Bion 1957 Différenciation de La Part Psychotique Et de La Part Non Psychotique de La Personnalité
Bion 1957 Différenciation de La Part Psychotique Et de La Part Non Psychotique de La Personnalité
la symbolisation, par une agression portant sur l’activité de liaison (ce point sera développé
dans un texte ultérieur « Attacks on linking » [1959]). On notera comment dans les états
les plus régressifs, proches d’un néant psychique, Bion, fidèle en cela à la tradition klei-
nienne, structure au maximum l’informel au lieu de le laisser se développer à la manière
d’un Winnicott. Cette préoccupation va de pair avec la tentative de définition des matrices
de la pensée. Si beaucoup des concepts clés de Bion ne sont pas encore présents ici (la
fonction a, le non-sein, la formalisation de la grille des éléments de la pensée), ces dévelop
pements ultérieurs n’en sont pas moins déjà annoncés. La juxtaposition des secteurs psy
chotiques et névrotiques aide à mieux comprendre la structure des états limites qui se
tiennent à leur carrefour.
Le propos de cet article est de montrer que la différenciation entre les personna
lités psychotique et non psychotique dépend du clivage en fragments infimes de
cette part de la personnalité qui relève de la prise de conscience de la réalité externe
et interne et que l’expulsion de ces fragments est telle qu’ils entrent dans leurs objets
ou les engloutissent. Je décrirai ce processus en détail, puis étudierai ses conséquences
et indiquerai de quelle manière il affecte le traitement.
C’est en établissant un contact analytique avec des schizophrènes que je
suis parvenu à ces conclusions vérifiées par ma pratique. Je vous demande d’y
prêter attention, car elles ont conduit mes patients à une évolution qui, du point
de vue analytique, est significative et qu’il ne faut confondre ni avec les rémissions,
bien connues des psychiatres, ni avec cette catégorie d’améliorations qu’il est impos
sible de relier aux interprétations données ou de rattacher à quelque ensemble cohé
rent de la théorie psychanalytique. J’ai la conviction que les améliorations observées
méritent de faire l’objet d’une investigation psychanalytique.
Si je suis parvenu à soulever le voile qui obscurcit l’ensemble de l’analyse d’un
psychotique, c’est surtout à trois travaux que je le dois. Comme leur importance
est capitale pour la compréhension de ce qui va suivre, je vous les remettrai en
mémoire : en premier lieu, la description par Freud [2] à laquelle je me suis référé
dans ma communication au Congrès de Londres (1953) [1] de l’appareil psychique
mobilisé par les demandes du principe de réalité et, en particulier, de la partie qui est
en relation avec la conscience attachée aux organes des sens. Deuxièmement, la
description par Melanie Klein [5] des attaques sadiques fantasmatiques du petit enfant
contre le sein pendant la phase schizo-paranoïde et, troisièmement, sa découverte
de l’identification projective [7]. Par ce mécanisme, le patient clive une partie de sa
personnalité et la projette dans l’objet où elle s’installe, parfois en tant que persécu
teur, laissant la psyché appauvrie d’autant.
PART PSYCHOTIQUE ET PART NON PSYCHOTIQUE 63
De crainte qu’on ne pense que j’attribue le développement de la schizophrénie
à certains mécanismes exclusivement, sans tenir compte de la personnalité qui les
utilise, j’énumèrerai les préconditions des mécanismes sur lesquels je désire attirer
l’attention. Il y a l’environnement que je n’étudierai pas ici et la personnalité où
l’on doit retrouver quatre traits essentiels, à savoir : la prépondérance de pulsions
destructrices si fortes que la pulsion d’amour elle-même en est imprégnée et tourne
au sadisme; la haine de la réalité intérieure et extérieure qui s’étend à tout ce qui fait
prendre conscience de celle-ci; la crainte d’une annihilation imminente [7] et, pour
finir, la formation prématurée et précipitée de relations d’objet parmi lesquelles, au
tout premier rang, le transfert, dont la ténuité contraste fortement avec la ténacité
qui les maintient. La prématurité, la ténuité et la ténacité sont pathognomoniques;
elles témoignent d’une importante dérivation, dont je ne puis rien dire ici, dans le
conflit qui, chez le schizophrène, n’est jamais résolu, entre l’instinct de vie et l’ins
tinct de mort.
Avant d’étudier les mécanismes qui découlent de ces caractéristiques, j’expo
serai brièvement certains points relatifs au transfert. La relation à l’analyste est pré
maturée, précipitée, et témoigne d’une dépendance intense : quand, sous la pression
des pulsions de vie et de mort, le patient élargit le contact, deux courants de phéno
mènes apparaissent concurremment. En premier lieu, le clivage de la personnalité
et la projection des fragments dans l’analyste (c’est-à-dire l’identification projective)
deviennent hyperactifs, entraînant des états confusionnels, comme ceux que Rosen
feld a décrits [8]. Deuxièmement, les activités mentales et autres par lesquelles la
pulsion dominante, qu’elle soit de vie ou de mort, tente de s’exprimer sont immédia
tement soumises à la mutilation par la pulsion temporairement dominée. Harassé par
les mutilations et s’efforçant d’échapper aux états confusionnels, le patient revient
à une relation plus restreinte. L’oscillation entre la tentative d’élargir le contact
et celle de le réduire se poursuivra tout au long de l’analyse.
Revenons maintenant aux caractéristiques que j’ai désignées comme étant
intrinsèques à la personnalité schizophrénique. Leur présence nous assure que celui
qui en est doté progressera au travers de positions schizo-paranoïdes et dépressives
de manière très différente de celui qui ne les possède pas. La différence vient de ce
que l’association de ces qualités conduit à une fragmentation extrême de la personnalité,
particulièrement de l’appareil de conscience de la réalité, dont Freud disait qu’il inter
venait sur l’ordre du principe de réalité, et à la projection excessive de ces fragments
de la personnalité dans les objets externes.
J’ai décrit certains aspects de ces théories dans ma communication au Congrès
international de 1953 t1] où j’ai parlé de l’association de la position dépressive avec le
développement de la pensée verbale, ainsi que de la signification de cette association
dans la prise de conscience de la réalité intérieure et extérieure. Je reprends ici
cette même histoire, simplement à un stade bien antérieur, c’est-à-dire au début
64 AUX LIMITES DE L’ANALYSABLE
Chaque particule est ressentie par le patient comme constituée par un objet réel
encapsulé dans un fragment de personnalité qui l’a englouti. La nature de la parti
66 AUX LIMITES DE L’ANALYSABLE
cule dans son ensemble dépendra en partie du caractère de l’objet réel — disons,
par exemple, d’un gramophone — et en partie du caractère de la particule de la per
sonnalité qui l’engloutit. Si le fragment de la personnalité est relié à la vue, le gramo-
phone qui joue est ressenti comme un objet observant le patient; s’il s’agit de l’ouïe,
le gramophone sera ressenti comme un objet écoutant le patient. L’objet, furieux
d’être englouti, s’enfle, pour ainsi dire, et diffuse dans ce fragment de la personnalité
qui l’engloutit et le contrôle : à ce stade, la particule de la personnalité est devenue une
chose. Comme le patient dépend de ces particules qu’il utilisera comme prototypes
d’idées — formant ultérieurement la matrice d’où sortiront les mots — cette diffusion
du fragment de la personnalité par l’objet contenu — mais qui exerce un contrôle —
amène le patient à sentir que les mots sont les choses réelles qu’ils désignent et cette
découverte ajoute aux confusions décrites par Hanna Segal, confusions qui se pro
duisent parce que le patient met en équation mais ne symbolise pas. Le fait que le patient
utilise ces objets bizarres pour parvenir à exprimer sa pensée nous conduit à un nou
veau problème. Si nous considérons que l’un des objectifs du patient, quand il a
recours au clivage et à l’identification projective, est de se débarrasser de la conscience
de la réalité, il apparaît clairement qu’il pourrait parvenir à une disjonction maximale
de la réalité en économisant ses efforts au maximum s’il pouvait larguer ces attaques
destructrices sur le lien, quel qu’il soit, qui relie les impressions des sens à la conscience.
Dans l’article présenté au Congrès international de 1953 [1], j’ai montré que la prise
de conscience de la réalité psychique dépendait du développement de la capacité
d’élaborer une pensée verbale dont le fondement est en relation avec la position
dépressive. Il n’est pas possible de développer ici cette question. Je vous renverrai
donc à l’article de Melanie Klein (1930) sur « l’Importance de la formation du sym
bole dans le développement du moi [6] » ainsi qu’à l’article présenté par H. Segal
(1955) [9] à la British Psychological Society. Dans cet article, H. Segal montre l’impor
tance de la formation du symbole et étudie à fond sa relation avec la pensée verbale
ainsi qu’avec les pulsions réparatrices normalement associées à la position dépressive.
Ce qui m’intéresse, c’est le stade antérieur de ce développement. Je suis convaincu
que le dommage, qui devient beaucoup plus apparent dans la position dépressive, avait
déjà, en fait, débuté lors de la phase schizo-paranoïde, au moment où auraient dû
s’établir les fondements de la pensée primitive, ce qui n’a pu se faire en raison de
l’hyperactivité du clivage et de l’identification projective.
Freud attribue à la pensée la fonction de fournir un moyen de restreindre l’action.
Mais il poursuit dans ces termes : « Il est probable que la pensée était à l’origine incons
ciente, dans la mesure où elle s’élevait au-dessus de la simple idéation et se tournait vers
les relations entre les impressions d’objet, et qu’elle fut dotée ultérieurement de
qualités qui n’étaient perceptibles à la conscience qu’au travers de sa connexion
avec les traces mnésiques des mots [2]. » Mes expériences m’ont amené à supposer
qu’un certain type de pensée relié à ce que nous pourrions appeler les idéogrammes
PART PSYCHOTIQUE ET PART NON PSYCHOTIQUE 67
et la vue plutôt qu’aux mots et à l’ouïe existe dès le début de la vie. Cette pensée
dépend de la capacité d’équilibrer l’introjection et la projection des objets et, a for
tiori, la conscience de ceux-ci. Ce qui relève de la capacité de la part non psychotique
de la personnalité, en partie en raison du clivage et de l’éjection de l’appareil de cons
cience dont j’ai déjà parlé et en partie pour les motifs que je vais exposer maintenant.
Grâce aux opérations de la part non psychotique de la personnalité, le patient
est conscient de ce que l’introjection conduit à la formation de la pensée inconsciente
dont Freud disait qu’elle était « tournée vers les relations entre les impressions d’ob
jet ». Je pense que c’est cette pensée inconsciente, que Freud décrit comme étant
tournée vers les relations entre les impressions d’objet, qui est responsable de la
« conscience attachée » aux impressions des sens. Ma conviction est renforcée par la
remarque qu’il ajouta douze ans plus tard dans le Moi et le ça. Il y est dit qu’à la ques
tion : « Comment une chose devient-elle consciente? » on pourrait substituer avec
avantage celle-ci : « Comment une chose devient-elle préconsciente? » Et la réponse
serait : « Grâce à l’association avec les représentations verbales correspondantes [3]. »
Dans l’article déjà cité, j’ai dit que la pensée verbale est reliée à la conscience de la
réalité psychique [1] ; je crois que c’est également vrai de la première pensée pré
verbale dont il est maintenant question. Eu égard à ce que j’ai déjà dit des attaques
du psychotique contre l’ensemble de l’appareil psychique conduisant à la prise de
conscience de la réalité interne et externe, il faut s’attendre à ce que ce déploiement
d’identification projective se révèle particulièrement grave à l’encontre de la pensée,
quelle qu’elle soit, tournée vers les relations entre les impressions d’objet. Car si ce
lien pouvait être rompu ou, mieux, n’avoir jamais été forgé, alors, du moins, la cons
cience de la réalité serait détruite même si la réalité elle-même ne pouvait l’être. Mais,
en fait, le travail de destruction est déjà à moitié effectué, puisque le matériel à partir
duquel se forge la pensée — chez le non psychotique, par l’équilibre qui s’établit
entre l’introjection et la projection — n’est pas disponible dans la part psychotique
de la personnalité. En effet, le remplacement de la projection et de l’introjection par
l’identification projective n’a laissé au patient que les objets bizarres dont j’ai parlé
plus haut.
En fait, non seulement la pensée primitive est attaquée parce qu’elle lie les
impressions sensorielles de la réalité à la conscience mais, grâce au pouvoir destruc
teur excessif dont le psychotique est doté, les processus de clivage s’étendent aux liens
qui sont à l’intérieur des processus de pensée eux-mêmes. Ainsi que l'implique la
remarque de Freud à propos de la pensée tournée vers les relations entre les impressions
d’objet, cette matrice primitive d’idéogrammes d’où la pensée est issue contient en
elle des liens unissant les idéogrammes les uns aux autres. Tous ceux-ci sont désormais
attaqués de telle sorte que, finalement, deux objets ne peuvent être réunis d’une
manière qui conserverait à chaque objet ses qualités intrinsèques intactes tout en leur
permettant, par leur conjonction, de produire un nouvel objet mental. Par conséquent.
68 AUX LIMITES DE L’ANALYSABLE
avant de la répéter ici, il me faut examiner un matériel antérieur qui, je l’espère, rendra
mon intervention compréhensible.
Pendant les manoeuvres du patient sur le divan, j’avais observé quelque chose
qui m’était familier. Cinq ans auparavant, il avait raconté que son médecin lui avait
conseillé de se faire opérer d’une hernie; il fallait donc supposer que l’inconfort
provoqué par cette hernie le contraignait à ces accommodements. Il était toutefois
évident que, dans cette recherche du confort physique, en dehors de cette hernie et
de l’activité rationnelle, autre chose était impliqué. Je lui avais parfois demandé à
quoi correspondaient ces mouvements et, à ces questions, il avait répondu : « Rien. »
Une fois, il avait dit : « Je ne sais pas. » J’avais senti que le « rien » était une invitation
à peine voilée à m’occuper de ce qui me regardait et aussi la dénégation de quelque
chose de très mauvais. Je continuai, au cours des semaines et des années, à observer
ses mouvements. Un mouchoir était placé près de sa poche droite. Le patient cam
brait le dos — sûrement un geste sexuel. Un briquet tomba de sa poche. Devait-il le
ramasser? Oui. Non, peut-être pas. Ma foi, oui. Il le ramassa et le posa à côté du mou
choir. Immédiatement après, une averse de pièces de monnaie se répandit du divan
par terre. Le patient était étendu, tranquille, il attendait. Peut-être — ses gestes
paraissaient le suggérer — avait-il été malavisé de ramasser le briquet, ce qui avait
semblé provoquer l’averse de pièces. Il attendait, prudemment, furtivement. Et,
pour finir, il fit la remarque que j’ai rapportée. Ce qui me rappela des descriptions
qu’il avait faites, non au cours d’une seule séance, mais pendant plusieurs mois,
des manœuvres compliquées qu’il devait accomplir avant d’aller au lavabo, de des
cendre prendre son petit déjeuner ou de téléphoner à sa mère. J’avais l’habitude de
rappeler des associations libres pouvant facilement se rapporter au comportement
qu’il avait adopté ce matin-là comme nombre d’autres matins. Mais c’était mainte
nant mes associations; une fois que j’avais essayé d’utiliser ce matériel dans une inter
prétation, c’est d’ailleurs exactement la réponse qu’il m’avait faite. Je me souviens
d’ailleurs d’une interprétation qui avait eu un certain succès. Je lui avais fait remar
quer qu’il ressentait à peu près la même chose à propos de ces mouvements qu’à pro
pos d’un rêve qu’il m’avait raconté — il n’avait pas d’idées à propos du rêve, pas
d’idées à propos des mouvements. « Oui, avait-il acquiescé, c’est comme ça. — Et
pourtant, lui répondis-je, vous avez eu une fois une idée à ce sujet : vous pensiez que
c’était votre hernie. — Ça, ce n’est rien », répliqua-t-il, puis il marqua un temps
d’arrêt, presque sournoisement, pensai-je, pour voir si j’avais saisi. Alors je dis :
« Rien, c’est, en fait, une hernie. — Aucune idée, répondit-il, seulement une her
nie. » Je continuai de penser que son « aucune idée » était très proche de son « pas
d’idées » à propos des rêves ou des mouvements mais, au cours de cette séance, du
moins, il m’était impossible d’aller plus loin. A cet égard, les mouvements et les rêves
étaient de très bons exemples de tentatives amputées de coopération, ce sur quoi
j’attirai également son attention.
PART PSYCHOTIQUE ET PART NON PSYCHOTIQUE 71
Il a pu vous venir à l’esprit, comme cela m’est souvent arrivé, que j’assistais à une
série de représentations dramatiques en miniature, aux préparatifs pour le bain ou le
repas d’un bébé, au changement de ses langes ou à une séduction sexuelle. Le plus
souvent, cette présentation apparaissait comme un conglomérat formé de fragments
d’un certain nombre de scènes de ce genre et ce fut cette impression qui finit par me
conduire à supposer que j’observais une activité idéomotrice, c’est-à-dire un moyen
d’exprimer une idée sans la nommer. De là, il n’y avait qu’un pas pour penser qu’il
s’agissait du type d’activité motrice que Freud a décrite comme étant la caractéris
tique de la suprématie du principe de plaisir [1]. Car, dans la mesure où j’observais
des phénomènes psychotiques, le patient ne pouvait agir en réponse à la cons
cience de la réalité externe; il présentait le type de décharge motrice que Freud
place sous la suprématie du principe de plaisir : elle sert à « soulager l’appareil
psychique de l’accroissement des stimuli et, en accomplissant cette tâche, avait
envoyé des innervations à l’intérieur du corps (expressions larvées de l’affect) ».
Ce fut là l’impression qui me revint en mémoire quand le patient me dit : « Je
ne pense pas que je ferai quoi que ce soit aujourd’hui. » Cette remarque pouvait
signifier qu’il ne produirait vraisemblablement pas de matériel à interpréter ou, tout
aussi bien, que je ne ferais probablement pas d’interprétations. « J’aurais dû téléphoner
à ma mère » pouvait signifier que la faute qu’il avait commise en ne l’ayant pas fait
était retombée sur lui, le châtiment étant son incapacité de faire son analyse. Cela
signifiait aussi que sa mère aurait su quoi faire — elle aurait pu tirer de lui des asso
ciations ou, de moi, des interprétations. Quelque chose dépendait de ce que sa mère
signifiait pour lui mais, sur ce point, j’étais véritablement dans la nuit. Elle était
apparue dans l’analyse comme une simple femme de la classe ouvrière devant aller
travailler pour sa famille. Il entretenait cette manière de voir avec la même convic
tion qui marquait ses déclarations relatives à la grande richesse de sa famille. Il me
faisait entrevoir une femme aux multiples engagements sociaux, à laquelle il ne restait
que fort peu de temps pour satisfaire les besoins du patient, son fils aîné, de sa fille
aînée, qui avait deux ans de plus que lui, ou du reste de la famille. Il en parlait — si
l’on peut utiliser ce verbe pour désigner quelque chose d’aussi inarticulé — comme
d’une femme dépourvue de bon sens ou de culture, bien qu’elle aimât visiter les gale
ries d’art de renommée internationale. Je fus amené à penser qu’elle avait élevé ses
enfants en se donnant beaucoup de mal mais en toute ignorance. Je dirai qu’à l’époque
j’en savais à peine plus sur sa mère réelle qu’aurait pu en savoir quelqu’un qui s’est
débarrassé de son moi de la manière qui me paraît typique de la personnalité psycho
tique. Pourtant, ces impressions, je les ai eues — et d’autres encore dont je ne par
lerai pas — et c’est sur elles que j’ai fondé mes interprétations. Les réponses du patient
à ces interprétations furent un rejet sans détours, soit qu’elles lui parussent inadmis
sibles parce qu’elles étaient fausses ou, si elles étaient correctes, parce que je n’y
étais pas parvenu par la bonne voie, ayant utilisé son esprit (en fait, sa capacité d’éta
72 AUX LIMITES DE L’ANALYSABLE
blir un contact avec la réalité) sans son autorisation. On remarquera qu’il exprimait
de la sorte un déni jaloux de mon intuition (insight).
Quand le patient eut dit, après un temps d’arrêt, qu’il savait qu’il en serait ainsi,
je me sentis assez sûr de moi pour supposer que c’était moi qui ne ferais probablement
rien au cours de cette séance et que sa mère était la personne ou la chose qui aurait
pu le rendre capable d’en user avec moi de manière plus satisfaisante. Cette impression
fut renforcée par l’association qui devait suivre.
Si les théories que j’ai exposées sont correctes, il s’ensuivra que, dans une situation
donnée quelconque, le patient qui est assez malade, comme c’est ici le cas, pour avoir
été interné, a deux problèmes principaux à résoudre, l’un relevant de la part non
psychotique de la personnalité, l’autre de la part psychotique. Chez ce patient parti
culier, à ce moment critique particulier, la personnalité psychotique et ses problèmes
masquaient encore la personnalité non psychotique et ses problèmes. Néanmoins,
comme j’espère le montrer, cette dernière était perceptible dans le matériel. La per
sonnalité non psychotique était aux prises avec un problème névrotique, c’est-à-dire
avec un problème centré sur un conflit d’idées et d’émotions auquel le fonctionnement
du moi avait donné naissance. Mais la personnalité psychotique avait affaire à un pro
blème de réparation du moi dont la clé était la crainte du patient d’avoir perdu la
vue. Comme ce fut le problème psychotique qui s’imposa, c’est à lui que je dus faire
face en prenant, pour commencer, sa dernière association. Je lui dis que ces choses
et ces odeurs dégoûtantes étaient ce qu’il sentait m’avoir fait faire, il avait senti qu’il
m’avait obligé à les déféquer, y compris la vue qu’il avait mise en moi.
Le patient s’agita convulsivement et je le vis scruter avec prudence ce qui parais
sait être l’air autour de lui. En conséquence, je lui dis qu’il se sentait entouré de frag
ments de lui-même, mauvais et nauséabonds, y compris de ses yeux qu’il avait le
sentiment d’avoir expulsés de son anus. Il répliqua : « Je ne peux pas voir. » Je lui dis
alors qu’il avait l’impression d’avoir perdu la vue et la capacité de parler avec sa mère
ou avec moi, en se débarrassant de ces facultés afin d’éviter la douleur.
Pour cette dernière interprétation, j’utilisai une séance qui s’était passée plu
sieurs mois auparavant — au cours de laquelle le patient s’était plaint de l’analyse,
disant que c’était une torture, une torture de la mémoire. Je lui montrai alors que,
lorsqu’il souffrait, comme le prouvaient ses mouvements convulsifs au cours de la
séance, il parvenait à l’anesthésie en se débarrassant de sa mémoire et de tout ce qui
pouvait lui faire ressentir de la douleur.
Quelque cinq mois auparavant, j’avais porté des limettes noires. Ce fait n’avait,
pour autant que je le puisse dire, provoqué nulle réaction jusqu’alors, ce qui n’est
pas très surprenant si nous pensons qu’en portant des lunettes noires, j’étais ressenti
PART PSYCHOTIQUE ET PART NON PSYCHOTIQUE 73
par le patient comme l’un des objets auxquels je me suis référé en décrivant le destin
des particules éjectées du moi. J’ai expliqué que la personnalité psychotique paraît
devoir attendre qu’un événement adéquat se produise avant de sentir qu’elle est en
possession de l’idéogramme qui lui permettra de communiquer avec elle-même ou
avec les autres. Réciproquement, d’autres événements, qu’on pourrait supposer avoir
une signification immédiate pour la personnalité non psychotique, sont laissés de
côté parce qu’ils sont ressentis n’être significatifs qu’en tant qu’idéogrammes ne
servant pas de besoin immédiat. Dans le cas présent, le problème créé du fait que je
portais des lunettes noires était masqué, dans la partie non psychotique de la person
nalité, parce que la partie psychotique de la personnalité était dominante; et, dans cette
partie de la personnalité, l’événement n’était significatif qu’en tant qu’idéogramme
pour lequel il n’y avait nul besoin immédiat. Quand, enfin, le fait vint au premier
plan dans l’analyse, il apparut, superficiellement peut-être, comme une sorte de
réaction différée, mais cette vue ne s’explique que si l’on suppose que l’association
des lunettes noires était l’expression d’un conflit névrotique dans la partie non psycho
tique de la personnalité. En fait, ce n’était pas l’expression différée d’un conflit dans
la partie non psychotique de la personnalité mais, comme je le montrerai, la mobilisa
tion d’un idéogramme dont la partie psychotique de la personnalité avait besoin pour
réparer immédiatement le moi endommagé par l’identification projective excessive
dont j’ai parlé. Semblables intrusions de fait, originellement passées sous silence,
doivent être considérées comme significatives, non tant parce que leur apparition est
différée, mais parce qu’elles témoignent d’une activité dans la partie psychotique de
la personnalité.
Si nous admettons que les lunettes noires sont ici la communication verbale
d’un idéogramme, il faudra en déterminer l’interprétation. Je devrai condenser la
preuve que je détiens de manière telle que je crains de devenir incompréhensible.
Les lunettes contenaient une allusion au biberon du bébé. Il y avait deux verres, ou
deux biberons. C’est en cela qu’ils ressemblaient au sein. Ils étaient noirs, parce que
renfrognés et de mauvaise humeur. Ils étaient en verre pour le dédommager d’avoir
essayé de voir au travers quand ils étaient des seins. Ils étaient noirs, parce que l’obscu
rité lui était nécessaire pour épier le coït des parents. Ils étaient noirs, parce qu’il
avait pris le biberon, non pour avoir du lait, mais pour voir ce que les parents faisaient.
Ils étaient noirs parce qu’il les avait avalés, eux, et non seulement le lait qu’ils avaient
contenu. Ils étaient noirs, enfin, parce que les bons objets pleins de clarté étaient deve
nus, au-dedans de lui, noirs et nauséabonds. Ces symboles avaient été obtenus grâce
à l’opération de la part non psychotique de la personnalité. A ces caractéristiques
venaient s’ajouter celles que j’ai décrites comme leur appartenant en tant que partie
du moi expulsée par l’identification projective, à savoir leur haine contre lui, en tant
que partie de lui-même qu’il avait rejetée. Faisant usage de ces additions de l’expé
rience analytique et me concentrant sur le problème psychotique, c’est-à-dire sur
74 AUX LIMITES DE L’ANALYSABLE
Je lui dis qu’il ressentait sa vue, les verres noirs, comme une conscience qui le
punissait, en partie parce qu’il s’en était débarrassé pour éviter la souffrance, en
partie parce qu’il les avait utilisés pour m’épier et pour épier ses parents. Je ne pou
vais avoir le sentiment d’avoir rendu justice au caractère compact de l’association.
On remarquera que je n’ai pas été capable de faire une suggestion quant à ce qui
aurait provoqué ces réactions chez le patient. Ce qui n’est pas surprenant, car c’est
au problème psychotique que j’ai affaire et, comme le problème psychotique, en tant
qu’il s’oppose au problème non psychotique, est précisément en relation avec la des
truction de l’ensemble de l’appareil psychique qui permet la prise de conscience des
stimuli provenant de la réalité, la nature et même l’existence de tels stimuli ne seraient
pas perceptibles. Toutefois, la remarque suivante du patient fournit une indication :
Le patient : « Le week-end, je ne sais pas si je pourrai le supporter. »
C’est ainsi que le patient avait le sentiment d’avoir réparé sa capacité de contact.
Il pouvait par conséquent me dire ce qui se passait autour de lui. Ce phénomène
lui était désormais familier, je ne l’interprétai pas; à la place, je lui dis :
L’analyste : Vous sentez qu’il faut que vous soyez capable de vous en tirer sans
moi. Mais, pour ce faire, vous sentez que vous avez besom d’être capable de voir ce
ce qui se passe autour de vous et même d’être capable de me contacter; d’être
capable de me contacter à distance, comme vous le faites avec votre mère quand vous
lui téléphonez; c’est ainsi que vous essayez de tirer de moi votre capacité de voir et
de parler.
Le patient : Brillante interprétation. (Avec une brusque convulsion) : Grand Dieu!
L’analyste : Vous sentez que vous pouvez voir et comprendre, maintenant, mais
ce que vous voyez est si brillant que vous en éprouvez une vive douleur.
Le patient (serrant les poings, tendu et anxieux) : Je vous hais.
L’analyste : Quand vous voyez ce que vous voyez — l’interruption du week-end,
les choses que vous épiez dans le noir — cela vous remplit de haine et d’admiration
pour moi.
qui s’applique à cette partie de la position dépressive que je fais intervenir dans la
discussion du développement de la pensée verbale. Mais j’ai dit que même lors de la
phase antérieure, la position schizo-paranoïde, les processus de pensée qui devraient
se développer sont, en fait, détruits. A ce stade, il n’est pas question de pensée ver
bale, mais seulement du début d’une pensée primitive de type pré-verbal. L’identifica
tion projective excessive empêche, à ce stade précoce, une introjection et une assimila
tion sans heurts des impressions sensorielles, refusant ainsi à la personnalité la base
solide sur laquelle pourrait s’édifier la pensée pré-verbale. De plus, non seulement la
pensée est attaquée, comme étant elle-même un lien, mais les facteurs qui font la
cohérence de la pensée sont attaqués, eux aussi, et finalement les éléments de la
pensée, les unités, pour ainsi dire, dont la pensée est faite, ne peuvent être articulés.
La croissance de la pensée verbale est, par conséquent, compromise, à la fois par les
attaques continuelles que j’ai dit être typiques de la position dépressive et du fait
même de la longue histoire d’attaques contre tout type de pensée qui la précède.
La tentative de penser, qui est la partie centrale du processus de réparation du
moi, comporte l’utilisation de modes primitifs pré-verbaux qui ont subi la mutilation
et l’identification projectives. Cela signifie que les particules éjectées du moi, ainsi que
leurs excroissances, doivent être ramenées sous contrôle et, par conséquent, dans la
personnalité. L’identification projective est ainsi renversée et ces objets sont ramenés
par la route même qu’ils avaient prise lors de leur expulsion. Ce qui fut exprimé par
un patient qui disait devoir utiliser son intestin, non son cerveau, pour penser et qui
insista sur la justesse de sa description en me corrigeant quand, à une autre occasion,
je parlai de quelque chose qu’il avait pris en l’avalant : l’intestin n’avale pas, dit-il. Pour
pouvoir les faire revenir en arrière, ces objets doivent être comprimés. Étant donné
l’hostilité de la fonction rejetée de l’articulation, qui est maintenant un objet, les
objets ne peuvent être réunis que de manière impropre, ou agglomérés. Dans le cas
clinique que je viens d’exposer, il me semble que les limettes noires étaient un exemple
de cette sorte d’agglomération d’objets bizarres produits par l’identification projec
tive du moi. De plus, étant donné l’incapacité du patient à opérer une distinction
entre ces objets et les objets réels, il devait fréquemment attendre que des événements
appropriés se produisent qui lui fourniraient l’idéogramme que réclamait sa pulsion
à communiquer; il s’agissait là de la réciproque, à savoir d’un exemple de la mise en
réserve d’un événement, non en raison de sa signification névrotique, mais en raison
de sa valeur en tant qu’idéogramme. Ce qui signifie que l’utilisation particulière des
lunettes noires est à un stade assez avancé. En un sens, la mise en réserve d’un tel
événement pour pouvoir l’utiliser en tant qu’idéogramme fait penser à la description
de Freud relative à la recherche de données pour qu’elles puissent être familières au
moment où un besoin intérieur pressant se fait sentir, comme une fonction de l’atten
tion, un des aspects du moi. Mais cela témoigne aussi, bien que dans ce cas particulier
ce soit sous une forme plutôt rudimentaire, d’une agglomération habile qui réussit à
PART PSYCHOTIQUE ET PART NON PSYCHOTIQUE 77
véhiculer une signification. Maintenant, l’amélioration surprenante et même déconcer
tante dont j’ai parlé coïncide avec ce stade d’agglomération habile. J’ai découvert, en
effet, non seulement que les patients avaient de plus en plus recours à la pensée verbale
ordinaire, témoignant ainsi d’une capacité accrue dans ce domaine et d’une considéra
tion grandissante pour l’analyste en tant qu’être humain ordinaire, mais aussi qu’ils
paraissaient devenir toujours plus habiles à produire ce type de discours aggloméré
plutôt qu’un discours articulé. Ce qu’on peut dire à propos du langage civilisé, c’est
qu’il simplifie grandement la tâche du penseur ou de celui qui parle. Avec cet instru
ment, les problèmes peuvent être résolus parce qu’ils peuvent être formulés alors que,
sans lui, certaines questions, quelle que soit leur importance, ne pourraient même pas
être posées. Ce qui est extraordinaire, c’est le tour de force accompli par le patient qui
utilise les modes primitifs de la pensée pour exprimer des thèmes d’une grande
complexité. Et je trouve significatif que cette capacité s’améliore en même temps que
sont mieux accueillis les progrès. Je dis mieux accueillis, car je n’ai pas encore réussi
à me persuader qu’on a raison d’ignorer le contenu d’une association parce que, si
l’analyste s’en préoccupe, il parlera beaucoup plus longuement que le patient. Quelle
est, par exemple, l’interprétation correcte du contenu des « étranglements moraux »?
Et quand la question est tranchée, quelle est la manière correcte de faire? Pendant
combien de temps faut-il poursuivre cette élucidation?
Les particules qui doivent être utilisées partagent, ainsi que nous l’avons vu, les
qualités des choses. Ce que le patient paraît ressentir comme un obstacle supplémen
taire à leur rentrée. Comme ces objets, qui sont ressentis comme ayant été expulsés
par une identification projective, deviennent infiniment pires après leur expulsion
qu’ils ne l’étaient à l’origine, lorsqu’ils ont été expulsés le patient se sent victime
d’une intrusion, assailli, torturé par cette rentrée, même quand il la désire. Ce que révé
laient, dans l’exemple que j’ai donné, les mouvements convulsifs du patient et sa
violente réaction à la « brillante » interprétation. Mais cela montre aussi que les sens,
en tant que partie expulsée du moi, sont aussi douloureusement compressés à leur
retour, ce qui permet souvent d’expliquer les hallucinations extrêmement doulou
reuses, tactiles, auditives et visuelles, dont il paraît être la proie pendant son travail.
La dépression et l’angoisse, étant sujettes au même mécanisme, sont également inten
sifiées jusqu’au moment où le patient est tenu de leur faire face par l’identification
projective, ainsi qu’Hanna Segal l’a montré.
L’expérience que j’ai faite de ces théories dans la pratique m’a convaincu qu’elles
ont une valeur réelle et conduisent à des améliorations telles que même les psy
chanalystes reconnaîtront qu’elles méritent un contrôle rigoureux et un examen
attentif. Réciproquement, je ne crois pas qu’un progrès réel puisse intervenir chez
78 AUX LIMITES DE L’ANALYSABLE
des psychotiques avant qu’on ait jaugé exactement la nature de la divergence existant
entre la personnalité psychotique et la personnalité non psychotique. Je pense, en
particulier, au rôle de l’identification projective dans la partie psychotique de la
personnalité en tant que substitut du refoulement dans la partie névrotique de la
personnalité. Les attaques destructrices du patient contre son moi et la substitution
de l’identification projective au refoulement et à l’introjection doivent être perlaborées.
De plus, j’estime que cela est vrai des névrosés graves chez qui, j’en suis persuadé, la
personnalité psychotique est cachée par la névrose tout comme la personnalité névro
tique est masquée par la psychose chez le psychotique et qu’il faut les mettre à nu
pour pouvoir les traiter.
w. R. BION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES