Robert DUN
Le Grand
Suicide
1914 - 1939 - 19..?
Roman
Éditions Crève-Tabous,
Saint-Étienne, Forez
Imprimé en France
20 avril 2001
Dépôt légal : avril 2001
ISBN : 2-914157-05-3
EAN : 9782914157056
Préface
Il est au monde un seul chemin
que nul ne peut suivre hormis toi-même.
Suis volontairement ce chemin
que les autres suivent aveuglément.
Frédéric Nietzsche
Parmi l’abondante littérature parue sur la seconde guerre mon-
diale, deux ouvrages me semblent particulièrement importants. Ce sont
« les Ruskoffs » de Cavanna (Prix Interallié) et « le soldat oublié » de Guy
Sager qui, malgré le total black-out des médias, a passé le million
d’exemplaires. Ces deux récits ont en commun de présenter les événe-
ments vus d’en bas, par ceux que la presse de gauche de l’entre-deux-
guerres appelait les pcdf (pauvres cons du front).
Malgré leur courage et leur exceptionnelle lucidité, les hommes
que je mets en scène dans ce livre n’en sont pas moins happés et broyés
dans les catastrophes déchaînées par des gouvernants incroyablement
myopes, eux-mêmes issus de peuples avilis et déboussolés.
J’ai montré dans d’autres ouvrages à partir de quels engrenages
lointains nous en étions arrivés à cette désastreuse osmose de la médio-
crité qui conditionne tant les élus que les électeurs, les manipulateurs
que les manipulés. Aussi ne s’agit-il ici que du présent.
Bien que j’ai parfois pensé à « Autant en emporte le vent », mon
modèle a surtout été une pièce de théâtre trop oubliée : « Antigone » de
Jean Anouilh. Car cette œuvre a le rare mérite de pousser à fond l’af-
frontement de la pensée entre antagonistes sans en favoriser aucun.
Il n’y a aucune thèse politique dans ce livre, mais seulement une
vision de l’histoire.
À l’heure où l’Europe, l’Amérique, l’Afrique du Sud et l’URSS sont
en train d’être dévorés de l’intérieur par les Africains et les Asiatiques, ce
qui ne peut manquer d’entraîner la ruine de ce qui nous est le plus cher,
comme la liberté de la femme, la force de l’individu face à l’État et à
toutes les hiérarchies, la liberté d’expression, l’heure n’est pas au règle-
ment de comptes ! Je ne vise donc qu’à un lavage collectif de cerveau et
d’âme afin de désamorcer les haines les plus injustes, les vanités les plus
niaises et de parvenir à une réflexion sereine sur les tragiques urgences
4 LE GRAND SUICIDE
du présent.
Marxisme, fascisme et tous les… ismes que l’on voudra — sans
oublier les religieux ! — ont en commun de susciter des engagements
purs et d’être escroqués. Ils se bagarrent avec les dents de leurs engre-
nages superficiels, mais leurs tripes se ressemblent. On y trouve la faim,
le sexe, la valorisation des minables par l’opportunisme, la peur, mais
aussi le besoin d’illusion et même le besoin de cohérence culturelle.
C’est pourquoi l’abject et le sublime s’y côtoient en étranges combinai-
sons. C’est pourquoi aussi tout jugement global sur tel ou tel mouvement
historique ne peut relever que d’un réductionnisme infantile.
Je prévois que bien des passages sur le national-socialisme feront
converger contre moi la rage de ses plus acharnés détracteurs et celle
de ses plus fidèles nostalgiques. N’est-ce pas le sort de l’impartialité de
faire l’unanimité contre elle ? Aussi je tiens à déchirer ici une grotesque
image d’Épinal.
En dépit de leur aspect théâtralement monolithique, les fascismes
étaient déchirés et minés de l’intérieur par des immaturités doctrinales,
des contradictions internes et de sordides rivalités. À l’appui de mes
dires, je peux évoquer seulement deux sources : « L’ordre noir » de
Heinz Höhne (ne pas confondre avec l’ouvrage du même titre de Bris-
sault), et l’encyclique « Mit brennender Sorge » (Avec une brûlante
inquiétude) de Pie XI. Le lecteur trouvera dans le premier ouvrage — qui
n’est certes pas exhaustif : l’auteur n’évoque même pas les Ordensbur-
gen — une SS incroyablement indisciplinée envers le haut pouvoir poli-
tique et militaire. L’armée allemande est d’ailleurs la seule au monde qui
donne une décoration pour indiscipline (l’Ordre de Marie-Thérèse) si le
succès de sa position donne raison à l’indiscipliné ! Tant pis pour l’image
d’Épinal ! Elle va en voir d’autres… Le lecteur trouvera aussi un Himmler
complotant avec le comte Bernadotte pour renverser Hitler et faire la paix
avec les occidentaux. Et l’encyclique « Mit brennender Sorge » lui mon-
trera le pape conscient d’avoir en face de lui une force complexe et
confuse dont il est bien difficile de prévoir les orientations futures.
Néanmoins, rien n’est plus faux que de ne voir dans les fascismes
seulement des doctrines superficielles et démagogiques. Ils contenaient
aussi des courants de l’inconscient collectif issu de conflits culturels mil-
lénaires, courants étrangers à tout système politique.
La recherche historique est pleine de pièges. Mais lorsque des
témoignages sont issus d’hommes restés indéfectiblement fidèles à Hit-
ler, comme Léon Degrelle et Otto Skorzeny, et lorsque ces témoignages
coïncident avec des écrits d’Hitler lui-même, comment les mettre en
PRÉFACE 5
doute ? Or, de telles confrontations résultent les conclusions suivantes :
1) Hitler ne croyait pas à l’antiquité nordique et voulait restaurer
l’hellénisme.
2) Il ne croyait pas au grand projet de révolution culturelle et bio-
logique élaborée dans la SS et ne ménageait cette dernière qu’à des fins
militaires.
3) Malgré certaines déclarations, il n’était pas libéré du christia-
nisme.
Hitler ignora et méconnut les travaux d’archéologie qui aboutirent
après-guerre aux bouleversantes découvertes de Jürgen Spanuth et
Britta Verhagen. Comme beaucoup de romantiques allemands, il était
tellement obnubilé par le monde méditerranéen qu’il ne pouvait recon-
naître les plus criantes évidences : par exemple que les civilisations
méditerranéennes étant les civilisations de la pierre avaient laissé d’im-
portants vestiges, tandis que les civilisations celtiques et germaniques
étant des civilisations du bois et du métal n’avaient guère laissé que des
vestiges vermoulus ou rongés par l’oxydation. D’où l’image déséquilibrée
et partielle que nous avons de l’antiquité. Pourtant la preuve est aujour-
d’hui faite que les Nordiques domestiquèrent le cheval et inventèrent la
roue, qu’ils furent des charpentiers et des constructeurs de bateaux
insurpassés, des métallurgistes supérieurs à ceux du Moyen-Orient et
du Proche-Orient, inventeurs de l’acier et de nombreux procédés de
cémentation, des forgerons et orfèvres raffinés. Ils ont aussi été créa-
teurs ou au moins transmetteurs de l’alphabet réputé phénicien et de l’al-
phabet réputé grec. En outre, leurs runes constituent le seul système
d’écriture au monde dont les signes puissent avoir soit valeur idéogra-
phique, soit valeur alphabétique.
Hitler prétendait faire une révolution culturelle. Mais il se montra
incapable de se dégager du modèle césarien et romain. Il ignora ou
méconnut le précieux bagage que mettaient à sa disposition la sociolo-
gie du sacré d’une part et d’autre part le message nietzschéen. Il y a
peut-être une raison politique à ces méfiances : l’une et l’autre de ses
sources de pensée s’accordent plus facilement avec les idéaux libéraux
et aristocratiques de l’Angleterre qu’avec les césarismes issus de la
décadence romaine. Cela n’empêche nullement les faiseurs d’opinion
« démocrates » de dénoncer comme néo-nazie toute référence à l’anti-
quité nordique et à Nietzsche.
Enfin Hitler ne réussit jamais à rompre clairement avec le Chris-
tianisme comme l’ont fait certains gouvernants français ou mexicains.
Lui-même, Goebbels et Goering resteront jusqu’à leur mort membres de
6 LE GRAND SUICIDE
leurs Églises respectives. Habileté politique ? Voire… Plusieurs témoins
l’ont entendu dire qu’il considérait l’empire anglais et l’Église catholique
comme des piliers de l’ordre mondial. Dans l’important complément qu’il
écrivit à « Mein Kampf », ouvrage intitulé « Meine Lehre » (Ma doctrine),
Hitler avoue : «… l’identité de nos buts avec ceux de l’Église catholique
est telle que la tentation d’une union complète est grande ». Et le géné-
ral SS Ohlendorf reprochera au fascisme mussolinien de « perturber la
communauté des fidèles ».
J’ai exposé cela afin que le lecteur sache bien que je n’invente pas
les conflits évoqués dans ce livre. À quoi bon ce dernier ? Je ne sais
pas… Je sais seulement que je suis le seul à pouvoir l’écrire, et que sans
lui le présent n’est pas intelligible.
Peut-on espérer que les Européens prennent conscience des
valeurs supérieures qu’ils détiennent, en dépit de leur effroyable
déchéance ? Peut-on espérer qu’ils secouent l’immonde philosophie
capitaliste du « Tout est à vendre, ce n’est qu’une question de prix »,
ainsi que la désespérante vision du matérialisme économique version
marxiste ?
Un nombre suffisant de contemporains acceptera-t-il de voir que
les dupés ne sont pas innocents, mais complice des duperies qui les
asphyxient, que l’océan de mensonges qui a englouti notre compréhen-
sion de nous-mêmes, de notre passé et de notre destinée n’a pu défer-
ler que grâce à la délectation que nous éprouvons à nous baigner dans
nos haines les plus recuites, nos illusions les plus myopes, nos vanités
les plus niaises ?
Mais c’est la vingt-cinquième heure et je n’ai pas de remède
miracle à proposer. Je peux que crier aux jeunes : « La vérité existe !
Pour la trouver, lavez-vous le cerveau et l’âme, désencanaillez-vous ! ».
Robert DUN
Les années trente
Juillet 1933 étend sa torpeur orageuse sur le plateau étiré entre
deux barrières de crêtes alpines qui n’atteigne pas 1 600 mètres. Autour
de la surface d’étain ridé du lac oblong, des paysans découpent de la
tourbe à la bêche et la chargent dans des tombereaux attelés de chevaux
accablés de mouches. Sur la route pavée qui conduit aux bourgades d’al-
titude circulent des voitures pleines d’uniformes. L’une d’elles vire et s’en-
gage dans une vallée remontant vers le Sud le long de laquelle s’étale un
village de 2000 habitants : Erlenbrunn (Fontaines-aux-Aulnes).
À Erlenbrunn il y a une papeterie. Dans la papeterie il y a des com-
munistes. Il y a aussi trois auberges à Erlenbrunn. Au « Lion d’or » se ras-
semblent les rouges. C’est comme ça depuis 800 ans, depuis l’époque
où tous les hommes ennemis de l’Église et de la féodalité se retrouvaient
derrière le lion d’or du grand empereur Frédéric II. Au « Maquisard »
(Zum Wilden Männle) se rassemblent des gens d’humeur farouche : auto-
nomistes bavarois, casques d’acier*, hitlériens, partisans de Ludendorff.
C’est comme ça depuis plus de 1 000 ans et ça a commencé lorsque des
Celtes têtus se sont repliés dans les montagnes devant les envahisseurs
germaniques. Aujourd’hui, ces vieilles révoltes se sont rassemblées dans
le national-socialisme, tant pis pour la cohérence profonde des causes et
des buts. Seuls les hommes de Ludendorff, nombreux dans cette région,
conservent envers le Parti une réserve hautaine. Au « Tilleul » se ras-
semblent ceux qui ne se connaissent que comme propriété foncière et
comme portefeuille, les gens honorables, le marais de toutes les nations
et de toutes les révolutions. Ils savent ne pas dire et ne pas voir et n’ont
jamais d’ennuis ; tout au plus ont-ils connu quelques frissons d’inquiétude
à l’époque du gouvernement communiste.
Dans les trois auberges on parle de la même chose : de la pape-
terie, du chômage, et du nouveau régime. On en parle avec importance
et détachement au « Tilleul », plus sourdement au « Lion d’or », plus
âprement au « Maquisard ».
La vieille Opel grinçante pleine de SA en uniforme s’arrête devant
le « Lion d’or ». Quatre « chemises brunes » en descendent, entrent dans
le local, parcourent des yeux la salle sombre et fraîche ; les conversations
se sont arrêtées et la patronne, la grosse Frieda, s’est éclipsée. Les
* Le « Casque d’acier » était une organisation d’anciens combattants nationalistes.
8 LE GRAND SUICIDE
hommes s’assoient et attendent : l’impatience est impolie. Mais comme
ça dure, ils finissent par frapper sur la table. La grosse revient…
« Ces Messieurs désirent quelque chose ?
- Quatre chopes de blondes. »
« Prost !
- Un instant s.v.p., nous voudrions parler à Fritz Holzberger.
- Il n’est pas là.
- Nous le voyons bien ! Où est-il ?
- Pas vu aujourd’hui. Peut-être chez lui…
- Et où habite-t-il ?
- Tout au bout du village, la dernière maison à droite ».
Ils y vont. La femme les reçoit. C’est une Joconde abîmée par un
pli d’amertume aux commissures des lèvres et une ombre d’angoisse
que la dignité durcie du maintien ne parvient pas à effacer.
« Excusez-nous, Madame, nous voudrions parler à Fritz Holzber-
ger.
- Il n’est pas là.
- Et où pouvons-nous le trouver ?
- Sans doute au « Lion d’or ».
- Nous en sortons.
- Alors je ne sais pas.
- Je vous prie, Madame, ne nous compliquez pas inutilement la
tâche. Nous devons voir Fritz Holzberger et nous le trouverons. Rien ne
servira de jouer à cache-cache.
- Messieurs, je n’ai pas l’habitude de surveiller mon mari. Mais il
ne va pas tarder à rentrer, je pense.
- ça vous ennuie qu’on l’attende ici.
- ça ne change rien au résultat.
- Madame, nous ne sommes pas venus pour l’arrêter.
- Je sais : vous dites toujours cela ; ça facilite les arrestations ».
Lisbeth Holzberger a supporté des années durant les aléas de la
vie de femme de militant, les retours en pleine nuit, les horions à panser,
le pathos des discours révolutionnaires à travers la révolution manquée.
Elle a beaucoup travaillé. Belle comme une Vierge de la Renaissance
italienne, elle a fait des ménages chez des bourgeoises lourdaudes ;
alors elle a pensé souvent que son Fritz n’avait pas tort. Pourtant elle a
élevé leur fille Waltraut, sa réplique en blond roux, en bonne petite bour-
geoise. Maintenant elle apporte des chaises pour les hommes venus
arrêter le père. Elle a une bizarre douleur à la gorge et dans la région du
cœur, une douleur qui lui dit que, cette fois, ce sera peut-être trop…
LES ANNÉES TRENTE 9
« Merci, Madame, il ne fallait pas vous déranger ».
Elle ne répond rien. Un jeune SA pousse son chef du coude et lui
désigne du regard une photo ovale au mur : un soldat moustachu ; sous
la photo, une croix de fer.
« C’est votre mari ?
- Oui.
- On se demande ce que des combattants courageux font au parti
communiste ! ».
La femme se tait. Un pas dans l’escalier de bois. Fritz Holzberger,
fondateur de la cellule communiste de la papeterie d’Erlenbrunn, entre.
Quinquagénaire d’une robuste maigreur, la pommette gauche creusée
d’une profonde cicatrice, il est bien l’homme de la photo.
Sans saluer, il déclare :
« Je vous suis. Qu’ai-je le droit d’emporter ?
- Mais nous ne sommes pas venus vous arrêter. Laissez-nous
s.v.p. l’initiative de l’entretien. Montrez-nous votre livret militaire. »
L’homme le retire de sa poche intérieure et le tend. Citation et attri-
bution de la croix de fer figurent en bonne place. Le chef SA restitue le
livret.
« Non ! Nous ne sommes pas venus vous arrêter. Nous devons
seulement vous présenter au Kreisleiter de Wangen qui veut vous par-
ler ».
Fritz hausse les épaules, prend quelques objets de toilette et dit
simplement : « Allons-y ». Lisbeth n’est pas revenue de la chambre où
elle s’est retirée. Comme son mari elle ne veut ni adieu, ni absence
d’adieu en présence des SA. Elle se bouche les oreilles pour ne pas
entendre les pas dans l’escalier de bois, pour ne pas entendre claquer
les portières et ronfler le moteur de la voiture. Elle ne ressent aucune
peine, seulement un grand vide et une étrange irréalité de tout ce qui
l’entoure. Le soleil du soir dore les toits et il en a été ainsi de toute éter-
nité, car le temps n’existe pas. Allons, allons ! C’est samedi et Waltraut
va rentrer de Munich où elle termine sa première année de faculté. Il faut
tenir pour la petite. Oui, mais… il va falloir lui dire à la petite. Ça non,
c’est trop. Des ondes de douleur sourde lui étreignent la gorge et le
cœur. Elle a froid. La douleur devient crispation tétanique, un paroxysme
que soulageraient des sanglots, mais aucun sanglot ne veut sortir. Et
soudain un coup de lance lui traverse le cœur, joues et lèvres exsangues
sont comme aspirées dans le creux de la bouche ; pliée en deux, les
deux mains comprimant le cœur, la Joconde défigurée s’effondre sur le
parquet de la chambre.
10 LE GRAND SUICIDE
Une heure plus tard, Waltraut monte en sifflant l’escalier étroit.
Cuisine vide. Derrière la porte de la chambre, elle découvre le cadavre
déjà froid. Le rasoir, le blaireau et le savon du père ne sont plus là. Wal-
traut a deviné tout ce qui vient de se passer.
***
Quand Fritz franchit le seuil de la permanence du parti à Wangen,
une quinzaine de paires d’yeux le dévisagent avec une haine gogue-
narde. Personne ne souffle mot : la discipline l’interdit.
Fritz est introduit dans le bureau du Kreisleiter Otto Wiechner.
Taille moyenne, cheveux châtains, moustache à la Adolf, visage impéné-
trable sous un front large et haut barré d’une profonde cicatrice, doigts
de la main gauche absents, corps massif et dur, Otto Wiechner dégage
une impression de force contre laquelle tout ne peut que se briser. Sa
voix a un timbre de bronze :
« Asseyez-vous, camarade… Nous avons étudié votre cas. Com-
battant exemplaire, ouvrier honnête, bon père de famille… seules nos
vues politiques nous séparent. Mais pour nous, nationaux socialistes, la
valeur biologique et morale d’un homme a plus d’importance que ses
croyances. Nous voudrions donc essayer de nous entendre. Vous n’êtes
pas sans savoir que des sections entières du Parti Communiste nous ont
rejoint, drapeau rouge en tête ?
- Si vous comptez sur moi pour organiser une de ses dégradantes
singeries, vous pouvez me flinguer tout de suite.
- Nous ne flinguons personne, camarade Holzberger ; vos propos
font partie de la propagande mensongère que nos ennemis déloyaux,
dont votre parti constitue l’élément le plus acharné, utilisent contre nous.
Mais nous ne flinguons personne, nous tentons de rééduquer.
Je vous parle en camarade non hypocritement, mais parce que
nous avons bel et bien été des camarades de combat au cours de la
précédente guerre, une guerre qui n’est d’ailleurs pas finie et ne finira
que par notre victoire ou notre destruction totale.
Au cours de votre bref passage au pouvoir, vous avez exécuté des
centaines de personnes sans jugement, ou après des jugements iniques
dont l’issue était décidée d’avance par les instances de votre parti. Niez-
vous cela ?
- Les crimes que les militaires, les bourgeois, aidés maintenant de
leurs alliés sociaux-démocrates, perpètrent depuis des siècles contre le
peuple justifient toutes les vengeances. Quand la troupe et la police
LES ANNÉES TRENTE 11
impériale tiraient sur les grévistes, y avait-il un jugement ? Il n’y avait que
l’usage cynique de la force, usage illégal, même devant la loi de cette
époque.
- J’en conviens, camarade Holzberger. Mais, vous le savez aussi
bien que moi, les hommes comprennent toujours à retardement. Le
développement industriel a créé des situations inattendues, qui remet-
taient en cause les hiérarchies du passé. À tous les échelons du pouvoir,
les responsables se sont trouvés confrontés à des situations d’urgence.
Nous ne voulons justifier aucune brutalité arbitraire. Nous voulons seu-
lement éviter que la lutte des classes n’aboutisse à la destruction de l’Al-
lemagne. Mais nous n’en voulons pas moins instaurer un socialisme.
C’est pourquoi nous désirons la collaboration d’homme de votre trempe
et de votre honnêteté.
- Alors relâchez tous les camarades emprisonnés.
- Impossible… Soyez juste, Holzberger ; vous connaissez vos
camarades de parti aussi bien que moi ; vous savez bien qu’il y a parmi
eux un nombre élevé d’asociaux irrécupérables.
- Des hommes détruits par le système capitaliste.
- Ou des charognards affamés qui seraient pires que les capita-
listes actuels, s’ils avaient eu la force et l’intelligence de le devenir.
Nous avons une lutte difficile à mener. À l’extérieur, nous n’avons
que des ennemis. Les puissances d’argent et la noblesse ne nous
acceptent que comme moindre mal et feront obstacles de toutes leurs
forces à la réalisation de notre programme social. Pourquoi faut-il que
des ouvriers allemands soient aussi contre nous ?
- Parce que vous vous comportez comme leurs ennemis. Ou
croyez-vous que les ouvriers sont assez bêtes pour croire à votre Front
du travail ? À vos délégués « ouvriers » que vous substituez aux délé-
gués syndicaux et qui sont nommés par votre parti ? Et même s’il est vrai
que vous vouliez instaurer un socialisme, ce sera sous forme d’avan-
tages octroyés par votre dictature. Les ouvriers ne peuvent se sentir
libres et dignes que dans un socialisme qui sera leur conquête. « Tu ne
dois pas te laisser donner un droit que tu es capable de prendre ». Ce
n’est pas Karl Marx, c’est Nietzsche qui a dit cela. C’est tout ce que je
connais de Nietzsche. C’est tout ce qu’on m’en a appris au parti com-
muniste. Mais je crois à cette phrase ; nous, communistes, nous y
croyons.
- Je vois que je ne m’étais pas trompé en vous accordant le pré-
jugé favorable. Si vous pouviez savoir à quel point je me sens proche de
vous… cela faciliterait les choses. Mais dites-moi : la révolution russe
12 LE GRAND SUICIDE
s’est-elle passée selon votre idéal de libération ouvrière ? Non ! Une poi-
gnée d’intellectuels, de théoriciens glacés ont pris le pouvoir dans la
débâcle d’une défaite militaire et gouverne selon des vues complètement
étrangères au sentiment du peuple russe. Vous-même, communistes
allemands, vous avez eu le pouvoir en 1918 ; mais vous n’avez pas été
capables de le garder parce que vous n’avez pas été capable de soule-
ver une grande espérance collective. Après votre échec, au lieu de vous
livrer à une autocritique honnête qui aurait sans doute permis à nos deux
mouvements de fusionner, vous avez tenté d’arrêter notre progression
en bloquant des trains et en attaquant nos réunions. Les violences que
vous récoltez aujourd’hui de la part de nos SA, n’oubliez pas que c’est
vous qui les avez semées.
- Les engrenages de la violence remontent à plus ancien que cela.
Vous en avez convenu tout à l’heure. Comment voulez-vous que des
salariés exploités fassent confiance à un programme social aussi vague
que le vôtre ? Ce que vous proposez, c’est du socialisme à la Bismarck.
Vous échouerez comme lui et pour les mêmes raisons.
- Il y a un élément de la révolution sociale que vous laissez com-
plètement de côté : c’est la race. Dans l’« Annulaire franco-allemand » de
1848, votre prophète Karl Marx, pourtant juif, a écrit une dénonciation
des valeurs juives que le Führer pourrait signer et a conclu : « La libéra-
tion de l’Europe vis-à-vis des valeurs capitalistes est identique à sa libé-
ration vis-à-vis des valeurs juives ». Votre révolution prolétarienne est
impossible parce que les hommes fiers, capables de se libérer eux-
mêmes, sont devenus trop rares ; et ils sont trop rares parce que les
peuples germaniques ont été submergés par le chaos racial et les
valeurs juives de soumission et d’humilité intégrées au Christianisme.
C’est justement à cette déchéance que nous voulons mettre fin. Toute
révolution qui ne se base pas d’abord sur une régénérescence des
peuples germaniques est une naïveté. Alors, Holzberger ? Aidez-nous à
sauver l’Allemagne… »
Le vieux communiste endurci était visiblement troublé. Il hésita,
tenta de parler plusieurs fois sans y réussir, puis prononça lentement :
« Vous échouerez… oui vous échouerez… votre entreprise est
sans espoir… vous aboutirez inévitablement à la guerre… cette guerre,
vous la perdrez comme la précédente. Oui, vous la perdrez. Il n’y a
qu’une protection possible pour l’Allemagne : la solidarité internationale
du prolétariat. L’Allemagne n’est pas assez forte pour affronter le poten-
tiel industriel des autres nations capitalistes liguées contre elle. Ce sera
un nouveau massacre inutile.
LES ANNÉES TRENTE 13
- Les autres nations capitalistes jugeront peut-être plus pressant
de lutter contre le communisme qui œuvre pour une révolution mondiale
que contre nous qui ne voulons agir que dans le cadre allemand.
- L’Allemagne ne peut vivre que de son industrie, que de ces
exportations. Tout recommencera comme avant 1914. Même sans vou-
loir la guerre, vous la provoquerez.
- Là vous avez sans doute raison. Mais par le diable ! Devons nous
capituler ? Devons nous crever sans nous défendre ? Vous vous êtes
battu comme moi ; vous avez connu la faim dans les tranchées ; vous
avez mangé des choses dont les cochons n’auraient pas voulu. Et tout
cela pour rien. Pour rien nos morts et nos mutilés ! Non ! Cela ne se pas-
sera pas ainsi. Si les nations colonialistes croient pouvoir nous exclure
du partage, fermer les 3/4 du monde à nos indispensables exportations,
il n’y a qu’une solution : la guerre. Et cette guerre, nous avons le devoir
de la préparer, de la rendre la plus terrible possible pour nos ennemis,
même si nous ne devons pas la gagner. Je le sais hélas ! À l’étranger
nous n’avons que des ennemis inconditionnels. Un député nationaliste
français a même dit en pleine chambre des députés : « Les communistes
allemands sont nos amis, parce que nous souhaitons la peste pour l’Al-
lemagne et la santé pour la France ». Ce pauvre imbécile s’imagine
qu’avec une Russie et une Allemagne communistes, le reste de l’Europe
pourrait échapper à la bolchevisation ! Mais cela devrait vous donner à
réfléchir, Holzberger : à l’étranger, la réaction est prête à vous soutenir.
- Elle fait un mauvais calcul ! Vous venez de le dire.
- À longue échéance assurément. Mais cela ne change rien aux
problèmes actuels, à nos problèmes allemands qui concernent aussi la
vraie révolution : l’accès du peuple à la dignité. Mais pour en arriver là, il
nous faut d’abord rééduquer le peuple. Notre dictature est tout aussi
indispensable que votre dictature du prolétariat en Russie.
- Vous n’aboutirez à rien ; il n’y a qu’une issue : la révolution inter-
nationale.
- Alors c’est non ? C’est votre dernier mot ?
- C’est mon dernier mot.
- Bon. Je ne peux plus grand-chose pour vous. Je vais tout de
même donner des ordres pour qu’on vous garantisse le maximum d’é-
gards. »
Cinq minutes plus tard, Fritz Holzberger, repartait dans l’Opel des
SA. Plus personne n’entendit parler de lui.
***
14 LE GRAND SUICIDE
Waltraut alla chercher le docteur qui diagnostiqua ce qui se voyait
au coup d’œil et rédigea le permis d’inhumer. Puis elle alla déclarer le
décès à la mairie. Personne ne demanda : « Et votre père ? ». Tout le
monde savait. Les obsèques eurent lieu le mardi matin. Du bulbe du clo-
cher tombaient les notes cristallines : mi, sol, do, do, sol, mi. La section
d’assaut locale arriva, scandant le Horst Wessel Lied. Un bref comman-
dement : « Section, halte ! », et les trente hommes s’immobilisèrent. Prio-
rité aux morts. Ainsi le veut le bon ton. « En avant, marche ! ». La troupe
repartie, silencieuse. Toute la papeterie était au cimetière, les hommes
la casquette à visière à la main, les femmes le foulard de coton sur la
tête. Pas de discours. Rien que des poignées de main et des larmes fur-
tives. Waltraut ne pleura pas. On avait la fierté durement accrochée dans
la famille. La grosse Frieda, l’invita à venir loger quelques jours au Lion
d’or. Mais Waltraut voulait être seule et penser à l’avenir.
Elle se força à manger un reste de fromage et une tartine de mar-
garine, but un verre de lait. Elle tentait de faire le point : la faculté… ter-
minées les études ; elle ne serait pas professeur de français. Travailler.
Mais on ne trouvait pas du travail comme un marron d’Inde sur la place.
Elle se coucha avec l’appréhension de ne pas dormir, mais s’endormit de
suite. Réveillée par le gazouillis des oiseaux, sa première pensée fut
pour le père. Il ne savait pas. Fallait-il tenter de lui faire savoir ? Non,
plutôt ne pas tuer l’espoir.
Sa première démarche fut à la papeterie. Le patron lui remit la
paye de quinzaine du père, « bien que la quinzaine ne soit pas tout à fait
complète, nous ne voulons pas être mesquins » dit-il. Quant à travailler
chez lui, pas question. « Une fille instruite comme vous l’êtes peut trou-
ver beaucoup mieux. Pourquoi ne feriez-vous pas une demande comme
institutrice ? ». À cette phrase une lueur mauvaise alluma son regard,
lueur qui s’aggrava d’un sourire lorsqu’il ajouta : vous devriez aller voir au
Front du travail. Vous y recevrez de bons conseils ».
Fallait-il en passer par là où se résigner à mourir de faim ? Si cela
devait être, plutôt de suite que plus tard. Elle y alla immédiatement. Toute
une queue de chômeurs attendait, venu s’inscrire dans l’armée des
pelles-bêches qui allait faire les premières autoroutes d’Europe. À midi
moins cinq son tour n’était pas encore venu. Un grand gaillard en che-
mise brune, debout derrière son guichet l’aperçut : « Ah ! Mademoiselle
Holzberger, votre cas est différent. Nous n’allons pas vous faire revenir.
Que pouvons-nous faire pour vous ?
- Me procurer du travail. N’importe lequel, mais tout de suite. »
Le grand gaillard, un homme de la trentaine, la regarda avec une
LES ANNÉES TRENTE 15
douceur non feinte.
« N’importe lequel… cela vous honore, Mademoiselle. Mais nous
ne voudrions pas vous voir faire n’importe quoi. Vous êtes jeune et belle,
vous avez toute la vie devant vous. Ne la gâchez pas avec de l’amer-
tume. Nous vivons des temps difficiles. Nous en sortirons ensemble ou
nous périrons ensemble, quelles que soient nos idées politiques.
- Oh ! Je n’ai pas d’idées politiques bien précises.
- Tant mieux ! Pourtant, ni vous, ni moi ne pouvons empêcher
qu’on vous en prête. Je vais réfléchir à votre cas et vous ferai convoquer
dès que je verrai quelque chose d’acceptable pour vous. »
Le soir même, Frank Amann, le grand gaillard du Front du travail,
buvait sa chope au « Maquisard ». Il apostropha Hermann Vogel, le
patron dont le visage de bois aurait chassé toute clientèle de vacanciers :
« Dis donc, Hermann tu verrais pas un boulot pour la petite Holzberger ?
- Pour la petite Holzberger, tu veux dire la fille du communiste ?
- Pourquoi pas ? Que comprend à la politique une gamine de 19
ans ?
- Le Führer leur a donné le droit de vote aux gamines de 19 ans. »
Hermann était pour Ludendorff et ceci était une pierre discrète
dans le jardin des hitlériens.
« Peu importe. Ce n’est pas en persécutant des enfants que nous
gagnerons la sympathie des sans-parti. T’as pas une idée ?
- Je sais pas moi. Je vais demander à la femme. Dorothée ! »
Dorothée parut, cheveux gris sur un visage doux et fatigué, poi-
trine et hanches énormes de part et d’autre d’une taille plutôt étroite.
L’homme la mit au courant. La femme réfléchie, puis laissa tomber : « La
Lisbeth, c’était une brave femme ; tonnerre ! Et quelle beauté ! Le Fritz
n’était pas mauvais bougre non plus. Une jeunesse dans la maison, ça
gâcherait pas le commerce. Et ça nous donnerait un peu de repos.
- Ma foi, c’est toi qui vois… »
Le surlendemain, en début d’après-midi, Waltraut entrait comme
serveuse au « Maquisard ». Dorothée la fit entrer dans la cuisine, lui ser-
vit un schnaps. « Bois, ma petite. Ça te fera du bien. Je ne peux pas trin-
quer avec toi, je suis au régime ; mais le cœur y est ». Comme mues par
une force irrésistible, les mains râpeuses de l’aubergiste enserrèrent le
visage pali de la jeune fille, le pressèrent contre l’oreiller des seins. « Ma
pauvre petite… tu sais, j’ai trois garçons, tous loin maintenant. J’aurais
tant aimé une fille à la maison, pour m’aider un peu… puis une femme
est moins seule avec une fille. Je ne veux pas que tu te sentes comme
une servante. Si tu veux, tu seras ma fille. Et n’aie pas peur d’Hermann.
16 LE GRAND SUICIDE
Je sais, il fait toujours une tête comme ça… C’est son genre et il faut le
prendre comme il est. Mais il est très bon. Il ne te le fera jamais voir, mais
il t’aimera autant que moi ».
Waltraut ne savait plus où elle en était.
***
Le travail était assez léger pour ne pas fatiguer, et assez intense
pour préserver d’un excès de réflexions. Elle commençait à 9 heures du
matin et repartait chez elle entre 10 et 11 heures du soir, selon les jours.
Tout se passait au rythme tranquille de la campagne bavaroise. Les
clients admiraient et louaient l’amabilité et la vivacité de la serveuse
improvisée.
Le matin du troisième dimanche de son service, dès l’ouverture,
un client inconnu en souliers de montagne et le piolet à la main entra et
commanda un café au lait. Lorsque Waltraut lui apporta la consomma-
tion dans la salle encore vide de tout autre client, l’homme lui montra dis-
crètement une carte du parti communiste et lui dit : « Laisse la porte
ouverte, demain. En rentrant, le soir, tu nous trouveras chez toi ». Wal-
traut pâlit et se ressaisit pour dire : « Je ne vous connais pas, Monsieur,
et je ne suis pas communiste.
- Je sais petite, tu as raison d’être prudente. Mais tu connaîtras les
deux camarades qui seront avec moi. »
Bien que très inquiète et troublée, espérant avant tout des nou-
velles de son père, Waltraut déféra à la demande reçue et, le lundi soir,
elle trouva effectivement trois hommes à son domicile. Retenant in extre-
mis le geste de tourner le commutateur, elle souffla : « Dans la
chambre », puis fit jaillir la lumière. L’inconnu de la veille, qui semblait le
chef pris la parole :
« Tu n’es pas une fille à trahir ton père, alors on est venu te
demander, parce qu’on ne comprend pas.
- Vous ne comprenez pas quoi ?
- Ce que tu fais au « Maquisard ».
- J’ai sauté sur le premier travail qui s’est présenté.
- Ce n’est pas une excuse. Tu sais très bien que toutes les familles
des camarades, même celle des chômeurs, se seraient enlevées un
morceau de pain de la bouche pour le donner à la fille de Fritz ».
Waltraut pensait : « les camarades… et ceux qui se saoulent… et
ceux qui battent leur femme… et ceux qui ne demandent qu’à changer
de camp… ». Elle cherchait une réponse qui ne soit pas vexante. Celle-
LES ANNÉES TRENTE 17
ci lui vint : « De toute façon, ça n’aurait été une solution que pour
quelques jours. Je ne veux pas priver les enfants des camarades. Beau-
coup le sont assez comme cela.
- Solution pour quelques jours, certes, mais qui nous aurait donné
le temps de te placer utilement.
- Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
- Tu ne connais pas le parti… nous ne sommes pas des enfants et
nous avons vu venir la défaite. Nous nous sommes organisés pour la tra-
versée de la nuit. Tu peux par exemple entrer dans un bureau d’usine
avec au mur la gueule du chien en gros plan, et être pourtant reçue par
un chef du personnel communiste. Tu n’es pas vissée à Erlenbrunn, que
je sache, et des garçons, tu en retrouveras partout. Tu es belle, tu le sais,
si tu le voulais, cela pourrait devenir un gros atout pour le parti.
- Je ne veux pas faire de politique. Ma mère n’en a jamais fait. Oh !
Bien sûr, je ne suis pas contre vous, loin de là. Mais je ne suis pas assez
convaincue pour être des vôtres. Je n’ai qu’un désir : voir revenir mon
père.
- Et tu espères le voir revenir ? Pauvre enfant… et, à supposer
qu’il revienne, que ferait-il ton père après avoir découvert que son arres-
tation avait mené ta mère au tombeau ? Il serait deux fois plus enragé
qu’avant et arrêté à nouveau au bout de quelques jours.
- C’est bien probable. Mais quoi que je fasse, cela ne changera
rien et, je vous l’ai déjà dit : je ne crois pas assez à vos idées.
- Peux-tu au moins ouvrir tes oreilles et nous informer de ce qui se
raconte parmi tes clients ?
- Les clients du « Maquisard » ne parlent pas à tort et à travers.
Sans vouloir vous vexer, ils font moins de bruit que ceux du « Lion
d’or »… mais de toute façon, je ne veux pas jouer ce rôle. Je ne ferai
jamais rien de semblable ni pour, ni contre vous. Tout ce que je consen-
tirai à faire… si l’un des vôtres est en danger, il peut venir chez moi…
comme vous ce soir… je pense que dans quelque temps je ne serai plus
suspecte. »
Les trois partirent sans mot dire. Pour eux, elle était suspecte.
***
Dès l’après-midi du lendemain, à l’heure creuse de la vesprée,
entra au « Maquisard » un homme en chemise brune que Waltraut ne
connaissait pas. L’homme commanda : « Une choppe de blonde ;
apporte aussi quelque chose pour toi, si tu veux, nous avons à parler ».
18 LE GRAND SUICIDE
L’heure était libre et Waltraut avait soif. Elle remplit deux choppes et vint
s’asseoir en face de l’homme.
« Je m’appelle Otto Wiechner. Je ne sais si mon nom te dit
quelque chose…
- Non.
- Je suis le Kreisleiter du parti.
- Et… que voulez-vous de moi ?
- Te protéger. Tu as fait une lourde bêtise hier.
- Je ne comprends pas.
- Tu vas certainement comprendre si je te dis que, toutes les fois
que trois communistes sont rassemblés, il y a un de nos indicateurs
parmi eux.
- Je vois… Mais si on vous a honnêtement renseigné, vous devez
déjà savoir que je ne suis pas communiste.
- En effet. Mais tu as tout de même offert ton domicile comme
planque pour les communistes traqués.
- Je le ferais sans doute pour tout homme traqué. Présentement,
ce sont des communistes qui le sont.
- Je te crois… Je tiens ton père en haute estime, vraiment en très
haute estime. C’est un homme qui a à la fois de l’intelligence et du
caractère. Les gens intelligents sont souvent fourbes et versatiles. Les
gens de caractère sont souvent bornés. Quand intelligence et caractère
se rencontrent dans la même personne, alors on a un être d’élite devant
soi. Triste que les gens d’élite en arrivent à se détruire au lieu d’être soli-
daires.
- Et vous espérez parvenir à cette solidarité en menant une poli-
tique qui oblige chacun à se méfier même de son ombre ?
- Crois-tu que nos ennemis nous laissent le choix ? Le fair-play
politique existe peut-être en Angleterre ; peut-être… je ne sais pas, je ne
suis pas allé voir. Mais ce que je sais en toute certitude, c’est qu’il
n’existe pas chez nous. Les communistes ont été au pouvoir dans ce
pays. Nous n’avons mené aucun sabotage contre leur expérience : nous
n’existions même pas et avions tout le contexte politique mondial contre
nous. Les communistes ont échoué parce qu’ils sont des doctrinaires et
des phraseurs coupés des réalités populaires. Ils mettent maintenant
leur échec sur le compte des sociaux démocrates prêts à se vendre,
comme leurs fonctionnaires tsaristes à l’appel de Lénine, et sur le
compte d’une réaction qui ne s’est développée que par leurs faiblesses.
Pourtant ils n’en sont pas moins prêts à toute forme de sabotage pour
que notre révolution aussi devienne une révolution avortée. Grèves à
LES ANNÉES TRENTE 19
buts politiques, calomnies publiques ou chuchotées, tout leur serait bon
si nous les laissions faire. Devons nous sacrifier le peuple allemand pour
que Messieurs Karl Marx et Lénine ne soient pas démentis par l’évolu-
tion historique ? Les violences qu’ils nous reprochent, c’est eux-mêmes
qui nous contraignent à les commettre. Et ils nous acculent consciem-
ment à ces violences, dans le but de nous discréditer aux yeux du
monde entier. Sur ce point hélas ! ils réussissent et il n’y a pas de parade
possible.
- Je ne suis pas de taille à discuter avec vous. Mais je ne veux pas
faire de politique. N’espérez rien de moi.
- Je ne te demande rien, rien d’autre que de ne pas renouveler ton
imprudence d’hier. Sinon je ne pourrai plus rien pour toi. Je sais… c’est
dur. Mais c’est comme ça et personne n’y peut rien. Les conventionnels
français ne voulaient pas un bain de sang, ce sont les nobles qui les y
ont contraints. De même les bolcheviks de 1917 ne voulaient pas le mas-
sacre d’Ekaterinebourg et la guerre civile ; mais la réaction ne leur a pas
laissé le choix.
- Pourquoi votre langage n’est-il pas le langage officiel de votre
parti ? Vous êtes plus convaincant que le Dr Goebbels !
- Crois-tu que la masse de nos hommes comprendrait un tel lan-
gage ? Chez nous comme partout il y a un nombre élevé d’imbéciles,
d’opportunistes et de brutes. Nietzsche nous en prévient : « Quiconque
veut œuvrer parmi les hommes doit apprendre à se laver dans une eau
sale ». Les curés ne m’ayant pas fait découvrir le chemin du Ciel, j’œuvre
parmi les hommes… Une dernière chose : tu mesures le risque que je
prends en te parlant ainsi ! ? Alors, motus ! »
***
Les jours passaient, monotone. Une sourde colère montait contre
les SA qui multipliaient interrogatoires et arrestations sans le moindre
mandat officiel. Mais que peut un peuple mal organisé contre deux mil-
lions d’hommes en armes ? Waltraut avait parfois l’impression que les
commerçants lui faisaient la tête. O très discrètement bien sûr, mais en
Allemagne on est sensible aux moindres nuances.
Un jour, Hermann Vogel vida silencieusement deux chopes au
comptoir, à côté d’elle. Il avait envie de parler, mais n’y arrivait pas. Il
commença : « Quand tu as soif, tu te sers une chope. Tu sais que tu es
chez toi ici, la maman te l’a assez dit. Et puis moi je voulais te dire… si
jamais un salaud te manque de respect… te laisse pas faire. Appelle-moi
20 LE GRAND SUICIDE
de suite. Je le sors comme un paquet de linge sale. Même s’il est en uni-
forme. Ici il n’y a qu’un patron, c’est moi ». Il marqua une longue pose,
puis ajouta : « Ah ! Si on avait suivi Ludendorff, on n’en serait pas là… »
L’incident vint quelques jours avant Noël, alors que, comme
chaque soir à cette période de l’année, Waltraut allumait les bougies de
la couronne d’Avent. Un jeune SA bête, maigrichon et prétentieux et qui,
ce jour-là avait un peu forcé sur la bière, se mit à ironiser sur ce qu’il y
avait de touchant à voir des cierges chrétiens allumés par des doigts
communistes. La malchance voulue que le patron aussi ait un peu forcé
sur la bière. Il traita le client de petit idiot et les choses auraient mal
tourné sans l’entrée de trois jeunes hommes devant qui, spontanément,
tout le monde se calma. Trois hautes statures en uniforme noir de la SS
se dressaient dans l’entrée. C’était les trois fils de la maison : Erwin vingt-
six ans, Rudolph 25 ans et le « petit » Frantz 21 ans. Trois gaillards de
plus de 1 m 80 et qui avaient hérité du corps vigoureux de leur mère. Les
garçons saluèrent d’abord leurs parents, leur annoncèrent triomphale-
ment une permission de dix jours, puis allèrent à Waltraut. Franz la gra-
tifia de baisemain espiègle, Rudolph lui serra la main avec une gen-
tillesse un peu timide, Erwin pris sa main dans les siennes et lui dit :
« Maman nous parle de toi dans toutes ses lettres. C’est gentil de ta part
de rester chez nous. Nous savons très bien qu’une fille jolie instruite
comme toi trouverait du travail partout, et du travail plus digne d’elle…
- Ô ne dis pas cela Erwin. C’est moi qui dois beaucoup à tes
parents. Sans eux je ne sais pas ce que je serais devenue. Et puis je
veux rester au village tant… tant que je ne saurai pas. »
Erwin garda le silence, mais lui savait. À la demande de ses
parents, il s’était renseigné. Fritz Holzberger avait été abattu, en dépit
des recommandations du Kreisleiter, soi-disant, lors d’une tentative d’é-
vasion.
Vint Noël. Personne ne parla d’aller à l’église. Les gens de Luden-
dorff sont plus anticléricaux que les marxistes, et ils sont même de
farouches antichrétiens. Waltraut, qui y allait parfois avec sa mère,
préféra rester dans sa nouvelle famille. On mangea le jambon, le sau-
cisson et le saumon fumé. On but du vin du Rhin et déplia les cadeaux.
Le père avait deux boîtes de ses cigares préférés, plus une pipe de por-
celaine et une bouteille de genièvre de Lüneburg, la mère avait un châle
de laine et des souliers fourrés, les fils une paire de souliers de ski. Mais
c’est Waltraut qui était la plus gâtée avec des bas de soie, un châle de
Cachemire authentique et deux tablettes de chocolat hollandais ; plus un
paquet arrivé par la poste la veille et adressé pour elle à Madame Vogel ;
LES ANNÉES TRENTE 21
il contenait un nécessaire de couture avec dé en or poinçonné. Rien ne
révélait l’identité de l’expéditeur. Passée minuit, les parents se retirèrent.
Les jeunes s’attardaient, vidant quelques schnaps tout en mangeant les
dernières lanières de saumon fumé. Erwin entoura les épaules de Wal-
traut. Compréhensifs, les deux plus jeunes se retirèrent. Erwin dit alors
de sa voix douce et virile :
« C’était très beau Waltraut. Mais le plus beau cadeau, je veux
dire le plus beau cadeau de ma vie, je ne l’ai pas encore reçu.
- Et ce serait quoi ? » répondit-t-elle avec une feinte naïveté.
« Ne fais pas l’innocente. Quand tu avais 12 ans et que tu rentrais
de l’école, tes cheveux roux en cascade sur tes épaules, tu regardais
droit devant toi. Mais, sans tourner la tête, tu savais très bien que ce
grand benêt d’Erwin te regardait derrière sa fenêtre. Vous, les filles, vous
avez un sixième sens pour sentir ces choses.
- C’est bien loin tout ça, Erwin, et il s’est passé tant de choses !
C’est bizarre : parfois je sens comme si j’étais déjà une vieille femme.
- la vie reviendra, Waltraut. Ma mère sait que je suis amoureux fou
de toi depuis longtemps. C’est un peu pour ça qu’elle t’a demandé de
venir chez nous. Oh ! Elle l’aurait fait de toute façon ; Elle est si bonne, et
papa aussi, bien qu’il se croie obligé de prendre un air bourru. Mais
enfin, elle avait son idée derrière la tête.
- Le nécessaire de couture en or… bien sûr, c’est toi qui me l’a
envoyé ?
- Tu es une vilaine curieuse ». Il lui pinça la joue, puis l’embrassa
avec fougue. Toute bouleversée de bonheur et d’ondes de désir, elle lui
rendait ses baisers avec autant de passion. Soudain elle frissonna :
« Erwin ! Il faut que je te dise… tu sais, j’ai passé un an à Munich.
- Alors… ?
- Je ne suis plus tout à fait une jeune fille. » Le jeune homme rit en
la serrant contre lui : « Et tu crois que je suis venu à l’âge de 26 ans sans
toucher aux filles ?
- Oui, mais les garçons, c’est pas pareil.
- Dieu soit loué, je ne suis pas un sémite ! Je ne te demande pas
compte de ton passé et ne m’en sens aucun droit. Je t’aime telle que tu
es. Et il y a une chose que tu peux me donner, que nous pouvons nous
donner et qui est plus précieuse que la virginité…
- C’est quoi ?
- Une confiance totale ». Avant de se séparer, la fille murmura :
« Viens chez moi après demain soir. Je t’attendrai.
- Je n’osais pas te le demander. Je serai discret comme une
22 LE GRAND SUICIDE
ombre ».
L’heure de ce rendez-vous venue, Erwin remonta la grande rue
centrale du village, cheminant sur les zones de neige plus épaisse pour
étouffer au maximum le bruit de ses bottes ferrées. Une voiture aux
vitres givrées stationnait à peu de distance de la maison de Waltraut.
Deux SA en jaillirent brusquement et se précipitèrent vers Erwin en hur-
lant « halte ! » Le jeune homme leur fit face. Reconnaissant l’uniforme
SS, les deux espions s’excusèrent : la faute en était au givre… il ne fal-
lait pas leur en vouloir… mais il était un sacré veinard de s’envoyer une
pareille gonzesse… fille de coco ou pas, au niveau des fesses, pas de
différence. Erwin avait une envie furieuse de casser la gueule des deux
crétins ; et il aurait suffi à la besogne contre ces deux lampes à alcool.
Mais il se maîtrisa et se contenta de dire : « Camarades, je me demande
ce que vous faites ici. Mais je peux vous garantir que vous feriez mieux
d’aller dormir. Et si vous n’avez pas sommeil, vous trouverez certaine-
ment des occupations plus profitable à l’Allemagne et au National-Socia-
lisme ». Oh mais ! Il ne savait peut-être pas tout : la donzelle était
soupçonnée de donner parfois asile à des communistes. Enfin… un der-
nier conseil d’hommes mûrs : attention aux confidences sur l’oreiller ;
elles sont malignes, ces petites garces. Cette fois Erwin tourna le dos
sans répondre, entra dans le couloir, verrouilla la porte cochère et grimpa
l’escalier de bois.
Le mariage fut fixé à l’équinoxe de printemps. Erwin dut présenter
sa fiancée à ses officiers supérieurs. Un SS n’épouse pas n’importe qui.
Tous s’extasièrent sur la beauté de la jeune fille et félicitèrent Erwin de
son choix.
« Il n’y a qu’une chose qui m’inquiète un peu dit le Standartenfüh-
rer, c’est l’appartenance communiste du père : un tel choix politique est
fréquemment lié à une hérédité maladive ». Erwin réfléchit un instant,
puis rétorqua : « A Erlenbrunn, tout le monde peut vous dire qu’il n’y a
jamais eu de taré parmi ses ascendants, soit paternels, soit maternels.
Et dans un pays qui a trois millions de chômeurs, rien d’étonnant à ce
que des hommes intelligents et dignes deviennent communistes ». Le
Standartenführer concéda sans mauvaise grâce et conclut : « Tout est en
ordre. C’est avec plaisir que nous te délivrons l’autorisation de
mariage ».
Celui-ci eut lieu à la date prévue. Le marié et la plupart de ses
amis portaient l’uniforme noir. Aucun membre de la famille, aucune per-
sonne amie de Waltraut n’avait répondu à l’invitation. Tout le monde la
plaignait secrètement, mais elle préférait que les choses soient ainsi.
LES ANNÉES TRENTE 23
Elle faisait un saut dans l’inconnu, un saut qui devait être une mort et une
nouvelle naissance. Ainsi l’exigeait la chair qui ne voulait pas mourir, qui
ne voulait pas suivre un père pourtant ardemment aimé. La chair est
forte et inspire les plus raisonnables, les plus irréfutables pensées à l’es-
prit, ou les plus folles…
Il n’y eut qu’un mécontent dans cette affaire : le gros curé Peter
Schranz. De mémoire d’homme, il n’y avait pas eu de mariage civil à
Erlenbrunn. Celui-ci créait un précédent qui, en cette période de triom-
phe de l’impiété, risquait fort de se répéter. Le dimanche suivant, il monta
en chair de son pas pesant, fit un immense signe de croix en balayant
l’air des manches de sa chasuble, puis commença son sermon en
gémissant sur les violences et les crimes dont le monde était plein ; tout
cela parce que les hommes ne se soumettaient pas à la sainte loi de
l’Agneau. Mais les Chrétiens ne devaient pas s’alarmer. Dans son
infaillible sagesse, Dieu laissait les méchants se détruire entre eux. Cette
fois encore, il n’y manquerait pas, pour la gloire de ses fidèles et la
confusion de ses ennemis. Le plus grand danger pour notre Sainte
Église serait l’alliance des méchants. On en avait vu un scandaleux
exemple à Erlenbrunn cette semaine : pour la première fois depuis plus
de mille ans, des jeunes avaient osé mépriser publiquement l’autel du
Seigneur. Lui seul savait comment convertir ou punir. Nous autres, pau-
vres hommes, nous n’avons pas à juger les autres ; pourtant, devant le
danger créé par le scandale, tout Chrétien avait le devoir de se protéger
et de protéger sa famille, avant tout les enfants dont il avait la charge.
En ce point du discours, la poussivité reprit le dessus sur la colère.
Le gros homme s’épongea longuement le front, puis conclut : « Mes
frères, le peuple allemand n’est pas un peuple d’aventuriers. Il l’a prouvé
lorsque les communistes croyaient détenir le pouvoir. il le prouvera
encore dans l’avenir.
À l’époque pas si lointaine du Kulturkampf de Bismarck, un de nos
saints prélats n’a pas hésité à dire : dans le tourbillon actuel, certains se
demandent quel est l’atout ; eh bien ! c’est le catholicisme qui est l’atout.
Et moi, pauvre curé de village, je vous dis la même chose aujour-
d’hui : l’atout, c’est le Catholicisme. L’avenir le prouvera, parce que l’ave-
nir est dans la main de Dieu. Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit,
ainsi soit-il ! »
À la sortie de l’église, matrones, punaises de sacristie, paysans
contrefaits et refoulés cheminaient côte à côte. Oui… il avait bien parlé,
le vieux Père Schranz. Il faudrait beaucoup de curés comme lui en
Allemagne…
24 LE GRAND SUICIDE
Les culs bénis d’Erlenbrunn ne le savaient pas, mais il y en avait
beaucoup.
***
Les jeunes mariés s’installèrent dans l’appartement de Waltraut.
La pauvreté engendre la simplicité et l’Allemagne était pauvre. Aussi per-
sonne ne fit de réflexion désobligeante ; personne ne trouva choquant le
mariage de Waltraut avec un garçon que tout le monde connaissait et
estimait dans le village. Bien sûr… Waltraut était de famille communiste
et Erwin un SS ; mais les jeunes, ça se laisse facilement monter le coup ;
ils verraient bien plus tard. Les fulminations du gros Père Schranz n’eu-
rent pas d’écho. Le nom des Holzberger resta sur la porte et la boîte aux
lettres ; celui d’Erwin y fut ajouté.
Le jeune homme passait toute la semaine à la caserne et ne ren-
trait que les samedis soirs pour repartir le lundi aux aurores. Lui-même
et ses deux frères avaient décidé de faire carrière dans la SS. Le père
Vogel, qui n’aimait pas Hitler, en avait été le plus contrarié. Mais alors
que toute la famille était réunie pour le repas du dimanche, Erwin avait
expliqué : « La SS n’est pas le parti. Elle a des projets immenses,
incroyables, bien au-dessus de la politique. C’est une humanité
nouvelle que nous voulons forger… » Il s’était arrêté brusquement,
comme s’il craignait d’en avoir trop dit, comme si ses allusions, ris-
quaient de faire évanouir des fantômes en train de prendre corps et de
les renvoyer au royaume des ombres. Mais le soir, au lit, il compléta pour
Waltraut. Elle était enceinte et la chose restait pour le moment leur secret
d’amoureux. Les deux jeunes époux éprouvaient l’un pour l’autre une
enivrante passion physique. Les muscles longs et durs d’Erwin, com-
mandés par une force nerveuse de rapace, se détendaient aussi totale-
ment que ceux d’un chat paresseux sous les caresses inlassables de sa
jeune femme ; et celle-ci trouvait dans ses bras une protection, une sécu-
rité absolue qui lui faisait oublier les drames qui avaient mis fin à sa vie
d’étudiante. Elle écoutait maintenant avec le même abandon qu’un
enfant à qui on raconte une histoire merveilleuse : « Toi, ma chérie, tu as
le droit de tout savoir. Le monde a besoin d’hommes nouveaux porteurs
d’une nouvelle pureté, de nouveaux chevaliers. Les problèmes actuels
n’ont pas d’autre vraie solution. Cela peut paraître utopique. Mais que
font tous ceux qui nous raillaient à chaque fête de Noël ? Ils s’imaginent
s’incliner devant un enfant étranger né il y a près de 2000 ans ! Mais c’est
devant tous les enfants qu’ils s’inclinent sans s’en rendre compte ; car
LES ANNÉES TRENTE 25
tous les enfants renouvellent la possibilité de purification et de régéné-
ration sans lesquelles nous ne sommes que des êtres abjects indignes
de la vie ». Tout ce que Waltraut portait en elle de noble se sentait récon-
forté et exalté ; la main doucement posée sur la jeune vie qui palpitait en
elle, elle entrait en religion aux côtés de son époux.
Quelques jours plus tard, le 30 juin, c’était la nuit des longs cou-
teaux.
Le samedi suivant Dorothee Vogel avertit Waltraut qu’Erwin avait
téléphoné : il ne pouvait pas rentrer comme d’habitude. Sans doute à
cause de toutes ces histoires, ajouta-t-elle.
Il arriva le mardi et annonça 5 jours de permission d’une voix qu’il
voulait joyeuse ; mais le timbre sonnait faux et Waltraut ne s’y trompa
pas. Le soir, elle l’attira à elle et le cajola avec une tendresse maternelle.
Le jeune homme s’abandonna d’abord, puis se ressaisit : « Tu as deviné
Waltraut : c’est dur, c’est très dur de tirer sur des hommes que, la veille
encore, on considérait comme des camarades de lutte. Je n’aimais pas
les SA ; ils avaient accepté trop de canailles et d’imbéciles dans leurs
rangs ; pourtant ça a été très dur. Et maintenant je ne suis plus le même ;
je ne serai plus jamais le même ; tu l’as senti tout de suite. Heureuse-
ment pour moi tu es là. Et tu es forte parce que tu as souffert avant moi…
Il n’y aura plus d’arrestations arbitraires en Allemagne, Waltraut ; le cau-
chemar est fini et tout le monde va pouvoir respirer. Malheureusement…
pour ton père cela vient trop tard.
- Je savais, j’en étais sûre… Mais calme-toi, Erwin, détends-toi ;
crois-tu que je vais moins t’aimer ?
- Non, mais il y a une chose que tu comprendras peut-être difficile-
ment : je sens que je ne retrouverai jamais ma paix intérieure tant que je
ne me serai pas trouvé face à des hommes armés eux aussi et prêts à
me tuer. Pour le moment, la mort m’a fait un cadeau : j’ai tué sans ris-
ques. Je ne peux effacer cela qu’en tuant à risques égaux ou en me fai-
sant tuer.
- Tu oublieras, Erwin ; j’ai eu aussi de dures pensées de ven-
geance après la mort de mes parents. Je me suis plusieurs fois reproché
la facilité avec laquelle je reprenais pied dans la vie. Mais la vie est plus
que la mort. Il faut vivre pour les vivants, non pour les engrenages de la
mort ». Le silence régna quelques minutes. Puis Erwin serra passionné-
ment sa jeune femme dans ses bras : « J’ai une faveur à te demander,
Waltraut ; mais ne va pas t’imaginer que je te la demande pour toi ; non,
c’est bien pour moi.
- Quoi donc ?
26 LE GRAND SUICIDE
- L’enfant qui va naître, si c’est un garçon, je voudrais qu’il s’ap-
pelle Fritz, et si c’est une fille Lisbeth.
- Je veux bien, je ne demande pas mieux… mais il faudra tout de
même y réfléchir. Tu es un être pur, mais il y a des jaloux et des malveil-
lants autour de nous ».
Le 29 décembre suivant naissait un garçon solidement constitué
qui reçut, comme prévu, le prénom du grand-père maternel. Et quelques
semaines plus tard tout le monde était frappé de la ressemblance avec
le défunt.
***
A l’heure où la Joconde d’Erlenbrunn s’effondrait, frappée à mort
par une crise cardiaque, à mille kilomètres de là Émile Laporte poussait
devant lui une charrette lourdement chargée de pièces mécaniques de
cycles à travers les rues de Saint-Étienne.
Il allait avoir quatorze ans. Sa mère et lui avaient triché sur son
âge pour lui obtenir cette place de garçon de courses chez un petit fabri-
cant d’armes et cycles de la rue des Armuriers.
Émile se sentait dans une impasse. D’abord il avait été tout heu-
reux de pouvoir travailler. Sa mère était veuve et besogneuse, faisait des
ménages, des menus travaux à domicile. Bien que n’ayant que 35 ans,
elle était fanée, sans joie, sans espoirs ni projets. Il était donc fier de tra-
vailler, d’être devenu, comme elle lui disait, « l’homme de la maison ».
Mais son enthousiasme fut bref. Son patron était dur, avare, buveur et
grossier. Il passait le plus clair de son temps au café, mais il était féroce
sur l’horaire avec son personnel et prétendait que son garçon de courses
traînait dans les rues. Trois ou quatre fois l’an il se mettait en bordée
pour toute une semaine et gaspillait des sommes folles avec des filles à
chaude-pisse qui n’étaient même pas belles : mais il refusait systémati-
quement la plus modeste augmentation à ses ouvriers et employés.
Et puis son patron était le type même d’hommes que son père lui
avait appris à mépriser : vantard, grande gueule, coléreux, brutal envers
les faibles, obséquieux envers les forts. Que de fois son père ne lui
avait-il pas dit : « Je les ai vus à la guerre ces gueulards ; crois-moi, mon
petit, ils sont lâches ; et quand il y a un gros risque, ils ont toujours une
bonne raison pour laisser aller d’abord les copains ». Il ne fallait pas par-
ler de la guerre au père Laporte qui l’avait faite en entier et en était
revenu avec un genou raide et les séquelles d’une pleurésie qui l’em-
menèrent en 1930, alors que le petit n’avait que 11 ans. Cela com-
LES ANNÉES TRENTE 27
mençait toujours par : « Ces fumiers, ils ont assassiné Jaurès ; ils
savaient bien qu’il empêcherait la guerre ; et ils la voulaient leur sale
guerre !… » Et cela finissait tout aussi invariablement par : « Et d’abord,
c’est pas vrai qu’on a gagné. Si les Américains étaient pas venus en
masse, on était foutus. » Quand le petit était là, il ajoutait à son intention :
« Mais ça, petit, garde-le pour toi ; personne ne veut le savoir, et si tu le
dis, tout le monde te tombera dessus.
Appuyé aux brancards de sa charrette, avançant sans se presser,
puisque, de toute façon, son patron l’engueulerait quand il rentrerait,
Émile pensait à ce père merveilleux qui osait dire ce que personne ne
disait. En sa présence, il avait toujours ressenti une liberté et une sécu-
rité parfaites. Son père ne l’avait jamais grondé. Il expliquait clairement
pourquoi il fallait agir de telle manière et non de telle autre, pourquoi il
fallait savoir se taire, ne pas dire tout ce qu’on pense. Il avait une
manière de lui tenir la main, de le prendre par les épaules, de lui cares-
ser le front qui n’était qu’à lui. Un jour il était rentré de la gare de Châ-
teaucreux, où il était mécanicien de dépôt, avec un profond pli au front.
« Le toubib a dit qu’il faudrait que je change de boulot, sinon ma toux
chronique ne guérira pas, à cause de la fumée, de la poussière. Alors
qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Aller garder les vaches peut-être ? Il n’a
pas entendu parler de la crise mondiale et du chômage, cet imbécile ? Il
croit qu’on trouve du boulot sous le sabot d’un cheval ! » Il ne changea
donc pas de travail. Mais trois mois plus tard, un jour radieux d’avril,
Émile et sa mère suivaient le corbillard qui montait les pentes abruptes
vers le cimetière de La Cotonne. Il n’y avait que peu de monde et on n’é-
tait pas passé par l’église : Eugène Laporte était communiste. Le petit
Émile était trop écrasé pour pleurer. Il baissait la tête et recroquevillait
ses épaules. Rentrés à la maison, ils avaient bu un bol de lait préparé
par la voisine, « avec deux sucres dedans, ça vous remontera un peu » ;
puis ils étaient allés au lit. La mère avait dit seulement : « Ton père était
courageux, mon petit, toi aussi tu auras besoin de l’être. »
Au mois de juillet, Émile avait obtenu son Certificat d’Études avec
mention « Très bien ». Comme son père aurait été heureux et fier ! Puis
il avait passé des journées à écrire des adresses sur des enveloppes
pour les Assurances sociales, ces ancêtres de l’actuelle Sécurité
Sociale. De temps en temps il aidait sa mère à frotter un parquet. Et il
fréquentait assidûment les cours du soir où il se passionnait pour l’algè-
bre et la géométrie. Il aurait aimé entrer en apprentissage chez un char-
pentier ou un menuisier. Mais c’était le chômage et chacun prenait ce
qu’il trouvait.
28 LE GRAND SUICIDE
S’arrêtant pour reprendre souffle à mi-côte rue des
Francs-Maçons, deux idées se bousculèrent à travers son esprit : son
père était communiste ; donc, contrairement à ce qu’on disait partout, les
communistes n’étaient pas des voyous ; il allait donc aller les voir, se
faire connaître et leur demander conseil ; car il voulait s’instruire, coûte
que coûte. Il avait toujours été premier à l’école, dans toutes les
matières ; au cours du soir, il était toujours le premier à comprendre. il se
souvint d’un général dont on lui avait parlé à l’école et qui avait étudié à
la lumière d’un four de boulanger. Alors pourquoi pas lui ?
Quand il poussa sa charrette dans l’atelier, il y avait en lui tant de
sérieux, tant d’assurance tranquille que le patron resta bouche bée et
n’osa pas débiter sa rengaine de reproches. Ce fut Émile qui parla :
« Patron, si je pouvais monter des freins de vélos sur les roues de la
charrette, je gagnerais du temps dans les descentes et même sur le plat :
je pourrais rouler plus vite sans risque de carambolage aux carrefours. »
Le patron, encore plus aviné que de coutume, grommela : « Des freins
de vélos sur la charrette ? T’es pas fou ? D’abord, ici des freins on en
fabrique pas ; alors si tu en veux démerde-toi pour en trouver et les mon-
ter ; mais pas pendant tes heures de boulot surtout ! »
Rentré chez lui, il continua à penser au problème. Son but n’était
pas d’augmenter son rendement au seul bénéfice de son salaud de
patron qui ne lui donnerait pas un sou de plus pour cela, il le savait
parfaitement. Mais il espérait pouvoir courir sans danger et gagner beau-
coup plus de temps qu’il ne l’avouerait. Alors il s’arrêterait de temps en
temps sur une place et s’accorderait dix minutes pour étudier sur des
livres qu’il ferait suivre.
Sa mère rentra un peu plus tard que de coutume. Elle avait les
joues enflammées, le regard plus vif, un mélange de gêne et de gaieté
dans sa démarche et ses gestes. En un éclair Émile comprit : elle était
en train de remplacer son père. Il ne se demanda pas une seconde si
elle avait tort ou raison ; il avait encore la pureté de l’enfance et restait
libre de tous les réflexes conditionnés et hypocrisies de la morale. Il se
demanda seulement comment il allait pouvoir suivre ses voies dans cette
nouvelle situation. À table il avala plusieurs gorgées de soupe pour se
dégager le gosier un peu serré à la pensée de ce qu’il voulait dire, puis
il attaqua avec sa lenteur ferme d’adulte réfléchi : « Maman, tu sais, il y
a quelque chose qui me tourne depuis longtemps dans la tête. Voilà trois
ans que Papa est mort et rien ne le ressuscitera. Bientôt il faudra que je
me mette à un vrai métier et savoir où il me faudra partir pour trouver du
boulot ; et puis, il y aura aussi le régiment. Tu te retrouveras toute seule ;
LES ANNÉES TRENTE 29
c’est pas une vie. Tu devrais essayer de te remarier. On y gagnera tous
les deux, parce que moi aussi je me sentirai plus libre ». Denise Laporte
n’était pas intelligente, mais elle avait l’infaillible instinct féminin très
développé. Elle se sentit percée à jour par son enfant qui n’en était plus
un, elle le voyait bien. Il était comme son père : un observateur taciturne
qui ne parlait que lorsque cela lui paraissait indispensable. Trop troublée
pour répondre, elle avala à son tour quelques gorgées de soupe, puis
articula d’une voix neutre qui menaçait de devenir blanche :
« Peut-être… tu as peut-être raison ; j’y réfléchirai. » Et elle reprit après
un silence : « Mais ça ne presse pas. »
Le lendemain il voulut aller voir les communistes à la sortie du tra-
vail. Mais il ne savait pas où était le bureau du parti, ne voulait pas le
demander à sa mère qui se serait inquiétée, et encore moins à ses
camarades de travail qui lui semblaient insuffisamment sûrs. Il était per-
plexe. Par bonheur, il dut passer avec sa charrette devant la Bourse du
Travail et vit des affiches de la C.G.T.U. Après le congrès de Tours qui
consacra la scission des Marxistes en socialistes et communistes, le
mouvement syndical s’était divisé dans la foulée des partis politiques.
Les socialistes dominaient la C.G.T., les communistes la C.G.T.U. Cela
était notoire et même un gamin de 14 ans le savait. Émile prit donc la
plus vive allure possible, alla livrer des moyeux et des pédaliers à deux
magasins de cycles de la rue de la Loire et revint également à la course
jusqu’à la Bourse du Travail. Il monta les étages en suivant les flèches
de carton rouge jusqu’aux mansardes et frappa à une porte dans un cou-
loir sombre après avoir réussi à lire les initiales du syndicat. Il entendit un
« Entrez » rude et traînard. Conformément à son habitude, il avait pré-
paré ce qu’il voulait dire. Au « Qu’est-ce qu’y a, petit ? », il répondit sans
hésitation : « Je voudrais quelques renseignements… Vous avez du
connaître mon père, Eugène Laporte ; il était mécanicien au P.L.M., au
dépôt de Châteaucreux. » Le permanent écrasa son mégot éteint dans
un cendrier débordant, parut faire un effort cérébral énorme, puis répon-
dit : « Oui… Oui, je me rappelle… C’était un chic copain, ton père. Alors
comme ça tu es son fils ? — Oui — Et qu’est-ce que tu voudrais ? —
Quelques renseignements. Je voudrais m’instruire. Mais pour le
moment, je pousse la charrette, je gagne presque rien et je travaille neuf
heures par jour, même le samedi. Je voudrais entrer en apprentissage,
apprendre un métier et gagner un peu plus. — T’en veux beaucoup,
petit… Vois-tu, ici c’est un syndicat, pas un bureau de placement. Du
boulot, on n’en trouve même pas pour les pères de famille ! Alors pour
les jeunots comme toi… Chez qui tu bosses ? — Chez Gentillon — Chez
30 LE GRAND SUICIDE
Gentillon ? Tu dois pas être trop mal. Il est pas mauvais, le père Gentillon
— Pas mauvais ? C’est une véritable ordure ! — Oh ! doucement, petit !
On voit que t’as pas l’expérience. C’est le premier que tu connais. Non,
il est pas trop mauvais, ton singe. Il gueule comme ça, mais c’est pas le
mauvais type. Fini le boulot, il descend aussi bien un verre avec des
ouvriers. »
Émile sentit qu’il fallait en finir. « Bon, merci, mais il faut que j’y
aille, sinon je serai trop en retard. »
Une fois dehors, il se sentit découragé. L’odeur de mégots froids
lui soulevait le cœur. Et un communiste lui avait dit que son patron n’é-
tait pas des plus mauvais !
Il se sentait complètement désorienté. Il s’attendait à un visage
dur, à un regard scrutateur et fort, comme celui de son père, à une voix
au timbre viril. Il avait eu devant lui un gros bouffi ramolli et blasé, puant
le vin et le tabac, parlant d’une voix grasse. Malgré sa jeunesse, il sen-
tait que jamais, au grand jamais de tels hommes ne feraient une révolu-
tion, que les patrons n’avaient pas besoin d’avoir peur, qu’ils pourraient
continuer à tondre et à engueuler les ouvriers en toute quiétude. Une
phrase de son père lui revint en mémoire et lui causa un frisson : « En
Russie, c’est pas comme à Saint-Étienne, on laisse pas rentrer des sacs
à vin et des chiffes molles au parti ! » À l’époque, il n’y avait pas pris
garde ; de toute façon son père râlait contre tout. Maintenant ces
quelques paroles prenaient en lui une résonance tragique.
Une idée vint à son secours : il irait voir le père Gagnet, le dirlo de
l’école primaire du Palais de Justice. Gagnet était un saint du métier,
comme le père de Marcel Pagnol. Émile avait en lui une entière
confiance et même une profonde affection. Pourquoi n’y avait-il pas
pensé plus tôt ?
Le lendemain était un samedi. Il s’arrangea pour se trouver à
4 h 1/2 de l’après-midi à la sortie de l’école du Palais de Justice. Les
élèves sortis, il entra dans la cour et vit le père Gagnet en train de fer-
mer les classes à clef. Celui-ci accueillit Émile avec une joie chaleureuse
qui n’était pas de commande : « Quelle bonne surprise ! Raconte-moi un
peu ce qui t’amène. — Je voulais vous demandez conseil. — Eh bien,
vas-y ! — Je voudrais étudier, mais je n’ai pas les moyens. — Étudier
quoi ? — Je voudrais essayer de devenir médecin. » Le vieil instituteur
marqua un silence, puis reprit : « Tu en as les moyens intellectuels ; tu as
une mémoire fantastique ; tu comprends vite. Mais comment vas-tu pou-
voir étudier en travaillant, c’est là le problème… Il faut commencer par le
commencement et passer ton baccalauréat. Pour les mathématiques,
LES ANNÉES TRENTE 31
les sciences, le français, l’histoire, la géographie, je pourrai t’aider. Mais
pour le grec, le latin et l’anglais, il faudra que tu te débrouilles sans moi.
Il faut réfléchir à tout ça. — Au lieu d’anglais, est-ce que je pourrais faire
de l’allemand ? Mon père me disait souvent : si tu as la chance de pou-
voir apprendre une langue, apprends l’allemand ; en cas de guerre c’est
ce qui te servira le plus. — En cas de guerre… il faut bien espérer qu’il
n’y en aura plus. Enfin, oui, tu peux très bien étudier l’allemand plutôt
que l’anglais, mais je ne crois pas que ça soit plus facile. » Il réfléchit un
moment, puis ajouta : « Je vais d’abord essayer de réunir tous les livres
dont tu auras besoin dans les matières où je peux t’aider ; je peux les
avoir gratuitement comme spécimen et je t’en ferai profiter. Pour l’alle-
mand, je viens d’avoir une idée : j’ai entendu parler de deux familles d’Al-
lemands qui avaient quitté l’Allemagne à cause d’Hitler ; tu pourrais leur
apprendre le français et eux t’apprendraient l’allemand. Je vais les trou-
ver et leur en parler. »
Les choses marchèrent au-delà des espérances du brave direc-
teur d’école. Deux semaines plus tard, Émile faisait la connaissance de
la famille Hartmann. Le père Karl ouvrait une modeste boutique de
tailleur dans une ruelle sordide près de la place du Peuple, en plein quar-
tier de la prostitution, la mère Ilse faisait du lavage et repassage ; le fils
Franz avait à quelque jours près l’âge d’Émile et les deux garçons devin-
rent très vite profondément amis, liés par un sérieux au-dessus de leur
âge et une distinction naturelle que la pauvreté ne pouvait entamer.
Franz alla au lycée et fit bénéficier Émile de ses livres et devoirs
de latin et de grec. Le père Karl aidait tout en coupant allégrement des
costumes sur mesure. Lorsqu’Émile s’inquiétait de voir Franz et sa
famille progresser beaucoup plus vite en français que lui en allemand,
tout le monde le rassurait : « Nous entendons du français toute la
journée ; si nous étions en Allemagne, c’est toi qui irais plus vite ». Et
Franz ajouta un jour : « Tu sais, sois content ; tu connais déjà plus que
mes camarades au lycée, et tu parles meilleur. »
C’est par les Hartmann qu’Émile fit connaissance de l’exilé anti-
fasciste italien Gaetano Nicholetti, un Lombard grand et osseux, avec un
visage de Madone de la Renaissance qu’on aurait affublée de favoris et
d’une moustache de duvet blond. Gaetano avait 25 ans. Il était inquiet de
son propre naturel, et cette inquiétude s’était accrue depuis le jour où,
fuyant devant une probabilité d’arrestation, il avait tué un carabinier peu
avant la frontière suisse. Il répétait souvent : « C’est facile de tuer, telle-
ment facile que ça fait peur quand on y pense. » Il discutait calmement,
mais âprement, avec les Hartmann qui étaient de simples socialistes.
32 LE GRAND SUICIDE
Étudiant en droit, il avait compris que le droit et la loi écrite en général
étaient un ensemble monstrueux destiné à dominer les naïfs par la dupe-
rie. Il répétait inlassablement : « Toute loi écrite porte en elle l’esprit de
tricherie et un système d’exploitation ». Il avait une grande difficulté à
définir ses idées pourtant très nettes, mais qui ne cadraient pas avec le
langage idéologique en vigueur. Il tenait à la fois de l’anarchiste, son éti-
quette dans les milieux exilés, du gandhiste et du mystique. Il croyait à
la morale dont il disait : « Plus elle faiblit, plus l’État devient fort ». Il répé-
tait souvent : « La canaille n’a pas le sens moral ; c’est ce qui fait sa force.
Je ne crois pas à la lutte des classes. Tous les exploiteurs sont de la
canaille, mais la plupart des exploités aussi. S’ils étaient forts, ils seraient
pires que les autres. »
Il y avait même un point sur lequel il faisait vraiment cavalier seul.
Dans les milieux d’exilés antifascistes, on discutait fiévreusement de
politique ; la politique était le thème central de la pensée, même chez les
femmes. Or tous, socialistes, communistes moscoutaires, trotzkystes ou
anarchistes étaient convaincus qu’en changeant le système social ils
changeraient les hommes. Gaetano Nicholetti, qui dépassait tout le
monde de plusieurs têtes en culture, qui était réellement un grand huma-
niste, affirmait au contraire : « Vous mettez la charrue avant les bœufs.
Si vous ne faites pas d’abord les hommes plus clairvoyants, plus droits,
plus fiers, plus honnêtes, plus fraternels, toutes vos révolutions seront
pourries dans l’œuf. Le travail révolutionnaire est d’abord un travail d’é-
ducation, de rééducation aussi, car la noblesse décadente et le capita-
lisme ont tout gangrené et fait de chaque travailleur un aspirant bour-
geois. »
Émile s’efforçait de suivre ces discussions, bien qu’elles
dérangeassent ses études. Il vouait à Gaetano une admiration presque
filiale, car il retrouvait chez le jeune italien l’assurance et la droiture de
son père. Grâce à lui, il sentait que des certitudes pouvaient exister, que
la vie pouvait avoir une justification et une cohérence. Son père, le père
Gagnet et Gaetano étaient pour lui les trois piliers d’un plancher solide.
Il en avait presque oublié sa mère, ne se rendait que rarement dans l’ate-
lier de tissage désaffecté qui leur servait d’appartement rue de la
Sablière et partageait la chambre de Franz qui en était ravi. Madame
Hartmann le traitait avec une affection maternelle et l’admirait d’être
aussi indépendant à 14 ans.
Cette tendresse faillit lui être fatale et ruiner ses projets ambitieux.
Émile ignorait presque tout de la sexualité. Il la ressentait confusément
comme lourde de terribles dangers. À 5 ans, il avait assisté à la nais-
LES ANNÉES TRENTE 33
sance d’un chevreau dans l’étable de ses grands-parents et la scène
l’avait fait vomir. Un journalier agricole lui avait dit rudement : « Tu crois
que t’étais plus beau quand tu es sorti du con de ta mère ? » L’enfant
avait compris et il en avait été gravement traumatisé ; pendant plusieurs
semaines, il était secoué d’un frisson d’horreur lorsque sa mère l’em-
brassait. L’apaisement vint. Mais deux ans plus tard il fut témoin d’une
scène horrible à l’angle de la rue Roannelle et de la rue Tarentaise. Ce
quartier était alors si dangereux que même les rondes d’agents cyclistes
ne s’y aventuraient guère. Il vit quatre sidis — c’est ainsi qu’en ce temps
tout le monde appelait les Nord-Africains — entourant une fille de joie ;
deux montaient la garde, le rasoir à la main, un autre tenait la fille par-
derrière, les bras immobilisés dans le dos ; le quatrième la prit par les
épaules et lui appliqua un coup de tête dans la figure qui broya le nez et
les lèvres et fit gicler le sang à cinquante centimètres ; puis il la saisit par
les cheveux, lui renversa la tête en arrière, sortit un morceau de sucre
de sa poche et lui fit une profonde blessure en forme d’x au front. Plu-
sieurs prostituées regardaient la scène, encore plus pâles que leur
poudre de riz. Il y avait aussi des mineurs au visage noir de charbon.
L’un d’eux dit : « Il lui ont fait la croix des vaches ; elle avait du jacter chez
les flics. Ça fait rien, on devrait pas laisser faire ça en public — Et
qu’est-ce que tu veux faire ? ajouta son voisin, tu vas te faire couper le
kiki pour une putain ? T’as pas vu ce qu’ils ont dans la main ? — Les
rasoirs avaient un grand pouvoir de dissuasion et la misère était sans
pitié pour la misère plus grande.
Rentré chez lui, il raconta avec essoufflement la scène à ses
parents. Sa mère lui dit : « N’aie pas peur, ces choses là n’arrivent pas
aux femmes honnêtes. » Son père grommela : « Femmes honnêtes…
femmes honnêtes… Celles qui en arrivent là ne le font pas par plaisir. »
Émile ne comprit rien à tout cela, sinon que les grandes personnes
étaient d’une révoltante brutalité. Pendant plusieurs mois il n’osa plus
repasser à ce carrefour et tremblait toutes les fois qu’il rencontrait un sidi,
ce qui arrivait plus de vingt fois par jour.
Sa réaction de défense avait été de refouler toute image sexuelle.
Et voilà que la tendresse d’Ilse Hartmann déchaînait en lui une tempête
de désirs qui lui paralysait l’esprit pour de longues heures. Décolletée à
la bavaroise, le haut des seins blancs comme du lait, la démarche féline
qui faisait onduler des fesses puissantes sous la taille mince, les mollets
et les bras ronds et musclés, la voix à la fois grave et douce, Ilse était le
type même de la femme qui ne peut éviter d’affoler le désir, sans être le
moins du monde une allumeuse par son comportement.
34 LE GRAND SUICIDE
Il crut pouvoir espacer ses visites. Mais il y avait maintenant un
homme avec sa mère. Bien que celle-ci lui ait dit : « On te voit plus ; tu
pourrais tout de même venir un peu plus souvent à la maison. » Il n’était
pas dupe et sentait bien qu’il gênait. Non, la vie n’était pas simple.
C’est alors qu’un curé lui tomba dessus.
L’abbé Blanchard enseignait le catéchisme « à ces pauvres petits
malheureux de la laïque ». Il croyait stupidement que seule l’ignorance
peut empêcher d’être chrétien.
Par un après-midi de mars 1934, Émile poussait sa charrette en
montant la rue Beaubrun. Le soleil d’un printemps précoce et orageux
brûlait à travers la fumée et la poussière de charbon qui noircissaient en
quelques mois tous les toits et toutes les façades de la « ville noire ». Il
se sentait las et vide. Il revivait en pensée la manifestation à laquelle il
avait participé quelques semaines auparavant. Il y avait eu l’affaire Sta-
visky, les émeutes du 6 février organisées par les royalistes et les fas-
cistes, puis la contre-attaque ouvrière, la grande manifestation du
13 février. Il n’avait pas encore 15 ans, mais il avait suivi Gaetano et
défilé pour la première fois derrière des drapeaux rouges. D’une part il
en ressentait de la fierté, d’autre part il avait détesté les slogans
scandés. Cette foule chaotique, braillarde lui avait causé une désa-
gréable impression de faiblesse. Mais il y avait Gaetano, les Hartmann
et aussi beaucoup d’autres exilés italiens dont il avait fait connaissance
et qui étaient sympathiques. Le fascisme était donc bien une saloperie
qu’il fallait arrêter avant que ce soit trop tard. Il regarda le soleil et aus-
sitôt après l’image souriante d’Ilse Hartmann se planta dans sa rétine.
Pour s’en débarrasser, il regarda la façade de l’église Saint-Ennemond,
temple grec aussi noir que la suie. L’image d’Ilse l’avait rendu vulnérable
à la laideur et il ferma les yeux. Il libéra la béquille sous le brancard de
sa charrette et fit une pause. L’éveil de sa sexualité l’avait rendu roman-
tique et il rêvait d’herbages, de ruisseaux, de rochers. Dans ces paysa-
ges, il y avait des filles qui ressemblaient à Ilse, mais plus légères, plus
à sa mesure.
Il voulut repartir, mais une voix l’arrêta : « Ça n’a pas l’air d’aller,
jeune homme ! » Un curé lunaire se tenait près de lui, bedonnant sous
une soutane sur laquelle se chevauchaient toutes les nuances du noir.
Émile leva la tête : « Si, ça va, pourquoi ? — Tu as l’air fatigué — La cha-
leur, la soif… — Viens donc te reposer 5 minutes dans l’église ; il y fait
frais et ça te fera du bien. » Émile n’était jamais rentré dans une église ;
il en fit soudainement la constatation et en fut étonné. Il n’avait vu que
fugitivement l’intérieur de la Grand’Eglise, lourde bâtisse gothique nantie
LES ANNÉES TRENTE 35
de beaux vitraux. Alors que le portail était grand ouvert, il avait jeté un
coup d’œil, mais il avait ressenti un indéfinissable malaise. L’intérieur de
Saint-Ennemond était aussi laid que l’extérieur et il s’y sentait aussi
étranger qu’un Esquimau parmi des crocodiles. Tout lui semblait indé-
chiffrable. L’abbé Blanchard lui montra un crucifix grandeur nature et lui
dit : « Quand ça ne va pas, il faut demander son aide ; il ne la refuse à
personne. » Émile ne trouvait rien à dire ; il répondit seulement : « Je vou-
drais trouver un travail mieux payé ; j’étudie seul… — Et chez qui tra-
vailles-tu actuellement ? — Chez un fabricant de pièces d’armes et
cycles. Je pousse la charrette… — Attends-moi un moment. » L’abbé
disparut et revint avec une médaille de métal blanc, une image dorée et
les donna à Émile en lui disant : « Derrière l’image, il y a une prière. Si tu
la lis chaque soir en demandant du travail, tu en trouveras. Reviens me
voir dans une semaine. » Puis il serra la main du garçon et lui tapota la
nuque.
Émile se hâta de faire ses livraisons et passa chez Gaetano qui
habitait une mansarde de la place Tardy. Il lui raconta ce qu’il venait de
vivre et ajouta : « J’ai eu envie de lui dire de donner à tous les chômeurs
ses images et ses médailles, puis j’ai pensé que ce n’était même pas la
peine — Tu as bien fait ; les curés sont très forts ; ne le vexe pas : peut-
être cet imbécile te trouvera du travail plus avantageux. Mais ne crois
pas au miracle : de toute façon, il n’y a que deux sortes de patrons les
mauvais et les très mauvais. »
Quelques jours plus tard, il eut envie d’interroger Gaetano sur la
religion. il voulait comprendre comment des croyances qui lui semblaient
aussi évidemment absurdes avaient pu acquérir une telle force. Le jeune
Italien se montra perplexe. Il hocha plusieurs fois la tête, regarda lon-
guement par la fenêtre et articula enfin : « J’ai eu la chance d’être élevé
par les curés ; enfin, je veux dire une chance dangereuse, parce qu’on
ne s’en tire pas toujours et jamais facilement. Ils te prennent par la sen-
sibilité. Tu n’as sans doute jamais vu une belle église ; à Saint-Étienne, il
n’y a que des horreurs. Mais il y en a de tellement belles qu’il y a en toi
quelque chose qui ne peut pas résister ; elle te font sentir les mystères
de la vie. Et puis, il y a la musique, le chant. Oh ! Tout est bien orches-
tré ! Mais ce sont les pires bandits, les pires escrocs qui mènent tout ça.
En Italie on les connaît ! Presque tous les Italiens te diront comme moi,
même ceux qui vont à la messe.
Tu voudrais savoir pourquoi les curés sont forts ? C’est bien
simple c’est parce qu’il y a quelqu’un qui sera toujours plus fort que les
hommes, c’est la mort. Les curés sont aussi ignorants que nous sur la
36 LE GRAND SUICIDE
mort et sa suite, s’il y en a une… Mais ils prétendent savoir et, par peur
de l’inconnu, les imbéciles marchent. »
Plus que la leçon anticléricale, Émile avait retenu tout ce qui
accréditait l’idée des grands mystères de la vie. Il sentait confusément
que le drame humain avait une dimension plus profonde que celle de la
politique. L’anarchiste avait réussi là où le curé avait échoué : la curiosité
religieuse de l’enfant était éveillée. Il se renseignerait et visiterait de bel-
les églises, il irait écouter les orgues et les cantiques ; en cachette, bien
sûr, pour qu’on ne se moque pas de lui.
Il revit l’abbé Blanchard une dizaine de jours plus tard. Celui-ci lui
avait déjà trouvé une place, toujours dans la branche « armes et
cycles », mais cette fois dans le quartier de Valbenoîte. C’était un peu
plus loin de son quartier ; mais il gagnait 50 F de plus par mois, 350 au
lieu de 300. Il faisait un peu de montage en cycles, ce qui était le début
d’un vrai métier ; mais l’essentiel de son travail restait bien les courses.
Il portait des chargements de canons de fusils au bronzage, ou chez un
dresseur de canons, retournait les chercher. Gros avantage : il avait un
triporteur, sorte de tricycle inversé avec la roue unique à l’arrière. Plus
besoin de songer à des freins ; il y en avait trois : un frein par rétro péda-
lage sur la roue arrière et deux freins à tambours sur les roues avant. Il
nettoyait et graissait sa machine avec amour et veillait à ce que les
pneus soient bien gonflés. Il avait accédé à l’aristocratie des livreurs…
Oui, les curés avaient du bon !
De temps en temps il s’imposait d’aller trouver l’abbé Blanchard,
comme le lui avait recommandé Gaetano, chez qui il logeait maintenant
presque en permanence. Les conversations étaient lourdes. À vrai dire,
c’est l’abbé qui se sentait gauche et ne savait par quel bout commencer.
Pour lui, Émile était un cas, car jamais encore il n’avait rencontré d’en-
fant qui n’avait pas entendu parler du Christ. Il tenta de commencer par
la Genèse, mais se heurta de suite à la géologie rudimentaire que le
père Gagnet, apôtre de la science et de la laïcité, mettait dans la tête de
ses élèves. Il essaya la notion de péché originel, en prenant bien soin
d’expliquer que ce n’était pas seulement la faute du premier homme,
mais celles de tous nos ancêtres. Le baptême en délivrait. Émile ne dit
pas non, mais demanda avec une naïveté non feinte : « Alors, comme
vous le dites, si un enfant a des parents ivrognes, pourvu qu’il soit bap-
tisé à sa naissance, il ne risque pas de maladies ou d’infirmités ? » Le
pauvre abbé était coincé et transpirait. Il pensait que la République et la
laïcité sont des abominations et que l’Église doit avoir le pouvoir tempo-
rel, faute de quoi l’humanité était vouée à la perdition. Il libéra le jeune
LES ANNÉES TRENTE 37
homme : « Tu es trop jeune, tu n’as pas assez d’expérience pour com-
prendre les choses de la religion. Dieu seul connaît ta voie ; moi je ne
suis qu’un pauvre curé qui ne connaît rien. C’est pourquoi je ne peux rien
pour toi. Mais n’oublie pas que toi non plus, tu ne sais rien ; les hommes
ne savent rien. Il n’y en a qu’un qui sait tout — là il pointa son index vers
le haut — Celui qui a tout fabriqué. »
Émile était soulagé de cette levée d’hypothèque. Loin de l’éclairer,
l’abbé lui brouillait les idées sur des problèmes qu’il voulait aborder et
comprendre. Sortant de l’église, il constata qu’un orage avait éclaté. Un
jeune de son âge était venu se mettre à l’abri sous le parvis de l’église
et lança à Émile un regard méprisant. L’orage durait. Émile finit par dire :
« J’ai pas pris mon imper ; si ça dure je vais drôlement me saucer pour
rentrer. » L’autre répondit d’un ton mordant : « Tu devrais demander au
Bon Dieu d’arrêter de pisser. » Émile fut tout surpris de s’entendre
répondre : « Bon Dieu ou Mauvais Dieu, je ne sais pas si Dieu existe ;
mais s’il existe il ne doit pas être derrière les nuages — O mais dis donc
tu philosophes, on dirait… Je t’ai parlé comme ça parce que les curés,
je peux pas les voir. Et je sais de quoi je cause : mes vieux m’avaient
fourré chez les Frères, rue des Deux Amis ; j’y suis resté jusqu’au certif.
Tous voulaient me faire faire curé. Leurs conneries je les connais par
cœur. Si tu ne leur échappes pas, ils font de toi un trouillard, une limace.
Mais c’est pas facile de leur échapper. Enfin, tu peux pas comprendre ce
que je veux dire ; pour comprendre faut y avoir passé — Je l’ai déjà
entendu dire — Ah oui ? Par qui ? — Par un copain, un exilé italien — Un
antifasciste ? — Bien sûr, sinon il ne serait pas exilé — Je crois qu’on
peut s’entendre ; je m’occupes des Ruches de la jeunesse, c’est les
Jeunesses Communistes pour les moins de 15 ans. Je te marque
l’adresse. Viens me voir un de ces jours. On causera un peu plus long-
temps. T’auras qu’à demander Michel Jacquet ».
La pluie faiblissait et ils se séparèrent. Pour éviter la longue
montée de la rue Beaubrun et de Tardy, Émile choisit de contourner la
colline Sainte Barbe par le côté de la place des Ursules. Tout en roulant
mollement avec son triporteur, il se disait qu’il avait eu bien de la chance
d’avoir un père ferme sur ses principes et qui ne l’avait jamais mis entre
les mains des curés. Un jour sa mère avait fait une tentative : « Il faudrait
au moins qu’il fasse sa communion, ce petit, qu’il fasse comme les
autres ; et puis, plus tard, quand il voudra se marier, ça lui portera tort. »
Mais le père avait tenu bon : « Si tout le monde raisonne comme ça, on
n’en sortira jamais. Si je le donne aux curés avant que sa raison soit
solide, il risque d’en être malade jusqu’à la fin de ses jours. Tu sais à quel
38 LE GRAND SUICIDE
point ce petit est sensible ! »
Émile se rappela aussi soudainement comment il avait acquis sa
réputation d’extrême sensibilité. Il avait environ quatre ans lorsque chez
sa grand-mère une tante lui avait raconté l’histoire du Petit Chaperon
rouge. Que le loup mange la vieille grand’mère ne l’avait pas beaucoup
troublé : les grands-mères ça a fait son temps… Mais qu’il mange une
jolie petite fille blonde et bouclée, voilà qui était terrible ; il s’était mis à
pleurer. Et la fin de l’histoire ne l’avait pas consolé, car il ne l’avait pas
crue : les loups, c’est comme les chiens, ça n’avale pas tout rond ; ça
mord, ça coupe en morceaux, ça écrabouille avant d’avaler. On lui racon-
tait donc des sornettes pour le consoler et le Petit Chaperon rouge était
bien mort. Il se rappelait cette affaire avec une étrange netteté. Il sourit
de lui même et pensa : « Je devais être un drôle de gosse, pas commode
tous les jours. Heureusement mon père était intelligent et patient ! » Il
pensa à cette mort et n’en fut même pas triste. Elle était compensée par
la totale liberté dont il jouissait et par un sentiment de maturité qui le
situait très au-dessus des jeunes de son âge. Il ne pouvait avoir de
conversation qu’avec des adultes, et encore pas avec n’importe les-
quels. Chez celles et ceux de son âge, tout gravitait autour du football,
de Tino Rossi et des stars de cinéma. Pour les vieux (les plus de trente
ans…) c’était le vin et le tabac. il ressentait les premiers comme vides et
ridicules et les seconds comme répugnants. Cette ville dont les trottoirs
étaient fréquemment souillés de pisse, de crachats et même de vomis-
sures lui devenait sourdement odieuse. Mais sa liberté n’allait pas jus-
qu’à pouvoir la quitter.
C’était son seul point d’achoppement avec Gaetano Nicholetti.
Celui-ci prétendait que la vie que menaient les gens, vie conditionnée
par l’exploitation capitaliste, était responsable de leur abrutissement.
Seuls des héros pouvaient s’en sortir, et le chemin serait très long. Émile
faisait remarquer que les exilés italiens et allemands étaient plus sobres,
plus propres, plus polis. Mais Gaetano douchait ses illusions : « Parmi
ceux que tu connais, il n’y a pas d’ouvriers. Ce sont des intellectuels
comme moi, de petits commerçants, de petits artisans comme les Hart-
mann. » Émile n’était pas convaincu. Presque tous les artisans qu’il
connaissait étaient des piliers de bistrot ; son père était ouvrier et ne
buvait qu’un peu de vin à table. Comme il était difficile d’y voir clair ! Or il
ne pouvait concevoir une vie vécue à l’aveuglette. Il portait en lui une
fringale de connaissance, de cohérence que rien ne pouvait étouffer.
Gaetano lui avait dit : « Il ne faut pas chercher à changer ; de toute
façon tu n’y arriverais pas. Le besoin de savoir est tout autant une force
LES ANNÉES TRENTE 39
qu’une faiblesse. Mais sa seule voie est l’étude. Ce besoin peut te mener
très loin et tu peux même devenir un savant. Pourquoi pas ? Tout est
possible. Mais dis-toi bien qu’il n’y a pas d’autre voie pour toi. Dans un
métier ordinaire, pendant que tu réfléchiras les autres te devanceront ;
dans le commerce, pendant que tu réfléchiras les autres te ruineront.
Émile étudiait avec passion et donc sans effort. Malgré son
immense culture, Gaetano était étonné de la prodigieuse mémoire du
garçon. En quelques mois, il avait avalé le programme de littérature de
trois ans de lycée. Il discutait des rapports entre l’évolution littéraire et les
événements de l’histoire avec une lucidité qui stupéfiait le jeune Italien.
À force d’entendre parler les exilés entre eux, il parvenait à suivre
l’essentiel d’une conversation en italien, et il avait comblé son handicap
linguistique envers Franz Hartmann, au moins en ce qui concernait la
lecture et la formation des phrases écrites. Dans un lycée il aurait été
probablement premier dans toutes les matières, comme à l’école pri-
maire.
Et brusquement, à la mi-juin, il fut pris d’une toux sèche accompa-
gnée de transpiration et de frissons. Gaetano s’affola, alerta une vieille
voisine, veuve de mineur, qui conseilla de recourir à une guérisseuse
miracle : « Elle soigne mieux que les médecins et ça coûte presque rien ;
on donne ce qu’on veut. » Émile se laissa emmener le lendemain soir
par la voisine chez la guérisseuse, près de la gare de Bellevue. Celle-ci
se contenta de le regarder, puis ferma les yeux. Elle les rouvrit pour dire
à la voisine : « Ce n’est pas ce que je croyais quand vous m’avez parlé
ce matin. J’ai cru que c’était l’âge (elle voulait dire la puberté, la mastur-
bation), mais ce n’est pas cela. » Puis tournée vers Émile : « Tu travailles
trop petit, et surtout tu penses trop. Chez toi l’épée ronge le fourreau, ça
veut dire que ton esprit ronge ton corps. » Elle lui tendit un papier et un
crayon et ajouta : « Marque ce que je te dis et prends-le dans une phar-
macie. Mets-en chaque soir une cuillerée à soupe dans une tasse de lait
et bois-le. Dans une semaine tu ne tousseras plus. » Elle lui dicta « Élixir
Dupeyroux » en épelant, lui mit la main sur la tête, une vieille main
sèche, mais infiniment douce et caressante, en ajoutant : « Il faut mettre
un peu de calme là-dedans. » Elle refusa tout argent et quand Émile
remercia elle lui coupa la parole : « Remercie le Bon Dieu, remercie la
nature. Moi je ne peux rien. Je ne peux que te dire ce qu’il faut faire pour
remettre en ordre les forces dérangées de la nature. »
Le garçon était bouleversé. Cette femme bonne et désintéressée
parlait du Bon Dieu ! Il se conforma scrupuleusement aux prescriptions
et fut guéri en trois jours. Mais il poursuivait le traitement jusqu’à épui-
40 LE GRAND SUICIDE
sement du flacon. Il lui semblait être plus fort qu’avant cette brève crise,
mais il décida pourtant de s’accorder des vacances comme celle des
lycéens. Il se contenterait de réviser un peu, pour ne pas oublier l’acquis.
C’est dans cet apaisement que tomba le premier juillet la nouvelle
de la liquidation de Roehm et de nombreux SA. Les Italiens affluèrent
chez les Hartmann pour demander des éclaircissements sur le sens de
l’événement. Les Italiens discutaient nerveusement et se laissaient aller
à des espérances bien trop optimistes. Trois Français du Comité de
défense contre le fascisme les accompagnaient. Les Hartmann firent
asseoir tout ce monde, environ dix personnes, dans l’étroite arrière-bou-
tique ; Ilse servit du café. Les Français furent les premiers à questionner.
Le père Hartmann secoua la tête : « Non, ce n’est pas le commencement
de la fin ; c’est même tout le contraire. D’abord ce sont les plus socia-
listes des nationaux-socialistes qui ont été liquidés ; cette liquidation
gagne la bourgeoisie et l’armée à Hitler. Et après ce massacre plus per-
sonne n’osera conspirer. » L’atmosphère était lourde, lourde d’une
sourde menace qui, pour ne pas être immédiate, n’en était pas moins
inexorable.
Les visiteurs se retirèrent par petits groupes. Émile se retrouva
avec Gaetano et les Français. L’un d’eux demanda : « Qu’en
pensez-vous, Nicholetti ? — Personnellement je ne pense rien ; mais les
Hartmann sont allemands ; ils savent de quoi ils parlent. » Les Français
ne semblaient pas convaincus. L’un d’eux marmonna : « On peut pas
savoir comme ça ; il faut attendre les explications du parti. Les Hartmann,
après tout, on ne les connaît pas. » Émile vit que Gaetano serrait les
dents et les poings et qu’il y avait du feu dans son regard. Rentré dans
la mansarde, il s’assit silencieux sur le bord du lit, alluma une cigarette
et dit au bout d’un moment : « Les communistes aussi sont des fascistes,
des fascistes rouges, mais bien des fascistes… ils soupçonnent tous
ceux qui ne sont pas du parti. Un jour ils nous diront que les Hartmann
sont des espions hitlériens ! Pour eux, tous ceux qui ne sont pas com-
munistes sont fascistes ! » Il sentait qu’il avait peiné Émile et porta sur lui
un regard interrogateur. Le garçon dit calmement : « Mon père était com-
muniste, pourtant il n’était pas sectaire — Cela, c’était autrefois ; mais ils
ont chassé Trotzky, fusillé en masse les anarchistes et les socialistes
révolutionnaires. Quand on se lance dans cette voie, on ne peut plus
s’arrêter. On parle de la terreur fasciste. Je ne connais pas celle d’Hitler
qui n’a pas hésité à fusiller son meilleur ami et des milliers d’autres à sa
suite. Mais je connais bien celle de Mussolini. Or, d’après ce que je sais
par les camarades Russes exilés, la terreur de Staline est pire que celle
LES ANNÉES TRENTE 41
de Mussolini. » Émile restait incrédule. Il avait atteint le point-limite qui
existe pour tout être et lui empêche de reconnaître la vanité de l’espé-
rance.
Il alla voir Michel Jacquet aux Ruches de la Jeunesse. Ce dernier
le reçut très aimablement et lui dit : « On a bien quelques jeunes ici. Mais
ce qui nous manque, ce sont des types vraiment sérieux à qui on pour-
rait confier des responsabilités. Si tu viens chez nous, tu as ta place
toute trouvée. On cherche un trésorier, parce que le nôtre est parti faire
la bringue à Planfoy avec l’argent de la caisse. Il faut reprendre toute son
éducation. » Émile était stupéfait. Se dire révolutionnaire et voler le mou-
vement, voilà qui le dépassait. Et ce qui lui était encore plus incompré-
hensible, c’était que Michel Jacquet parle de « reprendre toute son édu-
cation ». Les propos de Gaetano lui revenaient en mémoire : « La
canaille n’a pas de sens moral ». Celui qui était assez abject pour voler
ses camarades, pire, pour abuser de leur confiance, ne serait jamais un
révolutionnaire, quoi qu’on fasse pour lui. Il exprima sans gène son point
de vue et s’entendit répondre : « Le capitalisme a pourri tout le monde.
Nous sommes bien obligés de prendre le peuple tel qu’il est devenu.
Sinon il faut renoncer à la révolution. » Émile n’était pas convaincu et
n’adhéra pas. Il prit congé en disant : « Je réfléchirai. »
Les affaires marchaient mal. Le nombre de chômeurs augmentait
sans cesse. Les exilés se débrouillaient bien avec de modestes patentes
d’artisans, de colporteurs qui couvraient tous les métiers exercés au noir,
et surtout grâce à leur remarquable solidarité ; dans ce monde malade,
âpre, impitoyable, ils étaient les seuls à mériter le nom de société. Émile
ne mesurait pas pleinement sa chance d’être intégré à ce milieu, mais il
ne se sentait bien que parmi eux. Son patron décida de fermer tout le
mois d’août. Cela posait un problème d’argent que le « milieu » résolut
tout aussitôt : « Tu travailleras avec nous. Nous avons plusieurs appar-
tements à réparer ; tu auras vite appris à gâcher du plâtre et à te servir
d’un pinceau. »
Libéré de tout horaire strict, il parvint à se monter un vélo avec des
pièces récupérées dans des décharges et achetées à très bas prix au
marché aux puces des Ursules. Guidé par Gaetano, il put ainsi visiter
quelques chapelles gothiques et romanes de la région, acquérir
quelques rudiments d’architecture et comparer des édifices de pierre à
ce qu’il apprenait sur son livre d’histoire et ses illustrations. Pourtant, il
fut étonné de constater que les châteaux forts de la région, surtout ceux
de Rochetaillée et de St-Georges-en-Couzan, le passionnaient plus que
les églises. Une sorte de mémoire de l’histoire montait en lui, un amour
42 LE GRAND SUICIDE
irrationnel de tout ce qui le rattachait au passé. Mais en même temps
mûrissait en lui une potentialité de drames qu’il ne voyait pas : la coupure
avec sa génération prenait la dimension d’un abîme infranchissable.
Toute l’Allemagne vivait dans une joyeuse exaltation. La « nuit des
longs couteaux » avait mis fin aux arrestations arbitraires. Le sentiment
de sécurité revenait. Le chômage avait disparu et les longs rubans jau-
nes des autoroutes en construction sillonnaient le grand corps de l’Alle-
magne malade comme les artères d’une résurrection.
Erwin avait dit confidentiellement à Waltraut : « Personne ne com-
prend les buts profonds du Führer. Ici on voit les autoroutes comme une
possibilité de voyager plus vite. L’étranger nous accuse de construire
des aérodromes camouflés. Tout cela est peut-être vrai, aussi bien que
l’utilisation judicieuse des chômeurs. Mais le but le plus important est
autre : par les voyages faciles, l’augmentation des échanges entre pro-
vinces allemandes, le Führer veut éveiller la conscience nationale de nos
compatriotes, trop enclins à s’endormir dans les limites de leur horizon
villageois, devant leurs pots de bière sur les tables de bois à l’ombre des
tilleuls. Nous devons accéder à une conscience nationale aussi vive que
celle des Français.
- Et si cela nous vaut la guerre ?
- La guerre aura lieu, quoi que nous fassions ou ne fassions pas.
Le diktat de Versailles n’a fait qu’aggraver la situation qui a produit la pré-
cédente. Il y a au monde six nations qui ne peuvent pas vivre sans
importer une grande partie de leur nourriture, donc sans exporter leurs
produits industriels. Ce sont l’Angleterre, la Hollande, la Belgique, l’Alle-
magne, l’Italie et le Japon. Les trois premières ont de vastes empires
coloniaux, ainsi que la France et le Portugal qui n’en ont pas besoin ; les
trois dernières n’ont rien et à Versailles on leur a retiré le peu qu’elles
avaient ; les empires coloniaux sont fermés à nos exportations, et ils
couvrent presque le monde entier. Alors que nous reste-t-il pour accéder
à la liberté des échanges ? La guerre.
- C’est affreux, Erwin ; et si nous la perdons ?
- Nous la perdrons peut-être en la faisant. Mais en ne la faisant
pas, nous aurons tôt fait de revenir à la soupe d’orties, au chômage, au
bolchevisme et à des famines comme celle qu’a connues le peuple russe
après la révolution. »
Waltraut ne savait que répondre, mais elle était profondément
inquiète. Elle admirait la perspicacité politique de son mari. Il avait sans
LES ANNÉES TRENTE 43
doute raison en ce qui concernait les arrières pensées du Führer (elle
disait maintenant « le Führer » comme tout le monde, et non plus « die
Hundsfratze », la gueule de chien, comme son père) ; elle n’avait rien
contre la naissance d’une forte conscience nationale ; le service du tra-
vail, qui envoyait les jeunes paysans à la ville et les jeunes citadins à la
campagne, devait aussi servir à cela. Mais elle ne pouvait accepter que
des hommes envisagent la guerre comme une fatalité inéluctable. Il lui
semblait que c’était cette croyance à la fatalité qui faisait la fatalité.
La venue au pouvoir du Front populaire en France, les grèves
monstres qui suivirent ne manquèrent pas d’être exploitées par la presse
et la radio hitlériennes, et la crainte maladive des Allemands envers l’é-
meute et la révolution, crainte peut-être semée par la guerre de trente
ans qui coûta la vie à plus de la moitié de la population, mais entretenue
depuis par le conservatisme et la réaction, firent la partie belle à la
presse et à la radio. Le peu qui survivait d’opposition clandestine n’avait
rien de convaincant à répondre : Hitler n’avait pas attendu le Front popu-
laire pour entreprendre de grands travaux, donner des congés payés et
organiser les loisirs. L’enthousiasme populaire croissait sans cesse, à tel
point que les efforts conjugués des curés et des responsables du parti
ne parvenaient pas à empêcher de vieilles femmes pieuses de sus-
pendre des portraits d’Hitler dans les églises.
Le début de la guerre d’Espagne, l’exploitation abusive de photos
montrant des curés et des nonnes suspendus à des crochets de bou-
cherie fit passer comme allant de soi l’envoi de volontaires allemands
aux côtés de Franco.
Fin septembre, Erwin fut informé qu’il aurait à suivre un séminaire
de trois semaines quelque part dans le territoire du Reich, et que pen-
dant ce temps tout contact avec l’extérieur, même avec sa famille, lui
serait interdit. Il devait en prévenir uniquement sa femme et ses parents
en leur faisant savoir qu’ils étaient tenus à ne pas ouvrir la bouche sur
ce fait ; la moindre allusion serait considérée comme une trahison. Si son
absence suscitait des questions, ils devaient répondre : « En mission à
Berlin. »
En fait, il n’alla qu’à une trentaine de kilomètres de chez lui, à Son-
thofen.
Ce séminaire devait être un tournant de sa vie. Entré simple lieute-
nant, il en sortait Sturmbannführer (commandant). Mais surtout, il entrait
dans le réseau des agents extérieurs de la SS, service à mission mon-
diale, plus chargé d’observation que d’espionnage proprement dit, de
contacts avec tous les nationalistes et fanatiques religieux susceptibles
44 LE GRAND SUICIDE
d’être utilisés à des fins subversives dans les empires coloniaux. C’est
aussi là qu’il fit Ia connaissance de Klaus Altmeyer et de Konrad von Bir-
kenbach.
Ils étaient une cinquantaine de jeunes gens, sélectionnés pour
leur intelligence et leurs capacités athlétiques. Pendant trois semaines
alternèrent à un rythme d’enfer les cours de géopolitique, de close-com-
bat, d’escalade, de pilotage d’avions, de survie en forêt tropicale et au
désert, de photographie au téléobjectif, d’orientation, de détermination
du point par les étoiles. Ils savaient se débarrasser d’un chien sans le
laisser aboyer et un professeur turc leur enseigna une respiration pro-
fonde et un art de la détente totale qui permettaient un repos réparateur
dans un minimum de temps. Ils furent aussi initiés à de difficiles perfor-
mances de mémoire visuelle et auditive, aux rudiments de la langue des
sourds-muets afin d’acquérir l’art des gestes les plus expressifs ; ils
durent ouvrir des serrures avec des fausses clefs et des fils de fer tor-
dus. Sur ce point, la plupart se montrèrent peu doués. Réveillés en plein
sommeil, ils devaient décliner sans hésiter tous les éléments de la
fausse identité apprise par cœur la veille. Leur instructeur, un vieux
baroudeur des Corps Francs de la Baltique, leur disait : « Prenez garde :
c’est plus difficile et plus dangereux que de sauter d’un train en marche.
Si vous tombez aux mains des Anglais ou des Français, dites-vous bien
que nous, Allemands, sommes plus naïfs qu’eux. Pour ne pas nous faire
pincer, nous avons besoin d’être doublement vigilants. Quant aux
Russes… avec eux vous ne serez jamais innocents ! ».
À la fin du stage, tous ces garçons avaient maigri, mais ils étaient
plus dangereux que des panthères noires. La fièvre du combat et de
l’aventure, un pressentiment fou de la victoire bouillonnaient en eux. Ils
avaient été invités à former des groupes eux-mêmes, par affinité afin que
le travail en équipe puisse se faire avec le maximum d’harmonie spon-
tanée. C’était ainsi qu’Erwin Vogel, Konrad von Birkenbach et Klaus Alt-
meyer s’étaient choisis.
Alors qu’ils étaient assis devant des chopes débordantes de
mousse, Erwin eut pourtant un instant de doute : « Nous sommes
racistes, nous voulons laver les peuples germaniques des souillures cul-
turelles orientales ; et voilà qu’on nous prépare à soulever les Arabes, les
Nègres et les métis de l’Inde contre des Européens !
- Les Français et les Anglais ont commencé cette folie avec leurs
régiments de nègres, de Musulmans, de Sikhs et de Cipayes » ajouta
Klaus, « Ils leur ont appris à tirer sur des Blancs et un jour cela fera boo-
merang sur eux !
LES ANNÉES TRENTE 45
- Surtout si nous y aidons, termina Konrad, cela pourrait bien être
le grand suicide de l’Europe… Mais les puissances coloniales ne nous
laissent pas le choix ! »
Klaus Altmeyer balaya les idées pessimistes. Il était le plus
enthousiaste. Il parlait le français mieux que la moyenne des Alsaciens
et se proposait d’apprendre l’arabe. Il se voyait déjà dans la peau d’un
colonel Lawrence allemand. Passionné d’histoire, il connaissait à fond
l’affaire d’Agadir en 1911 et le rôle joué par la flotte allemande qui avait
retardé de 15 ans la colonisation du Maroc par la France. Il ne lui sem-
blait a priori pas difficile d’organiser des révoltes en Afrique du Nord pour
ouvrir cette zone du monde au commerce allemand.
Konrad von Birkenbach restait songeur et pensait à des discus-
sions familiales souvent entendues. Son père, Adalbert von Birkenbach,
était avant la première guerre mondiale attaché militaire à l’ambassade
d’Allemagne à Saint-Pétersbourg. Il y avait épousé Vera von Heslin-
Brockoff, fille d’un colonel tsariste. Wladimir, le fils aîné de la famille y
était né. Lui, Konrad, était né en 1914 dans le train, alors que sa famille
quittait la Russie devant l’imminence de la guerre. Son père et son
grand-père maternel avaient donc combattu l’un contre l’autre, ce qui
n’avait gêné personne pour accueillir le vieux colonel russe en fuite
devant la révolution. Les frictions étaient venues plus tard, au début des
années vingt, lorsqu’il s’était avéré que les Bolcheviks tenaient solide-
ment le pouvoir. Von Heslin-Brockoff reprochait aux Allemands d’avoir
introduit Lénine et Trotzky en Russie dans un train blindé. Cet acte, qui
avait pour but de saper la combativité de l’armée russe, avait été quali-
fié par un journaliste de « trait de génie digne de Clausewitz ». Le trait
de génie en question trouva sa conclusion en mai 1945, lorsque les
troupes soviétiques s’emparèrent de Berlin ! Ludendorff avait commis la
même erreur que le député français cité par Otto Wiechner à Fritz Holz-
berger et qui souhaitait « la peste pour l’Allemagne et la santé pour la
France ».
Konrad, donc, restait perplexe. Le proverbe grec antique lui vint à
l’esprit et s’y incrusta : « Zeus aveugle ceux dont il a juré la perte ». L’Eu-
rope lui semblait un grouillement de dangereuses contradictions, de
contradictions qui traversaient sa propre famille. Sa mère avait élevé ses
trois enfants dans le culte de la Sainte Russie. On parlait russe à table
et tout le monde, y compris le père luthérien, assistait aux offices ortho-
doxes. Wladimir s’occupait de protocole à l’ambassade d’Allemagne à
Moscou. Lui, Konrad, faisait carrière comme officier de la SS et taisait
soigneusement dans sa famille les leçons de Weltanschaung (vision du
46 LE GRAND SUICIDE
monde) antichrétienne qu’il recevait et qui le convainquaient ; il lui sem-
blait même comprendre à travers ces leçons l’étrange symbiose d’hé-
roïsme et de servilité, de générosité et de cruauté qui colorait l’histoire
russe.
Sa sœur Xenia avait 17 ans. Elle était le « cas » de la famille. Elle
nourrissait une sourde rancune envers sa mère, femme débordante de
sensualité, mais qui le cachait comme une tare, tandis que le père, drapé
dans une apparente froideur, restait à 55 ans follement épris de sa capi-
teuse épouse. Aussi Xenia avait-elle du mal à se contenir lorsque ses
parents vitupéraient les dépravations sexuelles à la mode sous la Répu-
blique de Weimar. Par manque de contact avec les filles du peuple, elle
croyait le nouveau régime puritain et le détestait pour cela.
Un soir d’été, alors que par esprit de défi elle se baignait nue dans
l’étang de la propriété, sa mère l’avait surprise ; elle était entrée dans une
froide colère, à laquelle n’était pas totalement étrangère une certaine
jalousie envers les formes parfaites de la jeune fille qui associaient la
grâce enfantine à la maturité des rondeurs. Elle avait emmené la péche-
resse dans sa chambre, lui avait dit d’une voix sourde : « Je ne dirai rien
à personne, car j’en mourrais de honte. Mais s’il te reste un peu de
noblesse, aie au moins le courage d’accepter ta punition en silence ! »
Ceci dit, elle lui avait administré une terrible volée de coups de cravache
sur le derrière. Le résultat de cette énergique leçon de morale fut que la
fille en feu alla à l’aube rôder aux écuries, sous prétexte de caresser son
cheval et de préparer une sortie matinale ; et là elle se laissa dépuceler
sur une botte de paille par Fortunato, le jockey sicilien.
Sans rien savoir de précis, Konrad sentait monter la tension,
redoutait un drame familial et un scandale. Pour tenter de les prévenir, il
invita fréquemment les trois frères Vogel au château, une petite bâtisse
baroque assez harmonieuse et semblable à des centaines d’autres en
Allemagne du Sud. Ce fut Franz qui emporta d’emblée le cœur de Xenia,
peut-être parce qu’il était plus jeune que Rudolf. Cette liaison eut deux
effets sur la jeune fille. Elle cessa brusquement de trouver le nouveau
régime odieux et elle voua au jockey une rancune parfaitement immé-
ritée, dont elle ne se cachait pas l’absurdité, étant trop honnête pour se
dissimuler sa responsabilité majeure dans l’incident qui avait fait d’elle
une femme. Elle reconnaissait même que le Sicilien l’avait prise avec
patience et ménagement. Sans parvenir à éteindre son ressentiment,
elle prit pourtant la décision de ne jamais lui nuire et cela la calma.
Konrad avait parfaitement réussi et les deux jeunes étaient fous
l’un de l’autre. Il prit donc l’initiative de parler mariage, tout en prenant
LES ANNÉES TRENTE 47
bien soin de préciser qu’il agissait de son propre chef et non en manda-
taire des amoureux. L’attitude des parents fut ce qu’il attendait : stupide.
« Jamais une Birkenbach n’épousera un roturier, attaqua le père.
- Franz Vogel est officier.
- Il n’est pas officier de l’armée, mais du service d’ordre d’un parti.
- Alors moi non plus je ne suis pas officier ? Père, il ne faut pas
vivre dans le rêve et les souvenirs d’un passé qui est d’ailleurs loin d’être
exemplaire. Il y a un siècle, ce fut le peuple allemand qui sauva sa lan-
gue et sa culture, tandis que la noblesse restait asservie à la mode fran-
çaise. En Russie, l’esprit de caste a abouti au communisme. Et dans
toute l’Europe la noblesse s’est mésalliée avec de la canaille nantie.
Dans la SS, nous voulons remonter le courant : recréer une
noblesse authentique intimement liée au peuple ; nous balayons toutes
les dorures de surface ; nous ne demandons pas à ceux qui viennent à
nous qui ils sont, mais ce qu’ils sont. »
À ce point le père craqua et dévoila le défaut de la cuirasse :
« Essaye donc d’expliquer tout cela à ta mère ! » Konrad était décidé à
aboutir et à ne pas faire de cadeaux. Il répliqua avec une feinte surprise :
« Tu m’étonnes, père ! N’es-tu pas le chef de famille ? » Piqué au vif, le
hobereau, sursauta, entr’ouvrit la bouche, mais ne sut que répondre.
Konrad ne lui laissa pas le temps de se ressaisir : « Eh bien ! d’accord :
si c’est le seul obstacle je vais en parler à maman. »
Contrairement à son attente, celle-ci n’offrit que peu de résistance.
Au fond d’elle-même elle redoutait depuis longtemps le pire : elle se
reconnaissait trop bien en sa fille pour ignorer de quel feu celle-ci était
dévorée. Mieux valait la voir mésalliée que fille-mère… Elle se contenta
donc de répondre : « Inutile de te dire que je comprends aussi peu l’in-
clination de Xenia que ta présence dans l’armée d’un parti socialiste.
Mais sans doute suis-je fossilisée, comme l’a un jour aimablement insi-
nué ta sœur. Wladimir est mon seul espoir ; élevé en Russie, y vivant
encore, peut-être sera-t-il un jour de ceux qui feront renaître et triompher
tout ce que j’ai aimé. »
L’affaire était enlevée et le mariage eut lieu à la fin de l’automne.
Venu de Moscou pour la circonstance, Wladimir s’entretint longue-
ment de politique avec ses parents et son frère. Ces derniers espéraient
que les procès monstres de Moscou étaient le commencement de la fin
pour le communisme. La mère dit avec assurance : « Tout se passe
comme pendant la révolution française. Les Sans-Dieu ont d’abord guil-
lotiné le roi, puis ils se sont guillotinés entre eux. » Mais Wladimir dou-
cha ses espérances : « Après les Jacobins, il y a eu Napoléon. Staline
48 LE GRAND SUICIDE
pourrait bien se révéler plus dangereux que Napoléon ! » Puis il ajouta à
l’intention de Konrad :
« Vous commettez une dangereuse erreur de jugement sur le
communisme actuel dans ton parti. Avec Staline, il est en train d’évoluer
vers une sorte de national-socialisme russe. En URSS, la Franc-Maçon-
nerie est plus sévèrement interdite qu’au temps des tsars. Et tous ceux
que Staline a éliminés depuis 10 ans, c’est-à-dire exilés, écartés du pou-
voir, déportés en Sibérie ou fusillés, sont juifs : Trotsky, Zinoviev, Kame-
nev, Karl Radek, Bhoukharine. En outre Staline sépare complètement le
jeu diplomatique de l’URSS des intérêts de la 3ème Internationale. Au
printemps 1935, lorsqu’il a négocié et conclu contre nous l’alliance mili-
taire avec la France, il a désavoué la propagande antimilitariste des com-
munistes français sans même les avoir prévenus de son changement de
cap. Cela devrait donner à réfléchir au Führer et le parti ferait bien de
mettre une sourdine à ces histoires de collusion judéo-
maçonno-bolchevique. Ce sont elles qui ont effrayé les Russes et les ont
poussés dans les bras de la France, alors qu’ils ne demandaient qu’à
rester fidèles au traité de Rapallo.
- Nous sommes bien obligés de combattre les communistes.
D’ailleurs ils ne nous laissent pas le choix.
- Combattez les communistes allemands tant que vous voudrez.
Staline s’en moque autant que des communistes français ; ils ne l’inté-
ressent que dans la mesure où ils peuvent servir ses plans russes. Ce
n’est pas cela qui aurait remis en cause les accords de Rapallo.
- Comment expliques-tu ce revirement ? Ce renoncement à la doc-
trine marxiste ?
- Par le messianisme russe, qui fait du marxisme sa propre chose,
comme il avait fait jadis avec le christianisme orthodoxe. Oswald Spen-
gler a eu une vue prophétique de cette évolution lorsqu’il a écrit dans son
« Déclin de l’Occident », achevé avant 1917 : « Le socialisme russe ne
tardera pas à évoluer en impérialisme panslave qui reprendra à son
compte toutes les ambitions des tsars ; mais il ne l’avouera jamais et
continuera à nous envoyer son écume pour nous détruire. »
Konrad était bouleversé. Les Allemands avaient favorisé la révo-
lution bolchevique pour en finir avec le front de l’Est. Et ils récoltaient
déjà un socialisme panslave plus dangereux que les tsars et la noblesse
décadente. Malheureuse Allemagne ! Comment briser le corset de fer qui
l’étouffait ? Il le demanda à son frère dont il admirait la sagacité. Wladi-
mir répondit après réflexion : « Je ne sais pas… Il faudrait revenir à l’es-
prit de Rapallo. Malgré les oppositions idéologiques, nous sommes avec
LES ANNÉES TRENTE 49
la Russie dans le camp des vaincus de la dernière guerre. Nous avons
un grave problème d’espace vital ; mais les Russes ont celui de l’accès
à la mer qui s’est aggravé depuis 1919. Nos intérêts contre le clan des
empires coloniaux sont communs.
- Ne pouvons-nous espérer une entente avec les Anglo-Saxons
face aux dangers de la subversion mondiale bolchevique ?
- Les Anglo-Saxons sont certainement prêts à se battre contre le
communisme jusqu’au dernier Allemand. Mais si nous commettons la
gaffe de nous laisser entraîner dans une guerre contre l’URSS, Anglo-
saxons et Français ne manqueront pas de profiter de l’affaiblissement
qui en résultera pour nous. Ils se montreront plus intransigeants que
jamais en matière de commerce et peut-être même nous attaqueront.
- Nous attaquer ? Quels avantages y trouveraient-ils ?
- Détruire le potentiel industriel allemand, détruire un peuple trop
inventif et trop dynamique, le seul capable de s’opposer à l’hégémonie
mondiale anglo-saxonne, sans doute aussi le seul capable de faire cette
unité européenne que les Américains nous conseillent hypocritement,
mais font tout pour empêcher, car ils la redoutent par-dessus tout. »
- La subversion mondiale bolchevique… » pensait Konrad, «…
moi aussi je viens d’être formé comme agent de subversion, et je serai
sans doute appelé à tenir un langage bien proche de celui des agents de
la Troisième Internationale ! » Mais son visage ne trahit rien de ses
réflexions.
Après un long silence, Wladimir reprit la parole : « En Russie on
nous aime et on nous admire. Pour les Russes, l’Occident, la science, la
culture, c’est l’Allemagne. À l’Ouest, en France surtout, on nous hait
d’instinct. Les Russes ne se sentent pas faibles ; ils sentent leur avenir
devant eux. Les Français au contraire et en dépit de leurs prétentions se
sentent décadents ; cela commence aussi en Angleterre. Mais ces déca-
dences, bien réelles, ne peuvent pourtant compenser notre écrasante
infériorité économique. Si nous devons être une fois de plus vaincus,
prions Dieu que ce soit par les Russes, communistes ou non. Quand il a
appris le succès de la révolution d’octobre, c’est en allemand que Lénine
s’est écrié « Es schwindelt » (ça donne le vertige !).
Pour Émile, les mois passaient sans changements notables et
cette monotonie lui était odieuse. Il avait des démangeaisons de prendre
une masse et de mettre en morceaux ce triporteur qui avait d’abord fait
sa joie. Il se sentait pris dans un engrenage impitoyable, dans un rêve
50 LE GRAND SUICIDE
absurde et sans issue. Il continuait la préparation de son baccalauréat,
mais l’enthousiasme avait molli et sa mémoire s’en ressentait : il lui fal-
lait davantage de temps pour enregistrer. Il fallait que ça change, mais il
ne savait pas comment s’y prendre.
Une jeune ouvrière de son atelier, qui peignait les filets dorés alors
à la mode sur les cadres noirs et arrondissait ses fins de mois par un
habile commerce de ses charmes, remarqua la mélancolie du garçon.
Elle eut envie de lui venir en aide et ne manqua pas une occasion de le
frôler de ses seins ou de ses fesses ; elle se méprenait sur les causes de
son changement et se sentait attirée par le vigoureux adolescent et par
le mystère de son sérieux. Pascal, le vieux contremaître septuagénaire,
vit le manège et crut bon de mettre le garçon en garde : « Te laisse pas
pigeonner par la Magui, mon petit. Chez elle on est putain de mère en
fille ; et elles font pas de cadeaux, les garces ! » Émile lança un « Oui,
merci » de circonstance, mais sa tête de cochon lui fit prendre le parti
contraire et le même soir il rattrapa la Magui sur le trottoir. Elle lui sourit
gentiment : « Ça va. ? Pas trop crevé ?
- Pas du tout, en pleine forme !
- T’as pas peur de te promener avec moi ? On a bien dû te dire des
choses…
- Il y a beau temps que je me fous de tout ce qu’on peut me dire
et que je n’en fais qu’à ma tête.
- Quel âge que t’as exactement ?
- Je vais sur les 16 ans.
- Ben dis donc, t’es balaise pour ton âge. Tu viens jusque chez
moi ?
- Je peux pas.
- Et pourquoi ? T’as un rencard ?
- Non, mais j’ai pas un flèche.
- Mais si je t’invite, idiot, c’est tout de même pas pour te faire
payer. Allez, viens, tu me plais ! »
C’est ainsi qu’Émile fut initié à l’amour dans un coquet petit deux
pièces trop beau pour une modeste ouvrière. On était samedi et Magui
voulut le garder jusqu’au lundi. Le garçon se laissa convaincre sans hési-
tation. Il trouvait agréable cette fille brune aux chairs très blanches. Le
dimanche après-midi ils allèrent au cinéma, ce qui arrivait très rarement
à Émile. Ils virent quelques scènes d’un western affiché pour la semaine
suivante, puis un film sur la Provence. Il en ressortit avec une intense
nostalgie de grands espaces et de soleil. il avait hâte de passer ce cap
du baccalauréat qui pouvait ouvrir la porte sur le grand large. Il le dit sans
LES ANNÉES TRENTE 51
réfléchir à Magui qui le regarda avec incrédulité. Après un long silence
elle dit pourtant : « C’est bizarre, je sentais bien que ton sérieux cachait
quelque chose. Alors c’était ça ?
- Oui, ça me donne des soucis… Mais tu m’as fait du bien et je
crois que ça ira mieux. »
Cela alla mieux en effet. Il alla plus fréquemment chez les Hart-
mann, car les formes voluptueuses de la brave femme ne le troublaient
plus. Et Magui ne lui refusait jamais une nuit chez elle. Ils éprouvaient
une réelle tendresse l’un pour l’autre tout en se laissant totalement libres.
Il raconta tout à Gaetano, y compris ses projets de foutre le camp
dans un pays ensoleillé, loin de cette saloperie de ville noire. L’exilé ne
le découragea pas, mais lui dit :
« Je viens d’un pays ensoleillé. C’est dans la partie la plus enso-
leillée de l’Italie que la misère est la pire. Suis ta voie, ne te laisse pas
décourager. Du soleil, tu en trouveras aux colonies… Mais pourras-tu
supporter ce que tu y verras ? Tel que je te connais, c’est une question à
te poser maintenant.
- Que veux-tu dire ?
- Que tu y trouveras un esclavage révoltant et que si tu ouvres la
bouche on te réexpédiera en France, bien beau si on ne te bute pas.
Sais-tu comment ils ont fêté le 14 juillet à Dakar l’année passée ? En fai-
sant sauter une cartouche de dynamite au cul d’un nègre. Deux journaux
l’ont signalé, mais n’ont même pas pu obtenir une enquête sérieuse.
- Ils étaient saouls ?
- Ce n’est même pas sûr. Ils ont pris un pauvre nègre décoré qui
avait cru pouvoir se mêler aux Blancs à la manifestation des anciens
combattants. »
Émile était consterné. Il devait pourtant bien exister un moyen de
vivre en homme sur cette garce de terre !
Le printemps 1935 lui apporta une dure déception. La déclaration
de Staline à Pierre Laval tomba comme un coup de tonnerre dans un ciel
sans nuages : « J’approuve pleinement la politique de réarmement de la
France pour maintenir son potentiel au niveau de sa sécurité ». Les com-
munistes qui, la veille encore, criaient « À bas les deux ans organisèrent
le sou du soldat. Émile était révolté de ce cynique revirement qui donnait
raison à la droite dans sa politique militariste et dans son affirmation sans
cesse rabâchée : « Les communistes sont des valets de Moscou ». Et il
ne fut pas le seul à se sentir désorienté. Des millions de gens de gauche
eurent les mêmes réactions.
Gaetano expliqua à une réunion à laquelle étaient conviés aussi
52 LE GRAND SUICIDE
des socialistes, des pupistes (P.U.P. était l’abréviation du Parti d’Unité
Prolétarienne qui, pour faire cette unité, avait ajouté un troisième parti
aux deux existants) :
- Ce qui se passe ne doit pas nous étonner. Depuis les erreurs
d’analyse qu’ils ont commises en 1929, au début de la crise, les diri-
geants russes de la Troisième Internationale ne croient plus à la révolu-
tion mondiale. Ils n’ont pas vu que les problèmes ne se posaient pas du
tout chez nous comme dans la Russie tsariste. Mais au lieu de recon-
naître honnêtement leur erreur, ils préfèrent nous considérer comme des
abrutis et des décadents incapables de faire une révolution. Alors ils ten-
tent de semer la guerre dans le camp capitaliste et des imbéciles comme
Hitler et Pierre Laval leur font la partie belle. Reste à savoir si les peuples
seront assez bêtes pour marcher. »
Deux communistes qui avaient réussi à s’introduire se levèrent
furieux et l’un d’eux déclara : « Dis donc, t’es mariole toi ! Tu veux don-
ner des leçons aux chefs de l’Internationale. Si t’es aussi fort, pourquoi
ne viens-tu pas au parti ? Des choses comme ça, tu peux les dire à l’inté-
rieur du parti. Mais si tu les dis en dehors, alors c’est que tu travailles à
diviser le prolétariat.
- Je sais : hors de l’Église point de salut ! Vous êtes des curés sans
Dieu, mais bien des curés ! Dans ton parti, j’aurais été mis cent fois à la
porte. Et alors selon toi je n’aurais plus le droit de l’ouvrir ? »
Les deux cocos marmonnèrent quelque chose d’indistinct et Émile
n’entendit que la fin : « Viens, pas besoin de discuter, c’est une tête de
piaf ! » La myopie et l’imbécillité péremptoires n’étaient pas qu’à droite !
La fièvre montait dans tous les domaines et dans le monde entier.
Le danger d’une agression italienne contre l’Éthiopie s’aggravait de
semaine en semaine par l’envoi de nouveaux contingents de troupes en
Erythrée et en Somalie. Entre l’Italie fasciste et l’Éthiopie féodale et
esclavagiste où était la place d’un libertaire français ? Nulle part !
À la mi-avril, les accords de Stresa entre l’Angleterre, la France et
l’Italie, début mai la conclusion du pacte d’assistance mutuelle
franco-soviétique parachevaient l’encerclement d’une Allemagne encore
presque désarmée et une partie importante de la presse anglaise accu-
sait la France de pousser à la guerre.
L’affaire d’Éthiopie était lourde de risques, car l’Allemagne et le
Japon se déclaraient prêts à porter assistance à l’Éthiopie, ce qui pou-
vait déclencher la mise en application des accords de Stresa.
La guerre faisait rage en Chine et les Japonais franchirent la
grande Muraille le 16 juin. Le 20 du même mois les Anglais concluaient
LES ANNÉES TRENTE 53
un accord naval avec l’Allemagne peu en harmonie avec celui de Stresa.
Le 14 juillet naissait le Front Populaire qui se substituait au Front
commun socialo-communiste né au lendemain des troubles fascistes de
février 1934. Les composants de ce front étaient en complet désaccord
en politique extérieure.
Début octobre, après des mois de pourparlers inutiles, les Italiens
passaient à la guerre ouverte contre l’Éthiopie. Les impérialistes nantis,
principalement les Anglais et les Français, prétendirent appliquer des
sanctions économiques contre l’Italie, Mais les gens de Gauche pouf-
faient de rire devant cette prétention. Gaetano, dans une petite réunion
de libertaires et de socialistes indépendants, résuma l’opinion générale
d’une phrase : « Vous savez que je suis contre Mussolini, mais je choisi-
rais tout de même plutôt de vivre en Italie que chez le trafiquant de
nègres d’Addis-Abeba ! Et les sanctions me font bien rire : Ce sont les
impérialismes repus qui veulent donner une leçon de morale à un impé-
rialisme affamé ! Nous n’avons rien à voir dans tout ça : la cause de la
liberté et celle de la paix sont inséparables. » Toute la gauche non inféo-
dée à Moscou pensait ainsi.
De l’intérieur aussi les régimes craquaient et l’Europe entière était
frappée de la terreur de l’espionnage et du sabotage.
Outre les procès monstres, Staline faisait exécuter par milliers des
« traîtres » à Wladivostok, en Ukraine et à Leningrad. Le 20 février, Hit-
ler faisait décapiter à la hache pour trahison deux Allemandes de haute
noblesse. Les procès d’espionnage se succédaient en France. Les étu-
diants égyptiens, sans doute attisés par les Italiens, se soulevaient
contre l’Angleterre. Suite à l’assassinat du chef national-socialiste suisse
par un Juif d’Autriche, des centaines de boutiques juives étaient atta-
quées par la foule en Allemagne. Et encouragé par le succès du plébis-
cite sous contrôle international en Sarre où l’on avait voté à une écra-
sante majorité le retour du Reich, Hitler commençait à soulever la ques-
tion de Dantzig et la clause du traité de Versailles qui prévoyait le retour
de la ville au Reich si 66 % des députés du Volkstag le demandaient.
Oui ! L’année 1935 était chaude ! Et elle révélait le caractère de guerre
civile européenne que devait prendre la seconde guerre mondiale.
L’année 1936 fut exaltante dès ses débuts. Émile était dans sa
dix-septième année. Après sa brève maladie, il s’était mis au sport et à
la gymnastique. il allait deux fois par semaine à l’Omnium Sportif, faisait
des agrès avec ardeur, se faisait initier à la boxe et à la lutte gréco-
romaine. Tout le monde lui conseillait de se limiter à un seul sport de
combat et de le pousser plus loin, mais il avait son idée dont il ne s’ou-
54 LE GRAND SUICIDE
vrait à personne : il voulait développer des capacités d’attaque rapide, de
dégagement et de fuite pour la bagarre de rue.
Il insista pour accompagner les militants libertaires dans leurs noc-
turnes collages d’affiches. Dès le premier soir il connut son baptême du
feu. Ils étaient trois : Gaetano, un autre Italien et lui. Alors qu’ils s’affai-
raient sur le mur de l’école de dessin, deux agents cyclistes surgirent de
derrière les halles. L’affaire, bénigne en soi, pouvait être grave pour les
Italiens et leur valoir l’expulsion. Gaetano dit à Émile : « Tire-toi un peu,
on va leur faire un shampoing. » Sans comprendre, Émile s’exécuta et
prit l’allure d’un simple curieux. Les agents mirent pied à terre et appuyè-
rent leurs lourdes bécanes noires au mur. C’était deux grands et gros
gaillards de 90 kg. L’un demanda : « Qu’est-ce que vous collez là ? —
Vous voyez bien — C’est des affiches antimilitaristes et anarchistes.
Vous savez que c’est interdit ! — Non — Non ? Vous êtes français ? —
Oui — Montrez un peu vos papiers — On les a pas sur nous — Alors sui-
vez-nous au poste. »
Gaetano fit mine d’obéir, posa son pinceau dans le seau de colle,
mais ne le lâcha pas et, d’un geste brusque, emplâtra les yeux d’un
agent, tandis qu’avec une parfaite coordination l’autre jetait le contenu
du seau à la figure du second. La scène n’avait pas duré une seconde.
Émile pensa que la colle de farine utilisée était sans danger, mais que
les deux « hirondelles » rendues furieuses allaient vite s’essuyer les
yeux et se lancer à la poursuite des fuyards. À cette époque ils n’hési-
taient pas dans un cas semblable : la première balle sur le bonhomme,
la seconde en l’air… et va le prouver ! Émile eut une inspiration : il tira
son couteau de poche et creva les pneus avant des deux bicyclettes. Les
autres l’en félicitèrent chaudement et depuis ce jour il fut considéré
comme un homme sûr, digne de participer à toutes les équipées.
Mais les choses ne se passaient pas toujours aussi bien. Il y avait
aussi des rondes nocturnes de civils membres de ligues fascistes telles
que l’Action Française et les Croix de Feu. Les assaillants opéraient en
groupes d’au moins 5 hommes armés de cannes ferrées, de matraques,
de poings américains. Ils avaient derrière eux la complicité tacite de tou-
tes les autorités administratives, policières et judiciaires et ils ne se
gênaient pas pour défoncer un crâne, fracturer une colonne vertébrale
ou faire une perforation intestinale avec leurs cannes ferrées.
Émile se sentait soulevé de haine contre ces hommes qui avaient
des gueules de requins, à part quelques jeunes naïfs. Leur assurance
insolente, mais surtout leurs raisonnements aussi myopes que
péremptoires le mettaient hors de lui. Il pensait que les évidentes contra-
LES ANNÉES TRENTE 55
dictions du système, la crise et le chômage auraient du les rendre au
moins tolérants, et au contraire ils en devenaient plus odieux.
Il prit l’initiative de la contre-attaque et fit à ses camarades un dis-
cours véhément : « Il ne suffit pas d’avoir pour devise « Pour une dent
toute la gueule », il faut aussi le mettre en application. Pour le moment
nous dégustons sans le rendre. Il faut nous mettre des protections sous
nos coiffures et nos vêtements et travailler à cinq : deux qui collent, trois
qui surveillent. Il faut aussi nous masquer le visage avec des foulards et
faire suivre des outils avec nous : des marteaux et des clés à molette. »
La semaine suivante ils furent attaqués et firent un massacre ; le moins
blessé des assaillants avait un poignet brisé et ils ne furent pas capables
de remonter dans la Chenard et Walcker de luxe avec laquelle ils étaient
survenus. Pour achever de les intimider, Émile releva ostensiblement et
sans se presser le numéro de la voiture et ses camarades trouvèrent
qu’il était un type formidable. Pendant plus d’un an, ils ne furent plus
jamais attaqués.
Seul Gaetano n’était pas satisfait : « C’est bien beau, mais ça
donne raison aux fascistes — Comment ça ? — Si vis pacem, para bel-
lum ! Nous constatons que c’est vrai. — Nous faisons la révolution, non
la guerre.
- Dès que la révolution cesse d’être pure, elle ressemble à la
guerre, parce qu’elle tue à l’aveuglette. Jusqu’ici, quelle révolution est
restée pure ? Parmi les exilés russes à Paris, il n’y a pas que des aristo-
crates, il y a aussi des copains comme Voline. »
Personne ne trouvait rien à répondre, et pourtant… il fallait bien
agir.
Émile commençait à douter de lui-même. Il cherchait la vérité
comme support d’une conduite logique. Mais la vérité existait-elle ?
Peut-être n’y avait-il qu’un écoulement insensé du temps, chaque siècle
balayant les illusions du précédent pour les remplacer par d’autres qui ne
valaient pas mieux…
Survinrent la prise du pouvoir par le front populaire et les grèves
monstres avec, pour la première fois, les occupations d’usines. Émile
bouillait d’impatience devant cette montagne en train d’accoucher d’une
souris.
Au début de l’été, il avait réussi au baccalauréat avec mention
« Bien ». Il en avait été le premier et le plus étonné. Mais ce succès per-
sonnel ne compensait pas sa déception politique. Il était bourré de sen-
timents de vengeance parce que pendant ses années d’adolescence il
avait été traité comme un vaurien qui ne fonctionnait qu’aux engueu-
56 LE GRAND SUICIDE
lades par des employeurs vulgaires, ivrognes et stupides, par des
contremaîtres hargneux qui n’auraient pas été capables de passer un
baccalauréat même au prix d’études menées dans des conditions de
confort familial. Il connaissait parfaitement ces sentiments de ven-
geance, mais ne s’en faisait nullement un cas de conscience et pensait,
conforté en cela par ses amis libertaires, que la vengeance est la resti-
tution de la dignité bafouée.
Et maintenant il sentait que l’élan révolutionnaire allait se refroidir,
que les ouvriers se dégonfleraient devant la prise du pouvoir et n’iraient
pas au-delà de la semaine de 40 heures, des congés payés et d’aug-
mentations de salaires immédiatement mangées par l’inflation. Il fut
stupéfait par les accords Matignon et vit d’emblée que l’arbitrage obliga-
toire pouvait facilement aboutir à la suppression du droit de grève. Là
encore, seuls les libertaires lui donnèrent raison. Les autres s’esclaf-
fèrent avec suffisance : « Alors, d’après toi, Léon Blum supprimerait le
droit de grève ? » Ce qui l’exaspérait le plus, c’était leur manière de le
traiter de haut, comme un gamin inexpérimenté, alors que ses vues
étaient moins naïves que les leurs, il en était parfaitement conscient.
Seuls les anarchistes le respectaient et il se sentait de plus en plus pro-
che d’eux, malgré de nombreuses interrogations qu’il se posait. Mais
cela ne détériorait pas les amitiés ; chez les anarchistes, que tout le
monde à l’époque considérait comme des fous et des exaltés dange-
reux, régnait au contraire une totale tolérance et on pouvait poser des
questions à voix haute, discuter un problème à fond sans compromettre
la fraternité du milieu.
Pour eux, la guerre d’Espagne était bien plus importante que la
France du Front Populaire dont ils n’attendaient rien de décisif. Pendant
que les ouvriers français se ruaient sur les routes et dans les trains, dans
l’euphorie des premiers congés payés, le milieu libertaire s’amincissait
du fait de toutes autres vacances : celles d’Espagne où on jouait avec
des fusils et des grenades. Beaucoup n’avaient même pas attendu la for-
mation des Brigades Internationales pour partir. Émile savait que, sur ce
point, les journaux de droite qui s’en indignaient ne mentaient pas.
Gaetano aussi décida de partir et il s’en expliqua à Émile dont il
devinait le désarroi : « Ce qui commence en Espagne, c’est bien plus
qu’une révolution politique et sociale. Il se pourrait que ce soit la fin du
Christianisme. Je ne dis pas seulement cela à cause des violences
contre les curés et les nonnes, et qui sont d’ailleurs une maladresse.
Mais il y a eu bien plus important que cela : dans Madrid, dans Barce-
lone, des femmes ont manifesté la poitrine nue. C’est la révolte du sexe
LES ANNÉES TRENTE 57
sali par la religion, de la femme surtout, encore plus asservie que
l’homme. Si cette révolution triomphe, ce sera vraiment la grande libéra-
tion pour l’Europe, la libération des sentiments et des instincts manquée
par la Renaissance avortée et que ces imbéciles d’Allemands ont
achevé de tuer avec leur protestantisme. Et je vais maintenant te dire
une chose qui va t’étonner : tu sais que les anarchistes n’ont pas de
chefs, pas de présidents, de secrétaires ni de trésoriers ; nous luttons
contre les états et il serait idiot de commencer par planter leurs
embryons parmi nous. Tout comme nous jouons la morale contre la loi,
je veux dire notre morale qui n’est ni bourgeoise, ni chrétienne, nous
jouons le groupe d’affinités contre les structures de l’état. Cela, tu le
savais déjà un peu, mais ce que tu n’as peut-être pas vu, c’est qu’aucun
groupe ne fonctionne sans un bon animateur. L’animateur ne commande
pas, il entraîne. Ici c’était moi l’animateur. Je pars parce que je crois que
j’ai mieux à faire ailleurs. Et pour me succéder ici, je ne vois que toi. Les
autres n’ont pas l’ardeur nécessaire. Alors tâche de ne pas laisser mou-
rir ce groupe qui marchait bien. »
Émile avait la mort dans l’âme. Il découvrait seulement en cet ins-
tant à quel point son grand ami avait été sa force au cours de ces années
difficiles. Il voulait répondre, mais restait sans voix. Il serra de toutes ses
forces ses poings dans son dos, crispa ses avant-bras, réussit à avaler
de la salive et à maîtriser son émotion ; puis il articula d’une voix basse,
mais assurée : « Je ferai mon possible ; mais si les meilleurs s’en vont…
Et puis… moi aussi je voudrais partir en Espagne. Ici c’est foutu.
- Quel âge as-tu ?
- Dix-sept ans la semaine prochaine.
- C’est bien jeune ! Attends encore un peu. Tu as le temps. Cette
guerre sera longue. Quand ça a commencé, tous ces imbéciles
marxistes disaient : « Un coup d’état qui ne réussit pas en 48 heures est
fichu ». Trois mois plus tard Franco a pris la moitié de l’Espagne. Main-
tenant il piétine et je pense que le peuple va se mobiliser et le rejeter
chez ses tueurs musulmans avec qui il a commencé. Mais on ne sait pas
et ça peut aussi mal tourner. »
C’est ainsi qu’à 17 ans Émile se trouva presque seul et respon-
sable du groupe libertaire de Saint-Étienne. Il s’installa à demeure dans
la mansarde de Gaetano et décida de revoir sa mère qui n’habitait qu’à
quelques centaines de mètres. Il était allé lui annoncer son succès au
baccalauréat début juillet. Elle en avait été très fière et avait raconté la
chose à tout le quartier. Mais ils n’avaient plus rien à se dire et la joie était
vite retombée. Cette fois il en fut de même. Passées la tasse de café au
58 LE GRAND SUICIDE
lait et les madeleines, il était difficile de meubler le silence.
Il avait besoin d’un contact profond et alla frapper chez Magui qui
l’accueillit avec une émotion non feinte. Elle était bronzée et raconta
qu’elle était allée à la mer pendant tout le mois d’août avec un artisan
divorcé de Firminy, « un type à pognon, mais pas marrant pour deux
sous, et vulgaire au fond, bien qu’il joue au sentimental ». La mer, par
contre, dans les rochers et les plages de Toulon, c’était drôlement
chouette. Elle avait même appris à nager grâce à un jeune Marseillais
qui venait presque tous les soirs. Elle ajouta après un silence « Mais il
ne fallait pas que je me laisse trop voir par l’autre connard ; il est jaloux
comme un vieux chat. Je sais pas pourquoi je te raconte tout ça… »
Elle baissait la tête. Émile la sentit malheureuse et devina. Et
d’instinct il fit et dit ce qu’il fallait. Il entoura la jeune femme de ses bras,
couvrit son visage de baisers, fut déçu par la qualité de la peau abîmée
par le soleil et qui avait perdu de sa douceur, fit alors glisser ses lèvres
sous les oreilles, le long du cou et jusqu’à la naissance des seins. Là la
peau était restée satinée et l’intimité revint sans mensonge. Alors il
parla : « Moi je sais pourquoi tu me racontes tout ça. Tu es brouillée avec
toi-même, mécontente de toi et tu as tort. Tu avais envie d’aller à la mer,
mais pas ainsi. Tu aurais voulu y aller libre, avec un mari, des enfants,
sans avoir à dire merci à des salauds. Mais ce n’est pas de toi qu’il faut
avoir honte. La honte est pour ceux qui nous volent et nous réduisent à
leur vendre notre travail ou notre cul.
Mais réfléchis un peu, Magui : qui est la vraie prostituée ? Toi qui
te vends à contre-coeur ou la bourgeoise pourrie de pognon et qui se
marie à un type dont elle se fout parce qu’il lui en apporte davantage ? »
La pauvre fille le regarda avec étonnement, fixement, puis l’étrei-
gnit de toutes ses forces. Au bout d’un moment elle dit avec sérieux :
« Dommage que j’aie presque dix ans de plus que toi. Maintenant ça fait
rien, mais plus tard ça irait pas. »
Un grand amour venait de naître, mais sans espoir. En la quittant
le lendemain matin, Émile se sentait comblé et lui dit en guise d’adieu :
« Soyons contents, nous avons la meilleure part : nous n’avons pas
besoin de nous mentir et même si nous ne pouvons pas faire ce que
nous voulons, au moins nous pouvons être sûrs que nous nous aimons
vraiment ». Et il ajouta sans en citer l’auteur une phrase de Gaetano :
« Les bourgeois aussi ont besoin que nous les affranchissions ; mais ils
ne le savent pas. »
Au groupe les choses n’allaient pas toutes seules. Une semaine
après le départ de Gaetano, les flics étaient venus au petit local sordide
LES ANNÉES TRENTE 59
de la rue Pointe-Cadet loué à son propre nom par un Français du groupe
pour le compte du groupe. Le commissaire, ventru et poussif, attaqua
directement le vif du sujet : « On cherche Nicholetti.
- Pas vu.
- Depuis quand ?
- Depuis une dizaine de jours.
- Où est-il ?
- Il m’a dit qu’il allait voir sa mère en Italie.
- En Italie, voyez ça ! Mussolini va sûrement lui faire une rente. Tu
te fous de nous ?
- Je vous dis ce qu’il m’a dit. Je n’en sais pas plus.
- Et qu’est-ce que tu fous ici ? Et d’abord quel âge as-tu ?
- Dix-sept ans.
- Ton père te sait ici ?
- Si les morts nous voient, sans doute.
- Ton père est mort ?
- Il y a déjà sept ans, des suites de la guerre. »
Les flics marquèrent un silence. Puis le commissaire reprit
« Tu sais qui il est ton ami Nicholetti ? Un voleur et un assassin. Si
on était moins idiots en France, on le livrerait aux Italiens.
- Ce n’est pas mon affaire.
- Mais c’est ton affaire de le suivre, de te laisser monter le coup
par lui. On ne te connaît pas depuis hier, mon petit bonhomme. Continue
comme ça, tu verras où ça te mènera.
- Ça m’a déjà mené au baccalauréat. Nicholetti m’a beaucoup
aidé.
À ce moment entra dans la salle un géant quinquagénaire, le père
Gauthier, locataire des lieux, qui attaqua sans préambule : « Il vous faut
quelque chose, Messieurs ?
- On cherche Nicholetti.
- Personne de ce nom dans la maison.
- Tu nous prends pour des idiots ?
- Messieurs, je ne me souviens pas d’avoir gardé les cochons
avec vous et je vous prie de ne pas me tutoyer. Et d’abord qui
êtes-vous ? »
Le commissaire exhiba sa carte : « Vous ne me connaissez pas,
sans doute ?
- Ici, vous êtes chez Gauthier, plombier. Que voulez-vous ?
- On voulait savoir où a passé Nicholetti. Mais bien sûr vous n’en
savez rien et vous ne le connaissez sans doute même pas. Plombier…
60 LE GRAND SUICIDE
Plombier… c’est du matériel de plombier ça ? »
Et le gros commissaire désigna du menton une rotative à mani-
velle mal recouverte d’un sac.
- Je l’ai achetée aux puces, comme ferraille. Et puis c’est mes
oignons. Maintenant ça suffit. Si vous croyez pouvoir en savoir plus, allez
chercher un mandat de perquisition ou un mandat d’amener. En atten-
dant, soyez aimables… » Et il désigna la porte de la main.
Émile était stupéfait. Jamais il n’aurait osé parler de la sorte à des
flics. Gaetano l’avait surestimé en lui confiant l’animation du groupe. Il
s’en ouvrit au père Gauthier qui le réconforta. « Mais non, petit, Gaetano
ne s’est pas gouré. Tu es jeune, tu as de l’imagination, de l’élan. Moi je
suis un vieux de la vieille, j’ai plus le punch… Il te faut seulement être
plus prudent. T’aurais pas du les laisser rentrer ; sans mandat de perqui-
sition, ils n’ont pas le droit. Et faut jamais leur faire de cadeau. T’as rien
dit sur Gaetano au moins ?
- Ce qu’il m’avait dit de dire : en Italie. Mais pourquoi tiennent-ils
tant à savoir où il est ?
- D’un pays à l’autre ils se communiquent des renseignements. Ils
cherchent à savoir tous ceux qui partent en Espagne. Ils doivent nous
classer en pas dangereux, dangereux, très dangereux. »
Seul dans sa mansarde, Émile ne trouvait pas le sommeil. La des-
cente de police l’avait excité. La venue au pouvoir du Front Populaire ne
changeait rien. Il tentait de faire le point des derniers mois. Dans son
esprit repassaient les grèves et la révolution noyées dans les congés
payés, l’Espagne à demi conquise par les franquistes, la folie de la déna-
turation du blé qui avait fait hurler les paysans, qui avait été ressentie par
beaucoup, par lui-même d’abord, comme un sacrilège ; cette mesure
était d’autant plus idiote que, dans le même temps nous achetions du blé
au Canada ; en outre, pensait Émile, on aurait pu en vendre à l’Alle-
magne qui en manquait et cela aurait contribué à détendre l’atmosphère
entre les deux pays, à faire reculer les menaces de guerre. Puis, sur la
lancée de cette folie, on donnait maintenant des primes pour l’arrachage
des vignes. Un an auparavant, la gauche dénonçait les gaspillages de
blé et de café en Amérique ; parvenue au pouvoir, elle entrait dans le
même jeu de folie. Et pourquoi permettait-t-elle à sa police de ficher ceux
qui partaient en Espagne ? Et cette question de l’arbitrage obligatoire, qui
supprimait presque le droit de grève ? Aveuglement ou trahison ? C’était
trop gros pour ne pas être une trahison…
Émile bouillait de colère contre la naïveté du peuple. Il pensa : « Ils
peuvent se moquer des Allemands ! Ils feraient mieux de se regarder.
LES ANNÉES TRENTE 61
Hitler, au moins, il fait ce qu’il annonce, pas le contraire. Et il ne fait pas
de cadeaux aux gros ; il coupe aussi bien la tronche aux aristos qu’aux
souteneurs. » Ces réflexions lui firent presque peur. Il avait souvent
entendu des communistes affirmer que les ressemblances étaient nom-
breuses entre les fascistes et les anarchistes : « Vous êtes corporatistes,
comme eux ; vous êtes des aventuriers, comme eux ; en voulant baser
vos lois sur la biologie, vous approuvez la loi du plus fort, comme eux ;
vous ne voulez pas de chefs, mais des entraîneurs d’hommes ; or c’est
justement la définition qu’Hitler donne des chefs. »
Il avait besoin d’aide et alla le lendemain chez les Hartmann. Il
tomba en plein milieu d’une conversation animée. Des membres du
Comité de défense antifasciste étaient là et écoutaient le père Karl :
« Oui, je dis, Hitler il a raison sur Dantzig comme il avait raison sur la
Sarre. Dantzig est une ville allemande. Et le traité de Versailles dit : si
66 % des députés sont allemands, alors Dantzig redevient allemand. En
refusant, vous donnez raison à Hitler. C’est vous qui voulez pas appli-
quer, le traité de Versailles. « Les Français ne trouvèrent sur le coup rien
à répondre. Ce fut Émile qui, après un silence, demanda : « Mais si on
cède à Hitler sur les points où il a raison, ne lui donne-t-on point de
forces pour des
agressions injustifiées ? Sa doctrine est une doctrine de violence.
- Oui, il y a un risque. Mais je crois que le risque est pire en refu-
sant. Tout cela ne pourrait être résolu que dans une Europe désarmée et
unie. « Émile commençait à apercevoir la vraie nature du problème : une
crise de confiance qui allait aboutir à un nouveau charnier. Et cette crise
de confiance, bien sûr, ne pouvait manquer d’être envenimée par des
intérêts capitalistes. Rien n’était simple. Hitler ne croyait qu’à la force, l’é-
crivait, le disait. Mais le refus des alliés d’honorer certaines clauses d’un
traité qu’ils avaient eux-mêmes imposé à l’Allemagne vaincue ne pouvait
que le confirmer aux yeux des Allemands. Rien d’étonnant à ce qu’il
fasse presque 100 % lors des plébiscites. En outre, Émile commençait à
être troublé par l’unanimité qui se dessinait contre l’Allemagne. Droite et
gauche en France, Staline, Mussolini et Pierre Laval parmi les gouver-
nants se retrouvaient unis contre Hitler. Il était tout de même étrange que
des fascistes et des conservateurs préfèrent l’alliance avec Staline
contre Hitler que l’inverse. Il décida d’aller en discuter avec Michel Jac-
quet.
Il alla aux Ruches de la Jeunesse dès le lendemain soir et eut la
chance d’y trouver, en plus de Michel, un jeune conseiller municipal com-
muniste, Fargeot, le seul qui acceptait de discuter avec les anarchistes
62 LE GRAND SUICIDE
sans attitude de supériorité blessante. Ce fut lui qui répondit aux ques-
tions d’Émile : « Les plus dangereux ennemis de la Révolution ne sont
pas les types bornés comme nos imbéciles de camelots du roi. Le pre-
mier venu leur riverait leur clou. Mais Hitler développe une philosophie,
une idée de l’histoire contraire à celles de Karl Marx. C’est pour cela qu’il
est le plus dangereux. Et en plus il a réussi à relancer l’économie alle-
mande. Même des camarades du parti s’y sont laissés prendre et l’ont
rejoint. Celui qui pourrait lui répondre, Thaelmann, est en prison.
- Cela explique l’alliance de Staline avec des gouvernements
bourgeois, mais non l’inverse, non celle des fascistes et des bourgeois
avec l’U. R. S. S.
- L’économie capitalise est basée sur la concurrence. C’est pour-
quoi la guerre est inévitable tant que les travailleurs n’auront pas pris le
pouvoir. Qu’un groupe de nations capitalistes se cherche une alliée en
dehors de son camp, rien d’étonnant. C’est un problème purement
stratégique.
- Mais les alliés auraient bien intérêt à s’allier d’abord à l’Alle-
magne pour détruire l’U.R.S.S. Ensuite, ils viendraient bien à bout d’une
Allemagne qui, à cause de sa position géographique, ne pourrait éviter
de
porter le plus gros du poids de la guerre. Non, tout cela ne me
paraît pas clair. »
Les deux communistes ne savaient plus quoi répondre. Michel
Jacquet se contenta de dire en conclusion : « Nous ne sommes pas dans
les secrets des capitalos ; ils doivent avoir leurs raisons… »
Émile n’était pas convaincu. Il y avait là un élément qui lui échap-
pait. Le souvenir des nombreuses mises en garde du clergé allemand
contre le néo-paganisme lui revint à l’esprit. Est-ce le Vatican qui tirait les
ficelles de la droite française et italienne ?
Il prit congé et remonta lentement la rue Ferdinand. Il faisait lourd.
Le soleil du soir tentait de dorer les façades noirâtres. Émile se sentait
profondément désemparé. N’était-il pas en train de gaspiller sa vie en
s’occupant de politique ? Et pourtant, pouvait-on se sentir digne en se
laissant manipuler comme du bétail qu’on engueule quand il travaille,
qu’on fout à la rue quand le travail manque et qu’on envoie à l’abattoir
pour des causes fallacieuses ? Il connaissait trop l’incroyable myopie
intellectuelle de la bourgeoisie pour pouvoir prendre au sérieux les auto-
rités qu’elle sécrétait. Et pourtant il avait envie de vivre ; il avait envie de
grand air, de beaux paysages, de belles filles. Ce soir il irait chez
Magui… Et puis non ! Il n’irait pas ; c’était trop facile ! Il n’avait jamais eu
LES ANNÉES TRENTE 63
de filles de son âge. Il y avait là quelque chose d’anormal ; il fallait y
remédier. Devait-il chercher du travail ? Aucune place fixe ne lui laisse-
rait autant de liberté d’horaire que ses activités de plâtrier-peintre avec
les camarades italiens, les seuls êtres avec qui il se sentait parfaitement
à l’aise. Et ça ne gagnait pas trop mal. Bientôt il y aurait la Fac. Il faudrait
y aller au moins deux fois par semaine. Avec un abonnement au train, ça
pouvait marcher.
Parvenu place Fourneyron, la foule se densifia et devint plus élé-
gante. Il décida de chasser de suite la fille. Il en choisit une aux mollets
musclés, à la démarche énergique. Elle n’était pas belle, avait un nez
osseux ; mais elle avait du chien et ne semblait pas bécasse. Il se porta
à sa hauteur et se demanda ce qu’il allait dire. Elle lui lança un regard
furtif qui indiquait qu’elle se savait suivie, mais n’accéléra, ni ne ralentit.
C’était plutôt bon signe. Il affermit sa voix et dit : « Pardon Mademoiselle,
j’ai envie d’aller au cinéma ce soir et je n’aime pas y aller seul. Puis-je
vous inviter ?
Au cinéma ? Tiens donc… et quel film avez-vous en vue ? »
Il se sentait pris de court et se dit : « Quel imbécile je fais ! » Puis
à voix haute : « Je ne sais pas ; j’aime bien les westerns. Il faudrait voir
les programmes.
- Vous n’avez pas de chance ; les westerns m’assomment ; ils se
ressemblent tous.
- C’est vrai, mais ce que j’aime, ce sont les paysages, les grands
espaces. J’étouffe dans cette ville.
- Alors ne vous contentez pas du cinéma. Partez ailleurs.
- J’y songe sérieusement. Je le ferai certainement un jour. Mais en
attendant je suis ici.
- Si vous aimez les grands espaces, il y a aujourd’hui mieux qu’un
western. On passe à nouveau la « Croisière noire » à l’Alhambra. Je l’ai
déjà vue, mais je la reverrai volontiers.
- D’accord. Vous êtes vraiment chic. Il n’est que 7 heures. Que
puis-je vous offrir en attendant ?
- Une glace place Marengo. Je n’ai pas très faim, et il fait si
lourd. »
Au café il regarda la fille. Bien découplée, elle faisait assez mûre.
Elle aussi devait être plus âgée que lui : au moins 21 ans. Il se consola
en pensant : « C’est tout de même un progrès et ça a marché de suite. »
Alors que dans la salle obscure du cinéma, il se croyait obligé de
commencer à embrasser et caresser la fille, elle le repoussa sans
brusquerie : « Non, après ; laisse-moi regarder. »
64 LE GRAND SUICIDE
« Après » était prometteur : ce ne pouvait être que dans une cham-
bre ; et elle l’avait tutoyé. Il lui entoura légèrement les épaules et
demanda : « Dis-moi au moins ton nom. » Elle souffla : « Simone. Et toi ?
— Émile ».
Ils étaient fascinés par ces paysages d’Afrique, ces immenses
horizons ; mais c’est surtout le soleil qui leur entrait dans l’âme. Il lui serra
la main avec douceur : « Il faut foutre le camp. »
Après le cinéma elle l’entraîna sans façons chez elle. « J’habite
tout près, rue d’Isly ». Ils montèrent trois étages d’une vieille maison fort
propre pour l’époque. Simone ouvrit aussi silencieusement qu’un
cambrioleur, entra la première tout en le repoussant en même temps ; il
entendit qu’elle tirait des rideaux ; puis la lumière jaillit et elle lui fit signe
d’entrer. Il referma derrière lui avec la même prudence. Simone ôta son
imperméable de gabardine, noua ses mains et étira ses bras nus qu’elle
lui ouvrit aussitôt. Alors qu’il serrait contre lui son buste ferme de fausse
maigre, elle lui murmura : « Déshabille-moi, j’adore ça ». Elle était très
différente de Magui, plus violente, plus frémissante. Elle le mordit plu-
sieurs fois en s’excusant aussitôt : « C’est plus fort que moi. Je ne peux
pas m’en empêcher. » Entre minuit et six heures du matin, où ils se levè-
rent, il l’avait prise quatre fois et il se sentait très fatigué. Il n’était que
modérément enthousiasmé. En buvant le café, il regardait le visage
osseux, d’une énergie un peu dure. Elle lui sourit : « Si tu as envie de me
revoir, je suis vendeuse chez la fleuriste de la rue de l’Éternité. Et toi ?
- Moi ? Pas grand’chose. Je tartine du plâtre et de la peinture avec
une équipe d’Italiens. À part ça, la semaine prochaine je débute en Fac
à Lyon. »
Elle parut impressionnée. Il l’embrassa pour prendre congé, mais
les baisers étaient insipides. Aussi fut-il très étonné de se sentir saisi
d’un violent accès de désir. Il la retourna vers le lit et la prit par-derrière.
Cette fois elle ne put réprimer un rauque roucoulement de volupté que
les voisins ne purent manquer d’entendre, car on pouvait suivre au son
toutes les phases de leur toilette matinale.
Émile partit, silencieux comme un chat. En rentrant chez lui il fai-
sait le bilan. Il pouvait raisonnablement prendre confiance en lui. Une fille
agréable l’avait accepté de suite. Mais cette nuit lui laissait un léger
malaise. Magui était plus douce.
Il dormit jusqu’à midi, se rasa paresseusement et sans savon, car
sa barbe était encore très tendre. Il avait faim, mais n’avait pas envie de
manger seul. Cela posait un problème, car à cette heure il ne pouvait pas
arriver à l’improviste chez un copain. Il se contenta donc de grignoter du
LES ANNÉES TRENTE 65
pain, du saucisson et du fromage. Il se sentait très changé et comprenait
mal. Il se disait qu’après tout les filles étaient peut-être plus importantes
que la révolution, mais en même temps il restait incrédule vis-à-vis de
lui-même. Il se sentait comme dans une demi-ivresse. Il pensa soudain
à un proverbe chinois que Gaetano citait souvent : « Les poissons morts
nagent avec le courant. » Et d’un seul coup il fut de nouveau lui-même.
La superficialité, l’indifférence, le conformisme, la servilité, c’était bon
pour les imbéciles. Il n’était pas un imbécile et ne réussirait pas à le
devenir, quoi qu’il fasse pour se mettre au diapason des autres. Il lui fau-
drait organiser sa vie en tenant compte de sa personnalité. De toute
façon on ne se refait pas, et il n’avait nulle envie de se refaire.
Au milieu de l’après-midi, il alla au local du groupe où il espérait
rencontrer Angelo. Angelo avait 25 ans, parlait mal le français, mais, ce
détail mis à part, il était le philosophe du groupe. Moins précis que le
juriste Gaetano, il était pourtant aussi profond et son idole était Krishna-
murti. Lorsqu’Émile entra dans le local, Angelo marchait de long en large
une brochure ouverte à la main. Sans prendre le temps de dire bonjour,
il lança à Émile : « Tiens, lis ça ! » Il s’agissait de quelques pages par les-
quelles Krishnamurti prétendait démontrer que ce sont les idées qui
mènent le monde. Et Angelo surenchérissait : « Nous gagnerons ! Les
fascistes gagneront les guerres, mais nous gagnerons l’avenir. Tu com-
prends, Émile, il faut que nous pensions nos idées fort, très fort. Alors
nos idées elles marchent dans la tête des autres ; les pauvres imbéciles,
ils croient nous commander et c’est nous qui les commandons. » Émile
opina mollement. Les idées qui mènent le monde ??? Jusqu’à mainte-
nant il avait gagné son pain en travaillant pour des patrons abrutis aussi
aptes à comprendre de grandes idées qu’une limace. Il pensait aussi à
des bourgeoises chez qui il avait fait des travaux avec des copains du
groupe. Moins de cervelle qu’un moineau, mais du fric à jeter par la
fenêtre, des transformations d’appartement inutiles et d’un complet mau-
vais goût. Non les idées ne menaient pas le monde. La sottise, la lâcheté
et la vanité en étaient les vrais moteurs. Et les capitalistes le savaient
bien, eux qui avaient fait de la démocratie la plus subtile, donc la plus
immuable des dictatures. Leur suprême habileté consistait à laisser
croire au peuple qu’il élisait librement ses dirigeants, alors que la domi-
nation de la presse et de la radio leur permettait de paralyser l’élite révo-
lutionnaire en manipulant à leur gré les votes de la masse abrutie.
Mais il n’était pas d’humeur à se lancer dans une controverse et
se contenta de dire : « J’étais venu pour t’annoncer que la semaine pro-
chaine je commence mes cours en Faculté. Alors je ne serai pas aussi
66 LE GRAND SUICIDE
souvent ici. Mais je reste quand même au groupe. » Angelo était un peu
désemparé. Émile pensa : « Voilà bien les hommes ! Il y a cinq minutes
il me démontrait que ce sont les idées qui mènent le monde. Et il est
inquiet parce que je lui annonce que je m’absente ! » Une chose que
Gaetano avait dit de lui lui revint en mémoire : « Émile ne restera pas au
mouvement ; il le supère. » Il voulait dire : « Il le dépasse » ; c’était la
seule faute de français dont Gaetano n’avait jamais pu se guérir.
***
Les mois passaient. Émile allait régulièrement chaque lundi et
chaque vendredi à Lyon. Il lui semblait assimiler sans difficulté les pro-
grammes de la Propédeutique. Il trouvait un réel plaisir à ses études.
Seul le programme d’allemand l’agaçait. On passait trop de temps sur
des histoires de nains et d’ondines. Il devait bien y avoir des choses plus
importantes dans la littérature allemande. Pourtant, par Hölderlin, Nova-
lis, Schiller et Goethe, il se trouvait confronté à des interrogations
religieuses, à des visions sur l’homme et la vie dont son éducation athée
ne lui avait pas laissé soupçonner la nature. Le peu qu’il connaissait de
l’art religieux roman et gothique avait été un catalyseur insuffisant de sa
réflexion sur ces problèmes. Une étudiante d’allemand qui venait égale-
ment de Saint-Étienne et avec qui il voyageait fréquemment lui conseilla
d’aller voir une pâtissière très versée dans les problèmes de philosophie
hermétique. Les premiers livres que celle-ci lui fourra dans les mains
étaient infantiles et même farfelus. Il le dit franchement à sa collègue :
« Votre chocolatière m’a pris pour un marmot. »
Il choisit de lécher les vitrines de librairie et de se laisser guider
par les titres. Au début du printemps 1937, il avait compris : l’hermétisme
était tout aussi escroqué que le Christianisme. Il y avait d’une part un
contenu infantilisant, d’autre part quelques petites phrases bien choisies
qui évoquaient comme une évidence indiscutable la supériorité de l’An-
gleterre. Il se souvenait en particulier d’une phrase qui l’avait rendu
furieux : « La puissance de l’Angleterre est assise sur le roc. Même la
conquête des Iles Britanniques par des armées étrangères ne l’affaibli-
rait pas. » Cela faisait pendant à l’incommensurable prétention de la
sainte Église catholique et romaine et n’avait pas plus de valeur. Et pour-
tant Angelo avait raison sur un point : « Les problèmes existent. Mais il
faut nous méfier de ceux qui veulent nous vendre des solutions toutes
prêtes. Tous sont des escrocs. » Il se souvenait aussi d’une conversation
entendue entre Gaetano et un anarchiste franc-maçon du Grand Orient.
LES ANNÉES TRENTE 67
Ce dernier avait dit : « Les Anglais ont des prétentions insupportables. Ils
refusent de nous reconnaître parce que nous n’acceptons pas leur domi-
nation. C’est une attitude digne des curés catholiques. » Petit à petit les
choses se clarifiaient dans sa tête. Les Anglais cherchaient à dominer
tous les courants spirituels non catholiques pour en faire des supports de
leur impérialisme. L’Allemagne hitlérienne répondait en dissolvant toutes
les sociétés ésotériques et en s’emparant de l’Islam soufiste. C’était la
chocolatière elle-même qui le lui avait raconté.
Au plan politique, cela se traduisait par le soutien de l’Italie aux
étudiants égyptiens contre l’Angleterre et le soutien allemand au Maroc
qui avait retardé de 15 ans la colonisation française. Les fils étaient
compliqués, perfides et malsains. Il faudrait une bonne révolution
internationale pour balayer tous ces miasmes et refaire un monde où le
oui veut dire oui et le non non. Mais par où commencer ? Comment y par-
venir ?
Il suivait l’actualité politique de moins près. Les procès monstres
de Moscou, l’écrasement des Éthiopiens et des Chinois, la défaite évi-
dente des républicains espagnols, bien que la guerre piétine, tout allait
dans les sens du renforcement des dictatures et des militarismes. En
France, le Front Populaire était en situation d’échec économique. Plus
personne n’y croyait vraiment. La semaine de 40 heures n’était appli-
quée que dans de rares secteurs, les augmentations de salaires plus
que mangées par l’inflation ; seuls les congés payés restaient un acquis
positif.
Il allait souvent chez Simone qu’il n’aimait pas vraiment, mais à qui
il était lié par une attirance sexuelle réciproque. Par bonheur cette fille
était intelligente et libre et elle avait dit fort lucidement : « La passion sans
l’amour, c’est exactement ce qu’il faut pour un mariage malheureux. » Ils
étaient donc d’accord et il n’y avait pas de problème.
Il allait aussi chez Magui, mais moins souvent, car il la ressentait
maintenant comme trop maternelle et par là un peu fade. Ils avaient
Pourtant des moments de profonde tendresse dont il sortait apaisé et
heureux.
Il prenait confiance en lui et trouvait que la vie était fort suppor-
table.
C’est ce moment qu’elle choisit pour lui jouer un mauvais tour : il
échoua à sa Propédeutique. Il en fut stupéfait et se demanda pourquoi.
Il avait contrôlé son épreuve d’allemand chez les Hartmann et ceux-ci
avaient confirmé : excellent, pas une seule faute. Son travail de littérature
française lui semblait honnête et il n’avait pas laissé percer d’idées
68 LE GRAND SUICIDE
scandaleuses. Sa question d’histoire sur le second empire ne lui avait
pas été un casse-tête. Bien que détestant Napoléon III à qui il reprochait
sa trahison envers la Carbonara et la révolution italienne, il avait com-
posé en style strictement objectif.
Il décida de se représenter en octobre, mais il était ulcéré et atteint
dans sa confiance en lui. À la différence des instituteurs primaires, le
corps enseignant secondaire et supérieur était en majorité de droite.
Mais il ne pouvait imaginer qu’il était victime d’un barrage politique qui
n’était pas dans les mœurs de cette époque. Il réussit à apprendre grâce
à une secrétaire qu’il avait eu une note éliminatoire en français, son
devoir ayant été jugé « prétentieux, immodeste et même irrespectueux ».
Il se souvint alors d’avoir écrit que « les romantiques en disaient moins
avec un livre qu’un penseur avec quelques sentences », et que « bien
des longueurs soporifiques gâchaient des scènes saisissantes de vie. »
Ce n’était pas bien méchant, mais il avait du tomber sur un hugophile
intolérant.
Il avait devant lui deux mois de vacances. Il lui suffisait d’une
semaine pour réviser avant la session d’octobre. Il n’avait pas envie de
travailler. Il fit le compte de ses économies : 1 200 francs. C’était beau-
coup plus qu’il ne lui fallait pour deux mois.
Une idée qu’il avait toujours chassée revenait maintenant avec
une force irrésistible : il était un penseur de la révolution, mais que
valait-il en face de la mort ? La liberté ou la mort, disaient les anarchistes.
Les vrais étaient en Espagne. Et lui ? Il partirait ; de suite, sinon ce serait
trop tard. Il en parla à ceux du groupe qui restèrent silencieux. La plupart
avaient une famille.
Il ne dirait rien à Simone et à Magui, sinon qu’il partait en
vacances en vélo. Simone fut dupe, mais non Magui. Elle ne put se rete-
nir de pleurer et articula d’une voix blanche : « Tu sais, je n’ai que toi. Les
autres me payent, mais en même temps ils m’en veulent ou me mépri-
sent. Ne pars pas.
- Je reviendrai.
- Tu n’en sais rien ; on ne revient pas toujours de la guerre. C’est
fou ce que tu fais ; tu n’as même pas 18 ans.
- Je te promets d’être prudent.
- La prudence n’arrête pas les obus. »
Il passa la nuit chez elle. Le lendemain était le 14 juillet. Il partit
dès 9 heures, une couverture chaude roulée dans une toile imperméable
avec quelques vêtements pour seuls bagages. Le soir il était dans les
environs de Brioude, chez ses grands-parents. Ils étaient morts, mais
LES ANNÉES TRENTE 69
restaient un oncle et une tante qui le recevaient toujours bien, car ils
appréciaient son ardeur à l’ouvrage et ils étaient fiers de son intelligence
et de son instruction. Ils lui donnèrent une bonne ration de pain, de fro-
mage et de jambon à emporter et qu’il ne savait où fourrer. Le soir du 15
il couchait à Millau, après avoir parcouru les gorges du Tarn. Le 16 il se
baignait dans la Méditerranée à Agde. Un garçon d’une douzaine
d’année remarqua sa peau blanche comme de la farine et vit qu’il ne
savait pas nager. Il dit hardiment à Émile : « Monsieur, je peux vous
apprendre en cinq minutes, et sans vous toucher. » Émile était un peu
méfiant. Il demanda pourtant : « Et comment ?
- C’est simple ; ici la plage est bonne, il n’y a pas de trous. Alors
vous avancez dans l’eau jusqu’à ce que l’eau vous arrive à la bouche ;
alors vous vous retournez ; alors vous avez pas besoin d’avoir peur,
puisque ça sera de moins en moins profond ; alors vous faites les mou-
vements comme ça ; alors vous verrez ça va tout seul ; alors vous recom-
mencez deux ou trois fois et vous savez nager. »
Émile essaya le truc du gamin et cinq minutes plus tard il nageait
sans la moindre appréhension. Il se disait « Ce gosse m’en a plus appris
en une minute qu’un professeur en dix leçons chèrement payées. Quelle
pourriture que cette société d’argent » Il voulut offrir une glace au petit,
mais la plage était maintenant vide. Les provisions d’Auvergne étaient
finies ; mais son argent était intact. Il pouvait se payer une friture et une
chope de vin. Il fut servi par une grosse bonne femme aux cheveux lui-
sants qui lui demanda directement : « Vous venez de loin comme ça ?
- De Saint-Étienne.
- Eh bé ! Vous avez pas peur des kilomètres vous. Vous seriez bon
pour le Tour de France. Il a passé pas loin ces jours-ci. »
Il demanda de l’eau pour sa gourde. La grosse lui en apporta et
remarqua : « Vous avez un joli coup de soleil ; vous feriez bien de laver
le sel avant de vous coucher. Allez donc au jardin et prenez le tuyau d’ar-
rosage ; je vais vous ouvrir l’eau. »
Il fit ce que la femme lui disait. Pendant qu’il se douchait, il vit
qu’elle l’observait à travers la palissade de roseaux. Lorsqu’il eut déposé
le tuyau d’arrosage, elle ferma l’eau et survint avec une immense ser-
viette éponge. « Mon Dieu que vous êtes rouge sur le cou et les épaules !
Attendez ; ne frottez surtout pas ; je vais vous sécher. » Elle le séchait
sans frotter, par délicates pressions de la serviette ; mais elle le palpait
aussi ; elle avait les mains douces et il trouvait la chose agréable. Ils
revinrent sur la terrasse et elle s’assit près de lui. Il but plusieurs verres
d’eau, comme le recommandait la presse naturiste en cas de coup de
70 LE GRAND SUICIDE
soleil. Le milieu naturiste, encore une expérience qu’il devait aux anar-
chistes. Utopistes peut-être… mais pourtant à la pointe des consciences
les plus sûres et les plus évoluées.
La femme avait envie de dire quelque chose et ne savait par quel
bout commencer. Bien que lourde, elle ne devait pas avoir plus de 35
ans. Elle finit par avoir une inspiration : « Les congés payés, c’est quand
même une bonne chose. Avant on voyait personne par ici. Agde c’est
pas Nice. Maintenant on a un peu de monde deux mois par an. Heureu-
sement pour moi ; je suis seule, mon mari est mort en mer il y
juste deux ans. »
Après un silence, sa jambe frôla celle d’Émile sous la table. Il avait
senti venir la chose et se prêta de bon cœur au jeu. Il s’était dit : « Mag,
se prostitue, pourtant elle est loin d’être méprisable. Pourquoi ne pas
faire plaisir à cette pauvre femme qui en a besoin ? Elle n’est pas très
appétissante, mais il y a pire… Et si elle veut me faire cadeau de la fri-
ture et d’un petit-déjeuner, ce sera tant mieux pour moi. » Il sourit de lui-
même ; elle s’y méprit et accentua la pression de sa jambe, puis articula :
« Vous devez avoir sommeil après un tel voyage.
- Oui, je vais me chercher une place sous un olivier.
- Venez donc dans un lit, va ; vous vous reposerez mieux ; c’est
pas pour vous faire payer la chambre ; c’est pas un hôtel ici. »
Elle se leva et le précéda sous une véranda où se trouvait un lit
deux places. Il lui entoura les épaules et l’assit à côté de lui. Le frémis-
sement dû au coup de soleil l’excitait et sa verge était dure comme du
bois. Le lendemain matin, il se trouva satisfait de cette nuit aussi pour
lui-même et cela lui sembla de bon augure.
La femme se leva avec l’aube, comme tous les gens du pays, car
aux heures chaudes la sieste s’impose. Elle lui servit du café et des tar-
tines de confiture et ne voulut pas entendre parler de paiement : « Tu es
gentil, mais tu n’es pas riche. Je me rattraperai sur ceux qui arrivent en
auto. »
Le peuple était un ensemble bien compliqué. Exaspérément stu-
pide et mou, certes ; mais pourtant plus pur, plus généreux que les bour-
geois. Si ce monde pourri devait être sauvé, ce ne pouvait être que par
le peuple. Et celui-ci n’était-il pas stupide parce qu’on le rendait sciem-
ment stupide ? Tel était le rôle des curés, de la presse, du cinéma, de la
radio. Émile pédalait allégrement dans l’air frais du matin. Il avait hâte de
se baigner à nouveau, de parfaire ses talents de nageur. Il s’arrêta plu-
sieurs fois et il lui fallut toute la journée pour parcourir les 100 kilomètres
qui le séparaient de Perpignan. Il arriva dans la ville vers 6 heures du
LES ANNÉES TRENTE 71
soir, demanda la rue et le café que les copains de Saint-Étienne lui
avaient indiqué comme point de rassemblement des volontaires des Bri-
gades internationales. Il le trouva sans peine et entra dans une vaste
salle sombre encore obscurcie par un épais nuage de fumée de tabac.
Une clientèle nombreuse jacassait de manière assourdissante. Il crut
entendre « Oh Émile ! », jeta un regard circulaire qui ne lui révéla rien. Il
vit un homme se lever et venir à lui. C’était Gaetano amaigri, mal rasé,
vieilli, qui l’entraîna à sa table et le présenta brièvement : « Un copain de
Saint-Étienne. Et où vas-tu comme ça ?
- Où tu peux deviner.
- Ne fais pas ça, Émile. C’est foutu.
- Pourquoi ? Franco n’avance pas vite.
- Non, mais nous sommes trahis de partout. La France nous laisse
complètement tomber. Et la Russie fait pire : elle nous divise et nous
sape tant qu’elle peut.
- C’est incroyable. Pourquoi les Russes agissent-ils ainsi ?
- Ils préfèrent Franco à la victoire d’une révolution qu’ils ne
domineraient pas. Or le P.O.U.M (1), la C.N.T. (2) et la F.A.I. (3) sont bien
plus puissants que les communistes moscoutaires.
Et puis il y a aussi de la faute des copains. C’est la pagaille la plus
complète. Un caporal de Franco a plus d’autorité qu’un colonel républi-
cain. En fait, je crois que Franco pourrait avancer bien plus vite. Mais il
préfère ménager ses troupes et laisser pourrir notre camp. »
Émile était atterré. Il demanda encore : « Les types, dans ce bis-
trot, ce sont des hommes des brigades ?
- Oui, presque tous. Mais ils n’en veulent plus ; et beaucoup
d’entre eux n’en ont jamais voulu…
- Alors pourquoi sont-ils partis ?
- Va savoir. L’aventure, le pillage… Ascaso et Durutti, les deux
grands dirigeants de la C.N.T. et de la F.A.I. ont dû se montrer plus durs
que les fascistes pour tenter d’enrayer le désordre et les désertions en
pleine zone de combat. Ils ont même fait fusiller des copains qui avaient
pris du raisin dans une vigne. Là ils y sont allés trop fort. Plus personne
ne croit à rien. »
Émile regardait autour de lui. Il y avait quelques rares visages
farouches ; mais la plupart étaient mous, éteints, veules.
Gaetano demanda : « C’est une chance que tu sois là. Peux-tu
(1) Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, branche espagnole de la 4ème Internationale trotzkyste.
(2) Confédération Nationale du Travail, syndicat anarchiste très puissant en Catalogne.
(3) Fédération Anarchiste Ibérique regroupant Espagnols et Portugais.
72 LE GRAND SUICIDE
m’accompagner en Espagne ce soir ? Je dois ramener ma compagne et
une de ses copines. Elles n’ont pas de papiers et de jour elles n’auraient
pas pu passer. Je suis donc rentré retenir une chambre d’hôtel et je vais
repartir les chercher.
- Bien sûr je t’accompagne, je ne demande pas mieux. En cas de
rencontre, on sera deux couples ; ça semblera plus normal. »
Ils sortirent jusqu’en banlieue sud, soupèrent chez un vieil anar-
chiste qui cultivait un peu de vigne et avait un assez beau verger. « Je
ne crois, plus qu’à ça » dit-il en montrant ses arbres, « mais enfin je vais
vous aider. » Il les fit monter dans une cuve sur une camionnette à pla-
teau, chargea quelques paniers de bouteilles vides et quelques autres
de bouteilles pleines, fit ronfler le moteur et les emmena jusqu’à Cerbère.
Là il descendit, inspecta soigneusement les alentours et annonça :
« Vous pouvez descendre. »
La lune n’était pas pleine, mais éclairait pourtant bien. Gaetano
précisa : « Je pense être de retour vers 2 heures du matin. Si nous ne
sommes pas là à quatre heures, tu repars quand même. » Ils grimpèrent
longuement sur un sentier de maquis qui semblait les ramener vers le
Nord et la France. Peu avant la crête, Gaetano recommanda à Émile de
franchir celle-ci à quatre pattes, afin de ne pas se détacher sur le ciel.
Puis ils longèrent cette crête sur son flanc droit, allant ainsi plein ouest.
Mais la montagne s’incurvait vers le Sud et bientôt ils virent les lumières
de Port Bou, la localité frontière espagnole. À peine une heure plus tard
ils entraient dans un café bien éclairé. Deux filles splendides se levèrent
et, vinrent à leur rencontre. La plus grande se jeta toute tremblante dans
les bras de Gaetano qui fit les présentations : « Émile, un fidèle copain
de France ; Pilar della Birrocchia, ma compagne, et son amie Conchita
Hernandez. » Il ajouta tourné vers Émile : « S’il y avait en Espagne cent
mille hommes capables de se battre comme ces deux filles, Franco
serait vaincu. » Bien que comprenant à peine le français, les filles rougi-
rent légèrement.
Ils mangèrent une omelette aux coquillages, burent un litre de
rouge du cru local et prirent le chemin du retour. Sur la pente vers la
France ils virent des silhouettes sur la crête. « Des douaniers ou des
gardes frontière », souffla Gaetano, « sinon ils se cacheraient ».
Ils attendirent cinq bonnes minutes. Les silhouettes disparurent
côté Nord. Alors ils franchirent la crête à leur tour, descendirent la pente
et se retrouvèrent bientôt dans Cerbère. Le chauffeur les attendait
patiemment et s’était même interdit de fumer. Il fit monter à côté de lui
Émile qui avait des papiers français, entassa Gaetano et les deux filles
LES ANNÉES TRENTE 73
dans la cuve, se roula une cigarette, l’alluma et démarra. À trois heures
du, matin ils étaient de retour à Perpignan et hors de danger. Ils allèrent
à l’hôtel où Gaetano, n’attendant pas Émile, n’avait retenu qu’une
chambre à deux lits. Conchita débrouilla sans attendre la situation. Elle
parla en espagnol à Gaetano qui traduisit : « Elle me dit de te dire qu’elle
a couché des semaines entières avec les combattants. Tu peux te mettre
dans son lit, mais il ne faut pas la toucher.
Ils étaient morts de fatigue et dormirent jusqu’à 11 heures. Pilar et
Conchita firent leur toilette les premières, le buste nu et sans sembler y
mettre le moindre esprit de provocation. Elles étaient l’une et l’autre
splendides. Pilar devait avoir 1 m 70, avec une chevelure de lionne
rousse et de grands yeux noisette ; Conchita était légèrement plus petite,
avec une chevelure châtain et des yeux gris-bleu. Pendant que les hom-
mes se lavaient et se rasaient elles fumèrent une cigarette de tabac très
fort. Émile fut frappé de la gravité de leurs visages, une gravité sans tris-
tesse, une expression de noblesse invulnérable qu’aucune adversité ne
pourrait avilir. Que devaient penser de telles femmes en présence
d’hommes ramollis ? Elles n’avaient pas besoin de crier théâtralement :
« La liberté ou la mort ». Cette devise se lisait sur leurs traits fins et durs.
Émile se demandait ce qui avait pu pousser des filles belles qui
pouvaient raisonnablement attendre beaucoup de la vie à un tel degré
de révolte. Sans doute l’esprit de l’inquisition qui revenait avec Franco et
son escorte politique cléricale. Pétrie d’un mélange de Catholicisme et
d’islam, la société espagnole était étouffante pour la femme. Les curés
et les nonnes coupés en morceaux, les femmes manifestant les seins
nus témoignaient du caractère explosif de la révolte de la sexualité
brimée et démonisée. Pilar et Conchita n’étaient que deux exemples
parmi des milliers d’autres. En plus des autres, elles apportaient seule-
ment plus de courage et de noblesse dans le combat.
Une onde irrésistible d’amour total souleva Émile. Ces filles
étaient un trésor inestimable, deux perles qui allaient devoir affronter la
vulgarité, l’égoïsme, la goujaterie. En avait-il entendu et lu des phrases
sur la belle politesse française ! Il se demandait comment un tel mythe
avait pu se développer. Car ce qui le frappait chez les Français, par
comparaison aux exilés, c’était justement leur grossièreté. Protégée par
Gaetano, Pilar n’était pas en danger. Restait Conchita dont il devrait
s’occuper. Il ne voyait personne d’autre en mesure de le faire. Il ne man-
querait pas de jeunes bourgeois pour tomber amoureux d’elle ; mais ils
ne comprendraient rien à sa révolte et l’aviliraient en péché de jeunesse ;
ils tueraient la belle âme de cette fille en même temps qu’ils gâteraient
74 LE GRAND SUICIDE
son corps.
L’affaire serait longue. Pour le moment le lien était à sens unique.
Il la devinait, mais elle ne le devinait sans doute pas. Il y avait l’obstacle
de la langue. Sans doute Gaetano sentirait la situation et lui apporterait
son aide discrète.
Et d’abord l’aimait-il ? Sans Gaetano, il se sentirait tout aussi res-
ponsable de Pilar. Quel sentiment brûlait en lui ? Conchita était belle,
mais il ne ressentait aucune hâte de la posséder ; Simone l’avait excité
plus vite sans qu’on puisse parler d’amour.
Ils descendirent déjeuner. Les filles ne voulaient que du café.
Émile insista pour leur faire goûter les croissants chauds et elles convin-
rent que c’était excellent. Il demanda à Gaetano de traduire et dit : « La
France est un pays déroutant. Tout n’y est pas beau, mais si on est pru-
dent on est libre. Et puis vous aurez toujours deux vrais amis. » Avec ces
derniers mots, il posa sa main sur le poignet de Conchita. Elle ne retira
pas, mais les yeux d’acier bleuté lui lancèrent un regard comme une
lame ; puis, comme si une réponse muette était venue satisfaire l’inter-
rogation impitoyable, un voile de douceur passa sur tout le visage et elle
dit seulement : « Oui… amigo. »
Restait à régler la question du retour. Émile ne souhaitait pas se
séparer du trio, mais il y avait son vélo. Bah ! Il le mettrait au train ; le
risque de détérioration était minime et un retard de quelques jours à l’ar-
rivée ne tirerait pas à conséquence.
Le voyage fut long et fastidieux. Pilar dormait sur l’épaule de Gae-
tano. Émile invita par gestes Conchita à en faire autant contre lui. Elle
céda vite et s’endormit presque aussitôt. Émile ne put se retenir de dépo-
ser de furtifs baisers sur ses cheveux. Elle ne les sentit pas ou ne vou-
lut pas réagir.
À Lyon ils devaient changer de train pour la seconde fois. On allait
entrer dans le pot au noir de Givors à Saint-Étienne. Entendant tomber
les mots d’Asturies et de Santander, Émile devina que Gaetano
annonçait la zone minière semblable à celle de l’Espagne.
Après le train, le tramway les déposa à 300 mètres de la place
Tardy. Il n’y avait pas place pour quatre dans la mansarde. Même à trois
c’était juste. Émile ne voulut pas aller chez Simone ou chez Magui ; il
aurait eu le sentiment de commettre une infidélité bien qu’aucun enga-
gement précis ne le liât à Conchita. Il alla donc chez sa mère qui ne dor-
mait pas encore. Elle lui prépara un lit sans poser de questions, insista
pour lui mettre draps et couvertures. Cette sollicitude l’agaçait. À Millau
il avait dormi sous un pommier, simplement roulé dans sa couverture et
LES ANNÉES TRENTE 75
s’était levé à l’aube parfaitement reposé. Si les gens du peuple savaient
se passer du superflu, ils viendraient vite à bout de la société mercantile
qui les exploitait.
Le lendemain vers dix heures il retourna chez Gaetano. Il fallait
tenir conseil et trouver des solutions aux problèmes de travail et de loge-
ment qui se posaient. Les permis de séjour n’étaient délivrés que sur
présentation d’un certificat d’hébergement. Pilar était couturière, mais
Conchita était étudiante quand éclata la guerre. Elle n’avait donc pas de
métier précis.
Émile avait insisté pour payer le voyage à tous et il ne lui restait
plus que 700 francs sur les 1 200 qu’il avait en partant. Il fallait trouver
des chantiers. Il offrit néanmoins ces modestes économies pour parer au
plus pressé. Gaetano de son côté en avait 400. On pouvait tenir trois
semaines, mais pas plus. Il fallait aussi songer à se loger de manière
supportable. Il n’y avait pas de temps à perdre.
La période des congés aidant, Émile trouva un travail de clerc
chez un notaire, mais seulement pour deux semaines. Gaetano se vit
confier des statues de plâtre à restaurer, puis un tableau d’ancêtres glo-
rieux à l’air supérieurement benêt. Il se garda bien de refuser et pres-
sentit même un filon à suivre, ce que l’expérience confirma.
Conchita posait le problème le plus difficile. Grâce à un anarchiste
également franc-maçon elle obtint pourtant bientôt un travail de récep-
tionniste chez un dentiste et fit de rapides progrès en français.
Émile réussit sa Propédeutique à la session d’octobre. L’année
1938 s’annonçait donc bien. La prédiction de Gaetano se réalisait : son
jeune disciple prenait ses distances envers le mouvement. Il y avait à
cela deux raisons. La première était l’expérience de Gaetano et des deux
filles qui avait coupé court à son propre élan combatif, la vulgarité et la
veulerie de la plupart des visages entrevus à Perpignan. La seconde,
bien plus puissante, était qu’il venait de découvrir Nietzsche. Quelques
pages des « vieilles et des nouvelles tables », données en version
avaient allumé en lui un véritable incendie d’enthousiasme. A la mi-
décembre il avait dévoré « Ainsi parlait Zarathoustra », « L’antichrétien »
et le « Gai savoir ». Dès la rentrée de janvier, il les reprit en allemand, ce
qui lui valut en outre de prendre avec une large avance la tête de sa
classe.
Il pensait maintenant que le Christianisme avait opéré une sélec-
tion à rebours et une dégradation de la dignité humaine tellement grave
qu’aucune révolution de source populaire ne pourrait apporter de chan-
gement profond. Il en avait longuement discuté avec Conchita qui s’était
76 LE GRAND SUICIDE
particulièrement délectée de « L’antichrétien » qu’elle avait réussi à lire
en allemand, ayant pratiqué cette langue au lycée de Tolède et en
Faculté. Elle approuvait le scepticisme d’Émile. Elle était moins sûre que
lui qu’on pouvait former une société secrète de guerriers révolution-
naires, comme avaient peut-être été les Templiers. À vrai dire, lui non
plus n’en n’était pas sûr. Il s’accrochait seulement à cette idée parce
qu’elle lui semblait la dernière espérance possible.
Conchita restait son grand problème et le faisait involontairement
souffrir. Cette fille qui avait risqué la mort pour la liberté et la dignité du
sexe, lui prodiguait beaucoup de tendresse mais elle se refusait à tout
contact sexuel. Elle ne pouvait pas le lui expliquer, car elle ne par-
venait même pas à se l’expliquer à elle-même. Elle lui répétait : « Je
t’aime beaucoup ; je ne pourrais pas vivre sans toi. Je ne sais pas ce qui
me retient ; sois patient. Je crois que j’ai trop vu de choses affreuses. Si
je n’avais pas quitté l’Espagne, je serais devenue folle. »
Les choses se dénouèrent d’elles-mêmes un soir de février où ils
avaient fait un petit repas d’amoureux en rentrant du cinéma. Ce fut elle
qui lui demanda de rester et l’entraîna au lit. Était-ce l’effet du vin blanc
qui avait accompagné les huîtres ? Mais il fut bien étonné lorsqu’elle
souffla : « Va doucement, je n’ai encore jamais connu d’homme. » Il était
paniqué par la crainte d’être maladroit, de lui faire mal, de la mettre
enceinte. Il gagna du temps de réflexion en multipliant les caresses
tendres et finalement ce fut elle qui le poussa au pas décisif.
Le lendemain matin elle lui parut changée, détendue comme
jamais il ne l’avait encore vue. C’était dimanche et ils avaient tout le
temps. Il la reprit avec le plus de douceur possible et elle révéla une
ardente sensualité. L’apaisement revenu, elle se pencha sur son visage
qu’elle sembla scruter avec une étrange fixité. Elle finit par articuler : « Tu
sais pas Émile… tu ne peux pas comprendre… Gaetano non plus ne
sait pas… seule Pilar sait : mon père est officier - elle reprit son souffle
– chez Franco ! Oh ! je ne le lui reproche pas. Il croit être dans le vrai. Tu
lui ressembles, Émile ! Les mêmes cheveux châtain clair, les mêmes
yeux verts, la même fossette au menton. Je crois qu’au fond de
moi-même j’avais peur qu’un jour nous soyons ennemis. Mais je crois
maintenant que je ne serai plus jamais l’ennemie de personne. La guerre
est une chose folle. Il ne faudrait accepter aucune guerre.
- Mais alors comment sortir de l’esclavage chrétien et capitaliste ?
Ceux qui nous dominent par le mensonge et la force sont bien aussi
ceux qui organisent les guerres. Et comment les empêcher de faire la
guerre à la révolution ?
LES ANNÉES TRENTE 77
- Je ne sais pas, Émile. Depuis que je t’aime, je n’ai plus envie que
d’être une femme. Mais dans ce monde ce n’est pas facile, ou alors il
faut se mettre dans le camp des exploiteurs. Et même ainsi on n’est pas
à l’abri de tout. Alors ne te laisse pas troubler par moi. Je te suivrai par-
tout et tout ce que tu feras sera bien.
Émile prit la décision de hâter ses études, de travailler et de se
marier avec Conchita afin d’éliminer le plus possible d’obstacles maté-
riels.
Il alla à l’Académie et eut la joie d’apprendre que, grâce à sa Pro-
deutique, il pouvait espérer qu’une demande de poste d’enseignant auxi-
liaire en Afrique du Nord soit prise en considération. Il ajouta « Puis-je
attendre la mi-juillet pour faire ma demande ? À cette date j’aurai
peut-être deux certificats de licence en plus.
- Non ; déposez votre demande avant le 30 juin. Mais si vous obte-
nez vos certificats, revenez me voir ; je les glisserai dans votre dossier. »
L’avenir se présentait sous les plus heureux auspices. Allait-il pou-
voir quitter la ville noire, échapper aux problèmes d’argent, vivre dans un
pays de soleil avec Conchita ? Et une fois là-bas il préparerait le terrain
pour Pilar et Gaetano. Il ne concevait pas la vie sans eux. Il sourit de
lui-même et se dit : « Enfant ? Et pourquoi ne pas être enfant ? »
La politique passait au second plan et l’Anschluss conclu le
11 mars les laissa indifférents.
Le printemps passa vite. Émile eut début juillet la joie d’apprendre
son succès à son certificat de littérature française et à celui de philologie
allemande. Il avait déposé en temps voulu sa demande d’enseignant en
Algérie, Tunisie ou au Maroc, comme le lui avait recommandé l’aimable
secrétaire. Il se hâta d’y faire adjoindre les copies certifiées de ses nou-
veaux succès. Par une sorte de superstition il ne dit rien à personne,
comme si l’annonce de ses espérances risquait de les ruiner. Il décida
de ne pas s’accorder de vacances, afin d’être financièrement à l’aise au
moment du grand départ.
Et voilà que fin août tout fut remis en cause. La tension était à son
comble à cause de l’affaire des Sudètes. La France rappelait des réser-
vistes et la guerre semblait inévitable. Émile se lança sauvagement dans
la lutte. Ce n’était même plus l’idéologie, une simple foi révolutionnaire.
En lui déferlait un torrent de haine contre ceux qui menaçaient ses pro-
jets de bonheur. Aller se faire tuer pour des marchands de canons, des
bourgeois myopes et sclérosés, incapables de résorber les crises qu’ils
déclenchaient, ou pour la stratégie hasardeuse d’une révolution confis-
quée par un dictateur qui avait exilé, déporté ou fait fusiller presque toute
78 LE GRAND SUICIDE
l’équipe des familiers de Lénine, non, jamais !
Pendant les démonstrations pacifiques, où les communistes
étaient absents, car ils poussaient ouvertement à la guerre, il chantait à
tue-tête, de préférence face aux observateurs que le parti communiste
envoyait autour des manifestants, le couplet interdit de l’Internationale :
L’État nous saoule de fumée ;
paix entre nous, guerre aux tyrans.
Appliquons la grève aux armées :
crosse en l’air et rompons les rangs.
S’ils s’obstinent, ces cannibales,
à faire de nous des héros,
ils verront bientôt que nos balles
sont pour nos propres généraux.
La rotative à manivelle de la rue Pointe-Cadet avait tiré un tract qui
était une provocation de militaires à la désobéissance. Bien sûr, les
plombs avaient été immédiatement détruits.
Le soir du 31, Émile partit avec un paquet d’une centaine de ces
tracts, contourna la caserne du côté de la place Bizillon, grimpa sur le
mur, constata que la cour était vide, sauta et alla jeter ses tracts dans les
entrées qui conduisaient aux chambrées. Il n’avait rencontré personne,
avait travaillé avec des gants pour ne pas laisser d’empreintes. Il n’avait
donc pas d’inquiétude pour la suite. Le lendemain en début d’après-midi
il entra étourdiment au local, alors qu’il venait de prendre un paquet de
tracts chez un copain afin de les mettre dans les boîtes aux lettres. Il
voulait demander à quelqu’un de l’accompagner pour surveiller les
entrées d’allées pendant qu’il opérait. Les vitres de la porte étant
opaques de saleté, il se trouva dans les pattes de deux flics qui l’em-
menèrent au commissariat avec un jeune copain de 22 ans. Ses jambes
flageolaient et il avait du mal à cacher sa peur. Il risquait le conseil de
guerre, au moins cinq ans de travaux publics et son service militaire dans
les fameux bats d’Af ; et en plus il mettait tout le groupe en danger.
Par bonheur, parvenus au commissariat, les inspecteurs séparè-
rent les deux appréhendés pour les interroger séparément. Émile se
retrouva pour trente secondes dans une pièce obscure où il distingua un
poêle de type « salamandre. » Hâtivement, il sortit le paquet de tracts de
la poche de sa gabardine, souleva avec précaution le couvercle du poêle
et y glissa les tracts. Il sentit que le sang revenait dans son visage ; ses
jambes s’affermirent, son cœur se calma.
L’un des inspecteurs entra, un tract à la main ; il mit celui-ci sous
nez d’Émile : « Naturellement toi non plus tu n’as jamais vu ça ?
LES ANNÉES TRENTE 79
- Attendez, donnez-moi au moins le temps de voir. »
Il prit le tract, fit mine de le lire d’un bout à l’autre attentivement,
releva la tête :
« Non, jamais vu.
- Je m’en doutais. Et qu’est-ce que t-en penses ?
- Je ne sais pas. Peut-être les communistes ont raison. Peut-être
faut-il arrêter Hitler de suite. La guerre d’Espagne le rapproche de l’Ita-
lie. Dans quelques mois Franco sera maître de l’Espagne et alors la
France sera encerclée. »
L’inspecteur était perplexe. Il reprit après un silence : « Tu rai-
sonnes bien. Mais qu’est-ce que tu fous chez les anars ? Ce n’est tout de
même pas la place d’un garçon intelligent ! »
L’étau se desserrait, mais il fallait jouer fin ! Il cita une phrase de
Gaetano : « Les libertaires sont fous. Mais quand on fait le tour de tout
ce que croient les gens, on s’aperçoit que c’est tout de même eux qui
sont les moins fous. Non, je ne crois pas à l’anarchie, je n’y crois plus du
tout. Mais j’ai de solides amitiés dans le milieu et je ne vois pas de rai-
sons de leur tourner le dos.
- Moi j’en vois une, mon garçon : si on t’y retrouve, tu vas te faire
salement ficher et ça te suivra au service et toute ta vie. »
Émile put quitter le commissariat après avoir décliné son identité.
Il avait dit travailler en équipe avec des Italiens, mais n’avait pas révélé
sa situation d’étudiant.
Dès qu’il fut dehors, il ne put s’empêcher d’entrer dans un café de
la place de l’Hôtel de Ville et se commanda un Pernod qu’il but presque
sec. L’assurance lui revenait, l’avenir redevenait possible. Mais plus
question de militer.
Vinrent les accords de Munich qui reportaient une échéance qu’il
sentait fatale.
Au début de la seconde quinzaine de septembre, il reçut sa
nomination au Lycée Bugeaud à Alger. Finie la poussière de charbon, les
plafonds exténuants qui laissaient l’abdomen endolori pour plusieurs
jours, la chasse honteuse au travail, le souci permanent d’assurer le
lendemain. À Alger il y avait une Faculté et il continuerait ses études
sans problème.
Quand il entra, Conchita l’interrogea : « Tu es tout bizarre ? » Il
l’embrassa de toutes ses forces et lui tendit triomphalement le papier.
Elle n’en croyait pas ses yeux. « Mais Émile, tu ne m’as rien dit !
- Je n’étais pas sûr. Je ne voulais pas risquer de te causer une
déception. »
80 LE GRAND SUICIDE
Conchita pensait : Il est de ceux qui tiennent plus qu’ils ne promet-
tent — l’espèce se fait rare ! » Elle ajouta malicieusement : « Et tu ne me
demandes même pas si j’ai envie de partir si loin ? » Puis elle termina
presque effrayée d’elle-même : « Bien-sûr je te taquine, mon chéri. Alger
n’est pas plus loin que l’Espagne. Et de toute façon tu sais bien que je te
suivrais au bout du monde. »
Sa maturité de garçon habitué à se débrouiller seul reprit vite le
dessus. Le temps était limité. Il fallait se hâter de retenir les places sur le
bateau, prendre congé des amis et convaincre Gaetano et Pilar de leur
emboîter le pas le plus tôt possible.
Quand tout fut réglé, il ne leur restait que 2 500 francs pour
attendre la première paye à Alger, y trouver un appartement acceptable.
Mais Pilar avait convaincu son compagnon de partir sans tarder et c’é-
tait le principal.
L’avant-veille du départ, Émile eut pourtant un vague à l’âme. Il se
moqua de lui-même : « On ne va tout de même pas me dire que j’aime
cette ville ! Ou alors… Lamartine aurait-il raison ? » Il ne put s’empêcher
d’aller embrasser Simone dans son magasin de fleurs. Il lui dit : « Je suis
un homme qui n’oublie pas et je ne t’oublierai jamais ; même si je le vou-
lais, je ne le pourrais pas. Tu es une fille délicieuse et je te dois beau-
coup. Maries toi vite et sois heureuse. » En la quittant il songea qu’il ne
l’avait jamais tant aimée. Cela n’était nullement une infidélité à Conchita.
Quelle morale idiote que celle qui prétend nous interdire d’être
nous-mêmes ! Il alla aussi embrasser Magui qui lui reprocha avec dou-
ceur de l’avoir délaissée : « Tu sais bien que je ne veux t’enlever à per-
sonne ! Tu seras heureux et tu le mérites bien ! »
Il alla aussi dire au revoir à sa mère et à son ami qui dirent simple-
ment : « On ne te voyait déjà pas souvent. Qu’est-ce que ça va être main-
tenant ! » Sa mère ajouta : « Tu as bien fait ta route. Tu es comme ton
père : rien ne peut t’arrêter. »
Émile se sentait heureux, réconcilié avec le monde. Les grandes
catastrophes à l’horizon… on verrait bien. Peut-être après tout l’horreur
croissante de la guerre, la difficulté de la maîtriser feraient ce que le paci-
fisme et la révolution ne pouvaient faire.
Le monde entier parlait des grands rassemblements
nationaux-socialistes. L’admiration, et même parfois l’enthousiasme, se
mêlait à la crainte. L’hostilité systématique des nationalistes français per-
dait beaucoup de sa virulence. Les anciens combattants de droite res-
LES ANNÉES TRENTE 81
taient haineux et rabâchaient les propos de rancœur nés de la défaite de
1871 et que l’écrasement de l’Allemagne par une coalition mondiale ne
suffisait pas à laver dans l’inconscient français. Mais les jeunes déri-
vaient vers l’enthousiasme, imitaient les Jeunesses Hitlériennes.
À la Wilhelmstrasse (Ministère des affaires étrangères à Berlin) on
suivait de près cette subtile évolution. Alors que l’espionite sévissait de
plus belle, les Allemands avaient dépassé le stade de l’espionnage. Ils
n’avaient que faire des secrets militaires français. À l’espion avait suc-
cédé l’agent, personnage inattaquable, parce qu’il ne se livrait à aucune
activité illégale. L’agent lisait les journaux, se promenait, bavardait avec
les gens, cherchait à éveiller des sympathies. Il était journaliste, touriste
ou représentant de commerce, mais toujours affable et modeste.
Dès décembre 1936 la Légion Condor était arrivée en Espagne
qui devenait un terrain d’essai pour les armes allemandes. En 1937, un
journaliste américain écrivait non sans raison qu’il avait trouvé chez les
franquistes « des Italiens toujours jeunes, toujours enthousiastes, tou-
jours naïfs, des Espagnols souvent jeunes, jamais enthousiastes, tou-
jours naïfs, et des Allemands souvent jeunes, toujours enthousiastes,
jamais naïfs. »
Ainsi affluaient à la Wilhelmstrasse et au SS-Hauptamt une
énorme masse d’informations classées, corroborées, interprétées.
Lorsque le 11 mars 1938 l’Allemagne passa à la conclusion officielle de
l’Anschluss, son gouvernement savait bénéficier d’une large majorité en
Autriche et il était certain que la France et l’Angleterre ne bougeraient
pas.
Effectivement, seul Mussolini envoya une division sur le Brenner.
Mais se retrouvant cavalier seul, il ne put que faire demi-tour. Il ne lui res-
tait plus guère qu’à faire ce qu’il fit : le pacte d’acier, l’axe Berlin-Rome
qui ne devait pas tarder à devenir l’axe Berlin-Rome-Tokyo, l’alliance des
nations manquant d’espace vital et de colonies contre les nations colo-
nialistes ou disposant de vastes espaces, comme l’Amérique et
l’U.R.S.S. Tant il est vrai qu’en dépit des Krishnamurtis et autres illu-
minés c’est l’économie et non les idées qui mènent le monde actuel !
Erwin Vogel, Konrad von Birkenbach et Klaus Altmeyer, ainsi que
tous les participants du stage de Sonthofen suivaient des cours
accélérés de langue étrangère. Ils étaient familiarisés avec la langue
académique, mais aussi avec les expressions populaires et même l’ar-
got. Ils devaient en toutes choses pousser au maximum l’art de passer
inaperçus sans se cacher, s’habituer à des négligences vestimentaires
courantes ici ou là, à des allures de nonchalance et à des attitudes inter-
82 LE GRAND SUICIDE
dites par la politesse allemande telle que mettre les mains dans les
poches, garder un mégot aux lèvres en parlant.
Au printemps 1938 ils étaient prêts à partir en mission. KIaus Alt-
meyer s’était révélé supérieur à tous ses camarades. Son seul point
faible était d’être trop typiquement allemand : 1 m 80, le cheveu doré,
l’œil bleu, la démarche assurée, il ne pouvait manquer d’attirer l’atten-
tion. Mais son timbre chaud, sa bouche rieuse, son regard cordial
effaçaient vite la méfiance.
Waltraut attendait un second enfant en avril et Erwin ne partit pas.
Konrad fut envoyé à Moscou comme il s’y attendait ; il devait essayer de
se débrouiller avec l’Intourist et faire des voyages dans les zones de
colonisation allemande afin de connaître l’état d’esprit des citoyens
soviétiques de souche allemande dont le nombre était évalué à quatre
millions. Klaus partait en Algérie chargé de deux missions : sonder les
capacités de révolte des musulmans contre la France et repérer les
légionnaires allemands en retraite, leur rappeler que, devant la loi alle-
mande, ils étaient toujours allemands, utiliser leur connaissance du pays
et des indigènes, et même si possible leurs services directs.
Il reçut d’un vieux capitaine qui avait combattu au Proche-Orient
aux côtés des Turcs les derniers « conseils de la mère » : jamais d’alcool
sauf si le service l’exige ; dans ce cas se prémunir en buvant deux
cuillerées à soupe d’huile avant la réception ; feindre au besoin d’être un
peu ivre, mais ne jamais l’être ; ne jamais boire d’eau de chez les
indigènes, ni même de l’eau du robinet sans y ajouter quatre gouttes par
litre d’eau de chlore — en français ça s’appelle eau de javel — ne pas
toucher aux musulmanes : même saines d’apparence elles peuvent avoir
la syphilis ; celle-ci ne se manifeste pas visiblement parce qu’elles ont
aussi le paludisme et les deux microbes se combattent, ce qui
n’empêche nullement la contagion de la Syphilis par la voie sexuelle.
Avoir toujours sa provision de quinine dans la poche et dès les premiers
frissons prendre une bonne dose, tant pis pour l’effet de purge.
Nanti de ce bagage de conseils maternels, Klaus reçut son pas-
seport à son nom véritable et dûment tamponné par l’ambassade de
France.
Le but officiel de son voyage était un reportage sur l’art musulman
en Afrique du Nord et l’étude d’un circuit touristique pour la « Kraft durch
Freude » (Force par la joie).
Bien que son voyage pût s’effectuer le plus ouvertement du
monde, il décida de passer le plus possible inaperçu, histoire de s’y
entraîner. Il prit donc un billet de chemin de fer seulement pour Stras-
LES ANNÉES TRENTE 83
bourg. Bien lui en prit : cela lui évita tout contrôle à la frontière. On était
le 11 avril et son bateau ne quittait Marseille que le 14 au soir. Il avait
donc tout son temps. Il visita la ville, admira longuement la cathédrale et
les vieux quartiers, constata qu’on ne lui avait pas menti et que rien dans
l’aspect des rues et des édifices ne distinguait l’Alsace de l’Allemagne. Il
alla boire une bière dans un petit local de la Gerbergasse, bavarda avec
quelques gros Alsaciens, exprima son admiration pour Strasbourg, sou-
haita l’abolition des frontières et les États-Unis d’Europe, puis retourna à
la gare avec l’intention de prendre un billet pour Marseille. Sur l’espla-
nade, il fut abordé en français par un garçon et deux filles qui lui deman-
dèrent où se trouvait le marché en gros : ils voulaient retourner à Lyon en
auto-stop. Avec les congés payés, l’auto-stop avait pris son premier
essor et plus personne ne s’en étonnait. Mais pour Klaus c’était nou-
veau : première lacune constatée dans sa formation. Il décida de faire
bande avec le trio : il économisait de l’argent et se familiarisait avec la
France. Un camionneur qui retournait à Lyon presque à vide les prit pour
une somme modique. Ils arrivèrent vers 7 heures du matin. Il bruinait et
la ville lui sembla affreusement vétuste et triste. Ses compagnons lui
conseillèrent de continuer en stop ; pas de problème en direction de Mar-
seille : les camions de primeurs arrivaient de très bonne heure, déchar-
geaient et repartaient entre 9 et 11 heures du matin ; il n’avait qu’à se
tenir sur la rive droite du Rhône, près de la gare de Perrache.
Effectivement il attendit à peine 10 minutes et put grimper dans la
cabine d’un 15 tonnes d’où on voyait parfaitement le paysage. Le
camionneur était content de bavarder. Klaus approuvait tout ce qu’il
disait sur les guerres d’Abyssinie, de Chine, d’Espagne ; mais quand il
parla de l’Anschluss, il rectifia : « Nous n’avons pas conquis l’Autriche ; la
majorité des Allemands d’Autriche voulaient l’Anschluss autant que les
Allemands d’Allemagne ; nous avons d’abord conclu un accord et les
troupes d’Autriche sont entrées en Allemagne ; naturellement nous les
avons reçues en faisant la fête ; puis les troupes allemandes sont
entrées en Autriche et on les a reçues de la même manière. Il n’y a qu’un
peuple allemand ; autrefois ce sont les empereurs qui nous divisaient ;
puis les étrangers nous ont encore plus divisés ; mais nous sommes
quand même un seul peuple. Vous avez peur de nous parce que vous
croyez que nous voulons vous attaquer. Mais cela, c’est faux : nous vou-
lons seulement unir l’Allemagne selon le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes. C’est vous les vainqueurs qui avez affirmé ce droit.
- Mais quand allez-vous vous arrêter ? Après l’Autriche il y aura
Dantzig, les Sudètes et l’Alsace-Lorraine. Vous voudrez la reprendre
84 LE GRAND SUICIDE
comme vous avez repris la Sarre.
- La Sarre a voté sous contrôle international, vous le savez bien.
Dantzig et les Sudètes sont peuplés d’Allemands qui veulent être réunis
au Reich. En Alsace et en Lorraine, c’est aux habitants de décider. Nous
ne réclamerons jamais autre chose qu’un plébiscite sous contrôle inter-
national. Et les problèmes de Dantzig et des Sudètes pourraient être
réglés ainsi. Nous sommes certains du résultat.
Le pauvre camionneur était troublé. La version de l’Anschluss
donnée par la presse française était bien différente.
À midi ils étaient à Orange et Klaus invita le conducteur. Celui-ci
l’entraîna dans un « routier » bruyant où, pour la première fois Klaus but
un pastis aux anchois et aux olives noires. Il trouva le steak frites, le
roquefort et le vin rouge excellent et fut stupéfait de la modicité du prix.
La France lui semblait un pays de cocagne.
Le routier allait jusqu’à Châteaurenard, mais apprenant que Klaus
allait à Marseille, il lui conseilla de descendre à Avignon.
À deux heures et demie de l’après-midi le jeune Allemand des-
cendait près des remparts, remerciait chaleureusement le camionneur,
allait à la gare où il prenait un billet pour Marseille, déposait sa valise à
la consigne et revenait visiter la ville médiévale. Il faisait chaud ; les
cigales chantaient dans les platanes. La puissance sombre des bâtisses
contrastait étrangement avec la légèreté de l’atmosphère. La transpa-
rence des feuillages des pins dans le parc du palais d’où l’on domine le
Rhône avait la grâce spiritualisée d’un lavis chinois. Klaus était fasciné.
L’Allemagne ne manquait pas de bourgades médiévales fortifiées, telles
que Rothenburg qu’il connaissait bien. Mais il se sentait ici pénétré d’une
vibration bienheureuse, intégré à une vie immense faite de soleil, de
vent, de bourdonnements. Mieux que par tous les textes romantiques
qu’il avait étudiés à l’école, il sentait ici ce qu’était cette fameuse nostal-
gie du midi éprouvée par les Allemands.
Le soir il arrivait à la tombée de la nuit à Marseille. Il dormit dans
un hôtel proche de la gare où il fut choqué par le manque de propreté.
Bah ! Il faudrait qu’il s’y habitue. Le lendemain il visita la ville en flânant,
alla acheter son billet de bateau. Il constata qu’il comprenait mal le
français parlé « ave l’assent » et se demanda ce qui l’attendait en Algé-
rie. Il comprit qu’en lui le touriste était en train de se substituer à l’agent
en mission. Mais réflexion faite, il se dit que cela pouvait être avantageux
en lui donnant un naturel parfait.
La traversée fut des plus tranquilles. La côte disparut dans une
brume colorée de brun pâle. La mer devint un lac bleu sombre sur lequel
LES ANNÉES TRENTE 85
fuyait l’écume blanche formée par le navire. Klaus jouit longuement de la
brise, puis, rendu somnolent par le ronronnement des machines, il alla
se coucher sans avoir mangé. Moins il aurait à parler, mieux cela vau-
drait et les passagers sont curieux. Il dormit comme un loir, mais s’éveilla
pourtant assez tôt pour apercevoir à quelques kilomètres le long crois-
sant de maisons blanches que la ville d’Alger forme autour de sa baie.
Le soleil matinal éclairait la moitié ouest. Les hauteurs se découpaient
sur un ciel d’une dure limpidité. Il fit en hâte sa toilette et alla au bar boire
un café au lait et manger toute une corbeille de croissants.
Les formalités de douane furent très brèves, mais dès qu’il eut mis
pied à terre, il fut assailli par une nuée de cireurs de chaussures et de
porteurs de valise et trouva la chose extrêmement désagréable. Il réus-
sit à s’en défaire en répétant « Pas compris, Anglais » et entra dans le
premier restaurant de la montée du port. Pas de chance : on ne servait
rien avant midi. Il traversa la place, s’engagea dans une grande rue à
arcades qui semblait l’artère principale de la ville. Là il trouva un café
ouvert et put consulter ses notes. Il devait signaler son arrivée au consu-
lat d’Allemagne dont il avait l’adresse. Il se força à boire la moitié de la
tasse minuscule contenant un jus noir abondamment mêlé de marc gros-
sièrement moulu. Il paya et se plaça devant la porte afin de pouvoir héler
un taxi. Il était surpris de la petite quantité d’automobiles. En France, il
n’avait pas constaté de différence notable avec l’Allemagne. Mais ici cir-
culait un nombre élevé de fiacres à chevaux, de camions hippomobiles
aux roues cerclées de fer et transportant toutes sortes de paquets sur
leurs plateaux, de voitures à bras. Un fiacre s’arrêta devant lui et le
cocher moustachu lui cria : « Ti montes ? C’est pas cher M’siou. Je
t’emmène où ti veux. » Klaus monta et dit simplement : « Balcon
Saint-Raphaël » ce qui sembla lui valoir la considération du cocher qui
prit un visage grave sous son turban crasseux.
L’attelage parcourut la rue d’Isly, passa devant la Grand Poste,
tourna à droite devant le tunnel des Facultés et attaqua la dure montée
qui conduit à la ville haute. Il commençait à faire très chaud et l’odeur
d’urine et de crottin de cheval s’accentuait. Au bout d’un quart d’heure
l’Algérien demanda : « Ti vas où, M’siou ? Le balcon Saint-Raphaël il est
là.
- Je descends là, se contenta de répondre Klaus. Combien je vous
dois ? »
Le cocher le regarda avec des yeux étonnés. Jamais personne ne
lui avait dit « vous ». Il regarda le jeune homme : « Ti pas Français ?
- Non, Anglais. Alors combien ?
86 LE GRAND SUICIDE
- J’sais pas moi. Ti donnes comme tu veux.
- Non, il faut me dire.
- Alors ti donnes 5 francs.
- 5 francs ? C’est trop. Tu n’as même pas mis la moitié d’une
heure. Je te donne deux francs.
- Si tu crois comme ça… comme ti veux, M’siou. »
Le travail ne serait pas facile avec ces gens à la fois serviles et
rusés. Il erra longtemps et finit par trouver son consulat dans une ruelle
près du parc d’où l’on avait une vue magnifique sur la ville et la baie. Il
entra dans le bâtiment, une des nombreuses villas turques de l’ancien
quartier du Bey et de sa suite, et fut agréablement surpris de la fraîcheur
qui régnait à l’intérieur. Il salua à l’hitlérienne et s’entendit simplement
répondre : « Guten Morgen ! » par une secrétaire quadragénaire et plutôt
laide qui lui lança un regard aussi maussade qu’interrogateur. Klaus
déclina son identité et se contenta d’ajouter que Monsieur le Consul était
informé de son arrivée. Le Consul ne serait là que l’après-midi répondit
la secrétaire en rabaissant les yeux sur d’obscures paperasses, des-
tinées à faire croire qu’elle avait beaucoup de travail. Klaus insista : pou-
vait-il au moins laisser sa valise ? Un « mettez la là », accompagné d’un
vague mouvement de menton fut la seule réponse. Il la mit donc « là »
et sortit furieux contre sa déplaisante compatriote. En franchissant la
porte, il marmonna entre ses dents avec l’espoir d’être entendu :
« Encore une qui aurait besoin d’être bien ramonée. »
Il erra dans le quartier turc, découvrit des ruelles en pentes et des
escaliers qui le ramenèrent sur une longue rue sinueuse et horizontale
traversant toute la ville à mi-pente d’Ouest en Est. Il lut la plaque : « Bou-
levard de Télemly ». Il descendit encore et se retrouva sur le bord de mer
où foisonnaient les vendeurs de fritures et de pâtisseries à l’huile. Il y
avait de nombreux hommes accoudés à la balustrade, regardant la mer
et semblant n’avoir rien d’autre à faire que d’attendre la fuite du temps.
Pour la première fois une chose le frappa : il n’y avait presque pas de
femmes indigènes dans la rue. Les seules qu’il avait vues étaient des
mendiantes avec un môme crasseux et teigneux à leurs pieds. Il se remit
à marcher et en rencontra finalement quelques-unes, mais combien
différentes de son imagination ! Il s’attendait à des yeux noirs, brillants et
provocants sur des voiles amples.
Il voyait deux trous d’ombre inexpressifs sur un mesquin triangle
d’étoffe. Il s’était représenté des carnations chaudes et dorées ; elles
étaient gris-cendre et cadavériques. En national-socialiste solidement
formé il se posait des questions : « Mélange racial catastrophique ?
LES ANNÉES TRENTE 87
Sous-alimentation ? Manque de soleil dû à la séquestration ? » Toutes
n’étaient pas sous-alimentées ; certaines mêmes étaient grasses ; toutes
n’étaient pas séquestrées, et probablement pas celles qui s’aventuraient
dans la rue en plein quartier européen. Il fit mentalement le tour des
peuples venus se fondre dans le creuset nord-africain : les Berbères, les
Carthaginois, les Juifs, les Romains, les Vandales, les Arabes, les Turcs
et finalement les Français, sans oublier un important apport d’esclaves
nègres ; étrange mélange de peuples aryens, sémitiques, jaunes et
noirs ! Il pensa avec mépris : « La race de la fraternité universelle ! »
La chaleur devenait suffocante ; pour lui du moins, car les
Européens qu’il rencontrait, les ménagères qui marchaient avec des
filets à provisions débordants avaient l’air parfaitement à l’aise. Il
retourna place de la République par le front de mer, visita la petite mos-
quée après avoir reconnu avec indignation que la grande avait été trans-
formée en église et décida de déjeuner dans un des nombreux restau-
rants de la pêcherie. Il en choisit un dont la devanture bleue délavée lui
faisait augurer un prix modeste, entra et fut agréablement surpris de la
fraîcheur des lieux. Il était déjà midi un quart ; pourtant le local était vide
et les voisins le semblaient aussi. Il commanda un pastis que le patron
lui apporta sur un plateau à peine plus grand que ses énormes mains
poilues, mais chargé pourtant d’une soucoupe d’olives noires et d’une
autre d’escargots de mer. Tout en soufflant comme un phoque, le gros
homme demanda : « Vous mangez, Monsieur ?
- Oui, mais je ne suis pas pressé. »
Il dégusta son pastis le plus lentement possible, croqua ses olives
et goûta aux escargots qu’il trouva trop amers. Il lui était pénible d’être
seul dans cette salle ; sa venue dans cette ville lui semblait incongrue.
Quelques clients finirent par arriver. Malgré leurs propos volubiles, Klaus
leur trouvait l’air crispé et chagrin. Ils burent chacun près d’une dizaine
de pastis et ne mangèrent qu’un plat de fruits de mer pendant que le
jeune Allemand engloutissait une soupe de poissons, un plat de pâtes à
la bolognaise, une friture de sardines fraîches et un gâteau de riz au
caramel. L’estomac ainsi calé, l’optimisme lui revint ; mais pour peu de
temps, car lorsqu’il entreprit de retourner à son consulat, ses vêtements
lui collaient aux entournures. On était le 15 avril et il faisait plus chaud
qu’en Bavière en plein mois de juillet.
Le Consul le reçut avec une apparente amabilité qui cachait mal
sa mauvaise volonté. Oui, bien sûr, il avait reçu l’avis du SS-Hauptamt ;
mais tout le corps diplomatique allemand avait l’ordre strict de la Wil-
helmstrasse de n’accepter de directives que de celle-ci. Le SS-Hauptamt
88 LE GRAND SUICIDE
devait le savoir et aurait dû faire contresigner ses instructions par les ser-
vices compétents du Ministère officiel. Pour la chambre, aucun pro-
blème : on trouverait facilement une chambre à un prix acceptable ; cela
faisait parti du genre de service que le consulat pouvait rendre à tout
citoyen du Reich. Quand à le mettre en relations avec des légionnaires
allemands, là il devrait attendre des instructions qu’il allait demander de
suite.
À ce moment un géant à cheveux blancs qui semblaient appro-
cher la soixantaine entra dans le premier bureau et demanda à retirer
son passeport confié pour un visa. Il sortit du consulat en même temps
que Klaus et se présenta : « Lothar von Reipertsloh, officier impérial.
Sans vouloir j’ai entendu que vous désiriez rentrer en contact avec des
légionnaires allemands. Ici je suis le légionnaire Georg Brand.
Klaus se présenta à son tour, ne parla que de sa mission officielle :
reportage sur l’art musulman et mise au point d’un circuit touristique pour
la « Kraft durch Freude ». Le légionnaire en retraite l’invita à le suivre :
« A la maison nous parlerons plus tranquillement. » Ils montèrent dans
une Citroën beige, une C4 en bon état, et cinq minutes plus tard Klaus
se trouvait dans une villa couverte de splendides bougainvillées sur une
hauteur d’où l’on domine tout l’Ouest de la ville d’un côté et le plateau
d’El Biar de l’autre, avec la barre des montagnes violettes entre Blidah
et Médéa à l’horizon.
Le vieux baroudeur fit les présentations en français : « Élise, mon
épouse ; Klaus Altmeyer, un jeune Allemand qui vient de débarquer. » il
ajouta : « Je ne vous ai pas posé la question, mais vous comprenez cer-
tainement le français. »
La femme était nettement plus jeune, 45 ans environ. Elle était
grande et distinguée et avait des yeux bleus pervenche très doux, des
cheveux qui devaient être châtains, mais discrètement éclaircis à l’eau
oxygénée. Elle dit avec une gaieté sincère : « Eh bien ! Voilà une bonne
surprise ; nous n’avons pas souvent de visites ici.
- Mais vous habitez un si beau pays ! Il me semble qu’on ne peut
jamais s’ennuyer. »
Les deux époux échangèrent un regard. Élise reprit :
« Non, on ne s’ennuie jamais. Mais c’est justement là le risque. On
sombre facilement dans l’indifférence, dans une torpeur intellectuelle
dangereuse, car elle est un chemin qui mène à la vulgarité, à la banalité.
Si on ne s’impose pas de la lecture, de la réflexion, de la conversation,
on n’est bientôt plus que l’ombre de soi-même. De même il faut s’impo-
ser un minimum d’exercice, de sport ; sinon c’est le vieillissement pré-
LES ANNÉES TRENTE 89
maturé.
Et qu’est-ce qui vous amène à Alger ? Vous êtes là en touriste ?
- Presque. Je dois préparer un circuit touristique pour notre orga-
nisation de loisirs des travailleurs.
- La difficulté sera de faire votre choix parmi trop de choses mer-
veilleuses. Je connais bien ce pays. Pourtant je n’y suis venu qu’en 1922
comme employée de la compagnie de navigation Paquet. J’étais veuve
avec un fils de 8 ans qui a attrapé le paludisme l’année suivante et que
j’ai dû laisser en Bretagne chez mes beaux-parents. Les soucis ne man-
quaient pas… Mais ce pays m’avait prise. Puis, en 1928, j’ai eu la
chance de faire la connaissance de Georges qui était lui aussi mordu par
les grands horizons et ne pouvait imaginer de retourner en Europe. Or il
y a une chose qui m’étonne : les Européens nés ici ignorent presque tout
des merveilles à portée de leur main. Leur horizon ne va pas plus loin
que leur cabanon au bord de la mer. »
Klaus faisait de rudes efforts pour ne rien perdre de ce discours
émaillé de mots qu’il devait deviner plutôt que comprendre. Son voca-
bulaire était moins riche qu’il ne l’avait cru. Il avait encore bien des efforts
à faire. La femme pressentit son trouble et ajouta : « Dieu que je suis
bavarde ! Je vous fatigue ?
- Pas du tout, Madame. Je dois faire très attention, mais je suis
content d’apprendre des mots nouveaux. Et ce que vous me dites me fait
voir la suite agréable. » Ici le légionnaire intervint :
« Vous avez pris un gros risque en venant ici, jeune homme.
L’Afrique est une drogue. Quand on y a goûté, on ne peut plus s’en pas-
ser. Quand je me suis marié, j’avais dix ans de légion, j’étais adjudant (ça
veut dire Feldwebel) et j’avais une retraite suffisante pour vivre en
France. Mais je pensais comme Élise : je ne peux plus vivre en Europe.
La semaine prochaine nous partons passer une quinzaine en Allema-
gne. Ma mère est vieille et ne connaît pas ma femme. Cela va me sem-
bler bizarre de revoir notre petit château baroque sur les pentes de l’Erz-
gebirge. La Saxe est belle ; c’est le pays de la lignée des Reipertsloh ;
c’est encore le mien. Mais je suis ici le légionnaire Georg Brand ; je n’y
peux rien. Je ne peux que vivre et mourir ici. Et il y a de fortes chances
qu’il en sera de même pour vous. »
Klaus était impressionné. Une sorte de sixième sens, une voix
aussi impérative que muette lui disait : « C’est mon destin ; il en sera
ainsi ; personne n’échappe à son destin. » Il tenta de se moquer de
lui-même en pensée : « Il n’y a que dix heures que je suis à Alger et me
voilà déjà Musulman ! » Mais la voix muette ne se laissait pas impres-
90 LE GRAND SUICIDE
sionner par l’ironie et maintenait sa bulle d’angoisse contre son cœur. Il
se libéra en disant à voix haute : « Peut-être… Pourquoi pas ? Le pays
me plaît… »
Élise était allée à la cuisine. Son mari l’y rejoignit. Klaus les enten-
dit discuter à mi-voix. Ils revinrent et la femme lui dit : « Nous pensons
que vous ne devez pas avoir de rendez-vous… Aussi pourquoi ne pas
coucher chez nous cette nuit ? Il y a place pour dix personnes ici ! Et
Georges a eu une bonne idée. Comme il vous l’a dit, nous allons nous
absenter deux semaines. Or il y a un danger en notre absence : savez-
vous ce qu’on appelle ici le téléphone arabe ? Les nouvelles courent à
une vitesse incroyable ; on dirait parfois que les musulmans les devinent.
Quelques heures après notre départ, tous les voleurs d’Alger et des envi-
rons en seront informés. Le jour il y a peu de risques. Mais la nuit… ils
sont d’une habileté prodigieuse. Aucune serrure ne leur résiste. Ils sont
capables de voler tout notre mobilier et de le revendre aux confins de
l’Algérie, à Oran ou à Bône. Alors, si vous pouvez accepter de loger chez
nous en attendant notre retour, franchement vous nous rendrez service.
- C’est bien à moi que vous rendrez le plus grand service. Cela
m’évite des démarches, me fait des économies et me facilite mon travail.
Le légionnaire compléta : « Suivez-moi au garage ». Ils descendi-
rent, et l’homme continua : « Je ne peux pas vous offrir de circuler avec
la voiture, car il vous faudrait un permis de conduire français. Mais il y a
là aussi une petite moto de 125 cm3. En France on peut rouler avec sans
permis. C’est une excellente petite machine, une Peugeot. Vous roulez
en plaine aisément à 65 km/h. Je monte à travers Alger les rues Ies plus
abruptes ; et vous êtes moins lourd que moi. Il y a aussi deux vélos ; vous
pouvez prendre le mien ; mais alors gare aux voleurs ! Les motos ne sont
pas volées parce qu’ils sont incapables de rouler avec. »
Après le souper, Georg demanda à son épouse la permission de
parler un peu en allemand avec Klaus et il entra sans préambule dans le
vif du sujet : « Mon cher ami, je devine que tu as d’autres missions ici.
Sinon en quoi des légionnaires allemands pourraient-ils te servir.
Méfie-toi ; beaucoup sont des ivrognes dangereux. Ce que je t’ai dit moi
est vrai : je serais incapable de me réadapter à l’Europe ; mais je suis
quand même un von Reipertsloh.
Et quand je vois quels déchets humains sont devenus ces
hommes du chaos racial, non seulement les Musulmans, mais aussi les
Européens qui, pour la plupart, n’ont d’Européen que le nom, tous ces
Siciliens, ces Maltais, ces métis de tout le bassin méditerranéen, alors je
suis heureux d’être allemand ; et je suis heureux qu’un homme se soit
LES ANNÉES TRENTE 91
levé pour dénoncer le désastre du métissage et en préserver notre
peuple. Si je vivais en Allemagne, je serais hitlérien.
- Je le suis, je suis de la SS. Je n’ai pas de mission bien précise
sinon de me mettre en rapport avec des Allemands de la Légion comme
vous, de détecter ceux sur qui on peut compter ; je dois aussi tenter de
discerner l’état d’esprit des populations musulmanes envers les
Français.
- Et on t’a fait faire deux mille km pour cela ! Ils auraient pu me
demander, car les réponses sont faciles. Les légionnaires ? Tous te par-
leront à peu près comme moi. Aucun n’acceptera de se laisser entraîner
dans un rôle qui pourrait compromettre sa tranquillité.
Les musulmans ? Il y a vingt ans que je vis en Afrique et je serais
incapable de répondre à ta question. Le général Lyautey qui a fait la
guerre du Maroc a eu bien raison d’écrire : « Quand je suis arrivé ici, au
bout d’une semaine je voulais écrire un livre ; au bout d’un mois je n’en-
visageais plus qu’un article ; et au bout d’un an je n’avais plus rien à
dire. »
La réalité musulmane est la plus versatile, la plus insaisissable
des réalités. À leurs yeux la puissance française est inexpugnable ;
français est synonyme de distingué, de cultivé, de fort, de savant. Il faut
dire que les officiers des affaires indigènes sont souvent remarquables
de psychologie et d’incorruptibilité.
- Mais en cas de guerre, si nous infligeons de sérieux revers aux
Français, changeront-ils de camp ?
- Je ne crois pas. Ils continueront à penser que, comme la précé-
dente guerre, les Français finiront par gagner.
- Même s’ils ont été préparés par nous à saisir l’occasion de
reconquérir leur indépendance ?
- Je ne suis pas sûr qu’ils veulent cette indépendance. Leur ambi-
tion est de devenir français. Les Français ont fait une faute énorme en
1871 en accordant la nationalité française aux Juifs et en la refusant aux
Musulmans. C’est ce qui a provoqué la terrible révolte des Kabyles, le
plus fier, le plus travailleur, le plus honnête des peuples d’Algérie. »
Ils burent un petit verre de liqueur de myrte et allèrent au lit.
Klaus ne trouvait pas le sommeil. Il en avait plus appris en un soir
que ce qu’il avait compté en un mois. Sa décision était prise : il irait en
Kabylie. Le vieux légionnaire avait sans doute raison. Mais sa mission
restait et il ferait de son mieux.
Le lendemain matin il se leva avec l’aurore, car il entendait ses
hôtes bavarder et tailler leurs arbustes dans le jardin. Il les rejoignit, s’ex-
92 LE GRAND SUICIDE
tasia encore sur la beauté des lieux et des horizons. Après le café au lait
et les tartines beurrées, il demanda la permission de descendre flâner en
ville. « Prends la moto » s’entendit-il répondre.
Il se débrouilla très bien avec l’engin et se retrouva dès 9 heures
en plein centre de la cohue des véhicules hippomobiles, des voitures à
bras et des autos ; sans compter les piétons qui se comportaient avec
une effrayante insouciance.
Il avait son idée : acheter les cartes routières du pays sans attirer
l’attention. Il entra dans une première librairie rue d’Isly, parla avec un
fort accent anglais et mêla même des mots anglais à son français. Il
obtint ainsi une carte générale peu détaillée. Il la mit dans la sacoche de
sa moto et chercha une seconde librairie. Là il précisa : « La côte : Bou-
gie, Djidjelli, Philippeville, Bône », il avait préalablement vu tous ces
noms sur la carte générale. La vendeuse semblait méfiante : « Vous vou-
lez la carte d’état-major ?
- Non ! Non ! Ce serait trop grand. Je veux seulement la carte pour
la route. »
Il obtint ce qu’il voulait. Restait à compléter pour la moitié ouest du
pays. La troisième librairie, qu’il découvrit à l’entrée de Bab-el-Oued, à
proximité du lycée Bugeaud, la lui procura.
Examinant la côte et les montagnes, il voulut mettre à l’épreuve
son sens de l’orientation, très exercé dans le dur entraînement de la SS.
Au lieu de revenir vers le centre qui lui était connu, il fila en direction de
Bains Romains. De nombreuses petites routes escaladaient la montagne
entre les villas. Il sembla qu’il devait retrouver sur le versant opposé la
demeure de ses hôtes. Et puis on verrait bien… Il dépassa le but d’envi-
ron un kilomètre vers le Sud ; mais l’horizon et la topographie des lieux
lui indiqua qu’il ne s’était pas trompé et cinq minutes plus tard il sautait
allégrement de sa machine sous l’arceau du portail envahi de bougain-
villées.
Il devait donner son adresse dès qu’il en aurait une à son supé-
rieur qui se trouvait être Erwin Vogel, maintenu sur place à cause de sa
position de famille. Il rédigea une lettre de touriste prudent, expliqua qu’il
logeait chez des Français extrêmement gentils qui lui prêtaient leur véhi-
cule. Au vu du nom, Erwin comprendrait. Il disait simplement que toutes
les formalités au consulat n’étaient pas réglées, qu’il partirait dès que
possible pour établir le circuit touristique et le tiendrait au courant.
Le lendemain ses hôtes prirent congé. Ils avaient commandé un
taxi. Avant de partir le légionnaire dit à mi-voix à Klaus : « Je te souhaite
bonne chance. Mais n’oublie pas une chose : si nous sommes tous
LES ANNÉES TRENTE 93
assez fous pour faire une nouvelle guerre, il n’y aura qu’une catégorie de
vainqueurs : les hommes du chaos racial. Pour toutes les nations d’Eu-
rope, ce sera le grand suicide. »
Klaus retourna au consulat chaque matin. Il tenait à faire com-
prendre au tatillon fonctionnaire qu’il ne lâcherait pas prise, car il avait
besoin du courrier diplomatique pour transmettre les résultats de son tra-
vail. L’affaire prit douze jours, mais finalement les directives arrivèrent
avec les tampons et signatures de la Wilhelmstrasse.
Ses hôtes revinrent le 1er mai. Ils avaient été enthousiasmés de
ce qu’ils avaient trouvé en Allemagne. Élise ne cessait de répéter à
Klaus : « Vous avez de la chance d’être jeune et d’être allemand ! » Son
mari était plus réservé. Il expliqua pour son jeune compatriote : « Bien
sûr, c’est impressionnant de voir tout un peuple dans cette sorte de fièvre
joyeuse. Mais je pense qu’Hitler veut aller trop vite. Il devrait prendre
modèle sur les bolcheviks qui misent sur la désagrégation interne des
démocraties capitalistes. Celles-ci ont une écrasante supériorité de
potentiel industriel. Malheur à nous si nous réveillons leurs énergies
avant la phase de désintégration irréversible !
Et puis je me sens trop vieux pour reprendre du service. Trop
vieux n’est peut-être pas le bon terme. L’Afrique m’a changé. Je n’ai plus
envie que d’être spectateur des choses, non acteur. Je ne peux plus
m’intéresser profondément aux destinées de l’Europe parce que je ne
pourrais plus supporter sa hâte, son acharnement, son bruit, son agita-
tion. »
Klaus s’enquit de la stabilité du temps. Ses hôtes lui ayant garanti
au moins six mois de soleil, il décida d’acheter une moto pour ses
déplacements. Ce serait le plus économique puisqu’il lui fallait nouer des
contacts avec les Musulmans, donc aller dans leurs villages loin des
grands axes de circulation. Il acheta une 125 Peugeot munie de vastes
sacoches et d’un solide porte-bagages. La faible consommation d’es-
sence lui donnait une grande autonomie de route. La machine avait
aussi une suspension arrière, ce qu’il n’avait jamais vu en Allemagne. La
mécanique était simple et il pourrait au besoin se dépanner seul.
Ses hôtes regrettaient son départ. Ils lui recommandèrent la pru-
dence et lui déconseillèrent fortement le bivouac et le camping : « L’été,
les indigènes dorment le jour et vivent la nuit. Et beaucoup d’entre eux
n’hésitent pas à planter un couteau dans les côtes d’un inconnu, sans
même savoir s’ils auront quelque chose de valable à lui voler. Bien des
gens sont ainsi morts pour 5 francs ! Gare au pillage des sacoches et de
la valise. Ne jamais se croire seul. On ne les voit pas… mais eux vous
94 LE GRAND SUICIDE
voient et vous surveillent ! Rien ne leur échappe. Ils ont des yeux de
rapace et se transmettent les renseignements plus vite que nous avec
notre téléphone ! Ne jamais faire trois fois la même promenade : la troi-
sième étant rendue prévisible par la seconde, le risque de guet-apens
est trop grand. Ne jamais demander un renseignement à une femme, ne
pas la regarder ; et surtout ne jamais se laisser entraîner par elle dans
une maison : le mari revient comme par hasard, tire le couteau, les
autres parents arrivent et le retiennent, et le naïf doit payer un royal
dédommagement au mari, sans avoir eu le temps de toucher à sa
femme. »
Voilà qui était plus précis que les « conseils de la mère » reçus
avant la fin de son stage, et qui émanait de gens de longue expérience.
Il décida en lui-même d’en tenir compte.
Le 5 mai il partit de bon matin. Il avait eu un réel regret en quittant
ce couple si hospitalier qui l’avait spontanément adopté. Il tiendrait sa
promesse de donner fréquemment des nouvelles. L’allégresse du matin
printanier eut tôt fait de balayer de son âme tout vestige de tristesse.
Il avait longuement consulté la carte et avait décidé de longer le
plus possible la mer. Il ménageait sa machine en rodage et ne dépassait
guère le 50 km/h. À 10 heures il était pourtant au Rocher Noir et il eut
envie de se baigner. Il se faufila par d’étroits chemins entre les jardins
maraîchers à la fois luxuriants et parfaitement ordonnés. Quel pays riche
et splendide ! Il parvint à une plage avec des rochers de plusieurs mètres
de hauteur et des grottes. L’eau devait avoir 16 à 17°, température idéale
pour lui. Il nagea sans perdre de vue sa moto et ses vêtements et sans
s’éloigner à plus de dix mètres de la rive. Après quelques minutes, il
revint à terre et son étonnement fut grand de voir trois hommes adossés
à un rocher, côté terre et à moins de trois mètres de ses vêtements. Il se
sécha et se rhabilla tout en vérifiant le contenu de son portefeuille, et de
son porte-monnaie. Il était agacé, car il se rendait compte qu’il avait été
imprudent. Il décida de ne plus s’arrêter jusqu’à Tizi-Ouzou où il arriva au
milieu de l’après-midi. Il entra dans un restaurant avec l’intention de
prendre un solide casse-croûte. L’aubergiste lui offrit une omelette aux
fines herbes et une salade de tomates et poivrons fort rafraîchissante ; et
comme si la chose allait sans dire il lui apporta un litre de vin rouge.
Après s’être restauré et reposé, il tourna la tête pour demander l’addition,
et c’est alors seulement qu’il vit à la table derrière lui une jeune fille d’une
vingtaine d’années en train de boire lentement un café arabe tout en
fumant une cigarette de tabac blond. Comment ne l’avait-il pas remar-
quée plus tôt ? Ah oui ! Elle avait le visage derrière le journal maintenant
LES ANNÉES TRENTE 95
posé sur la table ; et lui-même essuyait ses lunettes de moto voilées de
poussière collée par la sueur. Quel dommage de lui avoir par mégarde
tourné le dos ! Elle était très belle ; mais la gaffe était réparable et pou-
vait être transformée en entrée en matière : « Je m’excuse, Mademoi-
selle, j’ai été très impoli lorsque je me suis assis en vous tournant le dos ;
mes lunettes de moto étaient sales…
- Il n’y a pas de mal et la chose est facilement réparable. »
Il changea de place tout en cherchant une suite. Mais elle le
devança : « Vous voyagez en moto ? C’est très rare dans ce pays.
- Vraiment ? Je me demande pourquoi. On voit si bien le paysage
et on passe facilement sur les plus petits chemins.
- Vous allez me faire regretter d’avoir acheté une voiture. Est-ce
indiscret de vous demander d’où vous venez ?
- Oh ! De très loin. Devinez un peu…
- Anglais ? Non, vous n’êtes pas Anglais ; votre accent est diffè-
rent.
Alsacien ? Allemand ?
- Oui, Allemand. Je viens de Munich.
- En moto ? Vous ne craigniez pas les kilomètres.
- J’ai acheté ma machine seulement à Alger où j’ai des amis.
- Et vous visitez la Kabylie ? Curieux ! La Kabylie est un pays fasci-
nant, plein de sites sauvages et vraiment grandioses. Et pourtant elle
reste inconnue des touristes. Ceux-ci vont à la Kasbah d’Alger, au pont
de Constantine, dans une oasis du Sahara du Nord, comme Tougourt.
Les baigneurs s’entassent autour d’Alger, alors qu’ils disposent d’au
moins 600 km de plages magnifiques.
- Vous semblez bien connaître et aimer ce pays. Vous y êtes née
sans doute ?
- Pas du tout. Je suis lyonnaise. Mais je déteste la ville, toutes les
villes. Je suis venue ici il y a quatre ans, comme institutrice, malgré ma
famille, malgré tous les conseils raisonnables. Et j’ai demandé le bled.
Quitter Lyon pour Alger était pour moi sans intérêt. Tout le monde m’a dit
que j’étais folle ; et c’est peut-être vrai. Mais on ne se refait pas.
- Vous ne vous sentez pas trop seule ?
- Non ; dans l’enseignement on a beaucoup de vacances. Alors je
voyage, je rencontre des amis. Seul l’hiver est dur. Nous restons bloqués
parfois trois mois par la neige.
- Par la neige ?
- Oui, je suis à Bordj Arreghi, au Nord-Est du Djurdjura. Pen-
sez-vous rester longtemps en Algérie ?
96 LE GRAND SUICIDE
- Vous me donnez une grande envie d’y rester. Malheureusement
je ne pense pas pouvoir prolonger mon séjour plus de deux ou trois
mois. Je dois établir un circuit touristique pour notre organisation de loi-
sirs ouvriers, la « Force par la joie », et je dois donner une série d’articles
sur l’art musulman en Algérie.
- Voilà de quoi vous occuper pendant des années ! Et quelle est la
durée prévue pour ce circuit touristique ?
- Nous disposerons d’une quinzaine de jours. Compte tenu de l’al-
ler et retour, il doit rester huit jours à passer en Algérie.
- C’est peu. Trop peu pour voir toutes les célébrités, qui ne sont
pas ce qu’il y a de plus intéressant. Je connais Cherchell, Tipasa, Tim-
gad… Mais des ruines romaines vous pouvez en voir en Italie, en Pro-
vence, en Espagne, et même chez vous en Allemagne. Le désert n’a
d’intérêt qu’à condition de s’y attarder quelques jours, de se mettre au
diapason de sa paix, de flâner aux heures supportables dans la fraîcheur
des oasis. Restent la côte Kabyle, et mes montagnes… Je dis « mes
montagnes » parce que je les aime tant ! Elles me sont devenues
indispensables. Je verrais bien pour vous un circuit comportant la visite
d’Alger, puis Tizi-Ouzou, où nous nous trouvons, la traversée des mon-
tagnes par Fort-National, Michelet, le col de Tirourda, Maillot, Sétif,
Constantine ; puis retour par Bône, Philippeville, Djidjelli, la corniche
Kabyle, Bougie avec visite des environs — vraiment, une des plus belles
baies du monde ; et retour sur Alger par Yakouren, Azazga et Tizi-Ouzou.
Bien sûr, vous passerez à côté de sites merveilleux sans avoir le temps
de les visiter, tels que la grande forêt de l’Edough, près de Bône.
Impossible de faire mieux en 8 jours.
- Et sur l’art musulman ? Pouvez-vous me donner quelques indica-
tions ?
- Tout près d’ici, vous avez le village des Beni Yeni, où l’on fait du
bijou traditionnel, ainsi que plus loin à Taourirt Mimoune. Il y a des vil-
lages de tisserands, de potiers. Il y a de beaux marabouts, avec leurs
dômes parfaitement blancs dans la verdure. Les mosquées sont déce-
vantes. Il est hélas ! vrai que les Français ont transformé les plus belles
en églises, ce que je trouve révoltant.
- Je crois, Mademoiselle, que des dieux bienfaisants vous ont mis
sur mon chemin. Je veux rester quelques jours en Kabylie. Pourrions-
nous nous revoir ? Dimanche par exemple, ou samedi soir ?
- Où comptez-vous coucher ? Ici ?
- Je me fierai à votre conseil. »
Elle réfléchit un instant, consulta sa montre : « Déjà 4 h 1/2 ! Je ne
LES ANNÉES TRENTE 97
peux m’attarder : je veux faire la route des crêtes avant la nuit. Si le cœur
vous en dit vous pouvez me suivre, ou plutôt me précéder, sinon vous
seriez aveuglé de poussière. Je ne vous dis pas quel spectacle vous
attend, mais je vous assure qu’il en vaut la peine. Ensuite nous nous
quitterons. Vous passerez par le col de Chellata, descendrez à Akbou et
là vous trouverez deux bons hôtels de prix modeste.
- Entendu. Puis-je vous offrir encore un café avant de partir.
- Oui, mais vite. »
Klaus paya son repas et les trois cafés et suivit la fille. Il l’avait
reconnue grande, bien qu’elle fût assise ; mais il fut étonné en la voyant
debout. Elle avait plus de 1 m 70, les articulations et la taille bien fine, le
dos parfaitement plat et les hanches larges de ses ancêtres savoyardes ;
ses ondulations blondes cascadaient sur les épaules ; le front haut et pur
dominait un visage d’un bel ovale, au nez légèrement busqué sous des
lèvres sensuelles et un menton volontaire ; les yeux bleus s’ombra-
geaient de longs cils dorés très recourbés. Elle s’arrêta près d’une Hot-
chkiss poussiéreuse et dit en matière d’excuse : « C’est une antiquité,
mais elle marche à merveille et résiste aux pires pistes africaines. Sui-
vez-moi d’abord. Dès que nous serons hors de la ville, vous passerez
devant. »
Klaus s’exécuta et prit bientôt la tête. La route souvent mal
empierrée avait de dangereux cahots qu’il évitait de son mieux.
À l’entrée de Fort-National un discret coup de klaxon le fit stopper.
La conductrice s’arrêta à sa hauteur : « Roulez plus lentement si vous
voulez, et quand le paysage vous plaît, ne craignez pas de vous arrêter.
Nous avons le temps. » Il la remercia et ils repartirent. De temps à autre
il ralentissait, coupait son moteur et mettait pied à terre. L’horizon était
immense. Quand la route passait au Sud de la crête, on voyait les pen-
tes enneigées du Djurdjura ; quand elle passait au Nord, on voyait scin-
tiller la mer sous une cascade de croupes de montagnes, les unes cou-
vertes de forêts, les autres de champs et d’herbages. Au-delà de Miche-
let, les neiges de Djurdjura virèrent au rose, puis au brun rouge. Ils
s’arrêtèrent sans s’être concertés. La fille descendit et montra le ciel gris
vert : « c’est beau, n’est-ce pas ? Nos Alpes aussi sont belles ; mes
parents sont savoyards. Mais nos vallées sont défigurées par les instal-
lations hydroélectriques, empoisonnées de l’électrochimie et l’électro-
métallurgie. Alors ici c’est devenu mon vrai pays. Je sais : personne ne
peut comprendre, mais c’est ainsi : c’est mon vrai pays. »
Klaus sentit une immense détresse dans ce « personne ne peut
comprendre ». Une onde irrésistible de tendresse monta en lui. Il fallait
98 LE GRAND SUICIDE
qu’il la prenne dans ses bras, qu’il la rassure, qu’il lui dise qu’il compre-
nait. Et il ne savait même pas son nom !
- Je vous comprends, je vous assure que je vous comprends. Je
vous comprends tellement que je sens que je pourrais faire comme
vous… Comment vous appelez-vous ?
- Gisèle, Gisèle Bontemps. Et vous ?
- Klaus Altmeyer. Dites simplement Klaus. »
Ils regardaient alternativement la neige embrasée, le ciel de jade,
les rochers coupants qui les entouraient. Il lui prit les mains, les serra
fortement contre sa poitrine, puis les baisa avec tendresse en murmurant
« Gisèle ». Elle ne se défendait point, se laissa aller contre son épaule,
le ceintura de ses bras vigoureux et reprit : « Il n’y a pas de hasard,
Klaus ; ce sont les Musulmans qui me l’ont appris. En allant à Tizi-Ouzou,
je ne pensais pas rencontrer quelqu’un. J’y étais déjà allé des dizaines
de fois. Aujourd’hui je n’avais rien de précis à y faire. Il y a sans doute
une trentaine de cafés-restaurants dans la ville ; et je suis entrée dans
celui où vous deviez entrer. Mes amis musulmans appellent cela la
« main de Dieu ». Quand j’ai quitté la France j’étais athée. Aujourd’hui je
ne sais plus très bien… C’est la ville qui rend athée. » Elle leva son
visage vers lui : « Vous devez me trouver folle de vous raconter tout cela,
alors qu’il n’y a que trois heures que nous nous connaissons. Il y a des
années que je n’ai pas eu d’interlocuteur, que je ne parle que pour ne
rien dire. Oui, j’ai des amis musulmans ; mais l’échange reste à mi-che-
min ; je sais bien que je ne pourrais jamais vivre leur vie ; ce ne serait de
ma part qu’une grimace ; ils le savent aussi bien que moi. Vous êtes le
premier être de mon peuple avec qui je peux parler ; enfin, je crois sen-
tir que je peux parler. Mais je suis peut-être plus folle que je ne le crois.
Alors ne vous occupez pas de moi. Passez votre chemin. »
Elle avait dit «… de mon peuple… » en sachant qu’il était alle-
mand ; cela lui alla droit au cœur. Une ombre tragique passa en lui : il
était venu ici pour préparer une guerre contre la France, contre Gisèle
qu’il tenait dans ses bras. Non ! Cela ne pouvait pas être ! C’était trop
absurde, trop monstrueux ! Il la serra contre lui mû non seulement par la
tendresse mais aussi comme un naufragé qui s’accroche à une bouée.
Il couvrit ses joues, son cou et son front de baisers, puis ses cheveux,
pendant que ses mains caressaient le dos et la croupe ferme. Elle leva
vers lui un regard mouillé de larmes et lui rendit ses baisers. Aucun désir
sexuel aucune excitation factice ne se mêlaient à leur tendresse. Ils
avaient l’un et l’autre mené une vie très libre et s’étaient ainsi délivrés de
la comédie hystérique appelée vulgairement « amour ». Ils se savaient
LES ANNÉES TRENTE 99
authentiques et se sentaient réciproquement ainsi.
Elle reprit la première la parole : « Klaus, tout cela n’est qu’un
début. Nous nous retrouverons dimanche. Tu le veux bien toi aussi ? Je
veux dire : pour toi ?
- Mais oui, Gisèle, je le veux, autant pour moi que pour toi. Depuis
tout à l’heure, moi aussi je crois à la main de Dieu.
- Il faut rentrer. Ce soir je suis comme saoule. Comment sera
demain ? »
Ils s’embrassèrent encore, sur la bouche cette fois. Gisèle lui
répéta le chemin à suivre jusqu’à Akbou, lui donna un rendez-vous pré-
cis à Bougie pour le samedi soir et disparut dans la nuit laissant derrière
une traînée de poussière. Klaus démarra sa moto, mit l’éclairage, ce qui
eut pour effet de couper l’allumage du moteur. Il répéta plusieurs fois
l’opération avec le même résultat et comprit qu’il y avait un court-circuit
qu’il ne pouvait espérer découvrir dans l’obscurité. Heureusement la nuit
était claire, le ciel étoilé et le premier quartier de lune donnaient une
lumière suffisante pour voir les ornières. Il parvint sans encombre au col
de Chellata, descendit la route en lacets vers la vallée de la Soumam, se
fit arrêter par deux gendarmes à l’entrée d’Akbou. Voilà qui commençait
bien ! Il leur expliqua, démonstration à l’appui, que le phare coupait l’al-
lumage du moteur et qu’il avait autant de chance de trouver dans l’obs-
curité le point à la masse que de repérer une aiguille dans une botte de
foin. Les gendarmes en convinrent et furent bons princes. Le brigadier
jugeant son accent suspect demanda pourtant : « Vous êtes étranger ; où
allez-vous comme ça ? » Klaus éluda la question : « Je suis un ami de
Mademoiselle Bontemps, l’institutrice de Bordj Arreghi ; je venais cou-
cher ici à Akbou.
- De Mademoiselle Bontemps ? Ah très bien ! Si vous n’allez pas
plus loin, c’est parfait.
Vous ferez réparer cela demain, quand il fera jour. Il y a un gara-
giste sur la route de Bougie. Bonsoir ! »
Klaus s’essuya le front. Il pensait que les gendarmes français
étaient de très braves gens. Ils l’avaient repéré comme étranger et ne lui
avaient même pas demandé son passeport. Il était parfaitement en règle
et devrait sans doute donner ses papiers à l’hôtel. Mais il voulait éviter
d’avoir à répondre à des curiosités policières dont il se faisait une idée
exagérée. L’espionnite sévissait en France, mais nullement dans les
colonies ; et dans la faible mesure où elle existait, c’est l’Angleterre qui
était suspecte.
Il entra dans le premier hôtel à gauche de la route en arrivant dans
100 LE GRAND SUICIDE
le village, une belle maison neuve, avec des escaliers de bois cirés
recouverts de tapis. Il mangea de bon appétit, but une bouteille de vin de
la région pour se faire la tête lourde et trouver un sommeil qu’il craignait
difficile. Au lit pourtant, malgré les 280 kilomètres parcourus et le lourd
vin de Cap Aokas, une lucidité étrange tenait son esprit en éveil. Son
corps était pesant presque paralysé. La bulle puissante de la voix muette
pesait contre son cœur et lui soufflait ses irrésistibles certitudes : « J’ai
trouvé ici l’amour et la mort… ma mort ; non pas n’importe quelle mort,
mais la mienne, celle qui est mon destin. Et tout sera un grand bonheur ;
un grand bonheur avec Gisèle qui a besoin de moi. » Soudain il se vit
debout au bord d’un précipice ; il faisait presque nuit ; il se regardait dans
son uniforme noir de Hauptsturmführer sur lequel brillaient au clair de
lune les runes SS, les étoiles et les épaulettes argentées ; Il regardait en
face de lui une chaîne de montagnes abruptes et arides ; au fond du pré-
cipice on entendait couler une rivière et des palmiers se balançaient sur
une terrasse à mi-pente. Il se tourna et un rayon de lune parut agrandir
la tête de mort de sa casquette. À ce moment, le terrain céda sous ses
pieds au bord du précipice et son corps plongea dans le vide. Mais il ne
suivit pas son corps et plana au-dessus de la chaîne des montagnes,
découvrit un relief lunaire, bosselé et nu ; puis il se fondit dans l’ombre
bleue de l’horizon et ne fut plus rien.
Dans une semi-conscience il bougea ses doigts, puis ses mains,
ses pieds, réussit à replier ses jambes vers le haut, à se tourner sur le
côté et à faire jouer ses bras. Il se demanda avec stupéfaction :
« Qu’est-ce qui m’arrive ? Je deviens fou ? » Il fit quelques pas, joua de
tous ses muscles, découvrit une bouteille d’eau d’Évian sur la table de
nuit et la vida à demi. Puis il se recoucha en se promettant de ne pas tou-
cher à l’alcool le lendemain. Éveillé de bonne heure par des chants d’oi-
seaux, il se sentait en excellente forme. Tout en faisant sa toilette, il
décida de rester jusqu’au lendemain, de se promener à pied dans ce
délicieux nid de verdure et de réfléchir. Oui, il fallait qu’il réfléchisse !
Il déjeuna d’un grand bol de café au lait accompagné de tartines
d’un miel de pays très liquide et sentant l’oranger. Il regardait la servante
à la dérobée. Elle était vraiment très belle : de taille moyenne, de formes
fines et vigoureuses, une chevelure rouquine sur un cou altier, des yeux
verts sous des sourcils en accent circonflexe, un petit nez espiègle et
surtout une bouche étroite et charnue comme une cerise éclatée de
maturité ; elle faisait une impression de vitalité, de santé sauvage qui
révélait la jeune Kabyle.
Klaus pensait : « Peu d’Européennes ont cette vitalité, cette santé.
LES ANNÉES TRENTE 101
Gisèle a raison : la ville nous tue. Mais comment faire ? Nous sommes
beaucoup trop nombreux, nous manquons d’espace. Si nous n’y pre-
nons pas garde, nous périrons de notre excès de nombre. »
Il annonça son intention de rester jusqu’au lendemain et sortit. En
Allemand consciencieux il décida de réparer d’abord sa panne d’éclai-
rage. Il irait ensuite se promener. Il découvrit vite quelques millimètres de
fils dénudés par les frottements contre le cadre dus aux cahots, trouva
dans sa trousse de réparation un morceau de chatterton dont il isola
d’abord le fil dénudé, puis s’en servit pour le ligaturer fortement au cadre
afin d’éviter les frottements. Il démarra la machine, alluma le phare et put
constater que tout allait bien. Sortant du garage il se trouva nez à nez
avec les gendarmes de la veille qui lui dirent : « Bonjour Monsieur, vous
repartez déjà ?
- Non, j’ai seulement réparé ma panne d’éclairage.
- Vous restez quelques jours ?
- Deux ou trois au maximum. Cette vallée est merveilleuse. Mais
je voudrais encore voir Constantine, si possible aussi une oasis.
- Vous êtes venu en touriste ?
- Oui, et pour d’autres touristes : j’étudie un circuit de congés
payés pour les voyages organisés de la « Force par la joie ».
- La Force par la joie… La Force par la joie ? Ah oui ! Vous êtes
allemand ?
- Oui, bien sûr (Il pensa : « Comme s’ils n’avaient pas vu mon
passeport à l’hôtel ! »)
- Vous parlez très bien le Français. Vous vous plaisez en Algérie ?
- Je n’y suis que depuis trois semaines ; mais je n’ai déjà plus
envie de repartir. Sans doute l’effet du soleil, des grands espaces
libres…
- Et bien, bon séjour et bonne route ! » Ils lui tendirent aimable-
ment la main.
Klaus était perplexe. Cette bonhomie le déroutait et il redoutait
qu’elle cache quelque chose. Pourtant il se trompait. Les gendarmes
n’avaient eu qu’une curiosité de routine. Ici sa nationalité n’avait que peu
d’importance, pourvu qu’il soit Européen et non Anglais. Sans même
sans rendre compte, sans y mêler la moindre idéologie, les Européens
se reconnaissaient compatriotes en milieu musulman. C’est pourquoi
Gisèle lui avait dit le plus naturellement du monde : « Vous êtes le pre-
mier être de mon peuple à qui je peux parler. » Mais tout cela il l’ignorait
encore.
Il referma le garage, descendit sur la route. L’ombre sous les pla-
102 LE GRAND SUICIDE
tanes était reposante, l’air était chargé de parfums : figuier, chèvrefeuille,
jasmin se mêlaient sur un fond de musc dans lequel Klaus reconnaissait
l’odeur du corps de la jeune Kabyle qui lui avait servi son déjeuner. Tout
dans ce pays généreux incitait à l’amour. Comment ces habitants
avaient-ils pu se laisser asservir par une religion qui le démonisait ? Les
leçons de géopolitique de la SS remontèrent à lui. Enfants d’un sol en
grande partie stérile et d’un climat désertique, les Berbères avaient tout
à redouter de la surpopulation ; déjà catastrophique pour les Chinois, les
Japonais et les Européens, elle serait pour eux mortelle. Peut-être les
sévères interdits contre la sexualité étaient-ils un garde-fou subtil dont le
but était ignoré des hommes, une astuce de la « main de Dieu ».
La « main de Dieu » le ramena immédiatement à Gisèle. Ne pas
perdre la tête ! Il était un SS en mission. Il était au service de son peuple
étouffé par le manque d’espace vital, exclu du partage par des colonia-
listes bornés qui avaient décidé que si l’Allemagne ne pouvait pas vivre
sans colonies elle n’avait qu’à crever. Et bien on verrait ! Il était allemand
et le resterait. Gisèle était généreuse et juste. Elle le comprendrait.
Peut-être même elle lui aiderait. Elle lui faciliterait les contacts avec les
Kabyles, le ferait bénéficier de sa longue et pénétrante expérience. Il se
rappela l’indignation de la jeune fille devant les mosquées confisquées
et converties en églises. Il sourit… Gisèle ne le savait pas, mais elle
aussi « attaquait l’ordre du monde », comme l’avaient écrit de nombreux
journalistes vénaux dans des articles contre le national-socialisme. Bel
ordre du monde en vérité ! Une exploitation cynique de tous les
indigènes de la planète assortie de vexations absurdes et inutiles ! Un
protectionnisme abusif qui prétendait réduire à l’inactivité l’industrie de
l’Allemagne, de l’Italie et du Japon, l’industrie de 250 millions d’hommes !
L’Allemagne ne voulait pas la guerre ; mais si les nations repues la
voulaient, eh bien ! Elles l’auraient ! L’Allemagne perdrait peut-être
encore cette fois ; rien n’était certain. Mais si elle perdait, elle entraîne-
rait tous les goinfres dans sa chute. Lothar von Reipertsloh avait sans
doute raison ; ce serait le grand suicide de l’Europe. Mais plutôt ce sui-
cide que la perpétuation d’une capitulation déshonorante ! Une colère
sacrée soulevait le jeune Allemand qui, sans s’en rendre compte, mar-
chait à longs pas élastiques en se tenant le menton. Toute hésitation était
balayée. Le rêve, la mort ? La mort faisait partie de la vie éternelle. La
prémonition n’était pas forcément négative. Il respira profondément,
libéré et joyeux. Demain il retrouverait Gisèle et la vie, la vraie vie com-
mencerait pour lui.
LES ANNÉES TRENTE 103
***
Gisèle éprouvait un mal énorme à être présente dans sa classe.
Elle annonçait : « La première division prend le livre d’arithmétique »,
mais en même temps elle prenait le livre de lecture des petits, ce que
toute la classe remarqua. Les onze heures sonnèrent comme une déli-
vrance. Les enfants sortirent, mais la petite Zineb resta dans la classe.
Elle avait onze ans, des yeux brillants de malice dans un visage de
poupée teint mat, des cheveux caramel. Elle adorait son institutrice sans
y mettre la moindre servilité. Gisèle éprouvait pour la petite une ten-
dresse qu’elle dissimulait de son mieux. Elle demanda : « Qu’attends-tu ?
Pourquoi tu ne sors pas ?
- Je veux être avec toi.
- Pourquoi ?
- Parce que tu es contente. Alors moi aussi je suis contente.
- Tiens, tiens… Et pourquoi ça ?
- Parce que tu vas te marier.
- Eh bien ! En voilà une nouvelle ! Qui t’a raconté ça ?
- Personne, mais je sais. »
Gisèle se sentait rougir. Comment cette enfant aurait-elle deviné
la nouveauté survenue la veille ? Elle lui pinça la joue en s’efforçant de
paraître sérieuse : « Maintenant tu as dit assez de bêtises. Va vite dîner.
Sinon tu seras en retard et je serai obligée de te battre quand tu revien-
dras.
- Ça fait rien si tu me bats. Je t’aimerai quand même parce que tu
es gentille. » Elle saisit la main de sa maîtresse et la pressa contre sa
joue. « Je t’aime autant que ma maman, et mon papa, et mon petit frère
et ma petite sœur. » Puis elle sortit en sautillant de gaieté.
Gisèle était profondément émue. Elle mesurait quelle pureté et
quelles capacités de joies la civilisation avait tuées en nous. Elle se sou-
vint de ses vingt ans — trois ans déjà - ; elle devait se marier à un jeune
industriel lyonnais, follement épris d’elle. Elle avait tout cassé à trois
semaines des noces, dans une sorte de panique inexplicable aux autres,
mais bien claire pour elle. Elle s’était donnée à Philippe pour, qu’il souffre
moins et lui avait dit : « N’imagine surtout pas que je te lâche pour un
autre. Tu me plais et tant que je serai libre nous ferons l’amour ensemble
à chaque occasion favorable. Mais je suis une bête sauvage et ce que
tu m’offres est une cage dorée. Je ne veux pas de cage. » Et elle était
repartie dans ses montagnes Kabyles. Elle savait aujourd’hui qu’elle
avait eu raison. La compromission ouvre la porte à tous les esclavages.
104 LE GRAND SUICIDE
Les grandes villes couleraient comme des chancres mous sur la cam-
pagne environnante, la pollution des vallées ramperait jusqu’aux neiges
éternelles et l’homme se noierait dans un océan de laideur et de veule-
rie. L’avenir s’il y en avait un, était en dehors de cette civilisation indus-
trielle, de sa vulgarité, de sa servilité, de sa fièvre, de sa hâte, de sa
superficialité narcotique. Elle avait décidé : elle qui se savait puissam-
ment femelle, qui adorait les enfants, elle n’élèverait pas d’enfants en
appartement ; ses enfants ne connaîtraient pas la folle agitation de la
rue, la puanteur des pots d’échappements, l’accent pâteux de Lyon, le
martyre d’une scolarité commencée trop tôt et prolongée trop tard. La vie
c’était autre chose. En dépit des barrières, plutôt épouser un Kabyle ! Et
maintenant il y avait Klaus à qui la rattachait déjà un lien au-dessus de
la raison. Demain elle le reverrait. Elle se donnerait à lui sans calcul,
sans précautions, et ce serait merveilleux.
Elle monta dans ses appartements et tenta de cuisiner. Mais elle
ne parvint pas à manipuler les casseroles. Elle se contenta de figues
sèches et d’une tranche de pâte de dattes avec deux verres de lait.
Klaus… oui, Klaus c’était la liberté parce qu’il était intérieurement
libre. Il l’avait de suite comprise ; il avait deviné sa détresse et l’en avait
libérée dans un élan d’amour. Il serait la grande rencontre de sa vie.
Qu’importe qu’il soit allemand ! Le véritable amour était plus fort que tout,
viendrait à bout de tout. Ses fibres, aiguisées à la limite de la rupture par
la solitude dans laquelle son état de conscience la plaçait, étaient
infaillibles ; elle le savait.
Elle but de l’eau, se lava plusieurs fois le visage et les avant-bras
afin de retrouver le calme avant la reprise de la classe.
Le soir elle but une bonne dose d’eau de fleur d’oranger pour bien
dormir. Et le samedi elle ferma sans hâte ses portes. Elle partait presque
chaque week-end et personne ne devrait s’étonner de la voir quitter le
village.
Elle trouva Klaus à la terrasse du café indiqué par elle et devant
un verre de sirop de menthe glacé. Elle lui tendit la main pour prévenir
tout baiser en public. Le téléphone arabe… Elle lui proposa de ramener
sa moto à Akbou et de l’emmener en voiture jusqu’à Djidjelli où ils pour-
raient coucher à l’hôtel sans risques de la part du terrible téléphone
arabe. Il proposa de mettre sa machine dans un garage, mais,
objecta-t-elle, les garages étaient fermés le dimanche. Plus raisonnable,
il refusa le risque de retourner à Akbou.
Une heure plus tard ils roulaient ensemble en direction de la
splendide corniche kabyle, le soleil de trois-quarts dans le dos éclairant
LES ANNÉES TRENTE 105
les falaises rouges.
Klaus laissa sa moto chez un pompiste à Cap Aokas, à une ving-
taine de kilomètres de Bougie. Le nom de la localité lui rappela le vin de
l’avant-veille au soir, sa vision de mort et l’étrange torpeur paralysante
qui avait suivi ; mais il ne s’y attarda pas.
Désirant éviter d’attirer l’attention et de provoquer des bavar-
dages, Gisèle lui offrit le volant et il admira la souplesse de marche et le
confort de la vieille Hotchkiss. Les Français avaient de bonnes méca-
niques.
Le paysage devenait plus sauvage et encore plus beau. Les
falaises d’argile rouge plongeaient directement dans la mer, comme le
long de notre corniche de l’Estérel. Cette terre rougeâtre délayée sur la
rive colorait l’eau qui virait à l’orange, au jaune, au vert et au bleu, au fur
et à mesure que le regard s’éloignait au large. Gisèle lui dit qu’elle
connaissait bien la côte d’Azur, mais qu’on n’y trouvait rien de compa-
rable. Ils visitèrent les Grottes Merveilleuses dont les stalactites et sta-
lagmites creux sonnent comme des tuyaux d’orgue. Ils arrivèrent à Djid-
jelli à 6 h 1/2 de l’après-midi après avoir parcouru environ 100 km. Ils
retinrent une chambre dans un hôtel près de l’église, se douchèrent et
changèrent de vêtements, puis allèrent flâner sur la jetée. La limpidité de
l’eau était trop tentatrice ; les blocs de béton de 50 tonnes qui formaient
le port artificiel proposaient entre eux de spacieuses cabines de désha-
billage et ils se retrouvèrent vite en maillot de bain. Ils avaient oublié
d’emporter des serviettes, mais il ne faisait pas froid malgré un vent du
Nord assez fort. Gisèle le prévint : « Attention aux oursins ! Ne pose
jamais le pied sur un rocher ou des algues sans avoir bien regardé et
tâté avec la main.
- Les oursins ?
- Oui, ce sont des coquillages pleins de piquants. »
Ils plongèrent directement du quai. L’eau était agréablement
fraîche nullement aussi chaude que ne l’attendait Klaus. Gisèle nageait
avec une habile lenteur. Klaus ne pouvait la suivre sans accélérer ses
mouvements. Elle semblait dans son élément autant qu’un poisson. Elle
l’entraîna ainsi à plusieurs centaines de mètres, lui fit face et lui entoura
le cou de ses bras : « On fait la course pour revenir ?
- Entendu. » Il pensait en lui-même qu’il allait sûrement perdre. Et
effet, il perdit largement, d’une bonne trentaine de mètres. Il avait beau
crawler furieusement, Gisèle filait comme une anguille, de sa brasse
lente et sans efforts apparents. Elle prit pied sur le quai et lui tendit la
main en répétant : « N’appuie pas tes pieds sur le mur ; il y a aussi des
106 LE GRAND SUICIDE
oursins sur les plans verticaux. »
Ils se laissèrent sécher par le vent et le soleil du soir, se serrant
l’un contre l’autre pour se réchauffer. Ils prirent une douche à l’hôtel pour
laver le sel et soupèrent de bon appétit. Klaus était étonné de l’abon-
dance des plats. Il dit à Gisèle : « Les Allemands font un tel repas à peine
dix fois dans leur vie. » Il fut tout aussi étonné du prix, très modique par
rapport à l’importance du menu et la qualité du vin. La nuit était venue.
Ils sortirent flâner sous les palmiers, le long de la mer. Ils croisaient de
nombreux couples qui se tenaient par la taille ou les épaules.
Eux-mêmes se tenaient par la main. Ils avaient l’un et l’autre l’horreur
des effusions publiques. Ils ne trouvaient rien à se dire. Le moment n’é-
tait pas venu et ils n’avaient nul besoin de parler. Ils aimaient tous deux
la beauté : beauté des paysages, des corps, des sentiments. Ils se
savaient beaux et partaient ensemble pour une immense aventure.
Dans la chambre, Gisèle se déshabilla sans la moindre gêne, se
mit nue au lit, laissant sa chemise de nuit vaporeuse sur l’oreiller. Klaus
en fit autant. Elle le pressa contre lui en disant : « Tu es beau comme un
lutteur grec.
- Et toi comme une cariatide. »
Ils se caressèrent longuement, amoureux de leurs formes au point
d’en retarder l’acte suprême. Quand vint celui-ci, ils eurent la surprise
d’éprouver un spasme inconnu d’eux ; au lieu de se limiter à leurs sexes,
celui-ci lança ses ondes à travers tout leur corps, tordant tous leurs
muscles dans des crampes voluptueuses. Après un moment, Gisèle
murmura : « Klaus, je ne sais pas ce qui m’arrive… Nous ne nous quitte-
rons jamais, n’est-ce pas ?
- Jamais Gisèle. J’ai cru traverser la mer pour mon travail. Je sais
maintenant que je l’ai traversée pour te rencontrer. »
Ils dormirent avec la sensation de n’être qu’un seul corps. À demi
réveillés au petit jour par un concert de piaillements dans les feuillages
du boulevard, ils s’unirent à nouveau avec le même effet. Ils sommeillè-
rent dans une sensation de bonheur paradisiaque. Quand Klaus s’éveilla
pour de bon, Gisèle dormait encore à côté de lui. Elle avait dû se lever,
car elle avait mis sa chemise de nuit. Il la regarda ; elle était aussi belle
qu’une allégorie du printemps. Il pensa au mariage. Elle était française
et il lui fallait la permission de ses officiers supérieurs. Mais seule la race
comptait dans la SS, non la nationalité. Gisèle ne pouvait poser de pro-
blème.
Elle s’éveilla et vit qu’il la regardait avec une tendresse grave. « À
quoi penses-tu ?
LES ANNÉES TRENTE 107
- Devine.
- Je ne sais pas… Peut-être à la fille que tu as laissée en Alle-
magne. » Il la pinça.
- « Je pense à notre mariage. J’ai hâte de le conclure, de pouvoir
vivre avec toi sans avoir à nous cacher. Alors, je veux que tout soit clair ;
je veux en parler avec toi.
- Klaus (elle se pressa contre lui), je ne m’étais jamais sentie aussi
folle, aussi bouleversée de plaisir. Le mariage n’ajoutera rien à notre
union parfaite ; mais tu as raison, ce sera pratique. Et puis il faut penser
aux enfants.
- Gisèle… tu sais que je suis Allemand ?
- Bien sûr ! Et alors ?
- Je tiens à ce que tu saches que je suis vraiment allemand, que
je le serai toujours. »
- Une ombre d’inquiétude passa sur le visage de Gisèle : « Et tu
voudrais que nous vivions en Allemagne ?
- Que veux-tu dire ?
- Si la guerre menace trop, par exemple, il me faudra y retourner.
- Tu peux demander l’asile politique. Il y a déjà beaucoup de réfu-
giés allemands en France.
- Mais Gisèle, c’est justement ce que tu dois savoir : je ne veux pas
être un réfugié politique. Je ne veux pas trahir mon peuple pour mon
bonheur personnel.
- Alors, selon toi, les réfugiés sont des traîtres ?
- Pas nécessairement s’ils croient à leurs idées. Mais leurs idées
ne sont pas les miennes. Je suis national-socialiste.
- Je m’en doutais ; cela ne me choque pas ; vous l’êtes presque
tous en Allemagne ; il doit y avoir une raison. Cela ne me pose pas de
problème.
- As-tu entendu parler des SS ?
- Oui, je crois que c’est votre police politique, les gardiens des
camps de concentration.
- Non, la SS n’est pas une police ; et il n’y a sans doute pas 2 %
de SS qui sont entrés dans un camp de concentration. Après le 30 juin
1934, la surveillance de ces camps a été retirée aux SA qui emprison-
naient et condamnaient arbitrairement. Il fallait des gens sûrs, disciplinés
et incorruptibles. Alors on a fait appel aux SS qui n’en étaient pas
enchantés et qui n’avaient pas été créés pour cela.
- Gisèle, il faut que tu saches tout de moi Je suis un SS, un capi-
taine SS.
108 LE GRAND SUICIDE
- Capitaine à ton âge ?
- Mais oui… et je ne suis pas le seul, ni le plus jeune.
- Ce sont tes affaires ; cela ne me gêne pas ; je n’ai jamais fait de
politique. J’ignore si tu es dans le vrai, ou dans le faux ; mais je suis sûre
que tu es sincère et cela me suffit.
- C’est vrai, les Français font peu de politique. Chez nous tout le
monde ou presque en fait. Il y a une raison à cela : les ventres vides. Je
te l’ai dit hier : un Allemand fait à peine dix repas dans sa vie comme
notre souper d’hier.
Avec Hitler, notre situation s’est améliorée. Mais elle est fragile et
nous retomberons dans la misère si nous n’assurons pas des débouchés
à notre industrie. Or les nations coloniales, surtout l’Angleterre et la
France, ont confisqué toute la planète. Nous ne voulons pas la guerre ;
mais si les nations riches ne nous laissent le choix qu’entre la soupe
d’orties et la guerre, nous ferons la guerre. Alors je ne me retirerai pas
du jeu comme un lâche. Je me battrai pour mon peuple et je gagnerai ou
mourrai avec lui. »
Elle leva vers lui un visage grave et vibrant de tendresse : « Je te
comprends, Klaus, tu serais méprisable en agissant autrement. Et tu as
bien fait de tout me dire. Mais il me semble que notre amour sera plus
fort que tout, viendra à bout de tout.
- Moi aussi je sens ainsi. Mais il y aura sans doute des temps
difficiles… Je pense à notre première rencontre. Pourquoi m’as-tu dit :
« Vous êtes le premier homme de mon peuple à qui je peux parler » ; tu
savais déjà que j’étais allemand.
- Oui, tu me l’avais dit ; mais ici, en pays musulman, tous les Euro-
péens se sentent compatriotes… » Elle se souleva sur un coude comme
surprise et ajouta : « Tiens ! cela me rappelle que je suis d’origine alle-
mande. Oh ! c’est vieux ! ça date de onze siècles.
- Tu as pu retrouver tes ancêtres jusqu’à onze siècles en arrière ?
- Non ! Je ne me serais pas donné cette peine ! Mais j’ai lu que la
vallée savoyarde d’où sont originaires mes parents a été peuplée de dix
mille familles saxonnes déportées par Charlemagne. J’ai trouvé cela
dans un article d’histoire locale, sur un vieil almanach paysan dans le
grenier de mes grands-parents. Effectivement, presque tous les habi-
tants de cette région ont un type germanique très marqué. Et il y a près
du lac Léman un mont que nous appelons le Saxonnex. »
Ils se donnèrent encore une demi-heure de folie. Puis Gisèle
reprit : « Nous pouvons nous marier ici et tu peux conserver ta nationa-
lité. Tu trouveras quand même facilement du travail.
LES ANNÉES TRENTE 109
- Je ne demande pas mieux ; mais avant il faudra venir avec moi
en Allemagne et faire connaissance de mes parents. » Il mentait par
omission, car il pensait surtout à ses chefs dont il devait obtenir l’autori-
sation. Il se pardonna ce silence sans gravité.
Comme dix heures approchaient, ils décidèrent d’un commun
accord de ne pas prendre de petit-déjeuner et d’aller se rafraîchir dans
la mer.
De la jetée, Klaus ne se lassait pas de regarder la délicieuse bour-
gade baignant dans la verdure avec son clocher pointu aussi « France »
que possible ; au loin les croupes de montagne étaient couvertes d’é-
paisses forêts de chêne-liège. Gisèle lui expliqua que Djidjelli était le port
du liège. Elle se lança encore dans de passionnants projets de circuits
touristiques. À 60 km à l’est se trouvait la presqu’île de Collo, couverte
d’une véritable forêt vierge où, selon les Musulmans, il y avait encore des
panthères. Plus loin, la région entre Philippeville, Bône et Constantine
offrait de nombreux hammams naturels, bains de vapeur aménagés
autour des sources brûlantes ; la plus célèbre était Hammam-Meskoutine
où l’eau jaillissait à 98 °C et que l’on voyait fumer en hiver dans les
canaux d’irrigations à 50 km de sa sortie. Puis il y avait les grands pla-
teaux de Batna, les Aurès et les canyons de Roufi, les gorges rouges
d’El Kantara, porte du désert vers Biskra, l’ombre magique des oasis, le
grand silence des dunes, sans un bourdonnement d’insecte.
Klaus ne l’interrompait pas. Sans perdre une seule de ses paroles
il faisait à nouveau le point. Lothar von Reipertsloh devait avoir raison :
l’Afrique était bien une drogue dont on ne guérit pas. Alors,
immanquablement, elle le prendrait lui aussi, le jeune capitaine de la SS
en mission politique et militaire. Quels conflits, quels déchirements cela
pouvait déchaîner en lui ? Il serait le plus fort, mais à quel prix.
Il sursauta, car il venait soudain de découvrir une première victoire
de l’Afrique. Le danger n’était pas Gisèle ; au contraire, elle ne pouvait
manquer de lui faciliter bien des découvertes, de lui éviter tâtonnements
et erreurs. Le danger est qu’il commençait à douter de sa cause. Par rap-
port à l’égoïsme odieux des colonialistes, des nantis, elle restait relative-
ment juste. Mais la civilisation blanche toute entière, cette civilisation
industrielle créatrice de slums, de prolétariat, de lutte des classes et de
guerres internationales, de hâte, d’ambitions fiévreuses, d’abrutissement
et de déculturation n’était-elle pas une seule folie ? Toute la géopolitique
de la SS repassait dans sa tête. Les savants de l’Ahnenerbe (1) avaient
été les premiers à reconnaître que la civilisation était une décadence de
la culture, à situer le point culminant de l’Europe à la fin de l’âge de
110 LE GRAND SUICIDE
bronze, à l’époque homérique, à ne pas se laisser aveugler par les per-
formances scientifiques et techniques contemporaines. Mais alors…
puisque Nietzsche avait raison dans tout ce qu’il prédisait sur les forces
d’auto-destruction de cette civilisation du « dernier homme nombreux et
indestructible comme le puceron », pourquoi entrer en lice pour forcer un
blocus économique et libérer une industrie qui détruisait l’âme alle-
mande ? Ne serait-il pas mieux de faire émigrer 20 ou 30 millions d’Alle-
mands dans tous les pays susceptibles d’en accueillir ? En s’y prenant
bien, on devrait trouver de la place non seulement en Amérique latine,
mais aussi en Asie centrale, en Australie et dans toutes les colonies
françaises et anglaises. Mais cela était sans doute un rêve… Le Führer
était entouré de ministres et de conseillers compétents et ils devaient
bien envisager toutes les possibilités. Malgré son haut niveau de forma-
tion géopolitique, le malheureux jeune homme ne savait pas qu’en poli-
tique les meilleurs ne sont jamais au sommet, que les fascismes n’é-
chappent pas plus à la dégradation démagogique que les démocraties,
que les politiciens ne peuvent poursuivre des buts vraiment élevés qu’à
condition de les tenir cachés au peuple ; sinon ils passent immédiate-
ment pour des fous dangereux. Le peuple supporte plus facilement un
Caligula qui élève son cheval à la dignité de consul qu’un Marc-Aurèle
ou qu’un Robespierre incorruptible. Mais Klaus ignorait les jeux mes-
quins et les coups bas de la rivalité politique ; il ne savait pas que le pire
ennemi d’un ambitieux politique n’est pas son adversaire idéologique,
mais ceux de son propre parti qui le dépassent. Et dans ce jeu c’est
presque toujours l’inférieur qui triomphe du supérieur, parce qu’il est plus
rusé, plus traître, plus flatteur, plus calculateur. La politique est une véri-
table contre-sélection : l’élite croyante, apte au sacrifice, est à la base, la
bêtise et la canaille au sommet.
Comme la plupart de ses jeunes camarades, Klaus était entré
dans la SS comme on entre en religion, comme un Templier, dans un
don de soi sans calcul. Il y avait trouvé des réponses nouvelles et d’un
haut niveau de pensée aux interrogations fondamentales de la jeunesse.
Mais ces réponses n’émanaient pas des chefs suprêmes qui auraient été
bien incapables de les fournir. Elles émanaient de savants, de penseurs
profonds, mais naïfs et qu’on ne consultait sur aucune option politique.
De la même manière que, plus tard, des savants capables de faire sau-
ter la planète ne réussiraient qu’à devenir les domestiques du capita-
lisme ou du parti communiste. La politique ne tolère pas la qualité…
(1) Ahnenerbe: service scientifique de la SS chargé de recherches sur toutes les données biolo-
giques, psychologiques, culturelles, scientifiques, techniques et politiques de l’antiquité
européenne. On y étudiait aussi bien les croyances religieuses que les rapports physiologiques
entre les statues grecques et les Germains actuels. Le mot signifie « Héritage ancestral »
LES ANNÉES TRENTE 111
Comment un jeune homme de 23 ans aurait-il pu comprendre tout
cela ?
Il était troublé. Il était certain que son idée n’était pas folle. Fors-
ter, le beau-frère de Nietzsche, avait fait une importante tentative dans
ce sens au Brésil.
Il en était là de ces cogitations lorsque le baiser de Gisèle l’inter-
rompit : « Tu es soucieux chéri ? » Elle s’assit sur le bord du quai, les
jambes pendantes au-dessus de l’eau et fit remarquer : « Regarde : pas
la moindre saleté ! Le vent balaye le quai et il n’y a pas de mazout dans
l’eau. Ce n’est pas à Marseille que nous pourrions faire cela, ni même à
Nice. »
Une douce brise de terre soufflait, portant avec elle cette étrange
odeur de musc additionné d’huile d’olive rance qui imprègne toute
l’Afrique du Nord. Klaus renifla et demanda : « Curieuse cette odeur ! Les
indigènes aussi sentent ainsi, même lorsqu’ils sont propres.
- C’est vrai ; tu es observateur. Je ne sais pas exactement d’où
cela provient, mais elle est partout. Et sais-tu ce que les Musulmans
disent, de nous ? Les Roumis sont comme les cadavres ils n’ont pas
d’odeur. Pour eux, c’est donc l’odeur de la vie. »
Ils tâtèrent la température de l’eau avec leurs orteils. Des poissons
traçaient des éclairs d’argent ; des algues et des fleurs sous-marines
laissaient flotter leurs antennes capillaires au gré d’imperceptibles cou-
rants. « On y va ? » demanda Gisèle. « On y va ! » Ils avaient apporté
des serviettes éponges et avaient leur maillot sur eux. Ils plongèrent
dans une onde si transparente qu’on craignait de heurter le fond. Ils
nageaient sous l’eau les yeux grands ouverts sur le monde merveilleux
que leur présence semblait ne pas déranger. Klaus était fasciné par le
corps d’ondine de sa compagne. Elle semblait avancer et évoluer magi-
quement dans l’eau, comme si sa volonté avait suffi à la faire monter ou
descendre, avancer ou reculer. Ses muscles et son visage donnaient
une impression d’abandon et d’aisance parfaite.
Ils revinrent à la surface ; elle regarda le soleil : « Midi approche ; il
faut rentrer ». Elle lui montra des colonies d’oursins sur le fond et aussi
sur la paroi du quai. « Fais très attention ; les piquants se cassent au fond
de la plaie et ça donne de terribles infections. »
Tout se passa sans dommage. Ils mangèrent à leur hôtel et Klaus
apprécia le rôti d’agneau au thym et à l’ail, le chou-fleur à la crème et au
poivre, le plateau de fromages et la glace au café. Il apprit à Gisèle :
« Sais-tu comment nous disons en Allemagne pour parler de quelqu’un
qui a une belle vie. ? Il vit comme Dieu en France. Maintenant je com-
112 LE GRAND SUICIDE
prends pourquoi… Et quelle est la réaction des indigènes face à ce
luxe ?
- Diverse. Pour les riches cela va de soi. Les pauvres ont vu pire
au temps des Turcs et la tradition s’en est transmise. Ils sont plus durs
entre eux que nous envers eux. Et ils admirent nos juges, nos officiers et
nos fonctionnaires parce que ceux-ci refusent les bakshich, ou au moins
ils ne les acceptent qu’avec une extrême discrétion. Mais la plupart les
refusent sincèrement. Le véritable Français a horreur de la servilité. Ce
sont les étrangers qui nous discréditent ici : les Siciliens, les Maltais, les
Grecs.
- Et pourquoi vous laissez-vous envahir ainsi ?
- Je n’en sais rien. La France est la poubelle du monde, tous les
Français le disent, et ici c’est deux fois pire. »
Pour ne pas avoir à payer une seconde nuit d’hôtel, ils décidèrent
de ne pas faire de sieste et de revenir lentement vers Bougie, en s’arrê-
tant souvent. Klaus remarqua que dans chaque localité on avait sorti les
drapeaux français. Il demanda l’explication à Gisèle qui sur le coup ne
put répondre. Puis la mémoire lui revint : « Ah oui ! C’est la fête de
Jeanne d’Arc ». Klaus était surpris : « Et tu n’y pensais pas ?
- Non ! Notre grande fête nationale est le 14 juillet.
- Oui, mais Jeanne d’Arc c’est un grand personnage, et même une
grande énigme. De nombreux savants allemands se sont passionnés
pour son cas qui reste en partie inexpliqué.
- Tu sais, en France, le patriotisme est bien tiède.
- Mais ce n’est pas seulement une question de patriotisme. Vous
négligez trop vos grands hommes. En Allemagne nous rendons un véri-
table culte à votre grand sculpteur Rodin. Nous pensons que Guy de
Maupassant est un des plus grands génies de l’histoire européenne, un
psychologue de l’irrationnel. En France vous n’en parlez que comme
d’un auteur de second rang. Je ne vous comprends pas… »
Ils se dirent « au revoir » à El Kseur. Gisèle avait recommandé à
Klaus de magnifiques sentiers de falaise autour de la ville. Mais il lui
déclara vouloir découvrir les plus belles choses en sa compagnie. Ils
avaient trois jours à passer sans se revoir et cela les inquiétait, car l’un
et l’autre craignaient surtout de ne pas avoir la tête à son travail.
Effectivement, Gisèle ne pouvait cacher le bonheur qu’elle res-
sentait et le mardi matin, à la récréation, les enfants l’entourèrent d’une
ronde espiègle dont elle comprenait mal les paroles, ne connaissant que
les mots concrets les plus usuels de la langue Kabyle, mais « Ia répéti-
tion de son nom, « Mam’zil Bontemps », ne lui laissait pas de doutes sur
LES ANNÉES TRENTE 113
le contenu de la chanson. Il n’y avait rien de pervers, rien de méchant
dans ces cœurs enfantins, rien que la joie de sentir heureuse leur maî-
tresse que tous aimaient.
Klaus téléphona au consulat pour demander s’il avait du courrier.
Il en avait, mais il dit qu’il venait lui même le prendre ; il ne voulait pas
courir de risques de retards ou d’indiscrétions. Le mardi matin, à l’aurore,
il partit pour Alger par El Kseur, Yakouren, Azazga et Tizi-Ouzou. Bien
que pressé, il ne put s’empêcher de mettre pied à terre au milieu de la
vaste forêt. Il était surpris d’y trouver des essences bien européennes :
hêtres, chênes, bouleaux. Les arbres étaient grands et forts. Il se rafraî-
chit à une fontaine très pure en bordure de la route et eut la surprise, en
voulant repartir, de voir le passage interdit par une nombreuse harde de
sangliers qui venait tranquillement dans sa direction. Il sauta prestement
sur sa machine et abandonna le terrain aux animaux, le mâle conduc-
teur, haut sur ses pattes, devant peser plus de cent kilos. Il revint une
dizaine de minutes plus tard, croisa une camionnette à l’entrée de la forêt
et en déduisit que la harde avait filé plus loin. Décidément, l’Algérie était
un pays de cocagne. Il se renseignerait sur les règlements de la chasse
et s’offrirait du marcassin.
Il arriva au consulat vers 4 heures de l’après-midi, prit sa lettre et
alla la lire sur un banc du jardin public du balcon Saint-Raphaël. Lettre
de nouvelles banales qu’il décoda sans peine : la guerre risquait d’écla-
ter dès l’automne ; il fallait agir au plus vite, trouver au moins quelques
hommes sûrs ; un courrier lui fournirait dès la semaine suivante des
papiers d’identité français qu’il ne devrait en aucun cas porter sur lui,
sauf le jour où il serait contraint de s’en servir pour quitter l’Algérie en cas
de guerre avec la France. Cette missive le troubla profondément. Le
« grand suicide » devancerait-il son bonheur ? Le réduirait-il à néant
avant son point culminant ? Une voix qu’il aurait voulu réduire au silence,
mais qui était plus forte que sa volonté, maudissait en lui tous les
hommes d’état du monde, capitalistes et socialistes, démocrates et dic-
tateurs. Pour la première fois de sa vie, l’idée l’effleura que l’élite des
peuples n’était pas à la tête. La guerre était peut-être inévitable mais
même dans ce cas ce n’était pas une raison pour la hâter. Le temps ne
travaillait-il pas pour l’Allemagne ? Ne valait-il pas mieux laisser jouer le
plus longtemps possible la déliquescence culturelle chez ses ennemis,
les crises économiques insurmontables ?
Il téléphona chez les Brand. Il se proposait de les inviter à souper.
Mais ils refusèrent. « Venez chez nous, lui dit Élise, nous en aurons le
plus grand plaisir ». Quelques minutes plus tard il pétaradait donc à tra-
114 LE GRAND SUICIDE
vers le quartier appelé « Climat de France » et s’arrêtait presque au
sommet chez ses vieux amis. Lothar von Reipertsloh le dépassait d’une
tête ; il devait avoir près de deux mètres ! Il dit à Klaus : « Te voilà déjà
tanné comme un vieux légionnaire ! Tu ressembleras bientôt davantage
à un Berbère qu’à un bon Allemand ! »
Il demanda la permission de se laver, car il y avait pas mal de
poussière dans son bronzage. La place des lunettes de moto dessinait
deux cercles clairs parfaitement ridicules autour des yeux. « Je res-
semble à une chouette, se dit-il, je ne dois pas reparaître devant Gisèle
comme cela. »
Tout en buvant l’anisette, il demanda à ses hôtes comment ils
avaient trouvé l’Allemagne. Élise était enthousiasmée ; mais son mari
était plus critique : « Trop d’excitation. Nous avons à faire à des adver-
saires qui ont cultivé l’art d’attendre et qui peuvent attendre pour exploi-
ter nos moindres fautes. Wait and see, disent les Anglais ; et les Russes
sont les meilleurs joueurs d’échecs du monde. À côté d’eux, nous
sommes des enfants en politique.
- Avez-vous eu l’impression que la tension montait en Europe ?
demanda Klaus qui cherchait confirmation ou rectification de la lettre
reçue et dont il ne voulait pas parler.
- Je ne sais pas, je manque de point de comparaison ; l’Europe
semble bien surexcitée à celui qui y débarque en arrivant d’Afrique. »
Il n’était guère avancé. Après le souper il écrivit une lettre qui lui
prit deux heures, car il fallait insérer le code dans un texte banal sans
hiatus ni coq à l’âne suspect.
Il demandait la permission de venir avec Gisèle en disant qu’elle
pourrait rendre d’immenses services. Il se reprochait cela comme une
trahison envers cette fille au cœur sans détours ; et il taisait aussi à ses
chefs son plus puissant motif : obtenir l’autorisation d’épouser Gisèle.
Mais comment faire autrement ? Il pourrait gagner Gisèle à ses buts ;
mais cela exigerait plus de temps que la guerre ne lui en laisserait.
Il prit congé de ses hôtes dès le soir, car il voulait partir à l’aube. Il
avait hâte de quitter cette ville. Le matin il fit un détour pour mettre sa
lettre dans la boîte du consulat. Avant de l’introduire, il eut une hésita-
tion. Sa demande ne paraîtrait-elle pas bizarre à ses chefs ? Ne le juge-
raient-ils pas follement imprudent ? Et brusquement la vérité lui apparut :
Gisèle était belle, certes ; mais il en avait connu d’aussi belles en Alle-
magne ; cet élan fou qui l’avait jeté vers elle avait sa cause hors du
domaine de l’amour. Fils d’un simple ouvrier métallurgiste de Munich, il
avait toujours haï la ville et ne s’était senti chez lui que chez ses
LES ANNÉES TRENTE 115
grands-parents, paysans dans les sauvages montagnes d’Oberstdorf ;
mais là il y avait la messe du dimanche, les bondieuseries accrochées
aux murs.
Sa grande passion d’enfant avait été les westerns. Leurs
immenses horizons, leurs solitudes lui étaient entrés dans l’âme. Puis il
y avait eu la Jeunesse Hitlérienne dont il était rapidement devenu le chef
de compagnie de son district. Mais l’Allemagne n’était pas le Far-West.
Aussi avait-il accepté dans l’enthousiasme sa mission africaine. Gisèle
était la rencontre qui pouvait faire de son évasion provisoire une évasion
définitive. Il revivait maintenant en pleine conscience la scène de la route
des crêtes, près de Michelet. Gisèle lui avait expliqué qu’elle fuyait Lyon
et les vallées de Savoie pestiférées par l’industrie ; il était le touriste
étrange, loin des circuits classiques ; c’est pourquoi elle s’était agripée à
lui. L’élan qui l’avait jeté dans les bras de la fille n’était pas seulement de
la sympathie ou de l’amour : c’était surtout l’élan vers sa propre liberté.
Maintenant il comprenait tout avec une parfaite clarté. Néanmoins
il aimait cette fille splendide ; il l’aimait non seulement pour sa rare
beauté, mais surtout pour son âme sauvage, intransigeante et sensible.
Et pourtant il ne trahirait à aucun prix la cause de son peuple. Il avait
connu les souffrances de l’après-guerre en petit prolétaire. Il savait que
dans la Ruhr et à Berlin la famine avait été encore bien pire qu’en
Bavière. Il ne tirerait pas lâchement son épingle du jeu ; il gagnerait avec
son peuple ou périrait avec lui.
Apaisé par cette prise de conscience des réalités de sa situation,
il finit par glisser la lettre dans la boîte. Puis il reprit la route de Bougie
par Bouira et la vallée de la Soummam ; pourtant il ne s’arrêta pas à
Akbou, car cela pourrait sembler bizarre et attirer l’attention. Il pensa :
« Quel monde de fous ! Je suis parfaitement en règle, je n’ai pas la
moindre raison de redouter la police française ; et pourtant je suis obligé
de prendre des précautions ! » Il descendit à Bougie dans l’hôtel que lui
avait indiqué Gisèle. Il avait toute la journée de mercredi devant lui, mais
il attendrait le lendemain pour faire les promenades dans les falaises du
cap Carbon. Il flâna dans la ville et observa. Il notait de sérieuses
différences avec Alger. Les rues étaient moins bruyantes et moins
animées ; les gens parlaient et gesticulaient moins. Mais c’est surtout les
femmes qui étaient différentes. Vêtues de sarrouels, de corsages et de
robes de couleurs vives, beaucoup n’étaient pas voilées ; elles sem-
blaient rieuses et à l’aise, regardaient franchement sans être provo-
cantes. De carnation, de cheveux et d’yeux nettement plus clairs que les
Algéroises, Klaus leur trouvait un type plus polonais qu’africain. Sans
116 LE GRAND SUICIDE
doute le sang vandale… Mais ce qui le surprit le plus fut la douceur de
la voix chez les hommes ; rien de commun avec les tons rauques vite
brisés dans l’aigu qu’il entendait dans les rues d’Alger. Les Kabyles par-
laient tranquillement, avec une douceur naturelle qui n’évoquait nulle-
ment l’image de guerriers farouches qu’ils s’étaient taillée. Klaus se sen-
tait bien, si bien qu’il vivrait l’essentiel de sa vie dans ce pays ; il en por-
tait la certitude irrationnelle et il en était heureux. Oui, c’est cela : pour-
quoi ne pas faire de sa mission de couverture, de l’étude d’un circuit tou-
ristique pour la « Force par la joie », une seconde mission réelle ? Il s’ar-
rangerait pour que ses parents soient du voyage, et ils seraient heureux
de savoir leur fils dans un tel paradis. Il sourit de lui-même et se mur-
mura : « Allons ! Allons ! Pas de châteaux de nuages ! ».
Dès 5 h 1/2 Gisèle arriva. L’hôtel était tenu par un Français et
n’avait que du personnel français. Aussi décidèrent-ils de rester. Ils
burent du thé à la menthe que le patron préparait à la mode saharienne,
ayant fait 5 ans de Légion. Klaus en apprécia la riche saveur, nouvelle
pour lui.
Le jeudi passa vite, absorbé par les promenades à travers les
falaises rouges du cap Carbon, la montée au Pic des singes, site qui
serait digne d’être aussi célèbres que la baie de Rio, celle d’Along ou du
Rufisque. Les amoureux avaient déjeuné dans un petit restaurant niché
dans une encoignure de la falaise, entre des figuiers parfumés et des
cascades de bougainvillées. Ils avaient pris les décisions définitives : dès
le 14 juillet, ils partiraient ensemble pour l’Allemagne, s’y marieraient et
reviendraient vivre à Bordj Arreghi.
Les choses se déroulèrent comme elles avaient été planifiées.
Klaus présenta Gisèle à ses chefs qui ne virent que des avantages à ses
projets et admirèrent la pureté raciale de la jeune Française. Ils se
montrèrent très intéressés par l’histoire des dix mille familles saxonnes
déportées en Savoie par Charlemagne. Les parents de Klaus adoptèrent
Gisèle sans réticence, regrettant seulement son ignorance de l’allemand.
« Il faut le lui enseigner d’ici votre retour » dit la mère. La fille avait tu ses
démêlés avec ses propres parents pour ne pas assombrir Klaus. Ils lui
avaient répondu avant leur départ d’Algérie : « Toute ta vie tu n’as fait
que des folies ; alors la dernière nous étonne à peine. Nous te souhai-
tons que ça dure ; mais si cet inconnu — car tu ne le connais pas — te
laisse tomber, ne viens pas pleurnicher ici. »
La lune de miel fut assombrie par la guerre qui faillit éclater et ne
fut évitée de justesse que par les accords de Munich. L’orage passé, les
jeunes époux retournèrent en Kabylie et Klaus fut adopté avec une tou-
LES ANNÉES TRENTE 117
chante sincérité par tous les habitants du village.
Émile et Conchita étaient arrivés à Alger fin septembre, une
semaine avant la rentrée scolaire. Ils avaient trouvé un appartement spa-
cieux dans une vieille villa un peu lézardée, non loin d’une petite mos-
quée et de la prison de Barberousse, au carrefour d’une montée de la
Kasbah et d’une rue qui venait de Bab-el-Oued.
Le soir du samedi 28 octobre, le jeune couple était descendu sou-
per à la pêcherie. La journée avait été rendue pénible par un sirocco
suffocant, multipliant les tiphons minuscules qui faisaient tourbillonner
leurs spirales de poussière plus haut que les maisons, électrisant
l’atmosphère et faisant braire désespérément tous les ânes de la vieille
ville. Après avoir joui longuement de la fraîcheur de la nuit à la terrasse
du restaurant, le jeune couple repartit pour la villa en empruntant la
montée qui longe la grande mosquée et traverse toute la kasbah.
Conchita marchait avec son bras appuyé sur l’épaule de son compa-
gnon. Sa tête était couverte d’une mantille noire, à la mode espagnole.
Alors qu’ils n’étaient guère qu’à une centaine de mètres de chez eux,
une main passa à travers une fenêtre grillagée, arracha prestement la
mantille et une voix de femme cria : « Maintenant tu me donnes cinq
francs ! » Furieux, Émile répondit les dents serrées : « Tu rends ce fou-
lard tout de suite où je vais chercher la police. » Une voix d’homme le fit
sursauter : « Quoi la poulice ? Ici on est chez nous. » Deux Arabes se
tenaient devant lui, le rasoir à la main, deux petits hommes d’une soixan-
taine de kilos, comme il en avait connu des milliers ; il les savait nerveux
et rapides comme l’éclair. Il s’était lui-même battu des dizaines de fois
avec de jeunes arabes dans son quartier de Saint-Ennemond ; il avait
assisté à des centaines de bagarre et mesurait le danger. Il était seul et
sans armes contre deux, mais il avait l’avantage d’être du côté supérieur
de la ruelle en forte pente et par la taille il dépassait les deux hommes
d’au moins quinze centimètres. Tandis qu’il pivotait d’un demi-tour à
droite, sa main gauche rapide comme une langue de serpent frappait le
premier adversaire d’une fourchette aux yeux, et dans le demi-tour de
retour sa jambe droite frappait à toute volée le second aux parties. Les
deux hommes roulèrent à terre et se tailladèrent les mains sur leurs
rasoirs. Tout s’était passé en une demi-seconde. Alors il empoigna la
chevelure de la voleuse qui avait imprudemment collé son visage au
grillage et dit durement : « Rends ça, salope, ou je t’arrache tous les che-
veux. » La fille s’exécuta en poussant un immense hurlement de bête
118 LE GRAND SUICIDE
blessée à mort. De partout, des fenêtres s’ouvrirent, des portes claquè-
rent. Ils voulurent repartir, mais déjà la rue était coupée des deux côtés.
Ils se sentaient perdus : on ne retrouve jamais de cadavre dans la kas-
bah. C’est alors qu’un tumulte éclata à une dizaine de mètres au-dessus
d’eux. Des coups sourds comme un bruit de gong retentirent et trois sil-
houettes volèrent littéralement par-dessus les autres avant de s’écraser
sur les pavés inégaux de la ruelle. Cela déclencha un feu roulant de
« nadinn babek » (fils de putain) et un véritable cul-par-dessus-tête chez
les Arabes qui se ruèrent vers le bas. L’un deux glissa sur la flaque de
sang laissée par les deux premiers assaillants et heurta un escalier de la
nuque, ce qui aurait immanquablement fracturé un crâne européen ;
mais il repartit en proférant des imprécations suraiguës. En quelques
secondes la ruelle fut vide. Il ne restait que deux silhouettes : celle d’un
gérant à cheveux blancs et celle d’un solide gaillard blond qui paraissait,
petit en comparaison, bien qu’il fût un peu plus grand qu’Émile. Plus haut
ils virent aussi deux femmes. Le géant se présenta : « Georges, Brand.
Vous n’êtes pas blessés ?
- Non, mais on vous doit une fière chandelle.
- Ce n’est rien, c’est bien normal. »
Klaus et Émile se présentèrent à leur tour, puis ce fut le tour de
Conchita et d’Élise et Gisèle qui avaient rejoint le groupe.
Émile précisa : « Nous habitons tout près. Faites-nous le plaisir de
venir prendre un verre. »
Demain était dimanche et rien ne pressait. Aussi tout le monde
accepta de bon cœur. Attablés devant un petit verre de Tarragone, ils
commentèrent l’événement. « Curieux dit Émile, je connais bien les
Arabes ; je me suis élevé à côté d’eux dans le quartier mineur de Saint-
Étienne ; d’habitude ils n’attaquent pas les gens de leur voisinage.
- Oui, mais les femmes ne sortent pas et il faisait nuit, expliqua
Élise la plus ancienne. »
Une sympathie spontanée était née entre Klaus et Émile qui
avaient 5 ans de différence d’âge, mais une différence largement atté-
nuée par le sérieux inné chez Émile et par le sang-froid avec lequel il
avait fait front à deux voyous armés de rasoirs. Klaus lui dit : « Tu as été
très habile ; nous regardions tout de loin, mais nous ne pouvions pas
intervenir sans prendre le risque de te faire taillader la figure, peut-être
même la gorge.
- Et vous, comment avez-vous fait pour envoyer trois bicots en l’air
comme des ballons ?
- Oh ! C’est simple… Quelques trucs de close-combat. » Klaus se
LES ANNÉES TRENTE 119
mordit la lèvre, craignant d’en avoir trop dit. À l’époque le close-combat
ne s’enseignait guère qu’aux espions.
Ils bavardèrent tard dans la nuit. Sans plus réfléchir, Émile pensait
avoir à faire à des exilés politiques comme les Hartmann, et il déballait
sans prudence ses idées : « Je ne suis pas colonialiste, loin de là. Mais
les Nord-Africains sont la plus sale race de la terre. Je préfère cent fois
les nègres. Savez-vous comment nous appelons les bicots dans nos
quartiers de mineurs et d’ouvriers ? C’est un peu grossier, mais ça dit
bien ce que ça veut dire : nous les appelons les chevaliers du rasoir et
de la prise de couilles. » Il prit soudain conscience qu’il avait été malgré
lui entraîné dans leur comportement canaille, qu’il avait utilisé une four-
chette aux yeux et un coup de pied aux parties, choses qu’il n’aurait
jamais faites dans une bagarre avec des Européens.
Ce fut le SS qui tempéra le racisme de l’anarchiste : « L’Afrique du
Nord est un fouillis de peuples divers. Il y a du pire et du meilleur. Ceux
qui restent honnêtes dans un tel milieu ont un rare mérite ; et pourtant il
y en a. Nous habitons un village de haute Kabylie où ma femme est ins-
titutrice. Les gens sont d’une honnêteté et d’une droiture que je voudrais
trouver chez tous les Allemands ! Il faudra venir nous voir aux vacances.
Là-bas nous ne fréquentons pas d’Européens. Cela nous manque un
peu parfois. »
Il était plus de minuit quand ils se séparèrent après s’être promis
de se revoir. Émile et Conchita iraient à Bordj Arreghi pendant les vacan-
ces de Noël. Une profonde sympathie unissait déjà les deux couples.
Gisèle et Conchita s’étaient flairées comme deux sauvageonnes faites
pour se comprendre. Avant de se quitter elles échangèrent leurs adres-
ses et s’embrassèrent comme deux sœurs.
Dès la mi-novembre les Laporte reçurent une longue lettre
accompagnée d’une carte postale de la baie de Bougie et d’une autre sur
le Djurdjura enneigé. Il leur était recommandé de ne pas oublier la visite
promise. Si nécessaire, on viendrait les chercher avec l’Hotchkiss.
Le jour attendu arriva. Les voyageurs prirent le train pour
Tizi-Ouzou où Gisèle ou Klaus devait les attendre. Malgré la brièveté du
jour — on était le 23 décembre — ils bénéficièrent d’un couchant écla-
tant suivi d’un ciel vert particulièrement net pendant la période hivernale
les jours où il ne pleut pas. Seule la crête du Djurdjura était enneigée. Ils
avaient devant eux huit jours complets de loisirs. Gisèle était restée pour
cuisiner et Klaus les avaient accueillis à la gare de Tizi-Ouzou. En route
il leur annonça que le lendemain soir, veille de Noël, serait une grande
fête. Ils avaient organisé un méchoui pour tout le village, expliqué que
120 LE GRAND SUICIDE
chez les Chrétiens c’était la fête de Sidi Issa (Jésus), qu’ils tenaient à se
réjouir ensemble avec les Musulmans, qu’ils n’étaient pas seulement
chrétiens, mais amis de tous les croyants. Les Kabyles avaient facile-
ment compris ce langage qui était celui de leurs propres sages accepté
avec simplicité.
Quand l’Hotchkiss entra dans le village avec lenteur (la vitesse est
ressentie comme agressive), les arrivants furent salués de partout avec
une gravité souriante. Émile et Conchita remarquèrent la prédilection
des femmes et des fillettes pour les couleurs lumineuses et les tons
chauds : jaune, doré, mordoré, rouge, orange, vert-jaune. Le type des
hommes contrastait étrangement avec celui des femmes : les premiers
étaient grands, secs, osseux, les secondes plutôt petites, grassouillettes,
avec des visages poupins de paysannes russes. Les hommes étaient
vêtus de sarrouels ou de pantalons européens et de vestes élimées sur
lesquelles étaient jetées des houppelandes sans manches et souvent en
guenilles. On trouvait toute la gamme de coiffures en Afrique du Nord :
fez, turban, béret basque, mouchoir noué autour de la tête. Mais les
démarches étaient à la fois fermes et lentes, le maintien fier.
Ils entrèrent dans le petit appartement de fonction, un trois pièces
où régnait une odeur d’épices, car Gisèle s’affairait à la cuisine. Elle
embrassa Conchita avec effusion et embrassa aussi Émile en lui disant :
« Aujourd’hui tout le monde se tutoie ; de toute façon on y arrive-
rait bientôt et plus on attend, plus on se trouve bête. »
Ils mangèrent un couscous léger amplement arrosé de bouillon de
bœuf, puis sortirent se promener dans le village. « Ici rien à craindre, ce
n’est pas la kasbah » dit Klaus. Malgré l’air vif de ce début d’hiver, des
groupes nombreux s’attardaient dehors. Un jeune homme dont le visage
disparaissait sous son turban jouait d’une flûte aigre dont il tirait des sons
d’une déchirante mélancolie. Conchita fit remarquer : « En Espagne
aussi nous vivons la nuit, mais nous jouons et chantons des airs plus
gais que ça ! » Klaus lui répondit au bout d’un moment : « Ces gens sont
gais, bien plus gais que nous. Mais ils ne refoulent pas la tristesse lors-
qu’elle se présente ; ils s’en délivrent en l’exprimant, en la sublimant par
le chant. Nous autres, nous la chassons et croyons avoir fini avec elle en
la refoulant, en la noyant dans la superficialité, l’excitation. Mais c’est
une grave erreur ; elle s’incruste profondément en nous, tourne en haine,
en mauvaise humeur, en dégoût de la vie. Seuls ceux qui savent pleurer
sans contrainte savent aussi rire sans contrainte. » Les autres firent
silence, admirant la profondeur de réflexion du jeune Allemand. La main
de Gisèle pressa un peu plus fort l’avant-bras de son mari et y fit passer
LES ANNÉES TRENTE 121
l’immense tendresse qu’elle éprouvait.
Émile pensait : « En voilà un autre du genre de Gaetano. Vraiment
les exilés sont des gens remarquables ! » Il s’était mis dans la tête
comme une chose allant de soi que Klaus était un exilé et n’était pas
encore revenu de son erreur.
Le lendemain matin les deux hommes sortirent seuls pendant que
les femmes s’affairaient dans la maison. Émile confia à Klaus qu’il étu-
diait l’allemand à la Faculté d’Alger et envisageait de se faire professeur
de cette langue. Ils parlèrent un peu en allemand, ce qui coûtait à Émile
d’énormes efforts et lui faisait découvrir combien peu de chose est le
savoir universitaire. Il demanda à Klaus : « Je voudrais parler l’allemand
comme toi le Français. Il y a longtemps que tu es en France, je veux dire
en Algérie ?
- Non, seulement depuis la mi-avril.
- Mais tu connaissais le français avant de quitter l’Allemagne.
- Oui, mais j’ai fait beaucoup de progrès.
- À Saint-Étienne aussi j’ai connu des exilés allemands. Quand ils
sont arrivés ils disaient à peine oui et non ; un an plus tard ils se débrouil-
laient dans n’importe quelle conversation.
- Je crois que tu me prends pour un exilé ; mais je ne suis pas
exilé ; je suis en voyage d’études. Je fais une thèse sur l’art musulman
en Afrique du Nord.
- Et tu as pu quand même te marier avec Gisèle ?
- Naturellement ; nous nous sommes même mariés en Alle-
magne. » Émile était stupéfait. Ainsi dans cette Allemagne hitlérienne
qu’on dépeignait comme farouchement xénophobe on pouvait sans pro-
blème épouser une Française. Il y avait là quelque chose à éclaircir. Et
il devrait être prudent. Après tout, Klaus était peut-être hitlérien. Pourtant
non, c’était impossible : il avait pris la défense des Nord-Africains contre
ses jugements à l’emporte-pièce ; or les Hitlériens étaient racistes. Ils
marchèrent en silence, silence que Klaus se gardait bien de troubler, car
il devinait en partie ce qui se passait dans la tête du jeune Français. Et
celui-ci eut soudain un étrange soupçon : Klaus était un dangereux
bagarreur, en possession des trucs les plus efficaces. Serait-il… Non !
Ce n’était pas possible ! Il n’y avait absolument rien à espionner dans le
Djurdjura, même pas des canons de musée !
Soulagé il reprit la parole : « Crois-tu que tu pourras repartir ?
Gisèle ne voudra pas vivre dans une ville. Sur ce point elle est tout
comme ma Conchita.
- J’ai aussi peu envie de repartir que toi, Émile. Mon rêve serait de
122 LE GRAND SUICIDE
trouver du travail ici et d’y passer toute ma vie avec Gisèle et une ribam-
belle d’enfants élevés librement, comme les jeunes Kabyles. Mais peut-
être quelque chose m’arrachera à ce rêve…
- Et quoi donc ?
- La guerre.
- Tu es marié à une Française ; tu peux te faire naturaliser rapide-
ment.
- Pour aller me battre contre mon peuple ? Non, Émile. Je sais que
tu ne peux pas comprendre. Je suis fils d’ouvrier, d’un métallurgiste de
Munich. Tu ne sais pas de quel cauchemar nous sommes sortis avec Hit-
ler. Trois millions de chômeurs, l’inflation, la soupe d’orties sans beurre
trois fois par semaine. Vous autres Français vous êtes riches Alors la
patrie ça n’a pas beaucoup de sens pour vous. Mais quand on a connu
la misère avec son peuple on reste avec lui, même si c’est pour mourir.
- Tu te fais des illusions sur la richesse de la France. La France
n’est pas l’Algérie. Moi aussi je suis fils d’ouvrier, et orphelin à dix ans
par-dessus le marché. À 15 ans je gagnais ma vie et j’ai passé mes exa-
mens tout en travaillant.
- Mais c’est la preuve que vous êtes une nation riche. En Alle-
magne tu n’aurais pas pu le faire parce que tu n’aurais pas trouvé de tra-
vail. Et sais-tu pourquoi nous sommes dans cette situation ? Parce que
les nations colonialistes ont pris possession de toute la planète et
qu’ainsi nous ne pouvons pas vendre les produits de notre industrie,
donc pas acheter la nourriture qui nous manque. C’est cela le manque
d’espace vital ; ce n’est pas une théorie philosophique ou économique.
- Je sais cela ; les exilés que je connaissais tiennent exactement
le même langage. Je me demande parfois pourquoi ils sont contre Hitler.
- Cette situation est évidente ; personne ne peut-être en désac-
cord, bien que les gouvernements français et anglais aient eu le cynisme
de voter des sanctions contre l’Italie lorsqu’elle a entrepris la conquête
de l’Éthiopie. En 1918 ils nous ont volé le Togo, le Cameroun et le
Sud-Ouest africain qui ne représentaient pas 5 % des empires français
et anglais, dont ils n’avaient pas le moindre besoin. Mais certains de mes
compatriotes sont naïfs. Ils croient des arrangements possibles. Ils ne
comprennent pas que l’Allemagne ne peut s’arracher à la misère qu’au
prix d’un sursaut héroïque. Alors ils sont contre nous par naïveté.
- Et si ce sursaut échoue ?
- Nous ne sommes pas les enfants gâtés de l’Histoire. Pendant la
guerre de trente ans nous avons perdu plus de 60 % de notre popula-
tion, morte de faim, brûlée vive, passée par les armes. Et un jour le
LES ANNÉES TRENTE 123
désespoir est devenu plus fort que la peur. Partout les gens ont répété
la même phrase de révolte : « Plutôt une terreur sans bornes qu’une ter-
reur sans fin ». Les paysans ont mené la guerre de partisans contre les
Suédois, contre les Français, contre les Espagnols. Et la paix est reve-
nue.
Non, nous ne sommes pas nationalistes, pas autant que vous. Si
Napoléon avait su s’y prendre il aurait eu tout le peuple allemand derrière
lui et il aurait gagné sa guerre contre l’Angleterre. En 1871, l’Allemagne
de Bismarck aurait pu prendre tout le Nord de la France. Cela n’a pas
empêché les Français d’exiger en 1918 des dommages de guerre cent
fois plus élevés que ceux demandés par Bismarck.
Nous ne voulons pas éterniser le conflit. Le passé peut être oublié
et les États-Unis d’Europe pourraient naître, nous mettre définitivement
à l’abri de la guerre. Mais ne demandez tout de même pas au peuple
allemand de crever de faim les bras croisés pendant que vous festoyez.
- J’ai pensé à tout cela. Nous en avons beaucoup discuté parmi
les antifascistes à St-Etienne. Je voulais te dire : ne parle pas trop ainsi
devant Conchita. Elle a fait la guerre contre Franco pendant des mois,
presque toujours en première ligne.
- Cela ne m’étonne pas ; tu as de la chance ; c’est une fille magnifi-
que. Son regard montre qu’elle a un courage exceptionnel.
De même je te demande d’éviter les sujets trop tragiques en pré-
sence de Gisèle. Et pourtant, il faut arriver à parler librement entre
révolutionnaires. Ce n’est qu’ainsi que nous parviendrons à nous
entendre et à détruire la puissance du capitalisme anonyme qui fausse
toutes les relations humaines, et d’abord les relations internationales. »
Ils rentrèrent. Émile était fasciné par son nouvel ami en qui il ne
trouvait rien de commun avec les fascistes français. Chez Klaus il n’y
avait ni morgue, ni superficialité, ni fanatisme, ni mots creux.
Le repas fut joyeux et insouciant. Quand on en fut au café,
Conchita regardait par la fenêtre. « Ces montagnes me rappellent la
Sierra Nevada, dit-elle.
- Tu es de cette région ? demanda Gisèle.
- Non, je suis Castillane ; mais je m’y suis trouvée au début de la
guerre. Je me battais contre Franco.
- Peux-tu me dire ce qui a déterminé le choix de ton camp ?
demanda Klaus.
- Oh ! C’est bien simple : mon sexe. Je peux comprendre que des
hommes se battent du côté de Franco. Mais si les femmes espagnoles
étaient moins abruties, toutes auraient pris des fusils contre lui.
124 LE GRAND SUICIDE
- Peux-tu m’expliquer ?
- Bien sûr : Franco c’est le retour en force du Christianisme ; et le
Christianisme espagnol c’est l’esprit de l’inquisition, c’est la femme
asservie, c’est la liberté sexuelle détruite. Notre Christianisme est pres-
que musulman.
- Est-ce cela qui explique les atrocités commises contre des
prêtres et des religieuses ?
- Bien entendu. Je n’approuve pas ces atrocités, mais je les com-
prends, je peux en définir l’origine. Le souvenir des bûchers est vivant en
Espagne. Toute fille espagnole qui a passé quelques années dans une
école religieuse et qui n’a pas une âme d’esclave en sort antichrétienne
ou folle. Mais elle ne peut même pas le dire. Ce n’est pas seulement à
cause du climat que l’Espagne aime la fête nocturne, c’est parce que
l’obscurité est devenue le refuge de la liberté. La nuit on peut embrasser
un garçon, même faire l’amour dans un coin tranquille. Lorsqu’un peuple
en est réduit là, rien d’étonnant à ce qu’à la première occasion il coupe
des curés en morceaux.
- Je crois bien que nous nous sommes trompés de camp dans
cette guerre.
- Que veux-tu dire ?
- Que nous, les Hitlériens, nous nous sommes trompés de camp.
- Tu es Hitlérien ?
- Oui, je suis capitaine SS. »
Pendant une dizaine de secondes on put entendre les respira-
tions. Les yeux d’acier bleuté de Conchita se posèrent sur le jeune Alle-
mand aussi fixement que ceux d’un rapace. Puis elle reprit avec un
calme irréel : « Tu es un chic type, Klaus. Je ne sais pas si tu te trompes.
Émile m’a un peu expliqué, mais je ne connais pas ton pays et son his-
toire. Mais si vous êtes aussi antichrétiens, alors vous vous trompez de
camp. Dis-le de ma part à tes amis. » Elle marqua une pause ; son
visage prit une pâleur diaphane, son regard une expression extatique :
« Pourquoi faites-vous cela ? Franco vous trahira. Il trahit tout le monde.
Il a laissé assassiner son allié José-Antonio Primo de Rivera alors qu’il
aurait certainement pu le sauver. Mais cet allié était de grande classe,
donc un rival dangereux. Et chez nous aussi c’était comme ça. C’est
pourquoi je suis partie. Je ne crois plus à aucune guerre. Toutes les
causes sont impures ; toutes les guerres sont folles. L’ambition empoi-
sonne tout. » Elle marqua une nouvelle pause : « C’est bien que nous
sachions tout les uns des autres ; notre amitié en sera plus solide. »
Les deux hommes descendirent au jardinet adjacent à la cour de
LES ANNÉES TRENTE 125
récréation et dans lequel Gisèle cultivait plus de fleurs que de légumes.
Il était maintenant fané, sauf quelques choux rachitiques un peu brunis
par les gels nocturnes.
Assis sur un petit banc de bois adossé au mur, les deux hommes
faisaient silence. Klaus le rompit le premier : « Prends garde, Émile,
Conchita est malade ; je veux dire moralement malade.
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Elle est malade de ne plus croire à rien. C’est une âme d’élite qui
a besoin d’une foi. Et elle a perdu la sienne dans une guerre malpropre
au milieu de gens qui n’arrêtent pas de se trahir les uns les autres.
- Mais je crois que maintenant elle n’aspire plus qu’à une vie de
femme ; c’est du moins ce qu’elle me dit.
- Tu as été sa bouée de sauvetage et elle croit sans doute ce
qu’elle te dit. Mais elle est malade d’avoir perdu sa foi révolutionnaire.
Observe son expression quand elle aborde ce sujet : on sent que toutes
ses fibres sont tendues à se rompre. Ce n’est qu’au prix d’un effort
surhumain qu’elle s’impose le calme.
- C’est vrai, tu as raison. J’étais aveugle de ne pas le voir. Mais
que faire ?
- Il faut qu’elle retrouve une foi, une grande vision de la vie, un
sens de l’éternité.
- Je n’en suis pas là moi-même ! Je ne risque pas de lui donner ce
que je ne possède pas !
- Je sais, Émile. Mais tu peux le trouver et le lui donner.
- Et comment ? J’ai mordu un peu à toutes les philosophies, même
à l’hermétisme. Chaque penseur fabrique son langage et tourne en rond ;
et pour en sortir, à un moment ou à l’autre, il use d’un subterfuge qui le
trompe en même temps que les autres. Seul Nietzsche me semble avoir
été parfaitement honnête. Tu sais où ça l’a mené…
- Au fond toi aussi tu es nihiliste. Ce n’est pas étonnant. Actuelle-
ment le monde entier est nihiliste. Le bourgeois qui n’est capable que de
dire : « C’est comme ça parce que c’est comme ça » est tout aussi nihi-
liste que l’anarchiste qui nie toutes les valeurs.
- Doucement ! Les anarchistes ne nient pas toutes les valeurs ! Ils
sont même actuellement les seuls à croire réellement à la morale. Je l’ai
dit un jour à un flic : « leurs croyances sont folles, mais de tout ce qui se
croit actuellement c’est encore ce qu’il y a de moins fou. »
- Alors il y a un grand malentendu entre nous, je veux dire entre
SS et anarchistes. Conchita me l’a déjà fait entrevoir. Sans doute fai-
sons-nous la guerre d’Espagne du mauvais côté.
126 LE GRAND SUICIDE
- Mais qu’allez-vous chercher en Espagne ? Ce n’est pas votre
affaire !
- Est-ce davantage celle des Brigades Internationales ? Tout cela
fait partie de la préparation de la prochaine guerre. Les rouges cherchent
à nous encercler, nous cherchons à les en empêcher. Mais Conchita a
sans doute raison : Franco nous trahira pour les mêmes raisons qui ont
poussé le gouvernement de droite de Pierre Laval à s’allier avec Moscou
contre nous.
- Justement, je ne comprends pas ces raisons. À l’époque j’ai été
très troublé de cette alliance. Je me suis posé deux questions : pourquoi
la droite ne faisait pas internationalement front contre l’URSS, et pour-
quoi les communistes français devenaient soudain militaristes aux côtés
de la droite française. Je n’ai toujours pas compris.
- Tu n’as pas compris parce qu’il te manque la principale donnée
du problème : la connaissance de la réalité du national-socialisme. Ce
mot lui-même est trompeur et n’a de valeur qu’en politique intérieure.
Il m’est très difficile de t’expliquer cela… Comment dire en
quelques phrases ce qu’on a mis des années à apprendre et à com-
prendre ? Je vais pourtant essayer.
D’abord il faut que tu saches que le national-socialisme est un
mouvement extrêmement complexe dont les buts réels n’ont que peu de
rapports avec le programme politique officiel. Tu as pu lire dans la presse
qu’on nous accuse d’être les nouveaux païens, d’être la révolution du
nihilisme. Mais ceux qui nous qualifient ainsi se gardent bien d’expliquer
pourquoi, parce que leurs explications nous gagneraient la sympathie
des hommes de valeur du monde entier ! Ils nous accusent d’attaquer
l’ordre du monde, mais ils se gardent bien de dire en quoi consiste cet
ordre et par lequel nous voulons le remplacer ! Seuls quelques grands
Brahmanes l’ont compris et se sont rangés dans notre camp, à la fois
contre les démocrates de l’Inde et contre les exploiteurs anglais.
- Mais alors pourquoi ne dites-vous pas vous-mêmes ce que vos
ennemis n’osent pas préciser ? Vous gagneriez ainsi la guerre idéolo-
gique !
- Non, c’est trop tôt. Nous ne disposons pas à l’étranger des orga-
nisations nécessaires à l’efficacité de nos sympathisants. Et même en
Allemagne nous devons être discrets sur certains points ; sinon plus de
la moitié de nos partisans nous lâcheraient. Et presque toutes les
femmes d’Allemagne se dresseraient contre nous. C’est absurde. Mais
les Allemandes sont comme les Espagnoles : abruties par le Christia-
nisme elles défendent leur esclavage.
LES ANNÉES TRENTE 127
- Peux-tu me dire en gros en quoi consiste votre projet d’un nou-
vel ordre mondial.
- Oui, mais je pense que tu en seras scandalisé parce que tu ne
pourras pas en apercevoir le fondement religieux et social, la justice.
- Dis tout de même ; on en discutera.
- Nous voulons instituer un ordre de castes qui n’est pas sans ana-
logies avec celui de l’Inde traditionaliste : Brahmanes, Kchatryas, Tchan-
dalas ; autrement dit : prêtres, guerriers, travailleurs. Mais nous mettons
en tête les guerriers, parce qu’ils sont seuls incorruptibles, au moins tant
qu’ils sont authentiquement des guerriers.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que le guerrier tire sa dignité de son courage ; il n’a pas
besoin de richesse pour se sentir supérieur ; il se ressent comme l’incar-
nation de la justice, comme la main agissante du divin. Le prêtre par
contre tombe facilement au niveau du médium, mélange inspiration et
imagination. Toutes les grandes civilisations ont péri par leurs prêtres
devenus des exploiteurs de la crédulité, donc une source de nihilisme et
de révolte. La nôtre ne fera pas exception : c’est le Christianisme qui la
détruira. Notre rôle est de hâter sa chute tout en le remplaçant.
- Par quoi ?
- Par une renaissance des religions naturelles, dites païennes,
éclairées par la science contemporaine. Dès 1932, avant même la prise
du pouvoir, nous étions en relation avec des tribus animistes d’Afrique,
avec des Soufis musulmans, avec des Brahmanes, avec des Maîtres
shintoïstes japonais. Mais, malgré notre extrême discrétion, le Vatican a
dévoilé une partie de nos activités religieuses. C’est lui qui anime la cam-
pagne de haine contre nous. Lui et les Rabbins juifs, car nous sommes
l’anti-Bible.
- Je ne peux pas te répondre. Tout cela est pour moi stupéfiant.
C’est de la haute-voltige politique. Mais je t’avoue que cela me paraît peu
vraisemblable. Le national-socialisme n’a guère que 18 ans. On ne met
pas sur pied un pareil dispositif en 18 ans. Il a fallu des siècles au Chris-
tianisme pour en arriver là.
- Tu as parfaitement raison. Mais le national-socialisme n’est
qu’un mouvement politique épisodique greffé sur un courant germanique
millénaire. C’est ce courant dont tu ignores tout qui fait notre force pro-
fonde.
- Et quel est donc ce courant ? Peux-tu me donner quelques points
de repère historiques ?
- Oui, la seule résistance armée opposée à l’expansion chrétienne
128 LE GRAND SUICIDE
a été allemande : ce fut la guerre des Saxons. À Verden an der Aller, où
4 500 prêtres et nobles saxons furent décapités parce qu’ils refusaient le
baptême chrétien, la SS vient d’ériger une double allée de 4 500 pierres
dressées. Nos curés étaient furieux !
C’est d’Allemagne qu’est partie la Réforme qui a détruit l’édifice
politique papiste. À l’époque romantique ce sont les penseurs allemands
qui ont jeté un pont vers l’Inde et vers la Grèce antique, qui ont révélé
l’âme du paganisme dont la renaissance italienne n’avait retrouvé que
les formes.
C’est Nietzsche qui a ressuscité la vision du Dionysisme grec,
alors que la coupure chrétienne ne nous laissait voir que l’Apollinisme.
- Mais cela ne concerne pas le peuple. Ce ne sera jamais qu’une
révolution d’intellectuels sans écho populaire, donc sans portée sociale
et historique.
- Nous pouvons provoquer une prise de conscience populaire.
Nos ennemis le savent aussi bien que nous. Sinon ils nous laisseraient
en paix et nous traiteraient avec ironie. Je t’ai dit que nous sommes
l’anti-Bible. Je peux te le faire comprendre par quelques antithèses très
simples : selon la Bible, la terre est une vallée de larmes ; nos ancêtres
l’appelaient le « moulin de la grande chanson », ou le « moulin du
joyeux » ; la Bible dit à l’homme « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton
front » ; notre proverbe dit : « Le travail fait la douceur de la vie » ; note
bien que nous ne parlons pas du fruit du travail, mais du travail lui-même,
car pour nous il est une création joyeuse. La Bible fait de la femme une
tentatrice ; nous honorons son corps comme le temple de la vie. Le
Christianisme est basé sur la notion de rédemption ; cette notion est pour
nous une dangereuse et démoralisante illusion, et en outre une insulte à
la dignité humaine, car elle dénie à l’homme sa responsabilité. Des
études poussées ont été faites par nos savants sur les conséquences
immédiates de la Christianisation en Germanie : elles furent une catas-
trophique chute des mœurs et de la morale.
- Tout cela est possible et ne choquerait aucun anarchiste. Mais
ton système de castes m’inquiète grandement. Ce serait une régression
millénaire donc cela échouera.
- Tu associes certainement « caste » et « exploitation ». Or juste-
ment nous voulons mettre fin à l’exploitation. Seuls des guerriers peu-
vent le faire parce que la richesse leur est superflue.
- Mais tes hommes de guerre, pour se battre contre d’autres
hommes de guerre, seront obligés de pressurer le peuple pour leurs for-
teresses et leurs armes, comme cela a toujours été.
LES ANNÉES TRENTE 129
- Toujours été ? Non ! Cela a été seulement à l’âge de la guerre
sans loi apportée par le Christianisme. - Là je ne te suis plus : seule l’É-
glise a tenté d’adoucir la guerre par la trêve de Dieu, par les lois de la
Chevalerie, aussi en tentant d’interdire les armes les plus meurtrières,
comme l’arbalète. Tu sais pourtant que je ne suis pas chrétien ! Je ne
suis même pas baptisé et mon père était communiste, à une époque où
les communistes ne tendaient pas la main aux catholiques comme
aujourd’hui…
- L’Église a tenté d’enrayer un mal qu’elle a elle-même déclenché.
- Cela non plus, je ne le crois pas. Les Gaulois brûlaient les pri-
sonniers de guerre dans des cages d’osier, et les Romains n’étaient pas
toujours chevaleresques avec les vaincus. Notre Vercingétorix en a fait
l’expérience !
- Tu vois le Christianisme comme une idéologie religieuse. Pour
nous il est aussi le résultat de la décadence romaine, elle-même due à
la disparition des castes, du pouvoir des patriciens, à l’intégration mas-
sives des métis, d’Orientaux et d’Africains. Alors rien d’étonnant à ce que
les résultats de cette décadence aient parfois précédé le Christianisme.
- Alors les Gaulois aussi étaient décadents ?
- Certainement ! Sinon ils auraient facilement gagné la guerre
contre César. Mais je ne pense pas que ce soit la décadence qui
explique leur cruauté envers leurs prisonniers. Il faut chercher plus loin.
En tout cas, je peux te dire que pendant la guerre contre
Charlemagne les Saxons respectaient la règle de l’honneur germanique
qui exige que l’on prévienne l’ennemi du lieu et du moment de l’attaque ;
la guerre était pour eux encore un duel d’honneur, du moins au début…
Après ils ont du faire comme les Francs.
- Mais votre Hermann n’a pas attendu Charlemagne pour attaquer
par surprise, et même par traîtrise !
- Hermann avait été général romain, élevé à Rome en Romain et
pourri par Rome. »
Émile n’était pas convaincu par cette longue démonstration. Il
pensa soudain à la fourchette aux yeux et au coup de pied aux parties
qu’il avait utilisés contre les deux Arabes de la kasbah. Oui, l’adversaire
déloyal impose sa déloyauté qui devient règle. Il réfléchit encore un peu
et finit par dire : « Je crois que je vais désormais penser de la SS la
même chose que des anarchistes : ils sont fous, mais ce qu’ils pensent
est tout de même ce qu’il y a de moins fou à l’heure actuelle.
- Oui, nous sommes fous : la bourgeoisie du monde entier pense :
« Tout est à vendre, ce n’est qu’une question de prix » ; nous pensons
130 LE GRAND SUICIDE
comme Nietzsche : « Tout ce qui a un prix n’a que peu de prix ». Il faut
une nouvelle culture, une révolution morale. Mais comment y parvenir ?
Nous ne nous posons pas en professeurs universels. Nous dialoguons
avec des Soufis, des Brahmanes, des sorciers nègres même. Nous vou-
drions aussi dialoguer avec des Chrétiens, des Marxistes. Mais là nous
nous heurtons à la suffisance, à la méfiance, à la perfidie, à la haine, à
la calomnie.
- Nous avons les mêmes ennemis ; nous avons aussi des buts de
même nature, mais non identiques. »
Les femmes arrivèrent. Elles semblaient gaies et détendues. Ils
partirent ensemble à travers la longue rue du village et rejoignirent dans
un champ dénudé deux hommes en train de s’affairer à la préparation du
Méchoui du soir. Klaus fit les présentations. L’un des cuisiniers était Sli-
mane, le joueur de flûte de la veille, l’autre s’appelait Makhlouf. Les deux
hommes offraient un saisissant contraste. Slimane était long et fin, avec
des doigts de pianiste ; Makhlouf était en chemisette, à cause de la cha-
leur du brasier ; de la sueur perlait sur son front, ses épaisses mous-
taches rousses et même sur les courtes boucles de ses cheveux égale-
ment roux ; ses bras nus révélaient une musculature de lutteur de foire ;
malgré ses lourdes proportions, l’homme avait une vivacité de gestes et
une distinction d’expression qui faisaient pressentir une exceptionnelle
énergie nerveuse. Il sourit avec affabilité aux nouveaux venus et dit dans
un français parfait : « J’ai les mains pleines de graisse ; je ne vous les
tends pas, mais le cœur y est. »
Deux autres Kabyles arrivèrent peu après et offrirent leur relève
autour du brasier ovale au-dessus duquel rôtissaient trois moutons de
belle taille. Cela devait faire plus de 150 kg de viande, mais il y aurait 200
personnes. Gisèle présenta aussi les deux arrivants : Ben Saïd et
Mokrane. Ils semblaient gênés et ne pas oser dire quelque chose ; ils
étaient très jeunes, 16 à 17 ans ; ils étaient encore à l’école lors de l’arri-
vée de Gisèle et avaient fort galamment imposé le calme à leurs jeunes
camarades bruyants qui croyaient pouvoir chahuter parce qu’une jeune
institutrice de 19 ans succédait à un vieil instituteur. Ben Saïd finit par
dire : « Mam’zil, non M’dam, on voulait vous dire, le vieux Mimoun est
venu au village.
- Le vieux Mimoun ?
- Et oui : le marabout. On a été obligé de l’inviter.
- Quelle importance ? Un de plus, ça ne s’y connaîtra pas.
- Mais on pourra pas boire du chrob, il ferait du scandale.
- Eh bien ! Tant pis ! On ne boira pas de chrob (1).
LES ANNÉES TRENTE 131
Les femmes s’éloignèrent à cause de la chaleur. Makhlouf planta
son regard dans celui de Klaus : « Ça ne va pas ? Tu as des soucis ?
- Non ! Ça va très bien. Un peu sommeil ; la digestion sans
doute… »
Les deux hommes avaient fait connaissance peu après l’arrivée
de Klaus au village. L’Allemand avait aidé à sortir d’un fossé la roue d’un
lourd chariot de fourrage. Makhlouf l’avait alors invité à boire le café et
ils avaient bavardé. Klaus s’était taillé une réputation qui alla loin en
racontant brièvement à ses hôtes l’histoire flatteuse du peuple kabyle. Il
expliqua que les Kabyles descendaient des hommes énergiques qui
avaient préféré se replier dans les montagnes plutôt que subir le joug
d’un envahisseur. Ainsi des Berbères avaient fui devant les Carthaginois,
puis d’autres Berbères et des Carthaginois devant les Romains, des
Romains devant des Vandales, des Vandales devant la contr’attque de
Justinien ; il y avait eu aussi une fuite devant les Arabes, puis devant la
persécution des Kharédjites par les Musulmans monarchistes.
« Nous sommes restés Kharédjites » dit un vieux Kabyle. Je le
sais répondit Klaus, ainsi que les Mozabites et des tribus berbères maro-
caines. C’est vous qui êtes dans la vraie tradition du Prophète. » Les vil-
lageois étaient stupéfaits devant tant de science. Ils en savaient assez
pour voir que l’Allemand n’inventait rien. Klaus espérait en échange un
renseignement qu’il n’obtint pas. Il demanda : « Vous vous nommez
Kabyles, mais en grec le y se prononce ou. Savez-vous si vos ancêtres
prononçaient votre nom comme vous ou s’ils disaient Kabouls ? » Les vil-
lageois palabrèrent un peu dans leur langue. Personne ne savait. Un
vieux demanda : « Mais cela n’a pas d’importance ?
- Je ne sais pas, dit Klaus ; la capitale de l’Afghanistan s’appelle
Kaboul ; au Maroc aussi il y a une ville appelée Kaboul. Peut-être êtes-
vous les descendants d’un grand peuple dont le souvenir est perdu et qui
a vécu depuis l’Asie centrale jusqu’au Maroc. »
Les villageois hochaient la tête. Ignoraient-ils vraiment ? Ne voulu-
rent-ils pas révéler un secret ancestral ? Klaus ne put faire le rapport eth-
nologique qu’il entrevoyait. Il n’était pas chargé de cela. Mais un SS est
comme un Jésuite ou un communiste : toujours en service. Il avait pour-
tant gagné la confiance et l’admiration de tout le village. Mam’zil Bon-
temps avait trouvé un homme digne d’elle : un homme de grande science
et bon avec le peuple. Ces cœurs simples s’en réjouissaient et souhai-
taient déjà voir s’épanouir de beaux enfants qui joueraient avec les leurs,
ils n’en doutaient pas un instant.
Klaus parlait chez lui de Makhlouf en l’appelant « le gladiateur » ;
(1) Vin, boisson alcoolisée.
132 LE GRAND SUICIDE
l’image était bien choisie. L’homme présentait toutes les caractéristiques
de la bête de combat, ce qui ne l’empêchait pas d’être sensible et fidèle
en amitié.
Émile confirma à part à Klaus : « Effectivement tu as l’air soucieux.
- Je pense à ta formule : nous sommes fous, mais ce que nous
pensons est pourtant ce qu’il y a de moins fou dans tout ce qui se pense
de nos jours.
Nous sommes fous parce que nous sommes lancés dans une
entreprise disproportionnée avec nos possibilités. Les autres paraissent
moins fous parce qu’ils n’ont que des buts concrets et à courte
échéance. Mais si on fait l’effort de bien ouvrir les yeux et de voir où
mènent leurs petits buts, alors on est obligé de conclure qu’ils sont les
pires fous, parce qu’ils aboutiront à brève échéance à un véritable sui-
cide mondial, tel que l’a vu Nietzsche.
- Nos contemporains sont amusants ! Ils se moquent des croyants
de toutes les religions. Mais eux-mêmes sont habités d’une foi bien plus
absurde : ils croient que l’humanité saute de hasard en hasard et que
cela durera toujours. Ils ne s’en rendent pas compte, mais c’est exacte-
ment à cela qu’ils croient : à la chance éternelle d’une humanité myope
et vile.
- Gisèle m’a appris à croire à une force que les Musulmans appel-
lent « la main de Dieu ». C’est sans doute elle qui nous a conduit dans
ces solitudes pour y franchir la prochaine apocalypse.
Nous n’avons pas tout à fait les mêmes idées ; mais tu es un guer-
rier comme moi. Non ! Non ! ne proteste pas. J’ai vu ton sang-froid dans
la kasbah. Si tu avais eu peur, crié au secours, je t’aurais laissé tuer
comme une limace, sans bouger. Des limaces il y en a des centaines de
millions en trop sur terre. Elles sont notre plus grand danger parce
qu’elles ont la force du nombre, étouffent et paralysent toutes les révolu-
tions. C’est pourquoi, avant de faire la révolution, nous voulons créer des
révolutionnaires, des hommes de combat, intrépides et incorruptibles.
Mais peut-être n’aboutirons-nous qu’à l’hécatombe des meilleurs. Et
peut-être est-ce pour cela que nous sommes ici.
- Tu parles comme un élu. Je ne me sens pas un élu.
- Moi non plus ; c’est une réflexion purement intellectuelle ; je tente
de trouver un sens à un destin que je ne domine pas. Plus ou moins,
nous sommes tous malades de la maladie de Conchita. C’est pourquoi
je l’ai si bien devinée.
- Vivre ! Avant tout il faut vivre ! Regarde comme tout est beau !
Nous avons deux femmes magnifiques, droites et généreuses. Nous
LES ANNÉES TRENTE 133
avons de vrais amis. Et tout à l’heure ce sera l’heure du méchoui. Que
te faut-il de plus ?
- Tu as raison. D’abord vivre l’instant ! Mais dis-moi : si nous avons
de vrais amis, des femmes exceptionnelles, n’est-ce pas parce que nous
sommes capables de voir et sentir profond ?
- Sans doute Nietzsche a clairement exprimé cela dans le « Gai
Savoir » : « Bonheur et malheur sont deux frères jumeaux qui grandis-
sent ensemble ou qui ensemble restent petits. Mais n’en oublions pas de
vivre ! »
Les deux hommes se turent longuement. Ils n’avaient plus besoin
de parler. Une grande étape avait été franchie : une crainte inconsciente
se trouvait balayée et ils savaient qu’aucune idéologie, aucune circons-
tance n’entamerait leur amitié.
Le méchoui fut joyeux. Le vieux Mimoun récita une longue prière
dont les finales étaient reprises en litanie par les villageois. Malgré leurs
yeux brillants de gaieté, les enfants restaient sages et graves. Tout le vil-
lage était assis en rond à terre à bonne distance du brasier et des tables
chargées de plats sur lesquelles Slimane et Makhlouf découpaient la
viande. Des femmes en robes lumineuses apportèrent des dizaines de
plats de couscous qu’elles disposèrent au premier rang des convives.
Vinrent ensuite les tranches de viande et les bols de sauces piquantes.
Tout le monde mangea d’abord en silence. Puis un murmure courut :
« Kheira ! Kheira ! » Slimane se leva, passa derrière le cercle des
femmes, s’agenouilla près d’une fille à qui il parla à voix basse. Il tenait
sa flûte à la main. Il se releva en même temps que la fille et ils allèrent
ensemble au centre du cercle, à faible distance du brasier qui ne lançait
que de fugitives lueurs. Quelques jeunes gens avaient spontanément
enlevé les tables. Slimane et Kheira s’accroupirent au centre et le jeune
homme commença une mélodie faite de longues tenues graves, puis de
plus en plus aiguës. Soudain les notes devinrent chevrotantes et la fille
assise en tailleur commença à se balancer d’avant en arrière, les mains
sur les genoux ; puis le balancement devint latéral, tandis que son regard
se levait vers le ciel étoilé. Après un court silence, Slimane attaqua un
rythme syncopé sur trois notes, assez proche d’un jazz. Kheira se leva
d’un bond, se balança sur la pointe de ses pieds et ses hanches qu’elle
tenait dans ses mains. Ses bras dessinèrent d’étranges amphores
autour de sa tête, ses lèvres s’arrondirent et s’ouvrirent tandis que son
ventre et ses fesses entraient dans une sorte de transe. « Elle mime
l’amour » souffla Gisèle. Puis les bras ondulèrent à l’horizontale comme
des serpents, les pieds trépignèrent. « Elle mime la naissance ». La
134 LE GRAND SUICIDE
danse se fit lente et balancée, la poitrine se gonfla. La flûte se faisait
aussi suave que possible. Puis les bras retombèrent flasques le long du
corps. Les épaules se voûtèrent tandis que le regard se portait sur la
lune, les jambes se choquaient mollement et la danseuse tomba à
genoux. Mais elle bondit aussitôt et entama un tournoiement endiablé
tout en tortillant ses hanches et son buste et en balançant la tête.
« L’amour, la naissance, l’allaitement et la mort pour finir. Toute la desti-
née de la femme. Mais la femme Kabyle sait que cette destinée banale
contient l’éternité » souffla Gisèle. Puis elle ajouta : « Surtout n’applau-
dissez pas. Ici c’est par la gravité qu’on exprime son admiration. » Tout
le monde était détendu et heureux. Des femmes s’éloignèrent discrète-
ment et revinrent avec les plateaux de pâtisseries à l’huile et au miel.
D’autres servirent du café et du thé.
Le vieux Mimoun se leva en s’appuyant sur son bâton et com-
mença un discours dans lequel les mots de « roumi » et de « roumia »
revenaient souvent. Makhlouf traduisit : « Il dit que vous êtes tous des
hommes et des femmes de Dieu, que vous voulez tous du bien au vil-
lage et à tous les Kabyles. Nous le savions déjà ! » Il baissa la tête, « Et
maintenant que dit-il ? » demanda Gisèle. « Oh rien ! Enfin il dit que la
mort vient pour tous, que nous sommes tous dans la main de Dieu et que
rien de mal ne peut nous arriver. » Il termina en souriant : « La mort n’est
pas un mal, mais rien ne presse ! »
Quelques femmes se levèrent discrètement et emmenèrent de
jeunes enfants endormis dans leurs robes. Les pipes minuscules et les
cigarettes commencèrent à circuler, mêlant l’odeur du tabac à celle du
kif. Un chacal aboya, déchaînant la fureur de tous les chiens qui pourtant
ne prirent pas le risque de s’éloigner. Au loin, sur les crêtes, les lumières
des villages s’étaient éteintes les unes après les autres. Il ne restait
qu’une paix immense, une paix qui semblait inaltérable, capable de
balayer toutes les sottises humaines.
Conchita s’assoupit la première et demanda en baillant : « Pou-
vons-nous rentrer ? Je ne tiens plus les yeux ouverts. » Les quatre
Européens remercièrent chaleureusement ceux qui s’étaient dévoués,
lancèrent un distinct « bonsoir à tous ! » et reprirent le chemin de l’école.
« Curieux, dit Conchita à nouveau éveillée, l’Islam réduit la femme en
esclavage ; pourtant les femmes ont des danses très osées, impensa-
bles en Europe.
- Oui, répondit Klaus, l’Islam prétend faire peu de cas de la femme.
Et pourtant il a le croissant de lune comme emblème et le vendredi, le
jour de Vénus, comme jour saint ! L’homme est plein de contradictions. »
LES ANNÉES TRENTE 135
Malgré leur fatigue ils eurent du mal à s’endormir tant ils étaient
bourrés d’impressions inattendues qui les remuaient profondément.
Klaus était le plus tourmenté et le plus heureux à la fois. Il se disait :
« Après tout, si l’Europe sombre dans la folie, pourquoi mes enfants et
les enfants de mes enfants ne vivraient-ils pas heureux ici en vrai
Kabyles ?
Il se tourna vers Gisèle qui lui sourit comme si, elle le devinait.
Pour la première fois il avait une envie sans mélange, sans réticence de
la féconder. Pour Gisèle, la danse du ventre commençait.
***
Émile et Conchita rentrèrent à Alger la tête pleine des merveilleux
paysages de la corniche kabyle et de la Gouraya. Ils avaient aussi visité
la vaste et majestueuse forêt de Yakouren, les bijoutiers de Taourirt
Mimoun et des Beni Yeni chez qui Klaus remarqua d’étranges analogies
avec la bijouterie de la Germanie antique.
Ils trouvèrent une longue lettre de Pilar et Gaetano qui travaillaient
tous deux, mais s’inquiétaient de constater la soudaine prospérité de la
métallurgie. Ils étaient prêts à venir aussi en Algérie, où il y avait beau-
coup d’Italiens, ce qui rendrait moins probable un emprisonnement
général en cas de conflit avec les puissances de l’axe Berlin-Rome.
Émile et Conchita remuèrent ciel et terre pour trouver le plus rapi-
dement possible du travail. Conchita entraîna même Émile à Oran, ville
au 3/4 Espagnole, espérant de l’aide de ses compatriotes. Ceux-ci furent
plutôt froids et certains même ne firent pas mystère de leur sympathie
franquiste. Elle avait cru pourtant ne s’adresser qu’à des antifascistes,
d’après les recommandations d’une Espagnole rencontrée dans l’épice-
rie du quartier.
La solution vint par Élise et Georges Brand que Conchita et Émile
ne connaissaient pas sous un autre nom. Élise trouva une place de
réceptionnaire espagnole à l’hôtel Aletti, le plus grand d’Alger, pour Pilar.
Elle assura que Gaetano trouverait sans peine des chantiers de plâtrerie
et peinture une fois sur place. Une de ses amis avait de difficiles mou-
lages à faire resuivre. Il y avait déjà là un chantier pour deux mois. Elle
connaissait aussi un important fonctionnaire des beaux-arts qui avait
souvent des moulages de trouvailles archéologiques à faire réaliser.
Pilar et Gaetano débarquèrent donc début février et logèrent chez
leurs amis. Le rez-de-chaussée de la villa était inoccupé parce que trop
abîmé. Il ne restait qu’à s’entendre avec le propriétaire, un brave vieux
136 LE GRAND SUICIDE
veuf et un peu alcoolique, mais du type doux, tout heureux d’avoir trouvé
des locataires tranquilles et soigneux, qui réparaient les bricoles
eux-mêmes et sans faire d’histoires. Tout alla comme prévu, et le pro-
priétaire proposa même 6 mois de loyer gratuit puisqu’on lui remettait le
rez-de-chaussée à neuf.
La vie prenait une tournure idyllique. Gisèle et Klaus viendraient à
Pâques, car les amis de nos amis sont nos amis, et il fallait que tout le
monde se connaisse.
Pilar était enceinte. Mais Émile et Conchita avaient décidé d’at-
tendre encore deux ans, car Émile n’avait pas vingt ans et craignait que
l’enfant en souffre. Conchita aussi n’avait que 20 ans. Rien ne pressait.
Pilar et Gaetano s’étaient légalement mariés. Ils en feraient autant dès
leurs 21 ans.
La première moitié de l’année 1939 passa dans l’euphorie. Hitler
était entré en Tchécoslovaquie sans provoquer la guerre. C’était donc
que cette guerre tant redoutée n’éclaterait pas. Le travail marchait bien
pour Gaetano. Émile réussit ses deux certificats de licence.
A la mi-juin Pilar accoucha d’un beau garçon qui fut prénommé
Fernando, en souvenir de son grand-père, tué au début de la guerre
dans les rangs anti-franquistes.
Dès le 16 juillet, les cinq Algérois partirent pour Bordj Arreghi cher-
cher la fraîcheur de l’altitude. Le 20 du même mois, le facteur apporta à
Klaus un avis d’appel de son consulat. Il partit téléphoner à Akbou où on
lui dit de se présenter d’urgence pour un courrier spécial. Il s’y trouva dès
le lendemain à 11 heures du matin et se vit remettre sans commentaires
un passeport diplomatique. La signification du fait était claire : l’Allema-
gne s’attendait à une guerre imminente.
Le lundi 24 ce furent les gendarmes qui vinrent sonner à la porte
de l’école. Ils apportaient à Émile son fascicule de mobilisation. Il devait
rejoindre la caserne Saint Charles à Marseille au plus tard le 31. Les
gens du village avaient su avant eux. Depuis deux jours déjà un jeune
avait apporté la nouvelle en revenant de Bougie : la France mobilisait la
classe 39, rappelait de nombreux réservistes. Les gendarmes parcouru-
rent le village et distribuèrent une dizaine d’autres fascicules de mobili-
sation. Ils cherchaient Slimane qui était venu à l’école et réapparurent
dans l’entrée de la cour. Tout le monde était à l’ombre des platanes. Ils
lui tendirent sa feuille que le jeune homme froissa en la mettant dans sa
poche sans la regarder. Le brigadier voulut le prendre de haut : « Dis
donc, petit malotru, tu pourrais prendre la peine de lire ce qu’on te
donne.
LES ANNÉES TRENTE 137
- Inutile, je sais ce que c’est.
- Ça a pas l’air de te plaire ? On pourrait peut-être te recomman-
der pour un bataillon bien choisi ? »
Slimane ne répondit pas, mais ne baissa pas les yeux et regarda
les deux pandores bedonnants avec défi et mépris. Gaetano et Émile
repoussèrent légèrement Klaus et s’avancèrent vers les gendarmes ; il y
avait dans leurs yeux une telle haine que les représentants de la loi pâli-
rent et reculèrent. Ils dirent à Slimane pour sauver la face : « Vos péres
sont partis en chantant, et vous vous en faites une gueule ! Y a pas de
quoi : vous allez baiser des petites allemandes.
- Et revenir avec une jambe de bois et une pension, répondit Sli-
mane ; dommage que nos pensions ne soient même pas le quart de celle
des Français.
Pendant ces denières paroles les gendarmes avaient tourné le
dos tandis qu’Émile et Gaetano se retournaient aussi prestement dans
l’autre direction, vers l’intérieur de la cour. Gisèle tenait le poignet de
Klaus qui était pâle comme de la craie et tremblait de colère. Il respira
profondément, se passa les mains sur le visage et dit d’une voix sourde :
« Ces deux cochons ont bien failli être les deux premiers morts de la
guerre. »
Conchita tenta de détendre l’atmosphère. Elle fit asseoir Gisèle
qui était enceinte de six mois et avait les larmes aux yeux ; puis elle dit :
« Restons calmes ; ce n’est pas la première fois qu’il y a des alertes,
peut-être ça s’arrangera. Au fait, nous ne savons même pas ce qui se
passe.
- Dantzig, répondit Klaus, on va faire une guerre pour Dantzig,
pour empêcher de revenir à l’Allemagne une ville allemande depuis le
douzième siècle, une ville qui a été le berceau des chevaliers teuto-
niques, dont 80 % de la population actuelle est allemande et 70 % du
parlement national-socialiste ! On appelle ça le droit des peuples à dis-
poser d’eux-mêmes ! ».
Les trois femmes se levèrent, demandèrent aux hommes de sortir
quelques tables pour manger à l’ombre. Klaus apporta l’anisette pour
dénouer les gosiers. Pendant qu’ils buvaient, il annonça en posant la
main sur le bras de Gisèle : « Il faut bien finir par vous le dire : moi aussi
je suis mobilisé ; enfin, c’est pareil : j’ai l’ordre de revenir en Allemagne.
Je crois bien que cette fois c’est sérieux. Si on peut parler de sérieux
dans ces choses : savez-vous l’échange de télégrammes qui a eu lieu
entre les chancelleries allemande et autrichienne en 1914 juste avant la
guerre ?
138 LE GRAND SUICIDE
- Non, répondirent plusieurs voix.
- L’Allemagne a télégraphié : « La situation est sérieuse, mais non
désespérée ». Et l’Autriche a répondu : « La situation est désespérée,
mais non sérieuse. »
Slimane avait accepté un pastis et en prit un second avec tous les
hommes. Il regardait le Djurdjura avec une sorte de désespoir muet. Il dit
enfin : « Klaus est allemand, Gaetano est italien, Conchita et Pilar sont
espagnoles, Gisèle et Émile sont français, je suis kabyle. Et nous
sommes tous comme des frères et sœurs. Alors pourquoi la guerre ? »
Quel être sensé aurait pu répondre ?
Klaus partit le mercredi et Émile voulut le suivre. Ils feraient route
ensemble jusqu’à Marseille. Cela leur donnerait encore un peu le temps
de bavarder.
Gisèle avait été forte. Elle avait dit à Klaus : « J’ai compris le jour
où tu es revenu du consulat ; je te connais bien !
- Je reviendrai certainement ; je sens que je reviendrai. Mais si par
hasard je me trompais, je te le demande, ma chérie : élève notre enfant
en Kabyle. Ici la vraie vie existe encore. »
Klaus et Émile ne savaient plus quoi se dire ; ils se sentaient abat-
tus, écrasés d’absurdité. Klaus remit à son ami son adresse en Alle-
magne, lui recommanda de tout de suite se signaler s’il était fait prison-
nier.
La guerre traînait comme une bête venimeuse et n’éclaterait que
dans un mois. Mais le grand suicide était déjà décidé.
La guerre
Klaus et Émile s’étaient séparés à Marseille, à la gare. Puis Émile
s’était rendu seul à la caserne. Des appelés arrivaient sans cesse,
accompagnés par des parents pleurnichards : réservistes, sursitaires,
permissionnaires rappelés en cours de permission. On épinglait une éti-
quette au veston de ceux qui étaient en civil. Un désordre complet
régnait. Des sous-officiers et des officiers couraient de partout, nerveux
comme des roquets. Les hommes étaient mornes et ne parlaient pas
entre eux.
Émile suivit à tout hasard un petit groupe et alla s’adosser à
l’ombre contre un mur, sa valise entre les jambes. Il faisait une chaleur
suffocante, lourde et poussiéreuse.
Le soir un caporal les vit et vint les chercher, les entraîna chez le
fourrier qui leur remit gamelles, bidons et couverts. Ils seraient habillés
demain. Le lendemain ils reçurent effectivement costumes de drap,
godillots et bandes molletières. De quoi crever par cette chaleur ! Émile
fit remarquer d’une voix sourde : « En 1914 ils avaient encore des pan-
talons rouges, et nous, on a encore des bandes molletières. Toujours en
retard d’une guerre ! » L’adjudant n’entendit que «… pantalons
rouges… » et «… bandes molletières… », mais il dut deviner le reste, car
il se cassa la voix en hurlant : « Qui a quelque chose à dire ? Ici on la
ferme. Ceux qui ne savent pas, on leur apprendra. »
Le mois d’août passait en exercices de parade pour armée du
XIXe siècle. Et la guerre n’éclatait pas. Après tout elle n’éclaterait
peut-être pas… Si les choses se calmaient, Émile pourrait encore faire
valoir son sursis d’étudiant. Il écrivait deux fois par semaine à Conchita,
restée à Bordj Arreghi. Il demandait des nouvelles de Klaus. Depuis son
passage à Strasbourg, Gisèle n’en avait plus. Tout semblait à Émile
absurde et fastidieux.
Il n’était pas le seul ; les abrutis qui, comme partout, avaient le
nombre, et le verbe haut, se perdaient en propos dénués de signification.
Mais tous ceux qui avaient un brin de cervelle, tous ceux qui se deman-
daient vers quel abattoir ils étaient embarqués avaient les nerfs à bout de
cette guerre qui n’éclatait pas, et qui, pourtant, était bien là. Le lundi
23 août, la nouvelle tomba comme un coup de tonnerre : l’Allemagne était
142 LE GRAND SUICIDE
en train de conclure un pacte de non-agression avec l’URSS. Émile tenta
d’y voir clair. Après l’exercice, il se rapprocha d’un certain Colombo, qui
s’était révélé à lui comme communiste et voulait manger Hitler tout cru.
Émile alla droit au but : « Alors ? À ton avis, qu’est-ce que ça veut dire ?
- Que la guerre est sur le point d’éclater. Les Allemands vont atta-
quer la Pologne. Et les Russes vont en faire autant pour reculer de
500 km la frontière de l’agression allemande contre eux. » Cela semblait
logique et il n’y avait rien à redire.
La semaine passa avec les habituelles singeries aussi utiles à une
guerre moderne qu’un piège à loup contre les blindés. Le jeudi soir le
capitaine fit appeler Émile qui alla à son bureau, frappa, entra, salua ;
c’était à peu près tout ce qu’il avait appris. L’homme avait une figure
plutôt avenante, calme et un peu blasée. Il regarda d’abord l’arrivant
après avoir retiré ses lunettes et parla d’une voix lente : « Laporte, vous
me posez un problème. Vous aviez demandé un sursis… Vous faisiez de
bonnes études, semble-t-il. Quel âge avez-vous ?
- Vingt ans mon Capitaine.
- Vous êtes assez intelligent pour deviner que les sursis, c’est fini ;
enfin pour la durée de la guerre. Mais vous allez suivre le peloton des
E.O.R. (élèves officiers de réserve). Comme cela vous n’aurez pas tout
perdu. » Il regarda dans ses paperasses. « Vous êtes premier de votre
peloton en gymnastique… ce n’est pas étonnant : indice moins 9 au
conseil de révision, 1 m 77, 76 kg, 110 de tour de poitrine. Vous êtes un
sacré gaillard ! Vous ferez un excellent officier de réserve.
- Je vous remercie mon Capitaine. » Il avait dit cela presque d’une
voix blanche, tant il bouillait de fureur. Mais il pensa qu’il fallait être diplo-
mate, gagner du temps. Il salua et sortit.
Dès le lendemain à l’appel il était mis à l’écart, changeait de cham-
brée et se trouvait avec des jeunes dont plusieurs étaient puants de suf-
fisance. Mais il y avait dans le tas deux instituteurs fort sympathiques. Ils
formèrent de suite un trio qui ne dura pas. Car l’un des deux était com-
muniste et ses prises de position fuyantes exaspérèrent Émile qui détes-
tait le manque de netteté et de droiture. Le communiste avait des expli-
cations embrouillées : bien sûr, on restait antifasciste, mais on ne savait
pas quels étaient les vrais mobiles de l’URSS ; il pouvait s’agir, d’une
nouvelle orientation de sa politique étrangère. Émile était furieux et ne
put s’empêcher de faire remarquer durement : « Il y a 4 ans, avant l’al-
liance de Pierre Laval avec Staline, vous étiez contre l’armée ; le len-
demain de cette alliance ce n’était plus « à bas les deux ans ! non ! vous
organisiez le sou du soldat. Il y a un an, vous étiez contre les accords de
LA GUERRE 143
Munich ; vous demandiez la guerre immédiate. Mais il suffit que l’URSS
se rapproche de l’Allemagne pour que vous changiez une nouvelle fois
de musique. Vous n’avez aucune pudeur ! »
Il se sentait désespérément seul, plus orphelin qu’à la mort de son
père. Il n’avait aucun échange d’idées possible. Seule la famille des exi-
lés était son véritable milieu. Il se sentait prisonnier d’un piège invisible
et gigantesque. Il lisait les journaux dès qu’il le pouvait et constatait cha-
que jour que les données des problèmes politiques étaient fausses.
Donc ceux qui les faussaient voulaient la guerre, donc cette guerre aurait
lieu, une guerre où son camp n’était nulle part.
Pour la première fois de sa vie il se sentait seul comme un enfant.
Il aurait voulu parler avec Gaetano, serrer sa Conchita dans ses bras.
Conchita, c’était la vie ; il regrettait maintenant de ne pas lui avoir fait un
enfant. Avec un enfant elle se serait sentie moins seule. Elle lui serait
restée. Il eut honte de lui-même. « Elle me restera ; que je suis donc
idiot ! Et un enfant, si elle veut, je lui en ferai un à ma première permis-
sion. Il y en aura bien une à la fin des classes, avant la montée au
front ! » Cette idée le rassura un peu.
Avant de partir, il avait pensé à disparaître. Mais où ? Les jeunes
Kabyles aussi étaient mobilisés. Les paysans ne viendraient pas en aide
à un insoumis ; ils auraient trop peur. Et puis beaucoup croyaient à la
France, aux idées de la révolution, de la déclaration des droits de
l’homme. L’Amérique du Sud ? Ils l’avaient évoquée ensemble. Mais ils
n’avaient même pas l’argent du voyage ! Il fallait donc plier pour ne pas
rompre, attendre. Et soudain il eut une inspiration : « Quel idiot je suis !
Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? » Il était licencié d’allemand ; il
parlait la langue de manière compréhensible, Klaus le lui avait à maintes
reprises assuré. Il lui serait facile de se faire planquer dans un état-major.
Peu élégant ? Certes… mais il ne se sentait nullement solidaire de la sot-
tise et du mensonge universels. Il ne se sentait pas d’autre obligation
que de tirer son épingle du jeu, pour Conchita, pour ses amis, pour
lui-même.
Il écrivit de suite ses décisions et perspectives à sa compagne, en
prenant soin de terminer par une phrase qu’elle comprendrait : « Ne
t’alarme pas : je suis toujours exactement le même. »
Le dimanche 29 il avait quartier libre. Il tenta de sortir avec son
treillis kaki, neuf et bien repassé. Mais il se fit impitoyablement refouler à
la porte. Il dut mettre le costume de drap et les molletières alors qu’il fai-
sait 34° à l’ombre, il l’avait vu sur un thermomètre sur une fenêtre du côté
nord de la caserne. Pourquoi donc, se demandait-il, la stupidité règne-t-
144 LE GRAND SUICIDE
elle du bas jusqu’en haut de l’échelle ?
Il alla flâner sur le Vieux Port dans l’espoir d’y trouver un peu de
fraîcheur. Il se fit racoler plusieurs fois en chemin et se dégagea d’un air
ennuyé. Il finit par rentrer dans un restaurant où il avait aperçu un venti-
lateur. Il but une anisette avec beaucoup d’eau. Ses vêtements collaient
de partout, la sueur lui coulait dans les yeux et les brûlait. Il décida brus-
quement de rentrer manger à la caserne ; après il se coucherait en slip,
ferait du courant d’air. Tout plutôt que de continuer à macérer dans ses
vêtements de drap.
La caserne était presque vide. Malgré la chaleur il avait grand
faim, mangea une énorme portion de spaghettis à la tomate et de tripes,
puis réussit à faire une longue sieste. « Je cherche le sommeil comme
un refuge, je cherche l’oubli » pensa t-il avant de s’endormir.
Le soir il tenta sans y réussir de ne pas entendre l’avalanche de
nouvelles sensationnelles que ses camarades rapportaient de leurs
excursions en ville. Ces nouvelles, du niveau de la confidence d’officier
d’état-major ou de ministre, pouvaient se résumer en quelques phrases :
l’Allemagne était aux abois et ne savait plus quoi faire pour ne pas per-
dre la face ; dès les premières semaines de la guerre, le régime hitlérien
s’effondrerait au grand soulagement de la majorité des Allemands.
Émile tentait de s’obturer les oreilles avec son traversin et son
coude replié. Il pensait : « Tous vont devenir officiers, et ils sont naïfs
comme des collégiens de 14 ans ! »
Le 2 septembre la grande boucherie commença. Elle devait durer
plus de 5 ans et coûter la vie à au moins 70 millions d’humains, ruiner
irrémédiablement l’Europe occidentale et marquer la fin de la domination
mondiale de la race blanche. Émile soupçonnait le début d’un désastre
de cette ampleur. Il savait, lui, que les Allemands se battraient jusqu’à
l’extrême limite de leurs possibilités !
Le 4 au soir, le capitaine les réunit, leur parla de « cette guerre que
nous n’avons pas voulue, mais que nous ferons et que nous gagne-
rons. » Émile écoutait à peine. Il pensait à Klaus dont il avait appris
l’adresse par cœur. Il n’aurait pas été prudent, vue l’atmosphère d’es-
pionnite qui régnait, de garder une adresse allemande dans ses affaires.
Klaus était-il en Pologne ? En reviendrait-il ? Peut-être ne connaîtrait-il
jamais son enfant qui allait naître dans quelques semaines ! Pauvre
Gisèle ! Que tout cela était donc monstrueusement idiot !
Les Allemands avançaient facilement, malgré les titres de la
presse sur la résistance des Polonais. Le 17 septembre, les Russes les
attaquaient. Le communiste avait dit vrai : il y avait eu un nouveau par-
LA GUERRE 145
tage de la Pologne ; les Russes prenaient la part convenue et reculaient
ainsi une possible ligne d’agression allemande.
Le 29 septembre la Pologne capitulait. Le 6 octobre le parti
communiste était dissous en France, alors que Thaelmann avait retrouvé
la liberté en Allemagne. Le 8, Maurice Thorez, alors secrétaire général
du parti communiste français, était officiellement porté déserteur. Trois
jours plus tard 38 députés communistes étaient incarcérés.
Une véritable machine infernale enserrant toute la planète dérou-
lait ses griffes de semaine en semaine. Les Russes avaient pris des
positions dans les pays baltes. Le premier décembre ils attaquaient la
Finlande et devaient contre toute attente se replier bientôt avec du sang
sur le museau.
Le 19 décembre, l’aspirant Laporte sortait premier de son peloton
et partait à Alger pour une permission de 10 jours.
La « drôle de guerre » continuait et Conchita aurait un enfant. Il
demanderait une seconde permission pour son mariage dès qu’il aurait
la nouvelle avec certificat médical à l’appui. Tout se passa comme prévu
et début mars 1940 il retournait à Alger pour se marier. La joie revenait
dans le groupe. Gisèle avait eu des nouvelles par une voie mystérieuse,
par une lettre timbrée de Paris, mais dont elle avait reconnu l’écriture
sans confusion possible. Elle aussi avait un garçon. Elle avait bêtement
oublié de parler des prénoms avec son mari. Mais elle s’était souvenue
que Klaus lui avait dit qu’en Allemagne aussi le prénom Émile existait.
Alors elle avait appelé le petit Émile, Nicolas.
À son retour l’aspirant Laporte fut promu sous-lieutenant et affecté
au bureau de l’état-major de la division en Lorraine. Il n’avait rien d’autre
à faire que d’être là. Et d’ailleurs les activités de la « drôle de guerre »
avaient changé de théâtre principal. Ça se passait maintenant du côté de
Narvik.
Il y avait eu quelques beaux scandales vite étouffés. La firme de
Wendel avait continué à livrer du minerai de fer à l’Allemagne après la
déclaration de guerre, par trains entiers. Un lieutenant qui avait fait tirer
sur un train avait été déplacé et blâmé, comme l’aviateur Bossoutrot pen-
dant la guerre de 14-18, lorsqu’il avait bombardé ces usines lorraines,
d’une Lorraine alors allemande, et qui ne travaillaient que pour l’armée
allemande. Les anarchistes avaient raison : le capitalisme n’a pas de
patrie.
Le 10 mai la grande lavine se mit en marche. Les Allemands
entraient en Hollande et en Belgique. Le 15 ils atteignaient la ligne Liège,
Namur, Sedan et entraient donc en France. Le 19 ils étaient sur l’Escaut
146 LE GRAND SUICIDE
et la Sambre. Le 20 ils prenaient Rethel et St-Quentin, le 24, Valen-
ciennes, le 26 ils étaient sur la Somme, le 29 la Belgique capitulait et le
31 c’était le désastre de Dunkerque.
Pour Émile tout alla très vite. Son unité s’était repliée dans les
Vosges, au Sud de Bitche. Le 11 juin les Italiens nous déclaraient la
guerre. Le 15, Émile reçut miraculeusement une lettre de Gaetano,
passée on ne sait comment à travers le désastre, sans doute postée par
un permissionnaire sur le sol français : « Je ne sais pas si cette lettre te
parviendra. Jamais je n’avais eu honte d’être italien, mais maintenant je
ne peux plus m’en empêcher. Comment Mussolini, qui parle tant d’hon-
neur, a-t-il pu avoir un geste aussi ignoble ? C’est un mystère pour moi.
Avant je le haïssais, maintenant je le méprise.
Tâche de te tirer d’affaire. Ici tout le monde t’attend. Conchita est
très courageuse. Les trois femmes t’embrassent bien. Fraternellement à
toi. »
Émile avait les larmes aux yeux. Oui, il reviendrait vite à Alger.
Crève le monde pourvu qu’il retrouve ses vrais amis, sa famille !
Le 16 juin, les Allemands rentraient dans Paris, le 17 le gouver-
nement foutait le camp à Bordeaux et le 20 le cabinet du maréchal
Pétain, succédant à Paul Reynaud, demandait l’armistice.
Émile n’avait pas encore vu un seul Allemand.
Les premiers se présentèrent le 24, sur la route de Saarbrücken à
Strasbourg, non loin de Niederbronn. Un soldat en képi se tenait debout
sur le marche-pied d’une voiture d’officiers et tenait un grand drapeau
blanc à la main. Les officiers de l’état-major de la division s’avancèrent.
Les Allemands furent brefs et aimables. Ils demandèrent simplement la
remise des armes. Celle-ci prit une bonne heure.
À la fin, le colonel allemand, un quinquagénaire à moustache blan-
che, parla aux officiers français : « Messieurs vous êtes prisonniers. Ne
vous laissez pas dominer par l’amertume. Je vous assure que nous ne
pensons pas du tout de la France comme le Président Roosevelt et que
sa déclaration impolie nous a indignés. » Les officiers français ne com-
prirent pas. Coupés de toutes nouvelles depuis 3 jours, ils ne savaient
pas que Roosevelt avait déclaré le lendemain de l’armistice : « Une
grande nation vient de mourir. Pourvu que son cadavre n’empoisonne
pas le monde ! » Et la majeure partie de la presse française avait repro-
duit ces propos indélicats.
Le lendemain une compagnie d’encadrement se présenta. La divi-
sion devait prendre à pied la direction d’un camp. Ce n’était pas loin
dirent les sentinelles. La marche commença sur de petites routes qui
LA GUERRE 147
menaient au Nord, à travers forêts et prairies. Émile méditait au moyen
de se tirer de là. Les Allemands avaient gagné. S’ils emmenaient quand
même les prisonniers — plus de trois millions disaient certains, c’est que
cette sale guerre n’était pas finie. S’il pouvait engager conversation avec
une sentinelle, cela faciliterait peut-être les choses. Il était interdit de
s’arrêter. On pissait en marchant. Il manœuvra néanmoins pour se por-
ter en queue de la longue colonne. Alors qu’il passait près d’un ruisseau,
il le montra à la sentinelle et demanda : « Trinkwasser ? (eau potable)
- Natürlich, aber los, Marsch, Marsch (naturellement, mais vite, en
avant). »
Le truc ne fonctionnait pas. Quelques minutes plus tard on tra-
versa un village alsacien. Les gens regardaient d’un air neutre. Après le
village il y eut une forêt à l’orée épaisse. Il n’y avait que 20 m de pré à
traverser avant de plonger dans les feuillages et de disparaître. La senti-
nelle avait l’arme à la bretelle, mais le risque restait gros. Alors il eut une
inspiration subite. Il se baissa et sans cesser de marcher il se mit à rela-
cer sa chaussure. La sentinelle tourna la tête vers lui et se pencha légè-
rement pour voir ce qui se passait. Émile se redressa et lui asséna un
brusque coup de poing sur le nez qui l’envoya rouler à terre. Il prit sa
course et plongea à travers les noisetiers de l’orée, puis marcha à qua-
tre pattes. Deux détonations retentirent, deux balles hachèrent des
feuillages non loin de lui. Et ce fut tout. La colonne continuait comme si
rien ne s’était passé.
Émile était stupéfait. Il pensait que plusieurs dizaines d’hommes
tenteraient la fuite. Il était seul, comme toujours dans ses pensées et ses
actes. Mais cela valait mieux. Une fuite importante aurait déclenché une
chasse à l’homme. Pour un seul, les Allemands laisseraient courir. Ils
n’en étaient pas à un prisonnier près.
Il se méfiait des Alsaciens. Ils allaient redevenir allemands et cer-
tains feraient peut-être du zèle. Il attendit la nuit pour quitter la forêt,
s’aperçut avec un effroi rétrospectif qu’elle ne couvrait qu’une dizaine
d’hectares. Il contourna le village, marcha dans l’ombre sur le talus. Il
n’avançait guère. Boire n’était pas un problème : il y avait des ruisseaux
partout. Il fallait aussi manger. Il pensa : « On peut tenir dix jours et plus
sans manger. Je réussirai ». Il avait fait son compte sans le relief com-
pliqué des Vosges. Il décida donc de se déplacer de jour. Il avait dormi
deux heures, de 5 à 7 heures du matin. Inspectant de partout il reconnut
derrière lui, à environ quatre kilomètres, le Casino de Niederbronn. Il ne
s’était donc pas trompé de direction. Il marcha, prenant grand soin de
boire abondamment à chaque occasion. Il avait quitté ses bandes
148 LE GRAND SUICIDE
molletières, mais ne les avait pas jetées : on peut avoir besoin de liens.
Il avait aussi quitté ses chaussettes, marchait pieds nus dans l’herbe et
ne remettait ses souliers qu’en forêt ou dans les broussailles. La faim
commençait à le tenailler affreusement. Il se bourra de cerises sous un
arbre. Mais son tourment n’en fut que peu apaisé. Le soir il compta qu’il
avait parcouru au moins 60 km. Il trouva une ferme isolée dans un creux
de vallon. Il résolut de tenter sa chance. Il frappa à plusieurs reprises
sans obtenir de réponses. La maison semblait vide. Aucun animal ne
rôdait autour. Il poussa la porte et eut la surprise de la voir céder. Il entra,
fouilla les placards, découvrit des restes moisis de fromage et de char-
cuterie, un demi-pain durci. Il nettoya le tout avec son couteau de poche
et le dévora en moins de cinq minutes. Une torpeur écrasante l’envahis-
sait. Il allait coucher là, sous un toit, dans un lit, sans avoir à se crisper
contre le froid matinal.
Le lendemain matin il reprit sa route plein Sud. Il faisait beau et il
était aisé de s’orienter. Il se souvint que le versant lorrain des Vosges
était un plateau en pente douce et décida de partir d’abord sur l’Ouest,
d’éviter ces plis et ravinements qui faisaient perdre un temps précieux en
allongeant le trajet et ralentissant la marche. Il dominait une route
sinueuse lorsqu’il entendit un sourd grondement. Bientôt un tank se pro-
fila dans un virage, suivi d’un second, puis d’un troisième. Il cessa de les
compter. Vinrent ensuite des camions, des voitures amphibies. Il reprit sa
marche vers la ligne de crête. Une heure plus tard débouchèrent des fan-
tassins. Le haut des vareuses était ouvert, le calot passé dans la cein-
ture. Ils descendaient la route d’un pas long et lent. Ils chantaient un
champ de marche dont Émile saisit quelques paroles : « Argonnerwald
um Mitternacht » (Forêt de l’Argonne à minuit). Les voix étaient graves
et pures, les visages jeunes et virils. Lorsqu’une demi-heure plus tard
Émile franchit la crête et se trouva sur le versant lorrain, les chants reten-
tissaient encore, renvoyés en longs échos par les pentes des Vosges.
Peu après il lut une pancarte : St Dié. Il était en Lorraine française et
devait s’en tirer. Il lui faudrait trouver des vêtements civils. Il avait un peu
plus de 2000 F sur lui, de quoi s’acheter de légers vêtements d’été et
manger correctement. Cela ne lui prendrait pas plus de 500 F. Le reste
serait pour le chemin de fer jusqu’à Marseille et le bateau. Le cauchemar
touchait à sa fin.
Il entendit un bruit de moteur, se planqua derrière des noisetiers,
reconnut un petit camion à plateau chargé de biches de lait qui roulait en
direction de Saint Dié. Il porta sa main à son visage, sentit une barbe de
quatre jours. Bah ! L’homme comprendrait. Il sortit de sa cachette, héla
LA GUERRE 149
le camionneur qui stoppa et demanda d’une voix rude : « Où tu vas ?
- À St Dié pour commencer.
- Monte si tu veux, mais c’est à tes risques. Ils sont à St Dié
comme partout.
- Je descendrai avant l’entrée de la ville.
- On les rencontre aussi sur les routes. Enfin, monte. »
Le conducteur était muet et fermé. Il regardait en coin le costume
de gabardine de l’officier avec une sorte de colère sourde. Quand Émile
descendit, il ne répondit même pas à son « Merci au revoir ». Le prison-
nier évadé se demanda pourquoi. Bah ! Les Lorrains ne sont pas cau-
seurs, c’est connu.
Il cherchait un hôtel, évita de justesse plusieurs voitures alle-
mandes roulant follement, franchissant les carrefours sans la moindre
précaution. Une vieille femme qui se chauffait au soleil murmura : « Ils
ont gagné et ça leur a tourné la tête ; mais ce n’est pas fini ; ils ont le
temps de se calmer. » Émile lui exposa rapidement sa situation : « Ne
restez pas comme ça, rentrez vite chez moi, mon pauvre Monsieur ; s’ils
vous voyaient ils vous reprendraient tout de suite. » Elle lui apporta une
cuvette d’eau chaude, un blaireau, du savon à barbe et un rasoir à main
dont il ne s’était jamais servi. Il en usa très prudemment et réussit à ne
presque pas se couper, à peine deux minimes estafilades où le sang per-
lait un peu. Il lui faudrait aussi acheter de quoi se raser comme il en avait
l’habitude. La brave vieille lui apporta à manger : une épaisse soupe de
légumes, du saucisson, du fromage et du vin. Émile se sentit bientôt
lourd comme du plomb. En trois jours et trois nuits il avait parcouru au
moins 150 km dans des conditions très difficiles, peu mangé, mal dormi.
Il l’expliqua à la femme qui lui fit aussitôt un bon lit dans une coquette
petite chambre lambrissée. Il demanda à ne pas être réveillé jusqu’au
lendemain matin. C’est le chant du coq qui le tira de son sommeil. Il eut
la surprise de voir des vêtements civils sur une chaise à côté de ses
vêtements kaki. Il les essaya. Ils allaient à peu près, sauf les manches
un peu courtes ; mais la couleur noire était bizarre pour un jeune homme
de 21 ans. Il ne pouvait pourtant pas se promener en kaki dans la ville
occupée ! Il déjeuna abondamment d’un excellent café au lait accompa-
gné de tartines de beurre et de miel, se fit expliquer où se trouvait le mar-
chand de vêtement le plus proche, insista pour donner 15 F à la femme
qui refusait fermement et n’accepta que lorsque Émile lui eut montré ses
2 000 F.
Il sortit à 8 heures et revint 3/4 d’h plus tard avec un pantalon de
flanelle beige, une veste sportive à carreaux, des chaussettes blanches
150 LE GRAND SUICIDE
dans des sandales de cuir brunes. Il portait une valise neuve dont il sor-
tit les vêtements noirs qu’il rendit à sa brave hôtesse. Puis il se rendit à
la gare. Il portait ses effets militaires dans sa valise, ce qui était peut-être
imprudent ; mais il conservait de son enfance extrêmement pauvre le
réflexe de ne rien gaspiller. L’employé des chemins de fer fut peu rassu-
rant : il y avait des centaines de ponts sautés, la radio ne cessait de don-
ner des avertissements sur des solutions de continuité concernant rou-
tes et voies ferrées. Il pouvait délivrer un billet jusqu’à Dijon, mais après
il ne savait plus. Les trains avaient de grands retards et les correspon-
dances étaient sans garantie. Émile partit pour Épinal, Langres, Dijon. Il
s’efforçait de dormir, de ne pas penser. Il n’avait qu’un but : Conchita. Elle
était maintenant enceinte de 6 mois. Elle devait être chez Gisèle à Bordj
Arreghi… L’oasis de vie au milieu de la folie universelle. La France, exis-
tait-elle encore ? Conserverait-elle ses colonies ? Y aurait-il encore, une
France pour payer des institutrices et des professeurs en Algérie… On
verrait plus tard… Il fallait d’abord regrouper la famille, retrouver ceux
avec qui il pouvait parler, parce qu’ils pensaient au même niveau de pro-
fondeur que lui, plus profond même ; 21 ans, il était encore bien jeune…
il avait besoin de Gaetano, et de Klaus ; ils avaient davantage étudié que
lui. Klaus était un problème : comment ferait-il pour revenir ? Il en avait le
désir, c’était son but primordial ; mais une armée victorieuse emprisonne
bien plus qu’une armée vaincue ; et puis Klaus n’était pas anarchiste ; il
resterait solidaire de son peuple jusqu’à la victoire ou à l’écrasement
final. Car toute cette saloperie de guerre ne faisait que commencer. Les
Allemands avaient besoin de main d’œuvre, sinon ils n’auraient pas
emmené trois millions de Français en captivité.
Il arriva à Dijon à une heure de l’après-midi. Renseignements pris,
il avait 4 heures d’attente avant de pouvoir continuer sur Lyon. Des mili-
taires allemands entraient et sortaient sans cesse. Certains portaient
une plaque de métal avec une chaîne autour du cou. Un homme à l’ex-
pression peureuse et stupide souffla : « C’est la Gestapo, c’est la terreur
même des soldats allemands.
- Gestapo est l’abréviation de Geheime Staats Polizei, police
secrète d’état ; ils ne portent pas d’uniforme ! Ce que vous voyez est la
Feldgendarmerie. J’étais interprète à l’état-major de ma division.
- Alors vous parlez allemand ? » L’imbécile lui jeta un regard
apeuré en coin et s’en alla.
Il alla dans un petit restaurant. La serveuse vint prendre la com-
mande. C’était une jeune femme d’environ 25 ans, une Bourguignonne
aux belles formes, mais dont le visage trahissait l’angoisse et l’insomnie.
LA GUERRE 151
Au moment de payer elle s’assit près d’Émile : « Excusez-moi, Monsieur,
j’aimerais si possible avoir quelques renseignements. Je demande un
peu à tout le monde. Vous étiez militaire ? Vous venez du Nord ?
- Des Vosges. J’ai été fait prisonnier au Nord des Vosges. Je me
suis évadé.
- Mon mari était près de Forbach, en Moselle. Il m’écrivait presque
tous les jours. Depuis la grande offensive allemande je n’ai plus une
seule lettre de lui. Pourtant, d’après les communiqués, on ne s’est pas
beaucoup battu dans cette région.
- Non. Votre mari devait être de ma division. Nous nous sommes
repliés sur les Vosges et avons été faits prisonniers à mi-chemin entre
Saarbrücken et Strasbourg. Votre mari a du faire partie de la même
colonne de prisonniers que moi.
- Il s’appelait Gagneure, caporal Jacques Gagneure. Vous ne
l’avez pas connu par hasard ?
- Non Madame, une division c’est vingt mille hommes. Mais il est
certainement vivant, car nous n’avons eu aucune perte, nous ne nous
sommes même pas battus.
- C’est curieux ça ! Je ne vous critique pas ; je ne comprends rien
à ce qui s’est passé ; mais tout de même un pareil effondrement de la
France, ça semble impossible. J’ai assisté à la débâcle ; c’est vrai que
les officiers ont abandonné leurs troupes. Pendant deux semaines nous
les avons vu passer en voiture ; les hommes suivaient à pied à des heu-
res d’intervalle. La plupart avaient jeté leur fusil. Et tous ces fous de civils
qui sont partis sur les routes, qui ont gêné les mouvements de l’armée !
Ils auraient bien mieux fait de rester chez eux. Mais c’est un vrai vent de
folie qui a soufflé sur tout ce pays. Et ce n’est pas fini. Je suis agacée de
toutes les absurdités qu’on entend dire. Au moins vingt clients m’ont
raconté que les Allemands avaient des voitures dont le moteur marchait
à l’eau : un seau d’eau, une pastille dedans, et voilà du carburant ! Cela
est complètement fou !
- Naturellement : ils mettent de l’eau dans leur radiateur, comme
tout le monde, et peut-être une pastille de détartrant de temps en temps.
- Il y a quelques mois les journaux nous disaient qu’ils manquaient
d’essence. On a fait aussi courir le bruit qu’ils embarquaient tous les
jeunes gens à partir de 15 ans ; des centaines de milliers de jeunes sont
partis en vélo sur les routes. Pour aller où ? Les Allemands occupent
toute la France. Jamais je n’aurais cru les Français aussi stupides ! Et
vous, Monsieur, où allez-vous ?
- À Saint-Étienne d’abord, puis à Marseille, puis à Alger.
152 LE GRAND SUICIDE
- À Alger ! Vous en avez de la chance ! Mais prenez garde à la
ligne de démarcation.
- À la ligne de démarcation ?
- Vous ne savez pas ? La France est coupée en deux par une ligne
qui part de St-Jean de Luz passe au Nord de Vichy et traverse la Saône
près de Chalons, je ne sais pas exactement où. On entend tellement de
bobards qu’on ne sait plus ce qu’il faut croire et ne pas croire. Mais fai-
tes attention, il y a des contrôles dans les trains comme sur les routes. Il
vaut mieux traverser à pied à travers la campagne. »
Émile se sentit soudain découragé et faible comme un enfant. Il ne
fallait rien brusquer, ne pas risquer d’échouer par précipitation. Il
demanda une chambre. Oui, il en restait une. Il prendrait le temps de
bien se renseigner et ne continuerait que le lendemain.
Il sortit, acheta un journal, constata qu’effectivement la ligne de
démarcation entre la zone occupée et la zone libre passait non loin de
Chalons. Mais pourquoi diable les Allemands éprouvaient-ils le besoin
d’occuper la France jusqu’à St-Jean de Luz ? Pourquoi voulaient-ils
contrôler tout le rivage atlantique ? Avoir une liaison directe avec l’Espa-
gne ? Cela confirmait en tout cas que la paix n’était pas pour demain. Les
Anglais n’étaient pas en mesure d’organiser un débarquement en
France ; les Allemands devaient donc redouter une intervention des
Américains. Il erra dans la ville. Des réfugiés refluaient en voiture à che-
val, à pied, certains poussaient une charrette. Il sourit en pensant à son
enfance, à son adolescence même. Quel chemin parcouru en moins de
5 ans ! Grâce avant tout à Gaetano. Le petit livreur qui se faisait systé-
matiquement engueuler en rentrant de course était devenu licencié ès
lettre, marié, bientôt père de famille ; il ajouta avec un sourire amer «…
et officier d’une armée en débâcle ! » Des Allemands flânaient par petits
groupes, parfois une compagnie passait en chantant. Émile pensa à la
« Force par la joie » et aux projets touristiques de Klaus : « Toute leur
armée donne plus l’impression de faire du tourisme que la guerre. Leur
victoire a dû être facile. » Il n’était pas patriote ; pourtant au fond de
lui-même il se sentait humilié. Il n’avait pas voulu se battre parce qu’il ne
pouvait adhérer à des buts qui lui semblaient malpropres. Mais il se
savait capable de se battre, de se faire tuer même, pour une cause à
laquelle il croyait. La plupart de ses compatriotes avaient fui dans l’affo-
lement, et ils étaient incapables de croire à quelque chose, aussi inaptes
à la révolution qu’à la guerre. Cela le réconciliait avec lui-même, mais ne
lavait pas l’affront public de cette invraisemblable débâcle.
Il retourna à l’hôtel, soupa et demanda sa chambre. La serveuse
LA GUERRE 153
prit sa valise, mais il la lui retira promptement des mains. Ils montèrent
ensemble au second ; elle entra avec lui, tira un peu sur les draps, tapota
l’oreiller. Sans pouvoir prendre le temps de réfléchir, il parla : « Madame,
nous ne ferons de mal à personne, et nous avons besoin l’un de l’autre
en ce moment. Restez.
- Vous plaisantez ! Je n’ai pas fini mon service.
- Alors revenez.
- (Elle hésita et soupira) Oui, d’accord, mais ce sera tard, au moins
onze heures.
- Je vous attends.
Il lui prit la main entre les siennes et y déposa un baiser. Elle sen-
tit une immense tendresse dans ce bref contact ; il n’y avait rien de faux
ni de faible en cet homme. Émile était irrésistible quand il posait sa main
sur le poignet d’une femme. Sans calcul, il y mettait tout l’amour, toute la
solidarité envers la souffrance qu’il avait involontairement acquis à tra-
vers sa dure jeunesse.
La serveuse revint à l’heure dite. Elle se déshabilla sans la
moindre gêne. Elle était du type préféré d’Émile : la taille mince, les ron-
deurs un peu fortes, les membres solides aux attaches fines.
Elle s’allongea sur le lit et demanda : « Comment t’appelles-tu ?
- Émile. Et toi ?
- Lucette. »
Elle le caressait avec douceur, réagissait elle-même aux caresses
par toute la surface de sa peau. Après le spasme elle s’endormit rapide-
ment dans ses bras. Lui ne dormait pas. Il pensait à la stupidité de la
morale, à la mesquinerie de ce que la civilisation chrétienne appelle la
fidélité. Il avait donné de l’amour à une jeune femme malheureuse de
l’absence d’un mari qu’elle avait aimé beaucoup, comme lui aimait Con-
chita. Il n’avait pas baisé depuis son mariage, donc depuis plus de 4
mois. Il se sentait maintenant apaisé et plus fort. Où était le mal ? Il en
avait un jour discuté avec Klaus qui lui avait dit : « Je suis tout à fait du
même sentiment ; la plupart de mes camarades de la SS aussi. Mais
nous avons une révolution morale à faire chez nous. Car sur ce point les
Allemands sont très complexés. Et c’est curieux, car nos femmes sont
plutôt indulgentes.
- Et comment expliques-tu cela ?
- Par le Christianisme qui nous empoisonne presque autant que
les Britanniques. Hitler a vu juste lorsqu’il a écrit : « Les Méditerranéens
peuvent s’accommoder du Christianisme parce qu’ils ne prennent pas la
religion au sérieux ; mais pour nous autres, Germains, c’est un poison
154 LE GRAND SUICIDE
mortel. »
Curieux, pensait-il maintenant, les Allemands que j’ai vus jusqu’ici
n’avaient pas des têtes de complexés. Pourtant Klaus devait savoir…
Il écouta la respiration régulière de Lucette. Ses lèvres effleurèrent
l’épaule nue de la jeune femme tandis qu’une nouvelle onde de ten-
dresse lui gonfiait le cœur. Il revit Conchita. Non, il ne lui était pas
infidèle ; elle était son épouse et le resterait. Il pouvait parfaitement se
passer de toute autre femme qu’elle ; il pourrait sans être peiné envisa-
ger de l’avoir tous les jours avec lui, de n’avoir qu’elle. Mais ce n’était pas
une raison pour se faire un cœur de bois envers les autres. Son attitude
n’avait rien de commun avec ces insatisfaits superficiels qui passaient
des annonces de « couple libre », de « ménage moderne » pour parties
carrées ou vacances à quatre. Il n’était pas coureur de jupons, ni vani-
teusement collectionneur d’aventures. Il ne parlait jamais de ses
conquêtes. Il avait un jour répondu avec humeur à un étudiant de Lyon
qui le raillait d’être trop sérieux : « Si une femme me fait plaisir, je pense
qu’elle a au moins le droit que je ferme ma boîte. Tu ferais bien d’en faire
autant. » Certains jeunes de son âge avaient déjà eu plus de cent aven-
tures. Lui n’avait en tout possédé que cinq femmes : Magui, Simone, la
bistrote d’Agde dont il ne savait même plus le nom, Conchita, et mainte-
nant Lucette. Et l’envie de faire plaisir comptait chez lui au moins autant
que la recherche de son plaisir. Ni les complexes, ni la chasse acharnée
n’étaient normaux. Il pensa que Klaus avait raison : il était totalement
libre parce qu’il avait été élevé en dehors du Christianisme.
Il se rendormait lorsque Lucette s’éveilla, promena ses lèvres sur
son visage, le comblant de dizaines de baisers légers comme une brise
tiède. Ils firent une nouvelle fois l’amour, puis dormirent jusqu’au matin.
Il déjeuna, demanda la note. Lucette n’avait pas compté la
chambre. Elle avait voulu en faire cadeau au prisonnier évadé et avait
celé ce client à sa patronne sans savoir encore qu’ils coucheraient
ensemble. Émile la remercia d’un sourire en pensant : « Je ne me suis
pas trompé, c’est une chic fille. »
Il décida de ne pas retourner à la gare et de faire de l’auto-stop.
Ce serait moins risqué que le train et les longues attentes. Il fut pris par
un représentant de commerce qui lui expliqua pourquoi on avait perdu la
guerre, mis en confiance par son costume élégant et sa qualité d’officier :
c’était la faute de ces salauds d’instituteurs qui parlaient davantage de
Karl Marx que de Jeanne d’Arc et de Napoléon. Émile approuva tout en
réprimant une terrible envie d’étrangler l’imbécile qui continuait : « Heu-
reusement il y a eu le Maréchal Pétain, pour la première fois un homme
LA GUERRE 155
d’État qui nous dit la vérité.
- Oui, bien sûr, termina Émile qui pensait à part lui : « Le vieux a
fait la seule chose qui pouvait se faire et que n’importe qui aurait faite à
sa place. Les Français font appel à Pétain comme les Allemands à
Hindenburg après Versailles. »
Il faisait une chaleur suffocante dans la traction qui sentait l’huile.
Émile fut content lorsque le conducteur lui dit de descendre : « On va arri-
ver au contrôle routier. Passez dans les prés, mais vous feriez mieux
d’attendre la nuit. Bonne chance. »
Il regarda autour de lui. Il ne fallait pas s’attarder sur cette route.
À 200 m il y avait un bosquet d’acacias au-dessus d’un vignoble. Il
enjamba un petit mur, partit courbé à travers les rangées de ceps, attei-
gnit le bosquet et s’assit à l’ombre. Un minuscule filet d’eau courait sous
un rocher. Il pourrait boire. Cela lui fit prendre conscience qu’il avait
oublié d’acheter de quoi manger. Tant pis ! Avec cette chaleur ce n’était
pas dramatique. Il fit un effort de mémoire pour se rappeler de la date.
On devait être le 30 juin. Oui, c’était cela : le journal acheté la veille por-
tait la date du 29. Si tout allait bien, dans 3 ou 4 jours il serait à Alger. Il
voulut dormir, pensant que le temps passerait plus vite. Mais il se piqua
d’abord le dos sur une branche d’acacia sèche recouverte d’herbe. Puis
des fourmis l’attaquèrent aux chevilles, une petite araignée verte s’intro-
duisit sous sa chemise par le col dégrafé ; il porta la main sur elle à tra-
vers le tissu, mais l’animal le mordit au sternum, ce qui lui causa d’abord
une légère brûlure, puis une démangeaison, en même temps qu’une
envie de vomir et une étrange sensation de faiblesse accompagnée de
frissons. Il se déshabilla complètement et se plaça un peu au soleil qui
était au zénith. Le malaise passa au bout d’une heure. Il mâcha quelques
pissenlits durs ramassés en bordure de la vigne, puis quelques fleurs
d’acacia attardées. Le temps était affreusement long. Une brume d’étain
voila le soleil, un lourd nuage noir s’avança. Puis après des coups de
canon éclatèrent. Il ne s’agissait pas d’éclairs et de tonnerre, mais bien
de coups de canons. Que diable se passait-il ? La guerre était pourtant
finie.
C’était les canons para grêle d’un syndicat de vignerons. Un pay-
san avait bien essayé d’expliquer aux Allemands qu’ils allaient faire
« boumboum », mais que ce n’était pas la guerre qui recommençait. Le
sous-officier avait répondu « ja, ja ! » sans rien comprendre. Et mainte-
nant des automitrailleuses suivies de fantassins patrouillaient de partout.
Des tanks arrivèrent, tourelles ouvertes ; des hommes en calot noir à tête
de mort inspectaient l’horizon avec des jumelles. Émile se sentait perdu.
156 LE GRAND SUICIDE
Il peigna rapidement l’herbe à rebrousse-poil, se coucha derrière cette
précaire barrière et y plaça aussi sa valise. Des ordres, des coups de sif-
flet et des grincements de chenilles retentirent. Lentement, avec d’infi-
nies précautions, il écarta l’herbe près de ses yeux ; les fantassins aussi
avaient disparu. Combien tout cela avait-il duré ? Il regarda sa montre. Il
était cinq heures. Encore quatre heures d’attente. Maintenant il avait
faim. Mais pas question de quitter son refuge. Il suça de l’eau au mince
filet. Elle était fraîche, mais il aspirait des impuretés en même temps, car
la minuscule cascade était aussi fine qu’une aiguille à tricoter. Au prix
d’une longue patience il se rassasia pourtant. Puis il sommeilla un peu.
Il se crut sous un olivier énorme, non loin d’Akbou et sa déception fut
grande lorsqu’il ouvrit les yeux. Il allait faire nuit. Il grimpa Plus haut sur
la colline. Des prunelliers succédaient aux vignes. Il prit la direction du
Sud, marcha deux bonnes heures. Il n’avait pas dévié de sa direction, il
en était sûr, car bien que le ciel ne soit pas parfaitement clair, on distin-
guait l’étoile polaire à qui il suffisait de tourner le dos et de contrôler de
temps en temps. Il pensait être déjà en zone libre, mais pour plus de pré-
cautions il marcherait toute la nuit. Il contourna un village où des chiens
aboyèrent. Peu après il traversa un enclos où reposaient des vaches
charolaises. Au-delà paressait un ruisseau d’une dizaine de mètres de
largeur. Il quitta ses sandales et ses chaussettes, retroussa son panta-
lon, traversa l’eau un peu bourbeuse, s’essuya les pieds et les mollets
avec de l’herbe avant de se rechausser, puis se releva sa valise à la
main. Mais dès que sa tête eut dépassé les hautes herbes de la prairie
il vit à 5 m une haute silhouette casquée, un fusil braqué sur lui et une
voix lui dit calmement : « Komm, Kamerad ! ». Puis il vit les plaques
brillantes de deux Feldgendarmen. Toute tentative de fuite était vaine. Il
était à nouveau prisonnier. On le fit asseoir les mains sur la tête. Les
Feldgendarmen attendirent encore un quart d’heure, lui firent signe de se
lever et de marcher devant. Ils arrivèrent dans un hameau, le firent entrer
dans une grange où quelques hommes se trouvaient déjà. Il entendit une
voix dire : « Un de plus, on va faire un joli convoi. » Il se sentait au bord
du désespoir. Il tenta de se réfugier dans le sommeil, mais sa poitrine
était brûlante de chagrin et il ne dormit pas une minute. Le lendemain
matin, il devait être huit heures, un Allemand vint le chercher, l’emmena
dans une pièce au rez-de-chaussée de la ferme voisine. Un sous-officier
le fit asseoir :
« Nom, prénoms, date de naissance, profession, domicile ? Et où
alliez-vous ?
- Chez moi à Alger.
LA GUERRE 157
- Alger ? Alger ? »
Émile préféra continuer en allemand ; après tout, cela lui servirait
peut-être : « Alger, de l’autre côté de la Méditerranée, la capitale de
l’Algérie.
- Pourquoi ne pas suivre la route, ou prendre le train ?
- Je craignais d’être fait prisonnier.
- Vous étiez militaire ?
- Naturellement.
- Montrez votre livret militaire. »
Émile ouvrit sa valise ; l’Allemand vit les vêtements d’officier, prit le
livret : « Officier ?
- Oui, sous-lieutenant.
- Dans quel secteur du front étiez-vous ?
- Forbach, Sarreguemines, Bitche.
- Vous avez déjà dû être prisonnier ?
- Non.
- Curieux.
- Je suis parti dès que j’ai su que nous étions encerclés et que le
maréchal Pétain demandait l’armistice.
Ça se comprend. Mais je ne peux rien pour vous. Vous devrez
remettre vos effets militaires. Vos vêtements civils vous seront rendus
quand vous serez libéré. Allez, ne faites pas cette tête. La guerre est
finie pour vous. Pour nous elle commence. »
Les hommes, une trentaine, furent embarqués dans des camions,
puis dans un wagon à bestiaux. Des centaines d’autres les avaient
rejoints à Dijon, quelques autres en Alsace. Le 5 juillet au soir ils débar-
quaient dans Munich, mangeaient une soupe à la gare et prenaient à
pied le chemin d’un camp. Ils dormirent à même le sol. Toutes les bara-
ques montées étaient déjà pleines. Ils travaillèrent toute la journée du
lendemain à en monter d’autres. Les prisonniers bâtissaient leur prison.
On n’arrête pas le progrès. Le dimanche ils se reposèrent et leur ration
alimentaire augmenta. Émile comprit que son évasion lui avait épargné
d’énormes fatigues. Certains de ses compagnons de captivité avaient
fait plusieurs centaines de km à pied, presque sans ravitaillement ; tous
ceux qui tombaient étaient immédiatement abattus.
Klaus lui avait donné son adresse à Munich. Mais il était mainte-
nant incapable de s’en rappeler. Et de toute façon il était décidé à ne
jamais demander une faveur, à ne jamais laisser paraître le chagrin qui
le rongeait.
Dès le lundi il fut appelé chez le commandant du camp : « Vous
158 LE GRAND SUICIDE
nous êtes signalé comme parlant couramment l’allemand. C’est bien de
vous qu’il s’agit ?
- Oui, mais couramment est exagéré ; je suis compréhensible et je
comprends.
- Si, si, je constate que vous parlez très bien. Vous aviez peut-être
déjà fait un séjour en Allemagne avant la guerre ?
- Non, mais en Algérie j’avais un ami allemand. » Le commandant
fronça les sourcils : « Un exilé sans doute ?
- Pas du tout. Un jeune homme qui a épousé une Française et qui
est revenu en Allemagne peu avant le début de la guerre. Nous avons
été mobilisés ensemble et avons fait le voyage ensemble jusqu’à Mar-
seille.
- Curieux ! Et qu’auriez-vous fait si vous l’aviez reconnu en face de
vous dans un combat ?
- Je ne lui aurai pas tiré dessus et je pense qu’il en aurait fait de
même.
- Je vous comprends. Ces guerres sont stupides. Cela risque de
tourner au suicide de l’Europe. »
Émile pensa : « Encore un qui s’en aperçoit ! Il semble y en avoir
davantage en Allemagne qu’en France. » Le commandant reprit :
- Vous serez notre homme de confiance. Vous viendrez habiter la
baraque contiguë à mon bureau. il faut que je vous aie à tout instant sous
la main.
- Au fait, comment s’appelle votre ami allemand ?
- Klaus Altmeyer.
- Et où habite-t-il ?
- Munich. Je savais son adresse par cœur, mais je l’ai oubliée.
- Pourquoi ne pas l’avoir écrite ?
- J’ai détruit le papier, j’ai craint que ce soit dangereux.
- Ah oui ! Votre crainte des espions… Mais nous n’avions rien à
espionner chez vous. Notre technique militaire est en avance sur la vôtre
dans toutes les armes. Vous avez pu vous en apercevoir. »
Le soir il écrivit à Conchita une longue lettre où il lui racontait tout.
La réponse arriva dès le 27 juillet. Elle contenait l’adresse des parents
de Klaus que Gisèle possédait. Émile devait répondre dès que possible
et choisir deux prénoms : un de fille, un de garçon, car la naissance était
dans deux mois. Il répondit qu’il lui laissait une liberté totale de choisir à
son gré. Il promit de contacter dès que possible les parents de Klaus. Sur
ce point il mentait un peu, car sa fierté se rebiffait à l’idée de bénéficier
d’une faveur.
LA GUERRE 159
Fin juillet le camp était presque vide ; la plupart des prisonniers
étaient en commandos de travail chez les paysans. Il allait demander à
partir aussi et il s’évaderait à nouveau. Et personne ne l’arrêterait cette
fois. Il voulait bien d’une liberté conquise, mais non d’une liberté de
faveur accordée par les vainqueurs.
C’est ainsi qu’il arriva le lundi 9 août au château de Birkenbach. Il
y fut reçu par la mère, volubile et hautaine. Elle lui signifia de se tenir à
la disposition du jardinier et du maître d’écuries, le jockey sicilien Fortu-
nato.
Le jardinier arriva, lui montra un carré de potager à désherber en
précisant : bien enlever les racines. Une jeune femme dodue, précédée
d’un mignon petit garçon d’environ deux ans, s’arrêta près de lui et
demanda : « Comprenez-vous l’allemand ?
- Oui. Je devais devenir professeur d’allemand.
- Vous le deviendrez certainement. J’ai entendu ma mère vous
donnez des consignes tout à l’heure. Ce sont les manières de la vieille
génération. Ne prenez pas la chose au tragique. Demain elle ne saura
même plus que vous êtes là.
- Normal : un domestique est sans importance.
- Vous n’êtes pas un domestique. Vous ne serez pas malheureux
ici, j’y veillerai.
- Très aimable de votre part, Madame, mais tout ira bien.
Elle sentit la dureté du ton, la fierté indomptable qui animait
l’homme. Mais elle ne se laissa pas décourager. « Polonais ou
Français ?
- Français.
- Tant mieux. Prochainement ma belle-sœur doit venir me voir. Elle
devait devenir professeur de français. Mais elle a dû interrompre ses
études. Maintenant elle est mariée et a deux enfants. Elle sera certaine-
ment contente de parler français avec vous. »
À ce moment un scarabée passa devant la main d’Émile. L’enfant
se précipita et s’accroupit pour voir de près. La maman intervint : « Wol-
fram, ne fait pas de mal à la petite bête. » Émile ne put contenir une
remarque : « Wolfram ! Quel joli nom ! » La mère prit l’enfant par la main,
mais il résista. « Laisse travailler le Monsieur.
- 0 un enfant ne peut pas me déranger. J’aime beaucoup les
enfants.
- Vous en avez ?
- Dans six semaines environ j’en aurai un.
- Vous semblez encore très jeune.
160 LE GRAND SUICIDE
- Vous aussi
- 21 ans.
- Comme moi.
- La guerre est une chose idiote. Nous ne sommes pas faits pour
nous haïr et nous tuer.
- Je ne hais personne, sauf peut-être les fous qui mènent le
monde.
- Je vous comprends ; mon mari, mon frère, mes beaux-frères sont
à la guerre. Il faut que je rentre faire manger le petit. Viens Wolfram. Bon-
soir ! (Elle lui tendit la main qu’il serra avec étonnement.)
- Bonsoir Madame.
- Nous avons le même âge. Appelez-moi Xenia. Et vous ?
- Émile. »
Elle tourna le dos et disparut derrière les massifs de l’allée.
Le lendemain matin Émile fut appelé par le jockey qui le regarda
avec méfiance et lui demanda s’il était cavalier. Devant la réponse néga-
tive, le Sicilien prit une expression de mépris. « Et sais-tu au moins soi-
gner un cheval ?
- Il est plus facile de s’entendre avec les bêtes qu’avec les gens.
- Alors prends l’étrille. » Émile avait souvent vu des charretiers sté-
phanois étriller leurs bêtes. Il avait aussi vu avec quel amour et quel soin
les Kabyles traitaient leurs chevaux, rares, mais magnifiques. Les trois
coursiers qu’il voyait ici avaient l’air paisible. Il les étrilla avec plaisir, pei-
gnant et lustrant le poil, achevant le travail à la paume de la main. Les
bêtes le reniflèrent amicalement. Puis il les mena à l’abreuvoir et les fit
trotter un peu en les tenant par la bride avant de les rentrer. Le Sicilien
était étonné. Il aurait préféré pouvoir humilier le Français qui le dépassait
de 20 cm ; mais il fit à mauvaise fortune bon cœur, choisit d’être cordial
et lui offrit une cigarette. « Merci je ne fume pas ». Pour rétablir sa supé-
riorité il quitta son treillis, passa sa culotte de cheval, se coiffa d’une
bombe et partit à l’entraînement.
Émile resta seul dans l’écurie dont l’odeur lui rappelait l’Afrique. Il
s’assit sur une botte de paille et ferma les yeux. La voix de Xenia le tira
de sa rêverie : « Bonjour ! Vous êtes fatigué ?
- Non, je pensais à l’Afrique.
- Vous venez d’Afrique ?
- Oui, d’Algérie. » Il vit que Xenia était sur le point de dire quelque
chose, mais elle réprima son impulsion et reprit après un court silence.
« Ce doit être magnifique.
- On y a la liberté des grands espaces.
LA GUERRE 161
- Vous devez étouffer ici. Moi-même j’étouffe.
- Curieux ; vos montagnes sont belles. Non, je n’étouffe pas ici.
C’est l’odeur des chevaux qui me rappelle l’Afrique.
- Vous êtes cavalier ?
- Non, mais il y a beaucoup de voitures à cheval en Algérie.
- Vous devriez apprendre à monter. Profitez-en tant que vous êtes
ici. Vous ne resterez pas longtemps.
- Je voudrais l’espérer, mais je n’en suis pas sûr.
- Vous serez bientôt libéré, ou vous vous évaderez. En attendant,
apprenez à monter. Avant je faisais chaque jour une sortie. Maintenant
avec le petit je n’ai plus le temps. Et puis je n’ai plus le goût. Quand le
facteur ne m’apporte rien je redoute le pire, et quand je reconnais le
cachet de la Feldpost je tremble en ouvrant la lettre. Il y a des jours où,
je n’ose pas écouter la radio, de peur d’apprendre une offensive de
débarquement en Angleterre. Votre femme sait au moins que vous êtes
vivant et intact et que vous avez toutes chances de revenir de même.
Émile était ému. Les rôles étaient renversés. Il ne se sentait plus
un prisonnier humilié, mais un être humain solidaire d’une jeune femme
malheureuse, parce que tous deux étaient victimes d’une monstrueuse
absurdité. Il la regarda sans dureté cette fois : « Pourquoi me racontez-
vous cela ? Vous me connaissez à peine…
- Parce que nous sommes de la même génération et que je n’ai
personne à qui parler. Je suis née von Birkenbach, savez-vous ! Mainte-
nant je m’appelle Vogel et je le préfère ainsi. Pour un von Birkenbach,
mourir pour la patrie est un honneur insigne qui ne tolère pas de regrets.
Mais ma patrie je ne sais trop où elle est. Ma mère est russe, mon père
allemand. Pendant la campagne de Pologne, tous deux ont eu des
paroles blessantes envers les Polonais. Un jour j’ai explosé : « Et que
sont vos propres enfants sinon des Polonais ? Car que sont les Polonais,
sinon un mélange de Russes et d’Allemands ? Ils sont restés stupides,
sans pouvoir répondre un mot, suffoqués comme s’ils venaient de
découvrir une évidence terrible pour eux.
- Votre mari pense comme vous ?
- Mon mari est un homme libre. Il se moque des nationalités. Il ne
regarde que la valeur des individus. Il est lieutenant de SS. Et comme
noblesse de cœur il n’a rien à envier aux meilleurs noms du Gotha. »
Émile ne répondit rien. Les paroles de la jeune femme le confir-
maient dans ce qu’il entrevoyait à travers Klaus.
Les jours passaient, monotones. Il mangeait à l’office avec toute
la domesticité. Personne n’était vexant envers lui. Le Sicilien avait
162 LE GRAND SUICIDE
remarqué ses fréquentes conversations avec Xenia. Il était ulcéré d’en
être resté à un unique contact avec sa jeune maîtresse. Mais il n’en lais-
sait rien paraître et était bien trop servile pour ne pas être aimable envers
Émile. Il lui offrit de l’initier à l’équitation. Au bout d’une semaine, le
Français caracolait convenablement à travers les allées du parc.
Le samedi 21, au milieu de l’après-midi, Xenia vint à lui accompa-
gnée d’une femme de haute taille, le visage auréolé d’une lourde cheve-
lure rousse qui lui tombait en cascade jusqu’aux hanches. Un garçon
d’environ 6 ans tenait par la main le petit Wolfram et une petite fille de 2
ans.
Les deux femmes vinrent vers Émile qui se reposait à l’ombre d’un
tilleul sur un banc de bois. Il se leva et Xenia présenta : « Le lieutenant
Émile Laporte ; ma belle-sœur, Waltraut, épouse du frère aîné de mon
mari. Vous allez pouvoir parler français ensemble. » Waltraut sourit :
« Oh ! Je n’ai plus ouvert un livre français depuis l’arrêt de mes études
en 1933. Je ne sais plus grand’chose.
- En tout cas vous prononcez très bien. Vous avez fait un séjour
en France ?
- Non. Alors c’était presque impossible. En tout cas c’était impossi-
ble pour moi, car mes parents étaient très pauvres, comme tous les
ouvriers allemands de cette époque. »
Les femmes s’assirent à côté d’Émile. Waltraut appela : « Fritz,
Dorothee, venez dire bonjour au Monsieur ». Les enfants vinrent. Wol-
fram se laissa intercepter par une petite araignée qui traversait l’allée et
qu’il s’accroupit pour regarder ; les deux autres tendirent la main sans
timidité. Puis ils demandèrent la permission d’aller voir les chevaux. Plus
intéressants que les grandes personnes qui bavardent entre elles.
Les deux femmes étaient gaies ; elles étaient heureuses de se
revoir, étant très liées ; en outre, elles avaient toutes deux l’annonce
d’une permission de leurs maris pour la semaine de Noël. Elles ne les
avaient pas revus depuis le mois de mars. Cela ferait neuf mois d’ab-
sence.
***
Émile écrivait régulièrement à Conchita qui répondait de même.
Le 15 octobre, il apprit qu’elle avait accouché le 20 septembre d’une
fillette, prénommée Hélène. La mère et l’enfant se portaient au mieux et
elles resteraient chez Gisèle jusqu’au retour des hommes. C’était mieux
pour tout le monde. Gisèle avait de bonnes nouvelles de Klaus qui devait
LA GUERRE 163
se trouver en Bretagne ; le petit Émile se portait bien ; il avait maintenant
13 mois et commençait à marcher. Bonnes nouvelles également de Pilar,
de Gaetano et du petit Fernando.
Le prisonnier était rassuré et heureux de constater que les
enfants, adoucissaient la solitude des femmes.
Il commençait à s’installer dans sa condition de captif relativement
favorisé par le sort. Il en fit la constatation et cela l’effraya un peu. Il se
demandait si ses forces morales n’étaient pas en train de s’assoupir.
Pour le moment Conchita était tout absorbée par la petite Hélène.
Mais dans six mois cela changerait. Elle aurait à nouveau physiquement
et moralement besoin de lui. Il avait reçu une photo de sa femme prise
trois jours après l’accouchement ; la photo était excellente, sous le
meilleur angle possible ; ce devait être l’œuvre de Gisèle. On y voyait
Conchita assise sur son lit, donnant le sein à la petite, une expression de
joie sans mélange irradiant son regard. Il montra la photo à Xenia qui la
trouva remarquable et lui demanda la permission d’en faire un tableau.
Elle peignait à ses moments perdus. Elle se fit préciser la couleur des
cheveux, des yeux, de la peau : « Cheveux caramel, yeux gris-bleu, peau
très blanche avec taches de rousseur sur le nez, les pommettes et les
avant-bras, comme cela est fréquent chez les Espagnoles. »
Une semaine plus tard, Xenia amena triomphalement un portrait
de 70 cm sur 50. Émile fut stupéfait de la ressemblance et ne sut que
dire : « Incroyable ! Comment avez-vous pu faire un portrait aussi fidèle
sans le modèle vivant ?
- La photo est remarquablement nette. Et l’art c’est une voix de
l’âme, un peu un sixième sens. »
Elle lui tendit le modèle soigneusement plié dans du papier et lui
promit : « Quand mon mari et mes beaux-frères viendront en permission,
l’un d’eux vous fera certainement une photo en couleurs de mon
tableau ; ce sont des as de la photo en couleurs. »
Quelques semaines passèrent. Dans la nuit du 21 au
22 décembre, Émile s’était de bonne heure étendu sur la paillasse, dans
le réduit qu’il occupait entre la réserve à foin et l’écurie. Les chevaux
entretenaient une bonne chaleur. Il tentait de dormir. Il devait être envi-
ron 10 h 1/2 du soir. Dehors tombait une bruine mêlée de neige. Le vent
sifflait dans des interstices des portes. Il entendit une voix d’homme crier
« Émile ! » Cette voix au timbre connu… non ce n’était pas possible ! Il
répondit en Allemand — ici ! » La voix ajouta en français : « Bon Dieu, où
est le commutateur ? » Il n’y avait plus de doute possible : c’était Klaus !
Il bondit de sa couche, tourna le bouton. Klaus était bien devant lui dans
164 LE GRAND SUICIDE
son long manteau d’officier, la casquette à tête de mort crânement
plantée de travers. Les deux hommes se regardèrent, incapables de par-
ler, puis se prirent les mains. Émile retrouva le premier sa langue :
« Comment as-tu su que j’étais là ?
- J’ai reconnu Conchita sur le portrait peint par Xenia qui m’a
confirmé que tu t’appelais Émile Laporte.
- Tu es ici pour quelques jours ?
- Je pars demain après-midi pour Munich. Je veux voir un peu mes
parents avant de repartir pour mon camp de vacances.
- Tu es en Bretagne ?
- Oui. On fait des fortifications. Le coin est tranquille ; les Bretons
très amicaux. Maintenant habille-toi vite. Tu fêtes Noël avec nous.
- Noël ? Nous ne sommes que le 21, non le 24.
- Pour nous SS, Noël, c’est le solstice. Je sais que tu es comme
nous : tu n’es pas chrétien. Alors tu peux participer à une fête de la
nature. On t’expliquera. »
Émile s’habilla en hâte, se donna un coup de peigne, tâta sa barbe
qui était discrète. Les vieux avaient abandonné le rez-de-chaussée du
château aux jeunes païens qui entrèrent un peu éblouis dans la salle de
réception, bien trop grande pour une assistance assez réduite. Il n’y avait
que 5 hommes : Erwin, Rudolf, Franz, Klaus et Émile, et 3 femmes : Wal-
traut, Xenia et Gerda Braun, une jeune infirmière fiancée à Rudolf.
Émile était un peu intimidé par les épaulettes de commandant
d’Erwin. Celui-ci le remarqua et lui dit : « Klaus nous a beaucoup parlé
de vous. Il vous tient en très haute estime. Les amis de nos amis sont
nos amis. Soyez donc à l’aise parmi nous. Et chez nous les grades ne
comptent que pendant le service. Quand c’est la fête, il n’y a plus que
des camarades. » Xenia et Waltraut vinrent au-devant de lui. Elles
étaient belles comme des reines dans des toilettes pourtant simples.
Xenia dit joyeusement : « Voyez que je suis bonne portraitiste : Klaus a
reconnu immédiatement votre femme.
- Je vous l’avais dit aussi. Vous ne m’avez pas cru ? »
Klaus le prit à part et lui expliqua le sens de la fête dont il allait être
témoin. En principe elle ne se passait qu’entre SS et leurs familles. Mais
lui, Klaus jouissait d’un tel crédit auprès de son commandant que celui-
ci avait accepté avec plaisir et avait exprimé sa hâte de connaître « un
vrai Français, dur, courageux et fiable ».
Les SS fêtaient non pas la naissance d’un prophète mythique dont
le message ne les concernait pas, mais les enfants, tous les enfants, en
même temps que la montée de la lumière. Il ajouta : « Votre mot Noël est
LA GUERRE 165
la déformation du vieux germanique Neue Helle (nouvelle clarté) ».
Ils chantèrent le « Tannenbaum » devant les bougies rouges, puis
une sorte de cantique de plain-chant qui était le chant de fidélité des SS.
Les chandeliers étaient gravés de signes étranges qu’Émile ne connais-
sait pas. Il demanderait à Klaus. On fit rentrer les enfants. Ils chantèrent
sagement à leur tour « Ô Tannenbaum », puis décrochèrent leurs
cadeaux du sapin. Émile fut étonné de la modestie de ces cadeaux. Fritz
avait un petit train de bois composé d’une locomotive et de trois wagons,
Wolfram un camion également en bois, et Dorothee une poupée de car-
ton. Ils étaient pourtant aux anges et conservèrent soigneusement le
papier d’emballage étoilé et les ficelles dorées. Ils mangèrent un potage
de vermicelle, une tranche de saumon fumé, un petit gâteau et une man-
darine ; puis ils gagnèrent leur chambre, leurs petits bras chargés de
leurs jouets. Émile pensa à part lui : « Ce n’est pas un peuple d’enfants
gâtés. »
Dès que les mamans furent revenues on servit une tournée de
schnaps, ce qui surprit beaucoup Émile, car en France on ne sert jamais
d’alcool fort en début de repas. Cette eau-de-vie de prune était excel-
lente et il accepta une seconde tournée. Ils mangèrent exactement
comme les enfants, et là encore Émile fut surpris de la modestie du
repas. Vint ensuite la bière avec un plateau de gâteaux salés. L’am-
biance commença à s’échauffer. Les chopes étaient d’un bon demi-litre
et la bière titrait 8°. Franz, le mari de Xenia, vint trinquer avec Émile en
lui disant : « Tu es lieutenant comme moi, on peut se tutoyer.
- Volontiers. Tu as une femme merveilleuse. J’espère pouvoir vous
accueillir un jour en Algérie après la guerre. Xenia pourra encore mieux
vérifier la ressemblance du portrait.
- Xenia est très forte. Elle a un don. Elle a fait aussi un portrait de
son grand-père jeune officier tsariste, d’après une vieille photo marron.
Et sa mère était stupéfaite de la fidélité des couleurs. »
Émile ne répondit pas, mais pensa : « Xenia est un être violent
mais pur, et capable de beaucoup d’amour ; c’est cela son don : elle
devine les autres en s’identifiant à eux. »
Klaus vint à lui : « Demain il faut que nous ayons une heure pour
nous seuls, plus une heure avec Erwin Vogel qui est le commandant de
mon unité.
- Avec toi en Bretagne ?
- Non, nous t’expliquerons. Considère déjà que tu n’es plus prison-
nier. Ne proteste pas : nous ne te demandons rien en échange. Nous
allons te faire libérer. Nous savons que tu es un révolutionnaire ; alors
166 LE GRAND SUICIDE
nous avons des propositions à te faire. Libre à toi d’accepter ou non. De
toute façon tu seras libre. Je savais par Gisèle que tu étais prisonnier.
J’ai pensé que tu ne tarderais pas à t’évader. J’ai quand même écrit à
Gisèle pour lui demander de me communiquer ton adresse. Mais je n’ai
pas encore reçu la réponse. La vie militaire n’est pas de tout repos, sur-
tout pour un chef de compagnie en fonction de commandant. J’ai un
bataillon sous mes ordres, plus des missions personnelles. Je change
souvent d’adresse…
- Pour l’opinion que tu peux avoir de moi, je tiens à te dire que je
me suis déjà évadé. J’ai été repris à la ligne de démarcation. Je pensais
recommencer bientôt. Mais si nous pouvons arranger les choses autre-
ment, tant mieux. Je ne cours pas après les risques. »
Xenia cria : « Minuit ! C’est l’heure des embrassades et des sou-
haits. » Le lustre s’éteignit, une lampe rose le remplaça. Les trois
femmes embrassèrent tous les hommes, leur souhaitant un prompt
retour. Xenia embrassa deux fois Émile : « Une fois de ma part, une fois
de la part de ta belle épouse que j’espère connaître un jour ; et à l’avenir
tu me tutoies, comme Franz. »
Émile était ému. Il sentait le cœur vibrant, sans calcul de la jeune
femme. Il sentait bien qu’elle ne cherchait pas une aventure sexuelle
avec lui. Certes, c’était une nature de feu. Mais elle était follement amou-
reuse de son mari et, il se trouvait là, c’était tout aussi évident. Il com-
mençait à comprendre les Allemands. Durs envers eux-mêmes et les
autres, durs sans même s’en apercevoir, plus silencieux que les
Français et pourtant plus capables d’élans, étrange mélange de talent
d’imitation et de mauvais goût (il pensait au baroque), capables d’hé-
roïsme, mais tragiquement inaptes à la révolte, comment les définir ? Un
peuple de grands enfants très doués, mais immatures. Qu’allait-on lui
proposer demain ?
Il dormait encore d’un sommeil lourd lorsqu’il eut l’intuition d’une
présence dans sa petite pièce blanchie à la chaux. Il se dressa sur un
coude, vit qu’il faisait jour et entendit un pas dans l’écurie. Il se leva et
trouva Klaus en train de palper les chevaux qui le reniflaient amicale-
ment. Il se lava à grande eau au robinet de l’écurie pour achever de se
réveiller, se rasa en moins de cinq minutes et déclara : « Voilà ! Je t’é-
coute. » Klaus marchait en se tenant le menton : « Ce que j’ai à t’expli-
quer n’est pas facile. D’abord je tiens à te répéter que je ne suis pas venu
pour te proposer un marché. Je te fais libérer inconditionnellement. Si je
te parle de suite du reste, c’est seulement pour gagner du temps. Car le
temps presse. J’en ai marre de cette guerre qui s’éternise. Il y a dix sept
LA GUERRE 167
mois que je n’ai pas revu Gisèle et je ne connais mon petit que par des
photos. J’espère qu’à Pâques elle pourra venir en France et que nous
passerons deux semaines ensemble. À moins que d’ici là cette guerre
imbécile ait pris fin. Mais je n’y compte plus… Bon, nous y voilà : c’est
justement parce que je ne compte plus sur une fin rapide de la guerre
que je veux te proposer quelque chose.
Je ne compte plus sur une fin rapide de la guerre parce que je ne
crois plus au débarquement en Angleterre. Ce débarquement, que nous
n’avons pas pu réussir en profitant de la surprise causée aux Anglais par
leur déroute en Belgique et en France, comment espérer le réussir après
six mois de préparation de la défense des côtes de Grande-Bretagne ?
Nous devons chercher d’autres moyens de réduire l’Angleterre si nous
ne voulons pas subir le sort de Napoléon. Il nous faudra prendre Gibral-
tar et Suez, intensifier la guerre sous-marine… Et puis il y a la Russie !
- La Russie ? Si vous ne voulez pas subir le sort de Napoléon, ne
faites surtout pas comme lui !
- Nous voudrions l’éviter. Si la révolution russe et la révolution alle-
mande en arrivent à l’affrontement armé, ce sera pour le plus grand pro-
fit du capitalisme. Sur ce point nous semblons être pour le moment d’ac-
cord. Mais qui connaît les arrière-pensées de Staline ? Cet Asiatique est
plus rusé que nous. Il doit redouter notre force, car il nous refuse l’accès
aux pétroles roumains ; il souhaite donc notre affaiblissement, et celui-ci
donnerait la victoire à l’Angleterre. Il pense sans doute aussi qu’une Alle-
magne vaincue connaîtrait un soulèvement de soldats et que la soviéti-
sation ratée après 1918 réussirait ensuite.
- Hitler a écrit aussi des choses violemment anticommunistes, plus
des jugements vexants sur les Slaves. Ce n’était pas très adroit.
- Certainement, et ce n’est pas facile à effacer. Hitler a écrit « Mein
Kampf » alors que l’Allemagne était livrée au chaos par les communis-
tes et la social-démocratie. Mais je pense que tu as raison et que de tels
écrits contribuent à rendre Staline méfiant. Quoi qu’il en soit, la menace
d’une rupture avec l’URSS existe. Si par malheur nous en arrivons à la
guerre, nous en avons pour plusieurs années, et nous ne sommes pas
sûrs de vaincre.
- Et qu’attends-tu de moi ?
- Il faut d’abord que tu comprennes la nature profonde de cette
guerre idiote et qui risque de devenir le tombeau de toute l’Europe. Cette
guerre est avant tout une crise de confiance. Vous, Français, vous nous
avez attaqués parce que vous étiez convaincus qu’après le retour de
Dantzig au Reich nous exigerions l’Alsace-Lorraine. Nous aurions effec-
168 LE GRAND SUICIDE
tivement exigé un plébiscite sous contrôle international, mais l’issue n’en
était pas certaine comme en Sarre et à Dantzig. Nous étions également
prêts — ici je parle de la SS et non de l’État allemand — à procéder au
démantèlement par entente internationale de cet état purement artificiel
qu’est la Belgique et à vous concéder la Wallonie dont les charbonnages
vous seraient bien plus utiles que l’Alsace-Lorraine. Mais nous ne vou-
lions pas la guerre. En 1871, nous aurions pu annexer tout l’Est et le
Nord de la France sans que l’Angleterre intervienne. Depuis 1914 vous
nous faites regretter de ne pas l’avoir fait.
- Vous l’avez maintenant fait avec la ligne de démarcation et la
coupure de la France en deux.
- Non, nous voulons seulement nous assurer la maîtrise militaire
du rivage atlantique. La paix faite avec l’Angleterre, nous repartirons.
Nous voulons vivre et rien de plus ; nous voulons nous assurer des
débouchés pour notre industrie afin de pouvoir importer la nourriture et
le pétrole indispensables. Au traité de Versailles, on nous a retiré nos
pauvres colonies du Cameroun et du Togo pour les partager entre la
France et l’Angleterre qui en avaient cent fois autant ! Et ceci sous le pré-
texte cynique que nous étions des administrateurs incapables. En vérité,
les autres impérialistes redoutaient l’amitié que nous portaient les
nègres. Vingt ans après notre départ, on trouve encore des portraits de
Guillaume Il dans tous les villages de nos ex-colonies. Et l’Allemagne n’a
jamais eu d’armée coloniale parce que des nègres n’ont pas plus à
défendre l’Allemagne que la France ou l’Angleterre, et parce que nous
voyons plus loin que vous et n’avons pas voulu leur apprendre à tirer sur
des Blancs. Un jour vos soldats coloniaux, vous feront la guerre.
- Possible et même probable. Mais je t’avoue que je me sentirai de
leur côté.
- Ton point de vue a sa logique. Et pourtant j’ai beaucoup parlé
avec les Kabyles à Bordj Arreghi et dans toute la région. Ils préfèrent les
Français aux Turcs et aux Arabes. Là où l’Européen sait être juste, res-
pectueux des lois et coutumes qu’il ne comprend pas, dur mais sobre, et
surtout inaccessible aux backschich, il est aimé et honoré comme un
dieu. Au lieu de nous entre-déchirer, nous aurions pu organiser un
empire mondial européen. Mais la méfiance a tout tué dans l’œuf. Et
maintenant voilà Staline qui se met à avoir peur de nous. Or c’est juste-
ment cette peur qui risque de rendre la guerre inévitable. Nous ne pou-
vons pas mener une guerre contre l’Angleterre avec nos réserves et ce
que nous tirons du charbon. Si l’URSS continue à nous interdire l’accès
au pétrole, ce sera la guerre.
LA GUERRE 169
- Ce serait une folie. À travers l’espace russe, vos blindés et vos
avions seront un gouffre à pétrole !
- Nous le savons bien. Tout le problème est de savoir si notre vic-
toire peut-être assez rapide pour accéder au pétrole avant d’avoir épuisé
nos réserves. Il est bien certain que plus nous laisserons amenuiser
celles-ci, plus notre victoire deviendra improbable.
- C’est effectivement une situation terrible et que je comprends
maintenant.
- Nous connaissons ton admiration pour les grands génies alle-
mands, en particulier pour Nietzsche qui est notre principal maître. Mais
cela n’est pas un motif suffisant pour un engagement comme celui que
nous voulons te proposer. Il me faut donc t’expliquer ce qu’est réellement
la SS.
Dans l’esprit des Français, nous sommes une police politique
fanatisée et des gardiens de camps de concentration. Les mieux rensei-
gnés savent tout au plus que nous avons d’abord été la troupe de pro-
tection des réunions nationales-socialistes avant la prise du pouvoir, aux
époques de désordre pendant lesquelles les marxistes nous attaquaient,
systématiquement et prétendaient nous interdire d’exister ; ils savent
aussi que nous avons été la force de liquidation du complot de Roehm.
Mais ils ignorent que nous avons joué ce rôle et accepté la prise en
charge des camps pour mettre fin à un régime de terreur et d’arbitraire
des mauvais éléments des SA qui déshonoraient le national-socialisme.
Mais tu vas être le premier non-allemand à savoir ce que nous
sommes réellement, ce que nous étions avant même de porter le sigle
SS et d’exister en tant que corps constitué. Tu connais assez bien la cul-
ture allemande pour me comprendre si je t’évoque le courant païen qui
traverse notre histoire culturelle par Hölderlin, Goethe, Schiller, Johann
Gottlieb Fichte, Jakob Grimm, le premier Wagner, Nietzsche et Stefan
George. Ces penseurs ont suscité la naissance de nombreuses sociétés
païennes, les unes éphémères, les autres plus solides. Au début du
vingtième siècle, des savants très au-dessus des spécialistes, des hom-
mes d’un savoir encyclopédique ont compris que la civilisation était une
décadence de la culture, que le Christianisme était à bout de souffle, qu’il
avait plongé l’Europe pendant plus de quinze siècles dans l’obscu-
rantisme, dans le refoulement et le sadisme qui en découle, qu’il avait
créé la disparité de la croyance religieuse et de la connaissance scienti-
fique, semant ainsi le nihilisme et ce christianisme sans Dieu appelé
marxisme, qu’il avait pratiqué par les geôles et les bûchers d’une part,
par les faveurs à la servilité d’autre part la plus effroyable sélection à
170 LE GRAND SUICIDE
rebours parmi les Européens, qu’il avait presque anéanti les vieilles cul-
tures romaine, celtique, germanique, comme plus tard la mexicaine et la
péruvienne.
Ces hommes, d’une science incomparable en Europe et dans le
monde entier, dont le savoir impressionnait même les sages chinois et
les Brahmanes, se souvenaient du récent échec du Kulturkampf de Bis-
marck. Ils ne pouvaient donc pas agir trop ouvertement. Après longue et
mûre réflexion, ils décidèrent la formation d’un Ordre religieux et guerrier
païen, capable de donner naissance à un état dans l’état et même à une
société dans la société, comme l’avaient tenté les Templiers au Moyen
âge. Mais ces hommes de grand savoir étaient pauvres et leur projet
nécessitait des investissements énormes. Auprès de qui quêter ? Les
capitalistes les auraient chassés avec un haussement d’épaule. Ils
décidèrent donc de s’intégrer à la seule force politique montante dont ils
pouvaient espérer un minimum de compréhension : au national-socia-
lisme. Mais les déceptions ne tardèrent pas. Comme toute cause pro-
fonde et pure, la SS eut tout le monde contre elle dès le berceau. Les laï-
cistes du clan Ludendorff, les partisans du retour à la terre, qui s’appe-
laient Artamannen, les vieilles sociétés païennes étaient suspectes à Hit-
ler qui les considérait comme des illuminés susceptibles de déconsidé-
rer son mouvement. Les promoteurs des buts clandestins de la SS
étaient donc pris entre deux feux : la méfiance d’Hitler et le reproche des
païens qui refusaient de collaborer avec le national-socialisme.
Petit à petit, les choses s’arrangèrent pourtant. Le livre de Walter
Darré, « La race », mit du baume au cœur des Artamannen. La création
des Ordensburgen, l’enseignement de la Weltanschauung et de la géo-
politique, l’entraînement guerrier et gymnosophiste qui y étaient pratiqué
étaient selon les vœux de nos inspirateurs inconnus dans le mouvement
parce que trop vieux. Beaucoup sont déjà morts.
Ce que tu peux maintenant comprendre, c’est que la SS est une
force autonome au sein du national-socialisme, mais non le
national-socialisme lui-même, car elle dépasse le niveau politique et
même la géopolitique. C’est un Ordre à mission mystique et mondiale,
qui voudrait rassembler tous les hommes de grande valeur afin de créer
un ordre mondial nouveau, libéré à la fois de la fange démocratique et
de la rapacité aristocratique du passé, un Ordre de dominateurs selon
les vues de Nietzsche. Pour nous, seules comptent la race et la person-
nalité, non la nationalité. Nous avons un projet aussi vaste que les Tem-
pliers, mais nous ne nous donnons pas une couverture chrétienne. Notre
projet est justement de liquider toutes les conséquences désastreuses
LA GUERRE 171
de la Christianisation, de remettre l’Europe sur le rail culturel qu’elle
aurait dû trouver pour sortir de sa décadence, au lieu de se laisser ber-
ner par des mystificateurs du Proche-Orient.
- Les Templiers sont devenus les plus grands banquiers d’Europe.
Comment pouvez-vous espérer liquider la rapacité capitaliste sans vous
emparer de leur instrument de puissance, de la richesse ? Donc sans
vous renier et vous détruire de l’intérieur ?
- L’argument est de poids et nous y avons pensé. Nous ne pou-
vons faire fonds que sur une conscience nouvelle de la dignité et du bon-
heur. Nous sommes très bien renseignés sur les problèmes et échecs
internes du communisme en URSS. Les marxistes ont agi selon l’illusion
fondamentale qu’en transformant la société ils allaient transformer les
hommes. Ils ont récolté d’une part la formation d’une nouvelle caste d’ex-
ploiteurs : techniciens, idéologues du parti et officiers de l’armée rouge,
d’autre part la paralysie de la production, surtout agricole, par suppres-
sion du ressort du profit personnel que les communistes n’ont pas su
remplacer. Ils ont tenté de surmonter le problème avec le stakhano-
visme, mais les résultats ont été infimes, en dépit du battage officiel
mené autour des « héros du travail ».
Le marxisme est fondamentalement faux parce qu’il situe la base
des ressorts humains dans l’économie, alors qu’elle se trouve dans les
instincts de vie. L’économie ne devient fondamentale aux comporte-
ments humains que lorsque la possession de la richesse devient le préa-
lable nécessaire à la réalisation de tous les désirs, autrement dit dans la
société capitaliste et bourgeoise.
- Au point où nous sommes parvenus, je ne vois pas le moyen de
sortir de ce système.
- Nous en sortirons de toute façon, car ce système contient ses
potentialités d’auto-destruction. Des penseurs aussi différents que Karl
Marx, Nietzsche et Oswald Spengler, qui malheureusement se sont
méconnus réciproquement, l’ont vu chacun à sa manière. Karl Marx a vu
l’impasse économique, Spengler la montée du technicien dans un
machinisme de plus en plus compliqué, et Nietzsche le grand dégoût
dans lequel se noiera le dernier homme. Les trois forces convergent
dans la destruction du capitalisme.
Or nous sommes les seuls en mesure de proposer une alternative
positive à la plongée dans un chaos incontrôlable. Cette alternative est
la création d’un homme nouveau préalable à un ordre social nouveau
d’un homme délivré de l’obsession de l’argent.
Un postulat du capitalisme dit : « Tout est à vendre ; ce n’est
172 LE GRAND SUICIDE
qu’une question de prix » ; nous répondons avec Nietzsche : « Tout ce qui
a un prix n’a que peu de prix ». Nous devons dévaloriser l’argent en lui
retirant son caractère de privilégié unique. Nous avons pensé à toute
une série de mesures pour réaliser nos buts. Nous devrons avant tout
mettre au point une législation du mariage bien plus sévère que nos
simples lois raciales. Il est scandaleux qu’une fille saine et intelligente
aille gaspiller son capital génétique avec un taré de la bourgeoisie parce
qu’elle se laisse séduire par la richesse. Le jour où sa beauté, sa santé
et son intelligence lui assureront directement l’accès aux plages, aux
hôtels, aux voyages qui lui font envie, pas directement, je veux dire sans
passer par la possession de l’argent, cette fille épousera d’elle-même un
ouvrier ou un paysan de son niveau biopsychique, et non un bourgeois
taré. Nous voulons aussi supprimer toutes les voies d’accès mécaniques
aux sites grandioses, aux sommets de montagne ; nous voulons réser-
ver le droit à la possession de voitures à ceux dont la bonne vue, les
réflexes, la force, le sang-froid et le sens des responsabilités font des
gens dignes de conduire un engin dangereux. Quand l’argent cessera
d’ouvrir toutes les portes, la course à l’argent sera finie. Il deviendra ce
qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un moyen d’échange plus com-
mode que le troc. Nous voulons aussi libérer le commerce des prix arti-
ficiels basés sur la loi de l’offre et de la demande et les ramener à la réa-
lité du coût de production. Cela suppose naturellement que nous vien-
drons à bout des carences, contrairement à ce qui se passe en URSS
où les carences sont chroniques.
Enfin, nous voulons en finir avec le prêt à intérêt et démanteler
tout le système bancaire qui a pris naissance à cause d’une noblesse
germanique irréfléchie et qui s’est endettée au point de faire de l’usurier
Fugger un homme plus puissant que Charles-Quint, empereur du plus
vaste empire qui ait existé sur terre.
- Je suis d’accord sur le fond, sur l’idéal. Mais le projet me semble
très utopique.
- Il l’est. Mais songe à ce que tu m’as dit un jour à Bordj Arreghi
en parlant des SS : « Ils sont fous, mais ce qu’ils pensent est tout de
même ce qu’il y a de moins fou à l’heure actuelle ». Ce qui est étrange,
c’est que même ceux qui s’en indignent ne crient pas à la folie face aux
privilèges basés sur l’idéologie accordés en URSS ; l’accès des plages
de la mer Noire est réservé aux ingénieurs, aux officiers supérieurs et
aux idéologues marxistes. Or nous voulons accorder des privilèges sur
des bases non pas idéologiques, mais biologiques. Et nous suscitons
par là une levée de boucliers universelle.
LA GUERRE 173
- Je m’étonne : personne ne connaît vos projets.
- Détrompe-toi ! Le Vatican les connaît parfaitement, ainsi que les
grands Rabbins et les grands capitalistes. C’est à cela qu’ils font allusion
en nous accusant d’attaquer l’ordre du monde, d’être la révolution du
nihilisme, alors que nous sommes la seule force profondément anti-
nihiliste sur la planète. Mais, si nous devons tenir nos buts secrets pour
ne pas perdre trop de partisans en Allemagne, nos ennemis n’osent pas
dire clairement ce qu’ils savent de crainte de nous susciter trop de sym-
pathies au sein de leurs propres nations. Alors ils s’expriment par grands
mots et par calomnies de sens vague.
- Pourquoi alors ne pas avoir organisé la SS à l’étranger
- Le nombre de gens capables de rallier de tels buts serait très
faible tant à l’étranger qu’en Allemagne. Nous y avons pensé pourtant.
L’Angleterre nous a paru un bon terrain. Des hommes comme Rudyard
Kipling nous sont très proches. Mais Kipling a dû subir des pressions ; ou
il n’a rien compris à nos projets ; peut-être aussi était-il trop strictement
britannique pour ne pas ressentir un courant étranger semblable au sien
comme une concurrence dangereuse pour l’Angleterre. En tout cas il
s’est ouvertement déclaré contre nous et cela nous a causé un tort irré-
parable. Si les morts voient la terre, il devra peut-être reconnaître un jour
qu’il a œuvré au grand suicide de l’Europe et de son propre empire.
- Une entente avec les communistes n’est-elle pas possible ?
- Je crois te l’avoir déjà dit à Bordj Arreghi : nous dialoguons avec
des soufis musulmans, des Brahmanes, des Maîtres Shintoïstes, des
animistes africains, des Francs-Maçons allemands ; mais avec les Chré-
tiens et les Marxistes tout dialogue est impossible. Ils ne sont pas
capables de remettre leurs idées fondamentalement en question, de
trouver une plate-forme commune de départ, de ne pas recourir à des
pétitions de principe, à des démonstrations qui tournent en rond à partir
d’acte de foi, de postulats improuvés. Ils sont d’une suffisance insuppor-
table sous des dehors de fausse modestie et de fausse objectivité. Nous
avons dû renoncer.
- Tout ce que tu m’expliques est passionnant et complète ce que
tu m’avais fait entrevoir en Algérie. Mais dis-moi maintenant ce que vous
voulez me proposer.
- D’entrer toi-même dans notre Ordre et de jouer un rôle que ta
qualité de Français te permet de jouer.
- Lequel ?
- D’abord nous permettre d’y voir plus clair sur la France. Ce pays
nous donne l’impression d’un pandémonium de rivalités. L’Italie, l’Es-
174 LE GRAND SUICIDE
pagne dont les peuples ne sont pourtant pas des modèles d’ordre et de
discipline, n’ont eu qu’un chef dans leur révolution nationale. En Alle-
magne nous suivons Hitler, même si nous ne sommes pas pleinement
d’accord. En Angleterre, Oswald Mosley a tous nos amis derrière lui. En
France, si nous tentons de recenser des courants dont la recherche
semble présenter un certain parallélisme avec le nôtre, nous en trouvons
beaucoup. Charles Maurras, le chef royaliste, a des aspects anti-
chrétiens, mais il est catholique politique ; Dorgères ne s’occupe que de
la paysannerie ; le colonel de la Roque et ses croix de Feu sont bêtement
anti-allemands ; les Jeunesses Patriotes de Taittinger sont tentées de
nous rejoindre, ainsi que les chefs de la Cagoule et certains synar-
chistes ; les Français de Bucart copient notre style, mais restent chré-
tiens ; le PPF de Doriot a un programme social peut-être bon, mais nous
n’y trouvons personne d’une envergure de pensée suffisante pour rallier
une élite chevaleresque ; un nouveau parti, le parti national-collectiviste,
vient de voir le jour, fondé par un certain Clémenti dont nous ne savons
rien.
Pour nous, le problème reste entier : trouverons-nous en France
les éléments d’une force politique capables d’entreprendre un Kultur-
kampf européen, une révolution à base culturelle ? C’est cette force que
nous voulons te demander de trouver, de créer peut-être.
- Sans fausse modestie, je ne m’en crois pas capable.
- Il te manque sans doute de la culture géopolitique et les fonde-
ments de notre Weltanschauung. Cela n’est pas grave ; nous te ferons
suivre un séminaire de formation. Tu as à nos yeux les qualités fonda-
mentales : le courage, la sincérité, la volonté de comprendre, de trouver
une foi, une idée cohérente de la vie et du monde. Tu n’es certes pas le
seul en France. Mais pour le moment tu es le seul que nous connais-
sions. Ta tâche principale sera d’en découvrir d’autres.
- Comment procéder à une telle pêche ? Il me faudrait consacrer
des semaines à chaque individu et découvrir que la plupart sont inaptes,
qu’ils retombent dans le prosaïsme, dans la myopie et le désespoir ina-
voué que les gens dits de bon sens appellent réalisme.
- Il faudra réfléchir aux moyens. Mais tu nous es indispensable.
Sans toi nous allons attirer des opportunistes, des exaltés, des aventu-
riers et même des espions.
- Je doute fort de parvenir à constituer une équipe de
révolutionnaires assez nombreuse pour être efficace. Les Français sont
méfiants. Il faudra étaler clairement nos buts, par écrit. Ils demanderont
des garanties que vous ne pourrez pas donner, puisque vous ne pouvez
LA GUERRE 175
pas vous dévoiler vis-à-vis de l’opinion allemande.
- Ce ne sera pas facile. Mais si tu acceptes de suivre un séminaire,
tu pourras ensuite le conseiller à d’autres que tu auras choisis et sérieu-
sement éprouvés quant à leur sérieux, leur courage, leur besoin profond
de culture.
Mais je tiens à te répéter que tu n’es pas obligé d’accepter. Dès
demain je t’emmène à Munich, je te fais libérer et tu prends le train pour
la France. La suite dépend uniquement de toi.
- Et quelle sera cette suite si j’accepte ?
- Tu resteras quelques semaines chez toi. Puis tu devras me
rejoindre à mon PC en Bretagne. Là tu prendras notre uniforme, feras tes
classes et partiras ensuite suivre un séminaire d’officier politique.
- Le dilemme pour moi est le suivant : dois-je rester en Algérie
avec ma femme et la petite, y attendre tranquillement la fin de la guerre,
renoncer du même coup à accéder à l’aristocratie révolutionnaire que tu
évoques et qui peut seule faire un avenir valable, tenter de survivre au
sein du colonialisme exploiteur et mercantile, plus tard au sein des
révoltes inévitables qui suivront cette guerre entre Européens ? Ou
dois-je prendre le risque de périr dans votre tentative don quichottesque,
mais qui est pourtant la seule espérance qui ne soit pas totalement folle
et hypocrite dans le monde actuel ?
- Je crois que tu as parfaitement défini ce dilemme qui a aussi été
le nôtre. À toi de choisir.
- Klaus ! Tu sais bien que j’ai choisi.
- Vraiment ? (il lui saisit les mains) Alors mon vieux, fais ta valise ;
viens vite boire un coup de schnaps de prune ; nous voulons tous te fêter
comme un nouveau et un précieux camarade ! Ensuite on mange, et en
route pour Munich ! »
Le même soir, Émile roulait vers Paris dans un train de nuit en
compagnie de quelques autres libérés qui allaient pouvoir fêter Noël en
famille. Il y avait là un ancien combattant de la guerre de 14, paysan
abruti et qui avait trouvé le moyen de ne pas se signaler lorsque Hitler
avait ordonné la libération de tous ses semblables, deux pères de
familles nombreuses et un tuberculeux.
Émile avait revêtu ses vêtements civils. Il leur était suspect. Pour
pas avoir à discuter avec des cervelles obscures et à leur fournir des
explications il avait seulement dit : « Ils m’ont repéré comme Alsacien. »
Puis il avait feint de dormir.
Les trains avaient des retards fréquents et il n’arriva à Paris que le
soir du 24. Il voulut manger dans un restaurant, mais les prix lui coupè-
176 LE GRAND SUICIDE
rent l’appétit. L’inflation en six mois était stupéfiante. Il entra dans une
boulangerie, puis une charcuterie. Mais on lui demanda des tickets dont
il ignorait l’existence. En exhibant ses papiers de prisonnier libéré, il finit
par obtenir un dégoûtant cervelas dont la nature complexe défiait toute
analyse. On lui assura que ça irait mieux en zone libre et qu’il avait bien
de la chance de pouvoir y aller. « Mon pauvre Monsieur, les Boche nous
prennent tout. Nous allons tous crever cet hiver ». Il passa la ligne de
démarcation de nuit, près de Nevers. Il commençait à avoir atrocement
faim. Mais il était troublé. Était-ce vrai que les Allemands pillaient la
France au point de réduire sa population à la famine ? Il pensa à la
modestie du repas de fête fait en compagnie de ses amis allemands la
nuit du solstice d’hiver. Il décida de faire escale à Saint-Étienne et de
revoir sa mère. Il arriva à 7 h 1/2 du matin en gare de Châteaucreux, prit
le tramway en constatant que le prix avait quadruplé. On était donc le
matin de Noël. Il songea à cette « nouvelle clarté » qu’il avait fêté en Alle-
magne, à tout ce qu’il avait appris, à son engagement d’apparence folle
et qu’il fallait tenir secret.
Il monta au premier étage. Il n’était que 8 heures et il n’osait pas
frapper. Il s’y décida pourtant. « Qui est là ?
- C’est moi, Émile. » Il entendit un remue-ménage affolé, des pan-
toufles raclant le sol. Sa mère lui ouvrit en peignoir ; elle tremblait d’é-
motion. « Eh bien ! On ne pensait pas te revoir. Tu t’es évadé ?
- Oui.
- Mon pauvre petit ! Ça a dû être terrible.
- Non, tout s’est bien passé, mais j’ai très faim.
- Mon pauvre enfant ! Je n’ai presque rien. Pascal est parti hier
après-midi pour essayer de rapporter quelque chose de la campagne
pour réveillonner un peu. Mais il n’est pas encore rentré et je suis
inquiète, il reste un bol de soupe, mais je n’ai pas un gramme de pain.
Pascal va être étonné de te trouver là. Pourvu qu’il rentre et qu’il ne lui
soit rien arrivé. Mais assieds-toi au moins. Tu dois être bien fatigué. »
Émile s’assit, mais se releva aussitôt car il entendit un pas lourd
dans l’escalier de bois. Pascal, entra, ouvrit la bouche de stupéfaction,
jeta sa musette sur la table et prit Émile par les épaules : « Émile, mon
petit vieux ! Ce que ça fait plaisir de te revoir ! T’as pu leur échapper à
ces fumiers ? Ce qu’on s’est fait du mauvais sang avec ta mère. On a su
que t’étais prisonnier par ta femme. Raconte un peu comment t’as fait
pour en sortir. Et d’abord où t’étais ?
- Près de Munich. Je me suis évadé deux fois. La première j’ai été
repris à la ligne de démarcation près de Chalon-sur-Saône ; je ne sais
LA GUERRE 177
pas exactement où ; c’était la nuit.
La seconde fois tout s’est bien passé. Avec l’ambiance de Noël j’ai
presque tout fait en train. Mais je meurs de faim.
- On va pouvoir bouffer un peu. Je rapporte un kilo de lard, un
lapin et une moitié de fromage. La maman va nous cuisiner tout ça. En
attendant on va aller dormir. Tu dois être crevé toi aussi. Mais dis donc !
T’es sapé comme un caïd ! Où que t’as pêché ces fringues ?
- Achetées à St Dié, dans les Vosges, au cours de ma première
évasion. »
Ils burent un demi-bol de pseudo-café avec une cuillerée à soupe
de lait et un demi-sucre chacun. Puis ils dormirent jusqu’à midi et demi
où ils furent réveillés par des bruits d’assiettes et une odeur de civet. La
viande était abondante, mais la sauce trop claire faute de farine ; Il n’y
avait qu’une pomme de terre par personne et une seule tranche de pain.
Les hommes burent aussi deux verres de vin. La maman refusa le sien.
Émile était bouleversé. Jamais il ne s’était senti aussi proche de sa mère
et de son ami. Il découvrait la grande misère de la France occupée, des
petits salariés incapables de se débrouiller faute de provisions faites à
temps, de véhicules pour aller à la campagne, d’argent pour suivre les
prix astronomiques du marché noir, de marchandises à donner en
échange dans un monde où une cigarette, une tablette de chocolat, une
noix de beurre, un sachet de café commençaient à remplacer billets et
pièces dévalués.
Les Allemands étaient-ils responsables de cette situation ? Se
vengeaient-ils des famines endurées dans l’entre-deux guerres ? Cet
ignoble gouvernement de Vichy, plus aveuglément réactionnaire que les
gouvernements de droite d’avant-guerre, se moquait-il des petites gens
au point de leur allouer des rations inférieures aux calories indispen-
sables à un oisif ? Était-il lui, Émile, traître aux petites gens de son
peuple par l’engagement secret qu’il avait conclu ? Il ne savait que pen-
ser. En tout cas il ne resterait pas ici à piller les misérables ressources
de sa mère et de son ami. Il déclara qu’il prenait le train pour Marseille,
puis le bateau. Il fit cadeau de son uniforme d’officier et de ses chaus-
sures militaires à Pascal qui en fut enchanté. Les souliers, lui allaient, un
peu grands, mais tant pis. Il aurait au moins les pieds au chaud et au sec.
Le costume, il le ferait retailler ou il l’échangerait contre de la nourriture.
Les adieux furent émus. Il alla d’abord chez Simone. Elle était
seule, encore en peignoir, écoutait un disque en fumant une cigarette.
Elle manifesta une joyeuse surprise, embrassa Émile avec effusion. Ses
chairs étaient restées fermes. Seules ses joues étaient un peu plus
178 LE GRAND SUICIDE
creusées que jadis. Il raconta son boniment d’évasion, demanda com-
ment allaient les choses. « On se débrouille comme on peut. Une femme
intelligente se débrouille toujours ; mais pour certains c’est dur ; pour les
vieux c’est même parfois mortel ; il y a déjà eu des cas de mort de faim
à St-Etienne. » Il ne s’attarda pas. « Une femme intelligente se débrouille
toujours », cela signifiait en putain ou au moins en allumeuse…
Il alla sonner chez Magui. Elle était aussi là. Elle le serra dans ses
bras avec une tendresse farouche : « Alors mon grand, tu t’en es tiré ?
- Comme tu vois. Et toi, tu t’en sors ?
- Moi, oui. Mais il y a de pauvres gosses pour qui c’est terrible.
Pour les femmes aussi, les hommes sont tellement égoïstes ! Enfin, pas
toi, je le sais, mais la plupart. Elles se sortent le pain de la bouche pour
leurs enfants et leurs maris ; et un jour elles prennent le chemin de
l’hosto, en attendant le cimetière.
- Mais enfin d’où vient cette situation ? La France est le pays dont
l’agriculture est la plus riche. Ce n’est tout de même pas les Allemands
qui bouffent tout. Je les ai vus chez eux. Ils ne mangent pas la moitié de
ce que nous mangions avant guerre.
- Les Allemands en prennent bien. Mais ça n’explique pas grand-
chose. Il y a les riches qui font des stocks incroyables, il y a les organi-
sations de marché noir qui raflent tout ce qu’ils peuvent. Un employé, un
chef de service même de la préfecture qui vient me voir presque chaque
semaine m’a dit qu’on le faisait exprès.
- Qui est « on » ? Et il fait quoi ?
- Le gouvernement, les hauts fonctionnaires du ravitaillement. Les
uns sont pour Pétain, les autres pour de Gaulle ; mais tous sont furieux
contre les prisonniers français qui, paraît-il, ne se sont pas battus, et tous
font ce qu’ils peuvent pour faire monter la haine contre les Allemands. »
Elle lui prit le visage dans les mains et le scruta : « Tu as la tête de quel-
qu’un qui a un grand creux dans le ventre. Reste donc à manger avec
moi. N’aie pas peur. Je sais que tu es marié et même papa, je ne veux
pas te débaucher.
- Magui ! Ne dis pas de sottises ! J’aime ma femme, mais je t’aime
aussi et je t’aimerai toujours. Si je ne te dérange pas, je passerai volon-
tiers la nuit avec toi. Mais, au fait, comment sais-tu que je suis papa ?
- C’est le père Pascal qui me l’a dit.
- Le père Pascal ?
- Ben oui, le contremaître.
- Et comment l’a-t-il su ?
- Ben voyons ! C’est le père de l’ami de ta mère.
LA GUERRE 179
- Ça, tu me l’apprends ! Vraiment, le monde est petit !
- Il est mort d’ailleurs, il y a trois semaines.
- De quoi ?
- D’une grippe ; mais la vraie raison c’était la faim ; il ne tenait plus
debout. »
Émile soupa avec une libre voracité. Il savait que Magui ne man-
quait de rien et ne manquerait probablement jamais de rien… Il s’endor-
mit dans ses bras sans avoir fait l’amour. On verrait demain. Il fallait
d’abord libérer ses nerfs hypertendus, sa cervelle bouleversée d’interro-
gations. Il s’éveilla aussi le premier. Il regarda Magui endormie. Il y avait
une grande paix dans le visage un peu empâté, la paix du profond
accord avec soi-même que ne peuvent connaître que ceux qui ont
balayé en eux toute morale bourgeoise, toute peur chrétienne, ceux qui
sont parfaitement authentiques dans leurs colères comme dans leurs
générosités, dans leurs indignations comme dans leurs combats, et
même dans leurs marchandages. Magui, la prostituée « de mère en
fille », pouvait donner des leçons de pureté de cœur à toute la bour-
geoisie du monde. Elle s’étira en s’éveillant, lui prit la tête et la pressa
contre ses seins. Elle se libérait avec lui de sa maternité refoulée. Les
deux l’avaient compris sans avoir jamais entendu parler de Freud et cela
ne gênait ni l’un ni l’autre. Ils se donnèrent une heure de folie, burent du
vrai café accompagné de biscottes beurrées, puis se quittèrent tout
joyeux de ces brèves retrouvailles. Magui lui remit quelques tickets de
pain, de viande et de matières grasses afin qu’il puisse manger en route.
Heureusement pour lui car il eut deux jours d’attente à Marseille. Les
bateaux étaient rares et il voyagea sur un cargo qui mit 36 heures pour
effectuer la traversée. À bord la nourriture était abondante et sans tic-
kets, mais la mer était grosse et Émile dut constater qu’il n’avait guère le
pied marin. il se sentit malade et n’évita la crise de vomissements spas-
modiques qu’en passant la nuit sur le pont à se geler dans les embruns.
Il pleuvait au débarcadère et il se sentait raide comme un vieux bouc,
genoux, coudes et hanches ankylosés.
Un fiacre l’amena au carrefour de Barberousse, à sa villa qu’il
trouva fermée. Pilar, Gaetano et le petit Fernando devaient être à Bordj
Arreghi. Il prit le train pour Tizi-Ouzou, se fit conduire en taxi jusqu’à
Michelet où il apprit que le col de Chellata était fermé. Le chauffeur
accepta de le conduire aussi loin que possible. La route sinuait entre
deux murs de neige qui fermaient tout horizon et rendaient très difficile
l’appréciation des distances parcourues. Découvrant un espace balayé
derrière un rocher noir, le chauffeur en profita pour faire demi-tour. Émile
180 LE GRAND SUICIDE
se souvint que Klaus et Gisèle lui avaient déclaré s’être embrassés pour
la première fois près de ce rocher. Il le reconnaissait. Il était donc près
du carrefour d’Akbou et tout au plus à 10 km de Bordj Arreghi. Il était
4 heures de l’après-midi et il ne disposait plus que de deux heures de
clarté. Sa valise était légère, mais il était en sandales. Il marcha d’un pas
rapide, courant à la plus légère déclivité. Il devina un carrefour. Oui, c’é-
tait là, à droite. Il reprit sa marche et aperçut un quart d’heure plus tard
une coupole blanche sur la neige blanche que le couchant commençait
à jaunir. Victoire ! Dans une demi-heure il serrerait Conchita dans ses
bras et verrait sa petite Hélène âgée de trois mois. Il ne sentait pas ses
pieds trempés de neige. Il courut encore pendant plus de 300 mètres. À
peine vingt minutes plus tard il entrait dans la cour de l’école.
Il entendit un pas dévaler l’escalier et Conchita le renversa
presque dans la fougue de son embrassade.
« J’étais sûre que tu allais arriver, mais quel soulagement quand
même de te voir là ! Et quel bonheur !
- Tu étais sûre ? Klaus a écrit ?
- Non, mais je savais. C’est fou, Émile. Ne te moque pas de moi.
Ne te moque pas de nous. Nous vous aimons tant. La petite Zineb nous
a traînées chez le marabout, tu sais, le vieux Mimoun. Cet homme voit
tout.
- Il t’a annoncé mon retour.
- Oui… (Elle lui prit les mains et le regarda dans les yeux) Et ton
départ, Émile. Tu vas repartir, je le sais aussi. Vous ferez la guerre
ensemble avec Klaus. Ensemble sous la tête de mort. Ce sont les paro-
les du marabout. Avec Gisèle nous avons traduit « dans la SS ». Le
marabout nous a dit aussi que vous agissez selon les voies de Dieu, qu’il
vous protège et que vous reviendrez. » Elle le serra à nouveau dans ses
bras. « Mais viens, les autres nous attendent. »
Émile tremblait d’émotion. Jamais il ne s’était senti aussi déconte-
nancé. Il embrassa longuement Gisèle et Pilar, prit aussi Gaetano dans
ses bras. Puis il revit Conchita, la petite Hélène sur le bras, gracieuse et
interrogatrice ; pour faire connaissance, elle lui pinça le nez de ses petits
doigts, mais ne voulut pas quitter les bras de sa mère.
Émile demanda des pantoufles, car ses pieds mouillés four-
millaient. Conchita s’agenouilla devant lui, les lui essuya, puis les porta
à ses lèvres : « Mon chéri tu as marché dix kilomètres en sandales dans
la neige pour nous retrouver.
- J’en aurais fait le triple s’il avait fallu. » Personne ne mentait. La
fière Conchita agenouillée devant son mari obéissait à un élan d’amour
LA GUERRE 181
au-dessus de tous les raisonnements. L’anarchiste devenu SS avouait
sans gêne sa passion éperdue. Le sexe ? Quatre jours auparavant il
avait baisé Magui. Il y avait le sexe, mais aussi autre chose, une autre
dimension du sexe qu’il ne faisait qu’entrevoir.
Gisèle et Pilar disposaient les couverts. Gaetano sortit des verres
et le pastis : « Pour ne pas perdre les bonnes habitudes » expliqua-t-il.
Mais tout le monde savait quelles forces d’amitié et de fidélité s’expi-
maient à travers cette phrase banale. Pilar posa sa main sur le genou de
son mari et le regarda avec tendresse, lui traduisant le sentiment géné-
ral. Ils savouraient ensembles le bonheur des purs et le savaient. Après
deux tournées de pastis, Émile eut sommeil. La chaleur après la course
dans la neige lui amollissait les membres. Il mangea de bon appétit, put
raconter en bref son odyssée, le curieux hasard de son affectation au
château des Birkenbach, l’attitude amicale de Xenia, l’histoire du portrait
d’après photo qui avait permis à Klaus de deviner sa présence au châ-
teau où il venait fêter le solstice.
Gisèle raconta leur visite au marabout, l’insistance étrange de la
petite Zineb : « Venez, il a rêvé votre avenir et il veut vous parler. » C’é-
tait à la mi-novembre. Elles trouvèrent le vieux dans une sorte d’extase
dont il ne sortit qu’au bout d’un bon quart d’heure. Elles apprirent alors
que Klaus était dans un pays de France où les gens étaient bons, que
les maris des deux femmes allaient bientôt se rencontrer, qu’Émile vien-
drait aussitôt après la fête de Sidi Issa chez les chrétiens, mais qu’il
repartirait peu après pour faire la guerre avec Klaus sous la tête de mort.
Mais ils reviendraient tous les deux, car ils étaient dans les voies de Dieu
et Dieu les protégeait.
Un détail hantait Émile. Il se fit confirmer que la visite avait bien eu
lieu à la mi-novembre. Il ne pouvait s’agir de transmission de pensée. À
cette date personne ne pouvait prévoir ses retrouvailles avec Klaus et
encore moins son engagement dans l’Ordre SS. À quel étrange monde
de causalité le vieux solitaire avait-il accès, près du dôme blanc de sa
chapelle enfouie dans les fougères et les bruyères géantes, près de sa
source qui fumait l’hiver ? Un mystère qui s’ouvrirait peut-être un jour…
Gaetano osa le premier la question qui obsédait tout le monde :
« Nous ne nous permettons pas de te juger. Mais tu sais que
nous… enfin que nous souhaitons ton retour parmi nous. Est-ce vrai que
tu es entré dans les SS ?
- Oui, c’est vrai. Mais ma venue n’a pas été à ce prix. Klaus m’a
fait libérer inconditionnellement et a bien insisté sur le fait que je restais
parfaitement libre de le suivre ou non. Nous avons longuement discuté
182 LE GRAND SUICIDE
et je suis entré dans sa voie révolutionnaire. Je ne peux pas vous expli-
quer ce soir. Ma tête est comme un battant de cloche. »
Conchita le suivit au lit et il se sentit inondé de tout l’amour du
monde. Il voulut la prendre, mais elle le repoussa avec douceur : « Tu es
fatigué, mon chéri, demain… Mais tu dois savoir quelque chose de suite :
je suis guérie.
- Guérie de quoi ?
- De mon désespoir. Depuis mon départ d’Espagne j’étais
profondément désespérée de ne plus croire à rien. Je me suis accrochée
à ta générosité sans calcul. Puis je t’ai aimé, assez pour désirer un
enfant de toi. Mais le pas décisif, c’est le marabout qui me l’a fait faire.
Maintenant je suis une croyante. Je sais que tout a un sens. Je sais que
nous sommes éternels et dans les mains d’une sagesse infaillible. Dors
mon chéri ! »
Émile plongea dans un sommeil qui passa bientôt au-delà du som-
meil. Il marchait courbé dans un roulement de tonnerre d’explosions
incessantes ; l’ombre du casque allemand coiffait son ombre au sol, une
ombre longue de soleil couchant dans le dos. Une brûlure vive à l’avant-
bras droit faillit lui faire lâcher son fusil. Peu après la même brûlure à la
cuisse gauche le fit se redresser. Des balles claquèrent comme des
coups de fouet à ses oreilles. À trente mètres, des Mongols s’avançaient,
en bonnet pointu ou en chapka de fourrure. Il cria « Feuer frei ! Vorwärts !
(feu à volonté ! en avant !) ». Les SS bondirent autour de lui. Les Mon-
gols tombèrent comme des quilles. Une vague plus nombreuse revint à
la charge et imposa le corps à corps. Il n’avait plus de balles dans son
Lüger et plus le temps de recharger même son fusil. Il esquiva une
baïonnette, frappa d’un coup de crosse au menton et cloua l’homme au
sol. Il sursauta comme si du 220 volts l’avait traversé. Il se rua sur un
autre adversaire qu’il transperça debout. Le troisième leva les bras et
jeta son fusil. Il en profita pour introduire un chargeur dans le sien et le
fusilla à bout portant. La débandade s’amorçait. Beaucoup de SS avaient
rechargé et faisaient un massacre de tir à la foire. L’alerte était finie. Sa
compagnie était intacte. Il était le seul blessé léger. Ils dénombrèrent 80
morts ; les blessés avaient fui. Les SS quittèrent leurs casques, s’é-
pongèrent le front, s’appuyèrent sur leurs fusils. Le rêve cessa. il entre-
vit encore un général qui lui parlait et lui épinglait des décorations. Mais
tout était flou. Il s’éveilla reposé et calme. Il se rappelait aussi clairement
de son rêve que d’une chose vécue la veille.
Conchita dormait, une main posée sur le bord du berceau de la
petite Hélène. Il eut envie de son épouse et l’éveilla d’un baiser sur la
LA GUERRE 183
tempe. Elle se tourna vers lui, lui offrit ses lèvres et son corps tiède. Ils
furent secoués d’un spasme étrange et inconnu, rivés l’un à l’autre par
un délire bienheureux de toutes leurs fibres, un sentiment d’union
au-dessus de toutes les déceptions possibles, de toutes les trahisons, de
toutes les absences. Les dents de chatte de la jeune Espagnole avaient
percé son épaule, tandis que ses ongles avaient rayé les flancs de la
femme. ils n’avaient ressenti aucune douleur, uniquement une commu-
nion, une unité totale. C’était un second mariage sur un plan supérieur,
irrationnel, un mariage qui les liait pour toujours, au-delà des frontières
de l’espace et même de la mort. Conchita dit doucement : « Sans le
marabout, je n’aurais pas pu. J’avais en moi un dernier ressort bloqué. »
Et Émile eut une révélation du tréfonds de lui-même : « La tête de mort
m’est donnée par des êtres au-delà de la mort et qui savent qu’elle
n’existe pas. » Lui l’enfant élevé dans l’athéisme, l’anarchiste, découvrait
Dieu par une femme également anarchiste qui avait rencontré un mara-
bout. La main de Dieu conduisait le long de sentiers bien tortueux ! Mais
elle savait où elle nous menait. Il se souvint soudain que c’était cela l’Is-
lam : l’abandon à la main de Dieu. Et il se sentit pénétré d’un calme sur-
humain. Une joie puissante le portait, une vraie joie qui n’excluait ni le
pastis, ni les braillantes, ni les fesses de femmes, une joie de faune
amoureux de vin et de nymphes, une joie simple, palpable et résumable
en quelques mots : « La vie est magnifique, et par-dessus le marché elle
est éternelle ! »
La voix de Gisèle les tira du lit : « Kaoa ! Service spécial pour les
amoureux fous ! Il est bientôt dix heures ! »
Pendant qu’il déjeunait arriva Zineb. Elle avait maintenant qua-
torze ans et était devenue une vraie jeune fille aux seins durs et aux
fesses musclées. Elle embrassa néanmoins Émile sans complexes :
« Ah M’siou Émile, je suis contente que tu es là. On t’attend depuis Noël.
Tu es en retard. » Puis elle alla se pendre au cou de Gisèle et dit :
« Donne-moi les enfants. » Le petit Émile et Fernando arrivaient déjà et
se jetaient dans les jambes de la jeune Kabyle. « Bon, dit Pilar, nous
voilà débarrassées des marmots pour la journée. Quand ils sont avec
Zineb, les mamans n’existent plus ! »
Toute la journée défilèrent les amis du village. Slimane et le gla-
diateur Makhlouf étaient visiblement émus. Eux aussi avaient été pri-
sonniers, mais les Allemands avaient libéré tous les Nords-Africains.
Émile les embrassa à la mode musulmane et ils en furent touchés. Ces
campagnards sans hypocrisie reconnaissaient spontanément la sincérité
et rendaient l’amitié au centuple. Ils demandèrent des nouvelles de
184 LE GRAND SUICIDE
Klaus : « Si tu le rencontres, Émile, dis-lui bien que tout le monde l’attend
ici. Il y sera toujours en sécurité. Il est notre frère. » Dans la bouche des
Kabyles, de telles paroles sont à prendre au sérieux.
La neige se remit à tomber. Des flocons tourbillonnèrent durant
tout l’après-midi. Les hommes dégagèrent des passages à la pelle. Les
femmes allèrent reprendre les enfants. Il gelait à moins dix et un vent
glacial soufflait du Sud. Gisèle devrait demander aux enfants d’apporter
chaque jour une bûche, car aucun charbon n’avait été livré pour le poêle
de la classe. Dès la première neige elle avait téléphoné à l’académie
d’Alger qui lui avait répondu : « Il n’arrive plus de charbon de France ; les
Allemands occupent le pays ; vous êtes bien placée pour le savoir. »
Cette allusion mesquine à la nationalité de son mari lui était un avertis-
sement. Elle comprenait qu’elle devait compter avec des coups bas. La
classe ne recommençait que le vendredi 3 janvier. D’ici là elle pouvait
aussi résoudre le problème de son chauffage personnel. Les villageois
étaient aussi serviables et généreux que possible. Mais ils n’étaient pas
exempts de l’imprévoyance musulmane. Il fallait résoudre le problème
du chauffage hivernal avant que la forêt ne devienne complètement inac-
cessible. Gisèle pressentait un hiver exceptionnellement rude et, effecti-
vement, il débutait tôt. Émile et Gaetano allèrent trouver Slimane et
Makhlouf qui parlèrent de rassembler la Djemaa (l’assemblée des
hommes, le gouvernement tribal). Mais les Européens objectèrent que
cela prendrait trop de temps ; il fallait agir vite, avant d’avoir de la neige
jusqu’au ventre. Ils s’adjoignirent Mokrane et Ben Saïd, deux anciens
élèves de Gisèle maintenant adultes. Tous étaient prêts à partir en forêt,
mais les Européens restaient bouche bée devant les minuscules haches
kabyles, des jouets pour enfants de 5 ans ! Jamais on ne parviendrait à
faire une provision de bois mort suffisante avec des outils pareils ! Il fal-
lait aller à Bougie acheter de vrais outils. Mais comment passer avec la
neige ? Ils revinrent à l’école et prirent conseil des femmes. Toutes
approuvèrent la tentative vers Bougie. Gisèle prendrait le volant. Gae-
tano et Émile interviendraient au besoin avec des pelles, du sable et de
la cendre. Ils n’eurent finalement que 2 km de très difficiles au col de
Chellatta. Les hommes ruisselaient de sueur à force de peIIeter, de
pousser, de glisser deux longues planches sous les roues. Ils revinrent
deux heures plus tard avec quatre bonnes haches et deux scies. Ils
passèrent sans difficultés, car il n’y avait pas de vent et leurs traces n’é-
taient pas effacées. Le seul ennui est qu’ils avaient presque épuisé la
réserve d’essence, ce qui immobiliserait Gisèle au moins jusqu’en
février.
LA GUERRE 185
Le lendemain 30 décembre le soleil brilla d’un éclat insoutenable
sur la neige glacée. L’irradiation de milliards de cristaux brûlait les
prunelles. Gisèle trouva deux paires de lunettes de soleil pour les bûche-
rons. ils prirent les quatre haches et les deux scies et allèrent retrouver
Slimane, Makhlouf, Mokrane et Ben Saïd. Les Kabyles prirent chacun un
des six outils, mais firent aussi suivre leurs haches de panoplie pour
enfants. Mokrane devina l’interrogation muette des Européens et expli-
qua : « D’habitude nous ne prenons que les petites branches mortes
pour faire du charbon de bois. Nous nous fatiguerions inutilement en
manipulant des haches lourdes ; les nôtres vont très bien ; il suffit de bien
les aiguiser. » Émile tâta le fil et faillit se couper : de vrais rasoirs !
Les six hommes entrèrent dans la forêt. Ils repérèrent des
bruyères blanches géantes de plus de trois mètres de hauteur dont la
plupart des branches étaient mortes. Certaines étaient aussi grosses
qu’une bouteille d’un litre. Contre ce bois élastique, les hachettes
kabyles se révélèrent plus efficaces que les lourdes haches françaises.
La neige tombait dans le cou des Européens lorsqu’ils frappaient le bois
mort ; des filets d’eau glacée leur coulaient à même la peau jusque dans
le pantalon, tandis que les Kabyles étaient parfaitement protégés par
leurs burnous. Les scies se révélèrent parfaites pour détacher les
branches mortes des chênes zen. Ils abattirent aussi un énorme hêtre
mort, un jeune chêne partagé par la foudre et une bonne dizaine de
pieds de bruyère géante comportant chacun dix à quinze branches ver-
ticales de 3 à 4 m de longueur. À une heure de l’après-midi ils dispo-
saient à peu près de 10 stères de bois mort parfaitement sec qu’ils
avaient récolté sur moins d’un hectare de forêt sans lui causer le moindre
dommage, au contraire Gaetano se planta tout rieur et appuyé sur le
manche de sa hache : « Quel plaisir de faire un travail intelligent ! Là au
moins on sait pourquoi on transpire ! Je préfère cela à tartiner du plâtre
ou de la peinture pour des bourgeoises vides, complètement décul-
turées, et qui me font refaire des appartements presque neufs parce
qu’elles croient qu’un décor nouveau meublera leur pauvre âme
malade ! » Et Émile ajouta : « On peut encore vivre en Kabylie, vivre
d’une vraie vie. » L’après-midi les mulets transportèrent les dix stères
dans le préau de l’école et le lendemain les deux hommes les scièrent
en bûches de longueur convenable.
Le mercredi premier janvier les amis défilèrent pour la bonne
année. Zineb fut la première. Puis vinrent les quatre bûcherons à l’heure
du pastis. Émile fut le seul à remarquer avec quelle force d’interrogation
ils s’enquerraient de Klaus et devina. Les propos autour de l’apéritif
186 LE GRAND SUICIDE
confirmèrent son intuition. Makhlouf expliquait : « Mon régiment a été
encerclé et fait prisonnier près d’Orléans. Nos officiers nous avaient
assuré qu’on allait se défendre derrière la Loire, que jamais les Alle-
mands ne pourraient la franchir. Mais les Allemands n’étaient même pas
encore en vue lorsque nous nous sommes aperçus que tous nos officiers
étaient partis. Notre adjudant, un Français, mais courageux et très chic,
nous a dit de ne pas tirer. Il est allé seul au-devant des Allemands avec
une serviette à toilette piquée sur sa baïonnette en guise de drapeau
blanc. Il est revenu avec un groupe d’Allemands en vareuse noire et en
calot noir à tête de mort, des soldats d’une de ces fameuses Panzerdivi-
sionen. Ils ont été très amicaux envers nous, nous ont déclaré qu’ils
savaient que nous avions été mobilisés malgré nous au service de la
France, qu’ils n’étaient pas en guerre avec les Algériens, que par consé-
quent tous les Algériens de notre régiment étaient libres, que seuls les
Français étaient prisonniers. » Seul Émile, et peut-être aussi Gisèle,
savaient interpréter ces faits et les situaient au sein d’un plan immense
et préparé de longue date. Mais ils ne dirent rien.
Gaetano, Pilar et leur bambin partirent le vendredi 3 janvier pour
ne pas surcharger Gisèle, car la classe recommençait. Émile les amena
en voiture à Tizi-Ouzou, bien qu’il n’eût que son permis de conduire mili-
taire et se tira très bien d’affaire dans la neige. Le jeudi suivant 9 janvier,
Gisèle emmena à son tour Émile, Conchita et la petite Hélène qui rega-
gnaient Alger. Slimane les accompagnait afin que Gisèle ne soit pas
seule sur le chemin du retour. Elle avait confié le petit Émile à Zineb et
tout se passa bien.
Seule avec son petit bonhomme dans son appartement trop vaste
pour si peu de monde, elle se sentit pourtant pleine de courage. Émile
leur avait relaté les effroyables restrictions subies par les petites gens
des villes de France, par ceux qui étaient trop pauvres et trop naïfs pour
se tirer d’affaire par l’ignoble système D, orgueil des Français nantis, des
crapules de toute envergure. Elle se sentait relativement favorisée.
Émile quitta Alger le lundi 13 janvier par un cargo. Conchita fut très
courageuse, sereine même. Cette fille qui avait combattu comme une
lionne contre les franquistes, animée d’une haine farouche contre le
Christianisme, était maintenant habitée d’une foi profonde, en dehors et
au-dessus de toutes les religions. Alors que le cargo tanguait désagréa-
blement sur la mer houleuse, l’entraînant vers d’étranges combats entre-
vus dans son rêve, Émile se répétait la phrase de Nietzsche : « Il est au
monde un seul chemin que personne ne peut suivre, hormis toi-même.
Suis volontairement ce chemin que les autres suivent aveuglément. »
LA GUERRE 187
Il retrouva Klaus à Quimper. Celui-ci l’entraîna boire une bière au
foyer du soldat. La première chose qui lui sauta aux yeux en entrant fut
un poster en couleur reproduisant le tableau de Xenia auquel on avait
ajouté en bas en lettres gothiques « Mutterglück », (bonheur maternel).
Klaus lui dit en souriant : « Tu vois : le portrait d’une jeune Espa-
gnole qui vient d’accoucher en Kabylie d’une fillette de père français a
été peint par une jeune bavaroise à demi russe et orne le foyer du sol-
dat de SS stationnés en Bretagne ! Essaye d’imaginer cela 50 ans aupa-
ravant : impossible ! C’est cela l’Europe en marche. Rien n’arrêtera cette
évolution. La seule question est de savoir si nous aurons une Europe de
la canaille ou une Europe de l’élite. »
Émile fit un mois de classes accélérées, se fit remarquer par ses
réflexes-éclairs dans les exercices de combat rapproché, passa ensuite
trois semaines dans une école de Junker en Silésie d’où il revint avec le
grade d’Hauptscharführer (adjudant). Sur le chemin du retour, il eut le
temps de faire une visite brève au château des Birkenbach. Il réussit à
ne voir que Xenia qui le reçut comme un frère, put éviter le jardinier et le
jockey dont il valait mieux ne pas susciter les bavardages.
Klaus l’affecta à l’entraînement des jeunes recrues. Les deux
hommes se voyaient chaque jour. Le 15 avril, Émile partait à nouveau
pour un séminaire d’officier politique en Tchécoslovaquie. Il manqua de
peu la venue de Gisèle. Mais la réponse à la proposition de Klaus arriva
sous forme de convocation, et dans la SS on ne tergiversait pas.
***
Début mars, la chaleur revint sur les plateaux kabyles. Il y avait
encore de fortes gelées nocturnes et des congères sur les pentes nord ;
mais les routes étaient dégagées et le soleil vif. Le lundi matin 10 mars,
à l’heure de la récréation, un homme paraissant la trentaine, le visage
entouré d’une barbe noire, entra dans la cour de l’école et se présenta :
« Monsieur Giral, le nouvel inspecteur primaire ». Il entra dans la classe
avec Gisèle et lui dit de laisser les enfants en récréation. Il commença
sans préambule et en surveillant à la dérobée le visage de son interlo-
cutrice : « Madame, vous êtes mariée à un Allemand, n’est-ce pas ?
- Oui, bien sûr.
- Votre mari est militaire sans doute ?
- Hélas !
- Hélas ? Il pouvait fort bien rester ici. Où se trouve-t-il ?
- Je n’en sais rien. Je ne connais que son secteur postal.
188 LE GRAND SUICIDE
- Vous ne voulez pas nous le dire.
- Je vous répète que je n’en sais rien. Je ne l’ai pas revu depuis
juillet 1939.
- Madame, nous aimerions bien savoir qui est réellement votre
mari. Nous avons de graves raisons pour cela.
- Je ne peux pas vous dire ce que j’ignore.
- Admettons, alors parlons un peu de vous. Peut-on savoir les rai-
sons de votre choix ?
- Monsieur l’Inspecteur, La Rochefoucauld a dit que les grandes
passions étaient comme les fantômes dont tout le monde parle mais que
personne n’a jamais vus. Et pourtant nous nous sommes devinés avec
mon mari et nous nous sommes aimés très vite.
- Nous vous avions offert plusieurs fois votre changement. C’est
vous qui avez voulu rester dans ce bled perdu où vous ne pouviez ren-
contrer personne, même pas des collègues.
- Mais, Monsieur l’Inspecteur, je veux moins que jamais mon chan-
gement. Un des motifs de notre entente spontanée avec mon mari a jus-
tement été notre amour de la solitude, de la tranquillité, des grands
espaces, de la montagne, des gens simples qui nous entourent, notre
inaptitude commune à la vie citadine.
- Et vous n’avez pas hésité à épouser un ressortissant en guerre
avec la France ? Cela ne vous a pas posé de problème moral ?
- Nous n’étions pas en guerre quand je me suis mariée.
- Il ne s’en fallait pas de beaucoup ; elle était prévisible. En outre
vous vous êtes mariée en Allemagne. Vous êtes française devant la loi
française, mais allemande devant la loi allemande.
- Vous me l’apprenez ; mais je trouve que c’est merveilleux.
- Vraiment ? Voyez-vous, Madame Altmeyer (il articula fortement
le nom), nous voudrions être sûrs que vous êtes bien encore française.
- J’ai choisi de rester ici.
- Êtes-vous prête à vous conduire en institutrice française ?
- Je n’enseigne pas l’allemand dans ma classe, Monsieur l’Ins-
pecteur. J’en serais bien empêchée, car je n’en connais pas 200 mots.
- Curieux ! Votre mari parle donc bien le français ?
- Comme vous et moi.
- Alors je vais tout de même vous parler en confiance, Madame.
L’Algérie est en péril. Le gouvernement français accorde la nationalité
française aux Algériens. Il y est contraint par le péril que j’évoque devant
vous : nous redoutons à la fois des Anglo-Saxons et des Allemands qu’ils
poussent les indigènes à la révolte contre la France. Tout le corps ensei-
LA GUERRE 189
gnant doit donc se mobiliser pour exalter chez eux la fierté d’être
français. Dites tout ce que vous pourrez dans ce sens. N’ayez pas peur
de parler de patrie, d’honneur, de la France éternelle, de tout ce dont les
Français rient trop facilement. Eux y croient encore.
Voilà, je vous laisse, je ne suis pas venu pour vous inspecter ; je
passe dans toutes les écoles ; nous savons d’ailleurs que votre travail
professionnel est excellent.
Au fait, comment avez-vous pu vous chauffer ? Vous n’avez pas
reçu de charbon ?
- J’ai demandé aux hommes du village d’organiser une corvée de
bois pendant les vacances de Noël. Ils en ont amené pour l’école et pour
moi.
- Vous avez un grand prestige dans le village.
- Je suis ici depuis sept ans, Monsieur l’Inspecteur. Les familles
sont contentes. Avant moi l’institutrice changeait chaque année.
- Vous ne pourrez pas avoir un avancement normal dans ce bled.
- Cela m’est égal. Je suis heureuse ici. Je préfère y rester, surtout
depuis la naissance de mon petit garçon. Les gens seraient stupéfaits de
mon départ et le considéreraient presque comme une trahison. Ils ont la
fidélité des simples et en attendent autant de moi.
- Très bien. Au revoir Madame. Je suis heureux d’avoir fait votre
connaissance. »
Le jeudi suivant, Gisèle descendit à Bougie, y rencontra une
collègue à qui elle fit le récit de la visite de l’Inspecteur primaire. Celle-ci
fut très étonnée et lui certifia que leur vieil inspecteur était toujours en
fonction et n’était pas en congé. Elle avait donc eu la visite d’un faux ins-
pecteur, d’un policier peut-être ; c’est un point qu’elle ne devait jamais
éclaircir.
Elle réussit à passer les vacances de Pâques à Quimper avec
Klaus. Leurs retrouvailles furent émues. Le petit Émile avait maintenant
18 mois. Il manifesta un intérêt passionné pour les blindés, les canons et
surtout pour les motos. Il devint l’idole au mess des officiers. Seuls ses
parents étaient moins heureux de son enthousiasme. Ils n’avaient en
tête que le retour à une vie familiale paisible dans les montagnes kaby-
les. Gisèle ne put s’empêcher de raconter à son mari l’étrange épisode
du marabout et de ses prophéties déjà en partie réalisées : « Tu te rends
compte ! À la mi-novembre il a dit à Conchita : « Ton mari reviendra pour
la fête de Sidi Issa ». Je suis sûre aussi que le reste sera vrai, mon chéri !
Tu reviendras vivre avec nous à Bordj Arreghi. » Elle lui raconta aussi l’é-
pisode du pseudo-inspecteur. Il ne s’en alarma pas et dit seulement :
190 LE GRAND SUICIDE
« Je m’étonne que cela ne soit pas survenu plus tôt. » Il promit de venir
en permission au cours de l’été. Gisèle repartit heureuse… et à nouveau
enceinte.
***
Après un long et pénible voyage en chemin de fer à travers la
France, l’Alsace, le Württenberg, la Bavière et la Bohème, Émile débar-
qua à Prague. Il mangea au foyer du soldat de la gare, constata qu’il
avait deux heures d’attente avant le bateau qui devait l’emmener sur la
Moldau jusqu’au terme de son voyage. Il admira le pont Charles, visita le
Hradschin et la sombre cathédrale. Il resta plus d’une demi-heure dans
celle-ci. Il se sentait davantage chez lui dans la capitale tchèque qu’en
Bavière où se mêlaient la froideur bismarckienne et la mignardise
baroque. Il observa les gens qui semblaient détendus. Il acheta des
gâteaux dans une pâtisserie et la jeune vendeuse lui sourit gentiment
lorsqu’il tendit son argent et ses tickets qu’elle lui rendit avec un plisse-
ment d’œil complice en même temps que la monnaie. On ne voyait pas
de visages amaigris comme en France. Les vitrines étaient mieux acha-
landées qu’en Allemagne, surtout celles des magasins d’alimentation.
Seule l’abondance des soldats allemands de toutes armes évoquait la
guerre. Il y avait aussi des soldats tchèques en kaki. Les filles tchèques
étaient belles, distinguées et bien vêtues. Il ressentit une sympathie
spontanée envers ce peuple. Il se souvint aussi que Prague avait été la
capitale de l’Empire allemand, avant Vienne et Berlin. Dieu ! Que l’his-
toire de l’Europe était compliquée ! On ne pourrait en sortir que par une
Europe des élites, car les frontières nationales étaient inextricables,
comme l’histoire dont elles sortaient ; l’internationalisme, lui, était un
nivellement par le néant. Gaetano était fier d’être italien. Conchita et Pilar
seraient espagnoles jusqu’à leur dernier jour. Klaus et lui-même étaient
avant tout européens ; ils ne tournaient pas le dos à leur patrie mais la
dépassaient en Européens de synthèse. Klaus n’avait pas hésité à quit-
ter son bonheur à Bordj Arreghi pour se conduire en Allemand ; et lui,
Émile s’était évadé autant par fierté que par souci de bien-être ; et il avait
refusé silencieusement la possibilité de se faire libérer grâce à l’adresse
des parents de Klaus ; il aurait refusé sa libération même à Klaus si
celui-ci ne l’avait pas converti aux idéaux de la SS. Il avait accepté parce
que sa libération était un pas dans le danger et non une faveur. Seules
des chiffes mouillées étaient internationalistes, et du même coup impuis-
santes à faire une révolution. Tous les révolutionnaires courageux qu’il
LA GUERRE 191
connaissait avaient un côté nationaliste.
Une charcuterie interrompit ses profondes réflexions. Il acheta une
saucisse fumée et là aussi on lui fit cadeau des tickets. C’était l’heure du
bateau, un petit vapeur à roues à aubes de style très « Mississipi » On
lui servit d’autorité un potage, une salade de pommes de terre et une
compote de pommes. Tout en mangeant il regardait défiler les rives ver-
doyantes de la Moldau, les pentes tantôt douces et couvertes de pom-
miers, de pruniers et de cerisiers en fleurs, tantôt abruptes comme celle
du Jura et couvertes de sombres forêts sillonnées de torrents endigués
formant des escaliers de cascades et de raides sentiers coupés d’un
caniveau de bois environ tous les deux mètres. Il n’avait rien vu de sem-
blable en France et se sentait plein d’admiration pour les paysans et les
forestiers tchèques.
Le pilote cria dans le porte-voix : « Hradischko ! » et il sut qu’il était
au terme de son long voyage. Il se trouvait dans un modeste village rive-
rain qui avait dû être un lieu de promenades dominicales et de vacances
pour les gens aisés de Prague, de cette « ville dorée » aux cent clochers,
dômes et clochetons entrevus du Hradschin et où il se proposait de
retourner dès que possible.
Il vit de loin le drapeau rouge à croix gammée et le drapeau noir
aux deux éclairs d’argent sur la façade d’une imposante demeure au
fond d’un parc. Il salua la sentinelle et montra sa feuille de route à l’ad-
judant de garde qui lui dit : « Présente-toi au bureau de l’école.
Rez-de-chaussée à droite en entrant. »
Il y fut reçu par un jeune lieutenant qui conserva sa feuille de
route, lui demanda son livret militaire et le lui rendit en disant : « Tu es le
premier Français à porter les runes. J’ai été avec Klaus Altmeyer dans la
Jeunesse Hitlérienne. Il m’a écrit tout ce que vous avez vécu ensemble.
Je suis heureux de t’accueillir. Tu connais certainement déjà la loi primor-
diale de cette école : le silence. Rien de ce que tu apprendras ici ne doit
transpirer. Bouche close même vis-à-vis des gens du parti. Si tu as un
doute, un désaccord sur un point de l’enseignement que tu recevras, tu
n’as pas seulement le droit, mais le devoir de le faire savoir à ton ins-
tructeur. La chose sera approfondie immédiatement et une conclusion en
sera tirée. Par contre il est interdit de discuter, de contester l’ensei-
gnement hors de la présence des instructeurs. Chaque SS a le devoir
d’être transparent pour ses camarades. C’est notre grande règle
d’Ordre. Tu ne dois ni contester par-derrière, ni garder pour toi un désac-
cord. Que penses-tu de cela ?
- Je n’aurai aucun mal à m’y conformer, c’est mon éthique natu-
192 LE GRAND SUICIDE
relle.
- Parfait. Je t’accompagne à ta chambre et vais te présenter à tes
camarades. Ah ! Encore une chose : tu ne connaîtras tes camarades que
par leur prénom et eux aussi ne devront connaître que ton prénom. Toute
question sur l’identité, la nationalité, le métier, la situation de famille est
interdite. Si quelqu’un t’en pose une de ce genre, tu as le devoir de me
le signaler immédiatement. Presque tous tes camarades ont un certain
accent étranger, car la moitié de l’Europe est ici représentée ; alors ne
t’inquiète pas de ton propre accent. Maintenant je te mène à la chambrée
des nouveaux venus, de ceux qui commencent leur séminaire en même
temps que toi. »
La soirée fut maussade et froide. La conversation selon la règle
n’était pas facile. Mais une chose rassurait Émile : tous ses camarades
avaient un visage énergique, intelligent et avenant. Pas une seule ombre
de vulgarité, de timidité ou d’agressivité chez ces jeunes hommes venus
des quatre points cardinaux de l’Europe. Il lui semblait pourtant déceler
une nette majorité de Scandinaves et de Hollandais ; selon l’accent, il
devait y avoir un Britannique. Anglais ? Irlandais ? Écossais ? Il n’avait
pas le droit de chercher à savoir.
Les journées se mirent à passer dans une atmosphère d’irréalité.
Le matin était consacré aux exercices physiques : réveil à 5 h 1/2, demi-
heure pour la toilette, demi-heure pour le déjeuner composé de café-
ersatz, d’un soupçon de lait, d’un petit cube de margarine et d’un godet
d’indéfinissable marmelade, le tout avec trois bonnes tranches de pain
complet.
On partait ensuite au tir, de ce pas lent dont les volontaires alle-
mands ont fait le pas de la Légion. La section traversait la Moldau, grim-
pait en zigzags sur un plateau, replongeait dans la vallée d’un petit
affluent, la Sassau. Les chants de marche, dont la nostalgie et les allu-
sions n’avaient rien à voir avec le romantisme, faisaient des jeunes
hommes les acteurs conscients d’une bouleversante tragédie dont ils se
savaient les victimes propitiatoires, développaient en eux une familiarité
apaisante avec la mort, le formidable sentiment de liberté que donne la
disparition de toute peur :
« Les regards droits devant nous, ainsi nous allons au front.
Au-dessus des tombes, au-dessus de la vie trône un camarade
mort.
Camarade mort, nous comprenons ton appel,
mais nous voulons la victoire et non la tranquillité…
… Nous sommes aussi des oies sauvages et partons au nom du
LA GUERRE 193
peuple,
et dans l’automne une intuition nous murmure que nous partons
sans retour
J’ai fait jaillir trois lys sur ma tombe…
Gris comme la terre est notre habit d’honneur, soldats gris dans la
tourmente d’un âge plus grave…
Deux corbeaux se sont posés sur la tombe du cavalier.
Mais qu’importe une tombe si mille cavaliers suivent ? »
Ce dernier chant avait été composé par un officier de cavalerie
autrichien qui avait rêvé sa propre mort, en avait fait un chant de guerre
comme le chant de mort des guerriers Peaux-Rouges et était tombé en
1914 comme il l’avait rêvé et décrit.
Élaborés d’en bas par des hommes du peuple confrontés aux réa-
lités de la guerre, ces chants avaient une insidieuse puissance sur l’âme
des combattants. C’était une drogue initiatrice qui les plongeait non dans
l’exaltation, mais dans un état second au-dessus de la peur, dans une
perception immédiate d’éternité. Ceux qui avaient franchi les portes invi-
sibles ne seraient plus jamais des hommes comme les autres. Leur
réserve était faite d’un sentiment insurmontable d’étrangeté et n’avait
rien à faire avec de l’orgueil ou de l’ostentation. Ceux qui n’avaient pas
vécu la mutation intérieure étaient pour eux des enfants ou des singes
jacassant à qui ils ne pouvaient rien dire. Leur état leur causait par ail-
leurs des difficultés avec les jeunes filles. Ils étaient devenus peu cau-
seurs et réticents et leur visage s’entourait d’une sorte de halo qui
effrayait les femmes. Pourtant ils n’étaient pas tristes. Ils se sentaient
souvent ivres de joie et de liberté, d’une joie exubérante et même pail-
larde. Mais tout en eux se passait sur un registre différent.
Les cours théoriques étaient passionnants. La Weltanschauung
était une synthèse de géographie, de biologie, d’histoire, de sociologie,
de littérature, d’histoire de l’art mise au point par quelques-uns des plus
grands cerveaux de la planète. Observée comme un ensemble organi-
que, l’histoire de l’homme devenait intelligible. Les traditions chinoises,
hindoues, japonaises étaient souvent utilisées comme phares éclairant
le phénomène humain.
Émile qui connaissait un peu le monde musulman, fut particulière-
ment impressionné par un cours portant sur les peuples de la lune et les
peuples du soleil. Ce cours peut se résumer ainsi :
Comme tous les êtres vivants, l’homme est physiquement et
psychiquement conditionné par son milieu géographique et le climat de
celui-ci ;
194 LE GRAND SUICIDE
Cultures et religions sont des vues partielles d’une totalité, les pro-
duits des conditions de vie des peuples ;
Le monothéisme du Dieu autoritaire et jaloux reflétait l’implacable
soleil du désert, destructeur de la vie et de l’eau ;
Ce monothéisme avait comme reflet politique la monarchie abso-
lue de droit divin et comme conséquence sociale la dévalorisation de la
femme dont l’homme souffrait tout autant que la femme ;
Les cultures monothéistes donnaient naissance à des sociétés
patriarcales ;
L’Europe proto-historique était à dominante matriarcale ;
Les hommes de la hache de guerre, porteurs du rite de l’incinéra-
tion, les Ases de la saga germanique, avaient amené d’Asie le patriar-
cat ;
Il en était résulté des conflits exprimés mythologiquement et très
bien analysés par Alfred Rosenberg au début du « Mythe du vingtième
siècle » ;
La lune était l’astre de vie des peuples monothéistes dont l’incons-
cient contredisait le dogme religieux ; le mythe d’Esther était un mythe
lunaire, les calendriers des peuples sémitiques étaient lunaires, le crois-
sant de la lune était l’emblème de l’Islam et le vendredi, jour de Vénus,
le jour saint des Musulmans. Les peuples de la lune étaient donc
malades d’une contradiction interne fondamentale. Animaux nocturnes,
comme tous les animaux du désert tropical, ils avaient atteint un degré
très dangereux dans la dissimulation, le mensonge, le vol et toutes les
formes du rapt et de la ruse. Ils étaient donc un grand danger pour les
peuples du soleil qu’ils savaient tromper et parasiter et jalousaient secrè-
tement en dépit de leurs prétentions de peuple élu ou de fidèles de la
seule vraie foi. Les peuples du soleil étaient de vie diurne ; ils respec-
taient et choyaient la femme, lui reconnaissaient des dons de prêtresse
et faisaient de son corps un temple. Ils ressentaient le mensonge comme
un aveu de faiblesse et une lâcheté ; aussi en avaient-ils honte. Mais ils
avaient aussi des points dangereusement faibles : plus apolliniens que
dionysiaques, ils avaient tendance à la rationalité desséchante et à la
perte de conscience des instincts. Ils étaient plus intelligents, mais moins
psychologues, moins intuitifs que les peuples de la lune.
En réhabilitant le Dionysisme, en montrant sa fondamentale puis-
sance, Nietzsche avait préparé un basculement de la marche de l’his-
toire ; maintenant le National-Socialisme s’attachait à la régénération des
instincts.
L’enseignement sur l’ère chrétienne reprenait tout Nietzsche et
LA GUERRE 195
mettait l’accent sur la non-réalisation de la mission nordique découlant
des grandes invasions germaniques.
La géopolitique abordait aussi des problèmes plus concrets et
accessibles à des cerveaux issus d’une société industrielle et com-
merçante.
Elle évoquait entre autres le mythe des anneaux de Salomon.
Selon ce mythe, le roi Salomon aurait donné aux commerçants juifs la
consigne d’encercler les trois mers de l’univers antique : la mer Rouge,
le Golfe Persique et la Méditerranée. Il devait en résulter une ceinture de
comptoirs donnant la maîtrise du monde à Israël. Cette légende, née
sans doute seulement au Moyen âge parmi les Juifs danubiens, avait
donné une efficace cohérence aux commerçants et financiers de la Dia-
spora juive. La SS devait profiter de la guerre et de sa présence en
Europe centrale pour démanteler la branche nord de la tenaille qui
enserrait la Méditerranée et s’allier aux nationalismes musulmans pour
détruire la branche sud de la même tenaille, branche qui courait de Suez
à Gibraltar à travers les empires coloniaux anglais, italien et français.
Cette branche sud bénéficiait de la protection des autorités coloniales,
car les juifs avaient su feindre un ralliement aux nations colonisatrices,
tandis que les Arabes et les Berbères, plus guerriers et plus fiers étaient
restés dans l’esclavage colonialiste plutôt que de renier leur identité cul-
turelle et religieuse.
Émile comprenait maintenant pourquoi et comment Klaus avait
débarqué dès avant la guerre dans cette Afrique du Nord où les Juifs
étaient devenus français en vertu de la loi Crémieux, tandis que les
Kabyles, malgré leur atavisme bien plus européen, étaient restés dans le
camp des inférieurs et des exploités. Il en fut sérieusement troublé et y
réfléchit longuement. Il se souvint qu’il s’était engagé à ne pas garder
pour lui un désaccord et fut sur le point de demander des explications
supplémentaires. Puis il comprit de lui-même que toute tentative d’en-
tente avec les nations colonialistes aurait été vaine. Il admit la démarche
de son ami et adhéra à la dangereuse logique du nouvel ordre mondial.
À la fin de chaque semaine de cours il avait à faire un devoir de
synthèse. Chaque fois, Émile fut remarqué pour la netteté de ses
exposés. L’avant-dernier jour au soir il fut convoqué au bureau des ins-
tructeurs et s’entendit dire : « Nous constatons que la clarté d’esprit
française n’est pas une légende. Vous pouvez rendre les plus hauts ser-
vices à l’Ordre. Mais pour cela il vous faudra consentir à quelque chose
qui ne vous plaira peut-être pas : nous pensons que votre place est à
Berlin, à l’Ahnenerbe. » Émile réfléchit un instant, se tourna vers le plus
196 LE GRAND SUICIDE
haut gradé qui semblait avoir plus de 60 ans et répondit : « Standar-
tenführer, je me sens très honoré. Je sais que je possède des qualités
de clarté d’esprit et une certaine facilité d’assimilation. Mais je ne suis
pas un savant et je vois mal ce que je pourrais donner à l’Ahnenerbe. Je
ne sais rien sur les Celtes.
J’ai vécu ici des semaines inoubliables et appris des choses qui
me suivront toute ma vie. J’y vois maintenant clair dans quantité de
problèmes qui constituaient pour moi une forêt vierge. Je serais bien plus
utile en transcrivant en français l’essentiel de l’enseignement que j’ai
reçu ici.
- Mais c’est principalement à cela que nous pensions.
- Nul besoin d’aller à Berlin. En deux, trois jours au plus je peux le
faire ici ; il me suffit de disposer d’un endroit tranquille et d’une machine
à écrire.
- Vous êtes dactylographe ?
- Non, mais j’apprendrai. »
Les officiers éclatèrent de rire : « Eh bien ! Nous voyons que vous
êtes un vrai SS ; rien ne vous arrête. » Le Standartenführer enchaîna :
- Et après ? Que souhaitez-vous ?
- Retrouver mon ami Klaus Altmeyer et me battre à ses côtés.
Mais je suis pleinement disponible pour me battre n’importe où, en Grèce
par exemple où nous allons sans doute bientôt affronter les Anglais
puisque la Yougoslavie a été balayée en douze jours.
- Vous arrivez trop tard pour la Grèce ; demain nous entrerons
dans Athènes si ce n’est déjà fait… Mais les choses ne sont pas finies
dans les Balkans, en Yougoslavie notamment. Nous allons avoir à comp-
ter avec des partisans communistes ; les montagnards balkaniques sont
bornés, grossiers et cruels, mais diablement courageux ! Ils seront plus
coriaces que l’armée d’une monarchie pourrie.
Oui… finalement le mieux sera de vous renvoyer en France. Klaus
Altmeyer a suffisamment de liberté et de capacité d’initiative pour vous
utiliser au mieux. Il ne me reste plus qu’à vous exprimer ma joie de vous
avoir connu. La SS est une dure famille, mais une grande et fraternelle
famille. Même si nous devons tous périr dans cette stupide guerre, nous
aurons eu la meilleure part.
Oh ! Encore une question… Mais vous n’êtes pas obligé d’y
répondre : croyez-vous à la possibilité d’une alliance profonde avec la
France ?
- Profonde, oui ; politique, donc superficielle, non. Je m’explique.
Les Français sont blasés en politique ; ils ont été trop souvent déçus, tra-
LA GUERRE 197
his. En vous non plus ils ne croient pas. Ils accueilleront avec méfiance
toutes les avances que vous leur ferez, et je les comprends. Il faudra du
temps, de la patience, de l’habileté. Sous des apparences débraillées,
sceptiques, cyniques même souvent, beaucoup de Français sont fiers :
ils n’acceptent ni la domination, ni les cadeaux ; mais quand ils croient en
quelque chose ou en quelqu’un ils sont fidèles et parfaitement capables
de se faire tuer.
- Altemeyer nous écrit que les Bretons sont très amicaux.
- Je les connais très peu, mais ce fut aussi mon impression. »
Le lendemain eut lieu une fête de départ avec caviar, anguilles
fumées et vins de Hongrie. Émile ne resta pas pour rédiger ses textes en
français. Le Standartenführer lui dit seulement : « N’oubliez pas de le
faire en France, au moins en trois exemplaires, car j’en désirerais un et
vous devrez aussi en envoyer un au SS-Hauptamt avec lettre d’accom-
pagnement en allemand ».
Le premier mai Émile débarquait à Quimper en uniforme de
Sonderführer habilité à assurer l’enseignement politique dans n’importe
quelle unité de SS. En même temps arrivait à Berlin un long rapport sur
lui terminé par la phrase : « Apte à tous les grades, y compris au grade
suprême. »
Il reprit dans la compagnie de Klaus son rôle de chef de section et
d’instructeur de recrues. Une fois par semaine il faisait un cours de Wel-
tanschauung auquel étaient conviés aussi des officiers et sous-officiers
de la Wehrmacht et de la Kriegsmarine.
Mais début juin les SS quittèrent la Bretagne. Le 10 ils étaient à
Posen, en Pologne. Ils progressèrent ensuite vers l’Est, toujours de nuit,
bivouaquant dans les forêts. Et le 23 ils fonçaient dans la Pologne russe.
Les Soviétiques se battaient avec rage, mais étaient débordés de par-
tout. Les Allemands prirent Lvov et foncèrent en direction de Kiev, tandis
qu’au Nord tombait Minsk et que la tenaille de fer et de feu progressait
vers Smolensk.
Le 8 juillet, le bataillon de Klaus se retrouvait pour la troisième fois
en première ligne. L’artillerie russe déversait un déluge d’obus peu effi-
cace à cause du terrain très meuble et des tirs mal ajustés. Le chef de
compagnie d’Émile avait été tué la veille et il le remplaçait, bien que
n’ayant pas reçu l’instruction de commandant de compagnie. Vers
4 heures de l’après-midi l’artillerie russe fit silence. « S’ils contre-atta-
quent maintenant, c’est qu’ils sont commandés par de vrais imbéciles. »
pensa Émile. En effet, le soleil n’était guère qu’à 30°, ce qui avait pour
résultat de donner le meilleur éclairage possible aux Allemands et de
198 LE GRAND SUICIDE
gêner la vision pour les Russes. Des rafales d’armes automatiques cré-
pitèrent d’un champ de maïs. Tapis au sol les Allemands attendaient. Au
bout d’un moment, des soldats dépenaillés en sortirent, pliés en deux de
peur et tournant la tête de partout comme des poules. Émile lança :
« Feuer frei ! », (feu à volonté) et toutes les silhouettes s’effondrèrent,
tuées, blessées ou simplement couchées. Un silence mortel de quelques
dizaines de secondes suivit. Puis les trois fusils mitrailleurs allemands
hachèrent le maïs. Alors au moins deux compagnies en sortirent dans un
désordre inimaginable pour un cerveau allemand. Émile lança à nou-
veau « Feuer frei ! Vorwârts ! » et se rendit en même temps compte que
la réalisation de son rêve commençait. Il en fut à la fois effrayé et ras-
suré. Les Mongols en bonnets pointus ou en chapkas de fourrure tom-
baient comme des quilles. Il fut brûlé à l’avant-bras droit et à la cuisse
gauche par des éclats de grenade qui ne pénétrèrent même pas d’un
demi-centimètre. Une seconde vague d’assaut russe parvint au corps à
corps sans laisser aux SS le temps de recharger leurs armes. Mais tan-
dis que les Mongols ne savaient que piquer de leurs baïonnettes, les SS
bien formés pour le combat rapproché esquivaient sans peine et frap-
paient de la crosse ou de la pelle bêche, tuant ensuite aisément l’adver-
saire au sol. L’affolement s’empara des Mongols qui tournèrent le dos,
ce qui est le plus sûr moyen de ne pas sortir vivant d’un engagement.
Les SS rechargèrent et firent encore un massacre.
Émile siffla le rassemblement et dit aux chefs de section : « Ce
champ de maïs couvre au moins trente hectares. Nous ne savons pas ce
qu’il cache encore. Nous le cernerons demain. Maintenant comptez vos
hommes. » Réduite à 95 combattants par les engagements des jours
précédents, sa compagnie n’avait pas perdu un homme de plus. C’était
presque miraculeux. Ils dénombrèrent 84 morts mongols, plus une cin-
quantaine de mourants ; les blessés qui pouvaient se traîner avaient fui.
Ils inspectèrent l’orée de la plantation de maïs. Ils virent un officier russe
étendu, défiguré par une rafale de fusil-mitrailleur. Il tenait son Nagan à
la main. Voyant un sous-officier allemand penché vers lui, il eut le réflexe
d’appuyer sur la gâchette, mais il n’avait pas eu la force de soulever son
arme et la balle se logea dans son propre pied, ce qui provoqua le
spasme de mort et la délivrance. Il avait des revers de manches et de col
couleur framboise ; c’était donc un commissaire du peuple, le seul Russe
sur environ 130 morts.
Émile fit creuser des trous de vigie à environ 100 m de la lisière du
champ, confia le commandement au chef de section le plus âgé et alla
rendre compte au PC du bataillon. Klaus le retint un moment, lui offrit un
LA GUERRE 199
demi-quart du schnaps de prune de Birkenbach, appela l’infirmier pour le
faire examiner et panser. À nouveau seuls, les deux hommes discutèrent
librement. « Tes impressions ? demanda Klaus.
- Nous avançons comme à l’exercice, mais c’est trop beau pour
durer. L’URSS n’est pas la Yougoslavie. Sur les 130 Soviétiques que
nous avons étendus cet après-midi il n’y avait qu’un Russe : le commis-
saire du peuple ; tous les autres étaient des Asiatiques. Les Russes font
avec eux comme nous avec nos Sénégalais et nos Nord-Africains,
comme les Anglais avec leurs Sikhs et leurs Cipayes. Ils ont l’espace
avec eux ; ils nous fatiguent d’abord avec leurs coloniaux et nous réser-
vent le dur pour le moment de notre essoufflement. En 15 jours exacte-
ment, ma compagnie a perdu trente hommes, le quart de son effectif. Qui
tombe en ce moment ? Les SS, les tankistes, l’élite de l’armée alle-
mande. Pendant ce temps les Russes sacrifient leurs minables. Leurs
pertes relativement énormes nous abusent. Il se pourrait que ces pertes
les fortifient.
- Tu exprimes exactement ma pensée. Mais comment se fait-il que
nous qui sommes en bas de l’échelle, au moins dans le domaine mili-
taire, nous voyons cela, alors qu’en haut on ne semble pas le voir ?
- Je ne sais. Mais le grand projet SS me semble bien compromis…
- Ottmar Amin von Leers, un de nos plus lucides et plus profonds
penseurs de géopolitique a déclaré du haut de sa chaire de la Faculté de
Berlin que cette déclaration de guerre à la Russie était la plus grande
folie commise dans l’histoire allemande et qu’elle plongerait l’Allemagne
dans un désastre sans précédent. Il a été immédiatement révoqué par
Goebbels et s’est exilé. Entre nous, je crois bien que c’est lui qui voit
juste. »
Émile voulut repartir, mais Klaus lui dit : « Reste, tu coucheras à
l’infirmerie. Pour une fois elle est vide.
- Ce n’est pas possible. Il me faut retourner avant la nuit à la tête
de ma compagnie ; pour le moment il n’y a qu’un sous-officier.
- Reste, c’est un ordre, reprit Klaus en souriant, les sous-officiers
allemands se débrouillent très bien à la tête d’une compagnie ; et je vais
moi-même inspecter le front et prévenir que tu ne reviendras que demain
matin. »
La semaine suivante toute la division fut envoyée au repos à Tar-
nov, en Pologne. Au cours d’une brève cérémonie, un général de la
Wehrmacht épinglait une dizaine de décorations. Émile recevait la croix
de fer de première classe et la médaille du corps à corps.
Après les remises de décorations vint l’heure du champagne au
200 LE GRAND SUICIDE
mess des officiers. Le Général s’approcha d’Émile et lui demanda :
« Vous avez un nom français. Vous descendez sans doute de Hugue-
nots.
- Non, je suis Français.
- Comment Français ? Alsacien ? Lorrain ?
- Non, pas du tout, je suis Français ; je suis de St-Etienne, près de
Lyon.
- Mais… que faites-vous dans l’armée allemande ?
- Volontaire. »
Le général marqua une pause, laissa percer du dédain : « Vous
nous avez combattus ; maintenant vous venez couper les lauriers avec
nous.
- Ces lauriers ont de dangereuses épines, mon général.
- J’en conviens. En somme, vous êtes une sorte de légionnaire à
rebours.
- Si l’on veut, mais mes motivations sont autres.
- Peut-on savoir vos motivations ?
- La réalisation d’un avenir nietzschéen.
- Oui, bien sûr… voilà pourquoi vous êtes dans la SS. Mais vos
espérances sont irréalistes. L’Allemagne est une nation chrétienne,
jeune homme, dites-vous bien cela.
- Votre génération, sans doute ; mais non la mienne.
- Elle y viendra. Je vous souhaite beaucoup de chance, mais vous
avez fait un pas bien hasardeux pour votre honneur.
- J’ai été à l’honneur aujourd’hui.
- Sans doute, sans doute… Les légionnaires sont décorés ; mais
je ne pense pas que les bourgeois français leur donnent volontiers leurs
filles en mariage.
- Exact, mais les filles se passent souvent du consentement des
pères. Quant à moi c’est sans importance : je suis marié à une révolu-
tionnaire espagnole qui a combattu contre Franco. » Le général ne dit
plus rien mais pensa : « Sans doute une de ces folles qui dansaient
autour des nonnes et des curés coupés en morceaux. »
Émile avait été imprudent. Il venait d’aggraver la volonté de faire
anéantir les SS chez un général de la Wehrmacht. Dépendant de l’OKW,
les SS étaient systématiquement envoyés dans des interventions suici-
daires où fondaient leurs effectifs, mal informés, abandonnés sans aver-
tissement. Ce jeu criminel dura jusqu’au limogeage de von Brauchitsch
par Hitler. Klaus avait alerté Erwin qui avait fait le voyage à Berlin et fait
un exposé précis à Himmler. Ce dernier s’était montré inquiet et avait
LA GUERRE 201
promis de donner à la Waffen SS un développement qui découragerait
les espoirs de liquidation des hobereaux de la Wehrmacht.
L’été et l’automne passèrent dans une cascade de succès alle-
mands. La maîtrise de Malte et de la Crête avait permis le débarquement
d’une force importante en Afrique du Nord et bientôt les noms de Rom-
mel et de l’Afrika Korps allaient faire le tour du monde. Smolensk, Kiev,
Kharkov étaient tombées et les meilleures terres à céréales d’Europe,
les pétroles roumains et le bassin industriel du Donetz étaient aux mains
des Allemands. Le 7 décembre le Japon entrait dans la danse ; en
quelques jours tombaient Hong Kong, Manille, Singapour, toutes les for-
teresses de l’Angleterre et des USA en Asie.
Mais Leningrad survivait dans un siège héroïque et le
17 décembre, les Russes prenaient l’offensive et dégageaient Moscou
menacé. Pour les Allemands commençait un hiver atroce qui donna lieu
à une décoration spéciale attribuée à tous les soldats qui se trouvèrent
en Russie et qu’ils appelaient entre eux « la médaille de la viande
congelée ». Faute d’un minimum de prévoyance au niveau de l’inten-
dance, il y eut des pieds gelés et des cécités dues à des ophtalmies par
dizaines de milliers.
Au prix de mille difficultés une rencontre fut organisée pour le sol-
stice d’hiver à Cracovie en Pologne ; elle rassemblait une vingtaine de
ceux qu’on aurait pu appeler la tête religieuse de la SS, mais qui n’en
étaient ni la tête militaire, ni la tête politique. C’était pour la plupart des
hommes, trop vieux pour les Ordensburgen, dont on examinait en haut
lieu les immenses connaissances, triant ce qui plaisait de ce qui déplai-
sait et s’abstenant soigneusement de leur conférer une autorité politique
officielle.
Un vieil Obersturmbannführer (colonel) prit la parole : « Cama-
rades, nous sommes ici entre gens de confiance. Je dois vous dire que
l’avenir de la véritable SS me préoccupe. Dès avant le début de cette
guerre, la disgrâce de Haushofer m’a été un coup très dur. Le geste
désespéré de Rudolf Hess sautant en parachute sur l’Angleterre le
13 mai passé n’était pas un geste de fou, mais la tentative ultime pour
empêcher l’Allemagne de s’enfoncer dans un conflit trop vaste pour nos
forces. La prise de position de notre ami Ottar Amin von Leers à l’entrée
en guerre contre la Russie confirme nos inquiétudes et rejoint nos
propres analyses.
La situation actuelle est moins brillante en réalité qu’en appa-
rence. Les Anglais et les Français dominent le Proche-Orient. Il n’est pas
sûr que les insurgés de Rachid Ali encadrés par nos agents triomphent
202 LE GRAND SUICIDE
du ressentiment des Arabes dû à notre ancienne alliance avec les Turcs.
Le ravitaillement en essence de l’Afrika Korps dépend trop de la marine
italienne.
Pour avoir la maîtrise de la Méditerranée et pouvoir opérer en
Afrique du Nord dans des conditions de sécurité, il nous faudrait tenir
Gibraltar et Suez. Mais Franco nous laisse tomber et ne nous autorise
même pas à traverser l’Espagne pour attaquer Gibraltar par voie de
terre.
En Russie nous subissons de durs revers près de Moscou. La
campagne d’hiver a été mal préparée et nos malheureux soldats en sont
les innocentes victimes.
Les succès du Japon sont actuellement le seul avantage qui ne
soit pas seulement apparent. Anglais et Américains s’en affolent réelle-
ment. Tous les rapports en provenance de chez eux le confirment. Mais
le Japon a exactement les mêmes problèmes que nous. Nous ignorons
combien de temps il pourra tenir contre le gigantesque potentiel indus-
triel des USA. Les succès japonais n’ont pas fait hésiter les USA à entrer
en guerre aussi contre nous. Pour vaincre, il nous faudrait parvenir aux
pétroles du Caucase. Et tout le monde ignore si ce sera possible.
En outre, des fautes politiques inexcusables ont été commises.
Nous pouvions gagner la guerre contre le gouvernement communiste
avec l’aide des populations, notamment des Ukrainiens. Il suffisait de
laisser se former des gouvernements indépendants, de leur confier les
prisonniers de guerre qui nous encombrent maintenant et nous immobi-
lisent plus de monde que ne vaut leur travail.
Notre devoir reste de nous battre et de tout faire pour gagner. Mais
le moment est aussi venu de penser à la survie de nos idéaux, donc à la
survie de ceux qui en sont porteurs. Soyons loyaux dans le combat, mais
ne soyons pas suicidaires. Et ne craignons pas de dénoncer les
manœuvres criminelles de certains généraux de la Wehrmacht pour qui
la destruction d’une unité de SS est aussi importante que la destruction
d’une unité bolchevique. J’ai terminé. »
Plus personne ne demanda la parole. Tout le monde approuvait.
De petits groupes se formaient. Erwin apprit à Klaus et à Émile que son
frère Rudolf était tombé devant Smolensk. Konrad von Birkenbach était
porté disparu, ce qui signifiait mort, car les partisans des marais du Pri-
pet contre qui il combattait ne faisaient pas de prisonniers. Émile pensa
à Xenia qui perdait à la fois un frère et un beau-frère.
Émile demanda à Klaus des nouvelles de Gisèle, ce qui voulait
dire aussi des nouvelles de Conchita qui ne pouvait écrire sans révéler
LA GUERRE 203
par l’adresse la présence de son mari dans la SS. La dernière lettre était
du 20 novembre et était parvenue le 10 décembre. Tout allait bien. Gisèle
devait avoir accouché de son second enfant, sinon c’était imminent.
Conchita allait bien, avait un moral de fer et devait certainement se trou-
ver à Bordj Arreghi pour deux ou trois mois. Elle était sur le point de quit-
ter Alger quand Gisèle avait écrit. Bonnes nouvelles aussi de Pilar et
Gaetano.
***
Au mois de mars 1942 Émile et Klaus se retrouvèrent à l’hôpital
militaire de Dresde où l’on rééduquait les paralysies. Klaus avait eu les
mains gelées et n’avait échappé que de justesse à une double amputa-
tion. La mobilité des doigts revenait lentement, le petit doigt de la main
droite restait froid et insensible. Émile avait sauté sur une mine qui l’avait
projeté à dix mètres de hauteur. Il s’en tirait miraculeusement avec une
fracture de trois métatarses du pied droit et des brûlures aux jambes. Il
avait aussi un sérieux choc des vertèbres qu’on lui soignait avec de dou-
loureuses élongations. Pendant son évacuation il avait attrapé de sur-
croît la fièvre tachetée (Fleckfieber), une saloperie due aux poux et qui
avait provoqué une infection de ses brûlures aux jambes.
Mais les deux hommes apportaient à guérir une farouche déter-
mination. Ils passaient le plus clair de leurs journées au portique de
gymnastique de l’hôpital, se suspendant à la barre fixe et faisant des
tractions, Klaus pour rééduquer ses mains, Émile pour élonger sa
colonne vertébrale traumatisée.
Début avril leur parvint une lettre de Gisèle, qui avait effectué les
trajets Alger-Smolensk et Smolensk-Dresde avant de leur parvenir, en
gros 5 000 km. Elle était datée du 16 février. Elle parlait de la petite Isa-
belle qui avait maintenant deux mois, ce qui prouvait que la lettre
annonçant la naissance s’était perdue. Le petit Émile avait maintenant
deux ans et demi et parlait tout autant le kabyle que le français. Conchita
et sa petite Hélène allaient bien. Tout le monde les attendait avec impa-
tience.
Ils ne quittèrent l’hôpital que le 20 août. La veille ils apprirent par
une lettre de Xenia la mort d’Erwin tombé en franchissant le Don. Der-
nier survivant des trois frères Vogel, Franz avait été renvoyé à l’arrière,
à Munich. Il rentrait tous les soirs coucher au château des Birkenbach.
Xenia elle-même attendait un second enfant. Les deux convalescents
étaient atterrés, Klaus surtout qui aimait Erwin comme un frère. Il eut
204 LE GRAND SUICIDE
envie d’écrire à Waltraut dont il connaissait toute la douloureuse histoire,
mais il recula devant l’inutilité des mots.
La guerre commençait à révéler son vrai visage, celui d’une
écœurante boucherie, d’un charnier aveugle qui allait mettre fin à trois
millénaires de prédominance européenne dans le monde.
Quittant l’hôpital, Klaus et Émile furent envoyés en convalescence
dans les Vosges. Ils télégraphièrent à Alger. Rédigé en français, le télé-
gramme parvint de suite. Gaetano et Pilar étaient par bonheur chez eux
et prévinrent Gisèle et Conchita qui partirent rejoindre leurs maris. Mais
elles n’arrivèrent pourtant que le 2 septembre et durent repartir le 24
pour arriver à temps pour la rentrée scolaire. Cette fois ce fut Conchita
qui repartit enceinte. Les deux hommes étaient réconfortés d’avoir revu
leurs épouses et leurs enfants. Mais ils en avaient marre de la guerre. La
foudroyante avance allemande jusqu’à Stalingrad, les succès, puis les
déboires de Rommel, tout les laissait indifférents. Ils avaient connu de
trop près les vilenies des rivalités entre grands chefs militaires, les pro-
fondes divisions de l’Allemagne en guerre pour croire encore à une issue
heureuse du conflit. Le grand projet chevaleresque et culturel, la liquida-
tion possible de l’ère chrétienne qui avaient entraîné leur adhésion
étaient trop compromis. Ils n’avaient plus qu’un but : survivre, sortir de
l’enfer et retrouver une vie paisible dans les montagnes kabyles.
Ils furent d’accord pour faire traîner leur incapacité, tricher avec
les tests de restitution de leurs fonctions. Pourtant leur petite comédie ne
pouvait durer autant que la guerre. Ils partirent le jour où l’on annonça le
débarquement américain en Afrique du Nord, situation désastreuse pour
eux parce qu’elle coupait le contact avec leurs familles et leurs amis. Six
semaines plus tard c’était Stalingrad et le début d’une débâcle qui ne
devait cesser qu’avec l’anéantissement de l’Allemagne.
Petit à petit ils furent à nouveau happés par la guerre. Les SS
étaient envoyés partout où la situation était désespérée. Les combat-
tants de la Wehrmacht les baptisèrent alors les pompiers, ceux qui inter-
viennent en cas de catastrophe. Ils subissaient des pertes effroyables.
Plus question de repos, plus question de permissions. Des permissions
pour aller où ? Sous les bombes qui rasaient toutes les villes alle-
mandes ? Qui bouleversaient les ruines dans des quartiers de Berlin et
de Hambourg qui n’avaient plus un seul habitant depuis des mois ?
Transitant par Breslau en février 1944, Émile apprit par des sol-
dats venant de Prague qu’une unité de volontaires français s’y trouvait à
l’instruction. Il réfléchit à la conduite à tenir. Cela pouvait constituer une
planque pour quelques mois. Klaus également pouvait peut-être y trou-
LA GUERRE 205
ver la tranquillité grâce à sa parfaite connaissance du français. Il alla le
voir pour discuter de la chose. Finalement ils décidèrent d’y aller libre-
ment et en observateurs. Klaus fit établir une feuille de permission et de
route pour Émile qui devait théoriquement se rendre à Munich, mais
n’irait qu’à Prague. Il y arriva début mars, mais apprit à la caserne d’ar-
tillerie que les Français, environ deux bataillons, étaient au champ de
manœuvre de Beneschau. C’était tout près de Hradischko. Il reprit le
bateau en se proposant de demander asile pour la nuit au château des
stages politiques. Il le trouva presque vide. La sentinelle lui apprit que le
château était maintenant la demeure du commandant Lohmann qui n’al-
lait pas tarder à rentrer. Émile s’assit dans la salle du poste, derrière la
guérite et s’assoupit sur une chaise. Une fatigue étrange l’envahissait, le
sentiment d’avoir passé d’un rêve merveilleux à un cauchemar, d’être au
seuil d’un éveil pire que ce cauchemar. Un homme en civil, costume de
chasse, chapeau à barbe de chamois et fusil sur l’épaule entra et l’inter-
pella rudement :
« On ne vous a pas appris à saluer ?
- Je n’ai pas appris à saluer les civils. En outre même les géné-
raux ont à saluer d’abord la croix de fer.
- Bon, je vois que vous ne me connaissez pas. Alors je me pré-
sente : commandant Lohmann. Que voulez-vous ?
- J’ai fait ici un stage au printemps 41. Je voulais demander l’asile
pour la nuit.
- Vous êtes en permission ?
- Oui, je devais me rendre à Munich. Mais j’ai appris à Prague
qu’une unité de volontaires français se trouvait dans le champ de
manœuvres. J’aimerais voir de près qui sont ces gens.
- Vous pouvez coucher, il n’y a pas de problème. Les Français,
vous les trouverez à Networschitz. Mais pour y aller je ne peux vous prê-
ter qu’un vélo.
- Ce sera parfait ; merci beaucoup.
- Ô ce ne sera pas parfait ! Vous trouverez des zones de routes
encore enneigées. Mais je ne peux faire mieux. »
Il alla souper à l’auberge du village. La patronne, une brunette
d’une trentaine d’années, le regardait intensément. En le servant, elle se
pressait contre lui. Il se prêta au manège et lui entoura les hanches de
son bras. Elle posa alors sa joue contre la sienne et lui souffla : « Je
ferme à 10 heures, mais je laisserai la porte ouverte ; avant de monter tu
tireras le verrou. »
Il alla au rendez-vous. Son but n’était pas seulement de baiser la
206 LE GRAND SUICIDE
femme, mais de comprendre les vraies motivations de sa facilité. Il la
trouva agréable, capable de ce subtil mélange de perversité et de ten-
dresse qui fait les femmes qu’on appelle « chattes ». Il attendait ses pro-
pos, et les propos vinrent : « Cette guerre est absurde… de partout les
Tchèques se préparent à la vengeance… pourtant il y aurait mieux à faire
que la vengeance… les Russes seront probablement pires que les Alle-
mands… il vaudrait mieux s’entendre alors qu’il est encore temps… »
Émile réfléchit un moment, acquiesça et précisa : « Si les partisans tchè-
ques sont en mesure de faire admettre aux Anglo-Saxons que l’Allema-
gne a le droit d’exister dans ses limites ethniques, alors la paix est pos-
sible et l’invasion russe peut être épargnée à la Bohème. Mais il faudra
que les partisans soient plus persuasifs que Rudolf Hess. » La femme
eut une expression attristée, comme si elle découvrait soudain qu’elle
était manipulée. Elle regarda Émile avec un reflet de douceur non feinte
dans ses yeux sombres et veloutés, enfouit sa tête sur son épaule et
murmura : « Pourquoi avez-vous commis cette horreur de Lidice ? Vous
êtes tombés dans le piège de la violence. Il aurait bien mieux valu ne pas
venger l’assassinat de Reinhard Heydrich auquel la population tchèque
n’avait eu aucune part. Les Tchèques avaient été pendant un millénaire
membres de l’empire allemand. On ne vit pas mille ans ensemble sans
qu’il se crée des liens. Mais les Allemands ont été désastreusement mal-
adroits. » Émile marqua un silence, puis répondit : « Nos chefs ont été
maladroits. Il y a une chose que je comprends mal, mais que je constate
depuis mon enfance, c’est que dans tous les mouvements politiques,
dans toutes les hiérarchies sociales, plus on monte les barreaux de l’é-
chelle, plus on trouve la prétention, la suffisance et la stupidité. Les
meilleurs sont toujours en bas et les pires en haut. C’est mon casse tête ;
je tente de comprendre, mais je n’y parviens pas. »
Il quitta l’auberge, prit un vélo, traversa le pont de la Moldau et
s’engagea sur la route de Beneschau. Les zones en forêt étaient encore
enneigées et il devait rouler avec précaution. Il calcula qu’on était le
dimanche 19 avril. Il rencontra un groupe de filles qui portaient un panier
de linge. Elles étaient pieds nus dans la neige et riaient comme des folles
lorsqu’elles glissaient et devaient poser leur lourde corbeille. Il pensa
qu’en semblable circonstance des Françaises pleureraient et se considé-
reraient comme le dernier degré des damnées de la terre. Il proposa aux
jeunes bohémiennes de leur venir en aide, mais elles pouffèrent de rire
en disant : « Nix verstanden ! » (pas compris). Elles étaient petites,
brunes aux yeux noirs, avec des formes vigoureuses et un visage écla-
tant de santé. Il pensa aux filles kabyles et sombra dans une grande nos-
LA GUERRE 207
talgie. La civilisation était une triste chose, la complète antithèse de tout
ce qui faisait les beautés de la vie. Il fallait revenir en Kabylie et y
attendre la suite, la désintégration de la pourriture, de cette pourriture
qui, en refusant la révolution allemande, se condamnait irrémédiable-
ment à l’auto-destruction. Certes, cette révolution allemande était encore
dans les limbes. Elle avait besoin d’être mûrie, précisée, systématisée
par l’esprit méditerranéen ; c’est pourquoi sur le plan de la réalisation
sociale, elle n’avait pas encore trouvé sa voie hors du capitalisme pater-
naliste, d’un paternalisme imposé par l’état national-socialiste, mais qui
restait quand même pour le travailleur une situation octroyée et non une
situation conquise par la lutte sociale. Beaucoup de SS se rendaient
compte de cela ; en conséquence, ils souhaitaient la paix et la confron-
tation idéologique avec les communistes. La tendance était si forte que
le général Ohlendorf avait même dépêché des hommes du SD pour lut-
ter contre ; et Himmler avait dénoncé cette tendance jugée par lui dévia-
tionniste ; dans tous les foyers et centres SS traînait sa brochure : « La
SS comme organisation de combat antibolchevik. » Émile songeait pour-
tant que seulement dans la sève historique allemande dont le natio-
nal-socialisme était une éclosion complexe et immature se trouvait le
véritable anticapitalisme, celui qui lui ôtait son pouvoir, son prestige et sa
séduction en plaçant les valeurs de l’être au-dessus de celles de l’avoir.
À Beneschau il entra dans une auberge pour boire un ersatz de café. Il
eut la chance d’y trouver un groupe de sous-officiers et de soldats qui
parlaient français. Il s’assit à la table voisine écouta d’abord leurs propos.
Les hommes semblaient dépités d’avoir été placés sous le commande-
ment d’officiers français : « Ces cons-là nous ont valu la débâcle en 40.
Ce n’est pas parce qu’ils portent maintenant l’uniforme feldgrau qu’ils
seront plus capables. Et t’as vu ce matin ? Il y en a cinq qui sont allés à
la messe. » Émile fit l’innocent et dit : « Camarades, je ne vous com-
prends pas bien : la France est bien une nation catholique ? » Les
Français s’esclaffèrent et le sous-officier répondit : « Quand votre lour-
deau de Luther est venu sauver le Christianisme en perdition, quand il a
inventé ce que Nietzsche appelle avec raison la forme de Christianisme
dont il est le plus difficile de guérir alors oui, la France est restée catho-
lique, parce que le catholicisme était du Christianisme dénué de sérieux.
Malheureusement, pour résister à l’expansion protestante, il a dû revenir
au sérieux.
- Vous êtes Nietzschéen ?
- Oui, et c’est pour cela que je suis ici. Mais nous sommes sub-
mergés par des volontaires et des officiers venus défendre l’Occident
208 LE GRAND SUICIDE
chrétien contre la barbarie bolchevique. Ils se sont trompés d’armée et
auraient mieux fait d’aller rejoindre les soldats du Christ de Churchill et
de Roosevelt. Mais nous ne pouvons pas le dire nous nous ferions accu-
ser de démoralisation.
- Il y a longtemps que vous vous êtes engagés ?
- Non, de trois à six mois. Nous sommes tous partis après le
désastre de Stalingrad, le débarquement américain en Afrique du Nord,
la défaite de Rommel, le débarquement en Italie et le recul allemand en
Russie.
- Et qu’est-ce qui vous a poussés ?
- De toute façon nous ne pouvions pas nous engager avant ; cela
aurait paru de la servilité. Maintenant où l’Allemagne est en danger, c’est
différent. Notez bien que nous sommes sans illusions ; nous savons par-
faitement que cela n’empêchera pas les cocos et les gaullistes de nous
traiter comme des traîtres et des valets de l’occupant. Les communistes
oublieront vite que l’« Humanité » a été le premier journal à solliciter l’au-
torisation de reparaître en France occupée et que leur patriotisme ne
date que de l’entrée en guerre contre la Russie. Je ne suis pas pour
Pétain ; c’est une vieille baderne chrétienne ; mais il a eu bien raison de
nous dire : « Français, vous avez la mémoire courte ! »
- Mais vous ne m’avez toujours pas dit vos buts en vous battant à
nos côtés.
- Chacun a les siens… Je pense que je n’ai rien à faire dans une
Europe dominée par le bolchevisme, et encore moins dans une Europe
dominée par la pourriture culturelle américaine.
Si l’Allemagne perd cette guerre, ce sera la fin de l’Europe. »
Émile parlementa au comptoir avec la patronne, revint s’asseoir
près des volontaires français, examina leurs visages énergiques, un peu
sombres. Il était perplexe. Devait-il révéler sa qualité de Français ? Non,
cela ne servirait à rien ; il ne pourrait pas renverser la tendance profonde
de cette unité. Les Allemands en étaient à recruter de la chair à canon.
Et des idéalistes lucides se trouvaient pris dans le piège, n’auraient
même pas la consolation de crever dans des conditions claires, au milieu
des leurs. Il en avait la nausée ! La patronne arriva avec une bouteille de
schnaps et des verres. Ils trinquèrent à une victoire à laquelle pas un
d’eux ne croyait. Puis Émile serra la main de ses compatriotes et reprit
la route de Hradischko. Il en avait assez appris et n’avait plus qu’à
rejoindre Klaus. Il pédalait lentement, montait les côtes à pied et songeait
à la lucidité de ses compatriotes. Beaucoup de combattants allemands
croyaient encore à l’arme secrète, à une course scientifique que l’Alle-
LA GUERRE 209
magne gagnerait. De partout on entendait parler de réunions confiden-
tielles d’officiers au cours desquelles Hitler en donnait l’assurance.
D’autres espéraient un renversement d’alliances : l’Occident faisant bloc
contre le communisme. D’autres encore, plus rares et uniquement parmi
les SS, souhaitaient et espéraient un peu une entente avec Moscou, une
synthèse révolutionnaire qui serait le tombeau de la pourriture capitaliste
et chrétienne, un barrage contre le profond désespoir américain exprimé
dans les hurlements d’angoisse du jazz et des spirituals, ainsi que dans
la philosophie du « tout est à vendre, ce n’est qu’une question de prix. »
Les volontaires français avaient aussi raison de prévoir un déchaîne-
ment de haine fanatique de la part des communistes et des démocrates.
Émile pensa à Katyn : avançant à travers la partie de la Pologne occupée
par les Soviétiques, les Allemands découvrirent un charnier contenant
les corps de 10 000 officiers polonais. Ils demandèrent avec insistance la
venue d’une commission d’enquête internationale : l’état de décomposi-
tion avancé de cadavres prouvait de manière irréfutable que ce charnier
était l’oeuvre des Russes et non des Allemands qui arrivaient seulement.
Mais les Anglo-Saxons refusèrent cette commission. La conclusion était
simple les Alliés avaient l’intention de mettre ce massacre sur le dos des
Allemands, ce qui ne manqua pas d’arriver. Émile pensait que l’après-
guerre verrait déferler sur eux un océan de calomnies répercuté par la
presse du monde entier. Mais pouvait-on encore tenter de vaincre ?
Quelle attitude avait encore un sens ? Tenter de survivre, bien sûr,
attendre le pourrissement des vainqueurs, implanter des cellules saines
au sein d’une humanité agonisante de décadence. Pour lui, pour Klaus
cela signifiait rejoindre leurs femmes et leurs enfants en Kabylie. Cela
supposait qu’ils ne soient pas tués ou mutilés avant la fin de la guerre et
rien n’était moins sûr…
***
En août ils partirent en Hongrie. Le climat n’y était pas sûr. La tra-
hison était dans l’air. Les autorités SS tentaient de réquisitionner un
important contingent de chevaux pour créer des unités hippomobiIes et
économiser l’essence. Mais les chevaux disparaissaient mystérieuse-
ment du paysage hongrois… Les paysans ne croyaient plus à la mon-
naie allemande, l’arrivée des Russes surviendrait d’ici quelques mois,
peut-être d’ici quelques semaines. Les autorités allemandes accusaient
les Juifs de rafler les chevaux à des prix de surenchère et de les faire
disparaître. Ils arrêtèrent Manfred Weisz le magnat de la sidérurgie hon-
210 LE GRAND SUICIDE
groise et quelques autres notables juifs. Après d’obscures tractations, le
magnat fut relâché, puis réarrêté. Quelques trains de Juifs partirent pour
la Suisse et le Portugal. Puis l’horreur commença, l’évacuation de toute
la population juive danubienne vers l’Autriche. Cette évacuation était
absurde, tous les SS en jugeaient ainsi ; elle immobilisait plusieurs régi-
ments qui auraient été précieux sur le front des Carpathes. Mais en haut
on ne comprenait pas. Klaus et Émile se trouvèrent piégés dans cette
entreprise farfelue ; eux qui se battaient depuis trois ans contre les
Soviétiques savaient que bientôt les Russes occuperaient la Hongrie et
que l’Allemagne se mettait inutilement sur les bras des bouches qu’elle
ne pourrait même pas nourrir. Tous les permissionnaires qui remontaient
au front disaient qu’il faisait meilleur vivre au front qu’au pays. L’Alle-
magne était écrasée sous les bombes : bombes incendiaires d’abord,
suivies peu après des bombes soufflantes pour répandre l’incendie, puis
des bombes à retardement pour gêner les secours. Dans cette apoca-
lypse, le ravitaillement était réduit au minimum vital ; même les vieux
Allemands qui avaient connu les famines de la fin de la première guerre
mondiale et des années suivantes étaient exténués. On ne s’endurcit
pas contre la sous-alimentation. Pourtant tout le monde se taisait et lais-
sait la priorité du ravitaillement à l’armée. Des filles de 15 ans se don-
naient aux soldats de peur de mourir avant d’avoir connu le ravissement
sexuel. Effectivement et pour la première fois dans l’histoire il y eut plus
de civils que de militaires tués : 6 millions contre 5 millions, et selon toute
vraisemblance il en fut de même en Russie. Gavés d’horreur, Émile et
Klaus ne pensaient même plus à eux. La Kabylie, Gisèle, Conchita, les
enfants, tout cela était un rêve, un monde irréel qui n’avait sans doute
jamais existé ; ils devaient faire effort pour y croire.
À Vienne ils furent libérés de leur pénible mission. Les Juifs allè-
rent dans un camp en attendant Auschwitz. La capitale de l’ancienne
Autriche était intacte et c’était bien la seule grande ville du Reich qui
avait cette chance. Ils entrèrent dans un restaurant, mangèrent un plat
de légumes indéfinissables avec un soupçon d’orge perlé. Un orchestre
tzigane attaqua une rhapsodie. Émile regarda les musiciens et resta sou-
dain comme pétrifié. « Tu as reconnu quelqu’un ? demanda Klaus.
- Oui ; quand ils auront fini, demande donc au plus vieux, à celui
qui a les favoris grisonnants s’il n’est pas parisien.
- Il ne ressemble pas à un Tzigane.
- Rien d’étonnant : il est aussi français que moi. »
Émile expliqua… Il avait vu cet homme dans un congrès anar-
chiste à Clermont-Ferrand en 1937. Des camarades lui avaient assuré
LA GUERRE 211
que celui qui se faisait appelé Maréchal, mais portait en réalité le nom
prédestiné de Fauche, vivait comme un pacha. Grâce à une simple série
de boîtes aux lettres dans les divers arrondissements de Paris, il était
inscrit au chômage dans 19 de ces arrondissements ; il n’avait négligé
que le 16eme jugé trop dangereux à cause du nombre infime de chô-
meurs qui y étaient domiciliés. En outre il déclarait un enfant chaque
mois et touchait chaque fois la prime à la naissance. Le jeu avait duré
plusieurs années. Il avait amassé une coquette fortune et roulait dans
une traction avant, la voiture de luxe de l’époque.
« Je te parie qu’il a été pris pour une affaire de faux papiers, dit
Émile, il en avait une pleine valise. »
À la pause de l’orchestre Klaus alla aux renseignements. Faisant
d’abord remarquer à Fauche qu’il n’avait pas le type tzigane, Klaus lui
demanda à quel titre il était ici. Il s’entendit répondre par une question :
- Comment savez-vous que je comprends le français ?
- J’ai séjourné à Paris ; je reconnais les Français au premier
regard. »
Ce personnage haut en couleurs raconta qu’il avait monté une
organisation de ravitaillement en Normandie. Il avait dû fuir devant les
Américains. Il s’était fait rafler par les Allemands et ne savait pas pour-
quoi. Il avait d’abord travaillé comme plongeur ; mais étant guitariste il
avait obtenu de jouer avec les Tziganes.
Klaus alla rapporter cela à Émile qui sourit : « Celui-là ne man-
quera jamais de rien. Mais je ne peux m’empêcher de le trouver sympa-
thique. » Il ne dit rien à Klaus mais pensa en lui-même : « Un type à ne
pas perdre de vue : nous aurons sans doute bientôt besoin de faux
papiers. »
Ils repartirent pour le front, pour un front qui craquait de partout.
L’offensive de von Rundstedt et de Sepp Dietrich dans les Ardennes
ramena un bref espoir, aussi bref que la durée du succès. Rappelés du
front de l’Ouest, ils firent un stage à Wiesbaden où Otto Skorzeny entraî-
nait des commandos parachutistes. On était à la mi-février 45. Klaus y
retrouva deux anciens camarades du stage de Sonthofen en 1936. Ils
avaient assisté l’avant-veille à l’anéantissement de Dresde. Ville hôpital
déclarée ville ouverte, Dresde était restée épargnée par les bom-
bardements jusqu’au 13 février 45, date de sa destruction à deux mois
et demi de la fin de la guerre et alors que l’issue était déjà décidée, les
zones d’occupation délimitées aux accords de Yalta. Inondée de phos-
phore, de bombes explosives et de bombes soufflantes, la ville fut rasée
en une seule fois ; dans les ruines brûlantes de la Florence allemande,
212 LE GRAND SUICIDE
les secours identifièrent 135 000 morts allemands ; les étrangers, encore
plus nombreux, furent enterrés dans la chaux vive ou incinérés en tas
sans être ni comptés, ni identifiés. Il fallait tenter d’éviter une épidémie.
Indigné de ce crime de ses compatriotes, du moins des dirigeants
anglais, Irwin Jones écrivit un livre qui est un terrible réquisitoire : « La
nuit la plus terrible de l’histoire. » Effectivement, le nombre des victimes
fut à peu près 5 fois celui de Hiroshima.
Émile et Klaus ne croyaient plus à rien qui put encore justifier la
poursuite du combat. Ils se retrouvèrent à la mi-avril en Forêt Noire,
assistèrent à l’anéantissement parfaitement inutile de Freudenstadt à
quelques jours de la fin. Comme Dresde, Freudenstadt était une ville
hôpital. Incendiée et bombardée par l’aviation française, puis livrée aux
thabors marocains, la coquette ville d’eau subit à son échelle le même
sort que Dresde, avec le viol en plus. Plusieurs milliers de femmes se
présentèrent dans les hôpitaux périphériques pour échapper aux consé-
quences des viols subis.
Il n’y avait plus rien, plus de commandement. Le matin du 5 mai,
un groupe de chasseurs de la SS, huit hommes au total, apprit par un
paysan qui allait livrer son lait à Freiburg que les Français occupaient
déjà tout le Württemberg. Émile était songeur : dans l’apocalypse, les
paysans continuaient à ravitailler ce qui restait des villes, parce qu’il fal-
lait bien que les enfants aient du lait ; en d’autres pays, les paysans
auraient fait des stocks, vendu au marché noir… La discipline allemande
révélait son vrai visage : celui du civisme et de l’humanité plus forte que
la rapacité ; tant pis pour les images d’Epinal sur le Boche stupide et dis-
cipliné, perdu dès qu’il n’a plus de supérieur pour le commander.
Les deux hommes obtinrent des vêtements civils, enfouirent leurs
armes, réussirent à marches forcées à gagner Stuttgart où ils se firent
arrêter par une patrouille américaine.
Ils réfléchirent à la conduite à tenir. Ils étaient vivants et presque
intacts, ce qui était une chance inouïe pour des hommes qui avaient fait
la totalité de la guerre. Émile pouvait s’en tirer une fois en France. Il avait
conservé son livret militaire français et n’était pas démobilisé. Il lui suffi-
sait de se déclarer prisonnier libéré. En cas de curiosités désagréables,
d’interrogatoire sur son emploi du temps, il déclarerait qu’il était resté
comme aide jardinier et palefrenier au château de Birkenbach. Xenia n’é-
tait pas gaffeuse et ferait le cas échéant les réponses adéquates. Il fal-
lait donc débarquer en France en costume militaire français ou en civil.
Pour Klaus, ce serait beaucoup plus compliqué. Il ne pourrait cacher sa
qualité de SS et cela pouvait avoir les pires conséquences.
LA GUERRE 213
Le hasard vint à leur secours. Fin mai les Américains demandè-
rent des infirmiers. Tous les hommes de commandos avaient appris le
secourisme d’urgence. Ils se présentèrent donc et affirmèrent sans sour-
ciller qu’ils avaient été infirmiers à l’hôpital de Dresde jusqu’à la destruc-
tion de la ville. Depuis ils erraient un peu partout. Ils signalèrent aussi
leur connaissance du français. Et le 10 juin ils arrivaient à nouveau à
Freudenstadt. Pour Émile il y avait un risque : être reconnu par des
Français.
Ils furent reconnus, mais par quelqu’un d’autre… Dans une salle
de grands blessés ils virent un visage de femme exsangue auréolé de
splendides cheveux roux. Ils regardèrent la femme, se regardèrent.
Émile murmura d’une voix blanche : « C’est elle ! » C’était Waltraut. À tra-
vers l’apocalypse, elle avait suivi un prisonnier français, un jeune et beau
Corse prêt à faire toutes les folies pour elle. Autant pour arracher ses
enfants à l’enfer que pour elle-même, elle l’avait suivi après avoir confié
ses enfants à sa belle-mère. Mario, le Corse, avait promis avec une
sincère générosité de faire venir les enfants dès que possible. Il avait
montré de paradisiaques photos de son village de pêcheurs. Il était intel-
ligent, sensible. Peut-être tous oublieraient l’horreur sous le soleil médi-
terranéen… Ils réussirent à se faire loger pour une nuit dans le garage
d’une villa. Assis à terre, le dos calé dans un angle, Mario tenait Waltraut
dans ses bras et la réchauffait de son mieux. Ils ne s’assoupirent que sur
le matin. Le bruit des bombes, les hurlements tardifs des sirènes les
éveillèrent pour quelques secondes. Le sol fut soulevé et le plafond s’ef-
fondra. Waltraut eut le temps de voir Mario coupé en deux à côté d’elle.
Elle se réveilla à l’hôpital en proie à une horrible nausée. Elle replongea
dans l’inconscience et se réveilla plusieurs fois.
Au bout d’un temps indéterminable elle réussit à promener ses
mains sur son corps et constata qu’elle n’avait plus de jambe droite. Elle
n’eut plus qu’une idée : mourir. Elle se privait sur les insuffisants repas de
l’hôpital, demandait des calmants systématiquement refusés, car
ils faisaient défaut. Mais sa robuste nature résistait à sa volonté et retar-
dait la délivrance.
Elle ouvrit les yeux, reconnut Klaus et Émile, fit signe de la main.
Ils s’approchèrent. Elle saisit le poignet de Klaus : « Tu étais un frère pour
Erwin, tu es mon ami ; aide-moi !
- Comment ?
- Je veux en finir, aide-moi. Non, ne dis rien ! Ma mère, mon père,
mon mari, mon ami, moi-même affreusement mutilée, c’est trop. Aide-
moi Klaus !
214 LE GRAND SUICIDE
- Des millions de femmes sont dans ton cas, Waltraut.
- Je sais, Klaus, mais je ne veux pas vivre diminuée ; je ne veux
pas vivre à n’importe quel prix. Tu expliqueras à la maman d’Erwin. Aide-
moi ! »
Les deux hommes se regardèrent. Autrefois ils avaient passé une
convention entre eux, comme des millions de soldats allemands avec
leur meilleur camarade : si l’un était aveugle, horriblement défiguré,
émasculé ou gravement mutilé, l’autre devait l’achever. Et chacun l’au-
rait fait par amitié pour l’autre. Alors ils ne se sentaient pas le droit de
refuser à Waltraut. Klaus promit, se pencha sur la jeune femme et l’em-
brassa tendrement. Il prit de gros risques en volant une boîte complète
de calmant. Deux heures plus tard Waltraut dormait de son dernier som-
meil. Il n’y aurait pas d’autopsie. Un mort de plus, c’était une place
libérée ; on avait autre chose à faire que des contrôles inutiles.
Début juillet parvint une nouvelle affolante. Dans un hôpital voisin,
on avait regardé sous le bras gauche de tout le personnel allemand.
Tous les hommes qui portaient le tatouage de leur groupe sanguin
étaient arrêtés d’office, brutalisés et emmenés dans un camp de prison-
niers SS.
Klaus décida d’attendre et Émile de partir. Chacun avait son plan.
Le bruit courait que les Français acceptaient des SS dans la Légion
étrangère ; cela signifiait pour Klaus le retour en Algérie dans les
meilleures conditions espérables. Émile vola un uniforme au poste de
police dans le dos de la sentinelle. Il avait en poche un certificat de l’hô-
pital où il avait travaillé et où il était censé avoir été soigné comme pri-
sonnier français malade. Il suffisait de faire vite. Une jeep conduite par
un sergent le conduisit à Strasbourg où il prit le train pour Marseille. Il
grimpa dans un bateau sans billet, le plus naturellement du monde et
deux heures avant le départ. La traversée fut sans ennui, mis à part l’es-
tomac qui criait famine. Au débarcadère, les douaniers et les policiers de
service le retinrent. Mais au vu de son adresse à Alger figurant sur son
livret militaire français qu’il avait précieusement conservé, ils le laissèrent
passer. Il leur avait assuré avoir perdu son titre de transport.
Un quart d’heure plus tard il sonnait à sa propre porte. Un petit
garçon de six ans vint lui ouvrir : « Tu viens voir ma maman ou mon
papa ? Parce que mon papa rentre que ce soir.
- Je viens voir les deux et je sais que tu t’appelles Fernando.
- Oui, comment tu sais ?
- Je m’appelle Émile.
- Émile ! Eh bien ! Tu as de la chance ; mon papa et ma maman
LA GUERRE 215
disent tous les jours que tu es mort. »
Pilar entra avec un filet de légumes et de poissons. Elle embrassa
l’arrivant, mais fut un moment sans voix. Elle finit par articuler : « Tu pour-
ras dire que tu nous as fait faire du souci ! » Elle le regarda avec une
interrogation muette.
« Klaus est vivant et indemne comme moi. Je ne sais pas com-
ment il pourra arriver. Il est possible qu’il passe par la Légion.
- La Légion ? Mais il ne faut pas. Ils l’enverront en Indochine. Ça
barde là-bas. »
Émile soupira : « On s’en sortira ! L’important c’est qu’il arrive jus-
qu’ici. »
Le lendemain il était accueilli en gare de Tizi-Ouzou par Conchita
venue avec l’Hotchkiss ; elle était accompagnée de deux enfants ;
Hélène allait avoir cinq ans et elle embrassa son papa sans timidité ;
Conchita souleva le petit garçon en disant : « Et voilà notre petit Frédé-
ric ! » Le bonhomme se cacha dans le cou de sa mère et lança un regard
espiègle. Émile n’avait appris son existence que la veille.
Conchita voulut laisser conduire son mari, mais celui-ci refusa :
- Non, j’ai le vertige… » Il se hâta d’ajouter : « Klaus est indemne
ou presque, comme moi. Il va s’engager dans la Légion et ensuite se
faire réformer. »
Gisèle était dans le jardin lorsqu’ils arrivèrent. Émile ne prit pas le
temps de l’embrasser avant de lui lancer : « Klaus va très bien, il va venir
aussi. »
Le petit Émile arriva, tenant sa sœur Isabelle par la main : « C’est
toi mon papa ?
- Non, mais il va arriver aussi. Moi je suis le papa d’Hélène et de
Frédéric. »
Émile ajouta à voix basse pour les deux femmes : « Il y a des mil-
lions de combattants qui ne connaissent pas leurs enfants, qui sont
morts sans les voir. Nous autres, nous sommes vivants. » Il marqua une
pause : « L’Allemagne doit avoir plus de 10 millions de morts. Nous
sommes des revenants de l’enfer. » Les femmes se regardèrent, incré-
dules : « Plus de 10 millions ? »
***
Klaus crut habile de devancer le désastre. Il alla trouver le méde-
cin-major de l’hôpital et lui déclara dans son pur français : « Il y a main-
tenant 5 ans que je manipule des charcutés et respire de l’éther. J’en
216 LE GRAND SUICIDE
deviens fou. Je voudrais partir dans la Légion étrangère.
- Quelle idée ! Votre guerre ne vous suffit pas, vous en voulez
encore ?
- Je veux quitter l’Allemagne ; je parle couramment français ; je
veux tenter ma chance d’une vie nouvelle.
- D’une vie nouvelle ? Si vous vous retrouvez à plat ventre dans la
boue en train de vous battre contre les Gna-Koués, vous l’aurez bien
cherché. Enfin… si c’est votre goût. Les Allemands sont un peuple qui
aime la guerre ; autant qu’ils la fassent pour nous que contre nous. Je
transmettrai votre demande. »
Klaus eut envie d’étrangler l’imbécile en lui entendant dire que les
Allemands aiment la guerre. Mais le truc marchait et bientôt il serait dans
les bras de Gisèle. Il remit sa demande écrite dès le lendemain et fut
convoqué le surlendemain au PC de la division, auprès du peloton de
gendarmerie de campagne. Les gendarmes le reçurent avec une ironie
méprisante : « Nous, on fait tout pour ne pas partir en Indochine, et toi ça
t’amuse… Enfin, les goûts et les couleurs… »
En rentrant à l’hôpital, il apprit que le contrôle des tatouages avait
justement été fait en son absence et ce coup de chance incroyable lui
apparut comme un signe du destin : tout allait bien marcher.
Début août il débarquait à Sidi-Bel-Abbès après avoir transité par
le Fort St Jean à Marseille. Il télégraphia à Gisèle. Celle-ci fut à la fois
soulagée, contente et atterrée. Car il allait y avoir de brèves retrouvailles,
mais en suite l’Indochine, la bagarre, les fièvres. En effet, les prévisions
des SS allaient être rapidement dépassées. Dès la fin de la guerre et l’é-
crasement de l’Allemagne, les éléments nationalistes qui avaient écouté
les Allemands mais n’avaient que peu agi par crainte de seulement
changer de maître se déchaînèrent soudain ; ils voulaient profiter de
l’affaiblissement des nations colonialistes, ne pas leur laisser le temps de
reconstituer leurs forces. La guerre éclair du Japon avait soulevé dans
toute l’Asie une immense espérance en détruisant le mythe du Blanc
invincible. Même la Chine, ennemie traditionnelle du Japon, profitait de
cette gigantesque lame de fonds.
Sans laisser à la France, à l’Angleterre et à la Hollande le temps
de respirer, l’Indochine, l’Inde et l’Indonésie entraient en effervescence.
Cette effervescence était en outre attisée par l’action rivale, mais conver-
gente, des agents soviétiques et américains qui tentaient de se substi-
tuer aux colonialistes européens.
Gisèle avait suffisamment reçu de leçons de géopolitique de Klaus
pour comprendre cela et deviner que les guerres coloniales ne seraient
LA GUERRE 217
pas des « incidents » comme titrait la presse, mais une guerre sans
merci qui s’étalerait sur 10 ou 20 ans. Il fallait donc tirer Klaus de ce guê-
pier, vivre enfin et attendre dans les montagnes Kabyles l’effondrement
de l’Europe, de ce qu’il en restait, et de cette civilisation industrielle à
laquelle elle avait tourné le dos à l’âge de vingt ans. Elle fit le point. En
fait, les choses pour elle s’étaient arrangées. À vingt ans, elle se sentait
désespérément seule dans sa révolte. Puis il y avait eu Klaus, tout ce
qu’il représentait de connaissances lucides sur notre décadence, puis
les enfants. Il fallait à tout prix ramener leur père au foyer. Elle réfléchit
et eut soudain une inspiration : il y avait Marinette ; Marinette était une
compagne de lycée, une Lyonnaise également inapte à la vie bour-
geoise. Très liées d’abord, les deux filles avaient ensuite divergé. Gisèle
avait eu la force de voler de ses propres ailes, sans compromission ;
Marinette s’était arrachée à la morne vie lyonnaise en épousant un
médecin-major de la Légion, un homme distingué, mais noceur et de 15
ans plus vieux qu’elle. Elle devait être à Sidi-Bel-Abbès ; mais comment
s’appelait-elle maintenant ? Voyons… Marinette Béal avait épousé le
major… le nom était sur le faire-part de mariage… Le major Abrial, oui
c’était bien cela : Abrial. Elle sauta dans l’Hotchkiss, fonça à Bougie,
chercha dans l’annuaire téléphonique (un major devait avoir le télé-
phone). La communication fut longue à obtenir, mais vint pourtant. Elle
dit seulement à son ancienne amie : « Je ne peux rien te dire au télé-
phone ; mais si je peux passer te voir, je t’expliquerai. »
Elle rentra à Bordj Arreghi, se prépara en hâte, confia tout à
Conchita, même l’arrosage de ses plus précieux arbustes et partit en voi-
ture pour Tizi-Ouzou où elle se proposait de prendre le train. Comme il
n’y en avait plus jusqu’au lendemain, elle décida de pousser jusqu’à
Alger. Elle dormit chez Pilar et Gaetano et partit de bonne heure pour
Sidi-Bel-Abbés. D’Alger elle avait rappelé Marinette qui l’attendait en
gare d’Oran avec une jeep militaire. Malgré leur bonne volonté réci-
proque, les retrouvailles furent empreintes d’une gêne inavouée. Mari-
nette avait maigri et dissimulait derrière un entrain superficiel une pro-
fonde insatisfaction. Gisèle y discernait le nihilisme bourgeois tel que
Klaus lui avait appris à le reconnaître. Elle pensa : « C’est moi qui viens
la solliciter, et pourtant c’est elle la plus malheureuse. Elle n’aime pas
son mari, elle n’a pas d’enfants, elle ne connaît aucun sens profond à la
vie. » Elle se sentait maintenant plus triste pour son amie que pour
elle-même. Elle se disait : « J’ai eu raison de choisir la voie la plus dure,
la voie sans compromission. L’autre ne mène qu’à l’ennui, qu’au déses-
poir. »
218 LE GRAND SUICIDE
Marinette habitait une somptueuse villa entourée de palmiers et
de lauriers roses. L’escalier, le sol et la rambarde du perron étaient en
marbre. C’était l’heure de l’apéritif du soir et devant l’anisette Marinette
attaqua le cœur du sujet : « Alors, si j’ai bien compris, tu es mariée et tu
as deux enfants d’un Allemand qui s’est maintenant engagé dans la
Légion ; tu ne voudrais pas le voir partir en Indochine et tu demandes si
Jacques peut le réformer ?
- C’est cela.
- Mais pourquoi s’est-il engagé dans la Légion ?
- Pour revenir en Afrique, pour me retrouver avec les enfants.
- C’est un acte irréfléchi ; il ne serait tout de même pas resté cinq
ans prisonnier ; étant marié à une Française, il pouvait espérer une
rapide libération.
- Non, Marinette ! Il risquait la mort en restant, la mort de faim dans
un camp de prisonniers, dans un service de déminage ou de toute autre
manière. Je dois te préciser une chose que je ne t’ai pas dite : Klaus était
officier de SS.
- SS ? Mais pourquoi as-tu épousé un homme pareil ?
- Je devine tout ce que tu évoques par ce simple mot. J’ai passé
une fois des vacances en Bretagne où Klaus se trouvait avec sa division.
J’y ai vu plus de 1 000 officiers, sous-officiers ou soldats SS. Je les ai soi-
gneusement observés, car je voulais comprendre, vérifier moi-même si
Klaus se faisait des illusions d’idéaliste. Or je n’ai pas vu un seul visage
de brute ou d’imbécile parmi ces hommes. Aussi je pense que tout ce
qu’on raconte à leur sujet mérite une soigneuse vérification. D’après un
ami qui rentre d’Allemagne, le pays entier a connu plus de six mois de
famine grave qui ont fait suite à plus d’un an de pénurie. Il semble qu’il y
a eu une atmosphère d’apocalypse, plus de dix millions de morts en tout
cas.
En ce qui concerne mon mari, je peux te dire que je devrais faire
le tour du monde avant de retrouver le pareil. Même si je devais mainte-
nant ne jamais le revoir, je ne regretterais pas mon choix ; et pourtant il
n’est pas quelqu’un de remplaçable…
- Je vois que tu es amoureuse… tu as de la chance d’être restée
aussi jeune ! Jacques est gentil ; il me fiche une paix royale ; je fais ce
que je veux, fréquente qui je veux. Remarque que je fais pareil envers
lui, et il en a besoin…
Enfin il va arriver. Nous lui expliquerons tout cela. C’est un scep-
tique, mais un brave type. S’il le peut, il acceptera certainement de te
dépanner. »
LA GUERRE 219
Le mari arriva peu après et fut très cordial avec Gisèle : « Quel
heureux hasard t’amène ? Nous ne t’avions pas revue depuis notre
mariage. Tu es une drôle de lâcheuse !
- Trop de travail, trop de soucis surtout. J’ai deux enfants de six et
trois ans, ma classe, mon mari en grande difficulté depuis la déclaration
de guerre.
- Comment cela ?
- Mon mari est un officier allemand que j’ai épousé en 1938, un an
avant la guerre.
- Comment as-tu fait, toi qui es belle comme un astre, qui avais le
choix entre des centaines d’hommes, pour te marier à un officier alle-
mand un an avant la guerre ? Encore tu as eu de la chance, car la guerre
aurait pu éclater un an plus tôt ; il s’en est fallu de peu.
- Mon mari est pour moi irremplaçable. Entre nous cela a été le
coup de foudre réciproque. Il était en Algérie en touriste. Trois heures
après notre rencontre à Tizi-Ouzou, nous nous tombions dans les bras.
Il faut croire que c’était sérieux puisque ça a résisté à tout.
Ce n’est pas qu’un problème physique. Klaus m’a confortée dans
ma révolte, dans mon refus de la vie dite civilisée. Tout est parti de là.
- Merveilleux tout cela ! Non, non. je n’ironise pas, j’admire sans
restrictions. Et en quoi pourrais-je t’aider ?
- Mon mari s’est engagé dans la Légion.
- Et tu voudrais venir habiter près de lui.
- Cela ne servirait à rien ; il va partir en Indochine comme la plu-
part. Non ce que je voudrais, si c’est possible, ce serait qu’il soit réformé.
Il a eu les mains gelées en Russie ; il en garde des séquelles, des
fourmillements fréquents, mais parfois aussi de la maladresse dans le
maniement des objets.
- Alors pourquoi s’est-il engagé à la Légion ?
- Klaus était officier de SS. C’était pour lui le seul moyen d’échap-
per à une captivité interminable, probablement à la mort.
- J’en ai déjà vu une dizaine ici. J’ai été étonné : ils ont tous des
têtes de gens bien normaux. Je n’ai décelé chez aucun des stigmates de
criminalité ou de déséquilibre mental. Je ne sais pas ce qui s’est passé
en Allemagne, mais je pense qu’il faut faire la part de la propagande
dans tout ce qu’on raconte.
- Oui, certainement, mais aussi la part des destructions, des héca-
tombes de civils, de la famine généralisée. Selon un ami qui revient d’Al-
lemagne, toutes les villes de plus de 100 000 habitants sont détruites au
moins à 95 %. Dans un tel climat, rien d’étonnant à ce que des prison-
220 LE GRAND SUICIDE
niers politiques soient morts de faim.
- Je vais voir ça. On trouvera bien un moyen de te le rendre. Tu
peux rester ici quelques jours ?
- Oui, s’il le faut.
- Alors vous repartirez ensemble. Mais je dois te demander une
chose : ne va pas le voir à la caserne. J’espère qu’il n’a dit à personne
qu’il avait sa famille en Algérie, car cela me compliquerait beaucoup les
choses…
- Non, tel que je le connais il n’a rien dit, même à ses plus proches
camarades. »
Le samedi 11 août, le légionnaire réformé Klaus Altmeyer suivait
son épouse et regagnait le domicile conjugal. Ils cueillirent Pilar, Gae-
tano et leur fiston en passant à Alger, s’entassèrent ensuite tous dans
l’Hotchkiss et arrivèrent à la tombée de la nuit à l’école.
Il semblait à tous sortir d’un cauchemar irréel. Prévoyante,
Conchita avait cuisiné un énorme plat de spaghettis à la bolognaise qu’il
suffisait de réchauffer. Gisèle apporta du vin de Cap Aokas qu’elle rafraî-
chit dans une serviette mouillée au courant d’air. Gaetano philosopha sur
« Candide » pendant que les enfants s’endormaient sur les genoux de
leurs mamans. Une vie nouvelle allait commencer… Une vraie vie, cer-
tes, pleine du bonheur des choses utiles, de l’amour et de l’amitié qui les
unissaient les uns aux autres.
Pourtant, après avoir dit « bonne nuit » à tout le monde, Émile prit
la main de Klaus : « Il faut être patient, mon vieux ; ils ne savent pas, ils
ne peuvent pas savoir. Il ne faut pas le leur laisser sentir ; mais nous
autres… nous avons vécu trop d’horreurs ; nous ne pourrons jamais,
oublier. »
Une guerre, la plus terrible dans l’histoire connue de la planète,
venait de prendre fin. De partout dans le monde d’autres guerres com-
mençaient.
La « paix »
La détente causée par le retour de Klaus eut pour effet de provo-
quer chez tous une crise de sommeil. Ils s’accordèrent en riant deux
semaines complètes de vacances au cours desquelles il était interdit de
faire autre chose que manger, dormir et faire l’amour. Les enfants aussi
semblaient gagnés par cette euphorie somnolente et faisaient de longues
siestes dans des hamacs suspendus aux branches des platanes.
Mais les meilleures choses ont une fin. Il fallait résoudre dans les
délais les plus brefs le problème des revenus. Émile et Klaus avaient
réussi en juin 1944 à faire passer en Suisse sur un compte unique au
nom de Klaus leurs modestes économies sur leurs soldes. Le
national-socialiste suisse qui leur avait conseillé l’affaire et l’avait ensuite
lui-même menée à bien devait être en prison et Klaus ne savait plus par
cœur le numéro du compte. Mais les Suisses étaient honnêtes et avec le
nom du titulaire on devait s’en tirer. Il y avait environ 40 000 Marks qui
avaient été à temps convertis en francs suisses. Il suffisait de se rendre
à Zürich pour tout récupérer. Cela permettrait d’attendre, de monter une
petite affaire. En principe il n’avait rien à craindre en France. Bien que
n’ayant que transité dans la Légion, Klaus s’était vu attribuer la nationa-
lité française, grâce au major Abrial. Ils décidèrent de partir le 15 sep-
tembre. En attendant ils chercheraient à découvrir une activité lucrative
et point trop absorbante.
Le dimanche 2 septembre, de bon matin, les deux hommes se
levèrent et descendirent sans s’être concertés. Une chaleur orageuse les
avait chassés du lit. Ils traversèrent lentement le village et allèrent en
forêt. Au bout d’un quart d’heure, ils entendirent des aboiements de cha-
cals et des couinements rageurs qu’ils identifièrent comme provenant
d’un sanglier. Parvenant sur un rocher qui domine une clairière piétinée
au milieu des bruyères géantes, ils virent une laie entourée de ses mar-
cassins. Les chacals la cernaient et voulaient dévorer les petits. La mère
isolée du troupeau faisait face de son mieux, mais il y avait bien une ving-
taine de chacals adultes autour d’elle. Les hommes lancèrent des
branches mortes sur les assaillants qui s’enfuirent et abandonnèrent
même un marcassin d’une vingtaine de kg dont ils s’étaient déjà
emparés. La laie partit dans une direction opposée avec le reste de sa
222 LE GRAND SUICIDE
progéniture. Les deux hommes prirent le marcassin mourant qu’ils
achevèrent en le saignant, puis revinrent à la maison. Pendant qu’ils
buvaient le café au lait Émile émit une idée : « Il y a ici une pléthore de
sangliers ; nous pourrions en tuer au moins quatre à cinq par semaine. Il
y a en France et même dans les villes d’Afrique du Nord une pénurie de
viande qui n’est pas prête de finir. Le problème n’est que pratique : à qui
et comment vendre la viande des bêtes que nous tuerions ? Les Musul-
mans ne chassent pas le sanglier ; même lorsqu’ils le tuent il leur faut un
Européen pour le ramasser. Donc pas de concurrence à craindre de ce
côté-là. »
Ils décidèrent de marcher à pas prudents et de ne pas se lancer
dans des entreprises coûteuses avant d’être bien sûrs des possibilités.
Dès le lendemain ils allèrent à Bougie et trois restaurants leur firent une
réponse favorable. Réponses favorables également à Cap Aokas, à El
Kseur, à Sidi Aïch et à Akbou. Le mercredi 5 septembre ils allèrent à
Tizi-Ouzou et y découvrirent deux clients potentiels. Sans grands dépla-
cements, ils pouvaient donc espérer livrer au moins 150 kg de viande de
sanglier par semaine. Alger devait pouvoir en absorber le décuple, bien
plus qu’ils ne pourraient fournir.
Conchita était un peu sceptique et avança : « Vous avez raison et
il faut faire vite. Mais je pense que la pénurie de viande ne durera pas et
que cela n’est qu’une solution provisoire. Peut-être Émile ferait-il mieux
de reprendre un travail de professeur et son inscription en Faculté.
- On s’étonnera d’une interruption de six ans. Il me faudra prouver
que j’étais prisonnier. Cela peut donner lieu à des demandes de préci-
sions dangereuses… En outre, je dois te dire que je n’ai plus envie d’en-
seigner. Le nombre des élèves d’allemand va devenir infime. Alors on
me nommera en France en croyant par-dessus le marché me faire plai-
sir. Je préfère rester ici à courir les forêts. Moins je vois de bipèdes,
mieux je me porte… »
Ils devancèrent leur voyage en Suisse de quelques jours, retirè-
rent sans peine leur argent, ne convertirent que 5 000 francs suisses en
francs français, car ils prévoyaient des dévaluations en cascade. Ils
achetèrent deux bons Hammerless de calibre 12 et 500 cartouches à
balle. Le problème était de rentrer en France avec 32 000 F suisses et
les armes sans payer des droits exorbitants et sans se faire confisquer
les devises. Ils n’osaient pas transiter par l’Allemagne : une rencontre
désastreuse est toujours possible. Ils rôdèrent dans la gare de Genève,
s’attardèrent au buffet. Ils finirent par rencontrer un camionneur italien
qui repartait par Annemasse. Il amenait en France des boîtes de lait en
LA « PAIX » 223
poudre, don de la Croix-Rouge. Les fusils démontés trouveraient place
dans les cartons les plus grands. Eux-mêmes devraient mettre au bras
deux brassards de la Croix-Rouge, ils seraient des inspecteurs français
accompagnant la cargaison. Tout se passa bien et le chauffeur fut tout
heureux de se voir remettre 500 F suisses pour son amabilité. Ils s’attar-
dèrent un jour à Lyon et entreprirent un sondage dans les restaurants.
L’accueil fut incrédule et réservé : « Si c’était aussi facile, d’autres y
auraient pensé avant vous… Il doit y avoir des obstacles légaux que
vous ne connaissez pas… Ça peut marcher pour les fêtes de fin
d’année, mais le reste du temps je ne crois pas ; ce sera trop cher… Le
sanglier d’Afrique a la maladie… La viande ne sera pas assez fraîche…
On ne peut pas compter ferme sur des livraisons qui viennent de si loin…
Ce que vous entreprenez là ne peut être que le travail d’une grosse
firme, non d’individus isolés… » Toute la gamme des propos les plus
décourageants leur fut déversée dans les oreilles. Excédés, ils décidè-
rent de tenter leur chance sur Paris. Là l’accueil fut plus nuancé ; il res-
tait du scepticisme, mais les réponses pouvaient se résumer ainsi :
« Amenez, amenez par tonnes ; nous sommes preneurs. »
Ils eurent à faire face à un problème auquel ils n’avaient nullement
pensé : manger. Ils n’avaient pas de cartes d’alimentation et furent obli-
gés d’entrer dans des restaurants ruineux pour parvenir à se mettre
quelque chose sous la dent. Dans une boîte de Montmartre où ils avaient
réussi à obtenir un plat de haricots au mouton, ils furent soudain abordés
par un homme souriant qui regarda intensément Émile : « Excusez-moi,
Monsieur, mais il me semble que nous nous connaissons.
- Peut-être… en effet, vous ne m’êtes pas inconnu, mais je ne par-
viens pas à préciser.
- Je crois bien que nous étions dans la même usine pendant la
guerre. Beneschau, ça vous dit quelque chose ? »
La lumière se fit dans la mémoire d’Émile : il avait devant lui le
sous-officier français volontaire dans la SS à qui il avait parlé et payé à
boire.
« Content de voir que vous vous en êtes tiré. Racontez-moi un peu
où vous en êtes.
- Volontiers ; mais vous-même, comment n’êtes-vous pas prison-
nier ?
- La Légion, puis la réforme.
- Je vois, mais vous avez pris un gros risque ; vous auriez pu vous
retrouver en Indochine, comme déjà des milliers des nôtres. Notez bien
que ce n’est pas le danger qui me fait reculer, c’est le paradoxe de la
224 LE GRAND SUICIDE
situation. Savez-vous ce que j’ai répondu à mon juge d’instruction, le
colonel Calaux, lorsqu’il m’a proposé un pareil engagement ? Je dois
vous dire qu’étant militaire, prisonnier de guerre lors de mon engage-
ment, je dépendais du tribunal militaire ; et c’est ce qui m’a sauvé, car les
cours de justice… des cours d’assassins !
- Vous ne m’avez pas dit ce que vous avez répondu à votre juge
d’instruction.
- C’est vrai ; je lui ai dit : « Mon colonel, je suis en accusation
devant vous parce que j’ai fait une guerre raciale. Et vous me dites : si
vous acceptez d’en faire une seconde, on vous absoudra de la première.
Il est resté cloué de stupeur. Je lui ai aussi annoncé la désagrégation
prochaine de tous les empires coloniaux. Il l’a d’abord pris de haut et m’a
répondu que mes vues étaient de simples vues de l’esprit et qu’on ne
savait même pas ce qui se passerait dans 15 jours. J’ai répondu : « Moi
non plus je ne sais pas ce qui se passera dans 15 jours, mais je sais ce
qui se passera d’ici 15 ans. »
Mon avocat a alors demandé une expertise mentale que le juge lui
a accordée aussitôt, comme soulagé. J’ai été déclaré paranoïaque et
schizophrène, ce qui n’a pas entamé ma santé comme vous le voyez.
Pour en rajouter, le jour du procès, j’ai fait un grand scandale en décla-
rant d’une voix tonnante : « Le monde a refusé la sélection méthodique,
favorise les tarés ; eh bien ! je vous l’annonce : il récoltera l’anéantisse-
ment aveugle. »
J’ai été relaxé comme irresponsable de mes actes… Je ne
demandais, pas mieux ! Et ce même jour j’ai fait une grande découverte :
si les êtres normaux passent pour fous, c’est que ceux qui sont réputés
normaux sont eux-mêmes fous ! À tous les échelons, le monde est mené
par des fous, par des criminels devenus fous !
- Je crois bien que tu as raison. Maintenant la guerre est finie et il
ne reste que des camarades de la grande aventure. Alors on se tutoie ;
et on t’invite à souper.
- vous êtes gentils, mais c’est fait. Je suis videur dans la boutique.
Mon grand bonheur est de vider les Américains prétentieux. Je leur
marque la gueule pour le reste de leurs jours. Ils ont toujours droit à une
bonne ration supplémentaire dans la ganache.
- Alors on boit un cognac ensemble.
- D’accord, mais c’est moi qui l’offre.
Ils sortirent à 11 heures du soir. En regardant leur hôtel, ils pen-
saient que la France était dangereuse. Si un ami entrevu une demi-heure
les reconnaissait, un ennemi pouvait en faire autant. Émile avait un peu
LA « PAIX » 225
honte de ne pas avoir révélé à son camarade de combat sa qualité de
Français, d’avoir emprunté le destin de Klaus — légionnaire réformé -
pour couper court à des curiosités… Mais la prudence le voulait ainsi.
Le lendemain ils visitèrent encore quelques restaurants. Ne
réussissant pas à manger à midi, Émile ne put s’empêcher de dire à un
gros lard maussade qui geignait sur tout : « Pas étonnant : les Allemands
prennent tout. » Il avait parlé fort et plusieurs clients se retournèrent. L’un
d’eux lança : « Ma parole ! En voilà un qui les regrette ! »
Klaus l’entraîna rapidement hors du local. Tous deux savaient
avec quelle facilité ils pouvaient tuer quand la rage s’emparait d’eux. Il
ne fallait pas remettre le bonheur en question à cause des propos d’un
imbécile.
Ils prirent le train pour Marseille où ils arrivèrent tard. Klaus voulut
retrouver le petit hôtel où il avait couché lors de son premier départ pour
Alger. Leur estomac vide les empêcha de dormir. On ne s’habitue pas à
la faim. Le lendemain matin ils entrèrent sur la Canebière dans un res-
taurant dans lequel ils avaient aperçu des officiers de marine anglais. Ils
commandèrent un breakfast, le « eggs and bacon » classique, en parlant
avec une pointe d’accent anglais. Ils obtinrent ce qu’ils voulaient sans
problème. Six mois après la fin de la guerre, en fait plus d’un an après le
départ des Allemands, la France libérée n’avait pas à manger pour les
Français, mais servait sans tickets les militaires alliés. Les cartes d’ali-
mentation ne devaient disparaître qu’en 1949, quatre ans après la fin de
la guerre.
En franchissant la passerelle du bateau, Émile eut comme un
remords de ne pas s’être arrêté à Saint-Étienne. Mais il avait hâte de se
retrouver en Algérie où il se sentait en sécurité.
***
La chasse au sanglier débuta de suite. Ils avaient acheté à Alger
deux paires de jumelles américaines et deux couteaux de chasse. Ils
inspectaient de loin les clairières, observaient les déplacements des cha-
cals. La première rencontre d’une harde se produisit dès le troisième
jour. Ils abattirent quatre belles bêtes, de jeunes mâles de 80 à 100 kg.
Et là ils s’aperçurent d’un obstacle qu’ils avaient étourdiment oublié de
prendre en compte : le transport jusqu’à la voie carrossable la plus
proche. Il fallait hisser les animaux dans les arbres, hors de portée des
chacals. Ils n’avaient pas suffisamment de cordes. Klaus monta la garde
pendant qu’Émile allait en chercher au village. Il fut de retour alors que
226 LE GRAND SUICIDE
le soleil était à demi-heure de se coucher. Suant comme des forçats, ils
suspendirent trois bêtes à plus de deux mètres de hauteur, traînèrent la
quatrième, la plus lourde pendant plus de 500 m jusqu’à l’Hotchkiss,
revinrent chercher les trois autres une à une. La bonne vieille voiture
ondulait sous la surcharge. Bien que saignées et vidées sur place, les
bêtes avaient taché le tapis du plancher. Il fallait s’organiser autrement.
Le lendemain ils livrèrent la viande dans les restaurants de Bou-
gie et des environs. Les clients étaient contents et payèrent au prix de
gros de la viande de boucherie, le double même pour les jambons. L’af-
faire débutait bien.
Ils achetèrent 5 cordes de 4 m, deux tapis de caoutchouc pour
préserver les coussins de l’Hotchkiss. La prochaine chasse fut un peu
moins heureuse, deux bêtes seulement ; mais ils n’avaient rien oublié et
la mise en sécurité, le transport et le découpage allèrent plus rondement.
À la fin de la semaine ils firent les comptes. Émile déclara devant
tout le monde : « Nous avons autant gagné en une semaine que deux
professeurs en un mois ! Mais il faudra mieux nous équiper. Il nous fau-
dra acheter une camionnette frigorifique, ou la fabriquer nous-même. Je
pense aussi que nous devrons construire un hangar. Et pourquoi pas,
une maison ? Nous ne pouvons pas tous habiter à l’école jusqu’à la fin,
de nos jours. » Tout le monde approuva.
Klaus eut l’idée de fabriquer un travoi indien pour traîner les san-
gliers. Cela leur économisa du temps et de la fatigue. Ils écoulaient en
moyenne 400 kg de viande par semaine. Et pourtant ils ne livraient
aucun client à plus de 80 km.
Dès la mi-décembre le problème de la camionnette fut résolu. Un
boucher de Bougie eut un ennui de santé, une bonne cirrhose du foie
due aux invraisemblables quantités de pastis et de vin qu’il engloutissait.
Riche et sans enfants, il accusa l’excès de travail et vendit son matériel.
Klaus et Émile héritèrent ainsi à bas prix d’un Ford 1 500 kg tout amé-
nagé pour la boucherie. La demande dépassait leurs possibilités de
livraison. Ils décidèrent pourtant de ne pas augmenter la chasse, de for-
cer légèrement les prix. Tuant en moyenne 6 bêtes par semaine cela
représentait plus de 300 têtes par an. Ils risquaient de provoquer une
désertion de la région par les bêtes. Ils étendirent donc leur territoire de
chasse, allèrent en forêt de Yakouren, en petite Kabylie, dans la région
de La Fayette, dans la presqu’île de Collo et même en forêt de l’Edough
entre Bône et Philippeville. Ils menaient une vie dure : ils partaient pour
3 ou 4 jours avec la camionnette, couchaient sous la tente, mangeaient
à des heures très irrégulières, étaient souvent trempés par les pluies
LA « PAIX » 227
diluviennes d’hiver. Mais les terribles années de guerre faisaient appa-
raître cette situation comme relativement paradisiaque.
Au cours de l’été 46, ils entreprirent la construction d’un garage et
d’un atelier. Le tout fut terminé en une semaine. Encouragés par ce
succès, ils s’attaquèrent à la maison. Ils la voulaient plus spacieuse que
l’école. Le terrain était presque gratuit, ils bâtirent quatre maisons rec-
tangulaires entourant un patio central de 12 m de côté. Un acacia et un
platane y avaient poussé. Ils décidèrent donc de ne pas cimenter le sol.
Au bout de deux mois, tout était terminé.
Ils pendirent la crémaillère le 23 août ; ils avaient choisi un ven-
dredi pour faciliter la venue de leurs amis Kabyles. Slimane avait épousé
la chanteuse Kheira, sa partenaire des danses de fête, et ils avaient un
enfant de deux ans ; le gladiateur venait avec sa femme et leurs trois
enfants ; Zineb avait mission d’amener toute sa famille ; Mokrane et Ben
Saïd n’étaient pas encore mariés et venaient seuls. Cela faisait tout de
même 15 adultes et 10 enfants. La fête fut joyeuse. Pour faciliter l’adap-
tation des femmes kabyles à une table européenne, Conchita et Gisèle
les mirent toutes ensemble et s’assirent entre elles et les hommes, ainsi
que Pilar et Zineb qui avaient l’habitude. Couscous au mouton, au pou-
let, une énorme glace au café pour finir, rien dans le menu ne risquait de
choquer les habitudes musulmanes. Les hommes seuls burent du vin, ce
qui leur valut tout de même quelques regards réprobateurs de certaines
femmes. Servis les premiers et sur une table à part, les enfants furent
d’une sagesse exemplaire ; tout ce petit monde était spontanément
ordonné comme pour les jeux ; les plus grands s’occupaient des petits.
Tous les Européens furent frappés de constater que les garçons mani-
festaient autant de sollicitude que les filles envers les plus jeunes. Vers
minuit, les femmes vinrent remercier et embrasser leurs hôtesses, saluè-
rent aussi les hommes en touchant leur cœur, leur front et leurs lèvres,
puis se retirèrent avec leurs enfants.
Environ une heure plus tard, Gisèle, Conchita et Pilar desservirent
et allèrent dormir. Mais les hommes voulurent jouir de la fraîcheur de la
nuit. Ils restèrent à bavarder paisiblement tout en fumant et en buvant de
temps à autre une gorgée de vin frais. La conversation aboutit vite à la
guerre et Makhlouf, le gladiateur, exprima ses vues et ses sentiments
sans ambages. Il dit d’abord tourné vers les jeunes Ben Saïd et Mokrane
qui n’avaient encore que 25 ans : « Frères, vous êtes jeunes, mais je sais
que des jours très durs vous attendent, tout comme moi. Bientôt notre
pays aussi connaîtra la guerre. Alors n’oubliez jamais que nous avons ici
des Roumis ennemis de toutes les injustices. Ils nous l’ont prouvé depuis
228 LE GRAND SUICIDE
longtemps à une époque où personne en Algérie n’osait penser à l’indé-
pendance.
Nous aurons une guerre très dure à mener. Mais quoi qu’il se
passe, nos amis seront toujours en sécurité parmi nous.
Pourtant l’amitié que nous portons aux justes ne doit pas nous
faire oublier l’injustice. Nous aurions pu être amis avec les Français ;
avant eux, les Turcs étaient bien pires ; ils étaient seulement plus sup-
portables parce qu’ils étaient moins forts et n’osaient pas s’aventurer
dans nos montagnes.
Au temps de nos grands-pères, les Français ont accordé la natio-
nalité française aux Juifs, mais nous autres nous sommes restés des
chiens de Musulmans. Pendant la première guerre on nous a mobilisés,
comme si la défense de la France nous regardait. Les Français parlent
de liberté, mais ils pratiquent l’esclavage. Pendant la seconde guerre, on
nous a à nouveau mobilisés ; puis la France vaincue nous a donné d’of-
fice la nationalité française, sans nous demander si nous la voulions ; et
beaucoup de Musulmans sont tombés dans le piège ; la révolte, que
nous aurions pu mener à bien pendant la guerre n’a pas eu lieu. Nous
avons manqué une occasion qui ne se reproduira pas et nous payerons
cette sottise avec beaucoup de sang.
Car nous savons maintenant ce que valent les promesses des
Français. L’égalité et l’indépendance nous ont été promises pendant la
dernière guerre. Mais avec de Gaulle et ses successeurs nous restons
Français d’office, comme nous a faits Pétain. Les pensions d’anciens
combattants ou de mineurs des Algériens restent comme avant guerre.
Et vous savez ce qui s’est passé à Sétif, à Constantine, à La Fayette, à
Guelma : si les anciens combattants algériens prétendent défiler
ensemble avec les Français, on tire dans le tas et on emprisonne. Pire :
l’artillerie de marine tire sur des villages dont elle ne connaît même pas
le nom, où il ne s’est rien passé et où les gens ne savent même pas ce
qui est arrivé dans les villes. Les socialistes et les communistes accu-
saient autrefois les gouvernements de droite pour avoir nos voix. Mais
c’est un ministre communiste qui a ordonné les massacres du Constan-
tinois, de Sétif, du Babour.
Les Allemands ne nous faisaient pas de promesses ; mais ils relâ-
chaient immédiatement tous les combattants musulmans qu’ils recon-
naissaient chez leurs ennemis parmi leurs prisonniers. Ils ont fait cela en
France, en Libye, en Egypte, partout où ils se sont trouvés. Et leurs
guerres ils les font eux-mêmes ; ils n’envoient pas des troupes d’escla-
ves ramassés dans les colonies pour se battre à leur place. Ils ne l’ont
LA « PAIX » 229
jamais fait, même pendant la première guerre où ils avaient quelques
colonies. »
Là il se tourna vers les Européens, versa à boire et trinqua
solennellement avec eux : « Tous les hommes de bien sont frères. Les
Kabyles ne tueront jamais au hasard. Restez chez nous quoi qu’il
arrive. »
Klaus et Émile étaient songeurs. Ils ne doutaient pas de la sincé-
rité de leurs amis du village ; ils savaient aussi qu’en Algérie les réputa-
tions s’étendent loin. Mais qui peut prétendre maîtriser la guerre ?
Les mois et les années se succédèrent paisiblement pour le
groupe des trois familles jusqu’en 1953. Pilar eut une fille qu’elle appela
Mercédes ; Gisèle eut un deuxième garçon auquel ses parents réussirent
à donner le nom de Sigmund, malgré les résistances du secrétaire de
mairie de Bougie. Mais Conchita et Émile préférèrent s’en tenir à leurs
deux enfants ; ils ne le disaient pas à leurs amis, mais n’avaient qu’une
confiance modérée en l’avenir. Pourtant le commerce marchait bien. Les
chasseurs avaient diminué leurs livraisons les plus proches et four-
nissaient des restaurants d’Alger qui payaient plus cher. Dès 1948 ils
réussirent à faire des expéditions en chambre froide sur Paris où les prix
étaient presque le décuple de ceux d’Algérie. Gisèle abandonna son tra-
vail d’institutrice pour se consacrer à ses propres enfants et à son mari.
Tous habitèrent alors la spacieuse maison construite en 1946. Gisèle fut
remplacée par une institutrice pédante, fardée, une marxiste agressive
qui faillit provoquer une révolution dans le village par ses propos antire-
ligieux. Elle ne tint que six mois et les remplaçants se mirent à se succé-
der comme avant la venue de Gisèle. Les villageois en étaient
consternés, mais comprenaient pourtant sa décision.
En février 1947, Émile apprenait par une lettre qui lui faisait retour
avec la mention « Destinataire décédée » que sa mère n’était plus. Pas-
cal aussi devait être mort ou parti, sinon il aurait écrit. Il s’adressa à
Magui qui lui répondit par retour : sa mère était décédée d’une crise car-
diaque en voyant les cadavres des enfants d’une voisine tués dans leur
école lors du bombardement de Saint-Étienne par les Américains. Il
n’avait plus aucune attache en France, sauf Magui prise dans l’impasse
de son choix de facilité. Un cœur généreux certes, mais pour qui il ne
pouvait rien.
Il avait établi un contact épistolaire avec Xenia et Franz qui vinrent
les voir en juillet 1953 avec leurs enfants. Klaus et Émile, seuls capables
de jouer les interprètes au milieu de tout ce monde, car Conchita avait
perdu presque tout son allemand, avaient la tête comme si elle allait
230 LE GRAND SUICIDE
exploser. Mais ils étaient tout de même heureux de ces retrouvailles.
Pourtant les nouvelles n’étaient pas très gaies. L’Allemagne démarrait le
miracle économique. Le courage et l’activité de fourmis déployés par la
population allemande pour maîtriser ses champs de ruines et recons-
truire avaient impressionné les financiers américains ; ils jugèrent
qu’investir chez de telles gens pourrait devenir éminemment rentable.
Les politiciens pensèrent que la reprise économique était nécessaire
pour empêcher les Allemands de basculer dans le communisme. Les
alliés installèrent donc un chancelier fantoche à la tête de leur Répu-
blique fantoche, un séparatiste rhénan bourré de haine envers les Prus-
siens qui déclara publiquement que « plus jamais Berlin, cette ville
païenne, ne devait redevenir la capitale de l’Allemagne », qui ajouta la
ségrégation religieuse dans les écoles aux frontières qui avaient déman-
telé le Reich en trois états prétendus indépendants, plus les territoires
abusivement confisqués par la Pologne et la Russie. Le fantoche eut
pourtant le front d’aller s’incliner sur la tombe de Bismarck pour faire
croire à sa volonté de réunification, réunification qu’il fit échouer par deux
fois en refusant la neutralisation de l’Allemagne proposée par Moscou. Il
organisa la Bundeswehr, fer de lance des forces dominées par l’Amé-
rique contre l’URSS.
Pendant ce temps, la génération sacrifiée dans la guerre était
sacrifiée une seconde fois dans les usines pour le plus grand profit des
bailleurs de fonds du miracle économique. Travaillant de 60 à 70 heures
par semaine, les ouvriers et les ouvrières disposaient de cachets exci-
tants gratuits pour se tenir éveillés devant leurs machines, tandis que les
enfants dont ils n’avaient plus le temps de s’occuper étaient élevés dans
le mépris et la haine de leurs parents.
Pourtant le peuple tombait massivement dans le piège. Mais
avait-il le choix ? La plupart trouvaient une satisfaction de vanité dans la
montée de leur standing obtenu au prix de leur liberté et de leur santé.
Aucun ne pensait que bientôt, dans 15 ou 20 ans, cette industrie alle-
mande, bien qu’à capitaux étrangers, constituerait une concurrence
intolérable pour les Américains, qu’alors l’Allemagne deviendrait le
champ de bataille de la troisième guerre mondiale et serait à nouveau
anéantie.
Voilà ce que peignaient Franz et Xenia qui auraient bien voulu
pouvoir s’installer eux aussi en Afrique. Mais Franz était maintenant
ingénieur chez BMW et n’osait tenter l’aventure. Avant de repartir, les
Allemands firent promettre une visite à Birkenbach et Xenia offrit à
Conchita une photo en couleurs de son propre tableau qui avait permis
LA « PAIX » 231
à Klaus de deviner la présence d’Émile au château et orné le foyer du
soldat de Quimper. Conchita en fut très émue et promit de rendre visite.
Le séjour de leurs amis avait ravivé souvenirs tragiques et soucis
chez Klaus et Émile. Ils avaient maintenant 39 et 34 ans, se sentaient
encore parfaitement jeunes, plus forts et plus résistants même que
jamais. Pourtant ils étaient soucieux. Un dimanche de Septembre, Klaus
prit à part Émile et lui dit : « Les Français commettent toutes les fautes
que nous avons prévues. La plus grave est l’envoi de Nord-Africains en
Indochine d’où ils reviennent bien catéchisés par les nationalistes viet-
namiens. Les Français sont en train de réussir là où les marxistes ont
jusqu’alors échoué : créer une solidarité mondiale des peuples de cou-
leur contre la race blanche ; c’est amusant de voir ce rôle joué par des
colonialistes ; mais cela peut avoir pour nous des conséquences tra-
giques. Nous nous trouvons confrontés à une contradiction insoluble
pour rester ici, il nous faudra nous ranger dans le camp de la révolte dès
les premiers troubles ; mais cette révolte nous obligera à envisager l’ave-
nir de nos enfants dans une société islamique, ce qui sera pour eux
intolérable. Vois-tu une issue ?
- Non. L’empire européen que nous envisagions ne pouvait être
réalisé que par nous. En restituant l’originalité des cultures indigènes, il
les rendait à leurs équilibres naturels. L’intervention de colonialistes qui
pratiquent la bienfaisance pour camoufler leurs rapines a amorcé un pro-
cessus de croissance démographique que l’accès des colonies à l’indé-
pendance aggravera et qui évoluera vite en catastrophe mondiale. En
outre, je sens déjà que les propagandistes du soulèvement en Algérie se
réfèrent plus à l’Islarn qu’au nationalisme. Imagine Isabelle, Hélène et
Mercédès obligées de porter le voile lorsqu’elles se promèneront dans
Alger ! Nous sommes coincés dans un drôle de piège…
- Oui ; et les Kabyles, malgré leurs hautes qualités morales, sont
un milieu racialement trop mêlé pour constituer un avenir biologique
acceptable pour nous. L’Islam est une religion égalitaire, anti-aristocra-
tique, tout comme le Christianisme. Les Berbères d’Afrique du Nord sont
par bonheur plus maraboutistes que musulmans, grâce à quoi des
minorités raciales saines ont pu survivre. Mais nous ne devons pas nous
faire d’illusions : c’est une situation sur le point de finir et qui ne survivra
pas à l’indépendance. Après, ce sera le chaos racial comme nous le
voyons déjà dans les villes de tout le pourtour méditerranéen.
- Devons-nous envisager l’Amérique ?
- L’Amérique du Sud est le pandémonium de tous les métis
imaginables. Les purs Européens y seront submergés avant la fin de ce
232 LE GRAND SUICIDE
siècle. Les USA et le Canada sont pour le moment un peu moins pour-
ris. Mais ils sont également en train de se laisser submerger par les
Noirs. Ne nous faisons pas d’illusions : le monde entier est en putréfac-
tion raciale et morale ; la montée des lapineurs irresponsables est un
problème qui ne se résoudra qu’à travers de gigantesques famines et
des tueries aveugles. Les imbéciles de progressistes qui ne voient pas
plus loin que le bout de leur nez s’imaginent pouvoir endiguer la prolifé-
ration catastrophique par le standing ! Qu’ils nous expliquent alors pour-
quoi le pauvre paysan nord-africain n’a que 5 à 10 gosses avec sa
femme ou ses deux femmes, tandis que le riche commerçant en fait plu-
sieurs dizaines avec son harem de 4 ou 5 femmes, et les rois du pétrole
200 ou 300 avec leurs femmes qu’ils ne connaissent même pas toutes !
La démographie est un pur problème de race. Les Romains appelaient
leurs lapineurs métissés les prolétaires ; les Germains de l’antiquité
n’avaient que peu d’enfants, comme encore les Anglais et les Scandi-
naves de nos jours. En niant la race, tout l’Occident s’est condamné à
mort. Le tragique est qu’il ne nous reste plus un hectare de terrain sur
cette planète en folie ou nous puissions attendre le résultat final et
prendre un nouveau départ.
- Alors nous ne pouvons que parer au plus pressé. Survivre ici tant
que nous le pourrons. Ensuite peut-être regagner l’Europe qui sera à son
tour gagnée par la guerre raciale. Car son invasion par les décolonisés
ne fait aucun doute. La Russie et les USA font de la démagogie anti-
raciste dans toutes nos colonies, obligent les gouvernements européens
à en faire autant pour tenir. Les Africains et les Asiatiques entreront libre-
ment et en masse dans les nations européennes, y proliféreront bien
plus vite que nous. Cela aboutira soit à un sursaut européen qui provo-
quera une terrible guerre civile, à la fois raciale et sociale, soit à une
décomposition irrémédiable de toute la civilisation européenne, y com-
pris de ses installations américaines.
- Je ne comprends pas où pensent en venir les gouvernements qui
mènent cette danse macabre ! Ils se croient subtils en développant un
prolétariat déraciné, déculturé, manipulable à volonté. Ils ont tout prévu,
sauf que eux aussi seraient engloutis par ce prolétariat.
- Mais eux-mêmes, ces gouvernants catastrophiques, sont
complètement déracinés et déculturés. Et ils n’ont pas la moindre notion
de géopolitique. Ce ne sont que des gangsters empiristes, des nihilistes.
- Ces gouvernants incarnent le triomphe de l’avoir contre l’être,
triomphe préalablement inscrit tant dans l’idéologie capitaliste du « tout
est à vendre, ce n’est qu’une question de prix » que dans l’idéologie
LA « PAIX » 233
marxiste du principe « l’économie mène le monde ».
- L’avenir va nous apporter d’année en années de nouvelles justifi-
cations de nos projets révolutionnaires. Mais hormis nous, personne ne
s’apercevra du sens des événements.
- Qui sait ? Bientôt il y aura sans doute un problème de SS comme
il y a eu un problème des Templiers. Nous devons durer pour porter
témoignage.
- Témoignage pour qui ? Pour des esclaves et des parasites
incapables de nous comprendre ! Nous n’avons de sens que comme
souche d’une humanité nouvelle qui suppose l’auto-destruction de l’an-
cienne. »
Les deux hommes marquèrent une courte pause. Chacun
réfléchissait face aux effrayantes impasses qui bouchaient tout horizon.
Klaus reprit le premier la parole : « Tu connais la célèbre phrase de
Goethe : « Là où une faible tête ne voit pas d’issue, elle se figure voir la
fin ». Nous ne sommes ni des faibles têtes, ni des croyants qui attendent
des interventions salvatrices d’un Deus ex machina. Nous avons le
devoir d’être sans illusions, et d’ailleurs nous sommes inaccessibles aux
illusions ; mais nous devons trouver sur quel fil du rasoir il reste sensé de
cheminer.
- Je pense que les possibilités de survie seront partout et nulle
part. L’humanité entière rentre dans un gigantesque processus
d’auto-destruction comme l’a prévu Nietzsche. Perdant la capacité du
face-à-face avec lui-même, l’homme régresse au stade animal, mais
sans la santé animale, sans les perceptions que nous appelons l’instinct.
Il va devenir totalement inapte à la vie. La décolonisation ne sera pas la
restitution des cultures indigènes, mais la ruée des indigènes vers le
standing occidental. Nous, le petit nombre d’Occidentaux conscients de
la vanité de ce standing, sommes par là en avance d’une phase d’évo-
lution sur les Blancs et de deux phases sur les Indigènes.
- Mais à quoi nous servira cette avance face aux problèmes maté-
riels de survie ?
- C’est maintenant qu’il faut penser à ces problèmes. La solution
serait de tisser un réseau européen de survie, une série de points d’ap-
pui solidaires, une société dans la société capable de se maintenir ami-
calement parmi les indigènes décolonisés dans un premier temps, puis
de ressaisir le pouvoir dans un second temps, évitant ainsi l’asser-
vissement à des cultures étrangères à l’Européen et mortelles pour sa
personnalité, sa liberté, son culte de la femme.
- Mais comment y parvenir ? En allant sonner aux portes comme
234 LE GRAND SUICIDE
les Témoins de Jéovah ? Dans moins d’une semaine nous serons enfer-
més comme fous ! Inutile de penser à un périodique : nous serons inter-
dits pour démoralisation avant le troisième numéro ; et d’ailleurs nous ne
pouvons révéler publiquement notre hostilité profonde à l’Islam. Quoi
que nous fassions, nous nous heurterons d’abord à la plus complète
incrédulité. Je suis certain que ce juge d’instruction militaire à qui ce
volontaire français que nous avons rencontré à Montmartre a prédit la
débâcle du colonialisme n’a encore rien compris. L’indépendance de
l’Inde, de l’Indonésie, la guerre d’Indochine, les troubles au Maroc, en
Tunisie, à Madagascar et ici même en 45 ne lui ont rien appris. L’aveu-
glement durera jusqu’au bout. Va parler de danger à Alger : les gens
hausseront les épaules et te répondront : « Ici de toute façon nous ne ris-
quons rien : nous sommes départements français. » Mais toi qui
constates comme moi la colère qui couve chez les Musulmans, tu
mesures la valeur de l’argument !
- Je pense à un proverbe grec : « Zeus aveugle ceux dont il a juré
la perte. » Puisque nous ne sommes pas aveugles au milieu d’un milliard
de somnanbules, c’est peut-être parce que Zeus ne veut pas notre
perte… Oui, je sais, je tombe dans la foi… et cette forme de foi n’est
qu’un narcotique, non une lumière.
- Vois-tu, ce qui m’angoisse le plus pour nos enfants, c’est la diffi-
culté croissante que vont avoir les humains authentiques à se rencontrer
et à procréer ensemble. Perdus dans la masse de la sous-humanité
indifférenciée, ils auront en vertu du calcul des probabilités des chances
infimes de détection réciproque, chances encore diminuées par le fait
que nous sommes réduits au silence pour au moins un siècle et sans
doute plus.
- Je vois en tout cas deux choses sensées et même nécessaires :
constituer ici un petit arsenal de guerre et de chasse, et diviser nos
réserves d’argent en trois parties : une à Alger, une en France, une en
Suisse. »
Quiconque aurait entendu deviser ainsi les deux hommes les
aurait à coup sûr taxés de folie. Pourtant l’avenir allait leur apporter une
cascade de confirmations.
Tandis que la guerre d’Indochine s’aggravait, que la situation des
troupes françaises devenait de plus en plus intenable, la Tunisie, le
Maroc et l’Algérie, surtout le Constantinois, étaient le théâtre de troubles
sanglants, d’attentats quotidiens. Les Américains venant à la rescousse
des Français en Indochine ne pouvaient empêcher le désastre de Dien
Bien Phu. Le premier novembre 1954 marquait le début officiel de la
LA « PAIX » 235
guerre d’indépendance algérienne, alors que la Tunisie et le Maroc
étaient au paroxysme des combats.
Les politiciens français se comportaient avec un mélange
d’aveuglement, de prétention et de faiblesse. Tous faisaient chorus pour
affirmer le caractère indélébilement français de l’Algérie, alors qu’ils
étaient en train de céder à la révolte en Tunisie et au Maroc.
Les colons n’avaient que des réflexes de race moribonde. Ils
attendaient tout de la métropole, de l’armée, des politiciens. Même les
terribles massacres d’Oued Zem et de Khénifra, fin août 1955, ne par-
vinrent pas à souder une communauté qui n’en avait jamais été une.
Le colonialisme révélait soudain son immense faiblesse. Basé sur
la naïveté, sur la décadence et l’inorganisation des indigènes, il s’effon-
drait dès qu’apparaissaient les germes d’un nationalisme qu’il avait lui-
même semé.
L’homme de la rue tout comme le politicien et le colon croyaient
que les Européens avaient civilisé les colonisés. En réalité ils les avaient
déculturés ; mais cela, ils étaient incapables de le comprendre, étant
eux-mêmes déculturés par un processus échelonné sur près de deux
millénaires qui leur avait désacralisé la nature, relégué le sacré dans
l’abstrait, démonisé la sexualité, anéanti les Européens les plus libres,
les plus fiers, les plus intelligents sur les bûchers de l’Inquisition, érigé la
flatterie, l’hypocrisie, la lâcheté en nécessités vitales, corrompu la
noblesse et la chevalerie, scindé la science de la religion, séparé le pou-
voir spirituel du temporel.
Le mal était trop profond pour être curable. Émile, Klaus et leurs
proches le savaient ou le sentaient à cause de l’abîme d’incompréhen-
sion qui les séparait des autres Européens. Après de longs conciliabules
avec les épouses, il avait été décidé d’élever les enfants en jeunes sau-
vages, de les préparer aux grands effondrements qu’ils allaient
connaître.
Émile, Hélène et Isabelle aimaient l’étude. À douze ans tous
avaient largement dépassé les programmes scolaires de leur âge. Ils
aimaient la géométrie concrète ; outre les leçons de Gisèle et de leurs
pères, ils avaient bénéficié de celles d’un vieux graveur de cuivre pour
qui l’art compagnonnique du trait n’avait pas de secret. Ils connaissaient
la géographie aussi bien qu’un instituteur des vieilles générations.
Ils étaient entrés avec sérieux et même une certaine angoisse
dans les problèmes de leur maintien en Kabylie et de leur survie. Ce fut
le jeune Émile qui le premier fit remarquer : « Il se pourrait que les cartou-
ches manquent un jour. Nous devrions nous procurer des arcs, des
236 LE GRAND SUICIDE
arbalètes, des armes qui puissent toujours servir. » Loin de se moquer,
les adultes trouvèrent l’idée excellente et trois semaines plus tard quatre
arcs et une arbalète étaient accrochés dans le hall d’entrée. Introuvable
dans le commerce, l’arbalète avait été fabriquée avec un ressort de voi-
ture et de la corde à piano ; elle projetait de lourdes flèches d’acier à près
de 200 m ; sa précision valait celle d’un bon fusil de chasse.
Klaus et Émile enseignèrent le close-combat à leurs fils. Ils durent
aussi accepter de l’enseigner à des groupes de combattants du FLN.
Ces derniers étaient des jeunes hommes du village ou qui y avaient au
moins de la famille, car le lien familial est le plus sûr garant de fidélité
chez les Kabyles.
Ce rôle les inquiétait, mais ils ne pouvaient pas le refuser. Leur
possibilité de rester chez eux après la fin de la domination française en
dépendait. Ils ne s’en faisaient pas un problème moral, ne se sentant, ni
affinités, ni responsabilités envers une société en train de se noyer dans
son vacarme, sa superficialité, ses illusions volontaires et ses menson-
ges cyniques. Mais ils redoutaient qu’un de leurs élèves soit fait prison-
nier et parle sous la torture ou le penthotal.
Leurs inquiétudes augmentèrent lorsque le maire de Fort-National
fut abattu devant sa maison fin août 1955. La Kabylie allait être passée
au peigne fin, honneur jusque-là réservé aux Aurès. Pourtant leurs
craintes s’avérèrent vaines. Le réseau des partisans kabyles prenait une
importance dangereuse pour la colonisation. Mais les autorités ne s’en
apercevaient pas. Il faut dire que les Kabyles ne tuaient jamais sans rai-
sons graves, ce qui n’était pas le cas partout. En 1956, la caserne de
Bougie fut même le théâtre d’une scène incroyable. Une pierre attachée
à une ficelle fut lancée comme une fronde et vint atterrir tout près du
poste de garde. Les hommes de faction crurent à une charge d’explosif
et se jetèrent au sol. Un harki fit remarquer : « Y a pas de danger, c’est
une lettre ; si ti veux je vais la chercher mon lieutenant. » Le lieutenant
donna le feu vert et l’homme ramena en souriant la pierre à laquelle était
effectivement attachée une lettre. L’officier la regarda avec méfiance, la
palpa, finit par l’ouvrir et eut la surprise de lire : « La semaine prochaine
doit arriver à Bougie un convoi de jeunes recrues venant de France.
Nous savons que ces jeunes hommes sont mobilisés et font cette guerre
malgré eux. Aussi nous ne les attaquerons pas. »
L’officier crut à un piège, transmit à ses supérieurs et le convoi de
jeunes recrues fut escorté et protégé comme jamais ; en pure perte, car
ils n’essuyèrent pas un seul coup de feu. Environ un an plus tard, alors
que les partisans dAmirouche contrôlaient toute la Kabylie, une lettre
LA « PAIX » 237
parvint par la même voie et sous la même forme dans la caserne. Elle
était adressée au colonel et reprochait aux Français d’avoir exercé des
représailles au petit bonheur sur des villages kabyles, « contrairement à
l’humanité et à l’honneur » ; à cause de cela, la caserne serait attaquée
le lendemain à 14 heures. Les officiers haussèrent les épaules et l’un dit :
« Tu parles comme ils nous préviendraient s’ils avaient l’intention de
nous attaquer ! » Le lendemain à 14 heures, la caserne était prise sous
un feu de mortiers et de fusils-mitrailleurs. Mais il n’y avait qu’un homme
dans toute l’Algérie capable d’expliquer la chose : c’était Klaus. Lui seul
aurait pu dire que le vieil honneur germanique exigeait que l’on pré-
vienne l’adversaire du lieu et de l’heure de l’attaque, que cet héritage
vandale s’était transmis chez les Kabyles depuis 1 500 ans. Mais qui
l’aurait cru ?
Amirouche, qu’une presse aussi versatile que servile présenta
longtemps comme le chef d’une bande d’assassins, avait un sens aigu
de l’honneur et de la justice. Comparés à l’éthique d’un tel homme, nos
comportements en temps de guerre ressemblent à des règlements de
comptes entre crapules.
Vint le 13 mai 58. À la demande des villageois, Gisèle avait rou-
vert l’école désertée et enseignait comme institutrice bénévole. Elle avait
refusé tout paiement, malgré l’insistance de certains. Le matin du 14,
beaucoup de parents accompagnèrent leurs enfants et lui demandèrent
son avis sur les événements de la veille. Elle en ignorait jusqu’à l’exis-
tence. Klaus et Émile en eurent vent, abrégèrent leur chasse et rentrè-
rent le jeudi 15.
Les deux familles buvaient le café sur le patio de leur maison com-
mune à la tombée de la nuit lorsque survint un groupe d’hommes. Cer-
tains n’étaient pas du village et tous étaient armés de pied en cap.
Gisèle et Conchita sortirent toutes leurs tasses et servirent le café.
Mokrane finit par parler : « Nous sommes inquiets de ce qui se passe.
Nous voudrions savoir ce que vous en pensez et surtout exactement
dans quelle mesure nous pouvons compter sur vous.
- Ne penses-tu pas que nous en avons suffisamment parlé ? répli-
qua Émile. Nous nous connaissons depuis vingt ans. Nous avons été les
premiers à vous parler d’indépendance, alors que vous-mêmes vous n’y
pensiez pas. Nous avons instruit vos jeunes gens dans l’art du close-
combat et du corps à corps.
- Nous savons et nous n’oublions pas. Ne prenez pas cela pour de
la méfiance. Il s’agit d’autre chose. D’abord nous allons installer une infir-
merie dans le village. Nous pourrions nous servir des appartements
238 LE GRAND SUICIDE
vides à l’école. Mais cela nous obligerait à monter un étage avec des
blessés ; en outre cela dérangerait la classe. »
À ce point Klaus le coupa : « Nous pouvons vous libérer une aile
de notre maison ; il y a de la place de reste ; et avec un simple tuyau
d’arrosage vous pourrez avoir l’eau dans les salles de soins. Si nous
avons des vieilleries qui encombrent, nous les mettrons en attendant la
fin de la guerre dans les appartements de l’école.
- Parfait. Voilà un point réglé. En outre, nous venons de recevoir
un téléphone de campagne. Pourriez-vous nous apprendre à nous en
servir ?
- Rien de plus facile. En une heure vous en saurez autant que
nous.
- Si des Français viennent ici et veulent vous emmener pour vous
protéger, que leur répondrez-vous ?
- Que nous voulons rester chez nous, que le village est parfaite-
ment paisible et que nous nous y sentons en sécurité.
- Vous n’êtes pas en sécurité, pas davantage que nous. Si nous
sommes attaqués, vous serez pris sous les obus et les balles tout
comme nous. Que ferez-vous alors ?
- Si on nous attaque au mépris des règles qui protègent les civils,
nous nous battrons à vos côtés. Nous ne voulons à aucun prix aller vivre
en ville. Nous sommes des hommes de paix et de liberté. La Kabylie est
notre pays comme le vôtre.
- Êtes-vous prêt à participer à la défense préventive du village ?
- Comment cela ?
- À écouter, à vous renseigner et à nous prévenir si vous appre-
nez qu’une attaque est projetée ? Nous tremblons pour nos familles. Les
Français ne respectent plus rien.
- Ce point est irréalisable. Les officiers ne parlent pas de leurs pro-
jets.
- Détrompe-toi ! Nous avons été renseignés des dizaines de fois
par les femmes de ménage des officiers. Il en est ainsi dans toute l’Algé-
rie pour les colons et les militaires, le fellagha est un homme des bois,
sauvage et assoiffé de sang. Ils n’ont pas encore compris que leur voi-
sin en cravate pouvait aussi poser des bombes et faire le coup de feu
quand il n’est pas dans son bureau.
- Peut-être… mais je ne vois aucune possibilité concrète d’obtenir
de tels renseignements.
- Que penses-tu de ce qui se passe ?
- Cela ne changera rien au résultat final. De Gaulle est un irrésolu,
LA « PAIX » 239
un empiriste qui renifle le vent. Churchill avait trouvé un salut original le
V de la victoire fait avec deux doigts ; De Gaulle a voulu faire mieux et a
levé les deux bras, sans penser qu’il faisait ainsi le geste de l’impuis-
sance, du désespoir, de l’appel au secours, de la reddition. Ce sont des
petits détails pleins de signification pour qui sait les lire. Il se trouve qu’on
me l’a appris et que je m’en souviens. En outre c’est un maladroit. Les
imbéciles du gouvernement de Vichy l’avaient condamné, alors qu’il
avait choisi la voie la plus courageuse et la plus honorable et que, de
toute façon, il était bon pour la France d’être représentée dans les deux
camps alors qu’on ignorait qui serait vainqueur.
À la libération, De Gaulle aurait pu mettre la France entière der-
rière lui en proclamant cela. Il a préféré ne pas être en reste d’imbécillité
avec les vichystes. Il a condamné le vieux Pétain et du même coup dis-
crédité le maréchalat et toute l’armée. Cet homme est désastreux et il
vaut mieux l’avoir comme ennemi que comme ami.
- Il y aura tout de même bien un durcissement de l’armée pendant
un certain temps.
- Il aurait eu lieu de toute façon. Mais en mettant De Gaulle à la
tête de la France, les colons ont signé leur échec. »
Après un instant de silence, un étranger au village prit la parole
- Vous avez l’intention de rester ici après la guerre. Vous le méri-
tez par votre présence à nos côtés. Mais il y a pourtant un problème
auquel vous n’avez peut-être pas réfléchi : nous formerons un État
musulman à l’indépendance. Pensez-vous pouvoir vous convertir à l’Is-
lam ? »
Ce fut Émile qui répondit le premier : « Nous vivons depuis 20 ans
en milieu musulman. Il nous est égal de nous reposer le vendredi et de
travailler le dimanche. Depuis que nous sommes ici, jamais personne ne
nous a vus manger, boire ou fumer de jour en période de Ramadan.
Nous le faisons chez nous, car nous ne sommes pas musulmans, mais
jamais publiquement.
- La faute cachée est moins grave parce qu’elle n’est pas un mau-
vais exemple, enseigne le Coran. Dommage tout de même que vous ne
puissiez vous convertir à l’Islam. Nous sommes une armée de Moudja-
hidines*. Nous ne pouvons donner de grades qu’aux Musulmans.
- Nous ne cherchons pas les grades.
- Vos compétences auraient été mieux utilisées.
- Nous pouvons vous conseiller, le résultat sera le même. Je
pense que vous appréciez notre sincérité et notre refus de jouer la comé-
* Témoins du Prophète
240 LE GRAND SUICIDE
die d’une conversion.
- Avez-vous seulement lu le Coran ?
- Non, mais j’ai lu l’Évangile et cela ne m’a pas converti au
Christianisme.
- Moi je l’ai lu, enchaîna Klaus, et je ne suis ni musulman, ni chré-
tien. D’ailleurs, contrairement à ce que vous croyez, l’Europe n’a jamais
été chrétienne. Elle est indifférente et païenne. Et vous-mêmes êtes plus
maraboudistes que musulmans. Ne le prenez pas mal ; dans mon esprit
c’est un compliment. Vous croyez aux lieux saints et aux hommes plus
qu’aux livres et aux dogmes. »
Le Moudjahid concéda, mais en lui-même il restait perplexe.
***
La fin de l’année 58 et l’année 59 furent terribles pour les Kabyles.
Amirouche fut tué et son armée désorganisée. Soldats et aviateurs
tiraient sur tout ce qui bougeait. Hélicoptères et avions inondaient des vil-
lages et des forêts de napalm.
À Bordj Arreghi régnait la peur. Les cinq enfants européens qui
d’ordinaire vivaient comme des jeunes Kabyles et ne rentraient guère
que pour manger se rapprochaient d’instinct de leurs parents. La liberté
de leur comportement ne les empêchait pas d’aimer profondément leur
famille. Il n’y avait jamais de disputes entre enfants, et les soirs on veil-
lait en se tenant les épaules. Voilà que ce bonheur était soudain perturbé
par un sentiment inconnu des jeunes : la peur.
Le mardi 9 juin 59, une procession de half-tracks fit irruption par la
route, tandis que quatre hélicoptères larguaient deux sections de para-
chutistes autour du village. Il était deux heures de l’après-midi ; le soleil
mordait la peau et la chaleur de la terre brûlait les poumons. En moins
d’une minute l’encerclement était parfait et un chat n’aurait pas pu
gagner les bois sans se faire transformer en passoire.
Les paras formèrent une dizaine de groupes et se mirent à ins-
pecter les maisons Kabyles. Ils ne trouvèrent pas la moindre arme,
même pas des fusils de fantasia. Mais il n’y avait aucun homme entre 18
et 40 ans. Et le regard farouche de quelques veuves rendait toute ques-
tion superflue.
Le lieutenant alla à l’école et trouva Gisèle en plein travail. Il la
salua avec admiration, saisi par sa féerique beauté. À 44 ans, comblée
des joies les plus pures et les plus vraies, aussi amoureuse de son mari
qu’aux premiers jours de leur rencontre, adorée de ses trois enfants,
LA « PAIX » 241
entourée d’amis aussi sûrs que les meilleurs frères et sœurs possibles,
Gisèle avait un âge indéfinissable, mais que personne n’aurait évalué
au-dessus de 30 ans. Il émanait d’elle une force infiniment douce, une
auréole d’amour qui apaisait tous ceux que son regard frôlait. Le jeune
officier finit par articuler : « J’admire votre courage, Mademoiselle.
- Madame, j’ai trois enfants.
- Déjà trois enfants !
- Ô j’ai pris mon temps ! J’ai eu le premier à 24 ans. Il va avoir 20
ans.
- Vous plaisantez
- Mais non ; d’ailleurs vous allez certainement faire leur connais-
sance. Nous habitons la grande maison carrée avec le patio.
- Et vous n’avez pas peur ici ? Presque plus aucune école de cam-
pagne ne fonctionne actuellement.
- Celle-ci non plus ne fonctionnerait plus. Mais j’ai repris un ser-
vice bénévole à la demande des gens du village.
- Ces gens sont tout de même curieux ! Ils nous tirent dessus,
mais nous devons continuer à les instruire
- Si vous le permettez, je vais renvoyer les élèves et nous discute-
rons mieux à la maison. »
Elle recommanda aux enfants de ne pas avoir peur, de rassurer
leurs parents, que rien de mal ne leur arriverait. Puis elle gagna sa mai-
son en compagnie du lieutenant.
Ils y trouvèrent Klaus, Émile et les cinq enfants. Le jeune Sigmund
les avait précédés et regardait avec intérêt les mitraillettes de deux sous-
officiers déjà attablés devant une tasse de café et bavardant avec les
hommes de la maison. Conchita parut aussi en se frottant les yeux ; sa
sieste avait été interrompue. Émile junior sortait de sous la douche et
était en slip. Il avait encore amélioré les constitutions athlétiques de ses
parents et leur beauté de divinités grecques : 1 m 85, 87 kg, d’une plas-
tique qui aurait pu faire sa fortune et lui ouvrir toutes grandes les portes
du cinéma, le jeune homme était pourtant d’une bienséante modestie et
ne ressentait nulle envie de faire une carrière de bête de cirque. Les cinq
enfants avaient en commun une grande douceur naturelle et une
absence complète de timidité.
- Quel splendide parachutiste vous feriez ! » ne put s’empêcher de
s’exclamer le lieutenant. « Je pense que c’est ce qui m’attend. Je vais
avoir vingt ans.
- Cela vous plaira certainement.
- Le parachutisme oui ; tirer sur les Algériens beaucoup moins. Je
242 LE GRAND SUICIDE
me suis élevé au milieu des enfants kabyles. Je parle le kabyle aussi
bien que le français et beaucoup mieux que l’allemand qui est la langue
de mon père.
- Cette guerre ne fait plaisir à personne ; mais nous y sommes
contraints.
- Par une foule de maladresses, d’injustices cyniques. »
Klaus intervint : « Ne trouvez-vous pas étrange qu’en plein
soulèvement les gens soient venus demander à ma femme de rouvrir l’é-
cole où l’enseignement se fait en français ? Ils n’ont rien contre les
Français ; ils veulent seulement en finir avec l’injustice, l’exploitation,
l’humiliation.
- Vous avez peut-être raison. Si tous les pieds-noirs étaient
comme vous, il n’y aurait sans doute jamais eu de guerre. Mais ils ont
une mentalité de féodaux moyenâgeux. Certains ont prétendu nous
vendre de l’eau. Inutile de vous dire que leur cave y a passé ! Nous ris-
quons notre peau pour les défendre ; ils sont milliardaires et prétendent
nous faire payer de quoi boire et nous laver ! »
Les sous-officiers regardaient avec attention les quatre arcs et l’ar-
balète accrochés au mur. Frédéric devina leurs pensées. Bien qu’âgé
seulement de 16 ans, il était le plus précis au tir à l’arc et à 14 ans il avait
été le premier à abattre un sanglier à l’arbalète. Il dit aux militaires : « La
force de ces engins est incroyable. Le seul ennui est que l’on perd beau-
coup de flèches. Mais je comprends maintenant que des tribus peaux-
rouges puissent se nourrir en chassant à l’arc et en tuant même des
bisons. » Les adultes confirmèrent. Le lieutenant dit : « J’espère que
vous n’apprenez pas à s’en servir à vos petits copains Kabyles.
- Si, nous les laissons tirer quand ils en ont envie. Certains sont
très adroits.
- J’espère qu’ils ne s’en serviront pas pour nous descendre… Il y
a une chose qui nous étonne : c’est que vous puissiez rester isolés
comme vous l’êtes. Il y a déjà eu des milliers de Français isolés qui ont
été assassinés. Êtes-vous bien sûr de ne rien risquer ? Le village a fourni
tout de même beaucoup de combattants à Amirouche. Et il y en a encore
certainement parmi les fellouzes…
- Certainement, mais nous ne risquons absolument rien. Les
nationalistes algériens ne désirent pas le départ des Français. » C’est
Gisèle qui avait répondu. Elle pressentait quelque chose. Le lieutenant
extirpa un tract froissé de sa poche et demanda, tourné vers Émile :
« C’est vous qui êtes allemand, Monsieur ?
- Non.
LA « PAIX » 243
- C’est moi.
- Connaissez-vous ce tract ? » Et Klaus lut un texte en parfait alle-
mand :
« Légionnaire allemand.
Ton peuple est couvert d’insultes, ton pays démembré et occupé
parce qu’on nous reproche d’avoir été racistes.
Mais on se sert quand même de toi pour mener une guerre de
race au profit de ceux qui t’accusent. Et si demain les crimes de l’armée
française contre des villages vides d’hommes sont connus, à cause des
légionnaires ce seront encore les Allemands qui seront traités de brutes
sanguinaires.
Déserte l’armée de cette guerre déshonorante. Rejoins les rangs
du F.L.N. Tu y seras reçu en ami et tu pourras à ton choix te battre dans
nos rangs, être employé hors des zones de combat à des tâches civiles
ou sanitaires, ou encore être rapatrié dans ton pays. »
L’officier le regardait à la dérobée. Quand il eut finit il demanda :
« C’est d’un allemand parfait, n’est-ce pas ?
- Parfait.
- Vous n’avez pas idée de qui peut être ce tract ?
- Pas la moindre.
- Qu’en pensez-vous ?
- Je le trouve logique.
- Ne trouvez-vous pas malheureux que nous ne puissions pas être
solidaires entre Européens ? Il y a de tout en Algérie, pas seulement des
Français.
- Il est bien tard pour penser à s’entendre. Je pense que vous
serez des sacrifiés inutilement, comme je l’ai été moi-même, ainsi que
des millions de mes camarades.
- Dans quelle arme serviez-vous ?
- Commandant de la SS.
- Vraiment ? Eh bien ! Vous nous avez légué un bel héritage. Nos
hommes chantent les plus célèbres de vos chansons. Et ils ont un véri-
table culte pour les SS. Les paras n’ont qu’une idée en tête : leur res-
sembler, être à la hauteur de leur froide témérité au combat. Cela fait
grincer bien des dents en France !
Dommage que nous devions vous quitter ! C’est pour nous un
grand honneur d’être reçus chez vous. En cas de besoin, appelez-moi :
lieutenant Gonthier. »
Il serra chaleureusement les mains des hommes, baisa celles de
Gisèle, de Conchita, d’Hélène et d’Isabelle en disant : « Mesdames, vous
244 LE GRAND SUICIDE
mériteriez de devenir les reines de ce pays ! »
Émile et Klaus sortirent seuls à travers le village. Ils n’avaient pas
besoin de parler, car chacun savait que l’autre était tourmenté des
mêmes interrogations. Émile fut le premier à parler : « C’est attristant de
devoir aider les Musulmans à combattre des jeunes Français qui ont
découvert la vérité sur nous malgré le mensonge mondial sur la dernière
guerre, malgré la presse, la radio et la télévision qui enfoncent chaque
jour les mensonges dans des centaines de millions de cervelles.
- Certes, c’est attristant. Mais si nous voulons rester, il nous faut
composer avec l’absurde. Les Français n’ont pas la moindre chance de
se maintenir en Algérie. Ils ont contre eux l’URSS, les USA et surtout leur
propre opinion publique. Les Légionnaires le sentent aussi et désertent
par centaines. Les pieds noirs sont trop faibles pour organiser une
défense civile efficace. Ceux des campagnes sont énergiques, mais
isolés. La plupart ont déjà renoncé et choisi le départ. Ceux des villes
comprennent plus d’Espagnols, de Maltais, d’Italiens que de Français.
L’affaire est sans espoir. Les paras eux-mêmes comprendront bientôt
qu’ils luttent pour une cause indéfendable, pour les salopards qui leur
vendent de quoi boire.
- Il y a tout de même bien des colons courageux et hospitaliers.
- Bien sûr. Et tous n’ont pas la chance d’être en Kabylie ou dans
les Aurès. Cette guerre est une guerre de race qui n’ose pas dire son
nom. En bien des points du pays, le simple fait d’avoir la peau blanche
fait d’un homme une cible.
- Je me demande si après l’indépendance les Kabyles ne seront
pas submergés par la racaille des villes, par la masse des métis
congénitalement parasitaires, les mendiants, les voleurs, les souteneurs.
- C’est probable. Et je pense même que la France aussi le sera,
qu’elle deviendra semblable à la Sicile et à l’Italie du Sud, ou à l’Améri-
que gangrenée par les métis méditerranéens. Notre défaite a amorcé un
processus que plus rien ne peut arrêter. Nos diplomates en avaient
abondamment prévenu les hommes d’état anglais et français. Ces der-
niers nous ont opposé l’incrédulité, comme le juge d’instruction militaire
de notre camarade rencontré à Montmartre. Maintenant l’effondrement
des Blancs est mondial. Nous ne pouvons que manœuvrer individuelle-
ment pour ne pas être enfouis sous les décombres. De là nos comporte-
ments parfois paradoxaux.
- Ne crois-tu pas qu’il faudrait créer des liens avec les paras ?
Beaucoup d’entre eux méritent de survivre. Et eux aussi seront bientôt
calomniés, traînés dans la boue comme nous et par ceux-là mêmes qui
LA « PAIX » 245
les envoient aujourd’hui au combat.
- Ton idée est bonne. Mais je ne vois pas comment ils pourront
s’implanter ici après l’indépendance.
- Nous aurions besoin d’un réseau mondial décidé à préserver une
élite lucide et d’une haute valeur bio-psychique.
- Assurément. Mais la crise aigüe de l’industrie surviendra bientôt,
conformément aux analyses de Karl Marx. Maîtres du jeu, les Améri-
cains feront de l’Europe le champ de bataille atomique pour se débar-
rasser de la concurrence européenne. Je ne vois pas de possibilité de
survie en Europe. Néanmoins je crois bon de nouer des liens amicaux
avec les paras. Mais il nous faudra être extrêmement prudents, car à ce
jeu nous risquons la mort des deux côtés. »
La semaine suivante ils prirent le risque de partir avec la camion-
nette frigorifique et d’aller livrer du sanglier dans Alger. Ils avaient
soigneusement caché dans le moteur leur laisser-passer du FLN. Mais
celui-ci leur fut superflu car ils ne rencontrèrent aucun détachement de
partisans. La guérilla était mise à mal. À l’entrée de Bordj Menaïel ils
furent arrêtés par un peloton de gendarmes. Un gros brigadier, le cein-
turon de travers sur son ventre proéminent et son large derrière, le
visage congestionné et le souffle court typique de l’alcoolique, inspecta
le frigo et se mit à leur poser d’interminables questions répétées plu-
sieurs fois, comme on le lui avait appris à l’école. Mais si les suspects
s’étaient contredits, il aurait été incapable de le remarquer. Émile résolut
la question avec une épaule de sanglier en disant : « Ça vous changera
des boîtes de singes. » Le truc marcha et ils purent repartir de suite.
Ils firent leurs livraisons en début d’après-midi, malgré l’écrasante
chaleur, puis s’installèrent à la terrasse d’un café du front de mer pour
bénéficier de la brise. Ils devaient coucher chez Gaetano qui ne rentre-
rait que vers six heures. Ils virent passer successivement une compa-
gnie de légionnaires et une compagnie de parachutistes. Les deux mar-
chaient au pas lent de l’armée allemande. Les premiers chantaient les
uns en allemand, les autres en français : « Gris comme la terre est notre
habit d’honneur… » ; les seconds chantaient une version française des
« Oies sauvages ». Les regards hauts sur l’horizon montraient à quel
point la magie de ces chants de mort agissait sur eux. Chants de mort ?
Non, chants de transparence et d’irréalité des apparences, chants qui
relativisaient la mort, étrange initiation à une perception de la vie imper-
sonnelle et immortelle.
Deux parachutistes en promenade vinrent s’asseoir à côtés d’eux.
Émile les invita de suite : « Voulez-vous nous permettre de vous offrir
246 LE GRAND SUICIDE
quelque chose ? C’est en pure sympathie. Nous sommes de la même
espèce. » Les deux jeunes gens sourirent : « Volontiers. Tout le monde
n’a pas de la sympathie pour nous. Nous sommes jalousés et redoutés
à la fois.
- Nous avons entendu passer vos camarades tout à l’heure. Ils
chantaient le chant des « Oies sauvages ». Nous l’avons chanté avant
vous, mais dans une autre langue… Nous aimerions bien avoir les paro-
les en français. Pouvez-vous me les dicter ? » Les paras acquiescèrent
en précisant : « Nous le faisons pour vous. Sinon nous n’aimons pas
divulguer nos chants. Ils sont à nous et nous sommes les seuls à les
sentir.
- Nous avons exactement le même sentiment. »
Le texte une fois écrit, Émile dit à Klaus : « Comment trouves-tu
cette transcription en français ? Je la trouve excellente.
- Assurément ; elle ne peut être l’œuvre que de quelqu’un qui a
vécu notre aventure.
- Vous étiez SS ? demandèrent les paras.
- Oui.
- Alors permettez-nous de payer aussi notre tournée. »
Ils restèrent deux heures ensemble. Les anciens firent com-
prendre aux jeunes que la guerre en cours n’était qu’une péripétie d’une
guerre millénaire, que seules la prise de conscience et la solidarité mon-
diale des Blancs les meilleurs pouvaient faire surgir un avenir de dignité
au-delà de l’écœurant marécage présent.
Les jeunes paras approuvèrent et se montrèrent sans illusions.
Cette guerre est pourrie. Nous pourrions démanteler en quelques
semaines tout ce qui reste des réseaux fellouzes. Mais on nous oblige à
relâcher ceux que nous capturons en ville. La police française en métro-
pole tolère, parce qu’elle y est obligée par des ordres d’en haut, la col-
lecte de fonds des leveurs d’impôt du FLN à chaque paye d’usine, de
chantier ou de mine. Il faudrait être aveugle pour croire à ce combat.
Pourtant c’est dommage car nous pourrions faire du bon travail. Mais il
nous faudrait avoir droit de vie et de mort aussi bien sur les pieds-noirs
que sur les Musulmans.
- Vous avez compris une vérité essentielle : les vrais hommes
d’épée sont des hommes de justice incorruptibles ; toute révolution ne
peut se faire que par eux, sinon elle tourne en caricature et en nouvel
esclavage. Si Napoléon avait su rester jacobin, tous les peuples d’Eu-
rope se seraient jetés à sa suite ; mais il a préféré s’allier à la pourriture
des cours. De même les colons auraient pu constituer un Ordre de guer-
LA « PAIX » 247
riers paysans et devenir les idoles de toute la population islamique en
mettant fin à l’arbitraire, à l’exploitation, aux backschich. Mais là aussi il
y a eu une alliance d’exploiteurs entre colonisateurs et caïds au lieu d’un
ordre militaire qui aurait fort bien pu intégrer des Musulmans. Tout
devient possible lorsqu’on est irréprochable devant le sens populaire de
la justice et de l’incorruptibilité. »
Tout le monde était d’accord, mais à quoi bon ? Les paras avaient
beau chanter… le cœur aura raison du nombre… » sur l’air du Pan-
zerlied, ils allaient quand même être submergés par la masse des larves
asservies aux médias et par la trahison des gouvernants. Ils le com-
prirent à temps et ne marchèrent pas dans le putsch de Challes. Une fois
encore on se battait sur un problème dont les données étaient volontai-
rement faussées et la vérité n’était nulle part.
***
À l’automne de la même année, Émile partait à la base d’entraîne-
ment des paras dans les environs de Toulouse. Il s’y distingua de suite
en se montrant invincible au corps à corps. En prévision, son père lui
avait donné deux mois de leçons de close-combat, ce qui lui permit de
se montrer à la hauteur de son meilleur instructeur. Outre son habileté,
sa force herculéenne était un sérieux avantage. Aussi il eut la vie facile
et apprécia les filles françaises, infiniment plus accessibles que les
Kabyles.
Un matin de décembre, une dizaine de jours avant Noël, il fut
abordé près de la cathédrale par un groupe de quêteurs et de quêteuses
qui tenaient une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Ahmed aimerait
bien jouer au ballon, et Aïcha n’a jamais eu de poupée. » Il observa le
groupe, analysa les visages : trois filles complexées, deux jeunes avec
des colliers de duvet noir, des yeux fiévreux, les cinq, une croix de métal
ballotant sur leurs poitrines chétives. Émile était écœuré. Il s’arrêta pour-
tant et à ce moment d’autres jeunes s’approchèrent. « Le service
d’ordre », pensa le para qui aurait démoli tout le paquet en trois secon-
des. Il se contenta de sourire et de dire d’une voix lente et forte : « Avez-
vous déjà mis les pieds en Algérie ?
- Euh non.
- Moi j’y suis né. Oui, j’y suis né et je parle le kabyle aussi couram-
ment que le français. Moi-même, ma sœur et mon frère, nous nous
sommes élevés au milieu des enfants d’un village kabyle, nous avons
partagé tous leurs jeux. Aussi je peux vous dire qu’ils ont autant besoin
248 LE GRAND SUICIDE
de vos ballons et de vos poupées que d’une colique. À 11 ans les gar-
çons commencent à tirer au fusil, à 6 ans ils savent fabriquer une flûte
de bois, faire du feu, attraper les perdrix et les cailles à la course, oui,
parfaitement : à la course ; les filles ont des petits frères et des petites
sœurs, ou les enfants de leurs voisins, des poupées qui parlent, qui fer-
ment les yeux, qui rient et qui pleurent. Ce sont les enfants d’Europe qui
auraient besoin de la charité ; mais c’est une charité impossible. Il fau-
drait d’abord les désintoxiquer, il faudrait tous vous désintoxiquer ! » Il
tourna le dos tandis que le groupe des quêteurs badait stupidement,
sans savoir que répondre à cette sortie intempestive.
Ses classes terminées, il fut nommé sergent-chef et resta comme
instructeur de close-combat.
En janvier 1961 il fut pourtant envoyé en Algérie. Par chance il
n’eut à patrouiller que dans le massif de Chréa, près de Blidah, et dans
le plateau de Médéa.
Cela lui permit de faire connaissance avec un milieu qu’il ignorait
presque : celui des Algériens des villes. Il y avait un abîme entre eux et
les montagnards kabyles. Les gens du village et ses parents lui avaient
expliqué pourquoi les Kabyles bâtissent sur des crêtes. Il fallait se pré-
server des attaques et des rapines des pasteurs nomades qui ne se
gênaient pas pour faire rentrer un troupeau de moutons dans un champ
de blé. La garde était assurée nuit et jour depuis plus d’un millénaire. En
ville on était sans cesse assailli par des mendigots agaçants et tenaces
comme des moustiques. L’art du vol atteignait l’incroyable et sa menace
exerçait une irritation incessante sur les nerfs. Mais ce qui le frappa le
plus désagréablement fut la confidence d’une fille de 16 ans, orpheline
audacieuse qui avait réussi à échapper à la tutelle de son oncle en tai-
sant la mort de ses parents, en se cachant dans l’appartement qu’ils
occupaient rue de l’Horloge à Bab-el-Oued et en se prostituant ; elle avait
compris que la prostitution était la seule voie possible de liberté en milieu
musulman strict. Plutôt supporter des clients qu’elle pouvait choisir qu’un
mari imposé par une famille tyrannique et mercantile. Elle ne se laissait
aborder que par des Européens, se voilait de manière à être impossible
à identifier et n’emmenait jamais d’homme chez elle. Elle n’entrait que
dans les hôtels bien tenus.
Alors qu’Émile lui faisait compliment de sa beauté en la caressant,
elle lui répondit : « Chez nous ce n’est pas une chance d’être très belle,
quand une femme est très belle, un jour ou l’autre un homme la tue. »
Depuis cette réflexion il comprenait mieux les Kabyles. Ceux-ci
avaient une nette dominante de sang européen ; chez eux l’Islam n’était
LA « PAIX » 249
qu’un vernis, comme le Christianisme chez la plupart des soi-disant
Chrétiens. Les leçons de Weltanschauung de son père lui revenaient en
mémoire et toutes les expériences qu’il vivait depuis sa mobilisation les
lui confirmaient. Ce qui le déconcertait le plus dans les discussions qu’il
amorçait parfois, c’était le refus d’aller au fond des problèmes. Les ana-
lyses de tous, qu’ils soient marxistes, gaullistes, athées, chrétiens, colo-
nialistes ou anticolonialistes, s’arrêtaient toujours à mi-chemin. Il se ren-
dait compte que la mini société de Bordj Arreghi qui ne comprenait que
quatre Européens adultes : ses parents, plus Émile et Conchita, plus de
temps à autre Pilar et Gaetano, lui avait donné une culture infiniment
supérieure à celle qu’il aurait reçue dans un lycée. Il s’était instruit sans
effort, sans s’en apercevoir. il était profondément en paix avec lui-même
et lisait à livre ouvert dans les pensées et les sentiments des autres. Il
commençait à comprendre combien sa situation était difficile, car jamais
il ne pourrait s’habituer au chaos idéologique et aux hypocrisies du
monde moderne. À tout prendre, plutôt l’hypocrisie arabe qui était plus
un contrat social qu’un fatras d’illusions.
***
Début mars 1961, un groupe de partisans armés frappa à la
tombée de la nuit aux portes de la maison carrée de Bordj Arreghi. Émile
et Klaus allèrent ouvrirent et firent entrer les hommes. Ceux-ci expliquè-
rent que l’insurrection se réorganisait dans les Aurès. Les débris des
troupes kabyles y avaient rejoint les Chaouïas. Les deux ethnies
berbères, les plus européennes par le sang, se comprenaient bien et
d’importantes actions étaient en préparation. Ce qui manquait le plus,
c’était des hommes de commandement militaire, des instructeurs. Ils
demandaient donc à Klaus et Émile de les rejoindre. Il va s’en dire que
nos amis n’en avaient pas envie ! Ils firent valoir la nécessité de rester
près de leurs femmes et de leurs filles en ces temps troublés. En Kaby-
lie ils avaient volontiers rendu service, car cela ne les éloignait pas. Mais
les Aurès étaient à plus de 500 km !
Les partisans restèrent un moment muets, puis insistèrent : « Ce
ne serait que pour quelques semaines, deux mois tout au plus ! » Émile
et Klaus se concertèrent. Leur refus risquait de gâcher des années de
patience et d’habileté pour la réalisation de leur but : subsister en Kaby-
lie jusqu’à l’effondrement de la civilisation actuelle, jusqu’à la troisième
guerre mondiale et après celle-ci. Ils proposèrent donc de rester un mois
chacun. Les épouses consultées se rangèrent aussi à cet avis. Marché
250 LE GRAND SUICIDE
fut donc ainsi conclu. Les partisans refusèrent poliment l’offre d’hospita-
lité pour la nuit : ils devaient disparaître avant le jour et laisser au vent le
temps d’effacer leurs traces dans la neige. Ils acceptèrent pourtant un
solide repas. Conchita leur dit : « Nous avons aussi de la viande en abon-
dance, mais c’est du sanglier. » Les hommes rirent : « Donnez, donnez
Madame ! Nous en mangeons aussi à l’occasion. » Et le Prophète dit :
« Quand tu es chez l’étranger, habille-toi comme lui, mange ce qu’il
mange et fais ce qu’il fait. »
Le conseil de famille décida que Klaus partirait en même temps
que les visiteurs. Il y avait une petite fuite d’eau à l’angle d’une terrasse
et en maçonnerie Émile était le plus habile.
Il y eut une séparation sans atmosphère tragique. Un mois… ils
avaient connu bien pire ! Klaus suivit donc les hommes. À marche forcée
ils arrivèrent au petit jour dans la vallée de la Soummam. Ils marchèrent
ensuite toute la journée, se terrant dans les ravines embroussaillées au
moindre vrombissement de moteur. Ils mirent seulement une semaine
pour atteindre les forêts au-dessus d’Arris, dans les Aurès, ce qui repré-
sentait une moyenne de plus de 70 km par jour. Malgré son endurcisse-
ment, Klaus accusait le coup ; il avait fait suivre ses jumelles et son Ham-
merless de chasseur de sanglier. Il était convenu qu’en cas de capture
tous affirmeraient qu’ils l’avaient fait prisonnier dans les forêts du Djurd-
jura.
Le camp était bien organisé, entouré de nids de mitrailleuses
dissimulés à la crête des angles morts. Deux postes de vigie étaient ins-
tallés sur des sapins de trente mètres de hauteur et aucune surprise ne
semblait possible.
Les hommes prirent un jour de repos, puis l’instruction commença.
Les jeunes combattants étaient attentifs et passionnés. Il y avait parmi
eux d’excellentes bêtes de combat. Klaus fut surpris que près de la moi-
tié d’entre eux portent des noms latins. « Nous sommes les seuls vrais
Roumis, lui expliqua l’officier chaouïa, nous nous sommes retirés dans
les montagnes devant l’invasion arabe. » Plus grands et surtout plus
massifs que les Kabyles, les Chaouïas avaient un type nettement
romain.
Et début avril survint le drame. Sans être annoncés par un bruit de
moteur, les paras déferlèrent à l’aube sur le camp. Deux sentinelles
avaient été égorgées sans avoir pu crier. Les avions avaient décrit la
veille un cercle vers le Sud, en direction de Biskra, largué une compa-
gnie de paras près de la crête. Ceux-ci avaient progressé de nuit jus-
qu’au camp photographié depuis des semaines au téléobjectif, par-
LA « PAIX » 251
faitement localisé. L’astuce et l’effort acharné des maquisards se trou-
vaient dépassés par la technique.
Les paras s’étaient répartis les tâches avec précision avant l’at-
taque. En trente secondes tout le camp fut neutralisé et la dizaine
d’hommes qui tentèrent de saisir leurs armes gisaient morts au sol. Il y
avait deux cents prisonniers assis en tailleur les mains sur la tête. Le
lieutenant faisait les cent pas, examinant les visages. Un sergent sortit
d’une tente, tenant les jumelles et le fusil Hammerless de Klaus. Il les
montra à l’officier qui demanda : « A qui appartient cela ?
- À moi.
- C’est donc toi le chef de ce camp. Qu’est-ce que tu es ?
Chaouïa ? Kabyle ?
- Allemand.
- Tiens, tiens ! Voilà qui est intéressant ! Déserteur de la Légion
sans doute ?
- Non, j’habite l’Algérie depuis 1938 et suis marié à une Française.
- Et qu’est-ce que tu fais là ?
- J’ai été pris dans le Djurdjura alors que je chassais le sanglier.
On m’a amené ici.
Le lieutenant extirpa un paquet de photos de sa sacoche, les
regarda, regarda son interlocuteur : « Le cas est simple : tu es leur ins-
tructeur de combat corps à corps. Tu te reconnais là-dessus ?
- Oui. Mais cette preuve est superflue. Je ne me serais pas
abaissé à nier.
- Alors tu sais ce qui t’attend.
- C’est la différence avec toi : toi, tu ne sais pas ce qui t’attend. »
Le lieutenant resta un instant suffoqué de stupeur, braqua son
pistolet-mitrailleur sur la poitrine de l’homme et dit les dents serrées :
« On ne se refuse rien ! On se permet de me tutoyer ! Et si je te lâchais
une rafale dans les tripes et que je te laisse crever lentement au soleil ?
- Fais-le si tu veux. Je suis un SS et un SS ne s’abaisse devant
personne, même au prix de sa vie.
- Un SS ? Et vous êtes instructeur chez les fellouzes ? Il faudra
m’expliquer.
- Je veux bien, mais cela prendra du temps ; et il vous faudra
savoir écouter.
- Bon, je veux bien vous faire confiance. Levez-vous et don-
nez-moi vos papiers. »
Il examina la carte d’identité : « Né le 5 février 1915, à Oberhau-
sen… nationalité française. Vous m’avez dit que vous étiez allemand ?
252 LE GRAND SUICIDE
- Je suis allemand en Allemagne et français en France.
- Curieux… moitié moitié à tout ce qu’on veut.
- Non, pas moitié moitié ; je suis 100 % Allemand et 100 %
Français.
- Là aussi il faudra m’expliquer…
- À votre service.
- Suivez-moi et ne vous éloignez pas d’un pas. »
Le lieutenant appela : « Sergent Pepperkorn, appelez le P.C. du
régiment et demandez six camions pour transporter les prisonniers.
Nous les attendrons sur la route d’Arris à Batna.
Sergent Rouvier, faites creuser 13 tombes par les prisonniers et
enterrer de suite les morts.
Dans une heure la première section descendra accompagner la
colonne de prisonniers qui seront incarcérés à Lambèse. Nous en som-
mes à une quarantaine de kilomètres. Je vous y rejoindrai ce soir avec
la seconde et la troisième section. Nous allons peigner ce djebel, au
moins la bordure du plateau. »
L’enterrement fut vite expédié. Puis les deux cents prisonniers se
mirent en marche, encadrés par les paras l’arme au poing, les doigts sur
le cran de sûreté.
Klaus restait seul avec les deux sections de paras et leur lieute-
nant qui ordonna deux heures de repos à l’ombre des cèdres et des
fayards. Les sergents postèrent quatre sentinelles et les hommes se
couchèrent de suite pour dormir le plus possible avant de recommencer
à crapahuter.
Le lieutenant emmena Klaus à l’écart et lui parla avec une
noblesse non feinte :
« Je m’excuse d’avoir été grossier avec vous tout à l’heure. Mais
les apparences ne plaident pas en votre faveur ! Alors comprenez-moi.
- Je vous comprends.
- Bon. Commençons par le commencement. Qu’avez-vous voulu
dire en me prévenant que je ne sais pas ce qui m’attend ?
- Que vous avez mal évalué la situation. Vous pourriez gagner
cette guerre si… si les USA et l’URSS n’avaient pas décidé de supplan-
ter les Français.
- Les Algériens ne gagneraient pas au change et ils n’ont pas
d’illusions sur ce point.
- D’accord, mais ils font semblant d’en avoir pour recevoir de l’aide
et les Russes comme les Américains tombent dans le panneau. Je vou-
lais vous dire aussi que vous serez trahis par les gouvernants français,
LA « PAIX » 253
désavoués par votre peuple et mis en accusation par l’opinion publique
préfabriquée, comme nous l’avons été.
- Trahis nous le sommes déjà et nous nous en rendons compte.
Mais Jules César a bien conquis la Gaule malgré les trahisons du Sénat
romain. Alors, faut-il renoncer ?
- Je vous comprends et vous admire ; vous êtes homme de
réflexion malgré votre jeune âge. Je vous souhaite bonne chance, mais
je n’y crois plus.
- Et comment avez-vous abouti à ces fonctions d’instructeur de
corps à corps ?
- À contre-coeur, certainement. Mon fils est sergent-chef dans les
paras. Je me suis parfois attardé à Alger dans l’espoir de voir passer une
de vos compagnies et de vous entendre chanter nos chants. Cela, c’est
le côté sentimental. Mais la raison parle un autre langage. D’abord j’ai
toujours été révolté par le colonialisme. Je vis depuis plus de 20 ans
dans un village kabyle qui compte neuf Européens : ma famille et celle
d’un vieil ami. Nous vivons ensemble dans une maison construite de nos
mains. Nous avons une confiance réciproque totale avec les villageois
que nous avons toujours traités en égaux. Ma femme a été leur institu-
trice pendant 15 ans ; et après la désertion de l’école à l’époque d’Ami-
rouche elle a repris un service bénévole à la demande des familles.
- Je ne vois que du bon dans ce que vous me dites. Vous êtes
d’excellents colonisateurs !
- Entendons-nous bien sûr le sens des mots ! Nous nous sommes
toujours contentés de leur offrir et de leur donner ce qu’ils voulaient ;
nous ne leur avons jamais rien imposé.
- Nous savons que de nombreuses erreurs ont été commises.
Mais de là à nous tirer dessus…
- Vous parlez d’erreurs. Appelez-vous erreur le fait de tirer sur des
anciens combattants que vous avez mobilisés malgré eux contre nous
sous prétexte qu’ils prétendent défiler en même temps que les anciens
combattants français et qu’ils vous rappellent les promesses que vous
leur avez faites pour les faire marcher ?
- Oui, j’en conviens, c’est une saloperie. Mais c’est une exception.
- Non, ce n’est pas une exception. Depuis leur arrivée dans ce
pays les colons français pratiquent la duplicité. Vous parlez de liberté,
d’égalité, de démocratie ; mais les réalités qui correspondent à ces mots
sont le nihilisme, l’exploitation, l’imposture politique. Avez-vous déjà
assisté à une réunion de la Djemaa chez les Berbères ? Là vous verrez
ce qu’est la démocratie. On ne bâcle pas l’examen des problèmes
254 LE GRAND SUICIDE
comme font nos parlementaires ; on ne prend pas les décisions d’avance
et par-derrière. La discussion est publique et se poursuit jusqu’à ce que
tout le monde soit d’accord. Après il n’y a ni vainqueurs, ni vaincus et la
concorde subsiste.
- Cela est possible au stade tribal. Mais comment faire chez
nous ?
- Le plébiscite précédé d’une explication contradictoire est déjà
une marche d’approche. Mais ne nous lançons pas dans la politique.
Restons sur le terrain de l’affrontement de deux civilisations. De quel
droit venez-vous semer la pagaille chez des gens dont les institutions
fonctionnent mieux que les nôtres ? Et même là où vous voyez la tyran-
nie, réfléchissez avant d’intervenir. Vous souvenez-vous de l’appel d’Al
Fassi, un des leaders marocains de l’Istiqlal : « Laissez-nous vivre selon
les lois d’une harmonie que vous ne voyez pas. » Votre médecine aussi
est une catastrophe, elle est propre à déclencher une explosion démo-
graphique qui accroîtra le nombre des crève-faim et finira par nous sub-
merger. Ces gens sont depuis l’antiquité désastreusement prolifiques.
Les interdits de l’Islam sont un garde-fou contre la démographie galo-
pante. Libérez les filles musulmanes et vous verrez le résultat ! Voyez-
vous, j’ai 47 ans. Il y a maintenant 30 ans que j’ai reçu mes cours de géo-
politique. Les événements mondiaux et mes expériences personnelles
n’y ont apporté que des confirmations. Ne croyez pas que je vous fais de
la propagande nationale-socialiste. Je ne voudrais pas revoir un régime
comme le régime hitlérien qui était bourré de contradictions.
Mais il y a eu dans le cadre de ce mouvement de prodigieuses
découvertes, non seulement dans le domaine technique, de la satellisa-
tion par exemple. La géopolitique est une base indispensable du
raisonnement politique, un complément des analyses marxistes sans
lequel on ne peut rien comprendre à ce qui se passe de nos jours.
Tous les grands courants politiques de notre temps se fondent sur
un postulat faux : celui de l’universalité des vérités sociologiques et
morales. Par là est niée toute la géopolitique qui elle tient compte des
facteurs géographiques et climatiques, ainsi que des facteurs raciaux.
Mais les vainqueurs n’ont rien voulu apprendre de nous. Selon une
expression populaire allemande, ils ont jeté l’enfant avec l’eau sale du
bain.
- Je vous suis. Mais comment en êtes-vous arrivé à devenir
instructeur du FLN ?
- J’ai accepté parce que je veux pouvoir rester dans l’Algérie indé-
pendante. Je pense que la civilisation entière va sombrer soit dans l’in-
LA « PAIX » 255
cendie atomique, soit dans une décadence accélérée dont les pro-
dromes sont déjà perceptibles en Europe comme aux USA. Le problème
sera de survivre et seuls y parviendront ceux qui auront les plus grandes
forces physiques et psychiques, mais aussi qui seront placés dans des
conditions matérielles qui permettront la survie. Si dans quelques
années des marées de ventres creux envahissent les campagnes à la
suite d’une dévastation atomique ou d’un effondrement économique
incontrôlable, les paysans d’Europe ne pourront que se laisser massa-
crer comme des moutons. Les Kabyles se défendront comme ils le font
depuis plus d’un millénaire contre les nomades.
- Vous êtes bien pessimiste…
- Je suis marxiste. Lisez les analyses de Karl Marx sur les
impasses de l’économie capitaliste. Elles sont irréfutables et seule la
peur des évidences fait qu’elles sont insuffisamment connues. Bientôt
l’industrie européenne sera une concurrence intolérable pour les USA.
Ils feront alors de l’Europe le champ de bataille de la troisième guerre
mondiale. Et il leur sera égal de perdre cette guerre. Ils auront gagné du
temps et les capitalistes n’ont jamais été autre chose que des empiristes
à court terme.
Mais je ne suis pas seulement marxiste. Le marxisme est pour moi
une révolution arrêtée à mi-chemin, engluée dans une morale athée qui
reste la morale chrétienne. Ils veulent faire la révolution, mais ils ne
savent pas créer des révolutionnaires.
- Tout ce que vous me dites est passionnant. Mais je ne peux vous
épargner de passer devant le tribunal militaire. Je me demande ce que
nous allons pouvoir leur raconter… Il faudra dire que vous avez été
enlevé, menacé.
Pour tout vous dire, moi aussi je fais cette guerre à contre cœur.
J’aime l’armée. Mon père a fait la guerre dans la résistance, contre vous.
Et je me trouve ici dans la position où vous étiez vous-même en occu-
pant la France. Tout cela est fou et par moments je ne sais plus où j’en
suis…
Ainsi donc c’est parce que vous croyez à la destruction prochaine
de l’Europe que vous jouez ce rôle paradoxal de la part d’un raciste.
- Oui, il y a un paradoxe ; mais je n’ai pas le choix. Et le racisme
mérite des nuances. Les Kabyles sont en majorité de bonne race et bien
moins dégénérés que la plupart des Européens. »
Tout en marchant ils étaient descendus hors de la forêt et se
tenaient sur un chemin en promontoire au-dessus d’un précipice au fond
duquel grondait un torrent. Ils se penchèrent légèrement et virent
256 LE GRAND SUICIDE
quelques palmiers sur une terrasse à mi-pente. Klaus pâlit, car il venait
de reconnaître le décor de son rêve d’Akbou, 23 ans auparavant. Il
regarda la crête des Nementcha en face de lui. Assurément c’était bien
cela. Il fallait se hâter de partir. Il n’eut pas le temps. Une fusillade éclata
et le lieutenant bousculé comme par un violent coup de poing dans le
dos roula dans l’abîme. Klaus leva les bras, mais le sol céda sous ses
pieds et lui aussi alla s’écraser sur les rocs qui bordaient l’oued.
Moins d’une minute plus tard les paras engageaient le combat ; les
partisans décrochèrent et disparurent dans les immensités de l’Aurès.
Les recherches furent brèves. On pouvait distinguer les corps démante-
lés qui avaient fait une chute verticale de plus de 200 m. Les paras
n’avaient aucun matériel d’alpinisme, et d’ailleurs à quoi bon ? Les
sous-officiers interdirent toute tentative de descente. Il ne restait plus
qu’à appeler le PC par radio et à demander des ordres. Personne ne
connaissait l’identité de l’homme qui avait accompagné le lieutenant.
Qu’importait ? Un salaud de moins !
***
À Bordj Arreghi, Émile attendait son tour de départ. La radio avait
bien annoncé de sérieux accrochages dans les Aurès. Mais c’était le lot
quotidien.
Tout le monde décida d’aller passer trois jours à Alger : la veille, le
jour et le lendemain de Pâques. Le mercredi précédent, il y eut une
étrange alerte au village. Une trentaine de Moudjahidines en armes arri-
vèrent et demandèrent la convocation des responsables. La plupart n’é-
taient pas kabyles et les conversations durent avoir lieu en français. Sig-
mund qui avait alors 11 ans et jouait avec les enfants de Zineb en par-
lant kabyle surprit des propos inquiétants. Les arrivants reprochaient aux
habitants de Bordj Arreghi de tolérer des Européens dans une zone
d’opérations contrôlée au moins de nuit par les Moudjahidines. Tous les
hommes, les vieux surtout, défendirent les Roumis avec véhémence. Ils
expliquèrent que Gisèle assurait l’instruction gratuitement. « Naturelle-
ment, pour faire de vos enfants des Français ! » répliqua avec rage un
officier. Et il ajouta : « Sont-ils musulmans ? Ont-ils seulement fait sem-
blant de se convertir ?
- Ils ont appris l’art du combat à des centaines de nos jeunes gens.
Ils sont des nôtres.
- Les Roumis sont tous des traîtres ; ils sont capables de toutes les
comédies. »
LA « PAIX » 257
Le doyen du village se dressa et dit d’une voix forte : « Les
Kabyles sont maîtres chez eux. Depuis trente ans qu’ils sont ici, jamais
ces Roumis n’ont offensé quelqu’un. Et ils ont même été les premiers à
nous parler de notre liberté. Eux ne mentent pas ! »
La température montait et les Moudjahidines se retirèrent.
Sigmund rapporta cela à la maison. Fallait-il renoncer au voyage ?
Pilar et Gaetano allaient s’affoler. Ils décidèrent finalement qu’il n’y avait
pas de danger. Émile, Conchita et leurs enfants partirent le jeudi matin
avec le Ford frigorifique et firent le crochet par Bougie où ils devaient
livrer 200 kg de viande pour les fêtes. Gisèle, Isabelle et Sigmund parti-
rent directement par Tizi-Ouzou avec leur 2 CV. Dans une descente
après Fort-National, des hommes en armes les arrêtèrent. Gisèle sortit
son laisser-passer du F.L.N. Le chef que, Sigmund reconnut immédia-
tement, dit en braquant son arme sur le groupe : « Descendez ! » Trois
hommes entraînèrent l’enfant derrière un rocher. Les autres portaient sur
Gisèle et Isabelle qui avait 19 ans des regards enflammés de lubricité.
« Où allez-vous ? ajouta le chef.
- À Alger, chez des amis.
- Personne ne voyage actuellement, à moins que ce soit pour
espionner.
- Nous faisons le voyage souvent. Et il n’y a rien à espionner sur
les routes.
- Et les jumelles, ça sert à quoi ?
- Je n’ai pas de jumelles.
- Non ? Qu’est-ce qu’il y a sous ton siège ? »
Gisèle pâlit : « Ce sont les jumelles de notre ami ; mon mari a les
mêmes ; ils les emportent quand ils vont à la chasse.
- Quand ils vont nous espionner. Assez discuté ! Nous ne sommes
pas des idiots comme les paysans de Bordj Arreghi. Salopes, on va vous
niquer ! »
Frappées d’un violent coup de crosse à la nuque, les deux
femmes s’effondrèrent. Elles ne se sentirent pas violées et sodomisées
par une dizaine d’hommes chacune. Elles n’entendirent pas la salve qui
avait haché le cœur et les poumons de Sigmund, ni celles qui leur firent
éclater le crâne.
À partir de trois heures de l’après-midi l’angoisse régna à Alger.
Émile et les siens étaient arrivés à une heure, malgré leur détour par
Bougie.
À six heures ils n’y tinrent plus et téléphonèrent à la gendarmerie
de Tizi-Ouzou pour demander s’il n’y avait pas eu d’accident du côté de
258 LE GRAND SUICIDE
Michelet et de Fort National. « Qui êtes-vous ? demanda la voix au bout
du téléphone.
- Nous sommes à Alger, chez Monsieur Nicholetti, plâtrier-peintre.
Nous y attendons des amis, une dame, une jeune fille de 19 ans et un
garçon de 11 ans qui sont partis en même temps que nous de Bordj Arre-
ghi ce matin. Nous avons fait un crochet par Bougie et eux sont partis
par Michelet et Fort National. Ils auraient dû arriver aux environs de midi
et ne sont pas encore là.
- Vous dites une femme, une fille et un garçon ?
- Oui.
- Ils avaient une 2 CV ?
- Oui.
- Vous êtes de la famille ?
- C’est tout comme. S’il vous plaît, dites-moi vite ce qu’il en est.
- Ce que vous devinez, mon pauvre Monsieur, une horreur de
plus…
- Les trois ?
- Oui, il faudrait que quelqu’un de la famille les reconnaisse. C’est
une formalité pénible. Mais c’est indispensable.
- Je m’en occ…
Émile raccrocha, étranglé. Il alla au lavabo, s’inonda le visage
d’eau, but plusieurs verres. Tout le monde avait deviné. Personne n’avait
la force d’ouvrir la bouche. Frédéric fut le premier à articuler : « Tous ?
Isabelle… » Mais lui non plus ne put finir sa phrase. Gaetano apporta
une bouteille de cognac et huit verres, servit tout le monde en disant :
« Buvez vite ! » L’alcool ramena la vie pour une minute. Mais l’effet fut
bref et les femmes se retirèrent en sanglotant. Les quatre hommes
burent encore deux rasades avant de surmonter l’atroce chagrin qui les
paralysait. Fernando venait de terminer son service militaire. Il proposa
d’aller trouver Émile à la caserne. Il y apprit que sa compagnie venait de
partir dans le Djebel Chenoua, entre Tipasa et Cherchell. Il demanda à
voir le commandant. Ce dernier le reçut très aimablement, écouta ses
explications et conclut : « Le sergent-chef Altmeyer est donc le dernier
enfant de son père dont la femme et les deux autres enfants ont été
assassinés ce matin. Vous avez bien fait de me le signaler. Je veillerai à
ce qu’il ne soit plus envoyé en opérations.
- Mon commandant, il faudrait qu’il puisse reconnaître les siens
avant l’enterrement.
- Où sont les corps ?
- À Tizi-Ouzou, sans doute à la morgue de l’hôpital.
LA « PAIX » 259
- Bon. Je ferai le nécessaire. »
Fernando revint à la maison. Puisqu’Émile était en opérations,
demain tout le monde irait à Tizi-Ouzou. Peut-être pourraient-ils épar-
gner l’horrible spectacle à leur jeune ami. Le vendredi ils prirent la route
au point du jour. Les gendarmes les accompagnèrent à la morgue. Mal-
gré leurs visages déchiquetés par la sortie des balles tirées derrière la
tête, Gisèle et Isabelle restaient reconnaissables. Le visage de Sigmund
était intact ; seule sa poitrine était trouée d’une quinzaine d’impacts. Les
formalités étaient terminées. Les témoins signèrent machinalement des
papiers qu’ils auraient été incapables de lire.
Après ce qui s’était passé ils ne pouvaient pas retourner à Bordj
Arreghi. Le village était sûr, mais les routes trop dangereuses. Pourtant
il ne fallait pas abandonner Klaus, ne pas le laisser seul pour supporter
l’atroce nouvelle. Personne ne savait qu’il avait précédé sa femme et ses
enfants dans la mort. Émile voulait retourner seul à Bordj Arreghi. Mais
tous l’en dissuadèrent : « Klaus aura bien l’idée de nous chercher à
Alger. Il comprendra bien qu’il s’est passé quelque chose. Il l’apprendra
peut-être même par la radio ou les journaux. » Émile se rendit à ces rai-
sons.
Restaient à régler les formalités d’enterrement. Ils firent presser
les choses et celui-ci eut lieu à titre provisoire dans le cimetière de Tizi
Ouzou dès le samedi matin. Des fleurs, des fleurs absurdes, une foule
de plus d’un millier de Français indignés, ivres de besoin de vengeance,
l’amorce d’un désespoir collectif qui allait donner l’OAS.
On regagna Alger la cendre dans la bouche, la gorge serrée et le
cœur vide. Comme mue par un pressentiment, Hélène fonça à la
caserne avec un taxi. Au poste elle demanda le sergent-chef Émile Alt-
meyer. Il venait de rentrer et arriva de suite. Le visage d’Hélène suffit à
lui révéler une tragédie. Il parvint avec effort à demander : « Qui ? Dis-
moi qui… »
Hélène serra les dents, avala plusieurs fois sa salive et réussit à
articuler : « Ta maman… Isabelle… Sigmund »
L’athlétique sous-officier se laissa tomber sur le banc de bois du
poste. Il ne ressentait aucune peine, seulement une totale incrédulité. Et
il n’y avait donc pas de questions à poser. Mais tout à coup l’horreur
pénétra dans son esprit. Il voulut parler mais ne le pouvait plus. Ce fut
Hélène qui reprit : « Jeudi matin… entre Fort National et Tizi-Ouzou…
Nous venions tous à Alger pour Pâques… Nous avons fait le tour par
Bougie pour livrer du sanglier… Ta maman est venue comme d’habitude,
par la route des crêtes.
260 LE GRAND SUICIDE
- Et Papa ?
- Il n’est pas encore revenu. »
Le haut-parleur annonça : « Sergent-chef Altmeyer au bureau du
commandant ». Émile se leva lourdement, partit en vacillant. Hélène lui
cria : « Je t’attends ici, je t’emmène à la maison ! »
Le commandant se leva à sa rencontre, lui serra les mains et lui
servit un whisky : « Je vois que tu sais. Tu as vu quelqu’un. Tant mieux.
Bois, vite ça, ça te fera du bien. »
Au bout d’un moment il reprit : « Voilà une permission d’une
semaine. Si tu as besoin de plus tu me téléphones et tu m’expliques. Tu
as du monde à Alger ?
- Oui mon commandant, merci. »
Il salua et sortit comme un automate. Hélène arrêta un taxi, s’as-
sit à côté de lui et couvrit ses mains de baisers. À la maison de Gaetano,
il fut enveloppé de tendresse par Pilar, Conchita, Hélène et Mercédès qui
avait douze ans. La chaleur de la communauté lui permit de reprendre
ses esprits. Seuls ses membres restaient faibles comme un linge
mouillé. Mais sa pensée était claire. Gaetano et Émile vinrent à leur tour :
« Les mots ne servent à rien. Nous avons tous perdu une partie
de notre famille. Mais notre famille reste… tu ne seras jamais seul face
au souvenir de notre passé. »
Ils burent un bouillon de poulet au vermicelle et allèrent tous au lit.
Hélène alla lui dire bonsoir et couvrit son front et ses cheveux de baisers.
Ils s’aimaient depuis longtemps, depuis toujours. Mais les larmes
venaient de donner une vigueur sauvage à cet amour jusque-là trop
facile, une vigueur de défi. Car la vie est plus forte que la mort.
***
Le téléphone sonna en même temps à l’aérodrome militaire et à la
caserne de C… Deux voix monocordes passèrent les consignes Une
famille a été assassinée près de Tizi-Ouzou, sur la route de Fort-Natio-
nal, une femme de 47 ans, une fille de 19 ans et un gamin de 11 ans.
Les trois violés, sodomisés, enfin, le scénario habituel. Tu me reçois ?
- Je te reçois, vas-y.
- Ils sont de Bordj Arreghi, un bled du Djurdjura, un nid de fel-
louzes que nous aurions dû cramer depuis longtemps.
- Jamais trop tard pour bien faire.
- Comme tu dis. Alors tu y envoies une escadrille de zincs, et la
bonne ration de napalm.
LA « PAIX » 261
- Entendu. Salut ! »
La variante pour les half-tracks fut : « Quand ça cramera, vous
tirez sur tout ce qui fout le camp, même sur les chèvres.
- Comptes-y. Alors lundi matin aux aurores.
- C’est ça. Salut ! »
Le vieux Mimoun allait avoir 85 ans, peut-être 86, il ne savait plus
très bien. Il vivait depuis longtemps dans la familiarité de l’invisible et
sentit ce qui allait se passer. Il fallait d’urgence prévenir le village.
Demain c’était la fête de la résurrection de Sidi Issa, oui, la résurrection ;
les marabouts ressuscitent bien, pourquoi pas les prophètes ! Donc ce
jour-là les Chrétiens n’oseraient pas. Ce serait pour le lendemain. Le vil-
lage était à deux heures de marche quand il était jeune ; maintenant il fal-
lait compter le double. Qu’importe ! Allah était assez grand pour le sou-
tenir.
Le vieux partit appuyé sur son bâton, récitant des sourates du
Coran et des maximes populaires. Il faisait nuit lorsqu’il arriva, annoncé
par les aboiements des chiens. Des hommes sortirent une lanterne à la
main. Ils reconnurent de suite le marabout et le firent entrer. Ils le firent
manger et boire, puis le couchèrent sur une paillasse. Le lendemain il
sortit peu après le lever du soleil et demanda le rassemblement urgent
de la Djemaa. Il déclara d’une voix forte et tranquille : « Demain matin de
bonne heure les oiseaux du Chitan* viendront et feront tomber le feu sur
tout le village. Les canons aussi seront là et démoliront tout. Chaque
famille doit emporter tout ce qu’elle peut et se réfugier loin dans la forêt.
Après nous reviendrons et rebâtirons nos maisons.
- Comment sais-tu tout cela ? hasarda un sceptique aussitôt fou-
droyé de cent regards réprobateurs.
- Mon fils, Allah parle à mon cœur, quand il le veut. Moi je l’écoute
et je répète.
- Pourquoi les Roumis veulent-ils détruire le village ? Il n’y a pas
d’hommes en armes ici.
Parce que le Chitan les aveugle, comme il a aveuglé les fous qui
ont tué Lalla Gisèle, sa fille et son jeune garçon. »
Un frisson de terreur mystique passa sur la foule. Lalla Gisèle
assassinée ? Quel Dieu pouvait permettre ce sacrilège ? Du seuil de sa
maison où elle se tenait entourée de ses trois enfants. Zineb hurla
comme une bête blessée à mort et rentra se jeter sur sa couche. Le res-
pect que les Roumis de Bordj Arreghi avaient toujours témoigné aux
gens, aux traditions kabyles, à l’Islam, le dévouement inlassable de
* Le Chitan : forme arabe de Satan.
262 LE GRAND SUICIDE
Gisèle, l’amour qui émanait d’elle, les désirs fous qu’elle suscitait chez
les hommes, tout cela l’avait élevée de son vivant à la condition de Lalla,
de sainte. Un vieil homme quitta la place en hochant la tête : « Nous
n’avons pas su la protéger. Maintenant le malheur est sur nous ; c’est
justice. Allah seul est grand »
On sortit les charrettes, les bâts, les hottes, les besaces, les ânes,
les mulets ; on entassa coussins, couvertures, ustensiles de ménage,
provisions de grain et de miel ; on poussa chèvres et moutons en direc-
tion de la forêt. En fin d’après-midi, le déménagement était terminé. La
saison chaude arrivait ; on aurait tout le temps de rebâtir. Le vieux
Mimoun voulut rester. Personne n’osa le questionner. Il était las de voir
les folies. Né peu après l’arrivée des premiers Roumis, au temps de Mac
Mahon, il verrait partir les derniers. Si les soldats le tuaient, ils attireraient
le malheur sur eux et la Kabylie serait plus vite libre. Il cria aux derniers
partants : « Si les enfants des enfants de Lalla Gisèle viennent à la
source que je quitte, ce seront eux les marabouts ; mais je ne sais pas,
je ne vois rien… »
Il passa la nuit dehors, adossé à un roc que le soleil avait bien
chauffé. Il fut éveillé à l’aube par des sifflements et des hurlements d’en-
fer. Les oiseaux du Chitan inondaient le village de napalm. De la route
déboucha un half-track. Au premier obus qu’il éructa, le dôme de la petite
mosquée explosa. En cinq minutes il ne restait plus un pan de mur de un
mètre de hauteur dans Bordj Arreghi. Des soldats aperçurent dans la
fumée une silhouette adossée à un rocher. Ils tirèrent et le vieux tomba
de côté, tué de deux balles dans la poitrine. L’inspection des ruines ne
révéla aucun autre cadavre que le sien. Une paix surhumaine irradiait du
visage buriné et les hommes eurent peur. L’adjudant remarqua : « Les
salauds ont été prévenus. Ah ! ce putain de téléphone arabe ! Je donne-
rais cher pour comprendre comment il fonctionne. »
***
Dans Alger, la situation achevait de pourrir. En ne suivant pas
Lagaillarde et le mouvement des barricades en janvier 1960, l’armée
avait révélé le chaos idéologique qui régnait chez les partisans de l’Algé-
rie française. Le FLN comme les politiciens français qui croyaient pou-
voir monnayer l’abandon de l’Algérie contre les pétroles du Sahara s’en
trouvaient encouragés. Alors que les effectifs du FLN étaient presque
anéantis et que l’armée montait bonne garde aux frontières de Tunisie et
du Maroc, réduisant ainsi à l’inaction l’armée intacte du colonel Bou-
LA « PAIX » 263
medienne, Paris donna le 21 février l’ordre de regrouper l’armée dans les
villes. Ce fut un bain d’oxygène pour le FLN et cela permit, entre bien
d’autres, l’assassinat de Gisèle et de ses enfants.
L’armée elle-même était profondément divisée. Ses meilleurs élé-
ments, la Légion et les paras, se sentaient souvent plus proches des
rudes combattants musulmans que des citadins ramollis et prétentieux
dont une bonne moitié était racialement au moins aussi métissée que la
moyenne des Berbères. Fin avril, le putsch de Challe, Salan, Zeller et
Jouhaud, fit long feu et s’effondra de lui-même en quatre jours.
L’O.A.S., montée trop hâtivement et parfois par des éléments
inexpérimentés, se trouva barbouzée dans l’œuf par les gaullistes.
À la villa Barberousse, les cinq hommes ne marchèrent pas. Ils
payèrent leurs cotisations pour être tranquilles ; mais aux propos enten-
dus de partout dans les bistrots malgré l’omniprésence du mouchardage
barbouze, il était aisé de reconnaître que l’affaire tournerait mal. Il n’y
avait pas dans l’O.A.S. l’émanation d’une population décidée à se
défendre jusqu’à la mort, mais seulement une élite qui se sacrifiait pour
des palabreurs et des buveurs d’anisette.
Le terrorisme se compliqua. Il y en avait maintenant deux au lieu
d’un. Lentement, le terrorisme de l’O.A.S. prit le dessus sur celui du
F.L.N. Les Musulmans se terraient chez eux et n’osaient même plus sor-
tir pour faire leurs achats.
Fernando et le jeune Émile qui venaient d’être libérés achetèrent
des pistolets de 9 mm, cinq Mauser à éjection centrale d’une remar-
quable précision. La douleur de la mort de Gisèle, d’Isabelle et de Sig-
mund se muait en haine féroce. Les deux Émile et Frédéric sortaient
chaque jour à l’aube et au crépuscule. Malgré la peine muette de son
père, Fernando les accompagnait presque toujours. Émile l’ancien se
défoulait aussi des haines accumulées dans son enfance contre les
gueules de tueurs qui terrorisaient les quartiers populaires de
Saint-Étienne. Puis un jour la folie de leur conduite leur apparut. Les
concerts de casseroles leur rappelèrent ce qu’ils avaient momentané-
ment oubliés : que des guerriers ne doivent pas se compromettre avec
des braillards.
Paradoxalement, Paris conseillait de plus en plus aux pieds-noirs
de rester ; ce qui prouve qu’on peut être ministre, chef de gouvernement
et même chef d’état tout en étant un rêveur mal renseigné.
Une preuve affreuse de cette imbécillité et de cet aveuglement
officiels fut donnée un an plus tard, à la proclamation de l’indépendance.
Un diplomate français n’osa pas désobéir aux consignes reçues de Paris
264 LE GRAND SUICIDE
et descendit dans la rue, un drapeau français à la main ; il incitait les
gens à crier : « Vive l’Algérie libre ! Vive la France ! » Il fut aussitôt sodo-
misé par une quinzaine d’Arabes et prit pour un an le chemin d’un hôpi-
tal psychiatrique.
Pilar, Gaetano, Fernando et Mercédès somnolaient sur un mètre
cube de malles et de valises. Émile, Conchita et Frédéric n’avaient
presque pas de bagages. Tout leur avoir avait fini sous le napalm et les
obus dans la destruction de Bordj Arreghi. Hélène était adossée debout
à l’ombre d’un container de 10 m3 ; sa main caressait les cheveux et le
visage d’Émile junior. Lui pensait à son père. Allons, allons, ne pas se
faire d’illusions inutiles ! S’il était vivant, il y a longtemps qu’il se serait
manifesté. Combien étaient-ils sur les quais d’Alger, d’Oran, de Bône ?
Cent, deux cent mille… Les bateaux faisaient une navette ininterrompue
mais les arrivants étaient toujours plus nombreux que les partants. Les
derniers pieds noirs quittaient leur pays. Les accords du Rocher Noir
entre l’OAS et le FLN ne rassuraient personne. La peur, la méfiance, la
haine étaient les plus fortes. Et il y avait aussi, un sentiment que les hur-
luberlus de la politique, perdus dans leurs papiers et leurs calculs abs-
traits, n’avaient pas pris en compte : un sursaut de dignité, le refus de
vivre sous l’autorité musulmane.
Les rares fermes que la guerre avait épargnées étaient mainte-
nant incendiées par leur propriétaires, les vergers saccagés, les puits
comblés, le bétail abattu et abandonné aux chacals. Les appartements,
les villas croulaient sous les masses ou les charges de plastic. Puis on
partait se joindre au troupeau entassé sur les quais, dans un abrutisse-
ment au-delà du désespoir.
Les neufs survivants des treize familiers de Bordj Arreghi avaient
quitté la villa de Barberousse sans rien casser, car saccager est vulgaire
et cela n’entrait pas dans leur instinct. Il y avait certes pour cent ans de
travail pour des plâtriers-peintres dans Alger. Mais personne ne ferait
rien réparer, car personne n’en aurait les moyens.
Un curieux exode rural se produisait en même temps que la fuite
des Européens. Les douars se vidaient de leurs derniers habitants et
trois millions de campagnards en guenilles se rapprochaient par étapes
des villes pour la curée d’un Eldorado imaginaire que les Roumis aban-
donnaient derrière eux. Vidés de leurs meubles encombrants, des appar-
tements de 70 m2 accueillaient des groupes de familles de 20 à 30 per-
sonnes, tandis que les lits, sommiers, armoires, frigorifiques, postes de
LA « PAIX » 265
TSF et de télévision, pianos et fauteuils s’entassaient sur les terrains
vagues, dans un gigantesque marché en plein air sans acheteurs.
Le jeune Émile se leva et regarda machinalement vers le Nord. Le
scintillement de la mer, au-delà des flancs brûlants des navires, lui fit fer-
mer les yeux. Quand il les rouvrit, il eut une étrange vision : la mer était
terne comme du plomb et au-delà un immense bandeau noir fermait l’ho-
rizon, comme un linceul qui allait recouvrir toute l’Europe.
Il se tourna vers Hélène qui lui sourit. Il ne voyait plus que les che-
veux couleur de chocolat au lait, les yeux verts, le front couvert de perles
de sueur, le bel ovale du visage, les lèvres fermes, le corps fin et athléti-
que. Il la serra contre lui et aussitôt sa verge se dressa, dure comme du
bois. Il aurait voulu pouvoir la posséder de suite. Il ne le savait pas, mais
il réagissait à 17 ans d’intervalle comme les jeunes et les filles qui bai-
saient debout derrière un pan de mur, ou sur un sofa éventré dans les
ruines de l’Allemagne écrasée sous les bombes et inondée de phos-
phore. C’était la révolte de la vie contre des situations contraires aux lois
de la nature, sa formidable liberté plus forte que la mort.
Plus personne n’avait la notion du temps. Mais le temps n’avait
pas d’importance. De l’autre côté de cette mer, ils n’avaient à attendre
que la charité de ceux qui les avaient honnis et trahis, l’incompréhension
définitive.
Une petite fille de quatre ans se mit à pleurnicher contre sa mère :
« Maman, pourquoi il revient pas papa ?
- Je ne sais pas, ma chérie ; je ne sais pas où il est.
- Maman, je veux retourner à la maison. »
La femme se leva, comme mue par un ressort, empoigna l’enfant,
prit sa course, bouscula deux plantons, franchit les derniers mètres et se
jeta dans le port. Deux soldats plongèrent, retirèrent d’abord la fillette qui
n’avait pas de mal, puis la mère morte, les vertèbres cervicales brisées
par un câble d’amarrage. Une orpheline de plus… On n’en était pas à
cela près. D’autres enfants organisaient de passionnantes parties de
cache-cache.
Gaetano s’était absenté. Il revint en disant : « J’ai trouvé un type
qui a un petit rafiot de douze mètres. Il pourrait nous emmener jusqu’en
Corse. Il voulait 5 000 F En discutant je l’ai fait descendre à 3 000. Ça
vaudrait mieux que de continuer à cuire ici. Ça risque de durer. Tout le
monde fut d’accord. Mais le rafiot était à près d’un kilomètre. Les cinq
hommes transportèrent d’abord les malles et ballots les plus lourds. Puis
ils revinrent et tout le monde partit en portant le reste des valises et colis.
Ils cabotèrent à 10 noeuds le long de la côte algérienne, virent la
266 LE GRAND SUICIDE
baie de Bougie et ses merveilles, l’éléphant rougeâtre du Cap Carbon.
Le lendemain au petit jour ce fut la Sardaigne ; et le surlendemain ils par-
vinrent à Bastia avant d’embarquer pour Nice où Gaetano espérait
retrouver des connaissances.
Il retrouva effectivement quelques anciens exilés du temps de
Mussolini. Mais on ne reste pas forcément pur pendant 25 ans d’affilée.
Tous naturalisés français, plus véhémentement français que des Auver-
gnats ou des Parisiens, ils faisaient partie de ceux qui venaient en aide
aux centres d’accueil débordés à la manière des propriétaires : en triplant
les loyers. Par bonheur les exilés avaient une solide réserve d’argent
répartie entre la France et la Suisse. Les comptes à Alger avaient été
prélevés à temps et ils avaient en espèces de quoi tenir environ trois
mois. Le plus urgent était de trouver un travail. Ce fut encore Gaetano
qui, à 53 ans, dépanna la situation. Il trouva un chantier de deux mois à
Antibes. Le jeune Émile, très doué et adroit en mécanique, rafistola une
fourgonnette 2 CV qui semblait bonne pour la ferraille et une Peugeot
203 accidentée. On était donc paré pour transporter le matériel de chan-
tier grâce à la fourgonnette, et on pouvait également échapper à l’entas-
sement de la côte et aux loyers prohibitifs.
Ils trouvèrent une villa très lézardée sur les hauteurs derrière
Cimiez. Le propriétaire, un petit vieux noiraud avec des yeux enfoncés et
un nez en bec de vautour, eut la bonté de les autoriser à la réparer, ce
qui leur prit près d’un mois ; après quoi il doubla le loyer convenu et
démontra qu’il avait la loi pour lui, ce qui était vrai ! Car il y avait une loi
pour entériner cette monstruosité du cynisme bourgeois : tu me répares
ma baraque, et au lieu de te payer pour ton travail je t’augmente le loyer.
De toute façon cette situation était provisoire. Il fallait trouver du
travail pour les deux Émile, pour Frédéric et Fernando. Cela n’est pas
facile lorsqu’on a un passé de chasseurs de sanglier.
Émile l’ancien alla seul à Paris et obtint sans difficultés une place
de maître auxiliaire d’Allemand. Ce ne serait pas facile ; il ne savait pas
du tout comment il allait s’y prendre, car il n’avait plus enseigné depuis
1939. Émile le jeune et Hélène l’y rejoignirent ensemble et obtinrent des
rôles dans une officine de cinéma aussi suspecte qu’obscure. Ils subirent
les assauts de ce milieu interlope et on ne leur cacha pas que la fidélité
conjugale était un mauvais tremplin pour faire une brillante carrière dans
le cinéma. Cela ne fit que renforcer leur conscience d’être irremplaçables
l’un pour l’autre et ils décidèrent de se marier le plus vite possible.
Frédéric réussit à se faire embaucher comme visiteur médical. Ce
travail lui semblait profondément stupide. Mais quel travail peut avoir un
LA « PAIX » 267
sens dans une société insensée ?
Tous furent unanimes à déclarer un domicile parisien intolérable.
Ils louèrent un pavillon de chasse désaffecté en forêt de Rambouillet,
l’aménagèrent coquettement. Conchita les y rejoignit fin octobre et put
encore jouir de la splendeur automnale de la forêt. Gaetano et les siens
avaient préféré rester à Nice.
Hélène et le jeune Émile se marièrent le 21 décembre, jour du sol-
stice d’hiver. La lumière allait remonter. Le pavillon était spacieux, le
mobilier utilitaire réduit au nécessaire. Le jeune couple resta donc avec
les parents. Tous le préféraient ainsi, surtout à cause de l’absence de
Frédéric qui passait sa semaine à vendre des tonnes de poisons divers,
lui qui n’avait encore jamais pris un cachet d’aspirine. L’air sec, tantôt
glacé, tantôt brûlant du Djurdjura menait la vie dure aux microbes et le
monde de Bordj Arreghi ne connaissait même pas les angines et les
rhumes de cerveau. À tour de rôle tous furent malades : toux revêche,
grippe intestinale, rhumes et migraines. Pourtant leur nouveau milieu
avait sa beauté. Ils faisaient de longues promenades en forêt, avaient
trouvé de délicieuses clairières couvertes de bruyères et de genêts.
Le jeune Émile et son épouse s’étaient découverts une passion
inattendue : l’histoire. En rentrant du studio, ils apportaient chaque
semaine des livres et des revues sur l’antiquité et le moyen âge
européen. Comme des plantes arrachées à leur sol nourricier,
emportées par l’ouragan au-dessus de la mer dans un continent étran-
ger, ils se cherchaient de nouveaux enracinements. Les parents savaient
dire les choses les plus apaisantes. Conchita faisait sentir comment elle
avait jadis quitté une terre aussi sèche, aussi propre, aussi rude et
ventée que celle de Bordj Arreghi : celle de sa Castille natale. Émile l’an-
cien avait un jour évoqué les grands exodes qu’il avait connus de son
vivant : les exilés italiens et allemands d’avant-guerre, le million d’Espa-
gnols réfugiés devant l’avance de Franco, les millions d’Ukrainiens
déportés par Staline ; puis il y avait eu la guerre, cette guerre dont jamais
personne n’oserait publier le bilan ; Russes, Yougoslaves, Juifs, Alle-
mands, Polonais, Baltes, Finlandais. Combien tout cela faisait-il de déra-
cinés pour la seule Europe ? Trente, quarante millions ? Impossible à
chiffrer. De l’embouchure du Danube aux frontières d’Autriche et d’Alle-
magne, en Silésie, en Pologne, en Prusse orientale, il restait en 1945
encore environ vingt millions d’Allemands. Plus de la moitié périt écrasée
par l’artillerie et les blindés soviétiques, massacrée par les partisans de
Tito, les partisans polonais ou tchèques. Les autres s’entassent encore
dans l’Allemagne de l’Ouest surpeuplée. On vivait sur une planète en
268 LE GRAND SUICIDE
folie, il fallait bien se le dire pour relativiser ses propres souffrances. Mais
cela n’empêchait pas le jeune Émile et Hélène d’interroger une histoire
plus ancienne et les églises gothiques pour tenter de comprendre en
quoi consistait le génie de cet Occident en train de sombrer.
Avril 1968. L’effervescence montait, mais on n’en était pas encore
aux affrontements de rue. Émile et Conchita avaient deux petits enfants :
un Rodolphe de 5 ans qui grimpait aux arbres comme un singe, une Syl-
viane de 2 ans 1/2 qui faisait tourner toutes les têtes à cause de l’inten-
sité de son regard pervenche.
Frédéric venait de se marier à une étudiante allemande de Cas-
sel, une splendeur au regard rieur. Lorsqu’il l’avait présentée, tout le
monde avait eu un pincement au cœur, car en la voyant on ne pouvait
s’empêcher de penser à Gisèle et Isabelle.
Le mardi 28 avril, Émile rentra du lycée extrêmement fatigué. Les
élèves avaient été encore plus excités que les jours précédents. Il tra-
vaillait selon une optique diamétralement opposée aux instructions offi-
cielles. Il ne contraignait personne à faire de l’Allemand, considérant que
plus des 3/4 des élèves étaient là malgré eux et n’avaient rien à y faire.
Il le leur disait ouvertement, mais amicalement : « Vous êtes victimes
d’une société où l’on camoufle les problèmes au lieu de les résoudre.
Tant que vous êtes à l’école, vous ne faites pas des chômeurs… On a
instauré la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans sans s’occuper de savoir
si les structures d’accueil existaient en bâtiments et en personnel. Alors
on vous plante des baraques en préfabriqué dans des cours de récréa-
tion déjà trop petites ; et comme il n’y a plus de place pour tout le monde
à la fois, on sort à tour de rôle et c’est le chahut toute la journée. Vous
n’y pouvez rien, je n’y peux rien, alors restons bons amis quand même
et ne nous faisons pas inutilement la vie dure les uns aux autres. On veut
tout vous fourrer dans la tête en 15 ans et en même temps vous spécia-
liser au lieu de faire de vous des travailleurs qui auraient plaisir à se cul-
tiver toute leur vie. L’allemand est une langue merveilleuse mais il faut
que ça plaise… Je n’oblige donc personne à en faire. Je demande seu-
lement à ceux qui veulent s’abstenir de ne pas déranger ceux qui veu-
lent travailler. »
Seul le silence complice des enfants le préservait de catastrophes
administratives. Les élèves idolâtraient ce professeur qui avait le cou-
rage de leur dire la vérité. Mais il était tout de même dur de rester des
heures courbé sur des tables trop petites parce que les crétins qui admi-
nistraient et renouvelaient périodiquement — et inutilement quant à
l’usure — le mobilier scolaire ne s’étaient pas aperçus que les jeunes
LA « PAIX » 269
générations étaient nettement plus grandes que leurs aînés. Alors il y
avait parfois des explosions de nervosité.
La semaine suivante tout le Paris universitaire entrait en ébullition.
Les deux Émile pressentirent de l’étrange et allèrent ensemble
rôder à la Sorbonne et à Censier. Ils comprirent vite qu’ils se trouvaient
en présence d’une explosion complexe que personne ne dominait. Les
drapeaux rouges et noirs faisaient illusion. Les idéologues ne dominaient
pas la situation. Les inscriptions rendaient un son complètement nou-
veau : « Nous ne voulons pas vivre mieux, nous voulons vivre autrement.
— Prenez vos désirs pour des réalités. — Je n’ai rien à dire, mais j’ai
envie de le dire… »
Karl Marx, Lénine, Trotzky et Mao Tse Toung n’étaient plus les
seuls rois de la scène. Freud et Antonin Arthaud y apparaissaient, ainsi
que Saint-Exupéry et son « Petit prince », ce petit prince que les bour-
geois aveugles mettent dans les souliers de leurs gosses à Noël, et qui
leur apporte la plus complète démolition du monde de l’avoir et de la
société de consommation. Oui, il y avait de quoi se régaler.
Les deux hommes revinrent tous les jours pendant six semaines.
Armés de feutres, ils multipliaient les inscriptions sur les affiches de
publicité : « La publicité en est réduite à faire de la publicité pour la publi-
cité : tout va très bien, Madame la marquise ! — Expansion, collision,
explosion. — Le choix n’existe qu’entre le démantèlement méthodique
de la civilisation industrielle ou sa liquidation catastrophique. »
Ils tenaient une sorte de meeting permanent au carrefour des
Gobelins où la palissade d’un chantier offrait de vastes surfaces aux
feutres et aux affiches. Ils démolissaient les mythes du standing, l’auto-
mobile dévoratrice de la quiétude, du silence, de la sécurité : « Les
enfants sont névrosés dès le ventre des mères par l’automobile qui a pris
dix fois l’importance nécessaire. On a donné des permis aux pires écra-
seurs pour ne pas gêner son développement et la dictature mondiale des
pétroliers. L’automobile est la clef de voûte de toute la civilisation indus-
trielle. Elle stérilise par le danger, la peur, le bruit, l’esprit de vos enfants.
J’en parle en connaissance de cause : je suis professeur. C’est contre
tout un style de vie qu’il faut vous révolter, car c’est ce style qui vous
abrutit et vous asservit. L’avenir, s’il y en a un, se penchera vers notre
manière d’user de l’automobile avec une stupéfaction incrédule, comme
celle que nous opposons aux ceintures de chasteté et aux cilices du
moyen âge. »
Ils furent du service d’ordre de la manifestation de Charléty, bras-
sard rouge au bras, et encadraient des manifestants qui scandaient :
270 LE GRAND SUICIDE
« CRS-SS ». Et un rire homérique les secouait parfois…
Un jour qu’ils écrivaient sur une palissade des Gobelins : « Les
Chrétiens t’apprennent à t’aplatir devant Dieu — Les communistes à
t’aplatir devant eux — Les capitalos te saoulent de bruit, d’agitation, de
publicité, t’imposent le superflu et te refusent l’indispensable. Ils sont les
plus dangereux, parce qu’invisibles. », ils furent abordés par quatre
hommes que Émile l’ancien détecta au premier coup d’œil comme des
communistes.
« C’est pour le PSU que vous écrivez ça ?
- Si on te le demande, tu diras que t’en sais rien.
- On aimerait bien comprendre.
- Tout ce qu’il y a à comprendre est écrit. Mais j’ai déjà compris qui
tu es : un coco. Ton parti se trouve confronté à un mouvement qu’il ne
domine pas. Alors il est contre, comme il a été autrefois le complice
objectif de Franco contre les révolutionnaires espagnols. Je ne suis pas
du PSU. Ses membres sont comme ceux de ton parti : des bébés de la
pensée révolutionnaire, des chrétiens sans Dieu, des socialistes de
l’abondance. Mais tu peux dire de ma part à tes chefs qu’ils sont toujours
les mêmes dégueulasses que du temps de Staline ; ils n’ont qu’une han-
tise en tête en ce moment : être doublés à gauche par le PSU. Vous
n’êtes pas des révolutionnaires, mais des parasites de la révolution. »
Les quatre hommes restèrent bouche bée de stupéfaction ; puis
l’un d’eux dit : « Tu as fini ton numéro ? Pourquoi tu viens pas discuter au
parti ? Tu nous intéresserais beaucoup.
- Casse-toi, cassez-vous tous les quatre, ou on va vous casser.
- Pas besoin de discuter ; nous aussi on sait qui vous êtes : des
sales fachos.
- Tiens ? Je croyais qu’on était du PSU. »
Les quatre cocos s’éclipsèrent sous les rires des spectateurs.
Mais la situation pourrit rapidement. Les Lénine, Trotsky et Mao de
pacotille dirigeaient leurs chapelles avec une surenchère de verbosité
absconse et fatiguèrent les gens. À l’espoir succéda le dégoût.
La veille de Pentecôte, le gouvernement réussit à faire réalimen-
ter les stations d’essence. L’infernale ronde automobile recommença. De
détendus et serviables qu’ils étaient devenus, les Parisiens retournèrent
à leur hâte, à leur crispation, à leur hargne habituelle. Un essaim d’indi-
cateurs se mêla aux jeunes. Les deux Émile furent interpellés et enre-
gistrés trois fois en deux jours par des individus qui voulaient absolument
leur soutirer une déclaration sur l’autonomisme breton. Ils furent aussi
deux fois interviewés par un journaliste alcoolique et qui se prétendait à
LA « PAIX » 271
tort ou à raison de famille impériale. L’homme cherchait à comprendre
sans y parvenir, car la vérité était trop simple pour lui : il y avait eu un
gigantesque raz de marée de l’inconscient collectif contre le prosaïsme
et les traumatismes de la civilisation industrielle. Mais, faute de lucidité
suffisante, cette lame refluait déjà et tout retournait au marécage. Tout ?
Non le mouvement écologiste date du printemps 68 et les deux Émile y
furent pour quelque chose.
Les chapelles marxistes avaient accusé le PC de trahison à cause
de son immobilisme. Mais elles l’imitèrent dès qu’elles constatèrent
qu’elles se trouvaient en présence de forces obscures qu’elles ne domi-
naient pas. Leur réunion commune à la Fac de médecine sonna le glas
du mouvement et ne réunit pas 200 participants.
Curés, Dominicains, Jésuites et religieuses étaient venus béer
parmi les étudiants et palabrer sur les rapports du Christ et de Che Gue-
vara. Le Grand Orient avait cerné la Sorbonne de petites affiches de la
plus superficielle démagogie. Des hommes se réclamant de la Grande
Loge de France prêtèrent aux insurgés une vingtaine de talkies-walkies
dont ils attendent encore le retour. Tout le monde cherchait à com-
prendre, à pêcher, à canaliser une force qui n’existait déjà plus.
Les deux Émile allèrent une dernière fois à la Sorbonne. Ils y
furent reçus par une poupée américaine « qui prêtait gratuitement son
concours ». Fallait-il que ces pauvres étudiants soient naïfs ! Ils deman-
dèrent un texte intitulé « Contrat social du socialisme libertaire » et confié
une semaine auparavant pour tirage. La mignonne revint avec des sten-
cils intacts. Le comité (???) n’avait pas voulu. Le dossier portait d’une
écriture rageuse : « A faire payer au professeur ». Toute concurrence à
Marx était interdite dans les comités d’une flambée révolutionnaire dont
le substrat n’avait rien de marxiste. « La récréation est finie » avait dit de
Gaulle. Les bourgeois respiraient. L’avilissement fêtait sa victoire. Il n’y
avait en France personne pour concevoir et faire une révolution, à part
quelques « fous » qui ne se comprenaient qu’entre eux. Rencontrer ses
semblables devint vite tout le problème des vrais révolutionnaires de 68.
Que resterait-il au-delà de la torpeur des vacances d’été ?
La déviation gréviste du mouvement avait aussi vite pris fin et les
augmentations de salaires obtenues étaient mangées d’avance par l’in-
flation due à la fuite des capitaux bourgeois et à la spéculation sur le
Deutschmark.
Après les surprises et l’exaltation printanières, le groupe de ceux
qui étaient des marginaux trente ans avant l’apparition de ce mot
éprouva le besoin de retrouvailles générales. Le démarcheur de poisons
272 LE GRAND SUICIDE
pharmaceutiques et sa belle Allemande, les deux vedettes de cinéma
semi-porno et leurs enfants, le professeur et la grand-mère Conchita qui,
à 48 ans, passait souvent pour la mère de ses petits-enfants prirent
début juillet la route de Nice dans deux fourgonnettes Peugeot J7 amé-
nagées en camping-cars. Toujours en avance sur leur temps, ils avaient
compris que les camps de toile surpeuplés ou les caravanes encom-
brantes n’étaient pas la bonne solution pour des voyageurs épris de
liberté et de tranquillité.
Ils retrouvèrent un Gaetano frisant la soixantaine, le cheveu blanc
mais vigoureux, le masque calme et ennobli par l’âge. Les humains sont
comme le vin : avec le temps, les mauvais aigrissent et les bons s’affi-
nent. Comme Conchita, Pilar était restée étonnamment jeune. Mercédès
était une splendeur de 19 ans dont tout le quartier était amoureux. Fer-
nando était marié à une mignonne fleuriste italienne de Menton. Ils
avaient un garçon de 4 ans, espiègle comme un lutin et qui passait plus
de temps dans les oliviers et les pins qu’au sol. Il s’appelait Benvenuto,
mais pour ses camarades de jeu c’était Tito.
Ils firent le point sur les événements qui venaient de finir. Gaetano
surprit tout le monde par le réalisme et la profondeur de son analyse :
« Vous avez vu les choses de tout près et certainement décelé des cou-
rants et des significations qui m’échappent. Je crois volontiers que le
fond de la vague a été une lassitude exaspérée envers la vie citadine et
la déshumanisation de nos buts de vie, buts « révolutionnaires » y com-
pris. Mais il y a aussi un autre aspect que je crois deviner. Car cette lame
de fond a été mondiale. Non seulement la France, mais aussi la Tché-
coslovaquie, la Yougoslavie, l’Italie, l’Argentine, le Mexique sont entrés
en ébullition. Il y a donc eu des chefs d’orchestre. Je pense qu’à l’Est les
Chinois et les Sionistes mènent le jeu pour ébranler le dispositif de sécu-
rité soviétique et encercler l’URSS. Les Américains entrent dans la
danse avec l’arrière-pensée de créer un communisme libéral aisé à
manipuler et concurrentiel du russe et du chinois. (Ici les Parisiens pen-
sèrent à la poupée américaine de la Sorbonne qui prêtait « bénévole-
ment » son concours.) La chose la plus importante parmi tout ce que les
jeunes viennent de comprendre est que, quoi que l’on fasse, tout est
récupéré par le système. Moi, l’exilé antifasciste, je comprends mainte-
nant que Mussolini avait au moins raison sur un point : c’est dans sa défi-
nition de la démocratie parlementaire comme procédé permettant aux
canailles d’éliminer du jeu politique les gens capables et honnêtes en
manipulant la force des imbéciles. Effectivement, tout est récupéré, et
même souvent pressenti, prévu d’avance. Souvenez-vous du bar-
LA « PAIX » 273
bouzage de l’OAS ! Le suiveur le plus inconditionnel de de Gaulle a jus-
tement été le premier jusqu’au boutiste de l’Algérie française. Mais alors
qu’il cristallisait ce jusqu’au boutisme autour de lui, il organisait en même
temps un attentat au bazooka contre le général Salan qui lui était un jus-
qu’au boutiste authentique. Toute la politique est faite de telles duplicités.
- Ce que tu dis est désespérant, remarqua le jeune Émile ; faut-il
nous résigner à n’être que des ignorants manipulés ?
- Non. Mais il faut déserter totalement la politique et changer de
style de vie. La simple apparition de l’expression « société de consom-
mation » est un événement important. Le jour où les hommes accorde-
ront plus d’importance à l’être qu’à l’avoir, ils seront automatiquement
libres. Par exemple, Pilar et moi nous nous plaisons beaucoup ici, et les
enfants autant que nous. Nous avons réussi à acheter cette petite
bicoque. Si un Américain s’amène et m’exhibe un paquet de dollars qui
en représente cent fois son prix, je lui réponds d’aller se torcher avec ses
papiers. C’est le seul anticapitalisme efficace. Ton père avait parfaite-
ment compris cela en opposant comme il le faisait souvent la théorie
capitaliste du « Tout est à vendre, ce n’est qu’une question de prix » et
la phrase de Nietzsche « Tout ce qui a un prix n’a que peu de prix ». On
ne peut pas être anticapitaliste et accepter les échelles de valeurs du
capitalisme. Aujourd’hui, les cocos sont souvent possesseurs d’actions,
et le parti aussi. Alors ne nous attendons pas à les voir scier la branche
sur laquelle ils sont assis ! L’embourgeoisement marxiste n’est pas seu-
lement un fait psychologique ; c’est tout autant un fait matériel. C’est par
cela que le mouvement prolétarien s’est enlisé dans le marécage des
augmentations de salaires que nous voyons depuis trente ans réguliè-
rement mangées d’avance par l’inflation que leur simple perspective pro-
voque.
Il faut donc sortir de la société de consommation, déjouer tous ses
pièges, vivre selon les vraies joies, comme celles que nous avons
connues ensemble à Bordj Arreghi qui restera le meilleur souvenir de ma
vie. En cessant d’acheter l’inutile, le nuisible même, nous effondrerons
cette saloperie de société de consommation, cette fuite en avant dans le
gaspillage dont les guerres ne sont que des paroxysmes périodiques et
inévitables. Je suis optimiste, car les jeunes commencent à comprendre.
Leurs imbéciles de parents ne réussissent plus à les mobiliser pour la
course à l’argent ».
Tout le monde se sentit fortifié de cet exposé. Sans perdre de
temps, les deux jeunes couples tinrent conseil et décidèrent de partir à
la recherche d’une maison isolée dans les montagnes provençales. Fré-
274 LE GRAND SUICIDE
déric, son épouse Hildegard, Émile et Hélène se mirent donc en route
dès le lendemain dans l’intention d’explorer les massifs du Lubéron et de
Sainte Victoire. Les Niçois leur avaient déconseillé les Maures et l’Esté-
rel à cause des incendies trop fréquents. Ils errèrent pendant trois jours
sans rien trouver à leur convenance. Il leur fallait l’altitude, la forêt, l’am-
pleur de l’horizon ; il leur fallait… Bordj Arreghi ! Alors qu’une pointe de
découragement perçait, sauf chez Hildegard qui aurait bien déjà acheté
trente maisons et se demandait ce que les autres attendaient de plus,
Hélène sembla se perdre dans une profonde rêverie.
Les jeunes Européens de Bordj Arreghi avaient gagné au contact
du monde kabyle un développement important de l’intuition. Leurs
parents avaient unanimement su favoriser en eux l’équilibre entre l’é-
coute de l’invisible et la critique rationnelle. L’amour de la nature était
bien plus qu’un enthousiasme littéraire. Ils savaient d’instinct prendre le
soleil par la paume des mains et le ventre, la force de la terre par la
plante des pieds ou en buvant l’eau d’une source à sa sortie de la roche,
étreindre un arbre ou y appuyer leur dos nu, rafraîchir leur visage et apai-
ser leur cœur accéléré par la course avec des feuilles de figuier qu’ils
prenaient grand soin de ne pas abîmer ni détacher de l’arbre. En outre,
tous se souvenaient presque chaque jour de leurs rêves qu’ils savaient
interpréter, en partie grâce aux dizaines de récits entendus de la bouche
des Kabyles.
- Hélène se serra donc contre Émile et dit : « Je vous demande de
me confier le volant et de me donner un jour pour trouver ». Ils reparti-
rent et elle conduisait avec un étrange calme de somnambule. Ses
gestes semblaient complètement automatiques…
Après avoir décidé une vingtaine de fois de la route en se fiant uni-
quement à un vague regard circulaire et aux décisions des mains, la
pensée indifférente et le cœur calme, Hélène roulait entre Castellane et
Grasse et se trouva au milieu de l’après-midi près du col de Valferrière,
à 1 100 m d’altitude. L’air était frais et sec. Des bois de chênes et de pins
encadraient la route. Hélène s’engagea à droite sur un chemin spacieux,
mais non goudronné et aboutit à un mas abandonné. L’adresse à peine
lisible d’un notaire de Grasse était placardée sur la porte. Un puits pro-
fond jouxtait la maison. Ils en remontèrent un seau d’eau parfaitement
propre, fraîche et de goût agréable. Hildegard parla la première : « Si là
vous n’êtes pas satisfaits, alors vous ne savez pas ce que vous voulez ! »
Mais tout le monde était satisfait.
Émile regarda Hélène avec un tendre soupçon qu’il exprima en
l’embrassant : « Petite sorcière ! » Mais lui aussi avait son secret, un
LA « PAIX » 275
secret terrible pour tout cœur bourgeois. Car il était seul à savoir com-
ment il allait se libérer et libérer les siens de la société de consommation.
Une semaine plus tard le mas était acheté. Le notaire gâteux
n’avait pas prévu le mouvement des jeunes vers les campagnes et avait
lâché à bas prix cette maison isolée, au toit crevé, sans eau courante ni
électricité, sans même la possibilité de les installer sans y engloutir vingt
fois le prix de la maison et des quatre hectares de terrain attenants. Le
reste des vacances se passa en joyeuses réparations. Hommes et fem-
mes rivalisèrent d’enthousiasme et d’efficacité. Début septembre le toit
était réparé, les murs jointoyés au ciment blanc à l’extérieur, poncés et
passé au lait de chaux à l’intérieur. On pendit la crémaillère avec deux
vraies crémaillères sur lesquelles rôtissait un mouton selon le procédé
du méchoui.
Après la fête, Émile le jeune prit à part Émile l’ancien et Frédéric
et leur demanda : « Êtes-vous prêts à vivre ici ?
- Si tu nous fais une rente…
- Si vous me donnez un alibi, je fais une rente à tout le monde.
- Quel alibi ?
- Une cinquantaine de moutons et de chèvres, un peu de culture
d’orge ou de blé, un jardin bien tenu pour pouvoir dire qu’on en vit. Avec
ça je garderai quelques rôles ; mais Hélène restera avec vous et les
enfants.
- Qu’as-tu dans la tête ? Tu ne nous dis pas tout.
- Non. Mais si dans dix jours je vous étale 5 briques devant le nez,
me croirez-vous ? Me ferez-vous confiance ?
- Bien sûr. Mais nous aimerions tout de même bien savoir. »
Hélène avait compris et regarda les autres en souriant, ce qui les
rassura. Frédéric demanda pourtant : « Tu es très gentil. Mais permets
que moi aussi je me mette au travail avec toi. Je ne suis pas homme à
me laisser nourrir par mon beau-frère, même s’il est autant qu’un frère
pour moi.
- D’accord, je t’expliquerai, mais laisse-moi commencer seul. J’ai
mes raisons. C’est de la superstition si tu veux, mais c’est comme cela.
Laisse-moi d’abord tenir le contrat des cinq briques. »
Il les rassembla. Il prit l’avion pour Paris, débarqua au studio. Il
avait déjà été pressenti des dizaines de fois pour acheter de la drogue,
du kif, du L.S.D., de la coco, de l’héroïne. Du kif, il en avait lui-même
fumé en Algérie et sa nature de colosse avait réagi par un appétit
effrayant. Quand il parlait du kif, il l’appelait depuis ses expériences per-
sonnelles l’herbe à Gargantua. Il avait donc refusé, avait même déclaré
276 LE GRAND SUICIDE
vertement qu’il avait ses paradis naturels et n’avaient pas besoin d’artifi-
ciels. On l’avait alors pressenti comme livreur et courtier de came. Il avait
aussi refusé. « Dommage, lui avait-on dit, tu te ferais beaucoup d’amis
et les amis ça sert toujours. » La came et l’homosexualité dominaient le
Tout-Paris du spectacle, il avait vite compris. Mais sa plastique de dieu
grec suffisait à lui assurer un minimum de rôles. Alors il ne s’était pas
mouillé.
Le printemps 68 avait modifié les conditions. La demande deve-
nait énorme. Ce serait peut-être une mode fugitive et il ne fallait pas
manquer le train.
Il fut chargé d’un double rôle : terroriser les petits revendeurs afin
de leur faire rendre l’argent, assurer les convoyeurs et les libérer au
besoin en cas de filature indiscrète. Ce rôle de caïd lui rapporterait envi-
ron 10 briques par mois. En plus il aurait ses propres clients et là… c’é-
tait à lui de se débrouiller.
« Ce qui veut tomber, il ne faut pas le retenir ; il faut encore le
pousser. » Il se répétait cette phrase de Nietzsche qu’il avait cent fois
entendue de la bouche de son père ou d’Émile. il y avait trop de monde
sur terre. Pourquoi freiner le suicide des larves ? Il se sentait la plus par-
faite bonne conscience dans ce rôle de gangster.
Émile l’ancien et Conchita retournèrent pourtant à Rambouillet
pour préparer le déménagement.
Mais une fois sur place ils décidèrent de conserver ce pied-à-terre
en région parisienne. Conchita conseilla à son mari de tenter une année
de plus d’enseignement. Elle pensait que les jeunes devaient apprendre
à mettre seuls quelque chose de durable sur pied. Il accepta mais ne tint
que trois mois. Il eut la tentation d’écrire la lettre de démission la plus
insolente qu’une administration ait jamais reçue. Puis il se dit que ces
gens n’étaient même pas dignes d’un témoignage ouvert de mépris. Il
alla tout de même trouver le proviseur pour lui expliquer sa décision :
« Je suis un homme irrémédiablement gâté. J’ai passé 16 années, les
meilleures de ma vie, parmi les paysans kabyles, des hommes capables
de droiture et de courage. Ici je n’ai trouvé que la démission et l’hypocri-
sie à tous les niveaux de responsabilité : des parents qui se débarrassent
des enfants sur l’école, des enseignants qui cachent le désastre scolaire
aux parents, des programmes où le bluff le dispute à l’incohérence, des
inspecteurs prétentieux et bornés, des ministres de l’ordre — contre
ordre — désordre. Et tout cela est maintenant en train de s’aplatir devant
des gamins aussi vides qu’insolents, les seuls excusables au sein de cet
infect marécage, car ils ont été tués dans leur âme par les adultes. Alors
LA « PAIX » 277
continuez sans moi ce massacre des innocents, ces grèves pour le fric,
ces bulles nauséabondes dans le cloaque du nivellement par le bas. Et
dites à mes prestigieux collègues que dorénavant il y aura une place
libre de plus en salle des professeurs dans les fauteuils des agrégés.
- Que voulez-vous dire ?
- Comment ? Vous ne savez pas ? Ne faîtes donc pas l’innocent !
Vous avez bien remarqué l’accord tacite, le code de bienséance qui fait
loi : les bancs pour les simples licenciés, les chaises pour les certifiés, les
fauteuils pour les agrégés. Comme je n’en ai jamais tenu compte et que
j’attendais impatiemment que quelqu’un m’en fasse la remarque, mon
départ soulagera certains. Nous ne sommes pas en Chine et ici il n’y a
pas de médecins aux pieds nus.
- Vous délirez Laporte ! Je vais demander pour vous un congé
pour dépression nerveuse.
- Mes nerfs sont en excellent état.
- Alors l’envie vous rend malade. Mais si vous étiez capable de
devenir plus qu’un licencié, pourquoi n’avez-vous pas continué vos étu-
des ?
- Parce que j’ai préféré chasser le sanglier dans les montagnes
d’Algérie. Et de toute façon, des études supérieures j’en ai fait aussi,
dans une université populaire où les singes savants n’avaient pas accès.
J’en ai plus appris en quelques semaines qu’en quatre ans de Faculté
officielle.
- Vite, l’adresse s.v.p. Je brûle de m’y inscrire dans votre univer-
sité populaire.
- Trop tard, Monsieur le Proviseur, elle n’existe plus et vous faites
partie de ceux qui l’ont détruite. Excusez-moi, je n’ai plus rien à vous
dire. »
Son dossier fut classé à l’Académie avec la mention « Démission-
naire pour dépression nerveuse. »
En rentrant, il eut la surprise de trouver une lettre portant une
signature indistincte. On lui annonçait une prochaine visite de « gens qui
le connaissaient très bien et appréciaient ses hautes qualités d’esprit et
de caractère. » La visite survint le matin d’un dimanche de février : trois
hommes d’âge mûr et un peu poussif dont un géant de plus d’1 m 90,
ventripotent et voûté comme de Gaulle. C’est ce dernier qui manifeste-
ment conduisait le groupe et prit la parole : « Vous nous excuserez de ne
pas nous présenter ; vous allez de suite comprendre pourquoi. Vous
avez certainement entendu parler de la Franc-Maçonnerie.
- Naturellement.
278 LE GRAND SUICIDE
- Qu’en pensez-vous ?
- Peu de chose. Mon instituteur primaire était Franc-Maçon. C’é-
tait un de ces saints laïques dont l’espèce s’est malheureusement raré-
fiée. »
Le géant se tortilla avec malaise et reprit : « La Maçonnerie
anticléricale s’estompe. Nous sommes des Maçons traditionnels, des
Maçons chrétiens.
- Pourquoi me confiez-vous cela ?
- Accepteriez-vous de vivre l’expérience de l’initiation maçon-
nique ?
- Je ne suis pas chrétien, loin de là !
- Nous le savons, mais c’est sans importance car il ne s’agit que
de symbolisme cosmique dans notre Christianisme.
- Je suis étonné de votre démarche et je vois mal ce qui m’en vaut
l’honneur.
- L’heure est grave et tous les hommes de bonne volonté doivent
s’unir pour surmonter les terribles difficultés qui nous menacent de mort
collective. La Franc-Maçonnerie est le lieu de discussion sereine et
approfondie où la confrontation des opinions les plus opposées peut
déboucher sur des synthèses fécondes. »
C’était tentateur et Émile se laissa convaincre. On verrait bien…
Pourtant, lorsqu’ils se retirèrent, la poignée de main des trois hommes lui
fut désagréable, surtout celle du géant qui était flasque et moite.
Il fut initié dans un petit temple près des Batignolles et rencontra
aux agapes le Lénine de la rue Mouffetard, un petit minable au bol rasé
et à la barbiche en pointe. Il se dit que la Maçonnerie était vraiment
éclectique puisqu’elle rassemblait côte à côte le singe de de Gaulle et le
singe de Lénine…
Au bout de quelques semaines il avait compris le jeu. La Maçon-
nerie était en crise autant que les Églises. Malgré ses prétentions de
dame hautaine qui tient la dragée haute aux candidats, elle racolait
comme une vieille putain. D’où les affiches du Grand Orient à la Sor-
bonne, les talkies-walkies prêtés aux étudiants insurgés de Censier et la
visite qu’il avait reçue. Il avait d’ailleurs retrouvé plusieurs membres de
l’O.A.S. et quelques jeunes qui se disaient ouvertement fascistes.
Il comprit ce qu’on attendait de lui : son expérience révolutionnaire,
ses connaissances de la veine spirituelle allemande. Dans quel but ?
C’était aisé à deviner lorsqu’on constatait qu’une hiérarchie invisible et
totalement tacite existait au sein de la hiérarchie visible. Cette hiérarchie
invisible était composée uniquement de milliardaires, tandis qu’on
LA « PAIX » 279
contentait les naïfs avec des tabliers et des cordons de grades moyens.
Marceau, le géant, manœuvrait avec un répugnant cynisme. Son
jeu était bien transparent : faire de son obédience une officine de
réflexion socio-politique au service du gaullisme. Maladivement miso-
gyne, bourré de haine à la fois contre les Juifs, les Allemands, les
Anglais et les Américains, un rien déchaînait son ire de tyranneau sans
envergure. À demi alcoolique, il violait fréquemment les secrets maçon-
niques non seulement en ce qui le concernait, mais aussi ce qui concer-
nait des Maçons qui ne l’y avaient nullement autorisé. Il trompa de
manière ignoble trois Frères qu’il avait lui-même recrutés et fut finale-
ment exclu ignominieusement à un convent de 1974.
Émile ne tarda pas à prendre ses distances. Gaetano avait raison :
tout était récupéré aux fins de caricature et de castration par les récupé-
rateurs. La Franc-Maçonnerie était un des instruments de récupération
et il était compréhensible qu’elle fut interdite dans les pays marxistes. Et
pourtant il avait connu des Maçons éminemment valables, des purs sans
calculs qui cherchaient l’éveil spirituel, la liberté d’expression au-dessus
des tabous et des lois scélérates qui la limitaient, l’approfondissement
des problèmes jusqu’aux niveaux des certitudes. Mais ceux-là ne mon-
teraient jamais bien haut car, s’ils respectaient le silence et le secret, ils
haïssaient les sous-entendus.
Une vingtaine de jeunes, en majorité de tendance fasciste, le sui-
virent dans sa retraite et constituèrent autour de lui une sorte de cour. Il
ne les repoussa pas car leur curiosité était pure. Il réussit à leur faire
comprendre que la forme dictatoriale prise par la révolution allemande
avec Bismarck, puis avec Hitler était un regrettable accident historique,
que l’essentiel était ailleurs, dans la géopolitique qui refusait les abs-
tractions et expliquait les antithèses de sensibilité, de vision et de com-
portement entre les hommes de la forêt et de la mer d’une part, et les
hommes du désert d’autre part. On pouvait refuser l’impérialisme des
religions du désert sans être le moins du monde antisémite. Karl Marx
lui-même n’avait pas craint d’écrire dans les Cahiers franco-allemands
de 1848 un article qu’Hitler aurait pu signer et qui se terminait par cette
phrase : « La libération de l’Europe vis-à-vis des valeurs capitalistes
s’identifie à sa libération vis-à-vis des valeurs juives. » Freud aussi avait
porté des coups très durs au monothéisme, au patriarcalisme et à toutes
les manifestations sociales de l’esprit du désert. Alors il fallait en finir
avec les images d’Epinal de la droite. Il n’y avait pas plus de complot juif
totalement maître des situations dans le monde entier que de judéo-
communisme ou de judéo-maçonnerie. Tout était bien plus dangereu-
280 LE GRAND SUICIDE
sement simple : il y avait une solidarité spontanée et mondiale de tous
les faibles, de tous les tarés contre les gens de valeur. Cette solidarité
avait fait le terrain d’expansion du Christianisme en culpabilisant la
santé, la vie, la force ; le but souvent inconscient était de porter les
lâches au pouvoir. Au point où le monde blanc en était parvenu, il n’y
avait aucun sursaut de dernière minute espérable avant de gigantesques
catastrophes liquidatrices d’une situation devenue trop pathologique
pour être supportée par la planète.
C’était donc avec sérénité qu’il fallait regarder s’aggraver de mois
en mois le terrorisme des voleurs à la tire, des maniaques du viol, des
tueurs du chaos racial dans toutes les villes de France. Il ne fallait pas
tenter d’empêcher les bavards secrètement haineux de la fraternité uni-
verselle de récolter ce qu’ils avaient semé.
Seuls les forts pouvaient être libres et sincèrement fraternels. La
prochaine apocalypse ne laisserait survivre que les chanceux parmi les
forts. Cela ne ferait pas beaucoup.
***
Le soir du solstice d’été 75, une quarantaine d’affranchis de tous
âges et de toutes origines étaient rassemblés au col du Fa, à 1 400 m
d’altitude, plus haut que le village de Castellet-les-Sausses. Les anciens
d’Afrique devisaient devant deux moutons en train de rôtir tout en buvant
de franches rasades d’un vin dit « de framboise ». Ils en avaient acheté
trois bonbonnes à Enriez, au pied de la montagne, sur la route qui longe
un petit affluent du Var et conduit d’Entrevaux à Valberg.
Émile le jeune, qui avait maintenant 36 ans, expliquait à un groupe
d’intimes quel rôle lui-même et Frédéric jouaient dans le monde de la
drogue. Contrairement aux idées courantes, la majorité des clients
étaient des gens d’âge mûr dont personne ne soupçonnait la tragédie
intime. Tous avaient en commun d’avoir choisi la richesse, la gloire, la
respectabilité contre la vie : le mariage avantageux contre l’amour, la tête
bien pleine du spécialiste contre la tête bien faite de l’honnête homme,
la combine contre la propreté, le métier sédentaire et lucratif contre
l’aventure. Et maintenant ils succombaient au succédané du rêve psy-
chédélique pour échapper aux aigreurs qui les étranglaient. On trouvait
parmi eux des financiers, des capitaines d’industrie, des stars, des
pisse-froid de la haute technique, des cadres supérieurs du commerce
et des administrations, des magistrats et des hommes politiques qui
achetaient souvent par personnes interposées et avaient la naïveté de
LA « PAIX » 281
se croire inconnus.
Les chevelus mal lavés, les guitaristes improvisés, les naïfs du fro-
mage de chèvre et du jardinage biologique, les restaurateurs de villages
abandonnés qui calaient à mi-chemin ne fournissaient qu’une clientèle
peu nombreuse et désargentée. Mais parmi eux il y avait pas mal de
têtes courageuses qui refusaient les illusions et la fuite en avant d’une
civilisation qui n’était plus depuis longtemps qu’un cadavre social sur
lequel grouillaient des vers jacassant. Si en plus ils avaient du caractère,
alors les deux pourrisseurs se muaient pour eux en professeurs de phi-
losophie. Ils en avaient davantage arrachés au désespoir que les
comités de bienfaisance incapables de comprendre le fond culturel du
problème et bien décidés à freiner la critique approfondie d’une société
si confortable à leurs postérieurs bourgeois.
Émile et Frédéric avaient pourtant cessé de vendre de la mort, de
« pousser ce qui veut tomber », non par scrupule, mais par dégoût.
D’ailleurs ils avaient suffisamment d’argent pour leurs buts et la vie
simple qu’ils aimaient.
Émile sombra dans une profonde songerie. Les leçons de son
père et de son beau-père, ses propres expériences et réflexions s’or-
donnaient en vision d’absurde fatalité et le proverbe grec lui martelait le
cerveau : « Zeus aveugle ceux dont il a juré la perte ». Les conservateurs
allemands avaient aimé les communistes russes, les conservateurs
français soutenu les communistes allemands en vertu d’un nationalisme
désuet et qui ne reposait sur aucune profonde réalité ethnique ou cultu-
relle. Les nantis de l’ère coloniale avaient appris à leurs esclaves à tirer
sur des Blancs et contraint les exclus du partage à s’allier aux nationa-
listes indigènes de Rachid Ali, de Chandra Booz, du F.L.N. algérien. Le
leadership de l’Europe n’y avait pas survécu ; son effondrement n’avait
apporté nulle part la liberté, mais de sanglantes et cyniques tyrannies,
d’interminables guerres civiles et tribales qui ne compensaient pourtant
pas la démographie galopante déclenchée par le colonialisme et son
œuvre de déculturation.
Le communisme et le national-socialisme avaient raté leur pos-
sible synthèse à cause de la méfiance de deux dictateurs. Pourtant le
communisme avait beaucoup à apprendre de la révolution allemande sur
le plan de l’indispensable intégration géographique de l’homme qu’au-
cune intégration économique ne remplace, ainsi que sur la nécessité de
la liberté d’entreprise chez tous les peuples aryens. Le national-socia-
lisme avait aussi beaucoup à apprendre du Marxisme en ce qui concerne
la lutte des classes, les impasses de l’économie capitaliste, les artifices
282 LE GRAND SUICIDE
et les mensonges de la bourgeoisie.
Après avoir anéanti les impérialismes affamés dans une atroce
guerre de cinq ans, les impérialismes repus s’étaient retrouvés avec
200 millions de vaincus sur les bras, Allemands, Italiens et Japonais qu’il
fallait bien nourrir, faute de les voir basculer dans le communisme. La
restauration industrielle sous contrôle américain n’avait pourtant rien
changé aux problèmes économiques tels qu’ils se posaient déjà au
temps des dictateurs fascistes. Pour se débarrasser d’une concurrence
qu’elle avait elle-même créée, l’Amérique ne pouvait manquer de
manœuvrer en vue d’une nouvelle destruction de l’Europe et du Japon.
Le socialisme de l’abondance avait abouti à la division du monde
en deux camps : un groupe de nations industrielles toutes surproduc-
trices dans les mêmes domaines, riches principalement du pillage du
tiers-monde en situation de paupérisation croissante qui ne pouvait être
qu’un client insolvable. Les multinationales, déjà constituées en gouver-
nement mondial de fait, avaient les mains surchargées de cartes qu’elles
ne dominaient plus et ne pouvaient interpréter. Elles tentaient d’implan-
ter de l’industrie dans le tiers-monde pour le rendre solvable, mais ne
pouvaient ainsi qu’aggraver le chômage en Europe et en Amérique.
L’usure accélérée de la biosphère et tous les problèmes d’écolo-
gie et de démographie étaient la toile de fond de cette économie de
l’expansion en folie que des démagogues de droite et de gauche par-
laient de relancer. Saoule par les illusions chrétiennes, socialistes et
scientistes, l’homme avait refusé la sélection naturelle et méthodique
pratiquée par tous les peuples de toute antiquité. Il allait récolter l’anéan-
tissement aveugle. Y aurait-il des survivants ? Ou la terre, pour retrouver
la santé, devait-elle être totalement débarrassée de l’homme ? Question
actuellement encore insoluble. Mais, dans leur tentative de survie à
Bordj Arreghi, ses parents avaient vu juste longtemps avant les ténors de
l’écologie. Malgré l’échec et la fin tragique de leur vie marginale, Émile
leur en était reconnaissant. Il en gardait au moins la paix profonde que
donne seule une vision cohérente de la vie, l’harmonie de l’esprit et de
l’âme.
C’est à ce moment de ses réflexions, qu’il poursuivait adossé à un
gros fayard, que survint un étrange alpiniste au visage couvert de gout-
telettes de sueur. L’homme devait avoir la quarantaine, était plutôt petit,
mais semblait très robuste. Il portait un pantalon de velours à grosses
côtes, des brodequins ferrés, un pull-over de grosse laine écrue sur
lequel était épinglée une croix de métal. Appuyé sur son alpenstock, il
aborda Émile : « Vous fêtez la Saint Jean ? Cela fait plaisir de voir
LA « PAIX » 283
renaître les traditions.
- Nous avons quatre jours d’avance sur les Chrétiens, car pour
nous il s’agit du solstice et non de la Saint Jean.
- Ne pensez-vous pas que c’est la même chose ?
- Non, Monsieur. La nature est pour nous un grand corps vivant,
notre Bible, notre livre de révélation. Pour ceux qui en ont volé les fêtes
pour en faire des fêtes de saints, elle est un monde d’impureté et de
conflit auquel il convient d’échapper.
- Oh ! Doucement ! Cela n’est pas aussi simple ; le temps où la reli-
gion démonisait la nature n’est plus qu’un mauvais souvenir.
- Vos capitulations devant la veulerie, la licence et les vices n’ont
rien à voir avec la conception sacrée de la nature. La nature est une maî-
tresse sévère, bien plus sévère que vous : pour accéder à Aphrodite, il
faut avoir surmonté Artémis. Elle ne donne le droit d’être bons qu’à ceux
qui sont capables d’être durs, et le droit d’être durs qu’à ceux qui ont
envie d’être bons. Sa morale est à la fois plus subtile et plus difficile que
la vôtre. Elle est sans dogme et peut se résumer en une seule maxime :
« Sois fort ! ».
- C’est du Nietzsche tout cela. Mais vous savez où cette morale l’a
conduit : à la solitude et à la folie.
- Votre prophète aussi a fait l’unanimité contre lui, ce qui, pour
nous autres Nietzschéens, est tout à son honneur. Et il a aussi craqué
lorsqu’il a dit : « Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
- Oui, mais dans quelles circonstances !
- Nietzsche a craqué devant le spectacle d’une brute stupide
maltraitant un cheval. Si vous étiez d’authentiques hommes de religion,
vous sentiriez le drame de Nietzsche comme celui d’un être d’un degré
prophétique de noblesse, exilé dans le rêve par les laideurs et les
bassesses des temps modernes, qui va criant autour de lui la promesse
de la mutation surhumaine et l’exhortation courageuse : « L’homme est
une chose qui doit être surmontée », et finit par s’effondrer devant le mur
de surdité à son message.
- Ceci prouve que l’humilité donne plus de force que l’orgueil.
- Parlons-en de l’humilité de votre prophète ! De la manière où il a
été humble, Nietzsche l’a été tout autant ; leur humilité commune
consiste à ne pas se laisser aveugler par la condition sociale des
hommes, à aimer la simplicité. Mais Jésus n’était-il pas élitiste en disant :
« Il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus… Le royaume des cieux
appartient aux violents ; depuis Jean ce sont les violents qui s’en empa-
rent… Ne jetez pas de perles aux pourceaux, de peur qu’ils ne les piéti-
284 LE GRAND SUICIDE
nent et ne vous dévorent… Laisse les morts enterrer les morts et suis
moi… Le Fils de l’Homme est maître même du Sabbat ? »
- En isolant des phrases, on peut leur faire dire n’importe quoi.
- Mais c’est exactement ce que vous faites depuis deux millé-
naires. Dans cet Évangile, que vos docteurs ont en grande partie fabri-
qué, vous ne cessez de mettre en relief les phrases débilitantes et de
glisser sur les points forts. Et dites-moi donc, si vous le pouvez, ce qu’a
voulu dire Jésus en se nommant « Fils de l’Homme » ? D’après vous, il
est fils de Dieu…
- C’est une phrase étrange ; on n’épuisera jamais les mystères de
l’Évangile.
- Pour nous ce mystère est très simple : Jésus s’affirme comme le
successeur de l’homme sur la chaîne ascendante de l’évolution. C’est
exactement ce que Nietzsche a vu avec le Surhomme. Et ce « Fils de
l’Homme maître même du Sabbat », donc de la totalité de la loi,
puisque le Sabbat en était le plus rigoureux commandement, a la même
manière d’être moral et « immoral » que le Zarathoustra de Nietzsche.
- L’idée n’est pas forcément hérétique et elle mérite un examen
approfondi, mais avec une telle image du Christ pourquoi n’êtes-vous
pas chrétien ?
- Nous ne savons presque rien de Jésus et ne pouvons en accep-
ter que les quelques phrases fulgurantes que je vous ai citées. L’image
que vous en avez créée et transmise est irrecevable, car elle heurte
notre goût, nos instincts religieux les plus profonds.
- Je vois mal ce que vous voulez dire.
- C’est très simple : nous ne voulons pas de rédempteur parce que
notre instinct de la dignité exige que nous portions nous-mêmes notre
destin, pas de juge parce que nous ne nous sentons pas congénitale-
ment coupables et pas de « bon pasteur » parce que nous ne sommes
pas des moutons. Cela vous montre à quel point le Pape Pie XI s’est
trompé en déclarant : « Spirituellement nous sommes tous des
Sémites ». Depuis 1 700 ans vous tentez en effet de faire de nous des
Sémites, et vous n’avez réussi qu’à détruire toute intuition religieuse en
Europe.
- La vie est éternelle ; sans doute sommes-nous dans une ère de
transition ; le paganisme n’est pas tout à fait mort, le Christianisme n’est
pas tout à fait né. Dommage… vous gaspillez une intelligence qui pour-
rait être féconde dans une entreprise sans espoir ; vous ne pouvez que
perdre, comme Julien l’Apostat.
- Croyez cela si ça vous arrange… Nous autres, nouveaux païens,
LA « PAIX » 285
nous vous voyons en train de sombrer dans l’océan de veulerie et de
mensonge dont vous êtes la cause profonde. Nous vivons dans nos
catacombes et nous nous y trouvons bien ; nous n’avons nulle envie de
vous faire concurrence. Continuez donc à être les bons pasteurs du trou-
peau de moutons que vous avez suscité ; continuez vos combats per-
fides et vos fraternisations hypocrites avec les marxistes qui sont vos
propres enfants ; ajoutez-y les Musulmans, les Bouddhistes, les
Francs-Maçons et tous ceux que vous voudrez. Nous vous regardons en
riant rouler ensemble dans les gouffres du nihilisme que vous avez
creusés. Les lois de la vie sont notre livre de la révélation et elles feront
que vous gagnerez toutes les batailles sauf la dernière. L’avant-dernière
est en cours. Vous ne la menez pas contre nous, que vous ignorez tou-
jours, mais contre vous-mêmes en développant vos aveuglements et vos
erreurs jusqu’au point où elles entraînent votre propre liquidation. »
L’abbé était plus secoué qu’il ne voulait se l’avouer. Quelques
jeunes baroudeurs étaient venus entourer les deux interlocuteurs et il
pouvait voir briller dans leurs yeux une flamme qu’aucun sermon,
aucune geôle, aucun goulag ne pourraient éteindre.
Pour se dégager de sa gêne il se contenta d’ajouter : « Je suis
content de m’être entretenu avec vous. Tout finira par se rejoindre par en
haut et ce sera enfin la paix. Bonne fête ! » Il reprit sa route en songeant :
« Une poignée… ils ne sont qu’une poignée ; mais la foi qui soulève les
montagnes, ne sont-ils pas les derniers à l’avoir ? » Il lui faudrait prier, se
retremper par ses gestes rituels, son bréviaire…
De son côté Émile regardait diminuer la silhouette trapue sur la
piste d’Enriez. Au terrible souvenir du massacre de sa famille la colère
se mit à bouillonner en lui. Il aurait voulu crier à l’abbé : « La paix… vous
n’avez que ça à la bouche. Avec ce mot vous avez fait de nos peuples
des porcs voraces déguisés en moutons. Vous avez fait submerger
l’humanité noble par la canaille, remplacé la guerre chevaleresque par la
guerre crapuleuse où l’on massacre femmes et enfants, mis la biosphère
en danger par la prolifération des irresponsables. Votre paix, votre fra-
ternité… des baudruches ! Seuls les hommes de justice et d’épée savent
ce qu’est la fraternité. Car les tyrans ne peuvent pas avoir d’amis et les
esclaves ne peuvent pas être des amis. »
Le soleil allait disparaître. À travers toute l’Europe brûlaient
quelques centaines de feux semblables, allumés par des veilleurs silen-
cieux qui chanteraient les mêmes chants. Les baroudeurs qui, depuis
une heure, fredonnaient les marches magiques des guerriers en feld-
grau, des légionnaires et des paras vinrent s’agenouiller autour du feu.
286 LE GRAND SUICIDE
Émile l’ancien se recueillait. Devant les survivants de Bordj Arreghi flot-
taient les visages surnaturellement diaphanes de Gisèle, de Klaus, d’Isa-
belle et de Sigmund. Tous songeaient aux fêtes de solstices et d’équi-
noxes que les Kabyles appellent les quatre portes de l’année. Puis Émile
donna le ton pour la « Chanson mystérieuse » que tout le monde atten-
dait et que quarante voix attaquèrent avec un bel ensemble :
Des hommes à l’âme vile
portant le sceptre et la croix
ont imposé dans nos villes
le reniement de la loi.
Mais pour que toujours sur terre
reste un point de ralliement,
d’âge en âge sont fidèles
les hommes de notre clan.
Fidèles aux voix de l’âme,
des bois, du roc et du sang,
fidèles à la vraie flamme,
fidèles à leurs enfants,
lorsqu’a chanté la chouette
dans l’ombre de nos halliers,
ils sont entrés pour la fête
du glaive et du chevalier.
Les esclaves de la messe
ont bafoué la raison,
cloué l’oiseau de sagesse
aux portes de leurs maisons ;
ils ont brûlé nos sourcières,
ils ont souillé nos enfants ;
mais le chœur des âmes fières
a triomphé dans le vent.
Nous veillerons sous l’étoile
qui veille sur nos destins ;
nous ferons gonfler la voile
vers les rivages lointains ;
nous payerons d’âge en âge
le tribut de notre sang,
afin que l’or de l’aurore
réponde à l’or du couchant.
LA « PAIX » 287
Un silence grave succéda au chant. Les cœurs avaient atteint le
niveau où la peine se mue en grandeur et en foi irréductible.
Hélène se serra contre son mari : « Tu te souviens comme le ciel
était vert au-dessus du Djurdjura ? » Conchita regardait tous les jeunes,
la poitrine gonflée de tendresse, comme si tous avaient été ses enfants,
et songeait : « Devant la triple impasse de l’engorgement économique,
de la démographie galopante et de l’usure de la biosphère, que nous
prépare la main de Dieu ? »
La fumée montait, transparente et verticale. Trois longues raies
blanches sillonnaient le ciel d’Ouest en Est, métalliques et rectilignes.
Elles venaient de la base d’Istres et étaient les traces parallèles de trois
des sept cents oiseaux du Chitan qui patrouillaient jour et nuit avec le feu
de Sodome et Gomorrhe dans leurs flancs.
Entrevue
exclusive
avec
Robert DUN
POSTFACE 291
- Croyez-vous en Dieu ?
- Je ne crois pas en un Dieu interlocuteur, accessible à la prière, sou-
cieux de notre bonheur, nous percevant individuellement, en un mot, en
un Dieu spectateur de sa création et capable d’intervenir dans les lois et
événements du monde. Par contre, je constate la présence ordonnatrice
et animatrice des lois de la physique, des mathématiques, de la psycho-
logie (au sens de forces animatrices des fonctions de l’esprit dont font
partie nos pulsions). Il y a là un jeu prodigieusement complexe dont la
connaissance peut nous amener à des niveaux exceptionnels de
sagesse, de distance à soi-même et même de puissance, étant bien
entendu qu’on ne peut être efficace que selon les lois de la nature,
jamais contre elles. Cette “magie” (puissance) est illustrée par le batte-
ment d’aile du papillon qui déclenche un orage à 200 km de distance.
L’objet de la cybernétique est justement les modes et puissances d’effi-
cacité des messages. Cette sagesse s’est exprimée dans le Pythago-
risme : “Prends confiance, toi qui sais que la race des hommes est divine
et que la nature sacrée lui révèle ouvertement toute chose”. C’est donc
la science qui est la vraie religion pourvu qu’elle ne se fasse pas dog-
matiquement aveugle par préjugé, comme c’est souvent le cas. La
maxime antique : “Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers” dit tout
avec une remarquable concision. À l’appui de ceci, la parole du Zara-
thoustra de Nietzsche : “Écoute les voix de ton corps : il y a plus de
sagesse dans ton corps que dans tous les livres”. Le Christianisme nous
a coupés de notre corps et de ses voix. Nous avons un travail de resti-
tution à effectuer. La psychanalyse peut nous y aider (je veux dire bien
sûr la jungienne). Mais la nécessité du courage et du travail reste. Je
tiens à évoquer ici un article d’un SS-Leitheft de fin 43 ou début 44,
article intitulé “La loi selon les étoiles” (Das Gesetz über die Sternen) et
qui se terminait par cette phrase : “Plus nous pénétrons profondément
dans les lois du cosmos et de la matière, plus nous découvrons comment
ces lois trouvent aussi en nous leur application”.
- Quelles différences faites-vous entre l’anticléricalisme et l’anti-
christianisme ?
- L’anticléricalisme consiste à reprocher à l’Église et à ses hiérarques
leurs crimes et actuels, leur cupidité, leur intolérance, leur orgueil. Ces
accusations n’impliquent nullement le refus de la vision chrétienne, de
ses espérances, de ses valeurs morales. Ces dernières peuvent même
292 LE GRAND SUICIDE
servir de base aux accusations. Par contre l’antichristianisme est le refus
de la vision chrétienne, de l’interprétation de la vie comme combat du
bien contre le mal, de l’idée de péché originel et de rédemption ainsi que
de tout ce qui se cache derrière : jalousie, haine des forts, valorisation
des tarés, égalitarisme nivellateur par le bas. Nous venons de voir qu’on
peut être anticlérical sans être antichrétien. Inversement on peut aussi
être antichrétien sans être anticlérical en considérant que le petit clergé,
lorsqu’il est sincère et dévoué, est une victime du Christianisme. Bien sûr
on peut être à la fois antichrétien et anticlérical et il y a place pour une
foule de nuances et distinguos : on peut rejeter clairement une partie de
la doctrine chrétienne, ce qui suffit à rendre impossible l’étiquette chré-
tienne, sans rejeter certains éléments et même en admirant certains. Là
encore n’oublions pas l’avertissement du Comte de Vogüe : “La vérité est
dans les nuances”.
- Les dieux ne sont-ils pas une invention humaine pour répondre à
leur soif de Sacré ?
- Allons au cœur des mots : le sacré est étymologiquement “ce qui fait
trembler”. Comment ce qui fait trembler peut-il aussi attirer ? Or cette soif
existe bel et bien. Non chez tous consciemment, car beaucoup ont choisi
de se débarrasser de ces interrogations en croyant pouvoir les ignorer.
Mais contrairement à ce qu’ils croient ce sont eux qui sont les plus
faibles sur le terrain religieux, les plus fragiles et accessibles aux fou-
taises des Églises et sectes. D’où la mise en garde de Nietzsche envers
les prêtres : “Ils guettent la blessure de ton âme pour s’y incruster comme
des sangsues”. Les divinités sont des puissances constatables dans tout
le vivant, dans tout l’existant. Elles sont les forces de la nature, les ins-
tincts de vie : la faim et la soif, le désir sexuel, le besoin de se dépasser
et d’acquérir des habiletés nouvelles constatables chez tous les enfants.
Comme l’a justement affirmé le professeur danois Henning Eichberg
(gauchiste) “Sans les dieux nous n’existerions pas”. C’est aussi le
constat d’Edith Södergran : “Sans la beauté le monde n’existerait pas
une seconde”. Le rationalisme n’apporte aucune réponse aux questions
qui font trembler. Et quand Nietzsche nous conseille : “N’enfouissez plus
votre tête dans le sable des choses célestes. Portez-la fièrement, une
tête terrestre et qui parle du sens de la terre”, il ne nous conseille pas de
nous détourner du sacré, mais de le voir là où il est : dans la matière et
dans la vie et non dans le mépris de celles-ci. Toute son œuvre en est
l’illustration.
POSTFACE 293
- Dans la préface du Grand Suicide, vous affirmez : « Je sais que je
suis le seul à pouvoir écrire ce livre ». Sur quoi repose cette intime
conviction ?
- Pour écrire ce livre il fallait une expérience paysanne que j’ai eue jus-
qu’à l’âge de six ans chez mes grands-parents, puis deux mois par an
pendant les vacances scolaires. Il fallait aussi une expérience citadine
prolétarienne que j’ai acquise à St-Etienne. Il fallait une cervelle capable
de se poser des questions et d’y chercher des réponses, d’où mon évo-
lution du communisme au socialisme libertaire, puis à l’anarchisme indi-
vidualiste et à Nietzsche, et à l’entreprise aristocratisante de la SS. Il y
fallait aussi une forme d’intelligence capable de comprendre profondé-
ment la pensée de Nietzsche, encore plus subtile que puissante.
Octogénaire, je découvre encore sans cesse le besoin de mises au point
sur Nietzsche chez tous ceux qui, faute de l’avoir suffisamment compris,
le tronquent pour le récupérer. Mon combat contre tous ceux que j’ap-
pelle dans “Le message du Verseau” les Nietzschéens partiels n’est pas
terminé et aura besoin d’être continué après moi. Il y fallait aussi une
expérience de militant polyvalente, capable de discerner les complexes
d’ambitions, d’arnaques, de naïvetés et d’engagements purs qui existent
dans toutes les causes. Pour moi, destin = devoir = œuvre.
- Dès le début de l’ouvrage, deux lieux différents accueillent l’his-
toire. Pourquoi avoir choisi Erlenbrunn en Bavière et Saint-Étienne
dans la Loire ?
- J’ai choisi Saint-Etienne parce que j’y ai vécu près de vingt ans, mon
expérience prolétarienne et mes premières expériences politiques.
Erlenbrunn est une banale bourgade bavaroise et ce qui s’y passe selon
le livre aurait pu se passer dans des centaines de bourgades du même
type. La production industrielle a toujours été beaucoup plus décentra-
lisée en Allemagne. Ceci dit, la Bavière est aussi la province allemande
que je connais le mieux et où je compte de nombreuses attaches ami-
cales et même familiales.
- Vous faites dire à un de vos personnages Konrad Birkenbach :
« Dans la SS nous voulons remonter le courant : recréer une
noblesse authentique intimement liée au peuple… nous ne deman-
dons pas à ceux qui viennent à nous qui ils sont, mais ce qu’ils
294 LE GRAND SUICIDE
sont ». Cette attitude, l’avez-vous rencontrée à d’autres circons-
tances de votre vie ?
- Oui, chez les anarchistes individualistes. Dans ce milieu, on accueille
tout nouveau venu avec amabilité, mais on attend pour le juger de savoir
qui il est réellement, ce que révèlent son comportement et ses actes. La
maxime “Nous ne te demandons pas qui tu es, mais ce que tu es” dans
la SS faisait que quel que soit son rang social, sa fortune, sa naissance,
chacun avait à faire preuve des mêmes capacités, de la même énergie
pour franchir les échelons de la hiérarchie. Par contre, les communistes
considérant que l’homme n’est qu’un produit de son milieu, niant tout fac-
teur héréditaire, ont des jugements flous et contradictoires, parfois des
indulgences scandaleuses, surtout dans le domaine du vol et de la pros-
titution.
- Émile est remarquable, entre autre, pour son extraordinaire
mémoire. Quand on vous connaît un peu, on sait que cette capacité
vous caractérise également. Le passage à Saint-Étienne est-il auto-
biographique ?
- Oui, le passage sur Saint-Étienne est presque totalement autobiogra-
phique, sauf quelques trous volontaires dus à mon souci de ne pas cau-
ser de malaises à des personnes de ma famille encore vivantes.
- La guerre d’Espagne est un moment important de votre ouvrage.
Avez-vous réellement approché ce pays en 1937 ? Auriez-vous été
prêt à vous battre pour le Frente Popular, proche des communistes
contre lesquels vous lutterez quelques années plus tard ?
- Erreur dans la question : le Frente Popular n’était pas proche des com-
munistes, ces derniers l’ont combattu aussi violemment que perfidement.
L’URSS vendait du pétrole au rabais à Franco, ce qui a même provoqué
une grève des dockers à Anvers. Un train de munition, acheté et payé
par le gouvernement de l’Espagne républicaine à la France du Front
Populaire est resté deux mois en souffrance à St Jean de Luz et n’a été
livré qu’après la prise d’Hendaye par les franquistes à ces mêmes fran-
quistes ! De 1936 à 1939 j’ai agi de concert avec les exilés italiens et
espagnols et tous les antifascistes. Je me suis engagé dans les brigades
internationales et j’ai été intercepté à Perpignan par mon ami Gaetano,
tout comme je le raconte dans le livre. Pourquoi l’hostilité des commu-
POSTFACE 295
nistes aux antifranquistes espagnols ? Les éléments forts de la résis-
tance à Franco étaient la CNT (Confédération Nationale du Travail), sur-
vie de la première internationale fondée par Bakounine (anarchiste), la
FAI (Fédération anarchiste ibérique), animée par Durutti et Ascaso, et le
POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), trotskiste. Or, tout comme
chez les catholiques, le premier ennemi est l’hérétique. Les passionarias
(car il y en eut deux : l’Espagnole Dolorès Ibarruri et la Juive Rebecca
Silmbraun) discouraient beaucoup mais ne mirent pas le nez au front où
combattaient des milliers de femmes et de jeunes filles. Les commu-
nistes firent assassiner le combattant Camilio Berneri, professeur de phi-
losophie à la Faculté de Rome et que Mussolini avait toujours respecté
(comme également l’anarchiste Enrico Malatesta, descendant des Mala-
testa de la Renaissance).
- La géographie de l’Algérie ne paraît pas avoir de secrets pour
vous, quels furent vos rapports avec ce pays ?
- Je connais bien l’Algérie parce que j’y ai parcouru au moins 20.000 km.
Aimant la nature, les grands horizons et la liberté, je m’y suis trouvé très
bien. J’y ai séjourné comme coopérant en 1963, 64 et 65. J’y ai noué de
bonnes relations avec des Berbères, Kabyles notamment. J’y ai rencon-
tré aussi des dizaines d’agents allemands, déserteurs de la Légion ou
agents de la RDA, travaillant ensemble sans complexes.
- Klaus, parti en Afrique du Nord, pressent sa mort plusieurs
années avant sa venue. Émile rêve de façon anticipée de ses bles-
sures. Pour vous la prescience existe sans aucun doute ?
- Je ne crois pas à la prescience à la manière d’une foi en quelque
chose. J’y crois d’expérience. Mais toute expérience spirituelle est
intransmissible. Aussi je me garderai bien d’en faire un dogme. D’ailleurs
elle n’existe pas chez tout le monde et elle est indépendante de la
volonté chez ceux chez qui elle se manifeste. Elle est plus fréquente
chez les gens simples, proches de la nature, que chez les gens dont l’in-
telligence a été cultivée, comme si le développement de la rationalité
extravertissait l’homme et étouffait la relation avec l’inconscient. En tout
cas, les Romanichels en sont convaincus.
- Gizèle, la femme de Klaus est institutrice, Émile est professeur.
Doit-on déduire de ces métiers, qu’une foi dans l’instruction vous
296 LE GRAND SUICIDE
anime ?
- Le métier d’enseignant n’a de valeur que dans la mesure où il répond
aux aspirations de ceux qui reçoivent l’enseignement, aspirations qui ne
coïncident pas forcément avec les nécessités sociales. Contrairement à
une idée très répandue, les enseignants sont souvent peu cultivés. Ils
ont sacrifié leurs curiosités spontanées à la chasse aux peaux d’ânes. Ils
se sont trop spécialisés. Ils ont coupé les ponts avec leur inconscient et
se sont laissés trop rationaliser. Mais le métier d’enseignant a été sou-
vent un refuge pour ceux qui ne voulaient pas avoir à mener la lutte pour
la vie selon les lois du panier de crabes capitaliste.
Laissant pas mal de loisirs, il a pu aussi tenter des autodidactes n’ayant
que peu de diplômes : baccalauréat et licences. Je pense qu’une ins-
truction méritant le nom de culture doit être acquise tout au long de la vie
et ne jamais s’enliser dans l’abstrait, l’idéologie, ni jamais se couper du
peuple, dans la mesure où il y en a un.
- Ne croyez-vous pas qu’avec le triomphe actuel du matérialisme, le
paganisme étant mort, la meilleure réponse ne serait-elle pas d’en
revenir à un catholicisme médiéval, c’est-à-dire fortement teinté de
paganisme ?
- Il est faux de croire que le paganisme est mort. Il est l’une des deux reli-
gions officiellement reconnues en Islande. Il est l’unique religion en Mon-
golie. Il existe aussi en Russie et il est susceptible de renaissance car il
a de fortes racines dans l’âme slave. Il a de nouveaux et authentiques
bourgeons dans les pays germaniques et celtiques. Il revit chez de nom-
breux Européens ralliés aux traditions d’Amérique. La deep ecology est
implicitement païenne et chez beaucoup même explicitement. Dans la
littérature contemporaine il s’exprime fortement chez Lawrence, Giono,
Steinbeck (“Au dieu inconnu”). Et n’oublions pas ce puissant vent de
résurrection païenne que constitue l’œuvre de Nietzsche. Il ne s’est pas
contenté de ressusciter pour nous la Grèce antique et ses deux divinités
primordiales (dans le domaine social) Apollon et Dionysos. Il a aussi
réveillé le plus profondément la veine germanique en dénonçant le
Christianisme comme un blasphème contre la vie, donc contre le divin
immanent. Or dans la Germanie antique la joie était pieuse et la tristesse
blasphématoire (et par là porteuse de malheur). Le peuple ne se prête-
rait pas davantage à une résurrection du Christianisme paganisé qu’à
celle du paganisme. C’est une démarche impossible parce que la contra-
POSTFACE 297
diction est devenue trop connue et criante. Ce serait une fatale mal-
adresse qui fortifierait des Églises moribondes ennemies depuis toujours
de notre race et de notre âme, retardant les échéances inévitables,
maintenant et aggravant la confusion dans les esprits. En un mot comme
en cent, ce serait combattre un effet avec sa propre cause. La voie non
seulement libératrice, mais tout aussi créatrice, c’est Nietzsche, à condi-
tion de bien le connaître et de ne pas le limiter à un culte de l’énergie et
de la créativité. Regardons-y de près et ne perdons jamais de vue que
Nietzsche n’a de leçons d’amour du prochain et de compassion à rece-
voir ni du Bouddha, ni du Galiléen. Sa compassion est seulement plus
subtile, plus intelligente, plus maîtrisée.
- Quel était en gros le projet de la SS ?
- Le projet SS était aussi simple qu’ambitieux : grouper des humains à
nette dominante aryenne (sans oublier les femmes) pour remonter la
pente de la décadence et des métissages malheureux. Réveiller la
conscience de nos spécificités instinctives et culturelles. Améliorer la
race de génération en génération afin d’offrir à la nature la possibilité de
la mutation surhumaine. Pour cela, il était officiellement prévu qu’à
chaque génération les critères d’admission seraient plus sévères.
- Quel est le premier ouvrage de Nietzsche que vous ayez absorbé ?
- Ainsi parlait Zarathoustra. À mon avis, il contient tout. Le reste n’est que
variations sur un thème.
- Ne croyez-vous pas que l’attente du Surhomme nietzschéen est à
mettre dans le même sac que l’attente du retour du Messie chez les
chrétiens ? N’est-ce pas la même démarche intellectuelle ?
- Rien de commun ! L’attente du retour du Messie est une hypothèse, une
paresse, une démission. Elle ne repose sur aucune loi physique ou bio-
logique. La mutation surhumaine ne fait que continuer tout le panorama
de l’évolution tel que nous le révèlent la biologie et la paléontologie. En
outre elle sollicite notre adhésion active. Nous devons nous dépasser
dans l’enfant et aussi lui préparer “la terre, l’animal et la plante”. Un
SS-Leitheft exposait une belle photo de la campagne allemande avec
cette phrase : “L’aspect de nos campagnes est le reflet de notre mission
divine : servir l’ordre dans la nature”. Pour des raisons économiques,
298 LE GRAND SUICIDE
nous jardinons. Mais notre souci de favoriser tout ce qui est de bonne
venue et d’éliminer tout ce qui est faible doit être universel.
- Nietzsche, dans « La volonté de puissance » parle de transmuta-
tion totale des valeurs. Que veut-il dire par là ?
- Le Christianisme a mis toutes les valeurs cul par-dessus tête : il a
démonisé la vitalité, la beauté, l’audace et la liberté. Il a dénigré la
nature, culpabilisé le sexe et la femme. Il a agi comme une effroyable
sélection à rebours, comme une épidémie d’hypocrisie. La transmutation
des valeurs consiste seulement à les remettre à l’endroit, à magnifier la
vie, à lui rendre tous ses droits, y compris celui du combat nécessaire.
- Certains auteurs comme Maurice Bardèche ont affirmé que la
seconde guerre mondiale était une guerre de religion. Qu’en pen-
sez-vous ?
- Assurément la seconde guerre mondiale fut principalement une guerre
de religion, bien que d’autres facteurs aient joué. Le national-socialisme,
en dépit de toutes ses obscurités, immaturités et contradictions, conte-
nait un fort courant païen et nietzschéen. La naissance de mouvements
comme “Témoignage chrétien” en France montre que l’enjeu était bien
perçu par certains chrétiens. En Allemagne, la création de “l’Église
confessante” par des théologiens luthériens révèle une tendance
parallèle. Le Pape Pie XII redoutait principalement le communisme et
tempérait pour cela l’antihitlérisme du clergé catholique. Mais il n’en était
pas moins d’accord avec son prédécesseur Pie XI et son encyclique “Mit
brennender Sorge” (”avec un brûlant souci”), laquelle dénonçait les
aspects antichrétiens du national-socialisme. Et, “last but not least”, les
Juifs ont toujours été conscients de l’aide et des protections que leur
assurait le Christianisme. Ils ont fort bien compris qu’en se détachant de
la Bible les Allemands portaient la hache à la racine de leur puissance.
- Sachant que nous sommes peu nombreux à mener le combat
identitaire, pourquoi ne pas faire un petit bout de chemin avec les
chrétiens ?
- Un vieux proverbe allemand prévient : “Quand on mange de la main de
Rome on en crève”. Attention : nous ne menons pas le même combat
identitaire que les chrétiens. Leur identité c’est le christianisme, peu
POSTFACE 299
importe que le chrétien soit blanc, jaune ou noir, peu importe qu’il soit
sain ou taré. Une domination de l’Islam, si elle aboutissait, ne serait pas
pire pour nous que le Christianisme. Elle rouvrirait même la porte à la
renaissance de vertus plus viriles. Nietzsche ne s’est pas trompé en écri-
vant : “Le Christianisme est une religion sémitique d’esclaves. L’Islam est
une religion sémitique de maîtres”. C’est par son aspect racial et par la
circoncision que l’Islam serait un supplément de sémitisation, donc de
désastre, non par sa doctrine. Notre présence aux côtés des Chrétiens
pseudo-identaristes ne profiterait qu’à ses derniers. Lorsque des gens
libres s’allient à des fanatiques infaillibles, chrétiens ou communistes, ils
sont toujours les dindons de la farce. Le Front National a été écrasé dans
son premier essor par des agents chrétiens qui ont refusé des centaines
de milliers de candidatures pour ne pas perdre la haute main sur le parti.
Je l’ai appris dans les locaux mêmes du FN.
- Vous sentez-vous toujours lié par le serment que vous avez prêté
lorsque vous êtes entré à la SS où la guerre étant terminée, vous en
sentez-vous délié ?
- Le serment prêté par les recrues SS était un serment à Hitler comme
chef des armées. Il va de soi qu’un tel serment n’a plus de valeur une
fois la guerre finie, que cette fin soit défaite ou victoire. Mais, conscient
de l’ampleur des enjeux de cette guerre, ayant été l’un des rares à les
avoir mesurés dès mon engagement, je ne me sens nullement le droit de
me retirer du jeu. Ce serait pour moi une lâcheté, une capitulation et le
plus insupportable des désespoirs. Je me sens non seulement le droit,
mais aussi le devoir de critiquer les erreurs commises qui ont permis la
destruction de tout ce que nous voulions sauver, mais ceci non pour
excuser notre défaite, au contraire pour continuer le combat. On m’ac-
cuse trop légèrement de pessimisme. Je suis le plus jusqu’au boutiste
des penseurs de l’après-guerre en prêchant le combat jusque dans l’ère
post-apocalyptique, après l’autodestruction du dernier homme.
- À quelle forme de société rêvez-vous ?
- Je m’interdis de rêver. Je raisonne à partir des données de la situation
contemporaine et suppute les moyens de survivre aux destructions en
cours. Une société méritant ce nom ne peut être que culturelle,
c’est-à-dire reposer sur une communauté d’instincts, c’est-à-dire de race
ou au moins de races compatibles. Je tiens à réaffirmer ici que la révo-
300 LE GRAND SUICIDE
lution de 1989 n’a pas été qu’une destruction. Elle a liquidé une noblesse
décadente et déshonorée par l’absolutisme de source chrétienne, donc
juive. À condition d’en limiter la portée à notre race, la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen est bel et bien la résurrection de l’Europe
antique.
- On a l’impression, à vous lire, que la société à rebâtir serait une
société paysanne. N’est-ce pas utopique ?
- Une société paysanne ? Ce serait trop beau. Pour remettre en marche
une ferme abandonnée, il faut pouvoir vivre trois ans au moins sans
récolter ! La désertion des campagnes est un désastre irréversible qui
nous place en situation de dépendance alimentaire. Qui pourra être le
pourvoyeur et combien de temps ? Le plus probable est que des survi-
vants (s’il y en a !) devront traverser une phase de cueillette, de chasse
et de pêche. Tant pis pour ceux qui ne sauront pas s’en tirer. La phase
agricole viendra plus tard, peut-être…
- On dit que c’est Saint Loup qui vous a demandé d’écrire le Grand
suicide. Rumeur ou réalité ?
- Réalité dont je me rappelle exactement les circonstances. Saint-Loup
avait été très impressionné par “Le message du Verseau” (1977). Il m’a
alors demandé d’écrire une sorte de Bible aryenne. Je lui ai répondu :
“Elle existe déjà : le Zarathoustra de Nietzsche”. Je décidai d’en faire une
traduction commentée. En janvier 1984 je me retrouvai chez lui et lui en
fis cadeau. Au printemps de la même année, je me retrouvai chez lui,
cette fois dans sa maison de campagne où il m’avait ménagé une inter-
view avec un journaliste suisse. Après le repas du soir, lui-même et le
journaliste me posèrent une foule de questions. Le lendemain il me dit :
“Tout ce que tu exposes est très intéressant, fondamental même, mais la
philosophie, ça passe mal dans le peuple. Tu devrais écrire un roman
dans lequel ton message serait mis en situations”.
Raison pour laquelle j’ai écrit “Le grand suicide”.
(Je ne parviens pas à me souvenir du nom du journaliste suisse, ni s’il
fait écho à cette rencontre et comment. Peut-être Janine Augier, la veuve
de Marc, s’en souviendrait-elle.)
- Lorsque vous vous recueillez autour d’un feu de solstice, quelles
images, quels rêves, quels souvenirs vous traversent l’âme et l’es-
POSTFACE 301
prit ?
- Le feu concret vaut toutes les images de l’esprit. C’est un fait bien
connu en psychologie et que chacun peut vérifier sur lui-même, que les
deux spectacles dont on ne se lasse pas sont le feu et le déferlement des
vagues : l’archétype mâle dur et l’archétype féminin doux.
Quels rêves ? Une foule de représentations qui ont en commun de se
référer à notre lointain passé. Le plus vif de mes souvenirs d’enfance
ranimé est celui de la bûche de Noël dans la cheminée de mes
grands-parents qui n’était pas là pour le décor, mais pour chauffer et
cuire.
Au solstice d’été, j’aimais particulièrement lorsque “les promis” sautaient
ensemble par-dessus le brasier, officialisant ainsi leur qualité de fiancés.
Maintenant j’y ressens intensément l’hommage au soleil et je ne peux
m’empêcher de penser au tragique épisode des Externsteine en 772,
lorsque Charlemagne attaqua par surprise les Saxons en fête et
désarmés, félonie et blasphème dont les Saxons n’auraient cru aucun
être humain capable.
- Quel est le combat le plus urgent à mener pour le moment ?
- C’est assurément le combat identitaire qui exige une définition précise
de nos spécificités. J’ai apporté les éléments nécessaires dans mes
livres, notamment dans “L’âme européenne, réponses à B.H. Lévy”.
Notre conscience de peuples de la forêt et de la mer est aussi primor-
diale.
Là aussi voir mes livres et surtout les chapitres sur le conditionnement
géographique des psychismes et des cultures. Je suis malheureusement
le seul à avoir précisé la notion d’identité aryenne.
- Dans quels cadres, sous quelles formes ?
- Il n’y a pas de recette miracle. Toute action est bonne pourvu qu’elle
n’use pas plus de force qu’elle n’en crée. Avant tout je privilégie la
parole. Elle est gratuite, “elle s’envole”, ce qui nous rend moins vulné-
rables face à l’inquisition. Les formes du combat ne peuvent être évo-
quées qu’entre militants. Là aussi pas de recette miracle. Nécessité de
beaucoup de réflexion. Certains livres donnent de bonnes indications
malgré des passages utopistes et maladroits.
302 LE GRAND SUICIDE
- L’histoire des hommes n’étant jamais écrite d’avance puisque ce
sont eux qui la font, pourquoi cette certitude démoralisante et
démobilisatrice de dire que le monde est condamné par la triple
impasse de l’engorgement économique, de la démographie galo-
pante et de l’usure de la biosphère ?
- Parce que telle est la réalité. Et cette réalité ce ne sont ni Sicco Man-
sholt, ni le Commandant Cousteau, ni moi-même qui l’ont faite, mais
ceux qui ont refusé tous les avertissements, qui ont refusé même le lan-
gage des faits les plus criants comme le réchauffement de l’atmosphère,
la déchirure de la couche d’ozone, les nappes de plastiques flottants de
5.000 km2 entre l’Afrique et l’Amérique du Sud, les zones de pollution où
les enfants perdent leurs cheveux et deviennent fous, les déforestations
catastrophiques, la destruction du bassin de la mer d’Aral, le nouvel
analphabétisme, etc… Je tire une sonnette d’alarme et montre la seule
voie praticable, vu qu’il n’y a absolument rien à attendre des respon-
sables. Il y a certes des dizaines de milliers de gens démoralisés et dés-
tabilisés, mais mes avertissements n’y sont pour rien car seul un nombre
infime d’entre eux a lu mes livres et articles. Ils sont découragés par leurs
propres constats et réflexion, beaucoup aussi par les effondrements poli-
tiques et trahisons contre lesquels j’avais en vain mis en garde.
- Comment êtes-vous devenu païen ? L’étiez-vous avant d’entrer à
la SS ?
- Tout être humain normal est païen d’instinct et sans le savoir. Quand
un enfant s’arrête pour admirer une fleur ou un insecte, il accomplit un
acte religieux. Je n’ai pas fait exception, d’autant moins que ma prime
enfance campagnarde m’avait doté d’une forte sensibilité envers la
nature, particulièrement la lune.
Lors de ma phase marxiste et libertaire, je me suis cru athée, bien que
je ne me sois jamais départi d’une vive sensibilité envers la nature. Mais
en lisant Nietzsche je suis vite devenu consciemment païen. Bien que ne
connaissant pas le mot d’écologie, j’associais l’écologie à mon paga-
nisme et je vouais à la civilisation industrielle une haine instinctive qui ne
s’est jamais démentie. Dès l’âge de 16 ans j’étais horrifié par les débuts
de la surpopulation et encore plus par ses perspectives. Discutant avec
un conseiller municipal communiste de Saint-Étienne, je remarquai que
le parti négligeait trop Malthus. Il rit et me répondit : “La question ne se
posera que dans un ou deux millénaires”. Et je lui répondis : “Et moi je te
POSTFACE 303
parie qu’elle se posera avant la fin du siècle”.
Païen avant d’entrer dans la SS ? Assurément. Et je le suis resté, à la
différence de bien des hauts gradés qui se sont laissés enterrer chré-
tiennement. J’ai d’ailleurs été déçu des positions insuffisamment claires
de la SS et plus encore du mouvement hitlérien dans ce domaine. Il est
évident que les dirigeants n’ont pas maîtrisé le problème. Ils auraient dû
rompre avec le Christianisme ecclésiastique tout en promouvant ce que
j’appelle dans mes livres “le Christianisme élitiste et héroïque”. Ils
auraient eu ainsi quelque chose pour faire contrepoids à “l’Église confes-
sante” des opposants luthériens. Oser la critique pour aller plus loin,
c’est ma manière d’être fidèle.
- Quels sont les sentiments, les valeurs qui vous ont amené à ban-
nir le christianisme à jamais ?
- J’ai toujours haï d’instinct le Christianisme. Le costume des prêtres, leur
langage m’était odieux. Dans mon enfance il y avait encore des super-
stitions sans doute d’origine païenne : “Les croix portent malheur - Ren-
contrer un curé porte malheur”. Il y avait même des gens qui changeaient
de trottoir pour éviter une telle rencontre. Les commandements chrétiens
m’ont toujours révolté et semblé absurdes. On ne peut pas aimer Dieu
pour la simple raison qu’on ne peut pas se le représenter. On n’aime pas
sur commande. On aime ou on déteste par affinités et répulsions ins-
tinctives ; tout le reste est hypocrisie, minable comédie et je ne m’en suis
pas laissé raconter. Je me suis toujours senti le droit d’aimer qui je vou-
lais et d’éviter qui je voulais, et même le droit de haïr et de combattre
ceux qui prétendaient me commander. J’ai de suite ressenti un vif
enthousiasme pour Nietzsche pour la simple raison que je m’y suis
reconnu. C’est pourquoi une foule de ses phrases se sont gravées sans
le moindre effort dans ma mémoire : “Le Christianisme périra parce qu’il
parle contre notre goût - Un juge, même clément, n’est jamais un objet
d’amour. Le fondateur du Christianisme n’a pas senti assez finement sur
ce point : il était trop juif, etc.…” Bien sûr j’avais suivi avant l’influence de
Renan, de Voltaire et de bien d’autres. Mais rien de comparable avec l’in-
fluence de Nietzsche, ou plutôt la découverte et la justification de ma
propre pensée à travers lui. Il représente à lui seul plus des trois quarts
de ma pensée et de mon destin.
- Quels hommes, quels auteurs vous ont montré la voie ?
304 LE GRAND SUICIDE
- Le premier auteur qui m’a fait percevoir les turpitudes de notre monde
à masque chrétien a été La Fontaine dont on étudiait les fables : “Le loup
et l’agneau - Les animaux malades de la peste - L’huître et les plaideurs
- Le chat, la belette et le petit lapin - Le vieillard, les voleurs et l’âne - Le
rat qui s’est retiré du monde etc… Puis vinrent Voltaire et le “Discours sur
la pluralité des mondes” de Fontenelle qui m’a fait réfléchir au niveau reli-
gieux et entrevoir que religion et Christianisme n’étaient pas forcément
identiques. Je n’ai jamais été enthousiaste de Corneille et Racine, mais
beaucoup plus de Molière. J’ai aimé Ronsard, du Bellay, mais peu appré-
cié le naturisme de Rousseau. Je ne le jugeais pas comme utopique
mais le ressentais comme mou. En règle générale, les romantiques ne
m’ont pas enthousiasmé, sauf Vigny. J’ai aimé les Parnassiens, notam-
ment Leconte de Lisle.
J’ai découvert Karl Marx à travers un remarquable condensé édité par le
parti communiste. Vu ma connaissance directe de la condition proléta-
rienne, mon ralliement a été immédiat et militant.
J’ai aussi apprécié Renan et sa “Vie de Jésus”. J’ai déjà exposé l’in-
fluence décisive de Nietzsche non seulement sur ma pensée mais aussi
sur ma vie.
Je n’ai découvert Gobineau qu’après guerre. Même chose pour Emerson
et Carlyle que j’ai ressentis comme des semi-nietzschéens. Par contre,
“La sorcière” de Jules Michelet m’a appris beaucoup de choses et forti-
fié mon antichristianisme. Par des anarchistes enthousiastes de Khrish-
namurti j’ai été incité à aborder l’hindouisme et le bouddhisme. Senti-
ment d’étrangeté insurmontable malgré la perception de vérités parfois
abyssales. Dans la foulée j’ai alors étudié l’Évangile et commencé à y
trier l’ivraie du bon grain. Houston Stewart Chamberlain m’a conforté
dans cette démarche bien que je sois resté fort loin de le suivre dans son
Christianisme. En Algérie j’ai étudié le Coran et aussi un bon ouvrage de
présentation : “Pour comprendre l’Islam” de Fritjhof Schuon. Voilà à peu
près mon histoire culturelle.
- Vous vous dîtes libertaire. Ce courant s’est longtemps confondu
avec l’extrême gauche et le courant anarchiste. Être libertaire
n’est-ce pas plutôt se situer dans le seul courant rejetant totale-
ment la pensée unique, c’est-à-dire l’extrême droite ?
- Il faudrait en finir avec ces termes fallacieux de droite et de gauche. La
nouvelle droite, plutôt que l’extrême, rejette la pensée unique. Certains
de ses éléments font bon ménage avec les anarchistes individualistes (je
POSTFACE 305
ne suis pas le seul).
Il y a pourtant dans cette nouvelle droite des théoriciens qui admettent la
raison d’État. Comment concilier cela avec la liberté ? Nous rejetons non
seulement la raison d’État qui justifie l’emprisonnement à vie de Rudolf
Hess, mais nous voulons autant que possible substituer la culture à l’É-
tat (le droit coutumier au droit écrit).
- Quels conseils donneriez-vous à un jeune aujourd’hui ?
- Fortifier son corps, acquérir de l’expérience de survie dans la nature, se
prémunir contre le chaos, la famine, les agressions de ventres creux.
Fortifier aussi son âme en accédant à une vision de la vie libérée des
limites du temps des religions du désert, et retrouver l’ampleur de vision
des Asiatiques, Hindous et Chinois notamment. Je lui donnerais enfin le
conseil d’oser vivre envers et contre tout, donc d’oser fonder une famille
et d’avoir des enfants. Ceci implique d’acquérir les moyens de se faire
une place vivable dans le monde actuel, combat qui n’est pas gagné
d’avance. Je répète depuis trente ans que l’effondrement incontrôlable
est imminent à l’échelle du temps historique, mais à l’échelle du temps
de la vie humaine, ce peut être dix fois le temps de mourir de faim. Il faut
donc à la fois penser grand et être réaliste.
- Quels auteurs, quels ouvrages ?
- Les ouvrages de Guillaume Faye, “La colonisation de l’Europe” en prio-
rité. Ensuite les miens, “Les catacombes de la libre pensée” en priorité.
Si le jeune a la veine métaphysique, qu’il se plonge dans Nietzsche.
Mais ce conseil est plutôt à la fin de parcours dans la recherche. Chacun
doit choisir son chemin en se basant sur ses interrogations et curiosités
majeures car “le chemin n’existe pas”.
- Qu’avez-vous retenu ou appris de votre long passage chez les
anarchistes ?
- J’ai appris une foule de vérités premières. D’abord la nécessité de la
plus extrême méfiance envers les humains. J’y ai appris aussi la modes-
tie dans le comportement, l’idée que même un homme de faible intelli-
gence et de faible culture pouvait m’apporter de nouveautés. J’y ai
trouvé la conscience du caractère trompeur des mots : attention dans
toute discussion ! Bien s’efforcer de comprendre ce que l’interlocuteur
306 LE GRAND SUICIDE
veut dire et qui n’est pas forcément ce que nous croyons à la première
analyse.
J’ai trouvé la droiture, la solidarité sans phrases, le courage et la discré-
tion dans l’action.
- Pour vous le moteur de l’histoire a-t-il été davantage la lutte des
classes ou la lutte des races ?
- Les deux luttes existent et se mêlent le plus souvent. La proportion
d’Africains dans les classes prolétariennes était plus élevée que dans la
bourgeoisie. Par contre, la proportion de Juifs était plus élevée dans la
bourgeoisie, les fonctionnaires, le corps médical, les cadres.
La survie d’une société a deux exigences : l’existence d’une élite suffi-
samment nombreuse ; le fait que cette élite ne soit pas coupée du
peuple. Ce second point faisait partie de la sagesse politique de la SS.
Hormis eux, je ne vois dans notre siècle que les médecins aux pieds nus
de la Chine maoïste pour répondre à ce critère.
- Comment peut-on affirmer d’un côté que la jeunesse a besoin de
guides politiques, philosophiques (Nietzsche) et d’un autre affirmer
que penser en référence à quelqu’un ou une doctrine est un travers
des Européens qui ne sont plus capables de penser par
eux-mêmes ?
- Les vrais guides éveillent nos perceptions de certaines vérités. Ils ne
nous les assènent pas comme des dogmes. Le Bouddha a dit :
“Reniez-moi, reniez tous les maîtres ; mais restez votre propre demeure
et votre propre lumière”. Nietzsche-Zarathoustra nous met en garde
contre lui-même et nous incite à nous trouver. Il répond à ceux qui lui
demandent le chemin : “Le chemin ? Ceci est mon chemin. Trouvez le
vôtre, car le chemin n’existe pas”. “Il est au monde un seul chemin que
nul ne peut suivre, hormis toi-même. Suis volontairement ce chemin que
les autres suivent aveuglément”. La pensée par référence n’est pas un
travers des seuls Européens, mais de tous les faibles. Méfions-nous de
tous les maîtres et même de nous-mêmes et de notre propre expérience.
Chaque pas exige notre réflexion car d’une part on ne peut poser deux
fois le pied dans le même fleuve” (Héraclite) et “l’expérience est comme
une lanterne accrochée derrière une voiture : elle n’éclaire que le chemin
parcouru” (Confucius). Nous pouvons nous enrichir considérablement de
la pensée des autres sans tomber dans le travers de l’acceptation auto-
POSTFACE 307
matique, sans pensée par référence sans jamais abdiquer notre propre
jugement. Malgré toute mon admiration pour Nietzsche, je ne partage
pas ses jugements sur Bismarck, je n’aime pas Bizet, je ne partage pas
son aversion finale envers Wagner, bien que je déplore la rechute de
celui-ci dans le Christianisme. C’est cela la liberté ?
- Avez-vous appartenu déjà à un parti politique autre que la Fédéra-
tion Anarchiste ?
- Non, absolument à aucun, bien que j’aie appris après guerre avoir été
inscrit au PPF de Doriot sans y avoir jamais adhéré. Un bluff bien politi-
cien. Doriot prétendait à des millions d’adhérents, sans doute de ma
sorte !
- Avez-vous été franc-maçon ?
- Au printemps 1969 j’ai été sollicité d’entrer en maçonnerie, exactement
comme je le raconte dans “Le grand suicide”. J’étais très sceptique. Des
amis ont insisté, m’exposant qu’”à l’origine la boutique était à nous, mais
à reconquérir”. J’ai constaté qu’effectivement la Maçonnerie était d’ori-
gine compagnonnique et nullement juive, que son enjuivement ne datait
que des premiers siècles du millénaire et d’une seconde phase au début
du XVIIIe siècle lorsque Anderson promulgua ses constitutions et
convainquit les Compagnons de brûler leurs chartes. Le niveau de bana-
lité, de misère culturelle que j’y ai trouvé m’a fait me retirer 5 ans plus
tard après avoir constaté l’impossibilité d’assainir la confrérie et d’en
espérer quoi que ce soit pour remonter la pente de la décadence.
Le Grand Orient a acquis une certaine puissance en absorbant les
Synarchistes en 1945 après l’exécution des ministres de Vichy Pierre
Pucheu et Yves Bouthilliers.
Actuellement la Franc-Maçonnerie est en crise tout comme les Églises.
Elle est supplantée dans son rôle du début du siècle par le Bilderberg et
autres clubs semblables. Ne faisons pas son jeu en lui prêtant une puis-
sance qu’elle n’a plus et qui va s’effritant. Disons aussi que les obé-
diences françaises ne sont pas reconnues par la Maçonnerie universelle,
laquelle est inféodée à la Grande Loge d’Angleterre. Seule la GLNF
Bineau fait exception et ses effectifs sont minces. Il y a aussi quelques
Loges sauvages qui véhiculent divers rites presque oubliés. Ces Loges
ne nous sont ni hostiles, ni favorables. Ce sont de petits groupes sans
influence ni avenir qui se font plaisir entre eux.
308 LE GRAND SUICIDE
- Maurras qui, toute sa vie, a été non pas un païen mais un agnos-
tique, disait qu’à la fin de sa vie, il « sentait quelque chose venir ».
Ne sentez-vous toujours rien venir ?
- Il est normal, peut-être même inévitable, qu’un athée éprouve des
doutes à l’approche de la mort. Tous les athées sont fragiles face à la
religion de leur ambiance sociale. Je l’ai constaté des dizaines de fois
chez les communistes. Mais je n’ai jamais été athée. D’abord vaguement
déiste, j’ai découvert la veine païenne avec Nietzsche et cette veine n’a
cessé de se préciser et de se conforter au cours de ma vie. Je me sens
octogénaire plus solidement que jamais païen et rassuré par mes pers-
pectives païennes sur les cycles indispensables de la vie et de la mort,
de ce que nous appelons la mort, mais qui n’est qu’une autre face du
réel. Je ne crois pas, je sens la vérité de la célèbre phrase d’Émilie
Bronte “It is no room for the death”. (Il n’y a pas de place pour la mort).
Jamais je n’ai ressenti aussi solidement que maintenant le caractère
pathologique des religions prétendues révélées que je tiens pour res-
ponsables de l’athéisme et de la déculturation modernes.
- Quelle religion demain ? Nous faut-il par ailleurs accomplir des
rites païens dont nous ne connaissons pas grand-chose ou bien
faut-il réinventer une religion ?
- Je ne crois guère aux restitutions. La marche d’approche vers une nou-
velle spiritualité, sans laquelle toute religion actuelle ou antique n’est que
grimace, nous est offerte par les conquêtes de pointe de la science. Les
solstices sont une bonne chose, à condition de prendre la peine de com-
prendre la mécanique des satellites. On ne peut pas inventer une reli-
gion. Elle ne peut que naître à partir d’émotions collectives.
Les happenings des Hippies montrent une voie qui n’est pas forcément
la nôtre, bien qu’elle ressemble fort à la “descente de la Hamingja” de
notre antiquité. Mais elle a le mérite d’être authentique.