Daniel Pennac Et Le Plaisir de lire-FINAL - Revise
Daniel Pennac Et Le Plaisir de lire-FINAL - Revise
Christian D’Amico
Travail de candidature
2016
Par la présente, je soussigné, Christian D’Amico déclare avoir rédigé ce travail par
mes propres moyens.
Christian D’Amico – professeur candidat au Lycée Hubert Clément à Esch-sur-Alzette
2016
Résumé :
L’objet d’étude est l’analyse à partir des romans à thèse de l’auteur, des écrits
d’Henri Mechonnic et de Roland Barthes, qui fourniront un aperçu théorique de cette
intentionnalité de l’auteur et des pistes pour comprendre et suivre ce projet d’écriture.
Nous retrouvons alors, dans certains romans de Daniel Pennac, « les exemples
concrets », les différents ingrédients faisant d’une œuvre un objet de plaisir.
La structure de cette étude est assez rigide, afin de réussir à cerner le plus
objectivement possible cette intentionnalité. Dans un premier temps, nous proposons
une analyse de la poétique de Daniel Pennac, une étude du plaisir procuré par la langue.
Ensuite, nous nous intéressons au plaisir engendré par le fond des romans, que l’auteur
puise dans le roman noir. Nous en venons ensuite, dans une dernière partie, à découvrir
les principaux mécanismes, mis en place par Daniel Pennac, qui mènent au plaisir de
lire.
Par cette étude, nous avons réussi à démêler, à partir de la poétique de l’auteur
et par l’analyse des caractéristiques que ses romans reprennent du roman noir, son
intentionnalité créatrice de vouloir plaire à son lecteur. Nous en tirons des conclusions
utiles afin d’espérer pouvoir captiver l’élève à la lecture, à l’attacher au texte tout en
réveillant en lui l’envie de poursuivre la lecture ; faisant de cette étude une partie
intégrante de notre projet professionnel en tant qu’enseignant de lettres.
Je tiens à remercier mes patrons de recherche, M. Bernard Faber
pour m’avoir conseillé sur les théories à mettre en œuvre et
Mme. Caroline Klensch pour avoir eu la gentillesse de prendre la
relève.
1
Daniel Pennac, Comme un roman, p. 13.
Christian D’Amico Introduction
INTRODUCTION
L’origine du plaisir de la lecture est un sujet de recherche qui reste d’une
actualité évidente, et qui occupe l’esprit de tout enseignant de lettres, soucieux de faire
partager son amour du livre et de la littérature à une époque où la lecture est considérée
par beaucoup de jeunes comme un exercice austère et ennuyeux. Pourtant, d’une année
à l’autre, l’enseignant remarque que certains livres plaisent plus que d’autres. L’élève
dit avoir aimé l’histoire, et qu’il a trouvé du plaisir à la lire.
Ainsi, il existe de ces livres qui semblent jouir d’une meilleure acceptation par
le jeune public que d’autres. Au fil des lectures en classe, il semble que les livres de
Daniel Pennac plaisent beaucoup aux jeunes lecteurs. A tous les niveaux de
l’enseignement secondaire luxembourgeois, ses livres arrivent à happer des élèves, à
les accrocher par une lecture dont la langue n’est pourtant pas si simple, surtout au
Luxembourg, pour des élèves dont le français n’est pas la langue maternelle.
7
Christian D’Amico Introduction
exclusivité. En plus, c’est un temps long, qui empêche une autre activité principale.
Pourtant, ceci ne semble pas être un obstacle au plaisir. Dans cette étude sur le plaisir
de lire un certain auteur, nous nous proposons donc de déceler des mécanismes
responsables du plaisir de lire, et qui surpassent les réticences à la lecture généralement
admises comme le manque de temps et l’ennui.
2
L’œil du loup de Daniel Pennac, Cahier Nouvelle Revue Pédagogique, p. 1.
8
Christian D’Amico Introduction
artifices langagiers et littéraires prévus (ou non) par l’auteur, qui modifient le signifié
originaire et objectif du message transmis par la langue. Selon le Dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage : « La poétique est l'étude des formes
littéraires et plus particulièrement de la stylistique, de la narratologie, des figures de
style. Elle est « l'étude de l'art littéraire en tant que création verbale »3. Cette définition
proposée par Tzvetan Todorov, cofondateur avec Gérard Genette de la revue littéraire
Poétique, distingue trois grandes familles poétiques. Ici, l’idée de la poétique comme
ornement de la langue servant à procurer du plaisir est centrale pour notre analyse tout
comme celle considérant l’importance du jeu du langage poétique.
Le sujet des études littéraires n’est pas la littérature dans sa totalité, mais la
« littérarité » (literaturnost’), c’est à dire « cela qui fait d’une œuvre donnée une œuvre
littéraire ».4
3
O. DUCROT, T. TODOROV, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
« Poétique », Paris, Seuil, 1972, p. 193.
4
Henri Meschonnic, Pour la poétique, p. 18. [Dans la note]
5
Gilles Philippe, Lexique des termes littéraires, « littérarité », pp. 250-251.
9
Christian D’Amico Introduction
Ainsi, les idées de Mechonnic et de Barthes forment le moule dans lequel notre
analyse se fait et autorisent l’étude sur le plaisir du texte. Ce sera en partie grâce à
l’étude de Roland Barthes sur Le plaisir du texte6 que nous pourrons déceler certains
aspects autour du plaisir de lire. Cet essai regroupe des interpellations autour de la
question : « Que jouissons-nous du texte ? » 7 Car, toujours selon Barthes, il faut
affirmer le plaisir du texte. Nous lui devrons aussi la théorie littéraire de l’analyse
structurale des récits8 dont nous nous servirons sur les écrits de Pennac.
6
Roland Barthes, Le plaisir du texte. Paris, Seuil, 1982.
7
Ibid., quatrième de couverture.
8
R. Barthes, W.-C. Booth, P. Hamon, W. Kayser, Poétique du récit. Paris: Seuil, 1977.
10
Christian D’Amico Introduction
9
Jakobson, Roman, Essais de linguistique générale, p. 28.
10
M. Riegel, Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, p. 3.
11
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1966, 331 p.
12
A ce titre nous utiliserons les cours universitaires de M. Riegel ainsi que sa Grammaire
Méthodique du Français qui propose des définitions travaillées et inspirées directement de celles de
Jacobson, In : Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, p. 3.
13
Ibid., p. 4.
11
Christian D’Amico Introduction
le locuteur, trouvera toute son importance dans une analyse sur le plaisir procuré par
la lecture.
C’est par la lecture du Magazine Littéraire sur le roman noir, le roman noir,
violence et sociologie, N°78 et l’article de Jean Pons, paru dans Les Temps Modernes,
Roman noir, Pas d’orchidées pour les T.M., N°595 intitulé « Le roman noir, littérature
réelle » que nous approchons ce genre des romans de Daniel Pennac. Leurs déductions
sur le genre et l’impact sur le lecteur nous guideront vers une analyse du plaisir
provoqué chez le lecteur par le roman noir.
Pourquoi avoir choisi cet auteur-ci plutôt qu’un autre ? Au plaisir que procure
la lecture des œuvres de Daniel Pennac, il nous faudra aussi relever expressément
l’intention de l’auteur à procurer du plaisir à son lecteur. Notre thèse englobe l’idée
que Pennac a envie de plaire. Dans ce cas, nous pouvons voir son œuvre en partie
comme la mise en pratique d’une intention de donner envie de lire. Nous pourrons
alors nous intéresser aux ingrédients qui procurent ce plaisir et comprendre un peu
mieux ce qui favorise la lecture du texte. Ne serait-ce pas un ancien rêve de pédagogue
que de savoir ce qui motive à la lecture ?
14
Réponse à la question : Pourquoi écrivez-vous ? Réponse donnée dans une interview pour la
fiche auteur chez Gallimard Jeunesse, In : Fiche auteur : Daniel Pennac, Paris, Gallimard Jeunesse.
12
Christian D’Amico Introduction
place et dans lequel un pacte avec le lecteur est réalisé. Une promesse du plaisir par la
lecture est faite, et doit toucher personnellement le lecteur :
Ce « moi » devient par procuration pour Pennac « le lecteur », c’est celui qui
donnera à lui, l’auteur, le plaisir d’être lu. Un retour du plaisir si on veut. Et puis, le
fait de projeter le plaisir du texte sur un lecteur potentiel permettra une réflexion sur la
motivation de la création littéraire. Pour nous, l’intérêt réside dans le fait de faire une
étude sur le plaisir de la lecture dans des œuvres qui sont créées avec l’intention de
plaire. En plus, cette envie créatrice a souvent comme population-cible la même que
celle des enseignants de langues.
Ainsi, une idée récurrente sur laquelle se basera cette analyse sera celle de la
relation entre l’auteur et son lecteur. Leur relation tourne autour du plaisir face à la
lecture aussi bien qu’à l’écriture. Même si l’auteur du texte prend plaisir à écrire, il
n’est pas certain que le lecteur partage ce plaisir. Par conséquent, il est important pour
l’auteur de mener son lecteur vers son plaisir. Comment l’y mener sera travaillé par
l’étude de plusieurs aspects de l’écriture de Daniel Pennac. Pour Roland Barthes, il est
crucial que l’auteur ait comme intention de chercher à charmer son lecteur en le menant
15
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 22.
13
Christian D’Amico Introduction
« Si je lis avec plaisir cette phrase, cette histoire ou ce mot, c’est qu’ils
ont été écrits dans le plaisir […] Ecrire dans le plaisir m’assure-t-il – moi,
écrivain – du plaisir de mon lecteur ? Nullement. Ce lecteur, il faut que je le
cherche (que je le « drague »), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance
est alors créé [… cet] espace [est nécessaire] : la possibilité d’une dialectique
du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits,
qu’il y ait un jeu. »16
Il nous a été primordial de trouver un auteur qui écrit dans le but de plaire, et
Daniel Pennac explique ainsi cette envie de faire plaisir par ses romans et les histoires
qu’il raconte :
Nous pouvons donc assumer que l’intentionnalité de plaire est certaine, et ceci
suppose par conséquent un travail en amont de l’auteur qui suit exactement ce but. Il
y aurait donc une structure du récit qui construise un cheminement vers le plaisir de la
lecture car il est voulu par l’auteur. Cette structure implicite au récit dont parle Barthes
dans Poétique du récit serait analysable et nous pourrons en dégager quelques grandes
lignes :
16
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 10.
17
Interview pour le magazine : Les Inrockuptibles, Les Éditions Indépendantes, Paris, janvier-
février 1992, n°33, p.128-133.
14
Christian D’Amico Introduction
Tout comme le suggère Barthes, il est impossible de faire une recherche suivant
un modèle des sciences expérimentales, exigeant une étude élargie de tous les récits
d’un genre, ici de l’auteur, pour en dégager une structure commune. Ce genre
d’analyse inductive serait « utopique » et impossible à réaliser. Ainsi, nous ferons des
déductions à partir d’éléments trouvés dans le récit de l’auteur, pour ensuite esquisser
une théorie. La procédure déductive répondra à la question de comment proposer des
résultats dans cette recherche. Ainsi, ce sera une justification des théories avancées sur
base des exemples utilisés, qui respecte la nature de la littérature, non par une totalité
absolue de la matière prise en compte par l’analyse littéraire, mais par une
représentation significative et suffisante pour pouvoir énoncer des théories. 19 Nous
voudrons donc expliquer comment Daniel Pennac procure du plaisir par son récit, en
18
Roland Barthes, Poétique du récit, p. 8.
19
In : Poétique du récit : « […] Beaucoup de commentateurs, qui admettent l’idée d’une
structure narrative, ne peuvent cependant se résigner à dégager l’analyse littéraire du modèle des
sciences expérimentales : ils demandent intrépidement que l’on applique à la narration une méthode
purement inductive et que l’on commence par étudier tous les récits d’un genre, d’une époque, d’une
société, pour ensuite passer à l’esquisse d’un modèle général. Cette vue de bon sens est utopique. La
linguistique elle-même, qui n’a que quelques mille langues à éteindre, n’y arrive pas ; sagement, elle
s’est faite déductive et c’est d’ailleurs de ce jour-là qu’elle s’est vraiment constituée et a progressé à pas
de géants, parvenant même à prévoir des faits qui n’avaient pas encore été découverts. Que dire alors
de l’analyse narrative, placée devant des millions de récits ? Elle est par force condamnée à une
procédure déductive ; elle est obligée de concevoir d’abord un modèle hypothétique de description (que
les linguistes américains appellent une « théorie »), et de descendre ensuite peu à peu, à partir de ce
modèle, vers les espèces qui, à la fois, y participent et s’en écartent […] »
15
Christian D’Amico Introduction
analysant des exemples de certains de ses récits, sans devoir nous référer à l’ensemble
de son œuvre, pour avoir le droit d’exposer son intentionnalité littéraire. En effet, il
serait inconcevable de vouloir proposer un éventail complet d’exemples extraits d’un
grand corpus de romans. Cela est d’autant plus vrai que le plaisir est de nature assez
indicible, car aucun plaisir naissant du texte ne peut être complet ou définitif, comme
l’explique Barthes. Vouloir être exhaustif serait vain face à la nature du plaisir : « En
un mot, un tel travail ne pourrait s’écrire. Je ne puis que tourner autour d’un tel sujet –
et dès lors mieux vaut le faire brièvement […] »20 Nous partageons l’avis de Barthes
sur le sujet, et essayerons par la suite, de nous concentrer sur une sélection d’exemples
qui n’appellent pas à une catégorisation du plaisir :
« On pourrait imaginer une typologie des plaisirs de lecture – ou des lecteurs de plaisir ; elle
ne serait pas sociologique, car le plaisir n’est pas un attribut ni du produit ni de la production ; elle ne
pourrait être que psychanalytique, engageant le rapport de la névrose lectrice à la forme hallucinée du
texte. Le fétichiste s’accorderait au texte découpé, au morcellement des citations, des formules, des
frappes, au plaisir du mot. L’obsessionnel aurait la volupté de la lettre, des langages seconds, décrochés,
des méta-langages (cette classe réunirait tous les logophiles, linguistes, sémioticiens, philologues : tous
ceux pour qui le langage revient. La paranoïaque consommerait ou produirait des textes retors, des
histoires développées comme des raisonnements, des constructions posées comme des jeux, des
contraintes secrètes. Quant à l’hystérique (si contraire à l’obsessionnel), il serait celui qui prend le texte
pour de l’argent comptant, qui entre dans la comédie sans fond, sans vérité, du langage, qui n’est plus
le sujet d’aucun regard critique et se jette à travers le texte… » 21
20
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 48.
21
Ibid., p. 84.
16
Christian D’Amico Introduction
Une limite à notre étude est que le plaisir de la lecture reste bien entendu très
subjectif et diffère d’un lecteur à l’autre, au gré des goûts de chacun. Pourtant,
22
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 18.
23
Daniel Pennac, Comme un roman, p. 162.
17
Christian D’Amico Introduction
l’intention de l’auteur reste celle de toucher le lecteur tel qu’il soit, et cette intention
est bien réelle. Pennac en parle abondamment dans Comme un roman, ce qui devrait
pouvoir justifier une étude qui englobe l’objectif de décrire la source de ce plaisir. En
plus de cela, la portée de cette recherche dépasse la simple analyse d’une
intentionnalité créatrice par la nature même de l’œuvre entière pennacienne. Daniel
Pennac n’est pas seulement un auteur qui veut plaire, mais il était aussi un enseignant
de l’école secondaire dont l’une des intentions premières était de réconcilier les élèves
en difficultés par la lecture de la langue.
Nous recherchons le même but, et si cette étude peut nous amener à déceler
certains des mécanismes qui peuvent aider nos élèves à aimer lire, alors elle aura été
utile. Une étude autour du plaisir de lire est un travail qui nous semble essentiel car
l’exercice de la lecture cursive fait partie intégrante des programmes officiels, et est
nécessaire à l’apprentissage correct de la langue. La lecture classique crée un climat
propice à l’apprentissage et l’enseignant ne peut que se réjouir du fait que ses élèves
approchent le livre avec envie.
Pourtant, cette étude sur une partie de l’œuvre de Daniel Pennac n’est pas à
considérer comme un plaidoyer pour le plaisir à l’école, l’apprentissage n’étant pas
pur plaisir. Au mieux, la recherche du plaisir au service de l’apprentissage faciliterait
l’apprentissage de la langue, et ferait même partie d’un concept pédagogique tout à fait
respectable comme lors de l’organisation d’une bibliothèque de classe, au pire, cela
donnerait au professeur un support plaisant sur lequel il appuierait ses leçons lors
d’une séquence de grammaire de texte. Au final, il est certain que nous ne pouvons pas
décrire les mécanismes qui font qu’un tel aimera certainement la lecture et un autre
non, mais nous tenterons de trouver un consensus permettant probablement de
réconcilier le plus grand nombre avec la lecture. Pour le reste, nous ne pouvons que
partager l’avis de Pennac :
« Il semble établi de toute éternité, sous toutes les latitudes, que le plaisir
n’a pas à figurer au programme des écoles et que la connaissance ne peut
qu’être le fruit d’une souffrance bien comprise. »24
24
Daniel Pennac, Comme un roman, p. 88.
18
Christian D’Amico Introduction
Nous essayerons ainsi de dégager des pistes sur la façon dont les livres de
Daniel Pennac influent sur l’envie de lire des lecteurs. C’est en mettant en évidence
des caractéristiques autour du code langagier et de la forme du langage, mais aussi
l’envie de recréer le monde par la langue, que nous voulons montrer comment le texte
courtise le lecteur. Ensuite, nous nous intéresserons au fond des écrits de Pennac pour
25
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 48.
26
Daniel Pennac, Comme un roman, p. 90.
27
Barthes Roland, Le plaisir du texte, quatrième de couverture.
19
Christian D’Amico Introduction
découvrir un genre qui éveille toujours, dans le monde littéraire, des discussions
sulfureuses : le roman noir.
Nous voulons, après ceci, dégager les mécanismes les plus importants menant
au plaisir de la lecture, et en tirer les conclusions utiles. C’est en dévoilant ce qui
procure du plaisir à la lecture que nous pourrons, dans notre pratique professionnelle,
amener plus facilement les élèves à aimer lire.
20
PREMIÈRE PARTIE
Introduction
28
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 13.
22
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
CHAPITRE PREMIER
L’auteur d’un texte véhicule un message d’une personne à l’autre par le biais
d’un code reconnu par un destinataire. La langue véhicule le référant du message de
l’auteur vers son destinataire. Ce schéma langagier, selon Roman Jacobson va répartir
la langue en fonctions, comme énoncé au début de cette étude. Nous pouvons établir
que Daniel Pennac, en sa qualité d’auteur a su mettre à profit son art pour effectuer un
travail conséquent sur la langue. Ce travail se fait sur le code lui-même sur sa forme,
et se situe dans la poétique de l’auteur. Les figures de style, les manipulations et
déviances de la langue qui appartiennent à la façon de produire la langue écrite, entrent
toutes dans le jeu prévu par l’auteur. Dans l’acte de création langagier de l’auteur se
cache son envie de toucher le lecteur par la forme de la langue, et d’ainsi faire naître
du plaisir à la lecture.
Bien que le travail réalisé par Pennac sur la langue, relève de la création
artistique, ses techniques ont des effets facilement repérables sur le lecteur et lui restent
accessibles. Il peut donc profiter de la langue sans qu’elle ne lui soit hermétique. La
poétique de Daniel Pennac reste une poétique qui fait effet à la lecture, sans détours et
présupposés théoriques.
23
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
C’est en jouant sur des antagonismes que Daniel Pennac suscite chez son
lecteur un certain choc face au message transmis par le texte. C’est ce choc qui produit
en cours de lecture de fortes réactions des lecteurs. Ils se demandent si l’auteur du livre
ne vient pas d’exagérer, si ce qu’ils lisent est bien permis en classe. Le jeu sur la langue
s’établit sur le décalage entre le code de la langue et le référant transmis. Ainsi le
lecteur, faisant confiance à son auteur, et à ce qu’un auteur devrait avoir de retenue, se
laisse guider par le code de la langue qui lui est proposé. C’est une confiance
intrinsèque qui n’a pas besoin d’un pacte ou d’une promesse comme le ferait un pacte
d’écriture.
« Toutes les idées du blondinet s’éparpillèrent. Cela fit une jolie fleur
dans le ciel d’hiver. Avant que le premier pétale en fût retombé, la vieille avait
remis son arme dans son cabas et reprenait la route. »30
29
B. M. Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, p. 31.
30
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 16.
24
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
quelques secondes, c’est le choc… « Elle l’a tué, Monsieur ? La mamie ? D’une balle
en pleine tête ! » Ainsi, dès le début de ce deuxième volet de la saga de Pennac, le
lecteur retrouve un langage qui réussit à proposer une sorte de « décadence » à
plusieurs niveaux. En effet, à côté de la rupture, dans la logique du fond du récit (une
gentille vielle ne tire pas dans la tête d’un policier qui veut lui faire traverser la rue),
le lecteur est confronté à une rupture du code de la langue. La métaphore présentée
soumet le lecteur à une tâche de rapprochement, sur le plan cognitif, de l’antécédent
« cervelle » avec l’image d’une « jolie fleur dans le ciel d’hiver ». Par un travail
cognitif personnel, le lecteur est forcé de se représenter l’image de la métaphore et
ainsi de la vivre personnellement. C’est également une contradiction au niveau de la
représentation émotionnelle de la scène (fleur = beau = positif). D’après le Gradus,
« c’est le plus élaboré des tropes, car le passage d’un sens à l’autre a lieu par une
opération personnelle fondée sur une impression ou une interprétation, et celle-ci
demande à être trouvée sinon revécue par le lecteur. »31 Ainsi, Pennac force son lecteur
à revivre des scènes choquantes et ainsi à subir ces chocs.
Le lecteur est souvent confronté à une langue crue, imbibée d’ironie acide.
Alors que l’inspecteur Van Thian joue le rôle de mentor et guide spirituel pour son
jeune collègue Pastor, il lui confie un proverbe taoïste comme une révélation. Le
lecteur ne peut en être qu’étonné :
31
B. M. Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, p. 287.
32
Ibid., p. 70.
25
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
essaie de garder son lecteur éveillé par ces moments qui le choquent et l’interpellent
en même temps. Le lecteur de son côté est ravi et « entretenu » par Pennac, car loin
d’être des moments désagréables, ils provoquent une espèce de plaisir qui naît de la
dissonance évoquée. Roland Barthes explique la naissance de ce plaisir de la lecture :
Le fading, cette petite mort dont parle Barthes est une jouissance qui se fait lors
du travail personnel analytique du lecteur. Il se délecte, seul, de la découverte, peut-
33
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 13.
34
Ibid., p. 14.
26
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
être un peu honteuse qu’il vient de faire sur sa lecture, et Pennac s’amuse à la lui
rappeler :
« Mais le petit, lui, ce qu’il a vu, derrière ses lunettes cerclées de rose,
c’est cette métamorphose de tête blonde en fleur céleste. Et ça l’a tellement
émerveillé […] »35 et un peu plus tard de s’exclamer : « Eh ! J’ai vu une
fée ! »36
Les écrits de Pennac touchent son lecteur car ils sont aussi aux frontières du
comique ; comique de situation car elles sont incongrues, et comique d’un langage qui
fait rire franchement ou de façon coupable. D’invraisemblables retournements de
situation et des quiproquos ludiques, comme le fait que le policier Thian est aussi la
veuve vietnamienne, sont des procédés théâtraux qui génèrent le plaisir lors de la
lecture, et les élèves n’y sont pas insensibles :
35
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 17.
36
Ibid., p. 17.
37
Ibid., p. 16.
27
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
« L’inspecteur Van Thian n’était pas seul dans son lit. L’inspecteur Van
Thian partageait son lit avec une veuve vietnamienne, la veuve Hô.
Prisonniers du même corps, la veuve et l’inspecteur semblaient instruire le
même divorce depuis une éternité. Chacun des deux désirait ardemment la
mort de l’autre ; c’était ce qui les maintenait en vie. Les horreurs qu’ils se
faisaient subir, ces deux-là, l’infirmière Magloire n’avait jamais vu pire. »38
Le lecteur peut se laisser guider par l’auteur à travers ces plaisirs procurés par
la langue. Pour l’élève cela est motivant car il se retrouve surpris par le texte, dont au
fait, il n’attendait rien. La promesse de l’ennui assuré par la lecture n’est pas tenue, et
il paraît bien y avoir quelque chose de puissant et de délicieux à la lecture, même s’il
ne l’avouerait pas.
* *
38
Ibid., p. 299.
28
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
« Qui dit que l’arabe est une langue gutturale, voix sèche du désert, râle
de sable et de ronces ? L’arabe est langue de colombe, aussi, promesse
lointaine des fontaines. Yasmina roucoule : « Oua eldzina amanou oua amilou
essalahat… » Yasmina s’est assise sur le tabouret de Thian le conteur :
«Lanoubaouanahoum min eljanat ghourafan… » 40
Nous voyons ici que l’auteur commente, à travers les pensées de son héros,
Benjamin Malaussène, l’effet sonore de l’arabe. Il montre ainsi son plaisir à l’entendre
et à en déceler le sens naissant des phonèmes. Il fait jaillir du sens par la sonorité même
d’une langue qui n’est même pas comprise. Le lecteur, non-arabophone ne peut pas
comprendre le sens des mots de cette sourate du Coran, mais la sonorité rappelle la
39
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 52.
40
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 87.
29
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
colombe qui elle, promet la fontaine et l’eau tant convoitée dans le désert car source
de vie et de repos. C’est exactement cela que Yasmina essaie ici de faire ; redonner vie
et repos à la jeune veuve Clara. On peut parler ici d’un double sens de la langue. Celui
des mots différant ainsi de celui des phonèmes. La langue est multiple par ses
possibilités sémantiques. C’est en brisant le code convenu de la langue et en lui
permettant de signifier autrement que Pennac réussit à démultiplier la force du signifié.
Il s’agit ici de faire jaillir du sens à partir du mot lui-même. Ce mot propose
du son, des phonèmes qui peuvent s’interpréter différemment et ils multiplient les
analyses sémantiques. En séparant les parties du mot on voit qu’il en émerge du sens :
« Je ne veux pas que Clara passe seulement une semaine de sa vie à faire
la muse pour les taulards de Saint-Hiver. Je ne veux pas qu’on m’use ma
Clara »41
« Non seulement vous êtes innocent, mais vous êtes, si je puis dire,
l’innocence même. (L’innocence m’aime.) » 42
41
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 60.
42
Ibid., p. 90.
30
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
N’oublions pas que Pennac n’a pas peur d’utiliser des néologismes. C’est une
manière d’essayer de se rapprocher le plus possible de la réalité, et si la langue
existante n’y parvient pas, alors l’auteur va « ouvrir » la langue, et briser les codes
existants pour s’en rapprocher. Le néologisme est donc une création nécessaire pour
être le plus proche de la réalité. Souvent, Daniel Pennac crée le néologisme autour d’un
champ lexical commun, rendant sa compréhension aisée :
Ici le néologisme est un raccourci vers le signifié voulu, qui ne se trouve pas
assez représenté dans la langue existante. L’auteur modifie simplement la langue pour
dire exactement ce qu’il veut dire : « Je n’aime pas cette coiffure, Benjamin, elle te
donne l’air méphistophélique. Ce n’est pas toi, et ce n’est pas sain. »44
43
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 62.
44
Ibid., p. 141.
31
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
« Il est vieux, il est veuf, il est sans enfant, la retraite le déglingue : c’est une
proie rêvée pour les seringueurs. Une seconde d’inattention et le vieux Semelle sera
aussi fléché qu’une cible de concours »48. Pennac utilise ces termes, bien que rares,
pour leur force sémantique et leur rapport direct avec leur signifié, leur rapport avec
leur réalité.
* *
45
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 301.
46
Version en consultation libre : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm
47
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 57.
48
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 20.
32
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
DEUXIÈME CHAPITRE
Ensuite nous allons nous intéresser au rythme de son écriture. Comment Pennac
parvient-il à insuffler de la vie à son écriture et à lui conférer des caractéristiques de
l’oral. Nous parlerons de la rapidité au langage.
33
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
Le lecteur est pris à parti, et c’est lui-même qui fait le travail de déceler le sens
du mot imitatif de la réalité. « Mais, ressentons-nous tous ces phénomènes sonores de
la même façon, même si le sens du mot nous y incite ? […] L’onomatopée reste […]
un phénomène subjectif »51. Ce travail de décodification est subjectif, donc personnel,
49
Henri Meschonnic, Pour la poétique I, p. 143.
50
B. M. Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, p. 316.
51
Ibid., p. 316.
34
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
le lecteur doit s’investir dans sa lecture, et se trouve récompensé par ses découvertes
sur la langue et leur rapport à la réalité. En effet, « la limite entre les lexèmes
onomatopéiques et les autres est difficile à tracer [et] nombreux sont les vocables
susceptibles de recevoir une motivation phonétique qui les rapprochera des
onomatopées. »52 Si Pennac utilise souvent les onomatopées dans ses lectures pour
jeunes enfants, ce qui prouve son envie de plaire à ses enfants-lecteurs, il en utilise
aussi à travers ses autres romans. Ainsi entre les « flop, flop, flop »53 de l’hélicoptère
qui chasse la meute de loups dans L’œil du loup, les « Bang ! Bang !» des coups de feu
et les « hop », « clac » et « plouf » censés faire jaillir des images dans la tête du jeune
lecteur, Pennac parle du « Tutt »54 pour désigner le klaxon des années cinquante et
faire imaginer la voiture qui l’a produit (la quatre chevaux jaune citron de Julia).
52
Ibid., p. 316.
53
Daniel Pennac, L’œil du loup, p. 40.
54
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 65.
35
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
Ceci nous rappelle évidemment les jeux de mots sur les sons qui font jaillir du
sens nouveau. Le calembour, vu dans le premier chapitre, est un jeu sur l’homophonie
des mots, mais aussi un acte langagier qui rapproche intimement le langage à la réalité
du monde, allant jusqu’à vider le phonème de signifié pour en recréer un autre en
n’utilisant que le son, le bruit de la langue.
* *
36
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
« J’ai pris le bras de Clara. Elle s’est dégagée. Elle voulait marcher seule.
Seule devant. Elle connaissait le chemin des appartements de Saint-Hiver.
Coudrier et moi n’avions qu’à suivre. Nous suivîmes. Ce fut comme si la jeune
mariée passait la gendarmerie français nationale en revue. Les gendarmes se
redressaient en baissant la tête. Les gendarmes pleuraient le deuil de la mariée.
Il neigeait sur la gendarmerie française. […] La mariée ne regarda ni les uns
ni les autres. La mariée fixait la haute porte grise. La porte s’ouvrit d’elle-
même sur la cour d’honneur de la prison. Au milieu de la cour, un piano à
queue se consumait doucement parmi des chaises renversées. Une fumée
droite l’envoyait au ciel. Les casquettes des gardiens tombèrent au passage de
la mariée. Quelques moustaches frémirent. Le dos d’une main écrasa une
larme. »55
55
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 75.
37
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
Les dialogues sont légion dans les écrits de Pennac. Ainsi, ils remplissent des
chapitres entiers qui leur sont spécialement dédiés et les répliques rythment la fluidité
de la lecture. Souvent, lors de discussions entre les personnages, la retranscription des
dialogues en forme écrite force le lecteur à augmenter de plus en plus sa vitesse de
lecture. Les phrases se raccourcissent et les répliques deviennent de plus en plus
rapides, s’enchaînant dans un rythme infernal :
56
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 287.
38
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
Le plaisir existe dans la découverte du dialogue mais aussi par sa manière d’être
abrupt. Il existe une vivacité dans le langage parlé qui plaît au lecteur. Même les
silences sont évocateurs et veulent, comme dans la vraie vie, dire plus que mille mots ;
l’absence du mot signifie :
« COUDRIER : Dites-moi, Thian, jusqu’où peut aller une femme quand elle a décidé de
venger l’homme qu’elle aime ?
VAN THIAN : …
COUDRIER : …
VAN THIAN : Au moins, oui. »58
Ainsi, le rythme dans les écrits de Daniel Pennac est souvent accéléré pour
rapprocher le texte de la réalité évoquée. Daniel Pennac utilise cette technique lorsqu’il
présente des descriptions au lecteur mais aussi dans les dialogues. D’un côté, il produit
un flot d’images que le lecteur doit reconstruire sur un plan cognitif et de l’autre, il
immerge le lecteur dans des discussions vivaces qui le plongent dans une dimension
auditive. A chaque fois, l’auteur module la rapidité du référant à la réalité décrite et
réussit ainsi à submerger le lecteur. La jouissance du texte découle de ses techniques
langagières, qui se jouent à plusieurs dimensions, lors de l’encodage dans l’imaginaire
du lecteur.
* *
57
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 259.
58
Ibid., p : 173.
39
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
Une des caractéristiques du succès des œuvres de Pennac auprès de ses jeunes
lecteurs, les élèves, et probablement la plus importante de ces caractéristiques pour
eux, est la forme imagée du langage de Pennac. Son texte projette l’image dans la tête
du lecteur, l’aidant à vivre la trame, à s’immerger dans l’histoire. Ceci explique en
partie le succès de l’adaptation cinématographique du roman Au bonheur des ogres.
Rappelons aussi la métaphore qui introduit La fée carabine ou une tête éclate
à cause d’un coup de jeu tiré à bout portant et devient « […] une jolie fleur dans le
ciel ».60 C’est surtout par ces exemples, pour certains violents, que le jeune lecteur est
attiré par la lecture ; elle empiète sur le terrain de l’image, lui vole ses galons au profit
du texte. Ici, la belle Julie est enlaidie par une comparaison maraîchère :
Dans cet exemple, en plus, l’horreur naît de la comparaison avec les légumes à
faire sauter sur les genoux, dans un roman évoquant un crime pédophile.
59
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 122. [Cette métaphore est à l’origine du
titre de roman Aux fruits de la passion de Pennac.]
60
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 16.
61
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 176.
40
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
Ici aussi, le lecteur peut s’offrir l’image de ce petit bébé qui peut, telle une
menace incontrôlée, détruire le monde qui l’entoure. Il y a ici plaisir dans l’exagération
offerte par l’image.
Tout comme dans les textes épiques du Moyen-Âge, Pennac offre aussi à son
lecteur de longues énumérations autour du même mot. Comme si plusieurs facettes du
même mot, plusieurs référents à une même réalité aideraient à mieux référer du monde.
Ce sont de multiples formes du même mot, traversant tous les registres de la langue :
« […] mais riche d’argent, nom de Dieu, de pognon, de tunes, de joncs, et de pépettes,
riche de fric, de blé, de flouse, d’artiche et d’oseille ! » 63 L’auteur se délecte des
possibilités de la langue comme d’innombrables plaisirs que peut lui procurer le
langage.
Au travers de ces exemples, nous voyons que la langue sert au plaisir du lecteur
par sa forme imagée. L’auteur veut représenter la réalité et la faire représenter dans
l’imaginaire du lecteur. Le rapprochement au monde réel est comme une promesse de
vérité. Rester proche de la réalité, ici par la forme imagée, c’est aussi rester sincère
avec le lecteur tout en lui procurant le plaisir au travers de la lecture.
* *
*
62
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 58.
63
Ibid., p. 123.
41
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
Conclusion
L’envie de créer une langue proche de la réalité semble être une caractéristique
essentielle du langage de Daniel Pennac. La relation avec le monde qu’il décrit est
primordiale pour l’auteur et semble être l’un des mécanismes qui engendre ce plaisir
de la lecture que nous nous proposons de travailler.
Le mélange des codes a pour but de faire aimer la lecture, et Daniel Pennac y
parvient en modulant le langage pour créer un choc auprès de ses lecteurs. Le plaisir
de la lecture est primordial pour lui et l’auteur, il ira même jusqu’à déconstruire le
signifié, à « ouvrir » la langue pour y arriver. Sur ce point, Roland Barthes est clair, le
texte peut se modifier pour devenir exceptionnel.
42
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
Tout ceci présuppose un sérieux travail de l’auteur sur son texte et une
intentionnalité de sa part. Daniel Pennac essaie, par son écriture de ramener le code
langagier d’un support écrit vers celui de la réalité. Du point de vue de l’analyse
jakobsonienne de la communication langagière, il essaie de rapprocher à nouveau
l’énoncé, en tant d’entité codifiée d’un message, vers son référent de la réalité. Ce n’est
pas dans le sens d’une déconstruction de la langue qu’il le fait mais pour son
rapprochement à la réalité du monde.
Ainsi, la langue se doit d’être plaisante, et tous les moyens sont bons.
L’intention de l’auteur c’est de créer du plaisir en écrivant ses histoires avec un outil
plaisant et cet outil, analysé dans notre première partie est la langue elle-même.
Que cela soit par la création d’une dissonance dans le langage ou par
l’ouverture de la langue afin de la faire signifier plus, l’auteur Pennac travaille ses
écrits afin qu’il divertissent le lecteur. Il essaie aussi de ramener le plus possible la
langue vers le monde qu’elle décrit afin qu’elle témoigne fidèlement de ce qui existe.
Son but semble être d’accrocher le lecteur, et en cela Daniel Pennac est un
auteur providentiel pour l’enseignant qui désire que l’apprentissage de la langue puisse,
entre autre, passer par la lecture. Sous la plume de l’écrivain, la langue devient un outil
64
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 44.
65
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 14.
43
Christian D’Amico Première partie : Un travail avec la langue
malléable pour conduire au plaisir de la lecture. C’est en effet par elle que le plaisir se
façonne et elle en devient l’instrument.
66
Daniel Pennac, Comme un roman, p. 130.
44
DEUXIÈME PARTIE
Introduction
Qu’est-ce que les jeunes aiment lire ? Pour Pennac la réponse est toute simple :
la même chose que les adultes, Dans Comme un roman, Pennac explique que la bonne
littérature de jeunesse est celle que les parents volent à leurs enfants pour la lire eux-
mêmes. C’est une idée sincère : concevoir le jeune lecteur comme apte et assez mature
pour aimer ce qu’un lecteur adulte aime lui-aussi.
Daniel Pennac a bien un projet d’écriture, et l’effet que produit son écriture ne
naît pas d’un pur hasard, mais d’une intentionnalité artistique de l’auteur. Il serait naïf
de penser que la plume de l’auteur, quelque génie soit-il, produise toujours du plaisir
au lecteur, lui fait savourer sa lecture et le fasse rire tout seul, « à l’intérieur », assis
confortablement dans son fauteuil de lecture sans que cela n’ait été savamment préparé
et mis en place à l’avance par l’auteur.
Le choix d’écrire un roman noir est un choix logique qui découle de l’effet
provoqué sur le lecteur. D’un côté, le monde dans lequel se retrouvent les personnages
est intriguant et passionnant, et permet au lecteur de se plonger dans une époque où
l’Amérique se confronte à ses propres cauchemars. Agité par la criminalité et par
l’impuissance des autorités à contenir une population victime d’une période sombre de
l’histoire américaine, le monde du roman noir offre un décor parfait pour atteler le
lecteur à l’histoire. De l’autre, le fond du roman noir se lit facilement, l’intrigue est
centrale et simple. C’est souvent l’histoire de crimes qui suivent une logique unique et
dont découle tout le reste. Pour le lecteur, adulte ou adolescent, la problématique est
simple. Qui perpétue ces crimes et quelles sont les motivations ? Le travail du lecteur
en est extrêmement simplifié, et il peut se contenter de savourer le roman :
67
Daniel Pennac, Comme un roman, p. 50.
46
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
68
Magazine littéraire, Le roman noir, p. 10.
69
Marcel Duhamel, 1948.
47
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
CHAPITRE PREMIER
Dans un éditorial de 1948, Marcel Duhamel ce texte, considéré dès lors comme
« le manifeste de la Série Noire » :
70
Titre emprunté à l’article de Jean Pons « Le roman noir, littérature réelle » qui présente le
roman noir dans: Roman noir, Pas d’orchidées pour les T.M., Paris, Les Temps Modernes N°595, 52e
année, août-septembre-octobre 1997.
71
Marcel Duhamel , Manifeste de la série noire, 1948.
49
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
50
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Jean Pons constate dès le début de son article, présentant le lien étroit du roman
noir et de la réalité sociale, que ses thématiques valent à ce genre d’avoir une mauvaise
réputation :
« C’est vrai que le roman policier a mauvais genre : crimes, violence, sexe,
catastrophes individuelles et sociales »72 . En même temps, cette caractéristique en
ferait « une littérature de masse », ce qui témoigne de son franc succès auprès des
lecteurs. Cette dualité rappelle la réception du genre du roman au XVIIème siècle.
Adoré par son lecteur, instrument de rêve et d’échappatoire à une vie souvent réglée
par les contraintes sociales de l’époque, le roman était aussi considéré comme
dangereux et « bas ». On ne lui attribuait aucune qualité d’un genre noble mais rien
n’était plus avidement lu que le roman.
Pourtant il plaît, ses sujets donnent envie de lire et de continuer à lire. Ceci est
une idée redondante dans l’essai de Pennac, Comme un roman, où il se penche
abondamment sur les mécanismes du plaisir de la lecture et sur ce qu’elle doit proposer
au lecteur pour qu’il l’aime. Pour donner envie de lire il faut proposer quelque chose
qui plaise.
72
Jean Pons, « Le Roman noir, littérature réelle », In : Roman noir, pas d’orchidées pour les
T.M., p. 5.
51
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
L’univers créé par Pennac reprend son idée présentée dans Comme un roman,
que pour donner envie de lire, il faut montrer ce qui plaît. Le lecteur du polar est plongé
dans le décor des bas-fonds de la société. La décadence déteint sur le milieu dans lequel
vivent les personnages, ou leur milieu déteint sur eux. Cela n’empêche pas qu’une
double vie ou bien une belle façade puisse cacher l’âpre réalité. Ainsi, il en va de
même pour l’ambiance oppressante parfois nauséabonde dans laquelle les personnages
doivent évoluer. Pennac le sait pour l’avoir vécu lui-même dans ses classes. Pour
mener ses propres élèves à la lecture par le plaisir il leur a lu les premières pages de Le
parfum et en remercie vivement l’auteur qui emballe la curiosité de ses élèves :
73
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 17.
74
Daniel Pennac, Comme un roman, p. 125.
52
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Et Pennac ajoute par la bouche d’un des internes qui ne remarquent pas que le
petit Alexandre l’écoute : « Classique […] il a bouffé son petit frère, le chenapan. »75
La fée carabine présente un monde de corruption et de flics ripoux prêts à tous
les méfaits. Pennac passe par tout un éventail d’épouvantables actions : corruption,
meurtres crapuleux et torture. On use de tous les moyens pour extraire des aveux. Ici
le commissaire Pastor rejoue un classique des histoires du roman noir :
« Trop ouvert, le sourire, car Pastor vient d’y enfoncer le canon d’un
pétard sorti d’on ne sait où. Ça a fait un drôle de bruit en pénétrant dans la
bouche du divisionnaire. Pastor a dû casser une ou deux dents au passage. La
tête de Cercaire se trouve clouée au dossier de son fauteuil. Par l’intérieur. »76
Par ces moments choquants, crus mais aimés par le lecteur adolescent, Pennac
arrive, par le fond de ses histoires, à engendrer un plaisir lors de la lecture. Ce plaisir
se consomme sans modération sous la plume de l’auteur. Il s’amuse à étirer ces
moments pour le plaisir de ses lecteurs. Au bonheur des ogres présente ainsi un passage
à tabac de plus d’une page entière77 comme si l’auteur voulait allonger la lecture de
cette scène.
* *
75
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 344.
76
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 274.
77
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 143.
53
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Une fonction importante du roman noir est la critique. En montrant les bas-
fonds de la société et les méfaits des hommes, le polar se positionne en accusateur. Il
a le droit de porter une critique puisqu’il se place du côté de la vérité. On montre ce
qui existe vraiment dans notre monde. Alors que les autres genres littéraires emballent
ou cachent la dureté de la vie, la méchanceté de l’homme et son avidité de pouvoir et
d’argent, le polar s’en nourrit. Il a donc le droit, en même temps de se construire à
partir de l’horreur, le privilège et le devoir critiquer cette société.
Les vrais criminels dans le monde de Pennac sont toujours les puissants, les
décideurs. Leurs victimes sont les faibles et les plus démunis tout comme les vieux de
Stoji dans Au bonheur des ogres, les enfants victimes des ogres, la jeune Julie et surtout
Benjamin Malaussène. Pennac a habitué ses lecteurs à faire la critique de ce
déséquilibre des puissances et des justices. Nous savons qu’ensemble avec Jacques
Tardi, il en a aussi fait le sujet de la bande dessinée La débauche.
78
PONS, Jean, « Le roman noir, littérature réelle », In : Roman noir, Pas d’orchidées pour les
T.M, p. 8-9.
54
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
C’est donc en premier une critique du monde des puissants et des méchants que
le lecteur découvre. La fée carabine présente un monde de corruption politique où les
affaires d’État sont gérées par des manipulateurs avides de pouvoir et d’argent. Ils
existent dans les sphères politiques, se rencontrent en secret chez le père de Julie
Corrençon, sont les héritiers de la puissance coloniale française. La petite marchande
de prose raconte le monde corrompu de l’édition littéraire et ses travers perfides. Enfin,
Au bonheur des ogres dévoile les exactions d’une secte d’ogres satanistes en quête de
jouissance et de meurtre, pour qui : « Tout est permis puisque tout est possible. »79
79
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 281.
80
Ibid., [début du livre : citation de René Girard, Le bouc émissaire]
55
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
trouver dans un monde dans lequel ils ne contrôlent rien. Le polar est aussi leur monde
car il pose une critique sincère qu’ils partagent.
Pennac se positionne ici comme accusateur qui fait en même temps un aveu
honnête. C’est comme l’aveu d’un coupable qui doit expier ses fautes en avouant la
vérité au monde. Les maisons d’édition ne sont pas sérieuses mais irresponsables et
fonctionnent dans une nébuleuse incompréhensible. Le succès de l’auteur-écrivain ne
tient qu’au bon vouloir de l’éditeur :
Dans la foulée il se ridiculise en tant qu’auteur qui n’écrit pas vraiment de texte
de qualité, sans réelle valeur et indigne d’être publié. Daniel Pennac s’amuse aussi à
dresser le portrait peu flatteur du monde de l’édition en proposant par les pensées de
son protagoniste ses propres commentaires :
81
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 27.
82
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 263.
83
Ibid., p. 263.
56
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
* *
57
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Une spécificité du polar est qu’il n’a pas à se justifier d’une codification de
genre, à respecter des règles communément admises. Gilles Perron écrit, dans un
article consacré à La petite marchande de prose que :
« […] malgré ses références, le polar s'inscrit, aussi bien pour l'Institution
littéraire que pour ses lecteurs, dans ce fourre-tout qu'on appelle la
paralittérature, là où se retrouvent les catégories du littéraire que l'Institution
hésite à admettre dans son sein. La paralittérature serait à la littérature ce que
les limbes sont à la religion catholique : le lieu où on est condamné à errer
faute d'avoir respecté les règles pour être admis dans les lieux sacrés. »84
84
Gilles Perron, Du polar à la littérature, La petite marchande de prose, Québec français 141,
printemps 2006, p. 42.
85
Citation du magazine « Je bouquine » sur Daniel Pennac à l’occasion de sa collaboration sur
la série des Kamo.
58
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
même au sein de la trame des romans est celle d’être mystérieuse, quitte à prévoir et
même à dévoiler le mystère entourant l’intrigue du roman.
86
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 229.
59
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
D’autres personnages semblent donc aussi avoir des visions ou des impressions
prémonitoires, le plus souvent d’un danger inconnu. Ajoutant du poids et du mystère
à l’ambiance, ces prémonitions ajoutent une part de fantastique au monde de Pennac :
87
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 59.
88
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 270.
89
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 48.
60
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Notons ici aussi la facilité d’analyse pour percevoir le message caché. Une
simple superposition des sèmes 90 des mots descripteurs permet de comprendre le
message. A «gros, noir, velu, yeux rouges, gueule béante, éclairs, menace, noir opaque
du poil, rouge sanglant du regard» s’opposent « demie nue, endormie, pauvre petit
corps si blanc» et ce contraste met en lumière le danger imminent dans lequel se
retrouve Clara. D’un côté, l’accessibilité du message et de l’autre, l’immédiateté du
danger pour les personnages augmentent le plaisir de la lecture, surtout pour le jeune
lecteur. Il n’a aucun problème à identifier le message, puisqu’en plus l’auteur lui-
même le lui présente en parlant de « menace ».
Notons encore l’exemple du Petit qui dessine les ogres avant même qu’ils ne
commencent leurs exactions ; Alexandre, le meurtrier fou de La petite marchande de
prose dont la folie émerge d’un sourire improbable qu’il semble déceler à partir d’une
seule dent du bézoard qu’on vient de lui extraire, et aussi tous les impossibles
« hasards » qui parsèment les romans de Pennac. Quelles sont les chances que
Malaussène entrecroise les chemins de tous ces criminels, qu’il tombe amoureux de
Julie, fille d’un père autour duquel gravitaient corruption et secrets d’État…
Il est clair que Pennac utilise le merveilleux pour attirer le lecteur, qui aime ce
genre d’histoires. L’auteur propose ce qui plaît afin d’être lu et de rendre cette lecture
plaisante, voire amusante.
* *
90
Nous utilisons la sémiotique des langues de la Grammaire Méthodique du Français :
« l’analyse de l’information sémantique véhiculée par les mots, qui est généralement décrite comme
une combinaison de sèmes ou traits sémantiques, éléments de contenu à valeur distinctive et qui
marquent souvent des oppositions binaires […] », In : Grammaire méthodique du français, p. 558. Ils
partagent des traits communs mais s’opposent par d’autres. Le rapprochement des sèmes (plus petites
unités de sens) donnent facilement un sens nouveau. Ce sens « jaillit ».
61
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
DEUXIÈME CHAPITRE
Autour des fonds explosifs qui forment l’histoire racontée par le polar et les
romans de Pennac, existe tout un univers qui aide à créer une ambiance spécifique. Le
monde ainsi représenté est un univers incongru et bizarre qui plaît au lecteur par sa
façon d’être spécial. Mais, d’un autre côté ce monde semble bien réel, car il se construit
à partir de ce qui existe vraiment dans la vie. Il s’y crée une tension entre fiction et
réalité, entre exagération et réalisme.
Nous allons montrer que ses personnages vivent dans un monde qui semble
connaître tous les maux de notre société contemporaine. L’ambiance y est souvent
nauséabonde, tandis que des familles essaient d’y faire grandir leurs enfants. Le décor
des romans de Pennac sont ceux des histoires criminelles, les lieux décrits souvent
malfamés.
63
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Dans la longue liste de ceux qui se sont intéressés au roman noir figure
Raymond Queneau, qui met en avant la spécificité des personnages de cette littérature
particulière :
La nature de ces personnages est en un sens extrême, car ils gravitent dans une
sorte de limbe entre ce qui est tolérable et ce qui ne l’est plus, d’un point de vue moral.
De cette tension naît un plaisir de découverte du personnage. Le lecteur peut y
retrouver ses propres interrogations morales qui le poussent à choisir entre le bien et
le mal, respectant ou non les conventions morales. Les personnages du roman noir,
affranchis de ces conventions, semblent libres d’être ce qu’ils sont pour la plupart :
méchants, brutaux et sans conscience. Ici encore, le plaisir peut naître de voir des
personnages se libérer des conventions et le lecteur peut ainsi devenir le témoin
voyeuriste de leurs exactions.
En plus de ceci, Daniel Pennac présente des personnages qui sont censés être
bons et gentils, mais qui en vérité sont cruels voire pervers. Risson est l’un de ces
personnages dans Au bonheur des ogres dont on apprend qu’en réalité, c’est un raciste
antisémite intolérant. C’est lors d’une discussion avec Benjamin, qui essaie de mener
sa propre enquête sur les explosions dans le magasin, que le lecteur s’aperçoit que ce
vieux monsieur n’a de vraiment sympathique que l’image d’un vieillard au-dessus de
tout soupçon, l’âge lui conférant naturellement une certaine respectabilité. En réalité,
91
Citation de Raymond Queneau sur l’évolution du roman policier, vers 1948.
64
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
sous les traits du gentil pépé survit l’horrible personne qu’il a été durant sa vie. Cette
révélation est partagée par Malaussène :
Les policiers chez Pennac jouent souvent un double jeu. Entre bons et méchants,
les clichés se multiplient, et on a l’impression de se retrouver dans le monde de Dirty
Harry. Des bougres trapus aux détectives élégants et charmants, on ne sait jamais qu’à
la fin du roman s’ils sont bons ou méchants. Souvent pourtant, ils sont les deux à la
fois. C’est le cas de l’inspecteur Pastor qui est « angélique »,93 mais qui abat à bout
portant un suspect après lui avoir brisé des dents en lui enfonçant un pistolet dans la
bouche, afin de lui soutirer des aveux. L’inspecteur Thian partage son corps avec une
vieille vietnamienne dans une inquiétante forme de multiples personnalités, et utilise
même cet état pour mener à bien des enquêtes. Finalement il y a aussi les « flics
pourris », corrompus jusqu’à l’os, qui dressent un tableau peu reluquant des forces de
police.
Le monde des criminels n’a rien à envier à celui des policiers. Comme déjà vu
plus haut dans ce travail, ses partisans sont issus de tous les milieux et sont de tous les
genres. Pennac passe du mari de Thérèse qui semble plus innocent et pur qu’un ange,
à Cercaire, « le grand flic tout cuir, aux moustaches en fourreau de sabre »,94 au tueur
psychopathe écrivain, sans oublier les six vieux, sadiques et pervers. Tous sont
d’autant plus intéressants que spéciaux, et leur découverte procure du plaisir au lecteur.
A ce même lecteur, la vraie nature de ces personnages n’est dévoilée qu’à la fin du
roman, augmentant encore le plaisir à l’analyse des personnages lors de la lecture. Ceci
92
Daniel Pennac, Au bonheur des orges, p. 212.
93
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 278.
94
Ibid., p. 269.
65
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
ajoute, comme nous le verrons un peu plus loin, du suspense à la lecture, et donc du
plaisir de lire.
Les femmes chez Pennac sont tout aussi exceptionnelles. Ou elles ont une
fonction à part, spécifique, comme Thérèse la sœur de Benjamin qui est le médium de
la famille ainsi que la mère Malaussène, qui engendre un nouveau membre de la
famille après l’autre pour ensuite les déposer auprès de leur grand frère et aller se
reposer de l’accouchement en se cherchant « un nouveau papa » pour le prochain. Ou
alors elles appartiennent à la catégorie des femmes magnifiquement belles et attirantes,
femmes fatales et amantes désirées. Alors Pennac n’oublie pas, souvent pour le plaisir
de la description et sûrement de son lecteur, de les décrire avec enthousiasme et
somptuosité :
Julie, donc, cuisine. Elle est penchée au-dessus d’une casserole de cuivre
[…] Elle touille pour que ça n’attache pas. Le seul mouvement de son poignet,
via l’épaule ronde, la courbature du bras et de la colonne souple, suffit à faire
danser ses hanches. Le repos forcé de ces derniers mois l’a aimablement
alourdie. Plus que jamais sa robe qui l’enrobe est une promesse de plénitudes.
[…]
95
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 24.
66
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
mère Malaussène, toujours absente, irresponsable et égoïste par son mode de vie
accuse une réalité qui existe dans de nombreuses familles, et qui est, dans le monde
réel la cause de beaucoup de vrais malheurs. Les personnages et leurs vies présentent
des critiques cachées et l’image embrumée de la mère, dans les lunettes du Petit une
révélation d’un mal de la société bien réel, où l’enfant n’a plus un entourage favorable
à son développement : « Quelle mère je suis, Ben, tu peux me le dire ? quelle espèce
de mère ?... »96 La réponse est claire : elle n’est pas mère, car elle n’est pas présente.
* *
96
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 25.
67
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Les lieux présentés dans les romans sont pourtant des lieux communs, admis
comme étant fréquentables. Il y a bien-sûr le Grand Magasin, rappelant à s’y
méprendre les grands magasins français, tel que les Galeries Lafayette. Dans La petite
marchande de prose ce sont les lieux de l’édition, le bureau, les réceptions et les
évènements autour de la publication qui sont exposés. Mais c’est surtout dans La fée
carabine que le lecteur remarque que les endroits dits fréquentables s’avèrent être le
repère des criminels. Tandis que Hadouche et sa bande vivent dans des quartiers
malfamés, les vrais méchants fréquentent la belle société. Le vice se cache bien en
société, et le lecteur remarque la critique énoncée : un vernis d’élégance et de
bienséance cache les méandres des hommes, et c’est dans ces lieux fréquentables que
les méchants opèrent.
L’univers des romans de Pennac, comme tout roman noir, gravite autour des
crimes. Dans La fée carabine, toute une machination diabolique autour de la drogue et
de la politique se met en place et risque de broyer Julie, l’amante de Benjamin. Le
personnage du flic pourri y est omniprésent et l’enquête criminelle patauge dans une
marre de corruption et de manipulations. Les puissants, pour ne pas salir leur réputation
n’hésitent pas à vouloir se débarrasser du personnage « gênant ». Avec Au bonheur
des ogres, c’est le tour d’une secte d’adorateurs de Satan, lubriques, pédophiles et
massacreurs d’enfants, de commettre les crimes. Le lieu de toutes les exactions est le
68
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Grand Magasin qui emploie Malaussène. La folie de ces ogres, qui se croient tout
permis devait, à leurs yeux, se terminer dans des suicides médiatisés. Le lecteur est
spectateur, en lisant La petite marchande de prose, d’une chasse à l’homme qui traque
un innocent au lieu de l’écrivain psychopathe. Les victimes sont décrites au travers des
lunettes de visée qui les suivent et encore une fois, Benjamin Malaussène devient la
victime de tout cet engrenage fatal.
« Les distributeurs de café étaient vides, les cendriers étaient pleins, les
doigts étaient jaunes, les yeux tirés par la nuit blanche et les chemises froissées
aux hanches. Les coups de gueule claquaient, la lumière éblouissait les
murs. »97
Ainsi, l’ambiance présentée ne laisse nul doute : nous sommes dans l’univers
du danger et du mystère, celui du polar. Le décor, le crime, l’enquête et la tension dans
la trame font trépider le lecteur avide de connaître le fin mot de l’histoire. Le jeune
lecteur découvre et se délecte car il prend plaisir à lire de ce monde qui lui est interdit
et se retrouve interpellé dans son questionnement sur la morale qui le touche
personnellement, dans la formation de son propre moi, de ses propres règles de
comportement.
* *
97
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 69.
69
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Dans Poétique du récit Roland Barthes écrit que l’analyse structurale des
personnages, dont la linguistique elle-même est le modèle fondateur, peut se substituer
à l’analyse psychologique. « Propp les réduisit à une typologie simple, fondée, non sur
70
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
la psychologie, mais sur l’unité des actions que le récit leur impartit »98. Le personnage
n’est donc pas à concevoir comme un être à part entière, mais celui qui participe à une
action, un « participant ».
Malaussène est donc bouc, et c’est par cette fonction qu’il est perçu des autres.
Les relations entre les personnages en sont modifiées. Une tension naît entre
personnages et actions, à partir de cette fonction, et il se crée un jeu intéressant et
complexe entre les personnages. La conséquence en est que souvent, pour le lecteur le
personnage est perçu comme mystérieux, car on ne connaît pas les liens qu’il partage
avec les autres au début de l’histoire, et cela rend l’affaire intéressante. Le chauffeur
de bus dans la Fée carabine, l’auteur JLB dans La petite marchande de prose, la reine
98
Roland Barthes, Poétique du récit, p. 33.
99
Roland Barthes cite Cl. Bremond, Poétique du récit, p. 34.
100
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 28.
71
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Zabo, méchante et inflexible au début mais qui devient comme une mère pour
Benjamin ou encore le policier Vanini « flic tout amour » et raciste sont des exemples
éloquents de cette tension.
Comme montré plus haut, les protagonistes sont sous la menace perpétuelle des
plus horribles dangers possibles : mutilations, torture et meurtre. Les commanditaires
de ces crimes sont cachés, restent dans l’ombre et l’on ne peut pas les atteindre. Ils
contrôlent et manipulent les destins à coups de bombes et de meurtres commandités.
Le héros, Malaussène, n’entrevoit rien du mécanisme qui l’entoure et le menace. Cette
idée s’ajoute à l’ambiance oppressante d’un monde qui paraît ne pas connaître la
gentillesse et l’amour. Ici, les romans de Pennac conçoivent un univers kafkaesque
dans lequel le héros subit sans comprendre. Comme K., Malaussène existe sous la
menace d’un danger perpétuel, le guettant sans qu’il ne puisse le comprendre et donc
l’éviter. Le danger semble venir de source inconnue, de personnes agissant dans
l’ombre. Leurs motivations sont inconnues, leurs identités encore plus. Ils ne se
définissent que par les malheurs qu’ils provoquent et par ceux qui guettent le héros.
Ces autres sont comme une force maléfique qui persécute le héros, une aura
méphitique du malheur. Malaussène et le personnage K. sont tous deux vaguement
décrits, et ils se définissent surtout par leur fonction. Ainsi, tout comme le personnage
de Kafka, Malaussène est un personnage type du nouveau roman. Le héros vit sous la
menace perpétuelle de subir un crime ou d’en être accusé faussement. Benjamin
Malaussène est constamment le bouc émissaire pour tous les maux qui l’entourent,
jusqu’à en faire, officieusement, son métier.
On arrive à une distorsion forte, chez certains personnages entre ce qu’ils sont,
d’après une analyse psychologique et ce qu’ils font, selon une analyse structurelle.
72
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
* *
73
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
Conclusion
Cette deuxième partie nous a permis d’analyser l’œuvre de Daniel Pennac par
les aspects du genre du roman noir et, et d’en dériver les caractéristiques liées au plaisir
de la lecture. Il nous a surtout été possible de découvrir, d’analyser et de cerner
différents mécanismes inhérents au roman noir, tel que la critique sociétale et le plaisir
du voyeurisme du mal, qui rendent ces lectures plaisantes pour le lecteur et donc pour
les élèves. Le succès de ce genre auprès du public est proportionnel au plaisir qu’il
procure au lecteur et les différents facteurs de plaisir nous auront dévoilé des pistes
pour permettre une lecture intéressante pour les jeunes.
101
Jean Pons, « Le roman noir, littérature réelle », In : Roman noir, Pas d’orchidées pour les
T.M., Les Temps Modernes N°595, 52e année, août-septembre-octobre 1997, p. 8.
74
Christian D’Amico Deuxième partie : Le roman noir
102
P.Huerre, M.Pagan-Raymond, J.-M. Reymond, L’adolescence n’existe pas, Odile Jacob,
2002, In : Qui sont les ADOS ?, L’essentiel Cerveaux & Psycho, Hors Série, août – octobre 2013, p. 5.
103
Ibid, p. 6.
75
TROISIÈME PARTIE
Introduction
78
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
CHAPITRE PREMIER
C’est en premier lieu une promesse de réalisme faite au lecteur qui constitue la
base de la confiance entre le lecteur et ce qu’il lit. Pennac semble ne rien cacher de la
vérité, semble donc être honnête. Cette envie de tout montrer, le bien tout comme le
mal, est ensuite renforcée.
Dans ce premier chapitre nous nous proposons donc de montrer que Pennac
tisse un lien basé sur la sincérité avec son lecteur. L’enseignant remarque souvent que
la base de tout enseignement se fait sur la confiance entre l’enseignant et l’élève. Cette
confiance ne peut s’instaurer que dans le cadre d’une relation de sincérité. Si
l’enseignant prend le jeune au sérieux, ne lui cache pas la vérité et le voit comme assez
mature pour lui faire confiance, alors une relation sérieuse peut se construire. Pennac,
en tant qu’ancien professeur semble créer la même relation avec son lecteur.
A côté du fait que l’auteur s’immisce indirectement dans son texte par la voix
ou les pensées de son personnage principal, Benjamin Malaussène, il semble aussi
vouloir renforcer ce lien privilégié autrement. D’un côté, il propose indirectement une
promesse de vérité au lecteur, tel un pacte de lecture et d’honnêteté à travers un
réalisme qui lui est propre. Dans de nombreuses interviews, il confesse que pour lui,
104
Roland Barthes, Poétique du récit, p. 23.
79
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
Le réalisme éclatant, fulgurant, plus vrai que vrai semble être comme une
promesse de l’auteur qu’il montre la réalité telle qu’elle est vraiment. Sans masque,
sans voile, sans filtre atténuant des atrocités vraies d’un monde sans pitié, Pennac
promet à son lecteur de lui présenter une réalité qui n’est pas modifiée en faveur de la
bienséance convenue du monde contemporain. Comme vu plus haut c’est le genre du
roman noir qui se prête facilement à ce dévoilement de la vérité, toute crue et horrible
soit-elle.
Ainsi, rien n’est sacré, les personnages censés être bons sont pervers, les
innocents se révèlent être les coupables. Au début du livre La fée carabine, l’inspecteur
Vanini, voulant aider une vieille dame qui traversait la rue sur une plaque de glace
glissante, s’approche d’elle :
« Il n’était plus qu’à un grand pas d’elle, à présent, tout amour, et c’est
alors qu’elle se retourna. D’une pièce. Bras tendu vers lui. Comme le
désignant du doigt. Sauf qu’en lieu et place de l’index, la vieille dame
brandissait un P.38 d’époque, celui des Allemands, une arme qui a traversé le
siècle sans se démoder d’un poil, une antiquité toujours moderne, un outil
traditionnellement tueur, à l’orifice hypnotique.
105
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 16.
80
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
Le choc issu de l’imprévisibilité de l’action rappelle la vie telle qu’elle est faite,
et c’est en cela que l’auteur est réaliste. La fiche d’auteur qui présente Daniel Pennac
aux jeunes lecteurs de la série Gallimard Jeunesse cite cette caractéristique principale
de son auteur :
Pennac semble dire à son lecteur de lui faire confiance car il lui montre toute
la vérité, aussi horrible soit-elle. Les machinations diaboliques qui guettent les
innocents sont complexes et, de nature, cruelles, mais l’auteur nous les dévoile
entièrement à la fin de ses romans, ceci est une promesse de vérité.
Le plaisir de lire vient d’une recherche de vérité que le lecteur accomplit avec
son auteur, à qui il fait confiance. Le jeune lecteur devient un enquêteur du vrai :
106
Fiche auteur sur Daniel Pennac, Gallimard Jeunesse.
107
N. Lozzi, M. Cappioli, P. Imbert, S. Lazure, and A.-F. Ruaud, Les
nombreuses vies de Malaussène, p. 188.
81
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
Dans La fée carabine, l’action du roman est commentée par les pensées de
Benjamin indiquées entre parenthèses tout au long du texte. L’auteur nous fait ainsi
partager en direct ses idées sur l’action par une sorte de voix off110 au travers de son
héros. Il en est de même, parmi beaucoup d’autres exemples, lors d’un dîner de
108
Ibid., p. 187.
109
Daniel Pennac, Au bonheur des ogres, p. 47.
110
Daniel Pennac, La fée carabine, p. 75-79.
82
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
* *
111
N. Lozzi, M. Cappioli, P. Imbert, S. Lazure, and A.-F. Ruaud, Les
nombreuses vies de Malaussène, p. 186.
83
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
DEUXIÈME CHAPITRE
2. Revirements exceptionnels
Cette étude a mis en avant le fait que le rythme d’écriture de Daniel Pennac est
un calque de la vraie vie : essoufflant, prenant et tenant. L’action ne s’arrête jamais :
le passage d’une scène à l’autre est rapide et les actions s’enchaînent inexorablement.
Le lecteur est pris dans des histoires parallèles et des retours en arrière pour arriver
finalement au dévoilement de l’énigme primaire, en fin de roman. La résolution semble
toujours plus incongrue, toujours plus spéciale voire impossible à croire. La scène
prémonitoire de Benjamin, qui reconnaît sa sœur Clara dans les traits d’un jouet en
forme de gorille n’en n’est qu’un exemple parmi d’autres.
La première partie de ce travail nous a montré que la forme des écrits de Pennac
est aussi un reflet de la réalité. A la rapidité de l’action décrite, Pennac adapte la
rapidité de la lecture. Lorsque le héros est abattu, de façon inattendue, à la fin de La
petite marchande de prose, l’auteur augmente la rapidité de la lecture par l’anaphore
« elle » et le choc du revirement en est accentué :
Elle est entrée dans les trente centimètres de ma bonne vision de lecteur.
85
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
Certains dialogues sont continus, parfois même sur plusieurs pages sans aucune
remarque de l’auteur ; pas de didascalie qui renseignerait sur un autre détail, pas de
description qui remettrait le dialogue dans le récit112. C’est comme dans la réalité,
comme si on y était. Le lecteur est le spectateur du dialogue et peut ainsi en mesurer
tout son poids, son importance pour le récit. Mais, plus important encore, cette
perspective de spectateur est un privilège accordé au lecteur par l’auteur. Comme s’il
voulait lui faire plaisir, l’aider à voir le détail, à comprendre l’intrigue en le plaçant
dans la loge, et en lui présentant exactement ce qu’il faut voir pour déceler le mystère,
dénouer le nœud de l’intrigue. Ici encore, le lecteur en est heureux, il se sent privilégié
et il l’est.
112
Le dialogue de Coudrier et Pastor dans La fée carabine, Daniel Pennac, p. 64.
113
Terme utilisé par Jakobson que Barthes commente ainsi : elle « maintient le contact entre le
narrateur et le narrataire […] » et surtout « […] accélère, retarde, relance le discours, elle résume,
anticipe, parfois même déroute : le noté apparaissant toujours comme du notable, la catalyse réveille
sans cesse la tension sémantique du discours, dit sans cesse : il y a eu, il va y avoir du sens […] » in
Poétique du récit, Roland Barthes, p. 23.
86
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
D’ailleurs, l’un des personnages est exclu de ce tandem, lui ne se cache pas de ce
plaisir :
Les revirements exceptionnels que nous présente Pennac sont dignes des
grands succès cinématographiques. Ils rythment les écrits de Pennac et augmentent
considérablement le plaisir de la lecture par leur imprévisibilité :
114
Fiche auteur, Daniel Pennac, Gallimard Jeunesse.
115
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 22-23.
87
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
* *
88
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
TROISIÈME CHAPITRE
3. Le jeu du suspense
Comme présenté plus haut, selon une idée de Roland Barthes notre analyse
littéraire de l’œuvre narrative se distingue en trois niveaux de description 116 . Plus
précisément, c’est au niveau des fonctions que se joue l’une des techniques qu’utilise
l’auteur pour plonger son lecteur dans l’action, pour, d’un côté le ligoter par le
suspense, et de l’autre, créer un effet de rebondissement extraordinaire de la trame de
l’histoire. Ainsi, grâce à l’analyse proposée par Barthes, nous pouvons remettre dans
le contexte de notre étude l’une des clés qui procure souvent le plaisir au lecteur.
Les fonctions d’un récit représenteraient toute unité de sens ou segment du récit
qui tisse des liens corrélatifs entre eux. Ce caractère fonctionnel de l’œuvre présuppose
que dans l’histoire, chaque élément présenté à un certain moment de l’histoire est à
mettre en relation plus ou moins importante pour la trame narrative, avec une autre
partie de l’histoire. Ainsi un fait énoncé, un détail décrit, la plus petite information peut
à un moment plus éloigné dans l’histoire, avoir un impact conséquent pour la suite des
évènements. Barthes décrit la corrélation fonctionnelle de cette façon :
« L’âme de toute fonction, c’est, si l’on peut dire, son germe, ce qui lui
permet d’ensemencer le récit d’un élément qui mûrira plus tard, sur le même
niveau, ou ailleurs, sur un autre niveau : si, dans Un cœur simple, Flaubert
nous apprend à un certain moment, apparemment sans y insister, que les filles
116
Roland Barthes, Poétique du récit, p.15.
89
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
Pour cela il s’inspire des formalistes russes, et notamment de Propp qu’il cite
pour sa définition de la fonction: «l’action d’un personnage, définie du point de vue de
sa signification dans le déroulement de l’intrigue »117. Daniel Pennac tisse une toile
dans ses récits, et chaque intersection de ce tissu narratif est en relation corrélative
avec d’autres intersections. Dans La petite marchande en prose, le lecteur est suspendu
à la question de savoir si oui ou non, Julie Corrençon est une meurtrière. Pennac sème
de fausses pistes en dévoilant peu à peu, l’histoire de l’enfance de Julie. Toutefois,
bien plus tard, il apprend que le vrai meurtrier n’a rien à voir avec le passé de Julie,
mais il faisait depuis longtemps parti du jeu, c’était l’auteur inconnu des livres dont
Benjamin se présentait comme l’auteur. La clé du mystère existait sous les yeux du
lecteur, mais elle lui restait toutefois cachée.
L’auteur joue sur les liens et les tensions qui se créent entre les unités
syntaxiques que sont les actions des personnages et dont le sens originel se développe
au contact d’autres unités dévoilées, souvent bien plus tard dans ses récits.
Ceci crée le suspense, mais aussi des haut-le-cœur pour le lecteur qui tout à
coup s’aperçoit qu’il comprend maintenant l’importance des détails passés, souvent
racontés « au passage » comme s’ils n’avaient pas plus d’importance que ça, mais dont
les liens avec d’autres unités sont sagement restés cachés dans l’ombre.
117
Roland Barthes, Poétique du récit, p. 54.
90
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
Dès lors, que dire des détails du texte qui ne trouvent pas de corrélation et qui
sont donc sans sens pour le récit. La force de ces détails réside dans le sentiment de
vide qu’ils créent pour le lecteur. Mais ce vide n’est pas inutile, car il devient attente,
expectation d’un « retour sur la question » qui peut ne jamais arriver, et qui engendre,
à son tour un sens bien précis : le lecteur est pris au piège dans son expectative. Il suit
la carotte, béat, et ne se soucie pas vraiment d’arriver à son but car il ne l’imagine pas.
Il n’en est pas moins content, plaisir de la carotte – plaisir de la lecture.
« […] dans l’ordre du discours, ce qui est noté est, par définition, notable :
quand bien même un détail paraîtrait irréductiblement insignifiant, rebelle à
toute fonction, il n’en aurait pas moins pour finir le sens même de l’absurde
ou de l’inutile : tout a un sens ou rien n’en a. On pourrait dire d’une autre
manière que l’art ne connaît pas le bruit […] »
Cela semble vrai aussi puisqu’il y a création ; et donc aussi une volonté de la
création, une intention précise de celui qui vient, lors de la genèse du récit, de créer
tel ou tel segment du discours, et qui vient de décider de le laisser tout à fait seul, sans
le laisser grandir au contact d’un autre segment du récit. Alors il grandit seul, sa
condition même l’y oblige. Quand Pennac nous décrit que le chien de Malaussène est
épileptique, le lecteur cherche le sens profond de ce détail incongru, car cela semble
devoir avoir un sens précis. Pennac nous guide même vers cette recherche de sens en
118
Pas toujours, et ceci crée une nouvelle sorte de plaisir, lié à l’absurdité apparente d’un
manque à la fonctionnalité d’une séquence et par procuration, de la langue.
91
Christian D’Amico Troisième partie : Mécanismes
proposant des pistes au problème. Le personnage qui croit avoir trouvé le sens profond
des crises épileptiques est Thérèse, sœur médium de Benjamin Malaussène et devin du
clan :
Le lecteur se trouve devant une réponse avec laquelle il ne sait que faire. Doit-
il croire cela ? Réponse encore plus improbable que la question elle-même. La
recherche du sens est ce qui procure le plaisir de la lecture. On devient détective du
détail, du corollaire qui nous absoudrait de notre recherche et cela plaît, car l’homme
peut ainsi assouvir l’une des tâches primaires ancrée dans sa condition : il peut
collectionner. La recherche du détail, de ce qui va avec, est plus importante que la
trouvaille en elle. Tant qu’il n’a pas trouvé, il y a du suspense, le lecteur est en suspens,
il « pend » à la lecture pour trouver, et il reste content tout au long de sa recherche.
Elle mène au bonheur de lire, par l’attente, et par l’engagement qu’elle suppose. Une
fois la clé de l’énigme découverte, l’analyse des mécanismes qui font le suspense est
aisée pour le lecteur :
Nous voyons que les romans de Daniel Pennac sont construits pour créer du
plaisir à la lecture par le suspense. C’est ce qu’il veut faire, et aussi ce que l’enseignant
de langue recherche pour attirer et accrocher ses élèves à la lecture.
119
Daniel Pennac, La petite marchande de prose, p. 24.
120
Roland Barthes, Poétique du récit, p. 54. [note 21]
92
Christian D’Amico Conclusion
Conclusion
Par ses écrits, Daniel Pennac met en œuvre des mécanismes au service du
plaisir de la lecture. Ils découlent de la forme du langage et en sont donc ses
conséquences. Mais, ils sont aussi le résultat du genre qu’il attribue à ses écrits, celui
du roman noir. Ainsi, cette dernière partie rassemble des caractéristiques d’une
discussion tout en acceptant des éléments nouveaux à l’étude.
93
Christian D’Amico Conclusion
CONCLUSION
L’objectif de cette étude était de déceler, dans la poétique et la thématique de
certaines œuvres de Daniel Pennac, la source du plaisir de lire. Pour surmonter la
difficulté de saisir un ressentiment aussi subjectif, nous avons ouvert notre analyse à
différentes théories littéraires qui discutent les formes du plaisir invitées par le texte.
La particularité que l’auteur traite lui-même cet aspect de ses écrits a replacé l’étude
dans un champ analysable. La littérarité étant ce qui sous-entend dans un texte des
caractéristiques littéraires complexes, nous avons essayé de les nommer. Ensuite, par
les exemples issus du corpus de romans choisis, nous avons pu entrevoir la littérarité
de ces œuvres en montrant comment l’auteur les utilise pour procurer du plaisir à son
lecteur.
Sans être exhaustif, nous avons su montrer des mécanismes qui amènent au
plaisir de la lecture et qui sont adaptés à notre public cible, nos élèves. Nous avons
appris qu’il faudrait concevoir le livre lu en classe comme un objet de plaisir et non
seulement comme un exercice d’apprentissage afin de réconcilier le jeune avec la
lecture et que cette prophétie de Pennac ne se réalise pas :
95
Christian D’Amico Conclusion
Nous avons découvert que Pennac utilise des techniques et des moyens rendant
possible l’immersion du lecteur dans l’histoire. Au contraire de la distanciation de
Brecht, l’auteur veut, ici, que le lecteur se laisse bercer au fil du texte et en éprouve du
plaisir. Au-delà d’une idéologie ou d’un dictat quelconque, c’est le plaisir en lui-même
qui est la raison suffisante de la lecture.
La relation entre l’auteur et son lecteur, pour Daniel Pennac, est primordiale
afin de garantir ce plaisir par la lecture. La réponse à la question de comment
concevoir ce lien avec le lecteur réside dans une relation de vérité. Bien que fictions,
ses romans et ses autres écrits ont la particularité qu’ils semblent montrer le monde
tel qu’il est. Le lecteur est troublé par l’honnêteté de ce qu’il lit. Les personnages
semblent vrais, comme extraits directement du monde réel. « Quand la vie est ce
qu’elle est, le roman se doit d’être ce qu’il veut »122. Beauté et horreur se côtoient, les
personnages sont imparfaits, changeants ou inquiétants. Cette sincérité de vouloir
décrire la vie, retrouvée dans les écrits de Pennac, est une des conditions du lien
étroit qui s’établit entre le lecteur et l’auteur. Elle permet de proposer une peinture de
la société et une enquête sur l’homme. Le lecteur peut suivre la famille Malaussène à
Belleville, dans son environnement naturel.
121
Daniel Pennac, in : Au bonheur de lire, « Comme un roman », citant Flannery O’Connor,
L’habitude d’être, Editions Gallimard.
122
N. Lozzi, M. Cappioli, P. Imbert, S. Lazure, and A.-F. Ruaud, Les nombreuses vies de
Malaussène, p. 189.
96
Christian D’Amico Conclusion
A notre avis le plaisir procuré aux jeunes, par les livres de Pennac, cache aussi
une leçon pour les adultes. Il faut faire confiance au jeune, lui proposer des livres qui
plaisent au lieu de l’infantiliser par des lectures sans fond, sans tripes. Le plaisir de lire
vient aussi de l’effet que cette lecture a sur nous. Si elle nous conforte dans notre être,
elle nous est encore bien plus utile. Chez Pennac, il y a une pédagogie intrinsèque au
texte, celle d’un adulte qui considère son lecteur comme son égal.
Ce qui facilite le travail des écrits présentés est que toutes les caractéristiques
du roman noir vues ici sont directes, car elles relatent du monde réel. Elles sont donc
simples à percevoir car vécues au jour le jour. C’est une accessibilité qui en rend la
lecture aisée même si la forme est élaborée.
Il a été intéressant d’analyser les romans de Pennac par le philtre des théories
littéraires de Roland Barthes et d’Henri Meschonnic. Leur approche du plaisir de la
lecture est une approche ouverte, qui est franche par rapport à la matière textuelle. Au-
delà d’une simple analyse formelle de la langue, ils s’intéressent tout autant aux sujets
des histoires. Personnellement, nous pouvons reprendre ces pistes d’analyse dans notre
pratique professionnelle et proposer, lors de cours, des études sur la forme du texte et
sur le mot lui-même, mais aussi des séquences qui traitent plus des sujets et du fond
en général. Le plaisir, dans les œuvres de Pennac, peut servir de source de motivation
aux travaux faits en cours, et cette étude montre une approche du texte en ce sens.
97
Christian D’Amico Conclusion
Au final, même si Barthes joue sur le double sens du mot « plaisir » en parlant
de plaisir du texte, nous ne nous sommes pas dérangé à en discuter en pensant aux
élèves d’une classe, car il y a une nette séparation entre le plaisir du texte et le texte de
plaisir comme Barthes l’explique lui-même. Et même si le texte est « de plaisir » il
« n’est pas forcément celui qui relate des plaisirs [et] […] le texte de jouissance n’est
jamais celui qui raconte une jouissance »124. L’utilisation pédagogique de cette étude
concerne primordialement le plaisir, la joie qui se mélange à l’envie et à la motivation
de la lecture. Il peut en naître une passion de la lecture, même si celle-ci n’est pas
nécessaire à éveiller l’envie de lire régulièrement ou celle d’approcher un texte. Un tel
acquis serait déjà une fin en soi.
123
Roland Barthes, Le plaisir du texte, p. 64.
124
Ibid., p. 74.
98
Christian D’Amico Bibliographie
Bibliographie
I. Œuvres de d’auteur :
Corpus de romans :
Romans à thèse :
Romans :
99
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Essais :
Revue :
Articles :
100
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Ouvrage :
Revue :
Articles :
IV. Outils :
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Christian D’Amico Sommaire
Sommaire
INTRODUCTION .....................................................................................................7
CONCLUSION ........................................................................................................ 95
Bibliographie ...................................................................................................... 99
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