Histoire Du Droit Congolais 2-1
Histoire Du Droit Congolais 2-1
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INTRODUCTION
Des différentes approches ont été empruntées dans l’étude de l’histoire du droit
dans divers pays par les historiens à la fois dans les facultés de droit et d’histoire. En
Angleterre, le pionnier de l’histoire du droit fut F.W Maitland, pour qui les capacités du
juriste étaient nécessaires afin de comprendre les sources juridiques qui sont à l’origine
d’une grande partie de l’histoire sociale et économique. Maitland, qui ne souhaitait pas
utiliser l’histoire pour expliquer la doctrine contemporaine, a poussé une génération
d’historiens à se tourner vers les questions juridiques. Dans les écoles de droit anglaises,
l’étude de l’histoire du droit fut à son tour transformée de manière révolutionnaire par
S.F.C Milsom, qui croyait que l’essence de l’histoire du droit ne résidait pas dans
l’application des techniques et du savoir du juriste contemporain au droit du passé, mais
dans la tentative de comprendre en profondeur les esprits des générations passées de
juristes. Dans les pas de Milsom, l’histoire du droit doctrinale a connu un essor en
Angleterre. Aux Etats Unis, les écoles de droit ont été dominées par une tradition
différente. Là, le précurseur fut J. Willard Hurst, grâce à qui l’attention des historiens se
détourna d’une histoire doctrinale étroite pour s’attacher à une étude contextuelle du
droit beaucoup plus large, étudiant l’opération du droit dans la société.
Nous ne pouvons pas oublier le rôle de la circulation de la littérature comme
facteur de diffusion de la culture juridique. Le rôle du livre – indépendamment des
genres de littérature juridique (collections de lois et ordonnances, coutumiers, recueils
imprimés de jurisprudence, doctrine savante et coutumière) et de la langue – est ici
principalement étudié en Europe ; les auteurs ayant souvent pris pour point de départ de
leur réflexion les écrits d’un juriste ayant marqué de son empreinte l’histoire du droit de
son pays. C’est incontestablement en raison de son approche étatique – les Temps
Modernes étant considérés comme une période d’émergence et de consolidation des
Etats nationaux – que l’histoire judiciaire de cette période charnière est appréhendée en
vase clos et que les rares études menées dans une perspective comparative s’expriment
en termes de « frontières » ou de « chocs » entre cultures juridiques (en particulier entre
modèles continentaux et anglo-saxon). Il suffit pourtant d’ouvrir n’importe quel ouvrage
juridique édité entre le XVIe et le XVIIIe siècle pour constater que les auteurs citent une
littérature juridique abondante et résolument internationale. Il n’est par ailleurs pas rare
de trouver dans la pratique judiciaire des décisions « étrangères » citées à titre de
précédent.
L’étude de la diffusion de cette littérature juridique – qu’on peut considérer
comme une expression des interactions entre modèles juridiques et comme vecteur des
influences « transfrontalières » de sources juridiques façonnées à l’origine dans un
contexte strictement « étatique » – constitue une mine d’informations et en même temps
un sujet de réflexion. Elle soulève d’abord la question politique du « particularisme »
juridique, terme qui, loin de désigner un repli sur soi, renvoie au contraire à un système
contraint d’adapter son héritage historique à une nouvelle situation politique et juridique
et donc ouvert à une coexistence, voire à un métissage de droits de nature et origine
différentes. La circulation de la littérature juridique – étudiée dans le contexte de
l’Europe, mais aussi de la colonisation à travers l’exemple du projet franco-italien de
Code des obligations et contrats de 1927 – est également riche d’enseignements sur des
questions extrêmement diverses qui ont comme point commun d’avoir contribué ou
influencé la culture juridique d’une région, d’un pays voire d’un continent à un moment
donné. On peut penser à la formation universitaire et professionnelle des praticiens du
droit et des auteurs de doctrine ; au rôle encore méconnu des imprimeurs et libraires et à
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la place du marché international du livre ; à la Réforme et à l’importance des questions
confessionnelles qui s’expriment, entre autres, à travers la mise à l’index de certains
ouvrages ou encore aux raisons qui ont poussé juges et avocats à considérer tel auteur
étranger et non tel autre comme autorité.
L’histoire passe souvent pour un luxe dans les facultés de droit. Pour répondre au
besoin du pays, l’Etat congolais a fait une option de valoriser plus la finalité
professionnelle des enseignements que la recherche. Les praticiens du droit, qu’ils
soient magistrats, avocats ou fonctionnaires, doivent connaitre les lois et règlements du
pays où ils sont appelés à exercer parce que l’ignorance, mère de toutes les erreurs, doit
être évitée surtout chez les praticiens du droit.
Un demi-siècle après l’accession de la RDC à la souveraineté internationale, il
s’avère que les enseignements s’essoufflent à suivre l’inflation des normes juridiques.
Reconnaissons-le : beaucoup de professions juridiques ne requièrent aucune
compétence historique. On peut être un très bon fiscaliste ou avocat d’affaires sans
connaître le moindre mot du Digeste de Justinien, du Décret de Gratien, sans parler du
Miroir des Saxons. De manière logique, l’enseignement du droit reflète en grande partie
ce constat. On lui prescrit de s’adapter toujours plus aux demandes des milieux
professionnels. Parallèlement, parmi les universitaires, dominent les positivistes,
attachés à une approche purement technique du droit qui laisse loin derrière elle la
nécessité d'une réflexion théorique et critique. La détermination du contenu et de
l’orientation des enseignements s’en ressent nécessairement. Ajoutons que la fonction
descriptive est très importante en droit : l’exposé souvent complexe des mécanismes
juridiques prévaut sur leur éventuelle mise en cause.
Le chantier du droit congolais est en défrichage depuis plus d’un siècle avec
beaucoup de zèle que de minutie. Il est important pour les chercheurs de connaître la
base sur laquelle se repose l’architecture juridique congolaise. Cette posture face au
passé explique la naissance de la matière à laquelle nous allons consacrer la réflexion
qui suit : histoire du droit, des idées politiques et économiques en RDC, qui, suivant
les recommandations des promoteurs de la réforme des enseignements du droit, doit
désormais accorder une place importante à l’histoire du droit congolais.
Cette étude examine les différentes approches qui ont été empruntées dans l’étude
de l’histoire du droit République démocratique du Congo par les historiens à la fois dans
les facultés de droit et d’histoire. L’histoire du droit est une étude de base enseignée
dans les facultés de droit afin de permettre aux futurs théoriciens et praticiens du droit
de comprendre les sources juridiques qui sont à l’origine d’une grande partie de
l’histoire politique, sociale et économique de la République démocratique du Congo.
L’enseignement de droit en République démocratique du Congo a enregistré deux
grandes écoles dans l’histoire des facultés de droit : l’école exégétique, qui prône que
l’interprétation de la règle de droit doit se faire selon le texte ; et l’école historique qui
soutient que l’interprétation de la règle de droit doit se faire selon le texte et le contexte.
Pour l’école historique, il faut situer le texte dans la matrice historique d’où il est sorti
pour comprendre les tenants et les aboutissants de son émergence comme règle droit. Le
radicalisme de juristes puristes, qui ne souhaitaient pas utiliser l’histoire pour expliquer
la doctrine, a fini par pousser une génération d’historiens à se tourner vers les questions
juridiques.
En effet, il est admis dans les écoles de droit de la République démocratique du
Congo que l’essence de l’histoire du droit ne réside pas dans l’application des
techniques et du savoir du juriste contemporain au droit du passé, mais dans la tentative
de comprendre en profondeur les esprits des générations passées de juristes. Elle veut
plutôt détourner le juriste d’une histoire doctrinale étroite pour s’attacher à une étude
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contextuelle du droit beaucoup plus large, étudiant l’opération du droit dans la société.
Ainsi l’histoire du droit doctrinale peut continuer à apporter plus de lumière dans la
compréhension de la règle de droit, enrichir les débats à la fois dans le domaine de
l’histoire et dans celui du droit.
Cette étude est le résultat d’une étude minutieuse de l’abondante littérature sur le
droit et l’histoire de la République démocratique du Congo comme facteur de diffusion
de la culture juridique. Il faut souligner l’importance de l’organe officiel de l’Etat
(Bulletin officiel de l’EIC, Bulletin officiel du Congo belge, le Moniteur congolais, le
journal officiel de la RDC, le journal officiel du Zaïre), des revues spécialisées comme
la « revue juridique du Congo belge », devenue successivement « revue juridique du
Congo » et « revue juridique Zaïre », la « revue de la jurisprudence indigène du Congo
belge », la « revue de la jurisprudence de la cour suprême » dans la diffusion de la
culture juridique de la République démocratique du Congo. Plusieurs études de
chercheurs congolais et étrangers de divers horizons qui ont enrichi la culture juridique
congolaise ont été publiées sous formes de livre. Cette abondante littérature couvre
plusieurs genres de littérature juridique, notamment : les collections de lois et
ordonnances, les coutumiers, les recueils imprimés de jurisprudence, la doctrine savante
et coutumière. Toutes ces études ont servi d’ébauches des grandes réflexions juridiques
ayant marqué de leur empreinte l’histoire du droit du pays.
C’est incontestablement en raison de son approche étatique que l’histoire
judiciaire du pays est appréhendée comme le reflet du pluralisme juridique vécu dans le
pays et le lieu de rencontre du droit étatique et des droits coutumiers (extra-étatiques) où
des études menées dans une perspective comparative s’expriment en termes de
« frontières » ou de « chocs » entre cultures juridiques (en particulier entre modèles
européen étatique et coutumier extra-étatique).
Il suffit pourtant d’ouvrir n’importe quel ouvrage juridique pour constater que les
auteurs citent une littérature juridique abondante et résolument internationale. Il n’est
par ailleurs pas rare de trouver dans la pratique judiciaire des décisions « étrangères »
citées à titre de précédent. L’étude de la diffusion de cette littérature juridique – qu’on
peut considérer comme une expression des interactions entre modèles juridiques et
comme vecteur des influences « transfrontalières » de sources juridiques façonnées à
l’origine dans un contexte strictement « étatique » – constitue une mine d’informations
et en même temps un sujet de réflexion. Elle soulève d’abord la question politique du
« particularisme » juridique, terme qui, loin de désigner un repli sur soi, renvoie au
contraire à un système contraint d’adapter son héritage historique à une nouvelle
situation politique et juridique et donc ouvert à une coexistence, voire à un métissage de
droits de nature et origine différentes.
La littérature juridique congolaise est également riche d’enseignements sur des
questions extrêmement diverses qui ont comme point commun d’avoir contribué ou
influencé la culture juridique d’un pays, d’une sous-région voire du continent dans son
ensemble à un moment donné.
Cette étude d’histoire du droit de la R.D. Congo est présentée comme un récit de
la construction de l’Etat par étapes (de la colonisation à la décolonisation, de la
décolonisation à l’internationalisation et ses suites) autour de quelques grandes
caractéristiques institutionnelles. Cette étude propose de conserver une place importante
à l’histoire de l’Etat, mais en la replaçant davantage dans une perspective historique et
en s’intéressant au rôle des professionnels du droit dans la construction de l’Etat
congolais. Il faut néanmoins replacer le développement de l’histoire du droit congolais,
qui est à la fois une histoire du droit congolais et une histoire congolaise du droit, dans
la longue durée des cent-vingt-cinq années d’existence de l’Etat congolais.
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L’histoire du droit congolais commence avec la migration de l’Etat par la
colonisation sur le territoire qui est devenu l’actuelle R.D. Congo et « la rencontre des
traditions européenne et traditionnelle africaine ». La R.D. Congo doit son « existence
nationale » en tant qu’Etat moderne à la colonisation impériale léopoldienne et étatique
belge et les « institutions proprement congolaises sont nées à partir du XIXe siècle de
notre ère […] de la rencontre sur le sol congolais de la tradition européenne et des
traditions africaines des peuples qui ont concouru à la « formation ethnique de la nation
congolaise.
Ainsi, ce cours a été divisé en trois chapitres qui répondent à ce triple objectifs :
Le premier chapitre de cette étude s’intéresse principalement au système colonial
et l’importation de l’Etat en Afrique. Il s’agit d’étudier la colonisation comme une
réalité politique enracinée dans l’histoire de l’humanité (exemples : l’antiquité romaine
et l’expansion mondiale européenne) et ensuite étudier l’histoire des colonies sous ses
aspects juridiques et institutionnels comme stratégie de l’implantation des Etats
importés.
Le deuxième chapitre est consacré à l’émergence de l’Etat colonial du Congo et la
construction de son droit, qui correspond à l’âge d’or de la colonisation européenne et à
son déclin final. L’accent y sera mis largement sur l’expérience de la gestion d’un
territoire internationalisé par le roi Léopold II des Belges sans négliger pour autant
l’expérience coloniale belge, avant que ne soit abordé l’épisode de la décolonisation qui
laisse néanmoins subsister la problématique de la gestion du territoire internationalisé.
Le troisième chapitre est consacré à l’accession de l’Etat colonial du Congo à la
souveraineté international et la construction de son droit.
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Chapitre 1. Droit et genèse de l’Etat colonial
1. Le mercantilisme
Tout commence par l’appropriation des richesses du monde fini par l’Europe. Le
Portugal et l’Espagne sont les deux premières nations européennes à s’approprier les
richesses de leurs découvertes maritimes. Au début du 16 ème siècle, peu de temps après
les explorations maritimes, l’Espagne et le Portugal occupent les points stratégiques du
territoire par une série de forts et de comptoirs commerciaux. Vers 1515, par la prise
de sites stratégiques comme Ormuz (accès au Golfe Persique), Malacca (accès à l’océan
Pacifique) et le Ceylan (position centrale), le Portugal s’assure la maîtrise de l’océan
Indien. Le comptoir commercial de Macao est ouvert en 1557, permettant des échanges
avec la Chine, riche en soie, thé et pierres précieuses.
Pour leur part, les espagnols mettent à sac deux empires de l’Amérique Centrale et
du Sud. Cortés, entre 1519 et 1521 détruit l’empire aztèque du Mexique, monopolisant
une quantité considérable d’or et d’argent qui ira enrichir les coffres de l’Espagne
mercantiliste. Dans les années 1530, Pizarro en fera de même avec l’empire inca du
Pérou. Sur les côtes de l’Amérique du Sud, un ensemble de nouvelles micro-colonies
sont implantés.
Sur les nouveaux espaces ainsi appropriés, l’Espagne et le Portugal introduisent
de nouvelles cultures comme le blé, la canne à sucre, le coton, le café, les agrumes ainsi
qu’un cheptel composé de chevaux, du bœuf, du mouton, de la chèvre, du porc et la
volaille. Plusieurs produits auparavant rares sur le marché européen, notamment le
sucre, le café, le cacao, la tabac et le coton, deviennent beaucoup plus accessibles et
créent leurs propres industries de transformation. De plus, de nouvelles denrées comme
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le maïs, la pomme de terre, la tomate, le thé, les haricots et le riz iront enrichir la variété
de l’alimentation européenne. Sur un autre plan, des matières premières comme les
fourrures, le bois et les fibres textiles iront alimenter les fonctions économiques de
l’Europe. Les découvertes portugaises et espagnoles ne pourront rester longtemps
secrètes et plusieurs aventuriers et marchands français, anglais et hollandais iront faire
leurs propres explorations maritimes. Ils supplanteront éventuellement le contrôle
portugais et espagnol pour établir le leur. La puissance qui maîtrisait le mieux la
technologie maritime s’assurait donc un important contrôle économique.
La connaissance d’un monde fini par les explorations maritimes s’inscrit dans un
processus de transformation du système économique de l’Europe continentale. En effet,
le nouveau système qui émerge entre en contradiction avec les principes de
fonctionnement du système féodal. L’émergence de l’hégémonie technologique et
commerciale européenne l’emporte sur d’autres systèmes extra-européens.
1.1. Le système mercantiliste et son évolution géographique
Avec la croissance du commerce entre les villes, une spécialisation de la
production basée sur les lieux où elle pouvait s’effectuer à moindre coût se met en
place. La ville est désormais plus qu’un centre commercial et administratif, elle devient
un centre industriel. La spécialisation entraîne une dépendance accrue sur les échanges
commerciaux qui les villes s’empressent d’affirmer sur leurs arrière-pays. Donc, la
richesse n’est plus principalement aux mains de ceux qui possèdent la terre, mais bien à
ceux qui contrôlent le commerce. Le système féodal a pour ainsi dire pratiquement
cessé d’exister. Entre 1500 et 1800, émerge une période où le mercantilisme était à la
base des échanges commerciaux.
1.1.1. L’accentuation des échanges
Sous le régime féodal, les échanges sont pratiquement inexistants car chaque
localité tend vers l’autosuffisance étant donné que les coûts de distributions sont très
élevés. Cette situation est d’autant plus aggravée par la variété des monnaies, les
différentes unités de mesure ainsi que les tarifs imposés sur les marchandises et la
circulation entre chacun des petits royaumes de l’époque. Cependant, les entraves à la
circulation seront réduites, facilitant l’émergence d’une classe de marchands. Les
marchands (d’où le mercantilisme) établissent une nouvelle structure d’accumulation de
la richesse en investissant dans le commerce et la fabrication de biens de consommation.
Ce sont désormais eux, et non les seigneurs féodaux, qui possèdent la plus grande partie
du capital. Les marchands fixent le capital dans des entreprises commerciales tandis que
les seigneurs le fixe principalement sur des valeurs foncières. Leur but est d’acheter des
biens le moins cher possible pour les vendre au meilleur prix, pour ainsi générer un
profit qui lui-même sera utiliser pour financer de nouvelles initiatives commerciales. Ce
sont eux qui financent les premières explorations maritimes, qui sont avant tout des
tentatives pour acquérir de l’information sur le potentiel commercial des nouveaux
territoires du système-monde. La dynamique du mercantilisme repose sur
l’augmentation de la productivité.
En effet les lois du marché forcent plutôt une baisse des coûts de production
qu’une augmentation des prix de vente. L’idée est simple: moins un bien est cher,
davantage il trouvera d’acheteurs. Ceci impose une contradiction entre le besoin
d’acheter le moins cher possible pour vendre à meilleur prix. Donc, pour rester
profitable, une croissance de la productivité est nécessaire (produire le moins cher
possible) face à un nombre de plus en plus croissant de concurrents. La concentration du
pouvoir économique aux11mains d’un nombre restreint d’acteurs en découle. On
reconnaît ici certaines bases du capitalisme industriel dans une économie de marché.
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La nature des échanges connaît aussi une importante transformation. Ce ne sont
plus de biens de luxe qui font l’objet du commerce (comme les épices, la soie, etc.),
mais de « biens de consommation » courants comme le grain, le vin, le sel, la laine, les
vêtements et les métaux. Dans une économie où 90% de la population est agricole, les
besoins essentiels demeurent toujours le logement, l’alimentation et l’habillement. Un
nouveau contexte commercial change les relations au sein de l’Europe de même que les
relations que l’Europe entretient avec le reste du monde. Ces relations sont loin d’être
harmonieuses car les échanges commerciaux sont souvent imposés par la force militaire.
Cependant, une des forces motrice du mercantilisme repose sur la loi des rendements
décroissants.
1.1.2. La loi des rendements décroissants
La loi sur les rendements décroissants stipule qu’en gardant plusieurs paramètres
constants, notamment la technologie et le marché à desservir, une augmentation
continuelle de la main d’œuvre dans une activité économique va éventuellement faire
baisser la productivité. Elle impose une taille maximale aux unités de production qui ne
peut être dépassée, faute de quoi les revenus de cette activité baissent.
Dans une situation A, l’ajout de main d’œuvre fait baisser les coûts de production
et/ou augmente la production totale. Sur une parcelle d’un hectare, 10 agriculteurs
seront beaucoup plus productifs que 5.
Une fois l’optimal dépassé, tout ajout de main d’œuvre est inutile et fait augmenté
les coûts par rendements décroissants (B). Prenons par exemple un atelier de fabrication
de chaussures. L’ajout de main d’œuvre atteint éventuellement un point où tout ajout
fera baisser la productivité (atelier encombré, incapacité de gérer efficacement la
production, difficultés d’approvisionnement, etc.). Il en va de même pour la productivité
agricole, où à un certain point tout ajout de main d’œuvre est inutile compte tenu des
techniques agricoles disponibles. Dans ces conditions, il appert que l’optimale agricole
technique est atteinte en Europe au début de la période mercantiliste. La croissance des
échanges commerciaux, surtout à longue distance, force plusieurs marchands à établir
leurs activités dans les centres urbains ayant accès aux meilleures voies de
communication. Ces voies de communication sont surtout fluviales et maritimes. Il en
résulte une distribution des activités économiques, non pas selon des critères locaux,
mais selon les marchés et ressources régionales (matières premières et main d’œuvre),
voire multirégionale. On dénote l’émergence de grandes villes commerciales comme
Venise, Pise, Gêne, Florence et Bruges où de grandes familles marchandes comme les
Medici accroissent leur puissance. De ces villes convergent les grands réseaux de
distribution. L’arrivée massive de nouveaux biens de consommation dans les centres
urbains en croissance favorise la substitution des importations. Malgré que certains
produits étaient difficiles à copier, plusieurs autres pouvaient être manufacturés par les
économies locales. Les villes qui pouvaient copier la production de certains biens,
étaient disponibles pour acheter de nouveaux types de biens, ce qui ouvrait la porte à
des innovations subséquentes. Ce système où un ensemble de villes se développaient
mutuellement devient de plus en plus dépendant sur des innovations soutenues, une
substitution répétée des importations et la découverte et le contrôle de ressources
additionnelles et de nouvelles ressources.
Avec le temps, les innovations s’amenuisent à l’intérieur des nations
mercantilistes et le marché intérieur devient saturé, ce qui favorise une expansion
territoriale et le colonialisme. Quatre éléments régissent la dynamique du
mercantilisme : la spécialisation, le commerce, l’urbanisation et le colonialisme. La
spécialisation et le commerce se renforcent mutuellement. L’extension du commerce
impose la recherche de nouveaux produits et marchés dont le colonialisme est une
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réponse. De plus, la spécialisation favorise une substitution des importations qui facilite
le développement urbain.
1.2. Expansion territoriale de l’Europe
L’expansion territoriale observée au cours du mercantilisme peut mieux se
comprendre si l’on tient compte de la logique fondamentale de ce système commercial
qui comprend deux grands principes : Accumulation des richesses et Croissance
économique
1°. Accumulation. La richesse d’une nation est mesurée par la quantité d’or (ou
d’argent) qu’elle possède. En effet, le pouvoir politique qu’une nation mercantiliste peut
exercer sur ses colonies se doit d’être supporté par une force militaire financée par
l’état.
2°. Croissance. La croissance économique repose sur une balance commerciale
positive. Elle permet une appropriation continuelle de richesses par des stratégies de
contrôle commercial et de monopolisation des marchés. Il n’est donc pas étonnant que
durant cette période, les grandes nations mercantilistes (Espagne, France, Angleterre,
Portugal, etc.) établissent des empires où sont annexées plusieurs colonies.
1.2.1. Période d’exploration et de partage du monde
Avant d’établir ces empires, une période d’exploration et de partage du monde
entre les puissances européennes a été nécessaire. Nous avons vu que le Portugal et
l’Espagne furent les premières nations à se partager le système-monde (Traité de
Tordesillas). Vers le milieu du 16ème siècle, la Hollande, par un système mercantiliste
très efficace, prend l’initiative et contrôle 16 000 des 20 000 navires commerciaux de
l’époque. L’Angleterre lui succède à la fin du 17 ème siècle, puissance qui sera renforcée
à la fin des guerres napoléoniennes en 1815. Cette puissance sera aussi renforcée par les
« Navigation Laws » qui à partir de 1651 exigent que le commerce britannique soit
effectué par des navires et des marins nationaux.
Donc, au cours des 16ème et 18ème siècles, plusieurs puissances mercantilistes
cherchent de nouvelles routes commerciales par voie maritime. La route de l’Inde
(épices) et de la Chine (soie) en sont des exemples notables. Le long de ces routes, un
ensemble de colonies et de comptoirs commerciaux sont établis. Les échanges entre
les métropoles (capitales des puissances coloniales) et leurs colonies visent à renforcer
le secteur manufacturier des nations coloniales. La métropole prévient l’émergence
d’activités industrielles par diverses lois comme des droits de douanes élevés ou tout
simplement en interdisant certains types de relations commerciales. Il en résulte un
système d’échanges commerciaux basés sur la fourniture de matières premières par les
colonies et l’écoulement de produits manufacturés par la métropole. Chacune des
métropoles de l’Europe (Londres, Paris, Madrid, Lisbonne, etc.) a son propre empire
commercial et empêche le commerce entre les colonies. Ce commerce est très lucratif
pour les métropoles avec des marges de profit allant parfois de 200 à 300%. Sur
l’Atlantique, une structure triangulaire des échanges commerciaux s’établit.
1.2.2. Le commerce triangulaire
Entre les 17ème et 19ème siècles, les échanges commerciaux sur l’Atlantique
s’organisent de façon triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques.
L’organisation de ce commerce est à la fois le résultat de la spécialisation de ses
éléments, imposée par le mercantilisme, mais aussi du courant marin gulf stream qui
favorise ces relations commerciales.
La réalité est beaucoup plus complexe que ce schéma simpliste, mais il représente
tout de même les grands courants d’échange. Les nations mercantilistes d’Europe
exportent leurs productions à valeur ajoutée (biens manufacturés) vers les colonies et
comptoirs commerciaux de l’Afrique. Une part significative de la production
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européenne est aussi exportée vers les colonies des Amériques. Plusieurs ports de la
côte ouest africaine servent de « lieux de rassemblement » d’esclaves destinés aux
plantations intensives en main d’œuvre des Amériques qui exporteront sucre, coton et
tabac vers les ports de l’Europe. Il importe aussi de souligner un grand courant
commercial de l’époque qui implique les mouvements d’immigration de l’Europe vers
les colonies d’Amérique du Nord.
1.2.3. Les statuts de ports coloniaux
Il se tisse durant cette période un ensemble de ports coloniaux au statut varié :
1°. Des comptoirs commerciaux où les puissances européennes entretiennent des
échanges commerciaux sans avoir vraiment de contrôle politique sur la nation hôte. On
retrouve généralement cette situation en Asie où les nations européennes, face à de
puissants empires comme l’Inde, la Chine et le Japon ne pouvait imposer leur présence
comme ils l’avaient fait pour des civilisations technologiquement moins avancées. Une
concession était généralement négociée qui permettait l’accès à une ville portuaire et à
son arrière-pays commercial.
2°. Des ports coloniaux qui jouent le rôle de quartiers généraux de forces
militaires où la population indigène sert de main d’œuvre dans de grands systèmes de
plantations. Ces ports représentent le principal type d’implantation européenne qui
intègre le nouvel espace au mercantilisme. L’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Asie du
Sud-Est sont notamment sujettes à ce type d’occupation coloniale.
3°. Des ports de commerce qui servent de lieu de départ pour la colonisation d’un
territoire « vierge ». On les retrouve surtout en Amérique du Nord et sur le continent
australien (au 19ème siècle). Contrairement aux comptoirs commerciaux et aux ports
coloniaux, le port de commerce reçoit un afflux massif d’immigrants qui s’implantent
dans son arrière-pays pour former une société de plus en plus développée et cohérente.
A la longue, ceci entraîne une certaine contradiction avec les stratégies mercantilistes
des puissances coloniales. Les politiques d’inhibition du développement industriel par
les métropoles seront à l’origine de soulèvements dans plusieurs colonies, dont le plus
notable est la révolution américaine de 1776.
Entre les 16ème et 19ème siècles, le mercantilisme modifie considérablement
l’espace économique mondial en répandant l’hégémonie européenne. Les routes
maritimes sont les principaux vecteurs de cette expansion territoriale. L’évolution
géographique du mercantilisme s’est réalisée d’une part en annexant de nouveaux
territoires, ce qui change les relations territoriales que l’Europe entretient avec le
système-monde, et d’une autre par des transformations territoriales proprement dites.
1.3. Relations territoriales
La principale relation territoriale que met en place le mercantilisme repose sur les
échanges inégaux entre l’Europe et l’ensemble du système-monde. Les nations extra-
européennes sont alors soumises à des contraintes avantageuses pour l’Europe.
Initialement, il existait un ensemble de mondes féodaux qui échangeaient des
denrées rares (or, épices, soie, thé, etc.), surtout par voie terrestre. Par exemple, la route
de la soie entre la Chine et la Méditerranée était une longue succession de pistes que
parcouraient les caravanes. Les marchands européens transigeaient aussi avec les
marchands arabes, servant d’intermédiaires entre l’Europe et l’Asie. Les grandes
découvertes mettront fin à la période féodale et mettront en place de nouvelles relations
entre l’Europe et les autres éléments du système-monde.7
Avec l’apparition du mercantilisme en Europe, un mouvement de colonisation
émerge. Il en résulte l’apparition d’un ensemble de comptoirs commerciaux,
d’entrepôts, et de ports de commerce. Le mercantilisme induit le colonialisme qui sera
renforcé par l’impérialisme sous la révolution industrielle. La nature du commerce
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change pour inclure des biens de consommation, où l’Europe domine la plupart des
relations commerciales par son avance technologique et sa main mise militaire. Les
puissances européennes colonisent (et se partagent) l’Afrique, l’Asie du Sud-Est et
l’Australie. Suite à la révolution américaine, les États-Unis deviennent un système
mercantiliste relativement indépendant. La plupart des colonies de l’Amérique Centrale
et du Sud obtiennent leur indépendance au début du 19ème siècle, mais restent avec un
pattern d’échanges commerciaux similaire à celui sous la période coloniale. Les grandes
puissances féodales, comme l’Inde et la Chine se voient progressivement imposées les
produits européens via des comptoirs commerciaux comme Canton et Madras et par des
traités commerciaux inégaux. Ceci n’est pas sans causer la faillite de plusieurs
industries locales (le Cachemire de l’Inde est désormais tissé en Angleterre). La Russie,
pour sa part, colonise le vaste continent sibérien et atteint Vladivostok sur la côte du
Pacifique vers 1860. L’évolution géographique de l’hégémonie européenne repose aussi
sur un ensemble de maîtrises techniques.
1.4. Maîtrises techniques sous le mercantilisme
La période mercantiliste représente une ère géotechnique. Pour comprendre le
niveau de maîtrise technique que les nations européennes ont atteint sous le
mercantilisme, il convient d’identifier les principales sources d’énergies qui pouvaient
être utilisées à cette époque pour effectuer un travail. Elles se limitaient essentiellement
à l’énergie musculaire des hommes et animaux et à la force éolienne qui actionnait les
moulins et propulsait les navires. La force hydraulique, lorsque les conditions le
permettaient, était aussi utilisée.
Sur le plan de l’organisation économique de l’espace, l’approvisionnement des
villes en denrées agricoles périssables est limité à un rayon d’une cinquantaine de
kilomètres tout au plus. Dans ces conditions, il est difficile de parler de système urbain,
mais il est plutôt question plutôt d’un ensemble de villes relativement isolées. Il existe
quelques exceptions à cet état de fait dont les plus importants, les empires romain et
chinois. L’empire romain a su établir un important réseau routier permettant le support
d’un réseau de villes de grande taille. L’empire chinois a su établir un important réseau
de transport fluvial avec plusieurs canaux artificiels. Certaines de ces infrastructures
sont toujours utilisables aujourd’hui.
La quantité des marchandises transportée entre les nations avant la période
mercantiliste est négligeable selon des critères contemporains. Par exemple, au Moyen
Âge la totalité des importations françaises via le col du Saint-Gothard ne remplirait pas
un train de marchandises et la totalité du fret transporté par la flotte vénitienne ne
remplirait pas un grand minéralier moderne. La croissance de l’Europe mercantiliste se
devait d’être supportée par une maîtrise technique accrue à la fois dans le domaine
agricole et dans le domaine industriel. Le premier permet de supporter la croissance
démographique ainsi que de libérer de la main d’œuvre pour d’autres secteurs tandis
que le second accroît l’efficacité des forces productives. La baisse de l’autarcie est le
principal contexte qui permet une augmentation de la productivité agricole, car un
certain degré de spécialisation est alors permit. Les hollandais sont les premiers au sein
de l’Europe à se spécialiser dans certains types de production comme l’élevage et les
produits laitiers, important une quantité croissante de céréales et de fourrages. La
production accrue de fumier par le cheptel permet une spécialisation dans les produits
maraîchers qui sera renforcée par les premiers travaux d’aménagement des polders.
Pour le reste de l’Europe, la productivité agricole reste faible mais certaines techniques
comme la rotation des cultures, mais surtout la proximité des marchés urbains en
effervescence permet à certaines régions d’accroître leur productivité.
11
Les innovations techniques dans le domaine industriel sont plutôt modestes sous
le mercantilisme. Même l’innovation de grande envergure qu’est la presse à imprimer
de Gutenberg (1455) aura peu de conséquences sur les activités économiques, quoique
le savoir scientifique soit désormais plus accessible. Dans le domaine textile, certaines
innovations sont significatives. Notons le métier à bas permettant de tisser plus
rapidement (Lee, 1589). A la fin du 15ème siècle des tisserands flamands développent un
tissu léger et peu coûteux qui remplace avantageusement les lainages grossiers de
l’industrie textile européenne. Le tissu de coton, un peu plus tard, connaîtra une
diffusion aussi étendue à mesure que les importations coloniales augmentent. Dans la
construction navale, peu d’innovations techniques surviennent si ce n’est une
rationalisation des processus de construction sur de plus vastes échelles. L’industrie
métallurgique connaît un accroissement de sa productivité par l’utilisation de hauts
fourneaux alimentés au charbon de bois et actionnés par des soufflets mécaniques. Elle
fournit une industrie de l’armement en pleine croissance par une maîtrise technique de
l’artillerie.
2. La révolution industrielle et les processus de mondialisation
Les grandes transformations commerciales de l’Europe entre les 16 ème et 17ème
siècles établissent les bases de la révolution industrielle qui débuta en Angleterre vers
1760-80. L’évolution de la production « industrielle » sous le mercantilisme est longue,
souvent de faible envergure, mais reste indéniable, formant ce qu’il est convenu
d’appeler une proto-industrialisation. Les marchés de ces industries sont en majorité
locaux et il arrive parfois, notamment dans l’industrie textile (lin, drap, cotonnades,
etc.,) que les marchés extérieurs, dont les nouvelles colonies, soient importants.
Cependant, deux principaux facteurs inhibent le développement industriel. D’une part,
les tarifs et règlements confèrent un environnement transactionnel peu propice aux
relations commerciales, surtout entre nations plus avancées. D’une autre, les techniques
de transport, notamment terrestres, rendent les coûts de distributions très élevés. Sur
l’aspect des tarifs et règlements, l’économiste Adam Smith remet en cause les principes
du mercantilisme qui justement sont en voie d’être modifiés.
L’économiste écossais Adam Smith (1723-1790) dans son livre « An Inquiry into
the Nature and Causes of the Wealth of Nations » (1776) remet en cause les principes
du mercantilisme. Il stipule que l’intervention des gouvernements est néfaste pour
l’économie et que ces derniers doivent restreindre les barrières commerciales (tarifs).
Les lois du marché sont suffisantes pour fixer les prix et le libre commerce est
nécessaire à la richesse des nations. L’argument des tarifs pour protéger les industries
nationales se bute au fait que les coûts supplémentaires imposés aux consommateurs
surpassent les bénéfices que peuvent en tirer les producteurs. Il en résulte les
fondements d’une idéologie qui facilitera la diffusion de la révolution industrielle et des
processus de mondialisation subséquents.
2.1. La révolution industrielle.
A partir de la fin du 18ème siècle, les événements s’accélèrent avec la mise en place
de la révolution industrielle. La révolution industrielle est certes un processus très
complexe qui couvre de multiples dimensions, mais pourquoi parler de « révolution »
pour un processus s’échelonnant sur plus de 150 ans ? D’une part, à l’échelle de
l’histoire économique du monde, la révolution industrielle a radicalement changé les
principes de fonctionnement de l’économie. Elle établit les principales bases de la
mondialisation de l’économie qui prendra son essor au milieu du 20 ème siècle. En effet,
les premiers grands systèmes de production se mettent en place et concrétisent la
première vague de la mondialisation. D’une autre, la plupart des innovations techniques
qui modifieront la manière de produire et d’acheminer la production, ont eu lieu sur une
12
courte période, principalement entre 1760 et 1800. Dans ce contexte, le terme révolution
industrielle prend une certaine signification face à la rapidité de ces événements. Nous
tenterons dans cette partie d’introduire les principaux fondements qui expliquent
l’émergence et la puissance économique de la plupart des pays industrialisés.
2.1.1. La transformation des systèmes socio-économiques
La révolution industrielle couvre une période de l’histoire où se sont déroulés des
changements à la fois rapides et importants. Ces changements sont d’ordres sociaux,
technologiques et économiques.
2.1.1.1. Changement sociaux
Les changements sociaux peuvent principalement s’exprimer en termes de
changements de mode de vie d’une grande partie de la population et de changements
démographiques. Les activités industrielles en émergence se localisent pour la grande
majorité dans les villes et ont besoin de main d’œuvre. Contrairement aux activités
agricoles, les activités industrielles sont ponctuelles et non zonales. A mesure que les
activités industrielles se concentrent, des besoins ponctuels de main d’œuvre
apparaissent ainsi que des activités tertiaires les desservants. Il en résulte un mouvement
important d’urbanisation alors que le mode de vie passe progressivement de rural à
urbain.
Ces transformations ont été observées en premier lieu en Angleterre, où justement
les processus d’industrialisation initiaux sont survenus. Londres, qui comptait un demi-
million d’habitants en 1700, dépasse le million au premier recensement anglais de 1801
où plus de 50% de la population anglaise est urbanisée. Le cas de villes anglaises de
plus petite taille est encore plus éloquent. Manchester, grand centre industriel de
l’époque, passe de 25 000 habitants en 1770 à 300 000 habitants en 1850. Vers 1901, les
trois quarts de la population anglaise habitent dans les villes.
En termes d’occupation, la population des premières nations industrielles passe
très rapidement au cours du XIXe siècle du secteur agricole vers les autres secteurs de
l’économie, notamment secondaires et tertiaires. Les années 1870 apparaissent comme
une période charnière car plus de la moitié de la population des premières nations
industrielles n’œuvre plus dans le secteur agricole.
Des améliorations dans les conditions sanitaires et d’hygiène favorisent une
transition démographique de la population des pays en industrialisation et en
urbanisation rapide d’Europe de l’Ouest. Type IV Type V
La forte croissance démographique survenue en Europe aux 18ème et 19ème siècles
soulève les premiers questionnements sur la limite dans la disponibilité des ressources
pour les populations futures et conséquemment des limites du système-monde. C’est
Thomas Malthus qui sera un des premiers à soulever ce type de problème.
Pour soutenir cette croissance, les ressources agricoles se doivent d’être doublées
et le nombre de logements qui devront être construits pour abriter cette nouvelle
population surpassera le nombre de logements construits depuis le début de l’histoire.
2.1.1.2. Changements technologiques
Une des grandes forces motrices de la révolution industrielle est d’ordre
technologique, notamment l’utilisation de l’énergie thermique pour produire une énergie
mécanique. La méthode scientifique qui était auparavant extérieure aux processus de
production commence à être intégrée à la recherche de manières plus efficaces de faire
un travail. Par exemple, les travaux du chimiste français Lavoisier dans les années
1770-80 permettront le développement subséquent de l’industrie chimique qui manipule
désormais avec une plus grande efficacité les acides et la combustion. Dès lors, les
premiers ingénieurs tentent d’appliquer par des essais et erreurs de nouvelles méthodes
de production, ce qui ne s’était préalablement peu fait. En effet, la puissance de la
13
vapeur était connue depuis l’antiquité, mais personne n’avait préalablement tenté
d’utiliser pratiquement cette forme d’énergie.
Il existe une multitude d’étapes dans l’évolution technologique qui ont eu une
incidence sur le système économique. Il faut cependant noter que la révolution
industrielle est la période durant laquelle les plus grandes innovations techniques ont eu
lieu. Tandis que la productivité agricole augmente et que la science médicale se
développe, de grandes réalisations comme le télégraphe transatlantique, les canaux de
Suez et de Panama, la Tour Eiffel, et le pont de Brooklyn illustrent l’accroissement de
l’innovation et des transformations qu’elle implique au sein des économies des pays
avancés.
Ces technologies qui semblent sommaires aujourd’hui ont radicalement changé la
façon de produire et de consommer. Les premières usines apparaissent vers 1740, se
concentrant dans la production des textiles qui était l’un des secteurs ayant le plus
avantage à profiter de la mécanisation. Les vêtements de laine sont remplacés par le
coton plus léger et confortable. Entre 1790 et 1830, plus de 100 000 tisseuses et 9 330
000 fileuses entrent en opération en Angleterre et en Écosse, illustrant une mécanisation
accélérée de la production.26
Jusqu’au milieu du 19ème siècle la Grande Bretagne comprend la majorité des
machines à vapeur puisqu’elle fut l’initiatrice de la révolution industrielle et le lieu de
développement de cette technologie. Vers 1870, l’Allemagne rattrape la Grande
Bretagne pour devenir une puissance industrielle européenne. La France est quant à elle
plus réticente dans la diffusion de cette technologie.
2.1.1.3. Changements économiques
Un des changements économiques les plus importants de cette période est
l’introduction de l’usine comme élément des forces productives. Auparavant, une part
importante de la production, surtout dans les textiles, avait lieu dans ce qu’il est
convenu d’appeler le « domestic system ». Des familles, en majorité rurales, font un
travail à la pièce pour des contractuels s’assurant ainsi une rémunération. Un des
avantages de ce système repose sur sa compétitivité, puisque que les unités familiales
entrent en concurrence les unes contre les autres pour s’assurer du travail. Un travail
minutieux et à bas prix est ainsi assuré, mais de faible niveau de maîtrise technique.
Nous avons vu que le mercantilisme était limité par la loi des rendements
décroissants qui imposait une taille des industries selon le niveau technologique
disponible. Or, l’introduction des nouvelles technologies de production industrielle,
surtout par la mécanisation, ainsi qu’une division du travail permet une productivité
accrue dans un système de production en usine. Le système domestique n’est pas pour
autant obsolète mais graduellement relégué à des tâches de second ordre.
Un des principes fondamentaux des changements économiques issus de la
révolution industrielle est de produire davantage avec une quantité moindre de travail
manuel. Contrairement au mercantilisme où toute augmentation de la production se
devait d’être accompagnée par une augmentation comparable de la main d’œuvre, la
mécanisation de plusieurs tâches augmente la production sans nécessairement
augmenter le nombre d’ouvriers. Ceci permet l’établissement des premières grandes
infrastructures industrielles lourdes supportées surtout par le transport ferroviaire et
fluvial.
A partir de 1830, où la première ligne ferroviaire commerciale Liverpool-
Manchester est ouverte, la croissance du réseau ferroviaire se fait très rapidement. Le
chemin de fer permet l’exploitation des ressources de vastes territoires, particulièrement
en établissant une liaison entre les infrastructures portuaires et leurs arrière-pays.
Auparavant, les villes portuaires avaient difficilement accès à leurs arrière-pays autre
14
que par voie fluviale. La période 1870-1900 en est une charnière. La ligne
transcontinentale entre New York et San Francisco, achevée en 1869, réduit la traversée
du continent américain de 6 mois à une semaine. Un continent riche en ressources est
alors ouvert aux activités économiques, accès consolidé par le réseau ferroviaire.
Le début du 19ème siècle marque l’établissement des premières grandes routes
maritimes, surtout sur l’Atlantique Nord. Cependant, les premiers navires à vapeur
naviguent sur des voies fluviales comme les steamers qui circulent sur l’Hudson dès
1805. Le Savannah est le premier navire à vapeur (utilisée comme puissance auxiliaire)
à traverser l’Atlantique en 1820, prenant 29 jours. Les premiers services réguliers de
transport transatlantique de passagers et de colis seront inaugurés en 1838, suivis de
près par l’utilisation de l’hélice (1840) et de la coque en acier (1860). Le chemin de fer
met en place les premiers systèmes urbains tandis que le navire à vapeur permet de
relier l’ensemble des ports du monde dans des délais de plus en plus courts. Cette
période correspond aussi à de grands aménagements pour réduire les distances
maritimes intercontinentales comme le canal de Suez (1869) et le canal de Panama
(1914).
D’un point de vue capitalistique, la révolution industrielle voit l’émergence d’une
accumulation intensive du capital. Alors que dans une société préindustrielle
(mercantiliste) l’investissement dépassait rarement 5% du produit national net, des taux
de 10% est plus sont désormais choses communes. Il en résulte une augmentation de la
production et donc du revenu per capita, symbole du développement économique.28
2.1.2. Le système de production en usine et sa diffusion géographique
L’industrie moderne s’articule selon trois principaux volets qui reposent sur la
mécanisation des tâches, l’utilisation de nouvelles sources d’énergie et de
matériaux artificiels. Le tout transforme la nature du travail et la façon de l’exercer.
Même si la division et la spécialisation des tâches a toujours existé au sein des
sociétés humaines, la concentration de la production dans des usines spécialisées au
cours de la révolution industrielle change dramatiquement la division du travail. Alors
qu’autrefois, elle était générale (une personne pouvait réaliser plusieurs activités
économiques) et approximative (les tâches ne sont pas toujours clairement définies),
elle devient segmentée et spécialisée.
2.1.2.1. La production en usine
L’usine remplace le système domestique où les marchants achetaient les produits
aux ouvriers travaillant dans leur maison/atelier pour ensuite les revendre. Les ouvriers
vendent désormais leur travail et reçoivent un salaire comme compensation, créant ainsi
une nouvelle classe sociale, le prolétariat. En effet, les travailleurs sont embauchés ou
licenciés selon les cycles de croissance et de récession. L’usine devient alors
l’institution de base de la technologie moderne et les travailleurs deviennent des
commodités. Tout comme les commodités, ils peuvent être échangés, avoir une
variation de leur valeur ou devenir inutiles.
Le système de production en usine, les techniques de transport ainsi que
l’exploitation des ressources connaissent sous la révolution industrielle une diffusion
géographique sans précédent. Cette diffusion à lieu à la fois sur une base régionale dans
les intégrations des grands groupes industriels en émergence et sur une base
internationale par l’adoption des nouvelles techniques en d’autres lieux. Dans
l’établissement progressif du contrôle économique et politique de l’Europe sur le
système-monde, une dualité émerge entre le centre composé des nations européennes,
des États-Unis et du Japon et la périphérie incluant un ensemble très hétérogène de
systèmes économiques plus ou moins marginalisés.
2.1.2.2. La diffusion de l’industrialisation
15
Les économies qui composent le cœur n’ont pas atteint un niveau de maîtrise
technique industrielle en même temps. Il faut reconnaître que le cœur a eu un centre
d’impulsion qu’est l’Angleterre. Géographiquement, la révolution industrielle se
déroule en trois grandes étapes de diffusion spatiale de l’industrialisation.
1°. Impérialisme et dépendance des économies de la périphérie
L’impérialisme est une pratique selon laquelle une puissance étend et maintient
son contrôle sur des nations moins avancées. Il est important d’apporter une distinction
entre colonialisme et impérialisme. Alors que le colonialisme implique un contrôle
politique formel, l’impérialisme a un sens plus général qui inclut une influence
économique et politique. Les années 1880 marquent les premières tentatives
d’application de politiques impérialistes, notamment en 1885 avec la conférence de
Berlin qui partage l’Afrique entre les puissances européennes. Les objectifs des
politiques impérialistes pratiquées par les pays industrialisés reposent à la fois sur des
raisons économiques et politiques.
2°. Maturation du capitalisme industriel.
Le système capitaliste de la fin de la première vague a atteint une certaine
maturité avec la saturation des marchés nationaux. Une quantité importante de capital
est disponible pour de nouveaux investissements, mais peu d’opportunités sont
présentes. L’impérialisme offre alors une opportunité aux économies d’accroître leurs
marchés et de s’accaparer de nouvelles ressources.
2.2. Le système d’exploitation en commun ou du libre-échange : Le
libéralisme
Avec la révolution industrielle, l’ordre économique reposait sur une distinction
entre peuples producteurs de matières premières et peuples consommateurs de ces
matières premières, c’est-à-dire manufacturières. L’Europe apparaissait comme une
usine de transformation qui se ravitaillait en toute liberté sur des marchés ouverts
comme ceux du Canada, des Indes ou de l'Amérique du Sud.
Les pays neufs tendent à se réserver l’emploi propre de ses matières premières
dont les déplacements sont paralysés soit par des restrictions douanières, soit par la
dictature des grands cartels. Aussi les grandes puissances européennes ont-elles été peu
à peu amenées à s'assurer la maîtrise des richesses naturelles sur les territoires coloniaux
encore inexploités.
Certains peuples, pauvrement dotés à l'origine, sont parvenus à compenser par une
expansion nouvelle certaine de leurs insuffisances. Le Japon a trouvé des ressources
complémentaires dans la mise en valeur de la Mandchourie, tandis que l'Italie étendait
son champ d'action sur l'Abyssinie.
Le système d’exploitation en commun ou du libre-échange pose un problème
colonial récurrent de l’exclusion de certaines puissances européennes dans
l’exploitation des richesses de la planète. C’est pourquoi certaines puissances vont se
lever pour protester contre cette confiscation de la richesse du monde par quelques
puissances colonisatrices.
La question de la colonisation de l’Afrique est intimement liée à la question de
l’accès aux matières premières de ces territoires africains inexploités. La question
politique de la redistribution des colonies est liée à la question économique d’une
exploitation en commun de certaines de leurs richesses. D’aucuns ont préconisé
l'extension à l'ensemble de l'Afrique du régime de la porte ouverte qui réserve à toutes
les puissances une égalité entière d'accès aux matières premières et des possibilités
similaires pour leur exploitation. Ce régime fonctionne en vertu de conventions
internationales, par exemple dans le bassin du Congo et au Maroc. Il a pour résultat
16
d'éviter toute discrimination et de permettre indistinctement à chacun de pousser sa
chance.
Mais la mise en valeur collective des richesses coloniales implique une nécessité
de contrôle que soulignait avec force M. Etienne Antonelli lorsque, dans son ouvrage
intitulé « L'Afrique et la Paix de Versailles », il écrivait :
« Le problème colonial africain se relie à un problème beaucoup plus vaste qui est
celui de la répartition des matières premières dans le monde. Il est impossible de tolérer
que certaines nations débitrices des terres neuves productrices de matières premières,
laissent celles-ci en jachère ou organisent, à leur profit exclusif, l'accaparement de ces
matières premières au détriment des autres nations, condamnées ainsi à un immoral
tribut économique. »
Le contrôle de l'emploi des matières premières coloniales s'impose d'autant plus à
une heure où ces matières premières risquent de favoriser l'exécution d'un plan
d'armement à outrance. II s'agit donc d'un problème de protection des valeurs coloniales
qui ne peut se résoudre que par une liaison intime et constante de l'initiative privée et
des diverses puissances publiques responsables de la gestion rationnelle de ce
patrimoine inexploré de matières premières. Mariage d'intérêts que le monde des
affaires réprouve souvent dans la pratique métropolitaine mais que les doctrinaires
hostiles à l'intervention de l'Etat comme Stuart Mill ou, plus près de nous, Leroy
Beaulieu, se plaisaient à admettre dans l'ordre colonial.
3. Les sociétés de colonisation : Le temps des grandes compagnies
Au début de l'expansion coloniale, les troupes mises sur pied pour assurer la
protection des terres nouvelles, découvertes ou occupées par les navigateurs, ne
relevaient pas du gouvernement central. Les chartes royales octroyées aux compagnies
de commerçants fondées en vue de l'exploitation des nouvelles possessions d'outre-mer,
accordaient d’habitude à ces compagnies les droits régaliens.
Le partage du monde entre Espagne et Portugal n’est pas accepté par les autres
Etats qui s’engagent dans la carrière coloniale : la France, l’Angleterre et la Hollande.
Avec ces nouveaux arrivants va apparaître une autre méthode de colonisation : la
colonisation par la compagnie à charte. Ces compagnies ont obtenu de l’Etat, pour une
zone géographiquement délimitée, un privilège, c'est-à-dire le monopole du commerce
avec des faveurs douanières particulières. Elles possèdent un droit de souveraineté sur
les territoires qui leur sont octroyés, ce qui leur permet d'entretenir des armées, de
rendre justice et de battre monnaie. En contrepartie, ces compagnies ont l'obligation
d'organiser les liaisons entre la métropole et les terres qui leur sont confiées, d'y assurer
le peuplement, et, le cas échéant, l'évangélisation. Les Compagnies à charte sont
investies de droits de puissance publique, mais elles sont astreintes en contrepartie à
poursuivre certaines fins d'intérêt général.
Investies du droit de légiférer, de lever l'impôt, de guerroyer, monopolisant le
commerce colonial, pourvues de franchises douanières exceptionnelles, ardemment
soutenues par la royauté qui, à leur profit, imposait des contributions financières aux
villes, endoctrinait les gens d'église, embauchait les hommes de lettres comme Chapelle,
éveillait par des estampes consacrées à la navigation toutes les formes de la convoitise
du public, ces Compagnies éparpillèrent exagérément leurs efforts, succombant peu à
peu devant certains excès spéculatifs. « Du 16ème siècle jusqu’au 18ème siècle et même au
19ème siècle, les compagnies à charte furent un instrument privilégié de la colonisation. Il
faut mesurer exactement ce que le respect des droits acquis de telles compagnies
signifierait en fait et quels obstacles au développement national il constituerait. En effet
les compagnies se voyaient accordaient par l’Etat en puissance de colonisation une
partie des pouvoirs de souveraineté, tels que droit de recruter des forces armées, de lever
17
des impôts, de faire des actes d’administration. Ces sociétés privées jouissaient donc, en
tant que chatered, d’une partie des privilèges de l’Etat et de pouvoirs de puissance
publique »1.
Dans ce domaine, l'exemple est donné par deux pays où se sont accumulés
d'importants capitaux privés : l'Angleterre et la Hollande. La Compagnie anglaise des
Indes orientales obtient, en 1600 et pour quinze ans, le monopole du commerce aux
Indes orientales et la pleine propriété des territoires qu'elle pourrait acquérir. En 1602
est créée la Compagnie hollandaise des Indes orientales qui constitue comme le
« modèle » de ces compagnies coloniales. Elle a le monopole du trafic et de la
navigation entre le cap de Bonne-Espérance et le détroit de Magellan. Son objectif est
commercial, mais elle a aussi des responsabilités coloniales puisqu'elle peut, au nom de
l'État, passer « des contrats dans les Indes avec les naturels du pays ».
Si la Compagnie est souveraine, elle a cependant des liens étroits avec l'État à qui
les employés de la Compagnie doivent prêter serment d'allégeance. Les chartes royales
accordaient aux compagnies des droits régaliens, par exemple :
- fondre des canons forger toutes sortes d'armes offensives et défensives,
- faire de la poudre à canon et autres munitions,
- fortifier la place et construire des forts,
- avoir vaisseaux de guerre pour les troupes de terre et de mer, et sur ces vaisseaux
choisir tels capitaines et officiers qu'elle jugera à propos.
- d'armer ses vaisseaux,
- le droit de nommer ses officiers,
- d’arborer le pavillon blanc avec les armes de la couronne,
- le droit de traiter de la paix ou de la guerre dans les pays où s'étend son action.
- conclure des traités d’alliance qui seront approuvés par le roi.
Dans certaines chartes royales, par exemple la charte à la Compagnie de Saint-
Domingue, le roi s'engageait à construire à ses dépens, dans les pays où la Compagnie
fera son principal établissement, une place forte ; et la ferons munir de canons, mortiers,
poudre, munitions et armes convenables, à la charge que la Compagnie entretiendra à
ses dépens et paiera les officiers et troupe qu’elle estimera nécessaires à sa défense.
Lesdits officiers seront pourvus par Nous sur la proposition des Compagnies.
L'immixtion royale dans les affaires des compagnies coloniales devenait, on le
voit, de plus en plus importante. Ainsi les colonies françaises devraient être rattachées à
la Couronne, et les troupes chargées de leur défense s'acheminer peu à peu vers un
recrutement uniforme pour arriver enfin, après bien des fluctuations à faire partie
intégrante de l'armée impériale.
Le roi s'engageait par contre à défendre la compagnie de ses armes et de ses
vaisseaux en cas que la dite Compagnie soit troublée, en la possession de ses terres, par
les ennemis de l'Etat. Cette clause est fort importante ; elle entraîne ipso-facto le
contrôle de la Couronne sur les actes des compagnies, puisque le roi ne peut pourvoir à
la défense des colonies sans savoir dans quel état elles se trouvent au point de vue
défensif.
Certaines chartes royales accordaient aux compagnies des droits étaient sans
limites. C’est le cas des pouvoirs accordés à la Compagnie du Canada. Celle-ci recrutait,
administrait, commandait ses troupes comme elle l'entendait car l'armée coloniale de
cette époque n'était donc qu'une réunion de contingents recrutés suivant des méthodes
fort différentes, manquant de cohésion et d'unité, et disposant d'ailleurs d'effectifs
singulièrement modestes.
1
MOHAMED BENJAOUI, « Identité et continuité des sujets internationaux », in Recueil de cours, vol.
130, 1970/II, p. 547.
18
On conçoit, en effet, que l’entretien des troupes étant à la charge des compagnies,
les négociants composant le conseil de direction fissent tous leurs efforts pour réduire la
dépense au strict indispensable. Il faut cependant noter une restriction apportée à la
puissance des compagnies, c'est la suivante : en cas de guerre, le roi nomme Le
lieutenant général qui sera placé à la tête des troupes.
Chaque compagnie à charte recrutait, son personnel militaire suivant son bon
plaisir. Les soldats coloniaux provenaient du racolage dans un élément sensiblement
inférieur à celui du recrutement des régiments métropolitains.
Les officiers des compagnies ne valaient pas grand-chose, bien que théoriquement
leur nomination fût réservée au roi ; seuls, les officiers supérieurs avaient quelque
valeur ; mais celle-ci ne parvenait guère à se faire jour et était insuffisante à maintenir
l'ordre et la discipline et à assurer une instruction uniforme. Il eut d'ailleurs été difficile
de se montrer exigent à cet égard puisque, par suite du mercantilisme des compagnies,
les hommes étaient rarement payés.
Aussi les délits les plus graves n'entraînaient-il dans la pratique, aucun châtiment
ou une peine illusoire ; seule, la désertion était punie de mort par pendaison, après un
jugement sommaire.
D'un autre côté, les compagnies ne songeaient pas à autre chose qu'à faire produire
des intérêts aux capitaux engagés. Elles ne s'inquiétaient guère de la qualité de leurs
recrues et chaque fois qu'une expédition devenait nécessaire, on ne l'engageait qu'au cas
où elle devait rapporter immédiatement quelque bénéfice matériel, sans prévoir l'avenir.
Dans le cas contraire, on évitait toute opération militaire, même reconnue indispensable
au point de vue de l'intérêt de la colonie et de la métropole. C'est cette politique
mercantile qui fut la première et la véritable cause de la faillite et perte des plusieurs
compagnies à charte.
Peu à peu, dans un but d'économie, les compagnies coloniales du 17 ème siècle
arrivèrent à diminuer les effectifs de leurs troupes dans des proportions telles que les
possessions d’outre-mer n'avaient plus leur sécurité assurée, aussi le pouvoir central
dut-il intervenir et modifier les chartes en imposant à chaque colonie le devoir
d'entretenir un effectif minimum de l’armée impériale. C’est le début des légions
coloniales et des régiments coloniaux. En résumé, à la veille de la Révolution française
la défense des colonies était à la charge du département de la Marine. Les troupes qui
concouraient à ce service comprenaient les régiments coloniaux d’infanterie, le corps de
l'artillerie des colonies et les détachements d'infanterie de Marine débarqués des navires
de guerre pour un service spécial.
L’Etat en puissance de colonisation laisse le pouvoir effectif à des compagnies
privées et se contente d’un pouvoir fictif à la mesure de la situation de dépendance
financière dans laquelle il se trouve à l’égard des groupes privés 2. Par exemple, la
puissante Union Minière du Haut-Katanga contribuait pour 50% au Trésor du Congo
Kinshasa et pour 80% à ses recettes en devises3. Ces compagnies privées disposent des
procédés d’emprise à la fois sur le territoire devenu ou non indépendant et sur la
métropole. […] ces groupes font et défont les gouvernements aussi bien locaux que
métropolitains et par conséquent font et défont la politique générale de ces Etats.
Les Compagnies à charte sont investies de droits de puissance publique, mais elles
sont astreintes en contrepartie à poursuivre certaines fins d'intérêt général. Elles étaient
investies du droit de légiférer, de lever l'impôt, de guerroyer, de monopole sur le
2
J.B. DUROSELLE, « Les conflits internationaux », Revue française de Science politique, vol. XVII, n°
2, 1967, p. 287.
3
Cf. R. KOVAR, « La congolisation de l’Union Minière du Haut-Katanga », in Annuaire français de
Science politique, vol. XVII, 1967, p. 744.
19
commerce colonial, pourvues de franchises douanières exceptionnelles, ardemment
soutenues par la royauté qui, à leur profit, imposait des contributions financières aux
villes, endoctrinait les gens d'église, embauchait les hommes de lettres comme Chapelle,
éveillait par des estampes consacrées à la navigation toutes les formes de la convoitise
du public, ces Compagnies éparpillèrent exagérément leurs efforts, succombant peu à
peu devant certains excès spéculatifs.
Et pourtant, à la différence de la France, les autres puissances européennes n'en
ont pas moins, encore au XIXe siècle, poursuivi leur expansion africaine par
l'intermédiaire de ces Compagnies à charte. Agissant à la façon d'un écran et d'un
paravent elles ont permis l'infiltration occulte des grandes puissances en Afrique,
préludant ainsi à leur prise de possession politique. Cecil Rhodes cherche dans la
renaissance des Compagnies à charte l'instauration efficace de ses desseins. Après avoir
fondé en 1898 la De Beers, il crée en 1889 la Chartered qui attribue les concessions
minières contre octroi de la moitié du montant en espèces ou en actions du capital de ces
sociétés, si bien que son portefeuille groupe, en 1889, près de 800.000 actions provenant
de dix-sept sociétés diverses.
C'est grâce à l'utilisation de ces Compagnies que l'Angleterre décuplera de 1888 à
1898 son domaine colonial africain. Plus de la moitié des territoires nouvellement
acquis relèveront de l'influence des Compagnies à charte dont l'essor sera ininterrompu
jusqu'au jour où le fameux incident Jameson entraînera la démission de Cecil Rhodes.
De même, l'Allemagne a tiré le plus large parti de la Société de l'Ouest Africain,
constituée en 1885 pour « exercer tous les droits résultant des traités, y compris la
juridiction sur les indigènes et sur les sujets de l'Empire fixés sur ces territoires ».
Leroy Beaulieu a fort bien aperçu ce rôle d'expansion politique africaine que
l'Angleterre et l'Allemagne ont assigné à leurs Compagnies à charte lorsqu'il écrit :
« Au point de vue des facilités qu'elle offre pour la pénétration, la prise de
possession des territoires habités par des peuplades inorganisées, la grande Compagnie
paraît un instrument incomparable. Elle se glisse et s'insinue dans le silence, sans que
les Parlements retentissent de demandes de crédits et des discussions qui en sont
inséparables. »
Et M. Etienne, alors sous-secrétaire d'État au ministère des Colonies, pouvait
proclamer au Conseil Supérieur des Colonies, le 21 janvier 1891 :
« II est indispensable d'imiter ce que d'autres puissances n'ont pas hésité à faire à
l'égard des sociétés commerciales. L'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, le Congo
indépendant, la Hollande ont concédé des chartes à privilèges qui donnent à des sociétés
la libre possession de certains territoires avec obligation pour elles d'y créer des
installations économiques d'une ampleur suffisante. »
4. La colonisation européenne du 19ème siècle
Si la colonisation remonte à la découverte de l'Amérique, au XVI ème siècle, c'est
dans la deuxième moitié du XIXème siècle que l'Europe, alors en plein âge industriel,
s'est partagée le monde. Nous nous interrogerons d'abord sur l'expansion coloniale
européenne, particulièrement en Afrique. Puis nous étudierons les modes de gestion et
de mise en valeur des territoires conquis. Enfin, nous analyserons les formes
d’administration coloniale observées en Afrique.
4.1. La conquête et la mise en place des empires coloniaux
4.1.1. Les causes de l'expansion européenne
La conquête se fait dans un premier temps sans difficulté, les pays européens
possédant une énorme avance technologique. De surcroît, dans les régions du monde
colonisées, les États sont le plus souvent faibles et archaïques et n'ont pas la capacité de
se défendre, à l'exception du Japon.
20
L'idéologie colonialiste dominante en Europe prétend que les « races
supérieures » ont le devoir de « civiliser » les « races inférieures » ; dans certains
milieux liés à l'Église, on vise également à christianiser les indigènes.
Les Européens pensent en terme d'impérialisme territorial : un pays, pour être puissant,
doit dominer des territoires étendus, si possible répartis sur l'ensemble du globe. Des
raisons économiques sont aussi en jeu : les colonies sont censées fournir des matières
premières et représenter des débouchés pour les puissances colonisatrices. L'Europe
devant la pénurie croissante des matières premières trouve dans la colonisation l’unique
moyen de s’approprier le potentiel africain
En effet, l'ordre économique d'avant-guerre reposait sur une distinction entre
peuples producteurs de matières premières et peuples consommateurs de ces matières
premières, c'est-à-dire manufacturières. L'Europe apparaissait comme une usine de
transformation qui se ravitaillait en toute liberté sur des marchés ouverts comme ceux
du Canada, des Indes ou de l'Amérique du Sud.
Aujourd'hui, chacun de ces pays neufs tend à se réserver l'emploi propre de ses
matières premières dont les déplacements sont paralysés soit par des restrictions
douanières, soit par la dictature des grands cartels. Aussi les grandes puissances
européennes ont-elles été peu à peu amenées à s'assurer la maîtrise des richesses
naturelles sur les territoires coloniaux encore inexploités.
C'est ainsi qu'au sortir de la guerre, les revendications coloniales de l'Italie ont
essentiellement pour objet d'obtenir la sécurité du ravitaillement national en produits
bruts de première nécessité et le rapport Gini souligne nettement combien le problème
de l'approvisionnement en matières premières se confond avec le problème colonial.
Au contraire, et jusqu'à une période toute récente, l'opinion allemande ne
s'inquiétera point de se garantir des fournitures régulières. Tant que persistera l'afflux
des crédits extérieurs, le problème qui va se poser pour l'Allemagne sera beaucoup
moins un problème d'approvisionnement qu'un problème de débouchés. Il s'agit
essentiellement de savoir dans quelle mesure les pays créditeurs sont décidés à s'ouvrir
aux marchandises allemandes puisque le paiement de toute dette implique un transfert
de produits.
C'est seulement quand le flot des emprunts étrangers vient à se ralentir que surgit
pour l'Allemagne la question de savoir comment faire face aux dépenses d'acquisition
de matières premières. Il s'agit de restreindre les besoins en devises et les fournitures
coloniales apparaîtront indispensables pour abaisser le déficit de la balance des comptes.
Au regard de la pénurie des approvisionnements allemands, le Dr Schacht est ainsi
conduit à opposer ce qu'il dénomme la politique d'accaparement colonial des grandes
puissances européennes. On reproche, dit-il, à l'Allemagne des pratiques d'autarchie
dont il faut rendre, au contraire, responsables les nations qui détournent à leur seul profit
les richesses coloniales.
En ce sens, poursuit le dictateur de l'économie allemande, l'Empire britannique
dispose d'un quart du blé mondial, de la moitié de la laine et du caoutchouc, d'un quart
du charbon, d'un quart du cuivre, de la presque totalité du nickel. Sur vingt-cinq
matières premières fondamentales, l'Empire britannique est amplement pourvu de dix-
huit, approvisionné largement de deux autres et se trouve pour cinq seulement
déficitaire.
Quant à la France, en dix ans le pourcentage de son commerce colonial, par
rapport à son commerce total, s'est élevé de 10 à 26 %. Des Etats-Unis, il ne saurait être
question, puisque l'incroyable abondance de leurs richesses naturelles leur permet de
limiter à 10 % leur participation au commerce mondial, alors que leur population
dépasse 125 millions d'habitants.
21
Enfin certains peuples, pauvrement dotés à l'origine, sont parvenus à compenser
par une expansion nouvelle certaines de leurs insuffisances.
Le Japon a trouvé des ressources complémentaires dans la mise en valeur de la
Mandchourie, tandis que l'Italie étendait son champ d'action sur l'Abyssinie.
Seule l'Allemagne continue à figurer parmi les non possédants. Elle consacrait en
1929 4 milliards 400 millions de dollars à des achats de produits alimentaires et de
matières brutes, elle n'y consacre plus que I milliard 400 millions en 1 935, sur lesquels
600 millions seulement répondent à des besoins alimentaires et 800 millions à des
achats de matières premières et de produits semi-ouvrés. Ce volume d'achats ne satisfait
ni le niveau de vie allemand, ni le degré d'évolution économique de l'Allemagne,
affirme le Dr Schacht qui conclut dans une étude sensationnelle reproduite par la revue
américaine Foreign Affairs :
« II faut d'abord que l'Allemagne produise ses matières premières sur un territoire
exploité par elle-même, car les matières premières coloniales ne peuvent être exploitées
sans placements considérables de capitaux. II faut ensuite que ce territoire colonial soit
inclus dans le système monétaire allemand, de sorte que les placements nécessaires
puissent être effectués avec des crédits allemands.
« Toutes les autres questions en cause : souveraineté, armée, police, lois, églises,
collaboration internationale sont ouvertes à la discussion. Elles peuvent être résolues à
l'aide de la collaboration allemande. Le problème colonial allemand n'est pas un
problème d'impérialisme, ce n'est pas un pur problème de prestige, c'est simplement et
uniquement un problème d'existence économique, et c'est justement pour cela que la
paix future de l'Europe en dépend. »
Si nous entendons bien le Dr Schacht, et dans la mesure où le Dr Schacht
représente fidèlement l'opinion allemande, car il nous semble au contraire que le
national-socialisme a bien souvent confondu le problème colonial avec une simple
question de prestige et un exposé récent de M. Maroger n'a confirmé que trop ce point
de vue, il s'agirait donc d'ouvrir à l'Allemagne l'accès de certaines matières premières
coloniales mais à l'exclusion de tout transfert de droits de souveraineté politique. Sur
ces bases, et au cas où l'Allemagne s'abstiendrait d'invoquer aucun remaniement de la
carte africaine, est-il possible, et à quelles conditions, de lui fournir, sans peser sur son
change, une quote-part de ces matières premières dont l'acquisition va devenir d'autant
plus coûteuse que le programme de réarmement anglais va constituer un facteur
nouveau et décisif de renchérissement. Face à ce problème essentiel, l'expérience du
passé n'offre-t-elle point l'amorce de formules aujourd'hui encore valables de
collaboration économique africaine ; comment entrevoir l'adaptation de ces formules
aux conditions présentes.
4.1.2. Les grandes étapes de la conquête
Les Anglais accroissent leur influence en Inde à partir du XVVIIème siècle par le
biais de la Compagnie des Indes orientales. Il faut attendre 1858 pour que la fin de
l'Empire moghol soit proclamée et que l'administration des Indes soit désormais
contrôlée par le gouvernement britannique. En 1876, la reine Victoria d'Angleterre
devient impératrice des Indes. Les Français, après avoir conquis l'Algérie en 1830 et
s'être installés en Indochine (Cochinchine) en 1862-1863, se tournent vers la Tunisie.
Objet de rivalité entre Européens (France, Italie), la Tunisie devient un protectorat
français après la signature du traité du Bardo en 1881. Le pays conserve en apparence
ses institutions traditionnelles (le bey reste souverain) mais la France instaure sa propre
administration. Par ailleurs, la Tunisie abandonne sa souveraineté extérieure, c'est-à-dire
les affaires étrangères et la défense. En 1882, l'Égypte est occupée et contrôlée
militairement par la Grande-Bretagne, qui veut surveiller la route des Indes depuis qu'a
22
été inauguré le canal de Suez (1869). Bien que toujours sous la souveraineté de l'Empire
ottoman, l'Égypte est en réalité dirigée par la Grande-Bretagne. Tous les postes clés, y
compris celui de consul, sont aux mains des Britanniques qui maintiennent en place des
souverains égyptiens sans pouvoir réel.
En 1884-1885, la Conférence internationale de Berlin organise le partage du
monde entre les puissances européennes. Sous les auspices de Bismarck, elle lance une
« course au clocher », compétition à laquelle se livrent les puissances européennes pour
conquérir le plus de territoires possible, particulièrement en Afrique. La France et le
Royaume-Uni vont constituer les plus vastes empires, s'emparant de la plus grande
partie de l'Asie et de l'Afrique et se la partageant. Partout la conquête s'est faite par la
violence ; partout les peuples colonisés opposèrent une vive résistance, mais furent
vaincus.
Une colonie est un territoire dominé politiquement par un autre État. On distingue
les colonies d'exploitation (où la puissance coloniale administre le territoire mais sans
qu'il y ait une présence importante de population métropolitaine) des colonies de
peuplement (où la population métropolitaine est fortement implantée). La France
domine le Maghreb et le Sahel (la région située juste au sud du Sahara), tandis que la
Grande-Bretagne s'impose en Afrique orientale et australe. L'Asie du Sud aussi est
largement colonisée, à l'exception de la Thaïlande et de l'Iran : dans cette partie du
monde, la principale puissance est la Grande-Bretagne, qui possède l'immense empire
des Indes. En 1920, la France et la Grande-Bretagne se partagent le Proche-Orient.
Deux grandes régions du monde échappent à la colonisation : la Chine et l'Amérique
latine, cette dernière se composant d'anciennes colonies espagnoles et portugaises
devenues indépendantes au début du XIXème siècle. Mais, dès le début du XX ème siècle,
ces pays subissent les effets d'un « néo-colonialisme » : en Chine notamment, les
commerçants occidentaux sont tout-puissants, ils ne sont même pas soumis à la justice
du pays.
4.1.3. Répartition des empires coloniaux à l’aube du 20ème siècle
Le principal empire colonial est, de loin, l'Empire britannique. Il comprend d'une
part, les colonies « blanches » (Canada, Australie, etc.), qui accèdent progressivement à
l'indépendance, mais conservent des liens avec l'ancienne métropole par le biais du
Commonwealth, institué en 1931 ; d'autre part, les colonies « non blanches », dont la
principale est l'empire des Indes. Elles sont gérées selon le système de l'administration
indirecte qui, dans la mesure du possible, laisse en place les pouvoirs traditionnels.
L'Empire français est le deuxième en importance. Il s'étend essentiellement en Afrique
(Maghreb et Afrique noire) et en Indochine. Il est géré selon le système de
l'administration directe, sous la direction des fonctionnaires français qui se sont
substitués aux pouvoirs traditionnels. La France n'a pas de véritable colonie de
peuplement, à l'exception de l'Algérie.
L'Allemagne et l'Italie ont peu de colonies et l'Allemagne perd les siennes en
1918. En revanche, de petits pays peuvent avoir d'importantes colonies : la Belgique
possède l'immense Congo ; les Pays-Bas détiennent l'Indonésie.
La conquête et l'organisation des empires coloniaux se déroulent pour l'essentiel
dans la seconde moitié du XIXème siècle, même si des modifications interviennent dans
la première moitié du XXème siècle. Une question se pose : à savoir en quoi les différents
types d'administration coloniale (statut des personnes et des territoires colonisés,
objectifs des métropoles) ne résultent-ils pas d'une approche empirique de la part des
colonisateurs.
4.2. Mise en valeur des colonies et mode de fonctionnement du système
colonial
23
4.2.1. La variété des statuts des colonies et des types d'administration
Une colonie est un territoire dépendant d’une puissance publique étrangère. La
domination coloniale prend plusieurs formes juridiques.
4.2.1.1. La colonie de peuplement
Une colonie de peuplement est considérée comme une terre vide sans maître, une
terre vide sans chrétiens, terra nullius. La « terra nullius » au sens large désigne un
territoire vide au sens du droit même en présence d’autochtones dont on ne considère
pas et qui doivent appliquer un droit des colons considéré comme un droit civilisé. C’est
un territoire sans maître. Les colonisateurs amènent avec eux leurs droits appelés dans
l’histoire de la colonisation anglaise « as their birthright ». Dans ce cas, le droit de la
puissance colonisatrice impériale ou étatique s’applique à tous, aux indigènes et aux
colons. Et la colonie va commencer le processus d’acculturation juridique intégrale qui
ne laissera aucune chance de survie à la tradition juridique du colonisé. C’est la notion
ultra-colonialiste de la colonisation.
4.2.1.2. La colonie de conquête
Une colonie de conquête est considérée comme un territoire ou une terre cédée par
traité. Sur ce territoire, la puissance colonisatrice impériale ou étatique peut modifier les
lois des autochtones, mais jusqu’à ce qu’elle les change, elles demeurent en vigueur à
l’exception des dispositions allant à l’encontre du « droit divin ». Il s’agit d’une
politique coloniale discriminatoire vis-à-vis des institutions, des droits, des religions,
des us et coutumes des populations autochtones. Cette discrimination peut être positive
ou négative. C’est à défaut, dans une colonie de conquête, que l’ordre juridique
précolonial reste en place. L’ordre juridique précolonial n’est pas contesté en attendant
la mise sur pied du nouvel ordre colonial. Le pouvoir législatif colonial va être exercé
soit par une assemblée nationale ou une assemblée coloniale constituée pour cette fin.
Avant la mise en place de l’organe législatif ordinaire, un organe législatif spécial
pourrait être constitué. La puissance colonisatrice impériale ou étatique sera alors
obligée de mettre en place un organe législatif ordinaire dès que possible. Tant qu’il n’y
a d’organe législatif, toutes les lois coloniales seraient invalides et l’ordre juridique
colonial serait impossible à monter. C’est ce qui donne la légitimité à la création du
droit colonial.
Cette légitimation du droit est très nécessaire dans le montage du système colonial
car le droit a été un outil de la colonisation. Le système colonial a été toujours bâti sur
la persuasion et la coercition qui doivent trouver leur justification dans le droit. C’est
toute la question de l’instrumentalisation du droit. Par exemple en droit pénal, il est
injuste de punir quelqu’un pour une infraction qui n’existait pas.
Sans l’organe législatif ordinaire, un organe législatif spécial pourrait être
constitué, la puissance colonisatrice impériale ou étatique importe automatiquement et
entièrement tout son système juridique en territoire conquis. Cependant cette
importation du droit ne peut fonctionner qu’avec un système judiciaire intégré. En
réalité, l’ordre juridique précolonial ne continue pas à s’appliquer que par nécessité car
la puissance coloniale va imposer un nouvel ordre juridique sur le nouveau territoire
conquis. Les dispositions de l’ordre juridique précolonial contraires au droit colonial de
la puissance colonisatrice impériale ou étatique seront sans effet. Faut-il donner au
projet législatif colonial le but de transformer le colonisé en s’appuyant les « lois
naturelles » de l’acculturation ? Ou bien faut-il se contenter, en intégrant une vision
évolutionniste du droit, d’accompagner les sociétés conquises en reconnaissant leurs
institutions et leur droit ?4
4
Cf. « Colonies », in MOURRE, M., op. cit., p.1032-1046 ; BRUHAT, J., « Colonialisme et
Anticolonialisme », in Encyclpedia universalis, Corpus 6, Paris, Encyclpedia Universalis France S.A.,
24
4.2.1.3. Le protectorat
Dans le régime de protectorat : l'État indigène est conservé, mais le colonisateur
exerce la réalité du pouvoir, comme en Tunisie ou au Maroc. Le protectorat diffère de la
colonie en ce que les institutions existantes sont formellement maintenues par la
puissance coloniale. Celle-ci assure la gestion de la diplomatie, du commerce extérieur
et bien sûr de la défense. Le protectorat est, dans une certaine mesure, un mode
d'administration coloniale indirecte. En revanche, dans les colonies, il n'y a pas d'État
indigène.
4.2.1.4. Le territoire sous mandat
Le mandat est le mode d'administration coloniale consacré par la communauté
internationale, c'est-à-dire par la Société des Nations (SDN). C'était le cas jusqu'à la
Première Guerre mondiale, les colonies allemandes ou les possessions de l'Empire
ottoman avec le Togo, le Cameroun, en Afrique de l'Ouest et Centrale, ou encore la
Syrie et l'actuel Liban.
4.2.1.5. L’administration coloniale
Au fur et à mesure des conquêtes, les métropoles ont installé des administrations
coloniales. Ainsi la Grande-Bretagne, la première, met en place dès le milieu du siècle
un Colonial Office, complété d'un India Office qui remplace la Compagnie des Indes.
En France, Gambetta crée un sous-secrétariat d'État aux colonies, qui se transforme en
ministère des Colonies en 1894. Divers organismes sont en outre créés, comme, en
France, le Conseil colonial. La politique coloniale se décide enfin lors de conférences
internationales (conférence de Berlin, 1884-1885). L'administration coloniale est en
charge de la gestion des colonies. Elle doit arbitrer entre une multitude d'intérêts
particuliers : les projets de la métropole, les intérêts des divers groupes de pression,
l'opinion publique. La question des formes du gouvernement est posée par les dirigeants
et les administrateurs coloniaux. Elles ont été diverses d'un empire à l'autre, et ont
également pu varier à l'intérieur d'un même empire.
4.2.1.5.1. Administration directe, protectorat et assimilation
Le plus souvent, au début, cette administration est directe et seuls les natifs de la
métropole exercent le pouvoir. Dans un grand nombre de cas, le pouvoir est confié à un
gouverneur qui administre directement la colonie. Celui-ci dispose de pouvoirs
importants et s'entoure de fonctionnaires coloniaux dont le nombre n'a cessé de croître.
Les colonies sont considérées comme des provinces métropolitaines, elles sont
administrées directement par des fonctionnaires coloniaux. Dans ce cas, souvent
l'objectif annoncé est l’assimilation, à plus ou moins long terme, des populations
autochtones. L’assimilation politique est la volonté de donner à terme aux peuples
colonisés le même statut que les citoyens du colonisateur. C'est la politique de la
France, de l'Espagne, de la Belgique et du Portugal. En fait, l’assimilation est un leurre,
seules quelques rares élites indigènes, occidentalisées, bénéficient, très progressivement
de certains droits, mais l'immense majorité reste dans un rapport de domination. Ainsi,
les indigènes des colonies françaises, ont la nationalité française (ils se battront
d'ailleurs pour la France) mais n'ont pas les mêmes droits civiques et encore moins
politiques (ils n'ont pas le droit de vote).
D'autre part, l’administration directe n'est pas un dogme : parfois les Français
laissent les autorités locales en place. Il s'agit alors de protectorat (Maroc, Tunisie),
mais ces autorités sont très contrôlées. Le protectorat est un régime juridique imposé par
un traité international, et selon lequel un Etat protecteur exerce un contrôle sur un autre.
Le régime du protectorat, qui se distingue de l’administration directe, laisse
subsister une administration et une élite locales. La colonie est administrée par
1996, p. 116-124.
25
l'intermédiaire de chefs « indigènes », en général les autorités traditionnelles. Au Maroc,
le maréchal Lyautey, gouverneur dans les années 1920, pense qu'il faut s'appuyer sur les
notables du lieu pour gouverner. C'est ce qui est fait de manière limitée car, dans tous
les cas, ces responsables restent contrôlés par des administrateurs.
Dans l’Empire français on a donc plusieurs cas de figure :
- administration directe par un gouverneur : AEF
- assimilation : Algérie, divisée en trois départements, Antilles (destinée du
Guyanais Félix Eboué), Réunion, Cochinchine, quatre communes au Sénégal (Saint-
Louis, Dakar, Rufisque, Gorée). Mais en Algérie les musulmans n'ont pas le droit de
vote même si en 1919 on assiste à l’octroi du droit de vote aux musulmans anciens
combattants, aux propriétaires et aux fonctionnaires et à l’abolition des impôts arabes
- association : dans les protectorats (Maroc, Tunisie, Indochine), l'Etat protégé
perd sa souveraineté dans le domaine de la politique étrangère et de la justice.
- comptoirs c’est-à-dire agences de commerce fondées par une nation en pays
étranger (Pondichéry, Chandernagor, Karikal, Mahé et Yanaon)
4.2.1.5.2. Administration indirecte et association
Cette méthode est préférée par les Anglais et les Hollandais. L'administration au
niveau des villages, des provinces est indirecte et laissée aux autorités locales (toujours
sous contrôle, bien sûr). L’association politique consiste à maintenir les institutions
locales et traditionnelles et à s'appuyer sur elles pour administrer les territoires
colonisés. En principe, cette politique est promue par les Britanniques en particulier par
Sir Frederick Lugard (1858-1945), gouverneur du Nigeria dans son livre Dual Mandate
où il parle d’« indirect rule ».
Cette méthode permet d'économiser les frais de gestion et de ne s'intéresser qu'à
l'exploitation commerciale et économique. Cette politique ne reflète pas une
considération particulière pour les autres civilisations, mais au contraire un certain
mépris : les Britanniques estiment que leur civilisation est inaccessible pour les peuples
qu'ils dominent et par conséquent l’assimilation est impossible. Mais il faut noter que
ces structures, après la seconde guerre mondiale rendront plus facile la décolonisation.
Dans l’Empire britannique on a aussi plusieurs cas de figure :
- assimilation : Sierra Leone, Gold Coast, Lagos au Nigeria
- association : Inde
- dominions : ce sont de grandes colonies de peuplement européen destinées à
fournir des terres à des habitants de la métropole qui la quittent définitivement. Ces
territoires ont une indépendance de fait, ils possèdent un parlement, un gouvernement,
une armée. Mais ils partagent avec le Royaume-Uni le même souverain, la même
langue.
Quelle que soit la solution trouvée, et mis à part les dominions britanniques
(Afrique du Sud non comprise), c'est un modèle d'assujettissement qui est mis en place
pour l'exploitation des colonies. On peut noter d'ailleurs la contradiction existante entre
les progrès de la démocratie en Europe à la fin du 19ème siècle et le phénomène politique
de la colonisation.
Dans un cas comme dans l'autre, ce sont toujours les Européens qui commandent.
L'opposition entre administration directe et administration indirecte mérite cependant
d'être nuancée. On peut prendre l'exemple de trois colonies britanniques ayant des
statuts différents : l'Afrique du Sud, le Kenya et l'Inde. L'Afrique du Sud, qui est une
colonie blanche de peuplement, a un statut de dominion (comme l'Australie, la
Nouvelle-Zélande ou le Canada) : les Blancs ont un gouvernement local et le
gouverneur est le représentant du roi d'Angleterre dans la colonie. C'est le self-
government : les Blancs s'y auto-administrent et ne partagent pas le pouvoir avec les
26
autres composantes ethniques de la colonie. Le Kenya est géré par le ministère des
Colonies britannique, qui pratique l'indirect rule, laissant en place les autorités
indigènes mais exerçant la réalité du pouvoir. L'Inde a un régime spécial, elle est
gouvernée par un vice-roi et se divise en États indigènes sous protectorat britannique
composé de provinces administrées par un conseil législatif d'abord nommé puis élu. Le
Commonwealth of Nations désigne une fédération d'États souverains, tous anciennes
colonies britanniques (comme le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, l'Union sud-
africaine ou l'Irlande du Sud). Le statut de Westminster en 1931 définit les relations
entre la Grande-Bretagne et ces États qui consentent à faire librement allégeance à la
Couronne britannique tout en disposant d'une pleine souveraineté.
4.2.2. La mise en valeur économique des colonies
La colonisation permet un certain développement des transports et, dans certaines
régions, l'implantation d'une industrie et d'une agriculture modernes. Mais la plupart de
ces progrès ne profitent qu'à une infime minorité de colonisés. Partout, la conquête
signifie l'appropriation des meilleures terres par les colons et leur mise en valeur pour la
culture de produits locaux comme la vigne en Algérie ou le caoutchouc en Indochine. À
côté des grandes plantations se développe également l'exploitation des ressources
naturelles : minerais, bois.
La mise en valeur des colonies ne peut se faire que par une surexploitation des
populations indigènes : en Afrique noire se met en place le travail forcé, notamment
pour la construction des routes et des voies de chemin de fer. La modernisation
économique est imposée et ne se fait pas dans l'intérêt des colonisés, mais en fonction
de ceux de la métropole. Ainsi, une colonie n'a le droit de commercer librement qu'avec
sa métropole. Les colonisés sont sous-payés et tellement maltraités que parfois ils
s'enfuient dans la forêt, comme en Afrique Centrale vers 1920. On leur vend des
produits de mauvaise qualité, à des prix très élevés. En fait, en fournissant aux colonies
les biens manufacturés, la métropole freine leur industrialisation.
4.2.3. La renaissance des Compagnies à charte en Afrique
Comment concevoir l'adaptation des Compagnies à charte aux nécessités
présentes et au souci actuel d'exploiter en commun le grand réservoir de matières
premières africain? Au travers de leur mécanisme doit s'instaurer une coordination
rationnelle de l'action respective des initiatives privées et des gouvernements. Par le jeu
des concentrations de titres, le Comité du Katanga a eu le souci d'intégrer verticalement
et horizontalement toutes les entreprises intéressées à la mise en valeur du cuivre au
Congo. A l'intérieur de chacune des sociétés filiales du Comité du Katanga des
pourcentages variables d'intérêts sont réservés aux producteurs locaux, c'est-à-dire à
ceux qui extraient la matière première et aux transformateurs métropolitains c'est -à-dire
à ceux qui la manufacturent.
En ce sens, diverses sociétés exploitantes du Congo belge nouent entre elles de
véritables communautés d'intérêt. Le Comité du Katanga est actionnaire de la
Compagnie Foncière du Katanga qui est elle-même actionnaire des Brasseries du
Katanga.
En dehors de ces participations réciproques locales s'ébauchent des accords avec
les usines métropolitaines. L'Union Minière du Haut Katanga, principale filiale du
Comité du Katanga, dispose de la moitié du capital de la Société Générale
Métallurgique d'Hoboken, en Belgique, qui poursuit le traitement du cobalt, du radium
et le raffinage électrique du cuivre. Les entreprises locales obtiennent ainsi la sécurité de
leurs débouchés, les entreprises métropolitaines la garantie de leur ravitaillement.
Les gouvernements locaux, en figurant comme actionnaires des sociétés privées,
se réservent par là même la possibilité d'absorber une partie de la plus-value qu'ils ont
27
eux-mêmes provoquée. Tout dépend, en effet, dans les pays neufs, des pouvoirs publics
qui collaborent à la vie des affaires depuis le jour où ils installent la sécurité et font
surgir le port, le rail et la route. Pourquoi ne recueilleraient-ils point partiellement le
bénéfice de leurs initiatives?
Les revenus du Comité du Katanga en 1925 ont rapporté au Congo belge 114
millions sur un budget local de 575 millions, soit 25 % des ressources. Les dividendes
de l'Union Minière du Haut Katanga, principale filiale du Comité du Katanga, ont en
cinq années, de 1926 à 1931, atteint plus d'un milliard.
En même temps que peut s'édifier ainsi une de ces solides réserves financières
indispensables pour les gouvernements coloniaux, s'esquissent des modalités nouvelles
de perception fiscale par la voie boursière qui peuvent permettre de prélever un certain
pourcentage des impôts sous forme de dividendes d'Etat.
Un gouvernement colonial peut trouver dans ces formules nouvelles une arme
nécessaire pour sauvegarder les intérêts nationaux dans les entreprises locales. C'est
ainsi que le gouvernement marocain a réussi, grâce au Bureau Minier Chérifien, à
réserver les droits de la France dans la découverte des mines de charbon du Maroc
Oriental. Au début de 1928, en effet, et peu de temps après la retentissante déclaration
d'une haute personnalité scientifique affirmant que la présence du charbon était
techniquement impossible dans cette région, la Résidence Générale se trouva
brusquement saisie de demandes de permis d'une société belge. Cette société avait
couvert de ses demandes tout un vaste secteur et la règle en vigueur d'octroi de la mine
au premier demandeur était inflexible.
Or la nouvelle était sensationnelle puisqu'il ne s'agissait rien moins que de la
première apparition ou presque du charbon en Afrique du Nord et la France ne pouvait
se désintéresser d'une découverte aussi fondamentale alors qu'elle avait investi, depuis
vingt ans, près de trente milliards pour commanditer l'essor du Maroc. On laissa alors
entendre aux dirigeants de cette société que les autorités françaises favoriseraient
l'aménagement des voies d'évacuation, l'octroi des ressources en main-d'œuvre si le
Protectorat se trouvait associé à cette exploitation, et de l'échange de vues auquel il fut
procédé naquit la Société des Charbonnages de Djérada au capital de 54 millions, qui
groupe pour un tiers respectivement le gouvernement chérifien par l'intermédiaire du
Bureau Minier, la Société belge et les intérêts privés français.
Cette Société de Djérada écoulera cette année plus de 1 00.000 tonnes de charbon.
Quand on pense au rôle essentiel de la houille comme facteur d'énergie en Afrique du
Nord, quand on se rappelle combien les besoins de l'Afrique du Nord en combustibles
liquides pendant la guerre ont pu restreindre son indépendance économique et
compromettre même, à certains moments, ses chances de développement, on ne peut
que souhaiter dans nos trois provinces méditerranéennes une extension systématique de
l'effort de prospection.
A titre d'exemple, laissez-moi vous relire un document officiel adressé le 7 août
1917 par le gouverneur général de l'Algérie au sous-secrétaire d'État à la Marine
Marchande :
« L'usine à gaz d'Alger n'a pu fonctionner pendant les mois d'avril, mai et juin que
grâce aux avances qui lui ont été consenties, sur mes instances, par l'Amirauté anglaise.
C'est grâce à une mesure identique qu'à l'heure actuelle l'usine d'énergie électrique
d'Alger se trouve approvisionnée au jour le jour.
« Comparativement à 1914, le parcours des trains sur les lignes d'intérêt général a
été réduit de 7.733 kilomètres par jour pour les trains réguliers et de 588 kilomètres pour
les trains facultatifs. Certaines usines à gaz comme celles de Philippeville et de
28
Constantine ont été arrêtées pendant une assez longue période. L'éclairage public des
villes d'Alger et d'Oran a été réduit au strict minimum. »
Et pourtant la campagne de reconnaissance houillère algérienne ne se dessine que
très lentement. N'a-t-il pas fallu la guerre pour qu'en 1917 on décide de mettre en valeur
le gisement de Kénadza près de Colomb-Béchar. Or, le mélange de charbon gras de
Kénadza et de charbon maigre de Djérada permet d'entrevoir d'importantes possibilités
économiques et une fabrication appréciable de briquettes.
Mais comment conjuguer les efforts poursuivis sur le territoire de deux provinces
qui dépendent d'autorités et de ministères différents ? Nul n'ignore en effet le
compartimentage de chacune de nos trois grandes possessions françaises de l'Afrique du
Nord. Chacun sait combien ce cloisonnement a longtemps fait obstacle à l'élaboration
d'un plan aussi bien de coordination administrative que de liaison économique. Il suffit
de rappeler à cet égard nombre de controverses récentes entre l'Algérie, la Tunisie et le
Maroc : difficultés de délimitation territoriale algéro-marocaine, course au tonnage
phosphatier, compétitions entre producteurs de primeurs. Précisément, est-il excessif
d'admettre que, par la voie d'un mécanisme très souple de liaison d'intérêts, certains de
ces conflits pourraient sinon se résoudre, du moins s'atténuer. C'est ce que laissent déjà
apercevoir certaines négociations entamées en 1929 pour résoudre, par des échanges de
titres, le délicat problème de la délivrance des droits miniers dans la zone mitoyenne
algéro-marocaine si incertaine de délimitation.
La Commission minière du Protectorat chérifien, dans sa réunion de printemps, le
29 avril 1929, avait émis en ce sens le vœu suivant : « La Commission minière décide
que le problème des limites frontalières ne saurait faire obstacle à une mise en
exploitation rapide de gisements localisés de toute façon sur des territoires relevant de
l'influence française. La Commission minière estime qu'une société qui groupera les
intérêts algéro-marocains permettrait peut-être de trouver une solution appropriée aux
difficultés frontalières actuelles. »
Et le Bureau Minier Chérifien précisait ainsi ce système de liaison, lorsqu'il
répondait le 12 juin 1919 à des candidatures pour l'exploitation des confins miniers
algéro-marocains :
« II est encore trop tôt pour définir, avec exactitude, le mode d'exploitation des
gisements houillers des confins sahariens. Cette question fait, actuellement, l'objet, de la
part du gouvernement du Protectorat, d'études conjointes avec le gouvernement français
et le gouvernement de l'Algérie. Au cas où les propositions marocaines seraient
admises, cette exploitation serait confiée à une société en formation tripartite, deux
fractions égales étant réservées l'une au gouvernement de l'Algérie, l'autre au
gouvernement du Protectorat. »
4.2.4. Les dimensions culturelles et humanitaires de la colonisation
Certains colonisés ont accès à l'instruction et il y a des progrès dans le domaine de
la santé : citons en exemple les campagnes de vaccination. Par ailleurs, la colonisation
contribue à faire reculer l'esclavage et les guerres locales. Mais seule une infime partie
du budget des États est consacrée au bien-être de la population (scolarisation, santé).
L'enseignement est souvent inadapté : dans les colonies françaises, on parle aux enfants
de « nos ancêtres les Gaulois ». Enfin les colonisés n'ont pas le droit de vote et n'ont
aucun moyen de peser sur leur destin, lequel est entièrement décidé en Europe.
La mise en valeur des colonies est surtout économique (investissements, économie
de traite), au service des intérêts de la métropole, et se fait aux dépens des populations
(absence de droits, travail forcé, impôts), bien que le discours colonial mette en avant
des aspects culturels et humanitaires (soins, enseignement) par le biais des missions
religieuses. C'est l'ensemble de ces interactions entre économique, social et administratif
29
qui est dénommé « système colonial ». Le système colonial se met en place de façon
empirique et évolue sous l'effet des événements et des revendications.
Section 2. La colonisation et la migration du droit
La colonisation européenne de l’Afrique au 19ème siècle est à inscrire dans un
vaste mouvement financier d’investissement des fonds pour l’intégration globale du
continent africain dans le commerce international 5. En ce sens, la colonisation
correspond, pour le capitalisme à la recherche de nouveaux débouchés, à une
concurrence internationale forte et à un vaste mouvement d’exportation des capitaux
européens en Afrique. La colonisation se fait par une expropriation totale des
populations autochtones et les privent de leurs capitaux et de leurs ressources, et de
toute initiative économique individuelle ou collective pouvant les intégrer dans le flux
financier colonial. C’est une légitimation de la dépendance d’un peuple par un autre6. La
puissance colonisatrice impériale ou étatique va faire tout pour monter un mécanisme de
protection de ses intérêts et ceux des actions de tiers dans la gestion des colonies
africaines7.
L’importation de l’Etat moderne en Afrique par la colonisation (Etat colonial,
Etat-nation, Etat comprador) s’inscrit globalement dans le phénomène de colonisations.
Les stratégies coloniales ont fini par créer plusieurs modèles d’institutions politiques qui
ont en commun le fait qu’ils se réfèrent à la constitution d’un ordre importé dominant,
officiel, moderne et hégémonique – l’Etat colonial – du colonisateur et à la soumission,
l’assujettissement ou la disparition d’un ordre local dominé du colonisé qui tombe dans
l’informel, le traditionnel et l’extra-étatique, conséquence de la métamorphose ou de la
disparition des unités politiques précoloniales. Dans ce contexte, la question de
l’importation des droits est intimement liée à celle de colonisations8.
La puissance colonisatrice impériale ou étatique va faire tout pour monter un
mécanisme de protection de ses intérêts. C’est pourquoi la question de l’importation des
droits est intimement liée à celle de colonisations. Comme le dit Monsieur Paul
Crokaert, « C’est à Rome, mère de notre Droit, que revient aussi l’honneur d’avoir fixé,
la première, un ensemble de règles plastiques et équitables en matière d’administration
coloniale. Elle sut concilier au mieux les exigences du pouvoir central et les égards dus
aux populations soumises, assurant ainsi l’unité et la stabilité de l’Empire dans le
respect des légitimes revendications des autorités locales. (…) Cependant ces nations
sujettes buvaient goutte à goutte à la coupe d’or de la civilisation latine. Si bien que par
l’édit de Caracalla, Rome étendit le droit à toutes les cités. Ainsi fut accordé à tout
l’Empire, avec des restrictions d’abord, mais avec une portée de plus en plus libérale
dans la suite, le statut public et privé du citoyen romain »9.
Certes, toute colonisation est une entreprise d’aliénation qu’il faut maîtriser les
rouages et les règles auxquelles elle obéit pour la comprendre.
La colonisation européenne de l’Afrique au 19ème siècle offre une occasion en or
aux colonisateurs d’appliquer des différentes doctrines coloniales déjà expérimentées
sous d’autres cieux, comme il est aussi un moment d’élaboration et de développement
des nouvelles doctrines coloniales. Les doctrines coloniales sont conçues pour
5
Cf. BALAAMO MOKELWA, J-P., Eglises et Etats en République démocratique du Congo. Histoire du
droit congolais des religions (1885-2003), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 37.
6
Cf. « Colonies », in GUILLIEN, S. et VINCENT, J., Lexique des termes juridiques, Paris, Dalloz, 2005,
p.122.
7
Cf. « Colonies », in MOURRE, M., op. cit., p.1032-1046.
8
Cf. CROKAERT, P., « Introduction », in Les Novelles. Corpus Juris Belgici. Droit Colonial, tome I,
Bruxelles, Les éditions Edmond Picard, 1931, p. 13-16.
9
CROKAERT, P., « Introduction », in Les Novelles. Corpus Juris Belgici. Droit Colonial, tome I,
Bruxelles, Les éditions Edmond Picard, 1931, p. 14-15.
30
systématiser l’idéologie de domination et de protection des intérêts de la puissance
colonisatrice impériale ou étatique. Les théories coloniales conçues à l’étranger
s’adaptent et s’améliorent selon le développement des colonies.
Il faut remonter au droit romain pour trouver les sources lointaines du droit
colonial car tous les empereurs et les états colonialistes ont subi l’influence du droit
romain sur le statut général des colonies, le statut personnel des habitants et les
institutions juridiques spécifiques adaptées aux colonies10. Ainsi le droit de la colonie
est intimement lié au statut juridique de la colonie. Selon le statut, une colonie peut
être : une colonie déserte de peuplement (unplanted) ou une colonie de conquête.
1. Les doctrines coloniales et les constructions juridiques coloniales
Les doctrines coloniales observées par les puissances colonisatrices impériales ou
étatiques ont évolué selon les intérêts économiques en jeu du moment. Au fond toute
doctrine coloniale vise l’assujettissement des colonies. L’assujettissement a pour but de
subordonner totalement la colonie aux intérêts de la métropole. La domination est ainsi
économique, culturelle, politique et juridique. Les doctrines coloniales étaient adaptées
à la nature juridique des colonies. Dans une colonie de peuplement ou terra nullius, la
politique coloniale était fondée sur l’idéologie de la table rase (tabula rasa). L’idéologie
coloniale d’assimilation intégrale va être observée pour l’assujettissement de la colonie.
Dans une colonie de conquête, la politique coloniale était fondée sur l’idéologie de
l’assimilation modérée devant permettre, tout en respectant les coutumes et les
institutions locales, l’émancipation progressive de l’indigène selon le schéma de la
mission civilisatrice. Le Congo n’a jamais été une colonie de peuplement 11 bien que les
doctrines coloniales belges y appliquées se sont inscrites dans la logique
d’assujettissement où le droit et la justice deviennent des outils précieux de la
colonisation. Le droit est fondé sur la doctrine coloniale et protectrice des intérêts de la
puissance colonisatrice impériale ou étatique12. La doctrine coloniale impériale a été
marquée par le pragmatisme du Roi bâtisseur de l’E.I.C (Etat Indépendant du Congo),
nourries par les leçons de l’histoire de certaines colonies anglo-saxonnes, hollandaises,
ibériques et françaises selon les intérêts et les régions de la colonie. L’E.I.C connaît
deux modes de gestion administrative : il y a des régions placées sous l’administration
des compagnies à charte (par exemple le Katanga géré par la Compagnie du Katanga à
partir de 1891, ultérieurement appelée Comité Spécial du Katanga) 13, le Comité national
du Kivu et des régions sous l’administration directe de l’Etat avec les compagnies
concessionnaires14. Le décret du 22 février 1910 mit fin à l’administration de certaines
régions par les compagnies à charte et le Katanga fut soumis à l’administration du
gouvernement de la Colonie.
Les compagnies à charte étaient des sociétés commerciales coloniales où l’Etat et
les investisseurs privés collaboraient. Les particuliers réunissaient leurs capitaux dans
une association, qui recevaient de l’Etat un statut et des avantages considérables :
10
NIORT, J-F. (dir.), Du Code noir au Code civil. Jalons pour l’histoire du Droit de la Guadeloupe.
Perspectives comparées avec la Martinique, la Guyane et la République d’Haiti, Préface de Henri
BANGOU, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 10.
11
Cf. DE CLERCK, L., « L’administration coloniale belge sur le terrain au Congo (1908-1960) et au
Rwanda-Urundi (1925-1962) », in Annuaire d’Histoire administrative européenne, 18, 2006, p. 198 (note
25).
12
Cf. DRESCH, I., « Méthodes coloniales au Congo belge et en Afrique équatoriale française », in
Politique étrangère, 1, 1947, p. 77-89.
13
Cf. DE CLERCK, L., « L’administration coloniale belge sur le terrain au Congo (1908-1960) et au
Rwanda-Urundi (1925-1962) », in Annuaire d’Histoire administrative européenne, 18, 2006, p. 194 (note
15).
14
Cf. VAN DER LINDEN, F., « Le jubilé de la Compagnie de Chemin de Fer du Congo supérieur aux
Grands Lacs africains », in La revue coloniale belge, 168, 1952, p. 739-746.
31
protection par la flotte de guerre, subventions, exemptions de droit de douane,
monopole du commerce dans la zone où elles opèrent, anoblissement des bourgeois
actionnaires, autorisation donnée aux nobles de pouvoir placer leurs capitaux dans la
compagnie sans déroger. Le rôle de la compagnie à charte ne se limitait pas à des
activités strictement commerciales. Elle recevait de la puissance coloniale impériale ou
étatique de vastes pouvoirs pour l’administration des territoires coloniaux. Elle en gérait
le peuplement par l’autorité qu’elle exerçait sur les colons. Vassale de la puissance, elle
était suzeraine des colons et leur concédait contre redevance les terres dont elle avait la
maîtrise. Elle disposait de la force armée sous forme de milices et exerçait la justice15.
Par son statut juridique, la compagnie à charte avait une double nature. D’une
part, elle était une société privée commerciale, elle avait un capital, des actionnaires, et
cherchait à réaliser le maximum de profit. D’autre part, en tant que « chartered », elle
jouissait de certains privilèges d’un Etat. Aux yeux des actionnaires, ce qui l’emportait
c’était certainement la recherche du profit, facilitée par les moyens de puissance
publique. Aux yeux de l’Etat c’était un moyen pratique et peu onéreux d’étendre sa
puissance en préparant souvent l’administration par le gouvernement de la colonie des
territoires coloniaux ainsi occupés. C’était une application de la théorie du capitalisme
colonial de l’instrumentalisation des capitaux privés dans la gestion des secteurs
publics16.
Cette stratégie d’exploitation coloniale permet de constituer un important
portefeuille public en accordant des concessions aux sociétés à charte. En retour, l’Etat
obtient, sans engager des deniers publics, des participations dans le capital social des
sociétés et se fait payer des impôts et taxes et des dividendes lui permettant de racheter
des actions ou d’étendre ses participations dans d’autres branches économiques, au
départ des concessions d’exploitation des mines. Ce système d’exploitation coloniale
permet à la puissance publique coloniale d’avoir accès aux profits, sans bourse délier.
Ainsi l’économie coloniale congolaise était dominée par le capital contrôlé par quelques
groupes financiers. Les trusts impliqués dans l’exploitation coloniale tissaient des liens
entre eux sur terrain pour défendre leurs intérêts, et ils étaient représentés par plusieurs
holdings au niveau international qui créaient à leurs tours des sous-holdings et de
multiples sociétés filiales qui formaient ainsi un réseau dense et inextricable d’intérêts.
Le roi bâtisseur du Congo s’était inspiré de l’histoire des colonisations afin d’éviter des
erreurs de concentration excessive du capital sous contrôle de quelques groupes
financiers pour la mise en valeur des immenses ressources naturelles de la colonie et
ouvrir l’économie de la colonie à une concurrence contrôlée et organisée par la
puissance publique coloniale. Le but de cette politique ultra-libérale est de susciter les
investisseurs de venir s’implanter dans la colonie.
2. Les principes de la migration du droit
Qu’il soit appelé migration ou transfert du droit par certaines études sur la
colonisation, le colonisé considère le mouvement comme une importation du droit qui
accompagne l’importation de l’Etat colonial. Or la colonisation est un acte positif de
l’homme qui ne peut être régi par des lois naturelles. C’est pourquoi nous ne pouvons
fondés le phénomène de la migration du droit sur des lois naturelles de l’acculturation
mais sur des principes fondamentaux qui ont fini à s’imposer à travers l’histoire des
colonisations. L’histoire des colonisations modernes (anglo-saxonne, espagnole,
15
Cf. ROULAND, N., Introduction historique au droit, Paris, PUF, 1988, p. 505.
16
Cf. BALAAMO MOKELWA, J-P., Les relations entre les colonies et les religions en AOF et AEF.
Evolution de la législation coloniale (1885-1958), Thèse d’Habilitation, Université de Strasbourg, 2014,
p.61.
32
portugaise, hollandaise, française et belge) révèle certaines constantes qui se sont
érigées en principes fondamentaux dans la migration des droits par la colonisation17 :
1° Subordonner les colonies aux intérêts de la puissance colonisatrice impériale
ou étatique ;
2° Assujettissement des peuples par la privation des droits subjectifs et collectifs ;
3° Les colonies de conquête sont assujetties à l’organe législatif ordinaire ou
spécial de la puissance colonisatrice impériale ou étatique ;
4° Instauration d’un état de guerre quasi permanente où la violence coloniale est
justifiée pour réprimer toute insoumission ou tentative d’insoumission ;
5° Tous les habitants de la colonie conquise deviennent des sujets coloniaux, ils
ne sont pas des ennemis à moins qu’ils ne se révèlent comme tels ;
6° Les articles de capitulation sont sacrés ;
7° Le droit et l’organe législatif ordinaire ou spécial touchent toutes les personnes
et propriétés de la colonie. Il n’y a pas de droits subjectifs, il n’y a que de privilèges
pour les colons ;
8° Le droit précolonial continue de s’appliquer jusqu’à sa modification ;
9° Même si la puissance colonisatrice impériale ou étatique est la seule autorité à
légiférer, il le fait sous le contrôle de l’organe législatif ordinaire ou spécial et elle n’a
pas le droit de modifier des principes coloniaux fondamentaux (pas d’exemption
d’application du droit colonial, par exemple).
Le but de la colonisation est d’asseoir la domination par le droit, nous constatons
alors que l’histoire du droit colonial est l’histoire d’une stratégie de domination en
stigmatisant des différences : la justification de l’action coloniale par les différences,
l’utilisation des différences en développant des institutions et un droit constamment
adaptés aux réalités coloniales et enfin la recherche de la réduction des différences (et
par voie de conséquence maintien des différences) par l’acculturation juridique. La
législation va se donner pour mission de progressivement transformer le droit
précolonial (droit de la terre, droit des personnes, droit des obligations, etc.) tout en leur
conservant certaines institutions en les dénaturant (droits coutumiers, circonscriptions et
juridictions indigènes, etc.). C’est dans ce contexte général de l’histoire des
colonisations qu’il faut placer la colonisation belge dans le cadre de l’impérialisme
européen du 19ème siècle.
17
Cf. ROULAND, N., op. cit., p. 457-471.
33
Chapitre 2. Le système colonial et la migration du droit au Congo
L’Etat du Congo a provoqué des vifs débats sur ses origines. En fait, d’aucuns
situent son origine au 30 juin 1960, d’autres au 18 octobre 1908, et d’autres encore la
situent au 26 février 1885 et sont rares ceux qui la situent au 12 septembre 1876 lors de
la Conférence Géographique de Bruxelles.
La nécessité de chercher à connaître les origines de l’État du Congo semble une
priorité afin de connaître les droits acquis par tous les acteurs de la scène politique créée
par la colonisation qu’est l’Etat colonial implanté sur le territoire qui est devenu la
République démocratique du Congo. Les faits politiques, économiques et socioculturels
apparents ne sont que des conséquences des réalités juridiques inhérentes à la nature
même de l’Etat.
Il s’agit de savoir quand est-ce que l’Etat a émergé sur le territoire qui est devenu
la République démocratique du Congo. Parler de l’Etat, il s’agit d’un « territoire »,
ayant une « population », laquelle population est subordonnée à un « pouvoir » qui
bénéficie d’une légitimité interne et internationale. La question est de savoir quand est-
ce que les trois éléments constitutifs de l’Etat ont été réunis sur le territoire qui est
devenu la République démocratique du Congo. Primo, bien que ça soit encore flou et
confus, les faits et actes juridiques et diplomatiques fixent sur papier l’embryon de
l’Etat au cœur de l’Afrique, sur le territoire qui est devenu la République démocratique
du Congo, au 12 septembre 1876, à la Conférence Géographique de Bruxelles. Cette
conférence géographique s’explique comme l’expression de l’idée qui avait hanté le Roi
Léopold II, Duc de Brabant, l’idée exprimée pour la première fois en 1860 sur un
tableau marbré offert au Ministre Frère Orban. L’idée qui le hantait était : « Il faut
trouver une colonie à la Belgique ». Cependant, les conditions juridiques liées au droit
interne public et au droit international public rendaient impossible la concrétisation du
rêve léopoldien sur le Congo. En effet, l’article 62 de la Constitution belge de 1831
interdisait au Roi des Belges d’avoir une seconde couronne autre que celle de la
Belgique. Par ailleurs, le statut de neutralité de la Belgique lui privait le droit d’avoir
une colonie dans le monde. En cherchant une colonie à la Belgique, Léopold II se
projetait dans l’avenir pour résoudre deux problèmes vitaux à la Belgique relatifs aux
ressources et aux débouchés. Pour lui, toutes les Puissances ça et là, avaient des
colonies dans le monde, surtout en Amérique, Asie et Afrique.
Malgré les obstacles d’ordre juridique que nous venons d’évoquer, Léopold II
s’engagea personnellement et discrètement dans les démarches pour trouver une colonie
à la Belgique. En tant qu’un sujet de droit privé, la mission était, une fois de plus
impossible. D’où, l’ouverture de la voie diplomatique. Celle-ci le mettra en liens
juridiques contractuels synallagmatiques avec les Puissances, l’une après l’autre. Ces
liens auront donné lieu aux droits et obligations juridiques d’ordre international, à
caractère conventionnel qui sont attachés objectivement au territoire. Par ces
conventions internationales, le dit territoire sera ainsi internationalisé. C’est ce territoire
internationalisé qui deviendra l’Etat libre du Congo.
Secundo, l’Acte Général de la Conférence de Berlin du 26 février 1885 est
considéré comme l’acte ou l’attestation juridique de naissance de l’Etat dans le bassin
du Congo, l’Etat Libre du Congo, sur le territoire qui constituera le gros de la
République démocratique du Congo. L’Acte Général de la Conférence de Berlin va
élever ce territoire au titre de territoire internationalisé, un patrimoine international et
neutre à perpétuité.
34
Cet ordre juridique international issu de la diplomatie de Léopold II a survécu face
aux grandes mutations que l’Etat Libre du Congo a connues, de l’Association
Internationale pour la Civilisation de l’Afrique (AIA), à l’Association Internationale du
Congo (AIC), à l’Etat Indépendant du Congo (EIC) et au Congo belge ou à la Colonie
belge du Congo avant la République en 1960.
Cet ordre juridique international a survécu dans la mesure où la bonne
gouvernance des droits et intérêts des tous les protagonistes de la scène, partenaires
inhérents à l’émergence du Congo en tant qu’Etat colonial, ayant la nature juridique
sociétaire, avait été bien assurée, tour à tour, par le Comité d’Etudes du Haut Congo
(CEHC), le Comité Spécial du Katanga (CSK), la Compagnie de Chemin de Fer du
Congo (CCFC), la Compagnie de Chemin de Fer des Grands Lacs (CFL) et le Comité
National du Kivu (CNKI). Ces différents Comités incarnaient la survivance du lien
juridique consacré par le statut international du Congo. Si toutes les mutations
successives étaient bien négociées de manière à favoriser une remise et reprise
consensuelle garantissant les droits des uns et des autres, la mutation de la Colonie
belge du Congo à la République Démocratique du Congo n’avait obtenu le bénéfice
d’aucune négociation favorable à la paix, la sécurité et au développement de l’Etat. Les
droits acquis par les différents protagonistes de la scène ou tous les partenaires devraient
être protégés et garantis par les administrations successives de l’Etat Libre du Congo
devenu République Démocratique du Congo au 30 juin 1960.
Au regard de plusieurs et importants moyens financiers, matériels et humains
consentis dans l’ouvrage congolais par les Puissances pour deux objectifs majeurs,
notamment humanitaire, d’une part et économique, de l’autre, ne pourrait-on pas
envisager que la rupture brusque du lien juridique international telle qu’il en était le cas
en 1960, ne pouvait ou peut pas laisser indifférentes les victimes, protagonistes de la
scène, c’est-à-dire les Puissances, face à l’exercice de leur droit de suite sur le Territoire
de l’Etat Libre du Congo?
Toutes les crises à répétition depuis l’accession du Congo à la souveraineté
internationale avec l’arrivée sur la scène d’un nouveau groupe de protagonistes (les
nationaux), n’a-t-elle pas suscité une crainte au sein des anciens protagonistes de la
scène de l’Etat colonial, le groupe coloniste (la puissance coloniale impériale ou
étatique et les commerces ou comités) ? Le nouveau groupe de protagonistes (les
nationaux), nouvel administrateur de la scène de l’Etat hérité de la colonisation,
observera-t-il le principe du droit international public de succession des Etats ? Les
droits acquis des anciens protagonistes de la scène seront-ils garantis par la nouvelle
administration ? Y aura-t-il réhabilitation ou actualisation du groupe coloniste (la
puissance coloniale impériale ou étatique et les commerces ou comités) ? Dans la
nouvelle configuration juridique et diplomatique où la mondialisation impose un
nouveau partenariat, le groupe coloniste y est-il absent ? Considérant les cas de force
majeure ayant empêché les protagonistes de la scène ou les partenaires à jouir
pleinement et paisiblement de leurs droits, notamment, la Première Guerre Mondiale
1914-1918, la première crise économique mondiale de 1927-1932, la Deuxième Guerre
Mondiale 1940-1945, le mouvement de décolonisation des années 1960, la Guerre
froide entre les Socialistes et les Capitalistes, les guerres qui ont suivies la vague de
démocratisation 1990 (Perestroïka), les guerres interposées de reconquête du monde par
les puissances économiques, … et vu les potentialités économiques dont regorgent le
territoire de l’Etat Libre du Congo qui est devenu la République démocratique du
Congo et sa position géographique stratégique au cœur de l’Afrique, n’intéresse pas
tous les acteurs de la nouvelle politique de la globalisation et de la mondialisation ? Les
acteurs de la nouvelle politique de la globalisation et de la mondialisation sont-ils
35
sensibles aux revendications du nouveau groupe des protagonistes (les nationaux) qui
défendent les droits des peuples ? Ne font-ils tout pour faire entendre leurs voix,
prévaloir leurs revendications, aussi légitimes que celles du nouveau groupe des
protagonistes (les peuples), auprès de la nouvelle administration de l’Etat importé par la
colonisation ?
A quel ordre juridique et diplomatique obéira l’Etat Libre du Congo sous la
Troisième République postcoloniale tant il est avéré que les trois statuts juridiques qui
se sont succédés ont offert une face positive et une face négative de leurs
administrations respectives ? Ne pourra-t-on envisager la mise sur pied d’un nouvel
ordre juridique congolais incluant les droits acquis par tous les acteurs ou protagonistes
de la scène de l’Etat Libre du Congo du fait de ces trois statuts ?
Pour prendre en charge toutes ces questions, il nous a plu d’orienter la nouvelle
étude de l’histoire de la République démocratique du Congo sous l’angle juridique.
C’est ce qui justifie le titre accordé à cette série des réflexions.
La nature de ces réflexions place le Territoire de l’Etat congolais au centre de
plusieurs enjeux dont les aspects juridiques l’attachent aux droits et obligations du
peuple congolais (le groupe des nouveaux protagonistes : les populations congolaises),
de groupe coloniste (l’ancienne puissance coloniale et les commerces) et les acteurs de
la nouvelle politique de globalisation et de la mondialisation (les nations du monde et
les multinationales).
Section 1. La formation de l’Etat libre du Congo
1. La conférence géographique (12 -14 septembre 1876)
La formation de l’Etat libre du Congo commence au temps des explorations
scientifiques dans le bassin du fleuve Congo, qui commence vers la fin du 18 ème
siècle18. Il a fallu attendre la deuxième moitié du 19 ème siècle pour que les nations
européennes, poussées par la recherche de matières premières et de nouveaux
débouchés commerciaux, se lancent à la conquête du continent mystérieux19 . Comme le
soutient M. Eucher Deroy, « Livingstone, Baker, Cameron, Stanley et tant d’autres
pénètrent dans les régions inconnues de l’Afrique ; ils ne rêvent pour la plupart, que
d’ouvrir des voies nouvelles au commerce, d’élargir les horizons de la géographie… »20.
En fait les travaux de tous les explorateurs et scientifiques ne faisaient que susciter
l’attention de l’Occident sur cette partie du monde. « L’Afrique centrale, écrit M. Latour
Da Veiga Pinto, inconnue, suscita une succession d’explorations. Cependant, si les
premières furent, en partie, désintéressées, très rapidement, elles devinrent, elles aussi,
un instrument de pénétration, à l’instigation ou avec l’appui de diverses nations ou
institutions »21.
Des discours ambigus des explorateurs, qui mélangent les récits pittoresques et
les scènes macabres de l’horreur de la traite négrière à la publicité donnée aux
découvertes sensationnelles faites sur ces terres inconnues, ne pouvaient laisser
indifférentes les puissances occidentales. Une concertation s’avérait nécessaire pour
une meilleure coordination de l’immense activité de l’exploration de l’Afrique. Le roi
des Belges, habité par une ambition expansionniste, trouva une occasion en or de
réaliser ses rêves. « Léopold II, soutient M. Roeykens, profitant des leçons qu’il avait pu
tirer de ses échecs antérieurs, associa son nouveau projet au mouvement d’intérêt pour
18
Cfr. WAUTERS, A. – J. , L’Etat Indépendant du Congo, Bruxelles, Librairie Falk Fils, 1899, p. 9.
19
Cfr. MUNAYI MUNTU-MONJI, Les vingt-cinq ans de la Faculté de Théologie protestante au Zaïre
1959-1984, Kinshasa, Publications de la FTPZ, 1984, p. 11.
20
EUCHER DEROY, Le Congo. Essai sur l’histoire religieuse de ce pays depuis sa découverte (1484)
jusqu’à nos jours, Huy, Charpentier & Edmond, 1894, p. 213.
21
LATOUR DA VEIGA PINTO, F., Le Portugal et le Congo au XIXème siècle, Paris, PUF, 1972, p. 75-
76.
36
l’Afrique qui se développait alors en Europe. Il conçut sa nouvelle entreprise, non pas
sous la forme d’une affaire commerciale ou industrielle, comme dans ses tentatives
antérieures d’expansion, mais sous la forme d’une œuvre internationale et privée, à
préoccupations scientifiques et humanitaires. Il ne fit en somme qu’adapter adroitement
son ancienne formule aux circonstances, tout en y intégrant les éléments très utiles qu’il
avait trouvés dans maintes suggestions concernant le problème de l’exploration de
l’Afrique »22.
Ainsi naquit l’idée d’organiser une conférence en vue d’étudier les meilleurs
moyens de combiner les efforts pour explorer ces régions inconnues de l’Afrique 23. « De
toutes parts, écrit M. Wauters, les dévouements s’offraient. Il ne manquait, semblait-il,
qu’un lien puissant pour coordonner les efforts, pour ne laisser aucune bonne volonté
stérile. Ce fut cette dernière constatation qui conduisit Léopold II, roi des Belges, à
convoquer une conférence géographique qui réunirait les voyageurs africains les plus
notables, les présidents des grandes sociétés de géographie, des hommes politiques et
des philanthropes »24.
La conférence géographique eut lieu du 12 au 14 septembre 1876 au palais royal,
à Bruxelles. Convoquée sur l’initiative du roi des Belges, Sa Majesté le Roi Léopold II,
cette conférence réunit les voyageurs ou explorateurs étrangers, les représentants de la
Russie, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Italie, de l’Autriche et de la Belgique. A
l’égard du droit international, la conférence géographique de Bruxelles n’avait aucune
couverture juridique. Dépourvue de tout mandat politique légal des pays représentés, la
conférence avait un caractère scientifique et humanitaire. Le discours d’ouverture du
roi souligne bien le mobile humanitaire de son initiative 25. Dès l’ouverture de
l’assemblée, le roi Léopold II avait fixé officiellement les balises de son initiative.
Attentif à la marche naturelle des événements, le Roi des Belges voulait organiser sur
un plan commun et international l’exploration des parties inconnues de l’Afrique. Il
souligne clairement dans sa présentation de l’ordre du jour de la séance du 13 septembre
1876 : « le but est identique : ouverture de l’Afrique aux efforts de la civilisation
européenne, établissement de routes vers l’intérieur de ce continent, suppression de la
traite des nègres »26.
La séance de la première journée de travail fera ressortir la nécessité de la création
de stations scientifiques et hospitalières en Afrique. Les stations seraient des centres de
rayonnement de la civilisation et des points de référence des agents « civilisateurs ».
Pour le belge De Laveleye, participant à la conférence, « l’utilité de telles institutions
est incontestable, mais il demande dans quelles conditions il faudrait les organiser pour
en obtenir des résultats pratiques »27.
Il fallait déterminer alors les itinéraires à suivre pour atteindre l’intérieur du bassin
du Congo. Si l’ouest du bassin du Congo était ouvert déjà aux Portugais depuis quatre
siècles déjà, il fallait trouver les voies pour pénétrer dans la région Est du bassin du
Congo. Il fut décidé de suivre les voies commerciales existantes pour faire pénétrer la
civilisation européenne à l’intérieur du continent et barrer ainsi la route aux
22
ROEYKENS, A., L’initiative africaine de Léopold II et l’opinion publique belge, tome I, Bruxelles,
ARSOM, 1963, p. 23-24.
23
Cfr. EUCHER DEROY, op. cit. , p. 214.
24
WAUTERS, A-J., op. cit. , p. 11.
25
Cfr. Annexe I, Document 1.
26
ASPF, S.C. , VIII, p. 437.
27
Ibidem, p. 431.
37
esclavagistes28. C’est par le commerce qu’on civilisera le mieux l’intérieur de
l’Afrique29.
Dans ses conclusions, la conférence géographique de Bruxelles décida de fonder
une association internationale africaine pour mettre un terme au trafic d’esclaves et
ouvrir le continent à la civilisation. Comme on peut le lire dans le rapport présenté par
M. Maunoir : « Pour atteindre le but de la Conférence internationale de Bruxelles, c’est-
à-dire : explorer scientifiquement les parties inconnues de l’Afrique, faciliter l’ouverture
de voies qui fassent pénétrer la civilisation dans l’intérieur du continent africain,
rechercher des moyens pour la suppression de la traite des nègres en Afrique, il faut :
1° organiser, sur un plan international commun, l’exploration des parties
inconnues de l’Afrique, en limitant la région à explorer, à l’orient et à l’occident, par les
deux mers, au midi par le bassin du Zambèze, au nord par les frontières du nouveau
territoire égyptien et le Soudan indépendant. Le moyen le mieux approprié à cette
exploration sera l’emploi d’un nombre suffisant des voyageurs isolés, partant des
diverses bases d’opérations ;
2° établir comme bases de ces opérations, un certain nombre de stations
« scientifiques et hospitalières » tant sur les côtes de l’Afrique que dans l’intérieur du
continent. De ces stations, les unes devront être établies, en nombre très restreint, sur les
côtes orientale et occidentale d’Afrique aux points où la civilisation européenne est
déjà représentée, à Bagamoyo et à Loanda, par exemple. Les stations auraient le
caractère d’entrepôts destinés à fournir aux voyageurs des moyens d’existence et
d’exploration. Elles pourraient être fondées à peu de frais, car elles seraient confiées à la
charge des Européens résidant sur ces points.
Les autres stations seraient établies sur les points de l’intérieur les mieux
appropriés pour servir de base immédiate aux explorations. On commencerait
l’établissement de ces dernières stations par les points qui se recommandent, dès
aujourd’hui, comme les plus favorables au but proposé (…) »30.
2. Le territoire internationalisé du bassin du Congo (1876-1885)
La conférence géographique de Bruxelles va mettre en place une institution
internationale privée d’intérêt public dénommée Association Internationale Africaine
(A.I.A). Elle n’est pas une institution publique internationale car elle n’est pas une
organisation intergouvernementale. Elle est une association non gouvernementale,
ouverte à toutes les nations civilisées autrement dit aux puissances publiques des nations
civilisées. Elle est une institution privée par son origine car elle émane de l’initiative
privée, personnelle des individus et non des Etats. Elle est une institution internationale
par sa destination, c’est-à-dire les puissances publiques. Elle repose sur une action
scientifique et humanitaire internationale privée d’intérêt public. Déjà, dans son
discours d’ouverture de la Conférence géographique de Bruxelles, tenue du 12 au 14
septembre 1876, s’adressant aux invités, représentant leurs États respectifs, à savoir,
l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Russie et la
Belgique, Léopold II utilisait le concept « public ».
Il lui donnait un caractère international et non national quand il disait, notamment:
«Je me suis donc laissé aller à croire qu’il pourrait entrer dans vos convenances de venir
discuter et préciser en commun, avec l’autorité qui vous appartient, les voies à suivre,
les moyens à employer pour planter définitivement l’étendard de la civilisation sur le sol
de l’Afrique centrale ; de convenir de ce qu’il y aurait à faire pour intéresser le « public
» à votre noble entreprise et pour l’amener à y apporter son obole. Car, Messieurs, dans
28
Cfr. Ibidem, p. 433.
29
Ibidem.
30
Ibidem, p. 444.
38
les œuvres de ce genre, c’est le « concours du grand nombre » qui fait le succès, c’est la
sympathie des « masses » qu’il faut solliciter et savoir obtenir ».
En effet, le Territoire de l’État du Congo est, dès la naissance dudit État, qualifié
de « domaine public ». Cette publicité revêt un caractère international.
Les frontières de l’État du Congo, à la naissance de celui-ci, étaient consacrées
naturellement par les frontières des anciennes colonies de l’Allemagne, de la France, du
Portugal et de la Grande-Bretagne. En ce temps-là, l’hostilité naturelle qu’offrait le
Territoire du Congo rendait celui-ci inexplorable. Il restera, par conséquent, comme une
terre inconnue. À ce titre, on le qualifiait de Territoria Nullius pour signifier ainsi sa non
appartenance à une quelconque Puissance métropolitaine. Son exploration est une
œuvre consensuelle issue des assises de Bruxelles citées supra. Un capital d’un million
de francs était apporté par des Puissances, à savoir, la Belgique, le Portugal,
l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la France, l’Espagne, les États-Unis d’Amérique,
l’Italie, la Suisse et l’Angleterre.
L’Association Internationale Africaine (A.I.A) avait deux structures : le comité
international et les comités nationaux. La mission de l’association était de fonder des
« stations scientifiques et hospitalières ». Les stations sont des centres de rayonnement
de l’action des scientifiques explorateurs et des autres agents de la civilisation. Ils ont le
genre des centres d’administration de l’arrière-pays sur un rayon d’un périmètre donné.
Les comités nationaux servent à chercher les fonds auprès de leurs gouvernements
respectifs et mobiliser les initiatives privées pour appuyer le mouvement de
l’exploration de l’Afrique équatoriale. Ainsi les comités nationaux prendraient en
charge les stations desservies par leurs ressortissants. Le comité international de l’A.I.A
servait à coordonner l’action des comités nationaux.
Les organes du comité international de l’A.I.A étaient la présidence et le
secrétariat général. L’assemblée fondatrice de l’A.I.A élit Sa Majesté le roi Léopold II
comme président de l’A.I.A. Ce dernier fit désigner peu après, comme secrétaire
général, l’ambassadeur de Belgique à Madrid, Jules Greindl31. Sa Majesté le roi Léopold
II assumera la charge de président de l’A.I.A pendant neuf ans.
En ce temps-là, l’hostilité naturelle qu’offrait le territoire de l’Afrique équatoriale
et plus spécialement le bassin du Congo rendait celui-ci inexplorable. Il restera, par
conséquent, comme une terre inconnue. À ce titre, on le qualifiait de « territoria (terra)
Nullius » pour signifier ainsi sa non appartenance à une quelconque Puissance
métropolitaine. Son exploration est une œuvre consensuelle issue des assises de
Bruxelles citées supra. Un capital d’un million de francs était apporté par des
Puissances, à savoir, la Belgique, le Portugal, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la
France, l’Espagne, les États-Unis d’Amérique, l’Italie, la Suisse et l’Angleterre.
Ce capital était constitué dans le cadre de l’ « African Exploration Fund » dont
l’administration fut confiée à un Comité Spécial de la Royal Geographical Society. Ce
comité deviendra le Comité d’Etudes du Haut-Congo (C.E.H.C.).
Subséquemment, le Roi Léopold II apportera le quart (250.000 Frs) par le
truchement du banquier Léon Lambert, la société hollandaise Afrikaansche
Handelsvereenigng, apportera 130.000 Frs. On se limitera à citer deux Anglais...
Or, Salomon disait: « Pour occuper un Territorium nullium, au sens du Droit
international public, il faut donc être un État. Les particuliers ne sont pas plus capables
d’occuper que d’acquérir des droits de souveraineté territoriale par voie de cession ».
La nature physique ou écologique de ce Territorium nullium avait donné
l’impression d’un territoire où ne pouvait vivre aucune race humaine. C’est pourquoi, le
premier travail à faire était celui de le circonscrire, de fixer ses frontières. Cependant,
31
BRUNSCHWIG, H. , L’avènement de l’Afrique noire, Paris, Librairie Armand Colin, 1963, p. 135.
39
son exploration avait révélé au public que, ça et là, on y trouvait des personnes
humaines et beaucoup de terres vacantes. Encore que, entre elles, ces personnes
humaines arrivaient à ignorer l’existence de leurs voisins naturels les plus proches. Ceci
était la conséquence logique de l’hostilité qu’offrait ce territoire à la vie humaine.
Pour s’en convaincre, déjà, l’article 6 des statuts de l’Association Internationale
d’Afrique dont l’Administration assumée par le Comité d’Etudes du Haut Congo
interdisait expressément aux parties de poursuivre des visées politiques, assignant à leur
activité une sphère exclusivement commerciale et industrielle.
Cet article 6 confirmait le contenu et la signification des termes utilisés par
Stanley dans sa lettre du 8 juillet 1879 adressée au Colonel Strauch qui disait : «... Il ne
s’agirait pas, dans ce projet, de créer une colonie belge, mais de fonder un Puissant État
nègre ». Ces termes traduisent l’esprit même qui servait d’impulsion à chacune des
Puissances pour apporter sa pierre à la Fondation de l’Etat du Congo.
Cette issue coloniale a paradoxalement une nature exclusivement politique et
étrange. Elle viole la volonté consensuelle des parties, laquelle volonté était consacrée à
la naissance de l’Etat du Congo conformément à l’esprit de sa conception. Elle marque
l’étape où le Roi, le Gouvernement et le Parlement belges sont en face des circonstances
de temps et de lieu très favorables de détourner l’œuvre commune de sa destination
initiale et cela pour traduire l’esprit qui avait toujours hanté Léopold II.
Suite aux travaux du C.E.H.C, l’A.I.A va devenir l’Association Internationale du
Congo (A.I.C), qui va continuer à gérer les intérêts des Etats libres établis sur le
territoire du bassin du Congo. Jouissant du statut de gestionnaire d’un territoire
internationalisé, l’A.I.C va se présenter à la Conférence de Berlin avec l’avantage d’être
liée avec plusieurs Puissances par des traités spécifiques et surtout avec les Etats-Unis
d’Amérique.
Cela obéit à la reconnaissance de l’État du Congo dont la logique traduite par ce
dernier, le 23 février 1885, devant toutes les Puissances fondatrices de l’État du Congo,
pour stigmatiser la préséance des États-Unis d’Amérique était formulée en ces termes :
« Le Gouvernement américain avait été le premier à rendre un hommage public à la
grande œuvre civilisatrice du Roi Léopold II, en reconnaissant le drapeau de
l’Association Internationale du Congo comme celui d’un Gouvernement ami. Il ajouta
qu’heureux de voir cet exemple suivi par les Puissances du vieux monde, il exprimait le
vœux de voir bientôt couronner cette œuvre par la participation de l’Association aux
actes de la conférence». L’acte posé par le Général Sandford était appuyé par un sceau
officiel de Monsieur Frédéric T. Frelinghuysen, Secrétaire d’État. Dûment autorisé à cet
effet par le Président des États-Unis d’Amérique, et en conformité de l’avis et
consentement donné dans ce but par le Sénat, le Secrétaire d’État: « reconnaissait avoir
reçu de l’Association du Congo la déclaration ci-dessus et déclare que, se conformant à
la politique traditionnelle des États-Unis d’Amérique, qui leur enjoint d’avoir égard aux
intérêts commerciaux des citoyens américains, tout en évitant en même temps de
s’immiscer entre d’autres Puissances ou de conclure des alliances avec des nations
étrangères, le Gouvernement des États-Unis d’Amérique proclame la sympathie et
l’approbation que lui inspire le but humanitaire et généreux de l’Association
Internationale du Congo, gérant les intérêts des États libres établis dans cette région et
donne ordre aux fonctionnaires des Etats-Unis d’Amérique, tant sur terre que sur mer,
de reconnaître le drapeau de l’Association Internationale à l’égal de celui d’un
Gouvernement ami».
Cette déclaration est une réponse objective à la question que posent ceux qui n’ont
pas d’explication justificative de l’influence de la politique américaine en République
Démocratique du Congo. En reconnaissant, « à l’Association Internationale du Congo,
40
la qualité de gérant des intérêts des États libres établis dans cette région », les États-Unis
d’Amérique confirment, à nos sens, leur préséance vis-à-vis de toutes les Puissances en
leur garantissant conséquemment la protection de leurs intérêts autant qu’ils le feraient
pour les commerçants américains, en cas d’une mauvaise administration.
En fait la période qui va de la Conférence géographique de Bruxelles à la
Conférence de Berlin est une période de grandes manœuvres diplomatiques pour
l’Afrique centrale. Cette période, comme le montre M. Cornevin, « est celle de la
couverture internationale. Remarquable manœuvrier, Léopold II dispose durant ces neuf
années d’une fortune personnelle encore presque intacte, ce qui lui permet d’avancer ses
pions aussi bien dans les chancelleries européennes que dans la brousse congolaise. Un
réseau de collaborateurs dévoués assure information et liaison. La Conférence de Berlin
marque le sommet de cette période »32.
3. La Conférence de Berlin (15 novembre 1884 - 26 février 1885)
La deuxième moitié du 19ème siècle est une période très mouvementée pour la
pénétration européenne à l’intérieur du continent africain. Une campagne tout azimut
scientifique, philanthropique, religieuse, … fut déclenchée pour cette région de
l’Afrique centrale qui était une terre inconnue, « terra incognita », pour l’Occident ;
mais les intérêts finirent par prendre le dessus et suscitèrent de graves incidents
diplomatiques entre les puissances européennes. Les puissances occidentales furent
obligées de s’asseoir autour d’une même table pour régler les litiges engendrés par la
course à l’occupation de l’Afrique centrale. « L’idée d’une conférence, écrit M. Adu
Boahen, qui permettrait de résoudre les conflits territoriaux engendrés par les activités
des pays européens dans la région du Congo fut lancée sur l’initiative du Portugal et
reprise plus tard par Bismarck, qui, après avoir consulté les autres puissances, fut
encouragé à lui donner corps. La conférence se déroula à Berlin, du 15 novembre 1884
au 26 février 1885. A l’annonce de cette conférence, la ruée s’intensifia. La conférence
ne discuta sérieusement ni de la traite des esclaves ni des grands idéaux humanitaires
qui étaient censés l’avoir inspiré »33.
La conférence de Berlin devint alors une rencontre où les « nations civilisées » se
partagèrent l’Afrique comme un gâteau sur une table au nom des intérêts économiques.
C’est elle finalement qui délivra l’acte de naissance de la colonisation de l’Afrique aux
puissances européennes. La formation de grands états placés sous le protectorat des
puissances européennes ou empires coloniaux devenait une visée qui pourrait offrir à
l’Afrique une garantie sécuritaire pour l’établissement des relations commerciales 34. La
« mission civilisatrice », mobile de la colonisation, ne peut pas faire oublier qu’au
niveau le plus profond, tout impérialisme a des motifs économiques 35. L’histoire de la
colonisation de l’Afrique en général et du Congo en particulier, tout en étant spécifique,
s’inscrit dans l’universel, c’est-à-dire dans une mondialisation à entendre comme
tendance à la « marchandisation du monde »36.
En fait, la cause de la convocation de la Conférence de Berlin par Bismarck était
de résoudre les conflits territoriaux qui opposaient les puissances européennes (le
Portugal, la France et la Belgique) en Afrique centrale.
32
CORNEVIN, R., Le Zaïre (ex-CONGO-KINSHASA), Paris, PUF, 1972, p. 53.
33
Ibidem, p. 49.
34
Cfr. ROEYKENS, A., L’initiative africaine de Léopold II et l’opinion publique belge, tome I,
Bruxelles, ARSOM, 1963, p. 21-22.
35
Cfr. ADU BOAHEN, A., Histoire générale de l’Afrique. L’Afrique sous domination coloniale 1880-
1935, Paris, Unesco / Nea, 1987, p. 40.
36
Cfr. PEEMANS, J – Ph., Préface, in MAUREL, A. , Le Congo. De la colonisation belge à
l’indépendance, Paris, 1992, p. V.
41
En réalité, nous pouvons comparer l’œuvre des puissances européennes réunies à
Berlin « à celle de la Papauté au Moyen-Age lorsqu’une bulle pontificale attribuait à tel
ou tel royaume chrétien les terres nouvellement découvertes, comme la bulle ‘Inter
Ceteroe’ d’Alexandre VI partageant les pays à découvrir entre les Espagnols et les
Portugais. Dans cet article 6, plus que partout ailleurs, éclate l’analogie. Lorsque les
Papes disposaient ainsi des territoires dont l’existence venait d’être révélée à l’Europe,
ils le faisaient pour donner à une nation déterminée la mission de convertir ces
peuplades barbares au christianisme, qui représentait alors la seule forme de la
civilisation. La Conférence de Berlin a repris ces nobles traditions ; elle a obligé toute
puissance prenant pied en Afrique à assumer le soin d’éduquer les indigènes. Ces
dispositions n’ont évidemment qu’une portée morale … »37.
4. De l’Etat libre du Congo à l’Etat Indépendant du territoire Congo (24
février – 1er juillet 1885)
Avec la Conférence de Berlin, une association à vocation scientifique et
humanitaire créée sur l’initiative de Sa Majesté Léopold II, le roi des Belges, va devenir
un Etat libre, un territoire internationalisé dont la direction est confiée aux bons soins du
roi Léopold II. Comme l’affirme M. Wauters : « Toutes les puissances représentées
s’étaient entendues pour reconnaître que la société privée constituée par le roi des
Belges et qui, depuis cinq ans, donnait des preuves indéniables de sa vitalité, était de
nature à faciliter la solution de la question du bassin du Congo. Par leurs
reconnaissances successives, elles donnèrent, en fait, au nouvel Etat une existence
internationale régulière. Toutes les reconnaissances de souveraineté sont datées de
Berlin, du 14 octobre au 23 février 1885 »38.
Dûment autorisé à cet effet par le Président des États-Unis d’Amérique, et en
conformité de l’avis et consentement donné dans ce but par le Sénat, le Secrétaire d’État
: « reconnaissait avoir reçu de l’Association du Congo la déclaration ci-dessus et déclare
que, se conformant à la politique traditionnelle des États-Unis d’Amérique, qui leur
enjoint d’avoir égard aux intérêts commerciaux des citoyens américains, tout en évitant
en même temps de s’immiscer entre d’autres Puissances ou de conclure des alliances
avec des nations étrangères, le Gouvernement des États-Unis d’Amérique proclame la
sympathie et l’approbation que lui inspire le but humanitaire et généreux de
l’Association Internationale du Congo, gérant les intérêts des États libres établis dans
cette région et donne ordre aux fonctionnaires des Etats-Unis d’Amérique, tant sur terre
que sur mer, de reconnaître le drapeau de l’Association Internationale à l’égal de celui
d’un Gouvernement ami ».
Le 23 février 1885, le Général Sandford dans sa déclaration, très appuyée par un
sceau officiel de Monsieur Frédéric T. Frelinghuysen, Secrétaire d’État, déclarait devant
toutes les Puissances fondatrices de l’État du Congo : « Le Gouvernement américain
avait été le premier à rendre un hommage public à la grande œuvre civilisatrice du Roi
Léoopold II, en reconnaissant le drapeau de l’Association Internationale du Congo
comme celui d’un Gouvernement ami. Il ajouta qu’heureux de voir cet exemple suivi
par les Puissances du vieux monde, il exprimait le vœu de voir bientôt couronner cette
œuvre par la participation de l’Association aux actes de la conférence ».
En reconnaissant, « à l’Association Internationale du Congo, la qualité de gérant
des intérêts des États libres établis dans cette région », les États-Unis d’Amérique
confirment leur préséance vis-à-vis de toutes les Puissances en leur garantissant
conséquemment la protection de leurs intérêts autant qu’ils le feraient pour les
commerçants américains, en cas d’une mauvaise administration. Ils assurent aussi la
37
BLANCHARD, G., op. cit., p. 183.
38
WAUTERS, A-J., Histoire politique du Congo Belge, Bruxelles, Van Fleteren Ed. , 1911, p. 54-55.
42
police de la neutralité à l’Administration de l’État et la garantie des principes juridiques
fondateurs d’ordre conventionnel des droits et obligations inhérents à l’existence, à
l’organisation et au fonctionnement de l’État du Congo en vertu de son statut
international par rapport aux quatorze Puissances fondatrices de l’État du Congo.
Tous les États fondateurs de l’État du Congo présents aux assises de Berlin du 26
février 1885, autour d’un idéal commun, celui de mettre en place un État de droit. Il est
établi que tous les 14 États signataires de l’Acte Général de la Conférence de Berlin du
26 février 1885 (l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l’Espagne,
les États-Unis d’Amérique, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, le
Portugal, la Russie, la Suède, la Norvège et la Turquie (qui adhérera peu après)
reconnaissent l’Association Internationale du Congo (A.I.C.) comme l’État du Congo
dans le concert des Etats du monde. Le 22 avril 1884, l’Association Internationale du
Congo (A.I.C.) est reconnu par les États-Unis d’Amérique comme l’État du Congo.
Le roi Léopold II, fidèle aux protocoles de la conférence de Berlin, cherchait à
organiser administrativement le nouvel Etat. Dans sa lettre du 15 avril 1885, le roi
sollicita des chambres des représentants belges l’autorisation d’ajouter à son titre de :
« Roi des Belges », celui de : « Souverain de l’Etat Indépendant du Congo »39. « Cette
autorisation, poursuit M. Wauters, lui fut accordée à titre personnel et dans les termes
suivants : ‘S. M. Léopold II, roi des Belges est autorisé à être le chef de l’Etat fondé en
Afrique par l’Association Internationale du Congo. L’union entre la Belgique et le
nouvel Etat du Congo sera exclusivement personnelle’ »40.
C’est ainsi que dans le premier numéro du Journal Officiel du nouvel Etat paru le
er
1 juillet 1885 sera marqué officiellement le nom du nouvel Etat et de son chef : « Etat
Indépendant du Congo » et son chef S. M. Léopold II, « Roi des Belges et Souverain de
l’Etat Indépendant du Congo ».
Section 2. L’Etat Indépendant du Congo (1885-1908)
1. Le statut de l’E.I.C dans le système colonial
L’E.I.C est une colonie sui generis dans le système colonial européen du 19 ème
siècle. Il est un territoire internationalisé commué en Etat par la volonté internationale
des puissances représentées à la Conférence de Berlin. A partir de la reconnaissance de
S.M. Léopold II, roi des Belges comme « Roi des Belges et Souverain de l’Etat
Indépendant du Congo », un précédent juridique de grande valeur vient d’être posé. Par
cet acte, le territoire internationalisé de statut colonial placé sous le gouvernement
associatif de l’A.I.C devient une colonie impériale de S.M. Léopold II, roi des Belges.
La décision des chambres de représentants belges vient d’établir un lien juridique entre
le nouvel Etat et son propriétaire. Cet acte de reconnaissance internationale confirme la
volonté internationale manifestée à la Conférence de Berlin. Ne voulant pas s’engager
dans toute entreprise coloniale, par la voix des chambres de représentants, la Belgique
personnalisa l’initiative coloniale du roi. En effet l’Etat Indépendant du Congo fut une
création ex nihilo d’un homme isolé mais déterminé pour donner à son pays une
colonie41. L’E.I.C est une colonie impériale, internationalisée ouverte à toutes les
Puissances. Ainsi le nouvel Etat fut consacré comme une monarchie absolue de son
souverain. Comme le définit M. Jentgen : « L’Etat Indépendant du Congo était une
monarchie absolue. Par monarchie absolue, il faut entendre celle où le monarque exerce
tous les attributs de la souveraineté, par opposition à la monarchie constitutionnelle,
39
Cf. Ibidem, p. 55.
40
Ibidem, p. 55.
41
Cf. CORNEVIN, R., Histoire de l’Afrique (tome III). Colonisation, décolonisation, indépendance,
Paris, Payot, p. 442.
43
sous le régime de laquelle le chef de l’Etat n’a que les pouvoirs que lui défèrent la
constitution et les lois rendues en exécution de celle-ci »42.
Le roi Léopold II, monarque absolu, possédait tous les pouvoirs et pouvait les
exercer personnellement ou par délégation. Seule sa volonté prévalait contre celle de
toute autre autorité. « Tous les pouvoirs, poursuit M. Jentgen, tant législatifs
qu’exécutifs et judiciaires, étaient réunis sur la tête du monarque qui, par conséquent,
cumulait la triple prérogative de faire la loi, d’en réglementer l’exécution et de dire la
justice. Il lui était loisible d’exercer ses droits personnellement ou de les déléguer à des
fonctionnaires désignés par lui, sous la seule réserve d’agir pour le bien de la nation. Ses
décisions n’avaient besoin d’aucun contre-seing ministériel. Sa volonté souveraine
prévalait contre celle des autorités de toutes sortes. Dans les relations internationales sa
liberté d’action était complète, les traités conclus par lui pouvant se passer de toute
approbation »43.
Dans une monarchie absolue, il n’y a aucune constitution qui limiterait l’action du
monarque. La monarchie absolue exclut toute constitution dans le sens propre du mot.
La caractéristique d’une monarchie absolue est « que la source ou tout au moins la
jouissance des trois pouvoirs réside sur une seule et même tête : celle du Souverain.
Celui-ci possède donc l’entièreté des pouvoirs, son autorité est absolue ; elle n’est
limitée – et encore est-ce bien plus au point de vue moral qu’au point de vue juridique –
que par les principes du droit naturel, et par les stipulations de quelques conventions,
tels que les Actes généraux des Conférences de Berlin et de Bruxelles auxquels il a
adhéré »44. Le monarque peut édicter les lois qui lui paraissent bonnes pour régler les
relations extérieures et internes de droit public et de droit privé, sauf le respect dû aux
traités. Toute la vie politique de la monarchie dépend de lui seul45.
2. La réception du droit international en droit régalien congolais
2.1. L’E.I.C et les conventions internationales
Le nouvel Etat créé au cœur de l’Afrique par les puissances représentées à la
conférence de Berlin ne pouvait pas manquer à cette exigence. En plus l’Acte Général
de la conférence de Berlin fait partie du droit public international et lie l’E.I.C vis-à-vis
des autres puissances46.
Le Traité de Berlin connu sous le nom de l’Acte Général de la conférence de
Berlin codifia non seulement les relations des Puissances coloniales entre elles, mais
également les obligations auxquelles se trouvaient soumises les métropoles dans leurs
relations avec leurs possessions. Les stipulations de ce traité s’appliquaient
exclusivement aux bassins conventionnels du fleuve Congo et du Niger, mais elles
furent, dans la suite appliquées dans d’autres colonies.
Les principales stipulations du Traité de Berlin peuvent se résumer aux suivantes :
L’occupation des territoires coloniaux ne sera réputée valable que si elle est
effective. Il ne suffira plus d’établir quelques postes sur les côtes ou le long des voies de
communication pour revendiquer la propriété des régions intérieures. La Puissance
occupante devra garantir la liberté de commerce dans tous les territoires et la liberté de
navigation sur toutes les voies fluviales.
42
JENTGEN, P., La terre belge du Congo. Etude sur l’origine et la formation de la colonie du Congo
Belge, Bruxelles, Imprimerie Bolyn, 1937, p. 86.
43
Ibidem, p. 87.
44
LOUWERS, O., Eléments du droit de l’Etat Indépendant du Congo, Bruxelles, Weissenbruch, 1907, p.
4.
45
Cf. JENTGEN, P. , op. cit., p. 91.
46
Cf. VAN MOORSEL, G., Etude sur la législation de l’Etat Indépendant du Congo, Bruxelles, Larcier,
1887, p. 17.
44
Les colonisateurs assument la charge d’améliorer les conditions matérielles,
morales et sociales des populations indigènes. A ce titre, le Traité de Berlin prévoyait
spécialement l’obligation d’abolir la traite des Nègres dans le plus bref délai dans tous
les pays où elle faisait encore d’épouvantables ravages.
Enfin, cette tâche éducatrice étant incompatible avec les ruines et les massacres
qu’entraîne la guerre, les territoires furent soumis au régime de neutralité.
En effet les clauses de la conférence de Berlin liaient l’E.I.C, Etat successeur de
l’Association Internationale Africaine, comme le considérait le roi Léopold II, son
président. Comme nous pouvons le lire dans l’extrait des protocoles de la conférence de
Berlin : « L’Association Internationale du Congo a successivement conclu avec les
Puissances représentées à la Conférence de Berlin (moins une) des traités qui, parmi
leurs clauses, contiennent une disposition reconnaissant son pavillon comme celui d’un
Etat ou d’un Gouvernement ami… La réunion et les délibérations de l’éminente
assemblée qui siège à Berlin sous votre haute Présidence ont essentiellement contribué à
hâter cet heureux événement »47.
En 1919, de l’Acte Général de la conférence de Berlin qui avait déjà été complété
en 1890 par l’Acte Général de la conférence de Bruxelles, fut révisé par la convention
de Saint-Germain-en-Laye.
2.2. Les textes législatifs généraux
Il faut relever la volonté du législateur d’intégrer les conventions internationales
dans le droit interne de l’Etat en les approuvant par des lois 48. Elles sont par le fait
même une limitation aux droits régaliens et font échec au droit absolu de juridiction qui
appartient à chaque Etat sur son territoire et qui ne peut, en principe, être limité que par
des conventions particulières entre les diverses souverainetés. Les conventions
internationales forment des axiomes du droit public congolais et font par le fait même
partie de la législation même de l’Etat49.
En fait, l’entreprise coloniale implique la migration de l’ordre sociétal du
dominant (économique, politique, culturel, religieux, …) pour remplacer ou assujettir
l’ordre local du dominé avec le temps 50. Il est plus facile et simple de transplanter un
ordre juridique étranger du modèle sociétal du colonisateur que de commencer à étudier
l’ordre sociétal précolonial du colonisé que l’on veut remplacer ou réduire son influence
sur la nouvelle société coloniale. On arrive alors à imposer l’ordre juridique de l’Etat
colonial comme hégémonique alors qu’il n’a pas des assises sociales ou ces dernières
sont très faibles. Cette imposition de l’ordre juridique colonial du dominant (droit et
système judiciaire) par la colonisation implique l’intégration ou la marginalisation de
l’ordre juridique précolonial du dominé51. C’est cette importation du droit et cette
confrontation des cultures juridiques dans les colonies qui ont placés les Etats africains
issus des anciennes colonies dans le pluralisme juridique52.
Cette rencontre des ordres juridiques se fait par la subordination des ordres
juridiques précoloniaux à l’unique ordre juridique étatique de la puissance colonisatrice
impériale ou étatique par la voie d’institutionnalisation de l’hégémonie du droit colonial
47
Bulletin officiel, 1, 1885, p. 1.
48
Cf. PAULUS, J-P., Droit public du Congo, Bruxelles, ULB, 1959, p. 365.
49
Cf. BLANCHARD, G., op. cit. , p. 89.
50
Cf. LAMY, E. & DE CLERCK, L. (Eds), « Introduction », in L’ordre juridique colonial belge en
Afrique centrale. Eléments d’histoire, Recueil d’études, Académie Royales des Sciences d’Outre-Mer,
Bruxelles, 2004, p. 5.
51
Cf. MAQUET, J., « Le droit coutumier traditionnel et colonial en Afrique centrale. Bibliographie
commentée », in Journal de la Société des Africanistes, 35, 1965, p. 411-418.
52
Cf. SMANDYCH, R. et LEE, G., « Une approche de l’étude du droit et du colonialisme : vers une
perspective autohistorique amérindienne sur le changement juridique, la colonisation, les sexes et la
résistance à la colonisation », in Criminologie, XXVIII, I, 1995, p. 60.
45
importé sur les droits précoloniaux. Cette subordination des ordres juridiques
précoloniaux à l’unique ordre juridique de l’Etat colonial consacre une juxtaposition des
ordres juridiques par le maintien de systèmes juridiques et judiciaires parallèles (les
ordres juridiques précoloniaux et l’ordre juridique colonial importé). Nous nous
retrouvons là à une situation du pluralisme juridique de type colonial53.
A l’aube de la colonisation impériale léopoldienne, en date du 14 mai 1886,
l’administrateur général de l’E.I.C (Etat Indépendant du Congo) fait sortir une
ordonnance qui sera approuvée par le décret du 12 novembre 1886 du Roi-Souverain.
L’article premier de cette ordonnance consacre le principe à suivre dans les décisions
judiciaires. Cet article dispose : « Quand la matière n’est pas prévue par un décret, un
arrêté ou une ordonnance déjà promulgués, les contestations qui sont de la compétence
des tribunaux du Congo, seront jugées d’après les coutumes locales, les principes
généraux du droit et de l’équité »54.
C’est la toute première disposition législative qui consacre le pluralisme juridique
dans l’histoire du droit congolais. Le législateur congolais va consacrer les « coutumes
locales » comme source créatrice du droit pourvu qu’elles soient en conformité avec les
principes généraux du droit et de l’équité. L’expression « coutumes locales » renvoie
aux systèmes juridiques précoloniaux des indigènes. La coutume locale est une source
auxiliaire du droit colonial. Elle joue un rôle supplétif en cas d’absence des sources
principales du droit.
Dans un rapport au Roi-Souverain, en date du 16 juin 1891, les administrateurs
généraux disaient : « Certaines parties de la législation civile et commerciale ont été
décrétées ; elles sont inspirées des lois belges, adaptées à l’organisation spéciale de
l’Etat. Dans des matières non encore réglées, les juges se guident d’après les principes
généraux du droit belge, et les coutumes locales, pour autant que ces coutumes ne soient
pas en contradiction avec les principes supérieurs d’ordre et de civilisation »55.
Très tôt l’administration coloniale fit la rencontre avec l’ordre précolonial et la
puissance coloniale était obligée de définir sa politique administrative. Il fallait
s’appuyer sur les autorités sociopolitiques préexistantes qui acceptaient de collaborer ou
en créer en cas de nécessité. L’administration coloniale s’appuya sur le pouvoir
préexistant réel ou supposé et sur les coutumes locales pour asseoir sa politique
hégémonique de domination coloniale56. Le décret du 6 octobre 1891 reconnaît les chefs
indigènes qui exerçaient leur autorité conformément aux us et coutumes, pourvu qu’ils
ne soient pas contraire à l’ordre public et conformément aux lois de l’Etat »57. Ce fut
une seconde voie d’incorporation de certains dispositifs de l’ordre juridique précolonial
dans le système juridique colonial58.
Le décret du 3 juin 1906 fait de la chefferie une subdivision administrative et
intègre les chefs indigènes dans l’administration coloniale impériale. Comme l’écrit
Monsieur Louis De Clerck, « la reconnaissance de l’autorité des chefs implique la
53
Cf. VANDERLIDEN, J., « Regards sur la rencontre d’un ordre colonial et d’ordres précoloniaux.
Fragments relatifs au destin des droits originellement africains dans le système juridique colonial belge »,
in LAMY, E. & DE CLERCK, L. (Eds), L’ordre juridique colonial belge en Afrique centrale. Eléments
d’histoire, Recueil d’études, Académie Royales des Sciences d’Outre-Mer, Bruxelles, 2004, p. 360.
54
« Décret approbatif des ordonnances des 14 mai et 25 juillet 1886, en matière judiciaire », in Bulletin
officiel, 11, 1886, p. 188-189.
55
« Rapport au Roi-Souverain », in Bulletin officiel, 7 bis, 1891, p. 174.
56
Cf. RODET, M., « Genre, coutumes et droit colonial au Soudan français (1918-1939) », in Cahiers
d’Etudes africaines, 187-188, 2007, p. 583.
57
Bulletin officiel, 7 bis, 1891, ????
58
Cf. VANDERLINDEN, J., art. cit., p. 359-452.
46
reconnaissance du droit en vertu duquel ils exercent cette autorité : le droit coutumier.
Celui-ci fait donc partie intégrante du droit de l’E.I.C »59.
Avec les circonscriptions et juridictions indigènes, le droit colonial crée un espace
juridique spécifiquement réservé aux indigènes où les coutumes sont des règles du droit
colonial dans les conditions déjà précitées. Le droit coutumier colonial est un droit
personnel ou statutaire spécifique en certaines matières60.
La jurisprudence coloniale a toujours soutenue que les coutumes locales étaient
source créatrice du droit pourvu qu’elles soient en conformité avec les principes
généraux du droit et de l’équité. Les principes généraux du droit sont les conceptions
dominantes dans les droits positifs nationaux les plus évolués. Il faut admettre que le
droit belge est considéré par l’ordonnance du 14 mai 1886, comme devant l’emporter en
cas de divergences, sur les droits des autres Etats d’un même degré de civilisation61.
L’approbation par voie de décret du Roi-Souverain, législateur de l’E.I.C, en date
du 12 novembre 1886 de l’ordonnance du 14 mai 1886 de l’administrateur général de
l’E.I.C prouve suffisamment la richesse du pluralisme juridique vécu en situation
coloniale. Cette approbation du législateur officiel prouve combien les dispositions
légales coloniales n’ont pas été toujours des éléments de cadrage des appétits coloniaux
mais parfois des réponses courageuses des administrations locales aux problèmes
rencontrés sur le terrain qui seront approuvées par le législateur ordinaire dans la suite.
L’ingéniosité des administrateurs coloniaux a fini par créer un espace juridique
nouveau en certaines matières, spécifiquement réservé aux indigènes. Par exemple,
dans le domaine de la justice répressive, l’administration coloniale locale avait conçu
une justice répressive « spéciale », c’est-à-dire « en dehors des règles communes », pour
réprimer des infractions commises par les seuls indigènes, infractions qui ne sont ni
prévues, ni réprimées par la loi belge. Le « Système caoutchouc », ou « Rubber
System », où les indigènes devraient payer les impôts non en numéraire mais en
caoutchouc, se transforma vite en une corvée pour les indigènes et toute contestation fut
durement réprimée par l’emprisonnement, la torture jusqu’à la mutilation62.
Ce droit pénal spécial propre aux indigènes s’ajoute au droit pénal (auquel, par
ailleurs, les indigènes sont aussi soumis) : au sein de cet espace juridique nouveau, les
indigènes commettent des délits inconnus ou non prévus en Belgique, délits auxquels
correspondent des peines individuelles ou collectives qui n’entrent dans aucune
catégorie pénale (criminelle, correctionnelle, temporaire ou perpétuelle, politique ou de
droit commun, civile ou militaire). Cette justice répressive n’est pas seulement
« spéciale » en ce qu’elle ne concerne que les indigènes et crée de nouveaux délits et de
nouvelles peines, mais aussi en ce qu’elle peut être exercée par l’autorité administrative
(gouverneurs, chefs de districts, administrateurs de territoires, chefs indigènes), au
mépris d’un principe fondamental du droit belge, à savoir l’exigence d’une séparation
des pouvoirs judiciaire et administratif, garante des libertés publiques. En effet
l’organisation du pouvoir relève d’un simple décret, ce qui signifie que le principe de
séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) n’intervient pas à la colonie63.
C’est le deuxième niveau du pluralisme juridique du type colonial qu’il faudrait
relever qui va engendrer un droit de la pratique issu de l’administration quotidienne de
la colonie. Les pouvoirs de police, confiés à l’administration coloniale, (gouverneurs,
chefs de districts, administrateurs de territoires, chefs indigènes), permettent de
59
DE CLERCK, L., « L’administration coloniale belge sur le terrain au Congo (1908-1960) et au
Ruanda-Urundi (1925-1962) », in Annuaire d’Histoire administrative européenne, 18, 2006, p. 200.
60
Cf. Ibidem.
61
Sentence arbitrale du 11 décembre 1931, in Juridiction coloniale, 1936, p. 23.
62
Cf. WAUTERS, A. J., Histoire politique du Congo Belge, Bruxelles, Van Fletereb, 1911, p. 241-247.
63
Cf. BALAAMO MOKELWA, J-P., op. cit., p.78.
47
maintenir une domination qui n’est jamais, ou qu’on prétend ne jamais être,
parfaitement assurée. Ce régime répressif spécial constitue aussi un moyen de
répression de proximité et de simple police entre les mains d’agents subalternes de
l’administration chargés de sanctionner les indigènes par des peines, en principe,
strictement définies et limitées, sur la base d’une liste d’infractions précises.
Le régime répressif spécial est un instrument pour l’exercice de la domination
coloniale, le maintien de l’ordre et la sécurité publique. C’est un ensemble de
dispositions légales répressives coloniales d’exception pour la pacification des colonies
et le maintien du bon ordre colonial dans la conduite des indigènes sur la voie de la
civilisation64.
En fait, l’entreprise coloniale implique l’importation de l’ordre sociétal du
dominant (économique, politique, culturel, religieux, …) pour remplacer ou assujettir
l’ordre local du dominé avec le temps 65. Il est plus facile et simple de transplanter un
ordre juridique étranger du modèle sociétal du colonisateur que de commencer à étudier
l’ordre sociétal précolonial du colonisé que l’on veut remplacer ou réduire son influence
sur la nouvelle société coloniale. On arrive alors à imposer l’ordre juridique de l’Etat
colonial comme hégémonique alors qu’il n’a pas des assises sociales ou ces dernières
sont très faibles. Cette imposition de l’ordre juridique colonial du dominant (droit et
système judiciaire) par la colonisation implique l’intégration ou la marginalisation de
l’ordre juridique précolonial du dominé66. C’est cette migration du droit et cette
confrontation des cultures juridiques dans les colonies qui ont placés les Etats africains
issus des anciennes colonies dans le pluralisme juridique67.
Cette rencontre des ordres juridiques se fait par la subordination des ordres
juridiques précoloniaux à l’unique ordre juridique étatique de la puissance colonisatrice
impériale ou étatique par la voie d’institutionnalisation de l’hégémonie du droit colonial
sur les droits précoloniaux. Cette subordination des ordres juridiques précoloniaux à
l’unique ordre juridique de l’Etat colonial consacre une juxtaposition des ordres
juridiques par le maintien de systèmes juridiques et judiciaires parallèles (les ordres
juridiques précoloniaux et l’ordre juridique colonial importé). Nous nous retrouvons là à
une situation du pluralisme juridique de type colonial68.
3. L’administration spéciale par les Compagnies à charte
Comment concevoir l'adaptation des Compagnies à charte aux nécessités
présentes et au souci actuel d'exploiter en commun le grand réservoir de matières
premières africain? Au travers de leur mécanisme doit s'instaurer une coordination
rationnelle de l'action respective des initiatives privées et des gouvernements. Par le jeu
des concentrations de titres, le Comité du Katanga a eu le souci d'intégrer verticalement
et horizontalement toutes les entreprises intéressées à la mise en valeur du cuivre au
Congo. A l'intérieur de chacune des sociétés filiales du Comité du Katanga des
pourcentages variables d'intérêts sont réservés aux producteurs locaux, c'est-à-dire à
64
Cf. Ibidem, p. 78-79.
65
Cf. LAMY, E. & DE CLERCK, L. (Eds), « Introduction », in L’ordre juridique colonial belge en
Afrique centrale. Eléments d’histoire, Recueil d’études, Académie Royales des Sciences d’Outre-Mer,
Bruxelles, 2004, p. 5.
66
Cf. MAQUET, J., « Le droit coutumier traditionnel et colonial en Afrique centrale. Bibliographie
commentée », in Journal de la Société des Africanistes, 35, 1965, p. 411-418.
67
Cf. SMANDYCH, R. et LEE, G., « Une approche de l’étude du droit et du colonialisme : vers une
perspective autohistorique amérindienne sur le changement juridique, la colonisation, les sexes et la
résistance à la colonisation », in Criminologie, XXVIII, I, 1995, p. 60.
68
Cf. VANDERLIDEN, J., « Regards sur la rencontre d’un ordre colonial et d’ordres précoloniaux.
Fragments relatifs au destin des droits originellement africains dans le système juridique colonial belge »,
in LAMY, E. & DE CLERCK, L. (Eds), L’ordre juridique colonial belge en Afrique centrale. Eléments
d’histoire, Recueil d’études, Académie Royales des Sciences d’Outre-Mer, Bruxelles, 2004, p. 360.
48
ceux qui extraient la matière première et aux transformateurs métropolitains c'est -à-dire
à ceux qui la manufacturent.
En ce sens, diverses sociétés exploitantes du Congo belge nouent entre elles de
véritables communautés d'intérêt. Le Comité du Katanga est actionnaire de la
Compagnie Foncière du Katanga qui est elle-même actionnaire des Brasseries du
Katanga.
En dehors de ces participations réciproques locales s'ébauchent des accords avec
les usines métropolitaines. L'Union Minière du Haut Katanga, principale filiale du
Comité du Katanga, dispose de la moitié du capital de la Société Générale
Métallurgique d'Hoboken, en Belgique, qui poursuit le traitement du cobalt, du radium
et le raffinage électrique du cuivre. Les entreprises locales obtiennent ainsi la sécurité de
leurs débouchés, les entreprises métropolitaines la garantie de leur ravitaillement.
Les gouvernements locaux, en figurant comme actionnaires des sociétés privées,
se réservent par là même la possibilité d'absorber une partie de la plus-value qu'ils ont
eux-mêmes provoquée. Tout dépend, en effet, dans les pays neufs, des pouvoirs publics
qui collaborent à la vie des affaires depuis le jour où ils installent la sécurité et font
surgir le port, le rail et la route. Pourquoi ne recueilleraient-ils point partiellement le
bénéfice de leurs initiatives?
Les revenus du Comité du Katanga en 1925 ont rapporté au Congo belge 114
millions sur un budget local de 575 millions, soit 25 % des ressources. Les dividendes
de l'Union Minière du Haut Katanga, principale filiale du Comité du Katanga, ont en
cinq années, de 1926 à 1931, atteint plus d'un milliard.
En même temps que peut s'édifier ainsi une de ces solides réserves financières
indispensables pour les gouvernements coloniaux, s'esquissent des modalités nouvelles
de perception fiscale par la voie boursière qui peuvent permettre de prélever un certain
pourcentage des impôts sous forme de dividendes d'Etat.
Un gouvernement colonial peut trouver dans ces formules nouvelles une arme
nécessaire pour sauvegarder les intérêts nationaux dans les entreprises locales. C'est
ainsi que le gouvernement marocain a réussi, grâce au Bureau Minier Chérifien, à
réserver les droits de la France dans la découverte des mines de charbon du Maroc
Oriental. Au début de 1928, en effet, et peu de temps après la retentissante déclaration
d'une haute personnalité scientifique affirmant que la présence du charbon était
techniquement impossible dans cette région, la Résidence Générale se trouva
brusquement saisie de demandes de permis d'une société belge. Cette société avait
couvert de ses demandes tout un vaste secteur et la règle en vigueur d'octroi de la mine
au premier demandeur était inflexible.
Le Comité d’Études du Haut-Congo (C.É.H.C.) créé en 1876, le Comité Spécial
du Katanga (C.S.K.) créé en 1900 et la Compagnie des Chemins de fer du Congo
Supérieur aux Grands Lacs Africains créée par les conventions du 4 janvier 1902, du 22
juin 1903. Les Compagnies à charte avaient été créées pour résoudre un problème de
portée fondamentale à la vie de l’État du Congo. Le premier, le Comité d’Études du
Haut-Congo (CEHC), avait mobilisé les finances susceptibles à l’exploration de l’État
du Congo. Le deuxième, le Comité Spécial du Katanga (C.S.K.), avait mobilisé les
investisseurs miniers, fonciers et commerciaux, de nationalités diverses, sans exclure
ceux des domaines de transports (fluvial, lacustre, ferroviaire et routier) dans la
Concession de la Compagnie du Katanga de 12 mars 1891. L’Etat, renonçant à son rôle
métropolitain de gendarme ou de brancardier, ne figure dans ces organismes que comme
un actionnaire. Il se propose, non pas de contrôler ou de renflouer, mais de construire et
d’accroître la rentabilité des initiatives privées. C’est progressivement que le Comité du
Katanga, créé au Congo belge, s'est dessaisi de son rôle politique.
49
A l'origine, en 1890, Leopold II, en instituant la Compagnie du Katanga, visait à
opposer aux initiatives de Cecil Rhodes un organisme belge de mise en valeur de
l'Afrique Centrale. Faute de deniers publics, Léopold II fut bientôt conduit à abandonner
à la Compagnie du Katanga un tiers des terres du Katanga sous réserve de certaines
garanties. Ultérieurement, Léopold II convertit cette société en un Comité du Katanga,
investi de certains droits de puissance publique.
Le décret royal du 6 décembre 1900 délègue au Comité l'exercice de l'autorité de
l'État sur le territoire du Katanga lui confiant l'administration de la politique indigène, la
levée des impôts avec institution d'un corps de police propre d'un millier d'hommes.
L'uniforme de ce corps de police était celui des troupes d'État avec la lettre « K »
comme signe distinctif.
Enfin, le Comité exerçait les droits de domanialité minière attribuant les
concessions pour le compte de l'État. En échange, et jusqu'en 1910, les sociétés privées
étaient tenues d'abandonner 20 % de leurs titres au Comité du Katanga.
Ainsi s'est constituée cette société de gestion de titres interposée entre l'Etat et
l'initiative privée et qui, par un jeu de participations réciproques, liait le gouvernement
du Congo à la plupart des entreprises locales.
Le troisième, le Comité National du Kivu (C.N.Ki), un point mérite d’être précisé.
Il est créé dans le cadre de la concession de la Compagnie des Chemins de fer du Congo
Supérieur aux Grands Lacs Africains. La concession, accordée par les conventions du 4
janvier 1902, du 22 juin 1903 et du 9 novembre 1921, avait conféré à la compagnie le
droit exclusif de rechercher et d’exploiter les mines dans cette région, jusqu’au 31
décembre 2011. C’est pourquoi, en vertu des droits acquis par la Compagnie
susmentionnée, le Comité National du Kivu qu’elle crée en 1928 avait le droit de céder
ou de concéder les concessions acquises en toute indépendance sous réserve seulement
des concessions acquises par des Tiers. Tout en étant né en 1928, c’est-à-dire durant la
période dite coloniale, le Comité National du Kivu poursuivait librement les droits
acquis en 1902 par la Compagnie.
Section 3. La colonie du Congo Belge (1908-1960)
1. Les sources internationales
1.1. La convention de Saint-Germain-en-Laye
La convention de Saint-Germain-en-Laye est une convention signée le 10
septembre 1919 portant révision de l’Acte Général de la conférence de Berlin qui avait
déjà été complété en 1890 par l’Acte Général de la conférence de Bruxelles. Elle
protège les acquis de la conférence de Berlin en tenant compte des évolutions
historiques dues au nouveau contexte colonial de l’après première guerre mondiale
(1914-1918).
1.2. La charte des Nations Unies
Au Congo Belge, la charte des Nations Unies et le statut de la Cour Internationale
de Justice signé à San Francisco, ont été approuvés par la loi du 14 décembre 1945. La
commission de civilisation fut protégée par le chapitre premier de la charte des Nations
Unies, qui intéressait les Puissances coloniales et les territoires dits sous tutelles.
1.3. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
Bien que n’ayant pas une portée juridique positive, la déclaration universelle des
droits de l’homme adoptée à l’Assemblée Générale des Nations Unies a été consacrée
par le législateur du Congo Belge.
2. Les sources internes
2.1. La charte coloniale
2.1.1. La nature juridique de la charte coloniale
50
La charte coloniale est la loi sur le gouvernement du Congo belge du 18 octobre
1908. L’article 1er de la loi sur le gouvernement du Congo belge du 18 octobre 1908
stipule : « Le Congo belge a une personnalité distincte de celle de la Métropole. Il est
régi par des lois particulières … ».
L’organisation de la colonie est fondée sur le principe de séparation complète entre
le droit de la Belgique et celui de sa colonie. Le droit belge métropolitain est inopérant
dans la colonie sauf si il est rendu obligatoire dans la colonie par voie de décret du Roi.
La charte coloniale est la loi organique du Congo belge. On ne doit pas faire une
translation interprétative des lois belges dans la colonie mais se conformer au dispositif
applicatif de ces lois dans la colonie. Pour qu’une loi belge puisse entrer en vigueur au
Congo, il faut qu’une loi spéciale du législateur compétent l’y rende exécutoire par des
dispositions expresses et formelles. Comme le souligne Monsieur Halewyck, « jamais le
constituant n’a une intention de déterminer par l’article 1 er quelle serait l’autorité
législative de possession coloniale. Son seul but était a été de soustraire celle-ci de
l’empire de la constitution belge pour le soumettre à un système de gouvernement
spécial dont les règles fondamentales seraient arrêtés par le législateur métropolitain
ordinaire »69.
« La charte coloniale, écrit Monsieur Dufrenoy, est une loi belge réglant les
affaires de la Belgique et du Congo et établissant le principe de gouvernement et de
l’administration du Congo ». Elle n’est pas une constitution mais une simple loi qui peut
être modifiée par une loi. La charte coloniale n’est pas non plus « un pacte
fondamental », elle n’a pas de stabilité foncière car elle peut être modifiée par une loi
émanent du législateur ordinaire et non d’une assemblée constituante.
La charte coloniale demeure la source principale du droit public et du droit pénal
du Congo belge. « Elle trace, indique Monsieur Paulus, les règles générales de
l’organisation congolaise, indique le mode de fonctionnement des trois droits : législatif,
exécutif et judiciaire, et règle les matières garantissant l’individu contre la puissance de
l’Etat ». ,
2.1.2. Le dualisme juridique de type colonial
L’expérience coloniale africaine montre combien une grande partie de la société
était restée en marge de l’administration coloniale. Deux sociétés ont évolué en parallèle
sur le même espace territorial colonial en même temps : la société coloniale étatique et
la société colonisée extra-étatique. Les colonisés menaient une vie double : il fallait être
en règle avec l’administration coloniale quand il le fallait mais restait toujours correct
avec les traditions ancestrales. C’est pourquoi à côté des structures officielles, formelles
et étatiques se sont développées des structures informelles, non-officielles et extra-
étatiques70. A côté du dualisme officiel reconnu par l’Etat colonial et postcolonial : droit
colonial importé contre droit coutumier colonial ; il existe un dualisme réel pour les
indigènes et non-reconnu par l’Etat colonial : le droit colonial étatique (droit écrit et
droit coutumier colonial) et le droit extra-étatique propre aux indigènes ou aux sociétés
colonisées (droit coutumier traditionnel non intégré dans l’ordre colonial).
La conséquence de ce comportement est que, depuis lors, le statut colonial de
l’État du Congo que lui impose la Belgique est controversé. La doctrine, par ailleurs très
abondante, n’a pas soutenu la thèse politique belge fondée sur ce statut colonial. En fait,
cette dernière avait de l’ascendance sur la thèse objective du droit, étant donné que la
colonie, comme régime, était à la mode.
L’article 4 alinéa 2 de la loi sur le gouvernement du Congo belge du 18 octobre
1908, dispose :
69
HALEWYCK, Op. Cit., p. X.
70
Cf. Ibidem.
51
« Les indigènes non-immatriculés du Congo belge jouissent des droits civils qui
leur sont reconnus par la législation de la colonie et par leurs coutumes, en tant que
celles-ci ne sont pas contraires ni à la législation, ni à l’ordre public ».
Une catégorie des habitants de la colonie, les indigènes non-immatriculés, reste
sous l’empire de la coutume pourvu qu’elle ne soit pas contraire à la loi et à l’ordre
public. Le décret du 2 mai 1910 sur les chefferies indigènes confirme le même principe
que celui de 1906 régissant la même matière. Le décret de 1933 sur les circonscriptions
indigènes ne s’éloignera pas de la doctrine coloniale belge en politique indigène.
Cependant le gouvernement veut avoir un contrôle sur l’application de la coutume. Par
les décrets du 20 mai 1916, et surtout par celui du 15 avril 1926 sur les juridictions
indigènes, il met les tribunaux coutumiers sous sa surveillance et son contrôle.
Les juridictions indigènes71 sont les tribunaux de chefferie qui existent selon la
coutume, les tribunaux de secteur constitués par la fusion des juridictions coutumières
de plusieurs petites chefferies ou de plusieurs groupements trop peu organisés, les
tribunaux de centre ou agglomérations indigènes de races différentes et les tribunaux de
territoire. Ils ont été créés pour un double motif : nécessité de mettre la justice à la
portée des justiciables dans les milieux indigènes et l’utilité de confier aux autorités
indigènes l’application des coutumes. « Le principe fondamental du décret, c’est de
maintenir et de fortifier les juridictions indigènes …, et en même temps, à assurer
l’application aux indigènes des règles qui, répondant à leurs conceptions et au stade de
leur développement matériel et moral sont seules à même – envisagées dans leur
ensemble et évoluant sous l’influence de nos facteurs de civilisation - de soutenir leur
ordre familial et social et de leur procurer ainsi les conditions indispensables à leur
développement matériel et moral. (…) nos règles juridiques ne répondent pas au besoin
d’une société dont la vie, sous un grand nombre d’aspects a plutôt un caractère
communautaire. Mêmes leurs institutions essentielles qui se rapprochent des nôtres, ont
une autre base un autre cadre, d’autres soutien. Aussi appliquées à ces institutions, nos
lois n’ont aucune efficacité pour les faire vivre. Le plus souvent notre législation est
insuffisante car elle ne prévoit pas tout ce que la coutume prévoit. Elle constitue donc
une armature tout à fait inadéquate pour les sociétés indigènes »72.
Dans l’expérience coloniale ghanéenne, ces juridictions indigènes sont appelées
par Monsieur Kuruku des « tribunaux coutumiers statutaires » parce qu’ils ont un statut
légal dans l’ordre colonial. Par l’acte légal qui les crée, les juridictions indigènes sont
compétentes pour les matières indigènes compatibles avec l’ordre public et les bonnes
mœurs. Leur création n’a pas entraîné la suppression totale de la justice de l’ordre
précolonial. L’appareil judiciaire précolonial qui n’a pas été intégré dans la machine
judiciaire coloniale a évolué en parallèle dans l’informel à côté des juridictions
indigènes. Par opposition aux tribunaux coutumiers statutaires, Monsieur Kuruku les a
appelés les « tribunaux coutumiers non-statutaires »73.
2.2. Les conventions des sociétés commerciales à charte
Comme dit plus haut, les compagnies à charte sont des sociétés commerciales de
colonisation qui sont liées à des puissances coloniales pour la mise en valeur des
colonies. « Du 16ème siècle jusqu’au 18ème siècle et même au 19ème siècle, affirme
Monsieur Mohammed Bedjaoui, les compagnies à charte furent un instrument privilégié
de la colonisation. Il faut mesurer exactement ce que le respect des droits acquis de
telles compagnies signifierait en fait et quels obstacles au développement national il
71
« Juridictions indigènes », in Bulletin officiel, 5, 1926, p. 448-468.
72
« Rapport du Conseil Colonial sur le projet de décret sur les juridictions indigènes », in Bulletin officiel,
5, 1926, p. 438.
73
Cf. KURUKU, P., « Le droit coutumier africain et la protection du folklore », in Bulletin du droit
d’auteur, XXXVI, 2, 2002, p. 11.
52
constituerait. En effet les compagnies se voyaient accordaient par l’Etat en puissance de
colonisation une partie des pouvoirs de souveraineté, tels que droit de recruter des
forces armées, de lever des impôts, de faire des actes d’administration. Ces sociétés
privées jouissaient donc, en tant que chatered, d’une partie des privilèges de l’Etat et de
pouvoirs de puissance publique »74.
Pour l’exploitation coloniale du Congo, la puissance coloniale a besoin de
capitaux. Pour gagner ces capitaux, il ouvre le pays à des groupes commerciaux
internationaux qui aident à l’exploitation de la colonie. La mise en valeur des colonies
ne peut être que l’œuvre de sociétés commerciales puissantes, disposant de capitaux
importants. D’où il faut ouvrir l’espace coloniale à l’exploitation en commun de
plusieurs capitaux. Comme l’affirme Monsieur René Hoffherr : « D’aucuns ont
préconisé l’extension à l’ensemble de l’Afrique du régime de la porte ouverte qui
réserve à toutes les puissances une égalité entière d’accès aux matières premières et des
possibilités similaires pour leur exploitation. Ce régime fonctionne en vertu de
conventions internationales, par exemple dans le bassin du Congo et au Maroc. Il a pour
résultat d’éviter toute discrimination et de permettre indistinctement à chacun de
pousser sa chance »75.
Léopold II va céder l’exploitation à des compagnies à chartes ou faire participer
des groupes commerciaux internationaux et discutent la maîtrise de celles-ci. Les
Compagnies à Chartes étaient des sociétés commerciales coloniales où l’Etat et les
groupes commerciaux internationaux collaboraient. Les privés et particuliers
réunissaient leurs capitaux dans une association, qui recevaient de l’Etat un statut et des
avantages considérables : protection par la flotte de guerre, subventions, exemptions de
droit de douane, monopole du commerce dans la zone où elles opèrent, anoblissement
des bourgeois actionnaires, autorisation donnée aux nobles de pouvoir placer leurs
capitaux dans la compagnie sans déroger. Le rôle de la compagnie à charte ne se limitait
pas à des activités strictement commerciales de transport de marchandises et esclaves.
Elle recevait du roi de vastes pouvoirs pour l’administration des territoires conquis. Elle
en gérait le peuplement par l’autorité qu’elle exerçait sur les colons. Vassale du roi, elle
était suzeraine des colons et leur concédait contre redevance les terres dont elle avait la
maîtrise. Elle disposait de la force armée sous forme de milices et exerçait la justice76.
Par son statut juridique, la compagnie à chartes avait une double nature. D’une
part, elle était une société privée commerciale, elle avait un capital, des actionnaires, et
cherchait à réaliser le maximum de profit. D’autre part, en tant que « chartered », elle
jouissait de certains privilèges d’un Etat. Aux yeux des actionnaires, ce qui l’emportait
c’était certainement la recherche du profit, facilitée par les moyens de puissance
publique. Aux yeux de l’Etat c’était un moyen pratique et peu onéreux d’étendre sa
puissance en préparant souvent l’annexion des territoires ainsi occupés. C’était une
application de la théorie du capitalisme colonial de l’instrumentalisation des capitaux
privés dans la gestion des secteurs publics77.
Les compagnies à chartes avaient le monopole du commerce dans ces territoires
déterminés ainsi qu’une souveraineté politique. C’est pourquoi, en vertu des droits
74
MOHAMMED BEDJAOUI, « Identité et continuité des sujets internationaux », Recueil de cours, vol.
130, 1970/II, p.547.
75
HOFFHERR, R., « Les compagnies à charte comme instrument de mise en valeur de l’Afrique », in
Politique étrangère, 2, 1937, p. 165.
76
Cf. ROULAND, N., Introduction historique au droit, Paris, PUF, 1988, p. 505.
77
Cf. BALAAMO MOKELWA, J-P., Les relations entre les colonies et les religions en AOF et AEF.
Evolution historique de la legislation coloniale, Saarbrucken, Editions universitaires européennes, 2014,
p. 78.
53
acquis par les Compagnies à chartes, elles avaient le droit de céder ou de concéder les
concessions acquises en toute indépendance sous réserve seulement des concessions
acquises par des Tiers. Les Compagnies à charte avaient été créées pour résoudre un
problème de portée fondamentale à la vie de l’État du Congo. Elles sont chargées de la
prospection minière et de la création d’une infrastructure de communication. Les
compagnies à chartes mobilisaient des finances susceptibles à l’exploration de l’État du
Congo. Elles mobilisaient les investisseurs miniers, fonciers et commerciaux, de
nationalités diverses, sans exclure ceux des domaines de transports (fluvial, lacustre,
ferroviaire et routier) dans les concessions des Compagnies à chartes.
L’Etat en puissance de colonisation laisse le pouvoir effectif à des compagnies
privées et se contente d’un pouvoir fictif à la mesure de la situation de dépendance
financière dans laquelle il se trouve à l’égard des groupes privés.78 Ainsi la puissante
Union Minière du Haut-Katanga contribuait pour 50% au Trésor du Congo Kinshasa et
pour 80% à ses recettes en devises79. Ces compagnies privées disposent des procédés
d’emprise à la fois sur le territoire devenu ou non indépendant et sur la métropole. […]
ces groupes font et défont les gouvernements aussi bien locaux que métropolitains et par
conséquent font et défont la politique générale de ces Etats.
Section 4. La codification du droit colonial
4.1. Les codes de la période de l’EIC
Une décennie après l’avènement de l’EIC, le besoin de rassembler les textes
législatifs se fit sentir. La codification répond à la question où trouve-t-on les normes du
droit congolais? Très tôt le besoin d’avoir les textes de loi applicable au Congo. Ce fut
l’origine de l’œuvre de codification pour donner aux praticiens du droit, aux autorités
administratives et judiciaires des textes de droit, les leur faire connaitre pour qu’ils
puissent les appliquer.
La codification a été l’œuvre des spécialistes du droit car le Souverain de l’EIC n’a
jamais publié de code. Ce sont les praticiens du droit qui oeuvraient au Congo qui
sentirent le besoin de rassembler les textes de loi et toute la réglementation pour
répondre in concreto aux sollicitations journalières. Ce fut l’origine d’un petit livre à
couverture de cuir noir : « Les codes congolais ».
Le code est un recueil officiel et authentique des lois, sous forme d’un ouvrage
structuré regroupant de brefs articles. Par exemple le code de Napoléon de 1803. Durant
toute la période léopoldienne, deux codes ont été publiés : « Les codes congolais » de
Lycops de 250 pages et « Les codes congolais » de Louwers de 750 pages publiés en
1904.
Les codes de l’EIC reproduisent à au moins ¼ de ses pages les textes de
conventions internationales. Cette prépondérance de conventions internationales révèle
le souci du Souverain de l’EIC de se conformer aux principes de base de la doctrine
internationale de la colonisation. Les parties essentielles des livres I et III du code civil,
le code des procédures civiles, les principes de l’organisation immobilière ont traversé
toute la période coloniale et subsistent encore dans la période postcoloniale.
Les collections juridiques sont des compilations de textes de droit ayant ou non un
caractère officiel. Une collection sélectionne et rassemble des sources éparses de droit.
Durant la période de l’EIC, nous avons la collection complète du « Bulletin officiel de
l’EIC ». Messieurs TOUCHARD et LOUWERS ont publié après la cession de l’EIC à
la Belgique l’œuvre monumentale de la jurisprudence naissante des juridictions
78
DUROSELLE, J.B., « Les conflits internationaux », in Revue française de Science politique, vol. XVII,
n° 2, avril 1967, p. 287.
79
KOVAR, R., « La congolisation de l’Union Minière du Haut-Katanga », in Annuaire français de
Science politique, vol. XVII, n° 2, avril 1967, p. 744.
54
congolaises. Ils l’ont publié en 2 tomes jusqu’à la date de 27 décembre 1910 sous le titre
de « La jurisprudence de l’EIC ».
4.2. La codification durant période du Congo belge
Après l’annexion du Congo à la Belgique, le Congo fit l’objet d’une réorganisation
complète dont on retrouve le bilan dans la 1ere édition des codes et lois du Congo belge,
celle de 1914. Ce sont notamment, après la charte coloniale, les arrêtés de 1908 à 1912
sur l’organisation administrative et territoriale, les décrets de 1910 sur les chefferies et
les contrats de travail, celui de 1913 sur l’organisation judiciaire, les premiers éléments
du code de commerce et du livre II du code civil.
L’édition de 1923 témoigne ensuite de l’essor politique, militaire et économique
du Congo après la première guerre mondiale : le décret de 1919 a réorganisé la force
publique, compte tenu des leçons de la guerre. Tandis que ceux du 24 juillet 1918 et 15
juillet 1920 ont armé l’autorité en vue du maintien de l’ordre ; le décret sur les villes et
l’ordonnance sur le conseil de gouvernement organisent un embryon d’institutions
démocratiques.
Parallèlement, diverses législations ont réglementé la transmission de la propriété
immobilière et les hypothèques, complété le code de commerce, tandis que l’hygiène et
la sécurité du travail, la tutelle des indigènes et le régime des travailleurs ont été
organisés par les décrets de 1921 et de 1922.
L’édition de 1927 et le supplément qui l’a complété en 1929 marquent les derniers
moments de ces années favorables. On y retrouve notamment la loi de 1924 étendant au
Congo la juridiction de la cour de cassation, les décrets de 1926 et 1928 organisant
respectivement les juridictions indigènes et les régimes miniers, l’arrêté de 1929
accordant aux fonctionnaires un statut favorable.
Cette première période est appelée dans l’histoire du droit congolais la période de
la fondation du système juridique congolais. En 1930, le droit congolais est un droit réel
et effectif comme discipline juridique. La législation est déjà mise en place dans la
quasi-totalité des matières juridiques. La doctrine est de plus en plus élaborée et plus
systématisée par les savants de l’école coloniale d’Anvers. Les praticiens du droit
œuvrant au Congo ne restent pas en veille. Pour répondre aux sollicitations diverses du
terrain, ils élaborent des doctrines nourries par la jurisprudence qui ont constitué
l’opinion commune des experts.
Dans l’entre temps, les juridictions du droit écrit et les juridictions indigènes
produiront une abondante littérature jurisprudentielle qui fera de la colonie belge un
germoir du droit colonial national. Cette période sera couronnée par la publication des
plus grands traités du droit colonial belge : « Les novelles ». C’est le droit colonial en 3
tomes.
Quant au code de 1934, il est bien représentatif de la période de crise qui sévissait
alors très durement. Le train de vie de l’administration avait été considérablement réduit
par la réorganisation politique, administrative et territoriale de 1933, qu’allait bientôt
suivre le nouveau statut du personnel. Une série de mesures dont subsistent encore
notamment le décret de 1931 sur la responsabilité des transporteurs, de 1933 sur les
huileries, de 1934 sur les faillites, avait été pris en vue de sauvegarder l’économie du
pays tandis que le décret de 1931 sur le contrat d’emploi réalisait un premier pas dans le
domaine de la législation sociale.
La dureté du temps n’empêcha toutefois pas le législateur de poursuivre l’œuvre
d’organisation politique des populations indigènes, le décret de 1933 et 1934 sur les
circonscriptions indigènes et sur les centres extra coutumiers en restent le témoignage.
Durant la guerre de 1940-1945, c’est la période au cours de laquelle le Congo a
mobilisé toutes ses ressources économiques et militaires en vue de collaborer avec les
55
alliés à la libération de la mère patrie occupée. Pour la première fois, il a pu rendre à la
Belgique le service que l’EIC en avait reçu. La souscription à ces emprunts qui l’ont
complétée constitue le reflet de cet effort de guerre auquel restera attaché le nom du
Gouverneur Général Pierre RYCKMANS.
L’édition de 1948 illustre les années de prospérité exceptionnelle qui ont suivi la
guerre :
L’administration intérieure a été organisée dans un esprit décentralisateur par les
arrêtés de 1947; l’économie dirigée fait progressivement place aux législations pro
libérale. Avec le redémarrage de l’économie du Congo et par la reconnaissance de
l’apport de la colonie à l’effort de guerre, il y aura une multiplication des législations
visant à améliorer le sort des populations indigènes. Il y a la création du fonds du bien-
être indigène en 1948 et du fonds social du Kivu en 1951.
Les décrets de cette période portent aussi sur l’organisation professionnelle
indigène, le développement impressionnant des mesures de sécurité sociale en faveur
des employés et l’organisation des crédits aux colonats. Le mouvement législatif d’était
amplifié dans la décennie cinquante de telle sorte que l’édition de 1954 publia 50000
textes dont plus de 1/3 était postérieurs à 1948. La législation coloniale belge s’était
perfectionnée au point de se hisser au niveau de celle des pays les plus évoluées.
A partir de 1959, le code et lois du Congo Belge ont été publiés dans une édition
bilingue (Français et Néerlandais). Vers la fin de la période coloniale, le code sera
publié en 1959 et en 1960 reproduisant les derniers développements de la période
coloniale surtout en adaptant la législation au nouveau contexte de décolonisation.
Les codes du Congo Belge aidaient le lecteur à découvrir le véritable sens d’un
texte, tel est l’objectif poursuivi par les annotations dont la mise au point est sans doute
la partie la plus délicate de l’ouvrage. Les annotations sont particulièrement abondantes
dans les parties consacrées au code et procédures, ainsi que dans les matières
susceptibles d’intéresser les juges et polices.
Remarques :
Le droit colonial belge révèle une originalité inédite dans l’histoire de la
colonisation car certaines branches du droit colonial présentent un incontestable
caractère d’originalité : les matières touchant les indigènes ont été davantage scrutées et
enrichies par les juridictions indigènes jusqu’à former une nouvelle branche du droit
appelée droit coutumier dont le promoteur fut Antoine SOHIER. Aussi en est-il de
même du régime foncier.
Il faudrait aussi relever l’avancée exponentielle du droit commercial, du droit
fiscal par rapport au droit métropolitain. Notons cependant que la plupart des parties
essentielles des matières juridiques, et notamment les codes et les procédures sont très
étroitement inspirés de la législation belge. Encore une fois vous comprenez pourquoi le
droit congolais est par héritage un droit belge.
L’œuvre de codification de LOUWERS et de STRUVENS n’est pas une œuvre de
simple compilation et de classement. La coordination des textes se fonde sur une
méthode de classement thématique des matières. Ils puisent dans plusieurs collections et
essaient d’arranger thématiquement les données. L’œuvre est un grand succès à tel point
que le Maître Pierre PIRON appellera les codes et lois du Congo Belge du nom de
« Codes Louwers et Strouvens ». En réalité, c’est un hommage rendu à ces deux
précurseurs du droit congolais que Maitre Piron leur dédie l’œuvre de codification.
Comme il a été dit plus haut, les collections juridiques sont nées durant la période
coloniale. Ainsi, on a enregistré des collections officielles et non officielles :
* Collections officielles
- La collection complète du Bulletin officiel Congo Belge ;
56
- La collection du Bulletin administratif et commercial du Congo Belge jusque fin
1927 ;
- La collection du Bulletin administratif du Congo Belge qui fait suite au
précédent depuis le 1er janvier 1928 ;
- La collection du Journal administratif du vice gouvernement général du Katanga
jusqu’à l’année 1927, cessation de sa parution ;
- Les collections du Recueil mensuel tant de l’EIC que du Congo Belge jusque fin
1934, cessation de la parution ;
- Les collections du Recueil des circulaires et instructions faisant suite au
précédent ;
- La collection complète du Compte rendu analytique des séances du conseil
colonial.
* Publications non officielle
- La jurisprudence et droit du Congo par Gohr, depuis le volume de 1914 – jusque
fin 1919
- La revue mensuelle de doctrine et de jurisprudence coloniale, de 1924 – fin
1937.
- La revue mensuelle de doctrine et de jurisprudence coloniale et financière,
faisant suite à la précédente de 1938-1940 ;
- La revue Belgique coloniale et commerce international faisant suite à la
précédente à partir de mai 1946 ;
- La revue de droit et de jurisprudence du Katanga, 1924 – 15 janvier 1927 ;
- La revue juridique du Congo Belge faisant suite à la précédente depuis le 15
juillet 1927 ;
- La collection du recueil usuel de la législation du Congo Belge par LOUWERS
et TOUCHARD ;
- Le répertoire périodique de la législation coloniale Belge par L. STROUVENS
et P. PIRON
- Recueil à l’usage des fonctionnaires et agents des services territoriaux.
57
Chapitre 3. Histoire du droit congolais postcolonial
58
du 19ème siècle. Certes, avec les indépendances politiques en Afrique, il y a eu un
changement sociologique manifeste accompagné d’un léger changement juridique
timide car malgré le désir de doter leurs Etats d’un droit qui incarne l’idéal
d’indépendance politique, les constituants dans plusieurs Etats étaient obligés de
consacrer le principe de continuité juridique pour la gestion immédiate postcoloniale de
leurs Etats.
Avec la proclamation de l’indépendance, les problèmes auxquels étaient
confrontés les jeunes Etats étaient immenses et il fallait très vite rattraper le retard
accumulé dans les domaines économique, politique, social. Il fallait également
bouleverser les mentalités, ce qui était encore plus ardu pour se mettre au diapason des
autres Etats modernes. On assista à une tourmente législative selon certains acteurs et
pour d’autres à une véritable explosion législative. L’explication de ce phénomène
réside dans la constatation faite par les gouvernements africains que les pays vivaient
depuis des millénaires sous l’empire du droit précolonial jugé lacunaire et retardataire.
Pétri de religiosité et de croyances mythiques, le droit précolonial était cristallisé et
incapable d’évoluer et constituait, par conséquent, un frein au développement. Le
système juridique étatique colonial fut adopté comme le modèle de départ sur lequel
devrait se greffer les nouvelles lois plus appropriées au nouveau contexte postcolonial.
Ce fut encore la consécration du pluralisme juridique hérité de la colonisation80.
La période des indépendances africaines fut une période charnière où les
gouvernements des Etats africains étaient obligés de faire les choix réalistes pour la
gestion de leurs pays et projeter les bouleversements attendus par les populations dans
le futur. En effet, ils avaient à répondre aux exigences internationales avant de répondre
aux préoccupations internes. Pour asseoir le nouveau pouvoir postcolonial et assurer la
continuité de l’Etat colonial, l’Etat nouvellement indépendant va consacrer l’hégémonie
de l’ordre juridique étatique colonial sur toutes les coutumes locales. Les coutumes
locales contraires au droit étatique, à l’ordre public et aux bonnes mœurs n’étaient pas
intégrées dans le droit étatique colonial. Cependant tout le droit étatique colonial n’était
pas entièrement importé. Primo, comme tout système juridique, il s’était appuyé avant
tout sur les grands principes universels de juridicité communs à tous les systèmes
juridiques. Secundo, il avait intégré en son sein certains aspects du droit précolonial
(droit civil des personnes, droit foncier avec la notion de terres indigènes, droit
judiciaire avec les juridictions indigènes, droit fiscal avec les redevances coutumières,
droit administratif avec les circonscriptions indigènes, …). C’est dans ce sens que
Monsieur Maquet fait une subtile distinction entre le droit coutumier traditionnel, le
droit précolonial pour nous, et le droit coutumier colonial, qui sont à notre sens les
aspects du droit précolonial intégré dans le droit de l’Etat colonial 81. Ainsi tout le droit
étatique colonial n’était pas à rejeté en bloc avec les indépendances et le tri était encore
à faire. Il fallait gérer la question du double héritage de l’ordre juridique précolonial et
de l’ordre importé de l’Etat colonial. C’est ce qui maintient les Etats de l’Afrique
subsaharienne dans une situation de pluralisme juridique de type colonial.
Section 2. Le pluralisme juridique en droit congolais
« Les lois dans la signification la plus étendue sont des rapports nécessaires qui
dérivent de la nature des choses ».
[Montesquieu, De l’Esprit des Lois (I, 1, 1)]
80
Cf. YOUSSOUPHA NDIAYE, « Le nouveau droit africains de la famille », in Ethiopiques, 14, 1978, p.
18.
81
Cf. MAQUET, J., art. cit., p. 411-418.
59
Cette citation de Montesquieu nous rappelle la condition principale d’émergence
du droit pour chaque peuple et société. Le droit dérive de la nature des choses. La nature
des choses doit être comprise par le climat, la civilisation, les mœurs particulières à
chaque peuple et le temps que vit chaque peuple. C’est une idée qui implique que
chaque peuple ou société, compte tenu des caractéristiques qui lui sont propres, a son
droit et un droit qui correspond à son génie créateur dans le temps et selon son espace
vital. Tout ordre juridique se définit par la stabilité malgré les fluctuations du temps. La
stabilité ne signifie pas qu’un ordre juridique soit fermé rigidement, immuable et
inchangeable. Toutefois, tout ordre juridique présente des variations régionales et
temporelles et intègre même certains dispositifs d’autres ordres. Ainsi, il n’existe aucun
système juridique qui n’ait pas fait des emprunts. Il existe donc de nombreux Etats qui
ont reçu des héritages historiques variés qui les ont poussés à avoir un système juridique
mixte. C’est dans ce contexte que nous allons voir comment la gestion des héritages
historiques s’est faite dans l’histoire du droit congolais en contexte colonial et
postcolonial.
2.1. L’institutionnalisation de l’hégémonie du droit colonial
Avec la campagne de l’européanisation du monde, la colonisation exporte le
modèle sociétal européen sur le continent africain et introduit des structures étatiques de
tradition occidentale. Cette campagne va se faire par l’adoption d’un système juridique
encadrant le pouvoir colonial en marginalisant les systèmes juridiques africains
préexistants. Au-delà de la question des conflits de systèmes, se pose celle de
l’acclimatation de systèmes juridiques différents. La création de systèmes juridique et
judiciaire hybrides est remarquable et leur fonctionnement témoigne de techniques de
résolution des conflits utilisées par les administrations coloniale et postcoloniale.
2.2. Le pluralisme juridique et l’indépendance politique du Congo
L’indépendance politique est considérée comme le moment de la libération du
joug colonial pour les anciennes colonies. Cependant l’indépendance politique n’est pas
synonyme de l’indépendance juridique car la société doit continuer à subsister. D’où les
questions de période de transition pour opérer les changements nécessaires adaptés à la
situation postcoloniale et de modalités d’application de ces changements.
2.2.1. La transition : De la colonisation à la décolonisation juridique
A. La période de transition
Comme pour toutes les colonies, il fallait déterminer la période de transition après
laquelle le droit colonial importé ne sera plus applicable dans la période postcoloniale.
Le droit colonial durera jusqu’à quand ? C’est toute la question de la validité des lois
coloniales. Comment établir la période de transition ? La période de transition est cette
période où la jeune République démocratique du Congo était placée sous le régime des
lois fondamentales. La loi fondamentale fut promulguée en deux étapes : la loi
fondamentale du 19 mai 1960 relative aux structures du nouvel Etat 82 et la loi
fondamentale du 17 juin 1960 relative aux libertés publiques83.
Les lois fondamentales ont été les conséquences juridiques de négociations
politiques belgo-congolaises à la veille de l’indépendance (du 20 janvier 1960 au 20
février 1960) connues sous l’appellation de la « Table ronde politique de Bruxelles »84.
Convoqué par la Belgique prise dans la tourmente du mouvement global de
décolonisation, ce forum politique avait réuni autour de l’autorité coloniale les leaders
congolais afin de fixer les grandes étapes de l’émancipation du Congo. « Elle fut, écrit
82
Cf. Moniteur congolais, 21 bis, 1960, p. 1535-1583.
83
Cf. Moniteur congolais, 26, 1960, p. 1916-1922.
84
Cf. AJAMI, S.M., « Le système constitutionnel de la République démocratique du Congo », in Revue
internationale de droit comparé, XXII, 2, 1970, p. 325.
60
M. Ganshof Van Der Meersch, la source des décisions essentielles qui furent prises dans
ce domaine : fixation de la date de l’indépendance, élections législatives et provinciales,
régime transitoire jusqu’à l’indépendance, structures politiques du nouvel Etat, relations
futures entre la Belgique et le Congo »85.
Ce forum prit l’engagement de traduire ses résolutions en lois appelées lois
fondamentales qu’il soumit au Parlement belge pour amendement et adoption. Il fallait
créer un cadre juridique provisoire jusqu’à ce que le Congo indépendant se dote d’un
régime constitutionnel de son choix. Il s’avérait nécessaire de créer un mécanisme
juridique interne sur la fin de la colonisation car « la fin de la situation coloniale ne
pouvait pas se réaliser par un instrument international »86. Comme l’a écrit M.
Debbasch, le Congo est « devenu indépendant par la volonté de la Belgique, par une
procédure de droit interne, … La loi fondamentale qui lui tient lieu de Constitution n’est
que provisoire. Elle est en même temps la dernière forme de la présence belge au
Congo »87. La loi fondamentale était une loi naturellement belge pour la gestion de la
transition vers le futur Congo totalement indépendant. « La loi fondamentale, écrit M.
Ganshof Van Der Meersch, instituait un système de caractère provisoire. Ce sont les
Congolais eux-mêmes qui allaient devoir décider de leur régime constitutionnel
définitif. Mais, dès la proclamation de l’indépendance, il fallait nécessairement mettre
en place des institutions permettant au jeune Etat de fonctionner normalement au cours
de la période qui allait précéder l’entrée en vigueur de la Constitution du Congo »88.
D’où le caractère constitutionnel que les historiens du droit congolais ont toujours
attribué à la « loi fondamentale » en tant que législation de transition du Congo post-
colonial89.
Bien qu’ayant une valeur historique réelle, les « lois fondamentales » ne sont pas
considérées par certains auteurs comme faisant partie du patrimoine constitutionnel de
la République démocratique du Congo car ce sont des textes ayant été adoptés par le
parlement belge pour le Congo indépendant. Ce ne sont pas des textes adoptés
directement par le peuple congolais par la voie référendaire ou indirectement par voie
parlementaire. En principe, avec l’indépendance politique du Congo, une certaine
indépendance juridique devrait se manifester car « l’indépendance des Etats …est
exclusivement l’indépendance juridique, c’est-à-dire celle qui résulte de la souveraineté
qu’exercent les organes étatiques, sans égard aux influences politiques ou économiques
extérieures auxquelles, dans la réalité, les Etats sont soumis »90. Juridiquement,
l’indépendance du Congo s’est effectuée par les deux lois fondamentales car elles
mettaient fin à l’emprise de la « charte coloniale ». Elles ont été élaborées avec le souci
de préserver la souveraineté et l’indépendance du Congo et laisser la jeune République
de se doter de ses lois propres. La balle était jetée dans le camp congolais et les
Congolais avaient l’obligation d’offrir à la jeune République une constitution à la
hauteur de leurs ambitions. Le problème va demeurer jusqu’à l’adoption de la
constitution de 196491. Il fallait bien que ce soit fait un jour, malgré la crise multiforme
85
PAUWELS, J. M., « Vingt années de législation zaïroise 1960-1980 », in Penant, 777 – 778, 1982, p.
316.
86
DEBBASCH, Ch., « Le problème constitutionnel congolais », in RDPSP, 1, 1962, p. 28.
87
Ibidem.
88
GANSHOF VAN DER MEERSCH, W. J., Les tendances constitutionnelles des Etats ayant accédé
récemment à l’idépendance (Extrait des Rapports généraux au VI° Congrès international de droit
comparé. Hambourg, 30 juillet-4août 1962), Bruxelles, Bruylant, 1964, p. 330.
89
Cf. DE JULEMONT, V., « La nouvelle Constitution de la République Démocratique du Congo », in
RJC, N° spécial, 1965, p. 59.
90
GANSHOF VAN DER MEERSCH, W. J., art. cit., p. 633.
91
Cf. « Constitution de la République Démocratique du Congo du 1er août 1964 », in Moniteur congolais,
Numéro spécial du 1er août 1964, p. 1-33.
61
que le constitutionnalisme congolais traverse depuis lors. C’est pourquoi nous
considérons que les lois fondamentales constituent le premier acte constitutionnel de la
République démocratique du Congo92.
En réalité, les lois fondamentales ont posé les fondements du constitutionnalisme
congolais. Elles n’avaient pas prévu une période de transition mais un mécanisme de
transition. Le droit colonial importé reste le modèle de départ sur lequel devra se greffer
le droit postcolonial. La loi fondamentale est la loi suprême de la République
démocratique du Congo ; elle consacre le « principe de continuité juridique » où les
dispositions préexistantes restent en vigueur jusqu’à leur abrogation. L’article 2 de la loi
fondamentale du 19 mai 1960 disposait que « les lois, décrets et ordonnances
législatives, leurs mesures d’exécution ainsi que toutes les dispositions réglementaires
existant au 30 juin 1960 restent en vigueur tant qu’ils n’auront pas été expressément
abrogés ». La loi fondamentale consacre aussi le « principe de non-contrariété » qui
rend inopérantes les dispositions du droit colonial contraires et incompatibles à la loi
fondamentale. L’article 258 de la loi fondamentale du 19 mai 1960 disposait qu’ « au
fur et à mesure de la mise en vigueur des dispositions de la présente loi, les dispositions
et réglementaires existantes qui leur sont contraires, identiques ou semblables sont
abrogées ».
B. Test de pertinence de continuité de la règle du droit colonial
Les règles du droit colonial sont-elles appropriées aux nouvelles réalités
sociopolitiques postcoloniales ? Le test de pertinence de continuité observe certains
principes directeurs qui se sont imposés comme des règles du triage des normes
coloniales adaptées aux nouvelles circonstances postcoloniales. Ces principes
fondamentaux du test de pertinence de continuité :
1° Tous les dispositifs du droit colonial ne sont pas nécessairement importés car
certaines règles du droit colonial sont des grands principes universels de juridicité qu’on
retrouve dans tout système juridique. C’est l’exception d’universalité de certains
principes de juridicité.
2° Les dispositifs du droit précolonial qui avaient été intégrés en droit colonial
adaptées au nouveau contexte postcolonial. Il s’agit des règles de droit d’origine
coutumière que ni la colonisation impériale et étatique belge ni l’indépendance acquise
depuis 1960 n’ont modifié dans ses formes essentielles. C’est l’exception de l’acquis de
spécialité législative.
3° Les dispositifs du droit colonial qui protègent les droits fondamentaux de la
personne humaine pour cause d’inadaptation à la situation coloniale. C’est l’exception
d’inaliénabilité des droits fondamentaux de la personne humaine que l’on doit respecter
en tout temps.
4° Les droits des populations et communautés locales acquis ou reconnus en droit
colonial sont reconduits en droit postcolonial. C’est l’exception d’inaliénabilité des
droits collectifs.
2.2.2. Les fondements de l’ordre public postcolonial
A. Bloc de conventionalité
Pour lutter contre la colonisation, c’est la notion de « peuple » qui avait été
mobilisée pour la cause par l’affirmation du droit des peuples93.
a) La Charte des nations Unies
92
Cf. TOENGAHO LOKUNDO, F., Les constitutions de la République démocratique du Congo. De
Joseph Kasa-Vubu à Joseph Kabila. (Préface de Evariste Boshab et postface de Mwayila Tshiyembe),
Kinshasa, PUC, 2008, 247 p. + XXXIII
93
Cf. QUOC DINH NGUYEN, DAILLIER, P., PELLET, A., Droit international public, Paris, LGDJ,
1994, p. 864-872 ; COMBACAU, J. et SUR, S., Droit international public, Paris, Montchrétien, 2008, p.
471 ; DUPUY, P-M., Droit international public, Paris, Dalloz-Sirey, 1992, p. 319.
62
La Charte des nations Unies en son article 1, § 2 énonce que l’un des buts des
Nations Unies est de : « développer entre les nations des relations amicales fondées sur
le principe de l’égalité des droits et le principe du droit des peuples à disposer d’eux-
mêmes… »94. Cependant en ces chapitres 11, 12 et 13 95, elle énonce des dispositions
relatives au régime des tutelles des nations. Bien qu’elle soit ambiguë, la Charte des
nations Unies pose tout de même les débuts de l’évolution de la positivité du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes.
b) Les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies
Ce sont les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies qui ont
confortées ce principe :
1° la résolution 15-14 : relative à l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples
coloniaux, également appelée Charte de la décolonisation, présente le droit à la
décolonisation comme un principe de valeur absolue et opposable à tous les Etats (erga
omnes).
2° la résolution 15-40 (15/12/1960) : précise la résolution précédente.
3° la résolution 15-25 : relative à la coopération entre les Etats, elle est en
conséquence davantage centrée sur l’application du principe.
c) Les pactes internationaux
Les pactes internationaux vont acter les évolutions du mouvement de
décolonisation qui s’était accentué à partir des années 1960. Les textes des articles
premiers de ces deux pactes du 16 décembre 1966, « Pacte international relatif aux
droits civils et politiques » et du « Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels » stipulent :
« 1. Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit,
ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement
économique, social et culturel.
2. Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs
richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent
de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel,
et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres
moyens de subsistance.
3. Les Etats parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité
d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de
faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de respecter ce
droit, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies. »
d) La jurisprudence
Dans deux avis, la CIJ a confirmé l’évolution du droit international : en 1971 dans
son avis relatif à la Namibie et en 1975 dans son avis relatif au Sahara occidental.
Ces avis ont été complétés par un arrêt du 30 juin 1995 relatif au Timor oriental.
Si la cour a refusé de se prononcer sur le fond, elle a toutefois reconnu le caractère erga
omnes du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qualifié par la Cour de
droit international essentiel. L’affaire opposait le Portugal à l’Australie. Le Portugal
contestait un traité conclu entre l’Australie et l’Indonésie au motif que l’exploitation des
ressources naturelles du plateau continental timorais prévue par le traité aurait violé le
droit du peuple timorais. La Cour a refusé de se prononcer sur le fond au motif que cela
reviendrait pour elle à se prononcer sur la licéité ou l’illicéité sur l’invasion de
l’Indonésie sur le Timor, or l’Indonésie s’opposait à la compétence de la cour.
94
XXX, La Charte des Nations unies et le statut de la cour internationale de justice, San Francisco, 1945,
p. 2.
95
Cf. Ibidem, p. 13-17.
63
e) Les principes issus du bloc de conventionalité
Le principe d’autodétermination fait référence à la liberté de choisir, pour chaque
peuple, le statut politique interne et international propre. Peut-on définir juridiquement
la notion de peuple ? Les peuples sont définis en tant que sujet de droit, il ne s’agit pas
forcément de la conception sociologique du peuple. Le droit international reconnaît que
toute collectivité humaine n’est pas forcément un peuple de par la distinction qui est
faite entre le droit des peuples et le droit des minorités. Il rattache le peuple à un
territoire et reconnaît le droit d’autodétermination aux collectivités humaines se trouvant
sur un territoire particulier (domination coloniale ou étrangère, fédération éclatée). Il
tient également compte des peuples dans les Etats indépendants, et définit le peuple
comme étant l’ensemble des individus rattachés à un Etat. Ce principe définit le peuple
par les droits et obligations que leur reconnaît le droit international. Un Etat peut être
constitué d’un ou plusieurs peuples. Dans un Etat multiculturel, les droits et obligations
des peuples varient selon leurs différents statuts.
Un Etat constitué de plusieurs peuples est un Etat multiculturel. Dans un Etat
multiculturel, on peut faire une distinction entre deux types de peuples :
- les peuples qui sont intégrés dans un Etat : par exemple, le peuple corse en
France. Le droit international ne reconnaît pas de droit à l’autodétermination de ces
peuples, car cela reviendrait à reconnaître un droit à la sécession. Or, la sécession se
heurte au principe du droit des Etats à l’intégrité de leur territoire. La seule concession
que fait le droit international à ces peuples est le droit des minorités à l’égard de l’Etat
national (droit à l’identité culturelle ou un ensemble de droits collectifs).
- les peuples coloniaux : Le droit international leur reconnaît le droit à
l’autodétermination. Mais il faut identifier les peuples coloniaux pour ne pas les
confondre avec la première catégorie.
La résolution 1541 a identifié deux critères permettant d’identifier les peuples
coloniaux :
* le détachement : l’éloignement du territoire de l’Etat sous la domination duquel
le peuple colonial se trouve. C’est un critère géographique mais aussi ethnique et
culturel.
* la subordination : c’est le critère de la dépendance juridique à l’égard de l’Etat à
qui il demande son indépendance
Les Nations unies ont étendu ce droit à l’autodétermination aux peuples occupés
ou ceux soumis à une discrimination raciale (ex : ancien régime d’apartheid de
l’Afrique du sud, la Palestine).
La Population congolaise fait valoir la nature nationale de l’État du Congo et
restent attachés aux principes juridiques fondateurs de l’indépendance politique de la
RDC inhérents à l’évolution du Droit International Public consacrant, notamment, la
non-ingérence, l’intégrité territoriale la souveraineté étatique, etc.
Dans le cadre de notre propos, le droit à l’autodétermination n’est pas à considérer
comme une reconnaissance d’un droit à la sécession, en dehors des hypothèses de
décolonisation96, qui serait contraire au principe d’intégrité territoriale97 mais plutôt un
droit politique reconnu à tous les peuples constituant l’Etat qui implique une
participation de tous à la vie politique 98. Cependant la sécession serait à envisager
lorsque l’Etat multiculturel refuserait à un peuple toute participation au gouvernement
pour assurer son développement économique, politique, social et culturel. Le droit de
96
ROCH, F., « Réflexions sur l’évolution de la positivité du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en
dehors des situations de décolonisation », in Revue québécoise de droit international, 2002, p. 56.
97
Cf. QUOC DINH NGUYEN, DAILLIER, P., PELLET, A., Droit international public, Paris, LGDJ,
1994, p. 521.
98
Cf. Ibidem, p. 520 ; ROCH, F., in art. cit., p. 33-100.
64
sécession devrait alors être envisagé comme un dernier recours, comme le seul moyen
proportionnel, lorsque les parties ne peuvent plus vivre ensemble99.
B. Bloc de légalité
a) Evolution constitutionnelle
Après l’indépendance politique, l’Etat postcolonial cherche à protéger sa
souveraineté interne et externe. Dans ce premier cinquantenaire du Congo postcolonial,
la préoccupation majeure du constituant est l’organisation d’un Etat souverain et
indépendant. La question de la souveraineté était liée à la question de la sécurité de
l’Etat. Le premier alinéa de l’article 1er de la Constitution de 1964 dispose : « La
République Démocratique du Congo constitue, dans ses frontières du 30 juin 1960, un
Etat souverain, indivisible, démocratique et social »100.
Sous la deuxième République, la Constitution de 1967101 plusieurs fois modifiée,
l’Acte constitutionnel de la transition de 1994102, la Constitution de la transition de
2003103 et la constitution de 2006104 consacrent le souverainisme comme principe
constitutionnel dans le préambule aux textes constitutionnels pour les premières et dans
le corps du texte pour les deux dernières. En effet les constituants congolais de la
première et de la deuxième République considéraient le souverainisme comme
fondement juridique de l’indépendance de l’Etat. Ainsi pour M. Balanda, « au
lendemain de l’accession du Congo à la souveraineté internationale, le principe
d’indépendance avait plutôt la consonance, était le symbole de la rupture avec le passé
colonial : c’était donc une coloration politique »105. L’idéologie souverainiste deviendra
une idéologie phare du parti unique, le Mouvement Populaire de la Révolution
(M.P.R.), dans ses options fondamentales, qui voulait faire du Zaïre un Etat réellement
indépendant et voulait restaurer l’autorité de l’Etat et son prestige international 106. Le
principe constitutionnel de souveraineté ou d’indépendance est un principe de lutte
contre l’impérialisme et le colonialisme, lutte dans laquelle s’étaient engagés les Etats
nouvellement indépendants. « En effet, écrit M. Nguza, la souveraineté des Etats est
l’expression juridico-politique de l’irréductibilité des peuples et des nations. C’est
justement puisque les peuples sont irréductibles les uns aux autres qu’il existe plusieurs
Etats. L’irréductibilité des peuples ne s’explique que parce que chaque peuple est
authentiquement lui-même aux plans idéologique, historique, culturel et géographique.
C’est pourquoi, nous sommes opposés à tous ceux qui foulent aux pieds l’indépendance
politique, économique et culturelle des autres Etats »107.
Sous la deuxième République, le principe souverainiste va dépasser les contours
politiques pour s’affirmer davantage comme rupture avec l’ordre colonial et recherche
d’une indépendance non seulement politique mais aussi économique, sociale et
culturelle de l’Etat108. L’idéologie souverainiste affirmera un nationalisme radical qui se
99
Cf. QUOC DINH NGUYEN, DAILLIER, P., PELLET, A., op. cit., p. 521.
100
« Constitution de la République Démocratique du Congo du 1 er août 1964 », in Moniteur congolais,
Numéro spécial du 1er août 1964, p.1-33.
101
Cf. « Constitution de la République Démocratique du Congo du 24 juin 1967 », in Moniteur
congolais, 14, 1967, p. 564-576.
102
Cf. « Acte constitutionnel de la transition », in Journal officiel, n°spécial, 1994, 66 p.
103
Cf. « Constitution de la transition » in Journal officiel RDC., numéro spécial, 5 avril 2003, p. 1.
104
Cf. « Constitution de 2006 », in Journal officiel RDC, numéro spécial, 18 février 2006, p. 11.
105
BALANDA, G., Le nouveau droit constitutionnel zaïrois, Paris, Nea, 1972, p. 24-25.
106
Cf. REPUBLIQUE DU ZAIRE – MOUVEMENT POPULAIRE DE LA REVOLUTION, Manifeste de la N’sele,
Domaine de la N’Sele, 1967, p. 5.
107
NGUZA KARL – I – BOND, « Dix ans de pouvoir : Idées-forces du Mobutisme », in Studia diplomatica, 1,
1976, p. 22.
108
Cf. LIHAU, M., « La nouvelle constitution de la République démocratique du Congo », in Etudes
congolaises, 3, 1968, p. 28.
65
traduira dans la conception politique d’un Etat fort et indépendant conforme à la vision
politique traditionnelle du peuple congolais dans son ensemble 109. En appuyant trop sur
le levier de la souveraineté externe, le constituant de la deuxième République va ignorer
la souveraineté interne et le pays va tomber dans une autocratie. « Par la loi de 1972,
écrit Monsieur Bayona ba Meya, la Constitution du 24 juin 1967 a été révisée en
disposant que désormais le Mouvement Populaire de la Révolution est l’institution
suprême et que toutes autres institutions lui sont subordonnées et travaillent sous
surveillance. La Constitution révisée du 15 août 1974 proclame que le Mouvement
Populaire de la Révolution est la seule institution et que le Bureau Politique, le Congrès,
le Conseil Législatif, le Conseil Exécutif, le Conseil Judiciaire sont des organes du
Mouvement Populaire de la Révolution (M.P.R.) ; ainsi se trouvent traduits de manière
conforme à notre conception politique traditionnelle, le principe du dialogue, l’esprit de
la palabre dans le souci de non contraindre, mais de persuader ; la plénitude des
pouvoirs reconnus dans la personne du Chef du Mouvement Populaire de la Révolution
traduit, à son tour, une autre réalité politique traditionnelle, à savoir l’ignorance de la
pluralité des chefs et de la séparation des pouvoirs »110.
En effet, dès 1967 à 1974, la Constitution fut adaptée aux nouvelles orientations
idéologiques de l’unitarisme politique du parti unique, le Mouvement Populaire de la
Révolution (M.P.R), où les faits découlant de l’exercice et des nécessités du pouvoir
débordaient sans cesse les règles constitutionnelles111. La Constitution fut
successivement révisée et taillée sur mesure selon les options fondamentales du M.P.R
qui devenait source de droit112. Comme l’indiquent MM. Kalongo et Ndesyo, « L’Etat,
mieux, le Mouvement Populaire de la Révolution, source de légalité, … a alors décidé
de sonder le génie créateur de notre peuple pour établir des règles de conduite
conformes à la mentalité juridique africaine »113.
Le peuple souverain se confondait avec le parti car le peuple était politiquement
organisé au sein du parti. L’individu cessait d’exister au profit du parti unique. Le parti
M.P.R est la seule et unique organisation politique au Zaïre. Son existence et sa
légitimation sont consacrée par la Constitution qui dispose en ses articles 28 et 29 : « En
République de Zaïre, il n’existe qu’une seule institution, le Mouvement populaire de la
Révolution qu’incarne son président. Le Mouvement populaire de la Révolution est la
Nation zaïroise organisée politiquement » (art. 29). Dans ces conditions, la dictature de
la deuxième République violait les droits collectifs et individuels garantis par tous les
instruments juridiques internationaux qui fondent l’ordre public postcolonial.
109
Cf. AJAMI, S.M., art. cit., p. 333.
110
BAYONA BA MEYA MUNA KIVIMBA, « L’authenticité dans la réforme du droit au Zaïre », in
CONAC, G. (dir.), Dynamiques et finalités des Droits africains, Paris, Economica, 1980, p. 232.
111
Cf. LAMY, E., « Bilan actuel de l’intégration du droit zaïrois et ses perspectives d’avenir », in RJZ, n° spécial,
1974, p. 128-131.
112
Cf. Manifeste de la N’Sele, Domaine de la N’Sele, 1967, 34 p.
113
KALONGO MBIKAYI et NDESYO RURIHOSE, « Le recours à l’authenticité et le droit zaïrois », in RJZ, 3,
1976, p. 40.
66
La Constitution devenait plus un instrument juridique au service du pouvoir
qu’une limitation de l’organisation du pouvoir. « Le droit constitutionnel, écrit M.
Lamy, ne revêt plus le caractère stable mais présente une mobilité et un opportunisme
qui permettent aux objectifs du pouvoir d’avancer rapidement sans devoir trop suivre les
limites et les rigueurs de la Constitution »114. La doctrine du parti devient la doctrine
juridique au service du pouvoir et au nom de l’idéologie du recours à l’authenticité
africaine le président va confondre sa volonté à la volonté du peuple. La Constitution de
1974 dispose donc en son article 30, alinéa 1, que : « Le président du Mouvement
populaire de la Révolution est de droit président de la République et détient la plénitude
de l’exercice du pouvoir ». Comme l’indique M. Pauwels, « c’est la Constitution du 15
août 1974, modifiant profondément celle de 1967, qui non seulement achevait la
prédominance absolue du M.P.R. mais qui élevait également le pouvoir du Président à
son apogée »115.
En fait, le principe du recours à l’authenticité du parti unique devenait le socle
d’une reconstruction juridique qui voulait « annihiler dans l’esprit de tout Zaïrois, les
séquelles de la colonisation qui, de 1885 à 1965, considérait la société zaïroise comme
une société sans civilisation et par conséquent il fallait lui inculquer la civilisation
occidentale »116. C’est toute la négation du « privilège de civilisation » qui était le
fondement de l’ordre juridique postcolonial. « L’un des objectifs de la politique de
l’authenticité, soutiennent MM. Kalongo et Ndesyo, est la création et la consolidation
d’une éthique politico-juridique dépouillée des séquelles de la colonisation. C’est la
création de l’âme zaïroise, de la pensée juridique authentique. Se forger une âme à la
fois conforme à notre patrimoine culturel et décolonisé, tel est le sens de l’authenticité
et la finalité de l’ordre juridique interne zaïrois que consacre la récente révision
constitutionnelle »117.
Cette institutionnalisation de la dictature au nom des traditions ancestrales va se
heurter à l’opposition des chefs coutumiers et traditionnels considérés par les pouvoirs
publics et la société congolaise dans son ensemble comme les gardiens des coutumes et
traditions ancestrales. C’est ainsi que le Président Mobutu a été à l’origine de la loi qui
déboucha sur la suppression effective de l’organisation traditionnelle des chefferies,
c’est-à-dire sur la suppression de l’autorité coutumière118.
Rappelons que l’autorité coutumière a toujours été reconnue dans la tradition
constitutionnelle congolaise119. Malgré les contestations qui puissent exister autour de
l’autorité coutumière et traditionnelle par la puissance publique depuis l’époque
coloniale, elle demeure toutefois le symbole de l’identité nationale ou ethnique qu’elle
incarne et représente. La consécration de l’autorité coutumière est, aux yeux des peuples
qui constituent la République Démocratique du Congo, une reconnaissance de leur
existence en tant que peuple dans l’Etat multiculturel d’origine coloniale. Donc des
peuples entiers s’identifient à ce pouvoir qu’il soit d’origine coloniale ou traditionnelle.
L’accord global et inclusif sur la transition en République Démocratique du
Congo signé à Pretoria le 17 décembre 2002 et adopté à Sun-City le 1 er avril 2003 fit de
cette reconnaissance de la multiplicité ethnique et nationale l’élément fédérateur de
notre volonté de vivre ensemble. La constitution de transition de 2003 porte des
114
Ibidem, p. 32.
115
PAUWELS, J.M., « Vingt années de legislation zaïroise 1960-1980 », in Penant, n° 777-778, 1982, p. 14.
116
NGUZA KARL – I – BOND, art. cit., p. 28-29.
117
KALONGO MBIKAYI et NDESYO RURIHOSE, art. cit., p. 32.
118
Cf. « Loi n° 73-015 du 5 janvier 1973 portant organisation territoriale et administrative de la
République », in Journal officiel, n°5, 1973, p. 303-305.
119
Cf. art. 87 de la loi fondamentale du 1960 ; art.75 al. 2 de la Constitution de 1964 ; art. 140 de la
Constitution de transition de 2003 ; art. 207 de la Constitution de 2006.
67
empreintes de cette élucubration en son article 14 premier alinéa : « Tous les groupes
ethniques et nationalités dont les personnes et le territoire constituaient ce qui est
devenu le Congo (présentement la République démocratique du Congo) à
l’indépendance, doivent bénéficier de l’égalité des droits et de la protection aux termes
de la loi en tant que citoyens ».
Cette disposition donne la composition humaine de la République démocratique
du Congo, qui est un Etat multiethnique et plurinational et consacre le respect des
différences entre les peuples. La volonté de vivre ensemble du peuple congolais dans sa
diversité n’est possible que si le respect des différences est consacré au cœur de la
constitution en tant que nouveau pacte républicain. Ce dernier est fondé sur le principe
du respect du critère géographique (territoire), ethnique et culturel. Bien qu’ayant
supprimé la « multinationalité » de la Constitution de 2003 pourtant confirmée par
l’article 6 de la loi n° 04/024 du 12 novembre 2004, la Constitution de 2006 consacre le
respect des différences par le respect du critère géographique, ethnique et culturel. En
son article 10, la Constitution de 2006 stipule : « … Est Congolais d’origine, toute
personne appartenant aux groupes ethniques dont les personnes et le territoire
constituaient ce qui est devenu le Congo (présentement la République Démocratique du
Congo) à l’indépendance ».
Le problème qui se dégage de ce parcours historique du constitutionnalisme
congolais est que la notion de souveraineté ne se pose pas seulement en termes de
souveraineté externe, ou de certaines populations par rapport à l’Etat (sécessions), mais
plus tôt et davantage en termes de la souveraineté interne à partir du lien qu’il y a entre
la population et le territoire. Il faut bien relever que c’est sur la notion de peuple que se
fonde l’Etat postcolonial. Un Etat multiculturel à l’instar de la République
Démocratique du Congo ne peut pas se construire en ignorant les droits et les
obligations des peuples qui le constituent. Les nouvelles constructions juridiques
postcoloniales devraient être canalisées pour répondre tant soit peu aux aspirations
intimes de ces peuples.
b) Evolution législative
Le premier souci du législateur postcolonial est de remettre la souveraineté au
peuple congolais. La théorie coloniale de « terra nullius » (un territoire sans maître),
fondement de l’occupation coloniale, est rejetée par les peuples jadis colonisés. Le
législateur postcolonial s’inscrit dans la logique souverainiste pour remettre la
souveraineté au peuple congolais, maître de ses terres, et consacre un droit au service du
développement. C’est ainsi qu’il était obligé de régler la question des terres
subsidiairement liée à l’économie du marché dans le trafic économique international.
Pour l’exploitation coloniale, les puissances colonisatrices arrachèrent des meilleures
terres aux indigènes pour les attribuées aux colons. Pour le développement du pays, le
législateur postcolonial était obligé d’étatiser l’espace territorial sur lequel l’Etat exerce
sa souveraineté afin d’en faire bon usage pour le bien-être de sa population. C’est l’Etat
qui garantit le bien commun.
A son accession à la souveraineté internationale, la République démocratique du
Congo portait les tares du système colonial belge fondé sur une économie d’exploitation
dominée par quatre puissantes compagnies concessionnaires (Compagnie du Chemin de
Fer du Congo, Comité spécial du Katanga, Compagnie des Chemins de Fer du Congo
Supérieur aux Grands Lacs Africains, Comité National du Kivu). Il fallait que le nouvel
Etat souverain impose sa tutelle sur toutes les entreprises privées implantées sur son
territoire. Parmi les problèmes liés à la décolonisation, il y avait les questions sur les
formes d’acquisition et de mutation de propriété des terres par les sociétés. Aussi faut-il
rappeler que la colonisation belge a été marquée par l’implantation de compagnies à
68
charte et des compagnies concessionnaires possédant d’immenses superficies et
exploitant les richesses naturelles sans investir ni préparer l’avenir économique et social
de la colonie. Il fallait rendre à l’Etat nouvellement indépendant la pleine souveraineté
sur les terres, car les sociétés concessionnaires opposaient aux pouvoirs publics
congolais le régime de pouvoirs concédant, notamment pour se réserver des pouvoirs de
gouvernance substitués à ceux des institutions et administrations de l’Etat120.
Sous la Loi-Fondamentale de 1960, jusqu’en 1964, aucune disposition juridique
majeure n’a été prise dans le domaine foncier ou minier. Il faudra attendre la
Constitution de 1964 pour trouver l’article 43 qui, en son alinéa 4 précisait qu’« une loi
nationale réglera souverainement le régime juridique des cessions et des concessions
foncières faites avant le 30 juin 1960 ».
C’est sur cette base constitutionnelle, que le député Bakajika-Bantu fera sa
proposition de loi votée par la Chambre des députés le 28 mai 1966, et promulguée par
le Lieutenant-Général Joseph-Désiré Mobutu sous forme d’ordonnance-loi du 7 juin
1966. L’ordonnance-loi n°66/343 du 7 juin 1966 communément appelée la loi Bakajika
annulait toutes les cessions et concessions accordaient successivement par l’Etat
Indépendant du Congo, par la colonie belge et par tous les autres pouvoirs concédant
avant le 30 juin 1960. Cette loi a été complétée par une ordonnance d’exécution qui
invitait les bénéficiaires à introduire des nouvelles demandes dans un délai déterminé.
Cette loi octroie à l’Etat congolais la plénitude de son droit de propriété et sa
souveraineté dans les concessions foncières, forestières et minières dans toute l’étendue
du territoire. L’article 53 de la loi foncière n° 73/021 du 20 juillet 1973121 est
l’expression de la conception traditionnelle de la terre. L’article 53 stipulait : « Le sol
est la propriété exclusive, inaliénable et imprescriptible de l’État ». Le souci du
législateur est de remettre la souveraineté au peuple congolais en tant que maîtres de ses
terres, et traduire en expression juridique la conception traditionnelle de la terre et le
lien intrinsèque qui unit l’africain à la terre de ses ancêtres. « En effet, écrit Monsieur
Bayona, il est une constante en honneur dans la plupart sinon dans la totalité des
coutumes africaines, selon laquelle, la terre n’a jamais fait l’objet d’appropriation
individuelle ; la propriété foncière est et a toujours été collective ; jamais la terre ne
pouvait faire l’objet d’une aliénation, car vendre la terre eût équivalu à vendre son âme,
ses forces propres, ses forces cosmiques. C’est cette conception foncière fondamentale
que le législateur zaïrois a voulu traduire en décrétant que la propriété du sol et du sous-
sol revient à l’Etat, ce dernier se substituant en quelque sorte aux familles
traditionnelles »122.
Le constituant de 1967 a voulu apporter aux problèmes liés à la décolonisation du
nouvel Etat certaines solutions juridiques qui réhabilitent les traditions juridiques
congolaises précoloniales, les coutumes ancestrales et a laissé à la pratique le soin de les
confirmer ou de les modifier. Cette réhabilitation des coutumes ancestrales est soumise
à la règle de conformité aux lois et à l’ordre public de l’Etat. A cet effet, l’article 57,
premier alinéa stipule : « Les cours et tribunaux appliquent la loi et la coutume pour
autant que celle-ci soit conforme aux lois et à l’ordre public de l’Etat ». La Cour
suprême devait « jouer un rôle de tamiser les coutumes pour ne consacrer que celles qui
sont conformes aux impératifs modernes du développement »123.
120
Cf. LWANGO, Th., « Analyse du code foncier et évolution de la législation foncière en République
démocratique du Congo », in XXX, La problématique foncière et ses enjeux dans la province du Sud-
Kivu, RDC, Actes de la Table Ronde organisée à Bukavu du 10 au 11 mai 2010, Bukavu, 2010, p. 6.
121
Cf. « Loi n° 73-021 du 20 juillet 1973 portant régime général des biens, régime foncier et immobilier
et régime des sûretés », in Journal officiel de la République du Zaïre, n° 4, 1er février 1974, p. 69.
122
BAYONA BA MEYA MUNA KIVIMBA, art. cit., p. 232.
123
Ibidem, p. 231.
69
Après la reconquête de la souveraineté, l’Etat pouvait alors imaginer les réformes
nécessaires pour adapter le droit à l’âme de la culture africaine et répondre tant soit peu
aux aspirations du peuple congolais. Ainsi le législateur voulait rompre avec le
pluralisme juridique de type colonial et se lancer dans un processus de réforme et
d’unification du droit. Pour cette fin, le législateur congolais institua, le 12 juin 1971124,
la Commission de réforme et d’unification du droit congolais, qui deviendra en 15 juin
1976 la Commission permanente de réforme du droit civil congolais125. Actuellement
elle est devenue la Commission permanente de la réforme du droit congolais (en
général). Le législateur se doter d’un outil pour réduire tant soit peu les effets du choc
de la rencontre de deux civilisations créée par la colonisation et assumer l’histoire réelle
du pays par une gestion rationnelle du double héritage précolonial et colonial. Ainsi les
réformes partiraient du domaine du droit de la famille pour s’étendre progressivement
dans tous les domaines du droit. En effet la réforme visait une analyse approfondie des
traditions juridiques africaines en vue d’y dégager leurs principes généraux et
fondamentaux sur lesquels pourraient se greffer alors les d’emprunts d’autres traditions
juridiques étrangères africaines, occidentales ou asiatiques. L’essentiel est que la base,
l’infrastructure juridique soit bâtie sur une vision propre à la mentalité congolaise126.
La deuxième décennie des indépendances fut pour la plupart des pays africains et
pour la République démocratique du Congo le temps de la réforme des droits étatiques
afin de les adapter aux convictions, aux habitudes, à la vie réelle du peuple selon les
temps qu’il vit127.
Dans le souci d’affirmer l’effectivité de la souveraineté de l’Etat sur tout l’espace
territorial national, le constituant de 2006 va dépasser la réduction de l’espace territorial
national au sol et au sous-sol de la constitution de 1967. En effet l’article 9 de la
constitution de 2006 stipule : « l’État exerce une souveraineté permanente notamment
sur le sol, le sous-sol, les eaux et les forêts, sur les espaces aérien, fluvial, lacustre et
maritime congolais ainsi que sur la mer territoriale congolaise et sur le plateau
continental. Les modalités de gestion et de concession du domaine de l’État visé à
l’alinéa précédent sont déterminées par la loi ».
C. L’administration de l’espace territorial et les droits des peuples
Comme il a été relevé plus haut, un Etat multiculturel comme la République
Démocratique du Congo ne peut pas se construire en ignorant les droits et les devoirs
des peuples qui le constituent. Comme le roi bâtisseur de l’E.I.C s’inspirait des léçons
de l’histoire des colonisations, la République Démocratique du Congo devrait se servir
des exemples des anciennes colonies qui ont su gérer non sans peine leurs héritages
historiques pour la construction de leurs puissances (Etats-Unis, Canada, Australie,
Inde, Bresil, …).
Il faut toujours avoir à l’esprit que c’est sur la notion de peuple que se fonde l’Etat
postcolonial. Les nouvelles constructions juridiques postcoloniales doivent être
canalisées pour protéger les intérêts du peuple et répondre tant soit peu aux aspirations
intimes du peuple. Pour qu’il y ait un Etat, il faut qu’il y ait la maîtrise sur le territoire,
sur la population, à travers des institutions politiques, administratives et judiciaires. Il ne
doit pas y avoir une confusion entre l’Etat avec la société ou la Nation, puisqu’il existe
des nations sans Etat (exemple la Palestine). L’Etat n’est pas quelque chose de naturel.
124
Cf. « Loi n° 71/002 du 12 juin 1971 », in Journal officiel de la République du Zaïre, 1971, p.
125
Cf. « Loi n° 16/76 du 15 juin 1976 », in Journal officiel de la République du Zaïre, 15 août 1976, p.
291.
126
Cf. BAYONA BA MEYA MUNA KIVIMBA, art. cit., p. 255.
127
Cf. KANGULUMBA MBAMBI, V., « Les droits originellement africains dans les récents
mouvements de codification : le cas des pays francophones de l’Afrique subsaharienne », in Les Cahiers
de droit, XLVI, 1-2, 2005, p. 315-338.
70
C’est une structure qui s’est développée au travers d’une certaine histoire. Mais le sens
de l’Etat colonial n’a pas été libéré dans sa prise en charge par les Africains en général
et les Congolais en particulier. En dépit de sa complexité, l’Inde n’est pas entré en
conflit avec son Etat colonial. Il intervient en organisant les affaires à travers la loi.
L’Etat, c’est l’intelligence personnifiée. Il fait voir que faute de débat sur le pacte
républicain, la Nation ne peut exister comme communauté des citoyens qui expriment
sa volonté de vivre ensemble. Il faut doter le pays de lois qui correspondent aux besoins
réels des citoyens.
Il faut penser l’Etat postcolonial à partir du lien qui unit la population au territoire.
Ce lien avait été pris en compte par les politiques indigènes coloniales matérialisées à
travers les institutions coutumières (les circonscriptions et juridictions indigènes).
Durant la période postcoloniale, l’administration des entités coutumières (chefferies et
groupements) va rester marquée par la législation coloniale. Deux lois de valeurs
inégales ont organisé bien la matière : la loi de 1982 fait de ces circonscriptions des
entités décentralisées et la loi de 2008 qui accorde une certaine importance accordée
aux chefferies et secteurs.
La loi n° 06-82 du 15 mars 1982 sur la décentralisation est le premier outil
juridique qui accorde la personnalité juridique aux chefferies et secteurs (art. 123). Ces
entités avaient évolué jusqu’ici sous statut hérité de la colonisation.
L’article 137 détermine le mode de désignation du Chef de la chefferie. L’article
137 dispose : « Le Chef de Collectivité-Chefferie est désigné par la coutume, reconnu
par arrêté du Commissaire d’Etat (Ministre actuellement) à l’administration du
Territoire et investi par le Président Sous-Régional du Mouvement Populaire de la
Révolution et Commissaire Sous-Régional ; le Chef de Collectivité-Secteur est élu au
sein du Conseil de Collectivité, reconnu par arrêté du Commissaire d’Etat à
l’Administration du Territoire et investi par le Président Sous-Régional du Mouvement
Populaire de la Révolution et Commissaire Sous-Régional ; le statut du Chef de
Collectivité est fixé par le Président de la République ».
L’article 163 détermine le mode de désignation du Chef du groupement. L’article
163 dispose : « Le Chef de Groupement est désigné par la coutume, reconnu par Arrêté
du Commissaire d’Etat à l’Administration du Territoire et investi par le Commissaire
Sous-Régional. Son statut est fixé par le Président du Mouvement Populaire de la
Révolution, Président de la République ».
Il convient de relever qu’en vertu de la loi n° 06-82 du 15 mars 1982, l’autorité
coutumière était reconnue mais son statut devrait encore être fixé par le législateur. En
effet, l’opposition des chefs coutumiers à la consécration de l’autocratie du Président
Mobutu avait poussé ce dernier à se méfier des chefs coutumiers qui se prenaient
comme les défenseurs légitimes de droits des peuples congolais. Est-ce l’Etat qui est le
représentant du peuple ou ce sont les chefs coutumiers qui sont les représentants du
peuple ? C’est toute la question de la séparation de l’Etat avec la nation, le peuple et la
société. En effet les chefs coutumiers ont toujours été dans l’histoire du droit congolais
des fonctionnaires et agents de l’Etat au nom de quoi le Président Mobutu a voulu
souligner leur soumission à la hiérarchie légitimement établie et ils lui devaient
allégeance conformément aux textes législatifs et réglementaires qui régissent les
fonctionnaires et agents de l’Etat. Et il en va des prérogatives régaliennes reconnues à
l’Etat de gérer ses agents conformément au statut des fonctionnaires (recrutement,
salaire, promotion, mutation, retraite, …). C’est ainsi que le président Mobutu demanda
au Ministre (Commissaire d’Etat) des affaires politiques de procéder à des permutations
des chefs coutumiers pour leur rappeler leur qualité de fonctionnaire et agent de l’Etat
71
en 1974128. Il convient de relever que les chefs coutumiers n’étaient pas des
fonctionnaires et agents ordinaires de l’Etat par leur mode de recrutement ou de
désignation, de la mise à la retraite à la retraite, c’est pour cela qu’ils échappaient au
régime commun des fonctionnaires et agents de l’Etat.
Contrairement à la loi de 1982, le Décret-loi n° 018/2001 du 28 septembre 2001
réduit les entités coutumières à des simples circonscriptions administratives dépourvues
de la personnalité juridique (art.139).
L’article 207 de la constitution de 2006 consacre la reconnaissance de l’autorité
coutumière. Par contre, la loi organique n° 08/016 du 07 octobre 2008 portant
composition, organisation et fonctionnement des entités territoriales décentralisées et
leurs rapports avec l’Etat et les provinces fixe le cadre fonctionnel des entités
coutumières dans l’appareil administratif de l’Etat. L’article 5, alinéa 2 stipule à cet
effet : « La ville, la commune, le secteur et la chefferie sont des entités territoriales
décentralisées dotées de la personnalité juridique ». Seul le groupement, comme entité
coutumière, est dépourvue de la personnalité juridique. En vertu de l’article 66, les
groupements coutumiers qui composent le secteur, conservent leur organisation
coutumière dans les limites et conditions prévues par la présente loi et la loi portant
statut des chefs coutumiers. Quant à la chefferie, l’article 67 dispose : « la chefferie est
un ensemble généralement homogène de communautés traditionnelles organisées sur
base de la coutume et ayant à sa tête un Chef désigné par la coutume, reconnu et investi
par les pouvoirs publics. Elle est administrée conformément aux dispositions de la
présente loi et à la coutume pour autant que celle-ci ne soit contraire ni aux lois, ni aux
édits, ni à l’ordre public et aux bonnes mœurs ».
Contrairement au constituant de 1967, le constituant de 2006 a tenu à protéger
l’autorité coutumière nonobstant les contestations que connaît cette institution. En effet,
il y a unanimité sur l’opinion commune des auteurs sur la distinction à faire entre
l’autorité coutumière et l’autorité traditionnelle. Avec toute la subtilité requise, il
faudrait revenir sur la notion de l’autorité politique précoloniale car la consécration
constitutionnelle de l’autorité coutumière peut se révéler de fois comme une
consécration de l’usurpation du pouvoir traditionnel de certaines autorités des unités
politiques précoloniales. A la place de l’autorité coutumière, il serait utile de reconnaître
les unités politiques précoloniales comme entités décentralisées ou fédérées de la
République démocratique du Congo. D’ailleurs parmi les 25 provinces reconnues
constitutionnellement, certaines provinces (la province de Sankuru pour les Batetela, la
province de Kabinda pour les Basongye, la province de Kasaï oriental pour les Baluba,
…) vont se retrouver légalement dans cette situation. Cela est un atout pour le
développement harmonieux du territoire sur lequel le peuple a des droits qui lui est
reconnu en vertu des règles internationales définies plus haut. En quête de démocratie, il
n’est pas permis de consacrer toutes les formes des pouvoirs antidémocratiques qui
réduiraient les acquis de la liberté acquise dans la douleur au prix des sacrifices
humains. La forme républicaine de l’Etat n’est pas négociable et il n’y a pas de place à
des royautés et des principautés. Devoir de mémoire exige !
Cette nouvelle vision permettrait de mettre fin à des conflits du genre l’autorité
coutumière et l’autorité traditionnelle, à des revendications latentes des autorités
traditionnelles qui entraîneraient l’émiettement des entités administratives actuelles ; et
permettrait la création des nouvelles communes et villes sur base des critères objectifs
128
Message n° CAB/25/00/280/74 du 08 août 1974 du président Mobutu par le truchement du
Commissaire d’Etat aux affaires politiques concernant la permutation des chefs des collectivités.
72
qui tiendraient compte du nombre de la population, de la superficie et de la viabilité
matérielle (moyens financiers).
D. L’enlisement de la hiérarchie des normes en droit congolais
L’architecture juridique postcoloniale est fondée sur une certaine ossature qui a du
mal à préciser ses matériaux. Les indépendances politiques africaines avaient libéré des
aspirations sociales et politiques très profondes des peuples. Dans une inévitable
oscillation entre le discours souverainiste qui s’accroche mordicus sur la souveraineté
externe et l’attachement formel aux instruments juridiques internationaux de protection
des droits de la personne qui n’est pas suivi par un encadrement législatif conséquent,
les nouvelles constructions juridiques postcoloniales devraient être de bons révélateurs
de la prise en compte des traditions africaines, des aspirations de peuples africains et des
droits subjectifs et collectifs. L’ordre public postcolonial doit être fondé sur les
principes fondamentaux d’un Etat de droit qui garantis aux citoyens les droits subjectifs
et collectifs protégés par les instruments juridiques internationaux de protection des
droits de la personne. La protection des droits de tous les peuples ne doit porter
préjudice aux obligations de l’Etat qui découlent de la coopération économique
internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel et du droit international. En
plus, les principaux généraux du droit congolais de la période postcoloniale sont des
principes pertinents tirés du patrimoine juridique hérité de la tradition juridique
précoloniale et de la tradition juridique coloniale.
En République démocratique du Congo, il est fort étonnant que la règle à suivre
pour la gestion du conflit (confrontation de deux cultures juridiques) du début de la
colonisation soit toujours d’usage au mépris des principes fondementaux de l’ordre
public postcolonial. Le principe à suivre dans les décisions judiciaires du début de la
colonisation a traversé plus d’un siècle d’histoire de l’Etat importé par la colonisation
impériale léopoldienne au cœur de l’Afrique. L’ordonnance du 14 mai 1886 de
l’administrateur général de l’Etat Indépendant du Congo (EIC), approuvée par le décret
du 12 novembre 1886 du Roi-Souverain, demeure une disposition générale introductive
du code judiciaire congolais129.
L’esprit du législateur du décret demeure le fondement de la doctrine officielle qui
guide le législateur congolais, l’institutionnalisation de l’hégémonie du droit importé
par la colonisation est fondé sur le légalisme qui consacre la domination de l’Etat dans
la production du droit. L’Etat postcolonial successeur de l’Etat colonial est fondé sur les
mêmes principes du légalisme quant aux sources du droit étatique. La coutume reste et
restera une source supplétive du droit officiel étatique. En effet l’article premier de
l’ordonnance du 14 mai 1886 dispose : « Quand la matière n’est pas prévue par un
décret, un arrêté ou une ordonnance déjà promulgués, les contestations qui sont de la
compétence des tribunaux du Congo, seront jugées d’après les coutumes locales, les
principes généraux du droit et de l’équité »130.
La doctrine coloniale qui a soutenu l’esprit du législateur colonial belge peut-elle
être défendable par le législateur congolais en période postcoloniale ? La doctrine et la
jurisprudence coloniale étaient unanimes sur la condition d’applicabilité de coutume : la
conformité de la coutume aux principes généraux du droit des nations civilisées. Dans
l’expérience historique coloniale, la hiérarchie des normes soulève plusieurs questions
relatives à la hiérarchie des systèmes juridiques et à l’universalisme du modèle
occidental. L’identité de l’ordre colonial réside dans la profondeur, dans la diachronie
129
Cf. Les codes Larcier République démocratique du Congo. Tome I. Droit civil et judiciaire, Bruxelles,
Larcier - Afrique Edition, 2003, p. 261.
130
« Décret approbatif des ordonnances des 14 mai et 25 juillet 1886, en matière judiciaire », in Bulletin
officiel, 11, 1886, p. 188-189.
73
qui s’exprime dans les stratifications historiques qui fondent les pratiques de
l’administration des colonies. C’est ce qui justifie l’acculturation et les méthodes y
afférentes, qui permettent de mettre en évidence les interpénétrations entre les cultures
juridiques différentes. Les variations culturelles sont prises en termes de hiérarchisation.
La coutume était une source auxiliaire du droit dans les conditions précitées et se
trouvait au plus bas niveau de la hiérarchie des normes.
Il existe en République démocratique du Congo plusieurs lois contraires à l’ordre
public postcolonial qui datent de l’ère coloniale qui ont survécu après l’indépendance.
Comme nous l’avons relevé plus haut, les apports de la réforme introduite par le recours
à l’authenticité avaient jeté les jalons par l’intégration des nouveaux principes issus des
traditions juridiques congolaises dans le corps de principes généraux du droit congolais.
Dans la doctrine postcoloniale, la coutume ne renvoie pas à un ordre juridique propre
aux indigènes non-immatriculés, mais plutôt à un ordre juridique non-écrit, informel et
extra-étatique. La coutume n’engendre pas des droits pour aucun citoyen. Même là où
on avait cru faire une adaptation du droit aux réalités culturelles congolaises, elle n’en
était pas une car le code congolais de la famille reste plus radical. La coutume n’a en soi
aucune valeur légale. Le code de la famille consacre la célébration du mariage par étape
et le mariage coutumier n’a aucune valeur légale car « aux diverses étapes du mariage
célébré en famille tant que selon les règles coutumières, le mariage n’est pas
parachevé »131. L’article 332 alinéa 1 est on ne peut plus claire à ce sujet : « Sauf
disposition contraire, les règles de la présente loi sont impératives et d’ordre public »132.
On comprend bien les méthodes et les enjeux de la codification comme technique quasi
exclusive de mise en ordre du droit dans un pays de tradition coutumière pour mettre fin
au dualisme.
Ne faudrait-il pas repenser la pyramide des normes dans les nouvelles
constructions juridiques congolaises et africaines ? Il ne fait plus de doute pour
personne sans la prise en compte de la dynamique sociale des sociétés que l’on veut
jeter dans l’extra-étatique, l’Etat restera une réalité étrangère à sa propre population. Si
nous remontons à l’origine du droit romain, ne trouvions-nous pas, sous la République,
la loi comme expression de la volonté populaire ? Le droit prétorien n’a-t-il pas été
construit pour répondre à cette préoccupation d’adapter le droit à l’évolution de la
société romaine ? La doctrine elle-même n’est-elle pas une construction juridique à
partir des opinions des connaisseurs du droit dans la résolution des situations
concrètes ? C’est pour renforcer la force de la loi que l’Etat avait fini à imposer son
autorité à l’ère de codification. Avec les codifications, le droit devint un instrument
entre les mains des gouvernants pour imposer leur volonté aux gouvernés. Cependant le
droit demeure le fondement et la limite de la puissance politique 133. La question n’est
pas nouvelle mais elle se présente sous une autre facette de l’importation du droit en
contexte colonial. L’expérience coloniale africaine et les résistances qu’elle a engendré
et continue à engendrer ne mérite-t-elle pas une nouvelle réflexion sur le renouveau des
notions de droit et de norme ? N’y a-t-il pas une contestation de la pyramide des normes
du théoricien positiviste Hans Kelsen considérée comme immuable dans les esprits
juridiques ? Les populations dominées ont le plus souvent souffert de la discrimination
qui les ont laissé en marge des intérêts de l’Etat colonial, de l’Etat comprador et
patrimonial postcolonial. Toutes ces questions sont très intéressantes car elles touchent à
certaines notions de base de droit public notamment la notion d’Etat, de source de droit
et des caractères de la règle de droit.
131
Article 338 §3 du Code de la famille
132
Article 332 du Code de la famille
133
Cf. THIAM, S., Op. cit., p. 48-58.
74
Section 3. Du sujet au citoyen congolais
On ne peut parler de la souveraineté d’un Etat qu’à partir du peuple car le peuple
est au centre de l’Etat. Le rapport entre le peuple et l’Etat est déterminé par le statut de
citoyenneté. Ce statut bénéficie de la garantie des droits civiques et politiques 134. Dans
l’histoire du droit congolais, la notion du peuple traduit à la fois la nation culturelle et la
nation politique. En consacrant la conception culturelle de l’Etat, la RDC adopte un
modèle étatique en adéquation avec sa réalité sociologique135.
La consécration de la conception culturelle de l’Etat est fondée sur le principe de
peuples constitutifs de la RDC afin de protéger le lien politique et social entre l’Etat et
la communauté humaine sur laquelle il repose 136. Pour que l’Etat existe, il faut que sur
son territoire, une population soit établie de manière stable. C’est l’appréhension
juridique de la pluralité du substrat humain de l’Etat.
Les peuples regroupés dans une fédération par l’action coloniale exigent que leurs
droits civils et politiques soient bien protégés en tant que des peuples constitutifs. La
construction d’un Etat de droit en RDC devrait être définie comme un ensemble de liens
ethnoculturels et cela n’a rien d’insolite. L’identité culturelle devrait devenir un critère
dans l’organisation administrative et politique du pays car elle est une réalité politique
et légale137. L’histoire du droit congolais de la nationalité a été marquée par le conflit de
concept de « Congolais », en tant que citoyen d’un Etat territorial ou en tant que
membre d’un peuple constitutif, qui n’a jamais été résolu. Les identités culturelles ou
ethniques sont des réalités sociales et politiques qui précèdent leur consécration par la
puissance publique coloniale. Elles sont devenues politiques lorsqu’elles ont été prises
en compte dans l’organisation politique du pays.
3.1. L’identité ethnique dans l’histoire politique congolaise
Etymologiquement, le mot « ethnie » vient du grec, ethnos, qui signifie un peuple
qui n’était pas organisé en cité. Les Romains vont utiliser le mot ethnicus en latin pour
désigner un païen. Dans la littérature coloniale, le mot tribu (ethnie) avait une
connotation péjorative parce qu’il était associé aux peuples primitifs ou inférieurs138. Le
principe selon lequel les indigènes sont tribaux est au cœur de la domination coloniale
indirecte139. Pour que la domination coloniale se maintienne, il n’est pas nécessaire que
la population du territoire assujetti constitue une nation ; il faut même parfois l’en
empêcher. La puissance publique coloniale distinguait les populations de la colonie
entre les non-indigènes (les races) d’une part, et les indigènes et assimilés (les tribus)
d’autre part. L’origine ethnique signifie l’appartenance d’un individu à un groupe
ethnique. Un individu peut appartenir à un groupe ethnique, soit parce qu’il en est issu
134
Krittika YUVANATIMIYA, Le concept de nation et les aménagements institutionnels et juridiques de
l’Etat au regard de la pluralité nationale : Les exemples de la France, de la Belgique, de la Hongrie et
de la Roumanie, Thèse de doctorat, Université de Lorraine, 2014, p. 24.
135
Cf. Alain ONDOUA, « La population en droit constitutionnel. Cas des pays d’Afrique francophone »,
in Afrique contemporaine, 242/2, p.88.
136
Article 51 de la constitution de la République démocratique du Congo.
137
Cf. MAHMOD MAMDANI, « Race et ethnicité dans le contexte africain. Traduit de l’anglais par
Thierry Labica », in Actuel Marx, 2005/2 (n° 38), p. 65-66.
138
Cf. Léon de SAINT MOULIN, « Conscience nationale et identités ethniques : Contribution à une
culture de la paix », p. 3.
139
Cf. Jean-Loup AMSELLE et ELIKIA M’BOKOLO (dir.), Ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Paris,
Ed. La Découverte, 1985, p. 220 ; Jean-Pierre CHAUVEAU et Jean-Pierre DOZON, « Ethnies et Etat en
Côte d’Ivoire », in RFSP, vol. 38 (1988), n° 5, p. 735 ; Maro-Eric GUENAIS, « Quelles ethnies pour
quelle anthropologie ? », in L’Homme, 1986, XXVI (1-2), n° 97-98, p. 357 ; OSUMAKA LIKAKA,
« Colonisation et construction d’identités : L’administration belge et l’identité Mbolo. 1910-1960 », in
RFHOM, t. 85 (1998), n°321, p. 28-31.
75
(ascendance, lignée), soit parce qu’il s’y identifie (identité) 140. L’appartenance culturelle
ou ethnique repose sur une perception commune de l’histoire et des origines territoriales
d’un groupe ou d’une communauté, de la religion, de la langue et de la culture141.
L’Etat colonial repose sur la notion implicite d’un seul pays composé de
nombreux peuples et souligne le caractère distinct des peuples et le lien indissoluble
entre chaque peuple ou groupe ethnique, son territoire et ses chefs. « La géographie
interne du colonialisme, écrit Monsieur Abdul Raufu Mustapha, était une géographie
culturelle, qui soulignait le caractère distinct des peuples et le lien indissoluble entre
chaque ‘population tribale’, son territoire et ses chefs »142.
L’Etat libre du Congo présidé par Sa Majesté le roi Léopold II est cosignataire de
la convention de Berlin de 1885 sur la colonisation de l’Afrique. A la conférence de
Berlin en 1885, l’Etat libre du Congo présidé par Sa Majesté le roi Léopold II a été
reconnu officiellement comme un Etat souverain par les puissances sur base des traités
conclus entre les chefs locaux avec le roi Léopold II, souverain de l’Etat libre du
Congo. L’Etat libre du Congo est une fédération des peuples rassemblés par l’ambition
coloniale du roi Léopold II. Comme l’écrit M. Roeykens, « Les commandants des
stations s’efforceraient de grouper les chefs indigènes de l’Afrique dans une vaste
confédération politique sous la protection et l’administration de l’Association
Internationale. Une fois ce résultat acquis, il ne serait pas difficile au président -
promoteur de l’Association - de se faire reconnaître par les autochtones comme le chef
mandaté et souverain de leur fédération. Cette nouvelle création politique, née du libre
accord des chefs indigènes et en dehors de toute intervention ou dépendance d’une
nation européenne quelconque, pourrait obtenir la reconnaissance par les Puissances
grâce à une politique de large liberté commerciale. Elle constituerait une sorte de
colonie internationale sous l’égide du roi des Belges. Le Gouvernement et les Chambres
belges ne devaient intervenir dans la constitution de cet Etat et dans son développement
ultérieur que pour accorder au roi la faculté d’en assumer la souveraineté »143.
La jurisprudence internationale considère l’acquisition d’un territoire habité
comme découlant d’accords conclus avec les chefs locaux, comme relevant d’un mode
d’acquisition territoriale de nature « dérivée »144.
La politique d’‘administration indirecte’ ou d’association était conçue pour
rétablir autant que possible les institutions tribales telles qu’elles existaient avant
l’invasion européenne puis de les adapter progressivement aux nouveaux impératifs de
la domination coloniale. Du côté des indigènes, la politique d’‘administration indirecte’
ou d’association avait été accueillie favorablement car elle leur accordait une certaine
autonomie locale.
140
Cf. Thomas HAMMARBERG, Droits de l’homme en Europe : la complaisance n’a pas sa place,
Strasbourg, Editions du Conseil de l’Europe, 2011, p. 38 ; Bogumil JEWSIEWICKI, « Les pratiques et
l’idéologie de l’ethnicité au Zaïre : quelques réflexions historiques », in Bogumil JEWSIEWICKI (dir.),
Etat Indépendant du Congo, Congo-Belge, République Démocratique du Congo, République du Zaïre ? ,
Québec, 1984, p.103.
141
Cf. Patrick SIMON, Statistiques « ethniques » et protection des données dans les pays du Conseil de
l’Europe, Rapport d’étude, Institut National d’études Démographiques, Strasbourg, 2007, p.31 ; Bogumil
JEWSIEWICKI, « Les pratiques et l’idéologie de l’ethnicité au Zaïre ; quelques réflexions historiques »,
in Bogumil JEWSIEWICKI (dir.), Etat Indépendant du Congo, Congo-Belge, République Démocratique
du Congo, République du Zaïre ?, Québec, 1984, p.103.
142
ABDUL RAUFU MUSTAPHA, Etnic Structure, Inequality and Governance of the Public Sector in
Nigeria, This United Nations Research Institute for Social Development (UNRISD), Programme Paper,
Novembre 2006, p. V.
143
Auguste ROEYKENS, L’initiative africaine de Léopold II et l’opinion publique belge, tome I,
Bruxelles, ARSOM, 1963, p. 27-28.
144
Cf. CIJ, Sahara occidental, 16 octobre 1975, Rec. 1975, p. 39, par. 80 ; Frontière terrestre et maritime
entre le Cameroun et le Nigeria, 10 octobre 2002, Rec. 2002, par. 205.
76
La prégnance à l’appartenance culturelle ou ethnique est une survie de la logique
coloniale dans la période postcoloniale. Avec l’indépendance, les membres de groupes
ethniques ou de peuples constitutifs, ont acquis automatiquement la nationalité
congolaise d’origine par appartenance ethnique. L’appartenance ethnique est devenue le
critère de détermination de l’identité nationale.
L’ethnicité politique n’est pas un simple vestige de la tradition. En tant qu’identité
politique, elle est le produit d’une rencontre avec la modernité occidentale dont le
pouvoir colonial constitue la médiation. Elle reflète à la fois un lien avec une histoire
antérieure au colonialisme et une reconstruction de cette histoire par le pouvoir colonial.
L’appartenance ethnique repose sur une perception commune de l’histoire et des
origines territoriales des ethnies ou communautés qui constituent la nation congolaise.
C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons ni simplement accepter, ni simplement
écarter l’ethnicité comme identité politique. Elle permet aux membres de groupes
ethniques d’adopter une stratégie mobilisatrice en vue du contrôle de leurs territoires ou
du pouvoir sur leurs territoires. Ce communautarisme politique permet aux groupes
ethniques de demeurer vigilants pour lutter contre la prise en otage de l’Etat par des
individus ou politiciens dans la gestion de la chose publique.
La fédération coloniale s’est construite sur base de l’intégration des peuples ou
groupes ethniques différents, ipso facto l’Etat congolais ne peut en effet se bâtir sur
l’exclusion ou dans une sorte de xénophobie à l’échelle ethnique. Pour l’instauration de
l’Etat de droit en RDC, les identités culturelles ou ethniques doivent être acceptées et
respectées dans la recherche du bien commun et du bonheur collectif de toutes les
composantes du peuple Congolais.
3.2. La consécration légale de l’identité culturelle ou ethnique
Dans l’histoire du droit des colonies, le droit n’invente pas la réalité sociale mais
consacre des situations de fait. Le droit permet d’identifier les acteurs historiques et
institutionnalise l’ordre de l’existence collective. L’identité collective est saisie par le
droit et devient une identité politique et légale. En imposant des identités collectives à
des sujets individuels, le droit institutionnalise l’ordre de l’existence collective 145. Les
peuples coloniaux sont définis par leurs identités collectives. L’identité collective est
fondée sur l’identité culturelle ou ethnique.
Les Etats issus de la décolonisation, à l’instar de la RDC, sont fondés sur le droit
des peuples à l’autodétermination lequel a permis aux peuples coloniaux d’accéder à la
souveraineté nationale et internationale. C’est pourquoi les identités collectives
indigènes vont devenir des sujets de droit dans les Etats issus de la décolonisation et le
caractère culturel ou ethnique la base de l’identité nationale. Par le fait même,
l’institutionnalisation de l’identité collective devient un principe fondamental consacré
dans l’histoire du droit de la nationalité congolaise. La nationalité congolaise d’origine
par appartenance ethnique est un droit reconnu aux peuples constitutifs de la RDC.
L’appartenance culturelle ou ethnique a été et est toujours le critère objectif dans
la fixation de statuts de la nationalité congolaise d’origine qu’il faut situer dans
l’histoire de la constitution du Congo en tant qu’Etat moderne.
L’appartenance culturelle ou ethnique pour définir le statut de la nationalité
congolaise d’origine demeure un élément constant dans l’histoire du droit congolais de
la nationalité.
L’alinéa 2 de l’article 6 de la constitution de Luluabourg du 1er août 1964.
« … Elle [la nationalité congolaise] est attribuée, à la date du 30 juin 1960, à
toute personne dont un des ascendants est ou a été membre d’une tribu ou d’une partie
de tribu établie sur le territoire du Congo avant le 18 octobre 1908 ».
145
Cf. MAHMOD MAMDANI, Art. cit., p. 65-73.
77
Dans l’exposé des motifs de la loi n° 72-002 du 5 janvier 1972 relative à la
nationalité zaïroise, le législateur rappelle que la nationalité « constitue un précieux
trésor pour lequel nos ancêtres ont enduré tant de sacrifices, y compris celui de leur
sang ».
La nationalité est conférée soit par voie d’attribution soit par voie d’acquisition.
L’article 4 de la loi n° 81-002 du 29 juin 1981 stipule : « … Est zaïrois, aux termes de
l’article 11 de la Constitution, à la date du 30 juin 1960, toute « personne dont un des
ascendants est ou a été membre d’une des tribus établies sur le territoire de la
« République du Zaïre dans ses limites du 1er août 1885, telles que modifiées par les
conventions « subséquentes ».
Alors que la Constitution de Luluabourg renvoyait la référence à avant le 18
octobre 1908 c’est-à-dire à l’Etat Indépendant du Congo pour la « prise en considération
de l’établissement des tribus constitutives de la population d’origine »
La loi de 1981 et la constitution à laquelle elle se réfère situent précisément la
référence aux limites du pays telles que fixées au 1 er août 1885 et modifiées par les
conventions subséquentes.
La loi n° 04/024 du 12 novembre 2004 relative à la nationalité congolaise institue
deux statuts juridiques de la nationalité congolaise : la nationalité congolaise d’origine
et la nationalité congolaise d’acquisition. L’article 1er de la loi de 2004 stipule : « …
Elle [la nationalité congolaise] est soit d’origine, soit acquise par l’effet de la
naturalisation, de l’option, de l’adoption, du mariage ou de la naissance et de la
résidence en République Démocratique du Congo ».
Aux termes de l’article 6 de la loi n°04/024 du 12 Novembre 2004 relative à la
nationalité congolaise « … Est congolais d’origine, toute personne appartenant aux
groupes ethniques et nationalités dont les personnes et le territoire constituaient ce qui
est devenu le Congo (présentement la République Démocratique du Congo) à
l'indépendance ».
D’après l’Exposé des motifs de la loi n°04/024 du 12 Novembre 2004 relative à la
nationalité congolaise, la nationalité congolaise d’origine est reconnue à l’enfant dès sa
naissance, en considération de deux éléments de rattachement de l’individu à la RDC :
1°) sa filiation à l’égard d’un ou des deux parents congolais (ius sanguinis), son
appartenance aux groupes ethniques et nationalités dont les personnes et le territoire
constituaient ce qui est devenu le Congo à l’indépendance (ius sanguinis et ius soli) ;
2°) sa naissance sur le territoire de la RDC (ius soli).
Aux termes de l’évolution historique du droit de la nationalité, la nationalité
congolaise d’origine par attribution ou reconnaissance est liée à l’appartenance à l’une
des tribus établies, ou à l’établissement des tribus constitutives de la population
d’origine, ou encore à toute personne appartenant aux groupes ethniques et nationalités
dont les personnes et le territoire constituaient … . Il sied de relever une lacune de la
loi, relative à l’absence des définitions des termes juridiques tribus établies, tribus
constitutives, groupes ethniques constitutifs et nationalités constitutives auxquels se
réfèrent les dispositions législatives. Cette identité légale repose sur la notion implicite
de l’existence des peuples constitutifs, c’est-à-dire d’un seul pays composé de
nombreux peuples. Cette notion des peuples constitutifs souligne le caractère distinct
des peuples et le lien indissoluble entre chaque peuple, son territoire et ses institutions
politiques (chefs). Les peuples constitutifs forment une catégorie des nationaux dont la
composition et l’histoire s’identifient à l’être profond de la RDC. A l’accession du pays
à la souveraineté nationale et internationale, le 30 juin 1960, tous les indigènes,
membres des peuples constitutifs de la RDC, ont acquis automatiquement la citoyenneté
congolaise d’origine par appartenance ethnique. Ce qui est une reconnaissance légale
78
indirecte des peuples constitutifs (« tribus établies », « tribus constitutives », « groupes
ethniques constitutifs » et « nationalités constitutives ») à travers leurs membres en tant
que citoyens.
La nationalité congolaise d’origine par appartenance ethnique est une institution
de droit public dont la fonction n’est pas de créer des droits dans le chef de ses titulaires
mais d’attribuer un statut objectif aux groupes ethniques rattachés à l’Etat par un lien de
fait, c’est-à-dire les membres de communautés ethniques (personnes) et les territoires
(régions) ethniques constituaient ce qui est devenu la RDC. De ce lien de fait résulte une
compétence personnelle et produit une compétence territoriale de l’Etat.
1°. Des sujets individuels aux identités collectives
L’Etat ne crée pas sociologiquement les groupes ethniques mais c’est le
législateur congolais qui crée légalement les peuples constitutifs (« tribus établies »,
« tribus constitutives », « groupes ethniques constitutifs » et « nationalités
constitutives »). La loi constate qu’il y a des personnes appartenant à des groupes
ethniques bien déterminées occupants des territoires bien circonscris qui constituaient ce
qui est devenu la RDC. C’est l’ethnie qui détermine le lien entre la population et le
territoire. C’est pourquoi l’appartenance culturelle ou ethnique devient un critère de la
fixation de la nationalité congolaise d’origine par appartenance ethnique. Cette dernière
est définie par l’appartenance à l’ethnie établie d’une manière stable sur le territoire
national, et c’est ce qui donne une dimension ethnique de la nationalité congolaise. La
citoyenneté ethnique sous-tend la citoyenneté étatique 146 en RDC par le lien territorial et
chronologique (le 30 juin 1960). Dans tous les Etats issus de la décolonisation, la
nationalité ne peut se définir sans tenir compte de l’histoire de peuplement 147 de ces
anciennes dominations coloniales.
2°. Pas de territoire sans population
A l’ère de la colonisation, la relation entre l’Etat et son territoire est fondée sur la
théorie du territoire objet où la colonie est un objet, un patrimoine de la puissance
coloniale. Le territoire est un champ d’application d’un droit réel de propriété
(dominium), d’un droit réel de souveraineté (imperium). Le jour de la proclamation de la
constitution de l’Etat Indépendant du Congo, Monsieur De Winton, Gouverneur général
de l’EIC, montra la nécessité de la charte foncière entre l’E.I.C et les indigènes pour
l’occupation effective des terres vacantes. Par respect de l’équité, la charte foncière doit
protéger les droits acquis des indigènes sur leurs terres148.
La représentation des rapports internationaux sur la souveraineté territoriale est de
nature patrimoniale. La souveraineté territoriale est un droit réel de propriété qui permet
à l’Etat d’assurer à l’Etat la jouissance d’un espace et de ce qui s’y trouve. Le territoire
est conçu par le droit international comme l’objet d’un droit subjectif de jouissance,
comme une « chose »149.
Par le critère culturel ou ethnique de la nationalité congolaise d’origine, le
législateur congolais observe bien le principe du droit international de la nationalité :
« Pas de territoire sans population », qui établit le lien entre la population et le territoire.
146
Cf. Patrick COURBE, « Réflexions sur la réforme du droit de la nationalité par la loi du 16 mars
1998 », in Du droit interne au droit international. Mélanges Raymond Goy, 1998, p. 53 et ss, p. 60 ; Paul
LAGARDE, « Le principe de proximité dans le droit international contemporain », in Recueil cours, La
Haye, 1986, t. 1, p.13 ; Simon GREEN, La politique de la nationalité en Allemagne. La prédominance de
l’appartenance sur la résidence, in Patrick WEIL et Randall HANSEN, Op. cit., p. 29.
147
Cf. Christian BRUSCHI, « Droit de la nationalité et égalité des droits. De 1789 à la fin du XIXème
siècle », in Smaïn LAACHER (dir.), Questions de nationalité. Histoire et enjeux d’un code, Paris,
L’Harmattan, 1987, p. 21.
148
Archives Affaires Etrangères EIC, vol. VI, n° 29.
149
Cf. Jean DAUVILLIER, « Aux origines des notions d’Etat et souveraineté sur un territoire », Mélanges
Paul Couzinet, Toulouse, 1974, p. 153-154.
79
Comme l’écrit Monsieur Nguyen Quoc Dinh : « La population étatique moderne est une
population sédentaire stabilisée à l’intérieur des frontières étatiques. L’idée d’un ‘Etat
nomade’ est aberrante et tous les gouvernements confrontés aux problèmes du
nomadisme transfrontières mènent des politiques, parfois brutales de sédentarisation des
groupes nomades »150.
Pour qu’une population puisse former un Etat, il faut qu’elle soit sur le territoire
de façon fixe et permanente à l’intérieur des frontières de l’Etat. Le critère culturel ou
ethnique de la nationalité d’origine est une consécration de la souveraineté reconnue aux
ethnies sur leurs territoires, qui en ont pleine possession et plein pouvoir enfin de ne pas
se retrouver dans le cas de territoire sans maitre, « terra nullius » du droit romain. C’est
pourquoi, le législateur congolais lie juridiquement le territoire national aux groupes
ethniques. Les territoires habités par des ethnies ou des peuples ayant une organisation
sociale et politique ne peuvent pas être considérés comme des territoires sans maitre,
« terra nullius »151. Ces peuples fédérés par l’action coloniale sont des peuples
constitutifs de nations des nouveaux Etats créés par la colonisation152.
150
NGUYEN QUOC DINH, Patrick DAILLIER, Mathias FORTEAU et Alain PELLET, Droit
international public, Paris, L.G.D.J, 2009, 8ème édition, p. 455.
151
Cf. Avis de la CIJ dans l’Affaire du Sahara occidental, in Sahara occidental, Recueil de 1975, p. 39.
152
NGUYEN QUOC DINH, Patrick DAILLIER, Mathias FORTEAU et Alain PELLET, Op. cit., p. 452.
80
Conclusion
81
C’est pourquoi, il était dénommé l’État Indépendant du Congo, c’est-à-dire un État
mis à l’abri de toute influence politique à l’instar de la colonisation d’une quelconque
Puissance sous une quelconque forme que ce soit.
C’est pourquoi, il avait un statut spécial que le Professeur Albert Dumont qualifiait
d’international. Et, pour garantir une coexistence pacifique et favorable à son
développement, aussi bien aux États fondateurs qu’à toutes les Nations du monde, l’État
du Congo avait promis sa neutralité perpétuelle. La doctrine et la jurisprudence
congolaises ont élidé ce statut qui, pourtant, est, le fondement même dudit État (...).
La naissance de l’État Indépendant du Congo est suivie d’un autre événement : le
Traité de cession de l’État Indépendant du Congo à l’État belge, en date du 28
novembre 1907. Ce texte met fin au régime de l’Administration léopoldienne, un régime
monarchique absolu. Il précède la Charte coloniale du 18 octobre 1908 consacrant le
régime de l’Administration belge.
Il a la particularité d’aider Léopold II à réaliser paisiblement son rêve: « II faut à la
Belgique une colonie ».
Le juridisme qui couronne les efforts scientifiques de plusieurs savants ne tient
malheureusement pas compte de ce texte. Et pourtant, son incidence est spectaculaire en
droit. Il arrête brutalement le train des droits et obligations de l’État Indépendant du
Congo pour mettre en marche celui des droits et obligations de la Colonie. Celle-ci a
une nature controversée en fait et en droit. Pour les uns, elle est unilatéralement l’œuvre
belge, par opposition à l’État Indépendant du Congo dont la nature juridique revêt le
caractère consensuel des Puissances présentes aux assises de Berlin.
Pour s’en convaincre, déjà, l’article 6 des statuts de l’Association Internationale
d’Afrique dont l’Administration assumée par le Comité d’Études du Haut Congo
interdisait expressément aux parties de poursuivre des visées politiques, assignant à leur
activité une sphère exclusivement commerciale et industrielle.
Cet article 6 confirmait le contenu et la signification des termes utilisés par Stanley
dans sa lettre du 8 juillet 1879 adressée au Colonel Strauch qui disait: « ... Il ne s’agirait
pas, dans ce projet, de créer une colonie belge, mais de fonder un Puissant État nègre ».
Ces termes traduisent l’esprit même qui servait d’impulsion à chacune des Puissances
pour apporter sa pierre à la Fondation de l’État du Congo.
Cette issue coloniale a, paradoxalement, une nature exclusivement politique et
étrange. Elle viole la volonté consensuelle des parties, laquelle volonté était consacrée à
la naissance de l’État du Congo conformément à l’esprit de sa conception. Elle marque
l’étape où le Roi, le Gouvernement et le Parlement belges sont en face des circonstances
de temps et de lieu très favorables de détourner l’œuvre commune de sa destination
initiale et cela pour traduire l’esprit qui avait toujours hanté Léoplod II.
C’était une attitude toujours cachée aux Tierces Puissances, de 1860 à 1907. La
conséquence de ce comportement est que, depuis lors, le statut colonial de l’État du
Congo que lui impose la Belgique est controversé. La doctrine, par ailleurs très
abondante, n’a pas soutenu la thèse politique belge fondée sur ce statut colonial. En fait,
cette dernière avait de l’ascendance sur la thèse objective du droit, étant donné que la
colonie, comme régime, était à la mode.
À ce propos, le lecteur retiendra, de prime abord, que la colonisation telle
qu’instaurée par la Belgique était l’anti-thèse même de l’esprit véhiculé par le « Bill of
Rights » et la « Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen » constituant ainsi,
l’un et l’autre, le socle même de la nouvelle civilisation humanitaire et égalitaire. Cette
dernière n’avait pas développé la liberté du Citoyen congolais. Celui-ci ayant été
victime de la discrimination consacrée par l’article 4 de la Constitution belge de 1831 et
82
la mauvaise interprétation de l’art. 4 de la Charte coloniale du 18 octobre 1908. Ces
deux dispositions lui privaient les droits politiques dans la Communauté belge.
Dès lors, la signification de la cession de l’État Indépendant du Congo à la
Belgique revêt un double sens: politique et juridique. La thèse politique belge, c’est-à-
dire, celle soutenue par les Hautes Instances belges, en occurrence, le Gouvernement et
le Parlement stigmatisait que la cession donne lieu au transfert des droits et obligations
de l’État cédant à l’État cessionnaire. Par contre, la doctrine juridique objective
démontre le manque d’arguments solides pour asseoir cette thèse politique.
Celle-ci s’est dangereusement intériorisée dans la conscience collective donnant,
en conséquence, à l’État Indépendant du Congo, un statut de facto: la colonie belge.
L’enseignement primaire, secondaire et universitaire issu de la politique belge a
inculqué cette politique de la Colonie belge. Pour justifier sa thèse, la Belgique fondait
ses arguments sur l’Acte de cession. Par contre, la Communauté Internationale parlait
de l’annexion.
Ces deux concepts étant distincts, en droit, leur contenu n’étant pas le même, il est
donc inadéquat et impropre de prétendre que la thèse politique belge avait obtenu le
bénéfice de la légitimité internationale qui, en droit, constituait la condition
fondamentale par sa personnalité juridique autant qu’il en avait été pour les autres
colonies africaines. « D’ailleurs, des auteurs positivistes préféraient écrire le « Congo-
belge » pour traduire cette « annexion » et non la « Colonie belge du Congo », qui
traduit la « cession ». La thèse de cession en la matière n’a pas d’assise solide en droit.
(...)
De prime abord, nous relevons que cette controverse est la première cause de
Crises congolaises. Elle avait créé des flous artistiques dont les conséquences ont donné
la fausse impression d’avoir éteint les principes fondamentaux de l’État du Congo, à
savoir: - la liberté individuelle; - la liberté du commerce; - la neutralité perpétuelle.
Cette nature, d’une colonie de facto, a altéré, en conséquence, fondamentalement
l’authenticité du statut juridique de l’État du Congo qui, désormais, sera défini en
fonction de la politique de l’Administration publique mise en place par l’Etat belge.
Déjà, à l’annexion de l’État Indépendant du Congo par l’État belge, le 28 novembre
1907, deux écoles opposaient, aussi bien les doctrinaires que l’administration même
dudit État par rapport à la problématique de l’«extinction» et de la «survivance» des
droits et obligations antérieurs.
Néanmoins, cette précision sur la nature d’une colonie de facto, nous pousse à
inviter le lecteur à réfléchir déjà sur la nature et la valeur juridiques de l’indépendance
du 30 juin 1960 pour un État qui, en droit, n’a jamais été colonisé.
Encore que les Actes de reconnaissance du transfert de l’État Indépendant du
Congo à l’Etat belge valant légitimité internationale, intervenus subséquemment,
révéleront deux aspects substantiels. Par rapport à la foi des Tierces Puissances dans l’«
annexion » et non dans la « cession », d’une part, même que ces actes seront postérieurs
à la Charte Coloniale du 18 octobre 1908, promulguée par la Belgique, d’autre part.
C’est-à-dire, les tierces puissances étatiques avaient reconnu la mutation, ou le transfert
ou la succession de l’E.I.C. sur base de l’esprit du Traité d’annexion est sur celui de la
lettre ni du Traité de cession ni de celle de la charte du 18 octobre 1908.
Par ailleurs, nous notons que cette charte n’était opposable qu’à ses auteurs en
toutes circonstances où elle mettait en jeux les droits et obligations des Tierces
Puissances. Pour s’en convaincre, son article 1er stipulait déjà que « Le Congo belge a
une personnalité distincte de celle de la métropole. Il est régi par des lois particulières.
L’actif et le passif de la Belgique et de la colonie demeurent séparés...».
83
Cette disposition avait survécu après toutes les révisions connues par la Charte
jusqu’à son remplacement, par la Loi Fondamentale du 17 mai 1960. Le lecteur
retiendra déjà à ce niveau de réflexion que la « survivance » des droits acquis par les
Tierces Puissances était une évidence sous l’Administration belge. Pour preuve, la loi
minière de 1911 dont l’esprit et la lettre faisaient appliquer l’article 15 de la Charte
Coloniale n’avait produit aucun effet extinctif des droits acquis par le Comité Spécial du
Katanga en 1900, c’est-à-dire sous l’Administration de l’État Indépendant du Congo.
L’absence de force obligatoire de ladite loi obligera les Gouvernement et
Parlement belges de proposer au Comité Spécial du Katanga un nouveau projet de loi
minière en 1919. Cette dernière aura obtenu le caractère consensuel entre la Belgique et
le Comité Spéciale du Katanga. Le fait que la Belgique aura résolu d’obtenir la
participation dudit Comité Spécial à l’élaboration de la loi de 1919 en la matière
consacrant ainsi une loi consensuelle, est une preuve patente d’une colonie différente de
celles que la France, le Portugal et l’Angleterre, par exemple, avaient en Afrique.
En fait et en droit, entre ces dernières Puissances métropolitaines et leurs colonies
respectives, il existait une relation horizontale à l’opposé de la relation verticale qui
existait entre la Belgique et la Colonie belge du Congo, c’est-à-dire, il existait une
relation de maître à sujet.
Si notre thèse conteste la valeur juridique de la thèse coloniste de l’annexion de
l’État du Congo par l’État belge, c’est pour des raisons de son caractère révolutionnaire.
En fait, son objectif est de dépouiller l’Administration de l’État du Congo de toutes les
influences politiques pour l’asseoir sur les trois principes fondamentaux relevés supra.
Encore que les influences politiques ont développé les obstacles au développement
effectif et harmonieux dudit État.
Elles sont même les causes majeures des crises sous examen. En fondant notre foi
sur l’État de droit que vante le Constituant de la IIIème République, nous nous
rassurons du résultat positif tendant à le mettre à l’abri des causes politiques qui sont à
la base des crises de mauvaises expériences politiques. En termes clairs, nous assurons à
l’État du Congo la « bonne Administration » ou la « bonne Gouvernance » pour un
développement stable et harmonieux.
La présentation de la question fait valoir la coexistence dans le chef de hautes
Instances belges de la vision politique et de la vision positive de la fondation de l’État
du Congo. La première date de 1860. Sa réalisation était impossible à cause des
obstacles d’ordre juridique.
Elle est restée voilée ou cachée aux Puissances jusqu’au Traité de cession du 28
novembre 1907. Elle consistait à trouver une colonie à la Belgique. La seconde est
objective en droit. Elle créait l’État du Congo comme un patrimoine commun à
l’humanité. Elle donnait à l’État du Congo une configuration spéciale traduisant ainsi
l’image par excellence du berceau de ce que l’on appelle aujourd’hui la
«mondialisation», c’est-à-dire un État dont les principes créateurs sont - la liberté
individuelle - la liberté du commerce à toutes les Nations du monde -la neutralité
perpétuelle.
La nature égoïste de l’homme n’a jamais réussi à mettre sur pied une
Administration bien assise sur ces trois bases que notre thèse qualifie. des colonnes
fondamentales de l’État du Congo. Cet échec est dû à l’accent plus aigu que le Pouvoir
met sur le facteur «Politique» au détriment du facteur «humanitaire» ou «civilisateur» et
du facteur économique ou commercial ou industriel.
C’est pourquoi, la charte Coloniale du 18 octobre 1908 contenait des dispositions
très égoïstes comme l’article 15. Pareille disposition est manifestement la première
tentative d’expropriation de l’ouvrage congolais par la seule Belgique. L’échec de cette
84
tentative face aux droits acquis par les autres Puissances avait justifié la deuxième
tentative politique belge. Nous devons cette dernière à «La Question des Aborigènes
aux Nations Unies», une thèse belge soutenue par le Professeur Van Langenhove, le 12
avril 1954 aux Nations Unies.
Dans cette thèse, l’auteur s’employait à justifier la non conformité du concept
«indépendance» à la lumière de l’esprit et de la lettre du chapitre XI de la Charte des
Nations Unies. L’inopérabilité de l’argumentaire, pourtant jugé très positif et objectif,
avait cédé la place à la présentation du programme dit «Plan du Professeur Van Bilsen».
Celui-ci tentait de justifier que l’indépendance de l’État du Congo n’était pas
opportune en 1960. Elle devrait être retardée de 30 ans. D’aucuns donnent à ce Plan une
nature exclusivement politique coloniste. Dans cette thèse, nous lui donnons aussi sa
nature économique et commerciale fondée sur les contrats d’emphytéoses antérieurs
dont les termes expiraient à partir du 12 mars 1990 jusqu’au 31 décembre 2011 pour les
principaux contrats, notamment ceux relatifs aux Concessions acquises par la
Compagnie du Katanga, le 12 mars 1891, la Compagnie des Chemins de fer du Congo
Supérieur aux Grands Lacs Africains de 1902, le Comité Spécial du Katanga de 1900, le
Comité National du Kivu de 1928, etc. Et, c’est entre 1990 et 2011 que l’État du Congo
est assis sur une très forte ébullition volcanique qui met en cause sa paix, sa sécurité, et
son développement. Cette période de 1990 à 2011, n’était-ce pas prévue comme la
période réelle de transition?
La poursuite de la thèse politique belge a rencontré, sur le terrain, des obstacles
inhérents aux revendications faites par des Puissances en rapport avec leurs droits
acquis avant 1908, d’une part et, par la Population congolaise en rapport avec le
chapitre XI de la Charte des Nations Unies, d’autre part, Encore que le contenu de ce
chapitre a obtenu une signification d’Indépendance pour les Peuples africains, à Accra
en 1958. Ce paradoxe, entre les faits et le droit, a débouché sur des Crises multiformes
dont l’examen exige à notre thèse une grande rigueur. Cette dernière requiert l’usage de
la méthode cartésienne dont l’objectivité peut couronner positivement notre étude.
Encore que le paradoxe dénoncé supra est réellement la cause principale de crises
congolaises. Il met en conflit les droits de partenaires.
Ceux-ci ont des revendications à formuler du fait de la mauvaise administration
qui n’assure pas l’équité et la justice telles que souhaitées par les uns et les autres.
S’agissant de l’administration, l’État du Congo en est à sa quatrième:
- l’Administration léopoldienne (1885-1907) ;
- l’Administration belge (1908-1960) ;
- l’Administration congolaise révolutionnaire (1960-2006);
- l’Administration congolaise démocratique (à partir de 2006).
La dernière Administration est encore à l’aube de sa phase expérimentale. Elle
revendique un État de droit. On doit donc éviter de le fonder sur du sable, c’est-à-dire
sur des artifices politiques qui ne tiennent pas compte des principes fondateurs de l’État
du Congo.
Cependant, les trois précédentes Administrations ont, chacune, abouti sur un cahier
des revendications légitimes émanant d’un partenaire lésé. L’Administration
léopoldienne avait été déchue du fait des exactions inhérentes aux violations massives
des droits de l’homme dont la Population congolaise était victime. Ces revendications
étaient formulées et soutenues par la Communauté Internationale.
L’Administration belge, quant à elle, avait connu une déchéance forcée aussi bien
par la formelle détermination des Nations Unies de concrétiser la lutte entreprise depuis
1776 et 1789, favorable aux principe de la « liberté individuelle », que par le
nationalisme africain. La discrimination qu’elle avait consacrée entre les Belges
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d’origine belge et les Belges d’origine congolaise était une violation flagrante des droits
universels de l’homme et du citoyen. Sous l’empire de cette Administration, le Citoyens
congolais avait, sous cette administration, perdu, non seulement sa nationalité, mais
aussi et surtout sa citoyenneté. La revendication était ici, l’œuvre des Congolais, eux-
mêmes et non des Puissances comme cela était le cas entre 1903 et 1907.
À son tour, l’Administration révolutionnaire du 24 avril 1965 et celle du 17 mai
1997 ont, l’une et l’autre, eu un passif chargé pour violation des droits de l’homme,
d’une part et pour mauvaise administration ou mauvaise gouvernance, d’autre part. Au
regard de ce qui précède, la mauvaise administration des droits patrimoniaux et extra-
patrimoniaux des partenaires a occasionné les crises de toute nature, La réhabilitation
des différents partenaires dans leurs droits respectifs est aujourd’hui une équation à
plusieurs inconnues. Et, pourtant, c’est là le gage sans quoi le développement
harmonieux de l’Etat est impossible. Encore que sur le terrain, les différentes crises
trouvent leurs origines dans le conflit des statuts international, colonial et national de
l’Etat du Congo. L’étendue de la question et sa complexité sont la raison fondamentale
de notre étude dans le but de proposer une réponse responsable et rationnelle dont
l’audace est l’éradication des Crises congolaises.
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