Article
« La littérature africaine et les paramètres du canon »
Kom Ambroise
Études françaises, vol. 37, n° 2, 2001, p. 33-44.
Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante :
http://id.erudit.org/iderudit/009006ar
Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.
Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents
scientifiques depuis 1998.
Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected]
Document téléchargé le 31 octobre 2009
33
La littérature africaine et
les paramètres du canon
ambroise kom
Face aux littératures dûment instituées d’Europe et surtout des anciens
pays impériaux, la France et la Grande-Bretagne en l’occurrence, les
littératures dites émergentes d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes, et même
de la diaspora européenne des Amériques et d’Australie, ont du mal à
se faire reconnaître et surtout à dégager des classiques représentatifs de
la culture dont se réclament leurs auteurs. Malgré l’immensité du cor-
pus, malgré les nombreux prix engrangés, on sait le mal qu’ont dû et
doivent encore parfois se donner les spécialistes de la littérature des
États-Unis d’Amérique pour faire entendre leur voix dans les départe-
ments d’anglais des maisons d’enseignement, autant en Europe qu’un
peu partout dans le monde, y compris parfois aux États-Unis même.
Pour pas mal de spécialistes, les départements d’anglais sont moins un
lieu d’enseignement des littératures de langue anglaise qu’un espace
réservé à l’enseignement de la littérature britannique.
Toujours est-il qu’au regard des institutions qui se sont créées dans
nombre de pays industrialisés certaines querelles hégémoniques pren-
nent un caractère de plus en plus feutré. Bien que certains combattants
d’arrière-garde n’aient pas baissé les bras, oser mettre en question
l’importance du corpus des États-Unis face à la littérature de Grande-
Bretagne est une bataille bien dérisoire. Pareil phénomène peut s’ob-
server au Canada où l’on constate aisément qu’au Québec même, par
exemple, la littérature québécoise a pour ainsi dire gagné la guerre qui
l’opposa naguère à la littérature française. Depuis quelque temps déjà,
au Québec, la légitimité passe de moins en moins par Paris.
34 études fr ançaises • 37, 2
Mais si les littératures émergentes des pays du Nord ont presque tiré
leur épingle du jeu, du fait sans doute qu’elles ont développé des stra-
tégies institutionnelles d’inspiration européenne, pas mal reste à faire
en ce qui concerne les pays du Sud, l’Afrique en particulier, et l’Afrique
francophone de manière plus précise encore. Alors que, dans les pays
du Nord, des politiques volontaristes permettent d’encourager la pro-
duction culturelle locale et nationale et de favoriser la création d’insti-
tutions littéraires autonomes, les responsables de la plupart des pays
africains, sous prétexte de donner la priorité à un hypothétique dévelop-
pement économique, se préoccupent peu de l’avenir culturel de leur
espace. À telle enseigne qu’il n’est pas évident, près de soixante-dix ans
après le mouvement de la négritude (1933), de dire ce qui, en réalité,
définit l’africanité de la littérature africaine.
En quoi est-elle spécifique, ou autonome, puisque ni son écriture, ni
sa critique, ni ses institutions, ni les instances qui la légitiment n’ont de
prétention à l’autonomie ? Certes, on parle de plus en plus d’une litté-
rature francophone d’origine africaine, mais s’agit-il d’une littérature
française d’Afrique ou d’une littérature africaine de langue française ?
Le débat est loin d’être tranché et je ne m’attarderai pas sur la polémi-
que qu’anime le Kényan Ngugi wa Thiong’o au sujet de ce qu’il ap-
pelle la langue de la littérature africaine. D’autres se sont demandé si
l’écriture dans une langue étrangère peut traduire les réalités d’un
autre monde, d’une autre culture. Ngugi leur emboîte un peu le pas et
pose la question fondamentale de savoir si la littérature africaine doit
s’écrire dans la langue maternelle de l’auteur (gikuyu, swahili, yoruba,
hosa, etc.) ou si on peut appeler littérature africaine des textes qui s’éla-
borent dans la langue de l’Autre, une langue qui, comme les religions
étrangères, fut introduite en Afrique comme un moyen de déportation
spirituelle. Ngugi croit avoir trouvé la solution puisqu’il a résolu de ne
plus créer qu’en kikuyu. Mais il se charge immédiatement de se tra-
duire en anglais avant de conclure, un peu rêveur :
The future of the African novel is then dependent on a willing writer
(ready to invest time and talent in African languages) ; a willing translator
(ready to invest time and talent in the art of translating from one African
language into another) ; a willing publisher (ready to invest time and money)
or a progressive state which would overhaul the current neo-colonial lin-
guistic policies and tackle the national question in a democratic manner ;
and finally, and most important, a willing and widening readership1.
1. Ngugi wa Thiong’o, Decolonising the Mind : The Politics of Language in African
Literature, Londres, James Currey/Heinemann, 1986, p. 85.
la littér ature africaine et les par amètres du canon 35
Contrairement aux littératures européennes, qui reposent sur des
souches culturelles repérables, des préoccupations historiquement iden-
tifiables, et qui bénéficient des instances confirmées de consécration, la
production africaine est parfaitement hybride, d’autres parleraient
même d’inauthentique. Non seulement elle ne s’appuie sur aucune ins-
tance légitimante (enseignement institué, maisons d’éditions dignes de
ce nom, public identifiable, prix institués, etc.) à « domicile », à l’intérieur
du continent, mais elle est enseignée, publiée et même distribuée dans
la plupart des cas par nombre d’enseignants/chercheurs, d’éditeurs et
de distributeurs — africains et non africains — venus d’ailleurs, je veux
dire d’autres disciplines, c’est-à-dire dont la formation de base ne relève
pas du domaine proprement africain. Jusqu’à une date récente, la plupart
des enseignants de littérature africaine étaient des transfuges d’autres
littératures, anglaise et française notamment, et toute la critique était
pour ainsi dire subordonnée aux pratiques en cours dans ces autres
champs. Ainsi s’explique le dialogue de sourds et les polémiques qui ont
marqué les rapports entre écrivains, entre critiques, ou même entre des
écrivains et des critiques de la littérature africaine.
Un malentendu originel
On se souviendra à ce propos de la violente diatribe de Mongo Beti
contre Camara Laye qu’il trouvait trop peu engagé : « Laye, écrit-il,
ferme obstinément les yeux sur les réalités les plus cruciales […]. Ce
Guinéen […] n’a-t-il donc rien vu d’autre qu’une Afrique paisible, belle,
maternelle ? Est-il possible que pas une seule fois Laye n’ait été témoin
d’une seule petite exaction de l’administration coloniale2 ? » Sur un ton
plus conciliant, Jacques Rabemananjara tient le même discours que
Mongo Beti puisqu’il affirme :
Le temps n’est pas encore né où [les Africains] auraient loisir de […]
s’adonner au culte de l’art pour l’art. Toujours est-il que, pour notre part,
notre conviction est faite et elle est simple. C’est à la seule situation de son
peuple dans les circonstances présentes que le poète noir doit sa distinc-
tion des autres poètes, la manière spéciale de son inspiration et la diffé-
rence inéluctable de son accent dans le concert poétique de notre temps3.
Pareil débat entre artistes va se retrouver au niveau de la critique ou
plutôt entre les défenseurs de la vision eurocentrique de la littérature
2. Mongo Beti, Trois écrivains noirs, Paris, Présence Africaine, 1954, p. 420.
3. Jacques Rabemananjara, « Le poète noir et son peuple », Présence Africaine, no 16,
oct-nov. 1957, p. 29.
36 études fr ançaises • 37, 2
et ceux qui croient en l’idée d’une création africaine originale. Pour
Noureini Tidjani Serpos, le colonisé « n’écrit pas pour dire que la vie
est belle parce que, quand on la trouve belle, on en jouit sans perdre des
minutes précieuses à l’écrire4 ». Senghor, quant à lui, vole au secours de
Camara Laye, au nom de l’étymologie du genre : « Lui reprocher de
n’avoir pas fait le procès du colonialisme, c’est lui reprocher de n’avoir
pas fait un roman à thèse, ce qui est le contraire du romanesque, c’est
lui reprocher d’être resté fidèle à sa race, à sa mission d’écrivain5. » Plus
récemment, Catherine Ndiaye a emboîté le pas à Senghor en affirmant :
« Il serait temps que l’écrivain du tiers-monde se comporte en esthète —
qu’il abandonne l’œil du sociologue, qu’il laisse tomber le ressassement
de l’historien et qu’il se détourne de la réduction de l’économiste6. »
Du côté de la critique non africaine, c’est avec une certaine per-
plexité que la littérature africaine a été d’abord perçue. Reléguée à la
périphérie, la littérature africaine bénéficie d’un statut pour le moins
problématique dans les institutions françaises. C’est plusieurs années
après l’élection de Léopold Sédar Senghor à l’Académie française que
ses poèmes ont été inscrits aux programmes officiels de certains ensei-
gnements. Mais la meilleure illustration qu’on peut donner de l’accueil
de la littérature africaine dans les anciennes métropoles impériales est
celle de Wole Soyinka, que Bart Moore-Gilbert nous résume en ces
termes : « […] the 1988 Nobel Laureate Wole Soyinka […] records how,
as a visiting fellow of Churchill College, Cambridge, 1973, he offered to
give some lectures on contemporary African writing. The English
Faculty declined his proposal, directing him instead to the Faculty of
Anthropology as a more suitable venue7. »
Le traitement réservé à Soyinka est symptomatique du destin de la
littérature du continent. Dans un article fort perspicace intitulé « The
Use of Mongo Beti » (1981), Robert Sherrington a analysé la perception
que le monde occidental peut avoir de la littérature africaine. L’auteur
rappelle pertinemment :
What’s the point of teaching French-African literature […] ? What’s the
use of it ? Is there much African literature in French ? Is it any good ?
In short, people’s interest spontaneously raises the whole business of
the links between literary value and the use of literature. In our western
4. Noureini Tidjani Serpos, Aspects de la critique africaine, Paris, Silex, 1987, p. 69.
5. Léopold Sédar Senghor, Liberté 1, Paris, Seuil, 1964, p. 157.
6. Alain Rouch et Gérard Clavreuil, Littératures nationales d’écriture française, Paris,
Bordas, 1986, p. 5.
7. Bart Moore-Gilbert, Postcolonial Theory, New York, Verso, 1997, p. 26.
la littér ature africaine et les par amètres du canon 37
European tradition we have a strong tendency to assume that literary
value is inherent in literary works, that once « discovered » and acknowl-
edged in a work it’s a universal and there for good ; and since this value is
confidently known to be present in our classics, those are the works which
it seems most appropriate to teach and to study8.
Ce débat demeure d’actualité et il le sera tant et aussi longtemps que la
littérature africaine, comme ce fut le cas dans les années 1930, sera
publiée pour une bonne part dans les capitales occidentales, con-
sommée surtout par un public vivant hors de l’Afrique, un public dont
la culture et les codes d’appréhension de l’œuvre littéraire n’ont qu’un
lointain rapport avec la création dans le contexte africain. À propos des
œuvres appartenant à la littérature africaine, Sherrington explique
encore que « they are therefore just as appropriate for acculturation
purposes as novels by Sartre or Flaubert, to whom they in any case
take a tokenistic second place in the curriculum9 ».
Eu égard au volume du corpus et même à l’apparent engouement
que connaît la littérature africaine dans nombre d’universités de par le
monde, il ne fait aucun doute qu’une nouvelle tradition littéraire ayant
ses origines sur le continent noir est en train de naître. Toujours est-il
que les critères de sa canonisation méritent d’être pensés, puisqu’il fau-
dra bien qu’ils s’organisent en marge et même en dehors de ce que
Sherrington appelle la tradition occidentale européenne. Comme l’écrit
Mongo Beti, en effet, « l’écriture n’est plus en Europe que le prétexte
de l’inutilité sophistiquée, du scabreux gratuit, quand, chez nous, elle
peut ruiner des tyrans, sauver les enfants de massacres, arracher une
race à un esclavage millénaire, en un mot servir. Oui, pour nous, l’écri-
ture peut servir à quelque chose, donc doit servir à quelque chose10 ».
Comme il le suggère par ailleurs, les préoccupations sont tellement
différentes qu’on pourrait difficilement croire que les écrivains afri-
cains et européens font le même métier.
De ce point de vue, il paraît dérisoire que, plus de quarante ans après
la colonisation, on en soit encore à célébrer comme un événement la
timide apparition de quelques textes d’auteurs africains dans les pro-
grammes d’enseignement en France, comme on peut le lire dans une
récente livraison d’un magazine que finance le ministère français des
8. Stephen H. Arnold (dir.), Critical Perspectives on Mongo Beti, Boulder, Lynne Rienner
Publishers, 1998, p. 393.
9. Ibid., p. 339.
10. Mongo Beti, « Choses vues au festival des arts africains de Berlin-Ouest », Peuples
noirs-Peuples africains, no 11, sept-oct. 1979, p. 91.
38 études fr ançaises • 37, 2
Affaires étrangères pour promouvoir, à sa manière, la littérature afri-
caine : « Après le Caribéen Césaire et l’Africain Senghor, c’est au tour
du Marocain Tahar Ben Jelloun de faire son entrée au programme du
baccalauréat de français. En espérant que de nombreux auteurs franco-
phones du Sud suivent le même chemin11. »
Être ou s’inféoder
Malgré un effort évident d’ouverture aux cultures des anciens pays de
l’Empire, qu’est-ce qui permet de penser que la France ira jamais au-delà
de ce que Sherrington a appelé très justement un traitement « tokenis-
tique » de la littérature africaine ? Les institutions métropolitaines sont
sans doute disposées à « intégrer », mais pas nécessairement à accueillir
une tradition qui aurait des velléités d’autonomie. D’ailleurs, pourquoi
le leur demanderait-on ? Ainsi, lorsque vers la fin des années 1970 j’ai
compilé au Centre d’étude des littératures d’expression française de
l’Université de Sherbrooke les recensions du premier volume du Diction-
naire des œuvres littéraires de langue française en Afrique au sud du Sahara
(1983)12, j’ai soumis à nombre d’éditeurs parisiens le descriptif du projet
pour voir lequel d’entre eux pourrait s’intéresser à la publication de
l’ouvrage.
Presque unanimement, les éditeurs intéressés m’ont proposé de
limiter mes entrées aux « grands auteurs », sans jamais préciser ce que
recouvrait cette expression. Aussi ai-je supposé que la notion de grands
auteurs ou écrivains consacrés renvoyait à des pratiques éditoriales pré-
cises et des traditions universitaires connues. Mais en métropole, la
consécration obéit-elle à des critères esthétiques et institutionnels
applicables à la littérature africaine telle qu’elle s’est écrite, sous la
plume de Mongo Beti, de Wole Soyinka, de Tahar Ben Jelloun et de tant
d’autres ? On se souviendra à ce propos du pamphlet de Mongo Beti,
encore lui, contre Robert Cornevin suite à la plainte d’une étudiante
en thèse qui voulait travailler sur l’œuvre de l’écrivain camerounais.
Dans le style qui lui est propre, Mongo Beti rapporte :
Il y a deux ans à peu près, une jeune fille de couleur qui rédigeait une
thèse de troisième cycle s’aventura dans un organisme de documentation
où officie l’inévitable Robert Cornevin, qui passe, même à l’étranger où
11. Notre Librairie, no 140, avril-juin 2000, p. 142.
12. Ambroise Kom, Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française en Afrique au sud
du Sahara, Sherbrooke, Naaman, 1983.
la littér ature africaine et les par amètres du canon 39
les universitaires sont pourtant plus exigeants en matière d’africanisme,
pour un grand spécialiste de l’Afrique, et qui appartient surtout à un type
formidablement accompli du mandarin français, dont le pouvoir et la
tyrannie désinvolte n’ont d’égale que son arrogance boursouflée doublée
d’un déphasage hilarant à l’égard de son temps. Apprenant que la jeune
étudiante qui venait par hasard de lui être présentée travaillait sur les œu-
vres de Mongo Beti, le Pontifex Maximus, qui ne peut se trouver en pré-
sence d’un intellectuel noir sans succomber aussitôt à la tentation
paternaliste s’il en fut de le réduire au rôle de disciple admiratif et docile
avant de le prendre sous son aile, n’hésita pas à adresser une sévère mise
en garde à la jeune universitaire contre un auteur sur lequel il désapprou-
vait, quant à lui, toute recherche, pour deux raisons surtout : Mongo Beti
n’était pas encore mort et, plus grave encore, ce romancier s’opposait à
son président13.
Par la suite, Robert Cornevin se défendra d’avoir tenu pareils propos,
mais nous savons que pendant longtemps on ne pouvait, dans l’univer-
sité française, donner des cours et entreprendre des recherches que sur
des écrivains disparus. Raison pour laquelle les littératures contempo-
raines, qu’elles soient française ou étrangères n’avaient pour ainsi dire
pas place dans les programmes d’enseignement et dans les projets de
recherches. Entreprendre des travaux sur un écrivain disparu permet-
tait, disait-on, d’en avoir une vue d’ensemble et de pouvoir en propo-
ser une évaluation définitive. Dès lors, on comprend pourquoi la thèse
d’État était souvent appelée grand œuvre.
Comment dans ce contexte s’attendre à voir les littératures africai-
nes, de date récente, prétendre à être canonisées au même titre que les
écrits métropolitains ? André Lefebvre a montré comment toute littéra-
ture est liée à son contexte d’élaboration :
A literature […] can be described as a system, embedded in the environ-
ment of a civilization/culture/society, call it what you will. The system is
not primarily demarcated by a language, or any ethnic group, or a nation,
but by a poetics, a collection of devices available for use by writers at a
certain moment in time […]. The environment exerts control over the
system, by means of patronage. Patronage combines both an ideological
and an economic component. It tries to harmonize the system with other
systems it has to co-exist with in the wider environment — or it simply
imposes a kind of harmony. It provides the producer of literature with a
livelihood, and also with some kind of status in the environment14.
13. Mongo Beti, « Pourquoi Peuples noirs–Peuples africains », Peuples noirs–Peuples afri-
cains, no 1, janvier-février 1978, p. 18-19.
14. Bill Ashcroft et al., The Postcolonial Studies Reader, New York, Routledge, 1995, p. 465.
40 études fr ançaises • 37, 2
Or nous savons que la littérature africaine, qu’elle soit anglophone ou
francophone, est toujours intégrée à un ensemble qui, bien souvent, ne
peut que l’étouffer. Pas mal d’enseignants de littérature britannique con-
temporaine sont heureux d’annoncer — quel progrès ! — que Things
Fall Apart de Chinua Achebe fait partie de leur corpus. Les enseignants
féministes de toutes origines s’approprient allègrement Une si longue
lettre de Mariama Bâ, roman considéré à tort ou à raison comme un
beau prétexte pour faire passer le message d’une sororité transnationale,
oubliant que, comme l’écrit Kirsten Holst Petersen : « Western feminists
discuss the relative importance of feminist versus class emancipation,
the African discussion is between emancipation versus the fight against
neo-colonialism, particularly in its cultural aspect. In other words, which
is the more important, which comes first, the fight for female equality
or the fight against Western cultural imperialism15 ? »
Pas mal d’exégètes de la poésie moderne n’hésitent pas à s’attaquer
à l’une ou à l’autre pièce de Senghor. Évidemment, il est facile d’arguer
que les sortir ainsi de leur environnement naturel est une manière de
reconnaissance, une façon de les intégrer au cercle restreint des pro-
ductions de valeur universelle. Il en va de même des prix littéraires. Les
pays africains n’ayant créé aucune instance de consécration de leurs
artistes, les écrivains sont pris en compte dans l’attribution des prix
métropolitains. Le Nigérian Ben Okri a remporté le meilleur prix du
Commonwealth. Ainsi en est-il du prix Renaudot qu’obtint Ouologuem,
du Grand Prix de l’Académie française attribué à Lopes et à Beyala, du
prix du Livre Inter décerné à Ahmadou Kourouma. W. J. T. Mitchell
écrit encore à propos de la Grande-Bretagne : « The British seem to have
joined the game as well. The Booker Prize no longer seems to go rou-
tinely to an Englishman. When Keri Hume, a Maori-Scottish feminist
mystic from the remote west coast of New Zealand’s south island,
wins Britain’s most prestigious literary prize with her first novel, we
know that familiar cultural maps are being redrawn16. »
Citant Naguib Mahfouz et Wole Soyinka, auxquels on devrait ajou-
ter Derek Walcott, Mitchell constate également qu’eu égard au nom-
bre de prix Nobel accordés aux ressortissants des pays anciennement
dominés on dirait que ce sont eux qui dictent le rythme, bien que
l’Occident cherche désespérément à conserver sa mainmise par le détour
des théories critiques : « It is easy to find evidence to support the idea
15. Ibid., p. 251-252.
16. Ibid., p. 476.
la littér ature africaine et les par amètres du canon 41
that the former imperial centers today excel in criticism while former
colonial nations are producing the most exciting literature17. » Et plus
loin il écrit encore : « If the balance of literary trade has shifted from
the First to the Second and Third Worlds, the production of criticism
has become a central activity of the culture industries of the imperial
centers, especially in institutions of higher education18. »
L’imaginaire sous contrôle
On le voit, aujourd’hui comme hier, le monde occidental développe
des stratégies de légitimation de manière à s’assurer qu’il continuera à
détenir les critères de canonisation de l’œuvre littéraire. Malgré les in-
dépendances des anciennes colonies françaises, c’est encore le Grand
Prix littéraire d’Afrique Noire, prix créé pour récompenser les écrivains
d’Outre-Mer comme on le disait autrefois, qui continue de consacrer
les écrivains francophones d’Afrique noire. Et ce sont bien sûr les ins-
tances métropolitaines qui tirent les ficelles. De ce point de vue, la
littérature africaine vit et même s’épanouit en exil. Publiée, distribuée
et consacrée presque exclusivement par des instances d’ailleurs, instal-
lées ailleurs, on pourrait en arriver à s’interroger sur son identité réelle.
À l’heure de la mondialisation des échanges, nombreux sont ceux qui
pensent qu’un produit culturel qui est apprécié en dehors de son terreau
d’origine témoigne de la qualité qu’il recèle et de l’intérêt qu’il suscite.
Mais il s’agit là d’une bien maigre consolation.
Devrait-on en arriver à conclure que le critique est dépourvu de
tout moyen de juger du niveau de reconnaissance de l’écrivain africain
à l’intérieur même du continent ? En l’absence des instances de canoni-
sation venues d’ailleurs, n’est-il pas souhaitable de rechercher de nou-
veaux instruments, si imparfaits soient-ils, pour consacrer les artistes
du continent ? Ce faisant, on serait tout simplement en phase avec le
processus de consécration des autres littératures marginales.
Pendant l’année 1999-2000, une expérience significative a eu cours
dans la ville de Worcester, dans le Maine, aux États-Unis. Une des
librairies les plus fréquentées de la ville se rend compte que son rayon
d’ouvrages afro-américains (écrivains hommes surtout) n’est pas parti-
culièrement fourni. Le gérant s’adresse alors au responsable des études
afro-américaines d’une université de l’endroit pour lui demander de
17. Ibid., p. 475.
18. Ibid., p. 476.
42 études fr ançaises • 37, 2
suggérer des titres à commander. Plutôt que de recourir à l’omni-
science du spécialiste pour fournir une liste au libraire, le collègue en
profite pour demander à ses étudiants quels seraient les titres qui,
d’après eux, mériteraient d’être retenus en priorité. Et c’est à la suite
de débats, de réunions et d’échanges qui durent trois mois que le
groupe s’entend sur une liste d’une dizaine d’ouvrages. La méthode
n’est pas parfaite, loin s’en faut, mais elle peut permettre, à terme, de
contourner les diktats de l’establishment littéraire américain et de don-
ner aux personnes véritablement concernées la possibilité de participer
à la canonisation des œuvres engendrées par les membres de leur com-
munauté.
De ce point de vue, on peut penser que la consécration d’un texte
littéraire africain devrait nécessairement passer par la prise en compte
de l’accueil que lui réserve le public lecteur présent sur le continent. Et
ce public, constitué en grande majorité de jeunes élèves et d’étudiants,
juge l’œuvre en fonction de son enracinement, c’est-à-dire en fonction
de la place que l’auteur accorde aux problèmes, sociaux, culturels, politi-
ques, économiques, éthiques et autres, qui sont les leurs. Ainsi, Senghor
est peu connu comme poète, mais il reste dans les mémoires comme
grand chantre de la négritude et surtout comme ancien chef de l’État
sénégalais. En revanche, son homologue Césaire, le Nègre fondamen-
tal, est lu et apprécié non seulement à cause de la puissance de son
Cahier d’un retour au pays natal, mais aussi du fait de ses pièces de théâ-
tre, qui s’inspirent de l’histoire du continent et des mésaventures de la
diaspora noire. Dans presque toutes les librairies ambulantes ou librai-
ries du poteau des capitales de l’Afrique francophone au sud du Sahara,
on trouvera facilement des textes de Birago Diop, qui a transcrit les
contes de l’Afrique d’antan, de Sembène Ousmane, considéré comme
l’avocat des victimes de l’establishment colonial et postcolonial, de
Mongo Beti, l’homme de Ville cruelle.
Autant Sembène Ousmane est connu pour avoir porté nombre de
ses récits à l’écran de manière à se rapprocher de son public, autant
Mongo Beti apparaît comme le modèle de l’écrivain africain postcolo-
nial. Depuis qu’il a pris sa retraite de la fonction publique française, il est
retourné au Cameroun où, quotidiennement, il joint l’acte à la parole.
En plus d’avoir ouvert une librairie à Yaoundé pour mettre la culture à
la portée du plus grand nombre, il poursuit le militantisme que profes-
sent nombre de ses écrits dans des débats publics, dans les colonnes des
journaux locaux, et il ouvre ses portes aux militants et aux hommes et
femmes des cultures les plus diverses qui viennent lui demander son
la littér ature africaine et les par amètres du canon 43
avis sur des questions d’écriture ou sur des problèmes d’actualité politi-
que. L’action de Mongo Beti s’inscrit dans le même registre que celle de
Wole Soyinka ou même d’Achebe avant le grave accident qui l’a forte-
ment handicapé. Leur homologue Ferdinand Oyono, qui a choisi depuis
1960 de servir le régime néo-colonial qui gouverne le Cameroun, semble
relégué au musée de l’histoire littéraire du pays.
Assez curieusement, Calixthe Beyala, qui a été particulièrement
célébrée en Occident et qui a même obtenu le Grand Prix de l’Aca-
démie française, n’est véritablement lue que dans le cercle restreint de
quelques initiés. Cet exemple illustre bien le hiatus qui existe entre le
critère métropolitain de canonisation et l’attente du public africain. Au
terme de presque un siècle de production, peut-on parler d’une littéra-
ture autonome ou sommes-nous en train d’assister à un phénomène
sans précédent, celui d’écrits épars dont le dénominateur commun
serait simplement l’origine africaine de leurs auteurs ? Qu’est-ce qui fait
donc l’africanité du texte africain ? Le problème demeure entier.
Comment conclure ?
Tout compte fait, on retrouve au niveau des paramètres de canonisa-
tion des créations littéraires africaines le même type de problèmes que
ceux qui entravent le développement des autres secteurs d’activité dans
les pays de la périphérie. Mais bien que tous les pouvoirs impériaux se
ressemblent, tout se passe comme si le système britannique, du fait
peut-être de l’indirect rule, avait été plus ouvert, moins mesquin que le
système jacobin, extrêmement centralisateur, qui caractérise l’organi-
sation des affaires en France. Assez tôt, en effet, la maison Heinemann
a créé une structure éditoriale qui couvrait tout le Commonwealth et
qui avait pignon sur rue non seulement à Londres, Édimbourg, Mel-
bourne, Auckland, mais aussi à Kingston, Hong Kong, Singapour,
Kuala Lumpur, New Dehli, Port of Spain, Ibadan et Nairobi. Pareille
structure a eu pour effet de mettre les textes de chaque pays ou tout au
moins de chaque région de l’Empire britannique à la portée de ses
lecteurs cibles, mais aussi et surtout d’avoir favorisé les initiatives loca-
les en matière d’édition. Raison pour laquelle les pays anglophones
d’Afrique et même des Caraïbes disposent aujourd’hui d’une bonne
longueur d’avance pour ce qui est de la production et de la commercia-
lisation de l’imprimé.
En « francophonie », en revanche, les éditeurs parisiens n’ont jamais
éprouvé le besoin d’aller s’installer dans les capitales africaines. Tout au
44 études fr ançaises • 37, 2
plus ont-ils créé de timides collections africaines ou pris part à des pro-
jets soutenus à bout de bras par les États, comme ce fut le cas, semble-
t-il, pour les très éphémères Nouvelles Éditions africaines de Dakar et
d’Abidjan. Une maison comme Hachette occupe pourtant une place
de choix dans la distribution du livre scolaire en Afrique, mais un livre
scolaire made in France ne contribue souvent qu’à entretenir l’analpha-
bétisme puisqu’il est généralement d’un prix inabordable pour l’écolier
africain.
Et si l’on n’y prend garde, l’inexorable mondialisation des échanges
ne pourra qu’accélérer la marginalisation des pays périphériques puisque
les géants du Nord rivalisent pour assurer leur mainmise sur les espaces
économiques, sans nécessairement tenir compte des intérêts des plus
faibles. Certes, l’édition est une industrie et publier un livre est une
opération dans laquelle éditeurs et écrivains cherchent, chacun de son
côté, à engranger un maximum d’avantages. Mais au point où en sont
nombre de pays africains, il y a lieu de se demander si, à l’instar de
Mongo Beti qui a créé une librairie pour mettre le livre à la portée du
plus grand nombre ou de Ngugi qui publie en kikuyu pour satisfaire
l’attente de ses congénères, les écrivains soucieux d’atteindre le public
du continent ne devraient pas prospecter d’autres avenues. L’édition
africaine, et surtout de l’Afrique francophone au sud du Sahara, a du
mal à décoller. Même l’expérience des coéditions a montré ses limites.
Pourquoi les écrivains africains, au moins les plus connus, ne négocie-
raient-ils pas un « prix africain » pour un certain nombre d’exemplaires
de leurs ouvrages, à la signature des contrats d’édition ? De la sorte, le
public du continent aurait au moins l’occasion, en attendant des jours
meilleurs, de suivre l’évolution d’une littérature qu’on dit sienne mais
qui, de plus en plus, naît, grandit, s’épanouit et se canonise sous d’autres
cieux.