Jean-Claude Pirotte
BROUILLARD
Roman
Direction éditoriale : Pierre Drachline
Couverture : Lætitia Queste.
Photo de couverture : © Tim Robinson/Arcangel Images.
© le cherche midi, 2013
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75006 Paris
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ISBN numérique : 978-2-7491-3320-1
du même auteur
au cherche midi
Mont Afrique (roman, 1999)
Hollande (poèmes & peintures, 2003)
Place des Savanes (roman, 2011)
aux éditions Le temps qu’il fait
La vallée de Misère (poèmes, 1987, 1997)
Les contes bleus du Vin (chroniques, 1988, 2011)
Sarah, feuille morte (roman, 1989)
L’épreuve du jour (enfantine, 1991)
Fond de cale (roman, 1991)
Récits incertains (mélanges, 1992)
Faubourg (poèmes, 1997)
Le Noël du cheval de bois (conte illustré, 1997)
Rue des Remberges (prélude, 2003)
Revermont (poèmes, 2009)
Les périls de Londres (avec des photographies de Sylvie Doizelet, 2010)
Autres séjours (poèmes, 2010)
Le Très vieux temps (poèmes, 2012)
aux éditions de La Table ronde
Un été dans la combe (roman, 1993)
Il est minuit depuis toujours (essais, 1993)
Plis perdus (mélanges, 1994)
Un voyage en automne (récit, 1996)
La légende des petits matins (roman, 1996)
Cavale (roman, 1997)
Boléro (roman, 1998)
Autres arpents (chroniques, 2000)
Ange Vincent (roman, 2001)
La Pluie à Rethel (roman, 2002)
La Boîte à musique (poèmes, 2004)
Chemin de croix (peintures, sur des poèmes de Sylvie Doizelet, 2004)
Une adolescence en Gueldre (roman, 2005)
Un bruit ordinaire suivi de Blues de la racaille (poèmes, 2005)
Absent de Bagdad (roman, 2007)
Passage des ombres (poèmes, 2008)
Le Promenoir magique (poèmes, 2009)
Ajoie (poèmes, 2012)
chez d’autres éditeurs
Goût de cendre (poèmes, Georges Thone, 1963)
Contrée (poèmes, Georges Thone, 1965)
D’un mourant paysage (poèmes, Georges Thone, 1969)
Journal moche (essai, Luneau-Ascot, 1981)
Lettres de Sainte-Croix-du-Mont (L’Escampette, 1993)
Un rêve en Lotharingie (récit, National Geographic, 2003)
Dame et dentiste (poèmes, Inventaire/Invention, 2003)
Fougerolles (poèmes, Virgile, 2004)
Expédition nocturne autour de ma cave (récit, Stock, 2007)
Avoir été (poèmes, Le Taillis Pré, 2008)
Cette âme perdue (poèmes, Le Castor astral, 2011)
Vaine pâture (poèmes, Mercure de France, 2013)
Pour André Martin, Huguette et Alain
Brouillard
« Livre de commerce où l’on note les
opérations à mesure qu’elles se font. »
Le Robert
« Le souvenir de moi vaut mieux que ma
présence, et je n’ose plus me montrer à ceux
dont je veux être aimé… »
Joseph Joubert, Lettre à Madame de Vintimille
P our truquer les livres, il suffit d’antidater, de postdater, de ne pas dater,
de n’inscrire que ce que l’on veut, de brouiller les chiffres, de dénaturer le
réel. Le seul fait d’écrire dénature, on ne le sait que trop.
L’araignée m’est familière. Enfant je me flattais d’apprivoiser les
tégénaires. La Vie des araignées était un de mes livres de chevet. C’était un
volume cartonné, à couverture d’un rouge éteint, avec de nombreuses
illustrations en noir et blanc. « Dans l’angle des murs de nos maisons, écrit
Fabre, elle tend les larges nappes qui forment des prolongements anguleux.
En un recoin latéral, le mieux protégé, est l’appartement secret de la
propriétaire… » C’est la tégénaire, tegenaria domestica, selon Linné.
Après avoir décrit la toile de la tégénaire et observé qu’elle peinait à la
réparer, Fabre notait avec humour que « Le métier d’inspecteur de toiles
d’araignée aurait son utilité ». Si j’étais sensible à l’ironie, je ne manquais
pas cependant de me parer dans mes rêves de ce titre d’inspecteur.
Je revenais de Florence assez désargenté. J’avais plus de vingt ans et
j’avais loué dans un village une vétuste bicoque terrée sous un chêne
immense. « Terrée » est bien le terme qui convient car le sol en était de terre
battue au rez-de-chaussée, qui ne comportait qu’une pièce et un réduit
servant de cuisine, d’où une échelle permettait de gagner la chambre sous le
toit de tuiles anciennes.
Je disposais d’une table-bureau que j’avais installée face à la fenêtre
donnant jour sur une impasse fleurie qui se transformait plus loin en sentier
encombré de racines et de pissenlits. Les fils de la Vierge scintillaient au
soleil couchant.
À l’est, une étroite fenêtre ouvrait sur une route bombée que bordaient
des prés vallonnés où paissaient des moutons et deux ou trois vaches.
Le lieu était donc forcément – ou idéalement – champêtre, pour moi qui
venais des villes. Le village était disposé le long des rives d’un cours d’eau
sinueux, qui s’évasait au sortir d’une gorge aux escarpements modestes.
La lumière était un peu celle d’un Nord aux saisons bien marquées.
Rien ne pouvait m’être résolument étranger, puisque j’avais passé une
partie de mon enfance dans la ville du canton le plus voisin. Et cependant,
je jouissais, me semblait-il, d’un dépaysement qui m’enchantait.
Déjà, je ne faisais qu’écrire de mauvais poèmes, en attendant qu’un
miracle me donne à écrire le chef-d’œuvre auquel chaque adolescent a rêvé.
La bicoque, en dépit de son apparence boiteuse et abandonnée, de ses
murs hâtivement chaulés, n’était cependant pas un taudis. Le sol, de terre
battue comme je l’ai dit, luisait sourdement comme un parquet que l’on eût
cru ciré.
Ce sont, prétend-on, les petites rivières qui font les fleuves. Mais ma
petite rivière à moi folâtre et se perd en de tortueux marécages. C’est ainsi
que s’égare son tracé, que se disperse son cours, et que je peine à en
maîtriser le flot trop aventureux. Ma petite rivière – ou mon encre si vous
préférez – se détourne de son objet, se divise en rigoles effarées, se trouble
en présence de rencontres mal venues. Et ces parenthèses me découragent
jusqu’à l’abandon.
C’est ainsi que depuis des lustres je me vois contraint de me mouvoir
dans l’inconfort.
C’est ainsi aussi qu’un ancien cancer, que l’on croyait guéri, a lancé des
métastases dans les parcelles propices de mon corps, du cervelet aux
surrénales en passant par l’oreille et les poumons, sans préjudice d’autres
organes accessoires. La nouvelle m’en fut annoncée avec « un certain
sourire » voici quelques jours, après examens complets.
Dans cette bicoque dont je commençais à décrire le site, il n’y avait
aucun chancre malin. L’air circulait avec fraîcheur et la fumée de mon tabac
évoluait légère et bleutée entre les solives.
Aujourd’hui, que je ramentevois ce très ancien décor illustré par la
tégénaire et la qualité de la jeunesse éblouie, je me découvre à la fois
proche et lointain d’une aventure qui n’aurait jamais eu lieu. Or, je
commence.
Je commence à l’instant où je me vois signifier que je n’irai pas loin.
Mais est-il interdit de tourner le coin de la rue et de réussir à deviner des
lointains par-dessus les toits mosans ? Car c’était, en ce village, un sous-
affluent de la Meuse qui dérivait dans les prés avant de se faufiler dans la
gorge étroite dominée par un manoir que les enfants prétendaient hanté.
Car ce modeste cours d’eau se dirigeait vers l’est. Je me suis trompé en
le faisant sortir de cet éboulis de roches. Il y entre.
Il y entre comme je suis en train de soulever un rideau derrière lequel
devrait se révéler le tableau d’une neuve existence. Ou de la perte et du
délabrement.
Des vocables aussi peu poétiques que chimiothérapie ou radiothérapie
ont envahi mon quotidien, bien que la chose elle-même me demeure
étrangère. J’en étais toujours à la toile de la tégénaire, à la dentelle de
l’épeire, aux évolutions du ciel dans la fenêtre de l’ancienne maison.
Maison de poupées, aurais-je envie de dire.
Ce passé lointain m’est resté plus proche que j’aurais eu tendance à le
penser. Est-ce que ma vie commençait ? C’était une autre vie.
J’avais, me semble-t-il, vécu très loin, dans la Hollande pourtant
relativement proche, puisqu’il suffisait pour l’atteindre de suivre le bord de
Meuse et de rejoindre les rives d’un vaste Rhin assagi. Une autre vie, un
autre univers.
Et voici qu’une araignée me tenait lieu de baromètre, de thermomètre et
de calendrier. J’étais installé à ce bureau que j’ai dit, devant la baie vitrée, et
lorsque je m’y installais, la tégénaire descendait de son perchoir pour
m’accueillir. Le bureau cependant soutenait une plaque de verre où ses
pattes glissaient comme les patins de mes amies hollandaises sur la glace
des fleuves d’hiver, de la Frise du Nord à celle de l’Ouest. Ma mémoire
encombrée déjà de plusieurs existences retrouvait ses assises grâce à la
présence ponctuelle de la tégénaire. Nous avions de longs entretiens
silencieux au terme desquels je m’installais enfin quelque part. L’araignée
devenait la fée du logis.
J’écrivais un récit qui ne verrait jamais le jour et des poèmes à la manière
d’Achille Chavée ou de Larbaud, bien différents l’un de l’autre. Autant dire
que je ne faisais rien, sinon tâtonner en fumant des cigarettes d’un tabac
dont les effluves parfumés me rappelaient mes longs matins dans la
Gueldre.
Plus d’un demi-siècle plus tard, je crains bien de ne rien faire d’autre,
ailleurs.
Sur la couverture de verre du bureau, j’avais étendu le foulard d’un
aviateur de la guerre qui était une carte géographique du sud-ouest de la
France. Cette carte constituait l’essentiel de mon inspiration. Le nom
d’Angoulême ou celui de Mas-Cabardès rayonnaient sous mes yeux d’un
mystère que je me promettais d’aller élucider un jour. La Hollande était si
proche encore que je me dispensais souvent de l’évoquer par écrit.
J’apprenais à cristalliser.
Parfois, après toutes ces années, je me dis que rien n’a changé. Sinon
mon corps.
Ce que je n’ai pas dit, c’est que je ne vivais pas seul. Ma petite fille,
encore bébé, me tenait compagnie. J’allais écrire : au même titre que la
tégénaire. Ce serait à la fois vrai et terriblement faux. L’araignée était un
symbole, l’enfant, une souriante réalité. Elle dormait à l’étage, dans son
berceau. Je l’entendais gazouiller au réveil. Je grimpais à l’échelle, la
soulevais dans mes bras, et je descendais la nourrir, la langer, l’occuper à
des jeux énigmatiques et la promener dans les bois. C’était le printemps et
le premier mot qu’elle a prononcé est le mot « fleur ». Difficile pourtant.
Elle articulait « feur » et désignait la corolle en train de s’épanouir.
Elle n’allait pas jusqu’à jouer avec l’araignée mais l’observait les
sourcils froncés. Parfois elle avançait un doigt, puis le retirait vite si
l’insecte commençait à agiter les pattes.
Je n’exerçais aucune activité lucrative. J’étais étudiant, mais m’abstenais
sous divers prétextes de fréquenter les cours. La mère de la fillette étudiait
le droit (comme j’aurais été censé le faire) à la grande ville. Elle
apparaissait et disparaissait selon son humeur et, somme toute, cela me
convenait.
Si nous nous aimions, si nous nous étions aimés, je ne pourrais
l’affirmer. Je pense même le contraire, en ce qui me concerne du moins. Au
demeurant, c’était une longue histoire, à l’aune de notre jeune âge.
Ma vie est un roman, prétendent certains. Je n’ai pas cette prétention.
Ma vie est dérisoire, et cela me navre. En raconter des épisodes aurait-il
le pouvoir de m’en délivrer ? Quelle triste folie que de vouloir lui donner
l’apparence de la fiction.
Dire les choses n’empêchera pas de les oublier. Car sans aucun doute est-
ce l’oubli que je cherche en confiant les éléments d’une mémoire diffuse
aux traces que je laisse sur le papier.
Or, je le constate aujourd’hui que je cherche à reconstruire tant bien que
mal les vestiges de ce passé-là, que la vie était tout simplement belle. Il y
avait le village, où depuis longtemps déjà je m’étais fait des amis.
La première amitié aurait été celle du maire, qui était aussi médecin. Ami
de mes parents, il me regardait un peu comme son filleul, et avait su parfois
tempérer ce que mon adolescence avait de trop fougueux et libertaire.
Entre mes parents et moi, la querelle avait commencé très tôt. Je devais
être un enfant rétif et silencieux, prompt à prendre la mouche et à m’évader.
J’abhorrais l’école, je me retranchais en moi dès la moindre remarque, je
me voulais malade chaque matin, je suscitais des éclats de fièvre à la seule
idée d’avoir à rejoindre la classe, la cour de récréation, les blagues et la
turbulence de mes condisciples pourtant moins indisciplinés que moi.
Je n’ai pas perdu ces sensations de l’enfance et je n’ai jamais cessé de les
entretenir en dépit de tout effort de « normalité ». Mais mon existence n’a
jamais été qu’une suite de brouillons.
Néanmoins, seul avec l’enfant, dans la petite maison, j’imaginais avoir
enfin trouvé le lieu et la formule. Au fond, je me résignais. Je cherchais à
me convaincre que les aventures passées n’avaient en réalité pas eu lieu.
Que le monde autour de moi s’était stabilisé, que l’horizon que je
découvrais en me levant, le matin, deviendrait immuable et rassurant. Qu’en
somme, je n’avais plus rien à espérer d’autre qu’une suite de jours apaisés,
dont l’un ressemblerait à l’autre comme les jours au village me paraissaient
se suivre sans se dépareiller.
Écrire même me semblait superflu. Or j’esquissais depuis mes quinze ans
des débuts de romans qui n’allaient certes pas très loin. Et j’alignais dans
mes carnets des poèmes lyrico-scabreux qui ne m’enchantaient plus à la
relecture. Mais enfin j’écrivais et cela m’occupait des heures au cours
desquelles je croyais voir le monde changer d’allure et de fonction.
La Hollande avait été la grande affaire de mon passé, elle demeurait en moi
comme un rêve interrompu dont je me persuadais en secret qu’il reviendrait
prendre possession, un jour proche ou lointain, de mon corps et de mon
esprit en sommeil.
En somme, ma sérénité n’était que de façade. J’oserais même dire qu’elle
m’encombrait.
Or, l’introspection n’était pas mon fort. Je n’ai jamais brassé que des
idées vagues, dont un souffle de vent, une curiosité de passage me
séparaient.
L’enfant dans son berceau m’exhortait de tous ses regards et ses sourires
à embrasser enfin la vie commune et à me contraindre à un quotidien sans
trace d’aucune aigreur.
Bien sûr je revois aujourd’hui tout cela comme un rêve et la conscience
d’une réalité si fugace m’échappe malgré l’effort que je fais de tenter de la
reconstituer. Je n’y arriverai pas.
Les vallonnements empreints d’une étrange douceur qui entouraient le
village étaient cependant propices à une méditation et à un recueillement
dont le passé m’avait trop souvent privé. En Gueldre, chez les Prins, un
paysage de lande, de bruyère et de pinède sortait de l’ombre à mon réveil,
alors que je me préparais à lire quelques pages de Stendhal avec la
satisfaction d’un gamin qui découvre ce qu’il n’est peut-être guère en
mesure de déjà comprendre. Mais c’était la Gueldre, la vue chaque matin
restaurée des dunes du Veluwe, l’absence de parents et l’acceptation d’une
forme éthérée de nouvelle discipline à laquelle j’étais profondément
associé.
Ici, dans le village, dans la maisonnette, j’étais chez moi. Et hors de moi.
Qu’avais-je donc choisi ? Rien, en somme. Les événements et mon
aveuglement m’avaient dépossédé de ce dont je me croyais maître.
On écrit, dit-on, toujours le même livre. Au déclin de l’âge, une ardeur
suspecte s’empare de l’esprit, les péripéties du passé reviennent en foule et
se bousculent dans l’espoir de réapparaître au dernier soleil.
Mais la maladie sépare. Elle dresse une barrière invisible autour du
malade, qui se retranche aussi en lui-même. C’est une espèce de mort
latente qui l’entoure en l’incluant. Peut-être seule la mémoire est-elle en
mesure de le sauver du marasme. Encore faut-il qu’il l’ait entretenue.
La mémoire est tapissée de reflets trompeurs et de miroirs déformants.
À mesure que l’on s’avance en âge, les reflets se brouillent et les miroirs se
fêlent et s’obscurcissent. La mémoire, note Joubert, est le crible de l’oubli.
L’image est belle. On secoue le tamis, et que reste-t-il ?
Quelques vestiges d’un passé dont la reconstitution est fort hasardeuse.
Il manque de plus en plus de pièces au puzzle.
Je revois pourtant sans trop d’effort la maisonnette sous le grand chêne
(que j’allais oublier). Les scènes cependant demeurent statiques et ne se
suivent que comme celles d’un kaléidoscope. J’apprends en écrivant que
revivre est impossible. La vie – surtout celle d’un être jeune – est un
mouvement perpétuel. Je ne m’arrête jamais, proclament les ménagères
averties. Ce n’est pas un mythe, l’impression de mouvement est durable,
ancrée dans les organes du corps et dans les bornes de l’esprit. J’étais une
ménagère d’une espèce un peu baroque. Plus libre sans doute que la voisine
d’en face, avec qui j’entretenais des relations familières, même si elle
s’étonnait de cet « arrangement » que nous avions conclu, la mère de
l’enfant et moi.
Préparer les biberons et la bouillie était une chose à quoi je m’attachais
sans férir, laver le petit corps délicieux en était une autre qui attirait les
rires. Et des promenades, nous retenions la couleur du ciel et la surprise des
floraisons.
L’enfant dormait sans colère et sans peur. Je lisais, j’écrivais sans hâte, je
rêvais et mon passé semblait parfois s’éloigner comme si je ne l’avais pas
vécu, mais inventé de toutes pièces. Sans doute pareil aveuglement ne
durerait-il pas, or je m’accommodais de mes trous de mémoire. Je crois que
j’avais organisé mon amnésie comme on balaie devant sa porte.
Je n’étais vraiment attaché qu’au sort de l’enfant. J’étais, je me sentais,
lorsque nous étions seuls, ce qui durait le plus longtemps, père et mère,
grand-mère et grand-père.
La sensation d’être aussi un mari ne m’effleurait qu’à de rares instants,
qui tombaient dans l’oubli.
Car j’oubliais, je crois que je me forçais à oublier. C’était une erreur que
j’avais commise de me marier, une erreur que je prolongeais en vivant seul
sous l’arbre plus que centenaire, une erreur que je perpétuais en cultivant le
sentiment d’avoir convenu que cette existence était la mienne, serait la
mienne, sans surprise sinon celle des progrès de ma fille, de ses premiers
mots, de son sourire lorsqu’elle se redressait sans aide dans son parc. Sa
présence me tenait lieu de vie, et j’envisageais à peine qu’elle pût grandir.
Je me souvenais parfois de Florence et du jour de Natalino, de la neige
sur l’Arno et du bouddha des jardins de Boboli. Je me souvenais et je
chassais le souvenir. Plus jamais, me disais-je. Je m’enfermais dans un
cloître moral dont je me persuadais de ne jamais sortir. À quoi devais-je
ressembler aux yeux des gens du village, aux yeux même du garde
champêtre et du fossoyeur avec qui j’entretenais un semblant d’amitié.
Immensément grand, le garde champêtre se distinguait par son visage
glabre et son képi de fonction. Le fossoyeur, qui s’occupait aussi de
ramasser les déchets ménagers dans un vieux char tiré par un cheval bai,
portait la moustache abondante sous des yeux d’un bleu scintillant. Il était
râblé, patoisant et enclin à la mélancolie.
Son prénom, Clément, lui convenait à merveille. Veuf, père d’une jeune
femme volage qui ne cessait de quitter un compagnon pour un autre (où
donc allait-elle les chercher ?), il lui arrivait de se pendre dans sa grange
d’où le garde champêtre, toujours lui, le dépendait sans trop de dommage.
Et la vie reprenait son cours. La fille se rabibochait tant bien que mal avec
son père, et c’était comme une lune de miel qui ne devait hélas pas durer.
Lune de miel entre un père veuf et sa fille étrange. Ne serait-ce donc pas
ce que je vivais moi-même, peu ou prou ? Mais l’idée de me pendre ne me
venait pas au cœur. Seule la perception diffuse d’une existence encadrée,
encaissée, m’accaparait-elle certains soirs où le soleil couchant épanchait
ses reflets sur les vitres de la voisine. Et je me demandais que faire pour
sortir d’une impasse où je pensais m’être fourvoyé.
Et puis, au centre du village vivaient les grands-parents maternels de ma
fille. Je ne les fréquentais guère, sinon le grand-père médecin, qui me tenait
en vive amitié, malgré ce passé trouble duquel il faudra bien que je parle un
jour. La grand-mère, médecin elle aussi, exerçait dans les petites entreprises
et le dispensaire du chef-lieu de canton. La place du Ranil, où ils habitaient
une grosse maison cubique, s’étendait en terrain vague jusqu’à la rivière,
dont un coude l’entourait. Elle décrivait des boucles et se glissait sous un
vieux pont avant de rejoindre à travers prés l’entrée de la gorge dont j’ai
déjà parlé. C’était alors un autre, un vrai paysage, avec une ferme flanquée
d’une tour carrée, des bois et ce défilé sombre qui évoquait l’Ardenne
proche. Ce n’était pas l’Ardenne, pas encore, mais les étages de
vallonnements qui entouraient le village et ses hameaux obscurs forçaient
l’imagination. L’ancienne forêt était venue jusqu’ici, dont on repérait des
vestiges un peu partout, sur les hauteurs et les pentes arides. Il y avait à
l’automne de longs épisodes de pluie qui brouillaient des lointains au-delà
desquels j’imaginais alors une vie simple et libre. Mais il aurait fallu
soulever le rideau, effacer le ciel lourd, attendre la nuit et partir comme le
Grand Meaulnes, l’enfant dans les plis du manteau.
Or, j’étais enfermé, je devais bien reconnaître qu’il y allait de ma faute,
et le monde extérieur me paraissait ne jamais plus devoir m’accueillir.
L’enfant grandirait, certes, et je me tiendrais à ses côtés comme le
protecteur d’une ombre, ou l’ombre d’un protecteur. Je me voyais m’étioler
sous le grand chêne, le regard lointain, la bouche sèche, l’esprit encombré
de toutes les aventures qui n’auraient jamais lieu.
Il fallait revenir en arrière, évoquer les années de fugue, la Gueldre et
l’Overijssel, les compagnons de beuverie et la haute solitude du vignoble
dans les hivers de Bourgogne. Il fallait… Mais je n’étais pas prêt à me
retourner sans au moins concevoir l’espérance d’un renouveau.
Parfois, de loin en loin, la mère de l’enfant apparaissait avec sa chevelure
blonde et des sourires heureux. Car je savais qu’elle était heureuse. Elle
apportait avec elle le désordre de son existence citadine et le débraillé d’une
vie d’étudiante que je dispensais de tout souci. Oui, tout allait bien.
Je fermais le carnet des jours et l’enfouissais au plus profond du tiroir de
ma table, dès que survenait au détour du sentier sa silhouette menue et
nerveuse.
Souvent même, elle avait commencé par aller saluer ses parents, et il
arrivait qu’elle se prît d’envie de retrouver son ancienne chambre et d’y
loger. Loin de moi l’idée de chercher à l’en dissuader, cela me convenait et
je rouvrais mon carnet pour y jeter quelques remarques vaguement inspirées
de Joubert.
Hannah demeurait à mes yeux une très jeune fille que j’avais séduite par
inadvertance. Ou plutôt même qui m’avait dès l’enfance voué je ne sais
quel culte excessif auquel distraitement j’avais été incapable de résister.
Avouons-le, Hannah était une erreur, une monstrueuse erreur, et j’allais
consacrer ma personne et mon temps sur la Terre à rembourser le principal
et les intérêts d’une dette que j’avais contractée à l’aveugle. Quant à
l’enfant, sa présence me rappellerait chaque jour la modalité du
remboursement.
Oui, j’éprouvais cela, mais sans trop élucider une situation que je
considérais comme terriblement acquise. M’échapper n’était qu’une vue de
l’esprit dont je ne cherchais qu’à me débarrasser. Car j’aimais l’enfant qui,
je crois, me le rendait bien. Nous vivions ensemble, je la couchais, je la
langeais, je la promenais, je lui chantais des comptines et lui récitais du
Larbaud, nous vivions l’un pour l’autre, et elle grandissait, elle parlerait
bientôt, elle marcherait, elle m’apprendrait la joie, les pleurs aussi sans
doute.
Il faut cependant plonger au cœur des choses. Aux yeux de tous, j’étais le
séducteur. Devant aucun juge il ne m’aurait été possible de plaider
l’innocence. Et pourtant. Étant admis que nul n’est innocent, je prétends
l’avoir été presque. Dans ce « presque » réside justement la faille. Il faudra
bien que je m’implique, et le temps passé depuis ne change rien à l’affaire.
Avec les ans, ma culpabilité s’est révélée de plus en plus flagrante. Je le
confesse, j’ai tué.
Carnet, juin 1957
Fred, le cousin de Coby, m’a présenté Raymond dans un bar
d’Amsterdam, au débouché du quartier chaud. Il a commencé par me dire :
« C’est l’ami dont je t’ai parlé. » Plus tard, après quelques godets de vieux
Schiedam, il l’a nommé Sinatra, comme le chanteur. Il est vrai qu’une
vague ressemblance existe. Raymond n’est peut-être qu’un merlan parmi
tant d’autres, mais il n’a pas vraiment les manières des quelques souteneurs
que j’ai pu connaître. Il n’en a pas non plus le regard fuyant, la mine
affectée, la voix trouble. J’ai le sentiment que c’est un homme, avec une
déjà rude et féconde expérience. Pas un maquereau ordinaire, si cela existe.
Ou même pas un maquereau du tout. Difficile de lui donner un âge. Il n’est
pas très grand, mince et cependant râblé, s’il a fait de la prison, il n’a pas le
comportement d’un ancien détenu. Du moins selon moi, qui n’ai de la
détention qu’une expérience limitée à trois jours, dans une maison d’arrêt –
à Dijon – où les captifs condamnés à de courtes peines ou astreints à la
détention provisoire me sont apparus comme des enfants de chœur, révoltés
de trouver un mineur en cellule, et prompts à dénoncer ce déni de justice.
Il est vrai que je n’avais pas seize ans, bien que mon apparence fût celle
d’un garçon plus âgé. Je me suis plutôt amusé pendant ces trois jours, avant
d’être libéré avec de plates excuses du procureur, et une image à coller dans
l’album de ma jeunesse. C’est aussi là que j’ai fait la connaissance de Nadir,
avec qui je suis resté en contact, par les voies mystérieuses qu’il avait
décrétées.
Nadir serait un compagnon précieux dans l’entreprise encore assez
obscure que concocte Raymond. Un compagnon, un complice. Il est évident
que Sinatra cherche à recruter, mais sa prudence est celle d’un Sioux.
Il parle de Bruxelles, de l’Exposition universelle qui doit s’ouvrir l’an
prochain, de musées et de peintures, d’acheteurs texans tout ce qu’il y a
d’honnêtes, et de maçonnerie. Je n’y vois pas très clair mais je crois
deviner. Si c’est ce à quoi je pense, l’idée est renversante.
Je comprends que Raymond est belge et qu’il est propriétaire d’un café
près d’une des gares bruxelloises. Un beau bistrot, dit-il, avec une clientèle
honnête et fidèle. Sa compagne veille au grain lorsqu’il voyage, comme
c’est le cas en ce moment. Il cherche la perle rare. Je ne suis au fond qu’un
homme d’affaires, ajoute-t-il avec un clin d’œil. Nous nous retrouverons
demain soir, au Bali, sur le Dam.
Mon carnet ne me quitte pas, j’écris dans la chambre que je partage avec
Fred, chez ses parents, à La Haye, où nous sommes revenus dans la vieille
Renault. Fred me regarde écrire, il fronce les sourcils et m’interroge.
Tu parles de Sinatra dans tes écritures ? C’est dangereux, tu n’es qu’un
gamin. Les flics…
Je me fiche des flics. J’ai bien l’intention de continuer à gribouiller, quoi
qu’il arrive. Et je sais déjà que rien ne se fera sans moi. Un carnet, s’il le
faut, cela se brûle et se consume, ou se retrouve au fond de l’eau, illisible.
Du reste, qu’ai-je donc noté ? Rien qui soit de nature à incriminer qui
que ce soit, du moins jusqu’à présent. Sinatra ? Un surnom. Fred ? Un
fantôme. Coby ? Une amie perdue. Nadir ? Un disparu.
Carnet, novembre 1956
J’ai quitté la Gueldre et les Prins les larmes aux yeux. Je soupçonnais
que je ne les reverrais pas. Mes amis Frits et Wim m’attendaient à la gare de
Deventer. J’ai revu la maison d’Erasme, le Singel, et l’IJssel et le café
Onder de Toren où officie notre copain Cor. Et le billard qui constitue notre
principale occupation du début de soirée.
Il y a trois filles qui se prénomment Coby. Je suis amoureux de la plus
lointaine. Je suis encore un gamin. Je n’ai de faible que pour un érotisme de
bazar. Du moins c’est ce que je prétends si jamais l’on m’interroge sur mes
goûts. J’aime la littérature, la musique, la peinture et je deviens me semble-
t-il assez calé en ces matières. Les musées, que j’ai fréquentés très jeune,
m’ont beaucoup appris. Or je sais aussi que je ne sais rien. Cependant mon
esprit, mes yeux, mes oreilles, mes doigts même emmagasinent. Il n’y a pas
de petit profit, prétend ma grand-mère.
J’ai dix-sept ans, je n’ai que dix-sept ans et l’impression que ma vie est
longue déjà. Mon court séjour en cellule, je ne m’en vante pas, mais il m’a
fait comprendre que le monde a des recoins ténébreux vers lesquels incline
mon tempérament. J’ai lu des poèmes de Cellulairement mais ne me suis
pas reconnu. Je n’ai pas tiré de coup de feu sur Rimbaud. L’incarcération, si
brève, m’a valu quelques remarques acides et la considération des
réprouvés. C’était peu, mais je jubilais. Du reste, j’étais innocent de ce dont
on prétendait m’accuser. Je n’avais été qu’un comparse de Pierrot la Lune,
pas un complice, et il avait disparu. Nous nous étions bien amusés pendant
ces vendanges, et après. Les repas de fin de vendanges sont des agapes
dignes de Lucullus. C’est rien de le dire.
J’ai vendangé la meilleure vieille vigne de Marius, avec Charles et son
fils, dans les Champforêts, un terroir à rosé. Le soir, les copains et moi
retrouvions Pierrot chez la Renée, l’estaminet face à l’église. Et Pierrot
discourait. Je l’ai très vite suspecté de n’être pas ce qu’il prétendait, mais sa
bonhomie, sa truculence et son érudition n’avaient rien d’artificiel. Devrais-
je reconnaître qu’il nous bourrait le mou ? Non, je suis certain que non. Ses
vues sur l’histoire de la Lotharingie nous exaltaient, et sa connaissance du
destin des ducs d’Occident était celle d’un visionnaire. Pourquoi parler de
lui à l’imparfait ? Il s’est éclipsé mais il existe bien, il nous a fait rêver mais
il n’est pas un rêve.
Difficile de lui donner un âge. Courtes jambes et bras trop courts pour sa
masse ventrue, quasiment ecclésiale. Barbiche folle et regard perçant,
lumineux et hypnotique. Ses petites mains dodues et ses doigts ronds
traçaient des signes dans le ciel, où, disait-il, il suffirait de lever les yeux
pour redécouvrir les éclats de la Toison d’or.
En écrivant ceci, je n’éprouve aucune sensation de perte. C’est étrange,
le temps est suspendu. Je vois s’écouler mon avenir dans les hauts
vallonnements du mont Afrique, et dans les rangs d’un vignoble dont le
tracé exalte mon goût d’un paysage qui m’est au premier regard devenu
familier. Je ne suis pas né dans la vigne, et pourtant c’est comme une
naissance que je fête en secret. La rencontre à Marsannay d’Albert et de
Bernard, l’accueil de leur famille, la chaleur d’un foyer m’ont introduit de
plain-pied dans une réalité romanesque plus vraie que le roman. Mon rêve
s’est accordé à ce qui venait sous mes yeux pour me faire naître ou renaître.
Ainsi j’allais vivre plusieurs vies de la Gueldre à la Bourgogne. Je n’avais
guère vécu que dans les livres.
Il neige bien prématurément sur l’Ardenne. Les hauts de Meuse fument
d’une brume blanche où le soleil vague laisse des traînées de lumière
sourde. Je fabrique de la mauvaise littérature à mon seul usage. Et surtout
pas ad usum Delphini. Mais peut-être si j’en ai le courage, me relirai-je un
jour, quand je me sentirai mourir. La mort est présente et m’observe déjà.
Carnets, 1963
Je n’ai reconstitué qu’avec peine certains de mes carnets. D’autres sont
tellement lacérés qu’en rassembler les fragments est une tâche qui excède
mes forces et mon courage. Qu’à cela ne tienne, j’écris. Je dissimule avec
une prudence accrue.
Hannah vient de passer en coup de vent, souriante comme si de rien
n’était, avant de courir retrouver ses parents et sa grand-mère. Je n’ai pas
bougé, je l’ai embrassée sur la joue qu’elle me tendait. Notre fille dort. Pas
une allusion, pas un regret, pas une marque de repentir.
Mais qu’est-ce que j’attends donc ? Ne suis-je pas coupable, comme
toujours ? Déjà dans l’enfance, on ne m’a enseigné, me semble-t-il, que la
culpabilité. Il faudrait que je souligne le mot. D’un innocent, il est aisé de
faire un coupable idéal. J’ai appris cela très tôt. Souvenons-nous. Ce n’est
qu’un détail, mais enfin. Je détestais les endives. Dans l’esprit de Marie-
Thérèse, la bonne, j’étais coupable de ne pas les aimer. Aussi m’en servait-
elle le plus souvent possible. Au déjeuner, qu’elle réchauffait pour le dîner.
Au petit-déjeuner du lendemain, et ainsi de suite. Je ne me posais même pas
de question sur la cruauté d’une telle pratique. La faim, la faim la plus
ordinaire, la plus familière, m’abandonnait. Les parents ne m’aidaient en
rien. S’apercevaient-ils seulement que je refusais de me nourrir ?
J’avais huit ans lorsque j’ai pris la décision de m’enfuir. Je n’ai pas été
très loin, évidemment. Décision ? Que peut donc décider un petit garçon
protégé par des parents insoucieux de sa liberté ? Rien. Partir mais aller
où ? Marcher avec la peur au ventre. Se cacher des passants. Attendre la
nuit. S’endormir sous la lune et se créer une mémoire confuse.
Ne l’aurais-je pas rêvée, cette fugue ? Tout est possible. Une histoire
d’endives, allons donc ! Pourquoi, ce jour-là, ne me suis-je pas simplement
réfugié dans les bras de ma grand-mère, sur les genoux de mon grand-père,
derniers recours en cas de détresse ? Et j’étais leur seul petit-fils, mes tantes
les plus jeunes vivaient encore avec eux, dans la grande maison de la place
de l’Ormeau. C’était là que j’aurais aimé grandir à temps plein, où je me
serais épanoui, au lieu de me recroqueviller sous le regard furibard de
Marie-Thérèse.
Qu’est-ce que je sais du désespoir ? Y a-t-il lieu de fréquenter
Kierkegaard pour analyser un désespoir d’enfant ? L’enfant se lamente et se
distrait en pleine solitude, la nuit, lorsqu’il attend et espère l’apparition des
fantômes familiers. Faut-il être malheureux pour anticiper la consolation
des ombres faméliques ? Avais-je conscience déjà de l’inexorabilité du
temps ? De son passage et de ses retours fragmentaires ? Seule la nuit
m’apparaissait comme immuable et je passais mes jours à l’attendre. Bien
moins pour dormir que pour m’y creuser une tanière, avec un livre et une
chandelle, à l’heure où tout se taisait dans la maison. J’avais appris seul à
lire et à écrire, alors que se terminait la guerre. Au moins dois-je rendre à
mes parents cette justice : la maison regorgeait de livres. Ce sont eux qui
ont protégé mon enfance.
Comment me débarrasser enfin de cette impression tenace qui me hante
de n’avoir rien appris, mais de n’avoir fait que du cabotage le long des rives
de la connaissance.
C’est l’heure du jour où je me sens le moins bien. La prolifération des
chancres doit profiter de la lumière. Midi. « Roi des étés », disait le poète.
Mais il neige. On ne lit plus depuis longtemps Lecomte de Lisle. Je ne suis
même plus certain de l’orthographe de son nom. Notre vocation est de
disparaître. Chacun s’efface à sa manière.
J’ai dépassé la septantaine et je n’ai cessé durant toutes ces années de me
consacrer à ma disparition. Et je n’ai toujours pas disparu, même si les
occasions de mourir ne m’ont pas manqué. Je me suis borné à déménager le
plus souvent possible, à vivre n’importe où, dans les endroits les moins
recherchés, au hasard de rencontres ou de coups de tête. On ne choisit pas
son mode d’existence, on est largué ici ou là, on s’accommode de tout et de
rien, le plus souvent de rien, et l’on survit en dépit du bon sens. Tout cela
est d’une écœurante banalité.
Mais je me réjouis d’apprendre qu’aujourd’hui c’est dimanche. Rien de
faste, ni de néfaste, ne peut survenir. Dimanche de neige et de silence
d’hiver. Je pourrais même cesser de m’observer le nombril. Je regarderais
les traces que laissent les pattes de merles dans la neige, et l’immobilité
surprenante du cerisier et du frêne aurait sur mes pensées l’effet apaisant
d’une médecine naturelle. Je ne fumerais pas, je ne lirais pas, ni n’écrirais,
j’attendrais. Ou je me réciterais du Laforgue, en cédant sans scrupule à ce
penchant qui exige qu’en toutes choses je mêle des bribes de littérature,
comme on met du sucre dans son café.
Je me souviens de Roberte.
Roberte ce soir, m’étais-je dit en la voyant pour la première fois. Elle
m’a séduit au premier coup d’œil, sans qu’il y ait de sa part la moindre
intention. Elle était simplement jeune et belle, en ce virage de l’adolescence
où les jeunes filles deviennent femmes et l’ignorent encore.
Mais ce n’est pas le moment de parler d’elle, et d’épancher des regrets
qui ne doivent être qu’imaginaires. J’aurais aimé, dans ma prime jeunesse,
ressembler à Jaufré Rudel, qui ne connut jamais que l’amor de lonh. J’ai
rencontré Roberte un soir, alors que je m’arrêtais sur la route au retour de
Bourgogne. Lorsque je la quittais, la Bourgogne, au volant de ma voiture
nouvellement acquise, alors que j’avais à peine dix-huit ans (mais un
permis hollandais depuis deux ans), je me gardais bien de rouler trop vite.
Je musardais. Je m’arrêtais d’abord à l’auberge de Prauthoy, où les filles
étaient jolies et rieuses. J’y déjeunais d’une friture ou d’escargots arrosés
d’un blanc sec, un aligoté vif et sobre chargé de prolonger mon départ. Puis
c’était Langres et ses remparts, où je déambulais en scrutant les lointaines
courbes étagées de la Comté. J’aurais souhaité faire étape partout, j’avais un
fil à la patte. Un fil si tendu qu’il est arrivé que je fasse demi-tour.
Mais le Bassigny, le Vallage m’attendaient, ces pays d’entre-deux où
demeurait vivace la mémoire des Lingons que César n’avait pu réduire à
merci. Et la vigne là-bas, presque oubliée mais solidement terrée au bas des
pentes à genévriers, donnait une liqueur forte et les mirabelles un alcool
fruité comme aussi les petites prunes rebelles à la cueillette. Le vin de
Coiffy m’apparaissait légendaire, comme extrait des vallons d’un paysage
de la Pasture ou Patenier. Un vin d’avant la Rome antique et presque
d’avant l’humanité. La jeunesse s’exalte à tout bout de champ, c’est bien
l’image qu’elle présente, mais il arrive que perdurent ses rêves, qui la
mèneront au bonheur ou au désastre.
J’ai connu le bonheur, je l’ai fui. J’ignorais quel visage il montrait.
Insatisfait, coupable, me voici déclinant vers la neige du temps, lourd de
repentir et chargé du poids d’une existence que je croyais affranchie, et qui
ne fut que ressassement.
Carnets, janvier 1957
Je peux écrire n’importe quoi, là se trouve et se cache ma liberté. Charles
Du Bos dit que l’on a du talent, mais que l’on est un génie. J’ai compris, je
peux me contenter du talent, si je persévère. Bien sûr, j’aimerais parvenir à
la fluidité de la prose de Chardonne, à sa faculté de pénétration, à sa
musique. J’irai vivre un jour à Barbezieux, je me le promets. Rien que pour
y voir de jeunes fantômes se mettre en scène et inventer un théâtre inédit.
Mais la Bourgogne. Chez Marius, ma chambre reste vide. Je dors sur le
banc, près du puits, les nuits d’été. Je me lève à l’aube et j’actionne la
pompe qui grince. Je ne réveille personne, Charles apparaît, sortant du
cellier, avec le flacon d’aligoté. En Bourgogne je délaisse les carnets, je
n’écris pas, je me contente de vivre exactement comme si j’étais doué pour
ça.
Ma naïveté fait place à je ne sais quoi de plus rugueux, qui me rassure et
me vieillit. Je me contente des promesses du matin, et c’est la même vie,
pourtant, chaque jour. Les mêmes chansons le soir, chez la Renée, après
vidange du rosé, alors m’apparaît la bouteille de marc, qui nous secoue
brutalement les tripes. Le spectre algérien se rapproche de mes
compagnons, leur impose à certaines heures un silence angoissé, les énerve
et leur inspire une rébellion qui trouble leur sommeil. Je le sais, moi qui
suis étranger, et sur qui ne pèse aucune menace. Même la chasse au dahu
perd son charme et la forêt du mont Afrique s’entoure à la tombée de la nuit
d’un halo mauve et trouble qui fait frémir. Cette forêt si familière engendre
soudain des rêves de terreur et des sentiments grumeleux de perte et de
dépossession. Jusqu’au Plain de Suzanne et au-delà, le monde est devenu
noir et ne s’embrase qu’au couchant pour évoquer des figures de mort et des
images de feu.
Mon grand-père vieillit. Il s’accroche au bras de son fauteuil droit et se
plante sur des jambes maigres qui sont prises de tremblements. Tu vois, me
dit-il, je ne tiens plus debout. Mais il est debout et cherche ses cigarillos.
Signe de vie, signe d’appétence. Je ne le crois pas quand il m’assure qu’il
va mourir.
L’idée de la mort m’ennuie ou m’exalte. Et ce n’est qu’une idée, si vague
et cependant si précise. Non pas macabre comme on pourrait croire, mais à
des moments souveraine. Comme si, l’éprouvant dans mon corps, je
l’accueillais avec un corps neuf. Je ne sais comment exprimer cela.
Je m’épuise à contrôler mes nerfs, je cherche dans les livres ce que je
répugne à trouver en moi, ou la confirmation de ce que j’éprouve sans
pouvoir l’expliquer. Je suis saisi d’étourdissements et il me semble soudain
que je lévite. Je connaissais déjà cette impression dans mon enfance, et je
l’entretenais avec soin, n’en parlant qu’à mon grand-père qui m’écoutait en
souriant. Ensuite il me racontait comment Benoît Labre, en s’agenouillant,
ne touchait pas le bois du siège. Doué de lévitation, tout prêt à se hisser
libre et seul jusqu’au ciel.
– Tu te souviens de Benoît Labre ? demande-t-il en allumant son long
cigarillo.
– Je me souviens, tu m’as raconté.
– Eh bien, Dhôtel a écrit sa biographie, qui doit paraître en librairie dans
peu de temps.
Mon grand-père me paraissait à la fois très jeune et très vieux. À la fin, il
ne quittait plus sa chambre, soigné par une de mes tantes célibataire, celle
que je trouvais la plus jolie et que je préférais. Il ne perdait pas l’esprit,
mais il s’éloignait de nous tous et souffrait comme en douceur. Il avait vu le
second empereur et les uhlans, et assisté aux funérailles de Victor Hugo.
Cela me paraît inimaginable aujourd’hui, dans ce nouveau siècle, qui déjà
se démantibule.
Il avait épousé sa cousine germaine, ma grand-mère, et en avait eu
six enfants dont ma mère, qui était l’aînée. Mon grand-père et ma grand-
mère portaient le même patronyme, et cela me troublait dans l’enfance, au
point de m’imaginer que l’on doit obligatoirement se marier entre cousins.
C’est plus tard, alors que j’avais quinze ans, qu’Isabelle et Mireille sont
arrivées d’Amérique du Sud, où leur mère, sœur puînée de la mienne, s’était
remariée avec un grand propriétaire terrien, industriel à ses heures et plus
important sucrier de Bolivie, si ce n’est du continent.
Rien, me semble-t-il, ne pouvait m’éblouir davantage. Mais qui choisir
entre deux cousines pareillement belles aux pommettes d’Indiennes.
Je les ai regardées d’abord comme ces filles étranges qui traversent les
romans d’André Dhôtel dans l’assurance de leur effacement, voire de leur
disparition. Et comme moi aussi je n’avais qu’une envie, celle de disparaître
(« de la circulation », comme disait ma grand-mère), je m’imaginais avec
une fausse naïveté qu’elles n’étaient apparues que pour disparaître avec
moi. Que ne les ai-je accompagnées dans leur tour d’Europe. Isabelle est
arrivée la première et nous avons attendu Mireille, la plus jeune, jusqu’au
milieu de l’hiver.
Isabelle remâchait un amour regardé comme coupable, un attachement à
un homme qui n’était pas de sa condition. Je me représentais sa solitude
derrière quelques sourires forcés. Je fus chargé de la distraire et ce ne fut
pas chose si facile. Enfin ce furent mes premiers bals, où elle brillait comme
une étoile tombée d’un autre ciel que celui du canton étriqué où nous
vivions. Et ce fut pour moi, qui déjà m’étais formé à la liberté de mœurs
d’une Gueldre superlative, un extrême renouveau d’illusions singulières.
J’étais amoureux, cela va sans dire, et le monde retrouvait la liberté, son
pouvoir d’attirance et ses imprévus. Puis vint Mireille et ce fut un nouvel
amour. Cet hiver-là, passé presque tout entier chez mes parents, devint un
nouveau temps d’apprentissage. J’avais quelques notions d’espagnol, car
M. Prins, mon mentor hollandais, m’avait fait traduire des pages du Don
Quichotte. En néerlandais, s’il vous plaît. Rude apprentissage, auquel je
m’étais livré avec bonne humeur mais sans grand succès. J’avais treize ans
et le Veluwe comportait à mes yeux plus de charmes que la Manche et les
moulins du gentilhomme à la triste figure. Des moulins, il y en avait
partout, je me voyais les combattre pacifiquement dans les plaines du Rhin
et sur les digues du Betuwe, où les cerises sont réputées pour leur arrière-
goût de mer et de sel. On en tirait une liqueur fine réservée aux grandes
occasions, une espèce de kirsch au cœur duquel, confites, elles baignaient,
veloutées et légèrement acides.
J’en avais retrouvé l’humeur et la surprise dans la maison
de Binnensingel, chez mes amis Hess Van Sweeden de Suède, descendus de
leurs massifs enneigés, un ou deux siècles plus tôt, pour s’arrêter d’abord en
Frise, avant de s’installer dans la province d’Overijssel, à Deventer. Une
grand-mère, que nous visitions souvent (pour ses cerises, pour ses
gâteaux ?), habitait encore la petite ville de Zwolle, fermée de vieux
remparts.
Je n’ose imaginer aujourd’hui à quoi ressemble la province, où s’entasse
la population. Je n’ai plus revu Zwolle depuis l’adolescence. Et ne la
reverrai pas.
Mes parents ne manquaient pas de me traiter de voyou, mais la présence
de leurs nièces atténuait leur méfiance à mon égard. J’étais soudain libre
dans la cellule où j’étais incarcéré enfant. La porte était ouverte, et c’était
Isabelle ou Mireille qui m’avaient fait don de la clé.
Pas question de m’enguirlander, de me menacer, si nous rentrions tard –
ou tôt – d’un bal ou d’une surprise-partie (on disait déjà, je crois, une
« boum »). Le temps des endives était bien révolu. Du reste Marie-Thérèse
avait été licenciée, remplacée par Léontine, grosse fille de ferme à peine
affinée par une école de couture, avec laquelle ma mère supposait enfin que
son mari ne coucherait pas. Les pleurs, les grincements de dents ne
retentissaient plus. Monsieur devait bien chercher ailleurs. Et trouver. Je l’ai
surpris en ville, au détour d’une ruelle, non loin du tribunal, en compagnie
de la greffière, sortant d’un immeuble louche dont j’ai compris que c’était
une maison de passe. Je n’ai rien dit, je me suis éclipsé. Mais je crois qu’il
m’a vu. Son comportement à mon égard, dans la suite des jours, s’est peu à
peu transformé. De telle manière qu’il m’est devenu plus méprisable
encore, si possible.
En quoi cependant me donnais-je le droit de le mépriser ? N’étais-je pas
moi-même la chenille dont naît un aventureux papillon ? Je me fustigeais
chaque nuit de risquer de lui ressembler. Ce n’était pas mon père, je ne le
voulais pas. Et je redoutais de marcher sur ses traces. Quoi qu’il en soit, je
respectais mes petites amies jusqu’à l’apparence de la timidité. Voire de la
peur. Quelques baisers, et c’était tout. Les plus âgées – je paraissais moi-
même plus vieux que mon âge – me regardaient avec une espèce de
tendresse mêlée de pitié. Ou d’étonnement. Ce garçon ne cherche pas à
déshabiller. C’est rassurant, c’est « original », et c’est « chou ».
Isabelle est partie en Allemagne, dans la famille de son beau-père, et je
me suis aperçu que c’est de Mireille que j’étais amoureux. Josette, la mince
et rieuse adolescente du moment, n’était pas de taille à lutter. Bref, c’est
mon tour, s’écriait mon ami Jacquot, tu n’es qu’un abruti. Les filles
attendent qu’on les bouscule. Mais lorsqu’il me voyait au bras de Mireille,
il devenait blême et silencieux.
– Après tout, me dit-il un soir, ce n’est que ta cousine.
– Mes grands-parents sont cousins germains.
– Drôle de famille.
– Elle vient de si loin qu’elle m’est à la fois familière et étrangère. Je la
regarde et ce n’est peut-être pas elle que je vois.
– L’exotisme, sans doute.
– Oui et non, nous nous comprenons d’un regard. Enfin, c’est idiot de
dire ça, mais c’est ainsi.
– Tu la retrouveras dans l’autre monde.
– Qui sait ?
– Une succession de mariages consanguins, ça donne des crétins des
Alpes.
– Qui te dit que je me marierai ? Ça pourvoit aussi l’humanité de l’un ou
l’autre génie.
– Lesquels ?
– On verra.
Il éclatait de rire, et nous nous lancions des polochons à la tête. C’était
chez lui, dans cette espèce de manoir que l’on désignait dans le pays sous le
nom de Villa romaine. Il y occupait un appartement pour lui seul, et oserais-
je prétendre qu’un après-midi où il était absent, sa mère m’a déniaisé.
Enfin, presque. Mais cela n’a rien changé à mon comportement avec les
petites amies.
Comme tu es respectueux, me disait Suzanne P., la jeune maîtresse d’un
garagiste fortuné, analphabète et généreux avec les voitures de son
entreprise.
Carnet, 1963
La fillette est malade. Nous sommes seuls, son arrière-grand-mère et
moi, dans la grande maison du village. Hannah est en Espagne, en
compagnie de ses père et mère. Quelle idée d’aller se promener dans le pays
de Franco. Quelle idée, pour un maire de gauche, d’aller observer la
Guardia Civil au coin des rues. Mais il y a la Catalogne et les plages, des
souvenirs peut-être, ou des illusions de souvenirs. D’Irun, j’ai reçu une
carte postale : tout va bien. C’est le cas de le dire. Nous sommes envahis de
langes souillés, de couches superposées, de serviettes brûlantes qui
refroidissent ou plutôt tiédissent devant un foyer parcimonieux. Car il fait
froid, c’est un été sans allant, une saison perdue.
Le médecin remplaçant n’a pas l’air dans son assiette. Il court ici et là,
dans cette campagne encore sauvage à certains endroits, en quête de
malades qui ne se trouvent jamais là où l’on croit les trouver. Ce n’est pas le
bon chemin, ni la bonne maison, le soir vient et les patients s’impatientent.
Où donc est passé le docteur ? Le bon docteur, le vrai pensent-ils, est aux
antipodes. On lui pardonne mais dans quelle impasse l’autre s’est-il
engagé ? Nous aussi nous l’attendons, la fillette est trop mal pour que nous
nous passions de son diagnostic. Une entérite, certes. Elle doit boire mais
régurgite tout. Elle nous regarde d’un œil neuf, attendant de nous sans
pleurer (jamais elle ne pleure) que nous la guérissions d’un mal absurde.
L’enfant plonge soudain dans l’absurde, et cela devient la vie.
Le jeune médecin a terminé, fort tard, sa tournée. Il n’a pas trouvé
Clément pendu, et n’a dû hospitaliser personne. Il peut se consacrer à
l’enfant qui lui sourit et agite les mains. Elle va déjà mieux, non ? La fièvre
est tombée, les vomissements s’espacent, le mal semble renoncer.
Inutile de tenter d’atteindre la mère par téléphone, ni par un autre moyen,
lequel ? Et que lui dire ? Nous sommes là, peu à peu délivrés de la frayeur.
Moi surtout, à qui cela arrive pour la première fois de voir souffrir un enfant
de cet âge, une petite fille que j’ai conçue (certes sans intention, mais elle
est là, et je ne pourrai jamais faire qu’elle ne soit pas vivante et réelle).
Ma complaisance envers moi-même me dégoûte. Je suis de retour dans la
maisonnette sous le grand chêne et je me convaincs de n’avoir ni épouse ni
enfant. Ni ascendants, ni descendante. Rien ni personne susceptibles de
constituer une entrave à l’existence que je m’étais promis de mener. Hors la
loi, voilà qui me convenait. Dénué de chaîne et seul juge de mes actes.
Partial et renégat. Littéraire en somme, échangeant le temps contre quelques
pages d’un roman de Mac Orlan, d’un poème d’Henri Thomas.
Je me cherche des excuses. Si je me penche vraiment vers les
profondeurs, je ne les trouve pas. Je suis un type inexcusable. Ma terreur
serait de ressembler à mon père, au mari de ma mère, qui n’est pas mon
père (j’en jurerais), mais m’a servi de mauvais exemple au point de me
contaminer. La crapulerie sournoise est contagieuse.
J’ai déjà commis quelques crimes, pas au point d’être justiciable des
assises, encore que. Je me condamne sans appel et je finis toujours par me
pardonner, ou du moins m’affranchir de la peine que je mérite. Une peine à
laquelle cependant je ne m’épargnerai pas, je le sais dès aujourd’hui, je l’ai
su dès ce mariage convenu entre les familles. Consommé, approuvé du bout
des lèvres mais consommé. Oserais-je dire dans l’inconscience ? Non, en
pleine conscience de futurs désastres, avec la conviction cependant qu’ils
seraient évités, si je tiens le coup. Mais je ne le tiens pas, le coup. J’ai bien
conscience qu’une situation aussi fausse ne dépend que d’un fil qui se brise
ou se dénoue. Et les conséquences, les conséquences ne seront pas moins
drôles que les prémices. Elles seront bien pires, encore que je renonce à les
mesurer, en ces jours où la solitude et la pluie me rassurent comme un
moment privilégié d’enfance, lorsque je retrouvais mon grand-père dans ce
qu’il nommait « son cagibi », tout en haut du jardin, sous la vieille tour
d’enceinte.
Tout s’éveille pour disparaître. Ma propre disparition a eu lieu plusieurs
fois. Ce n’est pas si courant, mais pas si étrange non plus. J’ai rencontré
vraiment, dirait Dhôtel, un homme qui était un arbre. Ses feuilles
s’épanouissaient au printemps, elles le quittaient à l’automne et il se sentait
nu comme s’il avait encore à naître. En hiver, prétendait-il, je disparais pour
me reconnaître vivant en été. Ce qui me manquait durant la saison froide,
c’était les oiseaux. Je les entendais sans les voir et mon épouse me traitait
de sourd. Elle n’avait toujours pas compris que j’étais un arbre, et que le
temps pour elle n’était pas le même que pour moi. Un beau jour, ou plutôt
un triste jour, cette conviction d’être un arbre m’a quitté, et je suis
inconsolable.
Je n’éprouvais pour ma part que le sentiment d’avoir à devenir un voyou.
Marie-Thérèse me traitait de voyou, comment ne pas y croire ? Non, je ne
croyais à rien de ce qu’elle prétendait, sauf à cela. Être un voyou à ses yeux
me plaisait fort. Si peu âgé que je fusse. Le « petit voyou » se défendait
comme il pouvait, avec les moyens dérisoires d’une conscience en train de
se révéler, fût-elle biaisée par ma nature même, qui inclinait à la solitude et
la lecture. Je savais déjà que je n’étais de moi-même que le brouillon, et
qu’il suffisait d’un infime événement pour raturer les mots et les lignes.
Je dois sans doute à cette harpie de n’être devenu dans la suite qu’un demi-
voyou, cet être hybride dont à la réflexion je ne me suis jamais défait, que
j’ai au contraire entretenu de querelles et de chimères, de coups de tête et de
mélancolie.
Mais écrire s’est révélé sans retard comme une passion simple.
Il suffisait, au pire de quelques astuces, de garder le secret, de ne révéler à
personne (sinon un peu au grand-père) ce qui devenait une manie dont je ne
me débarrasserais pas. Écrire pour moi, pour l’unique plaisir de voir se
former les mots sous ma main, de découvrir des vocables que je croyais
ignorer, des tours de phrases inédits, des surprises. Il va de soi que
consciemment ou non je puisais dans mes lectures, à l’improviste, inspiré
par une mémoire confuse, et le dictionnaire devait m’apprendre le sens réel
du mot dont je m’étais servi. C’était un bonheur de se procurer son propre
étonnement. J’étais peut-être surréaliste sans le savoir, mais n’est-ce pas le
cas de tous les enfants ? Ou du moins des privilégiés, car j’en étais un, en
dépit de Marie-Thérèse. Les livres d’Achille Chavée, que recevaient mon
père (je l’appelle ainsi) et qu’il dédaignait, je m’en emparais sans peine
pour les cacher dans un lieu sûr et les ouvrir dans les moments de paix.
Ils étaient dédicacés, et je méprisais mon père de ne pas en faire cas. C’était
les premières dédicaces « vivantes » que je voyais, lisais et relisais, c’était
l’écriture brute de l’auteur, qui me rapprochait de lui. C’était en quelque
sorte Les Fleurs du Mal avec un envoi de Baudelaire.
Dois-je avouer que je lisais bien souvent sans comprendre ? Cela
m’arrive encore, évidemment. Mais je m’obstinais et, à défaut de recueillir
un sens intelligible, je me gorgeais de vocables neufs et de tournures
imprévues qui entretenaient ma curiosité. Tant pis si je n’avais été conquis
que par l’atmosphère du Soleil de Satan, sa ténébreuse histoire, qui me
dépassait. Mes parents ne se souciaient pas assez de moi pour surveiller mes
lectures. Je leur dois cela aussi, dont ils étaient ignorants. Je leur dois
d’avoir ouvert tous les livres, sans m’apercevoir trop que la chair est triste.
Quelle exaltation, au contraire. Quelle fébrilité devant les rayons de la
bibliothèque.
J’ai dix ans, onze ans, et bientôt je m’en irai vers la Hollande, où je serai
plongé davantage encore dans l’énorme corpus littéraire que j’aurai le
devoir de déchiffrer peu à peu, comme un catéchumène se gorge (ou se
lasse) des textes saints.
Je ne me suis guère lassé qu’à la (courte) fréquentation de certains
philosophes. Et cela ne peut être dû qu’à ma paresse.
Car j’étais paresseux. Ainsi en avait décidé Marie-Thérèse, et je la
croyais presque. À quoi bon l’école, me disais-je, où je n’apprends rien.
Je me trompais, j’ai souffert sinon d’un manque d’apprentissage ordonné,
du moins de ce chaos de livres où je me débattais avec rage et allégresse,
laissant à d’autres le prudent cheminement qui conduit aux connaissances
élémentaires. J’ai découvert le monde comme on se satisfait d’un leurre.
Mon esprit critique ne pouvait guère se développer au-delà de la littérature
et de ses à-côtés. J’ai découvert ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas,
quasiment sans guide sinon mon grand-père, qui partageait mes goûts ou
m’incitait à partager les siens. Est-ce là une éducation ?
Carnet, mars 1957
J’ai revu Raymond à B. J’ai dans ma poche le précieux Signe de vie
d’Henri Thomas, mon talisman. Ce qui me persuade que rien n’est perdu,
que je suis encore un homme libre et de bonnes mœurs, même si la poésie
relève, aux yeux des contemporains, des mauvaises mœurs. La poésie, c’est
très bien mais il faut d’abord « gagner sa vie ». Précepte familial. Eh bien,
je la gagnerai, ma vie. Certes pas en écrivant des poèmes, au contraire. En
devenant un soldat d’une armée de l’ombre. Ce qui devrait satisfaire mon
incurable amour de la nuit, ma sottise et mes chimères. Mon goût effréné du
secret, ma fidélité – à la lettre – aux romans de Mac Orlan. Ma conviction
de n’être en somme qu’un personnage de La Tradition de Minuit.
Nous jetons les bases d’une étrange association. Je n’y aurai que le titre
d’expert, et les risques, selon Raymond, sont pratiquement nuls. Pas
question que je me salisse les mains. Rien que des toiles d’araignées, de la
poussière et des débris de bois mort.
Quelques prête-noms, ignorant nos vrais objectifs, assureront la dignité
de l’entreprise et sa légitimité. Il faudra recruter du personnel, mais pour
Raymond, cela ne pose aucune difficulté. À force d’en ressasser les détails,
la folie du projet ne nous surprend plus. Rien ne nous semble plus logique
et réalisable que notre intrusion dans les souterrains où dort le pactole. Déjà
des intermédiaires recommandés par leur passé douteux mais sans tache,
des acheteurs potentiels, des amateurs éclairés pour qui l’anonymat est un
vêtement nous tournent autour, mais de loin. Les Texans, enrichis par le
pétrole, semblent les plus ardents. Ils sont connus de Raymond qui se révèle
décidément plein de ressources.
Fred est parti pour Java.
– C’est mieux ainsi, dit Raymond, nous ne l’avons pas dans nos pattes.
Je ne crois pas que ce soit notre homme.
– Mais il est majeur.
– Les cadres de la société sont tous majeurs. Aucun n’a de casier
judiciaire. Nous serons inscrits dans quelques jours au registre du
commerce et des entreprises. J’attends une agréation qui ne devrait pas
tarder.
– Mais qui nous finance ?
– J’ai de quoi commencer. Et puis ce sera à toi de jouer, ça fera boule de
neige. On ne cesse pas d’en parler. Mais jusqu’ici, tout est assuré. Ton
rôle…
– Oui, je sais. Tu ne me trouves pas un peu jeune, inexpérimenté,
tremblotant ?
– Puisque tu le dis. Penses-tu te faire remplacer par un conservateur de
musée ?
Nous sommes au Ravenstein, devant des coquilles Saint-Jacques.
Raymond porte sa cravate des grands jours. Il est mince, ni grand ni petit,
un homme d’affaires rasé de près, bien dans sa peau, avec ce sourire étroit
que j’imagine aux anciens taulards, et les yeux mobiles et fureteurs, si on
l’observe bien. Un regard d’un bleu nocturne, qui vous fixe soudain comme
une brûlure.
– J’ai commencé tôt, à quinze ans, comme mac. Tu imagines que j’ai pris
des coups. Puis j’ai rencontré Marius, et ça s’est arrangé. Mais le
maquereautage, ce n’est pas mon truc, je l’ai vite compris. J’avais du
respect pour les filles, plutôt envie de les sauver que de les mettre sur le
bitume. Alors voilà. Le reste est sans intérêt. Je suis propriétaire de mon
bistrot, ma femme est une ancienne qui s’est rangée, elle est mon prête-
nom, quand c’est obligé. Je suis sous le coup d’une conditionnelle mais ça
se termine dans deux mois. Maintenant tu sais tout, ou à peu près. Dès que
je t’ai rencontré, j’ai eu confiance en toi. Tu ne parles pas beaucoup.
– Je n’ai rien à dire. Je ne connais que la littérature.
– Et la peinture.
– Un peu, oui. Du moins cette période-là.
– Ça ira. Ne te fais pas de mouron.
– Je ne m’en fais pas.
Le puligny-montrachet est une douce merveille.
Carnet, 1963
La fillette est tout à fait guérie. Elle ne va pas mourir. Moi non plus je ne
vais pas mourir. Je ne pourrais lui survivre mais tout va bien ce soir. Ses
voies digestives sont délicates, comme les miennes. Elle souffrira encore et
cela me navre. Elle me ressemble (je le crois), et cela me réjouit et me
désole.
Comment pouvais-je, en ces années qui me paraissent si lointaines
aujourd’hui, me figurer père de famille, marié, réduit à ces études de droit
auxquelles je ne m’intéresse pas vraiment, et qui sont censées déboucher
sur quoi ? Si loin de la Bourgogne et des aventures que je crois les avoir
rêvées.
La voisine est venue m’apporter du lait et des œufs de ses poules qui
souvent caquètent sous ma fenêtre, échappées de leur enclos. Le village a
fini par m’accepter. Je joue aux boules avec Gustave et Marcel, sur la piste
tracée en face du bistrot. La pétanque est devenue ma distraction de fin du
jour. Gustave rentre de son usine, Marcel de la sienne, à bicyclette, et Carlo,
l’Italien du Sud retraité, s’approche en boitant un peu, son sac de boules
cliquetant. Au début, ils me vouvoyaient. Mais c’est oublié. Un subtil
sentiment d’appartenance me tient là, sur cette aire propice au jeu, prêt à
virer le cochonnet. Cette espèce de sport tranquille me convient. Je quitte
enfin mes livres, mes notes, mes carnets. Je joue, c’est un nouveau jeu,
moins osé que celui que nous avons inventé, Raymond et moi. Il n’a guère
duré mais il nous a rempli les poches, au point de me permettre de voyager
et de descendre même ici et là dans des palaces. Et de me prendre quelques
fois encore pour Barnabooth ou Larbaud lui-même. Je n’ai pas mérité cela,
mais ce fut. Et si j’y réfléchis, mon actuelle condition me sidère.
Je ne suis nullement pauvre, non, ce n’est pas ça. Juste ligoté à ce devoir
que j’ai tout de même choisi, entraîné par ma conviction d’être coupable
depuis toujours. Et c’est en cédant à cette conviction que je me suis bel et
bien rendu coupable. J’ai compris mon erreur avant même de la commettre.
Je reconstitue ce carnet le plus fidèlement possible. Je n’aime pas
Hannah, je l’aime bien. Je n’ai jamais cru l’aimer, je n’ai cherché qu’à la
protéger. Mais je m’y suis pris comme un manche. Il n’y a pas d’autre
expression.
Je l’ai tout bonnement enlevée, alors qu’elle n’avait pas seize ans, mais
en paraissait tout de même un peu plus. Cela s’est passé en Bourgogne, où
ses parents et les miens – et elle – villégiaturaient. Je les avais précédés
depuis des semaines, et les amis chez qui je vivais les avaient invités un soir
à dîner. Je m’étais une fois de plus accroché avec mon père, qui me
reprochait ma paresse, mes voyages, mon indépendance. Je serais majeur à
l’automne. J’avais vingt ans bien sonnés et je n’acceptais plus sa tyrannie
depuis longtemps. Du reste je ne vivais plus à G., j’avais quitté
pratiquement le domicile parental depuis des années qui me paraissaient
un siècle. Les rencontrer, mes parents, en territoire neutre, la Bourgogne,
chez mes amis Bernard et Albert, ne m’avait pas semblé une trop mauvaise
idée. J’avais trouvé chez mes amis un vrai père, une vraie mère, la Jeanne
toujours active et qui comprenait le monde sans y jeter un œil. Jean, son
mari, communiste à l’ancienne mode et aiguilleur de la SNCF, était un
personnage sincère et probe, un vrai prolétaire averti qui ne s’en laissait pas
conter. Ils considéreraient comme un devoir d’inviter ces bourgeois
intellectuels (qu’ils respectaient) à leur table où d’ordinaire nous étions déjà
une douzaine, car ils avaient dix enfants et me traitaient comme le onzième,
le tard venu.
C’était donc une date de repas de fête, mais tout est prétexte à
réjouissance dans cette étrange et merveilleuse famille.
C’est ici que cela devient difficile. Comment a débuté la querelle, je ne
me souviens pas. Une réflexion de mon père à propos de mon
comportement a mis le feu aux poudres. Jean a tenté de calmer le jeu, qui
risquait de prendre des allures de pugilat. Car j’étais violent – je le
reconnais – à l’époque. J’avais fait mes classes dans l’ombre d’un milieu
plus ou moins interlope où le coup de poing – voire de feu – n’est pas si
rare. J’ai même un soir, je devais avoir quatorze ou quinze ans, menacé mon
père d’un couteau à cran d’arrêt et coupé le fil du téléphone parce qu’il
voulait appeler le commissariat. Ma mère effrayée, c’est pour elle que j’ai
refermé la lame et je suis monté dans la chambre que j’occupais, quand je
n’étais pas en Hollande.
Oui, ce fut une surprenante soirée en Bourgogne. Jeanne et Jean tentaient
de me calmer, et j’ai repris mon sang-froid, non sans annoncer :
– Je me taille, qui m’aime me suive.
Je m’attendais à un mot d’Albert ou de Bernard, un appel de Chantal, la
sœur aînée, mais non. La tablée restait muette. Avais-je l’air d’un fou ?
– Je viens, s’est contentée de dire Hannah. Je te suis où tu iras.
Et j’ai quitté la Maladière, non pas comme un voleur mais un conquérant
satisfait de laisser une fois pour toutes les silhouettes de ses parents dans le
passé. Je n’ai pas réfléchi. J’avais une telle habitude de m’éclipser à
l’improviste. Je n’ai vraiment vu Hannah que lorsqu’elle se fut assise sur le
siège du passager. J’ai roulé jusqu’en dehors du village avant de m’arrêter
sur un terre-plein, loin des réverbères.
– Que fais-tu là ?
– Je pars avec toi, tu n’as pas compris ? Ces ploucs me dégoûtent, ton
père, mes parents aveugles, cette vie-là.
– Enfin, je m’en vais pour de bon, loin, dans des lieux où je ne saurai
quoi faire de toi, tu n’as que quinze ans et tu ne sais rien.
– J’en sais plus que tu crois. Roule, je t’en prie.
La ramener de force à la Maladière ? C’était en quelque sorte abdiquer,
aller jusqu’à m’excuser devant mon père. Jean et Jeanne, eux, je le sais,
avaient compris. Ils me connaissaient mieux que personne. Denis et
Jeannot, les aînés, avaient bien essayé de me raisonner, en me suivant
dehors. Non, c’était non.
– Tu reviendras, avait dit Denis.
– Je reviendrai, c’est sûr.
– Tu as besoin d’argent ?
– J’ai ce qu’il faut. Et où je vais, il y en a.
– Ne nous oublie pas.
– Ça, aucun risque. On se reverra. C’est chez moi, ici.
Oui, je me rappelle que Denis nous a conduits jusqu’à la voiture, a
refermé les portières, a fait un signe du bras. Cela m’ennuyait de n’être pas
seul. Mais chargé des fantaisies d’une adolescente exaltée. J’ai démarré.
J’ai pensé : on va faire un peu de tourisme, et puis je la reconduirai chez
ses parents, ou plutôt sa grand-mère, plus compréhensive, avec qui je
m’entends même mieux. Nous avons divagué une partie de la nuit avant
d’atteindre le plateau de Langres, alors que l’aube se levait.
– Je veux faire l’amour, m’a-t-elle dit.
– Pas question, ai-je répondu. Je ne suis pas un violeur d’enfant.
Nous étions dans une clairière, à l’abri de la route, et le soleil rasait les
hautes futaies autour de nous.
– Tu n’as rien à craindre, je ne suis plus vierge.
– Plus vierge ? À d’autres, pas à moi. J’aurais dû te chasser de la voiture,
à la Maladière. Mais je ne me possédais plus.
– Je t’aime, tu sais.
– Non, c’est ton imagination, les circonstances, le temps qu’il fait. Une
illusion. Que sais-tu de l’amour, rien.
– Et toi ?
– Pas grand-chose, mais tout de même.
– Ton père m’a violée, un jour, quand j’étais allée chez tes parents pour
attendre ma mère, après le lycée.
Elle s’est mise à pleurer doucement. Près d’un demi-siècle plus tard, je
revois couler ses larmes.
Qui m’aime me suive. J’avais été drôlement inspiré. Je ne m’attendais
d’ailleurs à rien ni personne. C’était un mot en l’air, une boutade, on
pourrait dire un lapsus. Par exemple, j’aurais compris qu’Albert et Jeannot
m’accompagnent, on aurait fait une virée dans ce bar de Dijon dont je
connaissais le patron, et le lendemain, les yeux battus, on aurait retrouvé la
famille souriante, libérée des couples étrangers comme de la jeune Hannah.
Ou bien, inconsciemment, avais-je imaginé la suite ? Juste dans un coin
obscur de mon esprit. Qui sait comme j’étais fait, ce soir-là ? Ma dose
d’aveuglement dépassait les bornes.
J’ai pris conscience d’avoir procédé à un enlèvement de mineure. J’en
avais sans doute vu d’autres, mais pas dans pareil contexte.
– Et puis – entre deux sanglots – ma mère couche avec ton père.
– Tu mens, tu inventes, je ne te crois pas. D’abord un viol, ensuite un
adultère. À quand l’assassinat ?
– Un jour, un jour, je ne sais pas. Ta mère, on dirait qu’elle ne comprend
rien, ou qu’elle fait semblant. Et toi ; toi…
– Je ne suis jamais là, comment veux-tu ? Je ne connais rien aux petites
filles, mais tu me parais douée pour l’affabulation.
Tout cela, entrecoupé de pleurs et de longs silences, sous le soleil levant
qui commençait à surchauffer l’habitacle où nous étions là, assis côte à côte,
avec elle qui de temps en temps posait sa tête sur mon épaule et soupirait.
Je regardais son visage dans le rétroviseur. Que croire ?
– Tu devrais dormir.
– Non, je ne dormirai plus jamais. Je ne dors plus. Et tu ne m’aimes pas.
– Allons, je vais te montrer les remparts de Langres. Un peu de tourisme
ne fera pas de mal. Et puis je te ramènerai.
– Tu ne me ramèneras pas, je préfère m’enfuir.
– Le temps passe, tu grandiras, tu m’oublieras…
– Jamais.
– Jamais je ne boirai de ton eau. On dit ça. Et puis…
– Tu n’as rien compris.
– Je ne crois pas que je veuille comprendre. Rien ne m’assure que tu dis
vrai.
– Couche avec moi, alors.
– Je m’en garderai bien.
Elle lézardait dans l’intention de se déshabiller. Je suis sorti de la voiture.
– Regarde-moi, criait-elle.
Je l’ai vue dépoitraillée, tenant des deux mains ses seins ronds et
enflammés par un rayon de soleil, et je me suis éloigné. J’ai marché dans la
forêt, fait le tour de la clairière, envisagé des solutions dont aucune ne me
paraissait la bonne. J’ai bien tourné en rond pendant plus d’une heure. Peut-
être devait-on déjà nous rechercher, peut-être pas. Peut-être n’était-ce pas
trop tard pour rentrer à la Maladière. Ou bien quoi ? J’étais bel et bien le
ravisseur d’une jeune fille encore mineure d’âge, et peu importait le reste,
les circonstances, le passé. Et puis, si ce qu’elle prétendait était vrai, que
mon père l’avait violée, comment prouver que ce n’était pas moi. Enfin les
légistes sont de subtils observateurs. Un viol ancien, cela se décèle et ne
peut, je suppose, se comparer à des rapports sexuels récents. Mais va savoir.
Or, quoi qu’elle fasse et dise, je ne la toucherai pas. Je l’avais regardée
grandir comme une petite sœur et rien n’y changerait rien.
Je suis revenu à la voiture. Le soleil était maintenant haut dans le ciel.
Il y avait partout des digitales en fleur. J’ai pensé à la carte du Tendre et j’ai
failli m’effondrer, mais je me suis repris. La littérature est mauvaise – ou
bonne – conseillère. Il faut aussi lire, savoir lire entre les lignes. Dans la
boîte à gants, je me suis souvenu que j’avais glissé un volume de pensées et
lettres de Joubert. Un viatique.
Elle était recroquevillée sur le siège passager, elle dormait. J’ai sorti
doucement le Joubert et j’ai cherché quelle note pouvait s’appliquer à ce
moment-ci.
« Le poète s’interroge ; le philosophe se regarde. » Je n’ai pas feuilleté
plus loin.
Elle s’est réveillée.
– Allons visiter Langres, a-t-elle dit.
Par des routes secondaires, nous avons erré sur le plateau, traversé
le Bassigny, atteint le Vallage et bifurqué vers la gauche, dormant dans la
voiture, éclaboussant l’eau des fontaines, grignotant des biscuits au sortir
des épiceries de village.
Je roulais vers l’ouest et nous avons vu le château de Tanlay. Puis la
Loire enfin. À Gien, je me suis décidé à louer deux chambres d’hôtel. Une
pour ma « sœur », une pour moi. Elles communiquaient, j’ai fermé la porte
à clé. Si nous étions recherchés, on nous trouverait, et basta. Mais j’ai peu à
peu acquis la conviction que non. La voiture était pourtant voyante, mais
avions-nous l’air de fugueurs ? Il nous fallait juste quelques vêtements
propres. Une ou plutôt deux valises pour attester notre condition de
vacanciers. Je ruminais la sinistre impression que le sort en était jeté, que
mon existence désinvolte était en train de s’enfoncer dans les sables de
l’enfermement. J’y pensais, et puis j’oubliais. Ma compagne de voyage était
rieuse et semblait affranchie de mauvaises pensées (c’est quoi, les
« mauvaises pensées » ?). J’avais encore un peu d’argent, et la carte
American Express que Raymond m’avait fournie jouerait peut-être son rôle
si j’étais à court. Encore qu’à cette époque peu de commerçants
l’acceptaient. Les grands hôtels, oui. Et puis cette carte était sans doute
fausse, comme tant de choses l’avaient été déjà dans ma vie. La fausse
identité, le faux braquage (un exercice !), le faux ménage et j’en passe.
Seule mon incursion clandestine à Alger n’était pas bidon, et avait porté ses
fruits. Je ne parle pas de mon court séjour au Congo et au Katanga, où
j’avais dû la santé à mon sergent Frans.
Mais c’était d’autres histoires dont je m’étais promis de couper les fils.
Celle-ci, où je me trouvais embarqué à mon corps défendant, je ne la
raconterais pas, oui, je chercherais à l’oublier. Macache, oui.
Je ne l’ai pas oubliée. Au contraire, aujourd’hui encore, et tous les jours,
elle ne cesse de me hanter. L’enfant coupable n’a tenté que rarement de me
laisser en paix. L’adolescent « monstrueux » est toujours là, réduit à
l’inactivité, au silence, mais planté en moi comme une statue du
Commandeur. Nous n’évacuons pas nos déchets, ils seraient plutôt de
nature à fermenter en nous comme du grain pourri.
Mais ce que j’écris là, avec quoi j’ai vécu jusqu’ici tant bien que mal, je
n’aurais pu l’écrire plus tôt pour m’en délivrer. C’est le cancer moral qui
doit avoir initié dans les parties sensibles de mon corps les métastases
réelles que les médecins ont découvertes il y a peu de jours. Ce ne fut pas
une surprise. Et en cherchant à me débarrasser avec la plume et du papier de
ce chancre originel, je n’effectue que des prélèvements, je me livre à ma
propre endoscopie mentale.
La guérison est illusoire. Il reste les tumeurs, les vertiges, le délabrement.
Il reste un vide, aussi, que je m’efforce de combler, comme si j’ignorais
qu’il ne contient qu’un long silence rebelle à toute inclusion, à toute
invasion. C’est la mort prévenue, et qui fore sa cheminée exploratoire, son
puits d’absence ou de présence en creux.
Nous étions à Gien dans cette auberge assez confortable. Je n’oublierais
pas le sancerre et le pouilly. En vérité chaque heure était apéritive. J’en
venais à penser, de façon subreptice, que « La cavale » avait du bon. Mais
l’avenir proche me taraudait.
Que faire sinon visiter le château de Sully, et rouler jusqu’à Saint-Benoît-
sur-Loire où le souvenir de Max Jacob me semblait encore vivant, bien
qu’évanoui dans la brise et les nuages. Mais je l’éprouvais, je me sentais
soudain le droit d’être triste, et la cocasserie de Max répandait dans ma
mémoire des accents doux-amers. La littérature, semblait-il, ne m’avait
jamais été aussi précieuse. Je ravalais mes larmes en cherchant à me
représenter la mort de Max, et celle de Desnos, et celle de Fondane, et de
bien d’autres, connus ou anonymes. Je n’étais jamais venu à Saint-Benoît,
je ne croyais pas à la vertu des pèlerinages. Ici, dans ce village désert et
comme privé d’âme, je pouvais me recueillir. Et ma compagne – ma sœur –
gardait le silence.
Carnet, début 1958
L’entreprise de travaux publics et privés, de construction et de
restauration ne manque pas de contrats, mais a obtenu le seul qui nous
intéresse vraiment, sans que personne ait la puce à l’oreille. Les prête-noms
de Raymond sont fiables, je les soupçonne même d’être parfaitement
honnêtes.
Les trois ou même quatre étages de souterrains sont à notre porte.
Les échafaudages sont en place. Il ne me reste qu’à explorer, la nuit, à la
lueur d’une torche. Et de retrouver mes araignées familières, celles du
grenier de grand-père et de la cave où nous avons passé les nuits sous les
bombardements. Il est surprenant que la haute maison soit restée debout,
fièrement, sur ses assises. En réalité, la place de l’Ormeau a été presque
entièrement épargnée, ouverte trop loin des voies ferrées, de la gare et des
quelques fonderies.
Je suis assisté d’un grand type plus maigre que moi qui ne suis pas gros
et qui se tient à mes côtés comme un chien peureux. Parfois il bredouille
quelques mots que j’ai peine à comprendre tant sa voix est feutrée. Il met le
doigt sur une œuvre poussiéreuse et le retire brusquement comme s’il s’était
brûlé. Je le sens trembloter sans arrêt comme s’il était dans une banque en
plein braquage et avait oublié pourquoi et comment.
Je ramène au jour les œuvres qu’aucun catalogue ne mentionne. Quant à
l’inventaire, il s’arrête à la lettre C., comme capharnaüm. C’est à peu près
de cela qu’il s’agit si l’on n’y regarde pas de trop près. Mais une esquisse
de rangement se dégage et nous facilite le travail.
C’est Raymond et un expert (marron, cela va sans dire) qui se chargent
des transactions, car je suis évidemment trop jeune, et le commerce n’est
pas fait pour moi. Je n’aurai que le rôle de découvreur, et cela m’enchante.
Pas un instant je ne pense à la loi, aux peines de prison, à la calamité d’une
erreur ou d’une dénonciation. Je suis tout à mon affaire. Je ne réfléchis pas
davantage au problème moral. J’ai décidé, je me suis promis, de bloquer
mes pensées sur la seule tâche à accomplir, sans écouter ma conscience. J’ai
pu constater ainsi que l’on bascule vite et sans scrupule dans la délinquance.
Ou bien suis-je convaincu, ai-je réussi à me convaincre, qu’il ne s’agit en
somme que d’une opération commerciale et que, sans nous, le butin serait
perdu. J’en ai même conclu que je déterrais quelques res nullius d’un passé
qui n’était pas le leur. C’était à l’abandon, et ça le resterait longtemps
encore, nous le savions (sans véritable certitude). Donc il fallait faire au
plus court, et sans traîner.
Les fondations sont un labyrinthe, où quelquefois nous devons abattre un
mur avant de plonger plus bas. Les deux premiers étages ne contiennent à
peu près rien qui nous intéresse. Des paysages flamands sans éclat, des
scènes de guerre où la maladresse le dispute au bitume, mais tout de même
un Permeke (surprise). J’ai bien fait d’y regarder d’un peu près. Comme dit
Raymond, cela ne mange pas de pain. Mais ce n’est pas le but, et je ferais
bien de creuser plus profond et de ramener au jour (à la nuit) le produit des
commandes. À patron exigeant, collaborateur docile. Pas question de me
remplacer, il ne trouverait personne. Du reste il n’y pense pas un instant.
Carnet, automne suivant
J’ai fini par téléphoner aux parents d’Hannah. J’en ai entendu de belles.
Ils n’avaient que le mot plainte pour enlèvement de mineure à la bouche.
Ron, son père, mon ami, était le plus enragé. Lui qui m’a offert l’anthologie
d’Arland et Paulhan, avec une dédicace sur la liberté des poètes, le voici en
train de me traiter de suborneur. S’il comprenait, mais j’ai les lèvres
cousues. Je débauche sa fille, cette naïve enfant, éblouie par mes manières
de malfaiteur. En attendant l’argent se fait rare. J’ai pu rencontrer Raymond.
– Tu es mal barré, fils.
Hannah a trouvé une place de « demoiselle de magasin » chez un gantier,
en mentant sur son âge. Nous habitons une soupente sordide, inutile de la
décrire. Hannah dort dans le lit, je couche sur un vieux canapé troué. Par la
lucarne, on peut voir les toits de Bruxelles, de hauts immeubles en
construction, au bout de la rue de la Loi, goulot où s’entassent les véhicules
aux heures de pointe. Et le ciel, des mouettes devenues terriennes, les
merveilleux nuages. La règle que j’ai imposée, c’est de ne pas toucher
Hannah, pas même pour la saluer au retour du travail. Son travail, elle l’a
choisi mais ça ne durera pas.
Raymond m’a filé le reliquat de mon fade, comme on dit. Cela permet de
tenir, et à moi de me promener la nuit de bar en bar. Je ne me pose pas de
question, mais je cherche un visage connu, une silhouette amie. On dirait
que les truands ont déserté la ville, ou ne fréquentent plus les lieux que j’ai
connus. Rue d’Idalie, j’ai renoué avec une ancienne sous-maîtresse en
retraite. Elle s’est mariée et tient une boutique de tabac-cigares au coin de la
place Léopold. Rien pour moi, sinon la tourterelle de service qui jongle
avec les Partagas. Pas prête à se remettre au trottoir, et de toute façon
ce n’est pas ce que je cherche. Je m’interdis d’y penser.
Je ne sais trop ce que j’attends. Ou plutôt je le sais très bien. Ramener au
bercail l’enfant rebelle. La façon de m’y prendre, c’est autre chose. Elle
refuse tout net. Je ne peux pas l’emballer et l’envoyer par porteur. J’avais
toujours ce bel appartement de l’avenue où Raymond logeait ses
clandestins, des insoumis pour la plupart qui ne restaient qu’une nuit. Voici
que je parle à l’imparfait. De toute façon, je ne veux pas l’habiter, ce serait
en ce moment trahir un secret. Et pas possible d’abandonner Hannah, de
disparaître. Disparaître, un vieux rêve récurrent. Ma bêtise, mon
emportement ont créé cette situation farfelue et inconfortable.
Il faut convaincre Hannah, la décider à rentrer coûte que coûte.
– Tu ne m’aimes pas.
– Et toi, tu ne peux pas vivre comme tu le fais. Tes études t’attendent.
Tes parents aussi. Ta grand-mère.
Soudain la « sortie » me crève les yeux. La grand-mère. Large d’idées,
bonne comme le pain, avertie des aléas de l’existence, veuve trop jeune
d’un médecin, et joyeuse, et toujours prête à la plaisanterie.
Je l’ai traînée chez la grand-mère, de force. Elle nous a tous
deux accueillis comme ses enfants et ses pairs. Mais semble n’avoir pas tout
compris. La scène de la Maladière, l’errance ici et là, le commerce de gants,
oui, elle s’en amuse même.
– Belle expérience, jeunes gens. Mais assez de vivre dans ce taudis. Toi,
Hannah, je t’embauche. Tu seras ma dame de compagnie en attendant que
j’aie convaincu tes parents de te recevoir avec dignité. Sans reproche.
– Non, répond Hannah, ce que je veux…
– Tu ne veux rien, je téléphone à ta mère sur-le-champ. Les choses
s’arrangent toujours. Ensuite, eh bien, nous vous marierons.
Carnet, automne 1960
J’ai laissé Hannah en pleurs chez sa grand-mère.
– Ne t’en fais pas, m’a dit la vieille dame, elle sera vite consolée. Mais
elle a de la suite dans les idées.
La grand-mère aussi, et c’est bien ce qui me fait peur. Je suis remonté en
voiture et j’ai roulé dans la ville, envahi de ruminations folles. Disparaître,
vraiment. Changer d’identité (ce ne serait pas la première fois). Le Katanga,
c’était peut-être la solution, mais après ?
J’ai appelé Frans, dans son boui-boui du Sud.
– Je me tâte. Peut-être que oui, peut-être que non. Je suis assez tranquille
ici, depuis la Corée.
– Si tu y vas, je te suis.
– Il faut qu’on parle. Où es-tu ?
– Je transite de bar en bar, je crois que je me saoule.
– Viens jusqu’ici, on boira ensemble.
J’ai avalé la route en moins de deux heures et j’ai tout raconté à mon
vieux pote, l’escapade, le mariage, la tenaille. Il n’y a que de mon père dont
je n’ai pas parlé. Même à Frans. À tel point qu’il n’a rien compris.
– Pourquoi te marier ? Si j’avais dû me marier chaque fois que je
débauchais une fille, j’aurais divorcé cent fois.
– Le Katanga, Frans.
– Tu ne sais pas de quoi tu parles. Ici, c’est l’Algérie qui occupe les
esprits.
– Je sais, j’ai été à Alger, tu te souviens.
– Un coup d’épée dans l’eau, oui. Tu n’es pas formé pour la brousse,
crois-moi.
– Je te suivrai.
– Dans le noir, en me tenant les basques, agrippé à mon ceinturon.
– Tu as été mercenaire.
– Toi pas, justement.
– On peut le devenir.
– Avec du tonus et des protections. Ce n’est pas un jeu. Laisse tomber.
Nous étions dans l’arrière-salle, un flacon de Laphroaig sur la table,
deux verres, un cendrier. Le chien s’était couché à mes pieds. Dans le bar il
y avait des rires de filles, des voix d’hommes en train de s’enivrer, les filles
les aidant en trinquant sans cesse avec leurs flûtes où tremblait et pétillait
du faux champagne, issu d’une vraie bouteille. C’est l’atmosphère que
j’aime, un peu de jazz doux en arrière-fond, peut-être Teddy Wilson, et ces
éclats de rire qui sonnent faux, et le bruit des bouteilles qu’on débouche.
Pourquoi ne serait-ce pas pareil en Afrique, il y a bien une internationale de
bars à filles. Du reste, parmi les « serveuses » de Frans, une grande et
superbe Noire semble intimider les hommes, les remet à leur place, leur
impose de consommer et choisit elle-même leur boisson. Elle est là,
hiératique et souveraine, telle que Frans me l’a présentée, il y a des mois.
– Elle, c’est la perle, me dit-il en devinant à quoi je pense. Pas un pas de
côté, la gagneuse rêvée. Pas de mac, personne qui l’embête. Qu’irions-nous
faire en Afrique, puisque l’Afrique vient à nous ?
– Elle monte ?
– Jamais. Elle se contente de regarder pendre les langues. Et elle s’y
entend, crois-moi, pour éponger le portefeuille.
– Aucun doute. Et toi ?
– La seule que je respecte vraiment. Je n’y touche pas, je n’essaie même
pas. On ne détruit pas l’outil.
– Comme c’est bien dit. Tu es un salaud.
– Depuis toujours, oui. J’ai été élevé comme ça. On ne change pas de
costume quand on n’en a qu’un.
J’ai laissé Frans à l’aurore et un peu dormi dans la voiture. La bouteille
de Laphroaig était vide. Le dernier micheton quittait la boutique en titubant.
Frans m’avait demandé :
– Tu veux dormir là ?
J’avais répondu non. J’ai roulé quelques kilomètres et trouvé un petit
bois auprès duquel je me suis arrêté. Et ai dormi.
Le lendemain, je donnais congé à la logeuse et m’engageais pour
trois mois, « À l’essai », pour reprendre les termes d’un curieux contrat, dit
« de prospection ».
Nous avons déserté, Frans et moi, au bout de quelques semaines, en
n’ayant tiré qu’un seul coup de feu. Nous nous amusions, mais la discipline
nous barbait. Je n’étais pas plus assuré de ce que j’allais devenir. Trop tard
pour m’inscrire à la faculté. Trop tard pour tout, pensais-je. La nouvelle de
mon retour avait été répandue, quelqu’un m’avait reconnu je ne sais où.
Frans avait commencé par m’agonir d’injures. Mais il avait suivi.
Comme j’avais un petit diplôme déjà, j’étais devenu son lieutenant. Étrange
corps d’armée où l’inexpérience vous vaut un grade. Frans était devenu
mon sergent, lui qui savait tout du crapahutage et des mœurs du commando.
Sans lui, je me serais égaré dès le premier jour d’Afrique. Passons. Rien
n’est glorieux dans cette histoire, sinon notre impunité. Mais l’armée
régulière m’attendait de pied ferme. J’y ai échappé, pour n’en connaître que
le plus infect des hôpitaux militaires.
Heureusement, l’appartement dont nous étions copropriétaires Raymond
et moi était vide, et je m’y suis peu à peu installé. Faire le mur n’était pas
impossible certaines nuits, et nous étions incorporés, mes congénères et
moi, sans être équipés. Nous ne portions donc pas l’uniforme, ce qui
facilitait la promenade vespérale ou très matinale. Du reste, dans les
baraquements de ce lieu de souffrance et d’effarante incompétence, tout
était dans un tel état de délabrement que les officiers eux-mêmes s’y
perdaient. Il n’y avait guère que le caporal-chef chargé de la discipline de la
chambrée qui nous reconnaissait (à peine, s’il était sobre, donc rarement).
Je n’avais qu’une envie : revoir la Bourgogne. Y retrouver la vie simple de
ce que je considérais comme ma famille.
Notre ancien comptable était en prison. De quoi nous inquiéter,
Raymond, moi et quelques autres, bien que nous lui ayons caché pleinement
nos « activités accessoires ». Mais on ne sait jamais, avec ces demi-sel.
Cependant Raymond n’était pas inquiété, ni aucun de ceux qui avaient
collaboré à la combine, et qui n’étaient du reste que quatre, si l’on excepte
les acheteurs, peu curieux, rentrés dans leurs foyers texans ou brésiliens,
chinois même, ou japonais.
Seul Carlo du Petit Moulin avait commis une imprudence. Il était enterré
dans la forêt profonde des Ardennes, ce que je n’ai appris que plus tard,
lorsque Raymond, lui-même inquiété, m’a fait des confidences. Ce n’était
pas notre affaire, mais les suites d’un casse qui avait assez mal tourné.
Carlo s’était pointé saoul chez les filles, les poches pleines, et s’était mis
à dégoiser. Les flics l’avaient appris, mais Manu avant eux. Le sort de Carlo
était scellé. Je ne dirai pas comment il est mort, il reste des vivants. Quant à
la Justice, elle patauge et c’est bien ainsi. Seul l’un des anciens acteurs, le
plus sévère, est en taule et se débat depuis des années d’une cour d’assises à
l’autre, sans succès. Il a mon âge, la septantaine, mais sur sa photo, dans la
gazette, on lui en donnerait moins de soixante.
Je n’ai pas oublié Hannah, qui a appris mon retour. Je ne pouvais me
dérober éternellement à l’inquisition. Aucune plainte n’avait été déposée.
Je me sentais à la fois coupable et blanc comme neige. Je n’avais en réalité,
aux yeux des proches, qu’une allure accentuée de coupable, et peut-être
même un air de chien battu. Et voilà que l’armée m’avait réformé pour
« inaptitude physique ». Un de mes reins émettait, paraît-il, trop
d’albumine. J’avais en effet subi dans cet hôpital crasseux quelques
examens, et même une intenable radiographie des reins. Le comique de la
situation me troublait. Je n’étais pas bon pour le service, moi l’Africain (si
peu).
Était-ce une bonne, ou une mauvaise nouvelle ? L’armée m’avait permis
de différer, de procrastiner, de m’échapper peut-être. D’autre part, la pensée
d’un service militaire me soulevait le cœur.
J’ai revu Hannah, ses parents qui m’ont accueilli les bras ouverts, les
miens qui n’avaient pas changé, la grand-mère qui me considérait déjà
comme son petit-fils. J’ai revu Frans et Raymond, dans un autre monde, et
je les ai écoutés brocarder ma drôle d’existence.
– Tu l’as enlevée, il faut réparer, me répétait Frans en rigolant. Et puis,
fais tes études. Deviens ce que tu dois devenir. Un honnête arnaqueur, avec
un avenir de bourgeois.
Carnet, hiver 1960
Tout se joue en ce moment, et je me sens dépassé. Je suis dépassé, j’ai
cessé d’être maître de moi, de ce qui advient, de ce qui me pend au nez.
Roberte. Comment expliquer à Roberte que je me trouve pieds et poings
liés, à moins d’aller me soustraire je ne sais où à ce qui me paraît une
obligation morale. Ça me va bien de parler de morale.
Roberte un dernier soir, à l’As de Pique, serrés sur la banquette, écoutant
vaguement la patronne relater les potins des bistrotiers de la ville. Roberte
un dernier soir, dans le café tenu par ses parents, écoutant Armstrong ou
Bechet qui jaillissent du juke-box et dansant.
Et puis Mireille lointaine et soudain de retour, prise d’un fou rire sans
joie lorsque je lui annonce mon mariage.
– You, married ? It’s a joke.
C’est alors que j’ai – enfin – pris conscience de ce à quoi je m’engageais.
Mais je m’obstinais à croire à un empêchement de dernière minute. Quel
empêchement ? Si je dévoilais le comportement de mon père, je provoquais
un drame, je bouleversais deux familles, et quelque scrupule en moi se
refusait encore à croire aux explications éplorées d’Hannah. Comment
d’ailleurs, et pourquoi, avait-elle gardé le secret ? Comment n’avais-je rien
soupçonné ? Évidemment, je n’étais pas là. C’était une gamine à qui,
lorsque je la voyais, je n’accordais guère qu’une attention de surface, un
lien de très nébuleux cousinage. J’avais de vraies cousines qui me
troublaient bien autrement. Et à Deventer, l’énigmatique Africaine du Sud,
Coby, dont la blondeur me sidérait. Le charme du son rugueux afrikaans, la
mélodie de son anglais, l’ivresse des quelques mots français que je lui avais
appris.
Peut-on aimer plusieurs jeunes filles à la fois ? Je rêvais, j’étais entouré
de songes courtois, l’amor de lonh me grisait. Sans doute n’aimais-je au
fond personne, je laissais courir mon imagination. Je lisais les trouvères et
les troubadours, cela me retournait l’esprit, c’était un baume que je
m’appliquais et qui devait pénétrer profond dans ma mémoire. Je ne suis
plus un adolescent, du moins j’en ai l’impression, mais rien ne me sépare
encore de ce passé.
Aujourd’hui le voleur repenti (ou non ?) ne s’embarrasse plus que de
littérature. Il deviendrait un plagiaire que ça ne me surprendrait pas. J’écris
ce que d’autres me dictent. Je cherche à m’élever à « cette extrême
indigence que le style exige », selon Chardonne au début de Romanesques.
J’en suis si loin que je désespère.
Je me confonds en digressions. Je m’éloigne de mon propos sans cesse.
Je tais ce qu’il me faudra bien révéler. Mais peut-être – ou bien – n’en ai-je
déjà que trop dit.
C’est au village que nous nous sommes mariés. Je me suis imposé de
faire bonne figure. J’étais effondré. Dis non, dis non, me soufflait une voix
devenue familière. Dis oui, m’en soufflait une autre, celle de l’honneur, de
la dignité et du désespoir.
Il fallait, pour que la comédie soit complète, un voyage de noces. Ce fut
Florence, et je la revois sous la neige, avec les carillons assourdis des
cloches. Et dans mon antique palace de la via de Panzani, le même vieux
maître d’hôtel, à qui je glissai un mot et un billet de mille lires : « Nous ne
nous connaissons pas. » L’avion jusqu’à Milan Linate, le train couchettes.
Le taxi depuis Sainte-Marie-Nouvelle. L’arrivée dans la chambre nuptiale.
Le décor enneigé par la fenêtre.
Le soir. Le repas somptueux, comme toujours. Les vins choisis, un vieux
barbera, un san gimignano, un orvieto, dans le désordre. La nuit que je
voyais venir avec appréhension. La lenteur étudiée pour me déshabiller.
La dernière, non, l’avant-dernière grappa.
– Viens te coucher.
Oui, je me suis couché au bord du lit et j’ai feint de m’endormir d’un
coup.
J’entendais doucement sangloter. Puis les reniflements se sont tus. Je me
suis levé, j’ai rouvert la bouteille d’alcool, je crois bien que j’ai réussi à me
saouler, mais pas à oublier.
Ce n’est que le surlendemain que je me suis contraint à la prendre dans
mes bras. Autant que je sache, elle était vierge.
Carnet, hiver 1960
– Tu as prétendu que mon père t’avait violée.
– Pas violée, mais presque. J’ai exagéré. Il me poursuivait sans cesse,
quand ta mère était absente. Ses mains, ses doigts. Un jour il m’a forcée à
toucher son sexe. Ce n’est pas du viol, les attouchements, les poursuites ?
– Oui, c’est bien du viol. Sur une mineure. Et tu n’as rien dit.
– On ne m’aurait pas crue.
– Va savoir. Enfin je comprends, je comprends mieux cet empressement
à nous marier, on nous fait taire. C’est simple. Imposer le silence, voilà qui
arrange le monde. Et le plus acharné était mon père, le tien aussi d’ailleurs,
mais lui, il est innocent.
– Rien n’est moins sûr.
– Que veux-tu dire ?
– Plus tard. Est-ce que nous ne pourrons pas nous aimer ?
Comment lui faire admettre que je l’ai épousée par devoir, et de surcroît
sur un certain malentendu qu’elle a elle-même entretenu, en me cachant au
moins une part de la vérité. Avais-je à réparer ce qui n’était au pire qu’une
tentative de viol. Est-ce que je me sentais floué. Au fond de moi, triste,
triste pour elle, que j’aimais bien, et dont les sentiments qu’elle éprouvait
pour moi étaient exclusifs, monstrueux même si j’y réfléchissais.
Un tel attachement débordait et me débordait. Je pensais à Roberte avec
qui j’aurais voyagé, visité Florence, écumé les marchés et les boutiques de
cravates et les chemisiers et les officines de mode. Je pensais à Roberte
avec qui j’aurais déambulé le long de l’Arno. En réalité je n’avais jamais
autant évoqué Roberte. Je me suis promis de la retrouver. Je savais qu’elle
ne m’avait pas pris en grippe.
– Tu dois te marier. Marie-toi. Je serai là, si tu veux.
Héroïne de roman, Roberte ? Très jeune, elle aussi, à l’âge où la vie est
longue, et précocement philosophe. Étrange. Mais qui croire ?
– Ma mère.
– Ta mère ? Qu’y a-t-il ?
– Ma mère et ton père.
– Eh bien ?
– Ils couchent ensemble.
– Là, tu vas trop loin.
– Je te le jure. Je les ai vus. J’étais encore petite mais je les ai bien vus.
Ils n’en savent rien.
– Tu as l’imagination fertile. Je ne sais pas quand tu dis vrai.
– Je dis vrai. Je dis les secrets de famille, c’est tout. Toi, tu n’étais jamais
nulle part, tu ne te doutais de rien.
– Oh, si, mais surtout pas de ça. La fille d’abord, la mère ensuite.
Pourquoi pas la grand-mère, aussi ? Non, c’est une fable. Nous sommes
mariés, à quoi bon toutes ces ruses, à quoi bon tes trucs ignobles.
– Je veux que tu saches.
– Et ma mère ?
– C’est une sainte.
– Tu m’en diras tant.
Elle a tant insisté, énumérant de troublants détails, que j’ai fini par la
croire, à des moments. À d’autres non. Mais j’étais confus, et je sentais en
moi gronder la révolte. Où sont réfugiés les gens honorables ? Moi le
voleur, ou l’ancien voleur, il fallait que je me farcisse les turpitudes des
« bonnes familles ». Mais avec le mari de ma mère, à la réflexion, rien ne
pouvait me surprendre.
– Mon père a ses patientes, et une petite amie dans un hameau. C’est
pratique.
– Mais comment sais-tu tout ça, tu espionnes ?
– Tu sais, ils se cachent à peine. Tout le monde sait, personne ne moufte.
Mon père est un dieu pour le village. Et il est assez discret, c’est facile
quand on est médecin de s’attarder ici ou là.
– Et toi, tu as éventé les aventures clandestines.
– J’observe, je comprends vite, il y a longtemps que j’engrange les
choses.
– Mais tu n’es témoin de rien.
– Si.
– Des racontars, des médisances.
– Au contraire, le village se tait. Il a trop peur de perdre son bon docteur.
Et du reste le village s’en fout. On laisse Clément se pendre et on le dépend.
Le facteur, tu le connais, est ivre avant de commencer sa tournée, il perd du
courrier dans le caniveau, tout le monde ferme les yeux.
– J’aime bien le facteur.
Ce vaudeville m’inspire, quand il ne me désespère pas. Où me suis-je
donc fourré ? J’étais naïf au-delà de toute innocence. Et coupable. Coupable
d’avoir cherché sans amour à sauver une petite fille saine et perdue entre
deux familles pareillement douteuses. Mais il n’y a rien là d’exceptionnel,
je veux m’en convaincre. J’ai écrit une comédie aigre où les personnages
sont un gendre, une belle-mère (doctoresse) du nom d’Adipate de
Piperazine, un beau-père médecin nommé Vasistas, et ainsi de suite. Je l’ai
tellement bien dissimulé, cet essai de théâtre, que je ne le retrouve pas.
Encore une disparition. J’enrage parce que cela m’avait au bout du compte
amusé.
Il faut que j’atteigne la fin, le fond de ce récit. Je suis vivant mais ne
tarderai pas à mourir. Les médecins prétendent qu’ils me prolongeront la
vie. À l’hôpital ils ont le sourire. Un sourire compréhensif, mais aussi
vaguement pitoyable. Je suis assez loin pour le deviner, le savoir même.
La douleur de la mastoïde se réveille, la cortisone fait de moins en moins
d’effet. Je n’aurai retrouvé que pour quelques jours le calme et l’apaisement
de ce bureau tapissé de livres, de ma vieille table en bois crevassé, avec la
renaissance du soleil de mars sous les arbres qui déjà bourgeonnent, la
neige à peine fondue.
Je me tiens aux murs et aux meubles pour marcher, les vertiges sont
revenus, les plus violents en milieu de journée, au moment où j’écris ceci.
Le ciel est d’un bleu miroitant sur les terres voisines dont le noir scintille. Si
je lève les yeux pour m’emplir de ce bleu, je titube et dois me raccrocher à
la table. Je baisse la tête sur le carnet et ma nuque se tétanise. Toutes les
métastases découvertes il y a peu me sont comme des décorations dont j’ai
honte. Je bois du café fort, je fume (écrire sans fumer me paraît une
hérésie). Je suis la maladie pas à pas et même je la précède.
D’ici peu de jours, je serai là-haut, dans cette ville (natale) et dans ce
pays où je m’étais promis de ne plus résider jamais. J’y serai pour plusieurs
mois (avec quel argent ?) ou pour mourir, ce qui vaudrait mieux.
Mais non, je vis et je travaille. En aurai-je le loisir et la force là-bas ?
C’est assez, je dévie de mon propos. Je cherche à m’exonérer. Il y a
toujours, chez les médecins qui vous interrogent, une légère inflexion de
dégoût, de désapprobation, quand à la question : « Vous fumez ? », la
réponse est oui, depuis soixante ans ou presque. Et je fume encore. Seul
Jean-Pierre me dispense de morale lorsque, chez lui, à l’heure de l’apéritif,
j’allume une cigarette tandis qu’il tire sur un cigare, les lèvres bien
arrondies. Un médecin fumeur, c’est un peu le yéti.
J’allume une cigarette. Et chaque fois maintenant je me trouve coupable.
Coupable une fois de plus. Je me sentirai bientôt coupable d’écrire.
– Vous êtes retraité ?
– Non, écrivain.
Surprise mâtinée d’incertitude, haussement d’épaules, passage à la suite.
– Vous devez voir une psychologue. Il faut évaluer votre degré de…
Enfin, c’est l’habitude.
La psychologue :
– Vous êtes retraité ?
– Je suis écrivain. Je travaille.
– Savez-vous quel jour on est ?
– Non.
Je ne vais pas jouer le jeu. C’est vraiment trop drôle.
– Et l’année ?
– Mil huit cent septante.
– C’est sérieux, monsieur. Essayez de répondre.
– Je n’ai aucun souvenir. Qui êtes-vous pour me faire subir cet
interrogatoire ?
– Je suis psychologue. Chargée d’évaluer votre état (elle n’ose pas
prononcer « mental »).
– Je vais très bien.
– On ne dirait pas (mezza voce).
– Lautréamont, Verlaine, Cros, Corbière…
– Des amis à vous ?
– En effet.
– Et votre famille. Vos parents.
– André Dhôtel, Henri Thomas.
– Épelez les noms, s’il vous plaît.
– Ouvrez un dictionnaire.
– Vous moqueriez-vous de moi ?
– Je suis très sérieux, au contraire.
– Recommençons, alors.
Carnet, hiver 1963
La bicoque tient le coup, et l’arbre aussi, devant les plus inexorables
tempêtes. Il va falloir la quitter.
– Vous ne pouvez pas vivre dans un taudis, a décrété la mère d’Hannah.
Nous pourrions habiter un appartement luxueux, à B., dans un quartier
chic, mais je me garde bien d’en parler. Du reste j’ai proposé à Raymond de
le mettre en vente. Les acheteurs vont affluer. Un bel étage dans une avenue
qui mène à la faculté. Une proie avidement recherchée, non par les
étudiants (à moins d’avoir des parents riches) mais par les maîtres.
Je percevrai la moitié du prix de vente, plus ou moins. J’ai eu confiance en
Raymond dès le premier jour. Bizarre comme naissent les amitiés. Pour
Frans je suis un « intellectuel », donc un type dont il convient de se méfier.
Un plouc en somme. Eh bien, non. Je dois avoir fait mes preuves, inspiré
confiance, et j’ai travaillé avec eux. Un sacré travail, auquel je ne
m’attendais pas, que je n’aurais pas imaginé. Je n’ai subtilisé qu’un petit
paysage anglais. Huile sur bois, dont la lumière et l’ombre font un contraste
idéal. Pas un Turner, bien sûr. Ce n’est pas signé. L’envers montre des
cachets de marchands d’art, à Londres, à Édimbourg. Cela ne m’apprend
rien. C’est peut-être un Reynolds, ou un Gainsborough, égaré dans le
fouillis « d’œuvres dégénérées ». Un paysage que je pourrais peindre
encore aujourd’hui, si j’avais du talent. Une œuvre mineure, brossée à la
hâte, et cette hâte même en fait le prix à mes yeux.
La grand-mère d’Hannah possède des Tytgat, des Raty, un Mambour, un
somptueux Van Ostaijen, qui me font de l’œil. Mais ma carrière de voleur
est close. Un jour, Hannah en héritera. Je n’attendrai pas jusque-là.
Mireille m’a offert une petite encre de Michaux qui appartient –
appartenait – à sa mère qui l’a bien connu en Amérique du Sud. Encore un
vol, faut-il croire que la famille est fondée sur des assises dérobées.
La propriété, c’est le vol, voilà qui reste péremptoire depuis Fourier et
Saint-Simon.
Je ne cherche pas à me dédouaner. Je constate. Je rumine. Mes délits me
paraissent imaginaires. C’est dans un état second – mais lucide – que je les
ai commis. Une autre vie, décidément, si j’envisage celle-ci, à laquelle je
me suis condamné.
Il faut que je trouve une nouvelle cachette pour mes carnets. J’en ai
découvert avant-hier deux, déchirés et répandus sur le verre de mon bureau.
Les reconstituer n’a pas été simple. Je devais être en train de jouer à la
pétanque lorsque ma digne épouse est venue à la maison, a fouillé, a réussi
à trouver ces deux cahiers anciens, où du reste je ne parle que par énigmes.
Soyons de plus en plus prudent. Ce que j’écris ici ne doit être lu par
personne. J’ai pensé les confier à Frans ou à Raymond, mais c’est tout aussi
dangereux, puisqu’ils contiennent des allusions à nos activités passées, à
leur « métier », à leur situation.
Raymond n’est pas vierge. Il a passé du temps en cabane, au Ch’tar
comme il dit, avec majuscule. Il s’est bien empressé là-bas de mettre un
frein à sa popularité. Faire profil bas, et n’en penser pas moins. Caresser
même les matons dans le sens du poil. Fréquenter la bibliothèque (il y en
avait une, là où il était). Et même la messe, au besoin. Raymond est un
sage. Sinatra, une légende. La petite fille une réalité. Elle grandit avec le
sourire. Jamais une plainte, ni un grognement. Elle se met à former des
phrases, sans doute parce que, lorsque nous nous promenons, je lui parle
sans cesse. Une autre vie, une vie réelle qui commence, et dont je me sens
responsable. Et coupable. J’ai donné le jour à la preuve vivante de ma
duplicité. Ou de mon inconscience. Ou de mes trahisons.
Carnet, printemps 1962
Elle m’aime trop, prétend-elle, pour vivre sans cesse en ma présence.
Cela me soulage et en même temps provoque ma panique. Risque-t-elle de
surgir au moment où j’écris, même la nuit, de plonger sur mon stylo pour
me l’arracher des mains, de me griffer jusqu’au sang alors que je boucle le
carnet en tentant d’en protéger l’approche ?
Cela ne finira jamais. Elle a compris maintenant que je ne l’aimerai pas
comme elle m’aime. Je cherche à l’apaiser, à lui inspirer la patience. Une
paix, une patience auxquelles je suis bien le dernier à croire. Et, c’est
entendu, je suis un monstre.
L’idée ne me vient pas de me rebeller. Ou me vient à peine, fugace, et je
la rejette. Je suis ce détenu (volontaire ?) qui se contente de sa condition,
l’accepte comme une tranche de vie – une tranche de mort – et se laisse
aller à rien, s’abandonne, s’exonère de tout espoir et refuse les dimanches
qui le mèneraient peut-être à une libération conditionnelle. Dépourvu de
tout ressort, il se réduit à ce corps émacié qui est celui d’un fantôme, dans
un grand silence intérieur.
Mais au tréfonds de moi je sais que cela ne peut durer. Depuis que notre
fille grandit, ses grands-parents cherchent subrepticement à s’emparer
d’elle. Le moindre prétexte est avancé. Et son arrière-grand-mère est là
en ce moment, qui est aux anges devant cette enfant sage, éveillée, dont les
nuits sont calmes. Sa mère a refusé de la nourrir. L’enfant tentait de naître
prématurée, tellement qu’elle n’aurait peut-être pas vécu. Je me demande
ignoblement si cela n’eût pas mieux valu. Non, bien sûr. Cette enfant est la
mienne, et je me figure qu’elle me ressemble, à force de me fréquenter, de
m’entendre, de m’approcher. Je ne me penche que sur le présent. Un passé
déjà, aucun avenir. Si l’on m’avait dit ! Les idioties que l’on fait, on doit les
assumer seul.
Je suis mal préparé pour analyser les tourbillons de l’esprit, les
circonvolutions de l’obscur.
Je vois passer devant ma fenêtre cette jeune gitane dont la famille
nombreuse s’est gîtée dans une habitation voisine et caduque. Elle est d’une
beauté que je qualifie de ravissante, toujours seule, et jette des coups d’œil
à mon reflet dans la vitre. Je lève les yeux, elle a un demi-sourire engageant
(ou je me l’imagine).
« Dans la plaine les baladins… »
Je me récite Apollinaire, mais je crains que ces nouveaux sédentaires
n’aient plus d’ours ni de singe. On entend d’ici crier les enfants qui jouent
au bas de la rue. La gitane me distrait. Elle passe et repasse, empruntant le
sentier qui est large à cet endroit. Il n’y a que moi, à ma fenêtre, penché sur
mes « écritures ». Je me promets de sortir et de lui parler. Mais la voisine
veille, de l’autre côté, au débouché, elle aussi, du chemin de terre. En face.
Et je ne doute pas que, si elle ne nourrit pas ses poules, elle m’observe.
Il y a trois jours, la fille a frappé au carreau. J’ai levé la tête et l’ai
regardée. Une telle beauté sauvage, les cheveux emmêlés, les mèches
bouclées, les lèvres d’un rouge presque artificiel (peut-être l’est-il) et les
yeux aussi noirs qu’une braise d’enfer, ai-je pensé. Je me suis aussi souvenu
de La Femme et le Pantin. Toujours mes manies littéraires. Je lui ai fait
signe que j’allais lui ouvrir la porte. Elle est entrée sans un mot et a fait le
tour de la pièce. Des livres, rien que des livres. La terre battue a semblé la
surprendre. Elle s’est tournée vers moi et a sorti de son sac informe une
petite liasse de papiers plus ou moins propres, qu’elle m’a tendue. Des
formulaires administratifs.
– Tu remplis, m’a-t-elle dit.
C’était un ordre, pas une demande. Ni une question. Sûre de son fait. Elle
n’avait pas cessé de me voir écrire, donc tout ce qui s’écrivait était de ma
compétence. Il y avait même dans sa voix à la fois un soupçon de mépris,
comme si la sympathie et le dédain se partageaient dans sa pensée. Quel âge
avait-elle ? Quinze, seize ans. Mais cette rouerie dans le regard. Elle en a
vu, sans doute, déjà des choses. J’ai pris la liasse, l’ai classée, et me suis
mis à poser les questions. J’ai rempli tant bien que mal les réponses. Coché
les carrés blancs, inventé ici ou là. Cela m’a pris bien plus d’une heure. J’ai
classé le tout dans une chemise que je lui ai tendue.
– Revoir, m’a-t-elle dit.
Et elle a disparu dans la nuit, laissant la porte ouverte.
Carnet, printemps 1962
Je ne devais pas la revoir pendant plusieurs jours. Un après-midi, elle
s’est approchée de la fenêtre et m’a fait signe, brandissant la chemise jaune
constellée de taches de graisse. J’ai ouvert. Elle m’a regardé sans un mot,
puis s’est décidée :
– Mairie, a-t-elle soufflé.
Je suis sorti et elle m’a pris par la main. Comme un enfant peureux.
Nous nous sommes engagés dans le sentier pour nous diriger vers la
maison communale. Il y avait là le secrétaire, le garde champêtre et
Clément. Notre arrivée doit avoir fait sensation, même si chacun déjà
connaissait la demoiselle, au moins de vue.
– Trouve-moi une chemise propre, ai-je demandé au secrétaire.
– Tu veux la mienne ? a dit Clément.
Ils ont ri.
– Bon, te voilà conseiller administratif. Une carrière, non ?
– Il m’en faudrait, des clients.
– Une seule devrait suffire. On a peine à débrouiller cette famille.
Quelqu’un arrive, un autre s’en va. Et qui est le père de qui ?
– J’ai rempli le formulaire. Il vous suffit de vérifier.
– Sans trop contrôler, hein.
Le secrétaire a feuilleté les papiers.
– C’est presque trop beau pour être vrai. Je ne te savais pas ami avec les
romanichels. Alors tu veux que je les inscrive. Comme étrangers bien sûr.
Sont-ils bien sédentaires ? Vont-ils à l’école ? Ont-ils commis des délits ?
– Cela te concerne, mais je ne les vois pas se distinguer. Ils sont calmes
et vivent entre eux. Ils se fournissent à l’épicerie de Nadine. Ils paient leurs
dettes. Que veux-tu de plus ?
– Et elle, elle t’a payé ?
– Évidemment pas, je sais écrire et lire, elle est venue et voilà. Du reste,
elle parle. Ne la traite pas comme si elle était absente.
– Je verrai avec les gendarmes.
– C’est une mauvaise idée. Inscris-les, tu verras plus tard.
– J’en parle au maire, alors.
– Non, je lui en parlerai moi-même.
– Bien, chef.
– Tu dois comprendre.
– J’ai compris. Tu prends ma place.
– Pas du tout. Pour le constat, notre garde champêtre est assermenté. Si
tu délègues les gendarmes, nous aurons l’air d’avoir trahi leur bonne foi.
– Défenseur de la veuve, de l’orphelin et des baraquis.
– Je fais des études de droit, non ?
– Ben, on ne doit pas te voir souvent dans les amphis.
Elle était là, debout, raide comme la justice, et ses yeux allaient de l’un à
l’autre, de plus en plus noirs si possible. Une partie de l’échange se faisait
en patois, mais elle semblait le comprendre. À la fin, le secrétaire s’est
adressé à elle :
– C’est bien, mademoiselle, vos papiers semblent en ordre. On enverra
juste le champêtre pour vérifier, et ce sera tout.
Nous sommes sortis dans l’après-midi ensoleillé. Il me semble qu’elle
m’examinait avec des yeux neufs. Je me suis arrêté devant ma porte, que
j’ai ouverte. Et elle m’a suivi.
– Merci, a-t-elle murmuré.
Elle a tourné dans la pièce, comme la première fois, passant ses doigts
sur les dos des livres et sur mon bureau où elle a manipulé le stylo.
Elle s’est retournée brusquement et a approché du mien son visage,
toujours aussi farouche. J’ai à peine entendu un balbutiement :
– Tu veux… Oui, tu veux.
– Qu’est-ce que je veux ?
– Coucher avec moi, avec l’amour.
Un français presque sans accent, soudain. Belle et forte sensation.
– Je ne veux rien, rentre chez toi, tu pourras dire que c’est arrangé.
Je ne lui ai pas demandé son âge (que j’étais censé connaître). Je savais
bien qu’elle s’était vieillie d’au moins un an, sinon davantage.
On ne couche pas avec ses clients, jamais, m’avait prévenu je ne sais
plus quel avocat de Raymond. Deviendrais-je jamais avocat ? Après tout, je
n’avais pas de casier judiciaire.
J’ai rouvert la porte. Elle m’a adressé une moue et s’en est allée, me
laissant avec un genre de frustration qu’il me semblait n’avoir jamais
connu.
Ma fille était chez ses grands-parents, Hannah à l’université.
J’avais oublié ce banal épisode de ma jeunesse. Mais je me souviens
maintenant que ce soir-là j’avais promis de retrouver Roberte dans notre bar
habituel. Elle n’était libre que le jeudi – et c’était jeudi. Où est Roberte
aujourd’hui, intacte dans ma mémoire, toujours élancée, toujours
lumineuse. Elle n’a pas vieilli.
La Joie de cette vie, aurait écrit Henri Thomas (il l’a écrit). Une joie que
je n’ai qu’à peine connue, si fugitive mais longue à disperser sa lueur de
comète. Un demi-siècle plus tard, la luminescence n’a pas disparu. Et c’est
aussi une illusion, je n’en disconviens pas. Ce qui fut réel le reste-t-il ?
Je me complais aujourd’hui dans mes habitudes de fumiste. Et j’éloigne la
maladie, je chasse le monde contemporain de mon esprit. Je le nie en dépit
de tout, je ne lis pas les journaux, aucun écran ne dénature les lieux.
Les livres m’entourent et c’est la compagnie rêvée. Bientôt, demain déjà, je
devrai m’en séparer. Cela me crève le cœur, comme disait Marius à Olive à
la terrasse du bistrot, ou à la table de jeu. Je ne vais plus au cinéma depuis
longtemps, je suis enfoui dans cette campagne lointaine, à l’abri des villes.
La plus proche est à plusieurs lieues. Je n’y vais jamais.
Roberte et moi n’avons cessé durant longtemps d’entretenir un amour
chaste. Elle me présentait comme son fiancé. Si l’on oublie que je m’étais
marié – avec une autre –, rien n’était plus juste. Mais peu à peu, presque
sans m’en apercevoir, je reprenais ma liberté de célibataire. Non sans de
violents scrupules qui me déglinguaient pendant des jours. Les parents
d’Hannah se chargeaient de plus en plus souvent de notre fille. Francis le
jardinier avait épousé leur bonne, admirable nounou. Je ne voyais guère
l’enfant que pour la promenade.
C’est à cette époque-là que j’ai retrouvé Raymond et Frans.
– Il va falloir refournir nos arrières. Tu en es ?
– Non, pas moi, plus maintenant.
– La bourgeoisie t’a charmé ?
– J’ai l’intention de devenir avocat. Je servirai mieux vos intérêts, si
jamais c’est nécessaire.
– Pas bête, comme idée, a dit Frans.
– Le secret professionnel.
– Exactement.
– Un avocat rien qu’à nous.
– Non, pas rien qu’à vous, surtout que jusqu’ici vous n’en avez pas
besoin. Sauf pour des contrats légaux. Dans deux ans, je vous le promets, je
serai docteur en droit.
– Qui t’a convaincu ?
– Une fille, par un pur hasard.
– Toujours les filles, elles te perdront. Ou bien tu es déjà perdu.
– Je divorcerai.
– Pour te remarier. On te connaît.
– J’ai beaucoup appris ces derniers temps.
– On a confiance en toi, a conclu Frans.
– En attendant, ne me parlez de rien, sauf cas d’extrême urgence. Et
même…
– Tu seras notre cheval de Troyes.
– Plutôt le chevalier Bayard.
– N’importe quoi, les gars. Je serai un type respectable, ce que je ne suis
guère.
– Ton passé…
– Effacé, c’est la rime qui me vient. Je compte sur vous, sur Nadir et
Samir.
– Tu peux.
– Les avocats, c’est plus ou moins marrons, non ?
– Je ne le serai pas, mais je pourrai toujours tenir ma langue. C’est déjà
une vieille habitude.
Nous étions attablés devant des bières et des tartines de fromage blanc
aux oignons. De l’autre côté de la route commençait la forêt. C’est dans une
grande clairière que s’était édifié un champ de courses dont on dirait
malicieusement qu’il était fort couru. Les souvenirs d’enfance me
taraudaient. C’est là que mon grand-père et son frère Arnest m’emmenaient
voir courir les chevaux, sauter les obstacles, et c’était merveilleux.
Ils étaient tous deux des parieurs prudents. Joseph le chauffeur se contentait
de tourner autour de la vieille limousine et de la briquer. Ce qui comptait
pour lui, c’était les chevaux-vapeur.
– On va se faire deux ou trois courses ? Il y a un trotteur qui me botte, et
je connais le jockey.
– Pas le temps, il faut que je rentre promener ma fille. Il fait beau.
Carnet, non daté
Cette fois c’est mon exemplaire de Larbaud, à la Pléiade, que je trouve
déchiré, extrait de sa couverture, lacéré comme une chair trop fine, et que
faire ? Ces agissements d’Hannah, ce besoin de destruction de ce que je fais
ou de ce à quoi je tiens me révoltent, mais n’enlèvent rien – au contraire – à
mes accès de culpabilité.
Il me semble que j’étais prêt à me sacrifier, à patienter, à tenter de
m’exprimer avec une tendresse que j’éprouve de moins en moins. Mais
qu’elle revienne, est-ce possible ? Que mes carnets volent en éclats,
qu’importe. C’est sans valeur. Mais Larbaud, cela n’a pas de sens. Suffit-il
que je m’absente pour retrouver Dhôtel ou Henri Thomas, Arland ou
Apollinaire (et bien d’autres) en morceaux sur le sol ? Chardonne, Cayrol,
Bataille, la liste est longue. Elle a aussi déversé sa rage sur un petit récit que
je destinais à un éditeur – qui l’aurait sans doute refusé, mais qui sait ?
Il était sous les vestiges de Larbaud, sous forme de confettis.
Je suis certain qu’elle ne prend même pas la peine de lire. Au milieu
d’une page, la vue de son prénom la rend folle. Ou elle lit, auquel cas c’est
du délire négateur, opiniâtre et dément.
Voilà ma vie.
« Ma vie indicible d’enfant qui ne veut rien savoir. Sinon espérer
éternellement des choses vagues. »
Je cite de mémoire l’Ode disparue. Je la récitais à notre fille, en la
berçant. Je renonce à chercher à me justifier. Tout cela est ma faute.
Raymond et Frans me conseilleraient de m’en aller loin, de planter tout
là et de les suivre dans leurs aventures. Ou de repartir en Bourgogne, c’est
toujours là (avec la Hollande) où je me suis senti chez moi. Je vois Roberte
de plus en plus souvent, je fréquente un soir sur deux la taverne de ses
parents, avec qui je m’entends bien. Les prétendants ne manquent pas.
Le père, ancien boxeur, a vite mis au pas les mecs à la redresse.
Hannah a décidé de déménager, mais pas sans moi, évidemment. Près de
l’épicerie, une haute maison bourgeoise, terne et vide depuis longtemps,
froide comme un tombeau, sera notre prochain logis. Ainsi en fut-il décidé,
voté, délibéré, légiféré. Sans moi, évidemment. Il faut du « standing » aux
futurs diplômés (même si l’on doute fort de mes capacités à le devenir).
Pourtant, j’ai repris mes cours. Un condisciple généreux me transmet par
voie postale ses notes et les polycopiés. J’ai pris la route de B. pour assister
à quelques séminaires obligés. J’ai traîné avec de vagues copains dans les
bistrots qui entourent la fac. J’ai même appris des choses, moi qui crois
toujours tout savoir. Et j’ai retrouvé Hannah dans les couloirs, mais pas
dans le même amphi. Elle m’a dépassé d’un an, elle qui est si jeune, mais
une étudiante modèle. Jamais en retard d’une trouvaille, ni d’un cours.
C’est un trait de caractère qui surprend. Une telle assiduité chez un
personnage dont la vie intime est ravagée par la colère. L’un compense
l’autre. Que penseraient les copains si je leur racontais, ce dont je me garde
bien. Je ne crois même pas qu’ils se doutent que nous sommes mari
et femme. On nous voit parfois ensemble, mais cela s’arrête là.
La fillette est gardée par les grands-parents. Elle me manque. Je sèche les
cours pour me la réapproprier une heure ou deux. Retrouvailles un peu
tristes (pour moi), joyeuses (pour elle). Mais tout se délite. Nous nous
préparons à déménager. J’ai l’impression que je vais enfin tout perdre, ma
solitude, mes carnets, le rêve d’une vie consacrée à la littérature.
L’arrachement, je ne le supporterai sans doute pas. Cette maison me tire la
gueule. Ces pièces d’une hauteur prétentieuse, aux plafonds moulurés.
Ce corridor glacial. Cette façade dissuasive.
Jamais je ne pourrai vivre là ? J’essaierai mais je sais déjà que c’est
peine perdue.
Je me retrouve à deux pas de ma ville natale, dans un faubourg de villas
cacophoniques et de jardinets. Jadis c’était monstrueux et désert, des bois,
des friches qui ne portaient même pas de nom.
J’ai exercé une profession en ville, jadis, après m’être séparé d’Hannah.
J’aimais cette ville où je croyais avoir trouvé l’équilibre, une largeur de
vues qui était loin de la bourgade où habitaient mes parents et où j’étais
cantonné dans l’enfance – avec Marie-Thérèse et ses endives.
Cette « largeur de vues », j’ai très vite compris que c’était une illusion.
La mesquinerie et le « petit esprit » dominaient les comportements. Cela
peut-être a un peu changé, la ville s’est peuplée, s’est étendue, mais surtout
en quartiers pauvres vers le nord, riches le long du fleuve, au sud.
À l’américaine, le long des boulevards. Je l’ai aimée pour ses quartiers
anciens, ses vieilles ruelles, ses bordels pour séminaristes honteux, sa vie
secrète. Je l’ai traversée hier pour m’apercevoir qu’elle m’est devenue
étrangère, voire hostile.
Le gîte où j’ai trouvé refuge pourrait être n’importe où. Tout juste si l’on
voit au loin, au-delà d’une autoroute proche au grondement incessant, la
lisière d’un reste de forêt.
La douleur est réapparue. Elle me bloque la nuque et se diffuse dans les
tempes, le crâne, les épaules. On m’a placé hier, à l’hôpital, à même la
chair, sous la peau, à hauteur de la clavicule droite plus ou moins, un
cathéter qui sera chargé de diffuser dans mon corps le produit chimique
propice à combattre les métastases. Les méfaits de l’âge, la vie en somme
toujours aussi anarchique.
Un ouvrier quelque part frappe du marteau. Des tourterelles roucoulent.
Tout ne serait pas perdu. Je fume malgré l’interdiction (fumer est prohibé
partout, même chez soi, et nous payons assez cher pour être ici chez nous,
le cancer et moi). Et je bois le café du matin – pendant que le ciel bleuit
doucement. Le cathéter aussi cause une douleur diffuse jusque dans le bras
droit. Je me suis préparé à tout, mais à quoi ? Lundi ce sera la première
expérience chimique, dont personne ne cache qu’elle est drôlement
inconfortable. C’est que j’avais encore envie de vivre, et de voir passer les
nuages, et d’écrire ceci, ou autre chose. Il arrive que la douleur soit en voie
d’excéder mes forces. Mais je m’obstine, je tiens la fenêtre ouverte, au
moins je respire et un chien aboie.
J’ai beaucoup écrit dans les cuisines. Sordides souvent. Celle-ci est d’un
moderne accompli, toute poésie bannie du lieu. Pas un livre dans
l’appartement sous le toit, sauf ceux que nous avons apportés avec nous,
sans quoi comment vivre ? Jacob ou Bachelard, Nerval ou Morhange.
Les coups du marteau ponctuent les phrases. Dehors des pelouses, ici et
là un sapin, ou un arbre nu. La désolation des faubourgs sans style, de la
brique et des toits gris, vaguement bleus, luisants lorsqu’il pleut. Certes des
oiseaux mais des éclats de truelle empêchent d’en reconnaître le chant.
Je dirai du mal de cette ville, mais j’y ai toujours des amis, qui ont passé
leur vie ici, et c’est grâce à eux que je peux me faire soigner.
Il est inutile que je projette quoi que ce soit. Même ces carnets resteront
vides, peut-être. Changer brutalement de lieu bouleverse, et incline au
silence.
Carnet, 1963
Il a fallu quitter la bicoque sous le chêne. J’étais parti à B., faire acte de
présence à quelques séminaires. Me montrer, en somme. J’avais retrouvé
Raymond le soir, chez Tito, qui s’était rangé en compagnie de Jesusa pour
servir des pâtes et autres délicieuses spécialités napolitaines. La salle ne
désemplissait pas. Les derniers clients mis dehors, nous avions palabré.
Jesusa ne quittait pas sa cuisine, seule maîtresse à bord.
Sur la table était étendu une sorte de plan aux indications mystérieuses.
La salle des coffres était en rouge. Tito, malgré son âge, demeurait un
consultant riche de ressources. C’était une de ces banques privées qui se
croyaient toujours irremplaçables. Pas même un vigile la nuit. Des rondes
de police, à heures fixes. Mais il fallait s’introduire le jour, selon Tito, à la
fin du jour. Après le départ du dernier caissier. Ou mieux, le prendre en
otage. Il était le seul, avec le directeur, à posséder un jeu de clés complet,
y compris de la salle des coffres. Il quittait les lieux par une sortie dérobée,
rue de Pourcel, presque une impasse, où jamais personne ne s’aventurait.
– On a tout le monde, dit Raymond. Le serrurier, le chauffeur, l’arrière-
garde, et forcément le matériel. Manque une planque sûre.
Il regardait Tito.
– D’accord, vous aurez ma cambuse.
– Le partage ?
– Dix pour moi, fait Tito.
– Et toi ? me demande Raymond.
– J’ai bossé trois semaines dans cette banque, l’été dernier. Je n’en suis
donc pas.
– Logique, mais tu donnes le coup.
– Je ne veux rien, tu le sais. Si jamais ça rate, vous aurez besoin d’un bon
bavard.
– Parle pas de malheur.
– J’aurai le diplôme au début de l’automne.
– Entretien sans intérêt, conclut Tito.
– Tu veux connaître le personnel ?
– Moins j’en sais, mieux ça vaut.
Je me suis levé, j’ai serré les mains, j’ai passé la tête dans la cuisine pour
saluer Jesusa. Et j’ai repris ma voiture, garée assez loin.
Il était près de deux heures du matin quand je suis arrivé à la bicoque.
Elle était vide. Il restait une paillasse à l’étage. Mes livres avaient disparu.
Mes carnets ? J’ai cherché fébrilement, j’ai retrouvé ceux qui étaient intacts
sous les carrelages de la petite cuisine. Et j’écris ceci sur mes genoux, à la
lueur d’une chandelle de Bachelard.
Je me récite Les Baladins d’Apollinaire. Je me vois « avec des poids
ronds ou carrés ». Mais pas de « tambours », pas de « cerceaux dorés ».
On a donc profité de mon absence pour déménager. C’est bien agréable.
Je n’ai rien à faire. Et je n’ai même pas les clés du domicile conjugal.
Conjugal ? Rien n’est moins sûr. Je pourrais toujours demain en appeler au
ministère d’un huissier. Mais il n’y a pas de vols entre époux. Ce serait à
peine le constat d’une injure grave. Même pas certain. J’avais été prévenu.
Évidemment je ne m’attendais pas à pareille hâte. Méchanceté ?
Où donc était la petite fille ? Avec sa mère ? Chez les grands-parents
plutôt. J’ai envie d’aller les réveiller. Et puis à quoi bon ? Au fond je me
sentais soulagé. Moins coupable. Mais si triste. J’aimais trop cette
maisonnette biscornue, son calme, le paysage de prés avec les moutons, le
passage furtif de la gitane, les poules de la voisine, la visite de Clément
parfois qui venait se plaindre de sa fille avant de me raconter les potins du
village. Mais je ne vais pas pleurer. Ma chandelle s’éteint.
Carnet, 1963
– Le champêtre et moi on a reçu des ordres du maire. Tu nous en veux ?
J’ai pris soin de tes livres.
– Mais non, mon vieux Clément, pourquoi vous faire des reproches ?
Dors sur tes deux oreilles. Et le champêtre aussi.
– On croyait que tu étais au courant.
– Non. En tout cas pas pour hier.
– Que vas-tu faire ? Tu vas t’enterrer dans ce manoir ? Enfin, un manoir,
non. Un tombeau. Il fait un de ces froids, là-dedans, c’est chauffé mais c’est
glacial.
– Une histoire pour mes petits-enfants.
– À propos, ta petite est chez les grands-parents.
– Je m’en doutais. Mais je n’irai pas lui dire bonjour. Je me taille d’ici.
– Où vas-tu ?
– Je te le dirai un de ces jours. Je vais quand même passer par là.
J’imagine que mes syllabus y sont.
– On a déménagé des chemises, avec ce que j’ai supposé être des cours.
– Tu as bien supposé.
Clément m’a quitté. J’ai fait une dernière fois le tour des lieux. Je me
suis arrêté pour observer le paysage, la colline bornant l’horizon, les
peupliers frissonnant au loin. J’ai aussi salué le vieux chêne, je lui ai
pardonné, j’ai cru le sentir frémir. Une pie s’est élancée, je lui ai jeté ma clé,
mais elle l’a négligée. C’était une vieille clé qui ne brillait plus depuis
longtemps. Une vieille pie aussi sans doute, indifférente.
Il devait être près de midi. Je suis monté dans ma voiture jusqu’à la rue
Bornet, où s’élevait la catastrophe censée devenir mon nouveau domicile,
mais où je n’avais pas l’intention de m’attarder. La porte était ouverte (on
m’attend ?) mais la maison est vide. Mon bureau était là, dans une pièce du
fond, sans vue et sans chaleur. Les livres entassés. Mes cours. J’ai tout
transféré dans le coffre et sur le siège arrière. L’épicière, qui était sur son
seuil, est d’abord demeurée silencieuse. Elle n’a pas su tenir longtemps sa
langue.
– Tu t’en vas ?
– Je m’en vais suivre des cours. Je reviendrai peut-être, je ne sais pas.
Je passerai d’abord chez mes parents, j’ai encore ma chambre.
Autant le lui dire. Si on me cherche, on me trouvera. Et je me garde bien
de donner mon adresse à B.
Je me suis offert les petites routes par les hameaux dispersés, où c’est
presque encore le dix-neuvième siècle. J’ai rêvé que j’habitais Vichenet, où
passe deux fois par jour un petit train de bois traîné par une minuscule
locomotive à vapeur. Trois wagons craquant comme des genoux rouillés,
vitres ouvertes, escarbilles dansantes. Tout autour, des bois touffus, où la
coutume autorise toujours le privilège du bois mort et conserve un four
banal, un lavoir commun. Tout cela va disparaître. Déjà quelques pavillons
d’une laideur qui présage se construisent à l’orée des bois.
Un boulanger passe en camionnette à haut-parleur. Je l’ai croisé.
Chez mes parents, la bonne m’a ouvert. Ni ma mère ni mon père
n’étaient là. Je suis monté à mon bureau. Ils avaient eu la bonne idée de n’y
rien changer. Les étagères de livres étaient à leur place. Une table était
encombrée de cours anciens, de blocs-notes et de choses utiles.
J’ai laissé un mot sur la table du bureau de ma mère. « Je suis passé.
Je dormirai ici ce soir. »
Une surprise, sans aucun doute.
Puis j’ai été au bistrot. J’ai retrouvé d’anciens copains. Émile, qui
travaille à la manufacture, m’a simplement dit :
– Alors, te revoilà.
Ce soir-là, comment ne pas m’en souvenir, nous avons fait la tournée des
grands-ducs de province. Émile, qui pratique la soudure au millimètre,
pratique aussi la bière au litre, voire au décalitre, sans vaciller d’un iota.
Nous commencions toujours par le bar d’Alfred, où nous nous sommes
retrouvés. Émile était de congé, joyeuse perspective. J’étais heureux de
revoir « ce meilleur fi du monde », qui ne savait de moi que des épisodes de
mon enfance, et rien de mes activités. Oui, étudiant, mais c’est sans intérêt.
Agréable compagnon de « guindaille », comme nous disions. Une belle
paire de bûcheurs.
Après Alfred et ses bières fortes, ce fut Palmyre, ses cheveux rouges et
sa gnole à décorner les bœufs. Un arrêt pour se restaurer. Boire le ventre
vide est une hérésie, et je n’avais rien mangé depuis les pâtes napolitaines
de Jesusa, la veille. Ensuite le quartier de la gare, d’accès lointain, et doté
sur l’interminable avenue d’un seul troquet, celui du père Bron, qui servait
avec une lenteur mesurée des trappistes poussiéreuses, mais parfaites. En
revanche, le quartier du chemin de fer regorgeait d’établissements actifs,
qui donnaient l’embarras du choix. Je crois bien que nous les connaissions
tous, et nous n’avons pas fait de jaloux.
Je raconte ça comme si c’était hier, et cinquante ans ont passé.
La dernière étape, ce fut chez Roberte, à qui j’ai glissé dans l’oreille :
« C’est fait. » Rien d’autre, elle avait compris. Son sourire, bizarrement,
était un peu triste. Avec toi, murmurait-elle, impossible d’être heureux.
Tu as trop bu, et je me demande où tu es.
J’ai répondu qu’elle n’avait pas à s’en faire. Facile. Certes j’avais bu,
mais je restais lucide. Il fallait que je domine l’ivresse et en ce temps-là j’en
étais capable. Je retrouvais mes esprits sur commande, un effort de volonté
et je redevenais moi-même – je veux dire sans savoir qui j’étais vraiment.
Donc je redevenais ce que je voulais paraître. Maître de moi, mais de quel
moi ? J’avais la faculté de choisir, en quelque sorte.
Il devait être deux heures du matin quand j’ai réintégré le domicile de
mes parents. Ils étaient au lit, bien entendu. Je me suis installé dans un
fauteuil, à côté du téléphone. Doué d’une espèce de prescience, rongé par
un pressentiment, regrettant déjà ces heures passées à boire. Lucide, je l’ai
dit. Coupable comme d’habitude.
Et, bien sûr, le téléphone a sonné. J’ai reconnu la voix altérée d’Hannah.
Elle bredouillait, mâchait les mots, laissait passer des silences.
– Mais calme-toi. Dis-moi ce qui se passe.
J’ai enfin compris qu’elle avait pris une dose extrême de somnifères, de
l’alcool, et d’autres drogues subtilisées dans la pharmacie de son père.
– J’appelle ton père, essaie de vomir, je raccroche.
J’ai parlé à Ron dans la minute qui a suivi. Cours chez ta fille. Elle se
suicide. Il a juré. J’ai sauté dans ma voiture et emprunté l’itinéraire le plus
court. À mon arrivée, déjà l’ambulance se mettait en route.
– Si elle meurt, je te tue, m’a dit Ron.
Et il a suivi l’ambulance.
J’ai remarqué qu’il portait encore sa veste de pyjama.
Carnet, non daté
Hannah respire. Elle est dans le coma depuis trois jours. Son père – et les
médecins – m’ont autorisé à la voir. C’est elle, ce n’est pas elle. Je regarde
tomber la neige par la fenêtre de la chambre, de plus en plus drue. Je n’aime
plus la neige, ni peut-être la vie. Je pense que je devrais être là, dans ce lit,
relié à tous ces tuyaux, ces appareils, à la place d’Hannah. Je pense à
Clément, dont les manœuvres radicales – la pendaison – se soldent toutes
par un échec. Il s’y prend sans doute mal, « comme un manche », dit-il.
Encore raté. Raté aussi pour Hannah, d’après le médecin à qui j’ai parlé, qui
s’attend à un réveil proche. Il a tenté de m’extraire les vers du nez, mais j’ai
répondu le moins possible. Vous devrez voir un psychologue, il faut tirer ce
drame au clair.
La grand-mère d’Hannah est entrée dans la chambre, m’a pris le bras et
m’a embrassé.
– C’est de ma faute, ai-je chuchoté.
– Ce déménagement était une erreur, et cette maison un vrai catafalque.
Où étais-tu ?
– Chez mes parents, pour une fois.
– Ah bien oui ! C’est même toi qui as prévenu. Pauvre petite. Elle devait
croire que tu la sauverais. Elle a dû mal calculer la dose de poison. Enfin,
de ce qu’elle a absorbé. Un lavage d’estomac n’a pas suffi.
– D’après vous, elle ne voulait pas mourir.
– Oui et non. Disons que c’était une espèce de manœuvre.
– De manœuvre. Et me voilà coupable.
Je n’ai pas fait état de la menace de son beau-fils. Pas sérieuse, cette
menace. La colère, l’incompréhension inspirent des éclats.
J’écris de façon quasi automatique. Je n’ai rien à écrire. Si j’avais été
là… Je n’étais pas là, et j’ai comme la sensation de ne plus être là, jamais.
Je ne peux pas aimer par devoir. Ce doit être pourtant le lot d’une myriade
de gens. Je n’en fais sans doute pas partie, mais comment m’expliquer ?
Je n’ai qu’à me taire, non ? Je peux trouver tous les moyens de disparaître.
Mais foutre le camp maintenant ne ferait qu’aggraver la situation.
J’ai proposé de passer la nuit à l’hôpital. Pas question. Il vaut mieux
qu’elle ne vous voie pas à son réveil, a dit un médecin. J’étais soulagé, sans
compter qu’il a raison. Même pas bon à éveiller une endormie.
Un autre m’a demandé :
– Pourquoi ce suicide ? Vous devez le savoir ! Je sais que vous y êtes
pour quelque chose.
Je dois m’attendre à ces allusions, à ce genre de propos, à la méfiance ou
l’hostilité. Suis-je un lâche ? Je me gare, j’attends dans la chambre que
j’occupe chez mes parents, le dernier endroit que je choisirais. J’y suis.
J’ai appelé Frans – plutôt que Raymond :
– Viens donc chez moi. Ça se tassera.
– Je ne peux pas.
– Elle sera bien contente de se réveiller. Tu ne fais rien là-bas. Sinon te
comporter en coupable, ce que tu n’es pas.
Roberte. Il faut que je voie Roberte. Il n’y a qu’elle qui puisse
comprendre. Sans un mot. Pas besoin de paroles avec elle, le regard seul,
une complicité de sœur (si j’en avais une).
Je relis Armen Lubin :
« À la pointe du jour nous partirons tous deux, moi et le carnet bleu. »
C’est un bon début. Un grand espace de neige entoure ce logis
provisoire, sous le toit, où nous sommes réfugiés en attendant mieux. Je me
dis que j’ai toujours attendu mieux en envisageant le pire. Et quand le pire
se montre, je lui souris. De là à prétendre que je lui fais fête, ce serait
indécent. Toujours cette sempiternelle impression d’enfant qui se persuade
qu’il mérite la punition. Soit à cause de ce qu’il n’a pas fait, soit de ce qu’il
a fait. Tout est source de conflit.
Nous sommes partis tous deux, « moi et le carnet gris », pour suivre le
cours du fleuve jusqu’à la Hollande. Venlo, Ruremonde, Nimègue, ces
villes dessinent une frise dans ma vieille mémoire. Je rêve encore – à mon
âge, pendant la séance de chimiothérapie – à la bicyclette à dérailleur de
mes douze ans, qui me fut fidèle. Je regardais mon ombre pédaler au soleil
rasant de l’aube, et mon exaltation n’avait pas de bornes, si ce n’est dans le
tréfonds du sentiment d’abandonner grand-père à ses pronostics anglais, sa
cambuse à la cime du jardin en escalier, à ses lectures de Montaigne et ses
méditations. Il faut que jeunesse se passe, disait ma grand-mère, lorsque je
m’agitais, ce qui était, somme toute, assez rare. Du moins chez eux, mes
grands-parents.
L’homme n’est qu’une cassette à souvenirs. La neige tombée hier avec
application sur les toits d’un bleu devenu pâle et blanc ramène mon
enfance. Et surtout, je ne sais pourquoi, l’image des jours où, à travers les
champs immaculés, aveuglants, j’allais en lourdes bottes chercher le lait à la
ferme, chez les deux célibataires rougeauds, père et fils, qui me régalaient
d’un café « arrosé ». Arrosé de leur espèce d’alcool de patates et de maïs
qui me mettait le feu aux joues. Tu iras droit, ne t’en fais pas, promettait le
vieux. J’allais droit, mais par des détours, en dépit du poids de la cruche en
fer-blanc, qui absorbait la lumière et la répercutait soudain.
Je suis ici, et je ne dois plus m’inquiéter de ce que j’écris, même si la
chambre d’hôpital doit ressembler encore à celle où faillit mourir Hannah.
Ici pour deux mois (un peu moins) durant lesquels nous aurons à trouver
un autre logis – provisoire ou non – selon les impératifs de la maladie et les
subtiles et pernicieuses attaques des quelques chancres qui décorent mes
organes, certains d’entre eux en tout cas.
Ici pour ne pas oublier d’en finir avec mon histoire, mes carnets et ma
mémoire diffuse. En finir avec moi. Je ne rêve pas de trouver la paix, mais
sait-on ? La paix, l’indicible mort.
Je l’ai suggéré, c’est le pire qui m’exalte et me rend peut-être un courage
perdu en route. Je ne peux pas faire que cela ne soit pas : la maladie, le
lourd traitement, la douleur insidieuse, les séances chimiques, les
manipulations du corps dégradé. Qu’importe, je me vois sourire dans le
miroir.
C’est peut-être que la maladie exonère de toute inculpation. Et qu’en sa
présence on redevient l’enfant qui ne sait rien d’elle, sinon qu’elle autorise
à sécher l’école. Le bonheur est là, à portée de main, cela vaut bien la légère
souffrance. Ce serait trop beau tout de même, que la vie soit suspendue.
Carnet, 1963
J’ai remarqué que les banquiers détestent « aller au coffre ». Je les vois
comme des relaps que l’on traînerait de force au service religieux en bas
latin. La corvée m’incombe donc souvent. Comme je suis affligé d’une toux
tenace, qui les distrait, toutes occasions leur semblent bonnes pour me
déléguer la mission honnie. Une infirmière chaque matin me pique la fesse
d’une solution d’eucalyptine, mais je crois que ma toux était nerveuse. Elle
vient de disparaître alors que je suis transféré au service du « crédit
documentaire ». Le chef de service dissimule sous son air bougon sa
méconnaissance absolue de la vente Cif, de la vente Fob, des surestaries et
autres finesses du droit maritime ou international. Comme je pratique le
néerlandais, l’anglais, l’espagnol, je suis de plus en plus souvent requis
pour recevoir les visiteurs. Cela devient passionnant. En somme j’en arrive
en un temps record à diriger, en compagnie d’un charmant chargé de
mission, carrément le service.
J’ai du reste deviné que pas mal de vieux employés se perdent dans le
droit bancaire (moi qui ne l’ai que parcouru).
Une clientèle de riches rentiers prudents ne s’en inquiète pas. Et les
vieilles entreprises, dirigées par de vieux messieurs, ou même des vieilles
dames, sont attachées à la banque comme par un lien de famille. Tout va
pour le mieux, les placements sont de tout repos et nul n’éprouve la
prescience d’une malaventure.
J’ai constaté aussi, en triant des dossiers, que la banque est mal assurée
en cas de survenance d’un sinistre maritime, ou du moins trop souvent mal
prévenue des risques dont le fret parfois douteux peut devenir l’objet. Je l’ai
fait remarquer au chef de service. Il a reniflé, s’est contenté de répondre :
« J’en parlerai, on en parlera. » Après tout, ils me paient et je ne cherche là
qu’à rendre service. J’ai déniché un courrier du Lloyd anglais qui me laisse
rêveur.
Tout bien réfléchi, cambrioler cette banque est un vrai service à lui
rendre. Mais il m’est venu l’idée aussi que je pourrais la sauver de
mauvaises surprises. Bien sûr je n’ai été engagé que pour les trois mois
d’été par un vice-président (frère de ma mère) soucieux de trouver à
m’occuper d’autres choses que de vétilles. Grâce au crédit documentaire,
dont je consulte impunément les archives, j’ai pu constater que certains
sinistres s’étaient vus amputés de leur valeur entre les mentions au livre-
journal et leur notation dans le grand livre. Bref, que l’on se devait de
suspecter des fuites. Quelques courriers aussi, comme ce dernier du Lloyd,
évoquaient des opérations dont on ne trouvait que de fausses traces dans le
journal. Il régnait en somme un sacré brouillard dans certaines colonnes, où
des mentions manuscrites surchargées n’arrangeaient pas vraiment les
bidons.
Oui, oui, c’est une banque à l’ancienne, me répétait mon oncle. Et à quoi
bon fourrer le nez dans une comptabilité approuvée par les intéressés. Mais
toi, tu es un des intéressés, tu cosignes les bilans et les comptes. Je signe ce
que l’on me donne à signer, vois-tu ? Un coup d’œil par-ci, par-là, et hop.
On doit se fier au réviseur. Au « Revizor », en effet. On croirait du Gogol
en russe, ou du moins en caractères cyrilliques.
De quoi je me mêle ! Qu’ils se débrouillent donc avec leurs chiffres à la
noix. La banque, prétendait l’oncle, n’a jamais été aussi prospère. Tant
mieux.
Je ne me rappelle certes pas aujourd’hui, cinquante ans plus tard, les
détails. Il me semble même avoir découvert des indemnités de sinistres qui
n’avaient jamais eu lieu. Et la cote de la banque s’en trouvait renforcée.
Ce fut un été prometteur que celui-là. J’en ai même eu soudain la
conscience tranquille. L’automne, lui, a mal commencé par le suicide avorté
d’Hannah.
Les deux familles se sont liguées pour plaider la réconciliation. Hannah
était tirée d’affaire. La grande maison glacée attendait les tourtereaux – qui,
en fait, ne s’étant pas séparés, n’avaient pas à être « réconciliés ». Ron ne
me tuerait pas. C’était la même embrouille qui me ligotait. Roberte, la sage
Roberte, m’invitait même à temporiser. Mais je savais de science sûre que
je devais échapper à ce lieu choisi pour nous, sans nous, et surtout sans moi.
Je tourne en rond, aujourd’hui comme jadis. Quelques feuillets sauvés
d’un carnet me laissent pantois : « Pourquoi ne pas essayer ? Faisons un
effort. Passe ton doctorat. Prends un métier. Relève la tête. Occupe-toi de la
petite fille, coincée chez ses grands-parents. Sa mère s’y est attachée si peu,
semble-t-il, que c’est à toi de veiller sur elle, qui deviendra enfin un lien, au
lieu de n’être qu’un ballot tant aimé qu’on l’asphyxie. »
Je ne vois plus Roberte que le jeudi, son jour de sortie. Nous allons
mélancoliquement boire du jerez à l’As de Pique, notre taverne favorite, en
face de l’Ange à la fontaine. Nous évoquions les voyages que nous ferions,
plus tard, toujours plus tard. Notre chasteté nous surprenait.
Hannah avait été comme une petite sœur malmenée. Roberte était une
grande sœur (par la taille, au moins) qui déployait la même patience que
l’Ange de la fontaine.
Frans ou Raymond m’appellent de temps en temps, par le téléphone de la
taverne où ils me savent bien caché dans l’ombre du fond de la salle.
Je réponds. Quoi leur dire, sinon que ça va, qu’il n’y a rien de neuf, que la
roue tourne. À l’endroit ? À l’envers ? Je l’ignore. Quant à eux, le boulot
promet. Il n’y a pas de friture.
Pas question d’en dire davantage. Voici qu’il neige à nouveau.
C’est sous le signe de la neige que j’ai passé ce Noël à Florence, il y a si
longtemps, nanti d’un pécule digne de celui du jeune Larbaud (du moins
m’en persuadais-je). Les flocons très fins tournaient en rafales. Une fumée
bleue s’échappe d’une cheminée.
Si j’envisage ce vieux cancer en pleine expansion, je souris. Il me semble
me sentir plus vivant depuis que « je sais ». Je suis resté trop longtemps, ces
derniers mois, sans « savoir », à ne faire que soupçonner, et même à
m’entendre affirmer par un médicastre : « Vous n’avez rien. » Bien sûr on
pourrait ordonner des examens infinis, mais à quoi bon ? Vieux, on devient
sourd peu à peu.
Merci, docteur, je ne vous oublie pas dans mes prières. Et j’oublie encore
moins vos patients en bonne, excellente santé, qui se contentent de vieillir
avec votre bénédiction.
Une infirmière joviale m’a délesté hier, à l’hosto, de ce drôle d’obus
accroché à la taille, chargé d’instiller un produit miracle par le boîtier vers
le corps spongieux pendant quarante-six heures. Pourquoi quarante-six ?
C’est le genre de question oiseuse que je ne pose pas. Je crois être un
malade facile.
Du reste, suis-je malade ? Deux pies viennent de traverser le ciel dans un
élan miraculeux.
Carnet, hiver 1963
Les psychiatres ou psychologues ont à peu près le même faciès, la même
allure furtive, la même absence d’humour. Sauf exception – rare. Ils se
veulent, et se croient, indéchiffrables. Laissons-leur leurs illusions.
Il a donc bien fallu que je me prête à la « consultation ». Mais encore,
pour « consulter », faut-il extraire de soi des mots et des paroles, et des
pensées, que l’on préfère garder pour soi.
La dame psychologue est la moins silencieuse. Il faut lui rendre cette
justice : elle essaie de comprendre ce qui crève les yeux, à savoir – selon
moi – qu’Hannah et moi ne sommes simplement pas faits pour vivre
ensemble. Que j’ai commis une grave erreur de l’emmener durant ce séjour
en Bourgogne et de l’épouser ensuite « pour faire plaisir à tout le monde »,
aveuglement pernicieux et coupable. Mais elle-même, la psychologue, se
met le doigt dans l’œil en cherchant à qualifier en moi un sentiment que je
n’éprouve pas, que je n’ai jamais éprouvé : l’amour, ou quel que soit le nom
qu’on lui donne. Il faut cependant que je ruse et que je continue à ménager
Hannah, qui est bien fragile. Et feindre n’est pas mon fort, en la
circonstance.
Reprenons les choses ab initio. Même rengaine. Et j’en ai assez de les
reprendre depuis le début, les choses.
Il ne s’agit pas du passé mais de cet avenir sombre que je devine.
Je m’abstiens évidemment d’évoquer le comportement de mon père, sa
tentative de viol (à laquelle j’ajoute foi), dès lors qu’il me faudrait
reconnaître que je n’ai épousé Hannah que pour réparer la faute d’un
ascendant. Qui me croirait ? Hannah n’y fait évidemment, quant à elle,
aucune allusion.
Je ne suis devenu son mari que par contumace. Renégat, escroc, toutes
les épithètes sont bonnes pour me qualifier.
À ma mère, je ne peux rien dire. À mon père, je n’adresse pas la parole.
L’autre soir même, un réflexe à propos d’une de ses sentences, je l’ai
durement frappé. Il s’en tire avec une côte fêlée. C’est peu.
Je me suis remis à la boxe. En privé donc. Mais aussi chez mon ami Joe
qui a rouvert son gymnase à N. Quelques jeunes fringants s’y entraînent
avec ardeur. Moi je suis rouillé. Guère à la hauteur pour servir de sparring
partner, mais je me retrouve au moins physiquement. Je termine aussi tant
bien que mal mon doctorat, décidé d’essayer de devenir un citoyen
respectable, même si la considération des bourgeois ne m’est pas acquise.
Le « poète » est de retour, dit-on dans les couloirs de la fac. Poète sonne à
peu près comme cambrioleur ou dévoyeur de gamines à peine pubères. Ah !
S’ils savaient !
La psychologue en remet :
– Vous écrivez !
J’ai le malheur d’avoir publié cent pages de poèmes, un petit livre que
j’ai signé de mon nom, par bravade. Mal m’en a pris. Naïf que je suis, je
croyais me concilier quelques bonnes âmes. Ce livre m’a valu une critique
élogieuse dans un quotidien national. Cela suffit pour faire de moi un
individu encore plus louche, dont la jeune épouse se suicide et qui n’a que
des fréquentations douteuses (la boxe, pardieu !).
Je me sens lentement disparaître. Suis-je prêt ? Le quartier rayonne sous
le givre. Je me suis levé avant l’aube pour écrire, que faire d’autre avec
toute cette chimie dans le corps ? Et fumer, ce qui même ne m’est plus
interdit, et au diable les interdits.
Ça ne change plus rien, m’a confié un de mes oncologues. Heureuse
parole.
C’est le seul moment du jour où je m’éprouve en vie avec une sorte de
ravissement enfantin. La cigarette, le café fumant, le dessin gris bleuté des
branches nues dans les jardinets. Le silence aérien. Il fait frisquet dans la
cuisine et cela ne me gêne pas, moi qui ai toujours froid.
Une fumée blanche s’échappe d’un coin de la maison et s’évade entre
deux sapins à la tête blanchie pour se mêler au ciel pâle. Un chien noir
traverse une pelouse.
C’est l’heure où la douleur sourde s’éveille doucement jusqu’à la
mastoïde à gauche, au cervelet à droite. Les analgésiques communs n’y
peuvent rien. La nuque se raidit, les épaules se grippent. Nous avons tous
nos maux dont aucune guérison n’est assurée. Je me ressers du café.
Je rallume un mégot. Je fais en somme ce que je veux, conscient du pire,
mais aussi, paradoxe, du meilleur. Si peu de chose. « Si peu », écrivait Jean
Grosjean. « Ce frêle bruit », titrait Jaccottet.
J’ai passé un gilet de laine. Vieille carcasse, inattendue. Trop éveillée
pour aller se recoucher.
J’ai emporté avec moi quelques livres sans quoi je me sens nu. Il y a
Joubert, évidemment (un choix, les carnets complets seraient trop lourds
dans l’édition Beaunier) : « Nous n’écrivons pas nos livres quand ils sont
faits, mais nous les faisons en les écrivant. Ainsi ce qu’il y a de meilleur
dans nos ouvrages est-il masqué d’échafaudages : nos discours sont pleins
de ce qu’il fallait prendre et de ce qu’il fallait laisser. »
Peut-être est-ce justement ceci qu’il faudrait laisser. Il y a Nerval et
Armen Lubin, Henri Thomas, Pierre Morhange, Max Jacob… Il aurait fallu
affréter un camion. Et les disperser peu à peu dans la neige, pour plaire aux
corneilles.
Les livres sont en pile sur une table basse, dans mon dos. Je ne les vois
pas en écrivant mais leur proximité me protège. Enfin je veux le croire.
Le chien noir aboie d’une grosse voix pataude. Le jour est bien levé.
Le chien le salue.
Café refroidi, cigarette éteinte. J’ai du plomb dans l’aile. La douleur, les
vagues douleurs se précisent. Le mal n’y va pas par quatre chemins, il les
parcourt tous, l’un après l’autre ou en même temps. J’ignore qui sont les
gens du quartier, s’il y en a de malades, mais on peut le supposer, encore
qu’aux fenêtres les visages que je surprends de loin me paraissent jeunes.
Sainte-Jeunesse, où êtes-vous ? Si près de moi, si loin. Si intemporelle que
j’arrive à perdre notion de mon âge.
Est-ce encore bien moi qui suis à la barre, ou seulement inspiré par la
routine, et naviguant à vue, voire en rêvant aux étoiles ?
Carnet, 1958
Les pistes inexplorées sont multiples. On dirait une légion de pistes.
Mais quoi, en ce qui concerne ces objets mobiliers non répertoriés, laissés à
l’abandon dans des souterrains froids et humides où ils se dégradent ?
Ces biens meubles corporels meublants, comme les aurait qualifiés ce vieux
renard de Christophe de Thou.
Quoi, oui ? Il faut taire mes scrupules. L’aventure est trop exaltante.
Intimidante, aussi. Mais tenir entre mes doigts un dessin de Klee, une
aquarelle de Kandinsky, une huile de Schmidt-Rottluff, le rêve !
Nous déconstruisons la nuit ce que nous avons construit le jour. Nous
détricotons (comme Pénélope ?) afin de mieux tricoter. En restituant à la
lumière ces merveilles entrelacées de la plus noire obscurité, sommes-nous
devenus néroniens ? Qualis artifex pereo !
Serions-nous différents des plus sordides voleurs ? Des sauveurs de ce
qui devenait une énorme res nullius ? Des choses vouées à la consommation
des siècles se retrouvent à l’air libre. Et qu’importe le continent où elles
vont désormais respirer.
Dans des coffres de banque mais peut-être pas. Ouvertes au passant, dans
leur nouvelle ardeur. Cela m’intéresse-t-il vraiment de savoir ?
Oui, nous sommes des voleurs, et même des « voleurs d’enfants »,
comme le grand type de Supervielle :
« Derrière trois murs et deux portes,
Vous ne pensez jamais à moi,
Mais la pierre, le chaud, le froid,
Et vous ne m’empêcherez pas
De vous défaire, et vous refaire
À ma guise, au fond de moi-même
Comme les saisons font des bois
À la surface de la terre. »
Ainsi suis-je par le poète justifié. Le jugement du poète est le seul qui
vaille. Le seul qui m’importe. Mais horresco referens, s’exclamerait
Supervielle, j’en ai peur. Voire. Nous avons deux ou trois Argentins parmi
nos « clients ». Il ne leur viendrait pas à l’idée d’exiger un certificat
d’authenticité. L’œuvre, ils la connaissent, elle est dans leur sang. Dans les
incommensurables espaces d’une pampa surréelle. Je m’attribue le mérite
d’une restitution illégale au terme d’un enchevêtrement d’événements, de
trouvailles et de surprises qui ne tient guère que du romanesque le plus
accompli, celui de Mac Orlan par exemple, ou de Jacques Baron.
Cet hiver, j’irai donc à Florence, relire Larbaud sur la banquette d’une
vieille trattoria. Le soir tombera lentement sur un fleuve taché de jaune, et
des dômes miroitants. Des dômes ! Pourquoi pas pousser jusqu’à Istanbul,
et m’ouvrir la Corne d’Or.
Je serai gavé de pâtes à la florentine et de montepulciano. Je serai le
Barnabooth de Natalino. Je ne suis pas, Dieu merci, un adolescent
boutonneux. Je ne serai jamais le fils de ce père honni, pauvre mère. Vous
ne saurez rien de moi, parents indignes.
Je ne tiens pas à devenir un fils prodigue.
C’est Gide aussi que je lisais, bien sûr. Le Gide de Paludes :
« Nous avons bâti sur le sable
Des cathédrales périssables. »
Et je revoyais les cheveux blonds de Coby flotter dans le vent de
l’Afsluitdijk, cet après-midi-là où elle était joyeuse en nous menant à
Lelystad, contempler quatre temples, quatre banques et un seul chemin.
J’aurais dû me méfier de Lelystad que je ne veux jamais revoir, même en
rêve. Revoir, revoir, sans cesse revoir, tendre la main vers un vide chaque
jour plus obscur. Il n’y a pas plus de lumière, mon cher Goethe.
Mais une brume intense qui s’accroche aux toits pentus et me surveille.
Je les observe, ces toits, depuis la fenêtre de l’hôpital où me revoici.
La septantaine, est-ce donc un âge si menacé ? Non, puisque chaque âge
sent peser une menace diffuse. Rien de neuf. Je n’ai pas encore compris les
lois de la gravitation universelle. J’avais sept ans – l’âge de raison ? – et je
m’obstinais à raccrocher la pomme tombée du pommier. Plus tard, j’ai lu
Gravitations qui se trouvait dans la bibliothèque, en Gueldre. Et j’ai vu, au
musée Kröller-Müller, l’Amazone de Seurat ne jamais quitter son élan.
Cela m’a-t-il rien appris que je ne sache déjà, d’instinct ? Je manque
d’instinct, dit-on de moi. Du moins une voix en moi profère ce jugement :
tu manques d’instinct. Ou : tu manques d’empathie, ce qui semble pire.
Souffrir seul, est-ce donc un crime ? Je vois bien, dans cet hôpital, que l’on
peut souffrir en silence, et même avec le sourire. Il y a cette infirmière aux
remarques caustiques, qui vous pique le torse comme si elle jouait aux
fléchettes. Cela suffit à me rendre la bonne humeur, fût-elle de façade.
Le vieil homme ne renonce pas à se chercher, et se trouve peut-être. Effet
apaisant de la mixture chimique, ou de la paix réelle du lieu ? Nous n’en
saurons rien, si nous en sortons, si nous n’en sortons pas. Ce n’est pas
mourir qui suscite la peur, mais ne pas mourir. Mourir à l’heure de notre
mort, amen. C’est le mieux. Mais a-t-on le choix ? Devenue grande, la
petite fille a-t-elle éprouvé qu’elle avait encore le choix ? Je n’ai pas
compris sa mort, comme s’il y avait à comprendre. Je ne l’ai même pas vue
morte, aussi est-ce encore à elle que je m’adresse. Les cendres dispersées, il
me restait l’image vivante d’une jeune fille au regard rieur, aux explosions
de colère et de joie. C’est en moi qu’elle vit toujours en mourant avec moi,
nuit après nuit.
Et cette douleur qui regagne en ce moment ses places favorites, entre les
tempes, dans les nerfs de la nuque et du crâne, cette douleur, la ressent-elle
aussi ? Est-ce que je survis à sa place, pour l’endormir. Comme jadis, quand
nous n’avions rien à craindre, pensions-nous. Mais elle-même, déjà, n’était-
elle pas amputée d’un autre amour, affecté d’absence et de résolution.
Résoudre, voilà le mot. Des problèmes de cruciverbiste.
Je ne suis que cela, et je collectionne les fautes, les impairs, les rejets
foireux. Je possède, tout dépossédé que je sois en apparence, une collection
de hontes et de méfaits qui ferait peur au criminel endurci.
Carnet, fin 1965
Mes carnets ne sont plus qu’un artifice. Artifex, non pas artiste, mais
artificier. Cesser de les tenir serait la solution, c’est banal. Je les empile
dans ce logement neuf où je reçois la petite fille. Je ne les relis pas, je ne
cherche pas à rabibocher des débris.
J’ai évité Roberte depuis des semaines. Elle n’appellerait pas, je le sais.
Elle me laisse à ce faux deuil que je dois bien me donner l’air d’assumer.
La petite fille était ici, avec moi, quand sa mère est morte, fracassée contre
un mur, dans son automobile lancée à plus de cent soixante à l’heure, le soir
de Noël. Seule, irrémédiablement seule, à jamais.
Après l’enterrement, auquel je n’ai pas assisté, j’ai reconduit la petite
fille au village, chez ses grands-parents qui m’ont demandé de pouvoir la
garder. Ce à quoi bien sûr j’ai répondu oui.
La route était enneigée. Je roulais le plus prudemment possible, comme
si… Oui, comme si.
La petite fille restait silencieuse. Elle portait un bonnet de neige orné
d’un portrait de nain. Elle a tourné le visage vers moi :
– Maman ne sera pas là.
– Non, tu as raison, elle n’est pas là.
– Je sais qu’elle est morte.
La petite fille aura attendu d’atteindre l’âge de sa mère pour mourir à son
tour. La mort, paraît-il, ne repasse pas les plats. Mais oui.
Son arrière-grand-mère est morte, son grand-père, sa grand-mère, et la
famille ainsi s’est décimée. La petite fille a survécu seule, en compagnie
des chats, dans la grande maison cubique, face à l’espace désert de la friche,
où rien ne s’est bâti.
Clément avait enfin réussi à se pendre.
À la petite fille, je ne disais pas : viens vivre avec moi. Je le pensais, je
me taisais. Son attachement morbide au lieu de son enfance l’a conquise.
Et que pouvais-je lui offrir, sinon l’errance à laquelle je m’étais voué ?
J’entretiens ce cancer – car c’en est un – depuis de si longues années, si peu
fertiles, si dénuées d’assises.
J’ai abandonné Roberte comme je me suis abandonné. J’ai disparu sans
cesse au-delà des monts pour réapparaître parfois à l’improviste, chancelant
et démuni.
La vérité ne se laisse pas manipuler comme je le crois. Qu’importe le
temps, le chancre se développe et c’est bien la seule vérité.
Raymond est mort, assassiné par l’amant de sa femme, il y a près de
vingt ans. Frans, lui qui aurait dû mourir par le fer et le feu, sidéré par une
vulgaire crise cardiaque.
Seul Samir, averti par quel oiseau migrateur ? est là dans la chambre.
Que nous dirions-nous ? Le jeune Samir a pris du ventre.
La pègre n’est plus ce qu’elle était, constate-t-il.
Ensuite je m’endors. À mon réveil, le fauteuil est vide. Il ne reste que la
moulure d’un corps.
Puis elle disparaît.
Carnet, sans date
« J’ai cherché dans l’absence un remède à mes maux
[…] J’ai trouvé le silence et jamais le repos. »
Évariste de Parny, Élégies