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Grand Angle • Médecine générale • Entreprendre • Opinions • Stratégies • Bloc-Notes

• à la une • découvertes • Têtes chercheuses • regards sur le monde • Cliniquement vôtre ➜

Jeux vidéo,
jeux d'argent,
sexe,
travail…

Des addictions
comme les autres ?
22 ● ● N° 19 ● mars - avril 2014
grand angle

Surfer sur Internet, jouer au ­casino


ou à World of Warcraft, tout
simplement s’adonner au sexe ou
travailler comme un fou... Des
activités parfaitement licites. Mais
qui peuvent avoir un retentissement
néfaste sur notre vie sociale si nous
les pratiquons avec excès. Un usage immodéré est-il
pour autant synonyme ­d’addiction ? Une prise en charge
des « drogués 2.0 » est-elle toujours possible ou même
souhaitable ? Sommes-nous tous addicts à un niveau
© Urban Jörén / Bildhuset / SCANPIX/AFP

ou à un autre ? Des questions que se pose aujourd’hui


notre société, face notamment à l’essor des nouvelles
technologies liées à Internet. Cliniciens, chercheurs et
épidémiologistes tentent d’apporter des réponses.

mars - avril 2014 ● N° 19 ● ● 23


➜ Grand Angle

«M on fils passe tout son temps sur sa console, je me dire que le sexe était le contraire de l’addiction, car cette
demande s’il n’est pas accro... » Cette phrase, ­dernière était réservée à ceux qui n’avaient pas accès à
maintes fois formulée, a fini par ériger en vérité ces merveilleux plaisirs que sont la séduction et le sexe »,
populaire le concept d’addiction aux jeux vidéo. Les poursuit Marc Valleur. Si l’impression d’addiction se
loisirs numériques ne sont d’ailleurs pas les seuls à être fait sentir aujourd’hui, c’est justement parce q­ u’Internet
suspectés de provoquer des comportements addictifs. fait de la sexualité un plaisir marchand comme un
Y a-t-il un toxicomane en chacun de nous ?  « La drogue autre. La consultation de Marmottan est ainsi passée
de ma copine, c’est le shopping », « Mon mari est un obsédé de 26 ­patients suivis en 2008 pour cyber-addiction
sexuel ! » Au-delà des interrogations d’une société aux sexuelle, à 102 en 2012. Dans ce service, les addictions
prises avec ses mutations, la question des addictions sans sans drogue représentent 15 à 20 % de la patientèle,
substance est un sujet épineux où cliniciens, épidémio- dont 200 à 250 joueurs pathologiques de jeux d’argent
logistes, ­chercheurs et même parlementaires se piquent par an et une quarantaine d’adeptes du jeu en réseau.
régulièrement les doigts. La question de la dépendance
aux jeux vidéo est devenue un sujet qui passionne les Internet, un dealer ?
foules malgré le manque de preuve de son existence. S’il semble douteux de parler d’addiction à Internet -
Selon l’expertise collective de l’Inserm annoncée en nous y reviendrons -, la Toile joue néanmoins un rôle
février dernier, qui s’appuie notamment sur les ­enquêtes décisif dans l’émergence de comportements probléma-
Escapad (L) 2008 et 2011, 5 % des jeunes de 17 ans tiques. Dans le cas du cybersexe, la mise à disposition
LEscapad  ­joueraient aux jeux vidéo entre cinq et dix heures immédiate d’une grande quantité de contenus porno­
Enquête sur la santé et par jour. De plus, en raison du temps passé devant graphiques fait que « les marchands s’adressent directe-
les consommations lors les écrans, 23 % d’entre eux disent avoir ­rencontré, ment aux pulsions en court-circuitant l’imaginaire, les
de l’appel de préparation à
la défense, régulièrement au cours de ­l’année écoulée, un problème avec leurs désirs et les fantasmes », note Marc Valleur. Comme c’est
réalisée par l’OFDT à ­parents, 5 % avec leurs amis et 26 % à l’école ou au un plaisir immédiat qui ne passe pas par l’élaboration
l’aide de questionnaires ­travail. Toutefois, Marc Valleur *, psychiatre de d’un contenu fantasmagorique, certains sont tentés
distribués aux jeunes l’hôpital ­Marmottan à Paris, relativise : « L’addiction aux d’« augmenter les doses » pour amplifier les sensations.
de 17 ans lors de leur
journée Défense
jeux vidéo est très ­minoritaire par rapport à une pratique De leur côté, l’achat compulsif et l’addiction aux jeux
et citoyenneté en train de ­devenir le loisir majoritaire de la société. » ­d’argent bénéficient largement du rôle facilitateur du Web.
En parallèle, 3 à 5 % des adolescents pourraient Ancien directeur de l’Observatoire
8 www.ofdt.fr présenter un usage problématique d’Internet “ On s’adresse français des drogues et des toxico-
selon le rapport de l’Inserm. La consommation manies (OFTD), ­Jean-­Michel Costes
pathologique de pornographie sur la Toile serait
directement fait partie des huit ­personnalités
d’ailleurs en plein « boum », de même que celle aux pulsions en qualifiées rassemblées au sein de
de relations sexuelles tarifées. « Dans un discours court-circuitant ­l’Observatoire des jeux mis en
psychanalytique classique, on avait tendance à l’imaginaire „ place par le ministère des Finances
en 2010, suite à l’ouverture des paris
sportifs et hippiques et du poker en
ligne. En 2010, il avait mené une
vaste enquête sur les jeux de h­ asard
et d’argent. Dans la popu­lation
générale, 0,9 % des Français de 18
à 75 ans étaient des joueurs patho-
logiques, soit 200 000 personnes, et
1,9 %, des joueurs à risque modéré,
☛☛Marc Valleur : psychiatre et médecin
chef de l’hôpital Marmottan, responsable soit 400 000 individus, tous types de
du groupe de parole « Entourage des jeux confondus. « Mais lorsque l’on
joueurs de jeux vidéo » et membre de
l’Autorité de régulation des jeux en ligne
ne considère que les joueurs en ligne,
(ARJEL) on obtient des chiffres bien supérieurs,
 M.-L. Tovar et al. Les jeux d’argent et de ­affirme-t-il, puisque l’on a 6,6 % de
hasard sur Internet en France en 2012.
Tendances n° 5, OFDT, juin 2013, 6 p.  joueurs pathologiques et 10,4 % de
joueurs à risque. Et c’est ­encore pire
©©Pierre HAVRENNE/PACHACAMAC-REA

 J.-M. Costes et al. Les niveaux et


pratiques des jeux de hasard et d’argent sur les sites illégaux de jeux d’argent,
en 2010. Tendances n° 77, OFDT,
septembre 2011, 8 p.  où la proportion de joueurs patholo-
 L. M. Koran, et al. Am J Psychiatry, giques est de l’ordre de 50 %. » Comme
1er octobre 2006 ; 163 : 1806-12
pour la pornographie, le Net exerce
doi:10.1176/appi.ajp.163.10.1806 Internet fait de la
 Council on Science and Public sexualité un plaisir une action facilitatrice en rendant le
Health. Emotional and Behavioral Effects marchand comme jeu d’argent plus accessible. « C’est
of Video Games and Internet Overuse
(report), 12 août 2007, Action of the AMA un autre. une question de dispo­nibilité. Ceux
House of Delegates qui pratiquent les machines à sous

24 ● ● N° 19 ● mars - avril 2014


➜ Grand Angle

sont souvent des joueurs


occasionnels. Cela ne veut
pas dire que l’on a moins
de risque d’être a­ ddict,
mais simplement que, si
on ­laissait des machines à
sous en libre service chez
les bura­listes, nous ­aurions
beaucoup plus de ­problèmes
de ­dépendance  », ajoute
Jean-Michel Costes.
Face à ces comportements
problématiques, une ques-
tion taraude les clini­ciens
et les neuro­biologistes  :
s’ag it-i l ré el lement
­d’addictions ? « J’ai un peu
peur que l’on banalise cette
notion », nuance Michel
­Lejoyeux  *. Pour ce
chef du département de
Psychiatrie et d’addicto-

©©Bildagentur/SPL /PHANIE
logie des hôpitaux Bichat-
Beaujon, à Paris, « il n’y a Les machines à sous n'étant
pas de mort dans l’addic- disponibles que dans certains
tion aux jeux vidéo ou à lieux, ici un casino, les
Internet, alors que c’est le joueurs restent occasionnels.
cas avec les a­ ddictions au
tabac. Il ne faut pas tout
mettre au même niveau : si l’on c­ onsidère que tout est Une définition en 11 critères
­addiction, on court le risque de ne plus rien c­ onsidérer
comme une dépendance et de continuer à avoir une Elle est cliniquement définie par la classification du
L
Fédération
addiction
Réseau qui fédère
­mortalité considérable sous l’effet du tabac et de ­l’alcool. » DSM-5 (L). Un patient est considéré comme v­ ictime les structures et les
Le doute est encore plus grand avec des activités socia- d’une addiction quand il présente, pendant une p­ ériode professionnels de
lement validées comme le sport ou le travail. Comment d'au moins un an, deux des 11 critères recensés (voir­ l’addictologie et assure
faire la part, en effet, entre un « ­Workaholic », un ergo- ­encadré p. 26). Parmi eux, on retrouve la perte de contrôle, des missions de formation
mane en français, et un simple bourreau de ­travail ? le fait que la consommation devient telle qu’elle empêche et de constitution de
réseaux régionaux.
Ces derniers ne risquent pas autant la désocia­lisation la poursuite d’une activité scolaire ou professionnelle, ou
ou la précarisation que les addicts au encore la poursuite de la consommation
crack ou aux jeux d’argent, il s’agit même “ C’est la relation
de personnes dont la réussite sociale est
malgré la prise de conscience de troubles DSM-5
sociaux. Un nouveau critère est récem- Cinquième version du
L
« boostée » par les 60 heures de travail
de contrainte à un ment ­apparu, le craving, habituellement Manuel diagnostique et
hebdomadaires consenties au détri- produit qui signe associé à la prise de cocaïne, qui renvoie statistique des troubles
ment de leur vie de famille. « ­L'addiction l’addiction „ à une envie irrépressible. « Ce n’est pas la mentaux (2013), classifie
et catégorise des critères
n'est pas une maladie tant que l'on n’a dépendance physique qui signe ­l’addiction, diagnostiques et des
pas posé un diagnostic qui repose sur le fait que les confirme Michel Lejoyeux, mais bien la relation de recherches statistiques
­critères diagnostiques présents sont à l’origine soit d’une contrainte à un produit. » Par exemple, un patient qui de troubles mentaux
souffrance personnelle et d’une plainte du sujet, soit doit prendre de la morphine pour calmer des d­ ouleurs spécifiques.
d'une altération importante de son fonctionnement chroniques est physiquement dépendant, mais il n’est pas
social dans la vie ­quotidienne », insiste le psychiatre toxicomane pour autant.
­Jean-Michel ­Delile *, vice-président de la Fédération Cette définition clinique officielle étant posée, peut-on ☛☛Michel Lejoyeux : unité 1123 Inserm –
­addiction (L). Encore faut-il que son comportement l’appliquer aux troubles liés à l’usage du jeu d’argent, à Université Paris-Diderot–Paris 7, Épidémiologie
clinique et évaluation économique appliquées
soit socialement considéré comme un trouble, ce qui ­Internet, aux achats compulsifs, au sexe… ? Actuellement, aux populations vulnérables (ECEVE)
est rarement le cas des gens qui t­ ravaillent de manière seuls les troubles associés aux jeux d’argent sont inscrits ☛☛Jean-Michel Delile : psychiatre
au CEID de Bordeaux, vice-président de la
déraisonnable. Dans ce cas, c'est souvent l'entourage dans le DSM-5 (avec 9 ­critères diagnostiques, 4 au moins Fédération addiction et coordinateur régional
familial qui va tirer la sonnette d'alarme plus que le étant nécessaires pour pouvoir porter le d­ iagnostic). Ce Aquitaine TREND (Tendances récentes
et nouvelles drogues) de l'OFDT, membre
milieu professionnel ou le sujet lui-même. Alors, quand type de dépendance c­ omporte, en effet, toutes les carac- de la Commission consultative nationale
peut-on v­ raiment parler d’addiction ? téristiques des ­addictions ­« ­classiques », avec, en  des stupéfiants et psychotropes (ANSM)

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➜ Grand Angle

Addiction : L’arrivée des jeux


compétitifs en ligne a
une définition internationale changé le comportement
des joueurs.
Dans la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des
troubles mentaux (DSM-5), un patient est considéré comme dépendant
quand il présente au minimum deux de ces 11 critères pendant
au moins un an :
• Incapacité de remplir des obligations importantes
• Usage même lorsqu'il y a un risque physique
• Problèmes interpersonnels ou sociaux
• Augmentation de la tolérance au produit addictif
• Présence d’un syndrome de sevrage, c’est-à-dire de l’ensemble des
symptômes provoqués par l’arrêt brutal de la consommation 
• Perte de contrôle sur la quantité et le temps dédié à la prise
de substance
• Désir ou efforts persistants pour diminuer les doses ou l’activité
• Beaucoup de temps consacré à la recherche de substances
• Activités réduites au profit de la consommation
• Poursuite de la consommation malgré les dégâts physiques
ou psychologiques
• Le craving, nouveauté introduite par le DSM-5, qui peut se traduire
par un « besoin impérieux et irrépressible ».

 prime, un processus t­ypique : le fait de r­ etourner


jouer pour se « refaire » après une grosse perte. Mais pour
les autres, il n’y a guère de c­ onsensus. Si Marc Valleur

Les considère l’addiction sexuelle comme un vrai trouble,
sex addicts :
quand le sexe
Michel Lejoyeux est plus dubitatif : « La ­question de pornographie pour o­ ublier une vie sexuelle défaillante.
devient une drogue dure ­l’addiction à la sexualité est très complexe. Il y a des notions Une épouse ­d’industrielle insatisfaite se découvrait des
Florence Sandis et de perversité et parfois de délit qui s’ajoutent. On ne va pas ­envies i­nsatiables à 48 ans. Dans tous les cas, les témoi-
Jean-Benoît Dumontex, tout expliquer par l’addiction. » Pourtant les témoignages, gnages insistaient sur le « manque à combler » et sur le
Hors Collection, mai 2012, comme ceux rapportés dans le livre Les sex addicts, de fait que la ­pratique sexuelle assidue n’est apparue comme
272 p., 19,50 €
la journaliste Florence Sandis et du psychanalyste Jean- problé­matique que lorsque les menaces sur la vie de couple
Benoît Dumonteix, insistent sur la relation contrainte au ou le d ­ égoût de soi-même sont devenus trop importants.
sexe et à la pornographie. L’une des p­ ersonnes décrites « J’ai longtemps pensé que l’addiction sexuelle n’existait pas,
jouait le rôle de rabatteur pour des hommes politiques, avoue le psychiatre et addictologue Philippe Batel *.
il était pris « dans une spirale sans fin » Mais j’ai ­découvert, chez des patients qui
dans laquelle il n’avait jamais le « temps “ La question venaient me voir pour une dépendance

☛Philippe Batel : Unité de traitement
ambulatoire des malades alcooliques de reprendre son souffle  ». Un autre de l'addiction au sexe à des p­ roduits, comme l­’ecstasy, qui
(UTAMA), hôpital Beaujon, Paris faisait une consommation effrénée de est très complexe „ augmentent fortement le désir sexuel,

©©Martilla /LEHTIKUVA OY/SIPA

Les auteurs du DSM-5


ont classé l’addiction
au sexe du côté de
l’hypersexualité.

26 ● ● N° 19 ● mars - avril 2014


➜ Grand Angle

des ­addictions au sexe, “ Peut-on retarder


certes induites mais qui
persistaient ensuite.  »
les premiers usages
Philippe Batel voit désor- du jeu vidéo comme
mais aussi des patients l’usage du tabac ? „
pour des dépendances
sexuelles pures. « Le problème est que, d’une part, la société
a du mal à comprendre que des gens puissent se plaindre
de trop faire l’amour et que, d’autre part, elle y attache
des notions de morale autour de la p­ erversion. » Dans
ce contexte, percevoir l’addiction au sexe n’est évidente
ni pour le patient, ni pour le médecin. Les auteurs du
DSM-5 ne s’y sont d’ailleurs pas risqués et, plutôt que de
reconnaître l’existence d’une addiction au sexe, ils « ont
botté en touche en classant ces comportements du côté de
l’hypersexualité », note Philippe Batel.

Le jeu vidéo, plus une « béquille »


qu’une drogue
©©Lehtikuva/VESA MOILANEN /AFP PHOTO

La preuve de l’existence de la dépendance aux jeux vidéo


n’est pas moins difficile à établir que celle de la dépen-
dance au sexe. Pour l’addictologue Olivier Phan *,
responsable de la consultation Jeunes consommateurs

☛Olivier Phan : unité 669 Inserm/
du Centre Pierre-Nicole, « si on met la surconsomma- Université Paris 11-Paris Sud – Université
tion de jeux vidéo au même plan que les addictions aux Paris-Descartes, Trouble du comportement
alimentaire de l’adolescent, Maison de
­drogues classiques, on arrive à des impossibilités. Peut-on Solenn, Croix Rouge française, Clinique Dupré,
retarder les premiers usages du jeu vidéo comme on  Fondation Santé des étudiants de France

Quand le jeu vidéo devient un refuge


À 20 ans, Raymond est un mid laner concentrer et à
à League of Legends (Lol), un jeu travailler, mais
multijoueur dans lequel deux équipes pas à cause du
s’affrontent pour détruire la base jeu, je ne jouais
adverse. Membre de la ligue platine, pas énormément

©©2013 riot games Inc./dr


certains le rémunèrent pour qu’il joue à l’époque.
sur leurs comptes afin d’améliorer Cette année, j’ai
leurs statistiques. Certains jours, ce commencé des
petit commerce lui rapporte jusqu’à études de droit,
60 euros, soit une bonne raison de mais je suis en train
garder le rythme : 30 heures par d’arrêter, car ça ne
semaine. Il ne se considère pas m’intéresse pas. » League of Legends, une arène de bataille en ligne multijoueur,
comme dépendant aux jeux vidéo. Il ne Pour Raymond, est l’un des jeux les plus joués au monde en 2013.
ressent pas de phénomène physique, l’arrêt de toutes
de craving ou de sevrage lorsqu’il n’a les études entreprises - il avait déjà eux s’est amélioré, mais le blocage
pas joué. Il admet cependant que ses abandonné une première année en dans les études persiste. « La thérapie
parents s’inquiètent du temps passé école de commerce - est un choix. Pour aide mes parents à s’inquiéter un peu
dans les cybercafés. C’est un jeune son thérapeute, les choses sont plus moins et à se poser des questions plus
homme intelligent qui ne se berce pas complexes, « il essaie de contrôler les pertinentes à mon sujet », confirme
d’illusions. « Je ne pense pas devenir choses. Cependant, je crois qu’il y a un Raymond. Le jeu vidéo est pour lui,
un joueur professionnel. Cela représente véritable blocage dans la vie réelle, une comme pour beaucoup de jeunes
beaucoup trop de travail et de stress pour paralysie dès qu’il est parmi d’autres qui viennent consulter, une béquille
des gains minimes. » Contrairement étudiants. Avec le jeu, au contraire, tout indispensable pour supporter le monde
à d’autres patients suivis par Olivier blocage disparaît, comme si les relations extérieur. « En s’attaquant directement à
Phan au Centre Pierre-Nicole à Paris, virtuelles étaient moins paralysantes… » celle-ci, les parents se montrent contre-
il fait la part des choses. Depuis sa En plusieurs années de thérapie, à productifs, car en réalité, devant leur
seconde, il consulte avec sa famille. raison d’une séance par semaine écran, c’est le seul endroit où ces jeunes
« J’avais beaucoup de mal à me avec ses parents, le dialogue entre se sentent bien », conclut Olivier Phan.

mars - avril 2014 ● N° 19 ● ● 27


➜ Grand Angle

pairs et d’une illusion de “ Quand un


contrôle absolu. Selon un adolescent passe
rapport commandé par
l’Association médicale des jours et des
­américaine, jusqu’à 15  % nuits devant son
des jeunes américains au- écran, il faut faire
raient une pratique exces- une évaluation
sive du jeu vidéo, mais les psychiatrique „
auteurs se gardent bien de
les qualifier de dépendants.
D’autres addictions ont par ailleurs une existence plus
théorique qu’avérée. « Tant que personne n’est venu me
consulter, je ne peux pas dire qu’un type d’addiction est
©©Juergen Schwarz/Getty Images/AFP

une réalité, estime Marc Valleur qui cite l’exemple de


la télévision. Cela fait quarante ans que nous avons
ouvert une consultation qui lui est dédiée, et seulement
trois personnes sont venues nous voir pour une dépen-
dance aux programmes télévisés. Il s’agissait de gens qui
­téléchargeaient des séries et qui ne pouvaient pas s­ ’arrêter
tant qu’ils n’avaient pas tout vu ! » Là encore le rôle
facilitateur d’Internet est mis en avant, et le très petit
nombre de cas interdit de conclure à l’existence d’une
Les jeux vidéo  retarde le premier usage du tabac ? ­Comment quanti­ dépendance à la télévision.
sont de plus en fier l’usage non problé­matique ? » Pour ce ­spécialiste,
plus attractifs. qui ­reçoit de nombreux adolescents ­accompagnés Le point de vue de la neurobiologie
On peut les
découvrir dans
de ­parents inquiets, il y a derrière chaque ­prétendu Puisque la clinique ne peut pas encore dessiner la ­frontière
les salons « ­addict », un jeune qui refuse de se confronter à ses entre l’addiction et la manie, peut-on trouver la réponse du
internationaux peurs. Si les jeux ne sont pas des « drogues » en soi, la côté de la neurobiologie ? En ­septembre dernier, la méta-
qui leur sont manière dont ils sont conçus depuis quelques années les analyse, menée par Michel Lejoyeux et le psychologue
consacrés. a rendus plus attractifs encore. « Cela fait trente ans que israélien Aviv Weinstein, spécialiste de la dépendance,
le jeu vidéo existe, mais seulement quatre ou cinq ans que montrait des modifications dans le fonctionnement du
l’on voit a­ rriver des jeunes qui passent vraiment b­ eaucoup circuit de la récompense chez les patients incapables de
de temps à jouer. Depuis que les jeux en ligne compé- ­contrôler leur consommation de jeux vidéo et d­ ’Internet.
titifs sont arrivés. » Un jeu de combat qui rassemble Celui-ci représente les mécanismes cérébraux qui règlent
plusieurs joueurs devant un même écran se révélera, ­l’intensité de la motivation en fonction de la récompense
LPhobie sociale en effet, moins « dangereux » qu’un jeu de s­ tratégie perçue (nourriture, argent, drogue...). Les ­chercheurs
auquel ­chacun joue depuis chez lui, seul derrière son constataient notamment une altération de la taille du
Se caractérise par ordinateur. Le temps passé à jouer n’est en revanche striatum ventral et une forte augmentation de l’activité des
une importante anxiété pas un indicateur. « Je me souviens d’un é­ tudiant qui neurones dopaminergiques dont le rôle est, entre autres,
causée par la crainte
de s’exposer à une jouait sept heures par jour à World of ­Warcraft, mais qui de nous pousser à réagir davantage face à une source de
interaction avec avait 16 partout parce qu’il était extrêmement brillant. » motivation. Des effets similaires sont observés chez les
d’autres individus. Comme pour l’addiction sexuelle, cette frénésie de jeux patients alcooliques ou toxicomanes. « Nous avons ­montré
vidéo peut cacher autre chose. « Quand un adolescent que, confronté à la stimulation qui provoque le plaisir, le
passe des jours et des nuits d’affilée devant son écran, il ­cerveau du dépendant au jeu va s’exciter plus, analyse
faut faire une évaluation psychiatrique et on peut tomber Michel Lejoyeux. Les modifications révèlent qu’il se met à
sur une ­phobie sociale (L) sévère non encore répérée », dysfonctionner lorsque qu’il est en présence d’un jeu vidéo. »
confirme Jean-Michel
­Delile. Il est également
possible qu’un joueur
©©Stefano Palminteri/Inserm

­abusif ­recherche avant


tout à fuir une ­situation
 A. Weinstein, M. Lejoyeux. The Americain difficile (conflit fami-
Journal on Addictions, 13 septembre 2013 ; lial, échec ­personnel…)
doi: 10.1111/j.1521-0391.2013.12110.x
dans une pratique où
 C. Lanteri et al. Neuropsychopharmacology,
2008, 33, 1724–34 ; doi:10.1038/ il ­b énéficie d'une dis-
sj.npp.1301548; (en ligne 5 septembre 2007) traction par ­rapport à
 C. Lanteri et al. J Neurosci,
28 janvier 2009 ; 29 (4) : 987-97 ;
ses difficultés, d’une Dans ce cerveau, les zones, en jaune, sont activées lorsque le joueur
doi: 10.1523/JNEUROSCI.3315-08.2009. ­reconnaissance par ses gagne de l’argent.

28 ● ● N° 19 ● mars - avril 2014


➜ Grand Angle

Désir, récompense, addiction...


un enchevêtrement complexe de circuits de régulation

©©infographie : frédérique koulikoff/inserm, FOTOLIA


Le circuit de la récompense occupe un par le tronc cérébral puis les aires est régulé par l’activité des neurones
rôle central dans la mise en place et le associatives, de l’arrière vers l’avant, dopaminergiques (en vert) qui activent
maintien d’une addiction. Pour savoir pour aboutir au noyau accumbens. les sorties comportementales et les
quelle réaction adopter vis-à-vis d'une L’action de cette région dicte des neurones sérotoninergiques (en bleu)
récompense perçue, qu'il s'agisse sorties comportementales, comme la et noradrénergiques (en rose) qui,
d'un verre d'alcool ou d'une partie de sensation de plaisir ou de peur, mais eux, régulent la remontée des entrées
poker, notre cerveau s’appuie sur les aussi, l’accoutumance et la sensation de sensorielles. Le dysfonctionnement de ces
informations sensorielles qui transitent dépendance. Le circuit de la récompense trois systèmes peut générer l'addiction.

Ces résultats valident l’idée qu’il s’agit d’un trouble avec une dysfonctionnement de l’activité des neurones dopami-
véritable identité neurobiologique qui ressemble étrange- nergiques impliqués dans la motivation et la modulation
ment à celle de l’addiction telle que décrite dans le DSM, de notre réponse à l’environnement (voir infographie). ☛☛Jean-Pol Tassin : UMR 952 Inserm/CNRS
« mais je ne voudrais pas que l’on fasse un amalgame pour Une explication qui ne satisfait pas le neuro­biologiste 7224/Université Pierre-et-Marie-Curie,
autant », insiste Michel Lejoyeux. Jean-Pol Tassin * pour qui « la modification induite Paris 6 équipe Physiopathologie de la
dépendance et de la rechute
Pendant très longtemps, les spécialistes ont, par ailleurs, par les drogues sur la d­ opamine n’est pas un mécanisme  J.-P. Tassin. Biochemical Pharmacology,
envisagé l’addiction comme uniquement causée par un pérenne et n’explique pas à elle seule les changements  1er janvier 2008, 75 (1) : 85–97

mars - avril 2014 ● N° 19 ● ● 29


➜ Grand Angle

 de compor­tement qui
perdurent sur un très long
terme », e­ xplique-t-il. En
2002, son équipe a mené
de nombreux ­travaux sur
les neurones noradré­
nergiques et sérotoni-
nergiques qui n’agissent
pas sur nos réactions (les
sorties comportemen-
tales) comme les ­neurones
dopaminergiques, mais
en amont, sur les ­entrées
s ensorielles. Ils ont
­
­démontré que, chez une
souris privée de récep-
teurs à la ­noradrénaline,
la dopamine n’est plus
­activée. « La noradrénaline
augmente la réaction vis-à-
vis d’un élément n­ ouveau
et la sérotonine protège le
­système nerveux central
des émotions trop fortes
(voir infographie p. 29).
Pour J­ ean-Pol Tassin, «  la dopamine ne peut pas faire son résultat ­décrit par la théorie des perspectives élaborée
travail s’il n’y a pas de sérotonine et de noradrénaline. Chez par le Prix Nobel Daniel Kahneman et son collègue
la souris, la drogue conduit à un découplage entre ces deux Amos Tversy. Ces deux psychologues avaient modélisé
systèmes alors qu’ils doivent fonctionner ensemble en temps le comportement de la population générale qui consiste
­normal. » Les toxicomanes sont donc submergés par leurs à surestimer les faibles probabilités et à sous-­estimer les
émotions jusqu’à ce que la prise de drogue synchronise à fortes probabilités. « Notre perception des probabilités, au
nouveau ces deux systèmes. lieu d’être linéaire, suit une sorte de courbe en S inversée »,
raconte Guillaume Sescousse. Dans leur expérience,
Perdre la notion des probabilités les chercheurs de Bron demandaient aux patients  :
Ce tableau s’applique-t-il aux addictions sans drogue ? « Vous préférez obtenir de façon certaine 10 euros tout
Pour Jean-Pol Tassin, le jeu d’argent ou les jeux vidéo ne de suite, ou bien avoir une chance sur deux de gagner
sont pas assez puissants pour provoquer un tel décou- 20 euros ? » Lorsqu’ils choisissaient la somme d’argent
plage. « Le stress lié au jeu pourrait cependant activer de certaine, les expérimentateurs abaissaient la somme à
façon symétrique les systèmes noradrénergique et séroto­ 5 euros. Si, ensuite, ils choisissaient le pari, la somme
ninergique et soulager le joueur qui souffrirait d’autres était r­ emontée à 7,5 euros. Au bout de cinq ou six choix,
addictions. » Cette explication serait cohérente avec les les chercheurs parvenaient à une situation d’indifférence
résultats de la méta-analyse menée par Michel Lejoyeux, subjective où le participant hésitait entre l’issue risquée
et avec les résultats de l’étude de l’OFTD de 2010 selon et l’issue c­ ertaine. L’expérience était ensuite r­ épétée avec
laquelle deux tiers des joueurs excessifs fument, soit le
double de la population générale. La moitié d’entre eux
présente aussi une consommation problématique d’alcool
et un quart développe une alcoolodépendance, ce qui est Les joueurs
très largement supérieur aux 3 à 4 % que l’on retrouve pathologiques
présentent
dans la population française. Philippe Batel fait le même un déficit de
constat pour la dépendance sexuelle. Selon une étude en motivation et
cours sur 800 patients alcoolodépendants, 13 % d’entre d’activité cérébrale
☛☛Guillaume Sescousse : post doctorant
senior, Donders Institute for Brain, eux souffriraient également d’addiction sexuelle. (en jaune) au sein
Cognition and Behaviour, Nijmegen, Mais certains mécanismes neurobiologiques pourraient du système de
Pays-Bas
être très spécifiques à l’addiction aux jeux d’argent, récompense
 G. Sescousse et al. Brain, août 2013 ; lorsqu’ils sont
comme la distorsion de la perception des probabilités,
Sescousse

136 (Pt 8) : 2527-38 ; doi: 10.1093/brain/ face à des


awt126 (en ligne 11 juin 2013) sur laquelle ont travaillé Guillaume Sescousse * et récompenses
 G. Sescousse et al. J Neurosci,
ses collègues du Centre des neurosciences cognitives autres que
Guillaume

29 septembre 2010 ; 30 (39) : 13095-104 ;


doi: 10.1523/JNEUROSCI.3501-10.2010 à Bron, dans la banlieue de Lyon. Ils sont partis d’un monétaires.
©

30 ● ● N° 19 ● mars - avril 2014


➜ Grand Angle

Lorsqu’un jeu de
roulette apparaît sur
un écran, le joueur
volontaire, placé dans
un caisson d’IRMf, doit
parier sur la couleur
qui va sortir.
Son activité cérébrale
va être enregistrée
pendant 4 heures et
étudiée par Guillaume
Sescousse (à droite).

©©Sophie Brandstrom/Lookatsciences
diffé­rentes chances de gains telles que “ Le stress lié au
25 %, 75 % ou 10 %, ce qui p­ ermettait
n’a pas de valeur intrinsèque, c’est ce
que l’on peut acheter avec, sa valeur
LIRMf
de tracer une ­fonction de proba­bilité jeu pourrait activer
Imagerie par résonance
subjective, qui en fait une gratification. magnétique fonctionnelle,
­subjective. Résultat  : les données des symétriquement Les récompenses primaires activent technique d’imagerie
joueurs ­pathologiques ­présentaient une les systèmes une région ­phylogénéti­quement  (L) médicale permettant
d’avoir une vue 2D ou 3D
courbe en S inversée comme les autres, noradrénanergique plus ancienne que celle activée par d’une partie du corps,
mais nettement d ­ éplacée vers le haut, et sérotoninergique „ l’argent. Chez les joueurs probléma- utilisée pour étudier le
signifiant que les joueurs font preuve tiques, la présentation d’images en fonctionnement
d'une forme d’optimisme quelles que soient les chances rapport avec l’argent provoque une a­ ctivation de cette du cerveau.
de gains. La m ­ éthodologie e­ mployée lors de cette expé- « aire des gratifications primaires » en plus d’activer celle
rience fait désormais partie des tests utilisés pour repérer des récompenses secondaires. « C’est un peu comme si
les sujets présentant une forte impulsivité. Selon Jean-­ l’argent leur apportait un plaisir déconnecté du fait que
LPhylogénétique
Fait référence au
Michel D ­ elile, cette distorsion de la perception des proba­ ce n’est qu’un outil qui donne accès à d’autres récompenses point d'apparition d'un
bilités « explique aussi la forte prévalence de ces troubles primaires  », analyse Guillaume Sescousse. Si cette caractère au cours de
du contrôle de l’impulsion au moment de l’adolescence où ­théorie est exacte, cela voudrait dire que les « accros » l'évolution.
la maturation du cortex préfrontal n’est précisément pas aux jeux d’argent considèrent le gain comme étant aussi
encore arrivée à son terme ». vital que la nourriture ou la boisson. Cela s­ ignifierait-il
Les joueurs invétérés perdent donc la notion des proba­ que l’on a découvert une explication aux addictions
bilités. Mais perdent-ils aussi celle de la h­ iérarchie entre compor­tementales et peut-être même une piste de
les gratifications ? C’est une autre voie explorée par les ­traitement ? Non, car, outre le fait que cette expérience
chercheurs du Centre de Bron, dont des études d’imagerie doit être confirmée, les troubles liés à la pratique de
par résonance magnétique ­fonctionnelle (L) ont montré jeux d’argent sont des maladies multi­factorielles, avec
une confusion entre les aires du cerveau associées aux des origines bien plus complexes. Une telle découverte
­récompenses primaires et secondaires situées au sein du fournirait cependant des approches supplémentaires
cortex orbitofrontal. Localisée en avant de l’encéphale, pour mener des thérapies fondées sur la parole, visant
juste derrière les arcades sourcilières, cette région inter- à remettre l’argent à sa place parmi les préoccupations
vient dans l'évaluation s­ ubjective des r­ écompenses et secondaires de la vie.
les processus de ­décision en ­collaboration avec l’hippo­ ➜ Réveillez
campe (voir i­nfographie p. 29). Notre c­ erveau fait la La psychothérapie en première ligne vos désirs -
distinction entre les récompenses ­primaires qui ont une En attendant, pour trouver son plaisir ailleurs que Vos envies et
vos rêves à votre portée
valeur innée, le sexe et la n ­ ourriture par exemple, et les dans l’addiction, Michel Lejoyeux propose une autre Michel Lejoyeux
récompenses secondaires qui nécessitent un apprentis- démarche dans son dernier livre, Réveillez vos désirs : Plon, février 2014, 272 p.,
sage, comme l’argent ou la considération sociale. L’argent la r­ echerche du plaisir. Pour le thérapeute, « la seule  18,50 €

mars - avril 2014 ● N° 19 ● ● 31


➜ Grand Angle

on va lui présenter les possibilités de traitement et


ainsi de suite », détaille Michel Lejoyeux.
Quand on lui amène un jeune qui consomme
trop de jeux vidéo, Olivier Phan a une démarche
différente. « C’est très rare qu’il n’y ait pas de
­problé­matique familiale, explique-t-il. J’essaye
alors de voir tous les membres de la famille.
­J’explique aux couples en difficulté qu’il ne faut
pas se disputer devant les enfants. Si son foyer n’est
plus accueillant, l’enfant peut en effet choisir le
jeu vidéo comme refuge. » Les premières séances
©©Daniel Allan /Cultura Creative/AFP

sont consacrées à la création de l’alliance avec le


patient. Une fois celle-ci conclue, vient l’étape du
changement : faire prendre conscience à l’enfant
de ce qui l’effraie et le confronter à ses peurs, et
enfin la consolidation du changement. La même
approche est employée dans l’addiction sexuelle
par Philippe Batel. « Je suis convaincu que la
­psychanalyse seule ne ­fonctionne pas, explique-
t-il. Il faut en premier lieu faire une évaluation de
« Workaholic »  ­manière de sortir d’une addiction, ce n’est pas l’inter- l’ampleur du s­ ymptôme et fixer un objectif raisonnable
ou simple diction mais c’est de retrouver des désirs qui ne sont pas dans le temps pour le faire disparaître totalement. » C’est là
bourreau
de travail,
addictifs ni nocifs ». La simple prise de conscience ne que les d ­ ifficultés c­ ommencent : on peut discuter sur une
comment faire ­suffit cependant pas. Jean-Michel Delile cite l’exemple ­abstinence ­totale de cocaïne ou d’héroïne, mais comment
la différence ? de ce patient, ingénieur en statistiques : « Il pouvait faire avec la sexualité ? « À un moment ou à un autre, il
m’expliquer pourquoi il avait mathématiquement tort de faut une période d’abstinence sexuelle, selon Philippe Batel.
continuer à miser de l’argent, mais c’était plus fort que lui, Puis, dans un second temps, il faut réorganiser la sexualité,
il le faisait quand même, avec la croyance que lui-même et rendre l’estime de soi au patient. Il faut qu’il puisse se
qualifiait d’irrationnelle qu’il allait finir par se “refaire ”. » juger autrement qu’à travers le prisme de sa sexualité. »
Il faut donc passer par les cinq stades Cette étape d’assèchement des ­symptômes
classiques du dialogue ­thérapeutique “ C’est très rare est d’autant plus compliquée à négocier
définis dans le modèle trans-théorique que toutes les tentatives de traitement
du ­changement, établi dans les années
qu’il n’y ait pas pharma­cologique comme la naltrexone,
1970 par les psychiatres James Prochaska, de problématique un inhibiteur des opiacés, le baclofène,
de l’université de Rhode Island, et Carlo familiale „ utilisé dans la réduction de l’alcoolo­
DiClemente de l’université du Maryland. dépendance, ou encore les ­traitements
Le premier stade est la pré-contemplation, quand le hormonaux, qui agissent sur la synthèse de la
patient considère qu’il n’y a pas de problème, puis ­testostérone, ont échoué, quand ils n’ont pas a­ ggravé la
 J. Grant et al. Ann Clin Psychiatry,
vient la contemplation, le patient reconnaît qu’il a un ­situation. « J’ai un patient catholique intégriste et militant
septembre 2002 ; 14 (3) : 155-61 problème, la préparation au traitement, le traitement d’extrême-droite qui passe six heures par jour à ­regarder
 J. Grant et al. Am J Psychiatry, et la maintenance. L’action thérapeutique dépend du de la pornographie sur le Web. C’est une ­souffrance
février 2006 ; 163 (2) : 303-12 stade dans lequel se trouve le patient. « Nous allons absolument monstrueuse car cela heurte ­profondément
 J. Grant et al. Biol Psychiatry,
15 septembre 2007, 62 (6) : 652-7
­provoquer la prise de conscience chez celui qui est dans la ses préceptes moraux, raconte le psychiatre. Comme
(en ligne) ­pré-contemplation. À celui qui contemple son problème, il a aussi un ­problème d’alcoolisation, je l’ai mis sous

Jeux d’argent et addiction, une association qui ne date pas d’hier


Le premier texte qui décrit texte Dostoïevski et le parricide, en bon français, à travers une
médicalement l’addiction aux jeux dans lequel il évoque les problèmes catégorie de joueurs que Bergler
d’argent sans recourir au prêtre ou de l’auteur de Crimes et châtiments. appelait les « Success hunters ».
à la morale date de 1561. Son auteur, Mais il faut attendre 1957 pour que le Il faudra néanmoins attendre 1968
le médecin flamand Pascasius Justus, psychanalyste Edmund Bergler écrive pour la première véritable définition
y relate les erreurs que font Psychology of Gambling, considéré de l’ergomanie par un autre
les joueurs face au hasard. comme fondateur. C’est également psychologue américain, Wayne Oates,
En 1923, Sigmund Freud réalise dans celui-ci qu’apparaissent qui s’est appuyé sur l’observation
la première analyse psychanalytique les premières références au de son propre besoin incontrôlable
du jeu pathologique à travers son Workaholisme, ou ergomanie de travailler.

32 ● ● N° 19 ● mars - avril 2014


➜ Grand Angle

Les centres de soins dédiés


vont permettre une meilleure
prise en charge des personnes
qui ont un problème de jeu.

nature pathologique du phénomène


dont ils souffrent. Cela impose donc
de développer notre c­ ommunication,
le repérage initial reposant fonda-
mentalement sur le patient lui-même
et son entourage. » La média­tisation
du baclofène contre l’alcoolo­
dépendance a montré que le simple
fait qu’il existe un traitement médi-
camenteux pousse les malades à
frapper à la porte des consultations.
Quelques pistes existent, comme
les antagonistes aux opiacés, qui
réduisent les effets euphorisants des
substances addictives et préparent le
terrain à la réduction de la consom-
mation. Le psychiatre Jon Grant, de
l’université de Chicago, avait ainsi
noté que la moitié des joueurs Conduites addictives
­pathologiques inclus dans son étude chez les adolescents
de 2006 voyaient leur dépendance Inserm, coll. Expertise
©©Jean-Claude MOSCHETTI/REA

diminuer grâce au n ­ alméfène. « Il est collective, 2014 (à paraître)


important de ­disposer d’une ­batterie
d’outils, même si l’on sait qu’on ne Jeux de hasard
les utilisera pas tous. Mais pour le et d’argent : contexte
et addiction
jeu comme pour le reste, le cœur Inserm, coll. Expertise
du traitement doit rester la psycho­ collective, 2008, 492 p.,
thérapie », juge Marc Valleur. 40 €
À la question : les addictions sans
baclofène, ce qui a eu pour effet de “ Le repérage initial drogue sont-elles des ­addictions
8 www.inserm.fr
démultiplier son addiction sexuelle. Il
s’est mis à aller sur des sites gays ou
repose fondamentalement comme les autres  ? Il serait
­maladroit de répondre par « oui »
encore scatophiles. » sur le patient lui-même ou « non ». La réponse est bien
Avec peu, voire pas de traitement et son entourage „ plus subtile que cela. Il existe
fiable, la prise en charge de l’ensemble de n­ ombreux mécanismes et
de ces patients est donc bien c­ omplexe. Mais m ­ aintenant ­symptômes communs mais cela ne s­ uffit pas t­ oujours.
que le jeu d’argent a fait son entrée dans le DSM, les En dehors de l’addiction aux jeux d’argent qui est correc­
centres de soins d’accompagnement et de prévention tement étudiée, un manque de données important
Les Mardis de l’Espace
en addictologie en ambulatoire (CSAPA) vont pouvoir frappe les autres formes d’addictions comportemen- des sciences
s’emparer du problème. « Cela ­signifie que l’on va avoir tales et empêche de conclure clairement. Combien de Quand la passion du jeu
une communication plus agressive pour que les personnes patients sont concernés exactement ? Comment les devient addiction
qui ont uniquement un problème de jeu puissent l’iden- ­traiter ? Doit-on passer par le sevrage ? Autant de avec Jean-Luc Venisse,
psychiatre, professeur de
tifier, non plus comme une sorte de “ tare ” personnelle, questions dont les r­ éponses nécessiteront de nouvelles psychiatrie à l’université
mais comme un problème médical pour lequel ils p­ ourront études aussi bien cliniques, qu’épidémiologiques et de Nantes, fondateur du
recevoir une aide, espère Jean-Michel Delile. Ce qui est neuro­biologiques. D’ici là, et qu’elles soient officielle- Centre de référencement
compliqué en psychiatrie, c’est que nous n’avons aucun ment qualifiées d’addiction ou non, certaines consom- du jeu excessif (CRJE)
­examen complémentaire, aucun outil diagnostic biolo- mations excessives peuvent entraîner une ­souffrance au CHU de Nantes
gique pour “objectiver” le diagnostic, il reste exclusivement au quotidien, que les cliniciens devront, dans tous les ➜ 20 mai, 20h30
salle Hubert-Curien des
clinique avec une délimitation assez floue pour le profane cas, prendre en charge avec les armes dont ils disposent, Champs Libres, Rennes
présentant des comportements excessifs mais normaux… qu’ils soient face à une dépendance avec substance
Beaucoup de patients restent donc dans l’ignorance de la ou sans. n  Damien Coulomb 8 www.espace-sciences.org
mars - avril 2014 ● N° 19 ● ● 33

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