MASTER 2014
Séminaire Politiques de la littérature,
étude de La vie et demie de Sony Labou Tansi.
La vie et demie de Sony Labou Tansi est une lecture marquante. C’est un objet
littéraire qui déconcerte, qui désarçonne et dont on sort avec l’impression d’y avoir été
impliqué à l’insu de son plein gré. On est saisi de prime abord par la violence ostentatoire qui
baigne le roman. Le sang coule à flots, il inonde les sols et la mort se fait massacre. Le
dépeçage devient spectacle et festin ; et pourtant, l’humour nous prend à dépourvu. Il survient
là où l’on ne l’attend pas dans le récit ou dans la langue et fait basculer la fable du politique
dans l’absurde.
On ne peut qu’être frappé par l’ampleur de la temporalité d’un si court roman : histoire de
commencements recommencés, celle de la descendance de Martial qui s’étend sur des
générations. L’écrivain revendique La vie et demie comme une réécriture de Cent ans de
Solitude de l’auteur colombien Garcia Marquez, père du réalisme magique et en qui Sony
Labou Tansi voyait un frère d’écriture.
Le lecteur se sent sollicité par le récit et celui-ci le prend au dépourvu en déjouant son horizon
d’attente. Il remet en cause non seulement la catégorie du genre en se réclamant de l’étiquette
du roman, le genre sans genre, mais en revendiquant aussi le statut de fable. Ainsi sur la page
titre, on peut lire sous La vie et demie la mention « roman » et trois pages plus tard dans son
« Avertissement » l’écrivain déclare : « La vie et demie devient cette fable qui voit demain
avec des yeux d’aujourd’hui. »1. Mais c’est aussi dans la langue que l’écrivain nous saisit et
nous donne à faire l’expérience de l’étrangeté de notre propre langue.
La vie et demie a été un immense succès dés sa parution en 1979 et établi Sony Labou Tansi
comme un auteur francophone d’envergure internationale. Cependant, né en 1947, au Congo
belge, il n’appartient pas la génération des écrivains noirs qui partaient à Paris explorer la
métropole dans les années 70. L’histoire de Sony Labou Tansi s’inscrit entre les deux rives du
fleuve Congo. Il faut aussi souligner que si c’est un roman qui lui a valu un succès
international, il est avant tout dramaturge. Cette place importante qu’occupe le théâtre dans
1
La vie et demie, Sony Labou Tansi, Seuil, Paris, 1979, p10.
son œuvre est significative d’une certaine vision du monde qui transparaît dans ses textes en
prose.
Si beaucoup ont célébré le souffle de nouveauté que son écriture a apporté au roman africain,
il n’a pas échappé aux analyses réductrices d’une lecture préjugeant de la mission
contestataire de l’écrivain noir. Plus qu’une simple satire politique, La vie et demie est un lieu
d’où s’élève une revendication pour un droit à l’imagination et à la fiction.
En effet, l’écrivain a toujours déploré que l’on ne voit en La vie et demie qu’une satire
de la dictature militaire réduisant ainsi le roman a un effet d’un contexte historique. Pourtant
dans son « Avertissement » il prend soin de prévenir son lecteur :
« Le jour où il me sera donnée l’occasion de parler d’un quelconque aujourd’hui, je ne passerai pas par
mille chemins, en tout cas pas par un chemin aussi tortueux que la fable. »2
Sony Labou Tansi part d’un constat d’échec du politique. Il parle de la disparition annoncée
du Tiers Monde et tout particulièrement de l’Afrique. On peut associer cet étiolement avec la
difficulté persistante, pour ne pas dire l’impossibilité, pour le Sud de faire entendre sa voix au
Nord, échanges que l’écrivain congolais décrit comme un dialogue Nord-Sourds. S’ils ne
peuvent faire partie de l’échange alors ils sont hors du politique et invisibles. Cette frustration
de parole est due à l’imposition de la langue du colon et la corruption des savoirs en doxa. Il
n’y a pas de retour en arrière possible.
« Au fond la terre n’est plus ronde, elle ne le sera jamais plus. »3
Aucune place n’est laissée à une nostalgie des temps de la colonisation, mais aucun avenir ne
semble se profiler d’autre que celui de la disparition qu’entraînera la succession destructrice
des dictateurs. La situation politique est dans l’impasse et c’est précisément quand elle cesse
d’être ce que l’on croit qu’elle est, qu’advient la possibilité de ressaisir la parole lorsqu’elle
préexiste au politique et la réinvestir de sens par l’écriture.
Dès lors, le politique n’est que la fabrique de l’absurde et l’esthétique de la modernité devient
celle de la décomposition et de la boucherie. Tout n’est que viande en morceaux dans ce
2
op.cit. p10
3
op.cit p10
roman. En effet, l’exagération qui caractérise le traitement de la mort et de son caractère
violent fait basculer le texte au-delà de l’horreur. Toute la première partie est consacrée à la
mort à répétition de Martial sous les coups toujours plus forts du Guide Providentiel. A la
fourchette, au couteau, au pistolet, au champagne, à main nue, la multiplication des façons de
tuer que déploie le Guide Providentiel et sa chute finale alors qu’il s’accroche à une touffe de
cheveux permettent un affranchissement total du sérieux de la vie.
Par la multiplication des gestes fatals qui ne le sont plus, la mort est démystifiée et elle perd
son statut d’effacement physique de l’individu. En effet, Martial, malgré que son corps soit
réduit en bouillie et même ingéré par sa famille, ne disparaît pas. Bien que mort, il reste un
interlocuteur des vivants. La mort devient le prolongement de sa vie et même une étape
essentielle dans le destin la vie, peut être cette demi-mesure supplémentaire dont parle le titre.
D’ailleurs, le peuple des Pygmées qui s’inscrit a contrario de la figure du pouvoir, n’enterrent
que les méchants, les « bons, ils les gardent. »
C’est à travers les arbres qu’une connexion peut être établie avec les morts et c’est d’ailleurs
le monde forêt qui s’oppose à celui du politique. Celui-ci est tout sauf absurde, une véritable
parole l’habite et la légende et le fantastique peuvent y advenir. Cependant, les pygmées ne
représentent pas un idéal d’un homme proche de la nature mais celui d’une communauté
vivant au milieu d’un espace de parole vivante. La forêt est le lieu idéal par rapport à la ville,
lieu du pouvoir car il offre la possibilité d’une création dans le langage.
Les générations de dictateurs sont caractérisées par leur débauche de nourriture, d’alcool et de
femmes. Comme nous le dit le personnage du docteur Tchi, la corruption offre la vie des
« VVVF », villas, voitures, vins, femmes. Le rituel du repas, moment à la temporalité dilatée,
est ponctué d’entrevues de prisonniers. L’acte de se restaurer et celui de tuer sont intimement
connectés. Non seulement, car le Guide providentiel alterne un moment de repas avec un
instant de torture, mais aussi car les instruments utilisés pour tuer sont des fourchettes et des
couteaux de cuisine. De plus, les corps sont cuisinés et consommés par d’autres prisonniers.
Ces viandes qui sont ingérées tout au long du roman donnent lieu à des scènes de banquets,
des festins aux réminiscences bibliques.
Le corps de l’homme est renvoyé à son image la plus misérable. Martial ne redevient Martial
que lorsque que son corps de « loque-père » finit par se désintégrer en une bouillie sanglante.
Le corps nous est offert comme démembré, disloqué. Dans le monde du Guide Providentiel,
tuer est une valeur. L’échange entre lui et Martial qui traverse la première partie renvoie dos à
dos les deux dictateurs. La phrase de résistance de Martial « Je ne veux pas mourir cette mort
là. » disparait progressivement du texte, s’effaçant au profit de l’expression « la phrase »
comme si le sens avec quitté l’expression. Une phrase dont on ne se souvient plus vraiment le
sens. Un dictateur est avant autoproclamé or ici la parole du Guide qui doit l’asseoir en tant
que chef se heurte à une parole qui le renvoie à sa propre illégitimité et son impuissance dont
le volet sexuel n’est qu’une facette. Le lexique politique devient l’illustration du non-sens du
progrès et de la modernité.
Le traitement du discours religieux fait écho à cette vacuité du discours du politique. La
rhétorique mystique est régie par le paradigme du désirant et de la sexualité. Le vocabulaire
liturgique est détourné en expressions sacrilèges. Son sens est pervertit par contigüité ou par
saturation. Le religieux est vidé de sa substance et rempli de signification érotique. Le bon
docteur finit par devenir fou à cause de la beauté du corps de Chaïdana et de la tentation qu’il
représente. Le renvoi au discours religieux est clairement présent dans le texte mais il ne le
connote pas, c’est-à-dire qu’il ne le nimbe pas d’une aura sacrée ou mystique bien au
contraire. La sexualité n’acquiert pas une aura de mysticisme mais le mysticisme s’imprègne
d’érotisme. Celui-ci ruine le statut du discours religieux qui devient singeries et pantomimes.
La poétique de la Vie et demie est articulée sur des codes sociaux mais elle atteint le pouvoir
dans sa sémiotique et elle vise une autonomie discursive. Lorsque le texte en vient à la
communauté des Pygmées, le discours assumé par le narrateur omniscient parodie celui des
discours anthropologiques. En effet, les Pygmées ont toujours été considérés par les
anthropologues comme des êtres différents, primitifs et un peu monstrueux. Ce sont ces
discours qui ont contribué à la légitimation d’une supériorité occidentale. Un cliché en
appelant un autre on se demande si la traditionnelle rouerie des griots africains est vraiment
du côté que l’on croit.
La fable du politique est circonscrite dans le récit de Chaïdana, fille de Martial, qui raconte
sans relâche son histoire pour ne pas disparaître elle-aussi. Elle devient un dédoublement du
narrateur qui lui cède la parole. Lorsque, le Guide veut leur faire manger les restes cuisinés de
leur loque-père, le loque-frère puis la loque-mère puis la loque-sœur refusent et sont tués par
le Guide. Chaïdana garde le silence et la vie mais elle doit manger tous les corps.
Logiquement, son récit s’organise pour permettre de sortir de cette fable absurde qui se répète
comme un mécanisme enrayé.
Dans la première partie du roman, Chaïdana est maîtresse du récit. Sa fable cruelle
qu’elle ressasse telle Shérazade pour échapper à la disparition, et comme dans les Milles et
une nuits, le récit peut permettre de sortir d’une impasse politique. Le chemin tortueux de la
fable dont parle Sony Labou Tansi dans son avertissement au lecteur, est celui du mouvement
répétitif et mécanique qu’engendre le chronotope de la Fable. Il induit une configuration
narrative dans laquelle les péripéties ne sont pas des étapes mais des variations. La fable
illustre le rôle de la parole comme condition de poéticité du politique, en cela qu’elle révèle
l’absurde de sonlangage qui contamine et cannibalise la langue. Ce récit de veille à pour
fonction de déplacer le sujet du politique dans une double mise abime du récit.
Si Chaïdana peut enfin sortir du silence c’est avant tout grâce aux auspices sous lesquelles
l’auteur place sa parole. L’endroit d’où elle parle est de l’intérieur du récit. En effet, l’incipit
de La vie et demie a des résonnances de commencements mythologiques.
« Mais le temps. Le temps est par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout. Complètement par terre. »4
Si le geste inaugural de l’écrivain se traduit par l’allusion au mythe de Chronos, principe du
monde, c’est parce il est ici question de fondation. Ils font coïncider l’espace et la parole et
deviennent un lieu de visibilité de celle-ci dans le sensible et sont une condition préalable du
politique. Pareillement, la matérialité de l’écriture associée à une tâche persistante lui donne
une substance. Elle devient lieu.
Lorsque Chaïdana s’échappe enfin du Palais aidée par le docteur et se réfugie à l’Hôtel de la
vie et demie, où les baux ont des durées surréalistes font penser à des concessions de
cimetières et où la mort est d’ailleurs omniprésente. L’hôtel finit soufflé par une bombe après
le départ de Chaïdana. Celle-ci, tant qu’elle reste dans ville, se lance dans une croisade
vengeresse. En utilisant son corps magnifique, elle devient la maîtresse ou l’épouse
d’hommes de pouvoirs, semant la mort au champagne et au sexe jusqu’au Guide Suprême.
S’il ne la reconnaît, elle n’en est pas moins revenue à son point de départ. Malgré les
avertissements de son père écrits dans sa chair, elle persiste dans sa vengeance mais celle-ci
est finalement, littéralement, stérile.
Le personnage de Chaïdana est absolument central dans l’économie du roman. Elle est une et
multiple. La fille de Martial ne vieillit pas et on retrouve au fil du roman plusieurs variations
de ce personnage qui se succèdent au fil de sa descendance. Toutes les femmes de sa lignée
sont des Chaïdana. C’est lors de la seconde partie du roman, lorsque Chaïdana s’est installée
parmi les Pygmées, hors de la ville, à la lisière de la forêt, qu’elle peut se retirer dans sa
bibliothèque puis devenir elle-même un lieu (celui du concile de Trente). Cette métamorphose
4
op.cit. p11
est à rapprocher du rôle de la forêt comme espace du romanesque, Chaïdana étant un principe
structurant du récit. Principe aussi du Darmélia avec ses multiples fils. Tous prénommés Jean,
allusion à peine voilée aux Jacques de la révolution française, ils ont des attributs ou
qualificatifs qui les distinguent et qui parodient les titres des rois de France. Le rapprochement
de deux références qui s’opposent dans notre imaginaire pointe vers la véritable nature de
l’Etat du Darmélia qui reste avant tout un espace de fiction.
Son nom a d’ailleurs des sonorités familières et ne peut que rappeler La dame aux Camélias,
roman d’Alexandre Dumas fils, car ce qui préoccupe avant tout Labou Tansi, c’est de brandir
l’invention contre la disparition. Dans l’avertissement, l’auteur nous dit parler « du dehors »5.
C'est-à-dire hors du cadre politique ; la situation d’énonciation est ancrée dans le récit. Le je
s’affirme depuis le lieu qui est dans la littérature. Ce lieu est totalement indépendant d’un
quelconque « aujourd’hui politique ». La parole est ressaisie dans un espace dont elle est elle-
même le principe. Elle devient le lieu de sa propre politique et se situe au-delà du politique et
de ce fait devient le lieu d’une nouvelle politique.
Ce lieu est « un poste de peur en ce vaste monde qui fout le camp. » L’auteur écrit même
« J’écris pour qu’il fasse peur en moi ». Ce nouvel espace se situe en même temps hors du
monde mais en même temps au profond de lui-même. Cette situation est celle d’un homme
« engageant ». L’écriture nécessite que l’auteur se plonge aux tréfonds de lui-même, le récit
déborde de tripes et d’entrailles et d’ailleurs ne dit-il pas qu’il écrit en chair-mots-de-passe ?
Cependant, l’autonomie du lieu qu’elle fait advenir transparaît dans l’usage impersonnel du
« il » de l’expression « il fait peur en moi » comme on dirait il pleut. Dans cet espace, écriture
et parole coïncident dans leur fonction dénominative.
La parole redevient un principe vivant grâce à l’écriture et recommence à nommer le monde.
L’absurde est circonscrit par une parole qui est à nouveau consciente d’elle-même. Cette
conscience est au prix de la réintégration par la littérature de l’inhumain. En effet, cette
« seconde version de l’humain » qu’il choisit de représenter, est la condition de possibilité de
notre humanité. Cette cruauté s’incarne dans le sang, cruor en latin, qui est lui-même le signe
que celle-ci n’est pas à chercher dans l’autre mais qu’elle se tapit aux tréfonds de nous-
mêmes. La Vie et demie est un véritable dérèglement des sens.
L’écriture de Sony Labou Tansi lutte contre une langue qui exprime une réalité
5
op.cit. p9
déréalisée. Tout problème de langue étant un problème politique, il s’agit de se trouver une
légitimité dans la langue du colon et d’y inscrire un nouveau langage, d’y laisser une trace. Le
français est une langue du politique, intimement connectée à un Etat fort et institutionnalisé.
De fait, cette langue a une conscience particulière de la normalisation de la faute. Cette langue
centripète se définit en termes de centre et de périphérie.
Mais pourtant, l’écrivain africain doit, selon Césaire dans son Cahier de retour au pays natal,
céder à la nécessité de communication et faire valoir le sens de la parole, et il doit se faire
interprète dans la langue. Il ne s’agit pas de dire une réalité mais bien de trouver un langage.
Cependant Sony Labou Tansi a beau faire advenir un lieu de toute pièce; il se décharge de
toute responsabilité. La première phrase de son avertissement est :
« La vie et demie, ça s’appelle écrire par étourderie. »6
Il invoque donc une écriture de l’inadvertance et du hasard. Plus qu’une allusion à son style,
l’écrivain a voulu souligner l’extrême autonomie qu’atteint le texte littéraire qui s’impose et
s’affranchit, dés l’étape de création, de son auteur en devenant une fin en soi où il n’est
nullement question de morale.
Le cannibalisme omniprésent dans le texte est aussi un moyen de dépasser le mot, d’en avoir
une utilisation sans fin et sans entrave. Les « chairs-mots-de-passe » se sont ces tournures
surprenantes que l’écrivain donne à la langue en opérant un travail d’orfèvre, d’artisan du mot
car cette consommation du corps de l’autre est aussi celle de la langue française. C’est en
détournant des expressions, des proverbes et des noms, qu’il joue sur la corde sensible de
langue. On ne pense plus aux significations qu’ont les mots dans ces phrases. Leur sens est
figé ; une image s’impose à nous avant que nous ne reconnaissions vraiment les mots. Dans
ces phrases qui fonctionnent en vase clos, le signifiant dépasse presque le signifié. Une
véritable « dramaturgie du sens », pour reprendre une expression de Laurent Jenny, peut alors
être mise en scène.
L’expérience de l’écrivain est limitée mais exhibée dans sa limitation. Le cimentage de
discours qu’opère le récit est une véritable « fiction de désenchantement bavard »7.
Cependant, la théâtralisation que sous-entend une expression telle que « la dramaturgie du
sens » se joue aussi au niveau de langue elle-même. C’est à dire la manière dont elle résonne
quand elle est prononcée. Si l’écriture peut se faire parole chez Sony Labou Tansi c’est aussi
6
op.cit. p9
7
Roman africain contemporain, Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme , Justin K. Bisanwa,
Honoré-Champion, Paris, 2009p88
car elle possède cette expressivité sonore. La corporéité de l’écriture se double d’une présence
dans l’espace et le temps propice à l’actualisation de la parole.
Le jeu sur les paronymes est très présent dans le texte comme le nom du lion domestique qui
résonne comme un « Miam-Miam » qu’on imagine féroce et aux aguets ou encore le nom du
pasteur Wang qui a des accents caricaturaux de chinois et qui, immédiatement, convoque une
double référence (celle des frères Tang du 13ème arrondissement de Paris et le personnage de la
tenancière asiatique sortie d’un Tintin). Une certaine solidarité entre caricaturés semble être
esquissée et cette présence asiatique offre une perspective hors de la relation centre-
périphérie.
Sony Labou Tansi joue avec les canons de la culture française. Certains détournements sont
facilement intelligibles, tels les noms des différents Jean, mais une multitude d’autres se
cachent dans son texte. Il détourne des éléments de la culture populaire dont il travestit les
titres, comme pour les romans de Dumas fils ou d’Hemingway et d’un célèbre film de James
Bond. Il les réintroduit une fois modifiés dans la trame de la langue et bien que certaines
sonorités semblent familières, il n’est pas toujours évident de remonter à la source et ni
d’avoir la certitude que cela soit la bonne. L’expression « série C » utilisée pour désigner la
fratrie des Jean, rappelle bien évidement les films de série B, le lecteur doit-il ici comprendre
que cela sera pire ?
L’écrivain ne s’arrête pas au détournement des canons culturels ou idiomatiques, il construit
tout ensemble de vérités concurrentielles notamment grâce à un usage étonnant des notes de
bas de pages. A plusieurs reprises dans le texte, certains mots sont signalés. Dans le cas de
l’acronyme « VVVF », la note a l’apparence d’un éclaircissement relativement banal comme
si ce signe avait tout lieu d’être une référence commune, seul un défaut de connaissance peut
obliger le lecteur à regarder la note. D’autant plus que ce « VVVF » est présenté comme un
nom familier d’une grande entreprise occidentale. L’humour se tapit même dans les marges.
Le travail de détournement que l’auteur entreprend sur la langue fonctionne car il surprend le
lecteur avec de l’étrangeté là où ce dernier pensait trouver du familier. L’écrivain fait résonner
la langue qu’il parle en lui, c’est de cette expérience d’étrangeté dont il se fait l’interprète
dans son récit. Sony Labou Tansi bouleverse les habitudes de ses lecteurs. Il les pousse à
prendre une part active à la construction du sens qui se déploie dans l’univers du récit.
L’œuvre a désormais plus que jamais besoin d’un public qui prolonge l’expérience de création
dans une lecture fertile. Le lecteur doit se reconstruire des repères dans cet espace littéraire
qu’est l’œuvre de l’écrivain congolais.
Il est intéressant de se souvenir que cette œuvre est avant tout celle d’un dramaturge. En effet,
il connait l’importance du moment de la rencontre entre l’œuvre et son public. La nécessité
d’inclure les spectateurs silencieux dans la communauté de parole créée par la représentation
théâtrale peut être mise en parallèle avec l’extrême préoccupation que l’écrivain a pour son
lecteur.
Pour, Sony Labou Tansi, la littérature est une question de force majeure. Premier
territoire libéré, pour paraphraser le poète, la littérature est un espace de méta représentation
car elle est sa propre fin. La vie et demie de Sony Labou Tansi est un véritable laboratoire
fictionnel. Œuvre de réflexions et de reflets, ce roman est une variation sur les différentes
modalités d’absorption, d’intégration des intertextes. Mais surtout à travers son humour
corrosif que la créativité de son langage est à son comble. Au-delà du réalisme et de l’homme
engagé, il nous propose bien « un homme engageant » car si la langue française est centripète,
l’œuvre littéraire, elle, est centrifuge. Celle-ci nous aspire d’autant plus, qu’elle nous montre
l’ailleurs dans le même.
Bibliographie
Justin K. Bisanswa, Roman africain contemporain, Fictions sur la fiction de la modernité et
du réalisme, Paris, Honoré Champion, 2009, 206p
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs , Paris, Seuil, 1952, 188p
Sony Labou Tansi, La vie et demie, Paris, Seuil, 1979, 192p
Daniel Matokot, Le rire carnavalesque dans les romans de Sony Labou Tansi, Paris,
L’Harmattan, 2011, 106p
Anatole Mbanga, Les procédés de création dans l’œuvre de Sony Labou Tansi : systèmes
d’interactions dans l’écriture, Paris, L’Harmattan, 1996, 262p
Martin Mégevand, « Violence et dramaturgies postcoloniales », Littérature 2/ 2009 (n° 154),
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Lydie Moudileno, « Le droit d'exister Trafic et nausée postcoloniale », Cahiers d'études
africaines 1/ 2002 (n° 165), p. 83-98
Jacques Rancière, Le partage du sensible : esthétique et politique, La Fabrique-éditions,
2000, 73p
Flora Veit-Wild, « The Grotesque Body of the Postcolony : Sony Labou Tansi and Dambudzo
Marechera », Revue de littérature comparée 2/ 2005 (n o 314), p. 227-239