Direction de l’administration pénitentiaire
L’administration pénitentiaire,
1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes,
problématiques, actualité.
Actes des Journées d’études internationales organisées
par la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP)
Coordonné par Caroline Touraut, chargée d’études en sociologie,
Bureau Me5, DAP
Les 14 et 15 décembre 2015
Collection Travaux & Documents
Direction de l’administration pénitentiaire
L’administration pénitentiaire,
1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes,
problématiques, actualité.
Affiche de 1975
Travaux & Documents n° 84
Table des matières
Introduction P. 9
Mise en perspective démographique P. 15
par Caroline Jeangeorges et Annie Kensey
I. La réforme pénitentiaire de 1945 : P. 33
l’amendement du condamné
- La réforme « Amord » de l’administration pénitentiaire - mai P. 35
1945,
par Hinda Hedhili-Azema
P. 49
- Ce que la guerre fait aux prisons. L’impact de la guerre
d’indépendance algérienne sur les prisons de métropole,
par Fanny Layani
P. 73
- De l’ombre à la lumière : les révoltes pénitentiaires dans la France
des années 1970,
par Nicolas Derasse
P. 93
II. La réforme de 1975 :
l’amorce de dynamiques nouvelles
P. 95
- L’esprit de la réforme » de 1975,
par Antoine Lazarus
P. 115
- Quelle réforme ? L’expérience des révoltes des détenus
dans les années 1970,
par Serge Livrozet
P. 127
- Le milieu fermé : déconstrution et mutation,
par Jean-Pierre Ricard
P. 153
- Le milieu ouvert, prémices d’une construction,
par Yves Perrier
P. 167
- Le domaine de Thol. Un camp de réinsertion et une prison sans
murs,
par Henri-Pierre Zito
P. 173
III. La réforme pénale aujourd’hui :
avancées du droit pénitentiaire et prévention des récidives
P. 175
- La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009,
par Laurent Ridel
P. 185
- L’évaluation préventive des institutions de réclusion :
Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté français,
par Nicolas Fischer
P. 205
- La réforme pénale issue de la loi du 15 août 2014 :
dans le sillage de l’humanisme pénal,
par Sandrine Zientara-Logeay
P. 229
- Les réformes à l’œuvre en Belgique :
définition et encadrement de la prise en charge des justiciables,
par Aline Bauwens
P. 239
- Des réformes pénitentiaires au Canada :
uniformisation des pratiques et des programmes,
par Bastien Quirion
P. 255
Synthèse des journées
par Jean Danet
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
8
Introduction
Par Annie Kensey, Cheffe du Bureau des Statistiques et Etudes (Me5)
de la direction de l’administration pénitentiaire
C’est désormais un rendez-vous habituel et attendu. Les 6èmes
Journées d’Etudes Internationales de la DAP nous rassemblaient les 14
et 15 décembre 2015 au Ministère de la Justice, sur le site Olympe de
Gouges, sur 70 ans de l’histoire de l’administration de la prison et de
la probation. Chaque année, les Journées d’études abordent des thèmes
très divers. Les premières Journées, organisées à l’Ecole nationale de
la Magistrature à Paris en 2010, concernaient Le suicide en prison. La
deuxième édition, organisée à Sciences Po Paris avec le concours de
l’Ecole de Droit de Sciences Po, avaient pour thème Les aménagements
des peines privatives de liberté. Vinrent ensuite avec le concours des
services de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, Mineurs : l’éducation
à l’épreuve de la détention. Puis Le fait religieux en prison et enfin, La
prévention des récidives : évaluation, suivis, partenariats.
C’est sur une proposition de Guy Casadamont, sociologue au bureau des
statistiques et des études que nous avons construit la trame de ces 2 jours
nous permettant d’éclairer l’histoire et l’actualité de l’administration
pénitentiaire. Ce recueil présente les actes de ces sixièmes journées
d’études internationales de la direction de l’administration pénitentiaire
(DAP) sur la thématique de la « réforme ».
« La réforme pénitentiaire » est-ce là une idée neuve ? Non. Est-elle
pour autant dépassée ? Sûrement pas. Dans un rapport daté de 1838
adressé au ministre de l’Intérieur sur le règlement des prisons de Lyon,
on lit : « La réforme pénitentiaire est la pensée de notre époque. Il avait
été donné à peu de questions de passionner les esprits aussi vivement et
avec autant d’unanimité, et c’est à bon droit ; car ainsi qu’on l’a dit, tous
les principes de la politique et de l’humanité, toutes les expériences et les
observations de ceux qui sont versés dans la science des prisons, tendent
9
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
à prouver que les intérêts de la société sont profondément engagés dans
cette question1 ». C’est sans doute l’un des traits par lesquels la prison
continue à fasciner tant d’esprits. Sa structure close est comme une
cité en miniature ; un lieu d’expériences possibles mais aussi un lieu
à l’image de ce qu’est notre cité, avec ses paradoxes, ses limites, ses
enthousiasmes aussi.
L’esprit de la réforme de cette institution pourrait trouver sa source
là, dans le monde clos de la prison qui pourrait tout autoriser ; quel
étrange paradoxe ! L’approche historiographique retenue pour ces
Journées invitait à déplier les contextes historiques qui ont présidé à
la naissance de ces trois temps de réforme et à en analyser leurs effets.
1945
La Réforme Amor s’impose au sortir de la seconde guerre mondiale et de
la découverte de l’horreur des camps d’extermination2. La Commission
constituée par Paul Amor avancera 13 propositions dont la première,
si connue, résonne encore de la thématique de l’amendement du
condamné qui court tout au long du XIXe siècle : « La peine privative
de liberté a pour but essentiel l’amendement et le reclassement social
du condamné3. » Le surgissement de la guerre d’Algérie contribuera à
mettre à mal l’ordonnancement posé en 1945…
1975
Les premières révoltes de détenus au début des années 1970 à Toul et
à Nancy qui seront suivies des révoltes de l’été 1974 un peu partout en
France. Se tourner vers la réforme pénitentiaire s’imposait à nouveau.
1
Cité par M. Darmon, R. Errera, « Aspects de la politique pénitentiaire, à propos d’une
réforme », Projet, 137, 1979, p. 805-818, p. 818, nos italiques. Les auteurs étudient la loi du
22 novembre 1978.
2
Ce que rappelle Monique Seyler dans sa « Présentation » à un recueil de textes publiés dans la
revue Esprit de 1955 à 1995, cf. M. Seyler, La prison immobile, Paris, Desclée de Brouwer, coll.
« Société », 2001, p 17.
3
Cité par J. Pinatel, Traité élémentaire de science pénitentiaire et de défense sociale, Paris-Melun,
Librairie du recueil Sirey, 1950, p. LXVII.
10
La première à avoir été nommée secrétaire d’Etat à la condition
pénitentiaire, Hélène Dorlhac de Borne, a conduit cette réforme de
1975. Elle souligne que « cette réforme pénitentiaire dans le droit-fil
de celle amorcée dès 1945 et de celle de 1972, repose sur le principe
de l’individualisation de l’exécution de la peine. Elle s’inscrit dans le
cadre de la réforme pénale dans son ensemble, dont la loi du 11 juillet
1975 est une étape essentielle par la création des peines de substitution
à l’emprisonnement, de la possibilité d’ajournement du prononcé de
la peine, de l’extension du sursis, et de réductions de peine pour gages
exceptionnels de réadaptation sociale4. » Elle précise, au nom d’un
« libéralisme pondéré », qu’il s’agit d’« humaniser les prisons » ou en
d’autres termes de « faire respecter la dignité humaine derrière les hauts
murs5. »
Pour le milieu fermé, c’est la «différenciation des régimes» qui constitue
l’axe principal de la réforme [décret du 23 mai 1975] ; le régime
« progressif » prévu en 1945, est supprimé6. 1975, ce sera l’ouverture des
premiers droits pour les détenus. Ce ne sont pas encore littéralement
des « personnes détenues », mais ils commencent à naître en tant que
sujets. C’est la politique de décloisonnement qui sera conduite à partir
de 1981 qui rendra effective cette condition de sujet.
Pour le milieu ouvert, on le sait mieux aujourd’hui, quarante ans plus
tard, la loi du 11 juillet 1975 relative aux substituts à l’emprisonnement
a été un point de basculement majeur. Elle aura marqué les premiers pas
législatifs d’une extension des suivis en milieu ouvert qui se poursuivra
jusqu’à nos jours. L’étude importante de Gregory Salle a dégagé la
portée de cette année 1975 : « Si l’année 1975 fait bien évènement
dans l’histoire de la pénalité c’est sous l’angle de la transformation des
peines sur deux siècles, de 1791, date de l’adoption du premier code
pénal, à 1975 [...]. Cette fin de cycle tient pour l’essentiel à la loi du 11
juillet 1975 qui instaure des peines de substitution aux courtes peines
4
H. Dorlhac de Borne, Changer la prison, Paris, Plon, Coll. « Tribune Libre », 1984, p. 156,
nos italiques.
5
Ibidem, p.19. « libéralisme pondéré » (p. 22).
6
Ibidem, p. 142.
11
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
de prison. Sa signification historique n’est pas mince. [...]. Ce dispositif
sera complété en 1983 par la création du travail d’intérêt général (TIG).
Bref, le dernier quart du XXe siècle est celui du développement du
«milieu ouvert»7. »
1975-2015 un grand bond en avant
Enfin, 2015 aura été la première année d’une réforme pénale
importante, menée pour mieux lutter contre la récidive notamment en
milieu ouvert, la loi relative à l’individualisation des peines et renforçant
l’efficacité des sanctions pénales − contrainte pénale et libération sous
contrainte en sont des dispositifs saillants – loi du 15 août 2014. C’est
la première année de sa mise en œuvre effective. Pour l’administration
pénitentiaire, elle est l’opportunité d’une refondation de la probation
française.
Les journées d’études internationales prennent sens en permettant
la confrontation des points de vue d’acteurs différents : chercheurs,
professionnels, militants associatifs, personnes détenues selon les années
et les thèmes abordés. Les contributions réunies ici témoignent de la
richesse de ces journées, et elles sont issues de travaux de recherche
émanant de différentes disciplines, de témoignages et de prises de
position de personnalités ayant connu ou étant impliquées dans les
réformes. L’expression de chacun nous semble importante, les textes
ici publiés et les opinions exprimées n’engagent que la responsabilité de
leur auteur.
Ces contributions permettent de comprendre ce qui a impulsé les
différentes réformes (sortie des camps et impact des guerres pour la
réforme Amor ; révoltes des détenus et mobilisations des associations
pour la réforme de 1975 ; influence des instances internationales,
notamment européennes pour la réforme de 2014), comment elles
ont été appropriées par les différents acteurs et les façons dont elles
7
G. Salle, « 1975 : Une date marquante dans l’histoire des prisons ? Petit essai de mise en
perspective », in G. Benguigui, F. Guilbaud, G. Malochet (dir.), Prisons sous tensions, Nîmes,
Champ social éditions, 2011, p. 50.
12
ont été mises en œuvre au sein des établissements pénitentiaires. Ils
permettent également de saisir les logiques de résistances qu’elles
ont pu rencontrer et ce qui peut faire obstacle aux changements de
la prison. Enfin, ces contributions questionnent l’impact que ces trois
grandes réformes de l’administration pénitentiaire ont pu laisser sur les
pratiques professionnelles et sur les manières de prendre en charge les
personnes détenues.
13
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
14
Mise en perspective démographique
Par Caroline Jeangeorges, Statisticienne, DAP/Me5
et Annie Kensey, Démographe, DAP/Me5
Afin de replacer les événements évoqués au cours de ces deux journées,
il est essentiel de présenter les principaux indicateurs de la statistique
pénitentiaire de 1945 à aujourd’hui. Des tendances de fond se dégagent
de cette convocation de séries historiques qui s’inscrit dans une
temporalité longue.
Nous allons analyser la période depuis 1945 autour des axes suivants : la
tendance générale et l’influence du contexte historique, les contentieux
pénaux et le milieu ouvert8 qui s’institutionnalise à la fin des années
1950.
Les grandes tendances de l’évolution des effectifs seront présentées en
utilisant le triptyque des stocks, flux et durées de détention. Certains
changements démographiques et pénaux au cours de la période seront
ensuite mis en avant telle la question du sureffectif de prisonniers. Dans
un troisième temps l’accent sera mis sur l’évolution des contentieux
pénaux. Enfin, les modalités d’exécution des peines seront abordées en
montrant le développement des alternatives à l’incarcération.
8
On définira ici le milieu ouvert comme l’ensemble des personnes suivies par les services
pénitentiaires d’insertion et de probation et qui ne sont pas sous écrou.
15
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
I - Évolution du nombre de personnes détenues depuis 1945 :
les grandes tendances
Nous avons choisi de prendre un recul d’un siècle et demi qui permet
de montrer des tendances d’évolutions contraires. Alors que depuis le
milieu du 19e siècle les effectifs de personnes détenues avaient connu
une longue phase de décroissance, la seconde moitié du 20e siècle a été
marquée par une période d’inflation carcérale sans précédent.
Figure 1 : Personnes écrouées au 1er janvier en France métropolitaine
de 1831 à 2015
Source initiale: rapports annuels DAP9 et PMJ5.1831-1985 : série reconstituée par
M.D. Barré10 1986-2012 : prolongation par B. Aubusson de Cavarlay11
8
On définira ici le milieu ouvert comme l’ensemble des personnes suivies par les services
pénitentiaires d’insertion et de probation et qui ne sont pas sous écrou.
9
Rapports annuels de l’administration pénitentiaire (1945-1991), numérisés et disponibles sur :
https://criminocorpus.org/fr/bibliotheque/collections/rapports-administration-penitentiaire/
dans le cadre du partenariat ENAP-Criminocorpus
10
M. D. Barré, « 130 années de statistique pénitentiaire en France », Déviance et Société, 1986,
X, 2, p. 107-128.
11
B. Aubusson de Cavarlay, « Statistiques pénitentiaires et parc carcéral, entre encombrement
et (sur)occupation (1900-1995). La gestion des effectifs détenus, des mots aux indicateurs
chiffrés », Criminocorpus [En ligne], Savoirs, politiques et pratiques de l’exécution des peines en
France au XXe siècle, Communications. URL : http://criminocorpus.revues.org/2732
16
Le calcul du taux de détention permet d’approcher l’intensité du
phénomène « détention » par rapport à la croissance de la population
française. Pour cela, on rapporte le nombre de personnes détenues au
nombre d’habitants.
La baisse quasiment séculaire des effectifs carcéraux s’est trouvée
interrompue au milieu des années 50 et la hausse qui a suivi n’est que
partiellement expliquée par l’accroissement massif des effectifs de la
population française. Le reliquat d’explication est à chercher dans une
augmentation des taux de détention. Cette augmentation peut être due
à un accroissement des taux d’incarcération, c’est-à-dire à un recours
relativement plus fréquent à l’écrou et/ou à un allongement des durées
de détention.
Figure 2 : Les taux de personnes détenues pour 100 000 habitants
Source initiale: rapports annuels DAP et PMJ5.1831-198512 : série reconstituée par M.D.
Barré13 1986-2012 : prolongation par B. Aubusson de Cavarlay14
12
Rapports Annuels de l’administration pénitentiaire, op. cit.
13
M. D. Barré, 1986, op. cit.
14
B. Aubusson de Cavarlay, op. cit.
17
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Reprenons la période qui nous occupe aujourd’hui : l’après seconde
guerre mondiale. La tendance croissante est quasiment constante,
malgré les décrets annuels de grâce collective, sauf en cas d’amnisties.
On a observé un doublement des effectifs carcéraux entre 1975 et
1995 ; une seule courte période de baisse entre 1997 et 2001. Ensuite,
les périodes de stagnation et de croissance des effectifs alternent.
Figure 3 : Nombre de personnes détenues de 1946 à 2015 au
1er janvier en France métropolitaine
Sources : - Rapports annuels de l’administration pénitentiaire – Sagnier G.15 - Statistiques
trimestrielles de la population prise en charge en milieu fermé - Statistique mensuelle de la
population écrouée et détenue en France.
Deux autres types de données permettent de comprendre les tendances
d’évolutions des effectifs à une date donnée : les mouvements d’entrées
et les durées de détention.
Entre 1954 et 1968, le recours à l’incarcération semble s’intensifier : le
taux d’entrées en détention passe de 157 à 181 pour 100 000 habitants.
En revanche depuis 1968, ce taux tend à baisser (à l’exception de 1980,
année précédant une amnistie) et l’intensité croissante de la détention
15
G. Sagnier, « La population pénale métropolitaine de 1945 à 1980 : étude statistique », Paris,
C.N.E.R.P., Ministère de la Justice, Travaux et documents, 12, décembre 1981.
18
semble plutôt liée à un accroissement de l’indicateur de durée moyenne
de détention, qui passe de 4 à 11 mois entre 1975 et 2015. Cette durée
est elle-même liée à celle croissante de la détention provisoire jusqu’au
milieu des années 1980. Ensuite l’utilisation des procédures rapides de
comparution ont raccourci les délais de procédure pour les délits.
Figure 4 : Les entrées et durées moyennes de détention
Source : Ministère de la justice, DAP/Me5
• La catégorie pénale
Plusieurs sources statistiques convergent pour indiquer une forte baisse
du flux annuel des placements en détention provisoire dans le cadre
d’une instruction. Les mandats de dépôt décernés dans le cadre d’une
instruction ont été divisés approximativement par deux entre le début
des années 1980 et 2000 ; cela est dû aux baisses de condamnations pour
vol délictuel et pour le séjour irrégulier des étrangers qui ont entrainé la
baisse importante des condamnations précédés de détention provisoire.
L’évolution du recours à la détention provisoire est globalement orientée
à la baisse sous l’effet conjoint de l’évolution des contentieux jugés et
du transfert probable de l’instruction vers la comparution immédiate.
19
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Figure 5 : Part des personnes en détention provisoire de 1945 à 2015
au 1er janvier en France métropolitaine
Source : Ministère de la justice, DAP/Me5
• Les femmes en prison
Sur un siècle et demi, la baisse continue de l’incarcération des femmes
observée est seulement rompue par quelques oscillations à la hausse.
Outre les évolutions liées aux circonstances politiques (faits de
collaboration, événements d’Algérie…), la baisse de l’incarcération des
femmes est « liée à l’égalisation des statuts des individus des deux sexes,
qui a eu entre autres comme conséquence une moindre répression à
l’égard des femmes en matière de délits « sexuels » (avortement, adultère,
racolage), ou plus généralement en matière de mœurs » selon une étude
de France-Line Mary16.
16
F. L. Mary, « Femmes, délinquances et contrôle pénal », Etudes & données pénales, 1996, 75,
p 148. URL : http://www.cesdip.fr/wp-content/uploads/EDP_75.pdf
20
Figure 6 : Proportion de femmes de 1945 à 2015 au 1er janvier en
France métropolitaine
Source : Ministère de la justice, DAP/Me5
• Personnes détenues de plus en plus âgées en moyenne
La forte croissance du nombre de personnes détenues depuis 1975
s’est accompagnée de modifications aussi quant à l’âge des personnes
qui passe de 29 ans en moyenne en 1975 à près de 35 ans au début
des années 2000. Cette forte augmentation est liée aux modifications
des principaux motifs d’incarcération. Nous verrons ce point dans la
seconde partie.
21
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Figure 7 : Age moyen des personnes détenues de 1969 à 2015 au
1er janvier, France entière
Source : Ministère de la justice, DAP/Me5
II - Problème du sureffectif sur la période
Combien y a-t-il de places dans les prisons françaises pour les personnes
détenues ? Quels sont les taux d’occupation que l’on observe dans les
établissements pénitentiaires ? Traiter la question du sureffectif en
prison est devenu un enjeu essentiel pour l’administration pénitentiaire
au vu de l’augmentation du nombre de personnes détenues. Le nombre
de prisonniers est aujourd’hui présenté comme faisant partie des
maximums historiques connus en France.
Selon Bruno Aubusson de Cavarlay17, on dispose de peu d’indication
sur l’occupation des établissements avant le milieu des années 1960,
période où l’on dénonce la surpopulation et ses inconvénients. Il relève
ainsi l’impossibilité de mettre en œuvre les programmes pénitentiaires
qu’il s’agisse de l’encellulement individuel ou du régime progressif.
17
B. Aubusson de Cavarlay, op. cit.
22
Les révoltes de 1974, dont on parlera largement dans ce colloque,
provoque l’indisponibilité d’une partie des établissements pénitentiaires,
des transferts massifs. Mais ce qui perdure encore aujourd’hui c’est la
transformation des catégories d’établissements pour peine et des modes
d’affectation respectant, de façon volontaire, un numerus clausus18 pour
ces établissements.
Depuis 198819, les places sont comptées selon deux modalités : les
places théoriques et les places opérationnelles20 ou mises en service. Pour
calculer la densité carcérale, les places opérationnelles sont utilisées au
dénominateur.
Au 1er janvier 2015, si la densité carcérale totale s’élève à 115 détenus
pour 100 places, elle atteint 133 pour l’ensemble des maisons d’arrêt.
En d’autres termes, 41 500 détenus sont incarcérés dans des maisons
d’arrêt où la densité dépasse ou égale 100% dont 16 279 dans des
maisons d’arrêt où elle dépasse ou égale 150%.
18
Aujourd’hui dans les établissements pour peines un numérus clausus est appliqué : le nombre
de personnes détenues ne dépasse pas le nombre de places, à de rares exceptions près notamment
dans les établissements d’Outre-Mer.
19
Il existait auparavant un nombre de places estimé localement et approximativement.
20
Les places théoriques sont définies à partir de la circulaire de 1988 rapportant le nombre de
places à la surface au sol. Les places opérationnelles sont les places effectivement en service.
23
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Tableau 1 : Densité carcérale
Densité carcérale Nombre de personnes détenues
ou taux d’occupation = X 100
Nombre de place opérationnelles
Source : Nombre de détenus : Statistique mensuelle des personnes écrouées et détenues
(DAP/Me5), Capacités : (DAP/Mi1)
Concernant la politique immobilière de l’administration pénitentiaire,
trois programmes de construction de grande ampleur se sont succédé
depuis 1980 : les dits 13000, le 4000 et le 13200. En 1990, on évaluait
le nombre de places à 36 615 pour 45 419 personnes détenues au
1er janvier de l’année. Les programmes ont été mis en œuvre d’une
part pour rénover certains établissements et permettre la fermeture de
structures vétustes et d’autre part pour augmenter la capacité carcérale.
Au final, entre 1990 et fin 2014, 24 635 places nettes auront été mises
en service (source bureau des affaires immobilières, SD3, DAP).
Le dernier programme, le 13 200, comprend 2 nouveaux types
d’établissements : les établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM)
et les quartiers dédiés à la réinsertion sociale des condamnés (quartiers
de semi-liberté, quartiers pour courtes peines, quartiers pour peines
aménagées).
24
Sur la période 2013-2018, il est programmé un solde net de 5 165
places supplémentaires pour aboutir à 63 500 places. La moitié de ces
places auront été construites après 1990.
Ainsi le nombre de places au niveau national augmente, le numerus
clausus des établissements pour peine est respecté, les maisons d’arrêt
sont en sureffectif, mais plus ou moins selon les périodes.
III - Les motifs d’incarcération et les grandes tendances
• De 1945 aux années 1960 : des incarcérations liées à la seconde
guerre mondiale et à la guerre d’Algérie
Un peu plus de 60 000 personnes sont détenues en France métropolitaine
au 1er janvier 1946. Pour analyser ce chiffre ainsi que sa forte
diminution dans les 15 années qui suivent, il convient de distinguer
deux catégories de personnes : d’une part, les personnes incarcérées
pour des délits ou des crimes pouvant être qualifiés de droit commun,
d’autre part des personnes incarcérées pour des motifs se rapportant à la
seconde guerre mondiale ou à la guerre d’Algérie. Ainsi, les rapports de
l’administration distinguent les détenus de droits communs des détenus
pour des faits de collaboration, des détenus nord-africains incarcérés
« des délits se rapportant aux événements d’Algérie »21 (dit de catégorie
A), des détenus activistes liés à l’OAS. Ces deux dernières catégories de
personnes incarcérées apparaissent comme telles dans les rapports de
l’administration pénitentiaire respectivement à partir de 1959 et de la
période de 1962 à 1968.
Marie Danièle Barré22 reconstitue les séries retraçant l’évolution de ces
catégories de personnes incarcérées à partir des rapports annuels de
l’administration pénitentiaire.
21
Rapport annuel de l’administration pénitentiaire de 1959.
22
M. D. Barré, 1986, op. cit.
25
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Figure 8 : Evolution du nombre de personnes détenues par catégorie
Source : Barré M. D.23
Au 1er janvier 1946 presque la moitié des personnes détenues sont en
prison pour des faits de collaboration. Ce nombre diminue durant les
années suivantes avec la série de grâces collectives (19 septembre 1945,
12 juillet 1949, 18 juillet 1951, 6 juillet 1953, 15 février 1954 et la loi
d’amnistie du 5 janvier 1951). Le nombre de détenus de catégorie A
se situe entre 5 000 et 6 500 personnes de 1959 à 1962, le nombre de
détenus activistes atteint 1 688 en 1963. Les motifs d’incarcération liés
aux guerres ont donc un effet considérable sur les incarcérations.
A partir de la fin des années 1950, le nombre de personnes détenues
pour faits de droit commun augmente de manière presque continue.
Les motifs d’incarcération des personnes sur la période changent
considérablement, reflétant l’évolution de la délinquance et de la
criminalité mais également les évolutions législatives.
• Evolution des motifs d’incarcération
Au 1 janvier 1975, presque la moitié des personnes incarcérées ont
er
une infraction principale relevant du vol simple alors qu’ils ne sont
23
M. D. Barré, 1986, op. cit.
26
plus que 8% au 1er janvier 2015. La part des personnes condamnées
pour violences volontaires augmente fortement et constitue presque
1/3 des personnes incarcérées et condamnées au 1er janvier 2015. Une
nouvelle catégorie statistique d’infraction apparait dans la statistique
trimestrielle de 1988, les infractions à la législation sur les stupéfiants, qui
étaient auparavant inclues dans la catégorie autre. L’apparition de cette
catégorie souligne l’importance que ce type de contentieux acquiert :
au 1er janvier 2015 près de 15% des condamnés ont une infraction
principale se classant dans cette catégorie. La part des personnes
condamnées avec une infraction principale de type viol et autres
agressions sexuelles a également doublé en 1975 et 2015.
Figure 9 : Répartition des personnes condamnées en fonction de leur
infraction principale24
Source : Rapport annuel de l’administration pénitentiaire de 1975, statistique trimestrielles
de la population prise en charge en milieu fermé
24
(1) Escroquerie = recel, abus de confiance, faux et usage de faux (4) Infraction à la législation
sur les stupéfiants : inclus dans « Autre » avant 1988 (2) Homicide volontaire : meurtre,
assassinat, parricide, infanticide, empoisonnement (5) Atteinte involontaire : y compris les
homicides involontaires, inclus dans « Autre » avant 2000. Pour plus de détail, voir le T28)
(3) Violence volontaire : y compris sur mineur (6) Autre : Proxénétisme, atteinte aux intérêts
fondamentaux de la Nation, autres infractions.
27
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Les motifs d’incarcération, qu’ils s’agissent de ceux liés à la guerre ou
de ceux liés au droit commun sont indispensables pour comprendre les
grandes tendances concernant le nombre de personnes détenues dans la
seconde moitié du 20e siècle. En effet, la diminution forte du nombre
de personnes détenues, de 1946 à 1956, est principalement due aux
lois d’amnistie permettant la libération des personnes détenues pour
faits de collaboration. De même, la forte augmentation de la part des
condamnés pour violence volontaire ou infractions à la législation sur les
stupéfiants indique quel type d’affaire conduit à la croissance du nombre
de personnes détenues.
Outre l’évolution du type d’infraction pour lequel les personnes sont
condamnées à de la prison ferme, les modalités d’exécution de la peine
se diversifient considérablement sur cette même période.
IV - Les modalités d’exécution des peines
• Typologie des modalités d’exécution des peines
Au 1er janvier 2015, un important éventail de modalités d’exécution
des peines est disponible. Différents aménagements de peine sous écrou
peuvent être mis en place : un placement sous surveillance électronique
(PSE), un placement à l’extérieur (PE) ou une semi-liberté (SL).
Les personnes peuvent aussi être suivies par les services pénitentiaire
d’insertion et de probation (SPIP) sans être sous écrou, avec des mesures
telles que le travail d’intérêt général (TIG), le sursis mise à l’épreuve
(SME), le placement sous surveillance électronique mobile (PSEM)…
Le schéma suivant dégage des grandes catégories d’exécution de la peine
pour les condamnés et le placement en prévention :
28
La tendance, depuis 1945, est à une forte croissance des alternatives
à l’incarcération, tant au niveau de la diversification des mesures
pouvant être prononcées par les juges (SME, PSE, TIG, sursis TIG,
PSEM…) qu’au niveau du nombre de personnes prises en charge par
l’administration pénitentiaire mais qui ne sont pas détenues. Autrement
dit, on observe une nette augmentation du champ de la probation.
29
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
• Forte croissance des alternatives à l’incarcération
Figure 10 : Evolution du nombre de personnes suivies en milieu ouvert
Source : Rapports annuels de l’administration pénitentiaire, Statistique semestrielle
manuelle des services du Milieu Ouvert, Extractions APPI, Infocentre Appi
Un peu plus de 7 000 personnes sont suivies en milieu ouvert au
1er janvier 1962 contre plus de 170 000 en 201525. Cette croissance est
principalement due à l’augmentation du nombre de personnes en sursis
mise à l’épreuve. Une personne peut être suivie pour plusieurs mesures
en milieu ouvert. En moyenne, au 1er janvier 2015, il y a 1,1 mesure
par personne.26
Les aménagements de peine sous écrou se développent également,
comme le placement sous surveillance électronique (PSE). Crée en
1997, il n’est comptabilisé en tant que catégorie dans la statistique
mensuelle des personnes écrouées qu’à partir de 2005. Il concerne 709
personnes au 1er janvier 2005 et plus de 10 000 personnes au 1er janvier
2015.
25
Les chiffres, jusqu’aux années 1980 n’incluent que la Métropole et pas l’Outre-Mer.
26
Pour une analyse plus détaillées des mesures suivies par les SPIP, cf le cahier d’étude « Mesures
et sanctions suivies par les services pénitentiaires d’insertion et de probation en milieu ouvert
Evolutions statistiques 1970-2014 » d’Angélique Hazard. URL : http://intranet.justice.gouv.fr/
site/apnet/art_pix/cahiers_etudes_42_octobre2016.pdf
30
Conclusion
Une des grandes tendances qui se dégagent sur la période de 1945 à
2015 est l’augmentation du recours à la détention. Malgré plusieurs
programmes de construction de nouvelles prisons, cette augmentation
presque continue sur la période amène, particulièrement aujourd’hui,
des problèmes de sureffectif dans les prisons qui constituent un enjeu
politique fort.
Parallèlement une forte croissance des alternatives à l’incarcération peut
être observée. D’une part, le corpus législatif concernant les alternatives
à l’incarcération s’est développé, instituant de nombreuses mesures
et modalités de prise en charge. D’autre part, une croissance presque
exponentielle du nombre de personnes suivies en milieu ouvert a eu
lieu.
Ajoutons pour finir que les profils des personnes incarcérées ont évolué
avec la société, suivant par exemple l’augmentation de l’âge moyen de
la population française. Ainsi la répartition en fonction de l’âge, du
sexe ou des infractions évolue fortement sur la période. Aujourd’hui
les personnes détenues sont en moyenne plus âgées, moins souvent des
femmes, et plus souvent mises en cause pour des affaires de violences
volontaires ou infraction à la législation sur les stupéfiants.
31
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
32
Partie I.
La réforme pénitentiaire de 1945 :
l’amendement du condamné
Cette première partie aborde un moment historique important, la
Réforme Amor. Celle-ci affirme que « le traitement infligé au prisonnier,
hors de toute promiscuité corruptive, doit être humain, exempt de
vexations, et tendre principalement à son instruction générale et
professionnelle et à son amélioration ». Elle énonce également que
« la peine privative de liberté a pour but essentiel l’amendement et
le reclassement social du condamné » et qu’à cette fin « un régime
progressif est appliqué dans chacun des établissements en vue d’adapter
le traitement du prisonnier à son attitude et à son degré d’amendement ».
Les contributions réunies dans cette première partie visent à apporter
des éléments de cadrage permettant de mieux saisir le contexte de cette
réforme. Eléments quantitatifs d’une part, en retraçant les grandes
évolutions qui ont marqué la population carcérale sur cette période.
Eléments historiques d’autre part, en analysant notamment en quoi le
parcours spécifique de Paul Amor et son expérience des camps l’ont
conduit à proposer une réforme visant à affirmer la dignité de la
personne condamnée au cœur du processus pénal.
33
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
34
La réforme « Amor » de l’administration pénitentiaire -
mai 1945
Par Hinda Hedhili-Azéma, Maître de conférences en histoire du droit et
des institutions, Université de Bordeaux VI, Centre aquitain d’histoire
du droit (CAHD)
La « réforme Amor de 1945 » désigne la série de mesures
administratives appliquées à partir de 1945, sur le territoire français,
visant principalement à rappeler les fonctions de la peine27 de prison.
Selon l’article 1er, la peine privative de liberté demeure une mesure28
ayant pour but essentiel l’amendement et le reclassement social du
condamné. Cette peine s’accompagne d’une exécution administrative et
se réalise sous le contrôle de la puissance publique et ce, sur l’ensemble
du territoire français29. Si la mise en œuvre ordinaire de la fonction
pénale semble le cœur de la réforme envisagée, il n’en demeure pas
moins qu’Amor et ses collaborateurs ont souhaité offrir plus qu’une
réforme administrative, en élaborant un texte à valeur symbolique
et constitutionnelle. S’y présente l’intention de reformuler le sens
de l’action pénale et le désir de corriger la mentalité sociale à l’égard
du détenu. Elle se prolonge dans l’idée que l’action délinquante et
criminelle ne prive nullement l’individu de sa nature d’homme, inclus
ici, sa dignité et son droit fondamental de réintégrer la société30. L’Etat
protège la société du crime certes, mais il protège aussi le détenu du
châtiment. Telle est la signification profonde de la réforme pénitentiaire
de 194531. Il est difficile pour nous contemporains de mesurer l’accueil
27
Voir pour une analyse complète, H. Hedhili-Azema, Sciences et pratiques pénitentiaires en
France au XIXe et XXe siècles, L’Harmattan, Paris, 2014.
28
Elle sanctionne une infraction de droit commun.
29
La France comprend à cette époque des territoires hors métropole comme l’Algérie et la
Corse.
30
L’esprit d’une bonne politique pénale demeure « le respect du premier droit de l’homme : le
respect de sa vie qui s’impose à l’Etat lui-même » ; le penseur de la peine doit garder l’idée qu’
« il n’est point d’être humain, si coupable soit-il, qui ne puisse s’amender, devenir autre et, à travers la
peine et au-delà d’elle, retrouver la communauté des hommes », R. Badinter, Discours commémoratif
de l’abolition en France de la peine de mort, 5 octobre 2001, Esplanade du château de Vincennes.
31
Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire, Séance du 30 janvier 1947.
35
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
de cette proposition en 1945 au sein d’une population fragilisée par la
guerre et les exactions nazies32. L’humanité y résonne pourtant comme
une évidence politique et une prise de conscience collective. L’urgence
judiciaire de l’après-guerre rejoignant l’urgence économique, la société
civile décide, par ce texte, que les lieux de pénalité doivent être réformés.
Au point de vue sanitaire33, la situation oblige l’Etat à remettre de
l’ordre dans l’administration. Le contenu de la réforme n’est donc pas
déconnecté de la politique générale du Conseil national de la résistance.
Il exprime à la fois l’épuration amorcée dès 1944 et le souci impérieux
de reformuler la loi conformément à la société libre34. Amor prend en
charge cette mission et la dirige avec succès par le rejet des modes de
répressions injustes. L’anniversaire actuel de la réforme n’est donc pas la
célébration d’une énième loi qui réorganise le service des prisons. Elle
est la première étape du cycle contemporain de modernisation de la
peine. Inscrit dans un temps long, elle se prolonge par l’action législative
lui étant postérieure, principalement par les réformes du garde des
Sceaux Robert Badinter sous la présidence socialiste. Le principe du
respect de la vie du condamné résume le principe directeur du droit
pénal républicain. Le travail de la commission Amor permet aussi la
rencontre fructueuse de deux esprits éclairés, Paul Amor, directeur35
32
Voir sur l’inhumanité nazie, J. Chapoutot, La loi du sang, penser et agir en nazi, Paris,
Gallimard, Collection Bibliothèques des Histoires, 2014.
33
L’administration a failli à sa mission d’entretien. Voir, P. Pedron, La prison sous Vichy, Paris,
Les éditions de l’atelier, Champs pénitentiaires, 1993, p. 51.
34
Le programme du Conseil de la résistance, dit programme-CNR, est adopté à l’unanimité
le 15 mars 1944, un an avant la formulation de la réforme Amor. Le texte très court se divise
en deux parties, une spécifique au plan d’action immédiate, une autre relative aux mesures
applicables à la libération du pays. Dans les mesures libératoires sont établis l’éviction des traitres,
l’épuration dans le domaine de l’administration et de la vie professionnelle, le rétablissement de
la démocratie, l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale.
35
Il est nommé par François de Menthon, dans le cadre du premier gouvernement provisoire
de la République française (GPRF), alors dirigé par le général de Gaulle depuis août 1944 ;
il sera composé de socialistes, de communistes et de membres du MRP. Amor avait été lui-
même interné pendant la guerre à la prison des Tourelles, boulevard Mortier à Paris, dans une
caserne désaffectée abritant des résistants pendant l’Occupation puis des collaborateurs lors
de l’épuration. Voir D. VERNIER, Peines perdues, Faut-il supprimer les prisons ?, Paris, Fayard,
2002. Voir en particulier le chapitre 1er.
36
de l’administration pénitentiaire et Pierre Cannat36, secrétaire de la
commission. Paul Amor définira la philosophie politique du plan, son
caractère intemporel, universel. Pierre Cannat, fervent praticien du
droit, à la connaissance du terrain judiciaire et à la science aiguisée,
établira le protocole juridique probatoire.
I - La réforme politique Amor : l’idée progressiste
La commission Amor intervient au moment de la reconstruction de
la nation et de la réhabilitation des organes de contrôle des prisons.
Il faut dire ici que le conseil supérieur avait été mise en berne sous
la collaboration. Démantelé par la direction de Vichy, la commission
Amor le restaure dans l’objectif désormais national de rendre à la
France sa place parmi les nations honorables. La rénovation du pays
en dépend, elle est proportionnelle dit-on, à sa capacité à évincer la
mauvaise administration. Dans ce tumulte, sont dénoncés violences,
abus, exactions et voies de fait. Le bilan alarmant des prisons françaises
inquiète par ailleurs les décideurs tant il aggrave le désordre intérieur. Il
est visible par tous et implique une action immédiate et structurelle ; elle
comprend la réfection des bâtiments, le renouvellement des équipements
et surtout le changement de travail du personnel. L’emprisonnement est
vicié par son principe et son exécution. La priorité se déclinera comme
suit : humaniser les lieux et former un personnel d’élite de confiance
capable de dispenser de nouvelles méthodes claires. Paul Amor sera
chargé de cette tâche. Il est désigné porte-parole de l’administration.
Personnalité internationale des sciences criminelles de l’après-guerre avec
une légitimité sans soupçon, à la fois résistant et magistrat au parcours
d’excellence, il portera dans son élan sa conviction préventive. Humble
et discret, Amor n’agit pas seul, il s’entoure des meilleurs spécialistes
de son temps ; ouverts au débat d’idées, il s’investit totalement dans
un univers carcéral qu’il a connu lui-même lors de la guerre. Ayant
survécu au sort le plus dégradant des camps de concentration, il a vu
les peines de l’intérieur. Rien d’étonnant à ce qu’il fasse, tout au long
de son parcours, la promotion d’une meilleure condition du détenu, en
accord avec ses convictions doctrinales.
37
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Né en 1901, à Bône, Annaba en Algérie coloniale, il œuvre jusqu’à
sa mort à représenter au mieux la position française de la nouvelle
défense sociale37. Il est d’ailleurs, pour Marc Ancel, une des plus
grandes figures de la doctrine pénale qui a été à l’honneur de la Seconde
guerre mondiale. Il porte toute sa vie un message universel et s’éteint
à la suite d’une longue maladie supportée avec un courage, dit-on,
extraordinaire. Issue d’une famille aisée, son père Ben Mohammed,
exerce la médecine sur le territoire algérien, dans un esprit fraternel
de secours des indigents. Cette pratique l’amène continuellement à
observer la misère d’autrui, physique et morale. S’inscrit alors chez lui
l’idée que l’environnement social d’un individu peut influer sur son
comportement à l’égard des lois. Le père Amor éduque ainsi son fils,
aux expériences philanthropiques, à l’assistance gratuite en faveur des
classes laborieuses soupçonnées d’être dangereuses, et aux moyens de
mettre fin à ce préjugé social. Il n’est pas étonnant de voir Paul réinvestir
cette œuvre dans sa pratique judiciaire. Profil parfait du pénitentiariste,
homme de loi et de lettres, il étudie successivement la philosophie,
le droit public, le droit romain, la législation algérienne et le droit
musulman. Ouvert sur le monde chrétien et arabe, au carrefour des
cultures méditerranéennes, on peut supposer qu’Amor entre dans la
magistrature en 1925 avec l’idée que le droit français est un droit social
à réformer pour un meilleur vivre ensemble. Il en va bien sûr aussi de
l’idéal de justice à restaurer. Il faut dire que la vie de Paul Amor est
plusieurs fois marquée par un engagement fort en faveur du respect de la
loi et du ministère du juge. Il choisira sans hésitation le ministère public
dont le rôle, dit-il, n’est pas de rendre simplement la justice mais bien
de défendre l’ordre public et les intérêts sociaux. Il remplit au passage
sa fonction de représentation en rendant la justice accessible à tous. Le
jeune magistrat Amor est cet homme animé par un souci de préserver
la nature humaine. Dans sa pratique réelle, il ne ménage pas son temps.
Il reçoit personnellement les délinquants et leur famille. Il exerce des
méthodes de probation avant d’en revendiquer la doctrine. Dès 1936,
il a conçu, pour les mineurs, un système d’enquête sociale et une fiche
37
Voir, J. Graven, « M. Paul Amor, ancien directeur de la Section de Défense sociale des
Nations-Unies », in Revue internationale de criminologie et de police technique, IX, 1955, 3,
juillet-septembre, p. 230-233 ; B. Dreyfus, Regard contemporain sur la défense sociale nouvelle de
Marc Ancel, Paris, La librairie des humanités, 2010.
38
de personnalité mis en place dans son arrondissement judiciaire. Cette
expérience s’arrête par les faits de guerre. Officier de réserve, il participe
à la campagne de 1939 ; là aussi son esprit est animé par le refus de la
soumission à l’ennemi nazi. Il poursuit son travail avec résistance et son
épisode de Laon38 confirme sa volonté. Dénoncé et arrêté le 25 avril
1944, il signe son registre d’écrou comme procureur de la République
et non procureur de l’Etat français de Vichy. Il fait ici l’expérience de
la prison ; transféré à Paris comme détenu, il est libéré en même temps
que le pays. Ironie du sort, Amor passe en quelques mois du statut de
détenu ordinaire à celui de directeur de l’administration pénitentiaire.
Hasard du destin. C’est sûrement ce vécu qui le hisse au plus haut
rang de l’Etat. L’expérience réelle de la prison lui donne l’ascendant
sur tous les spécialistes du discours ; il concevra ainsi une réforme de
cette administration. Nommé avocat général à la cour d’appel de Paris,
il impulse de nombreuses commissions de réforme de Chancellerie et
une série d’études et d’initiatives dans les cours d’appel. Sa réforme se
prépare largement en amont. Il participe pour ce faire activement aux
réunions de la section pénale de l’Institut de droit comparé.
En qualité de chef de l’administration pénitentiaire, Amor ne veut
pas passer en force, ni faire du pénitentiaire une cause invendable
aux yeux de l’opinion. Il doit nécessairement passer par un projet
modeste et réalisable, un consensus politique et médiatique. Si son
but est noble, nombreux sont ceux qui entendent ne pas laisser les
38
Christian Carlier a travaillé sur l’affaire et a eu accès à des documents inédits relatifs à
l’épisode de Laon. Il rapporte : « Honnête, loyal (trop peut-être), intransigeant, mais surtout
« humain, trop humain », il fut écarté sans ménagement, dès 1947, de la direction de l’administration
pénitentiaire pour avoir traité avec trop de commisération les « collaborateurs » qui s’entassaient dans
des prisons surpeuplées. Nommé représentant de la France à la Commission Internationale Pénale
et Pénitentiaire à Berne et membre (fort actif ) de la Commission de réforme du code d’instruction
criminelle, il fut, le 28 février 1949, détaché à l’ONU comme chef de la Section de la Défense
sociale, Division des activités sociales de l’Office européen des Nations Unies. Avocat général puis
premier avocat général près la Cour de Cassation, il siégea pendant huit ans (19 février 1959-19
février 1967) au Conseil supérieur de la magistrature, avant de prendre sa retraite le 17 octobre
1971. Il est mort à l’hôpital Cochin le dimanche 26 août 1984. Ses obsèques religieuses furent
célébrées « dans la stricte intimité familiale » en l’église Saint-Philippe-du-Roule ». C. Carlier,
« Paul Amor et l’affaire de la prison de Laon (8 avril 1944) », Criminocorpus [En ligne], Justice
et détention politique, Répressions politiques en situation de guerre, mis en ligne le 24 mai
2012. URL : http://criminocorpus.revues.org/1780 ; DOI : 10.4000/criminocorpus.1780
39
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
mains de l’administration à des réformateurs utopistes. La composition
de la commission a donc son importance. Amor s’attache à prendre
les personnalités scientifiques compétentes non pas pour flatter leur
honneur mais bien pour cautionner un tournant législatif. Présidée
par le bâtonnier des cours d’appel de Paris Charpentier, la commission
devra simplement se prononcer sur le droit pénal ordinaire, la condition
du détenu lambda. L’idée centrale est de mettre à profit la privation
de liberté non pas pour punir mais pour deux objets finalement
très populaires ! Lutter contre la récidive et prévenir les facteurs de
criminalité individuels.
La politique publique pénitentiaire ne peut désormais être divisible d’une
politique publique criminelle. Plus question ici de punir aveuglement,
on s’attachera au préalable à dépister, traiter, observer les phénomènes.
La peine devra offrir des solutions concrètes comme une rééducation
morale39, une instruction générale, une formation professionnelle en
vue du reclassement. A ces trois mots d’ordre classique de la doctrine,
s’ajoute la restauration de la légalité républicaine. Amor reconnait sans
détour l’incapacité temporaire de l’administration, qui impose une
refonte de la direction et de ses fondements. Il dénote même un retard
de 60 ans vis-à-vis du monde anglo-saxon, en matière d’organisation,
de finance et de méthode, dont la probation. La commission se propose
de résoudre ce vide par différentes étapes réglementaires. La réforme
n’est pas une loi mais bien une série de mesures souples et modifiables,
de règlements qui imposent des principes fondamentaux. Elle devrait
selon nous, compte tenu de sa teneur, prendre valeur constitutionnelle40.
Parce qu’elle dépasse la déclaration d’intention législative, il s’agit bien
d’une déclaration universelle des droits de l’homme détenu, dans la
tradition des lumières ; elle s’applique à cet homme sans distinction
de sexe, de race et de foi. Amor s’adresse ici à l’homme du présent.
Il s’adresse au gouvernement. Si l’Etat a toujours accordé à la société
39
A ne pas confondre avec l’élément moral de l’infraction ; une infraction suppose un acte
matériel prévu et puni par la loi pénale. Cet acte doit être l’œuvre de la volonté de l’auteur.
L’élément moral de l’infraction est le lien entre l’acte objectivement répréhensible et son auteur.
A. Beziz-Ayache, Dictionnaire de droit pénal général et procédure pénale, Paris, Ellipses, 4e édition
enrichie et mise à jour, 2008, p. 100.
40
Ceci apporterait une clarification notable et définitive du droit.
40
le droit de punir les hommes, ce n’est plus maintenant que dans la
limite de la privation de liberté. Ainsi, sans atteinte à sa vie, sans droit
de mort sur sa personne. La peine privative constitue l’unique peine.
Elle demeure une contrainte juridique lourde et une neutralisation
avec des effets sociaux et psychologiques sévères, que l’on ne peut
minorer qu’en améliorant la condition de l’homme condamné41. La
condition humaine du détenu n’est-elle pas une sous condition sociale
que tolère l’humanité ? Elle implique à l’époque le port du costume, la
coupe des cheveux et de la barbe, l’astreinte au silence, la nourriture
menue, la privation de rapports sexuels et le travail obligatoire ; cette
sous-condition doit être contrebalancée par une protection juridique.
Si la prison n’est pas une mort sociale, elle doit éviter une impossibilité
du retour social et rayer l’infamie. Telle est la conception d’Amor. La
peine pénitentiaire corrige mais permet à celui qui la subit de revenir
dignement dans la société. Elle aide à une modification sociale.
Pour que ce but soit atteint, la proclamation ne suffit pas, il faut
des modifications réelles. La première de ces modifications est que
l’administration n’endosse pas le rôle de juger celui qui a déjà fait l’objet
d’un jugement, elle qui ne met qu’en pratique la science pénitentiaire.
Le changement de mentalité administrative s’impose comme celui
de vérifier que la répression se fasse sans recours à la violence, ni à
l’humiliation, sans promiscuité corruptrice, exempt de toute vexation.
Selon Amor, « faite par des hommes pour des hommes ». La vraie
réforme tend principalement à une reconstruction de l’individu, non
à sa destruction. Tel est le second axe fondamental. Cette amélioration
se construit dans les murs comme hors des murs. Il nous faut dans
ce sens envisager aujourd’hui un modèle flexible d’emprisonnement42.
Enfin, sur le plan administratif, la réforme définit la population pénale
comme une donnée statistique variable selon la durée de la peine, le
genre, la personnalité et le degré de perversion du délinquant43. Conçue
41
Cette position fait écho à celle contemporaine de Robert Badinter sur la sous-condition
sociale du condamné comme réalité de fait et de droit.
42
Certains auteurs imminents proposent un internement unique de nuit.
43
Le délinquant primaire est celui qui a commis une infraction et qui ne se trouve pas dans
l’état de récidive.
41
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
dans une courbe, la population pénitentiaire évolue au gré des prises en
charge de l’administration ; ces indices établis permettent au fur et à
mesure de corriger les politiques menées. Les instances décisionnaires,
quant à elles, usent de ces outils pour prouver leur action. La population
pénitentiaire n’est autre qu’une distribution raisonnée et scientifique
de la population pénale. L’œuvre de la réforme se finalise par une
centralisation, débattue dans le consensus pénitentiaire, en collaboration
avec les ministères de la Santé, de l’Intérieur, de l’Education nationale,
du Travail et des Finances. Cette opération se construira ensuite et
surtout dans une progression administrative. Une chose certaine,
le renouveau pénitentiaire français dépendra de sa réalisation sur le
terrain. Le législateur suivra ainsi ce que l’administration lui démontre
comme efficace en matière de prévention du crime et de traitement des
délinquants.
II - La réforme pénale de Pierre Cannat : la méthode progressive
La philosophie politique est posée. Les fondations solides, reste à mettre
en place un plan juridique interne précis, destiné à prévenir le crime.
Une planification organisée sera établie par Pierre Cannat44, contrôleur
général des services pénitentiaires. Né à Nîmes le 27 juillet 1903,
docteur en droit, il devient juge de paix à Isigny sur mer en 1935, puis
substitut du procureur à Paris jusqu’en 1943. Rattaché au ministère de
l’Education nationale, il est, sous l’occupation, professeur à l’Institut
français de Lisbonne. De 1943 à 1945, il enseigne tout en poursuivant
ses recherches fondamentales et publie en 1946 un opuscule sur le
régime pénal portugais. Il rejoint à la Libération les tribunaux de la Seine,
pour devenir sous-directeur de l’administration pénitentiaire en 1954.
Convaincu de la puissance de la réforme, il exercera avec intelligence et
vivacité ses fonctions professionnelles et bénévoles. Comme Amor, il a
un profond engagement envers sa mission d’intérêt général. Il partage
aussi l’idée que la réforme est une rééducation vectrice de solidarités.
Face à l’inutilité des courtes peines, il défendra un système scientifique
progressif.
44
A été inauguré en 2015, l’espace Pierre Cannat, dédié à la mémoire pénitentiaire au sein de
l’ENAP, CRHCP, présentant la collection du musée national des prisons de Fontainebleau
fermé en 2013. URL : http://www.enap.justice.fr/ressources/index.php?rubrique=131
42
La méthode Cannat est simple : promouvoir deux modes d’exécution
de la peine, celui de la sélection et celui de la progression. Deux voies
qui se traduisent par l’amélioration matérielle de la détention et par
le progrès de l’individu dans son parcours intérieur. L’identification
précise de la personne dans le processus pénal permettra en effet
l’application à chaque catégorie d’un régime disciplinaire précis, allant
de l’encellulement vecteur d’observation, à la semi-liberté première
étape de la libération. D’un point de vue technique, l’individualisation
permet une clarté dans l’établissement pénitentiaire. Elle entraine un
tri des populations pénales pour une meilleure répartition. Ce partage
démographique45 est préalable au parcours individualisé, qui n’est pas
figé dans l’espace pénitentiaire, ni dans le temps d’ailleurs de la pénalité.
Le parcours pénitentiaire évolue d’ailleurs sous le prisme d’un système
d’établissements. Il s’affine ensuite selon l’observation du comportement
de l’individu, effectuée par le personnel qualifié. D’où l’importance du
recensement et de la récolte d’informations par une série de données
scientifiquement établies, qui ne sauraient être uniquement des données
juridiques mais aussi sociales et médicales46. Dans chaque établissement
et pour chaque condamné s’impose dès lors un rapport d’éducation
spécialisée, individuel. Il est établi par des agents sous le contrôle du
directeur, tous recrutés par concours. L’individualisation se prolonge
par une connaissance de chacun, dite aussi phase d’identification. A ce
stade, la sélection peut s’opérer. Les renseignements récoltés permettent
un premier degré d’orientation des personnes. Sur la base de ce dit profil
schématique se décline un régime de réadaptation sociale qui passe par
différents stades. Le premier est l’internement, régime pénitentiaire
ordinaire qui comprend le travail, l’instruction professionnelle et
l’éducation morale. Ce régime n’est pas dérogatoire ou spécialement
favorable mais le tronc commun de la pénalité. Ceux qui en sont exclus
sont des catégories spéciales, écartées de prime abord. On y retrouve des
personnes inaptes au travail et orientées de droit vers un établissement
45
Voir, J. Papail, Contribution statistique à l’étude de la population pénale au XIXe siècle (1852-
1910), Travaux et Documents, Centre national d’études et de recherches pénitentiaires, Services
des études de la documentation et des statistiques, janvier 1981, numéro 5.
46
La présence du personnel de santé dans les prisons de France est ancienne, voir C. Carlier,
Histoire du personnel des prisons françaises du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Les éditions de
l’atelier, Champs pénitentiaires, 1997, p. 91.
43
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
spécial, sur la base de l’âge avancé et/ou de l’anormalité mentale47. Après
ce tri de capacité, s’applique le criterium de la minorité. Il suscitera la
création d’établissements intermédiaires pour les jeunes jusqu’à 22 ans.
La minorité exige en effet que soit mis l’accent sur l’état professionnel
et moral, en théorie améliorable48. Dans ces établissements, le travail
n’est pas pris dans son sens utilitaire mais bien dans le-dit reclassement
social. Reste la population de base49 comprenant les détenus de 22 ans
à 60 ans délinquants, de nature délinquant primaire, récidiviste50 ou
multirécidiviste qui évolueront sur trois régimes.
La phase première du régime progressif est celle de l’emprisonnement
classique de type philadelphien, conçu comme un encellulement de
jour et de nuit. Lui succèdera le mode plus souple mais non moins
privatif auburnien, décliné cette fois par un encellulement de nuit
et un travail de jour en commun. La deuxième phase du régime
progressif se poursuit dans un travail économique et dans une étape
d’éducation qui inaugure la pénalité constructive. S’y côtoient des
missions d’ordre général classiques comme celles d’instruction et de
réinsertion économique. Il faut souligner la place du mérite dans le
parcours progressif de Cannat, ce mérite peut atteindre le degré de
confiance, synonyme de semi-liberté. La troisième étape dépend de
la nature de l’établissement de la catégorie du condamné. Le système
peut de nouveau proposer un emprisonnement individuel de courte
durée, ce dernier sera généralement de 3 mois ; le détenu sera observé
par le surveillant éducateur, le médecin psychiatre, l’assistante sociale et
47
Dans la catégorie spéciale, les anormaux mentaux constituent un risque de récidive. La
révision institutionnelle s’opère sur plusieurs plans, principes généraux, problèmes juridiques
et médicaux.
48
La réforme réaffecte ici les anciens lieux les plus propres, comme les casernes de Maginot en
Moselle.
49
Voir F. Nabudet, La population pénale métropolitaine de 1911 à 1939, analyse statistique,
Centre national d’études et de recherches pénitentiaires et G. SAGNIER, La population pénale
métropolitaine de 1945 à 1980 : étude statistique.
50
Voir H. Hedhili-Azema, « Les récidivistes, représentations et traitements de la récidive XIX-
XXIe siècle », dans Les récidivistes, représentations et traitements de la récidive XIX-XXIe siècle,
Rennes, Presses universitaires de Rennes – avec l’aide du GIP « Mission de recherche Droit et
Justice », Collection Histoire, 2010, p. 169-184.
44
le juge. L’observation se termine alors par une note disciplinaire, une
notation qui affecte le détenu dans une catégorie ou dans un groupe
d’épreuve, d’amélioration ou de mérite. Sur ce rapport, le condamné
passe régulièrement d’une catégorie à une autre au fur et à mesure de
son amendement. Ceci peut aboutir à la semi-liberté. Elle est alors
motivée par le comportement du détenu : sa maitrise de lui-même
ainsi que sa volonté de travailler. La progression de Cannat se fonde ici
sur le mode irlandais qui réalise une combinaison savante de privation
et de preuve d’amendement. L’objectif de la progression n’est autre
que la libération conditionnelle. La libération conditionnelle prouve
l’effort de réforme et la libération définitive supprime tout contrôle.
La prévention se poursuit cependant dans l’assistance51 du condamné
après la condamnation. Toutes les associations privées et publiques
contribuent à l’assistance52 et au placement du libéré dans la société.
La spécificité du régime est qu’il ne s’applique qu’aux longues peines.
Il progresse dans le temps. On y souhaite aussi le progrès de l’homme
détenu et sa libération définitive. Concevoir la vie disciplinaire extra
muros est une étape fondamentale du régime. Le régime irlandais est
bien conçu comme un retour à la vie et non comme une mort sociale
programmée, c’est bien là toute la subtilité. Il demeure un régime juste,
selon son fondateur, car il récompense l’effort et l’engagement.
Régime des nuances et non des confusions, il est aussi une mesure de
son temps dont on peut s’inspirer. Cannat dira de son propre modèle
qu’il désolidarise les mauvais et les bons et qu’il crée une certaine
émulation. De ses propres paroles et dans le sens de ses actes, Cannat
constatera que la pénalité est un chemin et que chaque condamné
prouve par ses efforts et sa bonne volonté quel chemin il choisit. La
libération conditionnelle est bien sûr le couronnement de ce chemin
51
C. Faugeron, J.-L. Le Boulaire, « La création du service social des prisons et l’évolution de la
réforme pénitentiaire en France de 1945 à 1958 », Déviance, Déviance et société, 1988, 12, 4,
p. 317-359.
52
J.-C. Vimont, « Les missions des assistantes sociales dans la Réforme pénitentiaire après
1945 », Criminocorpus [En ligne], Varia, mis en ligne le 02 juillet 2012, consulté le 22 février
2017. URL : http://criminocorpus.revues.org/2005 ; DOI : 10.4000/criminocorpus.2005.
45
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
pénitentiaire et ne se substitue en aucun cas à la libération définitive.
C’est dans ce rapport de temporalité que se mesure l’amélioration du
détenu et non pas seulement uniquement par son sort judiciaire. Le
progrès réside dans une situation de probation qui peut se terminer par
un rapport de confiance. Pour Amor comme pour Cannat, réformer
c’est donner à l’individu la possibilité de modifier son parcours. Entré
de force dans la maison pénitentiaire, pour en ressortir volontairement
libre dans la vie. De son arrestation jusqu’à son retour à la vie extérieure,
l’administration doit aussi s’interroger sur ce détenu ? Pourquoi est-il là ?
Comment peut-il retrouver sa place ? Et ce pour l’intérêt de la société53?
Les contemporains que nous sommes n’ont pas connu l’application
stricte de ce modèle finement ficelé sur notre territoire. La qualité du
régime progressif est à souligner. La qualité d’une pratique pénitentiaire
dépend sans nul doute de sa nature doctrinale. Elle dépend aussi de sa
juste pratique et du courage politique à mettre en œuvre les réformes
peu populaires. En 1954, Cannat relève justement que le progrès du
droit ne peut pas toujours s’accorder à l’opinion. Si le mouvement de
civilisation doit infiltrer les mœurs, les mœurs peuvent être aussi un
frein à l’œuvre du bon législateur, nécessitant un passage en force. La
politique d’Amor et Cannat a quant à elle marqué la pratique pénale
de l’après-guerre. Elle a été appliquée jusque dans les années 7054.
Cette renonciation doctrinale soudaine n’a pourtant pas entrainé le
démantèlement de la réforme administrative, opérée depuis 1945. Elle
reste le levier du système actuel. La volonté politique exprimée et la
reprise inédite de la probation opérée en 2015 créent, sans conteste, une
occasion de moderniser une méthode certifiée55. Cette œuvre doit se
faire en compréhension du sens véritable de la peine. La réforme Amor
demeure en tout état de cause une expérience unique, une période qui
53
Nous pensons que quelle que soit la condamnation, la charge la plus noble de la justice est
celle de vérifier la réinsertion la plus probante.
54
« Ainsi, les mutineries de 1974 ont-elles été imputées, par de nombreux personnels pénitentiaires,
au fait que la réforme de 1944 n’avait pas été « vraiment appliquée », M. Seyler, « La banalisation
pénitentiaire ou le vœu d’une réforme impossible », Déviance et société, 1980, 4, 2, p. 134.
55
Sur la modernité rappelons la pensée de Guy Casadamont et Pierrette Poncela : « Etait moderne
la peine privative en sa perpétuité…n’est pas moderne la sureté en sa période… est moderne la
libération conditionnelle… Etait moderne le principe d’un régime progressif … », G. Casadamont,
P. Poncela, Il n’y a pas de peine juste, Paris, Odile Jacob, 2004.
46
rayonne tant par sa méthode, sa fermeté que par son solidarisme. Elle
résume une idée accessible, simple pour tous et non utopique, celle du
reclassement. Plus qu’une polémique vaine, elle désigne un moyen de
réinsertion du condamné à la charge de l’administration56.
Si l’aspect du reclassement peut être bien sûr librement débattu par
les penseurs du droit, dans un échange d’idées raisonnables, elle doit
demeurer ce qu’elle est pour chaque citoyen, une question de sécurité.
C’est parce qu’elle conditionne la sécurité des citoyens et la tranquillité
de chacun qu’il faut exiger sa bonne exécution et son contrôle
systématique. L’obligation de réinsertion est sans nul doute la mission
pénitentiaire57 la plus difficile et délicate du XXIe siècle. Elle est aussi la
plus prometteuse pour notre civilisation contemporaine. Elle fait écho
au sens le plus ancien de la mission de justice, celle qui place le devoir
d’humanité au même rang que celui de répression.
56
H. Hedhili-Azema, « Politiques pénitentiaires et criminologie », in Actes du colloque de l’ENAP,
Criminologie et pratiques pénitentiaires, Agen, Presses de l’ENAP, 2015.
57
Voir pour une analyse complète, H. Hedhili-Azema, Sciences et pratiques pénitentiaires en
France au XIXe et XXe siècles, Paris, L’Harmattan, 2014.
47
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
48
Ce que la guerre fait aux prisons. L’impact de la guerre
d’indépendance algérienne sur les prisons de métropole
par Fanny Layani, Doctorante en Histoire, Centre d’histoire sociale du
XXe siècle, Université Panthéon-Sorbonne
« La présence de près de dix mille Algériens dans nos prisons, un tiers de la
population carcérale, et qui s’y trouvaient presque tous comme militants ou
complices du FLN, soulevait des problèmes considérables car ces détenus se
considéraient comme des prisonniers de guerre, alors qu’aux yeux des autorités
françaises, ils étaient coupables de délits ou de crimes de droit commun :
voleurs, agresseurs, tueurs… […] Leur reconnaître la qualité de prisonniers
politiques revenait donc à reconnaître le caractère politique de leur combat.
On se rapprocherait ainsi d’une reconnaissance, sinon de belligérance, au
moins d’une révolte à caractère national, d’une « résistance ». »58 Dans son
autobiographie, Joseph Rovan, conseiller technique chargé de mission
auprès d’Edmond Michelet, ministre de la Justice du 8 janvier 1959
au 23 août 1961, résume tout le problème que pose, durant la guerre
d’Algérie, l’incarcération massive des militants de l’indépendance
algérienne dans les prisons de métropole.
Située en bout de chaîne du dispositif policier et judiciaire de répression,
l’administration pénitentiaire est non seulement confrontée à un afflux
massif de détenus arrêtés en métropole, mais encore, elle doit faire
office de déversoir pour le trop-plein des prisons algériennes. Dans un
double mouvement de submersion, la question carcérale déborde les
murs de la prison pour devenir un sujet de débat jusqu’au plus haut
sommet de l’Etat, tandis que la guerre s’invite en détention, obligeant
l’administration pénitentiaire tout comme les organisations de lutte
algériennes à s’adapter. En quelques années, le monde des prisons passe
ainsi de la volonté réformatrice d’après-guerre, marquée par la réforme
Amor (1945) à une inflexion disciplinaire marquée, qui se poursuit
58
J. Rovan, Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été Allemand, Paris, Seuil, 1999,
p. 404 sq.
49
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
durant toutes les années 1960 et n’est sans doute pas étrangère aux
émeutes carcérales des premières années 1970. Comment ce glissement
s’opère-t-il ? Quel rôle la question de la détention politique joue-t-elle
dans ces transformations ? Quelles en sont les conséquences ?
I - Des prisons qui sont à la fois l’un des territoires d’aboutissement
des politiques de répression et un outil permettant de mettre hors-
circuit ceux que la police et la justice, militaire comme civile,
considèrent comme potentiellement dangereux
Une émergence progressive suivie d’une gestion difficile du problème algérien
en prison
La prise de conscience, par l’administration pénitentiaire, de l’émergence
en détention du problème algérien, se fait aussi progressivement que
tardivement. Pour autant, l’incarcération de militants nationalistes
algériens n’est pas un phénomène nouveau, apparu après l’éclatement
du conflit. Il remonte même, au moins, à l’entre-deux-guerres,
puisqu’en 1937 déjà, les dirigeants du Parti du Peuple Algérien, au
premier rang desquels Messali Hadj, avaient été condamnés à 2 ans
de prison, sur le territoire algérien. Par ailleurs, la pratique usuelle
de l’administration pénitentiaire, jusqu’en 1954, est de transférer en
Algérie les Français Musulmans condamnés en métropole, que ce soit
pour menées « anti-françaises »59 ou pour des faits relevant du droit
commun. Les Algériens détenus pour des faits politiques — qui ne
sont pas alors reconnus comme tels par l’administration, ce qui rend
problématique leur repérage dans les archives60 — sont d’ailleurs alors
encore très minoritaires, du moins dans les prisons de métropole. En
1953, on compte en tout et pour tout 54 « Nord-Africains séparatistes »,
répartis dans une vingtaine de lieux de détention différents. Pour les
uns comme pour les autres, l’administration pénitentiaire poursuit un
59
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1955.
60
Cette difficulté à repérer les militants de l’indépendance algérienne dans les archives est
valable jusqu’à la fin de 1956 ou aux premiers mois de 1957, quand se généralise l’inculpation
pour « atteinte à la sécurité extérieure de l’Etat » — étant entendu que ce seul chef d’inculpation
ne recouvre pas l’intégralité des incarcérations pour des faits en rapports avec le combat pour
l’indépendance algérienne.
50
même but : celui de les libérer, en fin de peine, sur le sol algérien,
car une interdiction de territoire métropolitain est usuellement ajoutée
à leur condamnation. En témoigne le sens des transferts cette année-
là : pour 14 détenus transférés d’Algérie vers la métropole, 529 font
le trajet inverse. Ainsi, si l’incarcération d’Algériens pour des motifs
politiques n’est pas une nouveauté au début du conflit, celle-ci se faisait
selon des modalités différentes, sur le sol algérien, et relevait d’une
tutelle administrative différente (si les prisons de métropole relèvent
du ministère de la Justice, les prisons d’Algérie sont, elles, placées sous
l’autorité du Gouvernement général).
Par ailleurs, alors que le nombre de détenus baisse de façon continue
dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, suivant le
rythme des amnisties et libérations des personnes incarcérées pour faits
de collaboration ou crimes de guerre (ils ne représentent ainsi plus que
2,2% de l’ensemble des détenus de France métropolitaine au 1er janvier
1955, année au cours de laquelle les criminels de guerre allemand
incarcérés à la prison de Loos sont libérés, avant d’être immédiatement
expulsés vers l’Allemagne), le conflit algérien amorce une inversion de
courbe. Leur effectif est multiplié par six entre 1956 et 1961, acmé du
processus. Cela s’explique par des arrestations et des inculpations plus
nombreuses, liées à l’état d’urgence (1955) puis aux pouvoirs spéciaux
(1956 pour l’Algérie, juillet 1957 pour la métropole).
Les transferts de détenus vers les prisons algériennes ne suffisent plus à
résorber la surpopulation carcérale et le problème devient criant à partir
de 1957/1958, où l’on assiste à une véritable explosion des chiffres.
Les Algériens identifiés comme détenus politiques par l’administration
pénitentiaire représentaient 15% du total des détenus de métropole
au 1er janvier 1957. Ils sont 25% au 1er janvier 1958, sur l’ensemble
du territoire métropolitain, mais un changement d’échelle permet
de constater une très forte concentration dans quelques régions
pénitentiaires : leur nombre augmente ainsi de 91% dans la région de
Paris, 93% dans celle de Marseille, 144% dans celle de Lyon et surtout,
295% dans la région de Lille. Aux arrestations devenues très nombreuses
51
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
en métropole61 s’ajoutent des transferts massifs et réguliers, cette fois
effectués depuis l’Algérie, où les prisons sont totalement engorgées.
Devant cette saturation des lieux de détention, l’administration
pénitentiaire se voit dans l’obligation de modifier, par des transferts
quasi-permanents, la répartition des détenus. Elle met pour cela à
profit le changement de statut judiciaire des prisonniers et le nécessaire
changement de lieu de détention qui l’accompagne : lorsqu’ils sont
définitivement condamnés, les détenus quittent les maisons d’arrêt
surpeuplées et sont transférés en maison centrale. Ce procédé,
ordinaire, permet cependant une spécialisation de certaines centrales,
qui deviennent de fait des prisons algériennes. C’est ainsi le cas de
Loos (à Lille) ou de Châlons-sur-Marne, qui servent de délestage aux
maisons d’arrêt de région parisienne, lyonnaise ou marseillaise. Ce
basculement des détenus des maisons d’arrêt vers les centrales s’effectue
progressivement à partir de 1958 et, à compter de 1961, les détenus
algériens identifiés comme politiques sont plus nombreux en centrale
qu’en maison d’arrêt. L’administration pénitentiaire, au même titre
que les autres acteurs de la répression, n’envisage donc pas la situation
comme temporaire (comme c’est, en principe, le cas d’une guerre) mais
comme durable : se situant dans une simple perspective de maintien
de l’ordre public, elle suppose que ces détenus ne sortiront qu’en fin
de peine soit, pour certains, à la fin des années 1970 ou au début des
années 1980.
Les détenus encore incarcérés au moment des accords d’Evian, qu’ils
soient prévenus ou condamnés, font l’objet de mesures d’amnistie
permettant leur libération rapide. Les dispositions gouvernementales
relatives à l’Algérie, rendues publiques le 19 mars 1962, stipulent que
les Algériens internés seront libérés dans un délai de 20 jours maximum,
61
Emmanuel Blanchard évoque le chiffre de 67 000 Algériens raflés et conduits au centre
d’identification de Vincennes pour la seule année 1960. Seule une minorité d’entre eux arrive
jusqu’en prison, une grande partie étant directement assignée à résidence dans les divers camps
d’internement de métropole, ou renvoyée en Algérie, mais la politique de harcèlement policier,
mise en évidence par Emmanuel Blanchard semble être un élément d’explication de cette
augmentation des détenus algériens à partir de 1957. Cf. E. Blanchard, La Police parisienne et
les Algériens (1944-1962), Paris, Nouveau Monde, 2011.
52
et que les détenus seront libérés après proclamation d’une amnistie
générale des faits les concernant. Ces mesures se traduisent par une série
de textes émanant du ministère de la Justice : le décret n° 62-327 du 22
mars 1962 concerne les détenus incarcérés pour des faits commis sur
le sol algérien. Pour les faits commis sur le sol métropolitain, plusieurs
textes interviennent cette fois. Le 27 mars 1962 est décidée une remise
entière de peine pour les condamnés dont la peine est inférieure ou
égale à vingt ans et n’ayant pas été reconnus coupables de crimes
de sang62 . De même, instruction est donnée aux parquets civils et
militaires de mettre « rapidement » en liberté provisoire les prévenus
dont l’affaire ne concerne pas, là encore, de crime de sang63. Le 14
avril 1962, l’ordonnance n° 62-42764 étend ensuite l’amnistie à tous les
détenus, prévenus comme condamnés, incarcérés pour des faits commis
en métropole.
Dans les faits, les remises en liberté des différentes catégories de détenu
se font selon des modalités diverses, et l’administration pénitentiaire
se plaint des « sérieuses difficultés » rencontrées « pour procéder dans
des conditions satisfaisantes » aux libérations65. Dans un premier
temps, les condamnés à mort ainsi que ceux relevant des peines les plus
lourdes (dans le principe, car l’application des directives semble avoir
été variable) sont transférés vers l’Algérie, parfois après avoir rassemblés
quelques semaines dans les camps de Rivesaltes ou Vadenay, administrés
par l’armée. Les autres détenus, auxquels étaient reprochés des faits
moins graves et justifiant d’attaches familiales ou professionnelles en
France, sont libérés en métropole. Au cours de cette première vague
de libération, 2 712 détenus sont élargis (2 176 en métropole et 536
en Algérie). Suite à l’ordonnance du 14 avril 1962, 2 739 détenus sont
à leur tour libérés (797 en métropole contre 1942 en Algérie, après
transfert là encore). Le 18 mai, il ne reste plus de détenus algériens
de catégorie A dans les prisons. Leurs soutiens métropolitains doivent
souvent attendre quelques mois supplémentaires avant d’être libérés.
62
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1962.
63
Note de service du 30 mars 1962, citée dans le Rapport général pour l’exercice 1962.
64
Journal officiel de la République française, 15 avril 1962.
65
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1962.
53
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Pourtant, paradoxalement, cette libération d’un sixième environ des
détenus de métropole ne permet pas une réelle baisse de la population
pénitentiaire. D’une part, l’augmentation du nombre des détenus de
droit commun est assez sensible, et parmi eux, le nombre des Algériens
semble inquiéter singulièrement l’administration pénitentiaire, qui
y voit « un accroissement assez inquiétant de la délinquance nord-
africaine »66 - on peut être tenté d’y lire une plus grande répression
de la criminalité d’origine algérienne, la guerre ayant fait d’eux des
« classes dangereuses » identifiées comme telles par la police comme par
le système judiciaire. De fait, les Algériens sont encore 22% à la Santé
et 10% dans les prisons centrales. D’autre part, les détenus algériens
libérés sont, en partie, « remplacés » dans les prisons par les membres de
l’OAS (1688 au 1er janvier 1963).
Une définition progressive de la catégorie politique
La question des effectifs n’est pas la seule difficulté que posent les
détenus politiques algériens à l’administration pénitentiaire. Certains
d’entre eux lui semblent en effet particulièrement gênants, car il s’avère
rapidement qu’elle ne peut leur réserver un traitement ordinaire. Les
dirigeants de la Fédération de France du FLN, incarcérés à partir
du printemps 1955 furent bientôt suivis par certains des principaux
dirigeants du parti lui-même, dont l’avion avait été détourné en
octobre 1956. Dans un premier temps, ils sont détenus à la Santé, puis
à l’infirmerie annexe de la prison de Fresnes (et non dans les bâtiments
ordinaires de la détention, où les autres détenus algériens s’entassent à
trois par cellule), avant d’être pour certains éloignés à Turquant puis à
l’Île d’Aix. Refusant d’emblée d’être traités comme des détenus de droit
commun, ils revendiquent que leur soit reconnu un statut de prisonnier
politique. Suite à un mouvement de grève de la faim, alors qu’ils sont
encore à la Santé, François Mitterrand accepte de reconnaître à ces
dirigeants un régime spécial le 2 avril 1957, comprenant notamment
des droits de visites étendus, marquant ainsi une nette différence avec
les autres détenus algériens, qui restent soumis au régime du droit
commun. Cette première étape marque un début de reconnaissance
66
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1962.
54
d’une certaine spécificité des détenus algériens, mais elle reste limitée
à un nombre réduit de détenus, aux responsabilités politiques les plus
lourdes.
Ce régime de détention, dit « régime A » est, en partie, généralisé à
l’ensemble des détenus politiques algériens — sans que l’administration
pénitentiaire n’utilise officiellement le terme, qui peut cependant
apparaitre occasionnellement dans les documents émanant des archives
des prisons elles-mêmes — suite à deux longues et difficiles grèves de la
faim observées par la très grande majorité des détenus FLN de France
(12 jours en juin 1959 puis 18 jours en juillet). Il est défini par deux
textes : une note de service du 4 août 1959, complétée et précisée par
une circulaire du 19 novembre 1961, émise suite à une troisième grève
de la faim longue et massivement suivie.
Le régime A permet aux détenus, prévenus ou condamnés, « Français
Musulmans d’Algérie » ou métropolitains, de s’abonner à 3 quotidiens
(sauf Libération et L’Humanité), de recevoir des colis spécifiques de
la Croix Rouge, de suivre des cours, y compris dispensés par d’autres
détenus politiques, et de prier en commun. Ils ne sont pas soumis
au travail et leurs droits en matière de correspondance sont étendus.
Enfin, ils peuvent posséder, en cellule, une série d’objets, parmi lesquels
un réchaud à alcool solidifié, crucial pour le cantinage, un transistor
ou un rasoir électrique (les détenus politiques portent une attention
scrupuleuse à leur apparence physique67, afin de se distinguer le plus
nettement possible des détenus de droit commun — ainsi, ils ne sont
pas soumis au port du costume pénitentiaire, portent souvent le veston,
lorsqu’ils en ont un, et réclament que leur soit autorisé celui de la
cravate).
Cependant, l’application de ce régime, trop different du droit commun,
pose de nombreuses difficultés pratiques et matérielles à l’administration
pénitentiaire. Elle se voit ainsi contrainte de réserver aux détenus qui en
bénéficient des locaux spécifiques dans les prisons. Dans certaines prisons
66
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1962.
67
Comme en témoignent les quelques photos prises en détention, où l’on voit les détenus
algériens fréquemment vêtus d’un costume de ville et toujours rasés de près.
55
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
disposant de vastes locaux, cela pose peu de difficultés (les détenus FLN
occupent ainsi l’intégralité de la deuxième division du grand quartier de
Fresnes, et la spécificité de l’organisation de leur détention en matière
d’ouverture des portes ou de mouvements ne désorganise pas le travail
de surveillance des détenus de droit commun). En revanche, dans le cas
d’anciennes prisons où subsiste une détention collective avec dortoirs et
chauffoirs, comme à Aix-en-Provence, ou lorsque les locaux sont exigus,
la situation devient rapidement problématique. C’est sans doute l’un
des principaux facteurs explicatifs de la « spécialisation » de certaines
prisons dans la détention des Algériens évoquée plus haut.
Une étude plus fine, prison par prison, montre que l’administration
pénitentiaire fait avant tout preuve de pragmatisme et d’adaptation au
contexte dans la manière dont elle administre et contrôle les détenus
politiques algériens. Là où le groupe de détenus est nombreux et
puissamment structuré par le FLN, qui instaure une organisation
hiérarchique et autoritaire sous la forme d’un « comité de détention »
dont les membres sont nommés depuis l’extérieur par les instances
dirigeantes du parti, la direction des prisons leur laisse une certaine
autonomie et cède sur un certain nombre de points. Ainsi, à Fresnes, à la
Santé ou à la Petite Roquette, les détenus politiques algériens obtiennent-
ils un temps d’ouverture des portes bien supérieur à celui des détenus
de droit commun. Cela va même parfois jusqu’à une certaine forme
d’autogestion des détenus. Aux Baumettes, en juin 1961, à l’occasion
de la fête de l’Achoura, une représentation théâtrale organisée par le
FLN et tournant en ridicule l’armée française tout en dénonçant ses
violences, réunit plusieurs centaines de détenus dans la grande salle de
la prison. Au-dessus de la scène trône une grande banderole, où figurent
les inscription GPRA et FLN68. Cet épisode permet de mesurer à quel
point le FLN, à la fin du conflit, a obtenu suffisamment d’assise et de
force dans les détentions les plus importantes, pour y agir très librement.
68
Cette représentation théâtrale choque profondément Jean Fraissinet (député de la deuxième
circonscription des Bouches-du-Rhône, apparenté Indépendants et paysans d’action sociale),
qui l’évoque dans une intervention très virulente et en partie mensongère (ou mal informée)
à l’Assemblée Nationale, lors de la deuxième séance du 11 juillet 1961. Journal Officiel de la
République Française, Débats de l’Assemblée nationale, p. 1597.
56
Des photos furent prises de cet épisode, à l’aide d’un appareil introduit
clandestinement dans la prison. L’appareil ainsi que la pellicule qu’il
contenait furent ensuite récupérés par un surveillant, qui les transmit
à la direction de la prison, sans qu’aucun détenu ne fasse l’objet d’une
sanction : là encore, le pragmatisme l’emporte, l’objectif restant d’assurer
le calme en détention 69.
II – L’importation de la guerre en détention : des années de tension
et de violence
Le conflit algéro-algérien en détention
En métropole, la violence des Algériens est avant tout une violence
interne, dans le cadre du sanglant conflit opposant FLN et MNA :
Emmanuel Blanchard évoque le chiffre de 4 000 morts environ, et
12 000 blessés (contre « 177 « civils métropolitains » et une soixantaine de
policiers et gendarmes [qui] décédèrent des suites d’attentats nationalistes,
qu’ils en aient été la cible directe ou non »)70. Ce conflit se retrouve très
vite à l’intérieur des prisons. Une enquête de janvier 196271, couvrant
l’intégralité des 130 lieux de détention du territoire métropolitain,
permet de mesurer l’effectif des deux organisations en détention. Pour
4 875 détenus du FLN présents en prison à cette date, on ne retrouve
que 508 détenus du MNA, soit un rapport de près de 1 à 10. Cette
disproportion recoupe la chute des effectifs de l’organisation messaliste
à l’extérieur, et des chiffres antérieurs auraient été un peu plus équilibrés
(en 1958 à Fresnes, les détenus FLN occupent l’ensemble de la deuxième
division du grand quartier, tandis que les détenus MNA occupent entre
la moitié et les deux-tiers de la troisième division).
La cohabitation des deux organisations en détention est difficile et
pose de multiples problèmes à l’administration pénitentiaire. Dès lors
qu’une concession, fût-elle minime, est faite à l’un des deux groupes,
l’autre cherche à en obtenir une plus grande. Mais les années 1957
et 1958 sont surtout émaillées de violences : ainsi, le 16 août 1957 à
70
E. Blanchard, La Police parisienne et les Algériens (1944-1962), op. cit., p. 315.
71
Archives nationales (AN), 19970394-07 et 19970394-08.
57
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Fresnes, une violente rixe oppose détenus FLN et MNA, d’une intensité
telle qu’elle fait l’objet d’échanges entre la direction de la prison et la
direction de l’administration pénitentiaire72. Début 1958 encore, une
violente échauffourée a lieu dans la même prison73. Déclenchée au
moment de la remontée des promenades, elle oppose deux groupes
d’environ cinquante détenus. Après des échanges d’insultes, les détenus
en viennent aux mains. Les portes des accès aux gaines électriques
servent de projectiles, et des portes de cellules sont enfoncées, mêlant
des détenus supplémentaires à la bataille. Deux pelotons de gendarmes
mobiles (postés en permanence à Fresnes) doivent intervenir pour
rétablir l’ordre. Le bilan est d’un surveillant blessé, un gendarme
mobile mordu au doigt, cinq détenus nord-africains blessés « par des
coreligionnaires à la tête ou au visage », dont l’un s’en tirant avec une
fracture « légère » du crâne. Tous les blessés interrogés, quelle que soit
l’organisation à laquelle ils appartiennent, « prétendent ignorer le nom
de leurs agresseurs », ce qui empêche la direction de la prison de prendre
les sanctions qu’elle estime nécessaires. Ainsi, il semble que les détenus
algériens dans leur ensemble aient fait dans cette affaire preuve d’une
certaine solidarité face à l’institution carcérale française, malgré les
rivalités profondes qui les opposent.
Début janvier 1958, l’administration pénitentiaire décide d’une
séparation nette des deux organisations en détention. À Fresnes, les
détenus MNA sont rassemblés en troisième division tandis que ceux
du FLN se voient affectés à la deuxième division, mais des violences
persistent dès que les deux groupes sont mis en présence (notamment
lors d’extractions vers le palais de Justice). Dans les prisons où les
locaux ne permettent pas une séparation stricte, les mouvements sont
réorganisés afin que les deux organisations ne se croisent jamais, ce
qui fait peser une forte sujétion sur l’organisation de la prison et son
personnel, venant s’ajouter à la nécessité de séparer politiques et droit
commun.
72
Dossier « circulaires ministérielles et notes de service, 1955-1957 », archives départementales
du Val-de-Marne (AD94), 565W 9.
73
Dossier « Fresnes », AN, 19960279-55.
58
Si, dans les faits, le nombre d’incidents graves opposant les deux
groupes diminuent à partir de 1958, l’impression de danger qu’ils font
peser sur les prisons persiste, voire s’aggrave, et des faits spectaculaires
viennent faire office de biais de confirmation : à plusieurs reprises, des
armes sont trouvées en détention (à Fresnes en 1961, deux détenus
tentent même une évasion à main armée74), et le 5 novembre 1961,
trois surveillants sont tués lors d’une évasion à Chambéry. De plus, les
surveillants sont parfois soumis à de réelles pressions à l’extérieur des
prisons : des menaces claires et explicites sont formulées à l’encontre de
surveillants de Fresnes, confirmées par une série de consignes du FLN
allant en ce sens, saisies lors d’une perquisition en 195875.
Enfin, il ne faut pas négliger les violences internes à chaque groupe
de détenus. Rares (ou peu documentées par les archives ?) au sein du
MNA, elles sont plus fréquentes dans le cas du FLN. Là encore, le cas
de Fresnes est le plus parlant : à chaque grève de la faim, des détenus
écrivent à la direction de la prison pour faire état des pressions qu’ils
subissent de la part du comité de détention, et signaler qu’ils sont
obligés de suivre cette grève, craignant pour leur sécurité76.
Des détenus inconnus et qui font peur
La prise de conscience par l’administration pénitentiaire de la spécificité
des détenus politiques algériens est en réalité très progressive, et se mesure
par la terminologie très lentement affinée qu’elle utilise pour les désigner.
Jusqu’en 1955, l’administration pénitentiaire ne connait que la catégorie
indifférenciée de « nord-africains », sans distinguer les Algériens des
détenus issus des protectorats. Puis, émergent conjointement courant
1956, après les indépendances de la Tunisie et du Maroc et à mesure
qu’elle prend conscience de la nature politique du conflit, les termes de
FMA (Français musulmans d’Algérie - le F disparaissant d’ailleurs à de
fréquentes occasions) ou « détenus musulmans nord-africains » ou plus
tard encore (1958) « originaires d’Afrique du Nord ».
74
Motion intersyndicale non datée mais postérieure au 27 juin 1961 des personnels de
surveillance de Fresnes, dossier « Direction, Relations générales avec les syndicats, 1960-1989 »,
AD94, 564W 11.
75
Dossier « F64, établissements de détention des détenus nord-africains », AN, 19960136-56.
76
Dossier « Catégorie A, divers docs, 1958 », AD94, 564W 21.
59
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
À partir de 1956, l’administration pénitentiaire commence à isoler
les politiques algériens comme une catégorie spécifique dans ses
dénombrements, ce qui prouve une certaine prise de conscience,
corroborée par le fait qu’elle les place, la même année, dans la catégorie
des détenus particulièrement signalés. Cette catégorie regroupe une
série de détenus répondant à des profils bien différents : ceux qu’il
faut protéger car mineurs ou très âgés, infirmes, malades chroniques
ou femmes enceintes, mais aussi des détenus posant un problème dans
le quotidien de la prison car dangereux, querelleurs, ayant commis
des agressions sur le personnel ou sur leurs codétenus, grévistes de la
faim. Enfin, figurent aussi dans cette catégorie les étrangers et les « gens
de couleur »77. Les Algériens se trouvent ainsi au croisement de deux
catégories, les éléments dangereux et les éléments étrangers, bien qu’ils
soient de nationalité française.
En 1958 enfin, l’administration pénitentiaire demande à ce que les
« Nord africains » soient séparés des « Européens »78. Contrairement
à la séparation entre politiques et droit commun, rendue nécessaire
par des questions pratiques et organisationnelles, et contrairement à la
séparation entre FLN et MNA, impérative pour assurer la sécurité des
détenus comme des surveillants, cette demande de séparation ne repose
pas sur un besoin matériel, ni sur une distinction juridique et ne peut
donc relever que d’une essentialisation différencialiste des Algériens.
De fait, les détenus algériens restent mystérieux aux yeux des acteurs
de l’administration pénitentiaire. La méfiance et parfois la crainte
qu’ils éprouvent vis-à-vis des détenus politiques algériens ne sont
pas seulement issues des tensions et de la situation parfois difficile à
l’intérieur des prisons. On peut également y voir la percolation d’un
autre type de discours tenu sur les militants algériens de l’indépendance.
En effet, on trouve dans les archives de l’administration pénitentiaire
une série de rapports émanant de la préfecture de police de Paris,
ou de « blancs » des Renseignements généraux. Tous décrivent les
Algériens comme dangereux79 et contribuent sans doute à la manière
77
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1956.
78
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1958.
79
À ce sujet, voir E. Blanchard, La Police parisienne et les Algériens (1944-1962), op. cit.
60
dont l’administration pénitentiaire se les représente. De plus, les
transferts de personnel entre le Maghreb colonial et la métropole sont
incessants : la presse syndicale, Le Réveil pénitentiaire notamment,
regorge de demandes de permutation de poste entre l’Algérie et la
métropole, transferts de personnels auxquels s’ajoute la réintégration
des surveillants venus de Tunisie (117 agents dont 83 surveillants) et
du Maroc (300 agents dont 260 surveillants80) après l’indépendance
des deux protectorats. Ces transferts vont d’ailleurs jusqu’au plus haut
de la hiérarchie pénitentiaire puisque Robert Schmelck, directeur de
l’administration pénitentiaire à compter du 6 novembre 1961, est un
ancien procureur d’Alger. Toutefois, si le regard porté sur les Algériens
en détention en métropole se teinte peu à peu des différents attributs
que leur appose le discours colonial, on peut difficilement conclure à un
transfert de pratiques du côté des personnels pénitentiaires.
Ces détenus sont également objet de fantasmes autant que de
condescendance, et ce sentiment d’altérité semble lié à une « nature »
particulière81 et poser « de graves problèmes ». En 1958, on les dit
« agités » et « turbulents » « comme tous ceux de leur race », des
« êtres primitifs » qui jeûnent durant le mois de Ramadan82. La tonalité
générale de l’enquête de janvier 1962 n’est pas bien différente : les
détenus algériens y sont présentés comme fainéants, sans pudeur, faisant
leurs besoins devant les autres détenus (les prisons faisant régulièrement
retirer les installations de fortune destinées, dans des cellules doublées
ou triplées, à préserver un semblant d’intimité, au moins sur le plan
visuel) et se contentant très bien d’une prison très inconfortable, dans
laquelle ils « bénéficient » d’un « niveau de vie qu’ils n’ont jamais connu
en France, encore bien moins en Algérie83. Ils sont également réputés
sales et frustes, faisant la preuve d’un comportement tribal marqué par
l’archaïsme, la querelle, la vantardise et le marchandage.
80
J.-C. Froment, La République des surveillants de prison. Ambiguïtés et paradoxes d’une politique
pénitentiaire en France (1958-1998), Paris, L.G.D.J., 1998, p. 52.
81
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1957.
82
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1958.
83
Rapport d’enquête résultant de la visite du procureur de la République et du juge d’application
des peines à la maison d’arrêt de Toul, sur les conditions de détention des prisonniers relevant
de la catégorie A, janvier 1962. Dossier « Strasbourg », AN, 19970394-08.
61
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Mais surtout, ces détenus inquiètent fortement : le directeur de la prison
de Fresnes, surestimant sans doute les capacités opérationnelles réelles
d’un FLN alors très divisé – et plus encore d’un MNA moribond en
région parisienne – fait état, en 1961, de la possibilité d’une « tentative de
sortie en force par toute la population catégorie “A” sur un mot d’ordre
venant de l’extérieur »84. Et en 1957, la direction de l’administration
pénitentiaire travaillait « l’hypothèse d’une attaque de l’extérieur »85. De
même, les archives départementales des Bouches-du-Rhône permettent
de mesurer que la construction d’une ligne téléphonique directe avec le
commissariat est une véritable obsession pour le directeur de la maison
d’arrêt d’Aix-en-Provence.
Sans aller jusqu’à l’hypothèse d’une attaque de l’extérieure destinée
à libérer massivement les détenus algériens, l’homogénéité et l’unité
de ce groupe de détenus comme sa capacité à entretenir des liens
informationnels et opérationnels avec l’organisation dont ils dépendent
à l’extérieur, sont effectivement problématiques pour l’administration
pénitentiaire (qui tend d’ailleurs à les surestimer). La principale difficulté
matérielle rencontrée par les personnels de surveillance est d’ordre
linguistique. Les surveillants arabophones sont rares en métropole
(deux sont mentionnés à Fresnes, un à Meaux et un à Draguignan86) et
dans l’ensemble, l’administration déplore de ne pas être en mesure de
comprendre ce que se disent les détenus entre eux. Elle cherche donc
à la fois à saisir le plus d’écrits possibles, afin de les faire traduire87, et à
noyauter le groupe des détenus. Elle parvient à le faire, au moins à Lyon
et à Fresnes. Dans cette dernière maison d’arrêt, en 1958 et 1959, un
détenu écrit régulièrement à la direction pour la tenir au courant de ce
qui se dit et se prépare en seconde division, et l’informe de la manière
dont s’organise le comité de détention FLN88. Poussant moins loin les
rapports avec la direction que ces pratiques actives de dénonciation,
84
Rapport du directeur des prisons de Fresnes au cabinet du directeur de l’administration
pénitentiaire, 2 août 1961. Dossier «F64, établissements de détention des détenus nord-
africains », AN,19960136-56.
85
Direction de l’administration pénitentiaire, Rapport général sur l’exercice 1957.
86
AN, 19970394-07 et 19970394-08.
87
On en trouve plusieurs exemples aux archives départementales des Bouches-du-Rhône ou du
Val-de-Marne.
88
Dossier « catégorie A, divers docs - 1959-1960 », AD 94, 564W 22.
62
plusieurs détenus de Fresnes écrivent au directeur pour préciser qu’ils
sont contraints de suivre les mouvements de grève de la faim car ils
subissent une forte pression de la part du groupe FLN dont ils font
partie. Certains demandent même à quitter la deuxième division pour
être éloignés du groupe (et pouvoir à nouveau s’alimenter sans craindre
de représailles).
Transposer la lutte en prison : la stratégie du FLN
À partir de 1957, le FLN doit faire face à une double difficulté : la double
répression menée par la police et l’armée aboutit à une incarcération
massive de ses militants, mais également de ses cadres (au point que
la Fédération de France du FLN, plusieurs fois « décapitée », doit
s’expatrier en Allemagne à compter d’avril 1958). Les prisons doivent
donc devenir un lieu du combat contre la puissance coloniale, et sans
aller parler de véritable front, on peut affirmer que le FLN conçoit le
milieu carcéral comme un élément de stratégie à part entière89. Ainsi,
les prisons sont intégrées dans l’organigramme du FLN dès 1958, sous
la forme d’un comité de soutien aux détenus, versant une allocation
mensuelle à chaque détenu (pour lui permettre de cantiner) ainsi qu’à
son éventuelle famille (pour lui permettre de subsister).
Mais surtout, le FLN porte le combat sur le terrain carcéral en luttant, pied
à pied, avec les surveillants, les directeurs de prison, et l’administration
pénitentiaire elle-même. Toute caractéristique matérielle ou pratique
de la détention est objet de discussion, voire de conflit : les horaires
d’ouverture des portes, les critères de distinction vis-à-vis des autres
détenus (refus du travail, du port du costume pénitentiaire), horaires et
mouvements différents des détenus de droit commun, mais aussi menu
spécifique (comprenant un couscous de vendredi, et confectionné par
un cuisinier algérien recruté parmi les détenus), distribué à des horaires
différents en période de Ramadan, pour lequel les détenus obtiennent,
dès 1956, la possibilité de pouvoir prendre leurs repas en commun et
de retarder d’autant le moment de la fermeture des portes des cellules.
89
Sara Guérin-Brunet a montré un phénomène analogue concernant les détenus basques. Voir S.
Guerin-Brunet, « La Prison, lieu de mise à l’épreuve de la notion de politique » in P.-V. Tournier
(dir.), Enfermements. Populations, espaces, temps, processus, politiques, Paris, L’Harmattan, 2012.
63
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Cette stratégie permet au FLN de se distinguer en détention, et de
constituer un grain de sable permanent dans les rouages de l’institution
carcérale, mais elle permet surtout de maintenir – et même souvent de
créer – la cohésion d’un groupe au profil très particulier. La clandestinité
d’une partie des militants et l’organisation nécessairement très
cloisonnée du FLN à l’extérieur aboutissent à une situation particulière :
bien que très nombreux derrière les barreaux, les militants incarcérés ne
se connaissent que peu, voire pas, et ne se comprennent pas toujours,
entre arabophones et berbérophones90. Structurer le groupe est donc un
enjeu crucial pour le parti, qui compte ainsi garder le contrôle de ses
propres troupes en détention. Cette structuration passe essentiellement
par deux canaux : la circulation de l’information, enjeu crucial tant que
les transistors individuels ne sont pas autorisés (ce qui ne sera le cas
qu’en novembre 1961), et l’organisation de cours.
La circulation de l’information est en effet un enjeu majeur pour des
détenus politiques : il s’agit pour eux de savoir ce qui se produit à
l’extérieur de la prison, sur le front de la lutte pour laquelle ils ont
abouti en détention. Être assurés que des camarades poursuivent le
combat dont on est tenu éloigné par l’incarcération justifie sa propre
détention, en fortifie et ravive les convictions lorsqu’elles peuvent
vaciller face aux difficiles réalités de l’enfermement. Recueillies lors des
parloirs, des discussions entre codétenus ou avec des surveillants, par la
lecture de journaux introduits clandestinement par un proche ou un
avocat ou par l’écoute discrète de postes de radio artisanaux (appelés
postes à galène, leur usage est évoqué dès 1956 par les anciens détenus),
ces informations circulent ensuite en détention, suivant les mêmes
modalités que les directives du FLN. Ainsi, elles sont transmises soit
par l’intermédiaire des tuyaux de chauffage reliant une cellule à l’autre
et conduisant le son de la voix, soit par la technique du « yo-yo », soit
90
Une lettre clandestine échangée entre deux détenus et confisquée par un surveillant, figurant
dans les archives de la prison de Fresnes, confirme les difficultés existant parfois pour simplement
se comprendre, l’auteur de la lettre demandant à son co-détenu de lui écrire en français car ils ne
se comprennent pas autrement. Dossier « régime spécial, catégorie A, 1957 », AD94, 564W 20.
64
encore sur des feuillets transmis d’une cour de promenade à l’autre et
lus en groupe par l’un des rares détenus lettrés91.
L’organisation de cours est un autre outil, crucial, de la structuration du
groupe. À partir de 1959, les détenus obtiennent le droit d’organiser,
au sein de leur propre groupe, toute une série de cours (dans la plupart
des cas, et compte-tenu du profil des membres du FLN incarcérés, il
s’agit de cours d’alphabétisation, en français ou en arabe). Ces cours
sont, pour le cas du FLN, assurés par les détenus eux-mêmes, et non
par des instituteurs ou des bénévoles, comme c’est ordinairement le
cas92. Outre le fait qu’ils permettent de mettre à profit l’incarcération
des militants pour leur apporter une formation qui leur a fait défaut à
l’extérieur, ils sont un moyen supplémentaire de créer des liens entre
eux, et de faire circuler informations et mots d’ordre.
Enfin, le FLN revendique, au long de la période, une autonomie
d’organisation de plus en plus grande au sein même des prisons.
Il y structure, dans les lieux de détention où les effectifs sont assez
nombreux pour le permettre, de manière très hiérarchique et verticale,
un comité de détention. Ses dirigeants sont le plus souvent désignés
depuis l’extérieur par des directives transmises par les avocats –
reproduisant en cela les hiérarchies extérieures ou les défaisant pour
en constituer de nouvelles – et se font porte-parole du groupe auprès
de la direction. Une commission disciplinaire interne au comité de
détention maintient l’ordre parmi les détenus, et organise le cantinage
en commun (d’anciens détenus racontent même qu’à Fresnes, une
cellule avait été affectée au stockage des biens et denrées ainsi achetés93).
L’administration pénitentiaire qui, dans un premier temps, refuse toute
légitimité aux détenus se présentant comme « porte-parole », y trouve
finalement dans une certaine mesure son compte : la détention est moins
91
Une rapide étude des dossiers individuels des détenus libérés en 1960 des Baumettes et de la
maison d’arrêt d’Aix-en-Provence permet de constater que plus de 60% du groupe est illettré,
tandis que 30% d’entre eux peuvent déchiffrer et/ou écrire un texte sommaire, en français ou
en arabe selon les détenus.
92
Le cas du MNA est un peu différent : les archives de la prison de Fresnes permettent de
constater qu’appel est fait à d’autres détenus, de droit commun. Dossier « Notes de service
internes, avril 59 - décembre 65 », AD 94, 565W 15.
93
Voir notamment J. Charby, L’Algérie en prison, Paris, Éditions de Minuit, 1961.
65
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
conflictuelle, puisque l’ordre est assuré en interne (dans le cas du FLN,
les pressions sont fréquemment mises en avant par les détenus dans leur
correspondance avec la direction, nous l’avons vu). Cette organisation
lui permet également de disposer d’interlocuteurs identifiés et habilités
à parler au nom du groupe. La gestion commune du cantinage, enfin,
permet également d’alléger en partie le fonctionnement ordinaire de la
prison, puisque la répartition des produits commandés est assurée par
le FLN.
III - Un conflit qui sonne le glas de la réforme carcérale
Le traitement collectif des détenus contre l’individualisation, la répression
contre l’amendement
À la Libération, dans des prisons surpeuplées où se mêlent prisonniers
de droit commun, collaborateurs et criminels de guerre, et face à
l’état déplorable du parc pénitentiaire, en partie détruit, la réforme
impulsée par Paul Amor marque un temps de reconstruction au cours
duquel la fonction sociale de l’institution carcérale est repensée. On
(ré)assigne à la prison des vertus thérapeutiques : l’enfermement
doit permettre l’amendement et, ensuite, la réinsertion sociale du
détenu. Cela passe, dans l’esprit de la réforme, par deux principes :
des régimes de détention progressifs, allant de l’isolement à la semi-
liberté, et l’individualisation de la peine, chaque détenu devant pouvoir
progresser à son rythme et traverser le temps de sa peine en fonction
de ses propres problématiques. Cette réforme est peu à peu mise en
place, et le nouveau code de procédure pénale de 1958, créant le Juge
d’application des peines, entérine un certain nombre des principes
issus de la réforme. Cependant, elle est loin d’être appliquée partout,
pour de multiples raisons : très coûteuse, elle rencontre par ailleurs
de nombreuses oppositions au sein de l’administration pénitentiaire
elle-même, et pose de multiples problèmes pratiques, a fortiori dans
une période de surpopulation carcérale forte. Ainsi, elle ne s’applique
réellement que pour une partie des condamnés à de longues peines,
les détenus les plus légèrement condamnés échappant largement à son
champ d’application.
66
Malgré ces nuances de taille, la réforme Amor reste toutefois l’horizon
des discours carcéraux, à défaut d’être celui des pratiques, quand
intervient la guerre d’Algérie94. Mais il est frappant de voir à quel point
les détenus politiques algériens échappent très vite à sa logique. Il est
significatif de noter qu’Etudes pénitentiaires, bulletin du bureau d’études
et de documentation de la direction de l’administration pénitentiaire,
réfléchissant entre 1958 et 1960 sur les nouvelles modalités de
l’incarcération induites par le nouveau code de procédure pénale, ne
dit strictement rien des détenus algériens : droits commun comme
politiques, ils ne sont évoqués que dans un court paragraphe, au sujet
des interdictions de séjour devant suivre l’incarcération. Mais pas un
mot n’est dit du temps qu’ils doivent passer derrière les barreaux :
ils sont ainsi pensés comme en dehors des questions pénitentiaires
ordinaires, de façon disjointe des problématiques liées à la carcéralité
et à la réforme.
De même, à partir de 1959, le traitement des prisonniers politiques
algériens se fait de manière totalement opposée à l’esprit de la réforme :
si, jusque-là, le régime spécial était accordé individuellement, par
décision ministérielle, à compter de la note de service du 4 août 1959,
le régime A est collectivement accordé aux détenus dont le caractère
politique du délit ou du crime est reconnu. L’attribution de ce régime est
évidemment un progrès, en matière de conditions de détention, pour les
détenus. Cependant, elle pose question en matière de droit, puisqu’elle
généralise à l’ensemble d’un groupe un régime qui, en principe, n’était
attribué de manière individuelle. Enfin, la prison ouverte de Casabianda,
symbole de cette politique de réforme pénitentiaire, est d’office
considérée comme impropre à recevoir le moindre détenu algérien95.
L’administration elle-même, dans son rapport général sur l’exercice
1962, tire d’ailleurs un bilan des effets de la guerre d’indépendance
algérienne sur les prisons : « Aussi bien et de même que les six années
94
A ce sujet, voir J.-C. Froment, La République des surveillants de prison. Ambiguïtés et paradoxes
d’une politique pénitentiaire en France (1958-1998), op. cit., p 42.
95
Rapport d’enquête résultant de la visite du procureur de la République et du juge d’application
des peines à la maison d’arrêt des Baumettes, sur les conditions de détention des prisonniers
relevant de la catégorie A, janvier 1962. Dossier « Marseille », AN, 19970394-07.
67
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
précédentes, des moyens importants, en locaux et en personnels, ont-ils
dû être affectés aux catégories spéciales de détenus [i.e. les détenus de
catégorie A] auxquelles les services centraux ont dû également consacrer
la majeure partie de leur temps, ne pouvant ainsi poursuivre que d’une
manière limitée l’œuvre générale de réorganisation des établissements et
de perfectionnement des méthodes »96.
Le resserrement de la fin de la guerre
Les derniers mois de 1961, jusqu’au printemps 1962, sont une période
difficile pour l’administration pénitentiaire, qui voit s’ajouter, aux
milliers de politiques algériens, les détenus dit « activistes », membres ou
proches de l’OAS. On constate que durant cette période, l’attribution
du régime A se fait plus difficilement, et ses conditions d’application
sont, dans de nombreuses prisons, plus strictes. Ce resserrement
s’effectue à l’occasion de la démission d’Edmond Michelet, remplacé
au poste de ministre de la justice par Bernard Chenot, plus proche de la
ligne intransigeante tenue par Michel Debré, lequel nomme, en pleine
grève de la faim – massive – des détenus FLN, un nouveau directeur
de l’administration pénitentiaire, Robert Schmelck, magistrat, ancien
procureur d’Alger et partageant la rigueur des conceptions du Premier
ministre au sujet des détenus politiques algériens. Cette grève de la faim,
déclenchée le 1er novembre 1961, répond à de multiples objectifs : des
rivalités internes au FLN poussent les différentes factions à des positions
« maximalistes » afin de compter leurs troupes, les négociations en
cours avec le gouvernement français incitent l’organisation à tenter
de peser sur les discussions en mobilisant le plus de grévistes de la
faim possible, le massacre du 17 octobre 1961 a généré une colère
importante chez les Algériens, mais surtout, il s’agit de répondre à un
resserrement de la discipline carcérale, portant notamment sur le temps
d’ouverture des portes des cellules, drastiquement réduit par une note
de service d’octobre 1961. Or, nous l’avons vu, c’est un enjeu crucial
pour les détenus, puisque ce temps d’ouverture des portes détermine
en grande partie leur capacité de communiquer et donc de s’organiser
collectivement.
96
Direction de l’administration pénitentiaire. Rapport général sur l’exercice 1962.
68
Le repositionnement de l’administration pénitentiaire, dans ce
contexte, se fait de manière paradoxale : une circulaire du 19 novembre
1961 permet de faire cesser presque trois semaines de grève de la faim.
Elle étend les droits associés au régime A, mais les conditions d’octroi
de ce régime sont, par la même occasion, fortement restreintes (en
sont exclus de son application les détenus accusés de crime de sang,
séquestration, destruction et dégradation de biens : il ne reste finalement
que les collecteurs de fonds ou distributeurs de tracts). Par ailleurs,
l’administration pénitentiaire fait preuve d’une certaine ambivalence
vis-à-vis des détenus activistes : elle ne leur octroie pas le régime A,
destiné à disparaître avec la libération du dernier détenu politique
algérien, mais elle crée deux nouvelles catégories de détenus : une
catégorie dite « B », bénéficiant d’un régime spécial plus restrictif que le
régime A, et une catégorie « C » réservée aux détenus ayant demandé le
régime spécial mais à qui il n’avait pas encore été accordé ou pour qui il
avait été rejeté : ces derniers sont alors détenus sous le régime du droit
commun, mais séparés des autres détenus97. Ces régimes sont accordés,
cette fois, individuellement et non plus collectivement.
Cependant, Jean-Claude Vimont a montré que, concernant le millier
de détenus activistes – en augmentation constante à partir des derniers
mois de 1961 – ce resserrement n’est qu’apparent. Ainsi, son étude
sur la caserne Thoiras de Saint-Martin-de-Ré montre que dans ce
« Sing Sing français », le régime réellement accordé aux détenus est
« particulièrement favorable », et l’est bien plus, dans les faits, que le
régime A appliqué aux Algériens. « Consommant de la bière, disposant
d’un club, de nombreuses activités ludiques et sportives – ils avaient
notamment à disposition un court de tennis – et organisant repas
collectifs et festivités », les détenus activistes y forment même un groupe
de « jazz »98.
97
Direction de l’administration pénitentiaire. Rapport général sur l’exercice 1962.
98
J.-C. Vimont, « Pieds Noirs Rythmes : un orchestre de détenus OAS dans le “Sing-Sing”
français », Criminocorpus [En ligne], Musique et Justice, Une histoire de (la) musique en prison,
mis en ligne le 12 janvier 2016, consulté le 04 mars 2016. URL : http://criminocorpus.revues.
org/3133 ; DOI : 10.4000/criminocorpus.3133
69
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Ainsi, la guerre d’Algérie n’est pas sans conséquence sur l’univers
carcéral, même après la libération des Algériens, puis des détenus OAS.
De fait, plus jamais un régime de détention spécifique n’a été reconnu
à des détenus politiques. Cette revendication, portée par les détenus
corses ou basques, mais aussi par les militants maoïstes incarcérés au
début des années 1970, n’a jamais abouti, malgré deux grèves de la faim
en 1970 et 197199.
L’administration pénitentiaire, réceptacle de tous les individus que
la justice civile ou militaire souhaite mettre, d’une manière ou d’une
autre, hors d’état de nuire, semble avoir été considérablement ballotée
par la guerre. Loin de mettre en œuvre une politique cohérente et
pensée comme spécifique, elle semble surtout s’adapter au coup par
coup, en fonction du rapport de force, des temporalités du conflit et
des matérialités locales. Ce n’est pas surprenant, dans le contexte d’un
conflit qui ne dit pas son nom : tant que l’Etat ne se situe pas dans
la problématique d’une guerre, mais dans une simple préoccupation
de sécurité et d’ordre public, l’adversaire – qui n’est d’ailleurs pas
véritablement nommé – n’est pas envisagé comme tel dans l’organisation
de l’action administrative, même si dans les faits, les acteurs ne sont pas
dupes et perçoivent « l’ennemi » comme tel, sur le terrain.
Par ailleurs, elle est soumise à une pression politique croissante au cours
du conflit, et exercée dans des directions de plus en plus différentes.
Une partie de la classe politique tend à se raidir et à faire de la question
des prisons un casus belli, comme nous l’avons vu à propos de Jean
Fraissinet ou de Michel Debré, tandis que le FLN parvient à porter
le cas des détenus algériens jusqu’à l’Assemblée générale des Nations-
Unies, qui vote une résolution condamnant le traitement que la France
leur réserve le 15 novembre 1961100, après que le comité de détention
99
J.-C. Vimont, « Les emprisonnements des maoïstes et la détention politique en France (1970-
1971) », Criminocorpus [En ligne], Justice et détention politique, Le régime spécifique de la
détention politique, mis en ligne le 06 octobre 2015, consulté le 04 mars 2016. URL : http://
criminocorpus.revues.org/3044 ; DOI : 10.4000/criminocorpus.3044
100
Résolution 1650 (XVI) de l’Assemblée générale des Nations-unies, 15 novembre 1961. URL :
http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=A/RES/1650(XVI)&Lang=F
70
de Fresnes a alerté la commission des droits de l’homme de l’ONU101
au moment où il déclenche cette ultime grève de la faim.
Enfin, pour le FLN, les prisons représentent un enjeu de poids :
contrôler les militants en détention, c’est maintenir, coûte que coûte la
cohésion de ses troupes, mais c’est aussi, d’une façon plus symbolique,
le moyen de constituer une future élite politique et militante pour
l’Algérie indépendante, qui aurait trouvé sa légitimité dans le prix
payé par l’incarcération. Et c’est, en dernier lieu, pour la fédération de
France du FLN, une façon d’attester de la part prise dans la lutte pour
l’indépendance, face à la direction de Tunis et à l’armée de libération
nationale qui combat sur le sol algérien.
Sans chercher à faire de la guerre d’Algérie la matrice de toute chose, il
est frappant que durcissement constaté à la fin du conflit sur la question
de la détention politique resurgit régulièrement depuis, tant dans la
revendication jamais satisfaite d’un régime particulier pour les détenus
politiques, que dans la lutte contre les conditions d’incarcération faisant
suite à la série d’émeutes des années 1970, initiée à la maison centrale
de Toul, dont le directeur est alors Georges Galiana, ancien directeur de
la prison… d’Alger102.
101
Lettre du Comité de détention de la prison de Fresnes à la Commission des droits de l’homme
de l’ONU (également adressée au Comité international de la Croix-Rouge, à la Commission
européenne des droits de l’homme et à la Ligue des droits de l’homme française, citée par
P. Kessel, G. Pirelli, Le peuple algérien et la guerre. Lettres et témoignages 1954-1962, Paris,
Maspero, 1962.
102
P. Artières, « Les mutins, la psychiatre et l’aumônier », Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004,
mis en ligne le 15 juin 2007. URL : http://leportique.revues.org/617
71
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
72
De l’ombre à la lumière : les révoltes pénitentiaires dans
la France des années 1970
par Nicolas Derasse, Maître de conférences en histoire du droit, Centre
d’histoire judiciaire, Université Lille 2
Si l’histoire pénitentiaire du XXe siècle ne peut s’écrire sans évoquer cette
belle impulsion qu’a été la réforme initiée par Paul Amor en 1945, elle
connaît, trente ans plus tard, un autre temps fort tout aussi marquant et
situé dans la continuité du texte d’après-guerre. Tout comme celle qui
l’a précédée, la réforme de 1975 « amorce des dynamiques nouvelles »103
qui trouvent une partie de leur justification dans l’actualité carcérale
troublée de la première moitié des années 70.
Comme l’affirme le socialiste Jean-Pierre Chevènement à l’époque des
faits, « la révolte du prisonnier est le mouvement le plus naturel »104.
Les personnes détenues ont pleinement donné sens à cette formule
lors des incidents qui vont rythmer le quotidien des prisons françaises
entre l’année 1971 et l’année 1974. Alors que les Trente Glorieuses
parviennent à leur terme, la question pénitentiaire s’invite dans le débat,
devenant un problème de société sur lequel les Français, jusqu’alors,
demeuraient assez peu sensibilisés. Bien portées par une partie de la
classe politique et par une action militante que les mass media relaient
habilement, les discussions s’amplifient à cette époque sur le sort des
personnes détenues, dans un contexte où les évènements du printemps
1968 ont répandu dans les esprits des idées contestataires.
Peu informés, parfois, sur les mouvements du dehors, les prisonniers
restent également peu au fait, globalement, des droits qui peuvent leur
être accordés. Nombreux sont ceux qui ignorent que les Nations Unies,
103
Pour reprendre l’argumentaire des organisateurs de ces journées d’études consacrées à
L’administration pénitentiaire : 1945, 1975, 2015, Direction de l’administration pénitentiaire,
déc. 2015.
104
Propos rapportés par A. Guérin, Prisonniers en révolte. Quotidien carcéral, mutineries et
politique pénitentiaire en France (1970-1980), Marseille, Agone, 2013, p. 66.
73
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
dans une résolution du 30 août 1955, ont adopté des règles minima
pour le traitement des détenus105. Ces normes préconisent la mise en
place d’un régime humain de détention ainsi que le respect de la dignité
au profit des personnes privées de liberté. Ces dernières aimeraient
elles aussi un peu goûter aux progrès d’une société marquée par la
« révolution invisible » évoquée par Jean Fourastié, et voir se concrétiser à
l’intérieur des murs quelques-unes des avancées offertes à la population
française. Toutefois, beaucoup restent conscientes que leur situation
et, plus largement, celle des prisons est ignorée du grand public. En
dépit des incidents survenus lors des années 1960, en particulier des
actions menées en détention par les membres du FLN puis de l’OAS à
l’occasion du conflit en Algérie106, les journalistes s’intéressent peu à ce
monde carcéral qui ouvre très difficilement ses portes à cette époque où
le discours sécuritaire est de mise. En témoignent les propos du garde
des Sceaux Jean Foyer en 1963, citant le doyen Ripert pour qui « les
pénalistes ne s’intéressent plus à la règle de droit, ils se passionnent sur
la qualité des haricots servis aux détenus »107.
L’information va donc venir de l’intérieur, par une voie particulière
qui reste indissociable des premières révoltes des années 1970, celle des
mouvements gauchistes. Leur action inaugure une prise de conscience
collective alimentée par plusieurs formes de rébellion, depuis la grève
de la faim jusqu’à des protestations plus violentes comme la mutinerie.
Ces incidents correspondent bien à l’idée que l’on se fait de la révolte,
en somme d’un « soulèvement contre l’autorité étatique », d’un « refus
d’obéissance » ou bien encore d’un « sentiment violent d’indignation
et de réprobation »108. Qu’ils soient individuels – on songe aux prises
105
Ces règles ont été reprises et adaptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le
19 janvier 1973, dans la résolution 73 (5). Tout en soulignant la « tendance (qui) se dégage de
déplacer l’accent du traitement en milieu fermé au traitement en milieu ouvert », cet organe
rappelle « que la détention dans un établissement pénitentiaire demeure, néanmoins, une
sanction pénale indispensable dans certains cas ».
106
Tour à tour, ces personnes ont réclamé le bénéfice d’un régime spécial de détention avec, à la
clé, des droits supplémentaires que les autorités ont fini par leur octroyer.
107
Propos repris dans J.-M. Varaut, La prison, pour quoi faire ?, Paris, Broché, 1972, p. 58. C’est
à Jean Foyer que l’on doit également la formule, livrée en 1964 : « Tous les agents de cette
administration [pénitentiaire] doivent être dans une véritable angoisse de l’évasion ».
108
Le Petit Larousse, éd. 2008, v° Révolte, p. 889.
74
d’otages ou aux agressions de personnels de surveillance – ou collectifs,
à l’image des mutineries, ces mouvements rythment le quotidien des
prisons entre 1971 et 1974, année durant laquelle une seconde phase
d’incidents rappelle aux pouvoirs publics l’urgence d’une réforme
d’ampleur qu’une prise de conscience seule et quelques mesures
secondaires ne peuvent remplacer. De cet acte II de la rébellion va
naître la réforme de 1975 qui constituera le terminus ad quem de notre
propos109.
L’objectif n’est pas ici de s’étendre sur des épisodes bien connus de
ce qui reste un moment sensible et très complexe de notre histoire
pénitentiaire. En plus des enjeux de ces révoltes110 – la reconnaissance
de droits notamment –, il paraît essentiel de revenir sur les éléments
qui ont contribué à faire sortir la prison de l’ombre et à changer le
regard, opaque, que la population française porte sur cette institution
et ceux, détenus comme surveillants, qui la composent. Au fond, ainsi
que l’a bien exprimé G. Paolucci, « comment le message des mutins
a été perçu, par l’opinion et par les pouvoirs ? »111. De même, faut-
il considérer que pour changer la prison, la révolte est un passage
obligé ? Les revendications des acteurs du monde carcéral, prisonniers
et personnels, s’éloignent fréquemment les unes des autres mais tous
ces individus œuvrent à leur manière pour une réforme pénitentiaire
qui ne peut aboutir sans une prise de conscience collective initiale qui
intervient avec les incidents de l’hiver 1971-1972 (I). Ce n’est qu’au
lendemain de ces premiers soulèvements et après quelques timides
avancées législatives qu’une seconde salve d’incidents survient, ceux de
l’année 1974. Derrière ces incidents, c’est une réforme pénitentiaire
d’ampleur qui se dessine (II).
109
Cette réforme, de par son ampleur, ne sera pas développée.
110
Comme le suggère M. Boucher, la prison, dans ces années 70, devient-elle « un enjeu de la
vie politique et médiatique déterminant ? », La nuit carcérale. Souffrir et éviter la souffrance en
prison, le cas français (1944-1981), TheBookEdition, Lille, 2011, p. 359.
111
Les mutineries de 1971 et 1974 dans les prisons françaises, Mémoire de D.E.A., Droit et Justice,
Université Lille 2, 2003, p. 12.
75
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
I. Une société confrontée à la réalité carcérale
En évoquant les évènements de Mai 68, certains auteurs ont parlé
d’un « rendez-vous » sinon « manqué », au moins « décalé » entre les
personnes détenues – souvent circonspectes face aux revendications – et
les manifestants112. Si la révolution n’est pas parvenue alors à franchir les
murs, elle va contribuer, a posteriori, à grossir les effectifs de la détention
avec une population carcérale qui s’est fortement rajeunie – incidence
du baby-boom – et politisée113. Quelques-uns de ses acteurs se comptent
en effet parmi les individus arrêtés puis placés en détention pour des
outrages, des atteintes à la fameuse loi « anti casseurs » de juin 1970 ou
pour avoir reconstitué des ligues dissoutes, en songeant essentiellement
à la Gauche prolétarienne à qui l’on doit le journal La cause du Peuple114.
Les maoïstes qui y militent, comme ceux de Vive la Révolution ou du
Secours rouge (J.-P. Sartre), découvrent l’univers carcéral, notamment un
groupe constitué des dirigeants de ces mouvements. Ce n’est qu’une fois
« embastillés » – tout un symbole –, qu’ils sont confrontés au printemps
1970 aux réalités de l’enfermement dans plusieurs prisons, à la Santé, à
Fresnes, à Rennes ou encore à Rouen115.
Bien mobilisés par leurs chefs de file – en pensant tout particulièrement
à Alain Geismar, dirigeant de la Gauche Prolétarienne et lui aussi
détenu – les maos, comme on les appelle, vont, avec efficacité, fustiger
le régime carcéral dans toute son étendue. A l’image des prisonniers
du conflit algérien, la grève de la faim est brandie comme une arme,
112
A. Guérin, Prisonniers en révolte, op. cit., p. 61. « Sans doute – ajoute l’auteur – les slogans
soixante-huitards » (« soyez raisonnables », « prenez vos désirs pour des réalités », « jouissez
sans entraves », « il est interdit d’interdire ») inspirent aux détenus « au mieux une certaine
perplexité, au pire une franche hostilité », ibid., p. 63. Il est utile de rappeler qu’à cette époque
« les prisonniers n’avaient pas accès aux médias ».
113
En 1970, la France compte un peu plus de 29 000 personnes détenues.
114
Cette publication, dirigée au départ par Jean-Pierre Le Dantec et Michel Le Bris, est reprise
en main par Jean-Paul Sartre au lendemain de l’arrestation et de la condamnation des deux
journalistes au printemps 1970. La Gauche Prolétarienne fut dissoute en mai 1970 à l’initiative
de Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur.
115
Sur le sujet, on renverra à la volumineuse étude de notre ami Jean-Claude Vimont – à qui
nous dédions cette contribution – « Les emprisonnements des maoïstes et la détention politique
en France (1970-1971) », Criminocorpus [en ligne], Justice et détention politique, mis en ligne
le 6 oct. 2015. Au total, ce sont près de 200 maoïstes qui sont incarcérés à cette époque.
76
utilisée collectivement en septembre 1970 et janvier 1971, d’abord
pour réclamer le bénéfice d’un régime spécial de détention propre aux
détenus politiques116 – régime accordé avec parcimonie par le garde
des Sceaux René Pleven –, ensuite pour affirmer leur solidarité avec
les détenus de droit commun. Compte tenu de leur situation, ces
contestataires portent intérêt désormais à la cause carcérale, avec un
discours de combat où les personnes détenues sont présentées comme
des « opprimés, des victimes sociales » dont les maos croient qu’ils
peuvent constituer « le bataillon de réserve de la Révolution »117.
Fort du soutien de nombreux intellectuels parmi lesquels l’on croise
Jean-Paul Sartre, Jean Genet ou encore Maurice Clavel, ces militants
gauchistes privés de liberté, considérés par certains comme des « petits
bourgeois qui veulent sortir de leur milieu, mais qui font appel à leurs
parents pour assurer les fins de mois »118, jouent malgré tout « le rôle
de détonateurs »119 en dénonçant, comme ils l’écrivent, le « scandaleux
régime actuel des prisons », pour reprendre les mots de la Déclaration des
« prisonniers politiques » qu’ils n’ont pas manqué de rédiger à l’époque
des faits. Par assimilation, leur attitude commence à se propager dans
les structures pénitentiaires de l’hexagone, en particulier à Toulouse, où
quatre détenus politiques, le 4 janvier 1971, entament une grève de la
faim. Quelques jours plus tard, ce geste est reproduit par une vingtaine
de maos de la Santé et par d’autres militants incarcérés à Fresnes, Fleury-
Mérogis mais aussi à Nantes, Bordeaux ou encore à Marseille. C’est au
moment même où ces prisonniers gauchistes décident de rompre leur
jeûne, décision annoncée par leurs avocats à la suite des améliorations
de leurs conditions de détention120, qu’ils trouvent un allié de poids
116
Ce régime se traduit par une absence de placement à l’isolement, le droit de consulter la
presse et de détenir un poste de radio, pas d’obligation au travail, des parloirs quotidiens sans
dispositif de séparation, la mise à disposition d’un local commun ainsi, entre autres, qu’un
regroupement des maoïstes à la prison de la Santé à Paris.
117
G. Paolucci, Les mutineries de 1971 et 1974 dans les prisons françaises, op. cit., p. 44.
118
La remarque émane du procureur de la République lors du procès de Pierre Vidal-Naquet et
de son épouse, en mai 1970, J.-C. Vimont, « Les emprisonnements des maoïstes et la détention
politique en France (1970-1971) », op. cit., p. 5.
119
A. Guérin, Prisonniers en révolte, op. cit., p. 12.
120
Le 8 février 1971, le garde des Sceaux René Pleven avait en effet rendu publique la formation
d’une commission chargée de se pencher sur le « régime pénitentiaire spécial ».
77
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
– le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) – dont l’action, avec
d’autres organes, va s’avérer déterminante dans le processus de révolte
des établissements pénitentiaires.
On connaît bien désormais, surtout grâce aux travaux de l’historien
Philippe Artières, ce GIP, à jamais associé à l’histoire contemporaine
des prisons121. Comme l’explique Michel Foucault le 8 février 1971,
cet organe ne cherche qu’à servir d’intermédiaire entre les personnes
détenues et la population française, pour mettre en lumière ce que le
philosophe appelle le « sous-sol du système pénal », cette « chambre de
débarras »122 sur laquelle le public n’est que peu instruit et informé. La
démarche n’a de sens que si la parole des personnes détenues est mise
en avant, de façon directe, sans commentaire pouvant nuire à la réalité
de leur condition carcérale. Il est bien original et audacieux à l’époque
de laisser s’exprimer ces individus privés de liberté. On ne peut nier en
effet, dans ce contexte tendu du début des années 1970, que « la parole
d’un prisonnier est la plus suspecte de toutes »123. Mais la finalité de cette
initiative est plus que claire : il est important de donner la parole aux
détenus et non de parler à leur place au risque de brouiller le message
qu’ils entendent livrer à qui veut bien l’entendre. Cette parole, c’est
bien là l’utilité de l’action menée par le GIP, peut désormais alimenter
le verbe et l’écrit des journalistes, lesquels ne manquaient jamais de
souligner à quel point les informations parvenaient difficilement à
franchir les enceintes des prisons. On comprend mieux pourquoi la
presse, celle de gauche surtout, a salué dès l’origine l’entreprise menée
par le trio fondateur Foucault, Vidal-Naquet et Domenach.
Dès les premiers temps, le groupe fait montre d’une capacité de
mobilisation importante. En plus des têtes d’affiche et des militants,
avocats, journalistes, médecins, magistrats, universitaires, qui s’activent
en province et à Paris, figurent les détenus, leurs familles ainsi que les
professionnels qui vont nourrir les questionnaires élaborés par le groupe
121
P. Artières, L. Quéro, M. Zancarini-Fournel (dir.), Le Groupe d’information sur les prisons :
archives d’une lutte (1970-1972), Paris, IMEC, 2003.
122
M. Foucault, Luttes autour des prisons (1979), dans Dits et écrits (1954-1988), t. III (1976-
1979), Paris, Gallimard, 1994, texte n° 273, p. 806.
123
A. Guérin, Prisonniers en révolte, op. cit., p. 42. « Plus encore qu’aujourd’hui » conclut
l’auteur, cette parole « était, au cours des années 1970, invalidée d’emblée par le discrédit jeté
sur la population carcérale ».
78
et distribuer avec discrétion dans les établissements pénitentiaires. C’est
grâce à ces documents et aux enquêtes menées, aux communiqués et
autres tracts124 que le GIP a l’occasion de dénoncer la situation carcérale
en France125, situation jugée Intolérable, pour reprendre un terme qui est
cher à cet organe. L’élan est tel que les initiatives se multiplient, venant
de toutes parts mais avec un lien certain qui est celui de la prison, dans
toutes ses dimensions. C’est ainsi qu’il faut considérer, à tire d’exemple,
la décision du docteur Antoine Lazarus, alors jeune médecin à la maison
d’arrêt de Fleury-Mérogis, de créer un Groupe Multiprofessionnel
des Prisons à Paris (un second suivra, à Lyon) dont la vocation est de
débattre de la question pénitentiaire à partir des expériences des uns et
des autres.
Le message, cher à Foucault, de « ne plus laisser les prisons en paix,
nulle part »126 chemine rapidement à l’intérieur comme à l’extérieur
des murs d’enceinte. Une partie de l’Europe carcérale a d’ailleurs
commencé à s’embraser, en Suède127 et en Hollande avec des grèves
de la faim, en Italie également où les phénomènes de rébellion ont
été initiés par des militants d’extrême gauche appartenant à la Lotta
Continua. Un peu plus tard, en septembre 1971, la révolte gagne les
Etats-Unis où le pénitencier d’Attica, dans l’Etat de New York, est
victime d’une mutinerie de grande ampleur qui se soldera par la mort
de 11 surveillants retenus en otages et de 32 prisonniers. Là encore,
dans un contexte de ségrégation raciale très tendu, la politisation du
mouvement est présente, comme les membres du GIP l’évoqueront
dans la brochure consacrée à L’assassinat de Georges Jackson, membre des
Blacks Panthers.
124
Parmi ceux-ci, on relèvera cet écrit qui fait mouche dans l’esprit de la classe politique : « Qui
vole un pain va en prison, qui vole un million va au Palais Bourbon », ibid., p. 101.
125
Est ainsi édité, en 1971, une Enquête dans vingt prisons. En tout, le GIP publiera quatre
brochures.
126
P. Artières et alii, Le Groupe d’information sur les prisons, op. cit., p. 52.
127
Dans ce pays, « un mouvement de soutien s’organise au dehors par le KRUM (Association
nationale pour l’humanisation du régime pénitentiaire) », ce qui permet qu’au « sein des prisons,
des délégués des détenus » puissent « négocier avec les autorités et le personnel pénitentiaire ».
Il est à noter que « lorsque les mutineries de la fin d’année 1971 éclatent en France, les détenus
suédois ont envoyé des messages de soutien aux détenus français », G. Paolucci, Les mutineries
de 1971 et 1974 dans les prisons françaises, op. cit., p. 9.
79
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Lorsque ce texte est publié, les tensions sont bien réelles dans les prisons
françaises. Il est vrai que la description des conditions de détention,
rendue possible par l’action du GIP qui s’appuie sur les témoignages
recueillis, alourdit un climat déjà dégradé. Le froid, la nourriture,
l’hygiène – l’heure est encore aux fameuses tinettes, c’est-à-dire des
seaux d’aisances –, la promiscuité, la santé, mais encore la discipline
– avec le recours, parfois, à la contention128 et aux brutalités – sont
des doléances récurrentes. C’est ce que veulent dénoncer les personnes
détenues dès les premières révoltes collectives. La forme compte autant
que le fond, et ces photos de mutins montés sur les toits, comme à Toul
en décembre 1971 ou à Nancy le mois d’après129 en sont une des plus
probantes démonstrations. Désormais, comme la presse le souligne, les
prisonniers ont un visage qu’ils font découvrir à la population française.
Par l’image, le message passe.
Désormais, la parole des détenus prend une tout autre dimension.
C’est par l’action, violente ou pacifique, que leurs mots vont parvenir
jusqu’aux oreilles des Français, sensibles, indifférents ou choqués par
ces rébellions contre l’autorité. Durant toute l’année 1972, les pouvoirs
publics veillent à ce que le mouvement venu des prisons ne prenne
pas trop d’ampleur, au besoin en reprenant d’une main ferme des
situations qu’ils ne veulent pas voir se détériorer. Face aux évasions,
aux grèves de la faim ou du travail, aux agressions, aux mutineries, aux
prises d’otages130 – avec le drame de Clairvaux, terrible pour la cause
des prisonniers – mais aussi à des actions pacifistes, l’administration
pénitentiaire, qui subit une forte pression de la part de ses personnels,
fait montre de rigueur en laissant intervenir les forces de l’ordre. Les
réactions observées à l’extérieur des enceintes concernées semblent
mitigées. Si la foule est prête à entendre ce que les mutins lui lancent
128
A la centrale Ney de Toul, et sur la foi du témoignage du docteur Edith Rose, psychiatre dans
cet établissement, « les détenus jugés arbitrairement turbulents par un surveillant ou le directeur
– le dénommé Galiana – restent attachés pieds et poings liés sur des lits de contention », après
avis du médecin « a posteriori » et pour une période qui peut s’étendre à dix jours, ibid., p. 25.
129
Sur ces mutineries de la centrale Ney de Toul et celle de la maison d’arrêt Charles III de
Nancy, on renverra au très beau film de Nicolas Drolc, Sur les toits, 2013.
130
Pour une chronologie de ces évènements comme de ceux de l’année 1974, on renverra à
l’ouvrage de P. Artières et alii, Le Groupe d’information sur les prisons, op. cit.
80
depuis les toits, elle est loin d’adhérer dans son ensemble à leur discours
et à leur attitude. Le cas est flagrant à Toul où, dit-on, « le face-à-face
avec les habitants […] est désastreux », ceux-ci encourageant même les
gardes mobiles à intervenir au cri de « Allez-y bon Dieu, la France est
avec vous ! »131.
Fréquemment, les détenus plus récalcitrants sont transférés vers d’autres
établissements, à l’image de ces 76 jeunes adultes ayant participé aux
incidents de Toul, installés au CNO de Fresnes. « Arrivés en vainqueurs –
souligne le personnel pénitentiaire – et encore excités de leurs exploits »,
ils tentent « de mettre le feu aux poudres dans l’établissement » mais
les éducateurs restent vigilants132. Lorsqu’ils s’expriment, ce sont des
droits que les personnes incarcérées revendiquent, notamment un
« statut juridique minimum » – pour reprendre une formule de Michel
Foucault –, l’accès à l’information, la réorganisation du travail, le droit
d’association, des droits sociaux, des aménagements de peine mais aussi
le bénéfice des colis de Noël dont la suppression, décidée par René
Pleven en novembre 1971, à la suite de l’affaire Buffet-Bontems, avait
provoqué l’étincelle133. Ces doléances font consensus chez tous ceux qui
militent pour l’amélioration de la condition carcérale, à commencer
par le Comité d’Action des Prisonniers (CAP) qui s’est constitué autour
de la personnalité de Serge Livrozet134 en novembre 1972. C’est à cet
organe, qui compte dans ses rangs une majorité d’anciens détenus – à
commencer par le susnommé –, qu’échoit la lourde tâche de récupérer
le flambeau transmis par l’éphémère GIP qui s’auto dissout quelques
semaines plus tard.
131
A. Guérin, Prisonniers en révolte, op. cit., p. 117. « Les pompiers, ajoute l’auteur, sont priés
d’introduire dans leurs lances de l’acide sulfurique ».
132
Propos rapportés par M. Boucher, La nuit carcérale, op. cit., p. 229.
133
La circulaire du garde des Sceaux faisait suite à l’agression d’un surveillant à la prison Saint-
Paul de Lyon le 27 juillet 1971. Le détenu avait porté les coups grâce à des armes transmises
dans un colis de livres. Au lendemain de la mort de l’agent pénitentiaire, quelques jours plus
tard, les syndicats se firent entendre auprès de la Chancellerie. La suppression des colis de Noël
qui s’ensuivit fut assouplie pour les mineurs et les femmes.
134
Pour cet homme qui revendique ses positions anarchistes et qui se considère comme « la
conséquence d’un système », « la révolte est saine et logique », S. Livrozet, De la prison à la
révolte, Mercure de France, Paris, 1999, p. 164 et 166.
81
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Pour Michel Foucault et ses amis, l’heure est venue de dresser le bilan
au sortir d’une période de tension très vive durant laquelle une bonne
cinquantaine d’incidents, plus ou moins graves, a affecté les prisons
de l’hexagone. Au terme de l’année 1972, les finalités poursuivies
par les membres du GIP, que certains de ses détracteurs qualifient,
non sans ironie, de « Groupement d’Intoxication du Public » (la
formule émane d’un procureur), ou, avec plus de méchanceté, de
« rassemblement de hooligans », selon la parole d’un syndicaliste
pénitentiaire, paraissent atteintes135. L’opinion a bien été sensibilisée à
l’existence des problématiques carcérales. La priorité était bien là et non
dans la quête d’une réforme pénitentiaire à laquelle les fondateurs du
Groupe d’Informations sur les Prisons n’osaient prétendre, comme ils
l’avaient souligné dès le départ136. Tous étaient bien conscients que leur
démarche pouvait, et c’était là un risque majeur, contribuer à ce que la
situation finisse par se détériorer et conduire à la rébellion, comme cela
s’est produit.
Finalement, la question de la responsabilité du GIP et de ses membres
reste posée. L’administration pénitentiaire a son idée sur ce point, elle
qui cherche à faire de ces militants du GIP ou encore du CAP des
boucs émissaires. Cela la dispense un temps de devoir se livrer à son
autocritique tout en continuant de masquer les difficultés rencontrées
que les acteurs de la prison sont les premiers, parfois, à dénoncer. Le
grand public, pour sa part, n’a pas entièrement pris conscience que «
les mutineries signifient davantage que la revendication de droits ». Et
pourtant, comme l’a bien relevé G. Paolucci, « un peu à la manière
d’une sirène d’alarme, les mouvements de détenus révèlent au grand
jour l’existence d’un système pénitentiaire qui vieillit bien mal […] Il
est nécessaire de réformer cet ensemble »137.
135
Propos rapportés par G. Paolucci, Les mutineries de 1971 et 1974 dans les prisons françaises,
op. cit., p. 41 et 45.
136
« Foucault ne croit pas aux réformes pénitentiaires. Il est bien placé pour savoir qu’elles ont
échoué tout au long des XIXe et XXe siècles. Aussi le GIP ne propose aucune réforme et « ne
rêve pas d’une prison idéale », qu’il ne croit pas possible », A. Guérin, Prisonniers en révolte, op.
cit., p. 102.
137
Les mutineries de 1971 et 1974 dans les prisons françaises, op. cit., p. 12.
82
II. Des révoltes pour une réforme
Si la presse s’était fait en partie le relais des incidents qui s’étaient
produits dans les prisons lors des années 1971-1972 ainsi que des actions
et des manifestations organisées à l’extérieur des murs d’enceinte, les
retombées demeuraient encore décevantes, en particulier du point de
vue législatif. Si quelques mesures furent bien adoptées, elles ne suffirent
aucunement à éteindre un feu qui continuait de couver ici et là, ce
que n’ignorait pas l’administration pénitentiaire qui, dans son rapport
de l’année 1971, lançait déjà l’alerte par quelques formules dénuées
d’ambiguïté : « Il n’est sans doute pas possible de mesurer encore toute
la portée de ces évènements qui ont eu un retentissement extraordinaire
sur la population pénale et sur le personnel ; mail il faut bien constater
une modification de comportement, qui se traduit par une insolence
sinon une agressivité grandissantes chez les détenus et par un certain
découragement parmi les agents »138.
En pleine « année noire pour l’administration pénitentiaire », pour
reprendre les mots de René Pleven139, la réprobation n’est pas unilatérale,
avec une gronde qui sommeille chez les personnels de surveillance et
qui, si elle s’exprime, peut rejoindre les mouvements des personnes
détenues. L’essentiel pour les pouvoirs publics est de donner un signe
et d’exprimer d’une manière ou d’une autre que le message a bien été
reçu. C’est ce que l’on comprend dès la réunion, à l’initiative de la
Chancellerie, de la commission présidée par le magistrat et ancien
directeur de l’administration pénitentiaire Pierre Schmelck140 au
lendemain de la mutinerie de la centrale Ney de Toul. Le rapport qui
s’ensuit, rendu public le 8 janvier 1972, fait la lumière sur ce premier
incident majeur, pour ne pas dire l’étincelle, sans chercher à masquer
les véritables problèmes mais sans accabler non plus l’administration
138
Propos rapportés par M. Boucher, La nuit carcérale, op. cit., p. 372.
139
Le garde des Sceaux de Georges Pompidou faisait ici référence aux évènements de la fin
d’année 1971, et surtout aux épisodes qui, comme celui de la centrale de Clairvaux, s’étaient
soldés par le décès de surveillants, ibid., p. 180.
140
Il fut à la tête de cette administration de 1961 à 1964. A l’époque de la commission, il occupe
les fonctions d’avocat général à la Cour de cassation. La commission est composée d’une juge
de l’application des peines et de deux aumôniers de prison.
83
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
pénitentiaire. Au fond, comme l’exprime cette personnalité devant la
presse, « les méthodes mises en œuvre depuis 1945 ne sont peut-être
pas les meilleures. Il faut les repenser »141. La commission avait en tête
les pratiques observées à Toul, tenu alors par un « ancien chef de camp
de prisonniers en Algérie »142, le très sévère Monsieur Galiana dont le
passage, quelques années plus tôt à la maison centrale de Nîmes, s’était
soldé par une révolte des détenus. Plusieurs suggestions sont émises pour
remédier à ce type de situation et « pour adapter l’exécution des peines
aux données du monde moderne ». Parmi elles, des « séjours au mitard
qui ne peuvent plus excéder 45 jours », des « punitions collectives » à
prohiber « tout comme les privations de visite ou de correspondance »
ou encore l’abolition de la règle du silence, « peu respectée »143.
S’il ne peut pleinement apporter satisfaction au GIP, qui espérait plus
de l’initiative du ministère de la Justice, le travail de la commission
Schmelck est une première étape lors de laquelle la nécessaire remise
en question de la politique pénitentiaire cesse d’apparaître comme une
chimère. La classe politique, de droite comme de gauche, partage de plus
en plus cette opinion, quelquefois même avec un discours plus proche
de la fermeté que du politiquement correct. « Que dire des services
pénitentiaires ? » s’exclame ainsi le gaulliste Ernest Rickert, député du
Bas-Rhin, ajoutant que « le monde carcéral vit dans un autre siècle.
Comment s’étonner alors de certaines mutineries ? Ce ne sont plus des
hommes qui emplissent nos prisons, mais des bêtes mal soignées »144.
Ce premier pas en avant de l’autorité publique a bien pour effet de
casser la spirale des incidents et de concéder que la question carcérale est
beaucoup plus sensible qu’on ne pouvait l’imaginer dans la France des
Trente Glorieuses. A l’heure où la prison est propulsée comme un thème
à la mode, les médias dépassent désormais la simple couverture des
rébellions – il est vrai que les tensions sont retombées – pour s’attaquer
au fond et réfléchir aux modes d’expression de la révolte, en prenant
141
Déclaration à l’Agence d’Illustration pour la Presse (AGIP), 10 janvier 1972.
142
P. Artières et alii, Le Groupe d’information sur les prisons, op. cit., p. 161.
143
Y. Leu, « Les mutineries de l’été 1974 et la réforme de 1975 », dans C. Carlier (dir.), Histoire
des prisons de Loos, DISP Lille, Lille, 2006, p. 149.
144
Propos rapportés par M. Boucher, La nuit carcérale, op. cit., p. 180.
84
soin de ne pas se cantonner aux seules mutineries. C’est la démarche
qu’entreprend Le Figaro en évoquant, dans son édition du 24 novembre
1972, l’épineuse question du suicide en détention145. Cette « forme ultime
de protestation »146 est à relier aux multiples automutilations, avec des
radiographies surprenantes d’estomac de détenus où les fourchettes et
les lames de rasoir deviennent de bien indigestes corps étrangers. A côté
de ces gestes, que d’aucuns perçoivent comme des appels au secours, il
y a la considération que l’on peut porter à l’administration pénitentiaire
ainsi qu’à son image. Celle-ci s’en inquiète dès que le feu se ranime,
craignant « le relais médiatique extérieur » toujours à même d’amplifier
chaque « mouvement protestataire »147. C’est à cette confession que
se livre le directeur de la prison de Fresnes, un établissement dont
on connaît la valeur symbolique pour les surveillants. A la suite de
l’intervention des forces de l’ordre début février 1972, ce cadre expose à
sa hiérarchie que : « La toute-puissance des directeurs, dont une certaine
propagande fait son cheval de bataille, est un mythe auquel les détenus
ne croient plus […] La population pénale a pris conscience de sa force et
de son irresponsabilité collective et la peur s’installe parmi le personnel
qui reçoit maintenant des menaces individuelles […] Si nous ne faisons
rien, nous allons passer pour des cloches »148.
Faut-il voir quelques signes d’encouragement sinon l’amorce d’un mea
culpa dans le rapport que l’administration pénitentiaire rend public et qui
se réfère à l’exercice 1972 ? Dans cet écrit, on perçoit plus que l’aveu de
difficultés. Ses rédacteurs évoquent en effet « une situation regrettable »
sans rien cacher des éléments qui en sont à l’origine, comme « le manque
de moyens », l’état matériel des établissements mais aussi l’insuffisance
des effectifs chez des personnels qui attendent une amélioration de
leur statut149. Le moment paraît opportun pour s’engager dans la voie
de la réforme, pour ne pas laisser s’enliser des doléances au risque de
145
L’article est intitulé : « Le suicide, ultime expression du détenu ». A la fin de l’année 1972
et au début de l’année 1973, Le Monde ainsi que France Soir consacreront également plusieurs
articles à ce thème.
146
G. Paolucci, Les mutineries de 1971 et 1974 dans les prisons françaises, op. cit., p. 87.
147
M. Boucher, La nuit carcérale, op. cit., p. 371.
148
Id.
149
G. Paolucci, Les mutineries de 1971 et 1974 dans les prisons françaises, op. cit., p. 91.
85
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
voir surgir de nouvelles rébellions. Le garde des Sceaux René Pleven s’y
emploie en menant à leur terme deux textes – le décret du 12 septembre
et la loi du 29 décembre 1972 – qui, l’un comme l’autre, conduisent
la France à entrer dans le rang pour mieux se rapprocher des normes
adoptées par l’ONU en 1955 et bientôt par le Conseil de l’Europe,
dès l’année 1973. Dans ces décisions règlementaire et législative, les
avancées sont significatives. Parmi elles, la création d’une commission
d’application des peines dans chaque établissement, l’institution de
commissions de surveillance des structures pénitentiaires, la recours à
des réductions de peine pour les personnes condamnées mais encore
l’élargissement des conditions d’octroi de la libération conditionnelle.
Ces mesures s’inscrivent dans la continuité de celles adoptées à l’été
1971, lorsque le ministre Pleven, par circulaire, avait aboli la règle
du silence, avec l’insuccès que l’on sait150, autorisé l’accès à la presse
quotidienne en détention ou encore permis aux femmes détenues de
cantiner des produits de beauté. On ne peut nier, chez les pouvoirs
publics, la volonté d’améliorer le régime carcéral dans les prisons
françaises mais il reste malgré tout quelques verrous qui freinent des
réformes plus ambitieuses. Ces verrous sont en train de céder peu à peu,
comme le montre le remplacement de l’impopulaire préfet Maurice Le
Corno151 par le magistrat Georges Beljean à la tête de l’administration
pénitentiaire en juin 1973. Ce signe d’ouverture attendu par une
grande majorité du personnel pénitentiaire contribue à libérer la parole
des agents, convaincus que leur témoignage ne restera pas vain au sein
d’une institution qui, désormais, se montre moins étanche au « discours
critique sur la prison »152. Dès lors, le propos n’est plus à sens unique de
la part des autorités, lesquelles commencent à admettre que le problème
est plus profond que l’action des « éléments subversifs »153 prêts à tout
pour déclencher les mutineries.
150
Supra, note 41.
151
La direction de l’administration pénitentiaire n’avait pas échappé à des membres du corps
préfectoral depuis l’année 1964.
152
Ce discours « semble toucher les nouveaux membres de l’administration centrale qui affichent
parfois une analyse sévère de leurs collaborateurs sur le terrain en évoquant une refonte de la
prison vers la réinsertion sociale », M. Boucher, La nuit carcérale, op. cit., p. 157.
153
La formule émane du directeur de l’administration pénitentiaire Maurice Le Corno, Le
Monde, 18 janvier 1972.
86
La population détenue guette la concrétisation de ces premières mesures,
avec grande impatience. Elle ne s’en satisfait pas cependant, attendant
un plus vaste chantier qu’une note de synthèse du ministère de la
Justice à l’été 1973 semble augurer, tout autant que les propos tenus
lors des réunions du Conseil supérieur de l’administration pénitentiaire
jusqu’au printemps de l’année 1974. Lors de ces discussions, l’attention
est portée sur la nécessité de « repenser » la « politique et notre législation
pénale à partir d’un examen lucide des réalités pénitentiaires », ce qui
peut passer par un « décloisonnement de l’administration pénitentiaire »
et une ouverture vers la société pour rompre le « phénomène de rejet »
mutuel entre les Français et la prison. Dans le « changement capital
d’objectif » qui est suggéré – l’administration pénitentiaire étant invitée
à entrer dans une phase de modernité – « l’amendement » de la personne
détenue apparaît comme une priorité154. Les ambitions sont bel et bien
revues à la hausse. N’y a-t-il pas ici une stratégie de communication
après quelques mois où les agents pénitentiaires et les personnes qu’ils
surveillent n’ont pas constaté de changements radicaux, au niveau de
leur statut pour les uns et de leurs droits pour les autres ? La déception
est à la hauteur des attentes, assez en tout cas pour attiser des tensions
encore palpables dans les prisons du pays.
L’ensemble de ces acteurs est partie prenante lors des révoltes qui se
déroulent durant l’été 1974. Cet acte II de la rébellion carcérale
se singularise par la violence et par l’ampleur des évènements. Dans
l’hexagone, ce ne sont pas moins de 89 incidents qui sont en effet
recensés dans une période qui s’étend du 19 juillet au 5 août155. Dans
l’information qu’elle distille aux médias, l’administration pénitentiaire
cherche à désamorcer les tensions, comme elle l’avait fait dès l’hiver
1971. Elle minimise ainsi bon nombre de mouvements en évoquant
leur aspect pacifique et en soulignant que les mutineries demeurent
circonscrites à quelques structures. Les choses vont pourtant très vite
154
Propos repris par G. Paolucci, Les mutineries de 1971 et 1974 dans les prisons françaises, op.
cit., p. 91.
155
Dans son étude, A. Guérin signale encore que « 50 % des établissements échappèrent à la
vague et près de 60 % des établissements touchés n’eurent à déplorer aucun désordre profond ».
Quant au nombre de mutineries, il s’élève à 9 selon l’administration pénitentiaire, Prisonniers
en révolte, op. cit., p. 147.
87
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
dégénérer et l’on ne peut qu’observer un phénomène de contagion
des désordres carcéraux, en particulier lorsque les mutins – certains le
recherchent d’ailleurs – sont transférés par mesure disciplinaire dans
d’autres prisons où ils sont prompts à propager la révolte. Entretenu
involontairement par les médias, le mimétisme est souvent relevé,
comme chez ces détenus de Loos qui, en juillet 1974, depuis les toits
de la maison centrale, lancent à la foule qui les observe qu’ils veulent «
faire comme les autres »156.
A Caen, à la Santé, à Nîmes, à Saint-Martin-de-Ré et dans bien
d’autres établissements, l’origine des incidents apparaît dans toute sa
diversité. Certains protestent contre la surpopulation là où d’autres
réagissent contre des promesses non tenues. Parfois, l’étincelle peut
venir d’une simple dispute entre caïds, comme on le présente dans la
maison centrale de Clairvaux. Au cours de ces rébellions, il n’est pas
rare d’entendre que le personnel a joué un rôle actif en incitant par son
comportement ou par sa passivité des désordres dont ils n’ont pas été
les acteurs directs. Les modes opératoires rappellent l’hiver 1971-1972,
avec des détenus sur les toits, des bâtiments saccagés, des incendies et
l’intervention voulue rigoureuse des forces de l’ordre à l’issue parfois
tragique157. Les directives strictes du ministre de l’Intérieur sont en
effet respectées à la lettre. Cette personnalité politique reste d’ailleurs
convaincue que le principal frein à la réforme pénitentiaire est le détenu
et que cette dernière ne pourra aboutir que lorsque que « le calme
sera revenu »158. Quelques professionnels s’emploient sur ce front en
tentant de mener des négociations avec les détenus perturbateurs mais
la manœuvre n’est pas toujours du goût des autorités locales159. D’autres
156
La Voix du Nord, 26 août 1974.
157
Ces assauts se solderont par la mort de 7 personnes détenues. Michel Poniatowski, ministre
de l’Intérieur du président Giscard d’Estaing, avait donné des consignes de grande fermeté et
rappelé l’importance « de préserver les citoyens à l’extérieur des prisons », Nord Eclair, 2 août
1974.
158
La Voix du Nord, 2 août 1974.
159
A ce titre, on peut relever l’initiative d’un substitut du TGI de Lille, un certain Monsieur
Menez qui, en charge de l’exécution des peines, rallie la maison centrale de Loos « avec
l’intention d’entamer le dialogue avec les détenus et les calmer ». L’intervention « musclée d’un
CRS » et l’attitude d’un « commissaire de police qui lui demande de quitter les lieux » ne lui
permet d’aller au bout de sa démarche, G. Paolucci, Les mutineries de 1971 et 1974 dans les
prisons françaises, op. cit., p. 77.
88
cas se présentent qui montrent que le dialogue n’est pas rompu, y
compris avec la hiérarchie pénitentiaire, en particulier lorsque celle-ci
est confrontée aux revendications de ses surveillants. A la maison d’arrêt
d’Arras, la situation est même cocasse en ce sens où le surveillant-chef
Lucien Hénocq, dirigeant de la structure et « présenté par un détenu
comme le chef d’une grande famille » voit sa grève de la faim, celle de
ses proches et celle de ses surveillants, soutenues par les prisonniers de
l’établissement160.
La particularité des rébellions de l’été 1974 est bien là, dans cette
union de circonstance entre les personnes détenues et celles qui
veillent sur leur détention. Cette alliance reste toutefois friable tant
les objectifs divergent. Alors que les prisonniers, comme l’exprime
le CAP, réclament « l’exécution totale de la réforme » Pleven161, les
surveillants – dont 80 % se déclarent en grève pour 3 jours début
août162 – aspirent, en radicalisant leurs actions, à une refonte de leur
statut, à une revalorisation de leur traitement et à un renforcement de
la sécurité dans les établissements. Beaucoup ne sont plus en phase avec
leur autorité de tutelle et, constatant la dégradation de leurs conditions
de travail, sont à la recherche d’un sens à donner à leur fonction.
Cette « colère » du personnel de surveillance contribue indéniablement
à « accélérer le processus de réforme »163, à une époque où la « maturité
politique »164 sur la question pénitentiaire a semble-t-il progressé. On
le perçoit dans l’attitude de Valéry Giscard d’Estaing, en particulier par
ce geste sans précédent et sans avenir à ce jour, d’instituer un secrétariat
d’Etat à la condition pénitentiaire – Gadget élyséen selon certains165 –,
confié à Hélène Dorlhac de Borne, femme de conviction non issue,
160
A. Guérin, Prisonniers en révolte, op. cit., p. 190. En certains lieux, les pétitions élaborées par
le personnel de surveillance ont même été signées par les personnes détenues.
161
Ibid., p. 141. Même le chef de cabinet de Pleven, ajoute l’auteur, « reconnaît qu’un fossé
sépare les textes de leur mise en application et que du temps est nécessaire » (p. 142).
162
Ibid., p. 149.
163
G. Paolucci, Les mutineries de 1971 et 1974 dans les prisons françaises, op. cit., p. 85.
164
M. Boucher, La nuit carcérale, op. cit., p. 386.
165
L’expression émane d’A. Guérin, Prisonniers en révolte, op. cit., p. 201.
89
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
point très positif, du « sérail politique »166. L’heure est à la réconciliation,
comme l’attesteront l’inédite poignée de mains du président de la
République à la prison de Lyon le 10 août 1974 et les incessantes
visites de Madame Dorlhac de Borne dans les établissements touchés.
Il s’agit désormais de montrer que le problème carcéral est traité en
plus haut lieu et que les revendications du personnel pénitentiaire et
des personnes détenues sont entendues. Il convenait alors de rétablir
un dialogue parfois volontairement rompu par la classe politique,
soucieuse d’orienter l’opinion publique sur les révoltes. On songe ici
à cette fameuse « journée portes ouvertes » organisée par le député-
maire Arthur Notebart à Loos, en présence de la presse167. En montrant
à la population les dégâts provoqués, c’est « le contribuable que l’on
veut atteindre »168. Le quotidien Nord Eclair dresse de cette journée un
constat plus qu’accablant en soulignant que « si les autorités voulaient
dresser l’opinion publique contre les détenus, la journée était inutile »169.
Deux circulaires des 23 et 26 août ne sont pas de trop pour rattraper
ces maladresses et renouer un lien très dégradé avec la société civile.
Par quelques mesures visant à aménager les droits des personnes
détenues170, les pouvoirs publics gomment une partie du mal-être de
cette population carcérale et veillent à respecter une plus large dignité à
leur égard. Peut-être est-ce déjà trop pour une majorité de la population
qui paraît sensibilisée non pas au sort des individus incarcérés mais aux
améliorations, qu’elle juge excessives, de leurs conditions de détention,
au point de croire à cette absurdité éloignée de la réalité carcérale que
furent les prisons « quatre étoiles ». Malgré tout, l’image restera.
166
M. Boucher, La nuit carcérale, op. cit., p. 157.
167
L’idée, « approuvée en plus haut lieu » par « le porte-parole de M. Poniatowski, ministre de
l’Intérieur », était « d’ouvrir la centrale de Loos au public afin que celui-ci se rende compte des
dégâts commis par les prisonniers », G. Paolucci, Les mutineries de 1971 et 1974 dans les prisons
françaises, op. cit., p. 72.
168
Ibid., p. 89.
169
Nord Eclair, 6 août 1974.
170
Citons parmi ces décisions l’amélioration des conditions de travail, la disparition des
fameuses « cages à poules », la fréquence accrue des parloirs, le droit de se marier en détention,
l’utilisation du transistor ou encore l’abandon du costume pénal.
90
« La réforme pénitentiaire, vous y croyez ? – Oh, depuis qu’on en
parle… – Ce qui compte pour moi, c’est ma libération conditionnelle !
– Vous croyez que ça va changer quelque chose pour moi tout de
suite ? »171. De cet échange verbal entre la secrétaire d’Etat Hélène
Dorlhac de Borne et quelques détenus à l’été 1974 émerge toute la
difficulté de réformer l’institution pénitentiaire. Tel est l’enseignement
des révoltes des années 1970 qui, en deux sessions, trouvent une
issue législative avec la réforme, là aussi en deux volets – libéral et
sécuritaire – de 1975172. L’un de ses artisans, Jacques Mégret, directeur
de l’administration pénitentiaire, aspirait à un « dialogue » sans cesse
renouvelé entre les détenus et le personnel, en particulier les surveillants
dont il convenait de « freiner les ardeurs sécuritaires »173. Au-delà des
malaises qu’elles ont véhiculés, des souffrances engendrées, les révoltes
des années 1970 nous ont au moins appris que les espoirs de cet homme
n’étaient pas insensés, en particulier lorsque les intérêts convergeaient.
A ces espoirs, il fallait un autre ingrédient que Pierre Cannat avait bien
identifié dès 1950. Selon lui, « le succès d’une réforme pénitentiaire
exige au préalable une réforme des états d’esprit : au sommet, à tous les
échelons du personnel et dans le grand public »174. Cette entreprise, on
le voit, repose sur une délicate et fragile alchimie mais elle seule doit
permettre que les prisons ne restent pas, comme l’exprimait Michel
Foucault en 1970, « une des régions cachées de notre système social »175.
171
H. Dorlhac de Borne, Changer la prison, Paris, Plon, 1984, p. 106.
172
Cette réforme dite Lecanuet « repose sur trois textes fondamentaux : la circulaire du 23 août
1974, portant application de la réforme pénale et pénitentiaire, le décret du 23 mai 1975 (qui
créé notamment les Quartiers de Sécurité Renforcée, appelés plus tard les QHS) et sa circulaire
d’application du 26 mai 1975 », P. Pédron et J.-P. Duroché, Droit pénitentiaire, Paris, Vuibert,
2011, p. 43.
173
A. Guérin, Prisonniers en révolte, op. cit., p. 211 s.
174
Propos rapportés par M. Boucher, La nuit carcérale, op. cit., p. 182.
175
P. Artières et alii, Le Groupe d’information sur les prisons, op. cit., p. 43.
91
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
92
Partie II.
La réforme de 1975 :
l’amorce de dynamiques nouvelles
Cette seconde partie aborde la réforme de 1975 et permet de saisir en
quoi elle a infléchi de manière durable l’administration pénitentiaire,
et dans quelles limites. Les textes présentés reviennent d’abord sur le
contexte d’émergence de cette réforme : révoltes des détenus et rôle
des associations en faveur des droits des détenus notamment. Ils
approfondissent également ce que cette réforme semble porter, à savoir
le développement des droits des personnes détenues.
Mais comment cette réforme est-elle mise en œuvre concrètement au
niveau des établissements ? En quoi la reconnaissance de nouveaux
droits impacte-t-elle les pratiques professionnelles ? Comment les
personnels de surveillance se sont-ils saisis du droit et appréhendent-
ils l’émergence des droits des détenus ? Les textes réunis ici permettent
d’éclairer la réforme sous l’angle de ses impacts pratiques.
Enfin, on verra que la réforme de 1975 impulse un décloisonnement
de l’institution sur l’extérieur et ouvre un climat permettant à des
expérimentations nouvelles de voir progressivement le jour (ex : le SME,
dès 1970 ; le TIG en 1983 ; l’expérimentation de Thol en 1986-1988).
93
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
94
« L’esprit de la réforme » de 1975
par Antoine Lazarus, médecin des prisons au moment des révoltes,
animateur du groupe multi-professionnel des prisons, Pr. émérite de
santé publique et de médecine sociale, Université Paris 13
Travailler sur la réforme de 1975 m’amène à remonter dans mes
souvenirs de médecin des prisons au début des années 1970. J’ai assuré
cette fonction environ 5 années, et je l’ai interrompue d’une manière
brutale et imprévue après avoir participé à une émission de télévision
où je racontais la réalité à l’intérieur des prisons. Depuis, sans jamais
avoir arrêté, j’ai continué à m’intéresser aux questions de prison à
travers le GMP (Groupe Multiprofessionnel des Prisons) puis l’OIP
(Observatoire International des Prisons) fondé au début des années
1990. Si le Secrétariat International n’existe plus, la section française
de l’OIP s’est développée depuis 20 ans, arque boutée sur l’exigence du
respect des droits des détenus et l’amélioration de leurs conditions de
détention. J’ai arrêté récemment d’en assurer une présidence de trois
années.
Les journées d’études de la DAP donnent la parole à des acteurs qui
sont souvent pris pour objet par les chercheurs. Cela m’autorise donc
un exposé plus subjectif, moins soucieux de s’en tenir à une méthode
trop rigoureuse ou au respect d’une « bonne distance ».
Dans « L’esprit de la réforme » que signifie le terme d’esprit ? Je ne sais
pas très bien mais dans les conversations que nous avons eues pour
préparer cette intervention, nous avons convenu qu’il s’agit d’essayer de
saisir et de montrer l’origine, la nature et les effets de cet état d’esprit,
de ce moment politique, qui, dans les prisons de France, avant et après
1975, a apporté des changements visibles et fortement ressentis.
Amorce de changements dans les conditions de vie des détenus et
reconnaissance de droits nouveaux. Changement considérable, dans le
vécu des personnels interpellés sur leurs niveaux de formation, sur la
95
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
manière d’agir avec les détenus, sur le fait qu’ils sont de moins en moins
protégés par une espèce de toute puissance du silence pénitentiaire,
sur des irrégularités de leurs pratiques et notamment sur les mauvais
traitements vis à vis des détenus, enfin que sais-je…
En réfléchissant sur ce thème, j’ai pensé pouvoir rappeler le contexte
des dynamiques de changement qui a permis de forcer des résistances.
Quelques exemples. En ce qui me concerne, si aujourd’hui je suis
professeur émérite de médecine en santé publique et médecine sociale,
au début des années 1970, je suis interne de médecine à Fleury-
Mérogis. J’avais à peu près fini mes études de médecine, ayant fait aussi
de la réanimation et un peu de psychiatrie. Simultanément je suis déjà
moniteur puis assistant à Paris à la faculté de Médecine Necker–enfants
malades.
Chose étonnante, l’administration pénitentiaire m’a embauché. Erreur
due à sa précipitation d’un jour pour pallier au manque urgent de
médecins. Les médecins faisaient défaut au moment d’une agression
sanglante de surveillants par un détenu du quartier disciplinaire. Je suis
embauché par retour du courrier de ma lettre de candidature avant
l’enquête administrative me concernant. Or, j’ai été un des dirigeants,
un des « leaders » de 1968 animant le Comité d’action de médecine,
responsable le plus visible d’une mobilisation persistante dans un
milieu puissamment conservateur. Elle dure bien après la fin des
évènements en menant un important travail de réforme, prolongeant
la grève, bloquant les rentrées d’octobre 68 et mobilisant à répétition
les forces de l’ordre jusqu’à ce que le pouvoir cède, cassant l’hégémonie
tentaculaire de la faculté de médecine de Paris, réformant les modalités
d’enseignement antérieures, supprimant le concours de l’externat pour
que tous les étudiants soient mieux formés et dans des relations plus
égalitaires.
L’enseignement et le fonctionnement de la médecine universitaire
étaient devenus archaïques et bloqués par des « féodalités » sur
lesquelles les pouvoirs politique et administratif devaient s’incliner. Il a
fallu apprendre et agir. Apprendre à connaître ce qui nous était caché,
à nous donner des outils d’analyse, à concevoir des réformes d’intérêt
96
général mais aussi à mobiliser, porter les bagarres, définir les stratégies
nécessaires comme le travail d’activation de l’opinion publique, pour
faire comprendre, pour aider à la préparation des textes législatifs et
réglementaires, pour faire passer ce que nous voulions.
Il se trouve, historiquement surtout en région parisienne, qu’après
68, arrivent de jeunes médecins, les internes, dans les grandes prisons.
Cependant les anciens médecins, parfois des généralistes locaux,
comme à Fleury, dirigent toujours les services. La mission des médecins
est définie par le CPP. D’après le texte de 1945, ils sont en charge de
la santé des détenus mais également de la santé des surveillants et de
l’ensemble des questions d’hygiène du milieu du travail - dont les
cuisines. Passés depuis à la sécurité sociale et bénéficiant de mutuelles,
les personnels consultent à l’extérieur depuis des décennies et de plus
ne voudraient pas en consultant le même service médical « mélanger les
torchons et les serviettes ». Encore que certains puissent remarquer que
nous semblons nous occuper mieux des détenus que les médecins ne
s’occupent d’eux.
Fleury-Mérogis, où j’arrive dans les temps qui suivent son ouverture,
est une prison tout à fait moderne, les bâtiments ne sont pas encore tous
ouverts. Les personnels arrivent progressivement. Dans l’un d’entre
eux, avant l’arrivée des détenus, des surveillants célibataires y habitent
provisoirement. Certains ne vont pas bien du tout. Je suis amené à en
voir. Ils supportent mal leur condition de vie, l’éloignement familial,
les difficultés de vie en commun, les vols entre eux, les situations de
violences et de désespoir. Leurs symptômes ressemblent en bien des
points à ceux des détenus.
Le cabinet médical est grand, très clair, bien installé. Première
consultation : deux surveillants, débout, sont présents dans la pièce
d’examen. Sortant d’un box, le détenu surgit en slip, il n’y a pas de
chaise pour qu’il s’asseye, on ne lui serre pas la main, on ne l’appelle
pas « Monsieur » et j’apprends que certains de mes collègues envoient
parfois des détenus au quartier disciplinaire pour « consultation
médicale non motivée » s’ils estiment qu’ils sont venus pour autre chose
qu’un problème strictement médical.
97
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
C’est comme cela que ça commence. C’est très surprenant et je ne serai
pas d’accord. J’obtiendrai que les détenus rentrent habillés dans mon
cabinet, quitte à ce qu’ils se déshabillent ensuite s’il y a besoin, qu’il
puisse s’asseoir devant le médecin, que je leur serre la main, qu’il n’y
ait pas de surveillant pendant la consultation en infraction au respect
du secret médical. Aujourd’hui, en 2015, cela semble évident, cela n’a
l’air de rien. À l’époque, c’est une vraie bagarre contre des arguments
de sécurité, contre les habitudes, contre la volonté de ceux qui veillent
à être informés de tout, même de l’intime. La surveillance se sent
violement exclue. J’apprendrai quelques années plus tard, par une des
infirmières (embauchées et payées à l’époque par la pénitentiaire), que,
dans un des bâtiments dont j’ai la responsabilité, le gradé en charge de
l’infirmerie a donné ordre que si j’étais agressé par un détenu pendant
une consultation, on n’intervienne pas « pour me faire les pieds ».
Quand on est loin de pouvoir exercer, comme tout médecin dans une
relation de soin avec les patients, dans la confiance du rapport singulier,
du colloque singulier, dans le cadre du secret médical. Pour le patient
détenu, personne d’ailleurs n’écrit ou ne le dit le contraire, on ne le
respecte pas. La lutte pour le droit aux soins des détenus sera une des
luttes de cette époque.
Vous avez vu le film hier soir176. 1968, c’est arrivé tard vers et dans les
prisons. Il y a eu un décalage dans le temps. En ce début des années 70,
pour les groupes politiques engagés, les conditions de vie des détenus de
droit commun ne sont une priorité ni ressentie, ni politique. Sauf que,
malgré tout, « libérez nos camarades » a été scandé par des dizaines et
des dizaines de milliers d’étudiants défilant pour ceux d’entre eux arrêtés
dans les premiers jours des événements de mai et dont l’arrestation
a contribué à la mise à feu des événements. Les condamnations aux
flagrants délits sur simple parole des policiers, sans preuve, la publicité
donnée à des condamnations lourdes sans rapport avec ce qu’il s’est
passé, la découverte des gardes à vue par tous les jeunes interpellés,
l’expérience du dépôt à Paris et de l’incarcération pour certains,
les modalités ordinaires de la répression des gauchistes et des jeunes
protestataires dans les années qui suivent font apparaître au grand jour
176
Il s’agit du film « Sur les toits », de Nicolas Drolc (Les Films Furax, 2013)
98
les fonctionnements contestables de la police, de la justice pénale, puis
de la prison avec ses conditions archaïques, loin du respect des droits
des personnes.
De plus, comme cela s’est passé à d’autres moments dans l’histoire, à
cette époque seront incarcérés des gens n’ayant pas le profil habituel des
délinquants et qui peuvent faire entendre leurs protestations et leurs
récits. Le procès de Le Bris et Le Dantec directeurs de La Cause du
Peuple en mai 1970, avec une forte présence policière, des manifestations
et des arrestations, leur condamnation à des peines d’incarcération
conséquentes en sont un des épisodes. C’est la première fois depuis
la libération que des directeurs de publication sont incarcérés. Le
Groupe d’Information Prison, porté par des intellectuels connus et
ayant accès aux médias, a l’idée de faire sortir la parole des détenus, de
rendre public ce qu’ils ont à dire eux-mêmes de leurs conditions. Non
seulement ils font émerger leurs revendications mais construisent aussi
une figure significative de plus dans la lutte des classes. La lutte des
détenus pourrait participer éventuellement des luttes révolutionnaires.
Dans d’autres pays eau régime dictatorial, il y a des incarcérés, des
torturés politiques pour lesquels se mobilisent les groupuscules et
partis politiques de gauche et dont on parle beaucoup. On ne sait pas
très bien ce que sont les luttes des détenus de droit commun dont on
commence à parler mais elles ont à voir avec l’engagement politique.
Peut-être aussi faut-il mentionner ici l’article du Docteur Georges Fully,
médecin inspecteur général des prisons, déporté à 16 ans, qui publie
dans Le Monde en 1972 un article retentissant intitulé « Si il y avait un
Nuremberg des Prisons, je plaiderais coupable ».
1974, les révoltes des prisons fascinent l’opinion. Les responsables
politiques penseront que c’est la version française d’une sorte de grand
complot international gauchiste, visant la sécurité de l’État. C’est
la version de Raymond Marcellin, le ministre de l’intérieur. Dans
un grand nombre de pays occidentaux, pendant cet été 1974, il y a
aussi des révoltes dans les prisons qui se manifestent de manière plus
ou moins violentes ou spectaculaires, des refus collectifs de remonter
en cellule, des détenus qui montent sur les toits, des départs de feu.
Dans certains pays, c’est réglé par l’armée, avec des morts de détenus.
99
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
À la fin de l’été 1974, il faut bien admettre qu’il y a un mouvement
en profondeur dans le monde des prisons, que l’exigence de respect
des personnes, la remise en cause de l’autorité, le droit à la parole, le
droit à l’information sont revendiqués, et plus largement le fait que les
prisons font partie de la société. Et l’on va entrer dans l’année 1975
qui apportera des modifications permettant de considérer qu’il y aura
rupture entre l’avant et l’après. Le Garde des Sceaux est Jean Lecanuet
depuis mai 1974 et le restera jusqu’en août 1976. Quelques images…
Avant cette période, les détenus n’ont pas de miroir dans les cellules.
Cela n’a l’air de rien qu’il n’y ait pas de miroir, mais cela veut dire
que l’on pouvait passer des années dans un manque par rapport à soi-
même, à son schéma corporel. Il faut lire Jean Genet qui montre bien
que cela n’est plus que dans le regard de l’autre, par le regard de l’autre,
sans que cela soit forcément une relation amoureuse, que l’on peut se
voir. On est l’objet du regard, de ceux qui matent - les matons -, sans
se voir. Les femmes n’ont pas de soutien-gorge. Autoriser les femmes
à se maquiller, avoir des soutien-gorge, là aussi, cela n’a l’air de rien,
mais c’est un changement considérable. Le corps de la femme détenue,
dans la tenue pénitentiaire devrait être affaissé dans sa posture, dans la
représentation que l’on se fait d’elle. Cela la différencie évidemment
des surveillantes assurées dans leurs uniformes et leurs bottes. Droites,
solides dans leurs bottes, si l’on peut dire. Les surveillantes incarnent
le rapport de force, le commandement, la domination. Il n’y a pas de
droit d’affichage de quoi que ce soit dans les cellules. Rarement arrivent
les journaux mais ils sont souvent « caviardés ». Cela produit d’ailleurs
un effet paradoxal, une fois que les articles que l’on veut cacher aux
détenus aient été découpés avec des ciseaux, laissant la place béante de
leur confiscation, tout le monde se demande ce que c’était, cela éveille
la curiosité et fait de la publicité à l’article dont finalement la rumeur
pourra dire ce que c’était.
À propos de secret médical, le spectacle de surveillants lisant à plusieurs
le dossier médical de tel ou tel détenu me revient à l’esprit. Ils ont la
clé de l’armoire des dossiers, ils en ont sorti et lisent à haute voix en
riant, en se moquant de telles ou telles particularités corporelles, voire
sexuelles, ou des dires du détenu, des confidences que le médecin aura
eu l’imprudence d’écrire en langage clair dans le dossier. Tout circule
100
en prison et l’affirmation qu’il y a un certain nombre d’informations
notamment médicales, que les surveillants n’ont pas à connaître et
dont c’est même frauduleux qu’ils y accèdent, est considérée comme
une défiance à leur égard. Plus le fait, et cela n’est pas éteint, qu’il y a
une représentation différente de légitimité entre l’autorité de ceux qui
sont en uniforme et les « civils ». Les civils, c’est tous les intervenants,
dont les médecins mais aussi et jusqu’à un certain point les directeurs,
parfois les plus jeunes, qui ne viennent pas, par progression interne, du
métier de base de surveillant par lequel ils ont commencé leur carrière
pénitentiaire.
Je peux raconter ici un de mes souvenirs nombreux des révoltes de
1974. C’est l’été, il fait très chaud, les détenus sont dans la cour refusant
de réintégrer leurs cellules. Depuis trois jours, les surveillants n’ont
quasiment pas dormi. Le directeur de l’administration pénitentiaire est
là en personne dans la cour de promenade. Poussés par les forces de
l’ordre, les détenus commencent enfin à remonter canalisés par une
haie étroite de surveillants. J’avais demandé à mes collègues d’être le
plus présent aux endroits stratégiques pour empêcher que les détenus
ne soient cognés au fur et à mesure qu’ils passent, pour empêcher le
passage à tabac. C’est vrai que tout le monde était très énervé et fatigué.
Je suis moi-même dans cette haie, aux côtés du directeur général et du
directeur de Fleury. Un surveillant qui est derrière moi, par-dessus mon
épaule, tape ou essaye de taper les détenus qui passent. Je me mets en
position de retenir son bras, de l’empêcher, plusieurs fois. Finalement,
il n’y tient plus, enlève sa casquette et me donne un « coup de boule ».
C’est la seule fois en prison où j’ai eu l’arcade ouverte et les lunettes
cassées mais par le coup de boule d’un surveillant, pas d’un détenu.
C’était quasiment suicidaire pour sa carrière.
Cela illustre cette espèce de violence que représente, dans l’expérience
des personnels de l’intérieur, le fait qu’il y ait une autorité, ici médicale
(un peu comme celle des enseignants mais c’est moins lisible), celles
de personnels divers, qui viennent de l’extérieur et qui, « en civil », ont
le pouvoir de contrer la force, la domination physique du dispositif
pénitentiaire. C’est, d’une certaine manière, un pouvoir de classe, celui
de ceux qui ont fait des études qui sont dans une catégorie professionnelle
101
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
alors très peu payée, mais dont la présence et l’autorité à l’intérieur de
l’institution ouvre un front de luttes. C’est une question très intéressante
qui reste encore ouverte aujourd’hui. Quel est le dispositif qui peut avoir
une force de régulation suffisante pour imposer, maintenir, aller vers un
plus grand respect de la loi, des règles, des personnes, des conditions de
vie de travail et relationnelles pour les détenus et en le reconnaissant et
garantissant aussi pour les professionnels ?
Une moins grande uniformisation des détenus
Avant 1975, les détenus sont tous en uniforme, les droguets. Ils ont
d’ailleurs été redessinés par le couturier Cardin, pas encore portés, ils
étaient plutôt assez élégants. Les détenus sont donc tous pareils dans
la tenue, ils mangent tous pareil. Et puis, on va individualiser de
diverses manières. On donne aux détenus l’autorisation de se fournir
et d’acheter des vêtements personnels. Ils auront le droit d’affichage
sur les murs de la cellule. De cantiner non seulement de la nourriture
mais aussi des postes radio et autre matériels audio et cela en fonction
de leurs ressources financières personnelles. Elles sont diverses. Les
différences, pour ne pas dire la personnalisation en fonction du niveau
des ressources, de la manière dont on a été éduqué, de sa classe sociale,
vont devenir plus explicites ; non seulement en matière de qualité de son
assistance juridique ce qui était déjà le cas, mais en matière d’apparence,
pour ne pas dire de niveau de vie à l’intérieur de la détention.
Toute cette dynamique de l’individualisation à laquelle nous sommes
attachés va entraîner ce que l’on peut considérer comme une sorte de
contradiction par rapport à l’affirmation d’égalité de l’idéal républicain.
Dans le système égalitaire, on traite tout le monde pareil, que ce soit
à l’école, pour être soigné, pour être gardé. Or, traiter tout le monde
pareil, évidemment, c’est une illusion car bien qu’inscrit dans le même
dispositif, chacun va s’en servir à sa manière et à la hauteur des capacités
dont il a hérité, habiletés sociales, niveau intellectuel et autres.
N’empêche que si pendant longtemps la population des détenus
est apparue assez homogène, désormais se montrent les différences
de ressources entre les personnes détenues avec leurs effets. Je pense
à la conduite d’hommes et pas seulement des jeunes qui ne veulent
102
pas sortir en cours de promenade pour ne pas être vus car, au lieu de
« Nike », ils ont aux pieds les chaussures fournies par les vestiaires de
l’administration pénitentiaire aux « indigents ».
Forcer les résistances
Comme je viens de l’indiquer, nous sommes après 1968 et ses
enseignements. Nous y avons appris, on le savait avant, que lorsque
l’on est plusieurs, on se fait beaucoup mieux entendre que quand on est
tout seul. Ceux qui sont plusieurs, sur le modèle des syndicats ouvriers,
ce sont les syndicats des personnels qui sont solidement organisés pour
défendre leurs intérêts et qui peuvent faire front contre les changements.
D’une autre nature, se sont organisés le GIP (groupe d’informations
prison) et, le CAP (comité d’action des prisonniers). À Fleury d’abord,
puis à Fresnes, à La Santé quelques-uns d’entre nous internes en
médecine, éducateurs, enseignants, aumôniers, quelques personnes
de la pénitentiaire, nous allons commencer à nous réunir pour parler.
Se réunir pour parler, à l’époque, c’est absolument contraire à ce que
souhaite l’administration et elle le traque.
C’est elle seule qui doit être informée. Elle fonctionne en ayant organisé
un dispositif de circulation d’informations fonctionnant exclusivement
du bas vers le haut. Chaque surveillant à un carnet, qu’il ne doit pas faire
lire à son collègue de même grade et qu’il transmet à l’étage supérieur
de sa hiérarchie, ce qui se reproduit à chacun des niveaux. Le seul dans
l’établissement qui aura l’intégralité des informations convergentes,
concernant aussi bien l’observation des détenus que celle des collègues,
c’est celui qui est tout en haut. On se rend compte, ce qui est somme
toute une analyse assez classique sur l’exercice du pouvoir tant dans les
espaces publics que dans les organisations privées, que celui qui détient
toutes les informations détient le pouvoir.
D’où l’idée, que si l’on veut que ça change, si l’on veut que cela bouge,
que l’on améliore les services auxquels les détenus ont droit, que l’on
traite mieux les détenus et leurs familles, qu’il y ait moins de tabassages,
que lorsque l’on déguise un tabassage en suicide, il faut que « cela parle
vers l’extérieur », que les informations sortent pour le faire sanctionner.
103
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Comment est-ce qu’on peut faire ? Déjà, la première étape, est que
ceux qui travaillent à l’intérieur se parlent entre eux. Si éducateurs,
surveillants, médecins, aumôniers, éventuellement visiteurs de prison
se parlent entre eux d’une manière visible, ils risquent le blâme, pour
certains la mise à pied ou la fin de leur autorisation d’entrée pour les
autres.
Parler, raconter, aide à supporter cette espèce d’atmosphère
complètement étouffante, ambiguë surtout quand on croit y faire de la
médecine, du travail d’éducateur et que l’on y est venu avec des idées
ou aspirations un peu altruistes et sans beaucoup d’analyse sur la réalité
politique de son rôle. Or, pour parler, il faut se cacher. C’est là que
nous commençons à nous réunir à l’extérieur de la prison, au moins
pour ce qui concerne Paris. Il y avait déjà à Lyon le groupe de divers
professionnels de la justice pénale de prison qui se réunissait. C’était
plutôt à l’initiative de magistrats et comme le dit encore aujourd’hui
François Colcombet qui était un des animateurs principaux, « nous on
était plutôt chics en cravate » et vous à Paris des gens du terrain.
Pendant les réunions du groupe qui se constitue tout simplement et
qui va s’appeler Groupe Multiprofessionnel des Prisons, on raconte ce
que l’on voit, ce qui nous choque, comment cela fonctionne, chacun
raconte son métier et. Et ce n’est pas si simple, qu’est-ce qu’on fait là-
dedans ? D’abord, on est très mal payé, et les médecins encore moins
que les autres, ce qui prouve que l’on n’y va pas pour l’argent mais pour
autre chose. Mais quel est cette autre chose ? Est-ce que l’on fait du
bien ? C’est là que nous prenons conscience de ce que l’on théorisera
plus après. S’il n’y a pas de l’éducateur, du médecin, du travailleur
social, s’il n’y a pas tous ces gens comme ça, des civils… la prison va
exploser. Donc si c’est grâce à nous que cela n’explose pas, c’est que
nous sommes co-acteurs du dispositif punitif, que nous sommes
« huile dans les rouages », que nous sommes des sortes de régulateur du
système. Faut-il rester régulateurs du système alors que nous voudrions
plutôt que la prison, peut-être pas disparaisse, mais au moins qu’elle
devienne profondément différente dans son fonctionnement et son
usage social ? Quand on est médecin, éducateur, enseignant payés par
la pénitentiaire, quelle que soit sa déontologie professionnelle, quoi
qu’on fasse, on est acteur du projet idéologique de son employeur. C’est
comme ça à l’époque que nous l’analysions.
104
La question de la grande ambiguïté de nos positions professionnelles,
sociales et médicales dans la prison s’inscrit dans le débat de l’époque,
sur le rôle politique du travail social et de la médecine. C’est Michel
Foucault avec Surveiller et punir, qui montre que même si l’on croit
bien faire en s’engageant dans le travail social, avec un sentiment
altruiste, en travaillant au bénéfice des personnes dont on s’occupe, on
est en réalité un agent délégué du pouvoir d’État. Le bénéfice final de
notre mission n’étant fondamentalement pas au bénéfice de ceux dont
on s’occupe, mais de ceux qui vous payent, ceux qui vont bien. C’est
la société installée qui nous embauche pour neutraliser la dangerosité
sociale par le travail social et médical. Et c’est là que l’on interpellera
le travail social sur son rôle de « chien de garde du capital ». Sans le
travail social, tout exploserait. On va soigner les gens à titre individuel,
traiter les dossiers sociaux des personnes à titre individuel, grâce à quoi
non seulement eux-mêmes mais aussi la société sont conditionnés et
demandeurs de bénéfices individuels. Ils revendiquent pour eux-mêmes
au cas par cas, au lieu de s’organiser en mouvements, mouvements de
pression, activant une mobilisation de classe capable de s’attaquer, pour
les réduire, aux déterminants sociaux des inégalités et des injustices,
capable de changer les choses.
La place de la médecine en prison
Jusqu’en 1994, tout ce qui concerne la médecine pénitentiaire relève de
l’administration elle-même. Le ministère de la Santé, par ses directions
départementales, a la responsabilité du dépistage et de la prévention des
maladies vénériennes, de la tuberculose mais il n’a aucune présence et
inspection dans les prisons. L’administration pénitentiaire, employeur
des professionnels de santé intervenant en prison, dispose, dans son
budget, d’une enveloppe spécifique sur laquelle on paye les services
médicaux aux détenus : le matériel, l’équipement, les salaires des
personnels médicaux et infirmiers, l’achat des médicaments. Sur cette
enveloppe relativement étroite, 60 % sont utilisés pour payer aux
hôpitaux publics les frais d’hospitalisation des détenus puisqu’ils ne
sont pas à la sécurité sociale. En 1975, Simone Veil est ministre de la
santé. Elle souhaite faire rentrer les détenus dans le cadre général de la
sécurité sociale. La cause lui importe. Elle a été déportée, elle a un fils
105
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
qui est interne de médecine aux prisons de Fresnes, elle connaît bien le
sujet. Elle n’arrivera pas à faire avancer et décider du droit des détenus
à bénéficier de l’assurance-maladie de la sécurité sociale ni même des
dispositifs de l’aide médicale. Il faudra attendre la réforme la réforme
de 1994 pour que cela se fasse.
À ce propos, je fais une incidente sur le dispositif de prise en charge
médicale des détenus dans lequel nous sommes aujourd’hui. Un
étranger en situation irrégulière a besoin de soins médicaux. C’est
l’Aide Médicale d’État qui va en assumer le coût. Mais globalement
pour les étrangers en situation irrégulière, sauf situation médicale aigüe
avec hospitalisation, la prise en charge des soins médicaux, est difficile
et restreinte. Or, depuis 1994, toute personne mise sous écrou, même
les étrangers en situation irrégulière sur le territoire, a immédiatement
droit à la couverture du régime général de la sécurité sociale et d’une
mutuelle de santé complémentaire. Donc tous les détenus, quels
que soient leurs statuts par rapport aux autorisations de séjour sur le
territoire ont droit à une prise en charge complète des soins médicaux
les plus variés en fonction de leurs besoins. Le principe étant que l’accès
aux soins doit leur être ouvert comme à n’importe lequel des assurés
sociaux. Évidemment, entre le principe et son application, il y a souvent
des manques sur lesquels il convient de protester mais qui renvoient
souvent aussi aux mêmes manques que ce qui concerne la population
générale de la zone où est implantée la prison notamment en matière
de manque de spécialistes des diverses disciplines à propos desquels
on parle de désert médical. Par cette réforme, les personnels de santé
intervenant dans la prison cessent d’être financés et d’être placés sous
l’autorité de l’administration pénitentiaire, donc dépendants d’elle. Ils
ont désormais statut de personnel hospitalier de l’hôpital public et ou du
secteur de psychiatrie publique avec lequel l’établissement pénitentiaire
a passé convention.
Il est intéressant de considérer que, si le manque ou les violations des
droits sociaux, droits du travail, droit à l’expression persistent en 2016,
bien que quelques progrès aient pu être fais depuis les années 70, celui
dont la reconnaissance et l’effectivité a été le plus complet concerne le
droit aux soins médicaux.
106
Bien qu’elles se passent après 1994, la résistance aux nouvelles modalités
de prescription des médications illustre la complexité des résistances aux
changements. À partir du moment où c’est l’hôpital de rattachement qui
est en charge de la santé des détenus, ce sont des médecins de l’hôpital
qui sont en charge du service médical intérieur de la prison, de même
que les infirmières, les secrétaires, les techniciens, les pharmaciens de
l’hôpital. Et il va leur sembler normal de prescrire comme ils le font
habituellement pour les patients. Donc, changement considérable,
au lieu de les faire prendre en les donnant au fur et à mesure sous le
regard et l’autorité contraignante d’un surveillant ou d’une infirmière
accompagnée d’un surveillant, on donne sa provision de médicaments
au détenu. Il les emporte dans sa cellule où, comme tout le monde le
fait, il les prendra ou ne prendra pas et sera plus ou moins observant.
Cette pratique nouvelle est très, très, mal vécue par la majorité des
personnels de surveillance et même d’infirmerie pour ceux qui y
travaillaient déjà avant la réforme. Ils disent que les détenus vont mal
les prendre, s’intoxiquer, les vendre, en faire des tentatives de suicide.
Tout cela est vrai jusqu’à un certain point mais en fait, cela existait
plus ou moins avant notamment pour des tentatives de suicide par
dissimulation et accumulation de produits psychotropes. Je pense que
cette opposition, qui a été virulente, à la libre disposition de l’usage de
ses médicaments a une signification plus profonde.
Par le canal de l’application du droit à être soigné comme tout le monde
en laissant au patient la liberté garantie par la loi de se soumettre ou non
à la prescription médicale, il y a l’introduction d’un espace d’autonomie
personnelle dans la décision concernant la gestion du corps des détenus,
de son propre corps, par le détenu. « Je prends ou je ne prends pas
le médicament, à ma manière ». Cela est perçu comme le modèle
même de ce qui vient contrer l’idéologie pénitentiaire qui décide de la
discipline des corps et des personnes qui ne doivent avoir comme espace
d’autonomie que celui qui lui est alloué. Cela incluant le contrôle de
la soumission aux soins médicaux prescrits comme une des missions
légitimes du dispositif de surveillance pénitentiaire.
107
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Cette histoire du médicament est difficile à comprendre, et me paraît
significative de ce qui, sous les réformes apparentes, reste sous-jacent.
Pour la dignité des personnes, on va leur donner plus d’autonomie
possible dans l’espace contraignant leur liberté d’aller et venir. Le 27
mai 1974, le Président de la République serre la main d’un détenu
prévenu à la prison Saint-Paul à Lyon. Évènement considérable alors
que les surveillants ont l’interdiction de le faire et qu’un éducateur de
Fleury subira un blâme pour ce geste. Le Président déclare alors que « la
prison ne doit être que la privation de liberté et seulement cela ». Mais,
dès lors qu’il s’agit de donner des libertés à l’intérieur de cet espace de
privation de liberté, quelle qu’en soit la formulation des motifs, on se
rend compte que cela instaure plutôt un semblant de possible, qu’un
changement de culture et de pratiques institutionnellement acquises.
Ces libertés deviennent immédiatement un outil de plus dans le jeu
permanent de la carotte et du bâton.
Je renvoie aussi à toute la réflexion et la connaissance de ce que l’on
a appelé l’affaire Mirval. Vous la retrouverez sur Internet par diverses
entrées. Ou dans la revue « Culture et Conflits » sous la signature de
François Boulant177 qui a longtemps travaillé dans la pénitentiaire.
Cette affaire est très significative. Nous sommes en 1975. Ce jour-là, à
Fleury-Mérogis où je suis de garde, on appelle le médecin au quartier
disciplinaire du D4. Il s’agit d’un jeune homme antillais allongé sur le
ventre tout nu dans une cellule. Il ne respire plus, le cœur est arrêté,
il est encore tiède. J’ai l’habitude de la réanimation, je commence
aussitôt. Les pompiers me rejoignent, nous conjuguons nos efforts.
Deux heures plus tard, on décide d’arrêter. Il est mort. Sur le certificat
médical de décès, j’exprime des réserves sur les causes de la mort. La
première autopsie conclue à une mort par strangulation après tabassage.
Et puis, et puis…… On ne convoque, ni n’entend le médecin que je
suis, ni les pompiers sur ce qu’ils ont constaté et pu faire. Plusieurs
177
F. Boullant, « 1974 : « L’affaire Mirval » », Cultures & Conflits [En ligne], 55 | automne
2004, mis en ligne le 08 janvier 2010, consulté le 16 novembre 2016. URL : http://conflits.
revues.org/1584 ; DOI : 10.4000/conflits.1584
108
années plus tard, d’expertise en contre-expertise, partant d’un constat
de décès par strangulation et étouffement, après disparition de certaines
pièces anatomiques, on voudra conclure qu’il est mort d’une maladie
cardiaque, grave parce qu’invisible, déclenchée par la crise de colère qui
l’avait opposé aux surveillants lors de son transfert dans un fourgon
entre le bâtiment des jeunes de Fleury et le mitard. La mère de ce garçon
qui avait 20 ans sera condamnée pour plainte immotivée par le Conseil
d’État. Pour ma part, outre le fait que nous avons rendue publique cette
affaire et qu’elle a été l’objet d’une mobilisation entretenue pendant
plusieurs années, de publication d’ouvrage, j’ai été très vite sans illusion
lorsque rencontrant un des plus hauts magistrats de France, il me
prévint « dites-vous malgré les évidences de départ que si il y a plus de
trois expertises, vous aurez un non-lieu ».
Sur cette affaire il y a une forte mobilisation, des conférences de presse
réunissant plusieurs organisations, le syndicat de la magistrature, le
comité d’action des prisonniers, le syndicat des avocats de France, la
ligue des droits de l’homme, le Groupe Multiprofessionnel des Prisons
(il existe toujours) et qui, en infraction jamais poursuivie, publiera dans
son bulletin avec des explications pour les profanes, l’intégralité des
expertises avec l’évidence de leur mauvaise foi et manipulations.
Même si à l’époque il a encore été possible d’arriver politiquement et
judiciairement à étouffer l’affaire, on peut tout de même considérer
qu’en matière de violence des surveillants envers les détenus, il y a un
avant et un après « Affaire Mirval ». On a pu entendre par la suite au
moment d’incidents violents avec les détenus des surveillants dire aux
autres, « attention, on ne va pas faire comme Mirval ».
Cette affaire très significative de l’époque, renvoie à une collusion
ordinaire entre justice et pénitentiaire sur l’accord implicite que les
actes de violence envers les détenus n’ont pas à être condamnés. Que
ce soit le magistrat instructeur qui fera plutôt une bonne carrière, que
ce soit l’universitaire chevronné en médecine légale auquel j’apporte le
dossier des expertises que nous regardons ensemble. Je suis moi-même
assistant à la faculté en histologie, je connais l’analyse des tissus humains.
La conclusion est évidente pour lui, la strangulation est la cause du
109
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
décès. Cependant, il ajoute « si vous faites état de cette conversation,
je dirai que l’on ne se connaît pas et que vous mentez ». Cet épisode
est significatif de ce temps des années 1970, ou les maltraitances sur les
détenus, la négligence de leurs conditions sont soigneusement étouffées
par les pouvoirs publics.
Il faut rappeler ici aux plus jeunes, qu’à l’époque, n’existent ni Défenseur
des droits, ni Contrôleur général des lieux de privation de liberté. D’où
l’importance historique de la création du GIP, de l’ADDD, du GMP
et de l’OIP à la fin des années 1980. La pénitentiaire restera encore
longtemps un État dans l’État. Toutes les réformes qui vont venir
progressivement vont cependant l’ouvrir. Cela se fera avec beaucoup
de souffrance et je pense notamment aux personnels déjà évoqués,
particulièrement les surveillants, qui n’ont pas été formés dans cet esprit
et auxquels on interdit les initiatives dans leur travail, dont on surveille
les relations entre eux et les détenus, si elles paraissent trop proches,
même pour soutenir ceux qui sont en difficulté. Formés à l’ENAP en
quelques semaines, ils ont été recrutés par le concours le moins valorisé
de la fonction publique. Ils étaient très peu payés et ont été augmentés
quelques années auparavant notamment en renonçant à leur droit
de grève. Pendant longtemps, leur précarité financière les mettait en
situation de faiblesse et de non-respect de leurs obligations par rapport
aux détenus riches qui achetaient les services de certains en en faisant
des maillons faibles dans la sécurité des établissements.
Si je concluais après quelques évocations de cette époque-là, je vous
dirais que pour induire et ensuite faire passer dans les faits « l’esprit
de la réforme », rien ne bouge tant qu’il n’y a pas opposition violente,
ou au moins vécue comme violente, de la part des détenus ici, mais
cela vaut également pour des étudiants ou des professionnels. De
plus, si un système institutionnel qui se rééquilibre après une période
de changements semble stabilisé par des textes qui viennent le cadrer,
il faut savoir que la plupart du temps il est déjà dépassé par rapport
à la dynamique sociale qui l’a ébranlé, modifié, mais qui continue à
pousser. Les textes sont un peu comme les institutions construites pour
répondre aux besoins nouveaux. Leur objectif de départ est d’actualité
et pertinent mais il faut en général plusieurs années pour les formaliser,
110
avoir les autorisations, les financements et dès qu’elles commencent à
fonctionner, elles sont souvent déjà désadaptées par rapport aux besoins
et à leurs perceptions qui ont changés.
Cependant si je regarde un certain nombre d’années entre le début
de la décennie 1970 et aujourd’hui pour ce qui concerne la condition
pénitentiaire en France, ce que j’appelle « l’hôtellerie » est le plus souvent
considérablement améliorée alors même que l’objet de la plupart des
débats publics sur lesquels l’opinion s’indigne ne concernent que les
conditions d’« hôtellerie ». C’est vrai qu’il n’est plus admissible que
l’eau soit froide, que l’on puisse être vu par les codétenus en train de
faire ses besoins dans la cellule, que les sanitaires fuient, qu’il fasse trop
froid l’hiver et étouffant en été dans certaines cellules ou établissements,
que la nourriture ne soit pas de bonne qualité, qu’il y ait des rats, et
nous n’arrêtons pas de protester mais on ne peut réduire à cela seul le
problème des prisons.
Depuis 1970, il faut relever des améliorations réelles. Les soins
médicaux sont le plus souvent assurés, ce que nous disions plus haut.
Les tabassages et les violences modèle « Mirval » sont devenus très rares
et que des tabassages maquillés en suicides cela ne serait quasiment plus
possible. Les plaintes et recours des détenus, sont devenus plus audibles
et suivis de plus en plus de condamnations parfois pénales et civiles. Des
informations multiples sortent et rentrent par les téléphones portables
très présents malgré leur interdiction, ce qui protège de l’arbitraire dans
le silence. Les intervenants extérieurs sont de plus en plus nombreux,
établissant des ponts entre le dedans et le dehors. La peine de mort a
disparu. Qu’elle soit remplacée par cette « peine de mort sociale » que
sont certaines peines interminables, invraisemblables est une régression
sur un progrès. Il faut noter ici le phénomène constant de l’allongement
de la longueur des peines qui explique plus la surpopulation pénale que
l’augmentation modérée du flux des entrées. La longueur moyenne des
peines d’emprisonnement de la population détenue a doublé depuis les
années 1970.
Malgré les améliorations relatives des conditions de détention, la
prison reste la prison. Elle reste essentiellement la prison. « L’esprit des
réformes » ne concernerait-il que ce qui se passe à l’intérieur une fois
111
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
que les détenus y sont entrés ? L’esprit des réforme s’est-il attelé à ce que
les gens n’y entrent plus seulement par défaut d’existence, de confiance
ou d’usage d’autres dispositifs punitifs ?
Je termine sur un questionnement actuel. Aujourd’hui le concept de
dangerosité, de dangerosité potentielle, non pas de l’évasion mais du
détenu sur lui-même par le suicide, vis-à-vis des autres détenus, du
personnel pénitentiaire est devenu une sorte de nouveau guide. De
« nouvel esprit de la réforme ». C’est encore renforcé avec l’arrivée des
prévenus et condamnés pour fait de terrorisme.
La surveillance classique par des dispositifs panoptiques sous leurs formes
diverses, modernisées, permettait de voir le détenu, de le conditionner
au fait qu’il est visible en permanence alors que lui-même ne peut voir
qui le regarde et s’il y a quelqu’un. Il s’agissait d’observer ses postures
et ses gestes, ses comportements. Depuis l’émergence du principe de
précaution, et notamment sa traduction pénale par la création de la
rétention de sécurité, mais aussi plus récemment des « Renseignements
Pénitentiaires », il ne s’agit plus seulement de contrôler le visible mais
aussi de tenter de connaître, pour le contrôler, ce qui se passe dans
la tête. C’est ce que j’appelle « la police du fantasme ». C’est là un
immense changement. Comme on ne sait plus très bien ce que signifie
punir, ni très bien ce qu’il faut surveiller, on renvoie au traitement mais
sur un modèle médical et médico-social. À défaut d’être au clair sur le
« comment punir », on demande à la prison de soigner. Soigner dans
son sens de plus en plus curatif mais aussi préventif. La prison idéale de
demain, dans l’esprit de la réforme d’aujourd’hui, devrait-elle devenir
une sorte de bonne clinique médico-sociale sous contrainte pénale,
dirigée par des personnels médicaux avec une obligation évaluée de
prévention de la récidive fondée, elle aussi, sur un modèle médical de
prévention en santé ?
Ou bien est-ce que la prison reste un endroit politique, objet du débat
politique ? Ce n’est pas beaucoup le cas aujourd’hui quand le débat ne
dépasse pas au mieux une interpellation compassionnelle ambigüe sur la
surpopulation et ses effets désastreux pour les détenus et les personnels,
quand l’on ne propose que de construire des places supplémentaires
qui seront bientôt saturées attirant d’autres incarcérations. Mais, bien
prudemment, le débat public ne l’interroge pas sur ce qu’elle signifie
112
et sert à cacher, que l’énorme majorité du flux des condamnés qui
l’alimente révèle et témoigne encore et toujours des effets directs et en
cascade des inégalités sociales.
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L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
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Quelle réforme ? L’expérience des révoltes des détenus
dans les années 1970
par Serge Livrozet, écrivain
Je m’étais bien promis, voici plus de vingt ans, de ne plus mêler ma
modeste voix au concert des interventions inutiles. Mais le tout
sécuritaire absurde qui se prépare m’incite à sortir, bien que dépourvu
d’illusions, de ce silence volontaire.
Mon propos s’abstiendra d’évoquer les récents attentats terroristes qui
se multiplient en France et à l’étranger. Leur existence dramatique relève
à la fois de facteurs irrationnels et du lavage de cerveau. Constat qui a
pour conséquence de nous obliger à considérer la question sous un angle
psychologique et spéculatif. Rien de comparable avec la délinquance
de type alimentaire qui résulte, dans la majorité des cas, de situations
pécuniaires ressenties comme injustes. Ce distinguo ne signifie pas,
bien sûr, qu’il faille totalement négliger l’aspect matériel dans l’adhésion
aveugle à une pensée terroriste. Il ne s’agit pas d’un hasard si les prisons
tendent à se transformer en espèces d’universités djihadistes.
Quoi qu’il en soit, force est bien de constater, avec accablement, que
la répression réactionnelle s’apprête une nouvelle fois à l’emporter
sur l’anticipation intelligente et constructive des causes premières
de l’insécurité quotidienne. Un tel entêtement aveugle ne saurait
évidemment pas manquer d’inciter une partie non négligeable
de Français à voter (pour nombre d’entre eux également de façon
réactionnelle) en faveur d’un extrémisme de triste mémoire. Est-il
possible que nos responsables politiques (gauche et droite confondues)
n’aient toujours rien saisi des causes élémentaires de la délinquance
de proximité, produit de la pauvreté, de l’ignorance et du désespoir ?
Est-il supportable de les voir ignorer que les Etats-Unis, lancés depuis
longtemps dans cette course sans fin de la prédominance du répressif
sur la prévention, ont lamentablement échoué à endiguer le crime ?
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L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Est-il admissible qu’ils aient oublié que les galères, le bagne, le carcan,
l’écartèlement, le plomb fondu, la peine de mort, les maisons de
correction n’ont jamais empêché la délinquance ni la criminalité ? Est-il
raisonnable de les voir se comporter comme si la délinquance constituait
une sorte de fatalité génétique, psychologique ou autre, alors que
l’unique fatalité en matière de violence urbaine relève essentiellement
de facteurs économiques et culturels ?
Forts de ces réalités, en se référant aux angoisses sécuritaires affichées
par les électeurs, c’est aux victimes potentielles qu’il conviendrait de
songer, et non à celles pour lesquelles il est déjà trop tard. Persister
dans le refus de retenir les causes fondamentales et récurrentes de cette
menace, ressentie à bon droit, nous condamne à une vision erronée de
l’acte délictueux. Cette approche ridiculement rudimentaire se trouve
pourtant démentie par la réalité. En effet, à moins de se montrer de
mauvaise foi, il paraît impossible de ne pas établir un parallèle entre
l’augmentation constante de la délinquance, celle du nombre de
chômeurs et l’accroissement de la précarité.
Pour la plupart des personnages à l’abri du besoin, qui nourrissent la
prétention d’organiser la vie sociale, il paraît évident que cette réalité
demeurera encore longtemps difficile à accepter. Mettre en cause la
redistribution des richesses dans un système, qui arbore, entre autres
devises, l’égalité comme principe, aura bien du mal à trouver un écho
favorable dans l’esprit de nos dirigeants. Ils n’y parviendront jamais,
aussi longtemps qu’ils tiendront le châtiment pour plus important
que l’organisation d’une véritable politique de prévention. Il suffirait
de consacrer à l’éducation la moitié du budget destiné à la répression
pour réussir, en l’espace de quelques années, à diminuer la délinquance
réactionnelle (donc le nombre de victimes) d’au moins 40 %. Il ne s’agit
pas en l’occurrence d’une affirmation gratuite à visée électoraliste ou
démagogique, mais d’une conclusion fondée sur ma propre expérience,
aussi bien à titre d’ancien délinquant (aujourd’hui réhabilité) qu’à celui
d’auteur engagé depuis des dizaines d’années auprès des plus démunis.
Au risque de paraître prétentieux, je rappellerai volontiers que j’ai depuis
116
fort longtemps déjà expliqué dans certains de mes livres, l’accroissement
inévitable de la violence à laquelle notre organisation sociale injuste
condamne les plus modestes. Lors de la création du Comité d’Action
des Prisonniers, à la suite de la dissolution du G.I.P., les militants
et fondateurs du C.A.P., dont Michel Foucault, partageaient tous, à
quelques nuances près, la conviction d’une prédominance majeure de
l’économie libérale sur les causes de la délinquance de proximité. Pour
preuve, le C.A.P. qui, entre autres, fondait son action sur une critique
politique de la société capitaliste, reste assurément le mouvement de
prisonniers qui a enregistré le moins de récidives. Notre engagement
politique nous a permis de passer de la réaction individuelle et
immature à une analyse fondamentale du processus économique, source
d’injustices et de délinquance. Rendre les prisons plus humaines, ainsi
que le souhaitait l’A.D.D.D. (Association de Défense des Droits des
Détenus) issue, comme le C.A.P., de la dissolution du G.I.P. ne saurait
dépasser le stade d’une simple attitude généreuse. On fait le bien mais
l’on s’abstient de chercher les causes du mal.
A ce sujet, un souvenir têtu me revient souvent en mémoire. A la suite
de l’élection de François Mitterrand, une amnistie importante a été
promulguée. Histoire de désengorger les prisons. Au grand dam du
tout répressif, le nouveau pouvoir s’apprêtait à libérer 3 000 détenus.
Pressentant une catastrophe, dont l’opposition ne manquerait pas de
tirer parti, j’ai demandé à être reçu par le directeur de cabinet de Robert
Badinter. Je me suis permis de le mettre en garde contre une trop grande
hâte à décréter l’amnistie. Et de lui expliquer l’incohérence consistant
à jeter à la rue des prisonniers tout aussi démunis qu’ils l’étaient au
moment de leur arrestation. La droite qui fustigeait déjà cette amnistie
ne se gênerait pas, selon moi, pour pavoiser et se réjouir de voir la
racaille retourner à la case départ.
Je me berçais d’illusions. Nul ne m’a entendu. Le résultat que je craignais
s’est évidemment produit. En deux, trois mois à peine, la quasi-totalité
des prisonniers libérés se retrouvait en cellules.
Je n’ai jamais cessé de rappeler ce corollaire indiscutable entre la misère
et la délinquance. J’ai rabâché ces évidences à l’École Nationale de la
Magistrature, dans les palais de Justice, et jusqu’à l’intérieur même du
117
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
ministère de la Justice, face à des ministres en personne. J’étais alors
qualifié de trublion, d’agitateur, voire de « sauvageon » attardé. Il
n’empêche que ces prévisions avérées me donnent un certain droit à
pronostiquer ce qui se produira demain si nous persistons dans la voie
d’une répression opiniâtrement hostile à une approche économique
et rationnelle des causes fondamentales des crimes et des délits. Les
comportements délictueux étant le plus souvent réactionnels, nous allons
assister à une surenchère entre la violence de proximité et la violence
répressive. La perspective d’un réaménagement du principe de légitime
défense envisagée par le gouvernement actuel ne saurait, bien entendu,
aller dans le sens de l’apaisement. Il suffit de mesurer les bavures déjà
occasionnées par l’usage du flash ball et autres pistolets électriques pour
imaginer les conséquences. En Grande-Bretagne, les policiers ne sont
pas armés. Pourtant, que je sache, les délits, les crimes et les attentats
n’y sont pas plus nombreux qu’en France. A ce jeu de la surenchère
aveugle, seul sortira gagnant l’extrémisme droitier et sécuritaire. Mais
singulièrement pas la démocratie, ni les victimes potentielles. Les
manipulateurs d’opinion et les illusionnistes de la sanction éducative
seraient bien inspirés de considérer la recrudescence du terrorisme à
travers le monde pour se rendre compte que nous persistons à pratiquer
un politique tout aussi aveugle, stupide et réactionnelle que le sont les
actes délictueux ou criminels.
L’on assure volontiers que nous subirions une justice à deux vitesses. Oui,
en partie. En réalité, initialement, c’est la société entière qui fonctionne
à deux vitesses. La justice se contente d’observer les règles instaurées par
le système politique dans lequel s’exercent ses attributions. A ce titre,
elle est donc garante de l’ordre social établi par la loi. Hélas, la loi ne
représente qu’un moment très bref et très aléatoire de l’épopée humaine.
Elle varie en fonction des époques et des lieux. Elle ne saurait donc à
aucun moment, hormis dans quelques rares cas relevant du bon sens
(genre interdiction de tuer), prétendre à une quelconque universalité
temporelle ou géographique. D’où l’inévitable tentation pour nos
représentants politiques imprévoyants de réagir à chaud, de voter des
lois en fonction d’une actualité en quelque sorte interchangeable. Ce
recours de plus en plus fréquent à une instrumentation émotionnelle
du système pénal se montre à ce point alarmant qu’il en est arrivé très
118
récemment à inquiéter, toutes tendances mélangées, une majorité de
magistrats.
A ce titre, les exemples de contrepieds judiciaires ne manquent pas.
Encore convient-il de les accepter pour ce qu’ils sont. A savoir, le désaveu
par une nouvelle loi d’une loi précédente. Enumérer les innombrables
antinomies juridiques, souvent incohérentes, auxquelles nous sommes
et avons été confrontés au nom de l’État de droit relève d’un inventaire
accessible à toute personne de bonne foi. Faute de place, je m’abstiendrai
donc de me livrer à un recensement qui risquerait de très vite devenir
fastidieux.
Loin de nous inciter à davantage de lucidité, les différents conflits sociaux,
territoriaux, économiques, idéologiques ou religieux, interminables,
semblent tout au contraire servir de modèles aux personnages politiques
de tous bords. Au lieu de les tenir pour des exemples à éviter, ils se
lancent, tels de vulgaires maffieux, dans une sorte de vendetta judiciaire,
stupide et démagogique, dont la seule vertu consiste à se fonder sur
le droit. Référence qui ne saurait, compte tenu du caractère aléatoire,
évoqué ci-dessus, constituer une excuse. Nul ne saurait ignorer que,
ligués, le populisme et la bêtise ne peuvent conduire qu’à une situation
sociale de plus en plus explosive.
Les raisons qui empêchent nos élus de changer de cap, de se montrer
lucides, de privilégier l’éducation et de promouvoir l’idée de récompense
plutôt que celle de la répression sont multiples. Elles relèvent de
plusieurs facteurs, aussi bien politiques, culturels et psychologiques que
tout simplement matériels. Il ne m’est pas loisible de les développer
ici. Je l’ai déjà fait par ailleurs. À ce stade toutefois une parenthèse me
paraît s’imposer. Elle concerne le ressenti très aléatoire du sentiment
d’insécurité qui participe lui aussi à une approche versatile, voire
inconséquente, de la répression.
Finalement, c’est quoi le sentiment d’insécurité ? Le fumeur de joint
dans un couloir d’immeuble ? Le chien du voisin qui aboie toute la
journée, qui chie dans l’escalier ? Les jeunes qui par défi agressent
un chauffeur de bus ? Les incendiaires de voitures qui s’ennuient le
119
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
dimanche ? Les dealers ? Le prédélinquant qui insulte ou agresse les
flics ? Le flic qui abuse et mésuse de son autorité ? Les mômes qui ne
respectent pas les vieux ? Les vieux qui ne supportent pas les mômes ?
Le chauffard du week-end ? L’élève qui brave le prof ? Les rodéos du
samedi soir ? Le motard au pot d’échappement troué ? Les concerts
nocturnes improvisés ? Les incivilités ? Les excès divers de certains
mineurs envers la population ou les institutions ?
En fait, la réponse dépend de l’endroit où l’on se place pour poser la
question. Toute vie en communauté impose et suppose des altérités
circonstancielles plus ou moins bien supportées selon qu’on s’y
trouve directement confrontés ou pas ? Ces inévitables « bavures » de
proximité ont toujours existé. Que l’on cherche à en atténuer la portée
tombe sous le sens. Ce qui apparaît plus malsain, c’est de les présenter
comme la source de tous les maux au point de doter la police et la
justice de moyens disproportionnés pour tenter de les éradiquer. Une
telle approche inconsidérée ne peut, à terme, que se changer en un
redoutable boomerang.
Et pourtant, si nous osions enfin ouvrir les yeux et chercher ailleurs la
véritable insécurité, l’insécurité originelle, celle qui, en fin de compte,
est réellement responsable de nos malaises, de nos colères refoulées, de
nos peurs du lendemain, de nos indignations et de la plupart des conflits
quotidiens auxquels nous sommes confrontés. Et si nous osions enfin
dire de cette société républicaine et démocratique qu’elle porte en elle,
au cœur même de ses institutions, de ses lois et de son fonctionnement
le ferment de tous les abus, de tous les crimes et de toutes les révoltes.
Que nous l’admettions ou pas, il est dans le fondement même du
capitalisme (et a fortiori du libéralisme) de tromper, de manipuler,
de mentir et de corrompre par tous les moyens à sa disposition, sans
crainte des lois et sans aucun respect de la morale la plus élémentaire.
L’unique sanction étant le profit ou l’absence de profit. Rien d’autre
ne saurait avoir la moindre importance. Quel exemple cette société
saltimbanque peut-elle donner à des adolescents désemparés, voire à des
adultes apparemment Intégrés ? Des retraites pharamineuses attribuées
à des hommes politiques, des fortunes telles qu’à raison d’une dépense
mensuelle de 150.000 euros et en l’absence de tout intérêt, il ne faudrait
120
pas moins de 3 000 ans à leurs possesseurs pour en venir à bout. Le loto,
les loft-story et autres jeux de hasard, les gains outrés de spéculateurs,
de sportifs, de chanteurs, d’acteurs, des primes ahurissantes attribuées
à de vulgaires escrocs cravatés, érigés au rang de P.D.G., pour leur
capacité à générer du profit pour les actionnaires et du chômage chez les
salariés. Les héritiers des Maîtres de forges syndiqués et milliardaires qui
s’emploient à limiter le salaire minimum. Fonds de pensions des salariés
dilapidés. Doit-on tenir ces étranges pratiques pour de l’insécurité ou
les considérer comme un fonctionnement normal de la société ?
On l’oublie trop souvent, mais les nations modernes ont toutes pour
fondement le meurtre, la violence, le pillage, le crime organisé, voire
le génocide. Qu’au fil du temps, elles se soient dotées de lois pour se
donner l’apparence de sociétés civilisées ne changent rien aux prémices
sanglantes de leur édification. L’instauration de ces lois destinées à souder
la communauté ne signifie en rien qu’elles soient justes et acceptables
pour la totalité des membres de ladite communauté. Elles servent en
priorité (pour ne pas dire uniquement) à consolider l’autorité de l’Etat
et à préserver les privilèges de ceux qui l’utilisent à des fins personnelles,
au détriment de l’intérêt collectif. La loi qui a pour but avoué d’être
égale pour tous n’a pour fonction réelle que la protection de l’ordre
établi. Tout citoyen exclu de la protection de la loi et des institutions,
peut donc s’estimer, à tort ou à raison, parfaitement légitimé à les
contester, voire à les combattre ou à les enfreindre.
Les incalculables fortunes amassées au fil des années au détriment des
plus faibles témoignent de cet usage abusif des institutions au seul profit
d’une poignée de privilégiés.
On s’en souvient peut-être. Voici quelques années, les ministres en
place se sont octroyé une hausse de 70 % de leurs rémunérations. Des
ministres qui, dans le même temps considèrent que l’augmentation du
SMIG doit être limitée à celle de l’inflation. Un tel exemple résume à
l’évidence les inégalités légalisées qui frappent les plus dépourvus. Qu’on
l’affuble du qualificatif républicain ou démocratique, l’ordre social qui
autorise et entérine une pareille injustice n’en représente pas moins une
déviation pernicieuse du principe d’égalité dont la révolution de 89
avait posé le principe.
121
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
A l’époque, les explications avancées pour justifier l’augmentation des
ministres étaient de deux ordres. Ils ne bénéficiaient plus de caisses
noires et devaient gagner suffisamment pour éviter de succomber aux
tentations (sic).
Au passage et par souci de vérité, notons que les nouveaux responsables,
désignés en 2012 ont tenu leur promesse de réduire de 50% certaines
indemnités. Il n’empêche que nos élus seraient bien inspirés d’appliquer
aux bas salaires ce qu’ils trouvent cohérent de s’attribuer à eux-
mêmes. Conclusion évidente, qui corrobore ma modeste analyse des
causes économiques de la délinquance : augmentons les plus pauvres,
afin, comme pour les ministres, de les préserver de la tentation.
Pour exemple concret concernant le sentiment d’insécurité relative
évoquée ci-dessus, considérons le vol. Nous savons que l’inquiétude
éprouvée par chacun d’entre nous varie en fonction de notre proximité
culturelle, économique, voire résidentielle avec la victime. Ainsi, en cas
d’effractions d’appartements, il est évident que la crainte de subir le
même sort concernera beaucoup plus de monde que le cambriolage
d’une banque. Les gouvernements ayant, entre autres missions, le
devoir d’assurer la sécurité de la population se trouvent donc tenus,
par défaut d’analyse, de déployer l’arsenal juridique en vigueur, quitte
à le modifier ultérieurement si nécessaire. De cette pratique découle
des bizarreries juridiques pour le moins paradoxales. Au point que tout
homme politique devrait s’en indigner. Mais la majorité silencieuse
une fois rassurée, peu importe les bouleversements qui en résultent.
Au demeurant, il n’est pas impossible qu’une personnalité publique
bénéficie un jour ou l’autre de certaines de ces incohérences judiciaires.
Cela s’est vu et continue à se voir. Ainsi, les vols, qui suscitent avec
raison un sentiment d’insécurité dans une importante partie de la
population, sont automatiquement sanctionnés par la loi. A contrario,
il est ostensible que le dol, la prévarication, la fraude fiscale, les fuites à
l’étranger, les emplois fictifs, les fausses factures pour éviter de dépasser
les quotas électoraux, les domiciliations hors de France, représentent
pour la collectivité un préjudice des milliers de fois plus important que
les torts occasionnés par les cambriolages, se trouvent sanctionnées avec
une étonnante mansuétude. Regarder autour de soi suffit à mesurer
l’ampleur du laxisme juridique dont bénéficie une partie privilégiée de
citoyens français qui n’hésitent pas à se pavaner à la télévision et même à
122
se présenter au suffrage d’électeurs aux souvenirs pour le moins fugaces.
Confronté à cette société sans mémoire, qui persiste à s’acharner sur les
plus modestes, comment ne pas rappeler ce texte du regretté Michel
Foucault, extrait de son livre Surveiller et punir ? « Ceux qui volent, on
les emprisonne ; ceux qui violent, on les emprisonne ; ceux qui tuent
également. D’où viennent cette étrange pratique et le curieux projet
d’enfermer pour redresser, que portent avec eux les Codes pénaux de
l’époque moderne ? Un vieil héritage des cachots du Moyen Age ?
Plutôt une technologie : la mise au point, du XVIe au XIXe siècle de
tout un ensemble de procédures pour quadriller, contrôler, mesurer,
dresser les individus, les rendre à la fois dociles et utiles. Surveillance,
exercices, manœuvres, notations, rangs et places, classements, examens,
enregistrements, toute une manière d’assujettir les corps, de maîtriser
les multiplicités humaines et de manipuler leurs forces s’est développée
au cours des siècles classiques, dans les hôpitaux, à l’armée, dans les
écoles, les collèges ou les ateliers : la discipline. Le XVIIIe siècle a sans
doute inventé les libertés ; mais il leur a donné un sous-sol profond et
solide, la société disciplinaire dont nous relevons toujours. La prison est
à replacer dans cette société de surveillance. »
Est-ce à dire qu’il faille supprimer la prison, ainsi que le préconisent
certaines bonnes âmes aveuglées par une générosité purement
émotionnelle ? Ce faisant, hélas, nous nous retrouverions très vite dans
la situation de l’amnistie de 1981. Dans cette société qui s’y entend si
bien pour entretenir et même amplifier les inégalités matérielles, il est
indéniable que la prison demeure nécessaire pour protéger l’organisation
sociale responsable de ces distorsions économiques, sources de profits
outrés pour quelques-uns et d’insupportable misère pour les plus
démunis.
La prison ne plaît à personne, pas même à ceux qui l’utilisent pour
préserver leurs privilèges. Elle a été conçue, tout comme d’autres
châtiments auparavant, pour réguler les débordements des miséreux
qui refusent de se satisfaire des restos du cœur et du prétendu droit
au logement opposable. Les innombrables turpitudes de la classe
dominante, très souvent entérinées par une législation complaisante,
123
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
voire complice, ne peut conduire qu’à la résignation de la majorité
des plus humbles et à l’insubordination de la minorité restante.
L’insoumission qui en résulte entraîne aussitôt l’aménagement de lois
tout aussi répressives à l’égard des plus modestes qu’elles se montrent
clémentes envers les mieux lotis. Dans le présent contexte social, la
prison ne représente finalement qu’un avatar supplémentaire dans la
longue liste des procédés coercitifs. Sa disparition éventuelle reste, pour
l’instant du moins, subordonnée à la découverte d’une autre méthode
répressive, susceptible de se substituer à elle.
Il s’ensuit qu’aujourd’hui chercher à amender la justice et la prison sans
réformer la cynique organisation sociale qui en conditionne l’usage et
les règles reviendrait à prétendre guérir un lépreux en le soignant pour
une grippe.
Les privilèges ont simplement changé d’origine et de nom. De
monarchiques ils sont devenus républicains. N’espérons pas une société
apaisée aussi longtemps que subsisteront les passe-droits issus d’une
distribution injuste et arbitraire de notre patrimoine économique
et culturel. Les disparités que nous endurons nous condamnent
immanquablement à subir la société que nous connaissons.
124
125
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
126
Le milieu fermé : déconstruction et mutation
par Jean-Pierre Ricard, directeur régional honoraire des services
pénitentiaires, ancien chef de bureau de la formation et de l’emploi des
ressources humaines à la DAP
Les études relatives à l’administration pénitentiaire, élaborées par des
historiens, des universitaires, des chercheurs, des scientifiques, des
philosophes ainsi que des écrivains, éclairent les mécanismes et les
contradictions d’une institution constamment remise en cause.
En 1968, détenus et personnels, sont encore astreints à la règle du silence.
Les premiers dans les prisons, les seconds à l’intérieur et à l’extérieur
soumis à l’obligation de réserve. C’est une des raisons pour laquelle
ils témoignent peu sur leur adhésion aux changements qui pourtant
s’opèrent avec leur concours. Discrétion contreproductive qui renforce
à leur égard, le soupçon, atténué depuis, mais toujours sous-jacent, de
contribuer aux dérives du milieu carcéral.
Le personnel pénitentiaire occupe, 24h sur 24h, la zone critique à
l’interface des besoins physiologiques et sociaux des Personnes Placées
Sous-main de Justice (PPSMJ). Concomitamment à l’élévation des
droits des détenus, ce positionnement conditionne l’évolution des
pratiques professionnelles. En écho aux diverses interventions de ces
journées d’études, le vécu d’un praticien, nécessairement condensé et
circonscrit à la période 1968-1985, illustre comment les dispositions
législatives et réglementaires infusent lentement, l’esprit des pratiques.
I. Se souvenir d’où l’on vient (1968-1971). Les paradoxes de la
formation
Suivons le parcours d’un jeune homme de 21 ans qui, en mai 1968, entre
dans l’administration pénitentiaire par hasard. Sa formation initiale de
surveillant à l’école d’administration pénitentiaire (EAP) dure à peine
deux mois. Les établissements doivent d’urgence être alimentés en
forces vives. L’enseignement est essentiellement instrumentalisé par le poids
127
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
du passé, la prééminence de la réglementation et de la sécurité.
Les sciences humaines, l’individualisation des peines, la relation aux
détenus, l’histoire des prisons… ne sont pas les marqueurs prioritaires
du programme. Les concepts de traitement, d’amendement ou de
réinsertion sont disséminés sans consistance dans le contenu des cours.
La définition théorique de la mission visant à lutter contre la récidive
et préparer le retour à la vie libre des détenus, relève de l’injonction
paradoxale. Pour les débutants, le sens demeure opaque tant le sujet est
évoqué sans aucune référence concrète.
Le risque représenté par les sollicitations des détenus et son corollaire la
spirale de la connivence est martelé pesamment. Pourtant, le potentiel
de malversation est réduit. La drogue n’est pas encore répandue et les
téléphones portables encore moins. Éviter l’entrée illicite d’argent ou
de lames de scie est une obsession. À cette époque, le risque d’évasion
hante toute la hiérarchie pénitentiaire. Dans ce cas, les directeurs sont
sanctionnés sévèrement.
Une incidente sur les objectifs de la réforme Amor178 colore l’enseignement
d’un contenu humaniste. Depuis, la politique pénitentiaire fonde son
évolution sur ce socle dur des grands principes énoncés en 1945.
Deux catégories d’élèves sont en formation, les éducateurs et les
surveillants. Ces derniers soumis à une rigueur toute militaire se
rendent en cours en uniforme et marchent au pas. Les chambres sont
régulièrement inspectées par un premier surveillant. Tous les matins, le
lit doit être fait au carré. Principe pédagogique consistant à appliquer
à soi-même les règles de vie quotidiennes imposées aux détenus. Les
éducateurs, quant à eux, filles et garçons, s’égayent désinvoltes et joyeux
sur les pelouses interdites. Inspirés par l’esprit de mai 1968, ils se
démarquent d’une autorité qui hésite à engager une opposition frontale.
Magistrat français, directeur de l’administration pénitentiaire, nommé au lendemain de la
178
Seconde Guerre mondiale.
128
À l’époque, les éducateurs s’estiment dépositaires de la mission noble, la
réinsertion. Une dualité délibérément entretenue vis-à-vis de la mission
roturière, la sécurité. Cette dichotomie atténuée avec le temps fut
puissamment clivante dans les établissements. Une source de discorde
durable et préjudiciable aux pratiques et relations de travail.
L’immersion : le temps suspendu dans la citadelle Vauban
L’apprentissage du jeune surveillant se poursuit par une immersion
dans le quotidien des très longues peines. La Maison Centrale de Nîmes
(MC) dénommée le fort Vauban. Ce dernier en dressa les plans et Jean-
François Ferry, ingénieur du roi, en réalisa la construction à la fin du
XVIIe siècle. De 1701 à 1704, la citadelle contribua puissamment à la
défense de la ville menacée par les attaques des camisards.
L’établissement fût dévasté lors d’une émeute en juillet 1974. Par la
suite, il a subi de nombreuses transformations, avant de fermer en
1991. Ironie du sort, depuis 2007, il est réhabilité en université où
l’on enseigne le droit. Sa nouvelle fonction est emblématique des liens
temporels qui unissent passé et présent. Les étudiants savent-ils que ce
lieu de la pensée et de la formation juridique fut une prison et que l’on
y guillotina à quatre reprises ? Qu’ils superposent leurs pas, dans les
sabots de ceux qui piétinaient en rond et en rang au moulin de prière
du temps ?
La citadelle élève ses hauts murs sur un coteau dominant la ville. On y
accède par la rampe du fort. Un raidillon qui vient buter sur la lourde
porte d’entrée. L’architecture massive des bâtiments impressionne.
La haute muraille extérieure, surmontée de quatre miradors, paraît
infranchissable. Depuis les cours intérieures enclavées vingt mètres plus
bas dans les profondeurs des douves, le ciel perce si haut le vaste puits
de lumière que l’évasion semble impossible.
L’immersion dans cet univers obscur, vrai cul de basse fosse, est une plongée
dans le Moyen Âge. Le jeune novice doit s’avouer une vive appréhension
en pénétrant dans cette forêt d’humanité glauque encerclée de murs
et de grilles où s’animent les ombres de notre société. Il s’agit d’un
129
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
établissement accueillant les détenus les plus difficiles, aux chances de
réinsertion sociale réduites : des condamnés à mort commués, d’anciens
relégués179, des criminels de sang et des psychopathes. Des individus
dangereux perclus de cicatrices physiques, psychologiques ou morales.
La vie carcérale est organisée selon les principes du régime auburnien180.
Les détenus travaillent et vivent la journée dans des locaux communs
ateliers ou chauffoirs181. La nuit, ils sont hébergés dans des dortoirs cages
à poules. Il s’agit d’un système de cellules individuelles, à cloisonnement
léger, clos d’une porte en bois en partie grillagée. Ce système de
séparation à claire-voie est censé répondre à la règle de l’emprisonnement
individuel de nuit et réduire la promiscuité. Les cages à poules resteront
en usage dans certaines maisons centrales jusqu’en 1975.
Dès sept heures, après leurs ablutions collectives, la journée des
condamnés est rythmée par des activités et tâches attribuées selon la
durée de la peine et le degré de confiance accordé. Ils sont identifiables
par des galons de couleurs différentes. Ce sont les attributs du régime
progressif. Les employés du service général se répartissent dans des
fonctions répondant aux besoins essentiels de toute collectivité. Il s’agit
notamment des cuisiniers, des balayeurs, des buandiers, des jardiniers…
La fabrication industrielle se répartit dans plusieurs ateliers. Dans celui
des tailleurs où sont confectionnés les tenues pénales182 et les uniformes
du personnel. D’autres secteurs sont consacrés à la fabrication des
espadrilles et au paillage de chaises. Le sport, la chorale, les offices
religieux, les parloirs et les jeux de société complètent le panel d’activités.
Les handicapés et les inoccupés se concentrent dans les chauffoirs. La
discipline est rigoureuse, cheveux coupés courts, barbe interdite, port
179
Loi du 27 mai 1885 sur la relégation des récidivistes. Cette peine accessoire perpétuelle
concernant les récidivistes considérés comme inamendables sera appliquée jusqu’en 1970.
180
Régime selon lequel les condamnés travaillaient la journée en groupe et étaient isolés en
silence la nuit. Ce système se développa à partir des années 1820 dans la prison d’Auburn
(New York).
181
Pièce commune parfois chauffée où sont regroupés les détenus en journée. Fait aussi fonction
de réfectoire.
182
Tenue portée par les condamnés jusqu’en 1975 dans les centres de détention et 1983 dans
les maisons centrales.
130
du costume pénal. La vieille règle du silence atténuée dans la pratique
demeure en vigueur.
Dans les ateliers, les détenus s’agacent à la présence de jeunes surveillants,
trop curieux à leur gré. D’autant plus que contrairement aux anciens,
ils se déplacent sur les postes de travail. Leur méfiance, leur manque
d’assurance, génèrent des tensions perceptibles à la dureté des regards.
À dix-huit heures, les condamnés regagnent, baluchon sur l’épaule, le
réduit individuel où ils dorment sur un bat-flanc rudimentaire.
L’atmosphère de la maison centrale est pesante. Elle reste imprégnée
de l’assassinat d’un surveillant perpétré à coups de ciseaux à l’atelier
des tailleurs l’année précédente. Les personnels en portent encore
une conscience anxiogène. Depuis, les relations avec les détenus sont
davantage empreintes de méfiance que d’empathie. Dès le premier
jour, une tentative d’évasion déconcerte de manière indélébile notre
débutant. Alors qu’avec trois autres surveillants, il est au contact des
détenus dans les douves faisant office de cours de promenade, un coup
de feu éclate. Puis un second, suivi du déclenchement de la sirène
d’alarme. La scène qui se déroule vingt mètres plus haut dans le chemin
de ronde est invisible, ce qui la rend d’autant plus troublante. L’agitation
est à son maximum. L’évasion échoue, mais les détenus redoutent un
durcissement de leurs conditions de détention tandis que certains
enquêtent à la recherche de l’identification du tireur. Par précaution, le
surveillant concerné est temporairement placé en retrait de la détention.
Plusieurs jours seront nécessaires avant que la tension ne retombe. Le
novice mesure ainsi les limites du pouvoir de l’administration. Dans sa
posture de débutant inquiet, une question le taraude : est-ce tous les
jours ainsi ? Il n’envisage pas de tuer !
Son option est claire, d’abord les sommations réglementaires, puis
en dernière alternative tirer en l’air, tant il craint d’être maladroit.
Spéculations non conformes à la règle de droit qu’il négocie avec son
libre arbitre dans l’inquiète solitude des heures vécues dans un mirador.
En service de nuit, il redoute les rondes dans les dortoirs d’une soixantaine
de détenus. Le surveillant plus ancien le laisse pénétrer seul dans la
grande salle quadrillée d’étroites cages à poules. Derrière la grille, son
collègue en couverture tient un chien patibulaire en laisse. L’agression
131
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
ou la prise d’otage sont des risques potentiels. Pas très rassurant tout
cela. Étrange sensation que de voir et d’être vu, de sursauter parfois à
un « bonsoir chef ! » lancé à la cantonade.
Consternation ! La correspondance est une liberté conditionnée à
quarante lignes maximum. Les plus loquaces écrivent donc le plus fin
possible. Ceux qui sont sans attache familiale ou qui recherchent une
relation épistolaire plus abondante s’inscrivent au courrier de Bovet183.
Rétrospective à la croisée des coursives
A la fin de l’été 1968, le jeune surveillant est affecté à la Maison d’Arrêt
(MA) de Nice. L’établissement, dont la fermeture est envisagée en raison
de sa vétusté, fit l’objet d’extensions et de restructurations au cours du
vingtième siècle. Quarante-sept ans plus tard, il est toujours en activité.
La maison d’arrêt de Nice fut construite entre 1887 et 1888 sur un plan
architectural classique, celui du panoptique184. À l’origine conçue pour
340 places, elle fonctionne en cette fin d’année 1968, avec un nombre
moyen de 500 détenus. La surdensité carcérale est une vieille histoire
fluctuante liée aux événements qui jalonnent l’histoire du pays.
A la fin des années 1960, le budget de la pénitentiaire est d’une
déplorable indigence. Une part infime des crédits alloués à la Justice
parvient jusqu’à cette institution. Elle vivote grâce à la débrouillardise
de ses cadres, au soutien du bénévolat et à la charité des autres services
de l’État. Ce dénuement engendre une sorte de misérabilisme ayant de
graves conséquences en chaîne : sur la santé des détenus, l’alimentation,
l’hygiène, la salubrité des locaux, les activités éducatives et la préparation
à la sortie. Dans ce contexte, l’image délétère du milieu carcéral n’est
que justice. La dépendance extrême des directions d’établissements
183
Le Courrier de Bovet est une association nationale de type loi 1901 créée en 1950 à l’initiative
d’un aumônier des prisons. Ce dernier a confié à madame de Bovet, le soin de développer une
action durable de correspondance avec les personnes incarcérées. L’association agit en liaison
avec l’administration pénitentiaire envers qui elle est moralement engagée.
184
Le panoptique est un type d’architecture carcérale imaginée par le philosophe Jeremy
Bentham et son frère, Samuel Bentham, au l8e siècle.
132
limite considérablement les initiatives. Les marqueurs de l’évaluation de
l’efficacité reposent sur quatre critères : pas d’évasion, pas de suicide, un
moindre coût de fonctionnement et la soumission sans faille à l’ordre
judiciaire et aux élus.
Les premières injonctions impérieuses que reçoit le jeune surveillant
sont significatives de l’état d’esprit du moment : « Oublie tout ce que tu
as appris à l’école ! On ne serre jamais la main à un détenu et on ne leur
fait jamais confiance ». La période d’immersion en binôme, initialement
prévue sur une durée de trois semaines, se réduit finalement à trois
jours. À la relève de sept heures, les coursives enveloppent le novice
d’un silence oppressant. Il prend en charge pour la première fois, sans le
soutien rassurant d’un tuteur, une coursive de trente cellules occupées
par quatre-vingt-dix détenus. Selon la règle, il les ouvre une à une,
sur un univers d’inconnus encore endormis. Il s’assure de la présence
effective des occupants qui protestent à ce réveil matinal. Il annonce
pour eux une journée de plus qui s’étirera dans l’ennui. Ils sont seuls ou
bien cohabitent à trois. Jamais deux, pratique puritaine, censée éviter
l’homosexualité ainsi que la pression morale ou physique d’un détenu
sur un autre.
Il réitère systématiquement un « bonjour ! », clair et sonore. Formule de
politesse naturelle pour certains, intolérable pour d’autres. Ne pas situer
au même niveau l’homme libre respectable et le délinquant. Déontologie
professionnelle ou éthique personnelle ? Dans la relation positive aux
détenus, ce simple « dire bonjour » divise le personnel. Débat suranné
d’une banalité confondante qui contamine chaque génération.
S’ensuit la vidange des tinettes déposées sur le palier de chaque cellule.
Le tout-à-l’égout est un luxe ignoré. Un détenu employé du service
général verse les seaux hygiéniques dans un conduit situé à l’extrémité
de la coursive. Une odeur pestilentielle corrompt l’air moite de la grande
nef. Puis, c’est l’heure de la promenade, les détenus de chaque niveau
rassemblés par groupes de quinze, rejoignent des cours exiguës de forme
semi-circulaire divisée en portions de huitième de camembert.
Selon le règlement, la promenade est obligatoire. Si un détenu resté seul
en cellule se suicide, le surveillant est responsable. Nombreux sont ceux
133
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
qui refusent de sortir, souvent pour des raisons légitimes : la météo,
la crainte d’un règlement de compte, la recherche d’un moment de
solitude pour méditer ou répondre à des besoins naturels hors de la
présence d’un codétenu.
Dès la prise de poste, en responsabilité intégrale, les détenus testent
la personnalité du jeune surveillant. Les regards durs, les sourires et
conseils ironiques, les phrases provocatrices fusent. Du genre : « Moi,
je gagne en une seule journée plus que vous en un mois ! » ou bien :
« Travailler en prison n’est pas fait pour vous ! Vous êtes trop jeune !
Quelques mois au gnouf pour moi ce n’est rien, mais pour vous, c’est
perpète ! »
Pour percer un tant soit peu la carapace de cet environnement
d’apparence hostile : règles inapplicables ou contradictoires, grossièretés,
provocations… le débutant s’initie sur le tas à l’art de la juste distance.
Surveillants et surveillés s’observent. Derrière chaque porte, réside
une humanité contrainte, des existences invisibles. Chaque individu
représente moins l’adversaire à soumettre que l’inconnu à appréhender
dans sa complexité. Une agrégation de réalités silencieuses sur
laquelle porter attention. Des destins anonymes qui, au fil du temps,
l’apparaissent moins.
Sur la coursive, espace restreint et temps vide vont de pair. C’est le
monde du non-sens de la peine de prison. La presse écrite et la radio
sont interdites, les activités hors la cellule sont réduites à leur plus simple
expression. Une heure de promenade quotidienne. Extinction des feux
et silence à partir de 21 h. Sans éducateur, sans hygiène, sans travail, sans
formation professionnelle, sans psychologue, sans chauffage, sans radio,
sans télévision… La notion cardinale d’amendement est un leurre. Un
seul instituteur attaché à l’établissement réserve son enseignement aux
détenus mineurs. L’unique assistante sociale s’occupe à la fois de la
situation des prévenus et des personnels.
L’accès d’un gradé ou d’une autorité à la cellule est annoncé par un
retentissant « garde-à-vous ! ». Et ça marche ! Les détenus se lèvent
et se tiennent en position. Le monde carcéral s’agrippe à un modèle
134
de châtiment rédemption, assemblage de religiosité et d’autoritarisme
belliqueux. Les répliques du grand chambardement post-1968 tardent
à émerger, mais tous les voyants sont au rouge. Les revendications des
détenus et leur opposition au système sont de plus en plus visibles. Dans
cet univers en suspension hors de son siècle, incroyablement rétrograde,
les facteurs précurseurs de profonds bouleversements en gestation se
multiplient. Les transformations souterraines qui s’opèrent, génèrent de
la confusion entre la règle et les pratiques.
La parole reste fortement cadenassée. Le statut du personnel
impose de ne converser avec les détenus que pour le bon fonctionnement
du service. On ouvre les portes, on ferme les portes. On évite les
relations présupposées déviantes. La méfiance de l’encadrement vis-à-
vis des détenus comme des surveillants est pesante et tatillonne. Pour
maintenir une relative quiétude en détention, on s’arrange avec la règle
à l’insu de la hiérarchie. La paix sociale est clairement tributaire de
l’ambiance sereine apportée par le surveillant dans la gestion de son
étage.
À 18h30, lors de la fermeture pour la nuit des serrures et verrous, les
détenus suspendent leurs vêtements à un crochet situé à l’extérieur de
la cellule, et déposent leurs chaussures sur la coursive. Une mesure de
sécurité qui prête à sourire de nos jours.
L’insuffisance de matelas est résolue par le remplissage de grands sacs de
jute rêches bourrés de paille. Les derniers arrivants sont les bénéficiaires
privilégiés de ce confort spartiate.
L’alimentation des détenus est essentiellement élaborée à base de
féculents, purée et soupe de pâtes où baignent quelques rares morceaux
de viande. Le dimanche, le repas est amélioré, les frites ou bien les petits
pois et une sucrerie en assurent l’aspect festif.
Les détenus sont majoritairement volontaires pour le don du sang
mensuel (la recherche médicale n’a pas encore découvert le virus du
SIDA). C’est le moyen de quitter la cellule, de rencontrer des bénévoles
et d’améliorer l’ordinaire grâce aux viennoiseries offertes à cette occasion.
135
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Le seul office religieux est catholique. Le dimanche matin, c’est l’occasion
d’une rare sortie pour se rendre à la chapelle. Pas de discrimination, la
célébration est accessible à tous, sauf aux isolés et aux punis.
Le parloir des familles derrière un double grillage poulailler est autorisé
trois demi-heures par semaine. C’est l’opportunité d’échanger le
linge propre ou sale soumis à un contrôle strict. Ce qui n’évite pas
les tentatives d’entrées clandestines. Astucieusement, l’on cache du
courrier, des culottes de femmes, des photos pornographiques, des
petites bouteilles d’alcool, des serviettes de toilettes imbibées de pastis,
des denrées alimentaires, parfois de fines lames de scie… Des années
plus tard, ce sera la drogue et les téléphones portables.
Chez les détenus, la période qui court entre Noël et le jour de l’An
engendre des alternances comportementales variant de l’excitation à
l’apathie. Besoin d’échanger avec le personnel, de parler de sa famille,
de son espoir de libération prochaine, de se plaindre de la vie en prison.
Seuls les colis préparés par la Croix-Rouge et le Secours Catholique sont
autorisés sur la base d’un contenu précis. Ce n’est qu’en 1972 que les
colis remis par les familles seront rendus possibles. C’est à la fois une
avancée et une source de conflits en raison des contrôles de sécurité à
l’effet psychologiquement irritant.
Une délinquance hétérogène
La sociologie des peines renvoie à la société elle-même. Elle est le
produit de sa complexe humanité dans un cycle d’évolution donné.
Au début des années 1970, elle constitue en maison d’arrêt un
métissage composite d’origines et de religions qui se tolèrent sans
opposition latente. Un assemblage d’une infinie variété d’hommes et
de circonstances personnelles. Les truands de profession, souvent rois
du non-lieu, au comportement irréprochable, respectueux avec les
personnels et autoritaires avec les codétenus aux attitudes incorrectes.
Voyous peut-être ! Mais avec des principes ! Les caïds, véritables chefs
maffieux et leurs hommes de main se tiennent à distance méprisante
du personnel. Les mendiants, clochards récidivistes de petits larcins ou
d’outrages à agent, par nécessité, de se nourrir, s’abriter, se dépouiller,
s’habiller et se laver. Les assassins, criminels de sang, dont deux
136
condamnés à mort. Les voleurs par vices ou par besoin. Les cols blancs,
escrocs charmeurs, d’une politesse obséquieuse, dont deux notaires qui
gèrent l’économie de l’établissement. D’anciens relégués, placés sous le
régime de la tutelle pénale185, familiers de la prison et polyvalents du
service général, des hommes à tout faire au moindre coût. Des vedettes
du show biz, incarcérés pour trafic de drogue. Des délits de mœurs
désignés sous le terme de pointeurs, ou bien des homosexuels véritables
souffre-douleur. Et plus rarement, des personnes poursuivies pour
adultère186. Des proxénètes prétentieux et arrogants qui se déclarent
bienfaiteurs de la société. De rares trafiquants de drogue, avant-garde
de la grande opération d’empoisonnement des générations. La mode
est aux cigarettes, à l’alcool et à la fausse monnaie. Une dizaine de
jeunes garçons bien éduqués et d’une correction exemplaire, témoins
de Jéhovah, objecteurs de conscience insoumis car rétifs au service
militaire187. Les mineurs qui rêvent de devenir des hommes du grand
banditisme. De rares emprisonnés pour dettes188. Des handicapés et des
psychopathes qui relèvent le plus souvent d’une autre institution. Mis
à part les mineurs, le régime carcéral de la maison d’arrêt s’applique à
tous. L’individualisation et les règles pénitentiaires européennes ne sont
pas encore d’actualité.
Une procédure disciplinaire incertaine
À la fin des années 1960, l’échelle des sanctions disciplinaires est peu
formalisée dans le Code de procédure pénale. Vide juridique, qui au
détriment du droit consacre la pratique et l’opinion du personnel. La
protection des détenus en est réduite au discernement professionnel.
185
La loi du 17 juillet 1970 substitue la tutelle pénale à l’ancienne peine de relégation.
186
En France, l’adultère n’est plus une faute pénale depuis la loi du 11 juillet 1975, seule la faute
civile demeure possible.
187
En France, entre 1950 et 1992, 7 593, jeunes objecteurs de conscience ont effectué des
peines de prison en raison de leur refus d’effectuer le service militaire.
188
Depuis la loi du 9 mars 2004, la contrainte judiciaire remplace, l’ancienne contrainte par
corps la prison pour dettes.
137
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
En voici une illustration. La comparution au prétoire est parfois
l’occasion d’un jugement de Salomon. Un détenu homosexuel surpris
lors d’une ronde dans une relation sans équivoque avec son compagnon
de cellule fait l’objet d’un rapport d’incident. Situation d’ordre privé s’il
en est, que certains agents signalent et d’autres pas. Dans ce cas se profile
une confusion entre ce qui relève d’une question morale et d’éthique
personnelle et un interdit non écrit. Bien entendu, l’administration ne
ferme pas les yeux. Mais comment l’éviter ? S’il y a dénonciation d’une
relation sous contrainte, l’affaire est évidemment portée en justice.
Mis à part l’encellulement individuel, aucune autre solution n’est
satisfaisante. De nos jours, cette thématique qui touche intimement à
l’être a fondamentalement évolué. Cependant, l’usage des préservatifs
et la création des Unités de Visite Familiale (UVF) ne répondent que
partiellement à la question de fond.
À l’époque, les mœurs qui traversent la société ne sont pas étalonnées
selon les termes du mariage pour tous. Quel est le verdict du moment ?
À l’appui d’un regard sévère, le directeur recommande au détenu de ne
plus attirer l’attention et lui adresse un avertissement pour la forme.
Pour les manquements les plus graves (bagarre, agression, refus
d’obéissance, tentative d’évasion), la durée maximale d’une punition
peut atteindre quatre-vingt-dix jours en cellule disciplinaire. Un
véritable cachot moyenâgeux, humide et sombre. Un sas pour éviter le
contact direct avec le puni, un lit en fer, une paillasse répugnante, une
lampe à la lueur vacillante et une lucarne étroite. Les punis sont astreints
à une période de restrictions alimentaires. La première quinzaine, le
menu est réduit au pain et à une soupe, les lundi, mercredi et vendredi.
La deuxième quinzaine, le lundi seulement. Puis l’alimentation reprend
son rythme normal. Enfin, il est à noter qu’en 1971, deux condamnés
à mort sont en attente de leur sort à la maison d’arrêt de Nice. L’un
sera exécuté et l’autre gracié par le Président de la République Georges
Pompidou. La relation avec ces condamnés est une circonstance
singulière pour qui l’a vécu.
138
II. Le début d’un processus (1971-1975)
Les prémices
En août 1971, la lecture des journaux et l’écoute de la radio dans les
détentions sont enfin autorisées. Ce tournant significatif amorce une
première mutation, l’information pénètre l’univers carcéral. Grand
trouble pour l’administration, quels impacts sur les détenus et entre
détenus, sur l’attitude des personnels informés de la nature des crimes
et délits ? Quelle objectivité dans la neutralité des agents qui n’ont pas
accès au dossier pénal ? Quid de l’égalité entre ceux qui ont des moyens
de financement et les autres ?
Telles sont les questions défensives et dilatoires du moment. La capacité
à freiner les réformes, les arguties subtiles opposées aux élans novateurs
sont presque sans limite. L’information de la population pénale est
vécue comme une perte de pouvoir, un problème de sécurité. Le risque
d’une contagion par médias interposés, amplifiant les mouvements de
contestation qui se font jour dans de nombreux établissements.
Tous les matins la censure ciseaux découpe à la perfection les articles
présupposés déviants. Les encarts de trous, petits ou grands, suscitent
l’inverse du résultat recherché : « Que nous cache-t-on de si important ?
J’ai payé mon journal, je le veux entier ! ». Des rumeurs se répandent,
les détenus se focalisent sur l’encadré censuré. Conséquence : ils
s’informent auprès du personnel, de leur famille ou bien des avocats et
des visiteurs de prison. Le contrecoup est immédiat, sur les coursives la
parole se libère, on discute d’événements de tous ordres, de sport, de
politique, des conditions de détention, de culture, des émeutes dans
les prisons, de problèmes familiaux, de l’attente du procès ou de la
libération prochaine… La censure ciseaux dure quelques mois, puis le
bon sens l’emporte. Le découpage absurde cesse, le média papier est
banalisé. L’esprit de la loi influence lentement l’esprit des pratiques.
Dans le cadre du décret de 1972, la discipline rétrograde des années
antérieures est largement remise en cause. Le placement en cellule
disciplinaire est limité à quarante-cinq jours, les punitions collectives
sont prohibées, les privations de visite ou de correspondance également.
139
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
La durée de promenade est portée à deux heures par jour. La mise en
place des Commissions d’Application des Peines189 (CAP) est effective.
La règle du silence, vieille de plus d’un siècle, est abolie.
En 1973, notre surveillant poursuit son périple carcéral aux prisons
de Lyon. Il ressent immédiatement, combien le personnel reste
profondément marqué par l’assassinat du surveillant Albert Colomb190
survenu le 27 juillet 1971. Sur la période 1971-1974, ce qui était latent
devient explosif et déclenche par vagues successives, des drames et des
mutineries prévisibles mais non anticipées. Le système carcéral épuisé
implose, les troubles dans les prisons éveillent les consciences endormies.
Les revendications sont, selon les courants de pensées, matérielles ou
idéologiques.
Au début de l’année 1974, les tensions sont telles dans l’établissement
que le personnel décide de ne plus assurer la sécurité ni les mouvements
internes et menace de déposer les clés. Durant quatre jours, seule la
distribution des repas est préservée. Par précaution, des gardes mobiles
investissent les miradors. Les détenus inquiets restent calmes, implorant
les surveillants de ne pas quitter la prison. « Ce que vous nous faites, ce
n’est pas bien ! Mais on vous en supplie, ne nous abandonnez pas aux
forces de l’ordre ! »
Un président de la République en prison
Le nouveau président de la République, Valéry Giscard d’Estaing,
nomme le 8 juin 1974, Hélène Dorlhac, secrétaire d’État à la condition
pénitentiaire. Elle restera dans cette fonction jusqu’au 25 août 1976.
Le 10 août 1974, le directeur des prisons de Lyon rassemble tous les
gradés dans la cour d’honneur du quartier Saint Joseph. Il annonce
la visite d’une personnalité importante dont il ne peut divulguer
189
Se reporter au décret du 12 décembre 1972 créant la commission d’application des peines,
et à la loi du 29 décembre 1972 relative à la procédure pénale, aux peines et à leur exécution.
190
Le 27 juillet 1971, un détenu de la prison Saint-Paul de Lyon, Guy Chauffour, s’est emparé
d’une arme dans un colis qui lui avait été adressé et a mortellement blessé le surveillant principal
Albert Collomb. Il sera condamné à mort avant d’être finalement gracié en juin 1973.
140
immédiatement l’identité. Le directeur précise les missions de chacun
avec une recommandation dominante : « Montrez tout ce que vous avez
de plus sordide dans l’établissement ! »
Une fois le convoi dans l’enceinte, de la DS noire, un homme grand
de taille se déplie pour en sortir. Stupéfaction ! C’est le président de la
République. Le parcours de Valéry Giscard d’Estaing et de son escorte
passe par le couloir conduisant à l’infirmerie. C’est là, qu’il rencontre par
hasard le détenu pressenti. Ce dernier est comme pétrifié. Le président
facilite le dialogue en lui serrant la main, puis lui pose quelques questions
sur sa situation personnelle et la vie à l’établissement. L’entretien dure
peu de temps, deux ou trois minutes tout au plus, mais le symbole aura
une portée médiatique sans précédent.
La suite de la visite est plus houleuse. Le bouche-à-oreilles si particulier
au milieu carcéral fonctionne rapidement. La délégation traverse le
rez-de-chaussée du quartier Saint-Paul, les détenus informés sollicitent
une entrevue avec le président. Ce dernier demande l’ouverture d’une
cellule et s’entretient avec les occupants. La tension de plus en plus
perceptible s’amplifie. Les détenus s’expriment en frappant violemment
dans les portes. Les gardes du corps inquiets de cette effervescence
pressent le président de quitter les lieux. Fin de la visite. Le chahut est à
son comble, les gradés en détention se rendent dans chaque cellule pour
calmer les excités.
Pour mémoire, une citation controversée : « La prison, c’est la privation
de la liberté d’aller et venir, et rien d’autre ».
III. La réforme-charnière de 1975
L’amorce d’une dynamique nouvelle
Entre 1972 et le décret du 23 mai 1975, une avalanche de textes
législatifs et réglementaires ouvre des droits nouveaux pour les personnes
détenues.
141
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Sur la période, le principe de l’individualisation des peines et l’objectif
de réinsertion sociale sont validés. Les fonctions de Juge d’Application
des Peines (JAP) sont affermies. Les mesures d’aménagement de
l’exécution des peines développées : extension de la semi-liberté, création
des réductions de peine, élargissement des modalités d’attribution des
permissions de sortir et de la libération conditionnelle. Le régime
progressif est remplacé par une nouvelle classification des établissements.
Les conditions de détention sont améliorées.
La réforme institue également les Quartiers de Sécurité Renforcée
(QSR). Un mode d’isolement et d’exécution de la peine qui suscite
de fortes critiques et oppositions. Ils seront définitivement fermés en
1982.
La réforme-charnière de 1975 s’incarne pleinement à la jonction de
trois facteurs associés :
• La pression des détenus et du corps social ;
• Le mûrissement conjoint du droit et de la pensée ;
• Le renouvellement des générations.
Bien entendu, la rupture n’est pas radicale, de fortes résistances internes
et externes provoquent périodiquement des oscillations entre des
concepts opposés pour certains et complémentaires pour d’autres :
prévention, répression, sécurité, humanisme, traitement, amendement,
réinsertion… Autant de débats sémantiques récurrents, qui d’un
événement particulier, d’un positionnement idéologique ou d’une
élection à l’autre, favorisent la politique du balancier ou du pendule
affectant dans la pratique aussi bien les personnels que les détenus.
Paradoxalement, ce manque de continuité produit un foisonnement
de débats, d’analyses, de controverses, de lois et de règlements, qui
arriment irrémédiablement l’administration pénitentiaire à une remise
en cause et une adaptation constante. Et c’est bien ainsi ! Même si le
trop-plein est parfois indigeste.
142
La formation, un puissant levier
À partir de 1975, le nombre de personnels de tous corps et grades est
augmenté. L’Éducation nationale met des enseignants à disposition, les
secteurs médicaux, sociaux et éducatifs sont étoffés.
Les aménagements successifs de la condition du personnel aboutissent
à la publication de nouveaux statuts en 1977. La même année
l’administration pénitentiaire est dotée d’une École Nationale
d’Administration Pénitentiaire (ENAP) ayant pour vocation de former
tous les personnels.
La volonté de changement ouvre pour la formation initiale et continue
une période particulièrement stimulante. Des hommes convaincus et
engagés, en provenance de divers horizons professionnels et intellectuels,
associent en véritable pionniers leur savoir et leur créativité.
Une vaste enquête nationale ayant pour objet l’identification des
besoins de formation est lancée avec le soutien de l’Agence Pour le
Développement de l’Éducation Permanente (ADEP). Étonnement
général ! Le personnel est à la fois inquiet, intéressé et dubitatif. C’est
la première fois que leur avis est sollicité. Un rapport de plus ? Non !
S’engage une vague de recrutement, une phase de foisonnement
intellectuel et d’évolution des pratiques sans précédent. Les formations
initiales sont allongées. Le concours pour l’accès aux fonctions de
direction est ouvert au recrutement universitaire. L’avant-garde de
jeunes directeurs, éducateurs et surveillants, atténue la consanguinité
pénitentiaire et favorise un état d’esprit, nouvelle génération.
Décloisonnement et ouverture de l’institution. Ces deux termes ressassés
depuis des années prennent réalité et consistance. Le recrutement de
compétences externes à l’administration pénitentiaire : conseillers en
formations, psychologues, sociologues, historiens et criminologues
notamment, donnent une dimension nouvelle aux contenus et méthodes
pédagogiques. Après le remue-ménage des années précédentes, s’active
le temps du remue-méninges.
143
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
La formation continue est progressivement structurée par la création des
Groupements d’Établissements Pénitentiaires (GRETAP). Ces ancêtres
de la formation déconcentrée accompagnent, in situ, la mutation
des pratiques. En visite à L’ENAP, le sous-directeur des ressources
humaines affirme aux responsables de formation : « Vous ne savez pas
communiquer, vous devez apprendre au personnel à communiquer ! ».
Communiquer oui ! Mais dans quel but ? Sur quels sujets ? Dans quelles
circonstances ? Nous sommes en pleine recomposition des pratiques au
cœur du processus d’individualisation.
Un exemple de mutation des pratiques en maison centrale (1980-1985)
En continuité de la réforme de 1975, la reconstruction des pratiques
s’invente principalement au fil des volontés politiques et législatives.
L’après 1981 conforte et complète les mutations de la décennie
précédente. En voici une brève illustration vécue en maison centrale.
La mise en place des parloirs sans dispositif de séparation, nécessite
une modification en profondeur des procédures. Cependant, certaines
questions telles que la sécurité et la sexualité restent longtemps taboues
et conflictuelles ;
À la fermeture définitive des quartiers de sécurité renforcée, les condamnés
réintègrent le droit commun du régime des maisons centrales, sans
difficulté particulière. L’augmentation du nombre de condamnés à de
longues peines qui résulte pour une part de l’abolition de la peine de mort
contraint à repenser la gestion du temps long. L’idée dominante consiste
à responsabiliser les personnes détenues dans un Projet d’Exécution de
peine (PEP). Dans cette perspective s’instaure une collaboration plus
étroite entre toutes les compétences intervenant en maison centrale.
La professionnalisation des personnels dans les nombreux domaines
relevant des sciences humaines et sociales est renforcée en conséquence.
Le suivi individualisé des détenus, aboutissant à l’étude de chaque cas
en commission d’application des peines, engage une relation de plus
en plus étroite avec les magistrats et plus particulièrement le juge de
l’application des peines. Dans l’esprit de ce qui précède, les capacités
d’enseignement et de formation professionnelle préparant les personnes
144
détenues à des métiers ou des diplômes sont renforcées. Une annexe
universitaire est créée dans la maison centrale. Ces mutations induisent
de fait une réorganisation complète de l’établissement. De même,
l’accroissement des espaces de parole impose un savoir-faire nouveau en
matière de conduite de réunions.
En milieu fermé, la densification et l’intensification de la relation
dedans/dehors instaurent une triple réduction de distance entre : les
détenus et les personnels, les détenus et l’extérieur, et les personnels
pénitentiaires et l’extérieur.
À l’évidence, le village pénitentiaire ne peut être l’affaire d’une
seule institution qui ne possède ni le don d’ubiquité ni la maîtrise
de toutes les spécialités : hôtellerie, maintenance, travail, formation
professionnelle, santé, culture, école, université, sport, préparation
à la sortie… L’intervention de compétences partenaires accroît de
manière exponentielle l’activité pluridisciplinaire. Pour les directions,
l’appropriation de ce paradigme modifie profondément le style de
management traditionnellement pyramidal. Dépasser les cloisonnements
révolus impose une pratique du métier de directeur combinant logique
hiérarchique et transversale. L’extrait ci-dessous du livre intitulé Le prix
de l’excellence191 démontre à quel point cette complexité nouvelle n’est
pas anecdotique mais centrale.
« Pour donner un ordre d’idée de cette complexité, le nombre
d’employés d’une entreprise a une progression arithmétique alors que le
nombre d’interactions progresse de façon géométrique. Ainsi, dans une
entreprise qui comprend dix employés, il est facile de garder le contact
car le nombre d’interactions possibles entre deux personnes est de 45 ;
dans une entreprise de 1000 employés, ce nombre s’élève à 500 000,
et dans une entreprise de 10 000 personnes, il atteint 50 millions… »
(Simplicité et complexité page 83).
191
T. Peters, R. Waterman, Le prix de l’excellence. Les secrets des meilleures entreprises, Paris,
Intereditions 1983.
145
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
La maison centrale se situe dans un créneau estimé à 1 500 personnes
(détenus, personnels, intervenants, familles). Pour les directions, le
décloisonnement de l’institution consécutif à l’extension des passerelles
dedans/dehors renforce le poids éminemment systémique d’un spectre
professionnel de plus en plus complexe :
- celui du pilotage de valeurs humaines élevées en lien avec l’accroissement
des normes juridiques et réglementaires ;
- celui de l’intégration, du soutien et de la coordination des actions
partenariales en respectant les périmètres d’intervention de chacun.
Une priorité consiste à atténuer et à apaiser les rapports conflictuels
potentiels ;
- celui de l’adaptation et l’adhésion à des techniques et pratiques
de sécurité nouvelles particulièrement contraignantes, source
d’antagonisme et de contestation dans la mise en pratique.
Ce management chef d’orchestre, à l’intersection d’une combinaison
d’interactions multiples, sollicite la capacité à faire jouer une partition
où chacun garde la particularité de son rôle associé harmonieusement
aux autres. Dans cet esprit, la métaphore du chef d’orchestre catalyseur
et arbitre n’est pas un lieu commun lancé au hasard des mots.
« La prison sans haine et sans crainte »
Tel est le titre d’un reportage réalisé par le journaliste Roger Gicquel,
ancien présentateur du journal télévisé de TF1. En 1983, durant cinq
jours, l’équipe de télévision a introduit ses caméras dans l’intimité de la
maison centrale192. Une pratique nouvelle pour la direction consiste à
affronter le média télévisuel sans formation préalable et sans éléments
de langage à disposition. Cinq jours de tournage dans les murs, parmi
les très longues peines, sont une première du genre. La perception par
les détenus et le personnel est ambivalente. L’occasion de libérer la
Magazine d’actualités d’Alain Denvers. Les mercredis de l’information, format de 50
192
minutes, diffusée sur TF1 le 15 juin 1983.
146
parole est appréciée, puis très vite la présence des caméras devient source
de tension, car ressentie et subie comme intrusive. Dans son a priori,
l’équipe de télévision venait à la découverte d’une prison quatre étoiles
et à la rencontre de détenus médiatiques. Pour la direction, l’enjeu était
bien différent. Éviter, si possible, qu’une émission à l’audimat important
ne se réduise aux stéréotypes. Peu à peu, les journalistes comprirent
que ce serait une erreur de s’en tenir à l’écume des lieux communs.
En ouvrant ses portes, le monde carcéral délivrait ses pseudos secrets
sans crainte. La qualité finale du reportage en témoigne de même que
les impressions inscrites sur le livre d’or de l’établissement par deux
membres éminents de l’équipe :
« Au seuil d’un reportage sur cette maison impressionnante, une seule
chose rassure, un certain climat d’intelligence qui bouscule bien des
idées reçus », Roger Gicquel.
« J’ai beaucoup désappris, tant pis pour la dimension littéraire, mais
ce que j’ai appris est somme toute tout à fait rassurant sur le plan de
l’institution et surtout de l’homme », Jean-François Delassus.
Régulation des pratiques et « juste distance »
Depuis 1975, le foisonnement législatif et réglementaire conditionne
recherche et formation aux bonnes pratiques. L’abondance de
référentiels, de supports méthodologiques, d’outils d’évaluation, de
règlements intérieurs types, de débats et rapports de tous ordres, d’audits
et de démarches qualités … forge un socle fédérateur permettant de
capitaliser l’expérience acquise.
L’identification et le partage des bonnes pratiques visent à les uniformiser
ou tout le moins à en réguler les écarts les plus criants pour renforcer la
cohérence de l’institution.
Cependant, la pratique professionnelle n’est ni abstraite, ni scientifique,
ni unilatérale. Elle est avant tout action, rôle et positionnement dans
le labyrinthe relationnel d’un système complexe. C’est la raison pour
laquelle elle doit être évolutive et partagée au sein d’un collectif.
147
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Le personnel pénitentiaire ne se réduit pas à une passivité sans âme, il
agit avec et sur des hommes qui expriment et nourrissent des intentions,
des idées, des affects, des besoins… Il est en vis-à-vis d’êtres humains
disparates et non en surplomb. Milieu particulièrement délicat où les
évidences, les idées reçues ne sont bien souvent que des leurres. Ici,
l’humilité règne tant nous ignorons de l’homme et de ses aspirations
véritables. Savoir-faire, pondération et courage sont nécessaires pour
aller à la rencontre des personnes détenues et côtoyer ou affronter les
personnages les plus inattendus. Cette diversité enrichit ou complique
le métier, question de point de vue où s’entrecroisent et s’opposent
idéologie et déontologie.
Examinons le cas du surveillant. D’un geste, d’un regard, d’un mot, d’un
conseil, d’une écoute, d’une information, d’un acte secourable, il donne
un contenu concret aux valeurs de sécurité, d’individualisation et de
réinsertion. Il est apte, pour peu qu’il s’en donne la peine, à transformer
les coursives en galeries drainantes d’exemples. Son état d’esprit, ses
actes, ses paroles, propagent des ondes négatives ou positives.
Connecté aux besoins critiques des personnes détenues, il détient les clés,
ouvre et ferme les portes pour la bonne cause : les parloirs, la promenade,
les repas, le travail, les activités scolaires, les loisirs, les soins, les offices
religieux… mais aussi la porte vers la liberté. Il intervient dans tous les
actes d’indiscipline comme dans le soutien moral aux détenus. Ce qui
en fait le modérateur et le médiateur privilégié des lieux de détention.
Le danger de sombrer dans l’indifférence ou l’empathie excessive
l’engage à tenir l’affect à la juste distance, à l’opposé de la neutralité
hautaine. Un art empirique qui associe l’alchimie du bon sens
confronté aux théories des sciences humaines. Positionnement qui
impose d’échapper aux émotions toxiques, à l’identification à autrui,
à la compassion, à l’apitoiement, à la fascination… Et ne pas céder
à la séduction ou la provocation d’où qu’elle vienne. Entre en terrain
mouvant, celui qui s’aventure sans maîtrise du phénomène d’intensité
d’une relation. La règle générale consiste à laisser ses humeurs à la porte
de la prison, de s’envelopper de sérénité et d’imposer une attitude stable
à ses comportements et ses injonctions.
148
Démonstration simple dans sa proclamation, mais exigeante dans son
application. D’autant plus que le soutien psychologique au personnel
comme aux détenus sera inexistant jusqu’au milieu des années
1990. Actuellement 260 psychologues exercent à l’administration
pénitentiaire, ce qui représente une plus-value incontestable.
Un processus permanent
Au cours de la décennie 1970, il y a un parallélisme évident entre la
destruction d’établissements, la déconstruction et la mutation des
pratiques pénitentiaires.
Depuis la réforme-charnière de 1975, les transformations en milieu
fermé comme en milieu ouvert sont massives et continues. En
substance, et bien au-delà des évolutions technologiques, les décennies
post-1975 sont marquées par : l’affectation de surveillantes en
détention hommes ; la télévision en cellule ; les démarches qualités ;
la mise en œuvre de nombreux programmes et protocoles relatifs à la
santé, la culture, l’enseignement, l’éducation et plus généralement la
préparation à la sortie, le bracelet électronique, le rôle de l’avocat dans
la procédure disciplinaire, les Équipes Régionales d’Intervention et de
Sécurité (ERIS), le droit de vote, la création des Services Pénitentiaires
d’Insertion et de Probation (SPIP), l’évolution du parc pénitentiaire…
Il y eut des freins idéologiques, des questionnements légitimes, des
expérimentations, des forces contraires et il y en aura d’autres. Pour
conclure gardons à l’esprit l’apport des réformes sur :
- Le renforcement de la judiciarisation et du contrôle des prisons
concourant à la protection juridique des détenus comme du
personnel.
- Le décloisonnement continu de l’institution, grâce à
l’implantation de nombreux métiers, partie prenante à la
mission du service public pénitentiaire.
- L’élévation constante du niveau de formation du personnel
et l’adaptation des pratiques aux Règles Pénitentiaires
Européennes (RPE).
Mais ne nous y trompons pas, le système pénitentiaire idéal n’existera
jamais. Par nature, évolutif et contesté, il est constamment en tension.
149
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Perpétuellement soumis aux feux de critiques provenant de tous
horizons, d’enjeux politiques, syndicaux et médiatiques. La permanence
des investigations et des contrôles dont il fait l’objet est indispensable
à la légitimité de son action. Les mutations réalisées et celles à venir ne
prospéreront que dans une administration professionnalisée et sécurisée
autour de règles et de pratiques applicables et humainement acceptables.
Enfin, il n’y a pas seulement en milieu carcéral que nous vivons l’ère de
l’imparfait. La raison d’être de l’administration pénitentiaire repose sur
la réaction en chaîne causes-effets-conséquences, exutoire d’une société
elle-même imparfaite.
Cela aussi mérite d’être rappelé !
150
151
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
152
Le milieu ouvert, prémices d’une construction193
par Yves Perrier, directeur de service pénitentiaire d’insertion et de
probation honoraire
I. État des lieux : La situation au début des années 1970
1970: La probation n’a que dix ans d’existence. Ses premiers pas ont
été aussi riches en initiatives que pauvres en moyens pour faire face au
développement rapide du SME (17 000 fin 1970). Tous les comités
n’ont pas de JAP, ou alors à temps très partiel. Lorsqu’ils sont présents,
ils sont affectés principalement à d’autres fonctions. Le temps consacré
à l’application des peines est portion congrue, les chefs de juridiction
ayant peu de considération pour cette fonction. La fonction n’est pas
vraiment définie. Certains vont investir fortement cet aspect social,
d’autres moins présents, se contenteront d’un rôle de contrôle.
De nombreux comités ne disposent pas non plus de professionnels
(éducateurs délégués à la probation et assistants sociaux) et fonctionnent
soit avec des contractuels, soit le plus souvent avec des bénévoles. Les
recrutements sont peu nombreux, malgré la promulgation en 1966
d’un nouveau statut des personnels éducatifs et de probation et l’arrivée
à l’École d’Administration Pénitentiaire de Fleury-Mérogis à l’automne
1967, de la première promotion d’éducateurs.
Une étude prospective très intéressante194, réalisée en 1966 par
Louis Pons, responsable du bureau de la probation à la direction de
l’administration pénitentiaire, projette l’avenir de la probation. Il
prévoit que pour faire face à la montée en puissance des sursis avec mise
à l’épreuve, celle-ci doit s’organiser et se structurer autour de l’agent
193
Pour plus de développement voir Y. Perrier, La probation de 1885 à 2005, Paris, Dalloz,
2013, 1167 p.
194
L. PONS, Étude sur le développement de la probation, DAP, 2 juin 1966.
153
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
de probation. Louis Pons propose de créer un groupe de travail pour
400 condamnés composé d’un chef de service, de quatre délégués, deux
adjoints195 et de bénévoles. Le délégué prend en charge les condamnés.
Son action ne doit jamais se limiter « à un contrôle passif de la conduite
du condamné. Il ne doit avoir recours qu’en cas de nécessité absolue
à l’injonction ou à la menace. Son activité ne doit pas s’exercer en
vase clos mais concourir avec toutes les activités sociales qui tendent
directement ou indirectement aux mêmes fins ». Pour cela, il évalue le
nombre de postes à créer en cinq ans à 727 postes196. Mais sur la période
considérée seuls 154 postes seront créés. Il en sera d’ailleurs de même
avec le sixième plan (1971-1975) les recrutements étant très inférieurs
aux prévisions (une centaine par an).
Outre le manque de moyens, les comités souffrent d’une absence totale
de cadre d’intervention. Les modalités de prise en charge ne sont pas
définies. L’organisation matérielle et le fonctionnement des comités de
probation font bien l’objet de quelques circulaires, mais c’est l’empirisme
qui règne, voulu au départ par l’administration pour « ne pas figer par
un réseau de réglementations prématurées et tatillonnes des initiatives
qu’il faut au contraire susciter, des expériences auxquelles il faut garder
leur souplesse197 ».
L’administration parle de « couple » probationnaire-délégué, l’action de
ce dernier étant axée sur la notion de confiance, « élément capital car
c’est elle qui fonde l’adhésion du sujet au traitement qui lui est donné ».
Elle insiste aussi sur la nécessité du travail en équipe, le comité étant
tout entier un service social198. Dans une note interne, elle indique
que « c’est à un véritable travail de transformation de la personnalité
du probationnaire ou du libéré conditionnel, que le délégué doit se
livrer » et que doit se mettre en place « une relation compréhensive mais
exigeante en vue d’obtenir une modification de ses attitudes199 ».
195
Le corps des adjoints de probation a été créé par le statut de 1966. Les adjoints sont chargés
d’assister les éducateurs dans leurs tâches.
196
85 chefs de service, 431 délégués à la probation, 211 adjoints de probation
197
Rapport général sur l’exercice 1960, juin 1961.
198
DAP, « Les éducateurs de l’administration pénitentiaire », brochure à destination des candidats à
la fonction, Imprimerie administrative de Melun », 1970.
199
DAP, Le milieu ouvert : institutions juridiques et méthodes de traitement, 24 sept. 1976.
154
II. Montée en puissance
Plusieurs textes vont accélérer le développement du milieu ouvert. La loi
du 17 juillet 1970200 prévoit un ensemble de dispositions qui tendent à
développer le traitement des délinquants en milieu ouvert. Elle renforce
les pouvoirs du JAP. Elle élargit les conditions d’accès au sursis avec
mise à l’épreuve et assouplit les modalités de son exécution. Elle crée la
peine mixte qui va rapidement accélérer le prononcé de la mesure.
Les nombreux incidents qui ponctuent l’année 1971 (prises d’otages à
Aix-en-Provence - deux détenus abattus -, à Muret, à Clairvaux - deux
otages assassinés -, aux Baumettes - un détenu abattu -, assassinat d’un
surveillant à Lyon, mutinerie à Toul, puis à Nancy) amènent le pouvoir
politique à réagir.
Le décret du 12 septembre 1972201 apporte d’importantes modifications
au régime de l’exécution des peines. Il étend une nouvelle fois le champ
de compétence des JAP (création de la commission d’application des
peines, compétence au profit des mineurs).
Il harmonise les textes relatifs au milieu ouvert. Le terme d’agent de
probation s’applique indistinctement aux éducateurs, aux assistants
sociaux et aux délégués vacataires. Ainsi disparaît réglementairement la
distinction des tâches entre les éducateurs et les assistants sociaux.
La loi du 29 décembre 1972202 renforce l’individualisation des peines.
Les JAP obtiennent le pouvoir de décider des libérations conditionnelles
pour les peines n’excédant pas trois ans (idem pour les révocations). Ils
disposent du pouvoir d’accorder des réductions de peine.
Elle consacre enfin les comités de probation (art. 709-1). Mais seuls
113 sur 181 tribunaux de grande instance disposent d’un comité. Les
JAP dénoncent ce texte qui institue des services à deux vitesses. Des
JAP se retrouvent sans comité, sans personnel qualifié (uniquement des
vacataires et des bénévoles).
200
Loi n° 70-643 du 17 juillet 1970 tendant à renforcer la garantie des droits individuels.
201
Décret n° 72-852 du 12 septembre 1972 modifiant certaines dispositions du code de
procédure pénale.
202
Loi n° 72-1226 du 29 décembre 1972 simplifiant et complétant certaines dispositions
relatives à la procédure pénale, aux peines et à leur exécution.
155
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Au 31 décembre 1972, le nombre de personnes suivies en milieu ouvert
dépasse pour la première fois le nombre de détenus, ce qui ne manque
pas d’inquiéter les JAP et les professionnels, le manque cruel de moyens
risquant de provoquer « l’effondrement du milieu » selon les termes
du président de l’Association Nationale des Juges et anciens juges de
l’Application des Peines (ANJAP)203.
Les textes parus en 1975 sont la conséquence des émeutes qui ont
embrasé la France pénitentiaire en 1974. Si le décret 23 mai 1975204
améliore et libéralise les conditions de détention, si la loi du 11 juillet
1975205 va encore un peu plus dans le sens de l’individualisation (création
de la dispense de peine, de l’ajournement, des peines de substitution...)
ces textes n’ont que peu d’incidences sur le milieu ouvert.
La loi élargit encore les conditions d’accès au sursis avec mise à l’épreuve.
La révocation en cas de non-respect des obligations ou de nouvelle
infraction n’est plus automatique.
Le décret régularise une situation de fait en fusionnant en un seul et
même service le comité de probation et le comité d’assistance aux libérés
qui deviennent le Comité de Probation et d’Assistance aux Libérés
(CPAL, nom qu’il conservera jusqu’en 1999).
III. Des professionnels mal dans leur peau et mal acceptés
Au début de la décennie, la place des éducateurs dans les établissements
pénitentiaires est délicate. Ils se sentent marginalisés par l’administration
pénitentiaire. Jeunes pour la plupart, ils sont souvent considérés par les
autres catégories de personnels comme les défenseurs des détenus, voire
comme des fauteurs de trouble. Lors de la réunion du Conseil supérieur
de l’administration pénitentiaire en décembre 1972206, le syndicat de
la magistrature dénonce les « menaces de poursuites disciplinaires » à
203
B. Dutheillet-Lamonthezie, « Congrès de l’ANJAP », Revue pénitentiaire, 1973, p. 193.
204
Décret n° 75-402 du 23 mai 1975 modifiant certaines parties du code de procédure pénale.
205
Loi n° 75-624 du 11 juillet 1975 modifiant et complétant certaines dispositions de droit
pénal.
206
Réunion du CSAP du 22 décembre 1972, Rapport général sur l’exercice 1971, p. 259-313.
156
l’encontre d’éducateurs ayant « révélés quelques vérités ». Le représentant
du syndicat des éducateurs (SNPEPAP-FEN), s’interroge : « Qu’a-t-on
fait de la réforme pénitentiaire ? » Il parle de « sabotage », regrette que
les éducateurs soient « saupoudrés aux quatre coins de la France », se
désole du nombre de créations de postes (3 en 1971, 17 en 1972),
quand la commission préparatoire au VIe Plan en prévoyait 100 par an.
Conclusion du secrétaire général : « Tout se passe comme si l’on voulait
l’inefficacité, voire la « dangerosité » du personnel éducatif, lequel,
paraît-il, ne parvient pas à s’intégrer. Il est évident que l’éducateur ne
peut s’intégrer que dans un système pénitentiaire visant réellement au
reclassement et à l’amendement du condamné et non dans un système
basé uniquement sur la sécurité. »
Deux ans plus tard, la situation ne s’est pas améliorée. En décembre
1974, lors d’une nouvelle réunion du CSAP207, le secrétaire général du
SNEPAP-FEN, qui regroupe alors la grande majorité des éducateurs,
demande que les éducateurs du milieu fermé et les délégués à la probation
« ne soient plus qu’un seul et même personnel dépendant directement
du JAP, prenant le titre d’éducateurs délégués à l’application des peines
et voient leurs tâches indifféremment s’appliquer au milieu fermé
comme au milieu ouvert. »
En milieu ouvert, revendiquant leur compétence technique, les
éducateurs rejettent la présence massive des bénévoles (ils sont 1 500
en 1974 contre 256 délégués à la probation) et celle des vacataires et
adjoints de probation qu’ils considèrent comme peu ou pas qualifiés. Ce
malaise est amplifié par la dégradation des relations entre éducateurs et
assistantes sociales, ces dernières titulaires d’un diplôme d’État refusant
de reconnaître la qualité de travailleur social aux éducateurs qui n’ont ni
le statut des éducateurs spécialisés, ni même un statut et une formation
équivalente à ceux de leurs collègues de l’Éducation surveillée. A partir
de 1974, le recrutement des éducateurs décolle enfin. De 1974 à 1978,
270 nouveaux éducateurs sont recrutés avant un nouveau fléchissement
à partir de 1979. Cette arrivée de nouveaux professionnels dans les
services rend encore plus nécessaire la structuration et l’organisation
207
Réunion du CSAP du 7 mars 1974, Rapport général sur l’exercice 1973 p. 290.
157
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
des comités de probation, d’autant que sur le terrain, la situation est
difficile.
Avec la professionnalisation progressive des CPAL, les pratiques évoluent :
rationalisation des prises en charge, mise en place d’une sectorisation,
développement des rapports trimestriels. Mais beaucoup de contrôles
restent purement formels. Il existe toujours un tâtonnement sur les
positionnements respectifs des JAP et des agents qui varient beaucoup
d’un service à l’autre.
Les travaux autour de la prison se multiplient après les événements
de 1968 (et l’incarcération d’étudiants d’extrême gauche) et les
mouvements dans les prisons. Des intellectuels s’emparent du débat
(Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Pierre Vidal Naquet, Jean-Marie
Domenach). Les professionnels s’approprient la réflexion sur la finalité
du métier, sur le rôle et la fonction d’agent de probation.
Faut-il être dans l’accompagnement, l’apprentissage de la liberté et de
la responsabilisation ? Refuser d’être, comme l’écrit Michel Foucault,
« l’éducateur-juge, le travailleur social-juge qui font régner l’universalité
du normatif » ? Faut-il accepter, le probationnaire étant un condamné,
d’assumer pleinement la double fonction d’aide et de contrôle ?
Les clivages entre ces visions de la fonction traversent toutes les
catégories de personnel de probation et se retrouvent au sein même
des organisations syndicales. A ce « combat » idéologique s’ajoute
l’accroissement des charges de travail, et la dégradation du profil des
condamnés qui compliquent le quotidien. « La probation est atteinte
d’une crise de croissance, voire de gigantisme qui risque de causer sa
perte » s’alarme le président de l’ANJAP.
Les services se radicalisent et en 1976, commence un mouvement de
limitation des dossiers. Certains JAP prennent l’initiative de classer
administrativement un certain nombre de dossiers. Les conflits entre
eux et les agents de probation se multiplient. La lune de miel entre JAP
et agents de probation est terminée. Ces derniers se rapprochent alors
de l’administration pénitentiaire pour demander une amélioration de
leurs conditions de travail.
158
IV. Prise de conscience de l’administration
Alors que les CPAL grossissent, que le nombre de mesures explose,
l’administration pénitentiaire ne reste pas inactive.
Plusieurs rapports annuels d’activités soulignent la nécessité de
réorganiser les CPAL pour améliorer leur fonctionnement (trop peu
d’agents, insuffisamment formés, JAP débordés, pratiques diverses tant
sur le plan des méthodes que sur celui de l’administration des services).
Une note interne de décembre 1975 rédigée par Pierre Vengeon,
responsable du bureau de la probation, pointe les carences des JAP (trop
âgés, mal choisis, mal formés ni préparés à assumer la direction d’un
service, trop mobiles, ambiguïté des fonctions du JAP en même temps
juge et administrateur), et celles des personnels (trop peu nombreux,
peu qualifiés, corps disparate - cinq catégories différentes - quelquefois
manque de maturité)208.
Ce constat est repris en 1978. Dans une longue note interne, le bureau
de la probation constate qu’« il existe un décalage de plus en plus
important entre les objectifs assignés aux comités de probation et leur
fonctionnement et leur efficacité. Mais l’insuffisance des effectifs ne lui
semble pas l’unique raison de cette situation. La méthodologie encore
incertaine et des structures mal adaptées sont également en cause. La
note, qui réaffirme une action à la fois sur l’individu et le groupe social,
souligne les difficultés que rencontrent les JAP et les délégués « qui
sont souvent amenés à prendre en charge, sur presque tous les plans,
des délinquants et même parfois leurs proches qui, pour des raisons
fort diverses, ne bénéficient d’aucune couverture sociale, échappent aux
dispositifs et aux mécanismes de protection prévus pour l’ensemble de
la population et sont ballottés d’une administration à l’autre ; chacun
limitant son intervention aux seuls problèmes de sa compétence sans
appréhender la situation de la personne dans sa globalité. Pour toute
cette clientèle déshéritée, le milieu ouvert joue le rôle d’un service
social subsidiaire ». Et si pour le bureau de la probation le reclassement
P. Vengeon, Note sur le renforcement et la structuration des comités de probation, 8395, 11
208
décembre 1975, 20 p. Plus annexes, archives de l’administration pénitentiaire.
159
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
social constitue le but essentiel de la mission des travailleurs sociaux
et la justification profonde de leur action, il reste modeste quant aux
objectifs : « L’intégration sociale ne peut être que le résultat d’une
action lente et progressive (…). Il faut donc se faire de la notion de
réinsertion une image moins ambitieuse mais plus réaliste et plus lucide
que dans le passé209 ». L’accent est mis sur l’amélioration de la formation
initiale (l’ÉNAP est créée en 1977). Les offres de formation continue
se développent.
Pour l’amélioration de la prise en charge des publics, il convient de
mettre au point une méthodologie applicable à l’ensemble des agents
de probation et d’institutionnaliser une coopération avec les autres
administrations et les partenaires privés et associatifs. De même, le
renforcement de la hiérarchie interne devient nécessaire pour compléter
l’action du JAP. L’administration pénitentiaire s’engage sur tous ces
fronts.
Les Comités pilotes
Elle met en place une expérimentation dans quelques CPAL, dits
« comités pilotes » (Bobigny, Créteil, Lyon et Rouen) visant à mieux
définir et préciser les principes de l’action éducative conduite en
faveur des probationnaires et libérés conditionnels, et à rechercher
une meilleure organisation des structures existantes. Un organisme de
recherche (l’Union Nationale des Centres d’Études et d’Action sociale -
UNCEAS) est chargé de suivre et d’évaluer l’expérience.
Les moyens en personnel des comités pilotes sont fortement renforcés
(JAP, chefs de service, personnels socio-éducatifs). Les conditions
matérielles de travail sont améliorées.
Le bilan remis en 1979210 fait le constat de la grande hétérogénéité
des pratiques des CPAL, d’un besoin de méthodologie tant vis à vis
209
Note sur le rôle et les fonctions du milieu ouvert, ses perspectives de développement et les moyens
nécessaires à l’accomplissement de ses missions, document ronéoté, 10 oct. 1978, 21 p., non signé,
archives de l’administration pénitentiaire.
210
A. Nison, H. Reignat, C. Zimmermann, « Les comités de probation, recherche à partir de
l’expérience-pilote de quatre comités », 1977-1979, 108 pages ronéotées.
160
du probationnaire que de son milieu social. Le rapport note la grande
solitude institutionnelle des agents, tant dans leurs rapports avec
l’administration pénitentiaire que par l’absence de connaissance par les
partenaires potentiels de leur existence.
Il pointe les contradictions des travailleurs sociaux face à leur rôle de
contrôle.
Le rapport souligne la nécessité d’élaborer une méthodologie de travail
en milieu ouvert et insiste sur la responsabilité du corps social dans la
réinsertion des condamnés. À la suite de ce constat, l’administration
pénitentiaire réunit un groupe de travail chargé de dégager des principes
méthodologiques généraux de la prise en charge des condamnés. À la
même époque, Alain Minc, inspecteur des finances, dans un rapport
sur le fonctionnement de l’administration pénitentiaire, fait un tableau
assez noir du milieu ouvert : « Si l’importance croissante du milieu
ouvert est prévisible, l’impossibilité de l’anticiper avec précision rend
difficile la tâche des gestionnaires. Ceux-ci agissent dans le flou et avec
difficulté. Ils ignorent jusqu’au nombre de magistrats qui se consacrent
effectivement à temps plein au milieu ouvert ; ils disposent d’effectifs
qui ne suivent pas l’évolution de la population ; ils reçoivent tardivement
les informations en provenance des juridictions. De ce fait, les prises en
charge sont incomplètes : ainsi au comité de Paris, seulement 42,5%
des dossiers étaient attribués à un juge et à un délégué. Même quand les
probationnaires sont pris en charge, leur suivi est irrégulier : les mesures
d’assistance ne sont pas toujours enregistrées, les dossiers non tenus à
jour. Ceci dépend des comités, mais aussi des délégués. En effet, au
nom des impératifs du travail socio-éducatif, l’administration se tient
sur la réserve à l’égard des délégués : non seulement elle ne leur impose
pas de doctrine d’action mais encore elle ne les enserre dans aucune
règle stricte d’intervention.... Il n’y a en fait, ni théorie, ni expérience
qui fondent l’action en milieu ouvert pénitentiaire. On y retrouve les
débats traditionnels qui accompagnent les nouvelles techniques d’action
sociale, et l’administration demeure, à cet égard, trop prudente, hésitant
à énoncer une doctrine211 ».
A. Minc, Note de synthèse sur le fonctionnement de l’administration pénitentiaire, Inspection
211
générale des finances, 79-128, mai 1979, p. 23.
161
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Le renforcement de la hiérarchie interne
Parallèlement à l’expérience des comités pilotes, une réflexion s’engage
sur le rôle et les fonctions de la hiérarchie. Si le chef de service existe
depuis la création des comités de probation, cette fonction reste
marginale puisqu’en 1970 seuls deux CPAL en sont dotés (Lyon et
Paris). Le décret du 12 septembre 1972 reste flou. Il parle de membre
du personnel de direction pour exercer ces fonctions, mais également
d’assistants sociaux chefs. Le changement se produit en 1977 avec la
réforme statutaire des personnels pénitentiaires qui restructure le corps
des personnels de direction et supprime le grade de chef de service212. Le
personnel de direction se voit conforté dans son rôle d’animateur et de
coordonnateur des établissements et des services de probation.
Le décret du 22 septembre 1977 portant statut particulier du personnel
éducatif et de probation213 crée un grade de chef de service éducatif
et de probation de catégorie B, accessible au choix par inscription sur
un tableau d’avancement. Pour beaucoup de professionnels, ce texte
marque un recul significatif pour la profession. Il est sans doute en partie
le résultat des conflits internes et de l’ambivalence des professionnels vis
à vis de la hiérarchie dont le rôle n’est pas défini clairement. Depuis
la création des comités de probation, les personnels socio-éducatifs
ont bénéficié d’une autonomie importante dans l’organisation de leur
travail à laquelle ils sont très attachés. On leur reproche quelquefois
de se comporter comme des travailleurs indépendants, des professions
libérales. S’ils sont favorables à une hiérarchie, il faut qu’elle soit
lointaine. Favorables au début de la décennie à une hiérarchie spécifique
sous l’autorité du JAP, quand ceux-ci sont peu présents, ils rejettent
cette idée lorsque ces derniers exercent leur pouvoir hiérarchique après
les mouvements de limitation des dossiers. Ils se rapprochent alors de
l’administration pénitentiaire encore très éloignée des problématiques
du milieu ouvert (hormis le bureau de la probation qui n’est pas d’un
grand poids au sein de l’administration centrale).
212
Décret n° 77-904 du 8 août 1977 relatif au statut spécial des fonctionnaires des services
extérieurs de l’administration pénitentiaire.
213
Décret n°77-1143 du 22 septembre 1977 relatif au statut particulier du personnel éducatif
et de probation.
162
Lorsqu’il s’agit de définir le rôle des chefs de service, les personnels
s’écharpent. Beaucoup assimilent hiérarchie et bureaucratie. La
majorité des assistants sociaux est opposée à la création d’une
hiérarchie fonctionnelle, préférant la solution du conseil technique sans
autorité hiérarchique. Certains parmi les éducateurs se revendiquant
« autogestionnaires » sont sur la même position. Au sein même du
SNEPAP s’opposent deux stratégies syndicales. La nomination de
personnels de direction, sans connaissance du milieu ouvert et maladroits
dans leur prise de fonction accentue ce rejet. Il faut attendre novembre
1979 pour que soit publiée la circulaire sur le rôle et les attributions des
directeurs et chefs de service de probation214. Elle aborde trois secteurs :
• l’aide et du conseil technique dans le domaine de l’action
socio-éducative,
• l’établissement d’un réseau de relation avec les services du
tribunal, les administrations et les organismes à vocation sociale,
• l’organisation administrative.
Plus largement, ce texte, qui est aussi le fruit de l’expérience des comités
pilotes, confirme l’autorité du JAP sur les services, rappelle que le
personnel socio-éducatif est mandaté par décision de justice pour suivre
un condamné et qu’à ce titre il doit rendre des comptes. La publication
de la circulaire n’apaise pas les tensions. Beaucoup de professionnels
continuent de critiquer la bureaucratisation du milieu ouvert qui ne
peut que nuire au suivi des condamnés. Ils contestent la nomination de
personnels de direction, ignorants tout du milieu ouvert et demandent
l’élaboration d’un nouveau statut doté d’une hiérarchie « spécifique et
complète ». Quant aux JAP, ils n’accueillent pas ce texte avec beaucoup
d’enthousiasme, certains se sentant « dépossédés de leurs pouvoirs ».
214
Diffusée d’abord sous forme dactylographiée le 6 novembre 1979 (G3 no 6 PV/CC réf 32-
11, 32-21) elle est imprimée et à nouveau diffusée le 18 janvier 1980 sous la référence 80-02.
163
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Le rapport sur la méthodologie
En janvier 1981, le groupe de travail sur la méthodologie rend son
rapport qu’il annonce limité, en raison du délai très court qui lui
était imparti215. Il note le développement important de la probation
(+ 241% en neuf ans), le manque de JAP et leur peu de disponibilité,
l’insuffisance numérique de travailleurs sociaux, des méthodes de
travail hétérogènes, une organisation des services rudimentaire, une
ouverture sur l’extérieur très insuffisante. Il s’interroge sur les finalités
de la libération conditionnelle et du SME. Le rapport essaye de dégager
les caractères généraux et les moyens nécessaires à la mise en œuvre des
prises en charge sérieuses (différentes étapes de la prise en charge, liaisons
avec les autorités judiciaires et les autres institutions, caractéristiques et
importance des entretiens, contenu du dossier, rapports aux autorités,
évaluation).
En conclusion, il souhaite une présence active du JAP, et constate le peu de
reconnaissance de l’institution judiciaire pour ce magistrat. Il préconise
une amélioration des conditions de prise en charge des personnes par
la limitation du nombre de dossiers en charge, par une amélioration de
la formation, par une harmonisation des pratiques. Ce rapport, non
diffusé officiellement, n’en est pas moins accueilli fraîchement par ceux
qui le consultent. Les priorités gouvernementales ayant changé depuis
quelques mois, il reste dans les tiroirs de l’administration centrale.
Un virage à venir
En cette fin de décennie, le contexte politique n’est pas favorable au
milieu ouvert. Depuis 1976, le gouvernement a redécouvert les vertus
de la punition et dénonce la faillite de la priorité donnée depuis la
libération à la réhabilitation. Le JAP est l’objet de toutes les critiques.
Après avoir vu ses pouvoirs s’accroître, son action est sévèrement mise
en cause. Le garde des Sceaux le compare à un chiroptère : « Il est un
peu chauve-souris. Je suis oiseau, voyez mes ailes. Je suis souris, voyez mes
215
Rapport de la commission sur la méthodologie de la prise en charge des condamnés en milieu
ouvert, direction de l’administration pénitentiaire, janv. 1981, document dactylographié.
164
dents216 ». Les lois de 1978 et 1981217 restreignent ses pouvoirs. Les
conditions de prononcé du SME sont à nouveau limitées. Les acquis
des lois de 1970, 1972 et 1975 sont en partie supprimés. Le rapport
méthodologie est enterré, les créations de poste se font plus rares,
malgré le doublement du nombre de personnes suivies entre 1975 et
1981. Le nombre de mesures en charge au 30 juin 1981 dépasse les
73 000 (pour 545 agents au 1er janvier 1981). Au début de la décennie,
il était inférieur à 20 000. Malgré tout, les bases d’une évolution du
milieu ouvert sont en place.
C’est sur ce socle que l’administration pénitentiaire, sous l’impulsion
du nouveau garde des Sceaux, va reprendre, dès 1982, la réflexion sur
la méthodologie, en organisant des réunions des principaux acteurs
dans toute la France. Elle aboutira en 1983 avec la publication d’un
rapport qui fait la quasi-unanimité218. Cette réflexion se poursuivra et
s’élargira les années suivantes, tenant compte des nouvelles mesures qui
se mettent en place (TIG, contrôle judiciaire), des nouvelles pratiques
professionnelles, des relations qui s’établissent avec les partenaires
institutionnels, le tissu associatif et la société dite civile. La réforme de
1986 prendra acte de tous ces changements en renforçant la hiérarchie
interne (création du directeur de probation) en organisant et en
structurant un peu plus et un peu mieux les services.
216
Il ajoute : « Pour aller jusqu’au bout de la logique, dit-il, nous aurions dû supprimer le
JAP. Pourquoi ne l’avons-nous pas fait ? D’abord parce que les 250 JAP travaillent, avec une
conscience et une bonne volonté remarquables, en liaison directe avec les établissements
pénitentiaires. Ils apportent l’optique d’un magistrat du siège qui connaît de l’intérieur les
soucis et la psychologie du détenu et qui suit son évolution. Cette optique est utile, mais elle ne
doit pas être unique. Il est indispensable de tenir compte de l’intérêt du condamné pour faciliter
sa réinsertion ultérieure mais aussi de celui de la société dans le respect de l’ordre social. »
Assemblée nationale, séance du 21 juin 1980.
217
Loi n° 78-1097 du 22 novembre 1978 modifiant certaines dispositions du code de procédure
pénale en matière d’exécution des peines privatives de liberté et loi n° 81-82 du 2 février 1981
renforçant la sécurité et protégeant la liberté.
218
DAP, Rapport sur le fonctionnement du milieu ouvert, 1983, 117 p.
165
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
166
Le domaine de Thol. Un camp de réinsertion et une
prison sans murs
par Henri-Pierre Zito, surveillant réserviste
Au milieu des années 80, pour faire face à une forte surcharge au sein
des Prisons de Lyon, et ainsi éviter l’embrasement de la période estivale,
le ministère de la Justice va envisager une autre forme de détention.
Elle propose d’offrir une chance supplémentaire à certains détenus de
moins de 25 ans, tous emprisonnés pour des durées inférieures à 3 ans,
la possibilité de participer à une nouvelle expérience sous contrat moral,
avec comme challenge, la libération à l’issue de cette épreuve.
L’objectif est à la fois simple et double car il faut désencombrer les
établissements pénitentiaires surpeuplés pendant les difficiles mois
de l’été et préparer moralement et physiquement les jeunes détenus à
assumer leur sortie avec de meilleures chances d’insertion.
Un site de 13 hectares à Thol sur les bords de l’Ain, la rivière qui donna
son nom au premier département de France, est récupéré pour mettre
en place cette politique. Cet emplacement appartenait au ministère de
la défense, et à la suite d’un accord avec la Chancellerie, l’administration
pénitentiaire va organiser, la première année, pendant l’été, deux sessions
de cinq semaines chacune pour une trentaine de détenus.
Elle ouvre alors les portes de cet ancien camp militaire qui, jadis, jusqu’en
1962, avait servi de centre d’internement pour le Front de Libération
National (FLN). Ensuite, les combattants de l’Organisation de l’Armée
Secrète (OAS) ayant eu une condamnation inférieure à 5 ans y seront
regroupés jusqu’en 1965. Après cette période, ces prisonniers laisseront
leur place aux personnes étrangères en situation irrégulière. Le camp
clôturé par une double rangée de grillage et surmonté de miradors,
est composé d’une douzaine de baraquements dortoirs, d’un bâtiment
récréatif et d’un terrain de football. Afin que ce lieu ne ressemble plus
à une vraie prison, la première chose qui a été ordonnée, ça a été de
167
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
détruire les hauts miradors édifiés, à l’époque, en ferraille. Puis, on décida
de supprimer les uniformes en faisant vêtir les surveillants d’un simple
tee-shirt blanc flanqué d’un flocage au contour bleu, côté cœur, portant
au centre l’inscription « AP » en rouge et sur le liseré, celle du « Camp
de Thol ». La direction de cet établissement est confiée à un personnel
des services socio-éducatif et son adjoint est un premier surveillant de
l’administration pénitentiaire. Les prisonniers sont répartis en groupes
et suivent un emploi du temps strict mais équilibré. Il est rédigé par les
responsables et mentionnent notamment les heures communes pour le
petit déjeuner (8 h15 à 8h30), le déjeuner (12h00 à 12h30) et le dîner
(19h00 à 19h30). Les journées débutent de la même manière pour
tout le monde : réveil de 6h30 à 7h, footing de 7h à 8h, puis douche et
petit déjeuner. A partir de 8h30, tous les groupes suivent leur planning
respectif jusqu’au déjeuner. De 13h à 14h, ils peuvent participer à des
activités à option avant de reprendre le cycle normal jusqu’à 17h30.
De 18h00 à 19h, ils bénéficient d’un temps libre avant de prendre, à
nouveau, la direction du réfectoire. Après le dîner, ils ont encore droit
à 3 heures d’activités libres avec notamment des jeux de société, une
promenade à l’intérieur du camp ou un film télévisé. À 22h30, c’est la
fermeture des dortoirs avec une toute petite clef, comme vous en avez
chez vous pour verrouiller une porte de chambre à coucher. On était
loin des clefs de 10 centimètres de long qui servaient à fermer les geôles
des prisons. À 23h, c’était l’extinction des feux. Il y avait néanmoins
une variante pour le dimanche avec un petit déjeuner déplacé à 9h et
après le déjeuner, un après-midi consacré avec des activités libres.
Tout en occupant les stagiaires, comme on les appelait, à effectuer des
petits travaux d’entretien (le ménage des baraquements et des parties
communes, la vaisselle, le déblaiement des gravats, le rebouchage des
tranchées, l’aménagement du site, le désherbage des chemins d’accès),
le personnel d’encadrement leur proposait également de multiples
activités de plein air comme des sorties en canoë kayak, des parcours
en vélo, l’apprentissage de la moto trial, des promenades à cheval.
Des activités sportives étaient aussi proposées tel que la marche, la
course, le ping-pong, le tir à l’arc, le tennis, le volley, la pétanque, la
musculation, l’haltérophilie, le yoga ou le football. Enfin, les activités
manuelles avec la conception d’ateliers de ferronnerie, de poterie et de
168
cuir ainsi qu’artistiques (théâtre, peinture, vidéo et la sculpture) étaient
nombreuses.
Les dirigeants de ce projet n’avaient pas omis de prévoir également le
côté éducatif avec la venue, chaque semaine, de jeunes issus du GENEPI
(Groupement Etudiant National d’Enseignement aux Personnes
Incarcérées) et des interventions des membres de l’ALPES (Association
Lyonnaise de Promotion et d’Education Sociale).
Les stagiaires ont ainsi été remis à niveau, initiés à l’informatique. Ils
ont appris à rédiger des courriers, ils ont pu suivre des cours de français
et ont même pu préparer l’examen du code de la route pour obtenir,
plus tard, dès leur libération, leur permis de conduire.
Quelques artisans sont même venus apporter leur pierre à l’édifice en
initiant certains jeunes à la pratique de leurs métiers afin de les aider à
se reconstruire professionnellement.
Plusieurs jeunes s’adonnaient au journalisme. Ils retraçaient la vie du
camp en rédigeant des articles et en effectuant des interviews. Ils les
inséraient ensuite dans un journal qu’ils avaient intitulé « Le Thol
à liberté ». Ils avaient fait l’éloge de la cuisine dont j’avais la charge.
Pour les remercier, je leur avais dédié une chanson dont le titre était
« stagiaires sans frontières ».
Elle disait au début :
Ils étaient toujours enfermés
Et ne savaient à qui parler
Dans ces quelques mètres carrés
Des pénitenciers.
On leur proposait l’aventure
Sans pliage de couvertures.
Ils savaient que ce serait dur
Mais il n’y aurait pas de murs.
Et elle terminait par ces phrases :
Loin des grandes maisons d’arrêt
Qui ressemblaient à de vraies taules,
Ils se souviendront à jamais
De ce camp de Thol.
169
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Les journalistes avaient alors demandé mon accord pour qu’elle figure
dans leur revue et m’avaient proposé d’organiser une soirée barbecue
afin qu’ils puissent la chanter, autour d’un feu, accompagné à la guitare
par une éducatrice. La direction avait accepté ce projet et cette petite
fête nocturne fut une réussite totale dans tous les sens du terme. Après
les deux sessions de 1986, tout va être mis en place pour reconduire cette
initiative en 1987 mais une seule session verra le jour en 1988. Le coût
de cette opération estivale était très élevé et c’est sans doute, à cause de
problèmes budgétaires qu’elle a été rayée des grilles de programmation.
On parlait, à ce moment-là, d’un budget avoisinant les 150 000 francs
Pourtant, je me rappelle que l’on ne m’allouait qu’une trentaine de
francs par jour pour faire manger une personne matin, midi et soir.
En 1993, on annonce, sur le site, l’arrivée de 150 réfugiés roumains
venant de Nanterre. C’en est trop pour les habitants de ce petit village
de Neuville-sur-Ain qui vont manifester en bloquant l’accès routier. Ils
coupent alors des arbres qu’ils installent sur la chaussée et entassent de
nombreux pneus qu’ils enflamment. Près de huit cents personnes sont
mobilisées lors d’une nuit mémorable qui a poussé ensuite les pouvoirs
publics à faire marche arrière. Afin de retrouver sa tranquillité, car ne
nous voilons pas la face, tout n’a pas été rose pendant les cinq sessions
au cours desquelles, on a enregistré quelques fuites ou évasions, des
trafics de stupéfiants, des mauvais comportements, la municipalité
de Neuville-sur-Ain a racheté le camp en conservant l’appellation du
domaine de Thol.
Dans ce lieu aujourd’hui, nous trouvons des ateliers artisanaux, des
locaux pour diverses associations (de tir à l’arc, de boules, de tennis),
une aire de skateboard, une partie résidentielle et même un centre de
traitement du courrier de la Poste.
Tous les grillages ont été détruits. En revanche, certains bâtiments qui
ont servi pour l’accueil des stagiaires n’ont pas encore été détruits mais
toutes les vitres ont été cassées et les pièces des locaux taguées. Après une
vie militaire et judiciaire d’une cinquantaine d’années, ce petit hameau
de l’Ain a enfin retrouvé sa quiétude.
170
171
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
172
Partie III.
La réforme pénale aujourd’hui :
avancées du droit pénitentiaire
et prévention des récidives
Cette dernière partie explore la séquence la plus récente de réforme. Si la
réforme de 1975 marque le décloisonnement de l’institution carcérale,
les dernières réformes de l’administration pénitentiaire traduisent
le décloisonnement du droit pénitentiaire. La loi pénitentiaire de
2009 et la réforme pénale votée en 2014 témoignent des efforts de
l’administration pénitentiaire pour répondre aux standards du droit
international, y compris lorsque ces normes (RPE, REP...) ne sont pas
contraignantes. La loi pénitentiaire de 2009 a modifié l’éventail des
missions traditionnellement imparties au service public pénitentiaire
en y incluant explicitement la prévention de la récidive. Les services
pénitentiaires d’insertion et de probation, institués en 1998, sont
particulièrement concernés par ces transformations. Pour sa part, la
réforme pénale de 2014 a explicitement lié l’efficacité de la réponse
pénale à l’individualisation du suivi des personnes placées sous-main
de justice et mis l’accent sur la structuration des suivis en milieu ouvert
à travers la création de la contrainte pénale et de la libération sous
contrainte.
Les contributions présentées ici permettent de mieux saisir les raisons
de ces évolutions et d’en apprécier les implications concrètes sur les
pratiques professionnelles des agents et la structuration des suivis des
personnes placées sous-main de justice.
173
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
174
La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009
par Laurent Ridel, adjoint au chef de l’ISP à la DAP, directeur
interrégional des services pénitentiaires de Paris
L’ancien Garde des Sceaux Robert Badinter, a un jour déclaré : « il y
a des périodes favorables et des périodes défavorables pour réformer la
prison. Périodes favorables quand survient une prise de conscience de
la réalité carcérale. Ces périodes cessent par le jeu des circonstances. Il
existe toutefois des moments où l’on peut agir ».
Je vous propose justement de nous arrêter quelques minutes sur l’une
de ces périodes propices à l’action et à la réforme pénitentiaire qui s’est
concrétisée à la fin des années 2000 par l’adoption et l’entrée en vigueur
tant attendue d’une loi pénitentiaire. Mon propos s’organisera en 4
temps :
- la genèse de la loi pénitentiaire,
- la préparation du projet de loi,
- le débat parlementaire et le vote de la loi,
- les grandes avancées de cette loi.
La nécessité d’une loi pénitentiaire s’impose dans les années 2000
Pratiquement toutes les grandes démocraties possèdent une loi fixant
les principes d’organisation et de fonctionnement de leurs services
pénitentiaires ainsi que les modalités de prise en charge des personnes
détenues.
En France, la nécessité d’une telle démarche n’apparait que tardivement,
reflétant le relatif désintérêt de la société et plus particulièrement
des responsables politiques pour la prison. L’idée s’impose toutefois
progressivement dans les années 2000 après une première tentative
infructueuse lancée par Mme Lebranchu, alors Garde des Sceaux en 2001.
175
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
En effet, au début de l’année 2000, la publication du livre du docteur
Dominique Vasseur intitulé « Médecin chef à la prison de la Santé »219,
(ouvrage au demeurant fort peu scientifique et recourant comme c’est
hélas trop souvent le cas dans le domaine pénitentiaire à la pratique
de l’amalgame consistant à tirer d’un fait isolé une généralité), crée
une véritable effervescence médiatique qui rapidement entraine les
politiques à se pencher sur la question carcérale. Dans la foulée, le
Sénat et l’Assemblée nationale créent deux commissions d’enquête
parlementaire qui dressent un portrait très inquiétant de l’état des
prisons françaises. Le rapport du Sénat s’intitule même « Prisons : une
humiliation pour la République »220. Ce titre est intéressant car il est
assez révélateur de la façon dont la prison est souvent appréhendée dans
notre pays, car ce n’est tant pas la prison en elle-même qui constitue
une humiliation pour la République que l’absence d’intérêt, de
considération et d’ambition pour celle-ci.
La Garde des Sceaux, Mme Lebranchu, s’engage alors à faire voter avant
la fin de la législature une grande loi pénitentiaire pour moderniser les
prisons et garantir le respect de la dignité des personnes détenues en
assurant notamment un contrôle indépendant des lieux de privation
de liberté.
Dans ce cadre, elle organise un large mouvement de consultations
aboutissant à la rédaction fin 2001 d’un avant-projet de loi pénitentiaire.
La survenance d’événements graves dans les prisons mais surtout
la médiatisation d’une série de faits divers à l’approche de l’élection
présidentielle de 2002 conduisent le gouvernement à interrompre le
processus, illustrant parfaitement la pertinence de la réflexion de Robert
Badinter que je citais en préambule. Au-delà de ces considérations
politiques, la nécessité d’une telle loi s’impose pourtant pour des raisons
juridiques. Le droit pénitentiaire est en effet alors principalement
constitué d’un maquis de dispositions réglementaires, de circulaires
et de notes administratives, en contradiction avec l’article 34 de la
219
V. Vasseur, Médecin chef à la santé, Paris, Cherche-midi, 2000.
220
Sénat, Prisons : une humiliation pour la république, Rapport de la commission d’enquête sur les
conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en France, 2000, 2 vol.
176
constitution qui confie à la loi les matières touchant aux libertés et aux
droits fondamentaux. Le droit pénitentiaire ne présente pas non plus
les garanties de lisibilité et d’accessibilité requises dans un tel domaine.
Ce constat de fond, auquel s’ajoute l’évolution de la jurisprudence
des tribunaux administratifs et de la Cour Européenne des Droits de
l’Homme amène tous les candidats à l’élection présidentielle de 2007 à
s’engager à faire voter un tel texte s’ils sont élus.
La rédaction du projet de loi
Au lendemain de l’élection présidentielle, au printemps 2007, la
nouvelle Garde des Sceaux nommée par le président Sarkozy, Rachida
Dati présente un projet de loi créant le Contrôle Général des Lieux de
Privation de Liberté (CGPL), autorité indépendante, compétente pour
vérifier le respect des droits fondamentaux dans tous les lieux privatifs
de liberté, prisons bien sûr mais aussi centres de rétention, locaux de
garde à vue, hôpitaux psychiatriques etc.
Dans la foulée, Mme Dati lance en juillet 2007 le processus d’élaboration
de la loi pénitentiaire. Elle reprend, en l’adaptant, la démarche engagée
quelques années auparavant par Mme Lebranchu et confie à un comité
d’organisation restreint (COR) le soin de lui faire des propositions
concrètes et précises sur les thématiques suivantes :
• Les missions du service public pénitentiaire et de ses personnels
• Les droits et devoirs des personnes détenues
• Les régimes de détention
• Les aménagements de peine
Cet organe, présidé par Jean Olivier Viout, alors procureur général près
la cour d’appel de Lyon, regroupe 27 personnes issues d’horizons très
divers : fonctionnaires pénitentiaires, syndicalistes, magistrats, avocats,
professeurs de droit, écrivains, médecins, représentants du monde
associatif et de la société civile. Ce comité d’organisation remet son
rapport en fin d’année. Les 120 préconisations qui ne relèvent pas toutes
du niveau législatif seront pour la quasi-totalité validées par la Garde des
Sceaux et reprises dans la loi pénitentiaire et ses décrets d’application.
C’est une démarche assez nouvelle dans le domaine de l’élaboration
177
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
du processus législatif qui a permis une réelle confrontation d’idées se
traduisant par des préconisations équilibrées, tout à la fois novatrices et
pragmatiques.
Il est intéressant de noter que Mme Taubira quelques années plus tard
ira encore plus loin dans cette démarche privilégiant la réflexion, le débat
et la maturation des idées en organisant une conférence de consensus
dont le déroulement s’étalera sur plusieurs mois pour la préparation de
ce qui deviendra la loi du 15 août 2014.
Parallèlement aux préconisations émises par le COR, le projet de loi
pénitentiaire se nourrit également de pratiques étrangères et de textes
internationaux. A cet égard, il convient de citer les Règles Pénitentiaires
Européennes (RPE) adoptées par le Conseil de l’Europe en janvier 2006
qui, bien que non obligatoires, représentent des standards à atteindre
pour les 47 Etats membres de cette institution. Dès leur publication,
le directeur de l’administration pénitentiaire Claude d’Harcourt a
souhaité faire de ces règles la charte d’action de ses services. Elles vont
exercer une influence majeure non seulement dans la rédaction du
projet de loi mais aussi durant les débats parlementaires qui y feront
fréquemment référence. Tout comme le travail du COR, ce recours
à des règles internationales très concrètes (fortement influencées
par le pragmatisme anglo-saxon et les apports les plus récents de la
criminologie) traitant souvent du quotidien de la détention, contribue
à dépassionner le débat et à dépasser les clivages idéologiques pour
dégager des solutions consensuelles. En 2008, un an après l’engagement
du processus d’élaboration, le texte est donc prêt pour être débattu
devant le parlement.
Le débat parlementaire et le vote de la loi
Les débats y sont riches et constructifs permettant de dépasser les
postures politiciennes et le clivage profondément contre-productif entre
(je force le trait à dessein) partisans du « populisme pénal » pour lesquels
le délinquant ne peut se réinsérer quelque soient les efforts engagés et
tenants de l’ « angélisme pénal » faisant de la prison le mal absolu.
178
La richesse des échanges, la qualité des arguments et la volonté de
réformer, tout particulièrement au Sénat, doivent être soulignées.
Outre la capacité des parlementaires à s’élever sur certains sujets
importants au-dessus des clivages partisans, la sérénité des débats est
également favorisée par la nouvelle procédure parlementaire introduite
par la réforme constitutionnelle du 13 juillet 2008 qui a sensiblement
augmenté les prérogatives des assemblées dans le travail législatif. Ainsi
le texte servant de base à la discussion générale n’est plus celui du
gouvernement mais celui élaboré par la commission des lois. L’obligation
d’accompagner l’examen du texte d’une étude d’impact participe
également de cet esprit de responsabilité. Le texte initial présenté par
le gouvernement est ainsi très largement amendé et enrichi tout au
long du processus législatif. Précisons qu’au Sénat, si l’opposition s’est
abstenue, aucun sénateur n’a voté contre ce texte. Même si le clivage
traditionnel gauche/droite et les arrière-pensées politiciennes ne sont
plus présents à l’Assemblée Nationale, l’équilibre et l’esprit réformateur
du texte y sont finalement préservés.
Les grandes avancées de cette loi
Il serait trop long d’énumérer les nombreuses dispositions contenues
dans cette loi qui comporte 100 articles, je m’en tiendrais donc à
quelques points qui me paraissent essentiels :
- l’objectif de prévention de la récidive assigné au service public
pénitentiaire, qui permet de dépasser l’opposition largement
artificielle sur le terrain entre sécurité et réinsertion ;
- l’affirmation solennelle que les prisons ne sont pas que l’affaire
de l’administration pénitentiaire et que la société dans son
ensemble doit les assumer en rappelant que les autres services de
l’Etat, les collectivités territoriales, les associations… doivent
concourir à leur bon fonctionnement ;
- le rappel que la prison est un lieu de droit faisant l’objet de
nombreux contrôles ;
179
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
- la mention solennelle que l’administration pénitentiaire
contribue activement à la sécurité de la société et que les
personnels pénitentiaires constituent l’une des forces dont
dispose l’Etat pour assurer la sécurité intérieure du pays ;
- la reconnaissance de l’importance de la mission confiée aux
personnels pénitentiaires qui va de pair avec l’exemplarité que
l’on attend d’eux se traduisant notamment par l’édiction d’un
code de déontologie ;
- l’intérêt majeur des aménagements de peine et la nécessité de
les développer dans l’objectif de prévenir la récidive.
Enfin, et c’est sans doute le plus important, l’intérêt majeur de cette loi
est d’avoir donné des repères et fixe un cap, une ambition, aux services
pénitentiaires dans leur activité quotidienne.
Mais si l’essentiel des dispositions de la loi pénitentiaire sont
désormais appliquées, y compris les mesures qui semblaient au départ
problématiques comme celle relative aux fouilles des personnes détenues
ou encore celle organisant l’expression des personnes incarcérées, des
difficultés subsistent.
La première de ces difficultés a trait à la surpopulation carcérale qui
perdure et qui freine la mise en œuvre de l’encellulement individuel qui
en est, je le rappelle, à son quatrième moratoire en 15 ans. Au-delà de
ses effets évidents sur les conditions d’hébergement, la surpopulation
carcérale emporte des conséquences fâcheuses sur le fonctionnement
général des établissements pénitentiaires, les conditions de travail des
personnels et les conditions de vie des détenus (moins de parloirs et
d’activités, accès plus difficile au service médical, moindre disponibilité
des personnels, usure accélérée des équipements…).
Se pose ensuite la question des moyens attribués à la prison. La période
budgétaire contrainte que nous connaissons, même si le ministère de la
Justice demeure préservé par rapport à d’autres, rend parfois difficile la
transcription dans la réalité carcérale des principes et standards arrêtés
180
par la loi. Ainsi qu’a pu l’écrire Jérôme Filippini, conseiller à la cour des
comptes et ancien sous-directeur en charge des questions budgétaires
à la direction de l’administration pénitentiaire, la prison réelle, au-
delà des principes et des textes qui la régissent, « c’est d’abord quatre
murs, un réseau électrique, des kilomètres de tuyauteries, de câbles
et de goulottes, une fonction « hôtelière » de masse qui suppose que
200 000 repas soient servis chaque jour, que le linge soit lavé, que
l’entretien courant soit assuré, les articles de cantine distribués…». Tout
cela nécessite, au-delà des discours et des principes des moyens.
Enfin, il ne faut pas tout attendre d’une loi pénitentiaire, la situation
des prisons et des personnes détenues dépendant également très
largement des politiques pénales mises en œuvre. A cet égard il me
semble intéressant de citer un extrait du dernier livre sur la prison du
sociologue et anthropologue Didier Fassin « L’ombre du monde »221 :
« La prison donne à lire le monde contemporain, autant par la manière
dont on la remplit (qui dépend en grande partie de la politique pénale)
que par la façon dont on traite ceux qui s’y trouvent » (qui relève au
premier chef de la politique pénitentiaire) et il poursuit « depuis trois
décennies, la première s’est régulièrement dégradée quand la seconde a
connu quelques améliorations ». Cette appréciation n’engage bien sûr
que son auteur mais a le mérite de poser un débat intéressant.
Je terminerai mon propos par un constat, une réflexion et un vœu.
Le constat c’est que la prison, contrairement à ce que certains continuent
à prétendre, est une institution sociale et républicaine capable d’évoluer
et de se réformer, la loi pénitentiaire en est une illustration mais il y en
a bien d’autres. Peu d’institutions ont d’ailleurs autant changé en une
génération.
La réflexion, c’est qu’il ne faut pas trop demander à la seule prison, au
risque de la mettre en échec et en développant un discours strictement
négatif, de rendre son évolution encore plus délicate. Il faut se souvenir
221
D. Fassin, L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Seuil, coll.
« La couleur des idées », 2015.
181
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
que la prison se situe en bout de chaine et accueille souvent des personnes
déjà en échec et en rupture sociale. Si l’on doit être exigeant avec
l’institution pénitentiaire, c’est à la condition expresse de lui demander
ce que l’on peut raisonnablement attendre d’elle et non en lui fixant
une obligation absolue de résultat, là où toutes les autres institutions de
la République ont précédemment échoué, failli ou renoncé.
Enfin, le vœu c’est que ce temps privilégié dont parlait Robert Badinter
ne soit plus une parenthèse exceptionnelle mais puisse s’installer dans la
durée afin de permettre à la prison Républicaine, reconnue et assumée
par la société, de poursuivre son évolution et sa réforme afin de s’adapter
aux évolutions de notre société et de répondre aux défis de notre époque.
182
183
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
184
L’évaluation préventive des institutions de réclusion :
Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté
français
par Nicolas Fischer, sociologue, chargé de recherche CNRS au CESDIP
Créé par la loi « Dati » du 30 octobre 2007, le Contrôleur général des
lieux de privation de liberté (CGLPL) est une autorité indépendante
rattachée au Premier ministre dont les rapports et recommandations
sont aujourd’hui régulièrement relayés par la presse. Sa création résulte
originellement des engagements internationaux de la France en matière
de droit fondamentaux : elle anticipait à l’époque l’adoption par le
Parlement du Protocole facultatif se rapportant à la Convention des
Nations-Unies contre la torture et autres peines et traitements cruels,
inhumains et dégradants (OPCAT), qui prévoyait la création d’un
« mécanisme national de prévention » pour la protection des personnes
privées de liberté par les Etats signataires. Institué dans cette perspective,
le CGLPL est chargé de contrôler « les conditions de prise en charge
et de transfèrement des personnes privées de liberté, afin de s’assurer
du respect de leurs droits fondamentaux » (loi du 30 octobre 2007,
article 1). Son contrôle passe par des visites régulières d’établissements,
conclues notamment par la rédaction de rapports adressés à leurs
directions et in fine rendus publics.
Si elle porte sur un ensemble de lieux d’enfermement – non seulement
les établissements pénitentiaires, mais aussi les centres de rétention pour
étrangers éloignés du territoire, les hôpitaux psychiatriques ou encore
les locaux policiers de garde à vue – cette mission est principalement
centrée sur la prison, tant matériellement que symboliquement : les
établissements pénitentiaires constituent la majorité des établissements
visités chaque année ; et c’est avant tout à travers ses prises de position
sur l’incarcération que le Contrôleur s’est fait publiquement connaître,
notamment à l’occasion du scandale provoqué par la visite de la prison
185
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
des Baumettes à Marseille, à l’automne 2012222. L’activité des membres
du CGLPL s’inscrit à ce titre dans les deux évolutions complémentaires
qui ont marqué son organisation depuis les années 1970 : d’une part,
l’irruption du droit dans la gestion ordinaire de l’espace carcéral223 ;
d’autre part sa relative ouverture à des acteurs extérieurs à l’institution
– et notamment à des praticiens du droit, avocats ou militants
associatifs224, mais aussi à des autorités indépendantes spécialisées dans
la médiation, à l’image du Défenseur des droits en France225.
Si les « contrôleurs »226 du CGLPL relèvent d’une autorité similaire, leur
travail se distingue toutefois par son caractère préventif, qui ne vise pas
au règlement d’un litige, mais au repérage d’abus qui n’ont auparavant
fait l’objet d’aucun signalement227. Effectuant leurs visites de manière
systématique et en dehors de toute plainte préalable, les contrôleurs
ont donc dû produire sur l’espace carcéral leur propre regard critique.
C’est à cette production qu’on propose ici de s’intéresser, en saisissant
sociologiquement le contrôle préventif – c’est-à-dire en l’envisageant
comme un travail particulier, supposant des méthodes et une approche
spécifiques de la prison – à partir d’une enquête de terrain combinant
222
A. Morineau, 2014, L’affaire des Baumettes, acte fondateur d’une communication au service
de l’amélioration des conditions de détention pour le Contrôleur général des lieux de privation de
liberté, Paris, Mémoire de l’Université Paris II.
223
G. Salle, G. Chantraine, Le droit emprisonné ? Sociologie des usages sociaux du droit en
prison, Politix, 87, 3, 2009, 93-117.
224
G. Salle, La part d’ombre de l’État de droit. La question carcérale en France et en République
fédérale d’Allemagne depuis 1968, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales,
2009 ; Y. Bouagga, Humaniser la peine ? Le traitement pénal en maison d’arrêt, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2015.
225
F. Ocqueteau, S. Enderlin, La commission nationale de déontologie de la sécurité : un pouvoir
d’influence, Revue française d’administration publique, 139, 3, 2011, 381-396 ; A. Revillard
(dir.), La fabrique d’une légalité administrative. Sociologie du Médiateur de la République, Paris,
Rapport final à destination de la Mission de recherche Droit et Justice, 2011.
226
Pour les distinguer du ou de la Contrôleur.e en exercice (Jean-Marie Delarue puis Adeline
Hazan), on désignera ici les membres du CGLPL comme « contrôleurs », en utilisant une
minuscule. Bien que l’équipe soit mixte, on a fait le choix d’utiliser le masculin pour désigner
ces contrôleurs en tant que groupe.
227
S. Lehalle, La prison sous l’oeil de la société ? Contrôle du respect de l’État de droit en détention
en France et au Canada, Paris, L’Harmattan, 2013.
186
des entretiens et l’observation ethnographique de leurs visites de
contrôle228.
Revenir sur la démarche spécifique du contrôle suppose alors de se
pencher dans un premier temps sur la culture institutionnelle
partagée par ses membres. On reviendra ensuite, à partir d’un
matériau ethnographique, sur le travail de contrôle tel qu’il s’effectue
concrètement : il s’agira ce faisant de saisir comment les contrôleurs,
confrontés à la complexité du monde carcéral, y définissent
pratiquement les situations qu’ils jugent problématiques, pour les
qualifier – ou non – au regard des droits fondamentaux.
I. La culture professionnelle des contrôleurs
La création d’un organisme de contrôle spécifique dès 2007 s’insère
dans un débat national sur l’état des prisons françaises, réactivé au
début des années 2000 par le scandale causé par la publication du
témoignage de Véronique Vasseur, Médecin Chef à la prison de la
Santé. Cette séquence critique réactive la tension entre l’injonction à
la contrainte qui pèse sur les lieux de privation de liberté et l’obligation
qui leur est faite de respecter les droits des personnes enfermées229. Mais
elle cadre particulièrement les débats autour de la création d’autorités
administratives indépendantes spécifiques230. À l’automne 2007, la
228
L’enquête dont on présente ici les premiers résultats s’est déroulée entre la fin 2013 et le début
2016, permettant de rencontrer plusieurs générations de contrôleurs et d’observer la transition
de la direction de Jean-Marie Delarue à celle d’Adeline Hazan. Le terrain de recherche a été
préparé par le dépouillement des débats parlementaires de la loi « Dati » du 30 novembre
2007, et par le dépouillement des documents (rapports et avis) régulièrement produits par le
CGLPL. L’enquête de terrain proprement dite a combiné la réalisation de 21 entretiens avec les
contrôleurs, et l’observation de deux visites de lieux de privation de liberté, l’une au sein d’une
maison d’arrêt (d’une durée de deux semaines, avec une équipe comptant six contrôleurs) ;
l’autre dans un commissariat de police (deux jours de visite, avec une équipe réduite à trois
contrôleurs, dont un élève avocat stagiaire).
229
G. Salle, La part d’ombre de l’État de droit. La question carcérale en France et en République
fédérale d’Allemagne depuis 1968, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales,
2009.
230
G. Canivet, Amélioration du contrôle extérieur des établissements pénitentiaires. Rapport de la
Commission présidée par M. Guy Canivet à Madame le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice,
Paris, Ministère de la Justice, 2000.
187
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
création du CGLPL est constamment référée par les parlementaires à
cette réflexion récurrente. Ce contexte explique le caractère consensuel
de la création du Contrôleur, mais aussi la visibilité particulière de sa
démarche préventive. À lire les débats parlementaires de la loi « Dati », sa
démarche s’oppose à deux approches distinctes du contrôle : en premier
lieu la médiation, aujourd’hui incarnée par le Défenseur des droits, et
qui ne peut que réagir à la saisine préalable d’une personne lésée, et
la démarche judiciaire – notamment à travers le refus d’octroyer aux
contrôleurs un pouvoir d’injonction qui les constitueraient en quasi
juges de la privation de liberté.
La loi « Dati » finalement votée le 30 octobre 2007 prévoit ainsi la
nomination d’un Contrôleur nommé pour six ans par le président de la
République, et assisté de contrôleurs et de collaborateurs qu’il désigne.
Ces derniers doivent être choisis « en raison de leurs compétences » dans
les domaines visés par le contrôle, et dont le texte définit le statut – soit
les incompatibilités qui les frappent et l’immunité dont ils bénéficient.
Sur la démarche même du contrôle – la manière dont doit s’effectuer
concrètement le travail préventif – et le contrôle du respect des droits
fondamentaux qui en est le but ultime, le texte comme ses décrets
d’application demeure imprécis. C’est donc aux premiers contrôleurs
recrutés par Jean-Marie Delarue qu’il incombe de les définir, à l’été
2008.
Professionnels et critiques
Le travail de création institutionnelle s’effectue donc dans un cadre
juridique flou, qui ne définit avec précision ni les méthodes ni les
formats d’organisation du contrôle. Il lui assigne en revanche une
position institutionnelle problématique, en la distinguant d’institutions
voisines qui ne peuvent dès lors pas totalement servir de modèle : le
CGLPL n’est ni un organe de méditation, ni un corps d’inspection.
À cette définition incertaine de la tâche des contrôleurs s’ajoute les
contraintes matérielles qui pèsent sur l’organisation de leurs activités.
Le contrôle est d’emblée faiblement doté – un budget de 2,5 millions
d’euros en 2008, pour 4,8 millions en 2015 – et partant, par la faiblesse
de ses effectifs. Chargés d’effectuer 150 visites par an (160 en 2015),
188
les contrôleurs à « plein temps » – rattachés de manière permanente
au CGLPL – sont aujourd’hui 17, et 12 seulement en 2008. Cette
faiblesse numérique contraint dès le départ les responsables du
Contrôle à recourir à des membres « extérieurs » – soit des retraités
ou des professionnels continuant à exercer leur activité principale et
qui n’assurent que ponctuellement des missions de contrôle. Ils sont
au nombre de 8 en 2008, portant le nombre total de contrôleurs à 20,
et sont aujourd’hui 22 pour un total de 39 contrôleurs. S’y ajoute un
« Pôle saisines », chargé d’instruire les plaintes individuelles adressées
au Contrôleur par des personnes privées de liberté et d’effectuer
ponctuellement des « enquêtes sur place », mais dont les membres ne
participent pas aux visites.
La définition initiale comme les discussions postérieures de la mission
du Contrôle, et des rôles et méthodes qui s’y rattachent, est donc le fait
d’un petit nombre de professionnels : en l’occurrence les contrôleurs
à plein temps, directement engagés dès 2008 dans la création de
l’institution. Réduit, leur effectif est également plus homogène dans son
recrutement. Si les contrôleurs permanents sont en effet issus de mondes
professionnels distincts, ils appartiennent dans leur quasi-totalité aux
administrations concernées par le Contrôle : métiers de l’administration
pénitentiaire, police et gendarmerie nationale, magistrature. Ils peuvent
donc revendiquer une expérience plus ou moins directe des institutions
qu’ils doivent contrôler tout en partageant une distanciation commune
vis-à-vis de leur activité d’origine. De ce point de vue, on entre au
Contrôle à l’issue d’un parcours effectué au sein même de l’institution
d’origine, que l’intégration du CGLPL vient seulement confirmer.
C’est le cas pour un magistrat, juge de l’application des peines au début
des années 2000. Estimant que ses fonctions ne lui permettent pas
d’assurer un contrôle efficace des conditions d’incarcération, il rejoint
l’inspection des services judiciaires (IGSJ) de 2002 à 2008. Il en apprécie
les « marges de manœuvre » qui « permettent de ne pas être dans la
soumission totale », mais déplore sa « vision très endogène » : l’entrée au
Contrôle permet au contraire de « confronter sa culture professionnelle
avec d’autres cultures » et de découvrir des institutions mal connues.
Elle conclut également une réflexion engagée avec Jean-Marie Delarue
189
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
au sein de la Commission de suivi de la détention provisoire, dont
ils ont tous deux fait partie, autour des missions contemporaines de
l’institution judiciaire (Notes d’entretien, 26/06/2013).
C’est le cas pour un général de gendarmerie en détachement, qui intègre
le Contrôle dès juin 2008. Après avoir commandé différentes unités
aux niveaux départemental puis régional, il occupe ensuite un poste
d’administration centrale à la Direction générale de la gendarmerie
nationale, puis entre à l’Inspection générale de la gendarmerie avant de
rejoindre le CGLPL. De manière immédiate, il justifie son entrée au
Contrôle par sa volonté de trouver une « bonne suite » à ses fonctions
dans l’armée, avant la retraite. Mais son choix est plus largement relié
à sa conception personnelle de l’éthique militaire – fils de gendarme,
il a fréquemment évoqué avec son père le traitement des personnes
en garde à vue – et à ses réflexions personnelles : auditeur à l’Institut
national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), il a
eu l’occasion de visiter des prisons dont l’insalubrité l’a particulièrement
choqué. Entrer au CGLPL répond alors à sa volonté de « voir ce qui
est de l’autre côté de la porte » des établissements pénitentiaires.
Enfin, il bénéficie de son passage par un corps d’inspection, dont
les méthodes d’investigation sont à son avis « cousines » de celles du
Contrôle (entretien, 02/04/2013). Il quitte le Contrôle pour prendre
définitivement sa retraite au printemps 2016.
Ces deux cas relèvent de deux générations distinctes de contrôleurs,
et concernent deux carrières effectuées dans leur totalité au sein de
l’institution – le premier fonctionnaire n’en est que détaché et réintègrera
in fine son corps d’origine – tout en comportant une prise de distance
vis-à-vis de l’environnement professionnel. Pour le premier contrôleur,
elle se manifeste par la critique explicite de la profession d’origine, et par
une succession de changements d’affectations qui en est la conséquence
– de la magistrature assise vers l’Inspection des services judiciaires,
administration d’emblée chargée d’effectuer des enquêtes critiques,
mais qu’il juge encore trop « endogène » ; et finalement vers une autorité
de contrôle indépendante. Cette trajectoire est loin d’être isolée au sein
du Contrôle : on y trouve de fait un certain nombre de professionnels
passés respectivement par l’Inspection des services pénitentiaires, des
services judiciaires ou, comme pour le second contrôleur présenté ici,
190
par l’Inspection générale de la Gendarmerie Nationale. L’enseignement
dispensé à l’université ou en interne (notamment à l’École nationale
de l’administration pénitentiaire) ou la production de recherches ou
d’expertises publiques (pour le second contrôleur, à l’INHESJ), sont
également présents dans plusieurs parcours de contrôleurs permanents.
Le second cas envisagé rend compte d’une autre forme de distanciation,
également très présente parmi les contrôleurs de la première génération :
l’entrée au CGLPL vient ici couronner une carrière, en l’occurrence
militaire, et préparer un départ à la retraite. Si le détachement vis-à-vis
du métier d’origine n’a ici aucune dimension critique, cette dernière
émerge en revanche au sujet de la prison, institution liée à l’activité
des gendarmes, mais suffisamment distincte pour que la visite d’un
établissement pénitentiaire provoque un choc émotionnel, et suscite la
critique au nom même des valeurs de la Gendarmerie.
Être contrôleur, pour la majorité des membres du CGLPL, c’est donc
combiner l’expérience des métiers de l’enfermement et une distance
critique à leur égard – distance elle-même étayée institutionnellement par
un passage par les corps d’inspection, certes internes à l’administration,
mais lieux d’un premier apprentissage des méthodes de l’enquête.
Mais c’est aussi adhérer à une culture commune, dont l’élaboration est
largement due à un « groupe fondateur » de l’institution231, relativement
homogène dans son recrutement : celui des 12 premiers contrôleurs
« historiques » qui ont élaboré les premières règles pratiques pour
l’effectuation du contrôle dans les premiers mois de son existence. S’ils
partagent la trajectoire professionnelle critique qui vient d’être décrite,
ces derniers se rejoignent par les conditions de leur recrutement.
Initialement peu formalisé, celui-ci repose largement sur les réseaux
d’interconnaissance qui réunissent les premiers contrôleurs, mais qui
les rattachent surtout à Jean-Marie Delarue, premier haut fonctionnaire
appelé à occuper la fonction. Conseiller d’État passé par divers cabinets
ministériels, ce dernier peut ainsi tirer parti des liens tissés avec divers
professionnels au cours de ses fonctions, notamment à la tête de la
Direction des libertés publiques et des affaires juridiques du Ministère
de l’intérieur de 1997 à 2001, et surtout de la Commission de suivi de
231
J. Lagroye, M. Offerlé, Sociologie de l’institution, Paris, Belin, 2011.
191
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
la détention provisoire, de 2002 jusqu’à sa nomination en 2008 : c’est
dans cette dernière instance de réflexion que s’est par exemple effectuée
sa rencontre avec le contrôleur, ancien juge de l’application des peines,
évoqué dans l’extrait précédent. Au-delà de ces réseaux individuels, la
première génération des contrôleurs s’est construite réciproquement
sur un attachement particulier à la personnalité de « JMD ». Proches
de la retraite ou souhaitant quitter leurs fonctions au moment de la
création du CGLPL, ils suivent les discussions qui précèdent sa création
et s’informent sur la personnalité du nouveau Contrôleur avant de
postuler.
À cet attachement personnel s’ajoute l’interconnaissance préalable de
ces professionnels, issus d’espaces professionnels voisins et, pour finir,
leur rapprochement géographique : tous parisiens à une exception près,
ils prennent leurs fonctions dans des locaux exigus, prêtés au CGLPL
avant son installation dans ses bureaux actuels du Quai de Loire à
Paris. Pour les contrôleurs qui l’ont vécue, cette période « héroïque »
est volontiers décrite comme un moment fondateur où la promiscuité
physique impose littéralement la discussion et l’interconnaissance : le
tutoiement s’impose progressivement et les anciennes hiérarchies entre
fonctionnaires tendent à s’effacer, notamment entre des magistrats
et des directeurs de prison, qui s’étaient parfois déjà côtoyés dans
le cadre de leurs fonctions précédentes (entretien, Directeur des
services pénitentiaires, 26/06/2013). C’est au sein de ce groupe
soudé et conjuguant des trajectoires relativement homologues au sein
de la fonction publique, que sont élaborées les principales règles de
fonctionnement du CGLPL.
Le travail du contrôle : ancrage empirique et impératif d’objectivité
C’est dans ce contexte institutionnel particulier que sont définies, à
partir de 2008, l’organisation générale du Contrôle et la méthodologie
des visites. Elles témoignent également d’une première tentative pour
définir l’approche propre du contrôle – en la distinguant notamment de
la démarche d’inspection, qu’ont directement pratiquée plusieurs de ses
membres « fondateurs ». Les premières semaines du Contrôle sont en
effet consacrées à l’élaboration de « trames » devant servir de guide pour
192
les visites. Mais elles amènent plus largement les premiers contrôleurs
à définir leur régime spécifique d’objectivation et d’évaluation des
conditions d’enfermement. Si le recrutement de nouvelles générations
de contrôleurs et la prise de fonction d’Adeline Hazan ont été l’occasion
d’un réexamen partiel de ces règles pratiques, elles demeurent largement
valables pour l’organisation actuelle des visites de contrôle.
Dans l’élaboration de cette approche particulière de la privation de
liberté, le premier enjeu est purement matériel : les contrôleurs doivent
faire face à la faiblesse de leurs moyens humains et financiers. Elle leur
impose d’emblée un rythme de travail soutenu (aujourd’hui 15 jours de
mission suivis de 15 jours de rédaction des rapports). Elle rend également
difficile la division du travail entre les contrôleurs : contrairement à
ses homologues étrangers, le CGLPL ne compte pas de collèges
spécialisés, rassemblant durablement un groupe de professionnels sur
un type d’établissement ou une zone géographique232. Les contrôleurs
se distinguent dès lors par leur forte polyvalence et leur égalité formelle
dans l’attribution des tâches : chaque membre doit être théoriquement
à même de contrôler une prison, un centre de rétention ou un hôpital,
quelles que soient ses compétences ou sa profession d’origine, le ou la
Contrôleur(e) en exercice n’étant que primus inter pares.
À ces règles d’organisation se rattache également une éthique particulière,
forgée par la première génération des contrôleurs. La pratique du
contrôle y est associée à une attitude morale, faite de désintéressement
et d’effacement des subjectivités individuelles, au profit d’une analyse
purement « objective » des lieux visités. Le travail de contrôle y est
tout d’abord perçu comme une tâche à la fois noble et ingrate, dans
laquelle on s’investit sans compter. Ce sens de l’ascèse est propre à
la haute fonction publique dont relèvent la plupart des contrôleurs
« fondateurs », mais il est aussi particulièrement approprié pour des
acteurs soucieux d’apparaître comme des juges impartiaux et détachés233.
232
S. Lehalle, La prison sous l’oeil de la société ? Contrôle du respect de l’État de droit en détention
en France et au Canada, Paris, L’Harmattan, 2013.
233
P. Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989 ; A.
Bancaud, « La réserve privée du juge », Droit et société, 20, 1, 1992, p. 229-247.
193
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
À cette représentation collective du « métier » correspond, du côté
des méthodes, une approche positiviste de la démarche du contrôle,
largement relayée au sein de la première équipe. La légitimité de
la démarche des contrôleurs s’ancre en effet dans leur prise de
connaissance détaillée des lieux visités avant même qu’ils aient entrepris
toute évaluation des faits. Si chaque rapport de visite s’achève ainsi sur
une série de courtes conclusions où l’établissement est explicitement évalué,
cette appréciation doit être précédée de sa description exhaustive, et la plus
impartiale possible : « Un important travail qui a été fait au début du
Contrôle, […] a été justement de balayer tout ce qui pouvait être de
l’ordre de l’appréciation subjective, et de rester clinique, une description
d’une situation à un moment donné […] » (magistrat, 26/06/2013). Un
tel souci de précision s’inscrit là encore dans l’ascèse propre au contrôle,
par sa double exigence de patience et d’effacement de la subjectivité.
Cette volonté de précision factuelle ne donne pourtant aucune précision
sur les critères à mobiliser pour qualifier, dans l’infinie diversité des
pratiques observées, celles qui relèvent ou non d’une éventuelle atteinte
aux « droits fondamentaux ». C’est autour de cette question qu’émerge
épisodiquement, depuis 2014, une discussion interne portée par les
contrôleurs plus récemment recrutés : à la description exhaustive qui
tend à diluer les enjeux potentiellement problématiques dans une
série de détails secondaires, elle oppose notamment l’instauration
d’un contrôle plus thématique. La prise de fonction d’Adeline Hazan
a de fait ouvert une séquence de réexamen des grilles de visites et de
révision de certains traits organisationnels du Contrôle. Le principe
de non-spécialisation des contrôleurs a ainsi reçu un premier correctif,
avec l’instauration de « portefeuilles », assignant à chaque contrôleur
permanent la responsabilité des lieux de réclusion d’un territoire
donné, sur le long terme. L’institution n’en est pas moins confrontée,
du fait même du recrutement diversifié des contrôleurs, à une pluralité
d’acteurs que leur parcours a doté d’inégales capacités d’expression
critique ou d’ajustement à l’institué. Comme le notent régulièrement les
contrôleurs en entretien, c’est alors sur le terrain et dans la confrontation
aux enjeux immédiats du contrôle – objectiver une atteinte aux droits
fondamentaux dans un lieu d’enfermement donné – que se joue
194
l’ajustement des regards critiques. C’est de ce travail critique particulier
qu’on proposera pour finir d’aborder dans l’analyse.
II. Les visites de contrôle : des critères techniques à la mobilisation
d’un sens commun de la réclusion
Les visites de contrôle dont on va proposer une première description
suivent une procédure précise : les discussions et les notes prises sur le
terrain donnent lieu, dans les semaines qui suivent, à la rédaction d’un
« rapport de constat », envoyé à la direction de l’établissement dont les
responsables peuvent répondre par des précisions ou des observations.
Ces dernières sont ajoutées au « rapport de visite » final, communiqué
au ministère de tutelle et le cas échéant rendu public par le CGLPL.
Si ces différentes phases d’écriture donnent lieu à des recadrages
successifs du discours critique des contrôleurs sur l’établissement visité,
le stade du repérage empirique examiné ici relève d’une toute autre
problématique : il confronte les contrôleurs à l’économie complexe de
services, de transactions et de sanctions officielles et informelles qui
caractérise toutes les institutions « totales », et par excellence l’institution
carcérale234 .
Dans ces configurations particulières, le travail préventif du CGLPL
ne vise ni le règlement d’un litige, ni l’attribution de responsabilités :
avant la visite comme dans le cours de son effectuation, les contrôleurs
peuvent fait l’objet de saisines individuelles par lettre de la part de
détenus décrivant leur situation personnelle, mais ces dernières sont
significativement perçues comme l’occasion d’entretiens individuels
propre à révéler des difficultés structurelles affectant plus largement
l’établissement. Qu’il s’agisse de partir de ces saisines ou d’un autre
« indice », l’enjeu du contrôle préventif reste le même : effectuer un
partage pratique entre la réalité de l’incarcération qui sera considérée
234
E. Goffman, Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris,
Minuit, 1968 ; C. Rostaing, La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de
femmes, Paris, Presses universitaires de France, 1997 ; C. Rostaing, « L’ordre négocié en prison :
ouvrir la boîte noire du processus disciplinaire », Droit et société, 87, 2, 2014, p. 303-328 ; A.
Chauvenet, C. Rostaing, F. Orlic, La violence carcérale en question, Paris, Presses universitaires
de France, 2008.
195
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
comme suffisamment « stable » pour ne pas être problématique, et une
« anormalité » qui sera dès lors isolée comme telle, et finalement qualifiée
et signalée comme atteinte aux droits fondamentaux235.
Reste toutefois à saisir les ressorts sociaux de ce travail de qualification
du quotidien de la prison au regard des droits fondamentaux. Travail
collectif, cette qualification peut être également conflictuelle : elle est
l’œuvre d’une équipe de contrôle, de 2 contrôleurs au minimum à
une vingtaine pour les plus grands établissements – dont les membres
confrontent leurs perspectives et leurs critères de jugement, largement
façonnés par leur passé professionnel. Il dépend également de la capacité
des contrôleurs à s’insérer dans l’établissement qu’ils visitent, c’est-à-
dire à y établir les liens de confiance qui leur permettront de saisir de
l’intérieur l’ordre négocié localement qui régit son fonctionnement.
Equiper la critique en référence au droit
Pour les membres du CGLPL abordant une visite, ce travail de repérage
et de qualification des faits potentiellement problématiques commence
par la constitution de l’établissement visité en un milieu propice à
l’enquête.
Ces deux dimensions sont présentes dès la phase préparatoire de chaque
visite : elle débute par la diffusion par le chef de mission désigné de
la « grille » décrivant le droit et l’organisation-type de l’établissement
contrôlé. À cette synthèse juridique s’ajoute la collecte des données
factuelles générales concernant le lieu visité : compilation des rapports
déjà disponibles – ceux du Contrôleur comme ceux d’autres institutions
– informations sur des incidents, le climat social où les particularités
locales qui affectent son fonctionnement. S’y ajoute, enfin, la
consultation des plaintes individuelles reçues par le Pôle saisines au sujet
de l’établissement. Lorsqu’il s’agit d’aborder concrètement les lieux,
c’est toutefois la référence au droit qui constitue le point de départ. Lors
de la visite de la Maison d’arrêt, la division collective du travail entre
les contrôleurs correspond ainsi aux différents espaces géographiques
235
L. Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012.
196
de la prison, mais aussi à des cadres juridiques chaque fois spécifiques
– quartiers des arrivants, espaces réservés à l’enseignement, cuisines. À
cette distribution des tâches selon l’organigramme de l’établissement
correspond toutefois simultanément la prise en compte de l’expérience
professionnelle des contrôleurs, ou dans un autre registre, de leurs
caractéristiques de genre ou d’âge : la seule contrôleure du groupe, qui
est aussi la plus jeune de l’équipe, est ainsi affectée à la visite du quartier
des femmes et de celui des mineurs ; un ancien cadre d’une entreprise
spécialisée dans la formation professionnelle des détenus est affecté à
l’organisation du travail dans l’établissement (notes d’observation,
10/02/2014).
Cette combinaison des savoirs formels et de l’expérience pratique
donne toute son importance à la composition des équipes de contrôle.
Malgré l’équivalence de principe entre les différents contrôleurs, ces
derniers reconnaissent en entretien que la présence d’un ou plusieurs
« spécialistes » du type d’établissement visité s’avère souvent indispensable :
elle est prévue, de fait, dans la plupart des équipes. Pour la mission en
Maison d’arrêt, l’équipe compte ainsi trois contrôleurs à plein temps –
deux directeurs de prison et un officier de gendarmerie, chef de mission
– et trois « extérieurs » : un ancien cadre d’une entreprise de formation
professionnelle œuvrant essentiellement en prison, un ancien proviseur
de lycée (tous deux à la retraite), et une juge à la Cour nationale du
droit d’asile, ancienne responsable du Comité international de la Croix-
Rouge au Proche-Orient. La maîtrise d’une compétence professionnelle
spécifique sur l’établissement contrôlé par certains membres de l’équipe
permet alors de stabiliser entre contrôleurs et contrôlés un rapport de
familiarité qui constitue l’une des conditions de possibilité même de
l’enquête – constater ou se voir rapporter des faits, les recouper – en
facilitant l’insertion des visiteurs dans l’espace local de la réclusion.
Reste à envisager comment, au cœur de ce rapport particulier, s’effectue
le repérage des situations qui seront jugées problématiques : à partir de
quels signes empiriques ? En référence à quels critères ?
Le droit positif comme référence fondamentale
Le droit tant national qu’international constitue la référence la plus
immédiate – et d’autant plus aisément praticable au sein des espaces
197
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
pénitentiaires que ces derniers ont été progressivement « juridicisés »
depuis une vingtaine d’années236. Mais c’est plus que jamais d’un usage
pratique du droit qu’il s’agit : ressources pour l’évaluation, les normes
ne sont mobilisées que dans la mesure où les situations analysées sont
« déjà profilées pour être jugeables »237 : c’est le cas pour les séquences
de la vie carcérale régies par une procédure suffisamment précise pour
que la pratique des surveillants puisse être décomposée en tâches
d’emblée qualifiées juridiquement. De cette dernière catégorie relève
par exemple l’activité du quartier « arrivée » de la Maison d’arrêt, où
s’effectue l’accueil des détenus incarcérés pour la première fois dans
l’établissement. Lors de son premier contact, le contrôleur chargé de
l’examen – lui aussi ancien directeur de Maison centrale – indique ainsi
aux responsables du greffe et de la fouille qu’ils seront ses interlocuteurs
privilégiés, « parce que ça facilite [le contrôle], pour l’article 42 »
[référence à l’article 42 de la loi pénitentiaire française du 25 novembre
2009, qui régit notamment l’accueil des détenus en prison]238 (journal
de terrain, 11/02/2014).
Lors de la même visite, le contrôle du quartier disciplinaire (« QD »)
relève de la même logique. Il met cependant aussi en évidence l’usage
combiné par les contrôleurs du droit pénitentiaire – là aussi directement
incarné dans l’agencement matériel de la prison – et de leur connaissance
des arrangements informels qui régissent couramment l’espace carcéral.
Le contrôleur chargé du QD – là encore, un ancien directeur
d’établissement – s’adresse ainsi à chaque détenu du quartier en lui
posant une série identique de questions, en l’occurrence directement
tirées du règlement intérieur-type des établissements (dont l’article 6
énonce les droits des détenus placés en régime disciplinaire). Il s’agit
236
C. de Galembert, C. Rostaing, « Ce que les droits fondamentaux changent à la prison.
Présentation du dossier », Droit et société, 87, 2, 2014, p. 291-302 ; Y. Bouagga, Humaniser la
peine ? Le traitement pénal en maison d’arrêt, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
237
L. Thévenot, « Jugements ordinaires et jugement de droit », Annales. Économies, Sociétés,
Civilisations, 47, 6, 1992, p. 1279-1299.
238
Cet article prévoit exactement que « toute personne détenue a droit à la confidentialité de ses
documents personnels. Ces documents peuvent être confiés au greffe de l’établissement qui les
met à la disposition de la personne concernée. Les documents mentionnant le motif d’écrou de
la personne détenue sont, dès son arrivée, obligatoirement confiés au greffe ».
198
notamment de vérifier que le détenu s’est effectivement entretenu avec
un membre du personnel d’encadrement qui lui a notifié ses droits, et
qu’il dispose d’un poste de radio et des objets nécessaires à sa pratique
religieuse, comme le prévoit le texte. L’échange se prolonge toutefois
avec l’un des détenus : condamné à 20 jours supplémentaires de QD
après avoir déjà purgé 15 jours, il doit voir sa famille dans 21 jours au
tribunal et s’inquiète de la retrouver « avec une tête de zombie ». Très
nerveux, il répète plusieurs fois : « Moi je dors pas ici, ce soir je dors dans
ma cellule ! ». Pour l’apaiser, le contrôleur lui indique que la cellule qui
lui fait face est occupée par un de ses amis, avec lequel il vient lui-même
de s’entretenir – ce qui l’apaise effectivement. Le contrôleur s’adresse
ensuite à l’ami, en lui demandant de « remonter le moral » du détenu.
Alors que nous quittons le Quartier, il ajoute : « C’est pas forcément
un suicidaire, mais c’est un détenu qui peut foutre le bordel au QD.
Alors il va sûrement rentrer en cellule. Là ils l’emmènent au SMPR
[Secteur médico-psychiatrique régional, soit l’antenne psychiatrique de
la prison], et le médecin le fait sortir. Ils ont dû voir qu’ils avaient fait
une connerie, 20 jours après 15 jours c’est un peu trop, comme ça ils
l’ont fait sortir, mais c’est le SMPR qui prend la décision, donc ils ont
la paix avec les surveillants » (journal de terrain, 20/02/2014).
Dans ces situations d’emblée cadrées par une procédure codifiée,
le contrôle consiste tout d’abord en une opération de vérification
technique : les dispositions juridiques s’y incarnent dans des objets,
des écrits et des pratiques aisément repérables, et qui matérialisent
sans ambiguïté possible le respect ou la violation d’un droit. Cette
mobilisation du droit positif s’articule toutefois avec la mobilisation
par le contrôleur de compétences plus informelles, issues de sa pratique
des métiers de la pénitentiaire : celle qui l’amène à jauger la psychologie
d’un détenu et à tenter de l’apaiser en mobilisant ses compagnons au
sein du quartier, couplée à sa connaissance des stratégies dont peut
user la direction d’un établissement pour ménager simultanément
son personnel et la population détenue. Ces savoirs pratiques ne sont
toutefois mobilisés par le contrôleur qu’à l’occasion d’un changement
de rôle : replacé un instant dans la position d’un cadre pénitentiaire,
il profite de son accès privilégié aux détenus pour apaiser les tensions
au sein du quartier qu’il visite. Son jugement final sur la répétition
199
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
abusive des sanctions disciplinaires, avant tout destiné au chercheur qui
l’accompagne, n’est pas réitéré lors de la réunion-bilan tenue le soir
même entre les contrôleurs. L’essentiel du contrôle s’effectue pourtant
dans une configuration inverse : confrontés à des situations nettement
moins cadrées par le droit positif, les contrôleurs confrontent leurs
points de vue respectifs pour départager les pratiques acceptables ou
abusives.
La détermination d’un écart optimal à la norme
On vient de le voir, la définition d’un cadre juridique contraignant
pour une séquence donnée de la vie pénitentiaire n’empêche pas son
investissement par les multiples transactions, échanges et manœuvres
informelles qui font le quotidien d’un établissement. Au-delà ou en deçà
du droit, c’est dans cette informalité que les contrôleurs doivent donc
être capables de trouver les repères empiriques qui leur permettront
d’énoncer un jugement sur le fonctionnement de l’établissement. Leur
démarche d’enquêteur s’intéresse alors à des pratiques incertaines ou à
des situations mal identifiées dans l’ordre local de l’établissement : il
s’agit alors simultanément d’attester leur existence, de déterminer les
conditions locales qui les rendent possibles et de confirmer leur statut
de « problème » digne d’être relevé. Pour effectuer ce travail, la première
compétence des contrôleurs – comme ils sont nombreux à l’indiquer
en entretien – est de « savoir traîner » : chercher avec les détenus ou les
surveillants un contact suffisamment fréquent pour percevoir certaines
situations et pouvoir les « durcir » par une enquête approfondie. C’est le
cas par exemple lorsque la contrôleure déjà évoquée, chargée du quartier
des mineurs de la Maison d’arrêt, parvient à y attester l’existence de
violences régulières et à préciser leurs conditions d’exercice. C’est
significativement au cours de la deuxième semaine du contrôle –
alors que les jeunes détenus échangent plus volontiers avec la jeune
femme, qui les côtoie presque quotidiennement depuis le début de la
mission – que ses interlocuteurs lui signalent l’existence de pratiques
de racket lors des promenades, que favorisent la faible surveillance de
la cour et l’existence de multiples angles morts que ne couvre aucune
caméra. Signalée par la contrôleure lors d’un débriefing, la situation est
collectivement jugée « inadmissible », et évoquée par le chef de mission
200
lors de la réunion avec la direction de l’établissement qui clôt la visite
(journal de terrain, 19-20/02/2014).
Recueillie en confidence, l’information fait ici l’objet d’une enquête
visant à l’attester, mais aussi et surtout à relier les faits allégués, non à la
responsabilité d’un acteur, mais à un trait problématique de la gestion
de l’établissement – ici, un défaut de surveillance dans une cour de
promenade. Cette opération de montée en généralité se prolonge par
l’évocation collective de la situation, par un accord sur sa « gravité » – et
finalement par son inscription au sein du rapport de constat, doublée
de son signalement aux cadres de l’établissement. Le jugement collectif
des contrôleurs sur le caractère plus ou moins « préoccupant » d’une
situation au regard des droits fondamentaux ne revêt toutefois pas
toujours la même unanimité. Les débriefings à huis clos révèlent sur
ce plan le poids inégal des contrôleurs au sein de l’équipe, mais aussi
l’importance de leurs ethos professionnels respectifs. Pour reprendre le
terme utilisé dans l’extrait qui suit, il s’agit de décider collectivement de
ce que l’on « peut comprendre », et de ce qui ne peut en revanche pas
être admis (dans l’espace visité). C’est en référence à ce sens commun,
en l’occurrence de la prison et de sa gestion légitime, que se négocie
finalement l’évaluation de l’établissement.
Rappelons que l’équipe chargée de la visite en Maison d’arrêt compte
notamment deux directeurs de prison détachés de leur poste, de surcroît
contrôleurs permanents, donc familiers des visites de contrôle qu’ils
effectuent plus fréquemment que leurs homologues « extérieurs ». Dans
les derniers jours de la visite, un de ces contrôleurs-anciens directeurs
évoque ainsi, lors d’un débriefing, les résultats de l’enquête qu’il a
menée sur des faits signalés la veille : une détenue du Quartier femmes
n’a pas été autorisée à se rendre à l’Unité médicale de la prison pour y
recevoir son traitement (un produit de substitution aux stupéfiants) et
a finalement causé un incident en refusant de réintégrer sa cellule. Le
contrôleur s’est entretenu avec la médecin en charge de l’unité, qu’il
connaît déjà : mandaté dès le début de la visite pour suivre les questions
de prise en charge sanitaire dans l’établissement, il l’a régulièrement
côtoyée depuis deux semaines. Devant lui, elle a justifié son refus par
les insultes systématiquement proférées par la détenue lorsqu’elle se
201
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
rend à l’Unité. La seule contrôleure de l’équipe intervient, visiblement
choquée : « Et ça, c’est bien ? ». Le contrôleur répond : « C’est une mesure
d’urgence. C’est quelque chose que je peux comprendre ». Lorsque son
interlocutrice soulève les problèmes qu’une telle réaction peut poser aux
surveillantes chargées de la prise en charge de la détenue, il réitère son
jugement. La question n’est plus évoquée par la suite (journal de terrain,
20/02/2014).
Si la montée en généralité n’a pas lieu ici – l’incident individuel est
rapporté mais n’est pas relié à un enjeu plus général, ni jugé digne d’être
signalé – c’est à la fois en raison de son caractère effectivement ponctuel
et isolé, mais aussi en vertu de la dynamique même des échanges au
sein du groupe. Le dialogue met en présence une « extérieure » peu
habituée au milieu carcéral français et un « plein temps » au contraire
suffisamment familier du fonctionnement pratique des prisons et de
la gestion de ses personnels pour y admettre l’adoption de « mesures
d’urgence », en marge des canaux officiels de sanctions ou de signalement
des incidents. Il a de surcroît partagé le quotidien des professionnels
de l’unité médicale et peut explicitement renvoyer à sa compréhension
personnelle des contraintes locales pesant sur les professionnels pour
écarter l’objection de sa collègue.
L’échange se termine ici de manière abrupte, mais on pourrait multiplier les
exemples d’interactions à l’occasion desquelles les contrôleurs s’efforcent
d’ajuster leurs perceptions mutuelles du fonctionnement de l’établissement
et de ce qui peut ou non y paraître « compréhensible ». C’est dans ce jeu de
perceptions référées à des savoirs pratiques et à la diversité des expériences,
que se dessine l’espace préventif de l’évaluation critique propre au CGLPL.
S’il s’agit encore dans certaines situations de se référer explicitement au
droit positif pour constater un écart, à d’autres registres de discussion
critique qui s’ouvrent, à la fois au-delà et en marge de la mobilisation du
droit. Au-delà, car tous les écarts à la norme juridique ne sont pas également
« compréhensibles », et certains écarts potentiellement incriminables –
dans l’exemple précédent, en matière d’accès aux soins – seront jugés
acceptables. En marge du droit, car c’est in fine en référence à un sens
commun de ce qui peut effectivement être accepté de la part du personnel
d’un établissement de réclusion, que la situation est appréciée.
202
203
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
204
La réforme pénale issue de la loi du 15 août 2014 :
dans le sillage de l’humanisme pénal
par Sandrine Zientara-Logeay, inspectrice générale adjointe des services
judicaires, directrice du GIP mission de recherche droit et justice
« En fait de peine, le minimum est ordonné par l’humanité et conseillé par
la politique, toutes les fois que le but de la loi peut être rempli par une peine,
c’est une barbarie et un crime du législateur d’en employer une plus forte. »
Adrien Duport, 1789239
Toute réforme pénale d’envergure, au-delà des modifications du droit
positif, se réfère à des valeurs fondatrices, puisqu’elle vient encadrer
l’exercice de la violence légitime, repose sur une certaine conception de
l’homme et est porteuse d’un projet de société. En ce sens, elle ne saurait
être seulement l’affaire de spécialistes de la science criminelle et du droit
pénal et s’affirme éminemment politique. À ce titre, l’approche historique
du présent colloque sur les réformes qui ont traversé l’administration
pénitentiaire de 1945 à 2015 se révèle particulièrement éclairante et
invite à situer la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des
peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales, qu’il me revient de
présenter, dans l’histoire pénale. Il s’agit donc d’en étudier la généalogie
et de montrer à la fois ce qu’elle apporte de nouveau et la continuité
dans laquelle elle s’inscrit. Pour ce faire, il convient de s’appuyer bien
évidemment sur le texte (la loi) mais aussi sur le contexte (politique et
social), le méta texte (les commentaires dans le débat public, dans la
doctrine juridique) et l’intertexte (l’exposé des motifs, l’étude d’impact,
le discours public). Avant d’aborder les principales modifications
apportées par le texte en droit de peines, je me propose d’analyser la
tradition historique à laquelle peut se rattacher la réforme.
239
Rapport sur le projet de code pénal, recueil des débats législatifs et politiques des Chambres
françaises. Première série, 1787 à 1799. Tome X, Du 12 novembre 1789 au 24 décembre 1789,
p.747.
205
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
I. Une réforme qui s’inscrit dans une tradition historique, celle de
l’humanisme pénal
Au travers du discours public sur la réforme, et singulièrement des débats
parlementaires, comme au travers des grands principes affirmés par le
texte, la réforme s’inscrit résolument dans la tradition de l’humanisme
pénal, tradition à la fois affirmée et renouvelée.
I.1. Le discours public : l’humanisme pénal comme héritage revendiqué
Par humanisme pénal, on vise le projet pénal global qui émerge à la
fin du XVIIIe et qui trouve l’une de ses premières réalisations dans les
travaux de l’Assemblée Constituante qui aboutirent au code pénal de
1791 et à l’abolition des supplices240. Le courant de l’humanisme pénal
pense l’homme comme perfectible, donc amendable et irréductible
à son acte. Au-delà et à la racine même de l’humanisme pénal, se
développe aussi une pensée des limites du droit de punir, qui s’inscrit
dans la théorie du contrat social. Pour sortir de l’état de nature et assurer
sa sécurité, l’homme entre dans l’état social en concluant avec les autres
un pacte, au terme duquel il sacrifie au souverain, selon Beccaria « la
plus petite partie possible de sa liberté ». C’est sur ce fondement que
Beccaria forge la théorie des « peines strictement nécessaires ». L’État
doit donc protéger chacun dans son intégrité physique et psychique et
dans ses biens. Mais l’État doit aussi garantir chacun contre toute forme
d’arbitraire et assurer son droit à ne pas être puni au-delà de ce qui est
strictement nécessaire : c’est le sens originaire du droit à la sûreté.
L’humanisme pénal irrigue tout le débat sur la justice pénale au XIXe
comme au XXe siècle, autour de deux courants majeurs, issus, pour
simplifier, du catholicisme social et de la gauche républicaine. Il est
illustré par des figures comme celle de Charles Lucas , inspecteur général
240
« Par son inspiration comme par son contenu, le modèle répressif qui se met en place à cette
époque constitue en effet l’une des expressions les plus emblématiques et les plus édifiantes
de l’ordre politique nouveau que veulent faire advenir les révolutionnaires. » in V. Sizaire, La
fragilité de l’ordre pénal républicain : la loi pénale à l’épreuve du bon sens répressif, Thèse de
doctorat en Droit pénal et sciences criminelles, Université Paris Ouest Nanterre la Défense,
2013.
206
des prisons de 1830 à 1865, qui soutenait que « le but principal de la
peine est la réforme du coupable », de Georges Clemenceau qui fédère
l’opposition parlementaire contre la loi de 1885 sur la relégation des
multirécidivistes, qu’il présente comme une loi d’exclusion, affirmant
que « toute pénalité qui n’aboutit pas à amender le coupable est
insuffisante comme mesure de préservation sociale et devient inutile
dès lors que ce but est atteint » ou évidemment de Jean Jaurès, dans
son combat contre la peine de mort en 1908, qui définit la Révolution
française comme «une magnifique affirmation de confiance de la nature
humaine en elle-même» et explique que « les révolutionnaires (…) ont
conçu l’adoucissement des peines comme le corollaire d’un régime
nouveau de liberté fraternelle.»
C’est avec ces courants de pensée, qui ont inspiré les grandes lois pénales
du XIXe siècle241 qu’entend renouer la tradition de la période qui s’ouvre
après 1945242, laquelle symbolise la promesse d’une République qui se
veut intégratrice et solidaire et s’incarne, comme le présent colloque
l’a montré, dans l’ordonnance sur l’enfance délinquante et la réforme
pénitentiaire de 1945.
C’est encore dans le sillage de l’humanisme pénal que peuvent s’inscrire
la création du Sursis avec mise à l’épreuve en 1958, l’abolition de la peine
de mort en 1981, la création du TIG en 1983 ou la loi pénitentiaire
de 2009 dont l’exposé des motifs énonce que « l’incarcération doit,
dans tous les cas, constituer, l’ultime recours. » On n’assiste cependant
pas à un processus linéaire d’adoucissement des peines et l’histoire
pénale est marquée par des parenthèses sécuritaires et des retours en
arrière : la loi sécurité et liberté du 2 février 1981 ou, plus récemment,
la montée en puissance dans les années 2000 de ce que d’aucuns ont
appelé « le populisme pénal243 », dont la création des peines planchers
241
28 avril 1832 : introduction du mécanisme des circonstances atténuantes ; 14 août 1885 :
création de la libération conditionnelle ou 26 mars 1891 : création du sursis simple.
242
On retrouve une même conjecture : alliance d’une partie des républicains et du catholicisme
social, de la gauche et des démocrates-chrétiens et personnalités politiques qui ont connu les
camps, comme les républicains avaient connu la prison sous le second Empire.
243
D. Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Paris, Hachette, 2005.
207
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
et l’augmentation244 sans précédent de la population carcérale sont
l’illustration.
De même, cette approche du projet pénal humaniste tend à dépasser
certains clivages politiques quand s’affirme un courant de droite qui
revendique cette tradition de la démocratie chrétienne, comme l’ont
notamment montré les débats au Sénat sur la loi pénitentiaire de
2009 et qu’émerge une gauche dite sécuritaire. C’est dans ce contexte
que la réforme pénale de 2014 entend se situer dans la tradition
humaniste, rompre avec la politique pénale antérieure et les attentes
− apparentes245 − du corps social et faire émerger un mouvement social
capable de renouer avec le paradigme de la réinsertion.
Il ressort clairement des débats parlementaires, tant au Sénat qu’à
l’Assemblée Nationale, que le discours politique s’est revendiqué de cet
héritage, la garde des Sceaux se référant notamment expressément aux
grandes figures de ce mouvement depuis la révolution française, tout
en renouvelant la tradition humaniste en opérant un glissement de la
fiction du contrat social vers l’exigence de reconstruction du lien social,
dans une démocratie en crise246. En outre, le discours politique a mis en
244
Augmentation de 35 % du nombre de personnes détenues entre 2001 et 2012 tandis que sur
cette même période la population française n’a augmenté que de 7%.
245
Voir les travaux de Laurent Mucchielli, notamment le sondage de juillet 2013 de l’Observatoire
régional de la délinquance et des contextes sociaux, sur le sentiment d’insécurité dans une
petite ville de l’agglomération marseillaise. La question posée portait sur la définition des
priorités et celle de savoir si l’on pouvait consacrer plus d’argent aux problèmes de délinquance.
Viennent en premier la lutte contre l’échec scolaire (43.6% des sondés), le développement de la
prévention auprès des jeunes (37.2%), le recrutement de davantage de policiers (33.6%) et loin
derrière : la construction de nouvelles prisons (9.9%). Ou le sondage qui montre que 77% des
Français pensent que la prison ne dissuade pas les délinquants tandis que deux Français sur trois
(64%) considèrent que les aménagements de peine sont un levier d’action efficace pour éviter la
récidive dans « Les Français et la prison », Infostatjustice, 122, juin 2013).
246
« La tradition pénale humaniste, qui s’inscrit dans la durée (…) est tournée vers le
rétablissement du lien social, quand celui-ci se déchire de toutes parts, et vers le respect de la
dignité, qui occupe une place centrale dans la modernité. C’est la dignité des victimes, que
nous devons respecter et accompagner, auxquelles nous devons offrir réparation et que nous
n’avons pas le droit de réduire en quelque sorte à des boules de vengeance. C’est la dignité
des condamnés, qui, parce qu’ils doivent pouvoir réintégrer le corps social, ne peuvent être
réduits à l’acte qu’ils ont commis, et encore moins à ceux qu’ils pourraient commettre. C’est
enfin la dignité, souvent oubliée, des personnels pénitentiaires, qui doivent pouvoir exercer
leur mission dans des conditions ni indécentes ni absurdes, comme elles le sont pourtant trop
fréquemment.» Garde des sceaux, AN 03 juin 2014.
208
avant la nécessité de sortir du paradigme sécuritaire.
Les phénomènes de déviance sont inhérents à toute organisation sociale,
on le sait bien depuis Durkheim. Mais la sécurité ne peut être l’horizon
de la démocratie : « la sécurité est la condition absolument nécessaire
mais absolument non suffisante du lien politique » dit Michael Foessel247.
Selon ce philosophe, « les politiques sécuritaires s’adressent à la part la
plus désocialisée de l’individu, celle qui tout à la fois a peur des autres
et se défie des institutions. »
Lors des débats au Sénat, la Garde des Sceaux affirme que « l’idéal de
sécurité totale est à la fois dangereux et trompeur : il est dangereux dans
la mesure où il comporte une restriction potentiellement sans limite
des droits et des libertés ; il est trompeur en ce qu’il suppose que l’on
pourrait éliminer tous les risques »248. Enfin, le discours humaniste s’est
doublé d’un discours sur l’efficacité.
À son arrivée au ministère, la garde des Sceaux lance la conférence de
consensus, sur le modèle de l’univers médical. Il s’agissait de promouvoir
une méthode rationnelle pour rechercher les solutions les plus efficaces,
susceptibles de faire consensus pour lutter contre la récidive. Un
comité d’organisation pluridisciplinaire et international, composé de
professionnels et universitaires, de membres de la société civile249 a
ainsi dressé un état des savoirs sur les peines, analysé les expériences,
notamment mises en œuvre à l’étranger, évaluées, et qui donnent des
résultats efficaces en terme de lutte contre la récidive.
De ces travaux est ressorti notamment, non pas un refus de la prison
en tant que telle, mais la certitude que, pour la « petite délinquance »
réitérante, l’efficacité des courtes peines d’emprisonnement n’était pas
établie tandis que celles des peines en milieu ouvert, sous certaines
conditions, l’était davantage.
247
M. Foessel, État de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, Lormont, Le Bord de l’eau,
coll. « Diagnostics », 2010.
248
Débat Sénat, 24 juin 2014.
249
Ce comité a procédé à 71 auditions d’organisations syndicales, professionnelles, et recueilli
plus de 120 contributions individuelles écrites.
209
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Le jury de la conférence de consensus, présidé par Mme Françoise
Tulkens, ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de
l’homme, a formulé ensuite 12 recommandations pour une nouvelle
politique publique de prévention de la récidive dont la réforme, fruit
de cette méthode inédite et novatrice, s’est ensuite largement inspirée.
La recherche d’une peine efficace, si elle renouvelle la tradition pénale
humaniste, ne s’en éloigne nullement puisque le principe d’efficacité
apparait comme le corollaire du principe de limitation des peines chez
Beccaria et que l’exigence de sécurité est au cœur du contrat social.
Au-delà du discours politique qui accompagnât la réforme, l’héritage
humaniste doit se lire ensuite dans les principes généraux issus du texte
de la loi.
I.2. Les marqueurs forts de cette tradition dans le texte : une
nouvelle définition du sens de la peine et la restauration du principe
d’individualisation
La loi, en premier lieu, a entendu promouvoir une nouvelle définition
du sens de la peine, contenue dans les articles 130-1 du Code pénal et
707 du Code de procédure pénale et abroge les précédentes définitions,
issues de l’article 132-24 du code pénal et de la loi pénitentiaire de
2009250.
I.2.1. Le sens de la peine diffère selon que l’on envisage celle-ci
sous l’angle de son prononcé ou de son exécution
La première définition du sens de la peine se situe dans le titre I de la
loi relatif au prononcé de la peine, dans le chapitre 1 relatif aux principes
généraux, la seconde définition se situe dans le titre II sur le régime de
l’exécution des peines. Ces deux définitions sont bien distinctes en ceci
qu’il y a deux temps : le temps du prononcé de la peine et le temps de
son exécution. On retrouve ici la distinction formulée par Ricœur251
250
Article 1 de la LOI n° 2009-1436 du 24 novembre 2009.
251
P. Ricœur, Le Juste, Paris, éd. Esprit, 1995, p. 186-187.
210
entre les deux finalités de la peine : « finalité courte » (trancher) et de
« finalité longue » (réconcilier)252.
S’agissant du prononcé de la peine, le nouvel article 130-1253 distingue
les fonctions et les finalités de la peine. Les deux fonctions, sanctionner
et réinsérer, mises sur un plan horizontal, sont complémentaires et ne
sont plus présentées, comme dans les textes antérieurs254, comme des
contraires à concilier.
En outre, le nouveau texte, ce qui est complétement nouveau par rapport
à l’ancien article 132-24, intègre la dimension sociétale de la peine en
posant qu’elle a pour finalité de restaurer durablement l’équilibre social,
mis à mal par la commission de l’infraction, c’est-à-dire non seulement
de réparer le préjudice causé à la société, mais d’éviter que la réponse
pénale ne vienne l’aggraver.
Cette définition prend en compte la portée symbolique du prononcé
d’une peine (reconnaitre publiquement l’infracteur comme tel et le cas
échéant la victime comme victime du mal qu’il lui a infligé, stigmatiser
la gravité d’un acte en relation avec les valeurs fortes d’une société). On
retrouve l’objectif que Durkheim assigne à la peine de renforcement
252
La cour constitutionnelle allemande, de façon plus nette encore, a énoncé que “le
prononcé d’une peine privative de liberté” se fonde sur le critère “de juste rétribution de la
faute, de l’expiation et de la défense de l’ordre juridique” tandis que “l’exécution de la peine
sert exclusivement la réinsertion du délinquant dans la société, ainsi que la protection de tous
contre de nouvelles infractions” (B verf GE 2 bur 2029/01, arrêt du 5/02/2004). De même, la
Commission nationale consultative des droits de l’homme, consultée lors de l’élaboration du
projet de loi pénitentiaire, dans son avis adopté en 2000, sur les sens de la peine énonçait : “La
phase de séparation du délinquant d’avec le reste du corps social doit culminer au jour de la
condamnation, dès le lendemain c’est le retour vers la vie commune qui doit s’amorcer”.
253
Le nouvel article 130-1 du Code pénal est ainsi rédigé : « Afin d’assurer la protection effective
de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre
social, dans le respect des droits reconnus à la victime, la peine a pour fonctions : de sanctionner
le condamné ; de favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion ».
254
Article 132-24 issu de la loi de 2005 énonçait : « La nature, le quantum et le régime des peines
prononcées sont fixés de manière à concilier la protection effective de la société, la sanction du
condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de favoriser l’insertion ou la réinsertion
du condamné et de prévenir la commission de nouvelles infractions.» L’idée de conciliation
est poussée jusqu’à l’absurde puisque le texte parait opposer « la protection effective de la
société » à « la nécessité de prévenir la commission de nouvelles infractions », alors que ces deux
impératifs se rejoignent à l’évidence.
211
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
symbolique « des états forts de la conscience collective », ce qui constitue
un facteur de cohésion sociale255.
S’agissant en second lieu de l’exécution de la peine, la seconde
définition, issue de l’article 707 du Code de procédure pénale256 lui
assigne une finalité unique, la réinsertion, dans l’intérêt de la personne
et de la société.
La dimension rétributive de la peine est ici résolument absente car dans
sa phase d’exécution la peine est tournée vers l’avenir.
C’est ainsi une définition éclectique assumée que propose le texte. Il
dépasse l’opposition des systèmes classiques de rationalité punitive,
classés en deux catégories, les systèmes de rationalité conséquentialiste et
les systèmes de rationalité rétributive, ou encore non conséquentialistes,
pour emprunter à Michel van de Kerchove sa terminologie. Il articule
les relations dialectiques entre les différents paradigmes de la peine
dans un modèle pluraliste, qui empreinte aux modèles monistes, à
la fois celui de la rétribution et celui de l’utilitarisme (dans ses deux
versants , la peine comme protection de la société et la peine comme
éducation de l’individu) ainsi qu’au modèle dit de la réparation (qui
est potentiellement présent puisque, comme on le verra, la victime est
introduite à l‘article 130-1, potentialité confirmée par l’introduction
dans le texte de la loi de la notion de justice restaurative).
255
Le législateur qui édicte les peines et hiérarchise les infractions donne à la peine une fonction
expressive certaine. Mais la marge de manœuvre (dans le respect des maxima) laissée aux juges,
populaires ou professionnels, est telle que c’est bien dans le choix de la peine que s’opère ce
renforcement des états forts de la conscience collective.
256
« Le régime d’exécution des peines privatives et restrictives de liberté vise à préparer
l’insertion ou la réinsertion de la personne condamnée afin de lui permettre d’agir en personne
responsable, respectueuse des règles et de intérêts de la société et d’éviter la commission de
nouvelles infractions. »
212
I-2-2. La restauration du principe d’individualisation
La loi précise à l’article 132–1 du Code pénal que « toute peine
prononcée par la juridiction doit être individualisée »257 ; il s’agit là
d’une véritable consécration législative du principe constitutionnel de
l’individualisation des peines258. Dans la tradition, là encore affirmée,
lors du débat parlementaire, de Raymond Saleilles et de Marc Ancel,
le principe d’individualisation de la peine ne nie pas la responsabilité
de l’individu. Le condamné est précisément sanctionné parce qu’il
est présumé responsable de l’acte qu’il a commis et dont il doit
rendre compte. Sa responsabilisation est le moteur du processus de
resocialisation.
L’héritage humaniste et ces grands principes se déclinent ensuite dans
les diverses dispositions du texte et ce même si la loi est le résultat
d’arbitrages politiques dont la presse s’est alors fait largement l’écho et
qui montre l’intensité du débat public sur la question pénale.
II. Une réforme du droit des peines axée sur l’exigence de réinsertion
S’il ne peut être question ici d’aborder l’ensemble des nouvelles
dispositions du texte qui modifient le droit positif, il convient
d’examiner les principales mesures au regard de l’héritage humaniste. Si
le texte final est le fruit de compromis et a été assez largement amendé
par les députés et sénateurs, à l’issue d’un travail parlementaire très
approfondi, lors de l’examen du texte par les commissions des lois
puis en séance, son économie générale vise bien à promouvoir une
peine adaptée, individualisée et efficace en terme de prévention de la
récidive et à réaffirmer l’exigence de réinsertion. La contrainte pénale,
qui est apparue dans l’opinion publique comme la mesure phare de
cette réforme, mais à laquelle cette dernière ne saurait se réduire, mérite
d’être abordée en premier lieu.
257
« La juridiction détermine la nature, le quantum et le régime des peines prononcées en
fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa
situation matérielle, familiale et sociale, conformément aux finalités et fonctions de la peine
énoncées à l’article 130–1. »
258
Comme l’a relevé A. Garraud, « Quelle réforme pénale pour la France en 2014 ? », Revue
pénitentiaire et de droit pénal, 3 juillet-septembre 2014, p. 571-596.
213
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
II-1. La contrainte pénale : genèse, architecture finale et début de mise en œuvre
La contrainte pénale peut se définir comme une peine en milieu
ouvert, qui vise à favoriser la « désistance » du condamné, grâce à la
personnalisation de la sanction pénale, dont le contenu est déterminé
après évaluation approfondie de sa situation et qui implique un suivi
renforcé et un accompagnement évolutif et pluridisciplinaire de la
personne condamnée.
Au terme de la loi du 15 août 2014, elle est fixée par la juridiction de
jugement et doit être comprise entre six mois et cinq ans. Elle peut être
prononcée pour les délits punis d’une peine d’emprisonnement d’une
durée inférieure ou égale à cinq ans (elle pourra être prononcée pour les
autres délits passibles d’une peine de plus de cinq ans d’emprisonnement à
compter du 1er janvier 2017). Elle débute nécessairement par une période
d’évaluation par le SPIP qui débouchera sur un rapport comportant des
propositions sur le contenu de la peine. Que la juridiction de jugement
ait ou non fixé les obligations et interdictions, le Juge de l’application
des peines détermine le contenu de la peine en fonction de ce rapport.
La situation est réévaluée chaque fois que nécessaire et au moins une
fois par an par le service pénitentiaire d’insertion et de probation. Au
vu de chaque évaluation, le JAP peut adapter le contenu de la peine.
Si la contrainte pénale comporte pour le condamné l’obligation de se
soumettre aux mesures de contrôle, obligations et interdictions prévues
pour le sursis avec mise à l’épreuve, auxquelles s’ajoutent l’obligation
d’effectuer un travail d’intérêt général et l’injonction de soins, elle ne
saurait s’y réduire, loin s’en faut. Ce qui fait l’essentiel de la contrainte
pénale n’était pas du ressort du législatif, mais se trouve dans la mise
en œuvre d’un suivi et d’un accompagnement renforcé pour assurer la
259
Cet accompagnement emprunte à l’approche développée par le mouvement What Works,
initié par des chercheurs canadiens, avec la mise en œuvre des programmes Risques – Besoins –
Réceptivité (RBR) de prévention de la récidive. Il renvoie également à la notion de désistement
(ou désistance), qui s’analyse comme un « processus par lequel l’auteur d’infraction met un
terme à ses activités délinquantes et mène une vie respectant la loi par le développement de son
capital humain (par exemple ses capacités individuelles et ses connaissances) et son capital social
(par exemple l’emploi, la création d’une famille, les relations et les liens sociaux, et l’engagement
dans la société civile) ».
214
« désistance »259, qui intègre les techniques modernes de la probation et
en particulier les règles européennes. L’essentiel figure notamment dans
le Manuel de mise en œuvre de la contrainte pénale que l’administration
pénitentiaire va très prochainement diffuser, qui définit de manière très
précise la méthodologie de l’évaluation (on devrait d’ailleurs plutôt
parler d’appréciation de la situation de la personne), et de la prise en
charge, comprenant plusieurs phases essentielles, avec des objectifs
définis en concertation avec le condamné et après intervention d’une
commission interdisciplinaire.
Afin de mieux saisir la portée de cette nouvelle peine, sa genèse mérite
d’être rappelée, ainsi que les raisons qui ont conduit à lui donner
sa forme finale. Dans un texte de 10 novembre 2011, Pierre Victor
Tournier appelle à la création d’une peine nouvelle, « la contrainte
pénale communautaire »260. Dans ce sillage, courant 2012, plusieurs
professionnels mènent une réflexion qui aboutit à la publication dans
la presse du Manifeste du 19 mai 2012261 qui invite à la création d’une
peine de probation. Ces derniers partent du constat que « la mesure de
probation n’existe pas en tant que telle en France »262. Les auteurs se
réfèrent à la définition de la probation par le Conseil de l’Europe, soit
« une série d’activités et d’interventions qui impliquent suivi, conseil
et assistance dans le but de réintégrer socialement l’auteur d’infraction
dans la société et de contribuer à la sécurité collective »263 et prônent
l’utilisation de techniques évaluées de prise en charge, reposant sur
une évaluation des facteurs personnels et contextuels à l’origine de
la commission d’actes de délinquance, tout en refusant fermement
260
Voir notamment P.-V. Tournier, Naissance de la contrainte pénale, Sanctionner sans emprisonner,
2 vol, Paris, L’Harmattan, coll. « criminologie », 2015.
261
Groupe dit de Créteil, avec notamment Jean-Claude Bouvier, Valérie Sagant, et Pascale
Bruston magistrats ; texte publié en ligne par Libération le 12 juin 2012.
262
Voir à ce sujet le rapport de recherche de Sarah Dindo sur le SME, réalisée au premier semestre
2009, au travers de dix-neuf visites dans dix SPIP de l’Hexagone, qui montre comment le SME
privilégie le plus souvent le contrôle (du respect d’obligations et d’interdictions) sur l’aide et
l’accompagnement personnalisé visant à répondre aux problématiques liées à la commission de
l’infraction (rapport à la loi, rapport à l’autre, addictions, accès à l’emploi, difficultés familiales,
isolement...). En outre il est prononcé dans le cadre des audiences correctionnelles, sans toujours
d’éléments de personnalité suffisants pour permettre à la juridiction de fixer des obligations
adaptées aux problématiques de la personne et pertinentes pour éviter la récidive.
263
Conseil de l’Europe, Recommandation CM/Rec (2010) sur les règles relatives à la probation,
2010.
215
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
l’approche actuarielle et l’évaluation de la dangerosité264.
Lors de la conférence de consensus, le jury de consensus fait figurer,
parmi ses 12 recommandations pour une nouvelle politique publique
de prévention de la récidive, la création d’une peine de probation. A
l’occasion de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation
de 2013, le Président de la République appelle à la « mise en place
d’une peine de probation » et à l’organisation d’un « véritable suivi des
condamnés ». Un débat riche et foisonnant pour penser la peine sans la
prison s’en est suivi, au cours duquel plusieurs conceptions, demeurées
toutefois très générales, de la peine de probation, de la contrainte
pénale ou de la sanction dans la communauté ont émergé. À cet égard,
plusieurs malentendus ont contribué à brouiller le débat. D’une part, la
notion de peine de probation existe bien en droit français, avec le SME,
la libération conditionnelle ou les aménagements de peines. Ce qui
était en réalité critiqué, c’était la mise en œuvre, dans la pratique, de ces
mesures de probation en France et notamment la non application, ou
l’application partielle, des règles européennes relatives à la probation de
2010. D’autre part, les sanctions dans la communauté ou les mesures
de probation pour lesquelles la loi, en cas d’échec, n’envisagerait aucune
possibilité d’incarcération, n’existent dans aucun pays, sauf de manière
tout à fait marginale. En outre, l’idée que la peine de probation devrait
être encourue en lieu et place de la prison pour certains délits a déplacé
le débat. Cette question parait en effet indépendante de la création de
la contrainte pénale puisqu’il est tout à fait envisageable, comme c’est
déjà largement prévu par le Code pénal, que certains délits265 ne soient
264
« Une probation de qualité doit assurer un accompagnement répondant aux besoins des
personnes condamnées pour favoriser leur réinsertion et prévenir la récidive. L’intervention
devra reposer sur une évaluation réelle et professionnelle des facteurs personnels et contextuels
à l’origine de la commission d’actes de délinquance et non sur l’appréciation d’une soit disant
« dangerosité », notion déterministe et contre-productive ignorant le contexte dans lequel
évolue une personne et ses capacités à agir. »
265
Exemples : refus par un témoin de prêter serment ou de déposer, défaut de réponse à une
réquisition, fourniture d’une identité imaginaire permettant la délivrance indue d’un casier
judiciaire, publicité promotionnelle irrégulière, liquidation, solde, vente au déballage illicite,
pollution maritime en eaux salées, diffamation envers un particulier, diffusion d’image d’une
personne menottée ou détenue, diffusion de renseignement d’identité d’une victime d’agression
sexuelle, certains outrages ….
216
pas punissables d’une peine d’emprisonnement mais seulement des
sanctions qui s’exercent d’ores et déjà en milieu ouvert. Enfin, le débat
dans l’opinion publique a manqué à l’évidence d’objectivité quand
il a été soutenu que la contrainte pénale viendrait affaiblir « l’arsenal
répressif » et remplacer la prison pour les peines inférieures à 5 ans, à la
faveur d’une confusion entretenue entre les notions de peine encourue
et de peine prononcée et alors même que la juridiction peut décider
d’un sursis avec mise à l‘épreuve ou d’un travail d’intérêt général quelle
que soit la peine encourue.
Mais en tous cas, ce débat nécessaire a eu le mérite de faire avancer
l’idée que « le tout carcéral » n’était pas la solution la plus adaptée
pour lutter contre la récidive et que la probation à la française devait
être réformée dans ses pratiques professionnelles. Dans ce contexte, la
contrainte pénale dans la loi du 15 août a été le fruit de compromis
et d’aucuns ont pu regretter qu’elle ne soit « pas allée au bout de sa
logique »266. Cependant, en premier lieu, la contrainte pénale est bien
une peine déconnectée de la prison. C’est une peine autonome car elle
n’est plus directement référencée à la prison et permet ainsi de sortir
symboliquement de l’idée que la réponse carcérale est la seule possible
et la seule mesure de la gravité d’un acte. En cela, elle se distingue du
sursis avec mise à l’épreuve qui est d’abord une peine d’emprisonnement
que la juridiction assortit ensuite, en tout ou en partie, d’un sursis avec
mise à l’épreuve. La personne est condamnée à une durée de contrainte
pénale et non au principal à une peine d’emprisonnement assortie
d’une mise à l’épreuve.
L’article 131-3 du Code pénal, qui énumère les peines correctionnelles
encourues par les personnes physiques, a clairement donné à la
contrainte pénale un statut de peine à part entière. Dans l’énumération
de l’article, la contrainte pénale vient en deuxièmement rang, après
l’emprisonnement, et avant notamment l’amende, le jour-amende, le
stage de citoyenneté, le travail d’intérêt général, les peines privatives ou
R. Badinter, P. Beauvais, À propos de la nouvelle réforme pénale, Recueil Dalloz, 25 septembre
266
2014, 32, 1829.
217
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
restrictives de droits prévues par l’article 131-6 du code pénal ou les
peines complémentaires prévues à l’article 131-10 du même Code.
La contrainte pénale, en deuxième lieu, ne fusionne pas l’ensemble
des peines alternatives comme cela avait été envisagé par le manifeste
de 2012267. Le jury de la conférence de consensus, sur cette question,
avait eu une position quelque peu ambiguë puisque, s’il mentionne la
fusion de toutes les peines de milieu ouvert dans son rapport, il ne
l’a pas expressément retenue dans ses 12 recommandations finales,
faute, semble- t-il, de consensus. La création d’une peine unique de
milieu ouvert a ensuite été défendue, devant la commission des lois,
par d’éminentes personnalités comme Robert Badinter ou Françoise
Tulkens.
L’idée de réduire l’architecture des peines à la triade emprisonnement,
contrainte pénale et amende n’a pas été retenue pour diverses raisons.
D’une part, le suivi dans le cadre d’une contrainte pénale de tous les
condamnés à une peine autre que l’amende ou la prison268 s’avérerait
particulièrement lourd puisque la définition du contenu de la sanction
intervient après un processus d’évaluation, couteux en moyens et qui
n’est pas nécessairement utile, lorsqu’aucun suivi n’est nécessaire et
que le tribunal dispose d’éléments suffisants pour choisir une peine
adaptée269. D’autre part, une telle fusion n’est pas sans poser des
questions juridiques au regard du principe de légalité des délits et des
peines compte tenu de l’absence de détermination suffisante de la peine
267
« La peine de probation serait prononcée par le tribunal. Elle constituerait une peine
alternative à l’incarcération unique et autonome et se substituerait aux actuelles mesures
alternatives existant actuellement dans la législation française. »
267
« La peine de probation serait prononcée par le tribunal. Elle constituerait une peine
alternative à l’incarcération unique et autonome et se substituerait aux actuelles mesures
alternatives existant actuellement dans la législation française. »
268
Qu’il s’agisse par exemple d’un sursis avec mise à l’épreuve, d’un travail d’intérêt général,
d’un stage, d’une sanction réparation ou, à titre de peine principale, d’une confiscation, d’une
interdiction, ou encore d’un retrait de permis.
269
Le pouvoir du juge d’application des peines dans ce système de généralisation de la contrainte
pénale serait tel, qu’il ne saurait définir seul le contenu de la peine sans un débat contradictoire,
avec présence de l’avocat et du parquet. Cela impliquerait la création de près de 450 postes de
magistrats et de 300 postes de fonctionnaires de greffe, ce que les contraintes budgétaires ne
permettent pas.
218
par le tribunal270. Consciente de cette difficulté, la CNCDH, qui, dans
son avis sur le projet de loi, a aussi soutenu la fusion, a proposé que ce
soit le tribunal correctionnel qui fixe, après évaluation, le contenu de la
peine de contrainte pénale, ce qui pose les mêmes difficultés en termes de
moyens et d’adéquation de la peine à la fois à la personnalité et à la gravité
de l’acte, puisque les faits ne sauraient être réexaminés dans le détail de
leur commission lors de l’audience sur le choix de la peine. En outre,
la loi du 15 aout 2014, en ce qu’elle instaure la possibilité de la césure
du procès pénal permet à la juridiction, lorsqu’elle l’estime nécessaire de
déclarer la culpabilité et d’indemniser la victime immédiatement, puis
de renvoyer l’affaire à une autre audience pour décider de la peine après
évaluation de la personne et de son environnement271.
En troisième lieu, la loi a opté pour la non-suppression du SME,
option qui a largement été débattue dans le cadre de la préparation
du projet. Ce choix s’explique d’abord par le fait que la contrainte
pénale se distingue nettement du sursis avec mise à l’épreuve dans ses
finalités comme dans ses modalités d’exécution. La contrainte pénale
est adaptée pour des condamnés qui relevaient jusqu’alors de courtes
peines d’emprisonnement aménageables ou d’un sursis avec mise à
l’épreuve, soit de profils de personnes dés-insérées et qui présentent un
risque de réitération, pour lesquelles un suivi renforcé est nécessaire.
Un escroc occasionnel qui doit rembourser ses victimes ou un père qui
270
Dans un tel système, le juge de l’application des peines fixe le contenu de la peine sans
connaissance précise des circonstances de l’infraction commise. Il pourrait dans certains cas
être plus sévère que ne l’aurait été le tribunal au regard d’une personnalité très « asociale »,
alors que le condamné a commis des faits relativement peu graves ou a eu par exemple un rôle
minime dans des faits commis en réunion. Il y aurait alors un risque fort de voir le système
de pénalité classique rétributive basculer dans un système de contrôle social très intrusif, voire
attentatoire aux libertés fondamentales. Or, on l’a vu, c’est une conception éclectique de la
peine qui soutient le texte et non une conception strictement utilitariste.
271
En l’état, cette césure demeure une faculté. La question de la nécessaire adaptation de la peine
à la situation de la personne, notamment s’agissant d’une peine autre que d’emprisonnement
ferme, ne paraît pas pouvoir se résoudre par la création d’une peine unique de contrainte
pénale. Elle renvoie à une réforme plus large de la procédure pénale, touchant à la mise en état
de affaires pénales, à l’orientation de la procédure pénale, au traitement dit de la 3ème voie
(entendue comme l’ensemble des alternatives aux poursuites et des alternatives au renvoi devant
le tribunal correctionnel) et à son articulation avec le renvoi devant le tribunal correctionnel
pour les faits les plus graves ou non reconnus.
219
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
ne paie pas une pension alimentaire, qui sont par ailleurs socialement
insérés, n’ont pas nécessairement besoin d’un tel suivi qui se révélerait
particulièrement intrusif. De surcroit, malgré le renforcement
considérable des moyens mis en œuvre en accompagnement de la
réforme, les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation ne
seraient pas en mesure d’assurer le suivi des 130 000 personnes qui
exécutent une peine de sursis avec mise à l’épreuve, selon les modalités
de suivi de la contrainte pénale272. Afin d’accroitre encore la différence
entre ces deux peines, il avait été envisagé, et un amendement en ce sens
a été soutenu par la ministre, de recentrer le SME sur le strict respect
d‘obligations objectives et simples (rembourser la victime, s’acquitter
du paiement de la pension alimentaire, ne pas se livrer à certaines
activités …).
Ensuite, il n’apparaissait pas possible de supprimer le sursis mis à
l’épreuve en conservant une peine mixte (peine ferme pour partie
assortie du sursis avec mise à l’épreuve), laquelle répond à un objectif
social autre et nécessaire.
Enfin, alors que la question de la suppression du sursis avec mise à
l’épreuve était encore ouverte, à la suite d’un arbitrage − dont la presse
s’est fait l’écho − il a été décidé de limiter la contrainte pénale aux
infractions punies d’une peine inférieure ou égale à cinq ans. Dès lors,
bien évidemment, la question de la suppression du sursis avec mise à
l‘épreuve ne pouvait plus se poser.
Cette limitation a été très contestée puisque le sursis mis à l’épreuve
peut être prononcé quelle que soit la peine délictuelle encourue, alors
qu’il parait moins contraignant que la contrainte pénale telle que
définie dans le texte de loi. À compter du 1er janvier 2017, lorsque la
contrainte pénale pourra être prononcée pour tout délit quelle que soit
la peine encourue, la question se reposera. D’ici là, la mission confiée à
272
Au 1er janvier 2015, les SPIP suivent 136 871 SME.
220
Bruno Cotte273 aura aussi rendu son rapport et se sera prononcée sur le
maintien ou la suppression du SME dans la cohérence de l’architecture
des peines à venir.
Un dernier point, qui fut aussi l’objet d’importants débats
parlementaires, mérite quelques observations, à savoir l’incarcération
susceptible d’être prononcée en cas d’inexécution de la contrainte
pénale. Lorsque la juridiction prononce la contrainte pénale, elle doit
fixer la durée maximale de l’emprisonnement encouru par le condamné
qui ne respecterait pas ses obligations. Le montant maximum de
cet emprisonnement fait l’objet d’un double plafond : il ne pourra
ni excéder deux ans ni le maximum de la peine d’emprisonnement
encouru pour les faits pour lesquels la personne a été condamnée. La
mise à exécution de toute partie de cet emprisonnement, le cas échéant
sous une forme aménagée, pourra être ordonnée par le président du
tribunal correctionnel ou un juge par lui désigné, saisi à cette fin par
le juge de l’application des peines. Cette décision pourra intervenir à
plusieurs reprises au cours de l’exécution de la peine.
Une autre option était possible, celle consistant à ériger le non-respect
de la contrainte pénale en infraction autonome comme par exemple
en matière de non-exécution d’un TIG, prononcé à titre de peine
principale. Le jury de consensus avait conclu en ce sens, ce qui n’était
pas la proposition initiale du Manifeste du 19 mai 2012. Erigée en
délit autonome, la non observation de la contrainte pénale aurait
certainement permis de mieux déconnecter la contrainte pénale de la
prison. Cependant cette solution a été écartée pour des raisons pratiques,
d’efficacité et de fond : cela supposait un renvoi au parquet aux fins
de poursuites, puis de saisine d’un tribunal correctionnel, au risque de
perdre un temps précieux. Une réponse rapide, graduée, rendue par
273
La Garde des Sceaux a installé une commission de refonte du droit des peines, dont la
présidence a été confiée à Monsieur Bruno Cotte, afin notamment de simplifier le droit pour
qu’il gagne en lisibilité, en accessibilité et en cohérence. Le rapport sera prochainement remis au
Garde des Sceaux. La lettre de mission demande à la commission notamment de se prononcer
sur la solution la meilleure pour opérer cette simplification, à savoir fusionner toutes les peines
de milieu ouvert dans la contrainte pénale ou bien d’en supprimer certaines, comme le SME, et
d’unifier leur régime. À la date de la présente intervention, le rapport n’a pas encore été rendu
public.
221
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
un juge en audience de cabinet présente l’intérêt de pouvoir adapter la
réponse pénale au plus près du parcours de l’individu. D’ailleurs, dans
le projet initial soumis au Conseil d’État, il avait été envisagé que le
juge de l’application des peines, qui suivait le dossier, puisse prononcer
l’emprisonnement. Le Conseil d’État a estimé que s’appliquait l’article
6 de la Convention européenne des droits de l’homme et que le juge
de l’application des peines en charge du dossier ne présentait pas les
conditions d’impartialité objective requises. C’est la raison pour laquelle
le texte final a confié cette tâche au président du tribunal ou un juge
délégué, qui peut au demeurant être un autre juge de l’application des
peines.
La réforme ne se limite pas à la contrainte pénale274 et d’autres
dispositions, dont la doctrine275 a relevé la portée, et qui ressortissent au
même projet pénal républicain, méritent d’être rapidement rappelées.
II.2. Les autres dispositions du texte qui visent à assurer l’effectivité du
principe d’individualisation
Au niveau du prononcé de la peine, les automatismes qui privent le juge
de son pouvoir d’appréciation et de sa capacité d’adapter la peine en
fonction de la gravité de l’acte comme de la personnalité de son auteur,
sont très largement écartés. Les peines minimales issues des lois du 10
août 2007 et du 14 mars 2011 sont abrogées. De même, est supprimée
l’automaticité de la révocation du sursis simple et de l’automaticité de
la révocation en cascade du sursis avec mise à l’épreuve (disposition
entrée en vigueur en janvier 2015). En outre, l’expertise psychiatrique
obligatoire avant réductions, aménagements ou suspensions de peine,
est limitée au seul cas où le suivi socio-judiciaire a été prononcé ; dans
les autres cas, il appartiendra à la juridiction de l’application des peines
d’apprécier si une expertise est nécessaire.
Le principe selon lequel la prison ne peut constituer qu’un ultime
recours est très clairement posé dans le nouvel article 132–19. Surtout
Au 30 novembre 2015, 1185 contraintes pénales avaient été prononcées.
274
Notamment J.-H. Robert, « Réforme pénale, Punir dehors, commentaire de la loi n° 2014-
275
896 du 15 août 2014 », Droit pénal, 9, sept 2014.
222
l’affirmation de la nécessité de motiver spécialement les décisions
d’emprisonnement ferme276 est posée de façon plus exigeante que
dans l’ancien article 132-24, alors que la jurisprudence de la chambre
criminelle de la Cour de cassation avait pu progressivement assouplir
cette exigence de motivation. De plus, cette exigence de motivation
vaut même si le condamné est en état de récidive. Au demeurant, dans
le cadre de l’exécution des peines, le statut spécifique du récidiviste tend
à disparaitre. Pour l’octroi des réductions de peine et de la libération
conditionnelle à la moitié de la peine277, le régime des récidivistes est
aligné sur celui des non récidivistes.
Enfin, la loi créé la libération sous contrainte qui vise à éviter les sorties
de prison sans aucun suivi, lesquelles sont facteur de récidive. Le texte
actuel est issu d’un compromis, après que l’idée d’une automaticité ou
quasi automaticité de la libération sous contrainte a été écartée, mais il
représente une véritable rupture par rapport aux systèmes de libération
anticipée antérieurs. En effet, d’une part, la situation de tous les détenus
est nécessairement examinée. D’autre part et surtout, la libération sous
contrainte apparaît comme le mode normal d’exécution de la fin de
peine, dans la mesure où, contrairement aux autres aménagements
de peine, le texte n’exige aucun projet préalable de réinsertion. Cela
ressort expressément de l’article 720 du Code de procédure pénale
qui prévoit que la libération sous contrainte est accordée « dans le
respect des exigences de l’article 707 » et ne renvoie aux différents types
d’aménagement de peine que s’agissant des modalités de la mesure et
non de ses conditions d’octroi.
276
« Lorsque le tribunal correctionnel prononce une peine d’emprisonnement sans sursis ou
ne faisant pas l’objet de mesure d’aménagement, il doit spécialement motiver sa décision, au
regard des faits de l’espèce de la personnalité de leur auteur ainsi que de sa situation matérielle
familiale sociale. »
277
Une seule différence est maintenue : lorsqu’une période de sûreté a été prononcée, le temps
d’épreuve demeure plus long pour les condamnées en état de récidive légale : de 20 ans au
lieu de 15 ans et de 22 ans au lieu du 18 ans pour les condamnés à une réclusion criminelle à
perpétuité.
223
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
II.3. L’attention portée aux victimes et l’instauration de la justice
restaurative
La place accordée aux victimes dans le texte278 s’inscrit dans le
mouvement relativement récent, puisqu’il date de la fin du XXe siècle,
d’accroissement progressif du rôle des victimes dans la sphère judiciaire
pénale. La victime est, en effet, totalement absente des philosophies de
la peine les plus répressives, dites rétributives, celles de Hegel ou de Kant,
dans lesquelles la seule justification de la peine est l’atteinte à la loi qui
apparait infiniment plus grave que la souffrance infligée à la victime. La
victime n’est pas davantage présente dans la conception humaniste de la
peine centrée sur l’amendement de l’auteur de l’infraction.
Les nouvelles dispositions du texte ne s’inscrivent cependant pas dans
un registre compassionnel mais ressortissent à l’expression d’un devoir
de solidarité de l’État et du corps social dans son entier à l’égard des
victimes. La réparation de la victime devient dès lors une exigence
fondatrice du pacte social, du vivre ensemble en démocratie et du
projet pénal républicain. Au-delà de la réparation (pécuniaire) de la
victime, sa restauration sociale et psychique est visée. Cela suppose que
la victime ne soit pas enfermée dans son statut de victime et que ne soit
pas entretenue l’illusion selon laquelle sa réparation est corrélée à la
lourdeur de la peine puisque celle-ci ne permettra jamais d’effacer ce
qui a été.
Dans cette perspective, le nouvel article 10–1 du code de procédure
pénale introduit la notion de justice restaurative pour la première fois
dans le Code. Il s’inspire de la définition européenne : « constitue une
mesure de justice restaurative toute mesure permettant à une victime
ainsi qu’à l’auteur d’infraction de participer activement à la résolution
des difficultés résultant de l’infraction, notamment à la réparation des
préjudices de toute nature résultant de sa commission. »
278
Notamment : nouvel article 130–1 sur le sens de la peine, article 706-15-4 du CPP, qui
généralise les bureaux d’aide aux victimes et les inscrit dans la loi, nouvel article 707 du Code
de procédure pénale qui réunit dans un article unique des droits qui sont reconnus à la victime
dans le cadre de l’exécution de la peine.
224
La justice restaurative considère que le délit, s’il est transgression de
la loi, est aussi rupture d’un lien, et la peine afflictive, pour nécessaire
qu’elle soit pour marquer la transgression de la loi de l’État, ne suffit
pas à reconstruire le lien brisé. Pour se restaurer, la victime a besoin,
certes, de la symbolique du procès pénal, mais au-delà elle a besoin
d’accompagnement, de reconnaissance, besoin de comprendre pour
retrouver l’estime de soi, besoin de retrouver la capacité à agir et
éventuellement de prendre l’initiative de pardonner. Et pour y parvenir,
il faut rendre la relation à nouveau possible. C’est à quoi s’attache la
justice restaurative.
Si la possibilité, à tous les stades de la procédure pénale, de la justice
restaurative est en l’état du texte juste affirmée sans déclinaison précise,
la réforme pénale de 2014, notamment avec la reconnaissance législative
de la justice restaurative, amorcerait, selon Marie Pariguet, un tournant
vers une autre rationalité pénale, qui placerait l’homme au cœur des
préoccupations de la justice pénale279.
Au regard du projet pénal républicain, inscrit dans la tradition de
l’humanisme pénal, d’aucuns ont pu déplorer certains manques dans
la loi, dont le plus emblématique est certainement la non suppression
de la rétention de sûreté. Force est de constater à la fois que les longues
peines ne sont pas ou quasiment pas traitées dans le texte et que le
contexte politique n’a pas permis d’aborder cette question, qui a été
renvoyée à la commission de refonte du droit des peines présidée par
Bruno Cotte. C’est dire que, si l’humanisme pénal paraît aller dans le
sens de l’histoire, il n’est nullement acquis et que perdurent des courants
contraires.
D’autres ont fait valoir que la loi du 15 août 2014 ne rompait pas avec
la politique antérieure du modèle néolibéral, estimant que la contrainte
pénale créerait « la prison hors les murs », et instaurerait une peine
M. Pariguet, « Une autre rationalité pénale », Revue de Science criminelle, juillet septembre
279
2014, p. 543-558, p. 544 et suivantes.
225
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
de surveillance constante280. La contrainte pénale ne saurait cependant
être réduite à une somme d’obligations et d’interdictions, même si
ces dernières ont une place centrale dans le texte de la loi, et que les
parlementaires, par amendement, ont renforcé les pouvoirs de police
dans le contrôle du respect de ses obligations et interdictions. Le texte de
la loi créé, à cet égard, une illusion d’optique puisque les obligations et
interdictions qui relèvent du domaine législatif y sont centrales. Mais la
réalité de la contrainte pénale est tout autre, car l’essentiel n’est pas dans
la loi mais dans la réforme en action, c’est-à-dire dans le renforcement
considérable des moyens et dans la mise en œuvre d’une probation
rénovée dans ses méthodes et ses approches. Le détenu est acteur de sa
contrainte pénale. Il est associé281 − comme sujet de droit − à toutes les
phases de la définition du programme de désistance, conformément aux
règles européennes et il peut exercer des recours aux différentes phases
du processus.
De même, en prison, dès lors que la personne détenue est reconnue
sujet de droit, avec la loi pénitentiaire de 2009, qu’il peut exercer des
recours contre les décisions de l’administration pénitentiaire, dès lors
que le processus d’exécution des peines est juridictionnalisé (loi du
15 juin 2000, complétée par celle du 9 mars 2004), on assiste bien
à un changement de paradigme : le condamné n’est plus l’objet d’un
traitement ou d’un savoir criminologique ou thérapeutique, il est
l’agent de sa peine, sujet de droit, capable de comparaître, de formuler
des demandes, de s’engager, de se défendre.
Il y a là, certainement, une véritable rupture avec « l’âge disciplinaire »
décrit par Foucault et il ne s’agit pas d’une ultime ruse du pouvoir ou
d’un ultime sursaut de l’utopie panoptique, visant à faire du sujet de
droit un sujet consentant... Qu’il s’agisse du milieu ouvert ou du milieu
fermé, la pénalité rénovée, issue du projet pénal républicain, n’est pas
280
P. Poncela, « Les contrôles, obligations et interdictions sont toujours plus nombreux et créent
une sorte de prison hors les murs où le condamné évolue sous surveillance, potentiellement à
perpétuité, pour le bien de tous, y compris le sien », « Les peines extensibles de la loi du 15 aout
2014 », Revue de Science criminelle, juillet septembre 2014, p. 611-621.
281
On pourrait certainement aller plus loin et envisager une présence du condamné à la
Commission Pluridisciplinaire Interne (CPI).
226
illimitée : à l’encontre du mythe d’une société sans risque, elle prône
un usage raisonné des peines. Ainsi la réforme de 2014, après celle de
1945, celles de 1975, et celle de 2009, dans le sillage de l’humanisme
pénal, constitue une nouvelle étape dans la construction d’une pénalité
moderne et républicaine, pensée dans ses limites et contribuant au
rétablissement du lien social.
227
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
228
Les réformes à l’œuvre en Belgique : définition et
encadrement de la prise en charge des justiciables
par Aline Bauwens, professeure de criminologie, Vrije Universiteit
Brussel
Je vous propose d’analyser les réformes en cours en Belgique dans les
maisons de justice en traitant du passé, du présent et de l’avenir de
celles-ci. Et je tiens à le faire dans le contexte belge mais également dans
un contexte plus large en utilisant des exemples internationaux.
I. Le passé : Une brève histoire des maisons de justice
La Belgique compte 28 maisons de justice. Après les drames qui ont
secoué la Belgique en 1996, les décideurs politiques ont pris différentes
mesures, dont celle de regrouper plusieurs services parajudiciaires au
sein d’une seule et même structure. Les maisons de justice sont créées
en 1999 avec l’objectif de rendre la justice plus accessible, ouverte et
efficace. Elles prennent aujourd’hui en charge plus de 65.000 nouveaux
dossiers par an. Ceux-ci concernent des missions très variées et sont
confiées aux maisons de justice par des autorités judiciaires (par
exemple le procureur du Roi, le tribunal de l’application des peines)
ou administratives (par exemple un directeur de prison). Au sein des
maisons de justice, ce sont des assistants de justice qui assurent le suivi
des dossiers.
Les maisons de justice s’occupent essentiellement de l’exécution des
peines dans la communauté, c’est-à-dire des peines et mesures qui ne
sont pas des peines exécutées en prison et qui s’adressent aux majeurs
(la libération conditionnelle, la peine de travail, la probation…). Les
missions pénales représentent la grande majorité des dossiers pris
en charge par les assistants de justice. Dans ce cadre, elles ont une
mission d’enquête et de guidance c’est-à-dire qu’elles assurent le suivi
des justiciables. Les trois autres types de missions sont : l’accueil des
victimes ; des missions civiles lorsque l’on intervient à la demande d’un
229
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
juge dans le cadre de l’exercice de l’hébergement des enfants ou de
l’autorité parentale ; et l’accueil social de première ligne.
II. Le présent : les réformes
1999 : La création des Maisons de justice
En juin 1999, le service des maisons de justice reprend l’ensemble des
missions parajudiciaires. Le point commun des missions des maisons de
justice, à savoir le travail social sous mandat d’une autorité judiciaire ou
administrative, servit de point de départ à l’élaboration de la déontologie
et de la méthodologie de travail, basée sur l’approche systémique et sur
la notion d’aide et de contrôle.
2004 : Le « Business Process Reengineering » des maisons de justice est lancé
A peine institué comme entité fédérale, le service des maisons de
justice est impliqué dans le vaste chantier de la réforme Copernic: la
mise en œuvre du Business Process Reengineering (BPR) – refonte des
processus de travail – permit, non seulement d’harmoniser l’ensemble
de l’exécution des missions mais également de développer des outils de
gestion.
2007: La création d’une Direction générale Maisons de Justice
Résultat inattendu du BPR, le service des maisons de justice qui
dépendait jusque-là d’autres directions générales du Service Public
Fédéral Justice (pénitentiaire et organisation judiciaire) devient
officiellement, en 2007, la Direction Générale Maisons de Justice
(DGMJH). Le renforcement de l’identité propre et de la légitimité des
maisons de justice a précisément été le mobile de la création de cette
nouvelle Direction.
Octobre 2011 : 6e réforme de l’Etat
En 2011, la 6e réforme de l’Etat transfère l’ensemble des compétences
des maisons de justice aux communautés.
Juillet 2014 : La communautarisation
Suite à la 6e réforme de l’Etat, les compétences des maisons de justice
230
reviennent donc, à partir du 1er juillet 2014, pour la Wallonie à la
Fédération Wallonie-Bruxelles, et pour la Flandre à l’Autorité Flamande,
département de l’aide sociale, de la santé publique et de la famille. Il y
a eu une période de transition de 6 mois.
2015 : La communautarisation
Le 1re janvier 2015, le transfert des compétences des maisons de justice
vers les Communautés était effectif, le personnel et le budget étaient
transférés. La continuité et l’efficacité du travail fourni dans le suivi et
l’accompagnement de près de 2000 personnes au quotidien sont ainsi
assurées par des accords de coopération entre les Communautés.
Il y a très peu de données exactes disponibles jusqu’à ce jour, de ce fait je
n’évoquerai que de la situation actuelle en Flandre d’après la conférence
des maisons de justice flamandes, du 7 décembre 2015. La conférence a
eu lieu pour examiner si la communautarisation offre une occasion pour
redéfinir les tâches principales et les missions des maisons de justice
flamandes. Elle visait aussi à considérer comme une étape importante
pour la création des accords de coopération entre des acteurs flamands.
A cette conférence, il est apparu clair que persistaient des nombreuses
questions sans réponse, en ce qui concerne les objectifs, les rôles et les
tâches des maisons de justice flamandes dont celles liées aux partenariats,
au partage des données et à la qualité du travail.
III. L’avenir
“Change is challenging. With any organizational change come unknowns.
With unknowns come ambiguities.”282.
Les maisons de justice ne sont pas les seules organisations confrontées
282
« Le changement est un challenge. Tout changement d’organisation comporte des inconnues.
Et les inconnues comporte des ambiguïtés.», K. Corley, D. Gioia, D., « Identity ambiguity
and change in the wake of a corporate spin-off », Administrative Science Quarterly, 49, 2004,
p. 173-208 (p.173)
231
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
à des changements fondamentaux. Selon McLauglin et ses collègues283
toutes les institutions judiciaires opèrent maintenant dans un contexte
de « révolution permanente » pour reprendre leur terme. Le changement
constant est la norme plutôt que l’exception. Presque tous les services
Européens de probation ont connu des réorganisations, souvent l’une
après l’autre. Nous pouvons alors dire que les assistants de justice belges
sont de vrais spécialistes en matière de changement.
Les changements organisationnels sont souvent source de tension et
d’anxiété, non seulement chez les personnes concernées directement
dans l’organisation, mais également pour celles qui en sont un peu
plus éloignées. Les recherches montrent que cela est lié au fait que les
changements organisationnels sont souvent vécus comme une infraction
concernant le rendement personnel284. Le rendement personnel peut
concerner les tâches principales du boulot (le contenu et les objectifs
du travail), les relations personnelles et les réseaux sociaux qui ont été
construits ou la façon dont le travail doit être effectué.
Nous savons que différents professionnels perçoivent leur travail d’une
manière différente, dépendant des problèmes auxquels ils doivent
faire face (en tant que groupe ou individu) et les possibilités dont ils
disposent pour résoudre ces problèmes. Les assistants de justice belge,
par exemple, sont limités par le « travail social sous mandat », c’est-à-
dire un travail qui part d’un sujet de droit en difficultés, avec lequel on
travaille dans un cadre judiciaire – généralement pénal, caractérisé par
l’aide et le contrôle.
Pour comprendre le monde du travail, il est important de savoir quelles
sont les connaissances que ces personnes ont acquises, sur quoi ces
connaissances sont basées, avec qui ils s’identifient et pourquoi.
283
E. McLauglin, J. Muncie, G. Hughes, « The permanent revolution: New Labour, new public
management and the modernization of criminal justice », Criminal Justice, 1, 3, 2001, p. 301-
318.
284
M. J. Schabracq, C. L. Cooper, Beter, leuker, slimmer: de uitdaging van stress, Schiedam,
2001 : Scriptum in B. Voorneman, ‘Hoe komt een organisatieverandering zo goed mogelijk tot
stand’, Universiteit Amsterdam, 2006.
232
Healey et ses collègues285 parlent aussi de la connaissance comme une
ressource nécessaire et essentielle pour les professionnels. Mais ce n’est
pas seulement de la connaissance professionnelle dont on parle. La
connaissance comprend également :
- la connaissance des habitudes dans un secteur particulier,
- la situation politique générale,
- des difficultés financières,
- l’importance de toutes les parties prenantes,
- et les relations entre les différents acteurs.
Tout cela influence les décisions prises par les professionnels et la façon
dont ils se présentent, leur positionnement et les actions concrètes
qu’ils développent. Cela signifie que si quelque chose change sur
l’une des dimensions de la connaissance présentées (par exemple
suite aux changements politiques ou économiques), inévitablement,
il y a des conséquences sur toutes les autres parties concernées, leurs
fonctionnements, leurs présentations et leurs nouveaux positionnements.
Par conséquent, la littérature organisationnelle souligne souvent que
le moindre changement ou qu’une réforme génèrent toujours un
certain nombre de changements pratiques et organisationnels pour les
employés. Corley et Gioia286 suggèrent que chaque réorganisation peut
laisser des effets profonds et durables, en particulier en ce qui concerne
l’identité et la culture organisationnelle.
Il est clair qu’une réorganisation a des effets sur l’identité. Cette phase
temporaire d’ « identité-ambiguïté » est très difficile tant au niveau
individuel qu’au niveau organisationnel. Il perturbe notamment la
paix interne. « Qui sommes-nous ? » et « Que représentons nous en
tant qu’organisation ? » sont des questions de fond qui s’imposent et
nécessitent dans ce contexte des réponses urgentes.
285
P. Healey, C. de Magalhaes, A. Madanipour, J. Pendlebury, « Place, identity and local
politics: analysing initiatives in deliberative governance », In Hajer, M.A. & H. Wagenaar
(eds) Deliberative policy analysis: Understanding governance in the network society, Cambridge:
Cambridge University Press, 2003, p. 139-171.
286
K. Corley, D. Gioia, « Identity ambiguity and change in the wake of a corporate spin-off »,
Administrative Science Quarterly, 49, p. 173-208.
233
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Des publications internationales de plus en plus nombreuses mettent
en évidence l’importance et le pouvoir de la collaboration c’est à dire
des approches multi-partenariales. La collaboration est le mot clé qui
dépasse les frontières territoriales et les domaines de gestion.
Suivant le même constat, David Garland distinguait récemment ce qu’il
appelle le pouvoir pénal négatif et le pouvoir pénal positif287. Un pouvoir
pénal négatif est seulement intéressé par la punition, l’incarcération et
se développe dans les limites étroites du système judiciaire. Le pouvoir
pénal positif met l’accent sur les capacités des personnes. Le succès
repose sur la collaboration, entre les acteurs judiciaires, mais également
avec les services en dehors du domaine judiciaire, collaboration qui
n’est pas encore suffisamment développée. Car « le système judicaire a
tout mis en place pour exclure les personnes, mais pas pour réintégrer
les personnes ».
Des exemples de pouvoir pénal positif, avec une attention plus
grande pour la collaboration, se retrouvent dans de nombreux projets
de Management Intégré des Délinquants [en Anglais Integrated
Offender Management]. Le concept Management Intégré des
Délinquants se développe dans plusieurs pays, surtout anglo-saxons288.
Malheureusement, c’est un concept qui n’est pas facile à définir car il a
une définition différente dans chacun des pays. Les points communs de
tous ces projets résident dans la volonté « créer une société plus sûre »
par une « réduction de la récidive » en valorisant la « collaboration ».
En Angleterre, par exemple, le projet IOM a été créé par le Ministère
de la Justice et le Ministère de l’intérieur. Ils ont souhaité créer un
ensemble stratégique, destiné à coordonner toutes les approches
multi-partenariales en matière de probation intensif. Il s’agit de rendre
opérationnel le concept du management des condamnés « du début à
la fin ». Le concept du «end-to-end management» avait été introduit à
l’occasion du rapport Carter en 2003 avec pour objectif de réduire le
D. Garland, « Penality and the penal state », Criminology, 51, 3, 2013, p. 475-517.
287
A. Worrall, R. C. Mawby, M. Herzog-Evans, « La probation intensive des condamnés adultes
288
en Angleterre et au Pays-de-Galles: Leçons et comparaisons avec la France », in M. Herzog-
Evans (dir.), L’efficacité de l’exécution des peines, Mare et Martin, 2014, p. 105-141.
234
risque de réitération. L’Angleterre a choisi de travailler dans ce projet
avec des délinquants prioritaires. IOM constitue depuis 2010 le cadre
national officiel du multi-partenariat au niveau local dans le suivi des
délinquants.
Pour résumer, dans les projets IOM anglophones, la volonté est
d’échapper à « la pensée linéaire » des acteurs en organisations
judiciaires et non-judiciaires pour s’engager ensemble pour le bien-être
et le bonheur de tous les citoyens. En outre, au lieu de se baser sur une
logique organisationnelle, les acteurs fondent leur action sur la logique
personnelle du justiciable.
Mais, dans un projet d’évaluation du septembre 2015, le plus récent
des projets IOM, dans la région de probation à l’ouest de Londres, les
chercheurs Harry Annison et ses collègues289 craignent que l’identité
propre des organisations concernées s’efface. En Anglais, on parle d’une
identité floue.
Les chercheurs soulignent l’importance des multi-partenariats, mais
en conservant sa propre identité et sa responsabilité, afin de réaliser
quelque chose ensemble basé sur une répartition claire des tâches et
des rôles. L’articulation entre la façon traditionnelle de travailler avec
son identité propre et la nouvelle façon de travailler avec une nouvelle
identité peut créer une certaine confusion, surtout celle-ci n’est pas
encore établie chez les professionnels.
En pratique, cela signifiait que pour leur projet, la police a pris un
nouveau rôle en reprenant certains rôles et responsabilités des services
de probation. En fait, la police fonctionnait à la frontière de leurs
propres compétences, et par conséquence, les limites du travail policier
s’estompaient. Après que les policiers avaient reçu la fonction IOM,
ils ont repris une partie de l’approche du bien-être des services de
probation.
289
H. Annison, B. Bradford, E. Grant, « Theorizing the role of ‘the brand’ in criminal justice:
the case of integrated offender management », Criminology and Criminal Justice, 15, 4, 2015,
p. 387-406.
235
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Pour conclure, la communautarisation qui résulte d’une décision
politique, continue de poser question, même si tout est mis en œuvre
pour que la transition se passe le plus simplement pour le personnel
et pour les justiciables. En plus, il est clair que la réforme de l’Etat
peut donner plus de cohérence à l’action des maisons de justice en y
rassemblant toute une série de compétences qui, ensemble, permettent
d’améliorer la qualité des services aux justiciables.
Une analyse de la littérature internationale souligne l’importance de
collaboration ainsi que l’importance et le renforcement d’une identité
professionnelle propre de chaque différente partie prenante. La
confiance et le dialogue sur niveau local sont nécessaires pour favoriser
la réussite du travail des maisons de justice. Il reste encore un long
chemin à parcourir…
236
237
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
238
Des réformes pénitentiaires au Canada : uniformisation
des pratiques et des programmes
par Bastien Quirion, directeur du département de criminologie,
Université d’Ottawa
En matière d’intervention pénitentiaire, le modèle qui s’est développé
à la fin du 20e siècle au sein du Service correctionnel du Canada s’est
rapidement imposé comme le modèle à suivre dans de nombreuses
juridictions à travers le monde290. Cet engouement pour le modèle
canadien s’explique en partie par le fait qu’il était porteur de nombreuses
promesses en matière d’efficacité dans la lutte à la récidive. S’inscrivant
résolument dans une logique de pratiques fondées sur les données
probantes291, ce modèle s’est en effet imposé comme celui qui permettait
de répondre aux difficultés soulevées par la crise de l’idéal réhabilitatif
des années 1980.
Bien que l’élaboration du modèle canadien soit l’aboutissement d’un
long et graduel processus auquel ont contribué de nombreux facteurs,
on ne peut nier l’importance de la réforme législative de 1992 qui
va permettre à ce modèle de se concrétiser en termes de pratiques
et de programmes correctionnels. À cet égard, la réforme de 1992
allait constituer un point tournant dans l’histoire des institutions
correctionnelles canadiennes, en instaurant de nouveaux objectifs et
un nouveau cadre d’intervention. Cette réforme allait en effet offrir au
modèle canadien le cadre législatif qui lui a permis de se développer et
de se consolider.
290
International Centre for Criminal Law Reform and Criminal Justice Policy, Risk Assessment
and Risk Management: A Canadian Criminal Justice Perspective, Vancouver, Canadian
International Development Agency, 2007.
291
F. Cortoni, D. Lafortune, « Le traitement correctionnel fondé sur des données probantes :
une recension », Criminologie, 42, 1, 2009, p. 61-89.
239
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
L’objectif de ce texte consiste donc à exposer succinctement le contexte
et le contenu de cette réforme. Notre intention étant d’alimenter plus
globalement les échanges et les réflexions sur l’impact des réformes
législatives sur les pratiques professionnelles en milieu pénitentiaire,
nous insisterons de façon toute particulière sur les contraintes légales
et règlementaires qui ont contribué à uniformiser les pratiques et les
programmes, et par conséquent à restreindre la marge de manœuvre
des intervenants qui œuvrent dans le système correctionnel canadien.
Dans un premier temps, nous exposerons le contexte global dans
lequel la réforme de 1992 s’est concrétisée. Nous présenterons ensuite
les principales modifications apportées par la réforme législative, pour
finalement nous attarder sur les impacts plus spécifiques en matière
d’encadrement des pratiques professionnelles.
I. Contexte de la réforme
Le modèle correctionnel canadien s’est graduellement constitué au
cours des années 1980 et 1990. Bien qu’au plan législatif ce modèle
se soit consolidé à travers l’adoption en 1992 de la Loi sur le système
correctionnel et la mise en liberté sous condition (L.C. 1992, c.20), il
faut comprendre que cette réforme s’est instaurée dans un contexte
sociopolitique beaucoup plus large292. Le contexte qui prévaut à
l’époque en matière d’intervention correctionnelle peut se résumer sous
la forme d’un mouvement triple, caractérisé par (1) un engouement
pour les théories cognitives, (2) une prolifération des grilles actuarielles
et (3) un mouvement de responsabilisation accrue des justiciables.
I.1. Révolution cognitive
La crise de légitimité qui a frappé le modèle réhabilitatif nord-américain
au cours des années 1970 allait contribuer à une remise en question brutale
du modèle médical qui était alors prédominant auprès des intervenants
correctionnels. Les autorités correctionnelles vont s’interroger sur la
pertinence de préserver l’approche psychodynamique, qui est alors
292
B. Quirion, « Traiter les délinquants ou contrôler les conduites : le dispositif thérapeutique à
l’ère de la nouvelle pénologie », Criminologie, 39, 2, 2006, p.137-164.
240
dénoncée comme étant inefficace et trop abstraite. En réponse à cette
crise de légitimité, de nombreux chercheurs et intervenants canadiens se
sont lancés dans la quête d’un modèle d’intervention qui puisse pallier
aux problèmes associés à l’approche réhabilitative plus traditionnelle.
On assiste donc, au cours des années 1980, à une certaine résurgence
de l’idéal réhabilitatif au sein des institutions correctionnelles293. Cette
résurgence allait se manifester de façon particulière par l’élaboration
de toute une gamme de programmes pilotes qui vont s’inscrire dans
une perspective cognitiviste, et qui vont établir de nouvelles cibles
de l’intervention que seront les distorsions cognitives et les lacunes
au niveau des habilités sociales294. Une véritable révolution va donc
s’opérer en Amérique du Nord, à un point tel que la très grande
majorité des programmes qui seront développés dans les établissements
canadiens vont s’inspirer d’une approche cognitivo-comportementale.
S’appuyant sur la logique des données probantes, ces programmes
seront dès lors considérés comme l’avenue la plus efficace pour lutter
contre la récidive. Alors que l’on clame haut et fort les avantages de
cette approche, une certaine uniformisation des programmes s’amorce
au sein du système correctionnel canadien, limitant du même coup la
diversité des approches et des outils qui seront mobilisés. C’est donc
dans un contexte de consolidation d’une approche unique et privilégiée
que des mesures législatives et règlementaires seront mises en place pour
assurer une standardisation des programmes et des outils d’intervention.
I.2. Virage actuariel
En parallèle de la révolution cognitive, on assiste à la même époque
à un virage actuariel qui aura un impact tout aussi significatif sur
l’intervention correctionnelle. Ce virage allait se manifester de façon
très concrète par la multiplication des outils actuariels qui auront pour
fonction de mesurer le niveau de risque des justiciables. Au Canada,
les premiers outils actuariels seront implantés dès le début des années
293
B. Quirion, « Traiter les délinquants ou contrôler les conduites : le dispositif thérapeutique à
l’ère de la nouvelle pénologie », Criminologie, 39, 2, 2006, p.137-164.
294
R. R. Ross, E. A. Fabiano, Time to Think: A Cognitive Model of Delinquency Prevention and
Offender Rehabilitation, Johnson City (TE), Institute of Social Sciences and Art, 1985.
241
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
1980295. Ces outils seront au départ utilisés à des fins exclusivement
sécuritaires, permettant de classer les détenus selon le niveau de sécurité
des établissements ou d’établir l’intensité de la surveillance et du suivi
dans la communauté. Mais dans le contexte de résurgence de l’idéal de
réhabilitation dont il a été question dans la section précédente, la notion
de risque sera peu à peu récupérée à des fins réhabilitatives296. On assiste en
effet à ce qu’on désignera désormais comme une hybridation des risques
et des besoins, dès lors que les facteurs de risques dynamiques – soit les
facteurs sur lesquels on est en mesure d’intervenir – se transformeront
en besoins criminogènes297. Par ce raccourci sémantique, l’évaluation
du risque devient dès lors une composante essentielle de l’élaboration
de l’agenda clinique par les intervenants correctionnels. C’est ainsi que
le risque s’est retrouvé au cœur du modèle d’intervention canadien,
s’imposant rapidement comme le nouveau critère sur lequel vont
désormais reposer les décisions prises par les autorités correctionnelles.
I.3. Mouvement de responsabilisation accrue des justiciables
Dès les années 1990, on assiste aussi à une tendance très lourde pour
la responsabilisation accrue des justiciables au sein des diverses agences
pénales298. En ce qui concerne plus spécifiquement la question de
l’intervention correctionnelle, les programmes et les outils d’intervention
vont attribuer aux justiciables une plus grande responsabilité vis-à-vis
de leur propre prise en charge. Ce mouvement, qui n’est surement pas
étranger à la remise en question du modèle médical et à la montée de
l’approche cognitive, aura un impact considérable sur le rôle désormais
octroyé aux intervenants correctionnels. Alors que les intervenants
295
J. Nuffield, Parole Decision-Making in Canada: Research Towards Decision Guidelines, Ottawa,
Solicitor General of Canada, Research Division, 1982.
296
C. R. Hollin, « Risk-Needs Assessment and Allocation to Offender Programmes », in J.
McGuire (dir.), Offender Rehabilitation and Treatment: Effective Programmes and Policies to
Reduce Re-offending, Chichester (UK), John Wiley and Sons, 2002, p. 309-332.
297
K. Hannah-Moffat, M. Shaw, « Situation risquée : le risque et les services correctionnels au
Canada », Criminologie, 34, 1, 2001, p. 47-72.
298
M. Bosworth, « Creating the Responsible Prisoner: Federal Admission and Orientation
Pack », Punishment and Society, 9, 1, 2002, p. 67-85 ; B. Quirion, M. Jendly, M. Vacheret,
« Le système pénal et la (dé)responsabilisation des acteurs », Déviance et Société, 36, 3, 2012,
p. 235-241.
242
seront considérés de plus en plus comme des facilitateurs ou des
accompagnateurs, on attribue par conséquent un rôle beaucoup plus
actif aux justiciables dans le cadre de leur propre processus de réinsertion
sociale299. Cette responsabilisation accrue des justiciables jouera dès
lors un rôle important dans l’implantation de nouvelles pratiques
d’intervention au sein des institutions correctionnelles canadiennes.
Mises en commun, ces trois tendances auront un impact considérable
sur les modalités de l’intervention en milieu pénitentiaire. Bien que
ces tendances puissent être analysées indépendamment des mesures
législatives qui vont marquer cette époque, on constate néanmoins
que la réforme législative de 1992 offrira un cadre règlementaire qui
permettra à ces trois tendances de se cristalliser à travers des normes et
des pratiques. Bien que la loi ne comporte que très peu d’indications
concernant les modalités concrètes d’évaluation et de prise en charge,
elle fournit néanmoins un cadre qui va permettre au modèle canadien
de se développer.
II. Réforme législative de 1992
La réforme correctionnelle canadienne allait principalement s’articuler
autour de l’entrée en vigueur en novembre 1992 de la Loi sur le système
correctionnel et la mise en liberté sous condition (L.C. 1992, c.20).
Cette réforme allait permettre de regrouper au sein d’un même texte
de loi, les normes qui se retrouvaient auparavant dispersées dans les
textes législatifs distincts qu’étaient la Loi sur les pénitenciers et la Loi
sur les libérations conditionnelles. Avant l’adoption de la loi de 1992,
une très grande latitude était accordée aux directions des établissements
pénitentiaires en ce qui concerne les pratiques d’intervention et
d’évaluation. Le principal objectif de la réforme de 1992 consistait
dès lors à assurer une harmonisation des pratiques au sein du système
correctionnel fédéral, tant en matière de détention qu’en matière de
libération conditionnelle. Nous exposerons dans le cadre de cette section
299
B. Quirion, B., « Le détenu responsable et autonome : la nouvelle cible de l’intervention
correctionnelle au Canada », Revue de droit pénal et de criminologie, juillet-août 2009, p. 818-
835.
243
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
les principales modifications apportées par la nouvelle loi de 1992, en
insistant tout particulièrement sur l’impact de ces changements sur les
pratiques professionnelles en milieu correctionnel.
II.1. Mission des autorités pénitentiaires
L’un des principaux changements apportés par la réforme de 1992
renvoie à l’adoption, au plan législatif, d’une mission et d’un énoncé de
principes en matière correctionnelle. Pour la première fois au Canada,
on propose en effet une formulation législative des objectifs et principes
de la prise en charge par les autorités correctionnelles, remplaçant ainsi
les directives administratives qui avaient cours jusque-là, et dont la
portée était par conséquent moins contraignante.
On retrouve ainsi à l’article 3 du texte de loi l’énoncé de la mission du
système correctionnel, qui se lit comme suit :
« Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une
société juste, vivant en paix et en sécurité […] en aidant au
moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans
la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur
réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois » (L.C.
1992, c.20, art. 3).
Bien que l’objectif de réadaptation et de réinsertion sociale des
justiciables soit pour la première fois formulé de façon explicite dans
un texte de loi, on précise néanmoins à l’article 3.1, que la protection
de la société demeure le critère prépondérant dans le cadre de la prise
en charge des justiciables300.
On retrouve sensiblement les mêmes éléments dans l’énoncé de mission
des libérations conditionnelles, où se côtoient à la fois les finalités
réhabilitatives et sécuritaires.
300
F. Bérard, M. Vacheret, G. Lemire, « Risk Management in the Correctional System of
Canada: A Problematic Model », The Howard Journal of Criminal Justice, 52, 3, 2013, p. 251-
271; L. Cuddington, « A Journey in Effective Correctional Reform », Corrections Today, 60, 6,
1998, p. 132-134; P. Landreville, P., « Grandeurs et misères de la politique pénale au Canada :
du réformisme au populisme », Criminologie, 40, 2, 2007, p. 19-51.
244
« La mise en liberté sous condition vise à contribuer au
maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par
la prise de décisions appropriées quant au moment et aux
conditions de mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion
sociale des délinquants en tant que citoyens respectueux des
lois » (L.C. 1992, c.20, art. 100).
Comme dans le cas du système correctionnel, on stipule de façon
explicite à l’article 100.1 que la protection de la société demeure
toutefois le critère prépondérant en matière de gestion des libérations
conditionnelles.
Bien qu’on ait applaudi à l’époque à la reconnaissance de la réinsertion
sociale comme une des finalités de l’intervention correctionnelle, cette
réinsertion sociale est toutefois considérée comme tributaire d’un
autre objectif prépondérant qui demeure toujours la protection de
la collectivité. Cette priorisation des objectifs annonce déjà le virage
sécuritaire qui allait s’accentuer au cours des décennies à venir. On
constate en effet, au cours des vingt années qui suivront la réforme
de 1992, que la question de la réinsertion sociale ne fut plus jamais
évoquée comme objet d’un amendement à la loi ou d’une autre réforme
législative. Au cours des deux décennies qui suivront la réforme de
1992, les principaux amendements apportés au texte de loi porteront
essentiellement sur la place accordée aux victimes dans les prises de
décision, ainsi que sur le resserrement des critères pour l’octroi des
libérations conditionnelles. Ce resserrement des critères d’octroi de
la libération conditionnelle reposera dès lors sur un renversement
du fardeau de la preuve, puisqu’il incombera désormais aux détenus
de démontrer que leur remise en liberté ne comporte pas de risque
inacceptable pour la population. On assiste ainsi à une reconfiguration
de l’accès à la libération conditionnelle, qui sera désormais considérée
davantage comme un privilège accordé au mérite, plutôt que comme
une mesure visant à favoriser la réinsertion sociale des détenus301. Des
301
L. Lemonde, « L’impact de l’intervention judiciaire sur l’évolution des normes canadiennes
en matière de libération conditionnelle », McGill Law Journal, 40, juin 1995, p. 581-620.
245
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
études récentes démontrent d’ailleurs que depuis l’entrée en vigueur
de la loi, on aurait assisté à une diminution constante du taux d’octroi
des libérations conditionnelles au Canada302. Ces chiffres témoignent
ainsi du recul de la réinsertion sociale au profit d’un virage résolument
sécuritaire.
II.2. Reconnaissance des droits des détenus
Un autre élément phare de la réforme de 1992 se rapporte à la
reconnaissance des droits des détenus303. Le texte législatif de 1992
reconnait en effet pour la première fois, et de façon explicite, que « le
délinquant continue à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf de
ceux dont la suppression ou la restriction légitime est une conséquence
nécessaire de la peine qui lui est infligée » (L.C. 1992, c.20, art 4 (d)).
De façon concrète, cette reconnaissance juridique permettra, entre
autre, d’octroyer aux justiciables le droit de recevoir des services de
santé et de bénéficier de programmes visant leur réinsertion sociale.
La loi de 1992 exige en effet, et de façon explicite, que les autorités
correctionnelles soient en mesure d’offrir une gamme de programmes
visant à répondre aux besoins des justiciables en matière de préparation
à leur retour en communauté.
« Le Service veille à ce que chaque détenu reçoive les soins de santé
essentiels et qu’il ait accès, dans la mesure du possible, aux soins qui
peuvent faciliter sa réadaptation et sa réinsertion sociale » (L.C. 1992,
c.20, art. 86.1; notre souligné). On exige aussi que tous les justiciables
puissent bénéficier d’un plan correctionnel qui comporte des éléments
302
A. N. Doob, C. H. Webster, A. Manson, A., « Zombie Parole: The Withering of Conditional
Release in Canada », Criminal Law Quarterly, 61, 3, 2014, p. 302-328; M. Vacheret, M., «
Gestion de la peine et maintien de l’ordre dans les institutions fédérales canadiennes. Contrôle,
pouvoir et domination », Déviance et société, 30, 3, 2006, p. 289-304.
303
S. Lehalle, « Les droits des détenus et leur contrôle : enjeux actuels de la situation canadienne »,
Criminologie, 40, 2, 2007, p. 127-145; L. Lemonde, P. Landreville, « La reconnaissance des
droits fondamentaux des personnes incarcérées : l’expérience canadienne », in O. DeSchutter,
D. Kaminski (dir.), L’institution du droit pénitentiaire : enjeux de la reconnaissance des droits aux
détenus, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2002, p. 69-88; M. Vacheret, «
Gestion de la peine et maintien de l’ordre dans les institutions fédérales canadiennes. Contrôle,
pouvoir et domination », Déviance et société, 30, 3, 2006 p. 289-304.
246
relatifs à leur encadrement sécuritaire et à leurs besoins en terme de
réadaptation. « Le directeur du pénitencier veille à ce qu’un plan
correctionnel soit élaboré avec le délinquant le plus tôt possible après
son admission au pénitencier » (L.C. 1992, c.20, art. 15.1). Cette
obligation légale en matière d’offre de services permettra dès lors
d’ouvrir la voie à une harmonisation des programmes et des pratiques
à l’ensemble des établissements, ce qui constituait d’ailleurs l’un des
principaux objectifs de la réforme de 1992.
Bien que le texte de loi puisse désormais garantir un accès aux programmes
favorisant la réinsertion sociale, il faut néanmoins mentionner que la
participation à ces programmes repose avant tout sur le consentement
libre et éclairé de ceux qui en bénéficieront (L.C. 1992, c.20, art. 88).
Bien que cette clause permette de protéger les justiciables contre la
mise en place de mesures contraignantes au nom de la réadaptation,
elle implique toutefois une responsabilisation accrue du justiciable
par rapport aux résultats des démarches de réinsertion sociale304. En
acceptant de participer à ces programmes, les détenus s’engagent par
conséquent à s’impliquer plus à fond dans leur démarche. Alors que les
autorités correctionnelles sont appelées à répondre à une obligation de
moyen, en offrant aux justiciables des programmes leur permettant de
préparer leur retour en communauté, il revient néanmoins aux détenus
eux-mêmes d’assumer l’obligation de résultats. Comme ce fut le cas en
matière d’accès aux libérations conditionnelles, le fardeau de la réussite
du programme retombe dès lors sur les épaules des justiciables qui
auront consentis à y participer.
II.3. Prise en charge des justiciables
Dans le cadre de la loi de 1992, on retrouve aussi de nombreuses
allusions à l’importance qui sera désormais accordée aux informations
et aux renseignements sur les justiciables, afin de mieux adapter les
mesures aux caractéristiques spécifiques des individus. À l’article
4a, on stipule en effet que « l’exécution de la peine tient compte de
304
B. Quirion, « Le détenu responsable et autonome : la nouvelle cible de l’intervention
correctionnelle au Canada », Revue de droit pénal et de criminologie, juillet-août 2009, p. 818-
835.
247
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
toute information pertinente dont le Service correctionnel dispose »
(L.C. 1992, c.20, art. 4a), confirmant ainsi l’importance accordée à
l’individualisation dans l’aménagement de la peine. On vise ainsi à
favoriser l’échange de renseignements entre les divers acteurs, ce qui
permet aussi d’accroitre la transparence dans le processus décisionnel
et d’assurer une certaine efficacité dans la gestion correctionnelle des
justiciables. Ce cumul des informations permet en fait de répondre
prioritairement à des considérations sécuritaires de gestion des individus
à risque, puisqu’il permet aux autorités de recueillir les informations
nécessaires pour mieux évaluer le risque que le délinquant commette,
avant l’expiration légale de sa peine, une infraction de nature à causer
la mort ou un dommage grave à une autre personne (L.C. 1992, c.20,
art. 132.1). L’intervention correctionnelle s’articule désormais autour
d’une logique qui vise résolument la lutte à la récidive, plutôt que de
viser prioritairement la réinsertion sociale des détenus.
Une nouvelle terminologie s’impose alors pour la première fois dans
les textes législatifs, puisque la notion de risque inacceptable se retrouve
désormais au cœur du processus décisionnel. On stipule par exemple,
que le détenu peut bénéficier d’une libération conditionnelle ou
d’une sortie avec ou sans escorte, à condition qu’il soit en mesure de
démontrer qu’il ne présente pas un risque de récidive qui pourrait être
jugé inacceptable pour la société. Cette nouvelle catégorie du risque
est dès lors mobilisée dans le texte de loi pour classer les individus
selon une cote de sécurité (maximale, moyenne ou minimale) (L.C.
1992, c.20, art. 30.1). L’évaluation du risque est alors effectuée en tout
début de sentence, lorsque le détenu est transféré dans un établissement
pénitentiaire régional. Tel que mentionné plus tôt, certains facteurs
de risque seront ensuite récupérés à des fins de réinsertion sociale,
alors que les besoins criminogènes deviendront la principale cible de
l’intervention correctionnelle.
L’importance accordée aux facteurs de risque se traduira dès lors par
une multiplication des grilles d’évaluation structurées, ce qui conduira
encore une fois à l’instauration d’un régime de rationalisation et
248
de standardisation des pratiques et des prises de décision305. Cette
uniformisation des pratiques d’évaluation contribuera bien sûr à améliorer
l’accès aux programmes et à mieux adapter les interventions aux besoins
des individus. Elle permettra aussi d’éviter le recours à des pratiques
discrétionnaires dans le cadre de la gestion des mesures disciplinaires.
C’est le cas en particulier en ce qui concerne l’instauration de revues
périodiques des mesures de mise en isolement, qui, autrefois, étaient
régies au gré de l’humeur des autorités de l’établissement (Kerr, 2015).
Le recours à ces pratiques standardisées allait néanmoins permettre aux
autorités d’afficher une plus grande légitimité en matière de pouvoir
décisionnel, et par conséquent de mieux neutraliser les contestations
possibles au nom d’une objectivité scientifique et statistique.
II.4. Directives du commissaire
Bien que l’on retrouve dans le texte de loi des indications générales
concernant l’implantation de programmes et d’outils d’évaluation,
des balises plus précises seront toutefois instaurées dans le cadre des
documents connexes que sont le Règlement sur le système correctionnel
et la mise en liberté sous condition (DORS/92-620) et les Directives du
commissaire. Au Canada, bien que les règlements soient considérés
comme des textes ayant une portée législative, ils émanent en fait des
autorités exécutives (dans ce cas-ci du Ministère de la sécurité publique),
et ont pour fonction d’énoncer les règles d’application générales de la
loi.
À cet égard, la loi de 1992 confie au Commissaire la possibilité d’établir
des règles concernant la gestion du Service correctionnel du Canada
et l’application des peines (L.C. 1992, c.20, art. 98.1). Ces directives
portent essentiellement sur des aspects plus concrets et techniques
concernant le suivi des justiciables, dont certaines qui traitent
spécifiquement des programmes et des outils d’évaluation. On peut
mentionner par exemple la directive n° 712 qui traite du processus de
K. Hannah-Moffat, M. Shaw, « Situation risquée : le risque et les services correctionnels au
305
Canada », Criminologie, 34, 1, 2009, p. 47-72; M. Vacheret, « Gestion de la peine et maintien
de l’ordre dans les institutions fédérales canadiennes. Contrôle, pouvoir et domination »,
Déviance et société, 30, 3, 2006, p. 289-304.
249
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
décision pré-libératoire, et qui expose les procédures que doivent suivre
les agents de libération conditionnelle pour la préparation du dossier
de demande, pour l’élaboration du plan libératoire et pour la conduite
de l’évaluation communautaire. On y indique, entre autre, dans quelles
circonstances une évaluation psychologique du risque est requise, et
à quel moment les résultats d’une évaluation actuarielle doivent être
prises en considération.
C’est principalement à travers ces directives que l’harmonisation ou la
standardisation des mesures et des interventions est rendue possible. On
y dresse en effet une liste précise des procédures et des outils qui doivent
être utilisés par les intervenants correctionnels à chacune des étapes de
la prise en charge des détenus. On constate dès lors que le contenu de
ces directives répond davantage à une rationalité managériale qu’à une
rationalité politique. Tel que brillamment exposé dans un article récent
sur les conflits de rationalité de la probation en France306, on comprend
qu’il y aurait plusieurs rationalités qui sont simultanément à l’œuvre
dans le système pénitentiaire. Or, en ce qui concerne les directives
du Commissaire du Service correctionnel du Canada, elles semblent
répondre davantage à un impératif managérial ou gestionnaire, motivé
avant tout par des considérations organisationnelles. L’uniformisation
des programmes et des pratiques au sein du système correctionnel
canadien semble donc relever davantage d’une logique managériale
guidée par un souci de transparence et d’efficacité, que par des impératifs
politiques de réinsertion sociale ou de lutte à la récidive.
Ces différentes formes de contraintes normatives – qu’elles émanent
de la loi, du règlement ou des directives du commissaire – ont pour
conséquence de réduire de façon significative la marge de manœuvre
des intervenants, en assurant une harmonisation des mesures et des
interventions dans l’ensemble des établissements correctionnels fédéraux.
Ces limites imposées à la marge de manœuvre des intervenants peuvent
dès lors représenter un certain avantage, puisqu’elles permettraient
d’harnacher le pouvoir qui incombe aux intervenants et de réduire le
306
O. Razac, F. Gouriou, G. Salle, « La prévention de la récidive ou les conflits de rationalité de
la probation française », Champ Pénal, 11, mis en ligne le 18 novembre 2014, consulté le 10
avril 2016. URL : http://champpenal.revues.org/8932.
250
caractère souvent intrusif de l’intervention. À cet égard, l’uniformisation
des pratiques pourrait représenter une garantie afin de mieux protéger les
justiciables contre un traitement discrétionnaire. Puisque l’intervention
correctionnelle comporte inévitablement une dimension de pouvoir, la
standardisation des instruments et des programmes permettrait ainsi de
mieux baliser l’exercice de ce pouvoir.
Or, on peut aussi soulever l’idée que cette uniformisation des pratiques
pourrait avoir pour conséquence de limiter l’impact de l’intervention,
en neutralisant la portée individuelle de la relation d’aide. La
standardisation des outils et des programmes permettrait en effet de
transformer l’intervention correctionnelle en un processus hautement
standardisé et prévisible, qui se prêterait en fait très mal à l’instauration
d’une véritable relation clinique axée sur le mieux-être du justiciable.
On peut dès lors s’interroger à savoir si l’harmonisation des pratiques
ne représenterait pas un obstacle à l’individualisation des mesures, qui
est pourtant essentielle à toute intervention de nature psychosociale. À
cet égard, le modèle correctionnel canadien comporterait des limites
sérieuses en ce qui concerne la réponse aux besoins des détenus en
matière de réinsertion sociale.
Avant de clore cette réflexion, nous tenions à souligner que cette analyse
du modèle canadien s’inscrivait dans une position résolument critique.
Dans cet esprit, nous tenions à défendre la nécessité de promouvoir
une intervention qui soit à la fois clinique et critique, c’est-à-dire une
intervention individuelle qui puisse être mobilisée indépendamment
des impératifs de contrôle et de sécurité des institutions pénales. Cette
position critique repose en fait sur deux idées principales. Il s’agit dans
un premier temps de penser une intervention clinique qui soit en mesure
de se détacher des catégories sociojuridiques qui nous sont imposées par
les institutions pénales et correctionnelles. Il s’agira, par exemple, de
penser l’intervention auprès des justiciables en évitant d’avoir recours à
des notions telles que le risque ou la lutte à la récidive307. Il s’agit aussi
307
M. Jendly, B. Quirion, M. Vacheret, D. Lafortune, « Penser l’intervention correctionnelle
autrement. Réflexions critiques sur la prise en charge des justiciables », Revue canadienne de
criminologie et de justice pénale, 57, 3, 2015, p .399-423.
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L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
– et c’est là la seconde idée – de promouvoir la défense des individus
vulnérables et marginalisés. Cet engagement politique nous oblige
dès lors, à titre de criminologue critique, à essayer de mieux répondre
aux véritables besoins des personnes vulnérables qui composent trop
souvent la population qui se retrouve au sein des institutions pénales.
Cet engagement politique implique par conséquent la nécessité de
développer des programmes et des outils pour aider les détenus à contrer
les effets nocifs de l’incarcération et à mieux se préparer à leur retour en
communauté. Nous ne sommes toutefois pas convaincus que les outils
et les programmes qui ont été développés au Canada soient en mesure
de bien préparer les détenus à répondre aux défis auxquels ils seront
confrontés lors de leur libération. Dans la plupart de cas, ces outils
peuvent constituer au contraire un obstacle à la mise en place d’une
véritable relation d’aide auprès des personnes judiciarisées. Il faut donc
demeurer critique quant à la véritable portée progressiste du modèle
canadien en matière d’intervention correctionnelle.
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253
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
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Synthèse des journées
par Jean Danet, maître de conférences en droit privé et sciences
criminelles, Université de Nantes, Faculté de droit et des sciences
politiques
Je prie les 18 intervenants de bien vouloir me pardonner : peut-être
n’arriverai-je pas à citer le nom de chacun mais qu’ils se rassurent,
chacun sera cité car chacun est présent dans la version écrite et dans la
modeste tentative de synthèse que je vais faire devant vous.
Ces journées se proposaient de nous faire réfléchir à trois temps forts
de l’administration pénitentiaire - sans aucun doute les trois derniers
temps forts : 1945, 1975, 2015 - et par là même, de nous faire réfléchir
aux contextes très différents dans lesquels émergèrent ces réformes, et
de réfléchir à leur problématique pour nous aider à mieux penser si
possible notre présent (puisque dès le sous-titre de ces journées on lit le
mot actualité).
En une journée et demie, il eut été bien ambitieux de prétendre au
travers d’une vingtaine d’interventions nous livrer une généalogie de
chacune de ces réformes. On a préféré - et on a bien fait - inviter quelques
chercheurs mais aussi des témoins de ces réformes et des praticiens pour
nous donner quelques grands repères autour de ces trois temps.
« 1945, 1975, 2015 » : le temps d’une longue vie d’adulte, celui de
carrières professionnelles. Le film d’hier soir308 nous montrait d’ailleurs
à mi-chemin, en 1972, deux avocats : Albert Naud, qui fut prisonnier
en 1940, et le jeune Henri Leclerc, qui fut son collaborateur, côte à
côte, à défendre en juin 1972, les mutins de Nancy. Et puis le même
Henri Leclerc qui aujourd’hui fait le bilan de ces combats.
Soixante-dix ans c’est long, mais c’est encore un temps à portée de
mémoire d’homme accessible avec une seule transmission tout au
308
Il s’agit du film « Sur les toits » de Nicolas Drolc (Les Films Furax, 2013)
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L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
plus. On pourrait dire que sur cette période on a assisté, au fond, à
la naissance d’un « service public pénitentiaire ». Et l’expression n’est
vraiment pas anodine quand le sous-titre de Surveiller et punir- vous
vous en souvenez - n’est autre que Naissance de la prison.
Avant 1945, cette prison bégaie la nécessité de se réformer. Surveiller
et punir nous avait démontré justement que - à peine la prison était-
elle devenue la peine par excellence - l’on avait constamment douté
de ses mérites, de ses promesses de corriger, de ses forces correctives.
En 1981, j’ai souvenir que lors d’un colloque de défense pénale des
Avocats de France à Marseille, l’un des intervenants avait ironisé en
disant « la prison va-t-elle continuer de nous faire croire que sa réforme
est pour demain ?». Et pourtant, et pourtant… Isabelle Gorce l’a dit
hier en ouvrant les travaux : la réforme n’est ni ringarde, ni neuve. Elle
est toujours à penser. Alors peut-être nous avons exploré pendant ces
deux jours comment l’administration pénitentiaire - qui était la double
héritière d’un pouvoir régalien de punir (issu de ce que Foucault
appelle « une économie de pouvoir » liée à la souveraineté) et de ce
pouvoir disciplinaire qui explose et se diffuse dans toute la société au
17e et au 18e - a accédé à toute autre chose. Le devoir de gérer une
population et de la gérer toujours plus comme un service public dans
lequel le condamné devient sujet de droit en même temps qu’il est
l’usager contraint. Or l’administration pénitentiaire s’est trouvée dans
cette aventure - je tiens à le souligner - un peu au avant-poste, parce
qu’elle a précédé sur ce chemin la justice pénale qui, peu à peu mais très
récemment, c’est ouverte elle aussi à cette logique du service public ou
un prévenu aujourd’hui est un prévenu mais aussi un usager du service
public de la justice.
Alors je crois qu’il faut avoir confiance de ce que cette mutation
représente sur 70 ans et que c’est bien une énorme mutation. Cette
métamorphose, parce que c’en est une, n’est pas une transformation
totale bien sûr. On trouve ça et là - et nous les avons entendu, ils ont pu
s’exprimer dans la journée d’hier et d’aujourd’hui, et on les entendrait
dans la bouche d’avocats ici et là - les vestiges de l’âge de la souveraineté
ou de l’âge disciplinaire qui subsistent dans le fonctionnement de la
prison. Et puis cette mutation, cette métamorphose vers ce que Foucault
256
aurait appelé une « bio-politique de la punition », une gestion d’une
population par un service public et bien on ne doit pas non plus la
poser d’emblée comme un jugement de valeurs. Qu’on en termine avec
cette tentation permanente, qui est une tentation de la paresse, et qui
empêche de réfléchir, de commencer par se demander - à peine a-t-on
évoqué un sujet - si c’était pire ou si c’était meilleur avant ! Je crois que
cette réflexion est totalement stérile, commencer par-là empêche tout
simplement de comprendre d’abord ce qui fait la différence entre ce qui
est aujourd’hui et ce qui était hier et c’est cela qui est important, étant
entendu que bien sûr, dans chaque situation on peut trouver à dire que
ceci est acceptable ou que ceci ne l’est pas. On peut évoquer là, la belle
citation de Foucault qui a été placée en exergue de ce programme :
« l’optimisme de la pensée est de savoir qu’il n’y a pas d’âge d’or ».
La gestion d’une population, oui… Oui, une population avec une
étrange démographie et c’est de cette démographie qu’Annie Kensey
nous a parlé. Elle aussi, elle a muté, cette population. À la sortie
de la guerre, après une courte période de calme, très vite, un début
d’augmentation qui nous amène aujourd’hui aussi haut qu’au début
du second empire (avec certes une population générale, cela ne vous
a pas échappé, qui est beaucoup plus importante aujourd’hui qu’à ce
moment-là). Une population terriblement masculine - toujours plus - si
j’ai bien lu les courbes d’Annie Kensey et de Caroline Jeangeorges. Une
population de jeunes hommes mais dont la moyenne d’âge augmente,
dont on pourrait dire aujourd’hui qu’ils sont plus des hommes jeunes
que des jeunes hommes, des adultes jeunes. Une population et pas
seulement une somme d’individus ou une somme de communautés
de prisons. Une population, nous l’avons vu hier fortement dans le
film, qui peut avoir des réactions en chaînes, si j’ose dire, d’une prison
à l’autre. Une population qui peut changer dans sa composition, dans
ses origines, dans les causes de ce qui l’amène là au fil de l’histoire et
au fond assez vite, nous l’avons vu dans les tableaux d’Annie Kensey et
Caroline Jeangeorges.
Une population qu’il faut gérer, non plus tellement avec cette folie de
l’espoir de corriger chacun et d’obtenir que chacun ensuite respecte la
règle parce qu’il saurait peser de je ne sais quelles capacités psychiques la
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L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
somme de ses plaisirs et de ses peines, non. Mais il s’agit d’éviter plutôt
- et c’est en ça que nous sommes ici dans la biopolitique du pouvoir tel
que Foucault l’a pensée - qu’elle n’en vienne à dépasser les limites dans
lesquelles on entend la contenir. Au fond, on pourrait dire que déjà
depuis quelques décennies, la société demande à la prison qu’il n’y ait
pas trop d’évasions, pas trop de violences, pas de revendications et si
possible, pas trop de récidive à la sortie. C’est un peu sans doute ce que
l’opinion espère. Gérer la population carcérale, nous l’avons entendu,
c’est aussi gérer dans l’opinion les représentations consensuelles. Mais
aussi gérer les représentations que les surveillants s’en font. Et puis aussi
que les politiques s’en font. Et même gérer les représentations que les
prisonniers se font les uns des autres et nous l’avons vu sur la césure
politique/droit commun.
Alors cette gestion d’une population par le service public, pénal,
pénitentiaire, peut paraitre - Isabelle Gorce l’a souligné hier - loin d’un
grand récit pénitentiaire. L’expression de « gestion d’une population
par un service public », c’est pas follement romantique. Est-ce pour
autant un plat pragmatisme ? Eh bien je crois que non, pas du tout,
et nous l’avons vu. Alors, tout comme Mireille Delmas-Marty s’est
attachée au début des années 1980 à rendre compte de ce qu’elle avait
appelé les « modèles » et les « mouvements de politiques criminelles »,
et bien on pourrait, je crois, au travers de ce qu’il nous a été présenté
hier et aujourd’hui nous attacher à discerner des « modèles » et des
« mouvements d’une politique pénitentiaire » au sens non pas de
politique pénale mais au sens, en tout cas, de pratiques qui ont des
effets politiques. On pourrait plus précisément (je vais essayer de le faire
en deux temps) repérer ce qui a été le contexte de ces mouvements, la
manière dont ils ont été pensés comme nécessaires, ou en quelque sorte
essayer d’appréhender leur genèse. Et puis dans un second temps, essayer
de repérer la nature de ces mouvements de politique pénitentiaire, leur
forme, leur véhicule juridique.
Alors, l’histoire, le contexte, en amont des réformes. Il ne vous a pas
échappé que nous avons des mouvements de fond. Oui, nous avons
des mouvements de fond. Il a été rappelé que des révoltes ont eu lieues
dans plusieurs pays européens, à la faveur de 1968, dans deux ou trois
258
pays en tout cas. Et il nous a été dit et redit qu’il y a aussi des évolutions
internationales qui pèsent. Il y a donc des mouvements de fond. Mais,
en même temps, nous avons pris conscience, y compris à travers les
deux dernières interventions de ma collègue belge et de mon collègue
canadien, que tout cela s’inscrit dans des rythmes, dans des contextes
différents et puis que la prison est tellement en phase, tellement plus
qu’on ne le croit, avec l’histoire sociale de chaque pays, que son rythme
de réforme bat bien plus au rythme de la société qui l’entoure qu’au
rythme d’un ensemble carcéral international.
1945. Des français ont fait l’expérience de la prison. Et ils reviennent.
Et puis d’autres, dont on connait assez peu de choses et dont on disait ce
midi qu’au fond on a envie d’en savoir plus. Plus sur Amor, sur Cannat,
leur vie, ce qui les structurait profondément avant de penser ce qu’ils ont
pensé. Réforme Amor, oui, mais on a compris qu’il y avait eu de fortes
résistances à cette réforme. On peut se poser deux questions, devant
ce qui doit bien s’appeler une déception. Une administration comme
l’administration pénitentiaire, pouvait-elle se réformer de l’intérieur et
sans passer par le droit, le droit dur en quelque sorte ? Uniquement avec
des principes, qu’elle se donnait à elle-même ? Et bien… On serait tenté
de dire et de répondre en voyant ce qu’il s’est passé, que non. Et puis il y
a peut-être un deuxième contexte, Monsieur Ridel rappelait la citation
de Badinter sur le contexte. Ce n’est peut-être pas contradictoire, c’est
peut-être complémentaire tout ça : c’est peut-être moins pressant pour
les politiques de réformer la prison quand la population carcérale est en
décroissance et elle l’était au moment d’Amor et dans les années qui ont
suivi. Alors, on a encore à travailler sur ces questions-là pour élucider
un certain nombre de choses.
On a vu, et cela nous dit encore une fois combien les contextes sont
différents. En Allemagne, la réforme s’est passée beaucoup plus tard,
c’est une réforme au fond, qui est beaucoup plus en rapport avec les
30 glorieuses, avec la réussite insolente de l’ordo-libéralisme Allemand
qui ne pouvait guère supporter que les prisons soient à la traîne de ce
mouvement, une société très importante à l’époque.
Alors 10 ans plus tard, 1955. Vraiment j’ai été passionné par ce que
l’on nous a dit de la guerre d’Algérie dans les prisons. Peut-être peut-on
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L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
voir ici encore, la première preuve d’un passage vers la gestion d’une
population. On n’a pas voulu dire que c’était des prisonniers politiques.
D’ailleurs, il n’était pas question de le dire sur le plan politique, alors
on a dit « Régime A ». C’est assez extraordinaire comme trouvaille,
c’est une parfaite trouvaille bureaucratique. Régime A, bien… On voit
bien que l’administration a dû gérer la question toute seule. On voit
bien qu’on a procédé à une gestion sans réforme car on considérait
que le problème c’était l’Algérie et les algériens, pas la prison, et que le
phénomène était en quelque sorte totalement exogène.
Et puis en même temps - je ne résiste pas à l’idée de souligner ça - en
même temps on n’en a pas fini avec cette question très complexe de
politiques et droits communs. En écoutant le jeune chercheur qui nous
exposé ses travaux là-dessus, je pensais à la préface de la seconde édition
de l’ouvrage «De la stratégie judiciaire» de Jacques Vergès, où il est
interrogé par Foucault. Et d’autres et Vergès dit qu’il n’a jamais été très
convaincu par cette césure, procès politique, procès de droit commun,
prisonnier politique, prisonnier de droit commun, qu’il préfère de
beaucoup bien entendu, la césure qu’il a promu, de rupture, connivence.
Foucault avait déjà dit dans un cours, cela fait quatre pages, une petite
histoire de la césure politique/droit commun et comment elle avait été
utilisée par le pouvoir au 19e siècle, comment c’était une invention
d’abord des pouvoirs politiques. Vous voyez, je crois décidemment que
cette idée de politique-droit commun est une question avec laquelle
nous n’avons pas encore finie.
Quelqu’un de la salle se demandait d’ailleurs à propos de cette période
de la guerre d’Algérie s’il y avait dans l’actualité des résonnances entre ce
qu’il nous arrive et ce qu’il s’est passé à l’époque. Claire De Galembert
tout à l’heure a bien montré une certaine forme d’altérité, au travers
d’une pratique religieuse. Le droit pourra faire demain l’objet d’un
usage stratégique par ceux qui se poseront et se vivront délibérément
comme autres. Et nous sommes quelques-uns en ce moment à réfléchir
sur le point de savoir si nous n’allons pas dans les années prochaines,
voir resurgir les stratégies de défense de rupture avec ce qu’elles
impliqueraient aussi comme comportements dans la prison.
260
On remarque de terribles tensions entre d’un côté celui qui nous dit dans
le film « mais ce sont des sauvages, et moi je prendrai la mitraillette ! »
et de l’autre, le GIP qui nous dit « ce sont des hommes qui ont des
droits ». On voit la tension d’une extraordinaire force de cette époque.
Il était urgent, sans doute, de réformer. Le plus important, peut-être
dans ces révoltes, c’est qu’elles signaient à mon sens l’effondrement du
paradigme disciplinaire du côté carcéral. Effondrement du paradigme
disciplinaire, ce qui ne veut pas dire sa suppression totale. Eh bien il ne
s’est pas effondré dans cette décennie-là, en prison. Il y a eu d’autres
institutions disciplinaires qui se sont un peu effondrées, à commencer
par l’armée de conscription.
Antoine Lazarus nous a très bien montré hier comment ce paradigme
disciplinaire s’est effondré, comment on a remis en cause une
microphysique des pouvoirs, pour parler comme Foucault. Les cages
à poules, la règle du silence, le miroir, le secret médical, etc. : tout cela
constituant à l’époque ce que Foucault appela l’intolérable. Monsieur
Ricard a également illustré cet effondrement. A l’époque, on sort de
l’homogénéité apparente d’une société disciplinaire : fin des costumes,
par exemple. L’idée de se réunir pour parler, c’est aussi la sortie d’une
hiérarchie disciplinaire dans un corps. Tout autre constat en 2015. Le
constat part de l’inadaptation des peines de prison et notamment des
courtes peines, de l’insatisfaction devant les aménagements de peine,
d’un certain mésusage d’autres peines, etc. Mais ce qui est important c’est
que ce qui fonde la critique en 2015, ce sont des textes internationaux :
règles pénales européennes, CEDH, conseil constitutionnel… En tous
cas les droits et libertés fondamentaux entrent dans ce champ.
Deux points ont raisonné à propos des révoltes de 1975 et de la réponse
du politique. Il y a une ambivalence. Une volonté d’amélioration, mais
aussi la création des QHS. Eric Pechillon nous a dit la reconnaissance
progressive du statut d’usager du service pénitentiaire. Comment
on est parti de mesures d’ordre intérieur qui étaient de l’infra-droit.
Comment on franchit un pas en allant vers un décret. Décret qui a
pu évidemment être contesté dans sa légalité puisqu’il prenait la place
de textes du code de procédure pénale. Et comment on en arrive plus
261
L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
tard à la première loi pénitentiaire en juin 1987. Et comment on
s’approche de la reconnaissance des droits. La réforme par le droit, par
la justice, par le recours individuel. C’est une mutation formidable de
la population carcérale. Lorsque le droit reconnaît à chaque prisonnier
le fait d’être un sujet de droit et non pas un assujetti. La jurisprudence.
Le fait que des prisonniers aient saisi la justice administrative pour faire
reconnaître leurs droits est évidemment fondamental. Ici, c’est une
autre organisation du rapport de la prison aux détenus qui se met en
place. Et je me suis demandé – mais ce n’est qu’une proposition – si au
fond notre situation française avec deux ordres, l’ordre administratif
et l’ordre judiciaire, n’a pas abouti à ce qu’il y ait un juge dedans et
un juge dehors. Le juge dedans, c’est le juge d’application des peines,
qui lui est dans la prison, prend un certain nombre de décisions avec
l’administration pénitentiaire ; et puis à l’extérieur le juge administratif,
qui lui se fait juge de la manière dont l’administration pénitentiaire
juge les choses. Cette situation a ses avantages et ses inconvénients. Et
cela fait écho à de récents débats pour savoir qui des deux juges est le
meilleur protecteur des libertés. Ce débat me semble stérile.
Sur le milieu fermé, le droit bouscule l’organisation. Il oblige à repenser
la formation, à repenser le management. En milieu ouvert, les choses
ne se passent pas de la même manière. Et Monsieur Perrier nous
a décrit la réforme que l’on n’a pas faite. Et les moyens que l’on n’a
pas pris lors d’une phase pourtant où la population concernée était
en augmentation. Mais le mal-être qu’il nous a décrit à l’époque des
personnels n’a pas empêché une réflexion profonde, sur la méthode,
sur la hiérarchie, etc. Et s’il y a eu des freins politiques sur la période
1978-1981, il y a eu un rebond en 1981 et 1982 pour le milieu ouvert.
Monsieur Ridel, au sujet de la loi de 2009, loi pénitentiaire importante
qui marque un certain nombre d’avancées confortées par la suite, nous
a montré comment du point de vue de la genèse de la loi, il y a une
méthodologie nouvelle qui se met en place. On prend le temps de lire
ce qu’ont fait les précédents. Il y a une manière de travailler en amont
la loi qui est sans doute nouvelle à l’époque. Des débats parlementaires
riches, également. Et puis, des avancées sur l’objectif de prévention de
la récidive, les aménagements de peine, les relations dedans-dehors, la
prison comme un lieu de droit qui doit être placé sous contrôle, et
262
l’émergence d’une déontologie ?
Pour 2014, Sandrine Zientara nous a montré comment cette loi procède
d’une réaffirmation forte de l’humanisme pénal. Et peut-être est-ce là
une référence à un grand récit. Mais comment aussi, on a conscience des
limites du droit de punir. Et peut-être ici un processus en rupture avec
un autre discours de politique pénale tenu dans les années précédentes.
Une méthode nouvelle, aussi, la conférence de consensus qui s’appuie
sur les savoirs stabilisés. La recherche d’une nouvelle rationalité de
la peine qui allie sécurité, même rétribution, et insertion dans des
temporalités différentes. Et puis une volonté de restaurer une très forte
individualisation.
En conclusion, j’emprunterai à Jacques Commaille : à quoi nous
sert le droit ? C’est le titre de son dernier ouvrage. Nous pourrions
dire : à quoi nous sert de comprendre, de revisiter ces trois moments
? D’abord, nous prenons conscience de la complexité. Car il y a des
points que nous avons laissés dans l’ombre. Nous avons beaucoup parlé
de l’administration pénitentiaire… mais je ne sais toujours pas ce que
c’est. Parle-t-on de l’administration centrale ? Locale ? On a à peine
parlé de la position des syndicats. Donc… il y a encore à faire. Face à
cette complexité, me vient une question difficile : comment faire pour
partager et ancrer dans le débat démocratique cette complexité ? Et
peut-être que la réponse tient entre autre dans l’existence de films, de
documentaires… Ce qui me vient aussi à l’esprit, c’est la nécessaire
pluridisciplinarité pour comprendre cette complexité. Et même plus :
la diversité des exercices. Nous avons besoin de toutes les disciplines,
de toutes les approches. C’est pourquoi j’ai emprunté ici à Foucault, à
Delmas-Marty et à Commaille. Et puis je dirai que nous sommes dans
un univers en perpétuelle tension. Mais que l’on entende bien. Je ne
dis pas que la tension est statique. Ce sont des tensions en mouvement.
J’en ai répertorié dix, dans l’ordre chronologique d’apparition – et vous
allez voir comme le monde a changé :
• Accompagnement/contrôle
• Amendement, insertion/sécurité
• Politique pénale/ l’administration pénitentiaire
• Prison/peines alternatives
• Opacité/transparence
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L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
• Juge administratif/juge judiciaire
• Contrôle démocratique par une autorité administrative
indépendante /contrôle judiciaire
• Contrôle interne, inspection/contrôle externe, CGLPL
• Mouvements de fond internationaux/poids de l’histoire et des
spécificités
• Risques acceptables/risques inacceptables
• Responsabilisation acceptable/surpoids d’une injonction
néolibérale faite à chacun d’être l’entrepreneur de sa propre
peine
Les cinq dernières ont moins de 15 ans. Ces tensions sont en perpétuel
déplacement. Et nous devons faire l’effort d’identifier les nouvelles
tensions et comment le droit peut permettre de la gérer. Des perspectives
nouvelles sont apparues, pour conclure. Eric Péchillon évoque un droit
commun des lieux de privation de liberté. Mais en même temps, il
évoque un double statut prévenu/condamné. Vers une pensée et une
rationalité nouvelle, communes aux peines, à toutes les peines ? Et enfin
vers une réintégration de la prison dans un débat démocratique sur la
peine en général. La prison devenue un enjeu de droit dans un espace
démocratique ? Ce serait peut-être là le point où pourraient se rejoindre
Beccaria et Foucault, l’administration pénitentiaire et Serge Livrozet !
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L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
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Les auteurs :
Bauwens Aline, professeure de criminologie, Université libre de Bruxelles
(Vrije Universiteit Brussel).
Danet Jean, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles,
Université de Nantes.
Derasse Nicolas, maître de conférences en histoire du droit, Université
Lille 2.
Fischer Nicolas, chargé de recherche en Sciences Politiques au CNRS,
CESDIP, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les
institutions pénales.
Hedhili-Azema Hinda, maître de conférences en histoire du droit,
l’Université de Bordeaux IV - Montesquieu.
Jeangeorges Caroline, statisticienne, Bureau des statistiques et des études
de l’administration pénitentiaire (SDMe5)/ DAP.
Kensey Annie, démographe, Cheffe du Bureau des statistiques et des
études de l’administration pénitentiaire (SDMe5)/ DAP, Chercheure
associée au CESDIP, Centre de recherches sociologiques sur le droit et
les institutions pénales.
Layani Fanny, Doctorante en Histoire, Centre d’histoire sociale du XXe
siècle.
Lazarus Antoine, médecin des prisons au moment des révoltes, animateur
depuis du Groupe multi-professionnel des prisons. Pr. émérite de santé
publique et de médecine sociale, Université Paris 13.
Livrozet Serge, Écrivain
Perrier Yves, DSPIP Honoraire.
Quirion Bastien, directeur du département de criminologie, Université
d’Ottawa.
Ricard Jean-Pierre, directeur interrégional des services pénitentiaires
honoraire, ancien chef de bureau de la formation et de l’emploi des
ressources humaines à la DAP.
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L’administration pénitentiaire, 1945, 1975, 2015.
Naissance des réformes, problématiques, actualité.
Ridel Laurent, directeur interrégional des services pénitentiaires de Paris.
Zientara-Logeay Sandrine, Inspectrice générale adjointe des services
judiciaires, Directrice du GIP, Mission de recherche droit et justice.
Zito Henri-Pierre, Surveillant réserviste.
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Rédaction :
Maquette : DAP/Département communication/Nicolas Chanod
Imprimerie :
ISBN :
Réalisé en juin 2017
Collection Travaux & Documents n° 84
Direction de l’administration pénitentiaire
Département de la communication
13, place Vendôme
75042 Paris Cedex 01