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Dans Le Livre de Poche :
" Lettres gothiques »
LETTRES GOTHIQUES
LA CHANSON OE LA CROlSAOE ALBIGEOlSE.
Collection dirigee par Michel Zink
TRISTAN ET ISEUT (Les poernes fnmc;:ais - La saga nOIToise).
JOURNAL O'UN BOURGEOIS DE PARIS.
l.AJs DE MARIE DE FRANCE.
LA CHANSON DE ROLAND.
LArs
LE LIVRE DE LECHELLE DE MAHOMET.
l..ANCELOT DU LAc (tome 1 et 2).
FABLIAUX EROTIQUES.
LA CHANSON DE GlRART DE ROUSSILLON.
PREMlliRE CONTINUATION DE PERCEVAL.
LE MEsNAGIER DE PAlUS.
DE MARIE DE FRANCE
LE ROMAN DE THEBES.
Traduits, prcsentes et annotes
CHANSONS DES TROuvERES.
par Laurence Harf-Lancner
LE CYCLE DE GUILLAUME D'ORANGE.
RAOUL DE CAMBRA!
Texte edite par Karl Warnke
Chretien de Troyes :
I.E CONTE OU GRAAL.
LE CHEVALIER DE LA CHARREITE.
EREC ET ENlOE.
LE CHEVALIER AU LION.
CLiGES.
Franfois Villon :
POESIES COMPLETES.
Charles d'Orleans :
RONDEAUX ET BALLADES.
Guillaume de Loms et Jean de Meun :
LE ROMAN DE LA ROSE.
Alexandre de Paris:
LE ROMAN O'ALEXANDRE.
Adam de la Halle :
(EUVRES COMPLETES.
Antoine de La. Sale:
JEHAN DE SAiNTRE.
Louis Xl:
Le Livre de Poche
LEITRES CHOISIE$.
Dans 1a collection « La Pochotheque »
Chretien de Troyes : ROMANS.
Pour Bernard Lancner
LAURENCE HARF-LANCNER est professeur a I'Universite
Paris XII Val-de-Marne. Elle a publie Les Fees au Moyen Age,
Morgane et Melusine ou la Naissance des tees (Champion,
1984) et dirige deux ouvrages collectifs, Metamorphose et
Bestiaire fantastique au Moyen Age (Collection de ('Ecole
Normale Superieure de Jeunes FiUes, 1985) et, en collabora
tion avec D. Boutet, Pour une mythologie du Moyen Age
(Collection de !'Ecole Normale Superieure de Jeunes Filles,
19R8).
1 I ibrairie Generale Franl'aise, 1990, pour I'introduction,
la traduction et les notes.
IV IV
Bisc1avret Bisc1avret
Quant des lais faire m'entremet,
Puisque je me mele d'ecrire des lais,
ne vueil ublier Bisc1avret.
je n'ai garde d'oublier Bisclavret.
Bisclavret a nun en Bretan,
Bisclavret: c'est son nom en breton,
Garulf l'apelent Ii Norman.
mais les Normands l'appellent Garou.
Jadis Ie poeit hum o'ir
Jadis on entendait raconter,
c sovent suleit avenir,
et c'etait une aventure frequente,
hume plusur garulf devindrent
que bien des hommes se transformaient en loups-garous
e es boscages maisun tindrent.
et demeuraient dans les forets.
Garulf, ceo est beste salvage;
Le loup-garou, c'est une bete sauvage. .'
10 tant cum iJ est en cele rage, 10 Tanl que cette rage Ie possede,
humes devure, grant mal fait, il devore les hommes, fait tout Ie mal possible,
es granz forez converse e vait. habi1e el parcourt les [orets profondes.
Cest afaire les ore ester; Mais assez la-dessus:
del Bisc1avret vus vueil cunter. c'est I'histoire du Bisc1avret que je veux vous raconter l .
15 En Bretaigne maneit uns ber, 15 En Bretagne vivait un baron,
merveille l'ai o'i loer. dont je n'ai entendu dire que Ie plus grand bien.
Beals chevaliers e bons esteit C'etait un beau et un bon chevalier,
e noblement se cunteneit. de co.nduite irreprochable,
De sun seignur esteit privez apprecie de son seigneur
20 e de tuz ses veisins amez. 20 et aime de tous ses voisins.
I. Les eontes de loups-garous abondent dans la litterature medievale: on y
trouve la double innuenee de la litterature antique (en partieulier du SQliricon de
Petrone) et du folklore. Sur la metamorphose, voir L. Harf-Lanener cd.,
Metamorphose el Desliaire !anlaslique au Moyen Age, Paris, Collection de l'Eeole
Normale Superieure de leunes Filles, 1985. Sur Ie loup-garou, voir W. Hertz. Drr
Werwolf, Stuttgart, 1862; M. Summers. The Werewolf, Londres, 1933; K.F. Smith,
" An Hi.slOrieal Study of the Werewolf in Literature ". PMLA .. 9. 1894, pp. 1-41 ;
G.L. Kittredge, "Arthur and Gorlagon ", Siudies and NOles in Philology and
I.i/aalure, VIII, 1903, pp. 149-275; S. Battaglia, ,,[I mito del lieantropo nel
Disc/avrel", La coscienzQ Iweraria del Medioevo, Naples, 1965, pp. 381-389;
M. Bambeck, "Das Werwolfmotiv im Disc/avrel", Zeilschrifl fUr romanische
Philologie. 89,1973, pp. 123-147; M. Faure," Le Disc/avrel de Marie de France, une
hisloire suspeete de loup-garou ", Revue des langues romanes, 83, 1978, pp. 345-356 ;
1-. Suard, «Disc/avrel et les contes de loup-garou ", Melanges C. Foulon II, Marche
romane. XXX, 1980, pp. 267-276; L. Harf-Lanener,,, La metamorphose illusoire ",
Annales E!i,-C., 1985, I, pp. 208-226; P. Menard, «Lcs hislOires de loup-garou
au Moyen Age., Symposium in honorem M. de Riquer. Barcelone, 1986, pp. 209-238.
118 l.Ais de Marie de France Bisclavret 119
Femme ot espuse mult vaillant
II avait une noble epouse
e ki mult faiseit bel semblant.
pleine de tendresse.
11 arnot Ii e ele lui;
lis s'aimaient.
mes d'une chose ot grant ennui,
Et pourtant la dame avait un souci :
25 qu'en la semeine Ie perdeit 25 chaque semaine, elle perdait son epoux
treis jurs entiers qu'el ne saveit trois jours entiers sans savoir
que deveneit ne u alout, nTceqU'il devenait, iii ou it 'allait ;
ne nuls des soens nient n'en sout. et nul des siens n'en savait rien non plus.
Une feiz esteit repairiez Un jour qu'il retait
JO a sa maisun joius e liez; 30 joyeusement son retour,
demande Ii a e enquis. elle I'a interroge:
'Sire', fait el, 'bealz, dulz amis, "Seigneur, mon doux ami,
une chose vus demandasse si j'osais,
mult volentiers, se jeo osasse ; je vous poserais bien une question.
J5 mes jeo criem tant vostre curut 35 Mais il n'est rien que je craigne
que nule rien tant ne redut.' autant que votre colere! ..
Quant il 1'01, si I'acola, A ces mots, ilIa serre dans ses bras,
vers lui la traist, si la baisa. l'atlire contre lui, lui donne un baiser:
'Dame', fait iI, 'or demandez! " Dame, posez donc votre question!
40 Ja cele chose ne querrez, 40 QueUe qu'elle soit,
se jo la sai, ne la vus die.' je vous donnerai la reponse, si je la connais !
'Par fei', fet de, 'or sui guarie! - Me voici donc toute soulagee !
Sire, jeo sui en tel esfrei Seigneur, les jours ou vous me quittez,
les jurs quant vus partez de mei. je suis si emue,
45 EI cuer en ai mult grant dolur 45 j'ai Ie creur si lourd,
e de vus perdre tel poUr, j'ai tant peur de vous perdre
se jeo nen ai hastif cunfort, que si vous ne me reconfortez pas bien vite,
bien tost en puis aveir la mort. je risque d'en mourir sous peu.
Kar me dites u vus alez, Dites-moi donc ou vous allez,
50 u vus estes e conversez! 50 OU vous etes, oil VOllS demeurez!
Mun escient que vus amez, Je vous soup90nne d'aimer une autre femme:
e se si est, vus meserrez.' si c'est vrai, c'est bien mal a vous!
'Dame', fet iI, 'pur Deu, merci! - Dame, dit-il, au nom de Oieu, pitie !
Mals m'en vendra, se jol vus di; Si je vous Ie dis, il m'arrivera malheur,
55 kar de m'amur vus partirai
55 ce sera la fin de votre amour pour moi
c mei melsmes en perdrai.'
et rna propre perte ! "
Quant la dame l'a entendu,
Cette reponse,
nc l'a nienl en gab tenu.
la dame ne la prit certes pas 11 la legere.
Suventes feiz Ii demanda.
Elle Ie questionna bien des fois,
,"1 Tant Ie blandi e losenja
60 Ie flatta et Ie cajola si bien
que s'aventure Ii cunta;
qu'il finit par lui raconter son aventure
lillie chose ne Ii cela.
sans rien lui cacher:
'l>:lInc, jeo dcvicnc bisc1avret.
" Q~!!.1e, je ~eviens loup-garou.
Luis de Marie de France Bisclavret 121
En cele grant forest me met Je m'enfonce dans cette grande foret,
(,5 al plus espes de la gualdine,
65 au plus profond du bois,
s'i vif de preie e de ravine.'
et j'y vis de proies et de rapines. »
Quant il Ii aveit tut cunte,
Quand il lui a tout raconte,
enquis Ii a e demande
eUe lui demande
s'il se despueille u vet vestuz.
s'il se depouille de ses vetements ou les garde.
70 'Dame', fet ii, 'jeo vois tuz nuz.' 70 "Dame., dit-il, je Teste nu.
'Dites pur Deu, u sunt voz dras?' - Au nom de Dieu, dites-moi OU sont vos vetements !
'Dame, ceo ne dirai jeo pas; - Dame, cela, je ne vous Ie dirai pas
kar se jes eiisse perduz car si je perdais mes vetements
e de ceo fusse aparceiiz, et si I'on decouvrait la verite,
75 bisc!avret sereie a tuz jurs.
75 je serais loup-garou pour toujours.
Ja nen avreie mes sucurs,
Je n'aurais plus aucun recours
de si qu'il me fussent rendu.
avant qu'ils ne me soient rendus.
Pur ceo ne vueil qu'il seit seii.'
Voila pourquoi je ne veux pas qu'on Ie sache.
'Sire', la dame Ii respunt,
- Seigneur, repond la dame,
~o 'jeo vus eim plus que tut Ie mund. w je vous aime plus que tout au monde.
Ncl me devez nient celer Vous ne devez rien me cacher
ne mei de nule rien duter; ni me craindre en quoi que ce soit,
ne semblereit pas amistie. ou c'est montrer que vous ne m'aimez pas.
Qu'ai jeo forfait, pur quel pechie Qu'ai-je fait de mal? Pour queUe faute
H5 me dutez vus de nule rien?
H5 me refusez-vous votre confiance?
Dites Ie mei ! Si ferez bien.'
Dites-moi Ie secret et vous ferez bien! »
Tan! I'anguissa, tant Ie suzprist,
Elle Ie tourmente et I'accable tant
ne pout el faire, si Ii dist.
qu'il ne peut faire autrement que lui reveler Ie secret.
'Dame', fet ii, 'delez eel bois,
" Dame, dit-il, pres de ce bois,
90 lez Ie chemin par unt jeo vois,
90 pres du chemin que j'emprunte,
une viez chapele i estait,
se dresse une vieiUe chapeUe
ki meinte feiz grant bien me fait.
qui depuis longtemps me rend grand service:
La est la piere cruese e lee
il s'y trouve, sous un buisson,
suz un buissun, dedenz cavee.
une grosse pierre creuse, largement evidee.
95 Mes dras i met suz Ie buissun,
95 C'est la que je laisse mes vetements, sous Ie buisson,
tant que jeo revienc a maisun.'
jusqu'a ce que je regagne rna maison. »
La dame o·j cele merveille,
En apprenant ce prodige,
de poiir fu tute vermeiUe.
la dame eut si peur qu'elle changea de couleur.
De I'aventure s'esfrea.
L'aventure I'epouvantait.
/00 En maint endreit se purpensa 100 Longtemps cUe chercha Ie moyen
cum ele s'en peiist partir; (!Lse separer de son epoux.
ne voleit mes lez lui gisir. Elle ne voulait plus dormir a ses cotes.
Un chevalier de la cuntree, AJors elle convoqua par un messager
ki lungement I'aveit amee un chevalier de la contree,
105 e mult preiee e mult requise 105 qui depuis longtemps I'aimait,
e mull dune en sun servise, multipliait prieres, requetes
22 Lais de Marie de France Bisclavret 123
(ele ne I'aveit unc arne
et offres de service,
ne de s'amur aseUre,)
alors qu'elle nc I'aimait pas
celui manda par sun message,
et se refusait a lui.
110 si Ii descovri sun curage.
110 Elle lui ouvrit son creur:
'Amis', fet ele, 'seiez liez!
« Ami, dit-elle, rejouissez-vous !
Ceo dunt vus estes travailliez
Je vais mettre tout de suite un terme
vus otrei jeo senz nul respit;
a votre souffrance,
ja n'i avrez nul cuntredit.
je ne vous opposerai plus aucun refus.
115 M'amur e mun cors vus otrei:
115 Je vous offre mon amour, je me donne a vous:
vostre drue faites de mei !'
faites de moi votre amie ! »
Cil I'en mercie bonement
Le chevalier la remercie avec effusion
e la fiance de Ii prent,
et ils echangent
e eI Ie met a sairement.
leurs serments.
120 Puis Ii cunta cumfaitement 120 Alors elle lui raconte
sis sire ala e q u'il devint. comment son mari la quitte, ce qu'il devient,
Tute la veie que il tint ,-lie lui explique Ie chemin
vers la forest Ii enseigna; l;lI'il emprunte pour gagner la foret
pur sa despueille l'enveia. ei I'envoie chercher ses vetements.
125 Issi fu Bisclavret traiz 125 C'est ainsi que Bisclavret fut trahi
e par sa femme malbailliz. et condamne au malheuI par sa femm~.
Pur ceo qu'um Ie perdeit sovent, Comme on avait I'habitude de Ie voir disparaitre,
quidouent tuit comunalment tout Ie monde Ie croyait
que dunc s'en fust del tut alez. parti pour toujours.
1.10 Asez fu quis e demandez: 130 On fit pourtant des recherches et des enquetes,
mes n'en porent mie trover, sans trouver trace de lui;
si lur estut laissier ester. on rcnonlj:a donc a Ie revoir.
La dame a cil dunc espusee, Et Ie chevalier epousa la dame
que lungement aveit amee. qu'il aimait depuis si longtemps.
1.15 Issi remest un an entier, 135 II s'etait ecoule un an entier
tant que Ii reis ala chacier. quand Ie roi s'en aUa chasser,
A la forest ala tut dreit galopant droit vers la foret
la u Ii Bisclavret esteit. ou vivait Ie Bisclavret.
Quant Ii chien furent descuple, Les chiens, laches,
140 Ie Bisclavret unt encuntre. 140 rencontrent Ie Bisclavret;
A lui cururent tutejur chiens et veneurs
e Ii chien e Ii veneUr, Ie poursuivent toute la journee
tant que pur poi ne I'ourent pris et manquent Ie prendre,
e tut decire e malmis. Ie dechirer et Ie mettre a mal.
'45 Des que il a Ie rei choisi, 145 Mais lui, des qu'il aperlj:oit Ie roi,
vers lui curut querre merci. court vers lui implorer sa grace.
II l'aveit pris par sun estrie, 11 saisit son etrier,
124 Lois de Marie de France Bisclavret 125
la jambe Ii baise e Ie pie. lui baise la jambe et Ie pied.
Li reis Ie vit, grant pour a; Le roi, effraye,
150 ses cumpaignuns tuz apela. 150 appelle tous ses compagnons :
'Seignur', fet ii, 'avant venez « Seigneurs, venez donc
e ceste merveille esguardez, voir ce prodige,
cum ceste beste s'umilie! voyez comme cette bete se prosterne !
Ele a sen d'ume, merci erie. Elle a I'intelligence d'un homme, elle implore rna grace.
155 Chaciez mei tuz cez chiens ariere, 155 Faites-moi reculer tous ces chiens
si guardez que hum ne la fiere! et que nul ne la touche!
Ceste beste a entente e sen. Cette bete est douee de raison et d'intelligence!
Espleitiez vus! Alum nus en! ' Depechez-vous; allons-nous-en !
A la beste durrai rna pes: J'accorde rna protection a cette bete
160 kar jeo ne chacerai hui mes.' 160 et j'arrete la chasse pour aujourd'hui ! »
Li reis s'en est turnez a tant.
Ainsi Ie roi s'en est retourne,
Li Bisclavret Ie vet siwant ;
suivi par Ie Bisclavret,
mull se tint pres, n'en volt partir,
qui se tenait pres de lui, ne Ie quittait pas,
il n'a cure de lui guerpir.
refusait de I'abandonner.
1~5 Li reis I'en meine en sun chaste!. 165 Le roi I'emmene dans son chateau, __
Mult en fu liez, mult Ii est bel, ravi de cette aventure
kar unkes mes tel n'ot veu; dont il n'a jamais vu la pareille.
a grant merveille I'ot tenu Devant ce prodige,
e mult Ie tint a grant chierte. il tient beaucoup a la bete
170 A tuz res suens a comande 170 et recommande a tous les siens
que sur s'amur Ie guardent bien d'en prendre soin pour I'amour de lui:
e ne Ii mesfacent de rien qu'ils veillent a ne pas lui faire de mal,
ne par nul d'els ne seit feruz; a ne pas Ie frapper,
bien seit abevrez e peuz. a bien lui donner a boire et a manger!
175 Cil Ie guarderent volentiers; 175 Les barons I'entourent donc de prevenances:
tuz jurs entre les chevaliers tous les jours il allait se coucher
e pres del rei s'alout culchier. parmi les chevaliers, pres du roi.
N'i a celui ki ne I'ait chier; Tout Ie monde I'aimait.
tant esteit frans e de bon' aire, tant II elait gentil el doux,
IKO unkes ne volt a rien mesfaire. IgO incapable de faire du mal a quiconque.
U que Ii reis deust errer, II suivait k roi
il n'out cure de desevrer; dans tous ses deplacements,
ensemble od lui tuz jurs alout : refusant de Ie quitter:
bien s'aparceit que il I'amout. Ie roi pouvait bien voir combien il en etait aime.
IK5 Oez apres cument avint. 1~5 Mais ecoutez la suite de I'histoire.
A une curt que Ii reis tint Le roi reunit un jour a sa cour
126 Lais de Marie de France Bisclavret 127
tuz les baruns aveit mandez, tous les barons
cels ki furent de lui chasez, qui tenaient de lui un fief,
pur aidier sa feste a tenir pour donner a sa fete
190 e lui plus bel faire servir. 190 plus d'eclat et de solennite.
Li chevaliers i est alez, Le chevalier qui avait epouse la femme de Bisclavret
richement e bien aturncz, y est donc aile
ki la femme Bisclavret at. en riche equipage.
II ne saveit ne ne quidot II ne pouvait s'imaginer
195 qu'il Ie deUst trover si pres. 195 qu'il Ie trouverait si pres de lui.
Si tost cum il vint al palais Mais des qu'il approcha de la salle du palais,
e Ii Bisclavret I'aperceut, et que Ie Bisclavret l'aperiYut,
de plein eslais vers lui curut: il s'claniYa sur lui d'un bond,
as denz Ie prist, vers lui Ie trait. lui planta ses C(OCS dans Ie corps pour I'attirer vers lui.
200 Ja Ii eUst mult grant laid fait, 200 II lui aurait fait un fort mauvais parti
ne fust Ii reis ki I'apela, si Ie roi ne l'avait rappele
d'une verge Ie manaiYa. t;.n Ie menaiYant d'un baton.
Dous feiz Ie volt mordre Ie jur. A deux reprises, Ie meme jour, il chercha encore a Ie mordre.
Mult s'esmerveillent Ii plusur; La plupart des assistants ctaient ebahis
205 kar unkes tel semblant ne fist 205 car jamais la bete n'avait manifeste
vers nul hume que iJ ve"ist. cette agressivite a quiconque.
Ceo dient tuit par la maisun Et tous dans Ie palais se mettent a dire
qu'il nel fet mie senz raisun, quiril'aglt Strement pas sans raison
mesfait Ii a, coment que seit, et que Ie chevalier a du lui faire un tort
210 kar volentiers se vengereit. 210 dont il cherche. a se vengcr.
A cele feiz remest issi, Mais cette fois les chases en restent la :
tant que la feste departi la fete s'acheve,
e Ii barun unt pris cungie ; les barons ont pris conge du roi
a lur maisun sunt repairie. et regagnc leur demeure.
215 Alez s'en est Ii chevaliers, 215 Le chevalier attaquc par Ie Bisclavret
mien escient tut as premiers, s'en est aile
que Ii Bisclavret asailli; parmi les premiers, a mon avis:
n'est merveille s'il Ie haL il faut dire que la haine qu'il inspirait ctait justifiee.
Ne fu puis guaires lungement, Peu de temps s'etait ecoule,
220 (ceo m'est a vis, si cum j'entent,) 220 je pense,
qu'a la forest ala Ii reis, quand Ie roi, si sage et courtois,
ki tant fu sages e cu~, alia chasser,
u Ii Bisclavret fu tf'Ovez, .I accompagne du Bisclavret,
e il i est od lui alez. dans la foret ou il I'avait trouve.
225 La nuit quant il s'en repaira, 225 Le soir, sur Ie chemin du retour,
en la cuntree herberja. il se logea dans Ie pays.
La femme Bisclavret Ie sot. A cette nouvelle, la femme de Bisclavret
Lais de Marie de France Bisclavret 129
128
Avenantment s'apareillot. se pare richement,
EI demain vait al rei parler, vient rendre visite au roi des Ie lendemain,
230 riche present Ii fait porter.
no en lui faisant porter un somptueux cadeau.
Quant Bisclavret la veit venir, Quand Bisclavret la voit venir,
nuls huem nel poeit retenir: nul ne peul Ie retenir.
vers Ii curut cum enragiez. II se_precipite sur elle, comme pris de rage.
Oez cum il s'est bien vengiez! II s'est bien venge. ecoutez comment:
2.15 Le nes Ii esracha del vis.
m il lui a arrache Ie nez: ....
Que Ii peUst il faire pis? qU'aurait-il pu lui faire de pire?
De tutes parz l'unt manacie; De lOus cotes on Ie menace,
ja l'eUssent tut depescie, on s'ap'prete a Ie menre en pieces
quant uns sages huem dist al rei: quand un sage chevalier dit au rai:
240 "Sire, ecoulez-moi !
240 'Sire', fet ii, 'entent a mei!
Ceste beste a este ad vus ; Cene bele a vecu pres de vous ;
n'i a ore celui de nus nous tous, .
ki ne I'ait veU lungement nous la voyons
e pres de lui ale sovent. et la frequentons depui~' longtemps.
245 Jamais elle n'a touche personne,
245 Unkes mes hume ne tucha
ne felunie ne mustra, jamais elle n'a ete cruelle
fors a la dame qu'ici vei, qu'envers cette dame.
Par cele fei que jeo vus dei, Par la foi que je vous dois,
alkun curuz a il vers Ii elle a une raison d'en vouloir a cette femme
250 ainsi qu'a son epoux.
250 e vers sun seignur altresi.
Ceo est la femme al chevalier Et c'est justement la femme du chevalier
que tant suliez aveir chief, que vous aimiez tant,
ki lung tens a este perduz, du chevalier qui a disparu depuis longtemps
ne seUmes qu'est devenuz. sans que I'on sache ce qu'il est devenu.
255 Faites donc subir un interrogatoire a la dame
m Kar metez la dame en destreit,
s'alcune chose vus direit, pour voir si elle ne vous avouerait pas
pur quei ceste beste la he!. la cause de cette haine que lui porte la bete.
Faites Ii dire s'et Ie set! Faites-Ie-Iui dire si elle Ie sait !
Meinte mervciLle avum veUe Nous avons vu deja bien des merveilleuses aventures
260 en Bretagne! »
260 ki en Bretaigne est avenue.'
Li rcis a sun cunseil creU. Le rai suit ce conseil :
Le chevalier a retenu ; il retient Ie chevalier prisonnier,
de I'altre part la dame a prise fiit saisir la dame
e en mult grant destresce mise, et la sou met a la torture.
265 La torture ella peur conjuguees
265 Tant par destresce e par poUr
tut Ii cunta de sun seignur, lui font tOUI avouer:
coment ele I'aveit tra'j comment elle avait trahi son epoux.
e la despueille Ii loli, derabe ses vetements,
I'aventure qu'il Ii cunta, comment illui avait raconte son aventure,
270 ce qu'il devenait el au il alJai!.
2711 e que devint e u ala;
130 Lois de Marie de France Bisclavret 131
puis que ses dras Ii at toluz,
Depuis qu'elle lui avait de robe ses vetements,
ne fu en sun pa'is veiiz;
il avait disparu du pays,
tresbien quidot e bien creeit l
Elle etait donc persuadee
que la beste Bisclavret seit.
que la bete n'etait autre que Bisclavret.
m Li reis demande la despueille.
275 Le roi demande les vetements
U bel Ii seit u pas nel vueille,
et la contraint
ariere la fet aporter,
a les Iui apporter.
al Bisclavret la fist doner.
11 les fait donner au Bisclavret.
Quant il I"orent devant lui mise,
Mais on a beau les placer devant lui,
2~O ne s'en prist guarde en nule guise. 280 it n'y prete aucune attention.
Li prozdum Ie rei apela, Le sage chevalier qui avait conseille Ie roi
cil ki primes Ie cunseilla. reprend alors la parole:
'Sire, ne faites mie bien. "Sire, vous avez tort !
Cist nel fereit pur nule rien, 11 n'accepterait pour rien au monde
2~5 que devant vus ses dras reveste
285 de remettre ses vetements
ne mut la semblance de beste.
et de quitter sa forme animale so us vas yeux.
Ne savez mie que ceo munte.
Vous ne comprenez pas
Mult durement en a grant hunte.
qu'it est rempli de honte !
En tes chambres Ie fai mener
Faites-Ie mener dans vas appartements
290 e la despueille ad lui porter; 290 avec les vetements;
une grant piece I'i laissuns. laissons-Ie la un bon moment.
S'il devient huem, bien Ie verruns.' S'il redevient homme, nous Ie verrons bien! ,.•
Li reis me"ismes l'en mena Alors Ie roi lui-meme l'a accompagne
e tuz les hus sur lui ferma. et a ferme la porte sur lui.
295 Al chief de piece i est alez;
m Un peu plus tard, il y est retourne,
do us baruns a ad lui menez.
accompagne de deux barons.
En la chambre entrerent tuit trei.
Taus trois ant penetre dans la chambre
Sur Ie demeine lit al rei
et decouvert, sur Ie propre lit du roi,
truevent dormant Ie chevalier,
Ie chevalier endormi.
JOO Li reis Ie curut enbracier;
JOO Le roi court Ie prendre dans ses bras,
plus de cent feiz l'acole e baise.
il ne se lasse pas de I'embrasser et de Ie serrer contre lui.
Si tost cum il pot aveir aise,
Des qu'il en eut la possibilite,
tute sa terre Ii rendi;
il lui rend it tout son domaine
plus Ii duna que jeo ne di.
et lui donna encore plus que je ne saurais dire,
J05 La femme a del pa'is ostee
J05 Quant it la femme, il l'a bannie
e chaciee de la cuntree.
et chassee du pays.
Cil s'en ala ensemble ad Ii,
Elle partit avec !'homme
pur qui sun seignur at traL
pour qui elle avait Irahi son epoux,
Enfanz en a asez eiiz,
Elle en a eu beaucoup d'enfants,
,110 puis unt este bien cuneiiz
310 bien reconnaissables ensuite
e del semblant e del visage:
a leur air et a leur visage:
plusurs des femmes del lignage,
car bien des femmes de leur lignage,
c'est veritez, senz nes sunt nees
c'est la verite, naquirent
132 Lais de Marie de France Bisclavret 133
e si viveient esnasees . et vecurent sans nez.
.115 L'aventure.qu'avez o'ie 315 L'aventure que vous venez d'entendre
veraie fu, n'en dutcz mie. • est vraie, n'en doutez pas.
De Bisclavret fu fez Ii lais On en a fait Ie lai de Bisc!avret,
pur remembrance a tuz dis mais. afin d'en conserver toujours Ie souvenir.