Jeux Video Jeux Dargent Sexe Travail
Jeux Video Jeux Dargent Sexe Travail
Jeux vidéo,
jeux d'argent,
sexe,
travail…
Des addictions
comme les autres ?
22 ● ● N° 19 ● mars - avril 2014
grand angle
➜
«M on fils passe tout son temps sur sa console, je me dire que le sexe était le contraire de l’addiction, car cette
demande s’il n’est pas accro... » Cette phrase, dernière était réservée à ceux qui n’avaient pas accès à
maintes fois formulée, a fini par ériger en vérité ces merveilleux plaisirs que sont la séduction et le sexe »,
populaire le concept d’addiction aux jeux vidéo. Les poursuit Marc Valleur. Si l’impression d’addiction se
loisirs numériques ne sont d’ailleurs pas les seuls à être fait sentir aujourd’hui, c’est justement parce q u’Internet
suspectés de provoquer des comportements addictifs. fait de la sexualité un plaisir marchand comme un
Y a-t-il un toxicomane en chacun de nous ? « La drogue autre. La consultation de Marmottan est ainsi passée
de ma copine, c’est le shopping », « Mon mari est un obsédé de 26 patients suivis en 2008 pour cyber-addiction
sexuel ! » Au-delà des interrogations d’une société aux sexuelle, à 102 en 2012. Dans ce service, les addictions
prises avec ses mutations, la question des addictions sans sans drogue représentent 15 à 20 % de la patientèle,
substance est un sujet épineux où cliniciens, épidémio- dont 200 à 250 joueurs pathologiques de jeux d’argent
logistes, chercheurs et même parlementaires se piquent par an et une quarantaine d’adeptes du jeu en réseau.
régulièrement les doigts. La question de la dépendance
aux jeux vidéo est devenue un sujet qui passionne les Internet, un dealer ?
foules malgré le manque de preuve de son existence. S’il semble douteux de parler d’addiction à Internet -
Selon l’expertise collective de l’Inserm annoncée en nous y reviendrons -, la Toile joue néanmoins un rôle
février dernier, qui s’appuie notamment sur les enquêtes décisif dans l’émergence de comportements probléma-
Escapad (L) 2008 et 2011, 5 % des jeunes de 17 ans tiques. Dans le cas du cybersexe, la mise à disposition
LEscapad joueraient aux jeux vidéo entre cinq et dix heures immédiate d’une grande quantité de contenus porno
Enquête sur la santé et par jour. De plus, en raison du temps passé devant graphiques fait que « les marchands s’adressent directe-
les consommations lors les écrans, 23 % d’entre eux disent avoir rencontré, ment aux pulsions en court-circuitant l’imaginaire, les
de l’appel de préparation à
la défense, régulièrement au cours de l’année écoulée, un problème avec leurs désirs et les fantasmes », note Marc Valleur. Comme c’est
réalisée par l’OFDT à parents, 5 % avec leurs amis et 26 % à l’école ou au un plaisir immédiat qui ne passe pas par l’élaboration
l’aide de questionnaires travail. Toutefois, Marc Valleur *, psychiatre de d’un contenu fantasmagorique, certains sont tentés
distribués aux jeunes l’hôpital Marmottan à Paris, relativise : « L’addiction aux d’« augmenter les doses » pour amplifier les sensations.
de 17 ans lors de leur
journée Défense
jeux vidéo est très minoritaire par rapport à une pratique De leur côté, l’achat compulsif et l’addiction aux jeux
et citoyenneté en train de devenir le loisir majoritaire de la société. » d’argent bénéficient largement du rôle facilitateur du Web.
En parallèle, 3 à 5 % des adolescents pourraient Ancien directeur de l’Observatoire
8 www.ofdt.fr présenter un usage problématique d’Internet “ On s’adresse français des drogues et des toxico-
selon le rapport de l’Inserm. La consommation manies (OFTD), Jean-Michel Costes
pathologique de pornographie sur la Toile serait
directement fait partie des huit personnalités
d’ailleurs en plein « boum », de même que celle aux pulsions en qualifiées rassemblées au sein de
de relations sexuelles tarifées. « Dans un discours court-circuitant l’Observatoire des jeux mis en
psychanalytique classique, on avait tendance à l’imaginaire „ place par le ministère des Finances
en 2010, suite à l’ouverture des paris
sportifs et hippiques et du poker en
ligne. En 2010, il avait mené une
vaste enquête sur les jeux de h asard
et d’argent. Dans la population
générale, 0,9 % des Français de 18
à 75 ans étaient des joueurs patho-
logiques, soit 200 000 personnes, et
1,9 %, des joueurs à risque modéré,
☛☛Marc Valleur : psychiatre et médecin
chef de l’hôpital Marmottan, responsable soit 400 000 individus, tous types de
du groupe de parole « Entourage des jeux confondus. « Mais lorsque l’on
joueurs de jeux vidéo » et membre de
l’Autorité de régulation des jeux en ligne
ne considère que les joueurs en ligne,
(ARJEL) on obtient des chiffres bien supérieurs,
M.-L. Tovar et al. Les jeux d’argent et de affirme-t-il, puisque l’on a 6,6 % de
hasard sur Internet en France en 2012.
Tendances n° 5, OFDT, juin 2013, 6 p. joueurs pathologiques et 10,4 % de
joueurs à risque. Et c’est encore pire
©©Pierre HAVRENNE/PACHACAMAC-REA
©©Bildagentur/SPL /PHANIE
logie des hôpitaux Bichat-
Beaujon, à Paris, « il n’y a Les machines à sous n'étant
pas de mort dans l’addic- disponibles que dans certains
tion aux jeux vidéo ou à lieux, ici un casino, les
Internet, alors que c’est le joueurs restent occasionnels.
cas avec les a ddictions au
tabac. Il ne faut pas tout
mettre au même niveau : si l’on c onsidère que tout est Une définition en 11 critères
addiction, on court le risque de ne plus rien c onsidérer
comme une dépendance et de continuer à avoir une Elle est cliniquement définie par la classification du
L
Fédération
addiction
Réseau qui fédère
mortalité considérable sous l’effet du tabac et de l’alcool. » DSM-5 (L). Un patient est considéré comme v ictime les structures et les
Le doute est encore plus grand avec des activités socia- d’une addiction quand il présente, pendant une p ériode professionnels de
lement validées comme le sport ou le travail. Comment d'au moins un an, deux des 11 critères recensés (voir l’addictologie et assure
faire la part, en effet, entre un « Workaholic », un ergo- encadré p. 26). Parmi eux, on retrouve la perte de contrôle, des missions de formation
mane en français, et un simple bourreau de travail ? le fait que la consommation devient telle qu’elle empêche et de constitution de
réseaux régionaux.
Ces derniers ne risquent pas autant la désocialisation la poursuite d’une activité scolaire ou professionnelle, ou
ou la précarisation que les addicts au encore la poursuite de la consommation
crack ou aux jeux d’argent, il s’agit même “ C’est la relation
de personnes dont la réussite sociale est
malgré la prise de conscience de troubles DSM-5
sociaux. Un nouveau critère est récem- Cinquième version du
L
« boostée » par les 60 heures de travail
de contrainte à un ment apparu, le craving, habituellement Manuel diagnostique et
hebdomadaires consenties au détri- produit qui signe associé à la prise de cocaïne, qui renvoie statistique des troubles
ment de leur vie de famille. « L'addiction l’addiction „ à une envie irrépressible. « Ce n’est pas la mentaux (2013), classifie
et catégorise des critères
n'est pas une maladie tant que l'on n’a dépendance physique qui signe l’addiction, diagnostiques et des
pas posé un diagnostic qui repose sur le fait que les confirme Michel Lejoyeux, mais bien la relation de recherches statistiques
critères diagnostiques présents sont à l’origine soit d’une contrainte à un produit. » Par exemple, un patient qui de troubles mentaux
souffrance personnelle et d’une plainte du sujet, soit doit prendre de la morphine pour calmer des d ouleurs spécifiques.
d'une altération importante de son fonctionnement chroniques est physiquement dépendant, mais il n’est pas
social dans la vie quotidienne », insiste le psychiatre toxicomane pour autant.
Jean-Michel Delile *, vice-président de la Fédération Cette définition clinique officielle étant posée, peut-on ☛☛Michel Lejoyeux : unité 1123 Inserm –
addiction (L). Encore faut-il que son comportement l’appliquer aux troubles liés à l’usage du jeu d’argent, à Université Paris-Diderot–Paris 7, Épidémiologie
clinique et évaluation économique appliquées
soit socialement considéré comme un trouble, ce qui Internet, aux achats compulsifs, au sexe… ? Actuellement, aux populations vulnérables (ECEVE)
est rarement le cas des gens qui t ravaillent de manière seuls les troubles associés aux jeux d’argent sont inscrits ☛☛Jean-Michel Delile : psychiatre
au CEID de Bordeaux, vice-président de la
déraisonnable. Dans ce cas, c'est souvent l'entourage dans le DSM-5 (avec 9 critères diagnostiques, 4 au moins Fédération addiction et coordinateur régional
familial qui va tirer la sonnette d'alarme plus que le étant nécessaires pour pouvoir porter le d iagnostic). Ce Aquitaine TREND (Tendances récentes
et nouvelles drogues) de l'OFDT, membre
milieu professionnel ou le sujet lui-même. Alors, quand type de dépendance c omporte, en effet, toutes les carac- de la Commission consultative nationale
peut-on v raiment parler d’addiction ? téristiques des addictions « classiques », avec, en des stupéfiants et psychotropes (ANSM)
Ces résultats valident l’idée qu’il s’agit d’un trouble avec une dysfonctionnement de l’activité des neurones dopami-
véritable identité neurobiologique qui ressemble étrange- nergiques impliqués dans la motivation et la modulation
ment à celle de l’addiction telle que décrite dans le DSM, de notre réponse à l’environnement (voir infographie). ☛☛Jean-Pol Tassin : UMR 952 Inserm/CNRS
« mais je ne voudrais pas que l’on fasse un amalgame pour Une explication qui ne satisfait pas le neurobiologiste 7224/Université Pierre-et-Marie-Curie,
autant », insiste Michel Lejoyeux. Jean-Pol Tassin * pour qui « la modification induite Paris 6 équipe Physiopathologie de la
dépendance et de la rechute
Pendant très longtemps, les spécialistes ont, par ailleurs, par les drogues sur la d opamine n’est pas un mécanisme J.-P. Tassin. Biochemical Pharmacology,
envisagé l’addiction comme uniquement causée par un pérenne et n’explique pas à elle seule les changements 1er janvier 2008, 75 (1) : 85–97
de comportement qui
perdurent sur un très long
terme », e xplique-t-il. En
2002, son équipe a mené
de nombreux travaux sur
les neurones noradré
nergiques et sérotoni-
nergiques qui n’agissent
pas sur nos réactions (les
sorties comportemen-
tales) comme les neurones
dopaminergiques, mais
en amont, sur les entrées
s ensorielles. Ils ont
démontré que, chez une
souris privée de récep-
teurs à la noradrénaline,
la dopamine n’est plus
activée. « La noradrénaline
augmente la réaction vis-à-
vis d’un élément n ouveau
et la sérotonine protège le
système nerveux central
des émotions trop fortes
(voir infographie p. 29).
Pour J ean-Pol Tassin, « la dopamine ne peut pas faire son résultat décrit par la théorie des perspectives élaborée
travail s’il n’y a pas de sérotonine et de noradrénaline. Chez par le Prix Nobel Daniel Kahneman et son collègue
la souris, la drogue conduit à un découplage entre ces deux Amos Tversy. Ces deux psychologues avaient modélisé
systèmes alors qu’ils doivent fonctionner ensemble en temps le comportement de la population générale qui consiste
normal. » Les toxicomanes sont donc submergés par leurs à surestimer les faibles probabilités et à sous-estimer les
émotions jusqu’à ce que la prise de drogue synchronise à fortes probabilités. « Notre perception des probabilités, au
nouveau ces deux systèmes. lieu d’être linéaire, suit une sorte de courbe en S inversée »,
raconte Guillaume Sescousse. Dans leur expérience,
Perdre la notion des probabilités les chercheurs de Bron demandaient aux patients :
Ce tableau s’applique-t-il aux addictions sans drogue ? « Vous préférez obtenir de façon certaine 10 euros tout
Pour Jean-Pol Tassin, le jeu d’argent ou les jeux vidéo ne de suite, ou bien avoir une chance sur deux de gagner
sont pas assez puissants pour provoquer un tel décou- 20 euros ? » Lorsqu’ils choisissaient la somme d’argent
plage. « Le stress lié au jeu pourrait cependant activer de certaine, les expérimentateurs abaissaient la somme à
façon symétrique les systèmes noradrénergique et séroto 5 euros. Si, ensuite, ils choisissaient le pari, la somme
ninergique et soulager le joueur qui souffrirait d’autres était r emontée à 7,5 euros. Au bout de cinq ou six choix,
addictions. » Cette explication serait cohérente avec les les chercheurs parvenaient à une situation d’indifférence
résultats de la méta-analyse menée par Michel Lejoyeux, subjective où le participant hésitait entre l’issue risquée
et avec les résultats de l’étude de l’OFTD de 2010 selon et l’issue c ertaine. L’expérience était ensuite r épétée avec
laquelle deux tiers des joueurs excessifs fument, soit le
double de la population générale. La moitié d’entre eux
présente aussi une consommation problématique d’alcool
et un quart développe une alcoolodépendance, ce qui est Les joueurs
très largement supérieur aux 3 à 4 % que l’on retrouve pathologiques
présentent
dans la population française. Philippe Batel fait le même un déficit de
constat pour la dépendance sexuelle. Selon une étude en motivation et
cours sur 800 patients alcoolodépendants, 13 % d’entre d’activité cérébrale
☛☛Guillaume Sescousse : post doctorant
senior, Donders Institute for Brain, eux souffriraient également d’addiction sexuelle. (en jaune) au sein
Cognition and Behaviour, Nijmegen, Mais certains mécanismes neurobiologiques pourraient du système de
Pays-Bas
être très spécifiques à l’addiction aux jeux d’argent, récompense
G. Sescousse et al. Brain, août 2013 ; lorsqu’ils sont
comme la distorsion de la perception des probabilités,
Sescousse
Lorsqu’un jeu de
roulette apparaît sur
un écran, le joueur
volontaire, placé dans
un caisson d’IRMf, doit
parier sur la couleur
qui va sortir.
Son activité cérébrale
va être enregistrée
pendant 4 heures et
étudiée par Guillaume
Sescousse (à droite).
©©Sophie Brandstrom/Lookatsciences
différentes chances de gains telles que “ Le stress lié au
25 %, 75 % ou 10 %, ce qui p ermettait
n’a pas de valeur intrinsèque, c’est ce
que l’on peut acheter avec, sa valeur
LIRMf
de tracer une fonction de probabilité jeu pourrait activer
Imagerie par résonance
subjective, qui en fait une gratification. magnétique fonctionnelle,
subjective. Résultat : les données des symétriquement Les récompenses primaires activent technique d’imagerie
joueurs pathologiques présentaient une les systèmes une région phylogénétiquement (L) médicale permettant
d’avoir une vue 2D ou 3D
courbe en S inversée comme les autres, noradrénanergique plus ancienne que celle activée par d’une partie du corps,
mais nettement d éplacée vers le haut, et sérotoninergique „ l’argent. Chez les joueurs probléma- utilisée pour étudier le
signifiant que les joueurs font preuve tiques, la présentation d’images en fonctionnement
d'une forme d’optimisme quelles que soient les chances rapport avec l’argent provoque une a ctivation de cette du cerveau.
de gains. La m éthodologie e mployée lors de cette expé- « aire des gratifications primaires » en plus d’activer celle
rience fait désormais partie des tests utilisés pour repérer des récompenses secondaires. « C’est un peu comme si
les sujets présentant une forte impulsivité. Selon Jean- l’argent leur apportait un plaisir déconnecté du fait que
LPhylogénétique
Fait référence au
Michel D elile, cette distorsion de la perception des proba ce n’est qu’un outil qui donne accès à d’autres récompenses point d'apparition d'un
bilités « explique aussi la forte prévalence de ces troubles primaires », analyse Guillaume Sescousse. Si cette caractère au cours de
du contrôle de l’impulsion au moment de l’adolescence où théorie est exacte, cela voudrait dire que les « accros » l'évolution.
la maturation du cortex préfrontal n’est précisément pas aux jeux d’argent considèrent le gain comme étant aussi
encore arrivée à son terme ». vital que la nourriture ou la boisson. Cela s ignifierait-il
Les joueurs invétérés perdent donc la notion des proba que l’on a découvert une explication aux addictions
bilités. Mais perdent-ils aussi celle de la h iérarchie entre comportementales et peut-être même une piste de
les gratifications ? C’est une autre voie explorée par les traitement ? Non, car, outre le fait que cette expérience
chercheurs du Centre de Bron, dont des études d’imagerie doit être confirmée, les troubles liés à la pratique de
par résonance magnétique fonctionnelle (L) ont montré jeux d’argent sont des maladies multifactorielles, avec
une confusion entre les aires du cerveau associées aux des origines bien plus complexes. Une telle découverte
récompenses primaires et secondaires situées au sein du fournirait cependant des approches supplémentaires
cortex orbitofrontal. Localisée en avant de l’encéphale, pour mener des thérapies fondées sur la parole, visant
juste derrière les arcades sourcilières, cette région inter- à remettre l’argent à sa place parmi les préoccupations
vient dans l'évaluation s ubjective des r écompenses et secondaires de la vie.
les processus de décision en collaboration avec l’hippo ➜ Réveillez
campe (voir infographie p. 29). Notre c erveau fait la La psychothérapie en première ligne vos désirs -
distinction entre les récompenses primaires qui ont une En attendant, pour trouver son plaisir ailleurs que Vos envies et
vos rêves à votre portée
valeur innée, le sexe et la n ourriture par exemple, et les dans l’addiction, Michel Lejoyeux propose une autre Michel Lejoyeux
récompenses secondaires qui nécessitent un apprentis- démarche dans son dernier livre, Réveillez vos désirs : Plon, février 2014, 272 p.,
sage, comme l’argent ou la considération sociale. L’argent la r echerche du plaisir. Pour le thérapeute, « la seule 18,50 €