0 évaluation0% ont trouvé ce document utile (0 vote) 403 vues375 pagesWESSLER, Éric - La Littérature Face À Elle-Même (L'écriture Spéculaire de Samuel Beckett)
WESSLER, Éric - La Littérature Face à Elle-même (l'Écriture Spéculaire de Samuel Beckett)
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SOTO Ton CLLRS Mat
FAUX
TivT «28IMustration couverture: M.C. Escher’s “Drawing Hands”,
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Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de 150 9706: 1994, Information ot documentation - Papier pour documents
Prescriptions pour la permanence’.
ISBN: 978-90-420-2722-0
E-Book ISBN: 978-90-420-2723-7
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Printed in The NetherlandsLes recherches qui ont conduit a la rédaction de ces pages ont
@abord &é menées grace 4 aide de Julian Garforth et de Verity An-
drews, a I’Université de Reading ; elles se sont ensuite enrichies de la
lecture attentive qu’en ont faite Michel Touret et Pascal Dethurens
Que tous soient remerciés de leur attention.
L’auteur tient tout particuligrement a exprimer sa gratitude &
Sjef Houppermans et a Luc Fraisse pour leur disponibilité, leurs nom-
breux conseils, et pour l'exemplarité de leur demarche scientifique,
source de motivation constante depuis lélaboration de cet ouvrage
Jjusqu’a sa publication.Ama marraineRéférences des éditions utilisées pour les euvres citées
que nuages...dans Quad et autres pieces pour la télévision, Paris, Editions
de Minuit, 1992.
Assez dans Tétes-mortes, Paris, Editions de Minuit, 1967, 1972.
Au loin un oiseau dans Pow finir encore et autres foirades, Pati, Editions de
Minuit, 1976.
Bande et Sarabande, traduit par E. Fournier, Paris, Editions de Minuit, 1994,
Berceuse dans Caiastrophe et autres dramaticules, Paris, Editions de Minuit,
1986.
Bing dans Tétes-mortes, Paris, Editions de Minuit, 1967, 1972.
Cap au pire, traduit par E. Fournier, Paris, Editions de Minuit, 1991.
Cascando dars Comédie et actes divers, Paris, Editions de Minuit, 1972.
Catastrophe dans Catastrophe et autres drameticules, Paris, Editions de
Minuit, 1986.
Condres dans La Derniére Bande, Pats, ditions de Min
Cette fois dans Catastrophe et autres dramaticules, Paris,
1986
Comédie dans Comédie et actes divers, Paris, Editions de Minuit, 1972.
Comment ‘est, Paris, Editions de Minuit, 1961
Compagnie, Paris, Editions de Minuit, 1985.
Dun omvrage abandoné dans Tétes-mortes, Pars, Editions de Minuit, 1967,
1972
Dis Joe dans Comédie et actes divers, Paris, Editions de Minuit, 1972
Dream of Fair to Middling Women, Londres, Calder Publications, 1993.
Eleuiheria, Paris, Editions de Minuit, 1995.
En avtendant Godot, Paris, Editions de Minuit, 195
Film dans Comédie et actes divers, Pars, Editions de Minuit, 1972.
Fin de partie, Paris, Editions de Minuit, 1957.
Foirades dans Pos finir encore et autres foirades, Paris, Editions de Minuit,
1976.
Imagination morte imaginez dans Tétes-mortes, Paris,
1967, 1972
Impromptu d’Ohio dans Catastrophe et autres dramaticules, Paris, Editions
de Minuit, 1986.
L'Innommable, Paris, Editions de Minuit, 1953.
La Derniére Bande, Paris, Editions ée Minuit, 1959,
Le Dépewpleur, Paris, Editions de Minuit, 1970.
Le Monde et le pantaton, Paris, Editions de Minuit, 1982.
Mal vu mal dit, Paris, Editions de Minuit, 1981
Malone meurt, Pass, Editions de Minuit, 1951
1959,
tions de Minuit,
fitions de Minuit,10 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
Mercier et Camier, Paris, Editions de Minuit, 1970.
Molloy, Paris, Editions de Minuit, collection « Double », 1951.
More Pricks Than Kicks, Londres, Calder Publications, 1993
Murphy, Paris, Editions de Minuit, 1965.
Nacht und Traiime dans Quad et autres pigces pour la télévision, Pars, Edi
tions de Minuit, 1992
Nowselles dans Nouvelles et textes pour rien, Pars, Editions de Minuit, 1958
Oh les beaux jours, Patis, Editions de Minuit, 1963-1974
Pas, Pars, Editions de Minuit, 1978.
Pas moi éans Oh les beaux jours, Paris, Editions de Minuit, 1963-1974.
Pour finir encore dans Pour finie encore et autres foirades, Pati, Editions de
Minuit, 1976.
Premier Amour, Paris, Editions de Minuit, 1970.
Proust, traduit parE. tions de Minuit, 1990,
Quad dans Quad et auires piéces pour la télévision, Paris, Editions de Minuit,
[992
Quoi oly dans Catastrophe ot autres dramaticul
1986.
Sans dans Tétes-mortes, Pais, Editions de Minuit, 1967, 1972,
Se voir dans Pour finir encore et autres foirades, Paris, Fditions de Minuit,
1976.
Solo dans Catastrophe et auires dramaticules, Paris, Editions de Minuit,
1986.
Soubresauts, Paris, Editions de Minuit, 1989,
Soule dans Coméiie et actes divers, Pati, Editions de Minuit, 1972
Textes pour rien dans Nouvelles et textes pour rien, Pati, Editions de Minuit,
1958,
Tous ceue qui tombent, Paris, Editions de Minuit, 1957
Trio du fantéme dans Quad et autres pieces pour a télévision, Paris, Editions
de Minuit, 1992,
Trois Dialogues, waduit en partie par E. Fournier, Paris, Editions de Minuit,
1998
Va-ev-vient dans Comedie et acts divers, Pats, Editions de Minuit, 1972.
Want, Paris, Editions de Minuit, 1968
Fournier, Paris,
, Paris, Editions de Minuit,
Les références des autres euvres (notamment lorsqu’elles sont citées
en anglais) sont indiguées au fil du texte.
La date indiquée aprés la premiére mention de chaque titre n*est pas
celle de la publication ou de Iédition, mais la date de composition.Introduction
« Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore.
Jusqu’a plus méche encore. Soit dit plus méche encore. Dire pour soit
mal dit. Dire désormais pour soit mal dit. » Ainsi commence Cap aw
pire, Vn des demniers textes en prose de Samuel Beckett, écrit en
anglais en 1981 : dans ces quelques phrases se tiennent la cellule de
Paeuvre, son ambition, sa portée et le secret de son mécanisme. Le
texte se lance un défi et s'impose une régle d’écriture ; son principe,
ce qui le fait advenir, c’est seulement de dire ; il se justifie done de
Jui-méme, par lui-méme, avec probité, avec humilité, certes, mais au
risque de laberration : une syntaxe convulsive, un discours décousu,
voila tout le vestige d’une carriére assidue et exigeante, pourtant inau-
gurée sous le patronage de Dante.
Mais en rester la, ce serait oublier — ou se cacher ~ que le texte de
la Divine Comédie, commandité par la voix méme de Dieu, porte aussi
en lui, explicitement, initialement, sa propre justification, laquelle,
pour nous autres du XXI" sigcle, n’est pas moins aberrante que chez
Beckett : seribo quia absurdum. Ce serait encore reculer devant la
question ainsi adressée 4 notre temps: quelle légitimité pour la litéra-
ture?"
Cap au pire est Vacte de naissance quasi testamentaire — docu-
ment beckettien sil en est — d'une littérature que on qualifierait
abstraite comme on parle de peinture abstraite :
Beckett réalise son projet dune écriture absolument autosusfi=
sante, engendrant sa propre syntaxe, son vocabulaire, sa grammaire
' Deux rélexions récentes posent la question directement: Tzvetan Tadorov, La
Linérature en péril, Flammarion, « Café Voltaire », 2007, e: Antoine Compagnon, La
Liuérature, pour quol faire ?, College de France /Fayard, 2007.2 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
sutoélictée, erdant méme des vocables qui répondent & la seule lo-
sique de Tespace pur du texte: plas de référent, plus de tentative
‘pour mimer le réel ou en donner un équivalent, plus de lien direct
de transposition ou de description du monde, un texte qui ne doit
4qu’a lui-mime de pouvoir étre deri?
Et ce testament révelerait objet central de aeuvre beckettienne
la représentation de la littérature par elle-méme.
Est-ce a dire que Beckett en a chassé tout le reste ?
Un an plus tard se joue sa demicre pitce, Catastrophe : si les mots,
sila main qui tient la plume étaient les héros de Cap au pire, ceux de
cet ultime drame sont un metteur en scéne, son assistante, un éclaira-
giste, et acteur silencieux qui sert de prétexte a Texervice de leurs
fonctions. Aprés la littérature pour la littérature, voici le thédtre pour
le théatre. Et pourtant : Ia pidee, dédiée A Vaclav Havel, est la plus
politiquement engagée de toutes celles de Beckett.
Crest sur le constat d°un tel paradoxe que l'on doit s‘appuyer : Ia
littérature dans son ensemble, autant que léeriture singuligre dun
auteur en action, semblent se regarder comme en un miroir, narcissi-
quement, & travers Ia miniature prismatique de 'ceuvre beckettienne :
mais dans image spéculaire qui se forme ainsi, se dessine quelque
chose d’autre que leur propre reflet, et qui leur donne un sens.
Pourquoi le caractére spéculaire d'une ceuvre renvoi
si violemment a la raison d'etre de fa littérature tout en
sans intention déclarée de le faire ? Le lieu dun tel écho, dun tel tres-
saillement aussi, est sans doute la conscience méme du lecteur et de
tout homme, capable de sobserver, de se réfléchir, non seulement
dans l'assomption definitive et bien assise du cogizo, mais dans Pautre
posture, la voisine, celle qui ne se prend que par instants, en chance-
lant: Peuvre qui s‘exhibe comme telle se replie sur elle-méme, se
coupe de la source externe qui ta légitimait, et signale sans fagon
qu'elle n’ouvre sur rien d’auire, sur aucune des transcendances mysté-
rieuses ~ sens, connaissance, vérité, étemnité peut-étre — que le lecteur
espérait. Or celui-ci, parce qu’ est raisonnable, a fiéquenté ailleurs,
dja, ce sentiment de vide, qui ticnt moins de la déception que du dé-
sespoir, et qui surgit lorsque la conscience, se prenant elle-méme pour
objet, essaie de concevoir sa propre non-existence ; s"interrogeant sur
Pascale Casanova, Beckett I'abstracteur, Anatomie d'une revolution littéaire, Pais,
Editions du Seuil,« Pition et Cie», 1987, p.24,IxrRopucrion B
la valeur de la vie, qu'elle croit comprendre, elle oublie qu’elle en est
tun produit, et 1a juge comme de extérieur. Mais il faut que je sois
vivant, i] me faut étre en vie, étre une forme de vie, pour affiemer que
ma vie n'a pas de sens. Ft parfois, le paradoxe institué par oeuvre qui,
se reflétant en elle-méme, se fait passer pour une partie du tout qu'elle
est vraiment, ce paradoxe évoque inlassablement la posture intenable
oi se hisse celui qui juge la vie comme s'il était mor, le suicidaire en
puissance. Juste & c6ié du cogito done, et, selon Camus, plus vivement
que lui, se tient « la question fondamentale de la philosophie », posée
par la premigre phrase du Myrhe de Sisyphe : «il n’y a qu'un pro-
bleme philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide» ~ et c’est
bien autour de cela que tourne leeuvre de Beckett, comme, peut-étre,
toute écriture spéculaire,
La critique beckettienne face au problime
Les pigces et les romans de Beckett constituent une littérature qui
se représente elle-méme, une littérature qui s’exhibe comme telle et
qui joue de cotte exhibition :
Preuve que Beckett pousse Ia coherence de son projet jusqu’’ poser,
dans son texte, la question de sa présence-absence, i incorpore
dans sa « mise en seéne » la main qui ceri, la t&te qui réfléchit et
livre une sorte @autoportaiten action. Autoportnit désenchanté et
prosaique de M'gerivain refusant les présupposés de ls conscience
jJusqu'a sobjeciverIui-meme comme fabriquant d'images dans ses
propres images, c*esti-dire en se mettant dans le tableau, comme
Velasquez se représentantIui-méme en train de peindrs & Varviér-
plan des Ménines,?
Crest un phénoméne qui n’échappe nul lecteur ; les critiques
ont t6t remarqué qui, au lendemain des. promiéres représontations
En attendant Godot, en 1953, parlaient déji de théitre dans le thé-
tre et de pirandellisme’. Dés 1965, le livre de Raymond Federman,
“Ud. 9.26
“Voir par exemple Jean Anouilh, dans Arts Spectacles, fivriermars 1083, pI, et
Lawrence Graver (6d,) et Raymond Federman (64,), Samuel Beckett, The Critical
Heritage, Londkes, Henley et Boston, Routledge & Kegan Paul, 1979, p. 88115,4 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
Journey to Chaos, propose de lire la prose beckettienne comme une
exploration des arcanes du roman européen, comme un déploiement
de stratégies literaires centrées, tout particuligrement, sur le statut de
Ja fiction : auteur, lui-méme romancier, y décrit I’évolution des per-
sonnages ~ Watt, Murphy, Mercier, Camier et les autres ~ en termes
de postique du récit, discernant, au fil des romans, la dégradation pro-
gressive des formes narratives traditionnelles, nées 4 lage classique.
Les textes invitent eux-mémes 4 une telle lecture : dés ses premiers
romans en fiangais, autour de 1950, Beckett met en scene des person-
ages qui, la plume & la main, couchent laborieusement leur propre
histoire sur des feuilles volantes.
La critique anglo-sixonne sera prompte a fréquenter la voie
qu’ouvre ainsi Raymond Federman, dont I'attention qu'il préte & la
représentation de écriture dans les aeuvres mémes fora naitre ph
sieurs études dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Angela
Moorjani’ montre, par exemple, que les romans de Beckett dessinent,
avec des formes et des couleurs trés diverses, une image de leur acte
de maissince et du protocole de leur création, de préférence en des
symboles qui trouvent a s’interpréter par la psychanalyse : la démar-
che de eréation litéraire, d'un cOté, parodie Pouvrage divin, et, de
autre, tient la fonction nécessaire d'un jeu dans imaginaire et dans
économie psychique du sujet beckettien, Av fil d'une lecture souvent
chronologique, Angela Moorjani dévoile et déchifite 1a plupart des
figurations symboliques de I'éeriture que l'on rencontre chez Beckett,
Jusqu’a Comment c'est (1960) plus particuligrement. En cela, sa dé-
marche trouve certaines resemblances avec celle de Hannah C. Cope
land’, Leur idée maitresse est la suivante : au sein d’une série de textes
Pourtant gouvernés, en apparence, par les lois de l'entropie et par le
doute perpétue, il existe une cohérence et une progression chronolo-
gique ; ces lignes stables se distinguent pour peu que l'on préte une
certaine attention & la qualité éminemment réflexive de I'écriture bec-
kettienne, Et, certes, la conclusion est pleine de pertinence : le eréateur
qui se tient 4 Porigine du texte beckettien, excessivement lucide de-
vant son propre travail, pratique assidiment, comme Descartes dans
son poéle, une réduction progressive et méthodique de I'usage des
outils hérités de la littérature traditionnelle ; il la pratique par éthique
5 Abysmal Games in the Novels of Samuel Becket, Chapel Mill, University of North
Carolina Press, 1982, 169 p,
"Artand the Arist i the Works of Samuel Becket, The Hague, Mouten, 1975, 233 p.IxrRopucrion Is
et par esthétique, Dans I’étude de Hannah Copeland, les commentaires
du créateur sur le texte en train de s*éerire sont systématiquement
relevés, de Murphy (1936) & Comment ¢'esi. Mais vette lecture par
vient surtout mettre au jour la figure emblématique de Memnon,
présente dans Malone meurt (1948), et érigée ici a la fonction de sym-
bole de artiste beckettien. La statue de Meninon, & Thebes en Egypte,
se mettait & parler comme par enchantement quand elle Stait touehée
par un reyon du soleil ; par fi, on comprend que le eréateur beckettien
regoit du dehors sa faculté de parler, son langage méme. Selon la rela-
tion de tant dhistoriens antiques, les yeux du colosse possédaient
aussi la faculté magique de s’animer a la lumiére : un lien est done
tabli entre Iwi et esprit: eréer, parler, dire, c’est voir, et étre vu.
Winnie le rappelle au nom de tous les autres, dans Oh les. heaur
jours (1962). La validité de cette lecture s"étend ainsi au théatre de
Beckett.
Enfin, une troisime étude générale consaerée a la question de
V'écriture telle qu’elle se représente elle-méme, se centre davantage
sur les textes qui suivent L 'Tanommable (1950), en partant plus préci-
sément du recueil, contemporain, des Textes pour rien : c'est celle de
Susan D. Brienza’, qui examine la correspondance entre le contenu et
le style des textes, s'appuyant sur 'hypothése d’un mimétisme tres
fidéle du langage, d'un cété, et, de autre, de la fiction, de histoire
ou de Ia personnalité du narrateur. Chemin faisant, étude rend
compte d’un tournant capital dans I’évolution de la prose beckettienne,
celui de Comment c'est, oi se joue le renouvellement du style, mais
également celui des enjeax de fa eréation, et de Iécriture : c'est aussi
instant oii Beckett abandonne le commentaire systématique et direct
du texte par lui-méme, pour en inventer des modes plus métaphori-
ques.
Que recherche-t-on alors, quand on observe avee tant de minutie
les replis d'un discours sur Iui-méme ? Le bref apersu qui précéde per-
met de comprendre que cette problématique de l’autoreprésentation,
chez Beckett, est généralement élucidée pour mettre en valeur deux
phénoménes. Dune part, la description, réalisée sur divers mode, du
processus de création littéraire® ; d’autre part, I’élaboration d'une cer-
Samuel Beckett's New Worlds, Style in Metaficton, Norman et Londres, University
of Oklahoma Press, 1987. xvii290 p
"A cot égard, on signalera apport des travaux suivants: Wanda Balzano, « Re
Mythologicing Beckett: the Metaphors of Metaficion in How Zr ls», dans Lois Op-16 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
taine image de artiste, et, peut-8tre, au bout du compte, de la litéra-
ture : s"appuyant aussi sur les quelques écrits d’esthétique que Beckett
a signés, Lawrence Harvey’, puis David Read", proposent une sy
thése et une clarification des idées que l'on y trouve, formulées no-
tamment dans son Proust (1930), et qui, ultérieurement, semblent se
encontrer souvent dans sa propre pratique.
L’étude la plus récente est celle de Shimon Levy'!, consaerée au
théatre de Beckett: elle y reléve toutes les modalités de ’auto-
référence telle qu’elle se réalise non seulement dans le texte, mais sur
car Beckett joue souvent avec le medium théatral, dont les dif
frentes dimensions, le décor, la lumiére, le son, se commentent mu-
‘uellement. Shimon Levy démonire que, derriére l’univers seénique de
Beckett, se cache une figure, diseréte mais omniprésente, gui tran
cende Ia fiction, et qu'il appelle I'auteur implicite ; et c'est peut-étre
Jui qu’il faut essayer de voir. L’autre constante de ce thédtre autoréfé-
rentiel, ¢ailleurs, est dindiquer au spectateur comment regarder ; ce
dernier se trouve ainsi représenté ou évoqué sur la setne. Par la, on s¢
rend vite compte que les enjeux de l'autoreprésentation dépassent
Jargement l'esthétique du théatre, pour rejoindre un questionnement
philosophique sur la condition humaine, mais également sur le statut
ontologique de la littérature comme praxis
Lreenture hautement reflexive de Beckett appartient & une
longue tradition qui remonte au barde a Vintérieur de I'épopée de
POdyssde et a la parodie des conventions de la tragédie grecque
chez Euripide. Alors que la litérature « pratique » la réflexvité la
philosophic essaie depuis longtemps de résoudre les problémes liés
penhcim ($d.) et Marius Buning (6i.), Beckett on and om, Cranbury, Londes et M
sissauga, Associated University Presses, 1996, p. 102-110 ; Frederik N. Smith, « Fic-
tion as Composing Process: How Its», dans Moms Beja (8), S. E. Gomtarsk (¢a,)
st Pierre Asticr (6d), Samuel Beckett ~ Humanistic Perspectives, Columbus, Ohio
State University Press, 1983, p. (07-121; Li-Ling Tseng, « Undoing and Doing:
Allegories of Writing in the Trilogy », dans Lois Oppenheim (6i.) et Mars Buning
(64), op. cit, p. 199-211 ; Elissa Barmack-Balgley, « Autoréflexivité t parodie dans
Compagnie de Becket », Annales de Unstitt de Philexophie et de Sciences morales
Université de Brurelles, 1985, p. 55-67.
* « Samuel Beckett on Life, Art, and Critieism », Modern Language Notes, vol. 80,
1° 5, décembre 1965, p. 5-562.
" « Artistic theory in the work of Samuel Beckett», Journal of Beckett Studies, n° 8,
1982, p. 7.22.
"Samuel Beckett's Selfreferential Drana : the thee 1's, Londres, Macmillan, 1990,IxrRopucrion
4 Faspect paradoxal de le réflexivité et de ses manifestations auto-
refrenielles cu autoréflexives caractéristiques. Bien qu’appar-
tenant en premier la tradition litéraire, Becket, nfanmons, fit
‘un usage constant et dlibéré de notions philosophiques concernant
Pautordtirencs
Beckett, alors, s‘inscrit simultanément, mais contre son gré, dans
deux postures que l'on a pu juger contradictoires a ses débuts ; [une
héritant de toute une tradition littérare et artistique suivant laquelle les
ceuvres et les auteurs se représentent, se commentent et se perodient ;
l'autre rejetant toute tradition au nom de |’avant-garde et de la rupture,
au moment ait I'on affirme que Ia littérature ne saurait avoir pour véri«
table objet qu’elle-méme.
Aujourd’hui, inscription de Becket! dans la lignée des éerivains
curopéens est plus lisible, non sculement parce que le temps a passé,
mais parce que histoire de la littérature ~ en cela influencée jusque
dans ses méthodes, ¢ailleurs, par Beckett et par d’autres ~ a récem-
ment modifié le contenu de sa notion axiale, celle de la « tradition »
littéraire dominante et canonique, du corpus des ceuvres considérées
comme importantes. Désormais, celui-ci accueille de plein droit les
textes a tendance parodique et réflexive, auxquels on reconnait une
authentique valeur littéraie, alors qu'on ne leur aecordait, auparavant,
qu’un statut de curiosité, dans le meilleur des cas. Une ceuvre qui se
proclamait elle-méme simple artefact, sans chercher a exercer sa ma-
gic absolue sur le lecteur, n'gtait pas vraiment, complétement, systé-
matiquement littéraire. Jusqu’au coeur des années cinguante, le préjugé
a encontre de cette « autre grande tradition »'°, comme on était obli-
gé de la surnommer, était encore tenace dans la critique anglo-saxonne
et en France, oii rayonnait par exemple Pidée que tout roman sérieux
se devait de ne pas briser T'illusion de réalité qu’il construisait. I ne
sest atténué qu’au milieu des années soixante-dix. « Autre » tradition :
entendons tradition paralléle, celle des ceuvres qui ne tenlent pas vers
Je naturalisme, ou qui penchent davantage vers l'affirmation de leur
propre artifice que vers sa dissimulation ; Diderot, Sterne et Pirandello,
° dp. 43 : nous vaduisons.
© Lrexpression est raduite de anglais ( the other great wadition »): lle est iiss
par Robert Alice Pertial Magic, the Novel as a Self-Conscious Genre, Berkeley, Lox
Angeles et Londres, University af California Press, 1075, p. ix) Elle est reprise pr
Robert Stam dans Reflexvity in Film and Literature ftom Don Quixote to Jeen-Lue
Godard, Now York, Columbia University Press, 1992, p. xiIs LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
plutat que Dickens, Zola et Ibsen. Or, il y a maintenant tout lieu de
penser que la distinction entre ces deux lignées d’ceuvres était artfi-
cielle, et souvent erronée'*,
La nouvelle attention portée & ce phénomene a conduit la critique
4 quelques incertitudes quant au choix des mots qui le désignent
autoréflexivité, autoréférence, autoreprésentation, métathéatre, méta-
fiction, métatextualité, spécularté, ou, en anglais, self-conscious lite-
rature'*, sont autant de substantifs ou de néologismes, ad hoc ou em-
pruntés aux sciences humaines, que l'on a avaneés, pour en parler,
avee plus ow moins de bonkeur et de conviction. Comment nommer
ailleurs un objet «étude qui ne trouve pas de delimitations fixes
dans le temps, dans espace, et encore moins dans index nominum
de nos manuels ? Une écriture qui se met en seéne, qui se commente,
se regarde et se démultiplie, reléve assurément de la pratique d°un
écrivain, de son esthétique méme, et de ses croyances. Mais il arrive
souvent aussi qu'un tel prineipe se réalise implicitement, voire a insu
de l’auteur, transgressant en cela les groupements habituels établis par
Thistoire de la littérature. Ainsi, l'on a pu lire Proust et méme, contre
toute attente, Balzac, comme des éerivains appartenant aussi, par cer-
tains aspects, et sans le vouloir, & cette tradition paralléle, laquelle se
révéle alors n’étre qu'un postulat.
II demeure toutefois possible de se fonder, a priori, sur des no-
tions qui ne posent guére de problémes, des catégories généralement
admises, pour essayer dappréhender clairement ce phénoméne qui,
s'il est net, saillant et parfois poussé a I’extréme chez Beckett, se mon-
tre souvent changeant a |’échelle des siécles, Quels sont done les tex-
tes qui constituent la colonne vertébrale cette insaisissable tradition ?
Indiscutablement, il s’agit d’abord des piéces comportant ce que l'on
11 taut voter quiaprés cote longue promotion dune limture qui recherche
Villusion de réalit, Te projet d'une literature qui ne représenteait qu'elle-méme 4
connu brievement, iui ass, Péoosion dune vrae dova- Mais la eriigue prend vite
ses distances: I premier numéro de la revue Texe, en 1982, renonce dj 8 opposer
autoseprésentaton et anti-représeatation. Voir notamment introduction de Lind
Hutcheon. 12-(L autoreprétentaton le ete exes miroir, Texte, n° 1, 1982).
' ainsi peur Robert Alt, le roman est un genre « selfconcious »,conscent de sci
ou «rflesi», vomine le dit le titrede son tide (op. cit)IxrRopucrion 9
est convenu d’appeler un dispositif de « théatre dans le théatre », quel-
les qu’en soient les formes. Beckett, au-deli du premier Pirandello,
recycle certains procédés datant de la fin de la Renaissance, de lage
baroque, et que Ion peut rencontrer chez Moliére, chez Goldoni, chez
Tieck a l'aube du romantisme, ou encore chez Musset et Hugo, pour
sen tenir a un théatre exclusivement litéraire, En second lieu, et c”est
ce qui lui a valu son nom, « ’autre tradition » est celle de la parodie,
de la contestation systématique de la littérature par elle-méme, en elle-
méme, notamment dans les genres narratifs, tradition inaugurée avee
Rabelais ou avec Don Quichotte. Enfin, un phénoméne textuel parti-
culier, qui peut occasionnellement recouvrir les deux catégories pré-
cédentes, se manifeste trés fréquemment dans cette hypothétique tradi
tion dont Beckett hérite : on peut le nommer réflexivté, en référence &
Ja notion philosophique qui porte ce nom, pour ainsi désigner la ten-
dance d’un texte & revenir sur lui-méme, & se représenter ou a se re-
mettre en question en tant que tel. C’est ce que ferait par exemple une
fiction s'avouant délibérément fiction, Ia maniére de Jacques le fata~
liste ou de La Route des Flandres de Claude Simon ; oF, la juxtapos
tion méme des deux titres, ici, évoque moins une parenté littéraire que
Ja difference criante que I’on connait entre ces deux auvres, et éablit
par conséquent la nécessité de distinguer les divers modes de ce qu’on
appelle réflerivité.
Si l'on donne autant de noms a ce phénoméne, au risque de s"y
perdre, c'est done certainement que sa complexité impose ; mais
comment la comprendre ?
Réflexivité et autoréflexivité
La réflexivité
Dans la critique littéraire, et plus particuliérement en France, les
termes de réflexivité et Wautoréflexivité semblent eire ceux dont on
uuse le plus souvent en référence aux phénoménes textuels qui
s‘apparentent a une évocation de leuvre par elle-méme en tant
qu’euvre. Le terme de réflexivité ne reléve pourtant pas tant de
Pesthétique ou de histoire de l'art, que de la philosophie cartésienne,
puis kantienne, Mais, rétroactivement, il désigne aussi, d’une maniére20 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
plus générale, une posture subjective trés perceptible dans les czuvres
de la Renaissance dgja: attitude de l’esprit humain se retournant sur
Jui-méme pour examiner ce qu'il sail. En ce sens, la réflexivité corres:
pond a ce que Ia critique anglophone nomme souvent self-conscious-
ness, C’est par ce mouvement de dédoublement de la conscience que
Robert James Nelson, par exemple, explique I’émergencs du procédé
de théatre dans le théditre & la fin du XVI‘ siécle :
Conssient de tout doute, Mhemme devient conscient de si
Non seulement la signification des actes, mais la signification dela
signification est mise a I'épreuve. Le thie se fait le miroir de
sett introversion & travers cetie forme litéaire de réflexivits qu'on
appele le théatre dans le théate."®
La réflexivité désigne donc, au sens large, une attitude normale de
surveillance transcendante de la conscience ; mais lorsque, chez
Vrartiste, cette conscience est créatrice, son mouvement de retour sur
soi entraine nécessairement, dans l'euvre créée, un ensemble deffets
esthétiques que la critique artistique et litraire tendra A nommer auto-
réflexivité. II devient alors possible, « posteriori, de soutenir que toute
création artistique comporte une dimension réflexive, que « art s’est
toujours nourri dune tension omniprésente entre illusionnisme et r
Alexivité »”.
Dans une acception plus restreinte, mais non moins féquemment
attestée, la réflexivité littéraire se définit comme un phénoméne
consubstantiel la littérature romantique et postromantique, phéno-
méne qui constitue méme partiellement la notion modeme de litéra-
ture", Ce glissement du concept, de la philosophie spéculative vers
Fresthétique et la poésie, est perceptible dés sa formulation par
Vidéalisme kantien, chez Friedrich Schlegel, dans le fragment 116 de
® {« Constious of all doubt, man becomes self-conscious. Not only the meaning of
action but the meaning of meaning is examined. The theatre mirors tis introversion
in that Titerary form of sclconsciousress called the play within a play. »] Robet
James Nelson, Play Within a Play, New Haven, Yale Univesity Press, 1958, p. 10
"All at has been nourished by the perennial tension between illusonism and
reflexivity»), R. Stam, op. cit, p-1
"La parent enire auoréilexivité et romantisme est d'abord rappelée aves force dés
le debut des années quatee-vingt, par Aluin Goulet, daw « La construction du moi pe
Fautebiographie ; Si le grain me meurt a André Gide » (L'Autoreprésentation : le
texte et ses miroirs, Texte, n° 1, 1982, p. 51-70)IxrRopucrion 21
Athenaeum, dont Vextrait suivant définit la fonction de la littérature,
ou de ce qui doit advenir sous le nom de littérature, selon le roman-
tisme d'léna
Cestelle aussi qui, libre de tout inért réel ou idl, peut le mieax
flottcr entre le présents et le présentant, sur les ales de la réflexion
postique, porter sans cesse cette réflexion & une plus haute puis-
sance, etl mukiplier comme dans ane série infinie de miro.”
Il s’agit done de reproduire le mouvement réflexif de la cons-
cience jusque dans la forme de l'eeuvre, et particuligrement de l’euvre
littéraire, puisque celle-ci, en tant que texte et langage, se présente
comme l'expression d’une conscience. Historiquement, le moment
romantique ne se définit peut-éire pas tant comme lapparition sou-
daine de la réflexivité litéraire, que comme la fin d'une nalveté jus-
qu’alors possible de l’expression artistique, de la création, et comme
lavénement dune réflexivité créatrice désormais inévitable : « ’im-
médiateté de lexpression est dépassée par insertion de la cons-
cience »"”. La réflexivité confére Mcuvre un réle de critique et
d’autocritique. Elle est le signe d'une activité avant tout intellectuelle
de méme que la conscience réflexive se prend elle-méme pour objet,
Je texte réflexif attire Iattention sur ses propres signifiants ; il est lu
méme poussé a tomber au rang de signifi¢.
Notons que, chez Beckett, cette pratique de l"ironie eréatrice est
Wabord celle des personages cur-mémes, au thédire, ou velle des
narrateurs dans les textes en prose. Elle constitue méme le principe du
phénoméne de derision et de dédoublement de soi que Pauteur porte
souvent a I’extréme*'. Lorsque Hamm, au comble de la souffrance et
de Mennui, finit par se demander s'il nest pas « en train de signifier
quelque chose »”, ce n'est pas seulement sa conscience qui se dédou-
ble, mais la piéce elle-méme qui se révéle comme telle, puisque
Hamm se met immédiatement & imiter un éventuel observateur, une
"Traduit par Philippe Lacowe-Labarthe et Jean
rie de la litérature du romentisme allemand, Bari
« Postique , 1978, p. 112.
* Peter Szondi, Podsie et postigue de W'idéulisme allemand, taduetion dirigée par
Jean Bollack, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1975, p. 106.
8 Voir Emmanuel Jacquart, Le Thédre de derision, Pavis, Gallimard, eollsction
« 1dées », 1974, p. 91 a 100,
2 Fin de parte, p. 9.
sue Naney, L'Abvolu litéraire, théo-
Editions du Seuil, collection«intelligence », dans laquelle le spectateur ne peut manquer de recon-
naitre sa propre posture face & Peeuvre. Un tel mécanisme n’est pas
absolument omniprésent dans I'euvre beckestienne ; il n'en constitue
pas la marque de fabrication. En revanche, il est prégnant dans les
textes qui se trouvent étre les plus connus, ceux de la période d’aprés-
guerre, & Vinstant du choix de la langue frangaise. La prose de Molloy
(1947), de Malonemeurt (1948) et de L 'Innommable (1950) en est le
lieu privilégié, sans compter les récits courts que auteur compose
dans ces mémes années, et que l'on reconnait au premier coup d’axil
en vertu, justement, de leur intense réflesivité eritique, laquelle agit &
échelle d’un livre tout entier comme A I’échelle de la phrase. Ainsi,
Mercier et Camier, rédigé en 1946 (et publié contrecceur en 1970),
propose périodiquement au lecteur un « Résumé des deux chapitres
précédents », et fait apparaitre sans sommation l’étrange Watt, tout
droit sorti du précédent roman, éponyme, de Beckett, au chapitre XT.
Le récit se compose peu & peu comme devant un miroir, ne cherchant
jamais 4 faire oublier sa nature de roman, et méme de roman de Bee-
kett, ce «Samuel Béquet » * que les personnages d’Eleutheria,
'année suivante, incriminent pour la déplorable médiocrité
un « navet » dont ils sont a la fois spectateurs et protagonistes, Si bien
que l"usage des procédés réflexifs devient, ici, un véritahle ton, celui,
particuligrement, qu’emploie Malone, écrivain de son état, lancé dans
la narration de la vie de Sapo :
Sai essay de réfléchir au début de mon histoire. Il y a des
choses que Je ne comprends pas. Mals c'est insignifiant, Je nat
qu’a continuer:
Sapo n’avait pax d’amis, Non, ga ne va pas
Sapo était bien avec ses petits camarades, sans en Eire exacte=
‘ment aimé*
Beckett, en une prose qui tout entiére se coule dans la forme de
Vépanorthose, éléve le mécanisme autoréflexif au rang de principe
shétorique cardinal, comme le montre Bruno Clément™. La réflexivité
® Eleuthera, p. 136,
“ Malone meust,p. 24-25 (nous respectons la typoeraphic)
' Voir L ‘Evre sans quelités, Rhétorique de Samuel Becket, Pais, Editions du Scull,
collection « Postique », 1994, p. 179.394,IxrRopucrion 2
dun texte, puisqu’elle peut essentiellement relever de son elocutio,
vise donc avant tout & perturber la conscience du lecteur, & l’entrainer
dans un retour sur soi symétrique & celui qu'elle opére elie-méme.
C’est ainsi, par exemple, qu’elle s’est généralisée dans les formes
narratives au moment méme out la fiction romanesque se constituait
comme imitation du réel™, dans les années 1660, et précisément en
réaction & cette tendance ; animés du souffle de Cervantés, les pre-
miers romanciers des Lumiéres dénoncent les mensonges de la fiction
dans leurs fictions mémes, créant Villusion pour mieux montrer au
lecteur trompé qu'elle n’est qu’illusion, Autrement dit, la littérature se
charge d’élaborer des discours « qui ne sont pas tenus »”” et, grace au
dispositif de la réflexivité, de faire percevoir leur impossibilité. C'est
un peu le catéchisme des Persans de Montesquieu, chargés d’oc-
casionner dans la conscience du lecteur frangais un brusque retour sur
soi. « Le roman est un Persan »™, écrit Jean-Paul Sermain a propos de
cette réflexivite a visée critique et morale.
‘On pourrait ajouter que le théatre, dans de nombreux cas, est lui
aussi un Persan, et que cette demigre forme de réflexivité — celle qui
entraine un retour sur soi du spectateur — le caractérise. Le mécanisme
de la catharsis, par exemple, ne procéde pas autrement que par ré-
flexivité, « C'est la naissance de la conscience dans illusion »” :
est done aussi la brusque révélation que la pigce n’est qu’ une pice.
Lorsqu’Edipe s'appréte sortir de son palais pour la derniére fois,
aprés sa mutilation, aprés le suicide de Jocaste, aprés une heure de
tragedie, il erie
il vout quion ésarte les portes, qu'on fesse voir d touts Ia ville de
Thebes homme qui, de son pére, fut Tassassin, et de sa mére
[-] Tu vas en juger to-meme:: regande, ies Vantaux du portal
® Sur le rapport entre le éalisme (quand il ne désigne pas seulement le mouvement
liéraire post-omantique augue! le nom de Flaubert est associé) et le genre ramanes-
gue, voir lan Watt, « Réalisme et forme romanesque », et a présentation de Trvetan
Todorov, dans Roland Barthes, Léo Bersani, Philippe Hanon, Michael Riffatctre et
Jan Wat, Litérature ot réalité, Paris, Le Seuil, collection « Points essais », 1982,
8.4.
Jean-Paul Sermain, Métafictions (1670-1730). La Reflexive dans la lutérature
4'imegination, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 7.
" thid. p11
® Asin Michel, « Le Théitre et l'appurence : d'Euripide & Calderon », Rene des
sciences humaines, fs. 8° 143, janviesmars 1972, p. 1124 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
s'éeartent le spectacle que tu vas voir frat iti au pte de ses en-
Ce n'est plus au seul Coryphée que s'adresse ici le valet, mais au
spectateur ; et, plus qu’a la ville de Thebes dans la fiction, c'est toute
la eité d’Athénes, assise sur les gradins, qui va assister au « specta-
cle » en question. La tragédie, dans ses moments critiques, comporte
tune dimension réflexive qui perdure dans toute histoire du theatre
occidental jusqu’a Beckett, ci qui ne conteedit nullement Aristote
1 faut proclamer tout dabord Villusoie, imiter ensuite ta ré-
alité ct enfin révéler & nouveuu Villusion, évidemment en ouvrant
les yeux sur une autre réalité, authentique eell-ci, qui nit rien &
vokr, si possible, avec la réalite évoquee, Rien de’cela ne manque
chez Aristoe, pas méme [a peiite gifle finale du réveil, qui doit re
donnée au bon moment,"
Ainsi, pour résumer, on nomme réflexivité littéraire une attitude
de la conscience (en général, celle d'un narrateur, dont le discours se
donne comme le flux de sa pensée), réalisée via la transposition tex-
tuelle d’un dédoublement et d’un retour sur soi ; cette transposition
prend diverses formes, allant de la simple intrusion critique dans la
fiction, jusqu’a Mallégorie de so-meme (comme le sonnet de Mallar-
mé), et affecte aussi bien I’écriture que la lecture. Enfin, le phénoméne,
dans ses formes les plus répancues, semble étre constitutif de toute
littérature, voire de tout art, mais il a pris une intensité nouvelle au
début du XIX® sigcle. C'est peut-étre cette réflexivité aceruc, essen-
tiellement modeme, que l’on nomme plus volontiers autoréflexivité.
L‘autoréflexivité
Le substantif frangais, dont la formation semble volontairement
redondante, est la aduction de l'anglais self-reflexivity, utilisé pour la
" Sophocl, Gidipe rol, taduit par Vicior-Henri Debidour, Paris, Librairie Générale
Francaise, Le Livre de poche classique, 1994, p. 87
" Aldo Tagliaferi, Becket et la surdévermination littévaive, trait par Nivole Fama,
Paris, Payot, 1977, p25.IxrRopucrion 25
premiere fois par un anthropologue américain en 1975*, puis appliqué
rapidement aux arts plastiques : il caractérise alors une @uvre de Jo-
seph Kosuth, intiulée 5 Words in Orange Neon, consistant tout sim-
plement en une installation de tubes de néon oranges qui forment jus-
tement, contre la paroi d’exposition, les lettres de ces cing mots.
installation, pourrsit-on dire, est done une weuvre tautologique, si on
Ja considére en tant qu’énoneé linguistique. Le terme est ensuite passé
dans la critique littéraire, dans les années quatre-vingt™, pour désigner
un texte qui représente ou qui thématise (notamment dans I’univers de
sa fiction) Fun de ses ingrédients constitutifS, qu’il s’agisse de son
langage, de sa structure, de sa fonction, de sa genése. Lorsque ainsi,
quant a Beckett, on parle d’autoréflexivité, c'est aussi bien pour dé
gner les numéros de comiédie qu’exécutent consciemment Viadimir et
Estragon en attendant Godot", que pour interpréter le questionnement
de Wylie 4 la fin du quatrigme chapitre de Murphy (1936), qui donne
une clef de I"écriture becketiienne. Essayant d’expliquer le succés de
Murphy auprés des femmes, son camarade Wylie réfléchit :
Puis i dit: C’est son ~ et il s‘arét, faste du mot juste. Car il
avait impression qu'il eachait, par extraordinire, quelque part
‘un mot juste.”
2 Voir Christophe Genin, Réflerions sur I'ar, Essai sur l'autoréfirence on art, Thése,
Presses universitaires de Lille, 1998, p. 152
ne semble pas y avoir de lien direct, dans la théorie litéraire et dans Vhistere de
ces termes, entre la catégorie esthatique dauoréflexivté appliquée ala linératue, et
Fopérateur philosophique « autorétlexion » (Selbsirejlexion) wilisé par I'école de
Franefort pour crtiquer Tide dun sujet pur tanscendantal, pris hors de tout déermi-
aisme socal. L'auteréfleion est ii un effort pour mettre au jour la qualié déermi-
ge do toute rebation sujet objet. Netons tout de mime sa proximité avce la réflexivité
litéraire, consistant aussi a démasquer Vtlusion dont le sujet peut étre victine en
ovubliant la condition integralement détemminee du texte. L’autoreexion de I'école de
Francfort n'est ailleurs pas exempte d'une dimension morale (voir Max Horkbeime,
Théorie tradtionnelle et théorie critique, traduit par C. Mullard et 8, Muller, Pars,
Gallimard, 1974, p. 79)
® Lrune des premiéres occurrences du terme, sous sa forme adjectivée, se lit dans
Vressai de Manied Schmoling, Méuthedtre et intertexe, Pati, Archives des Lettres
modernes, n° 204, 1982, p. 9; mais déé 4 propos du «thédire autorélexifet autothé-
matique » (ibid, foc. ct), dix ans plus tt, Michel Grivelet avait recours a
anglicisme reflecior pour désigner la pice dans la piece a acte II) d°Hamler
(« Shakespeare et “the play within the play" », Revue des sciences humoines, fase.
n° 148, janvier-mars 1972, p47),
* Voir, par exemple, En attendant Godot, p. 94
* Sturphy: p. 50.26 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
Or, cette vaine recherche du « mot juste », on le sait, caractérise
obsession littéraire de Beckett lui-méme, obsession qui ne date pas
de la rédaction de Murphy, et qui se manifestera, par la suite encore,
avec une prégnance croissante — pensons par exemple aux demiers
mots du récitant de Solo (1982) ou, mieux, de celui du texte original
en anglais, 4 Piece of Monologue (1977-78). Notons encore que le
bref passage de discours direct, « c'est son — », rejoue ici, dans sa
propre sphere, un petit drame syntaxique qui survient fréquemment
dans la sphére plus large qui lenglobe, celle du discours du narrateur,
et que l'on pourrait déerire comme Pinterruption brutale de la phrase
par réflexivité, d’oit le phénomene tient ¢’ailleurs sa mauvaise réputa-
tion : si, échelle ¢’une phrase, le commentaire autoréflexif consiste
bien souvent a interrompre et a contester I"énoneé"*, ¢’est alors la si-
gnification de tout le texte qui se trouve menacée par sa récurrence
éventuelle.
Ainsi, & la diffrence de la simple réflexivits, dont elle procéde,
lautoréflexivité est un ensemble de phénoménes textuels identifiables
et généralement délimités dans un texte, phénoménes réfléchissants,
ou miroirs du texte. Loin de l’origine philosophique de la notion, qui
reside, rappelons-le, dans le concept de réflexivité, elle se rapproche
alors de I’idée plus poétique de reflet : est autoréflexif le texte litté-
raire qui se représente, se réfléchit, se fait miroiter par un dispositif
spéculaire élaboré,
La spécularité”” : autoreprésentation ct réduplication
Les manifestations de Vautoréflexivité ont d'abord été étudiées,
dans les genres narratifs et au thédtre, sous la forme, assez courante,
de « réflexions spéculaires »™, reflets de leeuvre en elle-méme, reflets
® Voir Susan D. Brisnza, op. cit, p. 33.94.
” Le subsianif, bien que non attesté dans les dictionnaires, est employé a pautir du
Asbut des années soixante-dix, notamment dans les ouvrages cités ci-dessous,
™ Lucien Dallenbach, Le Réeirspéculaie, Essai sur lamise en abyme, Paris, éitions
du Scui, collestion « Postique », 1977, p. SI. L'auteur utilise aussi les termes de
spécularisation et de rédaplicationIxrRopucrion 21
du tout dans une de ses partes; elles ont ainsi été assimilées a la no-
tion plus ancienne de mise en abyme
usage de la plupart des critiques témeigne suffisamment du
caraciére interchangeable de la mise et abyme et du mircir pour
wil sot permis de les confondee et de baptiser nici spéculaire
Aout texte ayant recours & notre procédé.”
Ce que l'on entend habituellement par ces expressions correspond
done au phénoméne d’autoréflexivité décrit plus haut, manifesté en
espéce dans un segment de texte bien défini, Mais leurs connotations
ne sont pas les mémes : il n’existe pas nécessairement de dimension
critique et parodique de la réflexivité dans une mise ea abyme, celle-ci
consistant simplement en « une enclave entretenant une relation de
similitude avec Mecuvre qui la contient »*', D'ailleurs, la présentation
qu’en fait Gide, le premier, semble montrer que ce dispositif textuel a
pour lui un intérét postique, esthétique, plutdt que moral ou philoso-
Phique :
Yaime assez qu'en une euvte d'art on retrouve ainsi transposé, &
échelle des personages, le sujet méme de cete aewire. Rien ne
Téetaire migux et n’étabit plus justement toutes les proportions de
ensemble:
‘On est assez loin, ici, des fonctions essentiellement intellectuelles
dont la réflexivité est investie dans les romans construits sur le modele
de Don Quichonto™.
Dans I'usage, certes, l'utilisation de cette expression outrepasse
parfois le sens clair, mais restreint, que on devrait lui assigner, et
recoupe celui de la notion d’auoreflexivité™. Pourtant, la mise en
abyme semble exercer des fonctions qui lui sont propres, notamment
” Le nom abyme est importé en critique littéraire par Gide, dés 1893 (voir Jounal
1889-1936, dans Guvres critiques, Paris, Gallimard, «Pléiade », 1938, p41).
expression de « mise on abyme » est duc & Claude-Edmonde Magny (Histoire dt
roman francais depeis 1918, Paris, édiions da Scul, 1950, . 268).
©L. Dallenbaek, foc eit
bid, foe cut.
© Andeé Gide, loc. lt.
© Voir J-P. Sermain, Don Onichote, Pais, Ellipse, 1998, p. 80, oi auteur décéle
dans la réflexivité une intention dw autoxirane
“Voir, par exemple, la critique adressée par L, Dallenbach & C.-E. Magny, op. cit,
p. 35-36.28 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
Ja fonction d°« autoreprésentation »**, a des fins diverses. Car le texte
ne se mire pas uniquement pour se eritiquer, mais peut-étre aussi pour
se mettre en valeur, s’admirer ou se révéler*®, Ce n’est done plus dans
ceux des textes de Beckett qui se heurtent, irrémédiablement, 4
Finnommabie, qu'il faudra chercher de tels dispositifs, mais dans ceux,
ultéricurs, 02, aprés cet essoutflement apparent du langage ~ qui
n’était que mise en seéne, gageons-le—, auteur semble se diriger vers
une voie nouvelle, inaugurée par la réussite de Comment c'est entre
autres, & la fin des années cinquante, La, la réflexivité directe, corro-
sive, que l'on avait rencontée dans les textes en frangais, céde sou-
vent le pas a une écriture plus formaliste, marquée par le retour & la
langue natale, mais toujours pleine de sa propre image, fiit-ce sur le
mode métaphorique : dans Pour finir encore (1975), par exemple, le
texte avance, progresse, par de petites répétitions lexicales et syntaxi-
ques qui lui conférent sa tonalité, dés les premiéres phrases de
Poeuvre
Pour fini encore crine seul dans le noie lieu clos front posé sur une
planche pour commencer. Longtemps ainsi pour commencer le
temps que s'efface le lieu suivi de la planche bien apres. Crine
done pour finie seul dans le mit le vide sans cou ni tats seule la
“Voir Jean Ricardou, « Nouveau Roman, Tel Quel», Podtigue, vol 1, 1° 4, 1970,
452, oil'on peut ite la elebe affirmation selon laquelle « le roman, ce n't pls
tn miroir qu'on proméne Te lag d'une route; est Meet de mirors parte agissant
en lu-méme. 1 n'est plus representation. i est auloweprésentaion.» La formule a
survécu: voir par exemple Lue Fraisse, « La Lanteme magique de Marcel Prout: lt
Iggende mdigvale come expériense limite de la naration », dans La Chevalrie di
Moyen Age nos jours, dudes réuies par Mibael Voicu et Victo-Dinu Vdulescu,
SBucarest, Edita Universiti din Bucuresti 2003, p. 438,
“Comme on sy attend «ailleurs, autorflexvité becketionne passe rarement par It
mise en abyme, méme dans les premieres euvres de fition en prose. Dans a ertique,
les reeours ete notion sont peu féquents,d'autantqxelle se duit mal en anglais
Citons Angela Moorjani (op. cit), qui retient ailleurs cette expression pour les
connotations oi Tui sont associses: Pabyme renvoie & inn, au gous, aus peo-
fondeurs. A. Moorani profite done de cette prosimité pour se touracr progresive-
ment vers une investigation psyehanalyique des romans de Becket.
En géndral, critique a du mal 4 ignorer cette contamination du terme abymte, et
Yon touve un aombre impressionnant de cas d'asociation entre la rlenvite et les,
effots de verge: cette association est souvent justi, mais pas toujours, C'est
pourauo’ ls prudence impose peut-étre de prefer Pusage de spécularité ou auto
‘eprésenttionIxrRopucrion 29
holte lieu dernier dans le noir le vide. Lieu dos restes ot jadis dans
le noir de loin en loin luisait un reste, Reste des jours du jou ...)"7
Labsence de ponctuation & Pintéricur des phrases, le retour lanci-
nant d’unités lexicales monosyllabiques, qu’accompagne le ressasse-
ment d'un rythme de mélopée, installent le lecteur dans une impres
sion de monotonie, mais, également, de tatonnement obsessif et sans
conviction. C'est alors qu’aprés deux pages a ce régime, le texte, se
détournant de Mebservation du exine, qui jusque-la tenait le devant de
la seéne, débouche ~ mais subrepticement — sur une description de
paysage qui semble étre, simultanément, sa propre figuration
Ciel gris sans nuages sable gris & perte de vue longtemps désert
pour commence. Sable fin comme poussiére ah mais poussigre en
sfet profonde & englouiir les plus fiers monuments qu’slle fut
ailleurs pari parsa.**
Sous cet universe! recouvrement, qui finit par rendre indistinets
ciel, terre et édifices dans une uniformité grisitre, se laisse reconnaitre
action érosive de la syntaxe du texte elle-méme, longue accumula-
tion de grains de poussiére, les monosyllabes, formant unc nappe aux
reliefs affaiblis, Ia mélopée, d’oit affleure parfois quelque chose de
nouveau, un mot jusque-d inoul, qui, peu peu, constitue la progres-
sion du récit. Et, au-dela du texte lui-méme, c*est peut-ttre le destin
du langage tout entier, et de la littérature en particulier, ce nuage de
mots dont I’excés méme étouffe désormais jusqu’aux « plus fiers mo-
uments » de son passé, qu’il faut observer ici
De méme, lorsqu"un peu plus loin apparaissent « inespénés surgis
tranchant sur le gris deux nains blancs »”, on s’attend naturellement
ce qu’ils représentent, dans leur incongruité méme, effort de
écrivain modeme, mais, avant tout, celui du narrateur, pour avancer
péniblement a travers ce désert poussiéreux qu’est le langage, ou la
littérature, afin de mener 4 bien son cheminement et, marchant comme
ces nains, de « gouverner un peu comime par petites touches le barreur
le skiff»: of Pon retrouve, cette fois, impression de tatonnement
regue a la lecture.
© Pour fini encore ot amires foirader,p.7.
id,p.8.
1dp.9.30 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
On mesure ici la différence qu'il y a entre une réflexivité a la M
Jone, trés souvent explicite, conceptuelle, formulée en des remarques
essentiellement esthétiques dont se charge un personnage ionique, et
les formes subtiles que peut revétir Ie figuration spéculaire de eeuvre
en son propre sein. Si subtiles ailleurs qu’il convient d’étre prudent :
rien n’autorise absolument personne & distinguer dans les cieux gris et
nus de Beckett, méme en plissant les yeux et en frongant les sourcils,
ITimage de ses propres livres, de son langage, de la littérature méme.
Comment éviter alors de se livrer & la pidtre superstition critique qui
voudrait débusquer, au moindre détour d’un texte, les petits miroirs,
Jes miniatures de celui-ci, que auteur aurait discrétement posés, et
qui, voués par leur multiplicité & ne plus refiéter qu’eux-mémes, pré-
sentent toutefois I'inépuisable intérét de nourrir un discours. sans
fin 2 Une régle générale en guise de réponse ne ferait qu’ajouter 4 la
méprise, car il s'agit de contourner le pi¢ge du systématisme.
La raison recommande une approche au cas par cas, avec une exi-
gence nganmoins constante: Phypothése que tel motif, telle
scéne, telle page renvoient de manitre spéculaire & lauvre en tant
qu'objet, ou a la littSrature, n’est justifié que lorsque la signification
du texte en sort renforeée, Or, cette signification se tit
que dans le jeu de reflets du texte clos en Iui-méme. Ainsi, 'exemple
ci-dessus ne trouve sa pertinence que dans ce qu’il ajoute au titre de
Feeuvre, au sens et aux significations d’ensemble de Pour finir encore,
sens et significations auxquels concourent aussi nombre d’éléments
tres distinets de la spécularité. 11 apparait donc qu’une telle lecture,
toujours hypothétique, n’est validée que par son résulat.
Disons-le autrement : les procédes de I’écriture spéculaire ne sont
qu'une fechnique : certes, au milieu d’un siécle qui a montré que la
technique pouvait bien oublier sa nature propre pour aspirer & devenir
tune fin en soi, la littérature frangaise, comme tous les autres champs
de la pensée, a joué de lautonomie de I’écriture et de son autosuffi-
sance. Au lecteur de fixer les limites et les ressources de Vinter-
prétation : la pertinence de celle-ci est garantie dés lors qu'elle permet
de subordomner la technique (le motif, la scéne, allusion spéculeires)
a ce qui la commande hors d’elle, et qu’il faut provisoirement nommer
éthique, voire dogmatique ; car « une table ow une chaise [...] peuvent
® « La lisibilités du métatextucl exige quelque seeours au-deli du seul enclos de
Pespace textuel » (Bernard Magné, « Mstatextue et lisbilts», Prosée, Université da
Québec, vol. 4, n° 1-2, printemps-Sté 1986, p. 86.)IxrRopucrion 31
certes étre étudiées comme des objets naturels, du point de vue ma-
thématique (surface, volume}, physique (poids, densité, résistance & la
pression), chimique (aptitude & la combustion ow la dissolution), ow
biologique (Age et espéce d’arbre qui a fourni le bois), mais seul le
point de vue de leur fabrication et de leur usage par |’Homme permet
de comprendre ce qu’est une table ou une chaise ».°"Il apparaitra que
I'écriture spéculaire de Beckett est le symptéme et I’accomplissement
artistique de réalités humaines essentiellement exiralitéraires.
est ainsi que, tout en ne constituant a priori qu’une vi
singuliére de ce phénoméne général qu’on
spécularité en élargit le champ originel et la port
‘autoréférence
Mais le terme qui concurrence le plus souvent les précédents, tout
cn paraissant désigner les mémes textes ou les mémes phénoménes
textuels, est celui d’autoréférence. Avant d’en établir la spécificité, il
est nécessaire de revenir sur son origine et sur son apparition dans la
critique littéraire,
Origine ue la notion
La notion d’autoréférence nous vient des mathématiques ; ¢"est un
opérateur logique permettant de rendre compte d'un vice de la théorie
des ensembles, découvert par Bertrand Russell ily a une centaine
années. L’autoréférence est alors désignée comme une caractéristi-
que commune & certaines propositions mathématiques paradoxales ou
contradictoires, et méme comme la grande responsable de ces para-
doxes, Or, Pautoréférence, au fond, est un phénoméne textuel (I’énon-
cé concemné ici étant constitué de propositions mathématiques). Rus-
sell la définit comme « le fait qu'il est possible & une expression réfeé-
rant & tous les éléments une collection quelvongue, d’apparaitre elle:
* Alain Supiot, Homo juridicas, Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Paris,
Editions du Seu, 2005, p. 181,32 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
méme pour dénoter un des éléments de la collection »*, Autrement dit,
une proposition autoréférentielle a V'inconvénient de présenter le tout
comme une simple partie de lui-méme, ce qui, au regard des axiomes,
d’Euclide, est impossible. Ainsi de certaines propositions. faisant
Freffet d'un paradoxe logique : comment définir ce qu’est une défini-
tion, sans avoir déja recours a cette définition ? Le prototype des mes-
sages autoréférentiels & caractére paradoxal est histoire du Crétois
affirmant que tous les Crétois sont menteurs. A plus grande échelle, et
en littérature, lautoréflexivité par autoréférence suscite parfois ce
type dimpression paradoxale, quand, par exemple, Don Quichotte
rencontre Miguel de Cervantés, personnage de son propre livre, ow
méme lorsqu’il apprend de la bouche du bachelier Carrasco que ses
exploits ont été mis sous forme de roman. On pense aussi aux Faux-
Monnayeurs. L’autoréférence littéraire se produit lorsqu’un texte,
considéré comme un ensemble, se relégue lui-méme au rang de ses
constituants : le tout devient partic. La diffrence avec la mise en
abyme, qui pourrait se décrire en des termes semblables, est claire
celle-ci est une métaphore, un symbole, un reflet, ou, du moins, se
présente sous les espéces d’une réalité autre que oeuvre qui la con-
‘ient, tandis que Pauioréiérence désigne fe mouvement de Meuvre qui
se désigne elle-méme, qui devient, par ce geste, un membre du tout
qu'elle constitue®. Elle ne donne pas nécessairement lieu 4 des
figurations textuelles, a des figures autoréflexives : ainsi, la construc
tion d’d la recherche du temps perdu est autoréférentielle, sans, pour
autant, donner liew a une représentation, délimitée dans un segment
textuel, du livre dans le livre (bien que les figures autoréflexives et les
métaphores de lécriture y soient innombrables).
On pourrait voir se profiler ici une premiére nuance de sens entre
rautoréférence et l’autoréflexivité: la premiére se présente davantage
comme un repli incompréhensible pour l'esprit, la seconde comme un
dédoublement clairvoyant. Mais cette différence se trouve caduque
face a la réalité des textes : dans Don Quichotte, comme chez Gide,
comme chez Beckett ou Borges, l’autoréférence paradoxale provoque
® Cité par. Genin, op cit p33.
* Le concept fondamenal de 'autorétérence qui s'est consiruit,apés les mathémat-
ques, en eyberétique, peat se définr ainsi: 'autoréférence « englobe toute ctcaarté
ou rursivité par laquelle une units entre on relation avse elle-mime » (Ganther
Teubner, Le Droit, wn systéme avtopiéigne, taduit par Gaby Maier et Nathalie
Boueyuey. Paris, Presses Universities de France, 199, p. 32).IxrRopucrion 3
bel et bien un recul réflexif. Il n'y a done pas d’exclusion mutuelle de
ces deux phénoménes, bien au contraire : on peut difficilement conce-
voir Fun sans autre
Mais, si lautoréférence permet d’expliquer certains paradoxes,
sans les résoudre, son champ ne se délimite pas a la théorie des en-
sembles. Peu a peu, le concept est utilisé, notamment dans les sciences
humaines, pour désigner la tendance de tout systéme de propositions
(c’est-i-dire de tout texte ~ et l'on voit ici comment la critique litté-
raire finira par s'en emparer) & réfeérer a lui-méme plutot qu’a décrire
le monde réel. L'exemple le plus parlant de ce phénoméne, en dehors
de art et de la littérature, est celui du droit (considéré en tant que
texte, méme s'il est parfois oral). Les énoncés qui constituent le cor-
pus juridique, dune part, sont higrarchisés, ce qui permet une autoré-
fSrence fréquente, puisque, contrairement 4 Ia fiction d’un roman ou
dune tragédie, le texte se découpe clairement en ensembles et en
sous-ensembles qui s‘additionnent, s'emboitent et se constituent, sur-
tout dans le modéle romano-germanique. D’autre par, le droit s'érige
en tant que systime, c’est-dire quill ranvoie en permanence 4 Iui-
méme comme a sa propre origine, et qu’il est « autoporétique »*, ce
qui essure sa colérence et son autonomic (mais pon son eutaicie) face
4 la réalité, C’est done & propos du droit que I"on parle le plus souvent
@autoréférence.
Acception littéraire et linguistique de la notion
Mais la notion a glissé au XX" siécle vers Vesthetique, avant de
connaitre un certain suecés en critique littéraire ~ notamment dans les
Nous traduisons Vadjectf anglais auropoietic (Niklas Lubmann, « Te Work of Art
and the Self Reproduction of Art», dans Essays on Self Reference, New York et
Oxford, Columbia University Press, 1990, p. 192), qui qualifie la eapecité quan
systéme a de se reproduire, comme, en 'occurrence, le droit ala capacité de produire
du doit, en se 1frant& lu-méme. Comme ea le verra, la notion remonte aux roman
Yiques allemands, et 4 leur conception de la litérature comme « polésie » & visé=
« autopotetique » (P. Lacoue-Labarthe et JL. Nancy, op. cit, p. 21-22). Friedrich
Schlegel en donne une inage brive dans le fragment 206 de I’ uhenaeum: « Pareil &
tune petite @uvie d'art, un fragment doit etre totalement détache du monde environ-
tant, et clos sur Iuisméme comme un hétisson (hid. p. 126).
* Voir noamment G. Teubner, op. cit, et, pour une ciarification terminologique ts
profitable aux sciences huaaines et ln théorie ltraite, p. 30.594a4 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
revues anglophones. C’est alors dans une acception plus linguistique
qu'il faut lentendre : Pautoréférence, avant toute chose, s"oppose & la
référence simple et univoque, ou & la fonction référentielle du langage,
qui, en tant que systéme (comme le droit), posséde cette aptitude & se
référer & lui-méme pour se reproduire, et pour assurer son autonomi
et sa stabilité. Autrement dit, le langage subit naturellement une eer-
taine tendance 4 se prendre pour son propre objet, pour son propre
référent, quand une conception simpliste des choses ne verrait en tui
qu’un vecteur transparent. On rejoint ici le principe de ce que la lin-
guistique, et notamment celle de Jakobson, a baptisé la fonction poet
que du langage, qui « consiste a rabsttre le principe d°équivalence de
axe (paradigmatique) de la sélection sur celui (syntagmatique) de la
combinaison »** ; autrement dit, lorsque je parle, mes mots sont choi-
sis non seulement selon la chose que je veux dite, mais selon les a
tres mots qui constituent mon énoncé. La fonction poétique du lan-
gage est done proche de sa tendance a l’autoréfirence.
De la fonction poétique a la poésie, et de la linguistique a ta litté-
rature, notre concept n'a qu'un pas a franchir : depuis Mallarmé et
Crise de vers, la prépondérance de la fonction poétique du langage a
souvent fait office de critere de litterarité, entrainant Mautoréférence
dans son mouvement. On ne sera donc pas étoané de constater que
celle-ci est considérée par de nombreux spécialistes, comme une ca-
ractéristique permanente et inalignable de la littérature, voire des arts
en général, Sartre Ia restreint toujours la seule poésie, qu’il définit,
par opposition a la prose, comme un royaume ot les mots-choses ont
pris le pouvoir sur les mots-signes”. Le message du poéte est alors
éminemment auioréférentiel: il s'agit de montrer P'épaisseur des si-
anifiants, et leurs pouvoirs. Barthes va plus loin en déclarant
qu’« erire est un verbe intransitif», et que toute littérature se définit
en ceci qu'elle exhibe l'art en tant qu’art™. Il semble que cette lecture
trouve un écho dans les décennies suivantes, puisque, par exemple,
Philippe Hamon définit en 1977 le texte littéraire « comme un énoneé
“ Roman Jakobson, Essais de linguistque générale, Paris, tditions de Minuit, 1963,
" Voir Jean-Paul Sartre, « Qu’est-ce qu'écrite ? », dans Situations 2, Pati, Gallimard,
L961
Roland Barthes, Essais critiques, Pats, Editions du Seuil, collection « Points Es
sais», 1964, p.89,IxrRopucrion 35
i métalangage incorporé »™, c’est-A-dire un énoneé qui comporte une
lose sur lui-méme et sur le code de la langue.
Mais cette reconnaissance de l'autoreférence comme critére de lit
térarité n’est pas le fait de la seule théorie littéraire modeme : elle doit
beaucoup a la critique kantienne de l'art, et 4 'idée d’un art autotéli-
que, ou plut6t d'un peau artistique autotélique, d’ou rayonne toute Ia
critique du jugement. C'est ainsi que le terme finit par désigner ce
mouvement général de la littérature vers son autonomie™, qui, au-dela
de raisons métaphysiques et culturelles sur lesquelles il faudra reveni
s’explique d'abord par la tendance autoréférenticlle de tout systéme
relativement autonome, comme le sont celui du droit et celui de l'art.
En effet, une ceuvre littéraire, dés sa production (et avant sa consom-
mation, ou son contact avec d'autres systémes sociaux), doit se définir
(de maniére autoréférentielle) par rapport au systéme de la littérature
dans son ensemble, ne serait-ce que parce qu’elle se présente comme
de la literature, et méme si elle veut modifier ce systéme, C'est une
condition pré-requise'",
Autoréflexivité et auoréférence
Ainsi, de méme que Von peut faire remonter Mautoréflexivi-
‘8 litéraire, comme principe poétique, & ’idéalisme kantien et au ro-
mantisme dIéna, on peut également y rattacher 'autoréférence en tant
qu'elle définit le systéme de l'art. Mais il importe de saisir la nuance
de sens qui distingue les deux termes sans les mettre en concurrence
certes, tous deux peuvent désigner les memes phénomenes littéraires,
les mémes procédés spéculaires, les mémes segments de texie. Ainsi,
il est inutile de se demander si le personnage de Malone, écrivain de
son état et narrateur de sa propre agonie, est une figure autoréflexive
ou bien une figure dautoréférence. Aussi inutile que pour Ie tableau
qu’observe Watt dans la chambre de Monsieur Knott, mise en abyme
© « Texte littéare et métlangage », Postigue, vol. VIL, 1977, p. 265
" Voir par exemple Livits Ciocarlis, « Le Theatre dans le theatre chez lonesco», dans
Le Thédtre dams le thédtr, le cinéma au cinéma, textes réunis et présentés par Franck
Wilhelm, Camiéres-Morhnwelz, Lansman, 1998, p. 145, oi! «autoréférence » dési-
ne cate voloné d'sutonomie
"Voir N, Lukmann, ar. cit, p. 193, L'autour définit le style comme une auto-
proclamation permanente de Is litérature comme systénte autonome,36 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
du récit®, ou que pour certains titres que Beckett donne a ses piéces
(Conédie, Berceuse, par exemple). Tous ces faits sont aussi bien auto-
reéflexifS qu’autoréférentiels, car l'un n*esclut jamais Mautre : aussi, it
semble raisonnable de considérer I autoréflexivité comme une accen-
‘uation (parfois rhétorique) et, par Li, comme une manifestation de la
composante autorétérentielle de tout texte (composante qui tient, au
minimum, en ceci que tout texte, en tant que tel, et se présentant
comme tel, autorise nécessairement une « autocitation de I’écrit »"),
La cifférence d’approche ne tient, en effet, que dans la maniére
Wappréhender le texte, 'eeuvre elleméme dans sa généralité. C'est
mn d'état d’esprit, plutdt qu'une distinction technique. Si
on considére le discours litéraire, sans naiveté, comme expression
d'une conscience (que cette expression soit polyphonique ou non), ow
comme Ia transcription linguistique ordonnée dune pensée, on parlera
alors d’autoréflexivité™ pour qualifier les faits en question. Mais
on considére plusét I’énoneé, le texte, Peuvre, comme une
communication organisée, un systéme de signes établissant avec la
réalité des rapports divers, on utilisera alors la notion d’autoréférence.
En pratique, dans les travaux de critique et de théorie qui font une
place a ces phénoménes, et notamment dans la «radition anglophone,
ot la distinction semble plus claire, le terme d’autoréflexivité apparait
plus souvent lorsque "approche est sémiologique ou qu'elle rejoint
histoire des idées : c’est principalement l’aspect parodique, intelle
tuel et contestataire de la littérature que l'on associe a sa tendance a se
remettre en question en tant que telle, On parle plus volontiers d’auto-
référence lorsque l'on interroge les problémes de la fiction et de la
mimesis, ¢"est-a-dire les rapports que le texte entretient, non plus avec
Ja vérité, mais avec ce qui n’est pas lui
Dans les deux cas, toutefois, le questionnement commun le plus
évident porte sur une hypothétique légitimité du texte, qui cherche
d’ou vient sa valeur — non sa valeur littéraire, mais sa valeur quasi
® Voir Lucien Dallenbacb, op. ct, p. 134 sg
® Clnistine Boron, « La Question de 'aoretérenc. Tentative d'intrpréttion sy
boligueetidéologigue», dans Jean Bessire vir), et Manted Sehmeling (it), Lit
‘ature, Medernie, Rfleivié (Conferences du sninire de litratie comparée de
{université de Sorbonne Nowlle), Pais, Honoré Champion, 202, p44
Mentions tout de suite le probléme dure éventulle aiorélexivitéinconsciente,
dont i ser question plus loin en dal: dine le texte comme énonct linisique ne
revient pas den exchure toute expression de inconscient; celle peut éteindrecte,
comme on le sitIxrRopucrion a7
juridique, son droit a étre produit et regu dans la réalité, sans étre re-
mis en cause. On retrouve ici, par un détour inattendu dont il sera plus
longuement question au sujet de Beckett, le paralléle établi plus haut
entre le texte juridique et le texte littéraire, tous deux essenticllement
autoréflexifs et autoréférentiels dans leur effort d’autolégi
D’autres termes apparentés : métathédtre, métatexte, métafiction,
intertexte
Juste avant que le terme d’autoréflerivité ne s’impose assez lar-
gement en critique littéraire, on a pu lui préférer des expressions &
Portée souvent plus resireinte, dont certaines ont encore cours au-
Jourd’hui : la plus clairement définie, importée en France en 1980 par
Bernard Magné, est tout simplement celle de métatextuel™, baptisée
en référence a la fonction métalinguistique de Jakobson, qui permet au
langage de se prendre lui-méme comme référent ; sur le méme modéle,
une autre catégorie donne son titre & un ouvrage de Lionel Abel, Me-
latheatre, en 1963". L'auteur replace le theatre contemporain ~ no-
tamment celui de Brecht ou celui de Genet ~ dans la tradition du thea-
rum mundi, théatre s’exhibant comme tel parce qu'il veut imiter une
réalité considérée elle-méme comme thédtrale. Beckett lui-méme,
selon Abel, est naturellement engagé dans cette tradition ; mais & la
date du livre, ses pices les plus « métathgatrales », celles qui explore-
ront en profondeur les processus de mise en scéne, ne sont pas encore
éerites. Aprés 1963 et Comédie, se détournant assez. durablement des
ceuvres longues, Beckett montrem que son éeriture n’est plus tant gui-
ge par la représentation dune réalité absurde, que par la recherche de
formes nouvelles et d’un langage propre. Lusage du terme métathéd-
ire suit peu & peu cette voie et échappe A son eréateur, finissant par
désigner tout procédé de thédtre dans le théétre, et tout questionne-
ment explicite du théatre par le théatre lui-méme, ou encore « les pi
© «Le Métatextuel», Actes du collogue d'Albi Langages et signification,
Juillet 1980, Presses de université de Toulouse-Le-Mirnl, p. 228-250
Lienel Abel, Mesatheatre. A New View of Dramatic Farm, New York, Hill and
Wang, 1966,38 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
ces dans lesquelles le thédtre est thématisé en tant que medium artisti-
que »®. II s‘accompagne alors parfois de l’adjectif métadramatique.
Dans la fiction en prose, c'est le terme de métarécii qui désigne
parfois un procédé général, relativement équivalent & celui du méta-
‘héatre, et consistant tout simplement en Vintervention explicite de la
conscience du narrateur en train de raconter ou de dire qu’il raconte
C'est d’ailleurs la traduction de l’anglais « self-conscious narrator »,
qui désigne
tun nareateur conscient de Iu-mdene on tant quo narruieur en train
deere. Ecoutons-l: «Je partis. P'avais oublié oi j'allais. Je
‘maretal pour y réfléchi. I est diffi de renéehir en roulant,
pour moi. Quand je veux réfléchir en roalant, e pends équllibre et
ie tombe. Je parle cu présent, il est si facile de parler au présen,
‘quand il s‘agit du passé. » [..] Dans des énoncés semblables
{que nous venons de cite, nous « entendons» le narrateur 1
Aéchir & ee qui Geri.”
On appelle parfois ce procédé métanarration, par anglicisme, de-
puis que Seymour Chatman Ma ainsi baptisé en 1975.
Egalement issue de la recherche anglo-saxonne, la catégorie de
mnétafiction, ou, parfois, de métarécit’', ce terme étant entendu, cette
ing, Metathidore ot itertest, op ty 8
1p. 3, par exemple
herzet, Structure de la wrogle de Becket, La Haye et Paris, Mouton, 1976,
p. 19. Le texte cité ii en exemple par D. Sherzer est extrat de Molloy (p. 37), et le
Passage de « métarécit» est mis en italique par D. Sherzer, qui fat remarquer, par la
suite, que cette catégorie d'autoréflexivté a aussi été nommée « méta-discours » par
Julia’ Kristeva, dans Le Texte du roman, approche sémiologique d'une structure dis-
gusive transformationnelle (La Haye et Paris, Mouton, 1976, p. 108)
” Seymour Chatman, « The Siructure of narrative transmission », dans Roger Fowler
(c.),Sivfe and Structure im Lterature, khaca, Comell University Press, 1973, p. 230.
" Les deus termes conviennent pour traduire l'anglais metafiction, oi fiction désigne
davantage les genres nanatifs (prose ficrion) que la netion de fiction au sens propre.
Mais, en francais, le terme de méta-écit est plus souvent du ressort de la narratologe,
vit il désigne un segment de texte pendant lequel le narrateur ou ’autcur céde la pa-
role un narralcur interne : iy a done enchissement (soir Gérard Genette, Figures 1,
Paris, Editions du Seul, 1969, p. 202); ce qui va contre T'usage habituel du prétixe
iméta.: «le méalangage est un langage dans lequel on parle d'un autre langage, le
métaréeit devrait done Ge le réeit premier, & Tintérieur duquel on en raconte un
second. Mais il ma semblé qu'il fallait mieus réserver au premier des degrés ts dési-
nation la plus simple et la plus courante, et done renverser ln perspective dem
boitement. Bien entendu, I'éventuel troisiéme degré sera un méta-mstarévit ayee sa
dtamétadiggise, ec.» (G. Genet, Figures Il, p. 239m),IxrRopucrion 39
fois, comme commentaire de la diggése par elle-méme ou par un nar-
rateur, designe, dans une approche plus générique que linguistique,
autoréflexivité dans les textes narratifs. Il revient & Robert Scholes
de Vintroduire avec le plus de conviction”, mais c'est Linda Hut-
cheon” qui l’explicitera, bien qu’elle n’en propose pas de définition
théorique abstraite. Elle y voit un procédé autoréflexit typiquement
moderne, la tendanee du roman (qui, selon elle, a toujours eu une di-
mension autoréflexive) & mettre en scéne les principes de sa propre
postique, pour que le lecteur trouve un certain plaisir & les découvri
On est done proche de lautoreprésentation que Jean Ricardou consi-
dére comme Pune des régles esthétiques du Nouveau Roman. Ici, le
terme est utilisé pour décrire principalement le travail de deux auteurs,
John Fowles et John Barth. Il met en valeur la caractéristique « auto-
centrique »” de leurs romans, que Linda Hutcheon nomme également
Je « narcissisme littéraire » ; on se souvient en effet que le romancier
se met lui-méme en scéne, par exemple, en interrompant la fiction de
Sarah et le lieutenant francais (1969), pour commenter le cours de
intrigue, notamment lors de la « digression matheureuse » du trei-
zigme chapitre :
Peut-ttreimagine--on qu’un romancier n'a qu’ ter la bonne
ficelle pour que ses pantias se mettent & gesticuler comme des per
sonnet vivantes en méme temps qu'il procéde, & la demande,
‘une analyse exhaustive de leurs motifs et de leurs intentions, J'avais
rtainement, & ce sade ~ Chapite 13: Exposé de l'Scar d'esprit
réel de Sarah ~ Viniention de tout dire, ou, du moins, tout ce qui
importe. Mais je me suis trouvé tout ecup comme un simple n"im=
porte qui, dans cette frie nuit de priniemps, en train dépier, ée-
puis lt pelouse, une obscure fenétre ouverte de Marlborough House.
Je savas bien que, dans Ia perspective relle de mon livre, Sarah ne
pouvait pas refouler ses lurmes, et se peacher la fenére pour pro-
noncer tout un chapitre de revelations. Elle m'aurat immediate
‘ment tourné le dos, si elle mavait apergu & instant oi Se ait Ia
pleine lune, pour disparaitre dans les ténebres intéxieures.
Mais je ne suis pas ce témoin sur la pelouse : je suis un t=
mancier ~et j'ai la possbilité de la suivre, partoutod il me plaira”®
® Dans son artisle « Metafition »,fowa Review, 1 automne 1976, p. 100-115
® Dans « Modes et formes du narcissisme littraire », traduit par JP. Richard, Podt-
gue, ° 29, févtior 1977, p. 908 106
1d..p.91
* John Fowles, Sarah et le lieutenant francais, traduit par G, Durand, Paris, Editions
dha Seuil, 1972, p. 140.40 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
Mais cette digression n’est pas si malheureuse, puisque Mauteur
multiplie, par la suite, de telles intrusions au contact de ses personn:
ges, procédé qui ressortit a la méralepse de Maueur™, jusqu’a propo-
ser, au chapitre 55, deux fins possibles pour le roman” ; l’intention
«auiocentrique » est également perceptible dans plusieurs détails
émaillant ensemble du réci, tels que I'usage répetiif du contrepoint
savant, qui constitue petit petit un commentaire de lui-méme que le
roman intégre dens son propre corps, soutenant les multiples question-
rnements et hésitations de son narrateur sur sa propre création.
Ce n'est done pas par hasard que le terme de melafiction a été re-
pris plus récemment par Jean-Paul Sermain” a propos de la littérature
classique : une métafiction induit une lecture nareissique, « une inter-
prétation qui en ferait une exploration allégorique ou métaphorique du
procés par lequel s’articule tout un monde littéraire »” : cette tendance
éminemment autoréférentielle pose immanquablement fe probleme de
Forigine de la fiction, de son auctoritas, c*est-i-dire de ses rapports
avec le récl, C’est bien le probléme, plus éthique que tech
Epoque, qui se pose & l'aube du siécle des Lumigres, comme le mon-
tre Jean-Paul Sermain. On retrouve ici I’élan initial qui avait orienté
Jes lecteurs vers étude du « métathéatre » et du métarécit : il s‘agit
finalement de comprendre en quoi une littérature moderne se voulant
non-aristotélicienne, parodique et autoréférentielle, hérite d'une pré-
‘occupation déja présente chez Shakespeare et chez Fontenelle.
Enfin, il reste a signaler la proximit$ d’usage que I’on rencontre
parfois entre les notions d’autoréflexivité et d"iniertexte. Indépendam-
ment peut-étre de l'avance des recherches sur lintertextualité, ce de
aicr substantif s'est parfois imposé pour designer, par exemple, « le
phénoméne que constitue la réflexion du thédtre sur Iui-méme»™
mais son utilisation tend & prouver, plus généralement, que toute auto-
réflexivité est partiellement iniertextuelle, ne serait-ce que parce
qu'elle interroge presque systématiquement le genre travers lequel
" est une dénomination réactivée, récemment, par Gérard Genette (voir Métlepse.
De ta figure i la fiion, Pais, Editions du Seu, collection « Poetique », 2004) dont
étude, et surtout utilisation, pourant claire, ont été t's marginals jusqu'en 2006.
"Voir Gérard Genet, id, p. 34-35
"Op cit
” Linda Hutcheon, art. ct, p. 96,
" Manfied Schieling, op. itp. LDL, note m2IxrRopucrion 4
elle se manifeste. Ainsi du théétre contemporain, celui de Beckett et
de lonesco, oii l'autoréflexivité est manifeste :
Lautour fait esort ainsi le fen de parené gui unit le there
dans le thetre& ntetextualité. Le rapport intetextelinsri i
dussi un texte dans un autre et oviente effet spéculare vers Ven-
Semble dont tous les deux font patie, savoir la itérture™
En effet, comment imaginer une autoréflexivité sans référence i
lun autre texte, méme fictif, ou, du moins, sans référence aux régles de
la littérature? Mais la parenté entre les deux courants de la recherche
modeme peut se prolonger : l'autoréférence elle-méme a pu étre lue,
par exemple, comme une forme d”« intratextualité » selon laquelle « le
{jeu des reflets et des répétitions ne s"établit pas entre le texte du roman
ct un référent, mais a I'intérieur du texte méme »"?. On prend done
conscience du fait que les procédés spéculaires sont le témoignage
un travail d’Geriture qui se rapproche du collage de fragments, et qui
interdit de considérer la production du texte dans une simple linéarité
Autrement dit, le rapprochement entre l'autoréflexivité et Mintertextu-
alité permet d’appréhender la création d'un texte dans sa temporalité,
dans son historicité, car les deux phénoménes, lorsqu'ils sont reconnus,
brisent ordre du discours.
Les mises en relation théoriques, toutefois, sont restées trés pone
tuelles ; on verra pourtant que, chez Beckett, la tendance autoréflexive
et autoréférentielle est le symptOme permanent d'un jeu intertextuel, et
qu’elle nourrit un dialogue incessant avec la tradition littéraire : si
bien que on pourrait affirmer qu’ayant commencé par rédiger son
Proust, Beckett n’a jamais abandonné sa posture critique dans les
ceuvres ultéricures ; et que, réciproquement, ce sont ses propres virtua-
lités d”Gcrivain a venir que Beckett analyse chez Proust, & tel point que
ce premier ouvrage pourrait étre lu comme la premiere de ses fictions.
De ces quelques éclaircissement lexicaux, il est done inutile de dé-
duire une nouvelle grille d’emploi des termes évoqués : chacun pos-
sede une spécificité qu’on ne saurait lui retier, car il ne s'agit ici que
des plus généralement usités.
" Livius Ciocatlie, at. ct, p. 145,
Jean Verrier, « Segalen lecteur de Segslen », Povtique,
26, 1974, p. 33839.2 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
Comprendre le sens de I’écriture spéculaire chez Beckett n’im-
pose pas la nécessité d’en recenser exhaustivement les diverses manic
festations ; un tel recensement a d’ailleurs été l'objet de la these de
Clotilde Chauvin, soutenue en 1999". Il s’agit plutit de déterminer
dans quelle mesure, a travers ces manifestations, se forme ou se d
forme une image de la littérature, entendue comme notion et comme
praxis.
Une premiére étape consistera a retracer le parcours historique
un phénoméne aujourd’hui omniprésent en littérature, mais qui ne
Va pas toujours été: a cet égard, oeuvre de Beckett se présente
comme un point d’aboutissement a partir duguel, rétrospectivement, il
est possible de comprendre ce qui est en jeu dans le destin historique
de certains procédés autoréflexifs, dont le XX° sigele opére une syn-
thése et une redefinition (Premiere partie).
On se trouvera ensuite en mesure d’affirmer que l'expansion his-
torique des dynamiques autoréflexives, gouvernant I’écriture spécu-
laire, participe de la constitution, par le romantisme allemand, de notre
notion de littérature; of, il semble qu’a cet égard, l’autoréflexivité
beckettienne consiste avant tout en une pure et simple mise au jour de
procédures qui sont essentielles, incontournables, pour définir cette
notion, et pour le systéme de la littérature tout entier : lécriture bec-
Kettionne, c'est l'abstraction de ee systéme (Deuxiéme partie).
Il faudra alors s’interroger sur ce que représente la littérature dans
Yécriture de Beckett : se voue-t-elle 4 une autonomie qui la structure-
rait jusque dans ses fonctions référentielles ? Comment la littérature se
positionne-t-elle par rapport au monde et au sujet beckettien, et quelle
place leur réserve-t-elle ? (Troisiéme partie.)
Enfin, idée se fera jour que la littérature est choisie par le sujet
beckettien comme discours, révélateur et symptomatique : la littéra-
ture est un espace, le seul, oi peut advenir Pidentité de ce sujet, et,
plus précisément, son identité comme écrivain (Quatriéme partie).
Spécularté et jeux de mivovs dons Ioeuvre de Samuel Beckeu, thése de Doctoral,
Presses universitaire de Lille, 1999 [1 microfiche)Premiére partie :
Jalons pour une histoire
de la littérature spéculaireIntroduction
Le plateau vide du theatre de Beckett n’est pas une fable rase ;
Phéritage est ancien, antique, tellement vaste qu’il n'y trouve pas de
place. « Tout est zéro », dit Cloy! ; mais — les Européens le savent —
pour dire « zéro », ila fallu des siécles,
A cela, les pratiques littéraires désignées par les noms d’auto-
réflerivié et Mautoréférence ne dérogent pas. Mais alors d’oit vien-
nent-elles ? Entre une lignée présumée de textes out se rencontrent ces
phénoménes, et I’écriture beckettienne, il faut établir la réalité dune
filiation. Que Beckett, spécialiste des lettres et langues européennes
avant d'etre éerivain, restitue, a I’échelle de son ceuvre, le chemine-
ment suivi par l'histoire de la littérature, en vingt-cing siécles, vers
lune autoréférence et une autoréflexivité toujours plus intenses, voi
ce que suggérers une telle généalogie. Car, au fond, le personnage
principal des livres et des piéces de Beckett, c’est la littérature. Son
cuvre offie ainsi un point de vue, ou plut6t un prisme, permettant de
Ascouvrir a posteriori, et souvent a rebours, une ligne de force essen-
tiellement constitutive de noire notion de littérature ~ notion récente,
dont l'auteur semble vouloir approfondir la substance, méme s'il com-
mence par s’en tenir 4 bonne distance, selon toute apparenee. Mais,
plutot que de déceler des influences avouées ou inavouses, il s'agit de
montrer que Mécriture beckettienne porte A un degné d'intensité ex-
tréme une énergie qui a toujours animé, avec, certes, plus ou moins
dexubérance, les ceuvres fondatrices ou les euvres révolutionnaires,
énergie autoréférentielle, dont le long travail modéle la silhouette de
ce que nous nommons aujourd'hui genres et mouvements litéraires,
On a parfois remarqué, dans certains textes de Beckett, ce grossisse-
ment trés névélateur des fondations de la littérature
Dan Quickotte, Tristram Shandy, Tom Jones, Feu pile Perdu
dans fe labyrinth, Projet pour une révolution a New York et Ma-
"Fin de partie. 45.46 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
Jone meurt, sont autant Peuvres de fletion sur ISeriture de ta fie-
tion. A cet égand, Comment c est appartient au méme genre. Mais it
Aiffere touefois de ces préeddents romans, en ceci qu'il met en
scéne le probléme & un éiat plas primaire, En un certain sens, c"est
an Urroman
Lihistorien reprochera a cette lecture de ne pas respecter le sens
chronologique, de mépriser I'évidence selon laquelle on ne scurait
définir un état donné sans avoir défini celui qui le précade. Mais
ambition d'une telle démarche n'est pas hisiorique : elle vise plutot a
expliciter le contenu d'une notion d’aujourd’hui ~ colle de littérature
agrdce & la déformation prismatique qu’elle impose au regard que nous
Jetons, & travers elle, sur histoire. Dans cette perspective, euvre de
Beckett est un phare: venu @ la littérature par la voie de la critique et
de Vérudition’, de la méme maniére que le Marcel de Proust prend
conscience de sa vocation parmi les rayons d’une bibliothéque,
auteur propose a travers ses livres un discours sur la littérature, tou-
Jours renouvelé, et toujours symptomatique de ce qui la constitue en
profondeur. Méme dans les textes oi, semble-til, le sujet beckettien
se traine, agonisant et presque muet, aux antipodes de la République
des lettres, il avoue toujours qu'il en est un ancien citoyen. Méme
dans ce qu’il va jusqu’a intituler ses Textes pour rien (1950) :
‘Qui ma appris cout ce que jesus, est mot wut seul, quand eras
encore, j'ai tout déduit, de la nature, avec Maide d'un tout-er-un, je
[4 Don Quivote, Tristram Shandy, Tom Jones, Pale Fire, Lost in the Funkowse,
Project for a Revoluion in New York. and Malone Dies areall works of ietion about
the problem of writing fiction. In this respect, How 11 Is belongs to the same genre. It
Airs from these other novels, however, in that it dramatizes the problem at a mors
primal stage. Itis ina sense an Ur-novel, »] Frederik N. Smith, ¢ Fiction as Compos-
Ing Process: How 11 Is », dans Morris Beja (6a), 5. E. Gontarski (64, et Petre Astict
(Gd.), Samuel Beckett ~ Humanistic Perspectives, Columas, Ohio State University
Press, 1983, p. 108,
“La connaissance en question ied n'a rien d'un diletentisme Seiniré: elle est beale-
ment une maitrise fecigue : « de fagon plust surprenante, cette eure temoigne de
la connaissance parlaite ct parfaitement maitrsée que son auteus pouvait avoir [des]
problémes rhétoriques. Hy a peu de ses textes, finalement, qui ne portent la trace de
fes preoccupations techniques. Lironie,la dérsion avee lesquelles ily est paris fait
allusion ne peuvent pas dissimuler la précision du savoir quelles supposent, nt faire
Aisparatre I'idée que le projet global de Iceuvre resterait incompréhensible si n'était
prise en compte cette divance qu'elle cherche & entrtenir avec une tradition qu'elle
connsit parfaitement ct sans laquelle elle serait grandenent privée de son sens». (B,
Clement, op. cit, p.27).PREMIERE PARTIE : INTRODUCTION a
sais bien que non, mais il est trop tard. trop tard pour le nie, les
connaissances sont li, elles lusent tour & tour, proches et lointaines,
clignent sur Pabime, complices.*
Et, stisi par cette immobilité dont il ne s‘affranchira qu‘au prix
d'un affrontement avec !'innommabie, c'est bien vers le passé, com-
prenons vers tout ce qui a conduit I’écrivain jusqu’ici, jusqu’a cet im-
possible langage d’une littérature trop consciente d'eile-méme, qu’il
se tourne pour reprendre son souffle, et, surtout, pour découvrir qui il
est, nous invitant & le suivre :
Refaire le chemin qui me jete ici, avant de lenteprendre on sens
inverse, ov aller plus loin, sage conseil. Ca c"est pour que je ne
‘bouge jamais plus, pour gue je bavasse i jusqu’a la fin des temps,
en marmurant, tous les ix siles, Ce n'est pas moi, ce n'est pas
vrai, ce n’est pas moi, je suis lin.®
Il n’est pas question de contempler ici le tableau universel de
Vévolution des formes et significations de Iécriture spéculaire & tra-
vers toute histoire de la litérature occidentale, mais seulement de
rappeler quelques faits, qui permettront de se debarrasser des alléga-
tions contradictoires, toujours génantes, selon lesquelles, d’un cété, il
ny a de litterature autoréférentielle que modeme, mais, de autre, la
littérature a toujours connu, intrinséquement, une tendance a T'auto-
référence.
Pour tenter de situer Beckett relativement a la tradition dont il hé-
rite, et qu’il connait bien, il faut peut-étre remonter aux sources de
Yautoréflexivité en distinguant d’abord le monde du théitre (chapitre
Premier) de celui de la prose narrative (chapitre Il), qui constituent les
deux grands massifs de Iauvre beckettienne. Mais cette distinction
conduira alors 4 rechercher, dans le fil des sidcles, une loi générale
@évolution de Pautoréférence littéraire, dont Vauteur donne, & son
Epoque, l’expression la plus radicale : ce sera l'objet de la Deuxiéme
partic.
# Nomelles et Textes pour rien, p. 131-132,
hd pe 132133,Chapitre Premier
Beckett, héritier et révélateur d’une tradition
du théatre spéculaire
Peut-étre plus que tout autre genre, le théatre, qui se définit depuis
toujours comme illusion, se met en question par de fréquents retours
sur soi qui n’ont pas attendu Pirandello ni Beckett, ni méme la célebre
scéne des comédiens au troisiéme acte d’Hamler, pour s’exécuter a
voix haute devant le public. Parce qu’il se présente comme le lieu de
imitation, de la mimesis, en imposant sa fiction dans une réalité qu'il
ne peut faire semblant d'ignorer ~ celle du spectateur~, et parce qu’il
confie son interprétation un agent humain dont il n’est pas la créa-
tion spontanée — l’acteur —, le théatre ne saurait éviter les formes mi-
nimales de la réflexivité. Une piéce de thédtre se dévoile toujours
comme du thédtre.
La réflexivité comme constituant du spectacle de thédtre
Un phénoméne d intensité eroissante
Il est déja apparu, plus haut, que la tragédie greeque, ne serait-ce
qu’en vertu du principe de catharsis, comportait une dimension ré-
flexive, Celle-ci se manifeste parfois, dans les textes, sans étre eon
ciemment appréhendée par le poste ; il n’en demeure pas moins que
Veffet de retour sur soi est éprouvé par le spectateur, et que le vocabu-
laice employé est rarement trompeur : apparition finale d°CEdipe,
mutilé, sur la scéne, qui vient transfigurer le drame en tragédie, est
\si qualifiée, chez Sophocle, de « spectacle »', annongant du fond
| «sheama» (Edipe roi, v. 1295), dont éymologie elle-méme fait un clin d'ecil
explisite au mot hese.50 LA LITERATURE FACE A ELLE-MEME
des ages le « spectacle horrible »° que la Phédre de Racine offrira aux
yeux de tous, ou encore celui de la téte coupée de Macbeth, exposée a
‘oute "Ecosse sur le haut des remparts de Dunsinane.
Mais de spectacle, d’acteurs, de jeu, de scéne, de divertissement,
on en parle davantage dans la comédie. La, les références explicites au
théaire éelosent plus librement, entrainant ailleurs, parfois, une rup-
ture de l'illusion, rupture & visée comique et critique qui serait impen-
sable chez. les tragiques. Et c'est bien évidemment aux Grenouilles
d’Aristophane que l'on songe en tout premier. En compagnie d°un
Dionysos ancétre de Pantalon et de Hamm, on s*appréte & suivre dat
Jes Grenouilles un d&bat aux eniers entre Euripide et Eschyle, qui ne
pourra manquer de faire référence art du théatre. Or, ici, les procé-
As réfexifs se multiplient sous diverses formes, sans attendre [entrée
en scéne et le discours des deux tragédiens. On a alors impression
qu’ Aristophane, cherchant a pousser le comique théatral dans ses der-
niers retranchements, ne peut que recourir a de tels procédés, comme
sils étaient consubstanticls a la comedic, de méme qu’ils étaient inhé-
rents (8 un degré moins perceptible) au mécanisme de la catharsis
Les resemblances avec le thédtre de Beckett deviennent parfois
‘roublanies, a tel point qu’un lecteur du XX siécle trouve volontiers
« quelque chose de trés curieusement moderne dans la donnée des
Grenouilles »°, plutdt que de se faire a l’idée que les procédés autoré-
flexifs au théatre sont de tout temps. La réflexivité en question, ¢’est
d’abord celle du personnage qui sort de son réle et qui s’affirme acteur
(comme Vladimir ou Estragon peuvent parfois le faire), ds le premier
vers de la piéce
KANTHIAS : Patron ! es-ce que j'y vais d'une de ces blagues|
traditionnelles, qu font &tout coup s"escaffer le public!
DIONYSOS : Comme tu vouras, ma foi. Mais pas «j'en ai
plein le dos’ » Ca, tiche de ten dispenser ! C'est devenu tout fit
touffant, cet effet
XANTHIAS : Mais lors. & quot bon me faite porter ee barda,
si je ne dois rien faire que ce que font coursmment les Phrynicos,
les Lyeis, les Amipsias, 4 tous Tes coups, quand on porte un bard
dans ears comésies ?
Racine, Phéde, v. 1288.
C'est ce que conclt par exemple ii, Victor-Henti Debidour, dans son introduction
ila piéve (Arisiophane, Thédtre complet Il, Gallimard, « Folio», 1966, p. 277).
* Xanbias, rappetons-le, est le porteur (Becket dint le « knouk ») de Dionysos.BECKETT ET LA TRADITION DU THEATRE SPECULAIRE, 31
DIONYSOS : Non, pas de ga, Dis-oi bien que quand je suis
au theatre, et que je vois une de ees ingénicuses touvaillesl, jen
sors vielli d'un an, ou davantage.*
Mais, de Beckett, et du théatre moderne, on reconnait chez Aris-
tophane maint trait plus qu’esquissé : la solicitation directe du public”
(histrion, saisi de tremblement devant Pluton, ira méme s’asseoir au
premier rang des spectateurs, a eOt€ de Mauguste prétre de Dionysos) ;
invention de situations oi, derriére action des Grenouilles, la prati-
que et le fonctionnement du thédire se dévoilent, ils le déguisement et
les changements d°identité. Ainsi, de méme que la réflexivité de la
conscience humaine sait interrompre le flux des pensées ou des r8ve-
ries, la réflexivité lttéraire (ici, thédtrale) vient briser ‘illusion de
fiction telle que la tragédie, ailleurs, impose au spectateur, sauf au
moment de la detente de la catharsis ; c'est que la comédie, elle, ne se
plie pas absolument aux exigences de illusion et de identification,
car, satirique avant tout, elle se nourrit de la parodie et requiert l’éveil
critique ~ ou méme Tinerédulité. C'est ainsi que, s‘interrogeant sur
histoire du « métathédire », Manfred Schmeling signale que, chez
Plaute déja, le dédoublement ¢’identité d’Amphitryon introduisait,
dans la piéee du méme nom, une structure & deux niveaux (théatre, et
théatre dans le théatre, pour simplifier), produisant cette fameuse rup-
ture de Pillusion par laquelle il définit le phénoméne autoréflexif’. On
comprend alors, par avance, comment l’autoréflexivité, au fl du
temps, jusqu’a Pirandello et Beckett, et en passant par ['Zmpromptu de
Versailles, par Goldoni et par Tieek, a pu devenir un ressort classique
de la comédie.
Or ce serait une erreur de I’y restreindre. Car aprés le Moyen age,
aprés les bouleversements que subit alors le théatre, le retour vers les
modtles antiques s’accompagne également d'une renaissance des phé-
noménes autoréilexifS sur la seéne; mais ce n’est plus pour rire,
comme chez Aristophane, La mutation du thédtre médiéval vers le
thédtre moderne modifie la polarité de Villusion et de la réflexivité :
au Moyen ge, I'acte théétral sacré, que l'on ne saurait exactement
nommer représentation, se congoit comme la reproduction dune ac-
* Arisophane, Les Grenouilles, v.18 13,
* Voir Brana Clément, on cit, p. 151-152, pour qui, méme dans les wextes de
¢n prose, ln présence du lecteur, « spectateur actif», est permanente chez Beckett
‘Voir Manfred Schieling, op. cit, p17.aa
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book.BECKETT ET LA TRADITION DU THEATRE SPECULAIRE, 38
Mais il_y a sans doute autre chose dans ces prétendus jeux : cher
Cervantés, laptitude du spectateur & lire les mystérieuses apparitions
sur le drap indique et garantit son appartenance a la « vraie foi ». Les
messages dérisoirement affichés sur le mur de la cuisine de Clov revé-
tent aussi un caractére religieux, selon Hamm!”, tout comme celui que
'Orateur muet, a la fin des Chaises de lonesco, vient écrire sur le
tableau : « Angepain». Autrement dit, en tous ces lieux, le théatre
Sinterroge sur le tien qu'il noue avec une forme de superstition ou,
sur un mode non parodigue, de révélation spirituelle. II faut voir dans
cet ex: autoréflexif, et chez les ¢lisabéthains, et sur les planch
du théatre de labsurde, une sorte de tressaillement face 4 la certitude
de ne plus pouvoir délivrer de vérité transcendante. C’est ainsi que,
face & son mur blane, le personnage de Solo « fixe I'au-dela » ; mais
«rien la non plus, Rien la qui bouge non plus. Rien qui bouge nulle
part »'*,
Le Retable des merveilles est Vun des premiers signes de cette au-
toréflexivité du théatre moderne qui, jusques aux Chaises de lonesco,
oi Ia question sera portée au comble de son intensité, dévoile ses pro-
cessus de maniére métaphorique et indirecte, sans saper ses propres
effets, et rappelle par 1a qu’il n’est pas le simple medium d’une si
fication, mais bien une expérience a vivre.
Les procédés rudimentaires du thédtre réflexif
Mais Cervantés, une fois encore, fait ici figure de précurseur isolé :
la réflexivité du théatre, aux XVI" et XVII" siécles, se maniteste géné-
ralement dans des dispositifs moins élaborés, moins symboliques et
plus abrupts, tels le prologue ou l'interméde, qui comportent des com-
mentaires directs de la part des personnages sur laction de la piece, et
qui interrompent celle-ci explicitement, sans ambiguité, Doit-on pour
tant voir dans ces épisodes a part la marque d'une Epoque révolue ? La
scéne du XX* siécle a parfois voulu renouer avec de telles traditions,
méme un théatre de la mimesis comme celui de Giraudoux™. 11 n’en
" Hamm syogére que le texte qui epparit sur le mur est « Mané mané » (voir Fin de
partie, p-26)
"Solo, p32
" Pensons par exemple ax Lamento du Jardinier dans Blecire (1938), qui se présenteaa
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book.BECKETT ET LA TRADITION DU THEATRE SPECULAIRE, 39
‘ous comprenez. Tandis que c'est presque fa fin, & présent. C'est
mieux, ce que je fais & présent ? Je ne sais pas. La question n’est
pas li. Voici mon commencement & moi. Ca doit signifier quelque
chose, pusqu’ils le gardent. Le voit.”
Il est indiqué ici, déja, que chez Beckett, le probleme de la oréa-
tion littéraire, traité explicitement par le recours aux dispositifS autoré-
flexifS, ne se pose pas séparément au thédtre et dans la prose. Ou plu-
t6t qu'il conduit a présenter le lieu de I’éeriture comme une scéne, et,
réciproquement, a considérer la mimesis thédtrale comme le lieu dune
subjectivité, ou, en tout cas, dune conscience eréatrce.
Mais le théatre a emprunté une autre voie, plus spésifique, pour
satisfaire son irrépressible tendance (celle de tout systéme pris par la
écessité d’affirmer son autonomie) 4 lautoréfirence : sila réflexivité
directe ne lui convenait guéte, si la question de la conscience aucto-
riale ne pouvait que rester sans réponse, les personages. en revanche,
au-devant de la seéne, debout au centre de leur monde fictif, pouvaient,
eux, Se charger de réfléchir (sur) les processus du théatre et de les faire
apparaitre aux yeux du spectateur, comme s'il n’était pas assis 18, de-
vant eux, L’autoréflexivité, alors, n’est plus marginalisée, placée au-
dehors ou a la périphérie, mais intégrée & la mimesis, comme une mise
en abyme. C'est le phénoméne que l'on désigne habituellement en
parlant de « thédtre dans le théatre ».
Le thédtre dans le thédtre
Définitions et redéfinitions
Cette expression patit toutefois dune certaine ambiguité dans son
usage critique : au sens large, elle désigne presque n'importe quelle
forme de réflexivité, n'importe quelle forme de commentaire de
eeuvre sur elle-méme, et recouvre done les phénoménes dont on
vient de retracer lapparition*. A cette condition, toute allusion au
* Molioy, p. 8. A. Moorjani montre que le narrateur de ce préamtule 1st pas Molloy,
cari présente des signes qui pourraient ila fois Midentifier ’ Molloy et Moran. Voir
ape p 40.
* Voir par exemple Michel Grivelet, «Shakespeare et "the play within the play" »,
Revue des sciences humaines, fase. 1° 145, janviermars 1972, p.39, e surtout I comaa
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book.BECKETT ET LA TRADITION DU THEATRE SPECULAIRE, 6
et a travers, naturellement, usage d’un méialangage théatral. A une
échelle plus grande, on observe ainsi un dialogue des époques, un di
logue entre différents ages du théaue : le Drame, selon Hugo, ne se
construit-il pas, bien souvent, sur l’irruption réelle et explicite du thea:
tre dlisabéthain dans la fiction d’un monde romantique qu’il ne sait
comment représenter ?
‘Ainsi, bien en avance sur le roman, qui connaitra a peu prés le
méme mouvement d'auto-proclamation a la fin du XIX* siécle, mais
surtout avec Proust, le théatre fait d'abord son apologie par ses pro-
pres moyens, avant de faire son autocritique, a partir des années 1920,
lorsque les procédés de réflexivité directe et de commentaire externe
sont osés par Pirandello. Tandis que l"itinéraire du genre romanesque,
passant d’abord par sa remise en cause chez Diderot et Stee, puis
par Proust et les Nouveaux Romanciers, semble avoir emprunté la
direction opposée, partant d'une réflexivité critique directe pour se
diriger ensuite vers ln découverte de ses propres moyens, et vers leur
promotion autoréflexive.
Les enjeux d'un phénoméne historique
Revenors-en a l'histoire du théétre dans le thédtre ~ car Beckett
it particuligrement, sur ce point, l'influence ancestrale de la tradi-
tion qu'il connait le micux, et qui a nourri ses jeunes années, celle du
théatre anglo-irlandais. Tout comme I’intellectualisation de la rupture
entre la scéne et la salle, dont il n'est qu’une conséquence, le thédtre
dans le théatre trouve ses premiéres manifestations au XVI" siécle,
méme s'il n’a été pleinement exploité qu’a partir de 1610" =
(Crest par ignorance de la Tittéature portugaise que Ion sae
cordaitjusau'ici a considérer que The Spanish Tragedy (1589) était
la premiére pice (conservée) i mettre en euvre le procédé. En fit,
i faudrait remonterjusqu’en 1532, date dels création de Lusitdnia
par le grand pobte dramatique portugais Gil Viceete, et tenir
compie de deux autres pieces (Le Koi Seleucus de Camoens et
Ltnvention naturelle de Chiado) largement atérieures elles aussi
ecuvre de Thomas Kye”
* Voir G. Forestier, op. cit p.x
* tdp. xiaa
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book.BECKETT ET LA TRADITION DU THEATRE SPECULAIRE, or
sation que Shakespeare fait du «perspectivisme » * pour rendre
compte de son esthétique du « mélange »
C'est done toute la représentation durée? qui en est affectée =
T'autoréflexivité, dans le théitre de la fin de la Renaissance, nait de
préoccupations esthétiques, mais elle constitue certainement le symp-
‘ome majeur d'un bouleversement épistémoiogique qui, seul, permet
dexpliquer pourquoi ses procédés ne disparaitront pas au cours des
sigcles suivants.
Car le but de ces jeux dinclusion nest-il pas, finalement,
dexpulser le spectateur de sa position initiale, od toute perspective est
écrasée par la fixité et la proximité du point de vue, en le mettant sur
scéne pour qu’il s’observe lui-méme ? L’autoréflexivité a pour vertu
premiére d’établir une distance, de meme que la pensée dite réflexive
oppose la conscience une distance a soi-méme, et cette distance peut
s étendre dans toutes les dimensions de la signification : entre le spec-
tacle et le spectateur, au sein du spectacle lui-méme, et entre le specta-
cle et la réalité qu'il imite, L’intention de départ est done philosophi-
que, voire morale, comme elle le sera chez Cervantes auteur du Qui-
chotte, puis dans les premiers textes narratifs autoréflexifs qui pour-
suivront sa démarche, Evidemment, P floraison des dispositifs dauto-
réflexivité dans les arts est lide a ement épistémologique, con-
temporain, et enregistré par Michel Pouesil, du systéme de I'analogie
vers celui de la mathesis, de la ressemblance vers la dissociation du
signe, Ces dispositifs, en effet, dressent et représentent le signe en tant
que signe, et accomplissent méme une tache plus importante, celle
affirmer les nouvelles vertus du signe au sortir de age de la divina-
lio:
Le signe, & ge classique, nest plus chargé de rendre le
mondo proche de 50i et iahéreatd ses propos formes, mais au cen
traire de Tétaler, de le juxtaposer selon une surface indéfiniment
‘ouvert, e1 de poursuivre @ partir oe lui le déploiemen: sans terme
des substitts dans lesquels on le pense [...]. Le signe dans la pen=
sée classique n’efface pas les distances, et n'sbolit pas fe temps : au
contra, il permet de les dérailer et de les parcouri pos & pas."
“ Erich Auerbach, Mimesis- la représemtation de la réalité dans la titérature occ
dentae, traduit par Comélius Heim, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1976 [1957],
p34
“ Michel Foucault, Les Mote les choses, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1966,
p75.aa
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book.BECKETT ET LA TRADITION DU THEATRE SPECULAIRE, 1
la un principe général simple, applicable & tout systéme de production,
dont celui du thédtre, dés lors qu'il s'est constitué en systéme diffé-
rencié ; Pautoréférence n’est qu’une tendance a désigner et & souligner
sa propre puissance de communication.
Ce que la mocernité retient du théétre dans le thédtre
Il est trop t61 pour dire si cest bien la ce que la modemité en a re-
tenu, Toujours es-il que Futisation du theatre dans fe thatre n'a pas
connu d’interruption“’, mais seulement un regain au XX° siécle. A cet
égard, Peeuvre de Beckett, dans son évoiution interne, est révélatrice
Elle pourrait se décrire comme, initialement, une appropriation du
théatre dans le théitre, suivic d'une modification du procédé, jusqu’
n’en retenir que les effets les plus importants. Ain:
Eleutheria qui en présente les formes les plus reconnaissables, ne se-
raitce que dans la configuration de la scéne, divisée en deux « si-
tes, la chambre et le salon, oii vont se dérouler deux actions, et
dont la position sur le plateau est interchangeable entre les deux pre-
miers acte
Cette pigee comport, aux dewx premiers actes, une mise en
scene justaposée de deus endrottscistincts et pariant, deux actions
simultanées, action principale et action marginale, clle-ci muette
4 part quelgues courtes phrases et, en ce qui concerne la mimigue,
rede au aniudes et mowemenss vogues d'un seul personnage.
4 vrat dire, moins une action gu'un site, souvent vide.
Le teste conceme lactin principale exclusivement. L'action
‘marginale est afjaire de Vacteur, dans les limites des indications de
Ja noie qui suit
Tout cela laisse pressentir qu’il sera assigné au spectateur de cette
pice une position particuliére, une position, pourrait-on dire, en pers-
8 Voie R. 5. Neloon, op. cit
*' Sivron excepte pout Minstant les pi8ees pour la lévision et la radio, dans lesqueles
Beckett sembie reveni spévilement au procédé, méme s'il ne Iutilse deja pus tel
guel au théatre ce momenta: Trio du fatéme (1875) et ..que ruages.. (1977)
préseatent des effets d'enchassements classiques, dans une periode ot, au théatre,
Beckett s‘essai & des enchissements expérimentaux trés novateurs
® Leterme est utilisé par Beckett dan ls didescalicinitale
® Bleuheria, p13.aa
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book.BECKETT ET LA TRADITION DU THEATRE SPECULAIRE, B
Beckett use & plusieurs reprises de cette ressource : le texte que le
spectateur entend, et qui porte, en général, les principaux éléments de
la fiction (licux, temps, actions), est prononeé par une voix qui nest
pas celle de l'acteur principal, ni méme, parfois, celle de lacteur qui
occupe seul le plateau. C'est le cas dans une série de dramaticules
suecessifs, éerits a la méme période que Pas : Cette fois (1974), ot la
sedne ne montre que le visage d'un vieillard, tandis que trois voix off
racontent leurs histoires enchevéirées ; Solo, cité plus haut, ol la voix
de acteur immobile décrit des actions sises en un lieu qui rappelle
tres fortement celui que le public a sous les yeux ; le procédé se répete
dans Berceuse (1980). Il y a donc une impression identique & celle
qu’a toujours produite le théatre dans le théatre : l'impression d°un
décalage, d’une fiction & double niveau, et, manifestement, dune ré-
flexion mutuelle de ces niveau.
Mais c’est surtout la présence sur scéne dun spectateur fictif, qui
permet de reconnaitre dans certaines de ces aeuvres expérimentales
une formule renouvelée de notre vieux dispositif, Le eas est assez
flagrant dans Pas: May (M.), visible au-devant de la scéne, réveille sa
mére, que ’on ne verra jamais, mais dont la voix (V.) émane du fond
obscur du plateau, La pice commence par un dialogue entre les deux
femmes, qui caractérise rapidement un univers fictif minimal, comme
c'est usage chez auteur: une mére alitée et malade, mourante
méme, une fille qui ressasse « iout ga »*” depuis la nuit des temps,
dessinant le cercle de sa pensée par les allers et retours sans fin qu’ elle
effectue a. Puis la pice s’interrompt, comme s'il y avait un entracte :
la lumiere s‘éteint longtemps, une cloche tinte. Le deuxime mouve
ment s’ouvre sur un changement de régime: la parole est désormais
monopolisée par la voix dans la nuit, qui ne s’adresse plus a May,
mais directement, semble-t-il, au spectateur :
V. —Je ride ici présent, (Un temps.) Plutbt, fartive et je me.
poste. (Un temps.) Elle sTimagine étre seule. (Ln temps.) Voyez
comme ells se tent, le visage au mur. Cette Fxité | Cette impassibi-
lite apparente | (Un temps.) Ele n'est plus sortie depuis Pige ten-
ae
V., la voix, a done changé de niveau, comme si, aprés le premier
acte de la pigce, elle avait quitté celui de la fiction pour rejoindre celui
® Pas, p. 10.
dp.
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