Garo, Isabelle - L'idéologie Ou La Pensée Embarquée-La Fabrique (2009)
Garo, Isabelle - L'idéologie Ou La Pensée Embarquée-La Fabrique (2009)
L'idéologie ou la
pensée embarquée
La fabrique
éditions
© La fabrique éditions, 2009
Révision du manuscrit :
Stéphane Passadéos
Impression : Floch, Mayenne
ISBN : 978-2-91-337288-7
La Fabrique éditions
64, rue Rébeval
75019 Paris
[email protected]
www.lafabrique.fr
D i f f u s i o n : Haxmonla M u n d l
Sommaire
Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous appa-
raissent placés la tête en bas comme dans une caméra obscura, ce phé-
nomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme
le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie
directement physique.
Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande1
Il y a un ail dans la boîte, c'est sûr. Et cet ail me regarde. Je dis que la
télévision est une botte, mais la caméra, déjà, en est une, elle a même
commencé par là, cette chambre noire des opticiens de ta Renaissance, ce
cube d'obscurité percé d'un orifice ponctuel par où diffuse un peu du
rayonnement solaire, ces quatre parois qui ne coupent l'intérieur de
l'extérieur que pour ramener le dehors au-dedans, cette séparation du
monde qui est aussi le lieu de sa projection, une boîte qui est à la fois
une scène - le monde en réduction s'y représente -et un œil-le trou
noir d'une pupille inamovible face à la rétine d'un écran invisible.
Jean-Louis Comolli, Voir et Pouvoir*
7
L'idéologie<rula pensée embarquée
celui de la veduta, vue panoramique sur une città
ideale qui n'existe alors que dans leur imagination
et dans celle des princes modernes qui sont leurs
mécènes. Bien plus qu'une application de règles
formelles nouvelles, ces vues offrent une repré-
sentation de la construction perspective en tant
que telle, dans la mesure même où elle n'est pas
un simple exercice géométrique voué à disparaître
derrière son résultat : Hubert Damisch a montré
que le peintre s'y ingénie à décaler subtilement
le point de vue et le point de fuite3, dont la cor-
respondance exacte est pourtant à la base des théo-
ries d'Alberti. Mais c'est précisément un processus
de construction que rend manifeste ce décalage.
Ces images, qui semblent ainsi se réfléchir elles-
mêmes, inaugurent et revendiquent la distorsion
qui relie un discours, en apparence platement des-
criptif, au régime représentatif et conceptuel, mais
aussi fictionnel et politique, qui préside à son éla-
boration. En effet, à y regarder de plus près, ces
vastes places urbaines entourées de palazzi hiéra-
tiques, dallées de marbres polychromes dont les
lignes se rassemblent non pas au centre exact du
tableau mais un peu à côté, sont peintes dans
d'étranges formats oblongs - fenêtres sur un
monde réel si l'on se laisse prendre au piège qu'elles
construisent et dénoncent tout à la fois, mais décors
tout autant, d'un théâtre à l'antique que le regard
balaie comme un panorama offert à l'action future
et à une vie sociale subitement suspendue. Tout se
8
Chambre noire et perspectives radieuses
passe donc comme si le dispositif perspectif qui s'y
avoue subtilement truqué visait à reconduire le
spectateur à l'énigme de leur objet réel : Pierre
Francastel souligne que les villes italiennes qu'elles
figurent n'existaient pas encore 4 . Là où nous
croyons reconnaître Florence, nous ne voyons en
réalité que son rêve.
Mais certains rêves sont efficaces : ce sont bien
ces œuvres elles-mêmes qui suggéreront à leurs
puissants commanditaires les travaux d'urbanisme
à entreprendre pour mettre la ville à l'image des
visions peintes d'artistes révolutionnaires, dont
l'audace théorique et esthétique était accordée aux
exigences du pouvoir social et politique émergeant.
De part et d'autre, l'abandon des prestiges du sacré
s'associe à la volonté de façonner l'espace réel et
visuel, cosa mentale dira Léonard, celui de la richesse
privée et de l'autorité politique moderne, mais aussi
celui de l'art et de la science nouvelle s'unissant au
cours de ce premier âge, mercantile, du capita-
lisme. Et rien ne le montre mieux que cette série
de tableaux dont l'attribution fait toujours pro-
blème et qu'on rattache faute de mieux à l'école
dite de Piero délia Francesca : les villes des vedute
sont désertes ou presque, suggestions de lieux à
habiter et à investir mais peut-être aussi conjura-
tion, à demi consciente, de l'affrontement du
peuple et des grands, dont Machiavel théorisera
quelques années plus tard l'indomptable dialec-
tique sociale et politique. Ces images, que l'on peut
9
L'idéologie<rula pensée embarquée
donc supposer hantées par la lutte toute récente
des ciompi florentins et des guildes s'opposant à un
élan démocratique vite réprimé, anticipent jusqu'à
l'espace urbain haussmannien et à sa fonction coer-
citives.
A des kilomètres et des siècles de distance, dans
le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels
écriront en 1848 que la bourgeoisie est cette classe
qui, au cours de son ascension, « se façonne un
monde à sa propre image6 ». Au point que, comme
y reviendra encore Gramsci un siècle plus tard,
«jusqu'à l'architecture, jusqu'à la disposition des
rues et aux noms de celles-ci» appartiennent à la
« structure idéologique1 », structure structurante
qui façonne le réel autant qu'elle le reproduit, don-
nant forme aux contradictions qui le traversent
et aux luttes qu'elle tente de contenir. Henri
Lefebvre abordera à son tour l'urbanisme comme
«idéologie et institution 8 ». Il vaut la peine d'y
insister : communément, l'idéologie, pour autant
qu'elle est référée à Marx et au marxisme, est défi-
nie comme représentation fausse, illusoire, anti-
scientifique du réel, et c'est précisément cette
double distinction, entre idéologie et réalité d'une
part, entre idéologie et savoir d'autre part, qui ren-
drait la notion obsolète, porteuse d'un schéma-
tisme et d'un dogmatisme dont les méfaits sont
bien connus. Au point que le marxisme serait fina-
lement devenu lui-même le meilleur exemple de
cette idéologie qu'il dénonce, son ultime avatar
10
Chambre noire et perspectives radieuses
même, dont la disparition signale l'entrée dans l'ère
postmoderne de la mort des idéologies. Or, au
cours de ses multiples usages de la notion, Marx
procède à l'analyse réglée mais toujours singulière
de la façon dont les idées et les représentations
au sens large de ce terme - institutions, monnaie,
croyances et projets inclus - participent à la struc-
turation du réel, en accompagnent la production,
la reproduction et la transformation. Analyse insé-
parable d'une perspective d'un autre genre, poli-
tiquement révolutionnaire celle-là, dont les luttes
d'idées et le débat démocratique sont des moments
constitutifs, n'offrant pas de voie rectiligne vers un
monde idéal mais ouvrant sur la réappropriation
majoritaire, longue et complexe, plus que jamais
urgente, de l'histoire humaine.
Il est devenu banal de souligner que la thèse de
la mort des idéologies n'échappe pas à la fonc-
tion qui est précisément celle dont elle dénie l'exis-
tence, la fonction idéologique elle-même donc,
la remplissant au moyen même de ce déni et des
effets qu'il engendre9. Fredric Jameson a souligné
à quel point la culture postmoderne du capitalisme
tardif s'emploie à faire de l'architecture un pur jeu
de langage et de citations, combinant opérations
de dématérialisation apparente et fonction de déso-
rientation spatiale, interdisant toute « cartogra-
phie cognitive » apte à restituer à l'individu la saisie
critique de ses conditions d'existence réelles
comme totalité, ne serait-ce que comme totalité
11
L'idéologie<rula pensée embarquée
urbaine10. Mais aucune ville ne peut, par le seul
génie de sa structure et des signes qu'elle inscrit
sur ses surfaces miroitantes, se déréaliser au point
d'empêcher les émeutes qui secouent désormais
périodiquement de grandes métropoles, de Los
Angeles aux banlieues françaises, de Buenos Aires
au Caire, à l'heure de l'extension des mégabidon-
villes miséreux et des zones périurbaines11, incar-
nation à la fois d'un capitalisme sans rival et de la
crise systémique la plus profonde de son histoire.
Si, pour aborder la question de l'idéologie, il
est possible de partir de la chambre noire prise non
comme métaphore mais comme analogie, c'est
parce que l'espace perspectif né à cette époque
est aujourd'hui sans cesse repris et modifié dans
l'agencement même du monde urbain, mais aussi
parce qu'il est présent à la fois derrière et dans toutes
les images enregistrées et diffusées, dont le flot est
désormais permanent. Le dispositif représentatif
qui préside à leur production, par opposition aux
œuvres renaissantes, est rendu insaisissable, tout
spécialement lorsqu'il s'agit des images qui s'écou-
lent de la machinerie télévisuelle, qui doublent
l'utilisation standardisée d'un cadrage type et d'un
montage accéléré d'un second enfermement men-
tal du spectateur dans les filets du discours média-
tique majoritaire, qui en unifie les significations
sous la puissance synthétique de la pensée unique
libérale. Synthèse qui ne dévoile ni ses principes
ni ses motifs au spectateur anesthésié par les écrans
12
Chambre noire et perspectives radieuses
qui ne s'éteignent plus et par les voix qui ne se
taisent jamais.
Jean-Louis Comolli observe que lors des jour-
naux télévisés mais plus encore dans les talk-sbows
contemporains, avides de confessions privées, le
journaliste devenu «animateur» occupe doréna-
vant toute la place, fait parade de sa personne et
de ses avis, contraignant le spectateur à accepter
la substitution et à ne plus voir qu'à travers lui les
faits et les aveux qu'on lui offre en pâture12. Une
telle logique, à la fois intrusive et représentative,
semble dupliquer le fonctionnement d'une démo-
cratie qualifiée elle aussi de « représentative13 »,
voire de « démocratie de marché », dont les pro-
cédures délégataires referment le cercle de l'alié-
nation et de la dépossession sur les mirages du libre
choix et du consensus advenu. Peut alors tourner
dans la nuit des consciences la ronde magique des
images de la guerre sans fin contre le terrorisme
accompagnée de ses navettes humanitaires, des
conflits «ethniques» partout dans le monde, des
récriminations des «usagers» contre les grévistes
« preneurs d'otages », et des stars en vogue jus-
qu'au plus haut sommet de l'Etat Pourtant, comme
le rappelle Noam Chomsky, 75 % des téléspec-
tateurs américains critiquent la servilité des jour-
nalistes : se focaliser sur la représentation comme
réalité distincte et pouvoir sans mesure, croire que
la « société du spectacle14 » a englouti le capita-
lisme industriel et que « la guerre du Golfe n'a pas
13
L'idéologie<rula pensée embarquée
eu lieu IS » revient à succomber à un fétichisme
renouvelé de l'image, sans rien concevoir de ses
causes ni de ses limites.
L'idéologie est bien cette production sociale de
représentations qui se veulent plus vraies que
nature et qui, à la condition d'assigner le specta-
teur à sa place fixe, s'efforcent d'aménager le futur
et d'encadrer l'action, en intervenant activement
dans un rapport de forces, dans une histoire qui ne
cesse par définition d'échapper à tous les deve-
nirs prescrits. Contre la dématérialisation post-
moderne du monde, il faut affirmer que l'idéologie
n'est pas plus le tout du réel lui-même qu'une
simple surface, miroitante, proposée à des spec-
tateurs-consommateurs définitivement hypnoti-
sés, mais qu'elle a pour fonction de se combiner
à la coercition quotidienne, pour perpétuer une
hégémonie dont la crise du capitalisme mondia-
lisé et du nouvel ordre impérial16 rend plus violent
que jamais le maintien : sa fonction est de travailler
un présent fait de contradictions, s'adressant à des
spectateurs qui ont aussi une vie sociale, travaillent,
luttent, sont animés de colères et d'espoirs, de pro-
jets et de peurs, de mémoires et de rêves. C'est
aussi pourquoi, face au déferlement de l'imagerie
high-tech, les œuvres critiques n'ont jamais disparu.
Les images les plus fortes sont celles qui, au lieu
d'insinuer et de présupposer, soulignent et expo-
sent, rendent au regard et à la pensée son pou-
voir de choix, se désignent elles-mêmes comme le
14
Chambre noire et perspectives radieuses
lieu d'un rapport de forces, comme représenta-
tions situées et situantes dont l'objet est la vie réelle,
qu'il s'agisse de fictions ou de documentaires. La
postérité d'une tradition ancienne d'oeuvres contri-
buant à l'intelligence de la totalité sociale se
retrouve par exemple dans un certain cinéma qui,
au lieu de présenter au spectateur l'illusion nar-
cotique du reality show, lui restitue la saisie de son
regard et de sa place pour se penser et se vivre
comme sujet actif et majeur.
Exemplaire est à cet égard la démarche de Chris
Marker, de Joris Ivens et de bien d'autres, pro-
fessionnels ou non, au sein des groupes Medvedkine,
filmant les luttes ouvrières de la fin des années 1960
et du début des années 1970, tout en étant partie
prenante des mouvements sociaux dont ils témoi-
gnent. C'est cette implication qui donne à voir, en
même temps que l'événement lui-même, les condi-
tions de sa saisie et de sa mise en image. La caméra
devient ici outil de dévoilement, non en s'abolis-
sant fictivement mais précisément parce qu'elle
devient médiation conçue comme telle, le moyen
de la réappropriation individuelle et collective
d'une histoire, de mise en forme d'un présent et
d'un avenir. Ce n'est donc pas tout à fait un hasard
si l'on trouve dans l'un des films les plus célèbres,
Classe de lutte11, tourné à Besançon en 1971, une
formulation qui complète les remarques précé-
dentes sur l'idéologie et équivaut à une défini-
tion en situation. Suzanne Zédet, devenue en cours
15
L'idéologie<rula pensée embarquée
de conflit déléguée C G T de l'usine Yéma, déclare
à son interlocuteur qui n'interrompt jamais son
propos tandis que la caméra s'attarde sur les visages :
« On dirait que les gens ont peur de comprendre. »
Bien loin de tout optimisme illusoire mais loin éga-
lement d'une résignation plus naïve encore, la
remarque dit très exactement les enjeux politiques
d'une lutte de classes dont la dimension idéolo-
gique est constitutive, en ne cessant de faire retour
à la réalité qu'elle représente et structure. Et la
sourde colère elle aussi, plus encore que les images
mensongères qui l'anesthésient, fait partie du réel.
La thèse de ce livre est que la capacité de résis-
tance et de riposte réside aussi dans l'actualité
maintenue d'une notion d'idéologie non séparée
de la lutte qui l'habite, actualité sans cesse à
construire et à reconstruire, et cela à partir de son
passé le plus fécond et actif. Et ce passé se trouve
dans la construction marxienne du concept et dans
ses postérités théoriques et politiques jusqu'à
aujourd'hui. C'est à une lecture croisée de cette
construction et de son actualité que s'emploieront
les pages qui suivent.
16
I. La force des idées et de la pesanteur
17
L'idéologie <ru la pensée embarquée
cernent en considérant qu'il contient déjà, mais
sous une autre forme, les contradictions d'arrivée.
De ce point de vue et si l'on se fonde sur l'usage
contemporain du terme, l'idéologie est moins un
concept à définir ou à redéfinir que la nomina-
tion maintenue d'une intervention de nature poli-
tique dans une situation donnée. Que le mot puisse
ou non être arraché à sa dilution théorique importe
bien moins, finalement, que la persistance et le
redéploiement présent d'une telle intervention :
c'est à partir de ce point d'arrivée qu'on peut
remonter à une origine, non comme à une source
perdue qu'on souhaiterait miraculeuse, mais
comme à une élaboration théorico-politique qui
n'a jamais cessé d'être active ou apte à être réac-
tivée. En ce sens, les conditions de son élaboration
première gagnent à être saisies dans leur entrela-
cement avec celles de sa reprise contemporaine.
Ainsi, si l'on se réfère à la naissance même du
mot d'« idéologie », il est frappant de constater que
la fortune du terme est le résultat d'une histoire
déniée et d'une origine travestie. Les idéologues
sont, aux lendemains de la Révolution française,
un groupe de penseurs reconnus et actifs, tant pour
les œuvres nombreuses qu'ils produisent que pour
leur rôle institutionnel et politique. Héritiers
notamment de Condillac et de Condorcet, ils
reprennent à la fois la thèse de l'origine sensible
des idées et celle d'une perfectibilité humaine,
source de progrès historique. Etudiant les repré-
18
La force des idées et de la pesanteur
sentarions, leurs conditions d'élaboration et leurs
lois de combinaison, les idéologues vont s'attacher
à la fois à développer un sensualisme d'obédience
matérialiste, surtout théorisé par Cabanis, et une
théorie des signes et du langage, proposée par
Destutt de Tracy. C'est le même Destutt de Tracy
qui forge en 1796 le terme d'« idéologie » pour
désigner la science des idées qu'il s'efforce de
constituer en la rattachant à la physiologie promue
par Cabanis. De son côté, Volney analyse, à par-
tir de l'étude des dispositions naturelles de
l'homme, la formation d'une histoire en rapport
direct avec le développement des connaissances.
Peu soucieux d'ontologie, critiques à l'égard de
toute métaphysique, les idéologues réorientent
la philosophie vers la réflexion sur l'analyse des
représentations individuelles et de leur combinai-
son, et placent la question de la méthode au centre
de leurs préoccupations.
Par ailleurs, républicains convaincus et acteurs
politiques de premier plan, ils participent à la fon-
dation de l'Ecole normale supérieure, de l'École
centrale et de l'Institut de France, dont la chaire
des sciences morales et politiques sera supprimée
par Napoléon en 1803. Devenus opposants, ils
subiront la vindicte napoléonienne et le nom même
qui les désigne restera marqué par les attaques qu'ils
auront à subir de la part de Napoléon et de
Chateaubriand. Un premier paradoxe en résulte :
l'usage du terme d'«idéologue» qui, dans le langage
19
L'idéologie<rula pensée embarquée
courant, désigne l'intellectuel asservi au pouvoir,
résulte en fait du détournement de son sens pre-
mier par tin empereur scandalisé de se voir refu-
ser une soumission sans conditions. Quand Marx
et Engels s'emploient à critiquer en 1845 la phi-
losophie jeune-hégélienne, c'est le terme d'idéo-
logie qu'ils utilisent, en référence explicite à la
tradition française des idéologues. Leur but est de
proposer une analyse des idées, des conditions de
leur formation et de leur diffusion, alors même que
ce n'est pas à la physiologie mais à l'histoire éco-
nomique, sociale et politique qu'ils entendent relier
cette formation.
Si l'on considère à présent la notion telle qu'on
la rencontre dans l'œuvre de Marx et Engels, il faut
admettre qu'elle connaît là aussi une vie complexe,
un développement puis un retrait et finalement un
nouvel essor, une «vacillation 20 » qui, loin de la
disqualifier, en font un exemple de concept habité
lui-même par la contradiction qu'il décrit. Si l'on
ajoute qu'un tel concept risque de s'inclure dans
son propre domaine de définition - au sens où la
définition de l'idéologie peut fort bien être de nature
idéologique et qu'elle renvoie, quoi qu'il en soit,
au registre de la représentation - le seul moyen
de sortir de ce cercle logique est de reconnaître que
la notion relève de la saisie à la fois théorique et
pratique d'une causalité décidément non linéaire
et d'une interdépendance de nature dialectique:
le brouillage de la définition renvoie non à une
20
La force des idées et de la pesanteur
simple pathologie du discours qu'il suffirait d'épu-
rer de ses équivoques, mais à une essence des idées
et des représentations qui naissent sur le terrain
économique, social et politique et font, en partie
au moins, corps avec leur objet. Ainsi, en première
approche, l'idéologie au sens marxien est-elle avant
tout la désignation d'une pensée aux prises avec
le réel, mais pour autant qu'elle est fondamenta-
lement aveugle à son origine : c'est du point de vue
de son rapport à celle-ci qu'elle doit être analysée,
et non pas seulement du point de vue de sa consis-
tance logique ou de ses antécédents théoriques.
On peut alors, dans un second temps, aborder la
question classique de savoir si tous les discours qui
produisent des effets politiques sont pour autant des
idéologies, strictement homologues du point de vue
de leur statut théorique et seulement distincts du
point de vue de leurs tenants et aboutissants pra-
tiques. Marx affirme clairement le contraire: il s'agit
à la fois de saisir un rapport des idées et des repré-
sentations avec la réalité historique, mais aussi
d'évaluer ces idées et de désigner comme idéolo-
giques celles-là seules qui contribuent à maintenir
dans son inversion réelle un monde caractérisé par
des rapports de domination et d'exploitation. Si la
question n'est pas avant tout de nature théorique,
elle comporte cependant une dimension épisté-
mologique, qui objecte au relativisme la visée d'un
savoir, tout en maintenant le caractère foncièrement
historique et concret de la lutte des idées, et en
21
L'idéologie<rula pensée embarquée
renonçant à la thèse d'une quelconque science
marxiste de l'histoire. Toute la complexité de la
notion d'idéologie se trouve dans ce dilemme, si
on veut lui rendre son mordant sans la refermer
sur sa portée simplement descriptive, tout en la
faisant échapper à son destin de concept fourre-
tout et non-discriminant. Dès lors, un tel concept
n'a d'usage que dans le cadre d'un affrontement
clair et assumé, où l'idéologie est à la fois la dénon-
ciation d'une arme adverse, politiquement efficace,
mais aussi la dénomination d'un discours fallacieux,
dont une théorisation non coupée de son moment
pratique mais distincte de lui peut seule éclairer
les causes et les effets. En ce sens, il faut mainte-
nir que le terme d'« idéologie » désigne une repré-
sentation partielle, incapable de rendre compte
d'elle-même, associée à des rapports de domina-
tion et d'exploitation avec lesquels elle se trouve
en relation d'étayage réciproque, sur fond de
contradictions partagées. Sa dénonciation est à la
fois la critique des affirmations qu'elle produit,
mais aussi et surtout l'élucidation de sa fonction
dans le cadre d'un système de production tout
entier, incluant son mode de production. Cette
élucidation est inséparable d'une pratique poli-
tique, d'une mobilisation qui en oriente l'effort
transformateur.
Le discours libéral ou néolibéral dominant peut
être considéré comme l'occasion de tester la vali-
dité d'une telle approche : séduisant par sa capacité
22
La force des idées et de la pesanteur
à vanter l'individualisme égoïste et propriétaire
comme incarnation même de l'essence humaine et
de la liberté, il doit sa puissance aux intérêts sociaux
qu'il déguise en principe universel, mais aussi à la
destruction systématique des acquis sociaux de la
période précédente, destruction qui enracine ses
thèses dans les pratiques et les consciences. Les
politiques néolibérales parviennent à faire partiel-
lement exister cet individualisme sommaire comme
pis-aller et conviction par défaut, comme consen-
tement obligé, disposition psychologique acquise
et parfois indurée, ne rencontrant plus dans le réel
que ce qui semble confirmer sa vérité indépassable.
S'agit-il pour autant d'une idéologie dominante
devenue l'idéologie des dominés eux-mêmes, apte
à s'organiser en une vision du monde cohérente
et à installer dans la durée son règne ? Le culte de
la performance et le discours de l'égalité des chances
forgent leurs athlètes fatigués, leurs petits pro-
priétaires endettés et leurs perdants déboussolés.
Accroître les inégalités, détruire les protections
sociales et organiser massivement le transfert des
richesses produites du travail vers le capital sus-
cite dans le même temps détresse réelle et senti-
ment d'injustice, dont la montée peut nourrir
l'aspiration à un tout autre monde dès lors que la
perspective en devient politiquement constructible.
Dans ces conditions, l'importance de la prédi-
cation néolibérale s'accroît en même temps que la
fragilité de ses effets, jamais définitifs. La vision du
23
L'idéologie<rula pensée embarquée
monde qu'elle s'emploie à diffuser de façon mas-
sive est bien un outil indispensable mais aussi une
condition non suffisante de son hégémonie, visant
surtout à susciter la conviction que toute autre solu-
tion est inexistante ou pire que le statu quo. Au cours
de l'étape présente de la mondialisation capitaliste,
la fonction idéologique vient se loger à la fois dans
le détail des techniques managériales de mobili-
sation de la force de travail et dans la diffusion glo-
bale d'une doctrine planétaire du «choc des
civilisations » et de la stratégie de « guerre asy-
métrique» du nouveau militarisme21. Si une telle
vision du monde gagne une indéniable cohérence
du fait de son adhérence aux choix sociaux et poli-
tiques qu'elle accompagne comme leur ombre por-
tée, son instabilité se trouve automatiquement
accrue du fait de la confrontation immédiate et
permanente de ses conséquences à ses principes et
à ses promesses, confrontation qu'elle s'efforce de
contrôler. A la différence de formations idéolo-
giques antérieures, moins prégnantes mais plus
stables parce qu'elles jouaient de leur position de
surplomb, l'idéologie néolibérale est traversée par
les contradictions qu'elle entretient tout en cher-
chant à les gérer sur le mode postfordiste du «just
in time2i », contrainte même de recycler à ses
risques et périls les thématiques de la « rupture »
et de la «révolution».
Par voie de conséquence, ce n'est pas d'abord
comme réfutation théorique mais avant tout en
24
La force des idées et de la pesanteur
tant que contre-offensive politique que l'antili-
béralisme et l'anticapitalisme sont dotés de vigueur
critique : non seulement en dévoilant, par exemple,
sous le discours de la « démocratie partout dans
le monde » la stratégie de la guerre « sans limites »,
le recul effectif du droit international23 et le fonc-
tionnement tendanciellement oligarchique des ins-
titutions nationales et internationales. Mais aussi
en affrontant comme un tout les options écono-
miques, sociales et politiques qui pilotent dans le
détail les transformations en cours ainsi que les
stratégies désormais éprouvées de leur légitima-
tion. La campagne de 2005 contre le projet de
constitution européenne en est un bon exemple :
la bataille d'idées s'y est révélée indissociable de la
mobilisation collective contre des choix dont les
effets vécus et surtout combattus reconduisent à
leurs causes réelles en même temps qu'à l'élabo-
ration de contre-propositions convaincantes.
L'émergence d'une connaissance critique n'est pas
un préalable: elle nourrit et se nourrit d'une
conscience politique telle qu'elle se structure au
sein des rapports sociaux réels, dont la conflic-
tualité est à la fois montante, extraordinairement
violente et sans cesse occultée et déviée. Cette
conscience est radicalement différente de celle que
construisent de leur côté les dominants et leurs
décisionnaires24, et non pas la simple figure inver-
sée de cette dernière. Ce qui revient à dire que la
critique de l'idéologie dominante n'est en rien une
25
L'idéologie<rula pensée embarquée
autre idéologie, ni dans sa fonction, ni dans sa struc-
ture. Elle consiste en un processus théorico-poli-
tique bien plus ambitieux, à la vocation
transformatrice et non conservatrice ou régula-
trice, qui ancre dans la réalité sociale le projet
concret de bâtir une autre hégémonie sociale et
la perspective d'une autre organisation de la pro-
duction et de la répartition des richesses2S. C'est
pourquoi, entretenant un rapport au réel complexe
et multiple, la critique de l'idéologie est sans cesse
confrontée à la nécessité de se doter d'une cohé-
rence propre, indissociable de l'élargissement de
sa base sociale et de la construction de ses propres
structures. De ce côté surgit aussi le risque d'une
séparation de fait de l'action et de la pensée sous
les apparences même de leur alliance, tant le tra-
vail contre-idéologique et l'élaboration de ses
contre-structures sont contraints de se soumettre
aux conditions imposées, d'épouser jusqu'à un cer-
tain point leurs contraires pour mieux s'y opposer.
Toute l'histoire du mouvement ouvrier, à travers
ses victoires et ses échecs, témoigne de cette inter-
action, réussie ou manquée, de la conscience et de
l'agir. Une telle histoire jusqu'à aujourd'hui tend
à prouver que la dimension critique des luttes
émancipatrices est inséparable de leur portée
constructive et de leur capacité à conduire à une
mobilisation sociale majoritaire, de leur capacité
aussi à initier d'entrée de jeu une démocratisa-
tion radicale. A courte comme à plus longue
26
La force des idées et de la pesanteur
échéance, il s'agit de faire valoir d'autres choix,
supérieurs sous l'angle de la justice sociale et, doré-
navant, de la viabilité collective elle-même face aux
dégâts humains et environnementaux inouïs du
capitalisme contemporain, prisonnier de ses impé-
ratifs de court terme et les yeux rivés sur le seul
redressement du taux de profit. Le regain de la
pensée critique, et notamment d'une tradition de
pensée marxiste demeurée vivace26, est donc un
effet de cette conjoncture, mais un effet en mesure
d'intervenir en retour sur sa propre causalité et de
gagner une fécondité supérieure par la rencontre
de son moment politique, loin de tout académisme
comme de tout dogmatisme. De ce point de vue,
ce que Marx nomma en son temps la « critique
de l'économie politique » demeure plus que jamais
le haut lieu de cette confrontation sans cesse à réac-
tualiser : la recherche d'une voie de passage en
direction d'un autre mode de production, la déter-
mination progressive et collective de ce que Michel
Husson nomme un « mode de croissance soute-
nable utile21 » se situent aujourd'hui à l'exact point
de rencontre de la critique idéologique et de l'ini-
tiative politique, à l'intersection de l'élaboration
théorique et des luttes sociales multiples, désor-
mais indissociables d'une visée politique globale
et concertée.
Avant de revenir plus précisément sur cette cri-
tique de l'économie politique (chapitre IV), sa men-
tion anticipée vise surtout à définir l'axe de
27
L'idéologie<rula pensée embarquée
l'examen de la question de l'idéologie qu'on vou-
drait conduire ici. En effet, les enjeux précédem-
ment énoncés caractérisent le point de vue
contemporain à partir duquel gagne à être abor-
dée la construction de la notion par Marx : c'est
bien l'unité entre théorisation et engagement qui
permet de rendre compte de toute son œuvre mais
aussi, plus spécifiquement, de l'itinéraire singulier
qui le conduisit à donner au terme d'« idéologie »
un sens inédit, puis à le laisser largement de côté
dans un second temps sans jamais abandonner pour
autant l'angle d'approche initial, et enfin à retrou-
ver la question idéologique à partir de 1857, refor-
mulée et infléchie, densifiée par la recherche
effectuée entre-temps. Paradoxalement, la recons-
titution d'un tel parcours dans son contexte
concerne directement les enjeux précédemment
évoqués. D'abord parce que s'il faut renoncer à
chercher chez Marx des conclusions universelles,
son actualité persistante tient très précisément
au travail de l'actualisation possible et permanente
d'une intervention théorico-politique qui, par défi-
nition, n'existe qu'au présent. Et si l'on considère
que le capitalisme d'aujourd'hui, triomphant et
dérégulé, loin d'échapper à sa nature, se rapproche
comme jamais de son concept28, de ses principes
fondateurs, se revendiquer du marxisme n'est ni
un anachronisme ni un signe de paresse intellec-
tuelle : le fait implique tout autant la participa-
tion à l'élaboration théorique que l'implication
28
La force des idées et de la pesanteur
politique résolue. Et réciproquement, c'est dans
la mesure même où cette construction initiale de
l'analyse marxienne et ses élaborations et rééla-
borations ultérieures permettent d'aborder la réa-
lité transformée du capitalisme contemporain et
les tâches inédites qu'implique le projet de son abo-
lition, qu'il importe de revenir sur cette genèse
théorique et politique de la notion d'idéologie.
C'est en 1845 que Marx et Engels rédigent
l'Idéologie allemande, œuvre qui ne sera jamais
publiée de leur vivant mais seulement en 1932, la
première édition française datant de 1947 dans la
très contestable traduction Costes, et la seconde
de 1967 dans la traduction de Gilbert Badia pour
les Éditions sociales. Loin d'être pour autant renié
par ses auteurs, ce texte est plutôt à concevoir
comme une étape cruciale au sein d'un projet qui
se définit, se précise et se corrige à mesure qu'il
s'élabore, celui de la compréhension du capita-
lisme en vue de son dépassement révolutionnaire.
C'est cette perspective qui à la fois unifie la
démarche marxienne et y introduit les scansions
de son élaboration progressive. D faut rappeler que
la démarche de Marx et d'Engels n'a rien d'aca-
démique : même si elle se construit en rapport per-
manent avec les recherches et les théorisations
les plus élaborées du moment, elle se veut avant
tout une intervention dans la réalité, concevant
d'emblée les idées comme partie prenante du réel.
Dès YIntroduction, rédigée en 1844, à la Critique de
29
L'idéologie<rula pensée embarquée
la philosophie du droit de Hegel, Marx l'avait affirmé :
« La philosophie allemande fait partie de la réalité
allemande29», même si cela ne signifie nullement
que la réalité allemande soit dominée par elle. Par
ailleurs, «la théorie aussi, dès qu'elle s'empare des
masses, devient une puissance matérielle30». Les
rapports des idées au réel sont donc multiples et
complexes et passent par leur constitution en forces
sociales. Tout l'effort théorique, que Marx quali-
fiera dorénavant de « critique », désigne la révo-
lution concomitante de la relation de la théorie au
monde, qui bouleverse radicalement la définition
même du savoir.
D ne s'agit donc pas d'opérer le tri sans fin des
idées adéquates et des idées inadéquates, voire des
idées progressistes et des idées conservatrices, selon
un découpage qui reconduit aussitôt à l'impasse
initiale de l'évaluation avant tout théorique des
représentations, dont les critères exigent à leur tour
d'être fondés. Il s'agit plutôt de comprendre la
façon dont les idées se rapportent au réel, en envi-
sageant à la fois leurs racines et leur impact en
retour, en les inscrivant selon cette causalité mul-
tiple au sein du contexte qui est le leur. Une telle
analyse ne peut être que singulière, inséparable du
moment historique auquel elle appartient et qu'elle
s'attache à définir. Mais cette singularité peut et
doit conduire à une saisie plus globale de la façon
dont les représentations interviennent dans le réel
en mode capitaliste de production : significative-
30
La force des idées et de la pesanteur
ment, Marx et Engels intituleront la première sec-
tion de leur livre « L'idéologie en général et en par-
ticulier l'idéologie allemande».
La situation allemande du moment est en effet
bien particulière: dans l'Europe de la Sainte
Alliance, la Prusse reste un État politiquement
arriéré, encore largement féodal dans ses struc-
tures, rural et préindustriel du point de vue éco-
nomique et social, où l'Église et la censure d'État
font régner l'ordre en réprimant systématique-
ment toute contestation. Pourtant, on y rencontre
un courant critique qui n'a pas rendu les armes,
le libéralisme rhénan, qui puise ses sources dans la
Révolution française et dans les Lumières euro-
péennes. Dans les années 1840, l'ébullition intel-
lectuelle prend notamment la forme d'un débat
théorico-politique virulent et complexe entre les
descendants «de gauche» de Hegel, Jeunes
Hégéliens aux aspirations démocratiques plus ou
moins radicales, et leurs multiples adversaires,
Vieux Hégéliens conservateurs, censeurs et doc-
trinaires réactionnaires du pouvoir en places, qui
se refusent à la moindre concession politique.
Pourtant c'est la critique de la religion que les
Jeunes Hégéliens placent au centre de leurs pré-
occupations : le jeune Marx juge d'emblée trop étri-
qué et parfaitement inoffensif un tel angle
d'attaque, qui abandonne à ses adversaires le ter-
rain politique et ne parvient jamais à penser sa
propre position historique ni, par suite, à la définir
31
L'idéologie<rula pensée embarquée
comme véritablement radicale, à la mesure des
enjeux du moment. Ce n'est pas d'un simple déca-
lage conjoncturel que souffre la tradition jeune-
hégélienne, mais d'une méprise foncière sur le rôle
et la nature des représentations, par incapacité à
saisir le moment historique dans toute sa complexité
et à s'y investir en tant que force sociale vive.
Les premières lignes de l'Idéologie allemande s'at-
taquent donc à la thèse d'une domination des
idées, domination qui enfermerait ses victimes
dans l'illusion et par suite les condamnerait à la
passivité. Le texte est d'autant plus puissant que
Marx et Engels feignent d'abord d'adopter les
thèses qu'ils s'apprêtent à dénoncer: «Jusqu'à pré-
sent les hommes se sont toujours fait des idées
fausses sur eux-mêmes, sur ce qu'ils sont ou
devraient être31. » Comment échapper à l'illusion ?
« Révoltons-nous contre la domination de ces
idées. Apprenons aux hommes à échanger ces illu-
sions contre des pensées correspondant à l'essence
de l'homme, dit l'un, à avoir envers elles une atti-
tude critique, dit l'autre, à se les sortir du crâne,
dit le troisième et - la réalité actuelle s'effon-
drera32. » Pourtant, un homme qui se noie ne
gagne guère à se débarrasser de l'idée de pesan-
teur: toute l'Idéologie allemande vise à rejeter la
croyance dans le pouvoir unilatéral des idées pour
lui opposer une critique des représentations qui
consiste dans l'étude précise de leur formation
et de leurs fonctions sociales.
32
La force des idées et de la pesanteur
Néanmoins, il faut commencer par le reconnaître,
la thèse jeune-hégélienne ne manque pas de force.
On retrouve aujourd'hui, du côté d'une certaine
critique des médias, cette tentation de conférer aux
idées un rôle déterminant. Mais si la manipulation
des esprits et les techniques perfectionnées dont
elle se dote ont un réel pouvoir dans la «fabrique
du consentement33 », leur toute-puissance est pour-
tant un leurre parce qu'elles ne sont que l'un des
moyens de la domination. Les représentations
quelles qu'elles soient n'assument leur fonction de
médiation sociale que via les relations réciproques
qu'elles entretiennent avec la vie réelle et ses
contradictions, avec l'expérience pratique multi-
forme de ceux qui sont les cibles des messages et
restent parfois réfractaires aux campagnes les plus
savamment orchestrées. C'est pourquoi leur com-
plément coercitif est plus que jamais indispensable,
des opérations classiques de répression aux tech-
niques toujours plus perfectionnées de contrôle de
l'espace public, fichage, multiplication des camé-
ras de surveillance, utilisation de données biomé-
triques, suivi par cartes à puces, complétant
l'arsenal policier et juridique de l'État pénal libé-
ral. Par ailleurs, la focalisation sur la manipulation
et les mensonges officiels risque de donner à pen-
ser qu'une presse libérée et des médias indépendants
suffiraient à garantir l'émergence de nouvelles
Lumières conduisant ipso facto à un renouveau
démocratique.
L'idéologie<rula pensée embarquée
Ainsi Noam Chomsky 34 décrit-il le fonction-
nement institutionnel des grands médias améri-
cains, dénonçant leur collusion foncière avec ce
qu'il nomme le «pouvoir». Le «modèle de pro-
pagande» qu'il définit dans une veine structura-
liste oriente son approche de la réalité
institutionnelle des médias et éclaire en effet leur
inféodation aux grands groupes industriels et finan-
ciers. Mais si une telle dénonciation demeure au
plus haut point nécessaire, elle délaisse largement
la mise en relation de la production et de la dif-
fusion idéologique avec l'analyse d'une totalité.
Cette totalité est celle que constitue une forma-
tion économique et sociale, incluant les conditions
complexes de sa reproduction, analyse dont l'éla-
boration dépasse largement les prérogatives de
ce qu'il nomme le journaliste « honnête ». C'est la
conflictualité sociale d'ensemble, dans toutes ses
dimensions, que l'analyse politique chomskyenne
risque de restreindre à l'affrontement du pouvoir
surplombant, du journalisme servile et de l'intel-
ligence critique35.
De façon finalement proche, Pierre Bourdieu a
développé pour sa part une analyse de la télévision
et de la presse qui délimite un « champ journalis-
tique » relativement autonome, traversé par ses
propres rapports de concurrence et ses contraintes
internes. Même s'il insiste sur la dépendance de ce
champ à l'égard des forces externes qui le condi-
tionnent, voire le pénètrent, il fait de l'audimat
34
La force des idées et de la pesanteur
l'instance centrale de régulation commerciale de
ses propres productions, qui les soumet au méca-
nisme implacable d'une domination invisible,
emprisonnant les journalistes dans un fonction-
nement dont ils ne perçoivent pas la logique tout
en la perpétuant. La puissance de l'univers jour-
nalistique est telle qu'elle peut imposer ses choix,
ainsi que la logique marchande qui les domine, à
des champs qu'il estime être restés jusque-là auto-
nomes, notamment celui de la recherche et de la
culture36. Puissance de consécration intellectuelle
et opérateurs de dépolitisation de masse, les médias
dominants construisent et renforcent sans cesse,
selon Bourdieu, les mécanismes impersonnels de
leur fonctionnement. Une telle analyse ne prend
cependant pas en compte toute la complexité
sociale et politique de leur intervention, par-delà
les phénomènes de mimétisme et de concurrence
interne.
En effet, hors de toute logique de champ, les pres-
criptions idéologiques précises du discours néoli-
béral sont relayées par des professionnels fortement
rémunérés et hautement impliqués, dont la conni-
vence parfois directe et personnelle avec les res-
ponsables politiques témoigne de leur commune
appartenance à la fraction dirigeante des classes
dominantes. A cette identité sociale des donneurs
d'ordre, qui conditionne la soumission forcée des
sous-traitants immédiats, s'associe un réseau de
relais institutionnels et de moyens de diffusion
35
L'idéologie<rula pensée embarquée
des échos démultipliés des mêmes idées, inlassa-
blement répétées, que seule la notion de fonction
idéologique reliée à une analyse en termes de classes
permet de saisir jusqu'au cœur de leur contenu
même. Elle permet en outre d'ouvrir l'analyse aux
rapports de force sociaux qui traversent la profes-
sion de journaliste du haut au bas de l'échelle et que
la notion de champ tend à occulter, en séparant
les phénomènes de domination symbolique de la
réalité globale de l'exploitation du travail, oubliant
ainsi le fonctionnement d'ensemble du capitalisme
comme mode de production. Le paradoxe a été
maintes fois souligné : alors que Pierre Bourdieu
sera un des acteurs notoires des mouvements
sociaux des années 1990, ses analyses interdisent
de concevoir autrement que comme «miracle
social31 » la rébellion politique de cette période.
Mais, qu'il s'agisse de Pierre Bourdieu, de Noam
Chomsky ou de quelques autres encore, il faut sou-
ligner l'événement véritable en quoi consiste, au
cours des années 1990, la résurgence de chercheurs
et d'intellectuels impliqués politiquement, refu-
sant les compromissions et le conformisme
ambiant, se posant la question de leur fonction
sociale et s'efforçant d'intégrer à leur travail théo-
rique lui-même leur démarche militante. On peut
parler de résurgence dans la mesure où elle rompt
avec l'ambiance politique étouffante des années
1980 et passe outre la critique développée au cours
des années 1970, notamment par Michel Foucault,
36
La force des idées et de la pesanteur
de l'engagement de type sartrien ou althussérien,
au profit de sa définition de « l'intellectuel spéci-
fique », renonçant à tout positionnement global
pour se consacrer à une microrésistance aux pou-
voirs et à la défense des singularités38. Il faut aussi
rappeler le nombre d'intellectuels militants qui
n'ont jamais renoncé à l'engagement mais qu'une
véritable police idéologique soft va condamner,
au cours de la même époque, à la marginalité édi-
toriale et à la réclusion institutionnelle, empêchant
efficacement toute relève visible et en partie, tout
renouveau effectif. Indépendamment de sa redou-
table efficacité, cette offensive est aussi un bel hom-
mage de l'idéologie dominante à la relative
puissance, réelle ou supposée, des idées adverses.
Et de fait, l'examen de cette période permet de
mesurer à quel point la croyance en la supréma-
tie des idées se rencontre essentiellement au sein
même des institutions idéologiques et parmi ses
représentants les plus solidement installés.
En effet, si l'on considère les diverses variantes
de la théorie du pouvoir des idées telles qu'elles
se constituent au cœur de l'idéologie du capita-
lisme contemporain, c'est-à-dire sur le terrain
de la théorie économique, il estfrappantde consta-
ter que la thèse de la régulation idéologique de
la vie sociale et politique fut à la fois celle du key-
nésianisme à son heure de gloire, croyant un temps
avoir éradiqué toute conflictualité sociale et sup-
primé les contractions du capitalisme39, puis celles
37
L'idéologie<rula pensée embarquée
de l'offensive néolibérale, montant à l'assaut des
politiques publiques de l'après-guerre. Les der-
nières lignes de la Théorie générale de John
M. Keynes affirment l'importance de l'influence
des intellectuels sur les responsables politiques :
« Les hommes d'action qui se croient parfaitement
affranchis des influences doctrinales sont d'ordi-
naire les esclaves de quelque économiste passé40. »
Mais le consensus fordiste41 entrant en crise, ses
porte-parole passeront les uns après les autres du
côté libéral, sans cesser de professer la même doc-
trine flatteuse quant à la suprématie des « faiseurs
d'opinion». Les néolibéraux emprunteront à
Keynes cette conviction, affichant ironiquement
les lignes qui viennent d'être citées sur les murs de
l'Institute of Economie Aff,airs fondé en 1955, relais
de la Société du Mont Pèlerin de 1947, deux incu-
bateurs des think tanks qui se multiplieront à par-
tir de la seconde moitié des années 197042. Toute
la démarche de Friedrich von Hayek, leur pro-
moteur le plus influent, visait en effet à susciter en
premier lieu la conversion des intellectuels afin de
créer un «climat» propice au démantèlement de
l'État social. Mais la thèse a ses limites : la mon-
tée des idées néolibérales n'aurait pu avoir lieu sans
la construction d'une base sociale propre, sans cesse
à consolider, faite à la fois d'adhésion franche des
classes dirigeantes, du ralliement instable d'une frac-
tion des classes intermédiaires sur fond d'absten-
tionnisme de masse et de décomposition politique
38
La force des idées et de la pesanteur
de la classe ouvrière traditionnelle, tandis que
croissait la catégorie, peu structurée politique-
ment et syndicalement, des employés. La recon-
quête libérale du monde et des esprits a en outre
bénéficié du ralliement à l'économie de marché
des partis sociaux-démocrates de par le monde et
de l'intense pédagogie menée par leurs respon-
sables. Par-dessus tout, c'est bien dans une conjonc-
ture de crise économique, sociale et politique que
les contre-réformes libérales ont pu s'imposer,
même si l'activisme intellectuel des militants du
néolibéralisme les plus prestigieux et les plus intro-
duits au sein des institutions dirigeantes inter-
nationales ne fut évidemment pas sans impact.
Dans ces conditions, il va de soi que toutes les
analyses qui dénoncent les idées dominantes et
leurs conditions de production et de diffusion sont
plus que jamais utiles et qu'elles relèvent d'une
bataille d'idées par définition sans fin: «Il faut
rendre l'oppression réelle encore plus pesante en
y ajoutant la conscience de l'oppression, rendre
la honte encore plus infamante en la publiant.43 »
Mais l'affirmation de l'émergence d'une « société
de contrôle » analysée par Michel Foucault et
Gilles Deleuze et objectée à l'analyse marxiste des
modes de production, ou la dénonciation - de
moindre envergure conceptuelle - de la « télé-
cratie44» ou du «storytelling ,s », ne suffisent nul-
lement à rendre compte de la persistance d'une
histoire contradictoire, celle d'un même mode
39
L'idéologie<rula pensée embarquée
de production sous ses transformations, ni de la
façon dont certaines idées et représentations se
voient justement, dans ce cadre objectif, attribuer
une fonction et parviennent - ou bien échouent
- à la remplir. Au moment de la rédaction de
YIdéologie allemande, c'est bien cette question qui pré-
occupe Marx et Engels, alors soucieux de rendre
compte de la réalité sociale et politique contempo-
raine. La critique minutieuse et virulente à Pencontre
des Jeunes Hégéliens coïncide avec l'élaboration
d'une voie de recherche neuve, en rupture avec
la philosophie traditionnelle et inséparable de l'enga-
gement politique qui fournit à cette critique ses
conditions et ses motivations. La tâche polémique
n'est pas abandonnée, bien au contraire, mais elle
prend place au sein d'un développement concep-
tuel qui voit se constituer parallèlement les caté-
gories d'« idéologie » et de «division du travail»,
dans une perspective dorénavant radicale qui vise
non pas seulement la démocratisation du régime
prussien mais une révolution sociale et politique
dont 1848 verra surgir dans l'Europe entière la
tentative concrète.
C'est pourquoi il n'est pas vain de rappeler que
seule l'élucidation de la base historique et la
connaissance des « présuppositions réelles » peut
éclairer et les idées dominantes et le phénomène
de croyance dans la puissance des idées, en quoi
consiste l'idéologie. Contrairement à une idée
reçue, l'Idéologie allemande ne superpose pas des
40
La force des idées et de la pesanteur
instances séparées pour les rabattre mécanique-
ment sur leur « infrastructure » - terme absent
de l'œuvre marxienne. Elle relie dialectiquement
une superstructure à une base (Grundlage) qui en
recèle la logique d'ensemble, c'est-à-dire les
contradictions essentielles, ainsi que le principe de
leur déploiement et de leur propagation sous des
formes spécifiques à tous les niveaux de la struc-
ture sociale. Cette saisie dialectique d'une confi-
guration articulée est bien autre chose que la
reconnaissance d'une action réciproque : elle prend
en compte une autonomie relative et une discor-
dance éventuelle, en les rapportant à une situation
concrète, appréhendée comme unité d'une diver-
sité, mais aussi comme unité processuelle, en deve-
nir constant, qui inclut la conscience comme
moment à la fois distinct et constitutif. C'est pré-
cisément dans ce texte que Marx rejette l'idée, héri-
tée de Feuerbach, d'une stratification de niveaux qui
résulterait de la propension des hommes à proje-
ter dans un Ciel idéal et dans un Dieu tout-puissant
l'essence humaine aliénée.
Selon Feuerbach, cette projection conduit en
effet à la réalisation de type fantasmatique de cette
essence, qui consiste en réalité dans sa captation
mutilante par la représentation, scindée du réel :
« La personnalité de Dieu est donc le moyen par
lequel l'homme convertit les déterminations et les
représentations de sa propre essence en détermi-
nations et représentations d'un autre être, d'un
41
L'idéologie<rula pensée embarquée
être extérieur à lui46. » Pour surmonter cette scis-
sion, c'est la représentation en tant que telle qu'il
faut abolir, afin de revenir à une immédiateté pre-
mière du rapport de l'homme à lui-même, dont
Feuerbach développe la dimension sensualiste. A
ce mouvement vertical de division qui superpose
des couches devenues autonomes, Marx substi-
tue l'analyse des contradictions qui traversent la
base économique et sociale elle-même - dont il
entame alors seulement l'étude - ainsi que la super-
structure qui lui est associée, ce qui revient à redé-
finir du même mouvement l'essence de l'homme
et les représentations qu'il produit, ainsi que l'en-
semble de son activité sociale : avant d'affirmer que
l'homme est aliéné, il faut remarquer que le tra-
vail est divisé et que l'histoire des rapports sociaux
est le préalable nécessaire à la compréhension de
la place et du rôle des idées. Le terme d'« idéolo-
gie » tel qu'il apparaît alors sous les plumes de Marx
et d'Engels indique avant tout ce déplacement de
l'analyse, de la considération des théories pour ce
qu 'eUes disent vers l'étude de ce qu 'elles sont, à l'inté-
rieur de la totalité sociale où elles se développent.
C'est une telle analyse qui permet de rendre
compte, en même temps que de telle ou telle illu-
sion déterminée, de cette méta-illusion qui consiste
à croire que les idées mènent le monde : la division
du travail, qui conduit à la séparation du travail
manuel et du travail intellectuel, et les divers rap-
ports de propriété qui l'accompagnent sont pré-
42
La force des idées et de la pesanteur
sentés par Marx comme la cause fondamentale
de l'autonomisation des représentations. Cette
autonomisation est à la fois réelle mais toute rela-
tive : la formation d'une catégorie de spécialistes
des idées conduit à la formation d'une conscience
sociale qui «peut vraiment s'imaginer qu'elle est
autre chose que la conscience de la pratique exis-
tante, qu'elle représente réellement quelque chose
sans représenter quelque chose de réel 41 ».
Pourtant, cette catégorie fait précisément partie
de la structure sociale et les représentations qu'elle
forge demeurent, quoi qu'il en soit, liées à cette
même réalité sociale, répondant à un besoin pré-
cis et occupant donc une fonction propre, que tout
conduit ceux qui la remplissent à ne pas perce-
voir comme telle. Mais le fait que certaines idées
puissent, à un moment donné, entrer en contra-
diction avec la réalité sociale suffit à prouver que
cette réalité est elle-même traversée de contra-
dictions, dont la pensée peut anticiper le déve-
loppement. Marx estime à cette époque, de façon
très optimiste et tendanciellement déterministe,
qu'un tel déphasage théorique révèle une contra-
diction réelle majeure, celle qui met aux prises
les rapports sociaux existants et les forces pro-
ductives qui s'y développent, de façon, à terme,
fatalement explosive.
Si on laisse de côté cette tendance au schéma-
tisme de l'analyse produite en 1845, il faut préci-
ser ce qui fait l'originalité de la thèse historique
L'idéologie<rula pensée embarquée
qui la fonde : l'apparition d'activités intellectuelles
spécialisées est liée, pour Marx et Engels, à la for-
mation de classes antagonistes, à l'organisation de
l'exploitation du travail et à l'apparition d'un mode
inégalitaire de répartition des richesses produites.
Toute la complexité du problème est liée au fait
que la production des idées est à la fois séparée de
la production matérielle mais associée à l'ensemble
de son organisation la plus concrète et aux exi-
gences de sa reproduction sociale. Sur ce point,
c'est une analyse précise qui s'impose, entrepre-
nant la différenciation fine d'idéologies multiples :
la dernière partie du Manifeste du parti communiste,
consacrée à la « littérature socialiste et commu-
niste » en propose d'ailleurs une première énu-
mération48. Mais significativement, le terme
d'«idéologie» est absent de ce texte bref destiné
à une large diffusion. Outre cette volonté d'extrême
lisibilité qui constitue une possible explication de
cette absence, on peut penser que l'élaboration de
la notion telle qu'on la rencontre dans l'Idéologie
allemande interdit alors son application à l'ana-
lyse des doctrines politiques contestataires évo-
quées dans le Manifeste, qui sont à la fois
partiellement aptes à saisir le réel et partiellement
illusoires, très éloignées de ce point de vue des
caractéristiques de la philosophie allemande qui
était l'objet premier de la critique marxienne.
Paradoxalement, c'est bien cette complexité que
l'analyse conduite dans l'Idéologie allemande a per-
44
La force des idées et de la pesanteur
mis de déceler, mais le concept même d'« idéolo-
gie » tel qu'il est définit en 1845 s'avère impuis-
sant à la prendre jusqu'au bout en charge.
La notion d'idéologie, via cette mise entre paren-
thèses qui semble surtout une mise en veille,
conduit tendanciellement à l'élaboration de celle
d'« idéologue », puis ultérieurement à celle de
« formes idéologiques » et « corps idéologiques49 »,
dans line analyse de classes désormais précisée, qui
distingue des fractions constitutives et des seg-
ments spécialisés. Mais l'attention aux singulari-
tés n'est justement pas étrangère à la recherche de
l'universalité concrète qui les spécifie comme telles
sans les prédéterminer, même si le risque est alors
de retomber hors de la refonte dialectique de ces
catégories classiques de la philosophie (singula-
rité-universalité mais aussi essence-apparence),
refonte menée continûment et parallèlement à
l'analyse positive. Sur le terrain de l'analyse des
idées, la tentation peut être forte, en effet, de géné-
raliser à défaut de combiner, et donc de séparer, ce
qui relève toujours d'une double causalité : 1/celle
qui découle d'une mission idéologique socialement
définie et politiquement prescrite, éventuellement
étatisée (qu'on nomme ici «fonction idéolo-
gique »), qui détermine par en haut des contenus
préalablement définis; 2/celle qui relève de la réa-
lité complexe de l'élaboration constante et commune
de représentations, par des individus socialement
divers dont la conscience sociale est déterminée
i 45
L'idéologie<rula pensée embarquée
cette fois par en bas (par la vie sociale) ou en
quelque sorte latéralement (par des impératifs de
recherche théorique par exemple), selon une
logique qui peut être distincte de la première voire
entrer en contradiction avec elle (on parlera alors
de « représentations » au sens large).
En ce sens, toutes les représentations ne rem-
plissent pas de fonction idéologique, même si c'est
avant tout sous l'angle de cette fonction que leur
étude importe alors à Marx et Engels, d'où l'extrême
difficulté d'une analyse qui tente d'associer la viru-
lence polémique à la portée descriptive. Concer-
nant les conditions théoriques de cette recherche
et ses exigences, Marx ne cessera de juger valide la
règle énoncée dès 1843 dans le manuscrit de
Kreuznach : « Concevoir ne consiste pas, comme
le croit Hegel, à reconnaître partout les détermi-
nations du concept logique, mais à saisir la logique
qui est propre à l'objet, en ce que cet objet est en
propre50. » C'est pourquoi, à propos de l'idéolo-
gie comme de toute autre question, le refus
conjoint de l'empirisme et de la métaphysique
conduit Marx à repenser son essence propre
comme fondamentalement historique51. Mais cette
saisie, pour être effective, requiert le passage par
plusieurs étapes laborieuses de la recherche, à la
fois parce que la compréhension de l'idéologie est
un secteur indissociable de l'ensemble du projet
théorique qui est celui de Marx, modifié par ses
avancées ou ses hésitations, mais aussi, inversement,
46
La force des idées et de la pesanteur
parce qu'elle vise à rendre compte de l'engagement
théorico-politique qui engendre ce même projet.
En ce sens, la question idéologique et plus large-
ment l'activité théorique tout entière, avant d'être
un chapitre de l'analyse, est le lieu de naissance
de l'initiative critique elle-même, d'où la redou-
table complexité de la question de l'émergence
et du statut d'une telle théorisation inédite, ques-
tion qui concentre de ce fait l'originalité de toute
la démarche marxienne.
On peut donc considérer que c'est d'abord sur
l'identification de ce qu'on a nommé la « fonc-
tion idéologique » que se concentrent Marx et
Engels dans l'Idéologie allemande, en soulignant que
les classes dominantes dominent aussi le terrain
des représentations collectives, leurs idéologues
professionnels suivant à la lettre ou ornementant
inlassablement une partition immuable, celle de la
naturalité et de l'éternité des rapports sociaux. « Les
idées dominantes sont aussi, à toutes les époques,
les idées de la classe dominante », parce que « la
classe qui dispose des moyens de la production
matérielle dispose du même coup des moyens de
la production intellectuelle52. » Marx ajoute aus-
sitôt, en effet, que les pensées dominantes sont
déterminées, qu'elles «ne sont pas autre chose que
l'expression idéale des rapports matériels domi-
nants53». Mais en ce cas, la seule caractérisation
des idées par la fonction idéologique qu'elles occu-
pent reconduit aussitôt à un contenu en principe
47
L'idéologie<rula pensée embarquée
invariable, à l'homogénéité supposée d'une idéo-
logie foncièrement sans histoire. Reste alors dans
l'ombre le second pan de l'analyse, qui s'arrête sur
la complexité d'un enracinement social des idées,
prenant acte de la diversité des représentations
et de la coexistence de multiples «visions du
monde ». Mais c'est de leur propre hétérodoxie
critique que Marx et Engels ne peuvent alors
rendre compte : comment expliquer l'émergence
et la diffusion d'une critique radicale du capitalisme
au sein même de celui-ci ? Si l'analyse proposée
dans l'Idéologie allemande est puissante et le demeure,
elle ne va pas sans soulever de multiples difficul-
tés qui peuvent expliquer le rôle mineur finalement
dévolu par Marx lui-même à ce fort volume
quelques années plus tard, après abandon de tout
projet de publication : « Régler nos comptes avec
notre conscience philosophique d'autrefois54. »
Commençons par sa pertinence : mettre en cor-
rélation tous les rapports de domination est le
moyen de relier la puissance des pensées domi-
nantes aux conditions sociales et matérielles de
leur production et de leur diffusion. Mais c'est
aussi la condition de la convergence de toutes les
luttes d'émancipation par-delà le risque de leur
fixation identitaire ou de leur émiettement social,
anté- ou anti-politique. De ce point de vue, c'est
peu dire que le diagnostic de Marx a été confirmé,
à l'heure où la concentration capitaliste de la presse
et de l'édition, la puissance technologique et la
48
La force des idées et de la pesanteur
capacité de diffusion des grands médias, ainsi que
les diverses modalités d'un contrôle politique
rigoureux, permettent de combiner étroitement
les impératifs de la rentabilité à la logique de la
prescription idéologique la plus directe, faisant
ainsi face aux urgences quotidiennes d'une guerre
idéologique, de haute ou basse intensité selon
les occasions. Face au ressassement inlassable des
«évidences» libérales et aux méthodes de la
«pédagogie» officielle, la pugnacité de ceux qui
mènent pied à pied la bataille contre les grands
médias55 s'avère un faible mais salutaire « contre-
feu », pour reprendre l'expression de Bourdieu.
Les idées dominantes du XXIe siècle commen-
çant sont celles d'une domination qui cherche
moins à idéaliser son règne qu'à diaboliser les
alternatives : Margaret Thatcher a résumé dans
les quatre lettres d'un acronyme son principe sim-
plissime: TINA, «There Is No Alternative».
Quelques journalistes et éditorialistes vedettes,
jouissant de très hautes rémunérations, se font
tout « naturellement » les porte-parole de l'ur-
gence de « moderniser » le droit du travail, de
diminuer l'aide aux chômeurs et de durcir la chasse
aux sans-papiers, imposant sans peine le règne
de leurs opinions sur une profession par ailleurs
largement précarisée. Les « nouveaux chiens de
garde », accompagnés de quelques « intellectuels
de service56 » de renom, s'offrent même le luxe de
se vanter du courage inouï qu'il leur faut pour s'at-
49
L'idéologie<rula pensée embarquée
taquer à ces « tabous » que sont le système de pro-
tection sociale et le « corporatisme » des mouve-
ments sociaux qui le défendent51.
De ce point de vue, le travail de fond des think
tanks néolibéraux a bel et bien porté ses fruits, si
l'on en juge par le nombre d'énoncés qui auraient
semblés déments trente ans plus tôt. Mais leur
prépondérance doit peu à la force intrinsèque des
idées diffusées et tout à la nouvelle situation his-
torique qui a rendu possible une telle victoire, vic-
toire jamais complète cependant, et qui ne saurait
renoncer une seule seconde à la répétition des
mêmes thèses, à toute heure et sous toutes les
formes. C'est en ce point de l'analyse que sur-
gissent plusieurs problèmes, qui confrontent la
notion d'idéologie à l'exigence, à la fois passée
et présente, de rendre compte des retournements
de conjoncture sur le terrain des idées, par-delà
la seule affirmation de la suprématie des idées
dominantes : en l'occurrence, comment a pu se
défaire si vite le consensus keynésien, lui-même
dominant jusqu'au milieu des années 1970?
Comment expliquer, au cours des trois décennies
passées, l'intégration massive des intellectuels, y
compris de ceux qui sont issus des classes dominées,
particulièrement patente lors de ce retournement
de conjoncture avec ses ralliements innombrables ?
Enfin et contradictoirement, comment rendre
compte de la persistance des capacités de résis-
tance au discours ambiant, capacités maintenues
50
La force des idées et de la pesanteur
et renouvelées ? Décidément, la critique des idées
dominantes appelle en complément indispensable
l'analyse des causes sociales de leur expansion,
condition de l'émergence d'une offensive contre-
idéologique, opposée non tant aux idées domi-
nantes qu'à l'organisation économique et sociale,
qui a un besoin si impératif de ces représenta-
tions pour maintenir les rapports de domination
et d'exploitation sur lesquels elle se fonde tout
en les transformant sans cesse.
H. De l'idéologie aux idéologues
52
De l'idéologie aux idéologues
ticulièrement sur le terrain théorique, conférant
aux luttes d'idées une indépendance relative, sans
qu'elles soient pour autant séparables de la conjonc-
ture historique où elles se développent selon leur
temporalité propre. Il s'agit alors de préciser la thèse
d'une fonction idéologique opératoire, d'évaluer
et d'expliquer l'efficace des idées dominantes sur
les dominés, en soulignant la distinction entre
l'idéologie en tant que telle et l'ensemble plus large,
constitué des «représentations» ou des «concep-
tions du monde» qui s'en écartent. Dans un pre-
mier temps, en 1845, l'analyse de Marx consiste à
faire prévaloir une analyse de classe, renvoyant les
idées dominantes à leur fonction apologétique tan-
dis que les dominés se consacrent à la lutte contre
l'oppression subie.
En effet, à mesure que la lutte du prolétariat se
dessine plus nettement, les ouvriers «n'ont plus
besoin de chercher la science dans leur esprit, ils
n'ont qu'à se rendre compte de ce qui se passe
devant leurs yeux et à s'en faire l'organe 60 »,
explique-t-il après avoir signalé que, faute d'un
développement suffisant du prolétariat, sa lutte
prend la fohne des thèses utopistes, une tournure
qui demeure théorique faute de parvenir à être
politique. Une fois constituée la classe ouvrière en
force politique, le brouillard se dissipe : l'utopie se
révèle inutile tandis que l'idéologie dominante
devient inopérante. «Pour la masse des hommes,
c'est-à-dire pour le prolétariat, ces représentations
53
L'idéologie<rula pensée embarquée
théoriques n'existent pas61. » Pourtant Marx recon-
naît lui-même que l'idéologie dominante n'est pas
sans effet et c'est d'ailleurs cet effet qui seul peut
expliquer sa fonction et par là, son existence même.
En Allemagne dit-il, les idéologues sont des phi-
losophes, à l'image d'un Max Stirner auquel il
consacre la majeure partie de l'Idéologie allemande
et il précise : « Si donc les théoriciens qui repré-
sentent les prolétaires veulent que leur activité lit-
téraire puisse servir à quelque chose, tous leurs
efforts doivent tendre à l'élimination de toute la
phraséologie qui affaiblit la conscience de l'acuité
de cet antagonisme [entre prolétaires et proprié-
taires], de toutes les phrases creuses qui masquent
cette opposition62. » En somme, il importe de rédi-
ger l'Idéologie allemande, conçue comme machine
de guerre contre ce pouvoir d'occultation et de
brouillage qui porte atteinte à ce que ses auteurs
nomment, quelques lignes plus bas, la «conscience
communiste». Outre que la théorie de l'idéologie
a pour trait distinctif de pouvoir et devoir rendre
compte d'elle-même, elle n'oppose pas d'abord
l'idéologie à la science mais au communisme,
entendu comme conscience politique montante
d'une classe en voie de constitution, porteuse du
projet d'abolition du capitalisme.
Ce point est fondamental, car c'est lui qui rend
la critique de l'idéologie inséparable de l'ensemble
de la démarche théorique, mais surtout politique,
qui est celle de Marx. Batailler contre les idées
54
De l'idéologie aux idéologues
fausses, c'est leur objecter d'autres idées et repré-
sentations, bien entendu, mais c'est avant tout foire
apercevoir, derrière le fonctionnement idéolo-
gique, la totalité sociale dans laquelle il s'inscrit.
La fameuse métaphore de la chambre noire n'est
pas utilisée par Marx pour dénoncer une inversion
spécifique aux représentations, mais pour souli-
gner l'inversion du monde qui la cause et qui est
consubstantielle à un mode de production fondé
sur l'appropriation privée des richesses sociale-
ment produites : « Et si dans toute l'idéologie, les
hommes et leurs rapports nous apparaissent pla-
cés la tête en bas comme dans une caméra obscura,
ce phénomène découle de leur processus de vie
historique, absolument comme le renversement
des objets sur la rétine découle de son processus
de vie directement physique63. » S'éclaire alors la
fonction de l'idéologie dominante : tant que le pro-
létariat ne s'est pas constitué en classe consciente,
ses membres vivent sous l'emprise de rapports
d'exploitation et de domination qu'ils subissent
sans les concevoir et sans pouvoir leur objecter,
ni théoriquement ni pratiquement, une autre orga-
nisation sociale de la production. Par contre, la
structuration de la classe ouvrière en entité poli-
tique autonome et combative la dote tout aussitôt
de la capacité à élaborer ses propres représentations
et à renforcer ses défenses, y compris théoriques,
contre les leurres du discours dominant, s'immu-
nisant alors contre ses effets : résignation, fatalisme,
55
L'idéologie<rula pensée embarquée
voire adhésion plus ou moins totale. La question
est d'évaluer le degré d'indépendance de la
conscience des dominés et Marx reviendra par la
suite sur l'optimisme de sa première approche.
Quoi qu'il en soit, ce n'est pas à une culture spé-
cifique que songe Marx, et surtout pas à un
Proletkult doctrinaire, mais à la manière dont les
représentations, constituant par définition le «lan-
gage de la vie réelle64 », s'organisent et se déploient
à partir d'une pratique sociale toujours contra-
dictoire, qui ne devient politique qu'en dévelop-
pant la conscience d'elle-même et en s'organisant
de façon durable. En mode de production capi-
taliste, les dominés n'acquièrent que par l'action
politique collective la conscience de la domination
subie, non comme science venue du dehors mais
comme élaboration de représentations inédites,
élaboration non plus déléguée à des spécialistes
mais immanente aux pratiques de lutte et d'éman-
cipation qu'elles accompagnent. Marx retrouvera
et développera cette idée au moment de la
Commune de Paris, alors que l'invention démo-
cratique du peuple parisien (bien plus imprégné
par le blanquisme, le proudhonisme et le jacobi-
nisme que par le marxisme65) se manifeste comme
invention d'une vie politique et sociale neuve, res-
soudant la pensée à la pratique sans soumission de
l'une à l'autre, enclenchant le cycle de leur dyna-
mique combinée. Si la plus grande conquête de
la Commune fut sa « propre existence66 », c'est
56
De l'idéologie aux idéologues
parce que cette existence est synonyme de remise
à l'endroit d'une réalité inversée, de restitution aux
acteurs sociaux de leur pouvoir productif et créa-
tif, idées et projets compris : c'est «la forme poli-
tique enfin trouvée qui permettait de réaliser
l'émancipation économique du travail81 » et l'au-
togouvernement des producteurs par les produc-
teurs eux-mêmes, échappant alors à leur fonction
de simples moyens de formation de la plus-value.
Plus récemment et pour ne s'en tenir qu'à
quelques exemples, l'histoire des Lip en 1973, ou
celle de la grande crise sociale en Argentine dans
les années 2000, sans parler de la tentative véné-
zuélienne pour inventer un socialisme du XXIe siècle
démontrent la capacité d'un mouvement populaire
à engager et organiser démocratiquement des pra-
tiques de réappropriation autogestionnaire de l'ap-
pareil productif et de la vie sociale tout entière.
Ces expériences, dont l'apparition est corrélative
de moments de mobilisation politique exception-
nelle, sont tendanciellement porteuses d'une trans-
formation globale et radicale, même lorsqu'elles
finissent par disparaître sous la répression ou par
la réabsorption de tentatives demeurées sociale-
ment isolées. Ce sont de tels épisodes historiques
et leur mémoire68, y compris celle des révolutions
du XXe siècle et des luttes de libération, qui consti-
tuent bien plus qu'une contre-culture à objecter
comme son envers à l'idéologie dominante : ils
remettent concrètement et fondamentalement en
57
L'idéologie<rula pensée embarquée
cause une hégémonie tout entière et relèvent d'une
inventivité démocratique, loin de ses formes sclé-
rosées, qui esquisse la vraie voie de sortie hors de
l'idéologie et des rapports de domination qui la
sécrètent. Stathis Kouvélakis souligne ainsi que les
mouvements sociaux, notamment au cours de la
période 1995-2003 en France, furent «des
moments privilégiés de restitution de la profon-
deur historique du temps, de mise en lumière des
liens multiples qui unissent le moment présent
de la lutte avec le passé69 ». C'est bien une réap-
propriation individuelle et collective de soi que
vise la lutte contre l'idéologie dominante, qui ne
peut être qu'une composante d'une activité plus
large, à portée émancipatrice radicale. En somme,
les luttes sociales inscrivent les idées et les repré-
sentations au sein d'un système de coordonnées
variable et déformable, celui du champ de force
que l'événement même de leur surgissement ins-
taure, idées vivantes, ou plus exactement forces
sociales conscientes, entrant en contradiction fron-
tale avec une fonction idéologique qui vise à pré-
server et à durcir une hégémonie installée.
C'est à la lumière de telles expériences émanci-
patrices que l'idéologie se révèle être, avant un type
de discours déterminé, une pièce dans un dispo-
sitif qui lui octroie tout à la fois son rôle et son
contenu, un élément du pouvoir social et un rouage
de son institutionnalisation étatique, qui se com-
bine le cas échéant à la coercition et à Pultra-vio-
58
De l'idéologie aux idéologues
lence revancharde qui accompagne les grandes
peurs bourgeoises. A ce dispositif s'oppose, il faut
y insister, non pas une science mais la tentative
concrète de construction d'une autre formation
économique et sociale, l'invention d'une autre
vie qui inclut sa dimension savante et sa compo-
sante théorique. C'est précisément selon cet angle
que s'éclaire la signification fondamentale de la
notion d'idéologie, sa fonction critique et politique
indissociable de la saisie globale d'un moment his-
torique à la lumière de ses possibles. Et c'est cette
même signification qui tend à passer au second
plan, voire à disparaître, dès lors que la notion
d'idéologie, enfermée dans son usage strictement
polémique, voit se réduire sa portée puis se géné-
raliser sa fonction dénonciatrice. Utilisée hors de
toute référence à son passé conceptuel, la notion
se transforme en invective commode, utilisée par
tous et à tout bout de champ précisément parce
qu'elle se substitue à l'analyse.
Mais certaines de ses redéfinitions dans le champ
même du marxisme contribuent aussi à infléchir
la définition de l'idéologie en direction d'une auto-
nomisation de la sphère superstructurelle, celle des
discours et des représentations. Il en va ainsi de
l'analyse développée par Louis Althusser, qui pré-
sente les « découvertes » de Marx comme relevant
d'une science, en rupture avec une tradition de
pensée qui est avant tout, selon lui, la tradition
hégélienne. C'est de cette «couche idéologique»
59
L'idéologie<rula pensée embarquée
qu'il s'est dégagé, note Althusser dans Pour Marx,
par le moyen d'une « coupure épistémologique »
qui donna naissance à un nouveau continent théo-
rique. A l'opposé de l'idéologie, l'appropriation
véritable de l'objet est ici pensée comme démarche
de connaissance, appropriation cognitive donc, qui
contraint Althusser dans un premier temps à défi-
nir la philosophie marxiste comme «pratique théo-
rique » à part entière mais dans son ordre propre.
Même si ces thèses seront modifiées par l'auto-
critique de 1972, il n'en demeure pas moins que
l'idéologie est avant tout opposée à une science10
désintriquée de la réalité sociale et dissociée d'une
perspective politique transformatrice qui demeure
étrangère à son propos.
La notion d'Appareil Idéologique d'État (AIE),
élaborée en 1969 dans la foulée des événements de
Mai, semble pourtant repolitiser l'approche althus-
sérienne. Elle connaîtra une fortune considérable,
et sa pertinence relative demeure incontestable. Si
l'étude des AIE - l'école, la famille, la religion, l'in-
formation, la culture, mais aussi les appareils poli-
tiques et syndicaux - confère à la démarche
d'Althusser une dimension plus concrète, elle
conduit aussi à décentrer les enjeux politiques en
les disséminant et en les relocalisant tout aussitôt
du côté de superstructures, dotées d'une fonction
centrale et exclusive de «reproduction des condi-
tions de production11 ». L'idéologie s'y voit attri-
buer un rôle déterminant, celui de « faire marcher
60
De l'idéologie aux idéologues
les choses et les gens tout seuls12 », ce qui risque
de rendre incompréhensibles les luttes sociales,
sauf à supposer qu'une autre idéologie, structu-
rellement homologue mais conceptuellement dif-
férente, l'idéologie prolétarienne liée à « l'action
persévérante d'éducation de la science marxiste-
léniniste » puisse structurer d'autres acteurs his-
toriques, qui risquent fort de marcher du même
pas cadencé... Mais qui éduque les éducateurs?
A se généraliser en inconscient superstructurel
éternel73, l'idéologie devient synonyme de vision
du monde, « système de représentation14 » dotée
d'une puissance aussi mystérieuse qu'inébranlable.
Reconduisant au mieux la thèse d'une éducation
politique comme préalable à toute transformation
du monde, Althusser retrouve devant lui les objec-
tions formulées par Marx dans les Thèses sur
Feuerbach : « L'éducateur a lui-même besoin d'être
éduqué. C'est pourquoi il lui faut diviser la société
en deux parties, dont l'une est élevée au-dessus
d'elleIs. » Çt Marx avait ajouté : «La coïncidence
de la modification des circonstances et de l'acti-
vité humaine ou autotransformation ne peut être
saisie et comprise rationnellement qu'en tant que
pratique révolutionnaire ». Faute d'une telle pra-
tique, et tout spécialement aux époques historiques
où la combativité sociale décroît, ressurgit l'idée
que la bêtise et l'ignorance des masses seraient les
causes principales de leur « servitude volontaire ».
La surévaluation du rôle des activités intellectuelles
61
L'idéologie<rula pensée embarquée
et de leur indépendance reconduit à la définition
infracritique de l'idéologie comme simple gavage
mental, qui serait parvenu à anesthésier une popu-
lation à l'exception de ceux que leur science, cen-
sément, protège. Mais c'est surtout la division du
travail, non conçue dans ses effets, que semble
refléter platement un tel énoncé, prenant comme
fait acquis la séparation des idées et de la vie réelle
dont les intellectuels professionnels sont eux-
mêmes, nécessairement, l'incarnation. Reprenons
l'analyse marxienne à ce point.
Dans l'Idéologie allemande, Marx ne décrit jamais
l'idéologie comme cette chape de plomb, ce cou-
vercle cloué sur une base qui la rendrait à la fois
incompréhensible et immuable. D reconstitue la
généalogie d'une spécialisation des activités intel-
lectuelles, qui détermine en même temps la posi-
tion sociale de leurs professionnels patentés et
les représentations qu'ils héritent d'une telle posi-
tion, et qu'ils produisent à leur tour. Pris dans une
hiérarchie sociale qui correspond à la domina-
tion de classe, les «producteurs d'idées» sont avant
tout chargés de mettre en forme les idées domi-
nantes. « Idéologues actifs », ils se consacrent à
ce seul travail, tandis que les membres actifs de la
classe dominante se consacrent principalement à
leur activité et peuvent être dits « passifs » du point
de vue de l'activité idéologique. Cette distinction
explique, selon Marx, les tensions qui peuvent exis-
ter à certains moments entre ces diverses fractions
62
De l'idéologie aux idéologues
de classe, ces conflits disparaissant aussitôt que «la
classe tout entière est menacée16 ». Pourtant, la
mission des intellectuels varie au cours du temps
et cette variation explique que les clivages internes
puissent à certains moments devenir des luttes véri-
tables : au moment de l'ascension d'une nouvelle
classe dominante, il est essentiel que celle-ci par-
vienne à convaincre l'ensemble de la société ou
la majeure partie des autres classes sociales de sa
capacité à incarner l'intérêt général contre l'inté-
rêt particulier, celui de la classe dominante en perte
de vitesse : « Cette classe est obligée de donner à
ses pensées la forme de l'universalité, de les repré-
senter comme étant les seules raisonnables, les
seules universellement valables11. » A la suite de
quoi cette universalité se déchire de nouveau sur
le tranchant des luttes de classes qu'elle a contri-
bué à reconfigurer.
Pourtant cette universalité n'est pas complète-
ment un leurre, précise Marx, loin des critiques
contemporaines qui dénoncent dans P« universel
abstrait» une pure et simple oppression, en omet-
tant de lui objecter la recherche d'un universel
concret: d'une part, l'ascension de la bourgeoisie
coïncide véritablement avec l'émancipation d'une
partie du prolétariat, bénéficiaire partiel d'une
ascension sociale qui aurait été impossible sous
le règne de l'aristocratie. D'autre part, elle porte
aussi la promesse d'une libération. Pour Gramsci,
la montée du droit est à la fois l'expression de la
63
L'idéologie<rula pensée embarquée
suprématie des normes que la classe dirigeante est
en mesure d'imposer à toute la société, mais elle
véhicule aussi, «implicitement, l'utopie démocra-
tique du xvm e siècle18 ». Les Lumières invente-
ront le projet et le discours de cet universalisme
et, très logiquement, ce sont elles qui feront émer-
ger la figure de l'éducateur du peuple, prônant la
démocratisation relative du savoir sous l'égide de
ses détenteurs autorisés. Et la domination de classe
ressemble alors à s'y méprendre à la domination
des idées qui ont accompagné son ascension, sus-
citant la croyance dans les pouvoirs émancipateurs
de la philosophie. C'est bien pourquoi toute domi-
nation tend à prendre son discours officiel, qu'il
ait ou non la forme d'un universalisme libérateur,
pour la cause même de son hégémonie.
Pour sa part, Marx n'affirme jamais la présence
d'un lien causal unilatéral et mécanique entre la
base sociale et des représentations théoriques qui,
certes, lui correspondent mais ne sont jamais son
reflet inerte et par là même superflu. Il peut même
arriver que les idées soient en avance relative sur
leur temps : traitant du «développement très dif-
férent» des individus d'une nation donnée, Marx
précise qu'ils peuvent faire valoir un intérêt his-
toriquement déjà dépassé en lui conférant une
« force traditionnelle » qui demeure agissante. Et
il ajoute : « C'est ce qui explique également pour-
quoi, lorsqu'il s'agit de points singuliers, qui per-
mettent une synthèse plus générale, la conscience
64
De l'idéologie aux idéologues
peut sembler parfois en avance sur les rapports
empiriques contemporains, si bien que dans les
luttes d'une période postérieure, on peut s'appuyer
sur des théoriciens antérieurs comme sur une auto-
rité19. » Une telle définition de l'idéologie per-
met de concevoir un développement inégal et une
désynchronisation partielle, qui conduit certains
intellectuels, à certaines époques, à s'appuyer sur
une tendance réelle pour en cristalliser la possi-
bilité en projet.
Sur cette ligne, simplement esquissée par Marx,
Ernst Bloch développera l'analyse de ce qu'il
nomme l'« utopie concrète », détaillant la ques-
tion de la non-contemporanéité des diverses dyna-
miques sociales en les reliant à leurs dimensions
imaginaires, artistiques, philosophiques. Marx
s'était arrêté sur les raisons pour lesquelles cer-
taines œuvres d'art du passé peuvent receler une
charge critique qui demeure vivante une fois ce
passé disparu. Le miracle de l'art grec, relu par
le matéria|isme, s'explique par la séduction exer-
cée sur le présent par une plénitude atteinte, certes
sous un mode archaïque, mais réveillant chez ses
modernes spectateurs des aspirations humaines
inentamées à la réalisation de soi 80 . Mais pour
Ernst Bloch, il s'agit de réinsérer l'émergence
même du marxisme et des aspirations révolu-
tionnaires au sein de l'histoire longue des « épures
d'un monde meilleur». Il s'attaque ainsi à toute
définition positiviste du projet communiste, à
65
L'idéologie<rula pensée embarquée
toute « conception qui, en se voulant trop pra-
tique, accorde aux buts immédiats une importance
réformiste si grande qu'elle en vient à déclarer les
buts lointains indifférents et trompeurs81 ». La
formule semble viser directement Eduard
Bernstein et les principes « révisionnistes » de son
marxisme réformiste, selon lesquels « le but final,
quel qu'il soit, n'est rien, le mouvement est tout».
Plus fondamentalement, si l'on suit Ernst Bloch,
la critique de l'idéologie dominante vise non l'édi-
fication d'une science de l'histoire, qu'elle soit gra-
dualiste ou révolutionnaire, mais la ressaisie à la
fois vécue et conçue d'une totalité, rêve inclus :
« Le rêve éveillé d'une existence parfaite, s'il est
objectivement médiatisé et dès lors capable de
tenir bon, vient à bout aussi bien de sa propen-
sion à se laisser berner que de la carence de
rêve 82 .» Cette voie théorique singulière est l'un
des prolongements les plus féconds de la question
de l'idéologie au XXe siècle, abordée par son envers,
l'activité contre-idéologique conçue comme mise
en forme de la volonté transformatrice retentis-
sant sur sa portée historique, comme « fait social
total », si l'on ose dire.
L'analyse idéologique ouvre donc la voie à l'étude
historique des discordances ou concordances qui
relient l'activité théorique aux luttes de classes
en cours. Pour Marx en 1845, l'apparition de dis-
cordances entre une base et les éléments de sa
superstructure est typique des phases d'immatu-
66
De l'idéologie aux idéologues
rité ou d'entrée en crise d'une formation sociale
donnée. A l'inverse, lorsque la bourgeoisie mon-
tante a réussi à consolider son pouvoir, le rôle de
ses intellectuels actifs s'amoindrit, sans disparaître
pour autant. La défense de l'universel déchoit en
production boutiquière de mauvaise facture : Marx
se plaît à décrire les procédés frauduleux des pen-
seurs allemands, contraints de remplacer la pen-
sée hégélienne et ses dérivés par des productions
sans cesse nouvelles. La métaphore ne vise pas à
rabattre tout « commerce des idées » sur le plan du
commerce des choses mais à signaler qu'en dépit
de tous les préjugés, la formation d'une classe intel-
lectuelle spécifique et créative correspond à des
besoins historiques donnés. Lorsque leur mission
de spécialistes de l'universel tend à disparaître, il
ne reste que les pratiques déloyales de ceux qui
demeurent des membres des classes dominantes,
pratiques visant avant tout à sauver leur statut alors
même que n'est plus reconnue leur mission : « Les
industriels ide la philosophie, qui avaient jusqu'alors
vécu de l'exploitation de l'esprit absolu, se jetèrent
maintenant sur ces nouvelles combinaisons [...].
Mais la chose ne pouvait aller sans concurrence.
Au début, cette concurrence fut pratiquée de façon
assez sérieuse et bourgeoise. Plus tard, lorsque le
marché allemand fut encombré et que, malgré tous
leurs efforts, la marchandise fut impossible à écou-
ler sur le marché mondial, l'affaire fut viciée,
comme il est de règle en Allemagne, par une fausse
67
L'idéologie ou la pensée embarquée
production de pacotille, l'altération de la qualité,
la sophistication de la matière première, le
maquillage des étiquettes83. »
Faut-il insister sur le mordant que conserve ce
texte aujourd'hui, à une époque où des livres-mar-
chandises à gros tirages ne se consacrent plus qu'à
vanter la logique dont ils sont eux-mêmes le pro-
duit, à décrire la nécessité du seul monde dans lequel
ils sont vendables et lisibles ? Pour s'en tenir au seul
marché français, les essais en vogue d'intellectuels
médiatiques, surtout « connus pour leur notoriété »
pour reprendre la formule de Heinrich Heine, doi-
vent leur succès à des opérations de marketing,
indissociables de la promotion politique qu'ils assu-
rent en retour, branchant directement, au risque
de court-circuit, un contenu théorique sur des
conditions de production et de distribution. Se
décalant toujours plus vers la droite du spectre idéo-
logique contemporain, les «fast thinkerf* » ne crai-
gnent plus d'entonner l'air simplet des « rigidités »
françaises et du «courage» des «réformes», des
bienfaits de la colonisation et de la guerre « juste ».
En un sens, la critique la plus dévastatrice qu'on
puisse leur opposer se réduit au simple rappel que
ce qui vaut pour tous vaut pour eux aussi : « Ce qu'ils
sont coïncide donc avec leur production, aussi bien
avec ce qu'ils produisent qu'avec la façon dont ils
le produisent85. » Derrière cette vie parathéorique
sous perfusion médiatique constante, dont François
Cusset a analysé la séquence aux allures de « contre-
De l'idéologie aux idéologues
révolution intellectuelle» initiée dès le milieu des
années 1970e®, se lit en transparence l'absence d'une
thématique positivement mobilisatrice, équivalente
aux idées émancipatrices qui avaient accompagné
la montée en puissance de la bourgeoisie. C'est bien
plutôt la «désémancipation», analysée par André
Tosel81, qui est désormais et ouvertement à l'ordre
du jour, associée à la diabolisation de tout projet
alternatif et à un antimarxisme de combat, orga-
nisant son emprise sur le langage lui-même88. Ainsi,
le vocabulaire de la « démocratie » et de la « citoyen-
neté», rabâché jusqu'à la nausée, est-il censé occu-
per tout l'espace libéré par cette croisade
idéologique qui est parvenue à rendre impronon-
çables, du moins jusqu'à très récemment, les mots
de «classe», d'«exploitation», de «capitalisme»
ou, suprême grossièreté, d'«impérialisme»...
Mais la prédication libérale contemporaine, à la
différence de sa matrice du XIX e , doit être à géo-
métrie variable, tant son schématisme terroriste
ne peut viser que la manipulation des naïfs, sans
fournir pour autant sa stratégie ni ses repères aux
classes dominantes et à leurs dirigeants. Doré-
navant, l'idéologie dominante doit réaliser le tour
de force d'être plurielle sans cesser d'être mono-
lithique, parce qu'elle est contrainte de se décli-
ner selon des registres divers, accordés à ses canaux
de diffusions et à ses utilisateurs ciblés, à ses fonc-
tions distinctes qui vont de la promotion bavarde
à la gestion efficace. Ainsi, combien auraient été
69
L'idéologie<rula pensée embarquée
surpris de lire dès 1975 dans le rapport de la
Commission Trilatérale89 que «le fonctionnement
efficace d'un système démocratique requiert en
général un certain niveau d'apathie et de non-
participation de la part de certains individus et
groupes90 ». Déclaration audacieuse mais fort peu
diffusée, qui s'inscrit dans la longue tradition anti-
démocratique du libéralisme, étudiée notamment
par Domenico Losurdo91. S'inscrivant dans cette
même lignée, Gary Becker, élève de Milton
Friedman et prix Nobel d'économie, ne craint pas
d'écrire en 1993 que «le droit du travail et la pro-
tection de l'environnement sont devenus exces-
sifs dans la plupart des pays développés. Le
libre-échange va réprimer certains de ces excès en
obligeant chacun à rester concurrentiel face aux
importations des pays en voie de développe-
ment92 ». Mais de telles déclarations sont rares ou
peu accessibles et, sur le versant grand public de
l'idéologie dominante, elles cèdent la place à la
célébration officielle des noces idylliques de la
démocratie advenue et du marché libéré.
Décidément, l'idéologie dominante d'aujour-
d'hui est la combinaison d'une extrême puissance,
celle des moyens de sa diffusion, et de la fragilité
interne de son argumentaire propre, exigeant le
recours permanent à la censure et à la manipula-
tion, ainsi que l'emploi de la force à la moindre fis-
sure dans l'édifice. Adossées à un consensus social
précaire et soutenues par un discours fluctuant,
70
De l'idéologie aux idéologues
ayant construit leur victoire sur la défaite des mobi-
lisations sociales qui avaient essayé d'endiguer leur
premier assaut, les directions néolibérales au pou-
voir s'efforcent de consolider leur hégémonie, y
compris sur le plan des mœurs, des pratiques du
quotidien, des usages du langage et des visions
du monde, pour enraciner leurs fausses évidences
dans une conscience commune. Mais elles peinent
à soulever l'enthousiasme et même à susciter cette
adhésion minimale qu'exprime la participation
électorale, passé le moment où les promesses de
rupture sont parvenues à lui rallier momentané-
ment une partie des classes populaires. Dans le
même temps, leur plus grande partie se voit relé-
guée dans Pauto-exclusion politique, dans le
contexte de la crise de la gauche et compte tenu de
l'abandon de la majeure partie du salariat par une
social-démocratie convertie aux logiques mar-
chandes, piégée par ses propres lunettes idéolo-
giques au point de ne plus percevoir que des classes
moyennes et des exclus.
Dans cette situation, plutôt que de s'épuiser dans
une bataille d'arguments sans fin et sur tous les
fronts, la stratégie contre-idéologique requiert plu-
tôt la concentration des critiques en direction des
productions de plus haute tenue théorique, mais
aussi leur convergence vers la saisie concrète de ce
qu'est la fonction idéologique contemporaine,
contradictions comprises. C'est grâce au décryp-
tage d'ensemble d'un champ marqué par sa forte
71
L'idéologie<rula pensée embarquée
homogénéité apparente et la réalité de ses clivages
profonds que peuvent s'effectuer le repérage des
lieux véritables de son élaboration savante et le
suivi critique précis de ses transformations en cours.
L'approche en termes d'idéologie, à la condition
expresse de refuser toute réduction sommaire d'un
discours à une visée politique immédiate, permet
d'associer une saisie d'ensemble du paysage idéo-
logique et de la configuration sociale du moment
aux tâches polémiques prioritaires. Le but n'est
pas de croiser le fer à tous les coins de rue mais
de construire, par et par-delà la confrontation éla-
borée, une autre démarche théorico-politique,
façonnant son argumentation propre, édifiant
parallèlement ses propres structures de diffusion
et de débat. Le travail n'est pas simple, même s'il
n'a jamais cessé de se faire. Il s'agit de disputer pied
à pied à la pensée dominante sa capacité à inter-
préter et à intégrer la crise du capitalisme dans son
propre récit historique et dans le sens d'une libé-
ralisation toujours croissante du monde, parvenant
à convertir en opportunités de son expansion des
circonstances de crise qui devraient s'imposer
comme autant de démentis93. A certains égards, la
situation ressemble à la domination tardive des
thèses astronomiques de Ptolémée, alors qu'elles
ont perdu tout pouvoir euristique mais conservent
leur plausibilité, leur puissance politique et leur
implantation sociale, face aux assauts des thèses
nouvelles, encore minoritaires. A cette différence
72
De l'idéologie aux idéologues
près que rien ne garantit ici, sur un terrain qui n'est
précisément pas celui de l'histoire des sciences,
ce qui serait la victoire d'une révolution copemi-
cienne d'un nouveau genre, réunifiant son sens
épistémologique et son sens politique. Pourtant,
la question du savoir, et tout particulièrement du
savoir économique, n'est pas indifférente à cette
version très singulière du conflit des paradigmes
théoriques.
L'histoire de la conquête idéologique du monde
par les néolibéraux est en effet édifiante, si l'on y
revient sous cet angle, celui de l'idéologie comme
projet économique, social et politique conscient
porté par les professionnels des idées les plus inté-
grés, directement associés à l'élaboration des objec-
tifs politiques - projet inséparable du rapport de
forces social qui en rend possible la mise en œuvre.
Cette histoire n'est pas seulement celle de la vic-
toire du thatchérisme en Angleterre et du reaga-
nisme aux États-Unis : elle débute en France, dans
l'entre-deux-guerres, alors que naissent des orga-
nisations intellectuelles visant à élaborer un pro-
jet de reconquête libéral, en pleine crise du
capitalisme mais à un moment où le niveau élevé
de la mobilisation sociale interdit sa concrétisation
immédiate. A la suite de la Première Guerre mon-
diale, la réhabilitation générale de l'action étatique
empêche de présenter trop crûment le marché
comme seule instance régulatrice. Il faut rappe-
ler que le néolibéralisme n'a jamais été une doc-
73
L'idéologie<rula pensée embarquée
trine anti-étatique mais une théorie de la combi-
naison entre une intervention étatique de type
technocratique et coercitif, et une libéralisation
des rapports sociaux que les dirigeants politiques
ont eux-mêmes programmée et qu'ils veillent à
maintenir et à accroître : son extrême souplesse
doctrinale, qui sait s'ajuster à un contexte politique
sans perdre de vue ses visées fondamentales, est à
l'image de la réflexion stratégique de ses promo-
teurs94. N'ayant aucune vocation à travailler pour
l'éternité ou la grandeur de la science, ils s'effor-
cent de structurer théoriquement et politiquement
un projet de reconquête dont la construction euro-
péenne sera, de l'origine jusqu'à aujourd'hui, le fer
de lance9S. En l'occurrence, on peut affirmer que
le néolibéralisme se présente comme un véritable
cas d'école : seule la définition d'une fonction idéo-
logique spécifique et l'analyse des représentations
qu'elle engendre et propage sur le terrain de l'éco-
nomie politique peut permettre de comprendre
cette histoire, qui voit certains défenseurs du pla-
nisme d'après-guerre se convertir en quelques
années à l'apologie de la déréglementation la plus
échevelée 96 , en passant par des théorisations de
compromis, par exemple celle d'un improbable
« planisme concurrentiel » proposé par Maurice
Allais à la fin des années 1950.
Les étapes de la conquête du monde par les
thèses libérales sont désormais connues : si les pré-
misses de la fin des années 1930 resteront sans
74
De l'idéologie aux idéologues
impact immédiat (le fameux colloque Walter
Lippmann se tient à Paris en 193891), c'est à par-
tir de l'après-guerre que l'orientation des politiques
publiques et les transformations conjointes de la
situation sociale et politique vont permettre l'es-
sor progressif de ce néolibéralisme pratique, extra-
ordinairement offensif. Cependant, l'analyse de
cette période, pour ne pas surestimer les menées
théoriques et les intrigues de palais, doit inclure
l'étude de ce qu'Isaac Joshua a analysé comme
« phase de rattrapage », celle de l'économie mon-
diale à la suite des destructions de capitaux et des
retards de consommation accumulés au cours de
la «guerre de trente ans98». Cette prise en compte
de la situation économique et sociale très parti-
culière du moment permet de corriger la version
naïve et intéressée d'une force intrinsèque des idées
néolibérales comme cause principale de leur expan-
sion, une fois disparues les conditions de l'inter-
mède keynésien. D'abord parce que ces idées ne
sont pas neuves et retrouvent parfois telles quelles
des thématiques nées au XIXe siècle. Ensuite, parce
que leurs conditions de diffusion sont inséparables
des conditions mêmes de leur production, dans
le cercle d'abord étroit des dirigeants politiques et
d'une partie du patronat, des hauts fonctionnaires
d'Etat, d'universitaires, de technocrates et de jour-
nalistes. Après la Libération, le patronat français,
massivement compromis dans la collaboration, va
trouver l'occasion de faire oublier son passé récent
75
L'idéologie<rula pensée embarquée
à la fois grâce à sa participation au consensus social
de l'après-guerre gui voit se mettre en place les
institutions d'un Etat social relativement redis-
tributif, mais aussi et surtout, dès le déclenche-
ment de la guerre froide, dans le cadre de
l'anticommunisme institutionnel et combatif qui
va permettre le rapprochement cordial des ex-
vichyssois, des atlantistes et des néolibéraux99.
Dès 1958 et le plan Pinay-Rueff, les politiques
publiques vont connaître une progressive mais
nette inflexion vers l'économie de marché, tandis
que la construction européenne permet d'accélé-
rer le déclin de la planification à la française en
contournant les données du débat politique natio-
nal. La force montante de ce discours néolibéral,
à géométrie variable mais à visée constante, est
aussi à chercher du côté de l'ingéniosité d'une ana-
lyse qui met toute difficulté rencontrée sur le
compte d'un socialisme rampant, voué à frayer la
« route de la servitude100 », discours produit avant
même que la guerre froide n'ait bouleversé la
donne politique issue de l'immédiat après-guerre,
autorisant l'augmentation progressive de son
audience. Mais il est intéressant de constater que
la prédication néolibérale rencontrera d'abord
les réticences d'une partie du patronat, notamment
en France et en Grande-Bretagne, face à la remise
en cause d'un compromis qui lui a assuré des années
de paix sociale et un niveau de rentabilité élevée
du capital. Il n'en va plus de même dès lors que
76
De l'idéologie aux idéologues
la crise des années 1970 se déclenche, la produc-
tivité du travail ralentissant tandis que la progres-
sion des salaires continue sur sa lancée, mettant
rapidement à mal le taux de profit101. Dans cette
situation, les thèses keynésiennes perdent leur évi-
dence en même temps que leur efficacité écono-
mique et sociale, autorisant un renouveau bien plus
offensif du libéralisme qui semble rencontrer dans
l'actualité du moment la preuve imparable de son
bien-fondé. C'est précisément une revue intitulée
Preuves, fondée en 1951 et paraissant jusqu'en 1974,
amenant à se côtoyer un Maximilien Rubel et un
Raymond Aron, qui participera, entre autres publi-
cations, institutions et clubs, à la migration de la
gauche anticommuniste vers le libéralisme. Quant
à la théorisation économique fine, elle sera prise
en charge par l'université qui offre un vivier d'éco-
nomistes professionnels, très majoritairement for-
més aux thèses libérales, pressés de transformer en
science mathématisée un savoir en quête par ce
moyen de! ses lettres de noblesse institutionnelles.
La théorie de l'équilibre général leur fournit le
cadre théorique idéal, leur permettant d'associer
une recherche intellectuelle de haut niveau à un
tropisme de classe, facilitant l'adhésion aux thèses
néolibérales en vogue.
Dès le milieu des années 1970, la montée en puis-
sance et en grade, institutionnel et médiatique, de la
thématique anti-totalitaire va élaborer son accompa-
gnement philosophique, historique et politique à
77
L'idéologie<rula pensée embarquée
cette contre-offensive de longue haleine, enfin en
mesure de se structurer en une doctrine d'ensemble
cohérente et claire et qui admet des niveaux d'éla-
boration extrêmement divers, de la presse popu-
laire et des magazines à grand tirage jusqu'aux
revues théoriques et aux ouvrages savants. Cet
assaut idéologique au sens étroit, eu égard à sa fonc-
tion immédiatement politique, ouvre enfin les
vannes d'un anticommunisme jusque-là quelque
peu contenu, dans un contexte en rupture franche
avec celui de la Libération, qui est désormais celui
de la remise en cause du consensus social fordiste,
mais aussi celui de la répression et de la stagna-
tion qui s'installe dans les pays du « socialisme réel ».
Une nouvelle tradition historiographique émerge,
qui sera vite institutionnellement toute-puissante,
réhabilitant dans le cadre de l'analyse rénovée de
1789, notamment à l'occasion de son bicentenaire,
une partie de la tradition contre-révolutionnaire102.
Dans une reconfiguration politique et idéologique
globale, des auteurs comme François Furet à l'École
des Hautes Études en Sciences Sociales, Claude
Lefort, Marcel Gauchet, Paul Thibaud à la tête
de la revue Esprit, Jacques Julliard éditorialiste au
Nouvel Observateur, les «nouveaux philosophes»
dont le lancement médiatique a lieu en 1977, et
bien d'autres d'égale ou moindre renommée, vont
imposer leur unique grille de lecture politique : l'al-
ternative démocratie versus totalitarisme, tout en
œuvrant à la redéfinition libérale de la démocra-
78
De l'idéologie aux idéologues
tie associée à la liberté du marché, et en délégiti-
mant toute perspective de transformation sociale
à laquelle le goulag sert désormais d'emblème et
de repoussoir. Parallèlement, une efficace chasse
aux sorcières permettra de marginaliser durable-
ment le marxisme aussi bien à l'université que dans
le monde de l'édition et des médias, tandis que s'ac-
célère le déclin du prestige et du rôle politique
des chercheurs et universitaires. Les thèses libé-
rales peuvent alors retrouver une seconde jeunesse
et se parer des couleurs juvéniles de l'indignation
éthique et de l'hétérodoxie rebelle.
La force de l'idéologie libérale réside ainsi dans
le ralliement, en apparence spontané, qu'elle
obtient de la part de ceux qui s'inscrivent dans
des institutions qui en font rapidement leur doc-
trine officielle, relais d'autant plus convaincus de
leur missipn que celle-ci présente initialement une
portée critique et radicale séduisante tandis qu'elle
leur vaut dans le même temps toutes les consé-
crations. Passé cet étrange moment «héroïque»
de la reconquête d'une légitimité mise à mal au
XXe siècle par la grande crise, deux guerres mon-
diales et les guerres coloniales, l'étiquette libé-
rale revendiquée cesse de faire problème et autorise
le passage en masse d'anciens keynésiens et de
représentants de la gauche institutionnelle du côté
de la doctrine du marché, dont ils deviendront
les plus fervents zélateurs. En France, ce reflux
né à la fin des années 1970 a connu son plus fort
79
L'idéologie<rula pensée embarquée
étiage au cours des deux décennies suivantes. Là
encore, des institutions discrètes, comme la fon-
dation Saint-Simon, ont organisé le rapproche-
ment entre responsables socialistes et libéraux de
plus ancienne extraction, travail de fond qui
conduisit, un 13 septembre 1999, Lionel Jospin,
alors Premier ministre socialiste, àfairecette décla-
ration, désormais célèbre mais qu'il faut citer en
entier pour en mesurer tous les tenants et abou-
tissants: «Il ne faut pas tout attendre de l'Etat.
Je ne crois pas qu'on puisse désormais administrer
l'économie. Ce n'est pas par la loi, par les textes
qu'on régule l'économie [...]. Tout le monde admet
maintenant l'économie de marché, toutes les forces
politiques françaises pratiquement103. » Michelin
venait de supprimer 7500 emplois et cette décla-
ration sera l'une des causes qui vaudra à Lionel
Jospin son éviction au second tour de l'élection
présidentielle de 2002, derrière le dirigeant fron-
tiste. Mais elle aura aussi et surtout pour effet de
fermer la porte à toute alternative politique et
sociale, de marquer le ralliement du Parti socia-
liste français à l'économie de marché, signant la
fin de toute référence à la lutte de classes et visant
à installer toujours davantage la vie politique fran-
çaise dans un bipartisme aux fonctions de dis-
joncteur universel face au mécontentement social.
Une fois installé un tel paysage politique, une
fois répandue la conviction que le marché est l'al-
pha et l'oméga de la politique, qui s'efforce au
80
De l'idéologie aux idéologues
mieux de corriger à la marge ses «excès», l'accu-
sation de trahison des élites intellectuelles et poli-
tiques issues de la gauche n'a plus qu'une portée
relative et essentiellement psychologisante : elle
méconnaît le poids de ce qui est désormais devenu
une culture commune, relayée de toute part, rému-
nérant matériellement et symboliquement ses nou-
veaux adeptes, alors que dans le même temps les
politiques libérales ont commencé à mettre en pra-
tique et par là même rendre «vrais» un certain
nombre de leurs axiomes : défaire l'Etat social et
renvoyer les individus à leur trajectoire isolée, cas-
ser les collectifs de travail et les solidarités de classe,
multiplier les petits propriétaires endettés, dégra-
der les services publics pour en remettre en cause
l'existence, organiser un climat sécuritaire sur fond
de chômage de masse et de racisme institution-
nalisé. Toutes ces transformations contribuent à
faire apparaître comme absurde, voire injuste, le
principe solidaire de répartition qui prévaut jus-
qu'à présent dans le domaine des retraites, de la
santé, du chômage, tandis que reste très bas le taux
de syndicalisation et très fragile ce qu'il faut bien
nommer la conscience de classe des dominés.
Pourtant, si l'on suit l'analyse de Stathis
Kouvélakis104, le détricotage des acquis sociaux
nécessite le préalable d'un coup de force politique
dans une situation de crise, le pari risqué qu'une
fois gagnée la confrontation avec le mouvement
social, la droite néolibérale au pouvoir sera en
81
L'idéologie<rula pensée embarquée
mesure de consolider sa domination, de réaliser
ses prédictions et de formater les consciences, non
seulement par sa propagande inlassable mais par
le moyen même des conditions de travail et de
vie qu'il est en mesure d'imposer aux individus.
Sans doute, la précarisation générale suscite-t-elle
en retour, faute d'alternative à gauche, un besoin
de sécurité qu'il est aisé de transposer en demande
d'ordre, à grand renfort de campagne de la presse
populaire contre les syndicats, comme ce fut le cas
en Angleterre au moment des grèves contre la poli-
tique de Margaret Thatcher105. En France, lors des
élections présidentielles de 2007, la base électo-
rale du sarkozysme s'est construite sur les ambi-
guïtés habiles du discours de la «valeur travail»,
la montée des thématiques sécuritaires et du retour
à l'autorité, sans pour autant - et jusqu'à présent
- parvenir à rallier l'ensemble des couches popu-
laires au libéralisme. Le discours et la pratique libé-
rales, bien incapables de supprimer les contradictions
qu'ils s'efforcent de gérer, ont clairement opté pour
l'ethnicisation du conflit social, jouant la carte du
« populisme autoritaire106 », faisant monter d'un
cran les enjeux de la question idéologique et de
la bataille d'idées.
Mais contrairement aux conclusions d'une analyse
trop linéaire qui voit dans les choix et les interven-
tions politiques le simple écho d'une nécessité his-
torique, il faut se défier de la thèse simpliste d'une
victoire acquise et d'un consensus advenu, qui don-
82
De l'idéologie aux idéologues
nerait une fois encore à l'idéologie un rôle déter-
minant: en dépit de ses références provocatrices à
Gramsci, la droite française est bien peu marxiste.
Elle feint d'ignorer que les populations soumises aux
thérapies de choc du libéralisme depuis le plus long-
temps, celles de la Grande-Bretagne et des États-
Unis donc, demeurent majoritairement attachées
à la protection sociale. En France, Paul Boufïàrtigue
souligne que «c'est sans doute la subsistance d'une
tradition de lutte des classes qui permet que nombre
des inégalités les plus criantes redeviennent quelque
peu lisibles et dicibles en terme d'inégalités de
classes107 ». C'est bien un champ de bataille qui s'offre
au regard : l'idéologie s'y présente comme une force
sociale, intégrée à la réalité dont elle contribue à
orienter les transformations, confrontée à des résis-
tances et des luttes qui doivent elles aussi se doter de
leurs représentations et de leur discours propres, exi-
geant de toute urgence le renouveau de l'interven-
tion théorique, politique et syndicale. Rejeter la thèse
de la domination des idées ne signifie pas conclure
à leur ineffectivité. Bien au contraire, c'est le degré
de l'affrontement idéologique qui constitue à la fois
un indice et un élément de la reconfiguration, de la
repolarisation structurante du champ politique dont
il est partie prenante. Dans ces conditions, la parti-
cipation au débat d'idées coïncide avec la réouver-
ture d'un tel espace politique comme lieu de
confrontation véritable avec les idées et les pratiques
dominantes.
83
n i . Batailles d'idées et luttes de classes
84
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
Pour ne pas présenter le même travers, la critique
de l'idéologie dominante doit dévoiler les
conditions sociales exactes de sa puissance et tenir
compte de ses limites ainsi que de celles de la
critique elle-même, pour autant qu'elle demeure de
nature strictement théorique. Si les «idéologues
actifs» ont partie liée avec la formation capitaliste
dans sa phase contemporaine et font partie de ses
bénéficiaires immédiats, ils ne sont pas les seuls
producteurs d'idées. Par ailleurs, la pente
autoritaire de la démocratie de marché et la
marchandisation généralisée du réel, à commencer
par celle de la force de travail, entrent en
contradiction aussi bien avec la prédication anti-
totalitaire et le discours éthique et juridique,
qu'avec la revendication d'un statut stable et d'un
droit du travail consistant. Si la crise sans retour
du compromis fordiste et de l'Etat keynésien
alimente le désespoir et la fuite en avant, elle pose
aussi et de nouveau la question de l'organisation
de la production et de la répartition des richesses,
elle interroge le mode de production dans sa
globalité, en tant qu'il est aussi un mode de
reproduction et de socialisation, en même temps
qu'un certain type de rapport à la nature et aux
ressources naturelles.
Il est évident que de telles interrogations sont
aujourd'hui montantes. Si l'on considère le seul
terrain de la vie intellectuelle, que d'autres voix
se fassent entendre est assurément lié à l'esprit
85
L'idéologie<rula pensée embarquée
de résistance de ceux qui n'ont pas tourné casaque,
mais le fait est aussi structurellement associé au
statut même de salarié qui est celui de la grande
masse des intellectuels, enseignants, journalistes,
intermittents du spectacle et gens de culture au
sens large, statut qui les range parmi une large
majorité sociale. C'est à partir de ces conditions
nouvelles qu'on peut revenir à la place et la fonc-
tion des professions intellectuelles dans la société
contemporaine. Loin d'être une avant-garde éclai-
rée jouissant d'un statut d'extraterritorialité sociale,
les intellectuels au sens large sont avant tout sou-
mis, comme l'ensemble des autres salariés, aux
contre-réformes en cours, directement confron-
tés à la montée des inégalités qu'ils constatent et
subissent. La forte croissance de ces catégories,
que Paul Bouffartigue définit comme « salariat
intermédiaire», correspond à la place prise par les
savoirs dans la production mais aussi à l'impor-
tance accrue des opérations de reproduction
sociale110. L'entrée en crise de ces secteurs pose
également le problème de la redéfinition de leur
mission d'encadrement et de relais de la domina-
tion sociale, mission qui ne va plus de soi alors que
se développent les mobilisations contre la préca-
risation et la mise à mal des statuts, mais aussi
contre la transformation des missions de forma-
tion qui accompagne la naissance du grand mar-
ché européen de l'éducation, pilotée par le traité
de Lisbonne et le processus de Bologne.
86
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
C'est cette complexité du rôle des savoirs et de
la question idéologique contemporaine dont ne
parviennent pas à rendre compte les théories qui
privilégient le pouvoir des idées et des représen-
tations sans les relier ni à leurs causes ni à leurs
objets. Il importe de le rappeler : les politiques libé-
rales ne bénéficiant qu'à une étroite fraction de
la population, les producteurs ou diffuseurs de
savoirs et d'idées ont, dans leur grande masse,
moins que jamais vocation à défendre les intérêts
d'une catégorie dont ils ne font pas partie. Quoi
qu'il en soit, aucune causalité simple n'est ici à
l'œuvre, qui relierait une situation sociale à la for-
mation de son corrélat mental et théorique. C'est
bien pourquoi il est urgent de sortir d'une ana-
lyse de l'idéologie qui la réduit à un ensemble
d'énoncés mensongers pour l'ouvrir à l'analyse
bien plus complexe d'une fonction et d'une pra-
tique sociales, aveugles à leurs conditions et par-
fois même à leurs objectifs, mais traversées elles
aussi par les contradictions de la totalité écono-
mique et sociale.
Pour poursuivre le contrepoint qui est l'objet de
ce livre, il faut revenir encore une fois aux étapes
de l'élaboration marxienne du concept d'idéolo-
gie. Chez Marx, le développement de la recherche
en vue de la saisie des conditions capitalistes de
l'intégration des idées et de leurs producteurs passe
par deux réélaborations successives de la notion
d'idéologie proposée en 1845. La première étape
87
L'idéologie ou la pensée embarquée
consiste dans sa refonte politique, dans le cadre de
l'analyse des luttes sociales et politiques, notam-
ment françaises, entre 1848 et 1852. La seconde
sera son insertion au sein d'une critique de l'éco-
nomie politique apte à prendre en considération
toutes les dimensions du réel et à les articuler les
unes aux autres.
Dans un premier temps, la thématique idéolo-
gique est impliquée dans l'étude entreprise par
Marx de la situation politique inaugurée par la
révolution européenne de 1848, dont la défaite
donne plus que jamais naissance, par dérivations
et différenciations, à des représentations de nature
et de fonctions multiples. Il lui faut alors éluci-
der la temporalité complexe d'un développement
inégal, qui explique en même temps la relative
indépendance des idéologues et le caractère déter-
miné de leur intervention, les interactions qu'ils
assurent et incarnent à la fois entre les divers élé-
ments de la contradiction historique. Les Luttes
de classes en France, livre constitué d'une série d'arti-
cles, est à cet égard révélateur : nulle part on ne
trouve mention de la notion d'« idéologie » en tant
que telle, mais il est une fois question des «idéo-
logues 111 » et Marx utilise à trois reprises l'adjec-
tif «idéologique 112 ». On conçoit qu'étudiant sur
le vif la révolution de 1848 en France, Marx ait été
soucieux de foire une large place aux réalités poli-
tiques de la période, au rôle des dirigeants, aux repré-
sentations collectives de toute nature, aux partis et
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
aux fractions, aux imaginaires et aux projets qui lui
permettent de préciser et de complexifier les orien-
tations définies dans YIdéologie allemande. La modi-
fication du vocabulaire initial et le déclin du
substantif «idéologie» reflète cet infléchissement
de l'analyse en direction d'une fonction idéologico-
politique, dont la définition est déjà en germe dans
le texte de 1845 mais dont l'élaboration plus avan-
cée reste bloquée par l'orientation polémique pré-
dominante du volume.
Cette correction de l'analyse explique la quasi-
disparition de la notion générique d'idéologie au
cours de cette période : son extension sémantique
large et sa dimension, sinon philosophique du
moins catégorielle, s'avèrent plus un obstacle qu'un
atout dès lors qu'il s'agit de produire une analyse
de conjoncture acérée. Ainsi, tandis que le Manifeste
du parti communiste tendait à affirmer le strict paral-
lélisme des représentations et de la réalité sociale,
et s'autorisait de cette proximité pour leur dénier
toute capacité à se structurer en idéologie stable
et efficace sur les dominés eux-mêmes, les textes
historiques et politiques de Marx de la période
1848-1852 concluent, à l'inverse, de cette parenté
à leur effectivité sociale dans un contexte de crise
et de défaite du mouvement ouvrier. Marx dis-
tingue alors des niveaux de représentation en leur
conférant un rôle médiateur, politiquement actif,
qui conduit plus ou moins directement de l'ima-
ginaire historique à la décision politique. Les idées,
89
L'idéologie<rula pensée embarquée
individuelles ou collectives, se font les vecteurs de
choix historiques. Les intérêts de classe sont bien
déterminants, mais ils ne le sont que par l'inter-
médiaire des convictions organisées, qui guident
l'action et fournissent aux individus le motif immé-
diat de leur intervention ou de leur passivité. Le
Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte prolonge à
l'identique une telle orientation : on y rencontre une
occurrence de l'expression « idéologues de la bour-
geoisie» mais aucune mention de P«idéologie113».
Pour autant, cette inflexion de l'analyse en direc-
tion d'une saisie de la fonction médiatrice des repré-
sentations n'en émousse pas la portée polémique
à l'égard des représentations dominantes, consi-
dérées à la fois du point de vue de leur origine
sociale et de leur impact politique. Certaines idées
sont des leurres, de simples déguisements sans
valeur théorique mais non sans portée politique
et la dénonciation de leur vacuité se méprend radi-
calement sur leur nature. La question est complexe
et si la polémique demeure, elle change de nature :
c'est ainsi que la république est qualifiée par Marx
de «forme idéologique creuse114» quand elle n'est
que le masque de la domination bourgeoise, alors
même que, contre toute attente, ce sera le «parti
de l'ordre », divisé, qui lui apportera son soutien
et lui donnera vie, en en faisant la forme et le
moyen de son unification politique, la condition
de son pouvoir effectif, et cela non pas en dépit
mais en raison même de ses divergences internes.
90
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
Ainsi, lorsque l'Assemblée constituante se réunit
le 4 mai 1848, elle incarne la «république bour-
geoise », et cela au moment même où les combat-
tants des barricades y voient de leur côté la
« république sociale », « mirage115 » avéré une fois
que la bourgeoisie se retourne contre la classe
ouvrière lors des sanglantes journées de juin. La
république est l'exemple par excellence d'une
représentation concrète, historiquement effective,
qui n'en demeure pas moins une élaboration ima-
ginaire, une symbolique collective, un projet poli-
tique et une construction institutionnelle où se
réfractent et se déploient toutes les contradictions
du moment. Utilisant la métaphore du théâtre,
Marx ne veut nullement en dénoncer le carac-
tère illusoire mais au contraire souligner la façon
dont les acteurs historiques y construisent et y
jouent leur rôle, l'accompagnant du discours et
des poses qui lui confèrent sa puissance et sa réa-
lité. C'est le théâtre qui est ici la réalité dont les
spectateurs demeurent exclus : « Avec la procla-
mation de la république [...] c'étaient toutes les
classes de la société française qui se trouvaient sou-
dain projetées dans l'orbite du pouvoir politique,
contraintes de quitter les loges, le parterre et la
galerie pour jouer en personne sur la scène révo-
lutionnaire116. » Mais la république déchoit pour-
tant au rang d'illusion dès lors qu'elle n'est pas
conçue par ses partisans eux-mêmes comme forme
fonctionnelle, médiation active, et se voit reléguée
91
L'idéologie<rula pensée embarquée
au rang d'imagerie sans force, déguisant la trahi-
son des objectifs qui étaient initialement les siens.
Au cours de la séquence étudiée par Marx, la
classe ouvrièrefrançaisereste sidérée par une repré-
sentation dont elle ne perçoit pas la complexité et
elle a alors en commun avec la paysannerie la fai-
blesse de préférer les symboles aux acquis effec-
tifs. Ainsi, la commission du Luxembourg, où
siègent les socialistes qui appartiennent au gou-
vernement provisoire, ne parviendra même pas à
faire inscrire le droit au travail dans la constitu-
tion. Ce « ministère des vains désirs111 » tombe ipso
facto du côté de l'ineffectivité et de l'impuissance
historiques, et Marx retrouve pour le décrire les
accents de l'Idéologie allemande dénonçant les thèses
jeunes-hégéliennes : « C'est avec leur tête qu'ils
devaient renverser les piliers de la société bour-
geoise. Tandis que le Luxembourg cherchait la
pierre philosophale, on frappait à l'Hôtel de Ville
la monnaie ayant cours118. » Mais l'analyse de Marx
se fait ici bien plus complexe, dans la mesure où
son objet l'est aussi : la république ainsi sacralisée
n'en demeure pas moins une forme politique, dis-
ponible pour les contenus et les intérêts de classe
de ceux qui en ont saisi la disponibilité, jouant
sur les deux niveaux de la représentation idéolo-
gique et de la structure politique instituée.
Instrument aux mains des classes dominantes, la
république née de l'insurrection de Février se méta-
morphose alors en organe du maintien de l'ordre
92
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
et de la répression. On est loin de la dénonciation
d'une abstraction pensée comme idée morte et
scindée du réel : la république est une représen-
tation complexe, forme idéologique et construc-
tion politique, qui interdit d'affirmer la visibilité
immédiate ou croissante des antagonismes sociaux
sur laquelle tablait le Manifeste. Et c'est bien à l'ana-
lyse de la formation d'une telle représentation que
doit s'attacher la critique idéologique, loin d'une
dénonciation sommaire des mots vides et des men-
songes intéressés.
C'est pourquoi, au lieu de réduire la république
à une formule creuse, Marx en fait une forme plas-
tique : la représentation s'intrique au réel, faisant
de la république à la fois une entité objective dotée
d'existence politique, une abstraction réelle à por-
tée symbolique et une force subjective, une reven-
dication mobilisatrice disponible pour des
appropriations diverses, analyse dont l'axe demeure
jusqu'à aujourd'hui pertinent face au républica-
nisme contemporain étudié par Daniel Bensaïd119.
Dans le Dix-huit Brumaire, Marx prolonge cette
analyse politique en la reliant à la question de l'État,
non plus pensé comme simple représentation illu-
soirement coupée de sa base sociale, mais comme
«machinerie d'État» puissante et architecturée,
reconfigurant la notion d'« abstraction » utilisée
dès les textes de jeunesse, pour le décrire comme
construction politique et comme processus réel,
en intégrant à l'analyse de sa structure objective
93
L'idéologie<rula pensée embarquée
celle d'une fonction idéologique dorénavant ins-
titutionnalisée. Et c'est ce qui le conduira à
conclure à la nécessaire destruction de l'appareil
d'État, que la classe ouvrière ne saurait conqué-
rir pour se contenter de le faire fonctionner tel
quel, s'interdisant si tel était le cas de procéder à
la refonte vraiment démocratique de la vie poli-
tique. Le coup d'État du 2 décembre 1851 démon-
trera plus manifestement encore à quel point la
question politique et sa dimension idéologique
constitutive ne sauraient être mécaniquement
déduites de la situation économique et sociale, mais
doivent être analysées dans leur spécificité et dans
leur combinaison conjoncturelle : la bourgeoisie,
menacée par la pression populaire de nouveau
montante et le danger que présente dans ces condi-
tions le régime parlementaire lui-même, optera
pour une solution autoritaire, sacrifiant allègre-
ment la république bourgeoise sur laquelle elle
avait initialement fondé tous ses espoirs. Le ren-
forcement du pôle exécutif au détriment du légis-
latif est une inflexion en direction d'une gestion
de type administratif : la personnalisation du pou-
voir est lue par Marx comme le moyen d'une dépo-
litisation radicale, qui confère à la dimension
idéologique de l'épisode impérial une autre teneur
et une nouvelle fonction. Mais cette construction
politique inédite reste incompréhensible sans
l'étude de l'alliance hégémonique qui lui assure
son fondement social.
94
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
Ce sont principalement les paysans qui fourni-
ront sa base au nouveau régime, à partir du moment
où ils voient en Napoléon IH le symbole de leurs
intérêts tels qu'ils se les représentent, l'incarna-
tion vivante de leur imaginaire social qui associe la
revendication de la propriété parcellaire à l'espoir
d'un pouvoir fort et au respect traditionnel du clergé
et de l'armée, et cela tandis que la grande bourgeoisie
voit dans le coup d'État le moyen de faire valoir
ses propres intérêts. Dans ces conditions, l'homme
fort du moment est contraint de jouer sciemment
un rôle offrant à chacun le reflet de ses rêves, au
risque d'être lui-même piégé par une mission si
complexe. H faut relire ces lignes qui éclairent les
multiples épisodes autoritaires de la vie politique
française, montrant comment la simplicité et l'unité
apparentes d'un pouvoir enfin stabilisé se résument
en réalité en une combinaison éphémère, préparant
toutes les crises d'hégémonie à venir. La métaphore
théâtrale garde ici toute sa puissance mais elle change
de signification : «A un moment où la bourgeoisie
elle-même jouait la comédie la plus achevée, mais
le plus sérieusement du monde, sans enfreindre
aucune des exigences les plus pédantesques de l'éti-
quette dramatiquefrançaise,alors qu'elle était elle-
même à demi dupée, à demi convaincue par la
solennité de ses grands actes officiels, c'était l'aven-
turier qui devait l'emporter, lui qui prenait la comé-
die tout simplement pour une comédie. C'est
seulement [...] quand il prend lui-même son rôle
95
L'idéologie<rula pensée embarquée
impérial au sérieux et s'imagine, parce qu'il arbore
le masque napoléonien, représenter le véritable
Napoléon, qu'il devient lui-même la victime de sa
propre conception du monde, le grave polichinelle
qui ne prend plus l'histoire pour une comédie, mais
sa propre comédie pour l'histoire120. » Les hommes
providentiels oublient vite qu'ils sont les créatures
d'un rapport de forces.
C'est alors sous l'angle de la construction d'un
bloc social, apte à relier les dimensions écono-
miques, culturelles, imaginaires, éthiques et poli-
tiques, qu'il faut aborder la question de la fonction
et de la puissance des représentations idéologiques.
Par la même occasion, ce sont les conditions d'une
subjectivation critique et révolutionnaire qui doi-
vent être pensées comme autant de données de
base de la remobilisation, en vue de l'élaboration
d'une alternative concrète - c'est-à-dire également
théoriquement structurée - à l'idéologie domi-
nante et aux rapports de domination qu'elle étaye.
Après Marx, c'est notamment Antonio Gramsci
qui prolongera cette analyse politique de la
construction d'une hégémonie sociale et du rôle
d'une superstructure dont il s'efforce de penser les
transformations au cours des premières décennies
du XXe siècle. Son originalité provient, entre autres
choses, de ce qu'il a vécu la défaite du mouvement
ouvrier italien et la victoire du fascisme, mesurant
l'immense difficulté et la lenteur d'un retourne-
ment révolutionnaire que Marx et Engels, en 1845,
96
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
jugeaient imminent121. Pour Gramsci, la société
bourgeoise est passée par des étapes successives de
stabilisation depuis 1871, qui conservent à la bour-
geoisie sa puissance hégémonique même après qu'a
disparu sa nature de classe révolutionnaire. La
société civile s'est dotée d'une structure complexe
et résistante, comparable aux tranchées et aux for-
tifications dont la Première Guerre mondiale a fiait
émerger la nature tactique et stratégique, dans le
cadre de ce qui fut baptisé «guerre de positions»
par les états-majors militaires. C'est l'impact du
développement des forces productives sur les rap-
ports de production et la thèse de leur inéluctable
entrée en contradiction qu'il réexamine, s'appuyant
sur l'innovation que constituent à cet égard le for-
disme et P« américanisme ». Par suite, Gramsci est
en mesure de souligner la combinaison inédite
de coercition violente et de consentement obtenu,
qui donne au peuple le sentiment de se gouver-
ner lui-même par le biais de l'État représentatif
moderne. La question idéologique, en s'intégrant
comme pièce décisive, et même comme clé de
voûte à la perspective d'une construction hégé-
monique associant diverses composantes sociales
et plusieurs dimensions structurelles, base et super-
structures comprises, s'éloigne de toute concep-
tion mécaniste autant que de l'assimilation de
l'idéologie aux simples illusions.
Dans cette situation nouvelle et dans le contexte
des débats du Komintern autour de la stratégie poli-
97
L'idéologie<rula pensée embarquée
tique à adopter au plan international122, Gramsci
se refuse à prononcer un diagnostic de décadence
qui entraînerait la condamnation en bloc d'une
idéologie bourgeoise jugée réactionnaire. Il faut
d'une part, selon lui, revendiquer un héritage à tra-
vers une confrontation rigoureuse et suivie avec
l'adversaire : sur le « front idéologique », « il ne faut
pas s'attaquer aux faibles mais aux plus éminents »
écrit-il123. D'autre part, il est nécessaire d'envisa-
ger la naissance d'une nouvelle catégorie d'intel-
lectuels, indépendants de la bourgeoisie et
organiquement liés aux dominés, affiliés aux classes
subalternes, s'efforçant de conquérir l'hégémonie
culturelle comme condition de la victoire politique.
Pour Gramsci, cette conquête sera longue et il
s'agit de la mener sans sectarisme, en entreprenant
un travail idéologico-politique de longue haleine.
« D ne faut pas concevoir l'"idéologie", la doctrine,
comme quelque chose d'artificiel et de superposé
de façon mécanique (comme un vêtement sur la
peau, et non comme la peau qui est produite de
façon organique par l'organisme biologique ani-
mal tout entier), mais sur un mode historique,
comme une lutte incessante124. » Peau, ou peut-
être même tunique de Nessus : la métaphore fait
gagner son extension et assure sa reviviscence au
concept marxien d'idéologie. Mais, paradoxale-
ment, elle conduit Gramsci à utiliser le terme pour
désigner les idées produites par les classes subal-
ternes elles-mêmes, le problème étant alors qu'une
98
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
telle redéfinition conduit à faire de la connaissance
et des sciences, y compris celles de la nature, des
superstructures socialement déterminées, dont la
«vérité» n'est plus que la résultante du rapport
des forces sociales provisoirement en vigueur au
sein d'une conjoncture déterminée. La mise en
retrait dommageable de la question de l'économie
politique comme savoir et comme science au sta-
tut spécifique en est inséparable, puisque sa por-
tée objective s'efface derrière sa dimension
subjective, la subjectivité étant ici celle du ou des
groupes sociaux qui en construisent le discours en
vue de conquérir une adhésion politique majori-
taire. De même, la disparition de la fonction polé-
mique du terme pose problème puisqu'elle finit
par rendre indiscernables les notions d'« idéolo-
gie» et de «théorie», toute représentation étant
socialement conditionnée.
Indépendamment de cette nouvelle mise en péril
de la définition conceptuelle et discriminante du
terme d'«idéologie» - sa double condition étant
qu'il demeure distinct à la fois de la notion d'« illu-
sion» et de celle de «représentation du monde»
- la force de l'analyse gramscienne réside avant tout
dans le caractère dynamique qu'il confère à la ques-
tion idéologique en tant que question indissocia-
blement sociale et politique, envisageant l'impact
des représentations sans les dissocier de la tota-
lité dans laquelle elles prennent place, sans les dis-
socier non plus de ceux qui, individuellement ou
99
L'idéologie<rula pensée embarquée
collectivement, les produisent et les combinent à
leur pratique. Gramsci reconduit le diagnostic
d'une décomposition interne du groupe des idéo-
logues et reprend le constat marxien du ralliement
d'une partie d'entre eux à la lutte contre la domi-
nation bourgeoise, mais surtout il redonne à la
question de la division du travail son importance
contemporaine : selon lui, parce qu'ils se conçoi-
vent comme liés à une tradition qui est celle des
intellectuels et des théoriciens des époques pré-
cédentes, les penseurs sont, en raison même de
ce motif subjectivement valorisant, aveugles à leur
place et à leur rôle dans le rapport de forces social
et politique présent. L'enjeu est de faire qu'un nou-
veau type d'intellectuels voie le jour et que ceux-
ci parviennent à se penser comme tels, cessant de
rester prisonniers d'une vision idéalisée de leur
fonction. Là encore, ce n'est pas une culture autre
que Gramsci appelle de ses vœux, mais un posi-
tionnement militant, conçu comme l'origine véri-
table d'une fonction intellectuelle relativement
émancipée des consécrations institutionnelles et
réimpliquée dans les tâches transformatrices de
la critique sociale et de l'intervention politique.
Cette conception, outre qu'elle démocratise la
fonction intellectuelle sans la banaliser, a le mérite
d'éclairer les contradictions dans lesquelles se
trouve prise une catégorie sociale intellectuelle que
Gramsci qualifie de «cristallisée125», dont le rôle
idéologique semble aux yeux mêmes de ses pro-
100
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
fessionnels constituer une mission d'ordre supé-
rieur, liée à une vocation individuelle. En guise
d'écho contemporain à cette analyse, on peut envi-
sager que la colère sociale des enseignants, des
journalistes, des intermittents et des gens de cul-
ture au sens large soit aussi la voie vers la redéfi-
nition collective d'une fonction, la réappropriation
de pratiques, l'intervention créative sur un contenu,
bref l'occasion d'une participation multiforme à la
compréhension critique, dans le cadre d'une poli-
tisation revendiquée et réexplorée, sans soumis-
sion à quelque prescription extérieure que ce soit.
Le combat d'idées passe par cette réflexion, néces-
sairement collective, sur la nature propre d'un tel
affrontement, visant à restituer aux individus
comme tels, mais aussi aux groupes sociaux domi-
nés auxquels ils appartiennent, leur pouvoir cri-
tique à l'encontre des appareils d'État dans lesquels
ils œuvrent. C'est ainsi leur rôle prescrit de relais
hégémonique du bloc social dominant qui devient
visible et modifiable. Proposant le thème de la
« lutte culturelle », Gramsci définit le « philosophe
démocratique » comme celui qui est « convaincu
que sa personnalité ne se limite pas à sa personne
physique mais qu'elle est un rapport social actif
qui modifie le milieu culturel126».
Loin de toute liberté de pensée abstraitement
revendiquée qui peut s'accommoder du pire tra-
vail de sous-traitance des idées dominantes, c'est
une théorie de l'engagement que propose ici
101
L'idéologie<rula pensée embarquée
Gramsci, en accord profond avec son propre iti-
néraire théorique et politique. Une telle définition
du travail intellectuel est-elle si étrangère aux para-
mètres actuels de la question idéologique ? Il est
clair que tous les « intellectuels », au sens restreint
du terme, ne se ressemblent pas : la liste est longue
de ceux qui, étrangers à tout reniement, ont contri-
bué à maintenir et à développer la pensée critique
ces dernières années et qui ont dû faire preuve
de vraie résolution face aux sanctions immédia-
tement encourues, marginalisation institutionnelle,
silence médiatique, censure éditoriale. Et cela alors
que les idéologues de cour s'acharnent à pro-
mouvoir, à travers une coupe de cheveux ou un
style vestimentaire, une image d'individu d'excep-
tion, symbolisant l'excellence que leur production
intellectuelle ne suffit parfois pas à démontrer. Mais
là encore, l'arrogance et la médiocrité combinées,
la servilité envers les idées dominantes, la sou-
mission assumée aux impératifs de la « peopoli-
sation » et du marketing fragilisent une hégémonie
autant qu'elles la servent.
Bien plus fondamentalement, c'est en ce point
qu'on rencontre la question du développement
même des individus en relation avec la pratique
sociale, dont l'activité intellectuelle est à consi-
dérer comme une dimension constitutive. La défi-
nition même de cette activité donne la mesure d'un
degré concret d'émancipation qui ne peut avoir
d'existence que sociale afin de restituer à l'individu
102
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
la part d'autonomie ainsi conquise : «La conscience
d'être une partie d'une force hégémonique déter-
minée (c'est-à-dire la conscience politique) est la
première phase vers une conscience de soi ulté-
rieure et progressive, dans laquelle théorie et pra-
tique finalement s'unifient121 ». Le contraire de
l'idéologie n'est pas un autre système de pensée
situé au sein des mêmes coordonnées sociales, c'est
l'anticipation en acte d'un autre rapport de la théo-
rie à la pratique, la remise en cause au moins ten-
dancielle de la division du travail qui clive, en même
temps que la superstructure, les individus qui s'y
construisent. Sans utopisme aucun, mais en allant
jusqu'au bout de cette conception renouvelée de
l'implication militante dans le monde, Gramsci
insiste sur la compréhension de soi-même par quoi
débute un tel processus, présentant ainsi ce qu'il
qualifie de dimension éthique. Restituer aux indi-
vidus la participation à l'activité intellectuelle, sans
délégation de compétence, par la participation active
à l'élaboration d'une autre vie sociale qui inclut
nécessairement la plus haute conscience d'elle-
même, c'est s'attaquer à l'aliénation qui suscite une
division mortifère des tâches, privant les subalternes
de leur voix et enfermant les intellectuels profes-
sionnels dans la manipulation exclusive et abstraite
d'idées et de concepts coupés des pratiques réelles.
Bien loin de l'apologie d'un retour aux champs ou
à l'usine, c'est plutôt la figure inverse d'une éman-
cipation combinée et socialement élargie que décrit
103
L'idéologie<rula pensée embarquée
Gramsci : ses enjeux sont politiques puisqu'ils sont
précisément en mesure de conférer à ce dernier
terme la plénitude de son sens, associant l'être au
devoir-être : faisant de Machiavel « le politique en
acte » et du « Prince moderne » l'incarnation de la
volonté collective128, il ajoute que «le "devoir-être"
est du concret, c'est même la seule interprétation
réaliste et historiciste de la réalité129».
Cette dimension anthropologique de la question
idéologique n'est pas le raccord artificiel d'une thé-
matique moralisante et psychologisante : elle est
située au cœur de la question elle-même, révé-
lant la spécificité de sa définition marxiste. On ren-
contre dès l'Idéologie allemande des phrases
cinglantes qui décrivent la misère humaine du
« magister berlinois », incarnation de l'intellectuel
« cristallisé » avant la lettre et victime d'une divi-
sion du travail qui diffuse les logiques aliénantes
en tout lieu de la structure sociale : « Chez un
magister ou un écrivain qui n'est pas sorti de Berlin
[...], dont les relations à ce monde sont réduites
au minimum de par sa misérable situation maté-
rielle, il est certes inéluctable que chez un individu
de ce genre, s'il éprouve le besoin de penser, que
cette pensée prenne un tour aussi abstrait que lui-
même et que son existence même ; il est inévitable
que, face à cet individu sans défense, elle se mue
en puissance figée, en puissance dont l'exercice
offre à l'individu la possibilité de s'évader pour
un instant de ce "monde mauvais" qui est le sien,
104
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
la possibilité d'une jouissance momentanée130. »
La division du travail n'est pas un phénomène situé
dans un passé immémorial, elle est un processus
présent, permanent, qui relie la fonction d'intel-
lectuel à la modalité de son insertion spécifique au
sein d'une formation économique et sociale don-
née. Pourtant, l'enfermement dans des conditions
de vie et de pensée mutilantes n'est pas fatal. Il
est directement fonction, pour Marx comme pour
Gramsci, d'une implication pratique et critique
dans l'effort collectif de sa transformation révo-
lutionnaire. Quelques lignes plus haut, Marx avait
écrit : « Si les circonstances où cet individu évo-
lue ne lui permettent qu'un développement uni-
latéral d'une qualité aux dépens des autres [...], cet
individu ne parviendra qu'à un développement uni-
latéral et mutilé. » La critique de l'idéologie doit
décidément être conçue comme partie prenante
d'une pratique émancipatrice, redonnant à la théo-
rie une place centrale, qui est précisément celle
que les rapports de domination ne lui accordent
que sous forme servile.
S'il est exact que la conscience est l'être conscient,
la pensée est elle-même une activité qui ne saurait
échapper à ses conditions sociales, les modalités
mêmes de son exercice présidant à l'élaboration
de son contenu défini. Cela implique que l'idéolo-
gie soit aussi considérée comme la résultante d'un
rapport des individus en tant que tels au monde. Par
voie de conséquence, la sortie hors de l'idéologie ne
105
L'idéologie<rula pensée embarquée
peut être conçue que dans le cadre d'une émanci-
pation générale, qui est l'enjeu central de l'aboli-
tion du capitalisme. Il faut encore citer un passage
l'Idéologie allemande : « Chez un individu dont la
vie embrasse un large éventail d'activités diverses et
de relations pratiques au monde, qui mène donc une
vie multiforme, la pensée prend le même carac-
tère d'universalité que toute autre démarche de
cet individu. Elle ne se fixe donc pas, elle ne se fige
pas en pensée abstraite, et il n'est pas besoin non
plus à cet individu de tant de prodiges de réflexion
pour passer de la pensée à une autre manifestation
de sa vie131. » La désaliénation commence, non avec
le communisme instauré, mais avec l'aspiration à
conquérir une universalité concrète et l'engagement
assumé dans la lutte contre l'aliénation. Et ce n'est
pas par ouvriérisme compassionnel que Marx
répond à Destutt de Tracy, qui fait de la propriété
privée le fondement de l'essence humaine et qui
juge que les prolétaires ont perdu toute individua-
lité, que «c'est encore parmi eux que l'individualité
se développe le plus132». La question de la forma-
tion de l'individu et de l'épanouissement des capa-
cités humaines est inséparable de la question du
dépassement du capitalisme. Lucien Sève a étudié
précisément la façon dont «l'aliénation comprise
sans ambiguïté comme processus socio-historique
n'en est pas moins simultanément la plus profonde
des logiques biographiques, toute forme de société
impliquant aussi ses formes d'individualité133».
106
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
Le problème de la fin de l'aliénation est donc
situé au cœur de la question de l'idéologie si, pour
reprendre la métaphore gramscienne, on refuse de
concevoir cette dernière comme une peau morte
recouvrant la réalité sociale, en attente de sa lente
mue communiste. On retrouve à ce niveau tous les
enjeux d'une notion d'idéologie qui n'a pas voca-
tion à stigmatiser les idées fausses de façon auto-
nome et dissociée de l'ensemble d'une élaboration
théorique et critique par ailleurs. Elle est bien plu-
tôt le lieu où ne cessent de se réfracter et se com-
biner toutes les dimensions de l'analyse. Ainsi,
repolitiser la question idéologique c'est l'enraci-
ner du côté de la redéfinition marxienne de l'es-
sence humaine, du côté de la question du
développement des capacités humaines et de la
mutilation constante que les rapports de produc-
tion capitalistes lui font subir, y compris chez ceux
qui croient le plus y échapper. De ce point de vue,
le petit nombre d'occurrences du vocabulaire de
l'idéologie, mais aussi son relatif maintien dans
le Capital et les écrits connexes, ne doivent pas faire
illusion : c'est bien la même approche que recon-
duit Marx, mais en développant de façon beaucoup
plus aboutie toutes ses dimensions : l'analyse de
l'exploitation du travail et de l'aliénation d'une
part, les exigences de la bataille d'idées et de la lutte
politique d'autre part.
S'agissant de la question de l'émancipation, Marx
parvient alors à en déployer la dimension politique
107
L'idéologie<rula pensée embarquée
en même temps que la portée sociale et les enjeux
individuels, dans le droit fil de la perspective for-
mulée par le Manifeste du parti communiste : « une
association dans laquelle le libre développement
de chacun est la condition du libre développement
de tous134 ». A la critique des abstractions théo-
riques creuses doit s'ajouter l'analyse des « abs-
tractions réelles», puissante notion exprimant le
processus de dépossession qu'assurent à la fois les
rapports d'exploitation et le clivage de la réalité
sociale en instances apparemment disjointes, pro-
cessus qui entretient en retour la division du tra-
vail et la séparation des individus d'avec leur propre
puissance sociale. Ce processus, qui tend à s'auto-
alimenter tout en étant fortement destructeur,
donne naissance à des représentations d'un genre
particulier, censées assurer le maintien de ce même
clivage, de la séparation des hommes avec les
richesses produites et avec leur dimension sociale.
L'analyse de la monnaie et de ses fonctions, celle
du fétichisme de la marchandise prennent alors chez
Marx le relais des abstractions philosophiques chères
aux Jeunes Hégéliens, et de l'étude de l'Etat comme
simple ciel politique illusoire où s'effaceraient les
inégalités sociales et les luttes de classes. C'est dans
ce cadre théorique renouvelé que la thématique de
l'« individu totalement développé13S » refuse de
contingenter dans le hors-travail la perspective de la
réalisation de soi, même si Marx y combine le pro-
jet de la répartition révisée et de la diminution dras-
108
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
tique du temps de travail. Pour poursuivre l'enquête,
il faut entrer au cœur du procès de production.
Dans le capitalisme, la division technique du tra-
vail, parvenue à un point élevé, fait naître le travail
abstrait qui permet à son tour la séparation rela-
tive de la valeur d'échange et de la valeur d'usage
des marchandises. En effet, tandis que le travail
concret est celui qui produit la valeur d'usage des
marchandises, c'est-à-dire «le caractère utile d'une
chose136 », le travail abstrait se présente comme
quantité mesurable de la dépense de force humaine
générale requise par telle ou telle activité de pro-
duction. Les notions de «travail concret» et de
« travail abstrait» offrent donc deux points de vue
sur la même activité, qui permettent de comprendre
un processus d'abstraction réelle, la détermination
d'un temps de travail socialement nécessaire, rému-
néré comme tel et permettant que la force de tra-
vail elle-même devienne marchandise. Le
producteur se voit alors séparé de sa production et
devient un simple rouage des rapports sociaux capi-
talistes, tandis que la marchandise se métamor-
phose en forme ou en représentante de la valeur131.
Dès lors, la monnaie peut devenir médiatrice de
l'échange, équivalent universel mais aussi et sur-
tout fin en soi de l'échange, sous forme de richesse
abstraite accumulée par les détenteurs de capitaux.
Associée à l'analyse de l'exploitation du travail
salarié et à l'élucidation du mécanisme d'extorsion
de la plus-value, cette analyse permet à Marx de
109
L'idéologie<rula pensée embarquée
montrer comment le capitalisme fait passer l'argent
du statut de chose à celui de procès, qui articule
le procès de production au procès de circulation :
le capital apparaît ainsi comme « cette unité en
procès de la circulation et de la production138 ». Le
capitalisme a pour ressort non pas l'accumula-
tion d'un trésor monétaire mais sa constante remise
en circuit, l'organisation de la production comme
condition même de l'accumulation. La production
capitaliste effrénée qui en résulte définit les mar-
chandises non pas comme réponses adéquates aux
besoins sociaux mais comme porteuses de valeur
et occasions de valorisation. Le point de vue du
capitaliste sur le travail est un effet direct de ce pro-
cessus historique, avant d'être une conception du
monde individuellement construite et consciem-
ment défendue. C'est donc en «fanatique de la
valorisation de la valeur» que le capitaliste
« contraint l'humanité à la production pour la pro-
duction 139 ». Ce fanatisme, dont le libéralisme
contemporain offre la version fondamentaliste la
plus pure, est la source de toutes les mystifications
qui se construisent par la suite en discours cohé-
rent et en grand récit prophétique, en dépit de
toutes les dénégations postmodernes.
C'est donc bien dans le cader de la « critique
de l'économie politique », sous-titre du Capital,
que se développe pleinement la thèse de l'Idéologie
allemande sur la correspondance entre des idées
inversées et l'inversion du réel lui-même, entre les
110
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
bévues des idéologues et les mutilations des indi-
vidus pris en tenaille entre l'appel au développe-
ment de capacités multiples et de compétences
toujours plus nombreuses, et l'écrasement réel
de leur individualité. C'est à ce niveau que la mys-
tification libérale du langage trouve ses causes et
produit ses effets, bien au-delà de la simple hypo-
crisie de ses propagandistes : «Il est d'autant plus
facile au bourgeois de prouver, en utilisant la langue
qui lui est propre, l'identité des relations mer-
cantiles et des relations humaines en général, que
cette langue est elle-même un produit de la bour-
geoisie et que, par conséquent, dans le langage
comme dans la réalité, on a fait des rapports du
commerçant la base de tous les autres rapports
humains140. » Compte tenu du caractère perma-
nent de cette offensive lexicale, il est presque inutile
de souligner l'actualité de remarques cinglantes
rédigées il y a pourtant plus d'un siècle et demi :
« Dans la libre concurrence, ce ne sont pas les indi-
vidus, mais c'est le capital qui est posé comme
libre 141 .» D'où, précise Marx, «l'ineptie qui
consiste à considérer la libre concurrence comme
l'ultime développement de la liberté humaine ; et
la négation de la libre concurrence comme la néga-
tion de la liberté individuelle. C'est qu'il ne s'agit
là de libre développement que sur un fondement
lui-même borné - celui de la domination du capi-
tal. Ce genre de liberté individuelle est donc en
même temps l'abolition la plus totale de toute
111
L'idéologie<rula pensée embarquée
liberté individuelle. À la fois liberté et total écra-
sement de l'individualité sous le joug des condi-
tions sociales qui prennent la forme de puissances
factuelles, voire de choses toutes puissantes - de
choses indépendantes des individus et des relations
qu'ils ont entre eux142 ».
Aujourd'hui, loin de l'optimisme technologique
des thèses du capitalisme cognitif, c'est l'analyse
de la place «des savoirs dans la société mar-
chande143» qui permet de relier la modification en
cours de la fonction sociale des connaissances aux
transformations de fond du salariat et aux contra-
dictions redoublées entre les aspirations des indi-
vidus à la libération et à la créativité et la logique
de valorisation et d'accumulation qui les bride. La
grande majorité des producteurs d'idées et de
savoirs ne sont pas des idéologues à la solde des
dominants, mais des salariés soumis à une nouvelle
phase de taylorisation et d'embrigadement disci-
plinaire de type workfare, celle des activités intel-
lectuelles elles-mêmes, rendue possible par
l'utilisation des nouvelles technologies de l'in-
formation et de la communication, phase qui colo-
nise jusqu'aux activités de recherche les plus
pointues, soumises à la contractualisation systé-
matique qui garantit leur instrumentalisation. Loin
que les technologies cognitives144 réalisent sous
nos yeux l'émergence d'un communisme dont la
conquête politique devient dès lors superflue, la
puissance accrue de l'outil informatique dans les
112
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
conditions du capitalisme contemporain conduit à
l'exacerbation d'une telle contradiction et radica-
lise la marchandisation généralisée des savoirs145.
C'est à partir de ce point de vue qu'on peut refor-
muler la question de leurs contenus et de leurs
enjeux, par-delà la généralité vide des appels à la
défense de la culture dans son ensemble contre sa
marchandisation, sans considérer son contenu déter-
miné ni son rôle exact, en oubliant tout simplement
que l'industrie culturelle de masse sait fort bien, elle,
relier concrètement ces diverses dimensions.
Par contre, l'implication croissante de la connais-
sance dans la production, qui tend à en faire «une
force productive immédiate », exige son analyse
rénovée, permettant de mesurer « jusqu'à quel
point les conditions du processus vital de la société
sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l'intel-
lect général et sont réorganisés conformément à
lui146 ». L'actuel « intellect général » capitaliste n'est
que la soumission formelle et réelle d'un savoir
estimé à l'aune de la rentabilité accrue qu'il per-
met d'espérer et qui n'a rien à voir avec une régu-
lation collective et consciente de l'ensemble du
procès de production. A l'inverse, il faut désormais
ajuster l'analyse idéologique aux conditions et aux
effets du management postfordiste sur la vie réelle
et la conscience des dominés. La thèse de la fin des
classes et tout spécialement de la disparition de
la classe ouvrière cède de plus en plus la place à
une remontée de l'analyse en termes de classes
113
L'idéologie<rula pensée embarquée
sociales141, à la fois dans le contexte d'une conflic-
tualité soutenue ou croissante et face à l'explosion
désormais manifeste des inégalités sociales. Ce
relatif regain des études approchant les rapports
sociaux sous l'angle des inégalités et de la conflic-
tualité permet d'aborder dans sa complexité réelle
l'impact des techniques de mobilisation de la force
de travail, propres à un capitalisme qui tente par
ce biais de s'assurer à la fois le consentement des
dominés et l'augmentation de la productivité par
l'intensification du travail.
Si bien des analystes ont souligné la métamor-
phose de la classe ouvrière, de «classe mobilisée»
en groupe « désarmé » et déstructuré148, notam-
ment sous l'effet des transformations postfordistes
de l'organisation du travail mais aussi de ses muta-
tions générationnelles, de son retrait politique149,
la situation est complexe et peut là encore gagner
à être elle aussi abordée sous l'angle de la notion
marxiste d'idéologie. Trois remarques peuvent ali-
menter une telle approche. En premier lieu, la per-
manence d'un rejet du libéralisme demeure propre
au groupe ouvrier et tout spécialement au salariat
d'exécution, de même que les phénomènes de résis-
tance au travail persistent et se renouvellent150.
En second lieu, cette permanence se double de la
montée d'un racisme en réaction au sentiment
croissant d'insécurité sociale, qui n'est nullement
propre au groupe ouvrier mais qui le concerne aussi
et entre en tension avec la tendance précédente. En
114
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
dernier lieu, les transformations sociales en cours,
loin de réaliser les prophéties de «moyennisation»
sociale énoncées dès les années 1970, attestent d'une
forte repolarisation, qui tend à recomposer une
classe salariée populaire incluant les employés, dans
le contexte de la tertiarisation croissante et de l'aug-
mentation des emplois d'« aide à la personne », peu
qualifiés et faiblement rémunérés. A ce tableau
rapide, il fout ajouter la crise du salariat intermé-
diaire, dont les conditions de travail sont très éloi-
gnées de celles du haut encadrement.
Ces trois tendances sont à la fois contradictoires
et combinées, et leurs corrélations multiples déter-
minent des représentations actives qui accompa-
gnent mobilisation ou repli, politisation ou passivité,
combativité ou consentement. La notion d'idéo-
logie ne doit pas viser à produire une description
plus ou moins essentialisante de la corrélation entre
une situation sociale et des représentations, mais
bien plutôt à envisager de façon dynamique les
perspectives d'une recomposition en cours, dimen-
sions sociales et politiques incluses. Au terme de
leur analyse des comportements politiques des
ouvriers, GuyMichelat et Michel Simon écrivent:
« Les organisations symboliques sur lesquelles por-
tent nos recherches ne constituent pas le simple
redoublement subjectif des situations vécues. Elles
déterminent la façon très chargée d'affects dont
on les déchiffre, tout comme les conduites cor-
respondantes. En ce sens elles relèvent non du
115
L'idéologie<rula pensée embarquée
"reflet" mais de la réponse151 ». De façon com-
plémentaire, la thèse de l'efficace sans contrepoids
de l'idéologie managériale omet de prendre en
compte les effets concrets contrastés qu'elle sus-
cite, non comme propos lénifiant mais bien comme
discipline de fer. Une telle conviction en est plu-
tôt la première victime, prise au piège du discours
de la toute-puissance des dispositifs d'intégration
et de gestion dans l'entreprise, inaptes à une sai-
sie fine autant qu'à une maîtrise plus globale des
tendances multiples à l'œuvre chez les salariés, dont
on oublie volontiers qu'ils pensent par eux-mêmes.
Il est alors logique qu'elle reste indifférente et
aveugle aux formes possibles de leur cristallisation
politique.
Arrêtons-nous sur ce qui est plus qu'un exemple,
le processus de remarchandisation de la force de tra-
vail, situé au cœur des tendances lourdes du capita-
lisme contemporain parti à la reconquête des acquis
sociaux concédés lors de la période fbrdiste : les effets
éventuellement mobilisants et proprement politiques
d'un tel énoncé, qui décrit cette involution histo-
rique dans les termes relativement techniques que
sont précisément ceux de «remarchandisation de
la force de travail», n'existent que dans la mesure
où ce même énoncé est en mesure de s'articuler à
une contre-offensive sociale, construisant un rap-
port de forces favorable, incluant l'analyse précise
des politiques à l'œuvre et sa diffusion élargie. Ces
choix politiques peuvent seulement alors être lus au
116
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
travers de leurfinalitévéritable en même temps que
cette lecture et sa réappropriation démocratique
permettent la construction de contre-propositions
théoriquement étayées. C'est dans ce contexte que
la baisse des « charges sociales » peut enfin appa-
raître, non comme aménagementfiscalfavorableà
l'emploi comme le prétend le discours officiel, mais
bien comme fer de lance idéologique de l'offen-
sive menée contre un salaire indirect arraché de
haute lutte et qui correspond à l'intégration à ce
même salaire des dépenses socialisées de forma-
tion, de protection sociale, de financement des
retraites, etc. La bataille contre la dévalorisation
de la force de travail et sa marchandisation inté-
grale est située au cœur d'un débat théorique qui
mobilise les outils d'analyse issus du marxisme,
mais elle est aussi et surtout au cœur des enjeux
politiques et syndicaux de la période présente. Les
dimensions théoriques et politiques sont si indis-
sociables que seule la remontée des luttes peut aller
de pair avec un décryptage idéologique qui ne sau-
rait être de l'ordre de la simple pédagogie. Il est
essentiel qu'il conserve sa portée polémique, revi-
vifiant la question de l'exploitation contre la thé-
matique de l'exclusion, imposant la question de
l'organisation du travail contre celle de l'extinc-
tion du salariat, réexplorant la question des luttes
de classes contre la pente communautariste ou eth-
nicisante. On peut alors, et seulement alors, conce-
voir l'appel à la convergence des luttes sociales
117
L'idéologie<rula pensée embarquée
comme volonté d'ouverture de perspectives poli-
tiques globales, aux antipodes des théorisadons
étroites des « nouveaux mouvements sociaux », qui
ont choisi d'en privilégier la dimension fragmen-
taire, par opposition aux conflits du travail clas-
siques, sommairement dénoncés comme archaïques
et corporatistes1®2.
C'est bien pourquoi la remontée d'une des-
cription en termes de classe sociale est elle-même
l'un des effets et des enjeux de la situation sociale
présente. Elle résulte de la conjonction de ce nou-
vel essor des injustices et du regain d'une rela-
tive combativité. Roland Pfefferkorn parle à cet
égard de «véritables cycles conceptuels 153 » qui
sont des cycles de la lutte de classes elle-même,
jamais exactement synchrones avec les transfor-
mations sociales mais néanmoins inséparables
d'elles et directement liés au degré de conscience
et de structuration politique qui s'y articule. Sous
un autre angle, Monique Pinçon-Chariot et
Michel Pinçon excellent à montrer à quel point
la puissance de l'idéologie dominante réside moins
aujourd'hui dans un discours positif de légitima-
tion que dans son pouvoir d'escamotage et d'auto-
occultation : la victoire idéologique suprême de la
grande bourgeoisie réside sans doute dans sa « dis-
parition » même et dans le caractère innommable
de la classe par excellence qu'elle constitue, au
moment même où elle offre une illustration par-
faite du concept marxiste, étant pourvue au plus
118
ni. Batailles d'idées et luttes de classes
haut degré de consistance sociale et de conscience
de soi134.
De ce point de vue, celui de la réalité sociale et
de ses macrocontradictions, l'analyse du système
scolaire est cruciale, par-delà sa caractérisation
étroite comme «Appareil Idéologique d'État».
Il faut y insister. La massification du second degré
depuis les années 1960 est allée de pair avec l'élé-
vation de la formation nécessaire au fonctionne-
ment de l'appareil productif et l'affirmation de l'égal
droit d'accès aux formations les plus reconnues.
Parallèlement, l'école contribue activement à la
reproduction des inégalités sociales en participant
à l'affaiblissement de la conscience de classe par la
diffusion d'une l'idéologie de l'égalité des chances
qui semble, quoique de plus en plus difficilement,
y rencontrer sa vérification pratique. Ce qui pou-
vait apparaître, il y a quelques années, comme ten-
dance régulière et nécessaire à la démocratisation
se révèle clairement logique contradictoire155, prise
dans les conditions d'une crise capitaliste qui n'est
lisible qu'à un niveau plus global. « Il ne peut y
avoir d'école démocratique sans société qui le
soit1S6. » Mais la prise en compte de cette crise sco-
laire spécifique doit être considérée comme l'une
des voies de la resyndicalisation et de la repoliti-
sation. C'est précisément cette causalité complexe
que les mouvements étudiants et enseignants de
ces dernières années ont su mettre en évidence
et qui a alimenté en retour une mobilisation bien
119
L'idéologie<rula pensée embarquée
loin d'être catégorielle : besoin de qualification
d'un côté, sélection sociale précoce de l'autre ;
besoins accrus d'éducation d'un côté, soumission
de ces besoins à la logique du «marché européen
de la connaissance » de l'autre. Dans ce contexte,
l'utilisation de la thématique idéologique n'est ni
étrangère ni spontanément adéquate à la possible
repolitisation des luttes : autant dire qu'elle appelle
à chaque fois la réélaboration précise de la notion
en outil de l'analyse et de la mobilisation, en évi-
tant que son usage ne se réduise à une volonté des-
criptive et classificatoire, figeant et simplifiant ce
qui est un terrain d'affrontement permanent C'est
précisément ce travail qu'on rencontre dans les
œuvres marxiennes postérieures à 1848.
Dans l'œuvre de Marx en effet, toutes les occur-
rences du vocabulaire de l'idéologie, lors de la
période intermédiaire évoquée précédemment,
attestent d'une opération de refonte en cours qui
coïncide avec la découverte de cette complexité
sociale du travail intellectuel: la notion d'«idéo-
logue » reconduit le rôle polémique de l'analyse ini-
tiale tandis que la notion d'«idéologie», complexe
et inachevée, reste en attente d'une réélaboration
plus complète de l'ensemble d'un projet théorique.
C'est cette tâche que Marx entreprendra en se lan-
çant finalement à l'assaut de l'économie politique.
Il lui faut à la fois définir la portée d'une science
véritable et néanmoins bourgeoise dans ses tenants
et aboutissants. Il lui faut aussi réinsérer l'idéologie
120
Batailles d'idées et luttes de classes
au sein des représentations qui ne sont pas avant
tout des idées mais des formes politiques, on l'a
vu, et que l'étude de la monnaie va venir à son tour
compléter et modifier de façon décisive, dans la
mesure où elle se présente comme représenta-
tion originale, directement intégrée à la base éco-
nomique et sociale. Bien loin d'un abandon de la
thématique née en 1845, c'est au cours de l'ex-
ploration de plus en plus précise de la totalité
sociale capitaliste et des contradictions qui l'ha-
bitent que la critique de l'idéologie finira, en réa-
lité, par faire corps avec la critique de l'économie
politique elle-même, qui s'emploie à élucider cette
totalité concrète et à y intervenir au moyen même
de cette élucidation, associée à l'activité politique
dont Marx et Engels l'accompagnent continûment
IV. La critique de l'économie politique
122
IV. La critique de l'économie politique
juste puisque contractuellement fixée. On peut
alors présenter un code du travail issu de décen-
nies de luttes sociales comme rigidité inutile, car-
can étatique antidémocratique, qui porte atteinte
à la libre négociation de l'employeur et de l'em-
ployé.
C'est en ce point de l'analyse que Marx retrouve
non pas directement la notion d'idéologie telle
qu'elle avait été élaborée en 1845 mais le problème
d'une fonction idéologique qui incombe notam-
ment, et de façon effectivement structurante, au
droit moderne. Il retrouve ainsi la question de la
définition des idéologues et de leur mission, en
abordant leur rôle à la lumière des analyses poli-
tiques de la période post-18. C'est bien au cours
de l'analyse des rapports de production capitalistes
et de la totalité sociale que se complexifie une nou-
velle fois la conception marxienne de la fonction
idéologique : l'illusion est un effet de structure, une
apparence au sens hégélien où celle-ci est la forme
de manifestation de l'essence, et non un jeu stric-
tement superstructurel qui autoriserait à dénon-
cer seulement la mauvaise foi ou la sottise de ses
producteurs. La question du fétichisme constitue
de ce point de vue une ligne propre de la réflexion
de Marx, qui d'abord épouse et redouble celle de
l'idéologie, puis prend en charge une partie seu-
lement de son objet: le concept de fétichisme porte
sur la façon dont un rapport social entre les
hommes prend la forme d'une relation directe entre
123
L'idéologie<rula pensée embarquée
les choses, conférant à la marchandise son carac-
tère « magique » et incompréhensible. L'émergence
d'une telle catégorie permet la distinction entre, d'un
côté, l'analyse des apparences immédiatement sus-
citées par le mode de production capitaliste et l'ana-
lyse d'une fonction idéologique spécialisée de l'autre,
dont les économistes sont à des degrés divers les relais
ou les professionnels.
Le terme de « fétichisme » apparaît en fait dès
les Manuscrits de 1844, dans le cadre d'une pre-
mière critique de Feuerbach qui porte sur la façon
dont il analyse les représentations religieuses en
tant qu'aliénations et projections qui rendent
l'homme étranger à son essence. Ce que Marx
reproche d'emblée à une telle thèse est son inca-
pacité à prendre en compte les effets en retour des
représentations sur le monde réel dont elles éma-
nent. Cet effet en retour se présente comme cir-
culation sociale : l'analyse de la circulation des
marchandises va permettre à Marx d'approfon-
dir ce que l'analyse de la seule circulation des idées
ne permet pas d'apercevoir - la formation d'ap-
parences qui naissent au cœur même du mode de
production et de circulation des marchandises
avant même de se manifester comme représenta-
tions mentales immédiates et a fortiori comme
thèses théoriques élaborées. L'étude de l'argent et
des diverses fonctions monétaires conduit Marx
à montrer que la monnaie n'est pas un simple
moyen terme sans réalité propre : elle permet de
124
IV. La critique de l'économie politique
représenter la quantité de travail abstrait cristal-
lisée dans les marchandises en les rendant commen-
surables entre elles. Mais elle peut aussi sortir du
circuit de l'échange en devenant son but même,
les marchandises se faisant alors « représentants
de l'argent1S9 ». L'argent est donc représentation
d'un nouveau genre, médiation et réserve de valeur,
intermédiaire social et chose, fonction et image,
représentation à la fois adéquate et illusoire, condi-
tion de l'échange mais parfois aussi sa finalité et
la cause de son blocage. Sa théorisation requiert
toutes les ressources d'une dialectique refondue,
jamais dissociée des exigences de l'analyse concrète,
mais relevant de la dimension proprement et conti-
nûment philosophique de toute l'œuvre marxienne.
Par-delà cette analyse monétaire, lorsque Marx
développe dans le Capital son étude de la mar-
chandise et de sa production, le fétichisme est alors
théorisé comme cette représentation subjective,
engendrée au niveau même de la sphère productive
et qui unit le monde capitaliste de la production
et de l'échange aux idées et croyances individuelles
qui en accompagnent le fonctionnement et en assu-
rent la reproduction. Le fétichisme n'est plus une
forme primitive de foi dans les pouvoirs surnatu-
rels de certains objets mais une forme élaborée
et puissante d'illusion sociale, qui déguise mais sur-
tout transpose de fait la richesse socialement pro-
duite en richesse abstraite, captée par l'appropriation
privée. L'idéologie n'est pas avant tout une illusion
125
L'idéologie<rula pensée embarquée
produite par des spécialistes des idées, mais l'orga-
nisation subjective plus ou moins raffinée d'appa-
rences sociales objectives qui naissent à même le
processus productif et marchand : les relations entre
les hommes se présentent spontanément comme
des relations entre les choses, «vision» indisso-
ciable de l'orientation de l'économie capitaliste en
direction de la production de valeurs d'échange.
On comprend que le caractère social de la mar-
chandise se manifeste comme un mystère : n'étant
pas rapporté aux conditions réelles de la produc-
tion mais aux qualités de l'objet singulier en quoi
elle consiste aussi, elle pare d'une aura incompré-
hensible sa nature matérielle. Les prix des mar-
chandises sont autant d'« œillades amoureuses160 »
et on dirait que les tables se mettent à danser161.
Il est presque inutile de souligner la persistance et
l'expansion contemporaine de cette illusion alors
que la marchandisation généralisée du monde et des
activités humaines conduit à la multiplication des
objets de transactions commerciales, jusqu'au vivant
lui-même dont les gènes peuvent désormais être
brevetés, jusqu'au plus intime de l'humain et à l'in-
vasion mercantile du quotidien et de la sexualité.
Cependant, l'actualité d'une telle approche, issue
de l'œuvre dite « économique » de Marx, ne réside
pas avant tout dans la critique du consumérisme,
qu'elle peut alimenter mais qui reste superficielle.
Elle tient surtout à l'analyse associée de la for-
mation des représentations du monde et de leur
126
IV. La critique de l'économie politique
efficace en mode capitaliste, indissociable de la cri-
tique politique de ce mode de production lui-
même, bien au-delà de la dénonciation moralisante
de l'esprit de lucre et de l'addiction des consom-
mateurs. C'est bien parce que l'image a ici une
fonction sociale et politique que « le fétichisme est
inséparable de la production marchande162 ». Et
cette fonction, étrangère à toute intention perni-
cieuse, consiste à rendre invisibles les conditions
réelles de l'échange le plus décisif, celui du capi-
tal et de la force de travail, à déguiser l'exploita-
tion derrière le libre contrat et la transaction
équitable. Contre la thèse feuerbachienne d'une
scission entre l'image et la chose, c'est une forma-
tion fonctionnelle de représentations qu'analyse
Marx, qui concourt directement au fonctionnement
et à la reproduction de la totalité économique et
sociale. Condensé idéel du capitalisme, le féti-
chisme occulte en montrant, travestit en dévoilant,
joue vertigineusement de la visibilité et de la trans-
parence, interdisant la saisie de cette totalité dont
il est un reflet en même temps qu'il enferme les
hommes dans la solitude de leurs rôles de vendeur
et d'acheteur : « Le comportement purement ato-
mistique des hommes dans leur procès de pro-
duction sociale et, par la suite, la figure de chose
matérielle, échappant à leur contrôle, indépen-
dante de leur activité individuelle consciente, que
prennent leurs propres rapports de production, se
manifestent d'abord dans le fait que les produits
127
L'idéologie<rula pensée embarquée
de leur travail prennent universellement la forme
de marchandise. L'énigme du fétiche argent n'est
donc que celle du fétiche marchandise, devenu
visible, crevant les yeux163. » Cette évidence qui
rend aveugle se résume, en dernière instance, au
dogme de l'efficacité du marché doublé de la
condamnation de toute forme de régulation.
Vénération des icônes d'un côté, interdit pesant
sur la représentation d'un autre monde de l'autre,
le fétichisme est à la fois un miroitement d'images
et un iconoclasme, la source même d'une idéolo-
gie qui se réclame du réel tel qu'il est, qui ligote
les esprits et les corps dans les rets de l'« intérêt
individuel ». Il gomme les structures réelles et les
contradictions historiques sous les énoncés d'un
pseudo-réalisme, contraint d'invoquer l'essence
humaine et son soi-disant égoïsme propriétaire.
Reste à identifier ceux qui non seulement se
contentent des apparences mais les entretiennent,
trop heureux de proclamer l'harmonie d'un monde
soumis aux logiques marchandes et d'annoncer
l'avènement tant attendu de la fin de l'histoire.
Un récent mais déjà démodé Fukuyama164 ne fait
d'ailleurs que reprendre une thèse ancienne, dont
Jean-François Lyotard avait produit à la fin des
années 1970 la version postmoderne 16S : «Il y a
eu de l'histoire, mais il n'y en a plus 166 .»
Néanmoins, les idéologues professionnels d'au-
jourd'hui sont moins des philosophes que des éco-
nomistes, qui élaborent en doctrine, en principes
128
IV. La critique de l'économie politique
réputés immuables, les illusions nées dans la
sphère de la circulation et dans la sphère juridique
qui la réglemente. Ils font prévaloir la thèse que
le procès de circulation, mais aussi de production,
est le résultat de l'agrégation d'opérations indi-
viduelles, qui sont des choix conscients et volon-
taires. La doctrine qui affirme que toutes les
actions se ramènent à des choix opérés par des
agents libres, traitant rationnellement l'infor-
mation qui leur est apportée par les prix, est la
thèse centrale des néoclassiques, de l'époque de
Marx jusqu'à leurs descendants contemporains161,
étayant sur une psychologie non discutée une
conception économique qui se réclame de la
science. L'individualisme méthodologique peine
pourtant à décrire des comportements réels à par-
tir de l'hypothèse d'une concurrence parfaite, tel-
lement parfaite qu'elle suppose qu'il existe des
prix pour tous les biens, y compris pour ceux qui
restent encore à produire, dans le cadre de l'hy-
pothèse osée d'un « système complet de marché ».
Ce marché idéal, que seules des fictions et non
des exemples concrets viennent alors illustrer,
permet une modélisation mathématique de très
haut niveau mais qui ne se soucie guère de confir-
mation empirique. En cas de démenti, c'est ici
le réel qui a tort.
On peut en effet s'étonner de la vigueur théorique
persistante et de la domination institutionnelle de
la microéconomie, qui analyse les phénomènes éco-
129
L'idéologie<rula pensée embarquée
nomiques à partir des unités de base que sont selon
elle les consommateurs et les producteurs. Mais ce
serait rester aveugle à sa fonction idéologique, qui
consiste à présenter à la fois comme principe et
comme conclusion la prééminence rationnelle du
marché. Imputant tout dysfonctionnement au
défaut d'un équilibre de concurrence, les inter-
ventions de la politique économique néolibérale
doivent veiller à le protéger ou à le rétablir, confor-
mément à une doctrine qui table étrangement sur
la présence d'un commissaire-priseur central, aussi
planificateur qu'autoritaire. Ainsi, ce qui devrait se
manifester au sein de la théorie libérale comme
crise épistémologique majeure, faisant dépendre
les hypothèses de base de conclusions par avance
posées, se déguise derrière l'habile dédoublement
du champ disciplinaire en macroéconomie et
microéconomie, chacune renvoyant à l'autre l'exa-
men des difficultés qu'elle échoue à résoudre sur
son terrain. En outre, chacune présuppose les
conclusions de l'autre pour, au total, conférer les
dehors d'une construction scientifique en bonne et
due forme à l'affirmation de la validité impérissable
d'un modèle central et d'un seul, «l'équilibre géné-
ral de concurrence parfaite168». Ici, l'inversion du
monde capitaliste se reflète directement dans une
déréglementation profonde des procédures scien-
tifiques elles-mêmes, l'apparence de scientificité
étant finalement le principal but recherché. Sur
le plan philosophique, une nouvelle théodicée
130
IV. La critique de l'économie politique
inavouée s'y associe, qui affirme que l'extension de
la logique marchande coïncide à la fois avec une
nature humaine intangible et avec le progrès his-
torique, redéfini comme allocation optimale des
ressources. La boucle est bouclée : loin d'apparaître
pour ce qu'elle est - une tautologie - la théorie libé-
rale peut alors se présenter comme évidence ancrée
dans l'expérience, dont les appels à une marchan-
disation universelle se trouvent déclinés sur tous
les modes, du plus mathématisé au plus vulgarisé,
du plus raffiné au plus caricatural. C'est pourquoi
une critique rigoureuse de l'économie politique,
qui met au jour tous les tenants et aboutissants de
l'analyse sur le terrain économique mais aussi sur
les terrains philosophique et politique, constitue
l'un des éléments indispensables de la construction
d'une alternative économico-sociale.
Concernant une telle bataille d'idées, le Capital,
tirant en son temps toutes les conséquences de l'ana-
lyse antérieure de l'idéologie, se présentait lui-même
comme une pièce de choix dans l'arsenal des « armes
de la critique » : Marx lui-même le définissait comme :
« le plus redoutable missile qui ait encore jamais été
lancé à la tête des bourgeois169 ». Mais dans ce conflit
par définition sans fin avec les idées dominantes, hier
comme aujourd'hui, il importe de distinguer parmi
ces mêmes idées, d'une part celles qui relèvent d'un
réel effort scientifique d'analyse, et d'autre part celles
qui concourent à produire une description délibé-
rément apologétique, se consacrant au formatage
131
L'idéologie<rula pensée embarquée
des esprits au moyen de la répétition inlassable et
la diffusion de masse de ses thèses. Marx rapatrie
sur le terrain de l'économie politique l'étude cri-
tique de la formation de ces divers discours, dis-
tinguant l'économie qu'il qualifie de «vulgaire»
de l'économie politique qu'il désigne comme «clas-
sique». C'est dans les Théories sur la plus-value,
texte rédigé en 1861-1863 et initialement destiné
à être inséré dans le livre I du Capital, qu'on ren-
contre l'analyse des théories économiques anté-
rieures, depuis le mercantilisme. La marginalisation
de ce texte, réputé technique, empêche de mesu-
rer l'importance de la reprise et la réélaboration
de la question idéologique qu'on y rencontre : « Les
économistes vulgaires - qu'il faut distinguer des
chercheurs en économie dont nous avons fait la cri-
tique - traduisent en fait dans leurs conceptions les
représentations, motifs, etc., qui ne reflètent que
l'apparence superficielle de cette production110. »
Les analyses marxiennes portant sur les conditions
qui assurent la domination de la pensée dominante
conservent toute leur actualité.
Mais l'intérêt de Marx se dirige dorénavant sur-
tout vers une autre question : comment comprendre
la coexistence d'une économie politique sérieuse,
animée par la volonté de compréhension, avec ce
succédané théorique, qui tend à se séparer toujours
davantage de ce pan scientifique ? Cela tient à ce
que la recherche économique approfondie menée
à l'époque de Marx évolue toujours davantage selon
132
IV. La critique de l'économie politique
lui vers une saisie dialectique du mode de pro-
duction capitaliste, se rapprochant en somme, au
moins par moments, des conclusions de Marx lui-
même. Le problème qui intéresse désormais Marx
est de comprendre comment des intellectuels qui
appartiennent au groupe dominant, des économistes
bourgeois donc, peuvent parvenir à une compré-
hension partielle mais bien réelle du capitalisme.
Or la notion d'idéologie, dont l'utilisation sommaire
peut conduire à relier causalement le contenu des
idées à leur fonction, risque de manquer la spécifi-
cité de ce qui est bel et bien un savoir, mais un savoir
qui reste en partie imprégné de présuppositions
indiscutées, et en partie marqué par la volonté de
«sauver» son objet - comme la tradition platoni-
cienne avait en son temps voulu «sauver les phé-
nomènes» afin que les Idées, loin d'ignorer le
devenir réel, soient aptes à en rendre compte confor-
mément aux principes préalablement posés.
La réponse à cette question, celle de la portée
scientifique ou a minima descriptive d'une éco-
nomie politique qui est aussi chargée de mission
idéologique, est double. Elle tient d'une part au
besoin éprouvé par le capitalisme lui-même d'une
connaissance aussi exacte que possible de son fonc-
tionnement, pour en envisager la régulation, même
minimale. Sur ce point, le discours du libéralisme
radical ne coïncide jamais avec sa pratique, inter-
ventionniste et étatisée, de la même façon que le
discours de l'individualisme occulte le « collecti-
133
L'idéologie<rula pensée embarquée
visme pratique111 » de la grande bourgeoisie et sa
vigoureuse conscience de classe. Cette contra-
diction dévoile justement la présence d'enjeux de
classe aux fondements mêmes de la doctrine qui
prétend les exclure.
D'autre part, la cause d'une telle «volonté de
savoir» est à chercher du côté d'une histoire réelle,
d'une montée des contradictions économiques,
mais aussi sociales et politiques, qui confrontent
nécessairement le mode de production et ses théo-
riciens à la complexité d'une totalité, notamment
lorsque celle-ci entre en crise profonde, l'aggra-
vation périodique de ses tensions internes donnant
à voir, au travers des grincements de sa structure
fondamentale, la configuration d'ensemble de
celle-ci. Même si ces contradictions sont ramenées
à des dysfonctionnements momentanés, il n'en
demeure pas moins que la théorisation économique
se confronte sans cesse à une dialectique réelle et
doit inclure consciemment sa dimension politique,
ne serait-ce que sous la forme d'une économie poli-
tique qui inspire des politiques économiques
concrètes. Dans les Théories sur la plus-value, Marx
expose la montée corrélative de cette dialectique
historique - celle des contradictions réelles, inhé-
rentes au mode de production capitaliste - et de
cette dialecticité théorique - au sens où les contra-
dictions perçues par les économistes demeurent
largement impensées mais se manifestent cepen-
dant comme contradictions des théoriciens avec
134
IV. La critique de l'économie politique
eux-mêmes. Il ne s'agit nullement pour Marx de
rédiger un manuel d'histoire de la pensée écono-
mique d'où seraient évacués les enjeux pratiques
et présents de cette histoire.
Cet angle d'analyse, que la construction de sa
propre critique de l'économie politique consolide,
permet à Marx d'aborder la question de l'idéolo-
gie de façon renouvelée, mais aussi la question
de la lutte contre-idéologique et politique de façon
beaucoup plus précise. A cet égard, les Théories sur
la plus-value se présentent comme le prolongement
direct de l'Idéologie allemande, son second volume
en quelque sorte, abordant cette fois plus spécia-
lement ce qu'on pourrait nommer «l'idéologie
anglaise» (et française, plus marginalement). Mais
la version première de la notion d'« idéologie » ne
convient désormais que partiellement, l'économie
politique étant partie prenante de la réalité et direc-
tement impliquée dans les transformations de son
objet, le capitalisme lui-même. C'est une telle
implication dont ne parvenaient pas à se doter les
constructions philosophiques des Jeunes Hégé-
liens. Dans le cas de l'économie politique classique,
les illusions qu'elle élabore et propage sont d'une
tout autre nature et sont véritablement en mesure
de se combiner, selon des degrés et des propor-
tions variables, à la connaissance. S'arrêtant notam-
ment sur les théorisations de Smith et Ricardo,
Marx reconnaît à la fois leurs avancées théoriques
essentielles - et notamment la découverte de la
135
L'idéologie<rula pensée embarquée
« loi de la valeur » par Adam Smith - mais pointe
leur confusion constante entre profit et plus-value,
confusion qui les conduit à occulter l'exploita-
tion du travail : la plus-value telle que la définit
Marx a pour unique origine le surtravail gratuit
des salariés. Sa définition spécifique, comme écart
entre la valeur de la force de travail (le salaire, per-
mettant la reproduction de cette même force) et
le résultat de sa consommation productive (la
valeur que son utilisation capitaliste permet de
créer), fait seule apparaître comme tel ce travail
non rémunéré.
La bévue des économistes classiques, qui les
empêche de comprendre la formation de la plus-
value au sein même du processus de production
et les conduit à affirmer que le profit s'ajoute de
l'extérieur à la valeur propre de la marchandise,
interdit en cascade la compréhension de la nature
de la force de travail, et la distinction entre sa valeur
d'usage et sa valeur d'échange, entre les richesses
qu'elle crée et le salaire qui la rémunère. Et elle
empêche finalement la compréhension du mode de
production capitaliste comme totalité, et comme
totalité dynamique, caractérisée par ses contradic-
tions propres et insurmontables. Mais le refoule-
ment des contradictions réelles conduit à leur retour
non maîtrisé et perturbateur au sein même de la
construction théorique, sous forme d'incohérences
ou de systématisations aventureuses. Dans ce cas,
on doit admettre que l'idéologique se combine de
136
IV. La critique de l'économie politique
façon complexe au scientifique, le déni à la rigueur
et l'occultation à l'élucidation. Pour Marx, c'est
chez les disciples de David Ricardo qu'on constate
le plus nettement l'écart entre ces deux dimen-
sions : les progrès de l'analyse économique s'as-
socient de façon de plus en plus malaisée avec des
choix idéologiques extérieurs à la connaissance
et qui font obstacle à son développement théo-
rique endogène. L'économie politique moderne se
trouve ainsi écartelée entre la saisie d'une dyna-
mique, la formulation de ses lois propres - que
Marx conçoit pour sa part comme tendances et
contre-tendances finement entrecroisées - et la
négation d'une histoire. Or c'est bien la réalité de
cette histoire qui impose son caractère transitoire
à tout mode de production fondée sur l'exploita-
tion de la force de travail. Toute la discussion
marxienne sur la méthode de l'économie politique,
entamée avec la fameuse Introduction à la critique
de l'économie politique de 1857, vise à rendre compte
de manière précise et sans procès d'intention de la
démarche théorique de l'économie classique, à la
fois rigoureuse mais reculant devant ses consé-
quences les plus radicales. Elle vise aussi à lui sub-
stituer une autre approche, tout en reliant cette
dernière à son passé théorique, Marx ne cessant de
revendiquer ses dettes à l'égard de cette tradition
classique.
Marx peut alors, et seulement alors, expliquer
son statut d'héritier dissident en présentant sa
137
L'idéologie<rula pensée embarquée
propre élaboration théorique comme résultat d'un
parti pris politique en même temps que comme
reprise partielle de concepts et de problèmes anté-
rieurs : « Étant donné que ce développement réel,
qui a donné à la science économique bourgeoise
cette expression théorique brutale, développe les
contradictions réelles que cette dernière contient,
notamment la contradiction entre la richesse crois-
sante de la "nation" en Angleterre et la misère
croissante des travailleurs, étant donné en outre
que la théorie ricardienne, etc., a donné de ces
contradictions une expression théorique frappante,
bien qu'inconsciente, il était naturel que les esprits
qui se sont placés du côté du prolétariat s'empa-
rent de cette contradiction déjà toute préparée
pour eux sur le plan théorique112. » Un tel texte
résume bien toute la démarche marxienne, reliant
la recherche théorique non pas à une volonté de
description neutre du réel mais au choix inaugu-
ral de sa transformation révolutionnaire. Il n'en
demeure pas moins qu'il rattache expressément
cette démarche à un passé théorique, celui de l'éco-
nomie politique classique, qui aide à concevoir les
contradictions réelles même si elle cherche sans
cesse à atténuer leur portée et à en conjurer les
conséquences politiques possibles. Si l'idéologie
est ici partie prenante d'une recherche savante,
c'est bien sur le terrain de la critique de l'écono-
mie politique que peuvent et doivent se rejoindre
la polémique nécessaire, la réappropriation et la
138
IV. La critique de l'économie politique
réélaboration théorique. La volonté politique
transformatrice qui s'y associe passe par la diffu-
sion et l'appropriation populaire de cette critique,
par la traduction du Capital en de multiples langues
et par l'engagement militant de Marx et d'Engels
au sein du mouvement ouvrier international. Bref
la critique de l'économie politique, telle que Marx
la conçoit, inclut la mission d'entretenir et de déve-
lopper la dialectique savante et combative qui s'y
enclenche.
Au cours de cette réélaboration substantielle,
la question de la fonction idéologique ne disparaît
pas mais elle est de nouveau, et plus précisément
qu'auparavant, reliée à l'histoire de la division du
travail et à l'émergence d'un statut d'intellectuel
professionnel. Dans l'Idéologie allemande, Marx avait
souligné le rôle des penseurs bourgeois dans la for-
mulation de l'intérêt général dont était et se vou-
lait porteuse la bourgeoisie au cours de sa phase
d'ascension sociale et politique. Dans les Théories
sur la plus-value, il insiste sur leur fonction au
moment où la domination bourgeoise est instal-
lée : cette fonction acquiert à son tour une dimen-
sion intrinsèquement contradictoire, puisqu'elle
est à la fois consolidée, sous la forme de « corps
idéologiques» intégrés à la structure sociale, mais
aussi rétrogradée au rang de simple fonction illus-
trative, naturalisant et éternisant une domination
qu'il s'agit seulement de reproduire. Dans ces
conditions, l'activité idéologique est amenée à se
139
L'idéologie<rula pensée embarquée
soumettre directement, elle aussi, à la logique de
la rentabilité et de la production de plus-value. On
assiste en effet, sur le terrain de la production des
idées, à l'équivalent du passage de la subsomp-
tion formelle à la subsomption réelle dans le monde
de la production 113 : « Dès que la bourgeoisie a
conquis tout le terrain, en partie en s'emparant
elle-même de l'Etat, en partie en concluant un
compromis avec ses anciens dirigeants », elle a éga-
lement compris que «les corps idéologiques étaient
le sang de son sang et elle en a fait partout ses
propres fonctionnaires, selon son goût114 ».
La conséquence immédiate d'une telle analyse
est qu'il ne saurait exister de théorie générale de
l'idéologie pas plus que de théorie générale de la
production faisant fi de l'histoire concrète:
«Lorsque la production matérielle elle-même n'est
pas considérée dans sa forme historique spécifique,
il est impossible de comprendre ce qu'a de déter-
minée la production intellectuelle correspondante,
ainsi que l'interaction des deux sortes de produc-
tion». Exit, et définitivement, la tentation de défi-
nir l'idéologie par son contenu, comme illusion ou
mensonge en général. De plus, et dans le cadre
de l'analyse du capitalisme à l'âge de sa maturité,
il faut expliquer que la soumission réelle des fonc-
tions intellectuelles incite la bourgeoisie à consi-
dérer ses idéologues sous un angle étroit et
réducteur: «Tous ces gens sont à tel point obsé-
dés par leurs idées fixes bourgeoises qu'ils croi-
140
IV. La critique de l'économie politique
raient offenser Aristote ou Jules César en les appe-
lant "travailleurs improductifs" ». Marx ajoute
quelques lignes plus bas : « Le bourgeois cultivé et
son porte-parole sont tellement stupides qu'ils
mesurent l'effet de toute activité à son effet sur
le porte-monnaie115. »
Les conclusions de sa critique de la notion bour-
geoise de travail productif sont inattendues pour
ceux qui, faute de l'avoir lu, font de Marx un théo-
ricien de l'idéologie en tant que superstructure
mécaniquement déterminée : si les diverses acti-
vités sociales d'une époque donnée ne sauraient
être indépendantes les unes des autres, leur ana-
lyse ne doit surtout pas consister à les réduire et
à les mesurer à l'aime de la « production maté-
rielle », mais au contraire à penser leur différen-
ciation, à la fois fonctionnelle et contradictoire, en
rendant compte de leurs divers degrés d'indépen-
dance. Dès lors, la méthode de l'analyse est claire :
la production matérielle est bien «le seul terrain
à partir duquel on peut comprendre pour une part
les composants idéologiques de la classe domi-
nante, pour une part la production intellectuelle
libre de cette formation sociale donnée 118 ». Cette
liberté va jusqu'à la conversion de certains intel-
lectuels à la lutte contre le capitalisme. Ainsi, non
seulement la question idéologique ne disparaît nul-
lement de l'analyse de Marx, mais elle se trouve
intégrée à la critique de l'économie politique
comme une pièce constitutive de son édification.
141
L'idéologie<rula pensée embarquée
Dans le même temps, elle se voit dialectisée au
point de rendre pensable la possibilité d'une résis-
tance à la domination réelle et formelle de la part
de tous ceux qui la subissent. Ainsi, celui qui comp-
tait d'abord sur sa thèse sur la Différence de la philo-
sophie chez Démocrite et Epicure pour devenir chargé
de cours à l'université de Berlin peut-il rendre compte
de son propre itinéraire extra-institutionnel, de cette
biographie très singulière au sein d'une histoire col-
lective qui est à la fois la condition de sa révolte et
l'objet de sa critique indissociablement théorique et
pratique. L'analyse de l'idéologie ne se referme donc
pas en un discours clos et autoréférentiel : elle ouvre
au contraire l'activité de penser sur la perspective de
la transformation collective de ce monde à l'envers
qu'est plus que jamais le capitalisme contemporain.
C'est pourquoi la poursuite de la critique de l'éco-
nomie politique est l'une des tâches majeures du
présent, qui prolonge le travail théorique et mili-
tant entrepris par Marx en l'ajustant sans cesse aux
conditions singulières du moment. Elle est aussi
le meilleur antidote à ce « marxisme arrêté117 » que
Sartre dénonce en 1960, après que la scission entre
«un empirisme sans principes» et un «savoir pur
et figé», a conduit à ce qu'il nomme une «scolas-
tique de la totalité». Le principe euristique:
« Chercher le tout à travers les parties » est devenu
cette pratique terroriste : « Liquider la particula-
rité178». Cette critique mordante de la théorie et de
la pratique staliniennes explique l'idéologisation du
142
IV. La critique de l'économie politique
marxisme par cette fossilisation et cette fétichisa-
tion aberrantes qui le font retomber lui-même du
côté des faux-semblants et de la mauvaise foi. La
pertinence de l'attaque sartrienne réside justement
dans la fidélité à cette orientation marxienne - qui
ne fut pas toujours marxiste - que Sartre qualifie
d'«euristique» et dont il veut revivifier la portée
révolutionnaire. Il souligne qu'un certain type de
dénonciation de l'idéologie bourgeoise a bel et bien
dégénéré en «marxisme paresseux» et en «rêve
paranoïaque », faisant « des hommes réels les sym-
boles de ses mythes119 ». Condamnant la réduc-
tion sommaire de l'idéologie aux intérêts de classe
et prenant l'exemple de la Révolution française,
Sartre écrit: «Ce serait un bien pauvre machiavé-
lien, celui qui réduirait l'idéologie de 92 au rôle
d'une simple couverture jetée sur l'impérialisme
bourgeois : si nous ne reconnaissons pas sa réalité
objective et son efficacité, nous retombons dans
cette forme d'idéalisme que Marx a souvent dénon-
cée et qui se nomme l'économisme180. »
Or, l'économisme a une longue histoire, indis-
sociable de celle du libéralisme dès ses premières
esquisses, mais qui passe aussi par la social-démo-
cratie allemande de la fin du XIXe siècle et par la
ne Internationale, et culmine dans la thèse d'un mar-
ché autorégulateur, dont il s'agirait de libérer le
fonctionnement de toute entrave et de toute règle.
Le discours économique est aujourd'hui plus que
jamais au centre d'une légitimation qui n'a plus
143
L'idéologie<rula pensée embarquée
d'autre argument que les lois supposées naturelles
et indépassables du marché, et plus d'autre guide que
les recommandations de la prétendue science qui
les énonce. C'est pourquoi la relance de la critique
de l'économie politique renouvelle la question de
l'efficace des idées, y compris celle de la connais-
sance comme moment intégrant de la lutte contre
le capitalisme. En outre, elle seule peut permettre
de sortir d'un «marxisme occidental» qui - selon
la définition de Perry Anderson - , évolue dans le
contexte de l'absence de toute dynamique révolu-
tionnaire à partir des années 1920, et a eu tendance
à s'éloigner de sa mission d'intervention théorique
et politique pour revenir à une tradition philoso-
phique, dont Marx s'était détaché et qui se consacre
avant tout au commentaire érudit et à l'herméneu-
tique181. Un tel jugement est sans doute trop sévère,
oubliant l'importance et les enjeux d'une approche
de nature proprement philosophique, qui ne se limite
nullement au commentaire marginal des œuvres du
passé mais élabore des concepts neufs et réfléchit à
leur statut. En ce sens, Marx lui-même est toujours
resté un philosophe. Mais il est vrai que la spéciali-
sation montante des savoirs, en même temps que les
données de la situation politique et sociale, contri-
buent à séparer de nouveau les dimensions de l'ana-
lyse à la fois philosophique, économique, sociale et
politique, que Marx avait toujours su combiner.
En l'occurrence, si la critique des idées libérales
et néolibérales est d'une urgence incontestable, il
144
IV. La critique de l'économie politique
est de plus en plus manifeste qu'elle n'aura de por-
tée véritable qu'à la condition d'être complétée par
une recherche théorique de haut niveau en même
temps que par la construction d'alternatives pré-
cises. Depuis la fin des années 1990, on assiste à
l'essor de ce travail théorique et militant de contre-
expertise qui a, par exemple, permis en 2003 l'éla-
boration de propositions détaillées en vue d'un
autre financement des retraites, sans parler du tra-
vail théorique collectif qui a accompagné en 2005
la mobilisation contre le projet de constitution
européenne. Plus généralement, la discussion
approfondie des thèses du capitalisme cognitif et
du projet de revenu universel, celle de la décrois-
sance ou des thèses sur la fin du travail doivent
contribuer à rouvrir un espace critique en même
temps qu'à participer d'un processus démocratique
de réappropriation de la vie sociale et politique.
C'est la figure d'une nouvelle alliance entre éla-
boration des connaissances, diffusion sociale élar-
gie de celles-ci et choix politiques collectifs qu'il
importe d'opposer aux idées dominantes.
Cette exigence n'a rien d'un vœu pieux tant elle
est inscrite dans la nature même des débats contem-
porains, de plus en plus incompatibles avec le face-
à-face figé de l'expertise sous contrôle et de
l'opinion désinformée. Ainsi, les questions de l'effi-
cacité sociale, de l'organisation de la production,
du travail, des besoins sociaux, des biens communs
de l'humanité, de la répartition des richesses, de
145
L'idéologie<rula pensée embarquée
la socialisation des savoirs se révèlent-t-elles indis-
sociablement théoriques et pratiques, aptes à
mobiliser et à fonder une rationalité neuve qui
renouvelle la dimension épistémologique de la
question idéologique. La seule façon d'arracher
la notion d'idéologie à la contradiction qui oppose
sa définition en tant que fausse conscience à sa des-
cription comme fonction sociale est de considérer
que le moment de la connaissance est partie pre-
nante de l'activité sociale sans pour autant s'y dis-
soudre. Si l'émergence sociale majoritaire d'une
représentation ne suffît pas à la valider comme
savoir, sa seule consécration théorique, issue d'un
état antérieur de la connaissance et émanant des
instances institutionnelles de reconnaissance, n'a
de portée que relative. C'est bien à la question d'un
nouveau type de savoir que conduit l'examen de la
notion d'idéologie, savoir à la fois informé des
acquis de l'analyse antérieure mais transformé par
son activation sociale, soumettant ses refontes au
feu des pratiques et des débats collectifs combinés.
L'économie politique et sa critique, telle que
Marx la conçoit, sont le lieu de la construction d'un
tel savoir novateur, loin de tout positivisme et de
tout économisme, le lieu d'une réappropriation
collective permanente de connaissances écono-
miques et sociales d'un nouveau genre, dès lors
que les besoins sociaux et leur rationalisation sont
appelés à orienter et à réorienter les processus pro-
ductifs, dorénavant reliés à leurs conséquences
146
IV. La critique de l'économie politique
sociales et environnementales. Une fois encore, le
contraire de l'idéologie n'est pas une science, sacra-
lisée en institution, mais un autre régime de la
connaissance sur les terrains qui en appellent et en
permettent la constitution. C'est pourquoi son
moment politique est et reste le lieu de naissance
de la critique de l'économie politique ainsi conçue,
comme le prouve la trajectoire de Marx lui-même :
son analyse argumentée des thèses de l'économie
politique anglaise suit et ne précède pas le sur-
gissement d'une situation, à la fois historique et
personnelle, de crise et de rupture qui le conduit
à produire cette analyse et à y investir toute son
énergie. Ce choc initial entraîne ce qui se présente
à terme comme un renouvellement profond de
la théorie, qui concerne tout autant son statut que
son contenu et ses modalités d'élaboration. C'est
ce point de départ, cet événement déclencheur,
qu'il faut objecter à tous les scientismes qui font
du marxisme un ensemble de citations et de thèses
arrachées à leur contexte : c'est bien le rejet premier
des rapports de domination politique et d'exploi-
tation sociale qui conduit Marx à chercher la source
du capitalisme dans la formation de la plus-value.
Mais inversement, et cette fois contre tous les spon-
tanéismes et les dangers de l'inculture théorique,
l'analyse savante du fonctionnement du mode capi-
taliste de production est inséparable de la mise en
évidence des contradictions qui en éclairent les dys-
fonctionnements périodiques, les crises cycliques
147
L'idéologie<rula pensée embarquée
et appellent le dépassement de ce que Marx nomme
l'«anarchie de la production». De la révolte face
aux injustices et à l'absurdité d'un tel système jus-
qu'à l'analyse des conditions et à la détermina-
tion des buts qui sont indissociables du projet
même de son abolition, la séquence est bonne et
le demeure, hier comme aujourd'hui. Et l'ampleur
de la tâche est aussi considérable que sont d'em-
blée effectives les prémisses de sa résolution, s'il
est exact que c'est bien du côté des contradictions
réelles elles-mêmes, de leur face vécue et pensée,
que se rencontrent celles-ci.
Ainsi, si la stratégie politique néolibérale de mise
en déficit délibéré des systèmes sociaux commence
à être connue, et si cette connaissance alimente
la colère politique, la diffusion de son analyse argu-
mentée, contre les médias dominants, suppose une
véritable démocratisation du savoir économique.
Le développement d'une critique radicale et cohé-
rente conduit à la remise en cause des fondements
même du capitalisme, bien au-delà de ce que le
keynésianisme avait proposé en son temps. Ses
options régulatrices semblent désormais devenues
peu compatibles avec les exigences d'un nouveau
mode d'accumulation capitaliste : l'objectif obses-
sionnel du maintien du taux de profit ne suffit pas
à créer les opportunités d'investissement rentable
qui garantiraient la croissance. Il conduit à la réduc-
tion de tout ce qui lui apparaît comme «coût» et
à l'augmentation du taux d'exploitation comme
148
IV. La critique de l'économie politique
seule issue capitaliste envisageable. On peut ajou-
ter que c'est le succès même des politiques de
relance d'après-guerre qui a contribué à déplacer
au niveau supranational les conditions de repro-
duction du procès de production, conduisant à
mettre finalement en concurrence les diverses éco-
nomies nationales. La phase présente de la mon-
dialisation est donc le résultat d'une tendance
longue, qui modifie en profondeur le rapport entre
travail et capital, interdisant le retour à des solu-
tions anciennes, inadaptées à ce nouveau régime
d'accumulation. A cet égard, l'analyse des crises,
en tant qu'elles sont consubstantielles à ce mode
de production et non pas de l'ordre d'un simple
dysfonctionnement passager, présente des enjeux
théoriques et politiques essentiels. Dans Une tra-
jectoire du capital, Isaac Joshua montre que, depuis
les années 1980, tous les garde-fous et les régula-
tions antérieures ont été détruits, reconduisant
d'une certaine façon le capitalisme contemporain
à son fonctionnement passé, mais dans les condi-
tions nées de l'étape actuelle d'une mondialisation
qui concerne le capital de production lui-même et
pas seulement le capital financier. Ces conditions,
et notamment l'homogénéisation croissante d'un
système dont les perturbations se propagent désor-
mais de façon ultrarapide et planétaire, portent en
germe la possibilité de crises inégalées en même
temps qu'elles renforcent les tendances à la dégra-
dation de l'environnement, à la montée des ten-
149
L'idéologie<rula pensée embarquée
sions régionales ou inter-étatiques et à l'ethnicisa-
tion instrumentalisée des conflits sociaux. Cette pos-
sibilité est en train de devenir sous nos yeux réalité.
Dans ces conditions, qui sont celles d'une crise
sociale permanente et d'inégalités croissantes,
l'idéologie néolibérale risque tout simplement
d'avoir à fusionner avec son accompagnement coer-
citif qui n'est en principe que son état d'excep-
tion. Pour avoir une idée de la menace de cet
embrigadement total, il suffit de songer à l'inven-
tion de la catégorie d'« anthropologue embar-
qué183 » qui prolonge mais surtout va au-delà de ce
que fiât l'enrôlement des sciences sociales naissantes
au service de l'ingénierie sociale des débuts du
XXe siècle, censée conjurer la revendication d'éga-
lité et substituer l'expertise savante à la souverai-
neté populaire184. C'est désormais la connaissance
elle-même qui se voit menacée dans son dévelop-
pement propre et dans sa définition même par un
tel degré de soumission à des impératifs dictés
par l'État d'un côté et par le marché de l'autre. Les
menaces qui pèsent sur le développement même
des savoirs ne sont que l'autre visage des dangers
auxquels est confrontée l'humanité tout entière.
Pour échapper à la violence économique, sociale
et militaire croissante, à la généralisation et à la
fragmentation expansive de la violence, à sa fana-
tisation en même temps qu'à sa privatisation mar-
chande185, bref au conflit planétaire comme mode
de « régulation » par défaut du capitalisme en
150
IV. La critique de l'économie politique
crise186, il est indispensable de repenser le com-
bat d'idées sur un mode qui ne peut être que réso-
lument politique et vigoureusement démocratique,
à son point de départ comme dans ses visées. Toute
la difficulté se trouve bien entendu là : l'examen de
la notion d'idéologie reconduit d'abord à une ques-
tion ouverte, à laquelle aucune réponse seulement
théorique ne saurait suffire.
La seule voie de sortie possible ne se trouve pas
dans la fuite face à la question du pouvoir politique,
pas plus que dans sa fétichisation, mais dans la
construction d'une maîtrise collective de l'orga-
nisation de la production, de ses finalités et de la
vie sociale tout entière. H ne s'agit de rien de moins
- mais de rien de plus - que de la détermination
des décisions successives qui permetttront de pro-
gresser vers cette maîtrise collective, décisions pré-
sentant d'entrée de jeu une portée anti-libérale
claire pour avancer en direction d'une sortie déci-
dée du capitalisme, selon une stratégie politique
mais aussi « idéologique » au sens gramscien, ban-
nissant la phraséologie creuse autant que le pathos
prophétique. Car il s'agit aussi de rompre avec la
rhétorique de la révolution comme pur moment
inaugural, irruption absolue, d'autant plus sédui-
sante sans doute qu'elle reste la désignation d'un
mystère, arraché à toute causalité. A l'opposé de
ce qui risque de devenir une nouvelle théologie
politique, Michel Husson souligne la nécessité d'un
processus long et démocratique de rupture, scandé
151
L'idéologie<rula pensée embarquée
par ses acquis et les résistances rencontrées,
construisant et corrigeant à mesure ses objectifs et
ses méthodes, et dont la dimension anti-capitaliste
se manifestera en même temps que se structurera
le rapport de force social. Son intensité sera de
toute façon à la mesure des enjeux d'une telle pers-
pective de transformation radicale. Loin d'être une
simple dénonciation des idées fausses ou la pro-
phétie d'une prochaine fin du monde, la critique
de l'économie politique prend alors le visage d'une
pratique collective et savante à la fois. Elle doit
commencer par dénoncer la parodie d'intérêt géné-
ral qui accompagne la gestion néolibérale du capi-
talisme contemporain. Mais il s'agit ensuite de
ne pas s'arrêter à cette critique et de construire pas
à pas l'universalité concrète des besoins et de l'uti-
lité sociale, hors de la logique de la valorisation
et de la rentabilité marchande. Et c'est précisé-
ment jusqu'à ce point, éminemment politique, que
conduit l'examen de la notion d'idéologie, dès lors
qu'elle est réinsérée dans la démarche d'ensemble
dont elle est inséparable.
152
Conclusion : la pensée embarquée
Oui, mais ilfaut parier. Cela n 'est pas volontaire, vous êtes
embarqués
Biaise Pascal, Pensées
Journaliste embarqué
Domaine: Défense-Communication/Opération
Définition : Journaliste intégré, sur la base d'un accord contractuel, à
une unité combattante en opération.
Journal Officiel^
153
L'idéologie<rula pensée embarquée
marie que le concept marxien avait précisément
pour objectif de leur refuser. Si l'idéologie est la
« logique d'une idée189 », ainsi que la définit Hannah
Arendt, alors les systèmes totalitaires sont, par-delà
leurs différences, porteurs par essence d'une dyna-
mique endogène et folle : selon elle, toute idéolo-
gie nourrit le rêve secret qui, associant propagande
et terreur, réaliserait dans un monde devenu fic-
tion ses « lois de l'histoire », luttes des classes ou
luttes des races, en les soustrayant au régime de
l'argumentation et de la preuve. Se fondant dans
son objet, prenant corps dans une logique réelle
qui est celle de son emballement même, l'idéolo-
gie - ainsi devenue puissance et puissance irrésis-
tible - en vient à piloter l'action politique jusqu'à
la catastrophe finale. Selon cet usage, le terme
d'«idéologie» est inséparable de la domination
totalitaire et ne saurait convenir à d'autres types de
régimes - Arendt prenant pourtant acte de l'utili-
sation politique de la tromperie et des simulacres
au sein même des démocraties modernes190. Mais
elle conclut son analyse sur l'injonction de disso-
cier radicalement le politique du social, disjonction
qui rend impossible la critique du néolibéralisme
contemporain en tant que mode d'accumulation
singulier et guerre de classes relancée, associés à un
dispositif idéologique inédit.
A distance de toutes les conceptions qui stig-
matisent dans l'idéologie la charge totalitaire dont
elle serait par essence porteuse, c'est une autre
154
La pensée e?nbarquée
alliance entre idéologie et politique qu'on a voulu
ici examiner, en suivant les étapes successives de la
refonte permanente de la notion chez Marx. Sans
jamais parvenir à une définition univoque, mais
sans jamais renoncer au terme ni au vocabulaire
dérivé, il en vient à identifier une fonction idéo-
logique complexe, de nature politique, qui est
constitutive de toute formation économique et
sociale pour autant que cette dernière reste fon-
dée sur des rapports de domination et doit sans
cesse s'efforcer de justifier l'injustifiable. Pas plus
que chez Arendt, l'idéologie ne devient synonyme
de « conception du monde » en général, mais elle
se révèle heu d'affrontement permanent, traversé
par les contradictions du réel qui s'y manifestent
sous forme spécifique. La notion y gagne les condi-
tions de sa possible et nécessaire actualisation per-
manente, sans fournir de grille universelle et
préalable d'analyse. Concept situé sur le terrain de
l'analyse des contradictions réelles et de l'inter-
vention en leur sein, c'est finalement la teneur dia-
lectique de la notion marxienne d'idéologie qui lui
octroie son originalité et sa portée politique propre.
Mais il faut aussitôt ajouter que cette dialectique,
loin d'être une simple caractéristique formelle de
l'analyse - style ou méthode d'exposition - , s'ali-
mente des contradictions rencontrées par Marx
lui-même au cours de l'effort de sa définition,
contradictions qui animent de l'intérieur le mou-
vement de sa réélaboration constante. En effet,
155
L'idéologie<rula pensée embarquée
pour être utilisable, le terme d'« idéologie » doit
rester la dénomination d'un discours adverse. Mais
la qualification d'un tel discours comme « idéo-
logique» au sens marxien a ceci de spécifique
qu'elle ne cesse de venir interroger en retour la
position de celui qui le désigne comme tel.
Mouvement infini de la critique s'insérant toujours
singulièrement dans une situation donnée, l'étude
de l'idéologie ne saurait aboutir à la définition abs-
traite d'une entité fixe et homogène, sans renon-
cer pourtant à discriminer des régimes de
conscience et des modalités du discours.
C'est bien cette inclusion fatale de la notion dans
son propre champ d'étude qui explique sa vacilla-
tion constante mais qui constitue aussi une des
preuves de la vitalité d'une conceptualité d'un genre
nouveau. Chez Marx, la promotion initiale du
terme d'« idéologie », on l'a vu, avait avant tout
vocation à isoler certaines représentations, celles
qui participent à la reproduction d'un mode de
production fondé sur l'exploitation du travail et
l'accumulation privative de larichessesociale. Marx
constate, en cours d'analyse, qu'un tel isolement
n'est que partiellement possible, tant l'idéologie se
mêle à ce qu'on pourrait d'abord prendre pour son
contraire, la connaissance et la science. Ce constat,
qui embarrasse d'abord l'analyse marxienne et occa-
sionne un usage plus difficile et épisodique de la
notion, conduira en fait Marx, une fois entreprise
la « critique de l'économie politique », à relier à
156
La pensée e?nbarquée
la fois plus fermement et de manière plus souple
la sphère des idées non à une infrastructure qui les
déterminerait de façon simple mais à une totalité
où se constitue, se renouvelle ou encore se périme
leur fonction. La totalité en question, qui est celle
de la formation économique et sociale capitaliste,
doit être pensée à son tour comme essence contra-
dictoire, animée d'une vie complexe dont les
constantes scissions internes sont l'expression ainsi
que son mode de reproduction et de transforma-
tion. Ces scissions donnent naissance à des média-
tions fonctionnelles qui apparaissent notamment
et en premier lieu à sa périphérie, c'est-à-dire en
tant que superstructures: les représentations
conscientes sont de ce point de vue la forme par
excellence de manifestation de contradictions
essentielles, qui ne cessent de mettre à l'ordre du
jour le projet de leur résolution et donnent du coup
prise à tous les types de volonté transformatrice,
à toutes les visées sociales et politiques.
Non seulement l'idéologie n'échappe pas à la
règle mais elle la révèle de façon exemplaire : sa
fonction médiatrice et conservatrice devient par-
fois inopérante face à des blocages qu'elle contri-
bue à révéler, voire à susciter, aurisquede sa propre
entrée en crise. C'est pourquoi le repérage d'une
fonction idéologique, qui ne peut être saisie qu'en
contexte, participe de l'intervention consciente
et proprement politique sur ces contradictions
réelles. Si l'idéologie redouble la domination
157
L'idéologie<rula pensée embarquée
sociale par la fabrication des leurres et des discours
apologétiques qui la légitiment en la travestissant,
elle fournit leur terreau aux critiques qui dénon-
cent cette fonction illustrative, contribuant ainsi à
rendre visible et à déboîter la structure d'ensemble
qui l'engendre. En ce sens, on peut dire que l'idéo-
logie, en son instabilité même, nourrit sa contes-
tation. Elle se combine toujours à la fois à la
formation d'un savoir social et à la construction de
représentations subversives, induisant des pratiques
associées à la hauteur des enjeux ainsi éclairés : c'est
bien au cœur même du mode de production capi-
taliste, et non hors de lui, que naissent sa critique
radicale et les prémisses de son renversement. En
raison même de la nature de la formation capita-
liste, l'économie politique est le lieu crucial de la
formation d'une représentation censée légitimer
et contribuer au maintien d'une domination
sociale, mais qui finit toujours par se déchirer entre
sa visée apologétique (relayée par l'économie poli-
tique vulgaire et ses avatars contemporains) et la
découverte révolutionnaire de l'origine de la plus-
value et de la logique des crises énoncée par les
thèses marxistes, dans la descendance revendiquée
de l'économie politique classique.
Telle est la spécificité des représentations théo-
riques en mode capitaliste : nées et produites par
et pour lui, elles stimulent aussi la compréhension
de ses limites mortelles et de son injustice foncière.
Dès lors, la critique de l'idéologie ne peut que se
158
La pensée e?nbarquée
développer, par-delà sa vocation polémique pre-
mière, en direction de la compréhension de cette
totalité et des contradictions qui taraudent jusqu'à
ses formes de conscience immanentes. Elles n'en
sont pas la duplication stable mais le portrait lui-
même contradictoire et vivant, qui suscite et
oriente toute action historique, qu'elle soit conser-
vatrice ou transformatrice. C'est bien parce que
toutes les formes de conscience se situent à ce
niveau médiatisant et réflexif, et non au-dessus
du réel, qu'elles présentent et concentrent les carac-
téristiques de la totalité contradictoire à laquelle
elles appartiennent. Leur inversion intrinsèque
dans un monde inversé est l'expression même de
cette parenté fondamentale, non une singularité
déplorable qu'il faudrait attribuer à l'aveuglement
ou à la ruse. En ce sens, l'idéologie est bien située
du côté de la représentation. Mais la représenta-
tion n'est pas une modalité de la vision, pas plus
que sa critique n'est l'appel à traverser un niveau
superficiel pour rejoindre la réalité telle qu'en elle-
même. Plus exactement, Marx renvoie dès ses pre-
miers textes la vision elle-même et ce qu'elle
métaphorise classiquement (les représentations
dans leur ensemble) à leur complexité réelle d'acti-
vité et de fonctions socialement déterminées et
déterminantes. C'est donc dans le cadre d'une
réflexion renouvelée sur les médiations qui se déve-
loppent au sein d'un tout contradictoire que Marx
analyse les idées et les idéologies : ni relais, ni
159
L'idéologie<rula pensée embarquée
écrans, elles relèvent d'un troisième genre de
médiation, qui concentre la vie dialectique du tout
en chaque point de sa structure, ne cessant de la
reproduire et de la disloquer tout à la fois. Elles
sont le lieu et le milieu de l'intervention politique,
qui ouvrent son espace propre à l'invention des
possibles historiques.
Parente de l'analyse hégélienne, celle de Marx
décèle dans la représentation une vie dialectique
qu'elle-même ignore. Mais tandis que Hegel la
reconduit à son contenu spéculatif à travers l'acces-
sion au Concept et à la Raison, opérant la reprise
de la vérité de l'Entendement par-delà ce que ce
dernier conçoit de lui-même, c'est en direction de
la saisie et du développement historique d'une dia-
lectique sociale objective, dont la dimension sub-
jective fait partie, que Marx veut faire évoluer la
théorisation des idées et les idées elles-mêmes. Ce
n'est pas un dépassement philosophique mais un
renversement réel qui est ici visé, incluant de ce
fait ce qu'on peut nommer une critique de la phi-
losophie. C'est sur le terrain de cette dialectique
non-hégélienne que se situe déjà le jeune Marx.
Son non-hégélianisme tient à la fois à la redéfini-
tion matérialiste de la nature et des fins du pro-
cessus dialectique et à la réélaboration de cette
question des médiations et des formes fonction-
nelles de reproduction et de transformations qui
ponctuent tout processus historique et où se
concentrent les possibilités de la compréhension
160
La pensée e?nbarquée
et de l'intervention. À partir du moment où la
critique de l'économie politique conduit Marx à
s'arrêter sur l'échange marchand capitaliste, il est
en mesure de penser la médiation comme lieu dia-
lectique de la confrontation réelle, où les éléments
de départ et d'arrivée ne sont pas donnés avant leur
mise en relation. Ils se trouvent définis par leur
combinaison même, c'est-à-dire appartiennent à
un processus qui ne cesse de se médiatiser lui-
même. Marx peut alors insérer les formes
conscientes au sein d'une totalité qui fait de tous
les types de médiations ses moments constitutifs,
soumis à l'histoire de sa transformation historique
globale191. Par voie de conséquence, loin d'affir-
mer que la transformation du monde débuterait
par la transformation des consciences, Marx est
tout aussi étranger à l'idée d'une pratique révo-
lutionnaire qui pourrait ou devrait s'émanciper de
tout moment réflexif et de toute médiation repré-
sentative. La difficulté est de penser la médiation
comme mixte, et comme mixte impur, de pratique
entamée et de réflexion engagée, de vie sociale
constituante et de structuration instituée, l'une
nourrissant l'autre et élargissant dans le réel les
fractures et les pistes de sa transformation radicale.
Au cours de cet autre processus, théorique celui-
là, en quoi consiste l'œuvre marxienne tout entière,
c'est la refonte corrélative de la définition des idées
et de leur statut qui, étant aussi radicale que non
élaborée comme telle, tend par moments et para-
161
L'idéologie<rula pensée embarquée
doxalement à disparaître derrière la critique au cas
par cas des idées dominantes. L'« idéologie »
désigne alors ces mêmes idées, pour autant qu'elles
jouent un rôle exclusif de légitimation, au point
que leur critique peut sembler une tâche autonome
voire annexe, dissociée de l'analyse d'ensemble qui
détermine sa portée et ses limites. A suivre les étapes
de la réflexion marxienne, tout se passe donc comme
si l'impossible stabilisation de la définition de l'idéo-
logie et l'inadéquation permanente de son usage
- la notion étant dans le même temps reconnue
comme indispensable - reconduisait l'analyse
marxienne à sa propre nature d'intervention cri-
tique spécifiquement politique. Ce vertigineux repli
de l'enquête sur elle-même n'est pourtant l'occa-
sion d'aucune clôture de la pensée dans la figure
classique du système philosophique. Elle ouvre à
l'inverse la conceptualisation sur son moment pra-
tique et politique, renvoie son insertion active dans
une situation donnée aux conditions réelles qui
la permettent, et relie ces mêmes conditions réelles
à l'impact en retour de leur saisie théorique et sa
diffusion populaire, selon un mouvement sans fin
qui est celui de l'histoire même, arrachée à toute
téléologie en même temps qu'à l'arbitraire et à la
pure contingence.
C'est pourquoi, au terme de cette lecture, on
peut conclure que l'idéologie est moins identifiable
par sa circonscription du côté de la superstructure
que définie par sa parenté avec des médiations à
162
La pensée e?nbarquée
la fois différentes et homologues, qui naissent
toutes des profondeurs de la formation écono-
mique et sociale. C'est dans ce tréfonds que s'en-
gendrent ces moments réflexifs et représentatifs
multiples, qui se doublent tendanciellement de
leurs représentations théoriques conscientes, elles
aussi déterminées et agissantes. Toutes les média-
tions représentatives analysées par Marx, qu'il
s'agisse de la monnaie, des formes politiques coa-
gulées et des projets, du langage, des imaginaires
et des idées, ont en commun d'amener au jour, à
la conscience individuelle et collective, la nature
contradictoire d'une totalité, caractérisée par sa
dynamique interne et ses déchirements incessants,
par le métabolisme social de sa diversification fonc-
tionnelle, de sa reproduction active et de sa trans-
formation permanente. C'est pourquoi l'analyse
de la notion d'idéologie entraîne contre toute
attente dans une surprenante plongée : loin de viser
la description d'une surface et de ses miroitements
trompeurs, selon la conception courante et non
dialectique de l'apparaître, l'enquête conduit à rap-
procher des réalités qu'on jugerait volontiers, au
premier abord, absolument distinctes. Ainsi, l'exa-
men de la réalité monétaire permet-il de com-
prendre, par-delà son rôle économique essentiel,
que les représentations sont toutes soumises à une
circulation qui ne les extrait du circuit social, le
temps de procéder à leur élaboration propre, qu'en
vue de les y réinsérer, dans le but de construire et
163
L'idéologie<rula pensée embarquée
de diffuser une conscience collective. La péren-
nité de tout point de vue théorique a lui aussi pour
condition cette mise en circuit directement bran-
chée sur la réalité sociale dans son ensemble, où se
valident, se modifient ou encore se périment ses
thèses.
En revanche, d'autres apparentements tradi-
tionnels se révèlent inadéquats : l'idéologie du capi-
talisme n'est pas centralement de nature religieuse
et, contrairement aux thèses des Jeunes Hégéliens,
les idées religieuses ne sauraient fournir un modèle
général de la fonction idéologique en mode capi-
taliste de production, du fait même de l'éloigne-
ment de ces mêmes idées par rapport aux réalités
économiques, sociales et politiques d'un monde
marqué par son dynamisme et le constant boule-
versement de ses structures192. A l'inverse, les idées,
pour autant qu'elles endossent cette fonction idéo-
logique, sont à rapprocher de l'échange monétaire
et de la médiation politique, que ce soit sous la
forme bloquée et neutralisée de la cristallisation
de la valeur qui permet l'accumulation, ou des ins-
titutions parlementaires bourgeoises qui relaient
et détournent l'intervention politique populaire.
Ce que leur critique permet alors de concevoir,
ce ne sont rien moins que leurs formes débloquées
et rendues à leur productivité et à leur inventi-
vité sociales, dans le cadre d'un processus d'éman-
cipation. Son enjeu est la construction d'un mode
de production non capitaliste, incluant enfin la
164
La pensée e?nbarquée
conscience de lui-même comme élaboration col-
lective et démocratique de ses finalités sociales
essentielles. Des formes neuves sont à produire.
Forme expansive et proliférante de la «vraie démo-
cratie », qui ne supprime pas son moment délé-
gataire mais le reconfigure. Formes nouvelles de
l'échange non marchand, arrimé aux besoins
sociaux, qui rompt avec ce «vampirisme » que décrit
le Capital, épuisant le travail vivant et retournant
les richesses produites contre leurs producteurs
eux-mêmes. Saisir ces processus historiquement,
c'est-à-dire à la fois dans leur singularité et dans
leur connexion, exige de penser des logiques
concrètes et transversales, qui ne découpent pas
une structure en niveaux mais scandent un mou-
vement global et unifient sans cesse une totalité
jamais close ni arrêtée. La dialectique marxienne,
au sens le plus plein, n'est rien d'autre que cette
capacité de la théorie à épouser un devenir et à par-
ticiper à sa vie propre. On peut presque affirmer
que toute la réflexion de Marx sur l'idéologie se
réfracte et se résume dans cette découverte : qu'il
faille, à un régime des idées, opposer l'invention
d'un autre monde.
La condition pour qu'une telle approche demeure
actuelle se présente comme un paradoxe. Il ne s'agit
pas avant tout de sauver un mot, ni même un
concept au sens traditionnel du terme, mais de
poursuivre une critique qui articule la théorie sur
la pratique sans les confondre. Il s'agit d'arracher
165
L'idéologie<rula pensée embarquée
la notion d'idéologie à toute tentative de défini-
tion figée qui conduirait à simplement classer des
discours déjà produits, et de lui rendre sa capacité
à débusquer les contradictions profondes qui
reconduisent sans cesse les idées dominantes à
l'ensemble d'un mode de production et ce dernier
aux idées neuves qui nomment son principe et pré-
parent son dépassement. Car les représentations
ne sont pas le monde, même si elles en font par-
tie : la tâche d'un usage contemporain du concept
d'idéologie est aussi de contredire la thèse post-
moderne de la dissolution du réel dans le discours
et les images. Une telle critique vise toutes les
thèses dérivées qui affirment la toute-puissance
d'une idéologie dominante qui aurait définitive-
ment réussi à incruster son masque trompeur sur
le visage de l'histoire, thèses d'apparence ultra-
critique qui enseignent que toute lutte politique
globale est d'avance perdue, qu'il n'y a plus qu'à
se vouer aux résistances minuscules et aux dévia-
tions singulières, qu'il ne reste qu'à dénoncer, une
fois encore, des masses trop sottes pour se défier
des contes et légendes de la marchandise.
Pourtant, et pour être jusqu'au bout dialecticien,
le constat de cette fonction maintenue de la notion
d'idéologie ne suffit pas. Elle ne conduit pas seu-
lement à la définition d'autres finalités historiques,
elle indique aussi le moyen d'y contribuer, en inter-
venant dans un processus au point même où se
croisent et se concentrent les contradictions essen-
166
La pensée e?nbarquée
rielles ainsi rendues visibles de son moment his-
torique. Ce foyer est le lieu où tout se joue : ainsi,
c'est sur le terrain de l'échange marchand et de
la marchandisation de la force de travail que se
développe la critique en acte qui ouvre à la redé-
finition de la production et à la promotion de ser-
vices sociaux repensés. Il faut y insister : critique
de l'exploitation renforcée du travail et des tech-
niques de sa légitimation, critique des idées domi-
nantes et de leur fonction sociale et politique,
critique des formes de captation de la démocra-
tie, critique du détournement capitaliste des
savoirs, de l'éducation et de la création, toutes
ces critiques ne sont rien d'autre que des luttes
réelles incluant la conscience d'elles-mêmes. Elles
attaquent la totalité au cœur même de ses procé-
dures de maintien et d'expansion, c'est-à-dire en
ce lieu où elles sont à la fois identifiables et trans-
formables. Elles contribuent à la construction d'un
rapport de forces social et politique à opposer d'ur-
gence à une « résistible ascension », celle de la ver-
sion contemporaine la plus redoutable d'un
capitalisme entré en crise majeure. Une telle
urgence ne laisse guère le choix, pourrait-on dire,
mais c'est sous l'angle de la question idéologique
que ce dernier apparaît pour ce qu'il est : un choix.
167
Mes remerciements vont en premier lieu à Eric Hazan,
qui a suscité, suivi et édité ce travail. Ils vont aussi à
tous ceux à quije dois d'unefaçon ou d'une autre d'avoir
pu rédiger ce livre: Emmanuel Barot, Sébastien
Budgen, Vincent Charbonnier, Jean-Numa Ducange,
Micheline Garo, Florence Henry, Stathis Kouvélakis,
Christian Viguié.
Notes
m tbe Fifties, New York, T h e Free
Notes Press, 1960.
10. Fredric Jameson, Le
1. Karl M a n et Friedrich Engels,
Postmodernisme ou la logique
L'Idéologie allemande, trad.
culturelle du capitalisme tardif, trad.
G. Badia et alii, Paris, Editions
F. Nevoltry, Paris, ENSBA, 2007.
sociales, 1976, p. 20.
11. Mike Davis, Le pire des mondes
2. Jean-Louis Comolli, Voir et
possibles - De l'explosion urbaine au
Pouvoir - L'innocence perdue :
bidonville global, trad. J. Mailhos,
cinéma, télévision fiction,
Paris, La Découverte, 2007.
documentaire, Paris, Verdier, 2004,
12. Jean-Louis Comolli, Voir et
p. 174.
pouvoir, éd. cit., pp. 174 et
3. Hubert Damisch, L'Origine de
suivantes.
la perspective, Paris, Flammarion,
13. H ne s'agit pas pour autant de
1993, notamment ch. XVI.
nier la dimension en partie
4. Pierre Francastel,
nécessairement représentative de
«Imagination et réalité dans
toute organisation démocratique.
l'architecture civile du
Mais c'est une autre conception
Quattrocento», Œuvres, t. H,
de la représentation qui peut et
Paris, Denoël-Gonthier, pp. 272
doit alors être mobilisée,
et suivantes.
réarticulée à la reviviscence de
5. Lewis Mumfbrd, La Cité à (ormes de démocratie directe et
travers l'histoire, trad. G. et d'intervention politique
G. Durand, Paris, Seuil, 1964, permanente.
pp. 469-470.
14. Guy Debord, La Société du
6. Karl Marx et Friedrich Engels,
spectacle, Paris, Gallimard, 1992.
Manifeste du parti communiste,
15. Jean Baudrillard, La Guerre
trad. G. Comillet, Paris,
du Golfe n'a pas eu lieu, Paris,
Messidor-Editions sociales, 1986,
Galilée, 1991.
p. 60.
16. Cf. Daniel Bensai'd, Éloge de
7. Antonio Gramsci, Cahiers de
la politique profane, Paris, Albin
prison, 1.1, trad. M. Aymard et
Michel, 2008, p. 233 et suivantes.
F. Bouillot, Paris, Gallimard,
17. Les groupes Medvedkine, Paris,
1996, p. 297.
Editions Montparnasse, 2006.
8. Henri Lefebvre, La Révolution
18. Karl Marx et Friedrich
urbaine, Paris, Gallimard, 1970,
Engels, L'Idéologie allemande, éd.
p. 239.
cit, pp. 9-10.
9. L'inventeur du thème est le
19. Pour une présentation
sociologue américain Daniel Bell,
suggestive et informée de ce
transitant précocément de
problème, cf. Terry Eagleton,
I'extrême-gauche vers le
Ideology, an Introduction, London-
néoconservatisme, à la
New York, Verso, 2007.
construction idéologique duquel
20. Étienne Balibar, La Crainte
il apportera sa contribution. Cf.
des masses - Politique et philosophie
Daniel Bell, The End cfldeology -
avant et après Marx, Paris,
On tbe Exbaustùm of Politicol Ideas
Galilée, 1997, pp. 167 et
169
L'idéologie
suivantes. Je voudrais signaler ici s'efforce d'en témoigner, à travers
mon désaccord avec Etienne le séminaire organisé à la
Balibar, lorsqu'il affirme que Sorbonne depuis 2005 et les
«l'idéologie disparait à peu près textes régulièrement mis en ligne
complètement du discours de sur son site :
Marx et Engels, notamment après www.semimarx.free.fr.
1852, et tout spécialement dans le 27. Michel Husson, Un pur
Capital» (Etienne Balibar, La capitalisme, Lausanne, Page Deux,
Crainte des masses, éd. cit., p. 175). 2008, p. 133.
Outre que cette disparition n'est 28. Michel Husson, Un pur
que très relative, la résurgence du capitalisme, ibid.
vocabulaire de l'idéologie est 29. Karl Marx, Critique du droit
patente, combinée à celui de politique hégélien, trad.
l'« apparence » et du « reflet », A. Baraquin, Paris, Editions
dans les Théories sur la plus-value, sociales, 1975, p. 204.
parfois baptisées le Livre IV du 30. Ibid., p. 205.
Capital, dont les développements 31. Karl Marx et Friedrich
devaient initialement être insérés Engels, L'Idéologie allemande, éd.
dans le Livre I. Ce point sera cit., p. 9.
développé au chapitre IV. 32. Ibid., p. 9.
21. Concernant le dispositif 33. L'expression est le titre d'un
idéologique qui associe ouvrage d'Edwards Bemays, The
multiculturalisme démocratique Engineering of Consent, Norman,
et post-colonialisme, cf. University of Oklahoma Press,
Emmanuel Barot, «Tolérance et 1955. Edward Bemays, né à
ingérence, miroirs du post- Vienne en 1891, neveu de
colonialisme », in S. Charles, Sigmund Freud, est le fondateur
L. Denkova, P. Taranto (éds), de l'industrie américaine des
Repenser la tolérance en contexte relations publiques. Organisant
multipolaire - Histoires, raisons, d'abord des campagnes
enjeux, limites, Sofia, East-West publicitaires, il en vient à
Publishers, 2007, p. 260-296. théoriser la manipulation de
22. Cf. mfra note 30. l'opinion dans le cadre du
23. Nils Andersson, « Le droit courant antidémocratique et
international en péril », néolibéral dont Walter Lippmann
Contretemps, n° 5, est l'un des représentants les plus
septembre 2002, Paris, Textuel. fameux. Apprenant avec effroi
24. Monique Pinçon-Chariot, que Goebbels a utilisé ses travaux
Michel Pinçon, Voyage en grande pour organiser l'extermination
bourgeoisie, Paris, PUF, 2005. des Juifc ; il participera en 1954 au
25. Cf. Stathis Kouvélalris (dir.), coup d'Etat de la CIA au
Ya-t-il une vie après le Guatemala. Tout son parcours
capitalisme ?, Paris, Le Temps des alimente sa conviction que les
Cerises, 2008. idées et leur diffusion sont le
26. Le collectif «Marx au pouvoir par excellence. Cf.
XXIe siècle, l'esprit et la lettre» Edward Bemays, Propaganda,
170
Notes
Paris, Zone, 2007. travail mais au sens de phases 1 la
34. Noam Chomsky et Robert fois économiques, sociales et
YV. McChesney, Propagande, politiques du mode de production
médias et démocratie, Paris, capitaliste. Gramsci est le premier
Écosociété, 2000. à théoriser sous cet angle le
35. « O n ne devrait pas me fordisme. Dans les années 1970,
demander à moi ou à qui que ce Robert Boyer, dans le cadre de
soit d'autre une vision juste des l'école de la régulation, proposera
choses : c'est à soi qu'il faut le de le définir comme régime
demander. [...] Au bout du d'accumulation, incluant une
compte, c'est votre propre esprit nouvelle organisation du travail,
qui doit être l'arbitre» (Noam un certain partage social des gains
Chomsky, Comprendre le pouvoir, de productivité et une
t. m , Aden, Bruxelles, p. 178). construction institutionnelle
36. Pierre Bourdieu, Sur la centrée sur l'espace national
télévision, Paris, Liber éditions, (Robert Boyer, Théorie de la
1996, p. 89. régulation : une analyse critique,
37. Pierre Bourdieu, « L e Paris, La Découverte, 1986).
mouvement des chômeurs, un L'entrée en crise du fordisme, au
miracle social », Contre-feux, début des années 1970, va
Paris, Liber-Raisons d'agir, 1998, conduire à une forte baisse du
p. 102. taux moyen de profit. Les
38. «Je rêve de l'intellectuel innovations technologiques et
destructeur des évidences et des une nouvelle organisation de la
universalités» (Michel Foucault, production vont permettre de
entretien avec Bernard-Henri nouveaux gains de productivité,
Lévy, Le Nouvel Observateur, au prix d'une élévation du taux
12 mars 1977 in: François Dosse, d'exploitation de la force de
La marche des idées - Histoire des travail et d'un ajustement
intellectuels, histoire intellectuelle, constant du procès de production
Paris, La Découverte, 2003, au procès de circulation et à ses
p. 101). variations. La flexibilité accrue du
39. Richard Nixon affirmera procès de travail mais aussi du
même: «Nous sommes tous contrat de travail et du salaire va
keynésiens, maintenant. » (Serge de pair avec la fin du rapport de
Halimi, Le grand bond en arrière - force antérieur, favorable aux
Comment l'ordre libéraI s'est imposé travailleurs. La structure
au monde, Paris, Fayard, 2006, institutionnelle de ce
postfordisme est cette fois
p. 58).
supranationale. On peut surtout
40. Cf. ci-dessous la citation
analyser cette phase comme
complète de Keynes, placée en
remise en cause du compromis de
exergue du ch. EQ.
classes antérieur, l'offensive
41. On emploie ici les notions de
néolibérale visant à reconquérir
fbrdisme et postfordisme non pas
les positions perdues lors de la
au sens étroit de formes
parenthèse fordiste par la
d'organisation technique du
171
L'idéologie
destruction des services publics et La Dispute, 2004, p. 129, et Une
la mise en concurrence introduction à la philosophie
internationale des travailleurs. Cf. marxiste, Paris, Editions sociales,
Alain Bihr, La novlongue 1980, ch. 2 et 6.
néolibérale, la rhétorique du 52. Karl Marx et Friedrich
fétichisme capitaliste, Lausanne, Engels, L'Idéologie allemande, éd.
Page deux, 2007, pp. 113-132. cit., p. 44.
42. Keith Dixon, Les Evangélistes 53. Ibid., p. 44.
du marché, Paris, Raisons d'agir, 54. Karl Marx, Contribution à la
1998, p. 42. critique de l'économie politique,
43. Karl Marx, Critique du droit préface de 1859, éd. cit., p. 4.
politique hégélien. Introduction, 55. Un certain nombre de sites et
éd. cit., p. 200. de périodiques s'attellent à ce
44. Bernard Sdegler, La télécratie travail polémique essentiel. On
contre la démocratie, Paris, peut mentionner, entre autres,
Flammarion, 2006. l'association et le site Acrimed
45. Christian Salmon, ainsi que la revue Le Plan B.
StoryteUmg - La machine à 56. François Cusset, «La mort
fabriquer des histoires et à formater des idéologies est l'idéologie des
les esprits, Paris, La Découverte, années quatre-vingt», Propos
2007. recueillis par Eric Aeschimann,
46. Ludwig Feuerbach, L'Essence Libération, 4 novembre 2006.
du christianisme, trad. J.-P. Osier, 57. Serge Halimi, Les nouveaux
Paris, Maspero, 1982, p. 377. chiens de garde, Paris, Liber-
47. Karl Marx et Friedrich Raisons d'agir, 1997, pp. 36 et
Engels, L'Idéologie allemande, éd. suivantes. Sur l'engagement des
cit., p. 30. intellectuels lois du mouvement
48. Karl Marx et Friedrich social de 1995, cf. Julien Duval,
Engels, Manifeste du parti Christophe Gaubert, Frédéric
communiste, éd. cit., p. 88. Lebaron, Dominique Marchetti,
49. Karl Marx, Contribution à la Fabienne Pavis, Le «décembre» des
critique de l'économie politique, intellectuels français, Paris, Liber-
Préface de 18S9, trad. M. Husson Raisons d'agir, 1998.
et G. Badia, Paris, Editions 58. Antonio Gramsci, Cahiers de
sociales, 1977, p. 3 et Théories sur prison, L I , éd. rit, p. 298.
la plus-value, 1.1, trad. G. Badia et 59. Nicolas Sarkozy, Le Figaro,
alii, Paris, Editions sociales, 1974, 17 avril 2007.
p. 345. 60. Karl Marx et Friedrich
50. Karl Marx, Critique du droit Engels, L'Idéologie allemande, éd.
politique hégélien, éd. cit., p. 149. cit., p. 133.
51. Lucien Sève, rejetant tout SI. Ibid., p. 41.
abandon de la notion d'essence, la 62. Ibid., p. 478.
définit comme «ensemble des 63. Ibid., p. 20.
rapports producteurs de la 64. Ibid., p. 20.
chose». Cf. Lucien Sève, Penser 65. Charles Rihs, La Commune de
avec Marx aujourd'hui, L I, Paris, Paris, sa structure et ses doctrines.
172
Notes
Paris, Seuil, 1973, pp. 61 et Payot, 1975, p. 180.
suivantes. 82. Emst Bloch, Le Principe
66. Karl Marx, La Guerre civile en Espérance, t. EU, trad.
France, Paris, Editions sociales, F. Wuilmart, Paris, Gallimard,
1975, p. 72. 1991, p. 547.
67. Ibid., p. 67. 83. Karl Marx et Friedrich
68. Mémoire et culture politiques Engels, L'Idéologie allemande, éd.
que des films s'emploient à rit, pp. 13-14.
élaborer et à transmettre, par 84. Pierre Bourdieu, Sur la
exemple : La Commune (Paris, télévision, éd. cit., p. 29.
1871) de Peter Watkins (2000), 85. Karl Marx et Friedrich
Les Lip, l'imagination au pouvoir de Engels, L'Idéologie allemande, éd.
Christian Rouaud (2007), La cit., p. 15.
dignité du peuple, de Fernando 86. François Cusset, La décennie -
Solanas, (2005), Charbons ardents Le grand cauchemar des années
de Jean-Michel C a n e (1999). quatre-vingt, Paris, La
69. Stathis Kouvélalds, La France Découverte, 2006, p. 26.
en révolte - Luttes sociales et cycles 87. André losel, Démocratie et
politiques, Paris, Textuel, 2007, lihéralismes, Paris, Kimé, 1995.
p. 172. 88. Cf. Alain Bihr, La novlangue
70. Paul Ri cœur, L'idéologie et néolibérale - La rhétorique du
l'utopie, Paris, Seuil, 1997, p. 149. fétichisme capitaliste, éd. cit. et
71. Louis Althusser, Sur la Eric Hazan, LQR, la propagande
reproduction, Paris, PUF, 1995, du quotidien, Paris, Raisons d'agir,
p. 156. 2006.
72. Ibid, p. 124. 89. La Commission Trilatérale est
73. Ibid., p. 210. une organisation privée, aussi
74. Louis Althusser, Pour Marx, discrète que puissante, créée en
Paris, La Découverte, 1986, 1973 à l'initiative de David
p. 239. Rockefeller, Henry Kissinger et
75. Karl Marx et Friedrich Zbigniew Brzezinsld. Cénacle
Engels, L'Idéologie allemande, éd. d'hommes d'affaires, hauts
cit., p. 2. responsables politiques,
76. Ibid., p. 45. « décideurs » économiques et
77. Ibid., p. 46. intellectuels, l'organisation vise à
78. Antonio Gramsci, Cahiers de orienter la politique des pays de
prison, L H, p. 92. la «triade», Etats-Unis, Europe,
79. Karl Marx et Friedrich Japon. Cf. Olivier Boirai,
Engels, L'idéologie allemande, éd. «Pouvoirs opaques de la
cit., p. 67. Trilatérale », Le Monde
80. Karl Marx, Contribution à la diplomatique, nov. 2003.
critique de l'économie politique, 90. Rapport rédigé par Michel
Introduction de 1857, éd. à l , Crozier, Samuel Hutington et
p. 176. Joji Watanuki, cité par Serge
81. Erast Bloch, Experimentum Halimi, Le grand bond en arrière,
mundi, trad. G. Raulet, Paris, éd. cit., p. 251.
173
L'idéologie
91. Domenico Losurdo, directeur de la Banque de France
Controstoria del liberalismo, Roma- et promoteur du plan Pinay-
Bari, Editori Laterza, 2005 et Rueff, organisant dans le cadre
Démocratie ou bonapartisme, trad. européen du traité de Rome la
J.-M. Goux, Le Temps des première libéralisation de l'après-
Cerises, Pantin, 2007. guerre. Cf. François Denord,
92. Gary Becker, « N a f i a : tbe «Dès 1958, la "réforme" par
pollution issue isjust a smokescreen », l'Europe », Le Monde
Business Week, 9 août 1993, cité diplomatique, novembre 2007.
par Serge Halimi, Le grand bond 97. Cf. Walter Lippmann, Le
en arrière, éd. cit., p. 391. publie fantôme, trad. L. Decréau,
93. Le récent ouvrage de Naomi Demopolis, 2008.
Klein, La stratégie du choc, (Arles, 98. Isaac Joshua, Une trajectoire
Actes Sud, 2008) et son succès en du capital - de la crise de 1929 à
librairie, sont une preuve de celle de la nouvelle économie,
l'importance et de l'impact d'un Syllepse, Paris, 2006, p. 47.
tel travail critique, soulignant la 99. François Denord, Néo-
cohérence stratégique et politique libéralisme version française, Paris,
des contre-réformes libérales Démopolis, 2007, p. 218.
mondiales, indépendamment 100. Friedrich von Hayek, la
même des options strictement route de la servitude, (1944), Paris,
régulatrices de l'auteur. PUF, 1993.
94. Les discours aux accents de 101. Michel Husson, Un pur
critique radicale du capitalisme, capitalisme, éd. cit., p. 18.
tenus par ses dirigeants et suscités 102. Michael Scott
par la grave crise financière Christofiferson, Frencb Intellectuals
débutée en septembre 2008, qui Against tbe Lejt - Tbe
accompagne les très libérales Antitotalitarian Moment oftbe
mesures de socialisation des 1970's, New York-Oxford,
pertes, en fournissent un Berghan Books, 2004, pp. 251 et
excellent exemple. suivantes.
95. «En France, le mot 103. Cité par Serge Halimi, Le
«libéralisme» était grand bond en arrière, éd. cit.,
imprononçable, alors on en a p. 375.
trouvé un autre : "Europe" » 104. Stathis Kouvélalris, La
(Alain Touraine, « L e marché, France en révolte, éd. cit., pp. 299-
l'État et l'acteur social», cité par 315.
André Bellon et Anne-Cécile 105. Keith Dixon, Les évangélistes
Robert, Le peuple inattendu, Paris, du marché, éd. rit, p. 76.
Syllepse, 2003, p. 57). 106. Stuart Hall, Le populisme
96. Jacques Rueff présente l'un autoritaire - Puissance de ta droite et
des parcours intellectuels les plus impuissance de la gauche au temps
intéressants de la période. du tbatcbérisme et du blairisme,
Participant au colloque Paris, éditions Amsterdam, 2008.
Lippmann, il sera directeur du 107. Paul Bouffartigue, Le retour
Trésor du Front populaire, puis des classes sociales, Paris, La
174
Notes
Dispute, 2004, p. 11. 122. Contexte que, du (ait de sa
108. John Maynard Keynes, La détention, il ne connaît d'ailleurs
théorie générale de l'emploi, de que partiellement tout en étant
l'intérêt et de la monnaie (1936), l'un de ses acteurs. Après avoir
trad. J. de Largentaye, Paris, rejeté la tactique de « front uni »
Payot, p. 376. élaboré par Lénine en 1921, il se
109. Friedrich von Hayek, Les ralliera cependant à nouveau à
intellectuels et le socialisme (1949), l'Internationale communiste en
trad. H . de Quengo, 1928, au moment où elle
Commentaire, vol. 25, n° 99, Paris, prophétise la crise finale
2002, p. 683. imminente du capitalisme,
110. Paul Boufiartigue, « Le identifiant social-démocratie et
salariat intermédiaire sous (ascisme. Mais dans un troisième
tension», in: Paul Boufîârtigue temps, il rompra avec cette ligne
(dir), Le retour des classes sociales, sectaire, historiquement
éd. cit., p. 114. catastrophique, et reprendra pour
111. Karl M a n , Les Luttes de la développer la thématique du
classes en France, trad. « front uni ». Cf. P e n y Anderson,
G. Comillet, Paris, Editions Sur Gramsci, trad. D. Letellier et
sociales, 1986, p. 145. S. Niemetz, Paris, Maspero,
112. Ibid., p. 132 et p. 170. 1978.
113. Karl M a n , Le Dix-huit 123. Antonio Gramsci, Cahiers de
Brumaire de Louis Bonaparte, trad. prison, L II, éd. cit., p. 192.
G. Comillet, Paris, Editions 124. Antonio Gramsci, Cahiers de
sociales, 1984, p. 165. prison, L I, éd. cit., p. 301.
114. Karl M a n , Les Luttes de 125. Antonio Gramsci, Cahiers de
classes en France, éd. cit., p. 170. prison, t. IQ, trad. P. Fulchignoni,
115. Karl M a n , Ibid., p. 105. C. Granel et N . Negri, Paris,
116. Ibid, p. 89. Gallimard, 1978, p. 205.
111. Ibid., p. 91. 126. Ibid., p. 130.
118. Ibid., p. 91. 127. Ibid., p. 185.
119. Concernant les 128. Antonio Gramsci, Cahiers de
développements contemporains prison, t II, éd. cit., p. 268.
de la thématique républicaine, cf. 129. Antonio Gramsci, Cahiers de
Daniel Bensaïd, Fragments prison, t m , éd. cit., p. 375.
mécréants, mythes identitaires et 130. Karl M a n et Friedrich
république imaginaire, Paris, Engels, L'Idéologie allemande, éd.
Lignes, 2005. cit., p. 261.
120. Karl M a n , Le Dix-huit 131. Ibid., p. 261.
Brumaire de Louis-Bornaparte, éd. 132. Ibid., p. 228.
cit., p. 136. 133. Lucien Sève, Commencer par
121. Domenico Losurdo, les fins, Paris, La Dispute, 1999,
Gramsci, du libéralisme au p. 93.
communisme critique, trad. 134. Karl M a n et Friedrich
J.-M. Goui, Paris, Syllepse, 2006, Engels, Manifeste du parti
p. 113. communiste, éd. cit., p. 88.
175
L'idéologie
135. Karl Marx, Le Capital, prolétariat cognitif: il fait tous les
Livre I, trad. Jean-Pierre métiers précaires, il travaille dans
Lefebvre, Paris, PUF, 1993, les call centers ou dans les centres
p. 548. de recherche scientifique, il aime
136. Ibid., p. 40. mettre en commun son
137. Ibid., p. 58. Sur cette intelligence, ses langages, sa
question, cf. toute la première musique... C'est ça la nouvelle
section du Livre 1 du Capital. jeunesse ! D y a maintenant la
138. Karl Marx, Manuscrits de possibilité d'une gestion
1857-1858 (Grundrisse), x. H, démocratique absolue» (Jean
trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris, Bimbaum, «Antonio Negri :
Editions sociales, 1980, p. 111. "Nous sommes déjà des hommes
139. Karl Mare, Le Capital, nouveaux"», Le Monde, 13 juillet
Livre 1, éd. cit., p. 663. 2007).
140. Karl Marx et Friedrich 145. Ajoutons que l'empirisme
Engels, L'Idéologie allemande, éd. vulgaire suffit parfois à contredire
cit., p. 228. les théorisations les plus
141. Karl Marx, Manuscrits de ambitieuses: que l'un des
1857-1858 (Grundrisse), t. II, éd. promoteurs français de la théorie
cit., pp. 142-143. du capitalisme cognitif ait été
142. Ibid., p. 144. embauché en tant qu'expert
143. Stephen Bouquin, «Les auprès des institutions libérales
savoirs dans la société internationales prouve assez la
marchande: industrialisation, permanence d'une capacité
mobilisation, appropriation ? », d'enrôlement et de promotion de
site web Marc au xxr siècle, l'esprit théoriciens moins subversifs
etla lettre: qu'ils ne le disent Cf. le piquant
« http://semimarx.free.fr/article.p article de Jean-Pierre Gamier,
hp3?id_article = 59» « Des chercheurs au secours de
144. Tnni Negri s'est fait le l'ordre établi», Le Monde
théoricien de ce communisme Diplomatique, octobre 2007.
technologique affirmant que le 146. Karl Marx, Manuscrits de
capitalisme est d'ores et déjà 1857-1858 (Grundrisse), t H, éd.
dépassé en raison de la montée du cit., pp. 194.
travail immatériel et cognitif: 147. Roland Pfefferkom,
« On n'a plus besoin du capital ! Inégalités et rapports sociaux -
La valorisation passe par la tête, Rapports de classes, rapports de sexes,
voilà la grande transformation. La Dispute, 2007, introduction.
La Multitude en a pris 148. Stéphane Beaud et Michel
conscience, elle qui ne veut plus Pialoux, Retour sur la condition
qu'on lui enlève le produit de son ouvrière - Enquête aux usines
travail. Voyez le récent Peugeot de Socbaux-Montbéliard,
rassemblement altermondialiste Paris, Fayard, 2004, pp. 431-432.
de Rostock, en Allemagne. Ce 149. Cécile Braconnier et Jean-
n'était plus la vieille classe Yves Dormagen, La démocratie de
ouvrière, c'était le nouveau l'abstention -Aux origines de la
176
Notes
démobilisation électorale en milieu 161. Ibid., p. 81.
populaire, Paris, Gallimard, 2007. 162. Ibid., p. 83.
150. Stephen Bouquin (dir), 163. Ibid., p. 106.
Résistances au travail, Paris, 164. Francis Fukuyama, La fin de
SyUepse, 2008. l'histoire et le dernier homme, trad.
151. Guy Michelat et Michel D. A. Canal, Paris, Flammarion,
Simon, Les ouvriers et la politique, 1993.
Paris, Presses de Sciences Po, 165. Jean-François Lyotard, La
2004, p. 352. Condition postmoderne : rapport sur
152. Les travaux pionniers en la le savoir, Paris, Minuit, 1979.
madère sont ceux d'Alain 166. Karl Marx, Misère de la
Touraine. philosophie, Editions sociales,
153. Roland Pfefferkoro, Paris, 1977, p. 129.
Inégalités et rapports sociaux, éd. 167. Pour une critique
cit., p. 21. approfondie de ces dièses, cf.
154. « E n réussissant à Tony Andréani, Un être de raison -
disparaître de la scène où se joue, critique de l'bomo aconomicus,
en dernier recours, sa position SyUepse, Paris, 2000.
sociale, la bourgeoisie confirme 168. Bernard Guenien,
son hégémonie symbolique, son «Microéconomie», Dictionnaire
contrôle sur les représentations d'analyse économique, Paris, La
dominantes de la société» Découverte, 2002, pp. 343-347.
(Monique Pinçon-Chariot et 169. Karl Marx, «Lettre à
Michel Chariot, «Hégémonie Johann Becker, 17 avril 1867 »,
symbolique de la grande Lettres sur «te Capital», Editions
bourgeoisie», m : Paul sociales, Paris, 1964, p. 156.
Bouffartigue (dir), Le retour des 170. Karl Marx, Théories sur la
classes sociales, éd. cit. p. 156). plus-value, t HI ( trad. G. Badia et
155. Jean-Pierre Teiïail, De alii, Paris, Editions sociales, 1976,
l'inégalité scolaire, Paris, La p. 398.
Dispute, 2002. 171. Michel Pinçon et Monique
156. Samuel Joshua, L'École entre Pinçon-Chariot, «Hégémonie
crise et refimdation, Paris, La symbolique de la grande
Dispute, 1999, p. 202. bourgeoisie», éd. cit., p. 148.
157. Karl Marx, Critique du droit 172. Karl Marx, Théories sur la
politique hégélien, éd. cit.. plus-value, t. m , éd. cit., p. 304.
Introduction, p. 205. 173. La subsomption formelle
158. Karl Marx, Le Capital, caractérise la façon dont le
Livre m , trad. G. Badia et capitalisme s'empare d'un procès
M. Cohen-Solal, Editions de travail qui lui préexiste. A
sociales, Paris, 1977, p. 299. mesure qu'il réorganise la
159. Karl Marx, Manuscrits de production et restructure les
1857-1858 (Grundrisse), 1.1, éd. forces productives antérieures, la
cit., p. 129. domination devient interne au
160. Karl Marx, Le Capital, procès de travail lui-même, et la
livre I, éd. cit., p. 93. subsomption se fait réelle.
177
L'idéologie
174. Karl Marx, Théories sur la suivantes.
plus-value, 1.1, éd. cit., p. 345. 186. Alain Joie, «L'empire, la
175. Ibid., pp. 328-329. violence globale et la régulation
176. Ibid., p. 325. démocratique », in : Attac,
177. Jean-Paul Sartre, Critique de Inégalités, crises, guerres : sortir de
ta raison dialectique, 1.1, l'impasse, Paris, Mille-et-une-
«Questions de méthode», Paris, nuits, 2003, p. 168.
Gallimard, 1985, p. 31. 187. Biaise Pascal, Pensées,
178. Ibid., p. 35. Œuvres complètes, Paris, Seuil,
179. Ibid., p. 51. 1963, p. 550.
180. Ibid., p. 45. 188. Journal Officiel, 2 mai 2007.
181. Perry Anderson, Sur le 189. Hannah Arendt, Le système
marxisme occidental, trad. totalitaire, trad. J.-L. Bourget,
D. Letellier et S. Niemetz, Paris, R. Davreu et P. Lévy, Paris, Seuil,
Maspero, 1977, pp. 75 et 1972, p. 216.
suivantes. 190. Cf. Anne Amiel, La mm-
182. Isaac Joshua, Une trajectoire pbilasopbie de Hannah Arendt,
du capital -Delà crise de 1929 à révolution etjugement, Paris, PUF,
celle de la nouvelle économie, éd. cit. 2001, pp. 248 et suivantes.
183. L'état-major américain a en 191. Les Grundrisse développent
effet élaboré dans les années 2000 cette question dans des pages
la notion d'« ethnographie fulgurantes, situées au plus près
intelligence», de «renseignement de l'analyse hégélienne, au
ethnographique». Ce sont les moment même où Marx dit avoir
travaux issus de l'opération « par hasard » refeuilleté la Science
baptisée « Human Terrain de la Logique: «Il est important de
System», dont les chercheurs en remarquer que la richesse en tant
uniforme et armés accompagnent que telle, c'est-à-dire la richesse
toutes les unités combatttantes bourgeoise, est toujours exprimée
américaines, qui ont conduit à à la puissance la plus élevée dans
l'élaboration des techniques la valeur d'échange, où elle est
d'humiliation sexuelle, employées posée comme médiatrice, comme
notamment dans la prison d'Abu médiation entre les extrêmes que
Ghraib, ou à la rédaction d'un sont la valeur d'échange et la
manuel de contre-insurTection. valeur d'usage elles-mêmes. Ce
Cf. Julien Bonhomme, milieu apparaît toujours comme
« Anthropologues embarqués », le rapport économique achevé
site web : La vie des idées: parce qu'il embrasse les
www.laviedesidees.fr/Anthropolo contraires et apparaît finalement
gues-embarques.html comme une puissance plus élevée
184. Patrick Cingolani, La parce qu'unilatérale face aux
république, les sociologues et la extrêmes eux-mêmes; parce que
question politique, La Dispute, le mouvement, ou le rapport, qui
2003, p. 11. apparaît initialement comme
185. Daniel Bensaïd, Éloge de la médiateur entre les extrêmes, se
politique profane, éd. cit., pp. 99 et poursuit avec une nécessité
178
dialectique jusqu'à apparaître
comme médiation avec soi-
même, comme le sujet dont les
moments ne sont que les
extrêmes, extrêmes dont il abolit
le présupposé autonome pour se
poser par cette abolition même
comme le seul principe
autonome» (Manuscritede 1851-
1858 (Grumdrisse), L H, éd. cit.,
pp. 270-271).
192. La question est bien
entendu complexe. Pour le dire
sommairement, on peut
considérer que les idées
religieuses, dont la résurgence
contemporaine semble
spectaculaire, se présentent
comme représentations
véhiculant des enjeux directement
politiques, retraduits dans un
langage autre, exprimant et
dévoyant tout à la fois la
conflictualité sociale et mondiale,
dont la dimension néocoloniale
constitutive les engendre comme
riposte et les entretient comme
leurres (cf. Contretemps, «A quels
saints se vouer? Espaces publics
et religions», Paris, Textuel,
n° 12, février 2005). Ce n'est
assurément pas selon un tel angle
que les Jeunes Hégéliens
considéraient les idées religieuses.
Cet ouvrage a été achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Floch à Mayenne
en avril 2009.