Ilvo Diamanti
Marc Lazar
Peuplecratie
LA MÉTAMORPHOSE
DE NOS DÉMOCRATIES
Traduit de l’italien
par Christophe Mileschi
Gallimard
AVERTISSEMENT
Ce livre a d’abord été publié en italien par l’éditeur Laterza en 2018. Il a suscité
un assez large débat, notamment au cours de très nombreuses présentations qui en
ont été faites un peu partout dans la péninsule.
Cette édition française a été entièrement mise à jour en fonction de l’actualité
et des nouvelles publications survenues depuis la remise du manuscrit italien en
janvier 2018. Certains passages ont été réécrits pour tenir compte des objections,
des critiques et des suggestions qui nous ont été formulées et que nous avons jugées
pertinentes.
L’introduction, les chapitres I à V, une partie du chapitre VII ont été écrits par
Marc Lazar, le chapitre VI, une partie du chapitre VII et la conclusion par Ilvo
Diamanti qui a inventé et forgé la notion de popolocrazia. Ilvo Diamanti tient à
remercier Fabio Bordignon pour son aide. Les deux auteurs ont revu ensemble la
totalité du manuscrit.
Introduction
Il y avait eu le 23 juin 2016, avec le référendum sur l’appartenance
du Royaume-Uni à l’Union européenne et la large victoire du Brexit.
Un véritable coup de tonnerre qui n’éclatait nullement dans un ciel
serein. Plusieurs signes annonciateurs de la montée en puissance d’une
protestation populaire tous azimuts en Europe avaient été envoyés au
fil des élections depuis au moins trente ans. Sans que la plupart des
élites dirigeantes en tiennent compte. Et puis est survenu le 4 mars
2018, du côté de l’Italie cette fois. Ce jour-là, les électeurs transalpins
ont provoqué un second big bang politique en un quart de siècle.
Après la transformation produite par les enquêtes de la magistrature
sur la corruption politique survenue à partir de 1992 — ce que l’on a
appelé Tangentopoli —, aux élections de 1994 les partis traditionnels de
gouvernement qui avaient dominé l’Italie des décennies durant, la
Démocratie chrétienne, le Parti socialiste, le Parti social-démocrate, le
Parti républicain et le Parti libéral disparaissaient, tandis que le Parti
communiste italien (PCI) continuait une métamorphose amorcée
depuis 1989 et que le Mouvement social italien, néo-fasciste, initiait à
son tour un grand changement. Le PCI devint le Parti démocratique de
la gauche (PDS) et le MSI Alliance nationale. Mais surtout la Ligue du
Nord, fondée en 1991, avançait et triomphait en même temps qu’un
nouveau parti, Forza Italia de Silvio Berlusconi. En cette année 2018,
les partis qui dominaient depuis des années la compétition politique
ont été à leur tour marginalisés : Forza Italia a recueilli moins de 14 %
des suffrages à la Chambre des députés et le Parti démocrate (PD) de
centre gauche moins de 20 %. En revanche, le Mouvement 5 étoiles a
obtenu plus de 32 % des voix et la Ligue a fait un bond en avant : de
4 % des suffrages en 2013, elle est passée à plus de 17 %.
Ces résultats électoraux ont aussi débouché sur un événement
totalement inédit. Pour la première fois dans un des six pays fondateurs
de la Communauté économique européenne, ancêtre de l’Union
européenne, et par ailleurs troisième puissance économique du
continent et deuxième puissance industrielle, les populistes, ceux de la
Ligue et du Mouvement 5 étoiles, ont pris le pouvoir. Non pas comme
une force subalterne au sein d’une coalition, mais bien en situation
dominante en ayant créé leur propre coalition. Certes, celle-ci a un
aspect baroque. Elle n’était pas prévue au départ, puisque ces deux
formations couraient chacune de leur côté durant la campagne
électorale, le Mouvement 5 étoiles seul, la Ligue alliée à Forza Italia, le
parti de Silvio Berlusconi, aux Frères d’Italie, un petit parti post-
fasciste, et à un minuscule regroupement centriste. Plus étonnant, elles
s’étaient vivement critiquées et affrontées. Mais, contraintes et forcées,
après presque trois mois de longues tractations rythmées par des coups
de théâtre incessants afin de savoir qui pourrait composer un exécutif,
elles ont accepté, puisqu’elles disposaient de la majorité aussi bien à la
Chambre des députés qu’au Sénat, de gouverner ensemble sur la base
d’un « pacte de gouvernement » approuvé par leurs membres
respectifs. Les deux partis ont également réussi à se mettre d’accord sur
le nom d’un président du Conseil, le professeur Giuseppe Conte. C’est
à la seconde tentative que celui-ci a pu faire accepter au président de la
République, Sergio Mattarella, la composition de son équipe. Celle-ci
comporte des ministres issus de la Ligue, du Mouvement 5 étoiles et
des experts.
Cet exécutif est supposé appliquer un programme hétéroclite, fait
de bric et de broc, puisqu’il juxtapose les propositions souvent
contradictoires du Mouvement 5 étoiles et celles de la Ligue. Sont ainsi
annoncés une flat tax, le droit à la légitime défense, de nombreuses
dépenses sociales, en particulier pour les retraites, incluant la création
du revenu de citoyenneté de 780 euros par mois pour les Italiens en
difficulté, un durcissement de la politique envers les immigrés, une
série de mesures écologiques, la volonté de changer complètement la
politique européenne en matière économique et financière, une
demande de levée des sanctions à l’égard de la Russie, le choix de la
démocratie directe avec une généralisation et une extension de la
pratique référendaire, etc. La seule vraie cohérence de ce texte de
58 pages tient à l’affirmation incessante de la nécessité de recouvrer la
pleine souveraineté nationale de l’Italie. Le projet fondamental des
deux signataires, qui explique en partie leur accord de gouvernement,
vise à créer un nouveau bipartisme en Italie afin de se partager le
marché électoral en marginalisant définitivement le Parti démocrate et
Forza Italia.
Ce contrat de gouvernement, fruit d’un compromis entre deux
partis aux intérêts divergents, écrit avec des formules à la fois précises
mais ambiguës, a commencé d’être mis en vigueur. Il instaure donc
une vraie rupture pour l’économie, la fiscalité, le social, l’immigration,
la justice, les institutions et l’Europe. Avec la Commission européenne,
de vives tensions sont apparues, puisque les différentes mesures
envisagées dans le projet de loi de finances creuseraient le déficit
public et la dette qui se monte déjà à 132 % du PIB alors même que les
prévisions de croissance calculées par Bruxelles et les agences
d’évaluation sont faibles contrairement à ce que prédit Rome qui table
sur 1,5 %. La Commission a rejeté le projet de budget et un bras de fer
s’est engagé avec l’exécutif italien conclu par un compromis quelque
peu bancal. En fait, il faut maintenant attendre de voir sur la durée
comment se comportera le président du Conseil, un homme sans
expérience politique, un technicien en quelque sorte, fût-il proche du
Mouvement 5 étoiles, qu’ont choisi faute de mieux les deux partis, ce
qui constitue un paradoxe puisqu’ils ne cessent de fustiger les experts.
Agira-t-il en simple notaire de ce contrat ou exercera-t-il ses
prérogatives comme le prévoit l’article 95 de la Constitution qui
énonce que le président du Conseil « dirige la politique générale du
gouvernement » ? S’il ne dispose pas d’un parti ni de parlementaires
proches de lui, il a déjà, toutefois, tenté de faire entendre sa propre
voix et de délimiter son espace. Mais celui-ci est strictement borné. Car
Giuseppe Conte est encadré par deux vice-présidents du Conseil, Luigi
Di Maio, ministre du Développement économique, du Travail et des
Politiques sociales, et Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur, ainsi que
d’un sous-secrétaire à la présidence du Conseil, Giancarlo Giorgetti,
membre de la Ligue, homme de confiance de Matteo Salvini, élu
depuis 2013 à la Chambre des députés. Le président du Conseil se
retrouve par conséquent dans une situation extrêmement
inconfortable. Il reste également à déterminer si le M5S (Movimento
Cinque Stelle, Mouvement 5 étoiles) et la Ligue voudront vraiment
renverser la table en Europe. Ils espèrent que les élections au
Parlement européen au mois de mai 2019, pour lesquelles ils se
présenteront séparément, se traduiront par un renversement de
majorité qui mettrait fin aux accords classiques entre le Parti socialiste
européen (PSE) et le Parti populaire européen (PPE) et qui pourrait
aboutir à un changement d’orientation des politiques européennes.
Encore faudrait-il que leur accord perdure alors même que déjà les
ministres experts rappellent leurs sentiments pro-européens et qu’une
majorité des Italiens, malgré leur euroscepticisme, restent attachés à la
monnaie unique.
Plus généralement, leur ambition d’être « le gouvernement du
changement » ou encore « le gouvernement du peuple », ainsi qu’ils le
proclament urbi et orbi, sera entravée par les multiples obstacles qui se
dresseront devant eux. Ceux constitués par les réalités économiques,
les marchés financiers et l’appartenance à l’Union européenne : or
nombre d’États membres, à commencer par l’Allemagne, ne manquent
pas de rappeler aux nouveaux responsables italiens la dette du pays et
la fragilité de son système bancaire. Ceux, en outre, venus du président
de la République italienne qui utilise d’ores et déjà tous les pouvoirs
que lui confère la Constitution. Il a déjà pris tout son temps pour
désigner Giuseppe Conte au poste de président du Conseil afin de bien
délimiter son périmètre d’action et il s’est montré très vigilant sur la
nomination de certains d’entre eux. L’article 74 stipule qu’il peut
refuser une loi et la renvoyer pour examen devant les Chambres (or, au
Sénat, la Ligue et le M5S ont une courte majorité de sièges). Sergio
Mattarella, un démocrate-chrétien expérimenté en politique, a indiqué
des lignes rouges à ne pas franchir concernant les comptes publics,
l’appartenance à l’Union européenne et les valeurs de la Constitution.
La cour constitutionnelle s’appliquera à vérifier la conformité des
nouvelles lois. Les projets de la Ligue et du Mouvement 5 étoiles se
heurteront à la grande expertise des hauts fonctionnaires italiens
comme à la légendaire capacité d’inertie de l’administration qui
arguera du maquis inextricable de ses réglementations pour provoquer
un enlisement des lois adoptées au Parlement. De même, un tel
gouvernement pourrait affronter des résistances et des contestations
venues de divers secteurs de la société civile pour le moment quelque
peu anesthésiée mais au sein de laquelle la vie associative est riche et
organisée. Par le passé, à chaque gouvernement Berlusconi,
d’importantes mobilisations avaient parfois fait reculer l’exécutif. La
marge de manœuvre de ce gouvernement semble donc assez étroite.
Cela explique pourquoi il compense ces difficultés à agir
rapidement et efficacement par des déclarations enflammées et des
attitudes ostentatoires de certains de ses ministres ou encore par le
biais d’opérations spectaculaires et fortement médiatisées en Italie et
hors de la péninsule, par exemple à l’égard de la France. C’est la
stratégie adoptée par Matteo Salvini à l’égard des migrants et des
immigrés clandestins, sachant qu’il bénéficie du soutien d’une large
majorité de l’opinion publique nationale et européenne. Par son
intransigeance, ses dénonciations virulentes de l’action des ONG
étrangères, les interdictions données à leurs navires d’accoster dans les
ports italiens avec les réfugiés sauvés en Méditerranée, il a mis la
question des migrants en haut de l’agenda politique italien et
européen, sans pour autant obtenir de substantiels changements de la
part des pays de l’Union européenne.
L’avenir de ce gouvernement dépendra enfin de la solidité ou pas
de l’entente entre le Mouvement 5 étoiles et la Ligue. A priori, tout les
oppose. D’abord, la rivalité de leurs leaders : Matteo Salvini se montre
bien plus habile en politique que Luigi Di Maio et ambitionne
maintenant de devenir le chef de file des populistes européens,
érigeant en adversaires de prédilection Angela Merkel et Emmanuel
Macron. Leurs programmes ensuite : la Ligue, parti régionaliste au
départ, est devenue une sorte de Ligue nationale sur le modèle du
Rassemblement national français (ex-Front national) et donc
clairement située à l’extrême droite, alors que le Mouvement 5 étoiles
est « ni de droite, ni de gauche », très écologiste, post-idéologique en
vérité et donc pragmatique. Ainsi, alors que Salvini a fait de
l’immigration sa priorité, Di Maio œuvre pour obtenir le revenu de
citoyenneté pour les plus démunis, et il a promulgué une disposition
pour réduire rétroactivement les rentes des parlementaires et un décret
« dignité » qui, entre autres, vise à réduire le nombre de contrats à
durée déterminée à deux ans au lieu de trois et interdire la publicité
pour les jeux de hasard. Enfin, le scrutin de mars 2018 a vu le
mouvement de Di Maio obtenir de bons scores dans toute la péninsule
mais principalement dans le Mezzogiorno où les électeurs sont en
quête de protection et d’assistance de l’État, ce qui est l’opposé des
attentes des électeurs septentrionaux de la Ligue, en particulier les
chefs des petites et moyennes entreprises désireux de s’affranchir de
toute tutelle étatique. Quoi qu’il en soit, l’exercice du pouvoir par le
Mouvement 5 étoiles et la Ligue constitue une épreuve de vérité pour
eux comme pour toute formation de ce type. Ces partis de la
protestation devront, en situation de responsabilité, composer avec de
multiples contraintes et effectuer des choix. Cela a déjà provoqué des
tensions entre ces deux partis et leurs ministres respectifs, mais aussi à
l’intérieur des deux formations, quoique davantage au sein du
Mouvement 5 étoiles qu’à la Ligue. La Ligue et le Mouvement 5 étoiles
seront placés devant un inévitable dilemme : demeurer fidèles à leur
logique de rupture radicale ou être obligés de passer des compromis et
de s’institutionnaliser. La démocratie parlementaire républicaine a
démontré par le passé sa capacité de médiation pour absorber de
redoutables chocs et acculturer ses opposants les plus intransigeants.
C’est le paradoxe de l’Italie : la force de la faiblesse de ses institutions.
Toutefois, cette force, à la différence des années 1970 par exemple, est
moins évidente car le malaise démocratique est bien plus prononcé et
ancré, la société davantage désintégrée et clivée. D’autant que ce qui
unit ces deux forces de gouvernement aujourd’hui, c’est la critique de
tous les autres partis et des institutions. Le Mouvement 5 étoiles et la
Ligue gouvernent ensemble parce qu’ils sont « seuls contre tous ». Et,
de cette façon, ils canalisent le ressentiment des citoyens, « sans
médiations ». À la fois par analogie et de manière différente avec la
fameuse formule d’Aldo Moro dans les années 1960 sur « les
convergences parallèles » entre la Démocratie chrétienne et le Parti
socialiste italien, on pourrait aujourd’hui parler de « divergences
1
parallèles » entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles .
Ce qui est certain, c’est qu’une majorité d’Italiens soutient ce
nouvel exécutif ainsi que le démontrent tous les sondages. On peut
alors se demander si l’Italie ne s’engage pas dans une nouvelle
expérience politique. Au début des années 1920, elle a inventé le
fascisme qui dura plus de deux décennies. Après la Seconde Guerre
mondiale, elle a su fonder une démocratie républicaine pleine de
défauts mais qui a su relever nombre de défis dont celui du terrorisme
dans les années 1970. À partir des années 1990, Silvio Berlusconi a
révolutionné la communication et initié une forme inédite de
populisme d’homme d’affaires milliardaire en situation de conflit
d’intérêt qui, depuis, a fait des émules aux États-Unis, en République
tchèque ou encore en Slovaquie. Avec lui, l’Italie est entrée dans la
démocratie du public avec un double processus de personnalisation et
de médiatisation de la politique. Maintenant, elle se trouve confrontée
à ce que nous appelons la peuplecratie, à quoi est consacré ce livre.
Mais avant d’expliciter notre propos, il est utile de comprendre que
l’Italie a certes ses singularités mais n’est nullement une anomalie ni un
cas exotique. Elle constitue un laboratoire. Ou mieux, elle fait office de
sismographe qui enregistre les moindres secousses telluriques qui
bouleversent l’ordre politique. Et dont les répliques se font ressentir
dans toute l’Europe. Aussi, l’important n’est pas tant d’analyser les
processus en cours à Rome ou de faire des prédictions sur la longévité
de cet attelage de la carpe et du lapin. Mais bien de saisir la
signification de ce qui se déroule en Italie, un processus s’inscrivant
dans un continuum d’événements commencé il y a plus de trente ans
— on aura l’occasion d’y revenir —, lesquels s’accélèrent de nos jours
et semblent sans fin.
Car, en Europe, les partis populistes — au demeurant fort différents
entre eux — engrangent des succès électoraux comme le
Rassemblement national et La France insoumise en France, le Parti de
la liberté en Autriche, Syriza en Grèce, Podemos en Espagne,
Alternative pour l’Allemagne (AfD), le Parti pour l’indépendance du
Royaume-Uni (UKIP), le Parti de la liberté aux Pays-Bas, les
Démocrates de Suède, le Fidesz-Union civique hongrois, Droit et
Justice en Pologne, etc. Certes, ils connaissent des échecs comme ce fut
le cas en 2016 et 2017 en Espagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni.
Mais certains d’entre eux accèdent au pouvoir : en Italie, donc, mais
encore en Hongrie, Pologne, République tchèque, Italie et Slovaquie,
ainsi qu’en Belgique, où siègent au gouvernement des ministres de la
Nouvelle Alliance flamande, et en Autriche, où le Parti de la liberté
après les élections du mois d’octobre 2017 entre dans un
gouvernement dirigé par les conservateurs et occupe des postes clefs.
Qu’ils soient au pouvoir ou non, ils pèsent sur la vie politique de leurs
pays d’appartenance comme sur l’ensemble de l’Union européenne.
Le panthéon populiste est ainsi peuplé d’une multitude de dirigeants
qui marquent leurs pays respectifs et notre époque : Beppe Grillo,
Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Heinz-Christian Strache, Alexis
Tsipras, Pablo Iglesias, Frauke Petry, Nigel Farage, Geert Wilders et
2
Jimmie Akesson, ou à l’Est Viktor Orbán et Jarosław Kaczyński . Il est
d’ailleurs tout à fait significatif qu’à la fin du mois d’août 2018, Matteo
Salvini et Viktor Orbán se soient rencontrés à Milan pour critiquer
l’orientation de l’Union européenne et déplacer son barycentre vers le
groupe de Visegrad qui rassemble certains pays de l’ex-Empire
soviétique, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la
Slovaquie.
Mais qu’entendons-nous par populisme et populistes ? Voilà deux
mots qui, surtout après la victoire de Donald Trump aux États-Unis et
le Brexit au Royaume-Uni, se sont répandus dans le monde, et
singulièrement en Europe, dans les colonnes des journaux, les
émissions de télévision et de radio, les réseaux sociaux, le débat public,
les sciences sociales. Souvent avec un sens péjoratif et stigmatisant.
Employés à dessein comme une insulte envers un adversaire, afin de le
disqualifier. La liste des références occuperait des pages entières : il
suffit d’écouter certains représentants des partis de gouvernement, de
feuilleter les principaux organes de presse ou de lire les propos de
nombre d’experts. À l’inverse, ces mots sont fièrement revendiqués par
des responsables politiques. À plusieurs reprises, Jean-Luc Mélenchon
a, pour reprendre une formule célèbre du sociologue Erving Goffman,
inversé le stigmate. Ainsi dans cet entretien de 2010 donné à
l’hebdomadaire L’Express : « Je n’ai pas du tout envie de me défendre
de l’accusation de populisme. C’est le dégoût des élites. Qu’ils s’en
3
aillent tous ! Populiste, moi ? J’assume . » De son côté, le blog de
Beppe Grillo l’affirme haut et fort : « Le M5S n’est pas de droite ni de
gauche, il est du côté des citoyens. Fièrement populiste. Si une loi est
bonne, il la vote. Si elle est mauvaise, il ne la vote pas, qui que ce soit
qui la propose et qui que ce soit qui vote ses propositions de loi est le
4
bienvenu . » En Allemagne, Konrad Adam, le fondateur du parti AfD, a
déclaré en 2013 : « Si nos représentants du peuple considèrent que leur
mission est de placer le peuple sous tutelle, alors nous devons être
suffisamment lucides pour considérer l’accusation de populisme
5
comme une distinction honorifique . » Certains intellectuels n’hésitent
pas à théoriser les vertus du populisme. À l’instar de la philosophe
belge Chantal Mouffe, proche de Podemos et de La France insoumise,
6
qui plaide pour un populisme de gauche . Ou, dans un autre genre,
Gianroberto Casaleggio, présenté fréquemment comme l’idéologue du
Mouvement 5 étoiles, qui déclarait le 13 décembre 2013 à Gênes, à
l’occasion d’une grande manifestation : « Je veux vous dire deux
choses. La première est que je suis un populiste. Je suis orgueilleux d’être
un populiste et de m’unir à des dizaines de milliers de populistes.
7
L’autre chose, c’est que le pouvoir doit retourner au peuple . »
Comment faire, alors, pour s’y retrouver ? On pense à la fameuse
interpellation du grand historien français Marc Bloch, « robespierristes,
antirobespierristes, nous vous crions grâce : par pitié ; dites-nous
simplement quel fut Robespierre », pour l’appliquer à la situation
présente et en faire notre programme de travail : populistes,
antipopulistes, cessons de nous disputer, essayons de comprendre ce
qu’est le populisme et qui sont les populistes.
La tâche n’est pas simple. En particulier parce qu’il ne faut pas
tomber dans le défaut épinglé par le politiste français Jean Leca qui a
observé, avec une pointe de sarcasme et beaucoup de justesse, que
« quand je suis d’accord avec les opinions “raisonnables” du peuple,
celles-ci sont populaires. Quand je ne suis pas d’accord, alors celles-ci
8
sont populistes ». De même, il faut éviter la tentation fréquente
surtout à gauche d’opposer le « bon » populisme au « mauvais »,
comme le faisait dans un article intitulé « Vive le populisme »
l’économiste Thomas Piketty : « Le populisme n’est rien d’autre qu’une
réponse confuse mais légitime au sentiment d’abandon des classes
populaires des pays développés face à la montée des inégalités. Il faut
s’appuyer sur les éléments populistes les plus internationalistes — donc
sur la gauche radicale incarnée ici et là par Podemos, Syriza, Sanders
ou Mélenchon, quelles que soient leurs limites — pour construire des
réponses précises à ces défis, faute de quoi le repli nationaliste et
9
xénophobe finira par tout emporter . » À l’évidence, populisme et
populistes sont des mots fourre-tout, des mots-valises qui recouvrent des
concepts variés et renvoient à d’innombrables définitions proposées
par des historiens, des politistes ou des philosophes. Il nous faudra bien
évidemment y revenir et proposer à notre tour une définition
opératoire. Auparavant, il s’avère nécessaire de prendre la mesure de
cette lame de fond populiste qui déferle sur l’Europe.
Le populisme, ou mieux, les populismes, tant ils présentent des
caractéristiques variées qui ne se réduisent pas aux formations qui se
situent à l’extrême droite, constituent une réalité fort complexe. Ils ne
sont pas simplement des partis ou des mouvements contestant les
autres partis traditionnels, encensant le peuple, rejetant les élites,
diabolisant leurs ennemis, fustigeant l’Europe, exaltant la nation,
rejetant les immigrés, dénonçant la menace « islamique », avançant
continûment des propositions simplistes, jouant de la démagogie,
disposant de leaders charismatiques aux styles politiques directs et aux
modes de communication originaux. Ils ne prospèrent pas que dans
des pays en récession, soumis à l’austérité, marqués par un taux de
chômage élevé, par la généralisation de la précarité et le creusement
des inégalités. Ils n’existent pas simplement dans les pays de l’Union
européenne, puisqu’ils se portent fort bien en Suisse, en Norvège et
partout ailleurs dans le monde. Ils ne peuvent pas uniquement être
interprétés comme constituant une menace pour la démocratie libérale
et représentative, ou à l’inverse, comme porteurs d’un espoir d’une
profonde rénovation de celle-ci. Ils ne sont pas en eux-mêmes un
problème mais le symptôme d’un problème démocratique. En
particulier, avec l’essor de ce phénomène considérable de
l’antipolitique qui comporte deux grandes dimensions, l’une de rejet
de toute politique, l’autre d’aspiration à une autre démocratie ; deux
dimensions qui peuvent être antagonistes ou, au contraire,
concomitantes. Or les populismes, avec des modalités très variables
selon les mouvements ou partis, sont précisément à la croisée de ces
deux tendances. Et ce faisant, ils déterminent l’évolution de l’ordre
démocratique. Autrement dit, leur existence même, leur dynamisme
conquérant mais en rien irrésistible attestent qu’ils sont à la fois
l’expression et le vecteur de métamorphoses sans doute fondamentales
de nos démocraties, du moins en Europe. Notre vieux continent a
e e
connu la démocratie des parlements au XIX siècle. Au XX siècle, après
avoir relevé le défi des totalitarismes, s’était progressivement établie, du
moins dans sa partie occidentale, la démocratie des partis et des
e
parlements (hormis, à partir de 1958, la France de la V République et
son régime semi-présidentiel) qui avait ses défauts et ses limites mais
s’avéra assez efficace. La fin du siècle dernier et le début du nôtre
avaient vu l’émergence de la démocratie du public, selon l’expression
de Bernard Manin, caractérisée par le déclin des cultures politiques
traditionnelles, le recul des grands partis et un triple processus de
10
personnalisation, de présidentialisation et de médiatisation . Cette
démocratie du public, à son tour, se transforme à cause de
l’accélération de la mondialisation, des effets de l’intégration
européenne qui participent du remodelage des États-nations, de la
réduction de la marge de manœuvre des gouvernements face au
capitalisme financier, de la montée en puissance du pouvoir
technocratique et du formidable développement des technologies de
communication. Autant d’éléments qui contribuent, parmi d’autres, à
l’essor des populismes souvent associés à la flambée des nationalismes,
et ouvrent peut-être une nouvelle ère, ce que nous nous proposons
donc d’appeler la « peuplecratie ».
La peuplecratie résulte d’un double processus. D’une part,
l’ascension des mouvements et partis populistes ; de l’autre, par effet
de contamination, la modification des fondements de nos démocraties.
Les populistes se réfèrent au peuple souverain qu’ils en viennent à
idolâtrer et sacraliser. Dans le même temps, ils s’attaquent aux
représentants politiques qualifiés par eux de traditionnels et se livrent à
une occultation, voire à une critique radicale, des formes
institutionnelles organisant cette même souveraineté populaire. Le
peuple chez les populistes revêt plusieurs acceptions, comme nous le
verrons. Il est systématiquement valorisé en tant qu’entité homogène,
porteur de vérité et considéré comme fondamentalement bon, surtout
par opposition aux élites supposées homogènes, toujours dénigrées,
disqualifiées, détestées, haïes. Cet antagonisme, le peuple vertueux
contre ses représentants corrompus, a un effet explosif mesurable à
plusieurs niveaux et amplifié par la caisse de résonance que constituent
les médias, en premier lieu la télévision, Internet et les réseaux sociaux.
Ceux-ci donnent une nouvelle vigueur et une toute autre dimension à
la vieille idée de la démocratie directe. D’autant plus facilement que les
partis politiques, qui remplissaient une fonction de médiation entre la
société et le gouvernement, sont extrêmement affaiblis et très souvent
rejetés tandis que les cultures politiques qu’ils avaient forgées sont en
état de déliquescence avancée. Les nouvelles technologies triomphent
parce qu’elles permettent à leurs utilisateurs d’intervenir de manière
permanente dans la vie publique, de s’ériger en experts sur toutes les
questions y compris les plus complexes, de critiquer les responsables
politiques, de s’en moquer ou encore de les dénigrer. Par conséquent,
elles contribuent de façon décisive à réactiver le mythe de la « vraie
démocratie » façonnée par « le véritable peuple ». Et cela, à une vitesse
prodigieuse.
C’est de la sorte que les populistes, quand bien même ils n’accèdent
pas au pouvoir central, influencent de manière déterminante toute
l’organisation démocratique et contribuent à l’éclosion de la
peuplecratie. Celle-ci revêt un aspect de démocratie immédiate,
expression employée pour la première fois par Condorcet, comme l’a
souvent rappelé Pierre Rosanvallon, qui récuse tout intermédiaire.
Ainsi, est altérée de manière substantielle la signification de la
démocratie en tendant à récuser la dimension de la représentation et à
favoriser la montée en puissance des figures de l’incarnation. Jean Leca
observe que la démocratie repose sur deux piliers, le populisme et le
constitutionnalisme. La prééminence du second au fil des décennies
11
entraîne présentement la montée en puissance du premier . Les
critiques classiques contre la démocratie représentative qui
engendrerait mécaniquement une oligarchie redoublent donc
d’intensité avec les populistes de notre temps qui à la fois s’inscrivent
dans une tradition et la subvertissent en y introduisant des nouveautés.
e
Ils utilisent, un peu comme le prônait Lénine au début du XX siècle,
les moyens que celle-ci offre (les élections, le Parlement) pour mieux la
combattre puisqu’ils expriment une défiance profonde envers elle et
souhaitent instaurer des pratiques de démocratie directe. Cette charge
contre la démocratie représentative bénéficie, on l’a dit, d’un
formidable écho grâce à la Toile. Elle alimente également les
mobilisations de rue, comme en Espagne avec le mouvement des
Indignés en 2011 ou avec Nuit debout en France en 2016.
Plus généralement, la référence constante au peuple, un trait
majeur par définition de la peuplecratie, altère la conception de la
politique en démocratie en occultant les contre-pouvoirs. Mais,
également, cela modifie la façon de faire de la politique pour
l’ensemble des acteurs pressés de toutes parts d’agir dans l’urgence, de
répondre aux attentes incessantes de l’« opinion » et donc tentés de
s’adresser le plus directement et simplement au « peuple ». En
recourant à toutes les possibilités offertes par la télévision et le
numérique, et prônant l’usage du bon vieux référendum qui fait un
retour en force. Presque tous les candidats à la présidentielle française
de 2017, avec différentes appellations et modalités de convocation, ont
annoncé leur intention de le mettre en pratique. La peuplecratie
12
semble de la sorte être synonyme d’une démocratie référendaire . En
France, on parle depuis plusieurs années d’une « lepénisation » des
esprits, dans le sens où les thématiques mises en avant par le
Rassemblement national sont reprises par tous ses compétiteurs,
déterminent les débats, s’inscrivent dans l’agenda politique. De la
même façon, on peut dire qu’une « peuplenisation » des esprits et des
pratiques politiques est en cours dans la plupart des pays européens. En
d’autres termes, le populisme ne constitue pas seulement un défi pour
la démocratie : il est peut-être devenu une composante essentielle de la
démocratie. Cela ne signifie toutefois pas que la peuplecratie l’a
emporté une bonne fois pour toutes. À dire vrai, nous sommes dans
une phase transitoire où s’entremêlent les institutions de la démocratie
libérale et représentative, les caractéristiques de la démocratie du
public et l’apparition de cette peuplecratie extrêmement originale.
Nous cherchons dans les pages qui suivent à définir, à penser et à
contextualiser les populismes. Nous en proposons des typologies en
distinguant d’un côté les partis et les mouvements populistes en tant
que tels, et, de l’autre, le style populiste désormais de plus en plus
employé par d’autres acteurs politiques qui ne sont pas à proprement
parler intégralement populistes. Enfin, nous cherchons à mieux cerner
le contenu et les contours de la peuplecratie qui pourrait se substituer
à la démocratie moderne, libérale et représentative. Au fond, ce livre,
plus encore qu’au populisme et aux populistes, s’intéresse aux
mutations de la démocratie que ceux-ci engendrent. Comme le
remarque Pierre-André Taguieff, « toutes les réflexions sur le
populisme contemporain en Europe nous ramènent à la question de la
13
démocratie ».
Pour ce faire, nous nous concentrons sur les cas français et italien.
Pourquoi ? Les deux pays sont a priori très éloignés pour de multiples
raisons. À cause de leurs trajectoires historiques respectives, des formes
de construction de leurs démocraties, de leurs systèmes de partis, de
e
leurs institutions (la France dispose avec la V République d’institutions
fortes contrairement à l’Italie), de leurs modes de scrutin, des
conditions d’apparition des récents populismes (en Italie, ils naissent
de l’écroulement des partis dans les années 1990 tout en ayant
contribué à celui-ci, ce qui n’avait rien de vraiment comparable avec ce
qui se passe en France, du moins jusqu’à l’année 2017) ou encore de
leurs structures économiques et de leurs morphologies sociales.
Pourtant, en dépit de ces différences, la France et l’Italie connaissent
un développement assez spectaculaire des populistes. L’Italie a même
14
pu être qualifiée de « terre promise du populisme » tandis que, de
l’autre côté des Alpes, la présence constante du Rassemblement
national et de La France insoumise retient l’attention de tous les
observateurs et des chercheurs. Davantage. La France et l’Italie dans
leur histoire ont chacune à leur manière connu des poussées
importantes de populismes. Sans doute, l’une des explications possibles
tient à ce que le libéralisme politique y est faiblement ancré.
Aujourd’hui, l’une et l’autre couvrent presque tout le spectre des types
de populismes. De gauche (en France, le Parti de gauche devenu La
France insoumise, qui tend à évoluer hors de son camp de départ),
d’extrême droite (le Rassemblement national), régionaliste ou
territorial et de droite extrême (la Ligue du Nord), justicialiste (en
Italie, avec le parti de l’ancien magistrat Antonio Di Pietro),
d’entrepreneur (Berlusconi et Forza Italia), ou encore qui refusent de
se positionner à droite ou à gauche à l’instar du Mouvement 5 étoiles.
Dans ces deux pays, s’affirment également des leaders de partis de
gouvernement qui ont joué ou jouent avec un style populiste ou qui se
présentent comme des outsiders, des hommes ou femmes
« antisystème » : Silvio Berlusconi, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal en
2007, ou plus récemment Matteo Renzi et François Fillon. Ce dernier,
vieux routier de la politique à droite avec quarante ans d’expérience,
ayant exercé de nombreux mandats électoraux, occupé divers postes à
responsabilités dans son parti et été plusieurs fois ministre et Premier
ministre pendant cinq ans, n’hésitait cependant pas à tweeter le
10 janvier 2017 : « Il y a deux mois, je n’étais pas le candidat de
l’establishment. Je n’ai pas l’intention de le devenir. » Par la suite,
soupçonné de corruption et de recours à des emplois fictifs pour sa
femme et ses enfants, il n’a cessé de dénoncer un complot ourdi par le
« système », le « cabinet noir » du président de la République, les
médias et la justice des puissants. Quant à Emmanuel Macron, il se plaît
lui aussi à se proclamer étranger au « système » alors qu’il en est sans
doute l’un des représentants les plus emblématiques par son parcours
scolaire et universitaire d’excellence qui l’a mené à l’ENA, sa carrière
dans la haute fonction publique, son passage à la banque d’affaires
Rothschild, et ses responsabilités politiques d’abord aux côtés du
président de la République François Hollande en tant que secrétaire-
général adjoint de l’Élysée, puis comme ministre de l’Économie, de
15
l’Industrie et du Numérique de 2014 à 2016 . Enfin, dans les deux
pays, la défiance envers les institutions et les partis, l’écart entre des
fractions entières de populations et leurs responsables politiques, le
sentiment d’impuissance qui émane du pouvoir politique,
l’euroscepticisme désormais plus répandu en Italie qu’en France,
l’angoisse suscitée par la mondialisation (bien plus prononcée en
France qu’en Italie), le chômage persistant, les inégalités croissantes,
l’aggravation de la pauvreté, l’exaspération sociale, et même la colère
qui ne cesse de monter, le rejet des immigrés, la crainte de l’islamisme
mais aussi tout simplement de l’Islam, la hantise des attentats
terroristes, l’incertitude sur le futur, tous ces facteurs créent une
situation volcanique. De ce fait, l’offre populiste suscite et dans le
même temps satisfait une demande de populisme entendue comme
une aspiration à un changement radical, une volonté de renverser la
16
table, une quête de réconfort avec des propos clairs et nets .
Parce que précisément la France et l’Italie présentent à la fois de
grandes différences et des similarités, il est intéressant de rapprocher
ces deux pays pour mieux cerner la réalité des populismes. La France
et l’Italie n’ont évidemment pas le monopole du populisme. Celui-ci
constitue un phénomène plus général qu’il s’agit de comprendre
théoriquement, historiquement et sociologiquement sans jugement
moral, ni de valeur. Notre étude n’est pas une simple comparaison de
deux case studies. En partant de ces deux exemples, elle vise aussi à
élargir son point de vue afin de réfléchir sur les mutations de nos
démocraties. En ce sens, la France et l’Italie, pour des motifs différents,
servent de terrains d’observations et d’expérimentations privilégiés de
ces transformations et de l’émergence de la peuplecratie.
Chapitre premier
QU’EST-CE QUE LE POPULISME ?
Populisme ? « L’un des mots les plus confus du vocabulaire de la
science politique », « un terme exceptionnellement vague », expliquait
1
la professeure de théorie politique Margaret Canovan en 1981 . Une
quantité énorme de livres, d’articles dans des revues scientifiques, de
séminaires et de colloques a été consacrée à cette notion, et encore
plus depuis deux ou trois décennies. Politistes, historiens, sociologues,
anthropologues ou psychologues en ont proposé de multiples
définitions souvent opposées, et donc sources de controverses entre
eux. De ce fait, il y a au moins une chose sur laquelle tout le monde est
d’accord : c’est précisément la difficulté de trouver une approche
commune et consensuelle de la notion de populisme. À un point tel
que certains chercheurs en viennent à suggérer de renoncer à son
usage. Solution de facilité inacceptable car, en ce cas, ce sont presque
tous les substantifs politiques qu’il faudrait écarter au prétexte qu’il
s’avère impossible d’en préciser la signification : socialisme,
communisme, fascisme, totalitarisme et même démocratie.
Dès 1967, dans une conférence consacrée au populisme qui s’est
déroulée à la London School of Economics et a donné lieu à une
publication importante, Isaiah Berlin mettait en garde contre le
« complexe de Cendrillon » : « Il existe une chaussure — le mot
populisme — pour laquelle il existe quelque part un pied. Il y a toutes
sortes de pieds auxquels elle convient, mais il ne faut pas être pris au
piège par ces pieds qui s’adaptent plus ou moins bien. » Le chercheur,
suggérait-il, ressemble au Prince en quête du pied qui chausserait à la
perfection la chaussure. Alors, et alors seulement, il aurait trouvé un
cas de « populisme pur ». La leçon est claire : identifier une essence du
populisme est une opération illusoire et vaine. Rien d’étonnant donc à
ce que de nombreux chercheurs se réfèrent à cette métaphore. Mais
point à la suite du propos de Berlin, lequel expliquait qu’il ne fallait
pas non plus emprunter une autre voie exactement opposée, consistant
à penser que « le mot populisme est un simple homonyme » et que, par
conséquent, il y aurait une multitude de mouvements auxquels il
pourrait être accolé alors qu’ils n’auraient quasiment rien en commun.
Isaiah Berlin, estimant qu’un mot très utilisé recouvrait certainement
une réalité, proposait alors une méthode assez simple et concrète :
établir une liste de points communs que pouvait recouvrir le substantif
« populisme » puis pointer des nuances ou des variations existantes par
2
rapport à cette base commune . C’est le choix que nous faisons
d’essayer de cerner quelque peu le phénomène populiste dans sa
complexité et quelques-unes de ses déclinaisons en France et en Italie.
Nous ne nous livrerons donc pas ici à l’exercice consistant à présenter
de manière critique et aussi exhaustive que possible tout ce qui a été
écrit sur le sujet du populisme. Celui-ci a été et continue d’être proposé
3
par nombre d’auteurs, le plus souvent avec grand talent . En revanche,
nous entendons nous situer par rapport à l’ensemble de cette vaste
production et avancer une définition opératoire pour comprendre ce
qui retient notre attention : d’une part, le développement de
mouvements politiques qui prétendent incarner à eux seuls le peuple
souverain et dénoncent les élites en place, d’autre part, la mutation
substantielle de la façon de concevoir et de faire de la politique due à
l’existence de ces mouvements mais aussi à d’autres facteurs. Cela nous
amène à laisser volontairement de côté de nombreux aspects du sujet.
Comme, par exemple, les régimes populistes qui ont existé dans le
passé, le péronisme en Argentine, ou ceux qui sont établis de nos jours
au cœur de l’Europe, en Hongrie et en Pologne, ou qui sont en train
de s’installer en Italie et en République tchèque. De même, nous
n’analysons pas les politiques publiques que ceux-ci mettent en place.
Il est possible d’établir la généalogie du populisme, lequel a une
longue histoire, commencée en Russie dans la seconde moitié du
e
XIX siècle. Le narodnichestvo, traduit en français par « populisme »,
désigne ce mouvement d’une partie de l’intelligentsia allant vers les
paysans pour les éduquer et libérer leurs énergies alors que la Russie vit
sous le régime autoritaire tsariste contesté par quelques groupes
urbains et que de fortes et violentes tensions se produisent dans les
campagnes depuis l’abolition réelle du servage en 1861. Les
intellectuels, souvent marqués par une empreinte religieuse,
considèrent que les paysans sont porteurs de l’âme russe notamment
par leur formes d’organisation économique et sociale, et détiennent
entre leurs mains l’avenir de la nation. L’échec cinglant des populistes
dû à la répression tsariste et à l’incompréhension des paysans, voire à
leur rejet de ces missionnaires venus des villes, provoquera leur
éclatement entre slavophiles et occidentalistes, adeptes de la violence
terroriste et partisans d’une sorte de réformisme. Le populisme, qui
disparaîtra en tant que courant politique tout en laissant derrière lui
un certain héritage culturel et politique, ne se caractérisait pas par une
idéologie précise. Il constituait une sorte d’utopie romantique,
4
nationale, ruraliste, communautariste et socialisante .
e e
À la fin du XIX siècle, la France de la III République reste
traumatisée par l’épisode de la Commune de Paris et connaît depuis
1885 une dépression économique. De 1887 à 1889, le général Georges
Boulanger, extrêmement populaire auprès de la moyenne bourgeoisie
et des couches populaires des grandes villes, entend au nom du peuple
s’emparer du pouvoir, abattre l’« oligarchie » en place et changer un
régime politique parlementaire dont il dénonce la corruption et
l’inefficacité. À la même époque s’amorce un vaste courant antisémite
qui exalte le peuple français, accuse les juifs de tous les maux et
dénonce la République laïque ; y jouent un rôle fondamental Édouard
Drumont et la Ligue antisémitique, une formation qui fait long feu
5
mais dont les thématiques se diffusent largement dans le pays . Nous
reviendrons sur cette première vague populiste française.
Aux États-Unis, une première forme de populisme a existé avec
Andrew Jackson, président de 1829 à 1837. Mais il prend son véritable
e
envol à la fin du XIX siècle avec le People’s Party fondé en 1891 qui
rassemble principalement les fermiers du Midwest et du Sud dénonçant
les conditions économiques défavorables qui leur sont imposées (prix
trop bas des produits agricoles et tarifs trop élevés de chemin de fer
dominés par les trusts), mais aussi des membres des classes moyennes
comme des ouvriers des villes, et qui attire des représentants de
diverses sensibilités politiques et spirituelles. Le parti, surtout par
l’intermédiaire de William Jennings Bryan, orateur flamboyant qui
s’exprime au nom de l’« homme ordinaire », fustige les partis
républicain et démocrate, les institutions, les trusts, les élites, parfois les
juifs, et fustige la modernisation et l’urbanisation du pays. Le parti
échoue mais le populisme connaît une nouvelle poussée dans les
années 1920-1930 avec le sénateur démocrate de la Louisiane, Huey
Pierce Long. Il se présente en défenseur des petits contre les gros et
l’argent, avant d’être assassiné en 1935. L’un de ses soutiens, le père
Charles Coughlin, prend le relais et donnera une tournure antisémite
et fascisante à sa stigmatisation du capitalisme, du socialisme, des riches
et des élites. Plus tard, durant la guerre froide, Joseph McCarthy
invente un autre type de populisme, anticommuniste d’abord et avant
tout, mais aussi hostile aux élites intellectuelles, artistiques et
6
administratives infiltrées selon lui par les Rouges .
Les narodniki russes, le boulangisme, l’antisémitisme en France et le
7
People’s Party représentent des « populismes fondateurs ». D’un côté,
ils revêtent des points communs, notamment une sacralisation du
peuple appelé à refonder la nation dont l’essence et l’intégrité seraient
menacées par les dirigeants en place et, plus généralement, par
l’ensemble des dominants qu’il faut dénigrer et chasser. De même,
l’antisémitisme est souvent présent, parfois de manière centrale, parfois
de façon plus périphérique. De l’autre, les très nombreuses différences
sont dues aux particularités politiques, économiques, sociales et
culturelles des pays où ils naissent. Néanmoins, ces quatre populismes
constituent également des matrices à partir desquelles se déploieront
en Russie, en France et aux États-Unis divers populismes, chacun
d’entre eux avec leurs traits propres, tout en reproduisant certains
éléments de leurs filiations originelles. Plus encore, ils présentent des
caractéristiques qui débordent les frontières, circulent, sont transférées
et adaptées aux réalités propres à chaque pays, contribuant de la sorte à
forger d’autres expérimentations populistes. Le populisme russe, par
exemple, inaugure une démarche spécifique, celle des intellectuels qui
tentent d’aller à la rencontre du peuple, et il amorce le culte
nostalgique d’un âge d’or face aux vagues de la modernisation ; deux
traits appelés à se reproduire dans le temps. Le populisme boulangiste
s’organise autour de la figure de l’homme providentiel et
charismatique reposant sur une mobilisation des masses qui charrie
une puissante charge émotive, ambivalent en politique car fustigeant le
Parlement, prônant un État fort mais exigeant aussi des mesures
sociales ; sa postérité sera grande. Le populisme antisémite ouvre la
voie à ces formes d’encensement d’un peuple dont la pureté supposée
exige l’exclusion de personnes ou de groupes présentés comme
allogènes, et célèbre ainsi son union, qui s’avère vite prolifique, avec la
xénophobie et le racisme. Le populisme américain, surtout implanté
chez les petits fermiers, associe des leaders et l’ébauche d’une vraie
organisation partisane, critique la classe dirigeante mais se meut dans
le cadre des institutions. Nombre de partis populistes agiront de même
jusque dans nos temps présents.
Enfin, le populisme est apparu et apparaît toujours dans des
périodes de fortes incertitudes, des moments traumatiques et des
phases de crise. Des crises économiques et sociales avec leur lot de
détresse, d’angoisse, de radicalisation chez les groupes menacés et
souffrants. Des crises culturelles lorsque des changements de
comportements et de valeurs bouleversent les habitudes, les mœurs et
les coutumes. Enfin, des crises politiques, lesquelles relèvent de
l’exceptionnel, de l’inattendu, de l’imprévu, de l’inédit et au cours
desquelles la légitimité des gouvernants est contestée par les gouvernés
qui ne se sentent plus représentés par les premiers. Et parce que les
premiers apparaissent aux seconds comme trop éloignés de leurs soucis
8
et préoccupations, trop distants aussi dans leurs façons d’être . Dans
ces conditions, la confusion se répand à la vitesse de la poudre. Les
règles et les normes en vigueur sont remises en cause, les institutions
fonctionnent à vide, les acteurs traditionnels ne remplissent plus leur
rôle, l’ensemble des accords explicitement ou implicitement scellés
entre les différentes composantes de la politique et de la société et qui
assurent la stabilité de l’ordre politique s’effondrent, l’aspiration au
changement n’est plus canalisée par les habituelles procédures de
médiation, les relations entre les groupes sociaux se modifient
substantiellement, les représentations et les conceptions de
l’organisation de la politique et de la société se métamorphosent, les
mobilisations collectives s’enchaînent et, généralement, les
extrémismes montent en puissance. La crise, les crises se déploient
dans le cadre du système politique existant ou, à l’inverse, elles
ébranlent l’intégralité du système politique. Dans ce dernier cas, les
crises sont plus ou moins intenses (et parfois violentes), notamment
parce que les « entrepreneurs de crise » ont besoin de décréter haut et
fort l’état de crise en dénonçant tous les dysfonctionnements qui en
seraient à l’origine et en amplifiant leurs traits : ils escomptent ainsi en
tirer un profit en se présentant comme les seuls acteurs capables de
résoudre cette crise dont ils sont les agents et les propagateurs. C’est
précisément ce que font les populistes qui sont à la fois les produits de
ces crises et leurs artisans. Les populistes ne prospèrent qu’en en
amplifiant leur caractère dramatique, en brossant un tableau
apocalyptique du présent et en proposant soit un retour vers un passé
fantasmé soit en décrivant un avenir radieux et harmonieux.
Le populisme a des origines aisément identifiables. Les moments
e
fondateurs du populisme au XIX siècle ont fourni à ce phénomène
politique quelques composantes structurelles, des invariants en
quelque sorte, qui perdurent sur le long terme, au-delà des aspects
multiples et variés qu’il emprunte au fil de l’histoire. Il n’est certes pas
réductible à ses conditions historiques d’apparition. Il connaîtra par la
e
suite, au XX siècle, selon des périodisations variées, de nouveaux
développements en Amérique latine, en Europe et ailleurs dans le
monde. Avec des modalités d’émergence, des expressions, des façons
d’agir différentes, ce qui contribue à obscurcir notre compréhension
du populisme. En effet, qu’y a-t-il de commun, se demande-t-on
souvent, entre Alexandre Herzen, l’une des figures de proue des
populistes russes, le People’s Party, le général Boulanger, Jules Guérin
qui relance la Ligue antisémitique en 1897, certaines ligues de l’entre-
deux-guerres en France, le péronisme argentin, l’Uomo qualunque
italien, Umberto Bossi, le fondateur de la Ligue du Nord ou Marine
Le Pen ? Au premier abord, quasiment rien. Pourtant, en scrutant un
peu mieux, un certain air de famille transparaît de ces rapprochements
9
qui semblent si saugrenus .
Cette difficulté à construire des comparaisons entre diverses
expériences populistes, d’un côté, et, de l’autre, cet implicite fond
commun à chacune de celles-ci rendent extrêmement compliquées
l’intelligence et l’identification du populisme dans son ensemble. Car il
n’est pas une véritable idéologie, fût-elle mince, « a thin ideology » selon
l’expression utilisée par l’un des meilleurs spécialistes des populismes,
10
Cas Mudde . Cela supposerait, comme ce fut le cas dans le passé pour
certains partis politiques, une doctrine constituée, fondée à l’occasion
sur des textes théoriques érigés parfois en écrits sacrés, édictant une
philosophie globale, fabriquant du sens, proposant une vision du
monde, inspirant les grandes orientations stratégiques, déterminant
pour une part les pratiques politiques des organisations qui s’y
référaient comme celles de ses membres, et inspirant même les
politiques publiques que leurs représentants tentaient de promulguer
11
quand ils étaient au pouvoir, que cela soit au niveau local ou national .
Le populisme est davantage un « syndrome » aux formes diversifiées,
selon le mot de Peter Wiles, « un style politique susceptible de mettre
en forme divers matériaux symboliques » et politiques, comme l’a
suggéré Pierre-André Taguieff, ce qui lui procure éventuellement des
12
fragments d’idéologie plus ou moins marqués et structurés .
Fondamentalement pragmatique et opportuniste, capable d’afficher
des positions inconsistantes et contradictoires, le populisme a
néanmoins quelques traits communs découlant en partie là encore de
ses origines.
Il se caractérise par un ensemble assez primitif de croyances simples
et efficaces qui forme système, apte à donner des réponses claires aux
questions que ne cessent de poser ceux qui justement élaborent ce
même système : qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi cela ne fonctionne
pas ? Qui est coupable de ces dysfonctionnements, de ces malheurs de
toute nature et de cette détresse ? Quelles solutions peut-on
13
immédiatement apporter ? Les réponses sont alors évidentes, fondées
sur un raisonnement fondamentalement dichotomique : pour ou
contre, bien ou mal, oui ou non, ami ou ennemi, eux ou nous. Pour les
populistes, il n’existe donc pas de problèmes compliqués mais
uniquement des solutions simples, faciles à mettre en œuvre. À cet
égard, leur temporalité est celle de l’immédiateté, de l’instantané, et
14
leur régime d’historicité celui du présentisme . Ils anéantissent de ce
fait l’art de la politique et du gouvernement classiquement fondé sur
les temps de l’observation, de l’expertise, de la réflexion, de la
15
médiation, de la délibération puis de l’action . Ce en quoi ils sont en
syntonie avec nos mutations actuelles. S’y ajoute un facteur émotionnel
essentiel qui a toujours été important dans l’histoire du populisme, et
encore plus aujourd’hui où la politique officielle devient souvent
affaire de technique fondée sur la froide et rationnelle expertise. Paul
Taggart utilise une bonne expression à ce propos en disant que le
16
populisme remplit « un cœur vide ». Pour exister, le populisme a
besoin d’exciter les passions, ce qui se traduit dans son langage, alors
que la démocratie libérale et représentative cherche à les assécher afin
de faire triompher la raison.
Ces croyances sont fondées d’abord et avant tout sur l’exaltation du
peuple et l’appel continu au peuple. Un peuple considéré comme
formant une entité unique, homogène, cohérente, porteur de vérité
par essence : le sens commun constitue le réel sens de la politique et du
politique pour les populistes qui toutefois divergent, comme nous le
verrons, sur leurs définitions du peuple. Ce peuple unifié n’existe que
17
par son opposition irréductible aux élites, aux puissants, aux « gros ».
Il est peuple souverain, donc tous les pouvoirs émanent de lui, ce qui
conduit les populistes à réduire à la portion congrue voire à ignorer la
séparation des pouvoirs ou encore les différentes instances judiciaires
et indépendantes constitutives de la démocratie représentative. Mais ce
pouvoir a emprunté et emprunte des formes différentes selon les pays
et les contextes historiques. Il peut prendre un aspect autoritaire, avec
un chef tout-puissant qui l’exerce au nom du peuple. Il peut n’être
qu’une promesse démocratique, thème sur lequel nous reviendrons.
Parce que le peuple est souverain, dans presque tous les cas, le
populisme se présente comme le meilleur héraut de la nation ou de la
région qui aspire à devenir nation. Là aussi, les définitions de celles-ci
ne sont pas identiques d’un populisme à l’autre. Elles peuvent être
exclusives au nom de la défense de la race, de l’ethnie ou de ce qui est
supposé être l’identité présentée par les populistes comme innée ou, à
l’inverse, construites par l’histoire et la culture telles qu’ils les
reconstituent et les narrent. Et, en ce cas, le populisme bascule
fréquemment dans la xénophobie, l’antisémitisme et le racisme, en
particulier contre les immigrés. Elles peuvent être, plus rarement,
inclusives avec une conception ouverte de la nation. Parce que le lien
avec la nation est fort, les populismes sont de nos jours tous critiques et
même franchement hostiles à la construction européenne qu’ils
exècrent. Là encore, les populistes recourent au registre de
l’émotionnel pour évoquer la nation perdue qu’il faut restaurer,
refonder ou réinventer. D’où l’évocation incessante de ce que Paul
Taggart appelle « the heartland », la terre du cœur qui est un « territoire
18
de l’imagination ».
L’hostilité aux élites, leur détestation voire leur haine sont
intimement liées à la valorisation incessante du peuple et sont un
élément constitutif du populisme. Qu’elles soient politiques,
économiques, financières, culturelles, intellectuelles, et plus
récemment médiatiques, elles sont présentées comme formant une
oligarchie, ou, pour employer des mots récents qui remportent un vif
succès, un « establishment » ou encore une « caste ». Une classe
dirigeante supposée cohérente, unie en dépit de leurs apparences,
malhonnête, corrompue, usant et abusant d’un pouvoir démesuré. En
conséquence, ces élites sont stigmatisées pour ne pas représenter le
peuple, le dominer, le trahir, l’écraser, l’exploiter, le mépriser,
comploter en permanence contre lui et n’agir qu’en fonction de leurs
intérêts, par définition antagonistes à ceux du peuple ; dans certains
cas, les élites sont même accusées d’être au service de lobbies
cosmopolites et, depuis plus de trois décennies, de la mondialisation.
L’anti-élitisme est ainsi au cœur du populisme. Ce sentiment se
combine le plus fréquemment dans les régimes démocratiques avec
une contestation du système des partis politiques. Accusés de collusion,
leurs divergences, par exemple entre ceux de droite et de gauche,
n’étant, selon les populistes, qu’artificielles. Les partis ne seraient que
des instruments au service des dominants, divisant le peuple pour
mieux régner et se partageant les ressources et les gratifications offertes
par le « système », un totem brandi par les populistes. La plupart des
populistes fustigent le Parlement et plus largement la démocratie.
Parfois, ce rejet des classes dirigeantes, des partis politiques et de la
démocratie s’accompagne d’une hostilité à l’État comme appareil
administratif et bureaucratique, réduit à sa fonction d’instance de
prélèvement fiscal accusé de détourner à son unique profit les sommes
levées.
Le populisme repose donc sur l’antagonisme irréductible du
peuple et des élites, de ceux d’en bas et de ceux d’en haut, mais aussi
sur une opposition en quelque sorte horizontale qui vise à exclure du
« bon peuple », les « mauvais », les « méchants », et le plus souvent « les
19
allogènes », « les étrangers ». Il conçoit la société selon un schéma
simplifié et caricatural subsumant sa diversité consubstantielle sous une
même catégorie, celle du peuple opposé aux élites supposées ne pas
avoir de support ni d’enracinement populaire. Il s’évertue ainsi à nier
la réalité des groupes sociaux aux intérêts opposés, des tensions
internes à la société, des rivalités diverses et variées qui s’expriment un
peu partout ou encore des individus autonomes, épris de leurs libertés,
cherchant les conditions de leur émancipation, entendant se réaliser,
exprimant une large gamme d’aspirations. Il efface également les corps
intermédiaires et les organisations d’intérêt au profit d’une conception
organique de la société. Face au « chaos » contre lequel il s’érige, le
populisme défend une représentation alternative, harmonieuse et
irénique de l’économie, du social et de la culture. « Le populisme, écrit
Pierre Rosanvallon, pense que ce qui fait la cohésion de la société, c’est
son identité et non pas la qualité interne des rapports sociaux. Une
identité qui est toujours définie négativement. À partir d’une
stigmatisation de ceux qu’il faut rejeter : les immigrés ou ceux qui ont
d’autres religions (d’où la centralité de la question de l’Islam
20
aujourd’hui, par exemple) . »
Enfin, le plus souvent, le populisme s’incarne à travers la personne
d’un leader tout-puissant, d’un homme providentiel, parfois vraiment
charismatique. Le populisme dispose par conséquent d’une dimension
plébiscitaire car le pouvoir du leader se trouve légitimé par son appel
constant au peuple et sa prétention à incarner le peuple. Avec lui, la
puissance évocatrice de l’incarnation l’emporte sur le principe
rationnalisé de la représentation. De ce fait, le populisme présente un
aspect paradoxal. En effet, il se réclame du peuple, le plus souvent, ces
derniers temps, au travers de la démocratie — directe ou
participative —, et en même temps il accorde une place prééminente
au leader. En termes modernes, on dira qu’il associe verticalité et
horizontalité, avec l’avantage donné au premier terme. Cette centralité
du leader fait la force du populisme et l’amène souvent à se muter en
césarisme ou en bonapartisme. Il en constitue d’autant plus son ciment
que sa dimension idéologique est peu affirmée et définie. Mais cette
dépendance du leader constitue la fragilité intrinsèque du populisme.
Si le leader se trompe, s’il est affaibli, s’il s’use au fil du temps dans la
protestation, le populisme en est immédiatement affecté. Quant à la
disparition du leader, elle pose un problème considérable de
succession et de pérennisation du mouvement qu’il a créé ou incarné.
C’est la raison pour laquelle le populisme est intermittent, s’éclipsant
régulièrement, tout en étant capable, comme le phénix, de renaître de
ses cendres. Car le populisme est toujours la manifestation de vastes
inquiétudes et de malaises profonds. En particulier de nature politique.
En effet, la relation entre le populisme et la démocratie — ou mieux,
les régimes démocratiques —, constitue un nœud essentiel à dénouer,
comme il est nécessaire de saisir les nouveautés empruntées désormais
par les populismes. En particulier du fait de leur généralisation et de
leur considérable extension, à la fois comme mouvements structurés
autour de l’opposition terme à terme entre peuple et élites et du
21
recours à une rhétorique manichéenne . Mais aussi en tant que
ressources empruntées plus ou moins consciemment, plus ou moins
délibérément, par d’autres acteurs politiques, traditionnels ou
nouveaux, le temps d’une campagne électorale ou lorsqu’ils sont aux
affaires. Au point de modifier progressivement la nature de nos
démocraties.
Chapitre II
UN NÉO-POPULISME ?
Presque partout en Europe à partir du milieu des années 1980
s’affirment des mouvements et partis populistes, tels que nous venons
de les définir. L’exemple le plus emblématique est donné par les bons
scores du Front national en France lors des élections européennes en
1984 où il obtint 10,95 % des voix, ce qui provoqua la stupeur, et à
l’occasion des législatives deux ans plus tard où, avec 9,65 % des
suffrages, il envoya trente-cinq députés à l’Assemblée nationale. Les
populistes connaissent une réelle extension après la chute du Mur et
l’effondrement des pays communistes en Russie et en Europe dans les
années 1990. Ces événements contribuent en effet à modifier en
profondeur les cultures politiques européennes longtemps déterminées
par l’existence de l’URSS et le défi communiste. Une troisième
séquence s’ouvre après le 11 septembre 2001 lorsque les populistes
s’emparent de l’Islam, désignent cette religion comme l’ennemi absolu
et l’érigent en une ressource politique au service de leur dessein
déclenchant d’incessantes polémiques. La crise financière de 2008
marque une nouvelle étape avec ses conséquences sociales délétères.
Enfin, à partir de 2013 et surtout en 2015 et 2016, l’afflux massif de
migrants venus du Moyen-Orient, d’Afrique subsaharienne et du
Maghreb provoque un choc considérable dans les opinions
européennes qu’exploitent sans vergogne les populistes. Ils accentuent
ainsi leurs progressions électorales et accèdent parfois au pouvoir.
Cette éclosion des populismes soulève une question essentielle.
Sont-ils une simple résurgence de courants qui ont toujours existé ou
expriment-ils un phénomène inédit ? Faut-il souligner leurs continuités
avec leurs ascendants ou mettre en valeur leurs nouveautés ? Le débat
oppose parfois de manière caricaturale les historiens, enclins à
exhumer les permanences entre les populismes d’hier et les
populismes d’aujourd’hui, et les politistes pointant davantage les
1
formes inédites empruntées par ces derniers . En fait, de nos jours, les
populistes associent des invariants et des aspects complètement
originaux. Et c’est sur ceux-ci que nous nous attarderons en prenant
quelques exemples particulièrement significatifs de leur rhétorique,
sachant que nous aborderons ensuite leurs formes d’organisation et
leurs assises électorales.
D’abord et avant tout, celui du rapport entre les populistes et la
démocratie. Dans le passé, les populistes dénonçaient les démocraties
parlementaires. Par exemple, les ligues en France dans l’entre-deux-
guerres détestaient le parlementarisme républicain et voulaient
instaurer un régime autoritaire. Le fascisme, le nazisme et, au moins
jusqu’au milieu des années 1930, le communisme, fustigeaient, avec des
argumentaires différents, la démocratie en tant que telle et
annonçaient clairement leur intention d’établir des dictatures. Plus
tard, les mouvements populistes continueront de critiquer les
dysfonctionnements de la démocratie parlementaire. Par exemple,
Guglielmo Giannini en Italie à la fin des années 1940, Pierre Poujade
en France au milieu des années 1950. Mais également, dans les années
1960-1970, les formations d’extrême droite et d’extrême gauche qui
souvent présentaient une dimension populiste et qui, pour ces
dernières, exercèrent une influence politique et culturelle notable qui
irradie parfois encore des décennies plus tard.
En revanche, depuis quelques décennies, les populistes ont modifié
leur logiciel. Ils ont compris que l’après-1945 a institué un changement
2
considérable . En Europe occidentale, la démocratie s’est affermie
surtout en réponse au défi des dictatures communistes durant la guerre
froide. Un lent processus d’institutionnalisation de la démocratie a été
enclenché avec un affermissement de pouvoir des parlements et un
poids considérable des partis : à cet égard, la France fait figure
d’exception car les partis y ont toujours été faibles et, à partir de 1958,
e
la V République à la fois parachève et infléchit un long processus de
renforcement du pouvoir exécutif et établit, selon la formule de
3
Nicolas Roussellier, « une démocratie exécutive ». Par ailleurs, une
dynamique de judiciarisation de la démocratie s’est développée avec le
rôle croissant des cours constitutionnelles au niveau national et des
instances judiciaires d’appel à l’échelle européenne. Au total, la
démocratie s’est enracinée dans les opinions. Par adhésion à son idéal
après les expériences fasciste et nazie ou par intérêt car la démocratie a
été pendant plus de trente ans synonyme de prospérité en dépit du
maintien de réelles inégalités sociales et culturelles, ou pour la
combinaison de ces deux motifs.
Il en résulte que désormais les populistes se présentent comme les
meilleurs démocrates, du moins dans la partie occidentale du vieux
continent. Car, en Europe centrale et orientale, s’instaurent des
démocraties illibérales fondées sur le suffrage universel mais où les
règles institutionnelles, les contre-pouvoirs juridiques, le pluralisme, les
libertés fondamentales, les droits des individus ou encore le respect des
minorités sont bafoués. À l’Ouest, même si des populistes commencent
à s’inspirer de l’exemple de ces pays-là, notamment en Italie avec la
Ligue, ce qu’ils critiquent avant tout, du moins pour le moment, c’est
l’inefficacité des démocraties, leur paralysie et leur dévoiement par la
classe dirigeante. Ils ne cessent de rappeler que la démocratie consiste
dans le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Ils
ambitionnent justement de concrétiser ce principe fondateur en lui
donnant systématiquement la parole puisqu’il est par essence détenteur
de la vérité. Jean-Luc Mélenchon synthétise parfaitement la pensée
populiste lorsque, durant la campagne pour la présidentielle, il
s’exclame lors d’un discours à Paris le 18 mars 2017 qui conclut une
manifestation assez massive de ses partisans : « À nous qui sommes les
témoins et les porte-parole de la force du peuple, voici notre maxime :
quel que soit le problème, la solution est le peuple. » Par ailleurs, ils
affirment tous le lien indissoluble qui existe entre la démocratie et la
nation. En quelque sorte, ils sont en faveur de la démocratie dans leur
seul pays. Au nom de la proximité avec le peuple. Au nom de la
souveraineté populaire et nationale. En découle leur rejet sans
concession de l’Union européenne. Tous fustigent l’Europe fédérale,
supranationale, bureaucratique, dirigée par des fonctionnaires non
élus, totalement déconnectés des peuples et qui serait celle des élites
car servant leurs propres intérêts. Certains d’entre eux sont donc
contre toute perspective européenne et se cantonnent dans les
frontières de leurs pays. D’autres se prononcent pour une Europe des
nations ou des peuples. Le tout au nom de la démocratie. Les
populistes seraient-ils donc devenus des démocrates plus démocrates
que n’importe quel démocrate ?
Tous les populistes partagent une suspicion fondamentale envers le
principe même de représentation sur lequel repose la démocratie. La
délégation, voilà l’adversaire. Parce qu’elle favorise obligatoirement la
création d’une élite politique. Laquelle confisque tous les pouvoirs
selon eux. Ils ne sont pas les seuls bien évidemment à dévoiler la
dimension oligarchique de la démocratie. Mais en rousseauistes, ils
sont adeptes de la volonté générale qui garantit la pureté de la
démocratie. Ce qu’en disait Jean-Jacques Rousseau reste pour eux
d’une grande actualité et acquiert la valeur d’une exigence
incontournable : « La volonté générale ne se représente point : elle est
la même, ou elle est autre. Il n’y a point de milieu : les députés du
peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont
que des commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement.
Toute loi que le Peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est
4
point une loi . » D’où le fait qu’ils dénient toute légitimité aux corps
intermédiaires et qu’ils sont favorables à la démocratie directe ou
immédiate qui permet de s’affranchir du temps long de la délibération.
5
D’où leur inclination pour l’usage régulier du référendum . Une idée
qui fait mouche et leur permet de critiquer les partis traditionnels
comme les experts qui se montrent dans l’ensemble prudents à ce
6
propos, arguant des risques de la systématisation d’une telle pratique .
Les populistes expliquent alors que leurs adversaires ont peur du
peuple, ce qui n’est pas leur cas. Leur conception unanimiste du
peuple les amène à minorer voire à négliger ou même à occulter le
pluralisme. Ils n’accordent pas d’importance et de place à
l’institutionnalisation du conflit qui est la marque même de la
démocratie. Parce que reconnaître celui-ci, c’est admettre que le
peuple n’est pas toujours uni mais divisé, traversé par de multiples
contradictions internes, tiraillé entre des aspirations opposées. Le
peuple est à la fois unique et pluriel en démocratie. Or, pour eux, si les
divisions existent, elles ne peuvent résulter que de l’action malfaisante
des élites ou de celle d’éléments perturbateurs infiltrés dans la société,
ce qu’il faut dénoncer. Au fond, chez la plupart des populistes, le
principe de l’unité du peuple contre les puissants l’emporte sur celui
de l’égalité, même si certains, qui se positionnent à gauche, s’évertuent
à combiner les deux. Les populistes n’accordent guère d’importance
non plus aux équilibres des pouvoirs et des contre-pouvoirs, aux checks
and balances. Pour eux, la démocratie signifie « le pouvoir du peuple et
7
seulement le pouvoir du peuple ». Un peuple uni forme une
communauté homogène à laquelle les individus sont soumis : ils
n’existent que par leur appartenance à cet ensemble. Les populistes
sont donc des adeptes de l’utopie d’une société harmonieuse et donc
porteurs potentiellement ou délibérément d’une conception illibérale
8
de la démocratie dont se réclame haut et fort Viktor Orbán . Comme
ils convainquent nombre d’électeurs qui votent pour eux, les populistes
mettent sous pression la démocratie libérale et représentative. Laquelle
a ses propres raisons de connaître depuis des décennies une phase
d’incertitudes et de difficultés. À ce sujet, Marcel Gauchet souligne la
contradiction qui s’est ouverte entre, d’un côté, l’extension presque
sans fin des droits et l’affirmation de l’autonomie, et de l’autre
l’incapacité chronique de donner une forme politique à cette même
autonomie. Un constat partagé mais formulé avec d’autres mots par
Yascha Mounk qui souligne en outre la désaffection des jeunes
9
générations à l’égard des régimes démocratiques . Le populisme
représente pour cette démocratie « l’épine dans le côté, l’alter ego qui
en conteste la légitimité et met en relief ses limites et ses faiblesses »,
10
écrit Loris Zanatta .
Dans le même temps, le développement d’une pareille rhétorique
de critique de la démocratie en son nom témoigne des difficultés de
nos démocraties. Avec d’un côté la désaffection des citoyens à l’égard
des institutions et de l’autre l’aspiration à son renouvellement, à
l’invention d’autres formes de démocratie plus adaptées à notre temps.
À commencer par une volonté généralisée de contrôle puisque la
suspicion envers les représentants est largement répandue et partagée.
Le populisme, écrit Pierre Rosanvallon, « radicalise la démocratie de
surveillance, la souveraineté négative et la politique comme
11
jugement ». Il traduit aussi une exigence morale, d’honnêteté et
d’exemplarité quand bien même nombre de dirigeants populistes sont
loin d’être incorruptibles. Il fait écho à la demande de décisions
rapides qu’exprime une large partie de l’opinion publique et il ne
s’embarrasse pas tellement du temps nécessaire à l’élaboration des lois :
désormais la démocratie devrait être instantanée. Le populisme
manifeste enfin une aspiration à la participation des citoyens,
fréquemment démentie par l’autoritarisme du leader.
Le discours sans cesse réitéré en faveur d’une meilleure démocratie
— « Non, se défendait par exemple l’ex-dirigeante de l’AfD Frauke
Petry suspectée de critiquer la démocratie, je ne suis pas contre la
démocratie. En revanche, je pense que le système démocratique a
besoin d’être amélioré » — a de nombreuses conséquences parfois fort
12
antagonistes . La première provient du dilemme populiste. L’appel au
peuple, l’exigence de la pratique référendaire et le rejet des médiations
sont associés au culte du chef : une association qui se veut
harmonieuse, car tout l’effort du chef consiste à se présenter comme
l’incarnation de la volonté du peuple. Mais une association qui ne
manque pas à terme de provoquer des tensions entre deux logiques
opposées, celle de la masse et celle de l’individu. De qui des deux
émane le pouvoir ? Du peuple ou du leader ? Ou du peuple et du
leader ? Normalement, chez les populistes, c’est la deuxième branche
de l’alternative qui s’impose : « Si le leader représente ou incarne la
volonté du “peuple”, et si “le peuple” a toujours raison, alors le leader a
13
toujours raison . » Cette formule de mussolinienne mémoire bute
néanmoins sur des obstacles lorsque « le peuple » en vient à rappeler
au leader qu’il est lui et lui seul le dépositaire de la vérité. C’est
particulièrement vrai dans les mouvements populistes issus de la
gauche ou qui se proclament de gauche. La préoccupation
démocratique y est fort répandue. Elle crée des anticorps à une
éventuelle propension de leurs dirigeants à prendre un tournant
totalement autoritaire. Car dans ces mouvements-là la base peut suivre
son leader mais jusqu’à un certain point. En tout état de cause, ce n’est
sans doute pas un hasard qu’éclatent au grand jour ces différends
parmi les populistes quand se pose la question de la succession du chef
ou en cas d’échec de la politique du leader.
Les populistes perturbent la compétition politique et imposent
leurs propositions dans le débat public mais, dans le même temps, ils
dénoncent la corruption, fustigent le clientélisme, militent pour une
démocratie exemplaire et font donc miroiter qu’une autre démocratie
est possible. L’affirmation peut paraître paradoxale mais n’est pas
dénuée de fondements. Les populistes s’adressent prioritairement à des
populations souvent les plus fragiles socialement et culturellement, qui
ne se reconnaissent plus dans le régime démocratique qui
s’abstiennent car elles ne croient plus à l’effet que pourrait avoir leur
vote et qui en viennent à se déclarer dégoûtées par la politique et les
responsables politiques. Or les populistes font voter ces populations et,
pour l’instant du moins à l’Ouest, ils respectent les résultats des
scrutins. En acceptant les règles du jeu démocratique, ils subissent
l’effet d’attraction de la machinerie démocratique qui, du coup, peut
alimenter les divergences internes entre les réalistes, décidés à exercer
à tout prix le pouvoir et, de ce fait, être appelés à accepter certains
compromis, et les protestataires enclins à rester dans la posture de
l’opposition pure et idéale, peu enclins à assumer le poids des
responsabilités découlant d’une victoire électorale. Autrement dit, leur
existence canalise la contestation et empêche que celle-ci n’emprunte
d’autres formes d’expression. C’est d’ailleurs ce que dit Beppe Grillo
en 2013 : « Moi j’ai canalisé toute cette rage dans ce mouvement
populaire, qui ensuite avance et gouverne. Ils devraient nous
remercier, chacun d’entre nous. Si nous échouons, [l’Italie] est
14
destinée à la violence de rue . » Les populistes exerceraient-ils en ce
e
XXI siècle une fonction tribunicienne que remplissaient en France et
en Italie au siècle précédent les partis communistes ? Une fonction
importante pour le bon fonctionnement de la démocratie si elle est
bien gérée. Mais qui éclipse la volonté d’alternative que les populistes
prétendent réaliser. Quoi qu’il en soit, les populistes sur ce point ne
e
sont plus exactement les mêmes que ceux de la fin du XIX siècle ou
e
même de la première moitié du XX siècle. Ils défient la démocratie
libérale et représentative en jouant de ses imperfections et de ses
problèmes et en lui rappelant qu’elle émane du peuple. Un peuple qui
pour eux est pleinement souverain.
Un peuple souverain débarrassé de ses « parasites ». Car il s’avère
nécessaire d’assurer et de consolider son unité et sa puissance. Et donc
d’éliminer les ferments de division, de dissolution, d’affaiblissement, et
tout ce qui menace son intégrité. On l’a dit, c’est là l’un des traits
originels et permanents du populisme. Pour exister, celui-ci a besoin
d’inventer la catégorie des « autres ». Qui ne feraient pas partie du
peuple. Les juifs, les étrangers, les immigrés, les musulmans ou encore
les roms, mais aussi les membres des élites dirigeantes détachées du
15
peuple . Les populistes d’extrême droite et même nombre de ceux
qui refusent de choisir un positionnement entre gauche et droite
glorifient le peuple dans son ensemble, mais surtout le peuple dans sa
composante ethnique, par exemple le peuple blanc et non musulman,
l’antisémitisme ayant plutôt disparu dans les discours officiels des
dirigeants ou bien se faisant plus discret, exprimé de manière
subliminale. En revanche, les populistes de gauche stigmatisent les
dirigeants étrangers au peuple car éloignés de leurs préoccupations et
de leurs soucis, et au service d’intérêts non nationaux. Mais, au fond,
ces « autres » sont l’objet d’un même reproche, d’une semblable
accusation : ils portent atteinte à la souveraineté du peuple et à son
intégrité car ils le privent de ses droits, détournent à leur profit les
acquis sociaux, contestent ses valeurs, perturbent son identité. A priori
rien de nouveau par rapport à des populismes précédents. Notamment
dans les années 1930 où les formations d’extrême droite françaises s’en
prenaient aux étrangers européens, aux juifs venus de l’Est et aux juifs
français depuis des générations, aux communistes « agents de
Moscou », les uns et les autres accusés de tous les maux.
Aujourd’hui, l’hostilité envers les Turcs en Allemagne, les Arabes et
les musulmans en général présente des caractéristiques nouvelles. Elle
entre en résonance de façon bien plus nette encore que dans le passé
avec le contexte international marqué par la crise du Moyen-Orient, la
progression du fondamentalisme islamiste et l’extension du terrorisme
djihadiste sur le Vieux Continent, notamment en France, en Grande-
Bretagne, en Belgique et en Allemagne. Il existe par conséquent un
lien permanent entre ce qui se passe dans un pays européen et les
événements internationaux. La radicalisation de l’Islam à laquelle
adhère une minorité de musulmans en Europe de manière visible,
ostentatoire et même provocante suscite de grandes inquiétudes et de
vives polémiques. Les réelles questions de la coexistence de mœurs, de
cultures et d’identités différentes sont traditionnellement transformées
en ressources politiques par les populistes mais elles prennent
dorénavant une tournure encore plus prononcée de nos jours,
notamment à cause de leur traitement médiatique. En outre, la crise
des deux principaux modèles d’intégration des immigrés, le modèle
républicain français et le modèle multiculturel, exacerbe la situation et
donne du grain à moudre aux populistes anti-immigrés et anti-
musulmans. Enfin, le flux de migrants amorcé à partir de 2013 mais en
nette régression depuis 2017 provoque des peurs et des réactions de
rejet dans tous les pays européens amplifiées par la masse de personnes
concernées et le poids des images diffusées par la télévision et sur
Internet. La perception de l’immigration, en outre dans un contexte de
haut niveau de chômage, en est profondément affectée.
Les populistes s’opposent à la globalisation financière, économique,
technologique et culturelle qui affecte l’Europe de plein fouet et
redimensionne son poids démographique, économique, politique
comme son influence intellectuelle dans le monde. Plus la
mondialisation s’accélère plus elle creuse l’écart entre les populations
qui s’adaptent à cette réalité nouvelle et celles qui en sont victimes et se
sentent laissées pour compte. Les populistes, comme ceux d’hier,
entendent et prétendent défendre les secondes. Comme ceux d’hier
également, la plupart d’entre eux soulignent l’impératif de défendre
leur nation contre toute altération de celle-ci. Comme ceux d’hier
enfin, ils décrivent de manière apocalyptique l’avenir de leur pays et du
monde et se présentent donc comme les seuls sauveurs possibles en
mesure d’éviter la catastrophe imminente. Mais à la différence d’antan,
le processus de globalisation qui est durable instaure un changement
anthropologique complet et inédit qui affecte tous les aspects de la vie
quotidienne, pas seulement ceux qui relèvent de l’économie et du
social, et qui touche selon des modalités très différentes toutes les
strates des sociétés européennes. Or les populistes ont perçu ces
mutations fondamentales et le stress qu’elles provoquent. Ils
l’exploitent pleinement en prônant le repli, le renfermement et
l’érection de frontières, s’opposant ainsi aux partisans de l’ouverture et
de la libre circulation des biens, des hommes, des idées et des cultures.
De la sorte, en jouant de ce clivage entre société fermée et société
16
ouverte, les populistes engrangent les succès . Y compris dans des pays
où la croissance est plutôt bonne et le taux de chômage faible. De ce
fait, Dominique Reynié parle d’un « populisme patrimonial » fondé sur
la défense et l’éloge du patrimoine matériel et du patrimoine
immatériel, culturel et identitaire. Si en tant que tel ce populisme-là
n’est peut-être pas aussi nouveau que l’affirme cet auteur — les
premiers populismes antisémites en France et les ligues de l’entre-deux-
guerres, toujours en France, en attestent —, en revanche il cristallise
des aspects inédits. D’abord par l’ampleur et l’intensité de la
déstabilisation des éléments traditionnels de culture et d’identité.
Ensuite et surtout, comme Dominique Reynié le souligne, parce que de
nos jours ce populisme trouve du répondant chez les plus démunis en
se présentant comme le défenseur du mode de vie matériel, et auprès
des classes moyennes en insistant en plus sur la nécessaire préservation
17
de leur mode de vie aisé, tolérant et individualiste . Néanmoins,
d’autres populistes condamnent le déferlement depuis les années 1970
de valeurs et de comportements post-matérialistes et libertaires et
s’érigent en gardiens sourcilleux des traditions. En tout état de cause, il
est vrai que la progression du populisme contemporain ne s’explique
18
pas uniquement par des facteurs économiques .
Ce qui ne signifie pas que la crise financière et économique de 2008
n’a pas compté. Au contraire. Elle a provoqué dans la plupart des pays
de l’Union européenne une montée du chômage, un creusement des
inégalités et un accroissement de la pauvreté. Elle a donc engendré la
peur de la perte de son emploi, l’inquiétude pour la famille, l’angoisse
pour l’avenir des enfants, une forte incertitude culturelle et elle a accru
19
la défiance envers les institutions . Elle a aiguisé la critique envers les
élites et la classe politique en particulier, les institutions étant rendues
responsables de la rigueur et de l’austérité. Dans ces conditions
s’imposent des comparaisons avec la Grande Dépression des années
20
1930 et ses conséquences sociales et politiques . Mais celles-ci s’avèrent
guère topiques tant les contextes historiques et les réalités
économiques, sociales, culturelles et politiques représentent des
différences abyssales. La crise de 2008 a aggravé la défiance envers les
responsables au niveau national, comme il y a soixante-dix ans, mais
aussi contre l’Union européenne, qui n’existait pas alors.
L’euroscepticisme est l’un des principaux arguments des populistes de
nos jours. La crise de 2008 a aussi développé la crainte des Européens
pour le futur de leur protection sociale, quelque chose qui n’existait
que de manière partielle dans les années 1930. En conséquence, les
néo-populistes, comme un certain nombre de formations de droite qui,
parallèlement, réclament moins d’impôts et se prononcent pour une
réduction du poids de l’État, insistent sur la nécessité de défendre
l’État social, avec des propositions qui varient selon les partis et les
mouvements. Ceux d’extrême droite viennent d’une famille politique
dont, auparavant, nombre de ses membres condamnaient les politiques
sociales qui engendraient à leur avis de l’« assistanat ». Ils insistent
désormais sur la nécessité d’assurer de la protection. Ils prônent un
chauvinisme social et déclarent que les mesures qui en découlent
doivent être réservées aux nationaux et pas aux étrangers accusés d’en
tirer un profit maximal. Là encore, les populistes, fort pragmatiques, se
sont adaptés.
Enfin, classiquement, les populistes plaidaient pour un retour au
passé, présenté le plus souvent comme un âge d’or. Ils disaient vouloir
défendre la communauté face à une société qui s’individualisait
dangereusement selon eux. La communauté était conçue comme une
réaction, à tous les sens du terme, contre la modernité et ses
conséquences délétères pour l’économie, la société et l’identité de leur
pays. Parce qu’elle détruit les traditions, les coutumes, les réseaux
classiques de sociabilité, les modes de vie. Le discours populiste était
empreint de nostalgie. Ces caractéristiques sont toujours présentes chez
les néo-populistes. Ils parlent de l’obligation de défendre la
communauté nationale ou régionale, qui n’a pas toujours le même sens
selon les différents mouvements, nous y reviendrons, menacée donc
par la mondialisation, l’européanisation et l’immigration. Mais
également la communauté sociale, du moins pour les populistes de
gauche, celle fondée sur la solidarité professionnelle et les liens tissés
par l’action collective. L’évocation d’un passé harmonieux,
merveilleux, mémorable, mythique fait toujours partie de leur
argumentaire. Comme la France était belle avant l’« invasion » des
étrangers, explique le Rassemblement national. Comme l’Italie était
agréable à vivre auparavant alors que maintenant la délinquance se
généralise avec la présence d’étrangers, assène la Ligue. Quant aux
populistes de gauche, ils expliquent que la protection sociale, obtenue
grâce à la mobilisation du mouvement ouvrier, fonctionnait bien avant
qu’elle ne soit remise en cause, voire démantelée, par les politiques
« néo-libérales » quand ce n’est pas par le « plombier polonais », selon
une formule en usage durant la campagne pour le référendum sur la
Constitution européenne en 2005. Les populistes expriment le désir
d’une société fermée, ce qui entre en tension chez ceux de gauche avec
leurs proclamations internationalistes, contre une société ouverte qu’ils
associent à la mondialisation qui ne profiterait qu’aux plus aisés, aux
plus instruits et aux puissants.
Cependant, un changement s’est opéré. Les néo-populistes
explorent une autre thématique mise à leur agenda politique et qui
prend à contre-pied leurs adversaires politiques. Ils tendent à se
présenter comme les vecteurs de la modernité. Ils veulent précisément
éviter l’accusation de n’être tournés que vers le passé. Ils s’efforcent de
se projeter dans le présent et vers le futur. Par exemple, ils prétendent
être les meilleurs défenseurs des réalisations modernes et libérales en
Europe, celles qui le plus souvent ont été le produit des actions
collectives des années 1960-1970 qu’à l’époque l’extrême droite
combattait. Or aujourd’hui les populistes d’extrême droite aux Pays-
Bas, en France et en Allemagne se disent en faveur des transformations
des mœurs dans un sens libertaire amorcées dans les années 1960-1970
ou encore des conquêtes féminines, les unes et les autres menacées par
l’intégrisme islamique. Pim Fortuyn en a fourni un exemple aux Pays-
Bas, lui l’homosexuel, hostile à l’immigration et aux musulmans. Gert
Wilders, un ex-punk, dont la mère est indonésienne, fait de même tout
en évoquant les valeurs hollandaises, ce qui plaît à un électorat en
21
quête d’un retour aux traditions . Pour sa part, au cours de la
dernière campagne présidentielle, Marine Le Pen a affirmé à de
nombreuses reprises défendre les droits des femmes, ce qui a été
vivement contesté par des collectifs féministes qui ont décortiqué son
programme. De même, Norbert Hofer, ex-candidat du Parti de la
liberté à la République d’Autriche expliquait en 2016 : « Je suis contre
le voile intégral dans l’espace public. À mes yeux, la burqa et le niqab
22
symbolisent une forme d’asservissement de la femme . » Le
Rassemblement national se dit désormais républicain et laïc, ce qui
constitue une rupture complète par rapport à la tradition de l’extrême
droite. Quant aux populistes de gauche, ils invoquent une alternative
au « néo-libéralisme » destructeur et ne se contentent pas d’évoquer le
passé mais proposent un « avenir en commun » pour reprendre le titre
du programme comme du livre de Jean-Luc Mélenchon lors de
l’élection présidentielle de 2017. Ils affirment justement qu’un autre
monde est possible, ce qui est une expression répandue dans les
mouvements alter-mondialistes et bien au-delà, un peu partout, chez
tous les révoltés et les contestataires à l’instar du réalisateur britannique
Ken Loach qui s’exclamait en mai 2016 lors de la remise de sa Palme
d’or au festival de Cannes : « Un autre monde est possible et
23
nécessaire . » Il en va de même avec Beppe Grillo qui, dans un
entretien sur Euronews le 11 novembre 2016, déclarait : « Nous voulons
administrer, nous ne voulons pas changer le pouvoir avec notre
pouvoir, nous sommes pour un changement de civilisation, de vision
du monde. » Telle est bien l’ambition de nombre de populistes dont il
faut prendre toute la mesure. Ils entendent recréer une communauté,
indiquer une direction, donner du sens à des sociétés déboussolées,
fragmentées, voire fracturées, et déstabilisées par les effets du long
processus d’individualisation.
Les néo-populistes sont donc à la fois dans la continuité de leurs
prédécesseurs et en rupture avec eux. Parce que le monde a changé et
parce qu’ils se sont adaptés à ces changements. De ce fait, la typologie
des populistes a elle aussi évolué.
Chapitre III
DIVERSITÉ DES POPULISMES ET DES POPULISTES
Populistes de droite, d’extrême droite, de gauche, d’extrême
gauche. Populistes ni de droite ni de gauche. Il est plus que temps de
clarifier ces notions employées jusqu’ici et d’examiner ce qu’elles
recouvrent. Car le populisme est un phénomène politique qui a des
ferments d’unité et qui présente aussi de multiples variantes. Il est à la
fois singulier et pluriel. Un populisme, des populismes, des populistes.
Surtout de nos jours avec leur extension quasi généralisée, ce qui
complexifie la typologie désormais classique proposée par Margaret
Canovan. En effet, dans son livre de 1981, elle identifiait un populisme
agrarien et un populisme politique, établissant ensuite des distinctions
à l’intérieur de ces deux catégories dont certaines demeurent
pertinentes. D’autres classifications ont été par la suite établies. Ainsi,
pour se contenter d’un seul exemple, Pierre-André Taguieff a parlé et
continue de parler d’un populisme protestataire, qui oppose le peuple
d’en bas aux dirigeants d’en haut, et un populisme identitaire
fondamentalement lié à la nation, le Rassemblement national
réussissant à combiner les deux éléments pour forger un « national-
populisme » qui a eu de multiples émules en Europe. Plus tard, cet
1
auteur y ajoutera un autre genre de populisme, le « télépopulisme ».
Encore plus récemment, il a surtout souligné l’importance de la
dimension de défense de l’identité et de la souveraineté nationale de
ces divers mouvements protestataires qui, au final, lui apparaissent plus
2
nationalistes que populistes . Les propositions de Pierre-André
Taguieff ont inspiré nombre de chercheurs qui ont ensuite affiné,
nuancé ou subverti sa définition initiale en fonction aussi des
évolutions des populistes. Ainsi, Dominique Reynié, dont nous avons
parlé, considère que désormais le « populisme patrimonial est un
3
substitut au national-populisme ». Nous entendons à notre tour cerner
les variantes de type idéologique, politique et culturel du populisme.
Mais aussi appréhender les multiples réalités sociologiques des
populismes.
Il est courant d’associer le populisme à l’extrême droite. Dans la
plupart des médias, sans doute par simplification. Dans le monde de la
politique, surtout du côté de la gauche qui lance ainsi un anathème
contre tout mouvement ou leader qui en appelle au peuple sur des
bases qui ne lui conviennent pas et qui cherche de la sorte à réactiver
l’arme puissante de la mobilisation antifasciste à des fins stratégiques
afin de gagner les élections ou bien pour essayer de minimiser
l’ampleur d’une défaite électorale. Mais aussi fréquemment dans la
recherche académique. Pourquoi établir un lien privilégié entre
populisme et extrême droite ? Pour des raisons historiques.
Notamment parce que cette famille politique très classiquement
s’opposait à la démocratie, vomissait le régime parlementaire,
revendiquait haut et fort sa xénophobie et son racisme. Elle comportait
donc une indéniable composante populiste. Parce que aussi certains
mouvements que l’on peut qualifier de populistes et qui au départ
n’étaient pas nés dans le giron de l’extrême droite s’en sont
rapprochés, comme le poujadisme en France ou le qualunquismo en
Italie. Ou encore, parce que le Front national (désormais
Rassemblement national), précurseur dans le « renouveau » du
populisme en Europe à sa naissance en 1972, est clairement d’extrême
droite. Enfin, par certaines thématiques mises en avant par nombre de
populistes comme la dénonciation de l’immigration et des musulmans,
l’appel au bon peuple contre les élites corrompues, le rejet du
« système », la valorisation d’une nation « authentique » et « pure », la
volonté de rétablir l’autorité et la tradition et, dans certains cas,
l’antisémitisme et l’instrumentalisation de références historiques aux
années 1930 et à la Seconde Guerre mondiale dans une perspective
révisionniste voire négationniste. Mais, comme toujours, la réalité
s’avère plus complexe.
L’extrême droite ou la droite extrême a toujours été diversifiée, se
partageant entre plusieurs sensibilités et affichant des divergences
notables sur la vision de la société ou la conception de la politique. Qui
sont peut-être encore plus évidentes de nos jours. Et qui fait qu’elle ne
4
peut être réduite au fascisme ou même au néo-fascisme . De nombreux
travaux, en particulier dans les années 1990, se sont donc employés à
étudier les transformations de l’extrême droite et sa montée en
puissance, illustrées par le Rassemblement national, le FPÖ autrichien
et le Vlaams Blok devenu Vlaams Belang en 2004 dans les Flandres
belges, qui ont été interprétées comme attestant l’émergence d’une
5
nouvelle forme de populisme . Comment qualifier ces partis qui ont
accepté le jeu démocratique et qui, pour certains d’entre eux, se sont
convertis au libéralisme, voire qui déclarent s’émanciper de leurs
origines et modifier leur ADN, ce qui suscite généralement de fortes
tensions internes ? Sont-ils encore d’extrême droite ou sont-ils devenus
populistes ? Ou encore sont-ils populistes d’extrême droite ? Le débat
6
est vif depuis plusieurs années maintenant . Ce qui est certain, c’est
qu’il y a un populisme d’origine d’extrême droite ou aisément classable
à l’extrême droite. Et qu’il existe également un populisme « national-
populiste » (Pierre-André Taguieff) voire « patrimonial » (Dominique
Reynié) entendu comme un style politique présentant d’évidentes
accointances avec l’extrême droite sans se résumer pour autant à n’être
que d’extrême droite. En atteste la Ligue du Nord en Italie, par
7
exemple. Ces populismes-là sont de nos jours largement dominants .
Il en va de même du côté opposé du spectre politique. Les rapports
entre populisme et gauche sont bien moins étudiés. Pourtant,
e
historiquement, ils existent. Les socialistes, surtout au XIX siècle avec
parfois des résurgences au siècle suivant dans certains partis comme en
France et en Italie, mais surtout les communistes et l’extrême gauche
dans les années 1960 et 1970 ont eu une composante populiste avec
leur critique de la démocratie bourgeoise, leur dénonciation des classes
dominantes stigmatisées de manière caricaturale et leurs éloges
dithyrambiques du peuple. Mais elle ne s’épanouissait pas
complètement car elle était contrebalancée par le poids et l’influence
du marxisme en leur sein qui les amenaient à penser la société et la
politique en termes de classes sociales, par l’ouvriérisme qui régnait
dans certains de leurs rangs, ou encore, notamment pour les
communistes, leur intention de démocratiser l’éducation et la politique
avec leur volonté d’engendrer sur des bases méritocratiques une
nouvelle classe dirigeante d’origine ouvrière et populaire. Or,
désormais, un populisme de gauche est explicitement revendiqué d’un
point de vue théorique afin de revivifier la démocratie à partir du
conflit qui opposerait un peuple civique et conscient aux politiques
néo-libérales et qui refonderait la souveraineté populaire fondée sur
l’égalité. Ce populisme-là est à la fois critique de la démocratie
représentative, illibéral donc, et fervent promoteur de la démocratie
8
directe . Pareille propension conceptuelle n’a pas d’équivalent à
droite. Originaire d’Amérique latine, à partir des expériences locales,
notamment avec la figure de proue d’Hugo Chávez, ce populisme a fait
l’objet de livres à succès dans les sphères intellectuelles de la gauche,
écrits par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, mais qui ont suscité
9
également des controverses . Des formations populistes issues de
l’extrême gauche ont éclos et remporté parfois de beaux succès : Die
Linke en Allemagne, le Parti de gauche en France qui s’est
métamorphosé en La France insoumise depuis 2016, Podemos en
Espagne ou encore Syriza en Grèce qui a accédé au pouvoir avec Alexis
10
Tsipras. Elles ne sont pas toutes identiques, loin de là . La France
insoumise, Syriza et Podemos oscillent entre leur fidélité à leurs
origines de gauche — il s’agit alors de démontrer qu’ils sont la vraie
gauche par opposition aux partis socialistes —, et leur propension à
dépasser le clivage opposant la gauche à la droite afin de s’adresser à
d’autres électeurs et citoyens, bref, au peuple, mais un peuple citoyen.
Il y a donc un populisme de gauche ou un populisme qui conserve des
éléments issus du réservoir idéologique de la gauche alors qu’il
s’efforce de s’émanciper de sa matrice originelle. Ce populisme-là ne
saurait être uniquement qualifié de résurgence du communisme ou
encore de néo-communisme, comme certains idéologues pressés le
font trop souvent.
Aujourd’hui, ces populismes de droite ou de gauche, ou mieux,
originaires de droite et de gauche, ou encore mieux, ces populismes
qui s’imprègnent de bribes idéologiques propres à la droite ou à la
gauche, entendent fréquemment dépasser ces camps politiques qui,
pour des motifs variés, leur semblent trop limités. Ils rejoignent de la
sorte des populismes qui depuis leurs premiers pas ont toujours affirmé
ne pas se référer à ces notions. Ce qui d’ailleurs ne constitue pas une
nouveauté renversante au regard de l’histoire. Presque par définition,
voire par essence, les populistes voulant unifier le peuple se devaient de
franchir les bornes des deux camps qui ont structuré la vie politique de
la France d’abord, depuis la Révolution française et surtout depuis le
e
XIX siècle, puis de nombreux pays européens. Ce qui est nouveau, en
revanche, c’est l’ampleur que prend ce mouvement d’émancipation
par rapport à ces deux catégories traditionnelles de la politique.
Avec, par exemple, le développement de mouvements régionalistes
qui entendent obtenir l’autonomie voire l’indépendance de leurs
régions, ce qui suppose un rassemblement large s’affranchissant de la
gauche et de la droite. Tel est le cas, par exemple, de Convergence
démocratique de Catalogne, devenue en 2016 Parti démocrate
européen de Catalogne, et de celui qui fut son dirigeant emblématique
11
Artur Mas . Ou encore de la Ligue du Nord, du moins jusqu’à une
date assez récente, avant qu’elle ne se transforme en Ligue tout court
comme nous le verrons plus tard. Deux populismes de nantis et
d’entités riches, même si ces deux mouvements ont de puissantes bases
populaires. Avec des différences de taille également. En Catalogne, le
« national-populisme », car c’en est un à l’évidence, repose sur de réels
socles historique, politique, économique, linguistique et culturel : ce
qui explique sa continuité, au-delà des divergences entre ses diverses
sensibilités, dans l’affirmation de l’opposition supposée substantielle
entre le peuple catalan et l’État central de Madrid. Dans le nord de
l’Italie, les responsables de la Ligue du Nord ont tenté d’inventer la
« Padanie » qui n’a pas la force de l’évidence y compris du fait des
différences et des rivalités entre Lombards et Vénètes par exemple.
Mais cette construction qui repose sur la création d’ennemis, l’État
central italien, Rome, les méridionaux, s’avère fragile et incertaine. Et
c’est la raison pour laquelle la Ligue du Nord a pu changer de
stratégie, jusqu’à désormais s’efforcer de s’implanter dans le sud de la
péninsule et en Sicile. Toutefois, les mouvements régionalistes n’ont
plus le monopole de la posture « ni droite, ni gauche ». Au contraire. Il
y a une pléthore d’acteurs qui reprennent cette antienne.
Margaret Canovan avait déjà repéré cela. Selon elle, le populisme
politique se répartissait en quatre sous-ensembles. La dictature
populiste sur le modèle péroniste (qui peut être applicable de nos jours
à ce qui se passe en Pologne et en Hongrie). La démocratie populiste
suisse qui paraît immuable. Le populisme réactionnaire : elle prenait
comme exemple l’Américain Georges Wallace et le Britannique Enoch
Powell qui ont fait des émules avec Donald Trump et Nigel Farage,
l’ancien dirigeant de UKIP. Enfin, le populisme des politiciens, une
expression un peu vague qui englobait tous ceux qui tentaient de
regrouper le peuple par-delà le clivage entre la droite et la gauche. Elle
donnait l’exemple de Margaret Thatcher qui combinait populisme
réactionnaire et populisme politicien. Mais on pourrait dire
qu’Emmanuel Macron a pratiqué aussi cette forme de populisme, de
centre cette fois, ou encore de gouvernement. Nous y reviendrons. Un
autre exemple, que nous étudierons en détail, est celui fourni par le
Mouvement 5 étoiles.
Le mouvement de Beppe Grillo agence plusieurs formes de
populismes, certains venus de la gauche, ou mieux, des gauches et des
droites. Et il développe une autre pratique en plein essor désormais, à
laquelle a eu recours également Emmanuel Macron. Celle d’Internet,
des réseaux sociaux, de la Toile. Qui combine verticalité et
horizontalité des réseaux. Qui concrétise la démocratie immédiate et
réactive, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq
jours par an. Ce populisme technologique a succédé au populisme
télévisuel initié par Silvio Berlusconi et qui représentait déjà il y a plus
de vingt ans une formidable nouveauté. Ce populisme était et demeure
celui de la séduction, de la maîtrise et dans le cas italien de la
possession de l’outil télévisuel, de la personnalisation, mais aussi du
façonnement de tout un imaginaire social.
Il Cavaliere>> était également un homme d’affaires en politique,
comme Bernard Tapie en France entre 1988 et 1993, lui aussi excellent
à la télévision, Andrej Babiš en République tchèque à partir de 2011,
ou Frank Stronach en Autriche sur des positions très proches de celles
de l’extrême droite et qui emporta quelques succès en 2012-2013. Ces
derniers initient un populisme d’entrepreneurs, qui sont extérieurs à la
politique et qui, dans une situation d’incertitude économique, font
valoir leurs réussites dans le monde des affaires pour promettre
d’apporter richesse et prospérité dans leurs pays, à l’instar de Donald
Trump aux États-Unis. Avec eux, la politique perd son autonomie et ne
devient qu’un appendice de l’économie quand bien même ils se
proclament libéraux et modernisateurs. Il s’agit d’un populisme
entrepreneurial.
Ces distinctions entre les divers populismes ne constituent pas des
classifications rigides et cloisonnées. Ce sont des idéaux-types, qui
permettent donc une certaine intelligence de la réalité, sachant que
dans celle-ci peuvent s’entremêler divers populismes. Davantage,
chaque populisme est un hybride. Parce que encore une fois il n’est pas
fondamentalement idéologique, mais pragmatique. Ces populismes ont
toutefois des points communs qui apparaissent au terme de ce rapide
parcours descriptif et font que l’on peut parler d’un populisme au
singulier. On les a déjà mentionnés. D’abord et avant tout, l’appel au
peuple et sa valorisation, mais aussi l’hostilité aux partis traditionnels
qui forment un cartel party et s’efforcent d’empêcher l’arrivée de
12
concurrents sur le marché politique . Sans oublier le rejet des élites, la
contestation de l’Union européenne, le rôle essentiel du leader. Mais
ils ont de réelles divergences. Sur l’Europe et l’euro, autour de la
question : faut-il en sortir ou les réformer ? Sur les immigrés, sur
l’Islam. Sur la politique économique, entre d’un côté les libéraux et de
l’autre les défenseurs du rôle de l’État.
Une question cruciale surgit à ce point : lorsque les populistes
évoquent le peuple, parlent-ils vraiment de la même chose ? Le peuple
chez les populistes a plusieurs acceptions qui là encore peuvent se
combiner plus ou moins aisément. Yves Mény et Yves Surel ont
distingué par exemple trois dimensions du peuple, le peuple souverain,
le peuple classe et le peuple nation, qui ont été souvent reprises par
nombre d’auteurs. De son côté, Pierre-André Taguieff a parlé du
13
peuple demos et du peuple ethnos . Un détour par la Rome antique
s’avère instructif. Le populus dans la République romaine recouvrait la
notion de citoyenneté et de collectivité. Il signifiait une communauté
juridique et d’intérêts, et non pas un regroupement d’individualités.
Cette dimension juridique très forte différenciait le populus du demos
des Grecs. Le populus avait donc trois définitions : « un organisme tenu
ensemble par la loi, une assemblée de citoyens, la totalité des
citoyens ». Le populus se distinguait nettement de la plebs. D’un point de
vue légal, les proletarii, « initialement, ceux qui étaient en dehors du
populus », formaient celle-ci. Mais les distinctions ont évolué par la
suite. La plebs désignait alors les masses populaires, « les gens du
commun », les pauvres (chez Cicéron). D’autres termes, tous
14
dépréciatifs, pouvaient être utilisés, comme multitude, turba et vulgus .
Bien évidemment, il ne faut pas projeter ces notions sur nos réalité
présentes. Cela serait tomber dans le piège de l’anachronisme. En
revanche, elles suggèrent des pistes de réflexion.
Pour certains populistes, le peuple c’est la plebs. Soit les laissés-pour-
compte, « les gens de peu », selon l’expression du sociologue Pierre
Sansot, citoyens certes mais qui ne se reconnaissent pas en tant que
tels, se sentent exclus, ou de facto en sont exclus car considérés comme
15
illégitimes . Selon les populistes, de droite, de gauche (Jean-Luc
Mélenchon répète à satiété l’expression « les gens »), ni de droite ni de
gauche, régionalistes, national-populistes, patrimoniaux, les gens du
commun (common people, en anglais) disposent d’un sens commun
qu’ils encensent. Car ces partis et mouvements prétendent exprimer
politiquement les sentiments de ce peuple-là. D’où ce qu’ils déclinent
inlassablement : le rejet instinctif des élites dirigeantes, la défense de la
nation ou de la région comme entités inaltérables et qui s’inscriraient
dans une histoire immémoriale, ou encore, pour presque tous les
populistes, l’hostilité aux immigrés et aux fidèles d’une autre religion
que celle qui fut longtemps dominante, en l’occurrence l’Islam, qui
cristallise toutes les angoisses. Toutefois, il est rare que les populistes se
contentent de concevoir le peuple comme simple plebs. Y compris chez
ceux d’extrême droite. Certes, ceux-ci ne souhaitent pas une
participation hyperactive des citoyens et sont davantage enclins à
vouloir établir par leur propre intermédiaire le pouvoir des gens du
commun, ceux qui seraient ancrés depuis longtemps dans un pays ou
une région sur une base ethnique ou, chez certains populistes, ceux qui
bien qu’ayant des ascendants étrangers ou arrivés plus récemment,
seraient parfaitement intégrés pour avoir assimilé les coutumes locales.
Cela ne signifie pas pour autant que les électeurs des populistes de
droite se désintéressent de la politique. Au Royaume-Uni, les électeurs
de UKIP sont très impliqués en politique. D’autres exemples existent
ailleurs. Mais la forme de participation privilégiée est le référendum.
Pour d’autres populistes, le peuple, c’est plutôt un lointain
descendant du populus. C’est-à-dire un peuple composé de citoyens
actifs, caractérisé par une politisation intense et permanente qui ne
passe pas par le seul recours au référendum mais par un activisme
continu, réel et virtuel, en faveur du mouvement de leur choix avec ce
que cela implique : les réunions, les rédactions et distributions de
tracts, le collage des affiches, le porte-à-porte, les prises de parole, les
manifestations de rue, la présence dans les associations, l’animation de
blogs, l’interaction permanente sur la Toile et les réseaux sociaux, etc.
Enfin, pour le populisme entrepreneurial, le peuple est
principalement celui des consommateurs. Car les chefs populistes
appliquent en politique les règles du marketing en affaires. Il s’agit de
déterminer les attentes des clients et de les satisfaire. D’une certaine
façon, c’est une variante de la plebs à qui il faut donner « panem et
circenses » du temps présent. Donc des biens matériels, du travail, du
divertissement, un peu de protection sociale : job, goods, sea, sex, sun,
television and a little bit of welfare !
Ces différentes conceptions du peuple ne sont pas exclusives les
unes des autres. Elles sont rarement chimiquement pures. Elles
s’agencent entre elles selon des modalités diverses. Pour certains,
l’équilibre penche du côté du populus au détriment du plebs, pour
d’autres c’est l’inverse. Seul le populisme entrepreneurial se différencie
car il inclut rarement le peuple en tant que populus. Mais toutes les trois
affirment que le peuple, tels qu’ils le conçoivent, forme nation. Et c’est
essentiel pour les populistes. Une nation plutôt ouverte et civique pour
les uns ; une nation fermée, repliée sur elle-même pour les autres ;
enfin, une nation productive et commerçante Made in France ou Made
in Italy, etc.
Ces variations autour du peuple ont également une implication
pour la conception de la démocratie. Les populistes ont peu
d’appétence pour la démocratie libérale et représentative, c’est un
euphémisme. Ils accordent une prééminence à l’incarnation sur la
représentation, comme on l’a dit, mais avec des variantes selon les
partis. Ceux qui pensent le peuple davantage comme plebs sont adeptes
d’une démocratie intégrale de l’incarnation dans laquelle le leader
incarne la volonté populaire en recourant notamment au référendum
comme mode de gouvernement. Le populiste entrepreneurial incarne
une démocratie matérialiste, résultante de ce que Colin Crouch a
appelé la « post-démocratie », ce système oligarchique dominé par les
lobbies, les grands groupes financiers et technologiques, la
16
bureaucratie et les mass media . Enfin, les adeptes du peuple en tant
que populus réinventent la volonté générale de Rousseau en l’adaptant
aux conditions matérielles des temps présents et prônent une
démocratie participative et délibérative.
Mais d’autres éléments contribuent à différencier les populismes
que nous nous contentons de mentionner. À commencer par la
sociologie de leurs électorats. Souvent, aux débuts, les partis et
mouvements populistes résultent d’une sorte de radicalisation
idéologique d’une partie de l’électorat, de droite et de gauche, qui
estime que leurs partis traditionnels se ressemblent trop. Mais la
progression populiste a de plus en plus exprimé une ample
protestation politique, sociale et culturelle touchant de multiples
électorats dans les couches populaires et les classes moyennes, voire
même complètement interclassiste, attrape-tout. Nous reviendrons
pour la France et l’Italie sur les profils des électeurs populistes. Il
17
n’existe pas en Europe un électeur populiste type . C’est pourquoi la
distinction-choc proposée par David Goodhart à partir du vote
britannique sur le Brexit mais qui a essaimé un peu partout entre les
électeurs qui se situent nulle part (anywhere) et ceux qui se situent
18
quelque part (somewhere) s’avère contestable . La géographie des
électeurs populistes varie, comme leurs appartenances socio-
professionnelles, leurs âges, leurs niveaux d’instruction, leurs ancrages
territoriaux, leurs motivations aussi. Ou encore la signification de leur
vote. De sorte que se posent de multiples questions non encore
complètement résolues. Choisissent-ils d’apporter leurs suffrages à tel
ou tel parti populiste par simple volonté de protester contre tout ce qui
ne va pas ou bien par adhésion au contenu de l’offre politique
populiste, ou pour un mélange des deux ? Autrement dit, le vote
populiste n’est-il qu’éphémère, le temps d’exprimer son insatisfaction ?
Ou peut-on penser que les populistes, dans certains cas, sont en train
de créer une sorte d’hégémonie culturelle qui solidifie leur électorat,
l’inscrivant ainsi dans la durée ?
19
Les populistes sont contre les partis . Cependant, ils doivent
s’organiser tout en s’efforçant de ne pas reproduire ce qu’ils exècrent.
En vérité, leurs formes d’organisation varient considérablement. Et
telle est la raison pour laquelle on parle de partis et de mouvements,
lesquels peuvent combiner différentes caractéristiques. Certains, la
Ligue en Italie, le Rassemblement national en France, Die Linke en
Allemagne choisissent malgré tout de s’inspirer du modèle classique du
parti de masse sans bénéficier d’une doctrine cohérente mais avec une
organisation centralisée à laquelle les adhérents doivent s’identifier, la
tentative de disposer d’organisations collatérales, un effort pour
s’ancrer sur le terrain, des règles disciplinaires assez strictes. D’autres, à
l’instar de Forza Italia ou du Parti de la liberté aux Pays-Bas, pour
trancher justement avec les partis traditionnels, préfèrent une
organisation aux liens plus relâchés, avec un appareil léger et une
personnalisation totale. Enfin, le Mouvement 5 étoiles a inventé une
structuration inédite, un non-parti qui rejette toute forme
d’organisation traditionnelle et revendique une démocratie directe via
le numérique que contredit le pouvoir autoritaire de Beppe Grillo,
lequel dénonce et exclut le moindre opposant interne. Selon des
modalités différentes, Podemos tente aussi de forger des pratiques
participatives qui se combinent avec une forte centralisation et un
20
pouvoir considérable donné à l’un de ses fondateurs, Pablo Iglesias .
En tout état de cause, les populistes disposent d’un leader fort, qui
exerce son autorité sur un parti qu’il personnalise. Ou parce qu’il
fonde lui-même un mouvement ou un parti personnel. Ou, enfin,
parce que ce leader proclame l’importance de la participation mais
dans les faits et statutairement jouit de tous les pouvoirs.
Les populistes ne peuvent exister sans leader. Mais qu’est-ce qu’un
leader populiste ? Il se différencie du leader populaire. De Gaulle, par
exemple, qui avait du charisme au sens wébérien. Qui en appelait au
peuple, qui le mobilisait, qui organisait des référendums. Mais qui était
capable d’aller contre les opinions du peuple qu’il n’hésitait pas à
bousculer et à tancer. Qui refusait la simplification de ses propos et qui
21
accordait toute son importance au dispositif constitutionnel Le leader
populiste s’affirme d’autant plus que toute la politique se personnalise
22
à cause de l’importance prise par les médias . La personnalisation et
23
son corollaire, la célébrité, ont toujours existé . Mais elle prend une
dimension sans commune mesure avec la télévision et Internet, ce
qu’ont parfaitement compris les leaders populistes. Charismatiques
donc, du moins pour leurs supporters ; incarnant le mouvement et
prétendant, dans le même temps, incarner le peuple ; imprécateurs et
tribuns ; étant ou se présentant comme neufs ; outsiders ; bons produits
médiatiques car faisant de l’audience, notamment grâce à leurs
transgressions permanentes, mais aussi dans le contenu de leurs
propositions comme dans la façon de les exprimer. Néanmoins, tous les
leaders ne se ressemblent pas. Chacun ou chacune a sa personnalité,
son style, son art oratoire, sa gestuelle, sa manière de s’habiller, sa
façon de communiquer, son histoire, sa formation, sa socialisation, son
mode de vie. Quoi qu’il en soit, les populismes dépendent de leurs
leaders.
Ces mêmes leaders et leurs formations profitent de la faiblesse et du
déclin des partis traditionnels qui leur laissent un grand espace, qu’ils
occupent. Ils déstabilisent l’ensemble des partis et perturbent leur jeu
en les accusant de tous les maux, en dénonçant leur collusion, en
expliquant qu’ils se ressemblent et que leurs rivalités ne sont
qu’apparentes, en particulier pour ce qui concerne leurs politiques
économiques, sociales ou encore migratoires. Ils sont à l’offensive et
imposent par conséquent leurs thématiques, par exemple sur les sujets
de l’immigration, de la sécurité ou de la protection sociale. Ils
favorisent la radicalisation des partis de gouvernement aussi bien de
droite que de gauche. Enfin, ils contribuent à d’importantes
24
recompositions et refondations du système des partis . Dans le même
temps, puisqu’ils se présentent aux élections, les populistes doivent
composer avec ces autres partis. Et pas simplement pour s’opposer à
eux, mais pour, éventuellement, selon les modes de scrutin en vigueur,
accepter des alliances, que cela soit au niveau local, régional, national
voire au Parlement européen. Terrible dilemme des populistes s’ils ne
veulent pas rester cantonnés dans la protestation : un dilemme qui
suscite de vives tensions dans les rangs des mouvements et partis
populistes. Il n’en demeure pas moins que les populistes exercent des
fonctions bien précises. Une fonction tribunitienne, on l’a déjà dit,
puisqu’ils intègrent des électeurs qui ne votaient plus, ou qui
pourraient basculer dans des contestations violentes. Mais aussi des
fonctions internes aux systèmes des partis. Ils sont des partis
antisystème qui sont dans le système. Ils le contestent y compris de
manière spectaculaire jusque dans l’enceinte parlementaire, à l’instar
des élus du Mouvement 5 étoiles et désormais de ceux de La France
insoumise. Cependant, en dernière instance, malgré les obstructions
qu’ils provoquent, ils contribuent à son fonctionnement. Au risque de
perdre leur dimension contestataire.
Chapitre IV
LA FRANCE ET L’ITALIE :
DE RÉCURRENTES PULSIONS POPULISTES
Au-delà de ce qui différencie la France et l’Italie en politique
— leurs histoires, leurs cultures politiques, leurs rapports à l’État et à la
nation, leurs institutions, leurs classes dirigeantes —, il existe un point
commun. Ces deux pays connaissent régulièrement des pulsions
populistes. La France « a le système le plus favorable pour les
e
populistes », écrit Dominique Reynié, parlant de la V République et du
1
pouvoir considérable qu’elle accorde au président . Sa remarque
pourrait être étendue aux deux républiques précédentes. Quant à
l’historienne Mariuccia Salvati, elle affirme « qu’une autre particularité
nationale [de l’Italie] est le risque récurrent de populisme vu comme un
2
remède à l’incapacité du système politique à se rénover ». Relater ces
expériences et tenter de les interpréter s’avère nécessaire. Et
indispensable pour en arriver à comprendre les populismes des temps
présents.
e
La France, au XIX siècle, a ainsi été marquée par le boulangisme,
phénomène météorite d’une durée de vie de trois ans, qui a jeté les
3
bases d’un certain populisme français . L’ambition du général
Boulanger consiste à faire place nette en se débarrassant de l’oligarchie
avec son mot d’ordre percutant, « Dissolution, Révision, Constituante.
Vive la République » inscrit en gros caractères sur ses affiches pour les
élections législatives du 27 janvier 1889. Le boulangisme forme vite un
creuset dans lequel se coulent tous les adversaires du régime
parlementaire : membres de la gauche radicale, bonapartistes sensibles
à l’attractivité du chef, catholiques intransigeants, anticléricaux
déclarés, et même monarchistes alors que le « général Revanche » se
proclame républicain. Autant de sensibilités hétérogènes qui
emprunteront diverses trajectoires après son suicide. En exploitant la
dégradation de la situation économique, il accompagnait le sentiment
largement répandu qu’un monde fondé sur une certaine organisation
sociale, avec ses cadres traditionnels de sociabilité et ses façons de
penser, était en train de s’achever. L’avancée de la modernité profite
alors à des strates sociales mais en pénalise d’autres, dans les
campagnes et les villes, qui sont appauvries, abandonnées, démunies,
incapables de s’adapter. Le boulangisme en appelle au peuple,
dénonce les puissants et les banquiers qui domineraient le Parlement,
et certains de ses adeptes, mais pas le principal intéressé, s’en prennent
aux juifs. Le boulangisme exprime avant tout une contestation du
régime en place miné par des scandales. Fondamentalement politique,
il veut éliminer la classe dirigeante oligarchique, supprimer le
parlementarisme parasitaire et les parlementaires dénoncés comme
« pourris ». Son programme assez flou se résume à quelques formules
chocs et des slogans retentissants. Il veut une République honnête et
vraie, un pouvoir exécutif fort, le recours au référendum populaire et
revigorer plus que jamais la nation française, ce qui contribuera à
l’essor du nationalisme. Le boulangisme, organisé avec un Comité
républicain national qui ne ressemble en rien à un parti moderne, est
un mouvement qui prétend unifier le peuple et affermir l’unité
nationale. Il affûte sa propagande avec une « rhétorique
incandescente », un « ton véhément » et des slogans qui claquent : « À
4
bas les voleurs ! » Il bénéficie de nombre de journaux, d’affiches
percutantes et massivement collées sur les murs, de chansons
populaires, et il brandit deux symboles : le balai, pour se débarrasser
des élus, et l’œillet rouge par opposition à celui des royalistes de
couleur blanche. Surtout, le boulangisme, c’est Boulanger, l’homme
providentiel, objet d’un véritable culte. Là réside d’ailleurs sa fragilité.
Sa disparition signifie la fin du mouvement qui laisse néanmoins
derrière lui un réel héritage. Celui d’un populisme protestataire,
identitaire, personnalisé.
e
L’autre populisme de la fin du XIX siècle en France est
foncièrement antisémite. Il est parfaitement incarné par Édouard
Drumont et se cristallise au sein de la Ligue antisémitique fondée en
1889, et qui connaîtra divers avatars avant de reparaître en 1897. Il
s’agit d’une formation politique et d’un courant de pensée largement
répandu dans les milieux catholiques mais aussi parmi la gauche
nationaliste sur des bases ethniques, en l’occurrence sans les juifs, et
5
qui prétend défendre le peuple contre les dominants . De même, avec
quelques variations, la Ligue de la patrie française fondée en 1898 et
qui rassemble les antidreyfusards. Désormais et pour longtemps,
l’antisémitisme devient une composante essentielle du populisme,
6
surtout celui de droite, même si la gauche y a aussi contribué .
Le deuxième grand moment populiste se situe durant les années
1930 marquées par une crise politique, économique et sociale
extrêmement forte et par un contexte international de montée en
puissance des régimes autoritaires et totalitaires en Russie soviétique,
en Italie et en Allemagne. Il s’inscrit dans la filiation de la première
saison populiste française du siècle précédent tout en y introduisant
une césure essentielle en se situant délibérément à l’extrême droite.
Une extrême droite active, influente, violente si besoin comme en
témoignent les émeutes du 6 février 1934 à Paris. Cette extrême droite
est diversifiée et ramifiée en de multiples partis, ligues et mouvements
dont certains sont attirés par le fascisme italien. Mais les uns et les
autres partagent une grammaire commune. Ils fustigent la démocratie,
le Parlement là encore dénoncé pour son incapacité à agir et la classe
politique à leurs yeux corrompue et parasitaire. Nationalistes, ils
dénoncent les immigrés et les juifs venus de l’étranger, notamment
d’Allemagne et d’Autriche, tout comme ceux installés en France depuis
7
longtemps qui menaceraient l’intégrité du « vrai » peuple français . Ils
sont aussi anticommunistes, la peur du bolchevisme constituant depuis
1917 l’une des grandes nouveautés de la politique européenne et
même mondiale. Elle se combine avec la hantise du pouvoir des juifs
dans le cadre du « judéo-bolchevisme ». Ces partis et mouvements se
divisent quant à leur appréciation de la République. Mais les uns et les
autres veulent établir un pouvoir fort, voire, pour certains, une
dictature inspirée du modèle de Mussolini. Ils sont à la recherche
néanmoins de leur homme providentiel que certains croient trouver en
la personne du lieutenant-colonel de La Rocque. Son Parti social
français fondé en 1936 eut près de 1 200 000 adhérents à son apogée à
la veille de la Seconde Guerre mondiale, disposant donc d’une réelle et
massive base populaire. Mais il est rejeté par une large partie de
l’extrême droite. En effet, il entend conquérir le pouvoir légalement,
dans le respect des institutions républicaines, et présente un
programme qui ne fait pas l’unanimité dans ces milieux-là. Celui-ci est
imprégné de catholicisme, de nationalisme, de défiance chronique
envers la politique, de fortes préoccupations sociales et d’hostilité à la
gauche socialiste et communiste. Bien que projetant d’instaurer un
exécutif renforcé, insistant sur les valeurs d’ordre et de discipline
venues directement de l’expérience des anciens combattants, il n’a pas
d’affinités avec le fascisme et ne verse pas dans l’antisémitisme. Il
comporte néanmoins une composante populiste sans que celle-ci soit la
caractéristique unique de ce parti. Elle réside dans son rejet du
parlementarisme, son culte de l’homme fort, sa volonté de rassembler
les Français afin de réunifier le pays à l’inverse de la politique qui
divise. Toutefois, ce populisme est relatif puisque François de
La Rocque n’est pas un adepte du référendum et prône une société
8
organisée en corps intermédiaires et corporations .
Le poujadisme représente la troisième grande poussée de
e 9
populisme, cette fois dans la France de la IV République . Celle-ci est
le produit d’une accélération de la modernisation menaçant de
multiples professions traditionnelles d’artisans, de commerçants et de
petits patrons qui s’estiment écrasées par le fisc. La décolonisation, la
puissance du PCF et des gaullistes s’en prenant aux forces modérées
qui dominent le Parlement, l’instabilité gouvernementale, les jeux
parlementaires et divers scandales contribuent à rendre le climat
politique délétère. L’UDCA (Union pour la défense des commerçants
et des artisans) et son responsable Pierre Poujade, qui bénéficie d’un
vrai culte de la personnalité de la part des adhérents, s’illustrent à
partir de 1953 avec leur révolte antifiscale et affirment leur solidarité
avec les Français d’Algérie menacés par le processus de décolonisation.
Ils en viennent vite à se politiser en rassemblant diverses composantes
de droite et d’extrême droite tout en reprenant leurs thématiques.
Ainsi rejettent-ils le parlementarisme et les responsables politiques, en
particulier Pierre Mendès France, chantre de la modernisation, qui fait
l’objet d’attaques antisémites. S’en prenant aux élites politiques donc,
mais aussi technocratiques et culturelles, ils valorisent le peuple
français, producteur et travailleur, le peuple des villages, des provinces
et des colonies. Les poujadistes sont nationalistes, xénophobes,
antisémites, hostiles au Marché commun et opposent le « pays réel » au
« pays légal ». Ils se présentent aux élections de 1956 où ils recueillent
2,5 millions de voix, 11,6 % des suffrages exprimés et cinquante-deux
députés, dont le jeune Jean-Marie Le Pen. Le poujadisme n’aura été
qu’un feu de paille éteint avec le retour du général de Gaulle au
pouvoir en 1958. Il constitue un maillon dans la chaîne de l’extrême
e
droite française qui remonte au XIX siècle et aux années de l’entre-
deux-guerres mais en ayant en quelque sorte pleinement libéré sa
dimension populiste.
Par la suite, l’extrême droite continuera d’exister en véhiculant ses
thèmes habituels — hostilité au parlementarisme et à la démocratie,
xénophobie, racisme, antisémitisme, nationalisme, valorisation du
e
peuple français et, depuis le début du XX siècle, anticommunisme et
antisoviétisme — auxquels s’ajouteront la défense de l’Algérie française
et la haine de De Gaulle. Cette extrême droite minoritaire sera
également violente. Le Front national, fondé en 1972, s’inscrira dans
cette tradition. Mais ses premiers succès électoraux au début des
années 1980 inaugurent une nouvelle ère sur laquelle nous
reviendrons.
e
Si un lien fort unit donc au XX siècle l’extrême droite et le
10
populisme, il n’est pas non plus absent de la gauche . Son populisme
par intermittence est protestataire et identitaire, pour reprendre les
distinctions de Pierre-André Taguieff, son peuple à la fois plebs et
populus. La plebs, car pour la gauche le peuple est exploité mais uni,
travailleur et producteur, profondément juste et bon, vertueux et
invincible. Populus parce que le peuple détient la souveraineté politique
et doit participer à la vie démocratique. Pareille conception du peuple
peut alors converger avec le concept moderne de la nation tel qu’il
s’est forgé en France avec la Révolution française qui, selon Pierre
Nora, en a « coagulé les trois sens. Le sens social : un corps de citoyens
égaux devant la loi ; le sens juridique : le pouvoir constituant par
rapport au pouvoir constitué ; le sens historique : un collectif
11
d’hommes unis par la continuité, un passé et un avenir ». Par ailleurs,
très classiquement, le populisme de gauche exprime une méfiance
envers les institutions représentatives et revendique la démocratie
directe, sans intermédiaire. Enfin, il se reconnaît souvent dans un
leader, qui doit être fils et guide du peuple, doté éventuellement
d’attributs charismatiques.
L’anti-élitisme de gauche vise le pouvoir économique, fondé sur
l’argent : ce sont les « gros » capitalistes, fustigés comme parasites et
12
parfois « cosmopolites ». Il s’attaque aussi aux responsables politiques
supposés défendre les intérêts du capital ou leurs propres intérêts : le
peuple du « bas » est alors encensé pour son bon sens et ses intentions
nobles, et il est opposé aux manœuvres pernicieuses du « haut », celles
qui émanent du pouvoir, réduit à ses seuls aspects autoritaires, négatifs
et corrompus. Enfin, les élites du savoir ne sont pas toujours épargnées
et le populisme de gauche embouche parfois les trompettes de l’anti-
intellectualisme. Au cœur du populisme de gauche, plus encore dans
tout autre populisme, se trouve la dénonciation de la domination,
économique, sociale et culturelle. « Pour les populistes, notait le
sociologue François Bourricaud en 1986, la concurrence n’est pas un
jeu réglé, c’est une lutte à mort. La domination est le moteur de
l’histoire. Mieux : elle est la seule fondatrice de tout pouvoir et même
13
de toute légitimité . » Ce sociologue avait d’ailleurs repéré le
paradoxe du populisme, anti-élitiste et lui-même élitiste, à gauche
comme à droite, puisqu’il fait l’éloge des « minorités agissantes » et des
14
« avant-gardes ».
Pourtant, le populisme dans les partis de gauche ne se manifeste
que comme une potentialité à laquelle s’opposent d’autres forces.
D’une part, joue l’influence du marxisme. Celui-ci érige les classes
sociales en catégories fondamentales de l’approche des sociétés dans
lesquelles les partis de gauche s’insèrent. Il structure aussi la
conception du passé, du présent et de l’avenir de ces derniers : en
particulier du fait de la place centrale longtemps accordée dans leur
stratégie comme dans leur culture et leur identité à la classe ouvrière.
Bref, le marxisme entrave l’essor du populisme. Aussi, le populisme de
gauche n’apparaît-il généralement que comme une forme dégradée de
l’idéologie des partis de gauche. D’autre part, le développement du
populisme est gêné par l’existence d’organisations politiques
structurées ayant par conséquent leurs intérêts, leurs ressources, leurs
valeurs (être membre, par exemple, d’un parti communiste, dans la
perspective léniniste, représentait, dans le passé, une purification
suffisante pour l’intellectuel bourgeois et n’impliquait que rarement
pour lui d’aller « s’immerger » dans le peuple, et encore moins de
« faire peuple », c’est-à-dire de tenter d’imiter ce qui serait supposé être
un comportement, une gestuelle, une manière de parler, une façon de
15
se vêtir du peuple, etc.) . Ces formations participent à la compétition
politique et recherchent parfois des alliances. Le respect des
procédures démocratiques, l’assimilation des valeurs de la démocratie
libérale, relativement aisée dans les partis socialistes, plus compliquée
chez les partis communistes, aboutit à édulcorer — mais non à
anéantir — la charge de la critique contre les élites politiques dont sont
membres les dirigeants de ces partis, ou contre la démocratie
représentative.
Du côté du PCF, le populisme se manifeste par les accusations
répétées contre les « gros » qui s’incarnent, selon les moments, dans les
deux cents familles, les trusts, les monopoles ou le capitalisme
monopoliste d’État. Face à ces ennemis, le PCF, lorsqu’il déploie une
stratégie d’union, encense le peuple. Depuis les années 1934-1936, où il
a commencé pour la première fois à utiliser ce vocable et non plus
simplement celui de classe, le PCF lui associe cinq données. Le peuple
se définit par le nombre massif de ses composantes (opposé à une
petite minorité). Il est « le lieu géométrique où se retrouvent les
différentes couches sociales », en gommant toute éventuelle
16
contradiction entre elles . Il exprime les intérêts de la nation menacée
de toutes parts. Il dispose de la pleine souveraineté politique. Enfin, il
ne prend sens que par son avant-garde, c’est-à-dire le PCF qui est à la
fois au service et à la tête du peuple de France : « Nous sommes le parti
17
du peuple », s’était déjà écrié Maurice Thorez, le 15 mai 1936 . Ces
thématiques forment un invariant du communisme français lors de ses
périodes de large ouverture qui contrastent avec les phases
d’isolement, par exemple, durant la guerre froide ou même avec celles
où s’amorcent des renversements d’alliances (par exemple, le début
18
des années 1960, où le PCF commence à sortir de son repli) . L’union
de la gauche dans les années 1970 offre un bon exemple de ces
conceptions communistes du peuple qui dérivent à l’occasion dans des
e
formes de populisme. Ainsi, en 1974, au XXI congrès, le PCF
explique : « À qui proposons-nous l’union ? À tous les travailleurs, à
toutes les victimes du grand capital, à tout le peuple de France, à la
seule exception de la poignée de féodaux des grandes affaires et de
leurs cousins […]. La ligne de partage décisive se situe entre d’une part
la caste étroite qui domine l’économie et l’État, et, d’autre part,
l’immense masse des Français qui vivent de leur travail et servent le
19
pays . » En 1976-1977, le PCF fait rédiger à travers le pays des
« Cahiers de vérité et d’espoir » : « L’accent y est mis dans les mots,
dans les couleurs, dans les thèmes sur le peuple (plebs plus que populus)
souffrant de la misère et de la pauvreté imposées par les classes et les
castes dirigeantes (“le grand capital”, “la droite”) mais porteur des
20
traditions et des espoirs révolutionnaires de la Nation . » Le PCF, à
cette époque, se présente comme le parti des « humbles », des
« pauvres », des « opprimés » et non plus simplement comme celui des
travailleurs : contre le capitalisme monopoliste d’État, il « inclut dans le
21
peuple 90 %, et plus, des citoyens exploités par les monopoles », et il
relance le slogan toujours très populaire : « Faire payer les riches. »
Pour sa part, le Nouveau Parti socialiste, au lendemain du congrès
d’Épinay (1971), est fortement imprégné par le marxisme mais
emprunte aussi une tonalité populiste quand il en appelle à l’ensemble
du peuple et diabolise ses ennemis. Ainsi François Mitterrand, quand il
s’en prend avec véhémence et de manière récurrente à « l’argent qui
corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui tue, l’argent qui ruine et
22
l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes », « actualise
les vieilles illusions sur le pouvoir et adhère à son tour au mythe des
23
“gros” ». Il en va de même durant les premières années du pouvoir
socialiste où les nationalisations sont supposées faire tomber ces
« Bastilles économiques » que François Mitterrand se plaisait à
24
dénoncer et les forces du « château » fustigées à plusieurs reprises par
Pierre Mauroy qui épingle « le manque de civisme choquant » et « la
25
mentalité d’émigrés » de « certains dirigeants de banques d’affaires ».
Pour la gauche, le peuple n’est pas seulement une entité sociale
largement majoritaire dressée contre une poignée de parasites
ennemis. Il désigne aussi le pouvoir politique en gestation. Au PCF, en
1935, le peuple renvoyait à la Révolution française, aux Lumières et au
jacobinisme ; après 1944, il représente en plus le socle de la démocratie
populaire qu’il souhaite instaurer et qui ouvrirait la voie à la dictature
du prolétariat. La notion de peuple acquiert « une dimension nouvelle,
“charnelle”, existentielle avec l’émergence d’un “peuple communiste”,
26
nouveau “peuple de Dieu” ». Quant aux socialistes, ils s’escriment à
préciser la place du peuple dans le pouvoir à venir : d’où les dilemmes
que tente de résoudre Léon Blum avec la distinction qu’il propose
27
entre l’exercice et la conquête du pouvoir . Mais il n’en demeure pas
moins qu’en diverses occasions, ils prétendent incarner la volonté du
peuple uni. Le 21 mai 1981, le nouveau président François Mitterrand
explique que « la majorité politique des Français démocratiquement
28
exprimée vient de s’identifier à sa majorité sociale ».
Le populisme s’affirme de façon plus nette encore dans certains
groupes maoïstes des années 1960-1970 qui pourtant se réfèrent au
marxisme-léninisme, comme l’UJCML et son journal Servir le peuple ou
encore La Cause du peuple et dans les écrits d’intellectuels qui leur sont
proches. Le peuple est constitué par l’assemblage de tous les petits
contre les « gros » et les appareils institutionnels et politiques (dont les
partis de gauche) : présenté souvent de façon misérabiliste, il est aussi
exalté selon une mythologie qui célèbre ses actions héroïques et
accorde une large place au peuple uni, en armes, et donc à
l’expérience de la Résistance.
En France, le populisme de gauche s’exprime de manière
récurrente, mais correspond surtout aux périodes de larges alliances où
il s’agit de rassembler le peuple. Il se nourrit de plusieurs filons. En
premier lieu, il prolonge une lecture révolutionnaire du jacobinisme
qui se méfie de la représentation, « institution vicieuse dès le
29
principe ». Il entretient la croyance jacobine dans le rôle de la
minorité vertueuse qui, au nom du bien général, tente d’imposer
l’image d’un peuple uni, incarné par un seul courant et débarrassé de
ses ennemis. En deuxième lieu, le populisme de gauche se combine
avec une représentation de la nation qui se constitue par l’exclusion
des privilégiés, étrangers au corps social et politique. Le fameux texte
de Sieyès Qu’est-ce que le tiers-état ? contient à cet égard des formulations
appelées à un fort et durable retentissement, en particulier celle-ci :
« Qui oserait donc dire que le tiers-état n’a pas en lui tout ce qu’il faut
pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont
un bras est encore enchaîné. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la nation ne
30
serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus . »
Cette « invention de l’ennemi » inaugure une longue tradition de
conflictualité dans la politique française. Enfin, les difficultés de
l’affirmation d’une « autonomie ouvrière » du fait de l’étalement de la
révolution industrielle et de sa configuration spécifique avec la
combinaison d’activités mixtes ouvrières et rurales, le poids de la
bourgeoisie révolutionnaire, le patriotisme et les valeurs nationales, la
31
tradition jacobine, centralisée, unificatrice et simplificatrice peuvent
aussi rendre compte de la valorisation du peuple, se métamorphosant
parfois en populisme.
Néanmoins, le populisme, outre les contrepoids généraux déjà
évoqués, est bridé par des dispositifs spécifiques à la France : le fort
ouvriérisme du PCF et de nombreux intellectuels de gauche (marxistes
32
et chrétiens) , l’implantation limitée du PS dans les couches les plus
populaires de l’électorat, la reconnaissance des vertus de la démocratie
représentative et délibérative bien plus nette au PS qu’au PCF où le
processus fut long et tortueux, enfin, la relative faible place du thème
du peuple dans la littérature et les arts : comme le remarque Nelly
Wolf, la localisation du peuple, dans la culture républicaine, semble,
33
pour l’imaginaire social, « nulle et non avenue ».
En Italie, la gauche connaît également des pulsions populistes. Sur
le long terme, s’affrontent, selon l’anthropologue Carlo Tullio-Altan,
34
deux types de populisme, « deux archétypes idéologiques ». L’un, de
gauche, d’origine jacobine et révolutionnaire, directement importé de
France, prend deux sens, celui d’une volonté de subversion radicale et
celui d’une modernisation forcée et autoritaire engagée par une élite
au nom du peuple. L’autre est le populisme « sanfedista » du nom des
armées de la Santa Fede (la Sainte Foi) rassemblées par le cardinal
e
Ruffo à Naples à la fin du XVIII siècle pour combattre les armées
révolutionnaires françaises et notamment la République
parthénopéenne : il en appelle au peuple contre le changement et
prône le retour à un âge d’or. L’affrontement entre ces deux
populismes se focalise dans l’antagonisme de deux conceptions du
35
peuple : « le peuple-Dieu » contre le « peuple de Dieu ». Le premier
populisme resurgit avec vigueur aux lendemains de la Seconde Guerre
mondiale et suite aux deux décennies de régime fasciste. Plus encore
au Parti socialiste italien d’unité populaire (PSIUP) qu’au Parti
communiste italien (PCI). Son leader, Pietro Nenni, se réfère à
36
plusieurs reprises à l’exemple de la terreur de la Révolution française .
Pour lui, le prolétariat et le peuple étaient synonymes. Son populisme
repose sur « une vision indifférenciée des masses populaires comme
sujets de pulsions de rébellion plutôt que comme porteuses d’intérêts
concrets, comme source de légitimation donnée une fois pour toutes
plutôt que comme agent d’options politiques vérifiables à travers les
37
procédures électorales ». Ses dons de tribun l’apparentent à un
leader populiste capable d’enthousiasmer son auditoire. Dans un autre
genre, bien après lui, Bettino Craxi, qui dirige le PSI de 1976 à 1993,
adoptera de temps à autre une démarche populiste, par exemple
lorsqu’il se faisait nommer à la direction de son parti par acclamation
ou lorsqu’il en appelait au peuple et fustigeait les intellectuels et les
38
journalistes qui osaient le critiquer .
Quant au populisme du PCI, plus vigoureux qu’au PCF, il résulte de
la stratégie politique de large union antifasciste suivie par Palmiro
Togliatti à partir de 1944 sur ordre de Moscou mais se fonde également
sur les considérations théoriques de Gramsci qui estimait qu’en Italie la
tâche était de rassembler le peuple pour achever l’unification nationale
39
et réaliser la révolution démocratique et bourgeoise . Or la théorie
« national-populaire » gramscienne telle que le PCI l’interprète put
parfois basculer dans une forme de populisme. Si celui-ci rejette
l’extrémisme subversif jacobin et sa conception d’une modernisation
autoritaire et forcée, il lui emprunte néanmoins l’idée fondamentale
que le Parti communiste doit incarner le peuple en formation contre
une poignée d’ennemis. Ceci se repère à plusieurs reprises. Par
exemple, à la fin de la lutte antifasciste et à la Libération lorsque le PCI
entend faire un second Risorgimento et qu’il oscille en 1945 entre, d’un
côté, la reconnaissance de la poussée populaire et de la démocratie
directe des Comités de libération nationaux et, de l’autre côté,
40
l’alliance au sommet entre partis . Ou encore en 1946 quand Togliatti
en appelle à de nombreuses reprises au rassemblement général des
classes populaires et des classes moyennes, et parle du PCI comme du
parti du peuple à l’exception d’un petit nombre de privilégiés et des
41
groupes monopolistiques et ploutocratiques . Mais également dans les
années 1970, lors de la stratégie du compromis historique, quand
Franco Rodano, un « catho-communiste », selon l’expression italienne,
proche conseiller d’Enrico Berlinguer, appelait de ses vœux la création
d’une nouvelle formation politique unitaire « porteuse,
42
historiquement, d’une plénitude de vérité politique ».
En Italie, le traditionnel populisme jacobin de gauche au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale est conforté par plusieurs
43
facteurs : les tensions inhérentes entre le nord et le sud du pays ,
« l’imprégnation populiste » venue du catholicisme, enfin une forme
de populisme culturel très présent dans la littérature (chez Pavese,
comme chez Carlo Levi, Pasolini ou Vittorini) et le cinéma (que l’on
44
pense au néoréalisme) qui préfère parler du peuple que de l’ouvrier .
Dans le même temps, ce populisme est contrecarré par un double
processus contradictoire qui travaille les partis de gauche. D’une part,
ceux-ci refusent le populisme pour des raisons théoriques et à cause de
réalités sociales. C’est au nom du marxisme — et d’un marxisme fort
sophistiqué en Italie — que le populisme, par exemple dans la
littérature, est dénoncé pour ne pas faire assez de place à la classe
ouvrière et se complaire dans le régionalisme ; pareille critique
intellectuelle débouchera dans les années 1960 sur la revendication
d’un ouvriérisme, véritable école de pensée valorisant l’ouvrier dans sa
45
lutte contre le capitalisme . Par ailleurs, le PCI est contraint de
prendre en compte les exigences ouvrières de sa base militante ou
électorale souvent méfiante envers les intellectuels et les classes
moyennes. D’autre part, la gauche choisit de consolider la démocratie.
Après la guerre, les directions du PSI et du PCI sont décidées à éviter à
tout prix le retour du fascisme ; en outre, elles combattent entre 1944
et 1948 le mouvement qualunquista. Dans ces conditions, Pietro Nenni
opte, selon l’historien Luciano Cafagna, pour la voie de la partitocratie
46
plutôt que pour la voie populiste . Si, au départ, les partis de gauche
veulent de la démocratie pour aller vers le socialisme, ils vont
progressivement se convertir aux valeurs démocratiques ; d’abord, et
non sans difficultés, le PSI, puis le PCI, avec encore plus de
tergiversations. Il en résulte que la gauche italienne, surtout le PCI, en
viendra à défendre les institutions représentatives de manière décisive
durant les années de plomb, ne recourant qu’avec parcimonie à l’arme
du référendum abrogatif. Dans les années 1960-1970, l’extrême gauche
italienne, dont une partie basculera dans la lutte armée, sera à son tour
tiraillée entre l’ouvriérisme, l’un de ses filons intellectuels, et le
populisme qui amènera certains groupes à exalter le peuple, à célébrer
ses actions héroïques (d’où la fascination pour la Résistance et la lutte
armée) et à se mettre à son service. Durant ces décennies, en Italie
comme en France, la critique virulente de la démocratie représentative
menée par les « gauchistes » avec un fort écho dans les mouvements
sociaux se fait au nom de la démocratie directe et sa composante
populiste est fondée une fois encore sur une citoyenneté active, celle
du populus.
Dans ces deux pays, la gauche n’a pas le monopole du populisme.
Bien au contraire. Le populisme y a emprunté de multiples autres
e
formes depuis le XIX siècle, en particulier à l’époque du Risorgimento. Il
e
est même devenu l’une des composantes du fascisme au XX siècle qui
s’inscrit dans des traditions antérieures à son émergence et qui y
introduit du neuf : chef charismatique issu d’un milieu populaire qui
met continûment en scène sa proximité avec le peuple et qui se
complaît dans un rapport direct avec les masses régulièrement
mobilisées, rejet de la démocratie, dénigrement du Parlement et des
anciennes classes dirigeantes, éloge du peuple comme plebs jusque dans
ses mœurs et ses coutumes, et comme communauté nationale unie et
fière et à partir de 1938 fondée sur une base ethnique sans les juifs. Il y
a cependant des nuances importantes et même de réelles différences
47
entre fascisme et néo-populismes . Le fascisme cherche à se doter
d’une doctrine et a une prétention théorique qui n’existe pas dans les
populismes. Comme régime, il entend forger une nouvelle élite qui
engendrera un homme nouveau car il poursuit un objectif totalitaire et
eschatologique autour d’un parti-État tout-puissant, ce qui ne se
retrouve pas dans tous les populismes. Pour Mussolini, le peuple n’a
pas que des vertus. Le Duce ne cachait pas son irritation devant les
« défauts » du peuple italien qui doit être repris en main, guidé,
protégé par l’État. Or le populisme croit davantage aux vertus
instinctives du peuple. Pour le fascisme, la nation se doit d’être
dynamique, conquérante, agressive, se durcir dans la confrontation et
la guerre, alors que les populistes estiment généralement que la nation
est menacée et ils sont donc sur la défensive.
Le fascisme tombe en 1943-1945 mais il ne disparaît pas dans les
têtes du jour au lendemain. Son héritage est multiple. En particulier,
dans le rapport aux partis qui se substituent au Parti national fasciste.
Mais aussi justement dans le rapport des élites aux masses désormais
nationalisées et habituées à être mobilisées. Le peuple ne peut être
laissé à lui-même. Il doit être satisfait, encadré, unifié. Pour les
résistants, et pas simplement ceux de gauche, il est donc nécessaire de
construire le mythe du peuple antifasciste contre une poignée de nazis-
fascistes coupés du peuple. De l’autre côté du spectre politique, le MSI,
en fustigeant tous les partis politiques antifascistes et en jouant la carte
de la nostalgie du Duce, témoigne d’une certaine propension au
populisme mais qui reste limitée par d’autres caractéristiques opposées
de ce parti.
Le qualunquismo (de uomo qualunque, homme quelconque) s’affirme
48
au tournant des années 1944-1945 . Il devient mouvement politique
au début de l’année suivante, obtenant plus de 5 % des voix aux
élections de la Constituante en juin 1946 et quelques beaux succès aux
élections administratives du mois de novembre, surtout dans le Sud. Le
journal L’Uomo qualunque et le livre de Guglielmo Giannini, La Folla.
Seimille anni di lotta contro la tirranide se vendent très bien. Mais le Fronte
del Uomo qualunque disparaît aux élections de 1948 à cause de son
dilemme intrinsèque et déroutant — il est contre la politique tout en
en faisant —, de divisions internes et de l’éclatement de la guerre
froide qui polarise l’affrontement entre communistes et
anticommunistes. Toutefois, cette poussée aussi vite finie qu’elle était
apparue, s’avère fort instructive. Selon Marco Tarchi, le qualunquismo
49
représente « le prototype du populisme européen contemporain ».
Guglielmo Giannini, son fondateur, un journaliste satirique qui sait
recueillir les sentiments d’une partie de l’Italie, fustige les élites
corrompues, arrogantes, incompétentes, ce qu’il désigne sous le mot de
Capi (chefs). Détestant la politique, il critique les fascistes et les
antifascistes, la droite et la gauche, et l’ensemble des partis politiques.
Il ne remet pas en cause le principe de la représentation mais ceux qui
l’accaparent. En réalité, il se situe à droite et combat la gauche, surtout
le PCI. Il exalte l’homme commun, préoccupé uniquement par ses
problèmes quotidiens. Il se veut au service des petits pour reconstituer
la nation autour des individus quelconques qui, mis ensemble, forment
ce qu’il appelle « la Foule », toujours écrit avec un F majuscule, par
opposition au peuple, un mot galvaudé par l’usage qu’en font les
politiciens. Cette foule, c’est bien la plebs du populisme que Giannini se
propose d’incarner, ce qui induit son comportement, son style et son
langage, et la direction autoritaire de son mouvement. Il souhaite un
État strictement limité à ses fonctions administratives et qui devrait
réduire au minimum la pression fiscale, la foule étant assez grande et
mature pour s’autogouverner. À cet égard, Giannini se situe du côté du
libéralisme économique. L’épisode qualunquista exprime une réalité
italienne — l’aversion pour les partis, la critique de la politique — qui
resurgira sous d’autres formes par la suite. Ainsi, ce n’est sans doute pas
par hasard que les années 1990 ont relancé l’intérêt de la recherche
50
historique pour le mouvement de Giannini .
L’Italie connaît d’autres expériences de populisme. Le clientélisme
méditerranéen et paternaliste que pratique de manière presque
caricaturale dans les années 1950 et 1960 l’armateur napolitain Achille
Lauro, homme d’affaires entré en politique d’abord du côté
monarchique puis à la fin au MSI mais surtout pour sa plus grande
gloire personnelle, revêt une indéniable dimension populiste : il affiche
de manière ostentatoire sa supposée proximité avec la partie la plus
pauvre de la population, affirme protéger les plus humbles, fournit de
multiples services. Propriétaire d’un quotidien et du club de football de
la ville, maire, puis député et sénateur, Achille Lauro est à droite.
Hostile à l’État et aux idéologies, il flatte la fierté napolitaine et
méridionale. Mais ce qui a été désigné comme le « laurismo » est avant
tout une forme de glorification de sa propre personne qui agit sans
trop se soucier des règles de la démocratie et qui, en outre, comprend
vite l’importance que peut revêtir la télévision qui commence alors à se
développer.
Dans un tout autre genre, Enrico Mattei (1906-1962), le mythique
dirigeant de l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi) s’opposant aux « sept
sœurs », pour reprendre l’expression qu’il a forgée pour parler des
plus grandes compagnies pétrolières mondiales, incarne une forme
originale de national-populisme assumé qui l’a rendu populaire. En
effet, ses déclarations contre l’oligopole pétrolier et les accords passés
avec l’URSS, des pays du Maghreb, l’Iran, l’Égypte ou encore son
soutien au Front de libération national algérien visaient à affirmer le
retour de l’Italie dans le concert des nations et à redonner de la fierté à
des Italiens marqués par les désastres du fascisme et les souffrances de
la guerre mais qui commençaient à ressentir les effets du miracle
économique. Mattei avait tendance à vouloir représenter le peuple
mieux que les dirigeants politiques qu’il connaissait très bien et qu’il
51
s’évertuait à influencer .
La décennie des années 1970 est synonyme du début du divorce
entre une société en plein bouleversement et une classe dirigeante qui
semble repliée sur elle-même et qui constitue « il Palazzo », selon la
formule de Pasolini employée pour la première fois en 1975 et qui
s’impose dans le débat public. Après les manifestations de populisme
de l’extrême gauche s’en déploie un autre plus particulier, en
provenance du Parti radical. Celui-ci dénonce les blocages du
Parlement, critique la « partitocratie », un mot apparu dès les
lendemains de la Seconde Guerre mondiale qui s’impose alors dans le
langage courant, cherche en permanence à le subvertir, par exemple
en faisant élire une star du porno, la Cicciolina, et multiplie la pratique
du référendum abrogatif conçu comme un instrument de la
démocratie directe. Le Parti radical fournit l’exemple d’une formation
minoritaire, d’avant-garde, qui en appelle au civisme et aux capacités
politiques de la société, pratiquant à l’occasion une forme de
populisme du citoyen hyper démocratique et politisé. De son côté,
Sandro Pertini, président de la République de 1978 à 1985, dans ses
déclarations très médiatiques visant à dénoncer les fonctionnements
institutionnels, a parfois fait appel à « l’homme de la rue » en
52
recourant à des formules ambiguës .
L’Italie a donc une longue tradition de populismes. Qui s’explique
entre autres par le poids de l’héritage totalitaire fasciste, sa brève
expérience d’une réelle démocratie libérale et représentative et les
travers de sa classe dirigeante. Cependant, ce populisme, qui a exercé
une vraie influence intellectuelle, est resté marginal en politique. La
France, supposée bénéficier d’une plus longue histoire démocratique,
a, elle aussi, vu se développer en son sein des populismes qui l’ont
parfois fortement secouée. À partir des années 1980, elle enregistre
une nouvelle poussée populiste. Comme l’Italie quelques années plus
tard.
Chapitre V
POPULISMES ET POPULISTES FRANÇAIS
D’AUJOURD’HUI
En France, il y eut Bernard Tapie, un homme d’affaires sulfureux
qui connut son heure de gloire et se lança même en politique de la fin
des années 1980 au début des années 1990 avant que différentes
condamnations judiciaires le contraignent à arrêter. Il fut
instrumentalisé par François Mitterrand pour de sombres calculs
politiques dont il était coutumier et qu’il savait mener en virtuose : en
l’occurrence, utiliser Tapie contre la droite et surtout le Front national
et pour régler des comptes dans le camp socialiste, en particulier avec
son rival Michel Rocard. Bernard Tapie jouait de son image
personnelle, celle d’une personnalité dynamique, séductrice,
accumulant de prétendus succès en affaires (au prix de licenciements
massifs et de procédés souvent sanctionnés par la justice), doté
d’incontestables dons télévisuels qui lui assuraient une bonne audience
et, en outre, patron du mythique club de football de l’Olympique de
Marseille. Le leader, la télévision, le sport, voilà trois ingrédients
essentiels pour le populisme. Celui de Tapie, c’était essentiellement un
style : un langage direct, une communication percutante, un rappel
constant de ses origines populaires. En revanche, son rapport aux élites
était complexe puisque d’un côté il les fustigeait mais de l’autre il
entretenait de bons rapports avec certains de ses représentants les plus
éminents, dont François Mitterrand. De même, s’il en appelait au
peuple, il n’hésitait pas à traiter les électeurs du Front national de
« salauds ». Quoi qu’il en soit, ce populisme, qui n’a que quelques rares
points communs avec celui de Silvio Berlusconi avec lequel il a parfois
été comparé, fut météoritique.
Ce qui n’est pas le cas de celui du Front national. Fondé en 1972, il
est resté pendant une décennie à l’état groupusculaire, paralysé entre
autres par les querelles traditionnelles et souvent violentes de la famille
de l’extrême droite dont il fait partie quand bien même, dès ses
premiers pas, il nie cette appartenance, préférant se présenter comme
1
un parti de droite et surtout comme celui des Français . Son président,
Jean-Marie Le Pen, alors âgé de 44 ans, est déjà un vieux routier de tous
les combats de l’extrême droite de l’après-guerre puisqu’il fut un élu
poujadiste et joua un rôle important dans la campagne présidentielle
de Jean-Louis Tixier-Vignancourt en 1965. Son parti connut ses
premiers succès en 1983 à l’occasion d’une élection municipale
partielle à Dreux, puis l’année suivante aux élections européennes où il
obtint 11,2 % des suffrages exprimés, ou encore en 1986 lors des
législatives qui se déroulèrent à la proportionnelle (9,6 % des voix) et
virent trente-cinq de ses candidats entrer à l’Assemblée nationale. Deux
ans plus tard, Jean-Marie Le Pen recueillait 14,6 % des bulletins de
vote. Tout au long des années 1990, il oscille selon les scrutins entre
10 % et 15 % des voix. Dans les années 2000, ses scores sont encore
plus amples. En 2002, Jean-Marie Le Pen crée une surprise
considérable : avec 16,9 % des suffrages, il se qualifie pour le second
tour de l’élection présidentielle emportée largement par Jacques
Chirac. Si en 2007, il ne rassemble qu’un peu plus de 10 % des
suffrages, sa fille, Marine Le Pen, devenue la présidente du FN en 2011,
en obtient près de 18 % cinq ans plus tard et, en 2017, elle se qualifie
pour le second tour. Largement battue par Emmanuel Macron, elle
rassemble cependant plus de 10 639 000 électeurs, un chiffre
considérable et historique pour sa famille politique. Aux législatives, le
FN, du fait du mode de scrutin à deux tours, n’obtient que huit
députés. Le FN attire un électorat jeune, populaire, ouvrier, à faible
niveau d’instruction. Il est bien implanté dans certaines régions de
2
France, le Sud-Est, le Nord et l’Est, où il compte de nombreux élus .
Le Front national, surtout dans un premier temps, mais encore
parfois de nos jours, a été qualifié de fasciste. Ce qui ne semble en rien
justifié d’un point de vue scientifique, même si dans ses rangs, parmi
ses plus vieux adhérents et quelques jeunes têtes brûlées, certains
d’entre eux affichent de la sympathie pour Mussolini, son parti et son
régime, voire pour le nazisme. Le FN est aussi classiquement placé à
l’extrême droite de l’échiquier politique. Et cela semble pertinent du
fait de ses origines, de ses thématiques nationalistes, xénophobes,
racistes, antisémites, anticommunistes, antigaullistes, critiques de la
République. Mais également du fait de ses références historiques,
surtout à l’époque de Jean-Marie Le Pen qui évoquait très
fréquemment la Seconde Guerre mondiale pour en livrer une version
en empathie avec les vaincus, ceux du régime de Vichy notamment, et
la guerre d’Algérie pour célébrer l’action de l’armée française. Ou
encore du fait des inspirations intellectuelles de ce dernier et de ses
contacts internationaux, en particulier avec le MSI, son parti modèle à
qui il emprunta son logo, la flamme tricolore, et qui, après diverses
3
hésitations, le soutint y compris financièrement . Mais assez
rapidement, cette classification a montré ses limites. Elle contient une
indéniable vérité mais ne permet pas de comprendre toute la
complexité, la plasticité et l’incontestable nouveauté de ce parti. Celui-
ci est vite apparu comme l’un des principaux prototypes du populisme
contemporain, pour la France mais également pour l’Europe. Mais
précisément en quoi le Front national, devenu entre-temps
Rassemblement national, peut-il être qualifié de parti populiste ?
Pierre-André Taguieff fut le premier à démontrer qu’il était
national-populiste. Cette notion recouvre deux réalités étroitement
imbriquées : la protestation permanente et la dimension identitaire. La
protestation contre l’establishment, francisé par les responsables du FN
en « établissement », soit l’ensemble de la classe dirigeante,
corrompue, pourrie, en collusion constante, complotant en
permanence contre le peuple. La protestation contre la « bande des
quatre » comme disait Jean-Marie Le Pen, qui désignait ainsi les
principaux partis des années 1980, le Parti socialiste, le Parti
communiste français, le Rassemblement pour la République (RPR) et
l’Union pour la démocratie française (UDF). Une expression qui
disparut lorsque le système des partis politiques s’orienta à partir des
années 1990 vers un bipartisme imparfait, avec le PS et l’UMP qui
devint, dans le langage du FN, l’« UMPS ». L’idée était simple, et même
simpliste, mais efficace : ces partis faisaient semblant d’avoir des
divergences mais en réalité ils pratiquaient la même politique favorable
à l’immigration et aux puissants. Et en syntonie avec Bruxelles. Car la
protestation vise aussi l’Union européenne, accusée de tous les maux,
en particulier de brader la « nation France ».
D’où la nécessité de défendre l’identité de celle-ci. Supposée
éternelle, figée dans un passé immémorial et dans sa geste épique, mais
menacée, selon la propagande du FN, par l’immigration massive qui
prend l’emploi des Français, accroît la délinquance, bouleverse les
coutumes françaises. Par l’Islam conquérant qui occupe l’espace
public, impose ses règles, viole les traditions nationales. Par le
cosmopolitisme des élites au sein desquelles les juifs, trop nombreux,
exercent une influence encore plus néfaste. Par l’Europe. Par la
décadence généralisée en toute matière, notamment des mœurs et de
la pensée, celle des intellectuels honnis, pervers, détachés du réel. Alors
que la France glisse sur la pente du déclin et même de la
« décadence », le but est de restaurer son « essence », sa grandeur, sa
gloire, sa dignité, sa fierté. Au profit du peuple. Celui des « Français de
souche », définis d’un point de vue ethnique. Le « bon peuple »,
simple, porteur de justes sentiments et de valeurs ancestrales,
catholiques pour certaines composantes les plus traditionalistes du FN,
chrétiennes pour les autres. Avec ses figures emblématiques, dont
Jeanne d’Arc, érigée en héroïne et martyre de la France, qui a « bouté
les Anglais » hors du royaume de France comme il s’agit de se libérer
aujourd’hui de tous les « occupants » du pays. L’heure est en effet à la
« sauvegarde » de la France contre ses « ennemis », à la « préservation
de l’identité nationale » bradée de toutes parts. « On est chez nous »,
clame-t-on dans les meetings et manifestations du Front national. Ce
« chez-nous », c’est celui de la France « pure », sans les étrangers, les
immigrés, les musulmans. Une France nostalgique de son âge d’or
passé lorsqu’elle rayonnait de par le monde, qu’elle possédait un
empire colonial, notamment l’Algérie qui aurait été liquidée par
de Gaulle, l’ennemi juré de l’extrême droite française. Le nationalisme
du FN de Jean-Marie Le Pen est un nationalisme ethnique et fermé,
selon l’expression de l’historien Michel Winock, ou encore exclusif,
conservateur et réactionnaire, s’insérant dans une longue tradition
française remise au goût du jour, en particulier par le courant
intellectuel de la Nouvelle Droite autour du GRECE et du Club de
4
l’horloge .
Le populisme du Front national, c’est aussi celui de son chef, Jean-
Marie Le Pen. Un orateur talentueux, tribun à l’ancienne mais aussi
capable de s’adapter à la modernité en utilisant les techniques les plus
sophistiquées pour ses prestations publiques, sachant manier le
subjonctif à la perfection et verser dans la vulgarité la plus triviale.
Provocateur, doué pour des formules chocs qui suscitent les
polémiques, le mettent au centre de l’actualité et lui permettent
d’instiller ses idées dans le débat public. Redoutable débatteur à la
télévision où il excelle, il fait de l’audience, ce qui convient aux médias
quand bien même la plupart des journalistes ne cachent pas le dégoût
qu’il leur inspire.
Le populisme du Front national a évolué en fonction des
changements de stratégie, de ses avancées électorales comme de ses
échecs et de ses querelles internes qui ont entraîné trois scissions, celle
de Bruno Mégret en 1998, celle de 2008-2009 initiée par Carl Lang et,
plus tard, celle de Florian Philippot en 2017 qui crée Les Patriotes.
Mais à partir de 2010, avec l’accession de Marine Le Pen à la
présidence du FN au début de l’année 2011, s’ouvre une nouvelle ère.
Élue avec le soutien de son père, sur un programme faisant une large
place à l’héritage classique de la marque Le Pen, elle change
rapidement une partie du vocabulaire mais aussi du logiciel du parti,
ouvrant un conflit avec son géniteur et suscitant des protestations dans
le parti. Avec elle, le Front national est devenu national-social
populiste. D’un côté, elle conserve les fondamentaux du lepénisme
avec la dénonciation des élites, de l’immigration, de l’Islam, du
communautarisme, de l’Europe et de l’euro, le déploiement d’un
nationalisme fermé, la « priorité nationale » qui se substitue à la
« préférence nationale » sans que le fond de ce que cette expression
recouvre n’en soit vraiment altéré, la nécessité d’assurer ordre et
sécurité, le rétablissement de l’autorité et la sempiternelle valorisation
du peuple : « Si nous voulons la démocratie, si nous voulons que les
Français puissent être les maîtres de leur destin, c’est bien parce que
nous croyons en leur bon sens, en leur lucidité », s’exclame-t-elle au
congrès de Tours en 2011. D’un autre côté, elle prône le
protectionnisme économique, la défense des services publics et de la
protection sociale contre la cupidité du capitalisme mondialisé et le
néolibéralisme triomphant, et s’érige en héraut de la République et de
la laïcité. En tentant de s’emparer de notions et de thèmes chers au
gaullisme et à la gauche, elle entend s’enraciner encore plus
durablement dans un électorat populaire et ouvrier. Le peuple n’est
plus seulement constitué des gens simples décrits dans les premiers
temps du FN avec des accents vichystes, ayant « goût de la terre, respect
du travail, joie de l’amour et de la famille, sens de la responsabilité,
5
loyauté des gouvernants, esprit de sacrifice et de fraternité ». Ces
Français d’hier, d’aujourd’hui et de toujours que Jean-Marie Le Pen
invoquait continûment, rappelant ses origines modestes de « pupille de
la nation » et occultant soigneusement le fait qu’il était devenu
millionnaire. Déjà le fondateur du FN avait modifié la composition du
peuple en parlant des pauvres, des faibles, des démunis, des sans-voix,
des laissés-pour-compte. Marine Le Pen poursuit cette lignée. Elle
déclare incarner les « invisibles » et les « oubliés », des mots qu’elle
emploie régulièrement, qui, apeurés, traumatisés, par les immigrés, les
musulmans, l’Europe, la mondialisation, défendent leurs modes de vie,
leurs habitudes, leurs traditions, leurs sociabilités. Chez elle, de
manière plus nette que pour son père, le peuple est appréhendé dans
son aspect social. En conséquence, l’État doit protéger les acquis
sociaux, les conquêtes modernes en matière de droits, en particulier
ceux des femmes. C’est aussi un peuple politique qui doit exercer sa
souveraineté grâce à la démocratie directe et référendaire. « En clair,
nous voulons pouvoir décider chez nous de ce qui est bon pour nous »,
6
dit-elle également dans son discours de Tours .
Le peuple constitue le leitmotiv du Front national. Ainsi, le slogan
et l’affiche « Le Pen, le peuple » où l’on voit Jean-Marie Le Pen au
premier plan en train de parler et une masse de personnes en arrière-
fond, ont été utilisés une décennie durant à partir de 1988. Marine
Le Pen n’est pas en reste. Elle reprend la formule chère à son père,
« Nous sommes le peuple ». « La voix du peuple » proclament ses
affiches lors des régionales du Nord-Pas-de-Calais en 2015 qui la
montrent elle aussi sur une tribune saluant une foule considérable.
« Au nom du peuple » fut son slogan pour la présidentielle de 2017 au
cours de laquelle elle ne cessa de déclamer qu’elle était « la candidate
7
du peuple ». Et Marine Le Pen d’assumer totalement cette symbiose
avec le peuple qu’elle revendique haut et fort : « Si le populisme c’est,
comme je crois, défendre le peuple contre les élites, défendre les
oubliés contre l’élite qui est en train de leur serrer la gorge, oui, alors
8
dans ce cas-là, moi je suis populiste », dit-elle en 2010 . Et encore en
2013 : « Dès que vous remettez en cause l’ordre établi par les élites
autoproclamées, vous êtes accusé d’être populiste. Alors, moi je
l’assume, je l’endosse et avec le sourire. Et moi je dis que si la définition
du populisme c’est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour
9
le peuple, alors je suis populiste . »
Elle n’est pas la seule à revendiquer le populisme. Jean-Luc
Mélenchon, lui aussi, entend l’être, populiste. D’abord trotskyste, il
rejoint à 26 ans l’aile gauche du parti socialiste. Ministre de 2000 à 2002
dans le gouvernement de la gauche plurielle dirigé par Lionel Jospin, il
quitte le PS en 2008 et fonde le Parti de gauche sur le modèle du Die
Linke partei allemand. Il crée avec le PCF et d’autres petites formations
le Front de gauche en 2009. En 2012, pour cette coalition, il fait sa
première campagne présidentielle. Elle s’avère tonitruante et il semble
à un moment porté par une réelle dynamique électorale. Cependant,
loin de ses espoirs, il finit en quatrième position avec un peu plus de
11 % des suffrages. Il défendait un programme de gauche radicale,
critique de François Hollande et de Nicolas Sarkozy mais aussi de
Marine Le Pen auquel il s’oppose frontalement, en particulier à propos
de l’immigration dont il défend les apports, célébrant les vertus du
métissage. En fait, Jean-Luc Mélenchon reprenait des propositions du
PS d’avant 1981. Il prétendait être la vraie gauche anticapitaliste et de
rupture. Toutefois, quelques accents populistes commencent à percer.
« Place au peuple » est à la fois le nom de son site Web et le slogan de
sa campagne. Le 18 mars, le Front de gauche organise une grande
mobilisation de ses partisans à Paris, place de la Bastille, lieu historique
de la Révolution française et des manifestations de la gauche. Jean-Luc
Mélenchon, dans un discours enflammé et lyrique qui est sa marque de
fabrique, en appelle à l’insurrection civique et à une révolution
citoyenne : « Génie de la Bastille qui culmine sur cette place, nous voici
de retour, le peuple des révolutions, et des rébellions en France. Nous
sommes le drapeau rouge. » Il s’exclame même devant une forêt de
drapeaux rouges et de poings tendus : « Nous sommes le cri du
10
peuple . » Quelques jours plus tard, lors d’un meeting à Toulouse, il
cite Robespierre : « Je ne suis pas du peuple. Je suis le peuple quand je
pense pour tous et je méprise tous ceux qui veulent être autre chose
11
que le peuple . » Jean-Luc Mélenchon critique la personnalisation de
la politique mais personnalise à fond sa campagne. Ses alliés
communistes s’en irritent tout comme ils se montrent dubitatifs envers
son style de tribun agressif, dur, imprécateur, provocateur, autoritaire,
Mais ce populisme est ancré à gauche. Clairement. Il célèbre un peuple
politique, hyper démocratique. Il s’inscrit dans la tradition historique
que nous avons présentée mais plus poussée qu’à l’ordinaire. Du fait de
la personnalité de Mélenchon, mais aussi de la médiatisation de la vie
politique et à cause du scrutin très particulier de la présidentielle qui
incite les candidats, surtout les petits, à extrémiser leurs propos pour se
faire entendre et se distinguer. Mélenchon appellera à voter François
Hollande au second tour pour battre le président sortant Sarkozy, sans
en aucun cas lui faire un chèque en blanc.
Cinq ans plus tard, sa deuxième campagne présidentielle prend
une autre tournure. Préparée dès 2015, annoncée officiellement en
février 2016, la candidature de Jean-Luc Mélenchon s’affranchit, cette
fois-ci, de tout accord avec ses partenaires du Front de gauche qui
seront contraints et forcés de s’y rallier. Il lance aussi La France
insoumise, centrée autour de son charisme personnel. Ce mouvement
s’inspire de Syriza et de Podemos et affirme pratiquer une forme de
démocratie directe mais sous l’autorité suprême de son créateur et de
quelques-uns de ses amis, les plus fidèles et dévoués. De ce fait, Jean-
Luc Mélenchon écrit une nouvelle page de son histoire politique qui
comporte deux versants. Le premier, qui s’inscrit dans la suite de son
parcours, se situe de manière assez classique à gauche. Le second, déjà
présent en 2012, s’émancipe de cette catégorisation et résulte d’une
forme inédite de populisme qui s’épanouit pleinement.
À l’occasion de cette présidentielle, alors qu’Emmanuel Macron fait
campagne, entre autres, sur le thème du dépassement du vieux clivage
opposant la droite à la gauche et que Benoît Hamon prétend
représenter un socialisme rénové, Jean-Luc Mélenchon occupe l’espace
de la gauche de la gauche et personnifie celle-ci, marginalisant les deux
petits candidats trotskystes. Il profite d’une situation très favorable.
L’impopularité de François Hollande et de ses gouvernements bat des
records. La profonde crise du Parti socialiste provoque le départ de
certains de ses responsables et élus vers La République en marche.
Benoît Hamon, son candidat désigné par des primaires, perd un temps
considérable à sceller un accord avec les Verts en faisant nombre de
concessions et à s’illusionner sur un ralliement de Mélenchon en sa
faveur. Il s’efforce de résoudre la quadrature du cercle en critiquant le
quinquennat de François Hollande dont il fut ministre durant deux ans
tout en défendant certaines de ses réformes : une attitude
incompréhensible pour les électeurs de gauche. Mélenchon peut
arguer de sa continuité politique et de sa cohérence intellectuelle. Il
fonde sa démarche sur une réflexion à prétention théorique qu’il
expose dans nombre d’ouvrages comme Qu’ils s’en aillent tous ! Vive la
12
révolution citoyenne, L’Ère du peuple, Le Hareng de Bismarck et De la vertu .
Depuis qu’il en a claqué la porte, il fustige continûment le PS et sa
dérive centriste. Presque depuis le premier jour, il a dénoncé dans des
termes virulents la présidence Hollande et le personnage même du
président : « un capitaine de pédalo », lançait-il déjà en 2011 ; il est « la
risée de l’univers », déclare-t-il, par exemple, sur la chaîne Public Sénat
le 11 octobre 2016 ; et, alors même que François Hollande a quitté
l’Élysée, il précisera au magazine Society le 8 juin 2017, c’est « un pauvre
type », « la plus éminente médiocrité du PS des années 2000 ».
Mélenchon joue habilement d’une personnalisation à outrance et
d’incitations incessantes à la mobilisation collective de ses soutiens. Il
recourt à plusieurs répertoires d’action : des réunions publiques
extrêmement suivies et centrées autour de sa personne au cours
desquelles ses talents d’orateur s’expriment ; des actions de
« déboulés » (meetings dans des lieux symboliques organisés au dernier
moment) ; l’organisation d’une manifestation de masse comme le
18 mars 2012 à Paris selon un mode de mobilisation classique pour la
gauche ; des participations réussies à des débats télévisés qui font
grimper l’audience et comblent les téléspectateurs ; des interventions
constantes et extrêmement suivies sur les réseaux sociaux et sur
YouTube ; des initiatives inédites comme celle de l’hologramme qui lui
permet d’apparaître au même moment en plusieurs lieux différents.
De la sorte, Jean-Luc Mélenchon refonde l’image qui lui collait à la
peau d’un homme politique vieillissant (il a 65 ans) voire archaïque.
Mais au-delà de ces coups médiatiques savamment orchestrés, qu’en
est-il justement de ses propositions ?
La plupart de celles-ci se coulent dans la continuité d’une certaine
gauche française, républicaine, laïque, humaniste, souverainiste,
étatiste, protectionniste, sociale, protestataire et radicale car prônant
un changement fondé sur une rupture forte et non point par
l’enchaînement de réformes graduelles. Son programme, L’Avenir en
commun, prescrit notamment l’augmentation des salaires à commencer
par le SMIC, la réduction du temps de travail, la retraite à 60 ans,
l’abrogation de la loi Travail de la ministre de François Hollande,
Myriam El Khomri, l’interdiction des licenciements boursiers, une
réforme fiscale d’envergure avec, entre autres, 100 % de taxation pour
les plus hauts revenus, quelques formules un peu floues (le mot
« nationalisation » n’apparaît pas) sur l’arrêt des privatisations et la
volonté de « rendre effectif le droit de réquisition des entreprises
d’intérêt général par l’État », etc. Bref, autant de dispositions qui
tournent autour de vieux préceptes consistant à « faire payer les
riches » et à « prendre l’argent là où il est ». La hausse des dépenses
publiques se monte à 273 milliards d’euros et l’accroissement de la
fiscalité est notable avec 33 milliards d’euros d’impôts nouveaux, le
taux de prélèvements obligatoires passant de 44,7 % du PIB à 49,1 %
en 2022, selon les estimations des économistes de La France
13
insoumise . Mélenchon renoue avec la tradition parlementaire de la
gauche en proclamant, lui qui concentre tout sur sa personne, la
nécessité d’« abolir la monarchie présidentielle », et, grâce à une
e
assemblée constituante, d’instaurer une VI République. Toutefois, il
prône des mesures qui attestent sa profonde méfiance envers la
démocratie représentative et témoignent de sa filiation populiste déjà
présente cinq ans auparavant : révocation des élus en cours de mandat,
convocation d’une Constituante à laquelle ne pourrait participer aucun
e
député ayant siégé dans une Assemblée sous la V République
cependant qu’aucun délégué à la Constituante ne serait ensuite
autorisé à être élu, organisation fréquente de référendums d’initiative
citoyenne. Par ailleurs, Jean-Luc Mélenchon promet de renégocier le
contenu des traités européens, d’abolir l’autonomie de la Banque
centrale, de dévaluer l’euro pour retrouver la parité initiale avec le
dollar, de mettre en place un protectionnisme solidaire, de convoquer
une conférence européenne sur les dettes souveraines débouchant sur
des moratoires et, en cas d’échec, de sortir unilatéralement de ces
traités. Critiqué pour envisager de sortir de l’Union européenne et de
l’euro, Jean-Luc Mélenchon a légèrement atténué son discours tout en
restant ferme sur son intention d’appliquer son « plan B ». En politique
étrangère, il se montre très critique envers les États-Unis mais exprime
de l’empathie pour Poutine : il veut sortir de l’Otan mais adhérer à
l’Alliance bolivarienne fondée en 2004 par Hugo Chávez et Fidel
Castro. Enfin, il affiche son intention de « constitutionnaliser la règle
verte », d’engager la sortie du nucléaire et d’assurer 100 % d’énergies
renouvelables en 2050, verdissant ainsi son programme rouge. Dans ces
conditions, rien d’étonnant à ce qu’au mois d’avril 44 % des Français
estiment, selon un sondage de l’Ifop, qu’il incarne le mieux les valeurs
14
de la gauche .
Mélenchon ne serait-il qu’un simple interprète d’une version mise
au goût du jour (en particulier avec le volet écologique) du logiciel de
la gauche de la gauche, laquelle, depuis les années 1980-1990, reprend
en large partie à son compte les recettes social-démocrates des années
1970 que pourtant, à l’époque, elle fustigeait ? Non. Car Jean-Luc
Mélenchon explore une autre voie, délibérément populiste celle-ci. Il a
mis fin au projet originel du Front de gauche. Il refuse désormais de
rester enfermé dans des logiques d’appareil et dans le seul camp de la
gauche. « Mon défi, explique-t-il au Journal du dimanche du 2 avril 2017,
n’est pas de rassembler la gauche, étiquette bien confuse. Il est de
fédérer le peuple. » De manière fort symbolique, il bannit la présence
de bannières de parti dans ses meetings : aussi, à la différence de 2012,
c’est le drapeau français qui est massivement brandi par la foule, le
drapeau rouge brillant par sa discrétion voire son absence. Son affiche
de campagne le montre en gros plan avec le slogan : « La force du
peuple ». Ce n’est pas pure rhétorique. Mélenchon poursuit deux
grands objectifs. Le premier d’ordre stratégique. Conquérir les
électeurs verts et ceux du PS, mais également les indécis, les
abstentionnistes et les primo-votants. C’est là, pensait-il durant la
campagne, que se trouvait sa réserve de voix pour dépasser François
Fillon, voire, si l’on en croit ses déclarations, pour arriver à se qualifier
au second tour, ce qu’il échoua à réaliser. En revanche, il a
incontestablement accru son capital électoral. Arrivé en quatrième
position avec 19,5 % des voix, une progression de plus de huit points
en cinq ans, il réussira en juin à faire élire dix-sept députés de La
France insoumise et à constituer un groupe à l’Assemblée nationale. Il
a attiré près d’un électeur sur quatre n’ayant aucune sympathie
partisane et est arrivé en tête chez les jeunes de 18-24 ans. La sociologie
de son électorat, caractérisée classiquement par une forte présence des
salariés du public, des professions intermédiaires, de jeunes en cours
d’études, tous dotés d’un niveau d’instruction assez élevé, s’est
partiellement élargie à des catégories plus populaires.
Le second objectif relève d’un changement de cap qui consiste à
invoquer le peuple encore davantage qu’en 2012. Pour Mélenchon, il
s’agit, à l’instar de Podemos en Espagne, et sous l’influence de la
théorie des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, laquelle est
proche de lui, de prospérer grâce à un populisme inspiré des
expériences latino-américaines qu’il a revendiqué. Il s’en est expliqué à
plusieurs reprises. Ainsi, dans un entretien à l’hebdomadaire Marianne :
« Autrefois on attribuait la mission émancipatrice à une seule classe
sociale, le prolétariat. La société a tellement changé. Il y a un peuple
qui représente 99 % de tous. La nouvelle confrontation s’articule entre
le peuple et l’oligarchie des milliardaires. Et la caste, bien sûr. Comme
le dit Podemos, c’est cette petite catégorie choyée de médiacrâtes [sic]
et de politiques du système qui répètent sur tous les tons : il n’y a pas
15
d’alternative . » Le peuple donc contre la « caste », un mot apparu
dans les médias et en politique en Italie suite à la publication en 2007
du best-seller de deux journalistes qui épinglaient les privilèges de la
classe politique transalpine, qui est passé ensuite en Espagne et qui
donc arrive en France où le mot prend une résonance particulière car
16
il évoque la France d’Ancien Régime . « Dégagez-les » et
« Résistance », crient les supporters de Mélenchon. La France
insoumise entend instaurer un nouveau clivage opposant le peuple aux
élites et à l’oligarchie qu’il faut chasser. Un peuple toutefois différent
de celui auquel s’adresse Marine Le Pen à laquelle s’oppose
violemment Mélenchon. Son peuple à lui est constitué de trois
composantes. Il est citoyen, responsable, démocrate, conscient,
vertueux, actif, politisé. Il est aussi composé des « gens », ce substantif
qu’à une époque le Parti communiste de Georges Marchais utilisait
abondamment et que Mélenchon emploie constamment. Enfin, il est
bariolé, multicolore, métissé, ce qu’il disait déjà en 2012, et qu’il a
reformulé cette fois encore tout en tenant parfois des propos quelque
peu alambiqués et ambigus sur les travailleurs détachés. Cette
différence dans la conception du peuple entre La France insoumise et
le FN se répercute dans les caractéristiques des électorats de ces deux
formations d’un point de vue sociologique comme dans leurs
17
conceptions de la politique et leurs valeurs .
Par conséquent, au sein de La France insoumise et parmi ses
électeurs pointe une tension entre ceux qui se classent encore à gauche
et ceux qui désormais se retrouvent dans cet antagonisme entre le
peuple et une minorité. C’est la raison pour laquelle Jean-Luc
Mélenchon, soucieux de ne pas faire éclater son mouvement, a refusé
de donner une consigne de vote claire entre les deux tours tout en
disant explicitement de ne pas choisir Marine Le Pen. Trois options
furent soumises au vote des adhérents par Internet à ce propos : le vote
blanc ou nul, le vote pour Macron, l’abstention : 36 % choisirent la
première, 35 % la deuxième et le reste l’abstention.
Désormais, la France a donc deux populismes représentés au
Parlement, assez solidement implantés même s’ils présentent de vraies
faiblesses, décidés à s’affirmer comme l’opposition la plus
intransigeante au président Macron. Leur ascension n’est en rien
irrésistible comme en atteste le « plafond de verre » que le Front
national n’arrive pas véritablement à percer en dépit de l’augmentation
du nombre de ses élus au niveau local, régional, national et européen.
Davantage. La défaite de Marine Le Pen a ouvert une crise dans son
parti, marquée notamment par le départ de son ancien vice-président
Florian Philippot en septembre 2017. Quant à La France insoumise,
son échec à mobiliser les foules contre les réformes du marché du
travail promulguées par le gouvernement d’Édouard Philippe à
l’automne 2017 et à réaliser « la convergences des luttes » au printemps
2018 atteste un vrai essoufflement. En revanche, ces mouvements
populistes peuvent se féliciter d’un effet collatéral de leur présence et
de leur dynamisme. Ils font des émules dans les partis de
gouvernement et chez les nouveaux venus en politique.
Pour répondre au défi de ces mouvements populistes comme à la
désaffection envers la politique, certains responsables politiques sont
tentés de recourir à un certain style populiste dans leur langage et leur
comportement.
En 1995, lors de sa campagne présidentielle, Jacques Chirac a tenu
à plusieurs reprises des propos que Pierre-André Taguieff a qualifiés de
« populisme néo-gaulliste », une analyse partagée par Yves Mény et Yves
18
Surel . En effet, le gaullisme bonapartiste, avec son appel au peuple et
à sa souveraineté et son inclination pour la pratique référendaire,
contient une propension au populisme plus ou moins bien maîtrisée
par de Gaulle en premier lieu, puis par ceux qui se réclament de cette
filiation.
De son côté, en 2007, le candidat centriste à la présidence de la
République, François Bayrou, désireux de jouer le « troisième
homme » face à Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, représentants de
l’UMP et du PS, se définit comme l’opposant au système bipartisan,
mais aussi en outsider et, carrément, en « candidat du tiers état ». Selon
e
lui, avec la V République, le peuple n’a plus droit à la parole, le
pouvoir étant verrouillé par le poids exorbitant de l’exécutif appuyé sur
diverses « forteresses » financières et médiatiques : la France serait
19
donc dans une situation comparable à celle de 1789 . « Si je dois
choisir entre être président du CAC 40 et celui des ouvriers et des
paysans, des artisans et des enseignants, des médecins et des
infirmières, mon choix est tout fait. Il n’y a de président que président
20
du peuple », lance-t-il au cours d’une réunion publique . Il utilisera à
plusieurs reprises l’expression de « candidat du peuple » au cours de sa
campagne. En 2012, à la veille d’une nouvelle échéance présidentielle,
il répond à ceux qui l’accusent de populisme : « J’aime le peuple. J’en
viens. J’ai grandi dans un village d’ouvriers et de paysans. Ce devrait
être une fierté de s’intéresser au peuple. Ceux qui disent “peuple”
21
comme une injure ne comprennent rien à la France . » Le populisme
de François Bayrou est tactique, il représente une posture et il est limité
parce que contrecarré par sa longue appartenance au système
politique, l’exercice de fonctions importantes (élu et ministre à
plusieurs reprises), sa position centriste, son sens des responsabilités et
son pro-européisme fervent. Cette attitude sera reprise en 2017 et
portée à son acmé par Emmanuel Macron.
Lui aussi, parfait représentant des « élites » — issu d’une famille
bourgeoise de province, il est surdiplômé, énarque, inspecteur des
finances, banquier, secrétaire général adjoint à l’Élysée sous la
présidence de François Hollande, ministre de l’Économie et des
Finances —, s’est proposé comme le candidat antisystème mais en
pointant par cette formule le seul système politique qui, écrit-il dans
son livre, Révolution, ne l’a jamais reconnu comme l’un des siens et
auquel il était en effet étranger. Il fustige « la classe politique et
médiatique [qui ] forme un peuple de somnambules qui ne veut pas
voir venir ce qui monte ». « On voit donc, ajoute-t-il, les mêmes têtes.
On entend les mêmes discours. On émet sur les mêmes sujets, les
22
mêmes propositions . » D’où, explique-t-il, sa décision de parler
directement aux Français. Pour éviter l’accusation venue de Marine
Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon de défendre et de promouvoir les
intérêts de la France qui se porte bien, celle qui est insérée en Europe
et dans la globalisation et profite de la finance internationale, il s’est
défini de temps à autre comme « le candidat des classes moyennes et
populaires ». Le 28 février, lors d’un meeting à Angers, il s’exclame :
« Ce sera le peuple, pas quelques personnes d’en haut, qui relèvera le
défi français. » Dans son livre, il consacre plusieurs pages à sa grand-
mère qui semble avoir joué un rôle décisif dans sa formation, ce qui lui
permet de souligner avec force ses origines modestes. Chez Emmanuel
Macron ces quelques traits populistes font partie de son entreprise de
conquête du pouvoir. Comme si de nos jours, on ne pouvait s’en
dispenser.
En revanche, plus consistante fut la dimension populiste chez
Nicolas Sarkozy. Au point que l’on a pu le comparer à Silvio Berlusconi
23
et parler de sarko-berlusconisme . Les points communs sont réels : un
leadership personnel exubérant confinant au narcissisme, une
importance considérable accordée à la communication, un talent hors
pair pour la télévision largement utilisée, une médiatisation à tout crin,
un langage clair, accessible au commun des mortels, une dénonciation
récurrente des élites en place, une posture d’outsider, une façon de se
distinguer des responsables politiques traditionnels, une volonté de se
présenter comme un homme nouveau, une critique des magistrats et
du pouvoir judiciaire, un éloge — du moins en tant que candidat en
2007 — du libéralisme économique, un positionnement post-
idéologique, l’introduction des méthodes du management en politique
et des références constantes au modèle de l’entreprise pour les
politiques publiques (des éléments présents également chez Emmanuel
Macron). Cependant, les différences sont essentielles. Sarkozy était
bien avant 2007 un homme politique doté d’une longue expérience en
la matière, il était membre et dirigeant d’un grand parti, n’était pas
milliardaire, ne possédait pas de télévision, sa stratégie politique ne
poursuivait pas les mêmes objectifs (par exemple, il emprunta des
arguments à la gauche et attira quelques personnalités issues de ses
rangs alors que Berlusconi a toujours réduit celle-ci aux communistes
qu’il exècre et dénonce continûment). Quoi qu’il en soit, Nicolas
Sarkozy a incontestablement introduit des ingrédients populistes dans
son action, y compris lorsqu’il était président de la République.
Des ingrédients repris aussi par François Fillon, son ex-Premier
ministre, candidat à son tour à la présidence de la République en 2017.
D’un côté, il était porteur d’un projet libéral sur le plan économique,
conservateur sur les questions de société, se voulait responsable et
austère, partisan de l’autorité de l’État et adepte des corps
intermédiaires. Aucune propension populiste a priori. L’opposé du côté
flamboyant de Nicolas Sarkozy. D’un autre côté, au cours des primaires
de son camp, il s’en était pris au « système » qui selon lui favorisait ses
concurrents, Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, et se présentait comme
quelqu’un d’étranger au « microcosme parisien », lui qui faisait de la
politique depuis 36 ans, avait exercé de nombreux mandats et occupé
les plus hautes fonctions. Et il continua de le faire par la suite, avec
constance. Ce trait est encore plus net aux lendemains des révélations
sur l’emploi de sa femme, de ses enfants et quelques autres affaires
épineuses qui ruinent soudainement sa réputation d’homme intègre. Il
se dit alors victime d’un complot venu d’en haut, implicitement voire
explicitement de l’Élysée, d’un « coup d’État institutionnel » selon sa
er
déclaration du 1 février, il convoque une grande manifestation le
5 mars 2017 à Paris, place du Trocadéro, en sa faveur, dénonçant « un
assassinat politique » et l’institution judiciaire qui, à son avis, s’acharne
contre lui. En appeler à la rue et au peuple contre les institutions, c’est
jouer avec le feu populiste.
En fait, tout indique que désormais le populisme s’est incrusté dans
la vie politique française. Sans doute de manière durable du fait de
l’affaiblissement des partis politiques et de la déstructuration du
système des partis qui continuent à changer la nature du scrutin
présidentiel. Celui-ci est devenu plus que jamais l’occasion de se
défouler plutôt qu’un moment de rencontre entre un homme et un
peuple comme le prétendait la mythologie gaulliste originelle. Cela est
apparu de manière éclatante à l’occasion de l’élection de 2017 où la
protestation a pu se faire entendre par le biais d’un leader qui a œuvré
pour que celle-ci s’exprime à son profit. Mélenchon, Le Pen, Macron
— dans un autre genre —, et plusieurs petits candidats ont martelé
qu’il fallait se débarrasser de la classe politique en place. Jean-Luc
Mélenchon forgea la notion de « dégagisme » à partir du slogan des
manifestations du printemps tunisien contre le président Ben Ali et il
n’a cessé de clamer haut et fort avec ses partisans : « Qu’ils s’en aillent
tous ! », faisant écho au « Sortez les sortants ! », le mot d’ordre des
poujadistes en 1956. Le « dégagisme » s’est non seulement généralisé
mais encore a été mis en pratique avec l’élimination de nombreux
responsables politiques de premier plan (Cécile Duflot, Nicolas
Sarkozy, Alain Juppé, François Hollande, Manuel Valls par exemple),
suivie de la renonciation à se représenter de multiples élus sortants des
Républicains et socialistes tandis que nombre d’entre eux furent battus
aux législatives du mois de juin.
Le populisme existe sous deux espèces qui peuvent se superposer,
s’imbriquer et se conforter mutuellement et réciproquement, suscitant
une sorte d’émulation en populisme. Sous la forme de mouvements
comme le Rassemblement national et La France insoumise pour
lesquels il constitue le fondement de leur identité, leur cœur de
réacteur en quelque sorte. Ou comme une ressource pour la conquête
voire pour l’exercice du pouvoir qu’utilisent d’autres partis de
gouvernement ou de nouveaux acteurs politiques qui, par ailleurs et
non sans de fortes contradictions, avancent des propositions opposées à
celles des mouvements populistes, par exemple sur les institutions,
l’Europe, la globalisation et les politiques économiques à mener.
Chapitre VI
POPULISMES ET POPULISTES ITALIENS
D’AUJOURD’HUI
Nous avons déjà vu qu’après l’affaissement des partis de masse, s’est
affirmée en Europe la « démocratie du public », selon la définition de
1
Bernard Manin . C’est une phase au cours de laquelle les partis
déclinent rapidement. Ils se réduisent à des cercles de dirigeants et de
fonctionnaires, qui contrôlent les centres de gouvernement et ceux du
système public. Pour maintenir et élargir le consensus, ils accordent
une place de plus en plus grande à la personnalisation et à la
communication, tandis que les identités collectives s’affaiblissent,
compensées par la confiance personnelle « directe » entre leader et
électeurs. Parallèlement, les partis s’éloignent de la société et, en même
temps, se leaderisent. Autrement dit, ils se transforment en comités au
service d’un leader, qui engage et développe une relation « en mode
direct » avec les citoyens et les électeurs, se servant pour ce faire des
médias et des techniques du marketing politico-électoral. C’est
pourquoi on parle de « démocratie du public », l’espace de la
représentation venant coïncider avec l’échange direct entre leader et
opinion publique. Cette relation advient cependant de manière
asymétrique et verticale, car l’autonomie de l’opinion publique se
limite à la possibilité de répondre à l’offre élaborée et proposée par les
leaders politiques. Les électeurs ne se présentent donc pas comme des
« clients » ou des « consommateurs », utilisant leur voix comme
monnaie afin d’acquérir des produits et de payer les producteurs de
l’offre politique, comme le voudraient les théories économiques de la
2
démocratie (et du marché électoral). De Schumpeter à Downs . Ils
sont, à l’inverse, des « spectateurs », qui peuvent uniquement décider
s’ils acceptent (et donc s’ils regardent) le « programme » et les
« acteurs » (politiques), ou s’ils changent de chaîne. C’est aussi pour
cette raison qu’ils ont du mal à s’organiser collectivement, pour peser
davantage ensemble, et qu’ils se trouvent isolés. Seuls. Mesurés en
terme d’« audimat », dans un rapport « top down » — considérés de
haut en bas.
Il s’agit là d’une lecture bien connue, que partagent nombre de
penseurs et d’acteurs politiques. Au point qu’elle fait maintenant partie
3
du langage et du sens communs . Parler aujourd’hui de « démocratie
du public » et de « personnalisation » ne surprend plus, puisque tous
les partis tendent à se personnaliser. Même, ils sont devenus des
machines au service de certaines personnes, le plus souvent, d’« une »
personne. Cependant que le vote est désormais toujours plus fluide, et
que le rapport avec les électeurs passe par le filtre des médias.
On a principalement appliqué cette analyse aux démocraties
« représentatives » occidentales, en particulier européennes, où la
« démocratie du public » s’est imposée depuis longtemps, y compris en
Italie. Là, à partir des années 1990, ces tendances ont, du reste, pris des
caractères plus marqués que partout ailleurs. Au point que l’Italie est
devenue un modèle et un observatoire « exemplaire ». Alors
4
qu’autrefois, jusqu’à la chute de la Première République , les
spécialistes et les observateurs avaient coutume de la qualifier
d’« anomalie », de système bipartisan mais « imparfait », pour citer la
5
célèbre formule de Giorgio Galli . Car la contrainte géopolitique
internationale empêchait l’alternance, dès lors que la principale force
d’opposition était le parti communiste. Le « bipolarisme » international
interdisait de gouverner à un parti ayant cultivé, historiquement, des
liens avec l’URSS.
Au cours de la Deuxième République, dans les années 1990, après
la chute du mur de Berlin, et donc après la fin du « communisme
réel », les choses changent substantiellement. La « spécificité
italienne » se confirme. Mais elle est marquée par la « descente sur le
terrain » [discesa in campo], par l’entrée en politique de Silvio
Berlusconi. Un entrepreneur dans le champ des médias — et de la
6
publicité —, en position dominante au niveau national .
Il s’agit là de la « variante » médiatique et entrepreneuriale du
« populisme à l’italienne ». Qui, au cours des années précédentes (et
récentes), a donné naissance à d’autres modèles, comme on le verra
plus loin. Berlusconi en représente toutefois le cas le plus célèbre et le
plus influent. Pas uniquement en Italie, où tous les acteurs politiques
l’ont, par la suite, imité, où ils ont suivi, en d’autres termes, son
exemple en termes de personnalisation, de médiatisation, de
marketing politique, à la conquête de la « confiance » du public et,
donc, d’un accroissement de leur audience, mais avec des résultats très
divers.
D’autre part, Berlusconi est un leader-entrepreneur ou, peut-être, à
l’inverse, un entrepreneur-leader, très « particulier », et donc un
exemple difficile à reproduire. Il a fondé et dirige un (modèle de)
7
parti, Forza Italia, peut-être plus « particulier » encore . Il s’agit d’un
parti « personnel » plutôt que « personnalisé » (comme l’a défini
8
Mauro Calise ). De fait, le parti n’agit pas « au service du leader ». Car
c’est le leader lui-même, Silvio Berlusconi, qui crée le parti, qui le
munit de règles et de valeurs, d’identité et d’organisation, de
ressources matérielles et symboliques. Aussi ne renvoie-t-il pas
seulement aux choix, mais aussi au « corps du chef ». Forza Italia n’est
donc pas tant « au service » du chef, il « dépend » du leader, dont il
seconde les décisions et les intérêts, dont il accompagne le destin, de
bout en bout. C’est donc bien un « parti personnel », qui emboîte le
pas de la biographie de son leader.
Forza Italia remporte les élections législatives de l’année 1994,
quelques mois après avoir été créé. C’est pour cette raison que le
modèle original, conçu par Berlusconi, est ensuite imité, sous des
versions fort diverses, en fonction des différentes ressources disponibles
— symboliques, médiatiques et, naturellement, économiques et
financières.
La naissance du Peuple de la liberté (Popolo della Libertà, PDL), à
l’automne 2007, ne change ni la substance, ni la nature du parti, car au
cœur du projet, c’est encore et toujours lui, Berlusconi, fermement
installé. Le PDL contribue, éventuellement, à modifier sa cohésion
interne et son implantation territoriale. Le PDL naît en effet de la
fusion entre Forza Italia (FI) et Alliance nationale (Alleanza Nazionale,
AN), le parti post-fasciste fondé par Gianfranco Fini et les dirigeants du
Mouvement social italien (Movimento sociale italiano, MSI). Cependant,
ce processus est, davantage qu’une « fusion », une forme
d’« annexion ». En d’autres termes : l’élargissement de FI autour de
son leader. De fait, le PDL apparaît comme un projet non seulement
voulu, mais aussi « imposé » — nom y compris — par Berlusconi en
personne, pour affronter les élections de 2008. Et pour répondre, en
particulier, au défi du Parti démocrate (PD), né en 2007 de la
confluence des Démocrates de gauche (Democratici di Sinistra), parti qui
rassemblait des anciens membres du Parti communiste italien dissous
en 1991 et divers autres courants politiques, et des centristes de la
Margherita (la marguerite, emblème du parti Democrazia è Libertà
— la Démocratie c’est la Liberté —, qui était le plus couramment
désigné par ce nom). Le parti de Berlusconi a conservé une identité
précise et personnalisée — ou, plus exactement, personnelle — y
compris après l’agrégation de FI et d’AN au sein du PDL. Mais aussi
après le résultat décevant des élections de 2013. Lorsque le Cavaliere a
re-fondé Forza Italia, et subi la défection d’une partie de son groupe
dirigeant, ayant rejoint le Nouveau Centre droit (Nuovo Centrodestra).
Par la suite, au cours de ces dernières années, FI a partiellement
changé de stratégie et de position. Berlusconi a en effet été poussé à
« médier », pour ne pas rester en dehors du processus de réformes
institutionnelles engagé par le nouveau leader du centre gauche,
Matteo Renzi. Le parti a cependant conservé, nettement, son
empreinte « personnelle ». En d’autres termes, il est resté
« personnellement » lié à Berlusconi, lequel a par ailleurs adapté ses
choix et son rôle aux changements du moment. Ces dernières années,
notamment, il est devenu le « Médiateur ». À droite, où il joue le rôle
de ciment entre les « modérés » et la Ligue. Laquelle ne peut, à elle
seule, prétendre à gouverner le pays. Surtout à cause de ses rapports
— difficiles — avec l’UE. Mais, au besoin, Berlusconi joue aussi les
médiateurs pour venir en aide au gouvernement. Lorsque — par la
force des choses et par nécessité — il agit pour soutenir (et secourir)
Renzi. Forza Italia demeure, encore et toujours, un parti « personnel ».
Y compris lorsque le « charisme du chef » décline et se refroidit, et que,
par conséquent, décline et se refroidit le consensus au sein du parti.
FI est génétiquement et sémantiquement populiste. Car son
identité se reproduit par le truchement d’un rapport direct entre le
chef et le (et son) peuple. Qui se définit précisément par ce jeu de
miroirs réciproque. Berlusconi est l’entrepreneur qui s’est fait tout
seul, et qui parle à un « peuple » composé de personnes qui, à travers
lui, pensent, imaginent, espèrent, à leur tour, « réussir » et reproduire
le même parcours que lui. Un peuple caractérisé, majoritairement, par
des taux élevés de consommation télévisuelle et par un profil social
ambivalent : d’un côté, les couches populaires et périphériques, les
catégories exclues du marché du travail (retraités, femmes au foyer,
chômeurs), de l’autre, les travailleurs indépendants. Toutefois, en
2014, ces derniers ont eu tendance à rallier très souvent le Mouvement
5 étoiles. Tandis que, la même année, certaines composantes des
couches populaires — en particulier les retraités et les femmes au
foyer — auraient tendance à considérer favorablement le Parti
9
démocrate de Matteo Renzi . Berlusconi est d’abord apparu comme un
mur. Il a en effet remis au goût du jour l’alternative anticommuniste,
qui avait accompagné l’histoire de l’Italie de l’après-guerre, mais il l’a
l’adaptée aux « temps nouveaux », par-delà les règles et les partis de la
Première République, en re-définissant et en re-nommant les
« nouveaux communistes ». En l’occurrence, tous ceux qui sont à sa
gauche. Ce faisant, il les a contraints dans des espaces politiques
étriqués, d’autant que la gauche, en Italie, a toujours été poussée à
l’opposition (et qu’elle s’est, dans une certaine mesure, adaptée à ce
rôle).
Puis, lorsque sa trajectoire personnelle s’est mise à décliner, le
« mur » s’est transformé en « pont ». Pour soutenir ses alliés mais aussi,
quand cela s’avérait nécessaire et utile (à autrui et, avant tout, à lui-
même), ses adversaires.
Un autre — à vrai dire le premier — cas de « populisme à
l’italienne », c’est la Ligue du Nord. C’est la « mère » des populismes
italiens de ces trente dernières années. Bien que très différente de
Forza Italia, elle présente elle aussi les traits, reconnaissables et bien
marqués, du « parti personnel ». Elle est l’autre artisan de la Deuxième
République, qu’elle a contribué à fonder en œuvrant activement, dans
les années 1980, pour enfoncer la Première. Dès ses origines, la Ligue
attire et mobilise les classes moyennes privées de la province
10
productrice du Nord . Elle possède une identité forte et marquée :
anticentraliste et antiromaine. Elle interprète le sentiment d’aires
territoriales et sociales qui se sentent (encore) « loin de Rome » :
économiquement centrales, mais politiquement périphériques. De
cette façon, elle en amplifie le malaise. Et traduit le sentiment en
ressentiment.
La Ligue du Nord dispose d’une large base, enracinée dans le
territoire, de militants. Fidèles au parti et au mythe de la Padanie, cette
notion forgée par les responsables de la Ligue supposée désigner l’aire
septentrionale de la péninsule dont ils entendent défendre les intérêts
et incarner une identité construite par eux-mêmes. Ce parti a
« naturellement » besoin d’un leader, qui garantisse sa cohésion
interne. Car il s’adresse à des Nords différents, distincts et, parfois,
contradictoires. Du reste, la Ligue vient après les Ligues. Elle s’affirme à
la fin des années 1980 dans la suite des précédentes expériences
localistes et régionalistes — Ligue vénète (Liga Veneta), Union
piémontaise (Union Piemontéisa), Ligue lombarde (Lega Lombarda) —,
déjà à l’œuvre dès le début de cette même décennie. Umberto Bossi
leur offre un miroir et une référence commune. Il en interprète
l’identité et l’histoire, l’image et le langage. Mais ce n’est pas tout : le
leader fournit un langage commun aux divers sentiments et
ressentiments qui flottent — et qui s’agitent — dans le pays. Surtout
dans le (ou plutôt, dans les) Nord(s). En d’autres termes, la Ligue est
d’emblée puis devient un « parti charismatique de masse ». Cependant,
son caractère « personnel », s’il sert à lui conférer unité et cohésion, est
aussi sa limite. Car le destin personnel du leader se répercute sur le
parti tout entier. Ainsi, la Ligue paie le prix fort pour divers scandales
qui — en 2012 — ont impliqué son leader historique, Umberto Bossi,
en même temps que sa famille et ses amis les plus fidèles, formant ce
qu’on a coutume d’appeler le « cercle magique » (mis en examens et
condamnés pour fraude aux dépens de l’État, en l’espèce pour avoir
utilisé à des fins privées les fonds du financement public de la
campagne électorale).
La Ligue, surtout à compter des élections européennes (puis
régionales) de 2014, regagne en crédibilité et en consensus, sans pour
autant revenir à ses précédents résultats. Elle prend en main le
gouvernement des régions de la Lombardie et de la Vénétie. Il faut dire
que les citoyens se sont accoutumés aux scandales. Ils ne se
« scandalisent » pas longtemps. Bon nombre d’Italiens pensent, en
effet, qu’il n’y a guère de différence par rapport à l’époque de ce qui
fut appelé, on l’a dit en introduction, Tangentopoli. Les Italiens oublient
vite.
Mais c’est surtout le leadership de Matteo Salvini qui relance la
Ligue. En décembre 2013, celui-ci remporte les primaires de son parti
(contre Bossi en personne), et devient secrétaire. Il transforme en
profondeur l’identité et l’image du parti, qu’il emmène « au-delà du
fédéralisme » nordiste et padan, tout en le poussant résolument vers la
droite, là où la crise de Berlusconi et de Forza Italia a ouvert de larges
« espaces électoraux ». Salvini impose alors à la Ligue un virage
ouvertement lepéniste. Il noue du reste des relations étroites avec le
Rassemblement national de Marine Le Pen. La Ligue du Nord devient
la Ligue nationale, un sujet (anti)politique « national » et
eurosceptique. L’euroscepticisme, en même temps qu’une position de
fermeture à l’égard des immigrés, constitue d’ailleurs un élément
récurrent du discours « (néo)populiste ». Néanmoins, le discours anti-
européen de la Ligue paraît davantage « tactique » qu’original et
originel. La Ligue ne s’est mise à y recourir ouvertement qu’à partir de
la seconde moitié des années 1990, en réaction à l’hostilité de l’Union
européenne envers sa revendication sécessionniste (lancée en 1995,
après la rupture avec le premier gouvernement Berlusconi).
Précédemment, elle avait au contraire exprimé sa vocation
européenne.
Mais dans une perspective « anti-italienne », en opposant l’Europe
des peuples (le peuple padan avant le peuple italien, considéré comme
un artefact colonial) à celle des nations. « Plus près de l’Europe et plus
loin de l’Italie », tel était en effet le slogan avec lequel les léguistes
affrontaient les élections européennes jusqu’en 1994. Mais Salvini,
après 2013, « nationalise » la Ligue et oriente la critique contre
l’Europe, depuis une position « souverainiste ». En même temps,
Salvini accentue l’identité du parti dans un sens ouvertement
personnel, comme il apparaît au vu des changements qui en
redéfinissent l’étiquette même, le nom même. En diverses occasions et
à divers moments, en effet, la Ligue se rebaptise. Elle devient « Nous
avec Salvini » (Noi con Salvini), en 2014, dans le centre-sud de l’Italie.
Enfin, en 2017, elle devient la Ligue. Sans aucune autre précision. Et
surtout, sans spécifications territoriales.
La troisième variante de « populisme à l’italienne », c’est le
11
Mouvement 5 étoiles (M5S) . Un sujet politique certainement
« personnalisé », mais aussi, dans une certaine mesure, « personnel ».
De fait, il a été créé (en 2009) par une « personne », un leader : Beppe
Grillo. Et il est difficile, et même impossible, d’imaginer qu’il pourrait
lui survivre.
Non seulement parce que Grillo conserve, malgré les changements
récents, le contrôle de la marque. Mais aussi parce qu’il en est le
facteur unifiant. Pour l’extérieur, mais aussi à l’intérieur du parti.
Cependant, les groupes et les activistes qui font partie du Mouvement
ne sont pas « principalement » motivés par l’identification personnelle.
Ce ne sont pas des suiveurs de Grillo. Ou, plus exactement, s’ils le
suivent, c’est parce qu’il leur offre un réseau, un milieu commun leur
permettant d’être visibles et de rendre visibles leurs revendications,
dont Grillo est le « mégaphone », le haut-parleur. En même temps, le
Mouvement 5 étoiles est, d’une certaine façon, un parti attrape-tout,
qui s’adresse, à ce titre, à un public électoral large et diversifié. De fait,
son électorat se répartit sur tout le territoire national et il est composé
de catégories socio-professionnelles différentes : travailleurs
indépendants, mais aussi ouvriers, étudiants, chômeurs ou employés.
Ne font exception que quelques catégories précises : les retraités, les
femmes au foyer et les professions libérales. Il attire surtout les jeunes
et les jeunes adultes, tandis que son attrait est nettement plus modeste
12
auprès des populations d’âge mûr ou avancé . En 2018, le
Mouvement 5 étoiles a maintenu son assise électorale nationale. Sur
228 collèges électoraux, il est en effet le premier parti dans
143 collèges, et le deuxième dans 74. Ses résultats ne sont faibles que
dans les 11 autres collèges. Par ailleurs, son électorat s’est fortement
« méridionalisé » : 25 % des collèges où il obtient ses meilleurs résultats
sont situés dans les régions du Sud et dans les îles, à la seule exception
de Campobasso (dans les Abruzzes). La Campanie est la région où le
parti est le plus puissant, frôlant la majorité absolue : 49,4 %. Comme
par hasard, c’est la région où le leader du Mouvement 5 étoiles, Luigi
Di Maio, est né. La deuxième région en termes de poids électoral est la
Sicile : 49 %. Mais le score dépasse aussi les 40 % dans les Pouilles, dans
le Molise, en Basilicate, en Calabre et en Sardaigne. Le Mouvement
5 étoiles gagne donc plus de vingt points dans le Sud, près de sept dans
le Centre-Sud, et deux seulement dans le Nord. Pour l’essentiel, cette
distinction territoriale reflète l’insécurité économique, dont
témoignent clairement les taux de chômage, qui atteignent leurs
niveaux maximaux dans les zones méridionales.
Le Mouvement 5 étoiles a surgi à la fin de la première décennie des
13
années 2000 , avec les initiatives ouvertement « programmatiques »
14
lancées par Beppe Grillo. Sous le signe, explicite, de l’antipolitique .
De l’opposition ouverte aux politiciens et à la politique traditionnels.
Le rite d’entrée sur la scène publique a pour nom « V-Day »
(abréviation d’une formule plus explicite : « Vaffanculo Day »). Il est
célébré dans plusieurs villes italiennes le 8 septembre 2007. Par la suite,
le Mouvement 5 étoiles s’est présenté et affirmé à l’occasion de diverses
circonstances et échéances électorales. D’abord, lors des élections
municipales et régionales (en particulier en Sicile, en 2012). Pour
s’imposer ensuite, de manière éclatante, aux législatives de 2013. Il
devient alors, étonnamment, le parti pour lequel on vote le plus.
Les raisons de ce succès sont diverses, et divers auteurs les ont
15
analysées . Pour notre part, nous nous limiterons ici à souligner que la
clef première et principale d’un tel résultat tient à l’autodéfinition (en
termes d’opposition) du Mouvement face aux autres partis. Contre
lesquels il s’est présenté et se présente encore comme un « non-parti »,
ou même un « anti-parti », auquel son porte-parole, Beppe Grillo, a
fourni un visage, une voix et un modèle de « communication »
différent. Le M5S obtient alors le succès grâce au vote de
« protestation » d’électeurs insatisfaits des autres partis, parce qu’il a
offert et offre une alternative à la « démocratie représentative », en
utilisant le Web comme méthode de participation (directe) et de dés-
intermédiation. Soutenu et orienté par Gianroberto Casaleggio et,
ensuite, par son fils Davide. Le cas du Mouvement 5 étoiles et de Beppe
Grillo est en tout cas, à coup sûr, le phénomène politique le plus
spectaculaire et le plus marquant auquel ait été appliquée, ces
dernières années en Italie, l’étiquette de « populiste », et pas seulement
par les acteurs et les commentateurs politiques, mais aussi par les
chercheurs et par les spécialistes, qui définissent le M5S comme
16
« techniquement populiste ». Un cas exemplaire de « Web-
populisme », présentant tous les traits principaux de ce
« phénomène » : l’appel direct au peuple, la désignation de
l’« ennemi » (les partis, les politiques de métier, les journalistes…), le
leader unique et charismatique, le langage. À quoi s’ajoute un autre
élément, déterminant pour clarifier la trajectoire des « nouveaux
populismes » : l’appel à la démocratie directe, contre toute médiation
et contre tout médiateur, par le recours au Web.
Mais si les acteurs politiques qu’on peut ranger dans le cadre du
populisme (dans certains cas, selon les déclarations explicites des
leaders eux-mêmes) sont les trois sujets qu’on vient de décrire, en Italie
le climat (le syndrome) populiste va bien plus loin. Il influence et
contamine également d’autres partis et leaders, traditionnellement
17
étrangers à cette orientation . Le fait est qu’un certain degré de
populisme est requis pour s’affirmer sur le plan électoral et politique,
car, comme nous le dirons plus loin, le populisme imprègne le climat
d’opinion des Italiens.
C’est ainsi que le centre gauche s’est adapté à ces tendances, après
avoir fait l’expérience de son incapacité non seulement à s’affirmer,
mais encore à demeurer compétitif dans le cadre des nouvelles règles
18
majoritaires introduites en 1993 . Aux législatives de 1994, en effet, le
centre et la gauche se présentent séparés en coalitions, le Pacte pour
l’Italie (Patto per l’Italia) et les Progressistes (Progressisti), s’appuyant
respectivement sur les post-démocrates-chrétiens (le Patto per l’Italia) et
sur les post-communistes (les Progressistes). De la sorte, c’est divisés
qu’ils affrontent une consultation de type majoritaire, favorisant la
victoire de la coalition adverse, conduite par Silvio Berlusconi, lequel
fédère au contraire les forces du centre droit, Ligue du Nord comprise.
C’est à partir de cette défaite que se fait jour l’idée d’un sujet
politique de centre gauche, alternative à Berlusconi et au centre droit.
L’idée ne se réalise pas immédiatement, par la volonté d’un leader,
comme cela s’était passé pour Forza Italia. Cela prendra longtemps. Au
centre gauche, des partis historiques existent et résistent, en héritiers
des traditions de la Première République. C’est ainsi qu’en 1995
débute l’aventure de la coalition électorale de L’Olivier (L’Ulivo),
menée par Romano Prodi.
C’est un lieu de rencontre et d’échanges entre post-communistes,
post-démocrates-chrétiens (de gauche) et laïques réformistes. Une
sorte de nouvelle Démocratie chrétienne déportée à gauche. Un sujet
politique soutenu et légitimé par une grande mobilisation populaire :
les primaires. Un « mythe fondateur » (selon la définition du politiste
Arturo Parisi, qui en a été, avec Prodi, le premier partisan), rejoué
plusieurs fois, et ayant vu la participation de millions d’électeurs, mais
aux finalités et aux objectifs différents.
Les primaires sont mises en œuvre pour la première fois à l’échelle
nationale en 2005, pour sélectionner le candidat à la présidence du
conseil de la coalition du centre gauche, L’Union (L’Unione ; ce sera
Romano Prodi). Au cours de la période suivante, si — sans nier leur
importance — on néglige les consultations au niveau local, les
primaires du Parti démocrate se tiendront en 2007 (vainqueur : Walter
Veltroni) et en 2009 (où s’imposera Pier Luigi Bersani).
À l’automne 2012, les primaires permettent de désigner le candidat
à la présidence du conseil en vue des élections de 2013. Un an plus
tard, elles servent à élire le secrétaire du Parti démocrate, après que le
résultat décevant des législatives de février 2013 avait « délégitimé » le
secrétaire et candidat à la présidence du Conseil, Pier Luigi Bersani.
Enfin, en 2017, après la démission de Matteo Renzi de la présidence du
Conseil puis du poste de secrétaire de son parti, suite à l’échec cuisant
du référendum constitutionnel du 4 décembre 2016, les primaires
voient la réélection de Renzi à la tête du Parti démocrate en 2017. Il
démissionnera de nouveau en mars 2018 de cette responsabilité après
la défaite de son parti aux élections générales.
Les primaires sont donc interprétées différemment, selon
l’occasion. Dans certains cas, pour sélectionner le groupe dirigeant du
parti. Dans d’autres, en revanche, pour choisir le candidat de la
coalition en vue de compétitions électorales. Enfin, récemment,
comme remède à la perte de consensus « personnel » du leader (après
des événements significatifs, tel le référendum de 2016). D’une fois sur
l’autre, donc, les règles et les participants changent.
Cette architecture complexe explique en partie les difficultés
qu’ont connues le Parti démocrate et le centre gauche, s’agissant
d’adopter une configuration — mais aussi une identité — précise.
Le Parti démocrate est longtemps resté un sujet largement
19
impersonnel . C’est d’ailleurs le seul parti qui ne se soit pas modelé
autour d’un leader. L’héritage des partis de la Première République
dont il est issu, Démocratie chrétienne et Parti communiste italien, a au
contraire (re)produit de multiples tensions, instances « personnelles »
et courants.
Cette tendance s’est cependant inversée depuis que s’est affirmé le
leadership de Matteo Renzi. Élu d’abord secrétaire du parti par le
truchement des primaires, à l’automne 2013, il devient ensuite
président du Conseil, par un coup de force aux dépens d’Enrico Letta,
son camarade de parti. Renzi représente la première véritable réponse
20
du Parti démocrate au « parti personnel ». Mais aussi la dernière
« expérience » de leadership de la Deuxième République fondée par
— et sur — Berlusconi. Ce n’est pas un hasard si Renzi a utilisé sa
position de maire de Florence pour défier, ouvertement, la
« nomenklatura romaine ». Par son style de communication, il a pris ses
distances par rapport aux « politiques de métier ». La formule magique
21
de son ascension, c’est : « Mise à la casse . » En d’autres termes : se
libérer des gens et des dirigeants du passé, considérés comme des
« épaves », des « tas de ferraille ».
Renzi ne se présente pas comme un politicien professionnel. Il a
tout de même pour lui son expérience de maire. Et les maires, après la
réforme de 1993 qui prévoit leur élection au suffrage direct, sont
devenus les symboles d’une saison nouvelle, différente, ouvrant une
alternative par rapport à la politique et aux politiciens
22
« traditionnels ». Ils caractérisent une époque où la recherche et la
diffusion de partis personnels et personnalisés débordent les sujets
politiques les plus importants. Ils impliquent, et même heurtent de
plein fouet tout le système des partis. Il suffit de considérer les
formations qui, au fil des ans, ont occupé la scène politique de la
Deuxième République. À commencer par L’Italie des valeurs (L’Italia
dei valori), fondée en 1998 par Antonio Di Pietro, ancien magistrat et
23
figure phare de l’enquête « Mains propres » (expression qui désigne
les actions entreprises par la magistrature à partir des années 1990) et,
par conséquent, en quelque sorte cofondateur de la Deuxième
République. De même, Gauche Écologie Liberté (Sinistra Ecologia
Libertà, SEL), qui a longtemps été la principale formation politique à la
gauche du Parti démocrate, du point de vue du consensus électoral et
de la visibilité, est apparue subordonnée à Nichi Vendola, leader du
parti et gouverneur de la région des Pouilles.
On a donc eu recours aux primaires, en tout cas pour imposer une
empreinte résolument « personnalisée » et majoritaire au sujet
politique « unitaire » qu’est le centre gauche, du moins tant que celui-
ci s’est présenté comme uni et, donc, jusqu’à ce que certains leaders et
personnages notables fassent scission. En premier lieu, Pippo Civati (en
2015), puis, surtout, Massimo D’Alema, Pier Luigi Bersani et d’autres
leaders qui, en 2017, « fondent » le Mouvement démocratique et
progressiste (Movimento Democratico e Progressista, MDP).
Pour sa part, Choix civique (Scelta Civica), formé à la fin de l’année
2012, suite à l’expérience du gouvernement technique, en vue des
élections de 2013, s’identifie avec Mario Monti alors président du
Conseil : le « Professeur », qui se « lance dans l’arène » à l’approche
des élections afin de poursuivre l’œuvre qu’il a engagée en qualité de
Premier ministre.
En Italie, le « populisme » est ainsi devenu un trait essentiel du
langage politique, et même de la démocratie, car tous les sujets
politiques se sont personnalisés, y compris au centre gauche, où l’on
adopte des procédures de sélection et d’élection allant dans ce sens, à
commencer par les « primaires » qui appellent le « peuple » — de
gauche, de centre gauche — à choisir son chef, par voie directe, en se
rendant aux urnes, ou par « voie numérique », dans le cas du
Mouvement 5 étoiles.
On a là plusieurs signaux indiquant qu’est en cours, en Italie aussi,
24
un processus rapide vers la « présidentialisation », à tous les niveaux,
du fait de l’élection directe des maires, au début des années 1990, puis
des présidents de province et de région — rebaptisés, c’est significatif,
« gouverneurs » — et, en général, du fait de l’attribution de pouvoirs
« personnalisés » au Premier ministre et au (et à son) gouvernement.
De droit, par la voie institutionnelle, mais aussi de fait. Comme on le
voit, en Italie encore, dès les années 1990, quand les noms des
candidats à la présidence du Conseil apparaissent jusque sur les
bulletins de vote, alors que rien de tel n’est prévu par la loi, au point
que Giovanni Sartori dénonça, en l’espèce, une « entorse
25
constitutionnelle ». D’ailleurs, les affiches électorales ne reproduisent
plus les symboles du parti, mais uniquement les visages, en gros plan,
des leaders et des candidats. Lesquels résument l’identité même des
partis.
Mais la « présidentialisation » s’est également affirmée à travers le
changement de rôle et d’image des présidents de la République. De
fait, depuis plus de trente ans, autrement dit à partir de Sandro Pertini
qui occupa cette fonction de 1978 à 1985, le président de la
République a pris un poids grandissant, sur le plan politique, mais aussi
en termes de reconnaissance publique. Ces vingt dernières années, en
particulier, Carlo Azeglio Ciampi d’abord, Giorgio Napolitano ensuite,
à la faveur de la crise de crédibilité des partis, sont devenus — en
quelque sorte — les présidents d’une « République présidentielle » de
fait. Napolitano, surtout, a imposé son rôle de garant du
gouvernement, en des temps de défiance aiguë et généralisée envers la
politique et les institutions. Il a, tout d’abord, désigné et soutenu
l’économiste Mario Monti à la tête d’un gouvernement de
« techniciens » (c’est-à-dire de « non-politiques »), après la démission
du gouvernement Berlusconi en novembre 2011. Ensuite, après les
législatives de 2013, lorsqu’aucune majorité parlementaire ne s’est
dégagée, il a accepté (ou plus exactement, subi) un second mandat
(une première dans l’histoire de la République), afin de promouvoir
un gouvernement à « large entente » (di larghe intese).
Le rôle de Sergio Mattarella, élu président en 2015, pourrait
paraître moins prééminent. Mais les difficultés économiques de l’Italie,
au plan européen et, davantage encore, l’incertitude de son système
politique ont renforcé sa position. Il est le seul garant de la stabilité et
de la continuité, dans un pays confronté à des perspectives incertaines.
Comme nous l’avons déjà dit, et comme c’est évident, l’Italie est
donc un laboratoire et, en même temps, un catalogue des « nouveaux
populismes » et des « néo-populistes ». Berlusconi, Bossi, Salvini et
Grillo, l’antipolitique et la xénophobie, l’antimondialisme et le
localisme, le Web et le « peuple » des blogs (qui descend dans la rue,
contre la menace politique pesant sur les libertés personnelles).
À quoi il convient d’ajouter la médiatisation et la personnalisation,
résumées par ce qu’on appelle le berlusconisme. Mais aussi, dans un
second temps, par le récit « novateur » (nuovista) et « mais-aussiiste »
(selon une définition ironique du parler de l’ancien dirigeant du
centre gauche, Walter Veltroni, scandé par l’incise « mais aussi », visant
26
à n’exclure rien ni personne de son propos ). Un esprit de synthèse
qui, au demeurant, résonne aussi en France avec le fameux « en même
temps » d’Emmanuel Macron.
Enfin, il y a la dés-intermédiation : la démocratie directe par le
truchement du Web que le Mouvement 5 étoiles, guidé par Grillo, a
mise en place et fait triompher. Sans négliger le récent virage
« personnel » du Parti démocrate, que Renzi a réussi à imposer et à
incarner, en artisan de la mutation du PD en PDR : le Parti de Renzi.
D’autant plus nettement après son succès aux élections européennes
de 2014, lorsqu’il engrange 40 % des suffrages. Mais aussi,
paradoxalement, après sa défaite au référendum constitutionnel du
4 décembre 2016. Car ce référendum, par un choix (pas tout à fait
délibéré) de Renzi, a été personnalisé pour devenir un référendum sur
Renzi, lequel, bien qu’ayant « perdu » ce défi électoral, a
définitivement « personnalisé » le Parti démocrate. Du reste, et ce n’est
pas un hasard, le résultat du référendum reproduit d’assez près celui
des élections européennes de 2014, sur le plan électoral et sur le plan
géopolitique. Naturellement, l’hyper-personnalisation du PDR s’est
heurtée et se heurte toujours à de nombreuses résistances internes,
jusqu’à provoquer fractures et scissions. Bersani, en promouvant avec
d’autres leaders de gauche une nouvelle formation, a significativement
affirmé : « Je ne resterai pas prisonnier du PDR. »
Il est d’autre part intéressant d’observer que le populisme tend à
être « normalisé ». Tandis qu’il perd, par voie de conséquence, la
valeur de « stigmate » qu’il avait jusqu’ici toujours eue. Le terme
« populisme » a principalement été utilisé comme une épithète,
comme une invective. Comme l’a observé Marco D’Eramo, « personne
27
ne se définit comme populiste ». Les populistes, ce sont toujours les
autres. « Populiste » est une accusation qu’on lance régulièrement sur
autrui. « Populiste, moi ? Non merci. Si populiste il y a, c’est vous ! »
Mais, depuis quelque temps, on a tendance à dédiaboliser ce terme.
De manière explicite et provocatrice. Comme l’a fait Matteo Salvini,
qui, en soutien à Marine Le Pen, n’a pas hésité à se déclarer
« populiste ». Transformant ainsi une accusation en appellation dont se
parer ouvertement, jusqu’à s’autoproclamer « Le Populiste » (Il
28
Populista), sur son blog .
Dans la « vieille Europe » des fondateurs de la Communauté
européenne, s’affirme un national-populisme eurosceptique engendré
par la distance perçue entre le peuple et les mécanismes de la
démocratie, accusés d’être conditionnés par l’opacité des groupes
29
dirigeants et des bureaucraties communautaires . Par le biais des
règles budgétaires et des politiques sur l’immigration, l’Union
européenne entendrait promouvoir, selon les leaders populistes, des
valeurs cosmopolites et internationales dénaturant les identités
nationales des différents pays. Face à cette perspective, les populismes
et les populistes revendiquent la possibilité de fermer leurs frontières
lorsqu’ils l’estiment opportun, d’expulser les migrants clandestins, de
marginaliser certaines communautés, notamment islamiques et roms.
En Italie, la Ligue témoigne du même processus de
personnalisation politique que celui qu’on observe en France et en
Allemagne. Le scandale qui frappe le leadership et le groupe dirigeant
proche d’Umberto Bossi offre à Matteo Salvini l’occasion de prendre la
tête du parti et d’isoler les positions des dissidents tels que Roberto
Maroni, ancien président de la région Lombardie, et Luca Zaia, qui
dirige la région de la Vénétie. Salvini, lors de la campagne électorale de
2018, accentue les tonalités de l’anti-européisme et les craintes
concernant l’immigration et l’islamisation. Il accorde, en outre, une
attention particulière à la dégradation des banlieues urbaines, qu’il
oppose à la haute qualité de vie des centres historiques, où semble
désormais se concentrer le réservoir électoral du Parti démocrate. Les
résultats électoraux de 2018 confirment la crise, en Italie aussi, des
partis se réclamant du clivage opposant la droite à la gauche. Tout
particulièrement, le Parti démocrate et Forza Italia : l’un comme
l’autre en baisse sensible de popularité. Tandis que Matteo Salvini
redresse la Ligue après le scandale sur la gestion de ses fonds, la
transformant en « parti personnel », qui associe un niveau élevé de
mobilisation politique traditionnelle à une habile utilisation des
réseaux sociaux. Les bons résultats électoraux de la Ligue le poussent à
s’allier au principal vainqueur des élections italiennes : les
30
« populistes » du Mouvement 5 étoiles .
Dans le paysage politique italien, le cas du mouvement fondé par
Beppe Grillo et Gianroberto Casaleggio présente un profil qu’on peut
bien qualifier d’exceptionnel. Si le Mouvement 5 étoiles obtient, de
manière transversale, les faveurs d’un électorat sans attaches, souvent
jeune, sa position s’avère en revanche plus complexe si on l’envisage
dans la perspective européenne. Il n’est que de penser à
l’euroscepticisme versatile et aux opinions contradictoires de Beppe
Grillo sur l’immigration. Ses critiques concernant le rôle joué par
l’Italie dans l’Alliance atlantique et ses rapports privilégiés avec le parti
dirigé par Vladimir Poutine — Russie unie — le rapprochent
cependant des populismes français et allemand. Mais c’est également le
cas de la Ligue. En Europe, on ne trouve pas d’autres exemples de
partis associant une utilisation aussi massive du Web au contrôle sur les
inscrits qu’exerce une agence privée gérée par le fondateur. Même le
Parti pirate — qui fait du Web le vecteur principal de son offre
politique et qui intervient dans divers pays européens — a opposé à
plusieurs reprises un démenti à ceux qui le comparent au Mouvement
5 étoiles.
Autant d’obstacles qui compliquent la formation d’un groupe
parlementaire à Bruxelles. Si le RN (Rassemblement national, ex-FN),
l’AfD (Alternative für Deutschland, Alternative pour l’Allemagne) et la
Ligue — avec les libertaires néerlandais de Geert Wilders — ne cachent
rien de leurs patentes convergences nationalistes et anti-Islam, qui leur
permettent de construire le groupe « Europe des nations et des
libertés », le Mouvement 5 étoiles peine à trouver un accord avec les
eurosceptiques britanniques de Nigel Farage pour rallier le groupe
parlementaire « Europe de la liberté et de la démocratie directe ».
C’est pourquoi Luigi Di Maio affirme sa solidarité avec les gilets jaunes
en France et les incite à former une liste en vue du scrutin européen.
L’Union européenne tourmente sérieusement le fondateur du
Mouvement 5 étoiles, Beppe Grillo, comme en témoigne sa tentative
solitaire, en janvier 2017, d’inscrire son mouvement dans le groupe
« Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe ». L’alliance
européenne libéral-démocrate est un regroupement modéré, mais
fortement européiste. Aussi l’initiative personnelle du leader du
Mouvement 5 étoiles reçoit-elle la désapprobation des partisans du
mouvement, qui font de la lutte contre la bureaucratie communautaire
l’emblème de leur parti. Au point que Beppe Grillo se voit contraint de
revenir sur sa décision.
L’alliance de gouvernement entre la Ligue et le Mouvement
5 étoiles est donc tournée vers une nouvelle phase, en vue des élections
européennes 2019. Après le Brexit, le parti de Nigel Farage se trouvera
dans l’impossibilité de se présenter ; le Mouvement 5 étoiles devra donc
se chercher une nouvelle maison politique en Europe.
L’entente entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles est le dernier
exemple nous permettant de comprendre le changement de stratégie
adopté par le populisme d’opposition des partis en Europe de l’Ouest.
Si, au départ, les principaux représentants de cette mouvance politique
se définissaient comme des partis antisystème, au fil du temps s’est fait
jour une « nouvelle phase », justement dans la « vieille Europe ». Après
des années de contestation et d’antagonisme, ayant souvent conduit à
l’auto-isolement des partis populistes, les exposant au risque d’une
graduelle dégringolade électorale, les nouvelles directions ont compris
qu’il était important de briguer méthodiquement la possibilité de
gouverner.
L’alliance Ligue-M5S survient, certes, après d’autres expériences,
mais elle demeure significative, dans la mesure où le gouvernement
italien est désormais composé de deux partis populistes et
formellement antisystème, différents l’un de l’autre, quant à leurs
modalités d’organisation et de communication politique, pour ne rien
dire de leurs programmes. Il faut ajouter que la Ligue affiche une
longue expérience de gouvernement à l’échelle nationale et, davantage
encore, locale, bien que bon nombre de ses administrateurs aient eu
des relations difficiles avec Matteo Salvini, d’autant que ladite
expérience s’est forgée sous la direction d’Umberto Bossi.
Le Mouvement 5 étoiles possède en revanche une faible expérience
de gouvernement — ce dont il se fait parfois un motif de fierté —, à
quelque échelle que ce soit. C’est là une conséquence directe du
projet, déclaré dès la naissance du Mouvement, de gouverner le pays
« directement » et « sans alliances ». Et cela constitue l’une de ses
faiblesses actuelles. Le contexte italien présente en outre le premier cas
d’un accord de gouvernement entre formations politiques populistes
dans un pays fondateur de l’Union. Ce qui constitue un motif de
soupçon et de méfiance, particulièrement auprès des gouvernements
des autres pays fondateurs.
Chapitre VII
LES RAISONS DU POPULISME
On l’aura compris : la question n’est plus seulement d’expliquer
pourquoi et comment les mouvements populistes prospèrent mais
pourquoi et comment en France et en Italie mais aussi ailleurs en
Europe se répand un style populiste et s’instaure la peuplecratie.
Quatre types d’explication peuvent être avancés concernant la
progression des populistes : l’une d’ordre économique et social, la
deuxième de type politique, la troisième d’ordre technologique et la
dernière plus culturelle ou identitaire.
Pour la France, la faible croissance depuis des décennies, les effets
de la mondialisation et les politiques de rigueur ont eu des effets
considérables. Accentués, comme presque partout ailleurs, par la crise
financière et économique ouverte à partir de 2008. La
désindustrialisation notable entamée dès la fin des années 1970 a
touché des régions entières dans le nord et l’est du pays, les laissant
sinistrées, avec des villes ou des bourgs désertés et des populations
traumatisées. Le chômage de masse s’inscrit dans une longue durée,
exceptionnelle au regard de l’histoire : depuis 1983 il n’est jamais
descendu en dessous de 7,1 %, et depuis 2009 il oscille entre 8,2 % et
un peu plus de 10 % de la population active. Il frappe surtout les plus
jeunes (en 2016, plus d’un quart des 15-24 ans) et les moins qualifiés.
Les conditions de travail se précarisent, déstabilisant la main-d’œuvre.
Les inégalités de toute nature se creusent : entre urbains et ruraux,
entre habitants des centre-villes et des périphéries, entre territoires,
entre diplômés et non-diplômés, entre hommes et femmes, entre
générations, entre Français et immigrés. Plus encore, comme le
remarque Thierry Pech, « les inégalités de statut, d’opportunités et de
1
rapport à l’avenir » s’avèrent fortes et ravageuses . L’école, qui
constituait l’ascenseur social par excellence, dans la réalité et
l’imaginaire français, semble aux yeux des catégories les plus
défavorisées réservée aux enfants issus de familles déjà dotées d’un
certain niveau d’instruction et d’atouts sociaux. Cette situation très mal
vécue dans un pays comme la France où, selon la célèbre formule de
Tocqueville, règne la passion de l’égalité, entraîne de multiples
conséquences. Une forme de désespérance sociale s’est répandue.
L’inquiétude pour l’avenir, notamment celui des enfants, frappe les
catégories les plus populaires mais aussi désormais les classes moyennes
inférieures effrayées par le risque de déclassement social. Un
pessimisme chronique enregistré dans toutes les enquêtes d’opinion
singularise la France parmi les grands pays européens du moins jusqu’à
l’élection du président Macron qui a provoqué sur le coup un « choc
d’optimisme » dans certaines catégories de la population, toutefois vite
retombé l’année suivante : en effet, en 2018, seulement 44 % de
Français sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle, « quand je
pense à la France dans les années qui viennent, je me dis que son
avenir est plein d’opportunités et de nouvelles possibilités », contre
2
53 % l’an passé . Des poussées d’exaspération et de colère se
produisent régulièrement ainsi qu’en atteste de manière spectaculaire
et inédite le mouvement des gilets jaunes, d’autant que les
organisations syndicales sont faibles et que le dialogue social, en dépit
de réels progrès, se heurte à de nombreux obstacles, en particulier
dans les petites entreprises. De multiples tensions se font jour entre
groupes sociaux au demeurant de moins en moins cohérents, entre
insiders et outsiders, jeunes et baby-boomers, précaires et pauvres. L’écart
entre ces réalités que ne subissent plus seulement les plus démunis et
l’action des responsables politiques est de plus en plus mal vécu. C’est
sur ce terreau que se développent les mouvements populistes qui, à la
fois, traduisent en politique ce profond malaise et entretiennent celui-
ci, voire l’exacerbent au maximum, surtout depuis 2008. Ils occultent
bien évidemment les réussites de nombre d’entreprises, les adaptations
à la modernité, le dynamisme de certains secteurs d’activité ou encore
quelques progrès sociaux, sans même parler de la préservation de
l’essentiel de la protection sociale française. Car leur description
apocalyptique des temps présents les amène à désigner ceux qui, selon
eux, sont responsables de cet état de la société et à se poser en sauveurs
grâce à quelques recettes qu’ils présentent comme étant frappées au
coin du bon sens. Il reste à savoir si l’élection d’Emmanuel Macron est
en mesure de changer en profondeur la donne. C’est bien là l’un des
enjeux fondamentaux de son quinquennat.
L’Italie, pour sa part, avec quelques autres pays du sud de l’Europe,
est de ceux où les conséquences de la crise se sont fait le plus
3
profondément et durablement ressentir . Le taux de chômage, de
6,6 % avant la crise (décembre 2007), a grimpé à 13 % en 2014, et les
données les plus récentes (en 2017) indiquent qu’il s’est établi autour
4
de 10,4 % . Ces chiffres cachent toutefois des disparités prononcées et,
dans certains cas, grandissantes. De genre, par exemple : les femmes
sont davantage touchées par le chômage que les hommes, même s’il ne
semble pas que les écarts (de l’ordre de 2 à 3 %) se soient creusés à
cause de la crise économique. Les disparités territoriales sont bien plus
profondes : dans les régions du nord, le taux de chômage était, en
2007, de 3,5 % (8,6 % à l’apogée de la crise, atteint en 2014), et il
s’établit aujourd’hui à 6,9 %. Au sud, où le chômage était déjà
nettement plus répandu avant la crise (11 %), celui-ci a touché un pic
de 20,7 % en 2014 et atteint aujourd’hui 19,7 %.
Enfin, en Italie (comme on le constate, là encore, dans les autres
pays de l’Europe méditerranéenne), la crise économique a frappé de
manière particulièrement virulente les jeunes générations : le taux de
chômage de la tranche des 15-24 ans, de 21 % en 2006, s’est stabilisé
au-dessus de la barre des 40 % pendant deux ans environ — de l’été
5
2013 à l’été 2015 —, pour « redescendre » aujourd’hui à 32,7 % . Mais
si, à côté du chômage, on prend en compte le phénomène des NEET
(autrement dit, de ceux qui ne travaillent pas, n’étudient pas, ne
suivent aucune formation), l’Italie affiche le triste record, parmi tous
les pays de l’Union européenne, de 19,9 % des 15-24 ans, contre une
moyenne de 11,5 % sur le continent.
Les effets de la crise ont donc été significatifs y compris sur le plan
du système politique. Parmi les conséquences les plus remarquables
mises en évidence par les politologues Leonardo Morlino et Francesco
Raniolo — dans un ouvrage récent centré sur l’Italie et sur d’autres
6
pays euro-méditerranéens —, il y a celle du processus de redéfinition
des clivages (cleavages), autrement dit les lignes de division qui
structurent l’espace politique. D’un côté, sur le « pendule » entre
centre et périphérie, on assiste ces dernières années, comme
conséquence des politiques de contraction de la dépense publique, à
un retour de la centralisation. Le fait que les instances territoriales
aient disparu de l’agenda public est bien représenté par la
transformation de la Ligue du Nord en parti identitaire au service des
intérêts supposés de la partie septentrionale de la péninsule en force
de droite nationale et radicale. Mais, surtout, on assiste à la
consolidation des clivages entre défenseurs et détracteurs de l’UE,
conséquence directe des politiques d’austérité, et qui vient se
superposer et se mêler à un troisième clivage, de plus en plus sensible,
à savoir celui qui divise les défenseurs de la classe politique
traditionnelle et les sujets opposés à l’establishment.
Avec la naissance de nouveaux partis de protestation — et la
consolidation, et redéfinition, de certains autres, moins nouveaux — le
système des partis tend au tripolarisme : la Ligue alliée à Forza Italia, le
Mouvement 5 étoiles et le Parti démocrate. Ce qui, contre-
intuitivement peut-être, a pour conséquence de canaliser de toute façon
la défiance et l’hostilité populaires envers la participation électorale et
institutionnalisée. Non pas tant en raison des succès ou de la qualité de
la gouvernance. Au contraire, Francesco Raniolo et Leonardo Morlino,
s’arrêtant sur des aspects fondamentaux quant à la gestion de la crise,
tels l’efficacité de l’administration (qualité et efficience des institutions
étatiques) et le contrôle de la corruption, mettent en évidence les
performances comparativement fort modestes de l’Italie ; c’est pour ces
7
mêmes raisons que le politologue Luigi Burroni considère le Belpaese
— ainsi que les autres pays euro-méditerranéens — comme un système
capitaliste caractérisé par une « insécurité sans compétitivité » ou par
un « bas niveau du PIB par tête d’habitant et un haut risque
d’exclusion sociale ».
L’Italie paie, de ce point de vue, la faiblesse de ses autres canaux
d’intermédiation des demandes et des intérêts. En premier lieu, les
syndicats et les associations catégorielles, qui subissent un processus de
délégitimation et de segmentation : de sorte que la gestion de la crise
n’a pas non plus été en mesure de profiter des mécanismes de la
concertation, qui avaient pourtant joué un rôle de premier plan dans la
8
gestion de précédentes périodes de crise .
De même, les mouvements sociaux qui, ailleurs — surtout en Grèce
et en Espagne —, ont eu une importance cruciale, n’ont pas été
capables, en Italie, de donner une représentation unitaire et efficace à
la protestation sociale, restant pour l’essentiel engagés — et confinés —
dans des batailles liées aux réalités locales, et menées contre de
9
« Grands Travaux » dont l’utilité et l’opportunité ont été, ces
10
dernières années, remises en question . En ce sens, la trajectoire de
l’Italie a eu ceci de particulier qu’elle a vu la défiance
s’institutionnaliser directement en un parti — le Mouvement
5 étoiles — sans passer par la phase de la mobilisation de masse.
Une dernière remarque importante concerne le déclin de la
capacité des clivages, tels qu’ils se sont récemment redéfinis, à
structurer le conflit social en unifiant et en cimentant les fronts en
présence. Cette tendance concerne l’Italie, mais aussi les autres pays du
sud de l’Europe. Le morcellement des bases socio-économiques,
l’étiolement des idéologies et de l’organisation y sont pour quelque
chose. Mais les lignes de fracture aujourd’hui significatives tendent
aussi à couper transversalement chaque groupe ou parti. Il s’ensuit une
situation caractérisée par une forte instabilité structurelle ; ce qui, par
ailleurs, contribue à renforcer la centralité des leaders face à la perte
d’importance des acteurs collectifs. Avec pour résultat une plus grande
incertitude, due à la croissante vulnérabilité électorale et à l’usure de
leaders qui s’engagent dans les compétitions électorales sans pouvoir
11
compter sur des partis enracinés dans la société .
Pourtant, l’économique et le social ne sont pas les seules causes de
l’expansion populiste. D’abord, parce que celle-ci touche également en
Europe d’autres pays qui ne présentent pas du tout les mêmes
caractéristiques et qui affichent une relative prospérité. Ensuite parce
que le facteur politique s’avère décisif. En France et en Italie, il se
combine avec la déstructuration sociale et, interagissant avec elle, il en
démultiplie les effets. Mais qu’est-ce qui dans la sphère politique est en
cause ? En Italie, la progression populiste est souvent attribuée aux
institutions et aux modes de scrutin qui empêchent la formation d’une
majorité claire et l’existence d’une réelle gouvernabilité : l’incapacité
12
d’agir serait donc en cause . Or tel n’est pas le cas en France. Les
institutions sont solides, les majorités parlementaires claires du fait du
mode de scrutin majoritaire uninominal à deux tours, le pouvoir
exécutif fort, trop même selon ses critiques qui réclament plus de
pouvoir au Parlement et pour certains l’instauration d’une
e
VI République. Et pourtant le populisme s’y est développé.
Il faut donc chercher ailleurs. Le triomphe des peuples et des
populismes (en politique et, davantage encore, dans le langage) est,
sans aucun doute, étroitement corrélé à la transformation et, peut-être,
à la crise de la démocratie représentative et au déclin des partis
traditionnels. Au fond, tous les populistes, ou prétendus tels, ont en
commun de critiquer, ou plutôt de contester ouvertement les partis, le
Parlement, les politiciens de métier et, par extension, les
13
administrateurs et les gouvernements locaux . Et aussi les
« techniciens », les intellectuels, les experts dont les gouvernements
14
sont flanqués . Les élections de ces dernières années en France, en
Italie et dans les principaux pays d’Europe, témoignent du succès des
formations politiques exprimant des positions nationalistes et
populistes. Critiquant les élites de gouvernement, incapables avant
tout, selon les populistes de droite — et parfois, désormais, de
gauche — de gérer l’immigration, elles imputent aux partis
traditionnels la responsabilité d’avoir enclenché un phénomène
aujourd’hui perçu comme la principale menace pesant sur l’identité
culturelle et sur les conditions qui règlent le marché du travail, minant
la sécurité du vivre ensemble. Les partis sociaux-démocrates et ceux qui
sont membres du Parti populaire européen peinent à fournir des
réponses satisfaisantes sur ces questions, et leur audience a baissé — et
baisse encore — sensiblement. Les formations politiques libéral-
démocratiques ont subi le même sort, indice supplémentaire de la crise
qui affecte le rapport de confiance entre citoyens d’un côté,
administrateurs et gouvernements de l’autre. L’élargissement de la
crise des partis de masse est le signe principal du changement des
rapports entre société et politique. La grandissante incapacité d’entrer
en relation avec la base populaire, mise durablement à l’épreuve par la
crise économique et effrayée par l’utilisation politico-électoraliste de la
rhétorique de l’invasion par les étrangers, explique bon nombre des
difficultés que rencontrent la politique et les gouvernants.
Particulièrement les partis progressistes, dont la culture politique est
traditionnellement tournée vers l’accueil, ce qui rend désormais
difficiles leurs rapports avec une frange grandissante de leur électorat.
En outre, en Italie, les « passages de système » coïncident avec de
grands changements — qu’on pourrait même appeler « fractures » —
concernant le système électoral. La chute de la Première République
coïncide avec le référendum de 1991, qui réduit à une seule les
préférences de vote. Le début de la Deuxième République, sanctionné
par la victoire de Berlusconi en 1994, est préparé — et favorisé — par
le changement de la loi électorale dans un sens majoritaire, en 1993.
Et, davantage encore, par le vide que laisse la disparition — ou la
refondation — des partis de la Première République au cours des
années précédentes.
Par ailleurs, la « résistance » de Berlusconi et de son parti
personnel, dix ans plus tard, est favorisée par le nouveau système
électoral, qu’on a appelé « Porcellum », présenté par le dirigeant
léguiste Roberto Calderoli et approuvé, en 2005, par la majorité de
15
centre droit . Le but était de limiter les possibilités d’affirmation du
centre gauche, nettement plus enraciné dans le territoire que le centre
droit, aux élections de l’année suivante. Mais, surtout, de l’empêcher
de gouverner, après sa prévisible victoire. Enfin, ces dernières années, il
y a eu la longue et usante discussion autour du nouveau système
électoral, engagée par Matteo Renzi et stoppée par le résultat du
référendum de décembre 2016. Tout cela confirme que le véritable
problème des partis demeure, toujours et inévitablement, le même : le
système électoral, en discussion depuis plus de vingt ans pour des
raisons d’« intérêt partisan ». Car du système électoral dépend la
possibilité d’accéder au Parlement et aux assemblées représentatives,
ainsi qu’aux avantages que procurent les « charges électives ».
Cependant, la position centrale qu’occupent le scrutin et les règles
électorales, dans le débat politique et dans la vie publique, constitue,
davantage qu’un symptôme, une confirmation du désenchantement
qu’inspire la démocratie représentative, dont les élections sont le
principe constitutif.
Mais il est d’autres signes témoignant de la profondeur de
l’enracinement du populisme dans la société, dans les comportements
des citoyens, ainsi que dans les stratégies des — ou plutôt : de
certains — acteurs politiques. Il n’est que de considérer les indications
que donne le « Rapport sur les Italiens et sur l’État », élaboré par
Demos, depuis près de vingt ans, pour le quotidien la Repubblica. Une
grandissante défiance sociale envers les institutions et les organisations
du gouvernement représentatif se fait jour et s’impose, en effet, comme
le trait dominant. En particulier, les partis étaient et demeurent à la
dernière place du classement sur l’échelle de confiance des citoyens.
Ou, si l’on veut, en tête du classement sur l’échelle de leur défiance. À
la fin de l’année 2018, seulement 8 % d’entre eux exprimaient une
grande ou très grande confiance à leur égard. En 2008, ils étaient
16
environ 10 %. C’était déjà peu, mais tout de même un peu plus . Au
cours de la même période, la confiance envers le Parlement se réduit
de 21 à 19 %. L’État suit quasiment le même chemin : de 37 % à 29 %.
La confiance dont jouissent les régions décline sensiblement aussi
(de 39 % à 30 %). Tandis que les municipalités résistent. La confiance
qu’on leur accorde avoisine les 40 %, exactement 38 % : six points de
moins qu’en 2008, mais quelques points de plus qu’il y a un an, ce qui
indique que, dans ce cas précis, le rapport direct et « personnalisé »
avec les institutions fonctionne mieux. Il s’agit toutefois, si l’on veut, de
la confirmation d’un désir de dés-intermédiation, et d’une exigence
que soient court-circuités les médiateurs et les médiations, dans le
rapport entre gouvernés et gouvernants. Les maires sont en effet les
élus les plus proches des citoyens. Les plus reconnaissables et les plus
connus.
Ce problème s’accentue encore si l’on considère la cote de
popularité de l’Union européenne. En 2018, elle a l’« estime » de 33 %
des Italiens : vingt-cinq points de moins qu’en 2008. Ce n’est pas un
hasard, l’euroscepticisme est une constante des populismes et des
populistes.
Le problème, c’est donc la façon dont est perçue la démocratie
représentative. Son image se détériore sérieusement car les Italiens ne
croient plus dans les institutions représentatives, et moins encore en ses
représentants. La majorité d’entre eux pensent, en effet, que rien n’a
changé par rapport à l’époque de Tangentopoli, et beaucoup sont d’avis
que la situation a même empiré, c’est-à-dire que la corruption a
augmenté. 44 % des Italiens acceptent ainsi l’idée que la démocratie
puisse fonctionner sans partis, et peut-être même mieux.
On voit donc se dessiner une société « im-médiate », hostile à toute
forme de médiation avec gouvernements et pouvoirs. Pas seulement sur
le plan politique, mais aussi sur le plan médiatique. Le numérique est
préféré aux journaux et à la télévision. Et la défiance envers les
médiations va plus loin encore : elle touche la représentation même
des intérêts catégoriels. Ainsi les organisations syndicales ne sont-elles
appréciées que par 23 % des citoyens environ. Si les associations
d’entrepreneurs résistent mieux, elles perdent du crédit elles aussi : un
point en moins au cours des dix dernières années. Aujourd’hui, leur
cote de popularité se situe à 29 %.
Ainsi, d’un côté se développe une démocratie im-médiate (ou « en
17
direct »), où les acteurs politiques enjambent les médiations en se
servant des médias traditionnels et nouveaux, cependant que, de
l’autre, s’affirme un élan vers la dés-intermédiation, venant du bas, à
l’initiative de divers groupes et mouvements, ou de particuliers, qui
entrent dans la sphère de la politique par le truchement du Web.
C’est la « société de la défiance », qui se reflète dans la politique,
dès lors que la défiance devient une ressource (anti)politique. Et pas
uniquement un instrument de contrôle, de « contre-démocratie »,
18
selon la définition de Pierre Rosanvallon , autrement dit un
mécanisme de « démocratie de la surveillance ». Elle se transforme
aussi en question polémique. Car exploiter la défiance est plus facile et
plus avantageux que d’engendrer et de promouvoir la confiance.
Les partis et les leaders politiques élaborent et exploitent des
messages et des images axés non plus sur la confiance, mais sur son
contraire : la défiance, la méfiance envers les leaders, les partis
politiques, envers les « autres », pas seulement les « étrangers », mais
aussi les gens qui font partie de notre monde et de notre vie
quotidienne : six personnes sur dix estiment en effet que « les autres, si
19
l’occasion se présentait, profiteraient de ma bonne foi ». Mieux vaut
donc se méfier, par précaution, par autodéfense.
Mais la profonde défiance de la société n’est nullement spécifique à
l’Italie. En attestent les enquêtes riches et complètes menées en France
chaque année depuis 2009 par le Cevipof pour son « baromètre de la
20
confiance politique ». Celui de 2019, fondé sur un sondage réalisé en
décembre de l’année précédente, fourmille de précieuses données qui
démontrent que l’élection d’Emmanuel Macron n’a pas mis fin à cette
défiance. 85 % des Français estiment que les responsables politiques ne
se préoccupent pas d’eux. 74 % qu’ils « parlent des problèmes de
manière trop abstraite », 74 % que « les responsables politiques sont
déconnectés de la réalité et ne servent que leurs propres intérêts ».
41 % d’entre eux pensent « qu’il n’y a pas de quoi être fier de notre
système démocratique », 40 % que « les hommes politiques ne méritent
pas de respect ». Par ailleurs, seulement 23 % des Français ont
confiance dans l’Assemblée nationale, 28 % dans l’Union européenne,
23 % dans l’institution présidentielle et 22 % dans le gouvernement.
En revanche, ils se retrouvent un peu plus dans toutes les structures de
proximité : 54 % d’entre eux ont confiance dans le conseil municipal et
leurs maires, 43 % dans le conseil départemental et 41 % dans le
conseil régional.
Cette défiance massive à l’égard de la classe politique, qui est
considérée comme déconnectée des réalités et trop éloignée des
Français, et des institutions débouche sur une méfiance envers la
politique partagée par 37 % des Français qui va jusqu’au dégoût pour
21
32 % d’entre eux . Cela résulte de la situation sociale du pays dont la
responsabilité est imputée à l’ensemble des dirigeants quelle que soit
leur appartenance politique. Les quinquennats de Nicolas Sarkozy et
de François Hollande, donc la droite et la gauche, sont accusés de ne
pas avoir résolu les problèmes rencontrés. Davantage, ils ont contribué
à la détérioration du rapport d’une grande partie des Français à leurs
institutions et de leur appréhension de la vie publique en général. Plus
profondément, tous ces indicateurs découlent également de mutations
profondes de la démocratie, en France comme ailleurs, à commencer
par l’Italie. En particulier, le déclin des organisations d’intérêt, des
corps intermédiaires, des syndicats (27 % des Français leur font
confiance) et singulièrement des partis politiques ou des médias (23 %
de confiance), mais également, des transformations de la gouvernance
22
du fait de l’européanisation croissante . Enfin, la défiance est interne
à la société : 41 % des Français ont confiance dans les gens rencontrés
pour la première fois (contre 93 % qui ont confiance dans leurs
familles et 92 % dans les gens qu’ils connaissent personnellement).
Une autre enquête s’avère fort utile pour notre propos. Le récent et
remarquable sondage mené du 15 février au 9 mars 2017 pour la
Fondation pour l’innovation politique en France par Ipsos dans vingt-
six pays, au cours duquel plus de 22 000 personnes âgées de plus de
18 ans ont été interrogées, permet une meilleure intelligence de la
23
France et de l’Italie dans une perspective comparée . Selon cette
enquête, les Français et plus encore les Italiens émettent un jugement
fort critique sur leur démocratie et leurs dirigeants. 53 % des Français
et 69 % des Italiens pensent que la démocratie fonctionne mal dans
leurs pays. La plupart des hommes et des femmes politiques sont
corrompus selon 79 % des Français et 88 % des Italiens. 89 % des
Français et 94 % des Italiens approuvent la proposition selon laquelle
« les responsables politiques défendent surtout leurs intérêts et pas les
gens comme moi ». 44 % des Français ont confiance dans leur
Parlement contre 22 % des Italiens ; 29 % des Français ont confiance
dans leur gouvernement, contre 20 % des Italiens ; 11 % des Français
ont confiance dans les partis politiques, 7 % pour les Italiens. L’Europe
fait l’objet d’un vaste ressentiment : elle apparaît comme une
institution lointaine, incompréhensible, bureaucratique,
technocratique, étrangère aux citoyens, responsable de leurs difficultés
et peu démocrate. 41 % des Français et 33 % seulement des Italiens
considèrent que l’appartenance de leur pays à l’UE est une bonne
chose. 42 % des Français et 41 % des Italiens estiment que l’UE affaiblit
la démocratie chez eux. En revanche, sur l’euro, les opinions divergent.
62 % des Français veulent conserver la monnaie unique contre 45 %
des Italiens, 41 % souhaitant un retour à la lire mais pensant que c’est
24
impossible . L’euroscepticisme est désormais plus répandu en Italie,
où l’europhilie était encore il y a vingt ans à son zénith, qu’en France.
Là encore, les populistes sont le produit de ces changements puisqu’ils
relaient les protestations, les frustrations et les aspirations d’une partie
de la population qui ne dispose plus d’autres canaux d’expression. Et,
dans le même temps, ils ne cessent d’entretenir et d’accentuer ce
climat de méfiance envers les élites et les institutions en redoublant
d’accusations et d’attaques contre les gouvernements, les partis et les
responsables politiques, et en brossant un tableau sombre de la
politique et du pouvoir.
C’est en raison de cette défiance généralisée que grossit la vague
populiste de notre temps, qui retourne la méfiance populaire contre
les leaders politiques, lesquels, à leur tour, s’adressent à un peuple
indistinct, de façon directe et im-médiate, ou, plus exactement, médiée
par les médias. Ils le haranguent, ils dressent le peuple contre les autres
leaders, contre les « politiciens », et donc aussi contre eux-mêmes,
alimentant ainsi un jeu à somme négative, qui frappe tout le système
politique et des partis. La démocratie représentative dans son
25
ensemble .
Les partis se transforment en anti-partis, ou en non-partis, en
antagonistes des partis en tant que tels. Le Mouvement 5 étoiles, au
cours de ces dix dernières années, s’est affirmé sur la scène (non)
politique comme un non-parti, (in)défini par son non-statut, et dont le
siège consiste en l’adresse Web www.beppegrillo.it. Autrement dit, un
non-lieu. Ceci pour marquer sa distance par rapport aux autres partis.
Il se propose ainsi comme un non-parti-anti-parti. Il en va de même en
France avec l’apparition soudaine d’En Marche ! et sa victoire éclair à
peine un an après son lancement. Cette aventure sans précédent
mérite que l’on s’y attarde quelque peu car elle est certes singulière
mais aussi révélatrice des profonds changements politiques en cours en
Europe.
Emmanuel Macron a lancé son mouvement en avril 2016,
totalement inédit. Quel était le projet initial ? Soutenir son créateur
dans son entreprise qui, au départ, semblait insensée tant elle défiait les
règles bien établies de la science politique et l’histoire de tous les
scrutins présidentiels précédents. Rompre avec les partis classiques,
notamment le Parti socialiste et Les Républicains, en voie
d’épuisement, sclérosés, éloignés des préoccupations des Français, qui
ne se reconnaissaient plus en eux. Construire pour cela un mouvement
« ni de droite ni de gauche » ou « et de droite et de gauche », puisque
ce clivage était considéré comme obsolète, avec des propositions
concrètes, pragmatiques, répondant aux attentes des citoyens, tout en
inventant de nouvelles formes de participation et en déployant
l’ensemble des ressources du numérique. Ces objectifs innovants ont
été atteints de manière spectaculaire avec l’accession à l’Élysée
d’Emmanuel Macron. Durant la campagne présidentielle, En Marche !
a attiré des centaines de milliers de personnes qui soit avaient déjà eu
des expériences politiques antérieures assez diversifiées, soit réalisaient
de la sorte leur première expérience d’engagement. Une sorte de
melting pot se réalisait, qui estompait l’hétérogénéité des participants,
autour d’Emmanuel Macron, de son projet de relancer la France et
l’Europe, de sa volonté de promulguer une grande quantité de
réformes, d’insuffler de l’optimisme et de redonner du goût à la
politique. Emmanuel Macron est un bon exemple de ces leaders sans
parti qui non seulement contestent les partis, mais encore affirment
vouloir inventer des formations inédites. Le Mouvement 5 étoiles et La
République en Marche (LREM), renommée ainsi après l’élection,
divergent totalement sur le contenu de leurs programmes et de leurs
politiques. Mais les deux combinent une forte verticalité, autour du
leader, et une grande horizontalité, au nom de la démocratie
participative supposée se réaliser aisément via le numérique. Toutefois,
l’équilibre entre ces deux tendances s’avère instable et source
d’éventuelles tensions. D’autant que, maintenant, LREM est au
pouvoir. De ce fait, elle doit résoudre un certain nombre de questions
fondamentales. Comment s’institutionnaliser pour durer ? Quelle
définition plus précise donner au « macronisme », s’il existe, afin de
forger un ciment culturel commun aux adhérents et de fournir une
offre politique cohérente aux électeurs ? C’est dire que ce mouvement
qui prétend ne pas être un parti comme un autre se retrouve confronté
aux problèmes les plus classiques de tout parti. Les conditions dans
lesquelles il est né, autour d’Emmanuel Macron et pour lui, font que ce
moment génétique marqué par l’importance du charisme du créateur
pèsera longtemps sur la trajectoire de ce mouvement-parti. Il ne devra
donc pas simplement se colleter à la fameuse loi d’airain de l’oligarchie
établie par Roberto Michels dans un livre célèbre consacré aux partis
politiques, publié en 1911, selon laquelle tout parti crée sa propre
caste. Il lui faut aussi gérer la routinisation du charisme cher à Max
Weber et éviter que LREM se contente d’établir une monocratie alors
que ses soutiens ont été séduits et attirés par les possibilités d’être
associés à l’élaboration de politiques innovantes et de vraiment agir en
26
commun .
En Italie, Matteo Renzi, dit le « casseur » (rottamatore), est lui aussi
un anti-leader, qui construit son succès sur la « mise à la casse » de la
classe politique traditionnelle. En bonne logique, il a conquis le
leadership du Parti démocrate grâce à la légitimation du rite de masse
des primaires, et donc en écartant les « épaves » : la vieille classe
dirigeante. Matteo Renzi a par ailleurs affirmé un modèle de leadership
(et de démocratie) hyper personnalisé, par le truchement des médias
et de la communication, selon une orientation imposée, vingt ans plus
tôt, par Silvio Berlusconi. Renzi a largement dépassé l’inventeur car il
n’a pas créé un parti personnel. Il a hyper personnalisé le Parti
démocrate et l’a doté de sa propre image, ou plutôt, il la lui a imposée.
Il a fait de même avec le gouvernement, que Renzi a transformé en
gouvernement personnel, et ce en dépit de la faiblesse de son équipe
ministérielle, ou peut-être grâce à elle, puisqu’il s’agit d’une équipe de
suiveurs, ayant un seul maillot, un seul capitaine, un seul visage. Mais
Renzi donne aussi une réponse politique à la politique de la
procrastination et à la résistance à toute forme de changement, de
même qu’aux politiciens. C’est ainsi qu’il s’est servi de la défiance
envers la politique et les politiciens pour créer un consensus à son
avantage, puis il s’est servi de ce consensus pour déjouer les pièges et
l’opposition politiques, y compris au sein de son propre parti, sans
pour autant s’assurer d’une victoire définitive puisqu’il a perdu en 2018
la direction de son parti.
Aujourd’hui, les leaders — et leurs partis — sont des entrepreneurs
politiques qui s’appuient davantage sur la défiance que sur la
confiance, car la défiance est devenue la ressource principale du
consensus, au nom d’un changement radical qui touche tous les partis,
et advient de l’intérieur ou bien (et aussi) de l’extérieur.
Les populistes profitent également du rôle que se sont mis à jouer
les médias de masse, lesquels ont redéfini en profondeur le lien
politique entre partis et société, et contribué à transformer,
définitivement, le rapport traditionnel entre élu et électeur. C’est la
troisième explication du succès des populistes. D’un côté, en effet, le
processus de la dés-intermédiation politique et de la démocratie du
public est lancé : une nouvelle pédagogie politique, fondée
essentiellement sur la télévision, qui offre au leader la possibilité de
s’adresser directement au citoyen. De l’autre, le citoyen lui-même fait
preuve de méfiance envers la représentation et envers les représentants
politiques de ses intérêts, et donc, envers les phases et les figures
intermédiaires actives dans le processus politique et décisionnel. Par
voie de conséquence, on voit croître l’importance de l’opinion
publique et des sujets (mouvements, groupes, nouveaux médias) qui se
mobilisent afin d’exercer une pression et un contrôle sur les directions
politiques traditionnelles.
En même temps, comme nous l’avons dit, on a vu s’affirmer une
personnalisation qui fait du leader le centre de la politique et le
principal terme de référence de l’adhésion des citoyens. Et aussi, dans
l’ensemble de l’Europe, une tendance à la présidentialisation
dépassant toutes les frontières, non seulement géopolitiques, mais
encore, plus généralement, de la vie publique. La transformation la
plus évidente concerne tout spécialement les partis, personnalisés de
façon définie et définitive. L’avènement du Web a contribué à
accélérer davantage encore ces changements, en renforçant la dés-
intermédiation, à travers la légitimation publique du numérique en
27
tant qu’arène politique pour le présent et pour l’avenir . Désormais
considéré comme un « lieu » équivalent à la place publique et à l’agora
de l’Athènes de Périclès, où les citoyens discutaient et décidaient du
présent et de l’avenir de la Polis. C’est ce modèle, adapté à l’ère
numérique, qui a inspiré le Mouvement 5 étoiles en Italie (et En
Marche ! en France, bien que le contenu politique soit différent). Sans
qu’il soit cependant tenu compte du fait que ce peuple-là était de toute
petite taille. Tandis que le public des médias sociaux atteint des
proportions énormes. De plus, la grande majorité du peuple était
exclue des décisions. Ceux qui avaient le droit de vote, tous des adultes
de sexe masculin, représentaient à peine 20 % de la population totale
(qui comptait alors environ trois cent mille personnes). Ainsi, tandis
que ceux qui critiquent la démocratie représentative revendiquent la
primauté de la démocratie directe, il semblerait plus correct, pour
définir le modèle qui est en train de s’affirmer, de parler de
« démocratie immédiate », sans médiations ni médiateurs, dans l’espoir
que les effets des décisions soient eux aussi immédiats.
En parallèle, on a vu et on voit s’amplifier le détachement et la
désapprobation des citoyens à l’égard du gouvernement, national et
européen, ainsi qu’à l’égard des formes traditionnelles de participation
politique. L’accélération que les médias (et le numérique) ont
imprimée (entre autres) à la politique contraste en effet, de façon de
plus en plus nette, avec la lenteur des processus décisionnels, et avec la
façon dont l’opinion publique perçoit l’action des élites qui guident les
familles politiques traditionnelles.
Les « nouveaux médias » ont en outre permis à des expériences
locales et sociales périphériques de se connecter, en dehors du
contrôle « vertical » des sujets politiques et des médias traditionnels. Ils
ont aussi favorisé l’implication et l’intervention directes, au niveau
subjectif, d’une vaste part de la population. Dès lors, le Web s’est
imposé comme référence pour un modèle différent de participation
politique, mais aussi de démocratie, au nom de la dés-intermédiation,
28
contre les « corps intermédiaires », et donc au nom de la démocratie
directe explicitement revendiquée par Grillo comme question
polémique « contre » les partis, le Parlement, à savoir les acteurs et
institutions de la démocratie représentative, mais aussi contre les
journaux et les journalistes. Bref, contre tous ceux qui prétendent
parler, informer, décider « pour le compte » et « à la place » des
citoyens, contre les « médias » et les « médiateurs ».
Il reste cependant un ultime et décisif facteur d’explication des
poussées populistes, plus culturel, voire anthropologique celui-ci, qui a
toujours existé dans l’histoire des populismes mais qui atteint
désormais des proportions considérables. 56 % des Français estiment
que la mondialisation représente une menace, le pourcentage le plus
élevé après la République tchèque (68 %), la Grèce (60 %) et la
Lettonie (59 %). 47 % d’entre eux ont le sentiment que ces dernières
années leur niveau de vie s’est dégradé, 77 % que leur style de vie ou la
manière dont ils vivent sont aujourd’hui menacés, 76 % que leurs
enfants vivront moins bien qu’eux. Des perceptions nettement plus
29
négatives que celles des Italiens qui, hormis la mondialisation qu’ils
considèrent à 62 % comme une opportunité, sont eux aussi apeurés,
bien davantage que la moyenne de l’Union européenne : 47 %, à
l’instar des Français, disent que leur niveau de vie s’est dégradé, contre
35 % dans l’UE ; 70 % que leur style de vie ou la manière dont ils vivent
sont aujourd’hui menacés, contre 62 % dans l’UE ; 69 % que leurs
enfants vivront moins bien qu’eux, contre 58 % dans l’UE.
Comment expliquer ce pessimisme et cette inquiétude ? Sans doute
là encore à cause de la situation économique, mais aussi du fait de la
mondialisation et de l’Union européenne. Ou encore des changements
de ces vingt dernières années qui pour 42 % des Français leur ont été
personnellement bénéfiques, 27 % d’entre eux considérant le
contraire. Les Italiens ont pour leur part une interprétation encore
plus sombre puisque 62 % d’entre eux disent que les changements des
deux dernières décennies ne leur ont pas été bénéfiques.
Enfin, last but not least, l’immigration et l’Islam sont très mal perçus,
et contribuent à nourrir peurs et angoisses. 62 % des Français et 74 %
des Italiens estiment que « tout bien considéré, l’immigration est plutôt
négative » pour leurs pays, cependant que 57 % des Français et des
Italiens pensent que l’Islam constitue une menace. Quant aux réfugiés,
une écrasante majorité de Français et d’Italiens refusent de les
accueillir : pour 73 % des Français et 70 % des Italiens parce que « cela
poserait un problème pour la situation économique du pays » ; pour
56 % des Français et 67 % des Italiens car ils « augmentent le risque de
la délinquance » ; pour 53 % des Français et 56 % des Italiens parce
qu’ils « augmentent le risque terroriste » ; pour 54 % des Français et
52 % des Italiens car la cohabitation avec eux est problématique.
L’arrivée massive des migrants, qui a surtout touché la péninsule
italienne, et les attentats terroristes qui ont frappé la France depuis
2015 ont accentué considérablement les peurs et aggravé les tentations
de repli déjà provoquées par l’ensemble des mutations contemporaines
qui modifient considérablement les deux sociétés, comme tant d’autres
en Europe. La récente enquête Eurobaromètre réalisée en
octobre 2017 et publiée en avril 2018 fournit encore d’autres données.
L’immigration est considérée comme un problème pour 51 % des
Italiens contre 38 % des Français qui se retrouvent ainsi au niveau de la
moyenne des vingt-huit pays de l’Union européenne. Pour 55 % des
Italiens et 46 % des Français l’intégration des immigrés n’est pas un
succès, des résultats bien supérieurs à la moyenne européenne qui est
de 33 %. Français et Italiens tendent à amplifier la présence des
étrangers sur leur sol respectif. Ils représentent 24 % de la population,
croient savoir les Italiens, alors qu’en vérité ils sont 7 %, les Français les
30
estimant à 18 %, soit le double de la réalité . À peine arrivé au
ministère de l’Intérieur, Matteo Salvini a fait de l’immigration et des
migrants sa priorité. Il l’a mise au cœur du débat politique italien et
européen, ce qui constitue un bon exemple de la façon dont les
populistes au pouvoir peuvent se comporter.
Car les mouvements populistes exploitent et alimentent ces
sentiments de crispation. En France, le Rassemblement national associe
les souffrances sociales à l’incapacité des gouvernements de droite et
de gauche à les résoudre, à l’immigration et aux réfugiés. La France
insoumise elle aussi accuse la droite et le PS d’avoir provoqué la
détérioration de la situation sociale mais n’impute pas directement
celle-ci à l’immigration. Toutefois, les deux, avec un message au
contenu radicalement différent, entendent défendre la France
menacée dans son identité, ethnique, sociale, culturelle et politique
pour le Rassemblement national qui veut une France fermée ; sociale,
culturelle et politique pour La France insoumise qui se bat pour une
France universaliste. En Italie, la Lega, Fratelli d’Italia (un parti
d’extrême droite) et, dans une mesure croissante, le Mouvement
5 étoiles et Forza Italia, font des immigrés et des réfugiés leur bouc
émissaire alors même que les arrivées de ces derniers sont en net recul
depuis 2017. Ce sont eux qui mettraient en danger l’identité italienne,
bien plus difficile à définir. En fait, les mouvements populistes en
France sont le fruit d’une identité nationale forte, enracinée dans le
temps alors qu’en Italie ils résultent d’un déficit d’identité nationale.
Quoi qu’il en soit, en France comme en Italie, tous ces mouvements
ont donc contribué à la métamorphose de la démocratie
représentative. Cette mutation est contextuelle : elle est à la fois cause
et conséquence de la transformation des principes constitutifs et des
sujets constituants qui en permettent l’affirmation, les partis, l’opinion
publique, les médias. Tous ces facteurs favorisent l’émergence de la
peuplecratie.
Conclusion
LES MÉTAMORPHOSES DE LA DÉMOCRATIE
EN PEUPLECRATIE
La peuplecratie n’est pas un mouvement (im)politique, une
« famille » de leaders et de partis, mais pas non plus un style de
communication (anti)politique. Elle résume et reproduit, si l’on veut,
toutes ces réalités et tendances, mais en les institutionnalisant, car elle
les ramène à un système spécifique, qui reflète une évolution ou peut-
être, plus justement, une d-évolution de la démocratie représentative,
laquelle est devenue de plus en plus im-populaire à cause d’une
défiance grandissante envers les représentants et les représentations,
envers les acteurs politiques, les corps intermédiaires, les
gouvernements centraux et locaux. À sa place — ou, mieux encore,
comme alternative à ce qu’elle est — s’est ouvert et continue de
s’ouvrir l’espace de la démocratie directe, mais, désormais, ce modèle a
lui aussi cessé de donner satisfaction : il apparaît comme insuffisant et
de plus en plus inadéquat. On voit donc se multiplier les signes
évoquant la démocratie immédiate, sans suspensions ni projections
temporelles, sans médiations ni médiateurs, et, en outre, sans canaux ni
procédures de consultation, fussent-elles directes, à l’instar des
référendums. Immédiate, enfin, parce qu’elle déborde les médias
traditionnels, qui rendent manifestes — et même flagrantes — la
distance et la différence entre les acteurs et le public. La démocratie
immédiate, pour sa part, croise les « nouveaux médias ». Elle fait
directement, ou plutôt immédiatement, référence au Web. Elle évoque
et alimente le mythe d’une nouvelle « agora » numérique, où tous
peuvent s’exprimer sur toutes les questions principales, à la première
e
personne, comme dans l’Athènes de Périclès, au V siècle av. J.-C. Elle
« désacralise » ainsi, et rend anachroniques, les principaux exemples de
systèmes démocratiques représentatifs que nous avons connus. Par
exemple, le système anglais. Ouvertement contesté par Jean-Jacques
Rousseau, dont le Mouvement 5 étoiles a fait le nom de sa plate-forme.
Rousseau disait en effet que « le peuple anglais pense être libre, il se
trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du
1
Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». En
d’autres termes, une fois le scrutin passé, le citoyen redevient un sujet.
Car ce n’est plus lui qui décide, mais un autre à sa place.
Dans une certaine mesure et à certains égards, le populisme reflète
la tentative, ou plutôt les tentatives de réagir à l’écart qui s’est creusé
entre Dèmos et Kratos, entre Peuple et Gouvernement, et ce,
principalement, en tâchant de dépasser la représentation, comme
principe et comme méthode de gouvernement du peuple.
Les populistes donnent la prééminence absolue au peuple
souverain et, pour les combattre, les autres acteurs politiques se
proposent à leur tour, même s’ils demeurent attachés à la démocratie
libérale et représentative, d’incarner le peuple.
Ces dernières années, en particulier, on assiste à une
transformation rapide des systèmes politiques ainsi que des règles et
des procédures mêmes ayant caractérisé la vie des démocraties
représentatives, occidentales et européennes.
Dans notre introduction, ainsi que dans les chapitres qui précèdent,
nous avons retracé les aspects principaux de cette tendance. On
pourrait, pour les synthétiser de manière extrême et conclusive, en
indiquer trois.
Le premier est, à n’en pas douter, la personnalisation, du point de
vue des acteurs politiques, des institutions et des systèmes de
gouvernement. Désormais, les partis, les gouvernements locaux et
centraux, les institutions sociales elles-mêmes ont le visage de
personnes précises qui signalent — et, en partie, simulent — la
coïncidence, voire la quasi-superposition, de ces différentes entités et
de ceux qui les dirigent, ou, plus exactement, qui les représentent : au
sens où ils donnent à ces entités un visage, une identité (personnelle).
Pour le dire autrement : ils les « personnifient ». Le fait est
qu’aujourd’hui, même les banques, les banquiers, les organismes
nationaux de prévoyance ont un visage reconnaissable, outre les
syndicats et autres associations de représentation économique. Sauf
que, pour cette raison même, les associations et les institutions de
représentation perdent — ou en tout cas voient décliner — leurs
capacités et leur force d’intermédiation. Car celles-ci se concentrent
chez les leaders, les dirigeants. Au lieu de favoriser la relation et la
médiation entre le Dèmos (la société, les citoyens, avec toutes leurs
différences) et le Kratos (le gouvernement, l’autorité), cela a pour effet
d’accroître la distance entre ces deux pôles. La distance devient
fracture, écart impossible à combler. Les centres des institutions
« intermédiaires » deviennent tous, ou en tout cas sont tous perçus
comme relevant du Kratos. À savoir : chefs, groupes de pouvoir, élites.
Et les citoyens, par position et par opposition, deviennent peuple in-
distinct, et non plus Dèmos, citoyens présentant et exprimant des
intérêts, des idées, des valeurs différentes.
Le processus de personnalisation se développe de façon nettement
plus marquée dans les démocraties majoritaires que dans les
démocraties consensuelles, pour reprendre la classification bien
2
connue qu’on doit au politologue Arend Lijphart . Et il pousse par
ailleurs les plus grands partis à proposer une offre politique peu
3
différenciée, comme l’a observé le sociologue Carlo Trigilia . Car celle-
ci s’adresse aux secteurs modérés et au centre du marché électoral. Plus
mobiles et plus sensibles à la personnalisation, mais aussi aux res-
sentiments politiques et antipolitiques.
Cette tendance à la personnalisation, sensible à tous les niveaux,
4
avait déjà été évoquée et définie par le passé (par Poguntke et Webb) ;
mais aujourd’hui, elle déborde toute frontière et tout domaine. Pas
seulement au plan géopolitique, parce qu’elle est désormais enracinée
et généralisée en France et en Italie, mais aussi au plan politique tout
court. La transformation la plus évidente, de ce point de vue, concerne
les partis, personnalisés de façon définie et définitive, de manière à
promouvoir et à produire de l’identification, en lieu et place de
l’identité. Des partis de moins en moins présents dans la société, sinon
par des mobilisations focalisées sur des échéances et des objectifs
précis : en Italie, particulièrement, l’élection du secrétaire, du chef, au
moyen des primaires. Partis sans société, qui se réduisent à des leaders,
à leur tour éloignés de la société. Et, au bout du compte : leaders sans
partis, car les leaders, en quête de consentement, sont induits à exalter
l’antipolitique. La prise de distance par rapport à la politique et à ses
acteurs-médiateurs — les partis en tout premier lieu. C’est ainsi qu’en
Italie Matteo Renzi, le « casseur », défie Beppe Grillo et le Mouvement
5 étoiles, le « non-parti », sur son propre terrain. Il personnalise le Parti
démocrate (PD), qu’il transforme en Parti de Renzi (PDR). Mais, ce
faisant, il risque de se retrouver seul. Renzi face au peuple, surtout
après avoir perdu le référendum sur les institutions, en décembre 2016,
transformé, par Renzi lui-même, en référendum « personnel », voire en
plébiscite, et plus encore après sa défaite électorale en mars 2018.
En France, d’autre part, s’affirme Emmanuel Macron, à la tête de
« son » mouvement, hautement personnel, qui officiellement refuse
d’être un parti, et qui porte, au début, les initiales mêmes de son
fondateur : En Marche ! Tandis que les partis historiques,
présidentialistes par modèle et par tradition, socialistes et Républicains,
ne parviennent même pas au deuxième tour des présidentielles de
2017. Et sont défaits par l’En Marche ! de Macron aux législatives, le
Parti socialiste plus lourdement que Les Républicains. Le non-parti de
Macron est devenu La République en Marche (LREM), qui dit être un
mouvement différent des autres partis mais qui, en vérité, en revêt les
mêmes fonctions : c’est même le parti du président, puisque c’est celui
d’Emmanuel Macron, mais dans la logique des institutions de la
e
V République, c’est le parti de la majorité présidentielle. LREM doit
répondre au défi du Rassemblement national de Marine Le Pen, qui
reste cependant un « pôle exclu » (pour citer la définition de Piero
Ignazi, qui se référait au parti néo-fasciste, le Mouvement social italien
5
de la Première République ). Il est d’autre part attaqué sur son aile
gauche par le mouvement La France insoumise de Jean-Luc
Mélenchon. Deux rivaux qui, cependant, après les présidentielles et les
législatives de 2017, paraissent à leur tour affaiblis. Et il est depuis la fin
de l’année 2018 violemment contesté par les gilets jaunes qui exigent sa
démission.
Le deuxième trait caractéristique de la transformation de la
démocratie en peuplecratie concerne les méthodes et les canaux de
communication, comme nous l’avons souligné à diverses reprises dans
les pages précédentes. Car la démocratie dépend étroitement de la
relation et donc de la communication entre Dèmos et Kratos. Entre
citoyens et gouvernement. Et des technologies à travers lesquelles elles
se réalisent. Les partis de masse, avec leur organisation, étaient eux-
mêmes une manière de « technologie ». Ils ont été remplacés par les
médias, surtout la télévision, qui favorisent l’avènement de la
démocratie du public. Dans la peuplecratie, la médiation et les
médiations se réduisent, s’étiolent de plus en plus. Si, d’un côté, on voit
s’affirmer des chefs, des leaders communiquant directement au — avec
le — peuple, de l’autre, le peuple utilise les canaux d’expression
permettant de communiquer avec tous — avec tous les autres, pas
uniquement avec les chefs, horizontalement, alors que la
communication, telle qu’elle advient avec les médias traditionnels — la
télévision en premier lieu —, est verticale. Elle ravale les citoyens au
rang de public in-distinct, qui n’est pas en mesure de dialoguer et
d’agir, mais seulement de ré-agir. Les médias sociaux alimentent en
6
revanche ce que Nadia Urbinati a appelé la « démocratie-en-direct »,
ce que pour notre part nous avons proposé d’appeler « démocratie im-
médiate », pour souligner le rapport critique avec les médias et la
médiation qui la caractérise, ainsi que l’aplatissement des temps de la
7
politique sur le présent immédiat .
Le recours au numérique et aux médias sociaux a ainsi permis — et
8
permet encore — de reproduire l’agora . En d’autres termes, de
recréer la place publique, où tous peuvent débattre et décider, sur tout,
du moins au plan symbolique. Car il s’agit bel et bien d’un mythe, d’un
scénario hypothétique. De fait, il est compliqué — c’est un
euphémisme — de mener une discussion sur le Web : il est faux de dire
qu’y règne l’égalité de tous, que « l’un vaut l’un » (uno vale uno),
comme l’énonce le slogan-manifeste du Mouvement 5 étoiles. Une très
large partie des électeurs — et des citoyens — ne sont encore
aucunement familiers de la Toile, voire ne la fréquentent même pas.
Plus d’un tiers, en Italie tandis qu’en France, 15 % des gens n’ont pas
de connexion Internet chez eux. Surtout des personnes âgées, des
femmes au foyer, ayant un niveau d’instruction très faible.
En outre, sur la Toile, il est des gens — les blogueurs, mais aussi et
surtout les utilisateurs des réseaux sociaux, les commentateurs de
bonne ou de mauvaise foi, et plus encore les « trolls » — plus habiles et
plus crédibles que les autres, capables de conditionner et d’orienter la
discussion, voire de « pourrir » le débat. Ils valent donc « plus que
l’un », et « plus que les autres ».
Le troisième trait caractérisant l’avènement de la peuplecratie, c’est
le fait que tous les acteurs politiques s’adaptent au langage et aux
revendications des populistes. Pour les contrecarrer, pour neutraliser
leur charge, on tend, souvent, à les imiter. Ainsi, aux Pays-Bas, le Parti
populaire, libéral et démocrate de Mark Rutte, afin de remporter les
élections contre les populistes du PVV de Geert Wilders, a nourri et
exploité la polémique contre Erdoğan et la Turquie. En Autriche, le
Parti populaire (ÖVP), emmené par le jeune Sebastian Kurz, a
remporté les élections à l’automne 2017 contre la droite néo-populiste
du FPÖ, en pleine ascension. Mais, là encore, pour s’imposer, ils ont
accepté et employé les arguments mêmes de leurs adversaires.
Particulièrement, la xénophobie, la peur des étrangers, des migrants
surtout, consacrant, par voie de conséquence, beaucoup d’attention et
de place au contrôle des frontières, celles entre Autriche et Italie en
premier lieu. Au point que le leader historique Heinz-Christian Strache
a pu dénoncer, polémiquement, le fait que ses adversaires avaient
« copié son programme », et affirmer que son parti et lui
représentaient donc, désormais, 60 % des électeurs autrichiens.
Mais on observe des tendances analogues partout en Europe.
Considérons en particulier les quatre membres du groupe de Visegrad
(V4 : Pologne, Hongrie, Slovaquie et République tchèque). Actif depuis
1990, le V4 avait pour objectif d’engager les réformes nécessaires au
rapprochement de ces pays, qui sortaient de la sphère d’influence
soviétique, avec l’Union européenne. Cette expérience a effectivement
permis de contrebalancer le désastre de la transition post-communiste,
qui a en revanche emporté les pays de l’ex-Yougolasvie, en dehors de
toute initiative efficace de transformation politique.
Le large spectre du populisme dans la « nouvelle Europe » du V4,
tel que l’expriment ses leaders de gouvernement, Viktor Orbán,
Jarosław Kaczyński, Andrej Babiš et Robert Fico, laisse toutefois
entrevoir un affaiblissement du front populiste, dans la mesure où
prévalent les intérêts nationaux de chacun. Tandis que dans la « vieille
Europe », on assiste encore à une phase de transition entre populisme
d’opposition et populisme de gouvernement.
Si dans la « vieille Europe » pèse périodiquement la menace du
référendum pour la sortie de l’euro et de l’Union européenne, les
leaders populistes du V4 sont nettement plus prudents face à ce genre
de scénarios. Conscients des avantages que leur offre l’accès aux fonds
communautaires pour le développement des zones défavorisées et des
secteurs économiques en difficulté, ils préfèrent soutenir un régime
d’autarcie fondé sur le protectionnisme social et économique, au sein
duquel limiter les charges relatives à leur appartenance à l’UE et
maximaliser le montant des fonds européens dédiés à la relance de
l’Europe de l’Est, avec une attention particulière pour le refoulement
aux frontières des migrants et le refus de toute politique de
redistribution communautaire des demandeurs d’asile politique. Tout
ceci se reflète également à l’extérieur des pays du V4.
En Italie, par exemple, la supposée « crise des migrants » est
imputée à l’Union européenne, au point que le projet de loi sur le
« droit du sol » a été renvoyé, alors que sa discussion était prévue au
Parlement en septembre 2017 : certains sondages avaient en effet
montré que l’opinion des Italiens sur ce sujet avait sensiblement et
rapidement changé. Dans le sens du rejet du projet de loi. Pensons
aussi aux critiques que la Ligue et le Mouvement 5 étoiles adressent à
Bruxelles, concernant la supposée (cette fois encore) disparité dans
l’attribution des fonds européens, critiques assorties de la menace,
lancée par le gouvernement Salvini-Di Maio, de ne pas voter le budget
communautaire.
En France, Emmanuel Macron, comme on l’a dit, a mené sa
campagne électorale en misant sur des arguments partiellement
« antipolitiques ». En prétendant explicitement être étranger à la
politique. Alors même qu’il avait été ministre d’un gouvernement
socialiste sous la présidence de François Hollande, et qu’il venait, quant
à lui, du monde des banques et de la finance.
L’antipolitique, la non-politique sont devenues, par conséquent, des
bannières politiques. Des éléments récurrents du discours politique
public, tenu en public. Qu’importe que cela soit ou non fondé et
raisonnable. L’antipolitique est une rhétorique qui n’exige pas de
raisons raisonnables. Car elle exprime et reflète des sentiments et,
davantage encore, des ressentiments. On l’utilise et on l’agite donc
quoi qu’il en soit. D’autant qu’il est rare qu’on demande à celui qui
s’en targue à haute voix de fournir des preuves, des démonstrations. Ce
qui importe, c’est de seconder l’esprit et les émotions de l’époque,
d’une façon immédiate.
Ainsi, au temps de la peuplecratie, le populisme devient-il une
marque sociale et culturelle, un modèle de communication et d’action,
que tout le monde a intérêt à reproduire et à valoriser.
Les leaders populistes tirent ainsi parti des faiblesses politiques de
l’Union européenne et des différents pays considérés un par un pour
combler un vide politique, qui devient particulièrement patent face à
certains problèmes, largement reconnus comme cruciaux par l’opinion
publique. Les populismes et les populistes les exploitent grâce à des
raccourcis cognitifs, par ailleurs efficaces, qui transforment de fausses
évidences en « réalités réelles », selon quatre thèmes principaux.
Le premier est le rapport avec les élites. Les partis populistes
renforcent leur leadership en dénigrant les élites nationales et
européennes en général. Les figures intermédiaires qui gouvernent la
chose publique représentent, dans le récit populiste, des sujets prenant
soin avant tout des intérêts personnels des dirigeants et du cercle qui
œuvre autour d’eux, plutôt que des intérêts collectifs. Dans ce récit, les
élites que sont la magistrature, l’Université, les médias en tant que
structure (presse, radio, télévision) et les professionnels médiatiques
(journalistes, opinion makers) sont discréditées par des attaques
publiques et personnelles, recourant aux réseaux sociaux et aux
moyens de communication plus traditionnels.
Le deuxième thème est directement inhérent au peuple. L’appel à
l’ethnicité du peuple, pour les populistes de droite, définit et délimite
les citoyens autochtones, par opposition à tous les « autres », étrangers
et migrants. Perçus globalement comme un danger pour la culture
occidentale, surtout s’ils sont musulmans, ils incarnent « la » menace
qui pèse sur la sécurité publique. Le fait que le peuple européen n’ait
aucun profil politique et culturel précis ouvre un boulevard à la
dissémination de formules néonationalistes, parfois proches du
nativisme de matrice anglo-saxonne, et opposées à ce qui est présenté
comme le péril du melting pot.
Un troisième thème de la rhétorique populiste concerne la
mondialisation. La crise économique de 2008 et la réponse désordonnée
de l’Union européenne alimentent la propagation de récits tournant
9
autour d’un avenir incertain et dangereux, à court et moyen terme .
Les leaders national-populistes et les populismes exploitent les
insécurités des citoyens effrayés par la crise économique, en désignant
les immigrés comme de nouveaux « boucs émissaires ». Aux craintes
suscitées par la concurrence des entreprises étrangères, les « chefs de
peuple » répondent par le protectionnisme économique et par
l’augmentation des droits de douane, dans le but de protéger les
économies nationales.
Le quatrième et dernier thème des populistes porte sur les frontières.
Les difficultés dont l’Union européenne fait preuve quant à la
délimitation et au contrôle de ses frontières concourt au retour sur la
scène politique continentale des États-nations. Le contrôle des
frontières est un sujet central du récit de l’euroscepticisme national-
populiste, associé à une croissante exigence souverainiste. Les critiques
dirigées contre les politiques communautaires de libre circulation des
biens et des personnes se fixent de rendre aux États-nations la
possibilité de s’opposer aux décisions de l’Union, afin qu’ils puissent
décider de manière autonome s’il convient, et quand, de bloquer
l’entrée de citoyens et de produits commerciaux sur le territoire
10
national .
Tout bien considéré, les quatre thèmes qui définissent le récit
populiste caractérisent aussi, pour une large part, la mondialisation de
l’après-guerre froide. En l’occurrence, la confiance en un monde enfin
libéré du conflit idéologique, censé favoriser l’accès de tous au bien-
être et à la démocratie, sans qu’il faille s’acquitter d’aucune
contrepartie politique.
Si, au terme de la guerre froide, prévalaient confiance et
optimisme, aujourd’hui ce sont en revanche la déception et la peur de
l’avenir qui grandissent. Elles s’expriment dans une attitude de
fermeture sociale à l’égard de personnes et de réalités différentes de
« nous », qui risque de saper l’un des piliers de la démocratie
11
représentative, le pluralisme social et politique . Nombre de leaders
populistes font de la fermeture des frontières géographiques,
culturelles et économiques leur principale stratégie — rhétorique —
pour contrer les effets de la mondialisation, s’imaginant pouvoir ainsi
protéger leurs nations respectives, et d’abord de l’immigration. Les
quatre thèmes que nous avons repérés sont donc déclinés par le
populisme dans une perspective protectionniste et nationale, dans la
tentative de nous enceindre dans une clôture susceptible de nous
garantir des incertitudes futures.
Voici donc le problème de notre temps : comment aller « par-delà »
cette clôture ? Plus généralement, on doit d’abord se demander s’il est
possible de s’en extraire. De se soustraire à la peuplecratie comme
modèle d’action et d’organisation politiques, et, plus encore, comme
variante et forme dérivée de la démocratie, quand partout, et pas
seulement en Italie et en France, la peuplecratie est devenue le système
et le modèle dominants. Il n’est que de penser, en première et
dernière instance, aux États-Unis, à l’Amérique de Trump. Mais aussi
au vent du Brexit, qui a balayé le Royaume-Uni. Un vent, comme nous
l’avons vu, qui souffle puissamment depuis les périphéries, territoriales
davantage encore que sociales. Ce sont les périphéries qui ont assuré
l’approbation du Brexit au Royaume-Uni et le succès de Trump aux
États-Unis, puisque Hillary Clinton a obtenu de meilleurs résultats sur
les deux côtes, en Californie et le long de l’axe Washington-New York.
Tandis que dans tous les autres États, dans l’Amérique profonde, c’est
l’envie de revanche contre l’establishment qui l’a emporté. Donald
12
Trump incarne et proclame la révolte de la périphérie .
En France, les périphéries rurales et les périphéries urbaines (les
banlieues) ont soutenu et poussé en avant, aux élections
présidentielles, le FN de Marine Le Pen. Ses résultats ont progressé
dans les aires péri-urbaines et rurales, éloignées des centres urbains.
Mais l’opposition entre centre et périphérie doit être comprise dans sa
complexité, et non conçue comme la seule explication de la faveur que
13
rencontrent les populistes .
En Italie, les banlieues métropolitaines ont conforté l’affirmation
du Mouvement 5 étoiles, à Rome et à Turin, aux élections municipales
de 2016. Tandis que les référendums pour obtenir davantage
d’autonomie, promus par les gouverneurs (léguistes) de la Lombardie
et de la Vénétie, en octobre 2017, ont vu des taux de participation et,
automatiquement, d’approbation très larges, et amplement
majoritaires, dans les périphéries, c’est-à-dire dans les plus petites
communes, qui représentent la majorité des communes, celles où,
d’ailleurs, à partir des années 1980, se sont affirmées les Ligues, puis la
Ligue du Nord (celle d’Umberto Bossi, pas de Matteo Salvini…). De
petites communes ayant un haut niveau de croissance économique et
d’industrialisation, fondé sur de petites entreprises manufacturières.
Une aire et un contexte social qui, par le vote léguiste, revendiquaient
autrefois davantage de visibilité, davantage d’attention de la part de
l’État central, dès lors qu’ils se sentaient centraux économiquement,
mais périphériques politiquement. Un sentiment qui, à l’évidence,
persiste de nos jours.
C’est pourquoi, dans l’Italie qui vote pour la Ligue, pour le
Mouvement 5 étoiles et soutient les raisons du référendum pour
l’autonomie, mais tout aussi bien dans la France qui a voté Marine
Le Pen, dans le Royaume-Uni qui a soutenu le Brexit et dans les États
de l’Amérique profonde qui ont voté Trump, la question est la
suivante : comment aller « par-delà » la périphérie ? Autrement dit :
comment répondre au ressentiment et à la frustration d’aires
territoriales et de groupes sociaux qui se sentent éloignés, rejetés à la
marge, voire exclus des centres de pouvoir ? Et, avant tout : cela est-il
possible ? Est-il possible de répondre au populisme sans modifier à son
exemple les styles et les langages de la politique, les modèles de parti,
les choix et les stratégies de gouvernement ? Autrement dit, sans
persister dans la voie de la peuplecratie ?
Pour répondre à ces questions décisives, nous pensons qu’il
convient, si l’on ne veut pas se limiter à dresser une liste de problèmes
importants mais connus, de partir du « rendement » politique des
populistes et du populisme. C’est un point important, déterminant, car
examiner le résultat et l’issue de l’action politique des acteurs
politiques fait sens politiquement. C’est le sens même de la politique.
Or, si l’on mesure le rendement politique des populistes en termes
de consentement, les réponses qu’on obtient n’apparaissent pas
cohérentes. En tout cas, les indications qu’elles offrent n’ont pas la
même valeur selon les différents contextes. Il est vrai cependant que les
néo-populismes ont obtenu partout des résultats marquants, au plan
électoral, en France et en Italie avant tout, mais aussi en Allemagne, au
Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Autriche et dans les pays scandinaves.
Ils restent toutefois une minorité, à part dans quelques pays de
l’Europe post-soviétique, en particulier, en Pologne et en Hongrie où
ils sont au pouvoir. La peuplecratie franchit alors une autre étape et se
transforme en démocratie illibérale.
Pour revenir à la France et à l’Italie, on y observe des tendances
différentes et distinctes. En France, le parti de Marine Le Pen a du mal
à se remettre du résultat de la présidentielle, qui a confirmé son
caractère de « pôle exclu », de sujet politique destiné et contraint à
l’opposition, sans autre possibilité, tant et si bien qu’il s’efforce
aujourd’hui de changer d’identité et de perspective, à commencer par
son nom. Comme l’a voulu Marine Le Pen, le Front national est
désormais le Rassemblement national. Il cherche ainsi à sortir des
limites du FN. De son côté, La France insoumise doit également définir
une stratégie nouvelle d’expansion, sans quoi elle court le risque de
s’user, jusqu’à se perdre, dans de grandes mobilisations médiatiques de
rue qui ne parviennent pas, du moins en cette première période de la
présidence Macron, à convaincre au-delà de ses partisans.
En Italie, la situation est très différente car les sujets politiques
populistes, Forza Italia et Ligue, ont déjà gouverné au cours de ces
vingt-cinq dernières années. Et aujourd’hui, selon les estimations
électorales, ils sont la majorité. À droite, Forza Italia a décliné, presque
jusqu’à disparaître, et a pratiquement été « absorbée » par la Ligue qui,
selon les premiers sondages réalisés après l’été 2018, a atteint 33 à 34 %
des intentions de vote, c’est-à-dire le double par rapport aux élections
du mois de mars précédent. La Ligue est donc devenue le premier
parti en Italie, entraînée par le leadership de Matteo Salvini, qui
intervient sans cesse dans les médias et sur la Toile. En exploitant les
peurs suscitées par les débarquements de migrants, il a rogné sur
l’électorat du Mouvement 5 étoiles, qui est descendu sous la barre des
30 %, autour de 27-28 % voire moins encore. Mais, surtout, la Ligue et
le Mouvement 5 étoiles sont au pouvoir, comme en Hongrie et en
Pologne. Seuls. On pourrait donc dire que la Ligue et le Mouvement
5 étoiles tentent d’imposer la peuplecratie en Italie. C’est un
événement historique, l’Italie étant l’un des pays fondateurs de l’UE.
Ce processus n’a cependant pas encore abouti, car les différences et les
tensions entre les deux partis demeurent profondes, et parce que la
démocratie libérale et représentative est encore debout. En outre, la
seule opposition « importante », celle du Parti démocrate, bien qu’il
soit en grande difficulté, conserve d’après les sondages une base
électorale non négligeable, autour de 18 %.
Cependant, les populistes, en France et en Italie, sont devenus
centraux. La peuplecratie est donc destinée à se renforcer. D’autant
plus si l’on considère le processus mimétique auquel nous assistons. Ce
processus prévoit, d’une part, une accentuation du populisme dans les
langages et les actions des sujets politiques traditionnels et de
gouvernement. D’autre part, il conduit et induit les populistes de
gouvernement, en Italie, à intensifier la polémique contre l’Union
européenne et, particulièrement, contre Emmanuel Macron et Angela
Merkel. En somme, contre la France et l’Allemagne. Parallèlement, la
Ligue de Matteo Salvini s’est rapprochée des pays du groupe de
Visegrad, en premier lieu de la Hongrie du président Viktor Orbán. Ce
dernier a rencontré Salvini fin août à Milan, ce n’est pas un hasard.
Enfin, les thèmes chers aux partis populistes continuent d’attirer la
base électorale de l’extrême droite, qui partage leur hostilité envers les
14
immigrés . D’ailleurs, si la peuplecratie tend à étendre son influence,
à se normaliser, c’est aussi par l’accoutumance des citoyens, qui
s’habituent, à leur tour, à entendre et souvent à utiliser les arguments
et les langages populistes.
Rien, cependant, n’est joué d’avance. Nous traversons une phase de
transition. La peuplecratie se développe et se faufile un peu partout.
Au cours de son histoire, la démocratie libérale et représentative a du
reste déjà cédé à certains assauts, comme entre les deux guerres du
siècle dernier. Mais, en même temps, elle a su réagir, affronter d’autres
défis, car elle conserve une remarquable capacité de résistance, ou
15
plutôt : d’adaptation . Mais à la condition que les partisans de la
démocratie — libérale et représentative — réussissent à analyser et à
comprendre les changements qu’elle traverse, à faire la preuve de sa
capacité à répondre aux demandes et aux aspirations des populations
— désorientées, inquiètes, parfois même désespérées. À la condition,
donc, que les partisans de la démocratie sachent offrir aux citoyens les
garanties et les protections qu’ils attendent, en refondant le pacte
social. Et aujourd’hui, en particulier, en pensant à nouveaux frais les
modèles d’intégration des immigrés. À la condition, en outre, de
redonner du sens — et de la passion — à la politique, de reconstruire
un climat de confiance entre les citoyens et leurs représentants, et de
relancer le projet européen.
Les chantiers ouverts par la réforme de nos démocraties sont donc
vastes et divers, exigeants. Ils requièrent des sujets à la hauteur de ces
défis. Conscients que, au cas où nous ne parviendrions pas à les relever,
la peuplecratie s’affirmerait, inexorablement. Pour changer en
profondeur nos démocraties, leurs principes mêmes, leurs
« fondements fondamentaux », sans qu’il nous soit possible de prévoir,
ou même d’imaginer, quels dénouements et quelles perspectives nous
attendent.
APPENDICES
NOTES
INTRODUCTION
1. Fabio Bordignon, Luigi Ceccarini, Ilvo Diamanti, Le divergenze parallele.
L’Italia dal voto devoto al voto liquido, Rome-Bari, Laterza, 2018.
2. Pour un panorama des populismes dans le monde d’un point de vue
politologique et historique, voir Bertrand Badie, Dominique Vidal (dir.), Le
Retour des populismes. L’état du monde 2019, Paris, La Découverte, 2018.
3. Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Minuit,
1975 ; Jean-Luc Mélenchon, L’Express, 16 septembre 2010 cité par Pierre
Birnbaum, Genèse du populisme. Le peuple et les gros, Paris, Pluriel, 2012, p. 15.
4. « Il M5S è populista, né di destra, né di sinistra #fieramente populista »,
Blog de Beppe Grillo, 14 décembre 2013. Souligné dans le texte.
5. Cité par Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la
menace, Clamecy, Premier parallèle, 2016, p. 14 (rééd. Gallimard, coll. Folio
essais, 2018).
6. Chantal Mouffe, « Pour un populisme de gauche », Le Monde, 20 avril
2016 ; « Le populisme de gauche doit radicaliser la démocratie », Les Inrocks,
24 janvier 2017 ou encore « M. Mélenchon, le réformisme radical », Le Monde,
16-17 avril 2017. Parmi ses livres, voir Chantal Mouffe, L’Illusion du consensus,
Paris, Albin Michel, 2016. Voir aussi, dans un genre proche, Judith Butler,
Rassemblement, Paris, Fayard, 2016, et « Un populisme de gauche doit conduire à
une démocratie radicale », Libération, 21-22 janvier 2017, « Le populisme de
gauche doit servir une démocratie plus inclusive », Le Monde, 16-17 avril 2017.
7. « Oltre-V3Day : Gianroberto Casaleggio e la democrazia diretta », Blog de
Beppe Grillo, 14 décembre 2013. Souligné dans le texte.
8. Jean Leca, « Justice pour les renards ! Comment le pluralisme peut nous
o
aider à comprendre le populisme », Critique, n 776-777, 2012/1, p. 85.
9. Thomas Piketty, « Vive le populisme », Le Monde, 14 janvier 2017.
10. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion,
2012 ; Thomas Poguntke et Paul Webb (dir.), The Presidentialization of Politics,
Oxford, Oxford University Press, 2005.
11. Voir Jean Leca, « La démocratie à l’épreuve des pluralismes », Revue
o
française de science politique, n 46 (2), 1996, p. 225-279 ; même idée chez Yves
Mény, Yves Surel, Par le peuple, pour le peuple. Le populisme et la démocratie, Paris,
Fayard, 2000, et chez Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Paris,
L’Observatoire, 2018.
12. Voir, par exemple, dans une littérature considérable, Marcello Fedele,
Democrazia referendaria, Rome, Donzelli, 1994 ; Laurence Morel, Marion Paoletti
o
(dir.), « Le référendum : au nom de la démocratie ? », Participation, n 20,
2018/1, p. 5-170, et le dossier « Brexit : du bon usage du référendum », Le
o
Débat, n 193, janvier-février 2017, p. 128-151.
13. Pierre-André Taguieff, La Revanche du nationalisme. Néopopulistes et
xénophobes à l’assaut de l’Europe, Paris, PUF, 2015, p. 173. Voir aussi Evren Balta,
Soli Özel, « Politics of Populism : Power and Protest in the Gobal Age », Cultural
Policy Yearbook 2017-2018, septembre 2018.
14. Marco Tarchi, « Italy, the promised land of Populism ? », Contemporary
Italian Politics, publié le 30 septembre 2015, en ligne.
15. Le mot « système » a été utilisé 126 fois par Emmanuel Macron, 123 fois
par Marine Le Pen, 107 fois par François Fillon, 75 fois par Jean-Luc Mélenchon
et 31 fois par Benoît Hamon dans tous leurs discours et entretiens entre le
30 janvier et le 21 avril 2017, selon l’enquête « Le poids des mots », publiée
dans Paris Match.
16. Voir, sur ce point, Bertjan Verbeek, Andrej Zaslova, « Italy : A Case of
o
Mutating Populism ? », Democratization, n 23 : 2, 2015, p. 304-323.
QU’EST-CE QUE LE POPULISME ?
1. Margaret Canovan, Populism, New York-Londres, Harcourt Brace
Janovich, 1981.
2. Isaiah Berlin, To Define Populism, The Isaiah Berlin Virtual Library, 2013,
p. 6-7. Le livre tiré de la conférence de la LES est celui de Ghita Ionescu, Ernest
Gellner (dir.), Populism. Its Meanings and National Characteristics, Londres,
Weidenfeld and Nicolson, 1969.
3. À titre d’exemples, pour ne citer que quelques ouvrages ou articles très
récents, voir Tamás Boros, The State of Populism in Europe 2015, Policy Solutions,
Fondation for European Progressive Studies, 2015 ; Sergiu Ghergina, Sergiu
Mişcoiu, Sorina Soare (dir.), Contemporary Populism. A Controversial Concept and
Its Diverse Forms, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2013 ; Noam
Gidron, Bat Bonikowski, Varieties of Populism. Literature Rewiew and Research
Agenda, Weatherhead Center for International Affairs, Harvard University,
o
Working Papers Series, n 13-0004, 2013 ; Hanspeter Kriesi, Takis Pappas (dir.),
European Populism in the Shadow of the Great Recession, Colchester, ECPR Press,
2015 ; Cas Mudde, Cristóbal Rovira Kaltwasser (dir.), Populism in Europe and the
Americas. Threat or Corrective for Democracy ?, Cambridge, Cambridge University
Press, 2012 ; Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?, op. cit. ; Marco
Revelli, Populismo 2.0, Turin, Einaudi, 2017 ; Marco Tarchi, « Populism :
o
Ideology, Political Style, Mentality ? », Politologicky Casopis, vol. 23, n 2, 2016 ;
Pierre-André Taguieff, La Revanche du nationalisme, op. cit ; Loris Zanatta,
Populismo, Rome, Carocci, 2013.
4. Voir Alain Pessin, Le Populisme russe (1821-1881) ou la Rencontre avec un
peuple imaginaire, en ligne : contretemps.org/spip.php?article629 ; Marie-Pierre
Rey, Le Dilemme russe. La Russie et l’Europe occidentale, Paris, Flammarion, 2002 ;
Franco Venturi, Les Intellectuels, le Peuple, la Révolution, Paris, Gallimard, 1972 ;
Richard Wortman, The Crisis of Russian Populism, Cambridge, Cambridge
University Press, 2008 (édition originale 1967).
5. Michel Winock, « Les populismes français », in Jean-Pierre Rioux (dir.),
Les Populismes, Paris, Perrin, coll. Tempus, 2007, p. 131-154.
6. Alan Brinkley, Voices of Protest. Huey Long, Father Coughlin and the Great
Depression, New York, Vintage, 1983 ; Lawrence Goodwyn, The Populist Moment. A
Short History of the Agrarian Revolt in America, New York-Oxford, Oxford
University Press, 1978 ; Michael Kazin, The Populist Persuasion. An American
History, New York, Basic Books, 1995 ; Robert McMath, American Populism. A
Social History 1877-1898, New York, Hill and Wang, 1993. De bonnes synthèses
ont été proposées par Pierre Mélandri, « La rhétorique populiste aux États-
Unis », in Jean-Pierre Rioux (dir.), Les Populismes, op. cit., p. 301-328 ; Pap
Ndiaye, « Donald Trump : le dernier-né du populisme américain », L’Histoire,
429, novembre 2016, p. 13-18 et Marco Revelli, Il populismo, op. cit., p. 27-38.
7. La formule est de Guy Hermet, Les Populismes dans le monde. Une histoire
e e
sociologique XIX -XX siècle, Paris, Fayard, 2001, chap. VI, qui ne retient pour sa part
que trois moments fondateurs : les populistes russes, le boulangisme et le
People’s Party.
8. Pour une réflexion philosophique sur le sens et la signification de la crise
dans notre monde moderne, voir Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin.
Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Seuil, 2012.
9. Une définition théorique de l’« air de famille » a été proposé avec le
concept de « family resemblance » par Gary Goertz, Social Science Concepts,
Princeton, Princeton University Press, 2006.
10. Cas Mudde, « The Populist Zeitgeist », Government and Opposition, 39,
2004, p. 544. Cas Mudde emprunte l’expression « thin-centred ideology » à Michael
Freeden. Pour de nombreux autres auteurs, le populisme est une idéologie.
Voir, par exemple, Pascal Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la
radicalité populiste, Paris, Gallimard, coll. Le Débat, 2017, et Hanspeter Kriesi,
Takis S. Pappas (dir.), European Populism in the Shadow of the Great Recession.
Studies in European Political Science, op. cit.
11. Dans une bibliographie abondante sur les idéologies politiques, voir
Pierre Ansart, Les Idéologies politiques, Paris, PUF, 1974 et Paul Ricœur, L’Idéologie
et l’Utopie, Paris, Seuil, 1997.
12. Peter Wiles, « A Syndrome, not a Doctrine. Some Elementary Theses on
Populism », in Ghita Ionescu, Ernest Gellner (dir.), Populism, op. cit., p. 166 et
Pierre-André Taguieff, « Le populisme », Universalia 1996, Paris, Encyclopædia
Universalis, p. 118. Voir aussi Benjamin Moffit, The Global Rise of Populism.
Performance, Political Style and Representation, Stanford, Stanford University Press,
2016.
13. Sur le populisme comme un « belief-system », voir Daniele Albertazzi,
Duncan McDonnell, Twenty-First Century Populism. The Spectre of Western European
Democracy, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2008.
14. Voir François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du
temps, Paris, Seuil, 2003.
15. Voir à ce sujet Jack Hayward, « The Populist Challenge to Elitist
Democracy in Europe », in Jack Hayward (dir.), Elitism, Populism and European
Politics, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 10-32.
16. Paul Taggart, « Populism and Representative Politics in Contemporary
Europe », Journal of Political Ideologies, 9 (3), 2004, p. 269-288.
17. Pierre Birnbaum, Genèse du populisme. Le peuple et les gros, op. cit.
18. Paul Taggart, Populism, Buckingham, Open University Press, 2000, p. 95.
19. Voir à ce propos les remarques de Rogers Brubaker, « Why Populism ? »,
Theory and Society, 26 octobre 2017, en ligne : doi.org/10.1007/s11186-017-9301-
7
20. Pierre Rosanvallon, « Penser le populisme », La Vie des idées,
27 septembre 2011, en ligne : www.laviedesidees.fr/Penser-le-populisme.html
21. Yves Mény, Yves Surel, Par le peuple, pour le peuple, op. cit., et, des mêmes
(dir.), Democracies and the Populist Challenge, Londres, Palgrave Macmillan, 2002.
II
UN NÉO-POPULISME ?
1. Deux exemples. Pour l’histoire, voir Andrea Mammone, Transnational
Neofascism in France and Italy, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, et,
pour la science politique, voir Paul Taggart, « New Populist Parties », West
o
European Politics, vol. 18, n 1, janvier 1995, p. 34-51.
2. Martin Conway, « Democracy in Postwar Western Europe. The Triumph
o
of a Political Model », European History Quarterly, vol. 32, n 1, janvier 2002, p. 59-
84 ; du même, « The Rise and Fall of Europe’s Democratic Age 1945-1973 »,
Contemporary European History, vol. 13, 1, février 2004, p. 67-88 ; Tony Judt, Après-
guerre. Une histoire de l’Europe depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2007 ; Mark
e
Mazower, Le Continent des ténèbres. Une histoire de l’Europe au XX siècle, Bruxelles,
Complexe, 2005. Voir aussi Pepijn Corduwener, « Research Note. Integrating
Contemporary Populism with the History of Postwar Democracy in Western
Europe », European Political Science, juin 2016, p. 1-11.
e
3. Nicolas Roussellier, La Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France. XIX -
e
XX siècle, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2015.
4. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, ou Principes du droit politique, 1762,
Livre III, chap. XV.
5. Sur la distinction théorique entre démocratie directe et démocratie
immédiate, voir Pierre Rosanvallon, Cours. Les dilemmes de la démocratie, en ligne :
www.college-de-france.fr/site/pierre-rosanvallon/course-2004-2005.htm
6. Sur la place du référendum en démocratie, un débat classique, voir
notamment les analyses opposées d’Élie Cohen, Gérard Grunberg, Bernard
o
Manin, « Le référendum, un instrument défectueux », Le Débat, n 193, janvier-
février 2017, p. 137-140, et Francis Hamon, « Le référendum n’est-il qu’une
o
caricature de la démocratie ? », Le Débat, n 193, janvier-février 2017, p. 141-151.
7. Yves Mény, Yves Surel, « The Constitutive Ambiguity of Populism », in
Yves Mény et Yves Surel (dir.), Democracies and the Populist Challenge, op. cit., p. 9.
8. Voir par exemple Hanspeter Kriesi, Takis Pappas (dir.), European Populism
in the Shadow of the Great Recession, op. cit. ; Alberto Martinelli, « Populism and the
Crisis of Representative Democracy » in Alberto Martinelli (dir.), Populism on the
Rise. Democracies under Challenge, Milan, ISPI, 2016, p. 13-31 ; Cas Mudde, « The
Populist Zeitgeist », op. cit., ou encore Loris Zanatta, Populismo, op. cit. Sur le
concept de la démocratie illibérale, voir Fareed Zakaria, L’Avenir de la liberté. La
démocratie illibérale aux États-Unis et dans le monde, Paris, Odile Jacob, 2003.
9. Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie, t. IV : Le Nouveau Monde,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2017 et Yascha
Mounk, Le Peuple contre la démocratie, op. cit.
10. Loris Zanatta, Populismo, op. cit., p. 24.
11. Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance,
Paris, Seuil, 2006, p. 271.
12. « Entretien avec Frauke Petry. Allemagne : à droite toute ? », Politique
o
internationale, n 155, printemps 2017, p. 117.
13. Benjamin Moffit, The Global Rise of Populism, op. cit., p. 148.
14. Stephan Faris, « Italy’s Beppe Grillo : Meet the Rogue Comedian
Turned Kingmaker », Time, 7 mars 2013.
15. Voir notamment Daniele Albertazzi, Duncan McDonnell, Twenty-First
Century Populism, op. cit. ; Thomas Poguntke, Susan E. Scarrow, « The Politics of
Antiparty sentiment : an Introduction », European Journal of Political Research,
29 (3), 1996, p. 257-262.
16. Jérôme Fourquet, Le Nouveau Clivage, Paris, Cerf, 2018.
17. Dominique Reynié, Les Nouveaux Populismes, Paris, Pluriel, 2013 et
o
« L’offensive populiste », Politique internationale, n 155, printemps 2017, p. 95-
110. Voir, dans le cas français, Laurent Bouvet, L’Insécurité culturelle, Paris,
Fayard, 2015.
18. C’est la conclusion à laquelle arrivent au terme d’une vaste étude
empirique Ronald Inglehart et Pippa Norris, Trump, Brexit and the Rise of
Populism. Economic have-nots and cultural backlash, Faculty Research Working
Paper Serie, Cambridge (MA), Harvard Kennedy School, août 2016. Toutefois
ces deux auteurs ne relèvent pas que nombre de populistes ont assimilé aussi
une partie des valeurs des années 1960-1970 et s’en font même les défenseurs.
19. Yann Algan, Sergei Guriev, Elias Papaioannou, Evgenia Passari, « The
European Trust Crisis and the Rise of Populism », Brooking Papers on Economic
Action, automne 2017, p. 309-400.
20. Voir, par exemple, Farid Abdelouahab, Pascal Blanchard, Les Années 30.
Et si l’histoire recommençait ?, Paris, La Martinière, 2017 ; Claude Askolovitch,
Pascal Blanchard, Renaud Dély, Yvan Gastaut, Les Années 30 sont de retour. Petite
leçon d’histoire pour comprendre les crises du présent, Paris, Flammarion, 2014, et
Philippe Corcuff, Les Années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Paris,
Textuel, 2014.
21. Ian Buruma, « How the Dutch Stopped Being Decent and Dull », The
New York Times, 10 mars 2017.
22. Entretien avec Norbert Hofer, « Que veut vraiment le FPÖ ? », Politique
o
internationale, n 154, hiver 2016-2017, p. 206.
23. www.liberation.fr/direct/element/ken-loach-un-autre-monde-est-
possible-et-necessaire_37773/, 23 mai 2016.
III
DIVERSITÉ DES POPULISMES ET DES POPULISTES
1. Pierre-André Taguieff, « La doctrine du national-populisme en France »,
o
Études, n 564 (1), janvier 1986, p. 27-46 ; du même, L’Illusion populiste. De
l’archaïque au médiatique, Paris, Berg International, 2002 ; du même, « Le
populisme comme style politique », in Pierre-André Taguieff (dir.), Le Retour du
populisme. Un défi pour les démocraties européennes, Paris, Universalis, 2004, p. 17-
23 ; du même, « Le populisme et la science politique », in Jean-Pierre Rioux
(dir.), Les Populismes, op. cit.
2. Pierre-André Taguieff, La Revanche du nationalisme, op. cit.
3. Dominique Reynié, Les Nouveaux Populismes, op. cit., p. 43.
4. Voir par exemple Jean-Yves Camus, Nicolas Lebourg (dir.), Les Droites
extrêmes en Europe, Paris, Seuil, 2015 ; Cas Mudde, Populist Radical Right Parties in
Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ; et Pascal Perrineau,
« L’extrême droite populiste : comparaisons européennes », in Pierre-André
Taguieff (dir.), Le Retour du populisme, op. cit., p. 25-34.
5. Par exemple, Hans-Georg Betz, Radical Right-Wing Populism in Western
Europe, New York, St Martin’s Press, 1994 ; Paul Taggart, The New Populism and
the New Politics, Londres, Palgrave Macmillan, 1996.
6. Voir l’excellent article qui aborde ce thème comme celui des définitions
du populisme d’Alexandre Dezé, « Le populisme ou l’introuvable Cendrillon.
Autour de quelques ouvrages récents », Revue française de science politique, 2004/1
(vol. 54), p. 79-99.
7. Voir Marc Lazar, « Populismes de droite, populismes de gauche en
Europe », in Bertrand Badie, Dominique Vidal (dir.), État du Monde 2019. Le
retour des populismes, Paris, La Découverte, 2018, p. 118-126.
8. Voir les remarques de Luke March, « From Vanguard of the Proletariat to
Vox Populi : Left-Populism as a “Shadow” of Contemporary Socialism », SAIS
o
Review, XXVII, n 1, hiver-printemps 2007, p. 63-77.
9. Ernesto Laclau, La Raison populiste, Paris, Seuil, 2005 ; Chantal Mouffe,
L’Illusion du consensus, op. cit. ; Chantal Mouffe et Iňigo Errejon, Construire un
peuple, pour une radicalisation de la démocratie, Paris, Cerf, 2017. Pour une critique
de ces positions, voir notamment Éric Fassin, Populisme. Le grand ressentiment,
Paris, Textuel, 2017.
10. On se contente d’indiquer ici les livres de Marco Damiani, La sinistra
radicale in Europa. Italia, Spagna, Francia, Germania, Rome, Donzelli, 2016 ; Pascal
e e
Delwitt, Les Gauches radicales en Europe. XIX -XXI siècles, Bruxelles, Université de
Bruxelles, 2016 ; Luke March, Radical Left Parties in Europe, Londres, Routledge,
2012.
11. Jordi Canal, « Le nationalisme catalan comme populisme : une
approche des discours d’Artur Mas », Conserveries mémorielles, en ligne :
journals.openedition.org/cm/2438 3 avril 2017.
12. Richard Katz, Peter Mair, « Changing Models of Party Organization and
Party Democracy : the Emergence of the Cartel Party », Party Politics, 1 (1), 1995,
p. 5-28. Cet article séminal a ouvert de nombreux chantiers de recherche mais
aussi nourri de grandes discussions scientifiques. Deux exemples : Luciano
Bardi (dir.), Partiti e sistemi di partito. Il cartel party e oltre, Bologne, Il Mulino,
2006, et Yohann Aucante, Alexandre Dezé (dir.), Les Systèmes de partis dans les
démocraties occidentales. Le modèle du parti-cartel en question, Paris, Presses de
Sciences Po, 2008.
13. Sur ce point, voir notamment les distinctions proposées par Laurent
Bouvet, Le Sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, Paris, Gallimard,
coll. Le Débat, 2011 ; Yves Mény et Yves Surel, Par le peuple, pour le peuple, op. cit. ;
Pierre-André Taguieff, L’Illusion populiste, op. cit. et, du même, Le Retour du
populisme, op. cit. Nous proposons ici d’autres hypothèses.
14. Claudia Moatti, « Populus, Plebs, Gens », in Barbara Cassin, Dictionary of
Untranslatables, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 762-763, et de la
e
même, La Raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République (II -
er
I siècle avant Jésus-Christ), Paris, Seuil, 1997.
15. Pierre Sansot, Les Gens de peu, Paris, PUF, 1992.
16. Colin Crouch, Postdemocrazia, Bari-Rome, Laterza, 2009.
17. À ce propos, voir l’intéressant article de Matthijs Rooduijn, « What
Unites the Voter Bases of Populist Parties ? Comparing the Electorates of
15 Populist Parties », European Political Science Review, 2017, 1-18, qui démontre
qu’il n’existe pas un électeur-type populiste à l’échelle européenne et qui, de ce
fait, souligne les limites de l’interprétation consistant à affirmer que le vote
populiste est l’expression des composantes sociales laissées pour compte de la
globalisation.
18. David Goodhart, The Road to Somewhere. The Populist Revolt and the Future
of Politics, Londres, Hurst & Company, 2017. Voir le compte rendu critique de
Jean-Marie Pottier, « Le nouveau clivage électoral », Slate.fr, 18 avril 2017.
19. Gianfranco Pasquino, « Populism and Democracy », in Daniele
Albertazzi, Duncan McDonnell (dir.), Twenty-First Century Populism, op. cit., p. 15-
29.
20. Heloïse Nez, Podemos. De l’indignation aux élections, Paris, Les Petits
Matins, 2015, et, de la même, « ¿Que Podemos ? », laviedesidees.fr, 11 avril 2017.
21. Voir les remarques judicieuses de Gilles Le Béguec, « Le gaullisme est-il
un populisme ? » in Marie-Claude Esposito, Alain Laquièze, Christine Manigand
(dir.), Populismes. L’envers de la démocratie, Paris, Vendémiaire, 2012, p. 67-74.
22. Voir, par exemple, Sergio Fabbrini, Addomesticare il Principe. Perché i leader
contano e come controllarli, Venise, Marsilio, 2011, et Thomas Poguntke, Paul
Webb (dir.), The Presidentalization of Politics, op. cit.
23. Voir le remarquable livre d’Antoine Lilti, Figures publiques. L’invention de
la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, 2014.
24. Voir notamment, sur ce sujet, Hanspeter Kriesi, « The Populist
Challenge », West European Politics, 37 : 2, 2014, p. 361-378, et Yves Mény et Yves
Surel, Par le peuple, pour le peuple, op. cit., p. 244-254.
IV
LA FRANCE ET L’ITALIE :
DE RÉCURRENTES PULSIONS POPULISTES
1. Dominique Reynié, « “Heritage populism” and France’s National Front »,
o
Journal of Democracy, vol. 27, n 4, p. 56.
2. Mariuccia Salvati, Cittadini e governanti. La leadership nella storia del’Italia
contemporanea, Bari-Rome, Laterza, 1997, p. 18. Souligné par l’auteur.
3. Voir notamment Jean Garrigues, Le Général Boulanger, Paris, Perrin, 1991 ;
Bertrand Joly, Nationalistes et conservateurs en France, 1885-1902, Paris, Les Indes
savantes, 2008 ; Michel Winock, « Les populismes français », in Jean-Pierre
Rioux (dir.), Les Populismes, op. cit., p. 132-137. Michel Winock reprend les
catégories de Pierre-André Taguieff et qualifie le boulangisme de « populisme
protestataire », alors que selon nous il combine plusieurs formes de populismes.
4. Marc Angenot, « 1889. Un état du discours social », chap. 33 : « La
propagande boulangiste », Médias 19, en ligne : www.medias19.org/index.php?
id=12316. Voir aussi Jean Garrigues, Les Hommes providentiels. Histoire d’une
fascination française, Paris, Seuil, 2012, p. 137-143.
5. Voir Pierre Birnbaum, « La France aux Français ». Histoire des haines
nationalistes, Paris, Seuil, 2006 ; Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris,
Perrin, 2008.
6. Voir en particulier Marc Crapez, La Gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe
et de la race dans le sillage des Lumières, Paris, Berg International, 1997, et Michel
Dreyfus, L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, Paris, La Découverte,
(2009) 2011.
7. Ralph Schor, « L’extrême droite française et les immigrés en temps de
crise. Années 1930-Années 1980 », Revue européenne des migrations internationales,
o
vol. 12, n 2, 1996, p. 241-260.
8. Voir notamment, Serge Berstein, Jean-Paul Thomas (dir.), Le PSF. Un
parti de masse, Paris, CNRS, 2016, et Michel Winock (dir.), Histoire de l’extrême
droite en France, Paris, Seuil, 1993.
9. Stanley Hoffmann, Le Mouvement Poujade, Paris, Presses de Sciences Po,
1956, et Romain Souillac, Le Mouvement Poujade. De la défense professionnelle au
populisme nationaliste (1953-1962), Paris Sciences Po, 2007.
10. Marc Lazar reprend ici son article « Du populisme à gauche : les cas
français et italien », in Jean-Pierre Rioux, Les Populismes, op. cit., p. 205-219.
11. Pierre Nora, « Nation », in François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire
critique de la Révolution française, Paris, 1988, p. 801.
12. Pierre Birnbaum, Genèse du populisme, op. cit.
13. François Bourricaud, Le Retour de la droite, Paris, Calmann-Lévy, 1986,
p. 218.
14. Ibid.
15. Ce point est bien mis en lumière par Marnix Dressen, De l’amphi à
l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Paris, Belin, 2000.
o
16. Stéphane Courtois, « Le peuple et le parti », H-Histoire, n 8, avril-
juin 1981, p. 126. Tout ce passage est directement inspiré de cet article.
17. Denis Peschanski, Et pourtant ils tournent. Vocabulaire et stratégie du PCF
(1934-1936), Paris, Publications de l’INaLF, coll. Saint-Cloud / Klincksieck,
1988, p. 169.
18. Voir l’analyse lexicologique du discours communiste des années 1962-
1968, alors que débute une stratégie d’union, effectuée par Dominique Labbé,
Le Discours communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1977.
e
19. Union du peuple de France pour un changement démocratique, XXI congrès
extraordinaire du PCF, Vitry, 1974, cité par Pierre Birnbaum, Genèse du
populisme, op. cit., p. 146.
o
20. Jean-Paul Molinari, « Cahiers communistes », Communisme, n 20-21,
1988-1989, p. 130.
21. Pierre Birnbaum, Genèse du populisme, op. cit., p. 159.
22. François Mitterrand, Politique, t. I : 1938-1981, cité par Alain
Bergounioux et Gérard Grunberg, L’Ambition et le Remords. Les socialistes français
et le pouvoir (1905-2005), Paris, Fayard, 2005, p. 300.
23. Pierre Birnbaum, Genèse du populisme, op. cit., p. 169.
24. Hugues Portelli, Le Parti socialiste, Paris, Montchrestien, 1992, p. 96.
25. Cité par Pierre Favier, Michel Martin-Roland, La Décennie Mitterrand,
Paris, Seuil, 1990, t. I, p. 133.
26. Stéphane Courtois, « Le peuple et le parti », art. cité, p. 134. En fait, il
vaudrait mieux parler de « peuple-Dieu », comme on le verra dans le cas italien.
27. Voir notamment Alain Bergounioux, Léon Blum, le Socialisme, la
République, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2016 ; Serge Berstein, Léon Blum, Paris,
Fayard, 2006 ; Frédéric Monier, La Morale et le Pouvoir, Paris, Armand Colin,
2016 ; Marc Sadoun, De la démocratie française. Essai sur le socialisme, Paris,
Gallimard, 1993.
28. François Mitterrand, Réflexions sur la politique extérieure de la France, Paris,
Fayard, 1986, p. 140.
29. Lucien Jaume, Le Discours jacobin et la Démocratie, Paris, Fayard, 1989,
p. 389.
30. Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le tiers-état ?, Genève, Droz, 1970, p. 124.
31. Jacques Julliard, Autonomie ouvrière, Paris, Gallimard-Seuil, coll. Hautes
Études, 1988, p. 24-25.
32. Voir, notamment, Tony Judt, Un passé imparfait. Les intellectuels en France
1944-1956, Paris, Fayard, 1992, p. 245-261, et Yvon Tranvouez, Catholiques et
communistes. La crise du progressisme chrétien 1950-1955, Paris, Cerf, 2000.
33. Nelly Wolf, Le Peuple dans le roman français de Zola à Céline, Paris, PUF,
1990, p. 264. Voir aussi Geneviève Bollème, Le Peuple par écrit, Paris, Seuil, 1986,
et Jacques Rancière, Courts Voyages au pays du peuple, Paris, Seuil, 1990.
34. Carlo Tullio-Altan, Populismo e trasformismo. Saggio sulle ideologie politiche
italiane, Milan, Feltrinelli, 1989, p. 52.
35. Ibid., p. 42-43.
36. Voir, par exemple, Domenico Settembrini, « The Divided Left », in
Spencer M. Di Scala (dir.), Italian Socialism Between Politics and History, Amherst,
University of Massachusetts Press, 1996, p. 111-112.
37. Giovanni Sabatucci, Il riformismo impossibile, Bari, Laterza, 1991, p. 67.
38. Voir entre autres Simona Colarizi, Marco Gervasoni, La cruna dell’ago.
Craxi, il partito socialista e la crisi della Repubblica, Rome-Bari, Laterza, 2005 et
Luigi Masella, Craxi, Rome, Salerno, 2007.
39. Voir, notamment, Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Gallimard,
1978-1996, 5 vol.
40. Cf. Claudio Pavone, Alle origini della Repubblica, Milan, Bollato
Boringhieri, 1995, p. 57.
41. Voir, par exemple, le discours à Reggio Emilia, le 24 septembre 1946, in
Palmiro Togliatti, Ceto medio e Emilia rossa, Bologne, STEB, 1953. Nombreux
autres exemples dans Aldo Agosti, Togliatti, Turin, UTET, 1996 ; Maurizio
Degl’Innocenti, Il mito di Stalin. Comunisti e socialisti nell’Italia del dopoguerra,
Mandura, Piero Lacaita, 2005 ; Renzo Martinelli, Storia del Partito comunista
italiano. Il “Partito nuovo” dalla Liberazione al 18 aprile, Turin, Einaudi, 1995 ;
Victor Zaslavasky, Lo stalinismo e la sinistra italiana. Dal mito dell’URSS alla fine del
comunismo, 1945-1991, Milan, Mondadori, 2004.
42. Franco Rodano, Questione democristiana e compromesso storico, Rome,
Editori Riuniti, 1977, cité par Domenico Settembrini, Storia dell’idea antiborghese
in Italia. 1860-1989, Rome, Laterza, 1991, p. 435. Voir aussi Caro Berlinguer. Note e
appunti riservati di Antonio Tato a Enrico Berlinguer 1969-1984, Turin, Einaudi,
2003. Sur cette période, consulter les deux ouvrages assez différents de
Francesco Barbagallo, Enrico Berlinguer, Rome, Carocci, 2006 et Silvio Pons,
Berlinguer e la fine del comunismo, Turin, Einaudi, 2006.
43. Angus Stewart, « The Social Roots », in Ghita Ionescu, Ernest Gellner,
op. cit., note que le populisme dérive des tensions entre pays en retard et pays
développés, et « entre les parties développées et en retard d’un même pays »,
p. 181.
44. Sur la faible présence ouvrière dans la littérature, voir Alberto Asor
Rosa, Scrittori e popolo. Il populismo nella litterature italiana contemporanea, Turin,
Einaudi, rééd. 1988, et Giorgio Gasparotti, Raccontare la fabbrica, Rome, Tritone-
Editori Riuniti, 1992.
45. Il s’agit du groupe rassemblé autour de Renato Panzieri qui publia la
revue Quaderni Rossi. Sur ce courant, voir, notamment, Fabrizio D’Agostini
(dir.), Operaismo e centralità operaia, Rome, Editori Riuniti, 1978, et en français
Mario Tronti, Ouvrier et capital, Paris, Christian Bourgois, 1977.
46. Luciano Cafagna, Una strana disfatta, Venise, Marsilio, 1996, p. 43-48.
47. Voir par exemple Federico Finchelstein, From Fascism to Populism in
History, Oakland, University of California Press, 2017 ; Emilio Gentile, Qu’est-ce
que le fascisme ? Histoire et interprétations, Paris, Gallimard, coll. Folio histoire,
2004 ; du même, Il Capo e la Folla, Bari-Rome, Laterza, 2016 ; Gino Germani,
Authoritarianism, Fascism and National Populism, New Brunswick, Transaction
Books, 1978 ; Pierre Milza, « Mussolini entre fascisme et populisme », in Jean-
Pierre Rioux, Les Populismes, op. cit., p. 195-204 ; Marco Tarchi, Italia populista.
Dal qualunquismo a Beppe Grillo, Bologne, Il Mulino, 2015 ; Nicola Tranfaglia,
Populismo : un carattere originale nelle storia d’Italia, Rome, Castelvecchi, 2014.
48. Voir Angelo Michele Imbriani, Vento del Sud. Moderati, reazionari,
qualunquisti, 1943-1948, Bologne, Il Mulino, 1996 ; Sandro Setta, L’Uomo
qualunque, 1944-1945, Bari-Rome, Laterza, 1995 ; Marco Tarchi, Italia populista,
op. cit., chap. III.
49. Marco Tarchi, Italia populista, op. cit., p. 175.
50. Voir par exemple Giovanni Orsina, « L’antipolitica dei moderati. Dal
qualunquismo al berlusconismo », in Simona Colarizi, Agostino Giovagnoli et
Paolo Pombeni (dir.), L’Italia contemporanea dagli anni Ottanta a oggi.
III. Istituzioni e politica, Rome, Carocci, 2014, p. 403-421.
51. Je remercie l’historien Patrick Lafond, auteur d’une biographie
d’Enrico Mattei non encore publiée, d’avoir attiré mon attention sur ce point.
Voir Carlo Maria Lomartire, Mattei. Storia del italiano che sfidò i signori del petrolio,
Milan, Mondadori, 2006 et du même auteur, ‘O commandante. Vita di Achille
Lauro, Milan, Mondadori, 2009.
52. Voir Marco Gervasoni, Storia dell’Italia degli anni 80. Quando eravamo
moderni, Venise, Marsilio, 2010, notamment p. 24-29.
V
POPULISMES ET POPULISTES FRANÇAIS D’AUJOURD’HUI
1. Il ne saurait être question de retracer ici l’histoire du FN. Voir
notamment à ce sujet Jean-Yves Camus, Nicolas Lebourg (dir.), Les Droites
extrêmes en Europe, op. cit. ; Pascal Delwitt (éd.), Mutations de la droite française,
Bruxelles, Université de Bruxelles, 2012 ; Valérie Igounet, Le Front national de
1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Paris, Seuil, 2015, et Grégoire
Kauffmann, Le Nouveau FN, op. cit.
2. Les études sur l’électorat du FN sont pléthore. Voir notamment, parmi
les plus récentes, Sylvain Crépon, Alexandre Dezé, Nonna Mayer (dir.), Front
national, les faux-semblants. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de
Sciences Po, 2015 ; Nonna Mayer, Ces Français qui votent Le Pen, Paris,
Flammarion, 2002 ; Pascal Perrineau, La France au Front, Paris, 2014, et Cette
France de gauche qui vote FN, Paris, Seuil, 2017 ; Daniel Stockemer, The Front
National in France. Continuity and Change under Jean-Marie Le Pen and Marine
Le Pen, Heidelberg, Springer, 2017.
3. Pauline Picco, Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en Italie
(1960-1984), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016 ; Valérie Igounet et
Pauline Picco, « Histoire du logo de deux “partis-frères” entre France et Italie
o
(1972-2016) », Histoire@Politique, n 29, mai-août 2016, en ligne : www.histoire-
politique.fr/index.php?numero=29&rub=autres-articles&item=102
4. Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil,
1990. Voir aussi, entre autres, Pierre Birnbaum, « La France aux Français »,
op. cit. ; Raoul Girardet, Le Nationalisme français, 1871-1914, Paris, Armand Colin,
1966 ; Grégoire Kauffmann, Le Nouveau FN, op. cit. ; Jens Rydgren, The Populist
Challenge. Political Protest and Ethno-Nationalist Mobilization in France, New York-
Oxford, Berghahn Books, 2004, chap. IV.
5. Cité par Valérie Igounet, Les Français d’abord. Slogans et viralité du discours
Front national (1972-2017), Paris, Inculte, coll. Dernière Marge, 2016, p. 152-153.
6. Discours de Marine Le Pen, présidente du Front national lors du congrès
de Tours des 15 et 16 janvier 2011.
7. Sur les mots du FN, voir Cécile Alduy, Stéphane Wahnich, Marine Le Pen
prise aux mots, Paris, Seuil, 2015.
8. Cité par Valérie Igounet, Les Français d’abord, op. cit., p. 153.
9. Marine Le Pen, 24 avril 2013, lors de sa visite en Touraine, le 24 avril
2013.
10. LeMonde.fr, 18 mars 2012.
11. Ava Djamshidi, « Mélenchon, comme une superstar », Le Parisien, 5 avril
2012.
12. Jean-Luc Mélenchon, Qu’ils s’en aillent tous ! Vive la révolution citoyenne,
Paris, Flammarion, 2010 ; L’Ère du Peuple, Paris, Flammarion, 2014 ; Le Hareng de
Bismarck, Paris, Plon, 2015 et (avec Cécile Amar) De la vertu, Paris,
L’Observatoire, 2017.
13. Alain Beuve-Méry, Patrick Roger, « Mélenchon trace sa route en
solitaire », Le Monde, 21 février 2017.
er
14. JDD.fr, 1 avril 2017.
15. Jean-Luc Mélenchon, « Ma France est métissée, universaliste et laïque »,
Marianne, 19 janvier 2017. Sur le changement opéré par Jean-Luc Mélenchon,
lire Jean-Numa Ducange, « Les adieux à la gauche de Jean-Luc Mélenchon.
o
Portait intellectuel d’un homme (politique) pluriel », Revue du crieur, n 9,
février 2018, p. 48-63.
16. Sergio Rizzo, Gian Antonio Stella, La casta. Così i politici italiani sono
diventati intoccabili, Milan, Rizzoli, 2007.
17. Gilles Finchelstein, Brice Teinturier, « Entre France insoumise et Front
national, de solides divergences », Le Monde, 3 juillet 2017.
18. Pierre-André Taguieff, La République menacée, Paris, Textuel, 1996, p. 35,
cité par Yves Mény et Yves Surel, Par le peuple, pour le peuple, op. cit., p. 191.
19. François Bayrou, Au nom du tiers état, Paris, Hachette Littérature, 2006.
20. « Bayrou se veut “le président du peuple”, prêt à mener une révolution
pacifique », LeMonde.fr, 22 mars 2007.
21. Le Figaro Magazine, 21 janvier 2012.
22. Citations tirées d’Emmanuel Macron, Révolution, Paris, XO, 2016, p. 33
et 41.
23. Voir Pierre Musso, Le Sarkoberlusconisme, La Tour d’Aigues, L’Aube,
2008. Pour cet auteur, le sarko-berlusconisme n’était pas un populisme mais
une façon inédite de faire de la politique.
VI
POPULISMES ET POPULISTES ITALIENS D’AUJOURD’HUI
1. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, op. cit.
2. Considérés comme des penseurs de référence quant à l’application à
l’étude de la politique des théories et des concepts développés dans le cadre de
la théorie du choix rationnel et de l’économie. Voir les textes de Joseph
Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy, Londres, Allen and Unwin,
1954 (trad. fr. Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1990), et
d’Anthony Downs, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper and Row,
1957 (trad. fr. Une théorie économique de la démocratie, Bruxelles, Université de
Bruxelles, 2013).
3. Voir, par exemple, les travaux de Mauro Calise, Il partito personale. I due
corpi del leader, Rome-Bari, Laterza, 2010 (nouv. éd. augmentée) et de Marco
Revelli, Finale di partito, Turin, Einaudi, 2013.
4. La Première République coïncide avec la phase qui va de l’après-guerre
aux années 1992-1993, quand, avec l’accélération des enquêtes judiciaires ayant
impliqué les partis et la classe politique qui — avec une grande stabilité —
avaient gouverné jusque-là, on assiste à l’effondrement des partis traditionnels,
à l’avènement de formations nouvelles caractérisées par des modalités
d’organisation différentes de celles du passé, et à des réformes électorales visant
à bipolariser, sans jamais y parvenir tout à fait, le système des partis. Sur cette
question, on peut voir, entre autres, Maurizio Cotta et Pierangelo Isernia, Il
gigante dai piedi di argilla. La crisi del regime partitocratico in Italia, Bologne,
Il Mulino, 1996 ; Arnaldo Bagnasco, L’Italia in tempi di cambiamento politico,
Bologne, Il Mulino, 1996 ; et Gianfranco Pasquino, La transizione a parole,
Bologne, Il Mulino, 2000.
5. Giorgio Galli, Il bipartitismo imperfetto, Bologne, Il Mulino, 1966. Sur la
question de l’anomalie italienne, voir aussi les contributions de Giovanni
Sartori, « Bipartitismo imperfetto o pluralismo polarizzato ? », Tempi moderni,
o
n 31/1967, p. 1-34 ; Carlo Trigilia, Grandi partiti e piccole imprese. Comunisti e
democristiani nelle regioni ad economia diffusa, Bologne, Il Mulino, 1986 ;
Robert D. Putnam, Making Democracy Work. Civic Traditions in Modern Italy,
Princeton, Princeton University Press, 1993 ; Loredana Sciolla et Nicola Negri,
Il paese dei paradossi. Le basi sociali della politica in Italia, Rome, Nis, 1996.
6. Sur le phénomène du berlusconisme, voir notamment Giovanni Orsina,
Il berlusconismo nella storia d’Italia, Venise, Marsilio, 2013 (trad. fr. Le Berlusconisme
dans l’histoire de l’Italie, Paris, Les Belles Lettres, 2018) ; Piero Ignazi, Vent’anni
dopo. La parabola del berlusconismo, Bologne, Il Mulino, 2014 ; Federico Boni, Il
superleader. Fenomenologia mediatica di Silvio Berlusconi, Rome, Meltemi, 2008. Sur
les questions concernant la communication, cf. Giorgio Fedel, « Parola mia. La
o
retorica di Silvio Berlusconi », Il Mulino, n 3/2003, p. 463-473 ; Pierre Musso,
Berlusconi, le nouveau prince, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2003 ; Sofia Ventura, Il
racconto del capo. Berlusconi e Sarkozy, Rome-Bari, Laterza, 2012.
7. Concernant Forza Italia et son modèle organisationnel, cf. Carmen Golia,
Dentro Forza Italia. Organizzazione e militanza, Venise, Marsilio, 1997 ; Emanuela
Poli, Forza Italia. Struttura, leadership e radicamento territoriale, Bologne, Il Mulino,
2001.
re
8. Mauro Calise, Il partito personale, op. cit. (1 éd. 2000).
9. Selon les données de l’enquête Ipsos pour le Corriere della Sera, avril-
o
mai 2014, n 7262. Cf. l’article signé par Nando Pagnoncelli, « Grillo attrae i
giovani e gli operai, Pd più forte tra i cattolici praticanti », Il Corriere della Sera,
8 mai 2014.
10. Sur le phénomène de la Ligue et sur ses bases sociales, je renvoie à Ilvo
Diamanti, Il Male del Nord. Lega, localismo, secessione, Rome, Donzelli, 1996, et à
Roberto Biorcio, La Padania promessa. La storia, le idee e la logica d’azione della Lega
Nord, Milan, Il Saggiatore, 1997. Pour les évolutions récentes de la Ligue, voir
Gianluca Passarelli, Dario Tuorto, La Lega di Salvini. Estrema destra di governo,
Bologne, Il Mulino, 2018.
11. Sur le Mouvement 5 étoiles, une vaste littérature a fleuri au cours de ces
dernières années. Signalons, parmi d’autres, Roberto Biorcio, Paolo Natale,
Politica a 5 stelle. Idee, storia e strategie del movimento di Grillo, Milan, Feltrinelli,
2013 ; Roberto Biorcio, Paolo Natale, Il Movimento 5 Stelle. Dalla protesta al
governo, Sesto San Giovanni, Mimesis, 2018 ; Fabio Bordignon et Luigi
Ceccarini, « Five Stars and a Cricket. Beppe Grillo Shakes Italian Politics », South
o
European Society and Politics, vol. 18, 2013, n 4, p. 427-449 ; des mêmes, « The
Five Stars Continue to Shine : The Consolidation of Grillo’s “Movement Party”
o
in Italy », Contemporary Italian Politics, vol. 8, n 2, 2016, p. 131-159 ; Piergiorgio
Corbetta et Elisabetta Gualmini, Il partito di Grillo, Bologne, Il Mulino, 2013 ;
Piergiorgio Corbetta, « Tra ideologia debole e paradosso della leadership »,
Il Mulino, 5/17, p. 727-735, ainsi que les autres contributions parues dans le
même numéro de la revue ; Piergiorgio Corbetta, M5S. Come cambia il partito di
Grillo, Bologne, Il Mulino, 2017 ; Ilvo Diamanti et Paolo Natale (dir.), Grillo e il
Movimento 5 Stelle. Analisi di un “fenomeno” politico, numéro monographique de la
revue Com. Pol., vol. 1/2013 ; Giuliano Da Empoli, Il grillismo preso sul serio,
Venise, Marsilio, 2016 ; Jacopo Iacoboni, L’esperimento. Inchiesta sul Movimento
5 Stelle, Bari-Rome, Laterza, 2018 ; Maria Elisabetta Lanzone, Il Movimento
5 Stelle. Il Popolo di Grillo dal web al Parlamento, Novi Ligure, Epoké, 2015 ; Luca
Manucci, Michi Amsler, « Where the Wind Blows : Five Star Movement’s
Populism, Direct Democracy and Ideological Flexibility », Italian Political Science
Review, 2017, p. 1-24 ; « Il Movimento Cinque Stelle. Prospettive di ricerca a
confronto », in Marco Almagisti et Paolo Graziano (dir.), Quaderni di scienza
o
politica, XXIV, n 3, décembre 2017.
12. D’après les données de l’Atlas politique élaboré par Demos & Pi, février-
o
mai 2017, n 3.039 ; www.demos.it/a01396.php
13. Les cinq étoiles de son nom représentent autant de thématiques
relatives à l’eau, à l’environnement, aux transports, au développement et à
l’énergie, chacune évoquant les mobilisations du Mouvement (y compris par
référendum).
14. Concernant la notion d’« anti-politique » en Italie, cf. Simona Colarizi,
« Politica e antipolitica dalla Prima alla Seconda Repubblica », in Simona
Colarizi, Agostino Giovagnoli, Paolo Pombeni (dir), L’Italia contemporanea dagli
anni Ottanta a oggi, t. III, Istituzioni e politica, Rome, Carocci, 2014, p. 333-347.
Dans le même ouvrage, voir Giovanni Orsina, « L’antipolitica dei moderati. Dal
qualunquismo al berlusconismo », p. 403-421 ; voir aussi l’ouvrage de Donatella
Campus, L’antipolitica al governo. De Gaulle, Reagan, Berlusconi, Bologne,
Il Mulino, 2006, et celui d’Alfio Mastropaolo, Antipolitica. All’origine della crisi
politica italiana, Naples, Ancora, 2000. Concernant, en revanche, le
« populisme » et ses déclinaisons dans le contexte italien, voir, parmi d’autres,
les travaux d’Alfio Mastropaolo, La mucca pazza della democrazia. Nuove destre,
populismo, antipolitica, Turin, Bollati Boringhieri, 2005 ; de Raffaele Chiarelli
(dir.), Il populismo tra storia, politica e diritto, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2015 ;
de Marco Tarchi, Italia populista. Dal qualunquismo a Beppe Grillo, op. cit. ; et de
Marco Revelli, Populismo 2.0, op. cit.
15. Cf., par exemple, Roberto Biorcio, « Le tre ragioni del successo del
Movimento 5 Stelle », in Ilvo Diamanti, Paolo Natale (dir.), Grillo e il Movimento
5 Stelle. Analisi di un “fenomeno” politico, op. cit., et Fabio Bordignon et Luigi
Ceccarini, The Five Stars Continue to Shine. The Consolidation of Grillo’s “Movement
Party” in Italy, op. cit.
16. Parmi les auteurs qui partagent cette interprétation, voir Loris Zanatta,
Il Populismo, op. cit. ; Marco Revelli, Populismo 2.0, op. cit. ; et Marco Tarchi, Italia
populista, op. cit.
17. Voir, par exemple, l’ouvrage de Marco Revelli, Dentro e contro. Quando il
populismo è di governo, Bari-Rome, Laterza, 2015.
18. Nous nous référons à la loi électorale Mattarella (surnommée
« Mattarellum » par le célèbre politiste Giovanni Sartori), qui prévoyait
l’attribution des sièges parlementaires pour deux tiers sur une base majoritaire
(scrutin à un tour) et pour un tiers avec compensation proportionnelle.
Approuvée en 1993, la loi est restée en vigueur jusqu’à son remplacement, en
2005, par la loi Calderoli (dite aussi « Porcellum »).
19. Sur ce point, voir l’ouvrage de Mauro Calise, Fuorigioco. La sinistra contro
i suoi leader, Bari-Rome, Laterza, 2013.
20. Sur le thème de la personnalisation et du leadership dans le centre
gauche, voir les travaux de Fabio Bordignon, Il partito del capo. Da Berlusconi a
Renzi, Sant’Arcangelo di Romagna, Maggioli, et, du même, « Matteo Renzi : A
“Leftist Berlusconi” for the Italian Democratic Party ? », South European Society
o
and Politics, vol. 19, n 1, 2014, p. 1-23.
21. Mariaeugenia Parito, « Grillo e Renzi. Icone post-politiche tra sfiducia e
o
fede », Comunicazione politica, n 1/2015, p. 3-26.
22. Luciano Vandelli, Sindaci e miti. Sisifo, Tantalo e Damocle
nell’amministrazione locale, Bologne, Il Mulino, 1997.
23. L’expression « mani pulite » (Mains propres) désigne les actions
entreprises par la magistrature à partir des années 1990 à l’encontre des milieux
politiques et économiques afin de mettre au jour le système de corruption alors
existant.
24. Thomas Poguntke et Paul Webb, The Presidentialization of Politics. A
Comparative Study of Modern Democracies, op. cit.
25. Dans un éditorial d’Il Corriere della Sera du 9 septembre 2010, intitulé
« Populismo costituzionale ».
26. Lorenzo Pregliasco, Il crollo. Dizionario semiserio delle 101 parole che hanno
fatto e disfatto la Seconda Repubblica, Rome, EIR, 2013.
o
27. Marco d’Eramo, « Apologia del populismo », MicroMega, n 4/2013.
28. www.ilpopulista.it/
29. Dans ce chapitre et ailleurs, nous reprenons un raisonnement déjà
développé in Ilvo Diamanti, Marc Lazar, Fabio Turato, I mutamenti delle
democrazie in Europa, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 2018, p. 137-145.
30. Fabio Bordignon, Luigi Ceccarini, Ilvo Diamanti, Le divergenze parallele.
L’Italia dal voto devoto al voto liquido, op. cit. ; Matteo Cavallaro, Giovanni
Diamanti, Lorenzo Pregliasco, Una nuova Italia. Dalla comunicazione ai risultati.
Un’analisi delle elezioni del 4 marzo, Rome, Castelvecchi, 2018 ; Istituto Cattaneo,
Marco Valbruzzi (dir.), Il vicolo cieco. Le elezioni politiche del 4 marzo 2018,
Bologne, Il Mulino, 2018 ; Alessandro Chiaramonte, Vincenzo Emanuele,
L’onda sismica non si arresta. Il mutamento del sistema partitico italiano dopo le elezioni
2018, CISE, www.luiss.it
VII
LES RAISONS DU POPULISME
1. Thierry Pech, « Le modèle économique et social », in Riccardo Brizzi,
Marc Lazar (dir.), La France d’Emmanuel Macron, Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2018, p. 224, et, du même, Insoumissions. Portrait de la France qui vient,
Paris, Seuil, 2017. Sur la situation sociale de la France, voir aussi, parmi une
littérature imposante : Yann Algan, Pierre Cahuc, La Société de défiance. Comment
le modèle social français s’autodétruit, Paris, Rue d’Ulm, 2007 ; Louis Chauvel, Le
e
Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France du XX siècle aux années
2010, Paris, PUF, 2010 ; Les Classes moyennes à la dérive, Paris, Seuil, 2006 ; La
Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Paris, Seuil, 2016 ; Michel
Forsé, Olivier Galland, La France face aux inégalités et à la justice sociale, Paris,
Armand Colin, 2011 ; Insee, France, portrait social. Édition 2017, Paris, Insee,
2017.
2. Yann Algan, Elizabeth Beasley, Mathieu Perona, Claudia Senik,
« Présidentielle : un choc d’optimisme », L’Observatoire du bien-être, CEPREMAP,
juillet 2017, et Fractures françaises 2018, sondage Ipsos réalisé du 27 juin au
2 juillet 2018 pour Sciences Po, Le Monde, et la Fondation Jean-Jaurès.
3. Comme le soulignent par exemple Leonardo Morlino et Francesco
Raniolo, dans un texte récent : The Impact of the Economic Crisis on the South
European Democracies, Londres, Palgrave Macmillan, 2017. Sur la situation sociale
de l’Italie et sur les effets de la crise en termes d’appauvrissement et de
polarisation sociale, voir les contributions réunies in « Disuguali e disintegrati.
o
L’Italia al tempo della crisi », volume n 4/2015, La Rivista delle Politiche Sociali ;
Mario Pianta et Maurizio Franzini, Disuguaglianze. Quante sono, come combatterle,
Bari-Rome, Laterza, 2016.
4. Données Istat, www.dati.istat.it
5. L’Italie occupe ainsi, en 2016, la troisième place (après la Grèce et
l’Espagne) dans l’Europe des 28, où la moyenne est de 18,7 %. D’après les
données du rapport de la Commission européenne, Employment and Social
Developments in Europe. Annual Review 2017, p. 258 ; en ligne :
ec.europa.eu/social/main.jsp?
catId=738&langId=en&pubId=8030&furtherPubs=yes
6. Leonardo Morlino et Francesco Raniolo, The Impact of the Economic Crisis
on the South European Democracies, op. cit.
7. Luigi Burroni, Capitalismi a confronto, Bologne, Il Mulino, 2016. Voir aussi
Andrea Lorenzo Capussela, The Political Economy of Italy’s Decline, Oxford, Oxford
University Press, 2018.
8. Peter Alexis Gourevitch, Politics in Hard Times. Comparative Responses to
International Economic Crises, New York, Cornell University Press.
9. Pensons, tout d’abord, aux NO TAV, les comités contre le train à grande
vitesse [treno ad alta velocità, TAV] Turin-Lyon. Ou à ceux qui contestent le pont
sur le détroit de Messine, ou la Pedemontana vénète et lombarde, ou
l’autoroute Orte-Mestre. Ou encore la bretelle Campogalliano-Sassuolo et le
périphérique de Lucques. Enfin, récemment, aux comités NO TAP, qui ont vu
le jour surtout dans les Pouilles, pour s’opposer au pipeline qui, en 2020,
devrait acheminer en Europe (et en Italie) le gaz de l’Azerbaïdjan. Ces « grands
travaux » sont contestés en raison non seulement de leur coût et de leur
(in)utilité, mais surtout de leur impact sur l’environnement et le territoire. Si le
Mouvement 5 étoiles a soutenu dès leur origine ces luttes et ces divers
mouvements, il a adopté, une fois au gouvernement, des positions plus
prudentes, moins déterminées. Ce qui lui a valu d’être critiqué, parfois
âprement, et par les comités, et par ses propres électeurs.
10. Donatella Della Porta et Lorenzo Mosca, « Conflitti e proteste locali fra
comitati, campagne e movimenti », p. 203–219, in Mariuccia Salvati et Loredana
Sciolla (dir.), L’Italia e le sue regioni. L’età repubblicana, Rome, Treccani, 2015.
11. Leonardo Morlino et Francesco Raniolo, The Impact of the Economic Crisis
on the South European Democracies, op. cit., p. 113.
12. C’est un argument employé par exemple par Angelo Panebianco, « La
politica che non sa reagire », Corriere della sera, 2 août 2017 ; voir aussi l’interview
d’Angelo Panebianco, « Che paura questa Italia antiparlementarista, anticasta e
giustizialista », Il Dubbio, 15 août 2017.
13. Comme le soulignent bien, notamment, Yves Mény et Yves Surel (dir.),
Democracies and the Populist Challenge, op. cit. ; et Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que
le populisme ? Définir enfin la menace, op. cit.).
14. Cas Mudde, Populist Radical Right Parties in Europe, op. cit.
15. Il s’agit d’une loi électorale proportionnelle, à prime majoritaire et listes
bloquées, qui a régi les élections de 2006, 2008 et 2013. En 2014, elle a été jugée
partiellement anticonstitutionnelle par la Cour constitutionnelle. Après la
parenthèse du « Consultellum » (le « Porcellum » amendé par une décision des
juges constitutionnels [la Consulta]) et de l’« Italicum », une nouvelle loi
électorale a été approuvée en novembre 2017, le « Rosatellum », qui prévoit un
système mixte : environ un tiers des sièges attribués par voie majoritaire en
collèges uninominaux, les deux tiers restants à la proportionnelle.
16. Les données auxquelles il est fait ici référence sont tirées de l’enquête
« Les Italiens et l’État » effectuée par Demos pour La Repubblica en
décembre 2018, auprès d’un échantillon (représentatif de la population
italienne de plus de 15 ans, par genre, âge et répartition géopolitique) de
1 234 personnes. On trouvera davantage d’informations sur le site
www.demos.it/rapporto.php
17. Selon la définition de Nadia Urbinati, Democrazia in diretta. Le nuove sfide
alla rappresentanza, Milan, Feltrinelli, 2013.
18. Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie, op. cit. Mais voir aussi
l’hypothèse de la « démocratie de contrôle » (monitory democracy) développée
par John Keane, The Life and Death of Democracy, New York, Norton & Co., 2009.
e
19. Nous nous référons aux données du X Rapport sur la sécurité en Italie et en
Europe, élaboré par Demos & Pi, l’Observatoire de Pavie et la Fondation
Unipolis. L’enquête, basée sur un échantillon de 1 619 personnes, a été
conduite en janvier 2017.
20. Le baromètre de la confiance politique. Cevipof. www.cevipof.com-le-
barometre-de-la-confiance
21. Voir les résultats de la vague 10 (janvier 2019) sur la page des résultats
du site du Cevipof : www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/les-resultats-par-
vague
22. Voir, à ce propos, Hanspeter Kriesi, « The Populist Challenge », art. cité.
23. Pays concernés ; Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie,
Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Italie,
Lettonie, Lituanie, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque,
Roumanie, Royaume-Uni, Slovaquie, Suède, Suisse, États-Unis. Le sondage Ipsos
« Les Européens et la démocratie » est consultable en français et en anglais sur
le site de la Fondation pour l’innovation politique : www.fondapo.org/. Ces
données diffèrent légèrement de celles de Demos & Pi présentées dans le
chapitre VI mais indiquent bien la même tendance.
24. Ipsos, « Les Européens et la démocratie », op. cit.
25. Cf. Marco Revelli, Populismo 2.0, op. cit. ; Piero Ignazi, Forza senza
legittimità. Il vicolo cieco dei partiti, Bari-Rome, Laterza, 2012 ; Gianfranco
Pasquino, Cittadini senza scettro. Le riforme sbagliate, Milan, Università Bocconi,
2015.
26. Bruno Cautrès, Marc Lazar, Therry Pech, Thomas Vitiello, La République
en Marche. Anatomie d’un mouvement, Terra Nova, octobre 2018.
27. Vittorio Meloni, Il crepuscolo dei media. Informazione, tecnologia e mercato,
Bari-Rome, Laterza, 2017.
28. Tito Boeri, Populismo e stato sociale, Bari-Rome, Laterza, 2017.
29. Sondage Ipsos, Les Européens et la démocratie, www.fondapo.org/
30. « Special Eurobarometer 469. Integration of immigrants in European
Union », avril 2018.
CONCLUSION
LES MÉTAMORPHOSES DE LA DÉMOCRATIE
EN PEUPLECRATIE
1. Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social [1762], Paris, Gallimard, coll.
Folio essais, 2010, Livre III, chap. XV, p. 252.
2. Arend Lijphart, Patterns of Democracy, New Haven-Londres, Yale University
re
Press, 2012 (1 éd. 1999).
3. Carlo Trigilia, La personalizzazione della leaderhip politica, texte pour le
séminaire « Max Weber oggi. Ripensando politica e capitalismo », Florence,
Università Cesare Alfieri, mai 2015.
4. Thomas Poguntke et Paul Webb, The Presidentialization of Politics. A
Comparative Study of Modern Democracies, op. cit.
5. Piero Ignazi, Il polo escluso. Profilo storico del Movimento Sociale Italiano,
Bologne, Il Mulino, 1998.
6. Nadia Urbinati, Democrazia in diretta. Le nuove sfide alla rappresentanza,
op. cit.
7. Ilvo Diamanti, Democrazia ibrida, Bari-Rome, Laterza, 2014.
8. Voir, entre autres, Dominique Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et
limites, Paris, Seuil, coll. La République des idées, 2010 ; Luigi Ceccarini, La
cittadinanza online, Bologne, Il Mulino, 2015. Voir aussi Francis Brochet,
Démocratie smartphone. Le populisme numérique de Trump à Macron, Paris, François
Bourin, 2017.
9. Edelman Foundation, Edelman Trust Barometer, www.edelman.com, 2016-
2017-2018.
10. Regis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010 (rééd. coll. Folio,
2013).
11. Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?, op. cit.
12. À ce sujet, voir Pippa Norris et Ronald F. Inglehart, Trump, Brexit and the
Rise of Populism. Economic Have-Nots and Cultural Backlash, op. cit.
13. Pour la France, voir Frédéric Gilli, Bruno Jeanbart, Thierry Pech, Pierre
Veltz, Élections 2017. Pourquoi l’opposition métropoles-périphéries n’est pas la clé, Terra
Nova, 13 octobre 2017.
14. Voir Tjitske Akkerman, Sarah L. de Lange, Matthijs Rooduijn (dir.),
Radical Right-Wing Populist Parties in Western Europe. Into the mainstream ?,
Abingdon-New York, Routledge, 2016.
15. Comme le souligne Bernard Manin, « La democrazia minacciata ?
Resilienza delle istituzioni rappresentative », Comunicazione politica, 2/2015,
p. 163-174.
INDEX DES NOMS
ADAM, Konrad 17
AKESSON, Jimmie 16
BABIŠ, Andrej 59, 151
BAYROU, François 99
BEN ALI, Zine el-Abidine 102
BERLINGUER, Enrico 79
BERLIN, Isaiah 27-28
BERLUSCONI, Silvio 9-10, 13, 15, 23-24, 59, 86, 100-101, 106-108, 110-111,
114, 116, 118, 130, 138
BERSANI, Pier Luigi 115, 117, 119
BLOCH, Marc 18
BLUM, Léon 75
BOSSI, Umberto 33, 109-110, 118, 120, 123, 155
BOULANGER, Georges 29, 33, 67-68
BOURRICAUD, François 72
BRYAN, William Jennings 30
CAFAGNA, Luciano 79
CALDEROLI, Roberto 130, N18
CALISE, Mauro 106
CANOVAN, Margaret 27, 53, 58
CASALEGGIO, Davide 113
CASALEGGIO, Gianroberto 17, 113, 121
CASTRO, Fidel 96
CHÁVEZ, Hugo 56, 96
CHIRAC, Jacques 86, 99
CIAMPI, Carlo Azeglio 118
CICCIOLINA, Ilona Staller, dite la 83
CICÉRON (Marcus Tullius Cicero) 60
CIVATI, Giuseppe dit Pippo 117
CLINTON, Hillary 155
CONDORCET, Nicolas de Caritat, marquis de 21
CONTE, Giuseppe 10, 12
COUGHLIN, Charles 30
CRAXI, Bettino 78
CROUCH, Colin 62
D’ALEMA, Massimo 117
D’ERAMO, Marco 119
DI MAIO, Luigi 12, 14, 112, 152
DI PIETRO, Antonio 23, 116
DOWNS, Anthony 105
DRUMONT, Édouard 29, 69
DUFLOT, Cécile 102
EL KHOMRI, Myriam 95
ERDOĞAN, Recep Tayyip 150
FARAGE, Nigel 16, 58, 122
FICO, Robert 151
FILLON, François 24, 96, 101, N15
FINI, Gianfranco 107
FORTUYN, Pim 51
FREEDEN, Michael N10
GALLI, Giorgio 105
GAUCHET, Marcel 43
GAULLE, Charles de 64, 71, 89, 99
GIANNINI, Guglielmo 40, 81-82
GOFFMAN, Erving 17
GOODHART, David 63
GRAMSCI, Antonio 78
GRILLO, Beppe 16-17, 46, 52, 58, 64, 111-113, 118-119, 121-122, 140, 148
GUÉRIN, Jules 33
HAMON, Benoît 93, N15
HERZEN, Alexandre 33
HOFER, Norbert 51
HOLLANDE, François 24, 92-95, 100, 102, 134, 152
IGLESIAS, Pablo 16, 64
IGNAZI, Piero 149
JACKSON, Andrew 30
JEANNE D’ARC 88
JOSPIN, Lionel 91
JUPPÉ, Alain 101-102
KACZYŃSKI, Jarosław 16, 151
KURZ, Sebastian 150
LACLAU, Ernesto 56, 97
LANG, Carl 89
LA ROCQUE, François de 70
LAURO, Achille 82
LECA, Jean 18, 21
LÉNINE, Vladimir Ilitch Oulianov, dit 21
LE PEN, Jean-Marie 71, 86-87, 89-91
LE PEN, Marine 16, 33, 51, 86, 89-92, 97-98, 100, 102, 110, 120, 148,
155-157, N15
LETTA, Enrico 116
LEVI, Carlo 79
LIJPHART, Arend 147
LONG, Huey Pierce 30
MACRON, Emmanuel 14, 24, 58, 86, 93, 98, 100-102, 125-126, 133, 136-137,
148, 152, 157-158, N15
MANIN, Bernard 20, 104
MARCHAIS, Georges 98
MARONI, Roberto 120
MAS, Artur 57
MATTARELLA, Sergio 10, 13, 118, N18
MATTEI, Enrico 83
MAUROY, Pierre 75
MCCARTHY, Joseph 30
MÉGRET, Bruno 89
MÉLENCHON, Jean-Luc 16-18, 41, 52, 60, 91-98, 100, 102, 149, N15
MENDÈS FRANCE, Pierre 71
MÉNY, Yves 60, 99
MERKEL, Angela 14, 158
MICHELS, Roberto 137
MITTERRAND, François 75, 85
MONTI, Mario 117-118
MORLINO, Leonardo 127, N3
MORO, Aldo 15
MOUFFE, Chantal 17, 56, 97
MOUNK, Yascha 44
MUDDE, Cas 33, N10
MUSSOLINI, Benito 70, 80-81, 87
NAPOLITANO, Giorgio 118
NENNI, Pietro 77, 79
NORA, Pierre 72
ORBÁN, Viktor 16, 43, 151, 158
PANZIERI, Renato N45
PARISI, Arturo 114
PASOLINI, Pier Paolo 79, 83
PAVESE, Cesare 79
PERTINI, Sandro 83, 118
PETRY, Frauke 16, 44
PHILIPPE, Édouard 98
PHILIPPOT, Florian 89, 98
PIKETTY, Thomas 18
POGUNTKE, Thomas 147
POUJADE, Pierre 40, 71
POUTINE, Vladimir 96, 121
POWELL, Enoch 58
PRODI, Romano 114-115
RANIOLO, Francesco 127, N3
RENZI, Matteo 24, 107-108, 115-116, 119, 131, 138, 148
REYNIÉ, Dominique 48-49, 54-55, 67
ROBESPIERRE, Maximilien de 18, 92
ROCARD, Michel 85
RODANO, Franco 78
ROSANVALLON, Pierre 21, 37, 44, 133
ROUSSEAU, Jean-Jacques 42, 62, 146
ROUSSELLIER, Nicolas 41
ROYAL, Ségolène 24, 99
RUFFO, Fabrizio Dionigi 77
RUTTE, Mark 150
SALVATI, Mariuccia 67
SALVINI, Matteo 12-14, 16, 110-111, 118, 120-121, 123, 142, 152, 155, 157-
158
SANDERS, Bernard dit Bernie 18
SANSOT, Pierre 60
SARKOZY, Nicolas 24, 92, 99-102, 134
SARTORI, Giovanni 117, N18
SCHUMPETER, Joseph 105
SIÉYÈS, Emmanuel-Joseph 76
STRACHE, Heinz-Christian 16, 150
STRONACH, Frank 59
SUREL, Yves 60, 99
TAGGART, Paul 34-35
TAGUIEFF, Pierre-André 23, 33, 53-55, 60, 72, 87, 99, N3
TAPIE, Bernard 59, 85
TARCHI, Marco 81
THATCHER, Margaret 58
THOREZ, Maurice 74
TIXIER-VIGNANCOURT, Jean-Louis 86
TOCQUEVILLE, Alexis Clérel, comte de 125
TOGLIATTI, Palmiro 78
TRIGILIA, Carlo 147
TRUMP, Donald 17, 58, 155-156
TSIPRAS, Alexis 16, 56
TULLIO-ALTAN, Carlo 77
URBINATI, Nadia 149, N17
VALLS, Manuel 102
VELTRONI, Walter 115, 119
VENDOLA, Nicola dit Nichi 116
VITTORINI, Elio 79
WALLACE, George 58
WEBB, Paul 147
WEBER, Max 137
WILDERS, Geert 16, 51, 121, 150
WILES, Peter 33
WINOCK, Michel 89, N3
WOLF, Nelly 77
ZAIA, Luca 120
Titre original :
POPOLOCRAZIA.
LA METAMORFOSI DELLE NOSTRE DEMOCRAZIE
© 2018. Gius. Laterza & Figli, all rights reserved.
© Éditions Gallimard, 2019, pour l’édition en langue française.
Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
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DES MÊMES AUTEURS
L’ITALIE, UNE NATION EN SUSPENS (avec Alain Dieckhoff et Didier Musiedlak),
Bruxelles, Éditions Complexe, coll. Espace international, 1995.
POLITIQUE À L’ITALIENNE (dir.), Presses universitaires de France, coll. Politique
d’aujourd’hui, 1997.
Marc Lazar
LE COMMUNISME (avec Stéphane Courtois), MA éditions, coll. Les Grandes
encyclopédies du monde, 1987.
MAISONS ROUGES. Les partis communistes français et italien de la Libération à
nos jours, Aubier, coll. Aubier histoires, 1992.
RIGUEUR ET PASSION. Mélanges offerts en hommage à Annie Kriegel (dir. avec
Stéphane Courtois et Shmuel Trigano), L’Âge d’homme / Cerf, 1994.
HISTOIRE DU PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS (avec Stéphane Courtois),
Presses universitaires de France, coll. Thémis histoire, 1995, nouv. éd. 2000.
LE COMMUNISME, UNE PASSION FRANÇAISE, Perrin, 2002, nouv. éd. coll.
Tempus, 2005.
L’ITALIE À LA DÉRIVE. Le moment de Berlusconi, Perrin, 2006.
L’ITALIE SUR LE FIL DU RASOIR. Changements et continuités de l’Italie
contemporaine, Perrin, 2008.
L’ITALIE CONTEMPORAINE DE 1945 À NOS JOURS (dir.), Fayard, coll. Les
grandes études internationales, 2009.
L’ITALIE DES ANNÉES DE PLOMB. Le terrorisme entre histoire et mémoire (dir.
avec Marie-Anne Matard-Bonucci), Autrement, coll. Mémoires histoire, 2010.
1956, UNE DATE EUROPÉENNE (dir. avec Georges Mink et Mariusz J. Sielski),
Éditions Noir sur blanc / Société historique et littéraire polonaise, 2010.
LE PARTI SOCIALISTE UNIFIÉ. Histoire et postérité (dir. avec Noëlline Castagnez,
Laurent Jalabert, Gilles Morin et Jean-François Sirinelli), Presses universitaires
de Rennes, coll. Histoire, 2013.
CINQUANTE ANS D’UNE PASSION FRANÇAISE. De Gaulle et les communistes
(dir. avec Stéphane Courtois), Balland, 1991, éd. num. 2015.
LA FRANCE D’EMMANUEL MACRON (dir. avec Riccardo Brizzi), Presses
universitaires de Rennes, 2018.
LA GAUCHE EN EUROPE DEPUIS 1945. Invariants et mutations du socialisme
européen (dir.), Presses universitaires de France, coll. Politique d’aujourd’hui,
1996, éd. num. 2018.
ILVO DIAMANTI | MARC LAZAR
PEUPLECRATIE
LA MÉTAMORPHOSE DE NOS DÉMOCRATIES
Traduit de l’italien par Christophe Mileschi
La dynamique conquérante des populismes, particulièrement en Europe, est le
symptôme d’un problème démocratique. Elle reflète ce phénomène considérable
de l’antipolitique qui est à la fois le rejet de toute politique et l’aspiration à une
autre forme de régime.
Après l’ère de la démocratie des partis et des parlements au sortir de la
guerre, puis au tournant du siècle, la démocratie du public, marquée par le déclin
des cultures politiques traditionnelles, le recul des grands partis et la
personnalisation du pouvoir, sa présidentialisation et sa médiatisation, nous
entrons dans une nouvelle ère, qu’Ilvo Diamanti et Marc Lazar appellent la
« peuplecratie ».
La peuplecratie résulte d’un double processus. D’une part, l’ascension des
mouvements et partis populistes ; de l’autre, par effet de contamination, la
modification des fondements de nos démocraties. Les populistes sacralisent le
peuple souverain dans le même temps où ils s’attaquent aux représentants
politiques et se livrent à une critique radicale des formes institutionnelles
organisant cette même souveraineté populaire. Le peuple est systématiquement
valorisé en tant qu’entité homogène, porteur de vérité et considéré comme
fondamentalement bon, par opposition aux élites supposées sans racines
nationales. Cet antagonisme, à l’heure de la prise immédiate de parole
numérique, donne une nouvelle vigueur et une tout autre dimension à la vieille
idée de l’expression directe, voire référendaire, de l’opinion vraie des « vraies
gens ». Ainsi est altérée la signification de la démocratie en tendant à récuser la
représentation et les contre-pouvoirs ; ainsi est favorisée la montée en puissance
des figures, pour le moins autoritaires, de l’incarnation.
Cet ouvrage, qui a eu en Italie un formidable écho, réfléchit à partir de la
France et de l’Italie à l’émergence sous nos yeux de la peuplecratie.
Ilvo Diamanti est professeur de science politique à l’université d’Urbino et
directeur de l’institut d’analyse de l’opinion publique Demos & Pi.
Marc Lazar est professeur d’histoire et de sociologie politique et dirige également
le Centre d’histoire de Sciences Po à Paris.
Cette édition électronique du livre
Peuplecratie d’Ilvo Diamanti et Marc Lazar
a été réalisée le 6 mars 2019 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072833922 - Numéro d’édition : 345221).
Code Sodis : U22725 - ISBN : 9782072833946.
Numéro d’édition : 345223.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo