QUE SAIS-JE ?
Le capitalisme
CLAUDE JESSUA
Professeur émérite
à l'Université Panthéon-Assas
(Paris-II)
Sixième édition mise à jour
14e mille
Introduction
Le terme de « capitalisme », malgré sa désinence, ne correspond pas à une
construction de l’esprit ou à un système théorique. Il a été forgé au XIXe
siècle par des socialistes français, comme Proudhon, Pierre Leroux ou
Blanqui, qui désignaient ainsi le système économique et social de leur
temps, système qu’ils espéraient voir remplacé, à plus ou moins long terme,
par le « socialisme ». Notons au passage que ni Marx ni Engels n’ont jamais
employé précisément ce terme : ils se référaient au « mode de production
capitaliste » ou à l’« économie bourgeoise », ce qui d’ailleurs revenait au
même. Très vite, sous la plume des doctrinaires, ce néologisme a acquis une
connotation péjorative, associé qu’il était aux notions d’injustice ou
d’exploitation, au point que les auteurs libéraux lui ont substitué des
expressions qu’ils estimaient plus neutres, telles que « économie de libre
entreprise » ou « économie de marché ».
C’est essentiellement au XXe siècle, grâce à des historiens comme Werner
Sombart en Allemagne, Henri Hauser en France, à des sociologues comme
Max Weber, à des économistes tels que Schumpeter, que le terme de «
capitalisme » a acquis la respectabilité académique et qu’il a fini par se
dégager de l’atmosphère polémique qui en gênait l’étude et qui en faisait,
comme disait François Perroux, une « notion de combat ».
Le terme même de « capitalisme » mérite cependant qu’on lui consacre une
certaine réflexion. Dès le XVIIIe siècle, le mot « capitaliste » désignait un
détenteur de capitaux dans sa fonction d’investisseur. Le terme était d’usage
fréquent chez des auteurs de langue anglaise comme Adam Smith (1723-
1790) ou comme Turgot (1727-1781) qui, dès 1766, désignait les chefs
d’entreprise comme des « capitalistes entrepreneurs de culture » (c’étaient
les fermiers) ou comme des « capitalistes entrepreneurs d’industrie » (il
s’agissait de ceux qui étaient à la tête d’entreprises non agricoles).
Ainsi donc, le capitalisme était un système socio-économique avec pour
figure dominante celle du capitaliste. Ce dernier était entendu soit comme
un possesseur de capitaux qui s’efforçait de les faire fructifier en les
plaçant, soit comme un entrepreneur qui décidait de les mettre lui-même en
valeur dans son entreprise. Cette définition impliquait une distinction nette
entre les possesseurs de capitaux (les capitalistes) et les salariés, qui ne
possédaient que leurs bras. François Quesnay (1694-1774) décrivait déjà les
fermiers [1] comme des « possesseurs de grands capitaux ». Après lui, les
auteurs qui, comme Adam Smith, ont entrepris de dévoiler les ressorts de
l’enrichissement des nations, autrement dit de la croissance économique,
ont insisté d’emblée sur le rôle joué par le capital existant et par son
accumulation.
Ils ont généralement admis que cette accumulation, ce que nous appelons
aujourd’hui l’investissement ou la formation de capital, était réalisée par
des particuliers ou par des entrepreneurs en vue d’en tirer un profit. Il
s’agissait, en effet, non seulement de couvrir les coûts de production mais
encore de dégager un surplus, le profit, qui serait réinvesti et permettrait
ainsi à l’entreprise de croître, la loi de la croissance étant celle des intérêts
composés. Si l’on étend cette vue à l’échelle d’une nation, l’économie d’un
pays capitaliste est considérée comme un système dont la finalité est de
croître, la croissance étant celle des richesses et procédant de façon
cumulative. En d’autres termes, l’état stationnaire est étranger à l’essence
du capitalisme.
Précisons d’abord ce que nous entendrons par le capitalisme, afin de mieux
cerner l’objet de notre étude. Il existe de nombreuses définitions de ce
terme. Nous retiendrons celle de Schumpeter (1883-1950) [2] : le
capitalisme se définit par l’appropriation privée des moyens de production ;
par la coordination des décisions à travers les échanges, en d’autres termes
par le marché ; enfin, par l’accumulation des capitaux grâce à des
institutions financières, autrement dit par la création de crédit. Cette
définition a pour effet d’opposer le capitalisme au socialisme dans le grand
conflit contemporain entre ces deux systèmes. Effectivement, Schumpeter
propose une définition symétrique du socialisme : c’est un système
caractérisé par l’appropriation collective des moyens de production. La
coordination des décisions, l’affectation des ressources productives, le
rythme de l’accumulation des capitaux y sont déterminés par un ensemble
d’injonctions chiffrées, à savoir le Plan, lequel se substitue au marché.
Une précision paraît nécessaire : nous n’aurons pas l’occasion ici de faire
allusion au « communisme ». Il s’agit en effet d’un système théorique qui,
selon les propres termes de Marx dans La Critique du programme de Gotha
(1875), était censé répondre à la formule : « De chacun selon ses capacités à
chacun selon ses besoins. » Sa réalisation apparaissait comme lointaine, car
elle supposait un développement tel des forces productives que la rareté
serait abolie et que les hommes auraient un accès direct et gratuit à ce dont
ils auraient besoin, sans même recourir à la monnaie. Les Russes, après
l’expérience tragique du « communisme de guerre » (1918-1921), ont dû se
rendre à l’évidence : le communisme était un idéal qui ne pourrait pas être
immédiatement réalisé. Il faudrait donc passer par une longue phase de
transition suivant la maxime : « De chacun selon ses capacités à chacun
selon son travail. » Le « socialisme » fut le nom que les Russes eux-mêmes
donnèrent à ce régime transitoire. Il a caractérisé l’Union soviétique et les
différents « pays de l’Est » jusqu’à la fin des années 1980, même lorsque le
parti unique au pouvoir portait le nom de « Parti communiste ». La
définition du socialisme par Schumpeter s’y appliquait à merveille. Au
début des années 1980, les spécialistes, suivant la suggestion de Léonide
Brejnev lui-même, désignaient ces pays comme ceux du « socialisme réel ».
On remarquera en revanche que le régime des pays où la « social-
démocratie » a pris le pouvoir (c’est notamment le cas dans plusieurs pays
de l’Europe de l’Ouest et du Nord, parmi lesquels, à plusieurs reprises, la
France) n’est qu’une variante du capitalisme, même lorsque le
gouvernement y est exercé par une majorité dont le parti dominant s’intitule
« Parti socialiste ».
C’est par l’aspect historique de la naissance et de l’évolution du capitalisme
que cette étude va commencer.
Notes
[1] Le fermier était, pour Quesnay, et même pour Turgot, l’archétype de
l’entrepreneur.
[2] J. A. Schumpeter (1942). Ces références renvoient à la bibliographie
générale en fin de volume.
Chapitre I
Les origines du capitalisme : une
esquisse historique
L’intérêt d’aborder le capitalisme par l’histoire apparaît plus clairement
lorsqu’on songe au caractère proprement révolutionnaire de ce système
économique dans l’écoulement des siècles. Deux remarques nous aideront à
en prendre la mesure.
David Landes [1] faisait observer que, en termes de conditions de vie
matérielles, un Anglais de 1750 était plus proche d’un légionnaire du temps
de César qu’il n’allait l’être de ses arrière-petits-enfants. Seconde remarque
: si l’on se place par l’imagination au milieu du xviiie siècle, et cela reste
encore largement vrai dans les premières années du xixe, l’on s’aperçoit que
le niveau de vie moyen d’un Européen, comme celui des pays islamiques
d’Afrique ou du Proche-Orient, de l’Inde ou de la Chine, étaient
approximativement les mêmes, ou en tout cas beaucoup plus proches qu’ils
ne le devinrent par la suite. Or, on était à la veille de la révolution
industrielle, c’est-à-dire du plus grand bouleversement de l’histoire qui
allait conduire l’Occident européen à exercer sur le monde une domination
sans précédent [2].
Dans ce chapitre, l’on s’efforcera de faire le point sur ce que nous apprend
la recherche historique quant aux origines du capitalisme. Cette tâche
préliminaire est en effet indispensable si nous désirons comprendre la
nature de ce système et en identifier les perspectives. On y précisera la
chronologie et les lignes principales d’évolution du capitalisme. À partir de
quel moment de l’histoire rencontre-t-on un mode d’organisation
économique et sociale que l’on peut légitimement considérer comme
capitaliste ? Nous pourrons, chemin faisant, nous interroger sur le rôle de la
religion et tenter d’identifier les effets de la révolution industrielle sur la
nature du système.
L’observation historique nous permet de constater que la mécanique du
système de l’économie de marché fonctionnait déjà à une époque antérieure
au stade industriel des sociétés. Voilà qui doit nous encourager à repérer
plus loin en amont les origines du capitalisme proprement dit. Cette
démarche est d’autant plus nécessaire que l’histoire de l’Antiquité nous
offre le spectacle de grandes métropoles aux structures complexes,
entretenant des courants d’échanges souvent très importants avec des pays
voisins ou lointains. Ces courants ont irrigué non seulement la Grèce et le
monde hellénistique, mais tout le pourtour de la Méditerranée jusqu’au
Moyen-Orient, encadrés qu’ils furent ensuite par la puissante organisation
romaine. Il serait bien surprenant que l’économie de ces pays, même dans
les temps les plus reculés, n’ait pas recouru à quelques-unes des institutions
les plus caractéristiques du capitalisme. Il ne saurait être question cependant
de remonter si loin dans le passé. Nous nous contenterons de repérer les
principales lignes de l’évolution économique de l’Occident à partir de la fin
de l’Empire romain [3].
Naissance et évolution de
l’économie médiévale
Les débuts du capitalisme, tel que nous l’entendons aujourd’hui et tel que
nous l’avons défini, peuvent être repérés dès le Moyen Âge, car la société
médiévale est loin d’avoir correspondu à une civilisation homogène. Il faut,
pour comprendre sa nature ainsi que les ressorts de son évolution, se
rappeler que la société médiévale, en tant que forme caractéristique, a pris
naissance en Europe à la suite de la chute de l’Empire romain, cette chute
elle-même ayant été provoquée par les invasions barbares et par la fragilité
croissante des bases économiques et sociales de la vie quotidienne. Il sera
utile pour notre propos de retracer brièvement les grandes lignes de
l’évolution de la société médiévale. En recherchant les causes et les
modalités de son évolution et, finalement, de sa disparition, nous mettrons
ipso facto en évidence les facteurs qui ont déterminé la naissance du
capitalisme. Certes, il est indéniable qu’avant le Moyen Âge des
commerçants, des chefs d’entreprise, des financiers avaient exercé leurs
talents en Orient, puis en Grèce et à Rome. C’est cependant en Europe, à
partir du xiie siècle puis sans interruption, que l’on vit se développer un
système socio-économique entièrement orienté vers l’accumulation des
richesses et des capacités productives.
Revenons au début du Moyen Âge, c’est-à-dire à la fin de la civilisation
antique.
La fin de l’ordre romain
Les invasions barbares des iiie, ive et ve siècles de notre ère ont provoqué la
dislocation et la chute de l’Empire romain, mettant fin plus précisément aux
structures juridiques et administratives de l’Empire romain d’Occident.
L’insécurité qui, à la suite de ces invasions, régnait dans les sociétés
essentiellement agraires de l’Occident incita les habitants à se réfugier soit
dans un certain nombre de bourgades fortifiées, soit au pied du château de
quelques propriétaires puissants (les potentes gallo-romains du ive siècle,
par exemple) qui, en échange de la protection qu’ils leur accordaient,
exigeaient un certain nombre de prestations en nature. Les situations étaient
d’ailleurs diverses ; la domination exercée par les puissants tenait parfois
plus de l’extorsion brutale que d’une procédure d’échange !
On voit ainsi, en étudiant ces structures qui annonçaient celles de la
féodalité, que le problème essentiel, pour les populations, était désormais
celui de la sécurité des personnes et des biens ; or, cette sécurité ne pouvait
plus être assurée par un pouvoir impérial affaibli. La civilisation urbaine a
donc fait place à des microsociétés qui, recroquevillées sur elles-mêmes,
connurent une décadence marquée, laquelle se traduisit par le déclin
démographique, la pénurie d’espèces monétaires et, donc, par une
contraction sensible des échanges commerciaux. Ce phénomène de déclin,
particulièrement sensible au ve siècle, a affecté tout l’Empire romain
d’Occident.
L’Empire d’Orient, en revanche, était resté ouvert aux échanges extérieurs,
le commerce continuant de s’opérer par la Méditerranée, voie privilégiée
des échanges entre les peuples. Ce n’est pas sans raison que les Romains
avaient appelé la Méditerranée Mare nostrum : en un sens, tout l’Empire
romain s’était édifié autour de la Méditerranée. Les conquêtes d’Europe,
d’Afrique et d’Asie étaient destinées à protéger les marches de l’Empire et
à garantir la sécurité de ses approvisionnements. En se coupant de la
Méditerranée et en se repliant à l’intérieur des terres, Rome se montra donc
infidèle à sa vocation historique et géographique : c’était bien là le signe de
son déclin, puisqu’elle avait en quelque sorte renoncé, dans les faits, à son
ancien rôle de puissance impériale.
Les grands courants d’échanges, dès lors, se sont insérés dans une
configuration nouvelle. Si nous nous situons au ve siècle, d’une part nous
voyons le monde méditerranéen modifier ses grands axes, et, d’autre part, la
composition même de la population de l’Europe a profondément changé
avec les grandes invasions.
Les grands courants d’échange en Méditerranée ont d’abord été bouleversés
du fait que Constantinople s’est progressivement substituée à Rome dans
son rôle économique. Rome consacrait en effet tout ce qu’il lui restait
d’énergie et de moyens à résister aux invasions. Sans prétendre faire ici
œuvre d’historien en retraçant les principaux épisodes qui ont marqué
l’histoire de l’Europe depuis la chute de Rome (an 476 de notre ère), nous
nous contenterons de passer rapidement en revue, en en faisant une lecture
économique, les principales étapes parcourues jusqu’à la révolution
industrielle.
L’ordre féodal : de la défense à l’expansion
L’Europe occidentale a donc connu, à la suite des grandes invasions et de la
chute de Rome, une période de troubles où le premier souci des populations
était de survivre et de se protéger contre les envahisseurs qui venaient de
tous côtés. Les vestiges de l’ancien Empire romain d’Occident pourraient
en effet être décrits comme les éléments d’une forteresse assiégée par des
peuples divers (aux ixe et xe siècles surtout) : les uns venaient du sud (il
s’agissait des Arabes ou Sarrasins), les autres du nord (c’étaient les Vikings
ou Normands) ou encore de l’est (les Germains et les Huns). Ces vestiges
de l’Empire romain d’Occident avaient connu une sorte de renaissance, du
milieu du viiie au commencement du xe siècle : ce fut l’Empire carolingien,
qui vit s’établir, après avoir vainement tenté de reconstituer l’Empire
romain, les structures fondamentales de la société médiévale en Europe.
À partir de ces grands mouvements de population, les envahisseurs
s’implantant finalement, en y faisant souche, dans les pays où ils avaient
fait irruption, se constitua peu à peu la population des pays européens
d’aujourd’hui. La nécessité de se protéger contre les agressions éventuelles
incita les petites gens à se mettre sous la tutelle d’un protecteur puissant, au
moins à l’échelon local. Les activités étaient essentiellement agricoles et
répondaient principalement, au moins au début, à la nécessité d’assurer la
subsistance de ces microsociétés. Elles étaient censées se suffire à elles-
mêmes, ce qui explique la contraction générale des échanges à laquelle on
assista, ainsi que la décadence des villes, dont la population avait
littéralement fondu. Sur le plan économique, on peut décrire ce système
comme celui d’une économie domaniale fermée.
Il s’institua ainsi, peu à peu, un ordre bien différent de celui qui avait
caractérisé la société romaine : ce fut l’ordre féodal, qui structura les
sociétés européennes du Moyen Âge. Les principaux traits de cet ordre
consistaient dans un réseau de prestations, contre-prestations et allégeances
où chacun était impliqué. L’autarcie des unités domaniales, la contraction
des échanges, la disparition presque complète de la monnaie en raison des
comportements de thésaurisation avaient fait du troc la modalité typique de
l’échange et de la transaction. Autant dire que l’ère des marchands, et donc
celle des marchés, était révolue. Les cultivateurs, les serfs étaient désormais
attachés à la personne et à la terre d’un seigneur à qui ils devaient corvées et
autres prestations en nature. Celui-ci, en retour, leur devait aide et
protection. Le système fonctionnait comme une assurance en nature. On
pourrait pousser plus loin l’analogie en remarquant que le seigneur lui-
même pouvait être dans la situation de devoir rendre hommage à plus
puissant que lui, à savoir à un suzerain dont il était le vassal, ce qui
constituait en somme un système de réassurance. Les liens de vassalité
pouvaient ainsi s’emboîter les uns dans les autres comme autant de poupées
gigognes, jusqu’à l’hommage que le plus grand seigneur rendait au roi ou à
l’empereur.
La vassalité, ainsi comprise, connut une évolution significative au cours du
temps : alors qu’ils avaient été initialement conçus comme un ensemble de
prestations et contre-prestations personnelles et précaires, les liens de
vassalité devinrent héréditaires et formèrent, pour les vassaux, le début de
ce qui constitua une aristocratie, d’essence à la fois militaire et terrienne. Le
plus important, en l’occurrence, c’est que l’État, au sens romain du mot,
s’était dissous ou plutôt fragmenté en une multitude de seigneuries dont
chacune, à son niveau, exerçait les fonctions régaliennes et percevait les
droits attachés aux fonctions telles que la défense, le contrôle des voies et
des ponts, la surveillance des marchés, la police et même l’exercice de la
justice. Dans l’insécurité générale qui régnait dans la société, ce système
comportait des avantages pour chacun, de sorte qu’il s’étendit jusqu’à
représenter la règle générale. Le principe de l’extension consistait en ceci
que les hommes libres ou les petits ou moyens propriétaires apportaient
(vendaient) leurs terres au seigneur, qui les leur rétrocédait à titre de fiefs,
s’engageant en retour à leur assurer aide et protection. C’est ainsi qu’une
nouvelle propriété s’institua. Elle aurait pu aboutir au morcellement des
fiefs, si ce danger n’avait pas été tempéré par l’institution du droit
d’aînesse.
Le droit de propriété, dans ce système, comporte donc un droit sur la
personne du vassal, et c’est encore plus vrai au dernier échelon de cette
société rurale : le serf, en effet, est attaché, avec les siens, non seulement à
la personne de son seigneur mais aussi à la terre où il vit et travaille. Cela
implique que tous les rapports entre maîtres et subordonnés sont régis non
par de libres transactions mais par des réseaux de droits et de devoirs en
nature. Par conséquent, la notion de marché est totalement absente de cette
organisation ; l’économie domaniale fermée est régie par les nécessités de
la hiérarchie. L’ordre féodal qui s’institua ainsi semblait remplir toutes les
conditions de la stabilité. Il régna en fait sur l’Europe du ixe au xiiie siècle
(dans le cas de la France). Les trois phénomènes qui y mirent fin, ou qui du
moins l’obligèrent à évoluer plus rapidement qu’on ne l’aurait cru, furent
l’urbanisation, le commerce extérieur et l’expansion monétaire.
L’urbanisation
Le passage d’une économie essentiellement rurale à une économie urbaine
se fit, dans plusieurs pays d’Europe, à partir de ce que l’on a appelé parfois
la révolution communale, mouvement qui se déroula du ixe au xive siècle, à
des allures et suivant des modalités diverses selon les pays.
L’économie domaniale fermée, qui caractérisait le monde féodal, rencontra
ses limites lorsque certains habitants des domaines féodaux éprouvèrent le
désir et reconnurent la possibilité d’améliorer leur condition en s’installant
dans d’anciennes villes romaines ou dans des bourgs fortifiés afin de
profiter des possibilités d’échanges ouvertes par ces agglomérations. Une
agglomération urbaine ou quasi urbaine se trouve en effet à la croisée de
routes, en bordure d’une mer ou d’un fleuve, comprend des hommes
exerçant des métiers différents, de sorte qu’on peut enfin sortir de la
situation de blocage, d’autoconsommation, d’autarcie à laquelle on est
condamné du fait de l’appartenance à un domaine.
Les villes étaient peu nombreuses dans l’Europe occidentale, et elles étaient
de taille médiocre. Du vie au xie siècle, une ville était déjà considérée
comme grande à partir d’une population de 5 000 habitants. Ces villes,
d’autre part, étaient étroitement imbriquées dans le système féodal, de sorte
que leurs habitants n’étaient parfois guère mieux lotis que les paysans,
soumis qu’ils étaient à des seigneurs, laïcs ou ecclésiastiques, qui régnaient
sur la cité. Parfois, une même ville pouvait être sous la coupe de plusieurs
seigneuries : le duc et l’évêque par exemple, ou même le roi, comme c’était
le cas à Paris. La situation pour les citadins était donc loin d’être
satisfaisante, et c’est ce qui expliqua la naissance et l’expansion du
mouvement communal.
On le vit peu à peu s’installer dans les villes italiennes, puis dans le Midi et
le Nord de la France, dans les Flandres ainsi qu’en Allemagne. Dans ces
villes, les bourgeois décidèrent de s’associer par un serment communal, afin
d’obtenir du seigneur des privilèges et un statut qui les feraient échapper à
la condition quasi servile qui avait été la leur. Le seigneur leur concédait ces
avantages parfois par l’octroi d’une charte, plus ou moins facile à obtenir.
Le seigneur y trouvait son compte dans la mesure où des redevances plus
importantes pouvaient être prélevées sur des bourgeois dont la condition
s’était améliorée. Ces derniers étaient devenus des francs bourgeois : ils
devaient ce statut nouveau à l’application du serment communal. Celui-ci
différait du serment féodal en ce sens qu’il instituait un lien entre égaux, et
non pas entre un inférieur et son supérieur. On assistait donc à quelque
chose d’entièrement nouveau, qui allait permettre à la bourgeoisie de
prendre son essor en assumant des initiatives économiques qui étaient
largement hors de sa portée dans sa condition précédente.
La survivance des villes, toutes médiocres qu’elles étaient devenues, avait
donc déclenché cet afflux d’une partie des populations rurales vers ces
agglomérations, et la révolution communale donna un nouvel essor au
phénomène urbain. Ce mouvement se déroula suivant des modalités
diverses, et ce n’est pas toujours de façon pacifique que les chartes furent
octroyées. Il n’en demeure pas moins que ce mouvement tendit à se
généraliser dans toute l’Europe occidentale. Il s’agissait, en somme, d’une
véritable redistribution des pouvoirs : le mouvement communal mettait en
place, dans les municipalités, le gouvernement des marchands pour les
marchands. Le pouvoir des marchés l’avait emporté sur les pouvoirs
seigneuriaux.
Le commerce extérieur
Nous sommes ainsi en mesure de comprendre quel rôle a joué un deuxième
facteur de l’urbanisation : le commerce extérieur. En un sens, par rapport à
une économie domaniale fermée, tout commerce avec une autre ville peut
être qualifié d’extérieur. De tels échanges supposent déjà qu’il existe des
possibilités de transports et de communications entre des villes parfois
relativement éloignées les unes des autres, et même qu’un certain ordre
public soit assuré, qui garantisse une sécurité raisonnable de la circulation
des personnes et des marchandises. Une fois que ce mouvement est
enclenché, il tend à se généraliser, comme on a vu se généraliser le
mouvement communal, précisément en raison des avantages qu’il comporte
pour les parties concernées. Ces avantages découlent en l’occurrence de la
division du travail et des spécialisations qui s’instaurent non seulement
entre les hommes envisagés sous l’angle de leurs métiers, mais encore entre
des régions dont les dotations en facteurs naturels sont différentes.
On comprend dès lors que ces facteurs, qui jouent déjà dans le cas du
commerce intérieur, se manifestent avec encore plus de puissance dans le
commerce extérieur. Il s’établit alors des communications entre des pays
autrefois demeurés séparés et ignorants les uns des autres. Les liens créés
sont parfois essentiellement marchands ; ainsi commencent de se
développer des villes italiennes, riveraines de la Méditerranée ou, dans le
Nord de l’Europe, les villes de la Hanse. En dehors de toute liaison
maritime proprement dite, on voit, au cœur du continent, s’affirmer la
prospérité de quelques grandes villes de foires, situées dans des nœuds de
communications : ainsi en est-il de Troyes, d’Augsbourg ou de Lyon.
Certains de ces liens vont se créer à l’occasion de grands mouvements
historiques : c’est le cas de la conquête et des implantations arabes en
Espagne, qui vont faire de Cordoue, de Tolède, de Grenade, de grandes
villes marchandes. C’est aussi l’effet des croisades, qui vont conduire, du
xie au xiiie siècle, les chrétiens d’Occident à la conquête des richesses du
Levant.
Le cas des croisades est particulièrement intéressant par l’ampleur du
mouvement lui-même et par l’importance des effets qui en ont découlé. Ce
nom de « croisades » a été donné à huit expéditions militaires entreprises,
du xie au xiiie siècle, par les chrétiens d’Occident afin de délivrer Jérusalem
et les Lieux saints de la domination musulmane en en faisant la reconquête.
C’est un événement extrêmement important, d’abord sur le plan
psychologique, en ce sens qu’il a permis aux Européens de prendre
conscience de l’essentielle unité de leur foi religieuse. C’est en effet une
Europe chrétienne qui s’est lancée avec ardeur dans cette aventure : les
croisés avaient la conviction d’être au service de Dieu et d’accomplir un
devoir qui surpassait en éminence toute autre obligation.
D’autre part, les conséquences à plus long terme de ces croisades n’ont pas
été moins importantes. Elles ont en effet acclimaté en Europe l’idée que
l’esprit d’aventure était associé à l’Orient, que c’est en Orient,
particulièrement en Inde, qu’il était possible de s’enrichir en se procurant
des marchandises dont le seul nom faisait rêver les marchands : il s’agissait
des soies, de l’ivoire, des pierres et des métaux précieux ; il s’agissait
surtout des épices, qui étaient l’objet d’un commerce particulièrement
fructueux. Les épices (le poivre, les clous de girofle, la cannelle, le
gingembre, le safran) étaient en effet des marchandises à haute valeur
spécifique par rapport à leur poids et à leur encombrement, et elles étaient
particulièrement recherchées non seulement pour leurs vertus culinaires et
pour le prestige qui s’attachait à leur consommation, mais aussi pour leurs
usages pharmaceutiques. Ces produits venaient surtout d’Asie, et
Constantinople détenait une position dominante dans leur négoce.
Sur le strict plan économique, l’effet des croisades a été considérable. Outre
l’intensification des échanges entre l’Europe et le Levant qu’on pouvait en
attendre, elles encouragèrent certaines villes d’Italie (la république de
Gênes, celle de Venise) à se lancer de plus en plus dans ce fructueux
commerce. Les rivalités qui en découlèrent prirent souvent un aspect
tragique et paradoxal : c’est ainsi que la IVe croisade (1202-1204) fut
l’occasion pour les Vénitiens de déclencher un véritable raid des croisés,
d’abord sur Zara (sur la côte dalmate), puis, et surtout, sur Constantinople,
qui fut pillée à deux reprises (en 1204 surtout) et ne s’en remit que très
difficilement, et encore partiellement, par la suite. On était bien loin de
songer aux Lieux saints, mais cette expédition permit à Venise de devenir la
puissance commerciale dominante en Méditerranée.
Cette expansion commerciale des États-cités italiens entraîna toute une série
de conséquences économiques : les marchands engagés dans ces
expéditions commerciales durent affiner leurs méthodes de gestion. C’est
ainsi que l’on vit apparaître la comptabilité en partie double à Florence, dès
la fin du xiie siècle, jusqu’à ce qu’elle fût codifiée à Venise par Luca
Paccioli en 1495. D’autre part, l’importance des capitaux qu’il fallait
mobiliser pour ces opérations, et le nombre des marchands et des pays qui y
étaient impliqués furent à l’origine d’un développement bancaire sans
précédent, ainsi que d’innovations juridiques comme la constitution de
sociétés commerciales ou encore le développement des contrats
d’assurance, toutes innovations qui avaient notamment pour but, et en tout
cas pour effet, de contourner la prohibition canonique du prêt à intérêt.
D’autre part, les croisades furent une cause indirecte de la transformation
du système féodal. Partir pour la croisade coûtait en effet fort cher aux
seigneurs qui s’engageaient dans cette expédition. Ils étaient souvent
obligés, pour se procurer de l’argent, de vendre des terres, qui sortaient
ainsi du régime seigneurial, ou encore de concéder, moyennant finances,
des chartes de franchise aux villes placées sous leur dépendance. Ils
contribuaient ainsi à l’urbanisation de la société.
Si l’on vit ainsi s’accélérer la circulation des hommes et des marchandises,
et surtout si l’on put voir dans le grand commerce le moyen le plus sûr de
s’enrichir rapidement, il n’est pas surprenant qu’un nombre de plus en plus
grand de marchands, de banquiers, d’armateurs se soient engagés dans ces
activités. Certes, ces opérations comportaient des risques importants dus à
l’insécurité des transports ou des régimes politiques, aux incertitudes de la
navigation ; cependant, une seule expédition réussie pouvait faire la fortune
d’un marchand. La tentation était donc grande, pour les esprits les plus
aventureux, de se lancer dans ces audacieuses entreprises et même de
prendre le grand large.
L’ouverture au monde
Prendre le grand large… Cette dernière idée s’est imposée d’autant plus que
l’on commençait de ressentir en Europe une pénurie de métaux précieux,
l’or et l’argent, nécessaires pour payer au moins partiellement les
marchandises importées d’Orient. Or, les mines européennes ne suffisaient
plus à fournir les métaux indispensables pour battre monnaie.
Les grandes découvertes
C’est en effet vers la fin du xve siècle que l’on commença d’assister aux
grandes découvertes géographiques qui firent accéder les Européens à des
terres jusque-là inconnues, ou qui facilitèrent leur accès à des terres qui ne
pouvaient jusqu’alors être atteintes que par des voies en partie terrestres.
Ces découvertes eurent toutes un trait commun : il s’agissait, pour les
navigateurs, de trouver une voie maritime vers les Indes, évitant ainsi une
rupture de charge et échappant à l’hostilité des Turcs qui, depuis la prise de
Constantinople (1453), s’étaient rendus maîtres du commerce en
Méditerranée orientale.
Plusieurs facteurs rendirent possibles ces expéditions : tout d’abord, les
progrès de la construction navale, qui mirent à la disposition des
navigateurs des bâtiments désormais pourvus de gouvernails, capables
d’affronter les océans ; en second lieu, l’usage de la boussole et les progrès
de l’astronomie nautique ; enfin, l’hypothèse (remontant à Ptolémée)
suivant laquelle la Terre était une sphère, ce qui incita des navigateurs à
chercher vers l’ouest, par des voies océaniques, ce qu’ils savaient ne pas
pouvoir trouver à l’est puisque la Méditerranée était une mer fermée.
C’est ainsi qu’en 1492 un navigateur génois parti d’Espagne, Christophe
Colomb, termina sa course en Amérique centrale, ne se rendant pas compte
qu’il venait de découvrir un continent nouveau, alors qu’il croyait avoir
touché terre au large du Japon et de la Chine, et avoir ainsi trouvé une route
vers les « Indes occidentales ». Les premiers grands découvreurs de voies
nouvelles furent donc des riverains de l’océan Atlantique, en premier lieu
des Portugais et des Espagnols. Les Portugais, en particulier, eurent l’idée
de longer les côtes atlantiques de l’Afrique, allant bien au sud de
l’Équateur, jusqu’à ce qu’en 1497 Vasco de Gama doublât le cap de Bonne-
Espérance, poussant son voyage jusqu’à Calicut (l’actuelle ville indienne de
Kerala).
Du côté de l’ouest, l’exploration de l’Amérique par les Espagnols et les
Portugais se poursuivait. Ainsi fut accomplie la conquête du Mexique, de la
Colombie, du Pérou par les Espagnols, du Brésil par les Portugais. L’apogée
de ces grandes découvertes fut atteint lorsque, en 1520, Magellan découvrit
le passage maritime entre l’océan Atlantique et le Pacifique, et atteignit les
îles Philippines. Si Magellan perdit la vie au cours de ce voyage, l’un de ses
compagnons allait, en doublant le cap de Bonne-Espérance, retrouver
Séville (1523). Pour la première fois, des hommes avaient donc fait le tour
du monde. Suivant la formule que Paul Valéry allait lancer quatre cents ans
plus tard, « l’ère du monde fini » avait commencé.
Les conséquences de cette expansion commerciale sur les économies
européennes allaient être considérables. Sur le plan intellectuel, les esprits
les plus lucides en Europe prenaient conscience que le monde était un et
que l’Europe n’en était pas nécessairement le centre, expression qui n’avait
désormais plus de sens et qui allait à l’encontre de vérités que l’Église, en
particulier, considérait comme des articles de foi. Sur un plan plus
économique, on s’apercevait que les grandes expéditions commerciales
étaient de plus en plus coûteuses et qu’elles exigeaient donc la mobilisation
de capitaux importants. C’est là un facteur propre à expliquer l’avènement
de places financières de plus en plus puissantes et de plus en plus capables
de fournir les services portuaires et bancaires que réclamait désormais le
grand commerce.
Les premiers à exploiter ces possibilités nouvelles furent les marchands,
armateurs et banquiers italiens : les Génois, et surtout les Vénitiens, furent
en effet les premiers à tirer profit des mouvements accrus des trafics et des
transports (y compris les transports de personnes) que provoquèrent les
croisades. La IVe croisade, en particulier, leur permit de se débarrasser de
leurs rivaux byzantins et saloniciens, occupant ainsi une position
d’éminence dans le grand commerce méditerranéen. On vit ainsi les
banquiers florentins développer des comptoirs commerciaux et des activités
de banque et de changes tout autour du Bassin méditerranéen et jusqu’à
Avignon, Lyon, Paris, Bruges, Londres. Même des ordres monastiques
devinrent, à l’occasion des croisades, de grands manieurs de capitaux, allant
jusqu’à consentir des prêts aux souverains : ce fut le cas de l’ordre du
Temple jusqu’à ce que Philippe le Bel mît fin à son existence.
Ces grands mouvements du commerce extérieur ne se limitèrent pas à la
Méditerranée ni aux relations commerciales avec l’Orient. On vit en effet
un commerce important se développer en mer du Nord et sur la Baltique,
impliquant les villes de la Hanse, qui formèrent la Ligue hanséatique, dont
la prospérité se maintint surtout du xiiie au xvie siècle. Ces villes,
essentiellement portuaires, comme Reval, Lübeck, Hambourg, Brême,
Rostock, Stettin, Dantzig, Königsberg, s’associèrent à des centres situés à
l’intérieur des terres, comme Cologne, Breslau, Magdebourg, Cracovie,
établissant encore des comptoirs à Bruges, Bergen, Londres, Novgorod,
régnant ainsi sur le commerce entre l’Europe centrale, la Scandinavie,
l’Europe du Nord et la Moscovie.
La guerre de Trente Ans porta toutefois un coup fatal à la Hanse. Son
déclin, comme celui de la république de Venise, avait d’ailleurs commencé
avec l’effet des grandes découvertes espagnoles et portugaises, qui avaient
consacré la prééminence des pays riverains de l’océan Atlantique par
rapport aux pays riverains de ces mers fermées qu’étaient la Méditerranée et
la mer Baltique. Il n’en demeure pas moins que, du temps de leur
prospérité, ces zones commerciales furent le théâtre d’un développement
considérable des techniques commerciales, comptables et bancaires. C’est
d’ailleurs ce que nous allons voir en abordant le troisième facteur qui,
conjointement à l’urbanisation et au commerce extérieur, détermina l’essor
d’un capitalisme commercial et financier : l’expansion monétaire et
bancaire.
L’expansion monétaire et bancaire
On voit en effet le monde économique changer totalement d’aspect. Nous
avions affaire à des sociétés rurales, repliées sur elles-mêmes, où
l’autoconsommation agricole tenait une place dominante, où les échanges
monétaires n’avaient qu’une importance marginale en comparaison des
échanges en nature. Or, nous passons à une société ouverte sur l’extérieur,
et même ouverte sur le reste du monde. Dans cette société nouvelle, les
relations hiérarchiques du pouvoir seigneurial tendent à être remplacées par
des relations marchandes. Les fortunes peuvent n’être plus uniquement
terriennes : elles commencent à revêtir une apparence plus abstraite,
dématérialisée, se présentant comme des sommes de monnaie, et même
comme des sommes algébriques, l’excédent des créances sur les dettes. Un
des facteurs qui expliquent cette transformation réside précisément dans la
croissance des moyens de paiement qui sont apparus sur les marchés.
Essayons de caractériser cette évolution.
On se rappelle que, après la chute de l’Empire romain d’Occident, les
espèces monétaires, particulièrement les pièces d’or et d’argent, avaient
pratiquement disparu de la circulation, car elles étaient l’objet d’une
thésaurisation extrêmement importante. Au cours du xiiie siècle, la reprise
du grand commerce avec l’Orient à la suite des croisades provoqua la
réapparition des pièces d’argent, et même des pièces d’or. Ces dernières
provenaient surtout des échanges avec l’Afrique et avec les pays
musulmans d’Orient. Il faut bien reconnaître, cependant, que l’or était
encore rare par rapport aux besoins du commerce, de sorte qu’on eut
recours à différents moyens pour surmonter cette pénurie.
En premier lieu, on eut fréquemment recours à la dévaluation, procédé qui
consistait à réduire la teneur en or des pièces frappées, ce qui évidemment
en réduisait la valeur. Le deuxième type de procédé résidait dans le recours
au crédit ; ou bien il s’agissait de crédit proprement dit, c’est-à-dire
d’avances ou de prêts consentis par un fournisseur ou par un banquier à son
client, ou bien l’on avait affaire à des procédures de compensation ou à des
émissions de traites ; autrement dit, à l’émission de monnaie scripturale.
C’est bien pourquoi les banquiers italiens de Lucques, de Gênes, de
Florence ou de Venise, ou encore les Fugger à Augsbourg, jouèrent un rôle
si important dans l’expansion du grand commerce. Chacune de ces maisons
de banque ou de commerce disposait d’un réseau de correspondants dans
les principales places commerciales d’Europe, condition impérative de
l’envergure de leurs opérations.
Les grandes découvertes maritimes vinrent renforcer cette évolution. Dans
une large mesure, d’ailleurs, ces découvertes furent souvent motivées par
l’espoir de découvrir de l’or et de l’argent dans les terres nouvellement
conquises. C’était surtout vrai des Espagnols : dans la première moitié du
xvie siècle, ils importèrent en Europe, à partir des Antilles, puis du
Mexique, du Pérou, de Colombie, une centaine de tonnes d’or, auxquelles
vinrent s’ajouter d’énormes quantités d’argent dans la seconde moitié du
siècle : la production annuelle se monta à près de 200 t à partir de 1580. Un
peu plus tard, au cours du xviie siècle, l’or du Brésil vint s’ajouter à l’or et à
l’argent importés en Europe par les Espagnols.
Dès la seconde moitié du xvie siècle, l’effet de ces importations de métaux
précieux à usage monétaire se fit sentir en Europe. On enregistra en effet
une hausse générale des prix sans précédent, ce qui fut l’occasion des
premières formulations de la théorie quantitative de la monnaie, ainsi qu’on
le vit en 1568 lors de la controverse qui opposa Jean Bodin à M. de
Malestroit. De manière plus générale, l’expansion monétaire et bancaire
détermina le passage à une économie mondialisée où les places
commerciales et financières communiquent entre elles et où la réputation
des opérateurs conditionne le crédit qu’on peut leur accorder. L’on vit ainsi
s’affirmer, au cours des xvie et xviie siècles, la prépondérance de places qui
furent successivement Venise, Gênes, Séville, Barcelone, Lisbonne, Anvers,
Amsterdam, Londres, la tendance traduisant de façon de plus en plus
évidente la primauté des océans par rapport à cette mer fermée qu’était la
Méditerranée. C’est, d’une part, l’essor des transports maritimes qui a
déterminé cette évolution ; c’est, d’autre part, le mouvement cumulatif des
connaissances, des qualifications professionnelles, des capitaux (lesquels
procèdent nécessairement par accumulation) qui a provoqué l’émergence
des grandes puissances économiques de chaque époque.
On remarque que les traits distinctifs principaux du capitalisme se trouvent
désormais présents : progrès cumulatifs des richesses, rationalité de la
conduite des affaires par l’utilisation des réseaux de communications, par la
comptabilité, par le raffinement des opérations bancaires, par l’attention
prêtée à cet indicateur de succès qu’est le profit, esprit d’aventure et aussi
d’indépendance à l’égard des pouvoirs centraux ou des pouvoirs locaux. Il
s’agissait, en somme, d’une véritable révolution commerciale et financière
qui s’était déroulée du xiie au xviiie siècle, consacrant la fin du Moyen Âge
et l’avènement des Temps modernes. Or, c’est au cours du xviiie siècle que
le monde va être bouleversé par un événement dont on ne percevra que plus
tard la signification : la révolution industrielle.
La révolution industrielle
Cette expression désigne l’ensemble des améliorations rapides dont ont
bénéficié les techniques de production dans les manufactures à partir du
xviiie siècle, surtout à partir des années 1770. Si Kuznets (1966) situe le
début de la révolution industrielle en 1760, il faut bien reconnaître avec
Angus Maddison (1995) qu’elle n’est guère perceptible sur les données
chiffrées qu’à partir de 1820. Nous aurons l’occasion de cerner
l’importance quantitative du phénomène. Encore faut-il en préciser la
nature. David Landes (1998) propose les trois principales caractéristiques
suivantes : 1/ la substitution des machines au savoir-faire et à l’effort
humains ; 2/ la substitution des sources inanimées d’énergie aux sources
animales ; 3/ la substitution de matières premières nouvelles et plus
abondantes, en particulier de matières minérales et éventuellement
artificielles, aux substances végétales et animales.
Si nous essayons de prendre un peu de recul, nous nous apercevons que cet
ensemble d’événements a été lui-même précédé par une longue évolution,
qui s’est déroulée sur plusieurs plans, et que cette évolution a abouti à
mettre en évidence tous les éléments constitutifs du capitalisme. On
comprendra dès lors pourquoi les pays européens ont été le théâtre de la
révolution industrielle, et pourquoi, en Europe, certains pays (Grande-
Bretagne, France, Pays-Bas) en ont été les éléments moteurs, alors que
d’autres (Espagne, Portugal) restaient à l’écart de ce grand mouvement.
Que le stade préindustriel n’ait pas été étranger au progrès technique
apparaît clairement déjà à la simple lecture des statistiques, si imparfaites
soient-elles (Maddison [1995], p. 17). Le pib mondial par habitant (en
dollars, 1990) y est passé de 565 en 1500 à 651 en 1820, mais à 5 145 en
1992. L’on voit donc immédiatement qu’entre 1820 et 1992 quelque chose
d’entièrement nouveau s’est produit, qui a propulsé l’économie planétaire
vers des taux de croissance que l’on n’avait jamais connus. Qu’est-ce qui a
déterminé ce décollage ? Pourquoi s’est-il produit, au départ, dans certaines
zones du globe et pas dans d’autres ?
Les causes du décollage
Sur le plan des comportements, l’esprit d’indépendance et de responsabilité
personnelle s’est développé par réaction contre le pouvoir royal ou
seigneurial absolu ; cela impliquait non seulement une volonté
d’indépendance et d’affranchissement de la part des francs bourgeois, mais
également des structures juridiques adéquates : système de droits de
propriété, de libres contrats, tribunaux de l’ordre judiciaire propres à
protéger les particuliers contre l’arbitraire des princes en intégrant les
princes eux-mêmes dans l’état de droit. Cela supposait aussi une évolution
des esprits de nature à remettre en question une grande partie des attitudes
de soumission et de respect à l’égard des autorités et des vérités établies.
Deux phénomènes ont joué un rôle capital de ce point de vue : la Réforme
au xvie siècle et la révolution scientifique au xviie. Nombreux sont les
ouvrages (de Max Weber à Tawney) qui ont été consacrés aux relations
entre l’éthique protestante et les comportements économiques. Sans
contester la pénétration de certaines analyses, celles de Max Weber en
particulier, on sera tenté d’en limiter la validité générale en se rappelant
quel rôle ont joué, à la fin du Moyen Âge, les marchands, les banquiers, les
navigateurs italiens, espagnols et portugais. Il faut aussi tenir compte du
bouleversement intellectuel provoqué par les grandes découvertes de terres
inconnues, ainsi que par la révolution copernicienne en astronomie. Ces
bouleversements aboutissaient à rejeter ce qui apparaissait désormais
comme l’illusion européocentrique et comme l’illusion géocentrique.
D’autre part, on peut constater, du point de vue plus matériel de l’évolution
des techniques, que l’Europe avait vu apparaître, dès le Moyen Âge, outre
le progrès de l’agriculture, une multitude d’inventions qui s’étaient
combinées et renforcées mutuellement pour dessiner les traits les plus
caractéristiques de la modernité dans l’ordre de la production (J. Gimpel
[1975]). Un grand mouvement en assurait l’application rapide et les
destinait à être utilisées par le plus grand nombre. Ce fut le cas des moulins
à eau, utilisés notamment dans l’industrie de la papeterie, ou des progrès de
l’optique – utiles à la fabrication de verres correcteurs ou d’instruments
destinés à l’observation. Ce fut le cas encore de l’imprimerie et des
instruments de mesure de précision (D. Landes [1998], chap. IV). Toutes
ces inventions eurent pour effet de rendre possibles par la suite des
productions de masse et la définition de normes auxquelles les fabrications
auraient avantage à se conformer.
L’inégalité des nations
Quant à la seconde question : savoir pourquoi ces développements se sont
produits dans certains pays, ou certaines civilisations, et pas dans d’autres,
elle mérite d’autant plus d’être posée que, si l’on se situe au xviiie siècle, les
principaux groupes de pays (Europe occidentale, Islam, Inde, Chine, Japon)
se trouvaient à un niveau économique très comparable si l’on se fonde sur
le produit par tête. Or, on peut noter qu’en particulier les Arabes et les
Chinois avaient depuis longtemps inventé certains des procédés, des
produits ou des méthodes dont la conjonction a déterminé la révolution
industrielle en Europe. Comment se fait-il donc que ces peuples soient en
quelque sorte restés sur place, alors que l’Europe occidentale était le théâtre
d’une véritable mutation dans son appareil de production, mais aussi dans
les mentalités et dans l’attitude des hommes dans les rapports sociaux – des
hommes confrontés aux tâches matérielles de la vie quotidienne ?
Il n’y a certes pas de réponse précise et rigoureuse à de telles questions. On
peut cependant hasarder quelques hypothèses. Si l’on prend le cas de la
Chine, qui a été analysé de façon lumineuse par D. Landes (1998), il est
frappant de constater qu’elle avait devancé les Européens dans des
domaines importants comme la fabrication du papier, l’horlogerie,
l’imprimerie, l’invention de la poudre, les constructions navales, la
navigation elle-même puisqu’on trouve la trace de l’utilisation de la
boussole dans des documents chinois datant du xiie siècle. On peut alors se
demander pourquoi la civilisation chinoise s’est laissé distancer dans tous
ces domaines par l’Europe. Dans chacun des domaines cités, il existe une
explication possible.
D’une façon générale, il ressort de l’étude de ces innovations que leur
exploitation s’est heurtée à des barrières largement dues à l’existence d’une
administration impériale lourde et complexe, à l’absence d’un véritable
système de marché et de droits de propriété. D’autre part, la motivation qui
avait poussé les Européens à aller chercher en Orient ce qu’ils savaient ne
pas pouvoir trouver chez eux était évidemment absente dans le cas de la
Chine. Par-dessus tout, les Chinois considéraient leur empire comme le
centre du monde et ils n’éprouvaient aucune curiosité envers ce qui se
passait à l’extérieur. Les conditions de la stagnation économique se
trouvaient ainsi réunies.
Le cas de l’Islam n’est pas moins instructif. Les Arabes avaient dominé les
sciences, la philosophie, la médecine, du viiie au xiie siècle. Ils avaient fait
de leurs conquêtes ibériques des régions hautement civilisées, voire
raffinées, où s’épanouissaient les arts, le commerce, les disciplines de la
pensée. Les Arabes, jusqu’au xie siècle, nouèrent en Espagne des échanges
culturels très riches, au point qu’ils permirent aux chrétiens de reprendre
contact avec une partie de leur héritage grec. Tout cela était plus que
prometteur, mais c’est précisément au cours du xie siècle que les capacités
créatrices de l’Islam furent subitement taries par des zélotes qui prirent en
main les enseignements scientifiques et religieux. Ils manifestèrent la plus
grande méfiance, jusqu’au rejet, à l’égard des apports culturels de
l’Occident.
Cette fermeture sur soi fut à l’origine du long déclin économique du monde
islamique, ce qui nous permettra de remarquer que, pour l’Islam comme
pour la Chine, c’est le refus des contacts avec l’extérieur qui a conduit à la
stagnation de ces deux civilisations brillantes. C’est au contraire l’esprit
d’aventure et l’ouverture sur l’extérieur qui ont déclenché en Europe une
expansion sans précédent. On notera d’ailleurs que cette ouverture avait
déjà commencé avec l’humanisme de la Renaissance puisqu’il s’agissait
pour les chrétiens de reprendre contact avec les grandes créations littéraires,
philosophiques, artistiques de l’Antiquité, malgré tout ce qui les séparait
des normes de l’Église.
À ces considérations, il faut sans doute ajouter que l’on a vu s’affirmer en
Europe cette séparation du temporel et du spirituel qui a été éminemment
favorable à l’esprit de libre examen et, par conséquent, à l’épanouissement
de la pensée philosophique et à l’essor des sciences.
On pourrait poursuivre l’investigation et se demander pourquoi, dans
l’Occident chrétien, certains pays qui avaient été à la pointe des grandes
découvertes maritimes – tels l’Espagne et le Portugal – se sont largement
laissés distancer ultérieurement par des pays comme l’Angleterre, la
Hollande et même la France. On tend généralement à considérer que cette
relative décadence des pays ibériques est due au fait que, ayant découvert
des trésors dans les terres nouvelles, ils se sont contentés d’en jouir comme
d’une rente sans les utiliser à des fins productives. C’est en somme
l’illusion mercantiliste qui les a poussés à considérer ces trésors comme des
richesses économiques et à se reposer sur leurs lauriers.
Les modalités de la révolution industrielle
Pour en revenir à la révolution industrielle proprement dite, nous noterons
simplement ici quelques caractéristiques principales de ce phénomène. Tout
d’abord, son ampleur : jamais on n’avait vu la productivité par tête
s’accroître dans de telles proportions. Par exemple, en une cinquantaine
d’années la productivité dans les filatures a été multipliée par plusieurs fois
mille ; dans le même laps de temps, elle a été multipliée par plusieurs fois
cent dans le tissage, dans la fonderie, dans la fabrication des chaussures.
Les innovations se réalisèrent surtout dans l’énergie : en particulier,
l’utilisation du charbon, puis de la machine à vapeur mirent à la disposition
des entreprises une puissance de production qui surpassait tout ce que l’on
avait enregistré dans le passé.
Rien de tout cela n’était planifié ; les entreprises réagissaient au fur et à
mesure des sollicitations du marché, et des interconnexions apparurent
spontanément en fonction des nécessités entre des industries variées, tels la
mécanique et le textile, la sidérurgie et la mécanique, les transports
ferroviaires et le développement industriel général. On vit ainsi, au fur et à
mesure qu’une branche se développait, apparaître des goulots
d’étranglement ; par exemple, les filatures s’étant mécanisées, les tissages
ne pouvaient plus absorber le surplus de leur production et étaient donc
incités à innover et à mettre en œuvre de nouveaux métiers à tisser, eux-
mêmes mécanisés et mus par des machines à vapeur. Cela devint un trait
général de la production industrielle : les progrès y étaient cumulatifs,
s’effectuaient par une série de déséquilibres rattrapés (Hirschman [1958]) et
les innovations y apparaissaient en grappes. C’était la pression de marchés
concurrentiels qui obligeait ainsi les entreprises à s’adapter à des situations
nouvelles.
Le rôle croissant des banques
Nous avions vu, au cours des phases précédentes, apparaître et s’affirmer le
rôle des banques dans le courant des affaires. Ce sont elles qui permettaient
de concentrer et de mobiliser les capitaux nécessaires aux entreprises, en
particulier dans le financement du grand commerce. Bien entendu, avec
l’industrialisation, les banques sont en situation de jouer un rôle accru dans
le financement de l’industrie, au moins aussi gourmande de capitaux que le
commerce maritime. Ainsi apparaissent, tout au long du xixe siècle, des
banques d’investissements et des banques d’affaires, dont la clientèle est de
dépôts, qui composée d’entreprises, puis, un peu plus tard, les banques
transforment l’épargne des ménages et des entreprises en investissements à
plus long terme. Cette distinction entre types de banques s’applique avec
plus ou moins de rigueur suivant les pays.
L’organisation générale de la production
L’organisation générale de la production est elle-même affectée au premier
chef par tous ces changements, car les nouvelles méthodes de production
mettent largement fin aux pratiques du travail à domicile de la cottage
industry. L’institution du salariat, la concentration de la main-d’œuvre dans
de vastes ateliers s’étend au point de devenir la règle dans l’industrie : cela
s’explique surtout par l’importance des capitaux exigés pour monter une
entreprise moderne, dotée de tous les perfectionnements techniques
nouveaux, efforts qui ne sont plus à la portée d’une famille de travailleurs à
domicile. Cela s’explique aussi par la discipline désormais requise d’un
ensemble de travailleurs dont les efforts doivent être coordonnés pour
profiter au maximum des avantages de la division du travail. En cela, la
révolution industrielle a été un phénomène typiquement capitaliste, dont
aucun autre type d’organisation n’aurait pu être le théâtre.
Le résultat de ces transformations fut que l’on se trouva transporté dans un
monde nouveau. Marx écrivait, dans son Manifeste communiste (1848) : «
La bourgeoisie, pendant sa domination d’à peine une centaine d’années, a
créé des forces productives plus massives et plus colossales que ne l’avaient
fait toutes les générations précédentes mises ensemble. » Si l’on essaie de
caractériser ces transformations, on peut d’abord remarquer que la part des
produits manufacturés dans la consommation des familles est désormais
plus importante ; de ce fait, l’orientation de la main-d’œuvre par branche
s’en est trouvée modifiée : dans le Royaume-Uni, il ne restait plus que 12 %
de la population active dans l’agriculture en 1912 et 5 % en 1951. La
France a été beaucoup plus lente à s’industrialiser ; les pourcentages
d’agriculteurs ont été de 60 % en 1789, 55 % en 1866, 31 % en 1951, 12,7
% en 1972 et 5 % en 1994.
Autre effet de la révolution industrielle : il s’agit de la transformation des
conditions de vie des hommes. En longue période, l’on constate qu’un
nombre croissant de consommateurs ont pu désormais accéder à des biens
qui leur étaient autrefois inaccessibles, bénéficiant ainsi, enfin, des effets du
progrès technique. Il ne faut pas se dissimuler cependant que les
changements des modes de vie et de travail qui ont été imposés brutalement
aux catégories sociales les plus modestes ont aggravé de façon souvent
tragique les conditions d’existence d’une grande partie de la population au
début du processus de l’industrialisation. C’est ainsi que s’est posée la «
question sociale » au xixe siècle et que sont apparues, sur fond d’importants
mouvements sociaux, les doctrines socialistes dont l’effet se prolonge
encore de nos jours.
Nous devons enfin prendre en compte le fait que la nature même des
mouvements économiques généraux, ainsi que les rythmes qui en scandent
le déroulement se sont profondément modifiés. Avant la révolution
industrielle, les nations européennes étaient essentiellement agricoles ;
c’étaient donc les temps et contretemps de la production agricole qui
marquaient la conjoncture. Désormais, ce sont les mouvements de
l’industrie et du crédit qui vont gouverner les rythmes de l’activité
économique. Retenons en tout cas de l’esquisse historique qui précède que
la naissance et le développement du capitalisme n’ont été possibles que
grâce à l’ouverture des régions et des nations les unes aux autres, à
l’émancipation des producteurs à l’égard des pouvoirs locaux, à
l’émancipation des esprits à l’égard des Églises, à la substitution des
opérations en monnaie aux opérations en nature. Ces différents aspects se
commandaient les uns les autres ; c’est en somme à la présentation de ces
liaisons que cette esquisse historique était consacrée.
Notes
[1] David Landes (1975).
[2] La même remarque a été faite par Carlo Cipolla (1976) ainsi que par
Fernand Braudel (1979), p. 671, vol. 3. Cf. aussi Paul Bairoch (1993).
[3] Le lecteur trouvera des développements très intéressants sur des
civilisations plus éloignées dans l’espace et dans le temps chez Paul
Bairoch (1997).
Chapitre II
Les rythmes de l’activité
économique
Contrastes entre les périodes
Si l’on considère le déroulement de l’activité économique de 1820 à nos
jours, on est frappé de constater qu’il n’est pas uniforme, à vitesse
constante. Angus Maddison ([1982], chap. IV et [1995], chap. III) a
identifié cinq phases distinctes, dont chacune comporte des traits
spécifiques par rapport aux autres. Énumérons-les : il s’agit des périodes
1820-1870 ; 1870-1913 ; 1913-1950 ; 1950-1973 et de 1973 à nos jours.
Cette périodisation n’a pas été faite à partir d’hypothèses théoriques, mais
uniquement sur la base de ce qu’on sait du contenu historique de chacune
de ces phases et du taux de croissance (du pib ou du pib par tête) qui les
caractérise. Maddison a employé une méthode empirique qui se rapproche
beaucoup de celle qu’avait adoptée le nber dans les années 1940, sous la
direction de Burns et Mitchell (1946), pour identifier les cycles de
référence, c’est-à-dire les cycles de l’activité économique générale. On
remarque tout de suite que les phases identifiées tendent à se raccourcir, ce
qui ferait penser à une certaine « accélération de l’Histoire ». En ce qui
concerne l’Europe occidentale, les taux moyens annuels de croissance du
pib réel par habitant (en pourcentage) ont été de 1,0 pour 1820-1870 ; 1,3
pour 1870-1913 ; 0,9 pour 1913-1950 ; 3,9 pour 1950-1973 ; 1,8 pour 1973-
1992, soit 1,8 pour l’ensemble de la période 1820-1992.
Quant aux caractéristiques historiques de chacune de ces phases, on peut
noter que la phase I (1820-1870) correspond à l’industrialisation
progressive de la zone considérée. Nous avons donc affaire à la
manifestation de la révolution industrielle, à quoi il faut ajouter la libération
des échanges extérieurs. On note ainsi que le commerce extérieur a
progressé quatre fois plus vite que la production mondiale.
La phase II (1870-1913) a été relativement calme mais elle a coïncidé avec
une grande prospérité, correspondant à la diffusion planétaire des progrès
techniques, à la grande mobilité des facteurs de production (les capitaux
aussi bien que les hommes) et au progrès des communications et des
transports. On doit aussi remarquer que c’est un régime libéral qui prévalait
dans la plupart des pays, en ce sens que les lois du libre échange
continuaient d’être appliquées, que les pays avaient adopté l’étalon-or avec
un régime de changes fixes. Enfin et surtout, les gouvernements
n’intervenaient quasiment pas dans l’économie ; les dépenses publiques
(ainsi, par conséquent, que les prélèvements) étaient donc réduites et l’État
se contentait d’exercer ses attributions régaliennes du maintien de l’ordre,
de la défense et de l’instruction publique.
La phase III (1913-1950) a été tragique, car elle a été marquée par deux
guerres et une crise mondiales. On pourrait presque la caractériser en
prenant le contre-pied de la phase précédente : le libre-échange a été
remplacé par le protectionnisme, l’économie libérale par l’économie de
guerre, puis par l’économie dirigée. Plusieurs nations européennes se sont
dotées de régimes totalitaires. Enfin, la préparation de la Seconde Guerre
mondiale a mobilisé des ressources que les utilisations civiles ne suffisaient
plus à employer. La guerre de 1939-1945 est survenue, provoquant non
seulement un nombre énorme de victimes et des destructions matérielles
massives, mais aussi une redistribution des cartes économiques qui avait
déjà été largement amorcée à la suite de la Première Guerre mondiale ;
redistribution des richesses et de la puissance économique au profit des
États-Unis, dont le territoire avait été épargné et qui avaient mis dans la
bataille toutes les ressources de leur appareil productif et de leur capacité
d’innovation technique, tandis que les nations européennes belligérantes
étaient sorties très appauvries de ces deux conflagrations.
C’est la phase IV (1950-1973) qui a correspondu à ce que Jean Fourastié
avait appelé les « Trente Glorieuses » (elle a été en fait un peu plus courte
que la période à laquelle se référait Fourastié), phase de rattrapage qui a
constitué, pour les pays occidentaux, un véritable âge d’or de l’histoire
économique. Cette période est dominée par l’élan déclenché par les besoins
de la reconstruction après un conflit particulièrement tragique, par le début
de la « guerre froide » entre l’Est et l’Ouest, et par la solidarité qui en a
résulté entre les nations européennes occidentales et les États-Unis,
solidarité qui s’est notamment traduite par le plan Marshall et par la volonté
des gouvernements américains successifs d’assumer des responsabilités
mondiales non seulement en matière de défense, mais aussi dans l’ordre
économique.
Les États-Unis prirent ainsi l’initiative de la mise en place des dispositifs
institutionnels propres à favoriser une économie de libre-échange. Ils
incitèrent également les pays de l’Europe occidentale à constituer des zones
régionales de coopération économique ; cet effort aboutit à la création de la
Communauté économique européenne. Des institutions comme le fmi, la
Banque mondiale, l’oece puis l’ocde ont joué un rôle positif dans ce
domaine. Au cours de cette période de rattrapage, les pays européens et les
pays d’Asie ont particulièrement profité de ce mouvement ; les taux de
croissance de leurs investissements matériels et humains, ainsi que le taux
de croissance des échanges internationaux (8,6 % par an pour l’Europe
occidentale) en portent témoignage.
Pendant ce processus, les États-Unis ont constamment servi de modèle,
aussi bien en matière d’investissements et de progrès technique qu’en
matière de méthodes de gestion et de politique économique. D’autre part, la
période en question a vu s’instaurer les politiques de protection sociale que
l’on a souvent désignées comme celles de l’« État providence » (le Welfare
State) et, d’une façon plus générale, des politiques de la demande globale
d’inspiration keynésienne. Ainsi se sont mis en place des « stabilisateurs
automatiques » et des politiques de stabilisation conjoncturelle, au point que
la notion de cycle semblait être devenue obsolète, en ce sens que désormais
seuls les taux de croissance fluctuaient, sans cesser d’être positifs. C’est au
cours de cette phase que l’on vit s’amorcer un grand mouvement
d’ouverture des frontières économiques entre les pays, mouvement
caractérisé par l’abandon progressif de pratiques telles que le contrôle des
changes. L’on voyait s’affirmer la tendance à la convertibilité générale des
monnaies dans les pays occidentaux et en Extrême-Orient. En somme, la
grande marche vers la mondialisation de l’économie commençait.
La phase V (1973-1994) a commencé sous des auspices défavorables, à
savoir les deux chocs pétroliers consécutifs à la guerre de Kippour et à la
révolution islamique en Iran (1973 et 1979). Ces chocs ont déterminé un
changement brutal du régime de croissance, et ce changement s’est traduit
par une forte poussée d’inflation, et aussi de chômage. Les pays
consommateurs de pétrole ont en effet soudainement vu leur facture
pétrolière s’alourdir, ce qui leur a causé de grandes difficultés de paiements
extérieurs, en même temps qu’une hausse de leurs coûts de production.
Dans les pays de la Communauté économique européenne, la tâche la plus
urgente était désormais de stabiliser les prix. Pour cela, le modèle et donc le
point d’ancrage par rapport auquel les pays membres définirent leur
politique monétaire fut le deutschemark : la politique économique de la rfa
était en effet considérée en Europe comme un modèle de bonne gestion ; la
France en particulier, dont la rfa était le principal partenaire économique,
s’est efforcée de suivre son exemple. Ce fut donc là le principe directeur de
sa politique économique à partir de 1983.
Cette nouvelle politique conjoncturelle, qui signifiait l’abandon des
politiques keynésiennes de relance, fut le prélude à la politique
d’unification monétaire définie en 1992 par le traité de Maastricht. Cette
décision d’ancrage du franc par rapport au deutschemark a été souvent
critiquée, en particulier après la réunification de l’Allemagne (1989), car les
principaux partenaires de la rfa, dont la France, ont ainsi dû supporter une
part du fardeau de la réunification sous la forme de la surévaluation de leur
monnaie, et donc des difficultés qui en ont résulté en matière d’emploi. Il
s’agissait cependant d’une décision politique destinée à consolider la place
de l’Allemagne au sein de la Communauté européenne et de bien montrer
que l’engagement européen de la France était considéré comme prioritaire.
À partir de 1992, la question se posait d’ailleurs de préparer l’entrée d’un
pays comme la France dans la zone de l’euro.
Les pays capitalistes d’Europe pratiquaient donc désormais une politique de
stabilité des prix, à laquelle ils s’étaient engagés par le traité de Maastricht
(1992), lui-même prolongé sur le plan budgétaire par le traité d’Amsterdam
en 1997, comportant un « pacte de stabilité et de croissance ». Une monnaie
unique, l’euro, fut ainsi adoptée : 11 puis 12 pays commencèrent de la
mettre en œuvre en 1999, la disparition matérielle effective de leurs
anciennes monnaies nationales étant fixée à 2002. Un chômage massif
continua de sévir dans cette zone, épargnant toutefois dans une certaine
mesure les pays où le marché du travail fonctionnait avec la plus grande
souplesse ; c’était le cas du Royaume-Uni et des pays de l’Europe du Nord.
On s’accorde généralement à considérer que la France, l’Allemagne et les
pays de l’Europe du Sud connaissent un chômage caractérisé par une forte
composante structurelle.
Cela conduit à se tourner, si l’on cherche à expliquer ces successions de
phases, vers une hypothèse que Kondratieff, puis Schumpeter (1883-1950)
avaient avancée dans l’entre-deux-guerres : celle des cycles longs.
Cycles et innovations. L’hypothèse
des cycles longs
Réfléchissant sur les cycles économiques, Schumpeter avait, dès 1912,
suggéré que l’économie capitaliste évoluait en raison des déséquilibres
créés par l’innovation. L’équilibre ne peut jamais correspondre qu’au
fonctionnement d’une économie statique. Or, le propre des économies
capitalistes est d’être dynamiques, de ne jamais rester stationnaires ; c’est
l’innovation qui les met en déséquilibre et qui, en même temps, les fait
progresser. Rappelons-nous que la révolution industrielle a pu être décrite
comme une série de déséquilibres rattrapés ; or, Schumpeter explique que
l’innovation doit être financée avant même que l’entrepreneur bénéficie de
ses résultats. Ce financement est normalement assuré par le crédit
qu’accordent les banques. Les innovations, quant à elles, voient se propager
leurs effets de branche en branche. Les innovations s’engendrent les unes
les autres (Schumpeter affirme que l’on a affaire en réalité à des « grappes »
d’innovations). On conçoit aisément que, dans tout ce processus, les risques
encourus sont importants car rien n’est plus imprévisible qu’une innovation,
si ce n’est sa chance de succès : les opérations entreprises dans ce climat ne
peuvent pas toutes réussir, et il viendra un moment où il faudra apurer les
dettes. Certaines entreprises débitrices n’y parviendront pas, les
anticipations changeront de sens, de sorte que l’on assistera à des vagues de
pessimisme succédant à des vagues d’optimisme, à des faillites en chaîne ;
ce sera la dé pression qui affectera de nombreux secteurs de l’économie.
Dans son ouvrage Business Cycles (1939), Schumpeter porta son regard
beaucoup plus loin dans le temps. Il soutint en effet que la conjoncture,
observée sur une longue période, laisse percevoir une combinaison de trois
sortes de cycles. Les cycles Kitchin (d’environ quarante mois en moyenne)
correspondent à des mouvements de stocks (formation de stocks et
déstockage). Ils sont eux-mêmes contenus par les cycles Juglar, ceux qui
avaient jusque-là retenu à titre principal l’attention des économistes (du
nom de l’économiste français Clément Juglar [1819-1905] qui en avait pour
la première fois repéré l’existence) ; ils s’étendent en moyenne sur une
dizaine d’années ; ils sont généralement attribués aux mouvements de
l’investissement productif, et c’est sur eux que Schumpeter s’était concentré
dans son livre de 1912 ; l’idée généralement retenue par les analyses du
cycle est que les investissements finissent toujours par dépasser leurs buts
initiaux, de sorte qu’un mouvement de correction devient inévitable,
d’autant plus fort, parfois, qu’une bulle spéculative se sera formée, auquel
cas la correction sera d’autant plus brutale. En somme, il n’est pas
d’expansion sans excès, et l’évolution de l’économie capitaliste est
constamment scandée par ces fluctuations.
Enfin, Schumpeter reprit l’idée qu’avait eue un économiste russe, Nikolaï
Kondratieff (1892-1931), qui pensait avoir décelé la présence d’ondulations
longues de l’activité économique, à savoir des cycles d’environ quarante
ans dans lesquels les cycles Juglar étaient englobés. L’idée de Schumpeter
était que ces cycles longs correspondaient à des innovations majeures.
L’innovation en général – et Schumpeter employait souvent l’expression de
« combinaison nouvelle » – était censée être le propre de l’entrepreneur.
Schumpeter avait certes une vision très large et très compréhensive de ce
qu’il fallait entendre par « innovation » : ce concept pouvait aussi bien
s’appliquer à un nouveau procédé qu’à un bien nouveau, à un bien
immatériel comme à un bien tangible. Un petit nombre d’innovations
avaient cependant changé l’histoire économique du monde.
Schumpeter n’a jamais été très précis quant à la datation de ces grands
événements, donc quant à la datation des grands cycles Kondratieff. Il
acceptait volontiers les suggestions de certains de ses collègues, tels
Kuznets ou Redvers Opie. On pourrait, dans l’esprit de son analyse (Valéry
[1999]), bien que cela ait été discuté, repérer les cycles suivants (du début
de la phase d’expansion à la fin de la phase descendante) : le 1er Kondratieff
(1785-1845) correspondrait à la première révolution industrielle (voir Caron
[1985] et Verley [1997]), marquée par l’énergie hydraulique, l’industrie
textile et l’industrie du fer. Le 2e Kondratieff (1845-1900) correspondrait à
l’industrie de la vapeur, au chemin de fer et à l’acier. Le 3e Kondratieff
(1900-1950) comprendrait l’électricité, l’industrie chimique et le moteur à
combustion interne. Le 4e cycle (1950-1990) concernerait l’industrie
pétrochimique, l’électronique et l’aviation. On considère souvent qu’en
1990 a démarré un 5e Kondratieff, correspondant aux réseaux numériques,
aux logiciels et aux nouveaux médias ; il se terminerait – ce serait le creux
de la vague – aux environs de 2020. Ce ne sont là que des illustrations qu’il
ne faut pas prendre trop à la lettre, car elles ne reposent pas sur des données
statistiques indubitables ; elles nous donnent toutefois des ordres de
grandeur acceptables. On remarquera cependant un phénomène que nous
avions déjà observé lors de la succession des phases de Maddison : les
Kondratieff raccourcissent au fur et à mesure qu’ils se succèdent. Le 1er
s’étendait sur soixante années ; les suivants ne dureront plus,
respectivement, que cinquante-cinq ans, cinquante ans, quarante ans et
trente ans, phénomène qu’il est tentant de désigner comme « l’accélération
de l’Histoire ».
L’accélération de l’Histoire
Si accélération il y a, elle pourrait s’expliquer de trois manières.
En premier lieu, on assisterait à une sorte d’effet d’apprentissage : les
entreprises, et même les consommateurs, seraient plus à l’affût des
nouveautés et donc plus promptes à les adopter. Un témoin de ce
phénomène serait le développement de la « vieille technique » dans les
branches les plus dynamiques.
Deuxième facteur : les innovations actuellement les plus marquantes, celles
du « 5e Kondratieff », sont des innovations de réseau (voir Caron [1997]),
qui concernent les nouvelles techniques de l’information et des
communications (ntic) ; elles ont une tendance à se développer de façon
exponentielle, touchant toutes les branches de l’activité économique et
engendrant un abaissement des coûts unitaires par économies d’échelle, ce
qui est précisément le propre des effets de réseau [1]. Ce sont donc des
rendements croissants qui sont l’apanage de cette nouvelle révolution
technique. Qu’il s’agisse d’une nouvelle révolution industrielle n’est pas
douteux : dès 1965, l’un des fondateurs d’Intel, Gordon Moore, formulait
une prévision qui a été vérifiée depuis, connue désormais comme la « loi de
Moore », suivant laquelle la capacité de traitement d’une puce de silicone
doublerait tous les dix-huit mois. Les activités impliquées –
télécommunications, services aux entreprises, commerce électronique –
relèvent de ce qu’on appelle souvent la new economy.
La troisième explication tient au fait que ces innovations, en raison de leur
caractère largement immatériel, se propagent rapidement, malgré les
distances et au-delà des frontières ; elles se prêtent donc particulièrement
aux forces de la concurrence, et d’une concurrence désormais mondiale.
Dans une économie globale, l’innovation ne connaît plus de frontières. Elle
doit essentiellement se traduire par des progrès de la productivité du travail,
quel que soit le secteur d’activité. Les nouvelles techniques permettent en
effet à un nombre donné de personnes de se mettre en contact avec un
nombre croissant de marchés, qu’il s’agisse de leurs clients ou de leurs
fournisseurs, et d’acquérir des informations utilisables à un coût toujours
réduit. Le mouvement actuellement en cours présente en tout cas toutes les
caractéristiques d’une révolution industrielle, en ce sens qu’il affecte tous
les secteurs, et pas seulement ceux de la « nouvelle économie » : il se
traduit, même dans les entreprises relevant de l’économie la plus
traditionnelle, par un abaissement des coûts de production unitaires, par la
mise en œuvre de procédés nouveaux, de nouvelles méthodes
d’organisation, ainsi que par la création de produits nouveaux, toutes choses
que l’on avait observées lors des précédentes révolutions industrielles.
On a longtemps fait état du « paradoxe de Solow » [2] qui, en 1995,
déclarait : « Les ordinateurs sont partout, sauf dans les statistiques de la
productivité. » Effectivement, de 1980 à 1995, la productivité aux États-
Unis n’a crû que de 1 % par an. En revanche, elle croît de 2,6 % depuis
1995. La structure même de la population active s’en trouve affectée
puisque le phénomène provoque la formation d’un nombre considérable
d’emplois nouveaux dans le secteur des services [3].
On considère généralement que les entreprises de la nouvelle économie
peuvent être classées en deux groupes : les entreprises B to B (business to
business), dont les services s’adressent aux entreprises, et les entreprises B
to C (business to consumer), qui s’adressent au grand public. La diffusion
des ordinateurs et de l’accès à l’Internet dans les ménages tend ainsi à
modifier en profondeur les modes de consommation, et même les modes de
vie, suscitant des besoins nouveaux et provoquant la naissance d’entreprises
nouvelles destinées à les satisfaire. N’oublions pas toutefois que, malgré les
« effets de réseaux », ces entreprises n’échappent pas aux lois économiques
communes, qui les obligent à dégager une marge bénéficiaire positive pour
financer leurs investissements et attirer des capitaux nouveaux.
Il convient donc d’être prudent quant à la réalité et à la nature de cette «
révolution industrielle », car rien n’est plus difficile pour un observateur
que de déceler un mouvement long qui s’amorce sous ses yeux. Même si la
réalité de ce mouvement est avérée, elle peut mettre très longtemps à
produire des effets perceptibles. Songeons que des innovations majeures
comme le chemin de fer ou l’électricité ont connu de très longs délais de
diffusion et que les entreprises qui s’y sont engagées ont enregistré un taux
de mortalité élevé. Disons simplement que nous assistons à la mise en
œuvre d’innovations techniques très importantes qui concernent toutes les
branches de l’économie. Il n’est donc pas invraisemblable qu’il s’agisse
bien du début d’un cycle de Kondratieff. Ne nous laissons toutefois pas
emporter par l’enthousiasme : même la phase ascendante d’un Kondratieff
n’est pas exempte de fluctuations cycliques dont certaines sont fatales aux
entreprises qui en sont les victimes. En particulier, les entreprises de la
nouvelle économie ont été sujettes à des bulles spéculatives qui appelleront
inévitablement des mouvements de correction. C’est dire que la théorie des
cycles traditionnels (de type Juglar) restera un important objet de
recherches, car ce sont ces cycles qui continueront de rythmer les
mouvements de l’activité économique.
Innovation et monopole
Nous noterons au passage un point qui mérite d’être souligné et sur lequel
Schumpeter avait attiré l’attention dès 1942 dans son livre Capitalisme,
socialisme et démocratie. Les grandes innovations naissent dans un
contexte concurrentiel. Rien, cependant, ne serait plus défavorable à
l’innovation qu’un régime de concurrence parfaite. La firme innovatrice
espère toujours, étant la première, bénéficier d’une rente monopolistique
pour un temps qu’elle espère être le plus long possible grâce à l’avantage
que la législation sur les brevets lui assure par rapport à ses concurrents.
Effectivement, il arrive que certaines innovations, comme nous le montre
l’exemple de Microsoft, confèrent à la firme innovante une position
dominante sur son marché. La concurrence tendrait ainsi à se détruire elle-
même.
C’est bien pourquoi les autorités de marché sont particulièrement attentives
à ces phénomènes et se tiennent prêtes à intervenir dans tous les cas de ce
genre. C’est dire que, en période de grandes et fréquentes innovations
comme celle que nous connaissons actuellement, l’emploi du temps des
différentes institutions protectrices de la concurrence est extrêmement
chargé, comme nous le verrons au chapitre suivant. En ce qui concerne la «
nouvelle économie », on notera que les firmes innovantes s’efforcent certes
d’obtenir un avantage monopolistique sur leurs rivales, ce qui n’empêche
pas que leurs innovations aient la propriété d’intensifier la concurrence chez
les firmes utilisatrices. Cette concurrence, toutefois, ne sera pas une
concurrence parfaite ; en raison des phénomènes de concentration, il s’agira
plus vraisemblablement d’une concurrence monopolistique ou
oligopolistique.
On remarquera que les processus qui viennent d’être décrits à grands traits
sont caractéristiques du capitalisme, au point qu’il serait inconcevable de
les voir naître et se dérouler dans aucun autre système. Ils s’accompagnent
en effet de ce que Schumpeter (1942) appelait la « destruction créatrice »,
sorte de tempête économique qui entraîne la disparition brutale de centaines
de milliers d’emplois, tout en provoquant la création d’emplois nouveaux
en nombre égal ou supérieur. Cela ne peut se faire que si l’économie a un
haut degré de flexibilité, donc une capacité d’adaptation rapide, et que si les
conditions de la concurrence y sont respectées, tandis que, dans les
économies de type soviétique, les entreprises étaient immortelles. Nous
retrouvons ici les caractères que nous avions déjà mis en lumière dès les
origines du capitalisme : autonomie des entreprises, marchés concurrentiels,
flexibilité, ouverture à l’extérieur. Le corollaire de cette remarque est
d’ailleurs que les pays les mieux placés dans la concurrence mondiale sont
précisément ceux qui présentent au plus haut degré ces caractéristiques.
L’ouverture à l’extérieur s’entend des flux qui traversent les frontières ; ils
concernent les marchandises et les services. Effectivement, les accords du
gatt, désormais régulés par l’action de l’Organisation mondiale du
commerce (omc), aboutissent, pour les pays les plus industrialisés, à un
démantèlement de leurs barrières protectrices. Les flux de capitaux et autres
transferts monétaires se sont accrus de telle sorte que les transactions
financières quotidiennes (dont les opérations sur produits dérivés)
représentent aujourd’hui environ cinquante fois le montant des transactions
commerciales proprement dites, c’est-à-dire les transactions quotidiennes
sur services et marchandises. Laissons de côté les flux migratoires, dont le
cas est particulier. Il reste les flux d’informations, pour lesquels l’espace et
le temps n’existent plus, car ils se déplacent à une vitesse proche de celle de
la lumière ! L’ouverture à l’extérieur est marquée de nos jours par
l’irruption de deux géants dans l’économie mondiale : la Chine et l’Inde.
Ces pays, dits « émergents », sont parfois désignés par l’acronyme bric
(Brésil, Russie, Inde, Chine) ; ce quatuor ne tardera d’ailleurs pas à faire
place à l’arrivée d’autres pays, comme la Turquie, l’Afrique du Sud, le
Mexique ; d’autres encore se profilent à l’horizon, en Asie, en Amérique
latine et en Europe de l’Est. Il ne s’agit plus de pays sous-développés, mais
bien de nations en plein essor, qui consacrent de grands efforts à l’économie
de la connaissance, qu’il s’agisse de la formation des hommes ou de la
préparation des innovations futures. C’est dire que l’on va assister à des
phénomènes spectaculaires de destruction créatrice : les vieux pays
industriels, en particulier l’Europe, auront fort à faire pour s’y adapter. Ce
sera en tout cas une chance pour le monde entier, car ces nouveaux tigres
économiques constitueront le principal moteur de croissance de la planète.
Le rôle des marchés financiers
Cette ouverture des économies les unes aux autres a entraîné un rôle
croissant des marchés financiers, c’est-à-dire des Bourses de valeurs.
Désormais en effet, c’est de plus en plus par un appel aux marchés (par
augmentation de capital ou par émission d’obligations) que les grandes
firmes se procurent les fonds dont elles ont besoin pour financer leurs
investissements. Or, les marchés financiers sont interconnectés et ils ont la
particularité d’être beaucoup plus instables que les marchés des biens et des
services. Ce sont en effet des marchés d’opinion : ils dépendent des
prévisions des opérateurs sur l’évolution des valeurs négociées, prévisions
qui ont nécessairement une fragilité intrinsèque. Les engagements et les
dégagements des opérateurs sur telle ou telle valeur se font instantanément,
à la différence des opérations industrielles, qui prennent du temps et qui
présentent, une fois réalisées, un certain caractère d’irréversibilité, et donc
d’inertie. Les transactions sur ces marchés sont affectées par le
comportement moutonnier des opérateurs, comportement qui explique la
formation des bulles financières, ainsi d’ailleurs que leur dégonflement. Les
économies de marché acquièrent pour ces raisons une volatilité marquée :
elles connaissent des fluctuations rapides, amplifiées par l’interdépendance
internationale des économies. On l’a bien vu lors des crises de 1929, de
1987 et de 2001, ainsi qu’à l’occasion de la crise des subprimes survenue
aux États-Unis en 2007. Elle a rapidement affecté toutes les places
financières du monde, et elle est à l’origine de la plus grande crise
économique que l’on ait connue depuis 1929. Cette crise, qui s’est déclarée
dans toute son ampleur à la suite de la faillite de la banque Lehman
Brothers le 15 septembre 2008, est loin d’avoir épuisé ses effets. Le monde
a échappé de justesse en octobre 2008 à une crise systémique qui aurait été
fatale, car toutes les opérations de crédit menaçaient d’être bloquées. C’est
grâce à l’initiative conjointe et salvatrice de Gordon Brown et Nicolas
Sarkozy que le pire a été évité. La création du G20, groupe formé à cette
occasion et composé du G8, plus les plus importants pays émergents, et sa
réunion d’urgence à Washington a permis d’éviter la catastrophe. Le G20,
après une deuxième réunion à Londres en avril 2009, jouera désormais un
rôle permanent. À la lumière de cette crise, il apparaît donc que les
nouvelles techniques financières revêtent un double aspect. Elles
accroissent considérablement les possibilités de gain pour les opérateurs,
mais elles accentuent de ce fait la vulnérabilité du système. Elles incitent en
effet les opérateurs à prendre des risques importants, voire à se livrer à des
actes délictueux. Le danger est grand de voir en certains cas les opérations
financières se déconnecter de l’économie réelle. En l’occurrence, c’est
l’économie financière qui a ébranlé le monde. La crise de l’économie réelle
a désormais pris le relais ; elle devra aller jusqu’à son terme, dont il est
impossible de prévoir la date. De nouvelles réglementations financières
seront indispensables pour éviter le retour de semblables mésaventures.
Les cycles économiques sont donc plus que jamais affectés par la
financiarisation de l’économie. L’espace où ils se manifestent est devenu
planétaire.
Notes
[1] Un exemple suffira à illustrer ce point : l’intérêt de recourir à l’Internet
est d’autant plus grand que davantage de personnes y sont abonnées ; c’est
ce qu’on appelle parfois l’« effet de club ». La loi de Metcalfe énonce que
la valeur d’un réseau croît approximativement comme le carré du nombre
des usagers (Woodall [2000]).
[2] Professeur au mit et prix Nobel d’économie.
[3] On trouvera une analyse vivante de ce processus chez Daniel Cohen
(1999).
Chapitre III
Le capitalisme et les pouvoirs
L’esquisse historique nous a fait constater que le capitalisme est étroitement
lié à une certaine structure des pouvoirs dans la société ; la naissance et le
développement de ce système étaient liés, en effet, à une modification
décisive de la nature du pouvoir politique. Une première approche nous
inciterait à caractériser cette structure des pouvoirs comme mettant aux
prises, d’une part les détenteurs du pouvoir économique, à savoir les
capitalistes et les entrepreneurs, lesquels ont la propriété des instruments de
production, et d’autre part les travailleurs, soumis à leurs employeurs dans
le cadre du rapport salarial. Ce schéma, qui correspond en substance à la
vision de Marx, implique que le pouvoir politique lui-même s’efface devant
le véritable pouvoir : celui que confèrent la richesse et la possession des
capitaux.
Dans une certaine mesure, nous avons pu constater en effet que le passage
de l’ordre féodal au capitalisme a consisté en une substitution du pouvoir
des marchands aux pouvoirs seigneuriaux. Dans ce processus
d’émancipation, on observe toutefois que les bourgeois se sont souvent
appuyés sur le pouvoir central – par exemple, en France, le pouvoir royal –
qui tenait lui-même à s’affirmer aux dépens des grands feudataires. Cette
relation était bien à double sens car le pouvoir royal lui-même a souvent
utilisé l’appui des bourgeois pour combattre des vassaux trop turbulents et
ambitieux. Néanmoins, les marchands, quant à eux, n’ont pu se libérer du
joug féodal et constituer une puissance qu’en substituant des prestations
monétaires aux anciennes prestations en nature auxquelles ils étaient
assujettis. En somme, ils ont en quelque sorte acheté leur émancipation. En
d’autres termes, la monétarisation de la société a été solidaire de
l’émergence de ce que Schumpeter (1918) appelait le Steuerstaat ou État
fiscal.
Ce passage à l’État fiscal a été rendu nécessaire par le coût croissant des
opérations militaires et des armements, phénomène que l’on avait déjà
constaté à l’occasion des croisades ; il s’est accompagné d’une profonde
redistribution des pouvoirs politiques. De nouvelles entités politiques se
sont en effet constituées, regroupant d’anciennes seigneuries sous la forme
de principautés, de duchés, de royaumes, d’États-cités, bénéficiant en
quelque sorte des économies d’échelle inhérentes aux premiers stades de
l’extension des champs de souveraineté. Ces entités vivaient désormais des
recettes fiscales. Ce faisant, elles se sont mises tout naturellement à exercer
les fonctions régaliennes indispensables à l’existence même des économies
de marché. C’est d’ailleurs l’exercice de ces fonctions régaliennes qui
constituait le fondement de leur légitimité.
Rappelons-nous en effet que les pouvoirs politiques locaux s’étaient
installés, à l’origine, pour remédier à l’insécurité générale consécutive à la
chute de l’Empire romain. Les pouvoirs politiques avaient donc avant tout
pour mission de rétablir la sécurité des personnes et des biens, autrement dit
de restaurer l’ordre public sur les territoires relevant de leur autorité,
constituant ainsi des espaces économiques homogènes. Nous allons voir de
plus près en quoi consistaient ces fonctions régaliennes. Nous serons alors
en mesure d’explorer les implications économiques et politiques du système
d’économie de marché qui s’est ainsi mis en place.
Les fonctions régaliennes
Elles consistent avant tout à assurer aux individus la sécurité de leur vie et
de leurs biens en les protégeant de la violence qui pourrait leur être faite.
C’était déjà le fondement de l’ordre féodal ; cela continue d’être le
fondement de toute société politique. Cette violence elle-même peut
provenir de l’intérieur ou de l’extérieur. Les dangers intérieurs tiennent à
l’action incontrôlée de brigands ou d’assassins, agissant soit isolément, soit
en bandes. Quant aux périls extérieurs, les invasions ou agressions de
barbares ou d’armées étrangères les font courir à la population. La
protection des populations implique donc la présence de forces armées afin
d’assurer leur défense ; elle implique aussi l’existence d’une force de police
et d’une magistrature judiciaire pour assurer l’ordre intérieur, et notamment
la protection des routes et autres voies de communication.
Max Weber caractérisait la puissance politique comme détenant « le
monopole de la contrainte légitime », et c’est précisément pour financer ce
monopole qu’elle percevait impôts, redevances et taxes. À ces attributions
de la puissance publique s’ajoutait le pouvoir de « battre monnaie » : en
effet, dans une société monétarisée où les transactions ne se faisaient plus
en nature par voie de troc et où la contribution nécessaire au financement
des fonctions régaliennes s’effectuait en monnaie, il fallait qu’une autorité
publique se portât garante de la qualité des espèces monétaires en
circulation, l’émission ou l’usage de la fausse monnaie étant considérés
comme criminels. Le pouvoir monétaire était donc partie intégrante des
attributs de la souveraineté. Aujourd’hui encore, quel que soit le statut de la
Banque centrale, plus ou moins indépendante par rapport à l’État, elle a
pour mission première de garantir la valeur interne de la monnaie, c’est-à-
dire la stabilité des prix [1].
Une question se pose alors : Comment protéger les sujets contre l’abus de
pouvoir et contre l’arbitraire que pourrait exercer à leur encontre la
puissance publique ? Ce problème, l’un des plus anciens de la philosophie
politique [2], nous conduit à examiner la nature de l’État de droit…
L’État de droit
On désigne par cette expression une situation dans laquelle,
constitutionnellement, le pouvoir exécutif lui-même, c’est-à-dire l’État, a le
devoir de respecter l’ensemble des règles qui constituent le droit. Ces règles
définissent la portée et les limites des pouvoirs respectifs des personnes
publiques et des personnes privées ; ce sont, en somme, les règles du jeu qui
doivent servir de cadre à l’ensemble des relations sociales. Elles doivent
être publiques, c’est-à-dire portées à la connaissance de chacun. Il s’agit
donc d’un système d’information où chacun sait d’avance quelle sera la
position de la puissance publique dans telle ou telle circonstance. En ce
sens, une première cause d’arbitraire se trouve éliminée.
Ces règles elles-mêmes sont censées assurer aux membres de la cité la
liberté de disposition de leurs biens, ainsi que le pouvoir de procéder aux
transactions qui leur paraîtront nécessaires pour mener leur vie et prendre
les décisions qu’ils jugeront opportunes. Bien entendu, ces règles reflètent
les conceptions morales ou religieuses qui caractérisent une société à un
moment donné de son évolution. Ce qui est important, c’est qu’elles
s’imposent à tous, qu’elles aient une certaine stabilité et qu’elles laissent à
chacun la liberté de mener sa vie à sa guise, sous réserve qu’il respecte les
valeurs fondamentales de la cité.
Nous voyons ainsi apparaître deux caractères fondamentaux de la règle de
droit : la transparence, grâce au caractère public de la loi, et la subsidiarité.
Ce dernier point signifie que l’État ne doit pas régenter tous les aspects de
la vie humaine, mais qu’il ne doit intervenir que dans les domaines où lui
seul est en mesure de le faire, c’est-à-dire dans l’accomplissement des
fonctions régaliennes. Quant au reste, la liberté des individus est assurée par
l’institution des droits de propriété non seulement sur les biens de
consommation, mais aussi sur les biens de production (terres, matières
premières, équipements, capitaux de toute sorte) [3]. Cette liberté est encore
assurée par la liberté des contrats, dont la nature et la mise en œuvre sont
définies et assurées par la loi, la magistrature et la police. Le droit, en
évoluant, a d’ailleurs étendu le champ de son action. Il est désormais admis
que ceux qui sont en position de faiblesse doivent être protégés contre
l’arbitraire dont ils risqueraient d’être victimes de la part des plus forts.
C’est ainsi que tout un droit du travail est né et s’est développé au cours des
xixe et xxe siècles, consacrant notamment et encadrant l’institution
syndicale.
Nous voyons ainsi se dessiner l’armature juridique de droit public et de
droit privé nécessaire à l’existence même des marchés. Si cette armature
n’existait pas, l’incertitude serait telle que les décideurs s’en trouveraient
paralysés et qu’ils seraient incapables de s’engager dans des opérations
impliquant des relations avec autrui ou mettant en jeu des décisions dont les
conséquences s’étendraient sur une longue ou une moyenne période. C’est
dire qu’en ce cas la notion même d’économie de marché n’aurait plus aucun
sens.
Notre réflexion ne peut toutefois s’arrêter en ce point, car jusqu’ici nous
n’avons fait que rappeler la nécessité des fonctions régaliennes, l’État étant
lui-même soumis à l’ensemble des lois afin de l’empêcher d’exercer sur la
société un pouvoir arbitraire. Qu’est-ce qui garantira cependant que les lois
elles-mêmes seront conformes aux besoins de la société, autrement dit
qu’elles ne seront ni barbares ni absurdes ? C’est ici que nous voyons
apparaître la notion de la démocratie, qui caractérise les sociétés modernes.
La démocratie dans la cité
Si nous définissons la démocratie, conformément à l’étymologie, comme un
régime politique qui assure le pouvoir du peuple, encore nous faut-il
préciser la nature de ce pouvoir. Il ne peut guère consister que dans la
capacité qu’auraient les peuples gouvernés d’exercer un pouvoir de contrôle
sur les gouvernants. La science politique nous a désormais habitués à
distinguer la démocratie directe et la démocratie représentative. La
démocratie directe s’exerce essentiellement, dans les pays qui la prévoient,
par les consultations référendaires. Cependant, c’est surtout la démocratie
représentative qui caractérise la quasi-totalité des démocraties modernes :
les citoyens élisent leurs représentants au Parlement. Le principe de
fonctionnement repose sur l’idée que la responsabilité d’un gouvernement
doit pouvoir être mise en jeu par les assemblées parlementaires qui
représentent les citoyens [4], les parlementaires eux-mêmes étant
périodiquement soumis au suffrage des électeurs. Les membres du
Parlement exercent un pouvoir de proposition, mais aussi un pouvoir de
contrôle sur l’action ou les projets du gouvernement, soit qu’ils acceptent
ou refusent les propositions qui leur sont faites par ce gouvernement, soit
qu’ils choisissent de le renverser. Rappelons enfin que, à son origine même,
le Parlement avait pour fonction de voter le budget, de sorte que le contrôle
qu’il exerçait sur le gouvernement n’était pas seulement politique mais
aussi financier.
Nous voyons donc affirmées deux exigences impliquées par ce système
politique, à savoir le principe de responsabilité et le principe de
transparence. Le gouvernement est responsable de ses actes devant le
Parlement, donc devant les électeurs, et il peut à tout moment être appelé à
rendre compte de sa gestion [5]. Quant au principe de transparence, il
implique que le gouvernement fournisse au Parlement toutes les
informations nécessaires à l’exercice effectif de ce contrôle et que les
délibérations du Parlement soient elles-mêmes publiques. Si l’on ajoute à
ces considérations l’existence d’un pouvoir judiciaire indépendant destiné à
garantir l’application impartiale des lois et même la conformité des lois à la
Constitution, nous voyons que la démocratie est constituée par un jeu de
poids et de contrepoids (checks and balances), dont l’ensemble est censé
protéger les citoyens contre un pouvoir incontrôlé, donc arbitraire. La
logique de ce système était traduite, chez John Locke dès 1690, puis chez
Montesquieu en 1748, par le principe de la séparation des pouvoirs.
Capitalisme et démocratie
L’importance de ces considérations pour notre propos tient au fait que les
principes de la démocratie, tels qu’ils viennent d’être définis, sont ceux-là
mêmes qui s’imposent à tous les opérateurs économiques, faute de quoi
aucune économie de marché ne pourrait fonctionner. C’est en effet la
démocratie qui établit pour les marchés des règles du jeu stables et
publiques. Les opérateurs, qu’il s’agisse d’individus ou d’entreprises, sont
responsables en ce sens qu’ils doivent respecter les règles des contrats
qu’ils ont passés et les contraintes budgétaires auxquelles ils sont soumis ;
s’ils ne le font pas, ils risquent des sanctions judiciaires, la faillite ou la
perte de leur indépendance. Enfin, rappelons que le concept même de
concurrence implique la transparence, c’est-à-dire une information aussi
rapide et complète que possible. Si l’on observe que la loi de l’offre et de la
demande est consubstantielle au capitalisme, cela revient à reconnaître que
le capitalisme est précisément constitué par un ensemble de pouvoirs et de
contre-pouvoirs. En somme, l’économie de marché est censée fonctionner
suivant les principes mêmes qui sont le fondement de la démocratie
politique. Le lien entre démocratie et capitalisme ne se limite pas là.
Nous pouvons remarquer, en effet, qu’au concept de souveraineté du peuple
correspond, dans l’ordre économique, celui de la souveraineté du
consommateur : en dernière analyse, un bien ou un service ne pourra être
écoulé sur le marché, donc ne pourra continuer d’être produit, que s’il
correspond aux besoins qu’éprouvent les consommateurs. De même, si les
systèmes de la démocratie politique ont pour devoir de protéger les citoyens
contre toute forme de dictature, nous constatons, de façon analogue, que
l’économie de marché se doit de protéger les consommateurs et les
entreprises contre cette dictature économique que constitueraient les
pratiques de monopole. Le droit, national ou international, de la
concurrence a précisément pour fonction d’assurer cette protection.
Rappelons en effet que des organismes comme la Federal Trade
Commission aux États-Unis ou le Conseil de la concurrence en France,
comme la direction générale de la Concurrence au sein de la Commission
européenne, ont pour mission d’empêcher les « abus de position dominante
», ainsi que les ententes qui seraient conclues entre des entreprises, ou
encore les interventions gouvernementales abusives, sous forme de
subventions par exemple, toutes pratiques qui viendraient fausser le jeu de
la concurrence. L’Organisation mondiale du commerce (omc) elle-même
vise à étendre à l’échelle planétaire cette police des marchés.
Le rapprochement entre la notion de démocratie et le système capitaliste
peut d’ailleurs être poussé plus loin, car on peut prolonger l’analyse
jusqu’au fonctionnement interne de l’entreprise.
La gouvernance de l’entreprise
Cette expression, tirée de l’anglais corporate governance – autrement dit, le
gouvernement de l’entreprise sociétaire –, constitue un thème désormais
fréquent de discussion dans l’étude du comportement et de la structure des
entreprises contemporaines. Elle désigne les rapports qui s’établissent entre
les sociétés cotées en Bourse et leurs actionnaires, voire avec les marchés
financiers [6] dans leur ensemble. L’emploi du terme de « gouvernance »
n’est pas arbitraire, car il implique un rapprochement explicitement
souhaité entre les pratiques en usage dans les sociétés cotées et les pratiques
politiques qui prévalent dans les démocraties parlementaires [7]. En effet,
quels sont les caractères le plus souvent évoqués lorsqu’on énonce les
principes de la bonne gouvernance ? Ce sont la transparence, la
responsabilité et, enfin, la lisibilité des procédures de décision. Sur ce
dernier point, l’idéal dont on devrait se rapprocher serait : « un actionnaire
– un dividende – une voix ».
Ces principes tendent d’autant plus à devenir une règle pratique que l’on a
affaire à des entreprises ouvertes à l’extérieur et placées sous le contrôle des
grands marchés financiers. Le New York Stock Exchange joue en la matière
un rôle particulièrement important, de sorte que ce sont désormais les
normes américaines de gestion et d’information financière qui sont
pratiquement imposées aux grandes entreprises, quelle que soit leur
nationalité. Dans cette optique, la responsabilité des dirigeants est mise en
jeu de façon permanente, la qualité des informations délivrées aux
actionnaires est surveillée attentivement et notée par les analystes financiers
; enfin, l’on s’efforce d’assurer un traitement équitable aux actionnaires
minoritaires par toutes sortes de procédures telles que les opa et les ope.
Ce phénomène est tout à fait général en ce sens qu’il affecte les entreprises
cotées de tous les pays de l’Europe de l’Ouest [8]. Il est lié en effet à une
profonde modification des modes de financement des entreprises : elles sont
passées du financement bancaire au financement boursier, de sorte que la
titrisation des grandes entreprises s’est substituée au recours à des crédits
bancaires. C’est par l’augmentation de capital au moyen de l’émission
d’actions qu’une entreprise d’une certaine taille peut désormais accroître
ses fonds propres. Cela implique qu’elle se place sous le jugement
permanent des principales institutions financières (banques, compagnies
d’assurance, analystes financiers) ; c’est donc à un véritable examen de la
part des marchés financiers que les entreprises doivent se soumettre à
chaque étape de leur croissance, et ces marchés financiers sont désormais
mondiaux [9].
Il est compréhensible, dès lors, que l’approbation des marchés financiers
soit d’une importance vitale pour les entreprises, en premier lieu pour les
entreprises où une partie des sièges du conseil d’administration sont détenus
par les représentants des groupes financiers actionnaires. Ces groupes,
souvent étrangers car la mondialisation fait son œuvre, peuvent révoquer et
remplacer l’équipe dirigeante en place si les résultats de la politique
poursuivie jusque-là ne les satisfont pas. En second lieu, l’insatisfaction des
marchés peut se traduire fort brutalement par la chute du cours des actions
cotées en Bourse ; ce serait là un événement très grave, car les actionnaires
seraient fondés à demander des comptes, et, de plus, c’est davantage par des
offres et par des échanges d’actions que les grandes sociétés procèdent à des
acquisitions ou à des fusions lors des grandes opérations qui caractérisent
les marchés mondiaux ; voir leurs titres se déprécier équivaudrait donc à
une sérieuse réduction de leur capacité de manœuvre.
Observons que cette évolution est relativement nouvelle en Europe. Les
entreprises sociétaires avaient souvent pris l’habitude d’échapper
pratiquement au contrôle effectif de leurs petits actionnaires par mille
procédés allant de l’enchevêtrement des conseils d’administration, où l’on
retrouvait souvent les mêmes personnes qui se cooptaient et qui se
contentaient souvent de faire acte de présence, jusqu’à l’émission d’actions
à vote préférentiel dont l’attribution obéissait à des règles mystérieuses
inconnues du grand public. Ce n’est pas sans raison que J. K. Galbraith, en
1967, a souligné le rôle que jouent les technostructures dans la direction des
plus grands groupes industriels et financiers. La primauté des marchés
financiers, en particulier la dictature des actionnaires, tend désormais à se
substituer à celle des technostructures, avec le danger de voir les entreprises
porter une attention excessive au court terme aux dépens des engagements
de longue durée.
Ne nous abusons pas ; les observations que nous venons de faire ne
signifient pas que l’arène économique est un modèle de démocratie et que
les opérateurs économiques et financiers sont des parangons de vertu. Pas
plus que les milieux politiques, les marchés financiers ne sont peuplés que
de moralistes, comme l’ont montré les récents scandales (Enron, Andersen,
Crédit Lyonnais, Vivendi, Elf, parmi d’autres) qui ont défrayé la chronique
sur des places financières aussi importantes que New York ou Paris [10]. Ce
n’est pas par hasard que les préoccupations d’éthique dans le comportement
des dirigeants d’entreprise et des institutions financières des différentes
places sont de plus en plus souvent évoquées. Notre analyse veut
simplement dire qu’il existe une parenté d’inspiration, voire de nature, entre
les principes de l’économie de marché et les principes de la démocratie
politique. Cette parenté a depuis longtemps été soulignée, en particulier par
Hayek (1944), et elle fonctionne dans les deux sens : de même qu’une
économie de marché serait à la longue incompatible avec un système
politique totalitaire, de même une économie centralisée conduirait à la
disparition de la démocratie politique [11]. La liaison est si étroite en vérité
qu’une certaine éthique économique, reposant sur la confiance grâce au
respect des engagements pris, doit être observée par les agents, faute de
quoi le système ne pourrait pas fonctionner. On remarquera d’ailleurs que
même de vieilles démocraties politiques ne sont pas exemptes de dérives,
voire de turpitudes comme la corruption. L’important est que ces errements
conservent un caractère exceptionnel, soient bien considérés comme des
délits et que les systèmes de contrôle et de sanction soient efficaces, ce qui
est d’ailleurs très difficile à réaliser.
Il s’agit d’un problème beaucoup plus difficile qu’on n’avait pu le croire. Il
s’est surtout révélé au cours du dégonflement de la bulle financière qui
s’était constituée jusqu’en 2001. On a pu, en effet, constater que certaines
grandes sociétés occidentales avaient commis de graves irrégularités dans la
tenue de leurs comptes et dans leurs méthodes de communication
financière. Il est apparu que des conseils d’administration ne jouaient pas le
rôle qui était censé être le leur, et que leurs membres ne faisaient pas preuve
du zèle et de la vigilance nécessaires à l’exercice de leur mandat. Des
commissaires aux comptes et des firmes d’audit, voire parfois des agences
de notation, se sont trouvés dans des situations où leur indépendance a pu
être mise en cause. Des cas de conflits d’intérêts ont pu être évoqués, qui
faisaient peser des soupçons de connivence sur les dirigeants impliqués.
Même les modes et les montants des rémunérations des principaux
dirigeants, parfois exorbitants ou évoluant (à la hausse) en sens inverse des
résultats de l’entreprise, ont été l’objet de critiques acérées. Cela explique
qu’aux États-Unis comme en France, d’importantes réformes soient en
cours pour assainir le fonctionnement des marchés financiers et faire en
sorte de rétablir un climat de confiance qui est indispensable au
fonctionnement du système. C’est tout le système des contrôles internes des
entreprises et des marchés qui doit être soumis à cet indispensable
assainissement. C’est aussi toute une éthique des affaires qui doit être
remise à l’honneur. On a trop longtemps cru qu’elle allait de soi.
Les exigences de transparence, d’équilibre des pouvoirs et de soumission au
droit devront donc s’appliquer au monde économique comme au monde
politique. Ainsi se trouve soulignée la relation étroite entre la démocratie et
le capitalisme.
Cette relation n’a rien de mécanique. Les deux géants qui ont fait leur
apparition sur la scène économique mondiale dans les dix dernières années
sont la Chine et l’Inde. Ces deux pays ont adopté sans hésiter les principales
règles de l’économie de marché. Si l’Inde est incontestablement une
démocratie, la Chine conserve l’originalité d’être régie par un parti unique.
Il est vraisemblable que d’importants changements politiques se produiront
tôt ou tard, qui altéreront fortement cette situation exceptionnelle et qui, peu
à peu, rapprocheront le système politique de la Chine de celui de la plupart
des pays à économie de marché.
Notes
[1] Dans le cadre de l’Union européenne, qui est en fait une structure de
type fédéral sur le plan monétaire, c’est la bce (Banque centrale
européenne) qui joue désormais ce rôle.
[2] On se rappelle l’adage romain : Quis custodiet ipsos custodes ? (Qui
surveillera les gardiens eux-mêmes ?).
[3] Rappelons que le Préambule de la Constitution française, qui énonce les
Droits de l’homme et du citoyen, déclare que la propriété est « un droit
inviolable et sacré ».
[4] Dans le cas d’un régime républicain, à la différence d’une monarchie
constitutionnelle héréditaire, le chef de l’État lui-même est élu au suffrage
universel, direct ou indirect. Il est donc soumis périodiquement au choix du
corps électoral.
[5] Le terme anglais d’accountability traduit bien cette idée.
[6] Nous continuerons d’utiliser le néologisme de « gouvernance »,
n’utilisant le terme de « gouvernement » que dans les domaines politique et
constitutionnel. Ajoutons encore que, dans de nombreux pays, la notion de
bonne gouvernance voit son champ s’étendre aux relations entre les
salariés, notamment les cadres, et la direction.
[7] Cf. P. Nothomb et J.-N. Caprasse (1998).
[8] Les entreprises françaises sont encore en retard sur ces modes de gestion
par rapport à leurs homologues américaines et britanniques, mais la
concurrence mondiale dans laquelle elles se trouvent placées les obligera
nécessairement à se conformer à ces règles.
[9] Près de 50?% des actions cotées à Paris au cac 40 sont détenues par des
investisseurs étrangers.
[10] Patrick Artus et Marie-Paule Virard (2005), Élie Cohen (2005).
[11] Certes, on a vu des dictatures s’établir dans des pays capitalistes sans
abolir pour autant l’économie de marché, le cas le plus impressionnant étant
celui de l’Allemagne national-socialiste. On notera cependant que ce
régime n’a duré que douze ans, ce qui tendrait à confirmer son caractère
exceptionnel.
Chapitre IV
L’État et l’économie de marché
Nous venons de voir qu’aucune économie de marché ne peut se passer de la
présence permanente d’un État pour encadrer l’activité des hommes et
instituer des rapports civilisés entre les personnes. Il en est ainsi, au-delà
même des impératifs économiques, pour des raisons qui tiennent aux
fondements des sociétés politiques, car est censée s’y appliquer la
prééminence de la règle de droit. Il est utile cependant, afin de disposer
d’une grille de lecture, d’identifier et de classer les différentes fonctions que
l’État est appelé à exercer dans l’économie, quelles que soient les variantes
de son action. Les pays capitalistes, en effet, sont loin de fonctionner de
façon identique. L’intervention de l’État s’y exerce suivant des modes dont
la nature et l’intensité sont variables suivant les particularités propres à
l’histoire de chaque pays. L’observation ne nous met jamais en face de
formes pures du socialisme et du capitalisme : ces deux termes ne désignent
que les extrémités d’un spectre. Il est donc indispensable que nous
puissions classer les procédés d’intervention auxquels les différents pays
ont recours.
Les fonctions économiques de
l’État [1]
L’économiste américain Richard Musgrave (1979) a distingué trois
fonctions économiques essentielles de l’État dans le système capitaliste : la
fonction allocative, la fonction redistributive et la fonction de stabilisation.
Nous en ferons un bref passage en revue, non sans examiner les difficultés
soulevées par cette action de l’État. Ces difficultés tiennent notamment au
fait que, comme toute activité, celle de l’État a un coût. Cette activité
s’exerce principalement dans le secteur non marchand ; or, il ne faut jamais
oublier que ce sont les entreprises, autrement dit le secteur marchand, qui
font vivre le reste de l’économie puisque ce sont les biens et les services
qu’elles produisent qui constituent finalement la substance de la
consommation des hommes. Même les transferts sociaux ne proviennent
jamais, en dernière analyse, que de la production des entreprises. Il faut
donc ne dépenser qu’à bon escient afin de ne pas imposer de charges
excessives à ce secteur d’où provient toute richesse.
La fonction allocative
Par cette expression, on entend l’activité de l’État lorsqu’il s’engage dans
l’affectation des ressources productives, c’est-à-dire lorsqu’il se charge
d’assumer des tâches de production. En quoi consiste la production de
l’État ? La théorie économique nous apprend qu’il s’agit de la production
des biens publics : on entend, par là, des biens dont la propriété est d’être
indivisibles, de ne pas pouvoir être appropriés par des individus ; ils sont
donc fournis à tout le monde ou à personne, d’où il s’ensuit que leurs
consommateurs (ou usagers) ne sont pas en situation de rivalité et que
personne ne peut se voir interdire l’accès à de tels biens (principe de non-
exclusion). Les exemples classiques sont celui de la défense nationale, des
phares maritimes ou de la sécurité publique. On y ajoute les activités
d’éducation ou de santé, en précisant toutefois que le rôle de l’État peut se
limiter à en assurer le financement en tout ou en partie.
Des difficultés se présentent toutefois lorsque certains de ces biens publics
sont sujets à des phénomènes d’encombrement. C’est le cas, par exemple,
de l’utilisation de certaines voies de communication ou de certains ouvrages
d’art : on est alors souvent conduit à prélever un péage ou, plus
généralement, un droit d’usage. De tels biens publics ne peuvent pas être
créés par des personnes privées, car personne n’aurait les moyens
nécessaires pour les financer : un producteur privé ne pourrait pas en effet
récupérer sa mise par la vente du service aux usagers en en laissant le prix
se déterminer suivant la loi de l’offre et de la demande [2]. Nous avons
donc affaire à des services non marchands. Leur financement ne peut être
que collectif et la contribution de chacun uniquement de nature fiscale. Ce
financement coercitif est d’autant plus inévitable que l’on risque, sinon,
d’avoir affaire au phénomène du « voyageur sans billet » [3], c’est-à-dire au
cas de personnes qui bénéficient de l’usage d’un service au financement
duquel elles n’ont pas contribué (cas d’un autostoppeur ou d’un fraudeur).
De manière plus générale, les tâches allocatives de l’État sont
habituellement justifiées par la prise en considération des « défaillances du
marché ». On entend, par là, tous les phénomènes qui interviennent pour
empêcher le marché de satisfaire aux conditions de la concurrence pure et
parfaite. Tel est le cas, admet-on le plus souvent, des indivisibilités (parmi
lesquelles, justement, les biens publics), des rendements d’échelle
croissants et des effets externes. Les rendements croissants posent en effet
un problème particulier : les entreprises qui en bénéficient sont incitées à
faire croître leur taille sans limites précises, car elles se trouvent toujours
sous-dimensionnées par rapport à ce que serait leur taille optimale à un
moment donné. De telles entreprises sont poussées à agrandir leur taille, et
donc leur part de marché jusqu’à ce que celui-ci cesse d’être concurrentiel.
À la limite, on aurait affaire à un « monopole naturel ».
D’autre part, l’existence des « effets externes » crée elle aussi une difficulté
que le marché est impuissant à régler. On entend, par cette dénomination
[4], les interactions directes qui se produisent sans passer par le marché. Il
s’agit de cas tels que les émissions polluantes imputables à des activités de
production ou de consommation (pollution de l’air ou de l’eau ou pollutions
sonores) ; on parle en ce cas d’effets externes négatifs et l’on compte sur
l’intervention publique (taxes ou amendes) pour dissuader ceux qui sont à
leur origine. Si, au contraire, l’on a affaire à des effets externes positifs
(avantageux pour l’entourage), comme les activités d’enseignement ou de
recherche, on cherche à les encourager au moyen de subventions ou
d’incitations diverses. Il convient, d’ailleurs, d’avoir sur ces problèmes des
vues assez nuancées ; en effet, en de nombreux cas d’effets externes, il peut
être judicieux de laisser les intéressés (pollueurs et pollués, par exemple)
discuter et parvenir à un accord, qui serait ipso facto à leur avantage mutuel
puisqu’il aurait été librement négocié [5].
En revanche, les activités de production dans le secteur concurrentiel
n’entrent certainement pas dans les attributions de l’État ; nous visons
particulièrement la production de biens et de services destinés aux
particuliers ou aux entreprises : certaines entreprises du secteur nationalisé
n’y sont entrées que pour des raisons idéologiques ou de marchandage
politique, ce qui fut le cas en France, par exemple, des vagues de
nationalisations en 1945 et en 1982. On remarquera d’ailleurs que, en
France comme en d’autres pays européens (Royaume-Uni, Allemagne,
Espagne, Italie, Portugal), la tendance à la privatisation de ces entreprises
s’est affirmée de façon très nette depuis les années 1980. La déconfiture du
« socialisme réel » dans les pays de l’Est offre un exemple supplémentaire
de ce mouvement de retour des entreprises publiques au secteur privé,
même si ces pays, dits « en transition », rencontrent dans ce processus des
difficultés spécifiques.
On classera à part le cas des « services publics » (public utilities), telles La
Poste, les télécommunications, les entreprises de transports publics ou de
production d’énergie qui disposent d’un monopole. Il s’agit là parfois d’une
tradition historique très profondément ancrée dans certains pays, comme la
France, et qui a joué un rôle capital dans l’industrialisation du pays et dans
les tâches de reconstruction et de rattrapage auxquelles il a dû faire face
après 1945, tenant lieu parfois de politique industrielle. La tendance est
désormais à la privatisation de ces activités ou au moins à l’ouverture de
leur marché à la concurrence, ce mouvement étant d’ailleurs moins engagé
en considération du caractère public de ces entreprises qu’en raison du
monopole dont elles jouissaient. Les gouvernements des pays concernés
s’engagent avec plus ou moins de résolution dans ce processus, mais le
mouvement paraît inéluctable pour plusieurs raisons. En premier lieu, en
Europe par exemple, les règles de l’Union européenne font obligation aux
pays membres d’ouvrir leur marché à la concurrence. En second lieu, étant
donné que ces entreprises travaillent désormais en économie ouverte, il faut
qu’elles puissent avoir une liberté complète de mouvement dans les grandes
négociations ou dans les alliances dans lesquelles elles auront l’occasion de
s’engager, et cette liberté de manœuvre rendra indispensable l’ouverture de
leur capital afin qu’elles puissent financer, en cédant leurs propres actions,
les acquisitions auxquelles elles jugeront opportun de procéder. N’oublions
pas d’ailleurs que l’État ne pourrait pas assurer le financement de ces
entreprises sans se voir accuser de fausser la concurrence au sein de l’Union
européenne.
Ces grands mouvements de retour à l’économie de marché ne dispenseront
certainement pas les gouvernements d’exercer leur vigilance à l’égard des
anciennes entreprises publiques. Malgré leur intégration dans le secteur
concurrentiel, il faudra veiller en effet à ce qu’une certaine tradition du
service public, conforme à l’intérêt général grâce à l’obligation de
continuité et d’universalité, ne soit pas simplement abandonnée. Il
conviendra, à cet effet, de rédiger avec beaucoup de soin les cahiers des
charges qui définiront les obligations des services publics sous leur nouveau
statut. D’autre part, des agences publiques, sous des formes et des
appellations diverses, auront pour tâche de s’assurer que la sécurité des
usagers ne soit pas sacrifiée à des soucis de rentabilité immédiate. On
notera que de telles institutions existent même dans des pays, comme les
États-Unis, où la tradition de la libre entreprise est la plus affirmée.
La fonction de redistribution
Si l’on admet que, pour l’essentiel, le capitalisme fonctionne suivant les
principes d’une économie de marché, il en découle que la rémunération des
facteurs de production elle-même se détermine sur les marchés, qu’il
s’agisse du travail, des équipements, des matières premières ou de l’énergie.
Turgot (1766) et Adam Smith (1776) étaient déjà conscients de ce principe
et ils l’avaient intégré dans leurs analyses. Depuis la fin du xixe siècle, les
développements de l’analyse microéconomique ont fermement établi la
productivité marginale comme constituant le fondement des fonctions de
demande des services producteurs. Quant aux fonctions d’offre, ce sont les
facteurs démographiques et les investissements éducatifs qui en sont les
principales variables explicatives. Autant dire que la structure des revenus
obéit aux mécanismes du marché ; c’est le marché qui détermine ainsi la
répartition primaire [6] des revenus.
Tel est le principe ; cependant, la réalité observable ne s’y conforme pas
fidèlement. Deux facteurs viennent en effet s’interposer dans le pur jeu de
la loi de l’offre et de la demande quant à la formation des revenus : le
premier est la fiscalité ; le second n’est autre que l’ensemble des systèmes
de protection sociale mis en œuvre dans les pays les plus développés. Ces
deux types d’intervention répondent à un souci commun de justice sociale,
quoiqu’ils procèdent suivant des méthodes différentes. En effet, la fiscalité,
bien qu’elle vise principalement à assurer le financement des dépenses
publiques, et notamment le financement des systèmes de protection sociale,
s’est aussi vue assigner une tâche de redistribution dite verticale, dont
l’objectif est de réduire l’inégalité entre les hauts et les bas revenus. Elle
utilise pour cela l’impôt sur le revenu ainsi que certains impôts sur le
patrimoine (impôt sur la fortune, droits de succession, taxes foncières,
droits de mutation, impôts sur les plus-values), certains de ces impôts étant
caractérisés par le caractère progressif de leur taux.
La redistribution horizontale, quant à elle, cherche à réduire les inégalités
de situation qui découlent de facteurs autres que le revenu. Par exemple, les
inégalités entre malades et bien portants (assurance-maladie), entre
ménages sans enfants et ménages ayant des enfants à charge (allocations
familiales), entre contribuables actifs et personnes âgées (assurance-
vieillesse, systèmes de retraite). Cette intervention est parfois présentée
comme une sorte d’assurance, comme une protection contre des risques ;
l’expression même de « sécurité sociale » évoque ce rapprochement.
D’ailleurs, avant l’institution de la Sécurité sociale en France au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale, c’est à des assurances sociales que les
salariés avaient recours pour se protéger. L’on voit bien cependant, si l’on
met à part le cas de l’assurance-maladie, laquelle effectivement a pour but
de protéger l’assuré contre un des aléas de la vie, que c’est moins la notion
de risque qui est aujourd’hui mise en avant que celle de solidarité et de
justice sociale, ce qui s’éloigne du concept originel d’assurance. La
distinction entre assurance et solidarité n’est cependant pas infranchissable ;
on observera en effet que de nombreuses entreprises d’assurance se sont
constituées sous forme mutualiste, de sorte qu’il existe une parenté réelle
entre ces deux ordres de préoccupations.
Les grandes préoccupations auxquelles répondent les différentes catégories
de prestations sont la retraite, la santé, la famille, le chômage et la pauvreté
(ou exclusion). Si l’on met à part les allocations chômage, qui dépendent de
la gestion paritaire des employeurs et des salariés, les prestations reçues
sont les remboursements au titre de l’assurance-maladie, les allocations
familiales, les pensions de retraite, enfin les « minima sociaux » (on en
compte huit en France, dont le rmi, l’allocation logement, etc.). C’est
d’ailleurs là un point qui soulève de sérieuses difficultés, que l’on désigne
par l’expression de « trappe à chômage ».
En effet, dans un pays comme la France [7], qui connaît déjà une législation
sur le salaire minimum (le smic), tout bénéficiaire du rmi qui se voit
proposer un emploi payé à un niveau proche du smic ne sera guère enclin à
l’accepter, car il perdra immédiatement tous les minima sociaux (allocation
logement, majorations pour enfants à charge, etc.) qui lui étaient alloués
quand il était encore au chômage. Il y a donc là un vrai problème, qui est
souvent décrit comme une des composantes de la rigidité du marché du
travail et qui expliquerait en partie l’importance du chômage structurel en
France. Il est souvent question d’éviter ce piège en instituant un crédit
d’impôt (quelquefois appelé « impôt négatif ») qui serait dégressif au fur et
à mesure que l’intéressé retrouverait des conditions de rémunération plus
élevées. Un projet intitulé « revenu social d’activité » est précisément à
l’étude en France (en 2008) pour traiter ce problème.
Les masses financières en jeu sont fort importantes : en 2006, les dépenses
publiques représentaient, en France, environ 53,3 % du pib. Les dépenses
sociales à elles seules constituaient 37,3 % du pib. Tout au long des années
qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, ce sont ces dépenses sociales qui,
dans tous les pays occidentaux, ont connu les plus forts taux de croissance.
Bien entendu, le financement des dépenses publiques se traduit dans
l’évolution des prélèvements obligatoires. Si nous prenons le cas de la
France, ces prélèvements atteignaient, en 1999, 45,4 % du pib sous diverses
formes (impôts, csg, cotisations sociales). Le cas de la France n’est pas
unique ; on retrouve une évolution semblable dans la plupart des pays
occidentaux.
Si nous étudions les données de quelques grands pays de l’ocde en 2005,
nous obtenons le tableau suivant, qui indique le taux des prélèvements
obligatoires en pourcentage du pib, ce taux de po étant lui-même
décomposé (toujours en pourcentage du pib) en impôts et en cotisations
sociales.
Taux des prélèvements obligatoires (po) en pourcentage du pib
Source : ocde.
L’on voit ainsi que, en 2005, le poids des prélèvements obligatoires était
beaucoup plus important en France que dans les autres grandes puissances
économiques.
Prenons garde toutefois de ne comparer que ce qui est comparable. Aux
États-Unis, la sécurité sociale n’est pas comptée dans les prélèvements
obligatoires. D’une façon plus générale, les pays anglo-saxons laissent une
très large place à des systèmes d’assurances complémentaires dans le
domaine de l’assurance-maladie. Le système français, dans ce domaine, est
conçu dans un tout autre esprit. Rappelons, d’autre part, qu’en France la
sécurité sociale, outre l’assurance-maladie, est en charge des allocations
familiales et de l’assurance-vieillesse. Les cotisations sociales concernent
donc ces trois volets.
Les sommes ainsi transférées aux ménages au titre des prestations sociales
sont fort importantes, puisqu’elles représentaient en France (en 1999) 27,8
% de leur revenu disponible brut avant impôts. Pour avoir une vue plus
claire de la redistribution à laquelle on assiste ainsi, il faut prendre en
compte les modalités du système fiscal. En France, on ne manquera pas de
rappeler qu’un peu plus de la moitié des ménages ne sont pas redevables de
l’impôt sur le revenu. Cet impôt a un caractère fortement progressif, de
sorte que 20 % des contribuables assurent 80 % du produit de l’impôt sur le
revenu [8]. La redistribution porte donc finalement sur des ordres de
grandeur extrêmement importants.
Il n’en reste pas moins que tous les pays occidentaux connaissent, à des
degrés divers, de graves soucis de financement de la protection sociale,
soucis dus à l’allongement de la durée moyenne de la vie et aux coûts
croissants qu’entraîne le progrès technique dans les équipements médicaux,
notamment en raison de l’évolution des techniques de l’imagerie médicale,
qui nécessite des investissements très onéreux [9]. Si le problème qui se
pose ainsi aux pays évolués est considéré comme sérieux, c’est d’abord
parce que d’année en année la part des dépenses de sécurité sociale s’élève
par rapport au pib ; c’est ensuite, plus généralement, parce qu’effectivement
des difficultés croissantes apparaissent si l’on se contente de laisser le
mouvement des dépenses publiques se poursuivre sans essayer de le
discipliner et de tenir compte de l’évolution démographique. C’est là un
problème général qui dépasse celui de la redistribution.
L’évolution des dépenses publiques
La croissance des dépenses publiques en longue période est un phénomène
que l’on a observé depuis longtemps. Dès 1875, un économiste allemand,
Adolf Wagner, en avait été tellement frappé qu’il avait cru pouvoir énoncer
une loi, la loi de Wagner, selon laquelle la dépense publique avait tendance
à croître plus vite que la production nationale. Wagner expliquait ce
phénomène par le passage d’une société largement rurale à l’urbanisation ;
les solidarités naturelles (liens de famille ou de voisinage) propres aux
sociétés rurales devaient faire place à des dispositifs collectifs plus
impersonnels et plus onéreux. On a tendance, aujourd’hui, à privilégier
d’autres types d’explications, sur lesquelles nous reviendrons. Toujours est-
il que le mouvement observé par Wagner s’est poursuivi dans la plupart des
pays industriels, comme le montrent quelques données empruntées au fmi.
On peut lire dans ces chiffres la préparation et l’effet des deux guerres
mondiales puis, à partir de 1947, la montée en puissance des dépenses
sociales, effet amplifié par les deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979, et
par le chômage massif que la France a connu depuis cette époque. D’une
façon générale, on notera que cette tendance d’évolution n’est pas
particulière à la France, car on la retrouve dans la plupart des pays
occidentaux.
Dépenses publiques en pourcentage du pib
Source : fmi.
En 2006, les dépenses des administrations publiques de quelques pays de
l’ocde et de l’Union européenne se situaient comme suit par rapport au pib :
Sources : ocde et eurostat.
L’on voit ainsi que les dépenses publiques occupent une place considérable
dans le produit intérieur brut des pays occidentaux, et que la France en
particulier voit plus de la moitié de ce produit transiter par les caisses
publiques, ce qui amène à se poser un certain nombre de questions. En
premier lieu, pourquoi la France, ainsi que l’Allemagne et un certain
nombre de pays de l’Europe du Nord, connaît-elle une croissance aussi
importante de ses dépenses publiques ? En second lieu, ce mouvement est-il
réversible ou est-il destiné à se poursuivre indéfiniment ?
Comment expliquer la croissance de la dépense
publique ?
Nous avons vu, sur une longue période, que ce mouvement a plusieurs fois
été tributaire de quelques grands événements historiques, comme les
guerres, les chocs pétroliers, le chômage de masse. Il faut y ajouter les
facteurs démographiques en ce qui concerne certains postes comme
l’assurance-maladie ou les retraites. Tout cela est intégré dans le vaste
mouvement qu’a représenté le développement du Welfare State, ou État
providence, après la Seconde Guerre mondiale. De tels mouvements
correspondent à des aspirations si profondes qu’ils comportent en eux-
mêmes une certaine inertie et qu’il devient politiquement difficile, voire
impossible, d’envisager un brutal changement de cap, même lorsque la
situation est redevenue plus normale. Les particularités propres à certains
pays, tel le statut de la fonction publique, accroissent la rigidité du système
en rendant très difficile le redéploiement des personnels en fonction des
circonstances nouvelles. Un corps d’explication, sous le nom de « théorie
des choix publics », a permis, depuis les années 1960, d’éclairer le
problème.
La théorie des choix publics et l’intérêt des
serviteurs de l’État
La puissance publique n’est pas un ensemble abstrait de despotes
bienveillants. L’on sait depuis longtemps que l’intérêt collectif n’est pas en
toute circonstance la motivation unique des hommes qui travaillent au sein
des grandes organisations, qu’elles soient publiques ou privées. Ne pas tenir
compte du caractère complexe de leurs comportements et de leurs
motivations personnelles équivaut à traiter l’État comme une « boîte noire
», ce que l’on a souvent fait dans la théorie de la firme et dans celle des
administrations. Il faut donc se féliciter que, depuis les années 1960, on ait
pu voir se développer une théorie de la bureaucratie et une théorie des «
choix publics » (public choice) [10] dont le but est précisément de prendre
en compte les motivations auxquelles obéissent les hommes qui peuplent
les organisations d’État, ainsi que les acteurs politiques dont ils dépendent.
Ces travaux ont en effet attiré l’attention sur deux principaux types de
phénomènes.
En premier lieu, au sein même des administrations, les dirigeants ont
tendance à considérer comme un signe d’importance, donc de succès, la
croissance du nombre de fonctionnaires qui sont placés sous leurs ordres.
Toutes choses égales d’ailleurs, ils s’efforcent de faire croître leur budget de
fonctionnement de période en période. Le même raisonnement permet de
comprendre que les directeurs opposent une forte résistance à toute
compression de personnel, même justifiée par un changement des
circonstances ou par le souhait de voir s’améliorer la productivité des
personnels. On a donc affaire à un « effet de cliquet » : l’évolution des
personnels ne peut se faire qu’en un seul sens, celui de l’augmentation des
effectifs.
Le second élément explicatif qui entre en jeu est celui de l’illusion fiscale.
On entend, par là, le fait que tout accroissement de la dépense publique sur
tel ou tel poste budgétaire paraît peu coûteux à ses futurs bénéficiaires à
partir du moment où le fardeau en est partagé entre un grand nombre de
contribuables. Cette considération est d’autant plus importante que l’on a
affaire à un système fiscal où l’impôt sur le revenu est fortement progressif
; l’impôt est alors indolore pour les ménages du bas de l’échelle des
revenus, lesquels sont précisément les plus nombreux – et sont électeurs.
Dans certains pays, notamment en France, le phénomène joue à plein, car
plus de la moitié du nombre des ménages sont exonérés de l’impôt sur le
revenu. Cet effet est renforcé par l’inégalité de la répartition des revenus,
telle qu’elle ressort par exemple de la comparaison entre le revenu moyen et
le revenu médian [11]. C’est ainsi qu’en France, en 1998, le salaire net
médian était de 8 830 F, tandis que le salaire net moyen était de 10 930 F.
On comprend dans ces conditions que, par exemple, l’accroissement des
effectifs des administrations publiques, dont le coût représente la plus
grande partie des coûts de fonctionnement des administrations, se heurte à
une résistance politique négligeable. Une comparaison internationale du
pourcentage de l’emploi des administrations publiques dans l’emploi total
pour l’année 2005 donnera une idée des ordres de grandeur en jeu.
Source : ocde.
Il semble bien que, parmi les pays de l’ocde, la France occupe, de ce point
de vue, une place exceptionnelle. Elle n’est sans doute pas loin de
représenter un cas limite.
La théorie du public choice renforce encore les considérations précédentes
en schématisant le comportement des hommes politiques de la façon
suivante : les politiciens aspirent à être élus ou à être réélus s’ils sont déjà
en place. Pour ce faire, ils doivent s’appuyer sur les catégories les plus
nombreuses du corps électoral ; si les titulaires de revenus inférieurs à la
moyenne sont plus nombreux que les titulaires de revenus supérieurs (ce qui
correspond au cas décrit par la n. 1, p. 88, où le revenu médian est inférieur
au revenu moyen), le candidat aux élections aura intérêt, toutes choses
égales d’ailleurs, à se faire l’avocat d’une plus importante redistribution des
revenus, fût-ce au prix d’une augmentation des prélèvements obligatoires et
des dépenses publiques. Ce mouvement, cependant, ne peut pas se
poursuivre indéfiniment.
Les limites de la croissance des dépenses
publiques
L’emploi public entre dans la catégorie des emplois non marchands. De ce
fait, un problème particulier est posé. En effet, tandis que les emplois
marchands se financent eux-mêmes grâce au produit des ventes des
employeurs, les emplois non marchands ne peuvent être créés que grâce à
un financement coercitif : l’impôt. Il faut donc être bien assuré de leur
utilité sociale pour imposer aux contribuables cette charge supplémentaire.
Pour les emplois du secteur marchand, la question ne se poserait pas, car les
employeurs en assumeraient la charge financière ; si celle-ci n’était pas
justifiée, l’entreprise ne manquerait pas de rectifier le tir. Le secteur non
marchand connaît de tout autres conditions de fonctionnement. Toute
création d’un emploi public à statut impose une charge dont le poids se fera
sentir pendant une trentaine d’années. On introduit ainsi dans l’économie un
facteur de rigidité qui est accentué par l’existence d’un statut de la fonction
publique, avec une grille de rémunérations fixe et une distinction stricte
entre les différents corps de fonctionnaires, de sorte que la mobilité du
personnel à l’intérieur du secteur non marchand se trouve fortement réduite.
Sur le strict plan économique, on peut remarquer que rien n’est plus
difficile à calculer que la productivité du secteur non marchand. La
comptabilité nationale a recours à une fiction comptable : la production du
secteur non marchand est censée être exactement égale à son coût de
production, le tout représentant la valeur ajoutée brute non marchande. Il
s’agit d’un procédé comptable, qui n’a en lui-même aucune signification
économique. Les conséquences pratiques de cette situation ne sont pas
négligeables : le secteur non marchand n’est guère touché, quant à ses
effectifs, par l’évolution du progrès technique, ce qui ne manque pas de
surprendre si l’on considère les progrès accomplis par l’informatique et,
plus généralement, par la bureautique dans le travail des administrations.
On comprend dès lors pourquoi l’appel souvent lancé au redéploiement des
ressources humaines dans les administrations est destiné à rester un vœu
pieux [12]. La résistance héroïque et victorieuse qu’a souvent opposée par
exemple en France l’administration des finances à toute réforme de
structure de son organisation n’est qu’un exemple parmi d’autres de cette
rigidité. Cela explique a contrario pourquoi la Suisse a récemment décidé, à
la suite d’un référendum, de mettre fin au statut de la fonction publique, la
faisant ainsi entrer dans le droit commun de la condition salariale. Ce cas, à
vrai dire, est exceptionnel. Néanmoins, plusieurs autres pays s’engagent
dans une série de réformes qui tendent à rapprocher le statut et les méthodes
de travail de la haute fonction publique des conditions qui prévalent dans le
secteur privé, en particulier en ce qui concerne la mobilité des personnels et
leur mode de rémunération ; c’est notamment le cas du Danemark, des
Pays-Bas, du Royaume-Uni et de l’Italie. La direction de ce mouvement est
tout à fait claire ; elle correspond au souhait de voir le secteur public gagner
en souplesse et en réactivité.
Le problème de la limite des dépenses publiques est lié à leur croissance,
car ce mouvement de croissance implique automatiquement, dans un pays à
impôts fortement progressifs, que l’on alourdisse la charge qui pèse sur les
catégories moyennes supérieures et supérieures de la population ainsi que
sur les entreprises. La limite de ce mouvement, en ce qui concerne les
ménages, est principalement psychologique ; elle se traduit par la lassitude,
voire la révolte des contribuables ainsi que par leur découragement
lorsqu’ils se rendent compte que l’État décide de l’affectation de plus de la
moitié du pib sans qu’ils aient pratiquement leur mot à dire. Un pays ne se
met pas dans une telle situation sans que sa réputation en souffre ; il est
toujours périlleux de donner l’impression qu’il est mal vu de s’y enrichir.
Quant aux entreprises, la charge fiscale s’exerce aux dépens de leurs
capacités d’investissement et de la situation de leurs cadres supérieurs.
Dans certains cas, elle peut constituer un facteur dissuasif pour un
investissement nouveau, une incitation à se délocaliser ou, tout au moins, à
transférer leur siège social à l’étranger.
Ce mouvement de croissance de la dépense publique est généralement
justifié par des raisons de justice sociale et, notamment, par la prise en
considération d’une importante pauvreté dans la société. Effectivement,
deux catégories de personnes sont affectées par la pauvreté : les chômeurs
pauvres et les travailleurs pauvres (les working poors). La pauvreté est,
dans chaque pays, mesurée selon une convention qui lui est spécifique ; en
France, on considère habituellement qu’est pauvre toute personne dont le
revenu est inférieur de 50 % au revenu médian, ce qui correspondrait à un
revenu mensuel situé à environ 535 E pour un ménage. La population
concernée par la pauvreté est considérable en France malgré les transferts
sociaux, car, outre les travailleurs pauvres (environ 1 300 000 personnes), il
faut compter les personnes qui vivent avec eux ainsi que les chômeurs
pauvres, soit au total près de 2 millions de personnes auxquelles il faut
ajouter plus de 800 000 enfants [13]. Les personnes qui se trouvent dans
cette situation cumulent généralement plusieurs handicaps, individuels ou
familiaux. Ce sont des actions de longue durée (alphabétisation, formation
professionnelle) qui peuvent apporter une amélioration à leur condition.
Des exemples encourageants sont donnés par les Pays-Bas, le Royaume-
Uni. La France commence aussi à s’y engager.
Il s’agit, de toute manière, d’une impérieuse nécessité non seulement pour
des raisons humanitaires, mais aussi parce qu’en soulageant cette misère le
pays retrouvera une plus grande cohésion sociale et un surcroît de forces
pour s’engager dans un processus de croissance. Si l’on considère qu’il
s’agit là d’une tâche prioritaire et qu’en même temps l’on a conscience que
les facultés contributives ont atteint une sorte de limite, cela rend d’autant
plus indispensables la réforme de l’État et le redéploiement de ses
ressources en personnel.
En d’autres termes, on s’aperçoit que les gouvernements ont à réaliser un
délicat arbitrage entre le souci de la justice sociale et la poursuite de
l’efficacité économique.
La fonction de stabilisation
Nous abordons ici la troisième grande fonction économique que l’analyse
de Musgrave assignait à l’État. Au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, un but recueillait l’accord de la plupart des économistes
occidentaux : c’était de stabiliser la conjoncture afin de s’approcher le plus
possible d’un état de plein emploi et d’y maintenir l’économie de façon
durable.
Pour ce faire, les responsables de la politique économique étaient censés
mettre en œuvre une combinaison judicieuse (un bon policy mix) des
instruments dont ils disposaient : la politique budgétaire et la politique
monétaire. La politique conjoncturelle idéale était conçue comme devant
permettre au produit intérieur brut d’évoluer en se tenant le plus près
possible de sa croissance potentielle [14]. La politique économique devait
donc être essentiellement contracyclique, freinant la conjoncture lorsqu’elle
s’emballait, s’efforçant de la relancer lorsque des signes de récession
apparaissaient. C’est surtout à la politique budgétaire que l’on avait recours
pour opérer ce « réglage fin » (fine tuning) qu’on tâchait de réaliser en
utilisant les indicateurs conjoncturels avancés dont disposaient les instituts
de la statistique. L’essentiel de l’analyse de la situation conjoncturelle et des
prévisions de court et moyen termes dans les principaux pays occidentaux
reposait sur des modèles d’inspiration keynésienne.
Au fur et à mesure de l’ouverture de plus en plus accentuée des économies
nationales sur l’extérieur, des difficultés nouvelles sont apparues dans la
poursuite de la politique conjoncturelle. En particulier, on a pu s’apercevoir
qu’il serait particulièrement dangereux pour un gouvernement d’adopter
une politique qui le mettrait en décalage avec celle de ses principaux
partenaires commerciaux. C’est notamment l’expérience qu’a pu faire le
Gouvernement français en 1981 lorsqu’il s’est engagé dans une politique de
relance destinée à réduire le chômage, expérience qui s’est avérée
catastrophique et qui a rendu nécessaire en 1983 un virage à 180° et
l’engagement dans une politique de « désinflation ».
Depuis cette époque, la plupart des gouvernements ont tenu à faire jouer le
rôle prépondérant à l’instrument monétaire dans leur politique
conjoncturelle, assignant à la Banque centrale la tâche de maintenir la
stabilité des prix afin de se protéger contre tout danger d’inflation. Cette
conception est celle qui prévaut désormais pour l’Union européenne dans
son ensemble. Le pacte de stabilité et de croissance adopté lors du traité
d’Amsterdam (1997) vise précisément à contenir la politique budgétaire
dans d’étroites limites afin d’éviter à l’Union toute dérive inflationniste. Le
propre de l’inflation est en effet de compromettre le caractère durable de la
croissance et d’imposer des coups de frein pour stabiliser l’économie. Cette
alternance des politiques de relance et des politiques de stabilisation, plus
connue sous le nom de « politique de stop and go », a été la malédiction de
pays comme le Royaume-Uni et la France des années 1950 aux années
1980.
Le mouvement auquel on assiste désormais dans les pays les plus avancés
est parfois décrit comme un passage de la « politique de la demande » à la «
politique de l’offre ». La politique de la demande était une politique
d’inspiration keynésienne tendant à stimuler la demande globale en utilisant
plusieurs instruments tels que l’augmentation des minima sociaux, du smic
et du rmi afin d’encourager la « consommation populaire ». La politique de
l’offre met l’accent sur les mesures propres à favoriser le dynamisme des
entreprises par une réduction des impôts (aussi bien l’impôt sur les sociétés
que l’impôt sur le revenu), par une baisse des charges sociales sur le travail
et par des efforts de formation de la main d’œuvre et d’encouragement à
l’investissement et à l’innovation [15]. L’Allemagne, le Royaume-Uni et
l’Espagne se sont engagés dans cette voie ; la France semble enfin s’y
décider, comme en témoignent les initiatives prises récemment (2005) sur la
constitution de pôles de compétitivité [16]. Il s’agit, en somme, de passer
d’une politique de stabilisation conjoncturelle à une politique de croissance.
Cela implique un grand renversement des perspectives ; les pays les plus
performants (États-Unis, Chine, Japon, Inde) misent pour cela sur un
important effort de formation de capital humain, en particulier dans
l’enseignement supérieur, scientifique et technique. Les pays européens ont
perdu beaucoup de terrain dans ce domaine, qui conditionne pourtant les
développements futurs.
La grande difficulté des politiques de stabilisation conjoncturelle réside
dans les délais que leur action exige. Par exemple, on a constaté que toute
variation de l’offre de monnaie met entre six et dix-huit mois à se répercuter
dans l’économie. Cela est grave, car on risque en ce cas d’agir à
contretemps ; par exemple, à un moment où la situation du marché du
travail est difficile, on prend des mesures pour améliorer la situation de
l’emploi, et ces mesures ne commenceront à produire leurs effets qu’au
moment où la situation conjoncturelle se sera retournée. Cette considération
incite les banques centrales à envoyer aux marchés des signaux clairs et à
imprimer à la politique monétaire un mouvement qui s’écarte aussi peu que
possible de l’évolution probable de la croissance potentielle de l’économie.
Il faut, d’autre part, que les instruments de régulation employés soient
réversibles, ce qui conduit à manier avec une extrême prudence
l’instrument budgétaire, précisément en raison de l’effet de cliquet que nous
avons pu remarquer plus haut en matière de dépense publique, effet qui
fonctionne toujours dans le même sens, celui de l’augmentation du volume
de la dépense, interdisant ainsi de revenir en arrière. D’autre part, les
déficits budgétaires annuels accroissent de façon cumulative le poids de la
dette publique, accroissement qui est inéluctable dans tous les cas où le taux
d’intérêt est supérieur au taux de croissance du pib. En laissant filer le
déficit, on constaterait que le service de la dette finirait par s’imposer
comme un des premiers postes budgétaires de l’État [17], réduisant ainsi la
marge de manœuvre du gouvernement et absorbant une part croissante de
l’épargne des ménages. C’est pourquoi le traité de Maastricht a limité à 60
% du pib le poids admissible de l’endettement de chacun des pays de la
zone euro. Cela marque la limite des déficits budgétaires supportables (3 %
du pib selon les critères de Maastricht). On ne peut se redonner une marge
de jeu qu’en remboursant progressivement la dette, ce qui suppose des
excédents budgétaires.
S’agissant de la politique de l’emploi, la France s’est singularisée par deux
types particuliers de mesures. Le Gouvernement a décidé en 1997 de créer
dans le secteur non marchand 350 000 « emplois-jeunes » correspondant à
des contrats à durée déterminée de cinq ans. D’autre part, une politique de «
partage du travail » avait été entreprise en 1981, faisant passer la durée de la
semaine de travail de quarante à trente-neuf heures et ramenant l’âge de la
retraite à 60 ans. Dans le même esprit, il a été décidé en 1997 de ramener la
durée de la semaine de travail à trente-cinq heures suivant un système assez
compliqué comportant une incitation aux entreprises au moyen de primes,
un fort renchérissement des heures supplémentaires ainsi que leur
rationnement, afin de dissuader les entreprises d’y recourir.
Les économistes portent un jugement réservé sur ces mesures. La loi
relative aux trente-cinq heures a pour effet inévitable de hausser les coûts
salariaux, ce qui ne constitue pas précisément une mesure favorable à
l’emploi. Les mêmes avantages ont dû être consentis au personnel du
secteur non marchand, ce qui a accentué le déséquilibre financier de ce
secteur et désorganisé les services. Comme d’autre part cette loi réduit
mécaniquement la productivité du travail, elle ralentit de ce fait la
progression des salaires réels. La France a ainsi consenti des primes
compensatrices onéreuses aux entreprises afin de réduire d’autorité son
potentiel de croissance en longue période. On comprend qu’aucun pays
n’ait été tenté de suivre cet exemple.
Concernant l’âge de la retraite, un important problème de financement se
posera tôt ou tard en raison du vieillissement de la population et du très
mauvais rapport du nombre des actifs au nombre des inactifs,
particulièrement en France. Songeons que, d’ores et déjà, le taux d’activité
de la population âgée de 55 à 64 ans était en 2004 de 37,3 % en France,
39,2 % en Allemagne, 56,2 % au Royaume-Uni, 65,7 % au Japon et 60,1 %
aux États-Unis. On comprend, dans ces conditions, que le gouvernement
issu des élections législatives de 2002 ait entrepris diverses réformes,
comme le remodelage du régime des retraites et comme la révision des
conditions d’application de la loi des trente-cinq heures, afin de mieux
garantir la pérennité du régime des retraites et d’atténuer certains des
inconvénients inhérents à la législation sur la réduction de la durée du
travail.
En tout cas, ces mesures (les trente-cinq heures et l’abaissement de l’âge de
la retraite) ont en commun d’être des mesures structurelles : il s’agit d’une
modification des règles du jeu conçue comme devant être permanente.
Comme elles sont difficilement réversibles, cela interdit de les considérer
comme faisant partie d’une véritable politique de stabilisation
conjoncturelle.
Quelques données recueillies par le Fonds monétaire international nous
aident à faire le point sur l’état du chômage (en pourcentage de la
population active) dans les principaux pays industrialisés, dont quelques
pays européens pris isolément (voir tableau page suivante) :
Source : fmi.
On voit que l’Irlande, l’Espagne, l’Italie avaient accompli des progrès
substantiels. La France elle-même était en voie de redressement, jusqu’à ce
qu’elle fût frappée par la crise de 2008. Une véritable amélioration de la
situation de l’emploi ne pourra être enregistrée que lorsque la reprise
s’affirmera.
Les pays qui, selon des procédés divers, ont pris des initiatives
microéconomiques interférant avec le jeu ordinaire des marchés n’ont
obtenu que des résultats décevants. La création volontaire d’emplois dans le
secteur non marchand ne fait guère qu’alourdir les charges publiques. Les
politiques d’assistance aux chômeurs ne sauraient tenir lieu d’une politique
de l’emploi, et les phénomènes de « trappe à chômage » sont là pour nous
rappeler que les simples politiques d’assistanat peuvent fort bien produire
des effets pervers. C’est encore la croissance économique qui constitue le
meilleur espoir d’amélioration de la situation de l’emploi.
La tendance générale actuelle est donc, pour l’État, de se recentrer sur ses
attributions régaliennes traditionnelles en se dégageant d’activités de
production marchande, qui lui sont de plus en plus étrangères dans un
monde de concurrence internationale, et aussi d’aborder de façon plus
prudente les politiques de redistribution. Les gouvernements y sont
d’ailleurs poussés par le fait qu’ils sont en économie ouverte et que la
concurrence mondiale ne se fait pas seulement sur les produits mais aussi
sur le pouvoir attractif des sites de production. La fiscalité, la formation de
la main-d’œuvre, la liberté de manœuvre des entreprises sont aussi des
arguments puissants lorsqu’il s’agit d’attirer, ou de retenir, des
investissements étrangers.
Quant à la politique conjoncturelle, il apparaît de plus en plus qu’elle
accorde une place prépondérante à la politique monétaire afin de préserver
la stabilité de la monnaie. L’heure n’est plus aux politiques budgétaires
dites « keynésiennes » des années 1960 ; la maîtrise des finances publiques
s’imposera de façon impérieuse. Tout gouvernement qui voudra conserver
un rôle contracyclique à sa politique budgétaire sera contraint de dégager un
excédent en période d’expansion afin d’admettre un certain déficit pour
relancer l’économie en cas de récession [18]. C’est d’ailleurs là un des
problèmes les plus délicats posés par la crise actuelle. Les divers pays sont
obligés d’adopter des plans de relance comportant un important effort de
dépenses publiques de style keynésien. En même temps, ils sont effrayés
par l’ampleur des déficits budgétaires que ces plans impliquent, et par
l’ampleur de la dette publique qui en est la conséquence, ainsi que par les
risques d’inflation. Ils hésitent entre la lutte contre la récession et la remise
en ordre de leurs finances publiques. En somme, les gouvernements
européens traitent désormais avec plus de respect les mécanismes du
marché.
Selon des degrés et des modalités diverses, l’on voit donc les pays
industriels européens s’engager dans un type de système que l’on peut
qualifier de social-démocrate, en ce sens que nous avons affaire à des
économies de marché, insérées dans un système politique parlementaire,
dotées de dispositifs importants de protection sociale [19]. Qu’il s’agisse
d’une variante du capitalisme n’est pas douteux : c’est essentiellement le
mécanisme des prix qui gouverne l’affectation des ressources productives,
et cela, d’autant plus que les économies nationales sont désormais ouvertes
et qu’elles entrent dans des regroupements dont l’Union européenne est
l’exemple le plus marquant. L’Union européenne est elle-même ouverte et
participe de ce grand mouvement de mondialisation qui caractérise notre
époque. C’est ce contexte général qui assigne ses limites à l’intervention de
l’État dans l’économie de marché : les différents pays pourront conserver
leur spécificité et leurs traditions propres, dans la mesure où les charges et
les obligations qu’ils s’imposent ainsi ne compromettront pas leurs chances
dans la grande compétition mondiale, ce qui revient à dire que l’État lui-
même devra s’efforcer d’être compétitif.
Notes
[1] On peut consulter Jean-Marc Daniel (2008), très utile pour toutes les
questions de politique économique.
[2] Remarquons cependant que la pratique a beaucoup évolué sur ce point
et que de nombreuses activités de production de « biens publics » ont été
privatisées avec succès.
[3] C’est le cas dit du free rider ou du « passager clandestin ».
[4] On les désigne aussi comme des externalités.
[5] Il s’agit du cas prévu par le théorème de Coase (1960). Coase a obtenu
le prix Nobel en 1991.
[6] C’est-à-dire la répartition qui découle des seules activités de production
(à l’exclusion des transferts).
[7] Un pays comme l’Australie connaît exactement le même problème. En
France, le taux du chômage « structurel » est généralement évalué à 8 %.
[8] On pourrait considérer, en somme, que les ménages exonérés sont
devenus, en toute légalité, des « voyageurs sans billet ».
[9] Le problème est particulièrement aigu en France, où un retard
considérable a été accumulé dans ces équipements. Cf. D. Laurent (2000).
[10] Cf. Buchanan et Tollison (1972), L. Weber (1978 et 1991), M.
Mougeot (1989), Bienaymé (1992), Pondaven (1995).
[11] Précisons que le revenu moyen correspond à la moyenne arithmétique
des revenus. Le revenu médian est le revenu tel que 50 % de personnes
perçoivent plus et 50 % reçoivent moins. Si le revenu médian est moins
élevé que le revenu moyen, cela indique que les bas revenus sont plus
nombreux dans la répartition totale. C’est donc un moyen de mesurer
l’inégalité de la distribution des revenus.
[12] On ne peut guère l’envisager que dans une gestion prévisionnelle des
ressources humaines et à l’occasion des départs en retraite. Notons qu’en
France près de la moitié des fonctionnaires en activité atteindront l’âge de
la retraite avant 2010. Les possibilités techniques de compression ne seront
donc pas négligeables. Le Gouvernement, dans un souci d’efficacité et
d’économie, s’est en effet engagé, en 2008, à ne remplacer qu’un emploi
sur deux lors des départs en retraite.
[13] D’après une enquête de l’insee, in Économie et statistique, no 335,
décembre 2000 ; étude prolongée, ibid., nos 383-384-385, décembre 2005.
Près de 4 millions de personnes seraient donc concernées.
[14] La croissance potentielle d’une économie est mesurée par les
prévisions que l’on fait quant à l’évolution de la population active, du
capital et du progrès technique dans le pays lorsque les facteurs de
production sont pleinement utilisés.
[15] Il s’agit, en somme, de stimuler la croissance de la production en
longue période, car c’est de la production que proviennent les revenus.
[16] Ces pôles (initialement 71) sont actuellement trop nombreux. Ils ne
pourront produire d’effets sérieux que si leur nombre ne dépasse pas une
dizaine.
[17] Le service de la dette constitue d’ores et déjà (2005) le deuxième poste
civil du budget de l’État.
[18] Il s’agit d’ailleurs là de l’action des « stabilisateurs automatiques »,
que l’analyse keynésienne avait bien mise en évidence : les recettes fiscales
diminuent en période de contraction, tandis qu’elles s’accroissent dans les
phases d’expansion.
[19] Remarquons cependant que même le régime des États-Unis comporte
d’importants éléments d’intervention sociale dans le domaine de
l’enseignement par exemple ou dans celui du système de santé. Schumpeter
considérait déjà que le New Deal de Roosevelt constituait un premier pas
vers le socialisme !
Chapitre V
Le capitalisme et ses ennemis
Depuis la disparition de l’urss en 1991, la guerre froide qui a opposé l’Est à
l’Ouest après 1945 s’est soldée par la victoire décisive du système
capitaliste. Faute d’un système alternatif crédible, on aurait donc pu penser
que le capitalisme ne rencontrerait plus d’adversaires. Rien pourtant ne
serait plus faux : si, comme l’affirmait Lénine, les faits sont têtus, il faut
bien admettre qu’idéologies, préjugés et systèmes de pensée le sont plus
encore.
Nous touchons ici au domaine de l’irrationnel, dont Schumpeter (1942)
avait bien perçu la nature lorsqu’il expliquait, sans s’en réjouir, que le
capitalisme serait vaincu et remplacé par le socialisme, non pas à cause de
ses échecs mais, au contraire, en raison de ses succès. Les principaux
ennemis du capitalisme, pensait-il, ne se recrutent pas au sein de la classe
ouvrière, mais chez les « intellectuels », classe d’éternels frustrés, car, dotés
du savoir, ils ne détiennent pas le pouvoir. Esprits essentiellement critiques,
prescripteurs de morale, donneurs de leçons, ils parviennent à donner
mauvaise conscience à la bourgeoisie, d’autant plus que la démocratie,
respectueuse de la liberté d’expression, leur donne toute latitude pour
exposer leurs thèses et pour persuader les nantis de l’iniquité à laquelle ils
doivent leur situation privilégiée.
Loin de savoir gré au système capitaliste du formidable accroissement de
richesses qu’il a engendré, ils considèrent ce phénomène comme un acquis
naturel. L’évolution économique même, en raison du caractère de plus en
plus abstrait que donne à l’économie la prépondérance des marchés
financiers, rendrait difficile à la bourgeoisie d’opposer son propre système
de valeurs. D’où la remarque sarcastique de Schumpeter : « La Bourse est
un pauvre substitut du Saint-Graal. » Le fait pour la bourgeoisie de se
contenter de son sort ne constitue pas un programme très mobilisateur ; elle
se contente de survivre et, si possible, de s’enrichir en résolvant les
problèmes pratiques inhérents à la gestion des économies de marché. Le
capitalisme, en effet, ne constitue pas un programme doctrinal, mais
seulement un ensemble de procédés pratiques, ce qui n’est guère propre à
exalter les esprits. On imagine mal un parti politique qui défilerait dans les
rues en écrivant : « Enrichissez-vous » sur ses bannières !
L’influence des intellectuels est en effet indéniable, car on la retrouve à la
source des plus grands mouvements révolutionnaires, qu’il s’agisse de la
Révolution française ou de la Révolution russe, toutes circonstances
historiques où la classe dominante ne croyait plus en ses propres valeurs.
L’écroulement du système soviétique semble avoir apporté le démenti le
plus net aux prédictions de Schumpeter ; les économies socialistes ne
subsistent plus qu’en Birmanie, à Cuba et en Corée du Nord ; pourtant, les
ennemis du capitalisme n’ont pas désarmé. Il est intéressant de voir sur
quels arguments et sur quelles attitudes vitales se fonde leur hostilité. Nous
serons ainsi amenés à évoquer l’hostilité doctrinale au capitalisme, sous les
diverses formes qu’elle revêt. Au-delà des arguments échangés, nous
pourrons mettre en lumière une hostilité viscérale dont nous essaierons
d’identifier la nature.
Le capitalisme face aux critiques
raisonnées
Dès le xixe siècle, le capitalisme a dû faire face à des doctrines qui
mettaient en cause sa légitimité ou sa viabilité. Toutes se réclamaient du
socialisme. Plus précisément, le marxisme demeure la principale source
d’inspiration de ces critiques. Sans renier l’héritage de Marx, c’est sous
d’autres formes que se manifestent les critiques contemporaines ; nous
pourrons en évoquer quelques-unes. Elles ont pour trait commun
d’identifier le capitalisme à ce qu’on appelle souvent le « capitalisme
sauvage », fruit d’une idéologie que l’on qualifie de libérale, néolibérale ou
ultralibérale.
Cette position, chez ceux des adversaires du capitalisme qui se trouvent être
des économistes, aboutit en fait à unir dans une même condamnation le
capitalisme, comme système d’organisation économique et sociale, et la
théorie économique moderne. Celle-ci ne ferait que constituer la forme
prétendument scientifique de l’idéologie libérale. Le noyau dur de cette
idéologie se trouverait dans la « théorie néoclassique ». On entend par cette
expression l’analyse microéconomique issue de la révolution marginaliste
des années 1870. Ce mouvement théorique a définitivement détrôné les
théories classiques de la valeur-travail dont la théorie de Marx était le
dernier avatar. Encore aujourd’hui, la théorie macroéconomique, c’est-à-
dire la partie de la théorie qui décrit les relations entre les grands ensembles
agrégés, admet la validité de l’analyse microéconomique marginaliste en
tant que schéma explicatif des comportements économiques [1].
Les adversaires du capitalisme se posent donc comme des antilibéraux, et
ils incluent dans leur rejet l’essentiel de la théorie économique moderne
sous sa forme néoclassique. Ils assimilent en effet cette dernière à une
idéologie conservatrice issue de la pensée économique « dominante », voire
de la « pensée unique », ce qui prend une connotation sinistre, évocatrice de
la dictature et des régimes totalitaires. Certains vont jusqu’à dénoncer une «
dictature libérale », voire un « libéralisme totalitaire » ou encore la «
dictature des marchés », contradiction dans les termes qui ne manque pas de
surprendre, car les marchés, après tout, ne font que traduire les préférences
de ces milliers d’électeurs que sont les consommateurs, les entreprises et les
actionnaires. Voici les reproches les plus fréquents qu’adressent aux
économistes du « courant dominant » les pourfendeurs de la pensée unique.
L’Homo œconomicus
En premier lieu, disent-ils, la vision de l’homme qu’imposent les
économistes néoclassiques est une vision tronquée, celle d’un Homo
œconomicus, pure fiction mettant en scène un robot occupé à optimiser ses
choix en calculant le maximum des fonctions d’objectif représentatives de
son intérêt personnel. Cet être purement occupé de lui-même, dont
l’horizon se limite à ses possibilités de calcul, ne correspond à aucune
réalité observable. C’est un homme unidimensionnel, comme aurait dit
Marcuse, dont les motivations complexes sont réduites à une seule. Cela
montre bien le caractère réducteur de la théorie économique dominante.
Ce reproche, qui est souvent adressé aux économistes, repose pourtant sur
un malentendu ou sur une caricature. Les théoriciens de la microéconomie
savent fort bien que les hommes ne sont pas purement rationnels et que
leurs choix obéissent à des motivations multiples dont les passions, les
caprices et même les inconséquences ne sont pas absents. Tout ce qu’ils ont
besoin de supposer au départ, c’est que les hommes sont capables de
raisonner ; dès lors, parmi leurs multiples motivations, il suffira que
figurent des motivations économiques pour qu’il soit possible aux
économistes de prévoir de quelle façon le mouvement de telle ou telle
variable économique va affecter le comportement d’un groupe humain
donné. Les recherches économétriques reposent précisément sur de telles
hypothèses, et les économètres n’ont guère besoin de sonder les reins et les
cœurs pour tenter de faire des prévisions.
Les défaillances du marché
Un autre reproche que l’on adresse à l’analyse microéconomique est de
reposer sur des visions très simplificatrices de la réalité, comme la théorie
de l’équilibre économique général ou l’hypothèse de la concurrence pure et
parfaite. C’est oublier, dit-on, toutes les imperfections et toutes les
défaillances qui affectent les marchés observables ; en ce cas, les analyses
néoclassiques ne sont que des fictions formalisées, dont la fonction est de
laisser croire que les économies de marché tendent à réaliser l’équilibre et
l’optimum. Ce seraient des théories implicitement normatives puisqu’elles
laisseraient penser que l’économie de marché correspond au meilleur des
mondes.
Ici encore, on prête aux théoriciens une naïveté, et une malhonnêteté
intellectuelle, qu’ils sont loin d’avoir. Ils ont été les premiers à faire
l’analyse des défaillances du marché et ils ont précisément utilisé ces
travaux pour préconiser dans certains cas l’intervention correctrice de l’État
(cf. chap. IV). Quant à l’existence de marchés non concurrentiels, on doit
leurs premières études à des économistes néoclassiques, et ce sont
précisément ces analyses qui ont inspiré les politiques antitrusts et les
institutions destinées à assurer les conditions d’une concurrence praticable.
Rappelons enfin que ce sont des économistes néoclassiques, comme
Barone, Lange, Lerner qui ont appliqué leurs schémas à l’hypothèse d’une
économie socialiste pour démontrer à quelles conditions le calcul
économique y serait concevable, recherches qui n’ont d’ailleurs jamais
débouché sur aucun essai d’application dans les pays socialistes.
La mondialisation financière
On rencontre d’autre part, fréquemment, une accusation non pas contre la
théorie économique dominante, mais contre les tendances observables dans
le capitalisme contemporain. Il s’agit des méfaits supposés de la finance et
de la mondialisation. La financiarisation de l’économie, autrement dit la
place prépondérante acquise par les marchés financiers, soumettrait
l’économie « réelle » au diktat de l’argent et introduirait dans l’évolution
des activités productives un élément d’instabilité que même les
gouvernements ne pourraient plus maîtriser.
Dans un système économique mondial, les gouvernements nationaux ne
disposent plus d’instruments de régulation à la mesure des problèmes : qu’il
suffise de rappeler que les flux financiers quotidiens sont 50 fois plus
importants que les transactions portant sur les biens et les services ; en face
de cette situation, les fonds de placement privés (fonds communs
d’investissement, hedge funds [2], fonds de pension, etc.) sont supérieurs au
total des réserves des banques centrales ; ces mêmes réserves ne
représentent que la moitié du volume quotidien des transactions sur le
marché des changes.
Or, le danger d’instabilité existe, car les opérateurs sur ces marchés
internationaux se livrent à des arbitrages très rapides et souvent très risqués,
leurs comportements ont tendance à être moutonniers et à « décrocher » par
rapport aux fondamentaux de l’économie. La spéculation constituerait ainsi
un danger permanent pour l’économie réelle, car on risque toujours de voir
se former des bulles spéculatives. Des exemples nombreux sont invoqués,
depuis l’effondrement de la banque Barings jusqu’à la crise financière du
Mexique en 1994, celle de la Thaïlande en 1997, celle de l’Argentine ou de
la Turquie en 2000, ou la crise des subprimes de 2007 (cf. chap. II).
L’ampleur de la crise actuelle semble confirmer la validité de ces craintes.
N’oublions pas cependant que la crise issue de l’affaire des subprimes
comporte des caractères originaux par rapport à toutes celles qui l’avaient
précédée. Des prêts hypothécaires très importants avaient été consentis à
des débiteurs dont la solvabilité était douteuse. Les institutions financières
avaient cru se protéger en titrisant ces reconnaissances de dettes, c’est-à-
dire en les transformant en valeurs négociables sur les marchés, et en
disséminant ces titres au sein de paquets hétéroclites, les cdo (collateralized
debt obligations). Ces cdo étaient revêtus des meilleures signatures, leur
composition cependant était opaque ; ils comportaient des titres dont
l’exposition au risque était différente, et ils se sont retrouvés à l’actif de
toutes les institutions financières de la planète. Or, il s’agissait en fait
d’actifs « toxiques ». En effet, tout ce montage reposait sur une très
mauvaise évaluation des risques, car la base initiale consistait en dernière
analyse en des prêts octroyés à des gens qui seraient incapables de les
rembourser. Une bulle immobilière s’était ainsi formée. Lorsqu’elle a
éclaté, on a assisté à un nombre dramatique de défauts de paiement, non
seulement chez les emprunteurs initiaux, mais aussi chez les institutions
financières qui se sont vues chargées de maisons invendables et/ou de titres
inévaluables. Cet enchaînement de drames financiers a été rendu possible
par la déréglementation financière à laquelle on avait procédé sous
l’administration Clinton (1993-2001), dans les meilleures intentions du
monde. Il s’agissait en effet, à l’origine, de permettre à de pauvres gens
d’accéder à la propriété de leur logement. Nous sommes en présence d’un
bel exemple d’effet pervers. Il faudra remettre en place des réglementations
financières beaucoup plus exigeantes.
La singularité et le caractère exceptionnel de ces événements imposent
certes d’en tirer la leçon pour l’avenir. Il n’est pas justifié cependant de les
considérer comme consubstantiels au fonctionnement de l’économie de
marché. Des fautes ont été commises. Il appartiendra à la communauté
financière mondiale de veiller à ce qu’elles ne se reproduisent pas.
Passer de la prise en compte de la crise actuelle à une condamnation
générale du libéralisme et de l’économie de marché ne fait que traduire, en
réalité, la présence de réflexes instinctifs, reposant sur des fondements
irrationnels. Encore faudrait-il en identifier la nature.
Un anticapitalisme viscéral ?
La question peut en effet se poser en ces termes. La très grande violence
déployée physiquement ou en paroles chaque fois que cette hostilité a
l’occasion de se manifester traduit clairement une prise de position
passionnelle. Les manifestations sont multiples, et elles éclatent dans de
nombreux pays sous les prétextes les plus divers. On peut citer plusieurs
exemples frappants, sans qu’il soit question d’en faire un recensement
exhaustif.
Les grandes réunions internationales depuis 1999, comme celle de l’omc à
Seattle, celle du forum de Davos, ou encore les réunions du fmi ou de la
Banque mondiale, celles des sommets européens (comme Nice en 2000),
sont immanquablement animées par des manifestants pittoresques et parfois
très violents dont les mots d’ordre sont variés : tantôt il s’agit de manifester
contre le chômage, tantôt contre la pollution, contre le nucléaire, pour les
immigrés clandestins, pour le droit au logement, contre les fast foods.
Certaines ong ne manquent pas à ces occasions de se signaler à l’attention
du public, et toutes ces composantes, si hétéroclites qu’elles soient,
interviennent simultanément. La cible de leurs attaques est généralement
constituée par l’« argent-roi », le profit, l’agriculture productiviste, l’énergie
nucléaire, la mondialisation, l’idéologie « néolibérale », le pouvoir
oppresseur des États-Unis et de leurs paravents que sont le fmi, la Banque
mondiale et l’omc. Outre le tiers-mondisme, parfois appelé «
altermondialisme », l’antiaméricanisme tient, au sein de ces mouvements
hétéroclites, une place centrale : nombreux sont ceux qui rêvent de
poursuivre sous forme idéologique et contre les États-Unis la guerre froide
que les ex-pays socialistes ne sont plus en mesure de conduire.
Entre autres singularités de ces mouvements, il est surprenant de constater
que l’écologie est devenue une machine de guerre contre le capitalisme. Ce
n’est en effet que dans les pays capitalistes que l’on prend l’écologie au
sérieux. Les pays du « socialisme réel », quant à eux, étaient les plus grands
pollueurs de la planète, pour une raison bien simple : il n’existait pas
d’opinion publique qui pût s’y exprimer et constituer un contrepoids au
pouvoir du Parti. Pendant ce temps, des organisations comme Greenpeace
réservaient leurs flèches aux pays occidentaux. Parmi les protestataires les
plus éloquents figurent d’autre part les syndicats du secteur public et de la
fonction publique. On sait qu’en France ils sont traditionnellement hostiles
au libéralisme et, d’une façon plus générale, au capitalisme dont les
libéraux sont censés défendre les intérêts. Certes, peu de mouvements se
réclament encore du communisme, mais l’effondrement de ce dernier a
laissé des orphelins inconsolables : l’antilibéralisme constitue leur ciment
intellectuel le plus solide.
Cette hostilité au libéralisme est, si on l’étudie de près, extrêmement
paradoxale. Les libéraux, en effet, ont, dès l’origine, constitué en Europe
une force de progrès et d’émancipation par rapport aux partis conservateurs
des xviiie et xixe siècles. Le libéralisme est né de la philosophie des
Lumières. En matière politique, cela est évident, mais cela ne l’est pas
moins en matière économique et sociale. Après tout, l’abolition de
l’esclavage, les grands progrès accomplis en matière de conditions du
travail, de légalisation des syndicats l’ont été à l’initiative d’hommes
politiques libéraux. La Sécurité sociale elle-même doit sa création à des
hommes comme Bismarck, Beveridge, Pierre Laroque, qui n’étaient pas des
doctrinaires socialistes [3]. Il est d’autant plus surprenant que le simple mot
de « libéral » soit aujourd’hui associé à ce que le conservatisme peut receler
de plus impitoyable et de plus inhumain. Si l’on veut expliquer ce paradoxe,
il faut probablement attirer l’attention sur deux illusions communes : celle
des bonnes intentions et celle de la volonté.
Les bonnes intentions
Il ne manque pas d’intellectuels prestigieux et d’autorités spirituelles pour
renvoyer dos à dos les systèmes totalitaires et le système capitaliste. La
condamnation des systèmes totalitaires va de soi : les horreurs qui se sont
commises sous leur inspiration en plein xxe siècle suscitent encore une
légitime indignation.
On peut en revanche s’interroger sur ce qui justifie la réprobation morale
dont le capitalisme est l’objet. Peut-on lui imputer la responsabilité de
quelques grands crimes historiques ? Les grands massacres dont le xxe
siècle a été témoin ne peuvent guère lui être reprochés. Les idéologies
communiste et national-socialiste se sont incarnées dans des systèmes
totalitaires qui lui sont restés profondément étrangers et qui, d’ailleurs, le
prenaient pour cible. À son actif, au contraire, peut être portée l’élévation
sans précédent du niveau de vie de vastes populations. Il est difficile de
relire sans sourire ce qu’écrivait Marx à la fin du Manifeste pour exhorter
les prolétaires à faire la révolution : « Les prolétaires ne risquent d’y perdre
que leurs chaînes » (1848, p. 194).
Marx était certes très lucide quant à la réalité de la révolution industrielle,
mais l’esprit même de la « domination bourgeoise » lui inspirait une
profonde révulsion qui, depuis, a été partagée même par des gens qui ne se
reconnaissent pas comme des marxistes : « Partout où elle (la bourgeoisie)
est parvenue à dominer, elle a détruit toutes les conditions féodales,
patriarcales, idylliques. Impitoyable, elle a déchiré les liens multicolores qui
attachaient l’homme à son supérieur naturel, pour ne laisser subsister
d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le froid
«paiement comptant». Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme
chevaleresque (…), elle a noyé tout cela dans l’eau glaciale du calcul
égoïste » (ibid., p. 163-164).
On reconnaît dans ces lignes, parmi les plus brillantes que Marx ait jamais
écrites, l’horreur qu’avait déjà inspirée à Virgile l’auri sacra fames, l’amour
de l’argent et du profit. C’est un thème constamment repris par les
prédicateurs religieux et par les orateurs politiques ; ils flétrissent, sous le
terme d’« argent », l’amour immodéré des biens matériels, l’égoïsme et,
plus généralement, un individualisme qui se désintéresse des valeurs
collectives.
C’est là une position très respectable, à laquelle on peut seulement adresser
deux reproches.
En premier lieu, il est fort injuste de réduire le capitalisme à l’état d’une
machine vouée à produire des biens et des services, sans aucune
préoccupation éthique. Nous avons vu, au contraire (chap. III), qu’il existe
un lien étroit entre le capitalisme et les valeurs de liberté, au point non
seulement que le capitalisme ne peut pas fonctionner correctement en
dehors d’un système démocratique, mais encore qu’un système
démocratique implique nécessairement l’exercice de libertés économiques,
autrement dit le capitalisme. Nous avons vu au demeurant que l’Etat de
droit ne peut pas se réaliser en dehors du respect des lois par les citoyens ;
ce respect signifie que les citoyens acceptent implicitement et en majorité
de se conformer à des normes éthiques telles que le respect du bien et de la
personne d’autrui, de la parole donnée et le refus de la corruption. Il ne
s’agit pas là, simplement, de règles juridiques, mais bien de règles morales.
Si les hommes n’y adhéraient pas dans leur immense majorité, il faudrait
placer un policier ou un juge derrière chaque citoyen.
D’autre part, cette condamnation morale du capitalisme repose sur un
contresens fondamental quant à l’analyse des actions humaines par
l’économiste. L’erreur consiste à juger une action non pas sur ses effets,
mais sur la nature des intentions qui l’inspirent. Les bonnes intentions…
L’enfer en est pavé. On peut, avec les meilleures intentions du monde,
provoquer des catastrophes, et c’est précisément ce que le communisme a
fait au xxe siècle. Inversement, non seulement il n’est pas nécessairement
criminel de se soucier de son intérêt personnel, mais la mise en concurrence
d’acheteurs et de vendeurs dont chacun poursuit son avantage individuel
peut fort bien concourir à atteindre un résultat global satisfaisant. La
métaphore de la main invisible d’Adam Smith, qu’il est à la mode de
tourner en dérision, avait précisément le mérite de distinguer le domaine de
la morale et celui des interactions économiques.
On doit même étendre cette réflexion à toutes les interactions sociales :
aucune science sociale ne serait possible si l’on n’admettait pas d’emblée
qu’il faut distinguer les intentions et les résultats. C’est parce que la liberté
de chacun est limitée par celle des autres que cette distinction est
indispensable : les effets pervers, c’est-à-dire non intentionnels, des actions
politiques seraient incompréhensibles autrement. Il s’agit, en somme, d’un
phénomène systémique puisqu’un système n’est jamais qu’un ensemble de
variables interdépendantes. C’est justement pour cela que la volonté des
gouvernements les mieux établis rencontre des limites.
Les illusions de la volonté
C’est une tentation intellectuelle évidente, pour qui n’a pas été formé à
l’économie, de croire qu’il suffit de vouloir et de commander pour résoudre
les problèmes. Dans des pays qui ont longtemps vécu sous un régime
d’économie administrée, la tentation devient irrésistible. Les prix ont-ils
tendance à s’emballer ? On bloquera les prix. Le prix des logements tend-il
à les mettre hors de la portée des ménages les plus modestes ? On décrétera
un blocage ou un encadrement des loyers. Y a-t-il du chômage ? Le
gouvernement, d’autorité, créera des emplois, ou il décidera de partager les
emplois existants afin de donner du travail à tout le monde, ou encore il
interdira les licenciements. Si le nombre des pauvres est jugé trop
important, on prendra l’argent « là où il se trouve », c’est-à-dire chez les
ménages aisés, dans les entreprises bénéficiaires ou chez ceux « qui
s’enrichissent en dormant ». Ces exemples sont à peine caricaturaux.
Chacun d’entre eux illustre des mesures qui ont été prises – ou sont
préconisées – à telle ou telle époque ou dans tel ou tel pays. Elles
correspondent, dans l’esprit d’un large public, à une évidence de bon sens.
Or, il s’agit là d’une illusion : chacune des mesures évoquées ci-dessus
entraîne des effets pervers : le contrôle des prix asphyxie les entreprises, fait
disparaître les produits et provoque le marché noir. Le blocage des loyers
déséquilibre le marché du logement locatif et crée dans ce secteur des
pénuries qui peuvent être de longue durée. La création systématique
d’emplois dans le secteur non marchand alourdit les charges publiques : un
salarié qui y est recruté l’est pour trente ans. Le partage du travail peut dans
un premier temps donner l’illusion que l’on crée des emplois ; à plus long
terme, on finira par s’apercevoir qu’il met en déséquilibre les régimes
sociaux (l’assurance-vieillesse, par exemple) ou les finances publiques, et
qu’il devient un obstacle à la croissance. Rendre plus difficiles les
licenciements incite les entrepreneurs à substituer le capital au travail.
Quant aux ponctions fiscales opérées sur les entreprises ou sur l’épargne
des contribuables, elles induisent à terme des comportements de
délocalisation des entreprises, des personnes ou des capitaux, car il ne faut
jamais oublier qu’on agit dans un contexte de concurrence internationale et
que les agents économiques sont parfaitement capables de faire des
comparaisons.
Au fond, les principaux ennemis du capitalisme sont en premier lieu une
certaine crainte de la liberté, c’est-à-dire en fait une forte aversion pour le
risque. L’État continue d’être conçu par beaucoup comme le « protecteur en
dernier ressort » et comme une sorte d’assureur tous risques. L’idéologie et
l’inculture économique ne font que renforcer cette attitude frileuse.
En second lieu, l’aspiration à la justice sociale se manifeste trop souvent
sous la forme de l’égalitarisme et d’un penchant confirmé pour la
redistribution. Le personnel politique est trop soucieux de se faire réélire
pour détromper l’opinion, à supposer qu’il y voie clair lui-même. Il y a là
quelque chose de très insatisfaisant car les mesures les plus rentables
politiquement le sont à court terme, tandis que leurs effets pervers ne se
feront sentir que dans la durée. Dans l’immédiat, on laissera donc le corps
électoral à sa quiétude et à ses illusions. Si l’on croit à la capacité des
hommes de s’instruire par l’expérience et par l’ouverture d’esprit au monde
qui les entoure, une bonne part de l’hostilité dont le capitalisme est
aujourd’hui l’objet devrait faire place à un jugement plus objectif dans les
années qui viennent. Ne nous faisons cependant pas d’illusions ; les
obstacles politiques à surmonter seront sans doute très difficiles. C’est, dans
chaque pays, le spectacle de l’évolution du monde extérieur qui finira par
faire évoluer les esprits [4].
Notes
[1] Cela reste vrai, bien que l’analyse microéconomique ait beaucoup
évolué depuis les années 1870.
[2] Les hedge funds sont des fonds spéculatifs gérés par des opérateurs en
Bourse (les traders), qui font des arbitrages très rapides et portant sur des
sommes importantes, en jouant sur des différences de cours.
[3] Bismarck était conservateur et William Beveridge appartenait au Parti
libéral. L’action de Pierre Laroque a été celle d’un grand commis de l’État,
en dehors de toute allégeance politique.
[4] Sur tous ces points, voir, dans le même sens, Éric Le Boucher (2005),
IVe partie, chap. V.
Conclusion
Schumpeter a perdu son pari. Malgré la cohérence d’un système auquel le
régime du parti unique et une police politique particulièrement efficace
semblaient promettre un long avenir, il était évident, dès les années 1970,
que les économies socialistes de l’Est étaient à bout de souffle, aussi bien
dans les productions civiles, dont aucune innovation n’était jamais sortie,
que dans le complexe militaro-industriel, apparemment fort incapable de
répondre au défi que lui lançaient les États-Unis avec leur conception de la
« guerre des étoiles ». Pendant ce temps, les économies capitalistes
parvenaient à surmonter les obstacles que deux chocs pétroliers successifs
avaient mis en travers de leur route. Dès que Gorbatchev, à partir de 1985,
essaya de réformer le système socialiste sur des points substantiels,
l’ensemble s’écroula et l’urss disparut de la carte en 1991.
La cause semble donc entendue : le capitalisme a triomphé, et l’on
n’imagine pas qu’un système rival puisse désormais lui être opposé. Serait-
ce, suivant la formule de l’Américain Francis Fukuyama, « la fin de
l’Histoire » ? On serait tenté de le croire si l’Histoire pouvait se ramener à
l’économie. L’actualité nous rappelle cependant que les conflits qui se
manifestent dans le monde ont le plus souvent bien d’autres causes, qu’elles
soient religieuses, idéologiques, nationalistes ou ethniques. Même en ce qui
concerne l’économie, on a pu soutenir (Michel Albert [1991]) que
désormais deux modèles capitalistes s’opposent : le modèle « anglo-saxon »
et le modèle « rhénan ». Ce dernier modèle correspond à celui qui est très
généralement adopté, non seulement par l’Allemagne, mais encore par la
France et par la plupart des pays d’Europe occidentale. Il s’agirait, en
somme, de la social-démocratie, régime caractérisé par la combinaison de
l’économie de marché et d’une forte dose d’intervention de l’État à des fins
de redistribution fiscale et de protection sociale.
Au cours des dix dernières années, le modèle rhénan avait perdu beaucoup
de son prestige. On assistait à une déréglementation croissante des activités
financières sur les principales places qu’étaient New York et Londres. Les
progrès de la mondialisation renforçaient l’interdépendance financière entre
les nations. L’on constatait en même temps un retrait progressif de l’État à
l’égard des activités de production dans le secteur concurrentiel,
mouvement qui a été décrit plus haut (chap. IV). Il semblait en somme que
le modèle anglo-saxon avait pris sa revanche sur le modèle rhénan.
Ce regain de prestige du modèle anglo-saxon s’était notamment traduit,
dans le domaine des politiques de stabilisation conjoncturelle, par une
désaffection à l’égard des politiques d’inspiration keynésienne. Les
politiques de l’offre avaient pris le pas sur les politiques de la demande. Les
leviers d’action du gouvernement consistaient beaucoup plus dans le
maniement de l’instrument monétaire que dans une politique budgétaire
active. Cela semblait réussir au-delà de toute espérance à l’économie
américaine, qui avait connu de 1992 à 2000 une croissance sans précédent,
atteignant en 1999 un taux de chômage de 4,2 %, autrement dit le plein-
emploi.
L’influence du modèle américain s’était étendue jusqu’à la gestion des
entreprises. La mondialisation financière obligeait en effet les entreprises
européennes, surtout celles qui étaient cotées en Bourse, à adopter les
normes comptables, les méthodes de présentation des comptes, la politique
de communication financière en usage aux États-Unis. Même les critères de
gestion étaient fortement influencés par les pratiques américaines.
Tout cela a été remis en cause par la crise qui s’est déclenchée aux États-
Unis en 2008. Le phénomène le plus spectaculaire et le plus significatif a
été les mesures prises pour échapper à la crise systémique qui menaçait le
système bancaire. Le Gouvernement américain, réagissant au cas par cas,
était venu au secours de quelques-unes des principales institutions
financières du pays, à l’exception toutefois de la banque Lehman Brothers.
La faillite de cet établissement a déclenché une panique planétaire, très
proche d’une crise systémique, à laquelle on n’a échappé que grâce à
l’intervention de deux dirigeants européens (Gordon Brown et Nicolas
Sarkozy), qui ont entrepris de rétablir la confiance dans le système bancaire,
en apportant l’aide de l’État par divers procédés. Les secours ont consisté,
suivant les cas, dans la garantie apportée aux établissements menacés, ou
dans les prêts qui leur étaient consentis, ou même dans la recapitalisation
totale ou partielle, avec participation de l’État au capital, des institutions en
difficulté. Il s’agissait pratiquement de nationalisations partielles ou totales,
même si on les considérait comme provisoires. Ces mesures avaient été
prises dans un contexte de concertation internationale, au sein du G20. En
somme, l’État était venu au secours de la finance, car sa signature était
désormais la seule qui fût respectée.
L’action des gouvernements ne s’est pas arrêtée là. Afin d’organiser la
sortie de crise, et d’empêcher que des secousses semblables pussent se
reproduire, les gouvernements ont prolongé leur action dans deux directions
différentes. En premier lieu, des plans de relance ont été mis en œuvre par
chaque gouvernement, suivant ses moyens et dans le plus pur style
keynésien. Ces mesures sont très importantes quant aux masses financières
ainsi mobilisées. Le Gouvernement américain a ainsi affecté 787 milliards
de dollars à des aides financières à l’industrie. Des mesures semblables,
moins importantes toutefois, ont été adoptées dans l’Union européenne.
Cette action se heurte cependant à la méfiance que rencontrent désormais
les dettes souveraines d’États qui ne maîtrisent plus leurs finances
publiques. C’est évident pour les pays de l’ue les plus fragiles, malgré
l’aide que leur apporte le fmi ou le Fonds de stabilisation financière
européen. Cette aide est toutefois soumise à des conditions rigoureuses
d’économie très difficiles à supporter politiquement par les populations
concernées, et il n’est pas sûr que les mesures imposées suffisent à éviter
une restructuration de la dette des pays en cause. La situation est d’autant
plus inquiétante que même les États-Unis n’échappent plus à cette méfiance
généralisée. En somme, si l’État apparaissait autrefois comme un protecteur
de dernier recours, il est désormais clair qu’il est lui-même observé avec
suspicion par les agences de notation. Les États-Unis ont beau émettre la
monnaie de réserve mondiale, leur note menace désormais d’être dégradée.
C’est un problème de dimension mondiale qui est ainsi posé, car le statut de
grandes monnaies internationales comme l’euro, le dollar, le yen ou le yuan
pourrait dorénavant être remis en cause. Si d’importants pays débiteurs
étaient mis en demeure de rembourser leur dette souveraine, c’est à une
montée brutale des taux d’intérêt qu’on risquerait d’assister, avec la
secousse financière et économique que cela implique sur les marchés
mondiaux. De toute manière, les pays mis en cause ne pourront réduire le
poids de leur dette que très progressivement, afin de ne pas compromettre
leur sortie de crise.
D’autre part, des réformes importantes sont à l’étude dans la réglementation
financière. Il s’agira par exemple de rétablir certains cloisonnements, qui
avaient été abolis sous l’administration Clinton, entre le champ d’action des
banques commerciales, des banques d’investissement, des compagnies
d’assurance. Le statut des agences de notation financière sera probablement
modifié, ainsi que certaines normes comptables. On introduira
probablement aussi une modification quant aux conditions de rémunération
des opérateurs financiers, de manière qu’ils soient moins incités à prendre
des risques inconsidérés avec les fonds dont la gestion leur est confiée.
Ne nous y trompons pas. Les réformes qui sont ainsi à l’étude sont
contraires à bon nombre des méthodes de travail qui caractérisaient le
fonctionnement des places de New York et de Londres. Il s’agit en fait
d’une véritable révolution politique entreprise par la nouvelle
administration Obama. Elle se heurte à de fortes résistances de la part de
gestionnaires qui souhaiteraient reprendre le cours de leurs chères
habitudes. Il est en tout cas clair que c’est désormais la suprématie du
modèle anglo-saxon qui se trouve remise en cause. La crise actuelle, quelle
qu’en soit l’issue, aura donc très probablement apporté des changements
profonds à l’organisation financière des marchés mondiaux. Il s’agit d’une
crise dans le capitalisme, et non pas d’une crise du capitalisme.
Est-ce à dire que, désormais, tous les pays industrialisés observeront les
mêmes normes, que plus rien ne viendra distinguer les pays du «
capitalisme rhénan » de l’économie américaine ? C’est bien peu probable :
le régime économique d’un pays ne résulte pas seulement, ni même
principalement, du jeu des facteurs économiques. Une quantité de traditions
et de normes collectives, parfois non écrites, ont façonné ses institutions.
Les pays de l’Union européenne sont déjà très différents les uns des autres,
ce qui ne les a pas jusqu’ici empêché de se soumettre à des règles
communes. Parler d’un « modèle européen », en entendant par là qu’on a
affaire à des pays qui sont fondamentalement des social-démocraties,
constitue une grande simplification.
Cela revient à dire que les pays capitalistes sont essentiellement divers.
Certes, ils tendent à réduire leurs différences, et même, considérés dans leur
ensemble, ils tendent à se rapprocher de certains traits caractéristiques du
système américain, mais ils ne seront pas pour autant contraints de recourir
à des schémas identiques. En particulier, ils conserveront, sans doute pour
l’essentiel, les normes de protection sociale auxquelles ils sont attachés. En
effet, un pays peut rester compétitif sans être obligé de s’aligner totalement
sur les autres car ses avantages relatifs tiennent à de multiples facteurs, et
pas seulement au poids de sa fiscalité et de ses charges sociales.
Cependant, malgré leur diversité, les économies de marché des pays
d’Europe, d’Amérique et d’Asie conservent en commun assez de traits
fondamentaux dans leur fonctionnement pour qu’on soit en droit de les
englober dans le même système. S’il en est ainsi, le capitalisme sera bien
devenu la forme économique dominante de notre modernité.