Le Prophète et les poètes
“Si quelque chose du Coran vous embarrasse,
cherchez dans la poésie, car elle est arabe”.
-Le Prophète Muhammad (Paix et salut sur lui)
“Un langage arabe clair…”
Au premier abord, la sourate “Les Poètes” paraît rejoindre la doctrine
platonicienne concernant le statut de la poésie dans la cité, et elle a souvent été
interprétée comme telle par certains exégètes. Pourtant, la réalité apparaît plus
complexe lorsqu’on se penche sur le corpus des traditions prophétiques qui
comprennent les hadiths et la sira nabawyia (biographie du Prophète), et nous
éclaire un peu plus sur le “secret” que renfermerait ladite sourate d’après la
vision d’Ibn Arabi. Avant toute chose, il faut rappeler le statut privilégié de la
poésie dans la société arabe, ainsi que la place octroyée aux poètes dans les
tribus de la Jahiliya (période anté-islamique) qui n’avait rien à envier à celle des
prophètes, en témoigne cette sentence de Ka‘b al-Aḥbār qui désigne la poésie
comme étant “l’Evangile des Arabes” : “Il y a dans la Bible un peuple descendant
d’Ismaël dont les membres portent leurs évangiles dans leur poitrine et dont les paroles
sont pleines de sagesse et de sentences. Ce peuple-là, c’est les Arabes.” Il faut dire que la
parole déclamée et sa rythmique n’ont jamais été anodins chez les Arabes, qui
voyaient en elle un pouvoir loin d’être inoffensif: celui du Verbe. Cette tradition
séculaire n’a pas été abolie par la révélation coranique, qui a d’abord été
transmise oralement du Prophète aux Compagnons avant de se faire Livre et de
continuer à être récitée par les musulmans aux quatre coins du monde.
L'importance de la poésie dans la société pré-islamique était telle que les
qasidas des poètes portaient, avec leurs rimes et leurs prosodies, la réputation
de toute une tribu. Ainsi, d’après Al-Jāḥiẓ, érudit et précurseur de la prose
arabe : “Quiconque se dit sage ne doit pas contrarier un poète, car un mot sorti de sa
bouche deviendra peut-être un proverbe pour l’éternité”.Leur parole quasi-sacralisée,
vénérée autant que redoutée par la croyance populaire, était l’objet de toutes les
admirations et les vainqueurs des joutes poétiques dans les aswaq de Ukhaz
voyaient leurs plus beaux vers immortalisés en lettres d’or sur les murs de la
Kaaba (ce sont les fameux Muallaqat de la Mecque). Mais la substitution des
Muallaqat par les versets du Coran sur la kiswa (l’habit) de la maison d’Allah ne
s’est pas effectuée sans heurts… Bien au contraire. Dans une société où les
poètes étaient considérés comme les gardiens de l’honneur tribal, la
confrontation avec la parole révélée était inévitable. Il y eut un âpre
affrontement entre la parole inspirée des poètes antéislamiques et celle
“descendue des cieux” du Prophète Muhammad (paix et salut sur lui). En effet,
dès les débuts de la révélation coranique, un rapport de force s’engage entre les
poètes de Quraysh et le Prophète de l’islam, une lutte sans merci, parfois à
mort… Alors que Platon écarte de facto les poètes en les considérant comme un
obstacle à son projet politique, l’enjeu ici est beaucoup plus profond, d’ordre
principiel pour ainsi dire. Ce n’est pas une question de dialectique comme chez
Platon, il ne s’agit pas d’une simple concurrence entre deux formes de discours,
mais il s’agit véritablement de remettre les choses à leur juste place, de rétablir
une hiérarchie primordiale : celle du Verbe révélé, le Logos divin au-dessus de la
parole profane du poète. Cette opposition entre parole de Vérité et parole
illusoire est symboliquement représentée au début de la sourate Les Poètes,
dans l'épisode de l'affrontement entre le prophète Moïse, qui est appellé Kalim
Allah dans le Coran ( Celui qui converse avec Dieu), et les magiciens de
Pharaon, adeptes du mensonge et de l’illusion. Pour être accepté au sein de la
Cité, le poète devra reconnaître cet état principiel en admettant de fait la
supériorité intrinsèque de la révélation divine, sans jamais entrer en
concurrence avec elle. Dès lors, telle la bonne et la mauvaise mimésis
socratique, il y a deux formes de poésies qui se distinguent dans la société
islamique naissante : celle qui s’oppose ouvertement au Verbe divin en
maintenant les gens dans l’illusion, et dont l’impulsion serait, selon un hadith,
“la démence (muta) qui s'empare de celui qui est touché par le diable” et celle qui
enseignerait “une forme de sagesse” d’après une autre tradition prophétique.
« Être tout contre un chameau enduit de goudron serait pour moi
préférable que d’être tout contre une femme parfumée.”, nous dit une
tradition arabe à propos de la mimésis poétique (paroles prononcées par Ibn
Mas’ud)1.
1
On retrouvera souvent cette correspondance entre poésie et parfums, et notamment au chapitre 4.
Cette dichotomie entre vérité et illusion est confirmée dans les derniers versets
de la sourate “Les Poètes”:
“Quant aux poètes, les suivent ceux qui s’égarent.
Ne vois-tu pas qu’ils divaguent dans n’importe quelle direction
Et qu’ils disent ce qu’ils ne font pas ?
A l’exception de ceux qui croient, qui accomplissent des oeuvres pies, qui
invoquent Dieu très souvent…”
(verset 224-227, traduction Michon)
Comme dans le dialogue entre Socrate et Ion, la tradition prophétique suggère
également que l’inspiration poétique peut donner accès à des enseignements
universels au même titre que le texte coranique et ce malgré leur différence de
nature, ou en d’autres termes, qu’un chercheur de vérité pourrait trouver les
réponses à ses questions existentielles en écoutant les vers d’un poème. Mieux
encore, dans le hadith cité en exergue, la poésie semble être placée sur le même
plan que le Coran et c’est la langue arabe, qui véhicule la parole aussi bien
inspirée que révélée, qui serait la clé de voûte des mystères2. Toujours dans la
sourate “Les Poètes” (al Shuara), il est dit que la révélation est descendue “en un
langage arabe clair” : {bi lisan arabi mubin} (26:195). Ce verset renferme une sorte
de pléonasme, car le mot “arab” exprime déjà l'idée de pureté et de clarté . En
effet, la racine A-R-B s’oppose à A-J-M qui signifie être douteux, non clair, non
compréhensible. Le mot arab semble donc renvoyer à une langue virginale et
inaltérable, qui est cachée dans les lettres, un idiome qui s’adresse directement
à la profondeur de l'être (ou son esprit) à travers le rythme régulier du chant.
Nous reviendrons plus loin sur l’aspect universel de la langue poétique en
insistant sur ce que Mallarmé appelait “le mystère dans les lettres”, que nous
mettrons en rapport avec le ‘ilm al huruf , la science des lettres développée par
Ibn Arabi dans ses Futuhat3. Dès lors, il apparaît que la principale différence
entre la poésie et la révélation est la suivante : en ce qui concerne le texte révélé,
l’esprit fait corps avec la lettre. Il n’y a pas d’autonomie du langage, il ne fait
qu’un avec l’essence de la parole. D’où l’existence d’une science des lettres
soufie qui révèle la langue spirituelle au-delà du langage. Ce qui n’est pas le cas
2
“...car elle [la poésie] est arabe ( (fa-innahu ‘arabī)”.
3
Voir partie II
pour la parole poétique où le langage a sa vie propre, tour à tour simulacre
servant à dissimuler l’esprit du poème (le mystère mallarméen) et réalité à part
entière. La poésie devient alors un subterfuge incantatoire.
Les cheveux blancs de Hassan Ibn Thabit
Contre la virulence des qasida fustigeant la révélation et sa propre personne, le
Prophète Muhammad (paix et salut sur lui) avait décidé de combattre les poètes
de Quraysh sur leur propre terrain. A une question concernant son jugement
sur la poésie, le Prophète aurait répondu : “le croyant combat avec l’épée et le
poète avec la langue.” Loin d’être exclue, la poésie était donc utilisée comme
une arme afin d’exalter la parole de vérité contre les vers satiriques (hija’) de ses
opposants, un genre très utilisé par les farouches défenseurs des traditions
tribales. C’est cette catégorie particulière de poèmes qui est visée dans le
hadith suivant (et non la poésie dans son ensemble d’après une interprétation
erronée): “Que le ventre de l’un d’entre vous soit rempli de sanie (ou de pus) (...) vaut
mieux pour lui que d’être empli de poésie” (Sahih Muslim)4. Point d’exclusion donc,
mais une “intégration” de la parole poétique dans le giron de l’islam. Ainsi,
pour affronter les versificateurs qurayshites, le Prophète (psl) avait son poète
attitré: Hassan Ibn Thabit al-Ansari, surnommé sha’ir al nabi (le Poète du
Prophète).. Considéré comme faisant partie des Compagnons du Prophète, il
était considéré comme un soutien de poids face à la virulence des attaques
contre l’Islam naissant. L’effet redoutable de ses qasidas sur l'ennemi était tout
à fait reconnu par le Prophète, qui lui aurait dressé un minbar, la chaire
habituellement réservée à l’imam dirigeant la prière, sur lequel le poète pouvait
réciter ses élégies. Dans un hadith, le Prophète affirme que les vers de Hassan
Ibn Thabit sont “plus virulents qu’une volée de flèches” (Sahih Muslim) et qu’il était
porté par l’Esprit-Saint ‘ar - Ruh al Quduss5. Pour la plupart des exégètes, l’Esprit
Saint est identifié à l’ange Gabriel qui n’est autre que l’Ange de la révélation .
C’est ainsi que la parole du poète devient par la voie de la tradition prophétique
4
Le hadith dans son intégralité, tel qu’il aurait été rapporté par Aisha, l’épouse du Prophète,
est le suivant, : “Que le ventre de l’un d’entre vous fût plein de sanie vaudrait mieux pour lui que d’être
empli de poésie qui consiste en une satire de l’Envoyé de Dieu”.
5
“Satirise-les ! lui aurait dit le Prophète, L’esprit de sainteté te fera l’emporter sur eux”
une parole divinement inspirée dotée d’une puissance redoutable. Ce caractère
angélique de la poésie “bien inspirée” nous renvoie à la vision lumineuse d’Ibn
Arabi où, rappelons le, un ange porte la parole du poète en Orient et en
Occident. Il existe un diwan rassemblant les principaux poèmes à la gloire du
Prophète écrits par Hassan Ibn Thabit, mais on trouve également d’autres
élégies qui abordent des thèmes plus universels, à l’image des qasidas d’Ibn
Arabi. Parmi ces textes, ces vers extraits d’un des nombreux poèmes du d iwan :
J’ai vieilli comme doit vieillir l’homme qui a vécu
et décrépit quand il survit à l’âge avancé
Jadis, les sirènes venaient me visiter
avec leurs voiles gorgés de musc et d’ambre
Mais elles m’ont quitté en apercevant la blancheur de ma canitie,
m'appelant “Mon oncle ! - Oui ! l’homme grisonnant est abandonné
Elles se sont envolées quand elles ont vu se remplir
de coton lumineux les lisières de mes cheveux
(Traduction par Ali Benziane)
Les sirènes du poème évoquent les Muses grecques qui viennent apporter le
parfum enivrant de l’inspiration au poète esseulé, et leur abandon est mis en
relation avec la chevelure blanche… une fois de plus, le symbolisme du cheveu
réapparaît et suggère que l’inspiration ne peut se départir d’une certaine
illusion qui semble inhérente à sa nature évanescente… contrairement à la
révélation ancrée dans la vérité immuable et éternelle. “L'homme grisonnant”
se présente comme l’archétype du poète qui dépend d’une inspiration portée
non par l’Esprit Saint mais par les Muses dont la présence demeure incertaine
et qui laissent le poète livré à lui-même et à la marche impitoyable du temps.
De même, on retrouve le cheveu blanc dans une tradition relatant un dialogue
entre le Prophète et Malik b. Umayr al Sulami, un poète qui assistait aux
batailles de la conquête mecquoise. Après avoir questionné l’Envoyé de Dieu
sur la poésie, Malik lui demanda sa bénédiction, puis rapporte la réaction
prophétique dans la tradition suivante : “Il me posa alors sa main sur la tête.
Après cela je ne dis plus un vers de poésie.”. Ensuite, la tradition nous informe
que “les cheveux et la barbe de Malik devinrent blancs avec l’âge mais que
l’endroit où l’envoyé de Dieu avait posé la main ne blanchit point” !...
L’étroite parenté symbolique entre le poète et le cheveu est donc présente dans
la tradition prophétique elle-même, et permet de souligner une fois de plus la
primordialité de la révélation sur l’inspiration poétique. Celle-ci subit les
caprices du temps alors que celle-là, représenté par la bénédiction que le
Prophète offre à Malik , donne la vie et ne tarit jamais6. La clef du secret dévoilé
à Ibn Arabi dans sa vision réside peut-être dans “la spiritualisation de la
sensibilité” pour reprendre une expression de Paul Claudel (La sensation du
divin ), symbolisée par la métamorphose du cheveu en figure angélique.
Autrement dit la transfiguration de l’inspiration poétique en une inspiration
d’essence purement spirituelle, qui se rapprocherait de la révélation sans pour
autant y correspondre, mais qui pourrait par la voie de l’Ange, s’abreuver à une
source intarissable et universelle. C’est cette source de l'esprit dans laquelle les
plus grands poètes soufis ont plongé leurs plumes pour nous offrir les sublimes
odes à l’Amour divin, de Jalaluddin Rumi (surnommé Mawlana : ”notre
Maître”) à Ibn Arabi en passant par Fariduddin Attar, Hafez et Omar Khayyam
. L’inspiration des poètes soufis est appelée al-ilham et se distingue d’al-wahy,
l’inspiration prophétique qui est directement issue de la Présence divine. Dans
son Mathnawi, Mawlana Jalaluddin Rumi nous dit à propos du wahy
prophétique:
“Qu’est ce que [le] wahy ? Une parole cachée à la perception sensorielle. L’oreille
et l’oeil spirituels sont autres que cette perception sensorielle.”
(Mathnawi, I, 1460)
Il évoque également la prééminence de la parole prophétique sur la parole
poétique en convoquant la figure de Moïse (la Parole de Dieu), de Jésus (le
Verbe de Dieu) et Muhammad (psl) ( le Prophète de la Révélation) mais aussi
celle du botaniste et médecin grec Galien qui symbolise l’art du poète, ce qui
n’est pas sans évoquer le pharmakon de Platon :
6
Sur la parenté entre le Verbe et le corps du Prophète, voir chapitre
“Les myriades de lances de Pharaon furent brisés par Moïse avec un simple
bâton.
Les arts thérapeutiques de Galien étaient des myriades : devant Jésus et son
souffle, ils n’étaient qu’un objet de risée.
Il existait des myriades de livres de poèmes (anté-islamiques): à la parole d’un
Prophète illettré, ils furent couverts de honte.”
(Mathnawi, I, 530)
“je ne suis pas poète…”
Malgré leur opposition évidente, il y a plus qu’une simple alliance
circonstancielle entre les poètes et la parole révélée, c’est une entente naturelle
qui s’installe au sein même de leur parenté linguistique, dans la puissance du
Verbe cachée derrière les abyat d’une qasida et les ayat d’une sourate. Cette
harmonie est également illustrée par plusieurs traditions qui décrivent le
Prophète comme un grand amateur de poésie, y compris anté-islamique. Tel le
sage Platon composant lui-même des tragédies durant sa jeunesse et influencé
par Homère qu'il considérait comme “le plus grand des poètes”, le Prophète de
l’islam a sûrement assisté aux joutes poétiques de ‘Ukhaz et à la récitation des
Mu'allaqat avant sa quarantième année, âge du dévoilement de sa mission
prophétique et de l’apparition de l’Ange. Après la Révélation, il fit honneur au
poète repenti Ka’b Ibn Zubayr en le revêtant de son manteau (Burda),
immortalisant ainsi son poème Bânat Suʿâd qui passera à la postérité sous le
nom d’al-Burda, titre repris plus tard par le poète al-Busayri, et dont voici les
premiers vers :
Souâd est loin, ô peine ! Et mon cœur éperdu
Aux rigueurs de son joug est à jamais rendu ;
Il ne trouva payeur – de son vœu fait esclave –
Pour le rachat d’une âme en l’amoureuse entrave.
(traduit par Idris De Vos, Eloges du Prophète,2011)
Très attentif à la production poétique de son époque, le Prophète (psl) sollicitait
ses compagnons à réciter les compositions de certains poètes de la période
anté-islamique, tel les vers d’amour (gazal) de Imru’-l-Qays qu’il élève au rang
de meilleur poète arabe, disant de lui “qu’il porterait l’étendard des poètes le jour du
Jugement”. Il tenait aussi en très haute estime Labid, un éminent poète de la
Jahiliya dont il aurait même dit à propos d’un vers de sa composition:
“une parole de Prophète mise dans la bouche d’un poète”
(Kalimatu nabiyyin ulqiyat ‘alā lisāni šā‘irin)
Le terme “Kalimatu” qui signifie la parole devient ici le privilège de la prophétie
et ne peut appartenir au poète que de manière contingente, en étant “déposée”
sur sa langue. Même si d’après une tradition “la poésie était la parole que le
Prophète (psl) préférait par dessus tout” (al-Qurṭubī, al-Jāmi‘ li-aḥkāmi l-Qur’ān), la
prééminence de la révélation sur la parole poétique était constamment
rappelée y compris par les récitations volontairement fautives du Prophète.
Ainsi, Aisha rapporte en ce sens : “Il [le Prophète] citait souvent un vers du frère
de Banū Qays [Ṭarafa Ibn al-‘Abd] en intervertissant ses parties. Alors Abū Bakr
lui dit : Ce n’est pas ainsi. Et le Prophète -pasl- de répondre : Par Dieu, je ne
suis pas un poète et je ne devrais pas l’être. » Cette parole sans équivoque
renvoie au verset coranique suivant :
{Nous ne lui avons pas enseigné la poésie ; elle ne lui sied point}
(sourate 36 Yasin, v.70).
La récitation volontairement erronée est une manière d’affirmer le caractère
exclusif de la parole révélée dont la récitation rythmée ne doit pas subir
d’interférences avec la musicalité d’un poème composé par un tiers,
particulièrement dans la bouche même de celui qui la porte et la transmet de
par sa fonction exceptionnelle de Prophète. Le fait de “casser” son rythme
remet pour ainsi dire la poésie à sa juste place, et permet de souligner son
caractère altérable dû à sa nature profane, sans toutefois être reniée
complètement. La parole sacrée, quant à elle, ne peut subir aucune
modification dans la forme ou dans le fond, sous peine de sacrilège causé par la
profanation du verbe divin. Il est clair qu’ici l’ordre des choses réside dans la
supériorité de la Révélation sur la parole poétique, mais également dans la
complémentarité de ces deux univers, différents par nature, qui s’attirent et se
repoussent et peuvent même s’intriquer. On rapporte ainsi que le Prophète
lui-même aurait composé un court poème pour inaugurer la mosquée de
Médine. Un seul vers nous serait parvenu qui s'apparenterait au genre du rajaz,
qui ne répond pas tout à fait aux standards de la poésie arabe de l’époque, car
situé entre poésie traditionnelle et prose rimée :
«A nā l-nabiyyu lā kaḏib / Anā Ibnu ‘Abd al-Muṭṭalib »
“Je suis le Prophète sans mensonge / Je suis le descendant de ‘Abd alMuṭṭalib”
(cité par al-Šayḫān dans al-Lu’lu’ wa l-murjān, p. 471).
Ici encore, la frontière entre inspiration et révélation devient de plus en plus
mince, et ne tient plus qu’à… un cheveu. Il est vrai que dans la langue française,
seules quelques lettres séparent le “prophète” du “poète” : la lettre “r” serait-elle
celle de la Révélation et le phonème [ph] celui du “pharmakon”, le fameux
antidote de Platon ?
© Ali Benziane (Le cheveu d’ange)