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Guillaume D Ockham Le Singulier Pierre Alferi

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PIERRE

ALFÉRI

GUILLAUME D’OCKHAM
LE SINGULIER


Ouvrage publié avec le concours
du Centre national de la recherche scientifique
et du Centre national des lettres

© 1989 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l'édition papier

© 2015 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique
www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707332592

AVANT-PROPOS

Il n’est rien de plus inactuel que la philosophie médiévale. Malgré une littérature savante qui
s’enrichit régulièrement depuis quelques décennies, elle est plus absente, plus lointaine de la culture
et de la pensée contemporaines que celle des premiers Grecs. Parmi ses grandes figures – celles dont
au moins le nom est connu – il en est une plus inactuelle encore que les autres, que Thomas d’Aquin
ou Duns Scot, par exemple. 1288 ?-1349 ? : entre ces deux dates incertaines vécut Guillaume, né à
Ockham, au sud de Londres, auteur d’une dizaine d’ouvrages de philosophie qui ont attendu six
siècles leur édition complète, sans parler de traduction1. En quoi nous regarde-t-il ? Certes, il ne
nous surveille pas depuis le sommet ou la somme d’une pensée autarcique, retournée en tous sens par
le commentaire redondant des disciples et où il aurait, comme on le dit de certains grands
philosophes, « déjà tout dit ». Mais sa pratique singulière de la philosophie répond à certaines
exigences qu’elle peut à son tour, par sa force propre, nous imposer par-delà une tradition
interrompue. Les interprétations strictement historiques multiplient, à juste titre, les relais et les
écrans ; chez les philosophes médiévaux, elles s’attachent à montrer les écoles, leurs précurseurs et
leurs sectateurs, à isoler telle ou telle contribution à la logique ou à la science de la nature. Le tout
premier travail que demande une pensée n’est pourtant pas de la situer, de la classer, mais de
comprendre à quel point elle est accessible. Et s’il n’est rien de plus accessible que la philosophie,
c’est qu’elle avance des exigences de pensée où elle s’impose, qu’elle prescrit la pensée. Guillaume
d’Ockham nous prescrit, non comme un remède, mais comme une épreuve, une pensée singulière.
Il exige de nous que nous pensions ce vers quoi, après lui, fût-ce en lui tournant le dos, nous
pouvons nous tourner comme lui.
Il peut paraître étrange, sinon suspect, de présenter ainsi Ockham comme un philosophe de
l’avenir. Commentateur d’Aristote, théologien franciscain, dernière figure célèbre de la philosophie
« scolastique », il fut enterré avec elle par la Renaissance, dont la culture moderne dominante, à de
nombreux égards, a consommé les oublis. L’oubli peut pourtant être une chance, préservant
l’étrangeté de ce qu’il emporte, sa nouveauté. Il serait en effet suspect de vouloir moderniser
Ockham, le rendre présent ou présentable au goût du jour, et tel n’est pas le propos de ce livre. Mais
une exigence – et moins que toute autre une exigence de pensée – n’est jamais simplement présente,
pas plus qu’elle n’est simplement historique. Ce qui prescrit, prescrit la pensée et dans la pensée, doit
précéder, d’une distance qui n’est pas mesurable en termes d’histoire, pour faire signe vers ce qui
longtemps peut rester inactuel, à venir et à penser. Or c’est bien à des exigences, singulièrement
rassemblées sous le nom d’Ockham, que ce livre essaie de donner un écho, si faible soit-il.
La philosophie pratiquée par Ockham est ici envisagée autour de trois questions. Qu’est-ce qu’un
singulier ? Comment les singuliers s’organisent-ils en séries ? Comment peut-on les signifier ? Ce sont trois faits
fondamentaux et étroitement liés qui soulèvent ces questions : la singularité dans l’ordre de l’étant, la
sérialité – ou le rapport à des multiplicités ordonnées – dans l’ordre de l’expérience, la référence dans
l’ordre du langage. C’est pour répondre de façon pertinente à ces questions que certaines exigences
de pensée avancées par Ockham doivent être respectées. Montrer, en les reprenant, qu’elles ne sont
pas plus dépassées que les questions elles-mêmes, tel est le propos de ce livre. Et tel est, si l’on veut,
son présupposé : si la pensée d’Ockham n’était largement ignorée, ses exigences pourraient et
devraient être les nôtres. On ne peut, au préalable, que les affirmer de façon très abrupte, quitte à
annoncer ce qui suit plutôt comme un manifeste, où une intention et des enjeux sont, comme le
terme l’indique, déclarés dès le départ sans arrière-pensée.
Il faut penser tout étant, nous dit Ockham – toute chose, toute réalité – comme une singularité
absolue. La singularité ne marque pas seulement un aspect des étants tels qu’ils se donnent
extérieurement, par exemple à nos sensations. Elle n’est pas non plus le résultat d’un processus secret,
d’une « individuation ». Elle ne dérive de rien. Tout ce qui est de l’étant, lui appartient, le constitue
ou lui arrive, est d’emblée singulier. La singularité est l’absolu même, seul fond des choses,
coïncidence de chaque étant avec lui-même. Il n’y a pas de modes d’être ou de degrés d’être
hiérarchisés, pas même de distinction entre l’étant et son être. Il faut donc penser en deçà ou au-delà
de tout arrière-monde essentiel, au-delà même de toute différence ontologique. La seule
« ontologie » légitime sera minimaliste : un discours sur l’étant en tant que singulier. La tâche de la
philosophie y est alors non seulement très réduite, mais très polémique : combattre sur son propre
terrain tout universalisme, combattre la philosophie elle-même pour autant qu’elle se détermine
comme une ontologie générale, ou une métaphysique de l’« être en tant qu’être » ; contre tout
universalisme des essences, des natures communes ou de la Nature, contre tout universalisme de
l’être comme tel.
Il faut penser la genèse de l’expérience, nous dit Ockham, à partir de l’intuition du singulier.
Source de toute connaissance empirique, c’est en elle, dans le face-à-face avec une chose extérieure,
que s’ouvre l’écart décisif de l’expérience, entre les actes d’appréhension et leurs objets, qui
précisément décide de toutes les variations dans le rapport aux singuliers. C’est à partir de cette
expérience originaire qu’il faut retrouver l’ordre naturel des relais, dans un rapport de plus en plus
abstrait aux singularités : souvenir proche, mémoire proprement dite, imagination, concept. C’est
cette pure genèse empirique partant de l’intuition qui doit montrer comment un concept universel
permet finalement de se rapporter à une multiplicité ordonnée de singuliers, à tous les hommes ou à
tous les chevaux, par exemple. Il ne faut pas penser le concept comme le rapport à une essence
réellement universelle, pas même comme une représentation générale que l’esprit forgerait, mais
comme la visée d’une multiplicité en tant que telle, produite, au terme d’un véritable processus de
mise en série, par la répétition des actes internes, la mémoire. Il ne faut pas penser le concept comme
un objet, mais comme un acte de référence en direction des mêmes singuliers qui furent d’abord
l’objet d’une intuition : penser le concept comme le signe naturel d’une série, penser l’expérience
comme production de signes.
Il faut enfin penser le langage dans son ensemble, nous dit Ockham, à partir de la référence aux
choses singulières. Elle est la destination première de tous les signes, écrits, prononcés ou pensés.
Toutes les manières de signifier, les plus subtiles comme les plus rudimentaires, doivent être
analysées comme des jeux de référence ayant chacun des règles strictes. Ces règles sont immanentes
au langage, elles sont respectées dans son usage ordinaire, elles doivent seulement être dégagées :
pour une sémiologie du langage articulé, certes, mais aussi pour une sémiologie des pensées, car on
parle mentalement. La vérité est une référence conjointe par l’enchaînement de plusieurs signes ; la
connaissance est faite de propositions ; les sciences sont des genres de discours. Les règles des jeux de
référence définissent, selon Ockham, le bon usage des signes, ce qu’il lui arrive d’appeler la proprietas
sermonis. Il faut les défendre contre le langage traditionnel de la métaphysique, qui n’a cessé, avant
Ockham et après lui, d’y déroger. Mais ce sont aussi les vastes ensembles discursifs constituant les
« sciences » qu’il faut critiquer d’un point de vue sémiotique, dont il faut interroger la scientificité,
ajuster les limites – les genres de discours physique, psychologique, théologique, etc., dans leur
forme et leur prétention traditionnelles : pour une sémiologie générale, donc, mais aussi appliquée et
critique.
La forme et la pratique du discours philosophique doivent ainsi être réinterprétées à partir des
nouvelles exigences avancées par Ockham. Depuis une sémiologie rigoureuse – la logique
proprement dite –, la philosophie doit aller à la rencontre des sciences particulières pour en
interroger le langage, l’organisation et les limites. Elle ne doit pas être la science des sciences, mais un
discours transversal qui parcourt les régions du savoir et du discours, de plain-pied avec elles, qui
travaille à une sorte de cadastre de la pensée discursive : une philosophie critique, à la fois
transcendantale et sans surplomb.
Ces exigences de pensée ne peuvent être reprises qu’au risque d’une interprétation. Celle qui est
proposée dans les pages qui suivent est donc centrée sur la question de la singularité, du côté des
étants, de l’expérience et du langage. J’ai essayé de la former pas à pas, sans forcer les textes
d’Ockham et sans escamoter leur témoignage, afin que l’on puisse juger sur pièces autant que le
permet l’espace d’un livre. Il existe aujourd’hui une édition critique des œuvres philosophiques et
théologiques d’Ockham, en voie d’achèvement, celle de l’Institut franciscain Saint Bonaventure de
New York (Opera Philosophica et Theologica Guillelmi de Ockham) : la plupart des citations traduites en
note en sont extraites et les références y renvoient lorsqu’une autre source n’est pas indiquée.
Mais Ockham ne s’est pas contenté de naître, de penser et de mourir : il fit, comme on dit, de la
politique. Il n’enseigna, dans les formes que gardent ses écrits philosophiques, que pendant sept ans.
De l’interruption de sa carrière, il garda le surnom de Venerabilis inceptor : débutant, mais aussi
initiateur du grand mouvement nominaliste. Ordonné sous-diacre le 26 février 1306, entré dans
l’ordre franciscain, il commenta d’abord les livres des Sentences de Pierre Lombard à Oxford,
de 1317 à 1319, puis, de 1321 à 1324, les œuvres d’Aristote au Studium Generale des Franciscains à
Londres, où il rédigea aussi sa Somme de Logique. Mais, en 1324, sur une accusation argumentée du
chancelier d’Oxford John Lutterell, il fut cité à comparaître en Avignon, où le pape Jean XXII réunit
une commission pour examiner sa doctrine. Il y rédigea encore ses Quodlibeta, mais n’attendit pas
qu’on rende un jugement. Le 26 mai 1328, il prit la fuite en compagnie de Michel de Césène,
ministre général des Franciscains, en rébellion contre l’autorité papale. Il se rallia au prince Louis de
Bavière, s’installa à Munich en 1330 et mena, jusqu’à sa mort, une véritable guerre politique contre
la papauté. De cette action par le discours, de ses enjeux et de ses résultats, il ne sera pas ici question.
Elle témoigne pourtant de la même conception intransigeante de la pratique philosophique.

Je dois beaucoup aux conseils d’Alain de Libera, Jean Jolivet et Louis Marin. Ma reconnaissance
va aussi à mes parents, à André Bernold, Jean-Claude Bonne, Olivier Boulnois, Suzanne Doppelt,
Élisabeth de Fontenay, Didier Franck, Daniel Loayza, Jean Petitot et Avital Ronell.

1. Ce livre était sous presse lorsqu’a paru la première édition bilingue français/latin du premier livre de la Somme de Logique
d’Ockham (traduction, introduction et notes de Joël Biard), T.E.R., 1988 : une entreprise courageuse et rigoureuse qu’il faut
évidemment saluer.

ABRÉVIATIONS

Prologue : Prologus de l’Ordinatio sive Scriptum in librum primum Sententiarum.
Sent., I : Ordinatio sive Scriptum in librum primum Sententiarum.
Sent., II et III : Reportatio sive Quaestiones in secundum et tertium librum Sententiarum.
S.L. : Summa Logicae.
Quod. : Quodlibeta Septem.
Pred. : Expositio in librum Porphyrii de Praedicabilibus.
Cat. : Expositio in librum Praedicamentorum Aristotelis.
Herm. : Expositio in librum Perihermenias Aristotelis.
Elench. : Expositio super libros Elenchorum.
Exp. Phys. : Expositio super VIII libros Physicorum Aristotelis.
Quest. Phys. : Quaestiones in libros Physicorum.
S.P. : Summulae in libros Physicorum.
dist. indique la distinctio, qu. la quaestio, art. l’articulus. Lorsque la source n’est pas indiquée, la
pagination est celle de l’édition des Opera Philosophica et Theologica Guillelmi de Ockham de l’Institut
franciscain Saint Bonaventure, New York.
I. L’ÉTANT SINGULIER
SINGULIER, SÉRIE, SIGNE

La première grande question ockhamiste est : qu’est-ce qu’un singulier ? Elle ne se pose pas dans
une région du savoir déjà délimitée, selon les règles déjà reconnues d’un genre de discours. C’est
plutôt à partir de cette question que les limites des différentes régions du savoir, les registres des
différents genres de discours doivent être envisagés. C’est la question, la première et la seule, qui
permet de s’orienter dans le grand cadastre du discours.
La réponse préalable la plus générale, Ockham la donne en termes logiques, logice loquendo1.
D’emblée, il montre ainsi que pour lui la logique, dans sa fonction la plus haute, ne constitue pas
seulement une discipline régionale qui n’aurait aucun droit de regard sur d’autres régions du savoir.
Discipline régionale confinée à l’étude des jeux de signes et des structures formelles, certes, la
logique sera aussi cela selon l’une de ses fonctions. Mais le privilège accordé par Ockham, sans cesse
et dès le départ, à la logique, ne marque pas la prééminence d’un domaine, d’une région sur les
autres2. Ce n’est pas non plus simplement à titre d’instrument, d’organon de la philosophie que la
logique se trouve ainsi promue. C’est bien plutôt la pensée ockhamiste en son entier qui se rassemble
et se singularise sous le titre de « logique ». Dans sa fonction la plus haute, la logique est beaucoup
plus qu’un instrument et n’a pas de domaine : elle épouse, en l’interprétant, le projet de la
philosophie. Elle assume en effet – au sens littéral – un rôle transcendantal et critique. Son
application est transrégionale et regarde tous les genres de discours, de savoirs discursifs, sur lesquels
elle intervient pour les distinguer. L’affaire première de la logique est d’établir le cadastre de la pensée
discursive, d’attribuer à chaque genre de discours un lot, des objets, un langage, des limites propres.
À ce titre, elle se confond, en lui donnant des enjeux très précis, avec la pratique de la philosophie3.
Dans ce cadastre ouvert à des interventions logiques, une question permet de s’orienter, la toute
première question, qui doit donc être posée de façon transcendantale et critique, « en termes
logiques ». Qu’est-ce qu’un singulier ?
La réponse à cette question n’est donc pas une définition, mais une liste de définitions faisant la
part de plusieurs genres de discours et permettant d’envisager leurs principales différences d’objet et
de registre. Le caractère transcendantal et critique de cette liste la rend en même temps propre à
introduire les distinctions fondamentales sur lesquelles la pensée ockhamiste ne cesse de s’appuyer ;
elle constitue ainsi une sorte de propédeutique. Elle comprend trois définitions du singulier. La
première est absolument générale, c’est une définition nominale, indispensable mais insuffisante. La
seconde appartient au genre de discours que nous appellerons « ontologie », elle concerne les choses
singulières, les étants singuliers. La troisième appartient au genre de discours que nous appellerons
« sémiologie », à la théorie des signes que constitue la logique dans sa fonction régionale ; elle
concerne les signes que l’on peut dire « singuliers » en un sens propre à la sémiologie. Dans les
rapports entre ces trois définitions, les concepts fondamentaux de la pensée ockhamiste sont produits
sous nos yeux, en une cellule où sont contenus, comme des possibilités, les développements
principaux d’une pensée de la singularité.
La première définition, nominale, est celle de l’unité numérique du singulier. Comme celles qui
suivront, elle porte en même temps sur ce qu’Ockham considère comme un synonyme de
« singulier » : « individu ». « “Singulier” et “individu” s’entendent de trois manières : premièrement, on dit
singulier ce qui est une seule chose en nombre et non plusieurs choses »4. Sous l’apparence d’un pléonasme,
apparence commune à toutes les définitions nominales, celle-ci lève en fait plus d’une équivoque.
D’abord, que la signification d’« individu » soit analysée sur le même plan que celle de « singulier »
exclut toute compréhension de l’individualité restreinte à une région du savoir, celle du vivant, de
l’individualité organique (cet homme, ce chien), ou même celle des choses naturelles en général (ce
corps, cette pierre). Ockham appellera « individu » et « singulier » non seulement tel homme, tel
animal ou telle pierre, mais tout ce qui est « un et non plusieurs » : tel mot, telle pensée ou tel acte de
l’esprit en tant qu’ils sont uns. C’est pourquoi, pour maintenir cette généralité sans prêter à
équivoque, nous préférerons le terme moins connoté de « singulier ». Ensuite, le critère de l’unité
numérique exclut toute compréhension relative ou comparative du singulier. Est singulier non pas ce
qui diffère, ce qui ne ressemble pas à un autre sous tel ou tel rapport (comme lorsqu’on dit : « c’est un
homme très singulier »), mais ce qui est seul hors de tout rapport : singulus signifie à l’origine solus. La
singularité ockhamiste n’est pas une originalité ou une différence radicale ; elle n’entre absolument
pas en conflit avec des ressemblances, pas même avec des ressemblances essentielles. Le singulier doit
être pensé au-delà, ou plutôt en deçà de toute particularité. Pour qu’il y ait singularité, il est tout à
fait indifférent que la chose singulière soit semblable ou non à d’autres, qu’elle ait ou n’ait pas une
essence voisine d’une autre. Au contraire de la ressemblance et de la différence, la singularité n’admet
pas le plus et le moins. Elle consiste seulement dans l’unité numérique.
Le critère de l’unité numérique ne permet donc pas de reconnaître la singularité par comparaison ;
ce n’est pas sa fonction. Alors, quelle est-elle ? Il permet d’envisager la singularité comme opposée à
la multiplicité numérique. Il permet de penser logiquement, d’un point de vue préalable qui
concerne tous les genres de discours, les multiplicités numériques fondées sur l’unité numérique :
une seule chose, plusieurs choses. La ligne de démarcation principale ne passe pas pour Ockham
entre les singuliers pour marquer leur différence, leur dissemblance, mais entre le singulier d’une part
et les multiplicités numériques de l’autre. Qu’est-ce qu’une multiplicité numérique ? C’est un
ensemble de singuliers qui peut être circonscrit selon telle ou telle mesure, tel ou tel point de vue.
Ockham nomme les multiplicités numériques tour à tour des « collections », des « multiplicités »,
des « pluralités » ou simplement des « plusieurs » (plura). En tant qu’elles sont déterminées et
circonscrites, ce sont précisément des séries et c’est ainsi que nous les appellerons désormais. Qu’est-
ce qu’une série ? Une série est faite de singuliers, elle n’est en aucun cas un singulier ; elle est faite
d’unités numériques et n’a pas d’unité numérique. C’est un « être plusieurs ». Elle est ainsi marquée
par la discrétion, par la discontinuité de ses parties qui sont chacune un singulier à part entière.
Constituer des séries faites de singularités, c’est tout le travail de l’expérience et de la pensée en
général. Passer du singulier à la série, mettre des singuliers en série, tel est l’acte qui marque tout
changement d’ordre selon Ockham. La mise en série interne des appréhensions singulières marque
l’ordre de la mémoire, qui se fonde sur une répétition des mêmes actes ; la mise en série des étants
singuliers extérieurs marque l’ordre des concepts ; la mise en série des signes singuliers marque
l’ordre de la sémiologie – et plus particulièrement la mise en série des signes conventionnels marque
l’ordre de la grammaire ; la mise en série des vérités singulières marque l’ordre de la science, etc. La
définition de la série comme multiplicité numérique opposée à l’unité numérique de ses éléments a
donc une pertinence transcendantale.
Mais, si la série n’a pas d’unité numérique, étant toujours discrète ou discontinue, d’où lui vient
son unité et quelle est-elle ? L’unité d’une série lui vient d’un signe qui en tient lieu, elle n’a qu’une
unité de signification. Un signe est quelque chose qui tient lieu d’autre chose5 ; c’est une possibilité
essentielle du signe que de tenir lieu de plusieurs choses. Affecté à une série, qui ne saurait, sans lui, se
donner comme telle, le signe donne à la multiplicité une unité qui n’est pas numérique, une unité
d’un autre type : une unité de signification. La constitution d’une série s’accompagne toujours de
l’institution d’un signe. L’unité de la série des hommes est celle du signe « homme » ; l’unité de la série
des roses est celle du signe « rose ». Certes, tous les hommes, toutes les roses se ressemblent ou se
conviennent ; mais cette ressemblance ou convenance du côté des choses ne fait absolument rien – et
moins que tout une unité – si l’on ne forme pas un signe qui thématise la ressemblance. Le signe,
dans sa possibilité essentielle d’être un signe commun, est le lieu même de la dualité entre unité et
multiplicité, que non seulement il maintient, mais que seul il réalise. Car le signe est un, un signe, il
a une unité numérique et il peut signifier une multiplicité numérique. La dualité un/ plusieurs est
intériorisée dans le signe commun. Ainsi, chaque fois que plusieurs singuliers se trouvent rassemblés
d’une manière ou d’une autre, on peut savoir d’avance que l’ensemble n’a qu’une unité de
signification, on peut savoir d’avance que le lieu de ce rassemblement est un signe, qui a une unité
numérique, mais ne la transfère pas à la série dont il tient lieu et dont il maintient la multiplicité. Par
exemple, l’unité de plusieurs étants dans un concept qui les vise est une unité de signification : tout
concept est un signe. Le concept de « rose », qui rassemble en les visant toutes les roses, est un signe.
Lieux de la dualité entre « être un » et « être plusieurs », les signes permettent un emboîtement
indéfini des séries sans aucune confusion : séries de choses, séries de signes signifiant déjà des choses,
des ordres sériels distincts et hiérarchisés dans différents genres de discours. Ce sont les règles du jeu
des signes qui régissent l’ensemble de toutes les séries données dans toute la connaissance et dans tout
le discours. La notion de signe a donc, elle aussi, une pertinence transcendantale.
Nous sommes ainsi immédiatement engagés dans la triade du singulier, de la série et du signe. Ces
trois notions sont d’emblée appelées à se définir l’une l’autre dans la définition première et nominale
du singulier. Elles forment la cellule minimale de toute la pensée ockhamiste, elles sont toutes trois,
de son point de vue, indérivables ; Ockham en fait un usage constant dans tous les domaines. La
série est immédiatement posée avec la définition nominale du singulier, comme séquence d’unités
numériques – « être plusieurs » – elle-même dépourvue d’une telle unité. Le signe, quant à lui,
semble pouvoir moins prétendre au titre de notion première. N’appartient-il pas avant tout au
domaine linguistique ? Ne doit-il pas être réservé à un genre de discours, à savoir la théorie du
langage ? Même si tel est le cas, il s’agit d’une notion fondatrice. On verra, en effet, que la
signification est pour Ockham un phénomène indérivable. On ne dispose pas de modèle à partir
duquel la penser ; au contraire, elle doit jouer elle-même le rôle de modèle pour penser des choses
traditionnellement considérées comme n’en relevant pas. Ockham refusera en particulier de penser
le signe sur le modèle de la représentation, de l’empreinte ou de l’image – vestigium, imago, fictum6.
En revanche, il pensera à partir de la signification ce que l’on peut être tenté de penser comme
représentation : les concepts sont des signes, la pensée est faite de phrases mentales. C’est dire que le
signe est une notion de la logique transcendantale ou transrégionale. S’il est d’emblée donné dans
cette triade fondamentale, c’est qu’il constitue la césure de ses deux autres termes : le singulier et la
série. Est signe tout ce qui est singulier et peut assurer l’unité non numérique d’une série.
Cette triade est encore abstraite, encore vide, mais elle débouche sur le plus concret. La dualité
abstraite du singulier et de la série s’explicite dans la dualité, tout aussi abstraite, de l’unité numérique
et de l’unité de signification. Mais cette seconde dualité oblige à faire une autre distinction qui nous
conduit au cœur de la chose même, de l’étant singulier. Car, s’il y a des singuliers qui sont des signes
et peuvent donc tenir lieu d’une série, il y a aussi des singuliers qui ne sont pas des signes. Un
singulier qui n’est pas un signe, c’est quelque chose dont l’unité numérique est absolument
irréductible. C’est quelque chose qui ne se dédouble pas entre « être un » et « tenir lieu de
plusieurs ». C’est un singulier ultime, qui ne signifie rien, qui ne renvoie à rien d’autre que lui-
même. C’est une unité numérique simplement et ultimement réelle, sans cette unité irréelle qu’est la
signification. C’est, en un mot, un étant ultime et indivisible, l’objet du premier de tous les genres
de discours : l’ontologie. Telle est la seconde définition donnée par Ockham, ontologique et
concrète, du singulier : « deuxièmement, on dit singulière la chose hors de l’esprit qui est une et non plusieurs et
n’est pas signe d’une autre »7. L’étant singulier ultime, la res singularis, est donc déterminé simplement
comme le singulier qui n’est pas signe. En précisant que l’étant singulier ultime est « hors de l’esprit »
(extra animam), Ockham ne fait que renforcer cette exclusion : est exclu du domaine de l’ontologie ce
qui est dans l’esprit, à savoir les signes mentaux que sont les concepts, comme sont exclus les mots
prononcés et écrits qui, bien qu’ils soient hors de l’esprit, sont « signes d’autre chose ». La chose
singulière hors de l’esprit, qui n’est pas un signe, c’est par exemple cette pierre, cet homme, Socrate
ou cette rose. C’est l’étant singulier ultime, dans lequel s’ancre toute la pensée ockhamiste et par
laquelle la triade singulier/série/signe prend une valeur concrète, une véritable pertinence.
Ainsi sont nettement distingués deux types d’objets et deux genres de discours correspondants : à
une ontologie, la chose singulière ultime, extérieure, qui n’est pas signe d’autre chose ; à une
sémiologie, les signes, qui sont aussi des choses singulières, intérieures ou extérieures, mais qui
renvoient à autre chose et peuvent faire l’unité non numérique d’une multiplicité. La définition
ontologique de l’étant singulier ultime comme un « non-signe » n’est pas accessoire. La précision :
« non-signe » apparaît dans toutes les définitions du même ordre8, elle est même régulièrement
ajoutée par Ockham au simple terme de « chose »9. Elle joue un rôle propédeutique et stratégique.
Puisqu’un signe est aussi à sa manière une chose, qu’il a aussi une unité numérique, il faut dès le
départ distinguer nettement le signe et l’étant ultime, distinguer entre ce qui revient au signe comme
tel et ce qui revient à la chose, entre une manière de dire et une manière d’être. Or cela ne va pas de
soi : c’est la tâche principale de la logique au sens transcendantal : opérer ce qu’on a appelé « la
séparation [ockhamiste] du langage et des choses », la séparation entre le genre de discours qui a pour
objet les choses en tant que choses et celui qui a pour objet les signes en tant que signes. Telle est la
première exigence philosophique formulée par Ockham, son point de départ propédeutique.
L’enjeu stratégique de cette distinction est de prévenir la tentation de transférer aux étants extérieurs
ce qui est propre et interne au signe : de transférer l’unité numérique du signe, qui est bien un signe,
à la série des choses dont il peut tenir lieu, qui est discontinue. Ainsi y a-t-il un signe pour tous les
hommes, le concept ou le mot « homme », mais il n’y a pas un homme universel réel, une humanité
unique et universelle du côté des étants. Tel est l’enjeu déclaré du texte que nous avons cité
jusqu’ici : rappeler que l’« universalité » est le propre d’un signe commun en tant que signe et qu’il
n’y a aucune universalité du côté des étants10. La confusion ainsi critiquée d’avance conduit, on le
verra, à la position des « réalistes » dans le débat sur les « universaux ». La chose singulière ultime,
seul objet d’une ontologie légitime, ne partage donc aucun des caractères propres aux signes, elle ne
renvoie qu’à elle-même dans sa pure singularité, elle est un non-signe.
Mais la triade singulier/série/signe a encore une chose très concrète à nous dire concernant le
singulier. L’étant singulier ultime, l’unité numérique réelle, comme cette pierre, Socrate ou cette
rose, n’est en aucune manière un signe ; elle peut pourtant être signifiée dans sa singularité. C’est une
possibilité essentielle du signe que d’être un signe commun, de tenir lieu d’une série : possibilité
inscrite à même le signe comme sa liberté, son jeu sur le multiple. Mais c’est une possibilité non
moins essentielle du signe que de renvoyer à une seule chose dans sa singularité. Comment signifier
un singulier en tant que singulier ? Comme nous venons de le faire, par des signes tels que « ceci »,
« cette pierre », « cette rose » ou « Socrate ». De tels signes sont doublement singuliers : en tant qu’ils
sont chacun un signe, ce qui n’est guère intéressant, mais surtout en tant qu’ils signifient une seule
chose. C’est pourquoi Ockham appelle « singuliers » de tels signes singularisants, en un troisième
sens, donc, propre à la sémiologie et non plus à l’ontologie, propre à ce genre de discours portant sur
les signes en tant que signes. Telle est, après la définition générale et la définition ontologique, la
dernière définition du singulier : « troisièmement, on dit singulier le signe propre à un seul, qui est appelé
terme discret »11. Ces signes singuliers ou singularisants, Ockham les appelle donc des « termes
discrets » ; ils réalisent une possibilité essentielle du signe, qui est – d’un mot – celle du nom propre.
Dans un texte parallèle, Ockham en donne des exemples : ce sont soit les noms propres au sens usuel
comme « Socrate » ou « Platon », soit les démonstratifs joints à un nom commun ou isolés comme
« cette pierre » ou « ceci » (ces derniers – « ceci », « cela », etc. – correspondent aux noms propres au
sens de Russell, d’où l’usage élargi que nous ferons parfois du terme « nom propre » pour désigner
l’ensemble des signes de ce genre)12. Le singulier, dans le registre propre de la sémiologie, ne qualifie
donc pas le signe dans son unité numérique de signe, mais sa signification, sa référence singulière. Le
terme discret, le nom propre ou le démonstratif, désigne un seul étant singulier.
Pourquoi parler si vite des noms propres et des signes qui y ressemblent, alors que nous n’avons
encore presque rien dit du signe en général ? Pourquoi invoquer ce qui n’est, somme toute, qu’un
cas particulier de signification ? Parce que les signes « singuliers » ou singularisants, comme les noms
propres et les démonstratifs, sont une clef de la signification, sont fondateurs de tout usage des
signes. Plus précisément, les noms propres sont fondateurs de la signification comme référence.
Pouvoir faire référence aux étants extérieurs, c’est pouvoir singulariser la référence en direction de tel
et tel étant dans leur singularité. Les séries de choses sont des séries de singuliers : la possibilité,
essentielle au signe, d’être commun à plusieurs choses est donc elle-même fondée sur la possibilité la
plus originaire de signifier chaque singulier singulièrement par autant de noms propres – ou de
démonstratifs. Dans l’horizon des étants ultimes singuliers, le nom propre est ainsi le point d’origine
du langage, le point de départ, au double sens du terme, du signe, à partir de la singularité de l’étant
qui n’est pas signe.
Certes, il ne faut pas confondre le signe singularisant et l’étant singulier, le signe « Socrate » et
Socrate, « cette rose » et cette rose. Une telle confusion fut entretenue par certains logiciens
antérieurs à Ockham13. Mais il faut reconnaître la possibilité de signifier tel étant singulier comme
tel – une possibilité au cœur de toute référence. Les signes singularisants la réalisent de plusieurs
manières. Soit par eux-mêmes, comme les noms propres usuels, tels « Socrate » ou « Platon » et les
pronoms démonstratifs, tels « ceci » ou « cela » ; soit par leur liaison avec d’autres, comme les noms
communs liés à un adjectif démonstratif, tels « cette rose », « cet homme-là »14. Ces signes, les
« termes discrets » ou « propres à un seul », sont d’une grande importance parce qu’ils fournissent, en
outre, un critère de la référence aux étants ultimes, qui est, selon Ockham, l’origine de toute
signification. Ils exercent en effet une déixis, une sorte de monstration de l’étant singulier. Si l’on
peut les substituer à un signe commun dans tel ou tel cas, alors ce signe est capable de faire référence
aux étants singuliers ultimes. Il existe, par exemple, des situations où l’on peut montrer, en le
désignant ainsi, cet homme, ou remplacer le signe commun « homme » par « Socrate » – ainsi dans la
situation où l’on parlait de « l’homme qui est le maître de Platon ». Le signe commun « homme » est
donc capable de faire référence à des singuliers ultimes. Il n’existe, en revanche, aucune situation où
l’on puisse montrer, en la désignant ainsi, « cette espèce animale » ou « cet universel », pas plus qu’on
ne peut remplacer « espèce » ou « universel » par un nom propre. Les signes « espèce animale » et
« universel » sont donc des signes incapables de faire référence aux étants singuliers ultimes15. Nous
verrons plus tard la signification profonde de ce critère. Pour l’heure, les signes singularisants –
« singuliers » selon la définition sémiotique – apparaissent bien comme une clef fondamentale de la
signification. Surtout, ils montrent dès maintenant que la chose singulière ultime, objet d’une
ontologie possible, est désignable en elle-même. Ainsi s’annonce une thèse fondamentale
d’Ockham : l’étant singulier n’est pas ineffable.
Tels sont donc les objets, les objets principaux de la pensée ockhamiste, que la triade logique
singulier/série/signe produit sous nos yeux. Il y a des singuliers, comme cette pierre, ce mot,
Socrate, et des séries, comme les pierres, les mots, les hommes ; il y a des singuliers ultimes, qui sont
des étants hors de l’esprit, comme cette pierre ou Socrate, et des signes hors de l’esprit ou dans
l’esprit, comme un mot et un concept ; il y a enfin des signes singularisants, comme « cette pierre »,
« ceci » ou « Socrate », et des signes communs, comme « pierre », « homme », etc. Cette triade
produit ainsi les distinctions les plus fécondes de la pensée ockhamiste (unité numérique/unité de
signification, signe/non-signe, signification singularisée/ signification sérielle...). Elle tranche, d’un
point de vue transcendantal et critique, dans les genres de discours, marquant une première
séparation fondamentale : à une ontologie possible, les singuliers ultimes ; à une sémiologie possible,
les signes, concepts et mots. Mais il est clair que la triade reste trop abstraite tant que l’on n’a pas décrit
ce que sont ces singuliers ultimes, ces res singulares extra animam. Car, si dès le départ on attribue
l’unité numérique aux éléments d’une série et si on la refuse à la série, ce ne peut être sans quelque
raison, et cette raison doit être d’ordre ontologique. À moins de l’abandonner à la convention et de
faire perdre tout intérêt aux distinctions qui en dérivent, l’unité numérique, le un du singulier, doit
avoir un fondement réel dans l’unité réelle et irréductible d’un étant. Il faut donc, pour que tout cela
ait un sens, qu’il y ait des étants ultimes dont l’unité réelle soit telle qu’elle justifie la décision d’en
faire le lieu premier de l’unité numérique. Autrement dit, la triade transcendantale qui se noue à
partir du singulier doit immédiatement prendre corps dans une détermination ontologique, précise
et positive, de la singularité. Ce que les toutes premières définitions du singulier nous disent, c’est
qu’il faut commencer par une ontologie de la singularité.
Ces définitions préliminaires, cette logique sévère du singulier, nous seront pourtant précieuses
pour situer cette pensée ontologique dans un projet philosophique et pour la ressaisir dans sa
spécificité. D’abord, l’ontologie possible de la singularité se trouve, dès maintenant, située dans un
cadastre des genres de discours au moins en esquisse : l’ontologie a pour objets les étants singuliers
ultimes extérieurs qui ne sont pas des signes, tandis qu’il appartiendra à une sémiologie, qui doit en
être bien distincte, de penser le fait irréductible de la signification et tout son éventail de jeux sur la
multiplicité des étants. Quant au lien entre singularité et signification, quant au passage du singulier
au signe, c’est à une théorie de l’expérience qu’il appartiendra de le penser, en décrivant la mise en série
dans l’élaboration de l’expérience des singuliers.
Ensuite, nous disposons déjà des principes critiques qui permettent d’envisager une ontologie
possible dans ce qui doit être sa spécificité. Cette spécificité est celle d’une certaine pratique de la
philosophie, dont ce préambule logique marque les exigences et le style. Les toutes premières
distinctions d’Ockham indiquent négativement comment il faut s’y prendre en philosophie : elles
montrent ce qu’il ne faut pas faire et donc ce dont un discours ontologique, en particulier, doit se
garder. Il ne faut pas confondre les singuliers et les séries : une série n’a pas d’unité numérique et en aucun
cas plusieurs choses ne peuvent devenir une seule chose. Lorsqu’on parle d’une série, comme la série
des hommes, des choses rouges, ou même la série de tous les étants – le « monde » –, il faut se garder
de croire qu’il y a là quelque unité réelle. Toute série est « discrète » ou discontinue et doit le rester
pour la pensée qui s’y attache. Il ne faut pas effacer dans la pensée la multiplicité des singuliers qui
forment, d’un point de vue ou d’un autre, des séries – et n’est-ce pas là la tentation par excellence du
discours ontologique ? Notre rapport au monde est commandé par la constitution de séries : il faut
sans cesse prévenir la tentation de leur attribuer l’unité réelle d’une « entité collective ». Car il n’y a
pas d’entité collective, toute collection est une série et toute série a seulement une unité de
signification qui est une unité irréelle. À propos de l’unité précaire des sciences, Ockham donne des
exemples remarquables de ces pseudo-entités collectives : la cité, l’armée, le peuple, le règne, la
totalité (universitas) et le monde lui-même16. La seule unité de ces séries d’étants, séries de maisons et
d’hommes, d’armes, de chevaux, etc., est précisément celle des signes qu’on leur affecte, l’unité non
numérique et non réelle d’une signification. Il faut, jusque dans un discours ontologique
prétendument général, maintenir la singularité réelle des étants, lui être fidèle en dépit de tout.
Cette exigence en appelle une autre : il ne faut pas confondre les signes et les choses. Un signe est à la
fois quelque chose et un renvoi à autre chose ; un étant ultime ne renvoie à rien d’autre que lui-
même. Le signe peut donc jouer dans sa duplicité, sa fonction peut varier selon des modes de
signifier où il joue sur les choses dont il tient lieu. Mais d’une manière de dire à une manière d’être,
d’un mode de signification à un mode d’être, la conséquence n’est pas valide. Le seul mode de
signification directement en prise sur les étants ultimes est la signification singularisante du nom
propre ; tous les autres sont trompeurs si l’on veut leur faire correspondre un mode d’être du côté
des étants. Ainsi, dans l’ontologie traditionnelle (aristotélicienne), la plupart des manières de signifier
et des concepts qui se définissent par des manières de signifier ne circonscrivent pas un type
particulier d’étant ou un mode d’être des étants ; en particulier, les modes de signification universelle
ne correspondent à aucune universalité réelle du côté des étants. C’est un principe fondateur de
l’ontologie ockhamiste que toute hiérarchie et toute opposition introduite à partir des modes de
signifier est une illusion, une ombre portée sur l’étant par le langage. « Car les mots et les concepts nous
trompent17. » Il ne faut pas confondre ce qui est propre aux signes et ce qui est propre aux étants, une
manière d’être et l’effet d’un certain usage des signes, particulièrement des signes communs à une
série. De même que les pseudo-entités collectives doivent être défaites comme de simples séries
discontinues, de même les ombres portées par les signes doivent être dissipées comme de simples
êtres de raison. Ces deux principes critiques ont une pertinence générale ; Ockham les applique dans
tous les domaines et ils définissent préalablement sa pratique de la philosophie. Mais ils sont
particulièrement décisifs dans le domaine de l’ontologie, dans le discours sur les étants ultimes. Il faut
s’assurer qu’ils sont respectés dès le commencement du discours ontologique, avant de se lancer dans
une description de la réalité des étants ultimes. Car ces principes ne sont ni triviaux ni faciles à
appliquer. Avancés dans les premières définitions du singulier, ils commandent un profond
bouleversement de la pensée ontologique, une nouvelle distribution des objets et des concepts
qu’elle tenait de la vieille métaphysique.
La triade du singulier, de la série et du signe se noue comme une miniature de la pensée
ockhamiste, comme une cellule où ses concepts fondamentaux sont produits et agissent l’un sur
l’autre. En donnant une définition préalable du singulier qui fait la part de l’ontologie et celle de la
sémiologie, elle ouvre en outre un programme, selon des principes critiques intransigeants : celui
d’une ontologie de la chose singulière, dépouillée des illusoires entités collectives qui ne sont que des
séries, dépouillée des illusoires modes d’être qui ne sont que des ombres portées par les signes. Dans
ce programme s’annonce un déplacement radical de l’ontologie sur le grand cadastre des genres de
discours et une destruction de l’ontologie traditionnelle.
1. Les définitions du singulier que nous isolons dans les pages qui suivent pour leur valeur propédeutique se trouvent dans Quod., V,
qu. 12, p. 529 et sont reprises dans S.L., I, 19, p. 66-67.

2. « La logique est l’instrument le plus efficace de tous les arts, sans lequel aucune science ne peut être parfaitement connue, qui ne
s’use pas par un emploi répété à la manière des instruments matériels, mais reçoit un accroissement continu par l’exercice appliqué de
n’importe quelle autre science. De même, en effet, que l’artisan, manquant d’une connaissance parfaite de son instrument, en reçoit
une plus grande à l’employer, de même celui qui est rompu aux principes solides de la logique, lorsqu’il se consacre à d’autres sciences,
acquiert immédiatement et en même temps une plus grande compétence dans cet art. C’est pourquoi, selon moi, le dicton commun
“l’art logique est un art instable” ne trouve reconnaissance que chez ceux qui négligent l’étude de la sagesse. » S.L., Prologue, p. 6.

3. La logique est en effet une science pratique, cf. Prologue, qu. 10, p. 316.

4. Quod., V, qu. 12, p. 529.

5. « On appelle “signe” ce qui, étant appréhendé, fait venir à la connaissance autre chose. » S.L., I, 1, p. 9. Définition qu’Ockham
reprend à Augustin, De Doctrina Christiana, I, 2, 2, éd. Martin, Brépols, 1962, p. 32.

6. Sent., I, dist. III, qu. 9, p. 544-551 (où il ne s’agit pas du signe, mais du vestige et de l’image). La critique du fictum est analysée en
détail à la fin de notre second chapitre (« Contre la représentation »).

7. Quod., V, qu. 12, p. 529.

8. « On dit singulière la chose qui est une en nombre et non plusieurs et n’est pas signe d’une autre. » S.L., I, 19, p. 66. « Singulier,
ce qui n’est pas susceptible d’être le signe de plusieurs. » S.L., I, 14, p. 48.

9. Par exemple : « Soit qu’il s’agisse de choses, qui ne sont pas signes, soit qu’il s’agisse de signes. » S.L., I, 38, p. 106.
Ou ce texte plus tranchant (il s’agit des étants singuliers) : « Il faut savoir qu’on n’entend pas ici par “singulier” tout ce qui est un en
nombre, car en ce sens toute chose est singulière, mais on entend par là la chose qui est une en nombre et n’est pas un signe commun à
beaucoup, naturel ou volontairement et librement institué, de sorte que le mot écrit, le concept et le son signifiant prononcé ne sont
pas des singuliers, mais que seule est singulière la chose qui n’est pas un signe commun. » Quod., I, qu. 13, p. 72. Cf. aussi la distinction
entre « science des choses » et « science des signes » chez Pierre Lombard, Sentences, I, dist. I, Quaracchi, 1971, p. 55.

10. La question dont traite ce texte est en effet : « Si l’universel est singulier. » Quod., V, qu. 12, p. 528-531.

11. Quod., V, qu. 12, p. 529.

12. « Un tel individu [ou singulier] comme terme discret peut être de trois sortes. Car l’un est le nom propre de quelqu’un, comme
le nom “Socrate” et le nom “Platon”. L’un est le pronom démonstratif, comme “ceci est un homme”, pour “démontrer” Socrate.
Mais parfois le pronom démonstratif [dans notre langue, l’adjectif démonstratif] est pris avec un terme commun, comme “cet
homme”, “cet animal”, “cette pierre”, etc. » S.L., I, 19, p. 66.
La question des noms propres usuels et des noms propres au sens de Russell sera traitée au début de notre troisième chapitre (« Le
jeu de la référence »).

13. C’est le reproche que fait Ockham à Porphyre : « Porphyre dit que l’individu [ou le singulier] est ce qui est prédiqué d’un seul.
Mais cette définition ne peut s’entendre de la chose existant hors de l’esprit, par exemple de Socrate, Platon, etc., car une telle chose
n’est prédiquée ni d’un ni de plusieurs ; il convient donc de l’entendre de quelque signe propre à un seul, qui ne peut être prédiqué
que d’un seul. » S.L., I, 19, p. 66. Cette confusion est un cas particulier de la confusion générale des signes et des choses qu’Ockham
dénonce dans la métaphysique « réaliste », ici nettement néo-platonicienne.

14. S.L., I, 19, p. 66-67.

15. Ce critère de la référence est appliqué par exemple dans S.L., I, 63, p. 193-194.

16. « [Cette collection] n’est pas une autrement que la cité est dite une, que le peuple, l’armée comprenant hommes, chevaux, etc.,
que le règne, que la totalité, que le monde sont dits uns. » Prologue à l’Exp. Phys., § 17 (Ockham, Texte zur Theorie der Erkenntnis und
der Wissenschaft, Stuttgart, 1984, p. 196). Regnum et universitas signifient aussi le royaume et l’université : Ockham a montré lui-même,
par son action après 1330, la portée politique et institutionnelle de sa critique des pseudo-entités collectives.

17. S.L., I, 51, p. 171.


L’ONTOLOGIE
DANS UN NOUVEAU CADASTRE

Qu’est-ce qu’un étant singulier, une chose singulière ? La singularité est le trait fondamental de
l’étant, de cet étant ultime, extérieur, qui n’est pas un signe et ne renvoie qu’à lui-même. C’est le seul
objet légitime d’une ontologie possible. Telle est en effet la toute première thèse ontologique
d’Ockham, celle qui commande toutes les autres : « toute chose hors de l’esprit est réellement
singulière et une en nombre »1. Il n’y a de réel que le ceci : cette pierre, cette rose, cet homme. Cette
thèse peut être développée et défendue, elle ne peut être, à proprement parler, fondée. Ce qu’elle
énonce est indérivable, la singularité des étants se donne comme telle et ne se déduit de rien, elle ne
se démontre pas. La singularité est ainsi le seul « mode d’être » de l’étant. Tous les prétendus « modes
d’être » distingués dans l’ontologie réaliste traditionnelle doivent être critiqués comme de simples
modes de signifier, des manières de se référer à l’étant dans son unique mode d’être. Ils ne doivent
pas intéresser le discours ontologique, qui ne peut que s’y fourvoyer. Du point de vue ontologique,
les prétendus « modes d’être » ne sont que des ombres portées par le langage sur les étants. Par
exemple, la division aristotélicienne entre « être par soi » et « être par accident » n’a pas de pertinence
ontologique. Tout ce qui est ne peut être qu’un étant singulier par soi, existant par lui-même ; « par
soi » et « par accident » ne sont que des façons de parler2. De même, la division traditionnelle entre
« être en puissance » et « être en acte » ne concerne que des modes de signifier. Tout ce qui est ne
peut être qu’un étant singulier existant en acte3. Les prétendus « modes d’être » qui donnaient, dans
la vieille ontologie, le départ à d’ambitieux développements devront être l’objet d’analyses
strictement sémiotiques qui n’intéressent en rien l’ontologie. Il n’y a que des étants singuliers existant
par soi et en acte.
L’ontologie a donc pour tâche de définir et de décrire les étants singuliers dans cette singularité qui
est leur seul mode d’être, comme autant de choses subsistant en elles-mêmes, c’est-à-dire, dans la
vocabulaire traditionnel, comme autant de « substances ». La question particulière : qu’est-ce qu’une
chose singulière ? ne fait donc qu’expliciter la question : qu’est-ce qu’une chose ? Car il n’est d’étant
ou de chose que singulière, et penser la singularité sera la seule tâche de l’ontologie ockhamiste.
Pourtant, cette toute première thèse tranche dans un problème, dans le grand problème de toute
l’ontologie médiévale. On distingue en effet traditionnellement des « substances premières » qui sont
des étants singuliers et des « substances secondes » qui sont universelles ou communes à une série de
singuliers. Ainsi l’« humanité » ou l’« espèce humaine » est, dit-on, une « substance seconde »
distincte de cet homme-ci et de cet homme-là, commune à tous les hommes. L’ontologie
dominante, depuis Boèce jusqu’à la fin du Moyen Âge, fait de l’universalité un certain mode d’être
distinct de la singularité, et des « universaux », tels les espèces naturelles et les genres, des
« substances » distinctes des substances singulières. L’ontologie dominante se définit par une forme
ou une autre de ce que l’on appelle le « réalisme des universaux », c’est-à-dire simplement par la
position de l’universel comme un objet de l’ontologie. Avant de penser la singularité comme unique
mode d’être, l’étant singulier comme unique substance, dans un discours ontologique positif mais
réduit, dans une ontologie minimaliste, une tâche plus urgente s’offre donc à Ockham. Il faut
détruire cette ontologie traditionnelle, universaliste et réaliste, parce qu’elle joue sur d’illusoires
modes d’être de l’étant dans un grand théâtre d’ombres ; il faut dissiper l’ombre de l’universel portée
par le langage sur les étants. Il faut resserrer les limites d’une ontologie légitime, déplacer l’ontologie
sur le cadastre des genres de discours. En montrant de façon négative, voire polémique, que son seul
objet légitime est dans la singularité des étants, il faut assigner l’ontologie à résidence.
C’est une telle assignation, un tel découpage du domaine de pertinence d’un genre de discours,
qui est désigné dans les annales philosophiques par les termes ambigus de « critique des universaux »
ou de « nominalisme ». L’ample démonstration ockhamiste dont ces termes essaient de rendre
compte est une réévaluation radicale du lot propre – de l’objet, du langage et des limites – de
l’ontologie, ce genre de discours autour duquel toute la métaphysique s’est organisée. En un des
gestes les plus caractéristiques de sa pensée, de sa « logique » au sens le plus fort, Ockham procède à
une réduction de l’ontologie réaliste traditionnelle en dévaluant l’objet qu’elle se donnait comme le
plus digne d’elle, le plus fondamental, le plus intelligible. L’ontologie, depuis Aristote, se donnait
pour objet la substance : substance singulière ou « première », comme cet homme, et substance
universelle ou « seconde », comme l’espèce humaine. Depuis Boèce, elle pensait la première, selon
une dissymétrie qui est la source de toutes ses difficultés, à partir de la seconde. Ockham entend
d’abord montrer que cet objet universel, par exemple l’espèce humaine, n’appartient pas à
l’ontologie ; que cette « chose » fondamentale, cet étant commun qui donnait à l’ontologie toute sa
consistance métaphysique et la définissait dans son projet, n’est pas un étant, n’est pas et ne peut pas
être une chose, qu’elle n’existe pas. Ce faisant, il détruit méthodiquement l’ontologie dominante
telle qu’elle lui était donnée en héritage (par Thomas d’Aquin et Duns Scot). Cette destruction
s’annonce bien comme une simple réduction : l’ontologie se trouve dessaisie de l’universel, mais il
lui reste l’étant singulier, la substance « première », à laquelle elle n’accordait qu’un mode d’être
dérivé, et qu’elle doit désormais penser comme son seul objet légitime. Le projet ontologique n’est
pas, en principe, compromis par cette réduction. Pourtant, il n’a plus qu’un statut très précaire.
Qu’est-ce en effet qu’une ontologie de la pure singularité ? À quelle consistance métaphysique peut-
elle prétendre ? La destruction de l’ontologie réaliste traditionnelle ne laissera sa chance qu’à une
ontologie minimaliste, dont le destin est de faire place rapidement à l’expérience dispersée des
singularités, de se résorber dans l’expérimentation après la formulation de quelques exigences et de
quelques définitions. En n’assignant à l’ontologie que la pure singularité de l’étant, Ockham la
déracine du sol où toute la métaphysique l’avait ancrée depuis Boèce, sinon depuis Aristote ; il
l’inquiète jusque dans ses principes les plus fondamentaux, lui fait courir un risque dont il aura lui-
même le plus grand mal à la sauver. Cette nouvelle assignation de l’ontologie la laisse en suspens.
Mais, d’un même geste logique, Ockham suspend l’ontologie en réduisant radicalement son objet
et ouvre le champ d’un nouveau genre de discours. Les universaux ou substances « secondes », c’est-
à-dire les genres et les espèces de l’ontologie traditionnelle, ne sont expulsés du domaine des étants
que pour être restitués à la théorie des signes. C’est en effet une conception sémiotique de l’universel
qu’Ockham inaugure dans la même démonstration. L’ontologie réaliste traditionnelle a confondu les
séries et les singuliers, la série des hommes ou des roses avec une espèce une et réelle qui serait
l’« humanité » ou l’« espèce rose » comme entités substantielles. Mais elle a surtout confondu les
signes et les choses : le signe « homme » ou « rose » avec une chose universelle du côté de l’étant.
L’universel, objet principiel de l’ontologie réaliste traditionnelle, doit ainsi être repensé comme un
signe, comme une manière de dire dont on a faussement déduit une manière d’être. L’universel n’est
pas un étant ou une chose, mais le signe d’une série d’étants, de choses singulières absolument
distinctes, – et avant tout ce signe naturel qu’on appelle un « concept ». Ainsi « le cheval » ou
l’« espèce chevaline » n’est qu’un concept et se résout entièrement dans sa fonction de signe, qui est
de renvoyer à chaque cheval singulier dans la série de tous les chevaux. Bref, l’universel comme objet
de l’ontologie n’était qu’une ombre portée par les signes sur l’être. Le moment de cette critique, de
cette décision philosophique, n’est donc pas seulement fatal pour l’ontologie réaliste traditionnelle, il
est fondateur pour la sémiologie. C’est, en effet, au sein de l’universel, comme signe ayant une
fonction sémiotique complexe, que se pose de la façon la plus aiguë la question de la nature du signe
comme tel. De fait, c’est à partir de l’universel que la théorie sémiotique propre à Ockham se
développe. Mais, avant ses conséquences sémiotiques, ce qui doit être pensé est le principe de ce
bouleversement du cadastre philosophique, de l’ordre des genres de discours dont la philosophie a à
rendre compte. Selon le nouveau cadastre, la nouvelle assignation ockhamistes, le domaine de
l’ontologie est réduit à la pure singularité, pour un discours minimal dont le statut reste en suspens ;
la sémiologie prend sa relève, recevant toute l’universalité en partage. Le « nominalisme » d’Ockham
n’est rien d’autre que cette large expropriation de l’ontologie par une théorie des signes.
Le profond déplacement, la nouvelle assignation ici en cause commence dans une réfutation de la
réalité de l’universel ou de la « substance seconde » – c’est-à-dire, ainsi qu’Aristote concevait la
réfutation, par un raisonnement reprenant les énoncés de l’adversaire pour y faire apparaître des
contradictions. Le principe de la nouvelle donne ockhamiste est donc une critique profondément
destructrice de l’ontologie réaliste traditionnelle, le déni intransigeant de tout statut ontologique à
l’universel ou l’être commun. Ockham réfute non seulement son caractère d’étant principiel, mais sa
substantialité, son caractère d’étant ou de chose, sa simple réalité. L’universel ne peut être repensé
comme signe d’une série qu’après avoir été systématiquement expulsé du domaine de l’ontologie.
Pour suivre la réfutation fondatrice du nouveau cadastre d’Ockham, il faut donc au moins situer son
adversaire, la tradition ontologique et les conceptions de la substance qu’il entend détruire une fois
pour toutes.

§ 1. Bref historique. On pourrait dire que la tradition à laquelle s’oppose Ockham s’est constituée
sur deux versants ou dans deux directions. D’une part, elle a fait des « substances secondes »
d’Aristote des étants principiels ; d’autre part, elle a fait des singuliers, ou « substances premières », le
résultat d’un processus d’« individuation » partant des espèces et des genres. En traduisant une partie
de l’Organon4 et en le commentant à la suite de Porphyre, Boèce fait bien la différence entre ce qui
est premièrement substance, les individus, et ce que l’on commence à appeler les « universaux »,
espèces et genres ; mais il parle également d’idées séparées, distinctes des natures qui déterminent
une matière, semblant ainsi concilier dans la plus grande ambiguïté les substances secondes
d’Aristote et les Idées platoniciennes. Derrière l’autorité de Porphyre, le néo-platonisme de Plotin
veille déjà sur l’interprétation d’Aristote. La « procession » de l’Un plotinien dans les « hypostases »
fait de l’individu le dernier maillon d’une chaîne qui revient toujours, par « conversion », à l’Un ; si
les substances secondes sont des Idées au sens platonicien et surtout néo-platonicien, alors plus rien
n’empêche que les substances premières soient conçues comme le résultat d’un mouvement de ce
genre. La voie est ainsi ouverte à une individuation réelle de la substance, dont on peut se demander
si Aristote était prêt à s’y engager. Quoi qu’il en soit, cette tendance réaliste s’est maintenue, avec
l’influence du néo-platonisme, jusqu’au XIIIe siècle, à l’exception notable d’Abélard, dont la critique
de la réalité de l’universel préfigure par certains côtés celle d’Ockham (il répète qu’une chose réelle –
la substance seconde pensée comme étant – ne peut se prédiquer d’une autre chose réelle –
l’individu). Dans la première partie du XIIe siècle, Gilbert de la Porrée, en commentant les œuvres
de Boèce, constitue déjà pour la pensée ontologique du Moyen Âge une trame conceptuelle
extrêmement subtile. D’une part il nomme les universaux, genre et espèce, des « subsistances » et ne
les pense pas comme de véritables substances. D’autre part il situe le problème de l’universel sur le
plan de ce qu’il nomme les « formes natives », insérées dans les choses créées et reproduisant le
modèle des « idées » qui sont des « substances pures ». Les œuvres de Gilbert de la Porrée, souvent
commentées par les médiévaux, construisent ainsi une véritable hiérarchie ontologique, sans pour
autant, semble-t-il, avancer une thèse réaliste univoque5. C’est au XIIIe siècle, chez Thomas d’Aquin
et surtout chez Duns Scot, que l’ontologie réaliste s’épanouit pleinement. Avec la remise à jour de la
culture aristotélicienne due aux philosophes arabes, à la fois la principialité des substances secondes
et l’individuation deviennent alors l’enjeu de discussions serrées. Les métaphysiciens du XIIIe siècle
ont en effet ceci en commun qu’ils reconnaissent que la hiérarchie des substances secondes
aristotéliciennes, espèces et genres, ne suffit pas à rendre compte de l’individu singulier. Certes, ils
tiennent à la primauté de ces universaux dans l’ordre du connaître (conformément à la sentence
souvent citée d’Aristote : « il n’y a de science que de l’universel »). Cette primauté est également
ontologique, car dans toute la tradition chrétienne d’inspiration platonicienne l’ordre de la
connaissance vraie est, en Dieu, celui de la création même (comme l’affirme déjà Augustin). Mais on
reconnaît que l’individu (cet homme) n’est pas dans le même rapport à l’espèce (homme) que celle-ci
l’est au genre (animal), qu’il n’est pas une espèce de l’espèce. On doit donc rechercher un principe
supplémentaire, un « principe d’individuation ». La théorie de l’universel et le réalisme durent ainsi
prendre, chez les philosophes de la génération précédant celle d’Ockham, Thomas d’Aquin et Duns
Scot, un tour très raffiné. L’objet de la critique ockhamiste est l’aboutissement d’une tradition, dans
des théories complexes de la substance seconde où la métaphysique scolastique est à son apogée ; on
ne peut en donner ici qu’une idée très sommaire.
Thomas d’Aquin, tout en assumant comme on le sait l’héritage d’Aristote, reprend le thème,
classique depuis Augustin, des « idées » divines. Les créatures « participent » aux idées universelles et
réelles contenues dans l’entendement divin. De ces idées, les créatures individuelles tirent une
essence réellement distincte du fait qu’elles sont, de leur ipsum esse. Ce dogme de la « distinction
réelle » – par lequel Thomas se démarque de l’aristotélisme tel qu’il avait été enseigné par Averroès –
a plusieurs conséquences importantes en ce qui concerne notre problème : d’une part celle-ci, qu’on
ne peut véritablement démontrer la participation des individus singuliers aux idées mais qu’il faut la
postuler, ce qui, d’un point de vue stratégique, fragilise la position réaliste face à d’éventuelles
attaques comme celle d’Ockham ; d’autre part celle-là, que le principe d’individuation, dont la
détermination constitue la grande épreuve de la métaphysique réaliste, se trouve posé en dehors des
essences, en dehors des substances secondes. Ce principe est pour Thomas dans la matière et seules
les créatures faites d’une matière et d’une forme, « hylémorphiques », sont donc individuées au sein
d’une espèce, tandis que les anges, par exemple, du fait qu’ils sont incorporels sont chacun à la fois
un individu et une espèce.
Mais c’est avant tout chez Duns Scot, dont il connaissait l’enseignement avec une précision
admirable, qu’Ockham trouve la théorie réaliste de la substance seconde dans une forme puissante et
complexe, d’une pureté et d’une hauteur métaphysiques telles qu’elle pouvait évincer tout autre
interlocuteur. Car c’est précisément dans la solution des apories du « réalisme » que la métaphysique
scotiste excelle ; c’est là où l’ontologie thomiste se montrait la plus fragile, dans le passage des
substances secondes aux substances premières, de l’essence universelle à l’ipsum esse des créatures
singulières, que la pensée de Scot se montre la plus forte et la plus audacieuse. Sa subtilité proverbiale
est seulement la conséquence d’une conscience aiguë des difficultés principielles de la métaphysique
réaliste, conscience dont Ockham, en détruisant tout l’édifice, sera redevable à sa manière.
Scot répète après Aristote qu’il n’y a de science que du commun. Si l’objet premier de la science
est l’être en tant qu’être, il s’agira bien d’abord des « idées » divines, en tant qu’elles sont communes.
Mais l’universalité et la singularité des natures communes sont, selon Scot, indifférentes à leur réalité.
Ce sont des res, des choses, qui sont potentiellement universelles et singulières, ni l’un ni l’autre en
elles-mêmes : equinitas est equinitas tantum, « la chevalité est seulement la chevalité », dit Scot en citant
Avicenne6. C’est une virtualité de la nature commune elle-même, de sa forme, que de se
différencier, se déterminer en choses individuelles ou singulières. La question de l’individuation ne
peut donc être résolue qu’à l’intérieur même du domaine formel et essentiel ; la matière ne peut en
aucun cas y répondre. Car la matière ne peut s’individuer elle-même et c’est donc la « nature »,
virtualité par excellence, qui l’individue en l’informant. On pourrait croire, alors, qu’en voulant
rendre compte de l’individuation dans les limites de la seule « nature » essentielle Scot se condamne à
ne rendre compte que d’une possibilité. Et en effet il ne cesse d’affirmer que l’ipsum esse, bien qu’il ne
soit que l’autre versant de l’essentia, n’est pas, contrairement à elle, connaissable en tant que tel.
Pourtant, la « nature » n’est potentiellement universelle et singulière que parce qu’elle est réelle. Le
« réalisme » des substances secondes est chez Scot des plus stricts, puisqu’on ne peut selon lui que
constater la réalité des espèces (de l’espèce chevaline et de la nature – chevalité – qui lui correspond).
En un mot, c’est le propre du réel, de la res métaphysique que d’être à la fois le plus positif et le plus
virtuel, objet unique des diverses formes de la connaissance.
C’est ainsi à partir du caractère positif de la nature commune qu’il faut comprendre
l’individuation, non comme une limitation extrinsèque – par la matière – mais au contraire comme
un supplément positif, un supplément d’acte apporté à la nature de façon intrinsèque – par la forme.
Scot se trouve là en accord avec bien des principes d’Aristote, qui définit toute détermination par
l’acte et toute individualité par la primauté et donc la positivité (ne serait-ce que dans le terme de
« substance première »). La cause de l’individuation doit donc être cherchée hors de tout ce qui
implique négation ou limite ; ni la matière, ni la quantité, qui est une conséquence et non une cause
de l’individuation, ni même l’ipsum esse, qui n’est que l’autre face de l’essence, ne peuvent en rendre
compte. Le paradoxe de l’individuation est que sa cause doit être à la fois inhérente à la forme-nature
et supplémentaire. De même que l’espèce actualise le genre pour former une « quiddité », c’est
l’actualité ultime de la forme qui doit la déterminer comme individu. C’est ici que la métaphysique
réaliste ferme le nœud sur l’individualité singulière et c’est aussi par là qu’elle sera principalement
attaquée chez Ockham. Cette actualité ultime de la forme, l’« heccéité » qui constitue l’être du
« ceci », n’est pas une essence, une res ajoutée au genre et à l’espèce ; si c’était le cas, remarque Scot, il
y aurait seulement et à nouveau quiddité, non individu singulier. En cela, l’individuation implique
une discontinuité puisqu’elle n’a pas lieu dans l’émergence d’une res, comme la spécification où la res
qu’est l’espèce émerge dans le genre. Mais, d’un autre côté, justement parce qu’elle ne fait intervenir
aucune autre res que le genre et l’espèce, elle est tout entière comprise dans la nature essentielle
comme son actualité ultime et sauve donc sa continuité : universalité et singularité se distinguent
seulement « formellement » dans une même essence. La victoire des substances secondes comme res est
ici complète, la concession thomiste d’une limitation matérielle de l’essence est dépassée, l’individu
n’est que le dernier rejeton de l’essence.
L’heccéité scotiste est la clef de voûte de l’ontologie réaliste dans sa forme la plus conséquente. Si
elle postule la réalité des natures communes et en fait son principal objet, l’ontologie doit faire en
sorte de ne pas être en reste devant l’individu singulier. Elle doit donc supposer quelque chose qui
précisément n’en soit pas une au même titre que l’espèce et qui individue la nature commune.
L’hypothèse d’une individuation par la matière ne faisait que contourner la difficulté et brisait
l’intégrité de la nature par une intervention extérieure. L’individuation par l’heccéité est plus qu’une
solution alternative : elle sauve l’ontologie des essences dans sa prétention à l’exhaustivité. Pourtant,
elle demeure profondément paradoxale, dans son énoncé même où elle se présente en forme
d’hypothèse analogique. Scot déclare en effet : « Si la différence individuante était une chose
supplémentaire, elle serait proprement l’acte de la quiddité7 ». Autrement dit, on est obligé, en dépit
d’une dénégation nécessaire au réalisme des « natures », de supposer que quelque chose intervient
pour les individuer, et sans cette supposition, cette analogie avec les res essentielles, l’idée d’heccéité
n’aurait pas de sens. Comment ne pas voir dans ce tour de force une faiblesse ? Il s’agissait de fermer
la boucle de la nature sur l’individu singulier, de sauver la continuité de cette « nature » qu’est la
substance seconde et l’on s’aperçoit qu’il faut pour cela sortir des res essentielles, faire comme si une
autre res s’y ajoutait. C’est pourquoi, alors que l’ontologie scotiste est la tentative la plus haute pour
penser des essences sans reste, il est pourtant juste de dire que « chez Scot, l’individu est un ultime
irréductible »8.
La critique ockhamiste n’épargne aucun de ces raffinements dans la conception des rapports entre
l’universel et le singulier. L’« espèce humaine » ou l’« humanité » en général comme réalité, la
« nature commune », l’« essence générique » ou « spécifique », l’« universel » ou quelque nom qu’on
lui ait donné, la substance seconde est chez lui l’objet d’une destruction méthodique, d’une
réduction qui va en se radicalisant, pour finalement lui dénier toute forme de réalité hors de l’esprit :
une réfutation qui atteint jusqu’aux subtilités de l’« individuation » scotiste et jusqu’aux formes les
plus mitigées et timides de la position réaliste chez ses derniers défenseurs. On peut dans cette
critique reconstituer l’ordre suivant : une réfutation de la substantialité de l’universel que serait par
exemple l’« humanité en général » ; une réfutation de sa réalité comme chose réellement distincte des
choses singulières – les hommes – auxquelles elle est supposée être commune ; une réfutation de sa
réalité comme non réellement mais « formellement » distincte des choses singulières, dans la conception de
Duns Scot ; enfin, une réfutation de sa réalité de quelque manière qu’on la conçoive. La conclusion de
cette critique sera sans appel : « Je dis qu’aucune chose hors de l’esprit, ni par elle-même ni par
quelque chose d’ajouté, réel ou de raison, ni de quelque manière qu’on la considère ou conçoive,
n’est universelle. De sorte qu’il y a autant d’impossibilité à ce qu’une chose hors de l’esprit soit, de
quelque manière que ce soit, universelle, qu’il y a d’impossibilité à ce que l’homme, de quelque
manière qu’on le considère et selon quelque manière d’être que ce soit, soit un âne9. » Du même
coup, le grand problème de l’ontologie réaliste, celui du « principe d’individuation », sera dénoncé
comme un faux problème. Cette réfutation, bien que son enjeu soit ontologique, est, dans sa forme,
une réfutation logique. Dans cette critique, la logique d’Ockham s’exerce bien comme une
discipline transcendantale, qui établit au préalable ce qui revient à l’ontologie et ce qui ne lui revient
pas, la situant dans un grand cadastre philosophique. La réfutation du « réalisme de l’universel » ne
présuppose en effet aucune conception ontologique, n’a recours à aucune thèse ontologique déjà
reçue. Elle tient toute sa force de l’économie de ses moyens, qui se résument en fait à un seul : le
principe de contradiction, appliqué sans merci. De même, l’ennemi ici combattu, que nous avons
essayé de reconnaître dans quelques grandes figures de la philosophie médiévale et – trop
sommairement – dans une tendance « traditionnelle » de l’ontologie, est avant tout une position
possible, le réalisme en tant que tel, un mode de pensée tentant pour toute ontologie et, à ce titre,
toujours possible.

§ 2. Critique de la substance universelle. L’universel, comme l’« humanité » ou l’« espèce chevaline »
en général, n’est pas une substance. Le démontrer est relativement simple. La réfutation de la
substantialité de l’universel se ramène chez Ockham au syllogisme suivant : l’universel n’est pas
singulier et un en nombre, or toute substance est singulière et une en nombre, donc l’universel n’est
pas une substance. Dans cette première réfutation, Ockham fait porter l’accent sur le caractère
singulier de toute substance (la mineure du syllogisme). Quant au caractère pluriel ou plus
exactement sériel de l’universel, il est d’abord tenu pour acquis et sera démontré en son temps. On
peut pourtant déjà s’en convaincre facilement : si l’universel, par exemple « l’humanité en général »,
était lui-même une chose singulière, alors il pourrait être telle chose singulière ou telle autre, cet
homme-ci ou cet homme-là par exemple. Socrate, ainsi, pourrait être un universel, ce qui est
absurde10. Il faut donc s’entendre une fois pour toutes sur ce qu’on appelle une « chose singulière » ;
si Socrate, comme Platon, en est une – et tel est bien l’usage habituel du concept de « chose
singulière » –, alors il est clair que l’« humanité » qui leur serait commune n’en est pas une.
L’universel n’est donc pas une chose singulière.
Or toute substance est nécessairement singulière. Qu’est-ce en effet qu’une substance ? À vrai
dire, nous n’en savons rien encore, mais nous pouvons pourtant réduire logiquement toutes les
substances possibles aux substances singulières. Une substance est soit une chose, soit plusieurs
choses. Si elle est une chose, elle a l’unité d’un singulier. Si elle est plusieurs choses singulières, alors
elle se réduit à la série de ces singuliers. Il faut prendre en effet le verbe « est » au sens rigoureux où il
signifie une parfaite équivalence ontologique. Supposons par exemple que l’« humanité » en général
soit vraiment une pluralité d’hommes singuliers : l’« humanité » se réduit donc à la série de ces
hommes singuliers qui sont eux-mêmes des substances (« premières » dans le lexique d’Aristote).
L’« humanité » se distingue bien de tel homme et de tel autre mais non pas des hommes, de leur série.
Comme « substance universelle », l’« humanité » se réduit bien alors à des substances singulières.
Reste un cas envisageable : celui d’une substance qui ne serait ni une ni plusieurs choses singulières,
mais plusieurs « choses universelles ». Faire cette hypothèse, c’est seulement reculer pour mieux
sauter, car la réduction au singulier que nous avons enclenchée est ici tout aussi nécessaire. Si l’on
nous dit qu’une substance est plusieurs choses universelles, eh bien, prenons l’une de ces choses
universelles et demandons : est-elle une seule chose ou plusieurs ? Dans les deux cas, l’universel se
réduit au(x) singulier(s) et il en va de même pour toute composante universelle de ladite substance11.
Bref, s’il n’y a pas, comme en effet il doit ne pas y avoir, de procès à l’infini, on s’arrêtera toujours
aux substances singulières. Aucune substance n’est donc universelle sans être du même coup une ou
plusieurs substances singulières : en un mot, aucune substance n’est universelle et aucun universel
n’est une substance.
Que l’on goûte ou non le léger vertige qui gagne lorsqu’on suit ce raisonnement – vertige à
l’opposé de l’ivresse spéculative puisqu’il s’agit de se dégriser en abordant la « substance universelle »
de la grande métaphysique médiévale –, on doit reconnaître la remarquable économie du principe
qui s’y trouve mis en application. Il s’applique en une même question réitérée jusqu’à la réduction
complète de la « substance universelle ». Il dit : soit la prétendue « substance universelle », comme
l’« humanité », est une, soit elle est plusieurs. Est-elle une ? Alors elle n’est pas universelle. Est-elle
plusieurs ? Alors elle se réduit à ces plusieurs et n’est pas une substance mais une série. Ockham
exige seulement que l’on réserve le terme « substance » à ce qui est véritablement un et non plusieurs,
à l’étant qui a une véritable unité numérique et existe donc par soi, cet homme, cette rose, cette
pierre, et non à de simples séries. Il peut bien y avoir des malentendus sur le sens du mot
« substance » (c’est un tel malentendu qui se cache, selon Ockham, derrière l’emploi aristotélicien de
l’expression « substance seconde »). Mais, une fois déterminé le sens propre du mot, on n’a plus le
droit de dire que quelque chose est substance d’un certain point de vue et qu’autre chose est
substance d’un autre point de vue. Une fois reçu le sens du mot « substance » dans son acception
première – l’unité numérique et réelle de la substance « première », telle cet homme ou cette
pierre –, le même mot ne peut être appliqué à un universel, tel l’« humanité », sans tomber dans une
équivocité complète. Le mot « substance » appliqué à l’universel perd autant sa signification propre
que le mot « chien » appliqué à une constellation12.
L’universel n’est donc pas cette substance où l’ontologie réaliste traditionnelle croyait reconnaître
son objet. Mais dénier à l’universel sa prétendue substantialité, ce n’est pas lui dénier toute réalité,
tout statut ontologique. Sans être une véritable substance, l’universel pourrait bien être, à sa manière,
une chose. L’« humanité », par exemple, n’est-elle pas quelque chose, qui a, certes, un lien
indissoluble aux hommes singuliers mais ne se confond pas avec eux ? N’a-t-elle pas même une sorte
de singularité par rapport à ces singuliers, un certain type d’indépendance ? Il est clair qu’il faut
reformuler et démontrer ce qui était une prémisse de la première réfutation d’Ockham, à savoir la
thèse selon laquelle l’universel ne peut être aucunement semblable à une chose singulière ; et d’une
manière générale, il faut examiner le statut de l’universel comme « chose » de façon plus fine et plus
différenciée. Ockham est très au fait des subtilités de la conception réaliste de l’universel. Dans un
long raisonnement, aussi complexe que rigoureux, il les attaque une à une, on pourrait dire par ordre
croissant de subtilité13. Cette réfutation, la plus systématique qu’il ait laissée, reste, par sa virtuosité,
son intransigeance et une sorte d’allégresse logique difficile à rendre dans le commentaire, un modèle
de pensée scolastique. On essaiera seulement d’en restituer les moments les plus forts.

§ 3. Critique du réalisme grossier. L’universel n’est pas une chose réelle et réellement distincte des
choses singulières. La première forme de la conception réaliste de l’universel qu’il faut réfuter est à la
fois tranchée et imprécise : tranchée dans son réalisme, imprécise dans la définition de l’universel
qu’elle suppose. Ockham la résume ainsi : l’universel serait « une chose intrinsèque et essentielle aux
choses singulières auxquelles il est commun et réellement distinct d’elles »14. Ainsi, par exemple,
l’« homme universel », l’« espèce humaine » ou l’« humanité » serait une chose réellement existante
hors de l’esprit, réellement dans les hommes singuliers, réellement distincte d’eux. Il s’agit d’un
réalisme grossier. Du côté de l’ennemi, du côté de l’ontologie réaliste traditionnelle, il y a en effet
plusieurs camps et plusieurs attitudes : un réalisme grossier, un réalisme subtil – tous deux
néanmoins résolus – et un réalisme timide ou mitigé. Du réalisme grossier Ockham commence la
réfutation par une condamnation que sa brièveté et sa virulence ont rendue célèbre : « Cette opinion
est simplement fausse et absurde, donc je la combats15. »
Il faut réfuter cette conception de l’universel du point de vue de la chose même, a parte rei.
L’argument principal d’Ockham est le suivant : la prétendue « chose universelle » est, pour ceux qui
défendent à la fois sa réalité et son indépendance ontologique par rapport aux singuliers, une seule
chose ; mais elle est en même temps dans plusieurs choses singulières. Elle est donc elle-même autant
de choses distinctes que ces singuliers qui la contiennent et partant elle n’est pas une. Est-elle donc
plusieurs ? Elle inclurait alors la pluralité des singuliers auxquels elle est commune et serait comme le
tout dont ils seraient les parties. Ainsi l’humanité ou la chevalité, l’espèce-homme ou l’espèce-
cheval, contiendrait tous les hommes ou tous les chevaux. Mais on a dit que l’universel est dans les
singuliers, qu’il est contenu en eux : cet homme contient l’humanité comme ce cheval contient la
chevalité. La « chose universelle », humanité ou chevalité, est donc un tout de parties (les hommes et
chevaux singuliers) dont elle n’est elle-même qu’une partie : elle est le tout et la partie de la partie, ce
qui constitue une première absurdité16. Pour expliquer ce paradoxal rapport aux singuliers, on dit
alors que l’universel « se communique » aux singuliers. Mais que veut dire « se communiquer » ? Soit
se multiplier – et alors l’universel n’est de nouveau qu’une série de choses singulières et n’a aucune
consistance réelle. Soit « se communiquer » veut dire, selon une expression consacrée surtout en
théologie, « se communiquer par identité ». Mais, du moins dans l’ordre des choses de ce monde,
« se communiquer par identité » est une contradiction in adjecto, car cela voudrait dire qu’une chose
se communique à ce qui lui est identique sans perdre son identité. Dans le cas du rapport entre
singuliers et universel, cela voudrait dire que chaque singulier, en tant qu’identique à l’universel, se
communique à lui-même, que les choses en général se communiquent d’elles-mêmes à elles-mêmes
(quod ipsaemet res communicantur sibi ipsi)17 : nouvelle absurdité. Tout cela ne veut rien dire du tout et
la « communication par identité » invoquée pour sauver la réalité de l’universel est, dans l’ordre des
choses de ce monde telles que nous les connaissons, une simple fiction. Du reste, même en admettant
cette étrange communication, il demeure que la prétendue « chose universelle » est une en nombre,
puisqu’elle ne se multiplie pas. Or une chose une en nombre, de quelque manière qu’on la prenne,
ne peut être réellement dans plusieurs choses séparées18. Ockham en revient donc toujours à ceci
que l’universel comme chose est soit un, soit plusieurs : s’il est un il n’est pas partagé par les
singuliers, s’il est plusieurs il se résume à la série des singuliers.
On a peut-être remarqué que cette réfutation, dès sa première étape, prend un tour familier. Elle
rappelle la critique que Parménide fait à Socrate au début du dialogue qui porte son nom, où il
oppose à la théorie des Idées les apories de la « participation » qui laissèrent la pensée platonicienne
dans un embarras durable. Aristote donna à cette critique un écho amplifié, particulièrement en
tirant de cette participation des choses singulières à l’Idée le paradoxe d’un « essaim » d’essences dans
chaque individu. Mutatis mutandis, les contradictions que le personnage « Parménide » puis Aristote
firent apparaître dans l’Idée universelle pensée comme un quelque chose, un todé tí, sont les mêmes
qu’Ockham dénonce dans l’universel médiéval pensé comme chose, comme res. Ockham en fait lui-
même la remarque lorsqu’il examine l’une des branches du dilemme où il a acculé la théorie réaliste.
Si ses défenseurs veulent sauver l’unité de l’universel, comme l’« homme en général », ils devront en
effet en faire une chose subsistant par elle-même hors des individus, c’est-à-dire une Idée
platonicienne. Or la conception platonicienne produit, comme le dit Ockham sans ambages, « de
nombreuses absurdités » : « nul ne peut la saisir s’il a l’esprit sain »19. Les enjeux de ces deux
critiques, la critique interne au platonisme et celle qu’Ockham adresse a posteriori à toute la puissante
tradition platonicienne, sont différents mais le dilemme qu’elles découvrent est le même.
En s’engageant dans la première branche du dilemme, le réalisme grossier ne sauve l’unité de la
« chose universelle » qu’au prix de son inclusion réelle dans les singuliers, qui est précisément le prix
de son universalité : si l’« homme en général » a une véritable unité, il ne saurait être dans chaque
homme singulier. En s’engageant dans la seconde branche du dilemme, le réalisme grossier ne sauve
l’inclusion de l’universel dans les singuliers qu’au prix de son unité de « chose ». Car, pour soutenir
que l’universel est « réellement dans chaque singulier », il faut en faire une partie de chaque singulier :
l’« homme universel » ou l’« humanité en général » serait une partie de chaque homme. Mais, si le
tout est singulier, la partie l’est aussi. Si Socrate est vraiment singulier, rien de Socrate, rien qui lui
appartienne en propre n’échappe à cette singularité20. Le réalisme grossier, en affirmant à la fois que
l’universel est une chose réellement distincte des singuliers et qu’il est réellement inhérent aux
singuliers, se condamne lui-même. Ces deux caractères sont logiquement inconciliables et, pris
ensemble, n’ont par conséquent aucune pertinence ontologique ; rien de réel ne peut répondre à une
telle définition. Si l’universel y répond, c’est précisément qu’il n’est rien de réel.
Cette critique est assez facile. Elle tire argument, contre le réalisme, de la thèse grossière d’une
distinction réelle et d’une inhérence réelle dans le rapport du singulier et de l’universel. Mais le
réalisme peut se passer d’une telle thèse en prenant une forme plus subtile. Le critiquer devient alors
une tâche beaucoup plus difficile et plus décisive. Si la réfutation ockhamiste peut atteindre la
« chose universelle » même dans l’hypothèse où elle n’est ni réellement inhérente au singulier, ni
réellement distincte de lui, alors la destruction de l’ontologie traditionnelle prendra un tour plus
radical et plus général : toute prétendue « réalité » non singulière pourra être dissipée.

§ 4. Critique du réalisme subtil. L’universel n’est pas une chose réelle qui se distingue seulement
« formellement » de la chose singulière. L’idée d’une distinction seulement « formelle » entre une
« chose universelle » et le singulier est le cœur d’un réalisme subtil, le réalisme le plus puissant : celui
de Duns Scot. Avant de le réfuter, Ockham le présente avec un scrupule que l’on pourrait presque
prendre pour de la bienveillance, mais qui n’est qu’un trait de cette probité de la discussion
scolastique dont nous avons perdu le sens. Il s’attaque en effet à la pensée de Scot tel que lui-même l’a
explicitée dans un texte précis21. Il est remarquable – parce que rare dans les disputes
philosophiques – que l’on puisse sentir la très grande force d’une pensée dans le compte rendu qu’en
fait son adversaire le plus acharné. Nous avons rappelé plus haut les grandes lignes de la conception
scotiste de l’individuation, du passage ontologique d’une nature commune à un individu singulier
dans l’« heccéité ». Nous ne pouvons ici que résumer rapidement le résumé d’Ockham, pour
compléter le nôtre au sujet du statut ontologique, du type de réalité que garde l’universel chez Duns
Scot et de ce qu’il entend par « distinction formelle »22.
On a rappelé que pour Scot, comme pour Avicenne, la « nature commune », l’« humanité » ou la
« chevalité », est indifférente à l’universalité et la singularité. C’est une chose, une res, qui est en soi
antérieure à la séparation de l’universel et du singulier. Quant à l’universalité de cette nature
commune, au fait que l’« humanité », par exemple, s’attribue à tous les hommes, elle ne trouve sa
complétude que dans l’intellect qui la pense. Quant à sa singularité, son être-ceci comme humanité
de Socrate ou de Platon, elle est seconde par rapport à la nature comme telle et lui advient par un
ajout intrinsèque. Il y a donc bien une distinction entre la nature commune et le ceci, l’« humanité »
comme telle et l’être-homme de Socrate, mais il ne s’agit pas d’une distinction réelle : l’« humanité »
et l’être-homme de Socrate ne sont pas deux choses différentes, il s’agit d’une différence interne à une
même « nature ». Scot remarque en effet que Socrate et Platon, par exemple, se conviennent
réellement et pourtant se distinguent réellement : l’« humanité » qui leur est commune est donc
réellement la même que l’« humanité » qui les distingue. La distinction entre l’« humanité » commune
et l’être-tel-homme est ainsi, à l’intérieur d’une même « nature », une distinction non réelle que Scot
appelle formelle. La nature devient un ceci, haec, par l’ajout interne d’une différence « contractante »
(differentia contrahens) qui l’individue, dans le procès de l’« heccéité ». Cet ajout n’est pas réel, aucune
autre chose ne s’ajoute à la « chose » qu’est la nature commune, il est formel, un supplément de
forme, et c’est bien formellement que la nature commune se distingue de la nature individuée dans
l’« heccéité ». Quant à son statut ontologique, enfin, il en résulte selon Scot que la nature commune
possède, par la « différence contractante » qui l’individue, une unité dans le singulier qui ne se
confond pas avec l’unité du singulier. Le singulier, Socrate ou cette pierre, est un en nombre, tandis
que sa nature, son « être-homme » ou son « être-pierre », a une unité moindre que numérique.
Autrement dit, la nature est contenue – grâce à un supplément formel – dans le singulier. Scot
illustre cette pensée difficile par l’exemple d’une surface blanche, disons cette feuille : la blancheur
n’est une que parce qu’elle est contenue par la feuille qui est une en nombre mais en elle-même, en tant
que blancheur, elle n’a pas cette unité numérique. C’est le singulier, par exemple cette pierre, qui est
un en nombre, une seule pierre. Mais la nature de cette pierre, ce qui en fait cette pierre – haec lapis –
est contenu en elle et a une unité moindre qu’elle. Ainsi, l’unité moindre que numérique de la
« nature » dans chaque singulier, en deçà des apories de l’unité dans le multiple, serait selon Scot
conciliable avec le caractère commun de la « nature ». Par delà la différence seulement formelle qui les
sépare, le commun et l’individué s’uniraient dans une nature à la fois plus large et moindre que la
singularité.
Par cette théorie de la « distinction formelle », qui est sa grande originalité, la pensée réaliste de
Scot semble s’être d’avance protégée des attaques d’Ockham. Contre un réalisme grossier, celui-ci
jouait en effet de la prétendue distinction réelle entre universel et singulier pour montrer qu’elle
contredit la prétendue inhérence réelle de l’universel dans le singulier. Chez Scot, les oppositions
tranchées qu’Ockham faisait jouer contre le réalisme semblent effacées dans l’idée d’une distinction
seulement formelle. Il lui faut donc soit rabattre la distinction formelle de Scot sur une distinction
réelle, soit la réduire à une pure et simple absence de distinction. Il le fait à l’aide d’un principe
démontré dans une discussion un peu antérieure au sujet des divers types de distinction23. Ockham
y montrait en effet qu’aucune chose réelle ne peut se distinguer « en raison » d’une autre chose réelle
ni lui être identique « en raison ». Entre les étants réels – les entia realia –, il n’y a que distinction ou
identité réelle. De même, il n’y a distinction ou identité de raison qu’entre les êtres de raison24. Ce
principe de souffre pas d’exception25. Il n’y a donc que des distinctions réelles entre les choses réelles et des
distinctions de raison entre les êtres de raison. Appliqué à la pensée de Scot, ce principe est
profondément destructeur.
Dans les choses de ce monde, toute distinction « formelle » est en effet soit une distinction réelle,
soit une distinction de raison. Si la distinction formelle est une véritable distinction, si elle a une
teneur ontologique, alors c’est une distinction réelle. Cette affirmation d’Ockham semble passer
bien vite sur le point décisif de la théorie de Scot. Mais elle est strictement démontrée. Admettons
un instant, avec Scot, que deux « choses » (sans préjuger de leur statut de choses, on pourrait dire
« deux trucs ») diffèrent formellement sans différer réellement. Si elles diffèrent un tant soit peu, c’est
qu’elles ne sont pas le même sous tous rapports et c’est donc que l’on peut affirmer quelque chose de
l’une et le nier de l’autre. Puisqu’elle ne diffèrent pas réellement, la contradiction entrera dans une
chose unique. Mais il se trouve que la contradiction est aussi le moyen le plus sûr de reconnaître la
distinction bien réelle entre deux choses. Ainsi dans le jugement vrai : si mon bras est blanc et si la
table est noire, mon bras n’est pas la table, ou, en général : si A est x et B n’est pas x, alors A n’est pas
B. En laissant la contradiction entrer dans une chose unique, la « distinction formelle et non réelle »
de Scot conduit tout bonnement à effacer le critère de la distinction réelle, à supprimer toute distinction
réelle entre les étants26. Au sens où l’entend Scot, l’idée d’une distinction formelle est proprement
désastreuse27. Par « distinction formelle », il faut donc absolument entendre soit une distinction
réelle, soit une distinction seulement de raison, qui n’a aucune teneur ontologique. Ces deux
traductions servent autant la critique ockhamiste. Mais puisque Scot tient à cette distinction comme
à une distinction véritable, commençons par envisager concrètement son éventuelle teneur
ontologique.
Si la distinction « formelle » de la nature commune et de l’individuée est une véritable distinction,
elle est équivalente à une distinction réelle. Appliquons en effet le principe de contradiction aux deux
aspects de la « nature commune » selon Scot, par exemple l’« humanité ». Scot dit d’une part que la
« différence contractante », ou individuante, est de soi-même propre à un singulier, d’autre part que
la nature commune n’est pas de soi-même propre à un singulier. Traduisons : l’être-homme de
Socrate est propre au singulier Socrate mais l’« humanité » n’est pas propre à un singulier. En accolant
ces deux énoncés on obtient la conclusion valide : donc la différence individuante n’est pas la nature
commune. La contradiction étant le critère même de la distinction réelle entre deux choses, il en
résulte que le commun et l’individué se distinguent réellement. Ockham multiplie les syllogismes en
tenant compte de tous les raffinements scotistes et montre qu’une contradiction, si raffinée soit-elle,
reste une contradiction28. Or, si, en se contredisant, la nature et sa différence individuante – le
commun et le singulier – se distinguent réellement, la réalité même de la nature commune entraînera
les mêmes absurdités que dans le réalisme vulgaire précédemment réfuté.
Si, au contraire, le commun et le singulier font une véritable unité dans une même nature et ne
diffèrent pas réellement, alors leur distinction « formelle » est équivalente à une simple distinction de
raison. Certes, une distinction de raison n’est vraiment possible qu’entre des êtres de raison. Mais
puisque Scot nie, bien sûr, que sa « nature commune » et sa « différence individuante » soient toutes
deux des êtres de raison, on doit envisager l’hypothèse étrange où ils formeraient un couple
dissymétrique, l’une étant une chose réelle, l’autre un être de raison. Or l’individu singulier, comme
Socrate ou cette pierre, est évidemment une chose réelle : c’est donc la nature commune,
l’« humanité » comme telle, qui n’est qu’un être de raison29. C’est là un point décisif pour la suite : si
la nature commune ou, d’un mot, l’universel forme une véritable unité avec le singulier, ils ne
diffèrent qu’en raison. Or il n’y a jamais de différence de raison entre deux êtres réels ; il faut donc
que l’un des deux au moins soit un être de raison. Ce ne saurait être le singulier, c’est donc
l’universel. Montrer que l’universel n’est qu’un être de raison, qu’il n’a aucune teneur ontologique
propre, tel est bien le but ultime de la critique ockhamiste. Après avoir simplement rabattu la
distinction formelle de Scot sur une distinction réelle ou de raison, il s’attaque enfin directement à la
« nature commune » elle-même pour montrer qu’elle n’est rien du tout.
Qu’elle se distingue réellement ou en raison du singulier, la « nature commune », l’universel tel que
le pense Duns Scot est en fait un pur néant. C’est la conclusion à laquelle parvient Ockham dans ce qu’il
nomme « la seconde voie » de sa réfutation30. Car Scot affirme lui-même que toute chose réelle hors
de l’esprit est singulière. Il tente de sauver la « nature commune » en disant que les étants individuels,
Socrate ou cette pierre, sont singuliers d’eux-mêmes (de se), tandis que ladite nature, l’« humanité »
ou la « lapidité » n’est singulière que par l’ajout formel d’une différence. Mais, s’il n’y a bien d’unité
réelle que singulière, fût-ce par un « ajout formel », alors la nature en tant que commune n’a pas d’unité
réelle : il n’y a donc aucune communauté ni par suite aucune universalité réelle31. Scot essaie encore
de sauver sa nature commune en disant, comme on l’a vu, qu’elle a dans le singulier une unité moindre
que numérique, moindre que celle du singulier lui-même et conciliable avec la communauté.
L’« humanité » de Socrate serait contenue en Socrate, ayant une unité moindre que celle de Socrate.
Mais, en tant que commune à Socrate et à Platon, l’« humanité » a aussi une unité plus large que celle
de Socrate d’une part et de Platon de l’autre. L’unité moindre que numérique imaginée par Scot
contredit donc la communauté : il n’y a pas, par conséquent, de communauté32. Enfin, pour décrire
une « individuation » sans morcellement de la nature commune, Scot appelle l’individuation une
« passion » que la nature subit par ses différences. Mais, si ces différences sont multiples, en Socrate,
en Platon, etc., leur résultat est lui aussi multiple : les formes pluralisantes sont elles-mêmes
pluralisées. Les natures individuées sont donc bien distinctes ; l’« humanité » de Socrate, ayant une
origine et un résultat différents, n’est en rien commune à lui et à Platon. La prétendue « nature
commune » n’est donc rien d’autre qu’une série de natures distinctes, une série de singularités.
L’universel se réduit réellement à la série des singuliers et n’a aucune teneur ontologique. En tant que
telle, la nature commune n’est rien.
En dépit de ses raffinements chez Duns Scot, le réalisme de l’universel, la théorie selon laquelle il y
a dans l’être et du côté de la chose quelque chose d’universel ou de commun est donc profondément
contradictoire. Pour la réfuter, il suffit, comme on l’a vu, d’appliquer rigoureusement le principe de
contradiction. La singularité d’Ockham aura été seulement dans son intransigeance. En s’attaquant
d’emblée au réalisme le plus dur, dans sa forme grossière (répandue par la vulgate scotiste), puis dans
sa forme subtile chez Duns Scot lui-même, la démonstration d’Ockham a gagné la force suffisante
pour culminer dans une négation radicale de toute réalité universelle : « Aucune chose hors de
l’esprit, de quelque manière qu’on la considère ou conçoive, n’est universelle. » Dans un mouvement
descendant, elle peut enfin réduire à néant toutes les formes timides ou mitigées de réalisme, faisant
place nette pour une nouvelle ontologie, minimale, de la pure singularité. Les avatars ambigus de la
« chose universelle » ne sauraient en effet être épargnés : dans le dernier moment de sa réfutation,
Ockham lui donne le coup de grâce.

§ 5. Critique des réalismes timides. Même si la « chose universelle » ne se distingue ni réellement ni
« formellement » du singulier, elle ne saurait avoir aucune réalité33. Que l’on y mette toutes les
nuances et toute la modération que l’on voudra, la thèse réaliste est impensable et absurde. Car la
modération, lorsqu’il s’agit d’affirmer la réalité de quelque chose, n’a aucun sens ; lorsque cette réalité
est contradictoire, les nuances n’y changent rien. C’est pourquoi, pour achever la réfutation, on peut
réduire toutes les formes de réalisme à l’unité, les mettre, pour ainsi dire, dans le même sac. Une fois
que l’on a réfuté ses formes les plus dures, la plus grossière et la plus subtile, il n’est pas difficile d’en
dissiper les formes timides. « En conclusion, dit Ockham, tous s’accordent à dire que la nature qui
est d’une certaine manière universelle est réellement dans l’individu, ne serait-ce qu’en puissance et
incomplètement, bien que certains disent qu’elle s’en distingue réellement, d’autres seulement
formellement, d’autres enfin qu’elle ne s’en distingue aucunement par la nature de la chose mais en
raison et selon la considération de l’intellect34. » On a vu ce qu’il faut penser des conceptions de
l’universel comme distinct réellement ou formellement du singulier. Restent trois conceptions
réalistes timides, correspondant aux trois expressions soulignées dans l’énumération d’Ockham. Il
faut les dissiper.
La première, qui pense l’universel comme « potentiellement et incomplètement » présent dans
l’individu, revient encore pour une part à Duns Scot (pour qui la « nature commune » n’est
universelle « en acte » que dans l’intellect qui la pense, comme on l’a vu) mais surtout à Thomas
d’Aquin, qui ne pense pas la nature commune – l’« humanité » – de façon aussi résolument
ontologique que Scot et fait, par là, figure de modéré. On a rappelé plus haut les grandes lignes de la
théorie thomiste de l’individuation. Quant à la teneur ontologique de l’universel, Thomas distingue
en elle la réalité du genre, telle l’« animalité », et la réalité de l’espèce, telle l’« humanité » ou la
« chevalité ». Le genre n’a pas par lui-même d’unité – il se divise en espèces – tandis que l’espèce
dernière (la species specialissima) est indivisible. Bien que ce soit de manière différente, ces deux types
d’universaux subsistent dans les singuliers hors de l’esprit de façon incomplète et potentielle et c’est
l’esprit qui les rassemble en les pensant, les fait passer de la puissance à l’acte et de l’incomplétude à la
complétude. Ockham adresse à cette conception la même question qu’aux précédentes : la question
de la distinction. Mais il la pose cette fois en des termes préfigurant sa propre théorie de l’universel,
qui sera sémiotique. En quoi, demande Ockham, la nature (dans son être) se distingue-t-elle de sa
désignation (dans l’intellect)35 ? La nature elle-même, ce serait l’universel réduit à des singularités du
côté des étants, l’humanité de Platon et l’humanité de Socrate, « incomplètement et en puissance
universelle » selon Thomas. La désignation, ce serait l’universel dans l’intellect, « complet et en acte »
selon Thomas. On verra que pour Ockham l’universel n’est en fait rien d’autre, précisément, qu’une
désignation. Mais si, comme au dire de Thomas, il a aussi un être, fût-il incomplet et potentiel, dans
les singuliers, en quoi cet être et cette désignation se distinguent-ils ? S’ils ne se distinguent pas du
tout, alors la nature universelle n’est en fait rien d’autre que la série des singularités et n’a aucune
teneur ontologique propre. S’ils se distinguent réellement, on retombe sur la position réaliste
grossière déjà réfutée. Si, enfin, ils ne se distinguent qu’en raison, l’un au moins est nécessairement
un être de raison : et, comme on l’a vu, le singulier étant à l’évidence réel, ce sera la nature
« complètement » et « actuellement » universelle qui ne sera qu’un être de raison. La position
modérée de Thomas contient donc les mêmes contradictions que les autres, sa « modération » ne la
protège pas.
Une seconde conception, qui distingue le singulier de l’universel « selon la considération de
l’intellect », revient à Durand de Saint-Pourçain. C’est une sorte de gauchissement conceptualiste de
la position de Thomas d’Aquin. Elle fait de l’universel la chose singulière elle-même telle qu’elle est
dans l’intellect36. Mention n’est plus faite, comme chez Thomas, d’une distinction ou d’une
hiérarchie ontologique entre le singulier et l’universel. Mais, s’il s’agit encore d’une forme de
réalisme, fût-elle timide, c’est que l’universel est posé comme la chose elle-même telle qu’elle se montre
du point de vue ou selon la « considération » de l’intellect. Il faudrait encore un effort pour penser
l’universel hors de tout réalisme, hors de toute ontologie. L’ambiguïté ontologique de cet être
conceptuel, ou de cette chose universelle qui n’est pourtant qu’un point de vue, ne libère pas la thèse
du réalisme et la rend, en revanche, particulièrement vulnérable à la critique ockhamiste qui, de
polémique, devient ici franchement satirique. Si l’universel n’est rien d’autre que le singulier
métamorphosé par la seule « considération » de l’intellect, alors n’importe quelle chose singulière
peut prétendre à devenir universelle. Ainsi, par ce mystérieux pouvoir de l’intellect, Socrate peut
être universel37.
Enfin, une troisième position, qui distingue le singulier de l’universel seulement « en raison »,
semble revenir à Henri de Harclay38. C’est une autre variation conceptualiste sur le même thème.
Selon elle, la distinction entre universel et singulier est aussi relative à l’intellect, mais au sens où elle
lui est intérieure. La même chose serait singulière selon un point de vue, une considération, un
concept, et universelle selon un autre. Là non plus, on ne sort pas du réalisme, quoique l’on soit à sa
limite, puisque l’universel reste une chose, la chose même : ce qui différencie son concept du
concept singulier de la même chose, c’est sa confusion. L’universel ne serait que le singulier
confusément conçu. L’universel est bien du côté de la chose et c’est seulement sa distinction d’avec
le singulier qui est intérieure à l’intellect. Cette distinction est du seul type de distinction qui puisse
passer dans l’esprit et entre des concepts : c’est une distinction de raison. Là encore, l’examen logique
de cette thèse prend rapidement un tour ironique. Si le singulier devient universel lorsqu’il est
confusément conçu, alors n’importe quel singulier peut devenir commun à un autre singulier en
devenant universel : Socrate est Platon conçu confusément39.
Avec la réfutation de ces formes mitigées de réalisme, la démonstration d’Ockham est complète.
Son résultat est général, radical, définitif : il n’y a aucune réalité universelle de quelque manière que
ce soit. Les implications de la phrase tranchante qui la conclut sont maintenant toutes dégagées.
Cette phrase, rappelons-le, embrasse dans une même récusation toutes les formes historiques ou
possibles du réalisme de l’universel ou de la « substance seconde », toute ontologie universaliste
quelle qu’elle soit : « Je dis qu’aucune chose hors de l’esprit, ni par elle-même, ni par quelque chose
d’ajouté, réel ou de raison, ni de quelque manière qu’on la considère ou conçoive, n’est universelle. »
Cette réfutation fut strictement logique, n’exigeant d’autre instrument que le principe de
contradiction, appliqué de façon intransigeante. Elle donne lieu pourtant à des conclusions positives.
La première concerne le statut nouveau, autre qu’ontologique, qu’il faut reconnaître à l’universel.
Elle pose le problème principal d’une nouvelle sémiologie : que signifie l’universel ? La seconde
concerne la singularité de toute réalité hors de l’esprit. Elle pose le seul problème d’une nouvelle
ontologie : qu’est-ce qu’une chose singulière ?

§ 6. Conclusions. La première conclusion positive de cette longue réfutation ouvre en fait un
nouveau genre de discours. Car l’universel n’est aucunement une chose ; sa réalité, de quelque
manière que l’on tente de la penser, reste impensable parce que contradictoire : le genre de discours
qu’est l’ontologie est donc exproprié du domaine de l’universalité. Le versant le plus en vue de toute
l’ontologie traditionnelle s’écroule. Mais, si l’universel n’est pas une chose, un étant ou un mode
d’être des étants, qu’est-il donc ? S’il ne peut être l’objet d’une ontologie légitime, quel genre de
discours doit le prendre pour objet ? Le grand problème de l’ontologie réaliste traditionnelle était le
passage d’une universalité ou communauté réelle à la singularité, de l’« humanité en général » aux
hommes singuliers : le problème du « principe d’individuation ». Il s’agit là d’un faux problème
produit par une pseudo-entité : il n’y a pas d’universalité réelle et toute chose est donc singulière par
elle-même. Mais alors surgit un nouveau et vrai problème : qu’est-ce que l’universel et comment est-
il produit ? Ockham exprime très clairement cette substitution d’un nouveau et vrai problème à un
faux problème traditionnel, ce renversement de perspective – peut-être bien le plus décisif de toute
la pensée médiévale – qui redéfinit la pratique même de la philosophie : « Ainsi, toute chose hors de
l’esprit sera par elle-même un ceci. Il n’y a pas à chercher quelque cause de l’individuation. Mais ce
qu’il est très nécessaire de chercher, c’est la cause expliquant comment quelque chose peut être commun et
universel40. »
La seule chose qu’il soit nécessaire ici d’établir – pour le projet ockhamiste d’une nouvelle
définition de l’ontologie dans un nouveau cadastre des genres de discours –, c’est que la réponse à cette
question, la réponse au problème de l’universel, revient à un nouveau genre de discours qui prend la
relève de l’ontologie et n’a plus de comptes à lui rendre : une sémiologie. Car l’universel ne peut être
qu’un signe. Il est désormais démontré qu’à l’universel, tel « l’homme » ou « le cheval », ne
correspond dans la réalité extérieure aucune « chose commune » ni aucune « entité collective » (une
expression dénuée de sens). Ne lui correspond qu’une série déterminée de choses singulières, la série
des hommes ou des chevaux. Or, qu’est-ce que cette correspondance entre quelque chose d’unique,
« l’homme » ou « le cheval », et plusieurs choses distinctes dans une série discrète ? Ce ne saurait être
une correspondance réelle : jamais plusieurs choses ne peuvent en former une seule. C’est un rapport
de signification41. La constitution d’une série s’accompagne toujours de l’institution d’un signe. Seul un signe
peut faire l’unité d’une série de singuliers. « L’homme » ou « le cheval » ne sont des universaux que
parce qu’ils signifient, parce qu’ils peuvent faire référence à une pluralité de choses singulières.
L’universalité n’est intelligible que comme le caractère d’un signe, à savoir : pouvoir être dit ou
prédiqué de plusieurs. En tant qu’il est un signe, l’universel est un, mais il n’est universel que par sa
signification42. Seule la signification, dans l’horizon d’une sémiologie, rend intelligible le rapport de
l’un et du multiple, rend compatible l’unité de l’universel et la pluralité ou la sérialité des choses qui
définissent son domaine de pertinence, qui est un domaine de référence43. Avec cette conception
sémiotique de l’universel le pas décisif est fait, le pas hors de l’ontologie. Tous les prétendus « modes
d’être » de la « chose universelle » peuvent être repensés comme de simples modes de signification.
Comme prétendue « chose hors de l’esprit », l’universel n’est rien, rien qu’une absurde « entité
collective », c’est-à-dire un être de raison, une ombre portée par les signes sur les étants. Comme
signe, il laisse intouchée la singularité des étants, expulsé qu’il est du domaine de l’ontologie.
Comment une sémiologie doit-elle prendre l’universel pour objet ? À l’analyse sémiotique de
l’universel il doit y avoir deux préalables : une détermination de l’origine de l’universel et de sa nature.
Si l’universel est bien un signe, il faudra chercher comment il est produit et ce qu’il est précisément
comme signe. S’il n’est pas une chose hors de l’esprit, c’est que l’universel, tel « l’homme » en
général, est avant tout dans la pensée et de la pensée. Certes, un mot prononcé ou écrit peut être un
universel, comme le mot « homme »44. Mais la possibilité même de son usage linguistique renvoie à
quelque chose de la pensée, à un signe mental correspondant. L’universel est donc avant tout un signe
mental, un concept, une « intention de l’esprit » (intentio animae), c’est-à-dire une visée. La pensée
vise dans un signe qui lui est propre – par exemple : « homme » – des singuliers pris dans une série –
les hommes. La production d’un tel signe relève d’une élaboration de la pensée, c’est-à-dire de
l’expérience. C’est seulement au sens où elle est empirique que cette production doit être dite
« naturelle » et que l’universel dans la pensée doit être dit un « signe naturel ». Cette production est
imperceptible et secrète, comme Ockham l’affirme dans un passage fameux. Mais la naturalité et le
secret de sa production ne restaurent aucunement la réalité de l’universel hors de l’esprit, comme on
l’a cru parfois, et n’interdisent aucunement de déterminer précisément les ressorts de cette
production, comme on l’a cru souvent. En affirmant que « la nature produit en nous l’universel de
façon occulte »45, Ockham ne renonce aucunement à penser l’origine de l’universel. On a vu souvent
dans cette phrase un aveu d’impuissance. Nous montrerons qu’il s’agit de tout autre chose. Ockham
pense, jusque dans son secret, l’origine du signe universel dans une expérience qu’il décrit
précisément comme mémoire, variation et répétition de l’appréhension des singuliers, bref, comme
mise en série. C’est donc à la description de l’expérience dans son ensemble qu’il appartiendra de
déterminer l’origine naturelle de l’universel préalablement à son analyse sémiotique.
Quant à la nature du signe universel, c’est aussi l’expérience qu’il faudra interroger à son sujet, mais
en une recherche plus spéciale et plus problématique. La question de la nature d’un signe mental
revient en effet à celle-ci : que veut dire « être dans l’esprit » ? Deux directions de pensée s’offrent
principalement à Ockham46. Selon la première, le signe mental ou le concept n’aurait dans l’esprit
qu’un mode d’être ambigu, celui d’une image intentionnelle et non réelle, d’un fictum. C’est la voie
de la représentation. Selon la seconde, le signe mental aurait une réalité tranchée et univoque dans
l’esprit, celle d’un acte d’intellection qui modifie réellement l’esprit à titre de qualité inscrite en lui
« comme une couleur sur un mur ». L’hésitation d’Ockham entre ces deux directions de pensée a
donné lieu à la seule grande controverse philologique concernant ses écrits philosophiques. Mais ce
qui ne semble pas avoir été remarqué, c’est que la résolution d’Ockham en faveur de la seconde
direction de pensée et son rejet final de toute théorie de la représentation répondent à une exigence
fondamentale qui dut s’affirmer avec une force croissante : celle de penser précisément le concept
comme un signe, d’en faire exclusivement l’objet d’une sémiologie. On montrera en effet que la
critique ockhamiste de la représentation a pour enjeu principal de penser la signification, fût-elle
dans l’esprit, comme un phénomène absolument irréductible, et de fonder rigoureusement une
sémiologie, comme un genre de discours autonome et consistant. La détermination préalable de la
nature du signe universel devra donc être fidèle à sa fonction de signe et rendre intelligible la
signification en elle-même.
Sur de telles bases, qui devront être assurées au préalable par une description de l’expérience, en
quoi devra consister l’analyse sémiotique de l’universel ? En une analyse de sa fonction. « L’homme »
est un signe, certes un mot, mais d’abord un concept, un signe mental. La grande question
sémiotique est celle de son usage. « L’homme » n’est pas un étant universel mais un signe qui
fonctionne. La fonction première des signes est de faire référence à des choses, en l’occurrence aux
hommes singuliers réels. Il y a plusieurs manières de faire référence par un même signe. Certaines
manières de faire référence sont en outre plus caractéristiques de certains signes que d’autres : le signe
universel « homme » ne fonctionne pas globalement de la même manière que le signe universel
« marcher » ou « blanc ». Ces manières de fonctionner sont autant de jeux de référence. L’analyse
sémiotique de l’universel, comme celle de tout signe, sera donc avant tout une analyse des jeux de la
référence. Cette analyse aura de plus un sens prescriptif ou normatif, car il y a de mauvais usages des
signes, qui ne respectent pas les règles de leur jeu référentiel. L’usage des signes universels, tels
« homme », « cheval », ou « humanité » et « chevalité », dans l’ontologie réaliste traditionnelle, en est
précisément un mauvais usage. Après avoir montré la faute du réalisme de l’universel d’un point de
vue ontologique, on pourra le faire d’un point de vue linguistique. La nouvelle sémiologie ainsi
fondée peut donc se réapproprier l’universel, l’assigner en son lieu propre et le penser selon son
origine, sa nature et sa fonction, hors de toute ontologie.
Mais l’ontologie ne perd pas tout son sens. La seconde conclusion positive de notre réfutation – la
plus urgente pour nous orienter dans la pensée d’Ockham – donne en effet de l’ontologie une
nouvelle définition, lui donne un nouveau projet. Une fois dissipées les prétendues « choses
universelles », le point de départ d’une ontologie de la pure singularité se trouve fermement assuré :
« Toute chose hors de l’esprit est réellement singulière47 ». La singularité de tous les étants en tant
qu’étants n’a pas à être déduite ou dérivée : « tout ce qui est singulier [c’est-à-dire tout étant] est
singulier sans que rien n’ait à être ajouté [per nihil additum] »48. Autrement dit, la singularité est, dans
l’ordre des étants, le fait ou la donnée fondamentale ; le singulier est singulier de plein droit, sans que
ce fondement ait lui-même à être fondé. Cela signifie d’abord que, s’il y a des « substances »,
puisqu’on a d’emblée montré que les « universaux » n’en sont pas, seules les choses singulières sont
des substances. Seuls cet homme, cette pierre, cet arbre méritent d’être pensés, dans une ontologie,
comme des substances49. Cela signifie en outre que, s’il y a de la réalité à penser en tant que telle,
puisqu’on a montré aussi que les « universaux » ne sont d’aucune manière réellement universaux,
toute réalité est une chose singulière ; ce qui n’est pas singulier n’est d’aucune manière l’objet d’une
ontologie légitime, et se réduit même, comme le dit Ockham, à un rien, un nihil50. Cela signifie
enfin que tout ce qui est du singulier est par soi-même singulier. La singularité de cet homme ou cet
arbre doit être pensée en elle-même, elle ne saurait être la manifestation de quelque être ou étantité
plus profonds. Le singulier n’est pas une concrétion d’essences, le résultat de quelque processus, il ne
saurait être pensé fidèlement à partir d’autre chose. « Il n’y a pas à chercher quelque cause de
l’individuation »51 : toute spéculation sur un fond des choses, sur un arrière-monde essentiel au-delà
de la singularité devra être dénoncée comme production de faux problèmes et de pseudo-entités. La
singularité est le fond des choses, l’être et l’étant, l’être de l’étant dans son indivision absolue. Elle
doit encore être pensée en elle-même, mais elle ne sera jamais dérivée. Tout ce qui est du singulier,
« essence », « nature » ou « forme », est bien singulier. C’est précisément ce que disent les dernières
phrases de la réfutation du réalisme de Scot : il n’est pas vrai que la nature de la pierre soit
véritablement dans la pierre. La nature de la pierre est la pierre52.
Ainsi est établi un nouveau cadastre des genres de discours où l’ontologie a une nouvelle place et
de nouvelles limites. Tout ce qui concerne l’universalité, la communauté, les espèces et les genres
revient seulement à une sémiologie. À une ontologie légitime ne revient que la pure singularité, telle
qu’elle est en elle-même, comme la marque fondamentale des étants. Puisque la vieille ontologie
universaliste est détruite, que son grand problème – celui de l’« individuation » – est dissipé, la seule
question qui motive le discours ontologique est désormais la suivante : qu’est-ce qu’une chose
singulière ? Et, si les choses singulières sont bien avant tout des substances : qu’est-ce qu’une
substance singulière ? Le champ minimal de ce nouveau genre de discours est la teneur ontologique
de la chose singulière. Le terrain en est désormais dégagé et la singularité constitue désormais un sol
ontologique irréductible. « Singulier » définit le type unique des objets de discours pour autant qu’ils
sont réels.
Pourtant, le statut de cette nouvelle ontologie demeure en suspens. La réfutation de la vieille
ontologie universaliste a pour première conséquence un apparent appauvrissement du discours
ontologique. Cette réfutation est à sa manière une destruction de l’ontologie. Car sa forme même
introduit dans tout discours ontologique possible, fût-ce celui d’Ockham, un dilemme : s’il n’y a
d’étant que singulier, que peut en dire en général le discours ontologique ? La pensée ockhamiste
devra alors, une fois de plus, se déterminer comme une réduction : réduction de la pertinence des
grands concepts universels de l’ontologie aristotélicienne, réduction de la « substantialité » même des
choses singulières telle qu’elle fut pensée dans les théories de la « substance première ». Les éléments
de l’ontologie ockhamiste du singulier sont ainsi ténus, économiques et dispersés. Certes, leur
importance est tout à fait décisive : ils ont en particulier pour effet d’accorder la priorité à l’intuition
– l’appréhension singulière du singulier – sur toute connaissance « générale ». On y a vu à bon droit
l’annonce, sinon l’amorce, de ce tournant majeur dans la pensée européenne qui aboutit à la
constitution de la physique et des sciences de la nature comme sciences expérimentales53. Mais,
d’une part, cette préfiguration n’est pas, comme on l’a cru, une contribution positive : Ockham n’a
pas enrichi la connaissance factuelle des choses singulières, il n’a pas fait de « découvertes
scientifiques ». D’un mot : la science expérimentale moderne aura la prétention de tenir lieu de
l’ancienne ontologie, fût-ce en produisant sa propre métaphysique ; or Ockham contribue à la
disparition de l’une sans assister à l’apparition de l’autre. D’autre part et surtout, l’ontologie
ockhamiste de la singularité dont il nous faut maintenant rassembler les éléments a, dès le départ, des
exigences paradoxales : elle entend définir et penser la singularité des étants en elle-même et donc en
général, mais quant à la connaître, comme une science connaît son objet, elle ne peut, par hypothèse,
y prétendre. S’il n’y a pas d’être commun, d’être réellement général, on ne peut « connaître » l’être de
l’étant comme tel. C’est pourquoi le sens du mot « être », dans cette ontologie minimale, reste
radicalement indéterminé54. L’ontologie n’est plus en aucune manière une science ; on ne connaît à
proprement parler que des singularités à partir d’une expérimentation singulière. Le discours
ontologique, indispensable comme un préalable, un ensemble de définitions et d’exigences de
pensée, se destine néanmoins à disparaître, à s’effacer devant l’expérimentation et les sciences
particulières. Il reste en suspens, ou plus précisément en sursis.
Dans cet étrange destin, dans cet appauvrissement, cette raréfaction des énoncés ontologiques à
même le texte d’Ockham, il s’agit pourtant, encore et plus que jamais, d’ontologie. Que l’ontologie
doive se réduire à peu de chose, qu’à la limite elle n’ait pas lieu d’être, c’est une thèse ontologique de
premier plan, fût-elle implicite. Elle est plus décisive, dans son apparente modestie, que les
propositions les plus ambitieuses d’une ontologie assurée de ses fondements.
1. Omnis res extra animam est realiter singularis et una numero. Sent., I, dist. II, qu. 6, p. 196, l. 13.

2. « Il n’y a pas une chose qui soit par soi et une autre par accident [...]. Autant l’accident que la substance est un étant par soi. »
S.L., I, 38, p. 107-108.

3. « On ne doit pas comprendre [par la distinction de l’être en puissance et en acte] que quelque chose qui n’est pas dans la nature
des choses, mais peut y être, soit véritablement un étant et qu’autre chose qui est dans la nature des choses soit aussi un étant. » Ibid.,
p. 108.
Il s’agit encore de simples modes de prédication.

4. Cf. Patrologie latine de Migne, volume 64, II, colonnes 159-263, In Categorias.

5. Commentary on Boethius, éd. N.M. Häring, Toronto Pontifical Institute of Medieval Studies, 1966.

6. Cf. Avicenne, Métaphysique, III, 10 ; I, 178, 100 et V, 1.

7. Si esset res alia, proprie esset actus quidditatis. Reportata Parisiensis, I, 2, dist. XII, qu. 8, no 9.

8. Heidegger, Traité des Catégories et de la Signification chez Duns Scot, trad. F. Gaboriau, modifiée, Paris, Gallimard, 1970, p. 78 (cité
par E. Gilson, Duns Scot, Paris, Vrin, 1952, p. 466).

9. Sent., I, dist. II, qu. 8 (réponse de l’auteur), p. 248.

10. L’ensemble de cette première réfutation est développé dans S.L., I, 15, p. 50-54.
« Que nul universel n’est une substance existant hors de l’esprit, on peut le prouver avec évidence. Aucun universel n’est une
substance singulière et une en nombre [majeure du syllogisme]. Si l’on disait en effet que oui [que l’universel est singulier], il suivrait
que Socrate est un universel, car il n’y a pas plus de raison pour qu’un universel soit telle substance singulière plutôt que telle autre.
Donc aucune substance n’est un universel. » Ibid., p. 50.

11. « Mais toute substance est une en nombre et singulière [mineure du syllogisme]. Car toute substance, soit est une seule chose et
non plusieurs, soit est plusieurs choses. Si elle est une seule et non plusieurs, elle est une en nombre ; c’est en effet ce que tout le
monde appelle “un en nombre”. Mais, si une substance est plusieurs choses, soit elle est plusieurs choses singulières, soit plusieurs
choses universelles. Dans le premier cas, une substance serait plusieurs substances singulières ; et par conséquent, pour la même raison,
une substance serait [par exemple] plusieurs hommes ; et alors, bien que l’universel se distingue d’un particulier, il ne se distinguerait
pourtant pas des particuliers [i.e. de la série, je souligne]. Si, en revanche, une substance était plusieurs choses universelles, je prends
l’une de ces choses universelles et je demande : est-elle plusieurs choses ou une seule ? Dans le second cas, il suit qu’elle est singulière.
Dans le premier cas, je demande : est-elle plusieurs choses singulières ou plusieurs choses universelles ? Et ainsi, soit il y aura un procès
à l’infini, soit [conclusion du syllogisme] l’on s’arrêtera sur cela que nulle substance n’est universelle de telle manière qu’elle ne soit pas
singulière. Il reste donc que nulle substance n’est universelle. » Ibid., p. 50-51.

12. « Aucun universel n’est substance, de quelque manière qu’on le considère. D’où l’on voit que la considération de l’intellect [le
point de vue] ne fait pas que quelque chose est substance ou ne l’est pas. Certes, la signification [la référence] du terme fait que le nom
“substance” est prédiqué de la chose – et non pour lui-même – ou ne l’est pas. Ainsi, si le terme “chien”, dans la proposition : “Le
chien est un animal”, est employé pour l’animal qui aboie, la proposition est vraie ; mais, s’il est employé pour la constellation céleste,
la proposition est fausse. Mais que la même chose soit substance selon un point de vue et ne soit pas substance selon un autre point de
vue, voilà qui est impossible. Et il faut donc admettre simplement que nul universel n’est substance, de quelque manière qu’on le
considère. » Ibid., p. 52-53.

13. Cette réfutation, qui se divise en plusieurs attaques et se relance plusieurs fois, occupe environ deux cents pages dans l’édition
Saint Bonaventure des Sentences. Le raisonnement traverse quatre questions : « Si l’universel est une vraie chose hors de l’esprit », « Si
l’universel est une vraie chose réellement distincte de l’individu », « Si l’universel est réellement hors de l’esprit, non réellement
distinct de l’individu », « Si l’universel et l’univoque commun est de quelque manière que ce soit réellement du côté de la chose hors
de l’esprit », auxquelles il faut ajouter un chapitre lemmatique dont les conclusions interviennent en cours de démonstration : « Si
quelque chose de réel peut se distinguer en raison de quelque chose de réel » (question précédant juste les quatre autres). La référence
de l’ensemble est : Sent., I, dist. II, qu. 3 à 7, p. 74-266.

14. Sent., I, dist. II, qu. 4, p. 99-101.


Ce réalisme grossier est rapidement attribué à Duns Scot, alors qu’il est le fait de certains de ses disciples, infidèles, tel Henri de
Harclay (cf. ses Questionibus Disputatis, qu. 3, cité par S. Brown dans l’édition Saint Bonaventure d’Ockham). Il ne s’agit pas là d’une
erreur d’Ockham, mais d’une manière de minimiser d’avance les subtilités de la conception proprement scotiste, en mettant sous le
nom de Scot tout le réalisme contemporain, dont il est, pourrait-on dire, la cause prochaine. Ockham connaît parfaitement la
spécificité et les subtilités du réalisme de Scot, dont il rend plus loin un compte exact.

15. Sent., I, dist. II, qu. 4, p. 108.

16. Ibid., p. 109-110.

17. De ce genre de « communication » il n’y a qu’un seul exemple, qui est strictement théologique : les Personnes de la Trinité,
auxquelles Dieu est dit, en effet, « se communiquer » sans division ni multiplication. C’est dire qu’il s’agit de beaucoup plus ou de
beaucoup moins qu’un exemple, puisqu’il est unique, n’est « connu » que par la foi comme un mystère, ne concerne pas une « chose »
et ne saurait être transposé. C’est pourquoi le second « exemple » invoqué, celui de « l’intellect potentiel », qui serait commun à tous
les intellects singuliers sans se multiplier, est dénoncé par Ockham comme « la fiction d’Averroès ». Ibid., p. 110-112.

18. Ibid., p. 112.

19. Ibid., p. 117-118.

20. « Car toujours, entre tout et partie, il y a une proportion, de sorte que, si le tout est singulier et non commun, alors chaque
partie est de la même manière singulière selon la proportion, car une partie ne saurait être plus singulière qu’une autre ; donc, soit
aucune partie de l’individu n’est singulière, soit toutes le sont ; et puisque certaine l’est, donc toutes. » Sent., I, dist. II, qu. 5, p. 158.
Ce principe – tout ce qui est du singulier est singulier – est fondateur de l’ontologie propre à Ockham, comme on le verra dans la
section suivante.
La conception critiquée ici, qui accentue l’inclusion de l’universel dans les singuliers comme leur partie, revient plutôt à Guillaume
d’Alnwick, disciple infidèle de Duns Scot (cf. ses Sentences, II, dist. III, qu. 1, cité par S. Brown, p. 154 de l’édition Saint Bonaventure
d’Ockham).

21. Le très important texte de Scot résumé et critiqué par Ockham est la question 1 de la dist. II de l’Opus Oxoniense, II.

22. Ockham reprend les thèses de Scot, Sent., I, dist. II, qu. 6, p. 161-173.

23. Cette discussion est celle de la question précédant juste l’ensemble de la réfutation du réalisme : « Si quelque chose de réel peut
se distinguer en raison de quelque chose de réel », Sent., I, dist. II, qu. 3, p. 74-99.

24. Ibid., p. 75, l. 5-8.

25. En vérité, ce principe admet bien une exception, celle des distinctions entre les Personnes de la Trinité, qui ne sont ni réelles ni
de raison. Mais, là encore, Dieu ne saurait être un « exemple » et Ockham dénonce de nouveau l’usage spéculatif des mystères de la foi
dans l’ontologie, qui concerne les étants naturels de ce monde. Cf. Sent., I, dist. II, qu. 11, p. 364-366.

26. Sent., I, dist. II, qu. 6, p. 173-174.

27. L’aboutissement de ce désastre pourrait bien être la substance unique de Spinoza et les distinctions seulement « modales » dans
chacun de ses attributs.

28. Quelques exemples des syllogismes que forment, selon Ockham, les grandes thèses de Scot : « Toute différence individuelle est
de soi-même propre à un individu ; or la nature commune n’est pas de soi-même propre à un individu ; donc la nature n’est pas la
différence individuelle. »« Aucune différence individuelle n’est réellement commune ; la nature est réellement commune ; donc la
nature n’est pas la différence individuelle. »« La nature est nécessairement communicable ; la différence n’est pas nécessairement
communicable ; donc la différence n’est pas la nature. » Sent., I, dist. II, qu. 6, p. 176 et suivantes. Scot a cru effacer la contradiction
entre communauté et individualité en modifiant ou modalisant leurs caractères, en ajoutant des « de soi-même » ou des
« nécessairement ». Ockham rappelle que les syllogismes modalisés sont aussi valides que les autres et que la contradiction qu’on
obtient en accolant les thèses de Scot est irréductible. On peut répéter l’épreuve ad nauseam, on parviendra toujours à cette conclusion,
que communauté et individualité se distinguent réellement.

29. Sent., I, dist. II, qu. 6, p. 173, l. 14-18.

30. Ibid., p. 177, l. 9.

31. Ibid., p. 177, l. 9-19.


32. Ibid., p. 178.

33. Ce coup de grâce est donné par Ockham dans la question qui fait suite à la critique de Scot : « Si l’universel et l’univoque
commun est d’une manière ou d’une autre réellement du côté de la chose hors de l’esprit. » Sent., I, dist. II, qu. 7, p. 225-266.

34. Ibid., p. 225-226.

35. Ibid., p. 140, l. 1-10.

36. Ibid., p. 227, l. 9.

37. Ibid., p. 241, l. 5-12.

38. Que le nom de H. de Harclay ait été mentionné plus haut comme celui d’un défenseur du réalisme grossier, tandis qu’il fait ici
figure de modéré, montre seulement combien ce débat est complexe, un même philosophe pouvant défendre, en fait, plusieurs
positions (voir, à ce sujet, les notes de S. Brown dans l’édition Saint Bonaventure d’Ockham). Du point de vue de la critique
ockhamiste, la recension des positions possibles à l’égard de la réalité de l’universel et leur réfutation en tant que positions possibles
priment de toute façon sur leur attribution à tel ou tel.

39. Ibid., p. 241-242. L’ironie d’Ockham est ici à double tranchant, car lui-même cède parfois au langage qu’il dénonce en
définissant l’universel comme une visée « confuse » du singulier. Ce langage est celui de la représentation ; on reviendra beaucoup plus
loin sur son inadéquation fondamentale, dans la perspective d’une critique de la représentation (cf. notre second chapitre, troisième
section).

40. Sent., dist. II, qu. 6, p. 197 (je souligne).

41. La signification est en effet une relation non réelle, comme on le verra plus loin (cf. le début de notre troisième chapitre).

42. « Il n’est universel que par sa signification, car il est le signe de plusieurs. [...] Il est dit universel par cela, qu’il est capable d’être
prédiqué de plusieurs, non pour soi-même, mais pour ces plusieurs. » Qu’il soit prédiqué « non pour soi-même, mais pour les
plusieurs » veut dire que la signification de l’universel n’est pas dans une citation, mais précisément dans une référence. S.L., I, 14,
p. 48-49.

43. « On dit en effet que le soleil est cause universelle, car il est cause de très nombreuses choses. [...] Mais on le dit cause
particulière, car il est une cause et non plusieurs. [De même, l’universel est dit universel] car il est un signe prédicable de plusieurs ;
mais il est dit singulier car il est une seule chose et non plusieurs. » Ibid., p. 49.

44. D’où une concession concernant la non-réalité de l’universel hors de l’esprit : en tant qu’il se dit de plusieurs, un mot – hors de
l’esprit – est, certes, universel : « Je tiens que nul universel n’est quelque chose d’existant d’une manière ou d’une autre hors de l’esprit,
à moins qu’il ne soit d’aventure universel par institution volontaire » – c’est-à-dire par convention. Sent., I, dist. II, qu. 7 et qu. 8,
p. 235 et p. 248-249 ; S.L., I, 14, p. 49.

45. Texte connu, trop peut-être car, pris isolément, il encourage une interprétation trop timide de la pensée d’Ockham en la
matière : « Je dis que la nature opère de façon occulte dans les universaux, non qu’elle les produise hors de l’esprit comme des choses
réelles, mais parce qu’en produisant sa connaissance dans l’esprit, de façon pour ainsi dire occulte [quasi occulte] elle produit ces
universaux de la manière dont ils peuvent être produits. Et donc toute communauté est, de cette manière, naturelle et procède de la
singularité et ce qui est ainsi fait par la nature n’est pas hors de l’esprit, mais peut être dans l’esprit. » Sent., I, dist. II, qu. 7, p. 261. À
lire attentivement ce texte – et surtout à en lire d’autres d’Ockham –, on s’aperçoit qu’il ne dit aucunement que la manière dont les
universaux sont produits est inconnaissable. Il dit que la production elle-même, naturelle au sens où elle est empirique, est imperceptible,
mais qu’il y a une manière [modus] dont cette production est possible, distincte de beaucoup de manières dont elle n’est pas possible.
Déterminer, par des conjectures raisonnées, comment cette production est possible, voilà ce qu’il reste à faire et ce qu’Ockham se
propose effectivement de faire par une description conséquente de l’expérience et de la mise en série (voir notre second chapitre).

46. Pour une discussion plus approfondie de cette question, cf. nos § 25 et 26.

47. Sent., I, dist. II, qu. 6, p. 196, l. 13.

48. Ibid., p. 196, l. 11.

49. La théorie d’Aristote concernant les « substances secondes », espèces et genres, était donc bien seulement l’objet d’un
malentendu. Selon Ockham, Aristote n’a pas pu vouloir dire que les universaux étaient de véritables substances ; ne réservait-il pas le
terme, en son sens le plus propre (kurios) aux choses singulières ? Cf. Sent., I, dist. II, qu. 7, p. 237.
50. « Rien n’est plusieurs en nombre », ou, pour le traduire autrement : « ce qui est plusieurs en nombre est un rien ». S.L., I, 14,
p. 48.

51. Déjà cité. Sent., I, dist. II, qu. 6, p. 197, l. 14-15.

52. Sent., dist. II, qu. 6, p. 224, l. 9-19.

53. C’était l’idée de P. Duhem, dans ses Études sur Léonard de Vinci, II, et dans son article « Le temps et le mouvement selon les
scolastiques », Revue de Philosophie, 14, 1914. On revient plus loin sur ces questions.

54. L’indétermination de l’être constitue chez Ockham une véritable thèse, d’une importance cardinale. On y reviendra dans la
conclusion de ce chapitre et dans le troisième plus précisément (sur le jeu référentiel de « l’être » comme terme transcendantal, à la fin
du « Jeu de la référence » ; sur le statut de l’ontologie générale comme métaphysique, à la fin de la « Critique des genres de discours »).
Un texte central d’Ockham à ce sujet est : Sent, II, dist. II, qu. 9.
Du point de vue d’Ockham, on peut parler indifféremment de l’être ou de l’étant, comme, d’ailleurs, de tous les dérivés du verbe
« être » (esse = ens = entitas = essentia = existere = existentia, etc.) ; on le verra au § 7. Nous emploierons donc tantôt l’un, tantôt l’autre, en
respectant l’usage traditionnel (« les étants », mais « la science de l’être en tant qu’être »). Qu’il suffise de dire au préalable que tous ces
termes auront ici exactement le même sens.
LA TENEUR DE L’UNIQUE

Qu’est-ce qu’une substance singulière ? La singularité est la marque fondamentale des étants, ou
des choses. Or il n’y a que la chose singulière dont on puisse dire, selon Ockham, qu’elle est une
« substance ». La seule tâche de l’ontologie, de ce qu’il en reste, est donc de penser la « substantialité »
du singulier. Que signifie « être une substance » ? Principalement trois choses dans la tradition
aristotélicienne. D’abord, cela signifie avoir ou être une essence : si cet arbre est une substance, il a
ou il est une essence d’arbre. Le concept d’« essence » traduit dans les langues latines le même terme
grec que traduit le concept de « substance » : ousia. S’il y a, entre les deux significations de ce même
terme distinguées par ses deux traductions, une véritable différence ontologique, alors il sera légitime
de dire qu’une substance singulière n’est pas une essence mais a une essence : l’arbre, comme
substance, aurait une essence d’arbre. S’il n’y a pas là de véritable différence ontologique, mais
seulement une nuance de signification, alors il sera légitime de dire qu’une substance singulière est
une essence : l’arbre serait une essence d’arbre, ou plutôt une essence-arbre. Ensuite, « être une
substance » signifie traditionnellement être composé d’une matière substantielle et d’une forme
substantielle : l’arbre serait fait d’une matière d’une part – le bois – et d’autre part d’une forme qui
s’impose à cette matière – racines, tronc, branches. Enfin, « être une substance » signifie être le sujet
ou le substrat de propriétés et d’accidents variables, en se maintenant « au-dessous » de ce qui se
détermine et se modifie à la surface de ce que l’on est – ce que traduit précisément le terme latin de
sub-stantia : l’arbre serait le support, le sujet permanent des propriétés et des changements qui
l’affectent, odorant et fleuri au printemps, desséché en automne, mais toujours le même arbre.
Les éléments dispersés de l’ontologie ockhamiste de la singularité peuvent être rassemblés autour
de ces trois thèmes traditionnels. Pourtant, en expulsant du domaine de l’ontologie, comme on l’a
vu le faire, toute universalité et donc tout ce que l’on appelait les « substances secondes », Ockham
infléchit la signification ontologique de la substance de façon décisive. Que seuls les singuliers soient
des substances, cela implique que les choses singulières ne sont pas un cas particulier, fût-il
privilégié, de la substantialité telle qu’on la pensait traditionnellement mais bien plutôt qu’être une
substance ne veut plus du tout dire la même chose. L’ontologie minimale d’Ockham, bien qu’elle se
rassemble autour du concept traditionnel de « substance », est bien alors une ontologie nouvelle ;
chacun de ces trois thèmes traditionnels devient tout autre chose dans une pensée singulière, en
rupture profonde avec la tradition. Le thème de l’essence donne lieu à une pensée nouvelle et
audacieuse de l’identité ontologique du singulier comme un existant et de son intelligibilité en tant
que singulier. Le thème de la matière et de la forme donne lieu à une nouvelle pensée de la technique
et oriente l’ontologie vers une physique nouvelle, qui peut être expérimentale. Enfin, le thème de la
substantialité comme opposée et sous-jacente aux accidents donne lieu à une fondation nouvelle de
l’ontologie dans son ensemble et à une pensée inédite de l’origine des singularités.

§ 7. Le singulier est une essence. Le singulier a-t-il une essence ? À proprement parler, non. Cet arbre
n’a pas, ne possède pas une essence d’arbre. Car pour dire que la chose singulière « a » une essence, il
faudrait pouvoir montrer ou démontrer que l’essence se distingue d’une manière ou d’une autre de la
chose même, fût-ce dans la chose même. Or cette distinction n’est pas seulement imperceptible et
indémontrable, elle est impensable de quelque manière que l’on tente de la penser. L’ontologie n’a
pourtant pas cessé, avant et après Ockham, de jouer sur cette impensable distinction, et l’annuler
n’est pas une mince affaire.
La première manière classique de justifier cette distinction est de dire que la chose singulière
partage une même essence avec d’autres choses singulières : une essence universelle, donc, spécifique
ou générique. Ainsi, ce platane, par exemple, partagerait son essence de platane avec tous les platanes
et son essence d’arbre avec tous les arbres ; il serait ce platane dans sa singularité mais « aurait » une
essence de platane et d’arbre en général qui le dépasse. Or de telles essences seraient des « choses
universelles réelles », des « substances secondes » enveloppant toutes les contradictions et toutes les
absurdités qu’Ockham y a dénoncées. En vérité, la distinction du singulier et de sa prétendue
« essence universelle » a déjà été réfutée avec la réalité de l’universel : « la nature [ou l’essence] de la
pierre n’est pas dans la pierre, elle est la pierre ». Certes, l’espèce et le genre, « platane » et « arbre »,
sont dits du singulier, de ce platane-ci, mais seulement comme le signe d’une série signifie l’un de ses
éléments. En aucun cas ils ne sont une forme d’être réellement commune aux étants singuliers. Tout
ce qui est du singulier est singulier1. L’essence du singulier ne saurait être que singulière. L’essence
de ce platane-ci n’est donc en rien celle de ce platane-là, l’essence de Socrate n’est en rien celle de
Platon, aucune essence ne leur est en aucune manière commune. C’est une conséquence sans appel
de la réfutation de la réalité de l’universel que l’essence n’est pas moins singulière que la chose dont
elle est l’essence. Il y a eu bien des confusions à ce sujet ; pourtant, il n’y a ici ni degrés ni
compromis possibles. Que les essences se ressemblent, qu’elles se conviennent plus ou moins,
justifiant par là l’usage d’un signe commun (« homme » pour Socrate et Platon car ils ont beaucoup
de ressemblances, « platane » pour tous les platanes), cela ne peut que se constater comme un fait. Il
faudra revenir sur l’expérience de ce genre de faits, mais elle ne porte aucune ombre sur la singularité
ontologique des essences. On oublie facilement cette conséquence de la réfutation du réalisme de
l’universel, car elle a pour nous quelque chose d’étrange en raison de l’histoire même du mot
« essence ». Que l’universel ne soit pas une chose subsistant par elle-même hors de l’esprit, passe
encore, mais qu’il n’y ait pas même d’essence universelle, voilà qui va à l’encontre de ce que l’on
associe traditionnellement à ce terme. C’est pourtant bien ce que pense, pour la première fois,
Ockham. Il n’y a d’essence que du réel ; puisque toute réalité est singulière, il n’y a d’essence que du
singulier ; or tout ce qui est du singulier, qui lui est réellement rattaché ou attribué, est soi-même
singulier ; il n’y a donc d’essence que singulière. Il n’y a d’essence de pierre ou de platane que de
cette pierre-ci ou de cette pierre-là, de tel ou tel platane, et l’une ne se confond pas réellement avec
l’autre. Bref, l’essence ne se distingue pas de la chose même comme quelque chose d’universel de
quelque chose de singulier.
L’essence se distingue-t-elle donc de la chose comme une singularité d’une autre singularité ?
Puisque l’essence est du singulier, elle pourrait en être alors une partie, un aspect ou une
composante. Mais comment faire passer une distinction à l’intérieur de la chose même sans qu’il
s’agisse d’une simple distinction de raison ? La seconde manière classique de justifier la distinction
entre la chose et son essence est d’opposer l’essence à l’existence de la chose. En s’en prenant à ce grand
thème ontologique, la critique ockhamiste des distinctions de raison trouve à s’appliquer en un point
particulièrement décisif de la métaphysique scolastique. Car l’opposition de l’essence et de
l’existence n’est pas grecque, mais proprement médiévale ; elle est en effet profondément enracinée
dans la théologie, d’abord islamique puis chrétienne, pour des raisons qui apparaîtront plus loin. En
la critiquant, Ockham rompt avec une tradition qui trouva son achèvement dans la pensée de
Thomas d’Aquin (la « distinction réelle » de l’essence et de l’existence). On a pris l’habitude de
traduire par « existence » non seulement existentia, mais le verbe esse dans un usage particulier qui le
rapproche du plus emphatique existere2. Dans sa forme habituelle, la distinction passe entre le fait
d’être, le fait que cette pierre est plutôt que de n’être pas, existence marquée pour la plupart des
choses par la contingence, et ce qui constitue ce qui est en telle ou telle chose, ce qui constitue la
pierre comme pierre, essence marquée toujours par la nécessité. On croit comprendre par là en quoi
l’essence se distingue de la chose singulière en tant qu’elle est ou existe. Il faut pourtant dénoncer
cette distinction comme strictement inintelligible.
D’abord, l’essence et l’existence ne peuvent pas se distinguer comme deux choses réelles, c’est
évident, et pas même comme deux aspects d’une même chose réelle. Car, dans une substance
singulière, il ne peut y avoir trente-six distinctions. Il y a, certes, une distinction entre ce qui est
accidentel (que les feuilles de l’arbre soient sèches ou mouillées, par exemple) et ce qui ne l’est pas
(l’arbre comme sujet de cette humidité). L’existence serait-elle donc un accident de la chose ? À
l’évidence non, car quand l’arbre n’existe plus, il n’y a plus d’arbre du tout, plus de substance-arbre3.
L’existence serait-elle donc la substance même ? Mais la substance est ce qui constitue la chose dans
ce qu’elle est, comme l’arbre lui-même : elle n’est alors rien d’autre que l’essence4. S’il est impensable
que l’essence et l’existence se distinguent, il est tout aussi impensable qu’elles s’unissent
véritablement dans la chose même. Car, si elles s’unissaient pour former la substance même de la
chose, elles seraient équivalentes aux seules parties substantielles d’une substance, à savoir la matière
et la forme. L’existence serait alors soit comme la forme de l’arbre, soit comme sa matière, ce qui est
absurde5. Et si, enfin, leur unité n’était qu’accidentelle, alors l’une ou l’autre serait de nouveau un
accident, ce qui est tout aussi absurde6. La distinction de l’essence et de l’existence ne correspond
donc à aucune distinction possible. Ockham se montre ici un fidèle disciple d’Aristote en rabattant
la distinction essence/existence sur l’une ou l’autre des grandes distinctions aristotéliciennes pour
montrer qu’elle ne répond à aucune7 : fidélité stratégique, pourrait-on dire.
Car la thèse qu’Ockham veut ici défendre est loin des préoccupations d’Aristote : « il me semble,
dit Ockham, qu’il n’y a pas là deux choses et que l’existence [esse existere] ne signifie pas quelque
chose de distinct de la chose [distinctum a re] ». Essence et existence sont alors deux manières différentes
de signifier le même, « l’essence » de façon nominale et « l’existence » de façon verbale (esse, existere)8.
C’est dire que l’essence et l’existence ne signifient rien d’autre que la chose même. La pierre est sa
nature, la chose est son essence. Cette thèse, jamais démentie par Ockham9, est d’une portée
ontologique assez considérable. Dire « exister » ou « être », c’est dire « être une chose ». Et s’il
appartenait à une ontologie du singulier de l’affirmer, c’est qu’« être » signifie d’emblée « être telle
chose », « être ce singulier ». C’est seulement dans la singularité comme être même de l’étant
qu’essence et existence se confondent en une nature absolument unique qui ne peut être qu’en une
unique existence. Être un arbre, c’est seulement être ceci, cette essence singulière, n’être que cet
arbre existant. La distinction des fonctions significatives entre les mots « essence » et « existence » n’a
aucune pertinence ontologique. Le verbe « être » qui se prolonge dans le verbe « exister » et dans le
substantif emphatique « existence » s’emploie comme une copule pour joindre deux autres signes :
« cet arbre est un platane ». Le nom « essence », comme les noms « chose » ou « entité », ne peut être
employé ainsi, voilà tout10. On pourrait croire qu’il y a, dans cet exemple, un profond contresens
sur la notion d’existence : un jugement d’attribution, où le verbe « être » est en effet employé comme
copule entre un sujet et un prédicat, ne se distingue-t-il pas d’un jugement d’existence, où le verbe
« être », ou « exister », est employé dans l’absolu ? N’y a-t-il pas une différence radicale, confirmée
par une longue tradition philosophique, entre dire : « cet arbre est un platane » et « cet arbre est » ou
« existe » ? C’est précisément cette distinction que récuse Ockham : un jugement d’existence est toujours
un jugement d’attribution, fût-ce implicitement, car rien n’est, rien ne se manifeste sans être telle ou telle
chose et sans se donner comme tel. Inversement, tout jugement d’attribution, pour autant qu’il porte sur le
réel, implique un jugement d’existence, le non-existant ou le néant n’ayant pas de propriétés. Il n’y a donc
d’essence qu’existante.
Ensuite, l’essence ne se distingue pas de l’existence comme le possible se distingue de l’actuel.
Non seulement l’essence et l’existence ne sont pas deux réalités mais elles ne sont pas même deux
modes de réalité. L’argument classique, d’Albert le Grand à Kant via Leibniz, est en effet le suivant :
une essence (l’essence de ce platane, fût-elle absolument singulière) peut être ou ne pas être, elle est
une simple possibilité, pensable en tant que possibilité, dont l’existence (le fait que ce platane est, ici
et maintenant) n’est que l’actualisation. Ockham le rejette avec élégance et concision. Si l’essence
peut être et ne pas être, alors elle peut être essence et ne pas être essence. Dire que l’essence est
indifférente, comme simple possibilité, à l’être et au non-être (à l’existence), c’est donc dire que
l’essence est indifférente à l’essence et à la non-essence, ce qui est bien sûr absurde11. Ce
raisonnement paraît un peu bizarre de prime abord mais il est finalement limpide. Ockham
demande en effet : que veut dire « pouvoir ne pas exister » ? Et : « qu’est-ce qu’une essence qui
n’existerait pas ? »12. La réponse est simple : rien du tout. Car pour être une essence, l’essence doit
bien être, c’est-à-dire « exister » d’une manière ou d’une autre. Si elle n’est pas du tout, elle n’est pas
essence, car il n’y a pas d’attribution possible dans le néant. Tel est en effet le principe très ockhamiste
appliqué ici : si A n’existe pas, « A = A » n’est pas vrai ; l’identité elle-même n’a pas de sens dans le
non-existant. Que l’essence « peut ne pas être » veut donc dire qu’elle peut ne pas être essence : c’est
une absurdité. On peut objecter à Ockham qu’en définissant ainsi l’essence le métaphysicien
n’entend pas la rejeter dans le néant ou le non-être mais distinguer deux modes d’être : celui du
possible, propre à l’essence, et celui de l’actuel, propre à l’existence. La réponse d’Ockham est tout à
fait claire, elle a des conséquences de plusieurs ordres sur lesquelles nous reviendrons : le possible n’est
pas un mode d’être ; être possible, ce n’est pas être d’une certaine manière car c’est n’être pas du tout. Il
n’y a pas plusieurs modes d’être. Par conséquent, soit « pouvoir être et ne pas être » signifie tout
simplement ne pas être du tout, soit c’est une contradiction. La conception classique de l’essence
comme possible tourne donc soit à la spéculation sur le néant, soit à l’incohérence. Tous les
arguments classiques sont ainsi ironiquement reformulés par Ockham pour y faire apparaître la
contradiction : si l’essence peut n’être pas, elle peut n’être pas essence, si l’essence diffère de
l’existence, elle diffère de l’essence, etc.13. « L’existence de la chose, conclut Ockham de nouveau,
n’est pas autre chose que son essence. »
Qu’est-ce donc que l’essence ? Ni universelle ni distincte de l’existence, l’essence ne se distingue
aucunement de la chose singulière. L’essence est la chose singulière même. On ne peut donc pas dire
que le singulier « a » une essence. Certes, on dit : « l’essence du singulier » (ou, comme le dit
Ockham, entitas rei), mais le génitif n’implique aucune distinction réelle, pas plus que dans
l’expression « l’existence de la chose ». Par la réduction ainsi entamée, les grands concepts de
l’ontologie traditionnelle, « essence », « être », « existence », « entité » ou « étant », tous les dérivés du
verbe « être », en viennent à signifier la chose singulière, la res singularis dans son irréductible
simplicité, dans son unité numérique qui est aussi la pure transparence de l’être. Cette unité, cet être
indivis de l’étant qui coïncide avec lui-même, certains concepts le désignent à la manière des noms
(« essence » ou « chose »), d’autres à la manière des verbes (« être » ou « exister »). Dire une telle
transparence, c’est d’abord nier toute distinction de « mode d’être » dans le singulier : le singulier se
confond parfaitement avec l’être, qui se confond parfaitement avec l’étant et avec l’essence. Il n’y a
aucune hiérarchie ontologique. Mais est-ce affirmer quelque chose ? Avons-nous ici affaire à autre
chose qu’à des réfutations, qu’à la destruction d’une ontologie ? Plus précisément : à quoi bon parler de
l’essence si elle ne signifie rien d’autre que la chose singulière, rien d’autre que l’étant existant ? En
vérité, la question de l’essence a chez Ockham un enjeu positif de premier ordre que la discussion
précédente, seulement dialectique et négative, laisse à peine entrevoir. Parler de l’essence, ce n’est pas
parler d’autre chose que du singulier. Dire que la chose singulière est sa propre essence, que ce
platane est son essence, c’est en dire quelque chose de décisif sans pourtant mettre en cause sa
simplicité ontologique : c’est dire que le singulier est en lui-même intelligible, ou encore, dans les termes
d’un vieux et mauvais dicton, que le singulier n’est pas ineffable.

§ 8. Le singulier est le premier intelligible. Dans l’indivision de l’essence et de l’existence, le singulier
est intelligible, non seulement en droit (comme essence) mais en fait (comme existant). Cette
intelligibilité est originaire ou première, dans tous les sens du terme, et elle est directe. Le privilège
absolu du singulier dans l’ordre de l’être se traduit immédiatement en un privilège absolu dans
l’ordre de la pensée, connaissance et intellection. De l’identité du singulier et de son essence à cette
intelligibilité absolue, la conséquence est philosophiquement inévitable. Le principal obstacle à
l’intellection du singulier est en effet, dans l’épistémologie classique, la prétendue universalité des
essences. Réduite au singulier existant, l’essence marque désormais son intelligibilité. Il ne reste plus
qu’à la démontrer14.
Classiquement, le caractère originaire d’un objet de pensée peut se marquer par trois sortes de
primauté : primauté temporelle (generationis), primauté d’adéquation (adaequationis) et primauté de
perfection (perfectionis)15. Chacune doit être affirmée du singulier en une démonstration ordonnée.
Classiquement, l’intelligibilité se partage entre un mode direct (que l’on commençait, à l’époque
d’Ockham, à nommer « intuitif ») et un mode indirect (ou « abstractif »). Il faut affirmer, en liaison
avec sa primauté absolue, le caractère direct de l’intellection du singulier.
Or la tradition philosophique a secondarisé le singulier sur ces deux plans. Classiquement, la
primauté gnoséologique du singulier est niée dans la logique du « réalisme » des universaux : seules
les substances secondes, seuls les universaux, dit-on, nous sont premièrement et directement
intelligibles. Certes, des intellects supérieurs, ceux des anges ou de Dieu, doivent pouvoir, par un
surcroît d’intelligence, connaître le singulier en tant que tel, comme ce platane en tant que singulier.
Peut-être même, si l’on suppose que les essences communes s’individuent d’elles-mêmes dans le
singulier, celui-ci a-t-il une intelligibilité de droit, théoriquement première16. Mais de fait, soit en
vertu d’une obscurité ontologique du singulier, soit en vertu de l’imperfection de notre esprit, le
singulier, ce platane en tant que singulier, est inaccessible à notre pensée. Les sens nous donnent à
son sujet des indications superficielles17 et nous le concevons non pas distinctement dans sa
singularité mais confusément dans sa simple existence. De sorte que, selon la situation de l’homme
dans le monde (pro statu isto), la primauté est refusée au singulier comme objet de pensée. Elle est
donnée soit à l’universel, soit à l’espèce dernière (comme l’espèce « platane ») où le singulier est
seulement confusément approché, soit à l’être commun en tant que tel18.
Classiquement, l’intelligibilité du singulier est restreinte à un accès indirect, confus ou abstrait.
On invoque, pour le décrire, une opération complexe de l’esprit suggérée par un texte énigmatique
d’Aristote19, que l’on désigne par les termes d’« intellection en ligne brisée », « sphérique »,
« réflexe » ou encore « circonflexe » ou « spiralée ». Selon ce mouvement, le singulier serait d’abord
saisi par l’entremise des sens, puis ferait naître dans l’esprit des « espèces sensibles » (phantasmata) à
partir desquelles l’esprit concevrait une « essence universelle ». Puis, en un second arc de cercle
symétrique, l’esprit reviendrait au singulier depuis cette « essence universelle » en repassant par les
« espèces sensibles ». Au terme de ce tortueux processus, le singulier ne serait pensé qu’en un
concept confus et abstrait, voire accidentel20.
Il faut donc combattre sur deux fronts : d’une part, du point de vue de l’ordre de la connaissance, la
prétendue secondarité de la connaissance du singulier ; d’autre part, du point de vue de l’intelligibilité,
la prétendue abstraction indirecte de l’intellection du singulier21. Derrière ces deux thèses, c’est une
seule idée qu’il s’agit de réfuter, celle du « singulier ineffable », sous sa forme scolastique : « le
singulier, dit-on, ne peut être conçu tel qu’il est en lui-même »22.
Sur le premier front, examinons d’abord la prétendue primauté temporelle de la connaissance de
« l’espèce dernière », précédant celle du singulier comme son approche confuse. Selon cette thèse
classique, on ne peut, en voyant une rose, que concevoir avant tout l’espèce « rose » ; la connaissance
de cette rose-ci en tant que telle serait ainsi secondarisée. Mais en quoi cette conception de l’espèce
dernière est-elle confuse ? L’espèce « rose » est en vérité un signe mental renvoyant à la série de
toutes les roses singulières. La « confusion » est une manière trompeuse d’exprimer le mouvement de
la signification sérielle. Envisagé dans sa fonction de signe, dans sa signification, un concept
spécifique comme le concept de « rose » est en lui-même parfaitement clair et distinct. Ce n’est donc
pas à titre de connaissance confuse que celle de l’espèce précède celle du singulier. Quel peut alors être
l’objet d’une connaissance véritablement confuse ? Seulement une chose réellement composée. Or
seul le singulier est à la fois réel et composé (sa caractéristique étant, comme on le verra bientôt,
d’être fait d’une matière et d’une forme) : seule telle ou telle rose est réellement composée. Si donc le
confus, selon la progression naturelle de la connaissance, précède bien le distinct, alors c’est le singulier qui
est premier.
Dans le cas où le singulier est conçu confusément dans la juxtaposition de ses parties, comme la
rose en tant que cette forme et cette matière, il reste vrai que la connaissance confuse précède le
distinct. Mais le singulier a une essence, il est cette essence même. Nous savons donc déjà qu’il peut
aussi être conçu distinctement comme essence, même si nous ne savons pas encore comment. Et
puisqu’il est premier en tant que confusément conçu, il peut être aussi conçu distinctement sans
préalable. Dans ce cas, une connaissance distincte n’a pas à être précédée d’une connaissance confuse.
Certes, autre chose que le singulier peut être distinct avant qu’il ne le soit. (Ainsi, je peux d’abord
connaître confusément cette rose, puis connaître distinctement l’espèce « rose » – un signe distinct
en tant que signe – et ensuite seulement connaître distinctement cette rose.) Alors le singulier
précède comme confus. Mais ce processus n’est pas nécessaire et le singulier peut aussi précéder
comme essence distincte. Dans les deux cas, le singulier est premier. Le singulier est donc toujours ce
qui est le premier connu dans le temps, soit distinctement, soit confusément23.
Une telle conclusion détruit la hiérarchie classique de la connaissance, qui faisait se succéder le
confus et le distinct à l’intérieur d’une connaissance par concepts communs24. On attribuait à la
connaissance de l’espèce dernière (l’espèce « rose ») une priorité dans le temps selon la progression de
la connaissance à partir du confus, au plus proche de la singularité sans l’atteindre et en direction du
plus commun, reléguant le singulier (cette rose-ci) dans une forme imparfaite et secondaire de
connaissance. À cette épistémologie hiérarchisée, Ockham en substitue une autre d’une grande
simplicité, directement calquée sur l’ordre ontologique de l’étant. « Tout commence par le confus »,
disait-on. Cela ne peut rien vouloir dire d’autre que : tout commence par le singulier, répond-il. Or
le singulier est aussi distinctement connaissable. La succession du confus et du distinct est donc
variable et secondaire lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est premier dans le temps de la
connaissance. Le singulier, sous une forme ou une autre, y prime absolument.
Cette primauté est confirmée par l’inutilité de toute connaissance préalable. Certains prétendent
que « le plus commun, l’universel, doit être connu avant le singulier »25. Mais l’expérience nous
apprend qu’on peut connaître les éléments d’une série, ne fût-ce que confusément, sans savoir à
quelle série ils appartiennent. Il n’est pas besoin d’être grand clerc et de connaître la hiérarchie des
genres enseignée par l’École pour connaître les particularités de telle espèce animale, du cheval par
exemple26. De plus, la connaissance du plus commun s’acquiert toujours à l’occasion d’expériences
singulières ; et pour un même universel ces expériences peuvent être différentes. Ainsi, la
connaissance du genre animal commence, si l’on est en Grèce, par la connaissance d’animaux
particuliers qui peut-être n’existent pas ailleurs, disons en Italie ; et de même en Italie, en France ou
en Angleterre27. Comment donc le même universel pourrait-il être la condition de ces différences ?
Il est clair au contraire que la connaissance du plus commun a pour condition celle du particulier. La
connaissance du singulier n’a donc pas à être précédée par celle du plus commun.
D’autres prétendent que « la connaissance de l’être en tant que tel est première en droit »28. Dans
son indétermination, ce primat semble recevable. Il est vrai que l’être se dit de toutes les choses
singulières et que c’est là ce que l’on peut en dire de plus simple. « Cela est » : voilà, semble-t-il, une
connaissance sans préalable. Mais, de deux choses l’une : soit l’on entend par « être » le fait que
chaque étant pris à part est, soit l’on entend par là le concept commun signifiant la série complète de ces
existences. Dans le premier cas, connaître l’être revient à connaître la chose singulière, dans
l’indivision de l’essence et de l’existence ; dans cette connaissance unique, il ne saurait alors y avoir
d’ordre de préséance. Dans le second cas, connaître l’être revient à connaître un concept, c’est-à-dire
un signe. Or un signe en tant que signe n’est pas essentiel aux choses dont il est signe, l’être comme
signe commun n’est pas plus de l’essence des singuliers que l’universel29 ; sa connaissance n’a pas à
précéder la leur30. La connaissance du singulier a donc bien, sur l’universel comme sur l’être commun,
une priorité dans le temps31.
La connaissance de la chose singulière, de ce platane tel qu’il est en lui-même, est ainsi première à
tous points de vue dans le temps de la connaissance ; aucune connaissance générale d’aucune sorte n’a
à la précéder. Mais suffit-il d’affirmer cette primauté temporelle qui n’est, après tout, que factuelle ?
On s’expose alors à une objection : la connaissance du singulier peut bien précéder en fait toute autre
et dériver pourtant, en droit, de la connaissance d’un objet qui revient plus originairement, de façon
plus propre, à l’intellect et à la connaissance que la chose singulière : un objet plus « adéquat » et
premier en ce sens. La connaissance du singulier peut ainsi être première en fait sans être première en
droit. Cette objection permet d’affermir notre position. Il nous faut démontrer non seulement la
primauté du singulier dans le temps (generationis), mais sa primauté en droit, en partant de la primauté
d’adéquation (adaequationis).
Or l’objet de toute connaissance doit être extérieur, du côté de ce qui est. C’est ainsi l’être comme
tel qui semble pouvoir le mieux prétendre à la primauté d’adéquation32. Certes, on vient de montrer
que la connaissance de l’être comme tel n’a pas à précéder celle du singulier ; mais l’être n’est-il pas
l’objet de la pensée, plus principiel que le singulier sinon antérieur à lui ? Que l’être soit « l’objet
adéquat de l’intellect », cela voudrait dire qu’il est toujours l’objet de ses pensées. Mais, d’abord, la
pensée ne porte pas toujours sur des choses existantes, elle peut porter par exemple sur des signes
mentaux ou des concepts. Il paraît alors douteux qu’il y ait un « objet adéquat », quel qu’il soit, qu’il y
ait quelque chose de commun à tous les objets de pensée, fût-ce l’être33. On peut néanmoins
l’admettre, à condition de supposer que les concepts ou les signes mentaux sont des actes réels et que,
par conséquent, ils sont eux aussi : la pensée serait toujours dans l’être34. Mais cela ne voudrait pas dire
que l’être cause véritablement la pensée comme une cause efficiente ou motrice, seulement qu’il est
en un sens commun à tous les objets de pensée. Il faut donc distinguer entre cette « adéquation »
indéterminée de l’être, simple communauté, et une causalité. Celle-ci doit être efficiente, transitive et
n’appartient qu’aux objets extérieurs à l’intellect qui motivent réellement ses pensées. En ce sens, le
plus fort et le plus décisif, seules les choses singulières elles-mêmes sont des causes, des « objets
moteurs » pour l’intellect35. Le singulier a donc, outre la primauté dans le temps, une primauté causale
qui est bien une primauté de droit.
La primauté absolue de la connaissance du singulier, en fait comme en droit, temporelle et causale,
signifie que le singulier est la cause immédiate, la seule cause de la connaissance. Cela signifie en
retour que la connaissance du singulier est directe. Jusqu’ici, nous avons parlé surtout d’une
connaissance au sens vague, une cognitio qui ne dit guère plus qu’un « rapport à »36. Nous devons
maintenant préciser quel type de connaissance produit le singulier dans son absolue primauté.
Il nous faut donc passer sur le second front pour combattre la vieille idée que « le singulier est
ineffable ». Il nous faut défendre l’intelligibilité directe du singulier. Si le singulier produit lui-même,
sans préalable ni intermédiaire causal, sa connaissance dans l’esprit, alors celle-ci doit être une pure
intellection et doit être directe37. À l’époque d’Ockham, on commençait à appeler « intuition » tout
rapport direct de connaissance, qu’il soit intellectuel ou sensible, par opposition à un rapport de
connaissance indirect que l’on appelait « abstraction ». Contre la théorie classique de l’intellection
indirecte du singulier, Ockham entend donc montrer qu’il est « intuitivement », directement
intelligible.
Pour le montrer, il faut d’abord en donner une raison ; il faut ensuite réfuter la description
classique de l’intellection du singulier, qui n’y voit qu’une connaissance indirecte (ou « abstractive »)
et secondaire par rapport à la connaissance sensible du singulier, qui serait plus originaire. Si l’on doit
affirmer qu’il y a une intellection directe ou intuitive de la chose singulière, ce platane, c’est pour
une raison simple. Cette raison deviendra un principe fondamental de toute la théorie ockhamiste de
l’expérience et sera explicitée plus tard : tout rapport indirect ou abstractif à la chose même suppose
un rapport direct ou intuitif à cette même chose par la même faculté de l’esprit38. Il est impossible
que j’aie une appréhension abstraite de ce platane-ci dans sa singularité si je n’en ai eu antérieurement
une appréhension intuitive. Si donc, comme le veut l’adversaire, il y a une appréhension abstraite du
singulier par l’intellect, alors il y en a aussi ipso facto une appréhension intuitive et directe : une
intuition intellectuelle du singulier tout à fait originaire.
Ensuite, il faut réfuter la description classique de « l’intellection abstraite » ou indirecte du
singulier. Ockham le fait de façon particulièrement heureuse. Car, on l’a dit, cette description
classique tire prétexte d’un texte énigmatique d’Aristote. En la réfutant, Ockham ne fait pas
seulement une avancée philosophique importante, il fait une découverte philologique en proposant
une interprétation beaucoup plus vraisemblable dudit texte39. Selon l’interprétation classique, ce
texte décrirait l’intellection du singulier de la manière suivante. L’intellect partirait de la chose
singulière telle qu’elle est saisie par les sens, disons ce platane dans ses contours sensibles, sa taille, sa
couleur, etc. (appelons cette donnée sensible : a). Puis, l’intellect passerait par des « espèces
sensibles » ou phantasmata produites par la première donnée, disons la couleur vert clair des feuilles
en général et grise du tronc en général, la forme du platane en général, etc. (b). Puis, l’intellect
atteindrait par ce moyen un concept universel, disons le concept de « platane » (c). Après quoi, selon
un arc de cercle symétrique (c.b.a.) – la fameuse « ligne réflexe » –, l’intellect reviendrait au singulier
mais seulement dans une intellection imparfaite, abstraite, indirecte : l’intellect ne pourrait penser, en
l’occurrence, que : « ceci est un platane », « ce singulier répond au concept universel de “platane” ».
On voit que cette description n’est pas inconnue des modernes. Mais, répond Ockham, de deux
choses l’une : soit cette opération permet bien une intellection du singulier, de ce platane, soit elle
n’en permet aucune. Dans le second cas, elle ne présente aucun intérêt. Dans le premier cas,
l’intellection doit être produite par l’un des trois moments du processus (donnée sensible, espèce
sensible ou universel), ou par les trois ensemble dans le premier mouvement a.b.c. Or, la cause étant
posée dès le départ dans le premier mouvement, l’effet l’est aussi. Il est par conséquent inutile que
l’intellect revienne en arrière dans un second mouvement c.b.a. L’intellection du singulier est donc
première et immédiate : elle est directe, intuitive et non indirecte40. En outre, par ce fameux retour de la
« ligne réflexe » de a.b. en b.a. le même singulier serait connu deux fois, ce qui est absurde41. Bref,
cette opération tortueuse est inutile et n’explique rien du tout. Quant au texte d’Aristote qui contient
cette étrange description, il faut l’interpréter tout autrement. Le terme de la « ligne réflexe » (le
second a.) n’est sans doute pas le singulier lui-même, ce platane tel qu’il se donne originairement à
ma sensation et à ma pensée, mais le singulier tel qu’il est seulement signifié par un concept universel, un
platane parmi d’autres, signifié par le simple concept de « platane »42. Ainsi, cette opération
compliquée n’explique pas du tout l’intellection de la chose singulière mais seulement la formation
d’un concept universel. La vieille doctrine de « l’intellection abstraite » du singulier qui trouvait là un
prétexte s’écroule donc de toutes parts. S’il y a bien une intellection du singulier, elle est directe et
intuitive.
Enfin, il faut détruire un vieux préjugé, selon lequel le singulier ne peut être connu directement
que par les sens. L’intellect, dit-on, ne connaît que les choses immatérielles car il est lui-même
immatériel. Or les choses singulières de ce monde sont matérielles et ne sont donc connues que par
les sens, dans la matérialité des organes des sens. L’intellect, dit-on, est plus parfait que les sens ; il a
donc des objets universels plus parfaits que les singularités matérielles. Pour secondariser
l’intellection du singulier, on secondarise donc les choses singulières elles-mêmes dans l’ordre de la
perfection (perfectionis). Mais pourquoi donc, demande Ockham, l’intellect ne pourrait-il atteindre ce
qu’atteignent les sens ? Non en raison d’une imperfection, puisqu’on le dit justement plus parfait que
les sens43. Serait-ce en raison d’une trop grande perfection ? Mais, si l’intellect peut atteindre des
concepts universaux dégagés de la matière, pourquoi ne pourrait-il faire la même chose à l’égard des
singuliers ? S’il peut distinguer chaque concept universel de tous les autres, pourquoi ne pourrait-il
pas distinguer chaque singulier, chaque platane ou chaque cheval, de tous les autres ? Du reste, on
admet que l’intellect peut singulariser la signification d’un concept universel pour désigner un
singulier : on peut penser à tel cheval plutôt qu’à tel autre. C’est donc que l’intellect atteint le
singulier44. D’autre part, la matérialité de la chose singulière n’est qu’un obstacle illusoire. On dit
que seul l’immatériel est reçu dans l’intellect parce que les actes intellectuels sont immatériels, non pas du
tout parce que les objets de ces actes le sont. L’intellect peut donc fort bien atteindre le singulier
matériel, ce platane fait de bois et cet animal en chair et en os, par un acte qui ne l’est pas45. Enfin et
surtout, contre le compartimentage des facultés (qui est une forme de réalisme psychologique46) il
faut rappeler qu’une même chose sous le même rapport peut être l’objet de plusieurs facultés. On admet bien
que la même chose, disons un verre d’eau fraîche, peut être sentie et imaginée, rappelée à la mémoire
et désirée, conçue par l’intellect et voulue par la volonté. Exactement de la même manière, la chose
singulière sentie par les sens est directement et intuitivement pensée par l’intellect sous le même
rapport (sub eadem ratione)47.
Les connaissances sensible et intellectuelle de la chose singulière sont donc absolument sur le
même plan, toutes deux directes ou intuitives, toutes deux portant sur la chose même. Selon un
dicton à la mode à l’époque d’Ockham, « tout ce que peuvent les sens, l’intellect le peut aussi »48.
Mais, tandis que ce dicton impliquait en fait une hiérarchie – l’intellect peut tout parce qu’il est
supérieur aux sens –, Ockham la supprime. L’intellect ne connaît pas le singulier de façon seulement
« éminente », par quelque condescendance pour les petites choses de ce monde, il le connaît
intuitivement dans sa singularité, tout aussi concrètement que les sens49. Car l’intellect n’a pas
d’objet qui serait plus parfait et plus digne de lui que la chose singulière. Les concepts universaux ne
sont d’aucune manière « supérieurs » aux singuliers ; ni le concept de platane en général ni le concept
d’arbre en général ne sont « plus parfaits » que ce platane singulier. C’est là le point d’orgue de la
démonstration ockhamiste : il n’y a de réel que les choses singulières ; la chose singulière est alors
nécessairement ce qu’il y a de plus parfait ontologiquement. Cette primauté ontologique se traduit,
tout aussi nécessairement, en une primauté objective : le singulier est l’objet le plus parfait de l’intellect
et tout concept universel est « simplement postérieur et moins parfait » que lui50. Il n’y a rien de plus
parfait, rien de plus digne d’être pensé que cette rose, ce platane, cet homme dans sa singularité : la
pensée intellectuelle peut et doit atteindre directement la singularité des choses.
La chose singulière, dans l’indivision d’une essence et d’une existence, est donc le premier intelligible
à tout point de vue, en droit comme en fait, ontologiquement et empiriquement, selon l’ordre du
temps, de la causalité, de la perfection. L’intellection du singulier, qu’il faudra décrire comme une
expérience concrète (comme un cas de l’intuition en général), est en outre originaire et immédiate.
Mais, pour l’heure, quant à la détermination ontologique de l’étant singulier, cela signifie que la
prétendue obscurité ontologique du singulier n’est qu’un leurre, que l’on ne peut défendre d’aucune
manière l’idée que « le singulier est ineffable ».
Que signifie, alors, l’intelligibilité du singulier ? Le singulier n’est pas seulement premier dans
l’ordre de la connaissance, il est directement ou intuitivement intelligible51. Cette intellection n’est
pas le résultat d’un processus ou d’une opération, elle n’implique pas même la production d’un signe
mental. Elle est concomitante à l’intuition sensible et porte exactement sur le même objet qu’elle.
Lorsque je perçois une rose, je la pense. D’une part mes sens reçoivent ses diverses qualités, sa
couleur, son odeur ; d’autre part je la pense comme une essence, dans ce qui fait qu’elle est cette rose
et aucune autre, en un acte simple qui n’appréhende rien d’autre qu’elle, non des propriétés que je
comparerais à d’autres, mais elle, telle qu’elle est en elle-même. Le tort des théories du singulier
abstrait est de supposer que l’intellect atteint autre chose que ce qu’atteignent les sens : un fantôme
vide ou un agrégat de propriétés dont l’unité serait posée ailleurs que dans la singularité sensible.
Penser le singulier – intelligere – c’est voir de façon non sensible la chose même que voit l’œil
sensible : intellectio intuitiva ipsius singularis sensati, rapport originaire et immédiat de la pensée à l’être
singulier de l’étant.
Il reste que l’intelligibilité du singulier comme essence, si elle n’exige aucun signe mental, aucune
comparaison, aucune opération de l’intellect, rend tout cela possible. Elle n’est pas le point d’arrivée
d’une connaissance par signes et par séries signifiées mais elle en est le point de départ. Car certaines
essences, comme les dehors sensibles de certains singuliers, se ressemblent. L’essence de Platon et
celle de Socrate se conviennent plus que l’une d’elle et celle de cet âne. Cette ressemblance n’affecte
en rien la singularité de l’essence. Il n’y a rien de distinctif dans ces essences qui leur soit réellement
commun. Les ressemblances ou convenances entre essences sont de l’ordre du simple fait. La grande
force d’Ockham est d’affirmer que le fait de la ressemblance, qui justifie les mises en série et la
connaissance par concepts, ne concerne pas l’ontologie. C’est aux sciences particulières et avant tout à
l’expérience qu’il revient de déterminer en quelles séries les singuliers peuvent être ordonnés, selon
des critères variables. Le discours ontologique porte sur ce qu’est la chose dans sa singularité
essentielle, il peut se contenter de noter la convenance de certaines essences sans tenter de la fonder :
« elles se conviennent parce qu’elles se conviennent52 ».
Quant à l’essence, l’ontologie ockhamiste s’arrête à ceci que la substance singulière est une essence,
dans l’indivision de sa nature propre et de son exister, et qu’elle est, à ce titre, l’objet premier de
toute connaissance, originairement et directement intelligible.

§ 9. Forme, matière et technique. Être une substance, cela signifie aussi, pour le singulier, être fait
d’une matière et d’une forme. Cette distinction n’affecte pas la singularité de la chose, ni
l’immédiateté et la simplicité de l’intellection de son essence. Elle rend seulement compte, en un
sens très précis, de sa génération. Dans la naissance naturelle d’une rose ou d’un homme, quelque
chose doit précéder : ex nihilo nihil fit. On appelle cela sa matière. Quelque chose de nouveau doit
aussi advenir : on appelle cela sa forme53. Le pire malentendu serait d’y voir l’« individuation » de
quelque chose d’antérieur au singulier. Le singulier, rappelons-le, précède et il n’y a pas lieu de
chercher une cause de l’individuation. Ce n’est donc pas parce qu’elles sont des principes universels
de la génération que matière et forme deviennent des parties de la substance ; c’est parce qu’elles en
sont les parties, toujours déjà singulières, qu’elles jouent le rôle de principes54. En tant que parties,
elles sont ainsi toutes deux des êtres singuliers, réels, actuels, doués de propriétés déterminées et
connaissables. L’ontologie aristotélicienne classique s’est triplement égarée : en cherchant dans la
matière ou dans la forme un principe d’individuation, en faisant de leur rapport une dialectique
générale au sein de l’être de l’étant sans distinction de régions ou de genres d’étants, en leur déniant,
enfin, les propriétés concrètes de la singularité dont elles sont les parties.
Il faut donc montrer que, premièrement, la matière et la forme, comme toutes les choses qui
existent, sont d’emblée singulières, toujours déjà individuées ; deuxièmement, que leur interaction
définit une région de l’être, un genre particulier d’étants dont l’avènement dans l’être est un
engendrement ; troisièmement, qu’elles se distinguent par des propriétés concrètes et connaissables,
participant de l’intelligibilité du singulier.
Dans l’interprétation classique – universaliste – du couple aristotélicien, la matière engagée dans la
génération est indifférenciée (materia prima) et une en nombre ; quant à la forme, elle est universelle
(species), se confondant avec l’« essence spécifique » de la prétendue « substance seconde ». Mais, si
c’est bien un singulier qui est engendré dans l’union de la matière et de la forme et si celles-ci sont ses
parties, alors elles doivent être déjà douées de la singularité qui se maintient dans leur union. Certes,
la matière précède par hypothèse le composé ; pourtant, elle doit être déjà localisée et unique pour
que naisse, par exemple, telle rose dans telle portion d’un jardin ou tel enfant dans telle famille. Dans
toutes les générations singulières, elle n’est donc pas une en nombre : ma matière première n’est pas
la tienne et a fortiori celle de cet homme n’est pas celle de cet âne55. Quant à la forme, elle est
précisément par hypothèse ce dont l’émergence marque la naissance d’un étant singulier. Elle est
donc la nouveauté même, elle advient à l’existence sans être précédée par quelque modèle universel
subsistant dans quelque réserve invisible. Elle est une forme singulière, contour ou figure concrète
de la chose mise au monde, morphè plutôt qu’eidos ou species56.
Seules parties réelles du singulier, la matière et la forme sont les seuls véritables principes de son
engendrement. Classiquement, on fait intervenir dans la succession de la matière qui précède et de la
forme qui émerge un troisième principe intermédiaire, la « privation » de la forme, condition,
pensée sur le modèle d’un besoin, de son émergence57. Ce faisant, on entoure la génération d’une
aura mystérieuse de potentialité invisible et pourtant réellement inhérente à l’être même de l’étant
avant sa naissance. Mais il ne peut s’agir, dans le cadre d’une génération réelle et singulière, que d’un
jeu sur les mots. Parler d’une privation n’est qu’une manière de caractériser ce qui précède la
naissance d’un singulier. Par quoi est-elle précédée ? Soit, si la forme advient sans être précédée
d’une autre, par une matière informe quoique réelle et locale. Soit, si la forme advient en expulsant
une autre forme, par cette dernière. La privation désigne seulement, de façon faussement négative,
cet être réel qui précède la nouvelle forme, à savoir la matière ou l’autre forme à détruire58. Par ce
terme, on veut dire en général que la matière est en puissance de la forme, comme si elle n’avait
d’être que de l’attendre. Mais la matière, pour entrer dans le singulier à titre de partie, doit être réelle
par elle-même ; la « puissance » n’exprime rien de plus que la succession de l’existence de la matière
et de celle de la forme qui émerge en elle59. La génération est donc dépourvue de tout mystère
dynamique, elle n’est pas réellement précédée par quelque puissance ou besoin indéterminé. Elle
n’est que la coexistence spatiale et temporelle d’une forme et d’une matière singulières60. Les choses
ne naissent pas par l’interaction de quelques principes ontologiques généraux, en passant par quelque
degré intermédiaire entre l’être et le néant. Mais c’est telle forme qui émerge dans telle matière
actuellement existante en tel lieu et à tel instant.
Cette coexistence n’a précisément lieu que dans une région de l’être. La génération ainsi définie ne
rend compte que de la venue à l’être d’un certain type d’étant. Seulement dans la naissance naturelle,
dans l’engendrement de telle rose ou de tel homme, une forme nouvelle et indivisible dans sa
nouveauté arrive-t-elle à l’existence dans la matière. Lorsque naît un vivant, une forme absolument
nouvelle émerge ; de même, lorsque par exemple se forme de la glace, une forme en remplace
soudain une autre qui devant elle disparaît tout à fait. Il en va tout autrement dans la production
technique des étants. Là, on se contente de joindre ou de disjoindre des parties, c’est-à-dire de
déplacer des choses dont les formes, déjà existantes, sont seulement intégrées, distribuées pour
constituer un étant nouveau. La nouveauté n’est donc pas celle d’une forme, seulement celle d’une
disposition nouvelle des formes existantes. Ainsi, dans la construction d’une maison, l’illusoire
« forme-maison » qui émerge n’est que l’addition des formes de chaque pierre, qui gardent leur
indépendance puisqu’on peut les séparer à nouveau sans les altérer61. La forme d’un homme, au
contraire, est telle que ses parties ne peuvent être séparées sans qu’elles-mêmes s’en trouvent altérées.
Autrement dit, la technique ne produirait pas de formes nouvelles ; la production ne serait pas une
génération mais un simple mouvement local imposé à des formes existantes62.
Juxtaposition, imbrication, combinaison : Ockham penserait donc la technique comme un
montage63. Un artefact n’a pas véritablement de forme propre, puisqu’il peut se monter et se
démonter. Pensée étrange, à peine esquissée mais profonde car elle oblige à repenser en termes
inédits l’essence de l’objet technique. Dans la naissance d’un étant naturel, c’est la venue à l’existence
d’une forme nouvelle qui marque sa singularité, intelligible comme essence. Que l’objet technique
n’ait aucune forme nouvelle, cela semble vouloir dire qu’il n’a pas d’essence et que partant il n’est pas
un singulier proprement dit. Il est produit par la juxtaposition mais aussi par la mutilation, le
morcellement des singuliers naturels qui perdent leur essence sans qu’une autre soit produite.
L’essence d’un couteau (ou, dans l’exemple classique, d’une scie) n’est ni celle du manche ni celle de
la lame, quoiqu’il ne soit rien de plus que leur montage. À la rigueur, c’est dans sa finalité seule que
pourrait se loger une essence. Morceaux de singuliers ajointés, formes existantes redistribuées,
l’artefact n’aurait d’essence que son usage et se résoudrait donc entièrement dans ses parties lorsque
son utilité disparaît. Quoi qu’il en soit, Ockham semble penser ici, pour la première fois, une
dualité ontologique décisive : être, c’est, pour un étant naturel, laisser venir à l’existence une forme
singulière dans une matière, mais ce n’est, pour un objet technique, que rassembler par le
mouvement local des parties ou des restes de singuliers déjà formés64.
Quel est le sens ultime de cette dualité ? Son caractère insolite, hautement improbable dans la
tradition aristotélicienne de l’ontologie de la forme et de la matière, suggère qu’elle répond à une
exigence profonde. Loin de mettre en cause le rôle de la forme dans la production technique,
Aristote le pensait en général à partir de la technique et c’est sur son modèle qu’il le transposait dans
l’ordre de la génération naturelle. Pour établir la distinction entre forme et matière, pour montrer
l’émergence de formes nouvelles, ce sont précisément les exemples de la maison et de la statue qu’il
invoquait. De sorte que la technique, comme in-formation, se trouvait mise sur le même plan que la
nature, dont elle permettait de distinguer clairement les principes. En outre, la forme de l’artefact,
eidos, était chez Aristote ouverte dans son principe sur l’universalité d’une essence spécifique. La
technique se trouvait ainsi implicitement limitée à la manifestation de modèles universels : l’essence
de la maison en général dans le rassemblement des matériaux, l’essence de l’homme en général dans la
sculpture du bloc de marbre. On peut donc dire que la technique traditionnelle, pensée comme
actualisation d’une forme, était doublement enfermée. Elle était naturalisée, ancrée dans le même sol
ontologique que la génération naturelle ; elle était universalisée, liée à un nombre fini de modèles
formels.
C’est au contraire à une libération de la technique que conduirait la suppression de la forme dans la
production des artefacts. Ockham, tout comme Aristote, cherche à déterminer l’être de l’étant, qu’il
soit naturel ou artificiel, selon des principes. Mais, à la différence d’Aristote, il veut des principes
aussi peu nombreux, aussi économiques que possible. Dans la génération naturelle, on voit surgir
quelque chose de nouveau, on doit supposer quelque chose qui l’ait précédé – la matière – mais on
ne voit pas de principe actif présidant à la naissance de la chose : la rose fleurit parce qu’elle fleurit. La
forme même, dans sa nouveauté, dans son émergence, doit ainsi avoir force de principe. Mais dans
la production d’un artefact il y a un principe tout trouvé : l’artisan lui-même. Il est donc superflu de
lui adjoindre, à titre de principe, la forme projetée de l’objet. Tout se résume à son action, aux
déplacements, aux coupes, au montage matériel qu’il effectue. S’il faut garder la forme comme
principe dans la génération, c’est que la cause efficiente de la chose ne s’en distingue pas nettement.
Dans la technique, en revanche, on peut réduire les principes à la pure efficience. Ockham
commencerait donc par là à réduire les principes à des causes et à réduire les causes à un agent,
efficient ou moteur, faisant des trois autres types aristotéliciens de causalités de simples métaphores
de l’efficience : une direction de pensée qu’il ne manquera pas de confirmer65. Le résultat de cette
réduction, latente et hésitante, n’est spectaculaire que dans la technique. L’artisan n’agit plus dans le
prolongement de l’activité formatrice de la nature : il ne donne pas une forme, il agit sur des formes.
Il ne rend pas présentes des essences universelles, il arrange et réarrange librement des parties
matérielles. La technique semble ouvrir désormais un monde sans essences proprement dites ; elle est
une pure efficacité face à l’infini des possibilités combinatoires.
Dans son apparente modestie, cette pensée est donc d’une portée considérable. Elle pourrait bien
marquer le commencement ontologique d’une nouvelle ère de la technique. Au sein de l’ontologie
ockhamiste, elle a pour effet de confirmer le privilège des choses naturelles dans l’ordre de la
singularité. Certes, on peut dire singulier, en principe, tout ce qui possède une unité numérique.
Mais l’unité des artefacts montables et démontables n’est pas celle d’une forme propre et nouvelle :
elle n’est donc pas vraiment une unité essentielle. Seuls les individus naturels ou physiques sont
essentiellement singuliers ; la singularité des artefacts est précaire, dérivée, accidentelle. Ainsi,
lorsque je me promène dans la campagne, le découpage des singuliers est dans une large mesure
manifeste : un arbre se distingue nettement d’un autre, je vois distinctement un cheval, un chien, un
homme, un oiseau, un rocher. Lorsque je me promène dans une maison, ce découpage est incertain
et finalement arbitraire : dirais-je qu’un mur est un singulier ou le dirais-je de chacune de ses briques
jointes par du ciment ? Dirais-je qu’une porte est un singulier ou devrais-je le dire de son
chambranle d’une part et de son battant de l’autre ? Dans toute construction technique, la singularité
des étants est fondamentalement brouillée. De fait, lorsque Ockham parle de « chose singulière »,
c’est à cet homme, cette fleur ou cette pierre qu’il pense avant tout. L’étant singulier par excellence
est celui qui se rencontre tel dans l’émergence naturelle d’une forme, non celui qui est produit,
monté, combiné, découpé par un agent extérieur. Dans le cadastre d’Ockham, la région
« ontologie » comprendrait alors deux zones bien distinctes : d’un côté les étants naturels dont la
forme émerge dans une matière par un engendrement, d’un autre coté les artefacts dont la singularité
précaire n’est qu’un montage matériel de formes déjà existantes. Cette coupure ontologique,
Ockham ne l’a pas inventée, mais il a pu la radicaliser.
Parties singulières de l’étant naturel, la forme et la matière ont enfin des propriétés concrètes et
connaissables. La forme partage, en fait, la plupart de ses caractères avec la matière. Elle ne peut en
effet exister indépendamment de celle-ci, dans laquelle elle émerge66 : elle lui est destinée67. Ce qui
l’en distingue, c’est précisément le fait de pouvoir émerger et disparaître, c’est sa venue à l’existence
qui constitue la génération de la chose. De même, sa disparition dans la substitution d’une forme à
une autre est nécessaire. Mais, comme la matière singulière qui la supporte, elle a une étendue
déterminée68. C’est une morphè, aussi concrète dans son intelligibilité que dans sa manifestation
sensible, contour ou figure de la chose qui s’étend dans l’espace.
Quant à la matière, la propriété qui la distingue de la forme est par hypothèse la permanence. Elle
est naturellement inengendrable et indestructible, étant ce qui se maintient dans les
métamorphoses69. Dans l’incertitude où nous sommes concernant sa nature, il est plus économique
de supposer que celle-ci est partout identique70. Il n’y a donc pas lieu de supposer que la « matière
première » informe et indifférenciée est autre chose que la « matière seconde » qui se rencontre dans
les singuliers formés. La singularité des matières tient avant tout, et cela suffit, à leur localité. Mais
c’est à une erreur bien plus grave qu’expose l’idée traditionnelle de matière première. On s’imagine,
dans la tradition aristotélicienne classique, que la matière ainsi nommée est sans propriétés positives,
pure potentialité en attente d’une forme. Or, pour entrer dans le singulier à titre de partie, la matière
doit être une chose réelle et actuelle71. En tant que telle, elle a donc au moins une propriété : elle est
étendue. La définition de l’étendue, c’est-à-dire d’un ensemble de parties distantes l’une de l’autre,
contient en effet implicitement la notion de matière et vice versa. L’extension est ainsi une propriété
logique de la matière, inséparable de son concept72. C’est seulement à partir de ce lien logique
qu’elle se détermine comme une propriété physique, à savoir la quantité73. Partie d’un singulier
existant en acte, la matière se rassemble toujours en une étendue et une quantité finies. C’est à ce titre
qu’elle est, comme le singulier lui-même, intelligible en droit.
L’étant singulier comble ainsi de façon décisive l’indétermination de la matière aristotélicienne.
En la pensant de façon essentiellement quantitative, l’ontologie du singulier fonde de façon
programmatique une connaissance de la matière en tant que telle. En outre, puisqu’elle est toujours
finie et locale dans le singulier, sa connaissance ne peut être elle-même que singularisée, c’est-à-dire
expérimentale. Ainsi est pensée, pour la première fois, la possibilité ontologique d’une physique non
aristotélicienne, expérimentale et quantitative. De fait, un fil continu partant des premières
formulations du primat de la singularité au début du XIIIe siècle passe par Ockham et conduit à la
physique moderne, à la réduction des qualités aristotéliciennes à des quantités intensives, à la
découverte du principe d’inertie et du mouvement de la terre, à l’idée d’un univers infini74. Mais en
même temps, cette science de l’avenir est annoncée ici dans son fondement comme un projet
ontologique.
Énonçant les principes de la génération du singulier, Ockham pense donc la technique comme
activité matérielle autonome et libre, comme montage et combinaison, pure efficacité, déracinée du
sol ontologique des essences naturelles. Il pense la matière comme être en acte, étendu et quantitatif,
objet éventuel d’une connaissance propre et expérimentale.

§ 10. Sujet et accidents. Être une substance, cela signifie enfin, pour le singulier, être le sujet de ses
propriétés et de ses accidents. C’est là le trait le plus fondamental de l’être déterminé comme
substantialité de l’étant. Dans l’ontologie ockhamiste de la singularité, il est clair que ce trait est plus
fondateur, plus irréductible encore que tous les précédents. C’est seulement comme sujet ou
substrat, consistance ontologique dernière et infrangible, que le singulier possède cette unité réelle
qui justifie le privilège de l’unité numérique. C’est seulement comme sujet ou support de propriétés
et d’accidents éventuellement semblables dans d’autres étants, comme se tenant au-dessous d’eux sans
s’y réduire, que le singulier est en outre unique, distinct de tous les autres. Certes, cette unité est déjà
scindée en une matière et une forme, en deux parties substantielles ; mais elles ne se séparent
réellement que dans la destruction du singulier et c’est leur unité indissoluble qui constitue le
singulier comme tel75 : tant qu’il n’est pas abattu et débité, un arbre est indissolublement tel bois et sa
forme singulière. Certes, les propriétés, les accidents de la substance sont, en un sens, communs à
d’autres singuliers ; André a les cheveux châtains comme des milliers d’autres ; mais c’est
précisément parce qu’elles ont un sujet irréductible que l’étant qui les comprend est véritablement
singulier. Avec l’opposition du sujet et des propriétés ou accidents, nous sommes donc au cœur de
l’être-singulier.
En tant qu’opposée aux accidents, à ce qui varie, ressemble et se transfère, la substance est le seul
lieu réel de l’identité à soi, trait premier sur lequel le discours ontologique, selon son exigence
logique de non-contradiction, s’appuie et donc s’arrête. Il y a, ainsi, peu à en dire. Comme sujet, la
substance est seulement ce qui n’est pas propriété, ce qui n’est pas accident. À la différence du sujet
qui est un signe – sujet d’attribution ou sujet d’un verbe – le sujet qui est une chose reste
inanalysable76. C’est donc seulement par l’analyse des divers modes de distinction entre le sujet et ce
qui lui est inhérent que ce fond ontologique du singulier peut être approché. C’est aussi dans la
source première de ces distinctions que se découvrira la racine de la substantialité elle-même,
l’origine de l’identité à soi du singulier comme sujet, c’est-à-dire, au-delà de sa génération naturelle,
l’être de l’étant singulier, l’être-étant dans son sens le plus originaire.
Comme sujet, le singulier se distingue d’abord de ses propriétés. Parmi les choses qui lui
appartiennent77, la propriété a ceci de particulier qu’elle lui appartient de façon permanente et
invariable. Elle lui est extrinsèque et pourtant essentielle. Ainsi, que ce corps ait pour propriété la
mobilité implique qu’il est toujours capable de mouvement, qu’il n’est pas corps s’il n’est pas
mobile ; de même, chaque homme est essentiellement capable de penser, capable de rire, bipède,
etc. Autrement dit, la propriété est un prolongement essentiel du composé de matière et de forme
qui en est le sujet, sans être ni forme ni matière. On voit, en outre, que la propriété n’est pas
nécessairement une chose existant réellement, actuellement, dans le singulier ; elle est souvent, à titre
de prolongement essentiel, une simple possibilité, une capacité78. Par là, elle se distingue déjà du
singulier comme sujet réel et toujours existant en acte. Mais, si elle peut se réduire à une possibilité,
c’est précisément qu’elle n’est qu’une conséquence ontologique de l’essence singulière. Elle peut, à ce
titre, être commune à une série de singuliers et dans ce cas un signe universel lui correspond, un
concept de propriété qui se prédique du concept de la série comme logiquement contenu en lui79.
C’est d’une manière apparemment toute différente que le sujet se distingue de ses accidents. On
dit que l’accident est ce qui est présent ou absent sans destruction du sujet80. En son sens logique,
cette définition veut dire qu’un concept accidentel se prédique ou ne se prédique pas du concept-
sujet sans négation de celui-ci. Mais seul son sens ontologique nous intéresse ici. Il fait de l’accident
quelque chose d’inhérent au sujet, d’extrinsèque tout comme la propriété, mais, à la différence de
celle-ci, d’inessentiel. Ainsi, la rougeur de mon nez lorsque je suis enrhumé m’appartient réellement
mais peut disparaître et réapparaître sans que j’en devienne quelqu’un d’autre. De même la noirceur
de Socrate, le fait qu’il est assis ou couché, etc. L’accident se distingue donc du sujet en ce qu’il peut
s’y ajouter ou s’en retrancher naturellement sans le détruire81.
Pourtant, certains accidents sont inséparables de certains sujets. Ainsi la couleur noire, qui peut
appartenir ou non à Socrate, appartient toujours au corbeau. Le mode de distinction présenté à
l’instant ne définit donc qu’un certain type d’accidents, dont l’intermittence au cours de l’existence
du singulier fournit un critère simple et convaincant de l’inessentialité. Dans le cas d’une inhérence
permanente, tout critère de distinction semble faire défaut. Aristote, il est vrai, rencontrait la même
difficulté lorsqu’il baptisait « accident inséparable » quelque chose comme la sinuosité du nez. Mais la
difficulté est pour nous encore plus grande, car une ontologie du singulier doit bannir toutes les
distinctions de raison pour penser l’individualité essentielle de l’étant. Or la distinction de l’accident
en général et du sujet semble bien se ramener à une simple distinction de raison si l’on reconnaît
l’existence d’accidents inséparables. Il serait tentant d’esquiver la difficulté en rabattant ce type
d’accidentalité sur la propriété : le noir du corbeau serait une propriété et non un accident. Mais ce
serait renoncer à l’exigence de penser un principe radical de la substantialité. Car, s’il n’y avait qu’une
essence et ses propriétés, d’une part, et d’autre part des accidents qui, de fait, apparaissent et
disparaissent naturellement à la surface de la chose, la différence entre ce qui est substantiel et ce qui
ne l’est pas serait justement une simple affaire d’apparence et de fait. Autrement dit, la distinction
sujet/accident serait elle-même accidentelle. La question de l’accident inséparable est donc cruciale :
c’est celle de la distinction ontologique entre une réalité et un sujet auquel elle est pourtant toujours
inhérente.
Ockham justifie de façon astucieuse la distinction sujet/accident dans le cas litigieux, le cas-limite
où celui-ci est inséparable. Certes, dit-il, cet accident, comme la noirceur du corbeau, ne peut pas
plus que la propriété être retranché du sujet. Mais il peut être naturellement retranché d’un autre
sujet, par exemple de Socrate qui, de noir, peut devenir blanc. La propriété est toujours essentielle à
son sujet, quel qu’il soit : être mobile ou capable de penser est toujours essentiel au sujet et
inséparable de lui. Ce qui constitue véritablement l’accidentalité, c’est le fait de pouvoir être séparable,
non de l’être dans tous les cas82. L’astuce de cet argument cache une profonde faiblesse. Que signifie
en effet, dans la détermination la plus fondamentale de la singularité substantielle, d’un sujet non
accidentel (en l’occurrence le corbeau sujet de sa noirceur), le besoin d’invoquer un autre singulier,
un autre sujet (en l’occurrence Socrate) ? Il ne s’agit pas là d’une difficulté de détail mais d’un échec
du discours ontologique en tant que tel.
L’ontologie du singulier rencontre ici en effet une limite principielle. Ce qu’elle se trouve
incapable de penser, c’est le trait le plus fondamental de l’étant comme substance, c’est-à-dire le
noyau élémentaire autour duquel le discours ontologique se construit, dans ce qui précisément
distingue l’élément ultime, l’on eskaton, de tout le reste. Car la distinction du sujet et de l’accident
doit être la plus tranchée : c’est à partir d’elle que le caractère substantiel du singulier, le caractère
d’être un sujet, peut s’établir. Si elle s’efface, tout s’effondre et l’idée même d’essence perd son sens.
Les propriétés elles-mêmes, comme prolongements de la substance, ne peuvent être dites essentielles
que par opposition aux accidents. La singularité de la chose dépend à un double titre de la fermeté de
cette distinction : c’est seulement comme sujet, sous les accidents en tant que multiplicité, que la
chose possède l’unité indivise du singulier ; c’est seulement comme sujet, sous les accidents en tant
qu’ils peuvent être partagés avec d’autres choses, qu’elle a l’unicité du singulier. La singularité n’est
que cela : unité et unicité – parler des choses comme substances ne veut rien dire d’autre. Or ce que
montre le cas-limite de l’accident inséparable, c’est que le trait le plus fondamental de la substance ne
peut être établi ontologiquement, à l’intérieur du singulier même, mais seulement par recoupements
et comparaisons, par des opérations qui, on l’a vu, ne relèvent pas de l’ontologie proprement dite.
L’être du singulier, sa substantialité comme sujet autonome reste donc foncièrement inaccessible.
Quel est le sens de cette limite ? C’est le sens même de l’ontologie, en tant qu’elle doit non
seulement être partiellement détruite mais dépassée. Ockham a détruit des pans entiers de l’ontologie
en leur substituant une sémiologie des concepts, en réduisant l’objet de l’ontologie à l’étant singulier.
Cependant, le projet ontologique, quoique réduit, demeurait intact : déterminer l’étant à partir de
principes radicalement naturels. L’essence, l’existence, la matière et la forme ont leur lieu dans l’étant
tel qu’il nous est donné, de même que tous les principes de toute ontologie (y compris la subjectivité
ou la volonté, dans ses formes tardives). Non seulement son projet général et son lieu, mais le but
dernier de l’ontologie restait le même : penser le fondement même des étants, l’identité à soi de
l’être, c’est-à-dire son auto-affirmation. Chez Ockham, ce fondement est la singularité (où se vérifie
l’équation être = étant), cette identité à soi, celle du sujet sous-jacent aux accidents. Or, dans
l’impasse de l’« accident inséparable », se trouve subrepticement, presque accidentellement
redécouverte la vérité du projet ontologique en tant que tel. L’identité à soi, l’auto-affirmation de
l’être, ici nommée « sujet », est naturellement inassignable, inassignable dans l’horizon de l’étant tel qu’il
nous est donné. Autrement dit, le fondement ultime de l’étant comme étant est insaisissable,
arbitraire du propre point de vue de l’ontologie : il n’y a pas, dans la totalité des étants telle qu’elle
nous est purement donnée, de fondement ultime. L’ontologie réduite d’Ockham doit, selon ses
propres exigences, être dépassée.
On pourrait croire que c’est là changer une difficulté de détail en aporie fondamentale. Mais il se
trouve que, dans le discours ontologique d’Ockham, c’est précisément l’impasse de « l’accident
inséparable » qui signale la nécessité d’un dépassement, du passage à un tout autre genre de discours.
Cet obstacle est en outre rencontré au cœur même de la singularité de l’étant comme substantialité.
Mais s’agira-t-il vraiment d’un dépassement de l’ontologie ? Si son horizon est bien celui de l’étant
tel qu’il nous est donné, alors en effet l’ontologie s’est désormais close pour nous, car la solution de
l’aporie, la justification de l’identité à soi du singulier, est pour Ockham à chercher en un tout autre
lieu, où rien ne nous est donné, un lieu originaire où l’étant n’a pas le dernier mot. Si l’ontologie
s’élabore bien dans le jeu de principes ressaisis à même l’étant, alors ce qui doit s’élaborer pour
rendre compte de la singularité selon son trait le plus fondamental devra porter un autre nom, car la
solution est à chercher non dans un principe trouvé là, mais dans une origine radicalement étrangère,
non dans une manière d’être, mais dans une puissance. La théologie, puisqu’il s’agira de cela, est
moins pour Ockham un discours portant sur un étant principiel fondant la totalité des étants comme
tels que l’invocation d’une pure puissance ; l’origine qu’elle assigne à la singularité n’est pas un
principe dont l’efficace pourrait être analysée, mais un acte sans pourquoi.
Dans l’horizon de l’être, la chose ne doit à rien sa singularité. Cet homme, cette pierre, cet animal,
sont singuliers de plein droit. Établir la singularité dans son autonomie fut une tâche proprement
ontologique. Il n’y avait pas lieu de chercher une cause de la singularité ; il fallait seulement en
déterminer la teneur. Cet examen confirme sans ambiguïté le caractère irréductible du singulier : son
essence n’est rien d’autre que son existence ; il est, comme essence, le premier intelligible à tout
point de vue – selon le temps, la causalité, la perfection –, seul véritable motif de la pensée qui
accède à lui directement ; sa forme est absolument nouvelle, sa matière est locale, quantitativement
déterminée et douée à ce titre de propriétés positives ; il est enfin unique au double sens du terme,
autonome sous des accidents variables et transposables. Ce dernier trait, qui fonde tous les autres, le
singulier le doit pourtant à autre chose, à quelque chose qui n’en est pas une, et avec lui l’ontologie se
trouve foncièrement endettée. Reconnaître cette dette, cette hétéronomie et cette incomplétude au
strict plan de l’ontologie, c’est repenser la singularité (qui est l’être même de l’étant, l’être = étant)
comme effet d’une puissance, repenser l’état de coexistence des étants, la « discrétion », comme une
séparation active. Tous les traits du singulier prennent alors un autre sens et le dernier mot de
l’ontologie est laissé à son autre, à un autre genre de discours qui, en la dépassant, la justifie.

1. C’est pourquoi les soupçons qu’émet Louis Valcke au sujet de « l’essentialisme » d’Ockham ne me semblent pas justifiés. Y a-t-il
une inconséquence ou un préjugé à affirmer, après avoir défendu la singularité absolue des étants, que les singuliers sont des essences ?
S’agit-il encore d’une forme de « réalisme » ? Non, si ces essences, comme Ockham le pense, ne sont en aucune manière réellement
communes, s’il n’y a, entre essences singulières, que ressemblances ou, comme le dit Ockham, « convenances » (cf. présentation dans
l’édition du Centre canadien d’Études de la Renaissance du Commentaire sur les Prédicables de Porphyre, traduction de R. Galibois,
Sherbrooke, 1978).

2. Ainsi dans le traité thomiste De Ente et Essentia, ou dans l’expression d’Ockham : « esse existere ».

3. Cette discussion se trouve dans une digression fameuse de S.L., III, II, 27, p. 553-555.
[L’existence n’est pas un accident] « car alors l’existence de l’homme serait une qualité ou une quantité [les deux principales sortes
d’accidents], ce qui est manifestement faux, comme le montre la simple observation [sicut inductive patet] ». Ibid., p. 553.

4. [Si l’existence était la substance même] « elle serait soit matière, soit forme, soit substance séparée. [Or] rien de tout cela ne peut
être dit existence si l’existence est autre chose que l’essence de la chose [entitas rei]. Ibid., p. 553.

5. « Si elles formaient une unité par soi, il faudrait que l’une soit en acte et l’autre en puissance, donc que l’une soit matière et l’autre
forme, ce qui est absurde. » Ibid., p. 553.

6. « Si elles ne formaient pas une unité par soi, elles seraient un seulement par agrégation, c’est-à-dire seulement par accident, d’où il
suit que l’une serait l’accident de l’autre. » Ibid., p. 553.

7. Ernest Moody a parfaitement analysé l’aristotélisme d’Ockham en la matière et l’a enfermé dans la belle formule qui clôt son
livre : « Comme l’indique Aristote, les problèmes sont des propositions ; l’existence n’est donc pas un problème, mais le moyen de
résoudre nos problèmes. » Sur le fond, la convergence entre Ockham et Aristote, ici et en général, me paraît pourtant superficielle ;
une distance immense les sépare, comme deux astres qui semblent parfois se recouvrir (The Logic of William of Ockham, Londres,
Russell & Russell, 1935, p. 312, cf. aussi p. 267).

8. « L’essence [entitas] et l’existence ne sont pas deux choses. Mais ces deux termes, “chose” et “être”, signifient une seule et unique
chose, l’un de façon nominale et l’autre de façon verbale, ce pourquoi l’un ne peut être convenablement employé à la place de l’autre,
car ils n’ont pas la même fonction. » S.L., III, II, 27, p. 554.

9. Il la rappelle par exemple dans Quod., II, qu. 7, p. 143-144.

10. « Ainsi “être” peut être placé entre deux termes, comme lorsqu’on dit : “l’homme est un animal”. Il n’en va pas de même des
noms “chose” et “essence” [entitas]. » S.L., III, II, 27, p. 554.

11. « Il n’y a pas plus à s’imaginer que l’essence est indifférente à l’être et au non-être qu’elle n’est indifférente à l’essence et à la non-
essence : car, si l’essence peut être et ne pas être, alors elle peut être essence et ne pas être essence. » Ibid., p. 554.

12. Cette question donnera lieu à une autre : « où sont les essences avant d’être des existants ? ». On verra, dans la dernière section
de ce chapitre, que, par cette question, le fond théologique de la distinction essence/existence est mis à jour et critiqué.

13. « L’essence [disait-on] peut être et ne pas être, elle se distingue donc de l’être [ou de l’existence, esse]. L’essence [disait-on] peut
se trouver dans l’opposé de l’être, donc elle s’en distingue. Ces arguments ne valent pas plus que les suivants : “l’essence peut être et ne
pas être essence, donc l’essence diffère de l’essence”, ou encore : “l’essence peut se trouver dans l’opposé de l’essence, donc elle en
diffère”. Et donc l’essence et l’existence ne sont pas plus deux choses que l’essence et l’essence ne sont deux choses. Et ainsi
l’existence de la chose n’est pas autre chose que son essence. » Ibid., p. 554.

14. La question de l’intelligibilité du singulier fut centrale pour la pensée philosophique à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle.
Il ne fallut pas moins d’un livre, et non sans ellipses, pour poser les premiers jalons d’une histoire de ce problème : La Connaissance de
l’Individuel au Moyen Âge de Camille Bérubé, Paris et Montréal, 1964 (voir en particulier, pour l’histoire de la thèse ockhamiste, les
pages 143-224 et 258-277). Il s’agit d’un aspect de la question scolastique traditionnelle du « premier objet » ou du « premier connu ».

15. Ces trois primautés furent clairement distinguées par Duns Scot, mais elles reviennent à Aristote (cf. « l’antérieur » dans les
Catégories).

16. En admettant cette intelligibilité de principe, Scot, qui est, ici comme ailleurs, le principal interlocuteur d’Ockham, fit une
avancée décevante. La théorie de l’individuation dans l’« heccéité » faisait descendre l’essence dans le singulier sans pourtant, comme
chez Ockham, l’y confiner. En vertu d’une nécessité proprement ontologique, Scot se devait d’affirmer l’intelligibilité en droit du
singulier. Cette thèse est très ferme. Mais il ne s’agit précisément que de droit. En fait, l’imperfection de notre esprit lui rend le
singulier inaccessible directement, bien que celui-ci ne souffre d’aucune imperfection ontologique : « ce n’est pas le soleil qui est
responsable de l’aveuglement de la chouette ». Après cette excursion, Scot revient à la théorie classique, déjà reprise par Thomas (et
pourtant si problématique), de l’intellection indirecte du singulier, selon la ligne oblique discutée au paragraphe suivant. Sur tout cela,
voir C. Bérubé, op. cit.

17. La connaissance sensible atteint, pour Thomas, la singularité en tant que telle. Chez Scot, elle n’atteint que ses accidents : deux
blancheurs de même intensité sont pour nous indiscernables (C. Bérubé, p. 161-165).

18. La position la plus fine à laquelle s’attaque Ockham est celle de Scot, chez qui se substitue à la primauté de principe du singulier,
qui se confondrait avec celle de l’être dans sa dernière actualité, une double primauté de fait de l’être commun et de l’espèce infime,
fondant respectivement l’ordre de la connaissance distincte et celui, en fait antérieur, de la connaissance confuse.

19. De Anima, III, 4, 429 b, 15-18. Cette opération est évoquée à propos de la sensation et fut interprétée, à partir du commentaire
d’Averroès, comme rendant compte de l’intellection du singulier, devenant ainsi un maillon essentiel de la théorie scolastique de la
connaissance. Thomas la reprend, puis, malgré sa doctrine originale de l’intelligibilité du singulier, Duns Scot. D’une manière générale,
c’est à la théorie aristotélicienne de la sensation que la pensée scolastique emprunte pour élaborer une théorie de l’intellection, et tout
particulièrement pour ce qui concerne le problème de la primauté dans l’intelligible – détournement lourd de conséquences. Comme
le remarque C. Bérubé (op. cit., p. 271), Ockham fut le premier à relever le contresens.

20. C’est précisément la position de Scot, pour qui le concept du singulier, formé par retour à partir des « phantasmata », reste
accidentel.

21. Ockham procède, en gros, selon cet ordre dans la distinction III du Commentaire sur les Sentences. Dans la question 5, il s’attaque à
la double primauté scotiste de la connaissance de l’espèce infime et de l’être commun, avec une escarmouche contre la conception
(vaguement) thomiste de la primauté de l’universel le plus commun (« Si l’universel le plus commun est le premier connu de nous »).
Il y revient dans les questions 7 et 8 (« Si le singulier peut être connu distinctement avant la connaissance de l’être ou d’un autre
universel » et : « Si l’être commun est l’objet adéquat de notre intellect »), pour finalement affirmer que le singulier est premier dans
l’ordre non seulement temporel mais causal, à titre d’« objet moteur de l’intellect ». Quant à l’intelligibilité du singulier, d’autre part, la
question 6 (« Si la première connaissance de l’intellect selon la génération est la connaissance intuitive d’un singulier ») établit qu’elle
est directe ou intuitive, réfute la conception classique de l’intellection indirecte et réinterprète le texte d’Aristote sur lequel elle
s’appuyait.

22. Duns Scot : « Singulare non potest sub ratione propria intelligi », cité par Ockham, ibid., qu. 5, p. 444.

23. Ockham livre cette conclusion, à la fin de la qu. 5, sous cinq chapitres. « Le premier connu de nous selon l’ordre de la
génération est le singulier » (p. 473, l. 9-10) ; « Le premier connu distinctement peut être le singulier » (p. 474, l. 19) ; « Le premier
connu distinctement peut être autre chose que le singulier » (p. 475, l .6) ; « Seul le singulier peut être connu confusément [en tant
que matière et forme] » (p. 475, l .17) ; « Tout l’ordre de la connaissance confuse ne précède pas toujours tout l’ordre de la
connaissance distincte » (p. 476, l. 19 ; ce n’est là qu’une conséquence). La réduction à l’unité de ces cinq thèses est logiquement aisée.
Pour y parvenir, Ockham a inquiété les distinctions scotistes en les faisant jouer contre leur auteur et en coupant, à la manière scotiste,
les cheveux en quatre avec une étonnante virtuosité. Rappelons, enfin, que, si Ockham pose la question en ces termes, c’est qu’il a
démontré, dans une analyse immédiatement antérieure qui ne nous intéresse pas ici, que le premier connu n’est pas Dieu. Ainsi, seul
des objets naturels de pensée, signes universels ou choses singulières, peuvent prétendre au titre de premier connu.

24. Cette hiérarchie est, en fait, attaquée ici par Ockham dans sa forme scotiste : connaissance confuse de l’espèce dernière,
connaissance distincte de l’être commun, connaissance indirecte du singulier. Mais c’est, aussi bien, tout l’ordre scolastique classique
des universaux ou intelligibles communs, que Scot, malgré ses écarts, laissait, en son fond, intouché.

25. C’est le sujet annoncé pour la question 5 de la distinction III de Sent. – « Si l’universel le plus commun est le premier connu de
nous » – où la réponse par l’affirmative est, un peu cavalièrement, attribuée à Thomas d’Aquin.

26. « Car beaucoup de genres nous sont inconnus, ou, en tout cas, le sont des laïcs qui n’en ont qu’une connaissance pauvre ou
nulle, et qui, pourtant, connaissent de nombreuses espèces infimes contenues sous ces genres, ne serait-ce que d’une connaissance
confuse. » Ibid., p. 466, l. 1-5.

27. « La connaissance des universaux commence chez des hommes différents par la connaissance de singuliers différents appartenant
à des espèces différentes ; ainsi, lorsqu’on étudie en Grèce, elle commence par la connaissance des animaux singuliers qui s’y
rencontrent et dont peut-être beaucoup ne se rencontrent pas en Italie, et il en va de même si l’on étudie en Italie, en France, en
Angleterre ou dans quelque autre région. » Ibid., qu. 6, p. 502, l. 6-11.

28. Il s’agit de Duns Scot, pour qui la primauté de fait de la connaissance confuse de l’espèce infime se double d’une primauté de
droit de la connaissance de l’être en tant qu’être.

29. « Le concept de l’être le plus commun n’est pas quelque chose de réel, il est donc seulement dans l’intellect ; or ce qui est
seulement dans l’intellect n’est de l’essence d’aucune chose existant hors de l’esprit. » Ibid., qu. 5, p. 459, l. 1-3.

30. « Ni l’être ni un universel n’est de l’essence du singulier, aucun n’est donc requis pour la connaissance de celui-ci. » Ibid., qu. 7,
p. 521, l. 13-14.

31. « Le premier connu de nous selon la primauté de génération est le singulier » ; c’était la première conclusion de la qu. 5, ibid.,
p. 473, l. 8-9, confirmée dans Quod., I, qu. 13, p. 72-73.

32. C’est, de nouveau, et de façon maintenant plus précise, la position de Scot. Ibid., qu. 8, p. 529.

33. « D’abord, je dis que rien n’est l’objet adéquat de l’intellect. La raison en est que l’objet adéquat est ce qui est par soi commun à
toutes les choses appréhendables par soi par cette faculté ; mais rien n’est tel à l’égard de tous les intelligibles. » Ibid., qu. 8, p. 533, l. 1-
8.

34. Mais, plus loin : « Selon l’opinion qui pose que les concepts ou intentions de l’esprit sont de vraies qualités, c’est-à-dire existant
de façon subjective [autonome] dans l’esprit, on doit dire que l’être est l’objet adéquat de notre intellect, car il est commun de façon
univoque à tous les intelligibles par soi. » Ibid., qu. 8, p. 533, l. 18-22.

35. « Je dis que l’objet moteur de l’intellect est précisément [exclusivement] le singulier. Et je dis que tout singulier est moteur de
l’intellect, car tout singulier peut être conçu [intellegi] par une connaissance intuitive. Or la connaissance intuitive exige que la chose
connue intuitivement cause l’intellection, car autrement cette chose ne peut naturellement être connue de façon intuitive, et par
conséquent tout particulier est le moteur de l’intellect lui-même pour sa connaissance intuitive. » Ibid., qu. 8, p. 540, l. 6-12.
36. Dans la première partie de sa démonstration de l’intelligibilité du singulier, Ockham ne précise guère, en effet, de quel type
d’intelligibilité il s’agit et emploie plus souvent le terme cognitio que le terme plus fort intellectio (Sent., I, dist. III, qu. 5). Cette
précision est faite dans un second moment (ibid., qu. 6).

37. Ockham affirmait, à la fin de la discussion précédente, que « le premier acte de l’intellect est la connaissance intuitive du
singulier lui-même ». C’est cette thèse qui est explicitée dans la question suivante, qu. 6 : « Si la première connaissance de l’intellect
selon la génération est la connaissance intuitive d’un singulier. » Ibid., p. 483-520.

38. Ibid., p. 483, l. 13.

39. De Anima, III, 4, 429 b, 15-18. Voir plus haut, p. 76, note 90.

40. Sent., I, dist. III, qu. 6, p. 490, l. 16-22.

41. Ibid., p. 491, l. 3-8.

42. Ibid., p. 516-519 : une leçon d’exégèse d’Aristote.

43. Ibid., p. 492, l. 20.

44. Ibid., p. 492-493.

45. Ibid., p. 493, 1.20 - 494, l. 13.

46. Cf. la dernière section de notre dernier chapitre, « Critique des genres de discours » : la psychologie. Ockham refuse
constamment d’hypostasier lesdites « facultés de l’esprit » (potentiae animae).

47. Ibid., p. 494, l. 19 - 495, l. 4.

48. Ce dicton était l’une de ces thèses obligatoires pour les théologiens de l’École depuis une quarantaine d’années, la thèse opposée
ayant été condamnée par Étienne Tempier en 1277. Cependant, ce n’est pas par obéissance aux directives variables et souvent
contradictoires de l’Église en matière de philosophie qu’Ockham pense ce qu’il pense – comme l’ont suffisamment montré son destin
politique et ses démêlés avec la papauté.

49. Ockham critique clairement cette prétendue « éminence » de la connaissance du singulier par l’intellect. Quant à l’opposition de
l’abstrait et du concret (qui n’est pas celle de l’abstrait et de l’intuitif), elle n’a, finalement, aucun sens dans le domaine de l’appréhension
et de la connaissance ; elle ne concerne en effet que les jeux référentiels des signes conventionnels dans le langage (« juste » est concret,
« justice » est abstrait). Ibid., p. 495, l. 5 - 496, l. 8.

50. Ibid., p. 495.

51. « Le singulier est conçu [intelligitur] ; la première connaissance du singulier est intuitive ; le singulier est conçu de façon
première. » Ibid., p. 492, l. 16-17.

52. « La conséquence suivante ne vaut pas : “Socrate et Platon se conviennent plus que Socrate et cet âne, donc ils se conviennent
plus en quelque chose” ; mais il suffit qu’en eux-mêmes ils se conviennent plus » (je souligne). S.L., I, 17, p. 59.

53. S.P., I, 7 (raisonnement restitué par Baudry, op. cit., p. 144).


Les citations, pour cette section, sont empruntées aux premiers chapitres des Summulae in libros Physicorum (S.P.) et, le cas échéant,
confirmées par d’autres citations d’Ockham. Il n’existe pas encore d’édition critique de ce texte. Son authenticité, d’autre part, a été
contestée. Si j’y fais pourtant appel, c’est pour trois raisons. D’abord, ce texte fut abondamment cité comme un témoignage fidèle de
la pensée ockhamiste depuis qu’il est connu et par des commentateurs aussi pointilleux en matière de philologie que Léon Baudry
(Lexique philosophique de Guillaume d’Ockham, Paris, 1958, en particulier aux articles materia, forma, generatio et privatio) et Gordon Leff
(William of Ockham, The Metamorphosis of Scholastic Discourse, Manchester, 1975, en particulier p. 567-580), auxquels je les emprunte
dans un ordre et à des fins différents (d’après le texte de Rome, 1637). Ensuite, une édition critique en est prévue, sous la direction de
S. Brown, dans le cadre de la monumentale et définitive édition des Opera Philosophica et Theologica de l’Institut franciscain Saint
Bonaventure de New York, dont les options philologiques et les éclaircissements assurent la base textuelle de tout cet essai. Enfin et
surtout, même si, d’aventure, ces Summulae n’étaient pas de la main d’Ockham, les énoncés qui en sont ici retenus sont en profond
accord avec les autres écrits ockhamiens : qu’il s’agisse de la singularité de la matière et de la forme, en accord avec la singularité de
tous les aspects et composantes de l’étant singulier selon Ockham, du caractère de réalité en acte de la matière, et de l’inexistence de la
« privation » (tout ce qui est réel est en acte, disait Ockham dans la S.L.) ou encore du caractère inséparable de la matière et de
l’étendue (confirmé dans les Quodlibeta). Quant à l’absence d’une nouvelle forme dans la production des artefacts, dont notre
interprétation fera grand cas, il est vrai qu’aucun texte ne semble aussi explicite que celui de S.P., même si un passage des Quaestiones
in libros Physicorum lui fait écho. Notre argumentation tentera pourtant de montrer que cette thèse est un prolongement nécessaire de la
pensée d’Ockham et que, si elle n’était pas strictement ockhamienne, elle serait pourtant très ockhamiste (sur cette question
philologique, voir les articles de C.K. Brampton et J. Miethke cités dans notre bibliographie).

54. « De cela qu’elles sont des parties de la chose engendrée, elles en sont les principes tant dans l’être que dans la production [fieri],
car une chose ne peut ni être ni être produite sans ses parties essentielles, qui sont la matière et la forme. » S.P., I, 8.

55. « Cette matière première n’est pas une en nombre. Ma matière première n’est pas en effet la même que la tienne et il n’y a rien
d’imaginable qui soit un en nombre dans l’âne et l’homme. » S.P., I, 14.

56. Sur la singularité de la forme, cf. S.P., I, 21. Quant à l’idée de rapprocher la forme ockhamiste de la morphè plutôt que de l’eidos,
il s’agit d’une interprétation.

57. Cf. Physique d’Aristote ; par exemple : I, 7, 192, a.

58. « On doit donc dire que la privation n’est pas quelque chose dans la nature des choses hors de l’esprit, distinct d’une certaine
manière de la matière et de la forme ; mais la privation qui est hors de l’esprit est soit la matière selon une certaine signification, soit la
forme à expulser selon une autre signification. » S.P., I, 10.

59. « La matière est vraiment en acte par elle-même, de sorte que par aucune vertu elle ne peut être en puissance d’être dans la
nature de la chose [...] bien qu’elle soit toujours en puissance de la forme dont elle est privée. » S.P., I, 15.

60. « Il faut savoir que le fait, pour la matière et la forme, d’être principes de la génération et de la chose engendrée signifie
seulement que matière et forme existent en même temps en même lieu et place. » S.P., I, 23.

61. « On dit en effet que la maison est faite ou engendrée, non parce qu’une partie en est totalement nouvelle en elle-même, mais
seulement parce que des parties sont assemblées par mouvement local et situées comme il convient, de sorte qu’aucune chose
nouvelle n’advient, mais qu’elles sont rassemblées l’une contre l’autre ou l’une sur l’autre comme il convient. De même, c’est
seulement par la séparation des parties que l’on dit la maison détruite. » S.P., I, 22.

62. « Car l’artisan ne fait rien, sinon mouvoir localement ; or, ce faisant, il ne cause pas une nouvelle chose mais fait seulement être la
chose en un lieu où elle n’était pas auparavant. » S.P., I, 26.

63. Il n’y a pur montage que dans le cas de la production purement technique, non dans celui où l’action humaine se contente
d’orienter la génération naturelle, comme dans l’agriculture ou la médecine. Dans ces techniques mixtes, il est évident que des formes
nouvelles émergent, ainsi que dans toute génération naturelle : « Dans certaines choses artificielles ce n’est pas seulement l’artisan mais
aussi la nature qui opère, comme on le voit dans la médecine, où l’artisan approche par mouvement local les principes actifs des
passions naturelles, comme le feu est approché du bois par l’artisan. Dans d’autres, c’est l’artisan seul qui opère et non la nature,
comme pour la maison, le lit, le tableau. » Quest. Phys., qu. 116, cité par Baudry, op. cit., p. 27. On voit que cette exception,
puisqu’elle est précisément celle d’une intervention naturelle, confirme l’idée que le montage est pour Ockham l’essence de la
technique en tant que telle (l’édition critique de ce texte par S. Brown est à paraître dans le cadre de l’édition Saint Bonaventure
d’Ockham).

64. « Toute chose artificielle est réellement et véritablement une chose naturelle ou des choses naturelles » (S.P., I, 26 ; Baudry, op.
cit., p. 27).

65. La réduction des quatre causes aristotéliciennes à la cause efficiente est, chez Ockham, un difficile problème, en raison de ses
hésitations. Cette réduction est pourtant, en un sens, programmée : Ockham réduit, d’abord, les causes formelle et matérielle à des
causes « intrinsèques » et relatives. Il dénonce ainsi, dans l’usage que fait Aristote des deux termes, l’illusion d’une métaphore
(précisément d’une métalepse) : c’est « transumptive » que la figure et le marbre sont dits « cause formelle » et « cause matérielle » de la
statue. S.P., II, 1, cité par Baudry, op. cit., p. 35. Ces prétendues causes ne sont, en fait, que des parties. Ensuite, il réduit la cause finale
à une cause intentionnelle : seuls des êtres pensants agissent selon des causes finales. « On appelle proprement cause finale ce qui est
projeté ou désiré ou aimé et en vertu de quoi l’agent agit. » S.P., II, 6, ou encore Quod., IV, qu. 2, p. 301-302. Il n’y a donc pas de
cause finale dans la nature inanimée. En outre, cette prétendue cause ne meut pas véritablement l’agent : c’est encore une métaphore.
« Ce mouvement [cette impulsion] n’est réellement pas autre chose que le fait pour l’agent d’aimer la fin elle-même ; d’où il suit que
ce mouvement [cette impulsion] de la fin n’est pas réel, mais est un mouvement métaphorique. » Sent., II, qu. 3 ; cf., aussi, S.P., II, 4,
Baudry, op. cit., p. 42. Comme on le voit, il ne reste pas grand-chose, en principe, hormis l’efficience.

66. « La forme est une chose qui ne peut être par elle-même, mais est toujours dans un composé avec la matière, sans laquelle elle
ne peut être. » S.P., I, 21.

67. « La forme est un acte destiné à être reçu dans une matière. » S.P., I, 23.
68. « La forme est étendue, ayant une partie distante de l’autre comme la matière a une partie distante de l’autre. » S.P., I, 21.

69. Cf. S.P., I, 17. On a vu dans cette affirmation (cf. S. Moser, Grundbegriffe der Naturphilosophie bei W. v. Ockham, Innsbruck, 1932,
p. 42-56) une inconséquence par rapport au récit de la Genèse. Mais Ockham veut simplement dire que la matière n’est pas
naturellement engendrée ou détruite, non que Dieu ne l’a pas créée et ne peut la détruire : ce serait non seulement une hérésie, ce qui
n’est pas grave, mais une contradiction, étant donnée l’idée très stricte qu’il se fait de la puissance divine (cf. notre section suivante).

70. « Cette matière première est de même nature [ejusdem rationis] dans tous les composés, mais n’est pas une en nombre dans tous
les composés. » S.P., I, 18. Il en est de même dans le ciel, cf. Sent., II, II, qu. 18.

71. « Quant à la matière, on doit savoir qu’elle est une chose actuellement existante dans la nature de la chose, qui est en puissance
de toutes les formes substantielles, n’en ayant nécessairement aucune qui lui soit inhérente et qui existe en elle. »« En puissance » ne
veut rien dire d’autre que ce qui vient d’être dit : « Il ne faut pas s’imaginer que la matière soit d’elle-même seulement en puissance
d’être, comme la blancheur est seulement en puissance d’être. » S.P., I, 15.

72. « Il est impossible qu’il y ait matière sans extension. » S.P., I, 19, confirmé dans Quod. IV, qu. 20-28.

73. Thomas d’Aquin, dans le De Ente et Essentia, avait déjà tenté de penser l’extension comme une propriété logique des corps. Mais
cette tentative, pour des raisons essentielles, avorta (cf. trad. de C. Capelle, Paris, Vrin, 1985).

74. Ockham, on y reviendra au sujet de la physique (cf. notre troisième chapitre, troisième section), donna une formulation intuitive
du principe d’inertie. C’est Nicole Oresme qui semble avoir été l’un des premiers au Moyen Âge, bien avant Copernic, à penser le
mouvement de la terre, tandis que Jean Mair fut l’un des premiers à émettre l’hypothèse d’un univers infini. Tous deux avaient
indirectement subi l’influence d’Ockham.
Mais la contribution décisive d’Ockham à la physique du XIVe siècle est sans doute, avant tout, dans son particularisme ontologique
(sous la forme, analysée ici, d’une ontologie du singulier), dans le privilège qu’il accorde, dans sa conception de la science, à l’analyse
des propositions (voir notre dernier chapitre) et, enfin, dans l’usage heuristique qu’il fait de la foi en la puissance absolue de Dieu (voir
la section suivante), qui permet la pratique du raisonnement imaginaire et des expériences de pensée. Cette contribution ne sera pas,
ici, discutée pour elle-même, mais je remercie Alain de Libera pour ses suggestions fécondes et précises à ce sujet.

75. C’est finalement au sens « strict » de cette unité que le terme « substance » est, pour Ockham, le synonyme de la chose
singulière existante. « On appelle “substance” toute chose qui n’est pas un accident réellement inhérent à une autre. Et c’est ainsi que
la substance est dite tant de la matière que de la forme et que du composé des deux. Mais la substance est encore dite, au sens le plus
strict, de ce qui n’est ni un accident inhérent à une autre chose ni une partie essentielle de quelque chose »... C’est-à-dire : ni accident,
ni matière, ni forme, – il ne reste que l’unité du composé. S.L., I, 42, p. 118.

76. Le sujet logique, comme l’accident logique, peut être défini de diverses façons par une théorie de la prédication. Quant au sujet
réel, il n’est susceptible que d’une définition nominale (c’est la différence fondamentale du sujet ad existentiam et ad praedicationem,
relevée par Baudry dans la S.L., I, 30, op. cit., p. 254) : « On dit sujet quelque chose qui est sous-jacent à une autre chose qui lui est
inhérente et qui lui advient réellement. » S.L., I, 30, p. 92.

77. Propriété et accident partagent le caractère d’appartenir au sujet. Pour rassembler tous les modes d’appartenance, Ockham se
sert du terme de passio, auquel est consacré un chapitre entier de la S.L. : I, 37, p. 104-106.

78. « Le propre est un concept prédicable de quelque chose adéquatement, connotant affirmativement ou négativement quelque
chose d’extrinsèque à ce qui est contenu dans le sujet [il semble pour l’instant que la définition n’ait qu’une pertinence logique, mais la
suite montre qu’il s’agit bien de signifier une propriété dans la nature même de la chose]. Il n’est pourtant pas nécessaire que cet
extrinsèque soit quelque chose hors de l’esprit réellement existant dans la nature de la chose, mais il peut parfois suffire que ce soit
quelque chose de possible dans la nature de la chose. » Ockham cite alors des capacités, comme le rire pour l’homme. S.L., I, 24 (je
souligne).

79. La distinction entre le propre comme signe conceptuel et comme réalité n’est pas facile à établir, comme le montre le texte
précédent. Néanmoins, il est clair que dans certains cas, le concept propre désigne une réalité ou une capacité réelle. C’est ce côté
ontologique qui nous intéresse ici, et le sens sémiotique du propre, abondamment discuté par Ockham, n’a, pour l’instant, qu’à être
envisagé à partir de la réalité des propriétés. Sur cette distinction, voir Baudry, op. cit., p. 221-222.

80. Cette définition de l’accident est reprise d’Aristote (S.L., I, 25). Étant très vague, elle est complétée chez Ockham par plus de
quarante autres définitions (dans la recension de Baudry, op. cit., p. 9-11). Les principales sont les suivantes : ce qui advient à la
substance ; ce qui peut être ou ne pas être prédiqué d’un sujet successivement (définition qui s’applique en particulier aux relations),
comme logiquement contenu en lui (ce qu’Ockham nomme secundo modo dicendi per se) ; ce qui peut convenir ou non à un sujet
(Quod., IV, qu. 25, p. 418). Pourtant, toutes ces définitions se partagent aisément en deux groupes, selon que la « présence » de
l’accident est entendue au sens logique ou au sens ontologique. L’accident est donc soit ce qui est prédiqué d’un sujet mais peut ne pas
l’être sans négation de celui-ci, soit ce qui est « réellement inhérent à la substance » mais peut disparaître sans annihilation de celle-ci
S.L., I, 25, p. 81-84.

81. Il s’agit là seulement, comme le montre la suite, de l’accident « séparable » : « Ce qui peut être retranché par la nature sans
destruction du sujet. » S.L., I, 25, p. 83.

82. « L’accident se divise en accident séparable et accident inséparable. L’accident séparable est ce qui peut être retranché par la
nature sans destruction du sujet ; mais l’accident inséparable est ce qui ne peut pas être retranché par la nature sans destruction du
sujet. » Ibid. Voici maintenant l’astuce en question : « Mais l’accident inséparable diffère de la propriété, car, bien qu’il ne puisse être
naturellement retranché de ce dont il est dit l’accident inséparable, néanmoins il peut être retranché de la même manière [à savoir : par
la nature] d’un autre sujet sans destruction de ce sujet. Ainsi, bien que la noirceur du corbeau ne puisse en être retranchée sans
destruction du corbeau, elle peut néanmoins être retranchée de Socrate sans destruction de Socrate. La propriété, en revanche, ne peut
être retranchée de rien sans destruction de la chose, de sorte qu’elle n’est pas plus séparable de l’un que de l’autre sans destruction de la
chose. » Ibid., p. 83.
LA PUISSANCE DE SÉPARATION

§ 11. La puissance absolue. Il y a une puissance absolue. Cela n’est pas une thèse ontologique, pas
même une thèse théologique qui poserait un étant divin dans son être, dirait quelque chose de son
essence ou de son existence. Ce n’est pas une thèse du tout mais un acte de foi1. Pourtant, cet acte,
en deçà d’une quelconque ratiocination théologique et avant elle, fait immédiatement irruption dans
la pensée philosophique d’Ockham, devient immédiatement pensée, si bien qu’il doit être envisagé
comme un de ses principes organisateurs fondamentaux2. Qu’il s’agisse d’une pensée signifie, selon
la destination assignée par Ockham à la pensée philosophique, qu’il s’agit d’un énoncé logique,
appartenant à ce discours transcendantal et critique que constitue la logique ockhamiste. Une
puissance absolue est par définition sans limite interne ni externe. Mais il n’est pas de puissance de
faire et de ne pas faire en même temps. La limite logique du principe de contradiction n’est pas une
limite, c’est la condition même de l’exercice d’une puissance. Dire que la puissance absolue ne
saurait faire qu’une chose soit et ne soit pas, ou soit telle et ne soit pas telle en même temps, ce n’est
pas la réduire, c’est au contraire la définir comme puissance. L’absolu de la puissance est dit
simplement en se contentant de cette définition logique, en ne lui ajoutant aucune détermination :
« la puissance absolue peut faire tout ce qui n’implique pas contradiction »3.
Cet énoncé est logique en ceci qu’il traduit dans la réalité de la puissance le principe formel de
contradiction. Il dit : tout ce qui ne suppose pas l’être et le non-être simultané de quelque chose est
non seulement formellement mais réellement possible ; tout peut réellement, positivement arriver,
sauf le fait d’arriver et de ne pas arriver en même temps. Il réduit l’impossible au contradictoire.
Puisqu’il radicalise, en le réalisant, le principe de contradiction, on pourrait dire cet énoncé « hyper-
logique » ; mais la logique ockhamiste, en tant que discours transcendantal, est dans son principe une
hyper-logique. S’il faut ici, avec Ockham, l’invoquer, c’est que cet énoncé intervient de l’extérieur
dans le discours ontologique pour résoudre ses difficultés et justifier dans l’absolu la thèse
fondamentale de la singularité de l’étant, dont il est porteur. Cette intervention est inscrite dans
l’affirmation même de la puissance : il ne s’agit pas encore, en effet, d’une thèse sur l’essence divine,
sur l’unité de Dieu comme infinité intensive ou intériorité, mais d’un énoncé logique concernant
l’extériorité de cette essence comme puissance, concernant donc les étants autres que Dieu en tant
que multiplicité4. Autrement dit, dans la perspective de la puissance, l’être lui-même, la singularité
des étants et la discontinuité des séries – ou « discrétion » – doivent être pensés comme pure
extériorité. La totalité des étants – le « monde » – est comme un champ ouvert à la puissance où
chacun des singuliers subsiste séparément et où elle s’applique ponctuellement comme la foudre
tombant du ciel, marquant à la fois leur extériorité par rapport à elle-même et leur extériorité
réciproque. En gardant la marque de cette puissance absolue, l’extériorité de l’être se révèle, en outre,
pure contingence, donnant au discours ontologique un sens qu’il ne saurait prendre de lui-même.
Pourtant, les thèses de l’ontologie du singulier développées jusqu’ici dans son horizon propre ne
sont en rien remises en question par l’intervention de la puissance divine. C’est l’ontologie elle-
même, rappelons-le, qui appelait à son secours un autre genre de discours devant l’aporie de la
substantialité du singulier ; elle s’arrêtait, comme toute ontologie, devant l’identité à soi de l’étant,
incapable de fonder l’autonomie d’un sujet substantiel. L’invocation de la puissance divine répond
d’abord à cette nécessité d’un dépassement de l’ontologie. Elle permet ensuite de confirmer chacune
des thèses de l’ontologie du singulier, comme autant de conséquences, du point de vue de son
extériorité, de l’exercice d’une puissance absolue. Il faut donc montrer, d’abord, que la puissance
absolue, en radicalisant le principe de contradiction, résout l’aporie de la substantialité ou du sujet
identitaire du singulier ; ensuite, qu’elle confirme la thèse principale de l’ontologie du singulier en
lui donnant une consistance et un sens nouveaux, définitifs ; il faut, enfin, décrire l’exercice de cette
puissance et la tournure qu’elle donne à la multiplicité extérieure des étants envisagée dans sa totalité.
Quant à l’identité à soi du singulier, on a vu qu’elle était compromise, du strict point de vue
ontologique, par l’existence d’accidents inséparables. On appelle accident tout contenu ou toute
« passion » des substances qui peut apparaître et disparaître, comme la couleur noire. Mais il se
trouve qu’en fait il existe des substances où ces « passions » sont permanentes et ne peuvent être
retranchées de leur sujet, comme la noirceur du corbeau. De tels contenus du singulier semblent
miner son identité, puisqu’ils attachent indissolublement l’accidentalité à son sujet, à son cœur
substantiel. Autrement dit, l’ontologie doit supposer un sujet identitaire du singulier mais ne peut
l’atteindre dans sa pureté, car il n’est jamais isolé dans l’être tel qu’il nous est naturellement donné :
l’être naturel auquel s’en tient l’ontologie est foncièrement entaché d’accidentalité. Il s’agit là d’une
impuissance de la Nature, de l’être naturel, à présenter le singulier dans la pure unité, la pure identité
que l’ontologie doit logiquement lui supposer, d’une impuissance à réaliser le principe de
contradiction.
Or une puissance absolue est précisément une telle réalisation de l’identité logique. Elle peut tout
ce qui n’implique pas contradiction, elle peut donc faire subsister réellement le singulier dans sa pure
identité à soi. Si A n’est pas B, quelle que soit leur relation, une puissance absolue peut maintenir A
sans B et B sans A5. Si le corbeau, dans son identité de sujet substantiel, n’est pas la noirceur –
accident qu’il partage avec tant d’autres –, elle peut faire subsister un corbeau non noir (qui ne serait
pas blanc ni rouge pour autant mais incolore, comme les « objets » de Wittgenstein6). Elle peut donc
séparer deux choses naturellement inséparables, pourvu qu’il s’agisse bien de deux choses : elle peut
séparer le sujet identitaire du singulier et ses accidents, fussent-ils naturellement indissolubles7. Une
fois affirmée la puissance absolue, l’ontologie atteint la certitude que l’identité à soi de l’étant, son
objet ultime, n’est pas une chimère logique mais peut être présentée dans l’être, réellement isolée. La
puissance divine fixe ainsi l’objet de l’ontologie dans l’absolu.

§ 12. La séparation des singuliers. Mais l’invocation de la puissance absolue ne justifie pas seulement
l’identité à soi du singulier ; elle justifie également, d’une manière nouvelle et plus profonde, la thèse
selon laquelle la singularité est l’unique mode d’être de l’étant, selon laquelle « toute chose existante est
réellement singulière ». Le pouvoir de séparer le sujet singulier de ses accidents est aussi pouvoir de
séparer les singuliers entre eux et de justifier la discontinuité ou la discrétion de toute série d’étants.
De même qu’elle isole le noyau ontologique de chaque singulier, cette puissance disperse dans
l’absolu les étants ainsi refermés sur eux-mêmes. C’était l’idée d’un universel réel qui empêchait de
penser la discontinuité des séries et la singularité comme seul mode d’être. On a vu cette idée
logiquement réfutée. L’invocation de la puissance absolue permet d’accomplir cette réfutation de
façon encore plus simple et plus radicale.
L’universel, s’il existait, serait une chose ayant une identité propre, rassemblant les singuliers dans
la continuité d’une seule essence et réellement inhérente à chacun d’entre eux : telle serait une
« humanité » ou une « chevalité » réelles. Mettons d’abord à l’épreuve de la puissance absolue la
première partie de cette définition. Si l’universel est une chose véritable, distincte de la série des
choses auxquelles elle est inhérente, alors il n’est pas contradictoire, même si cela est naturellement
impossible, qu’une telle chose subsiste sans les singuliers. La puissance absolue, ne trouvant là aucune
contradiction, pourrait par conséquent faire subsister une « humanité universelle » sans qu’il existe
aucun humain, une « chevalité » en l’absence de tout cheval, ce qui est absurde8. Il n’y a donc pas, en
réalité, d’universel.
On dit, en outre, que l’universel a une identité propre et qu’il est seulement « individué » par l’ajout
de quelque différence. De nouveau, cela signifie que la puissance absolue peut isoler cette identité
universelle de ce qui s’y ajoute, isoler l’humanité de ce qui en fait Socrate plutôt que Platon. Mais,
d’autre part, on doit bien reconnaître que deux singuliers, comme Socrate et Platon, sont des choses
distinctes et que donc, selon la même hypothèse, la même puissance peut les isoler. Ce qu’elle peut
faire être séparément, cette puissance peut, par là même, le présenter ou le faire voir séparément.
Autrement dit, en joignant les deux parties de l’hypothèse, la puissance pourrait faire voir l’humanité
dans sa pure identité universelle en deux lieux à la fois, en Platon et en Socrate. Mais alors on verrait
bien une différence, au moins locale, entre l’humanité de l’un et celle de l’autre9. L’universel est
donc en lui-même singularisé : il n’existe pas en tant que tel.
Ces arguments sont calqués sur les arguments strictement ontologiques déjà analysés. Ockham
prolonge ceux-ci par une sorte de passage à la limite, en imaginant un isolement réel et actif de
l’universel. Mais la puissance divine justifie aussi directement l’absolue singularité de l’étant, selon
une logique toute nouvelle. L’ontologie ne pouvait envisager le passage du singulier à l’être et au
non-être que comme génération et corruption naturelle, ou encore comme montage et démontage
dans la production technique. Le point de vue de la puissance permet de l’envisager plus
radicalement comme création et annihilation.
Si l’on admet que deux singuliers, par exemple Socrate et Platon ou encore tel et tel platane, sont
bien des choses distinctes, ayant chacune son identité propre, alors il n’est pas contradictoire que
l’une puisse être sans l’autre. Or, ce pouvoir-être, la puissance absolue en détient précisément la clef
en tant que puissance créante. La création n’est que le maximum de la puissance ; et si elle est créante,
la puissance absolue est aussi annihilante, car l’annihilation n’est qu’une interruption de la
conservation, qui n’est elle-même qu’une création continuée10. Création, conservation et
annihilation exigent une seule et même puissance. On doit donc soumettre l’hypothèse non
contradictoire d’une subsistance d’un singulier sans un autre à la puissance créante et annihilante de
Dieu.
Commençons par l’annihilation. Si Socrate et Platon sont deux choses distinctes, une puissance
absolue peut annihiler Socrate sans annihiler Platon. Or l’annihilation signifie que rien d’intrinsèque
à Socrate ne subsiste. Si donc il y avait quelque chose, quelque « humanité » réelle commune à
Socrate et à Platon, la destruction complète de l’un affecterait l’autre. On pourrait théologiquement
objecter que Dieu conserve l’âme de Socrate ; mais cela n’empêche que la puissance absolue peut, le
cas échéant, détruire Socrate sans reste, pourvu qu’il ait une identité propre. Pour prendre un
exemple plus neutre, un platane peut bien, en tant que chose distincte, être annihilé sans que rien
n’en subsiste, rien d’intrinsèque, rien. Or on prétend que le platane contient quelque chose de
commun à tous les platanes. Si c’était le cas, la fin d’un platane entraînerait la destruction au moins
partielle de tous les platanes existants. Or tel n’est pas le cas ; la nature ne porte pas le deuil. Allons
plus loin. On prétend, dans la tradition du réalisme de l’universel, que celui-ci fait partie de l’essence
même du singulier, telle, par exemple, une « platanité » essentielle ; c’est donc à une destruction
complète de tous les singuliers auxquels l’universel est inhérent que conduirait l’annihilation d’un seul,
puisque rien ne peut survivre à l’amputation de son essence. Ainsi, le moindre platane annihilé
entraînerait dans sa chute tous les platanes, un seul homme tous les hommes11. Cette apocalypse
comique est plus qu’une hypothèse d’école : certains partisans farouches de la réalité de l’universel
l’ont tellement prise au sérieux qu’ils ont dû refuser à la puissance divine le pouvoir d’annihiler quoi
que ce soit. Car, si l’universel est réel, c’est, dit-on, qu’il fait d’une certaine manière partie de
l’entendement divin (on reviendra bientôt sur ce point décisif). En annihilant la moindre chose qui
contient l’universel, Dieu prendrait donc le risque de provoquer une sorte de réaction en chaîne qui
l’atteindrait lui-même. Puisque l’universel est supposé lier les étants entre eux et à leur créateur, la
moindre annihilation reviendrait à une destruction en masse et à un véritable suicide divin12. Pour
paraphraser Wallace Stevens, la mort d’une chose serait la mort de Dieu. C’est précisément cette
conséquence absurde qu’Ockham évite par l’idée d’annihilation ponctuelle du singulier.
À cette conception ockhamiste de l’annihilation, dans son intransigeance, on peut faire une
objection toute simple : peut-être rien n’est-il jamais véritablement annihilé, peut-être y a-t-il une
nature universelle dans chaque singulier qui toujours lui survit, une humanité survivant à chaque
homme. C’est en radicalisant encore la notion de puissance absolue que l’on doit répondre à cette
objection. Pour cela, il faut passer au point de vue de la création. Si l’on pose une puissance absolue,
on lui reconnaît le pouvoir de créer. Or, créer, c’est créer à partir de rien, de nihilo ; si le terme
« créer » ne signifie pas cela, il ne signifie rien du tout. Si la puissance absolue peut créer les choses
singulières, elle peut les créer à partir de rien, c’est-à-dire sans le secours d’un modèle universel.
Socrate comme ce platane sont directement créables dans leur pure singularité. Une essence
universelle serait donc une limitation de la puissance divine, obligée de s’en tenir à un modèle que
pourtant rien ni personne n’a pu lui imposer. Mais c’est précisément parce que la création de nihilo,
comme l’annihilation ad nihilum, est l’apanage de la puissance absolue qu’il ne saurait y avoir
d’universel réel et que chaque étant est singulier de plein droit13.
On voit ici précisément comment la puissance absolue réalise le principe de contradiction. Celui-
ci dit : une chose n’est rien d’autre qu’elle-même ; or la puissance divine crée et détruit effectivement
les choses indépendamment les unes des autres. Cette ultime justification de la singularité n’a, bien
sûr, plus rien d’empirique. Il ne s’agit pas de dire que les hommes ou les platanes apparaissent et
disparaissent en fait indépendamment les uns des autres, dans un total isolement. Dans la nature, les
singuliers sont en fait liés entre eux par un certain nombre de régularités causales ; la puissance divine
s’y ordonne selon des règles14. Mais, en tant que puissance absolue, elle ne se soumet pas à ces règles
et à ces liaisons, elle y condescend librement. Dans la nature en tant que créée, la puissance divine
concourt partout et à chaque instant, et peut donc intervenir en brisant les liens entre les choses, et en
confirmant leur singularité de droit15. Chaque homme, chaque platane, chaque chose singulière a en
effet une identité suffisamment autonome pour qu’une puissance absolue s’y ajuste exactement,
agisse sur elle en laissant intouchées toutes les autres, comme la foudre terrasse un seul arbre dans une
forêt : en droit, le passage à l’être et au non-être de chaque singulier ne relève que de lui-même et de la
puissance divine. C’est donc en ouvrant la possibilité d’une séparation absolue, d’une présentation,
dans l’être, d’une extériorité et d’une multiplicité absolues, que cette puissance rend compte de la
séparation relative des singuliers. Elle absolutise la singularité et permet de lui reconnaître une
consistance ontologique que l’ontologie proprement dite ne pouvait justifier.

§ 13. La connaissance divine des singuliers. Pour penser cette intervention séparatrice, il faut, comme
on l’a vu, penser le singulier comme déjà séparé en droit, créé à partir de rien, c’est-à-dire
ponctuellement. Cette création ponctuelle, de nihilo, du singulier suppose une compréhension de
l’efficace de la puissance divine très particulière et profondément révolutionnaire par rapport à la
théologie médiévale dominante. Puisqu’elle dévoile des enjeux fondamentaux de l’ontologie du
singulier et de son combat contre l’universalisme traditionnel, elle mérite un court excursus
théologique, théologique en ce sens seulement qu’il invoquera Dieu sous l’aspect de la pure
puissance. Il faudra y démontrer tout ce que suppose, quant à l’efficace de la puissance absolue, la
création ponctuelle des singuliers. Elle suppose, d’abord, que le rapport de la puissance aux étants puisse
toujours être direct et singularisé. Elle suppose également que dans l’acte de création même, aucun
modèle universel ne soit nécessaire. Elle suppose, enfin, une pensée radicale de la contingence des
étants dans leur totalité, une pensée de la création dans son ensemble comme n’étant soumise à
aucune nécessité rationnelle.
Comment, d’abord, déterminer le rapport général – et non seulement dans l’acte originel de
création – entre Dieu et les étants ? Comme puissance absolue, Dieu peut être dit cause première,
permanente et surtout immédiate de tout effet du côté des étants16. Quoi qu’il arrive, cela arrive par
Dieu. Certes, il y a, parmi les étants, des causes qui ne sont pas cette pure puissance, des causes
secondes ; mais celle-ci, en tant qu’absolue, ne s’y arrête pas : elle y concourt17. Lorsqu’une boule de
billard en pousse une autre, elle ne prend pas la place de Dieu : il est là et il pousse. L’immédiateté du
rapport est donc établie du point de vue de la causalité. C’est du point de vue de la connaissance que
l’on met traditionnellement en question l’immédiateté du rapport en supposant quelque
intermédiaire universel entre Dieu et les singuliers qu’il connaît. La connaissance n’est pourtant pas
une partie de Dieu, qui est indivisible, mais un attribut. Comme simple attribut, elle ne se distingue
pas de la puissance18. Ici, comme partout dans sa pensée théologique, Ockham affirme l’identité de
tous les aspects de la divinité et les pense en fait à partir de la puissance. Si elle est identique, ou en
tout cas coextensive à sa puissance qui est absolue, la connaissance divine s’étend vraisemblablement
aux étants : le rapport de causalité se traduit en rapport de connaissance19. Puisque, en outre, cette
causalité est immédiate pour chaque étant singulier, Dieu peut connaître chacun en particulier. Il
n’est pas condamné à connaître André comme un homme parmi les hommes ; il peut le connaître
dans ses moindres détails, jusqu’aux lignes de sa main, jusqu’au nombre de ses cheveux. Or une
connaissance particulière manifeste plus de puissance qu’une connaissance générale ou vague. Il est
donc clair que Dieu connaît en fait chaque étant sans l’intermédiaire d’un universel, sans aucune
médiation20.
Il ne suffit pas de montrer qu’une quelconque médiation serait inutile dans le rapport de
connaissance entre Dieu et les singuliers, il faut montrer qu’elle serait contradictoire. Pour le faire,
Ockham doit s’opposer à toute la théologie traditionnelle, de Boèce à Thomas d’Aquin et Duns
Scot, et particulièrement à l’orientation que lui donna le néo-platonisme. Cette tradition, ouverte
dans le christianisme par Augustin, a convergé finalement avec celle du réalisme des universaux que
l’on a vue démantelée par Ockham sur un plan strictement ontologique. Mais le réalisme, depuis ses
formes les plus timides ou les moins explicites, était fondamentalement théologique. La réalité des
universaux était traditionnellement fondée sur le contenu supposé de l’entendement divin, pensé
comme le réceptacle d’archétypes ou d’exemplaires éternels, forme théologique du ciel des Idées
platonicien. Ces archétypes étant en moins grand nombre que les choses singulières existantes, ils
étaient universels, que l’on ait pensé cette universalité comme celle d’une règle, d’un rapport (à la
manière d’Augustin) ou comme celle d’un concept générique ou spécifique. Le singulier était pensé
comme copie ou forme individuée de ces modèles éternels et son rapport à l’entendement divin était
pensé comme une participation à la perfection supérieure du modèle. Tel était le fondement
théologique de la distinction entre essence et existence : Dieu crée des existants singuliers à partir
d’essences universelles. À cette théologie, Ockham s’en prend, d’abord, en montrant que tout
intermédiaire dans le rapport de connaissance entre Dieu et les singuliers serait contradictoire. Il
montre ensuite qu’il n’est pas même nécessaire de supposer des idées divines universelles pour
penser la création des singuliers.
On a traditionnellement recours à de tels intermédiaires pour concilier l’unité de Dieu et la
multiplicité des créatures qui sont objets de sa connaissance. Dieu, dit-on21, pourrait connaître la
multiplicité des créatures sans se détourner de lui-même ni de son unité en les voyant en lui-même en
tant qu’il les représente. On suppose donc dans l’entendement divin quelque intermédiaire
représentatif qui ne serait autre que lui-même comme participable ou imitable par les créatures. La
première difficulté de cette conception consiste en ceci que la représentation par laquelle Dieu
connaîtrait les choses ne saurait se distinguer réellement en plusieurs objets, à la manière des
singuliers réels, mais devrait se distinguer seulement « en raison », à la manière des choses de la
pensée. Dieu ne connaîtrait pas en lui-même la différence entre une rose et un œillet comme une
différence réelle mais comme la différence entre deux aspects de son unique perfection, une
différence pensée non réelle. Dieu connaîtrait donc les choses singulières réelles par des « relations de
raison » entre les aspects de sa perfection, d’un côté, et les choses réelles qui y participent, de l’autre.
Ockham critique cette conception comme il critiquera finalement toute théorie de la
représentation22. Il y relève, d’abord, une contradiction générale : ce qui est le résultat d’un acte
d’intellection ne peut être en même temps la condition de l’intellection. Or une relation de raison,
comme son nom l’indique, est une relation pensée, elle est déjà le résultat d’une intellection ; elle ne
saurait par conséquent rendre compte de la connaissance intellectuelle des choses par Dieu23.
Non seulement un tel intermédiaire dans la connaissance conduit à un cercle vicieux, mais une
relation de raison est incapable de jouer quelque rôle que ce soit dans quelque connaissance que ce
soit. Qu’est-ce en effet qu’une relation de raison ? C’est une relation irréelle, une relation seulement
pour la pensée. Ockham en donne un exemple décisif : celui de la relation du signe conventionnel à
ce qu’il signifie24. Ce faisant, il interprète la représentation divine qu’il combat comme signification
et la relation de cette représentation aux créatures comme relation d’un signe à son référent (ou
« significat ») : la partie « rose » de la représentation divine ne serait que le signe des roses existantes.
Cette interprétation n’est pas la seule possible : on peut penser la représentation comme image. Mais
c’est précisément en l’acculant à ce dilemme qu’Ockham, comme toujours, critique la théorie de la
connaissance par représentations : soit la représentation n’est qu’un signe, soit elle n’est qu’une image.
Par elle-même, elle ne contribue en rien à la connaissance. La critique de la représentation en Dieu
comme image suivra de près celle de la représentation comme signe. Celle-ci est plus aisée.
Si Dieu se rapporte aux choses comme par des signes, alors cette relation de raison ne produit
aucune connaissance. L’institution d’un signe ne modifie en rien ce dont il est signe ; elle n’apporte
pas non plus, en elle-même, de connaissance particulière. La relation de raison entre le signe et la
chose n’est que le résultat de la décision arbitraire de lui affecter tel signe plutôt que tel autre25.
Pouvoir prononcer le nom de Socrate ne me fait en rien connaître Socrate ; cela implique seulement
que je sais que le nom « Socrate » fut un jour appliqué à Socrate ; de même, former le signe « rose »
ne ferait pas connaître les roses à Dieu. Les signes ne permettent pas, en eux-mêmes, de connaître
quoi que ce soit mais seulement de désigner. Toute relation de raison en ce sens est ainsi incapable
de rendre compte de la connaissance. Lorsqu’on dit : « Dieu connaît la créature », le verbe
« connaître » ne signale pas la présence d’un médium réel entre Dieu et la créature qui expliquerait la
connaissance. Le verbe ne signale rien d’autre que la connaissance divine d’une part – l’acte de
connaissance – et la créature de l’autre. L’idée d’une relation de raison n’ajoute rien ni à Dieu ni à
l’objet de sa connaissance26. Il n’y a donc pas à supposer de relation de raison en Dieu, pas d’êtres de
raison ou de signes entre lui et les choses qu’il connaît. Si la représentation est comme un signe, Dieu
n’a pas besoin de représenter ou de se représenter les choses pour les connaître27.
Il n’y a donc pas d’intermédiaire dans le rapport de connaissance entre Dieu et les singuliers, pas
de représentation si celle-ci a une relation à son objet aussi irréelle que celle d’un signe à son référent.
Pourtant, l’intermédiaire représentatif semble traditionnellement s’imposer dans le rapport le plus
originaire du créateur à la créature, dans l’acte même de création où Dieu se manifeste dans toute sa
puissance. On doit en effet admettre que Dieu ne crée pas les singuliers à l’aveuglette, ce qui
supposerait une limite de sa puissance, mais qu’il sait ce qu’il fait, qu’il l’anticipe et donc voit la
créature avant de la créer. Selon l’expression traditionnelle de cette exigence, Dieu « opère
rationnellement ». La représentation ici engagée serait bien plus que ce signe auquel Ockham a voulu
la réduire, elle serait une vision préalable de la chose, une image intelligible, ce que traduit bien le
terme d’« idée » divine : avant de créer un homme, Dieu doit bien savoir, doit bien voir ce qu’est un
homme. Or, si l’on suppose de tels contenus idéaux dans l’entendement divin, la porte est de
nouveau ouverte au réalisme de l’universel : ces contenus peuvent bien être généraux, modèles ou
archétypes non singularisés. Ockham doit donc combattre la représentation comme image à la source
même de l’étant comme tel, au premier point d’application de la puissance divine28.
Mais la présence d’une idée préalable à la création des singuliers doit être contestée, du point de
vue d’Ockham, seulement si cette idée est pensée comme modèle général, archétype dont le contenu
ne coïncide pas avec celui de la chose singulière. De fait, c’est bien à cette universalité de l’idée que
tenaient les théologiens auxquels s’oppose Ockham29. Il montre, d’abord, qu’en aucune manière il
ne saurait y avoir d’idée générale en Dieu. Que rendrait-elle visible ? Elle ne saurait avoir pour
contenu l’essence divine elle-même, car celle-ci est unique et ne donnerait lieu qu’à une idée unique.
Elle ne saurait, par hypothèse, avoir pour contenu la créature singulière, car elle ne serait plus
générale. Son contenu ne peut donc être qu’un certain rapport entre Dieu et la créature, fût-il joint
ou agrégé à l’essence divine30. Or ce rapport ne peut être réel, car il n’y a en Dieu, qui est un, aucun
rapport réel (à l’exception, sans pertinence ici, des rapports trinitaires). L’idée-archétype n’aurait
donc pour contenu qu’un rapport de raison, de nouveau un rapport seulement pensé entre Dieu et
les choses à créer.
Or on peut faire de ce rapport de raison la même critique que précédemment : d’une part il n’est
rien de réel, d’autre part son rôle d’intermédiaire dans la connaissance est contradictoire. Un rapport à
la créature présuppose en effet la créature qui doit donc être déjà connue d’une manière ou d’une
autre ; Dieu ne peut penser son rapport à la rose créable qu’en pensant la rose et en la pensant en
particulier. Ce rapport présuppose ainsi la connaissance de la créature, voire la suit comme un effet
suit une cause. En tout cas, il ne peut en rendre compte sans cercle vicieux31. Encore une fois, le
rapport entre Dieu et la chose singulière, fût-ce dans l’instant originaire de sa création, n’exige aucun
intermédiaire universel. Même pour justifier le fait que Dieu, comme son créateur, contient la
perfection de la créature, le recours à une idée universelle est inutile : il suffit de dire que Dieu est
indivisiblement la perfection de toutes les créatures32. En bref, il n’y a que Dieu dans sa simplicité d’une
part, et les choses créées dans leur singularité de l’autre.
Mais, alors, comment justifier le fait que Dieu sait ce qu’il crée à l’avance, qu’il « opère
rationnellement » ? Ne faut-il pas supposer quelque représentation ou image intelligible préalable ?
Ockham répond à cette exigence, qui n’est encore que celle d’une puissance absolue et donc
consciente d’elle-même, par une théorie tout à fait inédite des idées divines. L’idée, affirme-t-il, ne
contient rien d’autre que la créature elle-même, elle est absolument singulière. En dépit de ses efforts
pour lui trouver des appuis jusque dans la théologie néo-platonicienne33, cette conception apparaît
clairement comme révolutionnaire et Ockham se sent obligé, pour la faire entendre à ses
contemporains, de la développer point par point en un véritable petit traité autonome34.
Pour fonder cette conception, l’idée doit être définie directement dans l’horizon de la puissance,
c’est-à-dire dans celui de l’action. On appellera idée quelque chose de connu, tel qu’en le regardant une
puissance créante peut produire une chose réelle35. L’analogie qui commande cette définition est à
l’évidence celle de l’artisan, qui pour produire une chose singulière en forme une idée préalable,
pour produire une maison s’en forme un schéma36. Mais, dans le cas de Dieu, cette idée n’a pas à lui
venir de quelque mémoire ou de quelque exemple, elle n’a pas non plus à être une esquisse vague ou
un modèle seulement général de la chose à créer, une vague idée de maison, murs, toit, portes et
fenêtres, pour créer telle maison : tout cela supposerait une limite de sa puissance. L’idée de la
créature ne contient donc rien d’autre que la créature même, dans ses moindres détails, rien de plus
et rien de moins, en tant qu’elle peut être créée. L’idée est la créature elle-même37. Ainsi, l’essence ne
se distingue pas réellement de l’existence : leur identité est précisément l’objet de la vision divine.
C’était en distinguant le contenu de l’idée et l’être de la créature que la théologie traditionnelle
s’enferrait dans des contradictions. L’idée pensée dans son identité absolue de contenu avec la chose
n’offre plus de prise aux critiques qu’on en a faites.
L’analogie technique, l’analogie avec l’artisan peut être poussée assez loin. C’est bien une idée de la
chose à faire que forme l’artisan, une idée tout entière orientée vers la production singulière. Même
dans le cas où il prend modèle sur une chose existante pour la reproduire, sur la maison du voisin
pour construire la même, s’il s’agit bien de la reproduire exactement, son idée n’est rien de plus et
rien de moins que la chose à venir38. On peut dire, en ce sens, que Dieu est l’artisan des singuliers,
n’ayant, chaque fois qu’il veut créer, que l’idée singulière de ce qu’il fait. Mais Dieu, justement, ne
reproduit pas, ne travaille pas à la chaîne et ne se contente pas non plus de faire des variations sur un
thème vague ou général. Dans le travail de l’artisan, il y a souvent en fait un décalage entre l’idée,
souvent formée à partir d’autre chose, et le résultat final39. C’est au contraire parce que Dieu voit la
chose à créer parfaitement et la crée sans déviation possible que pour lui et pour lui seul l’idée n’est que
la chose. La production technique et la création divine telles que les pense Ockham ont bien quelque
chose de commun : elles ne sont pas limitées par un contingent de formes universelles ; mais la
raison en est, pour la première, qu’elle ne produit pas de formes nouvelles du tout, pour la seconde
qu’elle produit des formes nouvelles en nombre infini.
En ce sens, l’idée divine n’implique aucun rapport irréel ou de raison ; elle n’est pas un être de
raison mais une pure vision du réel à venir40. Elle n’est pas non plus une ressemblance
représentative, un écran de conscience entre Dieu et la chose, une image41. On voit, alors, que le
terme même d’« idée » est trompeur et dit à peine ce que pense Ockham. Il dit trop : l’idée en ce
sens n’est pas une représentation, elle n’est pas un contenu de conscience. Dieu ne voit pas quelque
chose outre ce qu’il va créer, une représentation de rose distincte de la rose à venir, quelque chose
qui en tiendrait lieu et la lui ferait indirectement connaître. Il ne se représente pas la chose, il la voit
telle qu’elle sera, essence-existence, en elle-même : il voit la rose à venir dans ses moindres détails
singuliers, littéralement il la prévoit. C’est pourquoi Ockham dit que l’idée divine n’est pas une raison
de connaissance, mais cela même qui est connu42.
Ainsi pensée, l’idée non seulement peut mais doit être absolument singulière43. Elle est
« exemplaire » du singulier créé par Dieu, en ce sens qu’elle épouse exactement ses contours, qu’elle
n’est rien d’autre que lui. Il y a déjà, dans l’idée de la rose, chacun de ses pétales, sa couleur et son
parfum singuliers. L’entendement divin n’est donc pas une réserve distincte de sa puissance où il
viendrait puiser des modèles en nombre fini pour que celle-ci les reproduise en les singularisant. Les
idées sont en nombre infini44, autant d’idées de roses qu’il y a et qu’il y aura jamais de roses, et elles
peuvent êtres suscitées ad libitum, au gré de l’exercice libre de la puissance. Elles ne précèdent pas son
exercice, ne le limitent pas, mais lui sont concomitantes, accompagnant chaque décision libre de
créer ou de ne pas créer. En un mot, les idées divines ne forment pas un modèle schématique du
monde à travers lequel Dieu le contemplerait comme possible avant la création et comme réel après ;
elles sont directement engagées dans la puissance et l’action créatrices. Ce sont des idées pratiques et
non spéculatives. Ce sont des moments de la force divine en exercice45. Ockham répond ainsi à
l’exigence d’un savoir engagé dans l’action divine tout en justifiant absolument la singularité des
étants créés : « opérer rationnellement », cela veut seulement dire, pour Dieu, connaître les choses
qu’il fait46, voir chacun des singuliers qu’il crée ponctuellement.
Cette pensée de la création donne un sens ultime à l’identité du singulier. Dieu, comme puissance
absolue, a un rapport toujours singularisé aux étants. Il ne les connaît pas collectivement ou
universellement mais immédiatement dans leur unicité ; il ne connaît pas les arbres et les hommes
mais cet arbre et cet homme, chacun en particulier, car c’est ainsi, un par un, qu’il les a créés. Mais
surtout, la procédure qui est la sienne dans la création donne une réalité, un sens ontologique à ce
que l’on appelle l’« identité à soi ». On peut bien dire que chaque étant est identique à lui-même,
qu’André est André, que cette rose est cette rose, mais cela reste un énoncé logique parfaitement vide
si l’étant ne se rapporte pas à lui-même. Or Dieu, en formant une idée exacte de la chose avant de la
créer, en voyant la chose à venir, établit dès l’origine un tel rapport à soi. Il est comme l’artisan parfait
qui construit une maison absolument semblable à l’idée qu’il en a eue : cette maison est l’idée d’elle-
même. Chaque singulier créé est ainsi l’idée de lui-même, André ou cette rose se rapportent
réellement à leurs idées singulières dans la pensée pratique, la pensée active de Dieu. Par la puissance
divine, les singuliers sont identifiés activement. Leur identité n’est donc pas une chimère logique ; ils
lui doivent leur être, comme la maison doit son être à sa correspondance avec l’idée que l’artisan avait
en tête.

§ 14. Le monde. Mais ces singuliers séparés, ces séries discontinues, cette totalité d’étants dispersés
dont la puissance divine signe l’extériorité, comment en faire un monde ? Le Dieu ockhamiste peut
bien créer des choses, des « ceci », mais a-t-il créé un monde ? Quelle tournure prend la totalité des
étants ainsi produits au coup par coup ? Et si c’en est un, de quel genre de monde s’agit-il ? L’absolue
singularité des étants permet d’abord de penser, plus que toute autre thèse ontologique, l’absolue
liberté de la création divine et la contingence du monde au sens d’une dépendance radicale. Mais elle
permet aussi de penser une contingence interne du monde, au sens où, en lui, toute nécessité causale se
trouve hypothéquée : le monde ockhamiste pourrait être différent et tout peut y arriver.
L’absolue singularité des étants, leur espacement essentiel ouvre le monde à la liberté divine. Dieu
ne crée pas en gros, ne forme pas deux choses dans le même moule, fussent-elles aussi semblables
qu’une rose est semblable à une autre rose ; il n’a pas à épargner sa force, qui est absolue. Il peut donc
renouveler le monde dans l’émergence de formes infinies et il le fait, en vérité, à chaque instant.
Dans cette nouveauté de chaque acte créateur, dans le dessin sans précédent de chaque idée pratique,
il est une cause parfaitement libre47. Du côté du monde – du nôtre – cet espacement des singuliers
rend plus étroite, plus directe que toute autre détermination ontologique la dépendance des étants à
l’égard de la puissance divine. Elle rend plus rude, littéralement elle exaspère la contingence au sens
théologique48. Car, s’il y avait des universaux réels, une « humanité » ou une « roséité » inhérente
aux singuliers, ceux-ci tiendraient ontologiquement les uns aux autres, le monde serait traversé de
liens horizontaux, s’organiserait en couches selon l’inclusion hiérarchique des essences, il aurait une
certaine consistance autonome. Mais ici les étants ne dépendent ontologiquement ni les uns des autres,
ni d’un étant d’ordre supérieur, d’une res universalis : ils relèvent chacun directement de la puissance
divine.
Mais y a-t-il quelque chose dans l’être de chaque singulier, tel qu’il est prévu dans la création
divine, qui le lie à d’autres singuliers ? En quel sens Dieu crée-t-il et recrée-t-il un ensemble conjoint
de singuliers, un monde ? Le singulier, en tant qu’il est prévu par Dieu, est une chose possible. Dieu,
comme puissance absolue, peut réaliser tous les possibles et puisqu’il agit en connaissance de cause, il
a une vision infinie de tous les possibles et de tous les impossibles49. Or, de fait, il ne réalise pas tous
les possibles, ou du moins pas en même temps : il ne fait pas tout ce qu’il peut et il peut faire tout ce
qu’il ne fait pas50. Il semble donc que Dieu choisisse de créer certains étants plutôt que d’autres et, à
l’égard de la totalité des étants créés, qu’il ait choisi de réaliser un monde possible parmi d’autres. Ce
monde, le nôtre, a-t-il donc une consistance particulière dans la vision divine, le choix qui s’est
porté sur lui répondait-il à quelque nécessité inscrite dans le possible lui-même ? Cette question,
remise à l’ordre du jour par Leibniz, surgit d’un malentendu – dénoncé par Ockham – portant sur le
sens du terme « possible » dans l’horizon de la puissance divine.
La puissance peut tout ce qui n’implique pas contradiction. Le possible s’étend pour elle à tout le
non-contradictoire. Pour chaque singulier, le contradictoire n’est rien d’autre que le « fait » d’être et
de ne pas être en même temps ce qu’il est. Inversement, le possible laissé ouvert par l’existence d’un
singulier contient absolument toutes les possibilités excepté sa non-existence. De sorte que
l’ensemble des possibles, étant donné l’existence d’un singulier A, et l’ensemble correspondant, étant
donné l’existence d’un singulier B, ne s’entre-limitent pas : la coexistence de A et B ne rend
impossible que la non-existence des deux ou d’un seul. Entre des singuliers de plein droit, il ne
saurait y avoir aucune relation d’« incompossibilité ». Le nombre des singuliers coexistants n’y change
rien, et à l’échelle d’un monde, l’indépendance des possibles reste la même. Ce n’est donc pas une
certaine relation privilégiée entre les possibles qui rend compte du choix divin de créer ce monde,
et, en particulier, la « compossibilité » maximale par laquelle Leibniz caractérise ce monde n’a
strictement aucun sens.
C’est précisément pour ne pas limiter la puissance divine qu’Ockham réduit la consistance
ontologique du possible. Il n’y a, dans les relations entre les possibles singuliers, aucune règle,
aucune nécessité qui pourrait s’imposer d’avance à la vision divine. Le possible n’est rien d’inhérent à
la chose créée51 et encore moins à la chose créable, puisque toute chose, en tant que visible dans une
idée pratique, peut être créée par Dieu. Le possible n’est, pour Dieu, qu’un pouvoir-faire pratique
qui ne connaît pas de limites52. Ce n’est donc pas parce qu’il y a du possible et de l’impossible (c’est-
à-dire du contradictoire) que Dieu peut ou ne peut pas faire certaines choses : « possible » et
« impossible » ne signifient rien d’autre que la puissance divine elle-même, absolue et non
contradictoire53. Les mondes possibles n’ont donc pas la consistance que leur donneraient quelques
relations internes, a priori intelligibles : ce ne sont que des collections de possibilités singulières, de
singuliers possibles qui ne sauraient s’entre-empêcher ni, par conséquent, s’harmoniser plus ou
moins au strict plan de la modalité. Dans la création d’un monde, la puissance divine ne se soumet à
aucune nécessité d’aucune sorte.
Pourtant, on pourrait objecter, à cette atomisation des possibles, le fait que les singuliers sont dans
ce monde en rapport les uns avec les autres, que même ils dépendent causalement les uns des autres :
une rose ne surgit pas sans terre et sans air, un enfant ne naît pas sans parents, les poissons, comme le
dit Lucrèce, ne poussent pas dans les champs et les vaches ne paissent pas dans les nuages. Ces
relations, ces régularités causales qui lient les singuliers, Dieu les a bien prévues. Et si elles sont
contenues dans les singuliers possibles eux-mêmes, il a dû tenir compte des compatibilités et
incompatibilités qui en résultent en composant le monde : la création, en tant qu’acte total, s’en
trouverait limitée. Mais, du point de vue d’Ockham, il y a encore dans ce raisonnement un
malentendu. Il ne s’agit pas de nier que ces régularités causales, ces interdépendances dues à ce qu’on
appelle les causes « secondes » (pour les distinguer de Dieu comme cause première) soient inscrites et
donc décrétées dans la création. Pourtant, Dieu, puissance absolue, peut toujours les briser : il serait
absurde de penser qu’il s’y est soumis, qu’elles aient eu pour lui, dès le départ, force de nécessité.
Chaque singulier dans son idée pratique en Dieu ne doit donc rien à ces relations ; les choses dans
leur être propre sont effectivement atomisées. S’il en décide ainsi, Dieu peut créer un singulier
incompatible avec les existants selon l’ordre des causes secondes, il peut faire pousser un poisson
dans un champ et une vache dans un nuage. La raison profonde de cette secondarité de toute
causalité par rapport à la singularité des étants n’est pas seulement dans la foi en la toute-puissance de
Dieu. Elle est aussi dans une thèse proprement ontologique d’Ockham : comme toute relation, la
relation de causalité n’a pas un substrat réel qui soit réellement quelque chose entre les singuliers en
relation54. Les seuls substrats réels sont les étants singuliers espacés. C’est pourquoi, dans un contexte
apparemment lointain du nôtre, Ockham affirme que toute proposition énonçant un rapport présent
entre deux choses ou deux séries de choses ne saurait être nécessaire que sous une forme
hypothétique, précédée de la condition : si de telles choses existent55. Il marque bien par là que, de son
point de vue, les liaisons causales suivent l’existence des singuliers – et donc leur création – mais n’y
président pas. Pour le dire un peu grossièrement, un poisson est d’abord un poisson, ensuite
seulement il a besoin d’eau. Les relations, fussent-elles causales, n’ont pas de substrat ontologique qui
leur soit propre : les relations ne sont donc pas des parties du monde. L’émergence d’une multiplicité
d’étants est première, plus originaire que toute relation, que toute causalité. Telle est, sans doute,
l’une des thèses les plus radicales d’Ockham concernant le monde. Le monde est avant tout constitué
de singularités, qui ne doivent leur être, dans son unicité autonome, qu’à une puissance créante. La
cohésion causale et la nécessité qui l’accompagne ne sont pas fondatrices du monde ; elles sont
secondaires, précaires, et ne s’imposent pas à la puissance créante qui s’y exerce.
Qu’est-ce donc que le monde ? C’est une entité collective, c’est-à-dire quelque chose qui, à
proprement parler, n’est ni unité ni être56. C’est une collection de singuliers, une collection de
substances ou, si l’on veut les prendre en compte, d’accidents et de substances57. Seuls les singuliers,
leurs places et leurs distances respectives forment le monde ; sa connexion n’est que spatiale. N’y
cherchons pas une unité illusoire, n’essayons pas d’asseoir sa connexion de fait sur des relations
réelles qui enchaîneraient les singuliers les uns aux autres58 ; ce serait vouloir faire un être de
plusieurs êtres indépendants, un monstre à plusieurs têtes. Les liens qui semblent s’établir dans les
régularités causales, Ockham les compare à des ligatures artificielles : ils n’ont pas de substrat réel
entre les singularités espacées. Certes, des enchaînements réguliers se rencontrent mais aucun
enchaînement invincible, aucune nécessité rationnelle n’a précédé le monde et n’a présidé à sa
formation. Ce que l’on appelle « le monde » est seulement la coexistence des étants singuliers. Il est
atomisé.
Cette atomisation du monde, où ce qui arrive à l’être arrive singulièrement et où tout, par la
puissance absolue, peut arriver, en fait un monde ouvert. Certes, Ockham pense toujours le monde
comme clos, au sens où il est fini, physiquement contenu dans l’enveloppe du dernier ciel ; mais une
totalité finie peut être ontologiquement ouverte. Des formes singulières nouvelles peuvent sans cesse
y émerger, fût-ce dans un isolement causal complet qu’il appartient à la puissance absolue de
décréter. Le monde se maintient dans ses limites, il est fini, mais sous le même soleil il y a sans cesse
du nouveau59. La contingence, au double sens d’une hétéronomie du monde dans son ensemble et
d’une séparation de droit entre les singuliers – donc entre les causes et les effets – ouvre le monde à des
possibilités infinies. Selon ses deux aspects, la contingence signifie que le monde pourrait être autre.
Si l’on admet que les singuliers qui le composent ont plus ou moins de perfection (et il s’agirait avant
tout, pour que le terme ait vraiment un sens, de perfection morale et donc de singuliers humains), le
monde pourrait même être meilleur. On peut faire l’hypothèse que Dieu peut créer des substances plus
parfaites que toutes les substances créées et cela indéfiniment. Dans ce cas, le monde pourrait être fait
de choses intrinsèquement meilleures, éventuellement à l’infini60. Mais, même sans cette hypothèse,
il est clair que, le monde n’étant que l’addition des singuliers, d’autres singuliers ressemblant à ceux
que nous connaissons auraient pu lui être ajoutés et cela, de nouveau, indéfiniment ; le monde
pourrait donc en ce sens être meilleur, comme une eau à laquelle on peut toujours ajouter des
gouttes61. Dans les deux cas, Ockham pense la plus grande perfection à laquelle le monde est ouvert
non comme une modification de rapport interne ou d’organisation, mais comme une série d’ajouts,
d’insertions ou de créations ponctuelles.
L’ouverture ontologique du monde, sa relativité en termes de richesse et de perfection est
confirmée par la possibilité d’une concurrence réelle, d’une pluralité actuelle des mondes. De même
qu’il y a toujours, dans ce monde ou dans quelque monde que ce soit, des possibilités de substances
non réalisées, de même Dieu peut créer ailleurs tout ce qu’il n’a pas créé ici. Ockham est l’un des
premiers à proposer une argumentation consistante pour prouver la possibilité d’une pluralité des
mondes62. Il entreprend de défaire méthodiquement les raisons physiques alléguées depuis Aristote
pour l’exclure63. Moins que le détail de l’argumentation, c’est l’enjeu philosophique de cette
hypothèse qui importe. Dans la perspective d’un monde clos, elle constitue une ouverture
philosophique décisive ; elle relativise la limite cosmique qui est aussi, bien sûr, une limite de la
pensée et ouvre ce monde-ci en affirmant implicitement son incomplétude. Multiplier la limite, la
diviser, c’est préluder à son effacement. C’est aussi défaire la consistance de ce qu’elle contient, car
en concevant une pluralité de mondes on admet que ce que contiennent tous les autres manque à
chacun, que ce monde, en particulier, n’est pas seulement contingent mais incomplet. Dans la
perspective d’un monde infini, ce prélude n’a plus guère de sens. C’est pourquoi la pluralité des
mondes est au XIVe siècle une pensée philosophique nouvelle64 et n’est plus au XVIIIe siècle qu’une
fable inoffensive. Il appartenait à une ontologie et à ce que l’on a analysé comme une théologie de la
singularité de donner à cette hypothèse une forme puissante. Car ce monde est relatif à d’autres
mondes possibles et éventuellement coexistants seulement en tant que collection de singuliers sans
communauté réelle, sans relation absolument nécessaire, sans modèles ou archétypes universels et
éternels dont ils dériveraient invariablement. Un monde fait de singularités espacées et contingentes,
offertes par une puissance productrice sans limite qui crée au coup par coup et accuse les séparations,
n’est qu’un monde parmi d’autres. C’est aussi, en ce sens, un monde singulier.

§ 15. Conclusions. Telle est, dans ses grandes lignes, l’onto-théologie ockhamiste. Son
dépouillement n’est pas un effet du commentaire, elle est proprement squelettique. Il y a, d’un côté,
des étants irréductiblement singuliers, de l’autre, une puissance absolue : la force d’Ockham est de
penser tout ce qui se donne à penser entre ces deux pôles sans autre viatique que ces deux
propositions. L’onto-théologie est ici ce qui reste de la métaphysique lorsqu’elle a subi l’examen
intransigeant d’une logique critique, l’épreuve la plus sévère qu’elle ait eue à traverser de toute son
histoire médiévale. On peut maintenant ressaisir ce reste comme le résultat définitif d’une double
réduction. Du côté de l’étant, a parte rei, la singularité comme seul mode d’être annule l’objet
traditionnel de l’ontologie et resserre le noyau identitaire de chaque chose. Toute entité
intermédiaire ou supra-individuelle, toute essence commune spécifique ou générique et même tout
substrat des relations, bref, ce qui constituait les motifs principaux de la pensée métaphysique et la
clef de son architecture se trouve rejeté dans le domaine des êtres de raison, qui ne revient plus à une
« science réelle », comme on disait alors, mais à une sémiologie. Est seul réel l’étant singulier, cette
chose qui se donne localement, identique à elle-même, à la sensation et à la pensée, dans cette
indivisible présence d’une essence et d’une existence, n’ayant pour parties que la nouveauté d’une
forme qui la manifeste et la quantité finie d’une matière qui la situe.
Du côté théologique, a parte Dei, seule la puissance est philosophiquement invoquée. On peut
parler légitimement d’onto-théologie au sujet de la pensée métaphysique seulement si celle-ci est,
avant tout, ontologie, si le divin y est pensé pour sa relation aux étants (c’est pourquoi la mystique en
tant que telle peut ne pas du tout relever de l’onto-théologie). C’est précisément ce recours à Dieu,
au-delà du discours ontologique mais en vue de le justifier, qui se trouve réduit par Ockham à
l’affirmation d’une puissance absolue. Hormis cette affirmation, tous les énoncés concernant Dieu
sont abandonnés par Ockham à la sanction de la foi et de l’Autorité ; lorsque ces énoncés se
prétendent philosophiques, se constituent en discours théologique positif, il en fera, comme on le
verra, une critique logique rigoureuse, réduisant le projet théologique traditionnel à celui d’une
science verbale, c’est-à-dire d’une non-science. Philosophiquement, Dieu n’est à penser que comme
puissance absolue. Il n’est pas, à l’égard des étants, une représentation principielle, éminente dans
l’ordre de la perfection et de la généralité. Il n’est pas un entendement contenant quelque modèle
schématique du monde, quelque ensemble d’archétypes universels. Il n’est pas non plus une éternelle
computation des possibles, suivant quelque règle a priori de compatibilité entre les étants, se
soumettant à quelque ordonnance nécessaire de ce qu’il crée. Il n’est qu’une puissance absolue,
créante et annihilante, une puissance d’intervention locale et de séparation. Puissance de séparation,
il confirme la singularité comme seul mode d’être des étants. Il justifie à la fois leur consistance
ontologique en tant que sujets substantiels d’accidents toujours séparables, et leur indépendance
ontologique dans la possibilité d’une venue à l’être et d’un anéantissement ponctuels. Puissance
créante, il réalise l’identité à soi du singulier par son adéquation à une idée pratique directement
engagée dans l’exercice de la puissance. Puissance d’intervention locale dans l’ensemble des singuliers
existants, puissance d’ajout indéfini, de renouvellement et de multiplication, il marque enfin la
contingence radicale de cet ensemble, la relativité de sa connexion, l’infinité des coexistences
possibles dans un monde éventuel différent, voire meilleur, ou dans une pluralité actuelle des
mondes.
L’enjeu de cette réduction, même si elle fut longtemps négligée par l’historiographie dominante,
est à l’évidence considérable. Du propre point de vue de l’histoire de la philosophie, le
retentissement de la pensée ockhamiste signale un moment philosophique décisif ; Ockham a biffé
un bon nombre des thèses cardinales de la pensée scolastique, réfutant non seulement la réalité de
l’universel mais la distinction de l’essence et de l’existence, l’indétermination de la matière, la théorie
classique des idées divines, l’unicité prétendument nécessaire du monde ; il a amorcé le grand
tournant de la pensée qui conduit, sans baisse de son influence, à la Renaissance. Mais, comme tout
véritable tournant philosophique, celui-ci doit être pensé avant d’être décrit historiquement ; rien ne
vaut en philosophie sans l’ouverture d’une possibilité présente de pensée, et ce qui est historique
vaut donc seulement quand cela cesse d’être strictement historique. Si la réduction ockhamiste
donne encore à penser, c’est qu’elle marque un tournant dans l’interprétation du sens de l’être ; son
enjeu est de ceux qui nous sont toujours nécessairement contemporains. La formulation la plus
proche de cette exigence interprétative, celle de Heidegger, peut donc, en tant qu’elle prétend
ressaisir la question de toute onto (-théo) logie, aider à mesurer l’enjeu de l’interprétation
ockhamiste. Mais, si c’est bien toujours de la même question qu’il s’agit, sa formulation la plus
proche n’a pas nécessairement le dernier mot.
Si la question de l’être de l’étant et du sens de l’être est posée par Ockham, elle s’efface dans
l’immédiateté de sa réponse. Être, pour tout étant, c’est être un individu singulièrement créé ; le sens
de l’être n’est rien d’autre que la singularité : être = étant. Dans l’immédiateté de son évidence, ce
sens de l’être accentue le caractère directement accessible de l’étant. C’est, en effet, à la sensation que
l’on a toujours dû reconnaître à la fois l’immédiateté d’un accès à l’étant dans son extériorité et
l’appréhension de sa singularité. La singularité s’offre immédiatement comme localité sensible et
comme clôture d’un contour sensible : cet arbre est singulier en tant qu’il est seulement ici et que son
contour le distingue du sol, de l’air et des arbres environnants, ce que dit Ockham en définissant le
singulier comme matière locale et forme ou figure sensible. En affirmant que l’étant n’est rien d’autre
que cela, que c’est exactement « la même chose qui est directement intelligible par la pensée et fut
sentie par les sens », Ockham étend en principe l’immédiateté de l’accès sensible à l’être même de
l’étant. Il resserre en outre le nœud ontologique de la chose, jusqu’à confondre l’être de l’étant et
l’étant lui-même qui est. L’ancienne métaphysique posait une essence distincte de l’existence de la
chose, une essence dont la singularité était soit niée, soit, en tout cas, problématique, et qui donc se
donnait comme un intermédiaire ontologique dans l’accès à l’étant singulier. En rabattant toute
essence sur l’existence même Ockham élimine tout intermédiaire dans l’indivision d’un esse
substantiel, tout entier là en une chose égale à elle-même, qui est « l’idée d’elle-même », comme
l’« essence de la pierre qui n’est pas dans la pierre mais est la pierre ». L’ontologie devient alors un
discours minimaliste et anti-hiérarchique, qui se contente de dégager la surface parfaitement
horizontale que définit l’équation de l’être, de l’étant, de l’essence, de l’existence, de l’entité et de
tous les dérivés du verbe « être » – synonymie transparente exigée et immédiatement offerte par la
singularité indivise de tout ce qui est. L’étant comme res singularis est désormais directement
accessible selon tous les modes d’accès, sensible et intelligible ; il est absolument disponible ou,
comme le dit Heidegger, il est pensé comme « être à portée de la main ».
Cette disponibilité, où se détermine ce que veut dire, pour la chose, « être », est encore accentuée
par la pensée ockhamiste de la matière et de la technique. La singularité de l’étant matériel était
traditionnellement réservée à un mode d’appréhension imparfait et indirect, en raison de l’opacité,
de l’indétermination supposée de la matière. C’est parce qu’elle était pensée comme pure potentialité
que la matière semblait ne pouvoir être connue que par analogie. Ockham est certes encore
prisonnier de l’opposition de la matière et de la forme, il ne voit pas clairement au-delà de cet accès
analogique ou indirect à la matière. Mais en pensant la quantité et l’extension comme des propriétés
de la matière en tant que telle il ouvre, au moins de façon programmatique, la possibilité d’une
connaissance directe de celle-ci ; ce qui y fait obstacle n’est plus d’ordre ontologique, l’accès direct à
une matière qui porte en elle-même sa propre détermination est en principe possible. Puisque, en
outre, la matière n’est pensée désormais que comme un constituant singularisé de tel et tel étant, son
accès ne saurait être lui-même que singularisé, c’est-à-dire expérimental, dans l’immédiateté d’une
rencontre singulière. Bref, en aiguisant les thèses aventurées par Ockham au sujet de la matière et de
la singularité – et en les faisant converger – on obtient le projet, embryonnaire et implicite, d’une
physique expérimentale et quantitative. On sait que cette science à venir disposera de l’étant d’une
façon tout à fait inédite, se donnant des moyens d’une efficacité sans précédent pour l’atteindre et le
traiter. Un tel projet aura partie liée avec une nouvelle époque de la technique.
Il semble, pourtant, que chez Ockham ontologie et technologie soient très nettement opposées.
Tandis que l’ontologie pense l’être de l’étant naturel engendré dans l’émergence d’une forme
nouvelle et d’une essence singulière, la technique produit par simple montage des étants sans forme
propre dont l’essence, s’ils en ont une, est très problématique et dont l’être même est précaire. Mais
cette opposition est superficielle : la pensée de l’étant technique profite, elle aussi, de l’élimination
des pseudo-essences universelles. Ce qui est ainsi gagné sur un plan théorique fait tomber une
barrière sur le plan de la production même, car la technique n’a plus, pour Ockham, à mettre en
œuvre quelques modèles universels. Bien plus, la technique conçue à la manière d’un montage, d’un
simple mouvement local de singuliers ou de fragments de singuliers naturels, est libérée comme pure
efficience combinatoire. En elle s’accomplit une réduction seulement esquissée par Ockham dans
l’horizon de l’ontologie générale : celle de tous les types de causalité à la causalité efficiente et
motrice. En ce sens, la technologie apparaît, fût-ce à l’insu d’Ockham lui-même, comme l’avant-
garde de l’ontologie. En franchissant la limite de la forme ou de l’essence naturelle, elle radicalise
l’accessibilité de l’étant comme manipulation.
Le second moment de l’onto-théologie ockhamiste donne un poids supplémentaire à cette
interprétation de l’être de l’étant comme disponibilité ou accessibilité directe, comme objectité de
substances isolées, objets d’expérimentation et de manipulation (ce que Heidegger appelle la
« Zuhandenheit »). Car, pour Dieu, l’être des choses singulières et la possibilité d’une manipulation
technique vont de pair. Non seulement, en effet, Dieu donne l’exemple d’un accès direct, sans
intermédiaire quel qu’il soit, à l’étant dans son être singulier, mais il crée à la manière du technicien,
de l’artifex pour qui la chose ne doit être rien d’autre que son idée pratique projetée. Autant
l’ontologie tentait, de son propre point de vue, de se distinguer de la technologie, autant elles se
révèlent indissociables en ce lieu originaire de la création. Dieu est l’artisan des singuliers, en un sens
bien plus que métaphorique. Il a affaire à chaque étant en particulier dans une idée singulière où la
contemplation et l’exercice de la puissance ne sont qu’une seule et même chose, où être n’est rien
d’autre, pour l’étant, qu’être fabriqué. Comme dans la production humaine telle que la pense
Ockham, il n’est pas limité par un contingent de formes-modèles générales. On peut dire, en ce
sens, que la puissance divine destine l’étant à être cet objet isolé disponible, directement accessible,
expérimentable et éventuellement manipulable.
En bref, la double réduction ockhamiste de l’étant à la pure singularité et de Dieu à la pure
puissance semble fonder une interprétation ontologique où l’étant coïncide absolument avec son être
dans une disponibilité extrême, telle qu’elle n’avait encore été pensée et qui restera, pour l’essentiel,
celle de la modernité scientifique et technique. Cette lecture, dans le sillage de l’histoire
heideggérienne de la métaphysique, est jusqu’à un certain point légitime65. Elle a le mérite
philosophique de mesurer ce qui reste chez Ockham d’une question de l’être comme tel. On sait en
effet que selon Heidegger la réduction des étants à une série d’objets isolables, disponibles et
manipulables, et la confusion de l’être avec l’étant dans son étantité présente, marquent un oubli de la
question de l’être comme tel, caractéristique d’une époque de la philosophie (dont Ockham pourrait
bien être le messager66). La philosophie, dans cette époque, poserait la question de l’être d’une
manière telle qu’elle doit l’abandonner, l’effacer dans la question de l’étant et de son étantité. Si la
question du sens de l’être devait être plaquée sur le texte d’Ockham, le fait de ne pas y trouver de
réponse serait une maigre confirmation de la pensée heideggérienne. Mais tel n’est pas le cas :
Ockham pose explicitement la question du sens de l’être et il l’efface tout aussi explicitement dans la
question de l’étantité. Dans un texte décisif, il demande ce que signifie le terme « être » et sa réponse
est une conséquence rigoureuse des thèses ontologiques restituées jusqu’ici67 : soit le terme « être »
signifie ce que chaque étant pris en particulier est – et alors il se confond avec l’étant lui-même dans
son étantité ou son essence singulière –, soit il signifie quelque chose de semblable dans tous les
étants, le fait qu’ils sont ou existent tous également – et alors c’est un terme qui ne dit presque rien,
d’une pauvreté proportionnée à son extension, un terme qui ne peut être appliqué à tout de façon
univoque qu’au prix d’une indétermination extrême. Autrement dit, l’être se confond avec l’étant
singulier, ou bien est un concept indéterminé, un presque rien. Dans la tournure que prend chez lui
la question, la posant et la secondarisant à la fois, Ockham semble bien donner l’exemple le plus
puissant d’une ontologie qui s’en tient à l’étant selon l’accès direct qu’il offre singulièrement, d’une
pensée qui prend la résolution de s’arrêter aux choses dans leur manifestation isolée et indivise, dans
leur objectité immédiate, et qui n’en démord pas.
Mais est-ce là une limite de la pensée ockhamiste ? Quel sens y aurait-il à présenter comme une
limite ce qui fait la destination essentielle d’une pensée ? Se contenter de la situer dans une histoire
de la métaphysique, n’est-ce pas s’abriter de ce qu’elle dit en s’adressant à nous sans protocole ? Dans
son incessant combat contre toutes les formes d’universalisme, fût-ce celle d’un universalisme de l’être
comme tel, Ockham nous dit seulement que ce qui est ne peut venir à l’être et à la connaissance que
comme un ceci ; qu’à cette expérience originaire, toujours accessible et pourtant souvent trahie, de
l’étant comme cette forme, cette matière, cette existence locale et finie, la pensée doit être fidèle.
Que cette singularité, dans le contour sensible et le lieu de chaque étant, évidente et transparente
mais sans cesse ignorée et obscurcie par l’exercice même de la pensée, peut et doit être pensée
comme telle, qu’elle peut et doit être un objet immédiat de pensée, c’est-à-dire une essence
singulière. L’être-ceci n’est pas l’effet de quelque cause, il ne dérive de rien. La singularité
irréductible n’est pas elle-même l’effet d’une réduction, elle n’est pas une option ontologique
quelconque prise sur l’étant ; elle est la manifestation première, on pourrait dire le phénomène par
excellence, à condition de penser la phénoménalité en deçà de la distinction de l’essence et de
l’existence, du sensible et de l’intelligible. Que veut dire Ockham en effet lorsqu’il affirme que dans
le singulier l’existence est l’essence, que l’intellect y atteint strictement la même chose que ce que
perçoivent les sens ? La singularité est la marque que l’étant porte sur lui-même, offerte
immédiatement à la sensation et à la pensée ; elle n’est pas une différence relative reconnue par
comparaison avec d’autres étants. C’est l’usage des noms communs, c’est-à-dire des signes sériels,
qui en éloigne la pensée discursive, fût-elle philosophique. Gerard Manley Hopkins pensait la poésie
précisément comme une torsion imposée au langage pour le rapprocher de l’usage des noms propres
ou d’un idiome absolu fidèle à la signature de la chose, à son essence sensible-intelligible qu’il
appelait l’inscape68 ; ce faisant, il se réclamait de Duns Scot, mais Ockham a pensé l’être-ceci,
l’« heccéité » scotiste, plus radicalement que Scot lui-même. Ce phénomène originaire qui constitue
l’étant, avant toute élaboration subjective, comme cette chose, est l’unique objet de l’ontologie réduite
d’Ockham.
Tous les traits qui situent métaphysiquement la conception ockhamiste du singulier sont seconds
par rapport à cette pensée première, et c’est elle qui nous touche au-delà de toute histoire. Dans
l’application de la catégorie de substance au singulier, dans la corrélation de l’étant comme objet
subsistant et d’un sujet immatériel à l’image de Dieu – corrélation particulière impliquée dans l’idée
d’une intuition intellectuelle du singulier – on peut, bien sûr, lire les signes d’un moment
philosophique fini. Mais cette substantialité et cette corrélation sujet-objet sont pensées sur le fond
de l’émergence singulière de l’étant. La singularité, quant à elle, est inscrite à même l’étant, ouvrant la
possibilité de la pensée ockhamiste dans sa propre singularité historique. C’est à la phénoménalité
première du singulier, à ce qui, du côté de l’étant, l’a suscitée, que cette pensée nous appelle à
revenir. Reconduite à cette origine, la pensée ockhamiste est, pour le dire d’un mot, vraie. Si l’on
accepte de la prendre ainsi au sérieux, ses effets philosophiques, historiques ou « historiaux » peuvent
être pensés comme autant de possibilités ouvertes par l’étant lui-même dans sa manifestation. Pour la
première fois à l’époque médiévale, Ockham a pensé une essence irréductiblement singulière de
l’étant et en a défini l’accès en montrant sa priorité intelligible. Ce faisant, il a accentué l’accessibilité
directe ou la disponibilité de l’étant, avec son absolue identité à soi, son objectité indivise et
immédiate. Il a réduit l’être à l’étant dans son étantité présente, à ce qu’est singulièrement chaque
étant ; « être » n’a pas, chez lui, de sens propre, n’appelle pas de question. Ce tournant de pensée
n’aurait strictement aucun sens si l’accessibilité, la disponibilité en question n’étaient des traits de
l’étant en tant que tel dans son émergence singulière. Et si Ockham a par là contribué à rendre
possible un nouveau type de rapport à l’étant singulier, expérimental, voire instrumental ou
manipulateur, dont la science et la technique moderne seraient l’approfondissement, c’est qu’un tel
rapport était non seulement toléré, mais appelé par l’étant en tant qu’étant dans le moment où cette
possibilité de pensée fut dégagée. Si Ockham a pu accentuer, au-delà du règne médiéval des natures
universelles entre l’esprit et les choses, et au-delà des relations réelles, l’extériorité du rapport entre
un esprit et des « choses hors de l’esprit » réduites à elles-mêmes, séparées entre elles et de lui, c’est
qu’il a d’abord pensé l’extériorité radicale des étants, fidèlement à la dispersion où ils se donnent en
tant que simples étants, simples « ceci ». Si, enfin, dans la réduction des étants à leur étantité
singulière, Ockham a effacé la question de l’être de façon plus nette et plus radicale que toute la
métaphysique antérieure (jusques et y compris chez Duns Scot, au sujet duquel on aurait bien du mal
à défendre l’idée d’un tel effacement), c’est que les étants, dans leur étantité présente, singulière et
directement accessible, détenaient en eux-mêmes le principe de cet effacement en s’offrant à la
pensée.
Autrement dit, le moment ockhamien dans l’histoire de l’ontologie ne doit pas être évalué dans un
illusoire après-coup et ainsi dévalué au nom d’une destination plus haute de l’ontologie comme
pensée de l’être en tant que tel. La nouvelle accessibilité de l’étant, la nouvelle connaissance singulière
directe et la nouvelle maîtrise de l’étant annoncées par la pensée ockhamiste dans l’époque moderne
n’ont pas à être regrettées. On peut, certes, faire un usage réactif de l’interprétation heideggérienne
de l’histoire de l’ontologie, en accusant tel philosophe d’oublier la question de l’être comme on
censure un écolier, ou en pleurant sur le triomphe de la technique. Mais on peut aussi, fût-ce en
l’interprétant à son tour et en l’ajustant, chercher dans cette interprétation la chance d’une reprise
active de possibilités historiques de pensée qui n’ont pas à être dépassées. En ce sens, la pensée de
Heidegger permet de ressaisir dans l’ontologie ockhamiste du singulier une pensée de l’étant en tant
qu’étant. En deçà du tournant historique qu’elle contribua à amorcer, cette pensée est fidèle à
l’émergence locale des étants et à leur radicale finité, à la singularisation comme à une
phénoménalisation des étants tout à fait originaire. Elle est fidèle à une possibilité de pensée qui est
aussi bien une exigence et qui est toujours ouverte, qui n’a pas à être dépassée. L’origine de la pensée
ockhamiste est la singularité comme phénomène premier, sa destination est dans une « ontologie »
réduite qui s’en tient à l’étant tel qu’ainsi il se donne. Quand cette origine et cette destination sont
ressaisies dans leur vérité – ce qui ne peut, ici, qu’être proposé –, la pensée de Heidegger, bien
qu’elle pût être suscitée à cette fin, n’a plus son mot à dire, surtout pas s’il se veut le dernier.
Quant au versant théologique de cette pensée du singulier, on peut aussi, plutôt que d’y dénoncer
quelque réduction, y ressaisir une possibilité de pensée toujours vivante. Lorsqu’il invoque Dieu
comme pure puissance, absolue, créante, annihilante et séparatrice, qui peut tout au-delà de l’ordre
des causalités naturelles (de la potentia ordinata), il tente de justifier, en leur donnant une source
absolue et directe, la dispersion, la diversité et la nouveauté de la venue à l’être du côté des choses. Il
dit par là que cette diversité n’est pas un chatoiement illusoire à la surface d’une Nature où les mêmes
causes agissent uniformément mais que, bien plutôt, ce sont les régularités causales qui sont secondes
par rapport à l’émergence dispersée des étants. Il ne s’agit pas là de quelque irrationalisme ; il ne s’agit
pas de nier la relative nécessité des enchaînements causaux dans la nature et l’engendrement des
étants. Il s’agit de penser la venue à l’être du multiple comme absolument première, indérivable,
c’est-à-dire comme contingente en elle-même. Avant toute dérivation causale, toute continuité à
reconstituer dans la chaîne des étants, il y a des étants singuliers, il y a de la nouveauté.
Lorsqu’il pense, contre le Dieu-démiurge créant à partir d’archétypes, une création ponctuelle,
sans modèle si ce n’est une série d’idées pratiques singulières, Ockham entend encore être fidèle au
multiple, à l’extériorité et à la nouveauté des étants. Il tente ainsi de penser jusqu’au bout, jusque du
point de vue pourtant panoramique et anticipatoire du Dieu chrétien, le fait irréductible que les
étants nous sont donnés, un par un, qu’ils sont offerts aux rencontres avant de se laisser rassembler
sous un schéma commun ou relativiser comme des faisceaux de « relations réelles ». C’est en ce sens
qu’Ockham nomme l’étant singulier un « absolu ». Lorsqu’il pense la connexion du monde comme
une connexion essentiellement locale, comme une chambre se résumant à l’arrangement provisoire
de ses meubles, il le reconnaît comme un monde ouvert. « Dieu » désigne avant tout la puissance de
production ponctuelle, sans modèle, inépuisable, invoquée pour rendre compte de ce que les choses
nous sont données, offertes singulièrement dans le phénomène premier de leur émergence. Il signe
un monde fondamentalement contingent, ouvert à l’indéfinité de ce qui peut venir s’y ajouter et le
modifier, ouvert éventuellement sur d’autres mondes. Le caractère réduit, économe de la théologie
ockhamiste de la création (qui débouche, comme on le verra, sur une véritable théologie négative),
de même que l’appauvrissement délibéré de son discours ontologique, est une condition pour
l’accomplissement de sa tâche philosophique : sauver la multiplicité et la singularité des étants.
Ockham donne peut-être, ainsi, le meilleur de la tradition franciscaine, de la convergence de
l’émerveillement devant le multiple et de l’ascétisme chez François d’Assise. Mais il s’agit ici d’un
étonnement philosophique et d’une ascèse de la pensée.
L’onto-théologie du singulier fonde donc une nouvelle relation aux étants à partir de leur
manifestation locale, de leur espacement premier, justifie une nouvelle manière de se rapporter au
multiple. Ce faisant, elle ouvre un champ d’expérience dépouillé des entités métaphysiques
communes qui n’étaient que des êtres de raison réifiés, un champ historique où pourra se déployer
l’éventail des attitudes expérimentales et spéculatives d’une science et d’une technique plus en prise
sur la singularité phénoménale des choses. Mais, en deçà de ces possibilités nouvelles d’accès ou
d’appropriation, dont le sens ontologique serait une réduction de l’être à l’étantité et l’objectité
présente des choses, en deçà d’un tournant historique de la pensée qui n’y est encore que programmé
et indistinct, cette onto-théologie est ancrée dans une expérience originaire et indépassable ; elle
nomme « singularité » le phénomène premier et constitutif de l’étant comme tel. À cette expérience
première où l’étant se donne singulièrement à sentir et à penser, à cette expérience qui résonne au-
delà de toute histoire, Ockham entend rester fidèle dans sa propre théorie descriptive des étapes de
l’expérience.

1. L’acte de foi concernant la toute-puissance divine est sans doute le plus fondamental de tous, non seulement dans le christianisme,
mais aussi dans le judaïsme et l’islam. De fait, il constitue le premier article du « credo », c’est-à-dire du « Symbole des Apôtres » (qui
en comprend douze), depuis au moins le VIIe siècle : « Credo in Deum patrem omnipotentem... » Ockham prononce philosophiquement
le « credo » en accentuant son incipit. En tant que philosophe, il s’arrête même à ce premier article. Cf., par exemple, Quod., III, qu.
4, p. 215.

2. Un texte d’une grande valeur herméneutique, puisqu’il est contemporain de l’œuvre d’Ockham, confirme cette lecture. Le
Tractatus de Principiis Theologiae, qui fut longtemps attribué à Ockham lui-même, place l’affirmation de la puissance absolue en tête
devant un second principe organisateur de la pensée ockhamiste, plus connu mais de moindre importance. C’est seulement après cette
affirmation de la puissance divine, qui fonde en la dépassant toute l’ontologie du singulier, que doit venir le fameux principe
d’économie : « on ne doit pas supposer de pluralité sans nécessité » (pluralitas non est ponenda sine necessitate), principe qu’on a pris
coutume d’appeler, depuis Buridan, le « rasoir d’Ockham ». Cf. l’édition de Léon Baudry : Le « Tractatus de Principiis Theologiae » attribué
à Guillaume d’Occam, Paris, 1936.

3. « Pouvoir signifie pouvoir faire tout ce qui n’implique pas de contradiction [...] et c’est par la puissance absolue que l’on dit que
cela peut être fait » (Quod., VI, qu. 1, p. 586).

4. La puissance définit Dieu dans son rapport aux étants : ad extra dans le vocabulaire théologique. Tandis que l’essence divine
intérieure, Deus sub ratione propria deitatis, est de l’ordre de la nécessité, la puissance divine dans ses effets est de l’ordre de la contingence,
autre face de la liberté absolue du vouloir divin.

5. Par exemple : Sent., I, dist. II, qu. 4, p. 116.

6. « Soit dit en passant : les objets sont incolores. » Tractatus logico-philosophicus, traduction de Pierre Klossowski, Paris, Gallimard,
1961, p. 48.

7. Texte déjà, incomplètement, cité : « L’accident séparable est ce qui peut être retranché par la nature sans destruction du sujet ;
l’accident inséparable est ce qui ne peut être retranché par la nature sans destruction du sujet, bien qu’il puisse être retranché par la puissance
divine » (je souligne), S.L., I, 25, p. 83.

8. « Si quelque universel était une substance unique existant dans les substances singulières et distincte d’elles, il suivrait qu’elle
pourrait être sans elles, car toute chose naturellement première par rapport à d’autres peut, par la puissance divine, être sans elles. Mais
la conséquence est absurde. » S.L., I, 15, p. 51. Argument presque textuellement reproduit dans Sent., I, dist. II, qu. 4, p. 114 et dist.
IX, qu. 3, p. 310.

9. « Il n’y a pas d’inconvénient à ce que – du moins par la puissance divine – n’importe quelle chose absolue [c’est-à-dire distincte]
soit vue intuitivement sans la vue d’une autre chose absolue ; donc l’humanité qui est en Socrate peut être vue intuitivement sans sa
différence individuante et, de même, l’humanité qui est en Platon [en adoptant le point de vue de l’adversaire, Scot en l’occurrence] ;
mais on verra alors celles-ci se distinguer selon le lieu et la situation ; on les verra donc se distinguer ; or personne ne sait en particulier
et distinctement que des choses se distinguent essentiellement s’il ne connaît en particulier les principes distinctifs intrinsèques ; donc
ces deux humanités se distinguent par elles-mêmes et, en conséquence, sont par elles-mêmes des “ceci”. » Sent., I, dist. II, qu. 5,
p. 156.
10. « La création signifie la chose en connotant une négation précédant immédiatement la chose et la conservation signifie la même
chose en connotant une continuation – et cela n’est rien d’autre que connoter la négation d’une interruption ou d’une destruction de
son essence. » Sent., I, dist. II, qu. 4, p. 116, et Baudry, op. cit., p. 70.

11. « Toute chose singulière peut être annihilée sans l’annihilation ou la destruction d’une autre chose singulière dont elle ne dépend
en rien ; donc cet homme peut être annihilé par Dieu sans qu’aucun autre homme soit annihilé ou détruit. Mais, dans l’annihilation,
rien d’intrinsèque à la chose ne subsiste, ni en soi ni en quelque autre, en être réel ; donc il n’y a pas une telle chose commune aux
deux, car alors elle serait annihilée et, par conséquent, aucun autre homme ne demeurerait selon son essence complète, et ainsi tout
homme en serait immédiatement anéanti, car une partie quelconque étant annihilée, le tout est détruit. » Sent., I, dist. II, qu. 4, p. 116.

12. Cette position, symétrique de celle d’Ockham, dans son extrémisme, fut défendue par John Wyclif (1320-1384). En tenant
jusqu’au bout à la réalité de l’universel, celui-ci montra qu’elle conduisait logiquement à limiter la puissance divine, puisque sa
moindre intervention destructrice entraînerait dans le néant toute une nature, toute une série de singuliers, toute une partie de
l’entendement divin. Il serait téméraire de délivrer des certificats d’orthodoxie à l’une ou l’autre de ces conceptions de la puissance
divine : Ockham fut jugé en Avignon et invectiva deux papes, Wyclif fut convaincu d’hérésie en 1415. Cf. G. Leff, op. cit., p. 107.

13. « Si l’on s’obstine à refuser ces raisons [proterviatur contra istas rationes] sous le prétexte suivant : qu’une chose est créée ou annihilée
quand tout ce qui, en elle, est un en nombre est, en elle, créé ou annihilé, mais que pourtant il n’est pas nécessaire que la nature
commune à elle et à d’autres soit créée ou annihilée, à cela je réponds : la création est simplement de nihilo, de sorte que rien
d’intrinsèque et d’essentiel à la chose ne précède ; de même, dans l’annihilation, rien ne demeure ; donc, si quelque chose d’essentiel à
la chose créable et annihilable précède et demeure, celle-ci ne sera ni annihilée ni créée. » Sent., I, dist. II, qu. 4, p. 116, l. 13-20. On
remarquera que l’argument est introduit par l’objection de l’obstiné, le protervus, qui insiste, coupe les cheveux en quatre pour ne pas
lâcher et pousse le philosophe dans ses derniers retranchements (proterviari). Ce personnage, petit démon de la discussion scolastique
telle qu’elle est pratiquée par Ockham, joue un rôle de premier plan. C’est une véritable personnification du passage à la limite ; il
donne lieu , par ses objections, aux développements les plus décisifs, aux prises de position les plus radicales. C’est l’adversaire idéal
d’Ockham, c’est son double.

14. Il s’agit là de la fameuse distinction entre potentia absoluta et potentia ordinata. Il ne s’agit pas d’une distinction réelle, mais de deux
points de vue sur la même puissance, où elle est considérée, d’une part, en elle-même, d’autre part dans la réalité causale factuelle de la
nature : « Cette distinction doit être entendue de la manière suivante. On dit quelquefois que Dieu “peut” quelque chose en
entendant ce pouvoir comme suivant les lois ordonnées et instituées par Dieu et l’on dit que Dieu peut faire cela par sa puissance
ordonnée. D’autres fois, l’on entend par “pouvoir” : pouvoir faire tout ce qui n’implique pas contradiction, soit que Dieu ait décidé
(ordinavit) qu’il le ferait soit qu’il ne l’ait pas décidé, car Dieu peut faire beaucoup de choses qu’il ne veut pas faire. » Quod., IV, qu. 1,
cité par Baudry, op. cit., p. 205.

15. « Dieu est la cause partielle de tout effet que produit une cause seconde. Et je dis cela de facto... » Sent., II, qu. 3-4, p. 63, l. 2-3.

16. « Je dis donc que Dieu est cause première et immédiate de tout ce qui est produit par les causes secondes. Qu’il est cause
immédiate, c’est évident, car on dit immédiate toute cause telle que, si elle est posée, l’effet peut être posé et, si elle n’est pas posée, il
ne peut être posé ; or Dieu est ainsi par rapport à toute créature, donc, etc. » Sent., II, qu. 3-4, p. 60, l. 20-25.

17. « Mais, si de nombreuses causes partielles concourent à la production de quelque effet, chacune est immédiate. Et ainsi, si Dieu
concourt avec une cause seconde, les deux sont causes immédiates. »« Dieu est cause immédiate de tout effet. Il est, en outre, cause
première selon la primauté de perfection et d’illimitation, mais non selon la primauté temporelle, car, au même instant où Dieu agit,
agit aussi la cause seconde. Car il n’y a pas plus de raison pour que Dieu suspende l’action de la cause seconde au premier instant plutôt
qu’à un autre...[Dieu n’est pas, pour autant, cause totale], pourtant, par sa puissance absolue, il peut bien être la cause totale par rapport
à tout effet absolu [à l’exclusion des relations] selon la primauté temporelle. Ceci est prouvé, car Dieu peut être la cause totale de tout
ce par rapport à quoi il est cause partielle. Ceci est évident, car il comprend lui-même toute la causalité de la cause seconde et, par
conséquent, peut suppléer son action, et il peut donc produire l’effet totalement, sans aucune autre cause [...]. Mais, quand Dieu
concourt avec la cause seconde, bien qu’il puisse produire l’effet sans la cause seconde et puisse par conséquent être la cause totale,
néanmoins il ne produit pas de facto sans la cause seconde. Et, par conséquent, il n’est pas de facto la cause totale. » Sent., II, qu. 3-4,
p. 61 et p. 62-63.

18. « Je dis que l’essence et l’intellect et la connaissance, qui sont réellement Dieu, n’ont entre eux aucun ordre, alors qu’ils en
auraient un s’ils se distinguaient réellement [...]. Il vaut beaucoup mieux dire que la connaissance est Dieu ou est l’essence divine
plutôt qu’en Dieu ou dans l’essence divine. » Sent., I, dist. XXXV, qu. 1, p. 432.

19. « On peut montrer avec probabilité que Dieu est cause immédiate de quelque effet [cf. note 169] ; or Dieu a l’intelligence de ce
dont il est cause immédiate ; donc il a l’intelligence de quelque effet. » Cet argument embryonnaire s’étend à la totalité des effets.
Sent., I, dist. XXXV, qu. 3, p. 441.
20. « Je dis que Dieu est connaissance particulière de tous les particuliers. Et il n’y a pas d’inconvénient à ce que tous les infinis
soient compris par l’infini. » Ibid., p. 444.

21. Cette thèse est critiquée dans la question 4 de la dist. XXXV de Sent., I : « Si, en Dieu, des relations distinctes de raison sont
nécessairement requises pour les intelligibles mêmes » p. 463-479. Elle est discutée sous la forme que lui donnèrent Henri de Gand et
Duns Scot.

22. On remarquera que cette critique ressemble en tous points à celle du fictum, sur laquelle on reviendra dans le prochain chapitre.
Ockham rabat d’abord la représentation sur le signe, selon sa propre théorie sémiotique du concept, puis sur l’image mentale, dont le
rôle dans la connaissance est soit secondaire, soit contradictoire.

23. « Ce qui n’est pas causé par l’acte de l’intellect mais le précède est réel ; or de telles relations [les relations de raison] ne sont pas
causées par l’acte de l’intellect, car rien de ce qui est causé par l’acte de l’intellect n’est requis pour que cet intellect conçoive
[intelligat] ; donc ces relations seraient réelles. » Ce n’est pas tant la conclusion que la mineure qui nous intéresse ici. Sent., I, dist.
XXXV, qu. 4, p. 464.

24. Ockham définit la relation de raison de deux façons : comme terme qui désigne une relation de raison ou comme ce qui est
signifié par ce terme. Seule la seconde définition compte vraiment (absolument tout pouvant être ainsi défini à deux degrés) : « Dans le
premier sens, je dis que de tels noms sont des relations de raison : “prix”, “signe”, etc. Au second sens, je dis que de tels noms relatifs
et concepts relatifs n’apportent absolument rien d’imaginable qui ne soit pas absolu [c’est-à-dire qui ne soit pas une chose distincte,
comme le signe et son référent] »... On remarque qu’à la relation de raison désignée par le mot « signe » (être signe de quelque chose),
Ockham ajoute une relation typiquement conventionnelle, celle du prix (avoir telle relation avec telle chose échangeable). C’est
manifestement vers une interprétation conventionnelle de la relation de raison qu’il s’oriente, dans un premier moment, pour la
critiquer. Ibid.

25. « Mais de tels [signes ou concepts] relatifs contiennent les absolus [les choses distinctes] et en même temps l’acte de l’intellect et
de la volonté, comme par exemple signifier les hommes par le mot “homme” n’est rien d’autre et ne contient rien d’autre que le mot,
les hommes et l’acte de la volonté, présent ou passé, par lequel nous avons voulu utiliser ce mot pour les hommes. Ainsi, le signe ne
contient rien d’autre et ces actes et ces mots n’ont aucune conséquence du côté de la chose ni nulle part ailleurs [...]. Si celui qui l’a
institué n’avait pas voulu utiliser, ou qu’un autre utilise, le nom “Socrate” pour cet homme, on ne dirait jamais que le nom “Socrate”
signifie cet homme, et ainsi il n’en suivrait rien d’absolu ou de relatif. Mais, en vérité, l’un est signe et l’autre est significat, bien qu’on
ne puisse l’exprimer sans de tels noms relatifs [par exemple “signifier”]. Et donc de tels relatifs ne signifient pas quelque chose d’autre
que les absolus eux-mêmes, mais ils signifient ou connotent ces absolus et rien d’autre d’imaginable. » Sent., I, dist. XXXV, qu. 4,
p. 471.

26. « Ainsi, lorsqu’on dit “Dieu connaît la créature” [Deus est intelligens creaturam], ce que j’appelle “connaître” [intelligens] est
quelque chose de relatif et ne signifie rien d’imaginable sinon la connaissance divine et la créature. Et, de cela même qu’il est
connaissance divine, Dieu connaît vraiment la créature, bien qu’on ne puisse exprimer cela que par un nom ou un verbe relatif. » Ibid.

27. « Je dis qu’à proprement parler l’essence divine ne représente pas toutes les autres choses. Mais il vaut mieux dire que l’essence
divine connaît [intelligit] toutes les autres choses. » Ibid., p. 477.

28. C’est le sujet de la question 5 de Sent., I, dist. XXXV : « Si Dieu connaît [intelligat] toutes les choses autres que lui par leurs
idées », sur laquelle s’appuient les lignes suivantes.

29. En particulier, ici, Henri de Gand, mais aussi bien Scot, Thomas, etc. Dans un passage de Henri de Gand cité par Ockham,
celui-ci cite Augustin, pour qui « des créatures d’espèces différentes exigent des idées différentes en Dieu », ce qui suggère que, dans
l’esprit de ses interprètes scolastiques, les idées sont spécifiques et génériques avant tout. Quant à Augustin lui-même, Ockham essaiera
désespérément de lui faire dire que les idées ne sont pas universelles. C’est, en fait, avec Augustin directement que dialogue Ockham
dans sa théorie des idées divines. Cf. ibid. (art. 2), p. 482 et suivantes.

30. « Contre cette conclusion commune [en gros, celle de toute la théologie traditionnelle], je montre que l’idée [pensée comme
distincte du singulier] n’est pas réellement l’essence divine. Car je demande : soit l’idée dit précisément l’essence divine, soit
précisément le rapport [respectus], soit une agrégation de l’essence et du rapport – car aucun [de mes adversaires] ne dit que l’idée dit
l’essence et quelque chose d’absolu ou seulement quelque chose d’absolu en dehors de l’essence. Dans le premier cas, de même qu’il
n’y a qu’une essence, de même il n’y aura qu’une seule idée, ce que personne ne dit. » Ibid., p. 481.

31. « Ce rapport de raison, soit présuppose l’intellection de la créature, soit en est la conséquence... » Les deux possibilités
contredisent le propos des partisans de ce rapport de raison. Ibid., p. 484.

32. « Si la perfection de la créature en Dieu et l’idée sont identiques, je demande : soit cette perfection en Dieu est réellement Dieu
lui-même, soit non. Si oui, donc, comme Dieu même n’est pas plusieurs, les idées ne seront pas plusieurs. Si non, cela contredit la
thèse, qui posait que l’idée est réellement l’essence divine. » Ibid., p. 484-485.

33. Cet appui, Ockham le cherche, un peu paradoxalement, chez Augustin, dont la théorie des idées divines hante son texte (il le
cite dix-neuf fois dans cette seule question). Cette théorie pose l’universalité de rapports en Dieu, de règles ou de perfections, de
vérités. Son ambiguïté (s’agit-il ou non de contenus conceptuels universels, de modèles des singuliers créés ?) fait de son exégèse le
champ de bataille idéal des réalistes de l’universel et des penseurs du singulier, dans leur prétention commune à l’orthodoxie.

34. La « réponse de l’auteur », dans cette question 5, court sur plus de vingt pages, selon un développement déductif
remarquablement continu, serré et original. Ibid., p. 485-506.

35. « L’idée est quelque chose de connu par le principe intellectuel efficace, lequel principe actif peut, en le regardant, produire
quelque chose dans le réel [in esse reali]. » Ibid., p. 486.

36. L’exemple de l’artisan revient sans cesse dans ce texte. Par exemple : « L’artisan créé, sans aucun rapport de raison, peut avoir
une connaissance distincte de plusieurs choses et produire des choses distinctes. Donc, à plus forte raison, l’artisan incréé, etc. » Ibid.,
p. 484. Ou encore la citation de l’artisan de Platon interprété par Aristote, ibid., p. 486.

37. « Je montre que l’idée est la créature même. C’est en effet à elle que participe chacune des plus petites parties contenues dans la
description. Car c’est elle-même qui est connue par le principe intellectuel actif, et c’est elle que Dieu regarde pour la produire
rationnellement. Chaque fois que Dieu connaîtrait sa propre essence, s’il ne connaissait pas ce qu’il peut produire, il le produirait dans
l’ignorance et non rationnellement ni, par conséquent, par une idée. Donc il regarde véritablement la créature même en tant qu’elle
peut être produite [ipsam creaturam producibilem] et c’est en la regardant elle-même qu’il peut la produire. » Ibid., p. 488.

38. « Ainsi, une maison peut être dite à juste titre l’idée et l’exemplaire d’une autre maison, car assurément un artisan qui connaît
cette maison peut par là en fabriquer une autre très semblable. Et de la même manière, si la même maison en particulier était connue à
l’avance de l’artisan et qu’en vertu de cela il pouvait produire cette même maison [qu’il connaît], alors ladite maison serait l’exemplaire
et l’idée d’elle-même, que l’artisan, en la regardant, pourrait produire – la même – dans le réel. » (Je souligne.) Une chose réelle peut être
l’idée d’une autre, donc une chose réelle peut être sa propre idée – un très bel argument, il me semble. Ibid., p. 490.

39. « Les idées doivent être posées de façon proportionnelle [selon une analogie qui maintient la différence] entre l’artisan créé et
l’incréé. Mais, si l’artisan connaissait exactement l’artefact qu’il produit, alors il agirait vraiment par un exemplaire, donc par une idée,
de même que s’il connaissait quelque chose qu’il devait reproduire. Donc, par rapport à l’artisan créé, la chose même à produire serait
véritablement l’idée et l’exemplaire [...]. Donc, puisque Dieu connaît d’avance la créature même à produire, elle sera véritablement
elle-même l’idée. » La différence est bien marquée par le conditionnel (le subjonctif en latin). Ibid.

40. « [L’idée n’est pas une raison de la connaissance de la créature, au sens de quelque chose qui serait requis par cette connaissance]
car [les idées prises en ce sens], si elles différaient des créatures, seraient seulement des êtres de raison. On ne peut en effet, de l’aveu de
tous, poser aucun être réel outre Dieu et les créatures. Or aucun être de raison n’est requis nécessairement pour connaître un être réel,
pas plus que des êtres réels ne sont requis pour connaître des êtres de raison ; mais il conviendrait beaucoup mieux de poser que les
êtres réels sont des raisons de la connaissance des êtres de raison, plutôt que le contraire. » Ibid., p. 491-492.

41. « Les idées ne doivent pas non plus être posées comme quelques similitudes représentant les créatures à l’intellect divin [...] et
elles ne sont pas non plus des êtres de raison, car aucun n’est requis ni pour produire ni pour connaître. » Ibid.

42. « Il est clair que l’idée n’est pas une raison de connaissance, mais qu’elle est cela même qui est connu. » Ibid., p. 507.

43. « Les idées sont, avant tout, idées des singuliers et ne sont pas idées des espèces, car seuls les singuliers peuvent être produits à
l’extérieur [de Dieu : extra producibilia] et rien d’autre. » Ibid., p. 493.

44. « Dieu a des idées en nombre infini, de même que les choses qu’il peut produire sont en nombre infini. » Ibid.

45. « Je dis que la connaissance divine concernant les choses que Dieu peut faire est pratique [...]. La production divine peut être
dite en un sens une “praxis”, car elle dépend assurément de la volonté divine de façon contingente, et, par conséquent, la connaissance
qui lui correspond peut être dite véritablement une connaissance pratique. » Sent., I, dist. XXXV, qu. 6 : « Si les idées dans la pensée
divine sont pratiques ou spéculatives », p. 512-513.

46. « De cela même que Dieu est Dieu, Dieu connaît toute chose. Et il n’opérerait pas rationnellement autrement qu’en connaissant
les choses qu’il fait [illa quae operatur]. » Ibid., qu. 5, p. 506.

47. « Que Dieu est une cause libre à l’égard de tout, on doit le tenir comme une croyance, car on ne peut le démontrer par aucune
raison à laquelle un infidèle ne pourrait répondre. On peut pourtant s’en persuader ainsi : toute cause également non empêchable à
l’égard de beaucoup ou d’une infinité [d’effets], si elle produit l’un d’eux à tel instant et non un autre, est une cause contingente et
libre. Car, de cela qu’elle est non empêchable [etc.], on ne voit pas de raison pour qu’elle produise l’un plutôt que l’autre sinon en
vertu de sa liberté. Or Dieu est ainsi [...], donc, etc. » Sent., II, qu. 3-4, p. 55-56.

48. C’est-à-dire la contingence divine ad extra, que l’on désigne ainsi pour l’opposer à la nécessité interne de l’essence et de
l’existence divines.

49. Ockham l’affirme souvent, par exemple : « On peut dire que Dieu même ou l’essence divine est une connaissance unique et
intuitive autant de lui-même que de toutes les autres choses pouvant être faites et ne pouvant pas être faites [factibilium et infactibilium]. »
Sent., I, dist. XLIII, qu. 2.

50. « Dieu peut faire les choses qu’il ne fait pas, car une cause libre agissant de façon contingente peut faire autrement qu’elle ne fait ;
or Dieu est ainsi, donc, etc. » Sent., I, dist. XLIII, qu. 1, p. 636-637.

51. « L’“être possible” convient à la créature par elle-même, non pas réellement [selon une convenance réelle entre deux choses]
comme quelque chose qui lui serait inhérent, mais la créature est véritablement possible par elle-même, comme l’homme par lui-
même est un non-âne [...]. Et ce n’est pas parler comme il faut que de dire : “l’être possible convient à la créature”, mais il vaut
beaucoup mieux dire que la créature est possible, non par quelque chose qui lui convient, mais parce qu’elle peut être en réalité [in
rerum natura]. » Sent, . I, dist. XLIII, qu. 2, p. 649-650 – un texte profond et difficile, auquel ma lecture rapide ne rend pas tout à fait
justice. Paul Vignaux a écrit un article définitif sur le possible chez Ockham dans le Dictionnaire de Théologie catholique (articles
« Occam » et aussi « Nominalisme »), XI, Paris, 1931.

52. Il s’agit là du possible proprement dit, le possible absolu qui se confond avec le posse facere de Dieu, comme on l’a vu, par
exemple, dans la définition de la puissance absolue distinguée de la puissance « ordonnée » selon les régularités de la nature.

53. À la question : « Convient-il à Dieu de ne pas pouvoir faire l’impossible avant qu’il convienne à l’impossible de ne pas pouvoir
être fait par Dieu ? » Ockham répond que le possible et le pouvoir-faire divin sont des corrélatifs, comme l’action et la passion, la cause
et l’effet. L’un ne peut donc être sans l’autre et la question de la priorité a ici aussi peu de sens que « celle de savoir si le fils est fils parce
que le père est père ou l’inverse ». Sent., I, dist. XLIII, qu. 2, p. 648-649.

54. Cf. S.L., I, 49, p. 155, 51, p. 171 et 52, p. 171 ; Sent., I, dist. XXXI, qu. unique, p. 404 et p. 406. On reviendra précisément
sur le problème des relations au sujet du Jeu de la référence (II, les jeux), in fine, dans notre troisième chapitre.

55. Cf. S.L., III, II, 5, p. 513 (par exemple).

56. Rappelons le texte, cité dans la première section de ce chapitre, où Ockham compare la prétendue « unité » d’une science, faite
d’une multiplicité de propositions indépendantes, aux pseudo-entités collectives, suggérant une conception du tout comme simple
juxtaposition : « Elle n’est pas une autrement que la cité est dite une, que le peuple, l’armée comprenant hommes, chevaux et autres
choses nécessaires, que le règne, que la totalité, que le monde. » (Je souligne) Exp. Phys., prologue, § 17, éd. citée, p. 196.

57. « Je dis que le mot “monde” peut être pris de deux manières : parfois pour l’ensemble total [tota congregatio] de toutes les choses
créées, qu’elles soient des substances ou des accidents ; d’autres fois pour quelque tout composé ou agrégé [aggregatus] de toutes les
choses contenues dans un corps, et ce corps qui les contient ; et cela de nouveau en deux sens, soit en considérant exclusivement les
parties qui sont des substances, soit toutes indifféremment. » Sent., I, dist. XLIV, qu. unique : « Si Dieu peut faire un monde meilleur
que ce monde », p. 651. Dans les deux définitions, le contenu du monde n’est qu’une collection.

58. « Je dis que l’ordre et la totalité de l’univers [universitas universi] n’est pas un rapport, comme quelque lien [ligamen] liant les corps
ordonnés dans l’univers les uns aux autres, comme si ces corps n’étaient pas ordonnés et si l’univers n’était pas vraiment un sans un tel
rapport (selon ce qu’imagine Simplicius dans le Sur les Catégories). Mais cet ordre ne contient rien d’autre que les choses absolues elles-
mêmes, qui ne forment pas une chose en nombre, entre lesquelles l’une est plus distante et l’autre moins, l’une proche d’une autre et
une autre plus ou moins distante sans aucun rapport inhérent, de sorte qu’entre certaines il y a un intermédiaire et entre d’autres non.
Et ainsi la connexion de l’univers est mieux sauvée sans un tel rapport qu’avec un tel rapport. » Quod., VII, qu. 8, p. 728-729.

59. Le soleil est, pour Ockham comme pour la plupart des médiévaux, une cause quasi universelle concourant avec d’autres causes
partielles pour une infinité d’effets sur la terre. Ockham se sert même de cette causalité solaire pour donner une image sensible du
concours divin, cf. Sent., III, qu. 3-4, p. 59-60.

60. « Si l’on tenait que Dieu peut faire une substance plus parfaite que toute substance qu’il a faite et cela à l’infini, de même qu’il
peut augmenter une qualité susceptible de plus et de moins à l’infini – on devrait dire en conséquence que Dieu peut faire un monde
meilleur spécifiquement distinct, car il pourra faire des individus substantiels distincts en espèce et meilleurs que ceux qui sont faits
jusqu’à présent. » Sent., I, dist. XLIV, qu. unique, p. 652.
« Ceux qui disent qu’il n’y a pas de limite pour les individus d’une autre espèce car, si l’un est donné quel qu’il soit, on peut en faire
un meilleur, diraient que Dieu peut faire un monde meilleur à l’infini sans que ce soit pourtant un monde infini. » Ibid., p. 661.
61. « Je dis que, bien que le monde ne reçoive pas le plus et le moins à la manière dont les qualités accidentelles sont susceptibles de
plus ou de moins, néanmoins on peut en faire un meilleur que celui-ci et on peut lui faire des ajouts [additio]. De même, on peut faire
des ajouts à l’eau et ainsi d’une eau en petite quantité on peut faire une eau plus grande et donc plus parfaite en ce sens. » Ibid., p. 660.

62. Ockham fut précédé, à quelques années près, par Richard de Middleton, dont l’argumentation est plus faible (selon Duhem, op.
cit.).

63. Cette argumentation concerne la question du centre du monde, qui doit, selon Aristote, être unique, des lieux relatifs et de la
direction des mouvements naturels (cf. De Coelo, I, 8). On la trouve dans Sent., I, dist. XLIV, qu. unique, p. 655-660.

64. Cette pensée fut encouragée dès 1277 par Étienne Tempier, qui condamna, avec beaucoup d’autres, la proposition : « Dieu ne
peut créer plusieurs mondes. »

65. Elle fut tentée, selon un point de vue et avec des conclusions très différents, par Ruprecht Paqué (Le Statut parisien des
Nominalistes, traduction d’Emmanuel Martineau, Paris, P.U.F., 1985) et de façon particulièrement ambitieuse dans la troisième partie
de son livre (C, « La situation spirituelle »). La lecture heideggérienne, en principe très féconde, est ici d’une telle orthodoxie qu’elle se
paye, me semble-t-il, du prix d’une violence interprétative regrettable. Ruprecht Paqué tient tant à faire de la res singularis
ockhamienne cet objet dissocié pour un sujet, ce Gegen-stand objet de la critique de Heidegger, qu’il croit devoir affirmer que sa
représentation même est « à l’extérieur de toute conscience » (p. 339), alors qu’il vient pourtant de rappeler, à juste titre, l’évidence
intuitive immédiate de tout acte interne selon Ockham. Mais l’interprétation ici esquissée n’échappe peut-être pas non plus à ce
travers. Il est nécessaire, mais très difficile, de proposer une reprise de certaines possibilités historiques de pensée qui soit une
réactivation, sans céder à l’acharnement interprétatif, qui n’est que réactif.

66. Cf. Heidegger, Séminaire du Thor (in Questions IV, traduction de Jean Beaufret, François Fédier, Jean Lauxerois et Claude Roëls,
Paris, Gallimard, 1976, p. 220-221) : « En prélude historique à cet avènement [de la vérité comme certitude et de la Nature comme
simple Objet pour un Sujet], on peut constater que la recherche d’une certitude apparaît d’abord dans le domaine de la foi, comme
recherche de la certitude du salut (Luther), puis dans celui de la physique, comme recherche de la certitude mathématique de la nature
(Galilée) – recherche préparée de loin, sur le terrain du langage, par la séparation nominaliste des mots et des choses (Guillaume
d’Occam). Le formalisme occamien, en évacuant le concept de réalité, rend possible l’idée d’une clef mathématique du monde. »
Dans ce « de loin » se glisse non seulement le risque d’une approximation malheureuse de la part de Heidegger, mais aussi la singularité
d’Ockham, qui l’écarte peut-être essentiellement du chemin téléologique de l’histoire heideggérienne de la philosophie. C’est cet
écart que nous voudrions mesurer dans les pages suivantes.

67. Sent., I, dist. II, qu. 9. Voir notre dernier chapitre pour une discussion détaillée de ce texte (à propos de l’être comme
transcendantal et de sa référence : « Le jeu de la référence », in fine ; à propos de la métaphysique de l’être en tant qu’être : « Critique
des genres de discours », in fine).

68. Cf. les remarquables Lettres de Gerard Manley Hopkins à Robert Bridges, Oxford, 1955 ; lettre XXVIII, p. 30-31 et surtout
lettre LIII, p. 65-67.
II. L’EXPÉRIENCE
COMME MISE EN SÉRIE

La seconde grande question ockhamiste est : comment les singuliers s’organisent-ils en séries ?
C’est également la question de la production de l’universel, que l’on a vue posée sous cette forme :
« Quelle est la cause expliquant comment quelque chose peut être commun et universel ? »
L’universel est en effet un signe affecté à une série de singuliers, et la constitution d’une série
s’accompagne toujours de l’institution d’un signe. Il s’agit bien des deux faces d’un même problème,
qui est celui de l’expérience.
Il ne s’agit pas d’un problème de fondement. La sérialité est le fait fondamental dans l’ordre de
l’expérience, de même que la singularité est le fait fondamental dans l’ordre de l’étant. On ne saurait
fonder la sérialité elle-même précisément parce qu’elle est aussi irréductible que la singularité, à
laquelle elle va jusqu’à se réduire du point de vue ontologique. Socrate, Platon et cette pierre sont des
individus absolument singuliers. Si Socrate et Platon entrent dans une série, celle des « hommes », et
non pas Socrate et cette pierre, c’est simplement que Socrate est en lui-même tel qu’il ressemble à
Platon tel qu’il est en lui-même, c’est-à-dire que leurs essences singulières se conviennent. Certains
étants singuliers se ressemblent et peuvent être sérialisés seulement parce qu’ils sont chacun ce qu’ils
sont ; comme le dit Ockham, « ils se conviennent parce qu’ils se conviennent »1. Pourquoi donc la
question de la sérialité revient-elle à la théorie de l’expérience et non à l’ontologie ? Justement parce
qu’elle se réduit à la question de la singularité du point de vue ontologique. L’ontologie n’a pas à
s’occuper des ressemblances entre tel et tel étant mais de ce qu’est, en général (c’est là sa limite), la
singularité, l’essence et l’existence singulières. C’est l’expérience, dans sa particularité, qui rencontre
des ressemblances et parcourt des séries. Ces ressemblances et les séries correspondantes, on peut les
expliciter mais non les fonder ; on peut dire en quoi tels étants se conviennent en explicitant leurs
essences, on ne peut dire pourquoi.
C’est par son refus à chercher un fondement de l’expérience que la théorie ockhamiste se
distingue. Concernant le fait de la sérialité dans l’expérience, la question du pourquoi est une fausse
question. Le problème du fondement de la sérialité est un faux problème. Pourquoi Socrate et Platon
sont-ils plus proches dans leur essence que Socrate et cette pierre ? Autant demander : pourquoi
sont-ils ce qu’ils sont ? Cette question conduit à poser des pseudo-entités et des pseudo-principes,
des « natures communes » réellement communes et réellement inhérentes aux singuliers. On a vu de
quel dévoiement il s’agirait, de quelle méconnaissance du fait fondamental de la singularité. Ainsi la
théorie ockhamiste n’est-elle pas une « théorie de la connaissance » dans la mesure où elle ne cherche
pas à fonder sur quelque grand principe l’organisation de l’expérience, les ressemblances et la
sérialité. Il ne saurait y avoir de déduction des séries ni, par conséquent, de déduction des concepts
universaux qui les signifient. On a cru parfois déceler un manque ou une faiblesse dans cette pensée
en y cherchant ce que précisément elle se refuse à faire : une déduction a priori de l’universalité des
concepts. Mais c’est sa propre exigence et sa propre destination que de s’en tenir au comment de
l’expérience sans chercher à fonder ce qui s’y donne.
Le malentendu sur le statut de cette théorie naît, sans doute, de la façon dont elle s’annonce dans le
texte où elle est la plus développée, le Prologue au Commentaire sur les Sentences. Elle s’annonce en effet
sous le signe d’une certaine question du fondement concernant une certaine forme de connaissance.
Il s’agit du fondement de la connaissance prédicative, résultant d’un enchaînement de propositions,
dans la sphère du jugement, et plus particulièrement du fondement de son évidence2. Cette question
n’est pas celle du fondement de toute connaissance, ni de la sérialité comme fait fondamental de
l’expérience. Elle sera résolue par étapes et en passant. En fait, Ockham prend prétexte de la question
de l’évidence d’une prétendue connaissance prédicative (la connaissance théologique) pour traiter
celle de la connaissance prédicative en général et descendre rapidement jusqu’aux couches les plus
profondes de l’expérience afin de les décrire. L’enjeu principal de sa théorie n’est pas, ainsi, une
fondation mais une pure description de l’expérience infondable qui est la plus originaire :
l’expérience anté-prédicative et avant tout l’intuition.
Quel doit donc être le statut de notre théorie de l’expérience ? La sérialité, qui est son objet
fondamental, ne peut être elle-même fondée mais elle peut être décrite à partir des couches les plus
profondes de l’expérience, à partir de l’expérience la plus immédiate. Par rapport à la connaissance
prédicative, qui se nomme scientia, cette expérience originaire a une certaine autonomie. Pour la
nommer, Ockham se sert d’un terme au sens très différent, celui de notitia, plus proche de la simple
cognitio, que l’on traduit en allemand, à bon droit, par Erkenntnis plutôt que par Wissenschaft3 et que
l’on devrait, en toute rigueur, traduire en français par « rapport à... » plutôt que par « connaissance ».
L’important est ici que le domaine de cette notitia anté-prédicative peut et doit être décrit pour lui-
même. La pensée ockhamiste séjourne dans cette pure description, pour penser à partir des couches
profondes de l’expérience le fait fondamental de la sérialité, la forme du donné empirique d’où
émergent les signes universels. Plus modeste que les « théories de la connaissance » classiques et déjà
médiévales – et peut-être, de ce fait, plus intéressante – elle ne se présente pas comme une déduction
mais comme une description, elle ne traite pas du pourquoi mais du comment de l’expérience, elle ne
tente pas une fondation mais retrace une genèse. Son statut est avant tout celui d’une
phénoménologie.

1. Cf. S.L., I, 17, p. 59.

2. Le Prologue au Commentaire sur les Sentences, un des textes les plus originaux et les plus continus d’Ockham, contient toute sa
théorie de l’expérience. Partant de la question, traditionnelle pour ce genre scolastique (déjà, avec moins de développement, chez
Bonaventure et de façon très parallèle chez Duns Scot), de la nature, du sujet et de la finalité de la théologie, Ockham étend la
question à celle du fondement des jugements nécessaires et contingents et l’aiguise en interrogeant leur évidence. Puis, très
rapidement, dès la première « quaestio » (« S’il est possible à l’intellect du voyageur d’avoir un rapport d’évidence aux vérités
théologiques »), il développe considérablement sa propre description de l’appréhension intuitive et abstractive, l’expérience la plus
originaire. C’est cette partie du texte, autonome quoique Ockham n’y perde pas de vue le sujet officiel du Prologue, que nous
commentons.

3. Ruedi Imbach, dans le choix très judicieux de textes qu’il propose en bilingue latin/allemand (Wilhelm von Ockham, Texte zur
Theorie der Erkenntnis und der Wissenschaft, Stuttgart, Reclam, 1984), traduit régulièrement notitia par Erkenntnis. Le français offre, me
semble-t-il, de moins bonnes solutions.
LE PARADOXE DE L’INTUITION

§ 16. L’ordre des conditions. Il est facile de descendre depuis la proposition et le jugement jusqu’aux
couches profondes de l’expérience, depuis le prédicatif jusqu’à l’anté-prédicatif, selon l’ordre des
conditions. Il est très difficile de remonter à partir de la pure description de l’expérience anté-
prédicative jusqu’au jugement selon l’ordre de la genèse. Le premier mouvement peut être simple et
rapide, le second doit être patient et progressif. Nous pouvons prendre une proposition quelconque
et descendre dans les couches superposées de l’expérience qui lui est relative1, en tant que chacune
est conditionnée, de façon générale, par celle qui la sous-tend.
« Le ciel est bleu » : si j’entends cette phrase dans la rue, je jugerai immédiatement qu’elle est vraie
ou qu’elle est fausse. Le jugement est le rapport le plus manifeste à une proposition quelconque, sur la
couche la plus superficielle de l’expérience. Pourtant, je peux saisir le sens de la proposition sans
juger de sa vérité, par exemple si je suis enfermé dans une chambre aux volets clos et si j’entends à la
radio : « Le ciel est bleu. » Je peux donc avoir un rapport à cette proposition bien distinct du
premier, un rapport de simple appréhension2. Lorsque j’en juge, j’appréhende aussi la proposition, les
deux rapports paraissant alors confondus. Mais, en vérité, l’appréhension se distingue essentiellement
du jugement car elle en est la condition : pour juger, il faut toujours avoir appréhendé3. Nous
rencontrons donc une première bifurcation entre deux types d’actes et deux manières de se rapporter
à une proposition – deux « habitus » : le jugement et l’appréhension.
L’appréhension a, en outre, une spécificité qui reconduit aux couches les plus profondes de
l’expérience. Tout jugement s’appuie sur une forme propositionnelle, une forme composée de
plusieurs termes : « Ceci est cela », « x est y », etc. Tout jugement porte sur un complexe4. En
revanche, l’appréhension peut toucher non seulement un complexe comme la proposition : « Le ciel
est bleu », mais encore chacun de ses termes pris à part, des incomplexes comme « ciel » et « bleu ». De
nouveau, cette appréhension des termes incomplexes se distingue nettement de l’appréhension du
complexe car elle en est la condition5 ; pour saisir : « Le ciel est bleu », il faut toujours avoir saisi :
« ciel » et « bleu ». Nous rencontrons donc une seconde bifurcation entre deux types
d’appréhension : celle du complexe propositionnel et celle des termes. L’ordre des conditions est,
jusqu’ici, limpide.
Mais qu’est-ce qu’un terme incomplexe ? Quel est l’objet de cette notitia terminorum ? Le terme
incomplexe, « ciel » ou « bleu », est ce qui peut être le sujet ou le prédicat d’une prédication lorsqu’il
est pris de façon significative, c’est-à-dire pour ce qu’il signifie6. Les termes sont donc des signes et
en général des signes conceptuels, qui sont ou recouvrent des concepts, à l’exemple du cas qui nous
occupe. Nous atteignons, sous la couche des propositions et des jugements, la couche des signes et
des concepts. Mais ce qui est appréhendé, ce n’est pas le signe en tant que signe, « ciel » et « bleu » en
tant que mots ou même en tant que concepts, c’est ce qu’ils signifient dans la réalité. En dépit d’un fort
préjugé, lorsqu’on me dit : « Le ciel est bleu », je ne comprends pas qu’on me dit : « Le concept de
ciel est le concept de bleu. » Je comprends clairement, aussi bien du fond de ma chambre que dans la
rue, que l’on me dit que le ciel, cette chose réelle au-dessus de ma tête, est de couleur bleue, d’une
couleur bien réelle elle aussi. Ce que j’appréhende, c’est donc, sous un jour ou un autre, le ciel
même, ce ciel singulier, gris un jour et bleu un autre, c’est, d’une manière ou d’une autre, la couleur
bleue. L’objet proprement dit de l’appréhension, fût-ce dans une phrase, est du côté de la chose au-
delà des signes, il est la chose même. C’est bien parce qu’il s’agit de la chose même que la proposition
peut être jugée dans sa vérité : si bleu et ciel sont la même chose, si le bleu est bien du ciel, la
proposition est vraie7. C’est en vertu de cette référence à la chose même que les termes sont dits par
Ockham « incomplexes ». « Homme », « bleu », « Socrate », « ciel » ou « grand » sont des termes
incomplexes dans la mesure où l’on peut pointer vers quelque chose dans le réel en disant :
« homme », « bleu », etc. « Quelque », « par », « et », « jamais » ne sont pas des termes incomplexes
parce qu’on ne peut rien montrer en disant : « par », « et », etc. ; ils ne signifient quelque chose que
dans un complexe. Nous n’avons donc pas à séjourner dans la couche des signes et des concepts, car
la condition de leur appréhension est un rapport à la chose même. La simplicité du terme
incomplexe lui vient de sa référence à un ou des étants. L’appréhension n’a pas à s’arrêter sur quelque
espèce imaginative ou quelque intermédiaire représentatif, la condition de la saisie des signes étant
celle des choses signifiées. L’appréhension est originairement un rapport à la chose même.
L’appréhension originaire, condition de toute condition dans l’expérience, se termine dans la chose
même. La question qui se pose à son sujet est : comment s’y termine-t-elle ? Quels sont les modes
originaires d’appréhension ? En dernier lieu, l’ordre des conditions à partir de la proposition et du
jugement nous permet d’atteindre ces modes dans leur différence. Lorsqu’un passant dans la rue me
dit : « Le ciel est bleu », je peux, en levant les yeux, juger avec évidence de ce qu’il me dit. Je peux
appréhender le ciel et le bleu de telle manière que je sache avec évidence si le bleu est bien du ciel et
s’il n’est pas d’aventure le bleu des verres teintés du passant qui prétend partager avec moi une
expérience de perception. Lorsqu’en revanche je suis enfermé dans une chambre aux volets clos et
que j’entends à la radio : « Le ciel est bleu », je ne peux juger avec évidence de ce qu’on me dit, je
dois me fier aux compétences du présentateur et éventuellement m’en méfier. J’appréhende pourtant
le ciel et le bleu d’une certaine manière, suffisamment pour saisir ce qu’on me dit de la chose même.
Il y a donc là deux modes d’appréhension de la chose même bien distincts, qu’Ockham propose de
nommer respectivement « intuitif » (le ciel depuis la rue) et « abstractif » (le même ciel depuis la
chambre close)8.
En notant cette dernière bifurcation, nous avons aussi répondu en passant à la partie la plus facile
de la question du fondement des jugements qui nous servait de point de départ en ouvrant l’ordre
des conditions. On appellera « contingentes » les propositions du genre : « Le ciel est bleu », dont on
ne peut juger avec évidence que par une appréhension intuitive de ses termes – en l’occurrence la
vue du ciel9. L’intuition, telle qu’il faut maintenant la penser, est ce qui fonde immédiatement
l’évidence des propositions de ce genre. Mais cette perspective est trop étroite. Plus généralement,
l’ordre des conditions nous montre l’intuition et l’abstraction comme les couches les plus profondes
de l’expérience. On peut maintenant abandonner le fil conducteur de ces conditions de l’expérience,
qui nous a permis d’en traverser rapidement les couches, pour décrire de façon autonome
l’expérience originaire ainsi dégagée10.

§ 17. Définition de l’intuition. Comment l’intuition se distingue-t-elle, en elle-même, de
l’abstraction ? Certes, elle s’en distingue, dans l’ordre des conditions, par l’évidence qu’elle peut
donner aux vérités contingentes ; à la différence de l’appréhension abstractive, l’intuition du ciel me
permet de savoir avec évidence s’il est bleu aujourd’hui. Mais ce critère nous fait tourner en rond car
c’est justement cet effet d’évidence qui a permis de déceler l’intuition. C’est, en outre, un critère
extrinsèque. Se distinguerait-elle, alors, par son objet, ou du moins par le mode d’objectité de son
objet ? L’hypothèse est tentante et semble en accord avec le sens commun. Le ciel appréhendé par la
vue dans la rue ne serait pas exactement le même, n’aurait pas la même structure objective que le ciel
appréhendé sans la vue depuis une chambre close ; Socrate rencontré n’aurait pas la même objectité
que Socrate évoqué en son absence. Duns Scot, qui mit le premier à l’ordre du jour la distinction
intuition/abstraction, l’établissait ainsi à partir d’une différence formelle dans l’objet qui motiverait
de façon différente la faculté d’appréhension, per rationes motivas formales11. Mais cette distinction
briserait l’intégrité de la chose, compromettrait l’identité de la chose singulière objet de toute
appréhension originaire. Si l’appréhension est toujours un rapport à la chose même, celle-ci ne
saurait en être affectée dans son objectité propre. Ockham dénonce donc une faute logique dans ce
transfert de la différence d’appréhension à l’objet. Certes, quand on me dit : « Le ciel est bleu »,
j’appréhende le ciel différemment si je suis enfermé plutôt qu’à ciel ouvert ; mais, même lorsque je me
contente de penser au ciel depuis ma chambre, ce que j’appréhende est le même ciel, ce ciel singulier,
caché mais toujours au-dessus de ma tête, dans son intégrité d’étant. Si ce n’était exactement le
même, je ne pourrais me poser à son sujet la même question (est-il bleu ?). L’objet de l’intuition et
l’objet de l’abstraction ne diffèrent donc pas dans leur forme ou leur objectité, ils sont absolument la
même chose12.
Si l’intuition ne se distingue pas par la forme objective de son objet, qui n’est rien d’autre que la
chose même, a fortiori elle ne se distingue pas par un genre d’objets qui lui serait réservé en vertu d’un
mode d’être particulier répondant à son mode d’appréhension. Une longue tradition philosophique
nous fait associer à l’intuition le sensible. À l’intuition reviendraient les choses dont l’apparaître est
sensible, comme le bleu du ciel, tandis qu’à l’abstraction seule reviendrait tout ce qui échappe au
sensible, comme les essences purement intelligibles. Mais ce serait confondre un mode
d’appréhension de la chose même, un mode d’accès aux singuliers en tant que tels, avec une simple
faculté, en l’occurrence les sens, limitée à un genre d’objets. La sensation est une faculté, une
perspective limitée sur l’étant qui n’est que la somme des angles ouverts par chaque sens, par la vue
sur le visible, par le tact sur le tangible, etc. L’intuition est plus générale : c’est un mode
d’appréhension, c’est-à-dire un certain type d’attaque pour tous les instruments d’appréhension sur
tous les objets, pour toutes les facultés sur tous les étants. On a vu dans le précédent chapitre que le
singulier en tant que tel est, en droit comme en fait, directement intelligible, d’une intelligibilité
qu’Ockham nomme précisément « intuitive ». En droit, il peut donc y avoir une intuition purement
intellectuelle de toute chose qui se manifeste aux sens. En fait, pour ce qui peut se rendre manifeste
aux sens comme le ciel, l’intuition sensible accompagne toujours l’intuition intellectuelle13 et il n’y a
intuition purement et seulement intelligible que de ce qui n’est pas sensible, c’est-à-dire de ce qui est
incorporel14. Mais l’important est que l’intelligibilité intuitive du singulier est fondée du point de
vue ontologique. L’intuition intellectuelle pourra désormais être décrite selon les données de
l’expérience, dans sa mise en œuvre concrète. Cela signifie, quant à la définition de l’intuition,
qu’elle doit transcender les distinctions de facultés et les genres d’objets.
Pour définir ainsi l’intuition comme mode d’appréhension de tout étant, sans distinction d’objet
ni d’instrument ou de faculté, Ockham dit qu’elle donne la chose comme existante ou non existante,
tandis que l’abstraction abstrait la chose de l’existence ou de la non-existence15. Concrètement, cela
signifie qu’en ayant l’intuition du ciel ou de Socrate, je peux former un jugement d’existence
immédiat et évident, dire s’ils existent, car je les appréhende dans leurs conditions concrètes
d’existence16 ; c’est pourquoi je peux juger avec évidence de ce qui leur advient de façon
contingente, de ce qui leur est accidentel et peut changer : je peux dire si le ciel est bleu ou gris, si
Socrate est assis ou debout. Le premier caractère de l’intuition (elle est la source de toute évidence
dans le domaine du contingent) se trouve ainsi fondé. Lorsque j’appréhende abstraitement le ciel
depuis ma chambre close ou Socrate en son absence, je ne peux, en revanche, juger avec évidence
d’aucune de leurs conditions concrètes d’existence, je ne peux même pas dire avec évidence s’ils
existent maintenant. Cette définition répond à une exigence de symétrie logique. Il est clair que
l’appréhension abstractive, en dégageant la chose de ses conditions concrètes d’existence, comme le
ciel évoqué derrière des volets clos, ne la donne pas plus comme existante que comme inexistante :
elle la donne telle qu’elle est en elle-même indépendamment de son existence ou de sa non-
existence. Si l’intuition s’oppose à l’abstraction sur ce point, si elle est son contraire à cet égard, il ne
faut pas dire qu’elle donne la chose comme existante mais bien qu’elle la donne soit comme
existante, soit comme non existante. Cette symétrie logique sauve à sa manière l’intégrité de la chose
même dans les deux cas de l’intuition et de l’abstraction. Car il ne s’agit pas, comme le suggérait la
définition, alors classique, de Duns Scot, d’un objet de l’intuition ayant pour propriété d’être existant
et d’autre part d’un objet de l’abstraction ayant pour propriété d’être indifférent à l’existence17 : un
ciel existant d’une part et un ciel indifférent à l’existence d’autre part. L’objet est dans les deux cas la
même chose sous tout rapport. Ockham ne pense pas la distinction à partir d’une distinction dans la
réalité de la chose mais à partir de la prise en compte ou de la mise hors-circuit du prédicat toujours réel
qu’est l’existence. C’est à partir de l’indifférence à l’existence de l’abstraction qu’il pense l’intuition
comme lieu de la différence entre existence et non-existence. Ce faisant, il n’affirme rien de la réalité
de la chose même dans les deux modes d’appréhension, il distingue seulement en eux deux modes
d’accès, indifférent dans un cas, discriminant dans l’autre.
Pourtant, cette définition très originale de l’intuition a un autre enjeu et pose par là un redoutable
problème. Que l’intuition soit le lieu de la différence entre existence et non-existence implique la
possibilité d’une intuition de quelque chose qui n’existe pas. Cette possibilité fait l’objet d’une thèse
d’Ockham que l’on tient, en général, pour des plus bizarres mais qui est décisive et signale le
paradoxe central de l’intuition. En outre, l’existence est ici un simple paramètre, positif ou négatif
dans l’intuition, annulé dans l’abstraction. Existant ou non-existant : le « ou » est exclusif dans
l’intuition, la différence s’y marque avec évidence ; le « ou » est inclusif dans l’abstraction, la question
de l’existence est indifférente, ne se pose pas et le paramètre s’annule. C’est bien comme simple
paramètre que l’existence est l’indice de l’intuition. Or on a vu au chapitre précédent que l’existence,
selon Ockham, ne fait qu’un avec la chose même, qu’elle se confond avec son essence dans
l’indivision de l’être-singulier. Comment donc peut-elle se réduire dans l’expérience à un
paramètre ? Comment peut-elle disparaître dans une intuition d’un non-existant ? Comment peut-
elle être mise hors-circuit dans l’abstraction ? Ces questions montrent bien qu’il y a du nouveau dans
la théorie ockhamiste de l’expérience par rapport à la détermination ontologique de la chose
singulière, que l’expérience selon Ockham nous donne beaucoup à penser. Mais de telles questions
ne sont pas, en fait, soulevées par la mise en œuvre dominante de l’intuition. L’intuition normale ou
« naturelle », celle sur laquelle s’édifie notre expérience comme sur sa couche la plus profonde, ne
brise en rien l’indivision du singulier comme essence-existence. Dans l’intuition naturelle, la chose
est en effet donnée comme existante et présente dans la plus grande évidence18. Mon intuition du ciel bleu,
de cette femme ou de mon voisin de palier est celle d’une existence évidente ici et maintenant, d’une
présence indéniable. C’est seulement dans des cas-limites d’intuition et dans celui de l’abstraction
que l’existence est en question, cas par lesquels il serait mal approprié de commencer. On peut donc
d’ores et déjà décrire l’expérience originaire de l’intuition comme le prolongement empirique direct
de ce que nous savons en principe de la chose singulière : qu’elle est une existence et une essence
confondues, aussi immédiatement intelligible que sensible.
Ainsi, par sa définition très particulière, le terrain est-il dégagé pour explorer l’intuition. Il faut la
décrire concrètement comme un mode originaire d’appréhension de tout étant, en déterminant son
rôle dans l’expérience. Il faut expliciter son paradoxe, en examinant la possibilité, inscrite dans sa
définition, d’une intuition d’un non-existant. Il faut, enfin, éclaircir son rapport à l’abstraction, les
conditions empiriques de son dépassement dans une appréhension abstraite de la chose même.

§ 18. Description de l’intuition normale. L’intuition est transparence. Ses caractéristiques dominantes
sont l’évidence et l’immédiateté. Elle a le privilège d’atteindre le singulier dans ses conditions
concrètes d’existence et sous tous ses aspects. Elle est, en droit, antérieure à l’abstraction. Non que
celle-ci ait un objet intermédiaire ou second, car elle atteint aussi la chose même. Mais, pour
abstraire la chose de ses conditions d’existence, il faut avoir eu à ces conditions un certain rapport :
l’intuition est en fait, dans presque tous les cas19, une condition, une cause partielle de
l’abstraction20. L’intuition est donc plus originaire que l’abstraction, elle est le lieu premier de toute
genèse empirique. Tous ces privilèges phénoménologiques, elle les doit au fait d’être le mode
d’accès le plus fidèle à la singularité de l’étant. C’est pourquoi elle est normalement liée à la présence
de la chose21, à sa situation locale et temporelle, c’est-à-dire à sa manifestation la plus indéniable.
Appréhender localement et directement, dans le pur présent, des objets, des personnes ou des actes :
cette expérience la plus simple est une parousie modeste et incessante de la singularité, elle peut être
décrite à sa propre lumière.
Elle se découvre, d’abord, dans l’évidence de la perception sensible. Les sensations donnent par elles-
mêmes la certitude de l’existence de la chose. Voir le bleu du ciel ou le teint de Socrate, c’est savoir
évidemment, d’une certitude inarticulée ou anté-prédicative, que quelque chose existe pour
produire ces sensations ; voir ou avoir chaud, c’est aussi avoir la certitude immédiate que quelque
chose existe (moi) pour recevoir les sensations22. Ce qui est ainsi manifesté dans l’évidence, ce n’est
pas seulement l’existence indéterminée d’une chose déterminée mais sa présence singularisée en un
certain lieu à un certain instant. C’est avant tout du présent que l’intuition donne des indications23.
L’évidence du présent n’est pas l’effet d’une réduction ; sa richesse est indéfinie. En elle se montre la
distance concrète des choses par rapport à moi et entre elles, la singularité de leurs aspects, le mode
de leur apparition24. Seule l’intuition fournit l’évidence des arrangements spatiaux et temporels. Son
évidence embrasse encore les relations entre singularités, leurs inclusions et leurs séparations ; par elle
je sais si une chose fait partie d’une autre, s’y ajointe ou lui convient, en est proche ou éloignée25.
L’intuition, surtout par la perception sensible, est ainsi la source de toute connaissance empirique26.
Elle ne se limite pourtant pas à la sensation. L’intuition n’est pas seulement, comme le dit
Ockham, « oculaire »27. Il y a une intuition intellectuelle, qui touche non seulement les concepts, en
une véritable intuition catégoriale que nous analyserons à leur sujet, mais qui touche les singularités
empiriques. Et si elle peut toucher des singularités non sensibles, comme on le verra bientôt, c’est
qu’elle touche déjà les singularités sensibles elles-mêmes. Contre toute la tradition philosophique28,
Ockham soutient que la pensée pure, ou l’intellect, n’est pas enchaînée au nécessaire et à l’universel,
mais saisit d’elle-même et directement le contingent et le singulier : elle accompagne et épouse en
effet toute intuition sensible. Ce n’est pas seulement la sensation, c’est aussi la pensée pure qui accède
aux conditions concrètes d’existence et à la chose ainsi conditionnée qui se donne aux sens29. De
quel ordre sont en effet les conditions d’existence de cette rose, par exemple, qui fleurit dans un
jardin ? Outre ce qu’est la rose en elle-même, les conditions de cette existence sont d’ordre spatial et
temporel : le lieu et le temps où elle vit, son ici et son maintenant. Il est clair que toute intuition
sensible de cette rose est du même coup l’intuition de ces conditions. Mais lorsque j’ai vu, senti ou
touché la rose, je peux toujours, en m’en éloignant, la situer exactement, dire à quel endroit du
jardin, quel jour et à quelle heure j’ai noté avec évidence son existence30. Cette situation réelle
n’exige plus la sensation. Certes, il faut que je voie d’une certaine manière l’arrangement du jardin et
la succession des instants. Pourtant, cette « vision » non seulement n’est plus alors sensible, mais
n’exige aucune image ou phantasme, aucun intermédiaire représentatif. Ce que je « vois » alors est
encore la chose même ; le maintenant, l’ordre de la succession dans le temps, et l’ici, celui de la
simultanéité dans l’espace, sont directement pensables, intelligibles en eux-mêmes. Certes, la
« vision » après coup de ces conditions ne permet plus d’affirmer avec évidence l’existence actuelle
de la rose – elle s’est peut-être déjà fanée –, il ne s’agit plus d’une intuition mais déjà d’une
abstraction. L’important reste que les conditions d’existence sont accessibles à la pure pensée. Et si elles le
sont dans l’après-coup, elles le sont dans le présent de l’intuition. Il y a donc une intuition intellectuelle
des conditions concrètes d’existence de toute chose.
L’intuition intellectuelle n’accède pas seulement aux contours de l’existence, au schéma spatio-
temporel qui la situe ; elle accède à l’être même du singulier. On a vu, du point de vue ontologique,
que la chose singulière est directement accessible à l’intellect ou à la pensée, car elle en est l’objet
premier dans tous les sens du terme. Cette intelligibilité doit être maintenant replacée dans son lieu
propre du point de vue de l’expérience, qui est l’intuition. L’intuition est fidèle à l’être même de
l’étant dont l’existence et l’essence ne font qu’un. À l’évidence de l’existence, qui peut être sensible,
elle associe en effet une évidence de l’essence, qui est d’ordre intellectuel. Comme l’existence d’une
rose, du côté de la chose même, n’est rien d’autre que son essence, il apparaît que du côté de
l’expérience la séparation des sens et de l’intellect est secondaire et se marque seulement sur le fond
de l’unité profonde de l’intuition. Qu’est-ce en effet que l’intuition intellectuelle d’un singulier
sensible comme cette rose ? C’est l’intuition de son essence singulière31. Mais l’essence n’est pas un
objet distinct de la rose sensible, fût-ce une partie ou un reflet : c’est seulement la rose même telle
qu’elle se donne tout entière à la pensée. Dans sa manifestation, la rose est et elle est ce qu’elle est,
une idée d’elle-même qui n’est rien d’autre que son phénomène. C’est en une seule manifestation,
un seul phénomène, que la rose me montre dans l’évidence qu’elle est et ce qu’elle est. L’intuition ne
s’oppose donc pas à la sensation comme une opération s’oppose à une appréhension immédiate. En
elle, je n’ai pas à comparer cette rose avec les autres roses, les autres fleurs, les autres choses, je n’ai pas
à faire usage de signes ou d’abstractions. Elle accompagne les sensations au plus près, les redouble d’un
acte de pensée qui atteint la même chose. La pensée « voit » la rose. C’est pourquoi il serait vain
d’essayer de spécifier l’objet de l’intuition intellectuelle par rapport à celui des sens. Affirmer, avec
Ockham, qu’elle a lieu, c’est seulement dire que la singularité, dans sa manifestation la plus
immédiate, suscite immédiatement la pensée. Dans l’intuition, je suis tout entier ouvert à la
singularité qui se montre, celle-ci ne s’arrête pas à la sensation, mais remplit toutes les facultés.
Si la pure pensée a un rapport intuitif aux singularités sensibles, elle a a fortiori un rapport intuitif à
celles qui ne sont pas sensibles. Qu’est-ce qu’un singulier non sensible ? C’est, en particulier, un acte de
l’esprit comme une pensée, une volonté, un sentiment d’amour, de joie ou de peine. Ces actes, je ne
les vois pas, ne les entends pas, ne les touche pas, ils sont purement intelligibles. Ockham soutient
que l’esprit peut avoir de ses propres actes une appréhension intuitive ou abstractive et que là encore
l’intuition est le mode d’appréhension le plus originaire32. La preuve qu’une telle intuition peut
avoir lieu, c’est que je peux savoir avec évidence qu’un acte de ce genre s’accomplit en moi lorsqu’il
s’accomplit. Quand je veux, quand je pense, l’existence de ces actes est pour moi indéniable : « je
pense » est alors une proposition évidente33. Cette évidence est, en outre, immédiate, elle a pour
lieu le pur présent. Je ne peux en effet déduire le fait que je pense, que j’éprouve du plaisir en
écrivant cette phrase ou que j’aime mon ami d’une simple connaissance générale de moi-même34. Il
s’agit d’un acte ou d’une passion contingente. Je ne peux non plus déduire l’existence de tels actes
d’autres actes antérieurs. Par exemple, je ne peux déduire le fait que j’aime mon ami du fait que je l’ai
conçu comme bon. Car ce qui fait la contingence de ces actes intérieurs, c’est la liberté avec laquelle
je les accomplis. Il faut donc les appréhender directement et en particulier, c’est-à-dire en avoir
l’intuition intellectuelle, aussi immédiate qu’une intuition sensible35. Le fait d’être réflexive
n’empêche pas cette appréhension d’être intuitive36. Elle se limite seulement à tous ces actes –
pensées, volontés, sentiments, plaisir et peine – qui se manifestent dans le pur présent, à la différence
des habitus ou des inclinations de l’esprit qui supposent une addition d’actes singuliers37. Ainsi le
« cogito » d’Ockham est-il à mi-chemin entre celui d’Augustin et celui de Descartes : son évidence est
mieux définie que chez le premier, mais elle n’est pour lui qu’un cas particulier, sans privilège
notable, de l’évidence du singulier existant38.
Le domaine de l’intuition est donc vaste : toutes les choses sensibles, cet homme, cette pierre,
cette rose, dans leur indéniable existence, dans les conditions concrètes de leur présence, leur lieu,
leurs connexions, leur maintenant, mais aussi dans leur essence singulière telle qu’elle se donne
immédiatement à penser ; et encore les actes internes, non sensibles mais éprouvés par chacun dans
une sorte d’adhérence à sa propre pensée, de réflexion non problématique, dans une incessante
affirmation de sa propre existence. Plus encore que son étendue, c’est son évidence qui détermine
son rôle dans l’expérience : évidence quant à l’existence des étants, bien sûr, quant au fait qu’ils sont
bien ici et maintenant, mais aussi évidence (intellectuelle) quant à ce qu’ils sont dans la clarté de leur
apparition singulière ; et encore évidence de l’indivision entre existence et essence, entre être et être-
ceci. Dans l’intuition, l’étant singulier est chez lui, il ne subit aucune déformation, aucune scission,
aucune expropriation du lieu premier de sa manifestation. Que peut-il donc manquer à ce mode
originaire d’appréhension ? Quelle connaissance pourrait ne pas en émaner ? L’intuition, dit
Ockham, est la source de toute connaissance empirique, de toute cette connaissance qu’il nomme,
plus fortement, « expérimentale »39. Mais, dans son rapport, si fidèle, à la chose même et à sa
singularité, ne contient-elle pas déjà tout ce qui peut en être connu ? Elle accède à toutes ses
conditions d’existence, à ses relations aux autres, à la forme qui constitue, avec la matière, son
essence, et dont dérivent toutes ses propriétés. La simple description phénoménologique de
l’intuition suggère par avance que l’élaboration de l’expérience, la mise en série des étants qui passe
par chacune de ses couches superposées, par l’abstraction, les concepts et les signes, n’apportera
guère de connaissance qui ne soit déjà contenue dans cette appréhension originaire. Par rapport à ce
point de départ antérieur à toute sérialisation, il semble que la mise en série ne puisse rien apporter
que la mise en série, aucun contenu positif de connaissance ; elle n’apportera que l’universalisation de
connaissances déjà contenues dans l’intuition du singulier. Ce privilège absolu de l’intuition du
singulier, bien qu’il ne puisse être encore qu’extrapolé, serait en tout cas conforme à ce que pense
Ockham des séries ou des « entités collectives » : qu’elles ne sont rien de plus que la somme des
singuliers les constituant. Une connaissance sérielle ou universelle ne serait-elle alors qu’une somme
de connaissances singulières ? Reste à savoir ce que veut dire « faire la somme ». Quoi qu’il en soit, il
est d’ores et déjà clair que l’intuition est le sol même de l’expérience où la connaissance sous ses
formes diverses devra sans cesse prendre appui. C’est bien parce qu’elle est un tel sol qu’Ockham a
pu la décrire de façon autonome, sans recourir à rien d’autre que sa propre évidence et en ponctuant
l’analyse de rassurants rappels à l’expérience de chacun : tout cela, « nous le savons seulement par
expérience ».

§ 19. L’intuition du non-existant. Pourtant, au cœur même de cette rassurante évidence de
l’intuition, dans sa définition même, Ockham a inscrit la possibilité la plus inquiétante. Tandis que
l’abstraction est indifférente à l’existence, l’intuition donne la chose comme existante ou non existante.
Comme existante : cela est désormais éclairci, il s’agit de l’appréhension immédiate normale, de la
perception sensible-intellectuelle des étants comme présence. Mais comment une intuition peut-elle
donner une chose comme non existante ? Concrètement, pour qu’il s’agisse encore d’une intuition,
il faut que tous les effets – et en particulier l’évidence – de l’intuition soient produits dans le sujet en
l’absence totale d’un objet : que, par exemple, je voie avec évidence, ici et maintenant, un cheval, et
qu’il n’y ait pas de cheval. Pour penser cette possibilité, avant même d’en décrire l’éventuelle
réalisation, il faut concevoir une certaine indépendance de l’acte d’intuition par rapport à la chose,
une certaine indépendance de la vue du cheval par rapport au cheval. Il faut, ensuite, penser les
implications d’une séparation réelle de l’intuition et de l’objet. L’hypothèse paradoxale d’une
intuition d’un non-existant40 va ainsi conduire à une compréhension plus profonde de ce qu’est
l’intuition en général.
L’intuition est un acte, en lui-même singularisé, au point de pouvoir lui-même être objet
d’intuition. Il peut y avoir, comme on l’a vu, une intuition de l’intuition, comme lorsque j’éprouve
avec certitude que je vois. Quand je vois une rose, je peux appréhender en moi-même l’acte de voir
de façon tout aussi immédiate qu’une chose sensible. L’intuition est donc à sa manière une chose, un
acte individuel, quelque chose comme un événement de perception. Comme chose ou acte singulier à
part entière, l’intuition est donc en droit distincte et indépendante de son objet extérieur, même si
elle lui est liée en fait presque toujours. Voir une rose, cela arrive en général en présence d’une rose
mais la vision en moi, dans mon œil ou dans mon esprit, est autre chose que la rose dans le jardin ;
c’est un événement, un acte qui m’appartient et dont la rose se passe bien. C’est pourquoi Ockham
admet que la chose extérieure joue, en général, le rôle de cause de l’intuition mais affirme qu’elle
n’en est pas la cause constante, nécessaire ou essentielle : il l’appelle une cause seconde. L’intuition
est une chose en un certain lieu et en un certain sujet (moi), l’objet en est une autre en un autre
lieu41. L’une n’est donc pas nécessairement liée à l’autre, il n’y a pas, entre ces deux singularités, de
relation réelle inentamable42.
Quelle pourrait être en effet une cause constante de l’intuition ? Elle serait soit dans le sujet, soit
dans l’objet. Si elle est dans le sujet, celui-ci peut se passer de l’objet pour le voir. Si elle est dans
l’objet, celui-ci peut produire une intuition sans sujet : une rose pourrait être vue sans personne pour
la voir43. Reste que l’objet soit une cause efficiente agissant sur le sujet, mais une cause seulement
partielle. L’important demeure que l’intuition et son objet sont deux choses bien distinctes et que
rien ne les maintient constamment ensemble, aucun maillon nécessaire, aucune « forme préalable » à
l’acte d’intuition44. C’est d’ailleurs précisément parce que rien ne s’interpose, fût-ce pour les
enchaîner, entre le sujet et l’objet, que l’intuition d’une chose présente n’atteint rien d’autre que la
chose même. Il y a donc seulement l’acte d’une part et la chose de l’autre. L’intuition est, en ce sens,
toujours libre.
Or ce qui est séparable en droit, comme toute singularité, est séparable en fait par la puissance
absolue. Dieu, rappelons-le, est cette puissance qui peut tout ce qui n’implique pas contradiction. Il
s’est ainsi montré comme la puissance séparatrice des singuliers, des étants en général en tant
qu’autonomes en droit. Il se montre maintenant, pour confirmer notre hypothèse paradoxale,
comme la puissance de séparation entre l’intuition et son objet. Cela veut dire qu’il peut faire être et
subsister une intuition, comme la vue d’un cheval, en l’absence de l’objet, du cheval45. Cela signifie
encore que si l’objet est une cause seconde de l’intuition – c’est-à-dire, dans un sens analogue à celui
que donne Malebranche à ce terme, une cause occasionnelle –, Dieu peut se passer de cette cause, s’y
substituer, pour produire le même effet. Car Dieu, puissance absolue, est cause de toutes les causes
et par conséquent « peut faire immédiatement ce qu’il peut faire par une cause intermédiaire ». La
possibilité d’une intuition d’un non-existant est ainsi fondée sur cette puissance de toutes les
possibilités qu’Ockham nomme « Dieu ».
Mais elle était déjà ouverte par la séparation de principe entre l’acte et la chose, séparation qui
s’offre à nous, concernant l’intuition, dans sa simple vérité, tout acte de foi mis à part. D’un point de
vue, bien sûr, très différent, la physique moderne, par exemple, accuse aussi la séparation entre
l’intuition et la présence de l’objet comme entre deux événements distincts d’émission et de
réception de l’information – distincts, pour reprendre l’expression d’Ockham, « quant au lieu et
quant au support ». Lorsque ces deux événements ont lieu dans des « référentiels topologiques »
suffisamment éloignés, le second peut avoir lieu alors que le support du premier fait déjà défaut, en
vertu de la vitesse finie de la lumière et des ondes en général. On sait aujourd’hui que par ce décalage
nous voyons des étoiles depuis longtemps détruites. Ce n’est pas une simple coïncidence si Ockham
donne précisément l’exemple de la vision d’une étoile – vision à grande distance, donc – qui peut se
maintenir alors que celle-ci est détruite : ista visio potest manere stella destructa46. Sa conception de
l’intuition comme acte singulier à part entière se fonde en effet sur le même principe, valide en
général, de la séparation entre l’acte d’intuition et l’objet dans sa manifestation, principe dont les
implications sont nombreuses et ne s’épuisent pas dans les conséquences qu’il en a tirées.
Ces conséquences concernent, d’abord, les variétés d’intuitions anormales et l’évidence qui s’y
maintient. Dans l’intuition normale, présence et existence sont indissolublement liées, éclairées de la
même évidence. Dans l’intuition extraordinaire qui nous occupe, toutes les anomalies sont possibles
à cet égard. Dieu, qui voit lui-même intuitivement les non-existants comme les existants47, peut
produire en moi l’intuition d’une chose qui n’existe absolument pas – donc ni présente ni existante.
Ockham, peu enclin à la fantasmagorie, n’en donne pas d’exemple. Dieu peut aussi conserver en
moi l’intuition d’une chose qui fut – donc, en un certain sens, existante mais absente parce que
passée. Ainsi d’une étoile morte ou d’une couleur disparue48. Dieu peut enfin produire en moi
l’intuition d’une chose qui existe mais n’est pas assez proche pour être vue naturellement du lieu où
je suis – donc existante mais absente parce que lointaine. Ainsi d’une chose à Rome quand je suis à
Oxford.
Quelle évidence peuvent fournir des intuitions aussi bizarres ? L’évidence est la caractéristique
première de l’intuition en général. Elle ne saurait donc être escamotée. De plus, l’intuition du non-
existant ne saurait être indifférente à l’existence de l’objet comme l’est l’abstraction : voir un cheval
inexistant ou absent, s’il s’agit bien d’une intuition, doit être une expérience beaucoup plus forte que
de penser seulement à un cheval. Cette force doit être celle d’un rapport d’évidence à la chose
comme non existante, d’une évidence de la non-existence. Ockham affirme donc de façon conséquente
que l’intuition d’une chose qui n’existe pas (ou est absente) permet immédiatement de juger qu’elle
n’existe pas (ou qu’elle est absente)49. Dans ce genre d’intuition, je vois par exemple un cheval et il
est évident que je le vois, mais je sais avec la même évidence qu’il n’existe pas. Il y a en effet un
rapport naturel entre le jugement et l’appréhension qui en est la condition, rapport constitutif de
l’intuition et qui ne saurait être troublé. Certes, dans l’intuition normale, ce n’est pas seulement l’acte
intuitif en lui-même mais c’est aussi la chose dans sa présence qui fonde le jugement évident
d’existence ; pourtant, quant au non-existant, l’intuition seule, sans objet, suffit, par sa vertu propre, à
fonder le jugement évident : cette chose n’existe pas50. C’est la qualité propre de ma vision du cheval
fantomatique qui me convainc, comme il arrive dans les rêves, qu’il n’existe pas ; dans un rêve, il
arrive que l’on se dise : « ce que je vois n’est pas vrai ». C’est d’un jugement de ce genre qu’il s’agit
ici. Si l’intuition est seulement conservée après disparition de l’objet comme celle d’une étoile ou
d’une couleur disparue, la non-existence de cet objet sera tout aussi évidente51. Si, enfin, l’intuition
touche une chose seulement absente mais existante, comme le Panthéon de Rome vu d’Oxford,
l’existence de la chose mais aussi, sans doute, son absence seront encore évidentes52.
En bref, l’évidence n’a pas ici le même contenu que dans l’intuition normale, mais elle a la même
qualité d’évidence, la même force. Le jugement n’est pas affecté dans la validité immédiate que lui
donne l’intuition. Le Dieu d’Ockham, seule cause dans tout cela, produit bien des intuitions
bizarres mais n’induit pas en erreur à leur sujet. Il est une pure puissance, il intervient pour briser
l’ordre naturel de la perception, mais ce n’est pas un Dieu trompeur : jusque dans les cas les plus
extraordinaires, l’évidence intuitive, fût-elle d’une teneur paradoxale, reste entière.
L’intuition paradoxale du non-existant est ainsi pensée rigoureusement dans ses principes et ses
conséquences : elle est fondée sur l’autonomie en droit de l’acte d’intuition et sur la puissance absolue qui
change le droit en fait : elle produit une évidence tout aussi parfaite que l’intuition normale.

Mais sa réalisation éventuelle reste pour nous bien mystérieuse. Quel genre d’expérience avons-
nous décrit ? Et à quoi bon décrire une expérience aussi improbable ? On a beaucoup spéculé sur la
base empirique de la description d’Ockham53. Elle ressemble fort aux expériences des inspirés et des
fous. Plutôt que de la considérer (on l’a souvent fait) comme une simple curiosité historique, on peut
faire dire au texte d’Ockham des choses sensées sur de telles expériences, jusque dans leur
compréhension la plus « moderne », sans qu’il soit pour cela nécessaire de le forcer. Que l’on
applique cette hypothèse théorique aux visions des prophètes et des saints ou aux hallucinations des
psychotiques et plus particulièrement des paranoïaques, est indifférent. Peut-être s’agit-il là de deux
conceptions d’une même expérience à laquelle nous n’avons, pour la plupart, aucun accès direct, et
des conclusions théoriques très semblables peuvent être tirées à leur sujet de la description
ockhamiste.
La première est que dans la « vision » ou l’hallucination, tous les effets d’une intuition normale sont
produits, y compris les effets physiologiques, sans objet pour les produire. La chose hallucinée
s’impose d’elle-même, observable dans ses effets du côté du sujet comme dans un miroir. Il s’agit
donc bien, comme Ockham y insiste, d’une appréhension et non d’un jugement, il faut la penser sur
le modèle d’une intuition du réel et non sur celui d’une rêverie. C’est pourquoi, s’agissant de
l’hallucination, le concept psychanalytique de « projection » est insuffisant. Comme le note Jacques
Lacan54, la « projection » suppose un certain jugement d’attribution, tandis que l’hallucination est
plus originaire que tout jugement. On ne peut non plus rendre compte de l’immédiateté, de l’effet
de réalité propre aux visions ou aux délires hallucinatoires, à partir de quelque contenu
psychologique déjà présent et disponible du côté du sujet. La « projection » suppose la présence
disponible d’un contenu déterminé dans l’inconscient que le sujet attribuerait à l’autre ou au réel en
général. Si cette définition s’applique aux interprétations symptomatiques, qui sont des jugements,
mais non aux hallucinations visuelles ou auditives, c’est qu’elle ne peut logiquement55 rendre compte
de l’immédiateté d’une intuition. Appliquée à une intuition, elle serait un cas particulier du préjugé
de la présence d’une représentation préalable à l’intuition, qu’Ockham dénonce en général sous l’idée
d’une « forme préalable cause de la vision » (la forma praevia). Ce qui surgit dans le réel avec
l’« intuition du non-existant », la vision ou l’hallucination, y surgit précisément parce qu’il n’est pas
et n’a jamais été présent pour le sujet, fût-ce inconsciemment56.
Concernant une telle expérience, il faut donc penser ce qu’elle atteint dans le réel : elle est en effet
l’appréhension de quelque chose du côté du réel, quelque chose qui, donné comme non existant,
ouvre depuis le réel une brèche dans la perception. Avec l’intuition du non-existant, ce que pense
Ockham, c’est un réel qui s’impose de lui-même sous la forme du défaut. Il ne s’agit pas en effet de
l’illusion d’une existence, d’un jugement erroné, mais d’un rapport au réel, à la res, comme non
existant. Il serait donc très superficiel de parler, comme on le fait couramment au sujet des
psychotiques, d’une simple « perte de la réalité ». Ce qui est digne d’être interrogé, c’est la forme de ce
réel même tel qu’il se donne, la teneur même de l’intuition, comme le fait Ockham, ou, comme le dit
Jacques Lacan, le « perceptum » lui-même et non quelque représentation psychologique du sujet57. Or
cela est possible du point de vue d’Ockham, cela est possible pour les « visions » inspirées comme
encore pour le délire d’un psychotique. Que voit en effet le sujet d’une intuition du non-existant ? Il
voit une chose, dit Ockham, dont il sait avec évidence qu’elle n’existe pas mais dans laquelle
pourtant son regard se termine. Il éprouve donc immédiatement qu’il a affaire à une intervention
brisant l’ordre normal de la perception ; son intuition même est scindée entre évidence de la chose et
évidence de son néant, son purum nihil. Le principe qui intervient, la seule cause de son intuition,
n’est rien de moins que « Dieu ». Il voit donc le pouvoir même de Dieu et quelque chose que Dieu
lui envoie. Tel est aussi le témoignage des grands mystiques et tel est encore celui du Président
Schreber58 qui éprouve le pouvoir de Dieu derrière les « émanations » qu’il lui envoie.
« Dieu », qui intervient ici directement, sans se montrer lui-même mais en montrant sa pure
puissance, est selon Ockham le principe organisateur de toute la perception normale, dont il institue
les « causes secondes » et la régularité dans la rassurante évidence de l’intuition « naturelle ». Dans
l’interprétation que Lacan propose du délire de Schreber, le Dieu du psychotique est pensé comme
le principe paternel, fondateur de toutes les articulations du « Symbolique » par lesquelles, en
particulier, le réel s’organise dans l’intuition en perceptum normal. Dieu est le fondateur du réel
appréhendé, en tant qu’il est organisé symboliquement comme un ensemble d’enchaînements
réguliers, en tant qu’il est, comme le dit Ockham, « ordonné ». Mais ce Dieu ne se donne pas à voir,
Ockham l’affirme résolument, « il n’est pour nous l’objet d’aucune intuition »59 ; c’est précisément
dans sa réserve qu’il laisse œuvrer les causes régulières de la perception qu’il a lui-même instituées.
Pour Schreber aussi, il est l’absent par excellence, un « laisser en plan » (liegen lassen)60, ce que
l’interprétation de Lacan entérine en affirmant que le principe paternel est principiellement absent61.
Ce qui revient dans l’intuition du non-existant comme dans l’hallucination du psychotique, c’est
donc ce principe absent de toute la perception normale. Selon Lacan, il fait retour dans le réel parce
que son absence a été redoublée par le psychotique62, qu’elle n’a jamais été appelée à comparaître : ce
que dit le concept de « forclusion » (Verwerfung chez Freud). Du point de vue ockhamiste, c’est
seulement une détermination résolument négative de la manifestation divine qui donne un sens à
cette irruption soudaine de Dieu à travers une chose non existante qu’il impose à la vue, brisant un
ordre régulier de la perception derrière lequel toujours il se cachait. Dans les deux cas, Dieu se
manifeste non comme un objet mais comme un pouvoir pur, non comme le contenu d’une
représentation mais comme le nom de ce qui signifie au sens impératif, signifiant en l’occurrence
l’ordre de voir une chose qui n’existe pas. Comme Schreber en proie à la tyrannie divine, le sujet de
l’intuition du non-existant est mis en rapport, par une brèche dans sa perception, avec Dieu comme
à un signe de pouvoir pur. Ce Dieu, qui jamais ne se donne à voir comme le signifié de son nom
(c’est un grand thème ockhamien sur lequel on reviendra à propos de la « science » théologique) est
pourtant le même qui organise la perception normale la plus rassurante, c’est le même qui régnait dès
le départ, et c’est en ce sens, comme le dit Lacan63 lui-même, qu’il n’est pas un Dieu trompeur.
Tel pourrait donc être le sens de ce que pense Ockham comme « intuition du non-existant » : le
retour dans le réel, sous la forme d’une brèche, d’un défaut et d’une scission de l’évidence intuitive, du
principe même de l’organisation perceptive (« Dieu »).
Ce qui fait l’unité de ces descriptions d’une telle expérience, par Ockham, par un psychotique et
par celui qui se fait son interprète, c’est une détermination foncièrement négative de Dieu comme
pure puissance. C’est en un mot la religion, qui n’est pas la théologie positive, et que Lacan se flatte
de prolonger à sa manière64 : une pensée qui nomme « Dieu » le principe des principes sans pour
autant en faire un objet de connaissance. Ces descriptions théoriques sont particulièrement
adéquates, me semble-t-il, concernant les expériences du genre des visions inspirées et des
hallucinations ; elles ont le mérite de prendre au sérieux la façon dont ces expériences sont vécues par
leurs sujets : si un prophète a une vision sans support objectif pour tous les autres, Ockham peut en
rendre compte comme une véritable intuition et non comme une illusion psychologique ; quand
Schreber dit qu’il a affaire à Dieu, Lacan ne le dément pas. De même qu’Ockham semble
directement en prise, dans sa description originale de ces anomalies de l’intuition, sur les expériences
religieuses extrêmes auxquelles il lui est demandé de croire, de même la théorie analytique de
l’hallucination dans la paranoïa, chez Lacan mais déjà chez Freud, est en grande partie une reprise
littérale, avec tout le sérieux de la théorie, du discours que le psychotique, Schreber, tient lui-même
sur son cas65. Celui-ci a la force démonstrative inquiétante d’une véritable théologie négative où
Dieu est le principe absent de toute l’organisation du monde perçu et ne s’y manifeste qu’en brisant
l’ordre de la perception. Ockham pense des phénomènes très semblables sur le fond d’une théologie,
elle aussi, résolument négative de la pure puissance. Jacques Lacan, enfin, fait crédit au Dieu de
Schreber d’être le nom du grand absent, d’un principe paternel dont l’analyse ne fait que confirmer la
puissance cachée en lui donnant un autre nom (le « Nom-du-Père » de Lacan, repris à la formule du
sacrement chrétien). C’est ainsi toujours la forme d’une théologie négative qui semble se profiler
derrière ces descriptions.
Telle pourrait être aussi la limite de ces tentatives théoriques d’Ockham, de Schreber même et de
Lacan, à bien des égards parallèles. Elles aident à penser des intuitions extraordinaires, comme les
visions ou les hallucinations, telles qu’elles se donnent, sans pour autant les décrire simplement de
l’intérieur, mais en élaborant théoriquement la façon dont elles sont vécues et dites. Elles dépassent
ainsi le point de vue de la psychologie et le préjugé concernant les « contenus mentaux ». Mais elles
se terminent, fût-ce par des négations, fût-ce avec une grande réserve quant au Principe qu’elles
désignent, dans une théologie. Ockham, qui ne saurait se réclamer, comme Lacan, des Lumières66,
n’a évidemment pas à en rougir.

L’intuition du non-existant, telle qu’elle est décrite par Ockham, a donc peut-être une portée plus
que locale, une certaine pertinence générale pour ce qui concerne la compréhension philosophique
des perceptions insolites comme les visions ou les hallucinations. Sa pertinence, elle la doit, jusque
dans ses résonances théologiques, à la vérité d’un paradoxe de l’intuition en général dont elle n’est
qu’un aspect : l’aspect, de fait, le plus étrange et le plus spectaculaire. Ce paradoxe de l’intuition,
l’expérience extraordinaire dont on a rendu compte ne fait que le signaler et on peut le résumer
ainsi : en dépit de son évidence, l’intuition est toujours séparée de son objet, toujours à distance. Cette
proposition est moins triviale qu’il n’y paraît, car elle rend compte du problème central de l’intuition
sans mettre en cause son évidence. L’évidence de l’intuition n’est jamais prise en défaut : elle tient à
l’immédiateté qui toujours la caractérise. Mais l’immédiateté est entière, avant tout, entre l’acte
d’intuition et le jugement qu’elle fonde, entre la vue de cette rose et la vérité : « cette rose existe (ou, dans
un cas insolite : “n’existe pas”) ici et maintenant ». Entre l’acte et la chose, pourtant, l’immédiateté ne
va pas sans distance. L’intuition a toujours affaire directement à la chose même (ou, dans un cas
insolite, à la non-chose même, au purum nihil) mais elle s’en sépare comme une chose d’une autre
chose, la vision étant autre chose que la chose vue. Or, quel est le problème central de l’intuition ?
Celui que pose sa définition comme rapport à la chose en tant qu’existante ou non existante :
comment l’existence peut-elle n’être qu’un paramètre positif ou négatif affecté à la chose ? Nous
disposons donc d’un problème (l’existence comme simple paramètre dans l’intuition) et d’un
paradoxe (la distance séparant l’acte d’intuition et son objet pourtant immédiat). C’est dans le
paradoxe qu’il faut chercher la solution du problème.
Le problème est aigu et regarde, au-delà de l’intuition, toute l’expérience. Car l’existence, du côté
de la chose, se confond absolument avec celle-ci. L’existence de cette rose n’est rien d’autre que cette
rose. Ockham l’a affirmé avec force : « existence » et « essence », « exister » et « entité » signifient
exactement la même chose ; cette indivision est la détermination ultime du singulier. Pourtant,
l’expérience insolite que nous avons décrite montre qu’on peut avoir affaire à une chose dépourvue
d’existence, que l’intuition n’a pas à l’existence un rapport invariable mais un rapport discriminant.
L’expérience montre encore, au-delà de l’intuition, qu’on peut avoir affaire à la chose, par exemple la
rose lorsque j’y pense sans la voir, indifféremment à son existence, c’est-à-dire encore à une chose
dont l’existence est retranchée. L’existence est, certes, retranchée d’une manière différente dans
l’intuition évidente du non-existant et dans l’abstraction, qui est sans évidence. Mais le problème
demeure de la possibilité générale d’un tel retranchement dans l’expérience, attendu que l’existence
du côté de la chose en est inséparable. Comment concilier l’indivision ontologique de la chose et de son
existence et le fait empirique d’un rapport à une chose sans son existence ?
Bien qu’il ne discute pas le problème ex cathedra, Ockham pense dans la direction de sa solution.
Tout acte de l’esprit, fût-ce l’acte le plus simple qui constitue l’intuition, est à distance, à l’écart de la
chose : il s’en distingue loco et subjecto. Depuis cette distance, on peut penser, logiquement ou
ontologiquement, l’être de la chose comme être indivis, reconnaître que la chose réside en elle-
même dans la transparence d’une essence-existence. Mais on ne peut y pénétrer. Ce n’est pas un
aspect de la chose qui, ainsi, nous échapperait, car tous ses aspects sont accessibles : c’est la
coïncidence même de tout aspect avec l’émergence singulière de la chose. On a vu au chapitre
précédent que l’impénétrabilité de cette identité à soi, de cette auto-affirmation de l’être, constituait
la limite principielle du discours ontologique, l’aporie de la substantialité. On pourrait dire, en ce
sens, que l’étant se réduit à lui-même dans une identité répulsive. On peut être fidèle à cette
indivision, non seulement dans un discours ontologique réduit que l’on tient sur la chose, mais par
une certaine appréhension empirique, l’intuition normale ou naturelle, qui est à la fois sensible et
intellectuelle, atteignant une existence et une essence. Mais il reste que l’être-exister indivis de la rose
réside en son lieu qui n’est pas celui de l’acte d’intuition (ma vue de la rose) : ils se distinguent loco et
subjecto. Lorsqu’on dit, comme Ockham, que l’existence n’est rien d’autre que l’essence, qu’elles
désignent seulement de manière différente la même chose, la rose même, l’une comme un verbe –
« exister » –, l’autre comme un nom, on part du lieu d’une scission pour parvenir au lieu d’une
unité. La scission a donc bien lieu quelque part. Même s’il ne doit désigner que la chose dans son
intégrité, le terme d’« existence » est en lui-même l’aveu de la scission. C’est que l’affirmation de
l’existence, depuis le lieu propre de l’intuition, indique que l’on a affaire, directement mais à distance, à
l’intégrité de la chose telle qu’elle se présente dans cet autre lieu qui lui est propre. Autrement dit,
l’existence n’a jamais été autre chose qu’un prédicat, affecté dans la pensée à la chose comme un
simple paramètre signalant qu’elle est bien là, dans sa stricte égalité à elle-même. L’existence n’a
jamais été autre chose que l’indice de l’intuition. « Cette chose existe » est une proposition qui, du
point de vue de la chose, si un tel point de vue était possible, n’aurait aucun sens. Cela ne veut pas
dire qu’en formant ce jugement on n’affirme rien de la chose, ou que l’existence, comme le dit Kant,
n’est pas un prédicat « réel » ; bien au contraire, on affirme par lui la chose même dans son intégrité.
Mais cette affirmation n’est nécessaire qu’à distance, depuis le lieu de l’appréhension : c’est
seulement au sujet de l’appréhension qu’elle nous apprend quelque chose, à savoir qu’elle a affaire à la
chose dans le lieu même de son émergence.
Ainsi, l’existence – c’est tout le paradoxe de l’intuition – n’est rien d’autre que l’indice pour moi de
la situation de la chose en son lieu propre. Dans le jugement évident motivé par l’intuition : « cette
rose existe », on affirme que la rose est appréhendée dans son lieu, là où elle est tout ce qu’elle est,
dans un coin du jardin. C’est parce qu’elle est vue à distance, depuis un autre lieu, que cette
affirmation ne va pas de soi et a donc un sens. Car, lorsque je me détourne de la rose, je ne peux en
l’appréhendant que décrire son lieu propre, dire où dans le jardin et quand je l’ai vue, c’est-à-dire
suppléer une appréhension de son lieu et de son avoir-lieu qui désormais fait défaut. L’abstraction de
l’existence n’est que l’abstraction du lieu propre de la chose, de même que l’intuition de la non-
existence n’est que l’intuition d’un non-lieu. Si ce retranchement de l’existence est possible, bien
que, du côté de la chose, elle ne fasse qu’un avec elle, c’est que d’emblée, dans le rapport le plus
immédiat à la chose, deux lieux distincts et un écart sont impliqués : écart entre la vue et la chose,
l’acte et son objet. La réduction de l’existence à un paramètre, discriminant ou indifférent, n’est
qu’un effet de distance. Cela ne veut pas dire que hors de l’intuition, qui est existentielle, on ne puisse
avoir affaire à la chose même : on a seulement affaire à elle sans l’évidence de son lieu (ou, dans le cas
insolite, de son non-lieu). Ce retranchement de l’existence, comme retranchement du lieu, reste très
difficile à penser ; mais on peut du moins reconnaître qu’il revient à une difficulté à penser l’écart
originaire de toute appréhension. Or il s’agit là de l’écart décisif, au sens littéral, de l’expérience.
C’est à partir de cet écart, à partir du fait que toute appréhension, aussi immédiate soit-elle, aussi
fidèle à l’indivision et à l’identité à soi de la chose, a lieu ailleurs que dans la chose, c’est à partir de
cette distance originaire que s’ouvrent toutes les possibilités de variations dans le contenu de
l’expérience. C’est déjà en vertu de cet écart que les choses nous apparaissent comme distinctes entre
elles et de nous, nous repoussant pour autant qu’elles se manifestent à nous dans leur séjour en elles-
mêmes. Et c’est encore en vertu de cet écart que les choses pourront être diversement traitées par
l’expérience.
Cet écart originaire, où se noue le paradoxe ockhamien de l’intuition, est l’objet ultime de toutes
les analyses que nous avons reprises. C’est lui qui permet de penser que dans l’intuition naturelle,
l’intuition la plus commune, l’existence peut être un thème pour un jugement : c’est lui qui justifie que
dans l’intuition « surnaturelle » du non-existant ou dans l’hallucination, l’acte d’appréhension peut
être produit ou maintenu en l’absence de la chose. Avec ce paradoxe, énoncé sous la forme de
l’observation anodine : « La vision se distingue loco et subjecto de la chose vue », Ockham reconnaît
une nouveauté radicale du point de vue de l’expérience par rapport à celui de l’ontologie.
L’ontologie ne pouvait qu’affirmer et explorer l’unité numérique du singulier comme une entité
réelle et irréductible. La théorie de l’expérience doit rendre compte des variations dans le rapport à
cette unité, et ainsi d’une certaine violence qui lui est faite. Ces variations sont toutes ouvertes dans
l’écart originaire de l’intuition. La première d’entre elles est celle que nous avons analysée : la
variation dans le jugement évident d’existence. Mais ce n’est pas la seule et elle prélude à toutes les
variations qui conduisent à la mise en série des singuliers dans l’expérience.
La description autonome de l’intuition a donc rempli un double rôle. D’une part, elle a permis de
toucher le sol même de l’expérience : l’appréhension directe, sensible et intellectuelle, de la chose
singulière existant ici et maintenant, dans ses conditions d’existence – cette intuition « naturelle » où
« commence toute connaissance expérimentale ». D’autre part, elle a permis, dans l’explicitation du
paradoxe de l’intuition illustré par les expériences extrêmes, « surnaturelles » ou hallucinatoires, de
mettre en lumière l’écart critique de toute expérience – cet écart originaire entre l’intuition et la
chose mais aussi, en général, entre tout acte et son objet, où s’ouvrent toutes les possibilités de jeu et
de variation dans le rapport empirique au singulier. En deçà de ses échos théologiques, l’intuition
paradoxale du non-existant signale en effet cette distance première où toute expérience, fût-elle
immédiate et transparente, se constitue. En prenant pour point de départ l’intuition naturelle et
évidente du singulier et pour fil directeur la pensée de l’écart entre l’acte et l’objet, on peut tenter
maintenant de décrire la genèse de l’expérience, c’est-à-dire le passage d’étape en étape de la couche
la plus originaire ainsi dégagée au concept et au jugement. Cette genèse doit rendre compte des
différents modes de donation de l’objet singulier ; elle s’entame dans le passage de l’intuition à ce
second type d’appréhension de la chose même qu’Ockham nomme « abstraction ».

1. Toute l’expérience est en effet envisagée par Ockham en suivant le fil directeur du rapport à la proposition, de la notitia respectu
propositionis. Prologue, qu. I, passim.

2. « La première distinction est celle-ci : il y a, parmi les actes de l’intellect, deux actes, dont l’un est appréhensif [...]. On peut dire
judicatif un autre acte, par lequel l’intellect n’appréhende pas seulement l’objet [la proposition] mais lui donne son assentiment ou son
dissentiment [...]. Il est ainsi clair qu’à l’égard du complexe, il peut y avoir un acte double, à savoir appréhensif et judicatif. » Prologue,
qu. 1, art. 1, p. 16.
À ces actes correspondent deux habitus : « De même qu’à l’égard du complexe il y a deux actes, de même il y a deux habitus
correspondants, l’un inclinant à l’acte appréhensif et l’autre inclinant à l’acte judicatif. » Ibid., p. 17.

3. « La première conclusion préalable est que l’acte judicatif à l’égard d’un complexe présuppose un acte appréhensif à l’égard dudit
complexe. » Ibid., p. 17.

4. « [L’acte appréhensif] porte sur tout ce qui peut terminer l’acte de la puissance intellective, qu’il s’agisse d’un complexe ou d’un
incomplexe ; car nous appréhendons non seulement les incomplexes mais encore les propositions, les démonstrations, les impossibles,
les nécessaires et en général tout ce qui regarde la puissance intellective. [... L’acte judicatif] porte seulement sur le complexe, car nous
donnons notre assentiment par l’intellect seulement à ce que nous tenons pour vrai, et notre dissentiment seulement à ce que nous
estimons faux. » (Or seules les propositions peuvent être vraies ou fausses.) Ibid., p. 16.

5. « Tout acte judicatif présuppose dans la même puissance [l’intellect] une connaissance [notitia] incomplexe des termes, car il
présuppose un acte appréhensif. Or l’acte appréhensif à l’égard d’un complexe présuppose la connaissance incomplexe des termes. »
Ibid., p. 21.

6. « Tout incomplexe est appelé “terme”. [...] On appelle « terme » ce qui, pris de façon significative [significative sumptum], peut
être sujet ou prédicat d’une proposition. » S.L., I, 2, p. 9. »« Pris de façon significative » veut dire : pris pour la chose. C’est pourquoi
on rencontre souvent, sous la plume d’Ockham, l’expression : terminus vel res.

7. Il s’agit là de la conception ockhamiste de la vérité, sur laquelle on reviendra, et qui peut tenir dans cette formule : seule une
proposition prédicative peut être vraie et elle l’est en effet quand le sujet et le prédicat signifient – font référence à – la même chose.
Cf., par exemple : « Pour la vérité d’une telle proposition [...], il est requis et il suffit que le sujet et le prédicat tiennent lieu du
même. » S.L., II, 2, p. 250.

8. « Je dis qu’à l’égard de l’incomplexe, il peut y avoir deux types d’appréhension [duplex notitia], dont l’une peut être appelée
abstractive et l’autre intuitive. » Ibid., p. 30.

9. Au lieu de notre exemple, Ockham prend celui de la proposition contingente : « Socrate est blanc » : « Toute notitia incomplexe
de termes qui peut être la cause d’un rapport d’évidence à une proposition composée de ces termes se distingue en espèce d’une notitia
incomplexe desdits termes qui, aussi forte soit-elle, ne peut être la cause d’un rapport d’évidence à la même proposition. Or il est
certain que l’intellect peut avoir une notitia incomplexe de Socrate et du blanc en vertu de laquelle, pourtant, on ne puisse savoir avec
évidence si Socrate est blanc ou non, comme le montre l’expérience ; et outre cette notitia incomplexe, on peut en avoir une en vertu
de laquelle on puisse savoir avec évidence que Socrate est blanc s’il est blanc. On peut donc avoir de ces termes deux notitia
incomplexes, dont l’une peut être la cause d’une notitia évidente de cette proposition contingente et l’autre pas, aussi forte soit-elle ;
elles se distinguent donc en espèce. » Ibid., p. 22-23. Et, plus loin : « Toute notitia incomplexe d’un terme, ou de plusieurs termes, en
vertu de laquelle on peut connaître avec évidence une vérité contingente, est intuitive [notitia intuitiva]. » Ibid., p. 32.

10. La nouveauté de la pensée ockhamiste de l’intuition se marque par un certain défaut de vocabulaire. Si certains veulent appeler
ce que je décris autrement qu’« intuition », cela m’est égal, dit Ockham (Prologue, qu. 1, p. 30). Le terme, dans cette acception, était
récent (remontant à Duns Scot) et Ockham en fit un usage très original, donnant à ce qu’il signifie une importance sans précédent.

11. La théorie scotiste de l’intuition et de l’abstraction a un statut un peu marginal chez Scot lui-même, mais eut une très grande
influence, y compris sur ceux qui s’en démarquèrent, comme Ockham. En établissant la distinction entre les deux appréhensions per
rationes motivas formales, Scot voulait dire que l’intuition est motivée directement par la chose même et en propre, tandis que
l’abstraction est motivée par quelque médium, quelque cause contenant virtuellement la chose ou quelque ressemblance
représentative. Cf. la citation des Quodlibeta de Scot, qu. 13, faite par Ockham dans son Prologue, qu. 1, p. 34.

12. « [Intuition et abstraction] ne différent pas en cela, que l’[appréhension] abstractive n’atteint pas l’objet en lui-même et dans sa
détermination parfaite [in se sub perfecta ratione] mais seulement dans quelque ressemblance affaiblie, tandis que l’intuitive atteint l’objet
en lui-même et dans sa détermination complète, comme le dit un certain Docteur [Duns Scot]. » Ibid., p. 34. Il en résulte que :
« Totalement identique et dans la même détermination du côté de l’objet est l’objet de l’intuition et de l’abstraction [idem totaliter et
sub eadem ratione a parte objecti]. » Ockham le confirme en disant que tout ce qui est objet d’intuition peut être objet d’abstraction et
inversement. Ibid., p. 36 ; cf., déjà, p. 31.

13. « Il est clair que les vérités contingentes au sujet des sensibles ne peuvent être connues sinon quand ils sont sentis, car l’intuition
intellectuelle de ces sensibles ne saurait avoir lieu ici-bas [pro statu isto] sans leur intuition sensible. » Seuls les Anges et les âmes séparées
peuvent en effet se passer de l’intuition sensible. Ibid., p. 27.

14. Ces purs intelligibles incorporels sont en particulier les actes et les passions de l’esprit. Leur appréhension strictement intuitive
fait l’objet d’une thèse d’Ockham sur laquelle on reviendra dans le § suivant. Cf. Corollaire II du premier article, Prologue, qu. 1,
p. 39 et suivantes (« Il y a une notitia intuitive de choses purement intelligibles »).

15. « L’abstraction [cognitio abstractiva] s’entend de ce qui abstrait de l’existence et de la non-existence [...] ; elle se distingue de
l’intuition en ce que celle-ci [notitia intuitiva rei] est telle que l’on peut savoir si la chose est ou n’est pas, de sorte que, si elle est,
d’emblée l’intellect juge qu’elle est et sait qu’elle est avec évidence... » Ibid., p. 31.

16. L’abstraction abstrait aussi « des autres conditions qui adviennent de façon contingente à la chose, ou en sont prédiquées ». Au
contraire, l’intuition « est telle que par elle on sait d’emblée si la chose est dans une autre chose ou non, si elle est distante d’une autre
ou non, et de même pour les autres vérités contingentes. » Ibid., p. 31.

17. Selon Scot, l’abstraction est une appréhension « de la quiddité, par laquelle celle-ci est abstraite de l’existence actuelle et de la
non-existence ; l’appréhension intuitive est de la quiddité selon son existence actuelle ou de la chose présente selon une telle
existence. » Opus Oxoniense, I, II, dist. III, qu. 9, no 6, cité par E. Gilson, Duns Scot, Paris, Vrin, 1952, p. 426. Cf. aussi la citation de
Scot par Ockham, Prologue, qu. 1, p. 33.
18. Par exemple : « ... pourtant, naturellement il ne peut y avoir d’intuition sans l’existence de la chose, qui est
[toujours”naturellement”] la vraie cause de l’intuition. » Ibid., p. 38.
Ou encore : « L’intuition ne peut être causée naturellement sinon quand l’objet est présent à une distance déterminée. » Sent., II,
qu. 13, p. 259.

19. Le cas exceptionnel serait celui de Dieu, qui serait connu seulement abstractivement sans avoir été l’objet d’une intuition. Cf.
« responsio », p. 72 du Prologue ; idée sur laquelle Ockham est d’ailleurs revenu. Cette question est abordée dans notre dernier chapitre
au sujet de la théologie.

20. « Pour parler naturellement, ces deux notitia ont des causes efficientes distinctes : la cause efficiente de l’intuition est la chose
même, la cause efficiente de l’abstraction est l’intuition elle-même ou quelque habitus inclinant à l’abstraction. » Or les habitus aussi
dérivent en fin de compte, comme on le verra, de l’intuition. Ibid., p. 61. Ce point est développé dans Sent., II, qu. 13 et 14. « On
peut admettre que l’intuition, sensible comme intellectuelle, est la cause partielle de l’abstraction... », p. 257 (qu. 13). « On peut
acquérir une notitia abstractive incomplexe par les choses au moyen de l’intuition... », p. 316 (qu. 14).

21. Voir page précédente, note 21. L’opposition intuition/abstraction recouvre dans l’expérience normale l’opposition
présence/absence : « Par l’abstraction, aucune vérité contingente, surtout concernant le présent, ne peut être connue avec évidence.
Ainsi est-il clair de facto que, lorsqu’on connaît Socrate et sa blancheur en son absence, on ne peut savoir, selon cette notitia incomplexe,
ni que Socrate est ou n’est pas, ni qu’il est blanc ou ne l’est pas, ni qu’il est à distance de tel lieu, et de même pour les autres vérités
contingentes. » Prologue, qu. 1, p. 32.

22. [À propos de l’intuition des actes internes et de sa propre existence dans l’ego cogito] : « Nous faisons l’expérience de ces actes en
nous de même que de n’importe quel sensible et nul ne doute plus du fait qu’il aime ou n’aime pas que du fait qu’il a chaud ou qu’il voit. » [je
souligne] L’intuition intellectuelle de soi-même (cf. pages suivantes) est donc préparée par une intuition sensible de soi-même. Ibid.,
p. 41.

23. « L’intuition est cette notitia incomplexe en vertu de laquelle on peut connaître quelque vérité contingente, surtout concernant
le présent. » Ibid., p. 32.

24. Le propre de toute intuition est d’avoir affaire au hic et nunc (cf. la « distance déterminée » dans la note 21 page précédente et plus
généralement le second paragraphe de la page 64 du Prologue) et à toutes ses déterminations. La consistance même du monde, comme
simple connexion spatiale (cf. notre premier chapitre, § 14), est donc donnée dans l’intuition.

25. « L’intuition est telle que, lorsque des choses sont connues dont l’une est dans l’autre, est séparée de l’autre selon le lieu ou est
d’une autre manière en rapport avec l’autre, on sait d’emblée, en vertu de cette notitia, si tel est le cas. » Ibid., p. 31.

26. « Dans cette notitia [l’intuition] commence la connaissance expérimentale [notitia experimentalis]. » Et toute connaissance
scientifique [scientifica] acquise par expérience [accepta per experientiam] commence dans l’intuition. Ibid., p. 32.

27. « Beaucoup se trompent, qui croient qu’il n’est pas d’intuition sinon oculaire, ce qui est faux. » Sent., II, qu. 13, p. 269.

28. Et tout particulièrement contre Thomas d’Aquin.

29. Ockham applique en fait, de façon très stricte, un principe hiérarchique imposé aux philosophes par l’Église depuis la
condamnation faite par Étienne Tempier en 1277 : « l’intellect est capable de tout ce dont les sens sont capables ». Mais inversement,
puisqu’il réduit, à l’égard des choses sensibles, l’objet de l’intellection à la chose singulière telle qu’elle fut sentie (singularis prius sensati),
c’est à un effacement de la hiérarchie que tend Ockham. Cf. supra, p. 86.
« Ce qui connaît une chose telle qu’elle est dans tel et tel lieu, dans tel et tel “maintenant” et dans ses autres circonstances [i.e. dans
toutes ses conditions d’existence], cela connaît mieux et est d’une nature plus parfaite que ce qui ne connaît pas la chose ainsi. Si donc
les sens connaissent ainsi et non l’intellect, l’intellect sera moins parfait que les sens. Je dis donc [pour respecter le principe
hiérarchique] que l’intellect connaît intuitivement le singulier comme ici et maintenant et selon toutes les conditions selon lesquelles
les sens le connaissent, et même selon de plus nombreuses [car il connaît encore l’essence du singulier]. » Sent, II, qu. 12, p. 284.

30. « Immédiatement après une intuition parfaite [celle qui nous occupe], que l’objet soit détruit ou absent, l’intellect peut
considérer la même chose, puis former ce complexe [cette proposition] : “cette chose fut à un moment donné” et y donner son
assentiment dans l’évidence, comme chacun peut en faire l’expérience en soi-même. » Sent, II, qu. 12, p. 262.
[Ockham cite Averroès, déclarant qu’une proposition dont le prédicat est un verbe – donc, est temporel – peut être vraie ou fausse,
et ajoute : ] « on voit par là que l’intellection suffit au jugement comme sa cause prochaine et qu’il est donné à l’intellect de connaître
le temps et les choses de ce genre [les conditions d’existence], de même qu’aux sens. Or cela implique une intuition... » Prologue,
p. 27.
« L’intellect a une notitia par laquelle il discerne l’ici et le maintenant, de même que le peuvent les sens, et il s’agit de l’intuition. »
Ibid, p. 64.
31. « Quant à l’intuition naturelle [cognitio intuitiva naturalis] [...], notre intellect pense [intelligit] les autres choses, non par leur espèce
ou par sa propre essence, mais par les essences des choses pensées. Et le “par”, ici, veut dire [...] que le fondement de cette pensée
[ratio intelligendi] est l’essence même de la chose connue. » Sent., II, qu. 12, p. 276.
« Contre l’argument selon lequel l’intellect n’a pas d’intuition, car il ne connaît pas le singulier, je dis que l’intellect, ici-bas [pro statu
isto], connaît le singulier et même de façon première. » Prologue, p. 63.
Sur cette question, voir notre premier chapitre, troisième section, § 8.

32. « Il est possible à l’intellect d’avoir ces deux types d’appréhension [duplex cognitio, à savoir l’intuition et l’abstraction], même à
l’égard des purs intelligibles. » Prologue, p. 29. L’intuition des purs intelligibles fait l’objet du second Corollaire de la première question
du Prologue, p. 39.

33. « Il est clair que notre intellect, ici-bas, appréhende non seulement les sensibles, mais appréhende en particulier et intuitivement
certains intelligibles qui ne tombent en aucune manière sous les sens [...], comme les pensées, les actes de la volonté, le plaisir qui en
découle ou la tristesse, etc., dont l’homme peut éprouver [experiri] en lui la présence et qui pourtant ne sont pas sensibles et ne
tombent sous aucun sens. Que de telles choses sont en effet appréhendées par nous en particulier et intuitivement, cela est clair, car la
proposition “je pense” [“ego intelligo”] est connue de moi avec évidence. » Prologue, p. 39-40.

34. « ... Il est manifeste que l’intuition de moi-même ne suffit pas. » Ibid.

35. « En vertu de la liberté de la volonté, il n’est rien de contingent dont dérive nécessairement la proposition “j’aime Socrate” ; car
elle devrait suivre, surtout, la proposition “je sais que Socrate doit être aimé de moi”. Or la volonté peut librement vouloir l’opposé de
ce que lui dicte l’intellect. » Ibid., p. 40-41.
Déjà cité à propos de l’évidence sensible de soi-même : « Ce qui est acquis par expérience n’est pas possible sans intuition. Mais de
ceux-ci [les actes de l’esprit] on acquiert une science par expérience, car nous les éprouvons [experimur] en nous de la même manière
que n’importe quel sensible, et nul ne doute plus du fait qu’il aime ou n’aime pas que du fait qu’il a chaud ou qu’il voit ; donc, etc. »
Prologue, p. 41.

36. À l’objection selon laquelle la réflexivité exclut un accès direct et donc intuitif à ses propres actes, Ockham répond : « À
proprement et strictement parler, il n’est nulle intellection réflexive, car la réflexion au sens strict inclut nécessairement au moins deux
choses, comme on le voit dans le mouvement local réflexe. Mais en prenant la réflexion au sens large, je concède que cette
intellection [des actes internes] est réflexe, et il n’en reste pas moins qu’elle est intuitive. » Ibid., p. 65.
Plus loin, Ockham conclut : « Qu’il en est ainsi, nous le savons par expérience et ne pouvons le connaître autrement. » Ibid., p. 66.

37. « Je dis que l’intuition, ici-bas, ne touche pas tous les intelligibles, même s’ils sont également présents à l’intellect, car elle
touche les actes et non les habitus. Qu’il en est ainsi, nous le savons par expérience, car quiconque éprouve qu’il pense, qu’il aime et a
du plaisir, n’éprouve pas de la même manière qu’il est incliné à ces actes par un habitus [...] et l’inclination ne peut être connue avec
évidence par l’intuition [...], mais seulement être connue par la raison et le discours. » Ibid., p. 69.

38. Ockham cite en effet sans cesse Augustin dans ce Corollaire (p. 39 et suivantes).

39. « Par cette notitia [l’intuition] commence la notitia expérimentale car, en général, celui qui peut acquérir l’expérience
[experimentum] de quelque vérité contingente et, par son intermédiaire, d’une vérité nécessaire, a une notitia incomplexe d’un terme
que n’a pas celui qui ne peut faire cette expérience. Et ainsi, de même que selon le Philosophe [Aristote, Métaphysique, I, 1 ; Seconds
Analytiques, II, 19] la science des sensibles acquise par expérience commence dans le sens, c’est-à-dire dans l’intuition sensible de ces
sensibles, de même, en général, la connaissance scientifique de ces purs intelligibles acquise par expérience commence dans l’intuition
intellectuelle de ces intelligibles. » Ibid., p. 32-33.

40. C’est l’objet du premier Corollaire de la première question du Prologue : « On peut avoir une intuition d’une chose non
existante », p. 38-39.

41. « La vision intuitive, qu’elle soit sensible ou intellectuelle, est une chose absolue [singulière], distincte, quant au lieu et au
support [le substrat essentiel], de l’objet. » Prologue, p. 39. Cette distinction loco et subjecto est au cœur de toute la discussion.

42. Ockham réfute l’idée de Scot selon laquelle « l’intuition a nécessairement une relation annexe, réelle et actuelle à l’objet »
(citation des Quodlibeta de Scot, qu. 13, nos 11-12, dans le Prologue d’Ockham, p. 34 et réfutation p. 37).

43. La démonstration d’Ockham est plus complexe. C’est seulement si la cause de l’intuition, dans l’esprit, était une cause
matérielle qu’on pourrait se passer de l’objet : « Si cette forme [la cause en question] était une cause matérielle, elle pourrait, si elle
était par soi [seule], recevoir par soi cette vision. » C’est encore une reprise d’un argument scotiste. Puis, Ockham transpose le même
argument pour réfuter une cause constante de l’intuition dans l’objet ; là encore, si cette cause est matériellement dans l’objet, « alors,
si la chose existait mais l’intellect était détruit, elle pourrait recevoir en elle-même [subjective] cette intuition. Il est ainsi manifeste que
cette intuition n’est pas dans la chose intuitionnée elle-même [subjective]. » Une causalité formelle ou finale étant aussi absurde, il reste
qu’il y ait un lien de causalité efficiente entre sujet et objet. Ce lien sera vite brisé (paragraphe suivant). Ibid., p. 35.

44. C’est, en fait, le rejet de toute « forme préalable » (forma praevia) à l’intuition, auquel j’ai fait allusion comme critique d’une cause
constante de l’intuition. Avec ce rejet, esquissé déjà par Duns Scot, tombe une partie de la théorie médiévale de l’expérience,
consacrée à la détermination d’une telle forme rendant compte de l’appréhension. Ce rejet équivaut bien à un rejet d’une cause
constante de l’intuition, en particulier du côté de l’objet : « Si l’objet, en tant qu’il termine [l’acte d’intuition], ne joue pas le rôle
d’une cause essentielle à l’égard de l’intuition, alors, dans le cas où un tel objet est simplement détruit selon toute son existence réelle, on
peut néanmoins poser une intuition » (je souligne). Ibid., p. 36.

45. « Toute chose absolue, distincte quant au lieu et au support d’une autre chose absolue, peut, par la puissance divine absolue,
exister sans celle-ci, car il semble invraisemblable que si, par exemple, Dieu veut détruire une chose absolue existant au ciel, il soit
nécessaire qu’il détruise une autre chose existant sur la terre. Or la vision est une chose absolue, donc, etc. » Ibid., p. 38-39.

46. Les trois citations suivantes forment une page, une des plus belles qu’Ockham ait écrites, il me semble.
« Si je vois intuitivement une étoile existant dans le ciel, cette vision intuitive, qu’elle soit sensible ou intellectuelle, se distingue,
quant au lieu et au support, de l’objet vu ; cette vision peut donc demeurer, l’étoile étant détruite. » Ibid., p. 39 (subjectum peut, ici,
être traduit indifféremment par « sujet », « support » ou « substrat »).

47. « On voit, en outre, clairement, par ce qui précède, comment Dieu a l’intuition de toute chose, qu’elle soit ou ne soit pas, car il
sait avec évidence que les créatures ne sont pas quand elles ne sont pas, de même qu’il sait qu’elles sont quand elles sont. » Ibid.

48. « On voit enfin clairement qu’une chose non existante peut être appréhendée intuitivement, bien que l’objet premier de cet
acte n’existe pas, car la vision sensible d’une couleur peut être conservée par Dieu alors que la couleur même n’existe pas ; et pourtant
cette vision se termine dans la couleur comme dans son premier objet, et pour la même raison la vision intellectuelle. » Ibid., cf. aussi
Sent., II, qu. 12, p. 260.
Cet exemple, comme celui de l’étoile morte, se trouve confirmé d’un autre point de vue : ici, par la relative rémanence de traces
rétiniennes de la couleur.

49. « Si cette intuition était conservée par la puissance divine à l’égard d’un non-existant, on saurait avec évidence, en vertu de cette
intuition, que la chose n’est pas. » Ibid., p. 31. « Je dis que par l’intuition de la chose on peut savoir avec évidence que la chose n’est pas
quand elle n’est pas ou si elle n’est pas. » Ibid., p. 70.

50. « Si l’on demande quelle est la cause de ce jugement [de non-existence], on peut dire que la cause peut en être l’intuition de la
chose. Et si l’on objecte que l’intuition est capable de causer l’effet opposé si la chose existe, on peut dire qu’il n’y a pas d’inconvénient
à ce qu’une cause, accompagnée d’une autre cause partielle, cause un certain effet et pourtant, lorsqu’elle est seule, sans l’autre cause
partielle, cause l’effet opposé. Et donc c’est l’intuition de la chose et la chose même qui causent un jugement d’existence, tandis que, si
la chose même n’existe pas, c’est alors l’intuition seule, sans la chose, qui causera le jugement de non-existence » (je souligne). Ibid.,
p. 71.

51. « L’intuition naturelle est détruite par l’absence de l’objet. Dans le cas où elle demeure après la disparition de l’objet, elle est
alors surnaturelle quant à sa conservation, quoiqu’elle soit naturelle quant à sa cause. L’intuition qui fait connaître que la chose n’est pas
quand elle n’est pas est toujours surnaturelle [d’une manière ou d’une autre]... Par exemple, si Dieu cause en moi l’intuition de
quelque objet non existant et la conserve, je peux, grâce à elle, juger que la chose n’existe pas [etc.]. Et par conséquent, l’intellect
reconnaît que ce que je vois est un pur néant [purum nihil] » (je souligne). Sent., II, qu. 12, p. 260.

52. « Si [l’intuition] est surnaturelle, par exemple si Dieu cause en moi l’intuition de quelque objet existant à Rome, d’emblée, en
vertu de cette intuition, je peux juger que ce que j’intuitionne et vois existe, aussi bien que si cette intuition était produite
naturellement. » Sent., II, qu. 12, p. 258. Mais Ockham ne dit pas clairement que l’absence de cette chose existant ailleurs est aussi
évidente. On peut pourtant supposer, comme le fait, par exemple, G. Leff (op. cit.), qu’Ockham admettrait l’évidence d’un jugement
d’absence, qui ne saurait, par conséquent, se confondre avec un jugement de non-existence (S.J. Day, Intuitive Cognition, a Key of the
Significance of later Scholastics, New York, Saint Bonaventure, 1947, semble s’être mépris à cet égard).

53. Pour une présentation d’ensemble du problème : P. Boehner, « The Notitia Intuitiva of non-existants according to William of
Ockham », in Traditio, 1, 1943, repris in Collected Articles on Ockham, New York, Saint Bonaventure, 1958.

54. Jacques Lacan, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 541 : [La retombée
dans la théorie de la psychose après Freud] « est immédiatement sensible dans le simplisme des ressorts qu’on invoque en des
conceptions qui se ramènent toutes à ce schéma fondamental : comment faire passer l’intérieur dans l’extérieur. [... Une opération
dont] le modèle est pris dans une donnée accessible à l’expérience commune, celle de la projection affective ». Le propre du délire
psychotique est l’absence du jugement d’attribution (Bejahung) précédant, selon Freud, toute dénégation (Verneinung), y compris dans
la projection. Cf. Lacan, ibid., p. 558 et le commentaire de J. Hyppolite sur la dénégation, en appendice, p. 879-892.
55. Jacques Lacan, ibid. [À cette théorie du délire hallucinatoire comme projection] « tout objecte et rien n’y fait pourtant, et moins
que tout l’évidence clinique qu’il n’y a rien de commun entre la projection affective et ses prétendus effets délirants, entre la jalousie
de l’infidèle et celle de l’alcoolique par exemple ». L’insuffisance de cette conception se marque en particulier dans des « problèmes
logiques » qui « ne retiennent personne », p. 541-542.
Le préjugé psychologiste de la présence d’une représentation dans le sujet pour motiver le délire suppose, en fait, une sorte
d’endoscopie, voie théorique dénoncée par Lacan comme une « ornière ». Cf. Séminaire, III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 45-46.

56. [Freud a montré que, dans la psychose, ] « c’est avec la réalité extérieure qu’un moment il y a eu trou, rupture, déchirure,
béance ». « Dans la psychose, c’est bel et bien la réalité elle-même qui est d’abord pourvue d’un trou... » (je souligne). Et encore :
« Puisqu’il y a hallucination, c’est la réalité qui parle. » Séminaire, ibid., p. 56 et 62.
« C’est ce paradoxe réfléchi de l’intrusion d’une pensée pour lui jusque-là impensable, où Schreber voit la preuve qu’il a dû se passer
quelque chose qui ne vienne pas de son propre mental » (je souligne) [preuve à laquelle, ajoute Lacan, il ne faut pas résister]. Écrits, ibid.,
p. 559-560.

57. [Toutes les théories psychologiques échouent] « pour autant qu’au nom du fait, manifeste, qu’une hallucination est un perceptum
sans objet, [elles] s’en tiennent à demander raison au percipiens de ce perceptum, sans que quiconque s’avise qu’à cette requête, un temps
est sauté, celui de s’interroger si le perceptum lui-même laisse un sens univoque au percipiens ici requis de l’expliquer. » Écrits, ibid.,
p. 532.

58. Sur le délire théologique de Schreber, Daniel-Paul Schreber, Mémoires d’un Névropathe, Leipzig, 1903, Freud, Remarques
psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa, in Cinq Psychanalyses, Paris, P.U.F., 1954, et Lacan, op. cit.

59. Par exemple : Quod., V, qu. 14, p. 538.

60. Cité par Lacan, Écrits, p. 560.

61. C’est tout l’objet de l’analyse de Lacan, pour laquelle le Dieu de Schreber, principe paternel, n’est jamais, en tant que tel,
présent, n’étant que le pur signifiant du Nom-du-Père. Cf. par exemple, Écrits, p. 562.

62. C’est ce redoublement de l’absence du principe paternel, dans la « forclusion », qui motive son retour dans le réel, qu’il peuple
de ses « créations miraculeuses ». Ibid., p. 560 et surtout « Post-Scriptum », p. 577-578.

63. Cf. Lacan, Séminaire, III : « D’un Dieu qui ne trompe pas, et d’un qui trompe », p. 71-84.

64. « L’attribution [par Schreber] de la procréation au père ne peut être l’effet que d’un pur signifiant, d’une reconnaissance non pas
du père réel, mais de ce que la religion nous a appris à invoquer comme le Nom-du-Père. » Écrits, p. 556.
Lacan aime invoquer l’Autorité religieuse, allant jusqu’à reprendre la condamnation théologique de 1277, qui eut d’ailleurs un écho
important dans la pensée d’Ockham. Cf. début du Séminaire II.

65. L’autobiographie de Schreber fut considérée communément, à l’époque, comme un ouvrage d’une grande pertinence
psychiatrique, au point que Freud dut se défendre, en le commentant, d’avoir simplement calqué sa théorie de la paranoïa sur les
considérations que fit Schreber à son propre sujet et garantir que sa théorie était déjà formée avant la lecture de ladite autobiographie.

66. Cf. quatrième de couverture des Écrits.


LE TEMPS D’ABSTRAIRE

L’abstraction, qui ouvre un large éventail de variations objectives, est, avant tout, une
appréhension de la chose singulière, qui l’abstrait de l’existence et de la non-existence. Lorsque je me
souviens d’une femme telle que je l’ai vue passer dans la rue il y a quelques jours, ou lorsque je
l’imagine telle qu’elle pourrait être aujourd’hui, ni son existence ni sa non-existence ne me sont plus
évidentes. Cela ne signifie pas que cette femme à laquelle je pense ne soit ni existante ni non
existante, ce qui est impossible1, mais seulement que de son existence je ne juge pas : peut-être est-
elle morte, peut-être pas. Le retranchement de l’existence est seulement, ici comme ailleurs, un effet
de cet écart originaire déjà ouvert entre l’acte et la chose dans l’intuition. Ce qui importe est la forme
particulière de ce retranchement dans l’abstraction. L’exemple montre que cette forme
d’éloignement ou d’absence est propre en particulier à la mémoire et à l’imagination. Mais cela
n’implique pas qu’il faille penser l’abstraction à partir de ces deux facultés, bien au contraire. De
même que l’intuition devait être pensée et décrite en elle-même comme un mode originaire
d’appréhension, antérieur en droit à la division des facultés dont elle rend possible un certain usage,
de même c’est à partir de l’abstraction qu’il faut penser la possibilité même de l’usage de la mémoire
et de l’imagination. C’est donc sur le plan de ces purs modes d’appréhension originaires qu’il faut
maintenir la description, fût-ce en prenant exemple de l’usage de telle ou telle faculté. Or il est clair,
d’emblée, qu’une appréhension abstractive, comme lorsque je pense à cette femme, ne tombe en
général pas du ciel mais qu’elle dérive en l’occurrence d’une vue antérieure de cette femme et en
général de cet autre mode d’appréhension qu’est l’intuition. La genèse de l’abstraction doit ainsi être
envisagée dans son point de rencontre avec une intuition. Ses étapes seront celles d’un éloignement
progressif par rapport à l’expérience intuitive.

§ 20. L’évidence du passé. Revenons donc en arrière, au point de rencontre entre une intuition et
une abstraction. Je vois cette femme. Elle tourne au coin de la rue : j’ai vu cette femme. Maintenant
que se passe-t-il ? Je ne la vois plus : ni ses conditions d’existence, sa situation, son attitude, ni même
son existence présente ne m’apparaissent avec évidence ; qu’elle ne se soit pas métamorphosée ou
qu’elle ne soit pas partie en fumée derrière le mur, c’est seulement très probable, ce n’est pas évident.
J’ai donc bien affaire désormais à une abstraction. Mais d’un autre côté, je peux encore juger avec
évidence que cette femme a existé il y a un instant dans la rue : son existence passée est évidente. Or
l’évidence d’une existence est la marque de l’intuition. Il semble donc qu’il y ait, là aussi, quelque
chose d’intuitif, une évidence du passé en tant que passé, fondant le jugement : « Cela fut. » Cette
rencontre d’une intuition et d’une abstraction dans le temps vécu, Ockham la nomme « l’intuition
imparfaite »2.
En quoi ce phénomène temporalisé se distingue-t-il de l’intuition instantanée, ou « parfaite », qui
a lieu dans le pur présent ? Il s’agit en fait d’une rétention, d’une sorte d’écho mnésique de l’intuition
qui est seulement, ici, comme le dit Ockham, « recordative ». Dans l’intuition parfaite, la présence de
la chose même en son lieu propre, par exemple de cette femme dans la rue, concourt avec la teneur
de l’appréhension pour produire l’évidence d’une existence ; ici, cette présence fait défaut. Surtout,
quand je vois cette femme, le jugement : « Cette femme existe » se résout dans un acte simple, se
fonde sur un seul acte d’appréhension (« incomplexe »). Quand j’ai vu cette femme, en revanche, le
jugement : « Cette femme a existé » suppose un phénomène d’une complexité irréductible, une pluralité
d’actes : l’appréhension de la femme en tant qu’absente, le renvoi à un point du temps où elle fut
appréhendée dans son existence présente, et enfin cette première appréhension elle-même.
L’évidence du passé en tant que passé ne saurait donc être libérée d’une proposition, d’un
« complexe » liant plusieurs actes distincts, fût-ce inconsciemment3.
C’est de cette complexité irréductible qu’il faut rendre compte pour penser le point nodal de
l’expérience où l’intuition et l’abstraction se rencontrent dans le passage du temps. L’évidence du
passé ne se réduit pas à l’intuition, puisque celle-ci est un acte simple ; le terme d’« intuition
imparfaite » est trompeur. Pour la même raison, cette évidence ne se réduit pas à une abstraction.
Certes, lorsque je sais que « cette femme a existé il y a un instant », l’appréhension présente que j’ai
de cette femme est abstraite et c’est pourquoi Ockham se risque à dire que l’« intuition imparfaite »
du passé est en fait une abstraction4. Mais, en vérité, il ne s’agit pas non plus de cela, car l’abstraction
est, elle aussi, un acte simple. Or nous avons bien affaire ici à plusieurs actes liés. La difficulté que
nous éprouvons, toute pensée qui se tient au plus près de l’écoulement du temps vécu l’éprouve :
c’est celle de l’enchevêtrement des actes, dont le suivant se rapporte réflexivement aux précédents
dans la moindre séquence temporelle. C’est une difficulté phénoménologique, celle-là même que
Husserl éprouve lorsqu’il lui faut décrire la réflexion engagée dans toute rétention5. Fidèlement à ce
que pense Ockham ici, il nous faut défaire l’écheveau des actes dans l’évidence du passé, c’est-à-dire
dans la conscience du temps lui-même.
Dans l’évidence d’une existence passée, trois actes sont impliqués. « Cette femme a existé il y a un
instant » : d’une part, j’appréhende maintenant de façon abstraite cette femme disparue, je pense à
elle ; d’autre part, je l’ai vue dans sa présence, en une appréhension de nature tout à fait différente,
une intuition ; enfin, j’accole et je compare ces deux appréhensions, je rabats une abstraction de
femme sur une intuition de femme en inversant l’ordre de leur succession immédiate et je dis :
« cette femme (dans l’abstraction qui me reste désormais) a existé (dans l’intuition que j’ai eue il y a
un instant) »6. L’évidence du passé en tant que passé n’est rien d’autre que l’évidence du lien entre
l’abstraction et l’intuition qui l’a immédiatement précédée.
Mais n’y a-t-il pas un cercle dans cette justification de l’évidence du passé ? Comment sait-on que
l’intuition « a précédé » l’abstraction ? L’évidence de la différence entre le passé et le présent, qu’il
s’agit de fonder, semble présupposée dans la description que nous avons faite de ses conditions.
Comme si nous disions : « Je sais que le passé est passé, que cette femme est passée, parce que je sais
que l’intuition – de cette femme – a précédé l’abstraction. » Autrement dit : « Je sais que le passé est
passé parce que je sais que quelque chose est passé par rapport à autre chose. » Ce serait là un cercle
en effet. Mais ce n’est qu’une apparence de cercle, car le secret de l’évidence du passé est dans
l’irréversibilité de la séquence intuition-abstraction. L’abstraction d’une certaine chose ne précède
jamais son intuition, il y a là un ordre immuable : je ne peux jamais appréhender une femme absente
(telle qu’elle est en elle-même) avant de l’avoir vue. L’irréversibilité de la succession de ces actes de
nature différente est l’objet d’une évidence première qui fonde l’évidence du passé en tant que passé,
c’est-à-dire aussi bien la conscience du temps. C’est parce que je sais que l’ordre de ces actes est
irréversible que je peux revenir du second acte au premier par la pensée, du présent de mon souvenir
immédiat au passé de l’intuition qui lui correspond en le laissant à l’état de passé, en le reconnaissant
donc comme passé. C’est ainsi la séquence intuition-abstraction, telle un module ou un étalon du
temps vécu, qui fonde l’évidence que « cette chose fut », l’évidence complexe du passé en tant que
tel.
Tel me semble être le sens ultime de l’« intuition imparfaite » d’Ockham. L’évidence du passé – et
donc la conscience du temps – est possible dans la mémoire immédiate ou la rétention parce que,
parmi toutes les séquences, il en est une, entre les actes de l’esprit, qui est unilatérale et sert d’étalon
phénoménologique pour toutes les autres. Par exemple : je vois cette femme ; à l’instant suivant je ne la
vois plus mais je l’appréhende abstraitement, je l’évoque ou je l’imagine ; or je sais, d’un savoir
interne et premier, qu’une telle évocation n’est pas possible sans une intuition qui la motive ; mais
cette intuition, je ne l’ai pas ; je sais donc que je l’ai eue, que l’existence de la femme m’a été donnée
il y a un instant ; j’ai ainsi conscience du passé en tant que passé. Ou encore : je vois du bleu ; je vois
du rouge mais j’appréhende toujours le bleu abstraitement ; je sais que cette appréhension suppose
une intuition que je n’ai pas et que donc j’ai eue à l’instant précédent ; j’ai ainsi la conscience du
temps qui passe. Cela, Ockham ne le dit pas mais aurait dû le dire suivant ses principes : l’évidence
du passé se fonde sur l’irréversibilité toujours éprouvée de la séquence intuition-abstraction. Leur point de
rencontre est le point même du passage du présent dans le passé, du passage du temps vécu.
Dans ce point de rencontre, toute question revient donc à celle de la nécessité de cet ordre
séquentiel, de la nécessité de la genèse de l’abstraction à partir de l’intuition. La question de la genèse
de l’abstraction, comme, avant tout, propre à la mémoire, se confond avec celle de la conscience du
temps. C’est bien en effet cette nécessité qui justifie, dans la rétention, le retour depuis l’abstraction
jusqu’à l’intuition qu’elle suppose en tant que passée. Tout repose ici, toute la conscience du temps
vécu, sur cet ordre nécessaire entre intuition et abstraction.

§ 21. Genèse de l’abstraction. Comment donc une abstraction, par exemple mon souvenir immédiat
de cette femme, est-elle produite ? Puisque la femme n’est plus là, elle ne peut être elle-même la
cause de cet acte. Dans l’intuition, la chose présente est en général une cause au moins partielle de
l’acte d’intuition ; ici, elle fait défaut. La cause de l’acte d’abstraction ne saurait donc être externe.
Une cause interne, c’est ce qu’Ockham appelle, conformément à l’usage, un habitus. L’habitus est
inclination ; il incline, dans l’esprit, à un acte spécifique. La cause de l’abstraction est donc un
habitus7. L’habitus est en général le principe de toute répétition interne : il est cette tendance ou
cette inclination à reproduire un acte une fois accompli. C’est le moteur de l’expérience, le principe
de toute mise en série. Mais il n’est pas lui-même, du moins dans le cas qui nous occupe, l’effet
d’une répétition ; il est, ici, engendré après un seul acte. La question, alors, se repose : d’où vient
donc cette inclination à évoquer la femme que j’ai vue après sa disparition ? Il est temps
d’abandonner cet exemple, car on pourrait être tenté de voir la cause de l’inclination, en
l’occurrence, dans une volonté consciente, un désir, un sentiment. Mais, lorsque je vois ma
chaussure puis que je ferme les yeux, je continue aussi à l’appréhender quelques instants de façon
abstraite sans qu’un désir ou un intérêt quelconque m’y pousse. Qu’est-ce donc qui m’y incline ? La
réponse la plus économique est que l’intuition même de ma chaussure a produit l’inclination à l’évoquer8.
Ockham s’est un moment contenté de cette hypothèse qui a plusieurs avantages. D’abord en effet
son économie, avantage auquel il est très sensible en vertu du principe du « rasoir » qui l’a fait à la fois
connaître et méconnaître9. L’intuition seule suffirait à produire, par l’intermédiaire d’une
inclination, l’abstraction dans tous ses aspects : voilà une hypothèse élégante. Elle semble, en outre,
conforme à l’expérience, car, avant d’évoquer abstraitement ma chaussure en fermant les yeux, je n’ai
pas l’impression d’avoir rien fait d’autre que la voir ; l’abstraction semble suivre l’intuition comme
un acte simple suit un acte simple10. Enfin, l’hypothèse confirme l’irréversibilité de la séquence
intuition-abstraction en la fondant sur une causalité nécessaire : l’abstraction ne précéderait jamais
l’intuition car celle-ci en serait la véritable cause. Mais tous ces avantages ne compensent pas ce qui se
révèle dans l’hypothèse comme une profonde contradiction.
Car, dans l’intuition, rappelons-le, la chose est appréhendée dans son existence (ou,
exceptionnellement, sa non-existence), dans l’unité indissoluble de son être, dans son lieu :
comment donc une telle appréhension parfaite, véritable parousie du singulier existant, pourrait-elle
causer un acte par lequel l’existence est retranchée de la chose ? Comment donc la vue de ma
chaussure telle qu’elle est dans sa présence indéniable au pied de mon lit pourrait-elle d’elle-même
causer en moi, en m’y inclinant, une évocation de ma chaussure détachée de son existence et donc
de sa présence ? Ce qu’il faut expliquer, c’est la genèse de l’abstraction, c’est-à-dire le comment de ce
retranchement particulier de l’existence qui permet une appréhension indifférente aux conditions
d’existence. Or en faisant de l’intuition même la seule cause de l’abstraction on laisse inentamé le
problème : comment donc passe-t-on de l’évidence de l’existence au retranchement de l’existence ?
Comment passe-t-on d’un mode d’appréhension à un autre qui est de nature radicalement
différente ? Il serait profondément contradictoire de faire d’un acte la cause d’un second acte dont la
nature est non seulement autre mais contraire. Ockham se fait à lui-même cette objection en
rappelant le principe aristotélicien selon lequel un habitus ou une inclination poussant à un certain
acte ne saurait être produit que par des actes de même nature : l’intuition ne peut donc produire une
inclination à l’abstraction11. Mais il ne s’agit pas là, comme on l’a cru parfois, d’un acquiescement
forcé à une vieille règle scolastique. Il s’agit d’une exigence phénoménologique, motivée par la chose
même : il faut rendre compte de l’abstraction dans son irréductible différence.
Revenons donc au phénomène. Si, après avoir vu ma chaussure, je peux appréhender la même
chaussure les yeux fermés indépendamment de son existence, c’est que la possibilité de cette
appréhension détachée était déjà inscrite dans la vue elle-même, c’est que cette variation objective était
déjà contenue dans le premier phénomène, la première manifestation de l’objet. Or une telle
variation est, par définition, étrangère à l’intuition. Il faut donc supposer une abstraction originaire,
concomitante à l’intuition et qui concourt avec elle12. Autrement dit, lorsque je vois ma chaussure
comme existante, puisque cette intuition est incapable de produire par elle-même une abstraction, il
faut supposer que j’appréhende d’emblée ma chaussure indifféremment à son existence, en un
second acte contemporain de l’intuition, bien que je n’en aie pas conscience. Ce sont là deux
tournures objectives distinctes qui se superposent : je vois ma chaussure en tant qu’existante ici et
maintenant et je la vois aussi en tant que je pourrai l’évoquer de nouveau une fois mes yeux fermés. Il
y a ainsi, parce qu’il faut une raison à l’abstraction libre du souvenir13, une abstraction au plus près de
chaque intuition, une abstraction première14. On peut la présenter de plusieurs manières, Ockham se
contentant de la nommer. On pourrait dire, par exemple, que cette abstraction première a lieu en
ceci qu’avec chaque intuition j’imagine la chose comme pouvant exister à un autre instant en un
autre lieu : en voyant ma chaussure je l’imagine déjà à mon pied. L’important est que,
concurremment à l’intuition où il se donne comme existant, l’objet se donne toujours déjà comme
séparable pour moi des conditions locales de sa manifestation ; on pourrait dire qu’il transcende
toujours ses propres conditions d’existence, permettant une appréhension indifférente ou abstraite.
C’est cette abstraction première, imperceptible et immédiate15 qui produit une inclination à sa propre
reproduction une fois l’intuition éteinte. Ainsi l’inclination à l’abstraction qui rend compte de sa
rémanence dans la mémoire immédiate est-elle d’emblée de nature abstraite, causée par l’élément
abstractif toujours déjà contenu dans l’instant divisé où je vois la chose.
Comment donc l’intuition et l’abstraction, incompatibles en principe, concourent-elles
concrètement ? C’est dans l’écart originaire entre toute appréhension et son objet, dans cet écart
décisif de l’expérience que se concilient et se modulent l’extrême approche de l’intuition et
l’éloignement de l’abstraction qui retranche l’existence de la chose. Bien qu’elle soit originaire,
l’abstraction prend en fait son départ dans l’intuition ; c’est à partir de l’évidence d’un existant qu’elle
l’abstrait de l’existence. Certes, l’intuition n’explique pas l’abstraction dans son irréductible différence,
elle n’en est que la cause partielle ; mais elle lui fournit comme sa matière, la chose en chair et en os
qu’il s’agit d’abstraire16. L’abstraction est à elle-même sa propre et véritable cause mais l’intuition en
est, de fait, l’occasion. Dire que la véritable cause de l’abstraction est elle-même abstraite, dans une
abstraction première imperceptible, ce n’est donc pas tourner en rond : c’est à la fois rendre compte de
l’abstraction et reconnaître son originalité et son originarité en posant dans l’instant même de
l’intuition un détachement, un décollement de la chose même pour moi.
Reste un ultime problème touchant cette rencontre de deux modes d’appréhension. S’il est une
abstraction première toujours contemporaine de la vue intuitive de la chose, qu’en est-il de
l’irréversibilité de la séquence intuition-abstraction où nous avons vu la source de l’évidence du passé
comme passé et de la conscience du temps vécu ? En droit, ces deux modes d’appréhension sont
indépendants et aussi originaires l’un que l’autre. Voir une chose dans son existence, appréhender
une chose indifféremment à son existence, voilà deux actes distincts en nature, et l’intuition ne
saurait être, comme on l’a vu, la cause totale ou suffisante de l’abstraction. En droit, je peux ainsi
appréhender abstraitement une chose que je n’ai pas vue, et donc l’abstraction peut, en droit,
précéder l’intuition17. L’irréversibilité de la séquence n’est donc pas nécessaire au sens où elle se
fonderait sur une causalité nécessaire. Pourtant, en fait, l’abstraction première s’ouvre à l’occasion d’une
intuition : en fait, il faut que je voie ma chaussure pour l’appréhender – appréhender cette chaussure
singulière – abstraitement. L’intuition est en fait cause partielle de l’abstraction, elle lui fournit l’objet
en chair et en os. Il y a, ici, une condition de fait invariable : il faut voir pour appréhender. Même si
l’abstraction est contemporaine de l’intuition, même si elle s’entame dans l’instant même de la
vision, elle ne la précède jamais et lui survit à chaque fois, l’ordre de leur séquence est irréversible18. On
comprend maintenant en quel sens l’intuition est dite par Ockham la condition de l’abstraction, on
comprend pourquoi il a fallu commencer par elle dans l’ordre de la genèse : il s’agit d’une condition
de fait, d’une préséance de fait ou « accidentelle »19, irréductible à quelque causalité nécessaire. De
quel fait s’agit-il ? Du temps comme tel. Ce que pense Ockham ici sans le dire, c’est le temps vécu,
ou la temporalité, comme un pur fait. La séquence intuition-abstraction, vue de la chose-évocation
de la chose, qui est l’étalon ou le module du temps vécu, la source de sa conscience intime, est
marquée par une irréversibilité de fait. L’ordre invariable de ces actes est le sceau du temps, et c’est
dans cet ordre que le temps est éprouvé, que le passé est reconnu pour ce qu’il est. Cette temporalité
a peu à voir avec le temps physique tel que le pense Ockham20, elle affleure seulement sous la
description d’allure phénoménologique qu’il fait de la genèse de l’abstraction et de la mémoire ; mais
elle est l’horizon dans lequel prennent sens toutes ses distinctions.
La séquence est donc la suivante : l’intuition est la cause partielle, la condition seulement factuelle
ou accidentelle d’une abstraction première qui lui est concomitante. Je vois une chose existante en
chair et en os et immédiatement je l’appréhende aussi comme détachable de ses conditions
d’existence. Puis cette première abstraction imperceptible produit une inclination à évoquer la chose
en son absence, à répéter le premier acte d’abstraction. J’ai désormais le pouvoir de me rapporter à
l’objet en son absence et un penchant à le faire. Enfin, dans cette répétition, l’appréhension
abstractive, le souvenir proche ou la rétention survit à l’intuition qui disparaît à l’instant suivant.
Quant à l’évidence du passé, elle est obtenue, comme on l’a vu, en parcourant à l’envers, par la
pensée, ce chemin irréversible avec la conscience de son irréversibilité. Dans cette genèse de
l’abstraction, nous avons d’un seul coup traversé plusieurs étapes : abstraction première accompagnant
toute intuition, habitus abstractif comme cause interne de la répétition, abstraction maintenue seule
dans la répétition, ou souvenir proche désormais libéré de l’intuition. Cette genèse a lieu dans
l’horizon d’une temporalité irréductible ; l’ordre du temps en est le fond purement factuel, qui ne
peut être pensé à partir de quelque ordre causal, de quelque enchaînement nécessaire. Il peut être
seulement saisi dans l’irréversibilité des actes. Dans l’évidence du passé, la genèse de l’abstraction telle
que la pense Ockham se confond avec la constitution du temps vécu.

§ 22. Description de l’abstraction (mémoire, imagination). La voie est maintenant ouverte à une
description autonome de l’abstraction dans ses différents aspects, ses différentes variations objectives.
La « seconde » abstraction qui s’exerce dans le souvenir proche, à la différence de l’abstraction
« première » que l’intuition accompagne et occasionne accidentellement, est une abstraction libre.
Elle ne dépend plus directement de l’intuition, de la vue de la chose singulière en chair et en os, car
elle a une cause interne : l’habitus ou l’inclination. Ce n’est plus quelque chose hors de moi, c’est
quelque chose en moi qui désormais motive mes actes. L’habitus, principe de répétition acquis dans
l’accomplissement des actes, devra désormais être considéré comme un moteur de l’expérience dans
sa genèse progressive, dans son élaboration. Principe d’une répétition indéfinie des actes, il est aussi
le principe de toutes les variations que l’abstraction impose à l’objet singulier.
On a vu que l’abstraction s’engendrait dans la mémoire immédiate, suivant la trace que laisse
l’intuition d’une chose singulière. Grâce à l’habitus et la répétition, c’est une libération de la trace
que l’abstraction accomplit dans son exercice concret. Le départ de ce processus, nous l’avons décrit
selon sa logique propre, qui est une logique du temps vécu. Nous pouvons maintenant le décrire
selon la mise en œuvre concrète de facultés particulières : la mémoire sensible et l’imagination, la
mémoire intellectuelle et enfin la conception. La mémoire et l’imagination, où l’abstraction
s’éprouve de façon particulièrement concrète, doivent en effet être pensées à partir de la logique de
celle-ci, à partir de la genèse et de la libération de ce pur mode d’appréhension telles qu’elles ont été
dégagées.
Dans la mémoire sensible, l’abstraction est produite comme une intériorisation. Je vois un buisson ;
la couleur verte, d’abord, modifie mon œil, comme toute impression altère l’organe des sens
correspondant dans l’intuition sensible. Mais cette altération perdure un certain temps, fût-il très
court, si je ferme les yeux ou me détourne de l’objet21. Ce caractère de trace propre à toute
impression sensible est confirmé par l’expérience des sensations intenses, comme une forte lumière
qui aveugle quelques instants, une couleur vive ou un mouvement brusque qui continue à remplir la
capacité du sens, constituant éventuellement un empêchement pour des sensations ultérieures22.
Cette trace, trace rétinienne ou trace d’un contact, par exemple, est déjà, en un sens, abstraite ; elle
n’est plus extérieure au sens, mais est plutôt une qualité désormais interne à l’organe lui-même : elle
est une première abstraction accompagnant l’intuition sensible. Cette sorte de première abstraction
physique est manifestement causée par l’intuition du sensible, par exemple de la couleur verte à
l’extérieur, et dans cette continuité l’intuition se montre bien comme une cause partielle de
l’abstraction.
Mais après cette rétention immédiate et, en général, de très courte durée, l’intériorisation prend
un tour bien différent, en coupant les ponts avec l’intuition. La couleur, le son ou le parfum sont en
effet retenus aussi en produisant une altération de l’imagination, c’est-à-dire une image (en un sens,
donc, plus que visuel). L’imagination, conformément à la conception aristotélicienne de la phantasia,
Ockham la considère comme un « sens intérieur ». La grande différence entre cette trace imaginative
et la rétention physique propre à l’organe des sens, c’est son caractère reproductible. Même si la couleur
blanche altère quelques instants mon œil, je ne peux provoquer à partir d’elle une nouvelle sensation
de blanc. L’image du blanc, au contraire, peut être suscitée dans mon esprit, réactivée, indéfiniment.
Dans l’intériorisation propre à l’imagination, l’abstraction marque sa discontinuité par rapport à
l’intuition. L’image première produit en effet un habitus, une inclination interne à être reproduite ;
elle est un acte, une qualité du sens intérieur (tout acte étant, en tant qu’altération réelle, une qualité)
qui incline à sa propre répétition23. L’objet du sens et l’objet de l’imagination sont pourtant
exactement le même : c’est la chose sensible elle-même24. L’image est toujours absolument
singulière, c’est l’image de tel vert, de tel contour, ou, dans la combinaison de ses qualités propres,
de tel buisson : non seulement elle ne se rapporte qu’à lui, mais elle s’y rapporte sous un jour
particulier, selon la contingence de tel aspect. Même les images inventées ad libitum sont
nécessairement singulières25. Mais, à la différence de la sensation proprement dite, l’acte de
l’imagination est répétable en l’absence de l’objet singulier. Toute image est donc abstraite, trace
libérée de son origine externe26.
Ce qu’il est nécessaire et difficile de penser dans tout ce processus, c’est que l’abstraction libre qui
en résulte, comme mode d’appréhension essentiellement différent de l’intuition, n’a pourtant pas
d’autre objet que la chose singulière elle-même. La cause de l’imagination est, certes, un habitus
interne mais son objet est externe. L’objet de l’imagination, qui n’est qu’un cas particulier de
l’abstraction, n’est pas une « espèce sensible » commune, par exemple, à toutes les couleurs ou à tous
les sons et ne se confondant donc avec aucun d’eux ; il n’est pas non plus quelque « être apparent » ou
« être intentionnel » distinct de ce dont il est l’apparence27. Aussi étrange que cela puisse paraître de
prime abord, l’objet de l’imagination ne lui est pas propre, il n’est pas une image28. Il est tentant de
supposer un objet de l’imagination distinct de la chose extérieure : celle-ci ne fait-elle pas défaut,
n’est-elle pas, par définition, absente ? Mais une simple description phénoménologique de
l’imagination permet d’écarter cette hypothèse. Lorsque j’imagine un buisson que j’ai vu, je n’ai pas
le sentiment de m’intéresser, de me rapporter à une image ou un portrait du buisson mais au buisson
lui-même par une image. Lorsque j’imagine mon ami Rodolphe, je n’ai pas le sentiment de m’arrêter
à son portrait mais d’appréhender Rodolphe par une image. Or ce que j’ai le sentiment de faire, ce
que je veux faire, je peux le faire librement puisqu’il s’agit d’un acte interne : c’est précisément ce que
je fais. Il y a bien image, mais l’image n’est pas le terme ou l’objet de mon acte ; c’est le moyen de
mon rapport à la chose, c’est l’acte lui-même. L’objet est la chose même. Certes, la chose est absente
mais cela ne m’empêche pas de m’y rapporter de façon interne. C’est bien parce qu’il s’agit de la chose
que je peux reconnaître que son existence ne m’est pas évidente comme dans l’intuition. Si les
images étaient le véritable objet de l’imagination, la question de son existence ne se poserait même
pas. On pourrait objecter que l’imagination ne s’exerce pas seulement sur des singuliers déjà perçus
mais peut former des chimères. Pourtant, même lorsque j’imagine un dragon ou un homme à deux
têtes, je forme l’image de quelque chose, je me rapporte par une image à une chose dont l’existence
est possible ou impossible. L’imagination a ainsi une intentionnalité objective, un rapport à un objet
extérieur, qui est indépendant de sa présence ou de son existence. Lorsqu’elle concerne un singulier
déjà perçu, elle n’a donc pas d’autre objet que ce singulier lui-même.
On voit, ainsi, pourquoi l’imagination, entre autres facultés, doit être pensée à partir de
l’abstraction. Si elle n’est qu’un type particulier d’abstraction, c’est que l’image n’est qu’un type
particulier d’acte intentionnel, un « se rapporter » à la chose indifféremment à son existence – c’est
que l’image n’est pas un objet autonome. Ainsi pensée, l’imagination est bien, par rapport à
l’intuition, un autre mode d’appréhension du même objet, et non le même mode d’appréhension d’un
autre objet. La conception de l’image-objet s’arrête à l’intuition interne de l’image, comme si elle
était autonome (« espèce » commune dérivée des sens ou « être apparent », par exemple). Or il est
vrai qu’une telle intuition interne a lieu, de même que l’intuition du fait que j’aime, lorsque j’aime
quelque chose ; mais cette intuition est secondaire, et de même que l’amour est un rapport à un objet
avant d’être un rapport à l’amour, de même l’imagination est un rapport à une chose avant d’être un
rapport à l’image. Pas plus que l’intuition de l’amour n’est constitutive de l’amour, l’intuition de
l’image n’en fait la spécificité. Lorsque j’ai l’intuition de mon image interne de cette table, j’ai
l’intuition non d’un objet mais d’un acte par lequel je me rapporte à l’objet qu’est la table hors de
moi. Cette intuition est secondaire, ce qui prime étant l’acte par lequel je me rapporte abstraitement
à la table, l’acte constitutif de l’image elle-même.
Que l’abstraction reste un rapport à la chose singulière même, la mémoire intellectuelle le montre de
façon plus manifeste encore que la mémoire sensible. La mémoire sensible, celle – très brève – du
sens externe et celle du sens intérieur ou de l’imagination, est certes un rapport au singulier mais par
une qualité – modification physique de l’organe ou image – qui peut n’emprunter qu’à un aspect de
la chose ; ainsi, je me souviens de cette table ou de ce buisson selon telle couleur, tel éclairage, dans
telle position ou sous tel ou tel revêtement sensible. L’acte de la mémoire sensible est orienté selon
une détermination accidentelle de la chose. Quelle est, en revanche, la teneur de la mémoire
intellectuelle ? C’est celle de l’intuition intellectuelle, sauf l’existence qui s’en trouve retranchée.
Comme toute abstraction, cette mémoire s’engendre d’abord concurremment à l’intuition qui lui
fournit sa matière en chair et en os. Or on sait que l’intuition intellectuelle atteint le singulier
parfaitement (sub perfecta ratione) comme une essence, matière et forme singulières impassibles sous
leurs accidents. Lorsque je vois cet homme, c’est donc cette essence singulière que la première
abstraction intellectuelle détache de son existence, c’est-à-dire de son lieu, de son avoir-lieu présent.
Quoi de plus parfaitement équivalent à la chose même que cette essence ainsi retenue dans sa
singularité ? Certes, ce souvenir essentiel est inimaginable car il ne se rapporte pas à la chose selon
une orientation accidentelle. Lorsque c’est par l’imagination ou le « sens intérieur » que je me
souviens de Rodolphe, je ne peux faire autrement que l’appréhender comme debout ou bien assis,
vêtu de noir ou bien de blanc. Mais je peux aussi me souvenir de lui, penser à lui sans penser ni à la
couleur de son vêtement ni à sa posture. Je pense pourtant à lui et à nul autre, à lui tel qu’il est en lui-
même. Et ce que j’appréhende alors, hormis son existence qui n’est plus évidente, cela n’est rien
d’autre que ce que j’appréhendais par la pure pensée lorsqu’il était devant moi, en chair et en os : c’est
lui tel qu’il était, tel qu’il sera tant qu’il sera. Cette appréhension, désormais abstraite, de son essence,
telle qu’elle s’ouvrait déjà, indépendante de ses conditions très changeantes d’existence, au moment
de le voir, est à présent indéfiniment reproductible ; elle a, dans sa première occurrence, produit un
habitus inclinant à sa répétition. La mémoire intellectuelle s’exerce de façon analogue sur ma propre
intériorité, sur les choses qui n’ont lieu qu’en moi ; il y a aussi une appréhension abstraite de ces purs
intelligibles que sont les actes de l’esprit, elle aussi indéfiniment répétable, comme lorsqu’après avoir
voulu ou aimé, je sais et peux toujours savoir abstraitement ce que c’est que vouloir et aimer. Dans la
mémoire intellectuelle, il y a donc bien, aussi, une première abstraction dans l’instant où le singulier
se donne en chair et en os et où son essence apparaît comme détachable des conditions locales et
accidentelles de sa présence, puis un habitus inclinant à cette même abstraction, et enfin une seconde
abstraction intellectuelle, libre et indéfiniment répétable29.
Nous avons ainsi parcouru les principales variations objectives de l’abstraction comme
appréhension du singulier indifférente à son existence. Ces variations ne concernent pas l’objet en
lui-même mais l’orientation du rapport à l’objet dans les différents actes abstractifs relevant de
différentes facultés. Pour la faculté sensible proprement dite, le rapport abstractif à l’objet passe par une
altération de tel ou tel organe des sens, comme lorsqu’une lumière forte m’aveugle : elle n’est jamais
véritablement libérée de l’intuition qui l’occasionne, car, même si elle lui survit, elle ne donne lieu à
aucun habitus sensible et ne peut être suscitée à nouveaux frais. Pour la faculté d’imagination ou le
sens intérieur, le rapport à l’objet passe par une image singularisée selon un aspect sensible, une
orientation accidentelle, comme l’image d’un buisson toujours selon tel ou tel éclairage ; non
seulement cet acte est répétable mais, en raison de son orientation partielle, il est lui-même en
principe variable, des images différentes d’un même buisson singulier pouvant être produites à la
suite d’intuitions différentes. Pour la pure pensée, enfin, ou l’intellect, le rapport à l’objet passe par
une essence singulière pensée indépendamment de ses conditions contingentes d’existence – non
parce qu’elles ne relèvent pas de l’intellect, qui les appréhendait bien dans l’intuition, mais parce
qu’elles ne relèvent pas de la seule abstraction non sensible ; cette appréhension essentielle est
répétable selon un habitus, mais elle est, contrairement à l’image, invariable en elle-même : c’est
toujours selon la même essence que je me rapporte ici à la chose.
L’unité de ces trois variétés d’abstraction est celle de la mémoire où elles s’engendrent30. Il s’agit
d’une unité profonde et très concrète, un peu plus ou un peu moins que l’unité d’une faculté : l’unité
de l’expérience du temps vécu où le passé s’éprouve comme passé dans l’irréversible séquence
intuition-abstraction. Mais la perspective de la mémoire est désormais trop étroite pour penser les
résultats de l’abstraction libérée par la répétition des actes. Parmi ces résultats, celui qui doit nous
intéresser est celui de la mise en série des singuliers, prochaine étape, suivant l’ordre de l’élaboration,
dans la genèse de l’expérience. Or, pour en rendre compte, il nous faut faire une sélection parmi ces
variétés d’abstraction du singulier. Celle qui est propre au sens organique ou physique n’est
précisément pas libérée de l’intuition unique qui l’occasionna ; elle n’est pas répétable à volonté.
Seules l’abstraction propre à l’imagination et l’abstraction propre à la pensée intellectuelle de l’essence
singulière peuvent prétendre rendre compte de la mise en série des singuliers, car seules elles sont
déjà produites librement en une série d’actes répétés. Pour penser la sérialisation, il nous faut donc
trouver le passage entre une série d’actes en direction d’une même chose singulière (le souvenir) et un seul acte
en direction d’une série de choses singulières. Le passage à cet acte objectivement sériel est un passage au
concept.

§ 23. Genèse du concept. L’abstraction dont nous avons parlé jusqu’à présent est un certain rapport à
la chose singulière, comme l’était l’intuition. C’est le singulier lui-même, cet homme, ce buisson,
cette chaussure, qu’elle abstrait de son existence. Mais il y a, Ockham ne manque jamais de le
rappeler dans ses définitions, une abstraction de nature tout à fait différente : celle qui a pour objet
non un singulier mais plusieurs et qui en abstrait un universel31. Son résultat n’est pas un certain
rapport à une chose mais un concept, qui se rapporte à une série de choses.
La genèse du concept est donc le passage à un acte différent en nature. Les variétés du rapport au
singulier envisagées jusqu’ici étaient autant d’appréhensions, de saisies d’une chose ; on pourrait
dire, pour traduire le terme de « notitia » qui se retrouve dans la description de toute appréhension,
que le singulier était toujours, jusqu’à présent, noté. Avec le concept ou « intention », acte par lequel
je me rapporte à plusieurs singuliers, ceux-ci sont seulement visés. La question est donc celle de la
production de cet acte de visée à partir de l’appréhension qui lui est, pourtant, hétérogène ; c’est
encore celle de l’unité d’un tel acte qui ne lui est plus conférée par l’unité ontologique d’un objet
singulier : la question de l’unité du concept. Les universaux proprement dits sont les concepts
spécifiques et génériques : homme, chien, rose, animal, plante, etc. Mais la question de la genèse est
formellement la même pour tout concept, toute « intention » en tant qu’elle vise une pluralité de
choses : « comment quelque chose peut-il devenir commun ? »32.
Pourtant, Ockham, à ma connaissance, ne propose nulle part une description générale et détaillée
de cette genèse. Non qu’elle soit sans importance : elle est, au contraire, au cœur de l’expérience, au
lieu d’émergence des séries de singuliers, fondatrice de toutes les formes élaborées de l’expérience,
jusqu’au jugement. Mais c’est que, pour des raisons essentielles, elle ne fait pas problème. C’est à la
fois la grande question de l’expérience et celle à laquelle l’expérience répond d’elle-même,
naturellement, pour peu qu’elle soit convenablement décrite33. Ce type nouveau d’abstraction qui
produit le concept, Ockham dit simplement qu’il dérive ou bien de l’intuition, ou bien de
l’abstraction du singulier, de cette abstraction au premier sens que nous avons déjà analysée34. Cette
thèse annonce une description, laquelle ne peut être proposée, après Ockham et d’après lui, qu’au
risque d’une interprétation.
Prenons un exemple dans la lignée des deux variétés d’abstraction répétable : l’imagination et
l’abstraction intellectuelle d’une chose singulière, en commençant par celle qui est la plus proche des
sens. Ayant vu cette page, je peux l’appréhender abstraitement par une image, en un acte orienté
selon un aspect de la page – c’est le propre de l’image –, par exemple sa couleur blanche. Je peux
susciter cette image à volonté suivant un habitus, me rappeler à n’importe quel moment cette page en
imaginant sa blancheur. Le blanc n’est pas l’objet de mon imagination, qui est la page ; on devrait
dire que le blanc est le thème de cette abstraction, ce par quoi je me rappelle la page. L’acte est donc
reproduit en une série homogène. Supposons maintenant que, tout en imaginant la page par ce
thème, j’ouvre la fenêtre et je voie de la neige recouvrant le jardin. Le blanc dans l’intuition de la
neige se superpose au blanc qui est le thème de mon souvenir. La vue de la neige peut, à son tour,
donner lieu après coup à une série d’actes d’imagination dont le thème soit aussi le blanc. Avec la
répétition de mon souvenir de la page, deux séries d’actes se superposent, se rapportant à deux
choses singulières mais selon le même thème. En reconnaissant cette superposition interne, je peux
surmonter l’extériorité des deux séries d’actes et faire du blanc le thème d’une visée unique de la page
et de la neige. En moi, cette superposition a produit le concept de blanc, par lequel je peux viser deux
choses aussi distinctes que la page et la neige.
On voit déjà que l’unité de la visée conceptuelle n’est pas celle d’un objet : il n’y a pas de nature
réellement commune, de « blancheur en général » qui soit une en nombre ; le blanc de la page est un
en nombre, distinct du blanc de la neige un en nombre également. Le blanc n’est, d’ailleurs, pas du
tout l’objet du concept, qui a pour objet véritable deux choses blanches, la page et la neige. L’unité de
la visée est celle de son thème, ici l’image du blanc, unique seulement en vertu d’une ressemblance
entre les choses qu’il permet de viser. On voit, d’autre part, que la mise en série des choses
singulières exige une sérialité antérieure des actes. C’est parce que l’appréhension d’une première
chose est reproductible qu’elle peut se superposer, dans l’instant, à l’appréhension d’une seconde
chose. C’est parce que je peux de nouveau me rapporter à une chose blanche dans un souvenir que
l’appréhension d’une autre chose blanche peut collaborer avec la première pour produire un
concept. Ainsi, c’est la sérialité subjective des actes (se rapportant à un singulier) qui rend possible la
visée d’une série objective (dans une pluralité de singuliers). On comprend, du même coup, pourquoi
Ockham dit que le concept dérive de l’abstraction du singulier (au sens premier) : elle dérive de la
répétition des actes, de l’habitus permettant une superposition de séries d’actes distinctes. Mais on
comprend aussi pourquoi il dit que le concept dérive de l’intuition : la superposition a lieu dans la
rencontre d’une abstraction et d’une intuition où s’enclenche une nouvelle série subjective, d’un
souvenir (de la page) et d’une vision (de la neige). Enfin, cette rencontre a lieu de fait et peut ne pas
avoir lieu. Il a fallu que je voie et que je me souvienne mais il n’est pas nécessaire que ma vision de la
neige ait « appelé » mon souvenir de la page. Il est tout à fait inutile d’inventer comme les empiristes
modernes une « loi d’attraction » psychologique jouant, en vertu de quelque principe inconnu, entre
certaines appréhensions de choses distinctes. Pour le dire d’un mot, la production de tel concept a
lieu dans une pure coïncidence.
Cette coïncidence n’implique pourtant aucun arbitraire : ce qui est fortuit, c’est la superposition
de telle et telle série d’actes en telle ou telle occasion, où se révèle une ressemblance qui tient, quant à
elle, aux choses mêmes. Ceci est encore plus vrai de la production des universaux proprement dits,
les concepts strictement intellectuels, car leur thème n’est pas, comme dans l’exemple précédent, un
aspect partiel des choses mises en série, comme la couleur blanche, mais leur essence. La description
de leur genèse est ainsi plus décisive35, elle est également plus difficile car elle n’est, par définition, ni
sensible ni imaginable.
Un autre exemple, donc : ayant vu Olivier, un homme en chair et en os, je n’ai pas seulement un
souvenir imagé de lui, orienté selon tel aspect sensible ; je l’appréhende aussi dans son essence
singulière, en une abstraction suivant une intuition intellectuelle où il se présentait à moi tel qu’il est
en lui-même. Même si je ne peux penser à lui sans image36, mon rapport à lui ne se réduit pas à une
somme de perspectives partielles mais je sais, j’éprouve que j’ai affaire, au-delà de toute image, à une
singularité indivise : je l’appréhende donc bien aussi par ce qui constitue cette indivision, par ce qui
est propre à la totalité de ses aspects, à leur identité à soi (ce qu’Ockham nomme « appréhender per
essentiam »37). L’imagination, et, d’une manière générale, comme on y reviendra, la re-présentation
en tant que portrait selon tel ou tel éclairage, n’a ici plus rien à me dire. J’ai désormais, en une série
d’actes abstractifs, un souvenir essentiel d’Olivier : son essence singulière en est le seul thème.
Supposons maintenant que, concurremment à ce souvenir, je voie André, une intuition intellectuelle
de son essence accompagnant son intuition sensible. Le thème de son souvenir intellectuel sera
l’essence singulière d’André, tandis que celui du premier souvenir est l’essence singulière d’Olivier.
Or j’éprouve immédiatement que ces deux thèmes se superposent, que ces deux essences proposent
des traits formels et matériels identiques : dans les deux cas, un corps fait du même nombre de
membres de même forme, avec les mêmes propriétés prolongeant les essences, capacité de parler,
déplacement sur deux pieds, etc. Ces traits essentiels, je les appréhende dans la pensée de chaque
essence ; il ne s’agit pas là d’un au-delà de la singularité d’Olivier et de celle d’André, pas même de
leur limite, mais, au contraire, de ce qui les constitue, et qu’ils possèdent en propre. Dans la
coïncidence des actes par lesquels je me rapporte à Olivier d’une part et à André de l’autre, je
reconnais leur ressemblance essentielle et, en moi, se trouve produite une visée unique de l’un et
l’autre selon un thème essentiel. Je les vise désormais par le concept d’homme. Là encore, ce thème
n’est pas l’objet du concept : il a pour objet André et Olivier, pourvus chacun d’une essence
singulière qui ne forme pas une « humanité » en général réellement une. L’humanité d’Olivier est
une en nombre, distincte de l’humanité d’André une en nombre également. Le thème – homme –
du concept est la pensée en moi de traits essentiels propres à chaque homme singulier et identiques,
un thème où se révèle seulement une ressemblance.
C’est pourquoi Ockham dit, dans le seul texte, à ma connaissance, qui décrive cette genèse, que
l’espèce d’un individu est directement appréhendée dans son intuition singulière38. L’espèce n’est
pas encore, ici, un concept, mais l’essence propre du singulier, ses traits essentiels immédiatement
appréhendés en une intuition intellectuelle. Ensuite, dans la rencontre d’un autre singulier et la
superposition de deux séries d’actes, ces traits essentiels deviennent le thème interne d’une visée
objectivement sérielle, d’un concept par lequel je me rapporte à plusieurs singuliers. L’espèce n’est
plus alors, par exemple, l’humanité singulière d’Olivier, mais le concept d’homme par lequel
Olivier, au lieu d’être appréhendé ou noté, est seulement visé comme élément d’une série de
singuliers qui se ressemblent ou « se conviennent »39. Les concepts rigoureusement essentiels sont
ceux d’espèces. Les concepts de genres comme « animal », d’extension plus large, impliquent en effet
une réduction des traits essentiels tels qu’ils sont directement appréhendés, pour former comme
thème – beaucoup plus pauvre – ce qui se retrouve, par exemple, autant chez Olivier que chez un
moustique. Autrement dit, dans le concept essentiel d’espèce, comme « homme », le thème est au plus
près de l’objet. Ils ne se confondent pourtant pas, car le thème, prélevé dans le singulier, est unique, fait
l’unicité de la visée, tandis que l’objet est pluriel, dans la série des singuliers.
S’il faut insister sur la distinction entre le thème d’une visée conceptuelle et son objet (que l’on
retrouvera, d’un autre point de vue, dans la distinction entre les jeux de référence et les référents),
c’est qu’elle fait toute la différence entre la pensée ockhamiste du concept et le réalisme des
universaux auquel elle se substitue. Le réalisme consiste justement à identifier le thème du concept,
par lequel des choses sont visées de telle ou telle manière, avec un objet réel extérieur à la visée. Ce
qui induit en erreur, c’est que le thème en question est bien prélevé sur l’objet d’une appréhension
singulière, puis uni au thème d’une autre appréhension en vertu de leur ressemblance, devenant ainsi
le thème unique d’une visée sérielle. A parte rei, aucune unité réelle ne correspond pourtant à l’unité
du concept ainsi formé. En aucun cas Olivier et André ne forment un être unique et pourtant je
peux légitimement les désigner tous les deux par le terme « homme ». Les mêmes objets, Olivier et
André, peuvent être visés par un autre concept selon un autre thème, par exemple le concept de
« chevelu », par lequel je peux aussi viser un singe, un chien et un mannequin à perruque. Je peux
viser deux fleurs par le concept de « rouge » qui pourra viser aussi des lèvres, un soleil couchant et du
sang, ou par le concept de « coquelicot ». Ce qui distingue ces différents types de concepts, ce n’est
pas une différente manière d’être de leurs objets, qui sont toujours des étants singuliers, mais la
différence de leurs thèmes. On en a vu deux types importants : les concepts comme celui de
« blanc » dont le thème est l’image d’une qualité sensible ; ceux, comme celui d’« homme », dont le
thème est la pensée de traits essentiels. Mais, en dépit de ce qui sépare toute visée d’une simple
appréhension, leurs objets, quant à eux, sont toujours les mêmes individus singuliers, ces étants qui sont
blancs ou qui sont des hommes.
Les concepts, dont on a esquissé la genèse à partir des modes originaires d’appréhension, selon
leur dérivation « de l’intuition ou de l’abstraction incomplexe », comme le dit Ockham, font bien
passer à un tout autre ordre de l’expérience. En particulier, ils semblent permettre une inversion de
l’ordre intuition-abstraction : grâce au concept d’« homme », je peux penser à un homme que l’on
m’a désigné par ce concept, comme « l’homme qui a gagné la bataille d’Austerlitz », avant de l’avoir
vu40. Je peux avoir un rapport abstrait à un singulier, par exemple Socrate, dont non seulement je
n’ai jamais eu mais je n’aurai jamais l’intuition. Cette abstraction d’un nouveau genre n’est plus une
appréhension véritable d’un singulier absent. Elle est propre à la simple visée qui constitue le concept,
différente en nature de l’abstraction originaire qui accompagne et suit une intuition. Elle s’explique
par le fait qu’une visée unique de deux singuliers, comme la page et la neige en tant que blanches ou
André et Olivier en tant qu’hommes, peut s’élargir à une série de trois, de quatre, à la série indéfinie des
choses possibles qui partagent la ressemblance thématisée par le concept.
Cette ouverture de séries indéfinies de singuliers est, ici, l’acquis principal de l’expérience. Si un
tel tournant ne pose pas, du point de vue ockhamiste, de véritable problème, c’est que les concepts
sont formés moyennant seulement une ressemblance. Autrement dit, le fondement objectif des
concepts n’est pas dans un mode d’être particulier qu’il conviendrait de définir mais dans le pur fait
de la ressemblance. Les singuliers sont tels en eux-mêmes qu’ils se ressemblent selon certains de leurs
aspects ou selon leurs essences. « Ils se conviennent parce qu’ils se conviennent » et il serait absurde
de vouloir prouver l’existence d’un fait. Ce pur factum, ce pur donné de la ressemblance, entre les
hommes, entre les roses, entre les pierres, il convient seulement d’en décrire la saisie : dans la
superposition de deux séries d’actes d’appréhension de deux choses singulières, dans la production
d’une visée de série, dont les objets mêmes sont désormais en série.
Suivant la genèse progressive de l’expérience, c’est son fait fondamental que nous abordons avec la
production des concepts : à savoir que nous avons affaire aux choses singulières dans des séries. Au
pur fait de la ressemblance du côté des choses, fait qui se donne dans une surabondance indéfiniment
explorable, dans la complexité indéfinie des thèmes et de leurs variations, répond cette situation
empirique qui est la nôtre. Sur la genèse subjective de ce rapport aux séries dans les concepts,
Ockham fut peu bavard. C’est pourtant cette genèse, cette situation de la pensée – ou de l’esprit – au
milieu des séries que toute sa description d’allure phénoménologique de l’appréhension éclaire d’un
jour nouveau. Au lieu de fonder les séries sur quelque modèle commun réel du côté de l’étant,
Ockham les fonde sur de simples ressemblances et sur un véritable travail de sérialisation dans la pensée.
Le fait que nous avons affaire à des séries, à tel homme comme un homme parmi d’autres, telle rose
comme une fleur parmi d’autres, est ainsi à la fois reconnu comme un fait largement dominant et
pourtant comme dérivé, non originaire, résultant d’une élaboration. C’est à partir du rapport
originaire au singulier en tant que tel que cette dérivation est reconstituée. Et c’est, du même coup,
toute l’expérience qui doit être invoquée. Ce travail, il s’est engagé secrètement, « de façon
occulte »41 dès l’intuition originaire et immédiate du singulier, dans l’écart décisif de l’acte et de
l’objet. Dans cet écart premier, signalé par le paradoxe de l’intuition d’une chose absente, le moteur
de toute élaboration s’est ébranlé : c’est l’habitus, le principe interne de répétition des actes en
l’absence de leur objet. Et ainsi, dans le face-à-face espacé avec une chose singulière, s’enclenche
comme une machine à produire en série des actes. Une même trace ou un même trait répété qui se
libère de son origine (abstraction, imagination, mémoire intellectuelle) ; puis, plusieurs traces ou
traits qui se superposent et forment le thème d’une visée de plusieurs choses (concept). À l’intérieur,
déferlement d’actes répétés comme une projection autonome vers le singulier, incessante mais
discontinue ; à l’extérieur, alignement des singuliers selon leurs ressemblances, se laissant viser
désormais à travers la ressemblance comme un thème dont il n’existe que des variations : des séries
dehors et des séries dedans.
Mais dire qu’elle dérive des actes originaires d’appréhension, de leur sérialité interne ou
subjective, ne suffit pas à rendre compte de la mise en série des choses singulières. La genèse du
concept comme visée d’une série, à partir de l’appréhension du singulier, exigeait certes d’être
interprétée d’après les allusions d’Ockham. Si, pourtant, il ne met pas l’accent sur cette question,
c’est que deux autres se posent à lui au sujet du concept avec une particulière acuité : celles de sa
nature et de safonction. La question de la nature du concept, d’abord, qui reste jusqu’ici dans
l’ombre, motive une description d’un genre différent : au lieu de partir des couches plus profondes
de l’expérience pour le définir, elle se donne le concept tel qu’il s’offre à la pensée, déjà produit.
Ockham peut ainsi répondre d’un autre point de vue – suivant une démarche plutôt régressive – à la
question de la genèse qui nous a occupés. Le concept, une fois produit, ne se donne pas seulement
en effet de façon indéterminée comme la visée d’une série, mais précisément comme son signe. Si
telle est bien la nature du concept, il nous faut penser, pour rendre compte de la mise en série des
singuliers, la production naturelle d’un signe.

1. « De même, on dit abstractive l’appréhension qui abstrait de l’existence et de la non-existence. On n’entend pas par là que l’objet
dont il y a abstraction n’est ni n’est pas, car cela est impossible. Mais on entend par là qu’au moyen de l’abstraction [...], l’intellect ne
juge ni que la chose existe ni qu’elle n’existe pas. » Sent., II, qu. 14, p. 335.

2. « L’intuition se divise en une intuition parfaite et une imparfaite. L’intuition parfaite est celle dont on a dit que provient
l’appréhension expérimentale par laquelle je sais que la chose existe, etc. [...] L’intuition imparfaite est celle par laquelle nous jugeons
que la chose fut à un moment donné ou ne fut pas. Et cette intuition est dite recordative. » Sent., II, qu. 13, p. 261.

3. Bien qu’Ockham tente, sans succès, de fonder cette évidence sur tel ou tel acte incomplexe qui y concourt, il rappelle
régulièrement que : « Cette chose fut » est un complexe, auquel correspond, en fait, une pluralité d’actes d’appréhension. Cf. ibid.,
p. 262, l. 15 et p. 263, l. 13.

4. Par exemple : « L’intuition parfaite et imparfaite sont des appréhensions de nature différente, car l’intuition imparfaite est
simplement une abstraction. » Ibid., p. 262, l. 4-6. Cette définition est, à mon avis, superficielle du propre point de vue de la
description, très fine, que fait Ockham de cette prétendue « simple abstraction ».

5. Voir, en particulier : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, P.U.F., 1963, deuxième section, § 12-23,
p. 46-71. Une lecture parallèle de ce texte et de celui d’Ockham serait très intéressante et sensée, jusque dans le retour des mêmes
apories.

6. « L’intellect, en formant ce complexe : “cette chose – dont il y a abstraction incomplexe – fut”, peut, en vertu de cette
appréhension incomplexe, donner avec évidence son assentiment à ceci, que la chose fut. » Ockham omet, ici, le retour nécessaire à
travers tout le processus dont il vient pourtant de faire la description. Ibid., p. 263.

7. « Il faut poser quelque habitus inclinant à cet acte, car l’intellect peut facilement accomplir cet acte immédiatement après
l’intuition et ne le peut avant : il y a donc maintenant quelque chose qui incline l’intellect à cet acte, qu’il n’y avait pas auparavant. Or
c’est cela que nous appelons un habitus. » Ibid., p. 262 (je souligne).

8. Ockham semble s’arrêter provisoirement à cette hypothèse dans le même texte, ce qui fit se perdre en conjectures les
commentateurs (cf. P. Boehner, Articles on Ockham, p. 272 et suivantes, et G. Leff, op. cit., p. 30 et suivantes). L’abandon de cette
hypothèse est non seulement manifeste dans la suite du texte, mais imposé par la chose même, comme on essaiera de le montrer.
« On peut dire que l’habitus est engendré par l’intuition, etc. » Ibid., p. 265.

9. Rappelons que ce principe fut mis en avant dans le traité ockhamiste apocryphe De Principiis Theologiae et se trouve formulé par
Ockham lui-même, en particulier dans la première question du Prologue aux Sentences consacré à l’intuition et l’abstraction : « une
pluralité ne doit pas être posée sans nécessité ». Prologue, I, p. 74 (il ajoute ailleurs : « ou sans une expérience certaine », Sent. I, dist. III,
qu. 2, p. 415).
10. « Car personne n’éprouve [experitur] qu’il connaît à la fois et en même temps la même chose intuitivement et abstractivement et,
quant à l’appréhension abstractive de la chose en elle-même, l’homme semble bien plutôt éprouver le contraire, d’autant plus que ces
appréhensions ont quelques conditions opposées. [...] Il semble donc qu’avec l’intuition parfaite ne demeure pas d’abstraction de la
même chose, mais que d’une intuition fréquente soit engendré un habitus inclinant à l’abstraction ou à l’intuition imparfaite. » Sent., II,
qu. 13, p. 265. Conclusion provisoire et illusoire.

11. « Il faut noter ici qu’avec l’intuition d’une chose, j’ai une première fois et en même temps [simul et semel] une appréhension
abstractive de la même chose. Et cette appréhension abstractive est une cause partielle concourant avec l’intellect pour engendrer un
habitus inclinant à l’intuition imparfaite par laquelle je juge que la chose fut à un moment [laquelle est abstractive]. La raison en est
qu’un habitus est toujours engendré par des actes inclinant à des actes semblables de même espèce. Or telle n’est pas l’intuition, car
l’intuition parfaite et imparfaite sont des appréhensions de nature différente, puisque l’imparfaite est simplement une abstraction. Or
l’intuition parfaite et l’abstraction sont de nature différente, donc, etc. » La question est celle de la genèse de l’abstraction proprement
dite – ce qu’Ockham appelle « intuition imparfaite » étant plutôt, comme on l’a montré, l’ensemble du processus lui-même, qui
culmine seulement dans une abstraction (le souvenir proche).
L’intuition proprement dite, quant à elle, n’engendre jamais aucun habitus, pour la simple raison qu’elle a une cause externe dans la
chose existante (ibid., p. 264). Mais, même « si de l’intuition parfaite un certain habitus était engendré, celui-ci inclinerait seulement à
l’intuition parfaite et non à l’imparfaite, qui est d’une autre nature. Si donc l’habitus inclinant à l’intuition imparfaite est engendré par
quelque acte cognitif, ce sera par l’abstraction, et celle-ci sera concomitante [simul] à l’intuition parfaite ». Ibid., p. 262.

12. « Posant que l’intuition a toujours nécessairement avec elle une abstraction incomplexe, il suivra que l’intuition sera cause
partielle de cette abstraction et que cette dernière sera cause partielle à l’égard de l’habitus inclinant à une autre abstraction incomplexe
semblable à celle dont fut engendré l’habitus. » (D’où la répétition dans la rétention.) Ibid., p. 263.
Ces conclusions sont reprises dans la question 14 sous le chapitre « De l’abstraction concomitante à l’intuition », p. 333 et suivantes.

13. « Bien que cet habitus [issu d’une abstraction première] ne soit pas posé en vertu d’une inclination [consciente] ni en vertu de
l’expérience, il est pourtant posé en vertu d’une raison qui induit de façon évidente à le poser [propter rationem evidenter inducentem ad
hoc]. » Ibid., p. 264.

14. Ockham la nomme en effet une cognitio prima abstractiva, cf., par exemple, ibid., qu. 14, p. 334, l. 19.

15. L’abstraction première est imperceptible dans l’expérience consciente commune : « Car personne n’éprouve qu’il connaît à la
fois et en même temps la même chose intuitivement et abstractivement. » Ibid., p. 265. C’était une raison, superficielle, pour nier
qu’elle ait lieu.

16. « À l’égard de cette [abstraction première], l’intuition est cause partielle, bien qu’elle ne le soit pas à l’égard de l’habitus
engendré par une telle abstraction [première]. » Ibid., p. 265.

17. L’abstraction est, en droit, indépendante de l’intuition et peut donc, en droit, avoir lieu sans elle ou avant elle. Mais ce n’est, en
fait ou naturellement, jamais le cas. C’est pourquoi Ockham suspend l’hypothèse à la puissance divine : « Si Dieu causait en moi une
appréhension abstractive de quelque chose singulière que je n’ai jamais vue... » Ibid., p. 266.

18. La séquence intuition-abstraction n’implique qu’une causalité partielle, laquelle est foncièrement contingente, car toute cause
partielle peut être supprimée, ne serait-ce que par Dieu. « Quant à l’abstraction première concomitante à l’intuition, il faut remarquer
qu’elle est causée et par l’intuition et par l’intellect et par le corps, quel qu’il soit, à titre de causes partielles. » Ibid., p. 333. Comme le
suggère encore l’allusion au corps (c’est-à-dire, il le précise ailleurs, à la disposition particulière du corps dans l’intuition, cf. p. 294),
cette causalité partielle est radicalement factuelle ou, si l’on préfère, contingente ; elle tient à notre situation d’êtres incarnés et
temporels. Il y a là un fait irréductible à une véritable nécessité causale.

19. Ibid., p. 270, l. 20-22.

20. La conception ockhamiste du temps physique est, quant à elle, d’un aristotélisme plutôt orthodoxe. Cf, surtout, S.P., IV et
notre dernier chapitre, § 41.

21. La description dont on rend compte ici est surtout développée dans Sent., III, qu. 3, p. 98-129 (« Si des espèces sont posées dans
la faculté sensible ou dans l’organe »).
« Première conclusion [appuyée par quatre exemples d’altération du sens : par la lumière du soleil – de deux manières , par une
couleur blanche regardée longtemps, par un mouvement rapide] : outre l’acte de voir, il y a quelque chose qui s’imprime dans le sens
extérieur [i.e. l’organe et la faculté correspondante], car, autrement, après l’acte de voir, le sens resterait, à l’égard de tout objet, dans la
même disposition à l’acte qu’auparavant. » Ibid., p. 105-107.

22. « Seconde conclusion : dans la vue demeure quelque chose qui n’est pas visible, ni objet de vision ni principe ni acte ni espèce.
On le prouve : après que quelqu’un a cessé de voir quoi que ce soit, la vue reste disposée autrement qu’auparavant, après certaines
couleurs est affaiblie et après d’autres renforcée. [...] Il y a donc quelque chose d’imprimé qui n’est ni un sensible, ni une espèce, ni un
acte, ni sensible par soi, ni par un autre, mais est une certaine qualité imprimée dans l’organe de la vue, qui parfois le renforce et parfois
l’affaiblit. [...] Et cette qualité demeure plus ou moins longtemps, quelquefois jusqu’à la fin de la vie. » Ibid., p. 107-109 (je souligne).

23. « Quant au sens intérieur, à savoir l’imagination, la première conclusion est que quelque chose y demeure après l’acte de sentir.
On le prouve : cette faculté est autrement déterminée à l’acte avant et après l’acte, car avant elle n’y est déterminée qu’en présence
réelle du sensible tandis qu’après elle peut y être déterminée en son absence. Donc il demeure nécessairement quelque chose qui
incline à l’acte [à sa répétition] après l’acte, et qui n’était pas là auparavant.
« La seconde conclusion est encore que dans cette faculté quelque chose est imprimé dans l’organe [...]. On le prouve comme pour
le sens extérieur, car le sens intérieur est conservé, renforcé ou affaibli comme l’organe de la vision [...] [Jusque-là, l’imagination ne se
distingue pas de la sensation].
« [Mais] la troisième conclusion est que quelque chose est imprimé dans cette faculté en tant que distincte de l’organe, car quelque
chose s’établit ici pour accomplir l’acte et non pour le terminer. Il est donc du côté de ce qui accomplit [actif] et non du côté de ce
qui termine [passif]. [...] Et il y a donc là deux qualités différentes : une imprimée par l’objet, qui renforce ou affaiblit l’organe [...], et
une autre engendrée par l’acte d’imaginer, qui n’est pas de façon autonome dans l’organe en tant que distinct de la faculté, comme la
qualité précédente, mais qui est, au contraire, de façon autonome dans la faculté en tant que distincte de l’organe, comme l’acte
d’imaginer lui-même. Cette seconde qualité n’est pas l’objet d’un acte, mais un habitus engendré par l’acte d’imaginer et inclinant,
comme cause partielle, à des actes semblables en l’absence de la chose sensible. » Ibid., p. 114-115, p. 120-121.

24. « Ainsi, après le premier acte, si le sensible lui-même est détruit, la faculté d’imagination, avec cet habitus engendré par le
premier acte, peut accomplir un acte d’imagination qui se termine dans le même sensible en nombre qu’on a vu auparavant. De même, pour
l’intellect, l’abstraction se termine dans le même singulier en nombre que l’on a vu d’une intuition intellectuelle et ne se termine pas dans
quelque similitude ou quelque image, comme certains l’imaginent à tort. Car tout ce que les philosophes et les saints docteurs appellent
“images”, “simulacres” ou “idoles” sont les sensibles eux-mêmes, d’abord sentis puis imaginés. C’est le même homme en effet que
j’ai vu auparavant et que j’imagine maintenant, et non une “espèce” d’homme. » (Je souligne.) Ibid., p. 121.

25. « La même chose singulière qui, d’abord, termine l’acte de voir par le corps, la même absolument sans distinction termine l’acte
d’imaginer et de penser abstraitement, sans aucune “espèce”. Et ainsi [...] le mot “image” [phantasma] ou son concept signifie
principalement la chose même imaginée, en connotant l’acte d’imaginer. Et il est donc manifeste qu’autant il y a d’individus imaginés,
qu’ils soient de même espèce ou non, autant il y a d’images. Il est faux que chaque espèce ait seulement une image, car il y a autant
d’images que d’individus. » Ibid., p. 122.

26. Toute la différence entre l’imagination et la rétention sensible est dans la production d’un habitus qui incline à la répétition des
actes. Ibid., p. 121.

27. La critique de l’« espèce » comme moyen d’appréhension est l’objet principal du texte que nous avons cité : Sent., III, qu. 2-3,
p. 43-129, cf., aussi, Sent., II, qu. 13, p. 267-276. Quant à la critique de l’être apparent ou intentionnel comme moyen
d’appréhension, elle est adressée au philosophe Pierre Auriol dans Sent., I, dist. XXVII, qu. 3, p. 238-258. On y reviendra dans la
section suivante, au sujet d’une critique de la représentation en général où elle prend tout son sens.

28. Voir les notes précédentes (« l’acte d’imagination ne se termine pas dans quelque similitude ou quelque image, comme certains
l’imaginent à tort ») et Sent., III, qu. 3, p. 121.

29. « De même [que l’imagination], l’appréhension abstractive intellectuelle se termine dans le même singulier en nombre que j’ai
vu auparavant de façon intuitive et intellectuelle... » Sent., III, qu. 3, p. 121.

30. C’est pour reconnaître cette unité qu’Ockham, à la question 12 du livre IV de la Reportatio (non encore réédité), reprend
l’identification augustinienne de la mémoire et de l’âme en général (cf. De Trinitate, X, d’Augustin).
Mais la mémoire a aussi un sens étroit : c’est la connaissance que l’intellect a du passé en tant que passé (intellectus potest cognoscere
praeteritum sub ratione praeteriti, ibid.). En ce sens, elle n’est pas plus qu’une faculté, mais moins ; elle n’embrasse pas, par exemple, la
connaissance par concepts, dont elle n’est que la condition. Cf. G. Leff, op. cit., p. 56-57.

31. Dans les deux principales définitions de l’abstraction, ce sens second et dérivé est mentionné :
« Il faut savoir que l’abstraction peut être prise en deux sens : selon l’un, elle concerne quelque chose qui est abstrait de plusieurs
singuliers ; et en ce sens, l’abstraction n’est rien d’autre que le rapport (cognitio) à un universel qui peut être abstrait de nombreuses
choses... » C’est en un autre sens que l’abstraction est cette appréhension d’un singulier indifférente à son existence dont nous avons
parlé jusqu’ici. Prologue, qu. 1, p. 30.
L’abstraction de l’universel est postérieure à l’abstraction du singulier : « Ensuite l’intellect peut abstraire beaucoup de choses : abstraire
des concepts communs, penser [intelligere] un des [aspects] conjoints dans la chose sans penser le reste... » Ibid., p. 65.
[À propos de l’ange] « Je dis qu’il peut avoir à partir des choses un rapport aux universaux, car il peut abstraire les universaux des
singuliers. Car [...] il est possible à notre intellect de faire ainsi des concepts [facere conceptus] et d’abstraire des universaux, donc l’ange
peut aussi le faire. » Sent., II, qu. 14, p. 317.

32. Rappelons que c’est là la grande question qu’Ockham substitue à celle du principe d’individuation au terme de sa critique de la
réalité de l’universel : non pas se demander comment le singulier devient singulier, mais comment l’universel devient universel, ou
plus généralement comment quelque chose devient commun (voir la fin de la seconde section dans notre premier chapitre).

33. Tout indique en effet que c’est la nature qui est à l’œuvre dans les concepts : ils se forment à notre insu, renvoient naturellement
aux singuliers à titre de « signes naturels » : « la nature opère de façon occulte dans les universaux » (voir section suivante pour une
détermination précise de cette naturalité).

34. [On peut faire des concepts] « au moyen de l’intuition des singuliers ou de l’abstraction incomplexe [mediante cognitione intuitiva
singularium vel abstractiva incomplexa] ». Sent., II, qu. 14, p. 317.

35. La genèse de l’universel essentiel, l’universel proprement dit, est décrite par Ockham dans Quest. Phys., qu. 7, texte édité par F.
Corvino : « Sette questione inedite di Occam sul concetto », Rivista critica di Storia della Filosofia, 10, 1955 et 11, 12, 13, 1956,
57 et 58.

36. Selon Ockham, la thèse d’Aristote : « on ne pense pas sans image » ne signifie pas qu’à toute intellection une image se mêle, mais
seulement que l’imagination est, comme la sensation, la condition de fait de toute appréhension intellectuelle : « Quant à l’autorité
d’Aristote, je dis qu’il n’y a pas d’intellection sans image [nihil est intelligere sine phantasmate] parce que toute intellection présuppose
nécessairement, ici-bas, une appréhension sensible tant du sens extérieur que de l’intérieur [c’est-à-dire de l’imagination]. » Prologue,
qu. 1, p. 67.

37. Cf. Sent., II, qu. 13, p. 276, l. 16 (par exemple).

38. Cf. Quest. Phys., éd. citée, qu. 4.

39. « Socrate et Platon se conviennent parce qu’ils se conviennent », déjà cité, S.L., I, 17, p. 59.

40. « De même que les enfants appellent d’abord tous les hommes “père” et ensuite discernent l’un de l’autre, de même nous
voyons par expérience qu’un agneau voyant une brebis suit toute brebis comme sa mère et ensuite discerne l’une de l’autre... » Mais ce
genre de confusion ne veut pas dire que l’universel soit connu en droit avant le singulier. Sent., I, dist. III, qu. 6, p. 496-497 (cf. Aristote,
Physique, I, 1, 184 b,

41. Déjà cité, Sent., I, dist. II, qu. 7, p. 261.


CONTRE LA REPRÉSENTATION

Le concept est un signe, non une représentation. Il est quelque chose qui existe, un acte réel dans
l’esprit, mais qui n’existe qu’en renvoyant à autre chose, comme une pure visée : c’est la définition
même du signe1. Par cette thèse, Ockham dépasse la relative continuité de la genèse de l’expérience
pour penser ce qui sépare le concept de tout autre rapport à la chose : sa nature de signe. Il réserve
ainsi d’avance à une sémiologie la description de la fonction du concept. Pour rendre compte de sa
spécificité, qui est celle d’un rapport aux séries, il faut, non plus envisager le concept par ce qui le
produit depuis l’appréhension, mais se le donner, déjà produit, et reposer la question de sa genèse à
partir de son irréductible différence. Il faut également tenir en échec toute théorie de la
représentation. De même que la théorie de l’universel réel, le réalisme, était le grand ennemi pour
une pensée de la singularité en tant que telle, de même la théorie de la représentation est le grand
ennemi pour une pensée du concept comme signe d’une série. Mais, tandis que le réalisme était une
vieille théorie, sinon dans tous ses raffinements scolastiques, du moins dans son origine
platonicienne, la théorie de la représentation s’offrit à Ockham comme une nouveauté. Il se laissa
séduire par elle, mais une conscience de plus en plus claire de ce qu’elle cachait la lui fit rejeter.
Qu’est-ce qu’une théorie de la représentation ? Une théorie qui pense le rapport à une chose ou à
une série de choses extérieures à partir de contenus mentaux, comme des copies internes ou des
« peintures dans l’esprit », ou qui attribue, comme chez Descartes et Spinoza, une réalité « objective »
aux actes de l’esprit considérés comme des « idées ». Cette théorie, qui dominera, à travers toutes ses
variations, l’âge classique de la philosophie jusqu’à Kant, prétend expliquer la référence à telles choses
singulières dans le concept, la possibilité de viser, par exemple, Socrate et Olivier avec le concept
d’homme, par le contenu autonome qu’une idée donnerait à voir à l’esprit. Ce faisant, elle postule
qu’un tel contenu représentatif peut faire référence à des singuliers hors de l’esprit, tels Socrate et
Olivier, sans voir que c’est précisément cette référence, forme première de la signification, qui doit
être pensée en elle-même pour expliquer la représentation. Dans cette perspective qui s’ouvre
justement à l’époque d’Ockham, la représentation prétend rendre compte de la référence, mais, en
vérité, la suppose sans jamais permettre de l’interroger : la représentation prétend, par suite, rendre
compte du signe – et en particulier du signe linguistique – alors que le signe est le secret de toute
représentation.
Si la théorie de la représentation doit être l’ennemi, c’est qu’elle a, en outre, une ambition
totalisante. Lorsqu’on fait de l’esprit avant tout le réceptacle de représentations, on prétend expliquer
non seulement le concept, mais l’appréhension elle-même, qu’elle soit intuitive ou abstractive,
comme rapport à une représentation, selon, par exemple, l’usage très large que Kant fait de ce terme.
Ce faisant, non seulement on obscurcit, du point de vue d’Ockham, l’appréhension du singulier
comme rapport à la chose même, mais on manque la spécificité du concept. Loin d’être une
représentation parmi d’autres, seulement plus générale que d’autres, le concept est une visée de série,
un acte de référence sérielle qui se distingue en nature de toute appréhension : en lui seul s’établit
cette relation irréelle ou « relation de raison » qu’on nomme « signification ».
Il nous faut donc réfuter la théorie de la représentation, d’abord, dans son ambition totalisante,
dans sa prétention à expliquer l’appréhension même du singulier. Puis, il nous faut critiquer plus
précisément sa prétention à expliquer le concept. Enfin, si nous pouvons ainsi aplanir le terrain, nous
devrons repenser la représentation comme une forme secondaire de rapport aux singuliers, et
déterminer indépendamment d’elle la nature et la production naturelle du concept, selon son
irréductible référence aux singuliers, comme le signe d’une série.

§ 24. Contre la représentation en général. La théorie de la représentation, Ockham la rencontre sous
une forme de ce qu’on a appelé d’un terme trop ambigu le « conceptualisme » : pensée de l’être de la
représentation comme intermédiaire entre l’être réel des choses et le non-être, et de la représentation
comme intermédiaire (medium) entre l’esprit et les choses. Cette forme est une des premières, mais
elle est déjà puissante, déjà complète en un sens : c’est la théorie de Pierre Auriol, presque
contemporain d’Ockham. Comme il l’a fait pour la théorie scotiste de l’universel avant de la
démanteler, il la présente d’abord en citant un texte précis2. Il s’agit d’une théorie de la
représentation comme phénomène total, supposé rendre compte de tout rapport à tout objet, depuis
l’intuition sensible jusqu’au concept universel.
La thèse de Pierre Auriol est que, dans tout acte de l’esprit, la chose connue se produit en un
certain « être objectif » ou encore en un « être intentionnel, visible et apparent » par lequel seulement
elle peut être objet pour l’esprit3. Cette thèse, il la démontre à partir de la sensation : si les sens
peuvent poser la chose en être intentionnel – l’être de la représentation qui n’est ni l’être de la chose
même ni le néant –, alors, a fortiori, l’esprit en général et plus particulièrement l’intellect en sont
capables4. C’est donc sur la base d’une théorie représentative de l’appréhension en général que le
concept doit être pensé, selon Auriol, comme être apparent ou intermédiaire représentatif. La
présence de cet être intentionnel dès la sensation est mise en évidence par certaines expériences de
perception, et plus précisément par les illusions d’optique.
Auriol en donne plusieurs exemples. D’abord, lorsqu’en descendant un fleuve sur un bateau, on a
l’impression que les arbres du rivage se déplacent : où se trouve le mouvement ainsi perçu ? Pas dans
la vision, car alors la vision du mouvement apparent serait une vision de vision, ce qui est absurde.
Pas dans les arbres réels eux-mêmes, assurément. Pas non plus dans l’air ambiant, puisque c’est aux
arbres qu’il est (fût-ce à tort) attribué. Le mouvement n’est donc réellement nulle part mais il est
pourtant quelque part : il est intentionnellement dans les arbres, dans un être intentionnel ou
apparent des arbres pour celui qui descend le fleuve5. De même, lorsqu’on fait tournoyer un bâton
dans l’air – expérience particulièrement frappante si le bout du bâton est incandescent –, on voit
nettement se dessiner un cercle ; de même encore lorsqu’on voit un bâton à moitié plongé dans l’eau
qui semble brisé, et autres illusions classiques : un reflet dans un miroir, des taches dans le champ de
vision après avoir été aveuglé par une forte lumière, les couleurs chatoyantes ou moirées sur le col
des pigeons, etc. Tous ces objets des sens ne sont que des apparences de la chose qui pourtant ont un
certain être : un être apparent, donc, ou intentionnel6.
Puisque la sensation, dans les illusions d’optique, ne diffère pas qualitativement de la sensation
habituelle, on peut en conclure, selon Auriol, que les sens ont toujours affaire à un être intentionnel,
lequel peut être semblable à l’être réel de l’objet ou en être dissemblable (comme dans ces illusions) et
rendre ainsi la vision vraie ou fausse7.
Ce qu’on a dit de la sensation proprement dite, on doit le dire également, selon Auriol, de
l’imagination ou du sens interne. Lorsque j’imagine ma mère, par exemple, je l’appréhende selon un
être purement intentionnel qui, lui aussi, peut être semblable ou dissemblable à son être réel8. Enfin,
on y reviendra, Auriol pense à partir de cet être apparent et de ses variations l’universalité du concept
et sa genèse dans une parfaite continuité : celle de la représentation.
Avant de voir ce qu’elle fait du concept, il faut considérer, avec Ockham, cette théorie dans son
ambition totale et depuis son point de départ. On voit qu’il s’agit d’une réinterprétation complète
des données de l’expérience et d’abord de l’appréhension, qu’elle soit intuitive ou abstractive,
sensible ou imaginaire. Auriol rassemble sa thèse, qui est une véritable invention de la représentation
comme détermination philosophique générale du rapport à l’étant, en disant que tout rapport aux
choses extérieures est une apparition9 ; que dans l’apparition, qu’elle soit sensible ou spirituelle,
quelque chose d’extérieur apparaît10 ; mais que n’apparaît qu’un être acquis par la chose, un être
diminué, intentionnel ou apparent, qui est le régime de la présence de la chose pour l’esprit11. Un être
acquis par la chose qui n’est pourtant qu’un être diminué : tel est l’être de la représentation.
L’ambiguïté de cette pensée puissante et profondément fragile est formellement la même que celle
que l’on retrouve dans toute l’histoire de la représentation au sens philosophique : dans la « réalité
objective » de Descartes, mais aussi bien dans le « phénomène » de Kant.
Ce que la théorie d’Auriol, comme toute théorie de la représentation, pose dès la sensation, c’est
donc un medium, un être intermédiaire entre l’esprit et la chose. Cela, cette « image » ou cette
« apparence » est à la fois un moyen de se rapporter à la chose même et un mode d’être intermédiaire entre
l’être de la chose en soi – ce que Kant appellera le noumène – et le néant ; à la fois une sorte d’étant et
un mode d’être de l’étant, ce que dit parfaitement l’expression d’Auriol : « être intentionnel » ou
« être apparent ». C’est l’esprit qui confère à la chose ce mode d’être diminué, la représentation étant
ainsi le régime de la présence de la chose pour nous : « l’âme, dit Auriol, semble donner aux choses un
être objectif, intentionnel, visible et apparent » (je souligne)12. On voit par là que dans la
détermination de la représentation elle-même, les « théories de la connaissance », d’Auriol à
Descartes et à Kant, forment une ontologie bien particulière. Cette ontologie mitigée, ce mode d’être
ambigu de la représentation, c’est précisément ce qu’Ockham ne laisse pas passer. Avant d’envisager
les dernières conséquences de la théorie de la représentation concernant le concept, il entreprend,
avec à la fois prudence et intransigeance, de la réfuter depuis son point de départ dans la description
représentative de la sensation, c’est-à-dire de la tuer dans l’œuf.
Pour s’attaquer à une théorie aussi ambitieuse, Ockham prend d’abord des gants ; il déclare qu’il
va seulement attaquer les dires d’Auriol mais que sa pensée lui est trop peu familière pour être sûr de
l’avoir saisie, n’y ayant pas consacré assez de temps13. S’il prend de telles précautions, ce n’est pas
seulement que la pensée d’Auriol est puissante, c’est surtout, me semble-t-il, qu’elle est
profondément nouvelle : elle sonne l’heure d’une nouvelle détermination générale du rapport aux
étants, d’une nouvelle ère de la philosophie : l’ère de la représentation. À l’oreille d’Ockham, sinon à
la nôtre, elle doit sonner, avant tout, étrangement, ce qui ne l’empêche pas, comme il le dit14, de
sonner déjà faux. D’où la prudence, donc ; d’où aussi une critique intransigeante, une réfutation par
anticipation de tous les développements auxquels est promise cette théorie de la représentation.
Quant aux illusions d’optique, d’abord, censées prouver la présence d’une représentation dans
toute appréhension, Ockham déclare, conformément à ce qu’il a toujours dit, que dans la sensation
rien n’est impliqué hormis l’acte de sentir et la chose réelle : aucun médium, donc, aucun « être
intentionnel » distinct de l’être réel du sensible15. La sensation, avec l’évidence immédiate qu’elle
donne de l’existence de la chose, ne la pose pas dans un « être intentionnel » mais seulement dans son
être réel16 : il n’arrive rien à la chose du fait qu’elle est sentie, une rose vue n’est rien de plus qu’une
rose. Qu’en est-il, alors, desdites illusions ? Lorsqu’il me semble voir les arbres se déplacer depuis un
bateau qui descend un fleuve, le mouvement en question n’est ni réellement ni
« intentionnellement » dans les arbres, ni nulle part à l’extérieur, d’ailleurs : il n’est pas du tout hors
de moi. L’erreur d’Auriol, l’erreur constitutive de son point de vue est d’objectiver d’emblée le
contenu de l’illusion pour ensuite essayer de le situer quelque part entre l’esprit et la chose. Mais ce
contenu, ce mouvement illusoire n’est pas un contenu d’appréhension, il n’est pas vu du tout17. Ce
qui se passe est tout autre chose qu’une appréhension et ne suppose aucune représentation
autonome : il s’agit d’une série de sensations des arbres, dont la succession est telle, qu’elle motive,
dans mon corps sentant, des opérations très semblables à celles qui sont motivées par un mouvement
réel (la raison en est d’ailleurs fort simple : mon corps lui-même se déplace18). Jusqu’ici, donc, pas
d’illusion. À cause de cette analogie entre deux séries d’actes, il est vrai que je peux juger –
faussement – que les arbres se déplacent, mais il n’est pas vrai que je les voie se déplacer19.
L’« apparence » ou, bien plutôt, l’illusion n’est donc pas du tout un objet de mes sens, mais un objet
de mon jugement. Le faux mouvement n’est pas appréhendé, il est jugé ou inféré. La proposition :
« les arbres semblent à l’œil se déplacer », quant à l’appréhension proprement dite, signifie seulement,
comme l’expose Ockham avec une parfaite clarté : « les arbres – sans aucun médium produit ou
forgé ou quelque être réel ou intentionnel – sont vus successivement à des distances et selon des
aspects divers par l’œil qui se déplace avec le mouvement du navire »20. Autrement dit et pour
prendre un autre exemple, lorsque je tourne la tête, je peux me convaincre, si cela m’amuse, que c’est le
paysage qui tourne autour de moi ; ou lorsque je cligne des yeux, que l’obscurité se fait sur le monde
puis se dissipe. Mais je ne vois rien de plus que lorsque je ne joue pas à ce jeu. Il n’y a donc là rien de
plus à voir, aucun « être intentionnel », aucun intermédiaire représentatif.
De même, dans l’exemple du cercle apparent formé par l’extrémité d’un bâton tournoyant, c’est la
pensée qui juge faussement qu’il y a un cercle ; les sens, eux, recueillent seulement une série de
sensations très semblables à celles que motive un cercle. Ce n’est pas parce qu’on juge qu’il y a un
cercle que le cercle est en effet, fût-ce comme être intentionnel21. De même, la cassure du bâton
plongé dans l’eau n’est pas vue mais seulement inférée22. Quant aux couleurs incertaines sur le cou
d’un pigeon, soit elles y sont réellement, soit elles sont produites dans l’air avoisinant par le jeu de la
lumière comme une ombre sur un mur, mais, en tout cas, elles sont tout autre chose qu’une
représentation23. Reste enfin l’image dans un miroir : avec une audace salutaire, Ockham simplifie
le problème en disant que ce qui est vu dans le miroir est la chose même dans son lieu propre, par
exemple ma tête sur mes épaules, vue seulement par le miroir. Je ne vois pas, à proprement parler,
ma tête derrière le tain du miroir, mais bien sur mes épaules ; je peux seulement, encore une fois,
juger que la chose est derrière le tain. Or ce jugement n’est pas lui-même derrière le tain, en un
certain « être intentionnel », il est dans mon esprit, bien réel et bien distinct d’une représentation.
Tout cela ne suppose donc aucun médium représentatif, mais seulement des choses réelles, des actes
réels de sensation et un jugement24.
Les illusions ne reviennent pas, ainsi, à l’appréhension, mais seulement au jugement. On peut
maintenant, avec Ockham, redresser la perspective et procéder à une élimination de principe de
l’être intentionnel comme représentation supposée présente en toute appréhension. L’être
intentionnel ou la représentation est-elle en un sens un être autonome, ou pas du tout ? Si elle ne l’est
pas, alors, puisqu’elle est censée être l’objet des sens, les sens n’appréhenderaient aucune qualité
réelle, mais un simple être de raison. Or aucun être de raison ne peut être appréhendé par les sens :
première absurdité. Si elle est un être autonome, elle est alors un être réel et non simplement
« apparent » ou « intentionnel », comme le dit Auriol : seconde absurdité25. Maintenant, la
représentation ou l’apparence est-elle le même que la chose dont elle est l’apparence ? La blancheur
apparaissante est-elle le même que la blancheur ? Si l’apparence, comme le prétend Auriol, advient
seulement dans la vision, alors elle se distingue de la chose, qui peut fort bien se passer d’être vue
(N.B. : ceux qui croient qu’une chose n’existe que si elle est vue n’existent pas, car je ne les vois pas).
Mais, si elles se distinguent réellement, l’une peut être vue sans l’autre, comme c’est le cas pour
toutes choses réellement distinctes. Je peux donc voir la chose sans voir son apparence : troisième
absurdité26. Si l’apparence est, il peut en outre y avoir apparence de l’apparence jusqu’à l’infini ; bref,
les absurdités s’enchaînent à perte de vue27.
À la description représentative de l’appréhension, dans sa fondamentale ambiguïté ontologique qui
est la source d’une cascade d’absurdités, il faut donc substituer une description simple et univoque.
Cette description nous est désormais familière, c’est celle qu’Ockham a développée pour son
compte, et qu’il faut seulement défendre contre les prétentions totalisantes de la théorie de la
représentation. L’appréhension en général ne suppose qu’un acte réel et une chose réelle, par exemple
une rose et un coup d’œil sur la rose même, sans aucun intermédiaire, aucune représentation
interposée. L’intuition ne suppose qu’un acte du sens ou de l’intellect et une chose présente (du
moins dans le cas le plus courant)28. L’abstraction non plus n’exige aucun médium29.
Cela signifie-t-il que, selon Ockham, nous ne nous formons jamais de représentation de quoi que
ce soit ? Certes non : il y a un type de rapport abstrait à la chose, bien connu, auquel le terme de
« représentation » convient en un sens, à savoir l’imagination. C’est à l’imagination qu’il faudra revenir
pour penser le rôle limité de la représentation, en particulier dans la production du concept. Mais ce
qui importe ici, c’est que trois caractéristiques de l’imagination telle que nous l’avons déjà décrite
empêchent d’emblée d’en faire la base d’une théorie totalisante de la représentation : 1. l’imagination
est un type particulier et circonscrit de rapport à la chose, qu’on ne saurait étendre au-delà de la
faculté du « sens interne » ; 2. la représentation dans l’imagination n’est pas un médium entre l’esprit
et la chose, c’est un acte réel, l’image, qui modifie l’esprit lui-même comme une qualité réelle et le
renvoie à la chose en son absence selon un de ses aspects sensibles : c’est, certes, un acte orienté selon
cet aspect sensible mais, même si l’on peut appeler cette orientation une représentation, elle n’est pas
un objet intermédiaire, un « être intentionnel », mais la teneur d’un acte ; 3. l’acte de l’imagination est
toujours absolument singularisé, toute image est singulière et elle ne suffit pas plus qu’un autre acte
d’appréhension singulier à expliquer le saut dans l’universalité propre au concept. Bref, l’imagination
n’est que le lieu circonscrit de la représentation en un sens lui-même circonscrit, elle ne saurait être le
tremplin d’une « théorie de la représentation ». En ce sens, toute théorie de la représentation peut
être envisagée comme une extrapolation abusive à partir de l’imagination : soit qu’elle se manifeste
ouvertement, comme chez Auriol où le terme « imago » en vient à désigner toute représentation, ou
comme chez Kant avec le rôle de l’« imagination transcendantale » dans la première version de la
première Critique, soit qu’elle soit implicite et se paye en retour d’une critique de l’imagination
visant à contenir sa puissance pourtant dominante du point de vue de la représentation, comme chez
Descartes (domination avouée, en passant, au début de la Cinquième Méditation).
La représentation, pensée comme un intermédiaire, et critiquée à ce titre par Ockham comme un
écran entre l’esprit et la chose, est donc inutile pour rendre compte de l’appréhension d’une chose
singulière. C’est dans la foulée de cette critique qu’il faut envisager l’inutilité de toute « espèce » dans
l’appréhension. Présentes dans la sensation et l’imagination, ces « espèces » ne seraient pas des
concepts spécifiques, mais des formes elles-mêmes appréhendées, intermédiaires et ambiguës,
émanant des choses sensibles, nécessaires à toute appréhension et surtout à tout rapport abstrait à des
choses absentes. Elles seraient, en même temps, intermédiaires entre l’appréhension singulière et la
conception universelle. Comme pour tout intermédiaire, Ockham réfute une à une les raisons de
poser de telles « espèces »30. Elles dérogent, en particulier, au principe d’économie de la pensée, car,
si elles sont à la fois des objets d’appréhension et la condition de tout rapport, il faudra supposer une
seconde « espèce » pour rendre compte du rapport à l’« espèce » et ainsi multiplier à perte de vue les
objets31. L’abstraction, par exemple le souvenir que les « espèces » sont censées expliquer, l’habitus
ockhamiste, ce principe purement interne de répétition des actes, l’explique bien mieux32. La
présence d’« espèces » intentionnelles, comme celle d’« êtres » intentionnels, est donc contradictoire
et inutile.
Autrement dit, c’est tout intermédiaire dans l’appréhension d’une chose singulière qui non seulement
n’est pas nécessaire pour penser le rapport à l’objet, mais conduit à des absurdités. L’appréhension,
c’est-à-dire la sensation, la mémoire, l’imagination, est bien un rapport à la chose singulière même.
La théorie de la représentation, le grand ennemi de la pensée ockhamiste du concept, est ainsi sapée
par avance, ruinée à sa base.

§ 25. Contre le concept-représentation. Forts de ces arguments préalables qui jettent, par avance, le
discrédit sur toute théorie de la représentation, nous pouvons aborder le concept selon sa nature. La
question de la nature du concept chez Ockham fut très débattue. Les textes où elle est discutée sont
particulièrement difficiles, ce qui en soi n’est pas grave, mais surtout ne concordent pas. Comme
certains textes tiennent manifestement compte de ce qui est dit dans d’autres et y reviennent, il est
clair qu’il faut les tenir pour postérieurs et que le désaccord provient d’une évolution de la pensée
d’Ockham33. Il semble qu’Ockham (dans la première partie de son Commentaire sur les Sentences et
son Commentaire du Périherménéias d’Aristote) ait commencé, parmi un ensemble d’hypothèses
concernant la nature du concept, par en isoler deux qui retenaient son attention : le concept serait
soit un fictum, un objet de pensée en image-représentation, soit un acte d’intellection réel dans l’esprit
à titre de qualité interne. Puis, il aurait provisoirement adopté la première (dans les première et
seconde parties des Sentences) et l’aurait, enfin, abandonnée pour la seconde (dans la Somme de Logique,
les Questions quodlibétiques et les Questions sur la Physique d’Aristote).
Deux faits me semblent pouvoir orienter l’interprétation dans ce dédale. D’abord, la clarté résolue
des réfutations de la théorie du fictum dans les textes qui promeuvent sans ambiguïté la théorie de
l’intellection, clarté et résolution qui tranchent avec l’hésitation des textes probablement antérieurs et
marquent une pensée plus décisive ici que partout ailleurs. Ensuite et surtout, ce qui me paraît être le
fond du problème et n’a pas été nettement dégagé, à savoir que, derrière le débat entre fictum et
intellection, il s’agit de l’opposition entre deux manières de philosopher inconciliables, entre une
théorie de la représentation et une théorie du signe. Dans l’adoption de la théorie de l’intellection, qui
seule fonde une description du concept comme un pur signe, il y va de la cohérence systématique de
la pensée d’Ockham selon tous ses motifs philosophiques les plus propres, un enjeu de premier
ordre, donc, qu’il ne dut mesurer lui-même que progressivement.
Si cette interprétation est juste, si l’hypothèse du concept comme intellection est bien la seule qui
soit en accord avec l’orientation fondamentale de la pensée ockhamiste, alors le problème n’est plus
de savoir quand et comment Ockham a abandonné l’autre hypothèse du concept comme fictum, mais
de savoir comment il a pu un temps la prendre au sérieux. Car il est indéniable qu’il s’est laissé
séduire par cette hypothèse, un égarement d’autant plus étrange que le concept comme fictum n’est
que le prolongement naturel de la théorie représentative de l’appréhension – d’Auriol – dont on a vu
l’intransigeante critique. Dans le même texte, en effet34, Ockham ruine la base de cette théorie de la
représentation et se laisse en partie convaincre par elle au sujet de la nature du concept : pourquoi ?
Ce n’est pas par des arguments philologiques que l’on peut répondre, mais par des arguments
stratégiques. Je proposerai l’explication suivante. Au sujet de la nature du concept, Ockham a déjà
un ennemi autrement puissant que Pierre Auriol : l’ontologie réaliste traditionnelle, qui pose des
natures communes réelles du côté de l’étant et fait donc du concept le rapport entre l’esprit et ces
prétendues natures. Dans son combat contre cette ontologie, qui rabat le concept sur l’étant et qu’il
juge, comme on l’a vu, absurde et irrationnelle, il rencontre un philosophe presque de sa génération,
proche de lui à bien des égards35 et dont la définition du concept comme fictum tranche nettement
sur la tradition. Malgré le contexte théorique de cette définition – une pensée totalisante de la
représentation – auquel Ockham est profondément étranger, il l’adopte (sous une forme légèrement
modifiée, comme on va le voir) pour faire face au premier ennemi. Puis, ayant affermi sa position
anti-réaliste, il développe une pensée singulière du concept comme signe et doit, pour cela, attaquer
à son tour la pensée du fictum, du concept-représentation qu’il avait adoptée provisoirement : il
parvient ainsi à sa théorie la plus propre, celle du concept-intellection qui n’est rien d’autre que le
concept-signe. La théorie du fictum serait donc comme un échafaudage qu’il faut faire tomber une
fois l’édifice achevé.
Mais abordons sans plus tarder la chose même. Qu’est-ce qu’un concept ? C’est quelque chose
dans l’esprit par quoi je peux me rapporter à plusieurs choses singulières dans une série hors de
l’esprit ; tel le concept de « rose » par lequel je peux me rapporter à une multitude de roses, des roses
jaunes, rouges, blanches, présentes ou absentes, existantes ou ayant existé, ici ou ailleurs, etc. Certes,
on peut, si l’on veut – Ockham le fait parfois36 –, appeler aussi « concept » ce par quoi je me
rapporte à un seul singulier comme, par exemple, lorsque je pense à cette rose rouge qui est sur ma
table. Mais il s’agit alors, en fait, d’une appréhension, c’est-à-dire d’une vue ou d’un souvenir. Or,
dans l’appréhension, qui est directe, le singulier est noté tel qu’il est en lui-même, sans référence à
une série. Là où le concept montre une différence de nature d’avec l’appréhension, c’est dans son
pouvoir de renvoyer à plusieurs choses, qui ne sont plus, alors, directement notées, mais seulement
visées comme appartenant à une série. Le concept proprement dit est donc une visée, une « intentio ».
La question est seulement celle de savoir comment s’opère une telle visée sérielle ou quelle est sa
nature.
À l’extérieur, parmi les roses singulières, il n’y a pas d’unité réelle de la série, pas de « nature
commune » réellement inhérente aux roses, mais seulement des ressemblances. L’unité de la visée
doit donc être cherchée du côté de l’esprit. La théorie de la représentation, qui pense tout rapport aux
singuliers à partir d’objets mentaux autonomes, intermédiaires entre les choses réelles et moi qui me
rapporte à elles, propose une description de cette unité. Ce qui est encore commun à notre
perspective et à celle d’une théorie de la représentation, c’est qu’elles ne peuvent se satisfaire d’un
réalisme grossier fondant l’unité du concept sur l’unité d’une nature réellement subsistante du côté
de l’étant, telle une « rose universelle » réelle ; ainsi, comme Ockham, Pierre Auriol refuse le
réalisme platonicien37. Parmi toutes les possibles unités auxquelles peut prétendre le concept, Auriol
n’en retient qu’une : son unité n’est autre que celle de la série des choses, de toutes les roses existant
hors de l’esprit, mais seulement en tant qu’elles sont posées en un être intentionnel ou apparent comme une seule
rose totale38. C’est, autrement dit, l’unité d’une représentation, d’un fictum, à la fois objet mental
unique et intermédiaire entre l’esprit et les singuliers réels.
On voit que ce fictum conceptuel est le prolongement direct de la description de l’appréhension du
singulier en termes de représentation : c’est parce que, selon Auriol, nous avons toujours affaire, dans
la sensation, le souvenir, l’imagination, à des représentations ou, comme il le dit, à des imago plus ou
moins semblables à la chose réelle, que nous pouvons former une représentation générale renvoyant à
plus d’une singularité. Dans les représentations particulières, la chose singulière est posée dans un
« être intentionnel » singulier ; dans la représentation universelle, plusieurs choses singulières,
« toutes les roses qui sont distinctes dans leur être réel sont posées dans un être non réel mais
intentionnel comme une seule rose totale »39. Le terme « intentionnel » prend ici un sens de part en
part représentatif : c’est parce que tout rapport aux choses est d’emblée une visée par représentation
(« intentio ») que le concept proprement dit (encore « intentio ») peut être produit comme une
représentation parmi d’autres40. Mais ce qui est en cause ici, c’est la prétention de cette théorie à
expliquer l’universalité du concept, ou sa sérialité, par le mode d’être prétendument propre à la
représentation. Celle-ci est un objet mental qui n’est pas « en lui-même réel » mais est pourtant
« réellement identique » à tous les singuliers qu’il représente41. Cette théorie prétend donc justifier
par ce mode d’être quasiment amphibie de la représentation le fait que la connaissance par concepts
est une connaissance des choses réelles extérieures et que, pourtant, le concept a une autonomie
suffisante pour être objet de définition42. Elle prétend, en un mot, expliquer la référence aux singuliers
dans le concept.
C’est précisément cette prétention qu’Ockham finit par remettre en cause pour critiquer le fictum
comme nature du concept. De fait, une telle prétention à fonder la référence a toujours été pour lui en
question. L’allégation d’Auriol, selon laquelle le fictum de la rose renvoie immédiatement aux roses
singulières en vertu de son identité à elles, est en effet irrecevable. Si le fictum de la rose totale est bien
un être objectif, s’il a un contenu propre, il ne saurait s’identifier avec quoi que ce soit. L’esprit qui
se rapporte à cette représentation se rapporte donc à elle en propre, à elle seule et non aux roses
singulières : quand cette représentation universelle est conçue, nulle chose extérieure n’est conçue43.
Cela – et c’est un fait très remarquable –, Ockham l’a toujours dit. Aussi, dès les premiers textes44, il
ne se résout à adopter la théorie du fictum que sous une forme modifiée : si le concept est un fictum,
c’est un objet mental autonome, non une contradictoire collection de contenus dans une seule
représentation. Mais en pensant ainsi le fictum Ockham se piège lui-même, il s’interdit d’avance de
penser la référence aux singuliers constitutive du concept : il coupe les ponts entre lui et les choses
singulières. Cette impasse a en même temps un côté positif (en arrière, celui de la sortie) : Ockham a
toujours vu que le fictum-représentation était incapable d’expliquer la référence. C’est justement pour penser la
référence qu’il se devait d’abandonner complètement la voie de la représentation.
Pour être vraiment fidèle à cette exigence de penser la référence sérielle qui est le fait fondamental
dans l’ordre du concept, pour penser vraiment la possibilité de viser une série de roses par le concept
de « rose », Ockham finit donc par penser au-delà du fictum et contre la représentation. Ce ne sont pas
ses atermoiements, mais sa pensée la plus forte qui doit nous retenir ici. Concernant le fictum, elle se
développe finalement en trois critiques, l’attaquant sous trois feux croisés : – le fictum ou la
représentation est inutile pour l’accomplissement de la référence, il lui fait même obstacle ; – son être
propre, ni chose réelle ni néant, est impensable ; – loin d’expliquer la référence aux singuliers, il la
suppose confusément en une pétition de principe. Ces trois critiques s’ouvrent sur trois exigences de
pensée concernant la nature du concept : – il faut penser sa référence aux singuliers comme une
référence directe ; – il faut penser son être comme un être réel ; – il faut penser la référence en elle-même
dans toute sa pureté, sans tenter une illusoire dérivation qui sera toujours circulaire.
Pour viser plusieurs choses dans le concept, plusieurs roses dans le concept de rose, la
représentation, ou fictum, est inutile. La représentation serait en effet un tiers entre l’esprit et les
singuliers. Certes, elle est du côté de l’esprit puisque c’est celui-ci qui lui « confère », comme le dit
Auriol, son prétendu « être intentionnel » ; mais elle est aussi un objet, une image à laquelle l’esprit se
rapporte d’abord, pour ensuite se rapporter par elle aux choses singulières. Du point de vue de la
représentation, il y aurait donc dans la visée conceptuelle, d’une part la représentation comme objet
de l’esprit, d’autre part l’acte par lequel l’esprit se rapporte à elle : la représentation générale de « rose »
et ma « vue » de cette représentation (apparitio spiritualis, dit Auriol). Or il y a des vérités concernant
les concepts, par exemple la vérité : « je conçois les roses à cet instant ». Et comme toute vérité, elles
concernent quelque chose de réel, donc de singulier, donc de simple45. Lorsque je vérifie en moi
cette vérité, j’éprouve que c’est en constatant en moi la réalité d’un acte simple. Si un acte seul – et
non un acte et une représentation comme objet mental – suffit à valider une vérité concernant le
concept, alors le même acte simple suffit au concept tout court46 : la référence à une pluralité,
constitutive du concept, peut donc s’accomplir sans intermédiaire représentatif, en un acte simple.
Encore cet argument d’Ockham n’est-il pas tout à fait convaincant car il suppose acquise la
simplicité de l’acte où se vérifie la réalité du concept ; c’est seulement en établissant cette réalité
contre la quasi-irréalité de la représentation qu’on pourra le confirmer. L’inutilité de la représentation
sera, en revanche, très évidente si l’on peut montrer qu’elle est un obstacle à la référence plurielle
propre au concept : si la représentation compromet la référence, a fortiori elle ne lui est pas nécessaire.
Or tel est bien le cas. La représentation est bien un tiers ou un médium, elle n’est ni l’acte réel de
l’esprit ni les choses réelles hors de l’esprit. Ainsi, le fictum du blanc n’est ni l’acte de se rapporter au
blanc ni les blancs réels ni les deux à la fois : ce serait l’objet intermédiaire de l’acte par lequel je me
rapporterais aux blancs réels47. Alors, se distinguant des blancs réels, la représentation du blanc peut
être et même doit être connue ou vue en elle-même. Et en me rapportant, comme par une étape, à
cette représentation, je pourrais, je devrais m’y arrêter et ne pas du tout me rapporter aux blancs
réels48. De ce point de vue, la phrase « le blanc est sur l’œuf » pourrait signifier « la représentation du
blanc est sur l’œuf », ce qui est absurde. La représentation est donc bien un obstacle à la référence du
concept. Loin d’être l’instrument ou le moteur de la référence, une représentation, un fictum ou une
image risque de la compromettre ; la référence risque de s’y arrêter comme on s’arrête à un contenu
autonome. Pour penser une référence effective et assurée, il faut donc penser une référence directe.
Ensuite, la pseudo-réalité de la représentation conduit à des absurdités montrant qu’elle est
impensable. On en a vues sur le plan de l’appréhension, on va maintenant en retrouver sur le plan du
concept. La représentation de la rose en général, cette fameuse « rose totale » et universelle est-elle
réelle ou pas ? À coup sûr, elle n’est pas réelle du côté de la chose, mais tout n’est pas ici
fantomatique, et avec le concept il se passe réellement quelque chose dans mon esprit. L’acte par
lequel je m’objecte une représentation est, lui du moins, un acte réel. La question de la réalité de la
représentation se résume donc à celle du degré d’indépendance de la représentation par rapport à l’acte
réel qui la pose. La représentation de « la rose » a-t-elle une quelconque autonomie ontologique ?
Auriol, comme tout penseur de la représentation, l’affirme nettement en reconnaissant au fictum-rose
un mode d’être propre quoique ambigu – l’être intentionnel –, bien distinct de l’acte réel de
l’esprit49. Cette autonomie suppose, alors, que la représentation ne dépend pas essentiellement de
l’acte qui la pose, car autrement il y aurait autant de représentations de roses que d’actes se rapportant
aux roses, ce qui mettrait en cause l’unité supposée de la représentation50. Il faut donc que la
représentation soit indépendante de l’acte. Mais cela voudrait dire, alors, que je peux avoir une
représentation de rose sans accomplir d’acte pour la poser, que la représentation plane dans mon
esprit en permanence, ce qui est absurde51. La représentation n’a donc pas cette autonomie
ontologique qu’on lui attribue : soit elle se confond avec ce qu’il y a de réel dans l’esprit, à savoir l’acte
singulier, soit elle n’est rien du tout. Il faut, ainsi, penser le concept, non comme un fantôme entre
l’être et le néant, mais comme un acte réel. Puisque, en outre, le seul acte réel rencontré jusqu’ici est
un « se rapporter » singulier et simple, il faut penser le concept précisément comme cet acte simple.
Le caractère simple et direct de la visée conceptuelle est maintenant confirmé.
Enfin et surtout, la référence à une série de choses singulières, ce fait fondamental et constitutif du
concept, est purement et simplement postulé dans la théorie de la représentation sans l’amorce d’une
explication. Le concept de rose, c’est, avant tout, une visée de toutes les roses singulières
indépendamment de leur appréhension effective. On nous dit que la représentation de « la rose »
rend possible cette visée sérielle, en raison de son universelle similitude, voire de son « identité » aux
roses singulières. Mais Ockham a toujours vu quelle confusion se cache derrière cette prétendue
« identité », même lorsqu’il acceptait la définition du concept comme représentation52. Si la
représentation est bien, comme on le prétend, un objet autonome pour la pensée, comme une
« image générale », la pensée doit bien y saisir quelque chose, quelque contenu. Or, qui a jamais vu,
fût-ce dans son esprit, une « rose totale », une rose de toutes les roses ? On peut toujours essayer.
Toute image est singulière et en général toute représentation que peut s’objecter l’esprit, soit renvoie
à une chose singulière, soit ne renvoie qu’à elle-même ou, plus exactement, à un singulier possible
n’ayant que le contenu exhibé par la représentation (comme une chimère). Par exemple, si je me
représente « la rose », soit je me représenterai une rose rouge ou jaune, telle rose existante, donc, soit,
en supposant que cela soit possible, je me représenterai une rose incolore : mais la rose incolore en
tant qu’objet de ma pensée ne me renvoie pas plus à une série de roses que l’image de la rose rouge.
Je peux m’arrêter à la contemplation de ma rose incolore sans la moindre référence à une série.
Autrement dit, aucune représentation, quelle que soit sa teneur, n’accomplit d’elle-même le
mouvement de la référence à une multiplicité, pour la simple raison que toute représentation est un
objet où peut s’arrêter la pensée, qu’elle a un contenu propre et unique. Même si je pouvais me
représenter une rose en général, je ne me rapporterais pas pour autant, s’il n’y avait rien d’autre, à
toutes les roses singulières, car je me contenterais de contempler un objet autonome, idée, image ou
fictum.
Ce défaut de la représentation, implicitement accusé par Ockham dans toutes ses objections de
détail, est encore aggravé par ses théoriciens lorsqu’ils affirment que celle-ci n’est pas vraiment un
être réel. Car, comment un être non réel pourrait-il de lui-même renvoyer à des êtres réels53 ? Plus
généralement, comment cette théorie pense-t-elle, en fait, la référence, le renvoi, par la
représentation d’une « rose totale », aux roses singulières ? Elle suppose qu’à cette représentation est
conféré – Dieu sait par quoi – le pouvoir de faire référence. Elle postule donc dès le départ le
mouvement de la référence, qui simplement passerait par la représentation. Pétition de principe : la
représentation est censée expliquer la référence propre au concept mais c’est la référence qui
expliquerait seule le rôle de la représentation dans le concept. La référence est donc première, ne
dérive pas de l’être de la représentation mais, au contraire, la fonde comme représentation de
plusieurs choses. Cela veut dire que le concept, qu’il soit ou non une représentation, est d’abord,
avant d’être ou de ne pas être une représentation, un signe.
La primauté de la référence est absolue, même si elle se dévoile de façon négative. Aucun contenu
mental, contenu de connaissance, image ou quoi que ce soit de ce genre n’explique la référence. Car
un contenu est un objet, tandis que la référence est un mouvement et un acte. Aucune représentation
ne saurait d’elle-même produire un tel mouvement ni rendre compte d’un tel acte. Un portrait de
César, pour prendre un exemple classique, ne renvoie pas de lui-même à son référent César ; il y faut
un acte du spectateur qui seulement emprunte l’image dans le mouvement vers le référent. Et cet acte
n’est jamais imposé par la représentation même : on peut toujours voir dans le portrait, comme les
premiers spectateurs de la peinture de Frenhofer dans le Chef-d’Œuvre inconnu, un simple
arrangement de couleurs ou, en général, de traits objectifs sans le moindre référent. Plus irréductible
encore est la référence à une série. À la rigueur pourrait-on admettre qu’un portrait de César ou une
image de rose est, en un sens, le moteur de la référence à César ou à telle rose. Mais que ce portrait
ou cette image accomplissent d’eux-mêmes la référence à la série de tous les hommes et de toutes les
roses, voilà qui est impossible. Il y a là un mouvement enclenché par un acte, que nous avons
d’abord appelé, d’un terme vague, une « visée », que nous appelons « référence » et qu’Ockham
appelle simplement « significatio », qui est indérivable, mouvement premier en deçà de toute
représentation, en deçà de toute psychologie. On peut aborder la question avec scepticisme et dire
que si ce « fait » de la référence ne peut être dérivé d’aucun autre fait psychologique, c’est qu’il n’a
jamais vraiment lieu. Le point de vue ockhamiste peut, en revanche, être défini ainsi : de fait, nous
croyons à la possibilité de la référence, nous croyons que par les concepts nous nous rapportons aux
étants et ce rapport, ce mouvement est constitutif de ce que nous appelons un « concept ». Il faut
donc partir de là. De même qu’il fallait se donner les concepts tels que nous éprouvons leur présence
en nous pour en penser la nature, de même il faut se donner la référence et tirer les conséquences de
son irréductibilité.
S’il faut commencer par la référence, c’est que toute description de ce que nous appelons un
« concept », lorsqu’elle prétend la dériver de quelque fait plus fondamental, la suppose déjà en vérité,
c’est que dans toute forme de pensée conceptuelle, le fait que quelque chose renvoie à autre chose
est, d’avance, impliqué. Certes, on pourrait dire que la référence était d’emblée le fait premier de
toute l’expérience : que tout acte d’appréhension, intuitive ou abstractive, était déjà quelque chose
qui renvoyait à autre chose. En ce sens, ce que nous avons nommé « l’écart originaire » de
l’expérience entre l’acte et l’objet extérieur était déjà le lieu d’ouverture de la référence. Mais c’est
seulement dans le concept que se réalise la possibilité essentielle de la référence : celle d’un renvoi à
plusieurs choses en même temps. C’est seulement dans le concept que se réalise la possibilité
essentielle du signe : celle d’être un signe commun. Dans les couches plus originaires de
l’expérience, la référence était toujours dirigée vers un singulier, on pourrait dire qu’elle était
idiomatique. C’est seulement maintenant, dans le domaine de la pensée conceptuelle, avec la référence
à des séries de singuliers, que sa primauté, jusque-là silencieuse, élève la référence au rang de
véritable problème philosophique. Quant à la nature du concept, cette primauté se traduit en une
primauté de l’être-signe sur tous les prétendus modes d’être du concept. Avec l’achèvement de la
critique ockhamiste de la représentation, une nouvelle exigence se fait jour : penser la nature et la
naturalité du concept comme signe, penser la sérialité des singuliers visés par le concept comme une
unité de signification. Et la représentation, s’il y en a bien en un sens, devra être repensée comme
secondaire et résiduelle par rapport au signe.
Les moments de la critique du concept comme représentation ont permis d’esquisser
négativement la nature du concept tel qu’il doit être désormais pensé. Le concept renvoie directement
à une série de singuliers qu’il vise : il n’exige aucun médium, aucun objet intermédiaire. Le concept
n’a pas un mode d’être intermédiaire entre le réel et le néant : il est un acte réel. Le concept doit être
pensé à partir de la pure référence : il n’a pas de teneur objective, de contenu autonome, hormis le pur
mouvement de renvoi qu’il produit. Bref, le concept est une chose réelle dans l’esprit, qui renvoie
directement à des singuliers réels extérieurs et n’a pas d’autre contenu que ce renvoi. Le concept est,
mais n’a d’être qu’à signifier.

§ 26. Le concept est un acte d’intellection et un signe. À toutes ces exigences peu à peu affirmées par
Ockham, une seule hypothèse répond parfaitement : le concept ne serait rien d’autre qu’un acte
d’intellection. Le difficile cheminement de la pensée ockhamiste jusqu’à cette hypothèse, passant par la
théorie de la représentation pour finalement la laisser derrière elle, est en même temps la conquête du
point de vue sémiotique. Car c’est seulement comme pur acte de l’esprit que le concept peut
accomplir pleinement et de lui-même la référence aux singuliers, qui est sa fonction première. Les
problèmes philologiques posés par cette évolution n’ont pas d’autre intérêt philosophique que de
montrer la difficulté de cette conquête. L’étrange de l’affaire est, en particulier, que l’hypothèse du
concept comme intellection a très tôt été envisagée par Ockham mais qu’il ne l’a pas toujours
adoptée54. Or ce qui marque la principale différence de point de vue entre les textes où il ne fait que
l’envisager et ceux où il la soutient nettement, c’est précisément l’insistance mise sur le caractère
sémiotique du concept55. En revenant à cette hypothèse, Ockham fait donc beaucoup plus que se
rétracter : il conquiert un point de vue profondément nouveau. C’est ainsi à partir de la référence et
du signe qu’il faut comprendre la définition du concept comme intellection.
La question est donc la suivante : comment un acte de l’esprit accomplit-il de lui-même la
référence à des singuliers hors de l’esprit ? Comment est-il signe d’une série ? Ockham affirme,
d’abord, qu’un acte unique d’intellection peut bien être le signe d’une série à la manière dont un seul
mot (« homme ») peut signifier plusieurs singuliers (les hommes). Cette possibilité doit, bien sûr,
être explicitée mais il faut d’abord la constater. Nous n’avons pas seulement des intellections d’une
seule chose singulière comme l’intuition ou le souvenir intellectuels de Socrate ; nous accomplissons
aussi un certain acte interne par lequel nous ne nous rapportons pas plus à Socrate qu’à Platon et qui,
par suite, tient lieu aussi bien de Socrate que de Platon, exactement comme le mot « homme » les
signifie tous deux56. Cette possibilité est incontournable car elle est, au-delà des concepts
proprement dits, la marque de la pensée en général. D’un seul désir, je peux en effet désirer un
nombre infini de choses, comme les parties en nombre infini d’un processus continu : désirer vivre,
par exemple. Cette sérialité du désir n’est pas un exemple parmi d’autres : c’est la sérialité de
l’intention au sens le plus originel, la sérialité du rapport intentionnel à l’extériorité. Je peux donc me
rapporter d’un même acte à une série infinie de choses et, même s’il s’agit d’une série discrète de
singuliers et non d’une série continue, je ne me rapporte pas, alors, à un singulier en propre,
puisqu’un rapport singulier est indiscernable de tous les autres dans cet acte unique57. Comment cela
est-il possible ? La réponse la plus décisive d’Ockham est fort simple et sans surprise : l’acte
d’intellection n’a pas d’autre objet que la multiplicité des choses singulières, le concept de rose se
termine, comme visée, dans les roses singulières extérieures elles-mêmes, il n’a pas d’objet propre
comme une représentation, ne passe par aucun médium58. C’est parce qu’il est un simple acte de
visée et ne s’oppose pas un objet interne que sa référence est directe. Autrement dit, l’acte ne se
dédouble pas en un contradictoire « objet universel », il n’est universel que par la série réelle de
singuliers auxquels il se rapporte directement59. L’acte, contrairement à une représentation ou un
contenu mental, ne pose pas d’autre objet que la série extérieure, il n’accomplit rien d’autre qu’un
mouvement vers cette série. Ainsi, lorsque je joins les deux concepts-actes d’« homme » et
d’« animal » pour former la proposition mentale : « L’homme est un animal », je ne me rapporte ni à
un objet simple ni à un composé de deux objets simples, mais à la série de tous les hommes et à celle
de tous les animaux pour affirmer que la première est incluse dans la seconde : je me rapporte à une
pure pluralité60. L’acte d’intellection est donc un signe en cela qu’il me renvoie à une série sans aucun
intermédiaire.
Mais l’analogie avec les mots est tout à fait insuffisante pour penser la signification. D’abord, parce
que les mots ne sont pas tombés du ciel, mais ont été institués, et que le mouvement de la référence
en eux doit être pensé à partir de la référence dans l’esprit – et non l’inverse – pour comprendre cette
institution61. Ensuite et surtout, parce que, pour être un signe, le mot doit être une chose écrite ou
prononcée, doit avoir une matérialité qui semble faire défaut au signe mental qu’est l’acte
d’intellection. Le signe matériel se distingue dans son être de ses référents ; le signe mental doit aussi
avoir un être propre qui doit, quant à lui, être cherché ailleurs que dans la matérialité. Non
seulement, en effet, l’acte d’intellection qui constitue le concept produit un mouvement de référence
à une série, mais il peut tenir lieu de la série (supponere)62. Or, pour tenir lieu, il faut être quelque chose et
se maintenir dans son être. Pour être un signe proprement dit, l’acte doit donc être une chose qui ne
s’évanouit pas dans le mouvement de renvoi qu’elle produit. L’acte a-t-il un tel être ? La réponse est :
oui – et c’est là précisément le second caractère du concept comme acte d’intellection. Non
seulement il enclenche un mouvement de référence directe, mais il est une chose réelle. Quel est cet
être ou cette réalité ? En tant qu’acte ayant réellement lieu dans l’esprit, il altère réellement celui-ci, il
en est une qualité réelle qui peut se maintenir et se reproduire comme n’importe quelle qualité. Le
concept comme représentation n’aurait précisément pas cette franche et claire réalité : il serait un
fantôme. Mais, s’il est bien un acte, s’il n’est rien d’autre qu’un acte, le concept est aussi réellement
dans l’esprit « que la couleur est sur le mur », selon la formule à la fois brutale et profonde
d’Ockham63. Car il n’y a rien de plus réel, de plus actuel dans l’esprit que ses actes. Rien ne se passe
dans mon esprit de façon plus tranchée que ma pensée de tous les hommes ou de toutes les roses
lorsque je la forme : rien n’y advient de façon plus indubitablement réelle que les concepts. Penser en
un seul acte à une série, c’est-à-dire à quelque chose qui n’existe que de façon atomisée hors de moi,
c’est vraiment accomplir quelque chose. On pourrait dire, pour citer Kant en le trahissant, que c’est
là que se manifeste avec le plus d’évidence la spontanéité de l’intellect. Cela veut dire clairement que
parler de « signes mentaux » au sujet des concepts n’est pas du tout, pour Ockham, une métaphore :
l’esprit est le support réel de signes réels qui sont des actes, inscrits en lui comme des mots sur une feuille
de papier. La vieille expression aristotélicienne « être dans l’esprit » n’est pas une métaphore, elle veut
dire : être inscrit dans l’esprit64. On « parle mentalement », dit Ockham, ou, ce qui revient ici au
même, on écrit mentalement comme on met des couleurs sur un mur, et c’est à partir de cette
inscription première qu’il faut penser le langage articulé. Mais, à la différence des représentations, ces
actes « comme des couleurs » ne peignent pas une image, ils renvoient directement à des séries de
choses. Les concepts sont des choses réelles renvoyant à des choses réelles dans la relation irréelle
qu’est la référence.
La réalité de l’acte d’intellection, réalité du signe en moi, le rend en lui-même reproductible,
manipulable, appréhendable. Tout ce que prétendait expliquer la théorie de la représentation, tout le
travail possible sur les concepts, leur élaboration, est aussi bien et plus simplement expliqué par la
réalité de cet acte65. En particulier, l’acte d’intellection peut être lui-même l’objet d’une intuition,
d’une appréhension singulière et, partant, d’un souvenir, etc. Non pas de la façon ambiguë dont une
représentation est appréhendée, mais de la façon dont une chose réelle l’est. Il peut y avoir, ainsi, une
intuition du concept commun de rose, une véritable intuition catégoriale66. Mais, à la différence de
sa version husserlienne, cette intuition ne doit pas être pensée comme le rapport à un « contenu
universel », ce qui serait retomber dans le point de vue de la représentation – ou pire, dans celui du
réalisme platonicien. C’est seulement l’intuition de l’acte réel par lequel je me rapporte à une
pluralité de roses réelles ; elle n’a pas d’autre objet que cet acte et n’a, à ce titre, aucun privilège par
rapport aux intuitions d’autres types d’actes internes comme l’intuition du fait que j’aime, que je
veux, que je suis triste, etc. Comme acte réel, le concept se soumet aussi à toutes les manipulations, à
tous les jeux de signes. En particulier – et ce sera le point de départ du genre de discours dit
« logique » au sens spécial de la sémiologie – le signe conceptuel peut être lui-même signifié par
d’autres signes d’un degré supérieur comme le concept de « concept »67. Les signes mentaux, si l’on
admet ainsi leur ferme réalité d’actes, pourront sans confusion se superposer en couches,
s’entrecroiser en définitions, se combiner en propositions mentales, se traduire dans la matérialité du
langage articulé : bref, ils pourront pleinement jouer, allégés du poids ontologique dont les lestait le
réalisme et du poids psychologique dont les lestait – et les lestera bien longtemps – la théorie de la
représentation.
La nature du concept comme acte est donc telle qu’il est à la fois le lieu d’une référence directe aux
singuliers extérieurs (il les vise dans une série où ils sont laissés à leur extériorité d’étants singuliers) et
une chose réelle qui ne s’évanouit pas dans le mouvement de la référence, inscrit à même l’esprit en
tant que qualité comme une couleur sur un mur. Mais, autre différence d’avec les mots, les concepts
sont produits dans l’esprit sans institution volontaire, sans convention arbitraire, à notre propre insu :
c’est leur naturalité. Être un signe naturel, tel est le troisième caractère principal du concept68. Cette
naturalité nous oblige à penser à nouveaux frais la genèse du concept, à la considérer en une question
en retour, maintenant que nous avons une notion claire de sa nature et de sa réalité. Que la Nature
soit à l’œuvre dans les concepts, Ockham l’affirme constamment : selon lui, l’aura de mystère qui
entoure la production « presque occulte » des concepts universaux est la signature de la Nature69. Ce
mystère doit pourtant être percé sous peine de laisser la théorie de la représentation – ou pire, le
réalisme de l’universel – réinvestir notre théorie du concept comme des brumes profitant de la nuit.
De ce risque Ockham ne fut pas, comme on va le voir, tout à fait à l’abri et c’est sur la question de la
naturalité du concept que son point de vue sémiotique, difficilement conquis, se révèle le plus
fragile.
Sur la naturalité des concepts comme actes de signification ou de référence, on peut, d’abord, dire
des choses très générales en prenant la Nature en un sens très large : celui du biologique. Ce qu’on en
dira échappera alors avec peine à la banalité. On peut constater que des signes naturels sont formés
par d’autres êtres vivants que nous. Les bêtes sauvages émettent des sons pour signifier leur peur, leur
plaisir, leur douleur. Nombreux sont les animaux (pas les serpents) qui ont ainsi, n’en déplaise à
Aristote, une voix signifiante, une phonè sèmantikè. Les concepts qui se forment en nous et sont des
signes ne sont, sans doute, pas moins naturels que ces expressions spontanées, ils sont seulement plus
élaborés dans un même ordre de phénomènes, comme la pensée de l’adulte par rapport aux cris du
nourrisson70.
Mais cette continuité « naturelle » cache des abîmes. D’abord, les signes conceptuels sont internes,
nous les éprouvons, les produisons en nous, alors que chez les autres vivants, y compris d’ailleurs les
autres humains, nous ne pouvons saisir que des signes externes qui expriment ou communiquent
quelque chose – des cris de bêtes aux grands discours71. Ensuite et surtout, alors que les animaux ne
semblent capables – en tout cas de notre point de vue – que de signifier par des signes externes des
choses internes et toujours singulièrement, des passions une par une, nos « signes naturels », qui sont
internes, peuvent manifestement signifier n’importe quoi d’extérieur, ce qui semble bien différent72.
Soyons plus précis : nos signes mentaux, comme le concept de « rose » ou d’« homme », peuvent
signifier plusieurs choses à la fois, des roses et des hommes en série ; ou, ce qui revient au même, un
seul de nos signes mentaux peut tenir lieu alternativement de plusieurs choses différentes, comme le
concept d’homme peut tenir lieu de Socrate, puis de Platon, etc. C’est cette sérialité, cette
universalité du signe mental dont la naturalité pose un véritable problème. À son sujet, des
considérations sur la vie et la psychologie animales en général n’apportent guère d’éclaircissement.
Bref, la « Nature » à l’œuvre dans de tels signes est beaucoup plus déterminée que la vie animale en
général, même si elle n’en est pas détachée. C’est pourquoi, lorsque Ockham parle de la « Nature »
engagée dans la production des concepts, il me semble bien plus opportun de comprendre qu’il
s’agit de notre expérience dans son ensemble. En ce sens, le problème de la naturalité des concepts
n’est pas posé par lui dans le cadre d’un « naturalisme » biologique naïf. Il se résume à celui du
rapport entre les concepts et les couches plus profondes de notre expérience, de l’origine empirique
des concepts : c’est le problème dont nous avons esquissé une solution à la fin de la description de la
couche « abstraction » qui se repose ici de façon bien plus précise avec la définition sémiotique du
concept. Il s’agit seulement de déterminer comment naissent en nous, à partir de notre propre
expérience, ces signes mentaux si particuliers.
Or, dans les textes où il envisage la naturalité des concepts résolument définis comme actes
d’intellection et signes mentaux, Ockham, me semble-t-il, se laisse un peu aller. Deux motifs
rendent maladroitement compte de la production naturelle des concepts. Le premier est celui de la
« confusion ». L’intellect accomplirait, d’abord, un acte par lequel il se rapporte à un singulier, par
exemple cet homme, disons André. Qu’on appelle cet acte « concept singulier » si l’on y tient, mais
il ne s’agit de rien de plus que d’une appréhension, éventuellement abstraite si André disparaît,
éventuellement essentielle si l’intellect est seul en jeu. Puis, l’intellect accomplirait un autre acte par
lequel André est seulement confusément visé, acte qui pourrait ainsi viser en même temps d’autres
singuliers qui lui ressemblent comme Olivier, Rodolphe, etc. Le concept d’homme, le concept
proprement dit, ne serait ainsi qu’une visée confuse, d’autant plus universelle, visant une série
d’autant plus vaste qu’elle est plus confuse73. Confusion opposée à la distinction : c’est le langage de
la représentation. C’est dans le même registre métaphorique qu’il faut ranger le second motif, celui
de la « similitude ». Un acte mental en viendrait à signifier des choses en vertu de sa similitude avec
elles : le concept d’homme pourrait renvoyer à André, Olivier, etc., parce qu’en lui-même il
ressemble dans l’esprit à ces singuliers hors de l’esprit74. Là encore, cette similitude suppose que
l’acte donne à voir quelque contenu qui lui soit propre, c’est-à-dire qu’il soit une représentation. Or,
outre une inconséquence par rapport à sa propre critique du concept-représentation, Ockham, en
définissant ainsi le concept comme « similitude » et comme acte de « confondre » plusieurs objets, se
rend précisément coupable d’une confusion.
Il semble confondre en effet le rapport de référence entre le concept et ses objets, rapport, disons,
transversal, avec deux rapports horizontaux bien différents : la ressemblance de fait entre les singuliers,
tels André, Olivier, etc. et la ressemblance interne entre certains actes qui se sérialisent, tels mon
appréhension d’André, mon appréhension d’Olivier, etc. Ces deux chaînes de ressemblances, ces
deux séries parallèles n’établissent aucune ressemblance, fût-elle confuse, entre le concept engendré
par la série interne et les éléments de la série externe. Pour être fidèle au point de vue sémiotique, il
faut concéder que la qualité interne qu’est le concept comme acte est une chose qui n’a rien à voir avec
les singuliers extérieurs ; c’est même parce qu’elle n’en est pas une pâle copie, une similitude
confuse, qu’elle peut les signifier directement. La naturalité du concept implique qu’il est produit
naturellement dans l’esprit, non qu’il ressemble naturellement à ses objets. En disant autre chose,
Ockham cède à une façon peu rigoureuse de parler.
En quoi consiste alors proprement cette naturalité ? Simplement en ceci que des actes internes qui
se ressemblent, ayant formé une série, forment un acte unique. Le côté interne de l’expérience
(l’esprit, la pensée) est le seul lieu réel où une série de choses peut devenir une chose unique : une série
d’appréhensions devient un acte unique de visée. C’est une considération aux conséquences assez vastes
que le lieu de l’unification est seulement la pensée. Dans mon appréhension d’André, puis dans celle
d’Olivier, je me rapporte à l’extériorité de façon similaire. Certes, cette ressemblance interne
suppose bien une ressemblance entre les choses mêmes qui ont causé partiellement mes actes ; mais
ce n’est pas ici la question, qui est seulement celle de la genèse interne. Ayant vu plusieurs choses
blanches, plusieurs roses, plusieurs hommes, mes actes s’ordonnent en séries, se superposant et se
comparant les uns aux autres dans la répétition de chacun (dans le souvenir). Le principe de
répétition interne est l’habitus, qui joue donc un rôle primordial dans la mise en série des
expériences et dans la production du concept qui en résulte. Car, de ces séries d’actes d’appréhension
superposés (mes souvenirs d’André et d’Olivier, de cette rose-ci et de celle-là, de ce blanc-ci et de
celui-là) résulte cet acte unique qu’est le concept de blanc, de rose ou d’homme. Il n’est pas lui-
même un habitus puisqu’il ne traverse plus une série d’actes mais se focalise en un acte unique75.
Pourtant, le concept est bien le résultat d’un habitus, d’une mise en série interne76. L’habitus est ainsi
le secret de la genèse naturelle du concept, c’est-à-dire de sa genèse empirique, à la manière dont l’habitude
en sera le secret dans l’empirisme moderne de Hume. Le concept – de rose – est donc bien produit
naturellement, progressivement, dans la répétition et la comparaison des actes d’appréhension,
comme celle de cette rose-ci, de cette rose-là, etc. Cette genèse n’efface cependant pas la différence
de nature du concept, car il n’est plus une appréhension, fût-elle confuse, il ne se réduit pas même au
rapport à une représentation appréhendable : il est un acte de référence irréductible, il est un signe. Si
Ockham, comme tout porte à le croire, n’a rien voulu dire d’autre, alors il en a trop dit plutôt que
pas assez, il a cédé parfois au langage de la représentation, langage confus par rapport à la simplicité
de cette genèse naturelle.
À s’en tenir rigoureusement au point de vue sémiotique, on s’arrête donc avec Ockham à la
pensée suivante : le concept, signe mental, est un acte réel dans l’esprit comme une couleur sur un
mur, il renvoie directement, sans objet mental intermédiaire, aux singuliers comme aux éléments
d’une série externe ; il est produit naturellement par un habitus, dans la répétition de certains actes
d’appréhension et leur mise en série interne.
Mais, si telle doit être la définition du concept, pourquoi Ockham cède-t-il parfois au langage de
la représentation ? Y a-t-il là quelque chose d’inévitable ? Si l’on cède facilement à ce langage, malgré
son défaut fondamental, c’est que, de la représentation, il y en a toujours, en un sens. Il est temps,
maintenant que le point de vue sémiotique est dégagé et affermi, de fixer le rôle exact de la
représentation. Cette détermination permet en effet, pour conclure, de distinguer nettement le cœur
du concept. Car la représentation, s’il y en a bien, est, eu égard à la nature sémiotique du concept,
secondaire ou résiduelle. Elle joue le rôle secondaire de ce que nous avons appelé le « thème » d’un
type particulier de concepts : ceux qui sont produits par la mise en série interne d’actes de
l’imagination. Eu égard à tous les autres types de concepts, elle a une place seulement résiduelle,
comme simple effet de représentation accompagnant les concepts sans y jouer de véritable rôle.
Son rôle secondaire, d’abord : c’est celui de la trace imaginaire dans les concepts produits à partir
de l’imagination, ceux de « doré » ou de « chevelu » par exemple. Il n’y a de représentation, en effet,
qu’au sens où il y a des images. Or il est vrai que de tels concepts proviennent de l’imagination ; ils
mettent en jeu un acte de référence dirigé, par exemple, vers les choses dorées et les choses
chevelues – et accompli par l’intellect – mais aussi l’image d’un aspect sensible dans le sens interne,
l’aspect doré et l’aspect chevelu. Cette image n’est pas l’objet du concept, qui est la série des choses
dorées ou chevelues, mais elle est le thème du concept qui détermine son orientation selon un aspect
sensible. Ce thème imagé, jouant son rôle en vertu de l’identité d’un aspect sensible en plusieurs
choses, est d’emblée engagé dans un acte et il est, comme toute image dans l’esprit, moins qu’un
objet. L’esprit, donc, ne se l’oppose pas comme le suppose la théorie de la représentation, il s’engage
dans l’image pour accomplir la référence, il y agit. Or, par rapport à l’acte de référence en tant que
tel, la teneur de l’image et l’orientation sensible qu’elle donne à la référence sont secondaires. C’est
seulement par l’acte intellectuel de renvoi aux choses dorées ou chevelues que la représentation du
doré et du chevelu peut jouer un rôle. C’est parce qu’un acte de référence sérielle s’ajoute à l’image
que celle-ci est plus qu’une appréhension d’une seule chose dorée ou chevelue. Bref, le cœur du
concept n’est pas l’image mais l’acte de référence : le signe est bien le secret de la représentation et non
l’inverse. Le concept d’origine imaginaire est ainsi fait d’une trace (image ou représentation) et d’un
acte de référence qui fait de cette trace son argument ou son thème. Le caractère secondaire de la
représentation, celle du doré ou du chevelu, est bien marqué par Ockham lorsqu’il dit que de tels
concepts qualitatifs signifient des singuliers et « connotent » seulement une qualité77.
Sa place résiduelle, ensuite : c’est celle d’un effet de représentation, d’une image
d’accompagnement suivant la production de tous les autres concepts, tous ceux qui ne proviennent
pas de l’imagination, comme, par exemple, le concept « d’homme ». Tous ces autres concepts sont
essentiels, c’est-à-dire proviennent d’une série d’appréhensions d’essences singulières qui, de fait, se
ressemblent, comme l’essence d’André et celle d’Olivier, etc. Leur thème est seulement fait de traits
essentiels identiques en plusieurs choses, comme : avoir un esprit rationnel. Ce thème n’est pas
sensible, il ne saurait être une image, une représentation, il n’est pas même représentable, mais
seulement pensable en un acte strictement intellectuel. La référence aux essences singulières des
hommes en série est ainsi, pourrait-on dire, un mouvement droit78 et non oblique, n’étant pas
orientée selon tel aspect sensible : le thème est au plus près des choses singulières puisqu’il emprunte
à leur essence. Pourtant, une image peut accompagner ces concepts, les accompagne en fait
toujours : « on ne pense pas sans image »79. Formant le concept d’homme, je me représente, en un
acte du sens interne, un homme plus ou moins vague, je m’en fais une sorte de portrait. Mais ce
portrait, qui joint plusieurs qualités sensibles déterminées, est bien en retrait par rapport à la référence
du concept ; je vois un humain homme ou bien femme, petit ou bien grand, blanc ou bien noir,
alors que je vise tous les humains sans distinction. La représentation n’est pas, à l’évidence, ce qui
accomplit la référence. Elle a certes lieu, elle est certes un acte réel qui éventuellement tend à
renvoyer aux objets du concept, mais elle ne joue aucun rôle dans la référence qui est strictement, de
part en part intellectuelle80. Bref, la représentation n’est ici qu’un résidu de l’imagination. Or les
concepts essentiels ont un privilège notable par rapport aux concepts obliques et qualitatifs provenant
de l’imagination. C’est à leur sujet que les prétentions de la théorie de la représentation sont les plus
exorbitantes. En marquant le caractère résiduel de l’image par rapport à ces concepts, Ockham
soustrait résolument la nature sémiotique du concept en général à l’emprise de la représentation.
Il est donc définitivement établi que le cœur du concept est le pur mouvement de la référence, en
un acte indérivable. Ce mouvement est aveugle, irréductible à une représentation, il ne peut, à la
rigueur, que s’orienter selon une image dans certains concepts obliques et connotatifs. Le concept est
bien un signe s’inscrivant naturellement dans l’esprit.

§ 27. Conclusions. Avec la production de signes mentaux, la genèse de l’expérience est achevée.
Ces signes ont partie liée avec la mise en série, fait fondamental de l’expérience. Rappelons ses étapes
du côté interne, a parte mentis : mise en série de l’appréhension d’une même chose singulière dans la
mémoire, c’est-à-dire dans le passage entre l’intuition, où toutes les données empiriques sont
contenues, et l’abstraction, où elles sont répétées, en l’absence de la chose, par l’habitus. Mon
appréhension intuitive d’André devient une série d’actes dirigés vers lui, vers son absolue singularité.
Puis, chevauchement dans la mémoire de plusieurs séries d’actes motivées par plusieurs singuliers.
Mes appréhensions d’André chevauchent mes appréhensions d’Olivier et l’unité d’un thème – qui
n’est pas un étant – s’y reconnaît : passage à une abstraction d’un degré supérieur. Enfin, production
d’un acte unique de référence autour de ce thème, le concept d’homme qui n’est plus une
appréhension mais une visée (une intention) : acte intellectuel dirigé vers plusieurs singularités, signe
naturel.
Du côté des étants, a parte rei, la mise en série des choses singulières dans l’expérience n’accomplit
absolument rien, ne met pas en cause leur singularité ni le caractère atomisé du monde. « De cela
qu’on s’y rapporte de telle ou telle manière, il n’advient rien à la chose même. » La mise en série
entérinée par le concept se fonde sur le pur fait de ce qu’Ockham appelle la « convenance » entre
certains singuliers, c’est-à-dire leur ressemblance : il y a des singuliers qui sont rouges, des singuliers
qui sont des hommes, des pierres, des ânes. Cette sérialité de fait est le seul fondement réel du
concept, l’ultime garantie de sa naturalité. Il n’y a pas d’unité ou de communauté réelle de plusieurs
singularités. C’est seulement dans la pensée que le signe conceptuel fait l’unité : il fond en un acte
unique de visée plusieurs actes d’appréhension de choses distinctes. Dans l’extériorité, il n’unit rien
du tout. Il ne découvre pas même une unité réelle. Voilà précisément ce que veut dire « signifier » :
une relation irréelle entre un acte réel et des objets réels qu’il ne modifie en rien ; entre un acte
variable, transformable, et des objets-référents toujours égaux à eux-mêmes. L’expérience doit donc
être ressaisie, jusque dans la production des signes, comme un rapport à une irréductible
multiplicité. On peut le faire selon trois points de vue complémentaires, ceux de la série, du
singulier et du signe.
Les séries atonales. D’abord, pourquoi ne voir dans l’objet de l’expérience la plus élaborée que des
séries de choses singulières ? Seules les séries internes, les séries d’actes se résorbent en une chose
unique, un acte unique. Encore faut-il préciser : les actes eux-mêmes, qui sont aussi des choses
singulières, ne disparaissent pas dans un acte unique mais leur sérialité interne permet de produire un
acte supplémentaire qui vise à lui seul les objets de chacun, par exemple tous les hommes
appréhendables. Mais même cette addition d’une chose – le signe – qui chapeaute les autres est
impossible du côté des étants extérieurs. Rien ne vient chapeauter les séries d’étants singuliers, aucun
étant, aucun mode d’être supra-individuel, aucune nature commune réelle. Les séries d’étants qui se
ressemblent sont irréductibles à l’unité, ce sont de pures « pluralités », terme dont se sert Ockham le
plus souvent pour les désigner. La teneur de la ressemblance qui rapproche leurs éléments, leur air de
famille, traits essentiels ou aspect sensible que l’on retrouve en chacun, n’est pas un étant à part
entière, ne fait pas partie de la série et ne la surplombe pas non plus du côté de l’étant : c’est une
relation strictement horizontale, et seulement au sens où la relation ne modifie pas ses termes dans leur
être. Il n’y a pas non plus, comme dans les séries arithmétiques, de loi de série commandant un ordre
de découverte à partir d’un premier élément. Les séries d’étants sont de simples collections, l’ordre
de leur découverte n’est que l’ordre contingent des rencontres. Si c’est cela qu’il faut penser, c’est
pour sauver la liberté des singuliers, pour la faire entendre.
Car l’expérience ainsi circonscrite quant à son objet fait entendre une nouvelle musique. De même
qu’avec la musique sérielle, avec la suppression de la tonalité, c’est-à-dire de cette note fondamentale
ou « tonique » déterminant tous les éléments de la gamme, on a pu entendre chaque son, sa hauteur,
son intensité et son timbre comme on ne l’avait jamais entendu, de même, dans l’expérience sérielle
décrite par Ockham, avec la suppression de cette « nature commune » de l’ontologie réaliste, à la fois
étant et régime d’être d’un ensemble d’étants, la singularité est entendue, au double sens du terme,
comme elle ne l’avait jamais été. La série, comme l’explique Webern dans ses conférences81, n’est pas
en effet un carcan réduisant chaque note à tel faisceau fini de ces relations qui la constituent. C’était la
tonalité qui engendrait chaque note à partir d’une note fondamentale par des écarts progressifs, en un
véritable processus d’individuation ; la série, au contraire, en étant extraite du chaos selon de strictes
contraintes formelles, libère pourtant la singularité de chaque note, la laisse être dans sa nouveauté en
retrouvant la richesse de l’écriture horizontale. Les séries d’Ockham, ensembles si profondément
nouveaux que le lexique philosophique ne lui fournit guère de terme adéquat pour les dire, sont
parcourues par l’expérience de singulier en singulier, puis signifiées sans que l’unité des éléments ne
soit en rien effacée, amoindrie ou simplement oubliée. Ce n’est pas une expérience chaotique, de
même que la musique sérielle ne s’oppose pas à toute règle de composition. Elle s’oppose à la règle
de la tonalité, qui n’est pas n’importe quelle règle, mais précisément celle qui fait d’un objet – par
exemple le do – le principe du rapport aux autres objets – par exemple les six autres notes de la
tonalité de « do ». De façon analogue, Ockham s’oppose à une description de l’expérience qui fait
d’un objet d’expérience – par exemple une « chose » universelle ou même une « représentation »
universelle – le principe du rapport empirique à d’autres objets – les singuliers. En ce sens,
l’expérience à laquelle Ockham entend rester fidèle est une expérience atonale de la multiplicité. Le
principe de la mise en série, la règle de composition, n’y est qu’une ressemblance strictement
horizontale et thématisée dans la pensée par un signe qui se contente de renvoyer aux singuliers, sans
découvrir quelque objet unique et supérieur.
Mais ici s’arrête l’analogie. Les séries de la musique sérielle définissent un ordre rigide d’apparition
des éléments qui ne peut être qu’inversé, renversé ou transposé. Comme les séries arithmétiques,
elles définissent une progression : c’est seulement ainsi, de façon combinatoire, qu’elles se
distinguent les unes des autres dans un horizon étroit, celui des douze sons de la gamme
chromatique. Les séries d’Ockham peuvent être parcourues en tous sens au gré de l’expérience, dans
la contingence des rencontres ; elles peuvent être ouvertes par n’importe quel singulier selon tel de
ses aspects ou de ses traits essentiels ; elles restent ouvertes dans l’horizon indéfini des singuliers et de
leur ressemblance partielle ou essentielle : la richesse des différences entre thèmes sériels, du nombre
de tous les concepts possibles, est telle, que les séries se distinguent toujours suffisamment, sans ordre
interne ou arrangement. Pour mettre en série les singuliers, l’expérience dispose (par la sensation,
l’imagination, l’intellect) de nombreux registres de ressemblances sur lesquels elle peut jouer
(ressemblance qualitative, matérielle, formelle, essentielle au sens spécial ou général, etc.). Selon ces
registres, les séries s’emboîtent, se superposent, se croisent. La série des plantes inclut la série des
roses que croise la série des choses blanches (roses blanches), laquelle croise aussi la série des hommes
incluse avec celle des plantes dans la série des vivants, etc. Mettre ainsi les étants en série comme on
ouvre des gammes sans note fondamentale, c’est rester fidèle à l’expérience première, le face-à-face
avec une singularité.
Le primat de l’intuition du singulier. C’est dire que toute l’expérience qui culmine dans cette
sérialisation, toute sa genèse jusqu’ici décrite, ramène à la singularité et à son appréhension
immédiate. C’est dans l’intuition, dans la première ouverture de cet écart décisif de l’expérience, où
vient ensuite se déployer tout l’éventail des variations de l’appréhension, que toute élaboration
empirique a pris son départ. C’est à l’intuition du singulier, « source de toute connaissance
empirique », que nous sommes maintenant reconduits. Quelle connaissance pourrait en effet venir
d’ailleurs ? Si les séries ne sont que des collections d’étants absolument singuliers, comment la
connaissance d’une série pourrait-elle être plus qu’une série de connaissances singulières ? Quant aux
objets de connaissance, si des tautologies logiques ou mathématiques peuvent bien se vérifier par
elles-mêmes (par la simple intuition des termes82), il reste que toute connaissance des étants réels se
rapporte à des singuliers existants et appréhendables. Or nous savons que l’étant singulier est le
« premier connu » et qu’il l’est intuitivement, de façon autant essentielle qu’accidentelle, autant
intellectuelle que sensible. Il n’y a que du singulier. Hormis celle qui est fournie par l’intuition,
quelle connaissance peut-on encore attendre ?
De la connaissance proprement dite, qui se nomme scientia, nous n’avons encore touché mot. Car
elle est prédicative, c’est-à-dire qu’elle se forme par propositions combinant plusieurs signes, telle :
« L’homme est un animal. » Ces propositions, ces « complexes », sont l’objet de jugements. La
question de la connaissance proprement dite est donc celle du fondement des jugements. Quel rôle
peut y jouer l’intuition ? Cela n’était pas, dans toute cette description, notre question principale, qui
était plutôt celle de la genèse de l’expérience. Mais nous y avons partiellement répondu au passage.
L’intuition se découvrait en effet immédiatement comme le fondement des jugements portant sur
des propositions contingentes, énonçant les conditions d’existence d’une chose singulière ici et
maintenant : pour savoir que « Le ciel est bleu », il faut le voir. Mais « L’homme est un animal » est, à
l’évidence, une proposition d’un autre type, qui concerne l’essence de tous les hommes et se donne
sous l’aspect de la nécessité ou, en tout cas, de l’invariance. La notion de « proposition nécessaire »
devra être abordée dans la description des formes propositionnelles et de leur modalité en général.
Pourtant, le rôle de l’intuition dans la fondation des jugements portant sur les propositions de ce type
peut être déjà esquissée à la lumière de l’expérience, telle que nous l’avons décrite avec Ockham. Les
signes communs « homme » et « animal » ne signifient, assurément, rien d’autre du côté des étants
que la série, la « pluralité » des hommes singuliers et celle des animaux singuliers dans leur essence.
Or on a vu que, selon Ockham, l’intuition de chaque singulier peut déjà atteindre, comme intuition
intellectuelle, son essence. Elle peut donc bien, moyennant quelques relais qu’il reste à déterminer,
fonder de tels jugements essentiels portant, par une proposition universelle, sur toute une série. Ces
relais constituent ce qu’on appelle depuis Aristote l’« induction » et posent, bien sûr, de nouveaux
problèmes. Mais l’important est, pour l’instant, de noter que l’intuition revendique par avance le
grand rôle dans toute forme de connaissance. Pour le dire d’un mot, ce n’est pas parce que l’on passe
aux séries, aux signes communs et aux propositions, que l’on connaît des essences ; c’est, au contraire,
parce que l’on appréhende intuitivement des essences singulières, que l’on peut les connaître universellement
ou en série. Bref, dans l’étroite mesure où l’intuition ici en jeu est aussi une intuition d’essence, on
doit dire que la description ockhamiste de l’expérience débouche sur un empirisme radical.
L’expérience ne maintient la multiplicité qu’en reconduisant toujours à sa couche la plus profonde, à
son point de départ qu’est l’intuition du singulier. Le principe d’un tel empirisme peut donc être
ainsi formulé : toute connaissance véritable dérive de l’intuition du singulier.
Le multiple signifié. Si toute connaissance qui est un enchaînement de signes se fonde ultimement
sur l’intuition du singulier, c’est que le signe – et d’abord le concept – est constitué avant tout par un
acte de référence aux « choses singulières hors de l’esprit » intuitivement appréhendables. Cette
référence stricte et immédiate est la dernière étape de l’expérience. Que signifie la primauté de cette
référence, dont on a tant parlé et que l’on a vue établie par la critique de la représentation ? Elle
signifie, certes, que l’expérience, aussi élaborée soit-elle, peut toujours reconduire au singulier et à
son intuition. Mais elle signifie aussi que la primauté ne revient pas seulement à l’intuition comme
rapport immédiat à un singulier et que l’expérience se constitue dans un double primat sans conflit, où
la référence à une pluralité n’est pas moins irréductible que l’intuition d’un singulier. Voilà la
troisième conclusion qu’il faut tirer de la description ockhamiste de l’expérience : non seulement elle
est une expérience atonale de la pluralité, strictement horizontale, sans objet organisateur, non
seulement elle reconduit toujours à son point de départ dans l’intuition, mais elle implique un
rapport immédiat, un rapport en propre à la multiplicité en tant que telle.
Établir la primauté de la référence à une série, tel était donc le rôle de la critique de la
représentation. Devant le signe, elle a aplani le terrain pour penser en lui-même le renvoi direct à une
pluralité, pour penser « comment quelque chose peut devenir commun et universel », le grand
problème de l’expérience. Mais que veut dire cette primauté et qu’appelons-nous « acte de
référence » (dans le lexique ockhamiste : significatio dans un actus exercitus) ? Il s’agit du mode le plus
originaire du rapport à une multiplicité comme telle. L’expérience ne présente pas seulement la
possibilité de se rapporter à tel singulier puis à tel autre, mais la possibilité de se rapporter à plusieurs
choses en même temps. Et cela ne veut pas dire : confondre plusieurs choses, n’en faire qu’une, mais
bien : se rapporter au multiple en tant que multiple. Or, s’il fallait penser cela contre la représentation,
c’est qu’il s’agit d’une possibilité de l’expérience bien plus originaire que la pensée par
représentations. La représentation est déjà en elle-même un objet : par elle, par la représentation de
« l’homme » par exemple, je ne me rapporte qu’indirectement à la multiplicité des hommes
singuliers et je gomme leur multiplicité. C’est bien pour cette raison que l’être de la représentation
est un « être diminué ». Avant toute représentation, il y a un acte qui n’est pas un objet, un acte par
lequel je peux me rapporter directement à la multiplicité des hommes, ou des roses, ou des pierres.
Affirmer la primauté de ce que nous appelons la « référence » n’est rien d’autre qu’affirmer le
caractère originaire de ce rapport au multiple dans l’expérience.
Or le signe est avant tout constitué par un tel rapport : par un acte vers plusieurs singuliers, qui n’a
pas d’autre teneur que ce renvoi. Plus originaire que l’unité de la représentation, l’unité du signe n’est
pas celle d’un objet mais celle d’un mouvement vers le multiple. Renvoyer à plusieurs choses est une
possibilité essentielle du signe. L’unité de ce mouvement est en même temps celle d’un accueil du
multiple. Visée et accueil, « spontanéité » et « réceptivité » sont une seule et même chose dans le
signe. Si le signe mental ou articulé « homme », sous toute représentation, accueille la multiplicité
des hommes, c’est parce qu’il la vise comme telle : s’il la vise, c’est qu’il l’accueille. Dans le signe, le
multiple nous parle, il nous parle comme tel, c’est-à-dire sans que se perde la singularité des étants
qui se révélait dans l’intuition. Le primat de la référence plurielle ou sérielle n’entre donc pas en
conflit avec le primat de l’intuition. L’important est ainsi que le signe, avant d’être un instrument, un
instrument de classification des étants, d’organisation des séries, de pensée par propositions et
définitions, de communication, est le lieu du rapport au multiple, de l’accueil du multiple comme tel,
aussi fondateur de l’expérience que l’intuition singulière. Et le signe n’éloigne pas, par là,
l’expérience du rapport immédiat à chaque singulier, car il ne lui oppose aucun autre objet, mais lui
propose la coexistence de ses objets singuliers. Ce rapport au multiple est, enfin, un rapport réglé.
Non pas au sens où la mise en série des étants dans un signe obéirait à une règle déjà prescrite. Le
seul ordre suivi du côté des étants est celui des ressemblances selon tous les registres possibles. Mais
au sens où le signe produit la règle d’orientation dans le multiple. Avec l’unité du signe comme l’unité
d’un simple « air de famille » entre les éléments d’une irréductible pluralité, Wittgenstein a sans
doute pensé dans cette direction83. Le signe est donc le lieu où le multiple se donne immédiatement,
se donne comme tel dans la simultanéité et se donne d’emblée de façon réglée, selon des séries. Si
être un signe commun est pour lui une possibilité essentielle, sa destination essentielle n’est pas
d’effacer la singularité, mais de donner le multiple en respectant l’idiome, la singularité de chaque
étant tel qu’il pourrait être désigné par un nom propre – cette autre possibilité du signe qui se
confond avec celle d’un rapport immédiat à ce singulier dans l’expérience.
La référence stricte et immédiate aux singuliers dans une série est alors l’axe autour duquel tous les
jeux de signes doivent être explicités. C’est selon cet axe que le signe constitue de façon originaire
l’accueil du multiple dans l’expérience. Mais les jeux de signes entraînent des variations par rapport à
cet axe, ils peuvent s’en écarter. Le domaine des signes, ouvert par et dans l’expérience, a néanmoins
une certaine autonomie. Tout le problème de la théorie des signes est là : comment reconduire à une
expérience, c’est-à-dire à une expérience des étants, chaque variation que les jeux de signes
introduisent dans le rapport au multiple ? Comment reconduire tous les signes dans tous leurs usages
à leur origine empirique, laquelle reconduit finalement à l’intuition du singulier ?
Pour revenir sans cesse à l’expérience, il suffira, dans la théorie des signes, de revenir à leur
référence stricte, à cet accueil ou cette visée directe d’une multiplicité qu’ils constituent
originairement. Cela n’est pas facile. Mais ainsi, le point de vue sémiotique désormais conquis sera
toujours mis à l’épreuve de l’expérience et finalement de l’intuition dans la description des jeux de
signes. Le champ de cette description est vaste. D’abord, le concept étant un signe, les fonctions du
concept, seule question encore restée dans l’ombre à son sujet, devront être déterminées comme
autant de jeux de référence et comparées à ceux des mots. En culminant dans la formation de ces
signes mentaux, l’expérience s’ouvre, en outre, sur la sphère des jugements, des « complexes » que
sont les phrases mentales et articulées, du discours. La connaissance proprement dite, la science, est
un certain système de signes, un genre de discours avec des enchaînements réglés ; elle répond à
certaines possibilités des jeux de référence. L’envisager ainsi, du point de vue d’une sémiologie, ce
n’est pas la dévaluer. On peut faire beaucoup en jouant sur les signes, et pouvoir dire, par exemple :
« toutes les roses sont des fleurs » est une possibilité tout autre que celle de dire : « cette rose-ci est
une fleur et cette rose-là est une fleur... », même si la première possibilité provient finalement de la
seconde.
Ce qu’il s’agit de penser, c’est précisément cette provenance, qui n’est pas une simple dérivation,
des jeux de référence à partir de l’expérience : le rapport à une série dans le signe, ce rapport
« atonal », est irréductible ou originaire comme accueil du multiple en tant que tel dans
l’expérience – il y a un primat du signe ; à ce titre, le rapport au multiple se développe en variations,
en jeux de référence pouvant s’écarter de l’axe de la pure référence ; pourtant, ces variations peuvent
être ramenées à l’expérience où le signe a pris son départ, sans déroger au primat empirique de
l’intuition du singulier. L’enjeu principal de la théorie du langage et en général de la sémiologie
ockhamistes sera ainsi de définir des usages des signes qui soient, autant que l’expérience qui les a
produits, fidèles à la singularité des étants.

1. « On dit signe ce dont la connaissance fait venir à la connaissance autre chose. » S.L., I, 1, p. 8-9 (et Augustin, déjà cité, De
Doctrina Christiana, I, 2, 2).

2. Ce texte est choisi dans le Commentaire sur les Sentences de Pierre Auriol, I, dist. III, section 14 (et aussi, en introduction, un court
extrait de la dist. XXVII, a. 2). Il est cité par Ockham dans ses propres Sent., I, dist. XXVII, qu. 3, p. 230-238. Sa réponse fait suite,
p. 238-258. Il semble pourtant qu’Ockham n’ait connu les thèses d’Auriol qu’à travers la Reportatio de W. de Chatton (I, dist. III, qu.
2, édité par G. Gál, Franciscan Studies, 27, 1967), ce qui dut orienter sa critique. Cf. K. Tachau, « The Response to Ockham’s and
Aureol’s Epistemology (1320-1340) », in English Logic in Italy in the 14th and 15th Centuries, éd. A. Maierù, Naples, Bibliopolis, 1982,
p. 185-217.

3. « Dans toute intellection, émane et procède, non quelque chose d’autre, mais la chose connue elle-même dans un être objectif,
selon lequel elle peut être le terme de la vue de l’intellect. » Auriol, cité par Ockham, Sent., I, dist. XXVII, qu. 3, p. 230. « Dans l’acte
de l’intellect, nécessairement la chose pensée [intellecta] est posée dans un certain être intentionnel, visible et apparent. » Auriol, ibid.

4. « Le sens n’est pas plus formateur que ne l’est l’acte de l’intellect ; or l’acte du sens pose la chose dans un être intentionnel,
comme le montrent de nombreuses expériences ; donc, etc. » Auriol, ibid., p. 230.

5. Cf. p. 231, l. 1-8.

6. Cf. p. 231, l. 8, à 233, l. 3.


« Il reste que [l’objet de toutes ces illusions] soit la seule apparence de la chose, ou la chose ayant un être apparent ou intentionnel. »
Auriol, p. 232.

7. « Et si l’on dit que toutes ces apparences sont dans les visions erronées, de sorte que la vision vraie ne pose pas la chose dans un
être intentionnel, mais seulement la vision erronée et fausse : cet argument ne vaut pas. Car, étant plus parfaite, la vision vraie doit faire
cela d’autant plus. Seulement, ici, l’image ou la chose dans un être apparent ne se distingue pas de la chose réelle, car elles coïncident
en même temps dans la vision vraie. » Auriol, ibid., p. 233.

8. Ibid., p. 233, l. 4-11.

9. « La vision ne saurait être autre chose qu’une certaine apparition ; c’est pourquoi aussi l’imagination, phantasia, est ainsi nommée
par les Grecs à partir de phanos, qui veut dire “apparition”. Et enfin l’intellection, par conséquent, puisqu’elle est une certaine vision
spirituelle des choses, est une certaine apparition spirituelle. » Auriol, ibid., p. 234. Sur l’origine de cette conception (les
« perspectivistes » et les théoriciens arabes de l’optique), cf. K. Tachau, op. cit.

10. « De même que, dans la blancheur, quelque chose blanchit, dans la représentation, quelque chose est représenté et dans la
peinture, quelque chose est peint, de même, dans l’apparition, quelque chose apparaît. » Auriol, ibid.

11. « Par l’intellect, quelque chose d’extérieur [aliquid extra] est connu. »
« Il reste que les choses acquièrent [capiant] un être apparent. » Auriol, ibid., p. 234. « Il faut donc dire que par l’intellection, en tant
que très semblable à la chose, la chose acquiert un certain être, de sorte qu’“être pensé” [esse intellectum] ne soit pas qu’une
dénomination, mais soit un certain être intentionnel, diminué et apparent... » Auriol, p. 235. « Il est donc clair a priori et a posteriori que
toute intellection, et même toute appréhension [cognitio], est ce par quoi les choses apparaissent et sont posées dans l’être présentiel [in
esse praesentiali]. » Auriol, p. 234. Il s’agit donc bien, dans tout rapport de l’esprit à la chose, du régime de sa présence.

12. Auriol, ibid., p. 233, l. 19-21. Il a employé, un peu plus haut, le terme « imago » pour désigner l’être intentionnel.

13. Ibid., p. 238, l. 4-10.

14. « Comme, pourtant, cette conclusion, comme elle sonne, me paraît fausse, je vais argumenter contre elle, que mes arguments
atteignent la pensée de l’auteur ou non. » Ibid., p. 238, l. 11-13. Cette phrase suggère bien qu’Ockham ne connaît les textes d’Auriol
qu’indirectement (par Chatton).

15. « Je déclare d’abord brièvement [...] que dans aucune intuition, ni sensible ni intellectuelle, la chose ne se constitue en un
quelconque être qui soit quelque médium entre la chose et l’acte d’appréhension. Mais je dis, au contraire, que c’est la chose elle-
même qui est vue ou appréhendée immédiatement, sans aucun médium entre elle et l’acte. » Ibid., p. 241.

16. « Je dis que l’acte du sens extérieur ne pose pas la chose dans un être intentionnel, à savoir de telle sorte qu’un certain être
intentionnel soit un médium entre l’acte de sentir et la chose extérieure, mais que, du seul fait que l’acte de sentir est posé dans l’être
réel, la chose extérieure elle-même peut être dite “sentie” [sentiri] sans qu’il lui arrive rien. » Ibid., p. 243.

17. Ibid., p. 233, l. 23 - 234, l. 15.


« La proposition : “les arbres semblent se mouvoir aux sens”, si l’on entend par là qu’un mouvement, réel ou de quelque sorte que
ce soit, est appréhendé par les sens, est une proposition fausse. » Ibid., l. 9-12.

18. « Si ladite proposition [“les arbres semblent se mouvoir aux sens”] est entendue ainsi : qu’il y a, dans le sens, une ou des
appréhensions d’objets divers, en vertu desquelles le sujet sentant peut accomplir des opérations semblables aux opérations accomplies
par un sujet qui sent un corps véritablement mû – alors cette proposition est vraie. » Ibid., p. 244.
19. Que la solution des difficultés soit dans la distinction du jugement et de l’appréhension, Ockham le montre à de nombreuses
reprises dans ce texte, par exemple : ibid., p. 248, l. 1 ; p. 248, l. 19 - 249, l. 5 ; p. 250, l. 1 ; p. 251, l. 15 - 19.

20. Citation littérale : ibid., p. 245, l. 21 - 246, l. 4.

21. « Cette conséquence n’est pas plus valide : “les arbres paraissent se mouvoir, donc un certain mouvement apparaît ou possède un
être objectif” que n’est valide la suivante : “les arbres paraissent se mouvoir réellement, donc un certain mouvement réel apparaît ou
possède un être objectif”, car c’est là une manière semblable d’argumenter. » Ibid., p. 244-245. Ce que veut dire Ockham, c’est qu’ici,
« apparaître » ne signifie pas « être vu », mais « être jugé tel ». Toute la théorie de la représentation d’Auriol se fonde donc sur une
métaphore, comme le remarque Ockham, cf. ibid., p. 252, l. 1.
Sur l’exemple du cercle, précisément : ibid., p. 246-247, l. 11.

22. Ibid., p. 247, l. 12-17.

23. Ibid., p. 248, l. 5-12.

24. « Je dis que c’est la chose même qui est vue dans le miroir et non son image. Et je dis que ni la chose même ni quelque chose de
vu n’est derrière le miroir, bien que, par l’intellect, on puisse juger que c’est derrière le miroir, etc. » Ibid., p. 248, l. 13 - 249, l. 5.

25. Ce que nous traduisons ici par « être autonome », c’est l’esse subjectivum, proche synonyme d’esse reale, puisqu’il est propre à tout
ens reale. Cf. ibid., p. 238, l. 19 - 239, l. 6 (citation presque littérale), pour la première absurdité, et p. 239, l. 6-12 pour la seconde
absurdité.

26. Ibid., p. 239, l. 13 - 240, l. 10.

27. Ibid., p. 240, l. 11-20.

28. Déjà cité : ibid., p. 241, l. 15 - 242, l. 7.

29. « De même qu’il n’y a aucun médium entre l’objet intuitivement appréhendé et l’intuition elle-même, de même il n’y aura
aucun médium entre l’objet et l’appréhension abstractive. » Ibid., p. 242, l. 9-14.

30. Cette réfutation occupe, en particulier, une bonne partie de la question 13 du livre II des Sent., surtout p. 267-276. L’inutilité
des « espèces » dans l’appréhension est montrée à partir de l’expérience même, puis selon les points de vue de « l’assimilation » de
l’objet connu à l’esprit (propter assimilationem), de la « représentation » de l’objet par l’esprit (propter repraesentationem) – qui est ici, de
nouveau, niée – de la « causalité » entre l’objet et la connaissance comme son effet (propter causationem intellectionis), de la
« détermination » de la puissance appréhensive par l’objet (propter determinationem potentiae) et enfin de l’« union » de l’objet à cette
puissance (propter unionem).
Après la critique de la théorie de la représentation d’Auriol, cette réfutation très détaillée va pourtant presque de soi, c’est pourquoi
je n’y ai pas insisté.

31. Cet argument est précisément opposé à l’« espèce » comme lieu de la représentation :
« Si l’objet séparé [de l’esprit] ne peut agir dans l’intellect en causant une intellection sans avoir déjà causé une espèce, donc, de la
même manière, l’objet séparé ne peut causer une espèce dans l’intellect sans poser une espèce antérieure, par laquelle l’objet est
présent à l’intellect pour causer cette [première] espèce. Et de la même manière, avant cette seconde espèce il faut en poser une autre,
et ainsi à l’infini. » Sent., II, qu. 13, p. 274-275.

32. « Ce qui est laissé n’est pas une espèce mais un habitus. La preuve en est que ce qui est laissé par les actes suit les actes ; or
l’espèce ne suit pas les actes mais les précède [prétendument] ; donc, etc. » Ibid., p. 271.

33. La question de l’évolution d’Ockham sur ce point est compliquée par le fait que, d’une part, l’ordre chronologique des textes ne
peut être que conjecturé et que, d’autre part, certains textes contiennent très vraisemblablement des ajouts tardifs. Quant à l’ordre
chronologique, il semble que les petits traités de logique et le Commentaire sur les Sentences soient antérieurs à la Somme de Logique, aux
Questions quodlibétiques, aux Petites Sommes sur la Physique et aux Questions sur la Physique. Seul Baudry croit que les Sentences sont
postérieures aux traités de Physique et à la Somme de Logique (cf. Guillaume d’Occam, p. 44-48), mais les arguments de Boehner (Collected
Articles on Ockham, p. 469-483) et Leff (William of Ockham, op. cit., p. 78-98) sont plus convaincants, en particulier parce que la
séquence supposée par eux correspond au cursus universitaire normal à l’époque d’Ockham. Or cet ordre est par lui-même éclairant,
car c’est précisément dans les textes les plus anciens qu’on trouve une défense de la théorie représentative du fictum (parmi les petits
traités de logique, dans Herm., prologue, p. 351-370 ; dans Sent., I, en plusieurs endroits, particulièrement : dist. II, qu. 8, p. 266-
292 et dist. XXVII, qu. 3, p. 253-258), tandis que, dans les plus tardifs, on en trouve une critique parfois virulente (Quod., IV, qu. 35,
p. 472-474, Quest. Phys., éd. citée, qu. 1-7).
Quant à la question des interpolations, elle est soulevée par certaines incohérences dans les deux textes les plus anciens sur la
question, lesquels, bien qu’ils défendent la théorie du fictum, mentionnent, de façon un peu abrupte et comme pour satisfaire un
scrupule ou un remords, la théorie de l’intellection qu’Ockham finit par adopter. Comme, en outre, dans les Sentences, cette mention est
faite dans la première partie (dite Ordinatio) et non dans la seconde (dite Reportatio), il paraît raisonnable de voir dans cette mention une
interpolation. Ce qui importe, c’est que ces textes où le fictum est défendu sont, pour le moins, hésitants, jusqu’à l’indifférence
(comme dans Herm.).
Bref, ces problèmes philologiques montrent que les textes où le fictum, définition représentative du concept, est défendu sont
hésitants et peu sûrs, tandis que ceux où il est rejeté sont clairs et cohérents. J’ai donc pris le parti, pour ne pas ennuyer le lecteur et
surtout pour aborder Ockham, comme le dit Hegel, « dans l’orbite de sa plus grande force », de ne pas commenter les premiers et de
mettre en relief les seconds, en particulier la réfutation de la théorie du fictum dans Quod., IV, qu. 35. (Pour les références des
commentateurs, voir le choix bibliographique en fin de volume).

34. Il s’agit du texte cité pour sa réfutation de la description représentative de la sensation et l’appréhension en général, où Ockham
ne se décide pas nettement contre le fictum, définition représentative du concept, mais se contente de préciser cette définition par
rapport à la forme qu’elle a chez Auriol : Sent., I, dist. XXVII, qu. 3, p. 253-258. Cf. infra.

35. Pierre Auriol, mort en 1322, était en effet, lui aussi, franciscain, anti-réaliste et avait, lui aussi, subi l’influence de Duns Scot.

36. Par exemple dans le prologue de Herm., p. 360.

37. Auriol dit clairement en effet : « [L’objet du concept] ne saurait être une chose précédant l’intellection et ayant un être réel, [...]
car alors ce seraient les idées de Platon... » Cité par Ockham, Sent., I, dist. XXVII, qu. 3, p. 236-237. On se souvient peut-être que,
dans sa critique du réalisme, Ockham déclarait que la théorie platonicienne des idées ne pouvait être saisie « par aucun esprit sain » ; il
la qualifie encore d’« irrationnelle » (Herm., prologue, p. 351, l. 1).

38. « Il est en effet constant que l’intellect est porté sur la rose simplement, et éprouve qu’elle lui est objectée objectivement. Ce
qui lui est ainsi objecté est, soit une espèce informant l’intellect, soit l’acte de l’intellect, soit une chose forgée par l’intellect, soit une
chose subsistante et extérieure à l’intellect, soit toutes les roses existantes à l’extérieur, mais posées en être intentionnel et apparent
comme une seule rose totale [quasi una rosa totalis]. » Auriol, cité par Ockham, Sent., I, dist. XXVII, qu. 3, p. 235. Seule la dernière
hypothèse est retenue.

39. Auriol, citation littérale, ibid., p. 237, l. 16-18.

40. L’esse intentionale dont on parle au XIVe siècle a plusieurs origines enchevêtrées. Chez Auriol, il semble concilier un concept
utilisé par Averroès dans le domaine de la sensation (pour désigner le mode d’être du visible dans le médium diaphane) et un concept
utilisé par Roger Bacon dans le domaine de la conception (les intentions logiques). Cf. K. Tachau, op. cit.

41. « Et ainsi sont sauvées toutes les choses qui sont induites, puisque cette rose est réellement la même que toutes les roses, car, en
la regardant, on regarde toutes les roses en tant qu’une et non en tant que distinctes... » Auriol, ibid., p. 237, l. 18-20.

42. « Et ainsi la science est science des choses, comme la définition et la prédication, et les choses sont connues directement. »
Auriol, ibid., p. 237, l. 20-22. C’est ce caractère « direct » de la référence qui pose le grand problème de la théorie de la représentation.

43. « Ceux qui posent des étants ficta [en l’occurrence, Ockham lui-même] diraient que lorsque l’universel est conçu, aucune chose
extérieure n’est conçue ». Sent., I, dist. XXVII, qu. 3, p. 255, l. 14-16.

44. Lorsqu’il avait adopté la théorie du fictum, Ockham concédait toujours que, dans le fictum, aucun singulier n’était conçu,
contrairement aux allégations d’Auriol. « On appelle le fictum un concept de l’esprit, qui termine l’acte d’intellection quand une chose
singulière extérieure n’est pas conçue et que l’est pourtant quelque chose de commun. » Herm., prologue, p. 360. Répété
textuellement dans Sent., I, dist. II, qu. 8, p. 274. Il esquivait le problème de la référence aux singuliers dans le fictum en disant que
celui-ci pouvait « tenir lieu » des singuliers (supponere), mais sans expliquer à quel titre. Dans cette première étape de la pensée
ockhamiste, la production du fictum (en l’absence d’une théorie élaborée de la représentation) était comparée à celle d’une idée
pratique dans l’esprit de l’artisan, comme l’idée du singulier en Dieu (cf. ces deux mêmes textes). Seulement cette comparaison ne
rend précisément compte que d’un rapport de type appréhensif à un singulier, non de la référence à une série (aporie d’ailleurs pressentie
par Ockham lui-même, cf. Sent., I, dist. II, qu. 8, p. 282). Bref, cette première théorie est profondément décevante. Cf. F. Kelley,
« Some Observations on the Fictum theory in Ockham and its relation to Hervaeus Natalis », Franciscan Studies, 38, 1978.

45. « Quand une proposition est vérifiée pour les choses, si deux choses suffisent à sa vérité, il est superflu de poser une tierce chose ;
or toutes les propositions telles que : “l’homme est conçu”, “l’homme est sujet”, “l’homme est prédicat”, “l’homme est une espèce”,
“l’animal est un genre”, etc., pour lesquelles on pose qu’il y a un tel fictum, sont vérifiées pour les choses ; et deux choses suffisent, du
moins deux choses existant vraiment et réellement suffisent à toutes les vérifier ; donc, etc. », Quod., IV, qu. 35, p. 472. Cet argument
est, à mon avis, faible, car il suppose la mineure, à savoir que le concept est un acte simple n’exigeant pas de fictum, cf. citation suivante.
46. « L’hypothèse [la mineure] est évidente, car, une fois posée la connaissance [cognitio] de l’homme dans l’intellect, il est
impossible que soit fausse la proposition : “l’homme est conçu.” De même, une fois posés le concept d’homme en commun et le
concept de sujet en commun, et une fois formée cette proposition mentale : “l’homme est sujet”, dans laquelle un concept est
prédiqué de l’autre, il est nécessaire que soit vraie cette proposition : “l’homme est sujet”, sans aucun fictum ; donc, etc. » Ibid.
Mais la question est précisément de savoir si cette cognitio ou ce concept sont des choses simples, ce que nient Auriol et la théorie du
fictum. Argument faible, donc, qui devra être autrement justifié.
On trouve des arguments tout à fait parallèles sur la simplicité des actes de l’intellect dans Quest. Phys., éd. citée, qu. 1-7.

47. « En outre, un tel fictum ferait obstacle [impediet] au rapport à la chose [...]. Car ce fictum n’est ni l’acte de se rapporter au blanc ni
le blanc extérieur ni les deux à la fois, mais un certain tiers intermédiaire [tertium medium] entre l’acte et la chose. » Quod., IV, qu. 35,
p. 473.

48. « Donc, si ce fictum est conçu, alors la chose extérieure n’est pas conçue. » Ibid., p. 473.

49. Auriol nie en effet que le concept puisse se réduire à l’acte de l’intellect (cf. citation par Ockham, Sent., I, dist. XXVII, qu. 3,
p. 236, l. 7-14), car il confond le concept et son objet, mieux vaudrait dire ses objets, dans l’illusoire médium de la représentation. Il
pose donc, dans le concept, un objet-médium en plus de l’acte lui-même.

50. « Soit ce fictum dépend essentiellement de l’acte, soit non. Si oui, alors, lorsque cesse un acte, ce fictum est détruit et pourtant le
fictum demeure dans un autre acte, et, par conséquent, ce sont deux ficta singuliers, de même que ce sont deux actes. » Quod., IV, qu.
35, p. 473.

51. « Si le fictum ne dépend pas de cet acte singulier, il ne dépend pas non plus, par conséquent, d’un acte de la même nature ; et
ainsi, ce fictum se maintiendra dans son être objectif sans aucun acte, ce qui est impossible. » Ibid., p. 473.

52. « Que les roses extérieures soient une seule rose totale, voilà qui est impossible par quelque causalité que ce soit. » Sent., I, dist.
XXVII, qu. 3, p. 254, l. 4-5.

53. Cet argument est opposé au fictum au début des Quest. Phys. C’est le sixième d’une série passée en revue par G. Leff, op. cit.,
p. 101.

54. Cette étrangeté s’expliquerait bien si les textes les plus anciens contenaient des interpolations.

55. Cette inflexion sémiotique est marquée en particulier dans S.L., I, 12, p. 42 et suivantes, sous la question : « Mais qu’est-ce
donc, dans l’âme, qui est un tel signe ? » et dans les Quod., IV, qu. 35, p. 474, sous la question : « Qu’est-ce qui peut, dans l’esprit,
signifier les choses et en tenir lieu [significare et supponere] » (je souligne).

56. « Mais, outre cette intellection de cette chose singulière, l’intellect se forme d’autres intellections qui ne sont pas plus de cette
chose-ci que de cette chose-là, de même que le mot “homme” ne signifie pas plus Socrate que Platon ; par conséquent, il ne tient pas
plus lieu de Socrate que de Platon. Il en irait de même d’une telle intellection, à savoir que, par elle, Socrate ne serait pas plus conçu
que Platon, et ainsi pour tous les hommes. Et il en irait encore de même d’une certaine intellection par laquelle cet animal-ci ne serait
pas plus conçu que cet animal-là, etc. » Herm., prologue, p. 352. Même parallèle dans Sent., I, dist. II, qu. 8, où le concept comme
intellection est dit « être, par sa nature, le signe d’une chose extérieure comme le mot est le signe, institué librement, d’une chose »,
p. 289.

57. « Car [cette intention sérielle portant sur un nombre infini de singuliers] n’est pas plus irrecevable que la possibilité d’aimer ou
de désirer des choses en nombre infini par un seul amour ou désir. Or cette seconde possibilité ne semble pas irrecevable, car
quelqu’un peut aimer toutes les parties d’un continuum, qui sont infinies, ou peut désirer que toutes les parties du continu persistent
dans l’être, et pourtant cet appétit ne concerne qu’une certaine partie du continu, et pas plus l’une que l’autre. Il faut donc qu’elles
soient toutes désirées, bien qu’elles soient infinies. [...] On peut donc dire, de la même manière, qu’un seul rapport [cognitio] peut être
rapport à une infinité, et qu’il ne sera pas pourtant un rapport en propre à l’un des [singuliers] infinis, ni ne pourra distinguer l’un de
l’autre. » Herm., prologue, p. 355.

58. « Ceux qui posent que le concept ou l’intention de l’âme est réellement une intellection diraient autre chose [...] : à savoir que
les roses extérieures elles-mêmes terminent l’acte d’intellection sans aucun médium ou autre objet qui le termine. » Sent., I, dist.
XXVII, qu. 3, p. 253-254.

59. « [L’universel] est universel par prédication, non pour lui-même mais pour les choses qu’il signifie. » Sent., I, dist. II, qu. 8,
p. 290. On trouve beaucoup d’énoncés équivalents.

60. « Ainsi, par exemple, par la proposition : “l’homme est un animal”, ce qui est appréhendé n’est, à proprement parler, ni simple
ni composé, mais cette proposition dans l’esprit est un acte d’intellection par lequel tous les hommes et tous les animaux sont visés, et
le fait que ce qui est homme et animal est le même en nombre – car c’est cela qui est dénoté par la proposition ; ainsi, par une telle
proposition, une pluralité est conçue, mais non un composé. » Herm., prologue, p. 357-358.

61. « À tout mot significatif [...] correspond ou peut correspondre une intellection qui ait naturellement le même mode de signifier
à l’égard des mêmes choses que la parole prononcée a par institution. » Herm., prologue, p. 357. C’est cette naturalité, on y reviendra,
qui marque la priorité des signes mentaux.

62. La « supposition », on y reviendra, est une détermination de la « signification » du signe, à savoir : tenir lieu des choses signifiées
dans une proposition mentale ou articulée. On a, ainsi, un prolongement continu de la signification comme fonction : faire référence
aux singuliers (signification en soi), en tenir lieu (supposition), faire partie d’une proposition (prédication). C’est l’objet du prochain
chapitre. « Le concept est quelque chose dans l’âme, qui est un signe naturel signifiant quelque chose dont il peut tenir lieu ou pouvant
faire partie d’une proposition mentale. » S.L., I, 12, p. 43, l. 40-43.

63. C’est bien ainsi qu’Ockham présente l’hypothèse du concept-acte, dès les premiers textes : « Celui qui veut défendre cette
hypothèse, il lui conviendra de dire que toutes les propositions, les syllogismes, tous les concepts, et en général tout ce qu’on appelle
des êtres de raison, sont véritablement des étants positifs et de vraies qualités de l’esprit l’informant réellement, comme la couleur
blanche informe réellement le mur et la chaleur le feu. » Herm., prologue, p. 358.

64. « Et alors la division de l’étant entre étant dans l’âme et étant hors de l’âme ne diviserait l’étant qu’entre les qualités de l’esprit et
les autres étants. » Ibid.
« Et il faut savoir que selon ceux qui posent que l’intention, le concept ou la passion de l’âme est une qualité de l’esprit, on n’appelle
pas ainsi l’“être de raison” parce qu’il ne serait pas une vraie chose existant dans la nature des choses, mais parce qu’il est seulement
dans la raison, et que l’esprit en use pour autre chose ou en vertu d’autre chose [...] Et donc la division faite par Averroès et Aristote
entre l’être réel et l’être de raison, ou l’être dans l’âme et hors de l’âme, etc. » S.L., I, 40, p. 113.

65. « Ceux qui disent que le concept est un acte d’intellection [et non un fictum], le font pour cette raison que : “c’est en vain qu’on
fait par plus de moyens ce qu’on peut faire par moins”. Or tout ce qui est sauvé en posant quelque chose de distinct de l’acte
d’intellection [par exemple un fictum] peut être sauvé sans cette distinction, par ceci, que tenir lieu d’autre chose et le signifier peut
convenir à l’acte d’intellection comme aux autres signes. Il est donc inutile de poser autre chose en plus. » S.L., I, 12, p. 43.

66. « Et si l’universel est une vraie qualité existant de façon autonome dans l’âme, comme on peut probablement le penser, alors il
faudra admettre que l’universel peut être vu intuitivement. » Comme le montre le contexte, ce n’est là qu’un cas parmi d’autres
d’intuition d’un acte interne. Prologue, qu. 1, p. 30-31.

67. Ce sont ceux qu’Ockham appelle des « intentions secondes », S.L., I, 12, p. 41-44. Voir chapitre suivant, § 32.

68. Par exemple : « Il faut savoir que l’universel est double. Car certain est universel naturellement, à savoir ce qui est un signe
naturellement prédicable de plusieurs choses, à la manière – par analogie – dont la fumée signifie le feu, le cri du malade la douleur et
le rire la joie intérieure. Et un tel universel ne saurait être que le concept [intentio animae], de sorte qu’aucune substance, aucun accident
hors de l’âme n’est un tel universel [...]. Autre est l’universel par institution volontaire ; ainsi le mot prononcé, etc. » S.L., I, 14, p. 49.

69. Texte fameux, déjà cité dans notre premier chapitre : « Je dis que la nature opère de façon occulte dans les universaux, non
qu’elle les produise hors de l’esprit comme des choses réelles, mais parce qu’en produisant sa connaissance dans l’esprit, de façon pour
ainsi dire occulte elle produit ces universaux de la manière dont ils peuvent être produits. Et donc toute communauté est, de cette
manière, naturelle... » Sent., I, dist. II, qu. 7, p. 261.

70. « De même que le râle des malades, les cris et beaucoup de paroles de ce genre signifient naturellement la même chose que
peuvent signifier des paroles significatives librement instituées, de même les intellections de l’âme, que le Philosophe [Aristote]
nomme des passions de l’âme, peuvent signifier naturellement la même chose que signifient les mots librement institués. » Herm.,
prologue, p. 357.
« Que l’on puisse produire dans l’intellect des qualités qui sont naturellement signes des choses, cela n’est pas plus inconcevable que
le fait que les bêtes sauvages et les hommes émettent naturellement certains sons, auxquels il appartient naturellement de signifier
quelque chose d’autre. » Sent., I, dist. II, qu. 8, p. 290.

71. « La différence est pourtant que le mot signifie non seulement pour celui qui le profère, mais pour ceux qui l’entendent ; les
intellections de l’âme, en revanche, ne signifient que pour l’âme même qui conçoit, et cela parce que les autres ne peuvent
appréhender les passions de mon âme. » Herm., prologue, p. 357.

72. « La différence est pourtant que les bêtes et les hommes n’émettent de tels sons [cris, etc.] que pour signifier quelques passions
ou quelques accidents existant en eux-mêmes ; l’intellect, en revanche, parce qu’il est plus puissant à cet égard, peut produire des
qualités pour signifier naturellement n’importe quoi. » Sent, I, dist. II, qu. 8, p. 290.
73. « Une opinion pourrait être que l’universel est le concept de l’esprit et que ce concept est réellement l’intellection elle-même,
de sorte que l’universel ne serait qu’une intellection confuse de la chose, laquelle intellection, parce que, par elle, un singulier n’est pas
plus conçu qu’un autre, serait elle-même indifférente et commune à tous les singuliers ; et ainsi, selon qu’elle est plus ou moins
confuse, elle serait plus ou moins universelle. » Sent., I, dist. II, qu. 8, p. 267-268.

74. Par exemple : « Par cela que l’acte est une similitude de l’objet, il peut signifier les choses extérieures et en tenir lieu, etc. »
Quod., IV, qu. 19, p. 474. On trouve de nombreuses autres mentions de la « similitude » comme caractéristique (illusoire, selon notre
interprétation) du concept.

75. Que le concept ne soit pas lui-même un habitus, cela découle de sa définition : il est un acte et non une inclination à l’acte.
Ockham y insiste dans Quest. Phys., 4. Sur cette question, l’interprétation de G. Leff (op. cit., p. 103) est très éclairante.

76. « Je dis qu’il est nécessaire de poser dans l’intellect un habitus...[...] Car, après un premier acte intellectuel, l’intellect peut
accomplir, l’objet étant détruit ou absent, certains actes qu’il ne peut accomplir avant le premier acte. » Si notre interprétation est
juste, les concepts proprement dits font précisément partie de ces « certains actes » exigeant un habitus. Quod., III, qu. 20, p. 283.

77. Le terme connotatif, mental ou articulé, signifie une chose singulière et connote quelque chose, comme par exemple « blanc »,
qui signifie quelque chose ayant de la blancheur et connote cette qualité. Cf. S.L., I, 10, p. 36, l. 37-47 et notre chapitre suivant, § 33.

78. C’est la différence entre signifier in recto et in obliquo. Les concepts essentiels (d’espèce et de genre) signifient des singuliers in recto,
c’est-à-dire tels qu’ils sont en eux-mêmes : les hommes, les animaux, etc. Les concepts non essentiels, par exemple qualitatifs,
signifient des singuliers, mais impliquent une référence in obliquo à un aspect partiel de ce qu’ils sont : des choses blanches, c’est-à-dire
des choses et leur blancheur. Cf. S.L., ibid., et notre chapitre suivant, § 33.

79. Pour l’interprétation de cette thèse d’Aristote par Ockham, cf. Prologue, qu. 1, p. 67.

80. L’image est une condition préalable de l’intellection conceptuelle, mais ne s’y mêle pas. Ibid., p. 67.

81. Anton Webern, Chemin vers la nouvelle musique, trad. A. Servant, D. Alluard et C. Huvé, Lattès, 1980, VIII, p. 104-108 et « Le
chemin vers la composition avec douze sons », ibid., VII, p. 138-139 et VIII, p. 143-144.

82. Il s’agit de ce qu’Ockham appelle des « propositions connues par soi » (per se notae), cf. S.L., III, II, 4, p. 511. De ce genre de
propositions, nous ne parlerons pratiquement pas dans cet essai, pour la raison suivante : leur évidence est fournie par la simple analyse
des termes qui les composent, par leurs définitions nominales, ou, comme le dit Ockham, par la simple appréhension des termes. Il
suffit par exemple de connaître la définition de « 5 », de « + » et de « 7 » etc., pour savoir que « 5 + 7 = 12 » est vrai. Du point de vue
ockhamiste, il s’agit donc de vérités strictement analytiques. Dans la perspective qui est la nôtre – celle de l’usage des signes par rapport
aux étants singuliers et à leur expérience – de telles vérités ont donc peu d’intérêt.

83. Wittgenstein, Investigations philosophiques, traduction de Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1972, § 66-77, p. 147-152.
III. DU BON USAGE DES SIGNES
LE JEU DE LA RÉFÉRENCE
(I. La référence)

La troisième grande question ockhamiste est : comment les singuliers sont-ils signifiés ? Ou
encore : que reste-t-il de la singularité des étants dans les concepts et les signes en général, dans les
jugements et les phrases en général, dans la science et le discours en général ? C’est la question de la
sémiologie, ou de la « logique » en ce sens spécial. La signification est un fait fondamental qui
s’éprouve dans l’expérience avec la production des concepts, lieux d’un rapport réglé à une pluralité,
à une série d’étants. La signification est une relation irréelle, ou « relation de raison », entre quelque
chose de réel et autre chose de réel1.
Toute tentative pour dériver cette relation d’une autre relation éventuellement plus fondamentale
est vouée à l’échec. En particulier, la signification ne dérive pas d’une relation entre une nature
réellement commune à plusieurs étants, et ces étants « individuant » la nature, car, alors, la
signification reviendrait finalement à une relation réelle entre nature commune et singuliers. Non
seulement cette relation conduit, on l’a vu, à des absurdités sur le plan de l’ontologie, mais elle
absorberait la signification comme relation irréelle. Si le signe « cheval » renvoie aux chevaux
singuliers par le truchement d’une « chevalité » universelle réelle, la relation n’est plus, à proprement
parler, une relation de signification. Celle-ci ne dérive pas non plus de la relation entre une
représentation et des objets représentés, car la représentation en elle-même n’explique pas le renvoi à
des objets autres qu’elle, mais au contraire suppose déjà ce renvoi : elle suppose un acte de
signification distinct du contenu objectif de la représentation et dont elle ne rend pas compte. La
représentation du cheval en général, si une telle chose était possible, ne renverrait aux chevaux
singuliers que par un acte de signification distinct de son contenu objectif. Le fait qu’il y a de la
signification ne saurait donc être fondé : on ne pouvait qu’en décrire l’émergence dans l’expérience
avec la genèse des concepts ou signes mentaux. Il y a un primat du signe qui justifie l’exercice d’une
discipline philosophique relativement autonome : la sémiologie.
La sémiologie d’Ockham est descriptive : elle dégage les règles des principaux jeux de signes telles
qu’elles se donnent dans le langage ordinaire et son usage référentiel habituel, telles qu’elles se
donnent aussi dans le discours mental ordinaire et l’usage habituel des concepts quelconques. Mais
elle est aussi normative, car les règles du langage ordinaire sont de bonnes règles et son usage un bon
usage. Or un langage qui n’est pas le langage ordinaire ne cesse de déroger à ces règles : celui d’une
certaine philosophie, celui de la métaphysique qui perd le contact avec les règles du jeu immanentes
au langage même et qui se montre souvent ignorante de ce qu’est un signe comme tel, infidèle au
langage dans sa destination première. Cette destination est de faire référence aux singuliers ; elle est,
en fait, respectée par l’usage ordinaire des signes. En le décrivant, selon ses règles, la sémiologie est
alors plus une pratique qu’une simple théorie : elle est, selon l’expression d’Ockham, « ostensive »,
c’est-à-dire montre comment s’y prendre pour faire un bon usage des signes, pour fabriquer des phrases
comme le langage lui-même nous y invite, selon les règles implicites de la référence aux choses
singulières2.

§ 28. Référence, nom propre et déixis. Qu’est-ce donc que cette relation irréelle nommée
« signification » ? « Signifier » veut dire trois choses indissociables : faire référence à quelque chose
du côté de l’étant, tenir lieu de quelque chose, pouvoir faire partie d’une proposition. La référence à
l’étant, ou référence tout court, est l’aspect le plus fondamental du signe, à partir duquel il faut penser
les deux autres. C’est pourquoi, dans bien des usages, Ockham entend par le simple terme de
« signification » cette référence stricto sensu3. Tenir lieu de quelque chose, cela se dit, en revanche,
« supposer pour » (supponere pro, suppositio) ; quant à la possibilité pour le signe de faire partie d’une
proposition, c’est ce qu’on appelle la « prédication » (praedicatio)4. Cette terminologie ne nous dit,
pour l’instant, pas grand-chose mais elle nous indique que la référence à de l’étant peut être pensée en
elle-même. En vérité, elle doit l’être, car sa primauté fut établie sur le plan de l’expérience, et elle
constitue de ce fait l’axe autour duquel tous les jeux de signes doivent être envisagés. Avant de faire
quoi que ce soit d’autre, le signe renvoie à des choses.
Il est temps de demander en quoi cela consiste : « renvoyer à des choses » – en quoi consiste cette
référence que nous avons, tour à tour, appelée un « mouvement », une « visée », un « acte », un
« accueil ». Et, d’abord, parce qu’en faisant de ce renvoi strictement référentiel le caractère
fondamental de tout signe, Ockham risque d’attirer sur lui les soupçons de linguistes avertis. Penser
le signe à partir de la référence à des étants, n’est-ce pas simplifier abusivement le phénomène de la
signification, n’est-ce pas adopter un point de vue foncièrement réducteur ? Nous savons, ou
croyons savoir, que les signes, et en particulier les signes linguistiques, peuvent faire tout autre chose
que renvoyer à des étants posés là comme autant de référents. Au lieu de penser le signe à partir de sa
relation à d’éventuels référents, nous avons tendance à le penser, dans la tradition de la linguistique
saussurienne, à partir de la division interne au signe entre ce qui s’y nomme « signifiant » et
« signifié ». On verra bientôt comment la pertinence d’un concept comme celui de « signifié » est
d’avance circonscrite par Ockham dans le sillage de sa critique de la représentation. Qu’il suffise de
noter ici que la référence à des étants nous apparaît, du point de vue de cette sémiologie particulière
qu’est la linguistique, plutôt comme un problème que comme un point de départ. Le point de vue
ockhamiste sur le signe, référentiel de part en part, doit donc être philosophiquement justifié.
Dire que la référence est le caractère fondamental du signe, c’est dire que notre rapport aux étants
prime absolument. C’est dire que la signification, comme tout le reste (comme l’expérience, la
pensée, le désir, la connaissance), doit être pensée sur le fond de ce rapport. C’est encore dire que
nous nous rapportons avant tout à des singularités, car le lieu des singularités est celui des étants,
celui des référents, des « significats », comme le dit Ockham. C’est seulement parce que nous avons
d’abord rapport à des étants que nous pouvons avoir rapport à d’autres choses qui sont dans la
pensée, par exemple à des représentations (et que sont les « signifiés », sinon des représentations ?).
La relation de signification ne déroge pas à cette primauté du rapport aux étants ou à cette ouverture
fondamentale aux étants en tant qu’étants : comment le pourrait-elle ? Certes, la signification est un
mode de rapport aux étants très spécifique, irréductible et en ce sens premier ; mais elle reste
enracinée dans le rapport aux étants singuliers comme tels, que nous appelons « expérience » : elle est
donc fondamentalement déterminée comme référence. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que tous les
signes, selon tous leurs usages, renvoient par eux-mêmes à des étants hors de l’esprit (à quel étant
renvoie le signe « car », par exemple ?). Si tel était le cas, une sémiologie n’aurait pas lieu d’être. Ainsi
une théorie du signe fondée sur la référence n’est-elle pas nécessairement réductrice ; elle maintient
seulement l’exigence de penser le signe sur le fond, tout à la fois empirique et ontologique, d’un
rapport à l’extériorité comme telle, qui n’est qu’une collection d’étants singuliers.
En quoi consiste donc ce rapport aux étants dans le signe ? Au lieu de partir de l’expérience, du
rapport aux étants pour penser le signe (comme on l’a fait dans le précédent chapitre), partons du
signe pour interroger son éventuelle référentialité. Il est des cas où la référence est accomplie avec
évidence par des signes. Ce sont ceux où l’on désigne un seul étant singulier ici et maintenant, cet
homme, Olivier qui est maintenant assis en face de moi. Comment fait-on référence à cet homme, à
Olivier ? Ainsi, précisément : en usant de termes tels qu’un adjectif ou un pronom démonstratif, ou
encore un nom propre. Les signes de ce genre sont ceux qu’Ockham appelle des « termes discrets »5.
De tels signes, éventuellement accompagnés de ce qu’on nomme aujourd’hui des « signes
indexicaux » (comme les adverbes de temps – « maintenant » – et de lieu – « ici » – et les pronoms
personnels – en face de « moi ») permettent de faire référence à tel singulier, éventuellement dans
telle situation spatio-temporelle singulière. C’est en ce sens que noms propres et démonstratifs
peuvent être dits « termes propres à un seul » (proprium uni)6 ; c’est aussi en ce sens que Russell
appelle les démonstratifs eux-mêmes des « noms propres »7 : dans chacun de leurs usages, ils font
référence à un seul étant singulier. Certes, c’est une possibilité essentielle du signe que celle d’être un
signe commun à plusieurs choses ; c’est comme cela que nous l’avons surtout envisagé jusqu’ici.
Mais c’est une possibilité non moins essentielle, et à laquelle nous avons fait plusieurs fois allusion,
que celle de renvoyer à un seul et unique référent. Or c’est dans cette possibilité de référence
singulière que la référence comme telle a lieu avec le plus d’évidence. Déterminer en quoi elle
consiste est donc crucial si l’on veut comprendre ce qu’est la référence en général. Pouvoir dire « cet
homme-là », « Olivier », « cet arbre qui est ici » ou « là-bas », voilà qui marque avec évidence la
possibilité d’une référence stricto sensu dans les jeux de signes.
La référence à un seul singulier par des « termes discrets » – noms propres, etc. – est donc à la fois
le canal où la singularité se fait le mieux entendre dans le domaine des jeux de signes, et l’origine de
toute référence. Cette forme première de la référence revient en fait à un acte, presque un geste de
montrer du doigt un étant à l’aide de signes. Elle est en son fond une déixis, une monstration. On
peut faire de subtiles distinctions entre des termes strictement déictiques et d’autres qui ne le seraient
pas tout à fait. Mais l’important est que la référence de tous les « termes discrets » suppose une scène
intuitive où le singulier – cet homme, Olivier – serait ou pourrait être présent en chair et en os, où il
serait ou pourrait être montré du doigt. La référence à un seul singulier est le retour le plus net des
signes à l’intuition, c’est un appel à une intuition possible. Une intuition possible mise en scène, un
doigt pointé qui n’est pas vraiment un doigt, un geste qui se rassemble en un signe : la déixis est ainsi,
proprement, la limite de la signification. Elle est le point de contact entre l’ordre du langage, avec sa
relative autonomie, sa relative liberté, et une pratique intuitive faite de gestes, d’indices, de
mouvements du regard. Cette limite, avec la duplicité de toute limite, n’embarrasse que ceux qui
tiennent le langage pour un système autarcique, détaché en droit des pratiques intuitives. Ockham
n’est pas de ceux-là. Dans l’usage des termes discrets ou propres à un seul, dire et montrer se
confondent. Ce que pense Ockham, c’est que cette déixis n’est pas plus à l’extérieur de la limite du
langage comme système clos, qu’elle n’est simplement à l’intérieur, mais bien qu’elle en est la limite
fondatrice.
Tout usage des signes provient de la déixis comme de sa limite, tout signe commun provient de
possibles noms propres, de ces noms dont l’emploi suppose une scène intuitive de monstration, fût-
elle seulement imaginaire. Cette thèse d’apparence bizarre, nous l’avons suggérée un peu plus haut
en disant : un signe fait véritablement référence à une série d’étants quand la série rassemble ses
éléments comme s’ils pouvaient être désignés par des noms propres. Cette exigence du « comme
si », Ockham la met souvent en pratique. Par exemple, pour distinguer les signes qui sont fidèles à la
référence au sens strict, de ceux qui rusent avec elle et s’en écartent, il demande : peut-on dire
« ceci » au sujet d’un objet de ce signe, peut-on lui donner un nom propre8 ? On peut montrer « ce
cheval », dire « ceci est un cheval », on ne peut lui donner qu’un nom propre, comme « Blackie » : le
signe commun « cheval » peut donc accomplir de lui-même la référence à des étants. On ne peut
montrer « cette espèce animale », dire « ceci est une espèce animale », on doit lui donner un nom
commun (par exemple « l’espèce canine ») : le signe commun « espèce » n’accomplit donc pas de lui-
même une référence à des étants. On reviendra sur cette méthode qui fait de l’usage possible de
noms propres ou de termes déictiques le critère de la référence dans une pratique du « comme si ».
Les termes propres à un seul, les noms propres – la déixis – permettent de reconduire l’usage des
signes à la singularité et à son intuition, ce sont des instruments de re-singularisation à partir d’une
mise en série déjà accomplie par les signes. Mais, s’ils jouent ce rôle, c’est que leur référence est
fondatrice de toute référence et par suite de toute signification, « comme si » tout signe provenait des
noms propres.
Pour l’heure, c’est dans ce « comme si » que se concentre toute la difficulté. Car, à l’évidence,
l’origine déictique des signes n’implique pas que la déixis demeure vraiment possible dans tout usage
des signes : il s’agit bien seulement d’une analogie entre la déixis et la référence en général. Car,
lorsque l’intuition d’un singulier s’éteint, lorsqu’il s’éloigne dans le temps et l’espace, je ne peux plus,
à proprement parler, le montrer. Si je vous renvoie à ce cheval nommé Blackie par une description
(« le cheval noir de trois ans qui a gagné le Grand Prix la semaine dernière »), il ne s’agit plus
vraiment de monstration. Et si, comme c’est en effet le cas, je n’ai jamais connu de cheval nommé
Blackie, quel sens y a-t-il à parler de déixis ? Enfin, si je vous dis que les chevaux sont des animaux
très sympathiques, est-ce que je vous montre quoi que ce soit ? Les conditions de la déixis sont par
définition très précaires, ce sont des conditions évanouissantes dont l’usage des signes doit
constamment se passer. Les intuitions s’éteignent et leurs traces se confondent, les singularités, quand
elles ne l’ont pas toujours été, deviennent hors de portée, leurs séries s’étendent indéfiniment loin du
regard et du doigt pointé, l’accessibilité de principe des étants ne coïncide avec un accès empirique
qu’en un infime recoin de l’espace et du temps. Bref, du point de vue de la référence, l’expérience en
son entier n’est rien d’autre que l’effacement des conditions de la déixis. L’expérience n’est que le
creusement de l’écart dans le rapport aux étants depuis l’intuition : deux manières sans doute trop
prétentieuses de dire que le temps passe et que les choses s’absentent d’une façon ou d’une autre.
C’est pourquoi la référence n’est pas seulement un renvoi à des singuliers dont l’existence est
présente, mais aussi à des singuliers absents, ou qui ont existé, ou peuvent exister. La référence est
seulement l’analogue d’une déixis, d’une monstration des existences présentes, passées et possibles9.
En quel sens, alors, les signes renvoient-ils aux étants « comme si » ceux-ci étaient montrés ? En
quel sens peut-on dire que le nom propre ou le démonstratif est la clef de tout signe ? En ce sens
précisément que les signes qui ne sont pas propres à un seul remplacent la déixis à mesure que ses
conditions s’effacent. Le rapport au multiple dans un signe commun est encore une sorte de
« monstration », sans quoi il ne serait pas un rapport à une multiplicité d’étants extérieurs. Par le
signe unique « cheval », dire les chevaux ou penser aux chevaux c’est encore montrer, désigner du
doigt ce qui précisément ne peut se montrer dans une seule intuition (Blackie, Brunello, Cerf
Royal, Crack et tous les autres sympathiques quadrupèdes). Il ne s’agit plus vraiment d’une déixis
mais d’un acte qui la remplace et lui est seulement analogue. Dire que toute référence provient de la
déixis, c’est dire que les signes sont produits avant tout pour prolonger la déixis au-delà de ses
conditions, pour l’excéder sans l’annuler. Cette provenance est d’autant plus fondatrice de la
signification que, d’une certaine manière, l’excès a toujours déjà eu lieu : le démonstratif peut être
utilisé en l’absence de la chose et pour plusieurs choses en même temps, le nom propre survit à son
porteur et se partage. La référence à de l’étant est toujours soumise à la dérive des signes, à leur
possibilité essentielle d’être des signes communs, possibilité inscrite dès l’écart décisif de
l’expérience dans l’intuition. Les signes « propres à un seul » sont seulement la charnière précaire
mais essentielle entre la singularité de l’étant et la communauté des signes. C’est seulement pour
pouvoir affirmer avec Ockham que les signes renvoient avant tout aux étants singuliers qu’il faut dire
que toute référence provient de la déixis, qu’elle est toujours comme un doigt pointé, fût-il pointé vers
plusieurs choses absentes, que tout signe commun est comme une collection de noms propres. Car
c’est bien en cette opération paradoxale que doit consister l’acte de « renvoyer à des choses », cette
visée et cet accueil d’une multiplicité.
La signification, relation irréelle entre une chose réelle – le signe – et une ou plusieurs choses
réelles – du côté des étants extérieurs –, est donc avant tout référence. La référence consiste en une
déixis, une monstration ou, dans le cas des signes communs à plusieurs choses, dans une opération
analogue à la déixis. Elle peut ainsi être rigoureusement analysée comme renvoi à tel étant singulier ou
à telle série déterminée de singuliers ; elle peut être mise à l’épreuve d’une singularisation de chaque
référent par l’ajout de signes « propres à un seul », signes singularisants tels que les démonstratifs et les
noms propres. La référence est bien l’axe fondamental de la signification comme rapport réglé aux
étants singuliers.

§ 29. Les trois genres de signes. C’est selon cet axe qu’il faut penser, sans distinction, les différents
genres de signes. Non qu’il n’y ait pas de différences entre genres de signes, mais parce qu’ils ne se
distinguent pas quant à la référence. Quels sont les genres de signes ? Le signe est toujours une chose
réelle renvoyant à des choses réelles ; il se divise précisément selon le genre de chose réelle qu’il est
en tant que signe. Il peut être une chose pensée, une chose prononcée ou une chose écrite. Le concept est
un acte de l’esprit, une qualité réelle dans l’esprit « comme une couleur sur un mur », et n’a d’être
qu’à accomplir le mouvement de la référence. La parole a la matérialité d’un son, d’un souffle d’air.
Le mot écrit a la matérialité d’un graphisme (alphabétique ou autre)10.
Voyons d’abord comment ils se distinguent : selon leur être de chose réelle, certes, mais aussi
selon leur origine. Le concept, on l’a vu, est un signe naturel. Le concept d’homme est produit
naturellement dans l’esprit, par la mise en série d’appréhensions d’hommes singuliers et par un
habitus. Sa référence aux hommes singuliers lui est consubstantielle, car il n’a d’être qu’à l’accomplir.
Elle n’est pas le résultat d’un libre décret que je pourrais annuler à loisir, mais le résultat d’un
processus interne qui eut lieu à mon insu. Autrement dit, si je veux modifier la référence du concept
d’« homme », je dois former un autre concept qui n’est plus du tout le concept d’« homme »11.
Le signe prononcé ou écrit, en revanche, fut institué par décision libre ou par convention (ad
placitum, per conventionem, secundum voluntariam institutionem). Le rapport entre son être de chose réelle,
ses phonèmes, ses lettres ou son graphisme et sa référence est arbitraire. Les lettres « h », « o », « m »,
etc. et la syllabe [ɔm] n’ont rien à voir avec Olivier, André, etc. Ce rappel de l’arbitraire du signe
linguistique nous semble aller de soi. Historiquement, il marque pourtant la fin d’une longue
tradition, celle du cratylisme médiéval, des preuves par l’étymologie dont on entendait encore des
échos au XIIIe siècle et qui est définitivement enterrée par Ockham. Cet arbitraire a pour
conséquence que les signes prononcés ou écrits, contrairement aux concepts, peuvent changer de
référence en restant les mêmes signes dans leur être (matériel) : on peut convenir, par exemple,
d’appeler « hommes » les vaches et inversement12.
Voyons maintenant comment ces genres de signes ne se distinguent pas. La pensée d’Ockham est,
sur ce point, décisive et mérite qu’on y insiste un peu. Traditionnellement, on établissait entre ces
genres de signes un rapport hiérarchique. Le signe écrit, disait-on13, signifie le signe prononcé : le
mot « homme » imprimé sur cette page signifie la parole [ɔm]. Le signe prononcé signifie lui-même
le concept ou signe mental : la parole [ɔm] signifie le concept d’homme tel qu’il est dans l’esprit de
celui qui parle et de celui qui écoute. Enfin, le concept signifie un ou plusieurs hommes, André,
Olivier, etc. Au bout de la chaîne, donc, le signe écrit ne serait qu’une trace de concept, qu’un signe
de signe, et n’accomplirait une référence à de l’étant que moyennant un long détour. À cette
description hiérarchique on peut faire de sérieuses objections en partant de considérations
empiriques sur les langues. Par exemple, la prétendue subordination du signe écrit au signe
prononcé est inférée d’un privilège qu’on accorde à l’écriture alphabétique. À quel titre, ce
privilège ? C’est déjà un problème, mais surtout c’est d’une mauvaise interprétation de l’écriture
alphabétique que l’on déduit cette subordination. Car il est vrai que les signes alphabétiquement
épelés dans l’écriture correspondent à des signes vocaux, mais nullement qu’ils les signifient. En outre,
dans les écritures idéographiques ou hiéroglyphiques (du moins à leur premier stade), la
correspondance du graphisme à la parole en tant que telle, c’est-à-dire en tant que décomposable en
ses parties phonétiques, ne vaut pas ; ce serait donc par une simple pétition de principe que l’on
affirmerait que ces graphismes « signifient » des sons. Mais le cœur du problème est au second
échelon de cette hiérarchie, dans l’idée que signes écrits et prononcés signifient tous deux,
indirectement et directement, des concepts.
Cette idée est fort répandue et prétend avoir un certain bon sens de son côté. Elle semble faire
écho à la sentence d’Aristote : « les mots signifient les passions de l’âme »14 ; à son tour, Saussure,
lorsqu’il fait du « signifié » de tout « signifiant » un concept, semble lui faire écho15. Sous l’apparence
d’une claire distinction à l’intérieur du signe linguistique, elle encourage, selon Ockham, une grave
confusion. Car, si les mots signifiaient nécessairement des concepts, il n’y aurait aucune différence
entre l’usage habituel d’un mot et l’usage très spécial dans lequel il signifie proprement un concept,
entre l’usage habituel du mot « homme » et celui où il signifie le concept d’homme. Cet usage très
spécial est pleinement reconnu par Ockham, on l’analysera en temps voulu, et c’est justement pour le
distinguer de l’usage habituel qu’il récuse l’idée générale que « les mots signifient des concepts ». Si
cela était, on pourrait en effet affirmer du concept tout ce que l’on peut affirmer de ce que signifie le mot.
Or tel n’est pas le cas. Car la proposition : « L’homme marche sur deux pieds » est vraie dans l’usage
normal du mot « homme » mais devient fausse si le mot « homme » signifie proprement le concept
d’homme : le concept d’homme ne marche pas sur deux pieds. C’est donc seulement dans des cas
exceptionnels, non généralisables, que le mot signifie un concept. La thèse : « les mots signifient des
concepts », prise rigoureusement et universellement, semble à Ockham si absurde qu’il n’ose
l’attribuer à ces « autorités » qui, pourtant, l’ont laissée passer sous leur plume16. Le rapport général
entre mot et concept est tout autre qu’un rapport de signification. Le mot n’est pas surbordonné au
concept comme ce qui signifie à ce qui est signifié.
Quel rapport y a-t-il donc entre le mot écrit ou prononcé et le concept ? En règle générale, un
rapport beaucoup plus simple, un rapport d’équivalence de la signification. Le mot « homme »
signifie les mêmes choses que signifie le concept d’homme : tous deux signifient les hommes
singuliers17. La signification est, avant tout, référence et la référence est directe, du mot aux hommes
singuliers comme du concept aux hommes singuliers. Le graphisme h.o.m.m.e., la parole [ɔm] et le
concept d’homme sont des signes parallèles, ayant la même signification, renvoyant aux mêmes
choses ; ils se correspondent sans se signifier les uns les autres dans quelque enchevêtrement confus,
fût-il hiérarchisé. Lorsque je lis ou entends : « Cet homme est un facteur », je comprends
directement que tel étant singulier qui est un homme est un facteur, non que tel concept d’homme
est un concept de facteur. Il faut donc penser le rapport entre mot et concept comme un rapport de
recouvrement18 sans renvoi de l’un à l’autre : le mot « homme » recouvre le concept d’homme en tant
qu’il signifie ce que le concept signifie. Mais c’est en lui-même que le mot signifie cela, il ne signifie
pas le concept.
Selon l’axe de la stricte référence, il y a donc un parallélisme entre les genres de signes, non une
hiérarchie. Le concept peut être recouvert par le mot prononcé ou écrit, il n’a pas à être signifié par
lui. Pourtant, il y a bien, en un sens tout à fait différent, une certaine subordination du signe
linguistique au concept, selon l’ordre de l’origine. Le concept est un signe naturel ; le signe
linguistique est, quant à lui, institué ; et lorsque ce dernier recouvre un concept, c’est-à-dire a la
même signification que lui, c’est justement parce qu’il a été institué pour signifier à sa manière ce que
signifie le concept. Le concept est alors, en ce sens, premier par rapport aux autres signes, on
pourrait dire que c’est un signe primaire19. En ce sens, on peut bien dire que les mots proviennent
des concepts, bien qu’à proprement parler, ils ne les signifient pas20. Ockham, cherchant une preuve
de cette primauté, en trouve une finalement assez peu convaincante. (Quand un concept change sa
signification, dit-il, le mot correspondant change aussi la sienne21. Si, par exemple, le concept de
cheval en vient à signifier les bâtards du cheval et de l’âne, alors le mot « cheval » signifiera aussi ces
créatures. Mais, en vérité – et conformément à la pensée d’Ockham lui-même, le changement de
signification d’un concept ne veut rien dire sinon la formation d’un concept tout nouveau. Or, si
l’on forme un nouveau concept, rien n’oblige à maintenir le mot qui recouvrait l’ancien : on peut
simplement prendre ou former un autre mot, comme « mulet » pour signifier les bâtards chevaux-
ânes, ou encore, si le nouveau concept intègre son ancienne signification de « cheval », « muval »
pour désigner le tout, à la manière de Lewis Carroll.) La primauté du concept, du point de vue
ockhamiste, n’a pas, au fond, besoin de preuve et se marque très simplement : le concept est plus
originaire en tant que signe naturel.
Bien que la subordination du mot au concept ne soit relative qu’à leur origine, respectivement
naturelle et conventionnelle, il reste vrai que, dans le recouvrement de leurs significations, le mot est
solidaire du concept, que l’un ne change pas sans l’autre. N’est-ce pas cela que Saussure veut dire
lorsqu’il fait d’un concept le « signifié » du signifiant dans le mot ? Assurément, il n’a pas pu vouloir
dire que les mots signifient des concepts au sens ou les concepts seraient leurs référents, thèse dont
on a vu l’absurdité. Le signifié saussurien se distingue nettement du référent qui est du côté de
l’étant, conformément à ce que pense Ockham. La notion de « signifié » serait-elle donc recevable de
son point de vue ? Il est vrai qu’en vertu du recouvrement mot-concept et de la primauté de ce dernier,
il est toujours légitime de chercher dans le concept ce que signifie le mot, dans le concept de cheval
ce que signifie le mot « cheval ». Le bon sens, qui veut qu’un signifié conceptuel soit solidaire du
mot, n’est pas, à cet égard, démenti par Ockham. Mais chercher « dans le concept » veut dire :
« chercher dans ce que le concept lui-même signifie », dans ce que le concept d’homme signifie, non
pas : « chercher le concept comme signifié par le mot ». La notion de « signifié » demeure critiquable
dans la mesure où elle suggère, comme participe du verbe « signifier », que le mot, en tant que
signifiant, signifie le concept – donc que le mot, en plus de renvoyer à des référents extérieurs, doit
d’abord renvoyer au concept pour accomplir la référence. Or, pourquoi le mot signifiant renverrait-
il au concept, pourquoi devrait-il signifier le « signifié » ? Le concept lui-même, rappelons-le,
renvoie à des référents, le concept de cheval renvoie à des chevaux qui sont. Signifier le concept,
renvoyer au signifié, de quelque manière que l’on entende ce renvoi, reviendrait donc à reculer pour
mieux sauter dans l’extériorité des référents. La double face signifiant-signifié dans le signe
linguistique selon Saussure veut dire ceci : pour être un signe, le son, l’« image acoustique » [ɔm] doit
renvoyer à un concept d’homme. À quoi Ockham ajoute une précision qui change tout : le concept
d’homme est déjà lui-même un signe. En langage saussurien, cela donne le barbarisme suivant : le
signifié-concept n’est jamais qu’un autre signifiant. Cet autre signifiant, le concept d’homme par
exemple, permet bien d’interpréter le signifiant acoustique « homme » pour exercer la référence, mais il
n’est en rien « signifié » par ce second signifiant. Concept et mot sont deux signifiants parallèles
ayant la même référence ; le concept est premier par rapport au mot mais il n’est pas « signifié » par le
mot. Il vaudrait mieux dire, dans le langage de Peirce, que le concept est un signe interprétant à
l’égard du signe verbal22. Il vaudrait encore mieux dire, pour s’en tenir aux termes d’Ockham, que le
mot est associé à un concept ayant la même signification et que le mot signifie ce que signifie le
concept.
Cette description du parallélisme mots-concepts et du recouvrement de ceux-ci par ceux-là est, au
fond, fidèle à l’idée saussurienne d’association indissoluble du signifiant et du signifié. La grande
différence provient de ce que Saussure pense le concept plutôt comme une « représentation », un
contenu mental, une « passion de l’âme » ayant une teneur psychologique propre23 ; d’où l’idée
ambiguë que le concept devrait être d’une certaine manière « signifié » dans le mot par le
« signifiant », d’où le terme même de « signifié » qui est peut-être finalement malheureux ; Ockham,
en revanche, pense le concept comme étant déjà un signifiant, un signifiant primaire qui n’a pas de
teneur autre que la référence même à l’extériorité ; un signifiant, donc, seulement redoublé,
recouvert par le mot en tant que second signifiant, mais nullement signifié par lui. Ainsi, Ockham
court-circuite la psychologie, il court-circuite la théorie de la représentation, dont on a retracé la
réfutation. Dans le mot, il n’y a que la référence à l’extériorité, qui recouvre la référence d’un concept
à laquelle elle est identique. Qu’à la référence du concept viennent s’accrocher des représentations,
des associations psychologiques, c’est-à-dire finalement d’autres concepts obliques et partiels
(comme lorsqu’en prononçant le mot « arbre », je pense en fait à des arbres plutôt verts, plutôt
touffus ou plutôt grands), pour former quelque chose comme un « signifié » distinct des référents,
cela arrive, bien entendu, sans cesse : c’est ce qu’Ockham pensera comme « connotation » et qui n’est
qu’une forme modifiée de la référence. Mais l’important est qu’il s’agit de penser le signe linguistique
non pas à partir de représentations qu’il signifierait en tant que représentations, mais à partir du concept
en tant que signifiant primaire qu’il recouvre sans le signifier. Le concept est un signifiant primaire, le mot
un signifiant secondaire ; lorsque le mot recouvre un concept, tous deux ont la même référence.
Toute cette discussion touffue et sans doute maladroite reconduit à la formule limpide d’Ockham :
« le mot signifie cela même que signifie le concept ».

§ 30. La motivation dans le langage. Tel est, d’un point de vue encore trop général, le rapport entre
les différents genres de signes : les signes prononcés ou écrits recouvrent des concepts, leur référence
est parallèle à celle des concepts. Le concept d’homme, la parole [ɔm], le graphisme h.o.m.m.e.
signifient exactement la même chose. Entre les signes mentaux et les signes linguistiques, entre le
langage mental (car on parle mentalement24) et le langage articulé, passe une simple barre horizontale
qui n’implique aucun renvoi nécessaire de l’un à l’autre, mais seulement une correspondance, un
isomorphisme. Encore cette image du langage est-elle idéale, pour ne pas dire idyllique. Elle ne tient
pas compte des entrecroisements et des débordements qui brouillent le recouvrement des signes
mentaux et linguistiques, ni de tout ce qui passe la barre et la dépasse, la transgresse ou s’étend au-
delà de ses extrémités. Car le recouvrement en question n’est ni parfait ni total, il résulte d’une
approximation. Il faudra examiner les cas particuliers de transgression de la barre de recouvrement :
par exemple, l’usage d’un mot où celui-ci, non content de recouvrir un concept, le signifie (comme
le mot « cheval » dans l’expression : « le concept de cheval »). Mais il faut, avant tout, poser une
question liminaire et générale sur ledit recouvrement : la totalité du langage articulé a-t-elle son
répondant dans la pensée, dans le « parler mental » ?
Cette question peut être posée sous une forme apparemment simple : est-ce qu’à chaque élément,
chaque aspect du langage articulé correspond quelque chose de pensable ? Il ne s’agit pas de nier
l’arbitraire fondamental du signe linguistique en cherchant à penser quelque chose dans la matérialité
des signifiants pris un par un et à en donner une raison. Il s’agit de savoir dans quelle mesure le
langage s’organise d’une façon qui s’accorde avec la pensée. C’est une question de ce genre que pose
Saussure lorsqu’il propose de chercher dans quelle mesure les relations entre signifiants dans la langue
obéissent à ce qu’il appelle une « rationalité »25 : c’est la question de la « motivation » des signes ou de
la « limitation de l’arbitraire ». Mais pour Saussure cela reste une question de détail : montrer que le
mot « vacher » est plus motivé que le mot « berger » parce qu’il contient « vache » tandis que le
second ne contient pas « mouton » ; montrer que le pluriel régulier des mots anglais « flags », « birds »,
« books », est plus motivé que le pluriel sans « s »« sheep ». Pour Ockham c’est une question générale
qu’il adresse en bloc aux grandes divisions de la grammaire : le nombre et le genre des noms et des
adjectifs sont-ils motivés comme tels, le mode et le temps des verbes sont-ils motivés comme tels, les
types de signes eux-mêmes, comme celui des prépositions, des adverbes, des noms, sont-il motivés
comme tels ? Surtout, c’est pour Saussure une question intra-linguistique où la « rationalité » se résume
à la régularité de relations morphologiques : la motivation linguistique se résume à l’existence de
relations régulières entre un signifiant et d’autres, comme entre le pluriel « flags » et les pluriels
« birds », « books », etc., – relations soit d’association (« vache »-« vacher », « poire-poirier »), soit de
syntaxe (« dix », « huit » : « dix-huit »). Pour Ockham, en revanche, c’est une question trans-
linguistique : celle de la correspondance entre des types de signes linguistiques et des types de
concepts qu’ils recouvriraient dans l’esprit, dans un langage mental supposé être premier et
autonome, lieu de la « rationalité » en question.
Bref, la question de la motivation, chez Ockham, est d’une autre nature, beaucoup plus
audacieuse ou, si l’on préfère, plus naïve. Car, que les signes correspondent ou non à des concepts
pensables, cela veut dire qu’ils correspondent ou ne correspondent pas à ces signifiants primaires qui
ont pour seule teneur la référence aux étants. C’est donc finalement la question de la pertinence
ontologique du langage et de son éventuel défaut ontologique ; rien de moins. C’est, à l’évidence, une
question abyssale ; mais Ockham passe assez tranquillement sur les abîmes. Pour donner une idée de
sa manière, prenons l’exemple du genre et du nombre des noms. La différence entre les signes « un
canard » et « des canards » est motivée car elle recouvre des concepts distincts, concept d’un individu
et concept d’une pluralité d’individus. La différence de genre entre « une chaise » et « un fauteuil »
est, en revanche, immotivée car aucune différence pensable entre des objets inertes ne correspond à
celle du masculin et du féminin. De même, à la différence de forme entre les signifiants « vélo » et
« bicyclette » ou « panthère » et « léopard » ne correspond pas une différence de concept : l’existence
de synonymes dans la langue semble bien montrer qu’il peut y avoir un non-recouvrement entre
langage mental et articulé, un excès du conventionnel sur le naturel – et un excès déterminable26.
Ockham part donc, dans son examen, de l’hypothèse qu’on peut déterminer ce qui, du langage
articulé, répond au langage mental et recouvre les concepts. Il entreprend ainsi de mesurer l’excès du
conventionnel sur le naturel, du langage dans sa grammaire sur la référence naturelle aux étants dans
l’esprit.
L’examen porte sur la langue latine, mais selon des divisions si générales qu’il peut s’appliquer à
beaucoup d’autres langues où ces divisions sont pertinentes ; d’ailleurs, Ockham fait usage de
concepts grammaticaux effectivement transposés par les grammairiens et les linguistes d’une langue à
l’autre (« préposition », « verbe », « cas », « genre », « nombre », etc.). Commençons par les parties
principales de la langue. En gros, les signes linguistiques se divisent en noms (« cheval »), adjectifs
(« noir »), verbes (« galoper »), adverbes (« vite »), participes (« hennissant »), conjonctions (« ou »),
prépositions (« avec ») et pronoms (« il »)27. Toutes ces parties de la langue recouvrent-elles des types
de concepts dans l’esprit, c’est-à-dire des actes de référence en direction de l’étant, des « signifiants
primaires » ? D’une façon générale, on peut répondre oui. Il est clair, en effet, qu’on ne pense pas la
même chose, qu’on n’accomplit pas la même référence en direction de l’étant dans les cas où l’on dit
les choses suivantes : « un cheval », « un cheval noir », « un cheval galope », « un cheval galope vite »,
« un cheval mange une chèvre », « un cheval mange avec une chèvre » et « un cheval ou une chèvre
mange ». La division des parties du langage articulé est pour l’essentiel motivée ; elle recouvre pour
l’essentiel une division de concepts dans l’esprit.
Il y a pourtant au moins deux exceptions : les participes (« hennissant ») et les pronoms (« il » ou
« lui »). Non qu’ils ne recouvrent pas des concepts : on pense bien quelque chose de plus lorsqu’on
dit « cheval hennissant » plutôt que « cheval », « il parle » plutôt que « parle ». Mais l’autonomie de ces
parties de la langue est-elle motivée dans l’esprit ? Si j’adjoins au participe le verbe « être » – « le
cheval est hennissant » –, est-ce que je penserai autre chose qu’en utilisant le verbe correspondant –
« le cheval hennit » ? Non. La division entre verbes et participes verbaux est donc immotivée, elle
ne recouvre pas une différence de concept, elle est purement conventionnelle28. De même pour le
pronom : est-ce que je pense deux choses différentes lorsque je dis, au sujet du cheval, « il galope » et
lorsque je dis « le cheval galope » ? Est-ce que je peux même penser, en l’occurrence, « il galope »
sans penser « le cheval galope » ? Non plus. La différence, dans la langue articulée, entre les pronoms
et les noms qui leur correspondent n’est pas non plus motivée29. Il n’y a pas plus de pronoms
mentaux pris à part, qu’il n’y a de participes mentaux pris à part. Nous avons donc d’ores et déjà isolé
deux aspects du langage articulé qui ne recouvrent pas des aspects du langage mental, deux parties
purement conventionnelles du langage : ces parties que sont les participes et les pronoms en tant que
tels.
Passons maintenant aux modifications de ces parties du langage, à ce qu’Ockham appelle leurs
« accidents » grammaticaux. Ces accidents adviennent principalement aux noms, aux adjectifs et aux
verbes. Les noms et les adjectifs partagent les accidents que sont le genre, le nombre, le type de
déclinaison et le cas (ces deux derniers accidents sont propres à certaines langues, comme le latin, et
non à d’autres, comme le français, où la différence de cas se résume à une différence de place par
rapport au verbe ou à la liaison à une préposition, comme « du cheval » pour le génitif). Le nombre,
d’abord, singulier ou pluriel, est, à l’évidence, motivé, car un nom singulier correspond à un autre
concept que le nom pluriel : l’homme est un animal mais l’homme n’est pas des animaux ; faire
référence à un étant n’est pas la même chose que faire référence à plusieurs étants30. De même, dans
les langues à cas, les cas sont motivés : homo est homo, l’homme est l’homme, mais homo non est
hominis, l’homme n’est pas de l’homme31. Ce qui confirme cette remarque, c’est justement que dans
les langues sans cas, des différences leur correspondent, qui sont tout aussi motivées. La différence de
place d’un nom par rapport au verbe, en français, correspondant à la différence du nominatif et de
l’accusatif latin ou grec, recouvre une différence très nette de concept : « le chat mange la souris » –
« la souris mange le chat ». On en dira autant des différentes prépositions liées au nom en français,
liaison qui correspond au génitif, à l’ablatif ou au datif latin : le chat prend la souris du chien – le chat
prend la souris pour le chien, au chien, etc. Le nombre et le cas ne sont donc pas purement
conventionnels, ils recouvrent une différence de concept dans le langage mental.
Il en va tout autrement du genre et du type de déclinaison des noms et des adjectifs. Que certains
noms soient féminins et d’autres masculins, bien malin celui qui pourra le justifier par une différence
entre les concepts correspondants. La preuve que le genre des noms est purement conventionnel,
c’est qu’il existe des synonymes de genre différent comme « une panthère » et « un léopard », « un
vélo » et « une bicyclette », « un coloris » et « une couleur », etc. Certes, il faudrait faire une
concession au sujet des vivants sexués dont parfois le mâle est désigné par un masculin et la femelle
par un féminin : un chat / une chatte, un mouton / une brebis, un homme / une femme, un
journaliste / une journaliste. Mais pour tout le reste, la différence de genre est immotivée. De même,
dans les langues à cas, la différence du type de déclinaison est tout à fait immotivée. Pourquoi
dominus, domini est-il de la deuxième déclinaison, tandis que manus, manus est de la quatrième ? Là
encore, on peut bien trouver des synonymes qui se déclinent différemment et cette différence ne
doit rien à une différence de concept32. Bref, l’esprit connaît la différence des cas, qui est motivée
comme différence dans la référence, mais il ne connaît pas la différence des déclinaisons, qui est
purement conventionnelle.
Quant aux verbes, enfin, leurs modifications ou accidents sont de six sortes : le mode (indicatif,
subjonctif...), la voix (actif, passif), le nombre (première personne du singulier, ou du pluriel...), le
temps (présent, passé, futur), la personne (première, seconde, troisième) et le type de conjugaison
(premier groupe, second groupe...). Tous ces accidents sont motivés, à l’exception du dernier. Que
le mode soit motivé, au moins dans la plupart des cas, c’est évident : « Socrate lit » et « Socrate lirait »
(conditionnel en français, subjonctif en latin) recouvrent des concepts bien différents. Le nombre est
aussi motivé pour les verbes que pour les noms et les adjectifs : « tu lis » fait référence à un étant,
« vous lisez » à une série. Le temps est motivé : « tu lis » recouvre un autre concept que « tu lisais ».
De même la personne : « je lis » recouvre un autre concept que « il lit ». Enfin la voix : le passif et
l’actif d’un verbe font référence à son sujet de manière aussi radicalement différente que le nominatif
et l’accusatif du nom : « Socrate aime », « Socrate est aimé » revient à dire : « Socrate aime un X » et :
« Un X aime Socrate ». Encore Ockham fait-il une restriction : l’esprit connaît bien l’actif et le passif
mais non cette tierce voix qu’est le déponent latin33. En revanche, le type de conjugaison, comme le
type de déclinaison, est purement conventionnel. La preuve en est, encore une fois, que plusieurs
verbes peuvent être synonymes et se conjuguer différemment, comme « finir » et « terminer » : à
quelle différence conceptuelle correspondrait la différence entre le « i-t » de « il finit son paragraphe »
et le « e » de « il termine son paragraphe » ? À aucune, il n’y a là que pure convention34.
Résumons-nous. Dans cet examen rapide des divisions grammaticales du langage articulé, de ses
parties et de ses modifications régulières, tout semble recouvrir des concepts, des différences
conceptuelles dans l’esprit, à ces exceptions près : parmi les parties du langage, les participes et les
pronoms en tant que distincts des verbes et des noms n’ont aucun répondant dans la pensée ; parmi les
modifications de ces parties, le genre des noms et des adjectifs qui les suivent, le type de déclinaison et
le type de conjugaison des verbes ne répondent à aucune différence conceptuelle. Ockham circonscrit
ainsi précisément ce qui lui semble être purement conventionnel dans l’organisation interne du
langage, il mesure précisément l’excès du conventionnel sur le naturel, du langage articulé sur le
langage mental, ou encore des signifiants arbitraires et secondaires sur les signifiants primaires que
sont les concepts.
Mais il reste un problème qu’Ockham a remarquablement bien posé et qui touche à la nature de ce
recouvrement : dans les limites du recouvrement, celui-ci se fait-il « en gros » ou bien terme à
terme ? Il est acquis que lorsque je dis : « Quelques hommes mangent avec les mains » (adjectif
indéfini-nom-verbe-préposition-nom), il n’est pas un mot qui n’ait du répondant dans ma pensée,
qui ne soit déterminé par la référence dans mon esprit, qui ne soit motivé35. Mais cela veut-il dire
que dans mon esprit chaque mot correspond à un concept propre, autonome et susceptible d’être
formé à part ? Autrement dit, le recouvrement est-il atomique ? C’est une question décisive, car Ockham
s’intéresse, dans tout ce pan de la logique que nous explorons ici, aux signes atomiques, pris un par
un. Chaque signe atomique de la langue articulée recouvre-t-il donc un signe atomique dans la
pensée ? Les propositions articulées correspondent-elles de façon atomique aux propositions
mentales ? On a coutume de distinguer, en logique, la « phrase » de la « proposition », et là où
Ockham dit qu’une proposition articulée recouvre une proposition mentale, on a coutume de dire
qu’une phrase « exprime une proposition ». Ce vocabulaire nous est inutile car celui d’Ockham est
suffisamment clair. Mais son problème se transcrit exactement dans celui du rapport entre la forme
grammaticale de la phrase et la forme conceptuelle de la proposition. Ce n’est rien de moins que la
question de la forme de la proposition (mentale) en général36. Ockham a si bien formulé la question qu’il
n’a pas pu vraiment y répondre. Pourtant, ne serait-ce que pour bien la poser, il a dû penser
philosophiquement un trait fondamental du langage, qui est celui de l’enchaînement syntaxique. Le
problème est en effet celui de savoir dans quelle mesure la discontinuité de la syntaxe dans le langage
articulé (un mot + un mot + un mot) répond à une discontinuité dans la pensée. L’atomisation des
mots, séparés par des blancs, recouvre-t-elle une atomisation des concepts ?
Il faut d’abord, pour bien formuler le problème, envisager la relative dépendance des signes
linguistiques entre eux à l’égard de la référence. Beaucoup de mots ont, à eux seuls, une signification
certaine et définie, une référence bien déterminée. C’est le cas de la plupart des noms, des
substantifs : « chien » signifie tous les chiens, « fleur » toutes les fleurs, « homme » tous les hommes,
« main » toutes les mains. Pour le dire rigoureusement, ces mots ont une signification autonome
même lorsqu’ils sont abstraits de tout enchaînement syntaxique. Il suffit d’entendre le mot « chien » ou le
mot « maison », sans autre indication, pour savoir à quelle sorte d’étant il est fait référence. Le lexique
logique veut qu’on appelle ces mots des « catégorèmes ». Soit ; cela veut seulement dire qu’ils font
référence, qu’ils pointent vers quelque chose du côté des étants par eux-mêmes37. À ces termes qui
ne font pas de manières pour se faire entendre il est clair que correspondent des concepts bien
définis, des concepts atomiques dans l’esprit : concept autonome de chien, de fleur, d’homme, de
main, etc. Le recouvrement est ici atomique.
Mais à l’autre extrême, il existe, dans toute langue, des mots qui n’ont guère, pris à part, de
référence bien définie : des adjectifs ou pronoms « indéfinis », des conjonctions, des prépositions.
Ainsi, si j’entends le mot « quelques » tout seul, à quoi puis-je me référer du côté de l’étant ? À rien
du tout. De même, si j’entends les mots « aucun », « tous », « en outre », « en tant que », etc. Ces
termes n’ont pas de signification autonome, c’est seulement lorsqu’ils sont joints à des termes du type
précédent dans un enchaînement syntaxique qu’ils se réfèrent vraiment à quelque chose. Lorsque
j’entends : « tous les hommes », je sais qu’il est fait référence à la série des étants qui sont des hommes
de façon exhaustive ; de même, « quelques hommes » : je sais qu’il est fait référence à une sous-série
de cette série. On appelle donc ces termes des « syncatégorèmes »38, ce qui veut dire qu’ils se réfèrent
à quelque chose seulement lorsqu’ils sont joints à d’autres qu’ils modifient et précisément à des
« catégorèmes » (car les combiner entre eux ne donne pas grand-chose : « Tous les aucuns sont des en
tant que », par exemple). La question est donc : ces termes dépendants qui sont pourtant des mots à
part entière ont-ils un répondant propre dans l’esprit, un concept atomique à part entière ?
Cette question ne se pose pas seulement pour les « syncatégorèmes » proprement dits, aux
antipodes des « catégorèmes » (en fait, « syncatégorème » désigne tout ce qu’on trouve dans un
syllogisme à part les termes et la copule) ; elle se pose aussi, à des degrés divers, pour tous les mots
qui ne sont pas des noms communs39. Certains adjectifs : « assis » a-t-il une référence propre s’il n’est
pas lié à un nom ? Les verbes : « marche », sans sujet, a-t-il une référence propre ? Les prépositions :
« par » a-t-il une référence ? Les conjonctions : « si », « alors », « quand », etc. Tous ces mots ont-ils
une référence propre, recouvrent-ils un concept autonome ou seulement tel usage particulier de
concepts comme « homme » ? Nous pouvons maintenant formuler précisément le problème. Quand
je dis : « Quelques hommes mangent avec les mains », sachant que les mots « hommes » et « mains »
recouvrent des concepts autonomes ou atomiques, est-ce que les mots « quelques », « mangent »,
« avec » recouvrent aussi des concepts propres et distincts des précédents ? On peut imaginer que,
dans l’esprit, la phrase donne quelque chose comme : « Mains-d’hommes-mangeant existe », où
« mains » et « hommes » s’agglutinent en un seul concept sans « avec », auquel s’agglutine encore
« manger » comme détermination supplémentaire, et où « quelques » + verbe actif se réduit à
l’affirmation de l’existence de l’unité ainsi conçue. Bref, on peut imaginer qu’au lieu d’avoir des
concepts distincts correspondant à l’adjectif, au verbe et à la préposition, on ait seulement les
concepts de « mains » et d’« hommes » modifiés, orientés, et l’affirmation qu’un étant est tel que ce
que dit le concept, c’est-à-dire la simple affirmation de la référence.
Dans cette hypothèse, la séquence linguistique et sa syntaxe ne correspondraient pas à une
séquence de même forme dans la phrase mentale ; certes, le langage articulé en général recouvrirait en
grande partie et même, en l’occurrence, complètement le langage que l’esprit se tient à lui-même,
mais il ne se décomposerait pas de la même façon. Le recouvrement ne serait pas atomique ; aux mots
dont la référence est de part en part dépendante de la syntaxe ne répondraient pas des concepts à part
entière. Ockham semble pourtant pencher pour l’hypothèse inverse : à chaque mot motivé, fût-il
incapable de faire référence s’il n’est pas joint à d’autres, correspondrait bien un concept40, un
« syncatégorème mental41 ». Mais il ne donne pas cette réponse sans hésitation. Car l’existence de ces
concepts complètement dépendants, de ces concepts caducs, a une conséquence paradoxale du point
de vue ockhamiste. Le concept comme celui de « quelques » ou de « avec », s’il existe, n’a pas de
référence propre, il change radicalement de référence au gré de son association avec des concepts
autonomes : « quelques hommes », « quelques semaines », « avec les mains », « avec courage », « avec
Socrate ». Or, Ockham n’a-t-il pas défini les concepts, ces signifiants primaires, comme des actes de
stricte référence dont la référence est naturellement fixée, assignée à telle série de choses qui se
ressemblent ? Les « syncatégorèmes mentaux » et leurs variétés seraient, au contraire, des signes libres
(ad placitum) dont il serait bien difficile d’assigner l’origine naturelle dans l’expérience des étants
singuliers telle que l’a décrite Ockham. Dans cette limite du recouvrement, du recouvrement
atomique des concepts par les mots, le signe comme référence à de l’étant est véritablement poussé à
bout ; il s’y épuise. Le langage articulé et sa syntaxe mettent à rude épreuve le langage mental tel que
le pense Ockham, on pourrait dire qu’il le défie. Comme à tout véritable défi, il faut et il ne faut pas
y répondre, et c’est pourquoi Ockham hésite.
Le recouvrement des concepts par les mots, lorsqu’il se vérifie, est donc peut-être atomique, signe
à signe, avec une syntaxe conventionnelle plaquée sur la syntaxe naturelle des phrases mentales ; il est
peut-être seulement global, c’est-à-dire finalement analogique, la phrase prononcée ou écrite ayant la
même référence que la phrase pensée mais une autre répartition, un autre arrangement. Quoi qu’il en
soit, le recouvrement mots-concepts n’est pas total : toute la langue articulée ne recouvre pas le
langage mental. C’est là le point le plus important de ce que pense Ockham. Certes, on ne peut
s’empêcher de remarquer à quel point les critères selon lesquels il mesure cet excès du conventionnel
sur le naturel, selon lesquels il détermine ce qui, dans la langue, est motivé et ce qui ne l’est pas, sont
fragiles et discutables. Sa manière est au fond d’une désinvolture inouïe. Mais, d’abord, une telle
désinvolture est peut-être inévitable. « Pense-t-on tout ce qu’on dit ? » : c’est une question abyssale,
c’est sans doute la plus insoluble des questions et pourtant elle se pose. Des abîmes sur lesquels il
passe, Ockham est, me semble-t-il, très conscient. Les conclusions qu’on a livrées sont presque
toutes tempérées d’un scrupule ; jamais Ockham, philosophe intransigeant s’il en est, ne laisse passer
autant de « peut-être », de « on peut douter que », de « il reste une difficulté »42... Ensuite et surtout,
au-delà des détails de son examen, il pense le problème d’une façon puissante : il envisage l’excès,
dans la langue, du conventionnel sur le naturel comme un effet d’arbitraire et de redondance.
Que l’arbitraire ait des effets, cela n’est pas très étonnant. Tous les signifiants linguistiques (à la
différence des signifiants primaires dans l’esprit, qui n’ont pas de forme autre que celle d’un acte de
référence), sont arbitraires quand on les prend un par un dans leur matérialité pour les comparer à
leurs référents. Mais l’arbitraire de chaque signifiant se prolonge en un arbitraire structurel ou
grammatical. Les différents types de conjugaison (les groupes), les différents types de déclinaison
dans les langues à cas, les genres des noms et adjectifs, ce sont des régularités arbitraires. La
grammaire en rajoute. Certes, la pensée conjugue, elle distingue les sujets des actions par rapport à
elle-même comme sujet, elle distingue les temps de l’action par rapport au présent – et ses
modalités ; mais elle ne conjugue pas selon plusieurs modèles, elle ne distingue pas entre l’action de
finir en ir et celle de terminer en er. Certes, la pensée décline à sa manière, au sens au moins où elle
distingue les relations entre les parties prenantes d’une action, l’objet et le sujet, le possesseur et le
possédé, le destinataire et l’origine ; mais elle ne décline pas selon plusieurs modèles, ne distingue
pas entre être possédé comme celui du domini en i et celui de l’hominis en is. Certes, la pensée
distingue entre le sexe du cheval et celui de la jument, mais non entre celui du vélo et de la bicyclette.
C’est bien ce que pense Ockham lorsqu’il dit que « tous les accidents qui conviennent aux termes
mentaux conviennent aussi aux termes articulés, mais non l’inverse »43.
Quant à la redondance, elle se marque non pas dans certaines régularités grammaticales, mais dans
l’irrégulière abondance lexicale. Elle provient aussi, d’une certaine manière, de l’arbitraire, car, s’il y
a plus de mots que de concepts, c’est qu’on peut en créer, en instituer à volonté. Il y a des
synonymes. Les anglais disposent souvent d’un synonyme d’origine latine pour un mot d’origine
saxonne. Des mots qui signifiaient des choses très différentes deviennent équivalents. Les pronoms
sont redondants par rapport aux noms, les participes verbaux sont redondants par rapport aux
verbes : « Socrate, il est beau », « il mange en mangeant ». D’une manière générale, si l’on peut poser
avec Ockham la question de la nature du recouvrement mots-concepts dans la phrase (est-ce une
correspondance signe à signe ou seulement globale ?), c’est qu’il y a plusieurs manières de dire la
même chose. L’arbitraire et la redondance rendent le langage fondamentalement excessif par rapport
à ce qui est pensable. Rien n’est donc plus étranger à Ockham que l’idée d’une pensée en surplus par
rapport au langage, trop riche pour lui ; rien de plus absurde à ses yeux que les plaintes des adorateurs
d’ineffable44. De la langue, il y en a bien assez et selon son fameux principe d’économie, il en
recommanderait plutôt un usage ascétique.
Cet excès du conventionnel sur le naturel ne se résume-t-il pas au fait que certains aspects du
langage articulé n’ont pas de sens ? Tout cela n’était-il pas une manière un peu alambiquée de dire que
certaines régularités et certaines distinctions du langage n’ont pas de sens ? Que le féminin de
« chaise », le groupe de conjugaison d’un verbe, le type de déclinaison d’un nom, la distinction du
pronom et du nom n’ont pas de sens ? Oui. Mais que veut dire : avoir du sens ? Pour Ockham, cela
veut dire : avoir un rôle dans la référence en direction des étants, dire quelque chose au sens le plus terre
à terre de « chose ». C’est là que se retrouve, précisément, le sens ontologique ultime de l’examen
d’Ockham. Avoir du sens, c’est recouvrir un concept, un « signifiant primaire » dans l’esprit, c’est-à-
dire un acte de stricte référence à de l’étant. La différence entre « un homme » et « des hommes » dit
quelque chose, à savoir la différence entre un étant singulier et plusieurs étants singuliers ; la
différence de genre entre « un vélo » et « une bicyclette » ne dit aucune différence du côté de la
chose. Il s’agit donc bien de la pertinence ontologique du langage articulé selon ses principaux
aspects grammaticaux. Recouvrir des concepts, être motivé, cela veut dire, pour tels aspects du
langage, avoir un rôle référentiel, accomplir une référence vers les étants. Et s’il n’y a pas d’ineffable
mais plutôt une surabondance de langage par rapport au dicible, c’est que tout étant est singulier et
que le singulier n’est pas ineffable. Le recouvrement nous ramène à la référence aux singuliers. Le
langage n’a de sens que dans la mesure où il accomplit cette référence.
Cet ultime principe de la théorie ockhamiste du langage articulé et de sa grammaire n’est-il pas
foncièrement réducteur ? Le langage ne peut-il pas dire, avoir du sens, sans renvoyer à telles choses,
tels étants singuliers existant, ayant existé ou pouvant exister ? Une idée commune est que le langage,
loin de s’arrêter à la référence à telle ou telle chose, signifie ou produit du sens en « exprimant », en
exprimant des événements internes ou externes, des faits, des choses qui se passent ou arrivent : que
là est sa richesse, sa destination, dans quelque chose de beaucoup plus subtil et différencié que la
simple référence. Un exemple permettra de préciser le point de vue d’Ockham à cet égard.
Lorsqu’on dit : « il y a une grève des aiguilleurs du ciel », n’accomplit-on pas tout autre chose qu’une
simple référence à tels étants, n’exprime-t-on pas plutôt un fait, un événement ? Ockham répondrait
froidement que ce que ladite phrase signifie, son seul sens, est ceci : « Il existe des étants singuliers,
tels que 1. ils sont des hommes, 2. leur métier est d’orienter les avions, 3. ils ne sont pas en congé, 4.
ils ne travaillent pas » ou quelque chose de ce genre. Tout fait, tout événement et tout ce qui peut
être « exprimé » par le langage se ramène à l’affirmation de l’existence présente, passée ou possible de
certains étants singuliers ayant telles ou telles propriétés, tels ou tels accidents. Toute proposition
sensée peut se ramener à une formule du genre : « il existe (a existé ou peut exister) un (ou plusieurs)
x, tels que, etc. Telle est la forme de la proposition en général. C’est pourquoi la référence est chez
Ockham le seul critère dans l’analyse du langage.
Cette affirmation intransigeante de la référence aux singuliers situe précisément l’entreprise
ockhamiste. En particulier, elle la sépare de celle des « grammaires spéculatives »45. Celles-ci, en
effet, calquent les différents « modes de signifier » sur autant de prétendus « modes d’êtres » du côté
de l’étant. Pour Ockham, au contraire, à tous les modes de signifier ne répond qu’un seul et unique
mode d’être de l’étant : la singularité. Ainsi toute signification se réduit-elle à des variations de la
référence aux singuliers. On peut, bien sûr, faire à cette réduction une foule d’objections. Par
exemple, comment ramener la phrase : « Je te promets dix francs » à une référence à de l’étant ? La
transcrirait-on sous la forme : « Il existe un étant singulier qui est celui qui prononce cette phrase, tel
qu’il te promet dix francs » ? Mais alors on citerait la promesse sans l’analyser en termes de référence,
ce qui reste impossible. Il apparaît clairement que toute l’entreprise d’Ockham concernant l’usage
des signes se cantonne dans un usage particulier, l’usage déclaratif des signes où toute phrase épouse
la forme : « Il existe un (ou quelques) x, tel que f(x) », ou « quel que soit x, f(x) ». Les signes ne sont
envisagés par Ockham que dans la mesure où ils peuvent être les termes d’une proposition de ce
genre, soit sujets (ou parties de sujet), soit prédicats (ou parties de prédicat)46. Mais ce qui importe,
c’est que cette réduction du sens a elle-même un sens. Cet usage strictement référentiel ou, si l’on
veut, strictement descriptif des signes correspond à une attitude face aux étants dont le privilège est
fondé. C’est l’attitude où il s’agit d’user des signes pour qu’ils puissent tenir lieu des étants singuliers.
Il s’agit de nommer les singuliers et éventuellement de les décrire. Toute référence est avant tout une
nomination. Tel est peut-être le sens ultime de ce que l’on appelle le « nominalisme » : face aux
étants singuliers, l’attitude la plus fidèle, outre l’expérimentation intuitive, consiste à employer des
signes pour en tenir lieu. Les noms propres (« C’est Socrate qui... ») tiennent lieu d’un singulier en
évoquant une intuition où il se montre tel qu’il est en lui-même dans sa singularité, qui est sensible et
pensable, non ineffable ; ils évoquent une scène intuitive où le singulier peut être montré du doigt,
une scène de déixis. Mais les noms communs, les sujets et les prédicats de toutes sortes, dans toutes
ces formes déclaratives privilégiées par Ockham, ont aussi pour rôle de nommer les singuliers en tant
qu’éléments d’une série déterminée (« Tous les chevaux sont des quadrupèdes ») ; ce faisant, ils
n’oblitèrent pas la singularité, ils la visent dans une série où ils peuvent être appréhendés tels qu’ils
sont, chacun en lui-même, et montrés du doigt. Le bon usage des signes communs est de les
employer comme des collections de noms propres, de ne dire, avec le nom « homme », que ce que
l’on peut dire de tels hommes singuliers et ce que l’on peut confirmer par des intuitions singulières.
Le mauvais usage consiste à employer le nom « homme » pour un « homme universel » qui en fait
n’est pas, pour accomplir une référence qui en fait n’est pas une référence (mais une citation qui
s’ignore). Le privilège de la référence n’est que le privilège de la singularité du point de vue du langage.
Ockham ne s’y arrête que parce qu’il s’agit toujours pour lui de penser le rapport aux étants
singuliers. Le « sens » de l’usage des signes ne saurait être pour lui que d’établir, d’inscrire ou de
maintenir ce rapport. C’est pourquoi toute forme linguistique est envisagée par lui à partir d’une
forme unique de la proposition, qui est la forme de la nomination : « cet homme est Socrate », « x est
tel que f(x) » (c’est-à-dire : « est le sujet du prédicat f »). « Socrate est un homme », « les hommes sont
des animaux ». Si l’on entendait par « sens » quelque chose d’irréductible à cette forme, alors
Ockham dirait, sans doute, que le langage n’a pas de sens.
Au sens le plus fort de « dire », le langage ne peut rien dire d’autre que les étants singuliers et leurs
accidents. Qu’il puisse les dire, c’est ce que manifeste le recouvrement des concepts, signifiants
primaires renvoyant aux étants, par les mots. Le langage parle dans les limites de ce recouvrement,
qui sont les limites de sa pertinence ontologique. Le rapport entre les genres de signes – signes
mentaux, prononcés et écrits – est donc bien ordonné autour de l’axe de la référence aux singuliers.
Les mots et les concepts ne peuvent pas se distinguer quant à la référence, car c’est justement dans
l’exercice de la même référence qu’ils ont un rapport les uns aux autres, qu’ils se recouvrent. En
délimitant ce recouvrement par rapport à la grammaire, Ockham suit l’axe de la référence à travers le
langage articulé. Il se donne ainsi les moyens de penser les jeux de tous les genres de signes à partir de
la référence aux singuliers, de penser les variations de la signification selon ce seul critère.
1. « Puisque le mot ne signifie la chose que par une institution, qui est une opération de l’intellect, de sorte que, si le mot “homme”
n’avait jamais été institué par l’intellect pour signifier, il ne signifierait pas et ne serait pas un mot significatif, la signification de ce mot
peut donc être appelée une relation de raison. » Cela vaut aussi pour les concepts ou signes naturels, dans la mesure où ils supposent
aussi une « opération de l’intellect ». Quod., VI, qu. 30, p. 699.

2. Cf. Prologue, qu. 11, p. 316-317, sur la logique (qui est principalement une sémiologie) comme pratique ostensive. Et aussi : « La
logique traite principalement de la connaissance des concepts et des intentions fabriqués par l’âme intérieurement, tels que les
syllogismes, les propositions, les termes, etc. Ses utilités sont nombreuses... » Préd., prologue, cité par Moody, op. cit., p. 32-33. La
logique traite donc des signes, c’est une sémiologie.

3. Cf. par exemple Quod., V, qu. 16, p. 543. La signification accomplie comme stricte référence correspond à ce qu’Ockham
nomme la « supposition personnelle », c’est-à-dire le fait de tenir lieu des choses en chair et en os. On l’analysera en rapport avec les
autres manières de « tenir lieu », dans la section suivante.
Toute l’analyse développée dans cette section s’appuie sur la première partie de la Somme de Logique d’Ockham, qui concerne la
logique des « termes », c’est-à-dire des unités atomiques de la proposition, pouvant en être les sujets ou les prédicats. C’est là, en effet,
que l’on trouve toutes les distinctions décisives entre les signes pris à part : le livre I de ce traité constitue ainsi une logique atomique
du signe, fondement de toute la logique et de toute la sémiologie ockhamistes.

4. Par exemple : « Le concept [comme tout signe] signifie quelque chose dont il peut tenir lieu [supponere pro], ou qui peut faire
partie d’une proposition. » S.L., I, 12, p. 43.

5. Rappelons que le « terme discret » correspond à la troisième définition du singulier ou de l’individu : c’est un signe qui ne signifie
qu’un singulier (voir : « Singulier, série, signe », dans notre premier chapitre) :
« On dit enfin “individu” le signe propre à un seul, que l’on appelle “terme discret” ; c’est en ce sens que Porphyre dit que
l’individu est ce qui est prédiqué d’un seul. [...] Il faut y voir un certain signe propre à un seul, qui ne peut être prédiqué que d’un
seul. » S.L., I, 19, p. 66.

6. « Un tel [terme discret] peut être de trois sortes. Car l’un est le nom propre de quelqu’un, comme le nom “Socrate” et le nom
“Platon”. L’un est le pronom démonstratif, comme “ceci est un homme” pour démontrer [ou montrer] Socrate. Mais parfois le
pronom démonstratif est pris avec un terme commun, comme “cet homme”, “cet animal”, “cette pierre”, etc. » S.L., I, 19, p. 66.
Le dernier cas est plus précisément, dans notre langue, celui de l’adjectif démonstratif pris avec le nom qu’il modifie.

7. Russell, The Philosophy of Logical Atomism, dans l’édition de R.C. Marsh, Londres, Allen & Unwin, 1956, de Logic and Knowledge,
p. 178-182 et surtout 200 et suivantes. Les « noms propres » sont les noms des « particuliers » logiques et ne correspondent justement
pas à ce que nous appelons habituellement des noms propres. Seuls sont de véritables noms propres au sens logique les termes comme
« ceci » ou « cela » : « C’est un nom propre ambigu, mais c’est quand même vraiment un nom propre, et c’est presque la seule chose à
laquelle je puisse penser qui soit utilisée proprement et logiquement dans le sens que j’ai dit comme un nom propre. »
La pensée d’Ockham est trop riche et complexe en elle-même pour qu’on puisse se permettre tout en l’expliquant de la comparer à
une autre tentative comme celle de Russell. Pourtant, une lecture en parallèle de l’« atomisme logique » et du premier livre de la S.L.
d’Ockham serait, après une première lecture, sans aucun doute très intéressante. En un sens, la logique des termes d’Ockham constitue
bien un atomisme logique, bien qu’à la différence de l’atomisme de Russell, il reçoive comme « atomes » les étants singuliers tels qu’ils
se donnent dans l’expérience courante (cet homme, cette chaise) et qu’il ne se formalise pas du langage ordinaire (« common language » et
« ordinary daily life »).

8. Voici quelques exemples de ce qu’on pourrait appeler « l’épreuve du nom propre et du démonstratif », ou « l’épreuve
déictique » :
« On dit que le signe signifie quelque chose lorsqu’il tient lieu ou peut tenir lieu de ce quelque chose, de sorte que le même nom
est prédiqué du pronom démonstratif démontrant cette chose moyennant le verbe être ; et ainsi “blanc” signifie Socrate parce que
“cela est blanc”, (dé) montrant Socrate, est vrai. » S.L., I, 33, p. 95.
« Par la proposition “l’homme est un animal“, on dénote que Socrate est vraiment un animal, de sorte que “ceci est un animal”, en
montrant Socrate, est vrai lorsqu’on forme cette proposition [...]. De même, par la proposition “le blanc est un animal”, on dénote
que cette chose qui est blanche est un animal, de sorte que “ceci est un animal”, montrant cette chose qui est blanche, est vrai » (par
exemple un cygne, un homme blanc ou un lapin). S.L., I, 63, p. 194.

9. Voir l’important chapitre de S.L. sur le terme « signifier », I, 33, p. 95-96 :


« On dit aussi “signifier” quand tel signe, dans telle proposition concernant le passé, l’avenir, le présent ou dans une proposition
modale vraie [concernant le possible] peut tenir lieu de cela [de la chose]. Et ainsi, “blanc” ne signifie pas seulement ce qui est blanc
maintenant, mais ce qui peut être blanc. [...] En entendant “signifier” et “significat” [référent] de cette manière, le mot ou le concept,
par le seul changement de la chose extérieure, ne perd pas son significat [son référent]. » Ibid., p. 95.
10. Je commence ici une analyse des grandes distinctions de la logique des termes d’Ockham, premier livre de sa Somme de Logique.
La division des signes en trois genres, pensés, prononcés et écrits, est discutée dans le tout premier chapitre du livre : « De la définition
du terme et de sa division en général. »
« Il faut savoir que, conformément à ce que dit Boèce [Commentaire du Periherménéias, I, “De Signis”], le discours est de trois sortes, à
savoir écrit, prononcé et conçu – n’ayant d’être que dans l’intellect – et que, de même, le terme est de trois sortes, écrit, prononcé et
conçu. Le terme écrit fait partie d’une proposition inscrite sur quelque corps, que l’œil physique voit ou peut voir. Le terme prononcé
fait partie d’une proposition prononcée oralement et qui peut être entendue par l’oreille physique. Le terme conçu est une intention
ou passion de l’âme, signifiant, ou consignifiant avec d’autres, quelque chose naturellement, qui peut faire partie d’une proposition
mentale et peut tenir lieu de ladite chose. » S.L., I, p. 7.

11. « Il y a plusieurs différences entre ces [genres de] termes. L’une est que le concept ou la passion de l’âme signifie naturellement
tout ce qu’elle signifie. [...] L’autre est que le terme conçu ne change pas de significat au gré de la volonté de chacun. » Ibid., p. 8.

12. « [À la différence du signe conçu], le signe prononcé ou écrit ne signifie rien sinon par institution volontaire. D’où une seconde
différence, à savoir que le terme prononcé ou écrit peut changer librement de significat. » Ibid., p. 8.

13. Il s’agit, en particulier, d’Aristote et de Boèce. « Le Philosophe dit que les paroles sont “des marques des passions qui sont dans
l’âme”. Et Boèce dit que les paroles signifient les concepts. » Ibid., p. 8.
La hiérarchie est plus détaillée chez Aristote et a bien la forme que nous avons restituée : « Les sons émis par la voix sont les
symboles des états de l’âme et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. » Periherménéias, 1, p. 77-78 de la traduction de J.
Tricot, Paris, Vrin, 1977.

14. Aristote, ibid.

15. Saussure, Cours, édité par Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1972, surtout p. 97 et suivantes, 144 et suivantes, 158 et suivantes.

16. « En général, tous les auteurs, lorsqu’ils disent que les paroles signifient des passions de l’âme ou en sont les marques, ne veulent
pas dire autre chose que cela [ce que je dis, moi, Ockham, dans la note suivante]... » Ibid., p. 8.

17. « [...] En prenant le terme “signe” au sens propre, les paroles ne signifient pas toujours les concepts de l’âme de façon première
et propre, mais les mots sont imposés pour signifier les mêmes choses qui sont signifiées par les concepts de l’esprit [...] Et ce qu’on dit
des paroles par rapport aux passions ou intentions ou concepts, on doit le tenir aussi, à cet égard, analogiquement, des signes écrits par
rapport aux paroles. » Ibid., p. 8.
Ockham critique donc bien les deux échelons de la hiérarchie : les mots prononcés ne signifient pas les concepts et les mots écrits
ne signifient pas les mots prononcés.

18. Les mots sont « imposés » sur les concepts pour signifier la même chose, dit Ockham. C’est cette « imposition » que nous
traduisons, dans ce contexte particulier, par « recouvrement ».

19. « Le concept signifie naturellement quelque chose de façon première et le mot signifie la même chose de façon secondaire. »
Ibid., p. 8. Il y a aussi, en ce sens, subordination de l’écrit au parlé, car les mots écrits sont institués pour signifier ce que signifiaient déjà
les mots prononcés, cf. S.L., I, 12, p. 41.

20. « Pour ceux qui s’obstinent [à tenir que le mot signifie le concept], disons que “signe” s’entend de deux manières. On peut
entendre par là tout ce qui, étant connu, fait venir quelque chose d’autre à la connaissance [...]. Et en ce sens, le mot signifie
naturellement [le concept], à savoir, comme tout effet signifie sa cause ; de même, un cercle signifie le vin dans une taverne. Mais je ne
parle pas ici du signe en un sens si général. En un autre sens, on entend par signe ce qui fait venir quelque chose d’autre à la
connaissance et peut en tenir lieu dans une proposition [...]. Et en ce sens du mot “signe”, le mot n’est le signe naturel de rien du tout » (je
souligne). Ibid., p. 8-9.
Le premier sens correspond à ce que nous appellerions un « indice » (l’effet indice de la cause) ou un signe « iconique » (le cercle de
la taverne, comme une fourchette et un couteau « signifient » une zone de pique-nique le long de l’autoroute). En ce sens vague du
signe, les mots « signifient », évoquent, suggèrent, la présence d’un concept dans l’esprit de qui le prononce, ils sont l’indice de la
présence d’un concept dans l’esprit. Mais cela veut seulement dire que les mots proviennent des concepts, qui sont premiers, comme la
fumée provient du feu, non qu’ils les signifient véritablement.

21. « Le mot ayant été institué pour signifier quelque chose qui est signifié par un concept, si ce concept changeait son significat,
alors, de ce fait même, le mot, sans nouvelle institution, changerait son significat. » Ibid., p. 8. Cet argument me semble faible.

22. Peirce, Écrits sur le signe, éd. G. Deledalle, Paris, Seuil, 1978, surtout p. 120 et suivantes, 126 et suivantes. L’« interprétant » est
lui-même un second signe (à la différence du « signifié » saussurien) qui permet au premier signe de renvoyer à son objet pour celui qui
le reçoit et l’interprète. L’« interprétant » n’est un concept que dans certains cas, mais ces cas sont d’une importance particulière.
Quant au concept, donc, Peirce dirait, comme Ockham, qu’il n’est qu’un signe auquel on peut recourir pour saisir la référence d’un
signe linguistique.
D’une façon générale, la « sémiotique » de Peirce a beaucoup plus de prise sur la logique d’Ockham que la « sémiologie » et plus
précisément la linguistique de Saussure. Peirce connaissait d’ailleurs assez bien Ockham, comme le montre un texte remarquable
publié dans la revue Philosophie, no 10 : « L’édition Fraser de George Berkeley » trad. C. Engel-Tiercelin, p. 9-13.

23. Saussure, Cours, op. cit., p. 144. Saussure définit le « signifié » comme un concept, une idée. Qu’il ait en tête quelque chose
comme une représentation, une image mentale, un contenu psychologique, et non, à la manière d’Ockham ou de Peirce, un signe
primaire, cela n’est, à vrai dire, que suggéré, mais tout de même suggéré de façon assez convaincante. Ainsi dit-il par exemple, dans ce
passage : « Des concepts tels que “maison”, “blanc”, “voir”, etc., considérés en eux-mêmes, appartiennent à la psychologie
[curieusement épelé “phsychologie” dans l’édition Payot] ; ils ne deviennent entités linguistiques que par association avec des images
acoustiques, etc. » Les concepts ne pourraient pas être, donc, l’objet de la sémiologie : Saussure est ici nettement en retrait par rapport
au projet sémiologique de Peirce ou d’Ockham.

24. « Parler mentalement » : loqui mentaliter, une expression très importante, déjà citée. « Parler mentalement, c’est penser
actuellement afin que soi-même ou un autre conçoive ce qui est signifié par la pensée. » Quod., I, qu. 6, p. 36. En particulier, le
dialogue des anges, dont on ne parlera pas, passe par cette parole intérieure. Mais toute pensée conceptuelle est un tel parler mental, en
tant qu’elle fait usage de signes mentaux combinés en propositions mentales.

25. Saussure, Cours, p. 180-184 (« L’arbitraire absolu et l’arbitraire relatif »).


« Tout le système de la langue repose sur le principe irrationnel de l’arbitraire du signe, qui, appliqué sans restrictions, aboutirait à la
complication suprême, mais l’esprit réussit à introduire un principe d’ordre et de régularité dans certaines parties de la masse des signes,
et c’est là le rôle du relativement motivé. Si le mécanisme de la langue était entièrement rationnel, on pourrait l’étudier en lui-même ;
mais comme il n’est qu’une correction partielle d’un système naturellement chaotique, on adopte le point de vue imposé par la nature
même de la langue, en étudiant ce mécanisme comme une limitation de l’arbitraire », p. 182-183 (je souligne, pour marquer les points
de contact entre le point de vue de Saussure et celui d’Ockham). Les exemples cités sont repris à Saussure, ibid.

26. C’est l’objet du troisième chapitre de S.L., livre I (« De la division du terme incomplexe »).
« La multiplication des synonymes n’est pas inventée en vertu d’une nécessité de la signification, mais pour l’ornement du discours
ou quelque chose de semblable, car ce qui est signifié par tous les synonymes peut être exprimé suffisamment par l’un d’eux, et ainsi, à
cette pluralité de synonymes ne correspond pas une multiplicité de concepts... » S.L., I, 3, p. 11.

27. Ibid., p. 11. Ockham dénombre huit « parties » de la langue.

28. « Car le verbe et le participe pris avec le verbe “est” semblent toujours équivaloir quant à la signification [“il mange” = “il est
mangeant”] [...]. Il semble donc que la distinction entre les verbes et les participes n’est pas inventée pour une nécessité de
l’expression ; c’est pourquoi il n’est pas, semble-t-il, nécessaire qu’aux participes correspondent des concepts distincts dans l’esprit. »
Ibid., p. 11.

29. « Et on peut élever le même doute au sujet des pronoms. » Ibid., p. 11.

30. « Les accidents communs aux noms vocaux et mentaux sont le nombre et le cas.
« De même, en effet, que ces propositions vocales : “l’homme est un animal”, “l’homme n’est pas des animaux” ont des prédicats
distincts dont l’un est singulier en nombre et l’autre pluriel, de même les propositions mentales par lesquelles l’esprit, avant toute
parole, dit, d’une part, que l’homme est un animal et, d’autre part, que l’homme n’est pas des animaux, ont des prédicats distincts dont
l’un peut être dit singulier en nombre et l’autre pluriel. » Ibid., p. 12.

31. « De la même manière, comme ces propositions : “homo est homo” et “homo non est hominis” ont des prédicats variés selon le cas,
il faut dire, analogiquement, la même chose des propositions correspondantes dans l’esprit. » Ibid., p. 12.

32. « Les accidents propres aux noms vocaux et écrits sont le genre et la figure. En effet, de tels accidents n’adviennent pas aux noms
en vertu d’une nécessité de la signification. C’est pourquoi il arrive parfois que deux noms soient synonymes et pourtant de genres
divers et parfois de figures diverses ; il ne faut donc pas attribuer aux signes naturels une telle multiplication. Ainsi, toute pluralité et
variété dans ces accidents, qui peut advenir à des noms synonymes, peut être à bon droit refusée aux signes mentaux. » Ibid., p. 12.

33. Commentaire presque littéral du paragraphe qui s’étend de la p. 13, l. 69 à la p. 14, l. 83, ibid.

34. Ibid., p. 14, l. 95.

35. « Qu’il faille poser non seulement des noms mentaux, mais des verbes, des adverbes, des conjonctions et des prépositions
mentaux, on peut s’en convaincre ainsi : à tout discours vocal correspond un discours mental dans l’esprit et donc, de même que ces
parties de la proposition vocale imposées en vertu d’une nécessité de la signification sont distinctes, de même les parties de la
proposition mentale sont distinctes de façon correspondante. C’est pourquoi, comme les noms vocaux, les verbes, les adverbes,
conjonctions et prépositions sont nécessaires aux diverses propositions et divers discours vocaux, de sorte qu’il est impossible
d’exprimer par les seuls noms et verbes tout ce qui peut être exprimé en leur adjoignant d’autres parties, de même de semblables
parties distinctes sont nécessaires aux propositions mentales. » Ibid., p. 14. On verra cette conclusion nuancée.

36. Une des grandes questions posées par Wittgenstein, du Tractatus aux Investigations (op. cit.).

37. Cette distinction, qui relance la question du recouvrement de façon décisive, est l’objet du chapitre suivant dans S.L., I, 4,
p. 15-16.
« Les termes catégorématiques ont une signification finie et déterminée, comme le nom “homme” signifie tous les hommes le nom
“animal” tous les animaux et le nom “blancheur” toutes les blancheurs », p. 15.

38. « Les termes syncatégorématiques, en revanche, comme “tous”, “aucun”, “quelque”, “tout”, “praeter”, “seulement”, “en tant
que”, etc., n’ont pas de signification finie et déterminée, et ne signifient pas des choses distinctes des choses signifiées par les
catégorèmes ; et de même que le chiffre posé dans un algorithme ne signifie rien par lui-même mais, ajouté à une autre figure, la fait
signifier, de même le syncatégorème ne signifie rien à proprement parler, mais plutôt, ajouté à un autre, lui fait signifier quelque chose,
ou le fait tenir lieu d’une chose ou de plusieurs selon un mode déterminé, ou exerce une autre fonction à l’égard du catégorème. C’est
ainsi que le syncatégorème “tous” n’a aucun significat déterminé, mais, ajouté à “les hommes”, le fait tenir lieu de tous les hommes,
actuellement ou de façon confuse et distributive ; ajouté à “pierres” il le fait tenir lieu de toutes les pierres ; et ajouté à “blancheurs” il
le fait tenir lieu de toutes les blancheurs. Et il en va de même que pour le syncatégorème “tous” pour tous les autres de façon analogue,
bien qu’ils aient des fonctions différentes. » Ibid., p. 15.

39. L’extension du problème à tous les termes non catégorématiques est marquée dans ce même texte : « et il en va de même en
général des conjonctions et des prépositions », puis, ligne suivante, de certains adverbes. Ibid., p. 16. Encore plus net dans les Quod., IV, qu.
35, p. 470, où la liste s’étend aux verbes (l. 25).

40. Le texte suivant est plus affirmatif que celui que nous avons déjà cité, et plus détaillé :
« Les syncatégorèmes mentaux, les verbes, les conjonctions, etc., sont des concepts [intentiones primae] [...]. De tels concepts
syncatégorématiques : si, pourtant, non, alors, est, court, lit, etc., sont des concepts [primae intentiones]. Et cela, car, bien que, pris pour
eux-mêmes, ils ne tiennent pas lieu des choses, pourtant, joints à d’autres, ils les font tenir lieu des choses de diverses manières. »
Quod., IV, qu. 35, p. 470.

41. « Les signes mentaux signifiant librement [ad placitum significantia], à savoir les syncatégorèmes mentaux... » Ibid., p. 471.

42. Par exemple : « il peut y avoir un doute » : S.L., I, 3, p. 11, l. 25, « il peut y avoir une difficulté » : ibid., p. 12, l. 53 et p. 13, l.
55, « si un tel concept existe » : ibid., 12, p. 44, l. 76.

43. S.L., I, 3, p. 11, l. 27 - 12, l. 32.

44. On verra, au sujet de la théologie, que Dieu est, en un sens, le seul singulier ineffable. Pourtant, il ne l’est pas par un défaut du
langage, qui montre au contraire sa surabondance dans la théologie verbale, mais par un défaut d’intuition.

45. En particulier chez Boèce de Dacie, cf. Modi Significandi, éd. J. Pinborg et H. Roos, Copenhague, 1969.

46. « Au sens le plus strict, on dit “terme” ce qui, pris de façon significative, peut être sujet ou prédicat d’une proposition. » S.L., I,
2, p. 9.
LE JEU DE LA RÉFÉRENCE
(II. Les jeux)

§ 31. La « supposition ». Il y a du jeu dans la référence. Cela veut dire, d’abord, que les signes
peuvent jouer autour de la référence comme autour d’un axe. Car un signe ne se contente pas de faire
référence à quelque chose qui lui est extérieur, en un mouvement où il se ferait, en quelque sorte,
oublier ; il tient aussi lieu de quelque chose, ce qui se dit « supposer pour » (supponere pro, suppositio).
Quelle différence entre faire référence à- et tenir lieu de- ? Un signe peut faire référence à toutes les
choses qu’il signifie : aux choses qu’il est de sa nature de signe de signifier. La signification coïncide
avec le domaine de référence, on pourrait dire qu’elle est l’ensemble des références possibles. C’est
pourquoi « signifier » est souvent, chez Ockham, un synonyme de « faire référence ». « Socrate »
signifie Socrate, « homme » signifie tous les hommes, etc. Ce domaine de référence est fixé dès que
le signe est formé, il ne varie pas à l’usage sans que le signe change de nature. Le signe en lui-même a
un domaine de référence ou signifie, il a des référents ou « significats » déterminés. Tenir lieu de
quelque chose, c’est, en revanche, une fonction du signe qui varie selon son usage. Il va de soi que le
signe peut tenir lieu de son référent ou de ses référents en série, comme dans les phrases : « Socrate
est blanc », où « Socrate » tient lieu de Socrate, « Quelques roses sont blanches », et « Les roses sont
des fleurs », où « roses » tient lieu de certains des référents ou de tous, qui sont des roses. C’est là
l’usage normal, l’usage habituel des signes. Mais le signe peut aussi tenir lieu d’autre chose que ses
référents, tenir lieu de ce qu’il ne signifie pas. Ainsi dans la phrase : « Rose est un mot de quatre lettres. »
C’est alors un usage insolite du signe qu’il faut penser et définir ; c’est un jeu autour de la référence
dont il faut découvrir les règles.
Tel est l’objet de la théorie ockhamiste de la « supposition », l’aspect le plus célèbre de sa
sémiologie1. La « supposition », c’est le fait de tenir lieu d’autre chose, d’être posé pour autre chose
dont on affirme un prédicat2. Par exemple, dans « Les roses sont des fleurs », « rose » tient lieu des
référents que sont les roses réelles dont on affirme qu’elles sont des fleurs. Cette fonction se
détermine d’après le contexte immédiat du signe, la proposition3. Pour la première fois, la
« supposition » va nous permettre de rendre compte d’usages concrets des signes, de penser la
signification dans son exercice. En particulier, le cas privilégié où le signe tient effectivement lieu de
ses référents, dans l’usage habituel, va nous permettre d’observer la référence en acte, en action. Au-
delà des professions de foi dont nous nous sommes contentés jusqu’ici, selon lesquelles il faut penser
le signe et le langage à partir de la référence, penser la référence en elle-même comme un
mouvement analogue à celui d’une déixis, etc., nous pourrons décrire, dans un usage concret et
privilégié des signes, l’exercice de leur référence, décrire comment elle s’accomplit, en quoi elle revient
à une sorte de monstration ou de déixis : nous verrons la référence à l’œuvre.
La « supposition » peut être de trois sortes. Dans l’usage normal ou habituel du signe, celui-ci tient
lieu de ses référents. Dans « Tout homme est animal », « homme » tient lieu de ses référents, les
hommes en chair et en os qui sont en effet des animaux. C’est la « supposition personnelle », où le signe
tient lieu des référents tels qu’ils sont « en personne ». Dans un autre usage, insolite, le signe tient lieu
du signe matériel, écrit ou prononcé qu’il est lui-même ou qui lui correspond. Dans « “Homme” est
un mot de cinq lettres », que cette phrase soit d’ailleurs pensée, écrite ou prononcée, le signe
« homme » tient lieu du graphisme « h.o.m.m.e. ». C’est la « supposition matérielle », où le signe tient
lieu de la matérialité correspondante (sonore ou visible). Enfin, dans un second usage insolite, le
signe tient lieu du concept qu’il est ou qui lui correspond. Dans « L’homme est une espèce », le signe
« homme » tient lieu du concept d’homme qui est un concept spécifique : il ne tient pas lieu en effet
des hommes réels, car nul homme n’est une espèce, ni du graphisme ou du son « homme », qui n’est
pas non plus une espèce. C’est la « supposition simple », où le signe tient simplement lieu du concept
correspondant en tant que concept4.
Commençons par décrire l’usage habituel, la supposition personnelle qui actualise dans un usage
concret la référence du signe. Tout signe, pour peu qu’il ait des référents assez clairement
déterminés5, peut effectivement tenir lieu de ses référents. C’est là son usage le plus naturel, le plus
courant : pour l’éviter, il faut faire un effort particulier6. C’est pourquoi c’est un usage privilégié,
conforme à la nature du signe qui est le lieu d’une référence. La référence, nous l’avons assez dit, est
toujours un renvoi à des étants singuliers extérieurs, les référents (ou « significats ») sont toujours des
étants singuliers. Mais ces étants ne sont pas nécessairement du type : rose, cheval, pierre. Ce peut
être des actes ou même des signes. Quel que soit le type d’étants extérieurs auquel se réfère le signe,
il peut en tenir lieu actuellement dans une supposition personnelle. Ainsi : « Tout cheval est un
quadrupède », où « cheval » tient lieu de Blackie, Crack et les autres. Mais aussi : « Tout adjectif
prononcé est une partie du discours », où « adjectif » tient lieu de « blanc » (en tant que parole),
« gentil », « fatigué » et les autres (et on ne nous fera pas, ici, l’objection qu’« adjectif » s’inclut lui-
même, car ce n’est pas un adjectif7). Et encore : « Tout concept est dans l’esprit », où « concept »
tient lieu du concept d’homme, de chien, de fermeture Éclair et les autres. Dans tous ces cas, le signe
tient lieu de ses référents extérieurs, des étants qu’il signifie en chair et en os8.
Comment cette actualisation de la référence a-t-elle lieu dans l’usage normal et concret des signes ?
De plusieurs manières qui sont autant d’exercices concrets de la référence. D’abord, elle peut être
accomplie en direction d’un seul référent comme dans la phrase : « Socrate est poilu », où « Socrate »
tient lieu de l’unique et irremplaçable référent Socrate. Ce n’est pas un hasard si nous retombons, au
seuil de l’examen de la référence en acte, sur les « termes discrets » comme le nom propre et sur la
déixis qu’ils accomplissent à leur manière : toute référence revient à la déixis et au nom propre, comme
l’examen de son exercice va le confirmer. Ce mode de supposition personnelle est dite « discrète »,
elle a lieu dans une proposition singulière9. On l’obtient également avec un pronom ou adjectif
démonstratif, encore des « termes discrets », comme dans la phrase : « Ceci est un mouton », où
« ceci » tient lieu de tel animal bêlant singulier.
Mais qu’en est-il des signes communs à plusieurs choses ? Comment accomplit-on leur
référence ? En tout cas, à moins d’ajouter un terme singularisant, leur supposition sera commune et
non singulière10. Elle peut accomplir la référence de façon déterminée ou confuse, selon la manière
dont on peut descendre à partir du signe dans la série de ses référents singuliers. Par exemple, dans la
phrase : « Un homme est employé aux P. et T. », le mot « homme » tient lieu de façon déterminée de
son référent. Non qu’il s’agisse d’une référence singulière proprement dite, car on ne dit pas quel
homme est employé aux P. et T. et il est vraisemblable qu’il y ait plus d’un employé aux P. et T.
Mais on peut descendre dans la série des hommes par une disjonction entre des propositions
singulières faisant chacune référence à un élément de la série. Si un homme est employé aux P. et T.,
alors ou bien cet homme est employé aux P. et T., ou bien celui-ci, ou bien celui-là, etc., jusqu’à
épuisement de la série. Avec des noms propres : ou bien Michel est employé aux P. et T., ou bien
Georges, ou bien Philippe, etc. Il suffit de vérifier la chose d’un seul homme pour que la phrase soit
vraie. Cette supposition « déterminée » correspond à l’usage logique du quantificateur « ∃ ». ∃x,
homme(x) et P. et T.(x). On voit bien comment, ici encore, l’accomplissement de la référence passe
(d’une autre manière) par l’épreuve du nom propre et par l’acte de montrer des singularités.
La référence d’un signe commun, par exemple d’un nom commun, peut aussi être accomplie de
façon confuse. D’abord, elle peut l’être de façon simplement confuse. Par exemple, dans la phrase :
« Tout cactus est une plante grasse », comment s’accomplit la référence de « plante grasse » ?
Comment peut-on descendre dans la série des référents de « plante grasse » ? Peut-on de nouveau le
faire par une disjonction entre plusieurs propositions qui expliciteraient la référence de « plante
grasse » ? On emploierait alors la procédure suivante : « Si tout cactus est une plante grasse, alors
(dirait-on) ou bien tout cactus est cette plante grasse-ci, ou bien tout cactus est cette plante grasse-là,
etc. » Comme Ockham le remarque en passant, cette procédure, sous cette forme, se fonde sur une
inférence illégitime. Pour prendre un autre exemple, la proposition : « tout mammifère est un
animal » (vrai) n’implique pas que « ou bien tout mammifère est cet animal-ci, ou bien tout
mammifère est cet animal-là, etc. » (faux). Autrement dit, autant il est légitime d’expliciter une
proposition particulière (« un homme est employé aux P. et T. ») par une disjonction de propositions
singulières qui singularisent la référence du sujet, autant il est illégitime d’expliciter une proposition
universelle (« tout cactus est une plante grasse ») par une disjonction de propositions universelles qui
singularisent la référence du prédicat. Dans ce dernier cas, l’accomplissement de la référence du
prédicat (« plante grasse »), sa supposition personnelle, est ainsi qualifié de « simplement confus »11.
La référence peut être, enfin, accomplie de façon moins confuse sans être accomplie de façon aussi
déterminée que dans le cas de l’employé aux P. et T. C’est ce qui advient dans ce qu’Ockham appelle
la supposition « distributive ». Par exemple, dans la même phrase : « Tous les cactus sont des plantes
grasses », la référence du mot « cactus », contrairement à celle de « plante grasse », s’accomplit de
façon distributive. On peut descendre dans la série des référents singuliers, des cactus, selon une
conjonction de propositions. Si tous les cactus sont des plantes grasses, alors ce cactus est une plante
grasse et celui-ci est une plante grasse et celui-là, jusqu’à épuisement de la série. On peut faire la
même opération en donnant un nom propre à chaque cactus12. Cette distribution correspond à
l’usage du quantificateur « ∀ ». ∀x, cactus(x) ⇒ plante grasse(x). On voit de nouveau que c’est
l’épreuve du nom propre qui seule permet de s’assurer de l’accomplissement de la référence.
Cet accomplissement de la référence aux étants « en personne », cette supposition « personnelle »,
permet ainsi de décrire très précisément la référence en général. L’analogie entre toute référence et la
déixis, entre toute référence et l’usage de noms propres ou de termes « propres à un seul », se vérifie ici
dans une épreuve analogique de la référence, dans une pratique du « comme si ». Quant aux noms
propres, la référence peut, d’abord, s’accomplir par le nom propre lorsqu’on désigne une seule
singularité : « Socrate est poilu », « ceci est un mouton » (nom propre au sens de Russell). La
référence d’un signe commun, elle, s’accomplit par une descente dans la série des référents comme si
on les désignait par des noms propres : par un passage en revue de la série, soit disjoint, soit conjoint.
« Un homme est aux P. et T. » : ou bien Michel l’est, ou bien Philippe, ou bien Georges ; ou bien
celui-ci, ou bien celui-là (noms propres au sens de Russell). « Tout cactus est une plante grasse » :
celui-ci est une plante grasse et celui-là... Faire référence à un singulier, c’est lui donner un nom
propre. Faire référence à une série, c’est y renvoyer de telle sorte qu’on puisse descendre dans la
série, passer en revue ses éléments singuliers en leur donnant à chacun un nom propre. Le nom
propre est la clef de toute référence dans le monde ockhamien, qui est fait de pures singularités.
Quant à la déixis, la monstration, la référence ne s’en tient pas à ses conditions, mais, en les
excédant, les prolonge. Les conditions d’une véritable déixis sont celles de l’intuition. Or l’usage d’un
nom propre n’est pas tenu aux conditions de l’intuition : je peux faire référence à Socrate sans l’avoir
jamais vu, alors qu’il est mort ; je peux faire référence à un singulier qui a été. Je peux aussi faire
référence à un singulier qui n’est pas encore mais qui peut être, comme « la maison que je vais
contruire », « le livre que je vais écrire »13. Ceci est bien sûr aussi vrai des signes communs qui
désignent une série de choses comme par autant de noms propres : lorsque je parle de « tous les
chevaux », je ne peux pas, bien sûr, les montrer dans l’intuition. Mais dans tous ces cas, la référence
est analogue à une déixis, elle consiste en un acte qui ressemble à un geste de montrer. La possibilité de
faire référence à des étants singuliers dérive de la possibilité de les montrer, bien qu’elle l’excède.
Cette possibilité peut être très vague. Ainsi, lorsque je dis : « Je te dois vingt francs », ou : « Je te
promets une voiture », il est impossible de montrer précisément quelles pièces valant vingt francs je
te dois ou quelle voiture je te promets. L’accomplissement de la référence, la « supposition
personnelle », est ici très confuse14. Mais cela veut seulement dire que la référence atteint n’importe
quel élément d’une série, n’importe quelle somme de vingt francs, n’importe quelle voiture. On
pourrait dire que la possibilité de montrer le référent est seulement suspendue jusqu’à l’échéance de
la dette ou de la promesse. Un jour, je te donnerai telle somme de vingt francs faite de telles pièces
singulières (ou d’un chèque) ; un jour, je te donnerai telle voiture singulière. Alors le référent,
confusément supposé dans la promesse, sera bien montré. La « supposition personnelle » est bien
l’usage privilégié des signes où ils tiennent lieu, de façon plus ou moins déterminée, de leurs
référents.
Par rapport à cet usage, les deux autres n’ont pas, statistiquement, une grande importance.
L’important est la façon dont ils se distinguent de l’usage dominant. Alors que les signes en
« supposition personnelle » tiennent lieu de leurs référents, ils tiennent lieu, en « supposition
matérielle » ou « simple », de signes en tant que signes : en tant que signes matériels (« supposition
matérielle »), ou en tant que signes mentaux (« supposition simple »). La supposition matérielle,
d’abord, peut avoir lieu quand un signe tient lieu de n’importe quelle partie du discours écrit ou parlé.
Par exemple d’un nom écrit : « “Homme” a cinq lettres. » Mais il faut bien remarquer que le signe
qui tient lieu de « homme » n’est pas nécessairement le signe écrit « homme » lui-même ; on peut
certes écrire : « “Homme” a cinq lettres », mais on peut aussi bien le dire ou le penser. On peut, bien
sûr, supposer ainsi des noms, des verbes, des adverbes, etc., mais aussi des propositions. Par
exemple : « La proposition “Socrate est poilu” est fausse »15. Il faut, enfin, prendre garde au fait que
cette supposition matérielle n’est pas toujours signalée par des signes supplémentaires entourant les
signes. Par exemple, lorsque je dis : « Il n’est pas vrai que Socrate soit poilu », bien que la proposition
dont je parle ne soit pas isolée clairement de la proposition qui l’inclut, je veux dire en fait : « La
proposition “Socrate est poilu” n’est pas vraie »16.
Enfin, la « supposition simple » peut avoir lieu quand un signe, quel qu’il soit (pensé, parlé, écrit),
tient lieu d’un signe mental, c’est-à-dire d’un concept. Par exemple : « L’homme est une espèce. »
Comme le montre cet exemple, la supposition simple n’est pas non plus nécessairement signalée par
des signes supplémentaires et discriminants (autour du signe « homme »). La déceler est une affaire
bien plus délicate que de déceler une supposition matérielle. Car la différence entre la matérialité
propre d’un mot et ses référents est évidente du fait de l’arbitraire du signe linguistique. La différence
entre le caractère mental d’un concept, qui n’a pas de matérialité propre, et ses référents extra-
mentaux est, au contraire, sujette à d’infinies controverses. La « supposition simple » se distingue de
la « supposition matérielle » seulement en ceci qu’elle caractérise un signe cité en tant que signe mais
sans allusion à une matérialité vocale ou graphique. C’est d’ailleurs sur le statut de cette « supposition
simple », comme l’a bien montré Ruprecht Paqué17, que les controverses les plus vives s’ouvrirent
dans l’héritage d’Ockham. Du point de vue propre à Ockham, pourtant, le critère de la
« supposition simple » est parfaitement clair. Tout ce qui semble « contenir » une multiplicité
d’étants, en vérité ne fait que signifier cette multiplicité. Il n’y a pas d’universaux réels du côté de
l’étant, mais seulement des signes universaux, avant tout du côté de l’esprit. Chaque fois qu’un signe
est employé de telle sorte que son universalité est thématisée, en tant qu’il semble « contenir » une
multiplicité, alors il ne saurait faire référence à de l’étant extérieur, mais seulement tenir lieu du signe
mental en tant que signe. Ainsi, dans : « L’homme est une espèce », le prédicat « espèce » ne peut
convenir qu’à quelque chose d’universel, quelque chose qui semble « contenir » la multiplicité des
hommes. Il ne convient donc qu’au signe de la série des hommes en tant que signe. « Homme »,
dans cette phrase, tient donc lieu du concept d’homme en une « supposition simple ». En outre,
chaque fois qu’autour d’un signe il est fait allusion à quelque chose de mental, c’est que le signe tient
lieu d’un concept. Ainsi, dans la phrase : « Animal rationnel est la définition de l’homme », puisqu’il
est clair que la définition est une opération accomplie par l’esprit, « animal rationnel », dont on
prédique cette opération, doit aussi être quelque chose dans l’esprit : un concept en tant que
concept18.
L’enjeu de cette distinction est à l’évidence considérable. Selon elle, chaque fois que l’on parle
d’une universalité en tant qu’universalité, il faut savoir qu’on parle d’un concept et non de quelque
réalité extérieure. L’homme en général, la pierre en général, le cheval en général et même l’être en
général, ce n’est rien du tout du côté de l’étant, aucun référent universel n’y correspond, ce sont de
simples concepts. Le bon usage des signes consiste à distinguer nettement si l’on parle de concepts
ou si l’on parle d’étants. À toute la métaphysique réaliste traditionnelle, Ockham dit : tu fais un
mauvais usage des signes, tu prends pour une supposition personnelle ce qui n’est qu’une
supposition simple, tu prends pour le référent des signes ce qui n’est que leur répondant
conceptuel19. D’une manière générale, le bon usage des signes est celui qui distingue entre ces
différentes manières de tenir lieu qui les caractérisent, qui distingue entre l’accomplissement véritable
de la référence et les jeux de signes qui évitent cet accomplissement, le mettent entre parenthèses ou
entre guillemets. Le bon usage des signes consiste à distinguer les niveaux de langage.
Les propositions universelles de la vieille métaphysique constituent, en ce sens, un mauvais usage
des signes, car elles ne distinguent pas entre parler de concepts et parler d’étants, car leurs auteurs
croient parler d’universalité du côté de l’étant alors qu’elle ne peut être que du côté des concepts20 : la
faute ontologique de la vieille métaphysique, que l’on a vu Ockham dénoncer en tant que telle, est en
même temps une faute linguistique. Le programme ockhamiste, à partir de la distinction des niveaux
de langage, est ainsi celui d’une reformulation de tous les grands énoncés universaux de la
métaphysique. Cette reformulation doit obéir au principe suivant : marquer explicitement par des
signes discriminants ce que l’on dit des référents de ces propositions en tant qu’étants singuliers, et ce
que l’on dit des concepts dont on use en tant que signes. La première explicitation passe par un clair
accomplissement de la référence aux singuliers dans une « supposition personnelle » : c’est ce
qu’Ockham appelle un actus exercitus21. La seconde explicitation passe par un clair usage des concepts
en tant que concepts, en tant qu’ils sont cités et que leur universalité est thématisée comme la
propriété des seuls concepts dans une « supposition simple » : c’est ce qu’Ockham appelle un actus
signatus22. Prenons quelques exemples. La proposition : « L’homme est la plus noble des créatures »
brouille la référence, car aucun homme singulier n’est la plus noble des créatures ; ainsi formulée,
cette proposition laisse croire qu’il y a quelque chose comme un « homme universel » qui serait une
créature. Il faut donc la reformuler en accomplissant clairement la référence aux hommes singuliers et
dire : « Chaque homme [singulier] est plus noble que toutes les créatures qui ne sont pas des
hommes »23. La proposition traditionnelle : « L’homme est premièrement capable de rire » implique
une confusion entre concept et étant, car « premièrement » est un terme logique traditionnel qui,
appliqué à un concept, signifie : « être le seul concept à être prédiqué de tel autre concept », tandis que
« homme » signifie des étants. Il faut donc la reformuler et dire soit : « Le concept d’“homme” est
premièrement (ou est le seul qui soit) prédiqué du concept de “capable de rire” » (actus signatus),
soit : « tout homme [singulier] est capable de rire et rien d’autre qu’un homme n’est capable de rire »
(actus exercitus)24. Enfin, la proposition : « La couleur est le premier objet de la vue » implique une
confusion semblable ; ni tel vert ni tel rouge n’est le premier objet de la vue, et « premier » s’applique
en fait à un concept, non à des étants. Il faut donc dire soit : « Le concept de “couleur” est
premièrement prédiqué du concept de “visible” », soit : « Toute couleur [singulière] est visible et
rien d’autre qu’une couleur n’est visible »25. Bref, c’est pour se garder de la grande illusion de la
métaphysique, celle de parler de « choses universelles », que le bon usage des signes impose une
nouvelle discipline du discours. Le programme ockhamiste est le suivant : distinguer les niveaux de
langage, marquer explicitement de dont tiennent lieu les signes que l’on emploie.
De cet examen des différentes manières de « tenir lieu », il ressort donc que tout signe, pensé, parlé
ou écrit, dans chaque couche du recouvrement mot-concept, peut tenir lieu des étants auxquels il fait
référence (« supposition personnelle »). C’est, disons, le niveau un du langage, celui de
l’accomplissement de la référence. Il en ressort encore que tout signe peut tenir lieu du signe même
qu’il est ou qui lui correspond dans l’une des couches du recouvrement (« supposition matérielle »
ou « simple ») : tout signe pensé, parlé ou écrit peut tenir lieu de lui-même (auquel cas on pourrait
ajouter à la description d’Ockham ce raffinement que le signe ne tient pas lieu, le plus souvent, de
lui-même dans son occurrence singulière, mais de la série de toutes ses occurrences, ainsi :
« “Homme” a cinq lettres » ne se dit pas seulement du graphisme singulier qu’on vient de lire, mais
de toutes les occurrences dudit graphisme). Il peut aussi tenir lieu du signe écrit, parlé ou pensé qui
lui correspond dans une autre couche. C’est là un niveau de langage supérieur à celui de
l’accomplissement standard de la référence. Cette distinction concerne bien des niveaux de langage
ou, si l’on veut, revient à une distinction des « métalangages » dans l’usage des signes : il s’agit,
finalement, du bon usage des guillemets ou de ce qui peut explicitement ou implicitement remplir
leur fonction. Mutatis mutandis, cette théorie se donne la même tâche que la théorie des « types » de
Russell et la sémantique formelle de Tarski26. Outre les dimensions modestes de l’entreprise, ce qui
distingue la théorie ockhamiste, c’est qu’elle n’a recours à aucun artifice formel ; même l’usage
explicite des guillemets n’est pas, en fait, indispensable à son intelligence. Que l’on y voie quelque
chose de « désuet »27 ou de fort, la spécificité de la théorie de la « supposition » est qu’elle traite
directement des niveaux du langage ordinaire.
Sa fécondité n’en est peut-être que plus grande. Par exemple, elle permet de résorber toute « sui-
référentialité » dans le langage et de défaire les paradoxes qui en découleraient. D’abord, il ne saurait
y avoir en général de « sui-référentialité » pour Ockham, car la référence est, de son point de vue,
définie comme renvoi à une extériorité. Ce qu’on appelle « sui-référentialité » est donc tout autre
chose que de la référence. À quoi l’on peut ajouter que, contrairement au domaine du visible où
l’image peut, d’une certaine manière, se contenir elle-même dans la simultanéité d’une « mise en
abyme », le langage est séquentiel, syntaxique, et ne connaît pas le simultané : aucune unité de
langage ne saurait, à proprement parler, se contenir elle-même. Enfin, Ockham a d’emblée exclu la
réflexivité dans l’accomplissement de la référence, puisque les mots écrits ne signifient pas les mots
parlés qui leur correspondent et que mots écrits et prononcés ne signifient pas les concepts qui leur
correspondent (bien qu’ils puissent en tenir lieu). Les couches du langage sont seulement parallèles à
l’égard de la référence et donc la réflexivité dans leur recouvrement ne concerne pas la référence
proprement dite. Pourtant, Ockham reconnaît une certaine réflexivité, bien qu’elle ne soit pas de
l’ordre de la référence (« “Homme” a cinq lettres », « Rose est un concept ») ; c’est précisément la
façon dont il la pense qui permet de résoudre les paradoxes de la prétendue « sui-référentialité ». Sa
théorie de la « supposition », comme l’a déjà remarqué Ernest Moody28, permet en effet de résoudre
à peu de frais le fameux paradoxe qui motiva l’invention de la théorie des « types » de Russell. « Ce
que je dis est faux », dit Épiménide le Crétois (donc c’est vrai, donc c’est faux...). Selon les
distinctions d’Ockham, de deux choses l’une : soit « ce que je dis » est en « supposition
personnelle », soit en « supposition simple ». Si « ce que je dis » est pris en « supposition
personnelle », alors il s’agit d’accomplir la référence. Mais la référence est toujours renvoi à quelque
chose d’extérieur. « Ce que je dis » doit donc renvoyer à une autre proposition, prononcée avant ou
après la proposition en cause. Même si Épiménide veut dire que tout ce qu’il a dit et tout ce qu’il dira
est faux (les Crétois, dit saint Paul, sont des menteurs...29), la proposition : « Ce que je dis est faux »
ne tombe pas sous le coup de cet aveu. Il n’y a donc aucun paradoxe. Si « ce que je dis » est en
« supposition simple », alors Épiménide dit en fait : « “Ce que je dis” est faux. » Mais la séquence de
signes « ce que je dis » n’est pas une proposition. Elle n’est donc pas plus susceptible d’être fausse que
d’être vraie. Là non plus, pas de paradoxe, seulement un usage incohérent des signes30.
La théorie de la « supposition », théorie des niveaux de langage, permet donc de distinguer si un
signe exerce sa référence ou ne l’exerce pas. Il l’exerce lorsqu’on peut atteindre son référent singulier
par un nom propre, ou lorsqu’on peut descendre dans la série de ses référents singuliers par autant de
noms propres. Il ne l’exerce pas lorsqu’il est seulement cité, entre guillemets implicites, dans un
métalangage qui le pose en tant que signe et neutralise sa référence. Cette théorie vaut pour tous les
genres de signes, pensés, parlés ou écrits, pour le langage le plus ordinaire comme – le cas échéant –
pour le plus formalisé. Le bon usage des signes n’est qu’un usage conscient de ces distinctions.

§ 32. Les métalangages. Nous avons pu, en l’opposant à d’autres usages du signe, décrire
précisément l’accomplissement de la référence. C’est l’usage habituel, l’usage standard des signes,
c’est celui qui régit le niveau un du langage. « Ceci est un chien », « Le ciel est bleu » : la référence
s’exerce en direction des étants singuliers dans un « acte exercé » où les signes tiennent lieu de leurs
référents en personne dans la « supposition personnelle ». Tous les autres usages des signes
reviennent à les citer dans un métalangage où ils sont posés en tant que signes et où leur référence est
neutralisée. « “Chien” est un nom » (« supposition matérielle ») ou : « “Chien” est un concept
spécifique » (« supposition simple »), « “Ciel” est un mot de quatre lettres » ou : « “Bleu” est un
adjectif ». Voilà, en gros, ce que peut un signe dans le langage et le métalangage. Pourtant, nous n’en
avons pas tout à fait terminé avec le métalangage, car un trait important nous manque pour bien
distinguer les niveaux de langage. Pour citer un signe dans un niveau deux du langage, dans un
métalangage explicite, il faut l’entourer de signes discriminants, de signes qui marquent le niveau de
langage. Si je vous dis seulement : « Bleu », rien ne vous permet de savoir si je parle de la couleur
bleue ou de l’adjectif. Si je veux parler de l’adjectif, je dois ajouter non seulement des guillemets, qui
ne sont guère que des indices graphiques, mais au moins un signe à part entière qui fera toute la
différence : par exemple, précisément, « l’adjectif bleu ». Ces signes discriminants qui marquent le
passage à un métalangage sont des signes de signes, des méta-signes. « Adjectif » est, par exemple, un
méta-signe, un signe signifiant des signes.
Les méta-signes sont de deux sortes : des concepts de concepts et des mots signifiant des mots. Les
concepts signifiant des concepts sont appelés par Ockham « termes de seconde intention »31. Les
mots signifiant des mots sont appelés « termes de seconde imposition »32. Ils se distinguent
respectivement des concepts qui ne signifient pas d’autres concepts, les « termes de première
intention », et des mots qui ne signifient pas d’autres mots, les « termes de première imposition ».
Comment s’en distinguent-ils ? Non par leur fonctionnement : les méta-signes sont des signes
comme les autres, le métalangage fonctionnant comme n’importe quel langage. Ces signes propres
au métalangage ont, comme tout signe, des référents, et ils exercent tout à fait normalement leur
référence. Leur seule particularité est d’avoir pour référents des signes : « concept » a pour référents
des concepts, « adjectif » a pour référents des mots. Certes, ils neutralisent la référence des signes
qu’ils signifient puisqu’ils permettent de les citer dans un métalangage. Lorsque je dis : « “Bleu” est
un adjectif » ou : « “Chien” est un concept” », la référence de « bleu » et de « chien » est neutralisée,
mise entre parenthèses ou plutôt entre guillemets. Les signes qui sont ici des référents sont neutralisés
en « supposition matérielle » ou en « supposition simple ». Mais les méta-signes eux-mêmes exercent
normalement leur référence dans le métalangage. Ainsi, dans : « “Bleu” est un adjectif », le signe
« adjectif » exerce pleinement sa référence en direction du signe « bleu ». Bref, dans leur usage
normal, les méta-signes sont en « supposition personnelle », en position d’accomplir leur référence.
Dans le lexique technique d’Ockham, il faut dire que les (méta-) signes de seconde intention
signifient en supposition personnelle des concepts en supposition simple, et que les (méta-) signes de
seconde imposition signifient en supposition personnelle des mots en supposition matérielle. Cette
formulation est exacte mais elle n’est pas indispensable. Il suffit de retenir que certains concepts ont
pour référents des concepts et certains mots pour référents des mots.
À quoi servent ces méta-signes ? Simplement à citer des signes comme tels. Ce sont les signes
propres à un métalangage. Nous les avons déjà rencontrés en remarquant que les référents d’un signe
n’étaient pas nécessairement du type « roses », « chevaux » ou « pierres », mais pouvaient être eux-
mêmes des signes, des actes de l’esprit, des concepts ou des mots. Les concepts de concepts sont
propres au métalangage des concepts ; les mots signifiant des mots sont propres au métalangage des
mots, c’est-à-dire surtout à la grammaire. « Concept », « universel », « genre », « espèce » sont des
concepts de concepts, des termes de seconde intention. « Nom », « verbe », « adjectif », « phrase »
sont des mots signifiant des mots, des termes de seconde imposition. Tous sont propres à la
sémiologie, discours sur les signes mentaux et articulés. Nous en avons fait un abondant usage en
parlant des « concepts » comme tels, des « noms » et des « adjectifs » comme tels. Pas plus que leur
usage, leur définition ne pose de véritable problème.
Le seul vrai problème est celui de leurs relations. Quel rapport y a-t-il entre les méta-signes mots
et les méta-signes concepts, entre les métalangages grammatical et conceptuel ? On sait que selon
Ockham le langage articulé recouvre le langage mental quand un mot signifie la même chose qu’un
concept. Mais on sait aussi que ce recouvrement n’est pas total, car certaines parties ou certains
aspects du langage articulé sont purement conventionnels. Les relations entre ces deux langages étant
complexes, a fortiori les relations entre les métalangages correspondants atteindront un degré
d’enchevêtrement inextricable. Ockham ne recule pas devant cette complexité. Si l’on préfère laisser
cette question dans l’ombre, qu’il suffise de retenir les deux définitions isolées des méta-signes : un
terme de seconde intention est un concept signifiant d’autres concepts, un terme de seconde imposition est un mot
signifiant d’autres mots.
(Quant à leurs relations, donc, tout le problème est celui du recouvrement des langages mental et
articulé et de leurs métalangages. Ce que nous avons déjà vu du premier aspect aidera à nous
orienter. Commençons du point de vue du langage mental. Il est fait, avant tout, de concepts
signifiant des étants en série, comme le concept de « chien ». Ces concepts ne signifient pas d’autres
concepts mais bien des étants : ils sont de « première intention ». Ils sont recouverts par des mots de
même signification, comme le mot « chien ». En outre, ils ont une signification bien définie et
autonome : leur présence autonome dans l’esprit ne pose pas de problème particulier. Tous ces
concepts rassurants, comme « chien », « homme », « livre », « fleur », sont de « première intention » au
sens strict33.
Mais il y a des mots, on l’a vu, qui, quoiqu’ils ne soient pas purement conventionnels, ne
recouvrent pas des concepts aussi définis. Ainsi « quelque », « tous », « en tant que », « car » et
beaucoup de mots qui ne sont pas des substantifs. Ils n’ont pas de signification définie, ne font pas
référence à des étants déterminés, mais prennent une telle signification lorsqu’ils sont joints par la
syntaxe à des mots plus définis : « tous les hommes », par exemple. Ce sont des « syncatégorèmes ».
Comme il faut bien constater qu’il y a un discours mental et une syntaxe mentale, on doit admettre
avec Ockham qu’il existe des concepts correspondant à ces mots dépendants, des « syncatégorèmes
mentaux ». S’agit-il de concepts proprement dits ? Font-ils référence à des étants ? En eux-mêmes,
pas vraiment. Pourtant, eux non plus ne signifient pas d’autres concepts, ils sont premiers en ce sens.
On les dira donc de « première intention » seulement au sens large34.
Il existe, en outre, des concepts qui signifient d’autres concepts. Ainsi le concept de « concept »
ou de « signe mental ». De tels concepts sont recouverts par des mots (ceux qu’on vient d’employer).
Mais ils ne signifient pas des mots : aucun mot n’est un concept ou un signe mental. Ces concepts
qui ne signifient que des concepts et non des mots sont de « seconde intention » au sens strict35.
Enfin, certains concepts de concepts signifient aussi des mots. Par exemple, le concept de
« verbe » signifie tous les concepts d’action, les verbes mentaux, comme le concept de « courir », de
« manger », de « dormir », mais il signifie aussi les verbes de la langue correspondants : « courir »,
« manger », « dormir ». On en dira autant du concept de « prédicable » : il y a des prédicables
mentaux, mais aussi des prédicables qui sont des mots. Ces concepts de concepts sont aussi
recouverts par des mots, mais par des mots qui, eux aussi, signifient des mots : par le mot « verbe »,
par exemple, qui signifie aussi des verbes de la langue (ou le mot « prédicable » qui signifie des
concepts et des mots). Bref, comme au concept ne signifiant que des concepts correspond un mot ne
signifiant que des concepts, au concept signifiant et des concepts et des mots correspond un mot
signifiant et des concepts et des mots. Les concepts signifiant et des concepts et des mots sont de
« seconde intention » au sens large36.
Passons maintenant au point de vue du langage articulé. Il recouvre, pour une bonne part, le
langage mental. Ce que nous traduisons par recouvrement, c’est précisément ce qu’Ockham nomme
« imposition ». Le nom « homme », dit-il, est « imposé » pour signifier ce qui est déjà signifié par le
concept d’« homme » : ce que nous exprimions simplement en disant que le mot « homme »
recouvre un concept. Il s’agit là de l’« imposition » première, du parallélisme entre mots et concepts.
Beaucoup de mots recouvrent ainsi des concepts bien définis, ainsi les noms « homme », « fleur »,
« maison ». Pour autant qu’ils recouvrent des concepts bien définis et autonomes, ce sont des
« catégorèmes ». Mais ils ne recouvrent pas seulement des concepts comme celui de fleur ou de
maison, qui font référence à des étants. Ils recouvrent aussi des méta-concepts d’« intention
seconde » qui font référence à d’autres concepts. Ainsi les mots « concept », « signe mental »,
« verbe » ou « prédicable ». Les concepts correspondants peuvent, à leur tour, ne signifier que des
concepts, comme le concept de « concept » ou de « signe mental », ou bien signifier aussi des noms,
comme le concept de « verbe » ou de « prédicable ». Dans tous ces cas, pourtant, le mot recouvre un
concept bien défini, de « première intention » au sens strict ou de « seconde intention » aux sens
strict et large. Ces mots, « homme », « maison », « concept », « prédicable », sont de « première
imposition » au sens strict37.
D’autres mots, on l’a vu, ne recouvrent pas des concepts bien définis mais des concepts
dépendants. Ce sont des « syncatégorèmes », comme « quelques », « car » et beaucoup d’autres mots
qui ne sont pas des substantifs, mais des prépositions, des conjonctions, des verbes... Tous ces mots,
« quelques », « car », « vite », « marcher », sont des termes de « première imposition » seulement au sens
large38.
Mais, puisque les mots comme « prédicable » ou « verbe », non contents de signifier des concepts,
signifient aussi d’autres mots, non contents de recouvrir un concept de concepts, sont eux-mêmes
des noms de mots, il est clair qu’on doit aussi les dire de « seconde imposition ». Ce sont les plus
complexes (ils sont à la fois de « première imposition » au sens strict et de « seconde intention » au
sens large). Ils répondent bien, en plus, à la définition de la « seconde imposition » : être un mot
signifiant d’autres mots. Comme ce redoublement est en même temps un recouvrement de concept,
ce qui définit la « première imposition », on dira que les mots comme « verbe » ou « prédicable »
sont seulement de « seconde imposition » au sens large39.
Enfin, il y a des aspects purement conventionnels du langage. Ainsi le type de conjugaison des
verbes, le type de désinence des noms et des adjectifs dans les langues à cas, le pronom en tant que
distinct du nom qui est son antécédent, le genre des noms, etc. Ce ne sont pas, pour la plupart, des
signes à part entière mais ce qu’Ockham appelle des « conséquences » des signes40. Or ces aspects
peuvent être signifiés par des mots, des méta-signes du métalangage grammatical. Ainsi le mot
« conjugaison » ou « désinence ». Ce qu’ils signifient n’a pas de répondant dans le langage mental, qui
ne fait pas la différence entre « finir » en « ir » et « terminer » en « er ». Ces termes purement
grammaticaux signifient donc des aspects propres au langage articulé : ce sont des termes de « seconde
imposition » au sens strict41.
Ainsi Ockham défait-il l’écheveau des relations entre les langages conceptuel et articulé et leurs
métalangages. On peut, pour éprouver sa patience ou sa résistance à la migraine, essayer de se
représenter ces relations en tenant compte des nuances introduites par Ockham. Le plus simple est
encore de les représenter intuitivement dans un tableau des métalangages où signes et méta-signes,
mentaux et conventionnels, sont mis en relation dans des cases selon leurs définitions nuancées et où
des barres horizontales dans ces cases signalent, le cas échéant, le recouvrement du mental par
l’articulé, l’équivalence de signification – voir le tableau page suivante. Fin de la parenthèse).
Qu’on ne retienne pas le détail – plutôt compliqué – importe peu. Ce qui importe, ce qu’il fallait
montrer, c’est qu’en dépit de la relative dispersion des énoncés d’Ockham à ce sujet, leur aspect à la
fois pointilleux et fragmentaire, ses définitions des méta-signes rendent possible une analyse détaillée
du rapport entre langage et métalangage et du rapport entre le métalangage de la théorie des concepts
et celui de la grammaire. Ces définitions rendent compte de la superposition du métalangage au
langage et en même temps du recouvrement des concepts par les mots ; le système qu’elles forment
discrètement méritait d’être dégagé.
Mais le point le plus important, dans toute cette affaire, est sans doute celui qui est le moins
difficile d’apparence. Ce qui paraît le plus difficile – parce que complexe – c’est le point de vue des
mots signifiant des mots, c’est le recouvrement de la théorie des concepts par la grammaire comme
métalangage. Mais, au fond, la « seconde imposition » des méta-signes grammaticaux, des mots
signifiant d’autres mots, quoiqu’elle soit difficile à situer dans son rapport avec tout le reste, ne fait
que signaler une évidence. Tout le monde sait que le mot « adjectif » signifie des mots et non des
choses de la nature. En revanche, ce qui paraît le plus facile à définir – parce que simple – signale un
fait qui peut passer entièrement inaperçu : la « seconde intention », le caractère des concepts
signifiant d’autres concepts. Car dire, avec Ockham, que certains concepts ne signifient que d’autres
concepts, c’est dire que certains concepts ne disent rien des étants extérieurs, qu’ils ne font pas référence
aux choses singulières dont le monde est fait. Cette thèse est d’une portée analogue à celle selon
laquelle un concept quelconque, en tant que concept, n’a rien à voir avec ses référents que sont les
étants singuliers. À propos de la possibilité de citer un concept comme tel (en « supposition
simple »), Ockham disait : il ne faut pas confondre le concept pris comme tel et les choses auxquelles
il fait référence ; il ne faut pas confondre le concept d’homme, qui est un, avec les hommes, qui sont
d’une irréductible multiplicité. À propos des méta-concepts d’« intention seconde », il dit
maintenant : il ne faut pas confondre un concept de concepts, qui ne fait référence qu’aux concepts,
et un concept quelconque, qui fait référence à des étants singuliers. Les deux thèses sont, bien sûr,
liées, puisque pour citer un concept quelconque comme tel il faut faire usage d’un méta-concept.
Or la métaphysique universaliste, on l’a vu, commence par confondre les concepts quelconques et
les étants. Elle croit qu’au concept universel d’homme correspond un homme lui aussi universel, une
nature humaine universelle. Ce qui était propre aux concepts, l’universalité, l’invariance, etc., elle
l’attribuait aux étants qui sont leurs référents, alors que ceux-ci ne sont que des singularités absolues,
seulement mises en série dans l’expérience. Le second aspect de ce qu’Ockham dénonce ici de
nouveau comme la faute capitale42, c’est l’attribution à l’étant de caractères propres aux seuls concepts.
Car la métaphysique réaliste, selon la même erreur, donne à l’étant un caractère universel, spécifique
ou générique. Elle croit qu’il y a du côté des étants, outre la singularité, une universalité réelle, des
espèces réelles, des genres réels. Mais les étants sont de pures singularités, il n’y a, entre eux, que des
ressemblances, des convenances. « Universel », « genre », « espèces » ne sont pas des concepts
quelconques, qui feraient référence aux étants : ce sont des concepts de concepts, des « intentions
secondes », des méta-concepts qui ne nous disent quelque chose qu’au sujet des concepts43. Or ce
qui se dit des concepts ne se dit pas des étants. En parlant d’« universel », d’« espèce » ou de « genre »,
la métaphysique croyait parler des choses, elle ne parlait que des concepts en tant que tels. Elle croyait
reconstruire le monde et sonder la nature, elle ne faisait que jouer sur les signes communs en les
citant en tant que signes. Elle croyait user du langage à la manière de celui qui décrit les choses, elle
n’usait que d’un métalangage où elle s’enfermait. Commençant par confondre les concepts et les
étants, la métaphysique réaliste confond, par là même, les concepts signifiant des étants (« intention
première ») et les concepts signifiant des concepts (« intention seconde ») ; elle confond les signes et
les signes de signes, le langage et le métalangage. Cette critique a une longue postérité. À sa lumière,
le préfixe « méta » de la métaphysique prend une valeur ironique : la métaphysique ne sait pas quand
elle est dans le métalangage, elle ne sait pas dans quel niveau de langage elle parle, elle confond les
niveaux. Elle fait un mauvais usage des signes.
Cette analyse des méta-signes clôt la théorie ockhamiste des niveaux de langage. Son acquis, au
sujet de la référence, est le suivant. Elle a décrit comment les signes accomplissent la référence : dans
les strictes conditions de la « supposition personnelle », dans la possibilité ouverte d’un retour aux
noms propres, dans l’usage des signes où ils tiennent lieu de leurs référents « en personne », en chair
et en os. Elle a déterminé quels signes font référence aux étants ultimes, aux choses singulières « qui ne
sont pas signes »44, et quels signes ne font référence qu’à d’autres signes dans un métalangage : les
concepts de « première intention » et les mots qui les recouvrent (en « première imposition ») font
référence aux étants singuliers ultimes ; tous les autres, concepts de « seconde intention » et mots de
« seconde imposition », ne font référence qu’à d’autres signes dans un métalangage et sont, comme
leur nom l’indique, seconds. La référence aux singuliers ultimes est ainsi isolée de tous les jeux autour
de la référence, de tous les usages des signes qui la neutralisent ou qui la dépassent en la redoublant
dans un métalangage. Il nous reste à décrire le jeu au sein même de la référence ainsi définie. Cet acte de
signification directement en prise sur la singularité des étants tolère en effet des variations. Il faut
découvrir leurs règles, car il s’agit pour Ockham de l’acte fondateur de tout bon usage des signes.

§ 33. Référence absolue, impropriété, équivocité et connotation. Le jeu au sein de la référence tel que le
pense Ockham est encore plus concret que tout ce que nous avons envisagé jusqu’ici. Nous avons
envisagé les jeux de signes autour de la référence et leurs règles, tournant autour d’elle comme autour
d’un axe : règles du jeu des divers genres de signes, pensés, parlés et écrits, autour de la référence,
règles de leur recouvrement ; règles de la citation des signes où leur référence est neutralisée, règles
de la référence redoublée à ces signes par des méta-signes dans un métalangage. La référence
proprement dite, nous en avons certes décrit l’exercice dans cet « acte exercé » où des signes tiennent
effectivement lieu de leurs référents « en personne », dans le retour possible aux noms propres et à
une forme de déixis. Mais cet exercice était envisagé en général, de façon toute formelle et, pour ainsi
dire, sans exemples. Il s’agit maintenant d’en décrire les mises en œuvre variées et concrètes.
La référence – et d’abord la forme première de la référence à des étants singuliers ultimes, à des
choses réelles extérieures qui ne sont pas des signes – est en son fond une nomination. Elle consiste
d’abord, avant toute phrase, toute description développée, à employer un signe pour tenir lieu de
certaines singularités extérieures. Ses variations sont des variations dans la manière de nommer le
singulier, dans le type de rapport au singulier qu’elle établit. Elle est plus ou moins parfaite, plus ou
moins directe, plus ou moins simple. Commençons donc par la référence la plus parfaite, la plus
directe et la plus simple, qui doit constituer l’étalon de toute référence.
C’est d’abord le cas des noms propres – « Socrate », « André », « Olivier » – ou des démonstratifs –
« ceci », « cet homme », « cette pierre » – qui renvoient à une singularité telle qu’elle est en elle-
même dans l’indivision de son essence-existence. Nous avons déjà suffisamment parlé du rôle
fondamental que joue cette nomination en propre dans tout exercice référentiel du langage. Mais
beaucoup de noms communs accomplissent une référence aussi parfaite à des singuliers pris dans une
série. Ce sont des substantifs à la signification bien définie, recouvrant un concept autonome, des
catégorèmes et d’abord des substantifs concrets, c’est-à-dire qui font référence à des singularités dans
leur intégrité d’étants absolus et non seulement selon l’un de leurs aspects. Par exemple les noms :
« homme », « animal », « chèvre », « pierre », « arbre », « feu », « terre », « eau », « ciel », etc.45. Qu’ils
accomplissent une référence parfaite, directe et simple à des singuliers en série, cela veut dire qu’on
peut singulariser leur référence en leur ajoutant un nom propre ou un démonstratif et vérifier que la
référence à une singularité revient bien alors à une nomination en propre où seul l’étant singulier est
signifié et où il est signifié dans son intégrité : « cet homme » ou « l’homme Socrate », « cet arbre »,
« cette pierre ». Ce sont des noms « absolus », comme le dit Ockham, précisément parce qu’ils
signifient en série des singuliers comme autant d’étants absolus par soi (per se).
Cependant, à la différence d’une déixis proprement dite dans une scène intuitive où le singulier est
présent, existant en chair et en os, leur référence n’est pas nécessairement un renvoi à des singularités
existantes. En quel sens, alors, ces noms communs constituent-ils une nomination en propre des
singularités ? En ce sens qu’ils recouvrent des concepts essentiels, des concepts signifiant ou visant les
essences d’une série de singuliers. Le substantif « arbre » recouvre un concept qui vise l’essence de
chaque arbre, qui le vise comme substance absolue. On a vu comment se forme un tel concept
essentiel : par la mise en série, dans l’expérience, d’une intuition intellectuelle de telle essence
singulière puis de telle autre, par la reconnaissance de traits essentiels en chacune, qui se superposent
et marquent une ressemblance essentielle, puis par la visée de la série à travers un thème essentiel fait
de ces traits. Comme le souvenir de ces traits essentiels était indifférent à l’existence de leurs
porteurs, le concept qui en dérive peut viser des singuliers dont l’existence est seulement passée ou
possible. Mais, bien que les essences se ressemblent de fait, bien qu’on puisse les viser en série à
travers un thème, il n’y a d’essences que singulières. Ce qui est visé ou signifié par les signes en
question, ce n’est donc rien d’autre que des singularités essentielles. On ne peut rien vouloir signifier
d’autre, en employant des signes communs comme « pierre », « chèvre », etc., qu’une série discrète,
discontinue, de singularités absolues, ou quelque élément prélevé dans la série. Et parce que les
essences ainsi visées sont les singuliers dans leur intégrité (l’existence pouvant pourtant être entre
parenthèses), l’emploi de tels signes constitue bien une nomination en propre : ils ne signifient rien
d’autre que ce que sont les singuliers en eux-mêmes.
Cela est aussi vrai, quoique de façon moins parfaite, de certains termes abstraits signifiant des
qualités, c’est-à-dire des propriétés partielles d’étants singuliers. Ainsi : « blancheur », « noirceur »,
« douceur », « odeur », « saveur », etc.46. Certes, ils ne signifient pas des étants dans leur intégrité
essentielle ; ils dérivent, en fait, de l’imagination qui vise des singuliers en s’orientant selon un aspect
sensible, puis isole, abstrait cet aspect et en fait le thème d’une visée conceptuelle. Il faudra les
envisager de nouveau en rapport avec leur répondant concret (« blanc », « noir », etc.) qui vise la
qualité en tant que portée par un singulier absolu, dans un concept, en fait, complexe. Mais, quant
aux qualités signifiées, qui sont bien quelque chose, ces mots les visent en elles-mêmes et ne
signifient rien d’autre. Leur référence est aussi simple et directe. On peut les dire aussi « absolus » en
ce sens. Ce que tous ces termes ont en commun, c’est le fait de ne pas avoir de définition nominale ;
on ne peut les définir qu’en définissant leurs référents réels : on ne peut définir le mot « homme » ou
le mot « saveur » qu’en décrivant ce qu’est un homme réel et une saveur réelle47. Cela marque encore
le fait qu’ils font simplement et directement référence à des étants extérieurs.
Pour revenir aux termes absolus les plus parfaits, ceux qui signifient des étants dans leur intégrité
singulière et recouvrent des concepts essentiels, comme les noms concrets « homme », « chèvre »,
« pierre », etc., une remarque importante d’Ockham permet d’élucider ce en quoi précisément ils
sont essentiels. À beaucoup de ces termes correspondent dans la langue des termes abstraits :
« homme »/ « humanité », « animal »/ « animalité ». On peut, comme l’ont souvent fait les
scolastiques, forger des néologismes pour ceux auxquels un tel correspondant abstrait fait défaut :
« cheval »/ « chevalité », « bœuf »/ « bovinité », etc. Que signifient ces termes abstraits ? Ils signifient
une essence : l’essence de l’homme, l’essence de l’animal ou du cheval. Mais, de même qu’il n’y a pas
« l’homme » en général ou « le cheval » en général mais des hommes et des chevaux, il n’y a pas une
essence « humanité » ou « chevalité » en général. On croit, et les scolastiques en particulier croyaient
désigner par ces termes abstraits une essence réellement universelle du côté de l’étant. Or Ockham
affirme, comme toujours, qu’il n’y en a pas, que l’essence ne se distingue en rien du singulier, des
singuliers qui sont autant d’essences48. L’essence de la pierre n’est pas dans la pierre, elle est la pierre.
La « socratéité » de Socrate ne se distingue pas de Socrate : Socrate est la socratéité49. L’humanité de
tel homme (en un sens non moral, bien sûr), ce n’est rien d’autre que le fait qu’il est homme, cet
homme, cette essence. Le terme « homme » signifie autant l’essence que le terme « humanité »,
seulement il signifie clairement la multiplicité des essences en série, car il n’y a pas « l’homme » mais
des hommes qui sont autant d’essences. De même, il faut dire qu’il n’y a pas « l’humanité » ou la
« chevalité » mais autant d’« humanités » et de « chevalités » que d’hommes et de chevaux singuliers,
même si elles se ressemblent. Les termes concrets signifient déjà ces essences en série comme
l’essence de chacun des singuliers sans aucune unité ou universalité réelle, comme en une collection
de noms propres : « l’homme Socrate », « l’humanité de Socrate » ne signifient rien d’autre que
« Socrate ». C’est pourquoi ces termes abstraits sont exactement synonymes des termes essentiels
concrets qui leur correspondent50.
À l’opposé de la nomination en propre constituée par les noms communs concrets et essentiels, on
peut envisager l’emploi impropre et équivoque de certains signes. L’impropriété est envisagée par
Ockham à la fin de sa théorie de la « supposition », la théorie des niveaux de langage, au sein de
laquelle elle n’a pourtant pas sa place (sinon en vertu d’une tradition, celle de la grammaire latine de
Donat, prolongée par la théorie de la supposition de Burleigh). Elle caractérise les tropes et
appartient à la rhétorique. L’impropriété se rencontre lorsqu’un terme non seulement ne fait pas
simplement et directement référence aux étants, mais est employé à la place d’un autre. C’est bien un
jeu dans la référence, où le signe fait référence aux étants qui seraient nommés en propre par un autre
signe. Par exemple, lorsqu’un signe commun est employé pour signifier le référent qui, pour une
raison ou une autre, excelle sur tous les autres : « le Philosophe » pour parler d’Aristote (on l’appelait
ainsi au Moyen Âge) ou « le Général » pour parler de de Gaulle si on l’admire (antonomase). Par
exemple, lorsqu’un signe faisant normalement référence à la partie est employé pour le tout : « le
poêle » de Descartes pour désigner la pièce (synecdoque). Par exemple, enfin, lorsqu’un signe faisant
normalement référence au contenant est employé pour désigner le contenu, ou l’accident pour la
substance : « une assiette de soupe » ou « un verre de rouge » (deux métonymies)51. La liste n’est,
bien sûr, pas exhaustive. Les métaphores seraient, elles aussi, à envisager comme autant
d’impropriétés délibérées. Loin d’Ockham l’idée qu’il faudrait bannir de tels usages : il faut
seulement les noter et les comprendre. Ockham n’est pas pour autant de ceux, tels Vico, qui pensent
que les tropes sont fondateurs du langage ; pour les penser, il faut les rapporter et les comparer à la
nomination en propre, qui est ainsi toujours présupposée, et donc fondatrice.
Quant à l’équivocité, elle est toujours réductible au couplage de deux références déterminées et bien
distinctes. Ainsi, le mot français « vol », qui est équivoque, a deux références bien déterminées, l’une
aux actions de se déplacer dans l’air, l’autre aux actions de s’approprier les biens d’autrui. Il s’agit bien
de deux références tout à fait autonomes. L’équivocité est, en ce sens, le propre des seuls signes
conventionnels, prononcés ou écrits. En effet, un concept ne saurait être équivoque pour une raison
essentielle : le concept est un signe ou un signifiant primaire, produit pour faire référence à une série
déterminée d’étants (ou de faits), il n’a pas d’autre teneur, d’autre être que cet acte de référence : il se
confond avec une référence à une série52. Ainsi le concept de vol (aérien) ou de vol (illégal). Être
équivoque, pour un concept, comme l’hypothétique concept de vol1-vol2, cela voudrait donc dire
être deux actes de référence, donc deux concepts. C’est pourquoi l’unité ou la pluralité des concepts
recouverts par un mot est précisément le critère de l’univocité et de l’équivocité539. Que
l’équivocité est indissolublement liée au caractère conventionnel du langage, c’est ce que montrent
les cas des mots ayant deux significations différentes dans deux langages ou deux idiomes. Ainsi le
mot « car » qui signifie « parce que » en français et « voiture » en anglais54. L’équivocité peut être
fortuite (a casu), comme celle d’un nom propre partagé par plusieurs individus. Si, dans une
assemblée, je crie : « Éric » et que plusieurs personnes se lèvent, c’est que le hasard veut que ce nom
soit partagé. De même, si je demande à un aviateur de m’apprendre à voler et qu’il me montre ses
talents de cambrioleur. Mais, si j’ai voulu mettre son honnêteté à l’épreuve sans risquer de le
choquer, l’équivocité est alors délibérée (a consilio)55. L’important est qu’il n’y a pas de milieu, pour
Ockham, entre l’univocité et l’équivocité. Soit un mot signifie un singulier (nom propre) ou une série
déterminée de singuliers (nom commun), soit il signifie deux singuliers ou deux séries distinctes de
singuliers. Cette division intransigeante permettra une critique sévère du discours analogique.
Chaque fois qu’un penseur tirera quelque conclusion d’une analogie, Ockham y dénoncera une
équivocité délibérée.
Résumons-nous. La référence la plus parfaite, la plus simple et la plus directe aux singuliers
ultimes, est accomplie par des noms concrets à la signification bien déterminée, signifiant des
essences singulières en série, employés en propre (sans tropes) et ne recouvrant qu’un seul concept
(univoques) : tous les substantifs essentiels n’ayant qu’une définition réelle et aucune définition
nominale, tels « homme », « chien », « pierre », « fleur », etc. Par rapport à cette référence parfaite,
l’impropriété et l’équivocité ne sont, respectivement, que le remplacement d’une référence par une
autre et le couplage de deux références irréductibles l’une à l’autre.
Mais les singuliers ultimes n’ont pas que des traits essentiels que l’on peut viser en propre pour les
désigner directement. Ils ont aussi des traits accidentels, des qualités, et entretiennent des relations.
Ces aspects aussi peuvent, bien sûr, être signifiés. Ils peuvent l’être en tant que tels, absolument ou
isolément, comme on l’a vu, par des concepts de qualités comme « couleur », « blancheur »,
« saveur », etc. Ils peuvent l’être aussi conjointement aux étants ultimes dont ils sont les aspects, en un
acte de référence complexe et indirect qui constitue la plus importante et la plus intéressante variation au
sein de la référence. Ainsi, l’adjectif « blanc » fait référence à une chose, un étant ultime qui est blanc,
et en même temps signifie la qualité de blancheur qu’il possède. Ce type de référence se nomme
connotation. Le mot « blanc » fait référence à des étants en connotant leur blancheur56. La plupart des
adjectifs sont ainsi connotatifs et certains noms le sont aussi. Il faut prendre garde, avant tout, à bien
distinguer les parties prenantes d’une connotation. C’est toujours bien les étants singuliers tels qu’ils
sont en eux-mêmes qui sont les référents de l’adjectif « blanc » ou de tout autre adjectif. Lorsque je
dis « le juste Saint Louis », le référent du mot « juste » n’est rien d’autre que Saint Louis. On dira que
ce référent est signifié de façon droite (in recto) par l’adjectif. Mais « juste » connote une qualité, la
justice, moyennant laquelle seulement il accomplit sa référence. On dira que la qualité est signifiée de
façon oblique (in obliquo)57. Prenons quelques exemples. « Gentil » fait référence à un étant et
connote sa gentillesse. « Animé » fait référence à un vivant et connote le fait qu’il possède une âme.
« Vêtu » fait référence à un étant et connote le fait qu’il porte des vêtements. Mais certains noms, en
tant qu’ils impliquent une relation où des étants sont engagés, sont aussi connotatifs. Par exemple,
lorsque je montre un chien qui vient de traverser la rue en disant : « C’est la cause de l’accident de
voiture », je fais référence au chien tel qu’il est en lui-même et je connote la propriété accidentelle
qui fut la sienne, à savoir : que le conducteur en le voyant a fait un virage qui l’a conduit contre un
arbre. De même, le nom « ressemblance » fait référence à au moins deux étants et connote la
présence, en chacun d’eux, des mêmes traits58. Le mot « intellect » signifie un esprit ou une âme et
connote sa capacité à concevoir. Enfin, si être un corps ne veut dire qu’avoir des parties distinctes
dans l’espace, le mot « corps » fait référence à un étant en connotant la séparation locale de ses parties.
Il y en a beaucoup d’autres de ce genre : « puissance », « acte », etc.
Ce qui permet de reconnaître les mots connotatifs, c’est qu’ils ont une définition nominale où le
référent réel n’est que mentionné et où la qualité en est isolée. Ainsi « juste » peut être nominalement
défini comme « quelqu’un, ou un acte, faisant preuve de justice » et « cause » comme « quelque chose
pouvant produire autre chose »59. Une définition nominale n’est qu’une définition analytique qui
distingue et explicite des concepts recouverts par un mot. Si les mots connotatifs sont susceptibles
d’une telle analyse, c’est qu’ils impliquent plus d’un concept : le concept indéterminé de certains étants
singuliers et le concept déterminé d’une propriété ou qualité desdits étants. Autrement dit, tout mot
connotatif peut être, en principe, remplacé par un terme absolu signifiant des étants et un autre terme
absolu signifiant une qualité : le juste est un homme ayant la vertu de la justice, ou un acte faisant
preuve de justice. L’important est que la définition d’un terme connotatif comprend toujours une
partie réelle au sens fort, c’est-à-dire la définition d’un ou plusieurs étants singuliers en tant
qu’étants : ce qui possède telle qualité ou ce qui est engagé dans telle relation. La connotation est bien
toujours enracinée dans la stricte référence (in recto) aux étants singuliers, elle n’en est qu’une
variation.
On voit, en outre, quel est le rapport entre les termes connotatifs comme les adjectifs et leurs
correspondants abstraits : « juste »/ « justice », « blanc »/ « blancheur », « cause »/ « causalité »,
« animé »/ « âme », etc. En général, les termes connotatifs sont en effet concrets, faisant référence à
des étants. Le plus souvent, le terme abstrait signifie la partie, la forme, la qualité, la relation ou
l’accident qu’il isole, tandis que le terme concret signifie le tout de l’étant ou le substrat. Ainsi la
justice n’est que la propriété du juste, la blancheur la qualité de la chose blanche. L’inverse peut aussi
arriver, quand, par exemple, l’abstrait signifie le lieu et le concret sa partie située : « Angleterre » et
« province anglaise »60. Mais les rapports entre termes abstraits et concrets, auxquels Ockham
consacre de longues pages, ne sont pas intéressants en eux-mêmes ; ils le sont seulement par rapport
aux variations de la référence en chacun d’eux et à ses règles. Le concret peut être synonyme de
l’abstrait (« homme »/ « humanité »), le concret peut être connotatif et l’abstrait absolu, ou l’inverse.
Mais surtout, la connotation est la variation de la référence où se manifeste toute la richesse du
langage. Avec elle, Ockham peut penser, sans abandonner son point de vue strictement référentiel,
toutes les nuances de la signification. La référence pure et simple est la nomination : pure référence à
un seul singulier par un nom propre, pure référence à des singuliers en série par un nom commun
concret. La nomination est l’acte premier de référence aux singuliers et c’est à partir d’elle que toute
description nuancée doit être envisagée comme un développement du nom par des connotations. Même si
l’on veut voir, avec Russell, dans les noms propres usuels (« Socrate », « Aristote ») des descriptions
abrégées61, il faudra toujours supposer la possibilité originaire d’une pure référence sans description,
la possibilité de dire « ceci » au sujet de Socrate ou d’Aristote, de les montrer en une déixis, origine de
toute référence (pouvoir réservé par Russell aux noms propres au sens non usuel que sont les
démonstratifs). Même si l’on voit dans les noms communs des descriptions abrégées – dire « c’est un
homme » revenant à la description : « un étant faisant partie de la série des hommes » –, il faudra
toujours supposer la possibilité originaire d’une pure référence à cette série comme par une
collection de noms propres (c’est un étant faisant partie de la série dont font partie André, Olivier,
etc.). Bref, toute description doit plutôt être envisagée comme un développement de la nomination, soit
celle d’un nom propre, soit celle d’un nom commun à une série62. Or c’est précisément ce que
l’analyse de la connotation rend possible.
Quelle différence y a-t-il entre « Napoléon », « le vainqueur d’Austerlitz » et « le vaincu de
Waterloo » ? Le référent est le même, c’est cet étant singulier qu’on a coutume d’appeler
« Napoléon ». Mais la référence ne s’exerce bien sûr pas de la même façon. Dans « le vainqueur
d’Austerlitz », il est fait référence à l’étant qu’est Napoléon, mais en connotant de façon oblique la
propriété qui fut la sienne de vaincre à Austerlitz. Or cette composante oblique de la connotation est
aussi une référence, elle est tout à fait réductible à une référence partielle à une propriété partielle. C’est
ce qu’Ockham marque avec force en disant que la qualité connotée, dans un mot ou une expression
connotative, peut être présentée en elle-même de façon « significative »63, c’est-à-dire référentielle,
en disant par exemple : « être vainqueur à Austerlitz est une propriété de Napoléon ». Que la
propriété soit intrinsèque ou extrinsèque, essentielle ou accidentelle, ne change rien au fait qu’elle est
elle-même l’objet d’une référence, de même que celle d’être vaincu à Waterloo. Dans toute
description, il s’agit seulement de combiner les références aux singuliers en autant de feux croisés. Il n’y a
rien là d’irréductible à la référence.
Envisagée sous un autre angle, la question de la description permet encore de préciser le point de
vue strictement référentiel d’Ockham. Entre le terme « Slansky » et l’expression « cette vipère
lubrique de Slansky », le référent est le même et pourtant les deux expressions ne veulent, à
l’évidence, pas dire la même chose. On est alors tenté de dire que « cette vipère lubrique de Slansky »
a un « sens » ou plus précisément un « signifié » qui est une représentation dans l’esprit, bien distincte
de la référence au référent Slansky. Mais ce « signifié », ce n’est que le concept de vipère lubrique,
qui exerce une référence au même titre que le nom propre « Slansky », à ceci près que c’est une
référence à une propriété du singulier, une connotation. Qu’il s’agisse encore d’une référence et de
rien d’autre, il suffit pour s’en convaincre de se mettre (un instant seulement) à la place du procureur
qui prononce ladite expression. Il ne veut pas dire en effet : « cette représentation de vipère lubrique
de Slansky », auquel cas l’accusation ne porterait guère sur les esprits. Il veut dire : « Slansky, qui a bel
et bien pour propriété d’être une vipère lubrique », c’est-à-dire, puisqu’il s’agit vraisemblablement
d’une métaphore, « un traître pervers » ou quelque chose de ce genre. Bref, il accomplit bien une
référence conjointe à l’étant singulier Slansky et à la propriété qu’il a éventuellement d’être « une
vipère lubrique ». Que Slansky vérifie ou non cette propriété – c’est l’objet du procès –, il s’agit bien
d’une référence, certes complexe, à quelque chose du côté de l’étant singulier, en l’occurrence
quelque chose de seulement possible. Le « signifié » ou le « sens », ici, n’est en rien, à titre de
connotation, irréductible à une référence. Ce qui est « signifié » se confond exactement avec le
référent possible de la description. Car le « signifié » n’est pas le concept en tant que concept ou la
représentation en tant que telle, il est ce que signifie le concept lui-même à titre de signe référentiel.
Le sens ou le signifié n’est rien d’autre que le référent : un étant possible, tel qu’il serait Slansky et
une vipère lubrique.
La connotation reste donc une référence : une référence partielle à des propriétés des étants, et non
seulement aux étants dans leur essence, qui peut, comme toute référence, renvoyer à des propriétés
non existantes, passées ou seulement possibles. Joints aux signes communs, les termes connotatifs
ouvrent tout l’éventail des descriptions sérielles, qui sont encore des actes de référence complexe.
Lorsque je dis : « Cet homme fait plus d’un mètre quatre-vingts, c’est un général qui vécut à Londres
pendant la Guerre et fut Président de la Ve République », je fais seulement référence à un étant
singulier en tant qu’il fait partie de plusieurs séries à la fois : la série des hommes de plus d’un mètre
quatre-vingt, la série des généraux, la série des habitants de Londres pendant la Guerre, la série des
Présidents de la Ve République. À travers toutes ces propriétés connotées qui définissent des séries
d’étants (in obliquo), c’est bien à l’étant singulier de Gaulle qu’il est fait référence directement (in recto).
Et l’on peut, bien sûr, faire ainsi référence à plusieurs singuliers à la fois et à leurs propriétés : les
chevaux sont des quadrupèdes, la série des chevaux est incluse dans la série des quadrupèdes.
Autrement dit, Ockham pense, avec la connotation, une réduction de tout sens – de tout signifié, de
tout exprimé, de toute représentation associée au mot – à une variation réglée de la référence aux étants
singuliers. Tout sens s’analyse finalement comme un acte de référence complexe aux singuliers. Le
langage, en ce sens, n’en a pas. Il sert seulement à tenir lieu des étants singuliers et de leurs propriétés,
à les nommer. Je peux être, d’ailleurs, cet étant singulier dont les propriétés peuvent être mes
émotions, si cela intéresse quelqu’un assez pour que je prenne la peine de les nommer. Ainsi les
variations au sein même de la référence, l’impropriété et les tropes, l’équivocité, la connotation ne
mettent-elles pas en cause le privilège absolu des étants singuliers, isolés ou en série, comme raison
d’être de tout signe, destination de tout langage. Son bon usage est la fidélité à cette destination.

§ 34. L’exemple des grands concepts logiques. Ces règles du jeu de la référence sont les règles
fondamentales de la sémiologie ockhamiste. Les concepts qui leur sont associés en sont les pièces
maîtresses. Ce jeu, qui se divise, en fait, en plusieurs jeux irréductibles, n’est pas, malgré l’aspect
technique de son analyse, très complexe. On peut en donner un résumé assez simple, comme une
carte des jeux de signes définissant la région « sémiologie » du grand cadastre d’Ockham. Il y a,
d’abord, des jeux autour de la référence fondamentale aux étants singuliers ultimes, aux choses du
monde. C’est le jeu de la citation, où la référence des signes cités est neutralisée (« supposition
simple » et « supposition matérielle »). C’est aussi le jeu des métalangages qui en est l’autre face, où la
référence est doublée, élevée à un degré supérieur, où l’on fait référence aux signes eux-mêmes par
des méta-signes (« intention seconde » et « imposition seconde »). Puis, au centre de la carte, il y a les
jeux au sein même de la référence fondamentale aux étants singuliers (en « supposition personnelle »).
Le jeu de la référence absolue et en propre, avec pour pièces les noms propres et les substantifs
concrets et essentiels. Le jeu de l’impropriété, où un signe en remplace un autre, qui est le jeu des
tropes, de l’usage rhétorique et métaphorique des signes ; et le jeu de l’équivocité délibérée, où le signe
joue le rôle de deux signes distincts. Enfin, le jeu de la connotation, où les signes mêlent à une
référence directe une référence oblique et partielle à une propriété des étants singuliers, ouvrant
l’éventail infini des descriptions. Tous les jeux s’ordonnent autour de l’exercice d’une référence
fondamentale, absolue et en propre aux étants singuliers, en tant qu’ils sont des absolus.
De même que tout le langage de la métaphysique doit être, on l’a vu, réformé afin de suivre ces
règles, de même tous les grands concepts de la traditionnelle logique des termes, dont la
métaphysique fait souvent un mauvais usage, doivent être réinterprétés à partir des jeux de la
référence ainsi analysés. L’important, de notre point de vue, est d’envisager cette réinterprétation du
vieux lexique logique dans son principe, et les modifications les plus nettes qu’elle y introduit. On
pourrait montrer, en effet, que chacun des grands concepts de la logique traditionnelle peut être
produit par Ockham sans recourir à rien d’autre qu’à la carte relativement simple des jeux de signes
qu’il a établie, et qu’ainsi chacun se trouve presque automatiquement ajusté pour obéir aux règles
correspondantes. Tout le reste n’est, alors, qu’une reprise des vieux principes de la logique
traditionnelle des termes, sur le fond de cette réinterprétation générale. Nous n’envisagerons ici,
pour conclure, que son principe et ses conséquences principales. Nous ne traiterons des grands
concepts traditionnels que comme autant d’exemples illustrant les différents types de jeux référentiels
et illustrant la fécondité de leurs règles.
Traditionnellement, les grands concepts de la logique des termes s’ordonnent en système selon
trois grandes divisions : les dix catégories d’Aristote (substance, qualité, quantité, etc.), les cinq
prédicables (dont le nombre fut fixé dans « l’arbre » de Porphyre, – genre, espèce, différence, propre
et accident) et les six transcendantaux (dont le nombre fut fixé par Philippe le Chancelier, – étant,
un, chose, vrai, quelque chose, bon). Ce système n’est aucunement, pour Ockham, l’armature
ontologique du monde, car il produirait à ce titre les pires absurdités, dont on l’a déjà vu dénoncer
les plus graves. Il n’est pas non plus l’armature intangible de tout discours, qu’il faudrait retrouver par
le discours et la prédication64 : les jeux de signes déjà analysés forment une armature suffisante. Ce
système est, plus simplement, une mise en ordre, d’inégale rigueur, des signes conceptuels et de leur
fonction, selon une hiérarchie purement logique.
Presque tous les concepts appartenant aux catégories d’Aristote font référence aux étants singuliers
dans l’usage ordinaire du langage. Ce sont des concepts quelconques, de « première intention »65. Ils
jouent tous, d’une manière ou d’une autre, le jeu de la simple référence. Les dix catégories les
regroupent seulement selon leur manière de faire référence aux singuliers. Elles ne distinguent pas des
types d’étants, des « genres de l’être », ou même des « modes d’être », mais des manières différentes
de faire référence aux mêmes singuliers66. Rien de plus « concret », en ce sens, que les catégories.
On peut faire référence aux étants singuliers dans leur essence singulière selon qu’ils sont des
minéraux, des végétaux ou des animaux, et telle ou telle sorte d’animal, par exemple des hommes ou
des chevaux (concepts de la catégorie « substance ») ; dans leurs couleurs, leurs consistances, leurs
odeurs, etc. (« qualité ») ; dans leurs surfaces et leurs volumes, leur taille et leur nombre (« quantité ») ;
dans leur proximité, leur éloignement, leurs emboîtements (« lieu ») ; dans leur existence passée,
présente ou future (« temps ») ; dans leur pose (« situation »), etc. La distinction principale entre les
jeux de référence de ces groupes de concepts est fort simple. Les concepts de la catégorie de
« substance » font référence aux singuliers en eux-mêmes, dans leur essence, sans distinction entre leurs
aspects : leur référence est absolue, dans le jeu éminent ou privilégié de la référence en propre67.
Certains concepts de qualité exercent aussi une référence absolue, on l’a déja vu, pour autant qu’ils
signifient une qualité en elle-même, par un substantif comme « blancheur », et pour autant que ladite
qualité est vraiment quelque chose, vraiment distincte de son support, et qu’elle n’implique pas une
relation (à la différence de la qualité de « sociabilité », par exemple, qui suppose une relation
extrinsèque)68. Tous les autres concepts qualitatifs sont seulement connotatifs (adjectif comme
« blanc », noms de qualités extrinsèques comme « sociabilité »). Les concepts appartenant à toutes les
autres catégories font aussi seulement référence à un aspect partiel des singuliers dont on ne peut
vraiment l’abstraire (leur taille, ou leur lieu, ou leur pose, etc.). Ils doivent donc faire référence aux
singuliers, mais en connotant tel de leurs aspects de façon oblique : ils jouent tous le jeu de la
connotation69. Les concepts de substance et certains concepts de qualité jouent donc le jeu de la
référence absolue ; tous les autres jouent le jeu de la connotation.
Il reste un groupe de concepts particulièrement problématique, celui des concepts de relation (ad
aliquid). La pensée d’Ockham concernant le jeu référentiel de ces concepts, comme celui de
« ressemblance » ou de « paternité », est si fine qu’elle mériterait – et a, de fait, mérité – un exposé
très étendu70. C’est sur la relation qu’Ockham introduit la plus importante modification dans les
catégories en tant que groupes de concepts quelconques. Nous ne l’envisagerons ici que dans son
principe, qui est le suivant : il n’y a pas de substrat réel de la relation et les concepts de relation ne
sont pas, en vérité, des concepts quelconques faisant simplement référence aux étants singuliers71. La
relation entre un homme et un autre qui est son père, ou son ami, ou son voisin, n’est pas quelque
chose de réel du côté de l’étant, n’est pas une tierce réalité entre les singuliers en relation. Cette thèse
est d’une importance plutôt considérable. Un autre exemple nous la rendra plus familière : celui du
concept de « ressemblance » (dont nous avons fait un abondant usage au sujet de l’expérience comme
mise en série). S’il y avait un substrat réel de la ressemblance entre, disons, André et Olivier, quelque
chose de réel entre ce qu’ils sont chacun de son côté, ce devrait être quelque chose comme une
essence universelle commune à André et Olivier. Qu’il n’y a pas une telle essence commune, que
donc il n’y a pas un tel substrat de la ressemblance, c’était le postulat de l’ontologie du singulier,
postulat affermi par une réfutation sans merci de tous les universalismes ontologiques fondés sur des
relations réelles. Ce qu’on dit de la ressemblance, on doit le dire de toute relation entre singuliers. Il
n’y a pas lieu de chercher entre Alexandre Dumas père et Alexandre Dumas fils quelque chose de réel
qui correspondrait à l’affirmation que l’un est le père de l’autre ; pas plus qu’il n’y a entre Madame
Michel et Monsieur Paul quelque chose d’étant, de réel, correspondant à l’affirmation : ils sont amis,
ou ils sont voisins (ou les deux). Plus précisément, ce qui est affirmé lorsqu’une relation est affirmée,
par exemple entre Dumas fils et Dumas père, ce n’est rien d’autre que l’existence d’un singulier,
Dumas fils, d’une part et selon son essence singulière, et l’existence d’un autre singulier, Dumas
père, d’autre part et selon son essence. Chacun est tel qu’il est vrai que l’un est le père de l’autre, c’est
tout. Il y a, certes, des relations réelles – Olivier et André sont réellement semblables – mais qui se
fondent seulement sur ce que chaque étant en relation est en lui-même de son côté, non sur un
substrat réel de la relation72. Cette pensée est aussi belle que difficile : d’un mot, elle est radicale. On
voit du moins à quelle exigence radicale elle répond : penser jusqu’au bout l’autonomie ontologique
des singuliers. Face à une exigence de ce genre, les objections, qui sont nombreuses, ne peuvent que
se dissoudre ; elles seront toutes réinterprétées pour respecter l’exigence. Même si l’on montrait à
Ockham une chaîne de chromosomes comme prétendu substrat d’une relation biologique de
filiation ou de ressemblance, il répondrait que ce n’est rien d’autre qu’une propriété de plus de l’étant
singulier dont on l’a extraite, lequel singulier se referme sur sa propriété dans une irréductible
autonomie. Aux interprètes trop vifs, rappelons que cette exigence n’est pas d’ordre psychologique.
Restent, alors, deux jeux possibles pour les concepts de relation. Soit l’on dira que la
« ressemblance », par exemple, fait référence à (au moins) deux singuliers en connotant qu’ils ont,
chacun, une propriété identique73. Ces deux propriétés identiques ne se rejoignent aucunement
dans un tiers, un substrat réel de la relation. Être voisins, être en relation de voisinage, c’est avoir la
même propriété d’habiter, par exemple, au cinquième, mais le fait d’habiter au cinquième droite ne
rejoint en aucune manière le fait d’habiter au cinquième gauche, sauf abattement de la cloison et
donc fin de toute relation de voisinage. Dans cette première hypothèse, les concepts de relation
seraient bien des concepts quelconques, seulement connotatifs, mais il s’agirait tout de même de
concepts assez bizarres. Soit l’on dira que le concept de relation, « ressemblance » ou « voisinage »,
fait référence à (au moins) deux concepts de singuliers, deux concepts quelconques, et connote une
relation entre ces concepts seulement74. Cette hypothèse est plus fidèle encore à l’exigence propre à
Ockham, car une relation peut être clairement affirmée entre des concepts, à titre de relation de raison,
sans être en rien une relation ayant un substrat réel. Il y a bien une relation entre le concept de père et
le concept de fils, entre le concept de professeur et le concept d’élève ; mais il n’y a rien de réel ou
d’imaginable outre le singulier dit « professeur » et le singulier dit « élève », rien de réel entre les deux
qui ne soit pas l’un ou l’autre. Cela veut dire que les relations sont seulement conçues. On croit voir,
observer une relation, comme une ressemblance, mais on ne fait que la concevoir. Il n’y a de relation
proprement dite qu’entre des concepts. Quant à la ressemblance entre deux singuliers, fondatrice de
l’expérience, on dira qu’elle n’est jamais appréhendée directement comme quelque chose d’étant,
mais seulement visée dans la comparaison de deux appréhensions qui sont comme deux concepts de
deux singuliers, et dans la naissance d’une visée commune, d’un concept commun. Dans cette
hypothèse, pour laquelle penche Ockham, les concepts de relation ne sont plus des concepts
quelconques (d’« intention première ») mais ce sont des concepts de concepts, jouant le jeu des méta-
concepts dans un métalangage : ils sont d’« intention seconde », et sont, en outre, connotatifs, car ils
connotent une relation entre les concepts auxquels ils font référence. La relation est alors la grande
exception parmi les catégories, elle est d’un autre ordre, dans un autre jeu référentiel, car elle ne
regroupe pas des concepts quelconques. Les relations signifiées ne sont pas des parties du monde.
Les concepts appartenant aux catégories d’Aristote sont, ainsi, autant d’exemples de signes
quelconques exerçant bien une référence aux étants singuliers en jouant le jeu, soit de la référence
absolue, soit de la connotation. Seuls les concepts de la catégorie de relation jouent le jeu des méta-
signes dans un métalangage, signifiant d’autres concepts qu’ils lient entre eux dans une sorte de
citation. Au contraire, tous les concepts appelés « prédicables » – le genre, l’espèce, la différence, le
propre et l’accident – sont des méta-concepts utilisés dans un métalangage ; celui de la logique,
précisément. Ces « prédicables » ne signifient que des concepts : seul un concept peut être un genre
ou une espèce, il n’y a pas plus de genre réel que d’espèce réelle. Les prédicables n’ont donc rien à
nous dire des étants, ce sont des méta-concepts (d’« intention seconde »)75. La grande erreur des
philosophes, leur faute capitale, fut justement de confondre les niveaux, de confondre concepts et
étants, langage et métalangage, logique et ontologie. C’est l’essentiel de ce qu’Ockham a à dire sur
ces concepts de la logique traditionnelle. C’est pourquoi il doit sans cesse corriger Porphyre (avec
beaucoup de tact), car celui-ci ne cesse d’ontologiser les prédicables, de les traiter comme des
concepts du langage ordinaire, comme s’ils signifiaient quelque chose d’étant, comme s’il y avait des
espèces et des genres réels, par exemple76. « Genre » et « espèce » signifient seulement des concepts
absolus (ou essentiels, dans la catégorie de substance) d’extension plus large et moins large,
l’extension d’un concept spécifique étant inscrite dans celle d’un concept générique (la série des
hommes dans la série des animaux)77. « Différence » signifie des concepts connotant un aspect
intrinsèque des essences de tels singuliers. Bref, ils signifient des propriétés des concepts en tant que
concepts.
« Propre » et « accident » ont en outre la particularité d’être équivoques. Ils ont en effet un sens
ontologique qui fait d’eux des concepts quelconques. Le propre d’une chose est une capacité qui lui
est extrinsèque mais lui reste toujours attachée comme un prolongement de son essence (ainsi la
fameuse « capacité de rire » des hommes)78. L’accident d’une chose est ce qui peut lui advenir ou ne
pas lui advenir (ainsi le fait d’avoir le nez rouge pour Socrate)79. Mais leur sens logique, celui où ils
sont justement des prédicables, est tout autre. En cet autre sens, « propre » signifie les concepts
signifiant des propriétés et restant logiquement attachés au concept essentiel correspondant80.
« Accident », comme prédicable, signifie, lui, les concepts signifiant des accidents, qui peuvent être
alternativement affirmés et niés de leur sujet81. Bref, en tant que prédicables, ils signifient seulement
certains caractères des concepts comme tels. Tous les prédicables jouent donc le jeu des méta-signes dans
un métalangage et non celui de la référence aux étants ; le propre et l’accident sont en outre
équivoques, ayant un sens dans le métalangage des prédicables, et un autre dans le langage. Les
référents des prédicables sont des concepts qui jouent eux-mêmes un jeu de signe particulier : jeu de
la référence absolue pour les concepts de genre et d’espèce, jeu de la connotation pour les concepts
de différence, de propre et d’accident. Les prédicables de Porphyre sont donc tous, à ce titre, des
exemples de méta-signes jouant le jeu du métalangage en citant d’autres concepts.
Reste l’exemple des termes « transcendantaux », tels « étant », « chose », « quelque chose », « un »,
« vrai » et « bon ». De ces termes on dit traditionnellement qu’ils signifient absolument tout. Tout
quoi ? Eh bien, toute chose, tout étant, ce que prouve justement le fait qu’il faille en employer pour
dire ce que « tout » est. La question que se pose Ockham est seulement la suivante : quel jeu de signe
jouent ces signes-là ? Selon quelles règles accomplissent-ils une référence s’ils disent vraiment
quelque chose ? Commençons par « bon » et « vrai ». Il est vrai que l’on peut dire toute chose bonne
en un sens, car toute chose peut être l’objet d’un choix ou d’un désir. Ce terme est seulement
connotatif82, il signifie des choses en connotant qu’elles sont, à un égard ou à un autre, bonnes. Il est,
en outre, équivoque, car dans les phrases : « Le whisky est bon » et : « Il est bon de ne boire que de
l’eau minérale », le terme « bon » signifie, à l’évidence, des choses non seulement différentes mais
incompatibles83. Quant à « vrai », il est vrai qu’on peut dire de toute chose qu’elle est vraie : un
cheval est un vrai cheval, un concept est un vrai concept, même un faux diamant est un vrai faux-
diamant et toute chose est vraie en ce sens qu’elle coïncide avec ce qu’elle est. Mais, là encore, le
terme est pour le moins équivoque, car dans les phrases : « Ce blouson est en vrai cuir » et : « La
proposition “Socrate est beau” est vraie », il signifie des choses tout à fait différentes84. Ces deux
transcendantaux un peu secondaires sont donc transcendantaux seulement en ceci que leur extension,
fût-ce dans la plus grande équivocité, épouse l’extension des termes « chose » (res) et « quelque
chose » (aliquid). Le terme « chose » se dit bien de tout, car tout ce qui est ne peut qu’être une chose.
Il n’est donc transcendantal qu’en tant qu’il coïncide avec le terme « étant ». Quant au terme « un », il
épouse aussi l’extension du terme « étant » : tout étant est un étant, un étant un. Encore est-il, lui
aussi, équivoque : il signifie d’abord l’unité numérique de chaque étant singulier ultime, mais aussi
l’unité d’un concept qui lui aussi est à sa manière un étant, réel dans l’esprit « comme une couleur sur
un mur » ; or l’unité d’un concept comme « homme » ou « animal » est seulement une unité de
signification relative à une série d’étants, une unité spécifique ou générique bien différente de l’unité
de chaque homme ou de chaque animal pris à part85. Bref, tous ces termes transcendantaux jouent un
jeu de référence bien ambigu, qui n’a, en tout cas, de sens que s’il est rapporté à la signification du terme
« étant » : « étant » est le transcendantal de tous les transcendantaux, c’est toujours à lui qu’ils
reconduisent.
Quel jeu joue donc le signe « étant » ? D’abord, il est synonyme du signe « être » : être, c’est
toujours être un étant et tout étant est86. Toute l’ontologie ockhamiste conduit en effet, comme on
l’a vu dans notre premier chapitre, à affirmer que l’être de l’étant n’est rien d’autre que sa singularité,
c’est-à-dire l’étant lui-même. Il s’agit seulement, à présent, d’envisager les conséquences de cette
équation quant au bon usage du terme « étant » ou « être », qui doit tenir compte de ses différents
sens. Selon un premier point de vue, « être » ou « étant » est un terme équivoque dans l’usage
ontologique de la copule. On ne dit pas dans le même sens que Socrate est un homme et qu’il est de
telle grandeur, de telle couleur, dans telle position ou lieu, etc. Cette équivocité apparente répond à
la thèse d’Aristote : « l’être se dit en plusieurs sens » ; c’est une équivocité principalement relative aux
différentes catégories qui se caractérisent par différentes manières de faire référence aux étants87.
Mais cette remarque est encore trop vague du point de vue d’Ockham : la distinction décisive qui
rend l’être équivoque n’est pas celle de chaque catégorie mais celle de deux types de catégories jouant
deux jeux de référence très distincts que l’on a déjà vus. Selon un premier jeu propre aux concepts de
substance et de qualité, la copule jointe au concept signifie les étants en eux-mêmes de façon absolue,
de sorte qu’ils pourraient être désignés un par un de la même manière par autant de noms propres
(divisim) : les hommes sont des animaux = Paul est un animal et Olivier et André, etc. Selon un
second jeu, à l’autre extrême, propre aux concepts de relation, d’action, passion, possession, etc., la
copule jointe au concept signifie les étants en tant que rapportés à d’autres par tel aspect ou telle
propriété (coniunctim) : Socrate est plus grand que Platon, semblable au Silène, propriétaire d’une
maison, etc. Dans un cas : référence absolue ; dans l’autre : connotation et en outre connotation
extrinsèque, rapportant le singulier à un autre88. Voilà une différence de jeux de signes plus profonde
que celle des catégories, qu’elle ne recouvre que partiellement ; voilà une équivocité profonde du
terme « être ». Pourtant, on peut la dépasser, car dans tous ces usages, tous ces jeux référentiels,
« être », synonyme d’« étant », fait bien référence, d’une manière ou d’une autre, aux singuliers
ultimes. Il y a encore là quelque chose de commun.
Une équivocité plus profonde, alors, se révèle dans le fait que « être »- « étant » peut se dire, non
seulement des étants ultimes, mais des concepts. Déjà, dans l’hypothèse où les relations impliquées
dans une connotation extrinsèque sont avant tout des relations entre concepts, « être relatif » se dit
des concepts. Plus généralement, on peut dire d’un concept qu’il « est », qu’il « est universel », qu’il
« est dans l’esprit », etc.89. « Être » se dit des étants ultimes mais aussi de leurs signes mentaux, c’est
un concept à la fois de « première » et de « seconde intention », il joue un double jeu référentiel de
concept quelconque et de méta-concept dans le langage et le métalangage. Et pourtant, là encore,
l’équivocité peut être dépassée, proprement transcendée. Car il est admis par Ockham que les
concepts sont des modifications réelles de l’esprit, des actes qui sont des qualités réelles « comme des
couleurs sur un mur ». Il est donc admis que les concepts, les pensées sont comme n’importe quel
étant, à ceci près que ce sont des signes90. La pensée est aussi quelque chose ; loin de l’équivocité
ontologique d’une pensée-représentation à mi-chemin entre l’être et le néant, Ockham a affirmé
avec force que la pensée est dans l’être. Elle est réintégrée à l’univocité de l’être. « Être »- « étant » est
donc, au fond, univoque et se dit de la même manière des singuliers ultimes et de leurs signes. Dans
tout bon usage ontologique de la copule, le verbe « être » dénote qu’il est fait référence aux
singuliers, qu’il s’agisse d’étants ultimes singuliers dans le langage ordinaire, ou de signes singuliers
dans le métalangage. « Être », dans son bon usage, est selon Ockham, comme l’a remarqué Ernest
Moody91, un instrument universel de singularisation : il singularise tout ce dont il se dit. Autrement dit,
il est transcendantal pour autant que le terme « singulier » est transcendantal. En ce sens, qui est le
seul vraiment adéquat, il est univoque pour tout ce dont il se dit, étants ultimes ou signes, en tant
qu’ils sont singuliers. Singulier, étant et être sont synonymes, dans une suprême, une transcendante
univocité.
Mais il est clair que cette univocité est pour le moins vague. En tant que synonyme d’« étant
singulier », le terme « être » ne nous dit rien que l’expérimentation singulière de chaque étant ne nous
apprendrait. La question est plutôt de savoir ce qu’« être » signifie en tant que concept commun à tous les
singuliers, ce que signifie le fait général que de tout singulier on peut dire qu’il est ou qu’il est un
étant92. Que signifie « être » ou « étant » en général ? La réponse d’Ockham peut être assez
simplement résumée : pas grand-chose. Qu’y a-t-il de commun entre une pierre, une chèvre et une
pensée ? Non seulement elles ne partagent pas des traits essentiels nombreux, comme une chèvre et
une chèvre, mais elles ne partagent pas non plus un petit nombre de traits essentiels, comme une
chèvre et un escargot. Autrement dit, l’univocité de l’être, qui se dit de la pierre comme de la chèvre
et d’une pensée dans l’esprit, n’est ni celle d’un concept spécifique ni celle d’un concept générique.
Au-delà de ces deux premiers modes d’univocité93, l’être doit en avoir un troisième, marqué par la
plus grande indétermination pensable94. Cette indétermination est encore plus manifeste, c’est-à-dire
plus vide, si l’on essaie de comparer n’importe quel singulier au singulier par excellence : Dieu, qui
n’a rien de commun avec quoi que ce soit (on y reviendra). L’être peut donc bien se dire de tout de
manière univoque, mais il ne nous apprend rien de quoi que ce soit. Le jeu référentiel du terme
« être » est tel qu’il condamne le projet d’un genre de discours qui voudrait s’en tenir à lui. Il le
condamne à la platitude, voire à la tautologie. Ce projet devra donc être critiqué comme celui de la
Métaphysique qui se veut « science de l’être en tant qu’être ». Pour l’heure, les termes
transcendantaux se montrent à nous comme autant d’exemples de signes jouant plusieurs jeux à la
fois, celui de l’équivocité et de la connotation, à moins de se résorber dans la référence, certes finalement
absolue et univoque, mais extrêmement indéterminée du mot « être », le transcendantal des
transcendantaux.
En envisageant ainsi les grands concepts de la logique traditionnelle des termes et leurs divisions
hiérarchiques comme autant d’exemples, et non comme l’armature rigide de tout discours,
simplement commune à Ockham et à tous les scolastiques, on cerne un peu mieux l’originalité de la
sémiologie ockhamiste et la fécondité de son analyse des jeux de signes. Le jeu de la référence, les
jeux irréductibles qui le constituent et leurs règles, commandent une réinterprétation, une
réévaluation complète de cette vieille armature logique. Les concepts appartenant aux catégories
d’Aristote ne sont que des concepts quelconques faisant référence, non à d’hypothétiques « genres de
l’être », mais aux mêmes étants singuliers ; ils se distinguent seulement par leur manière de faire
référence et principalement selon qu’ils jouent le jeu d’une référence absolue et directe ou
connotative et oblique. Les concepts de relation, qui font l’exception, ne sont, avec tous les
« prédicables », que des concepts de concepts propres à un métalangage ; ils thématisent seulement
certains caractères des concepts en tant que concepts (le caractère d’être relatif, générique, spécifique,
etc.). Enfin, les concepts transcendantaux jouent plusieurs jeux à la fois, dans le langage et le
métalangage, et se résorbent finalement dans l’univocité extrêmement indéterminée qui caractérise la
référence du concept d’« être ».
La théorie des jeux de signes autour de la référence et en son sein montre par là sa fécondité :
replacés sur la carte des jeux de signes, tous les signes peuvent être analysés quant à leur référence,
même s’ils sont, comme les concepts de la vieille logique, très complexes et enchevêtrés. Le principe
de cette analyse est le privilège absolu de la référence – précisément en tant qu’elle peut être absolue –
et avant tout de la référence aux étants singuliers ultimes. Il s’agit, dans toute analyse sémiotique, de
retourner sans cesse à la singularité des étants signifiés et, si ce retour est impossible, comme dans le
cas des méta-signes du métalangage, de signaler clairement cette impossibilité et d’éviter ainsi le
dérapage métaphysique par lequel des concepts qui n’ont rien à nous dire des étants acquièrent un
prestige ontologique illusoire. Il s’agit, en un mot, de soumettre tous les signes à l’épreuve de la
référence aux singuliers et de formuler les règles qui leur conviennent. Ces règles sont finalement
peu nombreuses et simples : règles de la citation et du métalangage, règles de la référence absolue en
propre, règles de l’impropriété rhétorique (tropes), de l’équivocité délibérée et de la connotation. Le
bon usage des signes est un usage conscient de ces règles, et qui s’y tient. Elles permettent de
déterminer le jeu référentiel de chaque signe pris en lui-même, de déterminer le rapport qu’il établit,
ou n’établit pas, aux étants singuliers. À partir de ce grand jeu de la référence et des petits jeux qui en
constituent les variations, tout ce qui se donne dans l’ordre du discours peut être mis à l’épreuve,
tous les enchaînements de signes et les enchaînements de phrases. Se donnent dans l’ordre du
discours : la vérité et le jugement, la connaissance prédicative et les sciences comme autant de genres
de discours. Envisager tout cela d’un point de vue sémiotique, cela veut dire, pour Ockham,
envisager tout discours exclusivement comme une manière de se rapporter aux étants singuliers, une
manière de dire les singularités. Par rapport à la tradition métaphysique antérieure, mais aussi par
rapport à tout ce qui peut la prolonger, ce point de vue strictement référentiel est profondément
révolutionnaire.

§ 35. Conclusion. La sémiologie d’Ockham opère en effet ce que l’on pourrait appeler, pour
conclure, une conjuration du sens. L’idée de sens est, certes, une idée complexe qui elle-même peut
signifier plusieurs choses très différentes, voire incompatibles. On peut pourtant en donner une
définition négative qui en circonscrit préalablement la portée tout en ouvrant très largement le
problème qu’elle pose toujours. On appelle en général « sens » ce qu’une unité de langage exprime et
qui ne se réduit pas à la somme des références qu’elle accomplit en direction des étants extérieurs ; ou
encore, on appelle « sens » ce que l’on comprend par des signes et qui ne se réduit pas à la simple
extension de ces signes, aux séries de leurs référents extérieurs. L’idée de sens est alors liée à celle
d’une puissance d’expression qui habiterait le langage, d’une pensée vivante, dynamique et
intérieure, opposée à l’extériorité des référents comme à celle des parties du langage articulé. Le sens
« passerait », « circulerait » dans le langage, il serait compris comme dans une sorte d’intelligibilité
première, on « adhérerait » au sens, on parlerait dans « l’élément » du sens. Cette idée du sens, pour
vague qu’elle soit dans son principe, pénètre dans tous les domaines de la pensée médiévale avant
Ockham par des relais déterminés. Elle est tributaire de l’idée d’une pensée intérieure irréductible
aux formes du langage articulé et qui pourtant lui insufflerait toute sa puissance d’expression. Cette
pensée intérieure est elle-même tributaire du Logos, ou Verbe divin, conçu comme le lieu divin de
l’intelligibilité. L’origine de ce Verbe johannique est connue : elle est en partie scripturaire, dans la
parole et la sagesse du Dieu de l’Ancien Testament, en partie philosophique par l’influence du
platonisme de Philon d’Alexandrie. Le Verbe, ou Logos, est la pensée créante de Dieu, son Fils, à la
fois l’ordre de toute la création et sa représentation, l’unité même de l’ordre et de sa représentation.
L’interprétation dominante du Verbe, au Moyen Âge, est intellectuelle (à l’exception notable de la
conception de Bonaventure, du Verbe comme amour). Cette intelligibilité première souffre une
analogie avec la pensée humaine, par sa participation au Verbe, analogie très développée par
Augustin, qui orienta ainsi toute la conception médiévale du sens : la pensée humaine, ou discours
mental, serait un « vestige » psychologique du Verbe, deuxième personne de la Trinité95. À ce lieu
interne du sens sont toujours associées les valeurs de la compréhension, de l’expression vivante
opposée à la simple énonciation dans le langage articulé, à sa rigidité et son extériorité. C’est
seulement ce « verbe mental » qui insufflerait du sens au langage articulé, forme dégradée et
contingente du Logos divin. C’est donc une conception originairement démiurgique de la langue qui
motive cette idée du sens : Dieu a créé au moyen de son Verbe et c’est par participation à ce Verbe
créateur que nous pouvons produire du sens dans le langage. Cette participation est décrite, dans le
néo-platonisme augustinien, comme un rapport d’image à archétype et, dans l’aristotélisme
scolastique, comme une actualisation d’un intellect potentiel par un intellect agent, divin ou
intermédiaire.
Par rapport à cette grande épopée médiévale du sens, la pensée ockhamiste expose à un profond
désenchantement. Ockham conjure le sens à sa source même et jusque dans ses derniers
retranchements. Par l’aspect théologique de l’ontologie du singulier, on a vu que la source même du
Logos était déviée, sinon tarie. La pensée de Dieu, son Logos, son Verbe ou son Entendement, est une
pensée pratique. Dieu connaît les singuliers en tant que créables et il les connaît singulièrement ; ses
Idées sont des idées singulières pratiques. Ce n’est donc pas dans une universalité des pensées
divines, dans quelques modèles ou archétypes généraux, qu’on peut chercher la source d’un sens
irréductible à la référence singulière aux étants extérieurs. L’universalisme, le réalisme des essences
communes, qui fut toujours lié à la conception médiévale du sens, est banni à sa source même. Dieu
crée à la manière d’un artisan des singuliers, non à la manière du Démiurge du Timée copiant des
archétypes. Quant à l’ordre de la création présenté et représenté dans le Logos divin comme source de
tout sens, ce n’est que la connexion locale des étants singuliers. Cela ne veut pas dire que la pensée
divine est sur le même plan que la nôtre : elle lui est infiniment supérieure, Dieu connaissant tous les
singuliers possibles et impossibles, passés et à venir. Cela veut seulement dire qu’entre elle et nous ne
passe pas le souffle d’un sens irréductible au rapport singularisé aux singuliers : le Logos divin n’est
que la vue simultanée de toutes les séries de tous les singuliers. La pensée humaine, le « verbe
mental » n’est pas alors non plus le lieu d’un sens, d’une expression vivante qui passerait seulement à
travers les articulations rigides et l’extériorité du langage conventionnel. La supériorité du discours
mental n’est pas relative au sens mais à l’origine, le discours mental étant premier. Celui-ci est
pourtant entièrement recouvert par le langage articulé, qui même l’excède dans la redondance. Le
langage mental n’a pas, ainsi, à passer dans l’extériorité comme pour produire ou exprimer du sens, il
est immédiatement dans l’extériorité. Il est formé, en effet, de concepts qui sont des signifiants
primaires n’ayant d’être qu’à faire référence aux étants singuliers extérieurs. Il n’y a pas d’intériorité du
sens. Enfin, par la théorie des jeux de la référence, le sens, comme expression irréductible à une
somme de références, est conjuré. À moins d’être seulement citée, toute unité de langage accomplit à
sa manière une référence et n’accomplit rien d’autre que de la référence. Elle l’accomplit selon des
jeux et des règles variés, ses référents peuvent être inexistants et seulement possibles, la façon dont
elle y renvoie peut être complexe et indirecte, comme par une référence seconde et oblique à tel
aspect partiel des étants, par une connotation – mais il s’agit toujours, d’une manière ou d’une autre,
de renvoyer aux étants singuliers. Tout ce que signifie une unité de langage se réduit exactement à la
somme de ses références, aux extensions de ses concepts ajoutées ou soustraites et correspondant aux
séries de référents extérieurs définies par les termes. Entre les étants singuliers dont le monde est fait
et les signes, mentaux ou articulés, qui en tiennent lieu, il n’y a pas de place pour le sens.
En vérité, si l’idée de sens, et avec elle l’acception traditionnelle du Logos, doit être conjurée, c’est
qu’elle suppose toujours l’objectivité de quelque chose qui ne serait pas de l’ordre des étants singuliers comme
référents ; l’objectivité de pensées (divines ou humaines), d’un exprimable ou d’un signifiable distinct
des singuliers extérieurs. De ce point de vue, Ockham essaie de conjurer par avance toutes les formes
possibles d’un objectivisme ou d’un réalisme du sens, qui fait souvent bon ménage avec le réalisme des
universaux. Le réalisme était encore très ambigu, c’est-à-dire très puissant, dans l’idée stoïcienne
d’« exprimable », l’exprimable étant un incorporel, à peine réel, un événement à la surface des étants
singuliers. Il le sera moins, après Ockham, dans les théories du « signifiable », en particulier chez
Grégoire de Rimini : le « signifiable » serait l’objet de la proposition, ne se réduirait pas à la somme
des références de ses parties et jouerait un rôle intermédiaire dans la connaissance d’un intelligible.
Certes, Grégoire de Rimini nomme ce prétendu sens supérieur un « non-existant », il n’en fait pas
encore une réalité ; mais, comme le montre l’histoire de la notion de « signifiable » au XIVe siècle96, il
aura suffi de lui supposer une certaine objectivité autonome pour rendre possible un réalisme du
signifiable qui est une forme du réalisme du sens : André de Neufchâteau en donna, par exemple,
une version très tranchée. Ce réalisme, sous toutes ses formes, et même toute objectivation du sens,
sont aux antipodes de la conception ockhamiste du langage, pour laquelle il n’y a de réel et même de
proprement objectif que les étants dans leur singularité, auxquels toute unité de langage se contente
de faire référence. Ockham refuse l’objectivation du sens comme tel, non seulement dans sa forme
traditionnelle, dans la grande épopée médiévale du sens comme Verbe, mais par avance dans toutes
ses formes possibles. Par exemple, comme on l’a vu, les concepts, à titre de « signifiés » dans la
théorie de Saussure, ne sauraient constituer un sens autonome, car ils ne sont, selon Ockham, que
des signifiants primaires qui, certes, servent à interpréter la référence des signifiants linguistiques,
mais qui renvoient en eux-mêmes aux singuliers sans autre objectivité que la leur : il n’y a là que de la
référence. Par exemple encore, la conception de Meinong selon laquelle le sens serait un « objet »97,
ou même celle de Frege selon laquelle le sens se distinguerait de la référence dénotative et
constituerait une « pensée objective », sont, au fond, incompatibles avec la sémiologie référentielle
d’Ockham. Frege montre en effet l’autonomie du sens par rapport à la référence par l’exemple
suivant : lorsqu’on affirme que la référence de deux signes est la même, on saisit une pensée objective
qui – par hypothèse – n’implique aucune référence supplémentaire. Ainsi, lorsqu’on affirme que
l’étoile du soir est l’étoile du matin (Vénus), il n’y a pas de nouvelle référence mais quelque chose de
nouveau est pourtant saisi, qui est précisément du sens, une pensée objective98. Ockham répondrait
sans doute que, dans ce cas, la référence d’« étoile du soir », en vertu d’une certaine expérience, est
étendue de l’étoile apparaissant singulièrement le soir à l’étoile apparaissant singulièrement le matin
(et inversement), dans un nouvel acte de référence. Il s’agit d’une nouvelle référence et de rien
d’autre. D’une manière générale, on accomplit des références de toutes sortes aux étants singuliers,
mais rien qui mériterait le nom de « sens » n’a une objectivité – et encore moins une réalité –
suffisante pour dire qu’on le « saisit ». Pour paraphraser Wittgenstein, le sens d’un mot – ou d’un
concept – n’est que son usage référentiel. Le sens n’a d’objectivité qu’illusoire, dans les jeux de la
référence, les effets de référence complexe et de connotation. Il doit être conjuré.
Conjuration du sens, critique de la représentation : il y a là deux pensées parallèles. De même qu’il
n’y a que des effets de représentation toujours réductibles à un certain usage référentiel des signes
mentaux, de même il n’y a que des effets de sens toujours réductibles à un certain usage référentiel
des signes linguistiques (en tant qu’ils recouvrent justement des signes mentaux). Qu’il n’y a pas de
sens distinct de la référence dans le langage, pas même dans la pensée, cette thèse, dans son apparent
extrémisme, ne veut pas dire pour autant qu’il ne se passe rien dans l’enchaînement des signes selon
les règles du jeu de la référence. Dans l’enchaînement des signes, quelque chose de décisif arrive : un
acte de référence conjointe. En joignant, par exemple, plusieurs signes communs selon leurs jeux de
référence propres, on vise des singuliers comme à l’intersection de plusieurs séries : « les coquelicots
sont des fleurs rouges poussant dans les champs », c’est-à-dire des étants singuliers faisant à la fois
partie de la série des fleurs, des choses rouges et des plantes poussant dans les champs.
L’accomplissement d’une référence conjointe en direction de singuliers déterminés est la vérité. Elle
fonde l’ordre de la connaissance prédicative, du jugement, des sciences comme autant de genres de
discours où s’enchaînent des phrases vraies. Les jeux de la référence pouvaient être parcourus dans une
analyse des signes pris isolément, dans une logique atomique. Les phrases – et leur vérité dans
l’accomplissement d’une référence conjointe – doivent être envisagées par une logique des
enchaînements, seconde partie de la sémiologie d’Ockham. Elle est le prolongement d’une pensée
strictement référentielle, d’une pensée du langage comme lieu d’un rapport aux étants singuliers. Elle
cherche à déterminer ce qui reste des singuliers dans le discours, des phrases les plus rudimentaires
aux systèmes de phrases les plus élaborés.

1. La théorie de la « supposition » ne fut pas inventée par Ockham. On en trouve d’autres formes chez Guillaume de Shyreswood,
Pierre d’Espagne et surtout Walter Burleigh. Mais il lui donna une forme strictement logique, dépouillée des préjugés de la
métaphysique réaliste et dont la cohérence s’imposa après lui, fût-ce dans les controverses qu’elle suscita. On la trouve pleinement
développée dans les derniers chapitres du premier livre de la S.L. (I, 63-77). Cf. L.M. De Rijk, « The origins of the theory of the
properties of terms », in The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, éd. N. Kretzmank, H. Kenny, J. Pinborg, Cambridge, 1982,
p. 161-174, et A. Maierù, Terminologia Logica della Tarda Scolastica, Ateneo, Rome, 1972.

2. « La supposition est, pour ainsi dire, le fait d’être posé pour quelque chose d’autre [quasi pro alio positio], de sorte que le terme dans
la proposition tient lieu de quelque chose [stat pro aliquo]. » S.L., I, 63, p. 193.

3. « La supposition est la propriété convenant au terme, mais seulement dans une proposition. » Ibid., p. 193.

4. Premier exposé succinct (trop long, pourtant, pour le traduire ici) des trois suppositions : S.L., I, 64 (« De la division de la
supposition »), p. 195-197.

5. Ces signes à la référence déterminée sont ceux dont on a parlé plus haut, les « catégorèmes » :
« Il faut savoir que seul le catégorème qui est un terme de la proposition [sujet ou prédicat] et qui est pris de façon significative
[référentielle] peut être en supposition personnelle. » S.L., I, 69, p. 208.

6. « Il faut remarquer que le terme, dans quelque proposition que ce soit, peut toujours avoir une supposition personnelle, à moins
qu’il ne soit contraint à une autre supposition par la volonté de ceux qui en usent. » S.L., I, 65, p. 197.

7. Soit l’objection : dans la phrase « Tous les noms sont des parties du langage », le mot « nom » est aussi un nom ; il ne fait donc pas
seulement référence à des choses extérieures, les autres noms, mais aussi à lui-même ; il y a donc de l’auto-référence, contrairement au
principe d’Ockham qui veut que toute référence soit un renvoi à l’extériorité. Ce genre d’objection n’a jamais vraiment intéressé
Ockham. C’est à partir de considérations semblables qu’on peut inventer des paradoxes du style de l’« adjectif hétérologique » de Kurt
Grelling. Il n’empêche qu’Ockham peut y répondre. Par rapport à tous les noms sauf le nom « nom », « nom » est en supposition
personnelle : il y fait référence comme à des choses extérieures. Par rapport à lui-même en tant que nom, « nom » est en supposition
matérielle : il tient lieu de lui-même en se citant lui-même comme nom, mais il ne s’agit pas d’une référence. Dans la phrase « Tous
les noms sont des parties du langage », le nom « nom » remplit donc deux fonctions différentes, celle de la référence et celle de la
citation, en supposition personnelle et matérielle (il est et n’est pas, à la fois, entre guillemets : des guillemets clignotants, en quelque
sorte). Il n’y a pas là d’auto-référence et les paradoxes qui pourraient s’y engendrer ne sont pas des paradoxes. Il y a seulement deux
niveaux de langage hétérogènes superposés. On fera une remarque générale, un peu plus loin, sur les paradoxes de la prétendue « sui-
référentialité ». Cf. C. Panaccio, « G. d’Occam et les paradoxes sémantiques », Cahiers d’Épistémologie, Montréal, 1987.
8. « La supposition personnelle, en général, est telle lorsque le terme tient lieu de son significat [référent], que ce significat soit une
chose hors de l’esprit, qu’il soit une parole, un concept, un mot écrit, ou quoi que ce soit d’imaginable. » Ockham donne ensuite un
exemple correspondant à chaque cas. S.L., I, 64, p. 195.

9. « La supposition discrète caractérise le nom propre de quelqu’un ou le pronom démonstratif pris de façon significative
[référentielle] ; et cette supposition rend la proposition singulière. Ainsi : “Socrate est un homme”, “cet homme est un homme”,
etc. » S.L., I, 70, p. 209.

10. « La supposition personnelle commune est quand un terme commun tient lieu. Ainsi : “un homme court”, “tout homme est
un animal” [...]. La supposition [commune] déterminée est quand on peut descendre par une disjonction jusqu’aux singuliers. [...] Elle
est appelée déterminée, parce qu’elle dénote que la proposition est vraie pour quelque singulier déterminé. » Suivent des exemples.
S.L., I. 70, p. 210.

11. « La supposition personnelle seulement confuse est quand un terme commun tient lieu personnellement et qu’on ne peut pas
descendre aux singuliers par une disjonction sans faire en rien varier l’autre terme [le prédicat], mais seulement par une proposition qui
opère une disjonction dans le prédicat, et lorsqu’on peut inférer la proposition de n’importe quel singulier [élément de cette
disjonction du prédicat]. » Suit un exemple. S.L., I, 70, p. 211. Cf. G. Priest et S. Read, « Merely confused supposition... », Franciscan
Studies, 40, 1980.

12. « La supposition confuse et distributive est quand on peut descendre [aux singuliers] par une conjonction [aliquo modo copulative],
si [la proposition] contient beaucoup [de singuliers] et qu’on ne peut l’inférer formellement d’aucun pris en particulier. » Suit un
exemple. S.L., I, 70, p. 211.

13. La possibilité de faire référence à des singuliers qui n’existent plus ou pas encore, qui ont existé ou peuvent exister, nous l’avons
déjà notée en citant l’important texte : S.L., I, 33, p. 95-96 (« Du terme “signifier” »). Ockham la rappelle en se faisant à lui-même
des objections au sujet de la « supposition personnelle » : S.L., I, 72, p. 214-226 :
« Objection : comment le mot “homme” tient-il lieu dans la phrase “Socrate fut un homme”, attendu que Socrate n’est pas. Ou
encore : comment tiennent lieu les termes dans les propositions concernant le passé, ou l’avenir, ou le possible, ou dans toutes les
propositions modales ? » [...]
« Réponse : il faut dire que dans tous ces cas les termes sont en supposition personnelle. Il faut comprendre par là que le terme est
en supposition personnelle quand il tient lieu de ses significats [référents], soit de ceux qui furent ses significats, soit de ceux qui le
seront, soit de ceux qui peuvent l’être. » Ibid., p. 214-215.
Cette solution est plus que verbale : elle réside dans l’affirmation qu’il y a une modalité de la référence qui n’est aucunement une
référence à une modalité. La référence est toujours un renvoi à des étants, elle se modalise seulement selon le type d’accès à ces étants
(accès présent, accès passé ou à venir, accès possible).

14. C’est le cas des deux propositions : « Je te dois vingt livres », « je te promets un cheval », envisagées par Ockham avec les
objections qu’il se fait. Les prédicats « vingt livres » et « un cheval » tombent sous le coup de la supposition personnelle seulement
confuse, car on ne peut descendre dans la série de leurs référents singuliers que par une disjonction du prédicat (soit ce cheval, soit
celui-là). S.L.., I, 72, p. 219.

15. Commentaire presque littéral du second paragraphe de la page 206 de S.L., I, 67, conclu ainsi par Ockham :
« Cette supposition [matérielle] ne convient pas seulement à une parole mais à un signe écrit et à une partie d’une proposition
mentale, que cette partie soit elle-même une proposition ou seulement une partie. Bref, elle [la supposition matérielle] peut convenir
à tout complexe et à tout incomplexe. »

16. « Dans “il est vrai que l’homme soit en train de courir”, le sujet “que l’homme soit en train de courir” ne tient pas lieu de lui-
même [dans sa littéralité], mais tient lieu de la proposition “l’homme court”, que pourtant il ne signifie pas. » S.L., I, 67, p. 206.
Rappelons qu’en effet, en supposition matérielle, le signe tient lieu d’un signe qui lui correspond mais auquel il ne fait pas référence :
un signe cite un signe (éventuellement lui-même).

17. Ruprecht Paqué, Le Statut parisien des Nominalistes, traduction d’Emmanuel Martineau, Paris, P.U.F., 1985, surtout p. 89-123.

18. « Ainsi faut-il distinguer au sujet de la proposition : “animal rationnel est la définition de l’homme”. Car, prise en supposition
simple, elle est vraie, mais elle est fausse prise en supposition personnelle. » S.L., I, 65, p. 198.

19. Cette confusion est particulièrement nette dans la théorie de la supposition chez Pierre d’Espagne, qui fait de la supposition
simple (« l’homme est une espèce ») le renvoi à un universel réel (l’homme universel), où le signe tiendrait lieu d’une chose
universelle, c’est-à-dire d’un référent. Les conséquences de cette confusion sont incalculables, elles engagent toute la métaphysique
réaliste.
20. C’est bien un procès du langage de la métaphysique qu’instruit Ockham à propos de la « supposition », comme on l’a déjà vu le
faire sur le plan strictement ontologique (avec le « nouveau cadastre »). Ce procès est explicite dans le chapitre 66 du premier livre de
la Somme de Logique (p. 199-205) : il est, à la manière d’Ockham, à la fois intransigeant et généreux. Il s’agit de démasquer, dans bon
nombre de propositions universelles classiques, une confusion entre parler de concepts et parler d’étants, donc entre deux niveaux de
langage, celui de la supposition « simple » et celui de la supposition « personnelle ». Une fois la confusion démasquée, Ockham sauve
certaines de ces propositions en les déclarant « littéralement fausses » mais vraies « selon l’intention de leurs auteurs » (conjecturer une
telle intention est ce qu’il y a, ici, de proprement généreux). Cela veut dire qu’elles transgressent les règles du jeu de la référence, mais
qu’elles peuvent être reformulées dans les règles. Par exemple : « De telles propositions sont simplement fausses dans leur littéralité
[simpliciter falsae de virtute sermonis], bien que celles que voulait dire le Philosophe [Aristote] à travers elles fussent vraies. »
« Il faut donc savoir que le Philosophe et d’autres prennent le concret pour l’abstrait et l’inverse, le pluriel pour le singulier et
l’inverse, l’exercice de la référence [actus exercitus] pour l’usage de concepts cités en tant que concepts [actus signatus] et l’inverse. [...]
« Et cela les fait tomber dans bien des erreurs. » [...]
« C’est pourquoi l’erreur de tous ceux qui ont cru qu’il y avait dans la chose quelque chose d’autre que le singulier, et que
l’humanité, qui est distincte des singuliers, était quelque chose dans les individus et de leur essence, cette erreur les a conduits à
beaucoup d’autres erreurs en logique. » Ibid., p. 201-202, p. 204.
Quant à la reformulation qui s’impose, nous ne l’envisagerons, ici, que dans son principe général. Ses conditions détaillées sont bien
exposées par Ruprecht Paqué, op. cit., ibid., bien qu’il voie une tare dans leur caractère « controuvé » et « peu naturel » ; ce en quoi il a
peut-être raison, mais, s’agissant d’une réévaluation des énoncés traditionnels de la métaphysique, l’artifice est inévitable, et le déceler
ne constitue en rien une objection.

21. « L’actus exercitus est celui qui est produit par le verbe “est” ou autre chose de ce genre [un verbe actif], qui ne signifie pas
seulement que quelque chose est prédiqué d’autre chose, mais exerce [la prédication et la référence] en prédiquant l’un de l’autre,
comme lorsqu’on dit : “l’homme est un animal”, “l’homme court”, “l’homme discute”, etc. » S.L., I, 66, p. 202.

22. « L’actus signatus est celui qui est produit par des verbes comme “être prédiqué de”, “être sujet de”, “être vérifié de”, “convenir
à” et d’autres signifiant la même chose. Par exemple [...], ce n’est pas la même chose que de dire : “le genre est prédiqué de l’espèce”,
ou “le mot ‘animal’ est prédiqué du mot ‘homme’”, et : “l’espèce est le genre” ou “le mot ‘homme’ est le mot ‘animal’”, car les deux
premières propositions sont vraies et les deux dernières fausses. » Ibid.

23. Cet exemple trouve sa solution p. 201, l. 43-46, ibid.

24. Exemple explicité p. 202, l. 82 - 203, l. 94, ibid.

25. Exemple transposé au son, « premier objet de l’ouïe », ibid., p. 203, l. 94 - 204, l. 111.

26. A. Tarski, « La construction d’une sémantique scientifique » et « La conception sémantique de la vérité », in Logique, sémantique,
métamathématique, textes rassemblés par Gilles-Gaston Granger, Paris, Colin, 1974, surtout p. 131-139.

27. Robert Blanché, La Logique et son histoire, Paris, Colin, 1970, p. 159. L’auteur reconnaît pourtant la légitimité de cette théorie
dans l’horizon des langues naturelles.

28. E.A. Moody, op. cit., p. 43.

29. Saint Paul, Tite, I, 12.

30. La réponse d’Ockham est encore plus simple, mais a le même sens : la partie (de la proposition) ne peut supposer pour le tout.
S.L., III, III, 46, p. 746, et Elench., p. 267-268. On la trouve aussi chez W. Burleigh. Mais Ockham abandonne le problème aux
« ingénieux ».

31. La différence entre termes de « seconde intention » et de « première intention » est l’objet du chapitre 12 du livre I de S.L.,
p. 41-44.

32. La différence entre termes de « seconde imposition » et de « première imposition » est l’objet du chapitre 11 du livre I de S.L.,
p. 38-41.

33. « On appelle intention première au sens strict le nom mental, capable de tenir lieu de son significat. » C’est-à-dire, en fait, le
catégorème mental. S.L., I, 12, p. 43.

34. « On appelle intention première au sens large tout signe conceptuel existant dans l’âme qui ne signifie pas exclusivement des
concepts ou des signes, soit qu’il s’agisse d’un signe au sens strict du terme, signifiant de telle manière qu’il est capable de tenir lieu de
son significat dans une proposition [le catégorème], soit qu’il s’agisse d’un signe au sens large, au sens où l’on dit que les
syncatégorèmes aussi signifient. Et ainsi les verbes mentaux, les syncatégorèmes mentaux, les conjonctions, etc., peuvent être dits des
intentions premières. » Ibid.

35. « L’intention seconde est un signe de ces intentions premières, comme les concepts de “genre”, d’“espèce”, etc. [...] On peut
dire qu’au sens strict, l’intention seconde se dit du concept qui signifie exclusivement des intentions premières. » Ibid., p. 43-44.

36. « Au sens large [l’intention seconde] se dit du concept qui signifie des concepts et aussi des signes conventionnels, s’il existe de
tels concepts. » Ibid., p. 44. Or, selon ce qu’il vient de dire, il en existe, puisqu’il existe des verbes mentaux et que, donc, le concept
de « verbe » signifie aussi bien ces verbes mentaux que les verbes de la langue.

37. « Les noms de première imposition au sens strict sont de deux sortes. Certains sont des termes de première intention, certains
des noms de seconde intention. Les noms de seconde intention sont ainsi nommés parce qu’ils sont imposés exclusivement pour
signifier des concepts, soit exclusivement les concepts qui sont des signes naturels, soit aussi des signes conventionnels ou leurs
conséquences. Ainsi les noms “genre”, “espèce”, “universel”, “prédicable”, etc., qui ne signifient que des concepts qui sont des signes
naturels ou des signes conventionnels. » S.L., I, 11, p. 40.

38. « Les noms de première imposition au sens large sont tous les noms qui ne sont pas de seconde imposition. Et ainsi, les signes
syncatégorématiques, comme “tous”, “nul”, “quelque”, “n’importe lequel”, sont des noms de première imposition. » Ibid., p. 39-40.
Ockham omet les prépositions, conjonctions et verbes, tous non catégorématiques.

39. « Au sens large, est de seconde imposition tout signe qui signifie des mots conventionnels, qu’il soit commun aux concepts qui
sont des signes naturels ou pas. Ainsi les noms “nom”, “pronom”, “conjonction”, “verbe”, “cas”, “nombre”, “mode”, “temps”, pris
au sens où les prend le grammairien. » Ibid., p. 39.
Précision sur les noms « communs aux mots et aux concepts » :
« Un nom de seconde intention au sens large signifie les concepts qui sont des signes naturels, soit qu’il signifie, en outre, les signes
conventionnels en tant qu’ils sont des signes, soit que non. Et ainsi, certains noms de seconde intention et de première imposition sont
aussi des noms de seconde imposition [au sens large, donc] ». Ibid., p. 40.

40. « Les noms de seconde imposition sont des noms imposés pour signifier des signes conventionnels et ce qui est la conséquence
de ces signes... » Ibid., p. 39.

41. « Au sens strict, le nom de seconde imposition est celui qui ne signifie que des signes conventionnels, de telle sorte qu’il ne
puisse convenir aux concepts qui sont des signes naturels. Ainsi les noms “figure”, “conjugaison”, etc. » Ibid., p. 39.

42. Ockham parle d’« erreur » au sujet de la métaphysique réaliste, et même d’erreur capitale, puisqu’elle engendre toutes les autres
erreurs importantes en logique. Cf. S.L., I, 66, p. 204. Il appelle le réalisme de l’universel une « opinion irrationnelle » (Herm. p. 351,
l. 8 et suivantes).

43. « “Genre” et “espèce” sont des intentions secondes » S.L., I, 12, p. 43. On trouve une foule d’affirmations équivalentes au sujet
d’« universel ».

44. « Les intentions premières signifient des choses qui ne sont pas des signes ni des conséquences des signes... » (je souligne). S.L., I, 11,
p. 40. Les étants ultimes, comme on l’a vu au tout début du premier chapitre, sont régulièrement appelés par Ockham des « choses
qui ne sont pas signes ».

45. « Les noms simplement absolus sont ceux qui ne signifient pas une chose principalement et une autre secondairement, mais tout
ce qui est signifié par ces noms l’est de façon également première, comme on le voit du nom “animal”, qui ne signifie que les vaches,
les ânes, les hommes et les autres animaux et ne signifie pas l’un d’eux premièrement et l’autre secondairement. » S.L., I, 10, p. 35.
« Sont des noms absolus : “homme”, “animal”, “chèvre”, “pierre”, “arbre”, “feu”, “terre”, “eau”, “ciel”... » Ibid., p. 36.

46. « Sont absolus les noms : “noirceur”, “chaleur”, “douceur”, “odeur”, “saveur”, etc. » Ibid., p. 36.

47. « À proprement parler, de tels noms n’ont pas de définition nominale [definitio exprimens quid nominis] [...]. Car certain terme,
posé dans tel discours, signifie quelque chose qu’il ne signifie pas de la même manière dans un autre discours, et ainsi il n’a pas de
définition nominale. Et il en est ainsi des noms simplement absolus. » Ibid., p. 35-36. Autrement dit, les noms absolus, parce qu’ils font
directement référence aux étants singuliers, n’ont pas de définition générale, analytique, nominale, mais seulement la définition de
chaque référent au coup par coup. Les termes ayant une définition nominale, comme on va le voir, sont ceux qui laissent les étants
comme tels dans l’indétermination et connotent seulement une propriété déterminée partagée par les étants.

48. « On ne peut accorder aucun crédit à l’argutie [cavillatio, le terme est méchant] de ceux qui disent que “humanité” signifie la
nature spécifique tandis que “homme” ajoute en outre la différence individuelle... » S.L., I, 7, p. 23. L’expression « nature spécifique »
est, du reste, à proprement parler, un monstre logique, puisque « spécifique » ne se dit que d’un concept et non de quelque chose du côté
de l’étant (c’est un méta-concept). Cette critique nous est bien connue, cf. la seconde section de notre premier chapitre.

49. « J’argumente ainsi : “homme” et “humanité” se comportent de la même manière l’un à l’égard de l’autre que “Socrate” et
“socratéité”. Car mes adversaires [les réalistes] posent en effet une telle “socratéité”, en forgeant un terme abstrait à partir de Socrate
comme on le fait à partir d’“homme”. Or “Socrate” ne signifie aucune chose distincte, ni formellement ni réellement, de ce que
signifie le nom “socratéité”, selon ces adversaires [en l’occurrence Walter de Chatton], ni l’inverse ; donc “homme” ne signifie rien
qui ne serait pas signifié par le nom “humanité”, ni l’inverse. » Ibid., p. 23-24. On voit qu’Ockham attaque ici le réalisme des
universaux dans une certaine version, mais on sait qu’il l’attaque aussi bien dans la version scotiste raffinée où l’universel se distingue
seulement « formellement » du singulier.
« Et ainsi toutes les propositions de ce genre sont littéralement fausses [de virtute sermonis, hoc est secundum proprietatem sermonis] : “tout
homme a l’humanité”, “toute humanité est dans l’homme”, “tout animal a l’animalité”, etc. Car rien n’a soi-même et rien n’est dans
soi-même, et par de telles propositions, on dénote que ce dont tient lieu le sujet a ce dont tient lieu le prédicat ou est dans ce dont
tient lieu le prédicat, et cela est faux, car sujet et prédicat tiennent lieu de la même chose ; ces propositions sont donc manifestement
fausses » (je souligne). S.L., I, 7, p. 28.
Or de telles propositions sont l’ordinaire de la métaphysique, dont Ockham, ici encore, programme une reformulation complète
selon le bon usage des signes, leur sens propre (la proprietas sermonis).

50. « Il faut dire (selon l’intention d’Aristote et de son Commentateur [Averroès]) que “homme” et “humanité” sont
synonymes... » Ibid., p. 23.
En fait, il y a une exception, qui ne nous intéresse pas ici : celle du Christ, qui, tout en étant homme, puisqu’il s’est fait homme,
n’est pas l’humanité, puisqu’il est toujours la divinité. Dans le chapitre 7 en question, Ockham s’emploie à se tirer de cette difficulté.
Ses arguments sont bien expliqués par Baudry, article humanitas de son Lexique, op. cit.

51. C’est l’objet du chapitre 77 du premier livre de S.L. (le dernier) : « De la supposition impropre ». Cf. surtout les exemples du
premier paragraphe de la page 237.

52. « Il faut, d’abord, savoir que seule la parole ou un autre signe conventionnel est équivoque ou univoque, et que donc l’intention
de l’âme ou le concept n’est pas équivoque ni univoque à proprement parler. » S.L., I, 13, p. 44.

53. « “Univoque” se dit de tout ce qui est subordonné à un seul concept, qu’il signifie plusieurs choses [série] ou non. Un signe
n’est pourtant univoque, à proprement parler, que s’il signifie, ou est capable de signifier, plusieurs choses de façon aussi première
[série], mais de sorte qu’il les signifie parce qu’un seul concept les signifie, étant donc un signe subordonné, quant à la signification, à
un seul signe naturel, qui est une intention ou un concept de l’âme. » Ibid., p. 46.

54. Équivocité : « les concepts ou intentions de l’âme, comme le sont les descriptions, les définitions et les concepts simples, sont
divers, mais le mot est unique. Cela est montré avec évidence par une expression [commune à] des idiomes divers, car, dans un
idiome, elle est imposée pour signifier la même chose qui est signifiée par tel concept et, dans un autre, pour signifier la même chose
qui est signifiée par tel autre concept, et ainsi se trouve subordonnée, quant à la signification, à plusieurs concepts ou passions de
l’âme. » Ibid., p. 45.

55. « L’équivocité est de deux sortes. L’une fortuite [a casu] [...], l’autre délibérée [a consilio]... » Ockham donne pour la première
l’exemple d’un nom propre commun à plusieurs porteurs, pour la seconde l’exemple du nom « homme » appliqué aux hommes réels
et aux images d’hommes. Ibid., p. 45 et Boèce, In Categorias, I, col. 166 B.

56. « Si tu demandes ce que signifie le mot “blanc”, tu diras qu’il signifie la même chose que toute cette expression : “quelque
chose étant informé par la blancheur” ou encore “quelque chose ayant la blancheur”. » S.L., I, 10, p. 36.

57. « Et il est évident qu’une partie de cette expression est posée in recto [“quelque chose”] et l’autre in obliquo [“ayant la
blancheur”]. » Autre définition équivalente : « Le nom connotatif est celui qui signifie quelque chose premièrement et autre chose
secondairement » : savoir l’étant et sa qualité. Ibid., p. 36.

58. L’exemple des mots « cause », « similitude » et « corps » se trouve ibid., p. 36-37. L’exemple des mots « intellect », « puissance »,
« acte » et d’autres se trouvent ibid., p. 38.

59. « Le nom connotatif a une définition nominale, dans laquelle il convient fréquemment de poser un terme in recto et l’autre in
obliquo. [...] Parfois, un verbe peut tomber dans la définition nominale, ainsi, si tu demandes ce que signifie le nom “cause”, on peut
dire qu’il signifie la même chose que toute cette expression : “quelque chose dont l’existence [esse] est suivie d’autre chose”, ou
“quelque chose qui peut produire autre chose”, etc. » Ibid., p. 36-37.
On peut dire que les termes connotatifs ont une définition nominale constante parce qu’ils laissent les étants singuliers dans
l’indétermination – avec la partie réelle de leur définition – mais font référence de façon déterminée seulement à une propriété liée à
ces étants.
60. Tout cela est abondamment discuté et nuancé dans les chapitres 5 à 9 du premier livre de S.L., dont le but me semble être celui
d’un exercice dialectique de distinction des types de référence avant leur définition explicite, et dont l’intérêt me semble, pour cette
raison, secondaire.
« Un terme concret peut tenir lieu de la partie ou de la forme et le terme abstrait du tout ou du sujet, ou parfois le contraire. Car
parfois le concret tient lieu de l’effet ou du significat et l’abstrait de la cause ou du signe, et parfois le contraire... »
« Parfois [l’abstrait tient lieu d’] un lieu et [le concret de] ce qui est situé, et ainsi nous disons que celui-ci est Anglais et non
l’Angleterre. » S.L., I, 5, p. 18.

61. Russell, The Philosophy of Logical Atomism, op. cit., p. 200-201. « Les noms que nous utilisons habituellement, comme “Socrate”,
sont en réalité des abréviations de descriptions [etc.]. »

62. Ockham entend par « description » une expression faite de termes désignant des propriétés essentielles ou accidentelles de
l’objet (sens strict et large). Au sens strict, toute définition est une description. Cf. S.L., I, 28, p. 89-90.

63. C’est ce qu’Ockham appelle la « supposition significative » pour un terme accidentel. Elle ne se distingue de l’exercice normal
de la référence, en supposition « personnelle », que dans le cas de ces termes accidentels, connotatifs et en général qualitatifs, comme
l’adjectif « blanc ». En supposition personnelle, « blanc » tient lieu de la chose blanche. Dans cette « supposition significative », « il tient
lieu de son significat », c’est-à-dire de la qualité de blancheur. Il s’agit bien, toujours, d’une référence. Cette importante précision
d’Ockham fut notée par Baudry dans le Commentaire sur les Sentences, cf. l’article supposition de son Lexique, op. cit., p. 260.

64. C’est ce qui oppose, comme l’a parfaitement montré Moody (op. cit., p. 96-97), le point de vue d’Ockham au point de vue,
devenu classique, de Porphyre.

65. Ockham appelle les catégories des « prédicaments ». Au sens le plus courant, un prédicament définit les concepts premiers et les
plus communs dans un certain ordre de concepts (« le premier et le plus commun dans cet ordre »). En ce sens, les concepts définissant
un prédicament, une catégorie, sont bien des concepts quelconques de première intention (« en ce sens, tout prédicament est un
incomplexe de première intention, en ceci qu’il signifie des choses qui ne sont pas signes »). Dans des cas exceptionnels, pourtant, un
prédicament peut s’appliquer à un concept et être donc un concept de concept, de seconde intention, comme lorsqu’on dit que « les
concepts sont des qualités de l’esprit », dans le métalangage de la théorie des concepts, bien différent du langage ordinaire où l’on dit
que le rouge est une couleur, par exemple. Cette précision faite, les concepts appartenant aux catégories, l’ordre des « prédicaments »,
peuvent être envisagés principalement comme des concepts quelconques. S.L., I, 40, p. 111.

66. « Selon que l’on répond à des questions différentes au sujet de la substance [singulière] par des termes incomplexes différents, ces
différents termes se rassemblent dans différents prédicaments [ou catégories] » S.L., I, 41, p. 116. « Cette division [des catégories] n’est
pas une division des choses hors de l’esprit, car la chose hors de l’esprit n’est pas prédiquée de plusieurs et seuls sont prédiqués le mot,
le concept ou un signe conventionnel. » Cat., 7, p. 158-160. « Je dis que les catégories ne sont pas des choses extérieures, mais des
termes signifiant des choses extérieures. Et comme, à des choses diverses, ou aux mêmes, peuvent correspondre des termes divers les
signifiant de diverses manières, il ne doit pas y avoir la même distinction entre les choses signifiées et les termes signifiants. Et donc,
bien qu’il y ait un tel nombre de catégories distinctes [dix], il ne doit pas y avoir autant de choses distinctes leur correspondant. Cette
opinion ne nie donc pas la distinction des catégories, mais elle nie la diversité de ces choses que d’autres posent. » Sent., I, dist. XXX,
qu. 3, p. 362.

67. Que les concepts de substance – et certains de qualité – sont des signes absolus, c’est ce qui découle :
1. Du fait, maintes fois affirmé par Ockham, qu’il n’y a de réel du côté de l’étant que des substances singulières et leurs qualités :
« Ceux qui disent [en l’occurrence moi-même] que toute chose est substance ou qualité doivent dire que tous [les signes] contenus
dans les autres catégories que la substance et la qualité sont des noms connotatifs ». Donc les concepts de substance et de qualité,
n’étant pas connotatifs, sont absolus. S.L., I, 10, p. 37-38, 40, p. 132-139 et Quod, I, qu. 18, p. 93.
2. Du fait, dérivant du précédent, que les concepts de substance – et certains de qualité – se disent des choses singulières « par soi »
(per se) ou encore sont prédiqués in quid (disant ce que la chose est), caractères propres aux signes absolus : « Selon la pensée d’Aristote,
aucune chose extérieure qui n’est ni un signe ni un nom ni un concept [donc aucun étant ultime] n’est par soi dans aucun autre genre
que celui de la substance et de la qualité » (« genre » est ici une métaphore, car il n’y a pas de genre de l’être). Cat., 12, p. 244.

68. Les concepts absolus de qualité sont des noms abstraits (« blancheur »), comme on l’a vu, cf. S.L., I, 10, p. 35-38. Ils signifient,
en outre, des qualités distinctes de leur support, au sens ou leur présence ne va pas de soi : la blancheur de Socrate ne va pas de soi,
tandis que la figure géométrique d’un corps va de soi. Il y a là des nuances difficiles entre les types de qualité, discutées par Ockham
mais dont nous renonçons à rendre ici un compte détaillé. Voir surtout S.L., I, 55 et 56, p. 179-183 et Quod., VII, qu. 2, p. 707-708.
La distinction la plus importante reste celle des concepts de qualité absolus et connotatifs. Quant aux qualités relatives, on peut
renvoyer leur analyse à celle des concepts de relation.

69. Voir, de nouveau, S.L., I, 10, p. 37-38.


70. P. Doncœur, « Le nominalisme de G. Occam : la théorie de la relation », Revue Néo-scolastique, 1921, p. 5-25. On trouve une
réponse à cet article par G. Martin : « Ist Ockhams Relationstheorie Nominalismus ? », Franziskanische Studien, 32, 1950, p. 36 et
suivantes, et des exposés synthétiques dans Moody, op. cit., p. 156-161, Leff, op. cit., p. 213-237 et, plus brièvement, dans Baudry, op.
cit., p. 230-233. Le débat porte sur le caractère révolutionnaire ou finalement classique de la théorie ockhamiste de la relation et son
rapport avec le dogme des relations trinitaires. Ockham a lui-même hésité, comme le montre un texte de la S.L., I, 49, p. 154, l. 10-
16. Révolutionnaire, cette théorie me semble l’être au moins dans son principe, même si l’on peut lui faire dire des choses classiques,
en sauvant à la fois les apparences et les énoncés de la tradition scolastique (par exemple thomiste, comme le veulent G. Martin et G.
Leff). C’est seulement ce principe qui est envisagé ici.

71. C’est la position défendue par Ockham dans S.L., surtout I, 50 (« Que la relation n’est pas autre chose que la chose absolue »),
et 51-54, p. 159-179. Qu’il n’y ait pas de substrat de la relation en tant que telle, Ockham l’exprime en disant qu’il n’y a pas de
fundamentum relationis au sens de Duns Scot : surtout dans Sent., I, dist. XXX, qu. 1 à 5 et dist. XXXI, qu. unique, un texte d’une
importance considérable (p. 281-407) :
« Je ne pose pas que la relation est réellement la même chose que le fondement, mais je dis que la relation, soit n’est pas un
fondement mais seulement une intention et un concept dans l’âme signifiant plusieurs absolus, soit est plusieurs absolus, comme le
peuple est plusieurs hommes alors qu’aucun homme n’est le peuple. [...] Et si l’on dit que toute relation est fondée dans quelque
fondement, je dis qu’en entendant par “être fondé” : “être réellement inhérent” et non : “être dénommé dans une prédication”, cela
est simplement faux, alors que cela est vrai dans le second sens. Sent., I, dist. XXX, qu. 1, p. 314-315.
Qu’il n’y a pas de substrat réel de la relation comme telle, est, selon Ockham, finalement conforme à la pensée d’Aristote, cf. Sent.,
I, dist. XXX, qu. 2 : « S’il fut de l’intention du Philosophe de poser quelque rapport du côté de la chose, distinct de tous les absolus »,
p. 335-365 :
« On voit que la relation dont parle le Philosophe dans les Catégories n’est pas réellement le fondement lui-même. Mais je dis que ce
n’est pas l’usage du Philosophe d’appeler ce dont il s’agit un “fondement”, car la relation ne se fonde pas en lui comme quelque chose
de réel dans quelque chose de réel, mais elle est seulement en elle-même quelque chose de dénommable et même souvent par une
dénomination pour ainsi dire extrinsèque. [...] Et ces noms [relatifs] ne signifient pas d’autres choses que des substances et des qualités,
mais signifient les substances et les qualités elles-mêmes, non de façon disjointe [divisim] pour pouvoir être vérifiés d’une seule chose
prise pour elle-même, mais plutôt de façon pour ainsi dire conjointe [coniunctim] pour pouvoir être vérifiés de plusieurs choses prises
ensemble et d’aucune pour elle-même... », p. 355.
C’est en ce sens (coniunctim) que les signes de relation peuvent être dits connotatifs, comme on va le voir.

72. « De cela même que Socrate est blanc et que Platon est blanc, Socrate est semblable à Platon, tout ce qu’on peut imaginer
d’autre étant mis à part [omni alio imaginabili circumscripto]. Et ainsi, Socrate est semblable à Platon en vertu des seuls absolus, tout le
reste – soit dans la chose, soit dans l’esprit – étant mis à part. Ainsi, il n’y a rien d’autre du côté de la chose que les absolus. Comme,
pourtant, il y a plusieurs absolus du côté de la chose, l’intellect peut les exprimer de diverses manières. L’une, en exprimant
exclusivement que Socrate est blanc, et l’on a alors exclusivement des concepts absolus ; l’autre en exprimant que Platon est blanc ;
enfin une troisième manière est d’exprimer que Socrate autant que Platon est blanc. Et l’on peut le faire par un concept ou une
intention relative, en disant “Socrate est semblable à Platon selon la blancheur”, car c’est tout à fait la même chose qui est dite par les
propositions : “Socrate autant que Platon est blanc” et : “Socrate est semblable à Platon selon la blancheur”. » Sent., I, dist. XXX, qu.
1, p. 316.
Cette réduction de la relation à l’existence autonome de deux choses obéit au principe d’économie de la pensée, le « rasoir », cf.
ibid., p. 317, l. 16-17.
Autre exemple : « Quant à la paternité et la filiation, je dis, de même, que la paternité, pour les créatures, ne signifie rien de plus que
cet homme qui engendra et cet homme qui fut engendré, car, en posant ces deux-là et en mettant à part tout le reste, il est vrai que
celui-ci est père et celui-là fils... » Ibid., qu. 4, p. 367.

73. Hypothèse selon laquelle les concepts de relation sont seulement connotatifs :
« Certains noms signifient leurs significats de telle sorte qu’ils ne peuvent être vérifiés d’aucun, à moins que l’on puisse vraiment et à
bon droit leur ajouter un autre mot dans un cas oblique, comme il est impossible que quelqu’un soit père sans être père de quelqu’un,
que quelqu’un soit semblable sans être semblable à quelqu’un, de sorte que les noms “père”, “fils”, “cause”, “causé”, “semblable”,
etc., ne peuvent être affirmés sans que [etc.]. Et tous ces noms sont appelés des noms relatifs. Et selon une certaine opinion, toute
chose dont un tel nom peut tenir lieu dans une proposition vraie est une vraie relation, de sorte que “relation” ne serait pas un nom de
seconde intention, ni de seconde imposition, mais un nom de première intention, car, lorsqu’il est pris de façon significative
[référentielle] pour la chose, qui n’est pas signe, il peut en tenir lieu, et qu’ainsi ces propositions seraient vraies : “l’homme est une
relation”, “Socrate est une relation”, par cela même que Socrate est semblable à un autre ou le père d’un autre. » S.L., I, 49, p. 155 (je
souligne). Le « casus obliquus » implique bien une connotation.

74. Hypothèse, à mon avis plus proprement ockhamiste, selon laquelle les concepts de relation sont des méta-concepts signifiant
d’autres concepts :
[Au-delà de l’exception des relations trinitaires, qui ne nous intéressent pas ici] « Je pense qu’Aristote n’a rien posé qui soit un relatif,
un ad aliquid ou une relation, sinon le seul nom dont peut se composer la proposition mentale, vocale ou écrite. Et donc, selon
l’opinion d’Aristote, comme je le crois, “relation” “ad aliquid” ou encore “relatif” était un nom de seconde imposition ou de seconde
intention et non pas un nom de première intention. Et donc, selon son opinion, on ne doit pas concéder que l’homme est une relation
ou la blancheur une relation, mais on doit concéder que le nom [ou le concept de] “père” est relatif et non pas que cet homme qui est
le père est relatif. » S.L., I, 49, p. 155.
« Et selon cette opinion, rien n’est dans le genre de la relation sinon le nom, qu’il soit mental, vocal ou écrit... » S.L., I, 52, p. 171.
« Car “relatif” ne peut tenir lieu de la chose même, mais du nom ou du signe de cette chose, dans le cas seulement où ce signe est
relatif. » Sent., I, dist. XXXI, qu. unique, p. 404.
« Je dis que la relation ou [par exemple] l’égalité n’est pas quelque chose correspondant à [la chose dite relative ou] l’égal, comme on
se l’imagine ; pas plus que la “domanité” n’est une chose correspondant à l’adverbe “demain” lorsqu’on demande “quand se lèvera le
soleil ?” et que l’on répond “il se lèvera demain”. Cela ne dénote pas que le soleil a alors une chose en vertu de laquelle il se lèvera en
effet demain, comme Socrate a une chose en lui-même en vertu de laquelle il est blanc », p. 406.
Enfin, Ockham donne une raison profonde pour laquelle on a tendance à croire en la réalité d’un substrat de la relation, raison qui
vaut pour beaucoup des errements métaphysiques :
« [C’est la tendance] à multiplier les êtres selon la multiplicité des termes et [à vouloir] que chaque terme ait une définition réelle ;
ce qui est pourtant abusif et éloigne le plus de la vérité. Il ne faut pas, en effet, chercher une définition réelle pour tous les termes, mais
seulement, pour beaucoup d’entre eux, une définition nominale, comme pour tous les termes relatifs et plusieurs autres, qui tous sont
équivalents à un long discours quant à la signification. Et il faut donc développer et expliquer les propositions où se rencontrent de tels
termes, en utilisant souvent une description au lieu d’un nom, car les mots et les concepts nous trompent. » (je souligne). S.L., I, 51, p. 171.

75. Traitant des cinq « universaux » ou cinq « prédicables » définissant des types de concepts, Ockham commence en effet par cette
mise au point sans ambiguïté : « Il faut d’abord traiter des termes de seconde intention [les termes de première intention seront ceux
qui appartiennent aux dix catégories, sauf la relation] et ensuite seulement des termes de première intention. On a dit [cf. S.L., I, 12,
p. 41-44] que les termes de seconde intention sont, par exemple, “universel”, “genre”, “espèce”, etc. [c’est-à-dire également
“différence”, “propre” et “accident”]. » S.L., I, 14, p. 47.

76. Cette correction continue du réalisme de Porphyre occupe une bonne part du Commentaire sur les Prédicables de Porphyre (Préd.),
dont il existe une traduction française de Roland Galibois, avec une introduction de Louis Valcke, aux éditions du Centre d’Études de
la Renaissance, Sherbrooke, 1978.

77. « Le genre [le concept générique] est ce qui est prédiqué de plusieurs choses différant selon l’espèce... » (définition classique,
reprise par Ockham en un sens purement logique, le genre n’étant « rien de réel hors de l’esprit »). S.L., I, 20, p. 67-68.
« L’espèce [le concept spécifique] est ce qui est prédiqué de plusieurs choses différant en nombre. » S.L., I, 21, p. 69-70. Là encore,
l’espèce n’est en rien « de l’essence des individus ».

78. « Bien que l’homme ne rie pas toujours, il est, cependant, toujours naturellement apte à rire ; et, dès lors, être capable de rire est
naturel à l’homme comme il l’est au cheval de pouvoir hennir. [...] Il faut comprendre que ce propre [ontologique] n’est pas l’un des
cinq universaux [ou prédicables], mais c’est quelque chose qui recouvre équivoquement le propre qui est un des cinq universaux... »
Préd., traduction citée, p. 142.

79. « [Au sens ontologique] l’accident est ce qui est présent ou absent sans la destruction de son sujet ». S.L., I, 25, p. 81.

80. « [Au sens logique] le propre est un universel distinct des autres en ceci, qu’il est un concept prédicable adéquatement et de
façon convertible dans l’ordre de la qualité, connotant de façon affirmative ou négative quelque chose d’extrinsèque à ce qui est signifié
par le sujet. »« De façon convertible », c’est-à-dire : tout ce qui est un homme est capable de rire, tout ce qui est capable de rire est un
homme. S.L., I, 24, p. 80.

81. « [Au sens logique] l’accident est tout ce qui peut être prédiqué de façon contingente de quelque chose, de sorte que, la
proposition où est énoncé l’être [l’existence] du sujet restant vraie, l’accident peut en être prédiqué et ne pas l’être. » S.L., I, 25, p. 81.
À la fin de son commentaire des cinq prédicables de Porphyre, Ockham note clairement « le caractère équivoque de ces noms de
“propre” et d’“accident”. » Traduction citée, p. 153.

82. « Sous ces noms [connotatifs] sont compris “vrai”, “bon”, “un”... » S.L., I, 11, p. 38.

83. « Puisque quelque chose qui produit du plaisir ne produit pas [nécessairement] la santé et vice versa, il est clair que les médecins et
les gourmands utilisent le terme “bon” de façon équivoque. » S.L., III, III, 37, p. 725.

84. L’équivocité de « vrai » réside plus précisément en ceci, que « vrai » peut signifier « ce qui est connaissable par l’intellect » (Sent.,
I, dist. II, qu. 1, p. 23), et se trouve être alors convertible avec « étant » (ibid., qu. 3, p. 80), mais qu’il peut signifier aussi la vérité d’une
proposition.

85. « “Un” se dit de multiples manières... » Il est donc équivoque. « Certaine chose est dite une en nombre [...] [par exemple : ]
“Marcus et Tullius sont un en nombre”. [...] Certains sont dits un en espèce. [...] Et certains, un en genre. » S.L., I, 39, (« Du terme
“un” »), p. 109-110.
86. Cette équivalence peut se retrouver de plusieurs points de vue, mais elle est fondamentale et n’est jamais prise en défaut.
Rappelons, par exemple, la démonstration de la stricte égalité de l’essence et de l’existence (essentia, esse) dont le lieu est la chose,
c’est-à-dire l’étant (ens) : « Ces deux mots “chose” et “être” [res, esse] signifient une seule et unique chose, l’un de façon nominale,
l’autre de façon verbale. » S.L., III, II, 27, p. 554. L’être n’est donc rien d’autre que la chose, qui n’est rien d’autre que l’étant.
L’équation être-étant est prise dans une égalité plus large tout aussi parfaite : la chose, l’étant, l’entité, l’être et l’essence (res, ens, entitas,
esse ou existentia, essentia) coïncident absolument.

87. « Le terme “étant” est équivoque, car, bien qu’il soit prédiqué de tous les absolus qui peuvent être sujets [...], pourtant il n’est
pas prédiqué de tous pris de façon significative selon un seul concept, mais à ce nom correspondent des concepts différents. » Quod., V,
qu. 14, p. 537, redit presque textuellement dans S.L., I, 38, p. 107. Il s’agit encore de l’équivocité selon les concepts des différentes
catégories, sans spécifier en quoi cette équivocité consiste principalement. Elle tient, en fait, avant tout à la différence entre les
concepts absolus et les concepts connotatifs extrinsèques, comme le montre le texte suivant, auquel ces deux-là renvoient
explicitement pour éclaircissement.

88. « L’être [étant] ne se dit pas de façon univoque des dix catégories, mais de façon équivoque. La raison en est que certaines
catégories signifient les choses dont elles peuvent tenir lieu non seulement de manière conjointe mais une par une [divisim], de telle
sorte que dans une proposition, elles dénotent que le prédicat se dit véritablement de son sujet, non seulement pris avec autre chose,
mais pris pour lui-même. [...] D’autres catégories signifient les choses de telle sorte qu’elles n’en signifient pas d’autres que celles
signifiées par d’autres catégories, mais parmi elles en signifient plusieurs prises ensemble [coniunctim], de sorte qu’on ne peut vérifier
qu’une seule chose est telle ou telle, mais seulement que plusieurs choses prises en même temps sont prédiquées du prédicat en
question ; ainsi, je ne peux dire que ce blanc-ci ou ce blanc-là est une ressemblance, mais je peux dire, d’une certaine manière, que ces
deux blancs sont une ressemblance. » Préd., II, 10 (traduction française citée, remaniée, p. 99). La prédication divisim est une référence
absolue ; la prédication coniunctim est une connotation extrinsèque. Ce type de connotation est, certes, accompli par les concepts de
relation, comme dans l’exemple, mais aussi, comme le montre la suite, par les concepts d’autres catégories telles l’action et la passion.
On le voit, ce sont les jeux référentiels qui comptent, plus que la division traditionnelle des catégories, qui n’en sont que des
exemples.

89. Cette seconde équivocité est notée, en particulier, en réponse à la thèse de Scot selon laquelle l’être serait l’objet adéquat et le
plus commun de notre pensée.
« Cet objet adéquat serait ce qu’il y a de commun par soi à toutes les choses par soi appréhendables par cette puissance [l’intellect] ;
or rien n’est tel à l’égard de tous les intelligibles. [...] Car les intentions secondes, les [propositions] fausses et impossibles et en général
tous les complexes, sont par soi appréhendables par l’intellect et pourtant rien ne leur est univoque et, par conséquent, rien ne leur est
par soi commun. » L’être, dit des étants ultimes et des concepts, signes et propositions, est donc équivoque. Sent., I, dist. III, qu. 8,
p. 533. Pourtant, il est clair que cette équivocité n’est stricte que si l’on suppose que les concepts, et tout ce qui est dans l’esprit, ne
sont pas à proprement parler. Le dépassement de l’équivocité est donc possible par la réintégration de la pensée dans l’être, qu’Ockham ne
manqua pas de tenter par sa théorie du concept comme qualité réelle dans l’esprit (« comme une couleur sur un mur »).

90. Dépassement de cette équivoque ontologique :


« Cette [équivocité] ne vaut que selon l’opinion qui pose que les concepts ou intentions de l’âme ont seulement un être objectif et
aucun être autonome [subjectivum]. Car, selon l’opinion qui pose que les intentions de l’âme sont de vraies qualités, c’est-à-dire
existantes de façon autonome dans l’âme, il faut dire que l’étant [ens, ou l’être, pas de différence] est l’objet adéquat de notre esprit,
parce que commun univoque à tout intelligible par soi. Et de cette façon, je dis que les intentions secondes, les [propositions] fausses,
impossibles, les complexes, etc., sont de vraies choses existant de façon autonome dans l’âme et qu’il n’est rien d’appréhendable d’une
manière ou d’une autre par l’intellect qui ne soit prédiqué par soi de l’être. » Ibid., p. 533-534.

91. C’est dans une des plus belles analyses de son livre sur la logique ockhamiste que Moody montre que la copule, jointe à des
termes universaux, singularise nécessairement leur prétendu « contenu » universel, en affirmant l’existence de référents desdits termes,
qui sont autant d’étants singuliers. En ce sens, selon Moody, la copule « est », pour Ockham, est ce qui tient logiquement lieu du
pseudo-principe ontologique d’individuation. Op. cit., p. 173-175.

92. Ce n’est pas la question de ce qu’est chaque étant dont on affirme le prédicat ens. C’est la question de ce que dit le concept d’ens
en tant que commun :
« Au nom ens [être ou étant], correspond un concept commun prédicable de toute chose », tel est le point de départ (non loin,
d’ailleurs, du point d’arrivée). Par exemple, Quod., V, qu. 14, p. 536, ou S.L., I, 38, p. 106. Rappelons que le fait qu’il y a un concept
de l’être-étant suffit à prouver qu’il est univoque, car aucun concept n’est équivoque, seul un nom peut l’être. La question est de savoir
en quoi consiste cette univocité.

93. « Le premier mode d’univocité convient au concept commun à plusieurs choses ayant une parfaite ressemblance dans tous leurs
[traits] essentiels. [...] Et selon ce premier mode, seuls les concepts d’espèce spécialissime sont univoques. »
« Le second mode d’univocité convient au concept commun à plusieurs choses qui ne sont ni complètement semblables ni
complètement dissemblables, mais semblables par certains [traits essentiels] et non par d’autres. [...] Et c’est selon ce mode qu’Aristote
dit que dans un même genre se cachent beaucoup d’équivocités... » Sent., II, III, qu. 10, p. 335-337. Même distinction dans Sent., I,
dist. II, qu. 9, p. 310-311. Dans ce texte, pourtant, Ockham pose comme troisième mode celui de l’univocité des relations trinitaires,
et non le mode qui nous intéresse et convient au concept d’être-étant.

94. « Le troisième mode d’univocité convient au concept commun à de nombreuses choses n’ayant pas de ressemblance, ni
substantielle, ni accidentelle. Selon ce mode, tout concept convenant à Dieu et aux créatures leur est univoque, car en Dieu et dans les
créatures absolument rien [nihil penitus], ni intrinsèque ni extrinsèque, n’est de la même nature [eiusdem rationis]. » Sent., II, III, qu. 10,
p. 337. On voit l’indétermination et le vide de cette univocité (elle ne dit absolument rien de ce qu’elle joint). Le concept d’être
tombe sous cette définition. Cette tierce univocité, que l’on pourrait appeler une univocité faible, peut être, pour cette raison même,
admise par tous selon Ockham, y compris par ceux qui nient l’univocité de concepts transcendantaux parce qu’ils ne la pensent que
« forte », selon le premier ou le second mode (cf. ibid., p. 338, l. 3). Même ceux qui pensent l’usage du concept d’être comme
analogique devraient admettre son univocité prise en ce sens. Le langage de l’analogie, mis en honneur par Thomas d’Aquin, est
pourtant peu rigoureux, ne distinguant pas bien les jeux référentiels que l’analogie recouvre. Je signale que pourtant Ockham cède
(sans inconséquence, donc) à ce langage en plusieurs endroits.

95. Augustin, De Trinitate, IX, passim.

96. Hubert Élie, Le Complexe Significabile, Paris, Vrin, 1936. L’auteur conclut que la doctrine du « signifiable » est en son fond une
forme de réalisme ; cf., en particulier, p. 83-138 (sur A. de Neufchâteau).

97. A. Meinong, Über Gegenstands Theorie, Gesammelte Abhandlungen, A. Barth, Leipzig, 1913 (réédité, Graz, 1969).

98. Frege, « Sens et Dénotation » et « Fonction et Concept », in Écrits logiques et philosophiques, traduction de Claude Imbert, Paris,
Seuil, 1971, p. 80-126.
L’ENCHAINEMENT DES PHRASES VRAIES

§ 36. Vérité et fausseté au sens nominaliste. Dans le discours, où il y a vérité et fausseté, les phrases sont
des propositions et les signes sont des termes. Tout enchaînement de signes est une phrase. Mais
certaines phrases peuvent n’être ni vraies ni fausses. Par exemple : « Si seulement il faisait beau ! »
n’est ni vrai ni faux. Pour être vraie ou fausse, une phrase doit comporter au moins deux signes joints
par la copule « est », dont l’un est dit « sujet » et l’autre « prédicat ». Par exemple : « Le ciel est gris. »
La copule peut prendre de nombreuses formes, le verbe « être » pouvant être au passé, modalisé par
un adverbe ou un autre verbe ; il peut être sous-entendu par un verbe qui alors tient lieu à la fois de
copule et de prédicat. Par exemple : « Le ciel se couvre. » Un signe est un terme s’il est susceptible
d’être le sujet ou le prédicat d’une proposition. Il doit, pour cela, avoir une signification bien
déterminée, pouvant être clairement interprétée par un concept déterminé qu’il recouvre.
Autrement dit, toute proposition articulée doit recouvrir une proposition mentale faite de concepts.
« Astu », « baou » et « aleppé », par exemple, ne sont pas des termes ; « les astus qui sont des baous
sont des aleppés », malgré la copule, n’est pas une proposition tant que l’on n’a pas fixé la
signification des signes d’après des concepts1. Les signes qui sont sujets ou prédicats sont donc des
termes ; les phrases qui sont vraies ou fausses sont des propositions. L’enchaînement des termes dans
une proposition est la prédication. L’enchaînement des propositions est le discours.
Qu’est-ce que la vérité et la fausseté d’une proposition ? Ni la vérité ni la fausseté d’une
proposition n’est une détermination ontologique. La vérité ne peut être inhérente à une proposition
comme la blancheur est inhérente au lait. Elle ne se confond pas avec le transcendantal « vrai », qui a
un sens ontologique et signifie toute chose réelle en tant qu’elle coïncide avec elle-même et, à ce
titre, est appréhendable par la pensée : une vraie chose, du vrai cuir, un vrai diamant. Car toute
proposition est, en ce sens, une vraie proposition sans être nécessairement une proposition vraie.
Bref, la vérité n’est pas une chose. Elle n’est pas non plus un rapport entre des choses. Les termes mis
en rapport dans une proposition, signes à la signification déterminée, restent bien des signes. Ne pas
les confondre avec les choses, c’est la règle minimale de leur bon usage. La vérité d’une proposition
faite d’un tel rapport n’est donc aucunement la vérité d’un rapport réel entre des choses. Que « le ciel
est bleu » est vrai ne veut aucunement dire qu’il y a un rapport réel entre le ciel réel et la couleur bleue
réelle, mais seulement que le ciel est en effet bleu. Ce prétendu rapport réel entre choses réelles
revient, en général, à une complète absurdité : si « Cet homme est un animal » est vrai, cela veut-il
dire que dans cet étant que je désigne, l’homme a un rapport avec l’animal ? Ce serait ridicule. C’est
pourtant à ce genre de conclusion que mène la conception pré-nominaliste de la vérité, la
conception réaliste : elle veut en effet qu’à chaque sorte de terme corresponde une sorte de chose,
une essence universelle réelle, et donc qu’un rapport entre termes soit vrai si et seulement si un
rapport réel existe entre ces essences réelles2. La vérité serait-elle, alors, plutôt dans un rapport
adéquat entre la pensée qui interprète les termes de la proposition et la réalité, serait-elle adaequatio
intellectus ad rem ? Cette définition n’est pas tout à fait irrecevable ; mais, si Ockham ne la met jamais
en avant, c’est qu’elle est beaucoup trop vague et peut être interprétée de manière à devenir fausse et
absurde, précisément dans le sens réaliste qu’on vient de voir. La vérité n’est ni propre à la pensée, ni
propre à la chose ou aux choses, ni propre à un rapport général d’adéquation entre l’esprit et les
choses. Elle est propre seulement à la forme déterminée que prend ce rapport dans la proposition. La
vérité est seulement propre à la proposition en tant que telle.
La vérité est propre à la seule proposition, en ce sens qu’elle est un rapport d’adéquation entre les termes
de la proposition, entre sujet et prédicat. Que « Le ciel est bleu » et « Les hommes sont des animaux »
sont vraies, cela veut dire que le signe « bleu » est adéquat au signe « ciel », « animal » à « homme ».
Mais adéquat en quel sens ? La vérité n’est pas inhérente à ces propositions comme la blancheur l’est
au lait, et le problème se repose. C’est que les termes d’une proposition vraie sont adéquats l’un à
l’autre selon leur référence. Ils sont adéquats simplement parce qu’ils font référence à la même chose ou
aux mêmes choses. « Le ciel est bleu », « Les hommes sont des animaux » sont vraies si « ciel » et
« bleu » exercent une référence en direction du même étant singulier, si « animaux » exerce une
référence (entre autres) aux mêmes étants singuliers qu’« hommes ». Les conditions de cette référence
sont spécifiées par les conditions mêmes de l’énonciation de la proposition (je dis : « Le ciel est
bleu » à tel moment et à tel endroit) ou dans la forme de la proposition elle-même (si je dis : « Tous
les hommes sont des animaux », ou « Les hommes sont toujours, furent et seront toujours des
animaux »...). On peut donc donner une définition nominaliste plus précise de la vérité : la vérité est
le propre d’une proposition dont les termes exercent des références convergeant vers les mêmes étants singuliers3. La
vérité est la convergence des références de plusieurs termes liés entre eux par une copule explicite ou
implicite, la fausseté est la divergence de ces références (définition à inverser, bien entendu, pour les
propositions négatives). L’adéquation qui marque la vérité est donc l’adéquation de plusieurs signes
entre eux à l’égard d’un même référent ou des mêmes référents. Bref, la vérité est l’exercice d’une
référence conjointe au(x) singulier(s).
Par exemple, si, dans la proposition : « Le ciel est bleu », étant donné les conditions empiriques de
son énonciation, le terme « bleu » ne peut faire référence à la voûte céleste, qui est grise, mais
seulement, disons, aux verres teintés de mes lunettes qui sont bleus, alors la proposition est fausse. Si
les conditions, disons, de l’expérience zoologique étaient telles qu’on ne devrait appeler « animaux »
que les serpents et les girafes, alors les termes de la proposition : « Les hommes sont des animaux »
n’exerceraient pas des références convergentes et la proposition serait fausse. Il est donc clair que
« vérité » ne se dit pas de la proposition prise à part, mais de la proposition et des conditions
empiriques où les référents d’un de ses termes sont bien aussi les référents de l’autre. Autrement dit,
« vérité » est un terme connotatif : il fait référence à une proposition et connote ce à quoi elle fait référence4 ;
« vérité » connote l’existence des mêmes référents pour ses différents signes, l’identité des référents.
Cette définition nominaliste de la vérité est conforme au sens commun, ce qui n’est pas un mince
avantage car c’est peut-être dans le sens commun que l’idée de vérité a le plus d’utilité. Mais surtout,
son inestimable avantage est sa neutralité ontologique. Dire la vérité, ce n’est pas affirmer une chose
d’une autre chose, une essence d’une autre essence, un mode d’être d’un autre mode d’être, c’est
affirmer un signe d’un autre signe, de sorte que les deux aient le(s) même(s) référent(s), qu’ils fassent
référence au même selon deux manières différentes de faire référence. En disant cela, on ne préjuge
en rien de ce que sont les référents, de ce que sont les choses du monde ou de la « structure de la
réalité » : en particulier, la forme sujet-copule-prédicat des propositions vraies en ce sens n’est à
aucun titre une forme de la réalité. La définition ne préjuge pas même de ce qui constituerait la
meilleure manière de faire référence aux étants, la meilleure manière de se rapporter à la réalité. Elle
dit seulement, d’un point de vue strictement sémiotique, que l’on entend par vérité la convergence
des références de plusieurs signes dans telles ou telles conditions empiriques d’accomplissement de la
référence à déterminer. Il reste, bien entendu, que la sémiologie ockhamiste prend parti quant à la
question ontologique de la nature des référents ou de la « structure de la réalité » : elle l’envisage
comme une collection de singuliers atomisés. Elle prend, bien sûr, parti également quant aux
conditions d’accomplissement de cette référence conjointe qu’est la vérité. Ces conditions sont aussi
bien les conditions empiriques de la vérification (au sens de « rendre vrai ») des propositions susceptibles
d’être vraies. Ce sont les conditions du jugement et de la connaissance prédicative en général. Mais la
définition nominaliste de la vérité est, dans sa forme strictement sémiotique, indépendante de toute
thèse ontologique et de toute condition de vérification.

§ 37. Vérité et expérience. Les conditions de vérification des propositions sont analysées par
Ockham dans la partie la plus classiquement « logique » de ses écrits, en particulier dans les livres II et
III de la Somme de Logique. Nous les envisagerons selon une méthode un peu particulière qu’il faut
brièvement justifier. En bon logicien, Ockham traite des formes des propositions, de leur quantité,
leur modalité, leur conversion, indépendamment de la signification de leurs termes, en ne tenant
compte, à la rigueur, que du type de jeu référentiel qui leur est propre dans tel ou tel cas. Il traite des
enchaînements de propositions comme autant de conséquences (« si..., alors ») du point de vue de
leur simple validité établie par des règles de conversion formelle, indépendamment (pour l’essentiel)
de leur vérité ou de leur fausseté, dans la dernière partie de son examen5. Il envisage enfin, au cœur
de son examen, le syllogisme démonstratif, enchaînement de deux propositions vraies concluant à la
vérité d’une troisième, selon les trois figures formelles du syllogisme et dans l’hypothèse où les
prémisses sont vraies, mais encore indépendamment de leur signification. C’est seulement à
l’occasion de l’examen de telle forme propositionnelle, de telle forme d’enchaînement concluant et,
pour ainsi dire, en passant, qu’il en analyse les conditions de vérification. Le côté formel de cet
examen, qui domine, et, en particulier, les règles très contraignantes imposées par Ockham au
syllogisme démonstratif sont d’une grande richesse et d’un grand intérêt. Nous ne les envisagerons
pourtant pas en elles-mêmes, en tant que règles formelles, pour trois raisons. La première est que la
pensée ockhamiste sur ce plan est d’une orthodoxie aristotélicienne presque parfaite ; son orthodoxie
est même ce qui fit, pour une part, l’originalité de ce pan de la logique ockhamiste au Moyen Âge.
Le commenter dans le détail revient ainsi, souvent, à exposer dans un autre ordre les principes des
Premiers et Seconds Analytiques. La seconde raison est d’ordre bibliographique : il existe un livre
remarquable sur le sujet, un livre définitif : The Logic of William of Ockham d’Ernest Moody. Il serait
vain d’essayer de le reprendre et inutile de le paraphraser. Enfin, la raison la plus importante tient à
l’objet de cet essai, qui est seulement la pensée ockhamiste de la singularité et ses conséquences quant
à la description de l’expérience et quant aux conditions d’un bon usage des signes. Dans cette
perspective, ce qui est décisif et constitue la singularité de la pensée ockhamiste elle-même, c’est
précisément ce dont le traitement formel des propositions et de leurs enchaînements fait largement
abstraction : les conditions de la vérité d’une proposition dans un monde de pures singularités, les
conditions de la connaissance des singuliers par des propositions, le rapport spécifique entre le
discours et l’expérience des singularités comme telles. Notre méthode consistera donc à prélever
dans la logique ockhamiste des propositions et de leurs enchaînements ce qui permet d’établir, du
point de vue qui lui est propre, les conditions empiriques de la vérification : les règles du recours à
l’expérience pour un bon usage conjoint de plusieurs signes. Notre seule question sera : que peut-on
connaître des singuliers par des propositions ? Et donc : comment des propositions se vérifient-elles
des singuliers qui sont leurs référents ? Comment deviennent-elles vraies ? Puisqu’il s’agit de
connaissance discursive, nous envisagerons les conditions de vérification avant tout pour les
propositions les plus caractéristiques de ce qu’on appelle la connaissance discursive ou la science, qui
sont aussi, bien sûr, les plus difficiles.
Former une proposition vraie en enchaînant un sujet et un prédicat, c’est, en un sens, connaître
quelque chose6. On accomplit alors une référence conjointe à un ou plusieurs singuliers en affirmant
(par la copule) que les deux signes ont des références convergentes. Comme tout signe fait référence
à une série d’étants qui définit son extension, la référence conjointe pose les singuliers dans deux
séries à la fois, dans leur entrecroisement : « Cet homme est un végétarien », autrement dit : « Ce
singulier fait partie de la série des hommes et de la série des végétariens. » Toute connaissance
relative à une seule proposition isolée est pourtant une connaissance qu’on devrait dire factuelle. Elle
est, en quelque sorte, atomique, concernant une certaine singularité ou une certaine série de
singularités, envisagée selon un certain aspect correspondant à la manière dont on y fait référence.
Elle n’est pas explicitement liée à d’autres connaissances, à d’autres propositions. Seule la
connaissance par un enchaînement de propositions mérite, selon Ockham, le nom de science7. La
vérité de ces propositions isolées est l’objet d’un jugement qui est un acte d’assentiment volontaire.
Nous sommes ainsi, au seuil de la science, sur la couche la plus superficielle ou la plus dérivée de
l’expérience : celle où nous jugeons de la vérité d’une proposition8. Sur quoi se fonde, en général, le
jugement ? Éventuellement sur une autre proposition mieux connue, ou bien qui fait autorité
comme un témoignage9. Mais alors la question se repose jusqu’à ce que l’on considère une
proposition isolée objet d’un jugement autonome. Le jugement, alors, doit se fonder seulement sur
l’appréhension des termes de la proposition et de leur référence dans certaines conditions précises.
Bref, on retombe inévitablement sur les conditions de vérification d’une proposition isolée.
Ces conditions dépendent évidemment de la forme de la proposition. Une proposition peut être
singulière : « Socrate n’est pas allé en Amérique. » Elle peut être particulière : « Certains Parisiens
sont des facteurs. » Elle peut être universelle : « Toutes les roses ont des épines »10. Commençons par
les singulières et les particulières. Pour vérifier une proposition singulière, on peut recourir à une
expérience intuitive : en l’occurrence, il faudrait avoir vu Socrate et l’avoir suivi dans ses déplacements.
Mais, dans les cas où le prédicat qu’on y affirme peut être attribué à une série de sujets renvoyant à
une série de référents, ou (ce qui est plus pratique) à un sujet qui est un terme universel, alors on peut
déduire la vérité de la proposition singulière de celle d’une proposition universelle : « Aucun Grec
ancien n’est allé en Amérique, donc Socrate n’y est pas allé. » Pour vérifier une proposition
particulière, on peut aussi recourir à une intuition, mais qui peut être indifféremment celle de tel ou
tel singulier signifié par le sujet : il suffit, en l’occurrence, de rencontrer et de montrer un Parisien,
quel qu’il soit, qui est un facteur. On peut aussi, dans certains cas, déduire la vérité de la particulière
de celle d’une universelle : si, par hasard, tous les Parisiens étaient des facteurs, cela suffirait à vérifier
que certains le sont. Autrement dit, les propositions singulières et particulières sont vérifiées soit
seulement par une intuition singulière, soit par dérivation d’une proposition universelle du genre
« toutes les roses ont des épines ». Or les propositions universelles sont plus caractéristiques de la
connaissance proprement dite ou de la science que les autres. Le vrai problème est donc de savoir
comment les propositions universelles sont vérifiées.
Pour resserrer le problème de la vérification autour des propositions universelles, il faut introduire
une seconde distinction importante. Une proposition peut être complexe et revenir en fait à une
conjonction de plusieurs propositions, dont l’une est une conséquence et l’autre une hypothèse, par
exemple. Ainsi : « Les Parisiens qui sont des facteurs ont un uniforme bleu » revient à dire : « Si un
Parisien est un facteur, il a un uniforme bleu. » Leur vérification revient à l’analyse de la séquence
hypothèse-conséquence et à la vérification de chaque proposition11. Les autres propositions sont
catégoriques : « Le ciel est bleu », par exemple. Elles peuvent être assertoriques, comme la
précédente, ou modales. Par exemple : « Il est nécessaire que les roses aient des épines », ou : « Il est
contingent que le ciel soit bleu. » La distinction la plus importante, quant aux propositions
universelles, est précisément celle-ci : certaines sont simplement assertoriques (de inesse), d’autres sont
modales et alors soit nécessaires, soit contingentes12. Ces trois types de propositions ont une fonction
décisive dans le discours de la science, de la connaissance par enchaînements. Il faut déterminer leurs
conditions de vérification.
D’abord, qu’est-ce qu’une proposition contingente ? C’est une proposition qui associe au signe de
certains étants singuliers un signe qui y fait référence selon une condition concrète d’existence, une
condition variable. Soit qu’il s’agisse d’un aspect advenant accidentellement aux singuliers, comme le
fait d’attraper la grippe, d’être pâle, etc., soit qu’il s’agisse d’un aspect impliquant une relation avec
d’autres étants, et qui n’est donc pas vérifié des étants dont on l’affirme en eux-mêmes, comme le fait
d’être la cause de quelque chose dans un autre étant, de produire ou transmettre quelque chose. Bref,
tout ce qui suppose quelque chose d’autre que l’étant tel qu’il est en lui-même est l’objet d’une
proposition contingente. Or, dans tous les cas de ce genre, la proposition fût-elle universelle, sa
vérification exige une intuition. On l’a déjà vu, c’est même la première définition de l’intuition :
fonder l’évidence des propositions contingentes. Pour une proposition singulière, la chose est
claire : pour vérifier que le ciel est bleu, il faut lever les yeux, pour vérifier que le voisin a la grippe
ou fait du bruit, il faut aller le voir. Mais la chose est plus remarquable et constitue une thèse
ockhamiste d’une portée considérable s’agissant de propositions universelles. « La ciguë cause la
mort » : la vérité de cette proposition universelle suppose, outre l’existence de feuilles de ciguë,
l’existence d’individus animés pour les ingérer ; elle suppose l’existence simultanée de deux étants ou
de deux séries d’étants qui n’est en rien « contenue a priori » dans la définition de la ciguë. Comme
toute causalité, celle-ci est, en ce sens, contingente et ne peut être vérifiée sans au moins une
intuition de la ciguë d’une part, d’un empoisonné de l’autre. De même, « La chaleur se transmet » :
quoique vraie universellement, cette proposition est aussi contingente, car le corps chaud en lui-
même est autre chose que le corps auquel il transmet sa chaleur – mon doigt, par exemple, est autre
chose que la poêle chaude – et la causalité ne saurait être vérifiée sans une intuition de deux
existences simultanées de deux corps, dont l’un chauffe et l’autre est chauffé : poser mon doigt sur
une poêle en est une assez bonne vérification13. Il ne suffit jamais de connaître la chose dite « cause »
pour connaître une causalité : aucun « effet » n’est déductible a priori. Dans tous ces cas où l’on
affirme soit la présence d’une qualité accidentelle dans des étants, soit une relation, par exemple une
causalité, il s’agit d’une proposition contingente ; dans tous ces cas, au moins une intuition singulière
est indispensable pour vérifier la proposition. La conséquence la plus importante de cette thèse
d’Ockham, fondée sur l’autonomie ontologique des singuliers, c’est qu’il n’y a aucune causalité a
priori nécessaire, que la « nécessité » de la causalité, s’il y a bien quelque chose de tel, doit être
envisagée sur le fond d’une contingence radicale (on y reviendra) : que toute causalité doit, en tout
cas, se vérifier empiriquement, intuitivement, a posteriori. Autrement dit, la causalité est observable et
sans doute régulière, elle peut être dite dans des propositions universelles, mais elle est contingente et
indémontrable. Si cette thèse est importante, c’est que beaucoup de propositions énonçant un lien de
causalité entre singuliers sont les prémisses de raisonnements scientifiques14.
Mais, d’un autre point de vue, la contingence de la coexistence des singuliers, et plus
généralement de leur existence, jette une autre ombre sur les propositions universelles. Nous avons
vu comment se vérifient les propositions strictement contingentes, il nous reste à voir les nécessaires
et les simplement assertoriques, comme : « Tous les hommes sont des animaux. » Les propositions
universelles simplement assertoriques ne semblent pas toujours contingentes. Que « tous les hommes
sont des animaux », « tous les rubis sont rouges », « tous les chevaux ont quatre pattes », « tous les
arbres ont des racines », etc., voilà qui ne semble pas contingent. Pourtant, lorsque ces propositions
assertoriques sont, comme ici, au temps présent (de inesse et praesenti), cas d’une grande importance
statistique, elles sont en fait, affirme Ockham, radicalement contingentes. Car elles supposent
l’existence présente des référents de leurs sujets, des hommes, des rubis, des chevaux, existence
présente où ils sont tels qu’ont peut affirmer universellement le prédicat en question, animal, rouge
ou quadrupède. Or il est imaginable que dans le temps présent, à l’instant de l’énonciation, tous les
référents soient détruits. Une bombe peut anéantir tous les chevaux et tous les hommes (on
imaginera, dans ce dernier cas, que la proposition est prononcée par un magnétophone ou un
perroquet rescapé) ; sous l’effet d’une réaction chimique inconnue, tous les rubis peuvent soudain
partir en fumée. Dit d’une façon plus ockhamiste : la puissance absolue de Dieu peut détruire à
chaque instant une série d’étants. La proposition universelle les concernant cesserait alors d’être vraie
du présent15. Cette thèse remarquable a un fondement ontologique précis : dans un monde fait de pures
singularités, où les essences ne sont rien d’autre que des singularités existantes et ne subsistent dans aucun arrière-
monde platonicien, aucune phrase n’est vraie sans l’existence de référents singuliers. Par rapport au présent,
toute proposition universelle est, ainsi, contingente, sa vérité est précaire. Elle n’est donc pas
vérifiable sans une intuition singulière d’au moins une existence présente. La conséquence décisive de
ce fait, c’est que, pour n’être pas contingente, une proposition universelle doit se référer à des
existences possibles (de possibili) : dans tous les cas où il existe des rubis, ils sont rouges ; s’il existe des
hommes, ce sont tous des animaux ; s’il y a des chevaux, ce sont tous des quadrupèdes. Il ne saurait y
avoir de prédication nécessaire jointe à l’affirmation d’une existence présente, car toute présence est
contingente. C’est seulement en affirmant l’existence possible d’une chose que l’on peut en affirmer
quelque chose de nécessaire, c’est-à-dire de nécessaire pour autant que – et dans l’hypothèse où –
une telle chose existe16. On voit qu’en ce sens il n’y a pas d’assertion modalement neutre : toute
assertion universelle est soit contingente, soit nécessaire. Et si une assertion n’est que contingente, ne
portant que sur le présent, elle n’est pas vérifiable sans une intuition singulière. Cette intuition est la
condition de la vérité : suffit-elle, pourtant, à fonder son universalité ? C’est là une autre question, à
laquelle il faudra revenir.
Jusqu’à présent, aucune des propositions envisagées ne se montre vérifiable sans une intuition
singulière. Ni les propositions singulières et particulières (à moins d’être déductibles d’une universelle
comme un cas particulier) ni les universelles contingentes énonçant une causalité ou portant sur le
présent. Restent les propositions universelles et nécessaires, les plus caractéristiques de la connaissance
dite « scientifique ». Ce sont elles, en effet, qui servent de prémisses aux raisonnements les plus
probants, aux syllogismes les plus forts (les démonstrations potissimae)17. Comment sont-elles
vérifiables ? C’est là la question fondamentale de la sémiologie ockhamiste de la connaissance. Leur
condition de vérification dépend évidemment de ce en quoi consiste leur « nécessité ». Dans certains
cas, qui sont, en fait, rares dans les raisonnements qui forment les diverses sciences, leur nécessité est
strictement logique ou mathématique et elle se vérifie immédiatement en appliquant les règles
formelles d’enchaînement de signes, indépendamment de toute expérience. Ainsi les principes
logiques, tel : A n’est pas non-A. Ainsi les propositions mathématiques, telle : la somme des angles
d’un triangle est égale à deux droits ; de telles propositions sont connues et vérifiées par elles-mêmes
(per se notae)18. Pour les vérifier, il suffit de remplacer leurs termes par des définitions nominales, de
les formuler autrement ; en ce sens, elles sont démontrables et immédiatement démontrées. En
outre, la question de l’existence de leurs référents ne se pose pas, car ces référents sont construits par
les signes eux-mêmes : la vérité, comme adéquation des signes l’un à l’autre pour le même référent,
va ici de soi.
La vérification est autrement problématique pour toutes les autres propositions universelles et
nécessaires. Quelles sont-elles, par exemple ? « Les chevaux (sous-entendu : tous) sont des
animaux », « Les rubis sont rouges », « Les hommes sont capables de penser », etc. On voit que ce
qui caractérise ces propositions comme universelles nécessaires, c’est qu’elles n’énoncent pas un fait
contingent, ne font pas une référence conjointe aux singuliers comme porteurs de propriétés
accidentelles, mais qu’elles explicitent une essence dans une définition. Leur nécessité est celle d’une
essence. Tel est le caractère de la connaissance prédicative la plus puissante et la plus rigoureuse, la
science : elle passe par des propositions énonçant des essences, par des définitions essentielles. Ce
sont principalement des propositions de ce genre qui forment les prémisses des raisonnements
scientifiques puissants. Comme chez Aristote, tout le problème de la connaissance prédicative, de
son rapport aux singularités et à l’expérience des singularités, se concentre chez Ockham dans celui
de la définition19 : comment connaît-on, comment vérifie-t-on une définition ? On a vu que les
propositions de ce genre ne peuvent être nécessaires relativement à des existences présentes, mais
seulement relativement à des existences possibles : de possibili. Cela doit se traduire maintenant
nettement par une exigence : pour énoncer de telles définitions avec vérité, il faut supposer
l’existence d’au moins un de leurs référents, supposer une occurrence existentielle de la définition20.
Or cette supposition ne peut elle-même être vérifiée que par une intuition d’un singulier. Il faut voir
ou avoir vu intuitivement au moins un homme, un rubis, un des singuliers ainsi définis en série. On
objectera peut-être que je peux connaître et comprendre la définition de l’ornithorynque sans avoir
jamais rencontré d’ornithorynque ; certes, mais, dans ce cas, je ne sais pas si cette définition est vraie,
d’une part, et d’autre part, ne sachant pas si elle définit quelque étant, je ne sais même pas s’il s’agit
vraiment d’une définition (il peut s’agir d’un poème).
Le sens de cette exigence est ontologique : les définitions ne portent pas sur des essences
universelles réelles en tant qu’universelles, se maintenant de toute éternité dans quelque Ciel des
Idées ; elles portent sur des étants singuliers dont les essences singulières se ressemblent – et sans la
certitude qu’il existe de tels singuliers, elles ne disent rien au sujet de rien, ce sont de purs flatus vocis.
Mais cette exigence d’au moins une intuition ne doit pas être confondue avec l’exigence similaire
concernant les propositions contingentes énonçant une causalité, car elle n’est pas du même ordre.
Pour vérifier la proposition : « La ciguë cause la mort », je dois voir de la ciguë et voir quelqu’un
mourir en l’ingérant. L’intuition est une condition pour vérifier et la référence du sujet et celle du
prédicat. Pour vérifier que la définition de « l’homme » est bien une définition, qu’elle porte sur
quelque chose de réel, il suffit que je voie un homme ; l’intuition doit vérifier seulement la référence
du sujet. L’intuition n’est ici que la condition sine qua non de la définition comme définition de
quelque chose21. Autrement dit, pour une proposition contingente, l’exigence d’un recours à
l’intuition transforme chaque partie de la proposition en une hypothèse : la ciguë cause la mort s’il
existe de la ciguë et s’il existe au moins un homme pour l’ingérer. Dans une proposition nécessaire,
au contraire, d’une nécessité qui tient à la seule essence, l’exigence d’un recours à l’intuition
transforme seulement la première partie en hypothèse : l’homme est un animal si au moins un homme
existe. Quant à la partie précisément « nécessaire », celle du prédicat, le problème de sa vérification
reste entier.
Comment donc se vérifie la nécessité des définitions ? Dans certains cas, plutôt minoritaires, elle
peut être démontrée a posteriori ou, ce qui revient au même, corroborée par l’expérience d’une série
de cas particuliers. Pour que cela soit possible, il doit s’agir d’une définition qui fait une référence à
des singuliers en y joignant une référence à une propriété extrinsèque, qui y ajoute quelque chose qui
n’est pas inscrit en eux de façon indivise (per additamentum)22, ou encore qui y joint un prédicat
connotant quelque chose d’extrinsèque (connotatio). Ainsi, si je définis l’homme comme étant
« sensible », ou toute blancheur comme étant « la couleur la plus éblouissante pour l’œil »23. Dans les
deux cas, le prédicat fait référence aux singuliers selon un aspect qui se marque par des effets extérieurs
observables. On peut démontrer qu’il est prédiqué avec vérité par un moyen terme entre l’essence
indivise du singulier et cet aspect : c’est parce que les hommes ont une âme, dira-t-on, qu’ils sont
sensibles ; c’est parce que la blancheur réfléchit le plus la lumière qu’elle est la plus éblouissante.
L’expérience de cas particuliers corrobore ce genre de définitions. Si j’ai une idée assez précise des
hommes mais que je m’imagine, comme le feint Descartes, que ce sont des machines à ressorts
insensibles, en voir certains rire et pleurer peut me convaincre. Si j’ai une idée du blanc comme
résultant d’une superposition de toutes les tranches du spectre mais que je ne l’ai jamais vu, le
spectacle de la neige me convaincra peut-être que c’est la couleur la plus éblouissante. Bref,
l’induction peut vérifier ce genre de définitions, et l’on peut même en donner une manière de
démonstration24 : leurs conditions de vérification sont à peu près les mêmes que celles des
propositions causales.
Mais les définitions sans ajouts extrinsèques, qui énoncent ce que la chose est dans son essence
intrinsèque (quid rei proprie dictae) ne sont pas démontrables en ce sens25. Ce sont, pour la connaissance
articulée, les plus importantes. Ainsi : « Tout homme est un animal capable de penser. » Ce sont les
définitions les plus adéquates dans le discours de la connaissance, celles que l’on obtient avec pour
prédicat un concept de genre (« les hommes sont des animaux ») ou un concept d’espèce
(« homme ») qui peut être remplacé par la séquence d’un concept de genre et d’un concept de
différence (« animal capable de penser »). Tous ces concepts sont prédiqués du sujet pour ses
référents pris en eux-mêmes (per se), soit qu’ils soient d’extension supérieure au sujet, comme le
genre « animal » est de plus grande extension que l’espèce « homme » (primo modo dicendi per se), soit
qu’ils soient d’extension inférieure ou égale, comme « capable de rire » est de même extension que
« homme » (secundo modo dicendi per se)26. Pourquoi ne sont-ils pas démontrables ? Parce que dès qu’on
parle des référents, de tels concepts sont déjà supposés ; parce qu’on ne peut même y faire référence
sans les employer. Impossible de parler de la série des hommes sans employer le concept d’homme
ou sous-entendre son emploi27. Dit autrement : ils font référence aux singuliers selon le jeu de la
référence absolue, aux étants tels qu’ils sont en eux-mêmes dans leur essence indivise ; il n’y a donc
pas de moyen terme par lequel on pourrait démontrer qu’ils font bien référence à ces étants. Le seul
moyen, à la rigueur, de montrer que leur référence est essentielle et qu’ils définissent absolument les
singuliers serait de les éprouver en les remplaçant par une série de noms propres et en constatant que
l’on dit, alors, exactement la même chose. Par exemple, si je remplace « les enrhumés », concept
seulement connotatif, par « Olivier », « Madame Michèle », « le chat Cicéron », etc., parce qu’ils sont
en effet enrhumés, je ne dis pas exactement la même chose, car ces singuliers ne sont des enrhumés
que selon un certain aspect et sont aussi tout autre chose, des humains ou un chat, par exemple. En
revanche, si je remplace « les chevaux », concept essentiel, par « Blackie », « Crack », « Cerf-Royal »,
etc., je dis exactement la même chose, car ils sont chacun, dans son essence la plus propre, un cheval
et ne sont rien d’autre que des chevaux. Mais montrer n’est pas démontrer. On ne peut démontrer la
vérité nécessaire et universellement nécessaire des propositions définitives de ce type, où l’on
désigne les singuliers par des concepts essentiels, d’espèce ou de genre. Cette impossibilité, Aristote
l’avait fortement affirmée et Ockham la réaffirme28. Mais, puisqu’il s’agit du cœur de la connaissance
vraie par des propositions universelles et nécessaires, cette impossibilité doit avoir un sens particulier
et décisif dans la perspective ockhamiste. Dans cette perspective, en effet, il n’y a de référents que les
étants absolument singuliers et d’expérience que dans le rapport à ces pures singularités. Que
connaît-on donc des singuliers par de telles définitions qui sont universelles, et en même temps si
essentielles et nécessaires qu’elles ne peuvent être démontrées, ne peuvent être dérivées d’une autre
connaissance ? Comment en vient-on empiriquement à affirmer de tels prédicats universels,
essentiels, nécessaires ? Ou encore, c’est la même question : comment les propositions les plus
importantes de la science, son point de départ, sont-elles empiriquement vérifiées ? Ce n’est pas
seulement le fondement empirique de leur nécessité essentielle mais celui de leur universalité
essentielle qui nous échappe encore.
Résumons-nous. Nous avons vu que toutes les autres formes de propositions se vérifiaient dans
les strictes conditions empiriques de l’intuition du singulier. Cette vérification est suffisante pour les
propositions singulières et particulières ; elle est, sinon suffisante, en tout cas indispensable pour les
propositions universelles contingentes, énonçant un rapport entre deux séries de choses et en
particulier une causalité, comme encore pour les définitions extrinsèques qui peuvent non seulement
être démontrées, mais inférées à partir de l’intuition. L’intuition du singulier est bien, jusqu’ici, le
fondement de toute connaissance par propositions. Mais l’intuition, telle, du moins, que nous l’avons
décrite, ne semble pas suffire à fonder en elle-même l’universalité des propositions, fussent-elles
contingentes comme les propositions causales. Elle ne semble pas non plus suffire à fonder la nécessité
des propositions énonçant une définition essentielle valant pour toute une série de singuliers, sans
lesquelles tout l’édifice possible de la connaissance discursive, de la science, est voué à la ruine. La
réponse à ces deux questions, celles du fondement de l’universalité et de la nécessité essentielle de
certaines vérités, n’en fait qu’une.

§ 38. Le faux problème de l’induction. Il semble d’abord que l’induction doive être la réponse à cette
question, la plus difficile concernant les propositions vraies : de même que l’intuition du singulier est
la base empirique des vérités singulières, particulières et contingentes, de même l’induction, à partir
de plusieurs intuitions, serait la base empirique des vérités universelles, nécessaires et essentielles. De
même que les conditions de vérification de toutes les autres étaient strictement intuitives, de même
celles de ce genre de vérités seraient inductives. La question n’est plus ici celle de la production des
concepts : « comment quelque chose devient-il commun et universel ? », mais plus précisément celle
de la production de connaissances universelles : « comment une vérité devient-elle universelle ? » La
réponse semble devoir être du même type : mise en série, non plus d’appréhensions, mais de
connaissances singulières, donc, ici, induction. La théorie ockhamiste de la connaissance, quant au
problème de la base empirique, aurait ainsi une signification proche de celle de l’empirisme
moderne. L’induction, c’est tout le processus d’une dérivation à partir des intuitions singulières ; or
il est vrai que l’on peut retrouver ce processus à l’envers, ce qui semble confirmer son caractère
fondateur. Une vérité universelle, nécessaire et essentielle, c’est l’attribution vraie d’un prédicat
essentiel à un sujet universel faisant référence à tous ses référents dans leur existence possible (de
possibili) : « Si des hommes existent, ce sont tous des animaux. » Pour cela, le sujet – « les hommes » –
doit faire référence à une série indéfinie d’étants comme par une collection indéfinie de noms
propres ; il doit ainsi évoquer une série indéfinie d’intuitions singulières possibles, qui chacune
vérifierait la prédication. Que « tous les hommes sont des animaux », cela évoque les expériences
singulières selon lesquelles cet homme-ci est un animal, cet homme-là est un animal, etc. Mais cette
« évocation » des intuitions singulières veut-elle dire que la vérité universelle est fondée sur ces
intuitions ? Certes, la mise en série des intuitions est fondatrice des concepts comme tels (on l’a vu au
second chapitre), mais est-elle fondatrice, comme « induction », des vérités universelles ? L’induction
est-elle fondatrice de toute connaissance universelle et nécessaire ? Rien n’est moins sûr.
D’abord – et c’est un problème devenu classique –, aucune expérience (sauf celle de Dieu) ne
saurait parcourir l’universalité complète de toutes les existences possibles évoquées par une vérité
universelle. Pour la plupart des vérités universelles concernant les choses du monde, une induction
complète n’est pas possible : je ne peux vérifier intuitivement que chaque homme ayant existé, existant
et pouvant exister est un animal, ou que chaque rubis est rouge. Il faut donc imaginer une espèce de
principe logique ou psychologique qui « justifierait » le saut dans l’universalité à partir d’une série
limitée d’intuitions : un « principe d’induction » ou un « fondement de l’induction ». Une telle spéculation
peut être plus ou moins heureuse (celle de Hume, concluant au caractère irréductible de l’habitude,
est sans doute la plus exemplaire à cet égard), mais elle versera toujours finalement dans une forme de
psychologie, car il n’y a qu’en mathématique que le principe d’induction est strictement logique.
Quel que soit le résultat d’une telle spéculation, le terme de « justification » ne lui sera attribué
qu’abusivement. Du point de vue ockhamiste, il s’agit là en fait d’un problème mal posé et d’une
perspective profondément fautive. Pour autant qu’il y ait chez Ockham une « théorie de
l’induction », elle ne prétend aucunement rendre compte de la vérité et de la vérification des
propositions les plus décisives de la science.
Car Ockham, à propos de l’induction et pourtant la court-circuitant, dit clairement qu’une seule
intuition d’une seule singularité permet de connaître – c’est-à-dire, en fait, de voir – son essence. Il
suffit que je voie un homme pour saisir, en une intuition intellectuelle, quels sont ses traits
essentiels29. Que ces traits soient essentiels, cela veut dire qu’ils sont nécessaires : s’il est essentiel à
André d’avoir deux yeux, une bouche, un nez, des bras, des jambes, etc., cela lui est nécessaire. La
nécessité de l’essence est donc donnée immédiatement dans une seule intuition. Il y a une vision d’essence
dans le singulier qui concerne un grand nombre de traits essentiels. Certes, c’est par une série d’au
moins deux intuitions de deux singuliers, disons d’André et Olivier, que ce grand nombre de traits
essentiels devient le thème d’une visée sérielle, d’un concept spécifique : le concept d’homme. Mais la
nécessité de l’essence est inscrite à même l’intuition unique d’un singulier. Or tous les prédicats
essentiels qui peuvent ensuite faire référence aux singuliers de façon nécessaire font référence à une
conséquence, un prolongement ou un aspect de l’essence. Être un animal, c’est avoir des traits
essentiels moins nombreux que ceux d’un homme mais qui en font partie (par exemple : se déplacer
par des mouvements du corps et se nourrir). La nécessité de l’essence s’étend donc ipso facto aux traits
répondant à tous les prédicats essentiels intrinsèques. C’est pourquoi Ockham ajoute qu’une seule
intuition suffit aussi à vérifier une propriété essentielle de tous les singuliers partageant un grand
nombre de traits essentiels30. Ainsi le passage à l’universel, pour une vérité concernant des essences nécessaires,
va de soi.
C’est là le point le plus décisif, qu’un ou deux exemples rendront peut-être plus clair. Je vois un
homme ; je vois son essence, constituée de traits tels que : avoir deux bras et deux jambes sur
lesquelles il marche, pouvoir parler, etc. La nécessité de ces traits s’étend à tous leurs aspects pouvant
être signifiés par un prédicat : par exemple manger et se déplacer par des mouvements du corps,
signifiés par le prédicat « animal ». En ayant vu un autre singulier ayant des traits semblables, je forme
un signe mental qui a ces traits pour thème, un concept d’homme. La genèse d’un tel signe fut
suffisamment décrite. L’important, pour ce qui concerne la vérité, c’est qu’en formant un tel signe, je
décide (consciemment ou non) que je ferai par lui référence à tout – et seulement à – ce qui porte de
tels traits essentiels, existant, ayant existé ou pouvant exister. L’existence, c’est entendu, ne fait qu’un
avec cette essence, mais, en formant un concept, je l’abstrais de l’existence présente pour la viser
comme existence possible. La vérité de l’attribution d’un prédicat développant cette essence, comme
« animal », à tous les singuliers possibles signifiés par le concept d’homme, va donc de soi, puisque,
par définition, j’ai décidé de ne viser par le concept d’homme que ce qui porte de tels traits essentiels. La nécessité
de la définition est à même l’intuition intellectuelle du singulier. Dans une référence universelle, la
vérité de cette définition nécessaire n’a pas à être vérifiée. Pourrait-elle, en effet, être infirmée ?
Pourrais-je, par exemple, rencontrer un homme qui ne soit pas un animal mais, disons, un ange ?
Admettons que quelqu’un n’ait pas besoin de se nourrir et se déplace non en marchant mais en volant
sans mouvements du corps. Aurais-je affaire à un homme qui ne serait pas un animal ? Pas du tout :
je n’aurais pas affaire à un homme du tout. Imaginons même qu’un jour on découvre que les
hommes n’ont pas en fait besoin de se nourrir et qu’ils peuvent se déplacer en volant (sans
mouvements du corps et sans secours technique). Serait-ce une situation où la proposition « Les
hommes sont des animaux » se révèle fausse ? Non. Ce serait seulement une situation où ce qu’on
appelle des hommes ne sont pas des hommes mais, par exemple, des anges. Les hommes seraient alors
toujours des animaux, car le concept d’homme fait référence à des singuliers ayant pour traits
essentiels, entre autres, de manger et de se déplacer sur leurs deux pieds. On se serait alors trompé de
référents en prenant pour des hommes ce qui n’en est pas, mais en aucun cas la définition universelle de
« homme » ne peut être infirmée par une expérience. Elle n’a donc pas non plus à être vérifiée par une série
plus ou moins étendue d’expériences. De même, une fois formé le concept essentiel de « cheval »,
aucune expérience ne peut infirmer la proposition définitive, universelle et nécessaire : « les chevaux
sont des quadrupèdes qui hennissent ». Si je rencontre un « cheval » qui se déplace sur ses membres
postérieurs et bêle au lieu de hennir, la définition n’en est aucunement infirmée : j’ai seulement
rencontré autre chose qu’un cheval, bien que j’aie pu me laisser abuser par sa morphologie.
Autrement dit, pas plus qu’il n’y a d’infirmation empirique possible pour les propositions définitives
de ce genre, il n’y a de vérification empirique indispensable. Il n’y a pas à chercher pour elles de
« principe d’induction » psychologique. Il y a, selon Ockham, une vision d’essence dans la singularité,
où la nécessité de l’essence, et donc de la définition essentielle, est vue. Et puisqu’un signe
conceptuel universel peut prendre argument de cette essence, sa nécessité est vue une fois pour toutes.
Concernant les essences singulières, la seule « induction » qui vaille n’est pas un processus de proche
en proche, à la manière dont l’empirisme moderne interprète l’épagogè d’Aristote : c’est une vision
d’essence, une noèsis atteinte dès le départ dans sa nécessité. L’expérience sérielle, telle que nous
l’avons décrite au chapitre précédent, donne seulement l’occasion d’utiliser la vision de traits essentiels
singuliers comme thème d’une visée sérielle dans un concept. Mais la nécessité de cette essence, telle
qu’elle se retrouve dans l’universalité des définitions, est donnée dès le départ.
On comprend, alors, que l’exigence d’un recours à l’intuition pour les définitions n’a pas le sens
d’une vérification proprement dite. Ockham déclare, certes, que pour dire avec vérité : « Les
hommes sont des animaux », il faut supposer au moins l’intuition d’un homme, en transformant la
proposition en hypothèse : s’il existe au moins un homme, tous les hommes sont des animaux. Cette
intuition, comme l’a justement remarqué Ernest Moody31, a, de toute manière, dû avoir lieu, car le
concept d’essence n’a pu être produit que dans une vision d’essence singulière : il a fallu que je voie
un homme pour former le concept d’homme. Ockham ne veut donc pas dire qu’il faut une nouvelle
intuition à chaque nouvel énoncé de la définition. Le fondement des propositions universelles,
essentielles et nécessaires n’est donc pas une série d’intuitions renouvelées, une induction, mais
seulement une vision d’essence valant par définition une fois pour toutes. L’empirisme d’Ockham,
le privilège absolu qu’il reconnaît à l’intuition, ne constitue donc pas un empirisme « moderne » qui
fonderait, d’ailleurs illusoirement32, l’universalité d’une vérité sur l’induction. C’est un empirisme
de l’intuition intellectuelle, de la vision d’essence singulière.
L’induction sert bien pourtant à quelque chose. Elle sert à conclure une causalité. Aucune causalité
n’est « contenue » dans un étant singulier, ni dans son essence ni dans la définition qui l’exprime. Car
elle suppose un rapport entre deux singuliers distincts et ontologiquement autonomes. Pour le dire
dans un autre langage, une définition essentielle est analytiquement nécessaire, tandis qu’une
proposition énonçant une causalité est synthétique. C’est en ce sens que toute causalité est
contingente : elle a lieu dans la conjonction de deux singularités absolues. À ce titre, toute causalité
telle que nous en connaissons, toute causalité naturelle ou « seconde » (par rapport à la causalité
créatrice de Dieu dans sa puissance absolue) est théologiquement contingente : la puissance absolue
peut toujours l’interrompre, y intervenir pour disjoindre ses parties prenantes, faire
« immédiatement » ce qu’elle fait par une cause seconde33. Comment une causalité peut-elle, alors,
être connue ? Avant tout par l’intuition du singulier qui est dit « cause » et de l’autre singulier où a
lieu « l’effet », et par l’intuition de leur coexistence ou de leur succession : par exemple, pour
connaître la causalité par laquelle un corps chaud transmet sa chaleur à un autre, il faut voir le
premier, par exemple la poêle sur le feu, voir le second, par exemple mon doigt, et voir (sentir suffit,
avant de voir la combustion) que la chaleur dans la poêle est suivie d’une chaleur dans mon doigt
lorsqu’ils sont mis en contact34. Cette transmission n’est pas contenue dans la vision ou la définition
du corps chaud, et si c’est une conséquence de son essence, c’en est une conséquence extrinsèque. La
connaissance de la cause ne suffit jamais à la connaissance de l’effet qui lui succède. Que la chaleur se
transmet ne saurait être connu a priori dans la simple intuition du corps chaud. De même, le fait que
telle herbe guérit la migraine ne saurait être connu a priori35. C’est ici que la pensée d’Ockham
semble s’approcher de celle d’un empiriste moderne, de Hume par exemple. La question est alors :
comment conclut-on l’universalité du rapport de causalité, la proposition : « Tout corps chaud
transmet sa chaleur au corps avoisinant », ou « toute plante de telle espèce guérit la migraine » ?
La réponse est claire : on le conclut par une généralisation qui ne vaut pas a priori, par une
induction qui suppose, pour être recevable, une série d’intuitions du même type. La différence entre
cette universalisation et celle d’une définition essentielle, c’est non seulement qu’elle suppose
l’expérience de plusieurs cas, mais que cette expérience doit être celle du fait, du fait du rapport
causal et non seulement de la chose singulière. Mais, là encore, cette universalisation ne se fonde pas
sur quelque principe psychologique d’induction. Hume dirait en effet que l’on universalise l’énoncé
d’une causalité en vertu de l’habitude – vérité purement psychologique du principe de l’uniformité
de la nature – et en vertu de la ressemblance subjectivement posée entre les cas. Ockham dit tout
autre chose. On universalise la relation entre deux corps, l’un chauffant et l’autre chauffé, en vertu de
l’essence semblable de tous les corps. Certes, cette essence ne contient pas la relation, qui est
extrinsèque. Mais, ayant vu une fois qu’un corps en chauffe un autre, puisque cette causalité ne
suppose aucune propriété particulière à ce corps-ci, j’en conclus à bon droit que tous les corps, tous
les étants ayant pour trait essentiel d’être des corps, peuvent aussi transmettre la chaleur36. Ayant vu
que telle plante guérit la migraine, sachant que cette plante, par exemple du tilleul, partage ses traits
essentiels avec tous les tilleuls, j’en conclus que du tilleul peut toujours guérir la migraine. Autrement
dit, l’essence et la vision d’essence jouent encore ici un rôle : non celui d’un principe de nécessité
intérieur à la chose même, comme dans la définition, mais celui d’un principe d’invariance de ses effets.
Ockham formule des règles précises pour l’inférence inductive d’une causalité universelle, et ces
règles sont toujours fondées sur l’essence : lorsque l’inférence concerne l’action d’étants partageant de
nombreux traits essentiels (visés par un concept spécifique, comme « tilleul »), un seul cas peut
fonder l’inférence, à moins qu’une autre cause puisse agir (par exemple le médecin au lieu du
tilleul)37 ; lorsque l’inférence concerne l’action d’étants ne partageant que peu de traits essentiels
(visés par un concept générique comme « plante verte »), plusieurs cas appartenant à plusieurs espèces
sont indispensables pour fonder l’inférence, à moins que lesdites espèces soient très proches38. Dans
tous ces cas, l’induction se fonde bien sur des essences.
Cela veut dire que la causalité, quoique contingente dans son principe – qui est finalement
l’autonomie onto-théologique des singuliers – est invariante, dans une uniformité de la nature
correspondant à des ressemblances essentielles entre certains singuliers. L’énoncé universel d’une
causalité peut être dit nécessaire en ce sens, d’une nécessité a posteriori. Cette remarque est d’une
importance remarquable pour ce qui concerne le destin des sciences de la nature et la méthode
expérimentale. On peut découvrir des relations de causalité qui suivent l’invariance des essences sans y
être contenues ni connues a priori. La causalité est une conséquence extrinsèque des essences : guérir
la migraine est une conséquence extrinsèque de l’essence du tilleul (cet exemple est faux), détruire les
microbes est une conséquence extrinsèque de l’essence de la pénicilline, conduire le courant
électrique est une conséquence extrinsèque de l’essence du cuivre. À ce titre, elle est invariante et
donc nécessaire, mais, à ce titre aussi, elle doit être expérimentée. Une causalité peut être
universellement nécessaire et pourtant ne l’être qu’a posteriori, moyennant une intuition du fait. Une
position de ce genre fut récemment défendue par le philosophe Saul Kripke39. Elle semble
particulièrement adéquate pour rendre compte à la fois de la validité et de la pratique historique des
sciences de la nature.
Avec cette théorie originale de l’induction, qui en déplace le problème et le ramène à celui de la
vision d’essence, la base empirique des diverses sortes de propositions vraies est ressaisie dans son
ensemble par son aspect le plus difficile et le plus décisif. À l’exception des tautologies logiques et
des égalités mathématiques, la base empirique de toute vérité est strictement intuitive, mais avec
d’importantes variations. L’intuition doit être celle du fait, du rapport entre un singulier et un autre
ou de ses conditions provisoires d’existence, pour vérifier une proposition singulière et contingente.
L’intuition ne doit être, ou avoir été, que celle d’une essence, intuition intellectuelle ou vision
d’essence, pour vérifier une proposition universelle, nécessaire et essentielle, telles les définitions par
le genre et l’espèce dont la science fait un abondant usage. Enfin, l’intuition doit être à la fois celle de
l’essence et celle d’au moins un fait, un rapport entre singularités a posteriori, pour vérifier une
proposition universelle énonçant une causalité, qui peut être dite (ontologiquement) contingente, ou
(a posteriori) nécessaire, dans la mesure où sa vérité est invariante. Pour rassembler en une formule
toute la base empirique de toute vérité, on peut dire ceci : l’intuition, soit d’un fait, soit d’une essence,
fonde une vérité singulière et seule l’intuition d’une essence dans sa nécessité fonde l’extension d’une vérité à
l’universel. S’il ne faut retenir qu’une conclusion de cet examen compliqué, que ce soit celle-là.
Certes, il y a, en outre, des propositions qui, comme les tautologies logiques, sont connues comme
vraies indépendamment de toute intuition d’une chose extérieure, mais elles se fondent encore sur
l’intuition (ici, des simples termes)40. Ces variétés de l’intuition du singulier attestent la vérité des
principales variétés de propositions. Il est donc clair que cet examen débouche, pour Ockham, sur
autant de prescriptions : le bon usage des signes dans les propositions est celui qui les soumet, le cas
échéant, à l’épreuve intuitive appropriée. Ces conditions empiriques de vérification doivent être
respectées comme autant de règles dans le discours. Hors de ces règles, un discours n’enchaînerait
pas, à proprement parler, des phrases fausses mais des phrases invérifiables : ce serait un discours ni
vrai ni faux.

§ 39. À quoi sert un syllogisme ? Toutes les propositions vraies concernant des singuliers sont
empiriquement fondées sur l’intuition : intuition d’une chose singulière, de ses accidents ou de son
essence, intuition du fait, c’est-à-dire d’une coexistence d’au moins deux choses singulières. Leur
vérité universelle se fonde, le cas échéant, sur des ressemblances essentielles entre singuliers et sur
l’extension possible (de possibili) d’une définition à toute une série dans un signe qui prend la
définition pour thème. Leur vérité nécessaire se fonde soit sur la nécessité absolue qui est interne aux
essences, soit sur l’invariance des effets produits factuellement par des singuliers partageant des traits
essentiels, dans la nécessité a posteriori des relations causales entre deux séries de singuliers. Les
propositions universelles et nécessaires en ce sens forment les prémisses des raisonnements
scientifiques les plus forts. Ces prémisses sont régies par la règle de l’universalité affirmative ou
négative, qui permet leur conversion dans un enchaînement (le dictum de omni et de nullo d’Aristote) ;
elles sont pertinentes dans le domaine des existences possibles, le seul où une nécessité peut être dite.
Elles sont parfois faiblement démontrables, mais en général ne le sont pas du tout, contenant au
moins une définition essentielle41. Si elles sont indémontrables, c’est précisément qu’elles se fondent
sur l’intuition : leur fondement ne se donne pas dans l’ordre du discours mais dans celui de
l’expérience d’avant le discours, précédant toute phrase. À partir de ces propositions et
conformément aux conditions empiriques de leur vérification, le discours proprement dit, le
discours vrai de la science, est un enchaînement concluant. À partir d’un groupe minimal de phrases
vraies, une paire, il produit une autre phrase vraie selon des règles logiques : celles du syllogisme
(discursus syllogisticus)42. Ces règles sont très strictes mais, au fond, à quoi servent-elles ? La question
principale concernant le discours et sa forme strictement concluante dans le syllogisme est bien celle-
ci : à quoi sert de conclure ?
En soi, conclure une proposition d’une autre ou de deux autres ne sert absolument à rien et ne fait
rien connaître. Je peux conclure légitimement la proposition vraie : « Les femmes ne pondent pas
d’œufs » de cette autre proposition vraie : « Seuls les animaux à plumes ou à écailles pondent des
œufs » moyennant une autre proposition vraie explicitant le rapport entre les deux précédentes.
J’obtiens le syllogisme valide : « Seuls les animaux à plumes ou à écailles pondent des œufs, or les
femmes n’ont ni plumes ni écailles, donc les femmes ne pondent pas d’œufs. » Et alors ? Tout cela ne
sert à rien. Ce n’est pas parce qu’elles ont respectivement des plumes et des écailles que les poules et
les vipères pondent des œufs, pas plus que ce n’est parce qu’elles n’en ont pas que les femmes ne
pondent pas : c’est parce qu’elles sont des mammifères. Je peux conclure la proposition vraie : « Les
braises sont chaudes » de la proposition : « Tous les corps qui transmettent la chaleur sont chauds »
dans le syllogisme suivant, qui est valide : « Tous les corps qui transmettent la chaleur sont chauds, or
les braises me brûlent les doigts, donc les braises sont chaudes. » Mais ce n’est pas parce qu’ils
transmettent la chaleur que certains corps sont chauds, c’est l’inverse : ils sont chauds parce qu’ils sont
chauds, c’est tout. Ou encore, je peux conclure de la manière suivante : « Toute lumière qui ne
scintille pas est proche, or les planètes ne scintillent pas, donc les planètes sont proches. » Là encore,
ce n’est pas parce qu’elles ne scintillent pas que les planètes sont proches, elles sont proches parce
qu’elles sont proches, un point c’est tout. Bref, dans bien des cas le syllogisme est une forme lourde
et factice, qui n’explique rien et ne sert pas à grand-chose. Tous ces cas peu intéressants sont ceux de
syllogismes où le moyen de conclure n’est pas le plus proche possible du fait énoncé par la conclusion
et qu’il s’agit de conclure : l’absence d’écailles et de plumes est un moyen très tiré par les cheveux de
conclure à l’absence de ponte, le moyen le plus proche étant le fait d’être un mammifère. Plus
généralement, ce sont des syllogismes où le fait n’est pas conclu de la véritable raison du fait :
pourquoi donc les planètes ne scintillent pas ? Voilà le fait dont on aurait pu et dû donner la raison.
Ces formes de syllogismes faibles, Ockham les nomme « syllogismes a posteriori » ou « quia »43. Elles
permettent, en négatif, de déterminer la bonne manière de conclure, la manière utile.
Par élimination, la seule manière de conclure qui puisse vraiment servir à quelque chose est celle
qui passe par le moyen le plus proche de la proposition et du fait à conclure ; celle qui énonce la
raison du fait en tant que telle : c’est le syllogisme qu’Ockham appelle a priori ou propter quid44.
Conclure veut alors dire : conclure une proposition énonçant un fait d’une proposition énonçant la
raison de ce fait ; conclure, donc, à partir d’un autre fait premier, énoncé à titre de prémisse et
moyennant une tierce proposition explicitant le rapport de la raison au fait. L’exemple classique est le
suivant : « les lumières proches ne scintillent pas, or les planètes sont proches, donc les planètes ne
scintillent pas »45. Ce syllogisme n’a plus rien à voir avec le faible syllogisme des planètes énoncé plus
haut. Ici, le fait que les lumières proches ne scintillent pas est vraiment la raison du fait que les
planètes ne scintillent pas. Que ce raisonnement soit a priori ne veut aucunement dire que le fait
conclu est connu a priori : comme tout fait, le fait que les planètes ne scintillent pas est seulement
connu a posteriori par l’intuition. Mais le raisonnement est, quant à lui, a priori en ceci, qu’il part du fait
premier pour conclure au fait second dont il est la raison. Cette raison est bien première et explique
immédiatement le fait à conclure : c’est vraiment parce qu’elles sont proches que les planètes ne
scintillent pas et le fait qu’elles sont proches est premier, elles sont proches simplement parce que
c’est comme ça (il est de l’essence des planètes d’être plus proches de la terre que les autres corps
célestes). À quoi sert de conclure ainsi une proposition d’une autre ? À faire connaître quelque chose
qui ne l’était pas : la caractéristique d’un syllogisme est, comme le dit Ockham, de faire connaître,
d’être faciens scire46.
Encore faut-il s’entendre : un syllogisme ne « produit » pas invariablement de la connaissance
comme une turbine produit de l’électricité. Seuls les syllogismes forts de ce genre, énonçant la raison
du fait, produisent vraiment et invariablement de la connaissance. Car les syllogismes faibles, tels
ceux qu’on a vus, ne font connaître quelque chose que dans certaines conditions subjectives précises.
Il faut imaginer quelqu’un qui saurait que seuls les animaux à plumes ou écailles pondent des œufs,
qui aurait remarqué que les femmes n’ont ni l’un ni l’autre, mais à qui le fait qu’elles ne pondent pas
d’œufs aurait échappé. Pour ce personnage, une connaissance serait alors, en effet, produite par le
syllogisme faible enchaînant les deux propositions qu’il connaît : la connaissance du fait que les
femmes ne pondent pas d’œufs, déduite comme un cas particulier. Mais pour tous ceux, nombreux,
qui connaissent déjà ce fait, ledit syllogisme ne fait rien connaître du tout47. Au contraire, un
syllogisme de la raison du fait produit toujours une connaissance, même chez celui qui en connaît
d’avance toutes les propositions. Un syllogisme enchaînant au fait sa véritable raison – en
l’occurrence que les mammifères ne pondent pas d’œufs – ferait toujours connaître quelque chose, à
savoir que le fait d’être des mammifères est pour les femmes la raison du fait de ne pas pondre
d’œufs. De même, dans le syllogisme a priori des planètes, même dans le cas où je connais déjà
chacune de ses propositions, leur mise en ordre déductive me fait bien connaître que l’un des faits est
la raison de l’autre, et cette connaissance passe nécessairement par une mise en ordre de ce genre. Il
semble donc bien qu’un syllogisme du fait raisonné serve à quelque chose : partant d’une proposition
énonçant une définition plus ou moins intrinsèque (être un astre proche pour les planètes, être un
mammifère pour les femmes) répondant à la question aristotélicienne quid est ? et à partir de l’énoncé
d’un fait (le fait de ne pas scintiller, de ne pas pondre d’œufs) répondant à la question quia est ?, il
conclut en les enchaînant par une tierce proposition et donne ainsi la raison du fait répondant à la
question propter quid est ?48. La raison de tous les faits est dans une essence ou des propriétés de
l’essence ; le syllogisme fort ne produit pas cette raison comme en l’inventant, il la place seulement
par rapport au fait en tant que raison. Les syllogismes utiles sont donc produits dans les situations de
ce genre : on connaît (intuitivement) un fait, on connaît (intuitivement) une essence et ses
propriétés, il reste à conclure le fait de l’essence qui renferme sa raison. Tout cela ne nous a peut-être
fait connaître aucun fait nouveau mais cela nous a fait connaître l’ordre rationnel entre le fait qui fonde
et le fait qui est fondé.
Cette connaissance de la raison du fait, dans les syllogismes vraiment utiles, est le dernier mot de la
théorie ockhamiste de la connaissance. Dans tout son examen des phrases vraies et de leur
enchaînement logique, Ockham s’est montré strictement aristotélicien : pas un principe, ici, qu’une
lecture même pointilleuse des Premiers et Seconds Analytiques puisse prendre en défaut. Mais c’est que
l’originalité d’Ockham n’est pas dans le décorticage logique des propositions et des raisonnements :
elle est dans ce qu’il trouve au cœur de toute phrase, dans le sens qu’il donne à la connaissance
prédicative par rapport à l’expérience des étants singuliers. La conception originale de la
connaissance qui doit ici nous intéresser dérive de la définition nominaliste de la vérité. La vérité est
propre à une proposition. Il n’y a pas de choses vraies ou fausses, il n’y a pas même d’expérience
vraie ou fausse : seules des propositions peuvent être vraies. La connaissance, en tant qu’elle est vraie,
n’a donc lieu que dans des propositions. Toute connaissance est une phrase ou un ensemble de
phrases, une articulation de signes : pas de connaissance sans signes enchaînés. Connaître, c’est
enchaîner des signes comme il convient, c’est-à-dire en exerçant une référence conjointe aux
singuliers. Voilà le premier point.
Or l’exercice d’une référence conjointe aux mêmes singularités qui constitue la connaissance vraie
s’éprouve toujours dans les strictes conditions empiriques d’une intuition. Toutes les propositions se
vérifient, accèdent à la vérité par une intuition du singulier (à l’exception, sans conséquences, des
tautologies logiques) : soit par une intuition d’une singularité dans ses conditions locales d’existence
ou son rapport avec d’autres – intuition d’un fait –, soit par une intuition de l’essence d’une
singularité, essence nécessaire et éventuellement ressemblant à une série d’autres essences. Autrement
dit, toute connaissance, quelle qu’elle soit, ramène inévitablement à une expérience intuitive.
L’intuition n’est pas seulement « la source de toute connaissance expérimentale », comme le disait
Ockham, elle est la source de toute connaissance en général, car il n’y a de véritable connaissance, de
connaissance des choses réelles qu’expérimentale. On pourrait dire, en ce sens, que toute
connaissance, pour être vraie, doit connoter une expérience intuitive. Le terme « vérité », on l’a vu,
signifie une proposition et connote l’identité des référents de ses termes. Ainsi, si j’écris « vrai » à
côté de la phrase : « De Gaulle est le premier Président de la Ve République », ma mention signifie
cette proposition et connote l’identité entre le référent de « de Gaulle » et le référent de « premier
Président de la Ve République ». De façon parallèle, le terme « connaissance » signifie une
proposition et connote une intuition où l’exercice de sa référence conjointe est vérifié. « Je sais, ou je
connais, que de Gaulle est le premier, etc. » veut dire : « Je forme la proposition “De Gaulle, etc.”, et
une intuition vérifie ou a pu vérifier sa référence. » D’une certaine manière, connotative, la
« connaissance » signifie donc l’expérience en signifiant une ou des propositions. Voilà le second
point : toute connaissance est une expérience signifiée.
Cela veut dire qu’il se passe bien quelque chose dans les propositions vraies qui ne peut se passer
d’elles. Une proposition se forme à partir d’une expérience et, en y ramenant, s’y dissout de
nouveau. Dans le temps de l’énonciation, il s’est pourtant passé quelque chose de décisif : une
expérience fut isolée, thématisée, articulée. Si l’on emploie seulement des signes isolés, par exemple
des noms, on se contente d’accomplir une référence simple à un ou des étants : « cet homme »,
« rouge », « fleur ». Certes, on évoque par là une intuition présente ou possible, mais cette
expérience reste inarticulée, indifférenciée, brute. Lorsqu’on forme des phrases, en revanche, la
référence exercée est conjointe, elle connote une expérience différenciée, située dans son extension,
son temps, son mode. On ne se rapporte pas simplement aux étants, on se rapporte à une certaine
expérience des étants. Il s’agit toujours de nommer les singuliers, mais en connotant les expériences
variées où ils se donnent. En joignant plusieurs signes, en formant des phrases, le langage conjugue et
compose sur une partition infinie les manières de se rapporter aux singuliers.
En outre, la connaissance signifie une expérience en l’universalisant, de sorte qu’il ne s’agit plus
seulement d’une expérience singulière effective, mais d’une expérience universelle possible pour une
série indéfinie de singularités. Certes, les signes atomiques, par exemple les noms communs, étaient
d’emblée potentiellement universels, du simple fait qu’ils recouvraient une visée conceptuelle de
toute une série de singuliers. Mais c’est seulement dans des phrases où ils sont explicitement
quantifiés que les signes sont universels en acte. Ockham ne cesse de l’affirmer : il n’y a, à proprement
parler, d’universel que par prédication, donc dans des phrases déterminées49. On a vu sur quelle base
empirique cette universalisation est légitime et constitue une connaissance vraie. Elle va de soi pour
une définition essentielle, car l’essence nécessaire d’un singulier, intuitivement appréhendée et
signifiée par un concept, est par définition nécessaire à tous les singuliers possibles signifiables par le
même concept : tout ce que je peux appeler un homme ou une planète répond nécessairement à la
définition essentielle de tel homme ou de telle planète. L’universalisation d’un fait extrinsèque ou
d’une causalité suppose en plus, pour être légitime, l’intuition d’un tel fait dans un cas ou dans
quelques-uns pour s’assurer qu’il est bien la conséquence de tel type d’essence spécifique. Mais
surtout, ce qui est ainsi universalisé, ce n’est pas seulement un signe, car pouvoir être universel est de
la nature même du signe ; c’est un rapport entre signes énonçant un fait, c’est une essence explicitée
dans une définition ou un rapport entre essences explicité dans une proposition causale. La
connaissance par propositions ne touche pas seulement des séries indéfinies de choses singulières,
mais des séries indéfinies de faits singuliers.
Enfin, dans l’enchaînement réglé des propositions, la connaissance ne se contente pas de
signifier – en les connotant – des expériences, elle les met en ordre. L’ordre du fait et de la raison du
fait, dans les seuls syllogismes vraiment utiles, ne saurait être saisi sans propositions. Le répondant
ontologique de cet ordre rationnel ne souffre pour Ockham aucune ambiguïté. Il ne saurait s’agir
d’une sorte de raison habitant le monde des singularités pour lui insuffler quelque sens immanent,
d’un Logos qui hanterait la nature comme son âme. La raison n’est que du côté de l’esprit des
hommes. Il s’agit seulement de la primauté de l’essence sur ses effets extrinsèques : la raison d’un fait
est toujours dans l’essence de certains singuliers, et l’ordre raison-fait ne correspond, du côté de
l’étant, qu’à la primauté de ce qu’est chaque singulier en lui-même sur la façon dont il se manifeste
extérieurement par rapport aux autres. En conséquence, il semble qu’il ne puisse y avoir, à
proprement parler, de répondant empirique à l’ordre raison-fait. Comment voir que si les planètes ne
scintillent pas, c’est parce qu’elles sont proches ? Comment voir que si les femmes enfantent des bébés
sans coquilles, c’est parce qu’elles sont des mammifères ? Les étants ne contiennent aucun « parce
que », sont sans pourquoi, ils ne sont que des essences et leurs propriétés. De même, l’expérience
n’appréhende pas de « parce que », mais seulement des essences et leurs propriétés, les étants qu’on dit
« causes » et les étants qu’on dit « effets », sans tiers réel entre eux, sans substrat réel des relations. La
relation raison-fait n’exprime aucune dualité réelle ou empirique, mais seulement la primauté de
l’essence dans des singularités indivises. On ne peut que supposer, que dire que les faits où se
manifestent les essences découlent des essences. La division du fait qui est fondé et du fait qui en est
la raison n’est qu’une manière purement discursive de reconduire plusieurs expériences à leur objet
essentiel où leur possibilité même est inscrite dans une singularité indivise.
D’une façon générale, la connaissance n’est que le bon usage conjoint des signes pour signifier et
mettre en ordre les intuitions des singuliers. Par cette conception sémiotique de la connaissance,
pour laquelle connaître consiste à former et enchaîner des phrases, Ockham n’adopte pas un point de
vue réducteur. De la connaissance, il se fait, au contraire, une très haute idée, lui donnant des règles
d’énonciation et d’enchaînement plus contraignantes que tous les philosophes médiévaux, des règles
que ne désavoueraient pas les inventeurs de la méthode expérimentale, de Roger Bacon à Francis
Bacon. C’est pour assurer à la connaissance un fondement empirique évident que les signes, fussent-
ils des concepts, ne sont traités par lui que comme des signes, que les définitions, les principes et les
conclusions ne sont traités que comme des phrases, devant suivre les règles de la référence conjointe,
qui sont les conditions mêmes de la vérité. Car les conditions de vérification des différents types de
propositions que nous avons rassemblées ne sont pas moins que les conditions de leur évidence50.
Reconnaissant à la connaissance la richesse infinie d’une expérience signifiée et mise en ordre,
Ockham la maintient en même temps dans les strictes limites de l’intuition évidente, présente et
possible, des singularités. Il lui permet de s’étendre à toutes les singularités diversement
appréhendables et mises en série, mais il lui interdit de dépasser la singularité des étants, lui dénie
tout objet qui ne se ramène, dans l’intuition, à ce qu’est tel étant singulier en tant que tel.
Toute proposition vraie, c’est-à-dire intuitivement vérifiable, constitue donc une connaissance.
Mais la connaissance proprement dite, qui se nomme « science », est un enchaînement de plusieurs
propositions. Selon ses termes et les objets singuliers auxquels ils font référence, selon ses modes
d’enchaînement et l’ordre dans lequel elle énonce ses propositions, la science se divise en plusieurs
sciences qui sont autant de genres de discours. Dans le système discursif de chaque science, chaque
connaissance particulière doit être fondée comme la conclusion d’un raisonnement ; elle peut, à ce
titre, être interrogée à la fois selon la validité du raisonnement qui la fonde et selon l’expérience qui la
vérifie. Autrement dit, un genre de discours ou une science doit être envisagée – et le cas échéant
critiquée – à la fois dans sa structure et dans sa base intuitive ou ses procédures expérimentales, d’un
point de vue architectonique et d’un point de vue empirique. Ockham entreprend, de façon souvent
dispersée mais toujours extrêmement rigoureuse, une critique des principaux genres de discours
pratiqués sous ses yeux. De nombreuses caractéristiques de ces genres de discours, et souvent jusqu’à
la définition qu’ils donnent d’eux-mêmes, se sont maintenus et ne pouvaient que se maintenir.
Ockham les met à l’épreuve du jeu de la référence conjointe dans les règles que nous avons
rassemblées, à l’épreuve des règles d’enchaînement et des règles de vérification empirique ; et cette
épreuve réserve plus d’une surprise. C’est par cette critique des genres de discours que la sémiologie
d’Ockham accomplit les ravages, parfois discrets mais toujours profonds, auxquels ses
contemporains furent le plus sensibles, du côté des censeurs comme du côté des disciples. Modeste
et prudente dans ses procédures, cette critique engage pourtant une réinterprétation spectaculaire de
ce que l’on peut connaître et de ce qu’il est légitime de dire : au sujet de la nature, de l’esprit, de Dieu
ou de l’être. Elle déplace les limites et les objets des différents savoirs, elle réajuste leurs prétentions
selon les données intuitives d’un monde fait de singularités absolues. Le bon usage des signes exige
finalement une refonte du grand cadastre de la pensée discursive.

1. Ces définitions se trouvent, pour la plupart, dans les tout premiers chapitres de S.L. et aussi dans Herm., 3 : « les propositions se
composent de termes » (S.L., I, 1, p. 7) ; « les termes stricto sensu sont ce qui, pris de façon significative, peut être sujet ou prédicat »
(ibid., 2, p. 9) ; les termes sont des catégorèmes, donc recouvrant un concept à la signification bien définie (ibid., p. 10).

2. Exemple d’absurdités produites par la conception réaliste de la vérité :


« Par de telles propositions : “Socrate est un homme”, “Socrate est un animal”, on ne dénote pas que Socrate a l’humanité ou
l’animalité, ni que l’humanité ou l’animalité est dans Socrate, ni que l’homme ou l’animal est dans Socrate, ni que l’homme ou
l’animal est de l’essence, de la quiddité de Socrate ou de son intellect quidditatif : mais on dénote que Socrate est vraiment un homme
et qu’il est vraiment un animal. » S.L., II, 2, p. 250.

3. Voici la définition fondamentale dont tout ce § n’est qu’une exégèse : « Pour la vérité d’une telle proposition [...], il est requis et
il suffit que le sujet et le prédicat tiennent lieu du même [supponant pro eodem]. » S.L., II, 2, p. 250. Cf. aussi Herm., prologue, p. 357-
358.

4. La vérité et la fausseté ne sont pas inhérentes aux propositions (S.L., I, 43, p. 130), mais ne se distinguent pourtant pas des
propositions vraies ou fausses : « Qu’est-ce donc que la vérité et la fausseté ? Je dis qu’Aristote dirait que la vérité et la fausseté ne sont
pas des choses distinctes de la proposition vraie et fausse. » Ibid., p. 131.
« La vérité et la fausseté de la proposition sont des concepts relatifs signifiant les propositions mêmes, non pas absolument, mais
ainsi : la “vérité”, outre la proposition qu’elle signifie, connote qu’il en est dans la chose ainsi que ce que dit la proposition ; et la
“fausseté” veut dire qu’il n’en est pas dans la chose ainsi que ce que dit la proposition. » Quod. VI, qu. 29, p. 697.
Et encore la définition de Herm., prologue, p. 376 : « Il faut savoir que la vérité et la fausseté d’une proposition n’en sont pas des
qualités inhérentes comme le blanc est inhérent au mur [...] Mais la vérité et la fausseté sont prédicables de la proposition, voulant dire
qu’il en est ainsi ou n’en est pas ainsi, du côté du significat, que ce qui est dénoté par la proposition qui est signe ; de sorte qu’une
proposition est vraie si dans la chose il en est ainsi que ce qu’elle signifie, et que la proposition est fausse s’il en est autrement. » Cf.,
aussi, Cat., 9, p. 201.

5. De cette dernière partie de S.L., consacrée à la théorie de la conséquence, nous ne traiterons pas. Elle contient une théorie
originale, peut-être la seule théorie originale d’Ockham sur le plan formel de la logique, concernant la « conséquence matérielle », ou
implication matérielle : on peut inférer une proposition vraie de n’importe quelle proposition, fût-elle fausse (« l’homme est un âne,
donc Dieu existe »). Parce que cette théorie logique n’a, en fait, pas de portée épistémologique notable, nous n’en parlerons pas dans le
cadre de cette étude. On en trouve un très bon exposé formalisé dans Philotheus Boehner, Medieval Logic, Manchester, 1952, p. 54-70.

6. « En un sens, connaître [scire] est la compréhension évidente d’une vérité. Et l’on dit, en ce sens, que l’on connaît des
[propositions] nécessaires et aussi des contingentes, ainsi “je sais que tu es assis”, “je sais que je pense et que je vis”. En un autre sens,
on appelle connaissance [scientia] la compréhension évidente d’une vérité qui ne peut pas être fausse. Et en ce sens, on dit que l’on
connaît seulement des [propositions] nécessaires et non contingentes. » En un troisième sens, « connaître » veut dire comprendre une
proposition conclue dans un syllogisme : c’est la science proprement dite. Nous ne parlons, dans ce §, que de la connaissance aux deux
premiers sens, qui concerne des propositions isolées. S.L., III, II, 1, p. 506.

7. « En un autre sens, on appelle science la compréhension évidente d’une vérité nécessaire par la compréhension évidente de deux
vérités nécessaires, disposées selon un mode et une figure, de sorte que ces deux vérités fassent connaître de façon évidente la troisième
vérité, qui serait sinon inconnue. » Ibid.

8. « Il y a une distinction entre les actes de l’intellect : l’un est appréhensif [...] ; l’autre peut être dit judicatif, par lequel l’intellect
n’appréhende pas seulement l’objet [la proposition], mais lui donne son assentiment et son dissentiment [...] Et l’acte judicatif à l’égard
d’un complexe [propositionnel] présuppose un acte appréhensif à l’égard du même complexe. » Nous avons déjà touché un mot de
tout cela : le jugement est la couche dernière, la plus dérivée, de l’expérience. Prologue, qu. 1, art. 1, p. 16-17.
9. Certes, reconnaît Ockham, le jugement peut, en partie, se fonder sur des propositions antérieures – des principes – ou sur une
autorité témoignant de la vérité, plutôt que sur l’appréhension de la proposition et de ses termes seulement. Mais alors : « Je dis que
celui qui a un tel habitus [appréhensif], acquis par des actes antérieurs à son assentiment, donne en effet, par la suite, son assentiment en
vertu des principes ou de l’autorité qui lui avaient fait donner une première fois son assentiment, pourtant seulement partiellement et
non totalement ; car, s’il se rapportait de la même manière aux principes ou à l’autorité et s’il n’avait jamais auparavant pensé à la
proposition, il est clair qu’il ne donnerait pas son assentiment à cette proposition de façon aussi facile et régulière qu’il le fait après un
habitus intense acquis par des actes antérieurs. Donc cet habitus [d’appréhension de la proposition en elle-même] fait bien quelque
chose. » On est, ainsi, toujours ramené à l’appréhension de la proposition et de ses termes comme fondement du jugement. Du reste,
c’est ce que montre tout le texte des « conclusions préalables », Prologue, qu. 1, art. 1, p. 20 et plus généralement, p. 16-30.

10. Cette division est rappelée dans S.L., II, 1, p. 244. On n’a pas mentionné les propositions indéfinies, sans quantificateur, car elles
reviennent à des propositions particulières : « homo currit » = « aliquis homo currit », cf. S.L., II, 3, p. 255.

11. Les propositions complexes comprennent des pronoms relatifs ou des termes connotatifs déterminant la référence du sujet ou du
prédicat : des « exposants » (S.L., II, 11, p. 279). Elles sont équivalentes à des hypothétiques (ibid.). Les hypothétiques, propositions
composées de plusieurs propositions, se divisent en « copulatives » (avec une conjonction « et »), « disjonctives » (avec « ou »),
« conditionnelles » (avec « si... alors »), « causales » (avec « car » ou « parce que ») et « temporelles » (avec « quand »). S.L., II, 1, p. 241-
242.

12. « Une autre division entre propositions est que certaine proposition est de inesse et certaine est de modo ou modale. La proposition
modale est celle où un mode est posé. La proposition de inesse est celle qui est sans mode. » Ibid., p. 242.

13. « Toute proposition où une propriété [passio] est prédiquée de son premier sujet ne peut pas être la conclusion d’une
démonstration. C’est en effet le cas de la proposition : “toute chaleur se transmet” [omnis calor est calefactivus], si rien d’autre que la
chaleur ne transmet la chaleur ; et pourtant, comme on ne peut le savoir avec évidence que par expérience, il est clair qu’on ne peut le
démontrer avec évidence. »
« Et si l’on dit que l’on peut le démontrer ainsi : “tout ce qui produit de la chaleur transmet la chaleur ; toute chaleur produit de la
chaleur ; donc toute chaleur se transmet”, en concluant la propriété du sujet par la définition de la propriété.
« À cela, il faut répondre que ce n’est pas une démonstration, mais une pétition de principe. » S.L., III, II, 12, p. 525.
La transmission de la chaleur est connue seulement par l’intuition sensible, cf. ibid., 10, p. 523 :
« Lorsque le sens a appréhendé la chaleur, l’intellect peut connaître cette chaleur, savoir que cette chose est chaude, et qu’en étant
approchée d’une autre elle chauffe cette autre qui n’aurait pas été chaude si la première chose chaude n’en avait été approchée. »

14. Une proposition telle que « tout corps transmet la chaleur » n’est pas une prémisse vraiment première, car une autre est première
par rapport à elle : « toute chaleur se transmet ». Celle-ci, en revanche, comme beaucoup d’autres propositions causales du même genre,
est la prémisse première d’un syllogisme scientifique. S.L., III, II, 13, p. 528.

15. « [...] Aucune proposition affirmative seulement assertorique et seulement du présent [mere de inesse et mere de praesenti] n’est
nécessaire. Ainsi, celle-ci est simplement contingente : “l’homme est un animal capable de penser”, comme celle-ci : “l’homme est
une substance composée d’un corps et d’une âme intellective”, et ce parce que, s’il n’y avait aucun homme, toutes les propositions de
ce type seraient fausses. » S.L., I, 26, p. 87.
« Bien que cela s’oppose aux dires d’Aristote, pourtant, selon la vérité, aucune proposition faite de termes signifiant exclusivement
des choses corruptibles, seulement affirmative, seulement catégorique et seulement du présent, ne peut être le principe ou la
conclusion d’une démonstration, car toute proposition de ce type est contingente. Si l’une devait être nécessaire, ce devrait être par
excellence une proposition telle que : “l’homme est un animal capable de penser”. Or elle est contingente, car alors la conséquence
suivante sera valide : “l’homme est un animal capable de penser, donc l’homme est un animal” et encore : “donc l’homme est
composé d’un corps et d’une âme sensible”. Or cette conséquence est contingente, car s’il n’y avait aucun homme, elle serait fausse
par une fausse implication, puisqu’elle impliquerait que quelque chose est composé d’un corps et d’une âme, ce qui, alors, serait faux » (je
souligne). S.L., III, II, 5, p. 512-513.
Alain de Libera a attiré mon attention sur le fait que l’exigence d’une intuition d’un référent du terme « homme », pour que la
proposition « l’homme est un animal » soit (hypothétiquement) nécessaire, conduit à un paradoxe (relevé par W. de Chatton), s’il est
vrai que l’existence d’un homme est immédiatement nécessaire dès que ladite phrase est prononcée, verbalement ou dans l’esprit. Il
me semble qu’on peut dire, sans nier la difficulté, qu’elle tient seulement au fait qu’Ockham néglige le caractère réflexif de l’intuition
d’une existence dans ce cas, qui est exceptionnel. Un exemple mal choisi, donc. Mais ne peut-on le garder et remédier à ce défaut en
supposant que la phrase est prononcée par un perroquet ?

16. « Mais [...] ceci est simplement nécessaire : “si un homme est, c’est un animal”, et encore : “si un homme rit, un animal rit”,
et : “tout homme peut rire”, si le sujet tient lieu de choses qui peuvent être. Et de la même manière, les propositions équivalentes à
celles-ci sont nécessaires [c’est-à-dire les propositions conditionnelles et de possibili, comme Ockham l’a précisé juste auparavant] » (je
souligne). S.L., III. II, 5, p. 513.
17. La définition la plus claire de la démonstration potissima se trouve dans Prologue, qu. 5, p. 165.

18. « On peut distinguer entre les principes premiers : certains sont connus par eux-mêmes, à savoir ceux auxquels l’intellect donne
son assentiment immédiatement lorsqu’il a appréhendé les termes mêmes, de sorte que, si l’on sait ce que signifient les termes, on
connaît immédiatement ces principes. » S.L., III, II, 4, p. 511.

19. Aristote, Seconds Analytiques, II, 3-10. Pour l’ensemble du problème de la définition : Ockham, S.L., III, II, 28-41, p. 555-584.

20. Le bon usage d’une définition suppose la réponse à la question : la chose est-elle ou existe-t-elle ? Si est ? Cette réponse doit,
bien entendu, être affirmative. Pour une définition essentielle, cette réponse revient à une proposition où un nom absolu,
correspondant à un concept essentiel, est affirmé en un jugement d’existence. Or : « La proposition mentale ou la proposition vocale
qui lui correspond, où le nom simplement absolu et affirmatif est sujet, ne peut être aucunement connue avec évidence sans que la
chose signifiée par le sujet soit connue en elle-même et intuitivement, soit qu’elle soit sentie par un sens particulier, soit qu’étant
intelligible et non sensible [comme une passion de l’âme] elle soit vue par l’intellect d’une manière analogue à celle dont la vue
extérieure voit le visible. » Suivent des exemples. S.L., III, II, 25, p. 550.

21. La condition d’une intuition correspondant à la référence d’un concept essentiel est, comme on le verra, en fait toujours réalisée,
car elle est présupposée par la formation d’un tel concept. C’est ce que montre la suite du texte cité dans la note précédente, S.L., III,
II, 25, p. 550-551.

22. « La définition donnée par un ajout [per additamentum] n’explique pas seulement l’essence de la chose, mais encore, avec elle,
explique quelque chose d’autre que la chose, et cela soit affirmativement, soit négativement. » S.L., III, II, 32, p. 566.

23. « Par exemple, si quelqu’un a une connaissance propre de l’âme sensible et sait, par conséquent, ce que signifie le mot
“sensible”, s’il voit un corps, s’il a une connaissance simple de corps semblables et pourtant ignore si ce corps a une âme sensible, – cet
homme, par certains effets produits par ce corps, peut prouver de façon démonstrative que tout corps de ce genre a une âme sensible et
donc est sensible. » S.L., III, II, 30, p. 561. L’exemple du blanc se trouve au chapitre 32, p. 567.

24. « Une proposition où une différence est démontrée de l’espèce peut être démontrée a posteriori. » S.L., III, II, 30, p. 560.
« Ainsi, certaines propriétés [passiones] se démontrent du sujet et d’autres non [dans une définition per additamentum]. » S.L., III, II, 32,
p. 567. De même, certaines définitions connotatives sont faiblement démontrables : ibid., 34, p. 570-572.

25. « Une certaine définition ne signifie rien d’extrinsèque à la chose d’une autre manière qu’elle signifie la chose ou une partie de la
chose. Et une telle définition est appelée définition la plus proprement dite [propriissime dicta]. » S.L., III, II, 28, p. 556. « Et toute
proposition [énonçant une définition quid rei proprement dite], où le genre est prédiqué du défini le plus proprement dit, est obtenue
sans démonstration [sine syllogismo]. » Ibid., p. 557.

26. Cf. S.L., III, II, 7, p. 515-518 (et surtout 517-518).

27. « Et ces parties [de la définition quid rei proprie dicta] sont plusieurs : le genre signifie le tout et d’autres parties signifient des parties
distinctes de la chose. La première partie de la définition, à savoir le genre [qui signifie le tout, donc], ne peut être démontrée du
défini, ni a priori ni a posteriori. Ainsi, que l’homme est un animal, cela ne peut se démontrer, mais une telle proposition est reçue sans
syllogisme, au moyen de l’intuition. » (Je souligne. On y revient dans le § suivant.) S.L., III, II, 29, p. 557.

28. Aristote, Seconds Analytiques, II, 4.

29. « La proposition qui a pour sujet l’espèce spécialissime peut être connue avec évidence par l’appréhension d’un seul singulier,
comme, lorsqu’il est connu avec évidence que cette chaleur se transmet, on peut savoir avec évidence que toute chaleur se transmet. »
S.L., III, II, 10 (« De la manière de connaître par expérience et comment l’expérience a lieu », un chapitre très important), p. 523.
Cela vaut a fortiori pour les énoncés vrais d’une essence en dehors de toute causalité, comme le montre le texte suivant :
« Les concepts d’“homme” et d’“animal” existant dans l’intellect, et un certain homme étant vu, on sait immédiatement que
l’homme est un animal. Non que ces concepts précèdent l’intuition de l’homme, mais le processus est le suivant : d’abord un homme
est appréhendé par un sens particulier, ensuite ce même homme est appréhendé par l’intellect et, en le connaissant, est acquis un
rapport [notitia] général et commun à tout homme. Et ce rapport [cognitio] est appelé un concept, une intention, une passion, concept
commun à tout homme ; lorsqu’il existe dans l’intellect, celui-ci sait immédiatement que l’homme est quelque chose, sans discours.
Ensuite, en ayant appréhendé un autre animal ou plusieurs autres qu’un homme, est produit un rapport général à tout animal, appelé
passion ou intention de l’âme ou concept commun à tout animal. Lorsqu’il existe dans l’âme, l’intellect peut composer ce concept
avec le concept précédent, et, lorsqu’ils sont composés l’un avec l’autre au moyen du verbe “est”, immédiatement l’intellect donne son
assentiment à ce complexe, sans aucun syllogisme... » (je souligne). S.L., III, II, 29, p. 557. Ce texte riche et profond montre : 1. que
l’existence d’un référent d’un concept essentiel est présupposée par ce concept et que donc la réponse à la question si est ? va de soi pour
de tels concepts ; 2. que la production des concepts essentiels – et précisément génériques – exige certes, comme tout notre second
chapitre l’a montré, une série d’intuitions ; 3. mais qu’en revanche la vérité d’une définition à l’aide de concepts essentiels est
immédiatement donnée dans une seule intuition, ce que nous essayons de comprendre dans les pages suivantes.

30. Déjà cité : S.L., III, II, 10, p. 523 (l. 26-29).

31. Moody, op. cit., p. 261. Les textes pertinents d’Ockham furent déjà cités, cf., en particulier, S.L., III, II, 25, p. 550.

32. Que l’induction, au sens d’une généralisation de proche en proche, ne puisse être le fondement ou la source positive d’une thèse
universelle, mais que les cas particuliers ne puissent – et seulement dans certaines conditions variables – qu’infirmer une telle thèse,
c’est une considération que l’épistémologie contemporaine nous a rendue familière, en particulier Karl Popper (La Logique de la
Découverte scientifique, trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Paris, Payot, 1973, p. 23 et suivantes). Cette considération serait, sans
aucun doute, reprise à son compte par Ockham. C’est pourquoi il serait vain de rechercher chez lui une théorie du « principe
d’induction » accréditant une sorte d’inductivisme « à la moderne ». Cf. Hochstetter, Studien zur Metaphysik und Erkenntnislehre W. v.
Ockham, Berlin, 1927, p. 161 et suivantes, et Abbagnano, Guglielmo di Ockham, Lanciano, 1931, p. 100-107. Cela fut parfaitement vu
par Moody, op. cit., p. 292.

33. Thèse déjà citée : « Ce que Dieu peut faire par une cause intermédiaire, il peut le faire immédiatement. », cf., par exemple,
Prologue, qu. 1, p. 35 et 49. « Ce qu’il peut faire par une cause seconde, il peut le faire immédiatement par lui-même. » Ibid., qu. 3,
p. 141, qu. 5, p. 171, etc.

34. Déjà cité : l’intellect voyant le corps chaud et l’autre corps chauffé lorsqu’il en est approché sait que « ce corps chaud transmet la
chaleur »...
« Sachant et connaissant cette proposition, et sachant que ce qui appartient à un individu peut appartenir de la même manière à un
autre de même espèce, il reçoit cette proposition universelle “toute chaleur se transmet”, car il n’y a pas de raison qu’une chaleur se
transmette plus qu’une autre [etc.]. » S.L., III, II, 10, p. 523.

35. Exemple de la plante médicinale (et aussi du sirop) : ibid., p. 524.

36. Cette importante nuance fut bien notée et rendue par Moody (op. cit., p. 241) dans sa traduction du passage de la S.L., III, II,
10, p. 523 : « Sachant avec évidence que cette chaleur se transmet [calefacit : verbe actif], on peut savoir avec évidence que toute
chaleur peut se transmettre [est calefactivus : adjectif en “ivus”, et non participe, indiquant une potentialité] ». La nuance rappelle que
l’universalité n’est nécessaire que dans le domaine des existences possibles : de possibili.

37. « Il convient de savoir que, comme il arrive fréquemment, plusieurs singuliers sont requis pour connaître une [vérité] universelle,
même si le sujet d’une telle universelle est une espèce spécialissime [...]. Ainsi il n’est pas facile de savoir que cette herbe a guéri ce
malade et que ce n’est pas le sirop qui l’a guéri, et de même pour beaucoup d’autres, car l’expérience n’est pas facilement saisie, un
effet de même espèce pouvant provenir de nombreuses causes d’espèces différentes. » Ibid., p. 523-524. La théorie de l’induction, ici
tout à fait classique, doit beaucoup à la médecine, depuis Hippocrate.

38. « Mais, si une [vérité] universelle a pour objet quelque chose de plus commun que l’espèce spécialissime, il est requis,
fréquemment sinon toujours, que l’on connaisse un singulier de chacune des espèces contenues dans ce [genre], et ainsi, pour connaître
de telles [vérités] plusieurs singuliers sont requis. » Ibid., p. 523.
Encore cela n’est-il pas nécessaire quand les espèces sont proches à l’égard de la propriété que l’on affirme d’eux, selon une nuance
introduite par Ockham dans Exp. Phys. (122, c), cité par Baudry à l’article « inductio » de son Lexique, op. cit., p. 120.

39. Saul Kripke, La Logique des Noms propres (Naming and Necessity), trad. P. Jacob et F. Recanati, Paris, Minuit, 1982, surtout
première conférence, p. 11-57.

40. Cf., par exemple, S.L., III, II, 4, p. 511.

41. « Les propositions qui font partie d’une démonstration se distinguent : certaines sont seulement des prémisses, qui sont
indémontrables »... S.L., III, II, 4, p. 510.

42. « Tous ceux qui parlent comme il convient de la démonstration entendent par là un syllogisme composé de deux prémisses
nécessairement connues, par lesquelles est connue une conclusion qui serait autrement ignorée... » S.L., III, II, 1, p. 506.

43. « Une certaine démonstration a des prémisses qui ne sont pas simplement premières par rapport à la conclusion, mais sont
seulement plus connues pour celui qui forme un tel syllogisme et par lesquelles celui-ci arrive à la connaissance de la conclusion ; et
l’on appelle une telle démonstration : démonstration quia ou a posteriori. » S.L., III, II, 17, p. 533.
Ockham ajoute que par ces syllogismes faibles « toute question concernant la conclusion ne cesse pas » (ibid., 19, p. 536) et que, soit
ils passent par l’effet plutôt que par la cause (ibid., 20, p. 538), soit ils ne passent pas par la cause immédiate, le moyen le plus proche
(ibid., p. 537).
44. « Une certaine démonstration a des prémisses qui sont simplement premières par rapport à la conclusion et on l’appelle une
démonstration a priori ou propter quid. » S.L., III, II, 17, p. 533.
Ces syllogismes forts « font cesser tout doute et toute question concernant la conclusion ». Ibid., 19, p. 536.
La terminologie de « la raison du fait », courante dans la tradition de l’exégèse aristotélicienne, est reprise par Moody, op. cit., et
justifiée par le terme même de « démonstration propter quid », « propter » signifiant : « en raison de », de façon plus forte que « quia » (cf.
Aristote, Seconds Analytiques, I, 13, 78a, 22).

45. « Par exemple, la cause pour laquelle les planètes ne scintillent pas, c’est qu’elles sont proches. Alors, si l’on argumente ainsi :
“les planètes sont proches, donc ne scintillent pas”, il s’agit d’une démonstration propter quid ; si l’on argumente dans l’autre sens, ce
sera une démonstration quia. » S.L., III, II, 20, p. 538.

46. S.L., III, II, 1, p. 506 et 18, p. 534-536.

47. « On voit qu’il est possible que deux [personnes] forment le même syllogisme et que pourtant l’une démontre et l’autre pas ;
l’une acquiert par les prémisses la connaissance de la conclusion et l’autre n’acquiert pas la connaissance de la conclusion à partir de ces
mêmes prémisses ; et ainsi, le même syllogisme est une démonstration pour l’un et n’est pas une démonstration pour l’autre... » S.L.,
III, II, 17, p. 534. D’après ce texte, il semble que tout syllogisme soit relativisé, pouvant être ou ne pas être une démonstration, faire
ou ne pas faire connaître quelque chose, selon les gens, leur expérience, leurs connaissances antérieures, etc. Pourtant, j’interpréterais
cette relativité autrement, et en partie à cause de la proximité, dans le texte, de la distinction décisive entre syllogismes faibles et forts
(donnant la raison du fait, propter quid) – distinction analysée dans la même page. Certes, un syllogisme peut faire ou ne pas faire
connaître la conclusion selon qu’elle est ou non déjà connue, sur la base des prémisses, ou sur une autre base. Mais le syllogisme fort fait
toujours connaître la raison du fait comme raison, car il n’y a pas d’autre moyen de connaître une raison en tant que telle, que le
raisonnement. Faire connaître la raison, la « cause immédiate », le « moyen convertible », comme raison, comme cause et comme
moyen : le syllogisme, au fond, ne sert à rien d’autre et c’est en cela qu’il est irréductiblement discursif.

48. Ces trois questions sont étudiées par Ockham dans la S.L., III, II, aux chapitres 25, 28, 35, 41 et passim pour la troisième. De la
question « si est ? » nous avons suffisamment traité dans les deux § précédents. Cf., en particulier, ibid., 25, p. 550-551.

49. « L’universel est un concept singulier de l’âme, pouvant être prédiqué de plusieurs ; c’est parce qu’il peut être prédiqué de
plusieurs, non pour lui-même mais pour ces plusieurs, qu’on l’appelle universel. » S.L., I, 14, p. 49.

50. Le point de vue de l’évidence des propositions est plus particulièrement développé dans le Prologue.
CRITIQUE DES GENRES DE DISCOURS

§ 40. Quelques principes critiques. Le premier principe de la critique ockhamiste est le suivant :
l’unité d’un genre de discours est bien souvent illusoire1. De quoi est constitué un genre de
discours ? De propositions vraies connues selon un enchaînement discursif, de propositions
conclues dans un raisonnement. Chaque proposition ainsi conclue constitue une connaissance au
sens strict, c’est-à-dire une « science ». Avant de désigner des corps de discours larges et complexes,
le mot « science » doit désigner une seule proposition connue en tant que conclue dans un
raisonnement valide2. Une fois que le raisonnement a été formé, on peut dire que l’on connaît de
telles propositions de façon scientifique aussi longtemps que l’on se souvient du raisonnement qui les
fonde. Chaque connaissance rigoureuse demeure ainsi présente à l’esprit ou disponible par un
« habitus » de connaissance qui permet de répéter indéfiniment son énonciation3. Or, en vertu de la
singularité absolue des étants connaissables et du fondement intuitif et singulier de toute proposition
entrant dans un raisonnement, il faut penser une atomisation des habitus scientifiques, une disparité
fondamentale des connaissances, jusque – et même surtout – dans l’ordre du discours. Ce n’est pas
parce qu’elles sont dans l’ordre du discours, donc de l’enchaînement, que les connaissances véritables
s’organisent d’elles-mêmes dans des ensembles harmonieux et continus. De même que beaucoup de
singularités et d’expériences sont tout à fait indépendantes les unes des autres, dans un monde dont
l’unité n’est qu’une coexistence locale, de même beaucoup de raisonnements fondant les
propositions vraies de façon discursive sont tout à fait indépendants les uns des autres. Des
connaissances concernant plusieurs choses peuvent être indépendantes, mais même plusieurs
connaissances concernant les mêmes choses peuvent l’être, en raison des divisions propres à
l’expérience sous ses différentes facettes et propres au discours lui-même. Bref, les genres de
discours, qui rassemblent autant de propositions que de connaissances, ont une unité extrêmement
précaire qui peut et doit être mise en cause de plusieurs points de vue à la fois.
Le premier point de vue est évidemment celui de la dispersion des étants singuliers eux-mêmes,
de leur autonomie ontologique. Certes, les singuliers s’organisent en séries selon des ressemblances
essentielles : série des hommes, série des chevaux, série des géraniums, etc. On peut, à ce titre, avoir
à leur sujet des connaissances universelles et nécessaires, fondées, comme on l’a vu, sur l’intuition de
leurs essences. Mais d’une série à l’autre aucune conséquence n’est a priori valide. Certes, la
connaissance d’un cheval contribue et peut s’étendre à la connaissance de plusieurs chevaux ou de
tous, mais, entre choses d’espèces différentes, jamais la connaissance d’une chose, selon une expérience
intuitive, ne cause la connaissance d’une autre chose4. Toute connaissance discursive se fonde, d’une
manière ou d’une autre, sur l’intuition ; or chacun éprouve par soi-même que l’expérience intuitive
d’une chose ne cause en aucune manière la connaissance d’une autre chose. Par exemple, si
quelqu’un connaît par l’intuition les choses terrestres, les corps et les vivants de la terre, s’il ne lève
pas les yeux, il ne connaîtra jamais rien des corps célestes, de la lune, du soleil et des étoiles. L’unité
d’un genre de discours comme la physique, par exemple, n’est donc aucunement garantie par
quelque enchaînement naturel des connaissances où l’intuition fondant la connaissance de tels corps
produirait ou causerait la connaissance d’autres corps : il faut expérimenter au coup par coup, il faut
connaître chaque chose ou chaque série de choses en particulier.
Les genres de discours peuvent-ils, alors, se rabattre sur l’unité d’un objet plutôt que sur celle d’un
ensemble d’objets indépendants, ou, dans le langage médiéval, sur l’unité d’un « sujet » ? L’idée est
tentante : un genre de discours pourrait avoir une unité consistante en traitant d’un certain type de
chose, par exemple de chose naturelle, envisagé selon toutes ses propriétés et tous ses effets. Mais,
quant à la causalité, d’abord, il faut savoir qu’en dépit d’une illusion tenace, la connaissance de la
cause ne cause pas la connaissance de l’effet5. Pour savoir que le soleil, par exemple, est la cause de la
croissance des plantes ou du bronzage, il ne suffit pas d’observer le soleil : on peut observer le soleil
toute sa vie sans apprendre qu’il fait brunir la peau. Connaître la cause en tant que cause suppose que
l’on connaît déjà l’effet. Or l’effet est en autre chose que la cause et n’est connu que par une autre
intuition indépendante de la première. Les connaissances conjointes dans la connaissance des effets
d’une chose peuvent appartenir à des genres de discours très différents : le rayonnement du soleil à
l’astronomie, le bronzage à la dermatologie et la croissance des plantes au soleil à la botanique (ou, si
l’on veut, tous deux à la biologie). L’unité d’un objet comme cause ne garantit pas du tout a priori
l’unité d’un genre de discours. Quant à l’unité d’un objet comme substrat de plusieurs propriétés,
elle ne se traduit pas nécessairement dans l’unité d’un genre de discours. Car les propriétés peuvent
être plus ou moins extrinsèques à l’objet et peuvent exiger, pour être connues, des expériences très
différentes qui seront thématisées dans des propositions et des connaissances atomisées. Prenons, par
exemple, un corps solide : il peut être chauffé, d’une manière qui doit être expérimentée. De cette
propriété je ne peux déduire la façon dont ce corps peut être déplacé, la façon dont il se comportera
lorsqu’il sera mis en mouvement ; ni sa forme géométrique, s’il en a une, sa quantité, son volume ou
son poids variant selon la pression, etc.6. Il s’agit, à chaque fois, d’une connaissance particulière
d’une propriété particulière, fondée sur une intuition particulière et appartenant éventuellement à un
genre de discours particulier bien distinct des autres, qui ont pourtant le même objet (Ockham cite
la science naturelle et la mathématique, on distinguerait aujourd’hui la physique du mouvement et de
la force, la thermodynamique, etc.). Pas même l’unité d’un objet, d’une chose ou d’une série
déterminée de choses, ne garantit d’emblée la consistance d’un genre de discours.
Une des échappatoires pour nier l’atomisation des connaissances est l’idée métaphysique (scotiste)
d’un sujet contenant « virtuellement » toutes ses propriétés et ses effets. Du côté du discours, l’unité
d’une science ou d’un genre de discours serait ainsi garantie par l’unité d’un « sujet », d’un objet
virtuellement connaissable dans tous ses aspects extérieurs7. Ockham ferme résolument cette issue.
De même que l’idée scotiste d’une « nature commune » réelle, « virtuellement » différenciée en une
série d’étants singuliers, était, du point de vue de l’étant, profondément contradictoire et finalement
dénuée de sens, de même, du point de vue du discours, l’idée de la connaissance indifférenciée d’un
objet, contenant « virtuellement » la connaissance de toutes ses propriétés et de ses effets, revient à
une absurdité. Et cela pour la même raison : il n’y a du côté de l’étant aucune virtualité. Une chose
est en acte tout ce qu’elle est. Et ce qu’elle est, dans ses différentes propriétés, doit être connu en acte
ou bien n’est pas connu du tout. Or connaître en acte, c’est connaître à partir d’une expérience
actuelle et finalement d’une intuition. Puisque des propriétés différentes sont connues par des
expériences différentes, l’atomisation des connaissances est, en fait, indépassable. À l’unité en droit
des genres de discours selon Duns Scot, Ockham oppose que ce droit ne se fonde sur rien du tout
du point de vue ontologique car il n’y a aucune virtualité réelle (ce n’est qu’une façon de parler) ; et il
oppose surtout le fait de la disparité des connaissances empiriques, c’est-à-dire des véritables
connaissances8. À quoi donc sert l’unité « virtuelle » de Scot ? C’est un fantôme d’unité, rassurant
pour qui pratique tel ou tel genre de discours, mais qui ne l’aide en rien dans la formulation de
connaissances effectives. Ainsi l’unité virtuelle de l’âme comme objet de connaissance dans toutes ses
propriétés : certes, on connaît d’une certaine manière le « sujet » qu’est l’âme et l’on peut dire avec
Scot, si l’on veut, que la connaissance indifférenciée de l’âme contient « virtuellement » toute
connaissance la concernant ; mais on doit reconnaître que la connaissance indéterminée que nous
avons de l’âme, comme sujet de ses propriétés, ne nous permet pas de connaître ces propriétés,
comme son éventuelle immortalité (ce sera l’aporie principale de la psychologie). De même l’unité
virtuelle de l’être ou de l’étant : certes, toute propriété de toute chose est celle d’un étant – est, en ce
sens, une propriété de l’étant en général ; mais le concept général d’étant ne nous permet pas de
connaître les propriétés particulières telles que la rougeur des rubis, la fluidité du mercure et les
millions d’autres (ce sera l’aporie principale de la métaphysique)9. Un objet unique ne donne donc
pas même une unité « virtuelle » à un genre de discours.
On voit qu’une raison de cette atomisation des connaissances est dans la nature même de la
connaissance discursive, qui est la connaissance proprement dite. Connaître, ce n’est pas se rapporter
à un objet indifférencié dans une sorte de contemplation indistincte. Un objet, comme sujet d’une
phrase, c’est-à-dire un signe ou un concept, ne constitue pas en lui-même une connaissance.
« L’homme », ou « le corps », n’est pas une connaissance. « Tout homme est capable de penser »,
« tout corps est mobile » est une connaissance. La connaissance n’est pas contenue dans le sujet d’une
proposition ou d’un raisonnement, mais dans une proposition déterminée et dans la conclusion d’un
raisonnement qui sont son objet10. Une connaissance signifie ainsi une expérience particulière de la
chose. L’objet véritable d’une connaissance n’est donc pas un concept en tant que concept, qui est
un, mais un concept en tant qu’il signifie des choses singulières, dans une phrase signifiant aussi une
propriété particulière11 ; et cet objet se divise donc en plusieurs objets de plusieurs connaissances.
C’est pourquoi il y a autant de connaissances d’une même chose (et à l’aide d’un même concept)
qu’il y a de phrases vraies possibles concernant cette chose (et incluant ce concept). Ainsi Ockham
rappelle-t-il à Thomas d’Aquin12 qu’il ne faut pas confondre l’unité d’un « sujet » et l’unité des
habitus de connaissance qui s’y rapportent : un genre de discours, même s’il n’a qu’un seul « sujet »,
n’est pas constitué par lui dans l’unité indéterminée de son concept, de son signe unique (comme
« Dieu » pour la théologie), mais il est constitué des habitus de connaissance déterminés et multiples
qui s’y rapportent. Le caractère discursif de la connaissance, loin de garantir l’unité harmonieuse des
grands ensembles de phrases que sont les genres de discours, les soumet au contraire au
morcellement des manières de signifier, des manières de conclure, qui expriment des expériences
indépendantes les unes des autres.
Compte tenu de l’atomisation des connaissances, de la disparité des connaissances de choses
diverses et même des connaissances diverses des mêmes choses, à quelle unité peuvent donc
prétendre les genres de discours, quel type de cohésion pourra-t-on leur reconnaître ? Seulement,
bien sûr, une unité collective. Non l’unité d’un sujet ou d’un objet réellement un dans le discours, ce
qui n’a pas de sens, mais l’unité d’un agrégat, d’une collection de connaissances atomisées13. Les
genres de discours qu’on appelle des « sciences » n’ont pas l’unité numérique d’une science au sens
propre, d’un habitus de connaissance indivis. Ils sont comme des armées, comme des villes, comme
des règnes, comme des mondes, qui ne sont rien d’autre que les soldats et les équipements, les
maisons, les individus qui les composent14. Chaque genre de discours épouse le monde à sa
manière, chacun est un monde. Pourtant, ce qui fait de l’armée, de la ville, du règne ou du monde
une certaine unité, c’est aussi un ordre, arrangement local ou organisation et commandement. Les
genres de discours ont aussi un certain ordre, ou plutôt plusieurs ordres variables et souvent
concurrents. Ockham en cite quelques-uns : un ordre de prédication, partant du concept le plus
général dont on affirme certains prédicats et descendant par étapes dans les concepts qui signifient un
sous-ensemble de la série de ses référents ; ainsi, on peut affirmer d’abord certains prédicats des
animaux en général, puis des vertébrés et des invertébrés, des mammifères et des ovipares, etc. Un
ordre de perfection où l’on commence par affirmer des prédicats de concepts signifiant les choses les
plus parfaites, comme les corps célestes, puis des choses moins parfaites, comme les corps terrestres,
etc. Un ordre de totalité où l’on commence par un sujet en tant que tel pour descendre dans ses
propriétés diverses ; ainsi dans la Physique d’Aristote, où il s’agit du corps naturel, puis de sa matière
et de sa forme15. Ces différents ordres ne donnent, pourtant, en aucun cas aux genres de discours
l’unité numérique d’un sujet réellement un : il y a, en vérité, autant de sujets que de conclusions16.
Ce sont, comme les règnes – et Ockham ne cessera de le vérifier tout au long de sa vie politique –
des ordres relatifs, caducs, parfois contradictoires et éventuellement hiérarchisés, d’une hiérarchie
elle-même soumise à de fréquents réajustements17. L’unité des genres de discours est celle d’un
agrégat et d’un ordre relatif : tel doit donc être notre second principe critique.
Dans certains cas seulement, on peut aussi reconnaître aux genres de discours l’unité extrinsèque
d’une finalité. Cette unité ne vaut que pour ce qu’Ockham appelle les « sciences pratiques » : ainsi,
on peut définir la théologie comme l’ensemble des propositions vraies dont la connaissance est
nécessaire au salut18. On peut définir également la logique comme l’ensemble des propositions vraies
dont la connaissance est nécessaire pour fabriquer des propositions selon les jeux de la référence et
pour les enchaîner selon les règles de la démonstration et de la conséquence19 ; la logique a, ainsi,
l’unité d’une technique. Il y a, là aussi, un principe critique bon à prendre, car certains genres de
discours s’arrogent l’unité interne d’un prétendu « sujet » et se prennent pour des « sciences
spéculatives », alors qu’ils n’ont que l’unité extrinsèque d’une finalité et n’ont de véritable sens que
pratique. Ainsi la théologie est-elle plus une préparation et un travail pour le salut qu’une science
théologique positive.
Enfin, troisième principe critique, les genres de discours sont enchevêtrés. Certains empruntent
purement et simplement des propositions appartenant à d’autres genres de discours mieux ordonnés
qu’eux – et leur unité est alors radicalement illusoire : ainsi, la théologie ne cesse d’emprunter des
propositions à droite et à gauche. Certains sont subordonnés à d’autres, lorsqu’ils usent de
propositions dont les principes, les prémisses qui permettent de les démontrer, appartiennent à un
tout autre genre de discours20. Ainsi, la science de la navigation emploie des propositions que seule
l’astronomie permet de démontrer à partir de principes dont le navigateur peut tout ignorer. À
proprement parler, on doit appeler « subordonnante » une science qui dit des choses au sujet d’un
genre divisible et appeler « subordonnée » celle qui dit des choses des espèces dans lesquelles ledit
genre se divise21. Mais il y a bien d’autres relations de subordination et d’enchevêtrement. Une
science, comme la perspective, peut être seulement en partie soumise, du côté des principes, à une
autre, comme la géométrie. Elle peut être subordonnée à plusieurs sciences, en subordonner
plusieurs et même être partiellement subordonnée et partiellement subordonnante22. Dans ces
emprunts, ces subordinations, ces enchevêtrements, et compte tenu de la précarité de l’unité et de
l’ordre d’un genre de discours, certains qui se prétendent des sciences peuvent complètement se résorber.
Il est envisageable, par exemple, que la « métaphysique » ne soit que de la logique et des sciences
naturelles.
Ces quelques principes ont en commun de permettre une critique des genres de discours sous
l’angle de leur organisation interne, c’est-à-dire d’un point de vue architectonique. Les principaux
genres de discours, la physique, la psychologie, la théologie, la métaphysique, ont-ils une unité ?
Laquelle ? Ont-ils un ordre rigoureux ou seulement une finalité cohérente ? Sont-ils faits de bric et
de broc, sont-ils subordonnés, partiellement ou totalement, à d’autres genres de discours plus
rigoureux ou plus intéressants ?
Mais la critique ockhamiste adopte aussi un point de vue bien différent, peut-être encore plus
décisif : celui de l’expérience. Car le discours est fait de propositions susceptibles d’être vraies, donc
d’être des connaissances. Les prétendues connaissances rassemblées dans ces genres de discours qui se
prétendent des sciences ont-elles une base empirique qui les rende évidentes, et laquelle ? Les
singuliers dont on parle ici et là sont-ils, peuvent-ils être objets d’une intuition ? Les principes de
cette critique empirique nous sont déjà connus : ils étaient donnés avec les conditions de vérification
des propositions selon leur forme, selon qu’elles sont singulières ou universelles, contingentes ou
nécessaires. Ce sont les règles d’un bon usage des phrases. Inutile, donc, d’épiloguer sur elles ; il faut
passer à la critique empirique effective, passer à la chose même, envisager cas par cas les types de
singuliers dont parlent les genres de discours. Il faut voir, par un recours réglé à l’intuition, s’ils en
parlent bien et si même ils peuvent en parler comme ils le prétendent. Car le principe général d’une
telle critique nous est familier depuis la description ockhamiste de l’expérience : l’intuition
singulière est le fondement ultime de la connaissance et toute connaissance véritable est évidente.
Grâce à ce principe, Ockham peut entreprendre une critique intransigeante des principales thèses
des principaux genres de discours, en interrogeant non seulement leur cohérence interne et leurs
limites, mais leur contenu, leur vérité, leur prétention commune à être des sciences.

§ 41. La physique, science à venir. La physique est l’ensemble des propositions vraies, ou
connaissances, concernant les étants corporels23. Cet ensemble n’a que l’unité très relative d’une
collection selon un ordre ; et cet ordre n’est pas réellement celui des divisions traditionnelles de la
Physique d’Aristote. La forme traditionnelle de ce genre de discours, Ockham la critique de façon à la
fois discrète et radicale. Il ne pense pas critiquer Aristote, « philosophe aux yeux de lynx », et il
déplace pourtant complètement la physique aristotélicienne sur le grand cadastre du discours comme
sur le champ de l’expérience. Comme bon nombre de ses écrits, les traités « physiques » d’Ockham
se donnent comme des commentaires fidèles, attachés à restituer la vérité originaire de la doctrine
d’Aristote. Ils ne proposent guère de contenus positifs nouveaux et en tout cas aucune « découverte
scientifique » d’aucune sorte. C’est pourquoi les enquêtes faites sur le mode de « l’histoire des
sciences positives »24 n’y trouvent pas d’« informations » susceptibles d’une interprétation univoque
dans le registre qui leur est propre. C’est que la profonde conversion de ce genre de discours en reste
ici aux principes. Discrètement et résolument, Ockham accomplit une critique du discours
« physique » traditionnel ; en lui donnant des principes discursifs et empiriques profondément
nouveaux, il ne fait pourtant que dessiner un programme. Ce programme n’est ni rempli par des
connaissances positives nouvelles ni même présenté comme un programme révolutionnaire – car
cela ne se faisait pas et ne s’est pas fait avant le dix-septième siècle. Il est pourtant définissable – et
c’est tout ce qui compte – comme celui d’une science à venir. Ainsi s’agit-il de l’aspect à la fois le
plus positif et le plus elliptique de la critique ockhamiste.
La physique est d’abord l’avenir de ce que nous avons appelé l’ontologie. L’ontologie, dans le
nouveau cadastre du discours établi par Ockham, est une discipline réduite, une discipline minimale
qui est pourtant la première et la plus décisive. Elle n’a pour objet, comme on l’a vu, que l’étant
singulier dans sa singularité qui est son être même, dans cette auto-affirmation de l’être où l’étant
coïncide avec lui-même. Elle définit la singularité de l’étant naturel en général comme une essence-
existence située dans l’espace et le temps, comme une matière quantifiée et une forme locale, comme
une substance absolue séparée en droit des autres substances. Mais cette détermination nécessaire
débouche par définition sur la nécessité d’expérimenter les étants singuliers singulièrement, sur la
primauté sans partage de l’intuition. L’ensemble des connaissances concernant tels et tels étants
extérieurs, des connaissances évidentes et donc fondées sur l’intuition, autrement dit la physique, est
ainsi l’avenir de l’ontologie. Tel est le destin de l’ontologie ockhamiste : après avoir affirmé l’absolue
singularité des étants, après l’avoir ultimement (théologiquement) justifiée, elle doit, selon ses
propres exigences, se résorber dans l’expérimentation et les vérités particulières qu’elle fonde. Alors la
boucle sera bouclée, la destruction partielle de l’ontologie sera conduite à son terme dans un passage
à l’acte de la connaissance singulière, dans un passage à l’expérimentation.
La physique est aussi l’avenir de toute la connaissance réelle et effective. On pourrait croire en effet
que la connaissance ne se limite pas au monde naturel des étants corporels. L’ontologie du singulier
ne définit-elle pas toute substance singulière, y compris les substances séparables ou séparées de la
matière comme l’âme, les anges ou Dieu ? Ne doit-elle pas ouvrir un champ de connaissance plus
large que celui de la physique, fût-ce pour s’y résorber ? Mais on va voir, au sujet des genres de
discours autres que le genre « physique », que l’évidence de l’intuition, fondatrice de toute
connaissance effective, se donne, du moins comme une intuition d’essences, seulement dans les
conditions empiriques du monde naturel extérieur, dans l’espace et le temps. En fait, seuls les
singuliers naturels – et, en un sens, aussi les artefacts – sont vraiment objets d’une telle expérience
évidente. Ce que l’on devra appeler « physique », c’est ainsi l’ensemble de toutes les connaissances
empiriquement fondées.
La critique du genre de discours physique dans sa forme traditionnelle – et l’annonce implicite de
sa promotion au rang de science de l’avenir – passe d’abord par une réduction des grands concepts
aristotéliciens portant sur la nature des singuliers physiques. On a vu l’essentiel de cette réduction. Il
s’agit seulement, maintenant, d’en rassembler les éléments pour se faire une idée de leur consistance
dans un genre de discours. D’abord, les catégories d’Aristote, qui sont autant de manières différentes
de faire référence aux mêmes étants, doivent être considérées comme des groupes de concepts
quelconques qui n’introduisent aucune division réelle dans l’être singulier des étants naturels. Seules
les catégories de la substance et de la qualité signifient en elles-mêmes des choses absolues et
différentes : une pierre singulière est une substance, une couleur ou un son singulier est une qualité.
Toutes les autres, à l’exception de la relation, à laquelle ne correspond aucun substrat réel, signifient
les singuliers naturels dans leur indivision, seulement selon tel de leurs aspects (selon le jeu de la
connotation). Cette réduction au singulier a une importance physique particulière en ce qui
concerne la quantité. La quantité, c’est-à-dire finalement la taille (en longueur, surface et volume) et le
nombre, n’est rien d’autre que la ou les choses singulières quantifiées, elle n’est pas une réalité
distincte dont la physique aurait à s’occuper à part25. Une quantité continue, ce n’est qu’une certaine
chose étendue, c’est-à-dire ayant des parties distantes l’une de l’autre. Une quantité discrète, ce n’est
que plusieurs choses dénombrées. Il n’y a pas plus de réalité autonome de l’étendue qu’il n’y a de
réalité autonome du nombre26. Cette réduction n’interdit pas une connaissance quantitative des
étants naturels, bien au contraire : la matière, on l’a vu, a toujours pour propriété la quantité, ce qui est,
pour l’avenir de la physique, une pensée précieuse, et au Moyen Âge tout à fait nouvelle. La quantité
est une propriété de la matière en ce sens que celle-ci est en elle-même quantitative, sans se réduire à
un quantum dont pourtant elle ne peut être disssociée : elle est, à ce titre du moins,
programmatiquement connaissable en elle-même. Ainsi les catégories ne définissent-elles plus des
« objets » ou des « régions » de la physique, mais des angles d’attaque conceptuels sur les mêmes
étants singuliers, des manières de dire.
La pertinence physique des concepts aristotéliciens de matière, de forme et de privation est elle
aussi, comme on l’a vu, réduite à la stricte singularité des étants. Il n’y a pas de matière indifférenciée
et non quantifiée qui serait « individuée » ou « individuante » dans la genèse d’une chose naturelle. La
« privation » n’est absolument rien et n’est en aucun cas un principe effectif dans cette genèse : ce
n’est qu’un signe, une manière de dire la matière qui préexiste de façon déterminée et locale à
l’avènement d’une forme naturelle, ou de dire la forme antérieure remplacée par une nouvelle
forme : une manière de dire une composante réelle, positive et actuelle d’une singularité27. Il n’y a
pas non plus de forme universelle qui devrait se singulariser dans la genèse d’un étant : toute forme
est une figure déterminée et singulière, locale et unique. Si tous ces concepts ne signifient que des
composantes singulières et actuelles des choses naturelles, c’est qu’il n’y a précisément que du réel en
acte. La pertinence physique de l’opposition entre « être en acte » et « être en puissance » est ainsi,
elle aussi, très limitée. Il n’y a pas de « potentialité » réelle dans la nature, il y a seulement une
succession d’états actuels. L’« être en puissance » n’est encore qu’une manière de dire que tel état actuel
dans la nature n’est pas encore tel autre état actuel qui le suit : c’est une sorte de métaphore
rétrospective et rien de plus28.
Eu égard à la singularité en acte des étants naturels, tous les autres grands concepts de la physique
aristotélicienne classique sont des signes connotatifs, ne désignant aucune réalité à part entière. Il faut
donc en faire un usage prudent, prendre garde à ne pas les réifier ou les hypostasier. Ainsi, le
mouvement, second grand « objet » de la physique d’Aristote après le couple matière-forme, n’est
rien d’autre que la chose mue en acte et la chose qui est son moteur en acte. La « potentialité »
qu’Aristote fait entrer dans sa définition n’est rien de réel. Le « mouvement » ne désigne rien d’autre
que les choses en mouvement engagées dans la genèse d’un étant, dans la production technique par
montage et dans les échanges de lieu29. Cette réduction a pour conséquence notable qu’il n’y a pas à
chercher de « puissance motrice » cachée dans le cas où un corps continue de se mouvoir après s’être
séparé de son moteur, comme lorsqu’on lance une pierre. En réponse à ce problème classique,
Ockham déclare que le mouvement ne faisant qu’un avec le corps mu, il se poursuit tant qu’un
obstacle ou une résistance ne l’arrête pas : une formulation intuitive, avec plusieurs siècles d’avance,
du principe d’inertie30. De même, le temps n’a aucune réalité indépendante. La définition par la
numération du mouvement qu’en donne Aristote doit être ainsi interprétée : le « temps » signifie
une chose en mouvement et connote un esprit pour le mesurer à l’aide d’un autre mouvement31.
C’est encore un concept connotatif signifiant les étants singuliers, ce n’est pas un « objet » de la
physique. Enfin, le lieu n’est pas une réalité, fût-ce celle d’une « enveloppe » ou de sa limite : c’est un
concept connotant l’ordre relatif des coexistences spatiales32. Bref, les grands concepts de la physique
traditionnelle ont une pertinence seulement oblique, ils jouent le jeu de la connotation dans la
référence aux singuliers. Spéculer sur eux ne dispense aucunement d’une expérimentation des choses
singulières naturelles telles qu’elles sont en elles-mêmes.
Mais c’est aussi la pertinence des concepts traditionnels exprimant une interaction entre singuliers
naturels qui doit être critiquée et réduite. L’action d’une chose sur une autre, c’est ce qu’on appelle la
causalité. Or le partage traditionnel entre les types de causalité, d’une part, doit être repensé et
finalement critiqué comme illusoire ; d’autre part, le fondement empirique des phrases énonçant une
causalité doit être réévalué. Là encore, c’est à la fois les divisions conceptuelles du genre de discours
physique et sa base empirique qui sont modifiées, dans une critique à la fois architectonique et
empirique. Depuis Aristote, on distingue quatre types de causalité : matérielle, formelle, efficiente et
finale. Mais la causalité, comme rapport naturel entre singuliers, n’est que l’action d’une chose sur
une autre. La forme et la matière ne sont pas des choses mais des constituants des choses. Comment
peuvent-elles être des causes ? Il n’y a pas d’« individuation » dans la genèse d’un singulier, ni « par la
forme » ni « par la matière », car tout ce qui est réel est d’emblée singulier. Peut-on alors dire qu’une
partie de quelque chose est sa cause ? Que, par exemple, le manche d’un couteau est sa cause ou que
la lame est sa cause ? On peut le dire si l’on veut, en précisant que la « cause matérielle » et la « cause
formelle » sont causes seulement au sens où les parties sont la cause du tout : des causes internes33.
Mais une cause interne n’est pas vraiment une cause. Quant à la cause finale, c’est plus une
métaphore qu’une véritable interaction entre des étants. Je dis que je tends la main vers une pomme
« pour » la manger et qu’ainsi l’alimentation est la « cause finale » de la cueillette. Cette « cause » n’est
qu’une représentation du but et à elle seule ne produit rien du tout ; la preuve en est qu’elle peut ne
pas exister : je peux, par exemple, accomplir des rituels pour l’amour d’une déesse qui n’existe pas. Il
faut que je tende la main et si je cueille la pomme, la véritable cause sera dans ce geste, dans une cause
« efficiente ». En outre, il n’y a de cause finale que pour des étants capables de se représenter des buts,
des étants animés : on peut dire que le chat qui vient se frotter à ma jambe pour que je lui donne à
manger agit de façon finale, mais il n’y a, pour toute la nature inanimée, aucune cause de ce genre34.
Bref, la causalité finale ne rend compte à elle seule d’aucun fait et n’a de pertinence physique que très
locale : elle n’a au fond de pertinence que psychologique. Il n’y a pas d’ordre final du monde dans son
ensemble qui puisse être objet de connaissance. Reste donc la seule causalité efficiente, qui doit être
la causalité proprement dite.
Cette réduction à la causalité efficiente, esquissée par Ockham, est un point de départ de toute la
physique moderne de la causalité. La causalité proprement dite, c’est une chose singulière réelle qui
agit sur une autre chose singulière dans le lieu de leur coexistence, c’est une interaction observable
dans l’espace. C’est là la définition même de la causalité efficiente ou motrice. C’est elle qui a lieu
dans la genèse naturelle : des humains engendrent d’autres humains. C’est elle qui a lieu, bien
entendu, dans la transmission du mouvement : une chose en pousse une autre de telle ou telle
manière. C’est elle qui a lieu dans la production technique. Dans la production d’une sculpture, dire
que l’airain, ou la forme de la statue, ou encore la représentation de cette forme dans l’esprit du
sculpteur, sont des « causes », revient à une métaphore : la cause de la statue, c’est le sculpteur lui-
même, cet individu singulier qui agit de façon transitive sur une chose qui lui est extérieure35. Une
cause, c’est une certaine chose singulière modifiant une autre chose singulière distincte en entrant en
contact avec elle.
Enfin, la base empirique de cet aspect de la physique est très étroite. On ne connaît pas une telle
causalité a priori, on ne peut même la déduire d’une essence, il faut la constater. En raison de
l’indépendance ontologique des singuliers, toute interaction, toute causalité est foncièrement
contingente. Comme on l’a vu, il faut, pour connaître une causalité, non seulement appréhender
intuitivement les deux choses singulières mises en rapport, mais appréhender intuitivement le fait de
ce rapport, dans l’existence simultanée ou successive de la chose qui agit et de celle qui pâtit en un
même lieu. Avec les ressemblances essentielles qui font de chacune l’élément d’une série, on peut
légitimement universaliser la connaissance (la phrase) ainsi formée, mais la causalité ne sera connue
alors comme invariante – et en ce sens nécessaire – que sur la base de l’intuition singulière, donc a
posteriori. Et c’est encore l’intuition seule qui nous dira si la chose qui est dite « cause » est partielle ou
suffisante, si elle suffit ou non à produire son effet, et si elle est la seule cause possible de cet effet
singulier (si elle est exclusive)36. Or cela, l’intuition ne nous le dit pas dans beaucoup de cas, car bien
souvent plusieurs choses très différentes peuvent produire le même effet. Il en résulte une limite
décisive pour la science physique des causes : ce genre de discours ne peut légitimement remonter, de
cause unique en cause unique de la cause, jusqu’à une première cause universelle37. Quant à la causalité, le
genre de discours physique ne saurait donc prendre une forme pyramidale culminant dans un principe
causal inconditionné de la nature dans son ensemble : cette limite, on y reviendra, est partagée avec la
théologie.
Tels sont les principes généraux du genre de discours « physique » qui se dégagent de la critique de
sa forme traditionnelle. Science à venir, la physique l’est dans le programme implicite que forment
ces principes, très différent de son projet traditionnel. Sa structure n’est plus déterminée par la
division des catégories, ni par l’opposition de ce qui est en acte et de ce qui est en puissance, ni par
les différents types de causalité ; elle n’épouse pas même une pyramide des causes. Sa base empirique
est réduite à l’intuition des essences singulières et des faits singuliers. Ce programme, dans son
indétermination, est plus large que le projet moderne des sciences de la nature. Il n’exclut pas la
connaissance quantitative de la matière – il en pense au contraire la possibilité pour la première fois –
mais il n’appelle pas à une mathématisation du monde : depuis le point de vue ockhamiste, aucune
mathesis universalis n’est en vue38. Alors, en quoi cette « physique » en esquisse est-elle une science à
venir ? En ceci qu’elle ouvre à un genre de discours réglé toute la connaissance expérimentale d’un
monde extérieur fait de pures singularités. Ce que l’on doit appeler « physique », ce n’est pas
seulement la physique historique d’après Ockham, qu’il a, en un sens, contribué à préparer, c’est
l’ensemble du discours possible fondé sur l’expérience évidente de l’extériorité, de ces singuliers
naturels qui constituent le monde. Une collection ouverte de connaissances fondées sur l’intuition,
une expérimentation infinie pour un monde atomisé : un discours sur la nature extérieure fidèle à sa
dispersion, sur une nature sans ordre final ni pyramide des causes connaissable a priori – de nouveau
explorable.

§ 42. La psychologie et l’existence pure. La psychologie est l’ensemble du discours sur l’intériorité.
Elle ne saurait être une science. On peut discourir sur les impressions sensibles, les images, les
sentiments, les désirs, les choix, les intentions, sur les concepts et l’activité intellectuelle, mais on ne
peut connaître ce qui sent en nous, ce qui désire et ce qui conçoit en nous. Comme prétendue
science, comme prétendu ensemble de connaissances, la psychologie n’a pas d’objet. Tout cela, tout
ce qui semble intérieur, c’est de la pensée. Je peux savoir que je pense – il est même impossible que
je ne le sache pas – mais je ne peux savoir qui je suis pour penser, ce qui pense en moi. Ce ne sont
pourtant pas les intuitions psychologiques qui manquent : tous les actes internes, même les concepts
et les raisonnements, sont objets d’une intuition interne. Mais cette intuition ne produit que
l’évidence d’une existence, mon existence ; elle me fait connaître avec évidence que quelque chose
existe, quelque chose qui pense. Je peux bien appeler cela une âme ou un esprit, faire l’hypothèse
qu’il y a là une réalité singulière substantielle dont tous mes actes sont les qualités, mais je n’ai aucune
intuition de ce substrat psychologique, de l’essence ou de la nature de ce que j’appelle : « mon âme »
ou simplement : « moi ». La psychologie est alors un discours sur l’existence pure. Sa prétention à
fonder une définition de l’« âme », à fonder des distinctions entre ses parties ou ses facultés, doit être
critiquée du point de vue même de l’expérience interne.
Dans la tradition aristotélicienne, on définit le substrat psychologique, l’« âme », comme une
substance, jointe au corps telle une forme à sa matière, séparée de lui en droit – et éventuellement
réellement séparable après la mort – dans son aspect le plus noble, qu’on appelle l’« âme intellective ».
Tout cela, peut-être faut-il le croire si nous sommes chrétiens, de même qu’il faudrait croire que
cette âme est capable d’une béatitude éternelle, mais aucune expérience ne le prouve39. Qu’il y ait un
substrat psychologique ainsi défini, que telle soit sa nature, ni mon expérience intime ni un
raisonnement à partir d’expériences diverses ne permet de le savoir. On nous dit que l’« âme
intellective », nom le plus emphatique pour ce qui pense, est une forme immatérielle, incorruptible,
présente dans tout le corps comme une forme est dans toute sa matière. Rien de tout cela n’est
connaissable : ni qu’il y ait une telle forme, ni que la pensée lui soit propre, ni qu’elle soit la forme du
corps. Quant à mon expérience intime, elle me fait éprouver avec évidence des actes de pensée et des
actes de volonté, non un substrat de ces actes40. Quant aux raisonnements à partir d’observations
externes, celles-ci semblent bien montrer que les hommes sont capables de tels actes, tandis que les
animaux ne le sont pas. Que peut-on en conclure ? Que quelque chose en nous-mêmes nous
distingue des animaux. Mais, que ce quelque chose soit immatériel et incorruptible, voilà qui défie
toute intuition et donc tout raisonnement susceptible d’être probant41. Certes, il est plus raisonnable
de dire que ce qui distingue les hommes n’est pas du côté de la matière du corps mais plutôt de la
forme ; encore cette conjecture laisse-t-elle place au doute42. De même, il est seulement plus
raisonnable de dire que cette hypothétique forme est la forme du corps, une forme dont le corps
serait la matière ; mais cela aussi laisse place au doute, car il faut supposer que cette forme est tout
entière présente dans chaque partie du corps, ce qui, encore, défie l’intuition43. Bref, il faut dire,
contre la prétendue « psychologie rationnelle », que l’âme ne nous est pas intelligible en elle-même44.
De cette impossible connaissance de l’âme, il résulte que les distinctions sur lesquelles le genre de
discours psychologique fait fond ne sont pas non plus objets de connaissance. Soit que ces
distinctions ne puissent pas, du point de vue même de la psychologie traditionnelle, être réelles, soit
qu’elles restent, même si elles sont réelles, indémontrables. Sous la première critique tombent les
traditionnelles distinctions entre les facultés de l’âme (potentiae animae). La plus commune est la
distinction entre l’intellect et la volonté. Certes, nous éprouvons une grande différence entre l’acte
de concevoir et l’acte de désirer ou de choisir. En particulier – et l’on a vu Ockham l’affirmer avec
force – il y a une profonde différence entre l’acte d’appréhender par la pensée une proposition et
l’acte de lui donner son assentiment ou son dissentiment ; la preuve en est que l’on peut fort bien
appréhender une proposition – comme « la terre mesure vingt mille kilomètres de circonférence » –
sans l’approuver ni la rejeter. Il y a une différence certaine entre appréhender et juger, concevoir et
vouloir. Mais une même chose indivisible peut accomplir des actes, produire des effets d’espèces
différentes. Comme le même corps peut marcher et nager, la même âme indivisible peut concevoir
et vouloir. Éliminer toute distinction réelle entre les facultés de l’âme, voilà qui est possible et
souhaitable selon le principe d’économie de la pensée45. C’est surtout nécessaire du propre point de
vue de la psychologie traditionnelle. Car tout le monde admet que si âme il y a, ce doit être une
substance et une essence, c’est-à-dire une chose singulière. Or il ne peut y avoir dans une chose
singulière aucune distinction réelle. Il est donc absurde d’hypostasier les facultés si l’on admet
qu’elles appartiennent à la même âme. L’intellect et la volonté ne sauraient se distinguer, comme le
veut Thomas d’Aquin, à la manière d’« accidents absolus ajoutés à sa substance » (une expression des
plus absurdes du point de vue ockhamiste), ni se distinguer « formellement » comme le veut Duns
Scot46. Comment donc se distinguent-ils ? Seulement comme des manières de faire référence à la
même chose indivisible selon les actes dont elle est capable. « Intellect » fait référence à l’âme en
connotant qu’elle peut concevoir et « volonté » fait référence à la même âme en connotant qu’elle
peut vouloir, de même que « promeneur » et « nageur » ont des connotations différentes mais ne font
pas référence à deux parties d’un homme qui sait marcher et nager47. Il en va de même pour la
« Mémoire » dans la traditionnelle trinité psychologique d’Augustin (Intellect, Volonté, Mémoire)48.
Les facultés, ces grands « objets » du discours psychologique, ne sont que des êtres irréels traversés
par des distinctions irréelles, ce sont des concepts jouant le jeu de la connotation pour désigner une
pensée une et indivisible.
A fortiori, les prétendues « propriétés » des diverses facultés de l’âme n’introduisent aucune division
en elle. C’est le même « intellect », c’est-à-dire la même âme dans son intégrité, qui est « passive » et
« active », « spéculative » et « pratique »49. La propriété que l’on attribue le plus volontiers à
l’intellect, à savoir l’activité ou ce que Kant appellera sa « spontanéité », est, du reste, tout à fait
inconnaissable. Certes, je sais que j’agis lorsque je prends une décision ou donne mon assentiment,
mais comment vérifier que je suis actif en concevant ? Comment être sûr que les concepts ne se
forment pas en moi à mon insu, que je ne subis pas le flux de mes pensées dans une fondamentale
passivité ? La formation des concepts est un processus sourd, « occulte » et radicalement naturel ; on
peut, comme Ockham l’a fait, proposer à son sujet des conjectures, mais il se dérobe résolument à
une investigation psychologique intuitive. Certes, la réalité des actes internes – « comme des couleurs
sur un mur » – est, pour Ockham, indéniable, mais leur caractère actif est tout à fait indémontrable.
S’il ne fallait croire les autorités, le point de vue nominaliste sur la psychologie ne verrait aucune
activité dans l’intellect50.
Il est, en outre, dans la psychologie traditionnelle, des distinctions qui peuvent bien être réelles
mais restent indémontrables. Ainsi celle de l’âme intellective et de l’âme sensible qui éprouve des
impressions sensibles et des sentiments, qui forme des images comme un sens interne. Cette
distinction semble réelle car j’éprouve souvent que je peux désirer et ne pas vouloir la même chose
en même temps : je peux avoir soif et vouloir ne pas boire. Ces deux appétits contraires n’ont
vraisemblablement pas lieu dans le même sujet ; volonté rationnelle et désir sensible appartiendraient
donc à deux « âmes » distinctes. Mais une véritable démonstration de cette distinction est difficile51.
En vérité, Ockham n’a cessé de marquer la profonde unité de la sensation et de la pensée
intellectuelle dans l’intuition : l’intellect appréhende exactement la même chose que les sens
appréhendent hors de moi et, d’une façon générale, tout ce que peuvent les sens, l’intellect le peut
aussi. Le caractère secondaire de cette distinction dans la pratique philosophique d’Ockham et
l’impossibilité, affirmée par lui, de sa démonstration, orientent dans la même direction de pensée : la
distinction du sensible et de l’intelligible, admise par Ockham avec les autorités, ne l’a jamais, me
semble-t-il, vraiment intéressé ni peut-être même convaincu. A fortiori, la distinction des diverses
facultés sensibles entre elles (voir, entendre, sentir, etc.) et la distinction entre ces facultés prises
ensemble et l’« âme sensible » sont indémontrables ; ces distinctions ne sont même pas réelles.
Encore faut-il s’entendre. Il y a, d’une part, toutes les conditions physiologiques et physiques de
l’exercice d’une faculté sensible, telles des yeux en bon état et de la lumière pour voir, des oreilles et
un son pour entendre, le contact de la peau pour sentir, etc. À l’évidence, ces conditions se
distinguent entre elles – on peut être sourd sans être aveugle – et se distinguent du lieu
psychologique qui reçoit les informations correspondantes52. Mais ce qui, du côté de l’âme, les reçoit,
l’ensemble des facultés sensibles internes à l’âme, est un et indivisible. Les facultés psychologiques de
voir et d’entendre, d’avoir des sentiments visuels et auditifs, ne se distinguent réellement ni entre
elles, ni de l’âme qui les contient53. La psychologie proprement dite, discours sur l’intériorité, bien
distincte d’une physiologie de la sensation, en est encore, ici, réduite à parler d’un sujet indivisible,
réellement indifférencié et radicalement inconnaissable.
La critique ockhamiste du discours psychologique est donc impitoyable. Du point de vue
structurel ou architectonique, ce discours est nécessairement informe. Les distinctions d’objets dans
le sujet psychologique sur lesquelles il pourrait s’appuyer sont soit fausses et irréelles, soit
indémontrables : le sujet psychologique dont il parle, l’âme sensible ou intellectuelle est indivisible –
comme un seul sujet intellectuel pour plusieurs facultés – ou se donne comme tel – dans l’unité
profonde de la sensation et de la pensée. Du point de vue empirique, ce discours ne peut prétendre à
être une science : il n’y a pas d’intuition interne de ce qu’est l’âme, de son essence ou de sa nature,
pour fonder une définition de l’âme, et des raisonnements probants à son sujet. L’intuition d’essence
est réservée à l’extériorité – à la physique. En moi, j’ai seulement l’intuition que quelque chose se
passe, qu’un sujet agit ou pâtit ; l’intuition interne est purement existentielle.
Que reste-t-il, alors, d’une psychologie légitime ? Très précisément la pratique qu’a eue Ockham
de la psychologie dans sa description de l’expérience : une pratique fondée exclusivement sur
l’évidence intuitive des actes internes. J’appréhende intuitivement tous mes actes dans une
expérience réflexive de mon existence. Que ces actes n’aient d’actes que l’apparence – concevoir
pouvant être, par exemple, une manière de pâtir, de subir quelque chose – ne change rien au fait que
je sais qu’il se passe réellement quelque chose en moi lorsque cela arrive : je sais que je sens lorsque je
sens, que j’aime lorsque j’aime, que je veux lorsque je veux, que je conçois lorsque je conçois54. Je
sais même ce qui se passe alors, je reconnais la spécificité de ces actes ou de ces pensées bien que
j’ignore la nature de leur sujet, de leur substrat psychologique. Lorsque je conçois, par exemple, j’ai
l’intuition du fait que je conçois et l’intuition de cet acte ou de cette pensée qu’est le concept : cette
sorte d’intuition catégoriale n’est certes pas l’intuition d’une essence interne, de mon essence, mais
l’intuition de la visée portant sur des essences extérieures. De telles intuitions donnent des
indications sur les diverses choses qui se passent en moi. On peut alors conjecturer, comme l’a fait
Ockham, des distinctions entre des types d’actes, leurs rôles, leurs rapports, leurs enchaînements :
tout cela forme le versant psychologique d’une théorie descriptive de l’expérience. Mais l’important
est qu’il ne s’agit pas d’une science portant sur l’essence du sujet. Les actes ou les pensées sont certes
réels mais à titre de qualités, comme des couleurs qui passeraient dans mon esprit. Elles ne donnent
pas à voir leur support, leur substance subjective. Quant au sujet ou au moi, elles n’attestent que son
existence. Telle est la seule consistance de la psychologie : un discours sur des qualités et non sur une
substance psychologique connaissable, sur des actes spécifiquement distincts et non sur des parties de
l’âme hypostasiées, l’explicitation d’une expérience purement existentielle et non une science.
Ockham condamne ainsi, par avance, la tentation de toute psychologie qui se constitue comme un
genre de discours : la tentation de s’ériger en science, de faire de l’âme, de la subjectivité, une « chose
pensante », un objet définissable et connaissable à la manière des objets extérieurs ; la tentation de
s’organiser en opérant de véritables divisions entre les pouvoirs de l’âme, de la compartimenter,
d’hypostasier les différences d’actes en « parties » de l’esprit, fussent-elles des « facultés » ou des
« instances ». Cette tentation n’est ni nouvelle ni dépassée : elle est commune à tout discours qui
s’intitule « psychologie ». Pour la conjurer, Ockham affirme que la subjectivité n’est que le lieu où
une existence singulière s’éprouve comme simple existence. Il y a là un nouveau paradoxe, car la
distinction de l’existence et de l’essence ne peut aucunement être une division réelle. Dans
l’expérience en général, où elle s’opère, nous avions tenté de la penser avec Ockham comme l’effet
d’un écart originaire, d’une distance première et décisive entre l’acte d’intuition et l’objet. Le
paradoxe est ici que le rapport à ce qui semble le plus proche, de ma pensée à ma pensée, et de moi à
moi comme pensée, se tient déjà dans cet écart qui le modifie de façon plus profonde encore et plus
irrémédiable que le rapport aux choses extérieures. Tandis que dans l’appréhension des singuliers
extérieurs c’est l’existence qui peut être mise entre parenthèses et abstraite, dans l’appréhension de
ma propre singularité seule l’existence est atteinte, seul un « avoir lieu » est éprouvé : et c’est ma
propre essence qui m’est inaccessible. C’est précisément cette adhérence, cette adhésion immédiate à
ma pensée et à mon existence qui me rend aveugle à la nature de l’« âme », à ma nature comme
« chose pensante ». L’expérience interne n’est qu’une existence qui s’éprouve, sur un fond dont
l’obscurité n’est ni contingente ni provisoire : dans un secret nécessaire.

§ 43. La théologie, qu’elle doit être négative. Ockham est un théologien. Sa tâche principale, avant
d’être chassé de l’Université et en même temps de la fuir, était d’expliciter le contenu de la foi
chrétienne tel qu’il fut formulé par les autorités théologiques, ce qu’un chrétien croit et ce qu’il lui
faut croire. Il est donc légitime d’envisager l’enseignement théologique d’Ockham en lui-même,
dans la – très relative – originalité de l’interprétation à laquelle il soumet le contenu de la foi
chrétienne. Mais il est plus urgent de poser avec lui une question préalable à toute théologie possible,
la question du statut de la théologie comme genre de discours. Car la même proposition
théologique, en disant la même chose, en gardant la même vérité, peut avoir un sens tout à fait différent
selon la situation que l’on reconnaît au discours théologique et à celui qui le prononce55.
Or, contrairement à ce qu’une longue tradition essaie de faire accroire, Ockham affirme, d’un
mot, que la théologie n’est pas une science ou qu’elle est une science purement verbale. Certes, toute
science est verbale au sens où elle est faite de connaissances qui sont autant de propositions
enchaînant des signes ; en ce sens, on peut dire que la science en général n’a pas affaire directement
aux choses mais à des termes signifiant des choses56. Pourtant, une science proprement dite se fonde
non seulement sur l’enchaînement rigoureux des signes, mais sur un accès direct à leurs référents
dans une expérience intuitive qui vérifie l’accomplissement de la référence. Dans le cas de la
théologie, au contraire, de notre théologie, cet accès nous est refusé : nous n’avons pas, dans notre
situation ici-bas, pro statu isto, d’expérience intuitive de Dieu. Notre discours sur Dieu n’est pas
seulement verbal, il est purement verbal. La situation de la théologie est alors, mutatis mutandis,
comparable à celle de la psychologie : de même que nous n’avons aucun accès à notre substrat
psychologique, à l’âme en tant que telle, de même nous n’avons pas accès à Dieu tel qu’il est en lui-
même. Encore avons-nous accès à nos actes psychologiques en tant qu’ils sont nôtres et donc à notre
existence comme pensée. Le sort de la théologie est encore moins enviable, car l’existence de son
objet – Dieu – ne nous est pas connaissable comme la nôtre. Il nous faut donc montrer comment le
défaut de toute expérience intuitive de Dieu rend caduc tout discours sur son existence et tout
discours sur son essence dans tout usage des noms de Dieu. Le statut et la consistance de la théologie
comme un genre de discours doivent alors être réévalués et la pratique ockhamiste de la théologie
doit être interprétée dans ces limites. Pratiquer le discours théologique en affirmant son caractère
fondamentalement caduc, inadéquat et purement verbal, c’est proprement pratiquer une théologie
négative. Toute théologie conséquente est négative.
Nous ne sommes pas, pas encore, des bienheureux, peut-être ne le serons-nous jamais : nous
n’avons pas l’intuition de Dieu57. Bienheureux ceux qui l’ont, mais, la théologie ne leur étant pas
réservée, il faut l’envisager sur le fond de ce défaut d’intuition. L’intuition est la forme
d’appréhension la plus originaire et toute appréhension a pour objet la chose même. Quelle forme
d’appréhension de Dieu nous reste-t-il ? Une appréhension abstraite, comme lorsque, enfermé dans
ma chambre, j’imagine le ciel ou je m’en souviens ? Mais toute appréhension abstraite suppose
naturellement une intuition antérieure : il faut que j’aie vu le ciel au moins une fois pour penser au
ciel, abstraitement, tel qu’il est en lui-même. N’ayant jamais vu Dieu, on voit mal comment je
pourrais en avoir une appréhension quelconque si l’appréhension est bien de la chose même. Certes,
Dieu lui-même, dans sa puissance absolue, peut produire immédiatement ce que produit une cause
naturelle. L’intuition n’étant qu’une cause partielle de l’abstraction, Dieu peut produire en moi
directement, sans ce moyen, une appréhension abstraite de Dieu58. Mais de fait, nous n’avons, ici-
bas, aucune appréhension de Dieu tel qu’il est en lui-même, ni intuitive ni abstraite59. Tel est le fait
fondamental pour toute théologie possible. Or l’intuition, avant même l’abstraction qu’elle rend
possible, est la base empirique de toute connaissance proprement dite – de toute connaissance de
l’existence et des conditions concrètes d’existence, mais aussi de toute connaissance de l’essence,
dans l’intuition d’une essence singulière. De Dieu, nous ne connaissons donc, à proprement parler,
ni l’existence et ses conditions concrètes (l’éternité, la nécessité, l’ubiquité enseignées par la
Révélation et les autorités), ni l’essence telle qu’elle est en elle-même (son infinité avec ses
« attributs », tels la toute-puissance, l’omniscience, l’amour, la justice, etc.)60. Cela veut dire que les
propositions classiques de la théologie, qui concernent l’existence et l’essence divine, n’ont pas le
même sens pour nous et pour le bienheureux qui verrait Dieu61. Pour tout chrétien, ces
propositions sont vraies ; mais, ici-bas, on les croit vraies sans les savoir vraies. Telle est la foi : ses
propositions sont tenues pour vraies sans être connues. Ce défaut radical d’appréhension, Ockham
l’illustre de façon frappante. Lorsque aucune appréhension ne montre que quelque chose est et ce que
c’est, on ne peut même affirmer sans laisser place au doute l’identité à soi de cette chose. Ainsi, si
l’on ne sait pas par expérience qu’il existe un homme blanc, la proposition « l’homme blanc est
l’homme blanc » laisse place au doute. Or « Dieu » veut dire pour nous quelque chose comme : « un
être suprême et infini » (c’est sa définition nominale). La proposition « l’être suprême infini est l’être
suprême infini » est soumise au doute lorsque nous n’avons aucune appréhension d’un tel être. Nous
ne pouvons donc même pas affirmer, avec la certitude de la connaissance, que Dieu est Dieu62.
La première conséquence de ce défaut, c’est que nous ne savons pas, à proprement parler, que
Dieu existe. C’est du reste ce que confirme, bon gré mal gré, une bonne part du discours
théologique classique qui est employée à « prouver » l’existence de Dieu. L’existence est donnée
seulement dans l’évidence de l’intuition. Prouver l’existence d’une chose, quelle qu’elle soit, apparaît
du point de vue ockhamiste comme une entreprise extravagante, voire, comme le dit Kierkegaard,
scabreuse63. Elle échoue sur presque tous les plans. D’une manière ou d’une autre, c’est toujours à
partir de sa primauté ontologique, de sa primauté d’étant entre tous les étants, que l’on entreprend de
prouver l’existence de Dieu : Dieu doit exister parce qu’il doit y avoir un terme dans une échelle
ontologique des étants, échelle de perfection, de causalité ou de contenu ontologique reflété dans les
concepts. Il doit exister un terme et un seul dans ces échelles ontologiques, qui est Dieu.
Ockham décèle une faute commune à tous ces arguments, qui consiste à associer l’unicité de ce qui
est « premier » à son existence, alors que tout raisonnement valide doit les dissocier. On peut prouver
son unicité à partir d’une certaine primauté de Dieu, mais sans prouver son existence. On peut
prouver son existence à partir d’une certaine primauté de Dieu, mais sans prouver son unicité. On ne
peut aucunement prouver l’existence d’un étant premier et unique qui serait Dieu. De cette faute, la
« preuve » par la perfection est exemplaire. Sa source est dans l’équivocité de l’idée de « primauté »64.
En un sens positif, est premier en perfection ce qui est plus parfait que tout le reste. Rien, dans cette
idée, ne permet de conclure à l’existence de quelque chose y répondant65. Certes, si quelque chose de
tel existait, alors cela serait unique, car deux choses sont soit égales soit inégales en perfection et dans
aucun des deux cas les deux ne peuvent être à la fois « plus parfaites que tout le reste »66. Mais c’est
précisément cette condition que nous ne connaissons pas : l’existence du plus parfait au sens positif.
En un sens négatif, est premier en perfection ce qui est tel que rien n’est plus parfait. Rien, dans cette
idée, ne permet de conclure à l’unicité du plus parfait : deux ou dix choses égales en perfection
peuvent être telles que rien n’est plus parfait, de même que deux montagnes de tailles égales peuvent
n’être dépassées par aucune autre67. Ce privilège négatif se partage. Certes, une ou plusieurs choses
de ce genre existent nécessairement, car autrement il y aurait une progression à l’infini dans la
perfection, comme des montagnes toujours plus grandes, ce qui est impensable68. Mais cet existant
« premier » au sens négatif n’est pas Dieu : s’il peut y en avoir plusieurs, il ne s’agit pas du tout de
Dieu, qui est quelque chose d’unique. On ne peut, ici, ni prouver l’unicité du « premier » ni prouver
qu’on ne peut la prouver : ce n’est pas la question69. L’existence en question n’est pas l’existence de
Dieu (ce pourrait être celle des dieux de l’Olympe). Bref, par la « primauté de perfection », soit l’on
prouve l’unicité de ce qui est premier sans prouver son existence, soit l’on prouve son existence sans
prouver son unicité. Nulle part l’existence et Dieu lui-même comme sommet unique de la
perfection ne sont associés dans la conclusion d’un raisonnement probant.
Traditionnellement, on tente aussi de prouver l’existence de Dieu comme premier étant dans
l’ordre de la causalité, et d’abord de la causalité efficiente ou motrice. Tout a une cause et toute cause a
elle-même une cause, de sorte qu’il faut s’arrêter, dit-on, à une première cause qui doit exister et qui
est Dieu. Il est clair qu’ici le problème n’est pas dans la thèse d’une existence en elle-même, car, si un
effet a une cause efficiente, elle doit évidemment exister : le problème est celui de l’unicité de la
première cause qui serait l’unicité de Dieu. Or on ne peut prouver que Dieu est la cause immédiate de
tout effet : dans ce cas, il n’y aurait plus d’enchaînement des causes et Dieu ne serait pas, comme le veut
l’argument, la première cause mais simplement la seule cause. Les corps célestes, par exemple, ne
seraient plus cause de rien et c’est en vain qu’on expliquerait leur existence par l’action de Dieu : il
n’y aurait plus rien à expliquer causalement70. Mais on ne peut non plus prouver que Dieu est cause
immédiate à l’égard de tel effet particulier. Dans le cas de toutes les choses naturelles qui naissent et
meurent, nous savons au contraire par expérience que leurs causes sont d’autres choses singulières
naturelles et rien ne permet de remonter plus haut. Dans le cas de ces singuliers de nature supérieure
comme les corps célestes ou l’âme, nous ne savons rien qui nous permette de conclure qu’ils ont une
cause efficiente quelle qu’elle soit (quant à l’âme, nous ne connaissons même pas son essence) : il y a
des causalités totalement inconnues71. De ces deux impossibilités, il résulte qu’il est impossible de
prouver que Dieu est la cause même médiate de quoi que ce soit, car, si l’on pouvait le prouver, on
devrait pouvoir prouver qu’il est la cause immédiate de cette cause intermédiaire entre lui et l’effet ;
or cela, on vient de le voir, n’est pas possible72. On ne peut donc pas prouver que Dieu est cause à
l’égard de quoi que ce soit, ni par conséquent qu’il existe comme première cause.
Certes, on dit, en un certain sens à juste titre, qu’il ne peut y avoir de régression à l’infini dans
l’ordre des causes. Mais rien n’empêche de voir dans les corps célestes, par exemple, la première
cause ; et rien n’empêche de penser que cette première cause (comme le plus parfait au sens négatif)
est en fait plusieurs choses73. Du reste, l’argument de la régression à l’infini est ici employé à mauvais
escient. Car, dans la production des choses, plusieurs causes peuvent concourir, à titre de causes
partielles ou accidentelles, comme un homme et une femme dans l’engendrement d’un enfant. Or,
dans cet ordre de causalité, aussi étrange que cela puisse paraître, l’idée d’une régression à l’infini ne
renferme aucune contradiction : un couple engendre un être qui lui survit et engendre ensuite à son
tour – avec une complicité – un autre être et ainsi à l’infini : pourquoi pas74 ? Dans l’ordre de la
production et de la causalité efficiente, rien n’atteste avec évidence l’existence d’une pyramide actuelle
des causes ni donc l’existence d’une première cause.
Quant à la preuve par la première cause finale, elle est encore plus faible. Comme on l’a vu, rien ne
permet de supposer que les choses naturelles incapables de se représenter une fin agissent pourtant de
façon finale75. Restent donc seulement les créatures intelligentes. Mais comment prouver que Dieu
est la fin unique de leur action ? Il serait, alors, ce qui est toujours déjà aimé, toujours déjà voulu par
leur volonté comme le souverain bien76. Mais soit leur volonté est libre, soit elle ne l’est pas. Si elle
ne l’est pas, rien ne distingue ces créatures – en particulier nous-mêmes – des choses mues par une
nécessité de nature et il n’y a pas lieu de supposer une fin quelconque à leur action. Si la volonté est
libre, sa fin peut fort bien être soi-même et non Dieu, un bien fini, déterminé et librement choisi,
non le bien infini que serait Dieu77. On ne peut donc prouver que Dieu est la fin nécessaire de quoi
que ce soit ni, par conséquent, qu’il existe à titre de fin unique.
Enfin, bon nombre de preuves tirent argument de la primauté de l’infini par rapport au fini pour
conclure, d’une manière ou d’une autre, à l’existence de Dieu comme étant infini. Cet infini divin
n’est pas l’infinité extrinsèque d’une multitude de choses ou d’aspects, une infinité extensive, mais
l’infinité interne d’un seul étant infini en lui-même, une infinité intensive. Dieu est une telle infinité
intensive, ainsi le déclarent la foi et les autorités78. Mais on ne peut prouver que Dieu est infini en ce
sens, ni donc qu’il existe à ce titre. À partir de quoi le prouverait-on ? À partir de son action infinie,
de l’infinité de ses effets ? Mais, de quelque manière qu’on la prenne, cette infinité, qui reste
extensive, ne permet pas de conclure à l’infinité intensive de sa cause. S’agit-il de l’infini de l’action
divine dans le temps ? Mais une cause finie, si elle ne rencontre pas d’obstacle et se maintient elle-
même, continuera à produire son effet indéfiniment79. S’agit-il d’un effet particulier qui serait en
lui-même infini ? Mais lequel ? Aucun effet connaissable n’est en lui-même infini80. S’agit-il d’une
série infinie d’effets ? Mais rien ne nous permet d’affirmer qu’il y a une telle série simultanée, en un
seul instant. Il s’agirait alors d’une série infinie d’effets successifs. Mais, là encore, une seule chose
peut successivement en produire une infinité d’autres, comme le soleil, sans être en elle-même
infinie81. S’agit-il, enfin, de l’infinité de la connaissance divine ? Mais cette infinité signifie
seulement que Dieu connaît une infinité de choses singulières et donc qu’il a un nombre infini de
connaissances singulières : une infinité seulement extensive, non intensive82. Pour se sortir de ces
apories, on invoque alors la simplicité divine : Dieu est un, il a donc une infinité intensive. Mais
l’âme aussi, ou notre pensée, est, pour autant que l’on puisse le savoir, simple ; elle n’est pourtant que
finie83. Même si l’on pouvait prouver que Dieu est cause, source et connaissance de toute chose, on
ne prouverait pas par là qu’il est en lui-même intensivement infini84.
Les preuves par l’infinité empruntent volontiers la voie de l’« éminence », en particulier dans une
variante fameuse popularisée par Descartes mais inventée par Anselme : l’« argument ontologique ».
Je peux concevoir des choses plus ou moins grandes en perfection, mais la chose la plus parfaite dont
j’aie l’idée est Dieu, l’étant le plus éminent (ens eminentissimum) et le plus haut que l’on puisse penser
(summum cogitabile). Or exister ou être en réalité (existere in re), c’est être plus parfait que ne pas exister
ou être seulement dans la pensée. Dieu, puisqu’il est le plus parfait pensable, a cette perfection qu’est
l’existence. Donc il existe. Du point de vue ockhamiste, cet argument pèche par trois côtés à la fois.
Du côté de l’éminence, d’abord. L’éminence, dans un ordre d’idée ou un autre, est toujours conçue
à partir d’exemples relatifs : il y a des choses plus ou moins rouges, plus ou moins hautes, et l’on
conçoit à partir de là une chose « plus rouge que toutes » ou « plus haute que toutes ». Mais qu’il y ait
une chose éminente n’implique en rien qu’elle soit infinie : il y a peut-être une chose plus rouge que
toutes les autres, mais elle n’est pas pour autant absolument ou infiniment rouge. Il y a une montagne
plus haute que toutes, disons l’Everest, mais elle n’est pas plus haute que toute hauteur, infiniment
haute. L’éminence de Dieu entre les étants ne prouve donc pas qu’il est infini85. L’argument pèche,
plus profondément, par une bizarre conception de ce qu’est, précisément, un concept. Si un
concept, développé dans une définition non contradictoire, comprend nécessairement l’idée d’une
certaine propriété, cela ne veut absolument pas dire qu’il existe un référent de ce concept
comprenant réellement ladite propriété. Je peux former le concept non contradictoire d’un homme
vivant au-dessus des étoiles, qui comprendra nécessairement l’idée de la propriété : respirer autre
chose que de l’air. Cela veut-il dire qu’il existe un homme trans-stellaire respirant sans oxygène ?
Certes, l’idée éminente de Dieu est d’une cohérence sans faille, mais il y a une multitude de pensées
à la fois non contradictoires et sans référent86. De même, la définition de l’ornithorynque ne
comprend aucune contradiction, mais, tant que l’on n’a pas vu d’ornithorynque, elle ne prouve
aucunement qu’il en existe. Ce n’est donc pas parce que l’idée de la suprême perfection comprend
nécessairement l’existence qu’il y a un Dieu existant pour y répondre. Enfin, l’argument pèche par
une non moins bizarre conception de la vérité : il transforme le contenu analysable d’un concept
(« une chose ayant toutes les perfections, y compris l’existence ») en une proposition (« Dieu
existe »). Or un concept n’est ni vrai ni faux, il peut seulement avoir ou ne pas avoir de référent.
Seule une proposition peut être vraie ou fausse. Et pour être vraie ou fausse, il faut que les concepts
qu’elle enchaîne aient en effet un référent. Avant de former la proposition : « Dieu existe », il faudrait
donc que l’on sache si le concept de Dieu (« un être qui comprend l’existence comme une
perfection ») a un référent. Or tel n’est pas le cas et l’argument, tel qu’il est formulé, est un monstre
logique. Cela, Ockham ne l’a pas dit mais aurait dû le dire suivant ses principes87.
Les preuves de l’existence de Dieu ne sont donc pas des preuves. Le seul argument qui puisse, à la
rigueur, être épargné par la critique ockhamiste est celui qui passe par la conservation : tout ce qui est
produit doit être conservé ; et s’il est conservé par autre chose, il faudra remonter de cause en cause
jusqu’à un premier étant conservant d’autres étants tout en se conservant lui-même. Ici, une
régression à l’infini peut être exclue à bon droit (alors qu’elle ne pouvait l’être dans le cas de la simple
production), car la conservation est contemporaine et ne peut avoir une série infinie de causes
reculant dans le temps88. Encore cet argument n’est-il pas, à proprement parler, une preuve de
l’existence de Dieu : il peut y avoir plusieurs étants suprêmes, tels les astres, qui se conservent eux-
mêmes et conservent les autres, tandis que Dieu est unique. De même que notre intuition, dans
notre situation ici-bas, n’atteint pas Dieu et ne donne pas l’évidence de son existence, de même les
raisonnements, dans l’usage que nous pouvons faire ici-bas de notre raison, ne nous permettent
aucunement de connaître, au sens propre du terme, l’existence de Dieu.
Ce défaut d’intuition ne rend pas seulement caduc le discours sur l’existence et ses prétendues
preuves, il rend caduc tout discours sur l’essence divine. Sans intuition de Dieu, nous ne
connaissons simplement pas son essence89. De quoi peut alors parler la théologie et comment peut-
elle en parler ? C’est le problème de la référence en théologie. La thèse de toute théologie qui se prétend
une science, de toute théologie positive, est la suivante : malgré l’absolue supériorité et l’absolue
singularité de Dieu, malgré l’absence pour nous d’une intuition proprement dite de son essence,
nous pouvons parler de lui tel qu’il est en lui-même dans sa souveraine et simple perfection, fût-ce
par le détour de l’analogie, de l’éminence ou de l’invocation superlative90. Ockham attaque cette
thèse sur tous les fronts. Car Dieu, s’il existe, est le singulier par excellence : absolument unique,
absolument incomparable, absolument indivisible ou individuel. Pour désigner une seule
singularité, on peut faire usage d’un nom propre, tel le nom « Dieu ». Mais, quant à Dieu, l’usage
d’un nom propre ne répond pas aux conditions de la déixis, qui sont celles de l’intuition : on ne peut
aucunement, dans notre situation, montrer Dieu, le référent de ce nom propre. C’est une
nomination aveugle. Pour désigner une seule singularité, on peut aussi faire usage d’un nom
commun singularisé par un démonstratif : « ce cheval », « cet homme ». Mais, pour qu’un nom
commun exerce sa référence à un singulier, il faut que ce singulier fasse partie d’une série déterminée
signifiée par le nom commun dans son usage commun : la série des hommes, la série des chevaux,
etc. Or Dieu est singulier par excellence en ce sens qu’il ne fait partie d’aucune série déterminée. Il est au-
delà de toute série. La seule série dont il fasse partie est celle de tous les étants, la série des séries, car il
n’a de commun avec les autres étants que le fait d’être justement un étant : cette série, puisqu’elle n’a
pas de limites, est indéterminée et elle est signifiée de façon indéterminée par le mot « être » ou
« étant ». Tout discours concernant Dieu est donc dans la situation paradoxale d’un discours incapable
d’accomplir une référence déterminée à son objet tel qu’il est en lui-même. Hors des conditions d’une
référence déterminée, la vérité de ses propositions n’est pas celle de connaissances proprement dites.
Il n’y a pas, pour nous, de théologie positive possible.
Ockham le montre en examinant le rapport entre tout discours théologique possible et la
singularité absolue qui doit être celle de Dieu. D’abord, il est manifeste que Dieu tel qu’il est en lui-
même, Deus sub ratione deitatis, n’est pas le sujet ou l’objet de notre théologie. Certes, on pourrait dire
qu’il en est le sujet si l’on entend par sujet le référent réel du sujet grammatical d’une phrase : le
référent réel de « Dieu » dans la phrase « Dieu a créé le monde » est bien Dieu, s’il existe, tel qu’il est
en lui-même. Mais le sujet ou l’objet d’une proposition qui serait une connaissance théologique n’est
pas simplement un référent dont l’accès empirique puisse nous être refusé : c’est un référent signifié
de façon déterminée en tant qu’il est l’objet d’une appréhension empirique, qu’elle soit intuitive ou abstraite91.
Or cet objet n’est pas Dieu tel qu’il est en lui-même, dont nous n’avons pas d’appréhension, mais
seulement un certain concept que nous avons de Dieu. Ensuite, nous avons, en fait, plusieurs concepts
de Dieu, selon ce qu’on appelle ses « attributs » : Dieu comme un étant puissant, sage, bon, etc. Or
on prétend que chacun de ces concepts a une pertinence particulière, qu’il dit de Dieu quelque chose
qui n’est pas dit par les autres concepts parce qu’à chacun correspond un « attribut » de Dieu :
l’attribut de l’intelligence, de la volonté ou de la sagesse. Mais Dieu est le singulier par excellence : il
ne saurait y avoir en lui aucune division réelle et donc aucun attribut réellement distinct. Ni la
sagesse ni l’intelligence de Dieu ne se distinguent plus de lui ou en lui que l’essence ne se distingue
de l’essence92. C’est pourquoi il n’y a pas, à proprement parler, d’attributs de Dieu mais seulement
des noms de Dieu qui font tous à leur manière référence à une seule, unique et indivisible réalité. Entre
eux passe la seule distinction qui puisse passer entre des noms en tant que noms, la distinction irréelle
de raison93. On pourrait presque dire que la différence entre « suprême sagesse », « suprême bonté »,
etc., pour désigner Dieu, revient à la différence entre « Marcus Tullius » et « Cicéron » pour désigner
l’accusateur de Catilina. Il n’y a ni perfections ni attributs ni parties réellement distinctes dans la
singularité absolue de Dieu. Si ces termes sont employés pour exercer une référence à Dieu, donc en
« supposition personnelle », ils ne marquent absolument aucune différence94. Les « noms de Dieu », on
va bientôt y revenir, sont le thème de prédilection d’une théologie négative, depuis Denys
l’Aréopagite et ses disciples95. Pour l’heure, leur multiplicité nous engage dans un paradoxe : bien
que ces concepts, comme de simples noms, signifient tous la même chose, ils restent pour nous
d’une irréductible multiplicité. Ne connaissant pas en lui-même leur unique référent, nous sommes
incapables d’en choisir un seul ou d’en former un qui soit suffisant et simple. Sans intuition de Dieu,
nous ne pouvons former un seul concept propre à Dieu ni, à plus forte raison, plusieurs concepts qui
lui soient propres96. Tous les noms de Dieu sont impropres. Et s’il faut les agglomérer en un concept qui
serait « notre concept de Dieu », il ne sera, dans son ensemble, ni propre ni simple ni affirmatif ni
absolu, mais au contraire connotatif, négatif, composé et commun97. De cet étrange objet de pensée
qui nous est réservé, la théologie doit s’accommoder.
Dans l’éloignement de Dieu tel qu’il est en lui-même, il ne nous reste donc que des noms. À ce
vieux thème de la théologie négative, Ockham donne l’écho le plus fidèle (au lieu de le résorber,
comme Thomas d’Aquin, dans un projet théologique fondamentalement positif) et en même temps
le plus original. Car les noms divins, à partir du point de vue sémiotique conquis par Ockham,
peuvent faire l’objet d’une véritable analyse sémiotique, une analyse de leur jeu référentiel. La
différence des noms divins ne correspond pas, avons-nous dit, à une plus grande différence du côté
du référent que celle de Marcus Tullius et de Cicéron. Pourtant, à la différence de vrais noms
propres, les noms divins sont susceptibles de définitions (nominales) où leur jeu référentiel devient
analysable. Les limites de leur usage dans le discours théologique peuvent, ainsi, être concrètement
fixées.
D’abord, parmi ces noms, certains sont manifestement connotatifs. On dit que Dieu est « sage » ou
« juste ». « Sage » fait référence – de façon « droite » – à un singulier et connote – de façon
« oblique » – la qualité de sagesse qui est en lui. Mais, dans son usage habituel, appliqué aux créatures
de ce monde, un tel mot ou concept signifie que tel singulier a de la sagesse comme une qualité
accidentelle : il pourrait ne pas l’avoir. Appliqué à Dieu, il signifie, dit-on, que Dieu est une sagesse
existante, que telle est son essence. Il est clair, alors, que le même mot, dans ces deux usages, est
utilisé de façon équivoque. Il en va de même de toutes les « qualités » attribuées à Dieu, qui ne seraient
pas, en fait, des qualités mais son essence même98. Cette équivocité est fort embarrassante car, telle
quelle, elle nous empêche de savoir si, à partir des créatures qui sont « sages » ou « justes », il est
légitime de dire que Dieu est, lui aussi (en quel sens cet « aussi » ?), sage et juste (et bon, etc.). On
peut, dans une certaine mesure, dépasser l’équivocité en disant plutôt : « Dieu est sagesse, Dieu est
justice » ou – comme dans la vieille théologie superlative99 – « Dieu est hyper-sagesse, hyper-justice,
etc. ». Il s’agit, alors, non plus d’adjectifs suggérant une qualité accidentelle, mais de noms : ils ne
sont plus connotatifs mais absolus (ou « quidditatifs »), faisant référence à la chose telle qu’elle serait en
elle-même. Beaucoup d’autre noms de Dieu sont ainsi absolus, comme « volonté », « entendement »,
« puissance », etc.100. Admettons avec Ockham que ces noms, appliqués aux créatures et à Dieu,
sont univoques101. Leur usage légitime n’en est pas moins limité.
Car tous ces noms, qu’ils soient connotatifs et équivoques ou absolus et univoques, sont communs
aux créatures et à Dieu (sagesse créée / sagesse incréée, etc.) ; ils sont tous fondamentalement
impropres quant à Dieu, on l’a vu ; et l’on ne peut par eux rien démontrer de l’essence divine. On ne peut
aucunement démontrer que leur usage est légitime au sujet de Dieu. Commençons par les noms
(mentaux ou articulés) qui semblent les plus propres à Dieu parce que ce sont des noms au lieu
d’adjectifs et parce qu’ils sont absolus, sans connotation : ainsi « la volonté (divine) », « l’entendement
(divin) », « la sagesse (divine) ». D’abord, ils ne sont pas, en fait, propres au sens où ils nous feraient
connaître l’essence de Dieu. Ensuite et surtout, ils sont indémontrables de Dieu. On ne peut
démontrer que Dieu est volonté, intelligence ou sagesse, pour la simple raison que ces trois concepts
font directement référence au même singulier indivisible qu’est Dieu et que donc tout moyen terme
nous fait défaut pour passer par un raisonnement de Dieu à sa volonté, etc. : « Dieu est volonté » est
par hypothèse une proposition immédiate ; elle est immédiate précisément si « volonté » fait bien
référence à l’indivisible singularité divine102. S’il y a une absolue identité entre les référents de deux
signes, la vérité de leur équation est indémontrable ; on ne peut démontrer qu’un homme est un homme,
mais seulement le montrer. Une proposition immédiate ne se vérifie que dans une intuition : il faut voir.
Or Dieu ne se montre ni ne se voit. Cette critique n’épargne pas ce que l’on peut dire – de façon
absolue et sans connotation – des Personnes de la Trinité chrétienne prises à part : l’identité entre le
référent du nom divin et la Personne est tout aussi immédiate et donc indémontrable103.
Il en va de même, en un autre sens, des noms connotatifs de Dieu, comme « créateur », « tout-
puissant », « éternel », « immortel », « infini », etc. qui, bien qu’ils soient connotatifs ou négatifs et
qu’ils empruntent au langage utilisé couramment au sujet des choses de ce monde – fût-ce pour le
renverser –, ne sont pourtant utilisés comme tels qu’au sujet de Dieu. Là encore, si c’est bien l’essence
divine indivisible que l’on désigne ainsi, il n’y a aucun moyen terme permettant de démontrer la
vérité de cette désignation104. Enfin, il en va un peu différemment des noms connotatifs vraiment
communs à Dieu et aux créatures, comme « bon », par exemple. Ces termes, on l’a dit, sont équivoques
dans la mesure où ils signifient pour les créatures une qualité accidentelle et signifient pour Dieu une
essence (Dieu est bonté, voire hyper-bonté). En ce sens, ils sont indémontrables de Dieu parce
qu’équivoques. On peut pourtant penser que derrière cette apparente équivocité, se cache une
univocité plus profonde que traduit le passage au nom abstrait « bonté », univoque pour les créatures et
Dieu. Cette univocité plus profonde est celle de l’être en général. Tout étant est bon en un sens (au
sens où il peut être objet d’amour). C’est l’univocité indéterminée de l’être comme transcendantal105.
Tout en maintenant le concept de bon comme un adjectif connotatif, on peut alors former une sorte
de démonstration théologique : tout étant est bon, Dieu est un étant, donc Dieu est bon106. Mais ce
que l’on a démontré ne l’a pas été plus de Dieu que de n’importe quoi ; nous avons seulement atteint
le minimum de communauté entre Dieu et tous les autres étants, la communauté indéterminée de l’être.
Cette démonstration ne constitue en rien une connaissance de l’essence divine dans ce qu’elle a de
propre et il ne s’agit là presque plus de théologie.
Rassemblons ces apories. Les concepts ou noms divins, s’ils exercent une référence absolue à Dieu
tout en étant univoques quant à Dieu et aux créatures, sont absolument indémontrables de Dieu. De même,
les noms connotatifs que l’on réserve à Dieu en sont absolument indémontrables. Enfin, les noms connotatifs
communs à Dieu et aux créatures, s’ils sont équivoques sont absolument indémontrables de Dieu et s’ils sont
univoques (comme « bon ») ne sont démontrables de Dieu qu’en se démontrant d’absolument n’importe quoi,
n’importe quel étant. Comme toute définition, les définitions de Dieu sont indémontrables ou très
faiblement démontrables ; seule une intuition pourrait les vérifier, qui fait ici, justement, défaut.
Autrement dit, l’usage des noms de Dieu, qu’ils soient univoques ou équivoques, n’est légitimé par
aucune connaissance démonstrative et d’ailleurs par aucune intuition non plus. Le genre de discours
théologique, s’il prétend être une science et procéder par raisonnements, perd ici tous ses moyens
que sont les démonstrations. Thomas d’Aquin tenta de le sauver en justifiant l’usage d’une pensée
analogique, permettant de passer, selon de véritables moyens termes, de la connaissance des créatures
à une connaissance de Dieu107. Cette voie est d’emblée fermée par Ockham. L’analogie n’est qu’une
comparaison complexe entre deux relations liant deux couples de termes, mais, comme toute
comparaison, elle est enjambée par un signe qui est soit univoque, soit équivoque. Il n’y a pas de
milieu entre l’univocité et l’équivocité108. Or aucun signe, aucun concept, aucun nom, qu’il soit
équivoque ou univoque, ne peut être démontré adéquat à Dieu, à ce qu’il est dans sa singularité.
Tout discours théologique sur l’essence divine est donc radicalement infondé. En le montrant par
une stricte analyse du jeu référentiel des concepts appliqués à Dieu, Ockham esquisse, avec plus de
constance que le commentaire ne peut le laisser supposer, une véritable sémiologie des noms divins dont
il est l’inventeur.
Échec des preuves de l’existence, échec des démonstrations de l’essence selon les règles de la
référence appliquées aux noms de Dieu ; après de telles déconvenues, que reste-t-il du genre de
discours théologique ? Beaucoup, pourvu que l’on tienne compte de cet échec comme il convient.
Car, pour le croyant, tout ce que la théologie dit de Dieu est vrai quoique à proprement parler inconnu.
On peut donc énoncer ces vérités qui sont croyables et non connaissables, credibilia non
scibilia109 (comme le montre d’ailleurs la foule des savants « infidèles » dont Ockham ne cesse de tenir
compte) et qui concernent l’essence de Dieu, son action, la Trinité, la vie et la mort de Jésus-Christ,
l’eucharistie, etc. ; on peut en faire tout un discours, pourvu qu’il ne se prétende pas démonstratif et
scientifique. Le statut de la théologie ainsi sauvée est pourtant profondément réévalué. La théologie,
puisque Dieu en lui-même ne nous est pas ici, à proprement parler, connaissable, n’est pas une
science110. La seule véritable science de Dieu, on le dit bien depuis Aristote, serait seulement entre
les mains de Dieu lui-même. Thomas d’Aquin en tire un argument plaisant aux yeux d’Ockham :
nous pouvons dire que nous avons une science de Dieu au sens où nous connaissons ce qui dérive de
la connaissance première que Dieu a de lui-même. Dire cela est aussi « puéril », répond Ockham,
que de dire que j’ai la science de quelque chose en ne connaissant que ses conséquences parce que toi,
tu en connais les principes111. La science est dans l’union des principes et des conséquences. La
théologie n’a pas non plus l’unité d’une seule proposition ou d’un discours pouvant être ramené à
une proposition principale. Elle est faite de tous les articles de foi, de tous les « habitus » fidèles qui y
correspondent et dont l’unité dans une seule foi « infuse » n’est qu’une unité de fait112. En outre, si
elle envisage Dieu sous tous rapports, elle devra se disperser en propositions concernant toutes les
choses singulières sur lesquelles Dieu est dit agir113. À vrai dire, l’unité de la théologie n’étant pas
assurée par l’unité de Dieu, qui est précisément inconnaissable en tant que singulier absolu, elle
emprunte ou partage bien des propositions appartenant à d’autres genres de discours, « comme un
soldat peut faire partie de deux armées » : Ockham cite la métaphysique, mais il faudrait ajouter la
logique, la physique (ne serait-ce que pour les causes) et la psychologie (ne serait-ce que pour
l’existence de l’âme)114. Que la théologie n’est pas une science et n’a pas, à ce titre, de véritable
unité, cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas lieu d’être, mais que la raison et l’expérience naturelles, qui
seules font la science par un constant recours à l’intuition, n’atteignent pas Dieu. À tous points de
vue, la théologie est ailleurs et doit y rester.
Abandonnons tout ce que nous croyons savoir de Dieu pour faire notre salut. Telle est peut-être la
plus authentiquement, la plus négativement théologique des propositions. Car l’unité profonde
d’une théologie légitime n’est pas scientifique, pas même spéculative, mais avant tout pratique115.
C’est la fin, le salut, qui oriente et détermine principalement son discours116 : un discours
principalement exhortatif ou illustratif qui détaille les articles de foi non pour les fonder en raison ou
en expérience, mais pour encourager à y croire et encourager à agir selon les préceptes qu’ils
recouvrent. Or c’est la tentation de tout discours que de se déployer en preuves, en arguments, en
démonstrations, en définitions péremptoires de ce qui doit demeurer inconnu. Il faut donc parler de
Dieu en rappelant que l’on ne sait pas en parler, lui donner des noms en rappelant qu’ils ne
permettent pas de le saisir, affirmer son existence en niant son évidence. Cette exigence difficile est
celle d’une théologie négative.
La théologie d’Ockham, celle qui est omniprésente dans ses écrits philosophiques, celle que nous
avons cru pouvoir accoler à un autre genre de discours éminent dans une « onto-théologie »,
répond-elle à cette exigence ? On l’a vu, s’il y a une théologie propre à Ockham, c’est une théologie
de la puissance. Certes, Ockham illustre et commente dans son enseignement chacun des principaux
articles de la foi chrétienne, mais seul le premier article du Credo dans le Symbole des Apôtres, celui
qui affirme la toute-puissance divine117, joue un rôle fondamental dans l’ensemble de sa pensée
philosophique : c’est comme puissance séparatrice que Dieu légitime, ou, pour mieux dire, réalise
l’identité à soi des choses singulières, leur séparation, leur autonomie ontologique. La puissance
absolue est le garant ultime de l’ontologie minimaliste de la singularité. Elle joue, en outre, un rôle
fondamental dans toute la pratique ockhamiste de la philosophie en justifiant précisément la pratique
du passage à la limite : la puissance absolue peut tout ce qui n’implique pas contradiction, elle réduit
donc l’impossible au contradictoire, elle rend possible en effet tout ce qui n’est pas contradictoire. Elle
légitime la philosophie comme un extrémisme logique. Cette pensée de Dieu répond à l’exigence
d’une théologie négative d’abord en ceci que la puissance divine n’est l’objet d’aucune
démonstration ni d’aucune thèse, mais se donne toujours, chez Ockham, dans un pur acte de foi.
Elle justifie des spéculations et des raisonnements, mais elle demeure au-delà de toute spéculation,
au-delà de tout raisonnement.
Mais c’est alors en un sens plus radical et plus général que la pensée ockhamiste est une théologie
négative. Car, en réservant à la foi son contenu, en « réservant à Dieu » la connaissance des choses
divines118, en accusant l’impropriété fondamentale de tous les noms de Dieu, Ockham ne donne pas
pour autant à la connaissance ou la science humaines un statut indépendant. Il ne s’agit, pour lui, ni
de prononcer le divorce entre une mystique et une philosophie naturelle, ni de les réconcilier dans
l’illusoire convergence de deux ordres autonomes119. Toute connaissance humaine, dans
l’enchaînement des signes et l’enchaînement des phrases, se fonde sur l’expérience de singularités
absolues, dont l’identité singulière est elle-même garantie par la puissance divine absolue. Autrement
dit, la foi en une puissance absolue (ou, en termes profanes, l’hypothèse d’une puissance absolue) est
ce qui justifie en dernière instance toute la description ockhamiste des singuliers, de leur expérience
et de leur connaissance par signes. La philosophie, en un certain sens « naturelle », se fonde donc ici
de façon unilatérale sur la foi. Or l’existence et l’essence de la puissance absolue se révèlent, à cette
philosophie, inconnaissables. Ainsi, la pensée ockhamiste en son entier se fonde précisément sur ce dont elle
finit par nier le caractère connaissable. Elle est en son entier une théologie négative120.
Il aura donc appartenu au « nominalisme » d’Ockham, à une philosophie de la singularité et des
signes, de redonner forme à l’ancienne théologie négative. Dieu est le singulier par excellence, ni
objet d’intuition ni connaissable dans son existence ou son essence. Nos concepts de Dieu ne sont
que des noms et des noms impropres. Notre discours à son sujet se forme sans raison à partir de la
foi, pur discours sans référent disponible, sans épreuve empirique possible. Dieu est un singulier
sans véritable nom propre ni véritable nom commun. Et pourtant, nommer cet inconnu est
nécessaire, non pour lui donner à nos yeux la consistance d’une essence en fait inaccessible, mais
pour invoquer la puissance absolue qui maintient les étants en eux-mêmes et à distance les uns des
autres, qui permet de penser jusqu’au bout un monde de singularités : non pas un signe nominal, le
signe de quelque chose qui se puisse embrasser du regard, mais plutôt un signe impératif où se donne
un ordre de dispersion. Dieu, s’il existe, est tout-puissant et inconnu, séparateur et séparé.

§ 44. La métaphysique, un fantôme. Le nom de « métaphysique » s’est attaché à la tâche la plus haute
de la philosophie. Les plus grands philosophes médiévaux – et après eux les philosophes de l’âge
classique – ont tenté de circonscrire cette tâche dans un genre de discours. Il est, dans une certaine
mesure, possible, comme on va le voir, de ressaisir l’ambition la plus générale du genre de discours
métaphysique. Ockham peut alors soumettre à une réévaluation complète son objet, ses limites, son
langage et sa prétention à être une science ; elle revient en fait à une dévaluation qui n’y laisse presque
rien en place.
Mais le nom de « métaphysique » est avant tout un titre qui chapeaute un texte ou des textes
d’Aristote à partir desquels le projet métaphysique doit être envisagé. Le discours qui s’y exerce n’a
qu’une unité très précaire, de prime abord fantomatique. Il est loin d’être évident que ce livre, si c’en
est un, fonde un genre de discours cohérent qui se puisse pratiquer dans son sillage. Comme le
rappelle Ockham, Aristote y parle de beaucoup de choses, dont certaines sont apparemment
indépendantes les unes des autres. Comme la plupart des longs discours, celui d’Aristote n’a qu’une
unité collective et, si « science » il y a, il y aura, comme toujours, autant de sciences proprement dites
que de conclusions singulières121. Nous savons, pourtant, que l’unité d’un genre de discours peut se
reconnaître à un ordre entre ses sujets à partir d’un « premier sujet ». Dans le cas de la
« métaphysique » et depuis Aristote, l’ordre de la « science » qui s’annonce sous ce titre se donne
comme double, à partir de deux premiers sujets. La « science » de la « métaphysique » a pour premier
sujet l’« être en tant qu’être » ; elle a aussi pour premier sujet l’étant qu’on dit premier parce qu’il est
le plus parfait, Dieu. La réconciliation de ces deux projets bien différents, celui d’une science
première parce qu’elle concerne l’être en général ou, au contraire, « universelle parce que
première »122 n’est pas l’affaire d’Ockham ni la nôtre. Si l’on entend par « métaphysique » un genre
de discours organisé selon la primauté de Dieu, qui est, avant tout, une primauté de perfection, alors
sa critique vient d’être faite, au titre de la théologie. Si l’on entend par là un genre de discours
organisé autour de la primauté de l’« être en tant qu’être », alors sa critique reste à faire. Cette
primauté de l’être tout court est une primauté de prédication : l’être est premier parce qu’il se dit de
tous les étants, qui sont, parce qu’il est un « transcendantal » signifiant tous les singuliers dans toutes
les séries123. Tout le problème de la métaphysique réside, alors, dans le statut de ce transcendantal,
dans sa consistance et sa capacité à rassembler autour de lui un véritable genre de discours.
En quel sens l’être est-il objet de discours ? Il entre en fait dans le discours comme un signe, mot
ou concept. En analysant son jeu de référence, on a vu que dans son usage différencié selon les
catégories de concepts et les genres d’étants qu’on lui associe, l’être est seulement un mot équivoque. Il
n’a l’unité et donc l’univocité d’un seul concept que dans son usage au-delà des catégories et des genres,
au prix d’une extrême indétermination de la référence. C’est bien seulement dans cet usage
transcendantal et indéterminé que l’être, « concept commun à tout étant »124, peut être un objet, car
il n’a pas l’unité d’une chose, de ceci ou de cela. Si l’être est seulement l’ensemble de tous les étants,
il n’est que l’objet, les objets, des sciences particulières. Il n’a l’unité d’un objet qu’en tant qu’il est un
seul concept. Mais cet « objet » a alors une consistance moindre que tout objet de discours. Il est trop
général pour être un genre, il est trop universel pour signifier universellement des « natures » ou des
« essences » partageant quelque trait essentiel. Pour le dire autrement, contrairement à tous les
concepts universels, qui thématisent certains traits essentiels des singuliers, le concept d’être n’a
aucun thème. Il faut donc dénoncer une première tentation de la métaphysique, qui est de traiter
l’être comme quelque chose d’analogue à un genre et de distinguer en lui des « modes d’être »
analogues à des espèces. Cette faute est congénitale à la métaphysique, qui croit parler de l’être
comme d’un objet en distinguant des modes d’être très généraux. Ainsi, depuis Aristote, on parle de
la division entre « être en acte » et « être en puissance », « être par soi » et « être par accident » comme
d’un partage réel de l’être en général. Mais ces distinctions, on l’a vu, sont purement logiques ; ces
prétendus « modes d’être » ne sont que des manières de dire125. Si « mode d’être » il y a du côté de
l’étant, il n’y en a qu’un seul : la singularité de l’étant qui existe en acte et par soi. La théorie des
« modes d’être », ce terrain de prédilection de la métaphysique, lui est d’emblée interdit.
L’être n’est donc pas un objet générique divisible en espèces ou en modes d’être. Mais il n’est pas
non plus, à proprement parler, un objet d’appréhension et de connaissance. Pour légitimer la
métaphysique de l’être en tant qu’être, on dit (en particulier Duns Scot) que l’être est le « premier
objet de l’intellect ». Il est vrai que de tout objet de l’intellect ou de la pensée, on peut dire, en un
sens ou un autre, qu’il « est ». Mais il faut s’entendre : cette primauté signifie que le concept d’être est
prédicable de tout objet de l’intellect, non pas que l’être comme tel est l’objet qui motive l’intellect
lorsqu’il pense. Ce qui motive l’intellect, ce qui est son véritable « moteur », c’est toujours tel étant
singulier126. L’être n’est aucunement une nature universelle subsistant en elle-même qui se
singulariserait dans tel et tel étant, pour la simple raison qu’il n’y a aucune nature réellement
universelle127. Il est donc tout à fait impossible, comme le voudrait idéalement le projet
métaphysique, de passer d’une connaissance de l’être en général à la connaissance des étants
singuliers ; du reste, l’expérience le montre et les métaphysiciens eux-mêmes admettent au moins
cette impossibilité factuelle128. L’être comme tel n’est tout simplement pas l’objet de la pensée, fût-
elle intellectuelle : en sont l’objet seulement des étants singuliers.
Allons plus loin. Si l’être n’est pas un genre mais au-delà de tout genre, on ne peut rien démontrer
à son sujet ni rien démontrer à partir de lui. Pour démontrer quelque chose d’un sujet, il faut un
moyen terme plus universel que le concept signifiant ledit sujet (on démontre que les planètes ne
scintillent pas par le moyen terme des lumières proches en général qui ne scintillent pas). Or il n’y a,
par définition, aucun concept plus universel que l’être, qui est un concept transcendantal auquel
même les autres transcendantaux renvoient (tels « un », « chose », etc., comme on l’a vu). On ne peut
donc rien démontrer au sujet de l’être. Mais pour démontrer quelque chose d’un sujet, il faut aussi,
plus précisément, que le moyen terme de la démonstration emprunte à son genre, qui définit une
série de choses bien déterminée (« lumière proche » est le genre dont « planète » est une espèce). Or
l’être n’est aucunement un genre. On ne peut donc rien démontrer à partir de l’être. Sans doute
Aristote n’a-t-il pas dit autre chose. Pourtant, les démonstrations, les raisonnements, c’est ce que l’on
doit proprement appeler un discours. Il n’y a pas, ainsi, de discours proprement dit concernant l’être
d’une manière ou d’une autre129. La métaphysique n’est pas un véritable genre de discours
précisément parce qu’elle n’est pas un discours sur un genre. Ne pouvant s’élaborer dans la forme de
la démonstration, la métaphysique n’est manifestement pas une science.
Quelle est, alors, la consistance de la métaphysique ? La thèse qui semble ici la plus propre à
Ockham, annoncée avec beaucoup de discrétion, est particulièrement remarquable. Il faut d’abord
noter que, du point de vue de la présence textuelle, la métaphysique est un fantôme dans le corpus
des œuvres d’Ockham. Contrairement aux autres œuvres majeures d’Aristote, il apparaît que la
Métaphysique n’a jamais été commentée par Ockham. L’eût-il commentée, sa pratique même de la
philosophie eût fait de la métaphysique un discours fantôme. Que peut-on dire en effet de l’être ?
L’extension transcendantale de l’être se confond avec l’ensemble des usages du vocable « est ». Si l’on
ne tient pas compte des différences considérables entre ces usages, l’être est univoque mais
indéterminé ; si l’on en tient compte, il est déterminé mais équivoque. Parmi ces nombreuses
différences, la plus marquante est celle qui passe entre l’usage de « est » où il s’agit des propriétés des
signes en tant que signes et celui où il s’agit des propriétés des choses en tant que choses ; dans : « Les roses
sont rouges » et : « Le mot “rose” est universel », le verbe « être » ne veut pas du tout dire la même
chose. Dans le premier cas, on parle dans le langage ordinaire et ce que l’on dit relève d’une
connaissance empirique ; dans le second cas, on parle dans un métalangage (signalé par les guillemets)
et ce que l’on dit relève d’un savoir logique ou sémiologique. Or le discours métaphysique ne cesse
de défier cette opposition, il tente de la dépasser. Ainsi sont typiques de la métaphysique des
propositions telles que : « Le blanc est un accident », « L’animal est un genre », « Être rationnel est la
différence de l’homme », ou encore, pour citer Hegel, « La mort de l’animal est le passage au
genre »130. Ce sont des propositions où, pour le dire de façon neutre, des étants sont désignés en leur
associant des termes abstraits. Mais, plus précisément, les termes abstraits tels « accident », « genre »,
« espèce » ou « différence » désignent des propriétés des concepts ou des signes en tant que signes. Ils
permettent de définir le jeu référentiel des signes « blanc », « animal », « homme » ou « rationnel »,
dans un métalangage : c’est là le travail même de la logique, qui est avant tout une sémiologie. En ce
sens, la métaphysique est subordonnée de façon stricte et unilatérale à la logique. Parler de l’usage de « est »
dans de telles propositions, c’est parler du jeu référentiel des signes et de ses règles, dans le
métalangage de la logique131.
Mais on ne peut s’arrêter là. Pour savoir, dans tel cas particulier, quel est le jeu référentiel d’un
concept ou d’un signe, il faut avoir une connaissance empirique de ce qu’il signifie. Pour savoir que
le concept de « rationnel » est une différence du concept d’« homme », il faut savoir ce qu’est un
homme. Le jeu de la référence dépend évidemment des conditions concrètes d’énonciation, qui
varient du tout au tout d’un signe à l’autre. Ces conditions sont les conditions mêmes de
l’expérience des étants singuliers et c’est seulement une connaissance expérimentale particulière qui
permet de déterminer pour un signe particulier les règles de la référence. Pour savoir que le concept
de « varan du Nil » est spécifique par rapport au concept d’« animal », il faut avoir une connaissance
des varans du Nil (on pourrait croire qu’il s’agit d’une plante ou d’une secte religieuse). En ce sens,
les propositions ambiguës de la métaphysique, qui parlent des étants et en même temps des
propriétés de leurs signes, sont subordonnées de façon encore stricte et unilatérale à toutes les sciences
particulières et avant tout à la physique. Pour connaître les usages du vocable « est » dans une « science
de l’être en tant qu’être », il faut alors parler des choses mêmes, non plus dans un métalangage, mais
dans le langage ordinaire qui rend compte d’expériences et de connaissances particulières132. De fait,
le discours métaphysique ne cesse de confondre le métalangage logique et le langage ordinaire des
connaissances empiriques ; il croit parler d’un homme réel en disant qu’il est une espèce, alors qu’il
ne parle que du signe « homme ». C’est pourquoi, on l’a vu, l’analyse du métalangage chez Ockham
débouche sur une critique du discours métaphysique. Ainsi, Hegel, dirait Ockham, ne peut vouloir
dire que « la mort de l’animal est un passage au genre ». Soit il veut parler de quelque chose de réel et
veut dire alors qu’un animal, lorsqu’il meurt, n’a plus d’individualité (proposition triviale). Soit il
veut parler de signes et veut dire alors que le signe générique « animal » est formé par l’abstraction de
la singularité des animaux, comme si celle-ci devait « mourir » (proposition non moins triviale).
Mais, si la métaphysique se repaît de telles confusions, nous devons distinguer avec d’autant plus de
netteté. La métaphysique se résume alors à un (méta-) discours sur la référence et la signification
d’une part, et d’autre part à l’ensemble foisonnant du discours sur les étants et leur expérience dans
toutes les sciences particulières – et avant tout dans la physique des singuliers telle qu’on l’a décrite.
On doit donc en donner la définition suivante : la métaphysique n’est que de la logique et des sciences
particulières133.
Discours hybride sans aucune spécificité, la métaphysique est un fantôme. La pratiquer comme un
genre de discours, c’est toujours discuter de la signification des mots, de la référence en général, avec
ses règles, et discuter des données particulières de la connaissance fournies par les diverses sciences :
non la tâche la plus haute de la philosophie mais un mélange de grammaire et de physique ou plus
généralement de sémiologie et de connaissance empirique. Le métaphysicien joue sur deux
tableaux ; il joue du savoir du logicien et du savoir du spécialiste concernant telle ou telle série de
choses. Dans le meilleur des cas, il fait ce que le logicien et le spécialiste font déjà très bien chacun de
leur côté. Dans le pire des cas, il confond la théorie des signes et la connaissance empirique, le
métalangage et le langage ordinaire. Par définition, les seules thèses spécifiquement métaphysiques
sont le résultat d’une telle confusion.
En ce sens, la métaphysique, pour Ockham, n’a pas lieu d’être. Un discours sur l’être se ramène à
une théorie logique de la référence des signes, surtout universels, et à une connaissance des conditions
concrètes et variables de la référence, physique au sens large134. Ce qu’on a critiqué sous le titre de
métaphysique, c’est, à l’évidence, l’ontologie générale. Il est clair, ici encore, que pour Ockham la
question de l’être en tant que tel doit s’effacer, se résorber dans les questions de la logique et celles des
sciences particulières ou régionales. Mais ce que nous avons appelé l’« ontologie ockhamiste » ne
tombe-t-il pas sous cette critique ? La destruction de l’ontologie la laisse-t-elle indemne ? Oui et
non. L’ontologie ockhamiste de la chose singulière ne tombe pas sous la critique, en ce sens qu’elle
n’est pas une ontologie générale : elle ne parle pas de l’être en général, ne forge pas des divisions
générales dans l’être entre des « modes d’être », n’envisage pas l’être comme une nature universelle
connaissable comme telle et qui se singulariserait. Elle ne porte pas sur l’être en général mais sur la
chose singulière ; elle ne porte pas sur l’être en tant qu’être mais sur l’être en tant qu’étant singulier.
Elle se contente de définir la singularité du seul « réel » qu’est la chose existant en acte et par soi.
C’est une ontologie minimaliste. Mais, en un sens, elle est aussi caduque que nécessaire, et tombe en
effet sous la critique de la métaphysique. À la différence de la métaphysique traditionnelle, sa critique
est cependant interne et sa chute est résolue. Car, en affirmant la pure singularité des étants et leur
stricte coïncidence avec eux-mêmes au-delà de toute universalité et de tout « mode d’être »,
l’ontologie d’Ockham se destine et se résout à disparaître, elle exige d’elle-même sa résorption dans
les connaissances empiriques particulières. Comme on l’a vu, elle détermine elle-même son avenir
comme une physique des étants singuliers fondée sur l’intuition. À peine s’est-elle constituée en un
genre de discours qu’elle s’abandonne résolument à l’expérience atomisée des singularités.
Ockham accomplit ainsi, non pas moins qu’une destruction de l’ontologie, mais plus. Il énonce,
par sa pratique même de la philosophie, une thèse sur l’ontologie. L’ontologie doit être minimale et
caduque. Elle ne doit pas spéculer sur un « être » en général, mais doit s’en tenir à l’étant tel qu’il se
donne comme existant, dans la singularité indivise d’un esse-existentia. Elle ne doit pas s’ériger en un
genre de discours emphatique et universaliste qui serait, précisément, la métaphysique. L’ontologie
doit seulement montrer, en pensant la singularité des étants en elle-même, que les connaissances
particulières et intuitives sont légitimes et suffisantes. Puis elle doit leur céder le pas.
§ 45. La philosophie. Il n’a été question jusqu’ici de rien d’autre que de philosophie. Quels qu’aient
été ses objets et ses registres, le discours que nous avons suivi et interprété est resté, du premier au
dernier mot, un discours philosophique. Au terme de ce parcours, il serait absurde de construire ou
de restaurer une définition de la philosophie qui ne fût déjà lisible dans sa pratique concrète.
Ockham fait de la philosophie ; le mieux que nous puissions faire dans son sillage, c’est prolonger
cette pratique singulière et finalement en ressaisir la singularité, sinon dans une définition, du moins
dans une description du discours qu’elle forme pas à pas. À quel genre d’activité, à quel genre de
discours se livre le philosophe ? Que fait Ockham et que veut dire pour lui « philosopher » ?
Si l’on cherche dans le texte d’Ockham lui-même une définition de la philosophie, on en trouvera
une très conventionnelle et profondément inadéquate : elle ne rend pas justice à la pratique singulière
d’Ockham, elle n’est pas même compatible avec elle. En essayant cette définition, comme on essaye
un vêtement, le texte philosophique d’Ockham laisse pourtant entrevoir, permet de mesurer
négativement ses différences. La philosophie, dira-t-on très sagement, c’est ce qui fut pratiqué par ses
inventeurs anciens, Platon, Aristote surtout et ses commentateurs. C’est, dit-on, un amour de la
sagesse. Or la sagesse, ainsi la définit Aristote lui-même, est la saisie des premiers principes des
divers savoirs et la connaissance, au moins implicite, de leurs conséquences135. La philosophie serait
donc cet amour de tous les savoirs faits de principes et de conséquences, de toutes les sciences
proprement dites. Lorsque cette disposition s’actualiserait en un discours, le discours philosophique
se confondrait alors avec l’ensemble des sciences proprement dites, saisies dans la vérité de leurs
principes. C’est pourquoi l’on pourrait parler indifféremment, comme on l’a fait longtemps, de
« science physique » ou de « philosophie naturelle ». La philosophie se partagerait entre les divers
genres de discours que sont les sciences particulières et elle en serait comme l’encyclopédie.
Tourné vers Ockham, ce point de vue ne laisse sa chance qu’à une compréhension superficielle et
finalement infidèle à sa pensée. En ce sens, la philosophie d’Ockham serait ce qui reste chez lui des
genres de discours qui se prétendent des sciences. De fait, c’est bien ainsi qu’on a coutume de
l’aborder, lorsqu’on parle de « la psychologie d’Ockham », « la physique d’Ockham » ou même
« l’ontologie d’Ockham ». On peut envisager ainsi les aspects ou les moments de sa pensée tels que
nous les avons interprétés ; c’est, en outre, un point de vue commode, trop commode, pour rédiger
une conclusion, puisqu’il isole précisément, dans le mouvement d’une pensée, des conclusions
locales, des pierres d’angle de l’édifice compartimenté des genres de discours ou des savoirs.
Ainsi, tout ce que nous avons interprété dans la première partie de cet essai peut être envisagé
comme ce qui reste de la métaphysique en tant qu’elle se veut une ontologie générale : une ontologie
du singulier qui pense les étants extérieurs comme de pures singularités espacées, directement
intelligibles comme autant d’essences existantes, manifestées par des formes toutes uniques, situées
par des matières quantifiées, et ontologiquement autonomes. Ce qui reste d’une ontologie est alors
un ensemble de définitions et d’exigences qui ne constituent pas des connaissances proprement
dites. Car l’avenir en est ce qui reste de la physique : des connaissances expérimentales, intuitives,
indépendantes les unes des autres, sans connaissance possible d’une architecture causale du monde,
sans objets réellement universels, sans modes d’être réellement distincts, la physique d’un monde
parmi d’autres possibles, atomisé et contingent.
Tout ce que nous avons interprété dans la seconde partie de cet essai peut, de même, être envisagé
comme ce qui reste de la psychologie : une description génétique de l’expérience à partir de nos
actes internes, qui ne spécule pas sur l’essence inconnue de l’esprit mais seulement sur son
fonctionnement, une phénoménologie qui reconnaît une primauté absolue à l’intuition et décrit à
partir d’elle l’écart décisif de toute expérience par rapport à son objet, tel qu’il se creuse dans la
constitution du temps vécu, dans l’abstraction propre au souvenir, à l’imagination, à la conception ;
une vaste conjecture sur la production naturelle des concepts comme mise en série des actes et de
leurs objets, comme visée accomplie dans un signe mental, en deçà de toute représentation et de
toute philosophie de la représentation.
Enfin, tout ce que nous avons interprété dans la troisième partie de cet essai peut être envisagé
comme ce qui reste de la logique (dont nous nous sommes gardé, jusqu’à présent, de parler en tant
que genre de discours à cause de son statut tout à fait à part) : une sémiologie qui analyse l’usage de
tous les signes, mentaux ou articulés, à partir de leur référence aux choses singulières, qui établit les
règles de leurs jeux de référence différenciés, les règles de leurs enchaînements dans des propositions
pour une référence conjointe, et de l’enchaînement de plusieurs propositions en discours, sur la
seule base empirique de l’intuition ; une sémiologie qui permet, enfin, d’examiner les savoirs eux-
mêmes comme des genres de discours, d’interroger leur construction et leur prétention à être des
sciences.
Mais il apparaît, alors, que ce projet philosophique ne correspond plus guère à celui d’une science
des sciences ou d’une sagesse qui résiderait dans la saisie de leurs principes. Car ce qui reste des
genres de discours à prétention scientifique n’est plus, pour partie, de l’ordre de la science : ni ce qui
reste de l’ontologie, ni ce qui reste de la psychologie pratiquée par Ockham ne peut être appelé
« science ». Ockham fait autre chose. Et s’il fait bien de la philosophie, il faut étendre sa définition à
des discours résolument non scientifiques. Ainsi la théologie pratiquée par Ockham se donne-t-elle
explicitement comme un discours hors de la science : une théologie négative de la puissance absolue,
qui donne, comme on l’a vu, une légitimité ultime à ce qui reste d’une ontologie du singulier, en
accusant la séparation en droit des choses singulières, leur autonomie et leur contingence, en réalisant
l’identité du singulier dans des idées divines pratiques, singulières et en nombre infini, où la chose
est à elle-même sa propre idée ; une théologie pour un monde atomisé et contingent. La philosophie
passe, certes, par des sciences, mais elle passe aussi par des discours qui, à l’exemple de la théologie,
se dérobent à l’emprise de la science.
Surtout, envisager ainsi la philosophie d’Ockham d’une manière encyclopédique et
compartimentée conduit à n’en retenir que des thèses. Ockham se prête volontiers à un tel
recensement : « tout étant est une pure singularité », « il n’y a pas de distinction réelle entre l’essence
et l’existence », « le singulier n’est pas ineffable », « Dieu ne forme pas d’idées générales »,
« l’intuition donne la chose comme existante ou non existante », « les concepts sont des signes », « les
mots ne signifient pas les concepts », « la vérité n’est propre qu’à une proposition », « l’essence de
l’âme n’est pas connaissable », etc. L’inévitable et ennuyeux catalogue des thèses philosophiques ne
rend justice à aucune pensée ; il donne l’impression que la philosophie est un grand échiquier de
« positions » possibles, voire un jeu des quatre coins où un philosophe essaierait de prendre la place
laissée vacante par un autre. Car aucune thèse, si radicale et si puissante soit-elle, n’est aussi
intéressante que la pratique philosophique qui l’a produite.
Or on sent bien que quelque chose passe et se maintient entre les différents genres de discours,
entre les nouvelles thèses, les nouvelles conclusions locales qu’Ockham forme dans leurs registres
propres : une pensée. De cette pensée il ne suffit pas de dire qu’elle est continue ou cohérente, ce qui
est très évident. La cohérence veut seulement dire que d’une thèse à l’autre, d’un genre de discours à
un autre, Ockham ne se contredit pas ; mais la non-contradiction ne dit rien de la teneur d’une
pensée, ne lui assure aucune consistance, puisque des propositions qui n’ont rien à voir l’une avec
l’autre, aussi bien, ne se contredisent pas. Une pensée a plus que cette cohérence négative. Pour
autant, elle n’a pas non plus nécessairement une consistance telle qu’elle soit réductible à l’unité ; la
cohérence, en philosophie, ne veut pas dire qu’un « véritable » ou un « grand » philosophe n’ait
« pensé qu’une seule chose ». D’une thèse, aussi centrale soit-elle – comme chez Ockham celle qui
affirme l’absolue singularité de tout étant –, on ne pourrait déduire ou dériver toutes les thèses locales
et différenciées que pourtant elle rend possibles – par exemple dans les domaines de la psychologie
ou de la logique. Ockham nous rappelle aussi la singularité des propositions ou des conclusions
locales. Il faudrait plutôt dire, dans son propre langage, que la pensée d’Ockham n’a pas une unité
numérique mais spécifique : l’unité irréelle d’une collection de phrases traversée par des
ressemblances qui se modifient de proche en proche, l’unité d’un thème qui, comme le thème d’un
concept, n’existe pas mais, de variation en variation, forme un texte continu, la trame d’une pensée.
Il est clair, alors, que s’il y a un discours philosophique, il se constitue dans ce mouvement
transversal, qu’il ne se réduit pas à la juxtaposition non contradictoire des genres de discours,
scientifiques ou non, dans leurs cadres établis, mais qu’il les traverse. Comprendre ce que
philosopher veut dire pour Ockham, c’est seulement comprendre comment l’on doit traverser les genres
de discours.
« Une nouvelle traversée », telle était déjà l’exigence que formulait Platon pour la philosophie.
Mais, chez Ockham, la traversée se fait selon un mode de cheminement très singulier, aux antipodes
de l’idéal philosophique de Platon. La philosophie est ici précisément ce qui établit les limites des
divers genres de discours, qui leur assigne à chacun un lot : des objets, des limites, un langage
propre. C’est la philosophie qui dit : l’ontologie doit avoir pour seul objet la chose singulière, qui est
le seul existant ; elle ne doit pas en parler dans un métalangage qui tire argument des façons de parler
et spécule sur l’« universalité », les « genres », les « espèces », ce qui est dit « par soi » ou « par
accident », etc., mais elle doit parler le langage ordinaire qui aborde les choses mêmes, données dans
l’expérience commune ; et l’ontologie doit finalement se résorber dans l’expérimentation des
singuliers, dont elle a confirmé la suffisance. C’est la philosophie qui dit : la psychologie a pour seul
objet les actes internes tels qu’ils se donnent à l’intuition ; elle ne doit pas spéculer sur l’essence de
l’âme en hypostasiant ses facultés comme autant de parties, car tout cela est inconnaissable ; elle doit
seulement décrire le fonctionnement de la pensée dans l’expérience, tel qu’il m’apparaît dans
l’évidence de ma propre existence. C’est la philosophie qui dit : la théologie n’est pas une science et
ne doit pas tenter de démontrer ce qui n’est objet que de foi, les noms de Dieu dont elle use ne lui
font pas connaître la divinité telle qu’elle est en elle-même. La philosophie d’Ockham est ce discours
critique, transrégional ou transcendantal, qui fixe, modifie, affine les lignes de démarcation dans un
grand cadastre des genres de discours : elle les traverse, non pour les ramener à l’unité de quelque
principe supérieur, mais au contraire pour les distinguer.
Dans les toutes premières pages de cet essai, nous avons défini cette tâche comme celle de la logique
dans sa fonction la plus haute. Ce sont des définitions logiques qui distinguent les genres, ce sont des
propositions logiques qui assignent une manière de dire et un niveau de langage aux diverses régions
du discours et du savoir. La philosophie, en ce sens, est une pensée logique. Mais nous avons aussi
distingué la logique prise en ce sens transcendantal et la logique comme discipline spéciale et
régionale, qui a pour seul objet les signes en tant que signes et leur fonctionnement : cette logique
régionale, qui est une sémiologie, serait, quant à elle, un genre de discours nettement délimité. Cette
distinction est, à l’évidence, illusoire. Même lorsque Ockham donne de la logique une définition
locale, sa pratique de la logique touche, au moins à titre d’exemples, les propositions cardinales de
tous les genres de discours et dit à leur sujet les choses les plus essentielles. La logique, comme nous
l’avons suggéré dans la dernière partie de cet essai, jouit d’un statut extraordinaire : elle est un genre
de discours, une sémiologie bien délimitée, mais elle est en même temps un discours sur les genres
de discours. Elle établit les règles d’un bon usage des signes en analysant le jeu de leur référence, elle
montre comment « fabriquer » des phrases qui soient bien formées, mais du même coup elle juge de
la pertinence des grands genres de discours, de la rigueur de leur langage, de la validité de leurs
démonstrations. En ce sens, c’est la logique elle-même qui fixe ses propres limites comme genre de
discours et son centre dans une sémiologie savante qui est sa première étape. Il n’y a pas là de cercle
vicieux, car la logique, dans son acception la plus large et dans sa spécialisation la plus technique, a un
fondement commun qu’elle ne fait que découvrir : le fonctionnement du langage ordinaire, son
usage référentiel le plus banal. L’usage ordinaire du langage fait bien la différence entre les choses et
les signes (c’est seulement une certaine spéculation métaphysique qui les confond) ; il permet donc
de fonder une étude des signes en tant que signes, une sémiologie technique ou savante. Mais, à
partir de cette étude savante et délimitée, on peut examiner tous les ensembles discursifs, y compris
la sémiologie elle-même, et en interroger la forme, la validité discursive, les limites. La philosophie,
traversée des genres de discours, n’est rien d’autre que cette extension maximale de la logique. La logique
est à la fois une sémiologie technique ou savante et un travail sur tout le cadastre du discours, qui se
confond finalement avec la pratique de la philosophie. Si Ockham ne le dit pas, c’est pourtant bien
ce qu’il fait. À partir du langage dans son fonctionnement le plus ordinaire, la philosophie a pour
tâche de déterminer son bon usage dans toutes les régions du savoir et de l’expérience telle qu’elle est
dite.
Si la philosophie est, en ce sens, une logique – et une logique du langage dans son usage concret –,
alors elle est un art. Sa destination fondamentale n’est pas d’être une théorie, mais une pratique. Car,
plutôt que de contempler, il s’agit bien, avant tout, d’apprendre à faire quelque chose. Il s’agit, dans
les diverses régions du savoir et de l’expérience, d’apprendre à « fabriquer » des propositions
pertinentes, à les enchaîner et à discerner, dans certaines conditions d’enchaînement, ces propriétés
des propositions que sont le vrai et le faux136. Il s’agit, lorsqu’on se détache de l’usage quotidien du
langage le plus ordinaire pour parler de l’« être » ou de l’« étant », de « l’esprit », du « monde » ou de
« Dieu », de respecter les règles implicites de cet usage, qui sont de bonnes règles. Cela n’est pas
facile et toute une philosophie n’est pas de trop pour enseigner cette fidélité au langage. Toute la
pensée d’Ockham, dans chacun de ses moments, peut être envisagée à partir de cette question.
Comment parler des choses réelles pour en dire vraiment quelque chose ? Ockham répond : en
parlant de la singularité en tant que telle. Comment parler de mon expérience interne ? Ockham
répond : en parlant de mes actes comme de simples qualités qui m’apparaissent intuitivement.
Comment parler de Dieu ? Ockham répond : non en démontrant des propositions, mais en
illustrant des articles de foi, etc. La philosophie est une pratique et elle a une fin : apprendre à parler
en évitant de ne rien dire.
La question du statut de la philosophie peut, alors, être formulée ainsi : comment traverse-t-elle les
domaines ? Si elle est bien transcendante par rapport aux divers genres de discours, quel est le style de
cette transcendance ? Ou encore : comment la philosophie peut-elle être un genre de discours
relativement spécifique (pour Ockham, d’un genre avant tout logique) et en même temps parler
légitimement de tous les autres ? Le modèle le plus réconfortant pour penser cette étrange relation est
celui de la domination, de la supériorité hiérarchique : la philosophie serait une science première,
portant sur des principes en eux-mêmes transcendants, plus fondamentaux et plus universels que
tous les autres, et à laquelle les savoirs, les discours régionaux seraient en droit subordonnés. Elle
disposerait de connaissances indubitables et a priori, à la manière de la géométrie, dont l’application
concernerait tout le reste. Mais tel n’est manifestement pas le sort de la philosophie d’Ockham. La
philosophie, telle qu’il la pratique, n’est pas une théorie en surplomb contemplant quelques objets ou
quelques principes supérieurs, dominant a priori les divers genres de discours. Elle est une pratique et
un art rayonnant à partir de son lieu propre, qui n’est lui-même que l’une des régions du savoir pour
l’un des genres de discours (le langage pour une sémiologie) : elle ne domine pas de l’extérieur, mais
elle traverse, de façon strictement horizontale, les autres régions et les autres discours. Par exemple,
c’est à partir de la question strictement sémiotique de ce qu’est une proposition et de la façon dont
on l’appréhende qu’Ockham dégage les conditions de l’expérience jusqu’à l’intuition. C’est à partir
de l’analyse strictement sémiotique du concept qu’il critique la théorie de la représentation en
général. C’est à partir de l’analyse strictement sémiotique du mot « être » qu’il met en cause la
consistance d’une science de l’être qui serait la métaphysique. C’est encore à partir de l’analyse
strictement sémiotique des noms de Dieu qu’il critique la théologie positive. Il n’y a pas là de science
première supérieure – il est clair, par exemple, que la connaissance de l’usage du mot « être » n’est pas
« supérieure » à ce qui serait une connaissance de l’être comme tel ; il s’agit d’une connaissance
particulière qui pourtant permet de juger d’autres connaissances qui lui sont, d’une manière ou d’une
autre, liées. Mais ce jugement, cette traversée d’une connaissance à une autre ne relèvent pas d’une
science supérieure et pas même d’une science tout court, ils relèvent d’un art de philosopher.
Ce n’est donc pas avec des connaissances elles-mêmes transcendantales que la philosophie traverse
les domaines, mais avec des connaissances logiques particulières transformées en instruments pour une
pratique. Ces instruments doivent être sans cesse ajustés. Pour n’en prendre qu’un exemple, l’un des
instruments d’origine logique les plus fréquemment employés par Ockham est la proposition
suivante : « Il n’est pas contradictoire que deux choses réellement distinctes subsistent l’une sans
l’autre. » Dans une perspective théologique, cette proposition doit être radicalisée : « Il n’est pas
seulement non contradictoire, mais il est possible que deux choses distinctes soient maintenues l’une
sans l’autre par une puissance absolue. » Mais, dans chaque cas où on l’applique, il faut encore
l’ajuster, il faut viser juste. Ainsi, dans le cas de l’intuition d’une chose extérieure, où trancher ? De
quelles parties prenantes de l’intuition dira-t-on qu’elles peuvent être séparées par une puissance
absolue ? De la perception et du jugement ? De l’objet et de son existence ? Ockham dira : c’est
l’intuition dans son ensemble qui est séparable de l’objet dans son existence. De même, le second
grand instrument logique d’Ockham, le fameux « rasoir » (« Il ne faut pas multiplier les êtres sans
nécessité ») exige dans son application un constant réajustement137. Enfin, l’analyse logique de la
référence en général, de ses jeux possibles, ne peut être appliquée à bon escient aux divers discours
scientifiques qu’en tenant compte des données empiriques particulières, des conditions empiriques
dans lesquelles tels ou tels référents sont accessibles. En bref, il s’agit d’adapter des instruments de
pensée au genre de discours, à la région du savoir que l’on traverse. Il ne s’agit en aucun cas de
compromis, d’une sorte d’acquiescement préalable aux connaissances particulières examinées. Bien
au contraire, en ajustant ses instruments de pensée, la philosophie se donne les moyens de dire des
choses pertinentes, singulièrement en prise sur les savoirs locaux qu’elle traverse : elle parle avec à-
propos et dit des choses contestables. Pour dire vraiment quelque chose, en s’adaptant au terrain, elle
doit prendre le risque de dire des bêtises. Tous les grands philosophes ont pensé au risque des
sciences particulières ; c’est seulement récemment qu’on leur a contesté ce droit. Vouloir le leur
refuser, c’est vouloir les enfermer dans le Château des Philosophes, c’est-à-dire en enfer. Ockham
pense en chemin d’un domaine vers un autre, il ajuste ses instruments comme lorsqu’on plante une
mire sur le terrain à mesurer : sa philosophie ne domine pas a priori les sciences particulières, elle les
fréquente et par cette fréquentation gagne en force et en acuité138.
En traversant les domaines, la philosophie évalue : des évaluations en chemin, non depuis un
savoir universel en surplomb, mais sur le plan même des savoirs qu’elle parcourt, de plain-pied avec
eux. Elle ne survole pas les genres de discours, elle s’y implique. Pourtant, dans ce discours
horizontal, les évaluations philosophiques d’Ockham portent avant tout sur les limites des genres de
discours ; elles en modifient profondément les contours, en réduisent certains à néant, en étendent
d’autres, les déplacent tous. La pensée d’Ockham est une pensée des frontières, une pensée de
cartographe : ses motifs les plus récurrents sont la singularité des étants, la discrétion des séries,
l’autonomie des intuitions, l’étanchéité des niveaux de langage, l’atomisation des connaissances,
l’hétérogénéité des genres de discours. Le philosophe passe les frontières, non pour les annuler, mais
au contraire pour les marquer et les ajuster ; pour qu’il le fasse – et même s’il part du terrain de la
logique –, il faut que les discours qu’il parcourt ne soient pas son terrain. De terrain, la philosophie
en tant que telle n’en a pas. Elle ne se construit pas comme un système, comme une cathédrale (et
c’est sans doute cela que l’histoire a le plus reproché à Ockham, en le comparant aux autres grands
philosophes médiévaux, tels Thomas d’Aquin ou Duns Scot), elle se pratique dans la singularité d’un
parcours. Les genres de discours n’appartiennent à personne, mais le chemin emprunté avec
Ockham pour les parcourir ne peut être qu’un chemin parmi d’autres. Du reste, le passage d’un
certain genre de discours à un autre n’est pas un mouvement abstrait ; ce peut être une véritable et
singulière expérience. Alors qu’il enseignait encore la logique, Ockham fut dénoncé par le
Chancelier d’Oxford et il dut se défendre dans un procès d’ordre strictement religieux intenté à son
enseignement. Puis, il s’allia avec le ministre général des Franciscains, Michel de Césène, en
rébellion contre le pape, et il écrivit des essais juridiques et théologiques pour défendre leur droit à la
pauvreté absolue dans une Église toujours plus riche. Enfin, il s’allia avec le prince Louis Ier de
Bavière et écrivit des essais politiques pour défendre l’idée d’un pouvoir temporel séparé de la
papauté et gardant sa propre légitimité. Dans une vie politique d’une remarquable probité, Ockham
sillonna l’Europe, de Londres à Avignon, d’Avignon à Pise, de Pise à Munich – de la théologie à la
logique, de la logique au droit et du droit à la politique proprement dite. Son passage à la politique,
qui fut un passage à l’action par le discours, devrait être sans doute envisagé comme l’un de ces
difficiles mais nécessaires passages d’un genre de discours à un autre, qui sont toujours l’affaire de la
philosophie. De ces passages on ne peut décider a priori, à partir de quelque savoir supérieur, de
quelque connaissance universelle. Ils n’ont lieu que dans la singularité d’un parcours philosophique
et, en lui, dans la singularité d’un lieu : des choses, des expériences et des signes irréductibles qui
forment une région de la pensée, et non seulement de la pensée. C’est dans de tels passages, près de
frontières qu’il faut franchir sans les nier, que la philosophie est une pratique et un art. Ils doivent être
négociés et intransigeants, la pensée doit s’y ajuster sans se démentir. Le philosophe n’est pas
géomètre, mais arpenteur.

1. Ce que nous appelons « genre de discours », Ockham l’appelle, plus sobrement, « science ». Le discours étant défini par
l’enchaînement de phrases susceptibles d’êtres vraies, donc d’être des connaissances, l’expression que nous employons est légitime.
Pourtant, la scientificité desdites « sciences » est, à plus d’un égard et dans plus d’un cas, mise en question par Ockham. L’expression
« genre de discours », qui ne préjuge pas de la scientificité tout en lui laissant place le cas échéant, me semble donc préférable. Elle
marque, en outre, le caractère sémiotique du point de vue ockhamiste sur les éventuelles « sciences ».
La question de l’unité des genres de discours que sont les « sciences » est discutée par Ockham autour du cas de la théologie, en
particulier dans les questions 8 et 9 du Prologue. Son sens est manifestement général ; les exemples, pris dans la physique, la
métaphysique ou la logique, le montrent suffisamment.

2. « Je dis que la science est la connaissance [notitia] évidente d’une vérité nécessaire, susceptible d’être causée en lui appliquant deux
prémisses par un discours syllogistique. » Prologue, qu. 2, p. 87-88.

3. « Je dis qu’elle est “susceptible d’être causée, etc.” car il n’est pas nécessaire qu’elle le soit de facto. [...] Et cette science est un
habitus véridique. » Ibid., p. 88.

4. « [La connaissance incomplexe d’une chose ne cause pas la connaissance incomplexe d’une autre chose : ] cela, je le déclare par
expérience, car tout le monde éprouve [experitur] en soi qu’aussi bien qu’il connaisse une certaine chose intuitivement et parfaitement,
jamais il ne connaît par là une autre chose, à moins qu’il en ait eu déjà connaissance. Par exemple, si je connais les [corps] inférieurs et
si je n’ai jamais vu les corps supérieurs, je n’aurai aucune connaissance du soleil, de la lune, des étoiles, etc. La raison en est que toute
connaissance abstraite de quelque chose, naturellement, présuppose la connaissance intuitive de la même chose. Or l’intuition d’une
chose ne peut jamais être donnée sinon par la chose même, de façon effective, médiate ou immédiate. Donc il en va de même de la
connaissance abstraite et par conséquent de toute connaissance. » Prologue, qu. 9, p. 241. La « connaissance », ici, est une simple
appréhension [notitia], source de toute connaissance proprement dite.

5. « Connaître la cause en tant que cause [sub ratione causae] présuppose la connaissance de la chose qui est l’effet. Car [...] la cause
comme cause dit un rapport, or le rapport présuppose la connaissance tant du substrat [du rapport, pour ceux qui croient qu’il en est
un : fundamentum] que des termes. Donc cette connaissance n’est pas la cause de la connaissance de l’effet mais c’est plutôt l’inverse. »
Ibid., p. 243.

6. « Le même, sous le même rapport, est, du côté du sujet, capable de refroidissement et de réchauffement [...]. Et il en va de même
de la mobilité, de la quantité, etc. [...] Ainsi, le corps en tant que mobile revient à la science naturelle ; le corps en tant que quantum
revient à la mathématique ; car ces rapports, comme être mobile ou être un quantum, sont des propriétés du corps. Il suit de là qu’en
vertu de la distinction des propriétés, sans aucune distinction du côté du sujet, il peut y avoir des sciences distinctes du même sujet. »
Ibid., p. 242-243.

7. C’est la thèse de Scot, combattue au début de la question 9, ibid., p. 227-228.

8. « Contre cette opinion [de Scot] : il n’appartient pas au sujet de contenir virtuellement la connaissance de sa propriété ; il
n’appartient pas même au sujet de contenir virtuellement sa propriété. » La seconde objection, ontologique, fonde la première. Suit
une démonstration détaillée. Ibid., p. 229-240.

9. « Si le sujet contenait ainsi [“virtuellement“] le prédicat, il suivrait qu’en connaissant un certain sujet, on pourrait connaître avec
évidence toutes ses propriétés ; ce qui est manifestement faux. [...] Car alors, on pourrait connaître avec évidence cela : que l’âme
intellective est capable de béatitude, qu’elle peut voir l’essence divine, qu’elle peut avoir la charité, etc. » Ibid., p. 235.
« Si cela était [si le sujet contenait virtuellement la connaissance de toutes ses propriétés], alors toute propriété de l’étant serait
connue par elle-même de l’étant. Ce qui est faux. » Ibid., p. 236.

10. « Il y a une différence entre le sujet de la science et l’objet de la science, car son sujet est le sujet de la conclusion, tandis que son
objet est ce qui est connu et termine l’acte de connaître. Or la conclusion connue est justement cela. Et ainsi le sujet est une partie de
l’objet ; et s’il est objet, il n’est qu’objet partiel. » Ibid., p. 266. Ainsi, « l’homme » est le sujet de la connaissance (ou « science ») :
« l’homme est un animal ». Mais l’objet de cette connaissance est précisément ce que dit la proposition et ce qui est ainsi connu : que
l’homme est un animal.

11. « Il faut aussi distinguer entre le sujet qui tient lieu dans la conclusion [le signe] et ce dont il tient lieu [le référent]. Cela est
manifeste, car, dans la proposition “l’homme est capable de rire”, ce qui tient lieu est quelque chose de commun à tous les hommes
(concept ou non) ; mais ce dont cela tient lieu est quelque chose de singulier, car on veut dire par là que tout singulier contenu sous
“l’homme” peut rire, et non que quelque chose de commun peut rire. » Ibid., p. 266. Qu’un concept puisse rire, voilà qui serait drôle
en effet.

12. « La même chose sous le même rapport est l’objet des sens et de l’intellect. [...] Et dans la chose, il n’y a pas de rapports
distincts, car alors ce seraient des choses distinctes. [...] Le même est aussi objet de l’intellect et de la volonté [...], de l’intuition et de
l’abstraction [...], de la science, de l’erreur et de l’opinion, etc. » Prologue, qu. 8, p. 208-209.

13. Voir le prologue à l’Exp. Phys., passim et surtout § 15-18 (éd. citée, p. 194-198).

14. « Une science n’est pas une selon l’unité numérique mais selon l’unité d’un même ordre, comme on dit d’une armée ou d’une
ville qu’elle est une. » Prologue, p. 224.
« Car la philosophie naturelle est une collection de nombreux habitus. Et elle n’est pas une autrement que la cité est dite une, que le
peuple, l’armée comprenant hommes, chevaux, etc., que le règne, que la totalité, que le monde sont dits uns. » Prologue à l’Exp.
Phys., § 17, p. 196.

15. « Il y a autant de sujets des sciences qu’il y a de sujets des conclusions. Néanmoins, entre ces sujets, il peut y avoir des ordres
multiples ; ainsi l’ordre de prédication, [...] l’ordre de perfection, [...] l’ordre de totalité. [...] Ainsi, dans le livre de la Physique, le
premier sujet selon la primauté de prédication par rapport à certains autres, la primauté de perfection par rapport à d’autres et la
primauté de totalité par rapport à d’autres encore, à savoir la matière et la forme, c’est, de l’avis de beaucoup, le corps naturel. »
Prologue, qu. 9, p. 255-256. Suivent d’autres exemples empruntés aux genres de discours que l’on rencontre dans le corpus
aristotélicien.

16. « Ainsi, fréquemment, le sujet premier entre tous les sujets [selon tel ou tel ordre] est posé comme le premier sujet de toute une
science ; mais, en vérité, il n’est pas un, car, de même que la science n’est pas une, elle n’a pas un sujet unique. » Ibid., p. 255.
17. « Demander quel est le sujet de la métaphysique ou du livre des Catégories, c’est comme demander qui est le roi du monde ou le
roi de toute la chrétienté ; de même qu’il y a des règnes différents ayant des rois différents et que personne n’est le roi de tout, mais
que, parfois, ces rois peuvent avoir un certain ordre entre eux, si l’un est plus puissant qu’un autre ou plus riche, de même rien n’est le
sujet de toute la métaphysique mais ses différentes parties ont des sujets différents. Et pourtant ces sujets peuvent avoir entre eux un
certain ordre. » Ibid., p. 259.

18. « On peut comprendre la théologie comme l’habitus qui nous est nécessaire ici-bas pour aller vers la vie éternelle » (idée
d’Augustin). Ibid., p. 273. Une idée développée dans le dernier chapitre du Prologue.

19. Cf. prologue à Préd., § 8, 9 et 10 (traduction citée, p. 54-55), où il est expliqué que la logique sert à distinguer le vrai du faux
pour les propositions per se notae, à bien enchaîner les phrases dans un discours, à connaître la valeur des signes, etc.

20. « On appelle subordonnante une science et subordonnée une autre [subalternans, subalternata] car la science subordonnée connaît
la conclusion tandis que la science subordonnante connaît le principe universel de cette conclusion. » Suit l’exemple du navigateur et
de l’astronome. S.L., III, II, 21, p. 539.

21. Ibid., p. 542.

22. « Il n’est pas impossible qu’une science soit subordonnée à une autre selon une partie et non selon une autre, comme la
perspective est subordonnée à la géométrie selon une partie et non selon toutes. Il est même possible qu’une science soit subordonnée
à plusieurs sciences selon la même partie. [...] En outre, une partie d’une science peut être subordonnée à l’une et une autre à
l’autre... », etc. Ibid., p. 540-541.

23. Prologue à l’Exp. Phys., § 29 et suivants.

24. Voir, en particulier, celle de P. Duhem dans les Études sur Léonard de Vinci, Paris, 1955, II, p. 189-194 et dans son article « Le
temps et le mouvement selon les scolastiques », Revue de Philosophie, 14, 1914.

25. Les textes d’Ockham sur la quantité sont nombreux. Cf., par exemple, Quod., IV, qu. 18 à 33, p. 388-465 et surtout qu. 27,
p. 433-440 (à partir de la question de la quantité dans l’eucharistie), et d’un point de vue plus général : S.L., I, 44 à 48, p. 132-153 et
surtout 44, p. 132-139.
« Ils tiennent que nulle quantité n’est réellement distincte de la substance ou de la qualité... » Cette position, avancée ici très
prudemment par Ockham, est, en fait, celle sur laquelle il fait fond dans tous les textes parallèles. Ibid., p. 136-137.

26. « Quant à la quantité continue permanente, on dira qu’elle n’est rien d’autre qu’une seule chose ayant une partie située à
distance d’une autre partie, de sorte que ces deux expressions : “une quantité continue permanente” et “une seule chose ayant une
partie distante d’une autre” sont équivalentes quant à la signification... » [...] « Quant à la quantité discrète, on dira que le nombre n’est
rien d’autre que les choses dénombrées... » Ibid., p. 137-138.

27. Texte déjà cité : S.P., 10.

28. Texte déjà cité : S.P., 16.

29. « Je conclus que le mouvement en général ne dit pas quelque chose d’absolu outre toutes les choses permanentes [c’est-à-dire
les substances singulières] », Sent., II, qu. 7, p. 105 (et plus généralement p. 99-151). La théorie ockhamiste du mouvement se trouve,
en outre, développée dans S.P., III, surtout 1. On en trouve un très clair exposé dans Baudry, op. cit., p. 154-159.

30. Cette démonstration d’Ockham est tout à fait remarquable, car elle se fonde sur l’identité du mouvement et du mobile, d’une
part, et sur la négation de la réalité absolue de la position : une thèse typiquement « nominaliste » et par avance, en principe du moins,
en accord avec l’idée qu’un certain mouvement (le mouvement uniforme) est équivalent au repos, l’idée même du principe d’inertie.
« Je dis que dans un tel mouvement par séparation du mobile et de ce qui l’a projeté, le moteur est la chose mue elle-même, par
elle-même et non par quelque force [virtus], soit absolue en elle, soit relative, de sorte que le moteur et la chose mue sont tout à fait
indistincts. [...] Et je dis cela en niant le “où” [negando ubi] » – c’est-à-dire en niant que la position soit quelque chose. Sent., II, II, qu.
26, cité et traduit par Boehner : Ockham, Philosophical Writings, Édimbourg et Londres, Nelson, 1957, p. 140-141. Comme le
remarque P. Duhem, cette démonstration déroge au grand principe aristotélicien selon lequel tout mouvement suppose un moteur
distinct du mobile et en contact avec lui ; elle était trop révolutionnaire pour être directement reprise telle quelle au Moyen Âge, fût-
ce par les disciples d’Ockham (cf. Études sur Léonard de Vinci, op. cit., II, p. 191-192).

31. « Ainsi en est-il du temps, qui ne diffère pas du mouvement selon sa définition réelle mais seulement selon sa définition
nominale, car le temps [en] est le nombre et la mesure. Or la mesure comme le nombre, qu’il s’agisse du nombre nombré ou du
nombre par lequel nous nombrons, ne peut être sans un acte de l’âme qui mesure et qui nombre, et par conséquent connote un acte
de l’âme. Et donc, bien que, dans la définition réelle du temps, il ne convienne pas de poser un acte de l’âme, pourtant il le faut dans sa
définition nominale. » L’important est que le temps comme tel doit être défini nominalement, car il s’agit d’un concept connotatif.
Sent., II, qu. X, p. 194 et plus généralement p. 183-231.

32. « Il est clair que le lieu n’est pas une catégorie distincte de la ligne, de la surface et du corps, comme ceux-ci sont distincts l’un
de l’autre. » Bref, le lieu n’est qu’un aspect de la quantité, qui, elle-même, n’est pas une réalité distincte de la chose singulière
quantifiée. S.L., I, 46, p. 148.

33. Ockham fait un usage récurrent de la distinction entre une causalité extrinsèque (efficiente ou finale : la cause étant hors de la
chose où a lieu l’effet) et une causalité intrinsèque (matérielle ou formelle), cf. par exemple, Sent., I, dist. III, qu. 2, p. 415, l. 5. Mais la
réduction des causes matérielle et formelle à des constituants internes des étants est surtout marquée dans S.P., II, 1 (cité par Leff, op.
cit., p. 580).

34. « Je dis que la causalité finale n’est rien d’autre que le fait d’être aimé et désiré par un agent efficace, être-aimé en vertu duquel
est produit un effet [...]. Ainsi, la causalité finale est le fait d’être aimé et désiré, amour et désir sans lesquels l’effet ne serait pas
produit. » Quod., IV, qu. 1, p. 293. De cette définition il découle :
1. « Que la cause finale a ceci de spécial qu’elle peut causer lorsqu’elle n’existe pas. » Ibid., p. 294.
2. « Que le mouvement [l’impulsion] produit par une fin n’est pas réel, mais un mouvement métaphorique. » Sent., II, qu.
3 (ancienne numérotation), déjà cité, cf. Baudry, op. cit., p. 42.
3. « Qu’il ne faut pas conclure que tous les agents autres [que les agents animés et surtout libres] ont une cause finale. [...] Il ne faut
pas le conclure [et la question de la fin ne se pose même pas] au sujet d’un agent naturel, car un tel agent est incliné par sa nature à un
seul effet déterminé, de sorte qu’il ne peut causer l’effet contraire : cela est évident du feu à l’égard de la chaleur. » Quod., IV, qu. 1,
p. 299-300.

35. Cet usage, pourtant typiquement aristotélicien, du terme « cause » est dénoncé par Ockham comme un abus de langage :
transumptive dicitur, cf. S.P., II, 2, cité par Baudry, op. cit., p. 35, qui traduit cette expression comme « une métalepse ».

36. Sur la distinction entre cause partielle et cause totale (« telle que si elle est posée, tout le reste mis à part, l’effet peut être posé »),
sur la distinction entre cause seulement suffisante et cause exclusive ou « précise » (« telle qu’elle peut produire l’effet de façon
suffisante et que sans elle l’effet ne peut être produit ») : Quod., I, qu. 1, p. 8.

37. C’est ainsi, on y reviendra, que la « quatrième voie » scotiste pour prouver l’unicité de Dieu comme cause universelle est
condamnée par Ockham, cf. Quod. I, qu. 1, p. 8-9.

38. Le raccourci frayé par Heidegger entre le nominalisme d’Ockham et la mathématisation moderne du monde risque fort de nous
faire tomber dans une embuscade : « le formalisme occamien, en évacuant le concept de réalité, rend possible l’idée d’une clef
mathématique du monde », dit Heidegger dans le séminaire du Thor (Questions IV, déjà cité, p. 221). Il est vrai que la pensée
ockhamiste rend possible une connaissance quantitative de la matière, mais il faut prendre garde, avec cette observation rétrospective, à
ne pas « évacuer », précisément, la singularité d’Ockham. La condamnation du résultat ne devrait pas porter, en un jugement rétroactif,
sur l’une de ses lointaines conditions.

39. « Tout cela [ « que l’âme est une forme immatérielle, incorruptible, qui est tout entière dans tout le corps et toute dans chaque
partie »], nous le croyons seulement. » Quod., I, qu. 10, p. 64.

40. « Je dis qu’en entendant par “âme intellective” une forme immatérielle, incorruptible, qui est tout entière dans tout le corps et
toute dans chaque partie, on ne peut savoir ni par la raison ni par l’expérience qu’une telle forme est en nous, ni que concevoir est
propre à une telle substance en nous, ni qu’une telle âme est la forme du corps [...]. Cela n’est pas prouvé par l’expérience, car nous
éprouvons [experimur] seulement la conception, la volonté et des actes semblables... » Ibid., p. 63-64.

41. « Que tout cela ne peut être démontré, c’est manifeste, car toute raison probante à cet égard admet des doutes pour l’homme
qui suit la raison naturelle. [...] Car tous ces actes [conception, volition, etc.], il dirait, en suivant la raison avec l’expérience, que ce
sont des opérations et des passions causées et reçues dans cette forme par laquelle l’homme, dirait-il, se distingue des bêtes. Et bien
que, selon la foi et la vérité, cette forme est l’âme intellective qui est incorruptible, pourtant un tel homme dirait que c’est une forme
étendue, corruptible et engendrable ; et il ne semble pas que l’expérience puisse prouver l’existence d’une autre forme. » Ibid., p. 64.

42. « Je dis qu’il est peut-être possible de démontrer [que cette forme est la forme du corps : l’homme ne se distingue pas de l’âne
par sa matière, il s’en distingue donc par sa forme]. Et peut-être cette raison admet-elle quelques doutes. » Ibid., p. 64.

43. « Il est plus raisonnable [rationabilius] de dire qu’elle [l’âme intellective] est la forme du corps [...]. Mais il y a ici des doutes. »
Ibid., p. 64-65.

44. Il s’agira là, très précisément, d’une des plus belles thèses anticartésiennes de Malebranche.
45. « Que l’intellect et la volonté, en entendant par là ce qui est dénommé par ces concepts ou ces noms, sont tout à fait indistincts,
on le prouve. D’abord, parce qu’on fait en vain par plus ce que l’on peut faire par moins » (principe dit du « rasoir »). Sent., II, qu. 20,
p. 436.

46. « Il est une opinion, selon laquelle les facultés de l’âme [intellect, volonté, mémoire] sont des accidents absolus, ajoutés
[superaddita] à l’essence de l’âme. » Réfutée dans les pages suivantes, Sent., II, qu. 20, p. 425 et 427-431.
« Il est une autre opinion, selon laquelle les facultés sont réellement identiques entre elles et à l’essence de l’âme, mais diffèrent
formellement, non comme des rapports mais comme des absolus. » Réfutée dans les pages suivantes, ibid., p. 433 et 434-435.

47. « Je dis que ces facultés de l’âme, à savoir l’intellect et la volonté, sont réellement identiques entre elles et à l’essence de l’âme.
Quant à la description complète expliquant leur définition nominale, je dis qu’elles se distinguent, car la description exprimant la
définition nominale de l’intellect est : “l’intellect est la substance de l’âme pouvant concevoir”, et celle de la volonté : “la substance de
l’âme pouvant vouloir” [...]. Mais au deuxième sens [où il s’agit non des définitions nominales propres à ces termes connotatifs, mais
des choses mêmes], l’intellect ne se distingue pas plus de la volonté que de l’intellect lui-même, pas plus que Dieu ne se distingue de
Dieu ou Socrate de Socrate, car il ne se distingue de la volonté ni réellement ni en raison. Mais il y a une seule substance de l’âme
pouvant avoir des actes distincts, à l’égard desquels elles peut recevoir diverses dénominations. » Sent., II, qu. 20, p. 435-436.

48. Théorie discutée dans Sent., I, dist. III, qu. 10 : « Entre les personnes divines il y a une distinction réelle, et entre les facultés de
l’âme il n’y a pas de distinction réelle », p. 555, cf., aussi, p. 562 et 568 in fine.

49. Sur la distinction non réelle et de connotation entre intellect pratique et spéculatif : Prologue, qu. 10, p. 292. Sur la distinction de
simple connotation entre intellect agent et patient (réduite par le principe d’économie), cf. Sent., II, qu. 20, p. 442-443.

50. « Il faut savoir que, mise à part l’autorité de tous les saints et des philosophes, aucune raison nécessairement probante n’oblige à
poser un intellect actif, mais seulement un intellect passif ; et l’on peut aussi bien résoudre les raisons [ou les problèmes] en posant un
seul intellect passif qu’en posant un intellect actif. » Sent., II, qu. 25.

51. « L’âme sensible et intellective se distinguent-elles réellement dans l’homme ? À cette question je réponds que oui. Mais cela
est difficile à prouver, car on ne peut le prouver à partir de propositions connues par soi. Je le prouve ainsi : il est impossible que des
contraires soient dans un même sujet [...] ; or il arrive qu’un homme désire par un appétit sensible cela même qu’il repousse par un
appétit intellectuel [...] ; donc, etc. » Quod., II, qu. 10, p. 157.

52. « Je dis [en entendant par là “tout ce qui est requis pour un acte vital en tant que cause partielle”] que les facultés sensibles se
distinguent de l’âme et entre elles. Cela est manifeste, car, par certaines dispositions accidentelles, on peut avoir la capacité de voir et
non d’entendre ou l’inverse... » Sent., III, qu. 4, p. 135.

53. « Mais [en entendant par là “ce qui se tient exclusivement du côté de l’âme qui exerce sa faculté en tant que principe partiel »]
les facultés ne se distinguent pas réellement comme des choses et des essences distinctes, ni entre elles, ni de l’âme sensible. Cela se
prouve, car on fait en vain par plus ce qui peut être fait par moins. » De nouveau, le principe du « rasoir ». Ibid., p. 135-136.

54. Rappelons que c’est là une des thèses principales d’Ockham concernant l’intuition : on a une intuition des actes internes, qui
sont de purs intelligibles (second corollaire du premier article de la première question du Prologue).
Cette thèse fonde le cogito d’Ockham. « Ainsi, les conceptions, les actes de la volonté, le plaisir qui les suit, la tristesse, etc., dont
l’homme peut éprouver [experiri] qu’ils sont en lui et qui, pourtant, ne sont pas sensibles et ne tombent sous aucun sens. Que tout cela
est connu de nous en particulier et intuitivement, cela est manifeste, car cette proposition m’est connue avec évidence : “je
conçois“[ou “je pense”, ego intelligo] ». Ce cogito reste strictement existentiel et ne débouche pas, comme chez Descartes, sur le projet
d’une connaissance de mon essence comme « chose pensante » : il ne tombe pas, précisément, dans la psychologie. Prologue, qu. 1,
p. 39-40 et suivantes.

55. S.L., III, II, 30, p. 560. On revient plus loin sur ce texte.

56. « La science réelle n’est pas des choses, mais des concepts tenant lieu des choses, car les termes des propositions connues
tiennent lieu des choses. » Prologue à l’Exp. Phys., § 34, éd. citée, p. 208.

57. « Seule est béatifique l’appréhension intuitive de la divinité, dont pourtant l’intellect du voyageur est incapable. » Prologue, qu. 1,
p. 72. Le « voyageur » (viator) est l’homme dans sa vie terrestre.

58. « Je concède que toute appréhension abstractive d’une chose, acquise naturellement, présuppose une appréhension intuitive de
la même chose [...]. Pourtant, Dieu peut causer une appréhension abstractive et de la divinité et d’autres choses sans intuition
préalable, et ainsi l’appréhension abstractive de la divinité peut être communiquée au voyageur. » Ibid., p. 72. Dans ce texte, Ockham
semble admettre que nous avons une appréhension abstractive de Dieu, concession fermement effacée dans d’autres, dont le suivant.
La solution de cette apparente divergence est peut-être dans le double sens de l’abstraction chez Ockham : l’abstraction peut être une
certaine appréhension de la chose singulière elle-même, comme le souvenir – et en ce sens nous n’avons pas de rapport abstractif à
Dieu ; mais l’abstraction est aussi le propre d’une simple visée dans un concept commun – et en ce sens nous avons un certain rapport
abstrait à Dieu par les concepts ou noms divins, comme on va le voir.

59. « Je demande : connaissons-nous Dieu tel qu’il est en lui-même [sub propria ratione deitatis] d’une connaissance propre, simple,
absolue et affirmative ? Cela n’est pas vrai, car nous ne connaissons Dieu ainsi ni d’une connaissance intuitive ni d’une connaissance
abstractive. Pour l’intuitive, c’est évident. Pour l’abstractive, je le prouve : toute connaissance abstractive présuppose une intuition. »
Quod., V, qu. 14, p. 538.

60. « Je dis que ni l’essence divine, ni la quiddité divine, ni quelque chose d’intrinsèque à Dieu, ni quelque chose qui est réellement
Dieu ne peut être connu en soi par nous... » Sent., I, dist. III, qu. 2, p. 402.

61. « La proposition “Dieu est” que forme le bienheureux voyant l’essence divine et cette proposition [apparemment identique]
que nous avons seulement de fait sont des propositions distinctes, comme l’une de ces propositions que peut avoir au sujet du lion
celui qui voit ou a vu intuitivement la substance du lion et celle que j’ai moi, de fait, au sujet du lion sont des propositions distinctes
[...]. De même, la proposition que forme un aveugle de naissance au sujet des couleurs, en disant que le blanc est une couleur, est une
proposition distincte de celle que je forme moi dans mon esprit, en disant que le blanc est une couleur. » S.L., III, III, 30, p. 560.
Apparemment, Ockham n’a jamais vu de lion.

62. « Cette proposition que nous avons : “Dieu est Dieu”, est soumise au doute [dubitabilis], car elle équivaut à celle-ci : “l’étant
suprême et infini est l’étant suprême et infini”. Nous disons que cela est la “définition nominale” [quid nominis] de Dieu ou quelque
chose de ce genre. Et pourtant, cette proposition où le même est prédiqué de soi-même est soumise au doute, comme l’union de ces
termes qui sont posés du côté du sujet est soumise au doute ; car si l’union de ces termes était fausse, toute la proposition serait fausse,
en raison d’une fausse implication. De même, si aucun homme n’était blanc, la proposition “l’homme blanc est l’homme blanc” serait
fausse comme la suivante : “un certain homme est blanc”. » Prologue, qu. 2, p. 112-113.

63. Kierkegaard, Les Miettes philosophiques, « Le paradoxe absolu », traduction de P. Petit, Paris, Seuil, 1967, p. 82-89.

64. « Je dis que le nom “Dieu” peut avoir des descriptions [descriptiones] diverses : l’une est que Dieu est quelque chose qui est plus
noble et meilleur que tout autre que lui ; l’autre est que Dieu est cela par rapport à quoi rien n’est plus noble ni plus parfait. » Quod., I,
qu. 1, p. 1-2.

65. « On ne peut savoir avec évidence que Dieu existe, entendu au premier sens. [...] On le prouve, car la proposition “Dieu existe”
n’est pas connue par elle-même, puisque beaucoup en doutent ; on ne peut la prouver à partir de propositions connues par soi, car dans
toute raison entre quelque doute ou quelque croyance ; elle n’est pas connue non plus par expérience, comme il est manifeste ; donc,
etc. » Ibid., p. 2.

66. « Je dis, deuxièmement, que si l’on pouvait prouver avec évidence que Dieu existe, entendu en ce premier sens, on pourrait
alors prouver avec évidence l’unicité de Dieu. » Suit la preuve, très simple. Ibid., p. 2.

67. « Je dis, troisièmement, qu’en entendant “Dieu” au second sens, son unicité ne peut être prouvée avec évidence. Et pourtant, la
négative, “l’unicité de Dieu ainsi entendu ne peut être prouvée avec évidence” ne peut elle-même être prouvée de façon
démonstrative, car, pour le prouver, il faut réfuter les arguments contraires [...] ; de même, on ne peut prouver que les astres sont pairs,
ni prouver qu’on ne peut le prouver. » C’est la définition même de l’indécidable. Ibid., p. 3.

68. « Il faut pourtant savoir que l’on peut prouver que Dieu existe, entendu au second sens, car s’il n’y avait quelque chose, parmi les
étants, par rapport à quoi rien n’est premier ni plus parfait, il y aurait un progrès à l’infini. » Ibid., p. 3.

69. « Mais il ne suit pas que l’on puisse démontrer qu’il y a seulement un seul étant premier, mais cela est seulement tenu par la
foi. » Ibid., p. 3.

70. « Je dis, premièrement, que l’on ne peut prouver par la raison naturelle que Dieu est la cause efficiente immédiate de toute
chose [...] ; car, si l’on pouvait prouver par la raison naturelle que Dieu est cause efficiente et si l’on ne peut prouver par la raison
naturelle qu’il est nécessairement cause partielle ou insuffisante de toute chose, alors on pourrait prouver aussi facilement par la raison
naturelle qu’il est la cause suffisante de tout et, ainsi, c’est en vain qu’on poserait d’autres causes efficientes. » Quod., II, qu. 1, p. 107-
108. (Cela ne contredit pas, bien sûr, le fait que, selon la foi, Dieu est cause immédiate de tout effet, cf. Sent., II, qu. 3, p. 60.)

71. « Je dis, deuxièmement, que l’on ne peut prouver par la raison naturelle que Dieu est la cause efficiente d’un certain effet, car on
ne peut prouver suffisamment qu’il y a des choses causées [effectibilia] outre les choses engendrables et corruptibles dont les causes
suffisantes sont les corps naturels inférieurs et les corps célestes ; car on ne peut prouver suffisamment qu’une substance séparée, quelle
qu’elle soit, ou un corps céleste est causé par un efficient, quel qu’il soit ; ni même de l’âme intellective, qui est entière dans le tout et
entière dans chaque partie [du corps], peut-on prouver de façon démonstrative qu’elle est causée par quelque efficient, car on ne peut
démontrer qu’une telle âme est en nous. » Ibid., p. 108.

72. « De tout cela, il suit que l’on ne peut prouver de façon démonstrative que Dieu est la cause médiate d’un certain effet, car, si
l’on pouvait prouver qu’il est cause médiate à l’égard de tel effet, on pourrait prouver qu’il est cause immédiate à l’égard de tel autre
effet dans l’ordre de la cause efficiente [à savoir de l’effet qui est cause du précédent] ; mais on ne peut prouver ce second point, ni
donc le premier. Il suit que l’on ne peut prouver naturellement que Dieu est cause efficiente totale à l’égard d’un effet quel qu’il soit,
ni partielle. » Ibid., p. 108.

73. « Je dis que la totalité des choses causées est causée non par quelque chose d’unique, mais par beaucoup, car un effet est causé
par un premier efficient, l’autre par un autre et ainsi de suite ; et on ne peut prouver suffisamment le contraire. « Je dis, enfin, qu’il faut
s’arrêter à un premier efficient et qu’il n’y a pas de progrès à l’infini. Et cet efficient peut être le corps céleste, car nous savons par
expérience qu’il est la cause d’autres choses. Et l’on ne peut prouver qu’il y a un seul premier. » Ibid., p. 111.

74. « [On dit que la multitude des effets doit être causée et qu’il existe donc une cause unique] mais celui qui s’appuie sur la raison
naturelle nierait cette conséquence, car il dirait ceci : un effet est causé par telle autre chose qui fait partie de la multitude et cette
cause est causée par une autre qui fait partie de la même multitude et ainsi à l’infini, de même que dans les choses ordonnées
accidentellement, selon le Philosophe [Aristote], l’une peut exister et être cause avec une autre, par exemple un homme est causé par
un autre et cet autre par un autre et ainsi à l’infini. Et par la production, on ne peut prouver le contraire. »
« [...] Je dis que par la première production on ne peut prouver suffisamment qu’il n’y a pas un progrès à l’infini dans les causes
efficientes dont l’une est causée par l’autre de façon successive ; mais de cela il ne suit pas qu’il y ait une infinité actuelle » (je souligne).
Quest. Phys., I, qu. 135, traduit et cité par Boehner, Ockham, Philosophical Writings, op. cit., p. 120 et 122.

75. « Il faut dire au préalable que l’on ne peut démontrer suffisamment ni savoir, ni par des principes connus par soi ni par
expérience, que ce qui agit selon une nécessité de nature agit en vertu d’une cause finale préétablie par la volonté ; car l’action d’un tel
agent ne varie jamais sans une variation de l’agent lui-même ou de l’objet de son action ou de quelque chose qui concourt à son
action ; et l’on ne peut donc prouver qu’un tel agent agit en vertu d’une cause finale. » Quod., IV, qu. 2, p. 302.

76. « La fin est ce qui est aimé au préalable et préétabli par la volonté [...]. La question [portant sur Dieu comme fin] s’entend de la
fin prise en ce sens. [...] Je dis que cette question porte principalement sur la causalité finale de Dieu à l’égard des intelligences. » Ibid.,
p. 301-302.

77. « Et je dis que l’on ne peut prouver suffisamment que Dieu est la cause finale de l’intelligence seconde [comme la nôtre] en soi,
ni même de son effet, car l’intelligence seconde agit par connaissance, soit librement, soit naturellement. Si c’est librement, alors on ne
pourrait prouver que Dieu est la cause finale de son action, car [l’intelligence] peut être soi-même la fin préétablie par sa propre
volonté, en vertu du fait qu’elle agit librement. Si c’est naturellement, on ne peut prouver que [l’intelligence] a une fin autrement
qu’un agent naturel sans connaissance, car, si elle agit selon une nécessité de nature, il n’y a pas de raison pour qu’elle soit plus
déterminée à un certain effet qu’un agent naturel sans connaissance, puisque son effet ne varie pas sans variation de l’agent lui-même ou
de l’objet de son action ou de quelque chose qui concourt à son action. » Ibid., p. 302-303. Rappelons qu’en outre, le propre d’une
cause finale est de pouvoir agir sans exister (Quod., IV, qu. 1, p. 294).

78. « Dieu est-il de fait intensivement infini [infinitae virtutis intensive] ? Pour cette question il y a une conclusion certaine par la foi [à
savoir une réponse positive] » (je souligne). Quod., VII, qu. 18, p. 774.

79. « Supposé qu’on puisse prouver que Dieu est cause motrice : même par un mouvement [une action motrice] infini, on ne
prouverait pas l’infinité de Dieu, car une puissance active incorruptible, par elle-même et par la même puissance, peut causer un effet
et continuer à le faire, et il n’est pas besoin d’une plus grande puissance pour continuer pendant mille ans que pendant un jour... » (il
est sous-entendu ici que ladite puissance serait finie). Quod., II, qu. 2, p. 112-113.

80. « Et l’on ne peut non plus prouver l’infinité de Dieu [par l’infinité d’un seul effet], car aucun effet n’est infini et personne ne peut
produire un tel effet. » Ibid., p. 113.

81. « Et on ne peut le prouver [par la pluralité infinie des effets], car il n’y a pas et, peut-être, ne peut pas y avoir un nombre infini
d’effets simultanés. Ni par [une infinité successive d’effets], car une cause finie, par la diversité des objets sur lesquels elle agit ou des
causes concourant à son action, peut produire des effets en nombre infini successivement. C’est évident pour le soleil... » Ibid., p. 113.

82. Cf. Quod., III, qu. 1, p. 220. Confirmé p. 747 (Quod., VII, qu. 12) : « Je dis que, supposé que Dieu conçoive distinctement une
infinité de choses, alors de cette raison on doit seulement conclure que Dieu est infini extensivement, non intensivement, car on
conclut seulement que la connaissance unique de Dieu se termine dans une infinité d’objets extensivement. »

83. « Je dis que non [on ne peut pas prouver que Dieu est infini intensivement par sa simplicité]. La raison en est que l’âme
intellective est aussi simple que Dieu et pourtant est finie. » Quod., VII, qu. 13, p. 750.
84. « Je dis que, supposé que Dieu soit cause efficiente de toute chose, on ne peut par là prouver suffisamment que Dieu est infini
intensivement [in vigore]. » Les raisons nous en sont désormais connues. Quod., III, qu. 1, p. 199.

85. L’argument d’Anselme est exposé par Ockham dans Quod., VII, qu. 15, p. 756-757. Avant de s’y attaquer directement, il
critique tout argument par l’éminence en ces termes : « Je tiens que non [on ne peut prouver que Dieu est infini intensivement par la
voie de l’éminence]. Car, d’une part, on ne peut prouver suffisamment que Dieu est l’étant le plus éminent. Car, d’autre part, il peut y
avoir un étant le plus éminent, de sorte que rien ne soit meilleur ou plus éminent que lui, et qui, pourtant, soit fini ; on ne peut
prouver le contraire. » Ibid., p. 758. Le raisonnement du Proslogion d’Anselme, sous la forme ici critiquée par Ockham, est déjà filtré,
sinon déformé, par la lecture de Thomas d’Aquin.

86. Il faudrait citer in extenso les deux belles pages qu’Ockham consacre à l’argument ontologique. Le centre de sa critique est
pourtant contenu dans cette distinction préalable :
« Je dis qu’on peut entendre de deux manières que quelque chose est le plus haut que l’on puisse penser [summum cogitabile] : soit par
une pensée vraie, soit par une pensée n’incluant pas de contradiction, car toute pensée n’incluant pas de contradiction n’est pas une
pensée vraie. Ainsi, penser que je suis au-dessus des astres n’inclut pas de contradiction. » Ibid., p. 759.

87. Cette réponse, bien qu’elle me semble très fidèle à la pensée d’Ockham concernant la référence et la vérité, est seulement
extrapolée pour combler un blanc. Au moment d’aborder le cœur de l’argument ontologique, le texte d’Ockham est en effet
interrompu. La raison principale d’Anselme est exposée, puis Ockham écrit : « Respondeo... » (note de l’éditeur : responsio deficit).

88. L’argument par la conservation est exposé sous une forme très classique et sans critique dans Sent., I, dist. II, qu. 10, p. 355.

89. « Nous ne connaissons pas l’essence divine... » Déjà cité, Sent., I, dist. III, qu. 2, p. 402 et 404-405.

90. La thèse de la théologie positive par excellence, qui intègre et neutralise l’ancienne théologie négative de Denys l’Aréopagite, est
celle que défend Thomas d’Aquin, dans son recours à ce qu’il nomme « la méthode d’analogie, de causalité et d’élimination » pour
dire l’essence divine. Cf. Somme théologique, Trad. A.D. Sertillanges, Cerf, 1926, tome second, en particulier au sujet des noms divins :
p. 85, 91-93, 96, 108, 112, 116 et 133. C’est aussi, d’un autre point de vue, celle que défend Duns Scot, cf. Sur la connaissance de Dieu
et l’univocité de l’étant, textes rassemblés, traduits et commentés par Olivier Boulnois, Paris, P.U.F., 1988.

91. « Je dis qu’en entendant par sujet ce dont [le sujet énoncé] tient lieu, Dieu tel qu’il est en lui-même est en partie le sujet de
notre théologie.
« Mais, en entendant par sujet ce qui tient lieu [du référent], je dis que Dieu tel qu’il est en lui-même n’est pas le sujet de notre
théologie. C’est évident, car le sujet en ce sens est le terme d’une conclusion. Mais Dieu n’est pas le terme d’une conclusion, car le
terme d’une conclusion est ce qui termine immédiatement l’acte d’intellection. Or Dieu en soi ne termine pas un acte d’intellection
immédiatement, mais par l’intermédiaire d’un concept qui lui est propre. C’est donc ce concept, non Dieu, qui sera l’objet de notre
théologie. » Ce concept n’est, d’ailleurs, ni unique ni propre à Dieu à proprement parler. Prologue, qu. 9, p. 268-269.

92. La négation de toute distinction entre les attributs est constante chez Ockham :
« Je dis que la sagesse divine est identique à l’essence divine de toutes les façons dont l’essence divine est identique à l’essence divine,
de même que la bonté ou la justice divine ; et il n’y a là absolument aucune distinction selon la nature de la chose, ni même de non-
identité. » Sent., I, dist. II, qu. 1, p. 17.
« Quant à une perfection simplement divine qui soit réellement Dieu [...], je dis qu’il n’y a pas plusieurs perfections attributives,
mais il y a seulement, ici, une seule perfection indistincte réellement et en raison, car, à proprement et rigoureusement parler, on ne
doit pas dire qu’elle est en Dieu ou dans l’essence divine, mais qu’elle est de toutes les façons l’essence divine elle-même. » Sent, I, dist.
II, qu. 2, p. 61.
« L’entendement divin est de toutes les façons l’essence divine elle-même et ne s’en distingue pas plus que l’essence ne se distingue
de l’essence. » Ibid., p. 73. Etc.

93. « Il faut d’abord savoir que les saints d’autrefois n’utilisaient pas le vocable “attributs” ; mais ils utilisaient à sa place le mot
“noms”. C’est pourquoi, alors que certains modernes disent que les attributs divins sont distincts, les Anciens et ceux qui vivaient à
l’époque des anciens doctes disaient que les noms divins sont distincts et différents, de sorte qu’ils posaient seulement la distinction
entre les noms, l’unité dans la chose signifiée et la différence dans les signes. [...]
« Et je dis que les attributs divins se distinguent en raison, car les attributs ne sont que des termes prédicables, mentaux, vocaux ou
écrits, capables de signifier Dieu et d’en tenir lieu. » Quod., III, qu. 2, p. 208-209 et 211.

94. « Je dis que l’intellect est réellement Dieu, comme la volonté est réellement Dieu, car, dans ces propositions prises littéralement
[de virtute sermonis], l’intellect et la volonté ne peuvent être qu’en supposition personnelle. » (« L’intellect et la volonté sont des
attributs » n’est pas vrai en supposition personnelle, mais seulement en supposition matérielle ou simple, c’est-à-dire quand « intellect »
et « volonté » sont cités en tant que signes). Sent., I, dist. II, qu. 2, p. 73.
95. Le texte fondateur de la théologie négative chrétienne est l’œuvre attribuée au Pseudo-Denys l’Aréopagite (traduite par Maurice
de Gandillac, Paris, Aubier, 1943), en particulier le traité des Noms divins, ainsi que les commentaires de Maxime de Chrysopolis
(Ambiguorum Liber, en partie reproduit sous forme de scholies avec l’œuvre de Denys dans la Patrologie grecque de Migne, tome IV).

96. « Je dis que naturellement on ne peut avoir de Dieu un tel concept propre, ni avant la composition [des concepts que nous
avons] ni après.
« Je dis que de Dieu on ne peut avoir plusieurs concepts propres et qui puissent se convertir avec lui-même. » Quod., V, qu. 7,
p. 504-505.

97. « Je dis que le voyageur, à partir des données purement naturelles, ne peut avoir de Dieu une connaissance qui soit une
connaissance absolue et non connotative, affirmative et non négative, simple et non composée, propre et non commune, avant toute
composition et division. » Quod., IV, qu. 17, p. 381.

98. « Les attributs concrets comme “sage”, “juste”, etc., sont-ils prédiqués de Dieu et de la créature de façon univoque ? Je réponds
que non : car on ne prédique pas un tel concept concret des deux selon la même définition nominale ; donc pas de façon univoque.
On le prouve : “sage” est prédiqué de la créature selon cette définition : “ayant une sagesse accidentelle”, alors que “sage” ainsi
entendu n’est pas prédiqué de Dieu ; mais de Dieu il est prédiqué selon cette description : “sagesse existante” [...]. Donc “sage” est
prédiqué de façon équivoque de Dieu et de la créature. » Quod., II, qu. 4, p. 123-124.

99. L’ancienne théologie négative, chez Denys l’Aréopagite, culmine en effet dans une théologie superlative. Tout le problème est
de savoir s’il faut l’interpréter comme un discours qui permet un accès à l’essence divine, et en quel sens (la réponse me semble être :
non).

100. « Je dis qu’à l’égard de Dieu, il peut y avoir plusieurs concepts quidditatifs [...]. Cela est manifeste, car tout concept qui tient
lieu premièrement de la quiddité – et non de quelque autre sujet ou autre chose dénommée que cette quiddité – est quidditatif ; or,
dans “Dieu est sagesse”, la sagesse tient lieu de la divinité elle-même, etc. » Sent., I, dist. III, qu. 3, p. 419.

101. « Je dis qu’il suffit que les noms abstraits [“sagesse”, “bonté”, “puissance”, etc., contrairement à “sage”, “bon”, etc.] soient dits
de façon univoque de Dieu et de la créature, bien que les concrets ne le soient pas. » Quod., II, qu. 4, p. 128.

102. « Les attributs ne peuvent être démontrés de Dieu de façon stricte [propter quid : dans une démonstration donnant la raison du
fait]. Car aucun concept quidditatif commun ne peut se démontrer strictement de ce qui est immédiatement contenu sous lui,
puisqu’une telle proposition est immédiate [...] et que, par conséquent, il n’y en a pas d’antérieure à elle. Mais tout concept de ce
genre [tout attribut] est commun à Dieu et aux créatures (démontré ailleurs). Et chacun est un concept quidditatif (démontré ailleurs).
Donc le concept de bonté ou n’importe lequel de ce genre est quidditatif et par conséquent ne peut être démontré de Dieu. [...]
« Première conclusion : rien d’intrinsèque à Dieu ne peut être démontré de l’essence divine de sorte que l’essence divine en soi soit
sujet et que quelque chose qui est réellement l’essence divine soit prédiqué en soi. [...]
« Troisième conclusion : les concepts communs prédicables in quid [de façon absolue] de Dieu et des créatures ne peuvent être
démontrés de l’essence divine en soi a priori. » Prologue, qu. 2, p. 103, 111 et 114.

103. « Seconde conclusion : rien de tel [aucun concept quidditatif] ne peut être démontré d’une Personne, en raison de l’identité
réelle de la Personne et de tout ce qui est prédiqué d’elle... » Ibid., p. 113.

104. « Cinquième conclusion : les concepts connotatifs et négatifs propres à Dieu ne sont pas démontrables a priori de l’essence
divine en soi. Et donc être créateur, tout-puissant, éternel, infini, immortel, etc., ne sont pas démontrables de l’essence divine en soi. »
Ibid., p. 116.

105. Sur l’être comme transcendantal et son univocité indéterminée, cf. Quod., V, qu. 14, p. 536, S.L., I, 38, p. 106 et surtout
Sent., II, III, qu. 10, p. 337-338 (déjà cités). On revient sur cette question dans le § suivant, au sujet de la métaphysique.

106. « Quatrième conclusion : les concepts connotatifs et négatifs communs à Dieu et aux créatures peuvent être démontrés de
l’essence divine [...]. [C’est alors le peu qu’il y a de commun à Dieu et aux créatures qui sert de moyen terme dans la démonstration : ]
Et donc cela est peut-être une démonstration et d’une certaine manière a priori : tout étant est bon, Dieu est un étant, donc Dieu est bon »
(je souligne). Prologue, qu. 2, p. 115.
Mais la faiblesse de cette démonstration est évidente et tient à l’indétermination de l’univocité de l’être lorsqu’il est prédiqué de
Dieu et des étants créés : certes, « à l’égard de toute chose, l’être est commun et univoque dans la même mesure qu’il est univoque à
l’égard de Dieu et des créatures ». Mais « rien n’est pourtant univoque à l’égard de Dieu et des créatures en prenant l’univocité au sens
strict ; car il n’est rien dans les créatures, ni essentiel ni accidentel, qui ait une parfaite ressemblance avec quelque chose qui est
réellement en Dieu ». Sent., I, dist. II, qu. 9, p. 317.

107. C’est la méthode « d’analogie, de causalité et d’élimination » employée par Thomas pour conjurer, en feignant de l’intégrer, la
force négative de la théologie des noms divins de Denys l’Aréopagite. En contrepoint de ces pages, on peut lire les textes déjà cités de
la Somme (Cerf, tome II, p. 85-133).

108. Sur l’analogie analysée en termes d’univocité et d’équivocité : Sent., III, qu. 10, p. 338-341 (un texte important, où Ockham
déclare, entre autres choses, que « Dieu n’est pas plus connu de moi en lui-même ici-bas, fût-ce abstractivement, que le pape, que je
n’ai jamais vu, mais que je connais seulement dans le concept commun d’homme », p. 341).

109. Cf. Prologue, qu. 7, p. 188, l. 10-15.

110. « Contre cette conclusion [selon laquelle la théologie serait science], j’argumente ainsi : [...] tel n’est pas le cas selon le cours
commun, car tout ce qui est connu avec évidence est soit connu par soi, soit reconnu à partir de propositions connues par soi, soit par
expérience au moyen de l’intuition, et cela soit immédiatement, soit médiatement. Mais ces objets de croyance [credibilia] ne sont
connus par aucune de ces voies. Qu’ils ne sont pas connus par soi, c’est manifeste, car alors ils seraient connus aussi des infidèles. Ni
reconnus à partir de propositions connues par soi, car alors n’importe quel infidèle interrogé de façon ordonnée leur donnerait son
assentiment [...]. Ni connus par expérience au moyen de l’intuition, car toute intuition qu’a le fidèle, l’infidèle l’a aussi et donc, etc.
« Selon une opinion, bien que les objets de croyance puissent être connus avec évidence, ils ne peuvent pourtant pas l’être de nous
ici-bas selon la loi commune. Et donc la théologie, telle que nous la pratiquons communément, n’est pas une science proprement dite
à l’égard de ces objets de croyance [...]. Et je juge cette opinion vraie. » Prologue, qu. 7, p. 187-188 et 193.

111. L’argument de Thomas, fondateur de toute sa conception de la théologie (Somme, I, qu. 1, a, Resp.), est, selon Ockham, puéril
et « revient à ne rien dire du tout ». Prologue, qu. 7, p. 199.

112. « Je dis que la théologie, en un sens, inclut la foi infuse. Et selon cette partie, la théologie est une en nombre, car la foi infuse est
une en nombre [cf., aussi, Sent., III, qu. 8]. Mais, en un autre sens, la théologie inclut la foi acquise et certains habitus évidents
concernant tant des propositions que des conséquences et les habitus appréhensifs concernant toute chose, soit complexe, soit
incomplexe ; et en ce sens, elle n’est pas une en nombre. » Suit une confirmation de détail montrant que la foi acquise n’est pas une en
nombre. Prologue, qu. 8, p. 220.

113. « En un sens, on entend par théologie tout habitus simplement théologique, qu’il nous soit nécessaire ici-bas et doive être
explicité ou non. Et en ce sens, je dis que la théologie concerne tous les incomplexes [tous les singuliers] mais non tous les complexes
[les propositions]. » Prologue, qu. 9, p. 273.

114. Prologue, qu. 1, p. 14, l. 3-5.

115. Ockham ne dit pas que la théologie est seulement pratique : elle l’est en partie. Mais, étant donné le peu de consistance et le
peu de succès qu’il reconnaît à une entreprise théologique spéculative, il apparaît que, de son point de vue, c’est sur son versant
pratique – ou éthique – que la théologie garde le plus de chance, ou, si l’on préfère, d’avenir.
« Je dis qu’une certaine partie de la théologie est pratique, car elle concerne nos œuvres, entendant par œuvres tout ce qui est en
notre pouvoir, qu’il s’agisse d’actes ou de résultats des actes [operationes sive operata]. » Prologue, qu. 12, p. 338. Voir, à ce sujet,
l’ensemble de la question.

116. « On peut entendre par théologie l’habitus qui nous est nécessaire ici-bas pour tendre à la vie éternelle [...].
« Quant à la théologie entendue ainsi, je dis que notre théologie ne concerne pas toute chose, ni complexe ni incomplexe. Car nous
avons à peine assez de temps pour ce qui est nécessaire à notre salut et l’homme ne doit donc pas, ici-bas, trop s’enquérir du détail des
autres choses. » Prologue, qu. 9, p. 273-274.

117. Le Symbole des Apôtres, ou le « Credo », qui remonte au moins au VIIe siècle, comprend douze articles de foi. Celui qui
concerne la toute-puissance est le premier : « Credo in Deum patrem omnipotentem... »

118. C’est là une vieille exigence, celle du reservare Deo d’Anselme, à laquelle Ockham répond dans son propre langage.

119. Le point de vue du « divorce » est moderne, propre à l’âge classique de la philosophie ; il est profondément étranger à Ockham.
Quant au point de vue de la « réconciliation », il est dans une certaine mesure celui de Thomas d’Aquin, mais surtout du néo-
thomisme, c’est-à-dire d’une interprétation des relations entre foi et raison qui est elle-même moderne en ce sens.

120. On a souvent minimisé la force négative de la théologie d’Ockham, comme si la fidélité aux articles de foi en tant que tels était
incompatible avec une critique radicale de la théologie comme genre de discours. Voir, par exemple, la page de G. Leff, op. cit.,
p. 381, où il est dit que « pour Ockham, Dieu est toujours Dieu avec les moyens de l’identifier ». Bien que la lecture des textes
d’Ockham qui l’accompagne ne puisse être prise en défaut, chacun des termes de cette conclusion paraît profondément contestable, si
du moins l’interprétation d’ensemble que nous avons proposée ici n’est pas fausse.

121. « Demander quel est le sujet de la métaphysique [...], c’est comme demander qui est le roi du monde ou le roi de toute la
chrétienté ; de même qu’il y a des règnes différents ayant des rois différents et que personne n’est le roi de tout, mais que, parfois, ces
rois peuvent avoir un certain ordre entre eux, si l’un est plus puissant qu’un autre ou plus riche, de même rien n’est le sujet de toute la
métaphysique, mais ses différentes parties ont des sujets différents. » Déjà cité, Prologue, qu. 9, p. 259.

122. Aristote, Métaphysique, E, 1, 1026a 30.


Ockham discute les rapports de la métaphysique et de la théologie dans le Prologue, qu. 1, p. 12-14.

123. « Ainsi, je dis que l’être [ens] est le premier sujet de la métaphysique car il est premier entre tous les sujets par une primauté de
prédication et il n’en demeure pas moins que les différentes parties [de la métaphysique] ont des sujets différents. » Prologue, qu. 9,
p. 258.

124. Sur l’être comme concept commun, cf. (déjà cité) Quod., V, qu. 14, p. 536 et S.L., I, 38, p. 106. Sur son univocité, ibid. et
surtout Sent., II, III, qu. 10, p. 337-338.

125. Sur la critique des modes d’être, cf. (déjà cité) le chapitre de la S.L., I, sur « ens » : 38, p. 107-108.

126. Sur la critique de l’être comme « objet moteur de l’intellect », cf. (déjà cité) Sent., dist. III, qu. 8, p. 533 et 540.

127. Sent., II, qu. 4-8, p. 99-292.

128. Ainsi Duns Scot, qui affirme la primauté de l’être commun comme objet adéquat de l’intellect, mais doit reconnaître la
primauté de fait de la connaissance de « l’espèce dernière ». Pour toute cette discussion, voir notre premier chapitre, « La teneur de
l’unique », § 8 et Ockham, Sent., I, dist. III, qu. 5, p. 443-463.

129. Tout cela résulte seulement du fait que l’être n’est pas un genre et ne se divise donc pas en espèces, comme l’a très bien
montré Moody, op. cit., p. 118-120.

130. « On peut voir maintenant ce qu’il faut dire des conclusions ayant pour termes, non seulement des intentions premières [des
concepts quelconques], mais des intentions secondes [des métaconcepts] : à quelle science doivent-elles revenir ? De ce type sont les
propositions suivantes : “l’animal est un genre”, “l’homme est une espèce”, “rationnel est la différence de l’homme”, “le blanc est un
accident du corps”, etc. » Ce sont là précisément des définitions que revendique la métaphysique, comme le montre la suite. S.L., III,
II, 22, p. 542.

131. « Il faut donc dire que de telles propositions, soit reviennent à la métaphysique, qui considère autant les intentions premières
que les intentions secondes et qui use doublement de la logique : selon que la logique est le moyen de connaître, mais aussi de recevoir
les propositions considérées en logique... » Ibid., p. 543.

132. « [Mais] il est impossible de connaître cette proposition : “rationnel est la différence de l’homme” si l’on ne sait que l’âme
intellective est une partie de l’homme et si l’on ne sait par conséquent que l’homme est composé d’une âme intellective et d’autre
chose. [...] Et par conséquent, on ne peut connaître une telle proposition si l’on ne connaît parfaitement la nature de l’homme.
« Si de telles propositions revenaient par elles-mêmes à la logique, il suivrait que le logicien ne peut connaître parfaitement la
logique s’il ne connaît la nature de toute chose, et même s’il ne connaît toutes les conclusions et tous les principes de toutes les
sciences [...]. » Ibid., p. 542-543.

133. Voici la conclusion du raisonnement d’Ockham : « Il faut donc dire que de telles propositions, soit reviennent à la
métaphysique [...] qui use doublement de la logique [...], soit reviennent à une science particulière, de sorte que certaines reviennent à
telle science, d’autres à telle autre et qu’elles sont d’une certaine manière subordonnées tant à la logique qu’aux autres sciences
particulières (lesquelles ne sont pourtant pas traitées par les philosophes dans des exposés séparés) ; mais sans aucune difficulté,
lorsqu’on connaît la logique et les autres sciences, de telles propositions sont connues. Ainsi, lorsqu’on connaît la logique et que l’on
connaît parfaitement la nature de l’homme, alors immédiatement l’on sait, par la référence des mots [supposita significatione vocabulorum]
si “rationnel” est la différence de l’homme ou non. Et il en va de même de toutes les propositions [“métaphysiques”] semblables ;
c’est pourquoi il n’est pas très nécessaire de faire à leur sujet des exposés distincts. » Ibid., p. 543.

134. Cette thèse n’est pas très éloignée des thèses du Cercle de Vienne sur la métaphysique.

135. Par exemple : « Un habitus qui est un seul à l’égard des prémisses et à l’égard de la conclusion est sagesse. Mais c’est tout autant
l’intelligence et la science, car elle se rapporte aux mêmes choses qu’elles. Et ainsi, la sagesse ne se rapporte pas à une vérité mais à de
nombreuses vérités... » (Ockham cite, un peu plus loin, Aristote, Métaphysique, I, 1 et Éthique à Nicomaque, VI, 7). Prologue, qu. 8,
p. 222.

136. Cette science [la logique], traite principalement de la connaissance des concepts et des intentions fabriquées par l’âme
intérieurement, tels que les syllogismes, les propositions, les termes, etc. [...]. Ses utilités sont nombreuses et en particulier elle permet
de juger facilement du vrai et du faux quant aux propositions obtenues par des propositions connues par soi... » Prologue à Préd., cité
par Moody, op. cit., p. 32-33.
« La logique [...] est vraiment pratique et non spéculative, car elle dirige notre pensée dans ses opérations qui sont en son pouvoir au
moyen de la volonté ; ainsi dirige-t-elle notre pensée pour syllogiser, discourir, etc. » Ockham précise encore que la logique n’est pas
pratique au sens éthique (elle n’est pas « dictative »), mais qu’elle montre seulement comment s’y prendre pour faire ce que nous voulons
faire (elle est « ostensive »). Prologue, qu. 11, p. 316-317.

137. Rappelons que ces deux grands instruments philosophiques – l’invocation d’une puissance absolue séparatrice et le principe
d’économie de la pensée (le « rasoir ») – furent placés en tête du premier traité ockhamiste connu, longtemps attribué à Ockham, le
Tractatus de Principiis Theologiae (édition de Baudry, op. cit.).

138. « La logique est l’instrument le plus efficace de tous les arts, sans lequel aucune science ne peut être parfaitement connue, qui
ne s’use pas par un emploi répété à la manière des instruments matériels, mais reçoit un accroissement continu par l’exercice appliqué
de n’importe quelle autre science. De même en effet que l’artisan, manquant d’une connaissance parfaite de son instrument, en reçoit
une plus grande à l’employer, de même celui qui est rompu aux principes solides de la logique, lorsqu’il se consacre à d’autres sciences,
acquiert immédiatement et en même temps une plus grande compétence dans cet art. C’est pourquoi, selon moi, le dicton commun
“l’art logique est un art instable” ne trouve reconnaissance que chez ceux qui négligent l’étude de la sagesse. » S.L., prologue, p. 6.
C’est le premier texte que nous avions cité au début de cet essai. Cette définition vaut aussi bien pour l’« étude (ou le soin) de la
sagesse », c’est-à-dire la philosophie.
CHOIX BIBLIOGRAPHIQUE

GUILLAUME D’OCKHAM

– dans le cadre des Opera Philosophica et Theologica de l’Institut franciscain Saint Bonaventure de New
York :

Ordinatio sive Scriptum in librum primum Sententiarum (G. Gál, S. Brown, G.I. Etzkorn, F.E. Kelley,
quatre vol., 1967, 1970, 1977 et 1979).
Reportatio sive Quaestiones in secundum et tertium librum Sententiarum (G. Gál, G.I. Etzkorn, F.E. Kelley,
R. Wood, deux vol., 1981 et 1982).
Expositio in librum Porphyrii de Praedicabilibus (E.A. Moody, 1978).
Expositio in librum Praedicamentorum Aristotelis (G. Gál, 1978).
Expositio in librum Perihermenias Aristotelis (S. Brown, A. Gambatese, 1978).
Expositio super libros Elenchorum (F. del Punta, 1979).
Summa Logicae (P. Boehner, G. Gál, S. Brown, 1974).
Quodlibeta Septem (J.C. Wey, 1980).

– autres :

Expositio super VIII libros Physicorum Aristotelis, prologue publié en bilingue par P. Boehner, puis R.
Imbach, voir infra.
Quaestiones in libros Physicorum, en partie publié par F. Corvino, Rivista critica di Storia della Filosofia,
10-13, 1955-1958.
Summulae in libros Physicorum, pas encore d’édition moderne, Rome, 1637 et Londres, 1963.
De Sacramento Altaris, édité par T.B. Birch, Burlington, Iowa, 1937.
Compendium Logicae, édité par E. Buytaert, Franciscan Studies, 24, 1964.
Elementarium Logicae, édité par E. Buytaert, Franciscan Studies, 25, 1965.
Opera Politica, édités par H.S. Offler, trois vol., Manchester, 1974.

– en traduction :

Philosophical Writings, édités en bilingue par P. Boehner, Édimbourg et Londres, 1958.
Commentaire sur le livre des Prédicables de Porphyre, traduction de R. Galibois, avec une étude de L.
Valcke, Sherbrooke, 1978.
Texte zur Theorie der Erkenntnis und der Wissenschaft, édités en bilingue par R. Imbach, Stuttgart,
1984.

LIVRES

N. Abbagnano, Guglielmo di Ockham, Lanciano, 1931.
M. Adams, William Ockham, Notre-Dame, 1987.
T. de Andrès, El Nominalismo de Guillermo de Ockham como Filosofía del Lenguaje, Madrid, 1969.
L. Baudry, Lexique philosophique de Guillaume d’Ockham, Paris, 1958.
– Le Tractatus de Principiis Theologiae, Paris, 1936.
– Guillaume d’Occam. Sa vie, ses œuvres, ses idées sociales et politiques, Paris, 1948.
C. Bérubé, La Connaissance de l’Individuel au Moyen Âge, Paris et Montréal, 1964.
P. Boehner, Collected Articles on Ockham, New York et Louvain, 1958.
– Medieval Logic, Manchester, 1952.
G. Cannizzo, Notitia Intuitiva, Palerme, 1986.
A. Coccia, Ockham. Filosofia, teologia, politica, Palerme, 1966.
S.J. Day, Intuitive Cognition, a Key to the Significance of the Later Scholastics, New York et Louvain,
1947.
P. Duhem, Études sur Léonard de Vinci, II et III, Paris, 1955.
– Le Système du Monde, VII, Paris, 1958.
O. Fuchs, The Psychology of Habit according to William Ockham, New York et Louvain, 1952.
A. Ghisalberti, Guglielmo di Ockham, Milan, 1972.
A. Goddu, The Physics of William of Ockham, Leyde et Cologne, 1984.
R. Guelluy, Philosophie et Théologie chez Guillaume d’Ockham, Louvain, 1947.
E. Hochstetter, Studien zur Metaphysik und Erkenntnislehre Wilhelms von Ockham, Berlin et Leipzig,
1927.
J. Largeault, Enquête sur le Nominalisme, Paris, 1971.
G. Leff, William of Ockham. The Metamorphosis of Scholastic Discourse, Manchester, 1975.
A. Maier, Studien zur Naturphilosophie der Spätscholastik, I-V, Rome, 1949-1956.
A. Maierù, Terminologia Logica della Tarda Scolastica, Rome, 1972.
G. Martin, Wilhelm von Ockham, Berlin, 1949.
K. Michalski, Philosophie au XIVe siècle, Francfort, 1969.
E.A. Moody, The Logic of William of Ockham, Londres, 1935.
S. Moser, Grundbegriffe der Naturphilosophie bei Wilhelm von Ockham, Innsbruck, 1932.
R. Paqué, Le Statut parisien des Nominalistes, traduction d’E. Martineau, Paris, 1985.
A. Siclari, Occam. Il Problema della Scienza, Padoue, 1969.
H. Shapiro, Motion, Time and Place according to William Ockham, New York et Louvain, 1957.
C. Vasoli, Guglielmo Occam, Florence, 1953.
P. Vignaux, Nominalisme au XIVe siècle, Paris et Montréal, 1948.
– Philosophie au Moyen Âge, Albeuve, 1987.

ARTICLES

M. Adams, « Intuitive cognition, certainty and skepticism in William of Ockham », Traditio, 26,
1970.
– « Ockham’s theory of natural signification », The Monist, 61, 1978.
– « Ockham’s nominalism and unreal entities », The Philosophical Review, 86, 1977.
L. Baudry, « À propos de la théorie occamiste de la relation », Archives d’Histoire doctrinale et littéraire
du Moyen Âge, 9, 1934.
– « Guillaume d’Ockham, critique des preuves scotistes sur l’unicité de Dieu », Archives..., 20,
1953.
– « Les rapports de la raison et de la foi selon Guillaume d’Occam », Archives..., 29, 1962.
J.P. Beckman, « Das Subjekt/Prädikat-Schema und die Frage nach der Möglichkeit von Metaphysik
bei Wilhelm von Ockham », Franziskanische Studien, 59, 1977.
G. Bergmann, « Some remarks on the ontology of Ockham », The Philosophical Review, 63, 1954.
J. Biard, « L’unité du monde selon Ockham », Vivarium, 22, 1984.
C.K. Brampton, « The probable order of Ockham’s non-polemical works », Traditio, 19, 1963.
– « Ockham and his authorship of the Summulae Physicorum », Isis, 1964.
C.D. Burns, « Ockham’s razor », Mind, oct. 1915.
– « William of Occam on universals », Proc. of the Aristotelian Society, 14, 1914.
J. Corcoran & J. Swiniarski, « Logical structures of Ockham’s theory of supposition », Franciscan
Studies, 38, 1978.
W.J. Courtenay, « Nominalism and the late medieval thought », Theological Studies, 33, 1972.
P. Doncœur, « La théorie de la matière et de la forme chez Guillaume Occam », Revue des Sciences
philosophiques et théologiques, 1921.
– « La relation chez Occam », Revue Néoscolastique, mai 1921.
P. Duhem, « Le temps et le mouvement selon les scolastiques », Revue de Philosophie, 14, 1914.
G. Gál, « Gualteri de Chatton et Guillelmi de Ockham controversia de natura conceptus
universalis », Franciscan Studies, 27, 1967.
M. de Gandillac, « Occam et la “via moderna” », in Histoire de l’Église, XIII, 1951.
A. Ghisalberti, « L’intuizione in Ockham », Rivista di Filosofia neo-scolastica, 70, 1978.
T. Gregory, « Dio ingannatore e genio maligno », Giornale critico della Storia della Filosofia, 53, 1974.
E. Hochstetter, « Nominalismus », Franciscan Studies, 9, 1949.
J. Jolivet, « Abélard et Ockham, lecteurs de Porphyre », in Aspects de la Pensée Médiévale : Abélard.
Doctrines du langage, Paris, 1987.
F. Kelley, « Some observations on the Fictum theory in Ockham and its relation to Hervaeus
Natalis », Franciscan Studies, 38, 1978.
H.A. Klocker, « Ockham and the cognoscibility of God », The Modern Schoolman, 35, 1957-1958.
J. Lindsay, « The logic and metaphysics of Occam », The Monist, 30, 1920.
G. Martin, « Ist Occams Relationstheorie Nominalismus ? », Franziskanische Studien, 32, 1950.
G.B. Matthews, « Ockham’s supposition theory and modern logic », The Philosophical Review, 73,
1964.
J. Miethke, « Ockhams Summulae Physicorum », Archivum Franciscanum Historicum, 60, 1967.
C. Panaccio, « Guillaume d’Occam : signification et supposition », in L’Archéologie du Signe, éd. E.
Vance, Toronto, 1980.
G. Priest & S. Read, « Merely confused supposition : A theoretical advance or a mere confusion ? »,
Franciscan Studies, 40, 1980.
J. Salamucha, « Die Aussagenlogik bei Wilhelm von Ockham », Franziskanische Studien, 32, 1950.
A. Tabarroni, « Segno mentale e teoria della rappresentazione in Ockham », Versus, 38-39, 1984.
K. Tachau, « The problem of the “species in medio” at Oxford in the generation after Ockham »,
Medieval Studies, 44, 1982.
– « The response to Ockham’s and Aureol’s epistemology (1320-1340) », in English Logic in Italy in
the 14th and 15th Centuries, éd. A. Maierù, Naples, 1982.
W.M. Thornburn, « Occam’s razor » et « The myth of Occam’s razor », Mind, 1915 et 1918.
P. Vignaux, « Nominalisme » et « Occam » (avec E. Amann), in Dictionnaire de Théologie catholique,
XI, Paris, 1931.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

Avant-propos... 7

I. L’ÉTANT SINGULIER... 13

Singulier, série, signe... 15
Définitions logiques du singulier. Unité numérique, le singulier s’oppose à la série. La
constitution d’une série s’accompagne de l’institution d’un signe. L’étant singulier est un non-signe.
Le signe singulier est un nom propre. Deux exigences : ne pas confondre le singulier et la série, le
signe et la chose.

L’ontologie dans un nouveau cadastre... 29
Il faut détruire l’ontologie réaliste traditionnelle et promouvoir une nouvelle sémiologie. § 1.
Brève histoire d’une longue tradition : l’ontologie réaliste (33). § 2. L’universel n’est pas une
substance (39). § 3. Critique du réalisme grossier : l’universel n’est pas une chose réellement
distincte du singulier (43). § 4. Critique du réalisme subtil : l’universel n’est pas une chose
« formellement » distincte du singulier (47). § 5. Critique des réalismes timides : l’universel n’est
d’aucune manière hors de l’esprit (53). § 6. Deux conclusions. C’est comme le signe d’une série que
l’universel doit être repensé dans son origine, sa nature et sa fonction : pour une nouvelle
sémiologie. L’ontologie a pour seul objet la singularité ; mais elle reste en suspens (57).

La teneur de l’unique... 66
Ce que veut dire être une substance. § 7. Le singulier est une essence. L’essence ne se distingue ni
de la chose ni de l’existence (67). § 8. Comme essence, le singulier n’est pas ineffable, mais le
premier intelligible selon le temps et la causalité, intuitivement intelligible et premier en perfection
(74). § 9. Forme et matière sont les principes d’engendrement naturel du singulier, en tant que
parties singulières, sans puissance ni privation. La technique, elle, est un pur montage matériel. La
matière a des propriétés positives (88). § 10. Le singulier est sujet de ses propriétés et accidents. Le
problème des accidents inséparables est insoluble. L’ontologie rencontre sa limite au cœur du
singulier (98).

La puissance de séparation... 106
§ 11. Il y a une puissance absolue, qui absolutise l’identité à soi du singulier : solution de l’aporie
ontologique (106). § 12. Elle sépare en droit les singuliers, chacun étant créable de nihilo et
annihilable (109). § 13. Même pour les connaître, Dieu se rapporte aux singuliers sans médiation,
non par des modèles généraux, mais par des idées pratiques singulières en nombre infini. Le
singulier est l’idée de lui-même (114). § 14. Le monde est contingent, sans harmonie des possibles ;
ouvert comme une simple collection, il pourrait être meilleur ; il peut y avoir plusieurs mondes
(126). § 15. Conclusion : l’onto-théologie d’Ockham. Une interprétation heidéggerienne et une
esquisse d’interprétation non réactive (134).

II. L’EXPÉRIENCE COMME MISE EN SÉRIE... 147

La théorie de l’expérience doit être la description d’une genèse, une phénoménologie.

Le paradoxe de l’intuition... 152
§ 16. Descente jusqu’à l’expérience intuitive selon l’ordre des conditions (152). § 17. L’intuition a
le même objet que l’abstraction, mais le donne comme existant ou non existant (156). § 18.
L’intuition est l’évidence des conditions d’existence, dans la sensation, l’intuition intellectuelle et
celle des actes internes ; elle est la source de toute connaissance empirique (161). § 19. Il peut y avoir
intuition d’un non-existant, en vertu de la puissance divine absolue et de l’indépendance, en droit,
de l’acte et de l’objet. Une interprétation en termes d’hallucination et de psychose. Le sens du
paradoxe : l’écart originaire de l’expérience et l’existence comme simple paramètre (169).

Le temps d’abstraire... 186
§ 20. Il y a une évidence du passé en tant que passé. Le temps vécu se constitue à partir d’une
séquence intuition-abstraction irréversible (187). § 21. L’intuition ne suffit pas à produire
l’abstraction : il y a une abstraction originaire. Le sens de l’irréversible : le temps est un fait pur (190).
§ 22. Description : la mémoire sensible, l’imagination (son objet n’est pas une image), la mémoire
intellectuelle (197). § 23. La genèse du concept comme mise en série, interprétée à l’aide
d’exemples. Les séries d’actes internes précèdent la visée de séries d’objets externes (205).

Contre la représentation... 215
La théorie de la représentation est l’ennemi d’une pensée sémiotique du concept. § 24. Une
théorie de la représentation, dans son ambiguïté ontologique et son ambition totalisante (Pierre
Auriol), et sa critique par Ockham : rôle limité de la représentation et critique parallèle des
« espèces » (216). § 25. Le concept n’est pas une représentation (un problème philologique : la
critique du fictum). La représentation est ici inutile et impensable. Le concept est un signe, la
référence y est première (226). § 26. Le concept est un acte d’intellection ; cette intellection est une
référence. Il est réel dans l’esprit comme une qualité. Il est un signe, naturel en ceci qu’il est produit
dans l’expérience. La représentation y est soit secondaire, soit résiduelle (239). § 27. Trois
conclusions. Les séries dans l’expérience sont atonales. Il y a un primat de l’intuition du singulier. Il
y a un second primat empirique de la signification comme rapport à des multiplicités (253).

III. DU BON USAGE DES SIGNES... 263

La référence aux singuliers est un phénomène irréductible ; la sémiologie qui la décrit doit aussi
avoir un sens normatif.

Le jeu de la référence (I. La référence)... 265
§ 28. La référence peut être décrite à partir des noms propres et selon une analogie avec la déixis
(266). § 29. Les signes écrits ne signifient pas les paroles, les mots ne signifient pas les concepts : ils
se recouvrent dans la référence (274). § 30. Ce recouvrement est incomplet : il y a de la pure
convention dans l’organisation du langage, de l’arbitraire et de la redondance. Mais tout sens se
réduit à la référence aux singuliers (282).

Le jeu de la référence (II. Les jeux)... 299
§ 31. Tenir lieu : la théorie de la « supposition » comme accomplissement de la référence ou
citation. Critique du langage de la métaphysique et de la prétendue « sui-référentialité » (299). § 32.
Les métalangages (concepts de concepts, noms de mots) et leurs relations. Critique du métalangage
de la métaphysique (314). § 33. Jeux au sein même de la référence : référence absolue, impropriété,
équivocité et même connotation se réduisent à une forme de référence (324). § 34. Exemples : les
catégories et le problème de la relation, les prédicables, les transcendantaux et le jeu référentiel de
« l’être » (son univocité est indéterminée) (337). § 35. Conclusion : une conjuration du sens (355).

L’enchaînement des phrases vraies... 362
§ 36. La vérité au sens nominaliste est une référence conjointe propre à une proposition (362).
§ 37. La base empirique des propositions singulières, contingentes, assertoriques concernant le
présent et des définitions extrinsèques est l’intuition du singulier (366). § 38. La base empirique des
définitions universelles nécessaires n’est pas dans l’induction, mais dans une intuition d’essence
singulière. Les propositions causales sont nécessaires et a posteriori. L’intuition est donc le fondement
de toute vérité (381). § 39. Un syllogisme ne sert à rien s’il ne fait connaître l’ordre entre un fait et sa
raison. Conclusion : la connaissance est une expérience signifiée dans une référence conjointe, son
évidence lui vient de l’intuition (391).

Critique des genres de discours... 402
§ 40. Précarité de l’unité, concurrence des ordres, enchevêtrements dans les genres de discours,
qui ne sont des sciences que s’ils se fondent sur l’intuition (402). § 41. La physique est l’avenir de
l’ontologie et de la connaissance proprement dite. Réduction de ses concepts fondamentaux au
singulier, des quatre causes d’Aristote et de la pyramide des causes (412). § 42. La psychologie. Il n’y
a pas de connaissance de l’essence de l’âme. Critique de la distinction des facultés. La connaissance
des actes internes n’est qu’une expérience de l’existence pure (421). § 43. La théologie doit être
négative. Nous n’avons pas d’intuition de Dieu. Les preuves de son existence ne valent pas. Les
noms de Dieu ne font pas connaître son essence. La théologie n’est pas une science (429). § 44. La
métaphysique est un fantôme. Son objet, l’être en tant qu’être, est inconsistant. Il n’y a pas de science
de l’être. La métaphysique n’est que de la logique et des sciences particulières (454). § 45. La
philosophie (463).

Choix bibliographique... 475
Cette édition électronique du livre Guillaume d'Ockham. Le singulier de Pierre Alféri a été réalisée le 09 avril 2015 par les Éditions de
Minuit à partir de l'édition papier du même ouvrage dans la collection « Philosophie »
(ISBN 9782707312006, n° d'édition 5791, n° d'imprimeur 1500258, dépôt légal mars 2015).

Le format ePub a été préparé par Isako.
www.isako.com

ISBN 9782707332592

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