelque moine rigoriste mais au procureur parisien Lefèvre. Comment ne
pas évoquer ici François Villon et les accents nostalgiques ou funèbres de sa
poésie ? Enfin, et peut-être surtout, nous observons que les écrits consacrés
au trépas furent souvent imprimés et réédités, preuve indiscutable de leur
popularité.
Le message dont les clercs souhaitaient une large diffusion subit, en raison
même de cette vulgarisation, des déformations sensibles. Des pratiques
superstitieuses — et jugées telles par les théologiens de l'époque — se
mêlèrent aux usages conformes à l'orthodoxie. A force d'insister sur
l'importance décisive du dernier combat, les prédicateurs firent naître dans l'esprit
de leurs ouailles l'obsession de la mort subite. Puisqu'il était nécessaire
d'aborder l'agonie, soigneusement entraîné et solidement encadré, y avait-il
pire disgrâce qu'un trépas soudain, foudroyant un homme seul et
complètement absorbé par des soucis profanes ? Pour parer ce coup fatal, les fidèles,
recherchaient tous les abris qui leur semblaient accessibles. Ils récitaient des
oraisons, dont la répétition régulière devait leur garantir une bonne mort :
quelques jours avant le moment fatidique, Notre Dame leur apparaîtrait et
les inviterait à se tenir prêts. Moins puissants que Marie, d'autres
bienheureux passaient pour capables de protéger leur dévots contre un décès
inopiné (19). Sainte Barbe, peut-être sainte Anne, saint Christophe, sans
aucun doute, durent à cette réputation une très large part de la faveur que
leur accordait le peuple chrétien à la fin du Moyen Age. Dans le Totentanz,
les déviations affectaient moins la foi que la charité. Le défilé des princes
et des prélats prend l'allure d'une revanche égalitaire. « Le plus gras est le
premier pourri», remarque, sarcastique, le texte français de la Danse macabre.
L'engouement pour le thème de la mort ne fut pas universel. Nous ne
connaissons que les refus opposés à la prédication chrétienne avec le plus
de fermeté. Rien ne nous autorise à penser qu'ils furent isolés. Vers 1400
déjà, Jean von Tepl (ou von Saar) composa son célèbre Ackermann von
Bôhmen (20). Il repousse avec l'énergie du désespoir les consolations que
prodigue la piété. A ses yeux, la mort n'est qu'un épouvantable fléau dont
les clercs s'évertuent vainement à faire un bien. Dans cette œuvre, qui compte
parmi les plus connues de la littérature germanique au Moyen Age, l'influence
de l'humanisme auquel les milieux éclairés de la cour impériale à Prague

(19) Voir entre autres à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, Ms.


2746, f 34 v, Ms. 2747, f 392 et 396 v, Ms. 2787, f 382 et 388 ; Ms. 2789, f 14,
15, 23 v, 24, 40, 177, 185, 192, 198 et 203 ; Bibliothèque du Séminaire de
Strasbourg, Ms. 23, £ 1 ; Bibliothèque de Berlin Ms. 8 66, f 3 et 65. Voir aussi
l'édition de 1498 du Hortulus animae, f 51.
(20) Appel, op. cit., p. 100 et s.

65
s'étaient vivement intéressés s'était sans doute exercée déjà. Au cours du
XVe siècle, les promoteurs les plus audacieux de la Renaissance n'étaient pas
disposés à reporter leurs espérances de bonheur dans l'au-delà. L'écho de leur
insatisfaction est perceptible dans le dernier conte d'un recueil composé,
que peu de temps avant 1483, par Sabadino degli Arienti. Au centre des
problèmes que discutent, en présence du carme Spagmoli, et avec sa
participation, les personnages mis en scène par l'écrivain se trouve la renommée. Le
duc de Milan jouit-il outre tombe de la gloire qu'il a connue dans le monde ?
Voilà la question qui préoccupe cette « illustre compagnie ». Tout au début
du XVP siècle, Jean d'Auton, un moine pourtant, décrit les campagnes de
Louis XII pour plaire aux nobles qui les ont vécues-; il met en parallèle, sans
s'effaroucher de la contradiction incluse dans une telle comparaison,
l'immortalité que confère le salut et celle qui s'attache à la célébrité terrestre. « Toute
idée de rédemption disparaît et rien d'analogue au sacrifice du Christ ou aux
mérites des saints ne subsiste ». Un sens laïc de la mort s'ébauche. Les
perspectives ouvertes par la méditation chrétienne des quatuor novissima ne
sont plus les seules qui s'offrent aux hommes cultivés, au moment où vont
s'ouvrir les temps modernes (21).
Ainsi les efforts déployés par les promoteurs de la réforme ne leur avaient
pas permis de donner au « revival » dont ils rêvaient une ampleur telle que la
chrétienté toute entière en eût été transformée profondément. Leur action
n'avait pas évité les travers dans lesquels avaient également donné les
tentatives faites par ailleurs pour restituer à l'Eglise le visage sans défaut que lui
prêtait l'idéal des origines chrétiennes : le recours presque exclusif à l'émotion
finit par fatiguer, voire par casser les ressorts de la sensibilité : lorsque la
crainte est trop souvent fouaillée, l'homme se dérobe à cet aiguillon, soit
en se réfugiant dans l'apathie, soit en se cabrant pour un défi. D'autre part,
la conviction qu'une insistance trop marquée sur la gratuité du salut et la
prédestination ferait le lit du quiétisme orienta la prédication courante du
XVe siècle vers un volontarisme d'allure pélagienne.
Cependant, il serait contraire à l'équité de terminer cette brève étude par
un bilan où ne figureraient que des échecs francs ou des demi-succès. Les
thèmes imaginés, orchestrés et répétés par les réformateurs d'avant la
Réformation étaient assez prenants pour qu'après la crise du XVI" siècle l'Eglise
tridentine voulut creuser avec des énergies renouvelées le sillon ouvert par
l'Eglise médiévale. La dévotion à Saint Joseph, le patron de la bonne mort,
la confrérie des pauvres âmes et de l'agonie suffiraient à nous le rappeler.
Quant à ceux qui rejetaient la spiritualité contenue dans la Danse macabre
et dans l'Art de mourir, pour aller plus loin, ils prirent appui sur ce qu'ils
foulaient aux pieds, Erasme comme Luther (22). Plus tenaillante était la
peur de la mort et de la damnation, plus vive était la foi dans la grâce de
Jésus-Christ, unique rédempteur. Le triomphe de la mort ouvrait la route
au triomphe de la Croix. Francis RAPP (Strasbourg II)

(21) Tenenti, op. cit., p. 73-77.


(22) Appel, op. cit., p. 116-135.

66
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

Le suicide au Moyen Âge


Monsieur Jean-Claude Schmitt

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Schmitt Jean-Claude. Le suicide au Moyen Âge. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 49-52 ;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1207

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1207

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LE SUICIDE AU MOYEN AGE

« Qu'il y ait des choses pour lesquelles


l'homme a, ou peut avoir, plus d'aversion que pour
la mort, l'existence du suicide le montre à l'évidence >
Bernard MANDEVILLE, La Fable des Abeilles, 1714,
trad. L. et P. Carrive, Paris, 1974, p. 162

En posant ici la question du suicide, nous voudrions éviter de donner


l'illusion qu'en juxtaposant toutes les morts possibles, nous viendrons à bout
de tous les problèmes et pourrons clore l'horizon d'un colloque. En fait,
comme Marcel Mauss l'avait bien vu, nous ne pouvons pas préjuger des
rapports entre les différents types de mort dans une société donnée (1). Nous
ne pouvons pas non plus postuler que le suicide n'est qu'un type particulier
de mort, alors que la mort en général peut sembler trouver son origine dans
une conduite suicidaire : le péché du premier homme passe pour être l'origine
de la mort dans bien des mythologies, et pas seulement dans la pensée
chrétienne (2). Un péché « mortel » allie précisément la Mort à un acte de
volonté. Enfin, comment Dieu, dont la volonté est sans limite, aurait-il pu
mourir sans l'avoir profondément voulu ? C'est Saint Thomas d'Aquin qui
posait la question (3).
Autant de remarques qui, à défaut d'éclaircir le problème, soulignent son
importance et sa complexité. S'il en est besoin : car si ce problème est peu
familier aux historiens, la bibliographie du sujet est lourde de milliers de
titres, écrits par les sociologues, depuis Durkheim (4) et Halbwachs (5), par

(1) M. MAUS, Effet physique chez l'individu de l'Idée de Mort suggérée par la
collectivité (Australie, Nouvelle Zélande), Journal de Psychologie Normale et
Pathologique, 1926, rééd. Sociologie et Anthropologie, introduction de Claude
Lévi-Strauss, Paris, 1968, p. 311-330.
(2) G. DEVEREUX, Mohave ethnopsychiatry and suicide : the psychiatrie knowledge
and the psychic disturbances of an Indian tribe, Smithsonian Institution Bureau
of American Ethnology, Bull. 175, Washington, 1961, p. 288.
(3) S. THOMAS d'AQUIN, Summa, III, qu. 47, art. I : le Christ est mort
volontairement, tout en subissant une violence.
(4) E. DURKHEIM, Le suicide, Paris (Alcan), 1897, rééd. Paris (PUF), 1960, 462 p.
(5) M. HALBWACHS, Les causes du suicide, Paris, 1930, 520 p.

49
les psychiatres et les psychologues (6), par les ethnologues (7) et par les
folkloristes (8). En face, la pauvreté de la réflexion historiographique sur le
sujet ne laisse pas de surprendre (9), exception faite peut-être de l'histoire de
l'antiquité romaine (10). En ce qui concerne les études médiévales, Marc
Bloch avait bien attiré l'attention sur le problème du suicide, « symptôme
social » (11). Mais avant comme après lui, trois voies seulement, et toutes
trois limitées, ont été empruntées : tout d'abord, l'étude des attitudes à l'égard
du suicide, inaugurée jadis par Félix Bourquelot (12), et reprise dans un cadre
chronologique plus vaste et surtout avec infiniment plus de qualités, dans
une perspective d'histoire de la morale, par Albert Bayet(13). Mais Le
Suicide et la Morale est borné dans son propos, contestable dans ses
conclusions (quand il est affirmé que les périodes de plus grande sévérité à l'égard
du suicide, telle l'époque médiévale, sont celles de l'émergence du « populaire
et de l'ignorance », à laquelle l'Eglise du Moyen-Age serait restée étrangère),
et enfin vicié dans son principe car l'auteur pose à priori l'existence à'un
suicide en tous lieux et en tous temps, par rapport auquel ne changeraient
que les attitudes morales des contemporains. Ces changements d'attitudes ne
sont rien à côté de l'essentiel : quand nous parlons du suicide au Moyen-
Age et aujourd'hui, parlons-nous de la même chose ?

(6) G. DESHAIES, Psychologie du suicide, Paris, 1947. Utile pour l'historien : Y.


PELICIER, Le suicide, milieux et modèles, Revue de Psychologie des Peuples,
1967, p. Al '12. Mais le bilan le plus récent et le plus précieux est : Les conduites
suicidaires, approche théorique et clinique, Bulletin de Psychologie, XXVII - 313
(1973-1974), p. 801-944.
(7) G. DEVEREUX, op. cit., et V. ELWIN, Maria Murder and Suicide, Bombay
(published for Man in India by Oxford University Press), 1943, XXX - 259 p. ;
Id., The Muria and their Ghotul, Bombay, Oxford University Press, 1947, XXXII
- 730 p.
(8) P. SEBILLOT, Le Folklore de la France, Paris, I (1904), II (1905), IV (1907),
passim ; A. van GENNEP, Manuel de Folklore Français Contemporain, tome I,
vol. 2, Paris, 1946, p. 821-822 ; surtout : P. GEIGER, art. Selbstmorder in Hand-
wôrterbuch des deutschen Aberglaubens, VII, Berlin-Leipzig, 1935-1936 ; Id.
Die Behandlung der Selbstmorder im deutschen Brauch, Schweizerisches Archiv
fiir Volkskunde, XXVI, Basel, 1926, p. 145-170.
(9) Y compris dans les récents travaux d'Histoire moderne consacrés à la Mort :
quelques lignes sont consacrées au suicide par F. LEBRUN ; La Mort en Anjou
au XVII* et XVIIIe siècles, Paris - La Haye, 1971, p. 418, ce qui est exceptionnel.
(10) J. BAYET, Le suicide mutuel dans la mentalité des Romains, L'Année
sociologique, 1951, rééd. Croyances et Rites dans la Rome Antique, 1971, p. 130-176.
(11) Dans un compte rendu du livre de Halbwachs (cf. note 5): M. BLOCH, Un
symptôme social : le suicide, Annales d'Histoire Economique et Sociale, III (1931),
p. 590-592.
(12) F. BOURQUELOT, Recherches sur les opinions et la législation en matière de
mort volontaire pendant le Moyen Age, Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, III
(1841-1842), p. 539-560, IV (1842-1843), p. 242-266 et 456-475.
(13) A. BAYET, Le suicide et la morale, Paris, 1922, 824 p.

50
La deuxième voie d'approche ne cherche pas à dissimuler ses limites :
c'est celle des juristes qui déclarent ne vouloir s'attacher qu'aux formes
juridiques des peines infligées aux cadavres et de la confiscation des biens (14).
La troisième voie est celle de l'histoire étroitement littéraire (15).
Pour notre part, espérant montrer que nous ne sommes pas nécessairement
condamné, s'agissant du Moyen Age, à n'appréhender que les attitudes à
l'égard du suicide, nous porterons surtout notre attention sur l'acte même
par lequel certaines personnes se sont tuées à cette époque. Nous avons réuni
à cette fin cinquante cas de suicide, du XIIF au début du XVP siècle,
mentionnés pour la plupart dans les registres de justices parisiennes, dans des
lettres de rémission, des chroniques parfois. Cette documentation de base
sera confrontée aux témoignages de la littérature, des exempla, des textes
normatifs, de l'iconographie religieuse, mais seulement lorsque le recours à
ces types de documents sera indispensable à l'interprétation des cas concrets
de suicide (15 bis).

En conclusion, que pouvons-nous dire ?


Ni l'atrocité du châtiment public infligé au corps du suicidé, ni la
damnation éternelle promise par l'Eglise à ceux qui se supprimaient,
n'empêchèrent, au Moyen-Age, les suicides. A supposer que cette perspective
doublement affligeante — du moins pour nous — , ait été mise en balance
par l'intéressé, à l'instant qui précédait le geste fatal, avec toutes les raisons
pour lesquelles il voulait mourir, il nous faut admettre que ces raisons étaient
les plus fortes : de fait, à travers le « propos » des suicidés, nous devinons
souvent l'intense misère physique, matérielle, morale, à laquelle le suicide
venait mettre un terme.
Mais est-ce bien vers la Mort que regardait cet homme au moment de
mourir, et faisait-il ce choix ? Tout son comportement nous a semblé montrer
au contraire qu'à l'instant où il basculait dans la mort, // regardait du côté des

(14) Notamment J. BREGEAULT, Procès contre les cadavres dans l'ancien Droit,
Nouvelle Revue Historique du Droit français et étrangir, 3 (1879), p. 619-644,
et P. TIMBAL, La confiscation dans le droit français des XIII* et XIV9 siècles,
Paris, 1944, 62 p.
(15) Cette remarque lapidaire vise le petit livre de J. MONFERIER, Le suicide, Paris-
Montréal (Univers, des Lettres / Bordas - Collection « Thématique » 105), 1970,
192 p., et non les observations judicieuses d'une thèse que l'auteur précité semble
d'ailleurs ne pas connaître : J.-C. PAYEN, Le motif du repentir dans la littérature
française médiévale, Genève. 1967.
(15 bis) Nous laisserons volontairement dans l'ombre, ou à peu près, le problème de
l'évolution des attitudes à l'égard du suicide, chez les Pères et les théologiens en
renvoyant à A. Bayet. De même pour le problème des rapports d'équivalence
symbolique, voire de substitution, entretenus par le martyre et le suicide, ce qui
est un très beau sujet d'étude. De même enfin le problème de l'hérésie et du
suicide, avec notamment, mais pas seulement, la question de l'endura cathare.

51
vivants. Le suicide était une conduite sociale. Il marquait le terme d'un long
processus de désintégration sociale, de rupture progressive des liens attachant
l'individu à ses parents et à une communauté plus vaste encore (hommes
d'une même seigneurie, paroisse, ville) dont les morts faisaient normalement
partie autant que les vivants.
Lieu par excellence du suicide, la maison l'était aussi symboliquement, en
tant que refuge où consommer le crime dans la solitude, ou bien en tant
qu'espace social à fuir, et, dans tous les cas, par ses issues et surtout la porte,
qui marquait la limite — qu'elle fût franchie dans un sens comme dans
l'autre — à partir de laquelle le processus engagé était irréversible.
Mais parfois ce processus de désintégration sociale lardait à aboutir, ou
bien la tentative de suicide échouait : l'Eglise, qui avait encore son mot à
dire tant que le suicide n'était pas consommé, cherchait alors à réintégrer
socialement le désespéré, par le biais d'un être capable de lui réapprendre à
vivre en société. Le modèle de cette thérapeutique était fournie par les
interventions miraculeuses de la Vierge ou des saints dans la littérature
religieuse. Identique était le rôle, dans la littérature courtoise, de l'ermite,
de l'amie ou de son envoyée. Dans la pratique pastorale, tel était aussi le
rôle du confesseur, dont le savoir et le « doigté » reposaient sur la théorie
des Vices et des Vertus, véritable médecine à l'usage de l'âme.
Dans la littérature courtoise, cette dialectique de la désintégration et de la
réintégration sociales, dont la charnière était la rencontre de deux hommes
— celui qui voulait mourir et celui qui venait à lui pour le ramener vers les
vivants — s'inscrivait à travers l'espace parcouru et les mutations de
l'apparence physique du désespéré, dans une dialectique de la bestialité solitaire
et de l'humanité en société, de la nature et de la culture. Au XVIII* siècle
encore (16), les Anglais n'étaient-ils pas censés se suicider en plus grand
nombre que les Français parce qu'ils mangeaient « du bœuf à demi-rôti > ?
Jean-Claude SCHMITT
Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales (Paris)
Note de la rédaction : Nous ne donnons ici que quelques éléments
(l'introduction et la conclusion) de la belle communication faite par Jean-Claude
Schmitt au Colloque de Strasbourg. On trouvera l'ensemble de l'étude sur
ce délicat et difficile sujet dans un article des Annales ESC, n° janvier-février
1976, p. 3-28.

(16) Dans Le Pour et le Contre, publié par l'abbé PREVOST et l'abbé P.F. GUYOT
DESFONTAINES, IV, Paris, 1734, p. 61 et 64, et V, p. 77-78. L'auteur rapporte
notamment (IV, p. 64), l'opinion d'un « Docteur » expliquant que le « suicide »
était chose commune chez les Anglais « parce qu'ils ne brûlent que du charbon
de terre ou parce que le bœuf dont ils font leur nourriture ordinaire n'est jamais
qu'à demi-rôti, ou parce qu'étant trop livrez aux plaisirs des sens, Dieu permet que
l'ennemi du salut trompe leur raison ». Ce texte comporte la plus ancienne
mention connue du mot « suicide » en français.

52
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

La famine et la mort dans les campagnes du royaume de Navarre


au XIVe siècle
Monsieur Maurice Berthe

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Berthe Maurice. La famine et la mort dans les campagnes du royaume de Navarre au XIVe siècle. In: Actes des congrès de la
Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge.
pp. 67-80;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1209

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1209

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LA FAMINE ET LA MORT DANS LES CAMPAGNES
DU ROYAUME DE NAVARREAU XIVe SIECLE

Les problèmes et les sources.


Quelle a été la place des famines dans la crise de l'Occident médiéval au
XIVe siècle ? Les difficultés de subsistance ont-elles exercé une influence
déterminante, aux côtés de la Grande Peste, dans la longue dépression
démographique du bas Moyen Age ?
Les historiens ont été et sont encore trop attentifs à la Peste Noire de
1348 et aux accès périodiques qui suivirent. Les famines, certes, ne sont ni
oubliées ni négligées (celles de 1315-17 et 1374 notamment), mais il est de
bon ton d'accuser d'exagération les chroniqueurs qui les décrivent. Elles sont
trop souvent tenues pour des accidents de surface. Les médiévistes ont ainsi
peut-être une attitude inverse de celle des modernistes qui ont davantage mis
l'accent sur les crises frumentaires. Pourquoi cette attitude ? Les famines
sont en fait très mal connues, faute de sources quantitatives. A l'exception
de celle des années 1315-17 dont on a pu évaluer les ravages à Bruges ou à
Ypres, les famines ont rarement fait l'objet d'études statistiques. Et pourtant,
aussi longtemps que leurs méfaits ne seront pas mesurés, la place qui leur
est accordée demeurera secondaire ou négligeable. Dans le débat entre les
pessimistes qui noircissent volontiers le tableau et les optimistes incorrigibles
qui réduisent la famine au niveau de l'anecdote pittoresque, seules des
études quantitatives s'inspirant de l'exemple des historiens du XVIIe siècle,
permettront d'arbitrer.
La famine a-t-elle été, à la fin du Moyen Age, un phénomène purement ou
essentiellement urbain ? Les inquiétudes alimentaires apparaissent toujours
« dans les sources de cette époque comme des phénomènes spécifiquement
urbains » (G. Duby). En effet la documentation sur les famines, qu'il s'agisse
de registres de délibérations municipales ou de chroniques, a trait surtout
aux villes. La tendance est à croire que dans les campagnes on trouvait
toujours de quoi survivre (F. Braudel, à propos des famines méditerranéennes
du XVI* siècle : « Les paysans tirent en général de leur terre un minimum
qui les fait au moins vivre » ; ou G. Duby : « On peut penser . . . que la
plupart des paysans trouvaient toujours aux pires années de quoi ne pas
mourir d'inanition »). Les sources navarraises laissent au contraire à penser
que les paysans connaissaient de plus grandes souffrances alimentaires que
les habitants des villes. Dans les campagnes où la part de l'autoconsommation
était essentielle, lorsque survenait une récolte catastrophique, il n'existait

67
aucune issue, aucun palliatif. Chaque vallée se repliait sur elle-même. La
solution ne pouvait venir que de l'administration royale qui se souciait
davantage du sort des villes. Les paysans étaient très souvent abandonnés à
eux-mêmes. Dans les villes au contraire la présence d'organisations
charitables, d'une administration municipale et de représentants du pouvoir, la
pression des foules, l'existence de structures commerciales et l'appoint de
capitaux privés ou publics pouvaient favoriser une politique de ravitaillement.
Les liens commerciaux qui unissaient traditionnellement la ville aux régions
voisines ou lointaines pouvaient engendrer un trafic occasionnel des grains.
D'ailleurs que constate-t-on en période de famine ? Les paysans se ruaient
vers les centres urbains (Navarre, Italie . . .) ; les sources ne signalent pas
de migrations inverses.
La famine aggravait-elle la virulence des épidémies de peste en diminuant
la résistance des individus? C'est tout le problème aujourd'hui encore
controversé du lien entre famine et peste. Les documents révèlent souvent,
c'est le cas notamment au milieu du XIV6 siècle, l'existence du cycle mauvaise
récolte, famine, peste, famine ou disette. La peste apparaît rarement comme
un phénomène isolé. D'autre part, dans la mesure où la peste frappait
peut-être, ce n'est pas encore clairement démontré, les pauvres plus que les
riches, la famine n'accentuait-elle pas le caractère différentiel de l'épidémie ?
Les médecins font cependant remarquer que la peste est une maladie
suffisamment grave pour que tous ceux qui l'attrapent, sous-alimentés ou non,
aient peu de chance d'en réchapper. C'est un problème d'inoculation. S'il
existe un lien entre famine et peste, ajoutent-ils, sans doute peut-on
l'expliquer par les circonstances météorologiques favorables à l'une et à
l'autre, par exemple une humidité excessive, et par l'extrême mobilité des
populations victimes de la faim.
Les famines médiévales et les famines actuelles ne peuvent-elles s'éclairer
mutuellement ? Nous n'insisterons pas sur les points communs qui existent
entre les crises de subsistance médiévales et certaines famines actuelles. Les
descriptions données par les journalistes du fléau qui ravagea l'Ethiopie en
1973 pourraient facilement s'appliquer aux famines que décrivent les
sources navarraises : mêmes processus, mêmes manifestations, par exemple
les migrations massives des paysans. Au delà cependant de cet aspect
anecdotique, l'Occident médiéval offre l'exemple d'une longue phase
d'expansion démographique du XIe à la fin du XIIIe siècle, qui a conduit
les populations jusqu'à des hauteurs où elles pouvaient difficilement se
maintenir. Puis ce monde a connu la catastrophe : la population a baissé de
moitié. Le tiers monde, dans un contexte bien sûr fort éloigné, connaît une
évolution comparable : une très forte poussée démographique, des
inquiétudes alimentaires croissantes, de fréquentes famines. Nombre de spécialistes
prédisent la catastrophe et dénoncent le surpeuplement. A ces spécialistes le
Moyen Age montre que la solution démographique apporte peu. Le monde
médiéval a eu sa solution démographique, au milieu du XIV8 siècle. Et
pourtant la fin de la pression démographique n'a pas fait reculer le spectre

68
de la famine. Les hommes meurent de faim après 1350, autant qu'autrefois.
Les famines de la seconde moitié du siècle sont aussi fréquentes et
dramatiques.

Nos recherches nous ont conduit dans le petit royaume de Navarre où les
archives révèlent l'intensité des famines des XIV et XV siècles. Mais nous
nous limitons ici au seul XIVe siècle. La Navarre a-t-elle été une dramatique
exception, un cas extrême dans l'Europe de la fin du Moyen Age ?
L'objection est prévisible. Ainsi notre enquête ne pourra se limiter à ce petit pays
défavorisé peut-être par le relief et le climat. Il faudra l'étendre à l'ensemble
de l'Europe du Midi, comparer les chronologies, rassembler les témoignages...
L'enquête est difficile, parfois même impossible. Il est cependant évident que
si elle démontre que les famines sont simultanées et plus encore que leur
gravité est comparable, nos résultats auront plus qu'un intérêt purement
régional.

Comment se présentent nos sources ?


La longue série de registres de comptes du domaine seigneurial des rois
de Navarre comprend plus de 500 volumes, depuis la fin du XIIe siècle
jusqu'au début du XVIe. La série est discontinue de 1280 à 1328 ; elle est
continue ensuite de 1328 à 1460, avec deux ou trois registres annuels, puis
à nouveau discontinue de 1460 au début du XVIe siècle. Plus de 50 000
documents de comptes, répertoriés dans les 50 volumes du « Catalogo del
Archivo General de Navarra » complètent ces registres. Cette documentation
permet une étude sérielle des famines et disettes dans plus de 220 villages de
ce petit royaume ibérique. Que nous apprennent ces registres ? Il s'agit de
livres de perception des « péchas », c'est-à-dire des cens acquittés par les
tenanciers du domaine royal. Les « péchas » étaient versées soit par chaque
chef de famille et dans ce cas étaient appelées « péchas capitales », soit par
l'ensemble de la communauté villageoise et dans ce cas elles portaient le
nom de « péchas taxadas ». Les 220 villages retenus dans notre étude sont
tous ceux où durant la période 1280-1500, les « péchas » étaient « capitales »
ou acquittées par chaque famille. Le système navarrais des « péchas » fait
de ces registres une source à la fois démographique, économique et sociale.
Le montant nominal des « péchas », aussi bien pour le cens en espèces que
pour les cens en nature était fixe. Réglé une fois pour toutes par les « fueros »
(chartes de franchises) de la fin du XIIe siècle ou du début du XIIP, le
montant des cens ne varie pas de 1280 à 1500. La courbe du revenu des
« péchas » suit ainsi fidèlement celle des feux « pecheros ». Dans chaque
vallée, les feux se répartissaient en trois classes, « entegros », « medios »,
« quoartos ». Les feux « entegros » payaient plein tarif. Appelés aussi feux de
« varones » (hommes), ils étaient à la fois équipés en bras (le chef de famille
est un homme adulte) et en bêtes de labour (un attelage). Les feux « medios »
payaient demi-tarif ; les familles ne possédaient alors aucune bête de labour
(on appelait aussi le feu medio », feu « axadero » parce que le tenancier

69
cultivait sa terre avec une « axada », c'est-à-dire une houe) ou ne disposaient
que d'une seule bête. Les feux « quoartos » dits aussi de « mugeres » femmes)
n'acquittaient que le quart du tarif ; ils désignaient soit les foyers dirigés par
des femmes, des veuves le plus souvent, ou formés d'orphelins, soit les foyers
qui n'avaient aucun bétail pour travailler les terres. Dans la vallée de Araiz,
par exemple, les « entegros » payaient 4 sous, les « medios » 2 sous, les
feux de « mugeres » 1 sou. Ainsi cette hiérarchie des feux permet de suivre
d'une année à l'autre les déclassements sociaux qui intervenaient au sein des
familles, en fonction de la disparition de bras d'homme ou de bêtes de labour.
Chaque année, le registre présente dans chacun des villages, les rubriques
suivantes :
— le montant total de la« pécha » effectivement versée ;
— le déficit de l'année, avec sa justification (décès, départs,
appauvrissement qui entraînent l'extinction du feu ou son déclassement ;
— l'augmentation de l'année, s'il y a lieu, avec cette fois encore sa
justification (feux nouveaux, passage des feux « medios » ou « quoartos » au
niveau supérieur...) ;
— te déficit de l'année précédente.
— le déficit antérieur.
Les registres de 1318 et 1321 indiquent aussi le nombre de feux « ente-
gros », « medios » et « quoartos » ; à partir de 1360 cette rubrique apparaît
régulièrement. Dès lors nous pouvons tracer, en même temps que la courbe
des « péchas », la courbe des feux. Nous n'avons retenu dans nos statistiques
que les villages qui figurent à la rubrique des « péchas capitales » de 1280
à 1500, en laissant de côté ceux, peu nombreux d'ailleurs qui, entre ces
deux dates, ont abandonné ce type de prélèvement pour bénéficier de la
« pécha taxada ». L'ensemble statistique est ainsi parfaitement homogène. Il
était hors de question de voir la totalité des registres. Il fallait faire un
choix. Jusqu'en 1328, nous avons consulté tous les volumes. Après cette
date, des sondages effectués tous les quatre ou cinq ans ont permis d'éliminer
les registres qui apportaient peu. Lorsqu'à deux dates différentes, par
exemple 1380 et 1384, les comptes ne signalent pas de différences sensibles,
il est évident que rien ne s'est passé. Inversement, lorsque la documentation
indique des années difficiles, épidémies, famines, guerres, nous avons
dépouillé de façon systématique tous les volumes. Aucune année de crise,
au moins pour la période 1328-1450 ne pouvait échapper à cette ligne de
conduite.
Le domaine géographique couvert par la documentation correspond à la
moitié nord du royaume de Navarre, c'est-à-dire à toute la zone pyrénéenne
et sub-pyrénéenne formée de vallées, de bassins et de montagnes moyennes.
Les communautés se répartissent ainsi : 109 sont situées dans 13 vallées de
la « merindad » (division administrative) de Pampelune, au nord-ouest, 110
appartiennent à la « merindad » de SangUesa, au nord-est, 3 enfin à la vallée
d'Amescoa Alta, dans la « merindad » d'Estella. Du point de vue climatique,
ces secteurs forment une sorte d'isthme climatique entre le littoral atlantique

70
et l'Espagne méditerranéenne. Les vallées du nord-ouest reçoivent plus de
1 500 mm d'eau par an ; la pluviosité s'atténue ensuite en allant vers l'est
et vers le sud où elle n'est que de 600 ou 700 mm (notons que le sud du
royaume ne reçoit que 300 à 400 mm). Ce qui nous permet en quelque sorte
« d'expérimenter » les effets des crises frumentaires et des épidémies dans
des zones de climat océanique et d'autres qui annoncent déjà le climat
méditerranéen. Nous pouvons faire la part de la pluviosité et aussi celle de
l'altitude.

Le processus de la famine : l'exemple de 1347.


La famine de 1347 a été en Navarre, la plus dramatique du siècle,
notamment dans les secteurs humides du nord-ouest. Elle est le type de la crise
brutale, assez courte mais aiguë ; elle diffère ainsi de celle des années 1373-
1377, plus longue, plus étale et diffuse, mais moins critique. La cause
immédiate du fléau fut la succession de mauvaises récoltes en 1346 et 1347.
Des précipitations désastreuses s'abattirent sur le pays durant de longs mois.
A l'humidité excessive qui entrava la poussée normale des végétaux vinrent
s'ajouter les méfaits de pluies torrentielles et d'orages de grêle. Les récoltes
furent partout catastrophiques.
Les sources décrivent avec précision un processus graduel dans les
manifestations de la famine. Notons cependant que tous les secteurs n'ont pas
été également frappés. Les plus touchés ont enduré les plus graves méfaits ;
les moins atteints n'ont connu que les premières attaques du mal.
Dans un premier temps, l'appauvrissement gagne l'ensemble du royaume.
Les grains renchérissent et les paysans, très vite, s'endettent, notamment
auprès des usuriers juifs : les prêts de céréales leur permettent parfois de
trouver les semences nécessaires. Mais nombreux sont ceux, parmi les plus
défavorisés, qui ne sèment plus, faute de grains. Pour survivre, les tenanciers
vendent leur bétail, leurs outils, parfois même tous leurs biens. Les rubriques
de « péchas » abondent en exemples de déclassement social : des « pecheros
entegros » à demi ruinés ou ayant tout perdu tombent au rang de « pecheros
axaderos » ou « quoartos ». Plus surprenante est la paralysie générale de la
vie économique. L'ensemble des activités rurales, en dehors même du travail
des champs, semble frappé d'atonie. La plupart des mines de fer et des forges
des montagnes navarraises sont inexploitées en 1347, « por el fuert tiempo
et por la grant pobreza de la gent ». On devine aisément l'arrêt ou le
ralentissement des activités artisanales ou commerciales.
Les migrations de la faim accompagnent la pénurie. Mendiants d'occasion,
les paysans abandonnent leurs tenures, quittent leurs villages et fuient. La
fuite est l'ultime recours des misérables qui n'ont plus rien (« por que han
perdido todo lo suyo » disent les textes). Où se dirigent-ils ? Vers les villes
et les bourgades proches où ces réfugiés de la faim meurent souvent. Cette
mobilité de crise nous frappe d'autant plus qu'en dehors des années critiques,
les paysans de Navarre demeurent très attachés à leurs terres. Généralement
calmes, les campagnes offrent en période de famine l'image d'une fourmillière.

71
Une fois passée la vague de pénurie, les survivants retournent sur leurs
terres.
Aux méfaits des bandes de brigands qui sillonnent le pays, s'ajoutent ceux,
plus spectaculaires encore des razzias frontalières. Les incursions des Basques
et des Castillans, soudaines et brutales, accélèrent la ruine des communautés
de la frontière : vols de troupeaux, rançons et meurtres sont le lot habituel
de ces guerres privées.
Une crise de mortalité accompagne ces mois de privations. Aucun doute
sur la nature de cette mortalité. Il ne s'agit point d'une de ces épidémies qui
prolongeaient souvent les crises frumentaires. Les paysans de Navarre
meurent de faim, d'inanition. Les textes sont à ce sujet près précis lorsqu'ils
évoquent le « tiempo de la fambre » et énumèrent les « muertos de fambre ».
Là aussi les documents décrivent une gradation. Parfois, seul meurt le chef
de famille tandis que survivent femme et enfants, mais dans quel état?
Ailleurs des foyers entiers sont décimés par la faim. Certains villages enfin,
ont endurés de véritables hécatombes. Les exemples ne manquent pas. A
Oricheta (vallée d'Odieta), un certain Domicu « est mort avec sa femme et
ses enfants, de faim et les quelques terres qu'il possédait son incultes »... :
à Sarrave (vallée de la Burunda), trois paysans disparaissent avec toute leur
famille (« eyllos et lur generation muertos »). Tous ces malheureux morts de
faim ne sont pas les habituels indigents des campagnes, tous les errants et
sans terre qui formaient le prolétariat rural. Ceux-ci ne figurent pas dans nos
sources. Les morts sont des tenanciers, souvent même des tenanciers
« entegros » qui disposaient d'un attelage pour cultiver leurs terres. Force
est d'admettre la gravité du mal.
Les tenures laissées vacantes par les morts et les fuyards ne trouvent pas
preneur parmi ceux qui demeuraient au village, malgré les efforts de
l'administration soucieuse d'assurer ses recettes. On en devine aisément les raisons :
l'incapacité physique et technique des survivants, la peur des redevances et
plus encore le manque de semences. La famine engendre ainsi la pénurie pour
de longs mois.
L'intensité de la crise n'a pas été partout la même. Elle a été d'une extrême
gravité dans les secteurs océaniques du nord-ouest ; le mal va ensuite en
s'atténuant vers l'est et le sud, comme un séisme.
Dans la « merindad » de Pampelune, sur 104 localités habitées, parmi
celles que nous avons interrogées, 79 ont enregistré en 1347 des décès et
des départs. Les autres n'ont peut-être pas échappé aux souffrances ; mais
nos sources n'indiquent pas les morts d'enfants et de femmes qui
n'entraînaient pas de diminution des cens. Le pourcentage moyen de déficit a été
dans cette « merindad » de 17 % ; 149 feux ont disparu par décès et 74
ont été amoindris par la perte du chef de famille ; les départs sont
responsables de l'extinction de 79 foyers. La vallée d'Araiz peut ici servir de
témoin ; 203 familles vivaient dans ses 9 communautés en 1321 ; 35 de ces
familles manquent à l'appel à la fin de 1347, 27 par suite de décès, 8 par
suite de départs. Le pourcentage de déficit est dans cette vallée de 17 %.

72
Un habitant sur huit est mort de faim. La « merindad » de Sangûesa,
beaucoup moins humide, a connu des inquiétudes alimentaires moindres. Sur
107 villages habités, 47 ont été touchés ; le déficit moyen n'est ici que de
7 %. Les départs l'emportent cette fois sur les décès (37 foyers disparus à
la suite de départs ; 28 feux disparus et 16 amoindris par des décès). Seule
la vallée d'Esteribar, la plus occidentale de la « merindad » a connu un sort
comparable à celui des secteurs de la « merindad ■» de Pampelune (16 feux
disparus par décès, 9 feux amoindris, 8 feux disparus par départs. La plupart
des villages atteints ont été victimes surtout des pertes de bétail et d'un
appauvrissement général.
La famine de 1347, attestée dans l'ensemble de l'Europe méridionale,
a-t-elle été en Navarre d'une exceptionnelle gravité ? Il ne semble pas, même
si ailleurs le laconisme de la documentation ne permet pas toujours
d'apprécier son ampleur, surtout dans les campagnes ? Les témoignages, nombreux
et divers, peuvent être ramenés à quelques types. Et d'abord ceux des
chroniqueurs qui depuis la Castille (« gran mengoa del pan e del vino »)
jusqu'à l'Italie (Corradi décrit les troupes de paysans affamés qui se ruèrent
sur les villes) brossent un tableau aussi dramatique. Ici et là les sources
révèlent en 1347 des flambées de prix : en Provence, à Montauban . . . Les
archives lyonnaises ou le registre paroissial de Givry attestent une poussée
des sépultures (de février à septembre 1347 dans la paroisse Saint-Nizier de
Lyon). Partout enfin où ils ont été recensés, dans le Forez ou le Lyonnais
par exemple, les testaments se multiplient. Notons que plusieurs de ces
témoignages concernent les campagnes (Italie, Lyonnais, Forez, Provence).
H est clair que la Navarre n'a pas été un cas limite.

Les crises frumentaires du XIV" siècle.


Les troubles de l'approvisionnement ont débuté bien avant 1300, au cours
de la décennie 1270-1280. Une première poussée des prix, de 1275 à 1277
fut suivie de difficultés plus graves en 1283-1284. Cette détérioration de la
situation explique sans doute l'apparition dans les contrats de fermage d'une
clause qui prévoit une réduction du loyer en cas de mauvaise récolte. Les
premières crises aiguës ne se développent cependant qu'après 1300. De 1300
à la famine de 1347, on assiste à une longue montée des périls frumentaires.
Au fur et à mesure que s'écoulent les années, les famines se font plus
dramatiques. Suivons la lente dégradation de la situation dans la « merindad »
de Pampelune. Les déficits annuels enregistrés entre 1300 et 1320 n'excèdent
jamais 374 sous ; celui de 1335 est de 435 sous, celui de 1347 atteint 978
sous. Tandis que grandissent les pertes, la proportion des décès augmente au
détriment de celle des départs. Analysons les crises les plus graves de la
période 1300-1320 :
en 1305: 327 sous de déficit; part des décès 24 sous, part des départs
302 sous ;
en 1309 : 215 sous de déficit; part des décès 84 sous, part des départs
97 sous ;

73
en 1311 : 374 sous de déficit; part des décès 55 sous, part des départs
295 sous.
Durant la décennie 1330-1340, deux années sont particulièrement
difficiles :
en 1334: 154 sous de déficit ; part des décès 125 sous, part des départs
22 sous ;
en 1335 : 453 sous de déficit ; part des décès 201 sous, part des départs
133 sous.
Sans parler de 1347 où les décès représentent 75 % environ du déficit.
De 1300 à 1347 se détachent deux périodes critiques. Les difficultés sont
chroniques de 1300 à 1320, avec quelques années de disettes ou de famines,
1305, 1309, 1311, 1313-1315, 1318. Suit une phase d'accalmie de 1320 à
1328. Les sources fon-t certes défaut durant ces quelques années, mais
l'évolution du montant des « péchas » versées au roi révèle un peu partout
une forte poussée du peuplement. L'année 1328 ouvre une nouvelle période
critique qui dure jusqu'en 1347. La famine des années 1328-1330 et surtout
celle des années 1333-1336 aggravent le délabrement physique des
populations.
Ces famines frappent en même temps l'ensemble du pays. Etudions cette
simultanéité dans la « merindad s- de Pampelune (13 vallées et 109 villages) :
en 1305 : 35 localités atteintes et 10 vallées.
en 1309: 40 et 11
en 1311 : 40 et 10
en 1313 : 26 et 10
en 1315 : 39 et 10
en 1328: 37 et 11
en 1335: 48 et 12
en 1336: 29 et 9
en 1347: 79 et 13
Chaque famine, nous le constatons, frappe ainsi de 20 à 70 % des villages.
Rares sont les localités qui ont échappé aux troubles de l'approvisionnement
entre 1300 et 1347. La plupart par contre ont vécu plusieurs crises :
Nombre d années de famines Nombre de villages
0 4
1 7
2 23
3 25
4 13
5 19
6 12
7 5
8 1

74
Il est aisé d'imaginer l'état physique d'individus ayant vécu en deux
générations cinq ou six famines. Quel est le bilan démographique de cette
longue série d'années difficiles ? La courbe du revenu annuel des « péchas »
montre que la poussée se poursuit encore au début du XIVe siècle. La
densité maximale est atteinte vers 1330. Les campagnes de Navarre sont
alors surpeuplées. Les chiffres de feux de 1321, pourtant inférieurs à ceux
de 1330 n'ont jamais été dépassés aux siècles suivants. Au début du XIXe
siècle, les paysans navarrais sont moins nombreux qu'en 1330. Jusqu'à cette
date, les famines ont simplement ralenti la croissance démographique. La
crise des années 1305-1318 qui entraîne un fléchissement parfois prononcé
de la courbe des feux est assez vite oubliée. Après la reprise des années
1320-1328, les terres surchargées et trop sollicitées ne parviennent plus à
nourrir ceux qui les cultivent ; une cassure se produit au cours de la famine
de 1333-1336. L'expansion est arrêtée. Les documents révèlent en même
temps un appauvrissement progressif des populations. Déjà en 1318 et 1321
les foyers amoindris sont très nombreux ; leur proportion grandit à l'approche
de 1348. La catastrophe du milieu du siècle a été préparée par ces longues
années de privations.
Quelle a été la part de la famine dans la crise du milieu du siècle. Le
cycle famine-peste-disette caractérise la crise des années 1347-1350. Les
sources navarraises confirment ce que nous savions déjà. Leur principal
mérite est de permettre de mesurer la part des difficultés de subsistance dans
le fléchissement prononcé de la courbe démographique. Trop souvent la
saignée du milieu du siècle est attribuée à la Peste Noire et à elle seule. Nos
statistiques prouvent que si la part de l'épidémie demeure essentielle, avec
une baisse du nombre des feux de 30 % environ, celle de la famine de 1347
et peut-être aussi celle des disettes qui prolongent la peste en 1349 et 1350,
sont loin d'être négligeables.
Que nous apprennent les documents sur les famines de la seconde moitié
du siècle? Les indices de récupération ne manquent pas de 1350 à 1360.
Cependant, dès 1360, la Navarre connaît à nouveau, et pour de longues
années, de sérieuses difficultés. Elle entre dans une longue période de sous-
alimentation chronique qui dure jusque vers 1395. Les textes nous
renseignent sur les accidents climatiques consécutifs à une longue phase de
sécheresse. Cette période est marquée par trois crises dont l'ampleur n'est
pas sans rappeler celle de l'avant peste: en 1362-1363, en 1368, de 1373
à 1377. Notons que tous les retours de peste, en 1362-63, 1373, 1384 et
1395 se produisent durant ces années critiques. Aussi est-il difficile de
distinguer la part des famines de celle des épidémies. Un fait demeure
acquis : les famines de la seconde moitié du siècle ne sont pas de simples
accidents de surface. Les « fambres » que décrivent les textes sont aussi
meurtrières qu'autrefois. Si elles apparaissent peut-être un peu moins subites
et brutales, ces crises larvées ont les mêmes effets. Un exemple suffit à le
montrer, celui de la vallée d'Amescoa Alta, de 1368 à 1377. La vallée
comptait en 1368, 62 feux qui aquittaient 97 sous de « pécha ». Survinrent

75
plusieurs années de mauvaises récoltes. En 1375, le secteur n'abritait plus
que 38 feux qui payaient 58 sous. A partir de 1368 se multiplient les signes
de misère. Les pertes d'animaux et déjà quelques départs entraînent les
déficits qui suivent: en 1368, 2 sous 6 deniers, en 1369, 8 sous, en 1370,
8 sous 6 deniers. Les années 1373-1374 sont marquées par une crise de
mortalité. La peste a peut-être sévi ? La famine a frappé à coup sûr : en
1373, 5 sous 6 deniers de déficit consécutifs à 8 décès, en 1374, 17 sous
de déficit qui s'expliquent par 9 décès et 7 cas d'appauvrissement (mort ou
vente du bétail pour dettes). L'année 1375 connaît encore un déficit de
7 sous (départs). Alors qu'en 1368, sur un total de 62 feux, 40 étaient
« entegros », en 1375, sur un total de 38 feux, 23 seulement sont « ente-
gros ». La crise a non seulement abaissée sensiblement le nombre des feux
mais encore a appauvri plusieurs de ceux qui se maintenaient.

L'explication des famines.


S'il est aisé d'expliquer les famines de la première moitié du siècle par le
surpeuplement qui dépassait les possibilités techniques de production agricole
et par l'appauvrissement progressif des populations, l'interprétation des
crises qui jalonnent la période 1360-1400 est plus délicate. La surcharge en
hommes a cessé ; or les famines sont aussi fréquentes et aiguës qu'avant.
Force est donc de trouver une autre explication. Nous constatons, alors que
la population est numériquement réduite de moitié, la même incapacité du
système agraire, technique et social, à nourrir convenablement les paysans.
L'abondance de terres et la rareté des hommes pouvaient laisser espérer
une amélioration du sort des ruraux et une atténuation des famines. Il n'en
fut rien. Les capacités nourricières du système paraissent fléchir au même
rythme que le nombre des hommes.
Comment les paysans navarrais de la fin du XIVe siècle expliquaient-ils
leurs malheurs ? Quelques enquêtes fiscales donnent leurs témoignages. Nous
y retrouvons les plaintes habituelles contre les charges seigneuriales et
fiscales. Notre attention s'est portée sur trois raisons plusieurs fois invoquées :
l'épuisement des sols, la rareté des hommes, le manque d'animaux de labour.
Voici ce qu'ont déclaré les paysans de Tiebas, dans la vallée d'Elorz »
« Item interrogados si han buena tierra fructifera de pan et de vino, diçen
que no han buena tierra de vino mas que han assaz buena tierra de pan,
toda vez que la tierre es escuetida et faillescida de traer et render fruyto,
car mas de pan o al menos tanto pan plenarian doy Laynnos con una yunta
de bueyes como a present con dos yuntas ». Que constatent-ils ? Les terres
à blé sont dénuées et épuisées ; autrefois le paysan, avec une seule paire de
bœufs récoltait davantage ou autant de grains qu'aujourd'hui avec deux
attelages. Un peu plus loin ils évoquent la rareté des hommes, la « mengoa
de gentes » ou encore la « falta de nombres », c'est-à-dire le manque de
main d'œuvre ; ils déplorent aussi la « mengoa de ganados ». Ces trois
raisons expliquent non seulement la faiblesse des rendements mais aussi leur
détérioration depuis quelques décennies. La dégradation de la productivité

76
est clairement perçue par les paysans. Les habitants de Tiebas ont ajouté
ceci : « Non pueden bien perellar la tierra et trae un cafiz de sembradura
Ilir o V cafices et quando es bien apprellada la tierra es açiesa bien VI o
VII cafices ». Incapables de bien travailler les sols, ils n'obtiennent plus que
des rendements de 4 ou 5 pour un, alors que bien préparées les terres
donnent des rendements de 6 ou 7 pour un. Les paysans de la vallée de
Linzoain déplorent les mêmes insuffisances : « Item interrogados si han
buena tierra fructifera de pan et de vino, dizen que es faillezida muy
grandement de lo que sollia... Mas que han muy grant mengoa de gentes et
de ganados por lo quoal non pueden labrar la tierra nin cugir fruitto segunt
niçessario lis séria ». Autant de témoignages irréfutables sur une baisse de
la productivité. Il conviendrait de rechercher dans d'autres régions de
l'Europe des indications semblables. Si le phénomène constaté en Navarre
était vérifié ailleurs, on comprendrait mieux la situation matérielle fort
précaire de nombreux paysans.
Il n'est pas facile de discerner les causes d'épuisement des sols. Les progrès
de l'élevage ovin sont peut-être responsables de la dégradation de la
couverture végétale qui entraîna l'érosion ou le dessèchement irréversible
de certains sols, selon un processus rencontré en Castille. La baisse de
fertilité peut résulter aussi d'une deforestation abusive. Nombreuses étaient
les communautés paysannes qui trouvaient dans l'exploitation des forêts
l'indispensable complément de ressources (forges rurales, charbon de bois,
bois d'oeuvre, bois de chauffage...). Privé d'une protection suffisante les sols
ont été balayés par les pluies. Aux actions et aux erreurs des hommes
s'ajoutent peut-être aussi les effets du climat. La succession de périodes
sèches (dans la deuxième moitié du XIVe siècle) après des périodes plus
humides (première moitié du siècle) n'a-t-elle pas entraîné une altération
des sols ?
La rareté des hommes s'explique aisément. Les crises de mortalité ont
entraîné une érosion des familles paysannes. A côté des foyers qui
s'éteignaient au moment des épidémies et des famines, nombreux étaient
ceux qui étaient amoindris par la mort d'un ou plusieurs de leurs membres.
Les sources indiquent la proportion des feux formés d'orphelins, de veuves,
de vieillards ; non négligeable pourtant durant les décennies qui précèdent
la Peste Noire, elle grandit en général après 1350 et approche parfois 50 %.
Chaque crise entraîne une poussée des feux « medios » et « quoartos », au
détriment des feux « entegros ». Prenons l'exemple de la vallée de Araiz. En
1360, sur un total de 129 familles, 109 sont classées dans la catégorie des
« entegros », 20 seulement dans celle des « mugeres » ; en 1373, sur un
total de 114 les chiffres sont respectivement de 80 et 34 ; en 1380, les 113
feux se répartissent en 70 « entegros » et 43 « mugeres ». Ainsi, tandis que
baissent régulièrement le total des familles et celui des feux « entegros », le
nombre des feux de « mugeres » s'accroît de façon sensible. Ces foyers
amoindris sont bien sûr, en temps de crise, plus vunérables que les autres.
Les effets retardés des mortalités funestes aux enfants expliquent aussi le

77
manque de bras. La peste de 1362-63 dite « peste des enfants », les famines
qui emportent de nombreux jeunes, sont responsables des classes creuses de
la fin du siècle. Le dépeuplement a eu aussi pour cause un fléchissement
prolongé de la fécondité. La raréfaction des naissances dans les mois qui
suivaient les crises frumentaires, constatée au XVIP siècle, n'a pas dû
manquer de se produire au XIVe siècle. Pourquoi cette diminution brutale
des naissances ? On ne croit plus beaucoup au « birth control » de
catastrophe (P. Goubert). On invoque plus volontiers la baisse du nombre des
mariages, la crue des avortements précoces et spontanés sous le coup de la
faim et des épidémies, plus encore la stérilité temporaire due à la famine
(aménorrhée de famine). La fréquence des crises en Navarre a peut-être
transformé cette stérilité temporaire en stérilité quasi-permanente. Moins de
bras, mais aussi des bras affaiblis. Il est difficile de discerner les effets à
long terme de la sous-nutrition sur le travail des paysans. La multiplication
des disettes et des famines n'a-t-elle pas entraîné dans les campagnes de la
fin du Moyen Age les carences relevées aujourd'hui dans certains pays du
tiers monde, une apathie et un affaiblissement de l'état général des individus,
une baisse des capacités physiques et intellectuelles, une diminution
quantitative et qualitative du rendement dans le travail ? Les séquelles de la
famine sont particulièrement graves chez les enfants. Les multiples allusions
dans la documentation de Navarre aux impotents, aux aveugles, aux fous et
aux paysans qui se suicident, sont sans doute plus que des indices de carences
comparables.
La faiblesse de l'équipement en bêtes de labour dans de nombreuses
tenures résultait d'abord du dénuement de leurs exploitants. Nous l'avons
vu, l'appauvrissement des paysans entraînait presque toujours la perte du
bétail ; les animaux étaient saisis ou vendus pour acquitter les dettes, payer
les cens ou plus simplement pour survivre. Ajoutons que les bêtes étaient
victimes comme les hommes de leurs propres maladie ; plusieurs textes
évoquent les saignées des épizooties. Sans parler des famines consécutives à
de longs mois de sécheresse : celle de 1373-1377 a frappé les bêtes autant
que les hommes.
Les sources nous autorisent à proposer d'autres raisons. Gardons-nous
bien entendu de donner la priorité à telle ou telle cause. Il y a toujours
interaction des facteurs. Nous n'insisterons pas sur les causes habituellement
invoquées comme les guerres qui, bien que fréquentes en Navarre, affectèrent
assez peu les paysans ou encore l'insuffisance des mesures prises par
l'administration pour éviter ou endiguer les crises. Les inégalités de fortune
au sein de la paysannerie et l'essor de la fiscalité royale ont semble-t-il joué
un plus grand rôle.
Les difficultés du XIV0 siècle ont élargi le fossé entre les riches et les
pauvres paysans. L'abondance de terres a profité à une minorité de paysans
aisés qui, par une politique de main mise sur les terres vacantes, ont empêché
les pauvres d'arrondir leurs maigres tenures. Ces parvenus des campagnes,
en même temps qu'ils accumulaient les biens, développaient l'élevage des

78
ovins. L'essor spectaculaire des troupeaux de brebis au cours des dernières
décennies du siècle a lui aussi contrarié l'amélioration de la condition des
humbles. Repoussée sur des parcelles dérisoires, à la fois par les riches
exploitants et par leurs bêtes, les tenanciers les plus pauvres ne pouvaient échapper
à la misère. Avec la complicité du pouvoir qui imposait aussi lourdement les
pauvres que les riches, ces gros éleveurs ont contribué à gonfler le nombre
des paysans misérables. L'ascension des uns ne pouvait s'accomplir qu'au
détriment des autres. Les gros exploitants ont ainsi leur part de responsabilité
dans le maintien d'une frange de paysans malheureux, élargie au gré de la
conjoncture. Les sources donnent de la condition paysanne une image assez
pessimiste. Voici à titre d'exemple, 163 familes de la « merindad » d'Estella
réparties entre les six localités de Sesma. Carcar, Mendavia, Baigorri,
Villatuerta et San Adrian, au début du XVe siècle. Vingt-deux foyers, soit
13,5 %, possèdent 5 167 têtes d'ovins sur un total de 7 170 élevées dans
ces six communautés, c'est-à-dire 72 % . Leur part du gros bétail est de 97
têtes sur un ensemble de 349, soit 28 %. Ces paysans aisés ont ainsi en
moyenne plus de deux paires de bœufs, ce qui prouve que l'élevage n'est
pas leur seule activité. Les plus riches d'entre eux, au nombre de 9 (5 %)
élèvent 3 620 ovins, c'est-à-dire un peu plus de 50 % . Ils cultivent leurs
terres avec 40 têtes de gros bétail.
Loin derrière eux viennent soixante et douze familles qui possèdent 2003
ovins et 163 bêtes de trait (moyenne 2,2). Le groupe suivant est formé de
quarante familles qui n'ont que des bêtes de trait ; la culture des terres est
leur seule activité. Avec 89 têtes (moyenne 2,2) leur part du gros bétail est
comparable à celle du groupe précédent. Les uns et les autres disposent d'un
attelage. Au bas de la hiérarchie vingt-neuf familles sont dans une situation
fort précaire : pas la moindre tête de bétail, des parcelles exiguës. Leur
dénuement n'a pas manqué de frapper les enquêteurs royaux. Les
témoignages sur les distances qui séparaient ces tenanciers ne laissent pas
d'impressionner. Johan Aillo, âgé de 70 ans, vit à Sesma avec son fils marié ;
il travaille ses terres avec deux paires de bœufs et élève 500 brebis. Garcia
Lopiz habite dans le même vilage ; « il est pauvre, n'a aucune bête de
labour ni aucun autre bétail et est endetté » précise l'enquête. Son voisin
Pero Venedat, pauvre et fatigué, acquitte chaque année le montant de la
« pécha » « en vendant une parcelle après l'autre ■». La vallée d'Ayechu, dans
la « merindad » de Sangiiesa nous offre un exemple comparable. Voici
d'abord un riche paysan, Pero Periz. Sous son toit vivent deux de ses fils
mariés, un garçon et une fille plus jeune, un neveu et un berger salarié. Cette
famille patriarcale cultive ses terres avec quatre bœufs, deux juments et deux
mulets. Elle possède trois génisses et deux cent cinquante brebis. Son
aisance est indéniable. Près d'eux, Pétri Chorro et sa femme vivent seuls,
sans aucun bétail ; d'un âge avancé, ils vivent bien chichement. Et pourtant
ils versent des redevances presqu'aussi lourdes que leurs voisins plus
privilégiés. Pétri Chorro paye 22 sous ; Pero Periz verse lui 35 sous. Que
survienne une crise frumentaire et tous ces pauvres paysans sont, dans
chaque localité, les victimes désignées de la famine tandis que les riches

79
accumulent terres et capitaux. Ainsi, les inégalités de fortune au sein de la
paysannerie, accentuent les effets des famines et en sortent renforcées :
chaque famine creuse l'écart entre riches et pauvres.
L'apparition de la fiscalité royale est une autre raison. La série
ininterrompue des aides octroyées au souverain débute au cours de la décennie qui
suit la Peste Noire, vers 1355. La fiscalité de Charles II le Mauvais puis de
Charles III le Noble se perfectionne et s'appesantit peu à peu. Dès 1380, les
aides sont devenues une institution régulière ; elles sont désormais perçues
chaque année en quatre termes égaux, les « cuarteres ». Les archives ont
conservé la longue série des registres de « cuarteres » qui permettent de
suivre l'évolution de la fiscalité princière. Tandis que le poids des redevances
seigneuriales s'atténue progressivement au rythme de la dépréciation des
monnaies, du moins lorsqu'il s'agit de prestations en deniers d'un montant
nominal fixe, les « cuarteres » représentent une charge de plus en plus
lourde ; fixés chaque année, les impôts tiennent compte de la lente érosion
monétaire. Au début du XVe siècle, au niveau de chaque famille paysanne,
la fiscalité constitue une charge bien plus lourde que les cens. Il a souvent
été dit que les paysans avaient bénéficié au XIVs siècle de l'allégement de la
rente seigneuriale. Oui certes, mais la fiscalité a largement compensé les
bénéfices qu'ils en avaient retirés. En valeur réelle, un paysan de Navarre
supporte une plus lourde charge en 1400 qu'en 1300. Cette fiscalité a joué
un rôle essentiel dans la détérioration de la condition des ruraux. Les
multiples plaintes des communautés, les quelques exemples de révoltes vite
réprimées, ont toujours pour motif les prélèvements fiscaux. Ajoutons que
leur répartition ne tenait souvent aucun compte des inégalités de fortune. La
fiscalité est venue frapper un monde rural convalescent et affaibli, au
au lendemain de 1348.
Maurice BERTHE
(Université de Toulouse)

80
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

La danse macabre de 1485 et les fresques du charnier des


Innocents
Monsieur Pierre Vaillant

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Vaillant Pierre. La danse macabre de 1485 et les fresques du charnier des Innocents. In: Actes des congrès de la Société des
historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 81-86;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1210

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1210

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LA DANSE MACABRE DE 1485 ET
LES FRESQUES DU CHARNIER DES INNOCENTS

La Bibliothèque de Grenoble possède l'exemplaire unique de l'édition


princeps de la Danse macabre parue en 1485 à Paris chez Guyot Marchand.
Cet exemplaire, qui a autrefois appartenu aux collections de la Grande
Chartreuse (1), est remarquable non seulement parce qu'il contient la
première reproduction imprimée de la Danse macabre, mais aussi parce que
cette reproduction a une parenté étroite avec la première danse connue peinte
en 1424 au charnier des Innocents à Paris, fresque aujourd'hui disparue.
Cette parenté avait déjà été admise, mais récemment seulement elle a
acquis un caractère de certitude. Nous donnerons les arguments qui ont été
avancés à cette fin. Par contre un mystère règne encore sur les origines du
thème de la Danse macabre. Plusieurs thèses s'affrontent, que nous
développerons rapidement. Car l'essentiel à nos yeux réside dans la popularité et
l'universalité d'un thème, qui a été vulgarisé jusqu'au XVIIP siècle à la fois
par la fresque et l'édition. Et c'est dans cette popularité que réside l'intérêt de
l'exemplaire de la Bibliothèque de Grenoble.
Rappelons que la Danse macabre est un des thèmes, qui au Moyen-Age
se rattachent à l'idée de la mort, en insistant sur le fait que celle-ci nivelle
toutes les conditions sociales. Le thème semble commun à toute l'Europe
des XVe et XVIe siècles sans différences marquantes d'un pays à l'autre (2).
La danse est mouvement où les morts emmènent avec eux les vivants sans
qu'ils puissent faire acte de résister. Nous avons ainsi une série de couples
formés d'un vivant et d'un cadavre. Ce dernier est l'image de ce que sera le
vivant (3). Ces couples sont rangés par catégories sociales, un laïque alternant
avec un ecclésiastique. Nous avons ainsi dans l'édition de 1485
successivement des groupes pape-empereur, cardinal-roi, patriarche-connétable,
archevêque-chevalier, évêque-écuyer, abbé-bailli, chanoine-marchand,
chartreux-sergent, moine-usurier, curé-laboureur, etc.

(1) La Danse Macabre - Paris, Guy Marchand, 28 septembre 1485. In fol., 10 ff,
n. ch., 17 pi. de 160/115 mm. Bibliothèque Municipale de Grenoble, Cat.
Maignien, , n° 234, Cet ouvrage a été reproduit en 1969 aux Editions des 4
Seigneurs à Grenoble et préfacé par nous.
(2) Alberto Tenenti, La vie et la mort à travers l'art du XV* siècle. - Paris, 1952.
In 8°, p. 27.
(3) Emile Mâle, L'Art religieux de la fin du Moyen Age en France. - Paris, 1908.
In 4°, p. 395.

81
C'est au XV* siècle qu'apparaît le rôle important de la Danse macabre
dans l'art et l'édition populaires. Avant d'être imprimée, la danse est peinte
en des charniers, des couvents comme à La Chaise-Dieu, des églises comme
à Kermaria.
Il semble que, malgré l'abondante littérature sur le sujet, les avis soient
encore partagés sur le problème des origines de cette danse. Parmi tous les
travaux parus depuis le début du siècle, traitant des Danses macabres, et en
laissant de côté les monographies locales, signalons ceux de Mâle, de
Huizinga, d'Alexandre Masseron et plus récemment de Clark, d'Hellmut
Rosenfeld, d'Alberto Tenenti, de' Marie-Thérèse Boucrel et d'André
Corvisier (4).
Emile Mâle, Alexandre Masseron et André Corvisier pensent qu'à l'origine
de la Danse macabre il y aurait un poème. Mâle aurait trouvé le poème dans
un manuscrit latin du début du XIV siècle de la Bibliothèque Mazarine,
poème qui fait défiler devant nous pour la première fois des personnages
représentant diverses conditions sociales marchant successivement à la
mort (5). Mais l'idée de couples faits d'un mort et d'un vivant, tels que nous
les représentent les fresques du XVe siècle, ne pouvaient apparaître que
dans un spectacle dansé. Ainsi, en 1393 on a dansé dans l'église de Caudebec
en Normandie une Danse macabre et en 1449 le duc de Bourgogne, étant à
Bruges, fait représenter dans son hôtel le jeu également de la Danse
macabre (6).
Cette origine donnée par Mâle est discutée en 1937 par Marie-Thérèse
Boucrel. Elle estime en effet que l'examen de divers témoignages en faveur
de l'origine dramatique de la Danse macabre, ceux de Caudebec et de Bruges,
en particulier, ne donnent en réalité aucun résultat positif. Seul, à son avis,
le Dit des trois morts et des trois vifs, dont la plus ancienne rédaction est
antérieure à 1280 et dont la plus ancienne représentation existe encore dans
la fresque du Campo Santo de Pise, rend compte de l'origine de la Danse
macabre (7). Trois jeunes nobles, rappelons-le, rencontrent soudains trois
morts affreux, qui avertissent les trois vivants de leur fin prochaine.
Toujours à propos du problème des origines, Emile Mâle et après lui
Huizinga pensent que les textes allemands relatifs à la Danse macabre sont
probablement imités du poème français qui, dansé, aurait inspiré les fresques

(4) Nous ne mentionnons pas les travaux récents de M. L. A. Louis, Les Danses
macabres en France et en Italie dans Revue d'Histoire de la Médecine, 1959, n° 5
et 6. - S. Cosacchi, Makabertanz... - Meisenheim-am-Glan, 1965. In 8* - J.
Saugnieux, Les Danses macabres de France et d'Espagne et leurs prolongements
littéraires. - Paris, 1972. In 8° ; car ils apportent dans l'ensemble peu d'éléments
nouveaux.
(5) Mâle, Op. cit., & 361.
,

(6) Mâle, Op. cit., p. 391-392.


(7) Marie-Thérèse Boucrel, La Danse macabre, étude littéraire et iconographique dans
Ecole Nationale des Chartes. Positions des thèses.... 1937, p. 7.
\
82
ATTRIBUES
PHILIPPE PE CHANTE

ECHELLE : 4/ 500 000.


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peintes en 1424 au charnier des Innocents (8). Mais en 1954 Hellmut
Rosenfeld a avancé des arguments sérieux en faveur de l'antériorité des
danses allemandes (9). Du reste, comme l'a montré André Corvisier, les
danses peintes dans les pays germaniques à Bâle, à Lubeck, à Metnitz,
danses qui aboutirent au Simulacres de la mort d'Holbein édités à Lyon en
1538, n'ont pas les mêmes caractères que celles peintes en France. Le côté
humain y garde une place importante avec la présence de la mère et de
l'enfant, du jeune homme et de la jeune fille, alors qu'en France, de ces
types humains généraux ne subsistent que l'amoureux et l'enfant (10). Par
contre, les Danses macabres françaises, telles celles des Innocents, de la
Chaise-Dieu et de Kermaria, mettent l'accent sur la hiérarchie sociale et
dénoncent la passion de l'argent, illustrée par trois et même quatre
personnages, le bourgeois, le marchand, l'usurier et sa victime.
A côté des incertitudes qui planent encore sur les origines des Danses
macabres, certains points toutefois sont désormais acquis.
Parmi les fresques peintes au XV* siècle, celles tracées en 1424 sur les
murs du charnier des Innocents semble bien être les plus anciennes de date
certaine qui soient connues, si l'on se rapporte au tableau très complet qu'a
donné Corvisier en 1969 (11).
Ce charnier des Innocents servait au XV* siècle de promenade populaire
dans une des parties les plus fréquentées de Paris, à côté de l'église des
Innocents démolie en 1786, laquelle s'élevait au coin de la rue Saint-Denis
et de l'ancienne rue aux Fers, vers l'angle Nord-Ouest du square actuel des
Innocents (12). La foule était attirée à l'intérieur des murs du Charnier par
des boutiques, où l'on vendait des livres, des étoffes et de la ferronnerie. En
1429, nous dit l'auteur anonyme du Journal d'un bourgeois de Paris (13).
un moine franciscain, frère Richard, y prêche pendant dix jours consécutifs,
le dos tourné à la Danse macabre et face aux boutiques.
Comment rattacher à cette fresque du charnier des Innocents l'exemplaire
imprimé de la Bibliothèque de Grenoble, découvert par son conservateur,
Champollion-Figeac ? Celui-ci établit en 1811 qu'il s'agit du seul exemplaire

(8) Mâle, Op. cit., p. 375. - J. Haizinga, Le déclin du Moyen Age. - Paris, 1961
(rééd.), p. 172.
(9) Helmut Rosenfeld, Der mittelalterliche Totentanz. Entstehung, Entwicklung,
Bedeutung. - Cologne et Graz, 1954, gr. in 8*, p. 180.
(10) André Corvisier, La représentation de la société dans les danses des morts, dans
Revue d'histoire moderne et contemporaine, oct. - déc. 1969, p. 494-495.
(11) Corvisier, Op. cit., p. 536-539.
(12) Leroux de Lincy et L. M. Tisserand, Paris et ses historiens aux XIV9 et XV*
siècles. - Paris, 1900, p. 183 n. 4.
(13) Journal d'un bourgeois de Paris (1405-1449), éd. par C. Tuetay. - Paris 1881,
p. 203.

83
connu de la première parmi un très grand nombre d'éditions d'un des
premiers livres illustrés à Paris (14).
Après lui, Gabriel Peignot en 1826 pousse plus loin les recherches. Il émet
l'hypothèse actuellement controversée que le thème de la Danse macabre est
d'origine française, en faisant valoir qu'avant 1490 il fait l'objet déjà de
trois éditions françaises et d'aucune en d'autre langues. L'auteur suggère
d'autre part que l'édition princeps parisienne de Guyot Marchant a été
composée d'après les fresques peintes en 1424 au charnier des Innocents (15).
En 1874, l'abbé Valentin Dufour, dans un livre où il reproduit en réduction
le texte et les gravures de l'édition princeps de 1485 (16), détermine plus
nettement que Peignot le rapport entre celle-ci et les fresques de 1424. Il
établit l'identité entre le poème, qui accompagne l'édition de 1485, et celui de
deux manuscrits de la Bibliothèque Nationale, poème cité dans ces deux
manuscrits comme étant celui de la Danse macabre du charnier des
Innocents (17). D'autre part dans l'Epitaphier de Paris, manuscrit contemporain
de la démolition du Charnier en 1663 (18), figure une description de ce
dernier, arcade par arcade. Et si l'on confronte la description de cet epitaphier
avec le poème des deux manuscrits et de l'édition princeps, les sujets mis en
scène sont les mêmes et pour le nombre et pour l'ordre dans lesquels ils
interviennent. Les gravures de l'édition princeps ont donc toutes chances
d'avoir été faites d'après les fresques elles-mêmes. Une preuve supplémentaire
nous est donc donnée de cette relation étroite entre l'édition et les fresques
par Douce, auteur anglais d'un ouvrage paru en 1833 sur la Danse macabre.
La première danse peinte en Angleterre aujourd'hui disparue, celle de Saint-
Paul de Londres, a été faite à l'imitation de celle de Paris un peu avant
1440 par un moine, John Lydgate, qui avait vu l'original et avait traduit en
anglais le poème du charnier des Innocents. Or cette transcription, qui a été
conservée, est bien conforme à la version du poème des manuscrits de la
Bibliothèque Nationale et de l'édition de 1485 (19).
Cette relation entre l'édition de 1485 et les fresques n'a pas été depuis
mise en cause. Elle a même été confirmée en 1950 sur un point important
par James Clark (20). Il n'y a pas seulement, selon lui, identité, bien que

(14) J.-J. Champollion-Figeac, Notice d'une édition de la Danse macabre antérieure à


celle de 1486 et inconnue aux bibliographes dans le Magasin encyclopédique,
décembre 1811, p. 355-369.
(15) G. Peignot, Recherches historiques et littéraires sur les danses de morts et sur
t origine des cartes à jouer.... - Dijon-Paris, 1826, p. 77-92.
(16) V. Dufour, La Danse macabre des S.S. Innocents de Paris, d'après t'édition de
1484 précédée d'une étude sur le cimetière, le charnier et la fresque peinte en
1425. - Paris, 1874. In-16, 154-XVI p.
(17) Bibliothèque Nationale, manuscrits latin 14 904 et français 25 550.
(18) Bibl. Nat., manuscrit français 8220.
(19) F. Douce, The Dance of death... - London, 1833, p. 51.
(20) J. M. Clark, The Dance of death in the Middle Ages and the Renaissance. -
Glasgow, 1950, XII - 131 p.

84
l'on n'en connaisse pas l'auteur, entre le poème qui accompagne l'édition
princeps de 1485 et celui des fresques de 1424. Il y a aussi, ce que Mâle
mettait dans une certaine mesure en doute (21), identité dans certains traits
qui appartiennent aux personnages peints d'une part et gravés d'autre part.
En effet dans la Danse macabre incomplète d'Exham en Angleterre
composée, Clark l'a montré, d'après les fresques de St-Paul de Londres aujourd'hui
disparues, peintes elles-mêmes d'après celles du charnier des Innocents, nous
retrouvons le fond de verdure, les formes des morts et les habits du cardinal
et du roi de l'édition princeps de Guyot Marchant (22).
Il y a enfin d'autres arguments en faveur de l'identité du costume, que
Mâle a mis en doute. Que les chaussures des personnes soient non pas à la
poulaine mais à bouts carrés dans les gravures de 1485, ne prouve rien,
puisque les poulaines étaient interdites peu avant 1422 par un édit somptuaire
de Charles VI. Il est possible par ailleurs de dater les houppelandes, les
chapeaux et la taille des cheveux du début et non pas de la fin du XV
siècle (23).
L'importance de l'unique exemplaire de cette édition une fois établie, il
est intéressant de connaître quelle fut sa diffusion.
Le livre de Marchant est une des œuvres les plus populaires de la fin du
XV6 siècle et de la première moitié du XVP siècle. Il se vend si bien qu'une
fois l'édition princeps de 1485 épuisée, en 1486 une seconde édition paraît
avec six nouvelles gravures, la pièce en vers des trois morts et des trois vifs
et enfin des sentences latines en vers ou en prose au-dessus des gravures, qui
ne figurent pas dans l'édition antérieure. La même année Guyot Marchant
publie d'autre part une Danse macabre des femmes. Une troisième édition
de la danse des hommes, copiée sur celle de 1486, paraît enfin en 1490,
toujours par les soins du même imprimeur. Un éditeur rival, Vérard, entre en
ligne en 1492 avec une Danse macabre copiée en grande partie sur celle de
Marchant. Des imprimeurs locaux à Genève, à Lyon, à Rouen, à Troyes,
en donnent également une version avec des éditions successives, qui
s'échelonnent depuis la fin du XVe jusqu'au début du XVIIIe siècle. Et le poème,
qui accompagne la scène, est lui-même traduit en anglais, en allemand, en
latin et en catalan. Le sujet est si populaire que des livres d'heures imprimés
représentent la Danse macabre en miniatures, miniatures toutes dérivées de
l'édition princeps parisienne. Le succès est si grand qu'il dépasse de loin le
Moyen Age, à tel point qu'encore au XVIIP siècle la Danse macabre est
rééditée et « renouvelée de vieux Gaulois » par Garnier à Troyes en 1728.
Cette dernière édition est elle-même réimprimée depuis plusieurs fois sur

(21) Mâle, Op. cit., p. 395, tient en effet les gravures de Guyot Marchant pour une
imitation un peu libre des fresques des Innocents.
(22) Clark, Op. cit., p. 29.
(23) Alexandre Masseron, Les Danses des morts en France, dans le Correspondant.
T. CCXLI (1910), p. 533.

85
papier gris avec de grossières figures gravées sur bois. Ce succès est de
beaucoup postérieur aux guerres et épidémies qui, Rosenfeld l'a montré, ont
précédé de peu dans les villes d'Europe centrale l'exécution des fresques
relatives à la Danse macabre (24).
La perfection de la gravure sur bois apparaît avec toute sa finesse dans
l'édition princeps de 1485 beaucoup plus que dans les suivantes. Elle nous
révèle non seulement un remarquable dessinateur, mais aussi un modèle peint
par un artiste d'un rare talent. Cet artiste, pas plus que son interprète, n'ont
pu être identifiés (25). Son art est celui d'un homme qui allie l'imagination à la
vigueur de l'exécution. Un peintre médiocre, dans l'obligation de représenter
trente et un morts, aurait répété trente et une fois la même esquisse. H n'en
est pas ainsi pour notre artiste. Tantôt le mort est nu, tantôt il est drapé d'un
linceul, tantôt il a une pelle, un pic à la main ou sur l'épaule. Parfois ces
instruments sont remplacés par une lance, une faux ou un couvercle de
cercueil. Ainsi est bannie toute monotonie. D'autre part les gestes de
l'invitation, du mépris ou de la moquerie, les pas de danse ne sont pas ceux
d'automates mais bien d'êtres doués de vie. Les grimaces grotesques et la danse
désordonnée des morts contrastent par ailleurs avec la lente démarche des
vivants. Comment pourrait-on mieux représenter le contraste des attitudes
entre l'hôte et l'invité récalcitrant? Enfin on ne saurait assez souligner la
variété introduite entre les images par les fonds agrémentés d'herbes, de
plantes et de fleurs (26).
Pierre VAILLANT

(24) Rosenfeld, Op. cit., p. 182.


(25) Nous donnons sans la retenir l'hypothèse de M. Monceau reprise par A. Claudin,
Histoire de Tlmprimerie en France au XV et au XVI* siècle - Paris, 1900, t. I,
p. 353 ; d'après laquelle la Danse macabre de 1485 serait l'œuvre de Pierre
Le Rouge, ancien miniaturiste de l'Ecole de Tours, qui l'aurait composée d'après
les peintures d'un manuscrit que Monceau indique comme se trouvant à la
Bibliothèque Nationale.
(26) Clark, Op. cit., p. 26.

86
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

Angoisse collective et miracles au seuil de la mort : résurrections et


baptêmes d'enfants mort-nés en Dauphiné au XVe siècle
Madame Pierrette Paravy

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Paravy Pierrette. Angoisse collective et miracles au seuil de la mort : résurrections et baptêmes d'enfants mort-nés en
Dauphiné au XVe siècle. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ
congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 87-102;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1211

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ANGOISSE COLLECTIVE ET MIRACLES AU SEUIL DE LA MORT :
RESURRECTIONS ET BAPTEMES D'ENFANTS MORT-NES
EN DAUPHINÉ AU XVème SIÈCLE

La foi en la possible résurrection d'enfants mort-nés le temps de les


baptiser, constitue dans l'étude du thème de la mort un cas unique. Elle n'est
plus le terme irréversible de l'existence. Quand le salut d'une âme est en
jeu sans que sa propre responsabilité ait été engagée, on peut obtenir de la
miséricorde divine et de l'intercession des saints, un sursis, un « répit », et
franchir ainsi, un instant, en sens inverse, le seuil fatidique. Telle est la
croyance qui est à l'origine de multiples épisodes miraculeux perceptibles sur
la longue durée et particulièrement nombreux à l'époque moderne (1).
Les affirmations du magistère sur la nécessité du baptême comme condition
du salut furent constantes. A partir du texte de l'Evangile de Jean, III, 5,
« Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu Sancto, non potest introire in
regnum Dei », la doctrine concÛiaire ne varia jamais. Du concile de Milève
en 416 et de celui de Carthage, deux ans plus tard, où l'affirmation doctrinale
fut d'autant plus ferme qu'elle s'opposait à la remise en question pélagienne
de la transmission du péché originel, jusqu'aux conciles de Lyon II, en 1274,
de Florence, en 1439 et au canon 4 de la cinquième session du concile de
Trente, en juin 1546, la nécessité du baptême fut constamment confirmée.
« Illorum animas qui in mortali peccato vel cum solo original i decedunt, mox
in infernum descendere, poenis tamen disparibus puniendas ». est-il répété
au concile de Florence, après celui de Lyon (2).

(1) J. Delumeau, Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Paris, 1971, p. 245. ;


A. Dupront, Vie et création religieuse dans la France moderne ïXIV - XVIII'
siècle) in La France et les Français, Paris, Gallimard, 1972, p. 496-497.
Voir A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, t. 1, 1943,
p. 121 ; P. Saintyves, les résurrections d'enfants mort-nés et les sanctuaires à
«répit», in Revue d'ethnographie et de sociologie, 1911, 2, p. 65 à 74; P. A.
Pidoux, Vie des saints de Franche-Comté, t. 4, Lons-le-Saunier, 1909, p. 58, p. 71
et 72 ; récemment J. Ferté, La vie religieuse dans les campagnes parisiennes,
1622-1695, Paris, 1962 p. 298 et surtout, J.-Ch. Didier, Un sanctuaire à « répit »
du diocèse de Langres. L'Eglise de Fayl-Billot, Haute-Marne, d'après les actes
notariés du XVIIe siècle, in Mélanges de sciences religieuses, 1968, p. 3 à 21 et
H. Platelle, Les chrétiens face au miracle: Lille au XVII" siècle, Paris, 1968, 268 p.
(2) Voir les articles du Dictionnaire de Théologie catholique, articles « Baptême »,
t. 2, particulièrement col. 364 à 378 ; « Limbes », t. 9, col. 760 à 772, « Sein
d'Abraham», t. 1, col. 111 à 116, et « Dam», t. 4, col. 6 à 27, et J. Corblet,
Histoire dogmatique, liturgique et archéologique du sacrement du baptême, Paris,
1881 et 1882, 2 vol.

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Immuable, cette doctrine est cependant loin d'être l'expression sereine d'une
vérité d'évidence incontestée. Elle est plus souvent le « non possumus » que
l'Eglise opposa aux angoisses et aux suggestions indulgentes des siens face à
un mal irrémissible : la perte de l'âme de ceux qui, créés, donc chargés du
péché originel de la descendance d'Adam, ne connurent cependant pas la
vie terrestre et ne furent pas baptisés. Saint Augustin lui-même n'en vint que
progressivement et dans le feu de la controverse pélagienne, à durcir sa
position et à cesser de douter de « la damnation de ces malheureuses
créatures ». A travers le temps, le courant indulgent ne disparut jamais.
Pour s'en tenir ici à la fin du Moyen Age, Gerson, dans l'un de ses sermons,
imaginait la possibilité du miracle de Dieu exauçant la prière des parents
et Cajétan, dont l'œuvre échappa cependant à la condamnation du Concile
de Trente au prix de son expurgation, émit une opinion comparable dans son
commentaire de la Somme Théologique de Saint Thomas, publié en 1507 (3).
Ce ne fut cependant pas ce courant qui fut le plus suivi, dans la mesure
où il s'opposait aux affirmations répétées du magistère. A partir d'une
réflexion progressivement mûrie sur la distinction entre péché personnel et
péché originel, et sur l'inégalité des châtiments qu'ils entraînent, on s'orienta
vers la notion de « peines différentes », puis, au moment où la réflexion sur
la géographie de l'au-delà se précisait, vers l'idée d'un lieu particulier destiné
aux âmes des enfants morts sans baptême (4). Il ne nous appartient pas ici
d'analyser l'émergence des « Limbes des enfants », situés en bordure de
l'Enfer, telle qu'elle apparaît nettement formulée au XHIème siècle chez
Albert le Grand et Thomas d'Aquin, mais plutôt de nous interroger sur ce
que ce lieu pouvait représenter aux yeux des fidèles (4).
La notion de « peines » communes à tous ceux qui ne sont pas à la droite
de Dieu est essentielle. Il y a, certes, des différences entre le supplice
physique, la peine afflictive du sens, et la peine privative, le dam, privation
de la vision de Dieu, qui est celle des Limbes. Considérée comme un moindre
mal par rapport aux tourments qui l'accompagnent et la complètent au fond
de l'Enfer, il n'en demeure pas moins que cette peine est l'essence même
de la damnation, au sens propre et littéral du terme.
Au niveau de la conscience collective, c'est en termes négatifs que se
définit ce lieu. C'est d'ailleurs moins ce fait que l'éternité de cette situation
qui épouvante. Entre l'Enfer à temps, tout chargé d'espérance, et ce lieu
de « soupirs » dont parlait Dante, vide, puisqu'il y manque et y manquera
toujours ce qui définit le Paradis, aucune comparaison n'est possible. Ainsi

(3) Gerson : D.T.C., t. 2, col. 365, sermon De nativ. Virg. Mariae, part. III, consid.
2, in Opera, éd. Anvers 1706, t. III, p. 1350. Cajetan : voir A. Michel, in Héfélé-
Leclercq, t. X, p. 189.
(4) Sur les recherches en cours concernant la géographie de l'au-delà : M. J. Le Goff,
< Les peines du purgatoire », présentation faite au séminaire de M. Mollat, de la
conversion à la pénitence, 26 février 1975, des recherches poursuivies sous sa
direction à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes.

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s'explique le désir de l'épargner à tout prix aux siens et la vigilance dont
témoigna l'Eglise sur ce point.
Les statuts synodaux en font foi, qui insistent sur la nécessité et l'urgence
du baptême, ainsi que sur les modalités de son administration en cas de
nécessité. Pour nous en tenir au cadre dauphinois, il est frappant de constater
la différence de ton entre ceux d'Aimon de Chissé en 1415 et ceux de
Laurent I*r Allemand en 1495. Les prescriptions sont naturellement les
mêmes, mais les seconds se font plus pressants quant au rappel que le
baptême est la condition du salut, répété deux fois, plus insistants quant aux
devoirs des clercs prévenus qu'en cas de négligence ils se présenteront devant
Dieu les mains couvertes de sang innocent, pour répondre de leur faute,
et chargés de rappeler aux fidèles qu'ils accomplissent une œuvre méritoire
pour leur salut en baptisant l'enfant en danger. Un excommunié, un juif,
un païen peuvent s'en charger (5). Le rapprochement de ce texte et de celui
du concile de Langres en 1452 qui dénonça des abus concernant de
fallacieuses résurrections d'enfants mort-nés, amène à penser que le rappel du
concile de Florence avait ravivé l'angoisse. Un climat se trouve défini pour
la seconde moitié du XVe siècle et dans cette hypothèse, il est hautement
probable que les prescriptions grenobloises correspondant au désir d'enrayer
les abus et en faisant disparaître, dans la mesure du possible, la cause. Mais
il est non moins évident que les avertissements des curés à leurs ouailles
ne pouvaient que stimuler leur angoisse inventive en même temps que leur
vigilance.
A défaut d'avoir conservé des sermons, nous pouvons tout de même
percevoir l'écho de cette prédication à travers le mystère des Rameaux que
le Carme Decrescentis, qui prêcha le carême à Embrun, en 1529, proposa
aux habitants de la ville. A l'occasion du repas à Béthanie, Lazare revenu
du pays des morts, raconte ce qu'il a vu, selon la tradition bien établie
désormais du voyage de l'au-delà, et il présente, comme dans le mystère
d'Arnoul Greban et plus récemment celui de Jean Michel, une description
du monde infernal. Son originalité réside justement dans les avertissements
prodigués aux parents.
LAZARUS
• • «
2105 En Purgatory an sperannsso
Que per suffrages auren deslouransso . . .,
Lous enfans que mueron sens batisme
2110 Non dessendon pas au grand abisme
Lay ount son lous autres dannas,
Mes elous son privatz
De veyre Dyou et sa dyvyno essencio.
Tais enfans an ben intelligentio

(5) A. D. Isère, IV G 2, f° 2 v° à 10 v° ; en IV G 360, f° 16 v° à 21 v«.

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2115 Sy payre ou mayre son occasion
De lour pauro damnacion
He de la dicho privacion.
Ellous vendren au jour dal jugament
Et demandaren a Dyou qu'eyssy es present
2120 Justicio et lour damage . . .
LOU LAZER

La me ven a ma memorio
2145 Que, après lou grand jugament,
Non restare que lou grand unfert.
Lay dominare Lucifert.
Lous péchons enfans restarem ;
2150 Segond aucuns demorarem
En aquest monde, non pas multipliant,
Tout sare incoruptible d'aqui en avant.
Segond ung bon theologian,
Lour peno es dicho peno de dan.
2155 Pena danpni,
Eyssint se nomo et se dy
Et sare perpetuallo.
MARTHO

Ello sare grando eytallo.


D'aquello pechono meyna !
2160 Quy son chauso que son danpna
Devon pechar grandoment.
LAZARUS

Davant au grand jugament


Griaren justicio, justicio automent
Et non que contro aquellous solament
2165 Que son causo de lour danoment . . .
LA MARTHO

2170 Eysso deouryon notar toutos gens


Per se gardar de tais inconveniens ;
Car non puo esser plus grand danmage
Que perdre tal petit meynage ;
L'on pert lou corps et l'armo aussy. (6)

(6) Les Rameaux, Mystère du XVI* siècle en dialecte embrunais, publié par L. Royer,
Gap, 1928, 138 p., p. 84 à 86.
Voir J. Chocheyras, Le théâtre religieux en Dauphinê du Moyen Age au XVIII*
siècle, Genève, 1975, p. 75-77 et 195-197.

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Dans un tel contexte, on comprend que s'il est vraiment trop tard, la seule
espérance reste le miracle. « Dieu avait encore le même pouvoir que pour
le Lazare » comme le suggérait, au XVIP siècle, un curé dauphinois à une
famille éplorée (7).
Telle est l'origine psychologique des nombreux cas de miracles signalés,
plus à l'époque moderne d'ailleurs, que durant le Moyen-Age. En l'état
actuel de la recherche historique et des publications, on a la perception
d'un courant de fond, bridé et tenu en marge par la hiérarchie à juste titre
méfiante, mais dont les manifestations sans cesse renaissantes émergent
périodiquement à travers des récits de miracles qui illustrent un instant le nom
d'une chapelle et expliquent l'afflux dont elle était l'objet. Loin d'être un
phénomène marginal, il s'agit d'une constante du sentiment religieux
populaire dont il est d'autant plus utile d'analyser le contenu.

A l'époque où les statuts synodaux de Langres dénonçaient des abus


concernant de prétendues résurrections d'enfants mort-nés le temps du
baptême, deux foyers dauphinois, à Vienne et à Tullins, s'illustraient par
ce type de miracles, témoignant ainsi de l'ampleur de ce courant.
Les fidèles se pressaient à Vienne, dans le cloître de Saint-Maurice, sur
le tombeau d'une femme, Philippe de Chantemilan, morte de la peste, le
14 octobre 1451. Un dossier complet composé d'une biographie de Philippe
par un clerc anonyme, du récit de cinquante-six miracles qui lui furent
attribués et d'un précieux compte des offrandes déposées sur le tombeau,
permet de bien connaître les manifestations dont la métropole dauphinoise
fut un moment le théâtre (8).
Née en Forez, probablement vers 1412, Philippe de Chantemilan vécut
la seconde moitié de sa vie à Vienne, au service d'une sœur de l'archevêque
Jean de Norry. A la fois gouvernante et servante, elle passa son existence
de laïque dans l'humilité d'une vie pénitente, vouée à la prière, aux exercices
de dévotion et aux œuvres de charité. Le récit de sa vie est évidemment d'un
grand intérêt pour la connaissance de la spiritualité des laïcs. Nous l'étudions
dans d'autres travaux. Il suffit ici pour notre propos de constater que le
rayonnement qu'elle exerça fut tel que l'opinion la rangea immédiatement
parmi les saints.
Le clergé de Vienne ne fut sans doute pas étranger à cet engouement.
Ville d'histoire, ville des origines chrétiennes, Vienne continuait à vivre dans
les souvenirs de son passé prestigieux où la légende mêlait le dernier exil de

(7) P. Cavard Les enfants morts sans baptême, Evocations, 1965, p. 97.
(8) Vie et miracle de la bienheureuse Philippe de Chantemilan, publiés par le chan.
U. Chevalier, Valence, Paris, 1894, 100 p ; le compte dont nous avons entrepris
l'étude nous a été communiqué par Mlle E. Rabut, conservateur aux Archives
départementales de l'Isère, qui l'a retrouvé. Il n'est pas encore coté ; voir E.
Delaruelle, Histoire de l'Eglise, Fliche et Martin, t. 14, p. 878.

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Ponce-Pilate, l'évangélisation par Saint Paul, le don, par Zacharie, de la
précieuse nappe — la Sainte Toaille — sur laquelle le Christ avait fondé
la foi nouvelle au soir du Jeudi Saint et le souvenir des martyrs lyonnais du
second siècle, Blandine et ses compagnons. Le dimanche de Quasimodo, on
vénérait la Sainte Toaille et le 2 juin, Jour des Merveilles, les martyrs
lyonnais : à ces deux dates, on se pressait à Vienne de tous les diocèses
voisins. Le clergé de la métropole ne pouvait qu'être sensible à la permanence
rassurante de l'élection divine : Vienne ne serait plus seulement la cité des
grands souvenirs, mais la ville d'où continuait à rayonner la foi.
Mais si le biographe de Philippe définissait une nouvelle forme de sainteté,
celle d'une vie quotidienne d'humilité et de renoncement, sa perception par
les fidèles fut autre : on négligea les leçons de son existence au profit de la
vénération de son pouvoir et on vint solliciter des miracles sur son tombeau,
dans le cloître de Saint-Maurice, près de la chapelle de la Vierge où elle
aimait à prier. Sur cinquante-six récits conservés, le tiers concerne des
résurrections d'enfants mort-nés. L'étude globale du registre fait état de six
miracles en 1453, un à Vienne même, quatre dans un périmètre très proche
de la ville, à 20 kilomètres environ, à Mallevai, Dargoire, Saint-Pierre-de-
Chandieu et Moissieu. Le seul miracle concernant un étranger à la région,
un homme de Chalon-sur-Saône, point extrême septentrional de l'ensemble
des témoignages, arrêté en Provence et miraculeusement délivré par
l'intercession de Philippe, ne contredit pas ces premières constatations sur l'étroi-
tesse initiale de l'audience de celle-ci : il était nécessairement passé par
Vienne, et il avait pu y constater les premières manifestations de dévotion
autour du tombeau.
En 1454 sept nouveaux miracles enregistrés témoignent de l'élargissement
géographique de la réputation de Philippe dans un périmètre englobant
Brignais, Saint-Chamond et Annonay, à 40 kilomètres. Ceux d'Eclose et de
Rives, à 60 kilomètres de Vienne, sont les premiers du Bas-Dauphiné. En
1455, neuf miracles témoignent d'une nouvelle extension du culte en Forez,
à Grigneux, en Bugey, à Saint-Maurice-de-Remeins, et surtout de son
approfondissement en Bas-Dauphiné, à Saint-Chef, Eydoche et Biol.
Impression confirmée par les onze miracles de 1 456 : la presque totalité
concerne des paroisses du Bas-Dauphiné. En 1457, dix dépositions sont la
preuve d'une vogue durable dans la même région et d'une pénétration plus
profonde en Massif Central, avec le récit du miracle de Monistrol.
En 1458, le nombre des miracles recensés diminue, et tombe à cinq. Trois
d'entre eux concernent la vallée du Rhône, ceux de Charpey et de Mont-
meyran, près de Valence, et celui de Caderousse, près d'Orange, à près de
200 kilomètres de Vienne ; un autre se produit à Saint-Bonnet-le-Château,
en Forez, à plus de 80 kilomètres ; seul celui de Colombier concerne la
région proche de la métropole. Deux miracles sont signalés en 1459, trois
en 1465, un en 1472, à Clermont-Ferrand, et deux en 1480, au Puy.
Une première lecture des textes, la plus externe permet d'esquisser une
courbe de fréquence : croissance jusqu'en 1456 et 1457, avec onze et dix

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miracles, puis dès 1458, déclin, confirmé par les dépositions isolées des deux
décennies suivantes. Le chiffre total de cinquante-six dépositions ne peut se
comparer, par sa modestie, à celui des miracles attribués au Pape Urbain V,
par exemple, au siècle précédent. L'évolution est cependant significative dans
la mesure où elle permet de suivre la progression d'un phénomène très
localisé, à partir d'un personnage que rien ne prédisposait à une vaste
audience. La lecture de la carte des miracles, est d'une précision schématique
étonnante dans le sens d'un progressif élargissement des abords immédiats
de Vienne à un rayonnement intensifié sur le Bas-Dauphiné et la bordure
du Massif Central. Puis vint le moment où la réputation de Philippe, plus
largement répandue par les voyageurs ou les pèlerins le long de la vallée
du Rhône et jusqu'au Puy, se dilua et vit disparaître ses racines locales (9).
Mais le miracle constitue, par définition, l'exception. Il ne renseigne que
très indirectement sur l'attente de tous et l'intensité des prières et des vœux
prononcés sur le tombreau. Or, c'est à ce niveau, celui du quotidien, que se
mesure le mieux la popularité d'un saint. Le compte permet de préciser
considérablement l'évolution du phénomène. Les premiers chapitres,
offrandes en argent et offrandes en cire, sont révélateurs sur ce point.
Les aumônes dépassent 50 florins en 1454, elles atteignent plus de 65
florins en 1456, et restent importantes, de 40 à 50 florins, en 1457, 1458
et 1459. Quelques années isolées, 1462, 1468, témoignent d'une ferveur
comparable. Mais dans l'ensemble, les offrandes baissent jusqu'en 1470, où
elles ne dépassent pas trois florins et se stabilisent à des chiffres infimes,
quelques florins, voire quelques gros, jusqu'en 1489. Il faut ajouter à ces
revenus ceux qui proviennent de la vente des ex-votos déposés sur le tombeau.
Il arrive que les pèlerins donnent de petites pièces de toile, le « suaire »
auquel ils viennent d'échapper, ou un fuseau nouvellement filé en priant, ce
qui explique la vente pour 16 florins 7 gros, en 1487, de la toile et des fils
offerts à Philippe ; mais le plus souvent, dans la presque totalité des cas, ils
font des offrandes en cire : il s'agit de cierges, de chandelles et d'ex-votos
représentant l'enfant mort-né ressuscité le temps de son baptême, une tête
d'enfant, ou une « image » sans plus de précisions. Plusieurs mentions, au
chapitre des dépenses concernent l'industrie des images : on paya, le 15 mai
1456, quatre florins et 1/2 de monnaie courante au menuisier qui fournit
les moules de cuir dur nécessaires à la fabrication ; il est question d'une
« image » payée 6 gros en 1454, 4 gros le 24 avril 1463, 15 gros en 1476,
un florin en 1477 (10).

(9) En 1453, les miracles concernent des fidèles originaires de Vienne, passés par
Vienne, ou de paroisses distantes au maximum de 20 à 25 kilomètres. En 1454, la
moyenne d'éloignement par rapport à Vienne est inférieure à 37 kilomètres, en
1455, elle est de plus de 43 kilomètres, en 1456, de plus de 50 kilomètres, en
1457, de plus de 60 kilomètres et en 1460, de près de 100 kilomètres. Le Puy est
à 120 kilomètres de Vienne.
(10) Compte, f° 11 v°, 13 r°, V 19 r°, 22 i", 32 r°.

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Les offrandes accumulées sur le tombeau sont revendues à des apothicaires
ou aux autres églises de Vienne. Vingt livres de cire ont été vendues en 1454
et en 1456 pour un peu plus de quatre florins ; en 1455, on en vendit plus
de 50 livres ; en 1457, entre le 25 janvier et le lpr février, 418 livres. Les
années 1458, 1459 et 1460, avec des ventes de 126 livres, 302 livres et
258 livres, témoignent de la ferveur dont Philippe restait entourée. Des
ventes importantes eurent encore lieu dans quelques-unes des années
suivantes, mais plus isolées : 248 livres ont été vendues en 1464, 237 en
1468, 93 en 1478, cependant la courbe moyenne descend jusqu'en 1482,
dernière année où ce genre de renseignement apparaît. L'offrande est de
valeur très variable selon les fidèles, ainsi qu'en témoignent les procès-
verbaux des miracles, trente-six mentions d'une offrande en cire y figurent :
dix fois, elle est d'une livre, mais elle peut être aussi d'une demi ou de deux
livres. Cinq fois les parents offrent le poids de leur enfant. Le fils d'Hugues
et d'Antonia Billioti, de Cuire, pesait huit livres, celui d'Antoine et de
Catherine Charetti, de Renage, 9 livres (11).
Toute la cire n'était pas vendue, et on peut tenir pour certain que seul le
surplus faisait l'objet de ce commerce, une partie servant aux besoins de
Saint-Maurice de Vienne. En constatant qu'entre le 25 janvier et le 1er février
1457, 418 livres de cire ont été commercialisées, pour plus de 90 florins,
on peut évaluer l'importance du courant qui affluait sur le tombeau.
Pratiquement les miracles apparaissaient bien comme la manifestation
d'une attente pressante, mais aussi comme la cause d'un concours sans cesse
croissant. Ainsi s'explique le léger décalage chronologique entre les résultats
dictés par les deux séries de documents : aumônes et offrandes en cire
traduisent plus longtemps la permanence de l'espoir à un moment où le déclin
de la foi s'affirme progressivement par la rareté des miracles enregistrés.
L'examen du contenu des dépositions permet de préciser l'analyse du
phénomène dont nous avons pu esquisser de manière externe l'évolution.
La spécialisation de Philippe est évidente et la déposition de Pierre Catoni,
de Saint-Martin-la-Plaine en témoigne quand il évoque « beata virgo Philippe,
ad cujus preces Deus facit plura miracula potissime in infantibus qui mortui
nascuntur, quibus Deus sepe vitam dédit pluribus ». En éliminant les trois
enfants qui, nés inertes, survécurent, dix-huit dépositions, le tiers des
témoignages, concernent ce type de miracle (12). C'est donc à Philippe que l'on
confie par extension les accouchements difficiles, dont six cas sont évoqués ;
les enfants fragiles et, d'une manière générale, tous les accidents et maladies
des enfants évoqués dix fois. Quinze malades ou infirmes en quête de

(11) U. Chevalier, op. cité, p. 39, 58, 68, 83, 88.


(12) n*
1453
22 :p.2, 58,
U. n«Chevalier,
9 p. 44 etn°45,
2, p.
n° 3813, àp.41,48 n°à 50
6, p.; 1455
43 ; :1454
3, n°: 4,12 rt°p. 49,
47-48,
p. 79
n° 14
à 83,
p.
50 à 52; n* 16 ,p. 53 à 55 ; 1456: 3, n° 23, p. 58, n° 24, p. 58-59, n° 29, p. 61 et
62 50
n<> ; 1457
p. 83 : 2,à n°
85, 36,
n9 51,
p. 68-69,
p. 85-86n° 42,
; 1465p. 73-74
: 1, p. ; 88-89.
1458 : 1, n° 44 p. 75 ; 1459 : 2,

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thaumaturge recoururent à elle. Trois prisonniers en obtinrent la délivrance
et le prieur de Saint-Genis-d'Aoste lui attribua l'arrêt de l'incendie qui
ravageait la ville sous ses yeux.
L'origine de la croyance en un pouvoir thaumaturgique de Philippe réside
donc dans les résurrections qu'on lui attribue, et c'est en effet dans les
dépositions concernant ces miracles qu'apparaissent les témoignages les plus
révélateurs. En 1453, sur six miracles déclarés, deux sont des résurrections.
La première à Vienne même, en février, où le petit Jean Vanuti, fils d'un
manouvrier de la ville, après une heure et demi d'immobilité totale, battit
quatre ou cinq fois les paupières, le temps pour le frère Carme présent de
l'agréger à la communauté des tidèles ; la seconde, en septembre, à Saint-
Pierre-de-Chandieu, où une femme, noble Guigonne, épouse d'Odon
Tailliboys, sur le point de perdre l'enfant qu'elle portait depuis quatre mois
et demi, promit une chandelle de sa propre hauteur, en plus d'une messe et
d'une aumône annuelle d'un Hard, si l'enfant pouvait être baptisé. Elle
accomplit son vœu, qu'elle jugea donc exaucé (13).
C'est en 1454 et 1455 que le paroxisme de la dévotion et de ses
manifestations fut atteint. Trois des quatre enfants mort-nés connus en 1454 furent
apportés sur le tombeau, ainsi que les trois mort-nés de 1455. On imagine
les démonstrations auxquelles cela donna lieu. Dans trois cas, concernant
des familles de Brignais, le 9 août 1454, de Maclas, le 17 novembre 1454
et de Saint-Maurice-de-Rémeins, le 13 juillet 1455, la longue attente dura
du vendredi à l'aube du dimanche et au terme de ces trois jours de passion
et d'espoir des parents, ils eurent la certitude de l'entrée de leur enfant dans
le domaine des joies éternelles. Pendant tout ce temps, nuit et jour, on
guetta le signe, jusqu'aux cris « Ne l'oyes pas plandre . . . voyes, voyes vous
l'enfant qui remue la langue ? ... Il a vie, il a vie ... !» et de palper le
petit corps que l'on vêtait et dévêtait fébrilement, de scruter les tâches qui
apparaissaient sur son front au bout de ces trois jours funèbres, l'état des
paupières, le sang qu'il rejetait, peut-être un signe de respiration, « sicut
talpa in humo existens salire facit et movere terram ». L'exaltation était
générale, on se pressait autour du miraculé : « Multitudo ibidem affluit » ;
le 2 7avril 1455, un témoin reconnut n'avoir pu voir bouger l'enfant « propter
multitudinem gentium », et pourtant selon les dépositions contradictoires
recueillies, il était entre minuit et trois heures du matin ... les cloches
témoignaient de l'allégresse retrouvée : « Post jocundam pulsationem
propter . . . miraculum a Deo, intercedente dicta Virgine, sic factum » (14).
On viendra encore de Charpey à plus de 80 kilomètres en 1458, de
Solaise, en 1459, on se mettra en route de Cuire en 1465 : « Ipsa Perometa
advidens quod dici pluribus audiverat quod miraculis Virginis Philipe Deus
ressucitat pueros, ipsum puerum vovit Deo et dicte Virgini Philipe de dando

(13) U. Chevalier, n° 2 et n* 6.
(14) U. Chevalier, op. cité, p. 44, p. 48 à 50, p. 51 et 52, p. 53.

95
eidem . . . quantitatem cere ponderis ipsius pueri morui et ipsum ponde-
raverunt et ponderavit 8 libras, ut ipse Deus eidem puero spiratus vitales
daret » ; ce fut une étape lyonnaise, chez les frères Mineurs, que l'enfant
vécut le temps de son baptême, avant d'être enseveli dans le couvent, devant
plus de 300 personnes accourues au bruit du miracle (15).
Dans la plupart des cas, le clergé ne joue qu'un rôle subordonné. Parmi
les 13 personnes citées pour avoir administré le baptême, on ne compte que
cinq prêtres. Un proche parent, père, grand-père ou oncle, intervient quatre
fois. Les quatres autres sont des assistants, voisins ou amis, dont une femme.
Significative apparaît l'expectative de Laurent Verdier, dans le cas du
baptême de l'enfant de Jeanne Alliut, de Solaise, au diocèse de Lyon : sans
doute incertain, ainsi que le clerc qui était avec lui, sur les signes de vie
qu'on leur signalait, « dederunt tune mulieribus secus ipsum infantem
astantibus et patri dicti infantis aquam in quodam situlo pro baptisando
ipsum infantem, dicentes eisdem quod quando ipsum infantem vidèrent sic
persistere, illum baptisarent. Deinde, idem testis loquens ad missam
celebrandam accessit et earn celebravit ; celebrata vero missa, idem testis
ad ipsum infantem rediit, et eum baptisatum relatione Beriate reperit, et
aliud nescit > (16).
Un clergé qui suit : tel apparaît bien le caractère essentiel. C'est l'initiative
du laïc qui se manifeste, au niveau de son vœu d'abord, la promesse de
l'image de cire, parfois de poids égal et à la ressemblance de l'enfant, au
niveau des démarches qui en accompagnent l'accomplissement, le jeûne, ou
la tenue de pénitent, et enfin, par ce qu'il attend du prêtre : dispensateur des
forces sacrées, capable de transmuer la matière inerte en Corps et Sang du
Christ, il est celui qui a le pouvoir, par le sacrifice miraculeux, de solliciter
l'intervention divine, seule capable de donner le souffle au petit cadavre qu'on
lui présente. A deux reprises, le 9 mai 1454 et le 9 avril 1459, les témoins
soulignent que le miracle s'est produit pendant la Consécration (17).
Pression et non docilité passive du laïcat, qui révèle à l'occasion de l'une
de ses obsessions fondamentales dans la quête du salut, les mécanismes
profonds de son esprit. Les traits essentiels sont évidents : résignation et foi,
capacité d'imaginer de la façon la plus positive un Paradis à l'entrée duquel
préside le psychopompe, et surtout généralisation d'une interprétation
symbolique où tout devient signe et force d'action, de l'offrande matérielle de
l'image de cire, si proche des rites de la magie sympathique, au niveau le
plus élémentaire, jusqu'au symbolisme triomphant de la Résurrection, qui
fait sortir des limbes, au bout de trois jours, l'enfant entraîné par le Christ
dans sa remontée victorieuse de l'enfer vers la lumière.

(15) id., p. 75, p. 83, p. 88 et 89.


(16) Id., p. 83-85.
(17) Id. p. 81 et 85.

96
Le récit des miracles viennois consigné sur l'ordre de l'official de Vienne,
était rapporté par les témoins à leur retour chez eux et surtout diffusé à
l'occasion des fêtes annuelles qui drainaient vers la métropole les fidèles du
diocèse et des régions voisines, le long de la vallée du Rhône : on sait le
rôle privilégié à cet égard du premier dimanche après Pâques, le dimanche
de Quasimodo, solennisé par l'exposition à Saint-Pierre de la Sainte Toaille,
la nappe de la Cène, léguée, comme le veut la tradition, par Zacharie, disciple
de Saint Paul. Le nombre des fidèles informés s'accroissait ainsi, et lorsque
le drame se produisait dans une famille, il se trouvait toujours un voisin pour
rappeler l'existence de la thaumaturge. A Rives, dans le Diocèse de Grenoble,
dès 1454, c'est noble Florence de Boczosel qui incita une jeune mère à vouer
son enfant à Philippe. Après promesse d'un cierge, les signes de vie qu'il
manifesta pendant une heure parurent suffisants au curé de la paroisse pour
qu'il accepte de le baptiser. Plus tard, dans le village tout proche de Renage,
on se le rappela dans des circonstances analogues. De même, à la même
date du 30 mai 1456, sont consignés les récits concernant les deux paroisses
voisines de la Tour-du-Pin et de Montceau, où Philippe vint en aide à deux
parturiantes (18).
C'est entre 1454 et 1457, que la dévotion et la confiance atteignirent leur
point culminant : en témoignent l'importance relative et la fréquence des
offrandes, le nombre des miracles et aussi leur « contenu ». C'est à ce
moment que la spécialisation fut la plus évidente, que les manifestations les
plus spectaculaires de l'engouement collectif eurent lieu, et que l'audience
de Philippe s'élargit à des cas que la personnalité des miraculés rend
intéressants.
Socialement, il convient de remarquer que cette dévotion fut l'affaire de
tous, au niveau des miraculés et au niveau des témoins. Au total dans quinze
récits de miracles, une qualification accompagne le nom de la famille. Dans
la moitié des cas, les familles sont dites nobles, figurent également un notaire,
un médecin du Roi, un parcheminier de Valence et deux ecclésiastiques, le
prieur de Saint-Genis-d'Aoste, et Aynard du Puy, frère du seigneur de
Murinais, grand prieur d'Auvergne de l'ordre de Saint- Jean de Jérusalem,
malade depuis plus de 30 ans. Le stade d'éventuelles préventions était
dépassé, Philippe avait démontré sa puissance, et les gens d'église, fidèles
parmi les autres, se vouaient à elle et disaient en obtenir guérison. Deux
familles d'enfants mort-nés sont « nobles », une autre est celle d'un
manouvrier de Vienne (19).
Charles VII arriva à Vienne en novembre 1456, au moment où son fils
fuyant son approche, venait de se réfugier auprès du duc de Bourgogne. Le
24 décembre, une offrande de trois écus faite par le trésorier du roi de

(18) Id., p. 58, 68 et 69, p. 58 et 59, p. 59-60.


(19) Id., p. 38, u. 43, u. 85.
(20) Compte, f" 3 r°, 16 r°.

97
France fut enregistrée et en janvier 1457, la reine demanda qu'on copie
pour elle La vie de Philippe : 10 gros furent acquittés à cette occasion (20).
Devant cet engouement, il fallut organiser et réglementer le culte : le
chapitre de Saint-Maurice, en même temps qu'il s'employa à régler le conflit
qui l'opposa inévitablement au sacristain, au sujet de la perception des
offrandes, aménagea l'espace proche du tombeau. Il fut entouré de grilles
en août 1456 ; on acheta en novembre 1459, « deux images de toile », payées
deux florins, « pour l'autel de la Vierge Philippe », dont on compléta
l'aménagement de février à septembre 1460, en 1466 et en 1468. C'est là
désormais, tout près de Philippe, que furent célébrés les services.
Régulièrement figura, à partir de ce moment, au chapitre des dépenses, l'achat des
noix nécessaires à alimenter en huile la lampe qui brûlait auprès du tombeau.
Régulièrement revint aussi la mention de la fabrication d'images pour la
Quasimodo. Désormais ie cadre du culte était fixé (21).
Le surplus des offrandes fut utilisé au profit de Saint-Maurice. On le
conservait près de l'arche du Saint Patron, et on y puisait quand c'était
nécessaire. Couverture des chapelles, réparation des verrières, achats
d'ornements et de livres liturgiques figurent régulièrement au chapitre des
dépenses. Elles se montèrent à près de 250 florins et 80 ducats en 1470, à
une date où les rentrées ne dépassaient pourtant plus 50 florins.
Ainsi, dès le moment où cette source inespérée de revenus se mit à
constituer un appoint habituel du budget de la fabrique, la source commença
à se tarir. La dernière vente de cire date de 1482 ; le dernier compte des
offrandes, devenues infimes depuis plusieurs années, s'arrête en 1489, et
pratiquement, à partir de 1470, il n'y eu plus de dépenses importantes. Alors
que les premières années étaient caractérisées par des relevés fréquents du
tronc où s'accumulaient les offrandes et des ventes non moins fréquentes de
la cire dont les amoncellements encombraient les abords du tombeau, on
constate assez vite la fixation des relevés sur deux dates, bientôt seules
mentionnées : le dimanche de Quasimodo, dont se trouve ainsi confirmé la
place privilégiée parmi les manifestations viennoises, et le 15 octobre,
anniversaire de la mort de Philippe, à l'occasion duquel un service est attesté
à partir du 15 octobre 1458. A partir de 1464, seules ces deux dates sont
attestées, et bientôt, victoire de la tradition ,ce fut le dimanche de Quasimodo
qui l'emporta : les offrandes étaient moins misérables au printemps qu'à
l'automne ; et quand il n'y eut plus matière qu'à un relevé par an, ce fut ce
jour-là qu'il eut lieu (22).
Ainsi on vénérait Philippe à l'occasion, et on ne l'oubliait pas totalement.
Louis XI, à l'époque de sa quête désespérée de survie, se souvint de celle

(21) Compte, f 8 v°, 12 r°, 13 r», 14 r* V 17 r% 18 r°, 19 V, 22 Vf 23 r°, 27 V.


(22) Célébration de l'anniversaire, 1458, 17 V ; 1460, 19 v° ; 1461, 20 v°, 23 r° ; 1462 :
21 r°; 1464, 8 v° ; 1468, 9 re, 23 v" ; 1469, 9 V, 22 v°, 28 f ; 14,73, 1474, 1476,
1477, 32 r° ; 1479, 32 V ; 1504, 33 r°

98
dont il avait entendu parler dans ses jeunes années dauphinoises, et le 15
octobre 1481 le chapitre aquitta 3 florins de petite monnaie pour « copier
les miracles faits autrefois, pour le Roi de France » ; en 1482, en temps de
peste, on tenta d'obtenir l'intercession de Philippe, le 8 octobre, en dépensant
7 florins pour trois processions, exactement comme beaucoup plus tard, en
1629, dans des circonstances analogues (23). C'est dans ces dates ultimes que
les miracles les plus lointains ont été enregistrés. La réputation de Philippe
avait atteint Caderousse près d'Orange dès 1458, Valence en 1465, Clermont-
Ferrand en 1472 et le Puy en 1480. Le miracle valentinois de 1465 se
range encore dans la série « classique » de Philippe : il s'agit de la guérison
d'un enfant malade, mais le climat est bien différent de celui d'exaltation des
premières années. Extérieurement, rien n'avait changé, le cierge aurait le
poids de l'enfant, on ferait dire une messe, mais le parcheminier de Valence
et sa femme envoyèrent tout simplement leur serviteur porter leur offrande,
comme l'avait d'ailleurs fait, quelques années auparavant, le seigneur de
Caderousse. L'aveugle de Clermont-Ferrand et les deux paralytiques du Puy
précédèrent de peu le malade royal et les Viennois en proie à la peste de
1482 : désormais, Philippe de Chantemilan était entrée dans la série des
thaumaturges dont on se rappelait à l'occasion, parmi d'autres. Son tombeau
était devenu l'un des points, parmi d'autres, de la longue route qui conduisait
les malades de Notre-Dame-du-Chemin, au Puy, à Saint-Romain dans la
quête de l'espoir. Mais les racines locales étaient mortes, et c'est vers d'autres
que les mouvements populaires s'étaient tournés.
Les dernières pages du compte dressent le bilan définitif. En 1504, deux
religieux Matthieu Tarditi, et François Bocherii, acquittèrent 3 sous pour
l'anniversaire de Philippe « de peccuniis nostris », disent-ils. En 1506, le
serrurier ferma les grilles du tombeau et le 6 janvier 1507, les deux chanoines
acquittèrent une nouvelle fois 3 sous de leurs propres revenus « quia non
sunt obliationes sicut solebant esse temporibus retroactis », ils fondèrent un
anniversaire pour éviter que la mémoire de Philippe ne se perde totalement.
Fidèle défunte parmi les autres, elle entra à son tour, par la charité de deux
chanoines dans le livre des anniversaires de l'église de Vienne, au côté de
ceux qui l'avaient priée un temps (24). Quant aux résurrections d'enfants
mort-nés, ce fut ailleurs que l'on continua à les solliciter.

Le bas Dauphiné, posséda un sanctuaire à répit, à Tullins, dans le diocèse


de Grenoble, à 60 kilomètres de Vienne. Une chapelle de la Vierge y fut
le but d'un pèlerinage florissant dans le dernier quart du XVe siècle. Un
dossier composé d'une supplique adressée au Pape Sixte IV en 1479, de

(23) Compte, f3 32 v°.


(24) Compte, f° 33 r*.

99
deux bulles de celui-ci en 1477 et 1480, du témoignage d'une visite pastorale
en 1491 et du pouillé de 1497 permet d'en esquisser l'histoire.
En juillet 1477, Sixte IV fit droit à une requête des habitants de Tullins
en conflit avec le prieur du lieu au sujet des offrandes déposées devant une
image de la Vierge. Dans leur appel à la juridiction supérieure du Pape, les
habitants de Tullins avaient rappelé la construction, par leur soins, d'un
hôpital, nécessaire sur cette voie de passage importante. Près de la porte, ils
avaient placé l'image accueillante de la Vierge et, comme bientôt, par ses
mérites » in curationem infirmorum et liberationem ... a quibusvis tribula-
tionibus . . . Altissimus ibidem dignatus est operari miracula ... », la foule
était accourue et les offrandes avaient permis l'érection de la chapelle de la
Vierge dans l'hôpital. Le prieur de Tullins, Henri Salât prétendait maintenant
contraindre les paroissiens à lui remettre le montant des aumônes, alors qu'ils
entendaient les conserver pour le service de la chapelle et pour celui des
pauvres et des malades.
Une supplique de 1479 montre que, malgré la première décision
pontificale, le problème n'était toujours pas résolu. Ce fut finalement en 1480 que
Sixte IV imposa un partage. La bulle rappelle l'historique de l'affaire :
« Dudum postquam laïci domum quamdam ad recipiendum Christi pauperes
in parrochiam prioratus ville Tuîlini, O.S.B... auctoritate propria et absque
licencia ordinarii loci, certo numéro habuerunt, contingit quod ad dictam
imaginem Beatae Virginis que erecta est in parieta extra domum, magna
populi multitudo devatione habere et ad illam confluere ac oblationes inibi
facere ceperunt... * L'initiative des laïcs et la spontanéité de la dévotion qui
se développa en faveur de la Vierge miraculeuse ne font aucun doute ; le
prieur n'intervient qu'au stade du partage des profits. Il réussit à obtenir le
tiers de ceux-ci, ainsi que le patronage de la chapelle, le reste des offrandes
étant partagé entre les pauvres et le service de la chapelle auxquels les
paroissiens désiraient réserver la totalité des revenus en 1477.
La visite pastorale qu'accomplit Laurent Ier Allemand, le 27 juillet 1491,
permet de mesurer l'importance du courant qui drainait les fidèles vers la
statue miraculeuse, puisqu'elle évalue à 300 florins par an les offrandes et
oblations des fidèles « qui viennent nombreux en pèlerinage à cause des très
nombreux miracles qui se font par l'intercession de la Vierge ». Quand on
pense qu'au moment de sa plus grande popularité, Philippe de Chantemilan
n'en recueillit qu'à peine la moitié (25) on peut juger de l'audience de la
Vierge de Tullins sur l'avant-pays, en même temps que comprendre l'âpreté
du conflit qui opposa le prieur à ses ouailles.
La riche chapelle, bien munie d'ornements, livres et calices, était le théâtre
de manifestations comparables à celles que racontaient les témoignages
viennois recueillis sur le tombeau de Philippe de Chantemilan, et qui ne
cessaient pas d'inquiéter le gardien vigilant de l'orthodoxie qu'était Laurent
Ier Allemand. Il y a eu, dit-il, des abus « circa ressuscitationem parvullorum
et baptismum corundem qui per Johannem Lecortoris hospitalerium et
magistrum Andream de Auriaco, medicum dicti loci, baptizabant dum in

100
dicta capella portabantur absque eo quod in eis apparent vera signa vite
et absque convocatione presbyterorum ...» Il donna l'ordre de cesser ces
manifestations. Mais quelle pouvait être la portée de l'injonction d'un visiteur
épisodique, nécessairement partagé, d'ailleurs, entre sa prudence et sa
satisfaction devant les preuves d'une foi enthousiaste et confiante ? Il était
assez clair que l'autorité ne pouvait que sanctionner l'existence de ce qu'elle
n'avait pas créé, et François Dupuy, dans la rédaction du pouillé de 1497,
se borna à entériner les faits en mentionnant sobrement la chapelle de la
Vierge « noviter constructa, ex devotione habitantum dicti loci, prope
hispitale, ubi plura cotidie fiut miracula ad intercessionem ejusdem béate
Virginis ... ».
Ainsi s'explique la particulière exubérance du culte de la Vierge à Tullins.
Sur seize chapelles attestées à la fin du XVe siècle, le patronage de la Vierge
apparaît six fois, et quatre chapelles sont nouvelles. Le même engouement
caractérise l'ensemble de la région et, partout, les fondations nouvelles furent
placées sous la protection de Notre-Dame. Tout près, à l'Albenc, au moment
de la visite pastorale de 1493, on signala à l'évêque que la chapelle Notre-
Dame, à l'hôpital, avait été élevée avec les offrandes des fidèles qui
constituaient son seul revenu : sans doute l'exemple de Tullins et l'espérance qu'il
avait fait naître, n'était-ils pas étranger à cette fondation. Il ne semble pas
que le courant ait persisté au XVI0 siècle, dans la mesure où les visites
pastorales gardèrent le silence sur ce point, et dans la mesure où de nouveaux
saints vinrent partager la faveur dont la Vierge était la seule bénéficiaire à
la fin du XVe siècle.

Ce dernier dossier, beaucoup plus sommaire que le précédent, présente un


intérêt par ses silences autant que par ce qu'il livre. Il comporte cinq
documents ; un seul, la visite pastorale de 1491, mentionne ce que les
fidèles venaient implorer devant l'image de la Vierge à Tullins. C'est dire
que, dans la mesure où la plupart de ceux des pèlerinages locaux qui
émergent du silence à la fin du Moyen Age ne sont connus que par de
fugitives mentions, ce qu'une heureuse convergence sur le Bas-Dauphiné
nous a permis d'analyser ici, nous échappe complètement ailleurs. Il est
cependant peu probable que catéchisés comme ils le furent, les habitants du
Haut-Dauphiné soient restés insensibles aux risques qu'ils couraient en même
temps que leurs enfants : or, si nous entrevoyons souvent leurs cheminements
multiples, nous ignorons leurs vœux précis.
A s'en tenir à ces deux foyers, quelques remarques s'imposent. Dans les
deux cas, l'efficacité reconnue paraît liée à la nouveauté du lieu de pèlerinage.
Il ne semble pas, par ailleurs, que l'affluence se soit maintenue plus d'une
génération. Par contre la nécessité psychologique reste une constante : étant
donné les périodes successives d'épanouissement des deux pèlerinages, le fait
que Tullins ne soit qu'à une soixantaine de kilomètres de Vienne, il est
légitime de penser que le nouveau foyer a pu être le relais — l'un des relais

101
— du premier dans son aire géographique bas-dauphinoise. Tout se passe
chaque fois, comme si le sanctuaire nouveau bénéficiait d'une puissance
salvatrice intacte, qui s'émousse vraisemblablement au fil des déceptions
successives que nous ne connaissons évidemment pas. Mais le besoin
subsistant suscite ailleurs un nouveau foyer.
L'attitude de la hiérarchie est ambiguë. La méfiance de Laurent 1er
Allemand est évidente dans le cas de Tullins. Par contre, le chapitre
métropolitain de Vienne cautionne le pèlerinage sur le tombeau de Philippe de
Chantemilan. En fait, ces deux comportements ne sont pas contradictoires.
Ce que la hiérarchie redoute, ce sont les manifestations anarchiques et
incontrôlées de l'angoisse populaire qui aboutissent à la « folklorisation et à
la paganisation du Christianisme » analysées par J. Delumeau (27). Mais,
comme, d'autre part, la foi aux miracles fait partie intégrante de
l'enseignement de l'Eglise, la garantie du clergé apaise évidemment les scrupules
dans le cas viennois.
Ainsi se trouve posé le problème de la signification religieuse de ces
manifestations. A un premier niveau, il en est peu qui soient aussi
révélatrices de la foi, au sens où l'entendait Philippe de Commynes, quand il
parlait de cette « vraye foy et bonne », qui fait croire « fermement les peines
d'enfer être telles que véritablement elles sont » (28). Mais en ce qui
concerne l'expression chrétienne de cette foi, il est évident que la distance
paraît incommensurable entre l'Evangile de l'Imitation et ces manifestations
fébriles autour du rite baptismal. H convient cependant de remarquer qu'elles
découlent des mises en garde et de l'enseignement de l'Eglise, dont on a la
certitude qu'ils étaient entendus. Et surtout, elles impliquent l'adhésion à
l'aspect thaumaturgique de l'Evangile dont on ne peut nier qu'il soit partie
intégrante de l'annonce de la Bonne Nouvelle. Que la perception populaire
ait privilégié cette lecture au détriment d'aspirations moins passives, ne saurait
surprendre. Que toutes les possibilités de déviation en découlent, est évident.
Du moins la destinée météorique de ces enfants, accompagnés joyeusement
dans la mort par les cloches qui célèbrent l'entrée dans l'éternité de joie de
ceux dont on est sûr qu'ils sont élus, est-elle à nos yeux d'historiens un
révélateur précieux dans l'exploration du contenu du Christianisme médiéval.
Pierrette PARAVY
(Grenoble II)

(25) R. Vat, 584, 215 t° - 216 v° ; A. Vat., R.S. 784, 215 r° 216 V, R.S. 794,
47 r° v° ; Visite pastorale de Laurent I« Allemand, A.D.I., 4 G 261, f° 289 r° V° ;
Pouillé, in Cartulaires de l'église cathédrale de Grenoble..., publ. J. Manon,
Paris, 1869, p. 336.
(26) A.D.I., 4 G 261, f° 289, r° V ; 4 G 265 f°, 133 v°, 135 r° ; l'Albenc, 4 G 261.
f° 302 v°.
(27) J. Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire, op. cité, p. 245.
(28) Philippe de Commynes, Mémoires, LV, chap. 19., in Historiens et chroniqueurs
du Moyen Age, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952., p. 1231.

102
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

Deux prédicateurs du XVe siècle parlent de la mort


Monsieur Hervé Martin

Citer ce document / Cite this document :

Martin Hervé. Deux prédicateurs du XVe siècle parlent de la mort. In: Actes des congrès de la Société des historiens
médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 103-124;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1212

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1212

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DEUX PREDICATEURS DU XVème SIECLE
PARLENT DE LA MORT

« Un discours idéologique se proportionne à un ordre


social, tout comme chaque énoncé individuel se produit en
fonction des silencieuses organisations du corps ».
M. de Certeau : L'écriture de l'histoire, p. 70

« Le discours des hommes, sur quelque ton qu'il ait été


prononcé, celui de la conviction, de l'émotion ou de
l'emphase, n'est le plus souvent qu'un ramassis d'idées
toutes faites, de lieux communs, de vieilleries intellectuelles,
l'exutoire d'épaves de cultures et de mentalités de diverses
origines et de divers temps ».
J. Le Goff : Les mentalités, une histoire ambiguë, dans
Faire de l'histoire, p. 80.

Occupant une place d'élection parmi les thèmes de sensibilisation religieuse


des masses mis en avant par le clergé à la fin du Moyen Age, la mort se
prêterait sans peine à la constitution d'un florilège évocateur. Tâche
séduisante pour l'historien que de se transformer en collectionneur d'essences
rares et de rassembler les fleurs de rhétorique écloses dans les champs arides
de la scolastique tardive. Mais le résultat de la collecte ne risque-t-il pas de
faire illusion : par une trompeuse variété tout d'abord, qui procédera de la
multiplicité des œuvres examinées ; par l'infusion aussi de la subjectivité du
chercheur dans l'opération historique elle-même, l'agencement de son
anthologie risquant d'être le miroir fidèle de ses penchants, de ses hantises et plus
généralement de sa culture ? Qui n'aspire à découvrir, par exemple, le
répondant rhétorique de telle danse macabre ou de tel triomphe de la mort ?
Nous voudrions proposer ici une approche différente, consistant à
interroger un corpus limité, aux fins de répondre à cette question en
apparence si simple : se poser comme parlant de la mort (de ipsa morte fict
sermo, proclame l'un des prédicateurs ici étudiés) en un lieu et dans des
circonstances données, c'est parler de quoi et pour qui, c'est user de quels
mots, de quelles citations, c'est conduire son discours de quelle façon ? Nous
prenons en charge la totalité, audités comprises, de deux discours
historiquement situés, et pas seulement les « mapus de fête de l'esprit » (M. Foucault).

103
La principale masse documentaire retenue pour la constitution du corpus
occupe chronologiquement une position charnière : les années 1460, dans
une Normandie (1) qui sort à peine de la guerre de Cent ANS pour se
replonger dans les luttes féodales, un frère augustin du couvent de BAYEUX,
Simon Cupersi (qui nous fournit pour tout repère sur lui-même une mention
dans un registre de confrérie en 1469) prêche un Carême dont il nous laisse
une rédaction intégrale (2). Dès le deuxième sermon il entretient ses ouailles
de morte : c'est essentiellement ce propos d'un jour que nous analyserons.
Nous y rattacherons cependant les autres passages désignés par la table, très
détaillée, de l'homiliaire comme se rapportant à la mort. Il peut, évidemment,
être fait mention de celle-ci en d'autres circonstances, qui ne seront pas
analysées ici. Notre propos ne s'en trouve-t-il pas affecté d'un vice original,
dans la mesure où une forme de choix serait réintroduite dans l'établissement
du corpus ? Face à cette possible objection, rappelons qu'il ne s'agit pas
d'analyser ici tout ce qui se dit sur la mort en quarante jours d'instruction,
mais ce que l'on dit quand on se présente comme parlant d'elle.
Comme toute comparaison peut être éclairante, il nous a semblé utile de
faire référence à un sermon de morte, malheureusement incomplet, de
Bernardin de Sienne (3). Sa forme latine qui procède de la rédaction a
posteriori, dans les années 1433-1436, d'une allocution prononcée en langue
vulgaire, ne nous paraît pas être un obstacle à la saisie de la conduite du
discours et de son contenu essentiel. Certes, Thureau-Dangin nous le rappelle
dans son étude sur le prédicateur italien, la parole se fige par cette mise en
latin. Mais l'appareil complexe des subdivisions et des classifications se
retrouve en général dans les versions savantes et vulgaires d'autres homélies
qui ont été conservées.
De ce fait, nous ne pensons pas illégitime de rapprocher les œuvres des
deux orateurs, malgré un certain éloignement dans le temps (trente à
quarante ans) et dans l'espace, en les considérant comme des éléments d'une
même formation discursive : celle élaborée et entretenue par le clergé entre
la Peste Noire et la Réforme. Précisons toutefois que l'analyse porte
essentiellement sur le propos de l'augustin normand ; celui du franciscain italien
ne constitue qu'un étalon de référence.

Il importe tout d'abord de préciser le lieu d'où parle le prédicateur


normand, comment son propos sur la mort s'insère et se répartit dans l'ensemble
de son discours. Vu la disparition des archives du couvent des Augustins de
Bayeux, qui avaient succédé à des frères sachets en 1273 par décision de

(1) Voir dans L'histoire de la Normandie (dir. de Bouard). J. Favier : La tourmente,


p. 219 à 242.
(2) Manuscrit 48, bibliothèque municipale de Bayeux. Table à partir du Folio 180.
(3) Opéra Omnia, T. III (éd. du P. de la Haye, 1635) p. 509 à 511.

104
Philippe le Hardi (4), on ne peut évoquer qu'en termes très généraux
l'emplacement institutionnel de l'orateur : frère mendiant doté d'une solide
formation théologique, acquise successivement dans les studia de son ordre
et dans les universités (son titre de maître (5) en témoigne), il est voué à ce
titre au ministère de la parole en milieu urbain. Il appartient en même temps
à une de ces communautés religieuses qui, au vu des documents conservés,
nous semblent se consacrer davantage aux morts qu'aux vivants : guettant les
successions, ordonnant avec pompe les funérailles, concédant des enfeux
dans leurs chapelles, célébrant les messes expiatoires prévues dans les
fondations pieuses. La façon dont ses ouailles agenceront leur mort est pour
notre religieux décisive, pour la raison toute simple qu'il en vit. Ses propos
de morte ont pour fonction, entre autres, de conduire les auditeurs à des
gestes de rachat.
Quelle en est la répartition dans l'ensemble de l'homiliaire ? Notons tout
d'abord que la présence de la mort, quoique très affirmée, ne revêt pas de
caractère obsessionnel : un sermon y est consacré, auquel s'ajoutent des
passages plus ou moins longs de sept autres homélies. Dyabolus et judei hantent
inconstablement l'esprit du prédicateur avec plus de régularité. Au départ,
c'est l'invite à la pénitence, ouverture classique de beaucoup de carêmes qui
introduit la mort dans le propos. Ecoutons l'exorde de la deuxième homélie :
« hier nous avons vu de quelle façon DIEU est miséricordieux envers tous
les pécheurs qui font pénitence . . . Aujourd'hui notre mère l'église nous
montre aussi bien dans l'épître que dans l'évangile quel est le principal mobile
qui doit inciter les pécheurs à rechercher la pénitence, à savoir la
considération de la mort » (6). Parler à partir de son propos de la veille, c'est
poser la continuité d'une pédagogie, qui prend appui sur le déjà acquis. Et
l'opération se renouvelle : ut diceretur in precedenti sermone, ou ideo heri
dicebatur in ecclesia (7) manifestent la poursuite d'une instruction avec ses
rappels et ses retours en arrière. Quant aux résurgences de mort dans la suite
du carême :
— A propos des services rendus par les Anges aux humains, entr'autres
celui de mettre en fuite les démons qui s'efforcent de ravir l'âme du mourant
dans le combat de la mort (in agone mortis) (8).
— Au sujet de l'obstination dans le péché et des dangers qu'elle présente,
dont celui de mort violente (9).

(4) Voir Edmond de Lahendrie, Bay eux, capitale du Bessîn, II p. 51 et 107.


(5) B. M. Bayeux, Ms. 48 - Incipiunt sermones kadragesimales magistri symonis
Cupersy (f I).
(6) Ibidem, f. 2 verso.
(7) Ibidem, f. 2 verso et f. 3 verso.
(8) Ibidem, sermon VI, K, f. 13 verso 2* col.
(9) Ibidem, sermon XV, C, f. 36 recto et verso (« tertio mors talium est advindi-
cationem scilicet ut deus se vindicet de peccatoribus obstinatis ».

105
— En liaison avec la richesse, elle-même examinée à partir de la mort du
mauvais riche (10).
— Dans une adresse aux veuves (11).
— Au sein d'une méditation sur l'innocence du Christ, qui engendre des
variations sur le problème du mal : de l'inégale distribution des biens en ce
monde à la mort des hommes jeunes, forts et bien doués (12).
— Dans l'énoncé des propriétés de la foi, qui change la « mort de nature »
en résurrection de gloire (13).
— En dénonçant la machination des juifs qui entreprirent de mettre à
mort Lazare ... « pour qu'il ne pût persuader les hommes de suivre le
Christ ». C'est l'occasion d'évoquer la mort qui procède de l'homme par la
violence (per violeniiam) et d'analyser trois formes successives d'homicide
(14). Trop longue, mais sans doute indispensable enumeration à laquelle il
faut ajouter que la méditation sur la passion du Christ couronne l'ensemble
des allocutions quadragésimales (15). Cette simple localisation du propos
sur la mort permet de constater que son champ d'apparition est
essentiellement moral et théologique. Cette constatation ne saurait surprendre en soi.
Il n'en reste pas moins étonnant que les points d'ancrage du discours dans la
vie quotidienne soient à peu près absents, si ce n'est ce sermon de viduis qui
semble comporter assez naturellement des considérations sur le terme de
l'existence.
Quant à l'homélie de morte de Bernardin de Sienne, qui partage avec le
frère Cupersi le statut de religieux mendiant mais dans l'aire d'exercice plus
vaste du missionnaire itinérant, il est difficile d'en préciser les conditions
d'utilisation. Avec la qualité de Sermon extraordinaire c'est, comme le de
judicio extremo ou le de pœnis damnatorum, un morceau de choix (16)
susceptible de maintes utilisations, tantôt dans le cadre d'un Carême, tantôt
pour laisser une marque durable à des auditoires rassemblés seulement
quelques heures. D'où deux exigences majeures : émouvoir plutôt qu'instruire,
déterminer à la pénitence ceux que les sermons habituels laissent insensibles.
Entraînent-elles l'utilisation d'une gamme de moyens particulière ?

(10) Sermon XVIII, de divitiis et divitibus (f. 44 recto, S). Thème : mortuus est dives
et sepultus est in infernum. F. 45 verso, « O, mors divitis et mors lazaris quemede
differeunt ». •
(11) Sermon XXXIV, de Viduis, f. 12 recto : « mors privât hominem multis bonis9*.
(12) Ibidem, sermon XXXVII, f. 104, p. et f. 105, S.
(13) Sermon XLIII, f. 113 recto et f. 124 verso, iudei cogitpverunt lazarumm occidere
ut non posser hominibus suadere se qui christum Circa predicta notandum est
quod triplex homicidium.
(15) Ibidem, sermon XL et LU (Mors christi ab eterno erat ordinata).
(16) La prise en compte des différents passages des Opera Omnia de Bernardin de
Sienne se rapportant à la mort dépasserait le cadre de cette communication. Elle
risquerait aussi de fausser les perspectives; car l'analyse porterait cette fois sur une
masse de discours bien plus importante et étirée dans le temps que celle, finalement
assez limitée et produite en une durée assez brève, qui émane du frère Cupersi.

106
Cette éventuelle spécificité du prédicateur italien ne se traduit pas, à tout
le moins, dans l'architecture de son propos. Nos deux orateurs construisent
laborieusement leurs sermons à partir d'une citation scripturaire. Procédé trop
connu (17) pour donner lieu ici à de longues analyses. Suivons d'abord la
démarche de Simon Cupersi : dans son deuxième sermon il prend pour thème
un passage de Mathieu « Sanatus est puer ex Ma hora », auquel il adjoint
un prothème issu d'Isaïe XXXIV : « dispone domui Tue quia morieris ». Et
d'en faire découler un plan en trois parties : la mort en effet est triple, à
savoir corporelle, spirituelle et infernale, et doit être en conséquence méditée,
évitée et redoutée. Chacun de ces points se ramifie lui-même, suivant la
pratique de la divisio. Ainsi celui qui traite de la mort corporelle, dont la
méditation à six effets bénéfiques : elle incite en effet à mépriser le monde, à
humilier sa propre personne, à fuir le péché, à diriger sa vie, à faire pénitence
et enfin à rechercher la vie éternelle. Quant à la mort spirituelle, elle peut
être bonne (mourir au péché) ou mauvaise (mourir par le péché), cette
dernière s'effectuant en sept étapes successives, comme la mort corporelle.
Un carcan d'abstractions enserre le propos. Pauvres concepts tout droit sortis
des facultés de théologie, dont la sécheresse n'a d'égale que la capacité de
s'auto-engendrer !
Bernardin de Sienne dote son de morte d'une armature tout aussi savante,
élaborée à partir de l'Apocalypse XX, 12 : « et je vis les morts, grands et
petits, debout devant le Trône ». Il décrit lui-même la genèse de son
discours : « en cette parole du thème nous sont proposés quatre points à
examiner avec soin dans les morts eux-mêmes. Premièrement l'affaiblissement
progressif ou l'épuisement par lequel ils meurent, voir vidi mortuos ;
deuxièmement la variété de la condition par laquelle ils sont récompensés,
voir magnos et pusillos ; troisièmement la position dans laquelle ils sont
finalement maintenus, voir stantes ; quatrièmement la sévérité de la discussion
par laquelle ils sont examinés voir in conspectis throni (18). La première
partie, la seule qui nous soit connue, est développée à l'aide d'une série
d'abstractions, qui sont autant de propriétés reconnues à la mort : totalitas
(gêner alitas), labilitas, calamitas, integritas. Et ces concepts généraux en
engendrent de plus particuliers, sur le mode d'une prolifération cellulaire.
Témoin l'une de ces propriétés, calamitas in terreno corpore, dont naissent
en toute pesanteur scolastique quatre sous-propriétés : vilitatem in ortu,
fœditatem in situ, gravitatem in tactu, varietatem in actu. A voir ainsi
s'enchaîner les concepts on en vient à s'interroger sur le destinataire réel de
pareil discours, dont les divisions étaient conservées lorsqu'il était prononcé
en langue vulgaire.
Toujours est-il que nos prédicateurs ne renoncent à aucune de leurs
habitudes scolastiques, même pas à celle de débattre de questiones. Ainsi

(17) Voir T. M. CHARLAND, Anes Predicandi.


(18) Opera Omnia, t. III, p. 510, Col. I.

107
Bernardin de Sienne : « mais, tu diras, la mort peut arriver de multiples
façons. Ne peut-elle devancer le temps fixé »? Et d'interroger une glose fort
obscure sur Isaïe 40, selon laquelle on peut mériter d'être enlevé avant
l'heure en faisant le bien comme en faisant le mal. Pour conclure : les
pécheurs meurent dans la moitié de leurs jours (19). Quant à Simon Cupersi,
s'il n'alourdit pas sa deuxième homélie d'une questio, il ne se prive pas d'en
introduire dans les allocutions suivantes : pourquoi Dieu permet-il la mort
violente (subite) ? Dieu prend-il l'homme dans le meilleur état dans lequel
il puisse être ? Le suicide est-il licite ? A chaque fois sont mobilisés des
arguments pour et contre, dans le cadre de disputes universitaires en
réduction, que l'on suscite au besoin de façon artificielle (20).
Un formalisme oppressant enserre la parole sacrée, au nom d'une
apparente rationalisation, qui exige que le propos soit à la fois doté d'une
armature rigide et susceptible de se plier aux interminables détours des
fausses remises en question. Cette logique, pour nous si déroutante, découvre
parfois, comme involontairement, les chemins d'une clarté toute pédagogique.
Simon Cupersi ramasse ainsi son propos de Morte : celui qui veut échapper
à la troisième mort (l'infernale) doit fuir la seconde, à savoir la spirituelle,
afin de ne pas mourir par le péché. Et de quelle façon la fuir, si ce n'est
par la considération et la méditation de la mort naturelle, en vue de laquelle
chacun doit se préparer à bien mourir (21). Ces lignes limpides n'en
reflètent pas moins, comme les questions précédentes, un ordre gelé du
discours.

Des matériaux disparates sont déversés à l'intérieur des cadres a-priori qui
régissent l'ordonnance du propos. Ils viennent donner poids et densité à ce
qui, sans eux, ne serait qu'une épure. Chaque notion se trouve aussi étayée
par des autorités et illustrée par des exempla ou des similitudes empruntées
à la vie quotidienne ou au monde animal. Pour développer memoria mortis
valet ad jugam peccati, Cupersi puise tour à tour dans l'Ecclésiastique (7),
dans la Genèse (3) et dans Augustin. Suit une similitude : « le paon
s'enorgueillit au vu de ses plumes et déploie sa queue, mais au vu de ses pieds il
l'incline. Ainsi l'homme qui ne considère pas le terme de la mort s'expose
sans crainte à beaucoup de péchés. Mais le fait-il, le voici qui est saisi par
la honte et cesse de pécher ». Reste à invoquer le psalmiste pour clore cet

(19) Opera Omnia, t. III, p. 511, Col. 1 et 2. « Peccasores autem in dîmidio dierum
moriuntur ».
(20) Respectivement sermons XV, C ; XXXVII, S ; XLIIII, G. En cette dernière
circonstance, le prédicateur feint de trouver un argument en faveur du caractère
licite du suicide dans Mathieu X : qui perdiderit animant suant propter me salvant
f/aciet earn. Puis il avance in oppositum la position traditionnelle de l'Eglise, pour
conclure qu'il s'agit d'un péché mortel.
(21) Sermon II, O, f. 4 recto.

108
élément de discours et aborder l'unité suivante (22) qui est également bâtie
avec des pièces rapportées. Tentons une classification d'ensemble de celles-ci,
dans leur nature et leur provenance, tel l'archéologue lisant un édifice à partir
des remplois. Le recours aux autorités relève de l'automatisme : Cupersi en
fait intervenir 30 dans son de morte et Bernardin de Sienne 37 dans la
première partie, seule conservée, de son allocution ! La dominante vétéro-
testamentaire est plus marquée chez le prédicateur italien : 27 citations contre
17 chez son confrère normand, à raison de la moitié de l'ensemble puisée
dans les divers livres sapientaux (23). En retour, le Nouveau Testament (les
épîtres de Paul et l'apocalypse essentiellement) n'a qu'un rôle effacé. Les
Pères de l'église (deux fois cités par chacun) n'interviennent pas plus
fréquemment que les elaborations théologiques proprement médiévales
(respectivement une et deux citations) et moins souvent que les écrivains antiques
(exploités quatre fois par l'un, deux fois par l'autre (24). A côté de la miette
biblique destinée à conforter le raisonnement, et dotée d'un statut à part
qu'expriment les formules introductives du type dicitur, unde dicit, nous
trouvons de longues citations des philosophes païens et des Pères, si
pleinement assumées par l'orateur qu'elles sont comme fondues dans son propos.
Chrysostome fournit ainsi une magnifique ouverture à Bernardin de Sienne,
sous forme d'une adresse du mourant à ses amis. Plus loin Augustin permet
quelques formules vigoureuses du type : « le temps de la vie n'est rien qu'une
course à la mort ■», avant que n'intervienne Sénéque : « il est impossible de
savoir où la mort t'attend : c'est pourquoi, toi, attends la en tout lieu ». L'un
et l'autre sont placés sur le même plan : « de hoc pulchre inquit augustinus ;
ex hoc pulchre admonet senecca (25). On pourrait y voir la marque d'une
influence humaniste, et par l'égalité de statut conférée aux deux auteurs et
par la prise en compte de leurs qualités littéraires {pulchre). L'étude précise
de la fonction de ces autorités dans le discours conduirait à de longs
développements sur l'introduction des citations, leur enchaînement et la reprise du
propos à leur issue. Nous ne referons pas ici des analyses tentées ailleurs
pour d'autres sermons. A la différence de beaucoup d'homélies, où l'usage
des autorités est purement mécanique et symbolique (26), on voit dominer ici
les citations illustratives. Chez Cupersi 18 autorités sur 30 relèvent de ce type
et leur adéquation à l'ensemble du propos est incontestable, cependant que
six d'entre elles s'y insèrent de façon artificielle. La pertinence du choix est

(22) Ibidem H, f 3 recto.


(23) Cupersi 8/17. B. de Sienne 14/27 dont 7 issues de Job.
(24) Cupersi : Cicéron, de senectute (2), Sénèque (1), Aristote, Ethique. B. de Sienne :
(Sénèque (2) - (24 bis). Dans les autres passages de S. Cupersi se rapportant à la
mort nous avons relevé 56 autorités, à la répartition un peu différente : A.T. 19,
N.T. 22, Pères 9, Théol. MA 4, philosophes 2.
(25) Opera Omnia, T. III, p. 509 col. 2, 510 col. 2, 511 col. 1.
(26) Nous renvoyons sur ce point comme sur beaucoup d'autres, à l'ouvrage
fondamental de TH. CHARLAND, Arles Predicandi.

109
peut-être encore plus apparente chez Bernardin de Sienne. Témoin ce recours
à Job 14 pour illustrer la façon dont nous courons à la mort : « L'homme, né
de la femme, a la vie courte, mais des tourments à satiété. Pareil à la fleur,
il éclôt puis se fane, il fait comme l'ombre et ne demeure jamais dans le
même état ». L'abondance du matériel fourni par les livres sapientaux, où le
problème de la destinée individuelle constitue la préoccupation dominante,
rend sans doute compte de cette harmonie, pas toujours atteinte dans la
prédication médiévale, entre le propos annoncé et les citations qui l'illustrent.
Est-ce l'effet de cette adéquation? Un grand nombre d'autorités s'insèrent
comme d'elles-mêmes dans le discours, sans aucune formule préparatoire :
15 sur 37 chez Bernardin de Sienne, 15 sur 30 chez Cupersi. Les imde, les
ideo, unde dicitur, les sicut dicit, qui ailleurs manifestent l'intégration de la
citation dans un raisonnement ou qui témoignent de laborieux enchaînements,
sont ici à peu près absents. Le déjà-dit sur la mort est suffisamment abondant
pour qu'il n'y ait pas à solliciter les Ecritures.
Des débris de culture antique sont également intégrés dans le propos du
frère Augustin. Voici qu'il évoque la façon dont les Anciens, pour exprimer
pleinement les propriétés de la mort, la peignaient « sous l'aspect d'une
vierge, la face voilée, couronnée d'absinthe, tachée de sang ». Et de filer un
long commentaire allégorique : en tant que vierge, donc saine de corps et
d'esprit, elle ne se laisse pas corrompre, mais s'en prend également aux
jeunes, garçons et filles, et aux vieux, aux pauvres et aux riches, aux nobles
et aux non-nobles. Elle est couronnée d'absinthe parce qu'il s'agit d'une
plante très amère, comme la mort elle-même ; elle est tachée de sang parce
qu'elle est fréquemment enlaidie par la multitude des péchés. Où la lecture
chrétienne se superpose à l'imagerie païenne. Plus loin se trouve relatée une
anecdote concernant le philosophe Diogène (introduite par unde legitur et
non par dicit ou dicitur comme la citation scripturaire) qui se tenait un jour
dans une fosse pleine d'ossements. « L'ayant vu, Alexandre lui dit : « que
fais-tu » ; il répondit : « Je ne peux trouver ce que je veux. Je pensais en
effet trouver des différences entre les ossements et les cadavres des riches
et des nobles et aussi des pauvres, mais je n'en trouve aucune parce qu'ils
sont tous d'un aspect identique et que la mort les a tous rendus égaux ». Sans
s'attarder à évoquer la grande niveleuse, le prédicateur enchaîne avec un
court récit extrait de l'historia romanorum. On fit une statue pour Octave,
sur la face de laquelle on écrivit le nom de l'empereur : César, et aussitôt
après un éclair frappa la statue et on enleva la lettre C ; en sorte que celui
qui était appelé auparavant César devait être désormais dénommé Esar. César
dérive en effet de cedo, cedis, cedere, esar de edo, edes, edi (je mange, tu
manges, être mangé), pour montrer qu'il était destiné à être bientôt mangé
par les vers (27).

(27) Voir le sermon II, MS 48 Bayeux, F. 2 verso et 3 recto.

110
On ne retrouve pas ces historiettes dans le sermon, il est vrai incomplet,
de Bernardin de Sienne, qui ne comporte pas non plus d'exempla. Simon
Cupersi, par contre, en relate un à ses auditeurs en guise de conclusion. Un
marchand traversant une forêt rencontra un ermite centenaire et lui demanda
ce qu'il faisait là. « J'apprends à mourir », répondit l'ermite ... Au fil des
répliques, l'homme des bois fait au marchand une leçon sur le bene mori qui
s'achève sur un conseil. « Si tu veux tout l'univers, achète-le pour le prix de
ta fortune temporelle et fais le bien ». Ainsi fit le marchand, qui laissa tous
ses biens et devint un homme dévot. En ce passage, le discours remplit une
fonction bien précise : déterminer les auditeurs, qui sont souvent des
bourgeois, à se gagner des mérites pour l'au-delà, soit par des donations, soit par
des acquisitions d'indulgences.
Un fonds commun de représentations concernant la mort, qui circule dans
l'ensemble de la Chrétienté du XVe siècle, alimente à l'occasion et par bribes
les discours de nos deux orateurs. Bernardin de Sienne reprend par deux
fois ce qui en 1430 est déjà la rengaine de tant de testaments : Nihil enim
est certius morte et nihil incertius hora mortis. Un autre passage, très bref,
renvoie à la fois à la danse macabre et à la roue de fortune : « elle (la mort)
ne respecte personne, quels que soient sa dignité ou son état. Aujourd'hui il
est roi et demain il mourra » (29). Chez Cupersi affleurent, dans les 6e et
37* sermons surtout, d'autres poncifs de la thématique macabre ; l'agitation
des démons autour des agonisants, représentée dans tant d'Art es moriendi ;
la mort des hommes jeunes, vigoureux et bien avisés, alors que Dieu
« conserve les vieux, les insensés, les infirmes et les autres misérables qui ne
sont utiles ni à Dieu ni au monde » (30). Comment ne pas évoquer à ce
propos les triomphes de la mort italiens, où la faucheuse délaisse les
misérables et les estropiés qui l'implorent, pour s'en prendre aux êtres jeunes et
beaux, gratifiés de tous les biens de ce monde ? Mais le propos de l'orateur
reste allusif sa tâche n'est pas de redire les images, mais d'apporter des
raisons et de prouver que « tout ce que fait Dieu, il le fait pour le mieux ».
Reste à faire mention d'un matériau, lui aussi très commun, dont il est
difficile de dire s'il est issu de l'expérience quotidienne du locuteur ou s'il
appartient à cette culture encyclopédique qui s'acquérait dans les Facultés
des Arts et que véhiculaient les bestiaires et les miroirs du monde. Pour
témoin, cette similitude de Bernardin de Sienne : l'eau qui sort pure de la
fontaine, se souille en se précipitant vers la mer, où elle se purifie. Ainsi nos
corps sont d'abord purs, puis ils sont souillés et ne reviennent à leur pureté
première que s'ils sont réduits en cendres sous la terre (31). Le langage de
Simon Cupersi est incontestablement plus riche de résonances concrètes.

(28) Ibidem, F. 4 recto, 2* colonne.


(29) Opera Omnia t. III, p. 511, col. I C, p. 510 col. 2. Voir aussi cet autre cliché,
5 10 I, E : Moritur ergo doctus pariter et indoctus.
(30) MS 48, Bayeux, sermon VI, K f. 13 V et sermon XXXVII, S. f. 105.
(31) Opera Omnia, t. III, p. 511, col. 2 A.

111
Pour illustrer cette idée que la mort doit nous inciter à diriger notre vie, il
prend ses exemples dans le monde animal : « Les oiseaux et les poissons se
dirigent en effet par la queue. Les chevaux et les bœufs se protègent des
mouches par la queue ; ainsi les hommes dirigent leur propre vie et résistent
aux tentations par le souvenir de la mort, Job 12. « Interroge le bétail pour
t'instruire et les oiseaux du ciel pour t'informer, ainsi que les poissons de la
mer ». Plus loin il s'appuie sur Jérémie XXII, 19 pour comparer la mort du
riche à celle de l'âme. L'animal est écorché pour que la peau revienne à son
maître, cependant que sa chair est lacérée par les chiens. Ainsi quand meurt
le riche, ses héritiers s'emparent de sa peau et les vers lacèrent sa chair,
alors que les démons portent son âme en enfer (32). Au vu de ces quelques
exemples, on pourrait qualifier hâtivement cette prédication de vivante,
colorée, en prise directe avec la vie courante, etc ... Ce serait oublier les
chaînes scolastiques qui entravent le discours. Historiettes et similitudes
viennent seulement rompre pendant quelques instants une monotonie
essentielle : c'est la récompense des auditeurs patients. Il faudrait pouvoir mesurer
leur durée relative dans l'ensemble d'un sermon. Laissant ce problème en
suspens, nous sommes peut-être en mesure d'apporter un début de réponse
à une question posée plus haut : pareil discours, qui juxtapose armature
abstraite et flot d'autorités d'une part, historiettes et retours au vécu d'autre
part (avec une moindre fréquence, il est vrai) nous paraît avoir deux
destinataires différents. L'un est l'appareil ecclésiastique, qui évalue le propos
en fonction de sa conformité aux « lois du milieu » (32bis), l'autre est le
peuple chrétien, qu'il s'agit de sensibiliser en recourant à l'imaginaire ou à
un certain ordre de vérités empiriques ? Les subtilités pour les clercs, « le
moule grossier de l'idée ■» (33) pour les fidèles.
Quelques enseignements généraux se dégagent de cette recension des
matériaux du discours :
Parler de la mort c'est, dans une large mesure, recourir à du déjà-dit, en
procédant à la réinscription passive d'énoncés préexistants. Les choix
effectués par les opérateurs sont néanmoins révélateurs. On dit la mort entre
1430 et 1470 avec les livres sapientiaux, Cicéron, Sénèque, Augustin (34),
mais aussi avec des récits légendaires concernant l'antiquité qui sont dans
la plus pure tradition médiévale, en contraste avec le désir humaniste de faire
retour aux sources.
Le propos recoupe parfois certains thèmes iconographiques, mais sans les
expliciter ou même les décrire. Lacune de notre documentation tenant au
caractère limité du corpus examiné ? Partage des tâches entre l'orateur et
l'imagier ? Entre ces deux interprétations, il serait imprudent de conclure. On

(32) Successivement pour les deux exemples Sermon II, f. 3 recto et Sermon XVIII, Q,
f. 46 recto.
(33) Formule de J. Le Goff : Les mentalités, une histoire ambiguë, dans Faire de
l'histoire, p. 76 à 93.
(34) Les deux prédicateurs lui empruntent le thème de la vie comme course à la mort.

112
aura cependant noté au passage la discordance entre la figuration de la mort
sous les traits d'une vierge, à laquelle s'attarde Simon Cupersi, et ses
représentations picturales contemporaines, qu'il s'agisse de la femme âgée, au
visage impitoyable », ayant « de grandes ailes noires, de longs cheveux et
des griffes aux pieds et aux mains » du Campo Santo de Pise ou des
squelettes grimaçants de la danse macabre (35).

Après avoir procédé à une analyse périphérique (conditions de production)


et archéologique (divisions, matériaux) des discours, il nous faut tenter une
description rigoureuse de ce qui est dit sur la mort. L'étude ne prendra
désormais plus en compte les autorités, mais seulement les énoncés forgés
par les prédicateurs ou pleinement appropriés par eux (exempla,
connaissances empiriques, etc . . .).
Des décomptes comparatifs de la fréquence du terme mors et des vocables
qui s'y rattachent, en ménageant le partage entre le registre de la mort
physique et celui de la mort morale, conduisant à quelques premiers
enseignements.

S. CUPERSI, Sermon II, de morte B. DE SIENNE, de morte


Mort Physique Mort Morale Mort Physique Mort Morale
Mors 24 9 31 0
Mori 8 13 8 0
Mortuus 3 (dont 7
bene mori)
1 9 0
Moriens 2 1 2 0
Mortalis 3
Moriturus 1
Total 41 24 50
Registre corollaire : Registre corollaire :
Ossa 3 Peccatum 1
Cadavera 1 Peccator 4

Plutôt que de s'attarder aux fréquences brutes, il importe de noter que


Bernardin de Sienne envisage seulement la mort physique, dont la désignation
reste prédominante chez Simon Cupersi, mais se trouve cependant
contrebalancée par une forte minorité de vocables se rapportant à la mort morale,
considérée comme seule grave. En outre, le premier nommé met davantage

(35) Voir A. Tenenti, La vie et la mort à travers l'art du XV siècle, p. 22 et 23.

113
l'accent (36) sur le ou les morts alors que le second insiste sur le « bien
mourir >.
On observe d'ailleurs dans son discours de continuels glissements du plan
physique au plan moral. Le voici, par exemple, qui développe une analogie
en sept points entre la mort corporelle et la mort spirituelle (37). Pour
évoquer l'une, des formules brèves, sinon lapidaires : tertio incipit agonizare,
quarto incipit mori, quinto incipit invoivi . . . Pour décrire l'autre, de longues
analyses sur les tentations qui assaillent l'agonisant, sur le consentement
donné aux péchés, sur la honte qui saisit le pécheur au départ et l'amène à
cacher sa faute (à l'image du mort recouvert d'un voile), avant qu'il ne
prenne le parti de pécher au grand jour (comme le défunt emporté hors de
la maison). Les différentes étapes de la mort naturelle constituent simplement
les points d'ancrage d'un discours spirituel : n'opérant que de brèves
incursions dans le vécu, l'orateur regagne en toute hâte son domaine habituel
d'expression. Dans un sermon ultérieur, la mort permet de penser le péché.
« Par la mort (il s'agit en l'occurrence du fils de la veuve de Naïm) il faut
entendre le pécheur et par la mort le péché ». Suit l'énoncé de dix
conséquences de la mort, auxquelles répondent autant d'effets du péché : comme
la première prive l'homme de l'usage de ses sens, le second le rend insensible,
parce qu'il ne sent plus le diable qui le traîne en enfer, ni la fange où il
gît ... ni les peines préparées pour lui etc ... (38). A nouveau, les évocations
précises sont renvoyées au registre spirituel : référence est faite au décès
corporel pour penser une réalité autre, qui concerne l'âme. Un autre
passage de l'homiliaire témoigne de la fonction des catégories morales et
spirituelles, qui jouent le rôle de cadres à priori de la pensée (39). Deux
morts s'opposent terme à terme, suivant l'état moral de ceux qui les
affrontent : à la mort unique de Lazare répond celle, triple, du mauvais
riche (par le péché, par la séparation de l'âme et du corps, par la privation
de Dieu). Cette pente d'esprit nous semble moins accusée chez Bernardin de
Sienne : nous n'en relevons pas d'exemple dans le de Morte, qui traite
seulement du terme de la vie ou de la force abstraite qui abat les humains,
sans envisager la mort de l'âme. Est-ce une influence de l'humanisme et du
prix qu'il donne à l'existence terrestre ? (40)

(36) II s'en explique d'ailleurs en toute clarté : quatuor consideranda in ipsis mortuis.
{Opera t HT, p. 510, col. I, G).
(37) Sermon II, f. 3 verso et 4 recto.
(38) Sermon XXXIV, Z, f. 92 recto. Même processus de pensée dans le sermon XV,
f. 36, où la mort est désignée comme coupure, arrachement (excisio) d'abord des
biens matériels et de l'entourage puis de la communauté des bons qui vivent aussi
bien au ciel que sur terre, etc.
(39) Sermon XVIII, f. 45 verso et 46 recto.
(40) On pourrait invoquer en ce sens un des sermons de tempore qui traite « de
calamitatibus et miseriis humanae vitae et maxime senectutis**. Il y évoque avec
précision les malheurs qui accablent le vieillard : de dentium diminutione, de
auditus amissione, de tremore capitis membrorum. Plus loin : « capilli fluunt,
pectus suffocatur tussis crachinat, genua trépidant, etc.... Voir Opera Omnia, T. IV,
p. 239, 243, 46 et 47.

114
Procédons maintenant à la confrontation des champs sémantiques de Mors
dans les deux homélies de Morte, sans s'interdire toutefois de faire intervenir
à titre complémentaire des analyses (41) portant sur les autres passages de
Cupersi concernant la mort, ceci afin d'éviter des conclusions hâtives (voir
l'appendice).
a) Le réseau des qualifications est beaucoup plus riche chez Bernardin
de Sienne que chez Simon de Cupersi. L'un dispose d'un registre évocateur
de la mort comme d'une puissance toujours aux aguets, s'acharnant à
poursuivre les humains. Le recours au superlatif accentue encore l'effet de
menace. L'autre ne possède qu'une gamme d'adjectifs très pauvres : les
incolores catégories de classement du théologien. Seule l'épithète amarissima
(« très pénible ») est commune aux deux discours. Poursuit-on l'analyse à
travers l'homiliaire du frère Augustin, les résultats sont identiques, mis à
part les adjectifs subitanea et violenta qui renvoient à des expériences
concrètes. Dans l'ensemble, les qualifications ont pour fonctions de distinguer
des types de mort, qui ont chacune leur charge morale spécifique, et non
d'évoquer la mort qui guette les hommes.
b) La série des équivalences, désigne la mort, chez Bernardin de Sienne,
comme terme ultime de la vie, comme lieu du repos (portus, quietatio
laborum) comme menace et attente à la fois (pravorum stimulatio, iustorum
expectatio). On retrouve la notion de limite de l'existence (terminum, finis)
chez Cupersi, associée dans les homélies ultérieures à celle de la mort comme
passage à l'autre vie {transitus, portatio, ductio, inchoatio vite eterne,
instrumentutn ad vitam eternam).
c) La gamme des associations de mors est très riche chez le franciscain
italien. Elle englobe, sans prétendre être exhaustif :
— Les attributs d'un concept (gêner alhas, integritas).
— Les modes d'action d'une force abstraite (gravitatem in tactu, violentia,
insolentia).
— Les notions de lieu et de moment où on la rencontre (hora, locum).
— Une imagerie spécifique : les chemins obscurs, occultos meatus, la
putréfaction, putredine, la porte ouverte, liberum ostium, de celle qui
n'a pas besoin d'une prison, career, pour retenir les humains.
— Un registre de sentiments associés (doloribus, tristitia, et parfois
laetitia).
— Une série de conséquences {jacturam, corruptionem, nihilitatem).
En retour, dans le propos de l'augustin normand, la mort est
essentiellement un objet pour l'esprit (consideratio , meditatio), déterminant un certain
nombre de comportements (ex. fuga peccati). Seul l'un de ses attributs (calor,
ardeur) apparaît. Dans la suite de l'homiliaire, les associations renvoient aux
causes de la mort (ex deo, ex homine etc . . .) à ses différents types, à ceux

(41) Ces analyses sont conduites suivant la méthode exposée par Régine Robin,
Histoire et linguistique, p. 139 et s.

115
sur qui elle s'abat (martires, peccatores) et enfin à certaines de ses
conséquences, presque toujours évoquées de façon abstraite (privatio, separatio)
réserve faite de la putréfaction. Le devenir du corps est ici traité en parent
pauvre.
d) Les réseaux « action de » présentent une certaine parenté, compte tenu
d'une richesse de moyens inégale, dans l'expression de l'agir sans entrave et
de la force dévastatrice de la mort. Par contre, l'aspect « menace et
tromperie » est beaucoup plus marqué chez Bernardin de Sienne, alors que le
registre des effets (privare sensu, jadt fetere) occupe une bonne place chez
Cupersi.
e) Resterait à rendre compte du vide des registres « oppositions » et
* action sur », très sensible dans les deux cas. Que « Mort » s'oppose aux
biens de ce monde, à la beauté, à tous les projets échafaudés (quee
proposueras cuncta), rien là que de banal. Qu'elle ne rencontre aucune force
en face d'elle, si ce n'est son possible dépassement dans l'immortalité, voilà
qui révèle la toute puissance que lui reconnaissent les deux prédicateurs.
D'où le caractère dérisoire de l'action que les humains peuvent exercer sur
elle : courir, se hâter, glisser dans sa direction, la représenter, méditer sur
elle, voire la célébrer.
Cette approche de champs sémantiques aura permis, nous l'espérons, de
cerner avec plus de précision le contenu du discours des deux prédicateurs.
La puissance d'évocation apparaît plus grande chez Bernardin de Sienne,
le seul à rendre présente cette loi impersonnelle qui s'impose aux vivants
dans l'iconographie contemporaine (42). Son confrère normand est moins
bien armé, d'où peut-être sa propension, notée plus haut, à recourir à des
anecdotes antiques pour relever son propos.

Cerner les contours d'un dit c'est, en même temps, baliser un espace du
non-dit. Absente ou presque, la mort des médecins : on ne connaît ici qu'une
façon abstraite de mourir ; on ne mentionne que « le » malade et « le »
médecin, en termes très généreux pour conseiller au plus vite de s'en remettre
aux remèdes tout spirituels apportés par le Christ (43). Quand on distingue
des types de mort c'est en fonction d'une classification morale : l'une atteint
seulement le corps, dans le cas des martyrs, l'autre frappe à la fois l'âme et
le corps, chez ceux qui pratiquent l'avortement ou qui se suicident . . . (44).
Absentes, les mortalités qui viennent de frapper ou déciment toujours les
masses : la Normandie exsangue ne s'est pas encore relevée (45) des ravages
de la guerre, la peste s'y est réveillée depuis 1440. En trouve-t-on quelques

(42) A. Tenenti, op. cit., p. 24.


(43) Ibidem, sermon XLIIII, G, f. 124 verso. Evocation concrète de ces servantes que
cum peccato et scandalo concupiscunt et postmodunt propter verecondiam huma-
nom pueros scienter occidunt quod non faceret animal irrationale.
(45) J. FAVTER dans Histoire de la Normandie, p. 242-243.

116
échos dans le discours de Cupersi ? La mort collective n'y a pas sa place,
mais seulement celle que l'on rencontre individuellement et où le salut
personnel se trouve mis en jeu. Absente, donc, l'histoire présente ou toute
récente, marquée par tant de drames : les seuls massacres ici évoqués avec
précision sont ceux entraînés par la conquête romaine et l'extermination de
la population de Jérusalem par le roi Antiochus. Les guerres contemporaines
n'ont droit qu'à une mention aussi brève que vague : propter infinita mala
hominum nobilium et potentiim atque urbanorm deus permittit bella(46).
Tous ces événements s'intègrent, on le voit, dans le plan divin et interviennent
à point pour punir les pécheurs obstinés. C'est peut-être cette lecture a
prioriste de l'histoire, référée à une Providence, qui empêche de faire toute
sa place au vécu social dans le discours. Il serait intéressant d'analyser plus
à fond les raisons de pareille censure (47).
Reste à tenter une dernière approche, encore largement exploratoire :
passer du plan de l'énoncé (analyse du discours-objet) à celui de renonciation,
entendue comme « mise en fonctionnement de la langue par un acte
individuel d'utilisation » (48). Comment nos deux prédicateurs se situent-ils face
à leurs textes ? Quel type de relation établissent-ils avec leurs publics ?
Autrement dit, quelle est la place de la subjectivité et de l'intersubjectivité
dans leurs propos ? Des éléments de réponse seront ici cherchés dans
l'analyse des formes verbales, étant entendu que nous ne prendrons pas en
compte l'ensemble de l'appareil formel de renonciation.

aies
i
> rfai atif ait atif
«s Présent Futes
Indic "ë3 I"S
Tôt ndic
Total formes
\ Indicatif Impa Indic Parf Indic

Bernardin
de Sienne 261 170 ( # 2/3) 2 13 9 197
Cupersi 389 199 (> 50 %) 9 42 9 259

(46) Ms. 48 Bayeux sermon XV, C, f. 36 verso.


(47) qui affecte aussi le propos de Bernardin de Sienne, en un temps où sévissent les
condotierri. Cependant les méfaits de ces derniers sont évoqués avec précision
dans
3* partie.
le Sermon suivant, de Judicio extreme, Opera, t. Ill, p. 512 et suivantes,
(48) E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, tome II, p. 80. Depuis
cette communication, est parue l'étude de J. M. ALLAIRE et M. LAGREE,
Mandements de Carême à Rennes au XIX" siècle {Annales de Bretagne, 1975/3,
p. 366-382) qui comporte une analyse du < matériel de la communication ».
Notre perspective est voisine de la leur, mais nous avons estimé que la
quantification dans l'étude des formes verbales, conduisait à des résultats dignes
d'intérêt.

117
l) Le décompte des temps verbaux révèle un usage massif de l'indicatif
présent (49), relativement à l'imparfait, au parfait et au futur, peu utilisés.
Ce règne du présent nous semble tenir à plusieurs raisons :
— On évolue dans un ordre de vérités simples, procédant de l'expérience
empirique (jumenta cauda se defendunt ; mors consumit, dévastât) et
renvoyant donc à un quotidien toujours donné, installé dans une sorte
d'éternel présent. — Sont énoncées paisiblement des affirmations qui ont
pouvoir de vérité et qui ne sont pas susceptibles de remises en cause, parce
qu'elles sont assises sur les socles immobiles de la tradition et de l'institution
ecclésiale (ex. mors spiritualis est duplex, sive bona et mala ; memoria mortis
valet ad jugam peccatî). — D'où un type de discours transparent, qui
fonctionne à l'évidence et met en œuvre un grand nombre de présupposés, de
même qu'il comporte une référence constante aux textes scripturaires, dont
le temps ne peut altérer la portée {Johannes dicit etc . . .).
— « Personne ne parle ici » : cette formule de Benveniste à propos de
renonciation historique nous semble pouvoir s'appliquer au discours
scolastique, où les concepts et les similitudes, semblent s'enchaîner d'eux-
mêmes comme les faits dans une chronique. Le présent introduit la même
distance que l'aoriste dans renonciation historique : au « temps de
l'événement hors de la personne du narrateur » (50) répond le temps du
fonctionnement de la pensée hors de la personne du locuteur, qui est simplement le
porte-parole des certitudes de l'appareil ecclésiastique (ex. memoria mortis
valet ad contemptum mundi, ad humiliationem).
Le futur est très faiblement représenté : on le réserve à l'évocation des
fins dernières et de l'au-delà (yitam habebit perpetuam). Fonctionnant comme
futur eschatologique, il n'indique pas, ou exceptionnellement, de projection
dans un avenir humain. Signe d'une époque qui ne s'est pas approprié son
temps, tout au moins dans le discours.

(49) En dehors de l'indicatif (259 emplois au total chez Cupersi et 197 chez Bernardin
de Sienne), les modes verbaux se répartissent ainsi :
Cupersi B. de Sienne

Subjonctif 49 26
Impératif
Infinitif 54 23
Abjectif verbal 23
gérondif
Total 389 261
des formes verbales

N.B. L'analyse porte ici seulement sur l'indicatif, mode dominant.


(50) BENVENISTE, op. cit., I, p. 241.

118
L'imparfait peut avoir une fonction pédagogique (rappeler ce qui a été
dit dans les sermons antérieurs), ou narrative. Dans ce second usage, il est
largement supplanté par le parfait (aoriste), qui est par excellence le temps
des historiettes et des exempla, suivant le mode de fonctionnement propre à
renonciation historique (51), précédemment caractérisée comme absence du
locuteur dans le récii. Cupersi, chez qui les occurences du parfait atteignent
1/5° de celles de l'indicatif présent, a une pente plus prononcée à la narration
d'emprunt que Bernardin de Sienne (rapport de 1 à 13). Ce dernier puise
davantage dans son fonds personnel : il est le seul à porter témoignage de la
dégénérescence de Yexemplum, où Welter voyait nagueres une caractéristique
de l'éloquence sacrée au XVe siècle (52). Son confrère reste très traditionnel.
2) La fréquence relative de l'actif, et du passif

Actif Passif
Cupersi 2/3 1/3
Bernardin de Sienne 4/5 1/5

On constate que l'actif s'affirme très fortement chez Bernardin de Sienne,


alors qu'il est contrebalancé par un grand nombre de formules passives chez
Cupersi. L'interprétation semble a priori assez simple.
— L'actif désigne l'action agie : « les verbes dénotent un procès qui
s'accomplit à partir du sujet et hors de lui > (53). H intervient avec la plus
grande fréquence chez l'orateur qui campe la mort comme force agissante,
dotée d'un certain nombre de propriétés (ex. totum usque ad nihilitatem
consumii) et qui s'attache à mettre en scène les humains engagés dans le
procès de l'existence (in via stamus . . . vadimus currendo ad mortem).
— Le passif renvoie à l'action subie. Son poids spécifique dans le discours
de Cupersi correspond à une certaine conception de la mort, considérée avant
tout comme objet pour l'esprit (est meditanda, « elle doit être méditée > ;
est timenda, « elle doit être redoutée »). Mais certaines formules passives
dénotent également un fonctionnement mental particulier ; tendance à prendre
appui sur le déjà-dit, sous forme d'un recours constant à la tradition scriptu-
raire (dicitur, « il est dit » ; legitur, « ont lit >) ; recours à l'adjectif verbal
(sur le modèle : dicendum est, « il doit être dit > ; sciendum est : « il doit être
su >) pour marquer une idée d'obligation. Où l'on touche à la contrainte
mentale implicite dans le discours scol astique : auditeur et locuteurs ploient
sous le fardeau des vérités établies.

(51) Ibidem, p. 239.


(52) L'exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen-Age.
(53) BENVENISTE, op cit., I, p. 172.

119
Nous laisserons ouvert le problème du déponent, mieux représenté chez
l'italien, où il intervient pour 1/8* du total des formes verbales, que chez
le normand (l/22e). Il a pour fonction d'indiquer une certaine relation de
l'action avec le sujet, ou un intérêt du sujet dans l'action : « le verbe indique
un procès dont le sujet est le siège ; le sujet est intérieur au procès > (54).
Plutôt qu'à morior, attachons-nous au registre des verbes exprimant des
sentiments (patiri, souffrir : laetari, se réjouir), qui constitue une originalité
de Bernardin de Sienne, le seul des deux à décrire les réactions affectives des
hommes (douleur, tristesse etc.).
3) L'étude de l'emploi des catégories de personnes constitue un autre
indicateur précieux sur ces « actes discrets et chaque fois uniques par lesquels
la langue est actualisée en parole par un locuteur » (55).
Total ire person ne 2« personrîe 3e personne
Sing. Plur. Total Sing. Plur. Total Sing. Plur. Total
général
Cupersi 319 19 2 21 16 — 16 242 40 282
B. de Sienne 223 8 24 32 7 3 10 159 22 181
On aura remarqué que le total des formes verbales ici recensé est inférieur
à celui du tableau précédent : phénomène explicable par le fait que l'infinitif,
le gérondif et le participe ne sont pas pris en compte.
La domination de la troisième personne surtout au singulier, est
absolument écrasante chez l'un et l'autre (55bis). Avançons quelques explications
possibles et convergentes :
— la pente à l'abstraction ; la prise en compte des genres et des espèces,
plus que des êtres concrets insérés dans des situations particulières.
— le caractère didactique du propos, qui peut se passer de je et tu.
— l'énoncé renvoie à une situation objective (mors dévastât, exterminât,
consumit : la mort dévaste, extermine, consume).
— l'impersonnalité du propos ; nous avons ici un discours énoncé par il,
qui « abolit la notion de personne >. En effet la 3e personne peut être
considérée comme « la forme verbale qui a pour fonction d'exprimer la
non-personne » (56). Son hégémonie nous semble traduire l'effacement du
locuteur derrière l'institution à laquelle il appartient. C'est en réalité l'Eglise
et la Tradition dont elle est héritière qui tiennent le discours. La véritable
instance d'énonciation se trouve en-deçà des deux prédicateurs, qui ne sont
que des prête-voix temporaires.
On comprend ainsi qu'ils fassent un très faible usage de la première
personne, qui représente seulement de l/7e (Bernardin de Sienne) à 1/16*

(54) BENVENISTE, op. cit., I, p. 170.


(55) Ibidem, p. 251.
(55 bis) De l/8e (Cupersi) à 9/1 Ie des emplois (B. de Sienne).
(56) Ibidem, p. 251 et 228.

120
(Cupersi) du total des formes verbales. Les prises de position personnelles
(56bis) sont très rares (respectivement 2 et 1 cas). L'orateur ne désigne
qu'exceptionnellement son propos comme sien : de façon générale, il
n'apparaît pas comme je qui s'approprie le langage en se posant comme locuteur
(57) ; il se contente de laisser parler la grande voix impersonnelle de
l'institution ecclésiale, à laquelle il s'identifie pleinement. De ce fait, les
indicateurs de subjectivité sont absents : point ici d'équivalents latins de ces
je suppose, je présume, etc. qui, selon Benveniste, caractérisent l'attitude du
locuteur vis-à-vis de l'énoncé (58). Nous sommes dans le domaine de
l'adhésion pleine et entière à des vérités indiscutées.
La forme élargie de cette première personne, au pluriel, est prédominante
chez Bernardin de Sienne (24 des 32 occurrences). Elle fonctionne comme
moi + vous, comme jonction entre je et le non-je (59), établissant un lien
entre le prédicateur et son public. Seul le franciscain italien se pose comme
subissant avec ses auditeurs une même condition humaine : quandiu sumus
in mundo isto . . . laborare et mereri possumus ... « tant que nous sommes
en ce monde, nous pouvons peiner et gagner des mérites ». Sans doute est-ce
à ranger parmi les facteurs de son succès (60).
La deuxième personne enfin est la plus faiblement représentée, avec
seulement 1/20* des emplois. Seuls les dialogues inclus dans les exempla lui
permettent d'avoir droit de cité dans le discours de Cupersi. Par contre, elle
trouve place dans le propos de Bernardin de Sienne pour attirer l'attention
(et nota) ou pour prendre en compte la vision des auditeurs (« créais perjrui
bonis vite, » « tu crois jouir complètement des biens de la vie ») avant de la
réfuter. Mais les passerelles ainsi lancées aux destinataires du sermon restent
très rares.
Une fréquence aussi faible de la deuxième personne caractérise un discours
où la polarité des personnes (l'opposition je-tu) joue très peu et où la place
de l'intersubjectivité est très limitée (61). Il y a là comme une discordance
entre le propos et son objet : la mort ne concerne-t-elle pas chacun dans sa
qualité de sujet? Ne constitue-t-elle pas le thème par excellence autour
duquel peut se nouer la relation fondatrice je-tu et se développer l'échange
interpersonnel ?
Gardons-nous cependant de penser prématurément que nos deux sermons
furent prononcés de façon si impersonnelle : le passage du latin à la langue

(56 bis) Chez Cupersi, on trouve seulement un primo dico, je dis d'abord. Beaucoup
de formes à la première personne viennent par la médiation de récits empruntés.
(57) Ibidem, p. 254 et p. 262 : « Le langage est ainsi organisé qu'il permet à chaque
locuteur de s'approprier la langue entière en se désignant comme je ». Voir aussi
M. DE CERTEAU, L'écriture de l'histoire, p. 72.
(58) Op. cit., I, 264.
(59) Ibidem, p. 233.
(60) Cupersi ne recourt que deux fois à cette forme élargie de la première personne.
(61) BENVENISTE, t. I, p. 260 : « La polarité des personnes, telle est dans le langage
la condition fondamentale ».

121
vulgaire, lors de la production de l'énoncé en public, a pu entraîner des
modifications dans l'appareil énonciatif, en multipliant les marques de
subjectivité et en conférant une place plus importante au jeu de Tinter-
subjectivité. Cependant, les quelques sondages auxquels nous avons procédé
sur des sermons en langue vulgaire consacrés à des sujets divers, nous
conduisent à penser (provisoirement) que l'appareil de la communication n'y
connaît pas de bouleversement radical. La domination de la 3e personne y
reste assez nette, même si les prises de position à la première personne y sont
plus fréquentes et si l'usage de la deuxième personne y revêt un caractèie
courant. En tout état de cause, le caractère didactique du propos se
maintient. Toutefois, ne préjugeons pas du résultat de recherches à venir. Même
si elles aboutissaient à des conclusions différentes, elles n'affecteraient pas
nécessairement les enseignements de la présente étude, qui n'a jamais tendu
à autre chose qu'à la description et à l'analyse systématique, d'ailleurs
inachevées, de deux discours-objets (62).

Conclusion
Les deux prédicateurs ont pour caractère commun la faible autonomie de
leurs discours. Ils empruntent abondance de matériaux à leurs devanciers et
ont souvent tendance à réinscrire passivement des énoncés antérieurs. Leurs
textes ne sont dans une large mesure que des inter-textes. Ils se plient à des
contraintes identiques dans l'agencement de leurs propos : c'est la marque
d'une commune appartenance à l'appareil ecclésiastique et d'un égal respect
pour ses lois. Us ne prennent que très peu ou pas du tout de distance envers
leurs énoncés, où les marques subjectives sont exceptionnelles. Tous ces traits
les désignent comme parties prenantes d'une formation discursive qui les
dépasse et témoignent de la priorité du discours religieux en général sur
chaque sermon particulier (63).
On n'en relève pas moins quelques différences significatives entre
Bernardin de Sienne et Cupersi : le prédicateur italien recourt essentiellement
à l'Ecriture et peu aux récits tout faits ; il a plus de force évocatrice ; il sait
parfois être moins impersonnel et se rapprocher de son public. On pressent
chez lui, est-ce un effet de ses contacts avec les humanistes, l'amorce d'une
rupture avec les contraintes de la scolastique. Celles-ci pèsent encore de tout
leur poids sur son confrère normand, trente à quarante ans plus tard. Ce
n'est pas ce dont il parle qui donne un avant-goût de la mort, mais le
caractère inerte et froid de l'ensemble de son propos.
Hervé MARTIN
(Rennes)

(62) d'un
M. FOUCAULT,
discours-objet L'archéologie
». du savoir, p. 183 : « La description systématique
(63) M. DE CERTEAU, L'écriture de l'histoire, p. 72 met en relief « la priorité du
discours historique sur chaque ouvrage historiographique particulier ».

122
ETUDE COMPAREE DES CHAMPS SEMANTIQUE
QUALIFICATIONS
B. de Sienne S. Cupersi B. de Sienne
De Morte De Morte De Morte
S. II hora
Propriissima ipsa morte anxietas
Crudelissima triplex transitas
Audacissima prima unum locum
Ferocissima corporalis totalitatem
corruptionem
Amarissima naturalis sententia
Fallacissima meditanda
Occultissima spiritualis jacturam
humanum genus
Nihil certius fugienda separatio anime
Vicinissima mala generalitas
Saeva gehennalis nihilatatem
labilitas
cursus ad
S. XV spatia temporis
periculosa occultos meatus
corporalis Hberum ostium
ista parati
violenta vilitas in ortu
bona miseria lutea
subitanea terrena carne
S. XVIII fœditas in situ
unica putredine
triplex doloribus
communis mœroribus
gravitas in tactu
varietas in actu
insolentia
violentia
tristitia
quandoque laetitia
to integritas
career (avec rejet)
ACTION DE
B. de Sienne S. Cupersi B. de Sienne
t—* de Morte de Morte LJltimus terminus
|£> Consumit S. II propria passio
exterminât terminare terminos vitae suse
donans invadere (juvenes et senes) quietatio laborum
dcvastarc non corrumpitur nstorum expectatio
naturam haberc non cedit (maiori) pravorum stimulatio
procedit non parcit :unctorum renovatio
babet (labilitatem) portus
nemini parcit S. XV venire
neminem reveretur violenter inferri
totum consumit S. XXIV privare
totam particulam dévastât separare
scindit privare hereditate
perimit privare sensu
promittit privare motu B. de Sienne
fallit facit fetere perfrui bonis vitae
deglutiat facit putrefied
ubique expectat longa spatia vita:
oritur S. XLHH pervenire ex
situatur triplici causa quae proposueras cun
potest multipliciter evenire
advenit subito
recidere
repugnantia dividit
B. de Sienne
(ad mortem) currimus
labitur (in mortem)
paratus praestolari
causatur
laudare
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

Mourir noblement à la fin du Moyen Âge


Madame Colette Beaune

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Beaune Colette. Mourir noblement à la fin du Moyen Âge. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 125-144;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1213

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MOURIR NOBLEMENT A LA FIN DU MOYEN AGE

Les obsèques nobiliaires sont un rite social destiné à manifester le rang


du défunt, sa qualité particulière. La mort noble se doit d'être différente de
celle du vulgaire (de même que la vie du gentilhomme l'a en principe été).
Bien que traditionnellement on dise que la fin du Moyen Age insiste sur le
caractère égalitaire de la mort (danse macabre), on meurt néanmoins selon
sa condition et on est enterré selon un ordre admis de tous.
On parle d'ailleurs des ordonnances, cérémonies solennités ou triomphes
faits en l'honneur du défunt, bien plus que de son enterrement. Il s'agit de
manifester une dernière fois la gloire et le rang qu'on a eu dans ce monde.
C'est la dernière parade du mort, un spectacle offert à l'imagination populaire.
Les textes sont clairs. Que ce soient les testaments (1)
« je veux qu'on fasse mes obsèques aux manières pompes et états mondains
qu'on pourra honnêtement garder ».
« je ordonne que soient faites et observées les cérémonies gardées
anciennement en tel cas > (2).
les chroniques :
« que soit fait ce qui convient à un prince de sang royal » (3).
« II fit livrer le corps richement embaumé à notre mère Sainte Eglise et
lui fit faire grands honneurs de la noblesse de ses pays ... y observant les
condignes honneurs et dolentes cérémonies en semblables actes requis et
pertinents comme à dame si noble et de si grand état était afférent et
loisible de faire » (4).
tous s'accordent à constater l'existence d'un cérémonial nobiliaire spécifique
des obsèques, cérémonial qui est généralement qualifié d'ancien dans la
deuxième moitié du 15*.
Ce cérémonial, qui ne diffère qu'en degré selon qu'il s'agit d'un duc, d'un
comte ou d'un petit seigneur est à son maximum de développement lorsqu'on
enterre un noble homme qui a possédé de nombreux titres et dignités et qui

(1) Dom Moricc, Preuves de l'histoire de Bretagne, Paris, 1744. t. 2, p. 776.


Testament de Marguerite de Rohan, 1406.
(2) B.Na. Fr. 7112, Testament de Thibaut de Neufchâtel, 1463, f° 36.
(3) B.N. Fr. 16632, Anonyme, Funérailles de Monseigneur de Vendôme, 1495, £° 103.
(4) H. Courteault, L'histoire de Gaston de Foix de G. Lesueur, Paris, 1896, t. 2,
p. 219.

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a suivi les guerres du roi. Les obsèques des femmes, sauf quand elles ont
exercé une fonction indépendante comme Anne de Bretagne, des enfants
morts en bas âge, des cadets ont des formalités réduites. C'est le porteur du
nom ou du titre, le détenteur du patrimoine familial qui est spécialement
honoré à ses derniers instants.
Evidemment, certains s'efforcent de jeter de la poudre aux yeux et de faire
plus qu'il n'appartient à leur état. Inversement, quelques-uns par scrupules
religieux veulent faire moins et s'abstenir de tout ou partie du rituel :
— faire porter leur corps en terre par les pauvres (5)
— n'avoir pas de chapelle ardente (6)
— « que son intention n'était pas d'avoir chapelle ardente, ceinture ne
armoierie fors au grand autel . . . sans qu'il soit fait assemblée de gens . . .
car le demeurant n'est que vaine gloire »
— plus rarement la renonciation au poêle d'or à croix blanche sur le
cercueil (7) ;
« qu'il n'y ait d'autres solemnités avec des torches et qu'il n'y ait pas de
poêle d'or mais seulement le poêle commun des pauvres ».
Néanmoins, cela fait peu de contestataires, même si l'on ajoute les
contestataires involontaires morts dans les prisons du roi et forcés à la
discrétion (8). Les traités d'obsèques de la fin du 15* se lamentent pourtant
sur la perte des bons usages due à l'avarice à l'excessive dévotion ou à la
gloriole (9).
Comment se présente la documentation ?
Il y a d'un côté les testaments. Quelques-uns se soucient plus ou moins
longuement de la cérémonie funéraire. Les testaments de femme ne donnent
rien en général (10), se fiant à la décision de leur mari père ou exécuteur
testamentaire. Les comptes de funérailles donnent concrètement toutes les
corporations intéressées. Il faut y ajouter quelques oraisons funèbres, des
passages de chroniques et des récits anonymes.
Pourtant, il faut reconnaître :
— que la documentation privilégie les grands personnages. Les petits
nobles ne sont atteints que par la documentation laconique des testaments.

(5) Dom Morice, Preuves de l'histoire de Bretagne, Paris, 1744, t. 2, p. 1169,


Testament de Richard de Bretagne, 1425.
(6) Idem, p. 944. Testament de Pierre de Rohan, 1518. La même chose se trouve
dans celui de Louis d'Orléans en 1403 (B.N. Fr. 7112, f° 260).
(7) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899, t. 2, p. 364. Testament
de Bernard de Cénaret, 1494.
(8) Idem, p. 28. Robert-Dauphin, seigneur de Saint Ilpize, mort en 1362 sera enseveli
« sans pompe, ni convocation d'amis, ni solennité populaire ».
(9) B.N. 1280, Héraut Gilles, Traité de l'office d'armes et de noblesse, f° 131.
(10) L'exception la plus remarquable est celle d'une veuve : Louis de La Tremoille,
Le chartrier de Thouars, Paris, 1887, p. 72 Testament d'Anne de Laval, 1553.

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— qu'elle est beaucoup plus abondante entre 1470 et 1520 où tout un
effort de codification des usages émanant principalement des hérauts d'armes
donne lieu à la rédaction, d'une part de traités théoriques (1 1) et d'autre part
de très longues relations d'obsèques individuelles, destinées à servir de
référence et de modèles et précieusement conservées dans les archives
familiales. Les principales sont celles de René d'Anjou, de Pierre De Beaujeu
et d'Anne de Bretagne (12). Les usages nés dans la deuxième moitié du 14e
sont à ce moment arrivés à leur complet développement.
Je compte limiter mon étude à la paraliturgie, aux rites sociaux qui
prolifèrent à côté de la tradition chrétienne et expriment la conscience des
nobles d'appartenir à un groupe à part. J'écarte l'étude de la liturgie,
probablement plus égalitaire, bien qu'il soit assez sophiste de prétendre qu'il n'y a
pas de classe d'enterrement à la fin du Moyen Age, alors que les cérémonies
à l'église peuvent être expédiées en une heure ou s'étaler sur trois jours
suivant le rang du défunt et sa bourse. Il ne faut pas d'ailleurs séparer trop
liturgie et paraliturgie. La paraliturgie ne se limite pas aux rites des espaces
profanes, elle est en fait tout aussi présente à l'église durant la messe de
funérailles.

En gros, les rites d'obsèques se subdivisent en deux groupes, séparés par un


intermédiaire qui sert de passage. D'un côté se trouvent les cérémonies de la
maison mortuaire, de l'autre celles de l'église et le convoi, sorte de procession
solennelle marque le passage du lieu privé et familial au lieu officiel et sacré.
Les cérémonies de la maison mortuaire comme d'ailleurs du convoi c'est-à-
dire tout le côté laïc et seigneurial des funérailles connaissent un
développement grandiose au 15°. Sans qu'on sache très bien pourquoi ni à quel
rythme, on voit abandonner l'obligation canonique de veiller ou d'exposer le
corps à l'église, au profit de rites accomplis au château familial du seigneur,
souvent il est vrai pourvu d'une chapelle.
Ceux-ci consistent principalement dans l'exposition du défunt, devant
lequel le menu peuple vient défiler et les grands et apparentés jeter de l'eau
bénite. Ceci exige un espace de temps de plus en plus long entre la mort et
les obsèques :
Charles VI : 21 octobre - 10 novembre 1422
Pierre de Beaujeu : 9 - 24 octobre 1503
Françoise de La Trémoille : 7 janvier - 6 février 1541

(11) B.N. Fr. 1280, Héraut Gilles, Traité de l'office d'armes et de noblesse, f° 131-134.
(12) B.N. Fr. 4317, Anonyme, Funérailles de René d'Anjou, 1481, 1481, f° 23-30.
— B.N. 5872, Jacques de Bigue, C'est l'ordonnance qui a été faite et tenue pour
l'enterrement de Monseigneur Pierre . . ., 1503.
— B.N. Fr. 4317, Héraut Bretagne, Commémoration et avertissement de la mort
d'Anne... f° 37-71, 1513.
Il existe une vieille édition des deux derniers textes dans la première édition du
Cérémonial français de Th. Godefroy, Paris, 1619.

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L'intervalle augmente :
— avec le rang social du défunt. Les vingt jours royaux sont le maximum
absolu du 15°.
— avec le lieu du décès. Presque tous les testateurs choisissent une église
pour leur sépulture à leur guise (alors que le vulgaire se contente de l'église
paroissiale), en précisant parfois qu'il faudra ramener leur corps même s'ils
meurent hors de France (13). Ceci est susceptible d'allonger les délais (cas
des nobles français prisonniers en Angleterre puis à la fin du siècle
participant aux guerres d'Italie) (14).
— avec la date de l'enterrement : les expositions ne semblent guère
dépasser 4-5 jours entre 1400-1410, elles atteignent facilement 10 jours vers
1500 et s'enflent encore au 16e siècle.
Si l'on prend une série d'obsèques ayant eu lieu entre 1350 et 1403 on
constate que l'exposition a encore lieu à l'église. C'est le cas d'Armand VII
de Polignac exposé sur un lit solennel couvert de drap d'or (15), de Guillaume
de Melun, archevêque de Sens (16), exposé dans le chœur sur un lit recouvert
d'un poêle noir, visage et mains découverts, ou encore de Louis d'Orléans
(17), qui prévoit en 1403 que son corps sera exposé en habit religieux sur
une claie au milieu de l'église.
Le changement se produit dans les vingt premières années du siècle. Le
corps de Charles VI est gardé à l'hôtel Saint Paul en 1422. Il n'est pas sûr
que ce soit une innovation d'utiliser ainsi les chapelles des résidences prin-
cières. En 1431, Isabeau de Bavière (18) est déjà consciente de faire
exception en ordonnant que son corps soit porté à l'église le plus tôt possible
après sa mort, exception qui s'explique peut-être autant par la mauvaise
réputation de la princesse que par sa dévotion.
La pratique de l'exposition du corps amène la diffusion ou l'apparition de
deux pratiques nouvelles :
— l'embaumement refusé par certains « que notre corps soit enseveli
tout entier sans être divisé ni y faire aucune incision » (19) est généralement
accepté (20). C'est une pratique fréquente au XV" siècle qui s'accompagne

(13) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899, t. 2, p. 250, Testament


de Guillaume de Châteauneuf, 1426.
(14) B.N. Fr. 16632, Anonyme, Funérailles de Monseigneur de Vendôme, 1495, f° 103.
(15) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899, t. 2, p. 5, Testament
d'Armand VII de Polignac, 1343.
(16) B.N. Na. Fr. 7112, Testament de Guillaume de Melun, archevêque de Sens, f° 22.
(17) B.N. Fr. 7112, Testament de Louis d'Orléans, 1403, f° 269 v°.
(18) G. Peignot, Choix de testaments, Paris, 1829, t. 1, p. 78, Testament d'Isabeau de
Bavière, 1431.
(19) Idem.
(20) L. Douet d'Arcq, La chronique d'Enguerrand de Monstrelet, Paris, 1857, t. 1
p. 89.

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de l'ensevelissement immédiat et souvent dans un autre lieu des viscères et
du cœur. L'embaumement est connu depuis longtemps et se généralise dans
la deuxième moitié du XIV° siècle ;
— la fabrication d'une effigie, qui est un rite équivalent. Il est possible
que durant la deuxième moitié du XIVe siècle, on ait parfois utilisé des
représentations vivantes à savoir des acteurs, solution plus simple et plus
économique que la fabrication d'un mannequin. Durant la cérémonie
commemorative de la mort de Duguesclin en 1379, quatre chevaliers «
représentaient la personne du mort, quand il vivait » (21). Un compte de 1375
prévoit de même de verser « cinq sols à Biaise pour avoir fait le chevalier
défunt à l'enterrement de Jean fils de Randonnet-Armand, vicomte de
Polignac » (22).
L'effigie à proprement parler apparait entre 1403 et 1422. En 1403, Louis
d'Orléans ordonne : « Toutefois, si notre corps ne se pouvait garder, que soit
faite une représentation » (23). En 1404, une représentation figure aux
obsèques de Philippe le Hardi. Tout dépend évidemment du sens du terme
de représentation. Ces représentations sont-elles des effigies (ce qui est le
sens le plus fréquent du terme) ou des cercueils vides (sens rare). Si l'on opte
pour le pessimisme systématique, on attendra l'apparition du terme effigie
qui, lui, ne prête pas à confusion en 1422, aux obsèques de Charles VI.
Néanmoins, il faut attendre le dernier quart du siècle pour voir les effigies
se multiplier pour d'autres que les rois.
La tête de l'effigie est constituée par un masque mortuaire en cire peinte
le plus au naturel possible. Pour Anne de Bretagne, on utilise « une feinte
et ressemblance, prise au vif, d'après la face de ladite dame, où avait besoigné
Jean de Paris peintre (24) ». Ce souci d'individualiser l'effigie est parfois
poussé jusqu'à reproduire les blessures à la face du mort (25) « une effigie,
telle qu'il était au lit de mort avec la plaie qu'il avait au visage, ayant forme
de corps et de jambes et avait chaussures et vêtements ... et avait les bras
et les mains pareillement qui se voyaient ». Ce texte tardif dégage bien les
deux caractères des effigies :
— l'importance prédominante de la tête, du portrait. D'ailleurs, on
qualifie souvent l'effigie de portraiture, image, feinte, semblance. Il ne s'agit
point d'une représentation idéalisée et abstraite, mais d'un effort pour copier
la vie. Ceci a de l'importance pour la signification qu'on peut accorder aux
effigies.

(21) B.N. Fr. 4317, La chronique de Juvénal des Ursins, f° 15-16.


(22) B.N. Na. Fr. 7945, Anonyme, Enterrements, convois et services funèbres des rois
de France, f° 16 v°.
(23) B.N. Na. Fr. 7112, Testament de Louis d'Orléans, 1403, f° 260.
(24) B.N. Fr. 4317, Héraut Bretagne, Commémoration et avertissement de la mort
d'Anne... 1513, f° 60 v°.
B.N. Fr., 6394, Anonyme, Obsèques d'Anne de Montmorency, 1567, f° 165.

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— Le reste du corps joue un rôle symbolique et effacé. Fait de diverses
matières, bois, cuir bouilli ou même chiffons, il est dissimulé (26) par un
vêtement significatif de la fonction sociale du défunt. On parle d'être en
« habit royal », en habit ducal ou comtal sans qu'en général une description
précise nous soit donnée de cet apparat, qui comporte presque toujours une
coiffure (cercle, chapeau), les colliers d'ordre de chevalerie au cou et un
immense manteau d'étoffe précieuse. On y ajoute des bijoux. Les comptes
de funérailles d'Anne de Laval (27) dénombrent une coiffure de comtesse
garnie de rubis, de diamants et de perles, des colliers et des bagues portées
sur des gants.
Embaumement ou fabrication d'une effigie substituée au défunt sont en
fait deux rites équivalents, qui tendent à permettre une exposition plus longue
du corps. Au début, leur introduction ne change nullement les rites établis.
Le corps embaumé ou l'effigie sont désormais placés dans la chapelle du
château. La position de l'effigie, visage vers le ciel, mains jointes, entourée
de ses insignes de pouvoir, est celle du défunt du XIVe siècle. Les honneurs
rendus à l'effigie sont ceux qu'on rendait au corps. Il faut attendre le dernier
quart du XVe siècle, pour que le rite se détache nettement de l'usage ancien
et se sécularise fortement.
A cette date, le corps commence par être exposé normalement dans la
chambre du trépas (dite aussi chambre de deuil) (28). Pendant ce temps, on
prépare la salle d'honneur ou de parement. C'est une très grande pièce sans
caractère religieux particulier, garnie richement de tapisseries à sujets variés.
Sur un côté, une estrade en charpente, surélevée de deux ou trois marches,
bordée en partie d'une balustrade. Au centre, le lit d'honneur est nettement
plus grand qu'un lit normal. Il est surmonté d'un ciel de lit de drap d'or et
sa paillasse est recouverte d'un poêle or ou cramoisi dont les bords armoriés
traînent par terre. Ceci permet de cacher le cercueil, qui est placé sous les
tréteaux de la plate-forme du lit. L'effigie est allongée bien en vue au centre
du lit, qui est parfois légèrement incliné vers les visiteurs (d'où son nom
de « pupitre » (29). Il faut encore dans cette salle un petit escabeau avec
un goupillon au pied du lit, latéralement un ou plusieurs autels, où moines
et clercs se succèdent nuit et jour pour prier, enfin près de la cheminée une
table et une grande chaise. De plus, il doit y avoir une entrée et une sortie
différentes, en général gardées, permettant une circulation facile devant le
corps.

(26) F. Morand, La chronique de Lefèvre de Saint-Rémy, Paris, 1886, t. 2, p. 65.


(27) Louis de La Tremoille, Le chartrier de Thouars, Paris, 1887, p. 70-72.
(28) B.N. Fr. 5872, Jacques de Bigue, C'est l'ordonnance qui a été faite et tenue pour
l'enterrement de Monseigneur Pierre . . ., 1503, f° 5.
— B.N. 4317, Anonyme, Obsèques de René d'Anjou, 1481, f° 23-30.
(29) B.N. 4317, Héraut Bretagne, Commémoration et avertissement de la mort
d'Anne..., 1513, f° 88 v°.

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A quoi servent la table et la grande chaise ? Une cérémonie très curieuse
apparaît pour Anne de Bretagne (30), et se retrouve ensuite à de multiples
exemplaires. On sert le repas à l'effigie avec les mêmes officiers et le même
cérémonial que pour le vivant (présentation du pain, des coupes, du rince-
doigts, des serviettes) et avec les mêmes prières. L'effigie est censée être
sur la chaise, mais en fait on ne la déplace pas. Le repas servi en présence
de nombreux visiteurs, ne présente pas de caractère particulier. Il est très
copieux en viande, à la grande joie des pauvres qui en sont les réels convives.
II y a donc une sorte de dédoublement du rituel entre :
— le plan du corps mortel, des regrets et des pleurs de ce que nous
considérons être proprement le deuil. Ce plan est second à la fin du XVe
siècle. Le cercueil est relégué sous le lit ou encore dans une petite salle de
douleur tendue de noir, ou dans la chapelle ,où la masse des spectateurs n'a
pas accès ;
— le plan de la représentation glorieuse, qui mène une dernière fois
devant ses visiteurs la vie d'un noble digne de ce nom, entouré de ses insignes
de pouvoir, de la révérence de ses officiers et du faste dû à son rang. C'est
la dernière fois qu'il reçoit et apparaît en public. C'est le plan de la parade,
de l'ultime théâtre. Et c'est ce côté-là du rituel qui se développe et sur lequel
on insiste. S'agit-il d'affirmer que la gloire de ce monde assure une sorte de
survie individuelle (de confondre renommée et immortalité de l'âme) ou du
souci de ménager des étapes transistoires entre la vie et la mort, étapes dont
la mentalité populaire de la fin du Moyen Age admet encore l'existence ?
Durant l'exposition, en effet, le noble homme n'est ni tout-à-fait mort ni
tout-à-fait vivant.
La période entre la mort et le convoi est utilisée parallèlement pour
prévenir tous ceux qui sont concernés par l'événement.
« Je veux et ordonne que de part mes héritiers soit notifié et fait savoir
le jour de mon enterrement en temps voulu à mes parents légitimes et que
ceux soient mandés et défrayés convenablement » (31).
« Requiers ceux de son lignage, ses parents d'être là à ses obsèques » (32).
Le premier groupe social concerné, ce sont donc les membres mâles et
légitimes du lignage noble, principalement les chefs des maisons des quatre
quartiers, qui ont un rôle indispensable à remplir durant la cérémonie
religieuse à côté du fils aîné du défunt. Les alliés ou parents plus lointains sont
moins directement en cause. Mais de toute façon, se rendre à des obsèques
n'est pas uniquement affaire de choix individuel. La deuxième collectivité
dont la présence s'impose, c'est la noblesse locale.

(30) Elle n'est pas signalée par le héraut Bretagne, mais figure dans une relation éditée
dans: De Montfaucon, Monuments de la monarchie française, Paris, 1731, t. 3,
p. 133.
(31) B.N. Na. Fr. 7112, Testament de Thibaut de Neufchâtel, 1463, f° 36.
(32) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1889, t. 2, p. 364, Testament
de Guillaume de Chalençon, 1521.

131
« Requiers ses parents et autres seigneurs »... (33)
« assemblée de parents dudit sire, de ceux de son rang et autre plus grand
état mondain » (34).
Aux vassaux du défunt et seigneurs de ses états, s'ajoutent donc ses égaux
et même quelques-uns de ses supérieurs qui ont une obligation morale de
participer aux obsèques. D'ailleurs, les deux principaux seigneurs présents,
de même que les meilleurs amis du défunt jouent un rôle dans la cérémonie,
bien que moindre que celui de la parenté. Toutes ces convocations se font
par lettres personnelles, portées par des messagers. Prévenir les officiers du
mort, en général sur place, ne pose aucun problème. Le populaire est
prévenu par des crieurs publics vêtus de noir et portant sur la poitrine et sur
le dos les armoiries du défunt. Ils agitent des clochettes ou échelettes, avant
de proclamer : « Priez Dieu pour l'âme du seigneur Untel, tel jour à telle
heure en telle église ».
Les rites préliminaires aux funérailles sont donc d'un grand intérêt. On y
voit le glissement progressif du procédé canonique d'exposition dans les
églises, qui se transforme en exposition dans la chapelle du château, puis en
quelque chose qui est beaucoup plus la mort du seigneur que la mort du
chrétien. La paraliturgie naît du rite liturgique et s'en différencie
progressivement. Quelles sont les sources de cette différenciation ?
— le théâtre.
Il y a utilisation de tout décor scénique : l'estrade-scène surélevé, les axes
de circulation, le masque, le costume-type social, l'existence d'un public
nombreux.
— d'autres rites religieux.
Je pense à la Fête-Dieu, qui est une innovation de la fin du Moyen-Age et
dont on voit affleurer le vocabulaire, aussi bien durant l'exposition que
durant le convoi. L'ensemble lit de parade-cercueil-représentation est parfois
qualifié de tabernacle (35), c'est-à-dire l'arche comportant une image du
Christ extérieure et la présence réelle du corps divin sous forme d'hostie à
l'intérieur (= le corps du défunt caché mais existant). Tout ceci, comme le
tabernacle des églises peut se transporter en procession solennelle (ici le
convoi mortuaire). Le ciel de lit est souvent qualifié de « dais comme on
porte sur le Corpus Christi » (36). Ce dais a déjà été laïcisé, puisqu'il fait
partie du cérémonial normal des entrées royales (37).

(33) Idem.
(34) Dom Morice, Preuves de l'histoire de Bretagne, Paris, 1744, t. 2, p. 944.
Testament de Pierre de Rohan, 1518.
(35) B.N. Fr. 4317, Héraut Bretagne, Commémoration et avertissement de la mort
d'Anne..., 1513, f° 88 v°.
(36) F. Morand, Chronique de Jean Lefèvre de Saint-Rémy, Paris, 1886, t. 2, p. 35.
(37) B. Guenée et S Lehoux, Les entrées royales françaises de 1328 à 1515, Paris,
1968.

132
— la vie quotidienne
L'étiquette et le faste croissant de la vie seigneuriale sont évidemment pour
une part à l'origine du curieux repas à l'effigie. Comme cette vie quotidienne
est déjà en cours de ritualisation, cette fixation des usages nobles favorise
le passage de ceux-ci dans la paraliturgie.
Vers 1500, l'exposition du défunt n'a plus du tout les mêmes caractères
qu'un siècle et demi plus tôt. C'est surtout un rite du jeu social, auquel
participent un certain nombre de partenaires obligatoires, le défunt, le lignage,
la noblesse locale, devant le public populaire.

Le convoi marque le passage de la maison seigneuriale à l'église, Heu sacré


de la messe de funérailles et de l'enterrement. Il se prête mieux à être
apprécié de nombreux spectateurs, que les rites de l'église ou du château qui
ont lieu dans des espaces clos, et sont forcément réservés à un nombre plus
restreint de spectateurs, familiers ou parents. C'est lui qui constitue, à
proprement parler, « la dernière exhibition d'honneur » (38) du défunt.
Laissons de côté les convois démesurés qui ramènent les rois de France
à Saint-Denis, les ducs de Bourgogne à Dijon, ou René d'Anjou de Provence
à Angers, manifestations qui s'étalent sur des centaines de kilomètres,
plusieurs journées et provinces, avec station et service dans un sanctuaire à
chaque arrêt. Néanmoins, de moindres seigneurs peuvent aussi prévoir des
déplacements assez importants (39), lorsque leur résidence est éloignée du
moutier où leur tombeau est préparé. Gaston de Foix, par exemple, décédé
à Ronceveaux, ordonne que son corps soit enterré à Orthez, ce qui lui fait
traverser la plupart de ses états, et son cœur à Ronceveaux (40). Ces convois
itinérants, souvent à cheval, ne présentent d'ailleurs pas de notables
différences avec le convoi mortuaire classique qui mène les assistants la veille de
la cérémonie funéraire de l'hôtel du défunt à l'église.
H s'agit de cortèges régis par une étiquette rigoureuse qui se rapproche
étrangement de celle des entrées princières dans une ville (41) qui, elles aussi,
se terminent souvent par une cérémonie religieuse, (même ordre des
participants, même usage du dais). En somme, c'est la dernière entrée du défunt.

(38) B.N. Fr. 5229, Anonyme, Ce qu'il a été raisonnable de faire pour Vobsèque et
dernière exhibition d'honneur de Madame (probablement Marie de Bourgogne
en 1484), f° 166.
(39) Dom Morice, Preuves de l'histoire de Bretagne, Paris, 1744, t. 2, p. 717,
Testament de Jeanne de Navarre.
(40) H. Courteault, L'histoire de Gaston de Foix de G. Lesueur, Paris, 1896, t. 2,
p. 270.
(41) B. Guenée et S. Lehoux, Les entrées royales françaises de 1328 à 1515, Paris,
1968.

133
Le début du cortège est le seul à être spécifique des obsèques : derrière les
crieurs des morts, vêtus d'une livrée noire armoriée viennent les pauvres.
Ce n'est pas une masse inorganisée, mais des pauvres officiels en quelque
sorte, choisis par les héritiers, habillés aux frais de ceux-ci, nourris (repas
de l'effigie et banquet mortuaire ouvert chaque soir à tous venants), et
percevant un salaire (2 sols chacun) versé à la fin de la dernière cérémonie.
Us sont en nombre très variable. Un grand seigneur comme Pierre de
Beaujeu (42) peut avoir 300 à 500 pauvres, un moyen comme Simon de
Fiesmes (43) une centaine, un chevalier une trentaine (44) ou beaucoup
moins (45). Cela dépend évidemment aussi de la dévotion individuelle. Tous
sont porteurs de torches allumées, sur lesquelles sont fixées des écussons aux
armes du mort.
Ensuite viennent les clercs : d'abord les religieux mendiants puis ceux des
autres ordres et abbayes, les chapelains, enfin les chanoines. Suivent les
séculiers, se terminant par les prélats d'importance en pontificaux. Leur
succède le groupe des officiers et serviteurs du défunt ,vêtus de noir : d'abord
les corps urbains puis les officiers de l'hôtel, les gens de justice, des comptes
du conseil, enfin les chefs d'office et les gentilhommes pensionnés, tout ceci
dans un ordre hiérarchique strict instauré au moyen d'un appel (46) avant le
départ du cortège. Ainsi se termine le premier tiers du cortège, scandé par
la présence d'un héraut d'armes ou de serviteur portant une trompette
armoriée, dirigée vers le bas.
La partie centrale du cortège est triple : les pièces d'honneur, le cercueil-
représentation, le deuil. Les pièces d'honneur consistent dans les étendards,
guidons, pennons du défunt auxquelles s'ajoutent son armement de guerre
et de tournoi (épée, cotte de mailles, deux chevaux au moins (47), et les
cinq écussons aux armoiries de ses prédécesseurs et aux siennes. Tout ceci
est porté par des écuyers ou chevaliers. Le heaume est porté à deux, surélevé
sur un bâton. La cotte d'armes est pliée sur le bras, l'épée est au fourreau
la pointe en haut, les écus sont fixés autour du cou des porteurs. Au centre,
la représentation est portée dans une litière double comportant un
compartiment inférieur aveugle (48) où se trouve le cercueil. Cette fois, elle tient

(42) B.N. Fr. 5872, Jacques de Bigue, C'est l'ordonnance qui a été faite et tenue . . .,
1503, f° 8 v°.
(43) B.N. Fr. 5229, Anonyme, Obsèques de Simon de Fiesme, 1517, f° 35-36.
(44) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899, t. 2, p. 364, Testament
de Guillaume de Chalençon, 1521.
(45) Dm Morice, Preuves de l'histoire de Bretagne, Paris, 1744, t. 2, p. 717. Testament
de Jeanne de Navarre.
(46) E. Lory, J^es obsèques de Philippe le bon, dans Mémoires de la Commission des
Antiquités de la Côte d'Or, t. 7, 1865-1869, p. 215-246.
(47) Ceci depuis 1343 : A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899,
t. 2, p. 5, Testament d'Armand VII de Polignac.
(48) Bonne description dans: B.N. Fr. 4317, Anonyme, Obsèques de René d'Anjou,
1481, f° 23-30.

134
tous les insignes de pouvoir, la couronne en tête, i'épée ou autre en mains,
telle qu'elle faisait vivante et non avec l'attitude du chrétien défunt les mains
jointes et en prières. Elle est allongée sur un poêle d'or à croix blanche, dont
les coins sont tenus par des gentilhommes et surmontée d'un dais reposant
sur des piques de bois noirci (49) portées par des pages. Parfois, les écus
des quatre quartiers sont aussi autour de la litière, enserrant dans un carré
idéal leur noble descendant. La litière est assez souvent portée puis repose
à la fin du XVIe siècle (50) sur un chariot traîné par des chevaux. Ceux-ci
sont carapaçonnés de noir jusqu'à terre avec des brides dorées. Un exemple
aberrant signale des chevaux blancs (5 1), costumés en licorne. La
représentation est immédiatement suivie des deuillants. Le grand deuil est très peu
nombreux. Une dizaine de parents très proches (père, frères, fils, veufs) font
le grand deuil. On ne dit pas porter le deuil avant le XVIe siècle. Vêtus de
longues robes noires, recouvertes de manteaux à queue plus ou moins longues
suivant le degré de parenté et le rang social, portées ou non, il ont la tête
dissimulée par des capuches rabattues (52) « n'y paraissant que les yeux >
et présentent les signes d'une profonde douleur. Ils sont entourés de la
parenté plus lointaine, en deuil simple (deuil de robe et non de manteau). La
fin du cortège séparée à nouveau par un héraut d'armes est plus informelles :
noblesse locale, vassaux, officiers de l'héritier et le menu peuple s'y succèdent.
En fait, ce cortège se produit plusieurs fois, mais une seule fois avec tout
l'apparat de luminaire et de pièces d'honneur, lors de l'aller aux vêpres et
aux vigiles, la veille des obsèques. Le retour est moins spectaculaire, car les
pièces d'honneur et le luminaire sont laissés dans l'église. Il faut ajouter
encore le lendemain l'aller au service mortuaire où le cortège n'arrive que
pour la troisième messe, le retour et parfois encore un autre aller et retour
le lendemain, s'il y a une messe de requiem ce jour-là.
C'est donc un spectacle à épisodes étalé sur trois jours, une fête triomphale
susceptible de toucher un nombreux public populaire. L'aspect scénique est
évident : acteurs réels et symboliques progressent suivant une chorégraphie
compliquée, machinerie de la litière. Ce n'est pas triste du tout, mais fastueux
et magnifique. Seuls les deuillants et les pauvres sont vêtus de noir. Le
reste de l'assistance est en vêtement richement colorés, les chevaux sont
housses de violet et de jaune, les drapeaux armoriés flottent. Le luminaire
des torches portées par les pauvres et par des habitants de la ville, qui en
tiennent un par maison devant la porte ou à la fenêtre, sans participer à la

(49) B.N. Fr. 5872, Jacques de Bigue, Cest l'ordonnance qui a été faite et gardée...,
1503, f° 11 v°.
(50) Dom Morice, Preuves de l'histoire de Bretagne, Paris 1744, t. 2, p. 944,
Testament de Pierre de Rohan, 1518.
(51) B.N. Fr. 5229, Anonyme, Obsèques de Dom Fernand, 1515, f° 30-34.
(52) B.N. Fr. 4317, Héraut Bretagne, Commémoration et avertissement de la mort
d'Anne..., 1513, f° 53 v°.

135
procession éclaire la scène. La musique n'est pas absente, même si les
trompettes sont muettes. On est en présence d'un de ces triomphes à grand
spectacle, comme les aime l'aristocratie de la fin du Moyen-Age. A travers
eux, elle exprime des préoccupations beaucoup plus laïques que religieuses.

Les rites qui se situent dans l'église commencent par la mise en place
d'un décor complexe qui occupe soit seulement le chœur soit tout l'édifice,
intérieur et extérieur. La chapelle ardente, érigée à l'intérieur du chœur dans
l'axe de l'édifice, devant le grand autel en est la pièce maîtresse. On la
rencontre dès le milieu du XIV0 siècle (53) sous le nom de dormis ardens et
à cette date, elle ne semble pas nouvelle. Il s'agit d'un petit édifice de bois
à peu près de deux mètres sur deux. Le toit est à double ou quadruple pente,
se terminant par deux ou quatre pignons surmontés de pinacles. Des clochers
de bois le surmontent. L'édifice peut aller jusqu'à un grand degré de
complication (8 piliers et 5 clochers pour celui d'Anne de Bretagne dont nous
possédons des dessins (54). Il est recouvert de toute une décoration d'étoffe
qui rend la structure de bois invisible « bandé de velours noir et les pignons
semblablement jusqu'aux sommets » (55). Il s'y ajoute sur le haut des
écussons armoriés, tenus par des anges (56), des couronnes (57), des devises
de lignages.
Le nom de l'édifice lui convient bien. Sur les bords du toit, on fixe de
petites écuelles de bois, garnies d'une pique centrale où viennent se ficher
les cierges (58). D'autres sont sur des candélabres posés à terre tout autour
de l'édifice. On les allume durant les offices. Enfin, les quatre piliers de
coin sont munis de crochets en hauteur où l'on glisse les bannières ou
accroche des écus figurant les blasons des parents et grand-parents du défunt
dans un ordre strict. Le but de cet arrangement est double :
— il est certain qu'on cherche à faire impression sur les assistants. « Là
est dressée la chapelle noire, carrée aromatisée d'encens et chargée de
luminaire en façon de théâtre (59) » ;

(53) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899, p. 5, Testament


d'Armand VII de Polignac, 1343.
(54) De Montfaucon, Monuments de la monarchie française, Paris, 1731, t. 3.
(55) E. Lory, Les obsèques de Philippe le bon, dans Mémoires de la Commission des
Antiquités de la Côte d'Or, t. VII, 1865-1869, p. 215-246.
(56) B.N. Fr. 4317, Anonyme, Obsèques de René d'Anjou, 1481, f° 23630.
(57) Idem, Héraut Bretagne, Commémoration et avertissement de la mort d'Anne,
1513, f° 37-71.
(58) B.N. Fr. 4683, Comptes funéraires du duc de Nevers, 1595, f° 7-10. Le texte
donne 475 écuelles fabriquées pour l'occasion.
(59) H. Courteault, L'histoire de Gaston de Foix de G. Lesueur, Paris, 1896, t. 2,

136
— c'est une démonstration de la noblesse du défunt. Là « se démontre à
perpétuité la descente des lignages dudit noble . . . C'est le signe que le mort
est gentilhomme des quatre lignes, noble à perpétuité (60) ». Si l'on se passe
de chapelle ardente, le principe ne bouge pas. On pose les écussons ou
bannières au pied des quatre cierges qui entourent le défunt. La chapelle
ardente rend la chose plus manifeste.
A la chapelle ardente, s'ajoute ce que le XVP siècle appellera des litres
funéraires que l'on trouve toujours dans le chœur des églises, lors des
funérailles nobles. Il s'agit de longues bandes d'étoffe noire armoriées que
le XV siècle appelle ceintures ou gouttières, probablement parce que
certaines s'enfilent sur des tringles. Elles se fixent entre les piliers du chœur,
mais elles sont parfois peintes directement sur le mur (61). « Allouez ce
qu'il coûtera à enduire et blanchir l'endroit où l'on fera faire les litres aux
armes de mon dit seigneur à l'entour des dites églises ».
Le reste du bâtiment et le tour des portes extérieures peut être
éventuellement aussi garni de draperies noires et éclairé de torches attachées aux murs
et aux piliers, portant comme les cierges de la chapelle funéraire et les
candélabres des autels de petits écussons de tissus brodés aux armes du
défunt et retenus par des rubans. Il faut y ajouter aussi les torches portées
par les pauvres et les cierges tenus par les parents lors de l'offrande. Il y
avait 1450 cierges (62), sans compter les torches aux obsèques de Pierre
de Beaujeu. L'atmosphère fut si irrespirable qu'on fut obligé de maintenir en
permanence toutes les portes de l'édifice ouvertes. Les quantités de cire
utilisées sont effarantes. Même les testaments les plus laconiques consacrent
une phrase au luminaire, pour préciser le nombre des torches et cierges à
commander aux apothicaires et ciergiers. Certains choisissent des nombres
symboliques comme 33 ou 28 (12 apôtres + le Christ + 15 joies de
Notre-Dame (63). Le poids des cierges est parfois précisé, soit par cierge
(une demie à cinq livres), soit donné globalement. Ainsi, Jean d'Angoulême
laisse 400 livres de cire pour son enterrement (64), Armand VII de Polignac
cinq quintaux (65). Plus original, et surtout plus riche, le duc d'Orléans
souhaite que chaque cierge disposé autour de son cercueil « pèse autant de
livres que j'aurai d'âge » (66).

p. 271.
(60) B.N. Fr. 1280, Héraut Gilles, Traité de l'office d'armes et de noblesse, f° 131-134.
(61) Louis de La Trémoille, Le chartrier de Thouars, Paris, 1887, p. 217, Lettre de
Gabrielle de Bourbon, 1507.
(62) B.N. Fr. 5872, Jacques de Bigue, C'est l'ordonnance qui a été faite et tenue . . .,
1503, f° 15 v°.
(63) Dom Morice, Preuves de l'histoire de Bretagne, Paris, 1744, t. 2, p. 890,
Testament de Pierre de Rohan, 1509.
(64) B.N. Na. Fr. 7112, Testament de Jean d'Angoulême, 1467, f° 53 v*.
(65) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899, p. 5, Testament
d'Armand VII, 1343.
(66) B.N. Na. Fr. 7112, Testament de Louis d'Orléans, 1403, f° 260 v°.

137
A l'arrivée du convoi, le lit de parade surmontant le cercueil est disposé
sous la chapelle ardente, tandis que les deuillants s'installent sur des coussins
ou des bancs situés sur le côté du chœur ,parents d'un côté, grands seigneurs
de l'autre. Les places d'honneur sont situées près de la tête de l'effigie. Les
pièces d'honneur sont, soit portées dans le chœur par ceux qui en ont eu la
charge durant le convoi et qui restent debout durant les offices, soit le plus
souvent posées sur un râtelier installé entre la chapelle ardente et les bancs
des deuillants (67 et 68).
Passons sur la débauche d'offices liturgiques. On assiste d'abord le premier
jour à des vêpres et à des vigiles, le jour proprement dit des obsèques à trois
grands messes successives, le lendemain à une messe de requiem. Intéressons-
nous à la messe des morts proprement dite, qui est généralement le troisième
office du deuxième jour, et principalement à deux épisodes de celle-ci,
l'offrande et le sermon.
L'offrande comporte habituellement le don de pièces de monnaie, de
pain, de vin et de cire supposées représenter à l'origine la participation des
fidèles à la cérémonie. Or, on constate que dans les obsèques nobiliaires les
offrandes sont presque totalement détournées de leur sens canonique. Certes,
on trouve parfois des offrandes d'écus d'or ou de cierges faites par les
deuillants. Aux obsèques des clercs nobles, l'offrande se limite là. Mais, dans
l'immense majorité des cas, l'offrande devient une cérémonie complexe, très
à l'écart du droit canon.
En effet, ce que l'on offre ce sont les pièces d'honneur ou trophées, c'est-
à-dire l'équipement militaire du cavalier noble, ce qui est caractéristique de
son existence à part du commun des mortels et de sa fonction dans l'ordre
social. Tout ceci reçoit parfois la dénomination intéressante de « mystères ■».
On parle de porter les mystères (69). Ce sont des objets concrets où s'incarne
une signification qui les dépasse. Le rite consiste pour le héraut d'armes à
aller prendre les pièces d'honneur dans le râtelier, après s'être incliné devant
les deuillants et la représentation (et non devant le corps souvent enseveli la
veille), puis à les offrir à celui qui fera l'offrande. Le seigneur désigné, après
un refus de principe, prend la pièce d'honneur (70), fait une révérence aux
deuillants et à la représentation et pose l'objet sur l'autel ou au pied de
celui-ci. Au retour il fait les mêmes révérences avant de se rasseoir à son
banc.
Le choix des offrandes et leur ordre est très significatif. En premier vient
le bouclier de guerre du seigneur à ses armes, l'écu. Il est porté par l'héritier
du défunt, accompagné des chefs des maisons des quatre quartiers portant

(67) B.N. Fr. 5872, Jacques de Bigue, C'est l'ordonnance qui a été faite et tenue . . .,
1503, f° 16.
(68) B.N. Fr. 5229, Anonyme, Obsèques de Jean de Luxembourg, 1508, f° 145-149.
(69) B.N. Fr. 5229, Anonyme, Obsèques de Jean de Luxembourg, 1508, f° 145-149.
(70) Les meilleures versions du traité de protocole du héraut Gilles donnent une
théorie de la chose. Voir: B.N. Fr. 1280, £° 131-134 ; B.N. Fr. 5229, fn 158-160.

138
des cierges et des écussons à leurs armes. Le but est évidemment de signifier
que le défunt est noble de sang d'ancienneté et il est très logique d'offrir pour
cela des armoiries qui symbolisent la permanence et la continuité du lignage.
Ensuite viennent trois offrandes qui résument la vie chevaleresque. Le
heaume surmonté éventuellement d'un panache et d'une couronne est porté
par le plus important des seigneurs du deuil. L'épée, son fourreau et son
beaudrier sont conduits par les deux chevaliers les plus expérimentés et les
plus vaillants. Le cheval de bataille, carapaçonné aux armes du défunt est
ensuite conduit par deux amis de l'intéressé qui portent en même temps les
drapeaux caractéristiques de son rôle militaire (bannière pour les comtes, et
marquis, pennon pour le simple chevalier qui sont en général caractéristiques
du rang personnel auxquels il faut ajouter les étendards, enseignes, guidons
plutôt relatifs à la troupe commandée). Cette série d'offrandes exalte la
vocation militaire de la noblesse et le compagnonnage guerrier. Ensuite vient
le cheval d'honneur portant les armes et la devise du mort. Il est offert par
les deux dames les plus gracieuses et sans reproche de l'assistance. C'est un
souvenir probable de l'idéal courtois, qui a donné à la noblesse du XIIe siècle
une échelle de valeurs qui est encore respectée à la fin du Moyen Age.
On a ainsi affirmé successivement la pureté du lignage, la supériorité de
la vie militaire noble et celle de l'idéal moral nobiliaire. On ajoute parfois à
ces offrandes minimum la cotte d'arme (de Dugesclin à Pierre de
Beaujeu(71) qu'on porte en général pliée sur le bras. Certaines régions,
comme la Flandre, coulent systématiquement toutes les offrandes, en
dissociant le matériel de guerre et celui de tournoi ou de joute (72). Enfin, pour
les très grands personnages le nombre des chevaux offerts qui ne dépasse
jamais deux pour les moindres seigneurs (73) atteint des chiffres élevés : 12
chevaux pour dom Fernand à Bruxelles en 1515 (74). On a la précaution de
ne pas les ferrer et d'entourer leurs pattes de rubans, ce qui semble indiquer
qu'on les introduisait réellement dans l'église (75).
En fait, le bel ordre prévu par les cérémoniaux est assez souvent troublé :
— par la multiplication croissante des pièces d'honneur au cours du
XVe siècle (colliers des ordres de chevalerie, enseignes ou devises, armement
de tournoi, chevaux multiples).
— par la non-participation de la parenté à l'offrande des pièces d'honneur.
Dans ce cas, ce sont des écuyers ou des chevaliers connus pour leur vaillance
qui offrent dans les mêmes rites. La parenté (fils puis chefs des quatre
lignages) monte ensuite à l'autel pour offrir des écus d'or. Us sont les seuls
à offrir. La signification du rite reste la même.

(71) B.N. Fr. 4317, La chronique de Juvénal des Ursins, f° 15-16.


(72) Offrandes doubles: B.N. Fr. 11189( Anonyme, Obsèques du comte de Gavres,
1531, f° 27-31 et Obsèques de Philippe de Clèves, 1527, f° 32.
(73) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899, t. 2, p. 5. Testament
d'Armand VII, 1343.
(74) B.N. Fr. 5229, Anonyme, Obsèques du roi catholique, 1515, f° 35-34.
(75) B.N. Fr. 5229, Anonyme, Obsèques de Jean de Luxembourg, 1508, f 145-149.

139
Après les offrandes, l'officiant prononce un sermon destiné à louer les
vertus et la bonne mort du défunt et à rappeler aux assistants la brièveté de
l'existence. A priori, rien d'original là-dedans, d'autant plus que les relations
d'obsèques se content souvent de deux malheureuses lignes, qui ne permettent
guère de se faire une idée exacte de ce genre d'éloquence. Heureusement, le
sermon prononcé à Saint-Denis pour Anne de Bretagne a été à peu près
conservé dans la relation du héraut Bretagne (76). Le sujet en est l'arbre
de la généalogie de la reine. Suit une splendide histoire mythique de la
Bretagne qui part d'Inoge, femme de Brutus, seigneur de Troie et fille de
l'empereur de Grèce, relate la découverte de l'hermine au Croisic (doublet
de l'histoire de Dagobert et du cerf), les règnes de tous les rois bretons dont
Arthur et les mérites de tous les saints bretons. Avec le même but mais un
style différent, un autre prédicateur fait au XVI* siècle un éloge d'une
princesse d'Albret (77) qui commence par plus de dix pages de généalogie
incorporant des actes authentiques (contrats de mariage), des passages de
chroniques détaillés remontant au règne de Charles V et citant tous les
morts au champ d'honneur de la famille. Les vertus de la défunte et l'appel
aux sentiments chrétiens occupent à peine quatre petites pages. En somme,
on peut presque dire que le sermon de l'officiant expose en clair ce que les
offrandes ont exposé symboliquement : la pureté du lignage, l'excellence du
rôle social de la noblesse et ses vertus hors pair.
Le reste de la cérémonie n'est accompagné d'aucun rite spécial. A la fin
de la messe ou la veille, le corps est enseveli dans l'église même, dans le
chœur près de l'autel ou dans une chapelle familiale spécialement dotée. Ce
qui importe, c'est d'être à côté de ses ancêtres) formules variées : de ses
parents, femme ou enfants, de ses prédécesseurs seigneurs de ceci, la parenté
par le titre équivalent à celle par le sang). Parfois, un tombeau à la
semblance du mort est déjà préparé. Les testaments se soucient aussi du repos
de l'âme du disparu. Le XVe siècle, siècle d'inflation se méfie des fondations
perpétuelles et préfère fair© prononcer tout de suite après la mort des
dizaines ou des centaines de messes dédiées non seulement au défunt mais
à son groupe lignager (prédécesseurs et successeurs. Certaines de ces messes
(la quarantaine et le requiem annuel) reproduisent exactement l'ordonnance
de la grand-messe de funérailles : même luminaire, mêmes aumônes, même
parenté en grand deuil, « requiers ceux de son lignage, parents et autres
seigneurs d'être là au quarantaine et requiem » (78).
A qui appartient après la cérémonie l'apparat complexe des funérailles ?
Il semble bien que les offrandes et l'effigie restent à l'église et ne soient pas

(76) B.N. Fr. 4317, Héraut Bretagne, Commémoration et avertissement de la mort


d'Anne..., 1513, t° 65 v°.
(77) B.N. Fr. 4683, Anonyme, Sermon pour une princesse d'Albret, s. d., f 248.
(78) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899, t. 2, p. 364, Testament
de Guillaume de Chalençon, 1521.

140
récupérées par les héritiers du défunt, sauf à désintéresser celle-ci. En effet,
nous trouvons les pièces d'honneur accrochées dans la chapelle funéraire ou
encore posées sur le tombeau (79). L'effigie est aussi propriété de l'église.
Elle reste dans la chapelle funéraire, jusqu'à ce que la statue du tombeau soit
terminée et la remplace. « Et dans la chapelle, il y a une représentation de
bois couverte d'un drap d'or cramoisi et bien riche, bordé à l'entour des
armes dudit roi » (80). Dans l'intervalle, elle peut aussi servir lors de la
quarantaine ou des premiers requiems annuels (81). Par contre, le reste de
l'apparat mortuaire qui avait été fourni par les héritiers leur retourne. En
1501, un conflit assez comique pour la propriété de l'effigie de Charles VIII,
de ses bijoux des poêles dais et litres rappelle que « les églises de notre
royaume en tous lieux n'ont jamais hérité des tentures des défunts (82). »
Néanmoins, de nombreux défunts éprouvent le besoin de faire quelques
largesses à l'église pour éviter toute prétention sur les litres, le poêle d'or, la
litière de parade (83).
Après cet examen minutieux des rites de funérailles nobiliaires dans la
réalité, voyons lesquels sont considérés par les cérémoniaux comme
indispensables à tout obsèque noble et lesquels sont laissés à l'appréciation
individuelle. Les cérémoniaux de la fin du XVe siècle dérivent tous de la
compilation faite en 1481 par Gilles, héraut de Maximilien d'Autriche, qui
incorpore des pièces de date variée et des compositions personnelles. Sous
le titre « L'ordonnance que voulaient anciennement faire les parents des
nobles hommes trépassés », il présente une assez longue description
accompagnée d'un exemple qui date de 1411 (84). Une deuxième version,
probablement plus tardive est contenue dans plusieurs manuscrits d'origine
bourguignonne (85) qui se présentent comme des règlements à l'usage des hérauts
d'armes. Il est assez curieux de constater que les cérémoniaux ne parlent ni
des rites de la maison mortuaire, ni du convoi où pourtant les hérauts d'armes
jouaient un rôle important. Pour eux, le grand moment des funérailles, c'est
l'offrande et tout le dispositif de luminaire, d'écussons armoriés, de pièces
d'honneur qui l'entoure. C'est là que se prouve manifestement la descente
du lignage noble et son illustration. Le fait qu'il y ait ou non représentation
est considéré comme sans importance. Néanmoins, l'existence de ces cérémo-

(79) B.N. Na. Fr. 7112, Testament de Jean d'Angoulême, 1467, f° 54 v°.
(80) B.N. Fr. 6394, Anonyme, Obsèques de René d'Anjou, 1481, f° 41 v°.
(81) H. Menu, Mélanges d'épigraphie ardennaise, dans Bulletin Monumental, 1893,
p. 36.
(82) B.N. Na. Fr. 7646, Conflit entre le grand écuyer de France et les moines de
Saint-Denis, 1501, f° 46.
(83) A. Jacotin, Preuves de la maison de Polignac, Paris, 1899, t. 2, Testament de
Meymis de Cénaret, 1453, p. 290 ; Testament de Bernard de Cénaret, 1492, p. 364.
(84) B.N. Fr. 1280, Héraut Gilles, Traité de noblesse et chevalerie, f° 131-134.
(85) B.N. Fr. 5229, Anonyme, Hérauts et poursuivants doivent savoir . . ., f° 158-164.
B.N.
f° 51-52.
Fr. 5325, Anonyme, Comment on doit faire obsèques de grands seigneurs...,

141
niaux et descriptions prouve qu'à la fin du XV° siècle la paraliturgie des
obsèques nobles, au début sans doute en partie laissée à l'initiative
personnelle, est en train de se ritualiser, de devenir une obligation, un signe
extérieur lié à la qualité nobiliaire. Désormais, on meurt noblement comme
on avait vécu dans des formes précises (86).

En conclusion, j'aimerais indiquer quelques-uns des problèmes posés par


les rites des funérailles nobles. Car, si du point de vue descriptif, nous
pouvons arriver à les connaître à peu près, leur signification n'est pas
entièrement claire.
— Rapports entre les funérailles nobles et les funérailles royales (87).
Je rappelle la théorie classique de GIESEY qui veut que les funérailles
royales soient à l'origine de tout (en particulier de l'usage des effigies) et
qu'elles illustrent les progrès de la pensée politique française avec la
distinction entre la personne physique du roi (cadavre) et sa personne politique
(effigie), ceci sous l'influence anglaise puisque les principales innovations
interviennent en 1422 pour les obsèques de Charles VI. Il n'est pas sûr
qu'on ait intérêt à séparer tellement pratique royale et pratique nobiliaire,
et à éliminer toute interaction. Il est bien possible que les savantes
explications sur les deux corps du roi aient été données à posteriori. De plus, la
pratique nobiliaire peut aussi avoir influencé la royauté. Une meilleure
connaissance des funérailles nobles permet de mettre en relief de nombreuses
ressemblances (présence de pièces d'honneur, offrandes).
— Rapports entre la législation canonique et la floraison de rites nouveaux
et laïcs. Devons-nous penser à une totale indifférence de l'église vis-à-vis de
ces développements imprévus, à une impossibilité d'empêcher, à une
ignorance volontaire jusqu'au concile de Trente qui semble avoir marqué le déclin
de ces pratiques ?
— Rôle des ordres de chevalerie dans les funérailles nobiliaires. A une
époque où mourir est une affaire communautaire bien plus qu'individuelle,
quel fut le rôle de ces fraternités artificielles que sont les ordres de chevalerie ?
Dans quelle mesure, jouèrent-ils le rôle des confréries pieuses pour les
bourgeois des villes ou furent-ils plus et autre chose que cela? Il me semble
important d'examiner dans cette perspective des ordres dont l'expansion au
XVe siècle est corrélative de la multiplication des rites et du faste des
obsèques nobiliaires. Conservatoires des traditions chevaleresques, les ordres
n'ont pas pu ne pas jouer un rôle dans la commémoration individuelle de
leurs membres et dans la meilleure conscience de la noblesse à cette occasion.

(86) B.N. Fr. 14353, Aliénor de Poitiers, Les honneurs de la cour vers 1490, f° 66-72.
Très intéressant sur les règles de deuil dans la noblesse du XVe siècle (vêtements,
réclusion . . .)
(87) R. Giesey, The royal funeral ceremony in Renaissance France, Genève, 1960.

142
La mort au XVe siècle est un phénomène social qui intéresse non seulement
l'individu mais, à travers lui, sa famille et son groupe social tout entier. On
meurt et on est enterré noblement, en public comme on est né et comme on
a vécu. On ne disparaît pas à la sauvette.
Colette BEAUNE (Paris).

143
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

En guise de conclusion
Monsieur Freddy Thiriet

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Thiriet Freddy. En guise de conclusion. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement
supérieur public, 6ᵉ congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. pp. 145-146;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1975.1214

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1977_act_6_1_1214

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EN GUISE DE CONCLUSION . . .

Si nos sociétés contemporaines ont voulu « évacuer » la mort, le sujet n'a


jamais été aussi traité, tant il est lancinant, nécessaire et inéluctable. On
aurait pu penser que, pour les hommes du Moyen Age, la mort constituait
une réalité familière, rassurante et même apaisante : ne quittait-on pas « une
vallée de larmes », où l'on se trouvait exilé, pour un séjour éternel et délicieux
dans la demeure du Père ? Certes la mort pouvait apparaître, dans la
perspective chrétienne, comme le retour à la Vie véritable après un séjour bien
morose sur la terre !
Est-ce à dire que l'on souhaitait mourir ? Que non pas, pour la majeure
partie des vivants tout au moins. C'est le grand mérite des débats strasbour-
geois d'avoir démystifié la mort. La relative obscurité des textes bibliques sur
les perspectives offertes après la mort, la rigueur des châtiments infernaux
sans cesse évoquée par les tympans et les chapiteaux de nos églises que ne
compense pas, tant s'en faut, l'étape du Purgatoire, introduite au XIIe
siècle (cf. J. LE GOFF), tout contribue à rendre effrayante la disparition
d'un vivant. Dans notre Midi, on dit encore très souvent « le pauvre » en
parlant du disparu ; le sentiment médiéval est assez analogue : la mort est
— peut-être — un commencement mais elle est, avant tout, perçue comme
une fin, sûrement une fin.
Aussi bien les nécropoles du Haut Moyen Age, serties dans le tissu vivant
des cités et des paroisses, offrent surtout une image de la société où l'on a
vécu et que l'on regrette (L. BUCHET et Cl. LORREN). De même la
communication présentée par Pierrette PARAVY manifeste bien que le miracle
le plus attendu au seuil de la mort est une résurrection qui vise beaucoup
plus à la réinsertion dans la société des vivants qu'à la projection dans un
au-delà aux contours mal définis et fort angoissants. Que l'on meure
noblement (Colette BEAUNE) ou pauvrement, voire misérablement de faim
(Maurice BERTHE), l'issue semble la même : les tristes squelettes du charnier des
Innocents le montrent avec une horreur résignée (P. VAILLANT).
Bien que certains, au reste assez rares, se donnent la mort (exposé de J.-Cl.
SCHMITT sur le suicide, sujet aussi neuf qu'insolite), il reste qu'elle constitue
un fait redouté, un passage vers « on ne sait quoi ». Comme le montre avec
pénétration Francis Rapp, « lorsque les efforts pour remédier aux faiblesses
de la chrétienté se multiplient, la place de la Mort s'accroît. » La façon dont
en parlent les prédicateurs laisse deviner des incertitudes angoissantes (H.

145

10
MARTIN), tandis que le fait d'octroyer un culte aux décédés, s'il peut obéir
à de vieilles habitudes héritées des temps païens (J.-P. SODINI), manifeste
davantage, à notre sens, une véritable hantise de la mort, ainsi sacralisée en
elle-même et pour elle-même. La progression des legs pieux nous semble aller
dans le même sens, celui de l'incertitude, de l'insécurité. L'exposé de P.-C.
TIMBAL éclaire, peut-être à son insu, cette conviction qu'ont les légataires
de se prémunir contre des dangers inconnus, ballotés que l'on est entre des
représentations infernales concrètement dépeintes et d'un réalisme cru, telles
les peintures d'un Baldung Grien, et de vagues espoirs dans un Ciel abstrait,
aux félicités équivoques.
Telles sont nos réflexions après la lecture et, pour beaucoup, l'audition des
communications présentées au Colloque de Juin 1975, sur ce thème essentiel
qui nous oblige tous. On le voit, au Moyen âge comme en tout temps, on
ne mourait pas de gaîté de cœur et, paradoxalement, la foi elle-même rendait
la fin plus difficile, en tout cas plus effrayante. C'est du moins notre
conviction que les exposés de nos Collègues ont plutôt fortifiée.

Freddy E. THIRIET
Professeur à l'Université
des Sciences humaines de Srasbourg.

L'Association des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public,


créée en 1970, a pour but principal la promotion des études historiques
médiévales. Dans cette perspective, elle organise chaque année un Colloque sur un
thème déterminé et, pour manifester l'esprit de large décentralisation qui est le
sien, dans une Université différente :à Saint-Etienne en 1974, à Strasbourg en
1975, à Rennes en 1976 et à Tours en 1977.
Animée par M. le Professeur B. GUILLEMAIN (Bordeaux - III), l'Association
a su défendre le Moyen âge et sa place dans l'enseignement du second degré.
Comment concevoir en effet, une pleine compréhension des phénomènes actuels
en « sautant » ou en éliminant cette longue traversée de la période-charnière de
l'histoire européenne ?
L'Association des historiens médiévistes tient à dire sa joie d'avoir réuni à
STRASBOURG, du 6 au 8 juin 1975 plus de cent des siens. Elle remercie
chaleureusement les autorités universitaires de leur sympathique accueil qui,
malgré l'aspect sombre du sujet {la Mort au Moyen âge), a fait de ces deux
jours de juin un temps lumineux et amical.
Elle exprime enfin sa gratitude à tous ses amis — Faculté des Sciences
historiques, Société des Amis des Universités, Société savante d'Alsace ... — pour
avoir su trouver, malgré les temps difficiles, les moyens nécessaires pour publier
les communications de ce Colloque qui a précisé certains éléments majeurs de
la mentalité médiévale et ouvert les portes de l'espérance. F.T.

146
Actes des congrès de la Société
des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public

Table des matières

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Table des matières. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 6ᵉ
congrès, Strasbourg, 1975. La mort au Moyen Âge. p. 149;

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TABLE DES MATIERES

Bernard Guillemain — Avant-Propos 3

Pierre Chaunu — Nous avions oublié que nous devions mourir 5

Jacques Le Goff — La naissance du Purgatoire (XIF-XIIP siècles) . . 7

Jean-Pierre Sodini — Témoignages archéologiques sur la persistance


à l'époque paléochrétienne et byzantine de rites funéraires païens . . 11

P.C. Timbal — Les legs pieux au Moyen-Age 23

Luc Buchet et Claude Lorren — Dans quelle mesure la nécropole du


haut Moyen Age offre-t-elle une image fidèle de la société des
vivants ? 27

Jean-Claude Schmitt — Le suicide au Moyen Age 49

Francis Rapp — La Réforme religieuse et la méditation de la mort à


la fin du Moyen Age 53

Maurice Berthe — La famine et la mort dans les campagnes du


royaume de Navarre au XIVe siècle 67

Pierre Vaillant — La danse macabre de 1485 et les fresques du


charnier des Innocents 81

Pierrette Paravy — Angoisse collective et miracles au seuil de la


mort : résurrections et baptêmes d'enfants mort-nés en Dauphiné au
XV siècle 87

Hervé Martin — Comment il est parlé de la mort par deux


prédicateurs du XVe siècle 103

Colette Beaune — Mourir noblement à la fin du Moyen Age 125

Freddy Thiriet — En guise de conclusion 145

TABLE DES MATIERES 149

149

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